Hegel ou la quête de l'efficience de la pensée: Deuxième partie: le système de maturité (1807-1831) (Bibliotheque Philosophique De Louvain, 107) [1 ed.] 904294613X, 9789042946132

Ce livre constitue la suite d’un précédent ouvrage qui, sous le même titre général, envisageait la formation de la pensé

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Couverture
Titre
Introduction
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Conclusion
Bibliographie
Table de matières
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Hegel ou la quête de l'efficience de la pensée: Deuxième partie: le système de maturité (1807-1831) (Bibliotheque Philosophique De Louvain, 107) [1 ed.]
 904294613X, 9789042946132

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HEGEL OU LA QUÊTE DE L’EFFICIENCE DE LA PENSÉE

BIBLIOTHÈQUE

PHILOSOPHIQUE 107

DE

L O U VA I N

HEGEL OU LA QUÊTE DE L’EFFICIENCE DE LA PENSÉE DEUXIÈME PARTIE: LE SYSTÈME DE MATURITÉ (1807-1831) Gilbert Gérard

ÉDITIONS DE L’INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE LOUVAIN-LA-NEUVE

PEETERS

LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT

2021

A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2021, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven All rights reserved, including the right to translate or to reproduce this book or parts thereof in any form. ISBN  978-90-429-4613-2 eISBN  978-90-429-4614-9 D/2021/0602/104

A la mémoire de Bernard Mabille

INTRODUCTION Cet ouvrage constitue la deuxième partie d’une recherche portant sur l’ensemble de la pensée hégélienne. La première partie1 était consacrée à l’examen de ce que nous avons appelé les années de formation, comprenant les Ecrits de jeunesse successivement rédigés à Stuttgart, Tübingen, Berne et Francfort entre 1785 et 1800 et les Ecrits d’Iéna s’étalant de 1801 à 1807  ; elle se clôturait par une analyse de la Préface de la Phénoménologie de l’esprit, texte programmatique dans lequel Hegel fournit avec une maîtrise remarquable un aperçu général anticipé du système philosophique auquel ce long cheminement de plus de vingt ans l’a conduit. La présente deuxième partie affronte pour sa part le système de maturité tel qu’il se développe de 1807 à 1831, année de la mort du philosophe, et elle le fait à partir du même angle d’attaque que la première, soit le souci affiché par Hegel depuis le début de son itinéraire et jusqu’au terme de sa carrière de ce que nous avons nommé l’efficience de la pensée, c’est-à-dire d’une pensée à même d’intervenir dans le réel, d’agir sur lui de façon effective et efficace, en particulier sur la vie des hommes, loin de tout repli subjectiviste et abstrait sur elle-même qui la voue au formalisme. On a vu dans la première partie de notre étude de quelle façon Hegel a tout d’abord confié ce souci foncièrement pratique à la religion, scrutant de différentes manières et à partir de différentes perspectives les ressources que le christianisme, la religion du monde moderne, peut offrir à cet égard. Il n’a en effet pas été directement philosophe, nourrissant au contraire d’abord vis-à-vis de la spéculation philosophique le soupçon d’être une démarche élitaire et abstraite, éloignée du monde et de la vie, mais s’est voulu un éducateur du peuple faisant fond sur la religion, «  une des affaires les plus importantes de notre vie  »2, pour le mener à la liberté. Ce n’est 1   Voir G. Gérard, Hegel ou la quête de l’efficience de la pensée. Première partie  : les années de formation (1770-1807), Louvain-la-Neuve, Editions de l’Institut supérieur de philosophie/Leuven, Paris, Bristol CT, Peeters, 2020. 2   G.W.F. Hegel, Gesammelte Werke (désormais cité GW suivi du numéro du volume), in Verbindung mit der deutschen Forschungsgemeinschaft, hrsg. von der Rheinisch-Westfälischen Akademie der Wissenschaften, Hamburg, F. Meiner, 1968 sqq., Bd. 1, p. 83/tr. R. Legros, dans  : Hegel, La vie de Jésus, précédé de Dissertations et

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INTRODUCTION

qu’à partir d’Iéna que Hegel se tourne explicitement vers la philosophie et se consacre à l’édification d’un système philosophique, bien que, nous y avons insisté, cela ne signifie nullement la disparition ou même la marginalisation du souci pratique qui continue au contraire de vivement le préoccuper et dont il confie encore toujours l’aboutissement à la religion. Nous avons également noté que ce système, à l’élaboration duquel Hegel travaille avec acharnement, n’est pas d’emblée le système dialectique de la maturité, mais un système substantialiste d’inspiration spinoziste qu’il partage avec Schelling durant les premières années du séjour à Iéna. Ce n’est qu’à partir de 1803 que Hegel met progressivement en place les bases de son système dialectique qui sera 1) un système réflexif de l‘esprit, 2) requérant une conception de la différence forte et 3) qui trouve dans la notion d’effectivité, héritée d’Aristote, le ressort de sa portée agissante et concrète. L’ensemble de ces résultats décisifs sont consignés et articulés dans la Préface de la Phénoménologie de l’esprit, texte qui se présente ainsi comme la porte d’entrée du système de maturité dont il donne, comme on vient de le dire, un premier aperçu général et que l’ouvrage que nous entamons ici se propose d’examiner en détail. Celui-ci débutera par un examen de la Phénoménologie de l’esprit qui ouvre la marche des grands textes de maturité de Hegel. D’aucuns ont estimé que cette oeuvre n’avait à terme plus guère d’intérêt autre qu’historique eu égard à la configuration finale du système tel qu’il est exposé dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques. Nous ne sommes pas de cet avis  ; nous croyons au contraire que la Phénoménologie de l’esprit vient répondre – ou, du moins, tenter de répondre – à une exigence fondamentale de la science philosophique qui est celle de son accessibilité pour la conscience commune, sans laquelle, manquant à elle-même, elle est vouée à l’abstraction et à l’inefficience, et n’est dès lors pas la science qu’elle prétend être. D’où le titre de notre premier chapitre  : la Phénoménologie de l’esprit comme condition de l’effectivité de la science. La lecture que nous en proposons s’attachera par priorité aux points qui relèvent de cette situation de l’œuvre, contribuant à montrer combien la science se trouve elle-même impliquée dans son apparaître au sein de la conscience, lequel n’a dès lors pour elle et de son point de vue rien d’un simple hors d’œuvre ou d’une excroissance contre nature, pour ne pas parler d’une tâche secondaire et avilissante  : l’introduction à la science qu’est la Phénoménologie fragments de l’époque de Stuttgart et de Tübingen, Paris, Vrin, 2009, p. 47. Signalons une fois pour toutes que nous avons vérifié et, le cas échéant, modifié la traduction de l’ensemble des textes de Hegel que nous citons.



INTRODUCTION

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de l’esprit fait elle-même partie de la science au point que, comme on le verra par la suite, on peut se demander si et jusqu’à quel point elle parvient à remplir intégralement sa tâche introductive d’échelle vers la science pour la conscience commune. Le deuxième chapitre s’attachera à ce qui forme la base du système et le constitue en idéalisme, la Science de la logique, pour autant qu’elle situe dans la pensée ou l’Idée ce qui forme le véritable contenu des choses. Il se centrera plus particulièrement sur la catégorie d’effectivité qui occupe une position stratégique dans le développement de la logique, à l’intersection de ses deux grands versants que sont la logique objective et la logique subjective. Il montrera comment cette catégorie, qui n’est en rien un simple synonyme de réalité, désigne l’énergie intrinsèque de la pensée, son énergie réflexive qui la pousse irrésistiblement à s’extérioriser, à sortir de soi et à se manifester, ce mouvement ou cet acte étant ce qui, au terme de la logique, la fait finalement se surmonter elle-même et laisser librement être son autre, l’autre de son idéalité logique qu’est le réel et, au premier chef, la nature. Ainsi la pensée, dans ce qui s’apparente à un salto mortale, s’atteste-t-elle dans la plénitude de son efficience. Le chapitre troisième, prenant appui sur le résultat de l’examen de l’effectivité de l’Idée dans la logique, s’interrogera sur la situation de la nature au sein du système. Il fera tout d’abord état de la profonde transformation qui s’est opérée dans la conception de la nature et de sa signification pour l’ensemble du système depuis les premiers essais systématiques d’Iéna, transformation qui a vu passer la nature du statut de paradigme du système à l’époque de la collaboration avec Schelling dans le contexte du système de l’identité à celui d’autre par excellence, d’autre radical et absolu de l’esprit dans le système de l’esprit qu’est devenu le système encyclopédique de maturité. Il détaillera ensuite cette altérité de la nature telle qu’elle est explicitée dans l’Introduction de la philosophie de la nature de l’Encyclopédie et montrera à partir de là comment elle doit être comprise comme un effet de l’efficience de l’absolu-esprit qui requiert pareille altérité. Ce qui conduira enfin à la question de savoir ce que la nature devient au sein de la philosophie de l’esprit, troisième partie du système encyclopédique. Cette dernière question sera au cœur de notre quatrième chapitre qui interrogera sur ce point le développement de l’esprit, depuis son statut initial d’esprit subjectif et plus précisément d’esprit-nature dans l’anthropologie, première partie de l’esprit subjectif, jusqu’à son accomplissement comme esprit absolu. Il cherchera en particulier à montrer que l’élévation de l’esprit à la plénitude de sa réalisation dans la pure transparence

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INTRODUCTION

du concept au sein de la philosophie ne signifie en aucune façon la fermeture de celle-ci sur elle-même, mais au contraire, moyennant le sacrifice de soi qu’implique l’effectivité de la pensée parvenue à la pleine conscience de soi, l’ouverture nécessaire à son autre, en l’occurrence au régime représentatif, toujours mêlé de naturalité, de la religion, et la reconnaissance de celle-ci comme ce dans quoi seulement l’Idée, s’y livrant à tous et à chacun au risque de son impureté, parvient, sous contrôle philosophique, à réellement concrétiser sa nature pratique et efficiente. La conclusion, enfin, rassemblera l’essentiel des éléments recueillis dans les différents chapitres en cherchant à en dégager la leçon, à savoir la manière dont l’efficience de la pensée, une dernière fois analysée, innerve de différentes façons et à différents niveaux les principaux textes constitutifs du système hégélien de la maturité. Elle se clôturera par un bref examen de la manière dont l’image de la pensée hégélienne s’en trouve renouvelée.

CHAPITRE 1

LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT COMME CONDITION DE L’EFFECTIVITÉ DE LA SCIENCE La Phénoménologie de l’esprit est généralement considérée comme le premier grand ouvrage de la maturité de Hegel. Et pourtant n’a-t-on pas là un texte dont les meilleurs commentateurs, depuis Theodor Haering1 (et même déjà, bien avant lui, Rudolf Haym2) jusqu’à Otto Pöggeler3 et Hans Friedrich Fulda4 dans l’aire germanophone, Pierre-Jean Labarrière5 dans le domaine francophone ou encore Terry Pinkard en anglais6, n’ont cessé de souligner le caractère problématique et de s’interroger de différentes façons à son propos, sur son plan, son unité, sa nécessité ainsi que sur la logique qui le régit? Dans l’esprit même de son auteur, la situation de cette œuvre n’apparaît pas totalement claire, comme l’atteste la lettre qu’il adresse à Schelling en date du 1er mai 1807 1  Voir Th. Haering, «  Die Entstehungsgeschichte der Phänomenologie des Geistes  », in Verhandlungen des dritten Internationalen Hegelkongresses, Tübingen-Haarlem, Mohr und Willink, 1934, pp. 118-138, qui met en cause l’unité organique de la Phénoménologie de l’esprit dont l’intention directrice se serait modifiée en cours de rédaction. La thèse de Haering a été depuis lors fortement critiquée et ramenée par certains au rang d’un «  roman de détective philologique  » (Materialen zu Hegels Phänomenologie des Geistes, hrsg. von H.F. Fulda und D. Henrich, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1973, p. 11). Le caractère problématique de l’ouvrage ne s’en trouve toutefois nullement dissipé. Comme le reconnaissent les éditeurs des Materialen que nous venons de mentionner, «  l’histoire de la philosophie des temps modernes ne contient aucun ouvrage important qui a fait naître autant de conjectures à propos de son idée que la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, aucun également dans lequel autant ont soupçonné un secret qu’il s’agit en premier lieu d’encore découvrir et qui a déclenché des tentatives d’espèces aussi différentes pour dévoiler son secret  » (id., p. 8  ; nous traduisons). 2   Hegel et son temps, tr. P. Osmo, Paris, Gallimard, 2008, onzième leçon, pp. 294 sqq. 3   Voir, parmi d’autres contributions, «  Die Komposition der Phänomenologie des Geistes  », in Materialen zu Hegels Phänomenologie des Geistes, op. cit., pp. 329-390. 4   Voir son maître ouvrage, Das Problem einer Einleitung in Hegels Wissenschaft der Logik, Frankfurt am Main, V. Klostermann, 1965. 5   Structures et mouvement dialectique dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Paris, Aubier, 1968. Voir aussi, du même auteur et chez le même éditeur, Introduction à une lecture de la Phénoménologie de l’esprit, paru en 1979. 6   Hegel’s Phenomenology. The Sociality of Reason, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.

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CHAPITRE 1

et dans laquelle, annonçant à celui qui est encore (pour peu de temps) son ami la parution de son ouvrage («  Mon ouvrage est enfin terminé  »)7, il le présente comme la «  première partie  » du système «  qui est à proprement parler l’introduction  », laquelle ne parvient pas encore «  in mediam rem  ». Qu’est-ce à dire  ? De façon générale, Hegel déplore dans la même lettre la «  funeste confusion  » qui a affecté jusqu’à la composition de l’ouvrage et qui transparaît en particulier dans sa structuration telle que l’expose la table des matières où se chevauchent deux divisions différentes, l’une en chiffres romains, l’autre en lettres capitales, dont la seconde ne se retrouve pas dans le corps du texte. Dans une lettre antérieure à son ami Niethammer, il compte sur «  une deuxième édition à suivre bientôt (si diis placet)  » et où «  tout devra aller mieux  »8. Toutefois nulle trace d’une nouvelle édition dans les années qui suivent (l’ouvrage ne rencontre pas grand succès lors de sa parution en 1807)  ; au contraire, on observe tous les signes sinon d’un désintérêt, du moins d‘une marginalisation par Hegel de sa première grande œuvre  : abandon de la mention de «  première partie  » du système explicitement annoncé dans une note de bas de page de la deuxième édition de la Science de la logique9  ; apparition dans l’Encyclopédie d’une nouvelle introduction au système de la science, concurrente de celle développée par la Phénoménologie de l’esprit, soit le fameux texte sur les positions de la pensée relativement à l’objectivité10  ; développement d’une phénoménologie de l’esprit abrégée dans la philosophie de l’esprit de cette même Encyclopédie à titre de deuxième moment de la dialectique de l’esprit subjectif. La «  grande  » Phénoménologie de l’esprit de 1807 est-elle donc aux yeux de son concepteur devenue inutile, sans véritable enjeu dans le système  ? Le fait que Hegel revienne à la fin de sa vie sur le projet d’une deuxième édition revue de l’ouvrage (que la mort ne lui laissera pas le temps de mener à terme11) semble indiquer le contraire. Quelle est donc 7   Briefe von und an Hegel (cité désormais Briefe suivi du numéro du volume), Hamburg, F. Meiner, 1952-1961, Bd. 1, pp. 161 sq./Hegel, Correspondance (cité désormais Correspondance suivi du numéro du volume), tr. J. Carrère, Paris, Gallimard, 19621967, vol. 1, pp. 150 sq. 8   Briefe 1, p. 136/Correspondance 1, p. 128. 9   GW 21, p. 9/G.W.F. Hegel, Science de la logique, Livre premier, l’Etre (désormais cité SL 1), tr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2015, p. 31, note 4. 10   GW 20, pp. 68-69/G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I. – La science de la logique (désormais cité Enc. 1), tr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970, pp. 291-293. 11   «  Il ne put aller au-delà de la révision, au demeurant bien légère, de moins de la moitié de la Préface  », observe Bernard Bourgeois dans la Présentation introduisant sa traduction de l’œuvre (Phénoménologie de l’esprit – désormais cité PhE –, tr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, Présentation, p. 45).

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l’importance que conserve à ses yeux sa première grande œuvre  ? Sans prétendre vouloir ici trancher un débat dont on a noté qu’il a occupé les meilleurs connaisseurs de la Phénoménologie de l’esprit, il est un point de la Préface de l’œuvre que nous avions déjà relevé dans notre précédent volume et sur lequel nous aimerions revenir ici brièvement. Quand on examine les quelques légères corrections que Hegel a introduites dans cette Préface en vue de la réédition qu’il avait projetée à la fin de sa vie, on constate qu’hormis quelques points de détail, elles laissent indemne le passage clé dans lequel Hegel évoque la finalité de son ouvrage, finalité hautement complexe, pour ainsi dire à double ressort en ce que, concernant de prime abord la seule conscience, elle s’avère se rapporter en fait plus profondément à l’esprit, c’est-à-dire à la science elle-même dans laquelle l’esprit en tant que sujet, acte de se réfléchir en soi-même dans son autre, trouve son accomplissement comme esprit effectif. De fait, l’objectif est à première vue, selon la formule fameuse, de tendre à la conscience, c’est-à-dire à l’individu conscient pris dans la finitude de l’opposition sujet-objet, «  l’échelle  » lui permettant de s’élever au point de vue de la science «  afin, précise Hegel, qu’il puisse vivre et vive avec et en elle  »12, selon la dimension pratique qu’il n’a cessé de conférer au besoin de la philosophie depuis qu’à Iéna il s’est résolument engagé en elle13. D’après cette première perspective, ce qu’expose la Phénoménologie de l’esprit, c’est ce que l’Introduction de l’ouvrage (distincte de sa Préface) caractérise comme «  le chemin de la conscience naturelle  » ou encore «  le chemin de l’âme (Seele) qui parcourt la série de ses configurations en tant que stations qui lui sont fixées d’avance par sa nature, afin qu’elle se purifie de façon à être esprit, en parvenant, moyennant l’expérience complète d’elle-même, à la connaissance de ce qu’elle est en elle-même  »14. On a dans ces quelques lignes tous les ingrédients d’une «  science de l’expérience de la conscience  », selon le premier titre que Hegel a voulu donner à son œuvre, à savoir que ce chemin vers l’esprit et la science, c’est en elle, dans la conscience même qu’il s’ouvre et se constitue, c’est-à-dire en suivant la voie qui lui est propre de l’expérience (c’est en l’expérimentant que la conscience découvre le réel)  ; il ne s’agit donc nullement de   GW 9, p. 23/PhE, p. 74.   On rappellera à cet égard sa déclaration dans son cours Introductio in philosophiam de 1801/02 selon laquelle «  le vrai besoin de la philosophie  » est d’ordre «  pratique  », ne tendant à rien d’autre «  qu’à apprendre à vivre d’elle et par elle  » (GW 5, p. 261  ; nous traduisons). 14   GW 9, p. 55/PhE, pp. 121-122. 12 13

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CHAPITRE 1

v­ ouloir imposer quoi que ce soit à la conscience, mais de la mener à partir d’elle-même au véritable savoir, selon le parcours que lui prescrit sa propre nature. Et cela pour deux raisons  : c’est que, tout d’abord, on ne saurait contraindre la conscience qui dispose d’un «  droit  »15 à être reconnue et respectée, lequel tient à son «  immédiate certitude de soimême  » mise en évidence par Descartes au début des temps modernes et qui lui confère «  un être inconditionné  »  ; ensuite, il y a que c’est en elle que se trouve le point de vue de la science à laquelle il s’agit de la conduire, elle en détient naturellement l’amorce ou le «  concept  », loin qu’il constitue pour elle quelque chose de simplement extérieur et étranger, même si le chemin qu’elle aura à parcourir pour s’y élever (et qui est donc un chemin en elle, en quelque sorte d’approfondissement d’ellemême) aura pour elle, dans sa nécessité même, une «  signification négative  » et sera vécu comme un «  chemin du doute  » et du «  désespoir  »16 dans lequel elle se trouvera constamment dépouillée de sa vérité qu’à chaque étape elle prendra illusoirement pour la vérité. Toutefois, comme on le sait, Hegel, pour ainsi dire en dernière minute, a modifié le titre de son ouvrage et remplacé celui de «  Science de l’expérience de la conscience  » qu’il lui avait initialement conféré par celui de «  Phénoménologie de l’esprit  », c’est-à-dire de science de l’apparaître de l’esprit17. Autrement dit, ce qui est décrit dans l’ouvrage, ce n’est pas simplement le cheminement de la conscience naturelle vers l’esprit et la science, mais c’est en même temps, à travers ce cheminement même, celui de l’esprit en devenir de lui-même, c’est, comme l’explicitera une courte présentation de l’ouvrage parue dans différents journaux durant l’été et l’automne 1807 et qui, selon toute vraisemblance, est due à la plume de Hegel lui-même18, «  le savoir en devenir  » (das werdende Wissen), dans lequel sont exposées «  les différentes figures de l’esprit en tant que stations sur le chemin par lequel il devient pur savoir ou esprit absolu  »19. Bref, les figures de la conscience à travers lesquelles, de façon immanente, celle-ci s’élève vers l’esprit sont aussi et plus profondément celles par lesquelles l’esprit s’accomplit progressivement comme esprit absolu. Pourquoi, se demandera-t-on toutefois, l’esprit, qui est l’absolu, se trouve-t-il ainsi impliqué dans le devenir de la conscience,   GW 9, p. 23/PhE, p. 74.   GW 9, p. 56/PhE, p. 122. 17  Voir sur ce point F. Nicolin, «  Zum Titelproblem der Phänomenologie des Geistes  », Hegel-Studien Bd. 4 (1967), pp. 113-123. 18  Voir GW 9, Editorischer Bericht, p. 471. 19   GW 9, p. 446  ; nous traduisons. 15 16

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au point que ce devenir soit plus profondément le sien propre où il se réalise comme science  ? En fait, science ou savoir de soi, l’esprit l’est d’emblée  : il est comme tel réflexion en soi. Mais dans cette immédiateté, qui est celle de l’intuition, il ne fait précisément que l’être, on est en présence de l’esprit en tant qu’il forme «  le fondement et le sol de la science  », son «  élément  » par lui-même simple, qui n’est encore que «  l’être substantiel en général de l’esprit  », son «  essentialité transfigurée  »20, non l’esprit effectif, l’esprit comme sujet dans l’effectivité de son savoir de soi. Tant qu’il en reste à cette immédiateté, l’esprit, refermé sur lui-même, ne pourra que s’affirmer sèchement et abstraitement face à la conscience qui, de son côté, forte de son droit, pourra tout aussi bien se refuser à lui, chacun se trouvant ainsi crispé sur sa vérité qu’il oppose à l’autre dans lequel il voit «  l’inverse de la vérité  »21. La science s’en trouve donc contradictoirement ramenée à une affirmation gratuite qui entend, tout comme la conscience à laquelle elle s’oppose, valoir du seul fait de son être. Or, déclare Hegel, «  une assurance sèche vaut exactement autant qu’une autre  »22, ni plus ni moins. Ce n’est donc pas de cette manière, qui la relativise en la ramenant au rang d’une prétention vide parce qu’injustifiée, que la science peut effectivement advenir et s’affirmer  ; il lui faut au contraire se gagner la conscience, entrer dans son jeu et se justifier face à elle  : la science doit se justifier et ainsi démontrer sa nécessité, c’est ce qu’affirmera encore en toute clarté l’Introduction de l’Encyclopédie dans ses éditions de 1827 et de 183023. De quelle façon toutefois  ? Autant que «  l’enthousiasme  » qui, en l’absence de toute justification, «  commence immédiatement, comme d’un coup de pistolet, avec le savoir absolu  »24, Hegel rejette toute justification de la science qui lui serait extérieure, ce qu’ailleurs il appelle une «  fondation ratiocinante  »25, qui, dans son extériorité à la science, ne peut être à son tour que strictement contingente et arbitraire, comme l’est typiquement la critique kantienne de la connaissance. La seule véritable justification de   GW 9, p. 22/PhE, p. 74.   GW 9, p. 23/PhE, p. 75. 22   GW 9, p. 55/PhE, p. 120. 23   «  Cette pensée qui est celle du mode de connaissance philosophique a besoin elle-même, et d’être saisie suivant sa nécessité, et aussi d’être justifiée quant à sa capacité de connaître les objets absolus  » (Encyclopédie des sciences philosophiques, § 10, GW 19, p. 36 et GW 20, p. 50/Enc. 1, p. 174). 24   GW 9, p. 24/PhE, p. 76. 25   «  Eine räsonnierende Begründung oder Erläuterung  » (Introduction de la Science de la logique, GW 21, p. 32/SL 1, p. 55). 20 21

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la science ne peut être qu’une justification elle-même scientifique, donc intérieure à la science, œuvre et résultat de celle-ci, en somme une autojustification qui «  tombe  » dans la science elle-même. Qu’est-ce à dire concrètement  ? Ceci que la science ou l’esprit ne saurait se produire valablement comme le simple aboutissement ou le simple terme immobile du cheminement de la conscience, laissé pour sa part au hasard et à l’arbitraire de sa progression, mais que l’esprit doit être lui-même à l’œuvre dans ce cheminement, son ressort et son artisan, se cherchant et s’accomplissant activement en lui, de sorte qu’il apparaisse comme son résultat nécessaire, prescrit par la nature même de la conscience intérieurement travaillée par l’esprit qui s’effectue en elle. Bref, la conscience ne peut réellement s’élever à la science que si elle est en cela animée par l’esprit lui-même qui agit en elle, au coeur de l’expérience que, comme conscience, elle fait des choses. Disons la chose autrement  : la science ne peut effectivement commencer qu’en abandonnant sa superbe, celle par laquelle, certaine de sa vérité, elle entend s’imposer dogmatiquement à la conscience comme quelque chose de tout fait et la contraindre  ; il lui faut au contraire – socratiquement – consentir à «  descendre  » sur le terrain de celle-ci et adopter son point de vue, celui, propre à la finitude, de l’opposition sujet/objet. C’est que ce terrain est celui de la manifestation – «  apparaître et se scinder, c’est tout un  »26, enseigne Hegel depuis les débuts de la période d’Iéna. Or l’esprit ne peut en rester à la contraction de son essence substantiellement repliée sur elle-même  ; il lui faut, sous peine d’ineffectivité, se manifester en s’extériorisant, c’est-à-dire en sortant de l’identité compacte de son essence, et entrer ainsi sur le terrain de l’opposition qui est celui de la conscience. Mais c’est là encore s’exprimer de manière incorrecte, car, sur ce terrain, la science se trouve en réalité d’emblée, dans la mesure où, comme dit Hegel, «  elle entre en scène  » (darin, dass sie auftritt)27, c’est-à-dire où, du seul fait de son être, elle est là, présente et manifeste parmi les autres phénomènes qui peuplent le monde, et cela quelque illusion qu’elle puisse à cet égard entretenir en arguant de sa prétendue absoluité pour s’en exempter. Il est en fait aux yeux de Hegel toujours déjà trop tard pour vouloir se soustraire à l’ordre intrinsèquement fini de la manifestation, et l’esprit n’a d’autre issue que de l’assumer, 26   GW 4, p. 71/G.W.F. Hegel, Premières publications. Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling. Foi et savoir (désormais cité Premières publications), tr. M. Méry, Gap, Ophrys, 1970, p. 147. 27   GW 9, p. 55/PhE, p. 120.

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c’est-à-dire d’endosser la voie de la conscience pour prouver de façon irréfutable qu’elle est la sienne propre conduisant de façon nécessaire à son assomption dans la science effective. Ce qui, soulignons-le, n’a dès lors rien d’une chute ou d’une malédiction  : l’esprit doit se manifester, mieux il est manifestation et extériorisation de soi, constante négation de son être dans l’apparaître scindant de la conscience où il s’effectue en se réalisant comme la réflexion en soi-même qu’il est essentiellement  ; c’est là son concept même. Il est par conséquent essentiel que ce terrain de la manifestation, il puisse se le réapproprier, le démontrer comme étant le sien, répondant à sa logique propre, dans lequel il a à se déployer naturellement, et ainsi se justifier véritablement. Or telle est précisément la tâche de la Phénoménologie de l’esprit. On comprend dans ces conditions la valeur qu’en dépit de son apparente marginalisation elle a conservée aux yeux de Hegel, ce qui l’a conduit à en préparer une deuxième édition à la fin de sa vie  : si la science requiert à titre essentiel la manifestation, si elle ne peut se borner à la sèche affirmation statique et injustifiée de son être qui en fait un savoir strictement ineffectif, œuvre d’une pensée abstraite sans impact sur la vie (dans et avec laquelle on ne saurait vivre), il lui faut alors se gagner le terrain de la conscience, le faire sien, se l’intégrer afin que puisse s’établir son véritable concept qui est foncièrement pratique. C’est cette conquête progressive que montre en fin de compte la Phénoménologie de l’esprit en tant que «  présentation du savoir apparaissant  »28  : elle décrit la lente émergence de l’esprit à même le développement de l’expérience de la conscience, tout d’abord comme pulsion agissant secrètement en elle – «  en quelque sorte dans son dos  »29 – pour finalement s’y faire, comme il se doit, conscience de soi, esprit pour soi et non plus simplement en soi. Comme telle, la Phénoménologie de l’esprit constitue l’indispensable préalable de la science, destiné à fonder et garantir scientifiquement son effectivité essentielle. Sur cette base, une lecture authentiquement philosophique de la Phénoménologie de l’esprit sera celle qui se fera attentive à cette émergence progressive de l’esprit à même le cheminement de la conscience. Il est bien entendu hors de question d’en suivre ici tout le détail. Nous nous limiterons à évoquer les points saillants de cette émergence, à commencer par celui que constitue l’étape de la conscience de soi.

  GW 9, p. 55/PhE, p. 121.   GW 9, p. 61/PhE, p. 129.

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1)  La première émergence de l’esprit dans la conscience de soi A vrai dire, l’efficience de l’esprit se fait sentir dès le point de départ du cheminement de la conscience, dès la «  certitude sensible  » qu’elle va amener à se déborder elle-même en direction de la «  perception  », puis de l’  «  entendement  »30. Certes, ce premier moment de l’expérience de la conscience, où elle se trouve en toute passivité entièrement captivée et absorbée par son objet posé comme l’unique essentiel sous les apparences successives du ceci sensible, de la chose et de la loi, se caractérise par sa méconnaissance de soi, de son rapport à l’objet qui la constitue comme phénomène de l’esprit. On a néanmoins là affaire à une première forme du savoir que sa dialectique va mener à l’émergence inaugurale de l’esprit au sein de la conscience de soi, deuxième grand moment de l’expérience de la conscience31. La conscience de soi est caractérisée par Hegel comme «  le royaume natal de la vérité  »32. Qu’est-ce à dire  ? Avec la conscience de soi, la conscience revient à elle-même après le détour initial par l’objectivité extérieure et se découvre, en une sorte de «  révolution copernicienne  », comme formant la vérité de l’objet en ses différentes figures. Autrement dit et pour le dire dans les termes dont use Hegel, elle se sait désormais constituer, dans sa certitude de soi caractéristique, la vérité même, laquelle n’est donc plus à trouver dans une quelconque extériorité, mais dans la conscience elle-même en tant que lieu de toute vérité. Historiquement, cela correspond au moment, inaugural de la philosophie moderne, du cogito cartésien, prolongé et approfondi dans la pensée transcendantale de Kant et de Fichte. Ce qui fait l’importance décisive de ce moment, c’est que s’y réalise pour la première fois l’identité du sujet et de l’objet constitutive de la vérité, mais, tout d’abord, traitée de manière unilatérale comme une identité seulement subjective et, par conséquent, formelle et vide. En effet, avec le surgissement de la conscience de soi comme lieu exclusif de la vérité, l’objectivité a disparu du champ de la conscience 30   Pour une présentation d’ensemble de ce premier grand moment de la Phénoménologie de l’esprit, rassemblé dans la table des matières de l’ouvrage sous le titre (A) Conscience, voir par exemple le bel article de O. Tinland, «  Désespérer de l’objet  : les premières expériences de la conscience  », in Hegel. La Phénoménologie de l’esprit à plusieurs voix, dir. C. Michalewski, Paris, Ellipses, 2008, pp. 69-85. 31   Ce qui permet à H.G. Gadamer de parler de la «  zentrale Stellung  » du chapitre sur la conscience de soi dans le cheminement global de la Phénoménologie de l’esprit («  Hegels Dialektik des Selbstbewusstseins  », in Materialen zu Hegels Phänomenologie des Geistes, op. cit., p. 218). 32   GW 9, p. 103/PhE, p. 192.

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qui n’est plus centrée que sur elle-même en un Moi = Moi strictement tautologique. L‘objet ne saurait toutefois avoir totalement disparu, observe Hegel, sans quoi la conscience de soi elle-même disparaîtrait  ; de fait, il ne peut y avoir de conscience en général sans la différence d’un rapport à l’objet. Il faut donc nuancer les choses en disant que ce qui a disparu, c’est plus précisément «  la subsistance simple [et] autonome  » que l’objectivité avait dans la première étape, celle de la conscience simple, mais qu’elle est conservée à titre de «  moments de la conscience de soi  », en l’occurrence comme «  phénomène  »33. C’est que – point essentiel dans la compréhension hégélienne de la conscience de soi –, celle-ci a une provenance qu’elle présuppose, elle est issue du moment précédent de la conscience caractérisée, comme on l’a vu, par la prédominance de l’altérité extérieure de l’objet, elle est, comme dit Hegel, «  la réflexion à partir de l’être du monde sensible et perçu, et essentiellement le retour à partir de l’être-autre  »34, manière de signifier l’enracinement essentiel de la conscience de soi dans l’altérité de l’objet, c’est-à-dire, comme on va le voir, dans la vie. Maintenant, en tant qu’il ne vaut toutefois plus que comme phénomène, l’objet revêt une signification strictement négative, il n’a plus aucun être véritable, mais est seulement pour la conscience de soi qui est la seule «  essence vraie  »35. La question qui se pose dès lors est de savoir comment la conscience de soi va pouvoir surmonter cette opposition sienne et imposer contre celle-ci son égalité à soi essentielle, qui a seule valeur de vérité. La réponse tient dans le désir  : la conscience de soi, avec le vide qui caractérise son unité à soi et la signification purement négative que revêt pour elle toute objectivité adverse en tant que phénomène, ne peut surmonter cette dernière qu’en la désirant, c’est-à-dire en l’assimilant et la consommant. Comme l’écrit Jean-François Marquet  : «  La conscience de soi […] va commencer par une subjectivité vide, dépourvue de contenu, et qui, du même coup va s’éveiller dans un état qui est celui d’une conscience de soi affamée  »36. Parvenu à ce point où la conscience de soi s’est ainsi précisée comme conscience désirante, il convient, pour mettre en lumière le nouveau type d’expérience de la conscience auquel on a ici affaire, de spécifier à son tour la nature de son objet, cet objet strictement phénoménal qui n’a pour elle de valeur que purement négative. Il ne s’agit plus, on   GW 9, p. 104/PhE, pp. 192-193.   GW 9, p. 104/PhE, p. 192. 35   GW 9, p. 104/PhE, p. 193. 36   J.-F. Marquet, Leçons sur la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Paris, Ellipses, 2009, p. 81. 33 34

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l’a déjà noté, de l’objet tel que, dans les figures de la certitude sensible et de la perception, il formait le corrélat de la simple conscience, extérieur à celle-ci, mais bien de l’objet tel qu’au terme de la dialectique de cette simple conscience il apparaît en tant que vie  : «  l’ob-jet du désir immédiat est un vivant  »37, déclare Hegel. Ce qui veut tout d’abord dire qu’entre la conscience désirante et la vie il y a le terrain d’une même expérience et donc parenté de structure: c’est, comme on va le voir, la même unité qui s’y trouve à l’œuvre, en l’espèce une unité infinie, qui est celle qui se repousse de soi en se scindant et se différenciant audedans d’elle-même et qui, d’un même mouvement, supprime cette différence et se rétablit dans son égalité à soi, à ceci près que cette unité est consciente du côté de la conscience de soi tandis qu’elle ne fait qu’être du côté de la vie38. Mais – et c’est le point essentiel – compte tenu de cette parenté de structure, c’est en vérité la même «  subsistance-par-soi  » (Selbständigkeit)39, la même autonomie caractéristique de la conscience de soi dans son recentrement sur elle-même, qui caractérise pareillement la vie, et la dialectique de la conscience de soi va par conséquent consister pour elle à faire l’expérience de cette subsistance par soi de ce qu’elle ne considère tout d’abord que comme simple objet négatif de sa consommation, en y trouvant une autre conscience de soi. Ce que Hegel va développer en deux temps, le premier montrant comment la vie «  renvoie  »40 à la conscience, le second comment celle-ci en tant que conscience de soi s’accomplit en se redoublant dans la reconnaissance l’une par l’autre de deux consciences, reconnaissance qui constitue précisément le lieu d’émergence de l’esprit. En premier lieu, ce que Hegel appelle le «  cycle total  »41 de la vie comprend plusieurs moments qu’il détaille de la façon suivante42. Il y a tout d’abord ce qu’on pourrait intituler les éléments de la vie  : sa fluidité substantielle, compacte et continue qui forme son égalité à soi essentielle   GW 9, p. 104/PhE, p. 194.   H. G. Gadamer, faisant valoir que cette introduction de la vie comme corrélat de la conscience de soi n’a rien d’obscur ni d’arbitraire, rappelle utilement que déjà à Francfort Hegel concevait la vie comme «  identité de l’identité et de la différence  », le pas supplémentaire qu’il accomplit ici étant que, désormais, cette structure du vivant «  ne se laisse penser qu’à partir du Moi qui est conscient de lui-même  » («  Hegels Dialektik des Sebstbewusstseins  », in Materialen zu Hegels Phänomenologie des Geistes, op. cit., pp. 221-222  ; nous traduisons). 39   GW 9, p. 105/PhE, p. 194. 40   GW 9, p. 107/PhE, p. 197. 41   Ibid. 42  Voir GW 9, pp. 105-107/PhE, pp. 194-197. 37 38

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d’une part, sa dimension discrète formée des multiples figurations individuelles qu’elle engendre en se scindant continuellement au-dedans d’ellemême de l’autre  ; Il y a ensuite l’unité qu’elle réalise entre ces éléments, d’une part en tant que medium universel simple et en repos où ses différentes figures subsistent et coexistent pacifiquement au titre de l’articulation de ses membres, de l’autre comme le mouvement ou le procès dans lequel chacun de ceux-ci supprime l’autre en le consommant, mais le réintroduit tout autant en produisant à partir de l’unité de la vie ainsi rétablie une nouvelle individualité, selon le double processus vital de l’assimilation et de l’engendrement. Le cycle de la vie ne se ramène à aucun de ces moments  ; il est, comme on l’a dit, le tout de la vie, son «  cycle total  » qui les comprend tous en tant qu’unifiés en lui, mais d’une unité qui, souligne Hegel, n’a dès lors plus rien d’immédiat et d’abstrait, mais qui forme une «  unité  réfléchie  »43, vérifiant, dans le mouvement par lequel constamment elle se scinde et se redouble pour dans cette différenciation de soi revenir à soi et se réunir avec soi, sa parenté structurelle avec la conscience de soi. Une telle unité autodifférenciante de la vie est celle du genre (Gattung)  ; elle est, plus concrètement, celle dans laquelle l’individu vivant se révèle comme individu générique, portant en lui l’universalité de la vie et rendant du même coup celle-ci effective. Reste que, comme on l’a vu, la vie est incapable de mener à terme cette réflexivité sienne, car si en elle l’unité du genre est bien présente, elle ne saurait toutefois y exister pour soi  : elle est, dans les termes de Hegel, «  le genre simple qui, dans le mouvement de la vie elle-même, n’existe pas pour soi comme ce simple  »44  ; ceci, la vie ne le peut qu’en renvoyant à «  un autre qu’elle, à savoir la conscience pour laquelle elle est en tant que cette unité ou en tant que genre  »45. Ainsi, comme on l’a noté, la vie «  renvoie  » à l’ordre de la conscience pour son accomplissement, plus précisément à la conscience en tant qu’elle est essentiellement conscience de soi, laquelle, du même coup, manifeste réciproquement son enracinement dans la vie  : elle est en effet tout d’abord un vivant, elle est genre, mais tel qu’il est en elle pour soi, conscient de soi. Il nous faut à présent considérer la dialectique de cette «  autre vie  » qu’est la conscience de soi. En tant que vivant pour soi, la conscience de soi est, comme on l’a vu, tout d’abord désir  ; elle est pur rapport à soi immédiat qui n’a que soi pour objet et se rapporte négativement à toute vie autre qui se ­présente   GW 9, p. 107/PhE, p. 197.   Ibid. 45   Nous soulignons. 43 44

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à elle et qu’elle anéantit pour pouvoir y jouir de soi  : dans la satisfaction de son désir, elle réalise sa certitude de soi, en fait une «  certitude vraie […] qui lui est advenue à elle-même sur un mode objectif  »46. Mais alors, elle s’avère du même coup dépendante de cet autre dans la destruction duquel seulement elle peut ainsi s’assurer effectivement d’elle-même  : pour pouvoir le détruire, remarque Hegel, il faut qu’il soit et, en conséquence, la conscience de soi est vouée à voir indéfiniment se reproduire l’objet de son désir qui se révèle être ainsi une composante essentielle, à ce titre inexpugnable, de celui-ci. Telle est donc la situation contradictoire dans laquelle se trouve plongée la conscience de soi désirante  : d’une part, elle doit détruire l’objet qui se tient vis-à-vis d’elle pour, dans cette destruction, faire l’épreuve de soi (tout désir est en fait foncièrement désir de soi)  ; mais, d’autre part, cette épreuve de soi se trouvant ainsi médiatisée par cette objectivité et conditionnée par elle, celle-ci s’impose en même temps à la conscience de soi comme ce qui invinciblement revient et subsiste face à elle. La solution de cette aporie ne peut consister que dans la position d’un objet du désir qui, à la différence de tout ce qui relève simplement de la vie, concentre en lui subsistance et négation, qui, comme dit Hegel, «  accomplit en lui la négation  »47, de sorte que sa subsistance même réside dans sa négation de soi. Un tel objet, qui est donc en soi-même différence d’avec soi et qui tient dans cette altérité sa véritable unité à soi, est une conscience. Ainsi  : «  La conscience de soi n’atteint sa satisfaction que dans une autre conscience de soi  »  ; c’est ainsi seulement «  qu’elle est en fait  »48, à savoir dans le redoublement d’un Je qui est un Nous et d’un Nous qui est un Je. On a là, observe Hegel, avec l’avènement de l’intersubjectivité comme ce dans quoi s’accomplit la conscience de soi – «  pas de subjectivité sans intersubjectivité  »49 – le «  lieu du tournant  » (Wendungspunkt)50 dans le cheminement de la conscience, celui de l’émergence de l’esprit qui n’est toutefois encore ici que «  pour nous  » comme «  concept de l’esprit  »51 et dont la conscience va devoir faire à présent l’expérience. La modalité de cette expérience nous intéresse au premier chef car elle met en lumière les conditions d’une véritable émergence de l’esprit.   GW 9, p. 107/PhE, p. 197.   GW 9, p. 108/PhE, p. 198. 48   GW 9, p. 108/PhE, p. 199  ; nous soulignons. 49   B. Bourgeois, note de la page 198 de sa traduction de la Phénoménologie de l’esprit, op. cit. 50   GW 9, p. 109/PhE, p. 200. 51   GW 9, p. 108/PhE, p. 199. 46 47

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Dire qu’il n’est de conscience de soi que pour une autre conscience de soi, c’est dire qu’elle n’est «  qu’en tant que reconnue (nur als ein Anerkanntes)  »52. C’est donc la reconnaissance qui constitue le point tournant où émerge l’esprit à même le développement de la conscience. Mais de quelle manière  ? C’est ce qu’il nous faut examiner soigneusement car s’y révèle en toute clarté le type d’unité que tisse l’esprit, le type de l’ «  unité spirituelle  ». Hegel commence par analyser le concept de reconnaissance avant d’envisager la manière dont elle apparaît à même la conscience de soi. Cette analyse s’attache à clarifier la nature du redoublement impliqué dans la reconnaissance. On vient en effet de le voir, la conscience de soi n’advient authentiquement que dans la mesure où elle est pour une autre conscience de soi, reconnue par elle, donc moyennant son redoublement ou sa scission en deux. Mais ce qui est essentiel pour qu’il y ait effectivement reconnaissance, c’est que ce redoublement soit pris dans toute sa rigueur et son sérieux, à savoir comme mettant en présence deux consciences de soi dont chacune constitue comme telle un être pour soi et non, comme tout à l’heure dans le cas du désir, un simple objet consommable. Or ce que cela signifie, c’est que le mouvement de la reconnaissance – ce mouvement par lequel la conscience de soi s’authentifie en se redoublant dans une autre conscience de soi pour y être reconnue et être ainsi seulement véritablement pour soi – soit l’acte et le partage de l’une et l’autre consciences de soi  : «  cet agir de l’une a lui-même la signification doublée d’être aussi bien son agir que l’agir de l’autre  »53. Bref, le redoublement à l’œuvre dans la reconnaissance est lui-même double – c’est là l’ «  entrecroisement  » caractéristique de la reconnaissance54 qui tient à ce que son mouvement ne saurait être rien d’unilatéral, procédant d’une seule des consciences en présence, mais doit s’opérer de manière bilatérale et mutuelle en étant l’acte de l’une comme de l’autre dans lequel «  elles se reconnaissent comme se reconnaissant réciproquement  »55. De fait, on ne saurait contraindre une conscience de soi ni en disposer pour s’y retrouver directement soi-même à peu de frais  ; on a là une altérité forte, «  subsistante par soi  »56, qui implique qu’on ne peut rien obtenir d’elle qu’elle ne veuille d’elle-même consentir, de sorte que passer par elle pour s’y retrouver, comme l’exige la reconnaissance, requiert de sortir hors de soi et de se perdre en elle,   GW   GW 54   GW 55   GW 56   GW 52 53

9, 9, 9, 9, 9,

p. 109/PhE, p. 110/PhE, p. 109/PhE, p. 110/PhE, p. 110/PhE,

p. 201. p. 202. p. 201. p. 203. p. 202.

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la restituant du même coup à elle-même et la laissant ainsi aller librement, selon la forte expression de Hegel qui remarque que le retour en soi-même qui sanctionne le mouvement de la reconnaissance signifie bien entendu d’abord que la conscience de soi «  rentre en possession de soi  » dans l’autre, mais que, ce faisant, «  elle restitue aussi bien à nouveau l’autre conscience de soi à elle-même […], laisse donc à nouveau aller librement l’autre (entlässt also das andere wieder frey)»57. Bref, la logique de la reconnaissance, qui est celle de l’esprit, est une logique du sacrifice et de la magnanimité qui exige que l’unité qu’elle instaure se fasse au prix de l’altérité la plus stricte et la plus consistante. C’est ce que vérifie la manière dont elle apparaît dans l’expérience de la conscience. Au départ de cette expérience, la conscience de soi se trouve dans la position que nous lui connaissons, celle de la conscience désirante, pour qui il n’est d’autre vérité qu’elle-même et qui se cherche en tout objet offert à sa consommation. A présent, c’est toutefois face à une autre conscience de soi qu’elle se trouve et qui forme l’objet de son désir. Dans cette première confrontation dès lors immédiate entre consciences de soi sous l’emprise du désir, c’est encore la naturalité qui prévaut en elles, on a affaire à des «  consciences plongées dans l’être de la vie  »58 qui, comme telles, ne se sont pas encore attestées comme êtres pour soi absolus, qui se montrent au contraire encore dépendantes de l’extériorité  ; dans les termes de Hegel, elles «  n’ont pas encore accompli l’une pour l’autre le mouvement de l’abstraction absolue qui consiste à détruire tout être immédiat et à n’être que l’être purement négatif de la conscience égale à elle-même  ». Autrement dit, dans ce qui est de l’ordre du désir sexuel et de l’amour, auxquels nous avons ici tout d’abord affaire, chacune des consciences de soi en présence ne s’est pas encore attestée face à l’autre comme conscience de soi dans la radicalité de son être pour soi et de sa Moïté individuelle exclusive de toute altérité. Il n’y a donc pas encore de véritable reconnaissance, laquelle ne peut au contraire advenir que dans le cadre d’une «  lutte à la vie et à la mort  »59. Avant de quelque peu détailler ce thème fameux, nous voudrions nous arrêter un instant sur une remarque de Jean Hyppolite dans son vaste commentaire de la Phénoménologie de l’esprit  ; il y observe que dans les travaux de jeunesse de Hegel «  la dualité des consciences de soi et leur unité dans l’élément   GW 9, p. 109/PhE, p. 202.   GW 9, p. 111/PhE, p. 203. 59   GW 9, p. 111/PhE, p. 204. 57

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de la vie pouvaient se présenter comme la dialectique de l’amour. […]. Mais, poursuit-il, dans la Phénoménologie, Hegel a choisi une autre voie. L’amour n’insiste pas assez sur le caractère tragique de la séparation, il lui manque ‘la force, la patience et le travail du négatif’. C’est pourquoi la rencontre des consciences de soi se manifeste dans cette œuvre comme la lutte des consciences de soi pour se faire reconnaître  »60. Ces quelques lignes cernent avec bonheur ce qui est au cœur de l’importante évolution qui s’est produite dans le développement de la pensée hégélienne depuis les travaux de jeunesse, singulièrement depuis ceux de la période de Francfort qui plaçaient l’amour au centre de leur réflexion. Certes, dès Francfort, la pensée de Hegel s’est présentée comme une pensée de l’unification vivante et cette unification y a été incontestablement conçue de plus en plus manifestement comme incluant en soi différence et séparation. Toutefois, comme nous avons essayé de le montrer dans la première partie de notre recherche61, cette différence n’est alors envisagée que comme ce que nous avons appelé une «  différence faible  », soit une différence qui, certes nécessaire au développement de la vie, n’appartient toutefois pas à son essence, mais n’en constitue, selon la terminologie spinoziste alors utilisée, qu’une modification, comme telle simplement possible et vouée à se résorber dans l’unité substantielle de la vie. Et c’est la même conception qu’on retrouve au début de la période d’Iéna dans le cadre de la collaboration avec Schelling autour du système de l’identité  : la différence, qu’implique la manifestation de l’absolu, y est conçue comme simple différence quantitative n’affectant pas ce qui constitue l’unique en soi, mais comme relevant seulement de la forme de sa manifestation. Ce n’est qu’à partir de 1803 que cette conception se modifie peu à peu  ; dans la Logique et Métaphysique de 1804/05 en particulier, la différence se trouve explicitement absolutisée  : «  L’opposition est en général le qualitatif, et, comme rien n’est en dehors de l’absolu, elle est elle-même absolue  »62. Autrement dit, l’absolu ne se situe pas dans une essence substantielle séparée, mais au sein même de ce qui est en son contenu déterminé et différencié, c’est-à-dire en sa négativité intrinsèque. Certes, l’absolu signifie la négation de la différence, mais cette négation 60   J. Hyppolite, Genèse et structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Tome 1, Paris, Aubier Montaigne, 1946, p. 158. 61  Voir Hegel ou la quête de l’efficience de la pensée. Première partie, op. cit. Les lignes qui suivent ramassent ce qui s’y trouve amplement développé dans les chapitres 2 et 3. 62   GW 7, p. 16/G.W.F. Hegel, Logique et Métaphysique (Iéna 1804-1805), tr. D. Souche-Dagues, Paris, Gallimard, 1980, p. 38.

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qu’opère l’absolu pour asseoir son unité réside dans la différence, elle est l’acte même de celle-ci, de telle sorte que loin de s’y consumer et de disparaître en elle, le déterminé s’y accomplit en s’y réfléchissant. C’est donc à même la différence que désormais tout se passe et il s’agit dès lors de l’affronter dans toute sa force, car hors d’elle il n’y a rien. Telle est l’infinité du déterminé, en lui-même négation de soi et dès lors porteur de l’absolu, infinité dont le texte de 1804/05 expose la réalisation progressive jusqu’à son plein achèvement au sein d’une métaphysique de la subjectivité, c’est-à-dire une métaphysique du Moi dans laquelle celui-ci se fait esprit absolu là où, dans la différence de son identité à soi singulière, il s’appréhende comme relation à l’autre que soi. C’est la modalité concrète et pour ainsi dire vécue de ce passage du Moi conscient de soi à l’esprit qu’expose la lutte à la vie et à la mort  : la différence s’y trouve posée dans toute sa force, pour ainsi dire à son maximum, dans le rapport à soi exclusif de la conscience de soi, et c’est du sein même de cette différence exacerbée que s’amorce dans la confrontation la plus totale l’acte de la reconnaissance qui lie l’une à l’autre les consciences de soi antagoniques. Dans la lutte à la vie et à la mort, la conscience de soi cherche donc à se faire reconnaître de l’autre conscience de soi comme être pour soi absolu, subsistant absolument par soi moyennant «  la pure abstraction  »63, c’est-à-dire l’absolue négation de toute attache à la vie, prête par conséquent à exposer et risquer totalement celle-ci, et cela veut dire en l’occurrence se faire reconnaître de l’autre conscience de soi comme ce qui, absous de toute dépendance extérieure et strictement concentré sur soi, la nie absolument et tend donc pareillement à sa mort. Mais, on l’a vu, la reconnaissance par une autre conscience de soi est une opération nécessairement double dans laquelle l’autre conscience de soi doit de même se faire valoir comme être par soi absolu et donc accomplir la même abstraction de toute vie face à la première conscience de soi, ce qui revient à nier à son tour celle-ci en exposant sa propre vie. Telle est l’opposition absolue que scelle la lutte à la vie et à la mort dans laquelle s’engagent, pour se faire reconnaître dans leur certitude de soi respective et être ainsi en vérité, les consciences de soi adverses. Mais, on le sait, la lutte des consciences ainsi envisagée débouche sur une impasse, car, pour le dire en un mot, comment se faire reconnaître, là où dans le triomphe de la mort il n’y a plus guère de conscience de soi pour reconnaître et être reconnu. Aussi bien, ce qui pour la conscience de soi résulte   GW 9, p. 111/PhE, p. 204.

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de cette expérience, c’est que «  la vie lui est aussi essentielle que la pure conscience de soi  »64, aussi essentielle à la possibilité de son être-reconnu où elle trouve sa vérité, qu’il y a donc en elle, également nécessaires, deux moments, celui de l’exposition à la mort et celui de l’attachement à la vie, dans les termes de Hegel  : «  une pure conscience de soi et une conscience qui n’est pas purement pour soi mais pour un autre, c’est-àdire en tant que conscience étante ou que conscience dans la figure de la choséité  ». Dans le cadre de la lutte, ces deux moments apparaissent comme distincts et séparés, incarnés chacun par l’un des belligérants, d’une part le maître pour qui l’essentiel est son être pour soi et qui n’a pas fléchi face au risque de la mort pour en administrer la preuve, de l’autre l’esclave65 qui a préféré la vie, l’être pour un autre et la dépendance, et qui s’est soumis au maître. Apparemment, dans cette nouvelle relation, c’est le maître qui triomphe dans la mesure où il s’est acquis la reconnaissance de l’esclave. Et non seulement l’esclave reconnaît le maître en trouvant en lui l’accomplissement auquel il a été pour sa part incapable de parvenir, mais il concrétise cette reconnaissance en travaillant à son service en vue de la satisfaction de ses désirs et de sa jouissance. De fait, si l’esclave s’est bien posé comme une chose parmi les choses qui le conditionnent et le dominent, il n’en reste pas moins une conscience de soi avec la négativité qui la caractérise, mais une négativité qui, maintenant en même temps l’être et la subsistance des choses qu’elle nie, ne va pas jusqu’à leur annihilation, mais qui les transforme en les élaborant au bénéfice du maître, lequel, fidèle à son comportement strictement négatif, se borne pour sa part à consommer ce que le travail de l’esclave a préparé et confectionné pour lui. Telle est donc la situation qui semble résulter de la lutte à la vie et à la mort. Mais à mieux y regarder, il n’y a là en fait aucune véritable reconnaissance car y fait défaut ce qui a été tout à l’heure souligné comme un trait essentiel  : le caractère double et réciproque de toute vraie reconnaissance. En effet, pour le dire en un mot, ce que le maître est pour l’esclave, qui avalise sans restriction le comportement purement négatif et jouisseur du maître en y voyant   GW 9, p. 112/PhE, p. 206.   La traduction du terme allemand ici utilisé de Knecht est discutée  : valet, serviteur ou esclave. Aucune de ces traductions ne s’impose vraiment, remarque B. Bourgeois (p. 206, note 2 de sa traduction de la Phénoménologie de l’esprit). Nous estimons toutefois que la traduction par esclave est préférable dans la mesure où Hegel souligne le statut de chose du Knecht  : opter pour la vie, c’est opter pour l’être, c’est-à-dire pour être un quelque chose, comme tel foncièrement conditionné et dépendant, car, selon le jeu de mots, ce qui est chose (Ding) est du même coup conditionné (bedingt). 64 65

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«  le  pur agir essentiel  »66 par rapport auquel le sien n’est que strictement secondaire et inessentiel, l’esclave ne l’est en revanche nullement pour le maître, qui ne saurait se reconnaître dans le comportement de l’esclave, de sorte que «  ce qui est par là advenu, c’est un reconnaître unilatéral et inégal  ». Plus radicalement, ce qui s’est en réalité avéré au terme du procès de la reconnaissance, c’est que le maître expérimente sa vérité non pas en lui-même et comme lui-même, conformément à son concept d’être pour soi et de subsistance par soi, mais dans cet autre que lui qu’est l’esclave  : «  La vérité de la conscience subsistante par soi est en conséquence la conscience servile  »67 qu’il s’agit dès lors d’examiner à présent selon ce qu’elle est «  en et pour soi-même  ». Ainsi la dialectique du maître l’a conduit à s’inverser, à trouver la vérité de sa subsistance par soi dans son contraire, la conscience servile. Mais cela signifie alors que, contre toute apparence, c’est cette même conscience servile qui constitue «  la véritable subsistance par soi  »68 et par conséquent la vérité de la conscience de soi, qu’elle est donc pareillement amenée à s’inverser, en devenant dans son développement, «  le contraire de ce qu’elle est immédiatement  ». C’est ce qu’il nous faut à présent vérifier en examinant ce développement. Il comprend deux grandes phases, celle de la peur et celle du travail qu’il convient de relier étroitement l’une à l’autre. Apparemment l’esclave est celui qui n’a pas osé affronter la mort dans le combat, à l’inverse du maître qui a exposé sa vie sans frémir. Mais c’est en fait le contraire qui est vrai, car l’esclave a connu la peur et par là, c’est lui seul qui a véritablement fait l’expérience de la mort et de sa négativité qui domine et emporte tout. La mort n’est en effet réellement rencontrée que dans la peur, qui n’a ici rien d’une peur locale et particulière, qui ne concernerait que telle ou telle situation déterminée, tel étant donné à tel ou tel moment, mais qui est un sentiment panique, une angoisse qui enveloppe tout l’être et qui le plonge dans un tremblement généralisé où ne subsiste en lui plus rien de fixe ni de solide, où il est donc entièrement déstabilisé, dissous, rendu vacillant et, comme dit Hegel, fluidifié69. Une telle expérience absolument déracinante, dans   GW 9, p. 113/PhE, p. 208.   GW 9, p. 114/PhE, p. 208. 68   Ibid. 69   Difficile de ne pas penser ici à la tonalité affective fondamentale de l’angoisse, telle que l’évoquera Heidegger dans sa conférence de 1929 «  Qu’est-ce que la métaphysique  ?  » en tant que voie d’accès au néant identique à l’être (voir Wegmarken, Frankfurt am Main, V. Klostermann, 1967, pp. 1-19/tr. H. Corbin, Questions I, Paris, Gallimard, 66

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laquelle se manifeste la faille qui gît au plus profond de tout ce qui est, son néant intime qui l’arrache à son identité à soi tranquille et rassurante, est celle du «  maître absolu  »70, le seul véritable maître qu’est la mort et, pour l’avoir ainsi concrètement vécue, c’est en fait la conscience servile qui, contre toute attente, détient en elle la vérité de la pure négativité et de l’être pour soi absolu qui est celle de la conscience de soi, à l’inverse du maître qui, n’ayant pour sa part guère frémi devant la mort, n’ayant pas éprouvé le tremblement généralisé que sa menace suscite, ne l’a pas vraiment connue, n’est donc pas sorti de lui-même, de son être auprès de soi abstrait, mais jouit paisiblement de soi en suivant la seule loi de son désir qui évacue en la consommant toute altérité71. Mais la peur devant la mort ne constitue encore qu’un premier moment dans cette dialectique, car avec elle la négativité de la pure conscience de soi est encore quelque chose d’intérieur et de muet, un sentiment en peine d’extériorisation. Aussi bien ne trouve-t-elle son objectivation que dans un autre que dans la conscience servile, dans une essence étrangère, en l’espèce dans la conscience du maître auquel, renonçant à soi, l’esclave s’est soumis et dont il assure le service. Cette étrangeté, il lui faut à présent la supprimer (supprimer le maître étranger et, par conséquent, se supprimer lui-même comme esclave) et s’approprier la négativité devant laquelle il a tremblé et qui est en réalité la sienne, celle qu’il a expérimentée au-dedans de lui-même dans l’expérience de la peur. De quelle manière  ? Selon le mode spécifique dont la négativité fonctionne en lui et qui, à la différence de la manière abstraite du pur désir, n’anéantit pas ce à quoi elle s’attache, mais, «  désir réfréné  »72, le laisse en même temps subsister en le formant  ; tel est, on l’a vu, le travail qui constitue ainsi l’une des modalités de la négation dialectique, négation déterminée et concrète, qui, 1968, pp. 47-72). Deux points au moins à relever à cet égard  : l’angoisse heideggérienne n’a rien d’un sentiment ontique, d’une crainte devant un étant donné  ; elle correspond au contraire à un «  recul de l’étant dans son ensemble  », dans lequel il «  devient branlant  ». Bien entendu, les trajectoires des deux penseurs divergent à partir de là  : c’est à la vérité de l’homme comme être-là (et non comme conscience de soi) qu’ouvre l’expérience de l’angoisse chez Heidegger. 70   GW 9, p. 114/PhE, p. 209. 71   «  Dans la fameuse ‘dialectique du maître et de l’esclave’, remarque Jean-Luc Nancy , la maîtrise du maître reste précisément dans l’abstraction, pour autant que le maître lui-même ne tremble pas dans l’imminence de la mort  » (Hegel. L’inquiétude du négatif, Paris, Hachette, 1997, p. 66). On notera la manière dont ce remarquable petit ouvrage cerne plus largement l’importance du thème du «  tremblement  » dans la pensée de Hegel, tremblement induit par l’expérience de l’altérité absolue logée au cœur de toutes choses, comme la ressource même de leur subsistance. 72   GW 9, p. 115/PhE, p. 209.

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donnant lieu à une véritable objectivation, implique une sortie hors de soi de la conscience sans laquelle elle ne fait que, oisivement et stérilement (répétitivement), tourner à vide en elle-même. Bien entendu, il ne saurait s’agir de n’importe quel travail, de l’exercice d’une quelconque habileté particulière, mais de celui dans lequel s’objective la pure négativité de la conscience de soi et qui est donc suscité et animé par la peur de la mort, par son tremblement qui subsiste en lui et dans ses œuvres  : «  En tant que tout ce qui remplit sa conscience naturelle n’est pas rendu chancelant, elle [la conscience] appartient en soi encore à de l’être déterminé  ; le sens propre (der eigne Sinn) est de l’entêtement (Eigensinn), une liberté qui demeure encore à l’intérieur de la servitude  »73. Parvenus au terme de notre examen de ces pages célèbres sur la conscience de soi et sa dialectique, on peut comprendre l’importance qui leur a été accordée par plusieurs interprètes74, car elles témoignent de manière insigne d’un trait crucial de la pensée hégélienne tout entière qui est d’être, pour le dire d’abord dans les mots de la problématique que nous venons de parcourir, une pensée de l’esclave laborieux (en tant qu’il est le véritable maître), plutôt que du maître oisif et inefficient (qui est le véritable esclave). Dit en termes plus techniques, la pensée hégélienne est certes une pensée de l’absolu, mais qui, au lieu de le cantonner, comme ce fut de tradition, dans la splendeur lointaine et isolée de son identité à soi immaculée, le plonge d’emblée dans la négativité de la différence et du fini car c’est ainsi seulement qu’il est en mesure de se rendre, comme il se doit, réellement identique à soi, d’une identité à soi qui ne soit plus un trompe l’œil abstrait, mais qui soit effective et concrète. Ce qui revient à la promotion d’un absolu capable de sa propre mort (qui est en fin de compte la seule différence réelle, la seule altérité véritable à hauteur d’absolu), de l’expérimenter au-dedans-de soi en tremblant et vacillant, c’est-à-dire d’un absolu qui détient en soi la force de sortir hors de soi et de rencontrer son autre, car c’est – paradoxalement – au prix de ce consentement à la fragilité de ce qu’il n’est pas qu’il peut réellement s’accomplir comme esprit. Les figures terminales de la dialectique de la conscience de soi – stoïcisme, scepticisme et conscience malheureuse – ont parfois suscité l’étonnement, car avec elles on assiste au surgissement, de prime abord   GW 9, pp. 115-116/PhE, pp. 210-211.   A commencer par Alexandre Kojève dans ses célèbres Leçons sur la Phénoménologie de l’esprit, intitulées Introduction à la lecture de Hegel (Paris, Gallimard, 1947) qu’en dépit de ses partis pris on lira toujours avec le plus grand fruit. 73 74

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inopiné, de l’histoire de la pensée et de la culture dans ce qui s’est jusqu’ici présenté comme une analyse des formes de la conscience individuelle. N’a-t-on pas là ce mixte de démonstration transcendantale-psychologique et d’enquête historique que dénonçait déjà Haym et qui lui faisait voir dans la Phénoménologie de l’esprit un texte virant «  au palimpseste  » où sous un premier fil conducteur s’en révèle bientôt un second75. En fait, avec ces différentes figures, Hegel poursuit bel et bien son examen de la conscience de soi, et il le fait à partir du point exact où l’a mené son analyse de la lutte des consciences, à savoir la victoire finale de la conscience servile qui, ayant expérimenté la négativité absolue de la mort et se l’étant appropriée, l’emploie, forte de la liberté ainsi conquise, à former l’être en le travaillant. Mais, on l’a vu, il ne s’agit dès lors pas d’un travail quelconque, mais d’un travail qui, animé par le tremblement face à la mort, pénètre de celui-ci tout ce qu’il entreprend de former et le rend du même coup chancelant en révélant sa négativité foncière. Il s’agit, explique Hegel, du travail de la pensée (Denken) – de la conscience «  qui pense  »76 – pour laquelle la forme qu’elle confère à la chose constitue l’être-en-soi ou la substance de celle-ci, de sorte que cet être-en-soi de la chose réside dans la conscience qui l’a façonnée et que cette dernière est donc en lui pour elle-même, auprès de soi et libre, s’y retrouvant dans toute l’ampleur de son infinité, c’est-à-dire de sa négativité. On le constate, on a par là quitté le terrain de la conscience de soi vide et abstraite qu’était celui de la conscience de soi simplement désirante du début de toute cette dialectique  ; sa négativité, au lieu de se refermer vainement sur elle-même, s’est différenciée, objectivée, elle mord sur l’être-en-soi des choses et est en celui-ci pour soi-même. On est déjà, indique Hegel, dans l’ordre du concept, qui est celui d’ «  un êtreen-soi différencié qui, immédiatement pour la conscience, n’est rien de différencié d’elle  »77, ce qu’il ne faut surtout pas entendre comme si la différence y était effacée et rendue inexistante (cela nous ramènerait au niveau de la conscience désirante), mais bien au sens où elle se trouve au contraire en lui dans toute sa force, comme véritable différence. Tout formalisme est-il pour autant par là dépassé  ? Nullement, car si la conscience se pense bien ici dans l’être et sait sa négativité comme l’essence de celui-ci, comme l’«  élément étant-en-soi  »78, ce n’est   R. Haym, Hegel et son temps, op. cit., p. 300.   GW 9, p. 116/PhE, p. 213. 77   GW 9, pp. 116-117/PhE, p. 213. 78   GW 9, p. 117/PhE, pp. 213-214.

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toutefois «  que comme essence universelle en général (als allgemeines Wesen überhaupt), non comme cette essence objective dans le développement et le mouvement de son être multiple  ». Autrement dit, la conscience demeure encore extérieure à la chose en ceci que c’est seulement comme négativité en général qu’elle vaut comme son essence et pas encore comme sa négation déterminée, rejoignant la chose dans son contenu propre et spécifique. Telle est la dimension encore formelle dans laquelle se meut de différentes manières la conscience de soi dans les figures du stoïcisme, du scepticisme et de la conscience malheureuse qu’il convient dès lors de comprendre comme les incarnations historiques de différents moments de la conscience de soi qui ont reçu leur expression canonique dans la pensée de l’antiquité (stoïcisme et scepticisme) et du christianisme médiéval (conscience malheureuse). Ainsi, sans entrer dans le détail de leur présentation, le stoïcien, tout d’abord, est celui pour qui la teneur essentielle de tout ce qui est réside uniformément dans sa conscience de soi pensante, absolument égale à elle-même, et qui, dès lors, «  se retire constamment du mouvement de l’être-là, de l’agir comme du pâtir, dans l’ essentialité simple de la pensée  »79, où se reconnaît l’attitude stoïcienne de l’apathie que son formalisme condamne à l’ennui. Le sceptique, pour sa part, va réaliser «  ce dont le stoïcisme est seulement le concept  »80 en déployant effectivement la libre négativité de la conscience de soi et en la répandant activement sur toutes choses, sur toute la diversité multiforme de l’être-là, y compris lui-même, en quoi il se révèle toutefois inconséquent et intrinsèquement divisé dans la mesure où pour nier, il doit par ailleurs nécessairement poser et affirmer ce qu’il nie sans pouvoir réunir en lui-même ces deux extrêmes entre lesquels il oscille constamment. La réunion de cette dualité au sein d’une seule et même conscience et pour elle est ce qui advient avec l’ultime figure de la conscience de soi, celle de la conscience malheureuse qui s’annonce ainsi d’emblée comme une conscience intérieurement déchirée – «  scindée au-dedans de soi  »81 – entre d’une part son asservissement effectif au monde et à l’être-là changeant qu’elle considère comme l’inessentiel et d’autre part la stricte égalité à soi immuable en quoi elle place son essence, mais qu’elle situe dans un autre qu’elle, en l’espèce en Dieu, ce qui fait, observe Hegel, qu’on a avec elle affaire à l’intériorisation dans un seul individu du rapport maître/esclave. Ce qui, sur cette base, va   GW 9, p. 117/PhE, p. 214.   GW 9, p. 119/PhE, p. 216. 81   GW 9, p. 122/PhE, p. 220. 79 80

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constituer tout l’enjeu de la conscience malheureuse sera de rejoindre ce Dieu étranger et lointain – et, en un certain sens, d’autant plus lointain qu’il s’est dans le christianisme incarné et singularisé, puisque par là voué à la disparition et à la mort – et qui est pourtant logé au plus intime de la conscience comme son essence même. Hegel épèle les diverses tentatives entreprises à cette fin par la conscience malheureuse, tentatives où elle retombe inexorablement sur elle-même, sur sa singularité déchéante opposée à son universalité essentielle, étant donné leur secrète unité en elle qui les lie absolument l’une à l’autre, et cela jusqu’à ce que, finalement, cette unité qui soutient leur opposition advienne en propre comme unité spirituelle, c’est-à-dire une unité qui maintient l’opposition – elle lui est «  essentielle  »82 – et se tisse à travers elle, et non comme une simple unité immédiate. Cette advenue de l’esprit se produit là où la conscience de soi singulière parvient au renoncement absolu, c’est-à-dire à l’anéantissement complet de sa singularité dans l’ascèse et le dépouillement, ce qu’elle ne saurait toutefois atteindre simplement par ellemême, mais pour que cela advienne réellement et en vérité, sans tromperie ni hypocrisie, par un autre, «  par un tiers  »83 (en l’occurrence le prêtre, voué à «  la pensée de l’immuable  »84) auquel elle s’abandonne et se confie totalement et qui se présente dès lors comme le moyen terme qui articule l’un à l’autre les deux extrêmes entre lesquels la conscience malheureuse se trouvait déchirée  : «  Par ce moyen-terme, l’extrême constitué par la conscience immuable est pour la conscience inessentielle, dans laquelle il y a en même temps aussi ceci qu’elle est tout autant pour cette conscience immuable seulement par ce moyen terme, et que, de ce fait, ce moyen terme est tel qu’il représente (vorstellt) l’un à l’autre les deux extrêmes et qu’il est, de façon réciproque, le serviteur de chacun d’eux auprès de l’autre  »85. Autrement dit, le prêtre consacré est en tant que moyen terme entre les extrêmes de la conscience singulière et de la conscience universelle ce dans quoi celles-ci se reconnaissent mutuellement. De la sorte la conscience de soi s’est entièrement libérée de soi, de l’enfermement exclusif en elle-même qui la caractérisait au départ  : en tant que reliée à l’universel, elle s’ouvre du même coup à l’être et à l’objectivité, c’est-à-dire à l’ordre de la raison. Toutefois, l’unité rationnelle n’est pas encore ici pleinement accomplie, elle est seulement,   GW   GW 84   GW 85   GW 82 83

9, 9, 9, 9,

p. 121/PhE, p. 220. pp. 129-130/PhE, p. 232. p. 129/PhE, p. 231. p. 130/PhE, p. 232.

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comme dit Hegel, représentée, en ce que la conscience singulière ne se sait pas dans sa singularité même, c’est-à-dire dans la négativité de son agir effectif propre, conscience universelle et que l’unité des deux se produit, comme on l’a vu, par un tiers, donc encore comme un au-delà reçu de l’extérieur. C’est par le passage de la conscience religieuse à la conscience rationnelle moderne et par le développement de celle-ci que cette unité va se réaliser et que l’esprit va enfin pouvoir advenir en personne. 2)  La raison en tant que concept de l’esprit La raison constitue une nouvelle étape importante dans l’émergence progressive de l’esprit à même l’expérience de la conscience, celle au cours de laquelle cette dernière, faisant remonter à la surface sa nature profonde, va se présenter elle-même comme esprit. Dans la première étape de cette expérience, celle où la conscience apparaissait initialement comme simple conscience immédiate entièrement adonnée à et absorbée par l’objet sans aucun retour sur soi, l’esprit n’était agissant qu’en sousmain, intérieurement, sans encore apparaître lui-même  ; avec la conscience de soi, caractérisée comme «  le royaume natal de la vérité  », nous avions en revanche affaire au «  lieu du tournant  » de cette expérience, celui où, dans la reconnaissance réciproque des consciences, l’esprit connaissait sa première apparition, mais encore limitée et incomplète vu le primat unilatéral (inverse de celui qui régnait dans la simple conscience) de la subjectivité qui imprègne toute cette sphère de la conscience de soi et qui n’a commencé à être levé qu’au terme de la dialectique de la conscience malheureuse dans le moyen-terme unissant religieusement conscience singulière et conscience universelle. Ce qui se passe avec le passage à la raison, c’est que ce moyen terme encore extérieur dans la conscience religieuse est réapproprié par la conscience, que celle-ci sort donc de l’unilatéralité de son être pour soi qui la séparait de l’objectivité et qu’en tant qu’universelle, elle «  pénètre dans le jour spirituel de la présence (in den geistigen Tag der Gegenwart)  »86. Comme telle, ponctue Hegel, elle est «  la certitude d’être toute vérité  »87, non plus à la manière unilatérale et exclusive de la conscience de soi, mais dans un rapport désormais positif à son autre, à l’objectivité. C’est cette   GW 9, p. 109/PhE, p. 200.   GW 9, p. 132/ PhE, p. 235.

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situation de la raison – de la conscience comme raison – qu’il nous faut à présent cerner de plus près afin d’en saisir tout à la fois le progrès et les limites. Commençons par le progrès. Celui-ci consiste dans le rapport positif à son autre, à l’objet, qui vient d’être évoqué. Ce qui ne signifie nullement un quelconque retour à la simple conscience immédiate initiale qui se voyait directement absorbée par l’objet, car il y a ici rapport à l’objet. Ce rapport, c’est celui qui est advenu au sein de la conscience de soi, mais qui a changé de sens eu égard à celui qu’il avait dans celleci  : de rapport négatif, excluant et destructeur, il s’est converti en un rapport positif dans la mesure où, désormais, la conscience se saisit comme ce qui constitue la réalité même de l’objet et de toute effectivité  : «  elle est certaine d’elle-même comme de la réalité, ou de ce que toute effectivité n’est rien d’autre qu’elle  »88, ou encore, selon le jeu de mots de Hegel, de ce que «  l’être (Sein) a la signification de qui est sien (des Seinen)  »89. Ainsi, en tant que raison, la conscience se présente comme l’unité dialectique de ses deux premiers moments que sont la conscience et la conscience de soi  : le moment de l’objectivité propre à la simple conscience est bien de retour en elle, mais de telle manière qu’il s’inscrit à présent dans son rapport à soi essentiel comme ce qui vient rendre celui-ci effectif. Dit en termes moins abstraits, la raison, c’est la conscience qui s’intéresse au monde, celle pour laquelle il y a à proprement parler un monde doté de consistance et de permanence, qu’il s’agit dès lors, dans la certitude que la conscience ne s’y perdra pas, mais va au contraire s’y retrouver et s’y assurer d’elle-même, d’étudier et d’explorer (en quoi, d’un point de vue historique, on a affaire au passage de la conscience religieuse du moyen âge, caractérisée par le contemptus saeculi, à la conscience moderne qui, de toutes parts, se lance à la découverte du monde). Exprimée d’un point de vue philosophique, cette nouvelle figure de la conscience en tant que raison, animée par «  la certitude d’être toute réalité  »90, est celle de l’idéalisme, celui que l’on trouve chez Kant et, de façon plus rigoureuse, chez Fichte. C’est en s’engageant dans l’évocation de cet idéalisme que Hegel va faire apparaître les limites de la raison.

  GW 9, p. 132/PhE, p. 236.   GW 9, p. 137/PhE, p. 244 (comme on le sait, le mot allemand sein signifie à la fois  : l’être et le possessif, son, le sien). 90   GW 9, p. 133/PhE, p. 236. 88 89

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En cause, l’immédiateté de la thèse de la raison, telle qu’elle est répercutée dans cet idéalisme, c’est-à-dire le fait qu’elle se présente comme un simple fait, comme une simple assurance (Versicherung) ou assertion indémontrée. Authentiquement démontrée, elle ne peut l’être, selon Hegel, qu’intérieurement, en suivant le cheminement nécessaire qui, à partir de la conscience en son état initial, a mené jusqu’à la raison à travers les figures successives de la conscience et de la conscience de soi. Mais, ces figures antérieures dont elle provient, la raison les a, en entrant en scène, refoulées  ; elle les a laissées derrière elle et, selon le mot de Hegel, oubliées (im Rücken und vergessen) 91. Aussi bien se présente-t-elle comme une donnée nue, certes objet de certitude, mais d’une certitude qui ne s’est pas encore prouvée comme vérité, une certitude immédiate, non avérée. Hegel analyse de façon détaillée comment cette situation lacunaire est réfléchie au sein de l’idéalisme transcendantal kantien et fichtéen (sans toutefois les nommer expressément). En bref, il montre comment l’affirmation dogmatique sur laquelle cet idéalisme se fonde, celle du Moi comme catégorie première et fondamentale censée constituer tout être, entraîne ipso facto et avec un droit égal celle d’autres certitudes qui s’y opposent en en prenant le contrepied  ; d’où l’obligation où se trouve le Moi d’admettre autre chose que lui-même «  à côté de  » lui92, qu’il s’agisse de la chose en soi de Kant ou du Non-Moi de Fichte. Il montre ensuite comment, de cette première lacune, en découle une deuxième  : celle qui, de manière «  encore plus inconcevable  »93, en vient à poser la différence dans la pure égalité à soi simple dépourvue de toute dimension négative où on a confiné la catégorie fondamentale du Moi, c’est à savoir une pluralité de catégories déterminées dès lors affirmées de manière tout aussi dogmatique. Il montre enfin comment, sur cette base, l’idéalisme transcendantal ne parvient à produire qu’une unité incomplète, toute en extériorité, entre l’égalité à soi et la différence qu’il a simplement juxtaposées l’une à l’autre au niveau de ses principes, et se voue ainsi, dans le passage incessant de l’une à l’autre, à la mauvaise infinité. Telle est, conclut Hegel, la situation aporétique à laquelle se 91  Voir GW 9, p. 133/PhE, p. 237. On a là, pour le dire par parenthèses, un trait habituel de toute progression, où l’avènement d’un nouveau moment commence systématiquement par la négation et l’oubli de ceux qui l’ont précédé et qui y ont mené. C’est ce qu’on pourrait appeler un inéluctable «  péché de jeunesse  » significatif de l’ingratitude constitutive de cette dernière et qui tient à ce qu’elle commence nécessairement par simplement être ce qu’elle est sans directement le réfléchir. 92   GW 9, p. 134/PhE, pp. 237-238. 93   GW 9, p. 135/PhE, p. 239.

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condamne la raison là où, comme dans cet idéalisme, elle en reste à son concept abstrait, c’est-à-dire à l’immédiateté de sa thèse d’être toute réalité, une situation dans laquelle elle se voit en effet contradictoirement forcée de recourir à son autre (le Non-Moi, la sensibilité, l’empirique), qu’elle a refoulé en entrant en scène et qui est dès lors pour elle quelque chose d’étranger, pour faire effectivement valoir sa prétention d’être toute réalité qui se dément par conséquent aussitôt elle-même. Mais, ajoute-t-il directement, «  la raison effective n’est pas aussi inconséquente  »94 que l’est cet idéalisme et elle sait que, par-delà ses déclarations de principe, elle doit encore faire ses preuves et élever ainsi seulement sa certitude à la vérité. D’où le long périple qu’elle va entreprendre et au cours duquel elle va s’emparer de ce qui est, de l’être sous ses différentes formes, afin de le faire effectivement sien et de s’attester ainsi comme l’effectivité même de ce qui est. Ce périple comprend différentes étapes  : celle de la raison observante ou raison théorique, tour à tour vouée à l’observation de la nature, de l’esprit et de leur relation immédiate au sein du corps pris comme expression de l’esprit, celle de la raison pratique ou morale, celle enfin de la raison créatrice ou opérante. Nous ne suivrons pas ici le détail de ce développement (qui, on le notera, reprend la tripartition établie par les trois Critiques kantiennes) pour nous attacher au sens général de sa progression qui mène finalement à l’instauration de l’esprit en tant que tel. Avec la raison observante tout d’abord, nous avons affaire à la reprise au niveau de la raison de l’étape initiale du cheminement de la conscience, celui de la simple conscience immédiate avec ses différentes figures, visée de la certitude sensible, perception et entendement. Ce qui veut dire que dans sa certitude d’être toute réalité, cette première forme de la raison va se focaliser sur l’objet, sur l’être, bref sur la choséité pour la scruter, la connaître, la transformer par là en concepts et pouvoir ainsi s’y retrouver  : «  la raison tend au savoir de la vérité, elle tend à trouver comme concept ce qui, pour la visée et la perception, est une chose, c’està-dire à n’avoir dans la choséité que la conscience d’elle-même  »95. Hegel sait en effet fort bien que sous couvert d’une recherche désintéressée portant sur l’être et les choses, la raison observante à l‘œuvre dans les sciences ne cherche en réalité rien d’autre qu’elle-même, ceci étant d’ailleurs le véritable moteur de son intérêt universel pour le monde dont l’enjeu est pour elle d’en prendre possession. C’est dans cette perspective   GW 9, p. 137/PhE, p. 243.   GW 9, p. 137/PhE, p. 244.

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qu’il observe qu’ «  ici elle [la conscience] procède elle-même aux observations et à l’expérience  »96 au lieu de les faire innocemment, sans préméditation et au hasard de ses rencontres (il s’agit, dirions-nous aujourd’hui, de l’expérience au sens de l’expérimentation scientifique). Ce qui ne veut pas dire qu’elle est dès lors de mauvaise foi, mais bien que, comme raison observante, elle ne s’est pas encore véritablement réfléchie et ressaisie en propre. Nous n’avons ici affaire, comme dit Hegel, qu’à la raison qui est et qui, comme telle, «  prend sa réalité dans le sens de l’immédiateté de l’être  »97. En d’autres mots, ce qu’elle fait c’est, comme on l’a remarqué, changer les choses en concepts, mais, dans son manque de conscience d’elle-même, elle ne sépare pas le concept ainsi formé, c’est-à-dire elle-même, de la chose et fait par conséquent l’expérience d’elle-même comme d’une chose, une expérience de soi hautement inadéquate que l’on pourrait qualifier de strictement objectiviste. La raison observante est tout d’abord observation de la nature, successivement description des étants qui la peuplent, classement de ceux-ci en espèces différentes selon des marques distinctives stables, enfin recherche et mise en évidence de lois explicatives, lesquelles, en tant qu’il ne s’agit plus de déterminer de simples choses, mais des rapports et des rapports constants et nécessaires entre des choses qui n’existent qu’en relation les unes avec les autres, constituent une première expression de la raison proprement dite dans la nature. Hegel montre ensuite comment à ce dernier progrès dans l’observation de la nature correspond un changement au niveau de son objet  : elle passe de l’observation de l’inorganique, coincé dans sa détermination particulière et qui, dès lors, se perd dans la relation à l’autre, n’est donc pas à la hauteur de l’unité véhiculée par la loi, à celle de l’organique qui, en tant que système vivant et dynamique formant totalité, objective le rapport nécessaire que la loi exprime et se maintient en lui. Telle est l’ «  absolue fluidité  » caractéristique de l’organisme, c’est-à-dire du vivant, «  en laquelle la déterminité, du fait de laquelle il serait seulement pour autre chose, est dissoute  »98en se trouvant directement référée au tout qu’il forme  : ici c’est la relation qui prime sur les termes qu’elle relie et qu’on ne saurait par conséquent prendre isolément. Le problème qui se pose est alors de savoir comment la science en tant qu’observation de la nature va pouvoir   Ibid.  ; nous soulignons.   GW 9, p. 138/PhE, p. 245. 98   GW 9, p. 145/PhE, pp. 254-255. 96 97

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rendre compte de ce nouvel objet en formulant des lois à son propos. En fait, elle va, malgré diverses tentatives en ce sens (en recourant en particulier à la finalité, vu la nature intrinsèquement téléologique de l’organisme), s’en révéler incapable dans la mesure où, toujours, elle tend inévitablement à séparer (à analyser) et à figer, donc à traiter comme être ou chose ce qui, en tant que vivant, est, dans sa fluidité foncière, de l’ordre du processus, inextricablement lié et formant un tout  : «  l’observation cherche les moments sous la forme de l’être et de la permanence  »99, voilà sa limite et son défaut. Mais cette critique de l’observation de la nature, longuement développée par Hegel, débouche en fait sur une dénonciation de l’insuffisance de la nature elle-même dans laquelle la raison ne saurait, remarque-t-il, se reconnaître parfaitement, même là où il s’agit de la nature organique et vivante  : celle-ci ne parvient en effet pas à unifier pleinement la vie et le vivant, l’universalité fluide de cellelà et la singularité de celui-ci  ; elle ne parvient à mettre en place qu’une universalité indifférenciée et abstraite (celle de la vie en général comme genre, incapable de se différencier par elle-même), à laquelle se juxtaposent, en toute extériorité et donc sans véritable nécessité, les différentes espèces vivantes particulières suscitées par la rencontre de la vie avec le milieu terrestre déterminé où elle a chaque fois à se déployer. Bref, tout au long de son parcours, la nature conserve quelque chose de l‘extériorité propre à l’inorganique qui fait qu’en définitive aucun être naturel n’est capable d’être dans sa singularité même universel, unité concrète de l’un et de l’autre. Notons-le, on retrouve dans cette approche critique toute la distance prise par Hegel à l’égard de la tentative schellingienne (et romantique), qu’il a largement partagée au début de la période d’Iéna, de trouver dans la nature ou du moins sur son modèle la véritable expression de la raison100. La nature, déclare à présent Hegel, même ressaisie dans son accomplissement organique, «  n’a pas d’histoire  »101 et est donc hors d’état d’exprimer adéquatement la nature foncièrement processuelle de

  GW 9, p. 149/PhE, p. 260.   Voir sur ce point le chapitre 3 de la première partie de notre recherche consacrée à la formation du système. Nous y revenons dans le chapitre 3 du présent volume 101   GW 9, p. 165/PhE, p. 284. Comme on le sait, il ne saurait être question d’évolutionnisme dans la conception hégélienne de la nature. Celle-ci est le règne du Nihil novi sub sole, où tout est d’emblée donné de sorte que le devenir y est strictement inessentiel, quantitatif, ne recouvrant aucun véritable changement. On pourra consulter sur ce point W. Bonsiepen, «  Hegels kritische Auseinandersetzung mit der zeitgenössischen Evolutionstheorie  », Hegels Philosophie der Natur, hrsg. von R.-P. Horstmann und M.J. Petry, Stuttgart, Klett-Cotta, 1986. 99

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la raison. C’est pourquoi celle-ci doit dans sa quête d’elle-même passer de l’observation de la nature à celle de la conscience de soi. Dans cette deuxième phase de son parcours, celle donc où elle prend pour objet d’étude la conscience de soi, c’est-à-dire le Moi, et se fait ainsi science de l’homme après avoir été science de la nature, la raison observante, loin de parvenir à son but qui est de se retrouver dans l’être, comme on pourrait de prime abord le croire, manifeste au contraire d’emblée et frontalement le caractère inapproprié de sa démarche, bien plus que ce n’était le cas dans l’observation de la nature. C’est que, prenant, comme on l’a vu, «  sa réalité dans le sens de l’immédiateté de l’être  », c’est-à-dire «  sous la forme de l’être et de la permanence  » qui est celle de la choséité rigide, elle ne peut que manquer ce qui est au contraire, dans sa singularité même, universel et qui réalise ainsi la processualité que la nature s’est avérée, jusque dans l’organisme, incapable d’accomplir  ; on est ici en présence du «  concept existant comme concept»102 dont la figure ne saurait être celle d’un être. Le ratage de la raison observante dans ce nouveau domaine va se manifester à travers les deux approches, solidaires l’une de l’autre dans leur manque, de la conscience de soi qu’elle développe  : celle de la logique, aussi bien formelle que transcendantale, d’une part, et celle d’une psychologie empirique de l’autre, prenant, chacune à son niveau, les éléments de la conscience de soi – ici les lois et/ou catégories de la pensée, là les différentes facultés, inclinations et passions de l’esprit – comme autant d’éléments trouvés, séparés et isolés les uns des autres, au lieu de les envisager dans le tout du mouvement de la conscience de soi comme autant de «  moments singuliers disparaissants  »103 en celui-ci, ainsi que l’observe Hegel à propos des lois de la pensée. Cette aporie de la raison observante culmine là où, se présentant comme une sorte de synthèse entre observation de la nature et observation de la conscience de soi, elle va s’attacher à ce qui, tout en étant quelque chose de donné, de l’ordre de la nature, est cependant censé témoigner du Moi, de son caractère et de sa personnalité singulière, et l’exprimer, en l’espèce son «  corps  » en tant qu’il est tout à la fois ce qui lui est originairement donné et ce qu’il produit lui-même en le façonnant et qui est dès lors pris comme «  signe  » de son intériorité104. Telle est la démarche de ces «  sciences  » alors en vogue que sont, d’une part, la physiognomonie, qui cherche à déterminer le caractère   GW 9, p. 167/PhE, p. 285.   GW 9, p. 168/PhE, p. 287. 104   GW 9, p. 172/PhE, p. 292. 102 103



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d’après les traits du visage, et, de l’autre, la phrénologie, qui entend pour sa part le cerner de façon plus grossière encore à partir des bosses et cavités du crâne. On sait les longues pages que Hegel consacre à leur dénonciation, ce qui peut de prime abord déconcerter, mais qui témoigne d’un point capital qui, en définitive, soutient tout son traitement critique de la raison observante et qui apparaît ici en pleine lumière  : ce n’est pas dans l’être, avec ce qu’il comporte toujours nécessairement de simplement donné, c’est-à-dire de fixe et en repos, que la raison peut se trouver objectivement comme étant toute réalité, mais bien dans l’agir, plus précisément comme conscience de soi agissante, dont l’essence repose dans ce qu’elle fait  : non dans l’approximation toujours strictement virtuelle et indéterminée de ce qu’elle est (son visage, la forme du crâne), mais dans l’effectivité déterminée de son acte qui, certes, transite bien par le corps, mais tel qu’il est alors pris en tant qu’organe actif et non dans sa matérialité inerte, comme c’est le cas dans les deux sciences incriminées105. Ce qui nous fait passer, après l’examen de la raison théorique observante, à celui de la raison pratique agissante, deuxième grand volet du chapitre consacré à la raison. Toutefois, avant de nous plonger dans celui-ci, il convient de considérer quelques instants le passage qui y conduit car il est riche d’un enseignement essentiel. Nous disions au début de notre examen de la conscience en tant que raison qu’avec elle nous avons affaire à l’étape du cheminement de la conscience au cours de laquelle celle-ci va manifester sa véritable nature, sa nature intrinsèquement spirituelle. Or selon toute apparence, l’aboutissement de la dialectique de la raison observante dans la phrénologie, selon laquelle «  l’être de l’esprit est un os  »106, nous a menés au plus loin de ce qui constitue la véritable essence spirituelle de la conscience, à «  un complet reniement de la raison  »107, et il semble par conséquent qu’il faille, sans autre forme de procès, rejeter un tel aboutissement. Mais ceci n’est précisément qu’une apparence, imputable à une réflexion trop immédiate (encore instinctive), car cet éloignement maximal de l’esprit est en vérité part constituante de l’esprit, il est même la condition de son plein accomplissement réflexif, s’il est vrai que, comme l’assure Hegel, 105   Voir sur ce point ce que Hegel dit à propos de la main considérée comme l’organe qui, après la parole, est par excellence l’instrument de l’action de l’homme dont «  on peut dire […] qu’elle est ce que l’homme fait  » (GW 9, p. 174/PhE, p. 295). Il ne s’agit pas ici de la main en tant qu’organe au repos, telle que la considère la chiromancie, mais bien en tant qu’ «  organe actif  » ou organe proprement dit. 106   GW 9, p. 190/PhE, p. 317. 107   GW 9, p. 188/PhE, p. 313.

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«  l’esprit est d’autant plus grand que plus grande est l’opposition à partir de laquelle il fait retour dans lui-même  »108, par où il ne fait en réalité rien d’autre que reprendre la thèse qu’il a faite sienne depuis qu’il est entré en dialectique, celle de la différence forte couplée à l’affirmation de la nature spirituelle de l’absolu. Aussi bien, en régime dialectique d’esprit, il faut affirmer qu’au plus loin et au plus opposé on se trouve du vrai, au plus proche on est en vérité de lui, à l’image du «  peuple juif  », poursuit Hegel, qui, «  le plus réprouvé  » des peuples, «  se tient immédiatement devant la porte du salut  »109. Bref, il y a une vertu du plus mauvais qu’ignore une réflexion trop pressée et qui tient à ce que «  son retournement est nécessaire  »110. Ce retournement est en l’occurrence inhérent à la raison elle-même dans la mesure où ce qu’elle cherche dans l’être c’est, comme on le sait, elle-même, où donc elle est comme conscience de la chose conscience de soi, c’est-à-dire tout le contraire d’une chose inerte. Mais ceci à son tour, ce Soi qu’elle cherche, elle ne saurait dès lors en aucun cas simplement le trouver comme quelque chose de donné, mais elle doit le produire activement  : «  la conscience ne veut plus se trouver immédiatement, mais se produire elle-même par son activité  »111. Ainsi se fait-elle raison pratique, passée de la raison dans l’élément de la simple conscience en tant que raison observante au statut de raison dans l’élément de la conscience de soi. Partons, pour brièvement évoquer le parcours de cette raison pratique, de ce qui forme la thèse de base de la raison, à savoir, comme on l’a vu, sa «  certitude d’être toute réalité  ». Dans la raison observante, cette réalité avait la forme de simples choses, de l’être considéré dans son objectivité immédiate, qu’elle s’efforçait de s’approprier dans le savoir qu’elle en élaborait. Ce qui s’est toutefois avéré au terme de cette dialectique, c’est que sous cette forme de l’être il s’agit en fait, par retournement nécessaire, de la conscience de soi, «  de telle sorte que son objectivité [celle de l’immédiat] vaut encore seulement comme surface dont l’intérieur et l’essence sont elle-même [à savoir la conscience de soi]  »112. Bref, la thèse de la raison se trouve à présent vérifiée en ce que la réalité   GW 9, p. 189/PhE, p. 314.   GW 9, p. 188/PhE, p. 314. On appréciera le changement dans l’évaluation du peuple juif et de sa religion par rapport à ce qu’on observait à cet égard dans les Ecrits de jeunesse de Berne et surtout de Francfort, changement qui repose sur une saisie désormais dialectique des choses. 110   GW 9, p. 189/PhE, p. 315. 111   GW 9, p. 191/PhE, p. 318. 112   GW 9, p. 193/PhE, p. 321. 108 109

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dont elle est constitutivement certaine qu’elle repose tout entière sur elle apparaît effectivement comme étant essentiellement de l’ordre de la conscience de soi  : l’être qui fait face à la conscience de soi est une autre conscience de soi, subsistant face à elle dans un rapport positif de reconnaissance mutuelle et, enchaîne directement Hegel, elle est comme telle esprit, n’étant véritablement certaine d’elle-même, c’est-à-dire de son unité et de son égalité à soi intrinsèques, que dans le redoublement de soi, soit, dit de façon plus concrète, à même la communauté qu’elle forme avec ses semblables, laquelle repose dans ce que Hegel nomme depuis les débuts de la période d’Iéna Sittlichkeit, terme que l’on traduit ordinairement par vie éthique ou éthicité, vie selon l’ethos, les moeurs et coutumes du peuple auquel on appartient. Notons-le donc, l’esprit qui constitue la nature profonde de la conscience et dont la tâche de la Phénoménologie de l’esprit est de montrer comment il apparaît progressivement à même l’expérience de cette même conscience n‘est rien d’autre que la vie éthique, entendue comme vie à même un peuple conforme aux usages de celui-ci  ; à cet égard, l’objectif de la pensée hégélienne n’a pas varié depuis les Ecrits de jeunesse, à ceci près que, comme on va le constater, il s’est considérablement complexifié et nuancé. Maintenant, si la raison pratique est bien ainsi esprit, elle ne l’est cependant, au point où nous l’abordons, pas encore effectivement, car elle n’est toujours, rappelle Hegel, qu’une conscience individuelle, strictement singulière, telle que se comprend spontanément la conscience commune dont nous suivons l’expérience dans la Phénoménologie de l’esprit  ; certes elle est en soi universelle et communautaire en tant que raison, mais cette universalité sienne n’est pas encore en elle réalisée, de sorte que son essence spirituelle forme seulement l’objet de sa visée et de sa revendication  : une revendication par laquelle elle exige de réaliser activement dans les autres consciences ce qui n’est encore à ce niveau que sa visée subjective singulière. Ce qui ne signifie toutefois nullement que la sub­ stance éthique ne serait dès lors pas encore présente et qu’elle aurait seulement à devenir en devant être constituée par la raison pratique individuelle, car elle est foncièrement première et rien n’a de réalité que par elle  ; elle est, comme dit Hegel, «  la substance réelle en laquelle les formes antérieures retournent comme en leur fondement  », ayant en celuici seulement «  être-là et effectivité  » de même que «  leur vérité  »113. Il évoque brièvement cette substance éthique originaire comme ­caractérisée par l’entrecroisement parfait de l’universel et du singulier, ­entrecroisement   GW 9, p. 193/PhE, p. 322.

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dans lequel chaque conscience singulière est de différentes manières vouée à la production et à la conservation du tout que constitue le peuple et ayant en cela seulement sa propre subsistance, de sorte qu’à leur tour les consciences singulières sont, dans cette œuvre commune qui répond à leur essence, strictement unanimes et une, inscrites dans un rapport foncièrement harmonieux  : «  Eux en tant que moi, moi en tant qu’eux  »114, résume Hegel. Mais, ajoute-t-il directement, cette belle harmonie, ce «  bonheur  »115 initial doit nécessairement se rompre, et il le doit du fait de son immédiateté, du fait qu’en lui la substance éthique universelle ne fait qu’être sans se réfléchir comme il se doit, qu’en d’autres mots le peuple s’y trouve enfermé dans sa déterminité singulière, limitation qui contredit son universalité spirituelle et qu’il ne surmonte qu’en prenant conscience de son essence. Or la condition première d’une telle réflexion ou d’une telle conscience de soi tient dans la rupture, la séparation d’avec soi. C’est exactement ce qui se produit avec l’intervention de la raison pratique individuelle qui, en effet, rompt avec la «  confiance massive  »116 qui soude les consciences au sein de la totalité éthique  ; elle destitue l’ordre établi qui règne en celle-ci, s’érige en conscience critique et contestataire et se considère désormais elle-même comme l’essence. Comme l’écrit Hegel  : «  l’individu est venu faire face aux lois et aux mœurs  ; elles ne sont [plus] qu’une pensée sans essentialité absolue (ohne absolute Wesenheit), une théorie abstraite sans effectivité, tandis que lui est, en tant que ce Moi-ci, à ses propres yeux la vérité vivante  ». Tel est le surgissement de l’individualisme caractéristique de la modernité se dressant contre l’ordre harmonieux de la cité antique, c’est-à-dire le surgissement de la moralité, «  une forme plus élevée que la substance éthique immédiate  »117. Précisons-le bien toutefois  : plus élevée que la substance éthique immédiate, non que la substance éthique comme telle, qui, dans son accomplissement, intègre en elle, comme on le verra, le moment critique de la moralité. Mais nous n’en sommes pas encore là  ; il s’agit de tout d’abord examiner ce moment critique pour lui-même en ses différentes déclinaisons et de voir où il conduit. Une remarque toutefois avant cela  : on observe ici combien l’esprit réalisé comme vie éthique requiert la présence en elle de la conscience et de la conscience prise dans toute la force de son opposition et de sa dissidence à laquelle il convient   GW 9,   GW 9, 116   GW 9, 117   GW 9, 114 115

p. 195/PhE, p. 195/PhE, p. 196/PhE, p. 197/PhE,

p. 324. p. 325. p. 326. p. 327.

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dès lors de faire sa place nécessaire afin que, finalement, elle se comprenne elle-même comme une dimension essentielle de l’esprit vivant accompli comme «  peuple libre  »118. C’est là tout le sens de l’entreprise de la Phénoménologie de l’esprit telle que nous avons tenté de le cerner au début de ce chapitre que nous lui consacrons  : rallier la conscience à l’esprit et mener ainsi celui-ci à sa réalisation comme esprit conscient, comme tel seul réellement effectif. Nous ne nous attarderons pas sur les figures contestataires de la raison pratique que celle-ci présente tour à tour dans son développement. Elles ont pour trait commun de s’opposer, comme on l’a dit, à l’effectivité de l’ordre social établi, réputé incapable d’apporter le bonheur, et de lui objecter leur propre loi, leur propre morale singulière qu’il s’agit de rendre effective en la produisant dans les autres, celles successivement de la recherche du plaisir et de la jouissance immédiate («  Le plaisir et la nécessité  »), de la révolte et de la lutte violente contre un ordre jugé oppressant et asservissant («  La loi du cœur et le délire de la présomption  »), celle enfin de l’idéalisme vertueux opposant sa bonne volonté et la pureté de son idéal universaliste à ce que Hegel appelle «  le cours du monde  », c’est-à-dire le monde réel existant livré à la perversion de l’égoïsme et qu’il s’agit de convertir («  La vertu et le cours du monde  »). La critique que Hegel réserve à cette dernière figure de la raison pratique est spécialement instructive, non seulement parce qu’elle assure le passage à la troisième et dernière étape de la raison – après la raison théorique observante et la raison pratique, celle de la raison opérante ou oeuvrante –, mais parce que, ce faisant, elle nous ramène une fois de plus à ce qui constitue l’axe central de la pensée hégélienne telle que nous l’avons vue se déployer jusqu’ici  : son réalisme et sa volonté d’efficience pratique opposés à toute forme d’abstraction vide, ici celle dont se rend coupable l’idéalisme moral. Hegel écrit, au terme de sa présentation de la raison vertueuse  : «  La vertu est donc vaincue par le cours du monde, parce que l’essence abstraite, ineffective est en fait son but et parce que, eu égard à l’effectivité, son agir repose sur des différences qui résident seulement dans les mots  »119. Explicitons quelque peu cette déclaration importante. La vertu est en bref ce qui prône le bien en soi, le bien dans sa pure universalité immuable dégagée de tout intérêt particulier, de tout repli sur l’individualité égoïste  ; en quoi elle s’oppose au «  cours du monde  » qui correspond à la réalité effective et que c­ aractérise   GW 9, p. 195/PhE, p. 324.   GW 9, p. 212/PhE, p. 348.

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au contraire le principe de l’individualité. Mais, constate Hegel, la vertu, en adoptant cette position, se voue du fait même à l’abstraction, c’est-àdire au néant et à l’impuissance de ce qui s’interdit par principe toute espèce d’effectuation et de réalité, car il n’est d’effectuation que par l’individualité  ; elle ne peut dès lors donner lieu dans son idéalisme évanescent qu’à des discours creux et boursouflés, des «  paroles vides qui élèvent le coeur et laissent la raison vide, qui édifient mais ne construisent rien (erbauen, aber nichts aufbauen)  »120. Aussi bien, à moins qu’elle ne se cantonne dans le vide de son idéal et ne renonce à toute effectivité, la vertu ne peut être que vaincue, il lui faut se soumettre au cours du monde. Ce qui ne veut toutefois pas dire qu’elle renonce dès lors totalement à elle-même au profit d’un égoïsme cynique et opportuniste, car le monde, en son cours ordinaire, ne doit pas être à son tour abstraitement cantonné dans une réalité qui serait dépourvue de toute idéalité et qui ne mettrait en œuvre qu’une individualité égoïste qu’a désertée tout enjeu universel  : «  L’individualité du cours du monde peut bien s’imaginer (meynen) qu’elle agit seulement pour soi ou de façon égoïste, elle est meilleure qu’elle se l’imagine, son agir est en même temps un agir étant-en-soi, universel  »121. Ce qui au final veut dire qu’il n’est de réalisation de l’universel qu’incarne la vertu que moyennant l’opération de l’individualité  : le cours du monde n’annule pas la vertu, il la renverse assurément, mais pour la mener, ce faisant, «  du néant de l’abstraction en l’être de la réalité  »122. De quelle manière  ? C’est ce que doit montrer la dernière étape de la dialectique de la raison, celle de la raison opérante que Hegel, selon le titre qu’il confère à cette section, intitule  : «  L’individualité qui est à elle-même réelle en et pour soi-même  »123. De fait, ce à quoi nous avons ici affaire, c’est à l’individualité rationnelle en tant qu’elle n’est plus ce qui s’oppose au monde et à son cours comme à ce qui ne correspond pas à sa visée et à son but, ainsi que c’était le cas dans le moment précédent de la raison pratique, mais bien en tant qu’elle manifeste un comportement positif à son endroit. C’est qu’elle n’a plus en face d’elle l’être chosal inerte caractéristique de la   GW 9, p. 212/PhE, p. 349.   GW 9, p. 213/PhE, p. 350. 122   GW 9, p. 212/PhE, p. 348. On notera une fois de plus l’aristotélisme foncier qui imprègne toute cette critique de l’idéalisme vide de la vertu  : le bien ne se trouve pas audelà de ce monde dans quelque arrière-monde séparé de celui-ci, lui-même, ce monde, étant dès lors réduit à sa pure et simple matérialité immorale, mais ne saurait avoir de présence et n’être trouvé qu’en lui. 123   GW 9, p. 214/PhE, p. 351. 120 121

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raison observante auquel elle ne pouvait en effet que s’opposer, mais l’être en tant qu’il est son propre produit, pénétré de son universalité, bref l’être en tant qu’il est son œuvre dans lequel dès lors sa certitude rationnelle d’être toute réalité, qui n’était jusqu’ici qu’une simple certitude subjective, trouve sa confirmation. La raison est donc ici pleinement accomplie, rendue effective en tant que conscience qui se sait dans le monde et qui sait le monde comme elle-même. Elle n’est plus, écrit Hegel, la raison qui se cherche «  comme but en opposition à l’effectivité immédiatement étante (gegen die unmittelbarseyende Wirklichkeit)  », mais qui, «  maintenant certaine en et pour soi de sa réalité  », «  a pour objet de sa conscience la catégorie comme telle  »124, c’est-à-dire précisément elle-même comme essentialité de l’être. Aussi bien ne rencontret-elle plus aucune opposition extérieure et son agir se présente comme strictement circulaire, celui d’un jeu avec soi-même, par lequel, sans aucun obstacle, elle s’expose à même l’être qui lui fait accueil. Tout semble donc ici parfaitement harmonisé et pacifié, et l’est bien en effet en un sens. Mais de ce que la raison dans son agir «  part en toute fraîcheur de soi, et en ne se dirigeant pas vers un autre, mais vers soimême  »125, il ne s’ensuit nullement que toute opposition ait disparu, mais seulement l’opposition externe. Ce qu’en fait la dialectique de la raison opérante va montrer, c’est la résurgence de l’opposition à partir de l’identité à soi essentielle de la raison conquise dans l’œuvre, opposition dès lors interne qui obtient par là sa véritable place, celle où elle va pouvoir se déployer dans toute sa force  ; comme le note avec pertinence Bernard Bourgeois  : «  quand le négatif ne joue plus de l’extérieur, il joue à l’intérieur, ce qui ne signifie pas son édulcoration, mais son aiguisement  »126. La dialectique de la raison opérante constitue au sein du développement de la raison le moment décisif que nous annoncions au début de cette section  ; il s’agit de celui où la conscience, passant de la situation de raison individuelle et subjective, qui a été la sienne jusqu’ici, à celle de raison communautaire et collective au sein de l’Etat, se fait par là même proprement esprit. De fait, l’œuvre dans laquelle se reconnaît finalement la raison, c’est l’Etat et c’est dès lors comme Etat que la conscience s’élève pleinement au niveau de son essence spirituelle et en témoigne effectivement dans la figure concrète appropriée. Ce qui ne veut pas dire   Ibid.   GW 9, p. 215/PhE, pp. 352-353. 126   Voir dans sa traduction de la Phénoménologie de l’esprit, op. cit., p. 353, note 1. 124 125

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que le cheminement de la conscience prend fin avec l’émergence de l’Etat, car celui-ci va être à son tour l’objet de toute une dialectique qui va le mener au-delà de lui-même et au terme de laquelle seulement l’esprit qu’il incarne sera pleinement effectué dans les figures de la religion et de la philosophie. Mais nous n’en sommes pas encore là  ; commençons par rapidement considérer la manière dont la dialectique de la raison opérante mène à l’inauguration de la sphère de l’esprit, c’est-à-dire de la conscience comme esprit. Au départ de cette dialectique, l’œuvre est celle d’une raison encore individuelle, il s’agit de l’œuvre résultant du travail intellectuel, artistique ou scientifique, et en elle cette raison est parfaitement chez soi, retournée auprès d’elle-même, s’y exprimant, toutes dimensions confondues, dans la spécificité de ses dons et qualités natives, c’est-à-dire de sa nature particulière. Son action ou opération n’a donc fait qu’actualiser ce qui était déjà présent en soi, elle «  n’est que pure transposition (reines übersetzen) faisant passer de la forme de l’être non encore présenté à celle de l’être présenté  »127, en somme un simple passage de la puissance à l’acte qui est censé ne déborder en rien ce qui se trouve originairement donné en celle-là. Mais cette parfaite harmonie est en vérité un leurre, car, à bien y réfléchir, il ne saurait s’agir dans ce passage d’un simple transfert, d’une simple traduction innocente qui ne changerait rien à la donne de départ. De fait, le propre de l’opération est d’ex-primer l’en soi, de le faire passer à la lumière du jour, c’est-à-dire de le faire entrer dans l’espace général et indéterminé de l’être, de telle sorte que, par là seulement, il devienne pour la conscience qui entend s’y reconnaître dans sa nature déterminée. Mais, en fait, elle ne pourra y parvenir, car c’est dès lors comme conscience universelle, conscience de l’être dépourvu de toute détermination et qualité spécifique qu’elle peut seulement se faire conscience de soi dans l’œuvre, c’est-à-dire comme négativité absolue dont Hegel remarque qu’elle est «  le concept inclusif (Inbegriff) de toute détermination  »128, ce qui les soutient toutes, mais ne se résout en aucune  ; et cela veut encore dire que loin d’être simplement pour l’individualité déterminée qui l’a produite, l’œuvre ainsi ex-posée est pour tous, désormais livrée à leur propre opération particulière, dans une expérience de désappropriation par l’auteur de son œuvre, expérience qui est la face négative de ce qui va se révéler comme celle d’une intersubjectivité fondamentale encore à venir. Aussi bien, là où on l’envisage dans la   GW 9, p. 217/PhE, p. 355.   Ibid.

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vérité de son opération et pas seulement dans le contenu déterminé de l’œuvre qui résulte de celle-ci, la conscience qui agit dans la raison opérante «  va au-delà d’elle-même en tant qu’œuvre et elle est elle-même l’espace sans déterminité qui ne se trouve pas rempli par son œuvre  »129  : celle-ci, loin de toute nécessité, apparaît à présent dans son contenu particulier comme quelque chose de strictement contingent. C’est pour échapper à cette contradiction en se trouvant une œuvre qui corresponde à son universalité, que la raison opérante va se tourner vers ce que Hegel nomme «  la Chose même  » (die Sache selbst)130  : non plus une œuvre particulière et contingente, mais l’affaire ou la cause générale à laquelle participent toutes les œuvres particulières dans le travail de la culture et qu’elles contribuent à édifier, acquérant par là une légitimité qui assure leur permanence en les préservant d’être englouties dans leur particularité éphémère. Nous ne pouvons suivre ici la dialectique de la Chose même  ; prenons simplement note de sa trajectoire d’ensemble qui la mène du statut encore vide de prédicat abstrait ou de genre commun, toujours susceptible d’imposture et de «  tromperie  » (Betrug)131, à celui de sujet concret où elle devient l’œuvre de tous et de chacun, monde spirituel vivant de l’unité de l’agir individuel et de l’agir universel, soit le monde éthique tel qu’il advient au sein de l’Etat. 3)  L’histoire comme l’esprit étant-là Nous notions en commençant la section précédente que comme raison la conscience «  pénètre dans le jour spirituel de la présence  », c’està-dire qu’elle y engage avec l’être, son autre, un rapport nouveau, qui n’est plus de simple antagonisme où soit elle est unilatéralement absorbée par l’être (niveau de la simple conscience), soit elle l’absorbe au contraire tout aussi unilatéralement en elle (niveau de la conscience de soi), mais un rapport de connivence, un rapport positif dans lequel elle se rapporte à l’être comme à soi-même, comme à ce qui est sien. On l’a en effet vu,   GW 9, p. 220/PhE, p. 359.   GW 9, p. 223/PhE, p. 362. Comme déjà signalé dans le premier volume de notre recherche, nous écrivons «  chose  » avec majuscule pour rendre l’allemand Sache, réservant la minuscule à la chose au sens de Ding. La Sache, ce n’est pas la chose simplement donnée, étant-là au titre d’objet senti ou perçu, mais la chose au sens de l’affaire qui est en cause, dont il est question et qui préoccupe. Cette Chose ou affaire en cause, c’est par excellence, comme on va bientôt le voir, la res (chose en latin) au sens de la respublica, de la «  chose publique  » ou de l’Etat. 131   GW 9, p. 227/PhE, p. 369. 129 130

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la raison est habitée par «  la certitude d’être toute réalité  ». Mais cette certitude, en laquelle s’exprime donc son caractère spirituel, est tout d’abord abstraite, une prétention vide, dans la mesure où elle ne se vérifie pas par la position d’un monde qu’elle s’est effectivement approprié. Tel est le travail qu’a accompli la dialectique de la raison, au terme de laquelle celle-ci pose, comme on l’a vu, l’être comme son œuvre, comme ce qu’elle a elle-même produit. Toutefois – et c’est le point décisif – elle ne saurait réellement parvenir à ce résultat en tant que raison simplement individuelle, mais seulement comme raison universelle et communautaire dont l’œuvre est la substance éthique de l’Etat. En celle-ci, la conscience s’est réellement élevée à son essence profonde  : elle s’est faite esprit. C’est ce que Hegel écrit à l’entame du chapitre sur l’esprit  : «  La raison est esprit en tant que la certitude d’être toute réalité est élevée à la vérité, et qu’elle est consciente d’elle-même comme de son monde et du monde comme d’elle-même  »132. Qu’est-ce que cela signifie toutefois concrètement  ? Quel genre de rapport se trouve par là engagé entre la conscience devenue rationnelle et cette substance éthique qui forme son monde  ? Ce rapport est complexe, comprenant deux dimensions opposées qui s’impliquent l’une l’autre et dont la mutuelle intrication forme seule l’esprit proprement dit, l’esprit dans son effectivité foncière. Comme on va le voir, c’est le rapport entre la conscience et son essence spirituelle, tel que nous avons vu Hegel le concevoir au début du présent chapitre, qui est ici en jeu, mais apparaissant à présent dans sa figure concrète comme rapport entre la conscience et la totalité éthique – le peuple – à laquelle celle-là appartient. Examinons ce rapport en détail133. D’une part, la substance éthique est l’ «  essence spirituelle  » de la conscience, son essence «  universelle, égale à soi-même [et] permanente  », qui forme tant «  le fondement et le point de départ inébranlé et non dissous de l’agir de tous  » que «  leur but et le terme qu’ils visent en tant que l’en soi pensé de toute conscience de soi  »  ; elle est à ce titre ce qui confère à la conscience son «  égalité à soi-même inflexible [et] juste  »  ; elle forme sa base substantielle dans laquelle tous ses moments, tous ceux qu’a épelés jusqu’ici la Phénoménologie de l’esprit, depuis la sensation jusqu’à la raison, ont leur existence et leur maintien, et que, dès lors, ils présupposent tous. Mais l’esprit n’a en même temps rien d’une essence inerte simplement immobile, sans quoi il serait une «  essence morte  »  ; il est au contraire une substance «  effective et vivante  », qui se   GW 9, p. 238/PhE, p. 383.   Voir pour ce qui suit GW 9, pp. 238-239/PhE, pp. 384-385.

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produit elle-même à même l’agir des consciences qu’elle soutient et oriente, chacune oeuvrant à sa propre part au sein de l’œuvre commune qu’est le peuple animé d’un même esprit  ; comme telle elle est l’essence qui, loin d’être figée en elle-même, se dissout et se partage en se laissant aller «  avec bonté  » au mouvement des consciences qui la déchire et dans lequel elle s’atteste comme un «  Soi  », un «  être pour soi  » qui se réfléchit et se pense. L’essentiel en tout ceci est de ne pas voir là deux dimensions distinctes et séparées qui se superposeraient et alterneraient simplement, mais d’affronter le paradoxe selon lequel c’est le sens même de l’esprit que d’être en tant que substance immobile et immuable ce qui se meut et se déchire, tandis que cette mobilité réflexive caractéristique de la conscience ne constitue à son tour rien d’autre que son essence en repos. Autrement dit, autant l’esprit constitue l’essence de la conscience, son identité à soi stable et permanente où elle repose en soi, autant il est lui-même conscience de soi, pris dans le mouvement réflexif de cette dernière et se produisant activement en celui-ci en se déchirant et se différenciant de soi. Bref, nous sommes en présence de la substance qui est tout autant sujet, c’est-à-dire au cœur même de l’entreprise hégélienne dans le défi qu’elle nous propose de concevoir au cœur de ce qui est une essence en mouvement, c’est-à-dire tout à la fois un repos et un mouvement, chacun constituant le sens et le dernier mot de l’autre. Envisagée dans sa réalisation concrète, c’est-à-dire dans son effectivité à laquelle nous sommes à présent parvenus, cette essence paradoxale de l’esprit consiste dans le peuple  : «  L’esprit est la vie éthique d’un peuple  »134, et tout le long chapitre que va lui consacrer Hegel aura pour objet de montrer comment ce peuple, tout d’abord vie éthique immédiate, en vient à peu à peu réaliser son essence spirituelle-réflexive sur le terrain, en définitive seul réellement effectif, de l’histoire. – Avant de brièvement aborder celui-ci, autorisons-nous une remarque concernant l’architecture globale de la Phénoménologie de l’esprit  : avec l’esprit réalisé en tant que peuple, l’ouvrage connaît un tournant décisif, celui par lequel la pensée qui s’y déploie rejoint le réel, se fait pensée du réel. Jusqu’ici, elle ne se mouvait qu’au sein d’abstractions qui, comme on l’a vu, n’obtiennent existence et maintien qu’au sein d’un peuple, comme moments de celuici. Aussi Hegel peut-il écrire que les figures qui vont désormais se succéder «  se distinguent des précédentes en ceci qu’elles sont les esprits réels, des réalités effectives (Wirklichkeiten) proprement dites, et que, au lieu d’être des figures de la conscience seulement, elles sont des figures   GW 9, p. 240/PhE, p. 386.

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d’un monde  »135. Bref, les choses sont ici remises sur leurs pieds, la pensée repart de son véritable commencement, de sa véritable base  ; elle est avec l’esprit concrétisé en tant que peuple en présence de la vérité, mais, comme on va le voir, de la vérité en tant qu’elle n’est tout d’abord qu’immédiate, non réfléchie sinon par nous, et qu’il lui faut par conséquent, en vertu de son essence spirituelle, se faire conscience et savoir de soi. Telle va être la tâche de l’histoire à travers les moments clés qu’y repère Hegel  : ceux des mondes grec et romain au sein de l’antiquité et celui du monde chrétien moderne. Il n‘est bien sûr pas question de suivre ici l’exposé – toujours riche et passionnant – qu’en fournit Hegel, mais, comme nous l’avons fait pour les moments antérieurs, de tenter d’en dégager le sens général. La vie éthique immédiate, premier moment de ce procès historique, s’inspire manifestement du modèle de la cité grecque dans lequel elle trouve son incarnation, et c’est, comme on le sait, à travers une relecture de l’Antigone de Sophocle, que Hegel en décrit l’organisation et le développement dans la Phénoménologie de l’esprit. Il importe à ce sujet de rappeler l’idéal qu’a représenté le peuple grec pour le jeune Hegel et ce jusqu’au cœur des années d’Iéna  : l’idéal d’un peuple libre et heureux, parfaitement uni et harmonieux, comme tel tout entier défini par la beauté. C’est ce trait que reprend ici Hegel lorsqu’il caractérise la vie éthique immédiate comme «  vie éthique belle  »136, mais avec ce changement complet de perspective qu’il lui faut désormais disparaître, que sa beauté harmonieuse est ce qui la voue inexorablement à la suppression, qu’elle constitue – paradoxalement – son défaut en ce qu’elle est, dans son immédiateté, synonyme d’irréflexion, témoignant donc d’un déficit de spiritualité, car, enseigne à présent Hegel, il n’est pas de réflexion, et donc d’esprit, sans opposition, sans par conséquent que se fracture à tout jamais la belle totalité initiale qui porte d’ailleurs d’emblée en elle ce qui va l’emporter, la scission qui la mine et qui ne va pas tarder à éclater au plein jour. Disons la chose autrement  : l’équilibre parfait de la vie éthique immédiate telle qu’incarnée dans la cité grecque est ce qui la rend incapable d’affronter l’épreuve de la réalité, ce qui la fait inévitablement se briser à même celle-ci  ; elle est le beau songe qui directement s’éteint lorsqu’on rentre sur le terrain du réel et de l’être-là qui est précisément, comme on vient de le noter, celui de l’esprit en tant que vie éthique. Voyons ceci de plus près.   Ibid.   GW 9, p. 240/PhE, p. 386.

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Ce qui distingue la vie éthique immédiate, c’est son caractère sub­ stantiel, simple, compact, strictement unifié. Non pas, bien entendu, qu’il n’y ait ici aucun écart ni séparation  : la conscience avec son écart constitutif est en elle et la vie éthique est directement vie éthique consciente, mais cet écart se trouve en elle aussitôt comblé, pour ainsi dire annulé, en ce que la conscience est tout entière axée sur la substance éthique comme vers ce qui constitue son alpha et son oméga, son «  essence universelle et [sa] fin  »137 en quoi elle trouve son accomplissement, sans réserve ni retour sur soi. Reste que la substance éthique ne sort pas totalement indemne de cette présence en elle de la scission propre à la conscience, que, comme dit Hegel, «  elle présente avec cela en ellemême tout autant la nature de la conscience, qui est de se différencier dans elle-même  »138. Tel est ce qui, dès le départ, mine intérieurement la vie éthique immédiate et qui va la mener à disparaître. Mais on n’en est pas encore là. Il convient de tout d’abord identifier la différence qui se trouve ainsi inscrite en elle comme conséquence de la conscience qui la vise et se rapporte à elle. Il s’agit de la différence formée par ce que Hegel appelle respectivement la loi humaine et la loi divine. La première est celle que nous avons déjà implicitement évoquée, c’est celle de la cité ou du peuple en vertu de laquelle l’ensemble des citoyens sont appelés par leurs paroles comme par leurs actes à contribuer consciemment et publiquement à la vie du tout et à la rendre effective  ; c’est donc la loi comme l’œuvre de tous, connue de tous et à laquelle tous également se soumettent. Mais la substance éthique ne se réduit pas à sa seule dimension politique, car celle-ci se fonde à son tour dans une autre sphère, celle que gouverne la loi divine et qui n’est autre que celle de la «  communauté éthique naturelle  »139, c’est-à-dire la famille. Ici, on n’est plus dans l’ordre de ce qui est conscient, public et manifeste, mais au contraire dans celui du privé régi par les puissances obscures du sentiment et de l’inconscient  ; il ne s’agit donc plus de la loi que promulguent les hommes au bénéfice de la cité, mais de celle, non écrite et immémoriale, qui concerne le soin et la sauvegarde de l’individu face à l’emprise de l’Etat, de l’individu considéré dans le droit et l’intégrité de sa stricte individualité, et qui, comme telle, ne peut concerner que l’individu mort, rendu aux siens au terme de sa vie active au service du peuple pour en célébrer l’existence en en disant le sens  : la tâche éthique de la famille, c’est en   GW 9, p. 240/PhE, p. 388.   GW 9, p. 241/PhE, p. 388  ; nous soulignons. 139   GW 9, p. 243/PhE, p. 391. 137 138

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effet le culte des morts que prennent en charge les femmes, là où la loi humaine est l’affaire des hommes, selon la signification éthique spirituelle que prend dans la cité la division naturelle des sexes140. Tout d’abord, ces deux éléments de la loi humaine et de la loi divine apparaissent en équilibre, complémentaires l’un de l’autre et constituant en un tel équilibre harmonieux la belle totalité de la cité  : la famille engendre et éduque les enfants (mâles) en vue du service de l’Etat qui, lorsqu’ils meurent dans leur tâche de citoyen, les restitue à la famille qui assure leurs funérailles. Mais ceci, c’est en quelque sorte la manière dont les choses se présentent sur papier, du seul point de vue de la structure en repos de la vie éthique. Mais celle-ci est par essence le terrain de l’action qui est toujours action singulière, œuvre d’un «  individu singulier  »141, lequel, dans le contexte de la vie éthique immédiate, appartient nécessairement à l’une des deux lois. C’est donc en fonction de celle dont il relève, loi humaine de la cité ou loi divine de la famille (loi de l’homme ou loi de la femme selon la répartition qu’instaure la nature au sein de cette éthicité immédiate), qu’il agit sans alternative possible  : sa loi représente pour lui la loi que seule il connaît et à laquelle il s’identifie, tandis qu’il ignore nécessairement l’autre loi. Ce qui va inévitablement déboucher sur des situations de conflit où les deux lois se heurtent, chacune se trouvant posée et affirmée unilatéralement comme absolue face à l’autre, expérimentée pour sa part comme une violence strictement contingente, comme un «  non-droit  »142. Tel est le conflit d’Antigone et de Créon illustré par la tragédie de Sophocle. On en connaît le dénouement qui consiste dans la déroute des deux protagonistes. C’est que chacun est coupable – coupable sans le savoir, en toute innocence – en regard du lien qui noue absolument l’une à l’autre les deux lois et les fait mutuellement solidaires au sein de la vie éthique à laquelle chacun appartient en profondeur et dont il ne fait que constituer un moment. Cette vie éthique une, ainsi ignorée et bafouée, resurgit dès lors nécessairement comme un destin qui, dans sa justice supérieure, engloutit les adversaires fautivement soudés à leur particularité politique ou familiale, ce destin que Hegel avait thématisé dès la période de Francfort où il le définissait comme «  la conscience de soi-même, mais comme 140  Signification qui culmine, selon l’interprétation hégélienne de la tragédie antique, dans le rapport entre le frère et la sœur, entre Antigone et son frère mort, Polynice, qui donnera lieu à la pièce de Sophocle. 141   GW 9, p. 251/PhE, p. 402. 142   GW 9, p. 252/PhE, p. 404.



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d’un ennemi  »143. Tout ce développement est ramassé dans ces quelques lignes situées au début de la section que Hegel consacre à «  l’action éthique  »  : «  Ce qui, dans celui-ci [le royaume éthique en repos], apparaît comme ordre et accord de ses deux essences, dont l’une confirme et complète l’autre, devient, du fait de l’acte (That), un passage [l’un dans l’autre] d’opposés, dans lequel chacun se démontre bien plutôt comme la nullité de lui-même et de l’autre que comme la confirmation [des deux]  ; – il devient le mouvement négatif ou la nécessité éternelle du redoutable destin qui engloutit dans l’abîme de sa simplicité la loi divine comme la loi humaine, ainsi que les deux consciences de soi dans lesquelles ces puissances ont leur être-là  »144. Quel est le résultat de cet effondrement  ? Le passage «  dans l’être-pour-soi absolu de la conscience de soi purement singulière  », répond Hegel. Ce passage, via le détricotage de la belle totalité éthique de la cité et de sa double légalité par le jeune homme conquérant (sur le terrain de l’histoire  : Alexandre le Grand), est celui qui mène à l’ «  état du droit  » (Rechtszustand)145 caractéristique de la Rome impériale. Ainsi l’écroulement de la belle cité organique signifie le passage au règne de la pure singularité  : on n’a plus affaire, toute l’organisation et l’ordre de cette cité se trouvant détruits, qu’à l’éparpillement atomistique de simples individus sans autre fondation substantielle qu’eux-mêmes – «  ils valent maintenant suivant leur être-pour-soi singulier comme des essences par soi et des substances  »146 –, et qui sont comme tels strictement égaux, à savoir formellement égaux en dépit de tout ce qui peut les distinguer au plan de leur contenu dont il est ici fait complètement abstraction. On est dans l’ordre de la pure certitude de soi sans vérité, celle de sujets purement formels, pleinement assurés d’eux-mêmes, mais uniquement d’eux-mêmes à l’exclusion de toute autre chose, de tout contenu extérieur. Tel est l’état du droit où chacun, dans cette uniformité anonyme des «  moi  » identiques, est (significativement) considéré comme «  personne  », c’est-à-dire comme n’importe qui, et qui détermine, selon la formule de Hegel, une «  communauté sans esprit  » (geistlose Gemeinwesen). Certes, il y a bien reconnaissance de l’individu comme personne, mais reconnaissance juridique qui, portant sur la singularité 143   GW 2, p. 191/G.W.F. Hegel, Premiers écrits (Francfort 1797-1800), tr. O. Depré, Paris, Vrin, 1997, p. 256. 144   GW 9, p. 251/PhE, pp. 402-403. 145   GW 9, p. 260/PhE, p. 414. 146   Ibid.

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pure et vide de chacun «  sans contenu qui lui soit propre  »147, ne peut concerner que ce que j’ai, le «  mien  » que je possède, formellement universalisé comme «  propriété  »148. Pour le reste, pour ce qui échappe à cette universalité formelle du droit, c’est-à-dire pour ce qui est du contenu proprement dit de la propriété, il ne peut venir que de l’extérieur, du hasard et de l’arbitraire, en l’occurrence de ce qui n’est lui aussi qu’un individu, mais qui, disposant de façon tout aussi arbitraire de toute réalité effective et l’unifiant en soi, est le «  maître du monde  »149, en qui on aura reconnu César, l’empereur romain, distribuant et reprenant tel un destin capricieux les biens, les richesses et, finalement, la vie même. En lui, en tant qu’ainsi dispensateur de tout contenu, s’atteste dès lors la vérité de la personnalité juridique qui est celle de «  son inessentialité  »150 constitutive  : elle y fait «  l’expérience de son manque de substance  », en quoi, constate finalement Hegel, cette dialectique de l’état du droit répète sur le terrain de la réalité effective celle qui, au niveau de la conscience de soi, enchaînait stoïcisme et scepticisme pour mener, ainsi qu’on l’a vu, à la conscience malheureuse, soit la conscience qui trouve hors et au-delà de soi, comme «  réalité rendue étrangère à elle  »151, ce qui forme sa vérité. On mesure, à la lumière de ces considérations sur l’état du droit, ce qui fait la place nécessaire de cette figure apparemment entièrement négative dans le développement de l’esprit au sein de la conscience. Car on peut de prime abord s’en étonner  : Hegel ne parle-t-il pas en effet à son propos de «  communauté sans esprit  », ainsi qu’on l’a noté, et ne semble-t-il pas dès lors qu’en passant en lui, on a laissé l’esprit derrière soi tel qu’il était immédiatement présent dans l’unité harmonieuse de la belle vie éthique de la cité  ? Mais justement, l’esprit n’y était qu’immédiatement présent, c’est-à-dire selon un mode ne convenant pas à l’essence réflexive de son être-esprit  : la conscience, dans l’effectivité de son Soi singulier, ne s’y était pas encore affirmée en propre, dégagée de toute espèce de substantialité, celle du peuple ou celle de la famille dans lesquelles elle se trouvait empêtrée. Or c’est justement ce qui se produit avec l’état du droit «  sans esprit  », ce qui veut donc dire, en résumé, que l’esprit, pour être pleinement l’esprit qu’il est, en toute effectivité spirituelle, doit quitter le mode immédiat de la beauté harmonieuse et affronter son contraire absolu, le «  sans esprit  », pour, à partir de cette situation   GW 9,   GW 9, 149   Ibid. 150   GW 9, 151   GW 9, 147 148

p. 262/PhE, p. 416. p. 262/PhE, p. 417. p. 263/PhE, p. 418. p. 264/PhE, p. 419.

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de déchirement et de misère totale, se récupérer et se faire pleinement esprit comme esprit conscient de soi. Parvenu au terme de l’état du droit, le curseur de l’histoire se déplace  : après le monde antique avec ses deux figures successives et opposées, l’esprit aborde le monde chrétien-moderne sous le titre d’ «  esprit rendu étranger à soi  » (Der sich entfremdete Geist) où il se produit en tant que «  culture  » (Bildung)152. Ce qui caractérise ce nouvel esprit – cette nouvelle figure de l’être-là de l’esprit – tel qu’il va se déployer à travers près d’un millénaire et demi d’histoire (des débuts du moyen âge à la Révolution française), c’est en effet, comme le dit le titre que lui assigne Hegel, son Entfremdung, c’est-à-dire sa situation d’étrangeté à soi-même ou d’aliénation153, bref de déchirement, qui est celle sur laquelle nous venons de voir déboucher l’état du droit et qui va à présent se déployer dans toute son ampleur et sa conséquence. Il importe de bien saisir la teneur de cette aliénation dans toute sa complexité  ; elle est essentielle à l’accomplissement de l’esprit. Pour qu’il y ait aliénation de l’esprit, deux conditions fondamentales sont requises qui se présentent comme contradictoires l’une par rapport à l’autre  : une opposition consistante et une unité de ce qui ainsi s’oppose. L’opposition, tout d’abord, est celle que nous avons vu apparaître dans l’état du droit, celle du Soi (de la conscience) et de la réalité de son monde en proie à l’arbitraire et à la contingence, opposition qui n’avait aucune consistance dans la substance éthique immédiate de la cité qui, selon la formulation de Hegel, «  maintenait l’opposition incluse dans sa conscience simple, et celle-ci dans une unité immédiate avec son   GW 9, p. 264/PhE, p. 420.   Hegel utilise deux termes différents, mais étroitement apparentés, pour caractériser la situation de ce nouvel esprit, celui d’Entfremdung et celui d’Entäusserug. Tous deux évoquent un mouvement d’éloignement, signifié par la particule ent–, éloignement en direction de l’étranger (fremd) ou de l’extérieur (äussere)  ; d’où les traductions littérales d’étrangement, d’une part, et d’extériorisation, de l’autre, aliénation traduisant tantôt l’un, tantôt l’autre. On a voulu trouver à ces deux termes des sens différents (voir par exemple l’article de J. Gauvin, «  Entfremdung et Entäusserung dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel  », Archives de philosophie, tome 25/3-4 (1962), pp. 555-571). Dans le passage qui nous occupe, les deux termes sont manifestement utilisés en étroite association, l’Entfremdung venant renforcer l’Entäusserung en accentuant la dimension de dépossession de soi qu’elle connote. Nous nous demanderons toutefois, dans le droit fil de notre interprétation de la philosophie hégélienne, s’il peut de façon générale y avoir véritable extériorisation sans étrangement par rapport à soi. On se souviendra que dans la Préface de l’ouvrage, la vie de Dieu est dite sombrer dans l’édification et la fadeur là où font en elle défaut «  le sérieux, la douleur et le travail du négatif  », étant donné que sa nature d’être pour soi requiert le sérieux de l’être-autre et de l’étrangement (Entfremdung), ainsi que le surmontement de celui-ci (voir GW 9, p. 18/PhE, p. 69). 152 153

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essence  »154  ; comme on vient de le noter, le Soi s’y trouvait immédiatement repris au sein d’une des deux grandes lois gouvernant la cité  : loi humaine du peuple ou loi divine de la famille, et n’apparaissait en aucune en tant que Soi effectif. En revanche, avec l’état du droit, le Soi en tant que personne s’est retiré de cette unité fusionnelle avec son essence, il s’est posé comme «  Soi exclusif  » (comme propriétaire privé) face au monde qui revêt à présent «  la détermination d’être quelque chose d’extérieur, le négatif de la conscience de soi  », une effectivité dure et violente. Mais cette opposition entre la conscience et le monde ne donne lieu à aliénation que pour autant qu’il y a en même temps unité entre les opposés, c’est-à-dire que le monde auquel la conscience s’oppose soit en même temps son monde, de sorte qu’en étant opposée à celui-ci elle soit en fait opposée à soi, bref qu’elle soit dans cette opposition rendue étrangère à elle-même, aliénée. Et c’est effectivement ce qui se passe, car au niveau du développement de l’esprit où nous nous trouvons, celui de l’esprit étant-là, l’être qui fait face à la conscience n’est plus l’être brut ou immédiat (comme dans la raison observante), mais il est, ainsi qu’on l’a vu et comme Hegel le rappelle opportunément, «  l’œuvre de la conscience de soi  », donc «  essence spirituelle  », l’expression même de sa substance. Ainsi sous l’aspect d’une réalité contingente qui fait extérieurement violence à la conscience, il s’agit en réalité de celle-ci en tant qu’elle s’est séparée de son essence (de l’union immédiate avec celle-ci), qu’elle s’en est extraite et éloignée (Hegel utilise le terme éloquent d’Ent­ wesung155), et qu’elle se l’oppose sans plus pouvoir s’y reconnaître. Bref, ce monde violent auquel elle s’oppose comme à quelque chose d’étranger est le fruit de son aliénation, aliénation nécessaire, comme on l’a vu, en ce qu’elle est part intégrante de l’essence de l’esprit, de son essence réflexive  : «  sa substance [celle du Soi] est donc son aliénation même  »156, écrit fortement Hegel, et cette dernière est dans cette mesure – celle donc où cet autre étranger auquel la conscience-esprit s’oppose est elle-même – vouée à donner lieu au travail du Soi sur le monde, travail de culture qui est de mise en ordre de la violence qui l’agite, de manière à en faire proprement un monde consistant, son monde qu’elle s’est réapproprié. Ce qui, à terme, ne veut en aucun cas dire la pure et simple suppression de toute aliénation, comme le montrera a contrario   GW 9, p. 264/PhE, p. 420.   GW 9, p. 264/PhE, p. 421. B. Bourgeois traduit par «  séparation dépossédante d’avec son essence  ». 156   GW 9, p. 265/PhE, p. 421. 154 155

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l’impasse sur laquelle déboucheront les Lumières et, à sa suite, la Révolution française, aboutissement historique du processus de la culture, car ce n’est qu’en s’aliénant – donc moyennant et à travers (durch) son Entfremdung157 – que le Soi peut réellement s’égaler à son essence spirituelle en la produisant et l’effectuant. Dans le fond, l’aliénation est cette structure du Soi en vertu de laquelle il est constitutivement voué à sortir de soi, à se faire autre que soi et à s’approprier cette altérité en la façonnant, ce qui est tout le contraire de la volatiliser et de l’anéantir. Nous ne pouvons, une fois de plus, entrer dans les longs développements que Hegel consacre à ce procès de la culture. On notera simplement qu’en tant qu’il est le fait du Soi aliéné, tel que nous venons d’essayer d’en cerner la structure, il se caractérise par une conscience double, se façonnant deux mondes séparés et opposés  : il y a, d’une part, le monde effectif présent, où règnent l’opposition et la non-coïncidence avec soi, monde d’une «  effectivité ob-jective qui a sa conscience au-delà  »158, audelà de son effectivité vacillante, dans un autre monde qui est celui de son essence, et, d’autre part, cet autre monde dans lequel la conscience est au contraire une avec elle-même, réconciliée avec son essence spirituelle, monde de la «  conscience pure  », mais qui «  n’a pas de présence effective  »159 et qui est le monde seulement pensé de la foi160. On a là, comme signalé, une reprise de la situation de la conscience malheureuse dans son déchirement caractéristique entre une effectivité insatisfaisante, parce que traversée par la séparation, et un au-delà unifiant mais dépourvu d’effectivité, ce déchirement étant à présent ressaisi dans sa dimension historique concrète, comme celui de l’esprit lui-même tel qu’il se trouve partagé entre les deux mondes qui viennent d’être évoqués. En très bref, le monde effectif tout d’abord est celui qui porte explicitement le déchirement  ; il est comme tel le monde de la culture proprement dite en tant qu’elle est le procès dans lequel la conscience a à devenir ce qu’elle est (à rendre son essence effective en se cultivant) moyennant la négation de ce qu’elle est immédiatement, c’est-à-dire par   GW 9, p. 264/PhE, p. 420.   GW 9, p. 265/PhE, p. 422. 159   GW 9, p. 265/PhE, p. 423. 160   Foi que Hegel distingue expressément, comme on le sait, de la religion dont il sera question plus tard  : là où la foi ne constitue qu’un comportement subjectif de fuite face au monde effectif, la religion est dans son contenu objectif l’expression même de la vérité, même si c’est sous une forme encore insuffisante (voir GW 9, p. 266/PhE, p. 425). On retrouve ici l’hostilité que depuis toujours – depuis ses tout premiers textes – Hegel a témoignée à l’endroit de toute attitude tournant le dos à la réalité du monde, si dure soit cette dernière. 157 158

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nature – dans lequel, en d’autres mots, il lui faut s’aliéner pour être authentiquement ce qu’elle est en se gagnant son essence et la réalisant  : «  l’universalité qui vaut ici [celle de la conscience réconciliée avec son monde], écrit Hegel, est l’universalité devenue (gewordne), et c’est pourquoi elle est effectivement réelle  »161. On a ici un point crucial qu’il convient de souligner, à savoir la négativité essentielle, originaire de l’esprit exprimée et déployée dans la culture  : la conscience ne rejoint son essence spirituelle que dans le renoncement à soi, le sacrifice de son égalité à soi immédiate et naturelle, car l’esprit n’est rien qui soit immédiatement (qui soit tout simplement), il est seulement comme ce qui se conquiert sur toute égalité à soi immédiate, c’est-à-dire précisément comme culture façonnant et élaborant son monde afin de se le rendre conforme et par là même seulement de se faire lui-même esprit effectif. Car – il faut bien l’entendre – cette spiritualisation de la conscience qui s’accomplit dans la culture est du même coup ce qui rend l’essence spirituelle elle-même effective et vivante, ce qui la réalise compte tenu de la réciprocité foncière entre esprit et conscience, l’un ayant à devenir l’autre et à passer en lui pour être ce qu’il est, qui constitue, ainsi qu’on l’a vu au début de ce chapitre, la thèse de fond de la Phénoménologie de l’esprit  : encore une fois, l’esprit n’est rien de tout fait, il est ce qui advient et se forme au sein du travail de la conscience qui elle-même se réalise en celui-ci. Ce travail culturel de façonnage mutuel va s’attester par deux biais différents au sein du monde effectif  : l’Etat et la richesse, c’est-à-dire la politique et l’économie dans lesquelles, de manière assurément différente et même opposée, l’individu œuvre en vue de l’universel et s’acquiert ainsi seulement reconnaissance. Notons simplement à ce sujet que cette dualité de l’Etat et de la richesse reproduit, en le reflétant au sein du monde effectif, le déchirement plus général entre celui-ci et le monde de la conscience pure, déchirement caractéristique de ce monde aliéné qu’est le monde chrétien-moderne, amplifiant et développant ainsi la division interne de celui-ci. D’où l’inévitable confrontation des valeurs propres à ces deux mondes en opposition qui va mener à la distinction entre deux types de conscience, ce que Hegel nomme la conscience noble et la conscience vile. Elles définissent les deux types de rapport que la conscience peut globalement entretenir avec les deux pôles de son monde, Etat et richesse  ; le premier, celui de la conscience noble, caractérisé par l’égalité à soi, est celui de qui se sent chez soi, en adéquation avec son monde tant du point de vue du   GW 9, p. 267/PhE, p. 426.

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pouvoir que de la richesse, tandis que le rapport propre à la conscience vile se signale au contraire par son attitude de rébellion et de contestation (de mépris) à l’endroit de ces deux instances. Impossible de suivre ici la dialectique brillante et subtile qui emporte ces deux consciences opposées et qui voit à terme la conscience noble, dont elle part, déboucher dans la conscience vile qui s’impose ainsi comme la vérité de celle-là (de manière analogue à ce qui, au niveau de la conscience de soi, se passait dans le rapport maître/esclave) et, plus largement, comme celle de ce monde déchiré qu’est le monde aliéné de la culture qui fait ainsi l’expérience de sa négativité. Il le fait en l’occurrence via ce qui constitue son medium par excellence, le langage, là où il se fait «  langage du déchirement  »162 qui est, observe Hegel, «  le langage accompli et l’esprit existant vrai de ce monde tout entier de la culture  »  : soit le langage «  plein d’esprit  » (geistreich)163 qui exprime la dissolution de toutes choses, de toutes valeurs en les faisant constamment basculer et se renverser l’une dans l’autre qu’illustre excellemment Le Neveu de Rameau de Diderot dont s’inspire ici explicitement Hegel. Des deux consciences qui se font face dans ce texte fameux, que Hegel avait eu l’occasion de lire dans la traduction qu’en avait réalisée Goethe, celle du neveu bohème et saltimbanque qui se rit de tout et s’emploie à tout pervertir et celle, honnête, du philosophe qui tente au contraire de préserver l’égalité à soi des choses à l’encontre de l’universelle déstabilisation où son interlocuteur les entraîne, c’est la première, nous dit Hegel, qui est dans le vrai, dans la vérité de l’esprit et du concept, dans la mesure où elle est «  conscience du renversement absolu  », tandis que la conscience honnête qui «  prend chaque moment comme une essentialité qui demeure […] est cette absence de pensée sans culture qui consiste en ce que cette conscience ne sait pas qu’elle fait tout aussi bien l’inverse  », car, ajoute-t-il, le concept est justement ce «  qui rassemble les pensées qui pour l’honnêteté se tiennent à grande distance les unes en dehors des autres  ». Notons-le  : l’honnêteté au sens qui vient d’être évoqué et qui est celui d’une certaine «  droiture  » ou «  pureté  » qui, simplement et naïvement, prend les choses telles qu’elles sont de façon immédiate et les tient du coup «  à grande distance les unes en dehors des autres  », n’a jamais eu bonne presse auprès de Hegel aussi loin que l’on remonte dans ses textes  ; elle n’est en tout cas pas la manière de procéder de l’esprit qui est plutôt celle, sinueuse et tortueuse, de la dialectique dont   GW 9, p. 282/PhE, p. 447.   GW 9, p. 283/PhE, p. 449.

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en ce sens le langage déstabilisant du Neveu de Diderot est plus proche, comme le laisse clairement entendre Hegel. Ceci dit, ce langage n’est pas encore la dialectique, car l’esprit renferme bien une certaine droiture  ; celle-ci lui est même essentielle, même s’il ne s’agit assurément pas de celle, étroite et rigide, de l’honnêteté ci-dessus critiquée. A cet égard, ce langage du déchirement pêche à son tour par un négativisme unilatéral en se limitant à dénoncer ironiquement la «  vanité  » (Eitelkeit)164 de tout contenu et sa dissolution inéluctable. Aussi bien l’esprit, ne pouvant se satisfaire d’un tel nihilisme destructeur, est amené à se tourner vers l’autre sphère du monde aliéné de la culture qui accompagne celui-ci depuis le départ comme sa contrepartie  : ce qui nous est apparu comme le monde de la conscience pure et qui est celui, purement pensé, de la foi vers lequel il s’agit à présent de se tourner. Nous nous contenterons d’en saisir les principaux traits. On a vu que ce monde de la foi165 est celui de la conscience réconciliée avec son essence, cette essence spirituelle dont elle n’a pu obtenir la réalisation dans le monde effectif et ses puissances que sont pouvoir et argent, sinon pour découvrir à terme qu’elle en constitue la complète désagrégation, ainsi qu’on vient de le voir. Ce monde de la foi résulte par conséquent de la fuite hors du monde effectif présent, de «  l’élévation immédiate  »166 au-dessus de celui-ci, et forme comme tel un autre monde, un monde au-delà du monde effectif et de sa vanité. Ce qui veut dire qu’il constitue, comme on l’a noté, un monde purement pensé, ce qu’il ne faut en aucun cas prendre pour un trait positif car il ne signifie rien d’autre que son manque complet d’effectivité, donc son caractère fictif. Autrement dit, la pensée dont il s’agit ici est, en langage hégélien, une pensée de l’ordre de la représentation qui, gardant nécessairement partie liée avec ce qu’elle fuit, revêt la forme «  d’un effectif commun, d’une effectivité qui a été seulement élevée dans un autre élément [celui de la pensée] sans avoir perdu en celui-ci la déterminité d’une effectivité non pensée  »167, ce qui correspond exactement à la manière de la représentation  ; et comme on est en régime chrétien, cette effectivité commune sera celle du Dieu trinitaire, Père, Fils et Esprit (à distinguer, bien entendu de ce qu’il deviendra, une fois authentiquement pensé, au sein de la religion et surtout de la philosophie). Ce qui, sur cette base, va se produire, c’est   GW 9, p. 285/PhE, p. 452.   On se rappellera que la foi dont il est ici question est à distinguer fermement de la religion (voir ci-dessus note 160). 166   GW 9, p. 287/PhE, p. 454. 167   Ibid. 164 165

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qu’en tant qu’elle consiste ainsi dans la fixation d’un contenu culturel commun, la foi va nécessairement se heurter à la conscience négative et critique qui, pour sa part, s’attache, comme on l’a vu, à dénoncer la vanité de tout contenu de ce type en montrant qu’il est tout aussi bien le contraire de lui-même. Tel est le mouvement de l’intellection (Einsicht) dont le propos est de ramener toutes choses à soi, à sa mesure, et de les rendre ainsi rationnelles pour toute conscience. On retrouve donc ici, transposé à l’échelle de deux mondes opposés, le conflit entre la conscience noble, caractérisée par le repos de l’égalité à soi immédiate, et la conscience vile qui incarnait au contraire l’inquiétude déstabilisante de la conscience dissolvant en elle-même tout contenu donné. Ces opposés constituent en fait les membra disjecta de l’esprit un, qui, dans sa vérité, les réunit en soi, mais qui ici, comme esprit aliéné, les pose comme mutuellement extérieurs et exclusifs  : «  l’esprit, écrit Hegel, est, quant à sa vérité, en une unité inséparée, aussi bien le mouvement et la négativité absolus de son apparaître que leur essence en soi satisfaite et leur repos positif. Mais, se trouvant en général sous la déterminité de l’étrangement (Entfremdung), ces deux moments se séparent l’un de l’autre comme une conscience double  »168. D’où, en cette situation d’aliénation, le conflit de ces deux moments, celui de la foi et celui de la pure intellection historiquement incarnée par la rationalité des Lumières  : ce sera «  le combat de l’Aufklärung avec la superstition  »169. Il y a lieu de s’y arrêter car, avec ce combat, on a le terrain sur lequel s’est développée la pensée de Hegel, le contexte intellectuel dont il est parti et avec lequel il a eu à débattre. Ce qu’il en dit ici est imprégné des réflexions qu’il a élaborées sur le sujet de Tübingen à Iéna et qu’il prolonge et accomplit dans une vision d’ensemble qui entend en ressaisir la pleine signification. La lutte est initiée par l’Aufklärung qui dénonce dans la foi la crédulité naïve du peuple et la malignité manipulatrice du clergé qui l’exploite et dont bénéficie le pouvoir oppresseur du despote, le but étant d’éclairer cette conscience crédule en activant la raison qui sommeille en elle et ainsi de la libérer (propos qui, on s’en souviendra, était celui jeune Hegel durant sa période bernoise en lutte avec la positivité de la religion170). Mais Hegel va montrer ici que la raison dont se recommande l’Aufklärung est en fait une raison étroite, une raison abstraite, ­prisonnière   GW 9, p. 288/PhE, pp. 456-457.   GW 9, p. 293/PhE, p. 465. 170   Voir la première partie de notre recherche relative aux années de formation de Hegel, pp. 19 sqq. 168 169

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de ses propres limites et dès lors incapable de se reconnaître dans son opposé, qu’est la foi qu’elle considère comme irrationnelle. Car telle est la thèse qui est au principe de la conception que la Phénoménologie de l’esprit développe à propos du conflit entre raison éclairée et foi, à savoir que, sous le voile de leur opposition, elles sont en réalité (pour nous) identiques, participant d’une même attitude spirituelle de base qui est de dépréciation, de dévalorisation de l’effectivité, ici – dans l’Aufklärung – sous la forme négative d’une critique ironique et déstabilisante établissant la vanité de toutes choses, là – dans l’attitude croyante – sous celle, positive, du déploiement d’un au-delà, cette identité ou, plus exactement, cette parenté essentielle entre les deux traduisant plus fondamentalement la véritable nature, encore implicite, de la raison (sa nature spirituelle simultanément négative et positive), sur laquelle se méprend la pure intellection de l’Aufklärung en en ignorant la foncière négativité. D’où la «  contradiction  »171 dans laquelle elle s’empêtre en s’engageant dans son combat contre la foi  : «  elle s’imagine (meynt) combattre quelque chose d’autre  », mais en réalité, déclare Hegel, «  son essence [i.e. la raison dont elle se recommande], en tant qu’elle est la négativité absolue, consiste à avoir l’être-autre en elle-même  ». Aussi bien, en combattant la foi, l’Aufklärung se combat en vérité elle-même, elle n’est rien d’autre «  que le négatif d’elle-même  », ce qui débouchera à terme sur son échec. On reconnaît, dans cette approche du conflit foi/raison tel qu’il se déploie au 18ème siècle dans le cadre de la modernité finissante172, le plaidoyer de Hegel pour une raison élargie, une raison capable de sortir d’elle-même (car telle est sa nature profonde) et d’inclure en elle son autre, à l’inverse de l’étroitesse de la raison éclairée qui n’est en réalité qu’un simple entendement. Reste que, dans l’immédiat, c’est l’Aufklärung qui triomphe  : non seulement elle diffuse et se répand dans toutes les consciences, devenant «  une intellection de tous  »173, mais elle contamine la foi elle-même en y instillant son soupçon par lequel elle la convainc de superstition, c’est-à-dire d’adorer de manière idolâtre des objets finis (même si telle n’est pas la véritable nature de la foi et si dans le fini elle ne vise en fait que l’absolu qui s’y manifeste et que seul elle vénère à travers lui  : «  Ce qu’elle [la foi] vénère n’est pour elle absolument ni pierre, ni bois, ni pâte à pain, ni quelque autre chose sensible   GW 9, p. 296/PhE, p. 469.   Approche déjà initiée dans l’article paru dans le Journal critique de philosophie édité par Hegel et Schelling au début de la période d’Iéna, intitulé Foi et savoir (voir GW 4, pp. 315 sqq./Premières publications, pp. 191 sqq.). 173   GW 9, p. 292/PhE, p. 464. 171 172

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temporelle  »174). Ainsi l’Aufklärung amène-t-elle à scinder ce qui dans la foi se trouvait absolument uni  : l’essence absolue et la réalité finie, cellelà étant ramenée à une indétermination abstraite et vide dépourvue de tout prédicat, celle-ci au rang d’effectivité commune qui, en toute platitude, ne renvoie plus qu’à elle-même, à son effectivité empirique bornée. Ce qui ne veut pas dire que cette polémique de l’Aufklärung contre la foi soit dès lors dépourvue de toute légitimité  : même si, comme on vient de le voir, elle repose sur un malentendu concernant la véritable nature de la foi et qu’elle fait injustement tort à cette dernière, elle traduit cependant un «  droit  », qui est le «  droit humain  » de la conscience de soi, le droit de prendre distance par rapport à l’essence simple de la vérité et de s’opposer à elle, introduisant ainsi l’inégalité dans l’égalité à soi absolue de cette dernière  ; ce que Hegel exprime de la façon suivante  : «  La foi possède le droit divin, le droit de l’égalité à soi-même absolue ou de la pensée pure contre les Lumières […]. Elles [les Lumières] n’ont cependant qu’un droit d’ordre humain contre elle [la foi] et pour leur vérité  ; car l’injustice qu’elles commettent est le droit de l’inégalité (das Recht der Ungleichheit) et il consiste dans le renversement et le changement, un droit qui appartient à la nature de la conscience de soi en opposition à l’essence simple ou à la pensée  »175. En quoi on retrouve une fois encore l’enjeu central de la Phénoménologie de l’esprit tel qu’il se présente à présent de façon concrète sur le terrain de l’histoire: affirmer le droit (humain) de la conscience de soi face à la vérité (divine) de l’esprit, car celui-là est aussi essentiel à celle-ci qu’elle-même lui est à son tour nécessaire, et montrer dès lors comment à terme ils se rejoignent et s’articulent l’un à l’autre en une seule et même vérité, seule authentiquement réelle et effective, celle de l’esprit conscient de soi, autrement dit de la substance qui est en même temps sujet. Mais on n’en est pas encore là  ; il s’agit tout d’abord de voir sur quoi débouche la victoire de l’Aufklärung. L’issue de cette victoire consiste en ce que le terrain de l’Aufklärung s’est imposé à la foi, terrain qui, comme on vient de le voir, se partage désormais entre l’ «  essence vide  » de l’essence absolue, «  vacuum auquel aucune détermination, aucun prédicat ne peuvent être conjoints  »176, et les réalités finies de ce monde réduites à leur être-là sensible immédiat telles qu’elles se donnent dans l’expérience commune strictement profane, à ceci près qu’avec la foi on a affaire, comme dit   GW 9, p. 300/PhE, p. 474.   GW 9, pp. 305-306/PhE, p. 482. 176   GW 9, p. 303/PhE, p. 478. 174 175

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Hegel, à une Aufklärung «  insatisfaite  » (nostalgique, aspirant douloureusement à la présence révolue de l’au-delà) par différence avec l’Aufklärung «  satisfaite  » qu’est l’Aufklärung proprement dite, contente de son sort177. Hegel précise la nature de ce terrain en montrant que, ne laissant comme seul contenu positif que celui de l’expérience sensible, il donne lieu à un sensualisme (reprise explicite de la certitude sensible du début du cheminement phénoménologique de la conscience), lequel réduit en fin de compte l’être de ce qui est à l’utilité (Nutzen)178, mixte d’être en soi et d’être pour un autre, de position absolue et de position relative, d’objectivité subsistante et d’inconsistance référentielle qui se résout dans l’être-pour-soi de la conscience179. Le concept d’utilité se présente ainsi comme le concept central de la philosophie de l’Aufklärung, signifiant que toutes choses, y compris l’homme avec sa raison et Dieu lui-même, sont pour l’homme, pour son utilité et son profit, ce qui revient à une instrumentalisation généralisée de l’être, dont Hegel montre qu’elle se soutient d’une métaphysique abstraite qui, oscillant entre déisme et matérialisme en fonction de l’indétermination de l’essence absolue, fonde la double dimension de l’utile appliqué à toutes choses. Cet utilitarisme généralisé signifie ainsi que tout est pour et par la conscience de soi, entièrement résorbé en elle qui n’a par conséquent vis-à-vis d’elle plus aucune altérité consistante, rien qui lui résiste, plus d’en soi qui ne soit pour soi et ne se soumette directement à elle, c’est-à-dire à sa volonté devenue universelle. En soi et pour soi (vérité et certitude) sont de la sorte entièrement réconciliés  ; c’est apparemment la fin de toute aliénation, de cette aliénation qui traversait le monde de la culture comme monde de l’esprit rendu étranger à soi-même dans sa division entre monde profane et mode céleste. Telle est la liberté absolue, sur laquelle débouchent les Lumières – «  le ciel descendu et transplanté (herunter verpflanzt) sur la terre  »180, commente Hegel – dont la concrétisation va toutefois donner lieu, contre toute attente, à la Terreur. En effet, vouloir faire descendre le ciel sur la terre, en quoi consiste l’acte de la liberté absolue, fantasme d’une liberté délivrée de toute 177  Voir GW 9, p. 310/PhE, p. 488. Hegel ajoute toutefois que  : «  Il se fera pourtant voir si elle [l’Aufklärung] peut rester dans cette satisfaction  », car, note-t-il, «  cette aspiration ardente (jenes Sehnen) à l’instant évoquée de l’esprit trouble (des trüben Geistes), qui s’afflige de la perte de son monde spirituel, se tient en embuscade  ». 178  Voir GW 9, pp. 304-305/PhE, pp. 480-481. 179   Hegel donne une description circonstanciée du jeu de ces trois moments constitutifs de l’utile, être-en-soi, être-pour-un-autre et être-pour-soi (voir GW 9, pp. 314-315/ PhE, pp. 493-495). 180   GW 9, p. 316/PhE, p. 496.

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a­ ltérité qui engloutit celle-ci en soi, voilà bien ce qu’il y a de plus terrifiant, en quoi nul ne peut vivre, mais qui est inéluctablement conduit à porter partout et de la manière la plus absurde une négation parfaitement vide et anonyme. C’est, comme on le sait, le destin de la Révolution française que vise ici Hegel et qu’il s’attache à interpréter philosophiquement, cette Révolution qui avait soulevé son enthousiasme lorsqu’elle éclata alors qu’il était étudiant au Stift de Tübingen, mais à l’égard de laquelle il avait rapidement pris ses distances, horrifié devant «  l’ignominie des robespierrots  »181. Non pas qu’il brûle désormais ce qu’il avait initialement adoré  ; les Leçons sur la philosophie de l’histoire de Berlin conserveront la mémoire de l’enthousiasme de jeunesse et le confirmeront en des termes éloquents dont il convient de rappeler ici l’idée maîtresse  : ce qu’Anaxagore a le premier énoncé sur le plan théorique, à savoir que le noũs (la pensée en grec) gouverne le monde, ceci est avec la Révolution entré dans l’effectivité  : résultat de l’effort d’intellection de l’Aufklärung, elle «  a eu son début et son origine dans la pensée (im Gedanken)  »182, fondant la réalité effective tout entière sur l’Idée et la construisant d’après elle, ce qui se traduit politiquement par l’exigence d’une constitution. Ceci forme naturellement pour l’idéaliste qu’est Hegel un progrès décisif dans la marche de l’histoire qu’il ne manque pas de saluer. Reste toutefois à déterminer quelle pensée se trouve ici à l’œuvre. Il s’agit, répond Hegel, de la raison encore abstraite de l’Aufklärung, qui a trouvé, comme on l’a vu, dans l’utilité le sens ultime de son rapport au monde, de sorte que, finalement, ce sens repose uniformément dans la conscience de soi dont le vouloir singulier, seul effectif, vaut directement, sans aucune médiation qui le limiterait, comme volonté universelle. C’est la volonté générale de Rousseau dans laquelle chacun agit immédiatement pour le tout par delà toute considération d’ordre, de division ou de hiérarchie sociale  : «  son but [de la conscience singulière] est le but universel, son langage est la loi universelle, son œuvre est l’œuvre universelle  »183. Telle est, écrit encore Hegel, la «  substance indivise (ungetheilte Substanz) de la liberté absolue [qui] s’élève sur le trône du monde sans qu’une quelconque puissance soit   Briefe 1, p. 12/Correspondance 1, p. 18.   G.W.F. Hegel, Vorlesungen. Ausgewählte Nachschriften und Manuskripte, Bd 12  : Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte Berlin 1822/1823 (désormais cité V 12) , hrsg. von K. H. Ilting, K. Brehmer und H. N. Seelmann, Hamburg, F. Meiner, 1996, p. 518/G.W.F. Hegel, La philosophie de l’histoire, dir. M. Bienenstock, Paris, Librairie Générale Française, 2009, p. 536. 183   GW 9, p. 318/PhE, p. 499. 181

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capable de lui offrir de la ­résistance  »184. On comprend dans ces conditions que la Révolution ait été amenée à dégénérer dans la Terreur car ce qui s’y passe en fait, c’est que le singulier ne peut être qu’écrasé par cette promotion immédiate à l’universel qui est un universel strictement indéterminé, une négativité vide qui ne peut dès lors qu’uniformément détruire toute singularité en sa différence toujours potentiellement suspecte d’écart par rapport à l’universel. C’est ce que Hegel nomme «  la furie du disparaître  »185 en laquelle sombre le processus révolutionnaire, montrant a contrario la nécessité pour l’esprit de l’aliénation, qu’il s’agit non pas d’éradiquer, mais bien d’intérioriser et de reconnaître. L’échec de la Révolution va entraîner le passage à l’étape suivante, la dernière de la dialectique de l’esprit étant-là  : après celle de la vie éthique immédiate dans le monde antique et celle de l’esprit aliéné à soimême dans la culture propre au monde chrétien-moderne, l’étape de «  l’esprit certain de soi-même  » dans la «  moralité  », en laquelle s’amorce le repli de l’esprit en lui-même, c’est-à-dire dans sa réflexivité essentielle qui caractérisera l’ultime jalon de son advenir au sein de la conscience que réfléchit la Phénoménologie de l’esprit. De fait, si après le tumulte révolutionnaire l’histoire semble devoir revenir au calme d’un ordre substantiel (Napoléon faisant suite à la Révolution française), c’est toutefois sur un autre terrain – «  dans un autre pays de l’esprit conscient de soi  »186 – que va désormais se poursuivre le développement de l’esprit, un terrain qui lui est (une nouvelle fois) ouvert par l’expérience de la mort et le tremblement éprouvé face à elle187, et dans lequel, en tant qu’esprit conscient, il accède au savoir de soi  : il s’y réfléchit, à travers l’expérience de la pure négativité de la mort «  dépourvue de signification  » et qui n’a en elle «  rien de positif  »188, dans son universalité essentielle, comme volonté pure élevée au-dessus de toute particularité, de tout vouloir singulier, analogon subjectivé et intériorisé de la volonté générale, ce qui, comme dit Hegel, équivaut à un passage immédiat de «  ce qui est purement négatif  » «  en positivité absolue  », ce passage ou mieux cette coïncidence du négatif et du positif étant le fait même de l’esprit en tant que Soi conscient. Cette volonté pure à laquelle nous fait ainsi accéder la dialectique de la Terreur est ce que Kant a thématisé en tant que   GW 9, p. 317/PhE, p. 499.   GW 9, p. 319/PhE, p. 502. 186   GW 9, p. 323/PhE, p. 506. 187   Ce tremblement qui était déjà celui de l’esclave dans la lutte à mort qui l’opposait au maître lors de l’étape de la «  conscience de soi  ». 188   GW 9, p. 322/PhE, p. 505. 184 185

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raison pure pratique, soit la raison ramenée, au-delà de tout contenu immédiat, à la pure forme de l’impératif moral. «  L’esprit certain de soi-même  » débute donc par un examen de ce que Hegel nomme «  la vision morale du monde  » (moralische Weltanschauung)189. Cet examen nous intéresse car il porte en son centre la question de l’effectivité essentielle de l’esprit, effectivité que, comme conscience morale, il ne parvient pas à satisfaire, s’enferrant ainsi en «  un nid de contradictions vides de pensée  »190. Nous nous limiterons à mettre en lumière le nerf de ces contradictions, ce qui les sous-tend toutes. En cause la séparation rigide que la conscience morale établit entre l’ordre universel du pur devoir, en quoi elle pose son essence, et celui de la nature, soit le dualisme entre liberté morale et nécessité naturelle. Dans ce cadre, la moralité, d’une part, ne se maintient dans son authenticité que pour autant qu’elle se préserve de la nature, en particulier des atteintes de la sensibilité, en tant que moralité pure. Mais, d’autre part, il lui est essentiel de se réaliser, de s’effectuer comme moralité agissante et, dans cette mesure, il lui faut en même temps recourir à cette nature qu’elle a commencé par rejeter et, par là, elle sombre dans son propre contraire, l’immoralité  : «  rien d’effectif qui soit moral  »191, écrit Hegel à son propos  ; la conscience morale se caractérise par «  la nonharmonie de la conscience du devoir et de l’effectivité, et plus précisément de la sienne propre (und zwar seiner eignen)  ». Aussi bien sa nécessaire effectuation ne pourra-t-elle être qu’indéfiniment déplacée192 et finalement située au-delà d’elle, dans une autre conscience, une conscience divine dès lors postulée, c’est-à-dire simplement pensée et représentée, qui, pour sa part, réconcilie, fictivement et contradictoirement, moralité et nature (contradictoirement, car la moralité réalisée est du même coup la moralité supprimée). On voit l’enjeu de cette problématique  : celui de l’unité entre devoir-être et être. Il sera crucial de bien saisir la réponse qu’y apporte Hegel, qui ne consiste en aucune façon, comme on l’a trop souvent cru, à sacrifier le devoir-être à l’être en soutenant simplement et unilatéralement que ce qui doit être c’est ce qui est, mais bien, de façon infiniment plus subtile, à affirmer que ce qui est, que   GW 9, p. 324/PhE, p. 508.   GW 9, p. 332/PhE, p. 519. 191   GW 9, p. 331/PhE, p. 518. 192   La stratégie de la conscience morale, confrontée à ses contradictions, est caractérisée par Hegel comme celle d’un continuel «  déplacement  » (Verstellung, qui signifie aussi déguisement, hypocrisie), stratégie qu’il développe avec un grand luxe de détails (voir GW 9, pp. 332-340/PhE, pp. 518-529). 189 190

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l’être même est devoir-être, en lui-même agir et effectuation de soi et non la platitude d’un simple être-là inerte. On aura l’occasion de revenir sur ce point capital. Ce que de manière contradictoire la conscience morale tout à la fois voulait et ne voulait pas, l’unité du devoir et de la nature, de l’universalité de celui-là et de la particularité de celle-ci avec les inclinations qui en proviennent, c’est ce qui va au contraire caractériser la figure de l’esprit conscient qui lui fait suite, celle du Gewissen, de l’esprit certain d’être dans sa singularité même universel ou, comme dit Hegel, «  certain (gewiss) immédiatement de soi comme de la vérité absolue et de l’être  »193. Autrement dit, on a ici affaire à ce qu’on pourrait appeler une «  bonne conscience  » caractérisée par le sentiment d’être spontanément dans le bien, d’agir bien par nature en suivant son inclination particulière ou son for intérieur (la voix de sa conscience ou sa conviction). Telle est la certitude immédiate du Gewissen, dès lors convaincu que son agir particulier a valeur universelle, valeur de loi  : «  c’est à présent la loi qui est en vue du Soi, non [comme c’était le cas dans la conscience morale de type kantien] le Soi en vue de la loi  »194. Hegel montre qu’il y a cependant une faille dans cette belle assurance, car la prétention à l’universalité (à valoir comme loi) qui s’y manifeste ne saurait se ramener purement et simplement à la particularité du Soi de la bonne conscience (à ses actions déterminées) qui implique toujours une part de contingence  : la loi ne saurait être de façon solipsiste simplement sa loi. Cette faille, analyse Hegel, se vérifie dans le besoin qu’éprouve la bonne conscience de s’expliquer et d’user à cette fin du langage afin d’être effectivement reconnue par les autres consciences195. 193   GW 9, p. 341/PhE, p. 530. Le sens habituel de Gewissen est celui de conscience au sens de conscience morale. Ici, cette traduction serait manifestement insuffisante, car outre le fait qu’elle entraînerait un risque de confusion avec le moralisme de type kantien précédemment analysé, elle manquerait le rapprochement explicitement énoncé par Hegel avec gewiss qui signifie «  certain  »  : le Gewissen, c’est en effet ici l’esprit conscient de soi comme certitude (ou conviction) d’être immédiatement, dans l’agir de sa subjectivité particulière même, conforme à l’universalité du devoir. D’où la difficulté de trouver un équivalent français du Gewissen ainsi entendu. Voici les propositions des différentes traductions françaises existantes de la Phénoménologie de l’esprit  : «  conscience-morale (ou bonne conscience)  » (Hyppolite, Aubier Montaigne, tome II, p. 168), «  conviction morale  » (Lefebvre, Aubier, p. 417), «  certitude-morale  » (Jarczyk/Labarrière, Gallimard, p. 549) et «  for intérieur  » (Bourgeois, Vrin, p. 529). 194   GW 9, p. 344/PhE, p. 534. 195   Hegel, à cette occasion, relève la place centrale du langage dans le devenir de l’esprit et en récapitule brièvement quelques-unes des principales occurrences en celui-ci  ; il est, note-t-il, «  l’être-là de l’esprit  » en ce qu’il est «  la conscience de soi étant pour d’autres, qui est immédiatement présente comme telle et qui est, en tant que cette conscience-ci, conscience universelle  » (GW 9, p. 351/PhE, p. 543). Ici, le langage mis en



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Ainsi l’attention se déplace-t-elle de l’agir de la bonne conscience au langage comme lieu de son accomplissement  ; elle en use pour protester de l’authenticité de sa conviction comme ce qui seul compte véritablement dans son agir en tant que dimension morale de celui-ci et verse ainsi dans le culte narcissique de la beauté de son Moi censée la préserver de l’inévitable limitation de son action toujours déterminée et contingente qu’elle repousse au deuxième plan. La bonne conscience est ainsi devenue la «  belle âme  » strictement impuissante et inefficiente, s’abîmant dans la contemplation stérile de sa «  génialité morale qui sait la voix intérieure de son savoir immédiat comme une voix divine  »196. Arrêtons-nous un instant sur ce point pour observer que la critique de la belle âme que nous venons d’évoquer est une constante chez Hegel depuis au moins la période de Francfort où c’était Jésus qui, dans son refus du monde terrestre, faisait figure de belle âme  ; mais en fait, sans qu’elle soit d’emblée identifiée sous ce nom, cette critique était à l’œuvre depuis les tout premiers pas de sa pensée à Stuttgart et à Tübingen, comme nous avons essayé de le montrer dans la première partie de notre recherche197  ; elle constitue à ce titre l’un des principaux fils qui parcourent toute son œuvre, ce que nous caractériserions comme son refus décidé de toute forme d’angélisme qui, abstraitement, replie la pensée sur elle-même, sur son universalité dès lors vide. Dans la Phénoménologie de l’esprit, cette critique s’énonce de la façon suivante  : «  il lui manque [au Soi de la belle âme] la force de l’aliénation (die Kraft der Entäusserung), la force de se faire chose et de supporter l’être. Il vit dans l’angoisse de souiller la splendeur de son intérieur par l’action et l’être-là, et pour préserver la pureté de son cœur, il fuit le contact de l’effectivité et persiste dans l’impuissance (Kraftlosigkeit) obstinée à renoncer à son Soi aiguisé jusqu’à l’ultime abstraction et à se donner sub­ stantialité ou à transformer sa pensée en être et à se confier à la différence absolue (sich dem absoluten Unterschied anzuvertrauen)  »198. Tel est en effet le prix de l’efficience de la pensée que Hegel n’a cessé de poursuivre  : affronter le grand écart par lequel son unité foncière s’ouvre à la différence dans toute sa radicalité, à la différence comme «  différence absolue  ». L’ultime figure de la moralité, qui va opérer la transition de celle-ci, et donc de toute la sphère de l’esprit, à celle de la religion, se présente œuvre est celui de la conviction  ; en lui «  la conscience exprime sa conviction  » et la rend par là effective en la légitimant. 196   GW 9, p. 352/PhE, pp. 544-545. 197   Voir notre premier volume consacré aux années de formation de la pensée hégélienne. 198   GW 9, p. 354/PhE, pp. 547-548.

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comme une figure double en laquelle se rassemblent en se confrontant l’une à l’autre les deux dimensions de l’universel et de la particularité déterminée que nous avons vues à l’œuvre au sein des différents moments de la moralité que nous avons parcourus, en particulier celui du Gewissen et celui de la belle âme, là avec une prévalence de l’agir déterminé, ici avec une prévalence inverse de l’universel. Dans le cadre de cette nouvelle configuration, la première, qui est donc la conscience singulière agissante, comme telle vouée à la finitude de son action particulière, se présente comme une mauvaise conscience, qui se sait et se reconnaît inégale à l’universalité du devoir et de la loi qui est également en elle et à laquelle elle aspire, tandis que la seconde, qui se retient au contraire de toute action déterminée, apparaît, dans sa revendication d’universalité, comme la conscience qui juge pour laquelle la première «  vaut comme le mal  »199. La dialectique de cette confrontation montre que si la conscience agissante est prête à confesser son manque, donc à reconnaître le jugement porté contre elle par l’autre conscience et à s’unir ainsi à elle, celle-ci, en revanche, entend se conserver dans sa pureté en se retenant de toute action  : elle se contente, comme dit Hegel, d’appréhender par la seule pensée (auffassen)200 le devoir sans l’effectuer, ce qui impliquerait d’agir. Donc pas plus que la première qu’elle dénonce, elle ne fait son devoir, et il y a à cet égard égalité entre les deux, une même façon hypocrite de «  ne placer le devoir que dans son discours  »201. Mais, en fait, il n’y a pas stricte égalité, car si tout agir est assurément déterminé, reflétant à ce titre le point de vue et l’intérêt particuliers de celui qui agit, il a également un «  côté universel  »202, une volonté de devoir qui le travaille  ; mieux, si le devoir doit être quelque chose d’effectif et ne pas en rester au stade des déclarations creuses, il lui faut de toute nécessité se mêler à la singularité de l’action particulière, «  car, déclare Hegel, le devoir pour le devoir, ce but pur, est ce qui n’est pas effectif  ; son effectivité, le but ne l’a que dans le faire de l’individualité  »203. Or, cette dimension d’universalité de l’action particulière, c’est ce à quoi la conscience jugeante, jalouse de sa pureté, est aveugle et elle ramène en conséquence toute action à son ressort purement égoïste. D’où la formule célèbre  : «  Il n’y a pas de héros pour [son] valet de chambre  », qui trouve ici sa première occurrence dans l’œuvre de Hegel et dont on sait l’usage qu’il en fera plus tard dans ses Leçons sur la   GW 9, p. 356/PhE, p. 550.  Voir GW 9, p. 357/PhE, pp. 551-552. 201   GW 9, p. 357/PhE, p. 552. 202   GW 9, p. 358/PhE, p. 552. 203   GW 9, p. 358/PhE, p. 553. 199 200

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p­ hilosophie de l’histoire à propos du «  grand homme  ». Bref, si l’instance du jugement est bien présente dans la conscience agissante, l’inverse n’est pas vrai  ; ce qui signifie que l’égalité entre les deux consciences est seulement d’un côté, du côté de la conscience agissante qui, dans l’aveu de son manque, rejoint le point de vue de la conscience jugeante et s’unifie avec lui, tandis que celle-ci, dans l’isolement où elle se retranche, est «  le cœur dur qui est pour soi et rejette la continuité avec l’autre  »204, ce qui est pécher contre l’esprit  : elle «  se montre par là comme la conscience abandonnée par l’esprit et reniant l’esprit  »205. L’esprit, c’est en effet ce qui, dans son universalité même, assume le négatif de la limite, au lieu de dédaigneusement et contradictoirement l’ignorer, et qui, parce qu’il l’assume jusqu’au bout, se rend capable d’en triompher véritablement en le reprenant en soi. Il réside par conséquent dans la réconciliation des deux consciences, celle qui agit et celle qui juge, la première par l’aveu de sa faute, ainsi qu’on l’a déjà noté, la deuxième en s’affranchissant de sa dureté qui ne peut la mener qu’à une impasse et, dans ce renoncement à son identité à soi figée, en accordant son pardon à l’autre conscience. Que signifie en effet un tel pardon  ? Il est, écrit Hegel, «  le même mouvement que celui qui était exprimé dans la conscience qui se confessait ellemême  »206  : de même en effet que par son aveu la conscience agissante témoignait, depuis la certitude de sa singularité, de son ouverture à l’universel, c’est-à-dire à l’autre d’elle-même, de même, en pardonnant, la conscience qui juge montre qu’elle se reconnaît, en son universalité même, dans la singularité en aveu de la conscience agissante et la reprend en soi comme quelque chose de bon, comme ce qui confère effectivité à son idéalité autrement abstraite et impuissante. Bref, chacune des deux consciences, d’un même mouvement libérateur qui s’exprime d’un côté dans l’aveu de sa faute, de l’autre dans le pardon de cette même faute, a dénoué sa crispation sur soi, l’unilatéralité de son identité à soi immédiate, et a inscrit la certitude de soi qui la caractérise dans la continuité avec l’autre conscience. Ce mouvement, écrit Hegel, est celui du «  oui réconciliateur  » (versöhnende ja)207 que, depuis l’opposition de leurs certitudes de soi inverses, les deux consciences en jeu s’adressent mutuellement en se reconnaissant, oui réconciliateur qui est, précise-t-il décisivement, ce dans quoi advient «  l’esprit absolu  »208, soit l’esprit comme Moi,   GW   GW 206   GW 207   GW 208   GW 204 205

9, 9, 9, 9, 9,

p. 359/PhE, p. 360/PhE, p. 360/PhE, p. 362/PhE, p. 361/PhE,

p. 554. p. 555. p. 556  ; nous soulignons. p. 559. p. 557.

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c­ ’est-à-dire comme réflexion en soi-même et savoir de soi qui forme l’esprit accompli  ; il est comme tel le «  Moi étendu jusqu’à la dualité qui, dans celle-ci, reste égal à lui-même, et, dans sa parfaite aliénation et son parfait contraire, a la certitude de lui-même  »209. On le voit par ces quelques mots, il s’agit avec l’esprit absolu ou l’esprit conscient de soi comme esprit (l’esprit comme Moi) de tout le contraire d’une identité par extinction de l’opposition  ; c’est au contraire là où elle est conduite à sa «  cime (auf der Spitze) sur laquelle son pur savoir de soi-même [celui de l’esprit] est l’opposition et l’alternance avec soi-même  »210, que l’esprit absolu fait son entrée et acquiert un être-là. Ne disons donc pas qu’avec l’esprit absolu l’opposition s’est résorbée, mais bien qu’elle a changé de sens  : d’opposition excluante, elle est devenue opposition inclusive, facteur d’identité et de la seule identité véritable, authentiquement réelle et effective211. L’esprit absolu ainsi brièvement caractérisé va tout d’abord prendre la figure de Dieu dans la religion. 4) La religion ou l’esprit comme savoir de soi sous le régime de la représentation La religion constitue davantage qu’une étape décisive de plus dans le développement phénoménologique de l’esprit au sein de la conscience – toutes celles qui ont été parcourues jusqu’ici le sont, chacune à son niveau –  ; elle en forme le but et le terme, ou du moins la base et le point   GW 9, p. 362/PhE, p. 559.   GW 9, p. 361/PhE, p. 557  ; nous soulignons. 211   Certes, Hegel dit que  : «  Les blessures de l’esprit guérissent sans que des cicatrices subsistent  ; l’acte, poursuit-il, n’est pas ce qui ne passe pas, mais il est repris par l’esprit en lui, et le côté de la singularité qui est à même cet acte, soit comme l’intention, soit comme la négativité et la borne étant-là d’un tel acte, est ce qui disparaît immédiatement  » (GW 9, pp. 360-361/PhE, p. 556). Mais, posons la question  : qu’est-ce qui en l’occurrence disparaît exactement  ? Non pas la singularité elle-même, sans quoi on en revient à une universalité abstraite et unilatérale (une universalité ineffective parce que dépourvue de conscience de soi qui n’est pas celle de l’esprit), mais bien son isolement, sa discontinuité, son blocage sur elle-même. Encore une fois, on ne se libère pas de l’opposition et de son aliénation en l’éradiquant, mais en montrant qu’au bout d’elle-même, à sa «  cime  » comme dit Hegel, elle est, paradoxalement, ce qui assure la continuité comme continuité spirituelle, c‘est-à-dire réflexive. Songeons à la confession dans son sens religieux que Hegel a ici manifestement en vue  : Tes péchés, dont tu as fait l’aveu, te sont pardonnés, signifie non pas que les actes déterminés à même lesquels ils sont advenus ont disparu, mais bien qu’ils ont cessé d’être des péchés et de faire blocage tels des bornes rigides, qu’ils sont au contraire restitués à la continuité de la vie de l’esprit comme ce qui rend cette dernière effective. Autrement dit, le chemin hégélien de l’esprit est celui de l’auto-absolution libératrice du fini. 209 210

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de départ de celui-ci, dans la mesure où elle scelle la réconciliation de la conscience avec son essence spirituelle et, de la sorte, exhibe l’esprit dans son ­effectivité vivante comme esprit absolu dont l’appellation religieuse est «  Dieu  ». Aussi bien importe-t-il de tout d’abord bien spécifier la nature de la religion en la distinguant soigneusement des différentes formes de conscience religieuse qui ont émaillé les expériences antérieures de la conscience. C’est ce à quoi Hegel s’attache en premier lieu dans les paragraphes par lesquels il introduit la section qu’il consacre à la religion. Pour le dire simplement, là où il a déjà été question de religion au cours du cheminement phénoménologique dans les moments précédant la religion proprement dite – Hegel les énumère brièvement  : de la conscience du suprasensible dans l’entendement au début du parcours phénoménologique, à la moralité avec sa postulation religieuse, en passant par la conscience malheureuse et les différentes formes de conscience religieuse au sein de l’histoire antique et moderne212 –, il s’agissait toujours d’une conscience de Dieu (ou de l’essence absolue) au sens d’un génitif objectif, dans laquelle, en d’autres mots, Dieu était traité comme un objet, une substance ou un universel situé au-delà de la conscience et séparé d’elle, et dès lors dépourvu d’un Soi qui lui assure une véritable effectivité. En revanche, dans la religion proprement dite, Dieu est considéré comme sujet, c’est-àdire comme ce qui se sait soi-même, comme conscience de soi et par là comme esprit accompli, présent et actualisé, ainsi qu’il convient à son concept  : «  L’esprit qui se sait lui-même est dans la religion immédiatement sa propre conscience de soi pure  »213. Ce qui signifie – premier point sur lequel il convient d’insister parce qu’il est central dans la conception hégélienne de la religion – qu’il ne s’agit pas en elle de quelque chose de simplement «  humain  », c’est-à-dire du simple rapport de croyance ou de foi que la conscience entretient avec un Dieu-objet, ce qui était précisément le cas dans les différentes formes de conscience religieuse rencontrées avant la religion proprement dite. Certes, ce rapport humain se retrouve bien au sein de celle-ci, mais en tant que repris dans la relation plus vaste, plus englobante de l’esprit, c’est-à-dire de Dieu, à lui-même. Bref, la religion, c’est pour Hegel ce dans quoi l’esprit divin se fait conscience et savoir de soi via la conscience que les hommes ont de lui214. Ce qui veut  Voir GW 9, pp. 363-364/PhE, pp. 561-563.   GW 9, p. 364/PhE, p. 563. 214   Nous avons développé plus amplement ce point en nous référant aux Leçons sur la philosophie de la religion dans «  La religion  : affaire de l’homme, affaire de Dieu  ? Perspectives hégéliennes  », in Dieu au risque de la religion, dir. B. Bourgine, J. Famerée, et P. Scolas, Louvain-la-Neuve, Academia-L’harmattan, 2014, pp. 19-32. 212 213

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à son tour dire que conscience de soi et conscience d’objet s’y trouvent étroitement mêlées, celle-là s’effectuant à travers celle-ci en lui conférant son sens. C’est sur ce point que les pages introductives que nous sommes en train d’examiner se concentrent. Conscience de soi comme conscience d’objet, qu’est-ce à dire exactement  ? Ceci avant tout, qui constitue un deuxième trait essentiel dans l’entente hégélienne de la religion, que la conscience de soi de l’esprit est en elle de l’ordre de la représentation (Vorstellung), c’est-à-dire de l’exercice ordinaire de la pensée qui est essentiellement ob-jectivant, la représentation constituant le régime épistémologique de la religion  : dans sa conscience de soi religieuse, écrit Hegel, «  il [l’esprit] a pour luimême, représenté comme objet, la signification d’être l’esprit universel qui contient en soi toute essence et toute effectivité  »215. Cette caractérisation de la religion implique la présence en elle de deux limitations, la première qu’elle parvient à surmonter au-dedans d’elle-même au cours de son développement, l’autre indépassable dans le cadre du régime représentatif qui est le sien et qui explique qu’elle n’est pas encore le savoir absolu. Voyons ceci de plus près. La première des deux limitations évoquées tient à ce que l’objet, dans lequel ou à travers lequel l’esprit réalise religieusement sa conscience de soi essentielle en s’y donnant une figure (Gestalt) déterminée, ne lui est pas d’emblée adéquat, qu’il y a donc tout d’abord inégalité entre sa conscience de soi et l’objet dans lequel elle se configure. Ce qui s’explique par la provenance de celui-ci  : il est issu du monde effectif de l’esprit, soit le monde dans lequel l’esprit a son être-là, comme, pour mentionner ceux que nous avons rencontrés, le monde antique, grec et romain, ou le monde chrétien moderne, et est dès lors tributaire de son niveau de développement. Ainsi il y a un rapport essentiel entre l’esprit conscient de soi dans la religion et l’être-là effectif de ce même esprit dans son monde social, politique et culturel, ce qui nous ramène à l’idée, centrale dans les Ecrits de jeunesse, de religion d’un peuple, mais recadrée et réinterprétée en fonction du point de vue philosophico-systématique qui est entre-temps devenu celui de Hegel. Il convient de quelque peu préciser la physionomie de ce rapport tel qu’il est ici envisagé, afin de mieux comprendre la première limitation de la religion que nous sommes en train d’examiner. La précision de ce rapport nous permettra par ailleurs de jeter un coup d’œil sur l’architecture globale de la ­systématique à l’oeuvre dans la Phénoménologie de l’esprit que Hegel laisse ici clairement transparaître.   GW 9, p. 364/PhE, p. 563.

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Il y a à cet égard deux grands points à préciser. Tout d’abord, comme on le sait, l’esprit tel qu’il se déploie au sein d’un monde donné constitue le sol de toute effectivité, de sorte que les moments qui ont précédé celui de l’esprit dans le développement phénoménologique – conscience, conscience de soi et raison avec chaque fois ce que Hegel appelle «  leur détermination singularisée  »216 (par exemple pour la conscience, la certitude sensible, la perception et l’entendement) – n’ont de véritable effectivité et de substance qu’à même l’esprit, que repris en lui en tant que moments du tout qu’il forme au sein de son monde  : «  Leur totalité rassemblée constitue l’esprit dans son être-là mondain en général  »217, écrit Hegel, et il ajoute  : «  seul le tout a une effectivité proprement dite  »218, tandis que, pris pour eux-mêmes, en dehors de leur appartenance à un tel monde spirituel, il ne s’agit que de moments abstraits dépourvus de toute effectivité219. Ceci, nous l’avions déjà noté. Mais il semble en outre que l’esprit lui-même, l’esprit dans l’immédiateté de son être au sein d’un monde donné, n’échappe pas complètement à cette abstraction pour autant que le tout qu’il constitue ne s’est pas encore lui-même réfléchi, qu’il se contente d’être-là sans avoir encore pris conscience de soi comme esprit, ce qui n’advient que là où l’esprit se fait esprit religieux. C’est en ce sens que Hegel peut voir dans la religion «  l’achèvement de l’esprit dans lequel les moments singuliers de ce dernier […] retournent et sont retournés comme en leur fondement  »220. C’est en effet seulement là où il se pose comme l’acte de sa propre réflexion en soi-même que l’esprit est authentiquement esprit et qu’il se manifeste par conséquent dans la plénitude de son effectivité. Mais ce n’est pas tout, car cet accomplissement religieux de l’esprit doit à son tour s’effectuer en se réalisant à même une déterminité qui l’imprègne tout entier et qui, comme on vient de le noter, est celle-là même du monde spirituel qu’il accomplit, pareille déterminité reflétant   GW 9, p. 365/PhE, p. 565.   GW 9, p. 365/PhE, p. 564. 218   Formule qui fait écho, notons-le, au célèbre «  Das Wahre ist das Ganze  » de la Préface (GW 9, p. 19/PhE, p. 70). 219   On observera que cette effectivité de l’esprit en tant que tout réside dans sa liberté, au sens de ce qui est autonome, de ce qui tient par soi-même sans avoir besoin d’autre chose pour sa subsistance, et que cette liberté s’exprime [à son tour] «  comme temps  » (GW 9, p. 365/PhE, pp. 564-565). Seul en effet l’esprit est proprement temporel – on entre avec lui sur le terrain de l’histoire, comme on l’a vu – et cette temporalité intrinsèque est l’expression de sa liberté et, par là, de son effectivité. On aura à revenir plus loin, à propos du savoir absolu, sur cette temporalité intrinsèque de l’esprit. 220   GW 9, p. 366/PhE, p. 565. 216

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le niveau de conscience auquel ce monde est parvenu dans le cadre du développement historique, niveau de la simple conscience, de la conscience de soi ou de la raison comme «  unité des deux  »221, ainsi que le fait valoir Hegel. Dès lors la religion, tributaire, comme on l’a vu, du monde dans lequel elle advient, connaît à son tour un devenir et des degrés en fonction de la nature de la déterminité en question. C’est ce devenir que Hegel évoque lorsqu’il écrit que «  l’esprit total, l’esprit de la religion, est à son tour (wieder) le mouvement de parvenir de son immédiateté au savoir de ce qu’il est en soi ou immédiatement, et d’atteindre ce point où la figure, dans laquelle il apparaît pour sa conscience, soit complètement égale à son essence et qu’il s’y intuitionne tel qu’il est  »222. Ce qui nous ramène à la première limitation de la religion que nous évoquions ci-dessus, à savoir celle qui consiste dans le fait que l’objet déterminé dans lequel la conscience de soi religieuse de l’esprit se donne figure ne lui est tout d’abord pas adéquat, n’est pas directement égal à son essence comme dit Hegel, bref qu’il y a entre les deux une «  différence  ». Cette différence, explique-t-il, tient à ce que la figure en question est tout d’abord de l’ordre immédiat de l’être  : «  l’esprit qui ne se sait d’abord qu’immédiatement est donc pour lui-même esprit dans la forme de l’immédiateté, et la déterminité de la figure dans laquelle il s’apparaît à lui-même est celle de l’être  »223. Certes, il ne s’agit pas de l’être pur et simple, pris en sa «  pure objectivité  »224 dépourvue de toute conscience de soi, mais de l’être investi par l’esprit en tant que signe et témoin de celui-ci. Il n’en reste pas moins que ce n’est encore là qu’un «  vêtement (Kleid) de sa représentation  »225 dans lequel l’esprit n’est pas purement auprès de soi, qui donc ne le réalise pas dans sa conscience de soi essentielle, de sorte qu’on a seulement affaire au «  concept de la religion  »226, non à la religion rendue pleinement effective . Ce qu’il faudrait pour cela, pour avoir donc une religion dans laquelle la conscience d’objet coïncide avec la conscience de soi de l’esprit, c’est, écrit Hegel, que la figure dans laquelle l’esprit conscient de soi s’objective «  ne soit 221   GW 9, p. 368/PhE, p. 569. Ce qui veut dire que si chaque religion contient en elle l’ensemble des moments antérieurs du développement phénoménologique en leur conférant ultimement leur effectivité, elle les contient cependant chaque fois sous la prévalence de la déterminité de l’un d’entre eux qui l’imprègne tout entière et en fait une religion effective déterminée, effective en tant que déterminée. 222   GW 9, p. 366/PhE, p. 566. 223   GW 9, p. 367/PhE, p. 568. 224   GW 9, p. 368/PhE, p. 568. 225   GW 9, p. 365/PhE, p. 564. 226   GW 9, p. 367/PhE, p. 568.

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elle-même rien d’autre que lui et qu’il se soit apparu à lui-même ou soit pour lui-même effectif comme il est dans son essence  »227, soit – il est essentiel de le noter – nullement quelque chose d’inerte et de disponible, un simple objet qui lui serait parfaitement transparent et qu’en toute maîtrise il dominerait sans avoir à sortir de lui-même, mais au contraire une figure qui ait «  la forme d’une effectivité libre  »228. Tel est en effet le paradoxe de l’esprit (que Hegel lui-même relève) qu’il ne prend pleinement possession de lui-même que dans ce qui, à son image, est strictement subsistant par soi, c’est-à-dire libre et seulement ainsi réellement effectif, ainsi qu’il l’est lui-même. C’est ce qui se produit dans la troisième forme de religion distinguée par Hegel, la religion dite manifeste, dans laquelle, comme on va le voir, l’esprit «  a la figure de l’être-en-etpour-soi  »229, c’est-à-dire se réalise comme conscience de soi à même sa conscience d’objet, l’objet se produisant ici lui-même comme une conscience de soi. Ainsi la religion parvient à surmonter la première limitation liée à son régime représentatif en transformant la nature de l’objet dans lequel l’esprit conscient de soi se donne en elle figure, cette transformation étant celle qui se déroule à travers son histoire avec les trois grandes formes de religion successives que sont la religion naturelle, la religion de l’art et la religion manifeste. Mais il est, comme annoncé, une seconde limitation, cette fois invincible pour elle, car elle tient à «  la forme de l’objectivité  »230 indépassable dans le cadre du régime représentatif dont la religion ne sort pas, même en son plus haut accomplissement. C’est seulement la dissolution de cette forme qui fera passer de la religion au savoir absolu où l’esprit se donnera enfin un être-là qui lui est pleinement conforme et qui est celui du concept. Mais avant d’en arriver là, jetons un rapide coup d’œil sur le développement historique de la religion en insistant plus particulièrement sur sa troisième étape, celle de la religion manifeste qui n’est autre que la religion chrétienne. Dans la religion naturelle, qui est la première forme de religion, celle de l’Orient originaire, «  l’esprit se sait comme son objet dans une figure naturelle ou immédiate  »231, s’apparaissant à soi-même et s’assurant de soi à même un objet naturel donné. Non pas, ainsi qu’on l’a déjà noté, qu’il s’agisse en l’occurrence d’objectivité pure, «  de l’être   GW 9,   GW 9, 229   GW 9, 230   Ibid. 231   GW 9, 227 228

p. 365/PhE, p. 564. pp. 364 et 365/PhE, pp. 563 et 564. p. 368/PhE, p. 569. p. 368/PhE, p. 569.

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dépourvu d’esprit rempli par des déterminations contingentes de la sensation  »232 (auquel cas on aurait affaire à de la pure et simple superstition), mais au contraire «  de l’être rempli par l’esprit  » et qui exprime, ou mieux, symbolise celui-ci en sa conscience de soi essentielle, mais d’une façon qui ne peut alors évidemment être qu’inadéquate. Ainsi conçue, la religion naturelle se diversifie en trois étapes successives. Il y a tout d’abord la religion de la lumière, où Dieu s’appréhende sous la forme (si l’on peut dire) d’une objectivité substantielle indéterminée n’autorisant aucune figuration ferme et autonome  : «  Ses déterminations sont seulement des attributs, qui ne progressent pas jusqu’à la subsistance par soi, mais restent seulement des noms de l’Un aux multiples noms  »233. Vient ensuite la religion où le divin se figure dans la forme opposée de l’être pour soi, c’est-à-dire d’objets naturels cette fois plus ou moins consistants et indépendants, en l’espèce celle d’organismes vivants, qu’il s’agisse de plantes ou surtout d’animaux. Le troisième type de religion recensé par Hegel sous le label de religion naturelle est celle qui commence à se déprendre de celle-ci et qui opère la transition à la deuxième grande étape dans le devenir de la religion, celle de la religion de l’art. Bien qu’en ce troisième type de religion naturelle, il s’agisse déjà d’œuvres, donc de produits de l’esprit résultant de l’activité de celui-ci – en l’occurrence, la pyramide, l’obélisque, le temple et la statue (Hegel se réfère manifestement à la religion égyptienne) –, ce ne sont toutefois pas encore des œuvres dans lesquelles l’esprit lui-même apparaît en s’y configurant et objectivant en propre à même un être-là conforme à son intériorité autoconsciente et l’extériorisant en personne  ; cette intériorité demeure au contraire cachée dans l’œuvre ou extérieure à elle, en toutes hypothèses non révélée par elle  ; il s’agit, écrit Hegel, de productions instinctives quasi inconscientes de l’esprit, résultat d’un travail pour ainsi dire analogue à celui par lequel «  les abeilles construisent leurs alvéoles  »234, raison pour laquelle on est encore toujours dans l’ordre de la religion naturelle. Dans la religion de l’art, il ne s’agit plus pour l’esprit de se réfléchir à même un être naturel donné, mais de le faire dans le produit de son activité, c’est-à-dire dans une œuvre, mais une œuvre dans laquelle il est   GW 9, p. 371/PhE, p. 572.   GW 9, p. 371/PhE, p. 573 (nous soulignons)  ; on notera à travers le terme d’ «  attribut  » l’allusion à Spinoza dont on sait la manière dont, dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, Hegel le rapproche de l’esprit oriental substantialiste. 234   GW 9, p. 373/PhE, p. 575. 232

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cette fois «  dans la forme de la conscience  »235 et où il se «  rencontre  » donc lui-même comme esprit (worin der Geist dem Geist begegnet)236. L’œuvre est par là devenue proprement œuvre d’art, une «  configuration spirituelle  »237 dans laquelle extérieur et intérieur s’unifient, et l’esprit s’est par conséquent fait artiste. Comme il l’avait fait, de manière il est vrai plus allusive, pour les formes de la religion naturelle, Hegel évoque le monde spirituel dans lequel s’épanouit une telle religion de l’art en gagnant en elle son savoir de soi  : il s’agit de celui de «  l’esprit éthique ou […] esprit vrai  »238 tel que nous l’avons vu concrétisé par la cité grecque, c’est-à-dire un «  peuple libre  » dans lequel les individus vivent et agissent en conformité avec la coutume éthique qui forme leur sub­ stance, non pas à la manière de ce qui les subjugue et les contraint (comme dans le despotisme oriental), mais comme l’expression de leur volonté et de leur agir. On ne saurait cependant soutenir, poursuit Hegel, qu’en un tel peuple, caractérisé par la «  paisible confiance immédiate  »239 des individus dans le tout substantiel dans l’organisation duquel chacun a sa place limitée et s’en satisfait, la liberté est allée jusqu’au bout d’ellemême  : ce peuple «  n’a pas en lui le principe de la pure singularité de la conscience de soi  », en ce qu’il ne permet pas à celle-ci de rentrer en elle-même et de se déployer dans toute l’envergure de son in-quiétude absolue. Ce pur retrait de la conscience de soi individuelle en elle-même (dans sa subjectivité), où elle se sépare de son effectivité substantielle et s’en remet à sa pure certitude de soi, est cependant ce qui forme le «  destin  »240 de l’ordre éthique, destin dans lequel celui-ci court à l’abîme et qui constitue, observe Hegel, son «  achèvement  » en direction d’un ordre et d’une simplicité plus hauts d’où toute espèce de fixité a disparu au bénéfice de «  la légèreté absolue  » de l’esprit éthique accompli comme esprit absolu. Or la religion d’un tel peuple encore en défaut du principe de la pure subjectivité, la religion de l’art, est ce qui inaugure ce processus destructeur  : en tant qu’elle est ce dans quoi se réfléchit l’esprit du peuple via l’agir conscient de l’artiste, qui, en proie au «  pathos  »241 de l’universel, ploie la substance éthique tout d’abord sans visage à sa puissance négative pour lui donner figure et la rendre ainsi consciente   GW   GW 237   GW 238   GW 239   GW 240   GW 241   GW 235 236

9, 9, 9, 9, 9, 9, 9,

p. 376/PhE, p. 375/PhE, p. 375/PhE, p. 376/PhE, p. 376/PhE, p. 377/PhE, p. 378/PhE,

p. 580. p. 578. p. 579. p. 580. p. 581. p. 581. p. 582.

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d­ ’elle-même, elle «  n’entre en scène, en son achèvement, que dans la séparation d’avec sa subsistance [du peuple]  »242. Bref, avec la religion de l’art, on est déjà sur le chemin qui mène à Socrate. C’est ce que va montrer le développement de cette religion à travers ses trois moments que sont l’œuvre d’art abstraite, l’œuvre d’art vivante et l’œuvre d’art spirituelle  : on y assiste à la manière dont progressivement l’œuvre met en scène l’activité du Soi conscient dont elle résulte, ce Soi tout d’abord occulté dans la pure présence du divin qui s’expose en elle, pour finalement apparaître comme le ressort de cette présence. Nous ne détaillerons pas cette dialectique de l’œuvre d’art dans laquelle s’entremêlent étroitement manifestations artistiques et religieuses, conformément à l’esprit de cette civilisation de la beauté qu’est depuis toujours pour Hegel la civilisation de la Grèce ancienne. Nous allons simplement nous concentrer sur son dernier moment, celui de l’œuvre d’art spirituelle afin de cerner l’issue de cette civilisation dans toute l’ambivalence dont la pare à présent Hegel. L’enjeu de la dialectique de l’oeuvre d’art comme œuvre intrinsèquement religieuse est, depuis son premier moment de l’œuvre d’art abstraite, celui de la réconciliation du divin et de l’humain, du divin figuré dans l’œuvre et du Soi humain qui est le producteur de cette mise en forme. La distance entre les deux est maximale au sein de ce premier moment qui aboutit toutefois, via l’élément du culte, à une première forme d’unité dans l’œuvre d’art vivante. Celle-ci, au sein de ses deux concrétisations opposées, celles de l’enthousiasme bachique et de la belle corporéité de l’athlète chantée par les poètes, avoue toutefois à son tour son unilatéralité, là subjective dans ce qui demeure quelque chose de purement intérieur, ici objective dans ce qui s’avère au contraire strictement extérieur, et l’attente d’une unité supérieure qui les réconcilie. Ce sera le fait de l’œuvre d’art spirituelle qui est une œuvre de langage, ce qui suscite de la part de Hegel la remarque selon laquelle  : «  L’élément parfait dans lequel l’intériorité est tout autant extérieure que l’extériorité est intérieure, est derechef le langage  », langage qui a acquis ici, dans l’œuvre d’art spirituelle, «  son contenu clair et universel  »243. Trois œuvres de langage sont convoquées par Hegel  : l’épopée, la tragédie et la comédie qui offrent une récapitulation langagière des moments précédents de l’œuvre d’art abstraite et de l’œuvre d’art vivante. De l’épopée tout d’abord, dont le modèle est fourni par les grands poèmes h­ omériques,   GW 9, p. 376/PhE, p. 581.   GW 9, p. 388/PhE, p. 595.

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disons simplement qu’elle met en scène une action dans laquelle se trouvent liés les hommes et les dieux, donc une unité entre les deux, mais qui n’est qu’une unité «  synthétique  »244 dans laquelle l’action en question, loin d’être intérieurement agie et vécue, n’est qu’extérieurement représentée  ; d’où, surplombant cette action comme ce qui lui confère son support et son sens, il y a d’une part, au niveau de la forme, la conscience de soi du poète qui la raconte en lui demeurant strictement extérieure – «  Il est l’organe qui disparaît dans son contenu  ; ce n’est pas son propre Soi qui vaut, mais sa muse, son chant universel  »245 – et, d’autre part, au niveau du contenu cette fois, la nécessité aveugle du destin pour sa part dépourvue de toute espèce de conscience de soi et qui, en dernière instance, régit toute l’action en lui conférant son orientation, ce que Hegel qualifie de «  vide sans concept de la nécessité  »246. Dans la tragédie, en revanche, tout ce qui se trouvait à l’état de dispersion dans l’épopée, les protagonistes, le poète et le destin, se trouve réuni au sein de l’action, qui n’est plus une action simplement représentée et racontée, mais proprement effectuée  : on a affaire à des hommes effectifs, conscients d’eux-mêmes, qui parlent et agissent en fonction du savoir qu’ils ont de l’essence intérieure (et non, comme dans la vie courante, de façon purement extérieure et contingente), et cela même si on reste par ailleurs sur le «  terrain universel  »247 d’une représentation offerte par des acteurs à la superficialité d’une «  conscience spectatrice  »248, celle du chœur. L’essence intérieure, qui est au cœur de l’action tragique, est celle de la substance éthique telle qu’elle a été analysée à titre de premier moment du développement historique de l’esprit comme vie éthique immédiate, à ceci près qu’ici, dans l’instance religieuse de la tragédie, elle se réfléchit et se fait conscience d’elle-même, s’y exposant à sa conscience «  dans sa forme la plus pure et sa configuration la plus simple  »249. Ce qui veut dire qu’elle s’y réfléchit dans sa scission nécessaire en loi humaine et loi divine (ou loi de l’Etat et loi de la famille), avec la manière dont, inévitablement, l’esprit agissant endosse, comme on l’a vu, une de ces deux lois, que seule il connaît et reconnaît, à 244   GW 9, pp. 389-390/PhE, pp. 597-598. B. Bourgeois rappelle utilement «  le caractère limitatif de la notion de ‘synthèse’ chez Hegel  : […] combinaison d’éléments divers présupposés qui, comme tels, l’empêchent d’aboutir à une véritable unité  » (p. 597, note 2 de sa traduction de la Phénoménologie de l’esprit). 245   GW 9, p. 390/PhE, p. 598. 246   GW 9, p. 391/PhE, p. 600. 247   GW 9, p. 392/PhE, p. 601. 248   GW 9, p. 393/PhE, p. 602. 249   GW 9, p. 393/PhE, pp. 602-603.

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l­’exclusion de l’autre qu’il ignore250  ; ce qui conduit inexorablement au dénouement tragique. Le propre de celui-ci est de restaurer l’unité indûment lésée par les protagonistes en reconnaissant l’unique puissance de la substance (incarnée par Zeus), laquelle «  est aussi bien la puissance du foyer et l’esprit de la piété familiale que la puissance universelle de l’Etat et du gouvernement  »251, par quoi, observe Hegel, dans ce «  dépeuplement du ciel  »252, la tragédie anticipe sur ce «  qui fut exigé par des philosophes de l’antiquité  » dans leur effort de démythologisation du divin. Mais il ne s’agit pas encore de philosophie, mais de religion et de religion de l’art, où l’action nécessaire du concept à l’œuvre dans la tragédie se déguise en représentation. Et le terme de déguisement est ici d’autant plus approprié qu’il s’agit en fin de compte d’un spectacle – les acteurs s’avancent masqués – dans lequel c’est la conscience de soi qui tire toutes les ficelles et qui forme le véritable destin, «  l’unité spirituelle en laquelle tout fait retour  »253. Aussi bien la tragédie vire finalement en comédie où, cette fois, il n’est plus rien de réel que le Soi seul effectif de la conscience de soi – celle du poète, de l’acteur et du spectateur – qui joue et se joue en toute ironie des puissances divines essentielles et de leurs différents moments que mettait en scène la tragédie dont elle dénonce la vacuité  : ce ne sont, selon le titre de la célèbre comédie d’Aristophane que cite Hegel, que Nuées inconsistantes (Wolken), «  une vapeur évanescente  »254 dont il convient de se moquer et de rire sans plus éprouver aucune crainte à leur égard car il n’y a là rien d’étranger à la conscience de soi, rien qui ne soit «  livré à la merci d’elle-même (preisgegeben) dans sa pensée, son être-là et son agir  »255. Bref, elle est la seule puissance absolue, seule et unique effectivité en quoi tout le reste se dissout. Ainsi se vérifie ce qui, comme annoncé, se tramait au sein de la religion de l’art depuis ses premiers pas, le pur retrait en elle-même de la conscience individuelle dans sa certitude de soi, ferment de l’écroulement de l’ordre éthique tel que l’a connu la cité grecque. Reste à comprendre comment cet aboutissement comique de la religion de l’art débouche sur une nouvelle forme de religion, celle, suprême, de la religion manifeste (offenbare Religion).

  Voir sur ce point ci-dessus, p. 48.   GW 9, p. 395/PhE, p. 605. 252   GW 9, p. 396/PhE, p. 606. 253   GW 9, p. 397/PhE, p. 607. 254   GW 9, p. 399/PhE, p. 609. 255   GW 9, p. 399/PhE, p. 610. 250 251

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Le résultat auquel est parvenue la religion de l’art au sein de la comédie s’énonce dans la proposition  : «  Le Soi est l’essence absolue  »256. Mais dans cette absolutisation de soi, la conscience de soi, dans laquelle se réfléchit à présent l’esprit, a du même coup perdu le support de toute espèce de substantialité, de toute espèce de vérité substantielle objective  ; c’est le triomphe du sujet vide, pour qui compte seule sa certitude de soi, mais qui ne tarde pas à éprouver son vide comme un manque  : la légèreté et l’allégresse de la conscience comique, foncièrement irréligieuse, s’inversent en un retour de la conscience malheureuse en mal de Dieu dont la douleur s’exhale dans «  la dure parole, que Dieu est mort  »257. Il est en effet essentiel de rappeler que l’esprit comporte, foncièrement liées l’une à l’autre, les deux dimensions de la subjectivité et de la substantialité et que, dès lors, pas plus qu’il ne saurait se réfléchir en vérité de façon seulement objective comme une simple substance, fûtelle absolue (comme dans les religions orientales où le sujet est englouti dans la substance), il ne saurait davantage le faire comme simple sujet strictement a-substantiel et vide. C’est pourquoi la situation de douloureuse vacuité à laquelle nous nous trouvons ici confrontés et qui correspond historiquement à l’état du droit tel que réalisé dans l’Empire romain précédemment évoqué, doit nécessairement s’inverser et, dans la remémoration nostalgique du beau monde éthique révolu, qui est en vérité son rappel intériorisé258, réunir les conditions d’une conception, c’est-à-dire d’une mise au monde de l’esprit dans et à partir de lui-même, comme «  esprit conscient de lui-même comme esprit  »259, et non plus comme une simple chose ou même comme une œuvre où il est encore extérieur à soi  : désormais, observe Hegel, les diverses productions de l’art, dépouillées de la signification religieuse que leur conférait l’appartenance à leur monde (ce qui correspond à la «  mort  » de l’art dans la signification essentielle et absolue qu’il avait dans la religion de l’art), «  constituent la périphérie [faite] des figures qui, remplies d’attente et pressantes, se tiennent tout à l’entour du lieu de naissance de l’esprit advenant comme conscience de soi  ; la nostalgie douloureuse, qui les pénètre   GW 9, p. 400/PhE, p. 612.   GW 9, p. 401/PhE, p. 615. 258   Er-innerung (voir GW 9, p. 402/PhE, p. 616) qu’il faut entendre comme l’activité spirituelle complexe d’intériorisation du donné immédiat et d’extériorisation de ce qui a été ainsi intériorisé dans un être-là dès lors adéquat à l’esprit qui peut s’y reconnaître. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre commentaire dans «  Pourquoi sommes-nous si inintelligibles  ? Hegel et la question du langage philosophique  », Revue philosophique de Louvain (112), mai 2014, pp. 336-337. 259   GW 9, p. 402/PhE, p. 616  ; nous soulignons. 256 257

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toutes, de la conscience de soi malheureuse est leur centre et la douleur commune de l’enfantement qui est celui de la venue au jour d’un tel esprit – la simplicité du concept pur (des reinen Begriffs), lequel contient ces figures comme ses moments  »260. D’où l’inversion de la proposition à laquelle aboutissait la religion de l’art dans la comédie  : «  Le Soi est l’essence absolue  », dans celle qui, de manière converse, pose cette essence en tant que conscience de soi et sujet, inversion dont il importe de bien saisir la signification. Tout d’abord – Hegel insiste sur ce point – il ne s’agit en aucune façon d’une simple élision de la conscience de soi, ce qui nous ramènerait à la situation initiale de la religion naturelle où le Soi est absorbé par la substance  ; au contraire, la conscience de soi est en l’affaire «  conservée  »261, car elle est ce pour quoi et par quoi s’accomplit l’inversion dans la mesure où, conscience malheureuse en attente du Dieu à venir, elle en vient à renoncer délibérément à soi, «  s’abandonne  » et se sacrifie pour lui, étant par là ce qui «  produit (hervorbringt) la substance comme sujet  », ce qui proprement la met au jour. Dit autrement, la conscience de soi s’aliène dans la substance de telle manière (une manière en vertu de laquelle elle est maintenue dans son aliénation qui est son fait) que la substance, de façon inverse, s’aliène à elle-même et devient conscience de soi  ; ainsi «  vient au jour (hervorgeht) la réunion et compénétration des deux natures  »262, celles du Soi et de la substance. Ce qui fait, deuxième point à souligner, que la conscience de soi est du même coup ce par quoi l’essence absolue aliénée en elle, c’est-à-dire l’esprit, «  entre dans l’être-là  »263 et se fait effective, se rendant par là égale à son effectivité essentielle et se faisant esprit vrai, donc rien de simplement «  imaginé  »264, mais, selon la nécessité même de son concept, un étant immédiatement donné à la conscience, un étant qui, de surcroît, s’est «  donné en soi la figure de la conscience de soi  »265, en un mot celle d’un homme effectivement réel que «  la conscience croyante voit, touche et entend  ». Bref, on est en présence de l’Incarnation, du devenir-homme de l’essence divine, «  contenu simple de la religion absolue  »266 en laquelle se reconnaît par conséquent la religion chrétienne. 260 GW 9, p. 403/PhE, p. 617. On relèvera, ainsi que l’ont fait différents commentateurs, la signification ici conférée au concept, qui désigne le devenir de l’esprit – son engendrement ou sa «  conception  » – comme esprit conscient de soi comme esprit. 261   GW 9, p. 400/PhE, p. 613. 262   GW 9, pp. 400-401/PhE, p. 613. 263   GW 9, p. 403/PhE, p. 618. 264   GW 9, p. 404/PhE, p. 618. 265   GW 9, p. 404/PhE, p. 619. 266   GW 9, p. 405/PhE, p. 620.

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Ce «  contenu simple  » est tour à tour explicité et développé par Hegel. Il consiste, ainsi qu’on vient de le voir, en ceci que Dieu – l’essence absolue, la substance – y est su comme esprit, c’est-à-dire comme conscience et savoir de soi, bref comme sujet. Il y est par conséquent rendu égal à cela même qui le sait, non plus un simple objet pour la conscience, comme tel distant et dès lors «  secret  » pour elle267, mais ce qui s’est au contraire approché d’elle au point de l’avoir endossée, de se figurer en elle et comme elle, de sorte que, loin de tout retrait ou opacité, il s’est rendu pleinement manifeste (s’est pleinement révélé), ce caractère manifeste, c’est-à-dire d’ «  être-pour-un-autre  »268 formant dès lors son essence même, cela même qu’il est et en quoi il est retourné en soi, s’y trouvant d’origine auprès de soi  : il ne suffit pas en effet pour Hegel de dire que Dieu se manifeste, mais il faut ajouter qu’en tant qu’esprit il est en soi manifestation de soi, en soi sortie hors de soi, et c’est précisément ce qui advient dans la religion absolue dès lors caractérisée comme religion manifeste, en d’autres mots comme la religion qu’est Dieu même. Aussi bien a-t-on affaire avec elle à celle où Dieu «  atteint son essence la plus haute  »269. Ce qui, poursuit Hegel, implique le paradoxe selon lequel c’est en étant «  descendue de sa simplicité éternelle  », c’est-à-dire en assumant l’opposition et la finitude propres à la conscience, que l’essence absolue trouve son véritable accomplissement  : selon l’esprit de la kénose, «  ce qu’il y a de plus bas est donc en même temps ce qu’il y a de plus haut [et] ce qui, en son caractère manifeste, est totalement sorti à la surface est précisément en cela ce qui est le plus profond  »270, paroles qui rappellent celles de la Préface de la Phénoménologie de l’esprit sur la «  force de l’esprit [qui] est seulement aussi grande que son extériorisation  » et sur «  sa profondeur [qui] est seulement aussi profonde qu’il ose se répandre et se perdre en se déployant  »271. Encore une fois, c’est l’essence de l’esprit – son intériorité même – de s’extérioriser en se manifestant, et c’est très exactement ce qui se produit dans l’événement de l’Incarnation. D’où il découle enfin que ce dont témoigne cet événement, c’est de l’ «  unité de l’être et de l’essence  »272 caractéristique de l’esprit, l’essence cessant ainsi d’être en lui confinée dans l’idéalité dès lors abstraite de la pensée comme en un pur au-delà, mais étant immédiatement   Ibid.   GW 9, 269   GW 9, 270   GW 9, 271   GW 9, 272   GW 9, 267 268

p. 405/PhE, p. 621. p. 406/PhE, p. 621. p. 406/PhE, pp. 621-622. p. 14/PhE, p. 63. p. 406/PhE, p. 622.

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être, en une stricte réciprocité entre les deux  : «  Dieu est donc ici manifeste tel qu’il est  ; il est là comme il est en soi  ; il est là en tant qu’esprit  »273. Ce qui confère à la religion absolue une double dimension  : celle, théorique, d’être déjà «  savoir spéculatif  », déployant le savoir de soi qu’est en lui-même Dieu comme esprit, et celle, pratique, de générer dans le monde et pour lui la «  joie (Freude) de se voir dans l’essence absolue  », de l’intuitionner et de se trouver en elle274. Ayant ainsi explicité la teneur de ce qui forme le cœur de la religion manifeste, l’événement de l’Incarnation, il s’agit dans un deuxième temps d’en montrer le développement, car nous n’en avons encore que «  le concept immédiat  »275. Nous ne suivrons pas ce développement en détail sinon pour noter – point essentiel – qu’il est dans la religion appréhendé dans la forme de la représentation, laquelle constitue, comme on l’a vu, le régime épistémologique de la religion, celui – caractéristique de la connaissance courante – dans lequel se configure en elle le savoir de soi de l’esprit, raison pour laquelle elle n’est pas encore, même comme religion manifeste, ce savoir dans sa forme pleinement accomplie qui est celle du concept propre au savoir absolu, c’est-à-dire à la philosophie. En cause, le fait que dans l’Incarnation religieuse la manifestation propre à l’esprit en tant que sujet vivant est ressaisie à même un singulier qui est un ceci sensible, qui est «  cette conscience de soi singulière que voici (dieses einzelne Selbstbewusstsein)  », comme telle «  opposée à la conscience de soi universelle  », celle de la communauté qui s’y rapporte encore comme à un objet extérieur qu’elle aime et vénère, et qu’elle ne peut dès lors que se représenter à travers la scission pour elle indépassable entre un en-deçà et un au-delà. Comment donc – telle est la question – le développement nécessaire du contenu simple, en lui-même vrai, de la religion va-t-il se présenter dans ce cadre représentatif (étant entendu que ce contenu doit se développer pour devenir réellement ce qu’il est, «  un Soi effectif»276)? Il ne le pourra, répond Hegel, que sous la forme d’un développement historique dans lequel «  ses moments […] ont le caractère de ne pas être conçus, mais d’apparaître comme des côtés pleinement subsistants-par-soi qui se rapportent extérieurement les uns aux autres  »277. Bref, l’extériorité de la scission n’est pas encore ici pleinement maîtrisée, c’est-à-dire intériorisée.   GW   GW 275   GW 276   GW 277   GW 273 274

9, 9, 9, 9, 9,

pp. 406-407/PhE, p. 622. p. 407/PhE, pp. 622-623. p. 407/PhE, p. 623. p. 408/PhE, p. 625. p. 408/PhE, pp. 624-625.

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Ce développement du contenu religieux, tel que donc il se déploie sous l’empire de la représentation comme une histoire, comprend trois moments que Hegel articule à travers une relecture du dogme trinitaire. En bref, il y a tout d’abord le moment du Père, qui est celui de l’esprit «  représenté comme substance dans l’élément de la pensée pure  », c’està-dire comme «  l’essence simple égale à soi, éternelle  »278  ; on se trouve là, si l’on peut dire, «  avant  » l’Incarnation et même, pour reprendre la célèbre formule de l’introduction de la Science de la logique, «  avant la création de la nature et d’un esprit fini  »279. Toutefois, observe Hegel, il ne s’agit pas de l’essence abstraite telle qu’elle caractérisait la vacuité de l’Etre suprême de l’Aufklärung, mais bien, comme il a été dit, de l’essence en tant qu’«  élément  » à même lequel l’esprit s’expose. Aussi bien cette essence est-elle travaillée par la logique de l’esprit qui est, comme on l’a vu, de manifestation et d’extériorisation (d’effectuation) de soi, autrement dit par sa négativité intrinsèque en vertu de laquelle elle se présente comme ce qui est en soi  «  l’absolue différence d’avec soi ou son pur devenir-autre  »280 – tel est, dans le langage de la représentation religieuse, l’engendrement du Fils –, différence dans laquelle par conséquent elle est tout aussi «  immédiatement retournée dans soi  », puisque cette différence est cela même qu’elle est dans son égalité à soi simple. Bref, l’essence n’est ici plus rien de figé en son abstraction  ; elle est d’emblée le mouvement spirituel de différenciation de soi et de retour à soi, mais exprimé dans le langage insuffisant de la représentation. Maintenant – et ce point est crucial, en particulier eu égard au statut de la future logique dans le système (nous aurons l’occasion d’y revenir dans notre prochain chapitre) – tout ce mouvement est ici envisagé, dans ce premier moment du développement du contenu religieux qu’est celui du Père, tel qu’il se présente dans l’élément propre à l’essence de la pensée pure, dans sa pure transparence idéale pour ainsi dire, ce qui veut dire que «  l’être-autre n’est […] pas posé comme tel (nicht als solches gesetzt)»281  ; «  il est, explique Hegel, la différence telle que, dans la pensée pure, elle n’est immédiatement aucune différence  », se trouvant aussitôt reprise dans la pure égalité à soi immédiate de l’essence  ; et il ajoute significativement  : «  [c’est là] une reconnaissance de l’amour [i.e. celle qui règne entre le Père et le Fils et que concrétise le Saint-Esprit],   GW   GW 280   GW 281   GW 278 279

9, pp. 409-410/PhE, p. 627. 21, p. 34/SL 1, p. 57 9, p. 410/PhE, p. 627. 9, p. 411/PhE, p. 629.

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dans laquelle les deux [membres de la relation] ne s’opposeraient pas quant à leur essence  »282. Il y a là, observe Hegel, un «  manque  » qui est un manque d’effectivité, faute d’une véritable consistance de la différence et de son être-autre  ; celle-ci est certes comprise dans l’égalité à soi simple de l’essence, mais sans pouvoir s’y trouver posée comme telle, dans toute la force et le sérieux de son différer, mais en y étant comme neutralisée, ce manque de consistance s’exprimant religieusement dans la relation trop unilatéralement harmonieuse d’amour qui règne entre les Personnes de la Trinité. C’est ce manque qui conduit à poser le deuxième moment dans le développement du contenu religieux qui est proprement celui de l’Incarnation dans lequel l’esprit «  se devient un autre  » en entrant «  dans l’être-là et, immédiatement, dans l’être-là immédiat  »283. Autrement dit, sous l’action de son effectivité essentielle, l’esprit se sépare de son idéalité abstraite et touche terre. Tel est, en termes religieux, c’est-à-dire représentatifs, le moment proprement négatif de la création du monde et, en celui-ci, d’un esprit fini dans lequel l’esprit, se détachant de sa dispersion dans l’être-là mondain dans l’altérité duquel il est tout d’abord passé comme nature, revient à soi comme esprit pensant. Nous laissons de côté les pages dans lesquelles Hegel envisage la représentation religieuse du devenir de cet esprit fini, depuis le moment de la Chute originelle et de l’émergence du péché, considéré comme felix culpa où il s’arrache à l’état d’innocence et d’équilibre propre à l’état de nature et se constitue en cette rupture comme être-pour-soi284, jusqu’ à celui de sa rédemption via l’Incarnation de l’essence divine dans laquelle, se dotant d’un être-là sensible qui la rend effective, elle se sacrifie et va à la mort, se réconciliant par là avec cette effectuation sienne à même le fini qu’elle a reprise dans son universalité en la niant. Comme l’écrit Hegel  : «  la mort, à partir de ce qu’elle signifie immédiatement, à partir 282   Qu’on se rappelle ici la célèbre déclaration de la Préface selon laquelle  : «  On peut donc bien énoncer la vie de Dieu et la connaissance divine comme un jeu de l’amour avec lui-même  ; cette idée sombre dans l’édification et même dans la fadeur, lorsque manquent en elle le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif  » (GW 9, p. 18/ PhE, p. 69). 283   GW 9, p. 412/PhE, p. 630. 284   Cette rupture de l’état naturel d’innocence coïncide donc avec l’apparition du mal dans son opposition au bien. Le mal rentre ainsi dans le mouvement d’effectuation de l’esprit et a à ce titre sa racine au sein même de la pure essence divine, loin de lui être quelque chose de purement étranger, ainsi que la représentation l’envisage de manière dualiste  ; comme l’écrit audacieusement Hegel, «  le devenir-mauvais peut être reporté plus loin en arrière du monde étant-là et placé déjà dans le premier royaume de la pensée  » (GW 9, p. 413/PhE, p. 631). Il constitue plus précisément la concrétisation de la négativité intrinsèque de l’essence divine, étant comme tel promis à son propre surmontement.

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du non-être de cet individu singulier-ci, est transfigurée (verklärt) dans l’universalité de l’esprit, qui vit dans sa communauté, en elle chaque jour meurt et ressuscite  »285. Ce qui nous mène donc au troisième moment de ce processus, après ceux du Père et du Fils, celui de l’Esprit qui est celui de la communauté religieuse. Cette dernière transition est à comprendre comme ce qui accomplit la réconciliation initiée et réalisée en soi par la mort du Dieu-homme, celle de l’essence divine qui a revêtu la nature humaine et enduré son destin. Cet événement, pour que sa signification soit pleinement déployée, doit en effet être à présent intériorisé par la conscience, il doit cesser d’apparaître comme quelque chose d’extérieur à elle, précisément comme un simple événement situé et daté qu’elle ne peut que se représenter objectivement, et, en étant transposé en elle sous la forme du savoir qu’elle en prend, devenir son propre fait, ce à quoi elle s’élève elle-même, qu’elle s’approprie et effectue à travers les gestes du culte et de la liturgie  ; de la sorte, commente Hegel  : «  L’élément qui tout d’abord précédait de la représentation est […] posé comme supprimé ou [encore] il est revenu dans le Soi, dans son concept  ; ce qui dans cet élément-là était seulement un étant est devenu un sujet  »286. Ce qui – il faut y prendre garde – ne correspond nullement à une simple anthropologisation du divin où celui-ci serait réduit à l’homme  ; c’est bien du divin qu’il s’agit ici, mais tel que, de par sa nature spirituelle, c’est en l’homme qu’il trouve son accomplissement, en étant en lui sorti de son abstraction idéale comme Dieu transcendant, et réalisé, comme il se doit, en tant qu’«  esprit effectif  »287, auprès de soi dans l’autre que soi. On se posera alors la question  : le devenir de l’esprit à même la conscience est-il ici achevé et la religion absolue s’accomplissant ellemême dans la communauté croyante en constitue-t-elle le dernier mot  ? La réponse de Hegel est clairement non. C’est que, même en cette ultime étape de son développement, la religion demeure tributaire de ce qui constitue son régime épistémologique dont elle ne peut s’affranchir et qui est, comme on le sait, celui de la représentation. Celle-ci est en effet loin d’être ici surmontée. Car s’il est vrai que dans la religion absolue l’esprit s’est finalement réalisé comme sujet, conscience et savoir de soi, ce savoir de soi qu’il est essentiellement y est en même temps ce dont l’accomplissement, repoussé dans l’avenir, à la fin des temps, est dans cette mesure encore posé comme un autre que la conscience de la c­ ommunauté,   GW 9, p. 418/PhE, p. 639.   GW 9, p. 419/PhE, p. 639. 287   GW 9, p. 419/PhE, p. 641. 285 286

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un autre lointain qui lui est étranger, qui ne dépend pas d’elle et de son faire, mais qui ne peut que survenir par une intervention extérieure. Entre-temps, si l’on peut dire, dans l’attente de cet événement ultime (l’événementiel étant donc toujours de rigueur), elle ne s’y rapporte qu’affectivement, dans le sentiment de l’amour, mais sans pouvoir l’intuitionner «  comme un ob-jet effectif immédiat  »288. Telle est l’ultime dissociation de l’esprit – de l’égalité à soi spirituelle – et de l’opposition propre à la conscience qui demeure dans la religion  : il y reste, tenace, ce préjugé représentatif propre à la conscience commune selon lequel l’accomplissement ne peut se trouver qu’en dehors de la différence propre à la finitude de la conscience, ce qui voue décidément cet accomplissement à une ineffectivité résiduelle. Parlant de la communauté religieuse, Hegel conclut  : «  Ce qui entre dans sa conscience comme l’en-soi ou le côté de la médiation pure est la réconciliation qui se trouve au-delà (jenseits)  ; tandis que ce qui y entre comme présent (gegenwärtig), comme le côté de l’immédiateté et de l’être-là, est le monde qui doit encore attendre sa transfiguration  »289. 5) Le savoir absolu ou l’esprit comme savoir de soi sous le régime du concept «  Savoir absolu  », ce syntagme par lequel Hegel caractérise l’aboutissement du périple phénoménologique de la conscience en chemin vers son essence spirituelle, est le lieu de toutes les équivoques, mieux de tous les contresens. On y entend spontanément l’expression d’un savoir infini au sens de «  sans limite  », sans plus aucune résistance ni obstacle, délivré de tout effort, de tout labeur, ce que Hegel a en fait toujours considéré comme un parfait fantasme de l’ordre de ce que, dès ses tout premiers écrits, il nommait éloquemment un Luftbild290 dont il traquait la présence jusque dans la raison pure kantienne. En fait, affranchir le savoir de toute limite reviendrait à le supprimer purement et simplement et, du fait même, à supprimer l’esprit en tant qu’il est essentiellement savoir de soi. Si donc le savoir absolu signifie l’accomplissement de cette essence de l’esprit qui est de se savoir et de se savoir comme ce qu’il est, c’est-à-dire précisément comme conscience et savoir de soi, alors il ne saurait être en   GW 9, p. 421/PhE, p. 642.   Ibid. 290   Voir la première partie de notre recherche, p. 11. 288 289

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lui question d’une suppression au sens d’une élimination de toute limite, mais bien de l’élucidation du véritable sens de celle-ci, de ce qu’elle est en vérité. C’est ce que Hegel fait valoir d’entrée de jeu dans le premier paragraphe du chapitre qu’il consacre au savoir absolu. Le problème posé est celui du dépassement (Ueberwindung) de la forme de la représentation dont demeure prisonnière la religion, même comme religion absolue ou manifeste qui, certes, dit la vérité, l’esprit comme conscience et savoir de soi, mais qui la dit en l’opposant à la conscience, comme un objet qui lui est extérieur, bref en la posant «  dans la forme de l’ob-jectivité  »291. La réponse se formule dans les termes suivants  : la forme de l’objectivité «  appartient à la conscience en tant que telle  »  ; ce que Hegel précise en indiquant 1) que cette forme de l’objectivité ou de la choséité (Dingheit) est l’effet de l’aliénation de la conscience, ce qui est posé avec celle-ci et 2) que cette aliénation, à son tour, a dans sa négativité même une «  signification positive  », dans la mesure où, loin d’être simplement subie par la conscience comme quelque chose de purement extérieur à elle, elle est au contraire ce que la conscience pose elle-même, l’œuvre et le fait de la conscience qui est, écrit Hegel, ce qui «  s’aliène soi-même  »292. D’où il résulte enfin que, dans la forme de l’objectivité en laquelle elle s’aliène en sortant de soi et s’opposant à soi, la conscience est en vérité auprès de soi, qu’elle l’a donc bien «  supprimée  » ou surmontée, mais non pas encore une fois au sens de l’avoir éliminée, mais bien dans celui de l’avoir «  reprise en soi  », de se l’être réappropriée comme ce qui est toujours déjà sien au titre de ce qui la structure. En réalité, le passage de l’ordre de la représentation, qui est encore celui de la religion, au savoir absolu, qui est celui de la philosophie, consiste à cet égard en un changement de perception du sens de la limite  : de ce qui, dans la représentation, est perçu comme extérieur à la conscience et au savoir, à sa saisie conceptuelle comme ce qui leur est intérieur, c’est-à-dire essentiel, et, en ce sens seulement, supprimé. Voyons ceci de plus près. Dans une première partie du chapitre, Hegel, procédant à une sorte de récapitulation du parcours effectué, montre comment cette reprise ou cette réappropriation de l’objet au sein de la conscience s’est progressivement réalisée à travers l’expérience de la conscience où cette reprise s’est effectuée selon les différentes déterminations de l’objet  : comme objet sensible dans la raison observante, comme objet perçu dans la pure   GW 9, p. 422/PhE, p. 645.   GW 9, p. 422/PhE, p. 646.

291 292

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intellection de l’Aufklärung et comme objet intelligé dans la moralité. Nous n’insisterons pas sur ces différentes étapes de la reprise en soi de l’objet, sur lesquelles Hegel passe d’ailleurs rapidement, sinon pour rappeler qu’avec la dernière, la moralité, et plus précisément avec l’instance du pardon qui la couronne, nous avions affaire à la première émergence de l’esprit absolu, soit le moment où la conscience en tant qu’universelle, c’est-à-dire comme conscience jugeante, se départissait de sa «  dureté  »293 et consentait à son autre, la conscience agissante comme telle toujours dans la différence et la scission (dans le péché), dans laquelle elle se reconnaissait, i.e. reconnaissait sa propre conscience et certitude de soi – c’est ce qui a été caractérisé comme le «  oui  » de la réconciliation294. Mais une réconciliation qui, note à présent Hegel, n’était encore en fait que de l’ordre de la conscience et du savoir, c’est-à-dire de la forme, et non de celui de l’en soi et du contenu, qui est ce qui se produisait seulement ensuite dans la religion, dans la réconciliation spirituelle du Père et du Fils. Au point où nous en sommes, la réconciliation (c’est-à-dire l’esprit absolu) s’est donc réalisée «  des deux côtés  », dans la moralité et dans la religion, mais séparément, et il reste, pour parvenir au savoir absolu, à faire montre de leur «  réunion  », c’est-à-dire à s’élever au point où «  l’esprit parvient à se savoir, non pas seulement comme il est en soi ou suivant son contenu absolu, ni seulement comme il est pour soi suivant sa forme vide de contenu ou suivant le côté de la conscience de soi, mais comme il est en et pour soi  »295. De fait, nous avons assisté de part et d’autre, dans la moralité comme dans la religion, à la réconciliation de la conscience, comme telle toujours objective, et de la conscience de soi, autrement dit de la conscience de soi avec son autre dans lequel elle s’est aliénée, mais de telle manière que cette réconciliation était chaque fois unilatérale puisque d’un côté, celui de la moralité, cette réconciliation s’accomplissait subjectivement au seul bénéfice de la conscience de soi (point de vue de la certitude de soi), tandis que dans la religion, elle le faisait inversement au seul niveau de la conscience, de façon seulement objective (point de vue du contenu et de la vérité). Comment donc surmonter cette ultime unilatéralité et engager la réunion (Vereinigung) des côtés en présence  ? Le texte est ici particulièrement difficile. Nous en retirons les points suivants. La «  réunion  » visée ne peut être actualisée (car, comme on   GW 9, p. 424/PhE, p. 649.   Voir ci-dessus, pp. 65-68. 295   GW 9, p. 425/PhE, pp. 649-650. 293 294

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vient de le voir, elle «  est en soi déjà arrivée  »296, et ce des deux côtés) que par la conceptualisation du contenu, de telle manière que celui-ci soit réflexivement développé et différencié  : «  la réunion qui manque encore est l’unité simple du concept  », déclare Hegel. Or cette conceptualisation ne peut être entreprise que par le côté qui a été caractérisé comme celui de la forme et de la conscience de soi, car il est celui «  de la réflexion en soi  », tandis que la religion demeure pour sa part bloquée sur la représentation du contenu, fixée sur la vérité qu’il exprime sans chercher à se la réapproprier réflexivement. Donc, c’est du côté de la conscience de soi que se trouve le concept et qu’il va pouvoir être réalisé. Ce qui conduit à un réexamen et une réévaluation de la confrontation entre la conscience jugeante et la conscience agissante présentée au terme de la dialectique de la moralité. La première de ces consciences, dans sa fidélité au pur devoir, exprime, on s’en souvient, l’esprit qui se sait dans son égalité à soi universelle, «  dans sa pure unité transparente  »297, et c’est à ce titre que le concept se trouve en elle. Mais il s’y trouve irréalisé et vide de tout contenu aussi longtemps que, jalouse de sa pureté, cette conscience se fige comme «  belle âme  » dans son refus de toute action déterminée. C’est en revanche à son «  remplissement  » qui le réalise qu’on a affaire lorsque, dans le mouvement du pardon, elle s’ouvre à l’action toujours singulière et déterminée de son autre, la conscience agissante. De la sorte, conclut Hegel, moyennant ce mouvement, la conscience de soi est le concept «  dans sa vérité, c’est-à-dire dans l’unité avec son aliénation  »298. Dans le fond, la dialectique de la conscience jugeante et de la conscience agissante, ainsi revisitée, exprime sur le plan réflexif du concept la kénose qui était au cœur de la représentation religieuse et la rend du fait même effective en l’intégrant à l’être-là. Parlant de l’issue de cette dialectique, Hegel écrit  : «  Cette figure est, comme nous le voyons, le concept simple précédemment évoqué, mais qui abandonne (aufgibt) son essence éternelle, est là, ou agit  »299, et de la sorte l’esprit absolu, cessant d’être simplement substance, comme c’est encore le cas dans la représentation religieuse où il se produit sous la forme de l’autre, se fait sujet, esprit agissant et vivant dans la forme du Soi  : «  le Soi actualise pleinement (führt…durch) la vie de l’esprit absolu  ». Bref, le savoir de soi de l’esprit, sa réflexion en soi-même qui forme la substance   GW 9, p. 425/PhE, p. 650.   GW 9, p. 426/PhE, p. 650. 298   Nous soulignons. 299   GW 9, p. 426/PhE, p. 651. 296 297

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u­ niverselle, est devenu dans l’agir de la conscience qui le rend effectif «  le savoir de ce sujet-ci comme de la substance et de la substance comme de ce savoir du faire d’un tel sujet  »300. Et tel est, conclut Hegel, le savoir absolu (ou la science) qui est donc tout sauf ce savoir souverain, immuable et définitif que nombre de commentateurs ont voulu y voir, ainsi que l’a par exemple fait excellemment valoir Pierre-Jean Labarrière301. La formule était certes trompeuse, mais il fallait aller y regarder de plus près  : il s’agit de ne pas confondre tout uniment savoir absolu et absolu  ; le savoir absolu, qui est ce qu’est en vérité l’absolu, n’est du coup plus simplement ce qu’est celui-ci tel qu’il est au départ de façon immédiate. Voyons ceci de plus près. L’absolu se présente d’abord nécessairement sous forme de sub­ stance ou de contenu et, dans la religion comme religion absolue, en tant que contenu «  complet et vrai  »302. Cette forme est celle de la conscience, c’est-à-dire de l’objet ou de la chose que la conscience se représente en se l’opposant selon la dualité sujet-objet. Mais cette forme première et primitive ne convient pas à l’absolu en tant qu’il est essentiellement esprit, c’est-à-dire pensée, et comme tel tout sauf une simple chose ou un simple objet qui l’immobilise et le fige en en faisant quelque chose d’ineffectif et d’abstrait, une simple chose-de-pensée. Il est, en tant qu’essentiellement pensée, réflexion en soi et savoir de soi et doit se réaliser comme tel, c’est-à-dire se rendre actif en endossant la forme du Soi et en se faisant conscience de soi ou son propre sujet, au lieu d’être l’ob-jet d’une conscience autre pour laquelle il a la forme d’un au-delà privé de toute effectivité véritable. Mais il faut alors bien voir ce que cela implique, car cette «  descente  » de l’absolu sur le terrain de l’action et de l’effectivité, où, comme on vient de le voir, il se fait «  Moi  »303, son propre sujet, n’a évidemment rien d’une nouvelle fixation  ; «  être  » sujet n’a rien d’un état ou d’un être, mais «  est  » foncièrement un devenir, mieux un acte, celui de se faire soi-même. Ce qui veut à son tour dire que l’absolu n’est par conséquent – et d’un être alors seulement authentique – qu’en se différenciant de soi, de son contenu tout d’abord seulement donné, pour le reprendre en soi et le faire égal à soi, le ressaisissant dès lors non pas comme un simple objet inerte, mais lui-même comme   GW 9, p. 427/PhE, p. 652.   Voir sa contribution concernant le savoir absolu, «  L’esprit se sachant en figure d’esprit ou le savoir conceptualisant  », dans Hegel. La phénoménologie de l’esprit à plusieurs voix, op. cit., pp. 291-300. 302   GW 9, p. 427/PhE, p. 653. 303   GW 9, p. 428/PhE, p. 653. 300 301

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le mouvement réflexif d’être auprès de soi en se différenciant de soi. A ce moment, le contenu a cessé d’être représenté, il est «  conçu  », n’étant «  rien d’autre, précise Hegel, que le mouvement même qui vient d’être énoncé  », celui de la réflexivité absolue qui est – paradoxal et contradictoire – le mouvement de se faire égal à soi en se séparant de soi. La science, le savoir absolu comme règne du concept accompli est donc le tard-venu, ce dont Hegel, creusant et approfondissant le fil de l’effectivité intrinsèque de ce savoir, tire la conséquence sur le plan de la temporalité, car c’est ce à quoi mène cette effectivité pensée jusqu’au bout  : à la question de son apparition concrète dans le temps. Il écrit  : «  Mais, quant à ce qui concerne l’être-là de ce concept, la science n’apparaît pas dans le temps et l’effectivité avant que l’esprit ne soit parvenu à cette conscience au sujet de soi  »304, c’est-à-dire avant qu’il n’ait achevé «  le travail  »305 de sa reprise en soi réflexive. Ce qui soulève le difficile problème du rapport entre la science et le temps. Ce rapport est envisagé, dans les dernières pages du chapitre consacré au savoir absolu qui sont aussi les toutes dernières de la Phénoménologie de l’esprit, d’un double point de vue  : d’une part, celui de l’advenir de la science en devenir d’elle-même et, d’autre part, celui de la science advenue. Il faut, pour le comprendre, partir de la célèbre déclaration qui dit que  : «  Le  temps est le concept lui-même qui est là  »306, autrement dit le concept dans son effectivité. Le concept en tant qu’intrinsèquement effectif est donc ce qui se temporalise, et c’est cette temporalité du concept qui se module de deux manières différentes dans le devenir de la science et dans la science accomplie. Dans le premier cas, celui de la science en devenir, nous avons affaire au «  travail  » de réflexion qui vient d’être évoqué, celui dans lequel le concept se dégage progressivement de son être substantiel premier, où il est sous la forme inadéquate d’un fondement immobile et obscur qui ne peut être que représenté, pour se poser finalement en pleine lumière, comme concept proprement dit, «  concept qui se sait comme concept  »307 au sein de la science. Ce travail est celui de l’histoire qui est lui-même double. Il s’agit, d’une part et tout d’abord, de celui de l’histoire en général, c’est-à-dire de l’esprit du monde, dans lequel, poussée par son essence spirituelle, la substance s’expose en se différenciant   Ibid.   GW 9, p. 428/PhE, p. 654. 306   GW 9, p. 429/PhE, p. 655. 307   Ibid. 304 305

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et s’objectivant en elle-même au sein de l’ «  histoire effectivement réelle  »308  ; d’autre part et ensuite, se greffant sur ce premier procès et en réfléchissant le devenir, c’est l’histoire du développement de la science dans l’élément de la connaissance ou du concept  : «  tant que l’esprit ne s’achève pas en soi, tant qu’il ne s’achève pas comme esprit du monde (Weltgeist), observe Hegel, il ne peut atteindre son achèvement comme esprit conscient de soi  »309, déclaration qui anticipe sur celle, fameuse, de la Préface des Principes de la philosophie du droit selon laquelle «  la chouette de Minerve ne prend son envol qu’à l’irruption du crépuscule  »310. La philosophie n’est en effet jamais que la pensée de l’esprit de son temps et elle ne peut par conséquent advenir que lorsque celui-ci a achevé son parcours et s’est complètement réalisé. Hegel évoque en raccourci cette histoire du développement de la science, telle que, dans sa phase moderne, elle s’est déployée à la suite et dans la mouvance de la révélation de la vérité au sein de la religion absolue – la religion chrétienne – c’est-à-dire comme vérité pour ainsi dire brute en attente de sa réflexion, depuis la Renaissance jusqu’aux philosophies contemporaines de Fichte et de Schelling. Il s’attarde en particulier sur ces dernières en tant qu’elles précèdent directement sa propre démarche présentée comme celle qui introduit dans l’effectivité du savoir absolu. Avec Fichte, porté par l’inspiration de la liberté absolue proclamée par la Révolution française et la réfléchissant, l’esprit «  fait […] sortir la pensée de sa profondeur la plus intime  » et l’énonce «  comme Moi = Moi  »311, sans toutefois parvenir à penser correctement la différence inhérente à cette égalité, même s’il la conçoit comme différence d’ordre temporel  ; ce qui conduit au substantialisme schellingien, lequel, pour sa part, n’est pas davantage capable de faire droit à la différence réflexive, mais ne peut dans son formalisme que l’engloutir dans le vide de la substance absolue comme un accident dépourvu de toute nécessité, c’est-à-dire comme ce «  qui, en tant que contenu déterminé, n’aurait que le caractère d’un accident et serait sans nécessité  »312. Bref, dans un cas comme dans l’autre, le déficit porte sur l’incapacité à réfléchir la différence, soit, cette dernière étant entendue concrètement, le contenu déterminé et différencié comme s’inscrivant à   GW 9, p. 430/PhE, p. 656.   GW 9, pp. 429-430/PhE, p. 656. 310   GW 14,1, p. 16/G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit (désormais cité PPD), tr. J.-F. Kervégan, Paris, Presses universitaires de France (Quadrige), 2013, p. 134. 311   GW 9, p. 430/PhE, p. 657. 312   GW 9, p. 431/PhE, pp. 657-658. 308 309

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même l’égalité absolue elle-même, de sorte que celle-ci reste dans ces philosophies quelque chose d’abstrait et d’ineffectif. En revanche, le véritable savoir en lequel s’accomplit l’esprit dans son authenticité effective et concrète est celui qui, conjurant toute espèce de fixité ou unilatéralité résiduelle, que ce soit celle de la conscience de soi confinée dans la pure intériorité de sa subjectivité (Fichte) ou celle de la substance dans l’objectivité de laquelle s’abîme inversement toute subjectivité et conscience de soi (Schelling), épouse le mouvement de l’esprit qui articule en profondeur ces deux pôles opposés de la subjectivité et de la substance. Hegel le décrit en y distinguant deux séquences en réalité étroitement conjointes et une  : celle, tout d’abord, dans laquelle la conscience de soi (le Moi, le sujet), qui, comme on l’a vu, a ici la main, s’abandonne (s’aliène) à la substance (la vérité, le contenu), pour y déployer ensuite sa différenciation et son pouvoir d’analyse (sa forme), de telle manière toutefois qu’en cette séparation et sortie hors de soi, la substance, loin de disparaître, s’accomplit, car, en tant que substance spirituelle et vivante, elle «  n’est sujet que comme cette négativité et ce mouvement  »313. Et Hegel de conclure en observant dès lors qu’à l’inverse des deux unilatéralités dénoncées, «  le savoir consiste bien plutôt dans cette apparente inactivité qui se contente de considérer comment ce qui est différencié se meut en lui-même et fait retour en son unité  »314  ; autrement dit, il consiste en un double abandon mutuel  : du sujet à la substance et de celle-ci à celui-là, le vrai savoir étant celui qui, s’affranchissant de sa subjectivité unilatérale et abstraite, la retrouve à l’œuvre concrètement dans la substance et laisse ainsi son mouvement réflexif se déployer en elle comme le sien propre. S’abandonner à la sub­ stance pour se retrouver en elle, telle est donc la clé du savoir absolu. Reste alors à considérer, après ce premier examen concernant la temporalité inhérente à la science en devenir, ce qu’il en est du temps au sein de la science accomplie, ce qui constitue le problème le plus délicat et le plus propice aux contresens évoqués ci-dessus à propos du savoir absolu. Apparemment, la question est vite réglée  : Hegel écrit en effet que «  le temps apparaît comme le destin et la nécessité affectant l’esprit qui n‘est pas achevé en lui-même (der nicht in sich vollendet ist)  » et que là où le concept se saisit lui-même, donc dans la science accomplie, «  il supprime la forme temporelle  »315. Il s’agit toutefois d’y regarder de plus près. Tout d’abord, premier point à noter, si l’atteinte du savoir absolu signifie bien la   GW 9, p. 431/PhE, p. 658.   GW 9, p. 431/PhE, p. 659. 315   GW 9, p. 429/PhE, p. 655. 313 314

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fin du mouvement de l’esprit comme mouvement «  de sa formation en figures (seines Gestaltens)  »316, c’est-à-dire tel qu’il est advenu dans l’enchaînement de ses figures au sein de la Phénoménologie de l’esprit, caractérisé, comme on l’a vu, par «  la différence non surmontée de la conscience  », celle de la certitude de soi subjective et de la vérité substantielle et objective (du sujet et de l’objet), cela ne signifie nullement la cessation de tout mouvement  ; au contraire, dans «  le pur élément  »317 du concept qui se sait, où, comme on l’a vu, le Soi s’aliène dans le contenu en faisant de son aliénation réflexive celle de ce contenu lui-même (lequel a par conséquent la «  forme du Soi  » ou du concept), ce qui advient, c’est «  le pur mouvement de cette aliénation  », c’est-à-dire le mouvement du concept (ou qu’est le concept), dégagé de toute pesanteur et fixité. En fait, la science ou le savoir absolu, c’est le mouvement de la conscience en tant qu’il est devenu celui de la vérité même par là libérée de tout immobilisme unilatéralement substantiel, ce que Hegel caractérise comme «  l’être libre  ». Mais ce n’est pas tout, car si la science telle qu’elle vient d’être évoquée, comme l’esprit promu à son concept et se déployant librement dans le pur élément de celui-ci, signifie bien le terme du mouvement de son apparaître dans la conscience, elle entretient toutefois encore un rapport à ce mouvement et aux figures de la conscience qu’il traverse. Et il ne s’agit pas en l’occurrence de simplement relever le fait qu’ «  à chaque moment abstrait de la science correspond une figure de l’esprit apparaissant en général  »318, il s’agit plus radicalement de prendre note de l’abstraction de la science et de ce que cette abstraction implique. Voyons ceci de plus près. La science, dont Hegel a esquissé la physionomie dans le passage qu’on vient d’examiner, est celle du «  concept pur et de son mouvement de progression (Fortbewegung)  »319, caractérisé comme l’ «  éther de [l]a vie [de l’esprit]  »320  ; c’est, en d’autres mots, de l’esprit dans la forme de la pensée pure comme «  unité immédiate  » et «  médiation simple  »321 qu’il s’agit, bref de la logique. Or celle-ci, en dépit de son caractère absolu (ou, plus exactement, en raison même de celui-ci322) est affectée d’abstraction  ; elle manque de réalité et c’est à ce titre, note Hegel, qu’il convient de «  connaître les purs concepts de la science dans   GW 9, p. 431/PhE, p. 659.   GW 9, p. 432/PhE, p. 659. 318   GW 9, p. 432/PhE, p. 660. 319   Nous soulignons. 320   GW 9, p. 432/PhE, p. 659. 321   GW 9, p. 432/PhE, pp. 659-660. 322   Voir sur ce point notre deuxième chapitre. 316 317

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cette forme de figures de la conscience  », car pareille connaissance «  constitue le côté de sa réalité (ihrer Realität)  »323. Par conséquent, aussi surprenant que cela puisse à première vue paraître, «  la science contient en elle-même [la] nécessité de s’aliéner de la forme du concept pur et le passage du concept dans la conscience  ». Cette aliénation nécessaire est présentée sous deux formes. La première est celle où l’égalité à soi immédiate et simple du concept renvoie au point de départ du périple phénoménologique, à «  la certitude de l’immédiat, ou la conscience sensible  ». Mais cette première forme d’aliénation est dite «  imparfaite  »324, car l’objet y est encore tenu en bride par le savoir et n’a par conséquent pas «  gagné sa complète liberté  », celle dans laquelle l’esprit, s’étant cette fois totalement dessaisi de lui-même, c’est-à-dire de la forme encore abstraite de sa pure «  séité  »325 logique immédiate, s’accomplit dans «  la suprême liberté et assurance de son savoir de soi  »326. Affirmation de première importance qui mérite qu’on s’y arrête, car on a là la clé de la nature profonde de l’esprit tel que le conçoit Hegel en tant que fondement et couronnement absolu de toutes choses, à savoir que, contrairement à ce qu’on pense ordinairement, cet esprit, qui apparaît à présent, au terme de son parcours souterrain à même l’expérience de la conscience, en pleine lumière, n’est rien de clos et de reclus sur soi-même, sur sa pure égalité à soi imperturbable, mais est au contraire sacrifice de soi (Aufopferung)  : le savoir de soi qui caractérise l’esprit, déclare Hegel, est celui qui «  ne connaît pas seulement soi-même, mais aussi le négatif de soi-même, c’està-dire sa limite  », ce qui, précise-t-il, veut dire «  savoir se sacrifier  »327. Il convient ici, pour éclairer cette thèse, de se remémorer la revalorisation à laquelle, dans la Préface de son ouvrage, Hegel, réagissant à l’enthousiasme romantique d’un pur sentiment indéterminé du divin, procédait de l’idée de limite, qu’il mentionnait dans sa formulation grecque de «  Horos  », en la déclarant indispensable à la science328. Celle-ci, en effet, est tout d’abord et essentiellement un savoir de la limite, c’est-à-dire du déterminé, du contenu toujours par nature différencié de ce qui est (en ce   GW 9, p. 432/PhE, p. 660.   GW 9, p. 433/PhE, p. 660. 325   Nous empruntons cette expression à notre ami André Stanguennec qui l’utilise pour désigner l’être-soi, le fait (si l’on peut dire) d’être un soi (voir La dialectique réflexive. Lignes fondamentales d’une ontologie du soi, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006, p. 12). 326   GW 9, p. 432/PhE, p. 660. 327   GW 9, p. 433/PhE, p. 660  ; nous soulignons. 328   GW 9, p. 14/PhE, p. 63 (voir sur ce point la première partie de notre recherche, p. 136). 323 324

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compris elle-même), mais de la limite entendue non pas comme ce qui simplement sépare et isole, mais bien, dialectiquement, comme ce qui, de par la force de sa négativité, est capable de se surmonter elle-même et de s’ouvrir à son autre (de franchir la limite). Or, la limite ainsi comprise, comme ce qui, dans sa négativité intrinsèque, soude et relie, c’est par excellence l’esprit comme capacité d’affronter le négatif et la mort, c’està-dire de se sacrifier. Bref, la négativité interne de la limite prend tout son sens dans le libre sacrifice de soi de l’esprit, abandonnant son égalité à soi simple strictement conceptuelle pour se plonger dans la réalité et par là seulement se réaliser en vérité dans son effectivité intrinsèque. Reste maintenant à voir comment, à partir de la science et exigé par celle-ci, s’opère ce retour du concept à la conscience et à son opposition. Il ne peut bien entendu s’opérer par une simple reprise de la manière dont les choses se passaient dans la Phénoménologie de l’esprit, manière à présent dépassée, mais bien de telle façon que le concept, disjoignant sa médiation simple en ses différents moments, s’expose selon l’opposition de la conscience qu’il a reprise en soi, ce qui, comme on l’a vu, ne signifie nullement l’élimination de cette opposition, mais bien son intériorisation telle que désormais elle fonctionne comme le fait même du concept dans lequel celui-ci se pose et s’expose. C’est par cette reprise en soi de l’opposition de la conscience que le concept surmontant sa propre limite bascule dans le réel et rencontre par là à nouveau le temps. Soyons attentifs à la façon dont Hegel exprime cette nouvelle expérience de la temporalité, cette fois interne au concept lui-même (et non plus comme simple forme extérieure de la conscience)  : il s’y agit, écrit-il, de la manière dont «  l’esprit expose son devenir-esprit dans la forme du libre se produire contingent (des freyen zufälligen Geschehens)  »329. C’est que, comme on l’a vu, l’esprit advenu à lui-même dans son savoir de soi conceptuel-logique doit à nouveau accomplir le chemin vers soi pour se faire esprit réel et c’est seulement en s’affrontant à la contingence de la stricte événementialité et en l’assumant que l’esprit sort de l’abstraction de sa pure forme conceptuelle abstraite et que, dans le sacrifice que constitue l’aliénation de celle-ci, il se fait esprit effectivement réel. La contingence est en effet la marque irréductible du réel dans sa différence d’avec l’abstraction logique et la force de l’esprit réside dans sa capacité d’endosser cette différence et de parcourir le chemin de la contingence comme celui de sa propre réalisation nécessaire. Tel est ce qu’on peut caractériser comme la nécessité de la contingence. Ce parcours se fait   GW 9, p. 433/PhE, p. 660.

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selon deux grandes étapes, celle de la nature et celle de l’histoire (­Geschichte) qui est celle de l’esprit proprement dit. De part et d’autre, nous avons affaire à l’esprit s’intuitionnant dans son aliénation, mais, du côté de la nature, comme une aliénation qui est et subsiste, se déployant en sa dimension substantielle dans l’élément de l’ «  espace  »  ; dans l’histoire en revanche, comme aliénation «  qui sait  »330 – «  accompagnée de savoir  », traduit Bernard Bourgeois – et qui, comme telle, se redouble en «  aliénation d’elle-même  », négation de sa négativité simplement étante. Telle est l’aliénation dans la forme du «  temps  » qui est proprement celle de l’histoire et dans laquelle se manifeste dès lors le caractère simultanément positif de l’aliénation  : la négativité à l’œuvre en elle s’y révèle comme étant en même temps conservation via l’intériorisation du souvenir de ce qui a été supprimé, c’est-à-dire des figures passées dans la succession historique des esprits dont chacun ouvre une nouvelle époque en partant de la précédente, dès lors tout à la fois abandonnée et maintenue. Ainsi, conclut Hegel, le chemin du savoir absolu, à même lequel l’esprit se réalise en consentant à son aliénation sacrificielle (il parle du «  calvaire de l’esprit absolu  »331) consiste finalement dans ce «  royaume des esprits  »332 que forme l’histoire dans son déroulement contingent tel que l’assume et le reprend en soi l’esprit conscient de soi en route vers sa propre réalisation nécessaire. Moyennant cette effectuation de soi qui fait corps avec lui, l’esprit cesse d’être «  la solitude sans vie  »333, mais selon la citation de Schiller sur laquelle se clôt la Phénoménologie de l’esprit  : c’est seulement «  du calice de ce royaume des esprits qu’écume jusqu’à lui son infinité  »334. Que dire sinon que par là Hegel congédie éloquemment la perspective abstraite d’un absolu lointain et transcendant («  le solitaire sans vie  »), en soutenant qu’il n’est en vérité, comme esprit absolu qui se conçoit absolument, qu’en se retrouvant et s’intuitionnant   GW 9, p. 433/PhE, p. 661.   GW 9, p. 434/PhE, p. 662. 332   GW 9, p. 433/PhE, p. 661. 333   GW 9, p. 434/PhE, p. 662. 334  Il s’agit des derniers mots du poème Die Freundschaft que Hegel modifie quelque peu. Voici, dans la traduction proposée par B. Bourgeois (PhE, p. 662, note 2), le texte de la strophe qu’ils concluent (pour le texte allemand, voir GW 9, Anhang, Anmerkungen, p. 523, note relative à 434, 8-9). «  Le grand maître des mondes était privé d’amis (freundlos), Un manque ressentant, il créa des esprits, Miroirs heureux de son être bienheureux  ! Nul égal ne trouva l’Etre suprême en eux, Du calice pourtant du règne tout entier des âmes Ecume jusqu’à lui – l’infinité  ». 330 331

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à même la multiplicité concrète et vivante de l’enchaînement historique de ses différentes figures intérieurement ressaisies, en lesquelles il est en marche vers lui-même comme vers son propre but. 6) Conclusion Nous avons intitulé ce premier chapitre de notre ouvrage que nous venons de refermer  : La Phénoménologie de l’esprit comme condition de l’effectivité de la science. Le moment est venu de justifier de façon plus circonstanciée ce titre. Comme on l’a vu en commençant, l’objectif que Hegel assigne à son premier grand ouvrage est double  : décrire le cheminement de la conscience vers l’esprit et la science en suivant le fil d’une «  science de l’expérience de la conscience  » et, conjointement, montrer comment, par là, l’esprit accède progressivement à la conscience et au savoir de soi, selon le processus inverse d’une «  phénoménologie de l’esprit  », science de l’apparaître de l’esprit à même l’expérience de la conscience335. Il s’agit d’analyser de plus près cette situation complexe de mutuel enjambement entre conscience et esprit. On notera tout d’abord qu’en soi conscience et esprit sont un, ils sont essentiellement liés  : la conscience est d’emblée esprit, savoir de la vérité, consubstantiellement ouverte à celle-ci, c’est là sa nature intime qui fait qu’elle se présente directement comme appréhension du vrai, quels que soient son niveau de développement et la teneur de vérité auquel ce niveau correspond, sans quoi, observe Hegel, ayant la vérité en dehors d’elle-même et étant entièrement séparée d’elle, la conscience serait bien incapable de se mettre en chemin vers elle336  ; et réciproquement l’esprit, qui pour sa part exprime ce qu’est la vérité (il est, selon ce qu’affirmera le § 384 de l’édition de 1830 de l’Encyclopédie, «  la plus haute définition de l’absolu  »337), est essentiellement conscience et savoir de soi, nullement ce qui serait de l’ordre 335   On se demandera si ce double objectif n’est pas ce qui motive la caractérisation ambiguë que Hegel donne de l’œuvre dans sa lettre à Schelling du 1er mai 1807, à la fois introduction à la science et première partie de celle-ci. 336   Tel est, on le sait, le thème que développent les premières pages de l’Introduction de la Phénoménologie de l’esprit s’en prenant à «  toutes ces représentations d’une connaissance qui est séparée de l’absolu et d’un absolu qui est séparé de la connaissance  » (GW 9, p. 54/PhE, p. 120). 337   GW 20, p. 382/Encyclopédie des sciences philosophiques III. – Philosophie de l’esprit (désormais cité Enc. 3), tr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 179 (cette caractérisation de l’esprit figure déjà dans la première édition de l’Encyclopédie, § 304).

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de la chose ou du simple objet, mais sujet de son propre savoir. Toutefois, ainsi formulée, cette unité de l’esprit et de la conscience n’est, comme on vient de le remarquer, que strictement en soi et donc purement intérieure, elle n’est rien d’effectivement réel qui se déploie et s’inscrive dans le registre de l’être et de la présence. Aussi bien ce qui n’est ainsi qu’en soi, il s’agit de le rendre effectif, de façon à ce que cela ne reste pas, à l’encontre de sa véritable nature, une simple pensée abstraite. Nous disons bien le rendre effectif, car cette unité ne saurait en aucun cas être immédiatement là, d’emblée toute faite et toute prête, sans quoi elle resterait précisément abstraite et vide  : on se trouverait en présence de la vérité dogmatiquement imposée à la conscience (à l’instar d’ «  un coup de pistolet  », selon la formule de Hegel338), comme telle dépourvue de toute réalité et efficience véritables faute d’avoir été appropriée par la conscience et d’être devenue son bien, intérieur à son expérience et à la certitude de soi qui la caractérise  : l’expérience de la conscience définit en effet le seul terrain de la réalité véritable sur lequel seulement la vérité se fait, comme il convient, vérité effective. Et voilà pourquoi il faut, comme le fait la Phénoménologie de l’esprit, partir de la conscience et de son expérience afin de montrer comment, progressivement, elle s’assimile ce vrai auquel elle est essentiellement accordée, tandis que celui-ci se fait du même coup vrai effectif, soit la vérité non plus comme objet de représentation, comme telle encore simple pensée dépourvue de réalité, mais en tant que conscience de soi, descendue sur le terrain de celle-ci et l’ayant investi, sujet de son propre savoir, ce qui correspond à la célèbre déclaration de la Préface de la Phénoménologie de l’esprit selon laquelle il s’agit d’appréhender le vrai non pas simplement comme substance, mais tout autant comme sujet. Mais prenons-y garde, ici aussi il s’agit alors d’éviter tout malentendu  : il faut en effet écarter le complet contresens consistant à entendre cette qualification du vrai comme sujet au sens subjectiviste du sujet opposé à l’objet. Elle ne signifie en rien l’éviction de toute substantialité (ce qui reviendrait en fait à la reconduire directement en substantialisant le sujet fixement opposé à l’objet ou à la substance). Loin de tout subjectivisme unilatéral, ce que Hegel entend ici par sujet, c’est la valorisation de l’acte, de l’agir qu’est essentiellement la vérité en tant qu’esprit et qui constitue précisément sa substance. Cet acte, c’est celui, propre à la conscience, de se réfléchir en soi-même, lequel agir réflexif n’est à son tour possible que dans et par l’opposition à soi. L’opposition entre sujet et objet   GW 9, p. 24/PhE, p. 76.

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est en effet constitutive de la conscience qui n’advient que moyennant la séparation d’avec ce dont elle est conscience, c’est-à-dire précisément moyennant son ob-jectivation. Bref, il n’est de conscience que dans la différence et la distance, elle n’advient, comme l’apprendra la dialectique de l’esprit subjectif dans l’Encyclopédie, que par la rupture de l’unité fusionnelle avec la nature et le monde caractéristique du premier niveau de l’esprit comme âme ou «  esprit-nature  »339. Si donc l’esprit doit nécessairement se faire esprit conscient de soi, il lui faut passer par l’opposition à soi, consentir à sa différenciation, à ce que Hegel nomme significativement son aliénation, c’est-à-dire son devenir-autre. Autrement dit, il s’agit pour l’esprit de se séparer de son identité à soi immédiate, qui l’emprisonne dans une immobilité rigide contre nature, et de passer dans l’autre que soi, un autre qui lui appartient essentiellement, qui est son autre, et dans lequel seulement il est en mesure d’être véritablement ce qu’il est, esprit conscient de soi. En l’occurrence, l’opposition n’a par conséquent nullement été résorbée ou écartée, mais, ainsi que nous l’avons fait valoir à plusieurs reprises, intériorisée et devenue paradoxalement par là le biais de la seule identité à soi authentique, à savoir une identité médiatisée, intérieurement différenciée, et, comme telle, vivante et concrète. On se demandera toutefois  : à quelle condition l’opposition peut-elle ainsi garantir l’effectivité de l’esprit, permettant à ce qui est pensée de surmonter la clôture de son idéalité et de l’abstraction  ? Sur cette question aussi la Phénoménologie de l’esprit est riche d’enseignement, montrant en différents points décisifs de son parcours que ce doit être une opposition forte, consistante, en fait la différence absolue, dont la figure concrète est celle de la mort. C’est ce dont témoigne exemplairement, dès les premiers moments de ce parcours, l’épisode de la lutte pour la reconnaissance comme combat à la vie et à la mort qui, nous l’avons vu, coïncide avec l’émergence de l’esprit à même la conscience. Au terme de cette lutte, la conscience qui l’emporte et qui va être porteuse de l’esprit, ce n’est pas en effet celle du maître caractérisé par sa certitude de soi imperturbable, mais bien celle de l’esclave dans la mesure où, dans la peur et le tremblement, il a seul réellement fait l’expérience du «  maître absolu  » qu’est la mort, et cela veut dire de sa propre et fondamentale vulnérabilité. Cette expérience est décisive pour toute la suite du développement phénoménologique dans la mesure où les figures de la conscience qui vont activer ce développement et le faire repartir à chacune de ses étapes, ce ne sont jamais celles 339   Encyclopédie (1830), § 387, GW 20, p. 386/Enc. 3, p. 183 (dans l’édition de 1817, § 308).



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de consciences en repos, assurées d’elles-mêmes et jouissant d’une identité à soi souveraine – celles-ci sont au contraire autant de figures de l’abstraction et de l’inefficience, comme par excellence celle de la «  belle âme  », narcissiquement fixée sur sa pureté immaculée –, mais des consciences tourmentées et inquiètes, intérieurement fracturées et critiques de la situation dans laquelle elles se trouvent, et qui, à ce titre, sont facteurs de mouvement et d’action. Maintenant, erreur à ne pas commettre (et pourtant régulièrement commise), il ne s’agit pas d’imaginer qu’à terme cette inquiétude, cet état de division et d’opposition où se profile de différentes manières l’ombre de la mort, est vouée à se résorber et à disparaître au bénéfice d’une réconciliation définitivement apaisée. Telle n’est pas la logique du développement phénoménologique qui n’est nullement celle d’une extinction progressive de l’opposition, mais bien, comme on l’a noté, celle de son intériorisation  : l’opposition y est certes surmontée, mais la surmonter ne signifie pas l’éliminer et la laisser derrière soi, meilleure façon d’en fait la maintenir dans le cadre d’une victoire à la Pyrrhus, mais bien l’assumer en la reconnaissant comme sienne, en l’occurrence et dans les termes de Hegel, en se reconnaissant comme foncièrement aliéné, à soimême un autre et dans cet autre, donc dans la différence seulement, auprès de soi. Précisons ce point important en reprenant brièvement les grandes étapes du procès phénoménologique. La conscience s’y est tout d’abord produite comme conscience individuelle, comme telle encore en-deçà de son essence spirituelle cachée en elle – ce qui correspond aux trois premiers moments de la conscience, de la conscience de soi et de la raison. Ce qui caractérise cette conscience individuelle, c’est que l’opposition à l’objectivité propre à son êtreconscience s’y produit comme une opposition extérieure  : l’autre auquel elle s’oppose s’y présente chaque fois comme un autre qui l’engloutit (conscience) ou qu’elle engloutit (conscience de soi) ou encore auquel elle s’unifie contradictoirement dans la figure de l’être (raison). Au terme de cette première étape, survient un moment décisif qui fait la transition à la deuxième  : c’est le moment de la raison opérante qui pose l’être ou l’objectivité qui lui fait face comme son œuvre, laquelle s’avère être finalement l’œuvre universelle qu’est concrètement l’Etat, dans lequel seulement la conscience individuelle trouve le fondement de sa réalité. Comme telle, la conscience se fait proprement esprit, constituant la figure de l’esprit étant-là, et, avec cela, l’opposition, d’extérieure, est devenue opposition intérieure, c’est-à-dire une opposition dans laquelle, en étant opposée à l’autre, la conscience est en fait opposée à soi-même, en une

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situation d’aliénation, d’être à soi-même un autre qui forme sa substance spirituelle. Mais cette réconciliation de la conscience avec son essence spirituelle au sein de la figure de l’Etat ne signifie pas la fin du périple phénoménologique  ; elle donne lieu à un nouveau développement dialectique qui est cette fois celui, collectif, de l’histoire qui conduit de la vie éthique immédiate dans la belle cité harmonieuse à la moralité postrévolutionnaire via le long processus de la culture dont l’enjeu est de former cette opposition intérieure qui ne fait tout d’abord qu’être pour en faire une opposition réfléchie, comme telle seulement réellement intériorisée. C’est ce qui se produit au terme du processus de la culture, là où quittant le terrain de l’histoire, il débouche sur celui de la moralité dont l’ultime moment, celui de la confrontation entre conscience agissante mauvaise et conscience jugeante qui s’égalisent dans les démarches croisées de l’aveu et du pardon, ouvre à la troisième étape, celle où, tout d’abord dans la religion, puis dans le savoir absolu, conscience et esprit s’unifient absolument comme esprit parvenu à la pleine et parfaite conscience de soi (ou, inversement, comme conscience de soi qui n’est plus rien d’autre que celle dont l’esprit est à la fois le sujet et l’objet)  : l’esprit a pris les commandes de la conscience et l’a pleinement investie, il est l’esprit absolu qui se pose et s’expose comme l’acte de sa propre réflexion, d’une part de manière encore imparfaite dans la représentation religieuse, de l’autre de manière totalement aboutie dans le concept philosophique. Nous avons vu pour finir en quoi consiste cette pleine assomption de l’esprit à même la conscience dans laquelle, cessant d’être l’essence encore en retrait de celle-ci, il conquiert sa pleine effectivité en tant que science ou savoir de soi  : nullement en une affirmation de son égalité à soi souveraine que plus rien ne saurait venir inquiéter et perturber, mais tout au contraire en l’absolu sacrifice et renoncement à soi, expression de son essence aliénée qui n’a en fait cessé de hanter comme le travail de la mort l’ensemble des figures de la conscience au cours du développement phénoménologique et qui advient maintenant, au terme de celuici, pleinement maîtrisé et intégré, comme la vérité de l’esprit, vérité qui va dès lors se répercuter dans la suite du système comme système de l’esprit, à commencer par sa base logique. Concluons donc avant de passer à l’examen de celle-ci  : l’esprit rendu effectif et vivant au sein de la conscience, c’est l’esprit qui se sait comme l’inquiétude qui parcourt tout être et toute vérité et qui n’est rien d’autre que ce savoir.

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L’EFFECTIVITÉ DE LA PENSÉE DANS LA SCIENCE DE LA LOGIQUE La période de presque dix années qui va de début 1807, où Hegel quitte Iéna dans une situation matérielle des plus précaires – l’Université d’Iéna où il a enseigné durant quelque sept ans est en complète déliquescence, désertée par les meilleurs esprits qui lui avaient conféré quelque temps auparavant son incomparable lustre – jusqu’à sa nomination à l’Université de Heidelberg à l’automne 1816, début de sa deuxième carrière académique, est à nouveau une période d’intense germination. Pourtant les conditions sont loin d’être optimales  : forcé par les circonstances d’interrompre son activité universitaire, Hegel occupe tout d’abord la position de rédacteur du Journal de Bamberg en Bavière de mars 1807 à novembre 1808, poste qu’il commence par assumer avec un certain intérêt, vu sa curiosité pour «  les événements mondiaux (Weltbegebenheiten)  »1, mais qui, suite à des tracasseries avec l’autorité de tutelle, va rapidement lui apparaître comme un «  enfer  » (Verdammnis)2. Aussi conjure-t-il bientôt son ami Niethammer, qui occupe un poste important au sein de l’administration bavaroise, d’intervenir de façon à «  être délivré du joug journalistique  »3. Ce qui se produit enfin en novembre 1808  : Hegel est nommé conjointement professeur de philosophie et recteur du gymnase de Nuremberg, situation qui, certes, ne constitue pas son premier choix (il aspire à une nomination dans une université), mais qui s’en rapproche néanmoins davantage que celle de journaliste. Il n’en reste pas moins que ces deux fonctions, malgré les multiples désagréments qu’elles présentent de facto (dont le moindre n’est pas de freiner l’avancement de son travail scientifique), recoupaient un élément central de la façon dont Hegel envisageait sa mission, élément qui se fonde dans la nature même   Briefe 1, p. 145/Correspondance 1, p. 136. Rappelons ici ce que Hegel écrivait à Iéna à propos de la lecture des journaux qualifiée de «  prière du matin réaliste  » (GW 5, p. 493/G.W.F. Hegel, Notes et fragments (Iéna 1803-1806), tr. C. Colliot-Thélène et alii, Paris, Aubier, 1991, p. 53). 2   Briefe 1, p. 245/Correspondance 1, p. 222. 3   Briefe 1, p. 239/Correspondance 1, p. 216. 1

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de la vérité telle qu’il la conçoit, à savoir sa nécessaire publicité. Nous pouvons nous référer sur ce point à sa lettre à Voss de mai 18054. Hegel y écrit, dans le cadre, il est vrai, d’une autre affaire qui se rapporte à ses aspirations universitaires, ce qui suit  : «  Une perversion fondamentale me paraît être le manque de publicité (der Mangel an Publizität) des sciences  »  ; car, poursuit-il, la vérité dont elles traitent ne saurait être quelque chose de réservé à des cercles fermés et privilégiés, objet d’un «  savoir entièrement caché, conservé comme un secret de caste  »  ; sa nature est au contraire de se manifester, de se diffuser en agissant sur «  la culture générale  » et la formation des profanes désireux de l’acquérir  ; et il ajoute dans ce contexte cette affirmation qui va guider toute son entreprise  : «  Il semble que le temps soit venu pour l’Allemagne que se puisse manifester (offenbar werden) ce qui est la vérité  ». A quoi son correspondant lui répond significativement  : «  Que le génie de l’Allemagne bénisse votre décision de faire descendre la philosophie des nuages et de la remettre en relation amicale avec des humains à la parole éloquente  »5. Nul doute, à nos yeux, que c’est ce souci de publicité de la vérité, enraciné dans l’essence même de celle-ci (la vérité est, pour parler comme les Scolastiques, diffusivum sui), qui a pu fonctionner pour Hegel comme justification ultime des fonctions dans lesquelles il a été amené à s’engager (faute de mieux) successivement à Bamberg et à Nuremberg. En particulier, l’expérience de professeur dans un gymnase, où l’on a pour tâche d’enseigner de jeunes élèves et de les former, a été à cet égard décisive, car on y rencontre ce qui forme l’exigence première d’une telle publicité, l’exigence d’intelligibilité et de clarté  : «  l’instruction de la jeunesse, ainsi que la préparation de la matière destinée à cette instruction sont la suprême pierre de touche de la clarté  »6  ; et de noter encore sur ce point «  qu’il est plus facile d’être inintelligible (unverständlich) d’une façon sublime, que d’être intelligible (verständlich) d’une façon simple  », où l’on reconnaît la réticence profonde de Hegel à l’endroit de toute démarche ésotérique, close sur elle-même, car cela contrevient à l’essence de la vérité qui est d’être foncièrement exotérique. Reste, que, comme on aura l’occasion d’y revenir, on a sans doute là une limite, sinon la limite sur laquelle vient buter l’entreprise hégélienne  : non qu’elle ait jamais pratiqué les voies de l’ésotérisme, de l’obscurité ­cultivée pour elle-même, mais il est une 4  Voir Briefe 1, pp. 95-101/Correspondance 1, pp. 93-97. Nous n’en possédons plus que les brouillons au nombre de trois, la lettre elle-même étant perdue. 5   Briefe 1, p. 102/Correspondance 1, p. 98. 6   Briefe 1, p. 176/Correspondance 1, p. 163.



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o­ bscurité propre à l’intelligibilité même qui apparaît là où, comme dans la science, elle se veut totale, car elle échappe du fait même aux modalités claires-obscures de l’intelligibilité humaine ordinaire. Hegel le savait fort bien, lui qui a écrit que vouloir plonger d’emblée, sans autre préparation, la conscience commune dans la science revient à vouloir la faire marcher sur la tête et qui a dès lors jugé nécessaire de rédiger un long et difficile ouvrage dont le propos est de lui fournir l’échelle pour y parvenir7, mais qu’il lui revient alors de décider de s’en saisir et de la gravir. Nous ne pouvons nous étendre sur ces riches années passées au gymnase de Nuremberg durant lesquelles, au milieu de mille responsabilités (et des plus prosaïques) qu’il assume avec tout le sérieux et toute la conscience professionnelle possibles8, Hegel, avec la patience et l’obstination qu’on lui connaît, travaille à l’avancement de son œuvre philosophique, mettant à profit l’enseignement qu’il dispense aux différentes classes (en morale, théorie du droit, doctrine de la religion, psychologie, logique, encyclopédie philosophique) et dont une présentation exhaustive scientifiquement autorisée est enfin offerte dans les deux volumes qu’y consacre l’édition des Gesammelte Werke9. L’œuvre en chantier est prioritairement la logique dont Hegel assure qu’il n’avait à Iéna qu’ «  à peine jeté les fondements  » et qu’il lui faut à présent achever «  dans tous ses détails et toute son étendue  »10. Les deux premières parties de l’oeuvre – logique de l’être et logique de l’essence – paraissent respectivement en 1812 et 1813, tandis que la troisième et dernière partie, consacrée à la logique du concept, paraît en 1816 (à la fin de sa vie, Hegel travaillera à une deuxième édition de l’œuvre dont il ne pourra cependant mener à bien que le premier livre sur la logique de l’être qui paraîtra après sa mort en 1832). Bernard Bourgeois commente  : «  Prodigieux fut l’effort 7   C’est bien sûr de la Phénoménologie de l’esprit que nous parlons (voir GW 9, p. 23/PhE, pp. 74-75). 8  Hegel se faisait une haute idée du rôle de l’école comme institution entre la famille et le monde effectif. Sa mission, loin de se réduire à une fonction seulement utilitaire de préparation à un métier, est avant tout à ses yeux de former la jeunesse à la vie et à la liberté dans et par l’apprentissage de la raison. Dans cette perspective, il insistait sur l’importance de la culture classique de même que sur celle de l’éducation morale et de la religion (voir à ce sujet G.W.F. Hegel, Textes pédagogiques, traduction et présentation par B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1990). 9   Il s’agit des volumes 10,1 et 10,2, tandis que les quelques textes de Bamberg se trouvent dans le volume 5 (il existe une traduction française des écrits de Nuremberg faite d’après l’ancienne édition de la Philosophische Propädeutik réalisée par K. Rosenkranz et reproduite dans l’édition du Jubilé de H. Glockner  : G.W.F. Hegel, Propédeutique philosophique, tr. M. de Gandillac, Paris, Editions de Minuit, 1963). 10   Briefe 1, p. 230/Correspondance 1, p. 209.

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i­ntellectuel du professeur de lycée – aussi journellement soumis aux contraintes administratives et gestionnaires – qui sut s’élever à la cime de la recherche […] dans l’écriture de l’un des plus grands textes de la littérature philosophique  »11. C’est vers cette oeuvre de base du système qu’il nous faut à présent nous tourner pour en saisir tout à la fois la portée décisive et les limites que lui assigne Hegel lui-même, ces deux éléments étant étroitement liés l’un à l’autre. 1) Nature et structure de la logique hégélienne dans la «  Grande  » Logique12 Dans ses première élaborations systématiques d’Iéna, Hegel distinguait logique et métaphysique au sein de la première partie de son système13. Cette distinction est à présent entièrement résorbée au bénéfice du seul titre de logique. Non qu’il n’y soit plus question de métaphysique, mais celle-ci est désormais reprise dans la logique qui, selon la Préface de la première édition de la Science de la logique, «  constitue la métaphysique proprement dite ou la philosophie purement spéculative  »14. Qu’est-ce à dire  ? Que faut-il entendre par ce caractère «  métaphysique  » de la logique  ? Hegel commence par contextualiser la chose historiquement. Comme dans la Préface de la Phénoménologie de l’esprit, il constate que son époque est celle d’un profond changement qui a bouleversé autant la science que la réalité effective  : un «  esprit nouveau s’est levé  »15. Au niveau de la science, c’est manifestement la révolution kantienne qui est visée, dont un des effets les plus marquants fut la   Avant-propos de sa traduction de la Science de la logique, SL 1, p. 8.   Comme on le sait, cette qualification de «  grande logique  » conférée à la Science de la logique est un expédient commode pour la distinguer de la «  petite logique  » qui forme la première partie de l’Encyclopédie des sciences philosophiques. Mentionnons à titre de commentaires d’ensemble auxquels nous nous sommes référé  : J. Biard et alii, Introduction à la lecture de la Science de la logique de Hegel, 3 vol., Paris, Aubier, 19811987, ainsi que le volume collectif plus récent paru dans le cadre des Hegel-Studien ­(Beiheft 67), Kommentar zu Hegels Wissenschaft der Logik, hrsg. von M. Quante und N. Mooren, Hamburg, F. Meiner, 2018. Nous avons également consulté le commentaire de A.  Léonard de la «  petite logique  »  : Commentaire littéral de la logique de Hegel, Paris-Louvain, Vrin-Editions de l’Institut supérieur de philosophie, 1974. 13   Sur le sens de cette distinction et son évolution au cours des années d’Iéna, nous nous permettons de renvoyer à notre Critique et dialectique. L’itinéraire de Hegel à Iéna (1801-1805), Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1982, pp. 317 sqq. 14   GW 21, p. 7/SL 1, p. 29. 15   GW 21, p. 6/SL 1, p. 28. 11 12

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d­ isparition de l’ancienne métaphysique qui a perdu tout intérêt, tant quant à son contenu que quant à sa forme. Mais cela a du coup provoqué un état de manque qui n’a pas été comblé, celui d’une nouvelle métaphysique correspondant à cet esprit nouveau de l’époque. Au vrai, là aussi Kant a, selon Hegel, ouvert la voie en ce sens que «  la philosophie critique fit bien déjà de la métaphysique une logique  »16, même si elle a été incapable d’aller jusqu’au bout de la démarche qu’elle avait initiée. Pour prendre la pleine mesure de cette situation dont hérite Hegel et comprendre la manière dont il entend la mener à son accomplissement, il s’agit de jeter un rapide coup d’œil sur l’ensemble de l’histoire de la métaphysique telle qu’il l’envisage dans les textes introductifs de la Grande logique et surtout, de manière beaucoup plus détaillée et systématisée, dans le Concept préliminaire de la logique de l’Encyclopédie. En fait, remarque-t-il, c’est dès l’époque de la fondation grecque de la philosophie que la métaphysique a pris le chemin d’une logique, et de mentionner à ce propos l’exemple d’Anaxagore qui «  est célébré comme celui qui, le premier, aurait énoncé la pensée que le noûs, la pensée, est le principe du monde, que l’essence du monde est à déterminer comme la pensée  », posant par là «  le fondement pour une vision intellectuelle de l’univers (zu einer Intellektualansicht des Universums) dont la figure pure doit nécessairement être la logique  »17. Et Hegel de mettre à ce propos en relief le fait que la pensée n’est en aucune façon considérée ici formellement comme ce qui ne ferait que se rapporter à une réalité ou un substrat qui lui serait extérieur (lequel serait dès lors purement empirique) et qu’elle ne ferait que caractériser du dehors, «  mais les formes nécessaires et les déterminations propres de la pensée sont le contenu et la vérité suprême elle-même  »18. La voie idéaliste de la philosophie était ainsi tracée d’emblée et c’est en elle que vont s’engager, en l’élaborant plus avant, les grands philosophes de l’Antiquité grecque comme Platon et Aristote, l’un et l’autre penseurs de l’idéalité (ou de la logicité) fondamentale de l’être envisagée comme ce qui seul confère à ce qui est son effectivité19. Hegel observe à ce sujet, à propos de la compréhension des   GW 21, p. 35/SL 1, p. 58.   GW 21, p. 34/SL 1, p. 57. 18   Nous soulignons. 19   Comme on le sait, pour Hegel, Platon et Aristote oeuvrent dans la même voie idéaliste qui pose l’Idée ou la pensée au fondement de l’être, la différence entre eux étant qu’Aristote a été plus loin et plus profond que son maître Platon dans l’appréhension de l’Idée et de son effectivité intrinsèque (voir sur ce point le premier volume de notre recherche, pp. 104-105). 16 17

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idées platoniciennes, qu’elles ne doivent pas être naïvement considérées comme «  des choses existantes, mais qui seraient dans un autre monde ou une autre région en dehors de laquelle se trouverait le monde de la réalité effective (die Welt der Wirklichkeit)  », mais bien comme ce dans quoi et grâce à quoi seulement «  quelque chose a de l’effectivité  »  : «  L’Idée platonicienne n’est rien d’autre que l’universel ou, plus précisément, le concept de l’objet  » et «  dans la mesure où il [l’objet] est différent de son concept, il cesse d’être effectif et est un néant  »20. Bref, les Grecs ont ramené l’être – ce qui en lui est véritablement étant – à la pensée comme à ce qui forme le ressort et la texture de ce que Hegel nomme son effectivité (qu’ils n’ont nullement placée dans son immédiateté matérielle et sensible), posant ainsi en principe l’identité fondamentale de l’être et de la pensée, et à cet égard, remarque-t-il, ils avaient incontestablement «  un concept plus élevé de la pensée que celui qui est devenu courant à l’époque moderne  »21, caractérisé pour sa part par l’opposition et la dualité de la pensée et de l’être. Est-ce à dire qu’on a alors affaire aux yeux de Hegel à un déclin de la philosophie au cours de son histoire, ainsi qu’il était disposé à le penser à l’époque de ses premières élaborations systématiques à Iéna22  ? Nullement, car l’ «  ancienne métaphysique  », comme dit Hegel, souffrait en même temps d’un irrémédiable défaut tenant au fait que cette identité principielle de la pensée et de l’être, elle la saisissait de manière immédiate et naïve, précisément de façon métaphysique, point que développe avec toute la précision souhaitée le Concept préliminaire de la logique de l’Encyclopédie. De quoi s’agit-il  ? Sans entrer dans tout le détail des paragraphes concernés23, tentons de ressaisir l’essentiel de leur argumentation.

  GW 21, p. 34/SL 1, p. 57.   GW 21, p. 29/SL 1, p. 51. 22   On notera à ce propos que dans ce qui nous reste du cours Logica et metaphysica du semestre 1801/02, Hegel fixe le but de son entreprise dans les termes suivants  : «  restaurer à proprement parler l’ancien le plus ancien (das älteste Alte) et le libérer du malentendu dans lequel l’ont enseveli les temps modernes de la non-philosophie  » (GW 5, p. 274  ; nous traduisons). 23   Il s’agit des §§ 26 et suivants dans l’édition de 1830 de l’Encyclopédie (celle à laquelle, sauf indication contraire, nous nous référons). Nous en avons fourni une analyse détaillée dans «  Dialectique et métaphysique chez Hegel  » (Figures de la dialectique. Histoire et perspectives contemporaines, J.-M. Counet (éd.), Editions de l’Institut supérieur de philosophie, Louvain-la-Neuve/Editions Peeters, Louvain-Paris, 2010, pp. 129 sqq.) ainsi que dans «  Hegel et la critique kantienne de la métaphysique  » (Hegel au présent. Une relève de la métaphysique?, dir. J.-F. Kervégan et B. Mabille, Paris, CNRS Editions, 2012, pp. 267 sqq.). 20 21



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Si c’est à juste titre, juge Hegel, que l’ancienne métaphysique (par quoi il entend toute la métaphysique prékantienne24) a refusé de voir dans la représentation immédiate des choses, telle qu’elle est tirée de l’intuition sensible toujours variable et contingente, ce qui forme leur vérité et si elle a été par suite bien inspirée d’élever ce contenu particulier à l’ordre universel et unifiant de la pensée pour y trouver ce qui en forme la véritable teneur, l’élément «  subsistant et substantiel  » qui constitue son essence25, elle n’a toutefois pas été en mesure de pousser ce mouvement réflexif jusqu’au bout, mais n’a pour ainsi dire accompli que la moitié du chemin  : élevant le contenu particulier à l’universalité de la pensée ou du concept et lui conférant par là même la forme de l’égalité à soi, elle ne l’a pas authentiquement universalisé, elle l’a au contraire maintenu dans sa particularité et l’a promu comme tel, immédiatement, à l’universel sans prendre en compte sa finitité (son caractère différencié et négatif), lui apposant dès lors de façon strictement extérieure la forme de l’universel. De la sorte, ce à quoi on aboutissait, c’est à une métaphysique correspondant à «  la simple vision d’entendement des objets de la raison  »26, une métaphysique qui fige abstraitement les déterminations de pensée qu’elle a élaborées (comme si, dans leur caractère borné, elles pouvaient valoir universellement) et en fait contradictoirement les «  prédicats du vrai  »27 qu’elle va attribuer à celui-ci dans les jugements qu’elle forme à propos de l’absolu (ce qui nous renvoie à la doctrine classique des attributs divins). Hegel analyse avec beaucoup de subtilité le fonctionnement de tels jugements en montrant comment ils sont, de par leur forme qui consiste dans l’attribution irréfléchie d’un prédicat à un sujet donné par l’intermédiaire de la copule «  est  », totalement inappropriés à l’expression de la vérité et ne pouvaient comme tels donner lieu, de par leur caractère unilatéral, qu’à un dogmatisme. En fait, le grief fondamental de Hegel à l’endroit de cette métaphysique ancienne s’éclaire de lui-même en conséquence de cette rapide évocation de l’analyse qu’il en donne  : il concerne son formalisme, qui tient à ce que, comme on l’a vu, le contenu déterminé de ce qui est n’y est pas pris en compte, n’y est pas réellement 24  Voir Encyclopédie, § 27, GW 20, p. 70/Enc. 1, p. 294. Il ne faut surtout pas en déduire que Hegel livre une lecture schématique et simpliste de cette métaphysique. Comme le montrent ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, il se révèle généralement attentif à tout ce qui en elle annonce et préfigure de quelque manière la conception dialectique de la vérité  ; c’est en particulier le cas chez les grands anciens que sont Platon et Aristote. 25   GW 21, p. 15/SL 1, pp. 38-39. 26   Encyclopédie, § 27, GW 20, p. 70/Enc. 1, p. 294. 27   Ibid., § 28, GW 20, p. 70/Enc. 1, p. 294.

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réfléchi et universalisé. Dans le fond, la pensée n’y sort pas véritablement d’elle-même, ne fait pas véritablement le pas vers son autre, l’être, pour le reprendre en soi et ne se comporte dès lors pas réellement comme ce qui constitue l’effectivité des choses, mais seulement comme une pensée abstraite qui, pour parler comme Kant, «  survole  » le réel au lieu de le pénétrer en vérité. Aussi bien ne faut-il pas s’étonner que cette métaphysique se soit trouvée flanquée d’une logique purement formelle qui n’a rien fait d’autre que se fonder sur cette extériorité dans laquelle la métaphysique traditionnelle a laissé, contre son intention profonde, l’être par rapport à la pensée. C’est contre cette métaphysique abstraite et dogmatique que Kant, réveillé, comme on le sait, par l’empirisme sceptique de Hume de son sommeil dogmatique, a dirigé sa critique, critique dans cette mesure parfaitement justifiée. Mais, précisément, il ne s’est pas en l’occurrence contenté d’un simple scepticisme, mais il a développé une perspective critique, et c’est en quoi, estime Hegel, consiste son «  mérite  », celui d’avoir posé les fondements d’une approche foncièrement nouvelle, celle de la nouvelle philosophie allemande au sein de laquelle se tient l’entreprise hégélienne  : «  c’est cette philosophie, observeront les Leçons sur la logique de 1831 à propos de la philosophie critique de Kant, qui a produit en Allemagne cette révolution qui a changé le point de vue, et [le] développement ultérieur est parti de là, et cette philosophie est l’assise de notre philosophie  »28. En quoi consiste donc plus précisément ce mérite? Tout d’abord en ceci – et c’est pour ainsi dire son mérite critique de base – d’avoir soumis à son examen les déterminations de pensée que l’ancienne métaphysique admettait comme telles, directement et naïvement, afin de sonder leur portée objective et leur valeur de vérité  ; «  le mérite de la philosophie kantienne  », proclameront encore les Leçons sur la logique de 1831  : «  avoir rendu attentif au fait de bien utiliser les catégories de la pensée  »29, c’est-à-dire de les utiliser, comme il se doit, réflexivement et critiquement. Certes, cette tâche critique, Kant ne l’a pas conçue de façon totalement satisfaisante dans la mesure où il l’a séparée absurdement, à titre de propédeutique à la connaissance, de la connaissance effective elle-même, alors qu’aux yeux de Hegel elle fait au contraire corps avec 28   Vorlesungen über die Logik (1831) (désormais cité VL 1831), Vorlesungen, Bd. 10, hrsg. von U. Rameil, Hamburg, Meiner, 2001, p. 37/G.W.F. Hegel, Leçons sur la logique 1831 (désormais cité LL 1831), tr. J.-M. Buée et D. Wittmann, Paris, Vrin, 2007, p. 51. 29   VL 1831, p. 38/LL 1831, pp. 51-52.

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l’exercice même de la connaissance («  l’examen de la connaissance ne peut se faire autrement qu’en connaissant  »30). Il n’en reste pas moins que ce que Kant inaugure, c’est le principe d’un rapport critique de la pensée à elle-même et que cela constitue incontestablement une avancée déterminante dans la conception de la pensée ressaisie dans son pouvoir, qualifié par Kant de transcendantal, de détermination de l’objectivité. Ainsi, avec Kant, la logique qu’est foncièrement la métaphysique en tant que théorie de l’être comme pensée passait du stade de logique précritique, naïve et dogmatique, à celui de logique réflexive et critique. Poursuivant son analyse, Hegel distingue alors deux axes au sein de cette critique kantienne de la pensée  : une critique de l’entendement, c’est-àdire de la pensée finie, et une critique de la raison ou de la pensée infinie et inconditionnée. C’est la seconde qui l’intéresse principalement dans la mesure où elle touche à ce qui avait été négligé dans l’ancienne métaphysique, à savoir, comme on l’a vu, la question du contenu déterminé et différencié des déterminations de pensée (que la critique de l’entendement laisse en revanche complètement de côté en ne faisant que transférer ce contenu, sans rien y changer, de l’ordre de l’objectivité à celui de la subjectivité). C’est là que réside le deuxième grand mérite de Kant, qu’il faut «  considérer comme l’un des plus importants et plus profonds progrès de la philosophie des temps modernes  »31, comme «  le grand pas négatif en direction du concept vrai de la raison  »32. Ce qui est ici visé par Hegel, c’est la théorie des antinomies de la raison («  L’antinomie de la raison pure  », selon le titre que lui confère Kant33) exposée dans la partie de la dialectique transcendantale consacrée à la critique de la cosmologie rationnelle de l’ancienne métaphysique. Ce que Kant y découvre et met en lumière, observe-t-il en bref, c’est la contradiction dans laquelle tombent nécessairement les catégories de l’entendement là où, dans leur usage rationnel (qui correspond à la vocation la plus intime de la pensée qui est de penser l’inconditionné), elles sont appliquées à l’en-soi des choses par-delà leur simple phénoménalité, autrement dit le fait qu’elles s’y trouvent inexorablement confrontées à leur opposé, leur position entraînant ipso facto la position de celui-ci. Quelle est en effet l’­importance   Encyclopédie, § 10, GW 20, p. 50/Enc. 1, p. 175.   Ibid., § 48, GW 20, p. 84/Enc. 1, pp. 307-308. 32   GW 21, p. 30/SL 1, p. 52. 33   Kritik der reinen Vernunft, Gesammelte Schriften, hrsg. v. der königlich Preussischen Akademie der Wissenschaften, Berlin, G. Reimer, 1902 sqq., Bd. 3, p. 281/Critique de la raison pure, in E. Kant, Œuvres philosophiques I, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1980, p. 1069. 30 31

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de cette découverte  ? Ceci, que s’y révèle en toute clarté le lien nécessaire que chaque déterminité entretient avec son contraire là où, cessant d’être considérée formellement comme valant par soi dans sa finité, elle est envisagée dans son contenu déterminé et différencié qui en révèle directement l’intrinsèque négativité ou dialecticité. «  Kant, note à ce propos Hegel, a placé la dialectique plus haut [que ce n’était généralement le cas auparavant] en tant qu’il lui enleva l’apparence arbitraire qu’elle a suivant la représentation habituelle et qu’il la présenta comme un agir nécessaire de la raison  »34. Toutefois, cette grande et importante découverte, Kant, déplore Hegel, l’a aussitôt oblitérée en ce que, prisonnier de la logique traditionnelle qui proscrit la contradiction, il a imputé cette dernière au caractère défaillant de la pensée en tant que raison réputée incapable de ressaisir l’en-soi des choses, au lieu d’y voir l’expression de ce qu’elles sont objectivement et en vérité  : «  La solution [de Kant] est que la contradiction ne tombe pas dans l’ob-jet en et pour lui-même, mais appartient uniquement à la raison connaissante  »35. De la sorte, l’entreprise kantienne rechutait finalement dans le formalisme et l’abstraction de l’ancienne métaphysique, ne faisant que substituer au dogmatisme de l’être de cette dernière un dogmatisme inverse de la subjectivité finie, contradictoirement fixée comme le dernier mot. Tel est donc, brièvement esquissé, le contexte intellectuel et spirituel dans lequel se trouve Hegel au moment de s’engager dans l’élaboration de sa logique entendue comme «  la métaphysique proprement dite  »  : une métaphysique traditionnelle ébranlée de fond en comble, provoquant de ce fait un sentiment de manque profond, celui que doit éprouver «  un peuple cultivé sans métaphysique  », que Hegel compare à «  un temple, par ailleurs orné de façon multiforme, qui serait dépourvu de sanctuaire  »36, sentiment qui a seulement commencé d’être rencontré, de façon insuffisante et finalement décevante, par les premiers pas, aussitôt abandonnés, en direction d’une logique qui, plaçant la contradiction au cœur de sa démarche, se fait, à l’encontre de toute logique simplement formelle, une logique du contenu et par là de la vérité. Ce qui ne veut pas dire que cette nouvelle logique, que Hegel, reprenant le flambeau délaissé par Kant, va s’attacher à élaborer, rejettera sans autre forme de procès la logique traditionnelle  ; il y a là au contraire, dira la deuxième Préface de la Science de la logique, «  une base (Vorlage) extrêmement   GW 21, p. 40/SL 1, p. 63.   Encyclopédie, § 48, GW 20, p. 84/Enc. 1, p. 307. 36   GW 21, p. 6/SL 1, pp. 27-28. 34 35

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importante, voire une condition nécessaire [et] une présupposition à reconnaître avec gratitude  »37 de la future logique, et Hegel ne manquera pas de saluer «  comme un progrès infini  »38 la constitution de la logique aristotélicienne, entendue comme une logique d’entendement qui analyse les différentes formes de pensée en les dégageant de leur enfouissement originaire au sein du langage, dans lequel, telle une «  logique naturelle  », elles sont inconsciemment à l’oeuvre39, pour en faire l’objet de son examen. Mais le véritable sens de cette logique, celui qu’elle avait chez son fondateur, à savoir son sens ontologique, s’est rapidement perdu et elle a été rabaissée au rôle purement instrumental d’un organon en vue de la gestion adéquate des contenus de pensée, entre autres les contenus métaphysiques comme Dieu, la nature ou l’esprit. C’est à ce moment, juge Hegel, que la logique aristotélicienne est devenue, contre son inspiration initiale, une logique formelle reposant sur la séparation entre forme et contenu de la pensée et n’ayant comme telle d’autre but que la «  correction (Richtigkeit) des connaissance, non pas la vérité (Wahrheit)  »40. Par là la logique devait déboucher sur le même sentiment d’incomplétude et de manque, issu d’une absence de substance et de contenu, que «  sa sœur  »41, la métaphysique. Et c’est en effet d’un seul et même manque qu’il s’agit, celui généré par une appréhension de la pensée et de ses formes comme étant par elles-mêmes vides et dès lors extérieures au contenu auquel elles ne peuvent que s’appliquer superficiellement sans véritablement le pénétrer. Ce qui veut enfin dire – et c’est pour Hegel le fond du problème – que la pensée n’y fait pas le pas vers son autre, qu’elle ne sort pas d’elle-même, «  ne va pas au-delà d’elle-même  », mais que, prisonnière de son abstraction, elle ne produit uniformément que des «  modifications d’elle-même  », soit une pensée dépourvue de toute effectivité42. Il est clair qu’une telle situation est hautement insatisfaisante, d’autant qu’elle repose en fait sur une erreur de compréhension  : «  il est inapproprié de dire, écrit en effet Hegel, que la logique fait abstraction de tout contenu, qu’elle n’enseigne que les règles de la pensée   GW 21, p. 10/SL 1, p. 33.   GW 21, p. 12/SL 1, p. 35. 39   «  Les formes de pensée, écrit remarquablement Hegel, sont tout d’abord exposées et déposées dans le langage de l’homme  »  ; et il poursuit en observant que le langage, qui s’immisce en tout ce que l’homme s’approprie par la pensée, «  contient, plus enveloppée, plus mélangée ou élaborée, une catégorie, tant le logique (das Logische) lui est naturel [à l’homme] ou, bien plutôt, est sa nature propre elle-même  » (GW 21, p. 10/SL 1, p. 33). 40   GW 21, p. 17/SL 1, p. 40. 41   GW 21, p. 6/SL 1, p. 28. 42   GW 21, p. 29/SL 1, p. 51. 37 38

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[…] Car, étant donné que la pensée et les règles de la pensée doivent être son objet, elle a bien immédiatement en elles son contenu propre  »43 et, ajouterons-nous, un contenu dont on a vu qu’il constitue le véritable contenu des choses, à la différence de leur simple contenu empirique. C’est donc ce contenu qu’il s’agit de prendre en considération, ce qu’a manqué de faire la tradition, logique et métaphysique confondues, raison pour laquelle elles ont basculé l’une et l’autre dans un même formalisme. Que signifie donc prendre en considération le contenu des formes de pensée  ? Nous avons pu déjà nous en faire une idée d’après l’appréciation hégélienne des antinomies kantiennes  : c’est se faire attentif à leur détermination en quoi réside leur contenu et en vertu de laquelle chacune est intrinsèquement relation à l’autre que soi, à son propre contraire, et donc contradictoire, contradiction ne signifiant dès lors pas ici simple anéantissement de ce qui se contredit, mais constituant, dans la mesure où l’autre de la détermination chaque fois concernée est son autre, celui qu’elle porte en elle-même, qu’il est, comme dit Hegel, sa «  négation déterminée  »44 (et nullement un autre quelconque, indifférent à ce qu’elle est), sa réalité pleine et entière où elle se rend authentiquement égale à ce que, comme détermination de la pensée, elle est en vérité. Telle est la logique de la raison qui doit faire suite, en tant que logique dialecticospéculative, à la logique d’entendement conçue par Aristote et qui seule accomplit l’intention métaphysique que celle-ci recelait initialement. Nous voici donc en mesure de commencer à éclairer le caractère métaphysique que revendique la logique hégélienne  : s’attachant au contenu des déterminations de la pensée et étant la seule à le faire authentiquement, à l’abri de toute chute dans le formalisme dans la mesure où elle ressaisit ce contenu dans sa négativité intrinsèque, elle sonde du même coup ce qui forme l’armature conceptuelle du réel, ce qui, en arrière de ses apparences empiriques immédiates, contingentes et transitoires, en constitue l’élément proprement substantiel, «  l’âme  » et le «  pouls vital simple  »45 de toutes choses comme de la pensée de toutes choses. Ce caractère méta-physique tient plus spécifiquement au fait que cette armature conceptuelle fondatrice, la logique la ressaisit dans sa pureté, dégagée de tout investissement dans la réalité sensible naturelle ou spirituelle  : «  La logique est la science de l’Idée pure, c’est-à-dire de l’Idée dans l’élément abstrait de la pensée  », déclarent les premières   GW 21, p. 28/SL 1, p. 50.  Voir GW 21, p. 38/SL 1, p. 61. 45   GW 21, p. 15/SL 1, p. 39. 43 44

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lignes que lui consacre l’Encyclopédie46. Ce qu’il importe de bien entendre  : l’abstraction ou la pureté dont il est ici question n’est évidemment pas celle du formalisme que nous venons de voir Hegel rejeter catégoriquement tant au niveau de la logique que de la métaphysique traditionnelles, ce formalisme qui fige les déterminations de pensée et les réduit du même coup à des formes vides  ; il s’agit bien dans la logique, telle que l’entend et la pratique Hegel, de la «  pensée objective  »47, c’està-dire de la pensée envisagée comme «  le vrai absolu  »48, comme ce qui constitue «  la Chose en soi elle-même  »49 dont elle a à réfléchir la négativité interne. Mais cette pensée objective, la logique la ressaisit et l’expose pour ainsi dire à l’état d’épure, dénudée et «  sans voile  »50, abstraction faite de toute effectuation dans l’ordre de la nature ou de l’esprit  : elle est, comme dit Hegel dans sa volonté d’accomplir ce que Kant n’a fait qu’initier, «  le système de la raison pure  », ce qu’il explicite encore par la fameuse proposition qui stipule que «  l’on peut s’exprimer en disant que ce contenu [celui de la logique] est la présentation de Dieu tel qu’il est dans son essence éternelle, avant la création de la nature et d’un esprit fini  ». Cette formule fameuse a été abondamment exploitée pour caractériser la logique hégélienne et a sans doute été dans ce sens largement surévaluée. Il convient d’éviter à son propos un double malentendu  : celui, tout d’abord, qui y verrait l’expression d’une théologisation de la logique, à quoi nous objecterons qu’il ne s’agit pas en l’occurrence d’un énoncé scientifique (conceptuel) à prendre comme tel au pied de la lettre, mais bien plutôt – le caractère lâche de la formulation  : «  on peut s’exprimer  » le montre clairement – d’un énoncé de la représentation destiné à fournir la possibilité de se faire une idée de ce dont il s’agit en recourant à un registre familier emprunté à la religion. Le deuxième malentendu à éviter est celui qui consisterait à voir dans la formule en question l’expression d’une suprématie univoque de la logique sur les autres parties du système, philosophie de la nature et philosophie de l’esprit. Certes, nous l’avons dit, la logique est bien la partie fondatrice qui expose ce qui constitue la «  base  » (Grundlage)51 de toute chose, mais cela ne veut nullement dire que ces autres parties se ramènent dès lors purement et simplement à la logique et qu’elles ne sont, selon une   Encyclopédie, § 19, GW 20, p. 61/Enc. 1, p. 283.   GW 21, p. 34/SL 1, p. 56. 48   GW 21, p. 34/SL 1, p. 57. 49   GW 21, p. 33/SL 1, p. 56. 50   GW 21, p. 34/SL 1, p. 57. 51   GW 21, p. 15/SL 1, p. 39.

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expression plutôt malheureuse, qu’une «  logique appliquée  »52 selon la perspective qui veut faire de l’hégélianisme un logicisme strict. Le rapport de la logique aux autres parties de la philosophie est à vrai dire bien plus complexe et subtil que cela. Pour le comprendre, il faut revenir sur l’affirmation du caractère abstrait de la logique. Certes, encore une fois, cette abstraction n’a rien à voir avec celle qui entravait conjointement l’ancienne métaphysique et la logique traditionnelle  ; ce qu’elle signifie, c’est, comme on l’a vu, que la logique expose son contenu qu’est l’Idée ou la pensée dans sa pureté, c’est-à-dire dans son caractère strictement métaphysique dénué de tout revêtement concret au sein du monde naturel ou spirituel. Mais justement, du fait même de cette abstraction, la logique ne saurait être tout uniment considérée comme la partie souveraine et pleinement autosuffisante du système philosophique. Comme on le verra en détail, s’il est vrai qu’elle constitue la base et le fondement de tout être, naturel comme spirituel, «  empiétant  » dès lors, comme dit Hegel53, sur celui-ci dont elle assure la consistance, elle requiert tout autant au plus profond d’elle-même son effectuation au sein de la nature et de l’esprit, sans laquelle elle ne saurait pleinement échapper au formalisme qu’elle combat, de sorte que c’est en vérité un rapport circulaire qu’il faut ici concevoir entre logique et philosophie réelle (rapport ébauché par Hegel au terme de l’Introduction de la Science de la logique lorsqu’il compare la relation de la logique aux sciences réelles à celle qui existe entre la grammaire et la langue dans son exercice concret54). C’est ce que nous tenterons de montrer en nous centrant plus précisément sur la catégorie logique d’effectivité. Il est encore une dernière précision à apporter à propos du caractère métaphysique de la logique  ; elle est introduite là où Hegel traite de la division de la logique, division qui, comme on le sait, est double  : ternaire, d’une part, en logiques de l’être, de l’essence et du concept, binaire, 52   Encyclopédie, Addition § 24, G.W.F. Hegel, Werke in zwanzig Bänden (cité désormais W suivi du numéro du volume), hrsg. von E. Moldenhauer und K.M. Michel, Bd 8, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1970, p. 84/Enc. 1, p. 477. Deux choses à noter ici  : l’appellation de «  logique appliquée  » pour caractériser philosophie de la nature et philosophie de l’esprit n’apparaît que dans le cadre des explicitations orales de Hegel issues des notes de cours de ses auditeurs, non du texte même du philosophe  ; on sera ensuite attentif à la tournure du passage ici visé, qui fait intervenir un «  en quelque sorte  » qui indique que la formule ne doit pas être prise stricto sensu. On est, en d’autres mots, en présence d’une démarche pédagogique du philosophe qui cherche à se faire comprendre de ses étudiants et use à cet effet de différents expédients plus ou moins adéquats. 53   GW 21, p. 43/SL 1, p. 66. 54  Voir GW 21, pp. 41-43/SL 1, pp. 64-66.

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de l’autre, en logique objective (reprenant en soi les logiques de l’être et de l’essence) et logique subjective (qui coïncide avec la logique du concept). Hegel assure directement qu’en tout ceci, il ne s’agit bien, d’un bout à l’autre, que de la pensée ou du concept, mais du concept tel que, par sa négativité interne, il se développe et se différencie en lui-même, générant par là sa division, laquelle n’a dès lors rien de quelque chose qui lui serait appliqué du dehors  : le concept est en lui-même, dans sa détermination même, son propre jugement, affirme Hegel, c’est-à-dire directement, selon l’étymologie du terme allemand Urteil, partition ou partage de soi55. C’est manifestement sur la division en logique objective et logique subjective que, dans ce cadre, insiste prioritairement l’Introduction de la Grande logique dans laquelle l’autre division, ternaire, n’intervient que pour l’expliciter et la détailler. Or c’est ici que Hegel revient sur le rapport de sa logique à la métaphysique, en déclarant que  : «  La logique objective vient […] occuper la place de l’ancienne métaphysique  »56. Ainsi, si la logique dans son ensemble se substitue, comme philosophie spéculative, à l’ancienne métaphysique révolue, c’est en tant que logique objective qu’elle vient plus précisément en prendre la place. Qu’est-ce à dire  ? Ce point mérite d’être approfondi car il est en mesure de nous fournir un premier éclaircissement sur le sens du développement interne de la logique hégélienne. La logique n’envisage pas directement le concept dans sa forme propre, le concept «  en tant que concept  »57, mais bien tout d’abord dans la forme de l’être, car, comme toute chose, le concept commence nécessairement par être. Elle est alors logique objective qui considère «  seulement [le] concept en soi, [comme] concept de la réalité ou de l’être  ». Autrement dit, elle le considère dans le résultat ou le produit de son acte objectivant, plus précisément dans les déterminations qu’il met en œuvre dans le procès par lequel il constitue l’objectivité en la déterminant. Comme telle, elle peut être rapprochée de la logique transcendantale de Kant (si, du moins, on retire à cette dernière son caractère unilatéralement subjectif) et davantage encore de l’ancienne métaphysique dont elle reprend en les critiquant, c’est-à-dire en les soumettant à la négativité du concept qui les travaille intérieurement, les déterminations de nature ontologique  ; et on comprend alors que cette logique objective contienne conjointement une logique de l’être et une logique de l’essence, selon le  Voir GW 21, p. 44/SL 1, p. 67.   GW 21, p. 48/SL 1, p. 74. 57   GW 21, p. 45/SL 1, p. 70. 55 56

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degré d’approfondissement des déterminations en question qui se rattachent d’abord à l’être immédiat, ensuite, dans un premier recul critique général encore insuffisant pour que le concept revienne pleinement à soi, à l’essence de ce qui est58. Viendra toutefois un moment où ce travail négatif du concept à même l’être, qui est celui de son essence qui s’affirme progressivement en lui, aboutira au point où l’être se fera pleinement adéquat au concept, c’est-à-dire à l’activité qui le sous-tend et l’engendre, et la manifestera intégralement  ; ce moment, celui où la logique objective bascule dans la logique subjective, réside dans la catégorie d’effectivité qu’il faut par conséquent considérer comme le pivot de la logique tout entière, celui où le logos se révèle dans la plénitude de son efficience intrinsèque. C’est sur elle que nous allons concentrer notre attention59. 2) L’effectivité comme catégorie centrale dans la Science de la logique L’effectivité (Wirklichkeit), dans le sens très précis où Hegel la conçoit dans son système de la maturité60, a été dès le départ l’objet d’un profond malentendu, malentendu lourd de conséquences dans la mesure 58   Il y a à vrai dire comme une hésitation quant à la localisation de «  la doctrine de l’essence  » tenant à l’ambiguïté de cette dernière (voir GW 21, p. 46/SL 1, p. 70)  : d’une part, l’essence est dite définir la «  sphère de la médiation  » entre celles du concept dans la forme de l’être et celle du concept proprement dit, concrétisant ainsi l’unité fondamentale du concept à travers l’ensemble de ses déterminations dès lors inséparables les unes des autres et en relation mutuelle  ; d’autre part, cette même sphère de l’essence, si elle exprime bien ainsi le système des déterminations par lesquelles l’être passe «  dans l’êtredans-soi du concept  » et se tient dès lors «  au milieu  » des deux, se rattache toutefois encore à la logique objective dans la mesure où, constituant la première négation par laquelle le concept se dégage de sa forme ontologique inadéquate, elle demeure du fait même encore «  affectée par l’être immédiat comme par quelque chose qui lui est aussi extérieur  », toute négation demeurant en effet foncièrement attachée à et tributaire de ce qu’elle nie. D’où les deux divisions concurrentes de la Science de la logique  : ternaire, là où ce qui est mis en évidence, c’est le rôle de milieu et de médiation de l’essence (c’est la division que retiendra la présentation de la logique dans l’Encyclopédie), binaire en revanche là où, comme dans la Grande logique, prévaut l’appartenance à l’être de sa négation essentielle, d’où il découle que le concept «  n’est pas encore posé pour soi comme tel  », c’est-à-dire comme sujet. 59   Outre les ouvrages déjà mentionnés qui se rapportent à l’ensemble de la Science de la logique, citons pour ce qui concerne plus précisément la doctrine de l’effectivité  : G. Baptist, Il problema della Modalità nelle Logiche di Hegel. Un itinerario tra il possibile e il necessario, Genova, Pantograf, 1992 et D. Emundts, Erfahren und Erkennen. Hegels Theorie der Wirklichkeit, Frankfurt am Main, V. Klostermann, 2012. 60  Comme nous avons tenté de le montrer dans le premier volume de notre recherche, le souci de l’effectivité de la pensée – de son efficience – anime la démarche



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où, plus que tout autre, il a contribué à dénaturer la véritable signification de la philosophie hégélienne et à lui conférer, comme le constate JeanFrançois Kervégan, sa «  mauvaise réputation  »61. Hegel lui-même s’en est ému, comme le montre le paragraphe 6 de l’Encyclopédie dans les versions de 1827 et 183162  : se référant à la fameuse formule de ses Principes de la philosophie du droit affirmant que «  Ce qui est rationnel est effectif, et ce qui est effectif est rationnel  », il déplore que «  ces propositions simples ont paru choquantes à maints esprits et ont rencontré de l’hostilité  ». La source de cette hostilité, analyse Hegel, réside dans le fait que, conformément à l’usage que l’on fait des termes «  effectif  » et «  effectivité  » dans la vie courante, où l’on ne se soucie guère de précision conceptuelle, on a entendu l’effectivité au sens du simple être-là (Dasein), c’est-à-dire au sens le plus général de «  réalité  » couvrant toute espèce d’existence, jusqu’aux plus anodines et aux plus contingentes (déjà dans un article du Journal critique de philosophie de 1802 intitulé  : Comment le sens commun comprend la philosophie, Hegel ironisait à propos de l’exigence faite à la philosophie de tout déduire, jusqu’à la plume avec laquelle le philosophe rédige son oeuvre63). Et, il faut le souligner, le malentendu n’a fait que perdurer, malgré la mise au point de l’Encyclopédie que nous sommes en train d’examiner, dans la mesure où l’on a régulièrement continué à confondre à la manière de l’entendement commun effectivité et réalité, ce qui se manifeste en particulier dans maintes traductions de la formule des Principes de la philosophie du droit où wirklich est rendu par réel. Comme quoi une approximation de traduction, là où il s’agit de concepts stratégiques, peut avoir des suites extrêmement dommageables sur le plan de la compréhension, surtout lorsqu’il s’agit d’une pensée aussi soucieuse d’acribie conceptuelle que celle de Hegel. Ces conséquences, pour les mentionner brièvement, ont touché non seulement l’entente de la philosophie politique de Hegel – c’est ce qui semble principalement visé au paragraphe 6 de l’Encyclopédie – mais aussi, plus largement, celle de toute sa philosophie indûment assimilée à un système totalitaire et clos prétendant tout élucider dans le cadre d’une identité finale parfaitement transparente.

de Hegel depuis son commencement. Ce n’est toutefois qu’au sein du système accompli qu’elle gagne toute sa signification et sa prégnance. 61   L’effectif et le rationnel. Hegel et l’esprit objectif, Paris, Vrin, 2007, p. 17. 62  Voir GW 19, p. 32 et GW 20, pp. 44-45/Enc. 1, p. 169. 63  Voir GW 4, pp. 174 sqq./G.W.F. Hegel, Comment le sens commun comprend la philosophie, tr. J.-M. Lardic, Arles, Actes Sud, 1989, pp. 43-59.

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Contre pareil malentendu, Hegel fait valoir que «  déjà pour une sensibilité ordinaire, une existence contingente ne va pas mériter le nom emphatique de quelque chose d’effectif  », et il renvoie pour plus de précision sur ce point à sa logique, en l’occurrence la Grande logique, écrivant  : «  si j’ai parlé d’effectivité, on devrait penser de soi-même en quel sens j’emploie ce terme, puisque dans une logique détaillée j’ai traité aussi de l’effectivité et l’ai différenciée exactement non seulement aussitôt du contingent, qui a bien aussi une existence, mais, pour plus de précision, de l’être-là, de l’existence et d’autres déterminations  »64. Il nous faudra revenir sur ces distinctions entre différents registres de l’être, en particulier sur la question cruciale du rapport entre effectivité et contingence, celle-ci semblant de prime abord exclue de celle-là. En attendant et avant de passer à l’examen de la catégorie d’effectivité dans la logique, comme nous y invite Hegel, ne laissons toutefois pas passer la mise en relief de ce qui forme l’enjeu crucial de tout ce débat, celui de l’effectivité de l’Idée, c’est-à-dire de sa présence et de son action au sein du réel, thèse – nous le savons – depuis toujours centrale chez Hegel et qu’il oppose tant à l’affirmation de son caractère chimérique (infraeffectif) qu’à celle de son excellence prétendument supérieure à toute effectivité. Contre pareilles séparations de l’Idée et de l’effectivité, il soutient pour sa part que l’Idée «  n’est pas assez impuissante pour devoirêtre seulement et ne pas être effective (um nur zu sollen und nicht wirklich zu sein)  »65, affirmation qui fait écho à celle de la Préface des Principes de la philosophie du droit, selon laquelle  : «  lorsque l’idée passe pour n’être qu’une idée, qu’une représentation dans un acte-d’opiner, la philosophie accorde au contraire le discernement de ce que rien n’est effectif, sinon l’idée  »66. Examinons donc de plus près cette effectivité de l’Idée telle que Hegel l’expose ex professo dans sa logique. Nous relevions ci-dessus la position centrale, stratégique de l’effectivité dans le développement logique de l’Idée67. Elle tient à ce qu’en elle, d’une part, se rejoignent et s’unifient les deux grands registres parcourus jusque-là de l’Idée, l’être et l’essence, objets de la logique objective, et à ce que, d’autre part, elle inaugure du même coup la sphère du concept pleinement advenu, du concept «  en tant que concept  », thème   Encyclopédie, § 6, GW 19, p. 32 et GW 20, p. 45/Enc. 1, p. 169.   Encyclopédie, § 6, GW 19, p. 33 et GW 20, p. 46/Enc. 1, p. 170. 66   GW 14,1, p. 14/PPD, p. 130. 67   Il y aura lieu, le moment venu, de parler de façon plus précise, en indiquant ce qui techniquement différencie encore Idée et concept, dont nous usons pour le moment de façon relativement indifférenciée. 64

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de la logique subjective. Partons, comme il se doit, du premier de ces deux points en considérant tout d’abord l’amont de la catégorie d’effectivité. Celle-ci se trouve d’emblée déterminée comme «  unité de l’essence et de l’existence  »68, réconciliant, selon les termes de la dernière forme prise par l’opposition de l’essence et de l’être au sein du développement dialectique, une essence intérieure purement indéterminée et une phénoménalité existante, extérieure et multiple, dépourvue de toute consistance propre (où l’on reconnaît la reprise de l’opposition kantienne de l’en-soi et du phénomène). Ainsi définie, l’effectivité qualifie l’absolu, tel qu’il était traditionnellement entendu dans la métaphysique classique. Il va donc tout d’abord s’agir d’examiner cette première entente – métaphysique – de l’effectivité, dont la dialectique va significativement la conduire à s’inverser en se réfléchissant dans le fini en tant qu’ «  effectivité proprement dite  »69, pour enfin s’accomplir comme «  rapport absolu  », c’est-à-dire comme le rapport autoréflexif que forme l’absolu au sein du fini. Telle est donc en fin de compte la véritable effectivité de l’Idée qui ne se trouve ni du côté d’un absolu séparé du fini, ni de celui de ce même fini réduit à sa finité, mais bien dans leur rapport dont il nous faudra alors dégager le ressort et l’alchimie. Et c’est alors que, de manière insigne, nous serons mis en présence de la manière dont Hegel accomplit la métaphysique en son instance centrale, à savoir sa conception de l’absolu comme unité effective de l’essence et de l’existence, en la révolutionnant de fond en comble. a) L’effectivité comme mode d’être de l’absolu La dialectique de l’effectivité dans la Grande logique démarre donc sur la détermination classique de l’absolu comme unité de l’essence et de l’existence (ou, plus largement, de l’essence et de l’être)70. L’absolu, c’est 68   GW 11, p. 369/G.W.F. Hegel, Science de la logique. Livre deuxième. L’essence (désormais cité SL 2), tr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2016, p. 173. 69   GW 11, p. 369/SL 2, p. 174. 70   On a pu s’étonner que dans la «  petite  » logique de l’Encyclopédie, ce moment inaugural de l’absolu est passé sous silence dans la présentation de l’effectivité, ce qui a conduit certains interprètes à considérer qu’il doit être écarté (voir par exemple John M. E. Mc Taggart, A Commentary on Hegel’s Logic, Cambridge, University Press, 1910, p. 156). Nous ne le pensons pas, ne fût-ce que parce que Hegel maintient dans l’Encyclopédie la thèse selon laquelle «  Dieu est effectif, qu’il est ce qu’il y a de plus effectif, que lui seul est véritablement effectif  » (§ 6, GW 20, p. 45/Enc. 1, p. 169), ce qui laisse clairement entendre que c’est à l’absolu que revient par excellence la qualification d’effectif. Il faut toutefois avoir présent à l’esprit que l’Encyclopédie, en tant qu’elle n’est qu’un abrégé du système, fournit une version condensée de la logique, raison pour laquelle elle passe directement à ce qui constitue dans la Grande logique le deuxième moment de la

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en effet l’être par soi, ce qui est par essence ou dont l’essence même est d’être, «  la parfaite compénétration  »71 des deux sans plus aucune distance entre eux, et c’est à ce titre qu’il est effectif, mieux qu’il est l’effectivité même, laquelle désigne ainsi l’être au sens le plus pur et le plus fort, l’être absolu précisément. Nous nous trouvons donc avec l’absolu en présence d’une «  identité massive simple  »72 comme telle strictement indéterminée. D’où le problème qui s’est classiquement posé de l’exposition73 d’un tel absolu, c’est-à-dire de sa détermination et de sa réflexion. Comment en effet expliciter pareille identité indéterminée  ? Quel statut conférer aux prédicats qu’on lui attribue pour la réfléchir  ? Hegel évoque brièvement les issues classiquement empruntées, qui louvoient entre théologies négative et positive, pour déboucher finalement sur l’absorption des prédicats dans l’abîme (Abgrund) que constitue leur fondement (Grund) absolu74. C’est que la réflexion à propos d’un tel absolu ne peut lui être que strictement extérieure, réputée incapable de l’atteindre en propre au risque sinon de le plonger dans la finité. Mais en réalité, objecte Hegel, à considérer les choses de plus près, cette exposition de l’absolu est bel et bien la sienne propre, elle est «  son faire propre  »75 qui a en lui son point de départ comme elle y a son point d’arrivée  ; elle est en effet en tant que réflexion extérieure le strict corrélat de son indétermination, plus exactement de la détermination que constitue en fait cette indétermination  ; car, raisonne Hegel, «  [l’] absolu [étant posé] seulement comme identité absolue, il est déterminé, à savoir comme ce qui est identique  ». Autrement dit, l’absolu est, dans son indétermination même en tant qu’elle est ce qui le détermine, déjà pris dans cette réflexion qui l’expose extérieurement, il est en réalité posé par elle, d’où il s’ensuit que l’extériorité et donc l’imperfection qui la caractérisent lui sont en réalité intérieures, sont sa propre imperfection. Ce qui veut finalement dialectique de l’effectivité qui est, comme on l’a noté, celui de l’effectivité proprement dite. Nous aurons à revenir sur ce point. 71   GW 11, p. 324/SL 2, p. 116. 72   GW 11, p. 370/SL 2, p. 175. 73   Nous retenons cette traduction, qui est celle proposée par Labarrière/Jarczyk dans leur traduction de la Science de la logique (G.W.F. Hegel, Science de la logique. Premier tome  : La logique objective. Deuxième livre  : La doctrine de l’essence, Paris, Kimé, 2010, p. 202) pour rendre l’allemand Auslegung, dans la mesure où il s’agit littéralement d’un processus d’ex-position (Aus-legung) qui porte au jour, c’est-à-dire manifeste ce qui s’y expose. 74   Selon un jeu de mots qu’autorise l’allemand et que Hegel exploite spéculativement, aller au fondement, c’est en même temps se perdre et aller à l’abîme (zugrundegehen). 75   GW 11, p. 372/SL 2, p. 177.

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dire que loin d’être «  l’absolument-absolu  », il n’est par conséquent rien d’autre que «  l’absolu dans une déterminité  », ce que la métaphysique classique nomme un «  attribut  »76. – Prenons soin de bien noter le sens de cette dialectique exemplaire qui enseigne en somme qu’on est toujours déjà dans la réflexion (c’est-à-dire dans le déterminé et la finité) et que c’est donc une attitude parfaitement naïve et dogmatique d’imaginer que l’absolu dans son élévation apparente au-dessus de toute détermination s’en trouve du même coup absous  ; c’est oublier que l’absolu c’est tout d’abord ce dont on parle, ce qu’on pose et qu’on identifie comme absolu et qui se trouve par conséquent directement inclus dans ce qu’on croyait lui être purement extérieur. On a là, pour le dire par parenthèses, exactement la même dialectique que celle qui, au début de la logique, assure le passage de l’être pur identique au néant, c’est-à-dire de l’être strictement indéterminé, à l’être-là, l’indéterminité de l’être constituant, comme l’écrit Hegel, «  sa qualité  », en d’autres mots ce qui le détermine et en fait un être-là ou être déterminé77. Ainsi, leçon capitale de ce premier développement, l’absolu, quoi qu’il en ait, ne peut échapper, pas plus que toute autre chose, à l’emprise de la réflexion qui le pose et le détermine comme ce qu’il est  ; il est en d’autres mots directement pris dans la différence et l’opposition qu’il lui faut assumer à l’encontre de toute espèce d’illusion métaphysique à ce sujet. Reste alors à déterminer la véritable nature de cet absolu déterminé. La métaphysique classique l’entend prioritairement comme attribut, Hegel suivant ici, comme il le dira explicitement dans la longue remarque qui clôture ce premier chapitre de la dialectique de l’effectivité centré sur l’absolu, le modèle spinoziste78. Mais c’est pour une nouvelle fois bousculer l’ordre métaphysique des raisons tel qu’il se manifeste exemplairement chez le philosophe hollandais, en ce sens que la véritable physionomie de l’absolu déterminé, Hegel va la trouver non pas dans l’attribut, mais dans le mode. C’est que, pour le dire d’emblée, l’attribut, tel qu’il est ordinairement entendu, n’est pas en mesure de rendre réellement compte de la détermination dans laquelle l’absolu se trouve de par sa réflexivité interne directement plongé. Il n’apporte en effet qu’une détermination faible et apparente, une détermination dont toute la substance réside dans l’absolu qu’elle exprime et qui se trouve dès lors engloutie dans la totalité qu’il constitue, tandis que, envisagée dans sa différence   GW 11, p. 372/SL 2, p. 178.   GW 21, p. 68/SL 1, p. 101 78  Voir GW 11, p. 376/SL 2, p. 182. 76 77

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et sa limite, elle est considérée comme strictement inessentielle, dépourvue de tout être véritable  : «  la totalité qu’est l’attribut est posée comme sa subsistance vraie et unique, alors que la détermination, dans laquelle il est, l’est comme l’inessentiel  »79. Confronté à un tel diagnostic, on peut évidemment se demander si l’attribut représente un quelconque progrès, une quelconque avancée par rapport à l’absolu indifférencié dont on est parti. La réponse doit être soigneusement articulée. D’une part, il faut répondre par l’affirmative dans la mesure où l’attribut exprime le caractère déterminé de l’absolu dont on a vu que, tout identique et indéterminé qu’il soit, il est par là même déterminé, et tel est le sens de son passage à l’attribut. Mais il faut en même temps répondre non, car cette détermination de l’absolu, ainsi exprimée par l’attribut, n’est toutefois aucune autre que précisément celle de son identité absolue, indéterminée et indifférenciée, allergique à toute espèce de détermination et engloutissant celle-ci ainsi que toute réflexion dans son abîme. C’est ce que Hegel veut dire lorsqu’il affirme que  : «  L’absolu est attribut pour cette raison qu’il est, en tant qu’identité absolue simple, dans la détermination de l’identité absolue  »80, c’est-à-dire dans une détermination qui signifie l’anéantissement de toute détermination effective, réduite au statut d’apparence inconsistante. En somme, en se faisant attribut, l’absolu n’est pas sorti de lui-même, il a fait pour ainsi dire une fausse sortie qui l’a aussitôt ramené à son identité massive simple initiale et il ne saurait par conséquent être question avec lui d’une quelconque exposition de l’absolu qui le formule et le réfléchisse en vérité  : avec l’attribut rien n’a finalement bougé au sein de l’absolu, il n’ y a eu qu’une apparence de mouvement, une réflexion dont l’extériorité demeure strictement extérieure à l’intériorité close de l’absolu et dès lors parfaitement superficielle et nulle, «  une simple manière d’être  »81, écrit Hegel, ce que classiquement on appelle en métaphysique un mode. Là donc où la métaphysique classique, dont Spinoza forme ici l’emblème, voyait dans l’attribut la véritable détermination de l’absolu, celle qui, au plus proche de lui, en constitue l’essence, selon la définition qu’en donne l’Ethique82, Hegel, au contraire, dénonce dans l’attribut ainsi conçu l’ignorance du caractère déterminé de l’absolu au bénéfice de sa seule identité à soi massive et abyssale, unilatéralement prise en compte.   GW 11, p. 373/SL 2, p. 179.   Ibid.  ; nous soulignons. 81   GW 11, p. 374/SL 2, p. 179. 82  Voir Ethique, Première partie, définition 4. 79 80

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Ce caractère déterminé, il s’agit par conséquent de le faire valoir et c’est ce que Hegel va faire dans son traitement du mode, continuant par là de rompre avec la perspective métaphysique traditionnelle. Qu’est-ce que le mode  ? C’est «  la déterminité déterminée  »83, la déterminité cette fois envisagée dans sa limite et qui, aux yeux de cette métaphysique, ne pouvait dès lors valoir que comme simple manière d’être, comme simple affection de l’absolu84, soit une détermination purement inessentielle et superficielle qui lui demeurait strictement extérieure. Hegel va prendre l’exact contrepied de cette appréhension en ce sens qu’il va faire du mode en son caractère foncièrement déterminé ce dans quoi l’identité à soi de l’absolu trouve son véritable lieu, celui dans lequel elle est en mesure d’obtenir son réel accomplissement  : «  En fait […], c’est seulement dans le mode (erst im Modus) que l’absolu est posé comme identité absolue  »85, l’instance de la réflexion qui pose et détermine les choses comme ce qu’elles sont se trouvant ici prise en compte, comme il se doit, et intégrée à l’appréhension de l’absolu. Voyons l’argumentation de Hegel dans ce moment décisif de sa logique où il s’emploie à déplacer le site de l’absolu, incarnation par excellence de l’effectivité, en le transférant à l’encontre de la conception traditionnelle dans la finité du mode. C’est ce qui va donner lieu au développement de l’effectivité proprement dite, traitée, ainsi qu’on l’a annoncé, dans le deuxième moment de la dialectique de l’effectivité. Avec le mode, ce qui était omis dans la conception habituelle de l’attribut, à savoir la détermination de l’absolu, est donc posé en tant que tel. Hegel conçoit en effet une continuité essentielle entre l’attribut et le mode qu’on se contentait traditionnellement de simplement superposer l’un à l’autre sans aucunement les déduire l’un de l’autre86. Il observe pour sa part que l’attribut comporte en fait «  deux côtés  »87 qui constituent ses «  extrêmes  » et dont il forme «  le moyen terme  », en l’espèce, d’une part, le côté par lequel il exprime l’absolu dans son identité à soi simple et, de l’autre, celui, négatif, de sa déterminité, laissé dans l’ombre dans la conception métaphysique traditionnelle. Avec le mode, c’est ce   GW 11, p. 377/SL 2, p. 184.   Voir la définition du mode dans l’Ethique de Spinoza, Première partie, définition 5. 85   GW 11, p. 374/SL 2, p. 180  ; nous soulignons. 86   C’est là, on le sait, l’une de ses principales critiques à l’endroit de Spinoza (voir GW 11, p. 376/SL 2, p. 183). Elle est amplement développée dans l’exposé consacré à la philosophie de Spinoza dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie (W 20, pp. 157 sqq./G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, tr. P. Garniron, Tome 6  : La philosophie moderne, Paris, Vrin, 1985, pp. 1441 sqq.). 87   GW 11, p. 374/SL 2, p. 180. 83 84

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dernier côté qui est posé en propre, et ceci de telle manière que, compte tenu de la position de moyen terme conférée à l’attribut, il est conçu comme intrinsèquement relié à l’absolu qui commence ainsi d’être en lui véritablement réfléchi, réfléchi intérieurement dans ce qui constitue sa détermination propre ici posée en tant que telle. Ainsi, ce qui était traditionnellement saisi comme simple apparence sans véritable substance et laissé comme tel en dehors de l’essence de l’absolu se présente au contraire chez Hegel comme part intégrante de celui-ci. Il faut bien mesurer la signification et la portée de ce rapatriement du mode au coeur de l’absolu  : il signifie que ce qui est le plus extérieur à l’absolu, son opposé total caractérisé par la multiplicité variable et contingente en laquelle dès lors l’absolu se perd «  sans retour dans soi  », est en vérité son extériorité – «  l’être-en-dehors-de-soi de l’absolu  »88, écrit Hegel –, c’est-à-dire le résultat de son acte qui s’enracine en lui et dans lequel dès lors, loin de se perdre irrémédiablement, il revient au contraire à soi, ce qui donne le paradoxe d’un retour à soi dans et à travers une perte de soi sans retour. Ce retour à soi, c’est celui qui s’opère dans le processus réflexif de l’exposition de l’absolu, la thèse de Hegel étant que pareille réflexivité, dans laquelle l’absolu s’explicite, ne peut advenir en vérité et réellement que moyennant la production d’une opposition qui n’est à son tour effective que là où elle se fait radicale et complète, c’est-à-dire où elle rompt totalement l’identité à soi de l’absolu, sans quoi ne sortant pas véritablement d’elle-même, celle-ci serait du même coup incapable de véritablement revenir à soi et de se réfléchir, comme c’était le cas dans la conception traditionnelle de l’attribut. Ainsi l’exposition réfléchissante de l’absolu, qui se présentait au départ comme strictement extérieure à celui-ci, s’est avérée être, moyennant la dialectique qui a conduit de l’absolu à l’attribut et de celui-ci au mode, foncièrement ancrée en lui, enracinée au plus profond de son intériorité essentielle, et cela sans rien perdre de cette extériorité, mais en l’exacerbant au contraire en tant que mode  : c’est là le prix d’une authentique réflexivité qui exige la position d’une opposition consistante qui fasse réellement sortir de soi. Du coup, l’identité absolue cesse d’apparaître comme une identité massive simple, indifférente et immobile, mais elle se présente comme une identité en mouvement, le mouvement réflexif de l’exposition précisément. Bref, l’absolu n’est plus simplement comme au départ «  ce qui est égal à soi, mais bien ce qui se pose égal à soi-même  »89,   Nous soulignons  : de l’absolu.   GW 11, p. 375/SL 2, p. 181.

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c’est-à-dire le mouvement de se faire égal à soi-même. Reste alors à déterminer plus précisément le rapport entre l’absolu et ce mouvement réfléchissant dans lequel il s’extériorise. Et c’est là qu’une difficulté nous attend, car la radicalité de l’extériorité par laquelle transite ce mouvement semble, à peine posée, devoir être mise en question. Hegel écrit en effet  : «  La véritable signification du mode est par conséquent qu’il est le mouvement réfléchissant propre de l’absolu, un déterminer, mais non pas par lequel il deviendrait un autre, mais seulement de ce qu’il est déjà, l’extériorité transparente qui est le montrer de soi-même, un mouvement hors de soi, mais de telle façon que cet être-vers-le-dehors est aussi bien l’intériorité elle-même et par là tout autant un poser qui n’est pas simplement êtreposé, mais être absolu»90. Nous avons voulu citer en entier ce texte difficile, qui entend résumer la signification du mode de l’absolu tel que le comprend Hegel, car il est l’un de ceux qui peuvent susciter les plus profonds malentendus concernant le sens de sa démarche. Examinons-le donc de plus près. Ce que ce texte semble en effet dire de prime abord, c’est que le mouvement réfléchissant de l’absolu en tant que mode, c’est-à-dire en tant qu’absolu qui a repris en soi sa détermination et en a fait le ressort de son acte dès lors immanent de s’exposer, n’implique aucune extériorité véritable, rien qui donnerait lieu à une altérité réellement consistante, puisque, selon les termes utilisés, l’absolu ne fait rien d’autre qu’y devenir «  ce qu’il est déjà  » et que l’extériorisation de soi qu’il opère est par conséquent d’emblée enclose dans son «  intériorité  » et se ramène à son «  être absolu  ». L’ennui avec cette première interprétation, c’est que, réduisant en fait le mode à l’attribut, c’est-à-dire à une détermination de l’absolu qui, n’excédant pas le périmètre de son identité, en ignore du fait même le caractère déterminé, elle va à l’encontre de toute la critique que Hegel a méthodiquement développée contre la conception classique de l’absolu au cours de ce chapitre qui lui est consacré, à savoir contre un absolu compact, immobile et immuable, qui, faute de réellement sortir de lui-même, puisqu’il est censé détenir d’emblée en soi tout ce qu’il doit devenir, y compris ce devenir lui-même, demeure en réalité prisonnier de sa détermination, ce qui le prive de toute véritable absoluité et n’en fait, selon le mot de Hegel, qu’un «  absolu relatif  »91. C’est pourquoi nous pensons qu’il faut envisager une autre interprétation qui inverse celle qui vient d’être exposée  : il ne s’agit pas, dans le texte en question,   Ibid.   GW 11, p. 373/SL 2, p. 178.

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de réduire l’extériorité à l’intériorité (l’autre au même), ce qui revient à exclure toute ex-tériorité véritable, mais bien de comprendre l’intériorité de l’absolu (son essence) comme mouvement de s’extérioriser, c’est-àdire de s’excéder elle-même et de s’altérer, en quelque sorte de faire sauter les limites de son absoluité tout d’abord simplement posée comme identité à soi massive immédiate. Certes, il s’agit bien encore d’enraciner l’extériorité dans l’intériorité, mais non plus pour réduire celle-là à celleci comme ce qu’elle contiendrait toujours déjà dans un mouvement de fermeture sur soi qui l’émousse, mais comme ce qui, du dedans, la pousse à se déborder dans un mouvement inverse d’ouverture de soi ou, plus exactement, de soi compris comme ouverture à l’autre. – Cette interprétation nous paraît confirmée par les lignes qui suivent directement le texte que nous venons de discuter. Elles soulèvent la question de savoir ce qu’il en est du «  contenu de l’exposition  »92  : dans son exposition où il s’extériorise, qu’est-ce que montre l’absolu  ?, demande Hegel. Voici sa réponse dans toute sa concision  : «  la différence entre forme et contenu est en tout cas résolue (aufgelöst) dans l’absolu  », ce qui, explique-t-il, revient à dire que «  le contenu de l’absolu est de se manifester  ». Thèse essentielle qu’il s’agit de bien comprendre  : n’allons pas chercher, dit en somme ici Hegel, un contenu de l’absolu qui serait originairement donné, tout fait et tout prêt de toute éternité, et qui ne ferait que se reproduire ne varietur en se formulant, c’est-à-dire en s’exposant et se manifestant  : il n’y a pas de contenu de l’absolu antérieur à sa manifestation, car son seul contenu est justement de se manifester93. Mais les choses ne s’arrêtent alors pas là, car dire ainsi que le contenu de l’absolu est de se manifester, que donc il est tout entier dans l’acte par lequel il se formule et s’expose, c’est dire du même coup que l’absolu est «  forme absolue  »

  GW 11, p. 375/SL 2, p. 181.   Manifestation qui dès lors, en tant que manifestation absolue, est de l’ordre de la révélation. La logique de l’essence, explique Hegel, est tout entière celle du paraître de l’essence dans l’être, paraître qui revêt les formes successives de l’apparence (Schein), du phénomène (Erscheinung) et de la révélation (Offenbarung) au niveau de la catégorie d’effectivité (voir GW 11, p. 243/SL 2, p. 16). On notera l’arrière-plan religieux de cette notion de révélation. Comme on le verra encore plus en détail dans notre chapitre 4, Hegel caractérise le christianisme, en tant qu’il est «  la religion vraie  » ou «  absolue  », comme «  la religion révélée  », c’est-à-dire celle dans laquelle Dieu, ressaisi comme «  esprit absolu  », «  contient la révélation de soi  », et cela non pas à vrai dire comme quelque chose qui s’ajouterait à sa divinité, mais comme ce que celle-ci est elle-même directement, «  étant sans réserve (schlechthin) l’acte de manifester  »  :  «  dans la religion absolue, c’est l’esprit absolu qui manifeste, non plus des moments abstraits de lui-même, mais luimême  » (Encyclopédie, § 564, GW 20, pp. 549-550/Enc. 3, pp. 354-355). 92

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et, en tant que tel, «  scission  » de soi94 – «  apparaître et se scinder, c’est tout un  »95, remarquait déjà Hegel en 1801 dans l’Ecrit sur la Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling –, scission qui doit alors être à son tour correctement comprise  : elle exprime la négativité d’une séparation d’avec soi ou d’une différenciation de soi qui est constitutive de l’absolu lui-même et dans laquelle dès lors celui-ci, loin de se perdre et de disparaître unilatéralement dans une finité qui lui serait radicalement étrangère, est au contraire maintenu, conservé dans son identité essentielle, et ceci à vrai dire de telle façon que c’est seulement maintenant que cette dernière est posée en vérité, comme réellement identique. Il ne faut pas à cet égard se laisser décontenancer par la fin du paragraphe sous analyse où Hegel déclare, en conséquence de ce qui vient d’être développé, que l’identité absolue «  est tout autant indifférente à l’égard de ses différences  »96  ; cela ne veut en effet pas dire qu’elle leur demeurerait extérieure, non touchée par elles, mais qu’elle est au contraire absolument une avec elles, au point qu’elles ne constituent dans leur altérité plus rien d’autre ou de différent par rapport à elle  : elles forment son «  contenu absolu  » identique à son exposition. «  L’absolu, en tant que ce mouvement se portant lui-même de l’exposition, en tant que manière d’être [= mode], qui est son absolue identité avec soi-même, conclut décisivement Hegel, est extériorisation (Aeusserung), non pas d’un intérieur, non pas contre un autre, mais est seulement comme absolu se manifester pour soi-même  »  ; et il ponctue  : «  il est ainsi effectivité  ». Le moment est venu de ramasser les enseignements de cette première phase de la dialectique de l’effectivité centrée sur sa qualification métaphysique en tant que trait spécifique et mode d’être propre de l’absolu. Elle consiste, nous l’avons vu en suffisance, en une critique de la conception traditionnelle de l’absolu  ; non que celle-ci soit unilatéralement rejetée, car elle correspond bien à la catégorie d’effectivité en tant qu’unité de l’essence et de l’existence, mais sans la réfléchir véritablement. Aussi s’agit-il de la conserver en la transformant par le biais d’une analyse interne qui explicite ce qui dans cette notion traditionnelle a été négligé, à savoir le fait qu’il s’agit bel et bien d’une détermination qui doit être comme telle investiguée et soumise à réflexion. Ce qui implique que l’exposition du contenu de l’absolu que forme sa détermination, loin de constituer une démarche qui lui serait extérieure, est dans l’­extériorisation   GW 11, p. 375/SL 2, p. 181.   GW 4, p. 71/Premières publications, p. 147. 96   GW 11, p. 375/SL 2, p. 181.

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même qu’elle institue, son œuvre, sa production qui lui est dès lors strictement intérieure. Bref, Il s’agit, dans la critique de l’absolu traditionnel, de prendre au sérieux son caractère déterminé et de le réfléchir en vérité. Ce qui conduit, dans la dialectique développée par Hegel, de l’absolu à l’attribut et de celui-ci au mode, l’originalité étant ici de montrer comment ces notions, au lieu d’être simplement juxtaposées l’une à l’autre, découlent en fait l’une de l’autre. L’attribut, on l’a vu, constitue une réflexion encore insuffisante  : la détermination dont il affecte l’absolu est aussitôt reprise et engloutie dans l’identité de celui-ci, ne formant qu’une détermination faible, apparente et inessentielle, incapable d’amorcer une véritable réflexivité, laquelle requiert au contraire une opposition forte, consistante, dans laquelle l’absolu sorte réellement de lui-même. C’est ce qui se produit avec le mode dans lequel la détermination de l’attribut est cette fois posée comme détermination, dans la finité de sa limite  : ici l’absolu a pour ainsi dire cessé d’esquiver sa détermination, il l’assume dans toute la rigueur de son caractère différenciant et s’engage du même coup véritablement dans le processus de son extériorisation, non pas comme quelque chose qui viendrait simplement s’ajouter à son essence (auquel cas sa détermination demeurerait une détermination faible de l’ordre de l’attribut), mais comme ce que l’essence est elle-même  : manifestation de soi. Ainsi, caractériser l’absolu comme unité de l’essence et de l’existence, cela ne signifie nullement le penser comme une identité compacte, in-différente et immobile, comme c’est le cas dans la métaphysique traditionnelle, mais bien comme mouvement réfléchissant d’exposition de soi, lequel constitue seul son effectivité proprement dite. C’est très exactement ce qu’en toute concision stipule le paragraphe 142 de l’Encyclopédie qui définit l’effectivité dans les termes suivants  : «  L’effectivité est l’unité devenue immédiate de l’essence et de l’existence ou de l’intérieur et de l’extérieur. L’extériorisation de l’effectif est l’effectif lui-même, de telle sorte qu’en elle il reste aussi bien un essentiel et qu’il n’est un essentiel que pour autant qu’il est dans une existence extérieure immédiate  »97. En d’autres mots, l’effectivité c’est ce qu’on pourrait caractériser comme l’extériorisation essentielle, une extériorisation issue de l’intériorité de l’essence, laquelle ne consiste à son tour en rien d’autre qu’en une telle extériorisation. On voit la question qui va alors se poser  : comment l’absolu peut-il se faire valoir comme absolu à même cette effectivité sienne du mode, c’est-à-dire à même la limite qu’implique la détermination de celui-ci, car, on s’en rend à présent clairement compte, se rendre   GW 20, p. 164/Enc. 1, p. 393.

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effectif, comme doit par excellence le faire l’absolu, cela revient toujours nécessairement à se déterminer et, par conséquent, à se limiter. C’est ce que va s’attacher à montrer la deuxième phase de la dialectique de l’effectivité que nous pouvons dès lors intituler  : l’effectivité à même la finité modale. b) L’effectivité de l’absolu à même la finité modale Ce que nous ont appris d’essentiel les développements qui précèdent, c’est donc que l’absolu n’est en mesure de réellement s’égaler à son effectivité constitutive qu’en sortant de sa zone de confort, celle où il est directement auprès de soi, enclos dans son identité à soi simple, celle de l’essence et de l’existence (ou de l’intérieur et de l’extérieur)  ; on n’a en effet là affaire qu’à une effectivité encore abstraite, pour ainsi dire pré-effective, au simple concept intérieur de l’effectivité, non à l’effectivité véritable qui se doit d’être une effectivité existante, c’est-à-dire qui, au lieu de demeurer repliée sur son intériorité essentielle, se réfléchisse en s’ex-posant et s’ex-tériorisant dans l’être, bref en se manifestant. Aussi bien l’absolu doit-il rompre avec cette identité à soi simple de départ, il lui faut pour ainsi dire sortir de lui-même, se différencier de soi et se nier, et cela, insiste Hegel, d’une négation qui soit forte et véritable, une négation qui l’extériorise et l’altère réellement, mais ceci de telle manière qu’ il demeure en même temps en elle auprès de soi, que donc loin de simplement se juxtaposer à lui, elle s’enracine en lui, bref que son essence même soit de s’extérioriser, qu’il soit manifestation de soi et «  rien  d’autre  »98: «  L’effectif, écrit Hegel, […] se manifeste  ; c’est-à-dire qu’il est dans son extériorité lui-même et qu’il est seulement en elle, à savoir seulement comme mouvement se différenciant de soi et se déterminant, lui-même  »99. Et tel est, nous l’avons vu, ce qui se produit avec le mode dont Hegel dit qu’ «  il est l’extériorité de l’absolu, mais tout autant seulement comme sa réflexion en soi  ; – ou [qu’] il est la manifestation propre de cet absolu, en sorte que cette extériorisation est la réflexion en soi de celui-ci et par là son être en-et-pour-soi  »100. Concrètement, cela signifie qu’avec le mode, nous nous trouvons en présence d’un immédiat, c’est-à-dire d’un étant, mais un étant d’un type bien particulier dont Hegel s’empresse de préciser qu’il ne relève ni du régime de l’être, développé dans le premier livre de la logique objective, ni   GW 11, p. 380/SL 2, p. 189.   GW 11, pp. 380-381/SL 2, p. 190. 100   GW 11, p. 380/SL 2, p. 189. 98 99

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même de celui de l’existence qui, dans la logique de l’essence, précédait l’effectivité, dans la mesure où, à des degrés divers, ces deux registres caractérisaient des manières d’être dans lesquelles l’être est encore extérieur à l’essence. En revanche, avec le régime de l’effectivité nous avons affaire à l’unité de l’être et de l’essence et, par conséquent, le mode, en tant qu’il relève de ce régime, se caractérise par une telle unité  : il est l’immédiat en tant qu’extériorisation de l’essence, dans laquelle celle-ci se réfléchit en s’y manifestant. Transposé dans le langage propre du mode – celui de la modalité – on dira que l’effectif est un étant qui porte en soi sa possibilité, qui est donc unité de l’effectivité et de la possibilité, appartenant comme tel à l’ordre de la nécessité. C’est donc comme nécessité que l’absolu va se produire au sein du mode. Maintenant, cette nécessité va à son tour revêtir différentes formes selon le niveau d’intégration de sa possibilité dont témoignera l’effectif  : elle sera tour à tour nécessité formelle, réelle et absolue. Il ne saurait être question pour nous de détailler dans toute leur complexité ces différentes formes de nécessité. En fonction de ce qui est requis par l’objet de notre recherche, nous nous concentrerons sur l‘aboutissement de cette dialectique dans la nécessité absolue, en nous contentant d’un bref signalement de ses deux premiers moments. Dans le premier moment, celui de la nécessité formelle qui est également celui de la contingence (Zufälligkeit), nous avons affaire à un effectif encore extérieur à sa possibilité, en ce sens qu’il se produit comme un simple étant qui n’est «  rien de plus qu’un être ou [une] existence en général  »101  ; telle est effet la manière dont l’effectif se produit tout d’abord, dans l’immédiateté de sa première parution. Certes, on vient de le voir, il ne s’agit en réalité ni d’un simple être, ni d’une simple existence, mais d’un étant qui, en tant qu’effectif, est essentiellement un avec sa possibilité – d’où la déclaration de Hegel  : «  Ce qui est effectif est possible  »102. Mais, dans son immédiateté première, il ne réfléchit pas cette unité qui le constitue et il apparaît donc comme un simple étant. Ce qui ne rompt toutefois nullement son lien essentiel avec la possibilité, mais fait que celle-ci se présente comme quelque chose qui lui est extérieur, comme une simple possibilité formelle et vide n’exprimant que «  la détermination de l’identité à soi ou de l’être-en-soi en général  »103. C’est la simple possibilité d’entendement qui la sépare de l’effectif   GW 11, p. 381/SL 2, p. 190.   GW 11, p. 381/SL 2, p. 191. 103   GW 11, p. 382/SL 2, p. 191. 101 102



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comme l’essence de l’existence ou, plus largement, comme la pensée de l’être, et la ramène à l’expression du caractère non-contradictoire de l’effectif  : ce qui est effectif c’est ce qui ne se contredit pas. Mais la possibilité à son tour ne se réduit pas davantage à une telle vacuité  : en tant qu’elle participe elle aussi de l’effectivité et ne constitue qu’un «  moment  » de la forme totale de celle-ci, elle se présente en tant que simple possibilité comme «  quelque chose de déficient  » – comme «  seulement un possible  » – en appel de l’être comme de ce qui lui manque et en quoi elle doit passer pour se compléter104. Bref, elle apparaît comme négation de soi, en elle-même foncièrement contradictoire et opérant comme telle un retour à son autre  : «  elle devient effectivité  »105. Mais, prévient directement Hegel, nous n’avons pas ici affaire à un simple retour à l’effectif dont on est parti  : Il s’agit bien encore toujours de l’effectif se produisant comme un immédiat, comme un simple étant réduit à son existence brute, mais tel qu’il est à présent posé comme étant dans cette existence même un avec la possibilité, donc comme une existence «  seulement possible  » (als nur ein Mögliches)106. Un tel effectif seulement possible est ce qu’on nomme un effectif contingent, caractérisé par le «  basculement non-médiatisé  » (unvermittelte Umschlagen)107 de l’effectif et du possible l’un dans l’autre, l’immédiateté (et, pour tout dire, la brutalité) de ce renversement typique de la contingence résultant de celle du lien qui s’établit ici entre effectivité et possibilité, réduites chacune à elle-même et dès lors incapables de nourrir ce lien à partir d’elles-mêmes, lien dont elles sont par conséquent la proie comme d’une instabilité chronique – une «  inquiétude absolue  », écrit Hegel – qui s’empare d’elles et les renvoie constamment l’une à l’autre. Mais cela signifie aussi du même coup qu’ici, avec la contingence ainsi caractérisée, nous avons affaire, aussi paradoxal que cela puisse à première vue paraître, à une première forme de la nécessité, à savoir à la nécessité telle qu’elle se présente comme encore extérieure aux termes – possibilité et effectivité – qu’elle relie, c’est-à-dire comme une nécessité formelle. 104   GW 11, p. 382/SL 2, pp. 191 et 192. Hegel se réfère ici manifestement à la compréhension leibnizienne du possible comme ce qui inclut «  une prétention à l’existence  »  : «  il y a, dans les choses possibles ou dans la possibilité même, c’est-à-dire dans l’essence, observe Leibniz dans le De rerum originatione radicali, une certaine exigence d’existence, ou bien, pour ainsi dire, une prétention à l’existence, en un mot, que l’essence tend par elle-même à l’existence  » (Leibniz, Opuscules philosophiques choisis, tr. P. Schrecker, Paris, Vrin, 1969, p. 85). 105   GW 11, p. 383/SL 2, p. 192. 106   GW 11, p. 383/SL 2, p. 193. 107   GW 11, p. 384/SL 2, p. 194.

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Ce n’est en effet pas la moindre surprise que nous réserve Hegel d’ainsi concevoir la contingence comme partie prenante dans le jeu de la nécessité, et ceci jusqu’au bout de la dialectique de cette dernière en tant que nécessité absolue, ainsi qu’on aura l’occasion de le vérifier108. La deuxième forme de nécessité est la nécessité réelle. Hegel montre tout d’abord comment cette nouvelle sphère procède de celle qui vient d’être examinée, en ce sens que l’unité de la possibilité et de l’effectivité que scellait la nécessité formelle – une unité strictement extérieure et dès lors indifférente aux formes opposées qu’elle unifie, comme on l’a vu – donne lieu à un nouveau type d’effectivité, une effectivité réelle cette fois, dotée d’un contenu déterminé et qui s’apparente de prime abord à une chose existante dotée de propriétés multiples. Mais pas plus que tout à l’heure, on ne se trouve en présence d’une simple existence et la chose dont il s’agit ici est, en tant qu’effective, «  en même temps être-en-soi et réflexion-en-soi  »109, une chose consistante ou «  Chose  » (Sache)110 qui, dans son extériorité de chose, est manifestation de son essence. On a donc affaire à une effectivité qui est une avec sa possibilité, une effectivité dès lors dynamique et active, note Hegel, – «  Ce qui est effectif peut agir efficiemment (kann wirken)  »111 –, qui, au lieu d’être simplement là, entretient un rapport productif à soi-même, mais qui, en tant qu’elle n’advient encore que comme une chose, en laquelle l’unité de l’effectivité et de la possibilité ne peut être que strictement immédiate, n’est toutefois cette possibilité productive de soi que dans un autre, dans une autre chose. La différence entre possibilité et effectivité subsiste donc encore toujours, à présent sous la forme de deux choses, la chose et sa possibilité dans une autre chose. Cette possibilité à son tour, en tant que possibilité d’une chose, est dite possibilité réelle  ; elle consiste dans l’ensemble des conditions de la Chose, à ce titre remplies du contenu de celle-ci et formant son «  être-en-soi plein de contenu  »112. L’analyse qu’en fournit Hegel est extrêmement subtile et complexe. En très bref, on a affaire avec elle à une unité de l’effectivité et de la possibilité sous 108   Pour une analyse approfondie de la situation de la contingence dans la pensée de Hegel, on se reportera à l’ouvrage de Bernard Mabille, Hegel. L’épreuve de la contingence, Paris, Aubier, 1999. Voir également l’article de Dieter Henrich, «  Hegels Theorie über den Zufall  », Hegel im Kontext, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1967, pp. 157-186. 109   GW 11, p. 385/SL 2, p. 196. 110   GW 11, p. 386/SL 2, p. 196. Hegel passe ici du registre du Ding, qui est celui de la chose comme simple étant, à celui de la Sache, qui est celui de la chose envisagée dans le rapport interne à son essence comme extériorisation et expression de celle-ci. 111   GW 11, p. 385/SL 2, p. 196. 112   GW 11, p. 386/SL 2, p. 196.



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la forme d’un effectif – une chose – qui est en même temps la possibilité ou la condition d’une autre chose ou effectivité (par exemple, selon l’illustration suggérée dans l’Addition du paragraphe 146 de l’Encyclopédie, le germe qui est possibilité de la plante113). De l’une à l’autre de ces deux choses, il s’agit d’un même contenu, ici comme simple possibilité (ou potentialité), là actualisé comme quelque chose d’effectif. Ce qui veut dire qu’on retrouve dans la possibilité réelle le caractère de la simple possibilité formelle, de la possibilité qui est «  seulement possibilité  »114, mais telle qu’elle s’applique à présent à un contenu donné, de telle sorte que la dialectique de la possibilité formelle, selon laquelle elle est comme telle en défaut d’existence et passage dans l’effectivité, va se décliner sous la forme suivante  : «  Lorsque toutes les conditions d’une Chose sont données intégralement, elle entre dans l’effectivité  »115. Mais ce passage à l’effectivité se paie alors en même temps – il est essentiel de le comprendre – de l’anéantissement de l’effectivité qui recelait ces conditions  : l’étant que constitue le germe disparaît dans l’éclosion de cet autre étant qu’est la plante. Bref, possibilité et effectivité restent ici de simples formes opposées, chacune signifiant la suppression de l’autre, la nouveauté par rapport au niveau antérieur purement formel résidant dans le fait que leur unité extérieure et indifférente est à présent celle d’un même contenu qui se retrouve à l’identique de l’une à l’autre, de telle sorte que d’une nécessité formelle on est passé à une nécessité réelle. Sur cette base, le déficit que Hegel va encore repérer dans celle-ci tient au fait que l’unité qu’elle constitue repose sur un contenu qui, dans son uniformité, est simplement donné et présupposé, c’est-à-dire non réfléchi. Aussi bien ne peut-il en elle s’agir que d’une nécessité «  relative  »116  : «  Elle a en effet, explique Hegel, une présupposition dont elle part, elle a à même le contingent son point de départ  », contingent que, par conséquent, elle n’a pas repris en elle-même, auquel, selon la forte expression de Hegel, elle «  ne s’est pas encore déterminée à partir d’elle-même  »117. 113  Voir W 8, pp. 287-288/Enc. 1, p. 580. Un exemple plus éclairant est fourni dans les Leçons sur la logique de 1831  : «  les conditions sont des existences particulières qui valent pour soi, les conditions d’une maison sont les pierres, les poutres, ce sont des moyens qui doivent nécessairement avoir un être-là  ; [ils] sont donc pour soi, indépendamment de [la] maison, mais ils sont en même temps conditions pour quelque chose d’autre, ils ont aussi des rapports à quelque chose d’autre, c’est pourquoi ils se contredisent  » (VL 1831, p. 161/LL 1831, p. 150). 114   GW 11, p. 386/SL 2, p. 197. 115   GW 11, p. 387/SL 2, p. 197. 116   GW 11, p. 388/SL 2, p. 199. 117   GW 11, p. 389/SL 2, p. 200.

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D’où, procédant de cette nécessité réelle encore incomplète, le passage à la troisième et dernière forme de nécessité, la nécessité absolue, sur laquelle nous allons davantage nous appesantir dans la mesure où, constituant l’accomplissement de la nécessité, elle en manifeste l’indépassable limite et l’obligation de la dépasser pour parvenir à l’effectivité pleinement effective, ainsi qu’on va le voir. La nécessité absolue, c’est identiquement l’absolu qui se réalise comme nécessité, comme unité désormais pleinement aboutie de l’effectivité et de la possibilité. Pour bien appréhender ce point, commençons par brièvement le mettre en perspective. On se souvient 1) que l’absolu est effectif (que l’effectivité constitue son mode d’être propre) dans la mesure où il est unité de l’essence et de l’existence ou de l’intérieur et de l’extérieur  ; 2) que cette unité absolue n’est toutefois authentiquement effective que là où, consentant à son être-déterminé, elle entre dans la finité contingente du mode où elle apparaît, en tant que formant l’essence de celui-ci, comme nécessité, c’est-à-dire comme unité de son effectivité et de sa possibilité  ; 3) qu’enfin la nécessité ainsi caractérisée se présente tout d’abord comme extérieure à l’effectif disjoint de sa possibilité, c’està-dire comme sa contingence qui s’empare de lui et le fait immédiatement basculer dans son contraire dans lequel il se supprime selon le jeu alterné de l’effectivité et de la possibilité. Sur cette base, toute la dialectique de la nécessité, à travers les étapes de la nécessité formelle et de la nécessité réelle, a consisté à faire progressivement émerger la nécessité à même l’effectif de manière à ce qu’elle sorte de son abstraction et se pose comme nécessité elle-même effective. C’est ce qui s’est produit au terme de la dialectique de la nécessité réelle  : celle-ci est une «  nécessité déterminée  », qui a un contenu, lequel se trouve par conséquent investi par la nécessité et «  ne peut plus être autrement  »118. Telle est l’ «  effectivité absolue  », figée dans son identité à soi imperturbable. Ce qui ne veut nullement dire qu’il n’est plus en elle question de possibilité  : dans la mesure où l’effectivité absolue est ce dans quoi la nécessité s’est rendue effective, elle est tout aussi bien et indifféremment possibilité absolue dans la stricte identité des deux. Autrement dit, les déterminations d’effectivité et de possibilité se présentent ici, en tant que l’une et l’autre promues à l’absolu, comme des déterminations strictement vides et contingentes, strictement échangeables l’une avec l’autre. On le constate, la contingence est loin d’être éradiquée  ; c’est au contraire ici que va pleinement se manifester, au rebours de la manière habituelle de se   GW 11, p. 389/SL 2, p. 201.

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r­eprésenter les choses, son intime solidarité avec la nécessité et, par conséquent, l’insuffisance de l’unité que scelle cette dernière, point décisif s’il en est dans la pensée de Hegel. Il nous reste à voir de quelle façon. La contingence constitue de façon générale le négatif de la nécessité. Au sortir de l’analyse de la nécessité réelle, elle est apparue comme le contenu déterminé que présuppose cette dernière et qu’elle reprend en soi pour précisément se rendre effective. Mais, ajoute à présent Hegel, il ne suffit pas de dire que la nécessité en tant que nécessité réelle contient en soi la contingence, il faut préciser 1) que «  celle-ci devient aussi en elle  », 2) et même davantage, que ce devenir de la contingence est «  son propre devenir  », celui de la nécessité elle-même qu’elle se doit donc de présupposer pour advenir et se poser119. Thèse capitale qui, on le voit, enracine le négatif de la nécessité qu’est la contingence dans la nécessité elle-même en les liant indissolublement l’une à l’autre  : il n’est de nécessité que celle qui, inéluctablement, pose en même temps que soi la contingence. Comment justifier pareille affirmation de prime abord strictement contre-intuitive  ? En relevant que, depuis les premiers pas du développement de la nécessité, celle-ci est apparue comme l’ «  unité positive simple  »120 de ses moments que sont effectivité et possibilité, c’est-à-dire comme leur unité extérieure à leur opposition, une unité dès lors immédiate dans laquelle ils sont indifférenciés. Or c’est encore ce qui se produit avec l’effectivité absolue à laquelle nous sommes parvenus  : comme on l’a vu, effectivité et possibilité s’échangent en elle indifféremment l’une avec l’autre en un basculement strictement contingent qui n’affecte en rien leur unité, chacune ne faisant dans l’autre que «  se joindre avec soi-même  » sans nulle altération. Qu’en est-il en effet plus précisément de cette «  nouvelle effectivité  » à laquelle nous a menés la dialectique de la nécessité réelle  ? On parle à son propos d’effectivité absolue. Dans quel sens  ? Nous répondrons  : dans la mesure où on a avec elle affaire à un effectif dans lequel fait retour et se manifeste la structure de l’absolu, c’est-à-dire l’unité de l’essence et de l’existence caractéristique de celui-ci. De fait, qu’on se souvienne du procès de la nécessité réelle  : l’effectivité dont il s’agit ici ne se présente plus comme une effectivité simplement immédiate, mais comme celle qui, dans son immédiateté même, se trouve médiatisée par son opposé (als Vermitteltes durch ihre Negation)121, c’est-à-dire par sa possibilité dont on a vu qu’elle   GW 11, p. 390/SL 2, p. 201.   Ibid. 121   GW 11, p. 390/SL 2, p. 202. 119 120

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était issue dans ce procès, bref comme une effectivité qui «  advient seulement à partir de son être-en-soi, de la négation d’elle-même  »122 et qui, dans ce négatif, se joint simplement avec soi et est directement ellemême dans la parfaite indifférence de ces déterminations opposées, par là strictement échangeables et contingentes. Ce qui veut enfin dire, d’une part, que cette effectivité, se caractérisant ainsi par l’identité immédiate de son être et du négatif de celui-ci que constitue son essence, coïncide avec la «  nécessité absolue  » de ce qui est parce qu’il est et, d’autre part, que cette identité, de par son caractère indifférencié, n’est autre que celle du basculement immédiat l’un dans l’autre des opposés propre à la contingence. Il s’avère donc en conclusion que c’est bien la nécessité elle-même, accomplie comme nécessité absolue, qui produit la contingence dans la mesure où l’identité de l’être et de l’essence (de l’effectivité et de la possibilité) qu’elle scelle n’est jamais qu’une unité positive simple qui annule et ignore leur différence ainsi renvoyée à l’ordre du contingent. Hegel en livre une analyse pointue à travers l’examen de la proposition qui exprime ce «  purement et simplement nécessaire  »123, celle qui dit  : «  il est parce qu’il est  », examen qui se clôture par les termes suivants  : «  en tant que la venue à coïncidence de l’être avec soi, il [le purement et simplement nécessaire] est essence  ; mais parce que ce simple est tout autant la simplicité immédiate, il est être  ». Parvenus à ce point clé dans l’examen du déploiement logique de l’effectivité, il importe de jeter un bref coup d’œil récapitulatif afin de bien saisir où nous en sommes dans l’ensemble de notre parcours. Ainsi qu’on l’a noté, on retrouve dans la nécessité absolue la structure de l’absolu, à savoir l’unité de l’existence et de l’essence qui le caractérise et qui définit son mode d’être propre, celui de l’effectivité. Cette effectivité, nous la retrouvons toutefois telle qu’elle s’est réalisée au sein du mode, dans son lien avec la possibilité, c’est-à-dire comme nécessité. Posons dès lors la question  : avons-nous ici affaire, au terme du développement de la nécessité en tant que nécessité absolue, à la véritable réalisation de l’effectivité de l’absolu dont on a vu qu’elle impliquait que soit pleinement réfléchi et pris au sérieux son être déterminé, c’est-à-dire sa finité  ? La réponse est clairement non dans la mesure où, comme on va le constater, l’absolu en tant que nécessité absolue ne s’est nullement affranchi du caractère compact et massif de son unité qui annule toute espèce de véritable différenciation, que donc il n’est pas véritablement sorti de cette   GW 11, p. 390/SL 2, p. 201.  Voir GW 11, p. 391/SL 2, pp. 202-203.

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identité à soi simple et immédiate pour faire véritablement l’épreuve de son autre qu’est la finité et que par là il ne s’est pas encore rendu égal à son effectivité essentielle. C’est ce qu’il nous reste à vérifier pour clôturer notre examen de la nécessité absolue. Qu’on nous permette toutefois cette remarque  : impossible dans ces conditions de caractériser le système hégélien comme un nécessitarisme absolu. Cette qualification, qui convient sans doute au spinozisme et aux systèmes qui s’en inspirent (comme le système de l’identité que Hegel a partagé avec Schelling au début de la période d’Iéna), ne convient plus pour le Hegel de la maturité pour qui la forme de la nécessité est une forme encore insuffisante pour caractériser l’effectivité intrinsèque de l’absolu. La nécessité absolue est donc ce dans quoi se réfléchit l’unité de l’être et de l’essence constitutive de l’absolu, à savoir un être qui est directement le négatif de sa propre essence ou possibilité, l’unité simple immédiate des deux. L’insuffisance d’une telle unité aux yeux de Hegel réside dans le fait qu’elle est encore celle d’un être, c’est-à-dire l’unité seulement objective d’une chose, à vrai dire l’ultime figure de l’unité des contraires dans le registre de l’être dont traite la logique objective. C’est qu’une telle unité ou identité ontologique est du fait de son immédiateté incapable de faire droit à la différence des termes qu’elle unifie, qu’elle n’est donc à ce titre qu’une unité encore abstraite, dépourvue de réelle effectivité. Voyons ceci de plus près. Les déterminations qui prennent place au sein de la nécessité absolue, explique Hegel, s’inscrivent dans le rapport de possibilité à effectivité, l’une étant la possibilité de l’autre qui, de son côté, l’effectue. Mais elles y sont en même temps posées comme une simple «  multiplicité étante (als seyende Mannichfaltigkeit)  »124, donc comme autant d’étants, chacune, dans cette forme de l’être, strictement identique à soi, pour ainsi dire enclose en elle-même, de sorte qu’elles forment des «  effectivités libres  », reposant sur ellesmêmes et indifférentes l’une par rapport à l’autre. Ce qui veut dire que leur relation nécessaire qui forme leur essence demeure pour sa part irréfléchie et ne peut advenir que comme un lien extérieur et contingent, comme un simple basculement immédiat de l’une dans l’autre où se vérifie une fois de plus la connivence entre nécessité absolue et contingence. La nécessité absolue déploie ainsi sur ses déterminations une unité que l’on peut qualifier d’«  aveugle  », une unité dans laquelle leur essence relationnelle n’apparaît pas, mais demeure cachée comme «  ce qui craint   GW 11, p. 391/SL 2, p. 203.

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la lumière  »125, disons encore  : une unité uniforme qui ignore leur contenu déterminé et différencié et qui s’abat sur elles extérieurement126. Mais, poursuit Hegel, cette essence ainsi occultée «  percera en elles (wird an ihnen hervorbrechen) et révélera ce qu’elle est et ce qu’elles sont  »127. En effet, l’être que leur octroie la nécessité absolue et qui en fait, comme on vient de le voir, autant d’effectivités libres et absolues est tout autant «  la négativité absolue  » qui les précipite aveuglément dans le «  néant  », en un «  devenir  » contingent qu’elles ne contrôlent pas et qui les emporte de manière irrésistible128. On le voit, Hegel fait ici jouer la dialectique qui inaugurait toute sa logique, celle entre l’être et le néant débouchant sur le devenir, à ceci près qu’on ne se situe plus à présent au niveau de l’être pur et simple, de l’être brut dans sa stricte immédiateté, mais bien à celui de l’être effectif tel qu’au sortir de la dialectique de la modalité il se présente comme l’être nécessaire par soi, figure de l’absolu dans la configuration du mode  ; la différence est par conséquent qu’on a ici affaire à l’être tel qu’il est immédiatement un avec l’essence, plus précisément avec le négatif de son être que constitue celle-ci. Ce qui veut à son tour dire que le passage contingent dans le néant où s’abîme toute espèce de détermination se présente maintenant comme son essence, comme ce qu’il est et dans quoi il a son exposition qui le réfléchit  : non pas donc comme ce dans quoi il disparaîtrait purement et simplement sans retour sur soi, mais au contraire comme ce dans quoi il se maintient identique à lui-même, soit l’être absolu comme figure du néant. Ce que Hegel exprime de la manière suivante  : «  Le passer aveugle de la nécessité est bien plutôt la propre exposition de l’absolu (die eigene Auslegung des Absoluten), le mouvement de celui-ci en soi qui, dans son aliénation,   GW 11, p. 392/SL 2, p. 203.   Ce qui, commente l’Addition du paragraphe 147 de l’Encyclopédie, correspond au destin des Anciens, lesquels «  saisissaient la nécessité comme destin (Schicksal)  » (W 8, p. 290/Enc. 1, p. 582). Perspective qui, d’une part, ne manquait pas de grandeur, pour autant qu’elle conduisait à la soumission au destin et à l’harmonie avec celui-ci, tel que cela se trouve illustré de la plus haute manière dans la tragédie antique, où le héros se maintient libre dans le malheur qui l’accable de façon aveugle, mais qui, d’autre part, montre que «  la subjectivité n’a pas encore atteint sa signification infinie  » (W 8, p. 291/ Enc. 1, p. 582) en tant que subjectivité absolue, tel que cela se produira dans le christianisme et la modernité. Dans cette mesure ce qu’il faut en définitive voir dans la nécessité, c’est le concept qui n’est encore qu’en soi, situation que celui-ci a par conséquent à surmonter pour parvenir authentiquement à lui-même  : il «  est la vérité de la nécessité et contient celle-ci en lui comme supprimée, de même qu’inversement la nécessité est en soi le concept  » (W 8, p. 290/Enc. 1, p. 581). 127   GW 11, p. 392/SL 2, p. 203. 128  Voir GW 11, p. 392/SL 2, pp. 203-204. 125 126

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se montre plutôt lui-même  »129. Comme on le voit, on se trouve toujours dans la problématique qui ouvrait la section sur l’effectivité, celle du rapport de l’absolu à son exposition réfléchissante, mais telle qu’elle s’est entre-temps étoffée et concrétisée comme rapport de l’être absolument nécessaire à la contingence. La manière dont Hegel l’affronte est toujours la même  : elle consiste à faire de son exposition réfléchissante la vérité même de l’absolu, en soutenant que, comme être absolument nécessaire, strictement identique à son essence, il n’est rien d’autre que le passage contingent dans le néant, passage dans lequel il demeure donc dans son autre (le néant) auprès de soi, en rapport à soi-même. Disons que le rapport intrinsèque de l’absolu à son exposition réfléchissante – son lien essentiel à celle-ci – qui s’était tout d’abord présentée comme notre réflexion à son propos, se présente maintenant comme sa réflexion, luimême – l’absolu – comme un tel rapport. Par où Hegel inaugure le troisième chapitre de la section qu’il consacre à l’effectivité dans la Grande logique, celui qui porte le titre de «  rapport absolu  », c’est-à-dire de l’absolu comme rapport à soi-même au sein de son exposition. c) L’effectivité de l’absolu rendue effective comme rapport absolu Un pas décisif a été accompli par la dialectique de la nécessité absolue  : le pas qui ouvre la voie de la pleine réalisation de l’effectivité constitutive de l’absolu. De fait, l’absolu s’y est présenté comme l’être absolument un avec son essence, c’est-à-dire, ainsi que l’a montré Hegel, comme l’être qui, sous la pression de la négativité inhérente à son essence (car l’essence est de façon générale le négatif de l’être), voit pour ainsi dire éclater son identité à soi simple et immédiate, dans laquelle il était jusque-là cantonné en tant qu’être, et qui en vient ainsi à lui-même se poser comme ce qui est en soi rapport à l’autre que soi, non plus donc comme quelque chose de fixe et de statique, incapable de faire l’épreuve de son autre et qui disparaît aussitôt en lui, mais comme lui-même le mouvement de s’aliéner et ainsi de s’exposer ou de se manifester, en quoi consiste précisément son effectivité véritable. Celle-ci n’a en effet rien d’un «  quelque chose  » quel qu’il soit, mais elle est l’acte infini de s’effectuer en s’exposant. C’est en ce sens que Hegel commence le chapitre qu’il consacre au rapport absolu en déclarant que  : «  La nécessité absolue n’est pas tant le nécessaire, encore moins un nécessaire, mais nécessité – être purement et simplement comme réflexion  »130, à savoir cette   GW 11, p. 392/SL 2, p. 204.   GW 11, p. 393/SL 2, p. 205.

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réflexion dans laquelle, en se différenciant et se niant, l’absolu se pose et s’expose lui-même. Il qualifiera encore en ce sens quelques lignes plus loin la nécessité absolue de «  ce qui expose l’absolu (die Auslegerin des Absoluten)  », précisant en outre que, comparable en cela à «  la lumière de la nature  » qui n’est pas une «  chose  », mais dont l’être tient tout entier dans «  son paraître  » (sein Scheinen), c’est comme «  manifestation  » qu’il faut comprendre l’effectivité dans son égalité à soi absolue. – Ces déclarations liminaires concernant le rapport absolu montrent toutefois en même temps qu’on n’en est encore, avec le rapport tel qu’il dérive directement de la nécessité absolue, qu’au début de cette manifestation de soi en quoi consiste l’effectivité de l’absolu, loin de son plein accomplissement. Ce sont les termes de scheinen (paraître) et de Schein (apparence) qui doivent ici retenir notre attention  : la manifestation n’est tout d’abord, telle qu’elle se présente dans le prolongement de la nécessité absolue, qu’une apparence, non une véritable manifestation131. Dans quelle mesure  ? Celle où, comme nécessité absolue, l’absolu se comporte, dans le rapport désormais interne qu’il entretient avec les déterminations dans lesquelles il s’expose, comme ce qui les absorbe en luimême et les engloutit dans son identité à soi sans les laisser valoir en et pour elles-mêmes  : «  il n’y a là, écrit Hegel, qu’un seul subsister (nur Ein Bestehen) et la différence [qu’implique la manifestation] n’est que l’apparence de l’exposition  »132, écrasée qu’elle est en quelque sorte par la totalité indivise de l’absolu qui se produit en elle. Cette première forme encore insuffisante du rapport absolu est celle du rapport de substantialité, dans lequel l’absolu en tant que substance se manifeste dans ses déterminations posées comme autant d’accidents. Nous ne suivrons pas dans tout son détail la description qu’en donne Hegel, nous contentant d’une caractérisation générale qui suffira à mettre en évidence son incapacité à valoir pour le véritable accomplissement de l’effectivité. Commençons ici par un bref retour en arrière pour rappeler que dans le cadre de ses premières élaborations systématiques à Iéna, alors qu’il travaillait en étroite collaboration avec Schelling à la constitution du système de l’identité de celui-ci – un système dont nous avons eu l’occasion 131   On rappellera ici que l’apparence constitue le premier degré de la dialectique de l’essence qui, en tant que réflexion de l’être immédiat, est du même coup de l’ordre de la manifestation et qui reprend progressivement cet être en soi, tour à tour comme son apparence, son phénomène et sa révélation. Ici, avec le premier moment du rapport absolu, l’apparence est «  posée comme apparence  » (GW 11, p. 393/SL 2, p. 205), soutenue qu’elle est par l’absolu qui se manifeste et s’effectue en elle. 132   GW 11, p. 393/SL 2, p. 204.



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de noter la forte inspiration spinoziste – Hegel voyait dans le rapport de substantialité «  le vrai rapport de la spéculation  »133. On mesure la radicalité du changement intervenu dans sa pensée lorsqu’on le voit au contraire relever ici l’insuffisance foncière de ce rapport au titre de ce qu’il n’autorise, comme on va le constater, aucune différence réelle, raison pour laquelle il s’avère incapable de réaliser l’effectivité essentielle de l’absolu. Examinons ceci de plus près. En bref, la substance n’est autre que l’être absolument nécessaire qui a été précédemment analysé, soit l’être identique à son essence, l’être qui est parce qu’il est, mais tel qu’il est à présent ressaisi dans sa réflexivité immanente, dans le mouvement ou l’acte de sa manifestation, comme «  paraître et être-posé [de soi]  »134. Cette essentielle parution de soi à son tour – ceci aussi a été explicité – réside dans le mouvement contingent du basculement immédiat l’un dans l’autre de la possibilité et de l’effectivité, c’est-à-dire dans «  l’accidentalité  ». Comme on a déjà eu l’occasion de le noter, ce n’est assurément pas la moindre originalité de Hegel de souder l’un à l’autre l’ordre nécessaire de la substance et celui contingent de l’accident  : il ne faut en effet pas voir dans la substance, comme ce fut régulièrement le cas, le simple support inerte des accidents – c’est là «  la substance dépourvue de forme de la représentation  »135 qui la réduit à un simple être en ignorant son effectivité intrinsèque – mais ce qui, activement, se pose et s’expose en paraissant dans leur mouvement incessant de naître et de disparaître, ce que Hegel résume dans les termes suivants  : le «  mouvement de l’accidentalité est l’actuosité de la substance  »136. Reste toutefois à voir ce qu’il en est d’une telle «  actuosité  » et c’est ici que se marque l’insuffisance du rapport de substantialité. De fait, Hegel complète directement la phrase que nous venons de citer en écrivant que cette actuosité de la substance est à comprendre «  comme calme venir au jour d’elle-même  ». C’est ce caractère «  calme  » (ruhig) qui fait problème. Hegel l’explicite en notant que  : «  Elle [la substance] n’est pas active contre quelque chose, mais seulement (nur) contre soi comme élément simple sans résistance  ». Nous pensons qu’il faut lire dans cette explicitation l’expression d’une réserve (ce que semble en effet exprimer la restriction du «  nur  »), car dire qu’on a ici affaire à un mouvement calme, qui ne rencontre aucune résistance, c’est dire que, faute d’une altérité consistante, on n’a 133   GW 4, p. 33/Premières publications, p. 107. Voir nos commentaires dans la première partie de notre recherche, pp. 78 sqq. 134   GW 11, p. 394/SL 2, p. 206. 135   GW 11, p. 395/SL 2, p. 208. 136   GW 11, p. 394/SL 2, p. 207.

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pas affaire à un acte véritable, lequel implique en effet une extériorisation réelle et sérieuse, mais plutôt, si l’on peut dire, à un acte qui, piétinant dans l’enceinte du même, n’est du coup pas encore sorti de la sphère de l’être. De fait, la seule altérité à même laquelle paraît la substance est celle inconsistante de l’accident, une apparence en elle-même disparaissante que la substance ne produit en la créant que pour aussitôt la détruire dans l’alternance contingente de l’effectif et du possible qui caractérise l’accidentalité, ce que Hegel appelle «  l’alternance (Wechsel) des accidents  »137. Autrement dit, l‘accident est dépourvu de toute puissance propre, toute la puissance revient à la substance qui est «  la puissance absolue  » et qui est ce qui seul agit dans l’interaction apparente des accidents. De tout ceci il résulte que, comme nous l’annoncions, il n’y a aucune place pour une «  différence réelle  »138 dans le rapport de sub­ stantialité et que, par conséquent, il ne s’agit pas d’un véritable rapport, faute de négativité dans l’unité qu’il scelle entre la substance et sa manifestation dans l’accident  : opérée par la puissance absolue de celle-là en tant que «  moyen terme  » entre les deux, il ne peut s’agir que d’une «  unité immédiate  » dans laquelle règne de manière unilatérale la seule forme de l’identité tandis que le négatif de la différence est «  ce qui strictement disparaît  ». Bref, tel est à présent le verdict de Hegel concernant le rapport de substantialité qui lui retire la place insigne que luimême avait pu précédemment lui accorder dans sa spéculation  : la présence écrasante de la substance toute-puissante à même ses accidents interdisant toute différence réelle et consistante rend du même coup impossible une véritable manifestation de la substance qui, confinée en elle-même, sans extériorisation, est dès lors dépourvue de toute activité et donc de toute effectivité véritables. On pourrait évidemment se demander si on ne se heurte pas finalement ici, avec cette instance de la substance toute-puissante qui ramène toute chose envisagée comme simple accident à son identité à soi souveraine sans jamais pouvoir se départir de celle-ci, à la figure ultime et indépassable de l’absolu, un absolu qui, par conséquent, échapperait par nature à toute véritable ex-position de soi. Telle a bien été depuis les débuts de la philosophie la perspective dominante au sein de la tradition qui, constamment, a été irrésistiblement tentée d’enfermer l’absolu dans une telle mêmeté inexpugnable et indifférenciée. Mais ce n’est pas la perspective de Hegel qui trouve dans une analyse plus fine et plus   GW 11, p. 395/SL 2, p. 208.   GW 11, p. 396/SL 2, p. 209.

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c­ omplète du rapport de substantialité, le moyen de la dépasser. De fait, argumente-t-il, si la substance est ce qui se manifeste en paraissant dans l’accident, ainsi qu’on l’a vu, cela veut réciproquement dire que l’accident fait partie de la substance, qu’il «  est bien en soi substance  »139, c’est-à-dire, dans le négatif de sa différence accidentelle, identique à soi, donc en fait différence consistante face à l’identité à soi substantielle. Simplement, dans le rapport de substantialité, il ne l’est encore qu’en soi, comme cela vient d’être noté, sans être «  posé comme tel  » (ce qui, du coup, veut dire que la substance n’y est pas «  comme substance  », mais seulement «  comme puissance formelle dont les différences ne sont pas substantielles  »). Cette substantialité intrinsèque de l’accident, c’est en revanche ce qui va se produire dans le rapport de causalité qui fait suite au rapport de substantialité. Le rapport de causalité, auquel nous passons à présent, constitue au sein de la dialectique de l’effectivité le moment décisif qui va la mener à son véritable accomplissement, celui où l’absolu va se produire dans la vérité de son effectivité intrinsèque que le rapport de substantialité s’est montré pour sa part incapable d’instituer140. Hegel lui consacre une longue analyse en trois étapes où il l’envisage tour à tour comme causalité formelle, causalité déterminée et enfin comme action et réaction. Tentons d’en dégager les éléments essentiels. Dans le rapport de causalité, la différence, dont on a vu qu’elle n’avait aucune réalité dans le rapport de la substance aux accidents, se trouve au contraire posée en tant que telle. La puissance de la substance ne se limite plus à passer formellement dans ses accidents sans pouvoir s’y ménager aucune véritable manifestation  ; elle se présente comme ce qui, à partir de soi et en rapport à soi, les pose comme autant de déterminations dont elle se différencie en tant que substance étant pour soi et dans lesquelles elle se réfléchit en s’y rapportant négativement à soi. Ainsi esquissé dans son profil général, le rapport de causalité se présente «  tout d’abord  » comme le «  rapport de cause et effet  » dans lequel l’effet ne vaut que comme l’être-posé de la cause  : nous avons avec lui

  Ibid.   Notons sur ce point que si le rapport de substantialité entend bien décrire le point de vue où en est restée la philosophie de Spinoza, Hegel observe significativement dans ses Leçons sur la logique de 1831 que «  Spinoza n’a pas progressé jusqu’à la relation de causalité  » (VL 1831, p. 168/LL 1831, p. 156). Nous nous permettons de renvoyer à ce sujet à notre article  : «  Substantialité et causalité. L’évolution de la lecture hégélienne de Spinoza  », Archives de philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, pp. 335-360. 139 140

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affaire au «  rapport de causalité formelle  »141. La dialectique de la causalité va montrer comment à partir de là l’effet va peu à peu gagner en consistance jusqu’à valoir comme ce dans quoi l’absolu conquiert proprement son effectivité. Hegel commence par mettre en relief l’unité qui caractérise le rapport de causalité, celle qui règne entre la cause et l’effet, ce qui le rapproche du rapport de substantialité dont l’unité qu’il scellait entre sub­ stance et accident constituait le trait saillant. Cette unité substantielle, il s’agit en effet de ne pas la perdre de vue afin de ne pas purement et simplement verser dans la représentation commune de la causalité qui y voit la présupposition de deux étants auxquels vient superficiellement s’adjoindre la relation causale, perspective qui relève d’un niveau logique que l’effectivité a depuis longtemps laissé derrière elle. Au contraire, soutient Hegel, tous deux, cause et effet, ne forment qu’ «  une seule et même actuosité (Eine Actuosität)  »142, celle qui, procédant du dynamisme de la puissance causale (la cause n’étant comme catégorie de l’effectivité rien d’inerte ni de figé), s’expose dans l’effet, c’est-à-dire se détermine en lui et, dans cette détermination, fait retour à soi pour autant qu’elle est en elle-même d’emblée cet acte de se déterminer dont la détermination se trouve dès lors supprimée dans l’acte même qui la pose. Hegel, selon l’un de ces jeux de mots que, dans son attention constante aux ressources spéculatives du langage, il affectionne, peut écrire en ce sens que  : «  La cause (Ursache) est l’originaire (das Ursprüngliche) par rapport à l’effet  »143, tandis que celui-ci n’est rien d’autre que l’être-posé de la cause qui se manifeste en lui, de sorte qu’il s’agit de comprendre spéculativement la cause comme étant fondamentalement causa sui144. Mais cela ne veut en aucun cas dire que le rapport de causalité s’assimilerait purement et simplement au rapport de substantialité  : la différence – essentielle – entre ces deux rapports est, ainsi qu’on l’a vu, que l’effet, loin d’être absorbé par la substance, comme c’était le cas de l’accident, est lui-même quelque chose de substantiel, il est l’être-posé de la substance «  comme identique à soi  »145, donc comme quelque chose de consistant, permettant   GW 11, p. 396/SL 2, p. 210.   GW 11, p. 397/SL 2, p. 211. 143   GW 11, p. 397/SL 2, p. 210. Ce jeu de mots est explicité dans le paragraphe 153 de l’Encyclopédie, dans lequel Hegel qualifie la cause (Ursache) de «  Chose originaire  » (ursprüngliche Sache) (GW 20, pp. 170-171/Enc. 1, p. 400). 144   «  La cause est par suite en et pour soi causa sui  » (Encyclopédie, § 153, GW 20, p. 171/Enc. 1, p. 401). 145   GW 11, p. 397/SL 2, p. 211. 141 142



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ainsi à la substance de réellement se manifester moyennant la différenciation de soi (la négativité) que cela implique nécessairement. Bref, en tant que cause productrice d’un effet, la substance a gagné dans l’extériorité de l’effet le terrain de son effectivité véritable  : «  C’est seulement comme cause (erst als Ursache) que la substance a de l’effectivité  », déclare Hegel, et, cette effectivité de la cause se concrétisant dans son effet, il ajoute  : «  La substance a par conséquent l’effectivité (Wirklichkeit) qu’elle a comme cause seulement dans son effet (Wirkung)»146. Thèse capitale dont il s’agit de prendre dès à présent la mesure  : si, comme on le sait depuis le départ de notre analyse, l’effectivité constitue le mode d’être propre de l’absolu, c’est là où celui-ci se fait cause, puissance productrice de soi comme son propre effet, que l’absolu conquiert authentiquement son effectivité, car c’est seulement à ce moment qu’il s’expose et se manifeste réellement, dans la consistance d’une altérité qui lui résiste tout en étant issue de lui. Bref, il faut à l’absolu une autre substance, substance dont il s’avère être l’origine et dans laquelle il s’expose en se différenciant de soi, pour qu’il puisse en elle se réaliser dans son effectivité constitutive. – Maintenant, on n’en est encore ici qu’au départ du rapport de causalité, loin de sa pleine réalisation, c’est-à-dire loin d’avoir conféré à l’effet toute l’ampleur et la profondeur de sa sub­ stantialité. En effet, comme on l’a noté, ce qui a d’abord été mis en relief c’est l’unité du rapport causal, unité telle qu’elle ne permet pas à sa différence de réellement se produire  : rien de plus dans l’effet que ce qui se trouve dans la cause, laquelle, de son côté, ne contient rien qui ne soit réciproquement dans l’effet, observe Hegel. Cause et effet rentrent donc strictement l’un dans l’autre en exhibant un même contenu dès lors indifférent et extérieur à leur rapport, de sorte que leur différence s’en trouve supprimée, entraînant du même coup la disparition de la causalité en tant que rapport. On a affaire à une causalité purement formelle qui est encore au plus proche du rapport de substantialité, ainsi qu’on l’a relevé. Le passage de cette causalité formelle à la causalité déterminée, deuxième moment de la dialectique de la causalité, est immédiat  : celleci consiste en effet dans l’application de la forme vide de la causalité, qui vient d’être décrite, à un contenu qu’elle reçoit du dehors, un contenu simplement «  donné  », à même lequel elle déroule extérieurement la 146   Ibid. A noter la parenté terminologique entre Wirkung (effet) et Wirklichkeit (effectivité)  : c’est dans l’effet que s’avère l’effectivité de la cause qui est, comme l’écrit Hegel, ce qui «  doit agir de façon efficiente (muss wirken)  » (GW 11, p. 398/SL 2, p. 212), c’est-à-dire produire son effet, telle étant la nécessité qui l’habite.

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différence de son rapport et qui demeure en pareille application «  une seule et même substance  » sans en être du tout affecté. Telle est la «  causalité finie  », «  le rapport causal dans sa réalité et finité  »147 qui, en vertu de son extériorité, constitue une causalité strictement «  contingente  »148. On est ici, on le voit, au plus proche de la représentation commune de la causalité, qui fixe ce moment de la dialectique du rapport de causalité qu’est la causalité déterminée et en fait constamment usage pour se donner une explication des phénomènes en tissant entre eux une apparence de nécessité149. Ce qui explique sans doute les assez longs développements que lui consacre Hegel. En substance, il commence par en dénoncer (contre Kant) le caractère strictement «  tautologique  »150  : pareille causalité finie donne lieu à «  une proposition analytique  » dans laquelle «  la même Chose  » est stérilement répétée, ici comme cause, là comme effet, sans que cela n’induise en elle la moindre transformation, sans donc qu’elle-même s’y trouve proprement engagée, mais seulement à raison d’une de ses propriétés abstraitement prélevée sur son contenu global. Dans le fond, on a ici affaire à une simple manipulation exercée sur un contenu donné, dans laquelle celui-ci demeure strictement passif. Aussi Hegel s’emploie à montrer un peu plus loin dans son texte l’incapacité de cette sorte de causalité à rendre compte de phénomènes complexes, comme par excellence ceux qui relèvent de la vie, qu’il s’agisse de la vie naturelle, physico-organique ou, davantage encore, de la vie spirituelle. C’est que, allègue-t-il, «  le vivant ne laisse pas la cause parvenir à son effet  »151. De fait, il modifie, transforme ce qui agit sur lui, le propre du vivant étant de ne pas se laisser tout uniment investir et déterminer par la cause qui s’applique à lui, de sorte qu’il constituerait sans plus son effet docile dans lequel elle ne ferait que tautologiquement se perpétuer. Au contraire, cette action de la cause, il la brise, l’interrompt et la transforme  ; ce qui veut dire que la reprenant en soi, il se l’approprie, en fait sa propre action dont il est à ce titre l’origine. Bref, il ne saurait plus être ici question d’une action unilatérale, unidirectionnelle de la cause sur son effet comme ce qui ne fait que manifester   GW 11, p. 399/SL 2, p. 213.   GW 11, p. 398/SL 2, p. 212. 149   «  Autant l’entendement a coutume de se dresser contre la substantialité, observe l’Addition du paragraphe 153 de l’Encyclopédie, autant, par contre, lui est familière la causalité, c’est-à-dire le rapport de la cause et de l’effet. C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit d’appréhender un contenu comme nécessaire, c’est surtout au rapport de causalité que la réflexion d’entendement s’emploie à le ramener  » (W 8, p. 299/Enc. 1, p. 587). 150   GW 11, p. 399/SL 2, p. 213. 151   GW 11, p. 400/SL 2, p. 214. 147 148



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c­ elle-ci au titre de son simple être-posé, mais bien de «  détermination réciproque  » (Wechselbestimmung) dans laquelle chacun agit sur l’autre, à l’image du rapport qui, dans l’histoire, s’établit entre «  masses et individus spirituels  », comme par exemple entre César et le peuple romain152. Un tel rapport, observe Hegel, relève de l’Idée et sera à considérer dans ce contexte, c’est-à-dire au sein de la logique du concept. Il n’en reste pas moins que, comme nous allons le voir, il va en être prochainement question, là où la pleine réalisation du rapport absolu sera déterminée en termes d’action réciproque, c’est-à-dire là où précisément le rapport absolu va déboucher sur la position du concept et, du même coup, la logique objective dans la logique subjective. Mais nous n’en sommes pas encore là  ; il faut tout d’abord terminer l‘examen de la causalité déterminée qui ne se réduit pas au caractère formel qui vient d’être mis en évidence et auquel demeure rivée la représentation commune, car cette causalité a aussi un contenu, ce qui la distingue de la simple causalité formelle  : «  La détermination de forme est aussi détermination de contenu  »153. Le moment est venu de s’intéresser à celui-ci. Tentons de résumer l’analyse complexe qu’en donne Hegel. D’une part, il fonctionne, ainsi qu’on l’a vu, comme ce à quoi s’applique extérieurement et indifféremment le rapport causal et qui y demeure dès lors identique à soi, lui-même «  sans rapport  »154, sans entrer dans l’agir causal  ; il se présente à ce titre comme «  une existence immédiate  », «  une chose (Ding) quelconque  », comme une identité immédiate, simplement étante, qui constitue le «  substrat  » du rapport, en quoi cause et effet subsistent. Mais le contenu ne se réduit pas à cette condition de substrat inerte, car, argumente Hegel, en tant que substrat du rapport causal, il a partie liée avec celui-ci et se trouve intégré à lui comme ce à quoi, dans son immédiateté de chose aux propriétés multiples, il ­s’oppose. 152   On remarquera à ce propos l’importante remarque que fait ici Hegel en matière d’appréhension de l’histoire  : ironisant au sujet d’ «  un trait d’esprit devenu habituel  » en la matière qui consiste à chercher la cause de grands événements, amples et profonds, dans de petits faits anecdotiques et contingents – comme la cause de la chute de la République romaine dans l’ambition de César –, il observe que ce qui est en réalité ici déterminant c’est «  l’esprit intérieur  » régissant de tels événements, esprit par rapport auquel la prétendue cause invoquée n’a valeur que de simple occasion extérieure parmi d’autres possibles lui permettant de se manifester et qui est en fait ce qui lui confère son rôle d’occasion (GW 11, p. 401/SL 2, p. 215). La véritable compréhension de l’histoire mobilise aux yeux de Hegel de tout autres catégories que celles d’une simple causalité finie, catégories qui seront celles de sa philosophie de l’histoire et au centre desquelles il y a celle d’esprit d’un peuple ou d’une époque. 153   GW 11, p. 401/SL 2, p. 215. 154   GW 11, p. 401/SL 2, p. 216.

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En tant que tel, il est «  également substance  », une «  substance finie  »155, dotée d’une causalité propre, dont on a vu de quelle façon elle se déploie exemplairement dans le cas des étants vivants  : en se développant à l’encontre de celle qui lui est extérieurement appliquée et en l’annulant, de sorte que le contenu se trouve à terme restauré dans l’intégrité de son identité à soi immédiate, libéré de l’emprise de la causalité étrangère (Hegel en fournit deux exemples de même nature , celui du mouvement de corps pesants – une pierre, la pluie – chutant vers leur lieu naturel à l’encontre de la cause qui les en a éloignés). Bref, l’agir abstrait de la causalité est supprimé par l’action en retour qu’exerce le contenu en tant que substance, qui revient à soi et se rétablit comme existence immédiate. Cette suppression constitue-t-elle pour autant la fin de la causalité déterminée  ? Nullement, elle donne plutôt lieu à son passage dans le mauvais infini, tant celui de la «  régression infinie  » de cause en cause, où chaque cause est l’effet d’une autre cause, que celui de la «  progression infinie  » d’effet en effet, dans lequel chaque effet s’avère être la cause d’un nouvel effet156. C’est que, comme on le sait, cause et effet sont indissolublement unis dans le rapport qui les lie et cette identité des deux forme leur sub­ strat qui est leur identité immédiate, comme telle extérieure et indifférente à leur opposition, «  un tiers  »157 par rapport à eux, qui est par conséquent aussi bien cause qu’effet et dans lequel ils sont voués à alterner indéfiniment en toute contingence, tandis que la concrétisation de leur unité est repoussée à l’infini. Bref, on retrouve une fois de plus ici, au niveau de la nécessité dans sa modalité causale, le jeu de la contingence dont on continue d’observer la manière dont il est indissolublement lié au déploiement de la nécessité  : celle-ci s’accompagne inévitablement de celui-là sous des formes constamment renouvelées, ici celle de l’enchaînement indéfini des causes et des effets, sans parvenir à le maîtriser. On est avec cette issue du mauvais infini parvenu au terme de la dialectique de la causalité déterminée, terme qu’il s’agit à présent d’interpréter. Faisons-le à partir d’un bref rappel. Ce qui s’était annoncé comme la spécificité du rapport causal par rapport au rapport de substantialité, c’est la consistance de la différence, celle réelle entre cause et effet, qu’escamotait le rapport de substantialité en la ramenant à celle de l’accident. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’était du coup plus question d’unité dans ce nouveau rapport. Au contraire, le   GW 11, p. 402/SL 2, p. 216.  Voir GW 11, pp. 402-403/SL 2, pp. 217-218. 157   GW 11, p. 403/SL 2, p. 218. 155 156



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rapport cause-effet s’est révélé être traversé par une unité étroite, nécessaire entre les deux, mais une unité telle qu’elle se présentait comme extérieure à leur différence, résidant dans le contenu auquel, dans un rapport d’inhérence, s’appliquait le rapport causal comme causalité déterminée et qui demeurait dans ce rapport strictement identique à lui-même, tautologiquement répété dans la cause et dans l’effet et formant comme tel leur substrat substantiel indifférent. Aussi bien le rapport se trouvait chaque fois supprimé dans son résultat et devait à partir de celui-ci repartir à nouveaux frais en se faisant, en tant qu’effet, cause d’un nouvel effet et, comme cause, effet d’une nouvelle cause, l’élément ici déterminant étant la nouveauté dont sans cesse repartait le processus causal interrompu par l’immédiateté de son contenu. C’est ce que signale Hegel lorsque, après avoir observé que, dans le mauvais infini de la suite indéfinie des causes et des effets, «  la cause a un effet et est en même temps elle-même un effet et [que] l’effet n’a pas seulement une cause, mais est aussi lui-même une cause  », il ajoute aussitôt  : «  Mais l’effet que la cause a et l’effet qu’elle est – de même la cause qu’a l’effet et la cause qu’il est, sont différents  »158. – Est-ce là toutefois le dernier mot de la dialectique de la causalité déterminée  ? Il est possible de jeter un autre regard – un regard spéculatif – sur le résultat auquel a mené cette dialectique, regard décisif qui, on va le voir, ouvre la voie de l’accomplissement terminal du rapport absolu et par là de l’effectivité tout entière, d’où va enfin émerger le concept en tant que tel après sa longue progression souterraine comme être et comme essence. Ce regard, c’est celui qui, au lieu de voir dans le perpétuel «  devenir-autre  » du mauvais infini le simple «  passage extérieur de la causalité  » sautant d’un substrat donné à un autre, comprend que «  ce devenir autre d’elle-même [i.e. de la causalité] est en même temps son propre poser  »159  ; car, à bien y regarder, tandis que dans le mauvais infini la cause sans cesse à nouveau se supprime en se faisant effet, en réalité elle y renaît de ses cendres puisque cet effet s’avère être à son tour une cause  ; et il en va de même pour l’effet qui, se supprimant comme cause, y revient en fait à lui-même puisque la cause dans laquelle il passe va à son tour s’avérer être un effet. Bref, là où le regard ordinaire ne voit dans le devenir-autre du mauvais infini qu’une série strictement discontinue de rapports de causalité se 158   GW 11, p. 404/SL 2, p. 219 (que nous corrigeons à la lumière de la traduction Jarczyk/Labarrière, Hegel, Science de la logique. Premier tome  : La logique objective. Deuxième livre  : La doctrine de l’essence, op. cit., p. 248). 159   GW 11, p. 404/SL 2, p. 219.

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succédant les uns aux autres de façon contingente, le regard spéculatif y voit lui au contraire la continuité d’une seule et même causalité qui se déploie en se présupposant sans cesse elle-même  : en se posant, elle pose du même coup le substrat au titre de sa condition, substrat qui par là n’apparaît plus simplement comme quelque chose qui lui serait donné du dehors, mais bien comme ce qu’elle se donne à elle-même, pour pouvoir, à partir de lui, déployer son activité causale  ; ce que Hegel exprime de la façon suivante  : «  L’identité qui auparavant était une identité étant seulement en soi, le substrat, est par conséquent désormais déterminée comme présupposition ou posée à l’encontre de la causalité agissante (wirkende Causalität), et la réflexion tout à l’heure seulement extérieure à l’identique se tient maintenant dans le rapport avec lui  »160. Ce qui nous conduit au troisième et dernier moment de la dialectique de la causalité, celui de l’action et réaction. Ce moment introduit une modification cruciale dans la physionomie du rapport de causalité  : il ne s’agit plus simplement du rapport formel entre une cause et un effet s’appliquant tautologiquement à un contenu extérieur donné, mais bien, en conséquence de l’issue de la causalité déterminée, du rapport entre deux substances, une substance causale agissante et une substance passive sur laquelle elle exerce son action, étant entendu que cette dernière substance est, comme on l’a vu, part intégrante de la causalité, «  en soi la causalité elle-même  »161, à savoir ce que la causalité agissante se doit de présupposer pour pouvoir se déployer en le posant comme l’objet de sa causalité dans lequel elle se rapporte négativement à soi. Ce qui, observe Hegel, détermine entre ces deux substances un rapport «  double  » en fonction du caractère lui-même double de la substance passive162. D’une part, elle est, en tant que passive, exposée à l’action de la substance agissante qui se pose en elle, qui en fait son effet dans lequel elle pose sa déterminité, ignorant et niant du fait même son altérité. Mais, d’autre part et inversement, comme elle est aussi le présupposé de la substance agissante, ce dont celle-ci ne saurait se passer et à quoi «  elle se détermine elle-même comme son autre  », la substance passive se trouve en même temps maintenue dans son altérité substantielle, de sorte que si la substance active pose bien dans la substance passive son effet, elle le fait cependant dans un autre qu’elle. Ce qui concrètement veut dire qu’en se posant à même la substance passive (en   GW 11, p. 404/SL 2, pp. 219-220.   GW 11, p. 404/SL 2, p. 220. 162  Voir GW 11, p. 405/SL 2, p. 221. 160 161

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y produisant son effet), la substance active ne supprime en fait «  que quelques déterminations en elle  », à savoir celles qui correspondent à sa propre déterminité, et que l’identité entre elles qui s’en suit n’advient dans la substance passive que comme «  quelque chose d’extérieur  », quelque chose dont, écrit Hegel, «  elle souffre violence (Gewalt)  ». L’interprétation de ce dernier point est capitale, car ce que montre la violence dont se trouve ici empreint le rapport de causalité comme rapport entre deux substances tel que nous venons de brièvement l’exposer, c’est que la différence propre à ce rapport, à savoir la différence en tant que différence réelle, est enfin réalisée, ce qui, comme on va le voir, est d’une importance primordiale pour l’accomplissement de l’effectivité de l’absolu. Qu’en est-il donc de cette violence  ? On pourrait de prime abord penser qu’elle résulte de ce qu’on a affaire à un rapport strictement arbitraire, dans lequel une substance – la substance agissante – investit une autre substance – la substance passive – et s’impose à elle de façon purement extérieure en la soumettant de manière unilatérale à sa causalité. C’est – on le notera – la manière dont, au début de ses tentatives systématiques à Iéna en collaboration avec Schelling, Hegel disqualifiait le rapport de causalité par rapport au rapport de substantialité alors considéré comme «  le vrai rapport de la spéculation  »163. Mais les choses ont depuis lors changé et la violence qui s’observe dans le rapport de causalité s’en trouve fondamentalement réévaluée. Hegel la caractérise à présent comme «  le phénomène de la puissance ou la puissance comme quelque chose d’extérieur  »164. Qu’est-ce à dire  ? Rappelons que la puissance (Macht) nous est tout à l’heure apparue, lors de l’examen du rapport de substantialité, comme le trait central de l’actuosité de la substance, c’est-à-dire de l’acte de s’exposer et de se manifester qu’elle est essentiellement. Ce qui se passait toutefois alors, c’est que cette puissance s’étouffait en quelque sorte en elle-même, qu’elle ne donnait lieu à aucune sortie hors de soi et par conséquent à aucune manifestation véritable, faute d’une différence réelle entre la substance et ses accidents  ; bref, la substance ne parvenait à poser aucune altérité consistante, clé de toute manifestation effective et par là de toute effectivité. En revanche, nous avons ici, avec la substance passive en tant que ce que se présuppose l’activité causale au titre de sa condition nécessaire et qui n’a donc plus à ce titre que «  l’apparence de

  Voir ci-dessus, note 133 de ce chapitre.   GW 11, p. 405/SL 2, p. 221.

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l’immédiateté  »165, une telle altérité consistante, altérité qui est certes posée par la substance causale pour y produire son effet, mais comme ce qui lui résiste et se maintient, et dans laquelle seulement elle est en mesure d’actualiser sa puissance de manifestation. En un mot, la violence du rapport causal, autrefois dénoncée, est à présent intégrée à l‘absolu en tant qu’effectuation de soi. D’où la déclaration de Hegel selon laquelle c’est «  par la violence que la substance passive est seulement posée comme ce qu’elle est en vérité  », à savoir donc comme un immédiat qui est en vérité un posé, requis pour la manifestation de la substance, raison pour laquelle elle est déclarée intrinsèquement nécessaire. Mais ce n’est pas tout, car, prolongeant sa réflexion, il précise encore  : «  A la sub­ stance passive, ce n’est par conséquent que son droit qui est accordé par l’action [sur elle] d’une violence autre  »166. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement d’une action vraie et nécessaire, mais en outre d’une action juste par laquelle revient à la substance passive ce qui lui est dû. C’est que, encore une fois, cette substance est part intégrante du jeu de la causalité et c’est seulement en lui qu’elle est en vérité ce qu’elle est, requise et posée par un autre comme ce qui lui résiste et se conserve face à lui. Par conséquent, la violence qu’elle y endure comme quelque chose qui lui est étranger et qui lui vient du dehors est en fait «  sa propre détermination  »167, son acte, de sorte qu’ «  elle ne fait ainsi que venir à coïncidence avec elle-même et est donc, dans son devenir déterminé, originarité  », c’est-à-dire elle-même cause et cause de soi. Ainsi, la substance passive s’est réappropriée l’action qui s’exerçait sur elle de façon violente depuis la substance active, elle en a fait son action, de sorte que, conclut Hegel  : «  Le devenir-posé par un autre et le devenir propre sont une seule et même chose  ». Thèse lourde de conséquence en ce qu’elle implique un renversement des rôles que Hegel décrit dans les derniers paragraphes qu’il consacre à la dialectique de l’action et réaction. Ce renversement est tout d’abord celui qui vient d’être évoqué, celui par lequel la substance passive se convertit en substance agissante. Nous avions noté, en entamant l’examen du rapport de causalité, qu’en lui la différence de l’effet allait progressivement gagner en consistance  : n’apparaissant tout d’abord formellement que comme ce qui, posé par la cause pour qu’elle y réalise sa détermination, se résorbe tout entier en elle, il est devenu, moyennant la substantialisation du rapport de c­ ausalité,   GW 11, p. 406/SL 2, p. 222.   Ibid.  ; nous soulignons. 167   GW 11, p. 406/SL 2, p. 222. 165 166



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ce qui dans ce rapport se conserve, maintient son altérité, et ceci au point de finalement reprendre en lui l’action de la cause et de se faire sa propre cause. Plus précisément, la substance passive supprime sa condition de simple effet de la substance causale agissante, elle y réagit168 en se l’appropriant, c’est-à-dire en y trouvant ce qu’elle est en soi et en l’assumant elle-même activement  : de ce qu’elle se reçoit d’un autre, elle fait ainsi sa propre identité en devenir. Mais ce n’est là qu’un premier aspect de la réaction ici à l’œuvre  : symétrique de la promotion de l’effet au rang de cause, il y a la destitution de ce qui était cause au rang d’effet, car, pour autant que la substance passive supprime en elle l’effet de la substance causale agissante, elle supprime du même coup la causalité de celle-ci et la réduit à son tour à l’état de substance passive en une sorte d’échange des rôles. Mais, se demandera-t-on alors, est-ce qu’on n’en revient pas au tourniquet du mauvais infini sur lequel débouchait la causalité déterminée  ? Nullement, car il y a une différence essentielle entre les deux processus  : dans le cas du mauvais infini de la régression de cause en cause et/ou de la progression d’effet en effet, on avait affaire à un mouvement rectilinéaire et discontinu dans lequel chaque cause devenait l’effet d’une autre cause et chaque effet la cause d’un autre effet, et cela, rappelle Hegel, parce que l’identité de la cause et de l’effet était «  seulement tout d’abord en soi  »169, résidant dans le substrat immobile et indifférent du contenu, de sorte que constamment le mouvement de la causalité s’immobilisait, disparaissait dans le «  repos  » de cette identité, pour ensuite «  s’éveille[r] à nouveau dans une autre substance  ». L’action et réaction n’a pour sa part rien à voir avec un tel mouvement heurté se prolongeant à l’infini, dont elle constitue au contraire l’authentique suppression. Elle repose en effet sur le dispositif de «  la causalité conditionnée  » dans lequel, comme on l’a vu, le substrat extérieur de la causalité déterminée est intégré au processus de la causalité comme sa condition nécessaire, se produisant comme substance passive sur laquelle s’exerce l’action de la substance causale agissante et suscitant l’action en retour de celle-là sur celle-ci. Mais alors il ne s’agit plus, en pareille réaction qui «  surgit  » en supprimant la causalité de la substance agissante et en en faisant une substance elle-même passive, d’un agir extérieur à celui de la substance causale agissante qui repartirait pour ainsi 168   Le terme allemand que l’on traduit par «  réaction  » est autrement parlant dans le contexte ici en jeu  : il s’agit de Gegenwirkung, littéralement «  contre-effet  », soit l’effet qui «  contre  » sa situation de simple effet, qui donc y «  réagit  », en se faisant sa propre cause. 169   GW 11, p. 407/SL 2, p. 223.

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dire à nouveaux frais et l’entraînerait au-delà d’elle-même dans un processus rectilinéaire indéfini, mais bien de ce dans quoi elle revient et se rapporte à elle-même, «  par quoi, conclut Hegel, l’agir qui, dans la causalité finie, s’écoule dans le progrès du mauvais infini, est recourbé (umgebogen) et devient un [agir] faisant retour en soi, un agir réciproque (Wechselwirken) infini  »170. Avant de passer à ce dernier moment de la dialectique de l’effectivité que constitue le rapport de l’action réciproque, qu’on nous permette de relever à l’occasion des développements que nous venons de suivre ce qui apparaît comme un trait général de la dialectique hégélienne, ce qu’en référence à la célèbre dialectique de la Phénoménologie de l’esprit nous pourrions appeler le primat de l’esclave  : ce n’est pas en effet du côté de la maîtrise, abstraitement close sur son identité à soi souveraine et qui, ramenant tout à soi, ne connaît rien d’autre que soi, que se trouve le véritable accomplissement, mais bien de celui de ce qui lui est opposé – le fini, le contingent – qui, subissant son action, mais se faisant consistant de la reprendre en soi et de se la réapproprier, est seul à même d’en concrétiser l’effectivité essentielle. C’est ce que nous avions vérifié au début de ce chapitre dans le rapport de l’absolu au mode, que nous observons à présent dans celui de la substance causale à son effet dans la substance passive et que nous retrouverons au terme de la logique dans le passage de l’Idée pleinement accomplie dans le réel, nature et esprit. Commençons par examiner ce qu’il en est de l’action réciproque. L’exposé que lui consacre Hegel comprend deux niveaux bien distincts  : le premier l’envisage du point de vue de sa provenance, comme formant l’accomplissement du rapport de causalité, accomplissement dans lequel «  la causalité est retournée à son concept absolu  »171, tandis que le deuxième, regardant vers l’avant, montre comment la causalité, ainsi accomplie, est «  en même temps parvenue au concept lui-même  », en l’espèce le concept dont on a relevé, au début de ce chapitre, qu’il est à l’œuvre tout au long de la Science de la logique, formant son thème exclusif, mais qui jusqu’ici, dans la logique objective, était concept seulement en soi et qui à présent, avec la catégorie d’action réciproque, va se trouver posé en tant que tel, pour former à partir de là l’objet de la logique subjective ou logique du concept. On mesure par là l’importance que revêt l’action réciproque dans le dispositif de la logique hégélienne. Son traitement spéculatif est particulièrement complexe et subtil.   GW 11, p. 407/SL 2, p. 224.   GW 11, p. 408/SL 2, p. 225.

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Elle est donc tout d’abord envisagée en tant qu’aboutissement du rapport de causalité dans l’action et réaction où, comme on l’a vu, se trouve surmontée ce que Hegel caractérise ici comme une causalité mécanique172, soit le rapport de causalité en tant qu’il s’applique extérieurement et donc aveuglément à un contenu donné et débouche sur le tourniquet du mauvais infini. De fait, ce qui forme les ingrédients d’une telle causalité ont ici disparu, à savoir – nous les connaissons bien car ils nous ont poursuivis sous différentes formes depuis le début de la dialectique de l’effectivité – 1) une identité simple et immédiate, strictement positive des opposés, extérieure et indifférente à ceux-ci et à leur relation – c’est ici le contenu en tant que simple substrat du rapport de causalité – et 2), corrélativement, une relation purement formelle des opposés – ici la cause et l’effet – elle-même indifférente au contenu, ces deux ingrédients mis ensemble donnant lieu à l’alternance des opposés se relançant indéfiniment l’un l’autre de manière contingente. Ce qui s’est passé dans l’action et réaction, c’est que cette situation d’extériorité de la forme et du contenu du rapport de causalité a été dépassée  : 1) ce qui se présentait comme le substrat extérieur du rapport a été intégré à celui-ci au titre de son présupposé ou de sa condition, mais – et ce point est essentiel – en conservant en ceci son altérité, intégration signifiant ici tout sauf résorption et abolition comme c’était le cas dans le rapport de substantialité  ; 2) en agissant sur ce contenu devenu la substance passive du rapport sur laquelle la cause exerce en tant que substance active son action et en y produisant son effet, la substance causale agissante, loin de supprimer la substance passive, subit plutôt son contrecoup ou sa réaction et, dans un renversement des rôles, se fait son objet passif, ce qui, à son tour, ne veut en aucune façon dire qu’elle disparaîtrait dans ce négatif d’elle-même  ; au contraire, elle y revient à soi en y trouvant le terrain de sa véritable effectivité, une effectivité dans laquelle son identité à soi de cause se trouve médiatisée par la négativité devenue réelle et consistante de son effet. Le résultat de tout ceci est que nous avons dès lors affaire à «  une causalité mutuelle de substances présupposées, qui se conditionnent  »173, non plus donc une causalité rectilinéaire, mais une causalité qui, comme on l’a noté, se recourbe sur elle-même par l’effet de sa négativité interne, ce que Hegel caractérise comme «  l’originarité [de la cause] se médiatisant avec soi par sa négation  ». Telle est donc l’action réciproque telle

  GW 11, p. 407/SL 2, p. 224.   Ibid.

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qu’elle se présente au sortir du rapport de causalité. Mais en quoi peut-on dire que la causalité y est dès lors retournée à son concept absolu  ? Pour mettre ce point en lumière, Hegel commence par relever l’identité des substances telles qu’elles viennent d’être caractérisées au sein de l’action réciproque, chacune se trouvant en effet être aussi bien active que passive, conditionnée que conditionnante, de sorte que leur différence n’est plus qu’une «  apparence complètement transparente  » et leur action réciproque, entendue comme celle de substances distinctes, qu’une «  manière d’être vide  » (leere Art und Weise)174. De fait, revenons encore une fois sur la façon dont s’est clôturée la dialectique de la causalité  : tout d’abord, la cause s’y est révélée être dans son originarité même cause conditionnée, mais de telle façon que cette condition, loin de constituer un simple substrat immédiat l’affectant extérieurement, est en vérité sa «  propre passivité  »175, induite et posée à partir d’elle-même comme ce qu’elle requiert pour se poser  ; il s’ensuit que ce qui la conditionne en agissant réactivement sur elle et qui se présente d’abord comme quelque chose d’extérieur, comme une autre substance posée vis-à-vis d’elle, est en vérité ce qui, dans son extériorité même, est «  médiatisé par elle-même  », «  produit par son activité propre  » au titre de sa «  négation  »176 requise par son effectuation au sein de l’effet par laquelle seulement elle est effectivement cause. De la sorte, l’action réciproque vérifie que dans la causalité, avec la différence réelle qui lui est propre et qui est, comme on l’a vu, posée en tant que telle dans l’action et réaction, on a en réalité affaire à une seule et même activité, celle par laquelle, en se posant dans la différence de la cause et de l’effet, la cause se pose ellemême en s’y déployant dans l’effectivité de son rapport causal. Hegel peut dès lors conclure  : «  L’action réciproque n’est par conséquent que 174   Ibid. On remarquera qu’on retrouve ici les termes qui qualifiaient l’attribut absolu en tant qu’il ne s’avérait être qu’un simple mode. Etant toutefois donné l’importance que ce dernier a revêtu dans l’effectuation de l’absolu, on peut s’assurer que l’apparente évanescence de la différence ici exprimée ne traduit en rien sa pure et simple marginalisation, mais bien, comme on va le voir, sa disparition en tant que différence extérieure et son intériorisation comme ce qui s’ensuit de l’acte un de la cause qui s’y déploie et s’y réfléchit dans son effectivité vraie. 175   GW 11, p. 408/SL 2, p. 224. Hegel use ici du terme d’Einwirkung qu’il ne faut bien entendu pas entendre au sens courant d’une simple influence extérieure, mais bien de l’action que la cause exerce sur elle-même via ce qui la conditionne. Comme l’observent J. Biard et alii  : «  Ce terme est une autre manière de désigner l’inflexion dans soi du procès causal  ; loin de réintroduire une intervention extérieure, il signifie le recouvrement processuel du conditionnant et du conditionné  » (Introduction à la Science de la logique de Hegel. II. La doctrine de l’essence, Paris, Aubier Montaigne, 1983, p. 370). 176   GW 11, p. 408/SL 2, pp. 224-225.

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la causalité elle-même  ; la cause n’a pas seulement un effet, mais dans l’effet elle se tient en tant que cause en relation avec elle-même  »177. Ce qui, en détaillant, veut dire que l’action réciproque est ce qui vient accomplir le rapport de causalité pour autant qu’en elle le concept de ce rapport, selon lequel la cause n’advient effectivement que dans la différence de l’effet, est à présent posé de manière effective, à savoir à même la différence réelle (et non plus simplement formelle) de la cause et de l’effet, soit une différence porteuse d’une extériorité véritable, consistante et réactive, de l’effet par rapport à la cause, pareille différence étant la condition de toute effectivité vraie en tant qu’extériorisation et manifestation de soi, laquelle se trouve dès lors ici – dans cette unité dans et par la différence – pleinement accomplie. Bref, le rapport de la cause et de l’effet compris comme rapport d’action réciproque constitue le lieu logique de l’effectivité pleinement advenue. Mais, avec cela, nous n’avons envisagé dans notre examen de l’action réciproque que le résultat auquel elle nous a menés. Reste à nous pencher sur le second volet annoncé par Hegel, celui qui, cette fois, regarde vers l’aval  : dans quelle mesure sommes-nous, avec l’action réciproque telle qu’elle vient d’être explicitée en tant qu’accomplissement de l’effectivité de l’absolu, parvenus au concept lui-même et avons-nous du fait même ouvert l’accès à la logique subjective  ? La réponse tient en quelques mots  : dans la mesure où avec elle, nous passons du régime de la nécessité, qu’une logique ontologique, travaillant avec les notions corrélatives d’être et d’essence, ne peut dépasser, à celui de la liberté qui est celui d’une logique régie par le concept en personne. C’est ce qu’il nous faut à présent examiner. Repartons pour ce faire de la nécessité, telle que nous l’avons expérimentée au terme de sa dialectique en tant que nécessité réelle se faisant nécessité absolue, unité simple immédiate de la possibilité et de l’effectivité, que nous avons vue ensuite se déployer au sein du rapport absolu, tour à tour comme nécessité substantielle dans le rapport de la substance aux accidents et comme nécessité causale dans le rapport de la cause et de l’effet. Dans le premier de ces deux rapports, la nécessité apparaissait comme une identité massive, celle d’une actuosité une engloutissant en elle la différence de ses déterminations dès lors strictement contingente  ; dans ce cadre, l’identité substantielle se présentait comme une identité purement «  intérieure  »178 en peine de manifestation. Cette manifestation est en   GW 11, p. 408/SL 2, p. 225.   Ibid.

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revanche ce qui se produisait dans le deuxième rapport, le rapport de causalité, dans la mesure où il y était cette fois fait droit à la différence comme différence réelle  : l’être (Sein) rigide de la substance s’y faisait apparence (Schein) en passant en tant que cause dans la différence de l’effet et en s’y posant de manière effective. Mais, ainsi qu’on l’a vu, l’identité ainsi produite de la cause et de l’effet s’avérait à son tour extérieure à leur différence, induisant tout d’abord une causalité formelle et demeurant à ce titre une identité encore intérieure. C’est cette stricte intériorité de l’identité qui s’est supprimée avec la mise en place de l’action réciproque dans la mesure où, comme on vient de le voir, il s’agit en elle d’une activité une qui se déploie à même la différence, sans réprimer celle-ci ou s’y dissimuler, mais en se manifestant en elle pour y conquérir son effectivité vraie. Ce qui veut donc dire que la nécessité a cessé d’être cette identité ontologique, strictement positive, allergique à toute espèce de différence et irréconciliable avec elle (ce qui la vouait à la plus complète abstraction), qu’elle est pour ainsi dire descendue dans la différence de ses déterminations et que celles-ci se la sont appropriées. Par là, comme dit Hegel, «  la nécessité s’est élevée à la liberté  », ce qui ne veut pas dire, comme il le précise directement, qu’elle a disparu  : la vraie liberté, dont il s’agit ici, n’est pas à concevoir comme le contraire de la nécessité qui ne serait possible que par l’élimination de celle-ci179, mais comme son intériorisation. Qu’est-ce à dire  ? Il s’agit d’être ici particulièrement attentif, car on est en présence d’un de ces lieux où fleurissent les principaux malentendus à propos du système hégélien. De fait, il ne saurait en l’occurrence être question d’un simple transfert de la nécessité de l’extérieur vers l’intérieur sans aucune transformation de celle-ci, mais où elle resterait ce qu’elle est, une unité positive s’appliquant indifféremment et uniformément aux différences comme leur destin aveugle  ; il est clair qu’avec une telle unité toute faite et réglée d’avance, il n’y a aucune véritable intériorisation, donc aucune liberté  : l’identité est 179   En rester à ce point de vue, c’est, comme le laisse entendre l’Addition du paragraphe 158 de l’Encyclopédie, en rester à la confrontation d’une nécessité et d’une liberté également abstraites, c’est-à-dire de la nécessité aveugle et d’une liberté sans contenu qui n’est rien d’autre que le libre arbitre dont on sait qu’il n’est pour Hegel qu’une forme subordonnée de la liberté. La vraie liberté, soutient-il, n’est pas celle qui se détourne de la nécessité, mais celle qui «  a la nécessité pour présupposition et la contient en elle comme supprimée  », c’est-à-dire qui en fait «  la manifestation de son agir propre  » (W 8, pp. 303304/Enc. 1, p. 589). Non pas qu’elle la reprenne dès lors telle quelle et consiste simplement à l’accepter comme un fardeau auquel on doit – stoïquement – se soumettre. Pas plus qu’il n’est question chez Hegel d’un simple rejet de ce qui est, il ne saurait être à l’inverse question d’un simple consentement immédiat à ce qui est, mais bien d’un consentement médiatisé par une négation, moyennant laquelle ce qui est est accepté en étant transformé et approprié comme il se doit, c’est-à-dire comme cela est requis par cela même qui est.

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restée ce qu’elle est, une identité close et indéterminée, extérieure aux différences. Non, ce dont il s’agit en une telle intériorisation, c’est de l’identité nécessaire qui, s’unissant pleinement à la différence et se faisant elle-même le mouvement ou mieux l’acte de se différencier – en elle-même différenciation de soi – se rend du fait même «  manifeste  » (manifestirt wird) et «  se dévoile  » (enthüllt sich) en une manifestation dont Hegel écrit qu’elle «  est le mouvement identique du différencié en soi-même  »180. Et on comprend alors la déclaration, de prime abord surprenante, sur laquelle il enchaîne en soutenant que  : «  Inversement, la contingence devient en même temps de ce fait liberté  ». Pas plus que la nécessité, la contingence n’est en effet éliminée par l’avènement du règne de la liberté qui la reprend au contraire en soi et l’intègre à son propre advenir. Jusqu’ici, la contingence nous était apparue comme l’indéfectible corrélat de la nécessité, de son unité positive immédiate des opposés, et elle se présentait alors comme le tourniquet insensé de leur basculement sans médiation l’un dans l’autre à l’infini. Mais là où la nécessité cesse d’être cette identité figée et inexorable, là où celle-ci n’a plus rien d’une identité toute faite, qui s’impose uniformément et inflexiblement aux différences, mais où, se faisant l’acte de se manifester en se différenciant au-dedans d’elle-même, elle s’avère être une identité essentiellement active, une identité dès lors en devenir qui n’est pas, mais qui a à être et dont toute la substance tient dans cette nécessité de librement se réaliser elle-même, là la contingence a sa place comme ce que l’identité a à affronter pour se rendre authentiquement effective, thèse dont on se souvient que la Phénoménologie de l’esprit l’évoquait déjà en conclusion de son traitement du savoir absolu et dont nous allons encore avoir à vérifier la pertinence. d) Effectivité et concept Ainsi l’effectivité – mode d’être propre de l’absolu en tant qu’unité de l’essence et de l’existence181 – débouche, là où elle est pleinement développée et accomplie, dans le concept, ce concept qui, jusque-là, travaillait obscurément la logique sous le couvert conjoint de l’être et de   GW 11, p. 409/SL 2, p. 226.   Comme chez Aristote, l’être se dit chez Hegel en plusieurs sens – de l’être pur identique au néant en passant par l’être-là et l’existence jusqu’à l’effectivité – à ceci près qu’à la différence de ce qui se passe chez le Stagirite, cette multiplicité se trouve chez Hegel systématiquement articulée dans l’unité d’un processus dialectique qui lie l’une à l’autre les différentes significations et oriente leur enchaînement dans le sens d’un accomplissement progressif  : l’effectivité constitue l’aboutissement de ce processus, dans la mesure où elle unifie absolument être et essence qui, dans les modes d’être antérieurs, demeuraient de différentes manières et à des degrés divers disjoints l’un de l’autre. 180 181

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l’essence et qui, à présent, se manifeste en personne comme l’activité foncièrement une de s’exposer et de se réfléchir en s’extériorisant et se différenciant au-dedans de soi. Ce point de partage de la logique est évoqué au terme de la logique de l’essence comme l’entrée dans «  le royaume de la subjectivité ou de la liberté  »182. Nous venons de traiter du passage à la liberté, à entendre comme l’intériorisation de la nécessité dont le processus d’unification extérieur et abstrait se fait intérieur aux différences déterminées en étant approprié par celles-ci et qui se rend par là manifeste, leur nécessité qu’elles produisent librement elles-mêmes. Reste à envisager le sens parallèle que revêt le passage à la subjectivité. Dans l’introduction à la doctrine du concept, intitulée «  Du concept en général  », il est examiné en tant que passage de la substance au sujet. Autrement dit, nous nous trouvons exactement au point où doit se vérifier la célèbre déclaration de la Préface de la Phénoménologie de l’esprit  : «  Ce dont tout dépend, selon mon discernement, qui doit se justifier seulement par la présentation du système lui-même, c’est d’appréhender le vrai non comme substance, mais tout autant comme sujet  »183. Voyons ceci de plus près. La substance est la figure ultime, la plus accomplie prise par le concept en tant qu’être, celle qu’adopte l’effectivité juste avant qu’elle ne débouche dans le concept en tant que tel. Elle est en ce sens la «  présupposition immédiate  »184 du concept, c’est-à-dire ce que celui-ci se présuppose dans sa genèse à titre de dernier moment de celle-ci, pour autant qu’en elle l’effectivité, qui constitue la structure logique de l’absolu, est devenue quelque chose de réel. Ce que Hegel consigne en écrivant que «  la substance est l’absolu, l’effectif qui est en et pour soi  »185  : avec elle, l’absolu en son effectivité constitutive n’est plus un simple concept abstrait, mais se trouve effectivement réalisé. Qu’est-ce qui dans ces conditions l’empêche de constituer le plein avènement du concept, sa formulation totalement adéquate  ? Précisément le fait qu’elle relève encore de l’ordre de l’être et de la nécessité, figurant sous cette forme figée et dans cette mesure inappropriée l’activité réflexive du concept. Certes, on l’a vu, la substance n’est pas simplement inerte, elle détient en elle l’actuosité réflexive du concept, mais de telle manière que celle-ci se trouve en elle comprimée, incapable de parvenir à sa véritable   GW 11, p. 409/SL 2, p. 227.   GW 9, p. 18/PhE, p. 68. 184   GW 12, p. 11/G.W.F. Hegel, Science de la logique. Livre troisième. Le concept (désormais cité SL 3), tr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2016, p. 16. 185   GW 12, p. 12/SL 3, p. 17. 182 183

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­ anifestation à même les déterminités (ses accidents) dans lesquelles elle m s’expose et qu’elle ne fait qu’engloutir dans son identité à soi imperturbable sans consentir à aucune extériorisation qui la sorte réellement d’elle-même. Cette actuosité, il s’agit par conséquent de la libérer, de l’affranchir de la manière dont elle est dans la substance maintenue sous le boisseau et de la poser en pleine lumière  ; ou, plus exactement, il s’agit de suivre en cela la dialectique de la substance elle-même, d’épouser son propre mouvement immanent, le «  mouvement de la substantialité  »186, car c’est en vérité la substance qui, sous la pression de son actuosité interne en quête d’extériorisation, est amenée à se déborder elle-même et à se réfuter. Il n’est en effet de véritable réfutation, observe Hegel, que celle qui puise son argumentation dans cela même qui est à réfuter et qui, au lieu de se déployer de façon extérieure et dès lors inefficace, pénètre, comme il l’écrit, «  dans la force de l’adversaire  » et se place «  dans l’enceinte de sa vigueur  »187 en en développant la négativité interne, celle que, comme toute chose, il recèle en lui-même en s’employant (vainement) à la réprimer et l’occulter. C’est dans ce sens que Hegel revisite, au seuil de la logique du concept, la dialectique de la substance telle qu’elle s’est présentée dans le rapport absolu, en suivant le propre mouvement de son actuosité immanente. L’issue de cette démarche sera l’(auto)dépassement de la substance qui se fait sujet, forme adéquate du concept. En tant qu’activité réprimée, la substance, constate Hegel, renferme deux côtés, celui de son identité à soi totalisante, simple et statique, et celui de son activité, c’est-à-dire de sa négativité interne où elle se détermine et s’expose. Ce qui, comme on l’a vu, entraîne sa différenciation en un rapport qui se présente à terme comme celui de deux substances, une substance passive et une substance active, la première simple être-posé qui présuppose l’activité de la deuxième, laquelle à son tour présuppose la première comme condition de son activité, les deux se trouvant ainsi tout d’abord dans un rapport de présupposition mutuelle. Nous avons vu   Ibid.   GW 12, p. 15/SL 3, p. 20. Hegel fait cette remarque décisive à propos du système de Spinoza, dont il note qu’il est celui «  qui se place au point de vue de la substance et qui s’y tient  » (GW 12, p. 14/SL 3, p. 19)  : sa véritable réfutation, celle qui l’atteint réellement, ne saurait consister à lui opposer «  des suppositions (Annahmen) qui se tiennent en dehors de [son] système [et] auxquelles il ne correspond pas  », comme de lui opposer dogmatiquement, «  de façon ferme et rigide  » (GW 12, p. 15/SL 3, p. 20), la liberté du sujet conscient de soi, mais bien, en ayant reconnu la nécessité de son point de vue, de l’élever «  à partir de lui-même  » au point de vue effectivement supérieur du sujet conscient. 186 187

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de quelle manière ces deux substances entrent ensuite dans le rapport de causalité dans lequel l’activité de la substance commence de se manifester  : au rapport statique de mutuelle présupposition que nous venons d’évoquer se substitue celui dans lequel la substance active «  agit  » (wirkt)188 en tant que cause sur la substance passive dans laquelle elle pose son effet, le point sur lequel insiste significativement Hegel étant que cette manifestation causale de l’activité substantielle comme agir dès lors efficient advient dans et par la relation à un autre, en l’espèce l’autre substance sur laquelle s’exerce son action  : «  la cause produit un effet, et cela à même une autre substance  ; elle est désormais une puissance (Macht) en relation à un autre  »189, et c’est par cette relation seulement qu’elle apparaît proprement en tant que cause. Mais il faut alors aller jusqu’au bout de ce qui se trouve impliqué dans le rapport de causalité ainsi compris, à savoir que la cause n’étant cause que dans et par son action sur l’autre substance, c’est en celle-ci qu’elle s’effectue proprement comme cause et accomplit sa causalité. Cette situation complexe est celle de l’action réciproque qui implique en effet, ainsi que nous avons eu l’occasion de le détailler, 1) une inversion des rôles, la cause devenant effet de son effet et l’effet cause de sa cause, mais 2) de telle façon que chacun, dans ce passage dans son contraire, non seulement reste ce qu’il est, mais trouve son véritable accomplissement, de sorte qu’en fin de compte ce qui s’était initialement présenté comme les deux côtés de la substance, son identité à soi simple et sa négativité interne, «  sont un et le même  »190, assurément pas une seule et même chose, mais une seule et même activité, celle en vertu de laquelle la substance s’avère n’être dans son identité à soi rien d’autre que l’acte de passer dans son contraire. Nous avons précédemment relevé le caractère circulaire de cette activité, dont Hegel notait qu’elle se recourbe en elle-même  : elle consiste, précise-t-il à présent, dans l’ «  infinie réflexion en soi-même  »191 dans laquelle se résout la substance une fois que, parvenue au terme de sa dialectique, elle s’est dégagée de sa gangue ontologique qui comprimait son actuosité interne et a libéré cette dernière. Elle y obtient en conséquence son «  plein achèvement  », mais, ajoute directement Hegel, «  cet achèvement n’est plus la substance elle-même, mais quelque chose de plus élevé, le concept, le sujet  ». Ainsi, parallèlement au passage de   GW 12,   GW 12, 190   GW 12, 191   GW 12, 188 189

p. 12/SL p. 13/SL p. 13/SL p. 14/SL

3, 3, 3, 3,

p. 17. p. 17. p. 18. p. 18.

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la nécessité à la liberté, on est passé, dans l’action réciproque, de la substance au sujet, c’est-à-dire, plus précisément, de l’absolu substance, figure classique de la métaphysique telle qu’exemplairement illustrée par Spinoza, à l’absolu sujet. Que signifie donc un tel absolu-sujet  ? Nous répondrons  : c’est l’absolu dans son effectivité aboutie, telle qu’elle se concrétise dans l’altérité de son effet, dans l’extériorité duquel il pose en tant que cause son activité réflexive infinie afin précisément de la rendre effective, c’est-à-dire de se l’approprier réellement au lieu d’être le simple objet inerte d’une réflexion étrangère qui s’applique abstraitement à lui. On ne s’étonnera pas dans ces conditions que, cherchant à donner une expression plus concrète du concept en tant qu’absolu-sujet, Hegel désigne le «  Moi ou la pure conscience de soi  »192, qui est celui de ses effets où se manifeste adéquatement sa réflexivité. Le Moi, observe en effet Hegel, c’est le concept parvenu à l’être-là ou à l’existence, et une existence dont il note directement qu’elle est libre, entendons une existence substantielle et autonome en tant qu’elle est ce qui se donne à elle-même et se cause elle-même, loin de simplement se recevoir du dehors. Mais pour comprendre cela, il faut se dégager de la représentation commune du Moi, qui n’y voit qu’une simple chose porteuse d’un ensemble de facultés et de concepts envisagés comme ses propriétés (comme ce qu’elle a) et dont elle constitue le substrat indéterminé  ; il faut en ressaisir la nature profonde en vertu de laquelle le Moi n’est pas seulement ce qui a des concepts, mais ce qui «  est le concept pur lui-même  »193, en quoi se retrouve, concrétisé, ce qui forme les déterminations fondamentales de celui-ci  : son identité à soi ou son universalité, par laquelle, affranchi de toute déterminité, de tout contenu donné, il est pure égalité à soi-même, et la négativité inhérente à cette universalité sienne, en vertu de laquelle il est tout autant singularité, un être-déterminé opposé et exclusif, donc tout à la fois identique à soi et intrinsèquement différencié, en un mot un universel concret dont l’universalité se déborde elle-même en direction de l’objectivité et qui contient à ce titre la vérité, loin de constituer une universalité seulement formelle. Ce véritable concept du Moi, c’est, observe Hegel, ce que Kant a saisi lorsque, dans la Critique de la raison pure, il a enraciné l’unité du concept – l’unification à laquelle il procède des données de l’intuition sensible – dans l’ «  unité du ‘Je pense’ ou de la conscience de soi  »,

  GW 12, p. 17/SL 3, p. 22.   Ibid.  ; nous soulignons.

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conçue comme «  l’unité originairement synthétique de l’aperception  »194, exprimant par là de la façon la plus déterminée et la plus exacte la portée objective du concept  : «  D’après cette présentation [celle de Kant], l’unité du concept est ce par quoi quelque chose est non pas simple détermination du sentiment, intuition ou encore simple représentation, mais objet, laquelle unité objective est l’unité du Moi avec soi-même  »195. Reste, regrette Hegel, que Kant n’a pas su se maintenir au niveau de ce «  commencement  »196 authentiquement spéculatif de sa démarche que promettait le caractère transcendantal de celle-ci, qu’il a été en quelque sorte rattrapé par la perspective de la représentation commune et que, de ce dont il avait pourtant fermement établi l’objectivité et la vérité, à savoir le concept, il a fait «  quelque chose de simplement subjectif à partir de quoi la réalité – par laquelle, étant donné qu’elle est opposée à la subjectivité, il faut entendre l’objectivité – ne se laisse pas tirer (herausklauben)»197. Ainsi le concept se trouvait ramené à quelque chose de formel et vide, qui n’est susceptible d’objectivité et de vérité – une objectivité et une vérité dès lors strictement phénoménales – que moyennant sa relation aux données empiriques de l’intuition sensible, c’est-à-dire à une matière multiple déjà là avant toute intervention du concept et à laquelle celui-ci ne fait que superficiellement s’ajouter. C’est du concept ainsi anémié et dépouillé de toute sa force qu’on a coutume de dire  : «  Ce n’est qu’un concept  »198, de même qu’on le dit aussi de l’Idée dans laquelle le concept trouve son accomplissement. A cette «  impuissance  » réputée du concept réduit au statut de simple concept d’entendement, Hegel oppose que lui seul – et tout particulièrement dans sa forme accomplie comme Idée – est ce qui est véritablement effectif, une universalité en elle-même déterminée et différenciée qui est comme telle absolue singularité. Nous ne poursuivrons pas l’analyse de ce débat avec Kant que mène longuement Hegel dans l’Introduction de sa logique subjective, laissant ainsi entendre qu’il se propose dans cette partie culminante de sa logique de mener à bien ce que Kant a initié, mais a été à ses yeux incapable de développer et de faire aboutir199. Revenons plutôt à ce qui est ici au   GW 12, p. 18/SL 3, p. 23.   GW 12, p. 18/SL 3, pp. 23-24. 196   GW 12, p. 22/SL 3, p. 28. 197   GW 12, p. 19/SL 3, p. 24. 198   GW 12, p. 21/SL 3, p. 27. 199   On remarquera que le rapport à Kant constitue incontestablement un fil rouge dans l’itinéraire de Hegel. Dès les Ecrits de jeunesse, ce rapport se présente comme un 194 195



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centre de l’attention, le concept tel qu’il vient d’émerger au terme de la dialectique de l’effectivité pour en évaluer exactement la situation. D’une part, à l’encontre de la «  méprise  » dans laquelle Kant s’est fourvoyé et qui l’a détourné de la spéculation au profit de la représentation psychologique commune, le concept n’est rien de second ou de dérivé qui n’obtiendrait de consistance qu’en se trouvant rapporté à autre chose que lui-même, à une réalité indépendante qui le remplirait  : il est l’inconditionné, l’absolu qui porte en lui-même son contenu – le seul contenu véritablement consistant – en tant qu’il est, comme on l’a vu, ce qui réunit en soi identité à soi, c’est-à-dire universalité, et la négativité de son être-déterminé qui le différencie et le singularise, c’est-à-dire plus brièvement unité de l’universel et du singulier. Certes, le concept provient de l’être et de l’essence qui l’ont précédé dans l’exposé logique, mais il en provient comme de ce qu’il s’est lui-même présupposé pour s’y former et en advenir, tant il est vrai qu’il n’est d’être, qu’il s’agisse d’être proprement dit ou d’essence, que soutenu par le concept qui forme dès lors son «  fondement absolu  »200. Autrement dit, le concept est l’absolu, une forme plus haute de l’absolu que l’être ou l’essence, comme précise Hegel201, parce qu’il consiste dans leur unité, une unité constitutive de son effectivité, laquelle s’est avérée finalement tenir dans le fait d’être sa propre cause, cause active de sa propre réalité. Mais ceci n’est qu’un côté de la situation dans laquelle nous trouvons ici le concept, car, d’autre part, nous n’en sommes encore qu’à son point de départ ou point d’émergence, à ce que Hegel nomme «  le rapport ambivalent où alternent adhésion (Berne) et critique (Francfort). A Iéna, avec «  le pas vers la science  », on voit Hegel reconnaître les virtualités spéculatives de la pensée de Kant tout en déplorant qu’il leur ait rapidement tourné le dos – un texte comme Foi et savoir de 1802 est à cet égard exemplaire –. Dans le système de la maturité, ce rapport ambivalent persiste, mais, suite aux perspectives développées dans son histoire de la philosophie qu’il élabore à partir de 1805/06, Hegel se fait plus attentif à l’apport philosophique de Kant, apport qu’en dépit des critiques qu’il continue de lui adresser, il juge décisif dans le développement de la philosophie allemande moderne, ainsi que nous avons eu l’occasion de le relever. On notera que c’est en particulier dans la logique que s’observe de la façon la plus explicite ce jugement à propos de l’importance de la pensée de Kant. On pourra consulter sur ce dernier point l’ouvrage de Béatrice Longuenesse, Hegel et la critique de la métaphysique, Paris, Vrin, 2015. 200   GW 12, p. 11/SL 3, p. 16. Il est clair, concède Hegel, que si on se place au point de vue descriptif qui s’en tient au développement naturel d’un individu en voie de formation et qui se contente de relater son «  histoire  », on part du niveau de l’intuition de l’être pour n’accéder qu’ensuite au concept. Mais il ne s’agit là que d’une primauté de fait qui n’est pas celle de la vérité. Aussi bien «  la philosophie ne doit pas être un récit (eine Erzählung) de ce qui arrive, mais une connaissance du vrai qui s’y trouve, et c’est à partir de ce vrai qu’elle doit ensuite concevoir ce qui, dans le récit, apparaît comme simple fait d’arriver  » (GW 12, p. 22/SL 3, p. 28). 201   GW 12, p. 24/SL 3, p. 31.

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concept du concept  »202 qui n’est pas encore le concept «  complet  »203, mais bien tel qu’il résulte des dialectiques antérieures de l’être et de l’essence que, dans la mesure où il est leur véritable fondement, il doit reprendre en soi et déployer à partir de soi. C’est alors seulement qu’il s’avèrera dans la plénitude de son effectivité. Ce qui signifie un double chemin à parcourir encore  : tout d’abord celui qui, au sein de la logique comme logique subjective ou logique du concept, va mener celui-ci à l’Idée  ; celui, ensuite, qui le conduira à déborder cette effectuation logique en direction du réel, nature et esprit. Examinons brièvement l’argumentation qui soutient ces deux parcours, dont le second est particulièrement significatif de ce qu’il faut entendre par l’effectivité du concept. La dialectique du concept, telle que va la développer la logique subjective, s’enracine dans le constat qu’au départ de cette logique nous n’avons affaire qu’au concept (nur der Begriff)204. Que signifie cette restriction  ? En bref, le fait que, comme cela vient d’être relevé, le concept n’est ici que tel qu’il est advenu comme résultat des dialectiques antérieures de l’être et de l’essence, plus précisément comme leur unité qui en lui est-là comme un être-posé. Il s’ensuit que cette unité, en quoi réside la vérité, n’est que comme une identité immédiate, à ce titre encore substantielle, qui a en dehors de soi comme une réalité extérieure le chemin qui conduit à elle  : «  elle n’est pas encore comme sa propre détermination [du concept] issue de lui  », lui-même comme son propre résultat qui porte en soi son devenir  ; celui-ci, commente encore Hegel, «  tombait dans la sphère de la nécessité, la sienne ne peut être que sa libre détermination  ». Il faut donc que le concept se réapproprie son devenir, qu’il le re-pose à partir de soi comme un devenir libre qui repose sur soi, c’est-à-dire sur sa propre activité conceptuelle et qu’il ne se présente plus à travers un ensemble de déterminations fixes et isolées. C’est ce qui va se produire au sein de la logique subjective, dans laquelle le concept va tour à tour se développer comme subjectivité ou concept encore formel extérieur à la Chose même (Sache), ensuite comme objectivité ou concept réel, où il passe dans l’être-là et «  se fait lui-même la Chose  »205 mais en n’instituant qu’une liberté encore immédiate à laquelle fait défaut la négativité, enfin comme unité de cette subjectivité et de cette objectivité dans l’Idée qui est «  le concept adéquat  » et dont   GW   GW 204   GW 205   GW 202 203

12, 12, 12, 12,

p. 16/SL 3, p. 20/SL 3, p. 29/SL 3, p. 30/SL 3,

p. 21. p. 26. p. 36. p. 37.

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la sphère est celle de la raison. Hegel l’évoque dans les termes suivants  : elle «  est la vérité dévoilée à soi-même, où le concept a la réalisation absolument conforme à lui et où il est libre pour autant qu’il connaît ce monde objectif qui est le sien dans sa subjectivité et celle-ci dans celuilà  ». Disons la chose plus simplement  : l’Idée, en tant qu’elle est le concept pleinement réalisé, dans sa subjectivité totalement réuni avec l’objectivité, est «  l’être véritable  »206, ce qui en tout être constitue son être, ce qu’il y a donc en lui de seul véritablement effectif, et Hegel, dans les pages introductives de la section qu’il consacre à l’Idée, insiste, contre toute tentative de déréalisation de l’Idée qui la vouerait à l’ineffectivité, sur la thèse selon laquelle un être qui ne serait pas du tout conforme à son Idée et ne la détiendrait pas à quelque titre en lui serait néant. Maintenant, il s’agit de ne pas se méprendre sur la physionomie de cette identité suprême que constitue l’Idée  : si elle est bien la vérité de l’être, elle n’est pas elle-même un être, elle est de l’ordre du «  processus  »207, ce que Hegel explicite de la façon suivante  : «  la pensée qui libère l’effectivité de l’apparence de la variabilité sans but et qui la transfigure en l’Idée ne doit pas représenter cette vérité de l’effectivité comme le repos mort, comme une simple image (Bild), sans vigueur (matt), sans impulsion ni mouvement, comme un génie ou un nombre ou une pensée abstraite  ; l’Idée a, en raison de la liberté que le concept a atteinte en elle, également l’opposition la plus dure en elle  ; son repos consiste dans l’assurance et la certitude avec laquelle elle engendre éternellement cette opposition et la surmonte éternellement et se réunit en elle avec ellemême  ». Autrement dit, l’effectivité de l’Idée – seule effectivité vraie, au principe de toute effectivité étante – ne doit pas être représentée, comme cela a été généralement le cas au sein de la tradition depuis Parménide et Platon, comme quelque chose d’immobile, synonyme de mort et d’irréalité  ; certes il y a bien un repos de l’Idée en tant que suprêmement identique à soi, mais un repos paradoxal qui n’est pas celui inerte d’un être, mais celui dynamique d’une énergie, cette énergie de l’Idée qu’Aristote a été le premier à mettre en lumière et qui constitue le véritable sens de son effectivité208. C’est cette énergie ou cette actuosité   GW 12, p. 176/SL 3, p. 228.   GW 12, p. 177/SL 3, p. 230. 208   L’effectivité constitue «  le principe de la philosophie aristotélicienne  », déclare l’Addition du paragraphe 142 de l’Encyclopédie (W 8, p. 281/Enc. 1, p. 575)  : Aristote est le penseur qui a fait valoir l’energeia comme caractère de l’Idée, ce qui lui vaut la plus haute admiration de la part de Hegel (voir sur ce point la première partie de notre recherche, pp. 102 sqq.). 206 207

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f­oncière qui, en tant qu’elle est celle de l’Idée, c’est-à-dire une énergie de nature réflexive, exige l’opposition la plus dure, c’est-à-dire une opposition qui sorte réellement l’Idée d’elle-même, qui l’extériorise et l’altère véritablement pour ainsi seulement lui permettre de revenir réflexivement à elle-même. Ce qui nous conduit au deuxième parcours d’effectuation dont doit s’acquitter le concept et dans lequel, réalisé comme Idée, il est cette fois amené à déborder son accomplissement logique et à passer, du sein même de celui-ci, au réel. A la fin de l’Introduction de la logique subjective, Hegel relève le caractère formel de la logique en général  : elle est la «  science formelle  » qui, en tant que telle, «  ne peut ni ne doit contenir aussi cette réalité qui est le contenu des parties ultérieures de la philosophie, la science de la nature et la science de l’esprit  »209. Certes, ce caractère formel doit être bien compris et c’est sur ce point qu’insistent principalement les dernières pages de l’Introduction que nous sommes en train de considérer, afin d’éviter toute confusion avec le formalisme de la logique habituelle (auquel n’échappe pas, comme on l’a vu, la logique transcendantale de Kant). De fait, la forme dont il s’agit ici, dans la logique telle que la conçoit Hegel, n’est pas la forme vide de ces logiques qui ne peut se remplir que d’un contenu qui lui est adjoint de l’extérieur, le simple contenu empirique, mais bien ce que Hegel nomme «  la forme absolue  », qui est celle «  qui a en elle-même son contenu ou sa réalité  », à savoir qui l’a dans ses propres déterminations dialectiquement développées, et qui, par conséquent, «  est déjà pour soi-même la vérité  »210 pour autant que la vérité réside, selon la formule traditionnelle, dans l’accord de la forme avec le contenu. Mais la vérité que détient et expose ainsi la logique n’est, précise Hegel, que «  la vérité pure  », cette fameuse vérité sans voile que nous avons vu Hegel comparer à Dieu ressaisi dans son essence éternelle avant la création de la nature et d’un esprit fini. Nous relevions à ce propos que, contrairement à ce qui a été souvent soutenu, cette formule n’est pas à prendre, selon nous, comme l’expression univoque d’une suprématie souveraine de la logique sur tout le système, qui ferait du hégélianisme un panlogisme, comme cela lui a été régulièrement reproché, mais tout autant comme celle d’un manque de celle-ci, un manque ambigu toutefois, qui n’est pas l’indice d’une simple impuissance, mais qu’elle est au contraire à même de combler elle-même par ses propres ressources. Examinons ceci de plus près.   GW 12, p. 25/SL 3, p. 32.   GW 12, p. 26/SL 3, p. 33.

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Qu’est-ce qui manque à la logique  ? Réponse de Hegel  : le fait que «  ses déterminations [celles du concept tel qu’il se déploie dans la logique] n’ont pas encore la forme d’un être-autre absolu ou de l’immédiateté absolue  »211. Autrement dit, le concept dans la logique manque d’altérité, de différence réelle, pour reprendre une formule utilisée par Hegel dans son explicitation du rapport de substantialité, il n’y témoigne encore que d’une différence faible. Dans quelle mesure  ? Celle où on y a affaire à l’Idée pure, à l’Idée considérée dans sa pure idéalité où elle est encore strictement à l’intérieur d’elle-même, se déployant seulement dans sa sphère, celle du pur logos, et en ce sens encore abstraite. Mais cela ne veut nullement dire qu’elle est dès lors enfermée dans cette idéalité, prisonnière de celle-ci, car cette idéalité n’est pas une idéalité close sur elle-même, elle est animée par l’effectivité foncière de l’Idée, effectivité, qui, du dedans d’elle-même, la pousse à se transcender, à se déborder et s’extérioriser elle-même dans son autre, la réalité naturelle et celle de l’esprit. C’est ce qu’évoque Hegel lorsqu’il écrit que «  la logique montre l’élévation de l’Idée au degré à partir duquel elle devient la créatrice de la nature et opère le dépassement (überschreitet) menant à la forme d’une immédiateté concrète, mais dont le concept brise à nouveau aussi cette figure pour advenir à lui-même en tant qu’esprit concret  »212. Reste alors à savoir ce qui constitue le ressort d’une telle effectivité, d’un tel autodépassement effectuant de l’Idée, qui la fait passer dans l’altérité absolue de l’ordre réel de la nature pour, à partir de là seulement, la faire concrètement revenir à soi comme esprit. Hegel le dit explicitement au terme de l’exposé de la Logique dans l’Encyclopédie, en une formule qui a déconcerté nombre de commentateurs et dans laquelle beaucoup (à commencer par Schelling dans sa Contribution à l’histoire de la philosophie moderne) n’ont voulu voir qu’un tour de passe-passe destiné à masquer ce qui leur apparaissait comme l’impossibilité où se trouvait Hegel de justifier le passage de la logique à la nature en en faisant voir la nécessité  : c’est, écrit-il, «  la liberté absolue de l’Idée  » qui est ici à l’œuvre, liberté absolue qui consiste en ce que «  dans l’absolue vérité d’elle-même, [l’Idée] se résout (sich entschliesst) à laisser librement aller hors d’elle-même le moment de sa particularité ou de la première détermination et altérité, l’Idée immédiate comme son reflet, elle-même comme nature  »213. Là donc où les commentateurs, désappointés et/ou   Ibid.  ; nous soulignons.   GW 12, p. 25/SL 3, p. 32. 213   Encyclopédie, § 244, GW 20, p. 231/Enc. 1, p. 463. 211 212

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accusateurs, cherchaient vainement l’expression d’un passage nécessaire de l’ordre logique à celui du réel, il s’agissait en fait de tout autre chose que d’une simple nécessité, il s’agissait de liberté qui constitue le véritable ressort de l’effectivité de l’Idée. En effet, on l’a vu, la simple nécessité, même absolue, n’autorise aucune ouverture sur une altérité véritable, aucune différence réelle  ; elle maintient, faute de négativité, dans la sphère d’une mêmeté uniforme et abstraite qui est celle de la substance. Seule la liberté autorise un véritable dessaisissement de soi, condition d’une authentique effectivité de l’Idée, de sorte que si l’Idée doit assurément transiter vers la nature, c’est d’une nécessité fondée sur sa liberté – sur sa nature libre – qu’il s’agit. 3) Conclusion La Phénoménologie de l’esprit traitait de l’effectuation de l’esprit – c’est-à-dire du vrai, de l’absolu en sa plus haute définition selon le paragraphe 384 de l’Encyclopédie – au sein de la conscience, de son apparaître progressif à même celle-ci. Cette effectuation n’avait toutefois rien à voir avec la simple réalisation d’un objet, extérieure à celui-ci et s’y appliquant comme à une matière inerte. L’esprit n’a rien d’une chose et ne saurait être traité comme une chose, il est essentiellement sujet et, à ce titre, suprêmement effectif, lui-même l’auteur de son effectuation dans la conscience dont la Phénoménologie de l’esprit montrait la manière dont il sculpte progressivement l’expérience pour s’y produire comme esprit conscient de soi dans la science. Davantage, l’esprit n’est rien d’autre qu’une telle effectuation  : en soi effectuation de soi, telle était en définitive la façon dont il se révélait dans son travail sur soi au sein de la conscience. Il s’agissait dès lors de creuser cette effectivité intrinsèque du vrai dont relève l’esprit et qu’il pousse à son achèvement, de l’étudier pour elle-même, et c’est ce que fait la Science de la logique. Celle-ci, avons-nous vu, est pour Hegel, «  la métaphysique proprement dite  »  : elle est la science de l’Idée qui forme le fond de l’être et des choses, ainsi que l’enseigne la philosophie depuis Platon, et elle l’étudie dans sa pureté, pour ainsi dire dans sa nudité conceptuelle idéale, abstraction faite de toute incorporation sensible et mondaine. Or la thèse fondamentale qu’elle soutient et par laquelle elle rompt avec l’essentiel de la conception traditionnelle, substantialiste de l’Idée, c’est que celle-ci est essentiellement un devenir, un mouvement ou mieux un acte qui, en tant qu’il est celui de l’Idée, est de nature réflexive  : une activité réflexive,



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voilà donc ce qu’est l’Idée qui forme le fond des choses et qu’il s’agit de scruter. Cette activité ne saurait toutefois se présenter directement en personne, sous sa forme véritable, mais bien tout d’abord nécessairement sous celle, inerte et figée, d’un être dans lequel elle ne peut se produire que comme son essence, qui, obscurément, souterrainement, le travaille, déjouant en la niant sa fixité et cherchant à apparaître et se produire en lui. Telle est, nous l’avons vu, l’enjeu de la logique objective qui couvre les logiques de l’être et de l’essence. L’effectivité constitue la catégorie logique dans lequel ce processus souterrain aboutit pour autant qu’elle scelle l’unité de l’être et de l’essence, c’est-à-dire la réconciliation de l’être avec son essence qui se manifeste, mieux se révèle en lui au lieu de s’y cacher  : être effectif, c’est en première approximation avoir en soi, dans son essence, la ressource de son être, c’est donc être par soi, être au sens le plus fort, le plus essentiel, bref c’est le caractère de ce qu’on nomme traditionnellement l’absolu. Toutefois, l’effectivité connaît le même sort que les catégories rencontrées jusque-là dans le processus logique, en ce sens qu’elle commence elle aussi par être, se présentant sous la forme d’un être absolu, caractérisé par l’identité massive, immobile et indifférenciée de son être et de son essence. Ce que montre la dialectique de l’effectivité tout au long de son parcours, c’est que cette forme ontologique-substantialiste ne convient pas à sa véritable nature et qu’elle doit par conséquent être surmontée. Le sens général de cette dialectique consiste en ce que l’unité massive initiale de l’absolu peu à peu se fissure, se dissout sous l’action de sa propre effectivité essentielle et permet ainsi à celle-ci de se produire en vérité comme l’activité en quoi elle consiste et qui doit en elle se produire en tant que telle. C’est que l’être au sens le plus fort, au sens de l’être absolu, substance absolument nécessaire qui est parce qu’elle est, ne saurait simplement «  être  » avec l’inertie et la fixité qu’implique un tel être, il renferme en lui une actuosité, une énergie, une puissance qui est celle de son effectivité, laquelle finit par percer et advenir en lui. Qu’en est-il exactement de cette actuosité qui forme ainsi le cœur de l’effectivité constitutive de l’absolu  ? Elle est tout d’abord ce qui le libère de la clôture de son identité à soi rigide, de son repli sur soi autarcique et abstrait, qui se croit en toute quiétude à l’abri de l’altération et de la différenciation, non pas qu’elle supprime absurdement cette identité de l’absolu, mais elle en révèle le véritable sens qui réside paradoxalement dans l’ouverture et la relation à l’autre que soi. Elle est ensuite activité d’extériorisation ou d’objectivation, ce par quoi l’absolu sortant de lui-même, du cercle confiné de son intériorité essentielle, s’expose et

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se manifeste  ; ce qu’il est toutefois essentiel de ne pas entendre au sens où cette manifestation extériorisante viendrait simplement s’adjoindre et se juxtaposer dans un deuxième temps à son intériorité tout d’abord refermée sur elle-même  : elle est au contraire le sens même de cette intériorité qui ne consiste en rien d’autre que dans le mouvement de sa propre extériorisation sans aucun présupposé. Mais il faut alors directement ajouter un troisième trait de l’activité caractéristique de l’effectivité de l’absolu, à savoir qu’authentiquement extériorisante, elle ne peut l’être qu’à condition de donner lieu à une différence réelle, porteuse d’une altérité forte et consistante qui n’a rien à voir avec la différence faible, pour ainsi dire évanouissante de l’accident au sein du rapport de substantialité, laquelle interdit toute véritable activité  ; d’activité effective il n’en est que sur une autre substance comme c’est le cas, selon Hegel, au sein du rapport de causalité dans lequel il s’avère à terme que l’action de la substance causale agissante sur l’autre substance, dans laquelle elle pose son effet, est aussi bien l’action en retour de celle-ci sur celle-là, de sorte que leur action ne forme au total qu’une seule et même activité réciproque se recourbant sur elle-même. D’où enfin, le caractère réfléchissant de cette activité  : ce qui, sortant de sa clandestinité initiale, se présente en pleine lumière dans l’effectivité, ce n’est rien d’autre que l’activité réflexive qui, depuis le début du processus logique, n’a cessé de se chercher et se poursuivre elle-même dans la négation et la dissolution de toute identité à soi figée, comme telle strictement irréflexive. Autrement dit, ce qui avec elle émerge au terme de sa dialectique pour désormais occuper le devant de la scène logique, c’est le concept en personne, l’effectivité ouvrant ainsi le second pan de la logique hégélienne, celui de la logique subjective ou logique du concept. On voit, à la lumière de ces précisions, combien il convient d’être prudent lorsqu’on taxe le système hégélien de système de l’identité. Hegel lui-même se montre très réservé en la matière, n’hésitant pas à dire que «  la philosophie n’est en aucun cas un système de l’identité  »214. Un tel système, c’est celui que Hegel avait soutenu et pratiqué au début de son séjour à Iéna lorsqu’il oeuvrait de concert avec Schelling à l’élaboration d’un système substantialiste de l’identité, incapable, ainsi qu’on l’a vu215, d’accorder à la différence, c’est-à-dire au négatif, le poids qui doit lui revenir et demeurant dès lors strictement formel, promoteur d’une identité indifférente, vide et abstraite. Mais avec un tel système, Hegel a   Voir par exemple VL 1831, p. 138/LL 1831, p. 131.   Voir le premier volume de notre recherche, pp. 67 sqq.

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entre-temps résolument rompu et une des pièces majeures de cette rupture a été la mise au point de la notion d’effectivité tirée de l’energeia aristotélicienne  : en tant qu’effective, l’identité de l’absolu est désormais conçue comme une activité autodifférenciante, requise par la nature réflexive de l’absolu, laquelle ne peut en effet s’accomplir comme retour à soi qu’à la condition que l’absolu sorte de soi (de sa pure identité à soi) et s’altère, c’est-à-dire qu’il soit en vérité une telle altération de soi (que tel soit le sens de son identité à soi) et le soit réellement, en lui-même abandon de soi qui laisse librement être son autre, en l’occurrence cet autre radical de son idéalité qu’est en fin de compte la nature pour, à partir de celle-ci, s’accomplir en tant qu’esprit. Seul en effet un absolu absolument libre, c’est-à-dire absolument détaché de soi, est capable d’un tel salto mortale en y trouvant le seul véritable biais de son accomplissement. Ce qui nous amène à envisager dans un troisième chapitre la place de la nature dans le système hégélien.

CHAPITRE 3

SITUATION DE LA NATURE DANS LE SYSTÈME HÉGÉLIEN EN TANT QUE SYSTÈME DE L’EFFECTIVITÉ SPIRITUELLE Le système hégélien en sa facture globale définitive est exposé dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques, ouvrage que Hegel a conçu comme un manuel à l’intention des auditeurs de ses cours et qui a connu trois éditions de son vivant, une première en 1817 alors qu’il est professeur à l’Université de Heidelberg (1816-1818), puis, fortement augmentées, une deuxième et une troisième éditions en 1827 et 1830, alors qu’il enseigne à l’Université de Berlin (1818-1831)1. Ce système a été longuement mûri par Hegel, ses premières esquisses remontant au début de la période d’Iéna, alors qu’il collaborait avec Schelling. On peut suivre l’évolution de ce travail à travers les différents Projets de système qui ont jalonné cette période et que nous avons abordés dans la première partie de cette étude2, puis au sein des cours que Hegel a assurés au Gymnase de Nuremberg entre 1808 et 1816 dans lesquels il a poursuivi la mise au point de son système3. Il ne saurait être toutefois question de voir dans cette lente genèse qui s’étend sur plus d’une quinzaine d’années une croissance d’un seul tenant, unifiée et harmonieuse, qui aurait été d’emblée en possession de ses principes organisateurs  : non seulement beaucoup de choses bougent en cours de route tant au niveau de la structure d’ensemble que des différentes parties du système, mais plus profondément c’est la base même et la conception de celui-ci qui se modifient, le point à cet égard névralgique étant le passage qui s’opère progressivement à partir de 1803 d’un système substantialiste de l’identité conçue comme indifférence absolue à un système dialectique de l’esprit compris 1   Ces différentes éditions font l’objet de trois volumes distincts dans les Gesammelte Werke  ; il s’agit respectivement des volumes 13, 19 et 20. Autant l’édition de 1827 amplifie celle de 1817 jusqu’à pratiquement en doubler le volume, autant celle de 1830 reste, malgré les modifications qu’elle comporte, globalement proche de celle de 1827. 2   Voir en particulier pp. 85 sqq. de notre premier volume. 3   Pour une rapide vue d’ensemble sur ce point important, on pourra consulter l’Editorischer Bericht de GW 13, pp. 617 sqq., qui s’intéresse particulièrement à la préparation du système dans les cours au Gymnase de Nuremberg.

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CHAPITRE 3

comme unité réflexive autodifférenciée. Nous ne reviendrons pas ici sur cette transformation que nous avons détaillée dans notre premier volume, mais nous allons nous attacher à l’une de ses conséquences les plus immédiates  : le changement qui intervient dans la conception de la nature et, par suite, concernant la place qui lui revient au sein du système. Nous le ferons en plusieurs étapes  : nous envisagerons tout d’abord la manière dont la nature fonctionne comme paradigme du système entre 1801 et 1803, pour passer ensuite au changement qui intervient sur ce point avec la mise en place du système comme système de l’esprit à partir de 1803  ; sur cette base, nous traiterons en troisième leu de la place qui revient à la nature au sein du système encyclopédique de la maturité, ce qui nous conduira enfin à soulever la question de la persistance de la nature au sein de ce système que nous examinerons dans notre chapitre 4. 1) La nature comme paradigme du système durant les premières années d’Iéna Lorsque Hegel, début 1801, arrive à Iéna, c’est principalement pour y rejoindre son ancien compagnon du Stift de Tübingen, Schelling, alors précocement engagé dans une brillante carrière universitaire et auquel il écrit dans sa fameuse lettre du 2 novembre 1800, dans laquelle il lui fait part de la transformation de son «  idéal de jeunesse  » et de son passage à la «  science  », qu’il a «  assisté avec admiration et joie à [sa] grande démarche publique  » et qu’il souhaite à son tour se faire reconnaître de lui4. Schelling est alors pris dans l’une de ses nombreuses mues philosophiques, celle qui, à partir de ses essais de philosophie de la nature rédigés entre 1796 et 1800, va le mener à son système de l’identité, système à l’élaboration et à la diffusion duquel Hegel a participé de près. Ce qui laisse supposer une étroite relation entre ce système et la philosophie de la nature, attestée entre autres par l’article «  A propos du rapport de la philosophie de la nature à la philosophie en général  ». Cet article, paru en 1802 dans le Journal critique de philosophie coédité par Schelling et Hegel et dont ils furent les seuls contributeurs, a fait l’objet d’un âpre débat à propos de l’identité de son auteur  : Schelling ou Hegel  ? On admet aujourd’hui que Schelling en fut l’auteur principal, sans exclure toutefois une possible participation de Hegel à son élaboration, et ceci d’autant plus que les deux philosophes, alors étroitement liés ­amicalement et intellectuellement et qui   Briefe 1, pp. 59-60/Correspondance 1, pp. 60-61.

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ne signaient pas leurs apports respectifs au Journal, entendaient que celuici soit considéré comme un tout homogène, porteur d’une même orientation philosophique dont tout laisse penser qu’ils la partageaient alors sans réserve ni arrière-pensée, quelles que puissent être par ailleurs leurs différences dans la manière dont ils la développaient et quant aux domaines auxquels ils l’appliquaient respectivement5. Or dans l’article en question, qui démarre sur l’idée selon laquelle la philosophie de la nature n’est authentiquement philosophique que dans la mesure où elle est envisagée comme part intégrante de l’unique philosophie totale portant sur l’absolu en tant que «  point d’indifférence de l’unité absolue  »6, il est en outre fait mention de ce que la nature, tant dans la religion que dans l’authentique considération philosophique, «  est fondement et source de l’intuition de l’infini  », «  symbole de l’unité éternelle  »7, ce qu’on peut à tout le moins interpréter comme le signe d’une position privilégiée de la nature quant à l’accès à l’identité absolue. Déjà dans sa thèse d’habilitation présentée en octobre 1801 et qui portait sur un sujet relevant de la philosophie de la nature, la fameuse dissertation sur Les orbites des planètes, Hegel accordait, sinon à la nature tout entière, du moins à cette partie remarquable de celle-ci que constitue le système solaire une signification et une portée suréminentes, déclarant que  : «  aucune expression de la raison n’est plus sublime et plus pure, plus digne aussi de la contemplation philosophique, que ce grand vivant nommé système solaire  »8. A quoi l’on ajoutera enfin que l’une des motivations premières de la critique que Hegel va développer tout au long de ce qu’on a appelé ses Ecrits critiques d’Iéna (publiés entre 1801 et 1803 et parus pour la plupart dans le Journal critique de philosophie) à l’égard des systèmes de Kant et de Fichte qui en forment l’objet principal, tient, selon ses propres mots, aux «  mauvais traitements  » subis par la nature dans ces systèmes et au besoin, qui se fait de plus en plus pressant au sein de la culture de l’époque, d’accorder la raison avec la nature, et ceci, précise-t-il, selon un «  accord  » (Übereinstimmung) par lequel «  elle [la raison] se configure elle-même comme nature à partir de sa force intérieure  »9. Comment comprendre ces différentes déclarations  ?

  Voir sur ce point GW 4, Editorischer Bericht, pp. 540 sqq.   GW 4, p. 265 (nous traduisons nous-même les citations que nous faisons de cet article). 7   GW 4, p. 274. 8   GW 5, p. 237/G.W.F. Hegel, Les orbites des planètes (Dissertation de 1801), tr. F. De Gandt, Paris, Vrin, 1979, p. 129. 9   GW 4, p. 8/Premières publications, p. 82. 5 6

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CHAPITRE 3

On répondra qu’elles témoignent d’un incontestable primat de la nature au sein des premières conceptions systématiques de Hegel à Iéna. Il convient toutefois de préciser cette réponse en se demandant en quoi consiste exactement ce primat. H. Kimmerle a soutenu que durant la phase initiale du séjour à Iéna, la philosophie de la nature a formé le «  centre de gravité matériel et méthodique du déploiement du système  »10. Thèse qui peut de prime abord surprendre, car si on considère l’ensemble de la production de Hegel durant cette période d’après les documents en notre possession, elle ne témoigne pas, exception faite de la Dissertation dont il vient d’être question, d’une attention particulière à des thèmes relevant de la philosophie de la nature  : les cours portent principalement sur la Logique et métaphysique ainsi que sur le Droit naturel11, tandis que dans ses diverses publications, qui sont avant tout des écrits de combat dans lesquels Hegel s’explique avec la philosophie de son temps (Kant, Jacobi, Fichte etc.), c’est encore une fois le droit naturel qui reçoit le traitement le plus soutenu, ainsi qu’en fait foi le long et substantiel article que lui consacre Hegel dans les dernières livraisons du Journal critique de philosophie, témoin de l’intérêt pour le domaine pratique, éthique et politique, qui n’a cessé d’animer sa réflexion depuis ses premiers pas et qui se maintient alors qu’il s’est converti à la science philosophique aux côtés de son ami Schelling. Aussi bien est-ce ailleurs que dans le développement de thèmes particuliers qu’il faut chercher l’expression du primat dévolu à la nature dans les premières productions d’Iéna, à un niveau à la fois plus global et plus fondamental qui tient à la conception même de la vérité philosophique  : comme le précise encore H. Kimmerle, le concept de nature s’y présente comme le «  concept fondamental (Grundbegriff) du système  »12, thèse qu’il convient de mettre en rapport direct avec le spinozisme qui imprègne alors la pensée de Hegel, celui du Deus sive natura de la quatrième partie de l’Ethique dont on observe la transposition évidente dans la manière dont l’article sur le Droit naturel de 1802 expose la structure du système philosophique. Comme on l’a en effet vu dans notre premier volume13, l’absolu, c’està-dire l’identité absolue techniquement caractérisée comme «  unité de 10   H. Kimmerle, Das Problem der Abgeschlossenheit des Denkens. Hegels «  System der Philosophie  » in den Jahren 1800-1804, Bonn, Bouvier, 1970 (Hegel-Studien, Beiheft 8), p. 135  ; nous traduisons. 11  Voir H. Kimmerle, «  Dokumente zu Hegels Jenaer Dozententätigkeit (18011807)», Hegel-Studien Bd. 4, pp. 53-54. 12   H. Kimmerle, Das Problem der Abgeschlossenheit des Denkens, op. cit., p. 137. 13  Voir Hegel ou la quête de l’efficience de la pensée, Première partie, pp. 79 sq.



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l’indifférence et du rapport  », y est défini comme «  substance […] absolue et infinie  » dotée de «  deux attributs  », respectivement déterminés comme «  nature physique  » et «  nature éthique  »14. Ce qui signifie, notions-nous, que l’absolu s’y trouve conçu comme une nature, foncièrement identique au sein de ses deux attributs (et ce même si Hegel, un peu plus loin dans son texte15, en vient à parler d’une supériorité de l’attribut «  esprit  » sur l’attribut «  nature  », supériorité dont nous nous sommes efforcé de montrer qu’elle ne touche pas à leur identité essentielle, mais se justifie au contraire de la manière dont elle témoigne de celle-ci16). Cette conception naturaliste est celle d’un absolu-substance, qui s’inscrit dans le cadre d’une conception pour laquelle le rapport de substantialité constitue «  le vrai rapport de la spéculation  », ainsi que le déclare la Differenzschrift17, et dans laquelle la différence ne peut dès lors avoir que le statut faible d’un accident ou d’une différence simplement quantitative, qui n’entre pas dans la constitution essentielle de l’absolu, mais n’intervient qu’à titre d’instrument de sa nécessaire manifestation. Comme on l’a vu, pareille perspective ne pouvait satisfaire la volonté hégélienne d’efficience de la pensée, c’est-à-dire d’une pensée en prise avec le réel, capable d’agir sur lui et de le transformer en profondeur  ; elle demeurait, malgré les apparences, une perspective abstraite, porteuse d’un absolu transcendant, dont l’identité à soi demeurait extérieure au contenu déterminé et différencié des choses. Aussi bien Hegel ne tarda pas à s’en détacher et à frayer des voies nouvelles, sub­ stituant à la conception d’un absolu substantiel, indifférent et neutre, celle d’un absolu-esprit, foncièrement actif et dont il n’allait pas tarder à mettre en relief le caractère intrinsèquement dialectique  ; ce qui allait entraîner une profonde modification dans sa conception de la nature et de la place qui lui revient dans le système18. 14  Voir GW 4, p. 433/G.W.F. Hegel, Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel (désormais cité Droit naturel), tr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1972, pp. 32-33. 15  Voir GW 4, p. 464/Droit naturel, p. 78. 16   Voir notre contribution  : «  ‘L’esprit est plus haut que la nature’  : la percée de l’esprit dans les écrits d’Iéna  », Hegel à Iéna, dir. J.-M. Buée et E. Renault, Lyon, ENS Editions, 2015, pp. 157-178. 17   GW 4, p. 33/Premières publications, p. 107. 18   Sur ce point, outre le livre de Kimmerle déjà signalé, on pourra consulter l’ouvrage collectif publié sous la direction de K. Vieweg, Hegels Jenaer Naturphilosophie, München, W. Fink Verlag (jena-sophia), 1998. Voir aussi, en français, la contribution de E. Renault, «  Les transformations de l’idée de Naturphilosophie à Iéna entre 1801 et 1806  », Hegel à Iéna, op. cit., pp. 81-100. Pour une vue d’ensemble sur l’évolution de l’ «  idée de nature  » chez Hegel, nous renvoyons à l’ouvrage de L. Illetterati, Natura e ragione. Sullo sviluppo dell’idea di natura in Hegel, Trento, Verifiche, 1995.

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2)  Le tournant de 1803  : la nature comme l’autre de l’esprit Nous observions dans notre premier volume qu’un revirement important se produit dans la conception hégélienne du système lorsque, dans les élaborations systématiques de 1803/04, il conçoit un système dont les différentes parties – logique et métaphysique, philosophie de la nature et philosophie de l’esprit – s’inscrivent dans un cadre unitaire qui est celui du développement de l’esprit, celui-ci devenant du fait même, ainsi que nous l’écrivions, la catégorie clé de tout le système19. Dans ce nouveau cadre, la place de la nature se voyait dès lors foncièrement réévaluée et redéfinie à partir de la logique présidant à ce déploiement de l’esprit  : elle devenait un moment de la vie de celui-ci, le moment de son autre nécessaire, ainsi que le mettait exemplairement en lumière un fragment daté de 1803 sur L’essence de l’esprit que nous avons également commenté dans la première partie de notre recherche. La leçon de ce texte était que la nature est ce que l’esprit doit combattre et dont il doit se dégager pour s’accomplir comme esprit, mais que ce combat n’est pas un simple combat contre un autre qui lui serait extérieur, mais bien contre lui-même en tant que nécessairement il commence par être l’autre de lui-même. En effet, d’une part, l’esprit, déclare désormais Hegel, est essentiellement actif, son essence «  n’est pas l’égalité à soi-même, mais de se faire égal à soi-même  »20, bref il «  n’est pas un être  », mais un acte, et c’est en tant que tel qu’il doit s’affranchir de la nature dont l’être, l’égalité à soi simplement étante, constitue le registre métaphysique spécifique. Mais d’autre part, cet être propre à la nature n’est rien qui lui soit simplement étranger et avec lequel il n’aurait rien à voir – qu’il lui suffirait de «  mépriser  » en se gardant abstraitement de lui, ce qui le ferait aussitôt rechuter dans la nature –  ; c’est au contraire ce que l’esprit est lui-même (car il n’est de nature que par et pour l’esprit), mais lui-même en tant que l’autre de lui-même, cet autre qu’il porte en lui et contre lequel il doit constamment lutter pour le ramener à soi et pouvoir s’y reconnaître. Cette situation de la nature est ce qui, à partir de là, va se vérifier de façon de plus en plus claire dans les différentes ébauches de philosophie de la nature que Hegel va concevoir à Iéna. Il n’est évidemment pas question de détailler ici ces dernières  ; nous nous attacherons simplement à quelques traits de leur physionomie qui nous ont paru significatifs eu égard à la question qui nous occupe.  Voir Hegel ou la quête de l’efficience de la pensée, Première partie, pp. 90 sqq.   GW 5, p. 370/G.W.F. Hegel, Le premier système. La philosophie de l’esprit, 1803-1804 (désormais cité PE 1803-1804), tr. M. Bienenstock, Paris, PUF, 1999, p. 33. 19

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La première chose à signaler en ce qui concerne tout d’abord la philosophie de la nature de 1803/04 (dont il faut préciser qu’elle ne nous est parvenue qu’à l’état fragmentaire21), c’est qu’elle s’inscrit dans un système qui abandonne le parallélisme entre nature et esprit hérité de Spinoza, parallélisme qui était de rigueur dans les premières conceptions systématiques de Hegel et qui exprimait la foncière identité des deux manifestations de l’absolu au sein des systèmes de la nature et de l’intelligence22. La structure de ce nouveau système, telle qu’elle est brièvement exposée dans le fragment 16 des ébauches systématiques de 1803/04, n’a en effet plus rien à voir avec un tel parallélisme  ; elle est celle, proprement spirituelle et réflexive, du retour à soi de l’esprit à partir de son autre. Voici comment Hegel la formule  : «  La première partie de la philosophie [la logique et métaphysique] construisait l’esprit comme idée et parvenait à l’égalité à soi-même absolue, à la substance absolue qui, dans le devenir, par l’activité contre la passivité dans l’opposition infinie, est tout aussi absolument qu’elle devient. Cette idée tomba absolument en morceaux (fiel absolut auseinander) dans la philosophie de la nature  ; l’être absolu, l’éther, se sépara de son devenir ou de l’infinité, et l’être-un des deux était l’intérieur, le caché, qui dans l’organique se dégage et existe dans la forme de la singularité, à savoir comme un numérique. Dans la philosophie de l’esprit, il [l’un numérique] existe comme se reprenant dans l’universalité absolue qui, comme devenir absolu, est réellement l’être-un absolu  »23. Qu’est-ce que ce schéma nous apprend à propos de la situation de la nature  ? Essentiellement ceci, qu’elle constitue dans le développement global de l’esprit un moment de fragmentation, celui où l’unité absolue 21   L’édition critique des ébauches de système de 1803/04 compte quelque quinze fragments relevant de la philosophie de la nature (contre sept pour la philosophie de l’esprit)  ; elle les répartit selon trois séries  : la première relative au passage du système céleste au système terrestre ainsi qu’au début de la mécanique, la deuxième à la fin de la mécanique, au chimisme et à la physique jusqu’au début de l’organique, la troisième à l’organique et au passage à la philosophie de l’esprit (voir GW 6, pp. V-VI). 22   Ce parallélisme est explicitement formulé dans la Differenzschrift  : «  A cause de l’identité intérieure des deux sciences [science de la nature et science de l’intelligence], vu que les deux exposent l’absolu tel qu’il s’engendre depuis les puissances d’Une forme de la manifestation jusqu’à la totalité dans cette forme, chaque science est, quant à sa connexion et à sa suite de degrés, égale à l’autre  ; l’une est la justification de l’autre  ; comme un philosophe plus ancien s’est à peu près exprimé à ce sujet [il s’agit de Spinoza, Ethique, Partie 2, proposition 7 ]  : l’ordre et la connexion des idées (du subjectif) sont les mêmes que la connexion et l’ordre des choses (de l’objectif)  ; tout n’est que dans Une totalité  ; la totalité objective et la totalité subjective, le système de la nature et le système de l’intelligence sont un et le même  ; à une déterminité subjective correspond exactement la même déterminité objective  » (GW 4, p. 71/Premières publications, pp. 147-148). 23   GW 6, p. 268/PE 1803-1804, p. 45.

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de l’être et du devenir constitutive de l’esprit et qui s’était «  construite  » en tant que substance absolue dans la sphère logico-métaphysique de l’Idée, se divise et se sépare absolument en être et devenir, avant de revenir à soi comme unité réelle, singularisée au sein de l’esprit proprement dit, ce qui, conformément à ce qu’on a constaté dans le fragment sur L’essence de l’esprit, détermine la nature comme ce qui forme l’autre de l’esprit  : là où celui-ci est unité, égalité à soi absolue qui tient en elle l’opposition et le devenir, la nature est son opposé dans lequel cette unité vole en éclats et donne lieu à un ensemble de moments éparpillés, figés dans leur différence  : la nature «  est toujours seulement dans la différence  », déclare Hegel, elle ne peut parvenir «  à aucun produit permanent, à aucune existence véritable  »24  ; même l’animal, la plus haute production de la nature, «  ne devient pas maître du temps  »25 et est par suite dénué de tout véritable être pour soi  : la nature est seulement pour nous, non pour elle-même. Ce qui ne veut toutefois nullement dire que la nature tombe dès lors hors de l’esprit  ; celui-ci est bien présent en elle, car il est «  son essence  »26, mais «  comme caché, seulement comme un autre de soi-même  »27  ; il faut plutôt dire que c’est l’esprit qui est tombé hors de soi dans la nature, qui est cette chute en dehors de soi et qui doit l’assumer pour se faire esprit réel. La philosophie de la nature, dans ces conditions, sera cette partie du système qui évoque la manière dont l’esprit, à partir de cet autre de soi-même qu’est la nature, va peu à peu s’affirmer en elle et y faire retour à soi. Ce que Hegel formule dans les termes suivants  : «  Dans l’esprit, l’éther absolument simple est retourné à soi-même à travers l’infinité de la terre  »28, phrase qui requiert quelques commentaires, car elle montre comment, tout en assignant à la nature une nouvelle signification dans ce système de l’esprit qu’est désormais le système hégélien, la philosophie de la nature de 1803/04 conserve toutefois encore des vestiges de son ancien statut. C’est à la notion d’éther qu’il convient de se faire ici avant tout attentif. On se posera à son propos la question suivante  : pourquoi, au seuil de sa philosophie de l’esprit, troisième partie de son système qui fait suite à la philosophie de la nature, Hegel parle-t-il du retour en soi-même de   GW 6, p. 279/PE 1803-1804, p. 60.   GW 6, p. 242  ; nous traduisons (faute de traductions françaises existantes, nous traduisons nous-même les citations que nous faisons des élaborations systématiques d’Iéna relatives à la philosophie de la nature). 26   GW 6, p. 265. 27   GW 6, p. 275/PE 1803-1804, p. 55. 28   GW 6, p. 265/PE 1803-1804, p. 46. 24 25



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l’éther, et non, comme on aurait pu s’y attendre, de l’esprit  ? Qu’en estil donc de cet éther que Hegel qualifie ici d’ «  absolument simple  »  ? A vrai dire, les ébauches systématiques de 1803/04 ne nous fournissent, vu leur état fragmentaire, aucune thématisation un tant soit peu explicite et complète à son propos. En effet, il s’agit manifestement d’une détermination qui apparaissait au tout début de la philosophie de la nature, au moment où elle traitait du système céleste. Or les premiers fragments en notre possession se rapportent à une situation déjà postérieure, celle du passage du système céleste (ou système solaire) au système terrestre. Quelles informations pouvons-nous en tirer relativement à l’éther  ? Nous fondant sur ce que soutiendra encore à son propos la deuxième philosophie de la nature d’Iéna, celle des ébauches systématiques de 1804/05 plus fournies en ce qui le concerne, nous sommes autorisé à dire que l’éther constitue dans ces premières ébauches de système l’élément ou le milieu (le medium) du système céleste dans lequel celui-ci se déploie et qui témoigne de la position privilégiée qu’il occupe dans la pensée de la nature de Hegel depuis la Dissertation de 180129, avec toutefois, comme on va le voir, une notable réserve qui augure de sa prochaine destitution. Retenons en premier lieu que l’éther constitue «  la matière absolue  »30, que Hegel caractérise comme «  ce qui est absolument élastique, dédaignant toute forme, de même qu’elle est précisément pour cela ce qui est absolument souple et qui se donne et exprime toute forme  », bref ce qui, au départ de la nature, représente le substrat ou encore la puissance de toutes choses, leur «  fondement absolu  ». En tant que tel, l’éther forme la première réalisation ou extériorisation de l’esprit absolu, c’està-dire de son Idée à laquelle il s’était élevé au niveau logico-métaphysique en tant que substance absolue, une première réalisation qui – soulignons-le – est en quelque façon la transcription directe dans l’ordre de la réalité de son accomplissement métaphysique. Kimmerle parle à ce propos de la «  qualité métaphysique originaire  » de l’éther et le caractérise comme «  pur esprit-matière  »31  ; on est avec lui à la jonction de la métaphysique et de la nature, là où la réalité, dans sa première é­ mergence, 29   Contrastant la situation des corps célestes avec celle des corps terrestres, qui «  périssent écrasés sous la force du tout  », Hegel écrit au début de la Dissertation que, «  dégagés de la glèbe et assez parfaits pour porter en eux-mêmes leur centre de gravité, [ils] s’avancent à la manière des dieux dans l’éther léger  » (GW 5, p. 237/Les orbites des planètes, op. cit., pp. 128-129  ; nous soulignons)  ; on constate clairement dans ces lignes plus qu’une simple référence à la cosmologie des Anciens avec sa subdivision entre zone céleste et zone terrestre. 30   GW 7, p. 188. 31   H. Kimmerle, Das Problem der Abgeschlossenheit des Denkens, op. cit., p. 155.

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porte encore la marque de la pure idéalité métaphysique, ainsi qu’en témoigne la caractérisation qu’en donne Hegel  : il est «  l’esprit en repos, sans détermination, bienheureux  », «  l’Idée de Dieu  » et, en tant que tel, «  égalité à soi absolue  »32, l’esprit absolu dans sa pure relation à soi. Mais dans la mesure où il est aussi essence et fondement de toutes choses, il a, compris dans cette égalité à soi universelle, le moment négatif de l’infinité et de l’inquiétude absolue du devenir. Bref, il «  est esprit en tant que cette unité de l’égal à soi et de l’infini  », comme va le répétant Hegel33, unité qui dissout aussitôt dans son égalité à soi les moments et configurations déterminés auxquels donne lieu son infinité  : «  cette abondance et cette richesse [des différentes configurations] le troublent aussi peu que l’eau est troublée par le sel dissous en elle  »34. On le voit, ainsi conçu, l’éther est en quelque manière ce qui vient amortir le choc du passage de l’idéalité métaphysique de l’esprit à la nature, son autre  ; il constitue une sorte d’état transitoire dans lequel cette idéalité fait le premier pas vers sa réalisation, mais sans encore se départir réellement d’elle-même. Ce qui signifie que, dans ces premières élaborations systématiques d’Iéna que nous sommes en train d’examiner, le passage tellement épineux et délicat à concevoir de l’esprit métaphysiquement accompli comme idée à son autre via lequel il se réalise, que ce passage donc se produit dans la nature, au terme de la première détermination de celleci comme éther au sein du système céleste. L’éther, c’est en quelque sorte le métaphysique qui se donne à voir à l’orée de la nature avant le basculement de celle-ci dans son registre oppositif d’autre de l’esprit. Mais il faut alors en même temps directement observer que cette première détermination ne suffit plus  : il n’est plus question de considérer le système céleste comme la plus sublime expression de la raison, ainsi que c’était le cas dans la Dissertation de 1801, car si l’éther exprime bien l’idée de Dieu, comme on vient de le voir, il n’est pas encore «  le Dieu vivant  »35, ajoute à présent Hegel, et ceci faute de se connaître comme esprit absolu, ce qui requiert la médiation de l’autre qui fait encore ici défaut36. En effet, rappelant ce qui forme l’essence de l’esprit,   GW 7, p. 188.   GW 7, pp. 188-192. 34   GW 7, p. 189. 35   GW 7, p. 188. 36   On notera que ce déficit de l’éther et de la sphère céleste qu’il détermine semble être déjà bien présent dans les fragments de 1803-04  : l’essence lumineuse de l’éther qui se concentre dans l’un négatif du soleil et donne naissance aux points lumineux des étoiles et, de là, au système des planètes, offre seulement une intuition de soi, non une réflexion (nur Anschauen nicht Reflexion, voir GW 6, p. 4). 32 33



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Hegel écrit  : «  Mais l’esprit est du fait qu’il se connaît, c’est-à-dire qu’il est un autre en tant que ce qui est infiniment égal à soi et que cet êtreautre est égal à lui  »37. Or cette altérité est, encore une fois, ce qui manque à la matière absolue de l’éther  : à propos de celui-ci, Hegel note que «  dans son déploiement il n’est pas un mouvement qui va au dehors (hinausgehende Bewegung)  » et il ajoute, s’adossant manifestement à un arrière-plan religieux, qu’il n’est pas «  la voix qui fait appel à un autre en dehors de soi, mais [ce qui] dans son mouvement demeure tout autant strictement le repos, [ce qui] dans son expression (Aussprechen) demeure tout autant muet et clos  »38. Certes, il y a bien ex-pression de l’éther, donc extériorisation de soi et altération dans son chef, ceci est l’effet immédiat de son infinité intrinsèque et c’est ce qui va donner lieu à la production du système céleste. Mais cette infinité simple doit encore se connaître comme telle, et pour ce faire se différencier de soi, et c’est ce qui ne se produit pas dans l’éther  : le déploiement de ce dernier à travers la pure multiplicité infinie de la voûte étoilée est évoquée comme «  la première parole (Wort) dépourvue de limite et inarticulée de l’éther, une langue formelle qui est sans signification  »39 et, prenant ostensiblement le contrepied de l’admiration que lui témoigne Kant dans la conclusion de la Critique de la raison pratique (mais aussi de celle qu’il lui vouait lui-même dans sa Dissertation), Hegel écrit que  : «  Cet infini nonréfléchi, qui n’est pas en soi-même, est ainsi en soi irrationnel (unvernünftig) et une sublimité aussi vide que son admiration est dépourvue de pensée  ». Tel est le congé donné au statut privilégié de l’éther et du système qu’il organise, congé qui va se confirmer par la suite  : dès les élaborations systématiques de 1805/06, le système céleste aura cessé de former une première partie de la philosophie de la nature, qualitativement distincte des structures du système terrestre, et l’éther ou la matière absolue, identifié à «  l’être  », s’y trouvera brièvement traité au début du moment le plus abstrait de la nature, celui de la mécanique40, pour disparaître entièrement des exposés de la philosophe de la nature dans les diverses éditions de l’Encyclopédie. De ce qui vient d’être développé ressort le statut ambigu de l’éther dans les philosophies de la nature de 1803/04 et 1804/05  : à la fois ­première réalisation de l’Idée métaphysique de l’esprit, transcription   GW 7, p. 189.   Ibid. 39   GW 7, p. 191. 40   GW 8, pp. 3-4. 37 38

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i­mmédiate et fidèle dans le réel de son identité essentielle qui unit absolument égalité à soi et infinité (ou être et devenir) avant leur dissociation au sein du système terrestre, et, d’autre part, détermination abstraite dans laquelle l’infinité de l’esprit, se trouvant enclose dans son égalité à soi, ne donne lieu à aucune véritable expression ni altérité, et, de là, à aucune connaissance de l’esprit par lui-même. Cette ambiguïté traduit la situation transitoire dans laquelle se trouve la pensée de Hegel à ce moment de son développement  : le système est assurément devenu un système de l’esprit, celui-ci étant essentiellement conçu comme acte, comme l’acte de se faire soi-même, ainsi qu’on l’a vu, mais dont l’activité reste en même temps celle d’une substance. Ceci est particulièrement clair en 1803/04 où l’idée à laquelle est élevé l’esprit dans sa construction logico-métaphysique est, selon l’ébauche du fragment 16 que nous avons évoquée, celle de la substance absolue. On a donc encore affaire à une notion substantialiste de l’esprit et de son activité, et c’est ce qui donne lieu à sa réalisation initiale en tant qu’éther, car d’un point de vue substantialiste tout est déjà là, présent dès le départ, et c’est ce qu’exprime précisément la notion d’éther, une complétude initiale, à ceci près que, comme on l’a vu, Hegel commence en même temps à mettre en question la perspective d’un tel accomplissement originaire, à en soupçonner le caractère abstrait, car il contredit frontalement l’activité essentielle de l’esprit. En 1803/04 en tout cas, Hegel ne parvient pas encore à dénouer cette contradiction, et lorsqu’à la fin des fragments relatifs à la philosophie de l’esprit, il en vient à traiter de l’esprit réalisé comme conscience absolue au sein de l’esprit d’un peuple, c’est en termes de substance qu’il le fait, en précisant que  : «  L’esprit absolu d’un peuple est l’élément absolument universel, l’éther, qui a englouti en soi toutes les consciences singulières, la substance unique, absolue, simple, vivante  »41. En fait ce qui manque encore ici à l’esprit pour se rendre parfaitement égal à son activité essentielle, c’est ce que Hegel va découvrir quelques années plus tard par sa lecture d’Aristote (nous en avons traité dans notre premier volume), à savoir l’effectivité de l’esprit, cette énergie qui lui fait déborder du dedans de lui-même toute identité à soi substantielle simplement étante. Avec le passage au système terrestre, ce qui dans l’éther était absolument un, être et devenir, se sépare et leur unité est, comme dit Hegel, ce qui est intérieur et caché  : c’est à partir d’ici que la nature advient proprement comme l’autre de l’esprit, un autre dont il ne faut pas oublier qu’il est l’esprit lui-même en tant que l’autre de soi. Le procès qui va   GW 6, p. 315/PE 1803-1804, p. 96  ; nous soulignons le mot «  éther  ».

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animer ce système terrestre est celui qui va montrer comment l’unité éthérique de l’esprit va peu à peu, à partir de cet état de séparation, faire retour à soi, remonter progressivement à la surface et se poser à terme dans l’existence dans la forme de la singularité en tant qu’un numérique, pour reprendre les termes du fragment 16. Les étapes (ou «  puissances  ») de ce retour à soi, telles que les conçoit la philosophie de la nature de 1803/04 sont au nombre de quatre  : mécanique, chimisme, physique et organique. C’est cette dernière étape qui doit nous intéresser plus particulièrement en tant qu’elle forme l’aboutissement du procès de la nature et nous place ainsi au seuil de l’avènement de l’esprit proprement dit, de l’esprit comme esprit conscient. Avec l’organique, on assiste donc au retour de l’unité éthériquespirituelle comme unité existante qui a pris corps et s’est faite réelle dans le système terrestre au sein d’une réalité individuelle, d’un corps terrestre singulier. Mais il ne s’agit pas d’un corps quelconque, mais bien d’un corps qui se tient en relation essentielle avec l’universalité des éléments naturels extérieurs désormais caractérisés comme nature inorganique. Tout l’enjeu est de préciser la teneur de cette relation complexe et Hegel s’y emploie au long de pages touffues et difficiles42. Nous nous contentons d’en ramasser ici l’essentiel. «  L’organique, observe-t-il, est l’unité de deux procès qui forment un cercle  »43  : le premier est «  le cycle de la conservation de soi  », l’autre «  le cycle du genre  ». Le cycle de la conservation de soi, tout d’abord, est celui dans lequel l’individualité organique pose en elle-même, c’est-à-dire absorbe les éléments universels de la nature inorganique, supprime donc leur existence indépendante (les idéalise) et se présente comme leur substance en les intégrant à son unité négative simple  ; ce qui ne veut pas dire qu’ils disparaissent en elle, ils y subsistent au contraire bel et bien comme universels, mais selon une universalité désormais singularisée via sa particularisation  : l’individualité organique est ce qui «  particularise absolument l’universalité des éléments  »44 en les appropriant à son propre maintien, celui du «  système de membres organiques  »45 qu’elle-même forme. Le cycle du genre, ensuite, est celui par lequel l’individu organique ainsi caractérisé est amené à se redoubler  : étant en sa singularité même universel et infini, à la fois unité simple et totalité différenciée, à ce titre intrinsèquement  Voir GW 6, pp. 173-193.   GW 6, p. 186. 44   GW 6, p. 183. 45   GW 6, p. 182. 42 43

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contradictoire, il ne devient proprement ce qu’il est qu’en s’opposant à lui-même dans un autre et en supprimant cette opposition dans un tiers  ; telle est «  la séparation des sexes  »46 dont le rapprochement pulsionnel donne lieu à l’engendrement de l’enfant. Si donc l’individu organique constitue la réalisation de la simplicité infinie de l’Idée au sein de la nature, c’est dans l’enfant que cette réalisation existe proprement  : «  l’engendré est l’Idée existante  »47, écrit Hegel, à ceci près que cette réalisation, étant, en sa naturalité, extérieure à ses producteurs dès lors renvoyés à leur pure et simple singularité élémentaire, signifie la reprise de tout le cycle, qui se présente ainsi comme un «  cycle éternel  », sans commencement ni fin. Hegel en résume le parcours dans les termes suivants  : «  L’organique, qui a ainsi supprimé la différence orientée vers l’extérieur, contre le procès des éléments en ce qu’il pose [celui-ci] en soi, pose la différence en soi-même, se décompose en soi en individus organiques différents, se transforme en sexes [opposés], et supprime tout autant cette différence et retourne à la première [différence]»48. On le constate, les deux cycles de l’organique forment bien, comme annoncé au départ, un seul et même cercle, un cercle dans lequel, précise Hegel, la conservation de soi de l’individualité organique est subordonnée à la perpétuation du genre qui s’opère à travers les individus, de sorte qu’en fin de compte c’est le genre qui «  remporte la victoire sur l’individu  »49, point décisif sur lequel nous aurons à revenir. Mais avant cela, il nous faut nous rendre encore attentifs à un dernier commentaire que fournit Hegel à propos de cette unité absolue de l’individu et du genre dans l’organique  : il nous permet de préciser la place de ce dernier dans l’économie globale de la philosophie de la nature et, plus largement, dans celle du système entier. Hegel commence par remarquer que dans l’unité du mouvement double de l’organique, celui de l’individu autour de soi-même, par lequel il se conserve en absorbant les éléments de la nature inorganique, et celui de ce même individu autour du genre, par lequel celui-ci se perpétue au sein de la succession des individus, «  l’essence de la terre est complètement réalisée  », que celle-ci y «  parvient à soi-même  »50. Qu’est-ce à dire  ? Ceci, que ce double mouvement de l’organique réalise au sein du système terrestre, après la longue formation de celui-ci à travers les   GW   GW 48   GW 49   GW 50   GW 46 47

6, 6, 6, 6, 6,

p. 185. p. 186. pp. 186-187. p. 189. p. 187.



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étapes de la mécanique, du chimisme et de la physique, l’unité qui, au départ du processus naturel, caractérisait le système céleste, soit celle réunissant le mouvement de la terre sur son axe et de son satellite, la lune, autour d’elle, et le mouvement de cette même terre autour du soleil, double mouvement dans lequel, d’une part, la terre réalisée dans l’individualité organique fonctionne comme «  moyen terme  » (Mitte)51, mais où c’est en fait, d’autre part, le soleil du genre qui constitue «  le moyen terme absolu  » qui détermine l’ensemble du processus en assurant son unité. Ainsi, avec l’organique, la nature se referme en quelque sorte sur elle-même en effectuant et concrétisant l’unité absolue de l’Idée qui se trouvait à son point de départ sous la forme de l’éther se déployant à travers le système céleste. C’est d’ailleurs «  la force vitale absolue  » de «  l’éther absolu  »52 qui est ensuite directement désignée comme ce qui advient dans l’unité de l’organique en tant que celle-ci est dite constituer une «  unité vivante  » qui, ainsi qu’on l’a vu, est, dans la simplicité de son égalité à soi, immédiatement infinie, unité absolue des opposés que sont l’Idée et l’individualité renvoyant infiniment l’une à l’autre. Ce sur quoi Hegel insiste dans ce contexte c’est sur le fait qu’en tant qu’il forme une telle unité vivante, l’organique, réalisation dans la nature de l’Idée éthérique, est ce qui se conçoit absolument à partir de soi-même et qui, n’étant «  pas connaissable à partir d’un autre  », est dès lors «  en même temps absolument connaissable  »53. Autrement dit, l’organique est «  le connaître existant lui-même (das existirende Erkennen selbst)  ». On se demandera dans ces conditions ce qui le distingue encore essentiellement de l’esprit proprement dit, de l’esprit conscient, et ce qui fait la supériorité de celui-ci sur lui comme sur toute réalité naturelle? Pour répondre à cette question, il convient de se tourner vers ce qui constitue la plus haute réalisation de l’unité organique, à savoir celle que constitue l’organisme animal. La philosophie de la nature de 1803/04, après quelques pages consacrées à l’organisme végétal, fournit une description détaillée (qui va de la fin du fragment 10 au fragment 15) du procès de l’animalité. Il ne saurait être ici question de la suivre dans tous ses développements. Retenons simplement ceci  : avec l’animal, dont la «  figure est en soi articulée de façon absolument organique  »54, l’intégration de l’universalité du genre   GW   GW 53   GW 54   GW 51 52

6, 6, 6, 6,

p. 188. p. 189. p. 190. pp. 205-206.

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à la singularité de l’individu parvient, dans les deux procès qu’inclut l’organique, celui de l’individu et celui du genre, au plus haut degré dont est capable la nature, et ceci dans la mesure – à première vue paradoxale – où l’on se trouve ici en présence d’une séparation du singulier par rapport à l’universel, donc d’une affirmation de l’autonomie de l’individu, qui n’existait pas au niveau de la plante55, séparation qui seule permet leur authentique unification, celle d’un retour à soi à partir de l’autre. C’est ce qui se vérifie en particulier dans le «  système des sens  » dont est doté l’animal  : «  L’animal ressent (empfindet)  »56 et il instaure par là une distance par rapport à l’altérité, qu’il s’agisse de celle de la nature inorganique, dont il interrompt le cours au niveau du procès de l’individu, ou de celle de l’autre individualité organique au sein de la différence sexuelle et du désir qu’elle suscite au niveau de celui du genre, mais une distance telle qu’elle est ce qui lui permet d’établir une relation avec cette altérité dans laquelle celle-ci, dès lors maintenue au sein même de son être-supprimé, devient pour lui, selon la modalité d’une unité réfléchie  ; telle est l’amorce au sein de la nature du «  procès théorique, idéal  »57. Certes, il y a déjà de la sensibilité dans le chef de la plante, mais «  il lui manque le cinquième sens, le sens de la voix et de l’ouïe  »58, qui est proprement celui de l’intériorisation, de l’ «  absolue reprise en soi de l’infinité  »  : «  dans la voix [l’animal] élève sa singularité comme telle dans l’air et, de façon non troublée ni déviée, la rend universelle, la communique absolument, de même que dans l’écoute il recueille justement cette communication  »59. Hegel détaille longuement la formation de l’organisme animal en ses différents systèmes – osseux et musculaire d’une part, nerveux et sanguin de l’autre –, structuration qui culmine dans le «  système des sens  »60, tel que nous venons de brièvement l’évoquer. Reste que l’unité du singulier et de l’universel, l’intégration de celui-ci à celui-là à laquelle accède l’animal dans la sensation, demeure limitée, ne donnant chaque fois lieu qu’à des sensations strictement 55   A propos de la plante en tant qu’ «  existence simple de l’organique  », Hegel observe que «  les deux moments de l’organique, l’organique comme genre et l’organique comme individualité, l’Idée, le genre et l’individualité, ne se séparent pas  », mais «  coïncident  » (fällt zusammen) (GW 6, p. 193)  : l’individu est ici entièrement absorbé par le genre, il est «  en tant que cycle de son procès dans les moments de celui-ci toujours le tout, le genre  ». 56   GW 6, p. 206. 57   GW 6, p. 207. 58   GW 6, p. 203. 59   GW 6, p. 238. 60   GW 6, p. 244.



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s­ingulières qui disparaissent aussitôt qu’advenues. Comme on l’a déjà noté, l’animal «  ne devient pas maître du temps  » et si, par sa capacité de se mouvoir, il s’avère affranchi de la pesanteur immobilisante de la terre, il demeure toutefois foncièrement prisonnier de la singularité en tant qu’un numérique, de sorte que l’universel n’advient en lui, tant au niveau de l’individu qu’à celui du genre, qu’à même le singulier, enfoui dans la différenciation sans pouvoir apparaître en tant que tel  : dans le procès animal «  l’universel est ce qui ne ressort pas, ce qui est seulement dans le singulier  »61. Transposé au niveau de la vie de l’organisme, cela signifie la complète immersion du tout dans les parties, dans les différents organes dès lors absolument liés et solidaires les uns des autres  : «  chaque partie organique est le tout de l’organisme même  »62. Telle est sans doute la perfection de l’organisme animal, mais c’est également sa limite qui lui interdit d’accéder au niveau supérieur de l’esprit proprement dit, dans l’individualité duquel cette fois l’universel est à même de se produire en tant que tel (ce qui, par parenthèse, signifie, que la forme de l’organique, qui est également celle de la seule nécessité, ne saurait convenir purement et simplement à la réalisation de l’esprit). C’est ce que montre la théorie de la maladie que développe Hegel à la fin de son examen de l’organisme animal. Qu’est-ce en effet que la maladie  ? Qu’est-ce qui la provoque  ? Elle se produit, répond Hegel, là où l’universel qui assure la fluidité de l’organisme, son harmonie interne, en vient à se séparer de ses parties, à s’isoler et à se fixer pour soi, errant dès lors entre les différents organes et conférant à tel ou tel d’entre eux la fonction de principe vivant organisateur du tout  : «  les formes déterminées de maladie tiennent en ceci, que chaque moment organique est lui-même l’organisme total, que le principe vivant peut tomber en lui et s’y arrêter  »63. Il faut bien voir ce qui pointe au sein de cette théorie de la maladie et en constitue la portée proprement spéculative , à savoir que s’y manifeste la poussée de l’esprit à même l’organisme animal («  dans la maladie, il y a le commencement de la libération par rapport à la singularité  »64), esprit dont cet organisme est en quelque manière l’amorce ou la promesse en ceci qu’il est, comme on l’a vu, doué de sensation, mais dont il n‘est toutefois guère capable, qui excède sa limite, qui est celle, plus générale, de la nature, et qui ne peut dès lors entraîner en lui   GW   GW 63   GW 64   GW 61 62

6, 6, 6, 6,

p. 247. pp. 247-248. p. 254. p. 261.

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que la maladie et, à terme, la mort  : «  Avec la maladie, l’animal dépasse la limite de sa nature  ; mais la maladie de l’animal est le devenir de l’esprit  »65. Ainsi retrouve-t-on au terme du déploiement de l’animalité et surmontant celle-ci l’esprit comme négation de la nature, comme ce qui doit s’en affranchir pour être pleinement esprit. Mais, comme nous l’avons rappelé à plusieurs reprises, ce combat contre la nature est essentiellement un combat intérieur à l’esprit, un combat de l’esprit contre soi en ce qu’il est tout d’abord l’autre de lui-même, donc contre sa propre naturalité. Cette adhérence de l’esprit à la nature va se marquer dans les ébauches de système de 1803/04 au sein des différentes étapes de la philosophie de l’esprit  : tout d’abord au niveau de la formation de l’esprit comme conscience singulière qui, dans ses différentes «  puissances  », existe chaque fois à même «  un élément de la nature  », en l’occurrence «  les éléments de l’air et de la terre  »66, et même au niveau de la conscience absolue réalisée comme esprit d’un peuple qui, bien qu’elle se soit totalement affranchie de l’emprise de toute singularité spécifique via l’épisode de la lutte pour la reconnaissance, se déploie cependant en son caractère substantiel dans «  l’élément absolument universel [de] l’éther  »67, qui aura ainsi escorté tout le déploiement de l’esprit depuis sa première incarnation au sein de la nature jusqu’à son accomplissement final. Ce qui, par-delà la situation particulière, encore équivoque, de la systématique de 1803/04, pose la question sur laquelle nous aurons à revenir de la rémanence de la nature au sein de l’esprit. Si nous passons à présent à la philosophie de la nature de 1804/05, on constate qu’elle nous place du point de vue des textes devant une situation en quelque façon inverse de celle de 1803/04  : outre le fait qu’elle est précédée par une logique et métaphysique qui manquait dans les fragments de 1803/04, la partie concernant le système céleste, absente en ceux-ci comme on l’a vu, y est amplement développée (nous l’avons déjà exploitée pour la détermination de l’éther), tandis que la philosophie de l’organisme, longuement détaillée en 1803/04, fait en revanche défaut en 1804/05 (de même que toute la philosophie de l’esprit). On trouve enfin dans l’ébauche de système de 1804/05 quelques pages d’introduction générale à la philosophie de la nature qui doivent retenir notre attention dans la mesure où, traitant du caractère global de la nature au sein   GW 6, p. 259.   GW 6, p. 276/PE 1803-1804, p. 57 (voir sur ce point notre Critique et dialectique, op. cit., pp. 286-287). 67   GW 6, p. 315/PE 1803-1804, p. 96. 65 66



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du système, elles nous renseignent sur la manière dont s’opère le passage de la logique et métaphysique à la philosophie de la nature. Il faut tout d’abord rappeler à ce propos que la logique et métaphysique de 1804/05 se termine par une métaphysique de la subjectivité qui elle-même culmine dans la catégorie d’esprit absolu. On est donc en présence d’un système de l’esprit, et d’un esprit qui, à la différence de ce qui se passait en 1803/04, est à présent explicitement conçu comme sujet et non plus en tant que substance. C’est à partir de cet esprit-sujet, plus précisément de son «  Idée  » exposée au terme de la métaphysique, qu’advient le passage à la nature dont s’atteste ainsi le caractère foncièrement spirituel. De quelle façon  ? Le nerf de l’explication tient en ceci que, comme le dit Hegel au terme de la présentation de l’esprit absolu dans la métaphysique, nous n’avons encore ici affaire qu’à son Idée  : «  cette Idée tout entière de l’esprit n’est qu’Idée (ist nur Idee), ou elle-même est à soi premier moment  »68. Comment entendre ceci  ? Le texte est ici particulièrement difficile  ; on peut néanmoins en retirer la thèse d’une insuffisance de l’accomplissement logico-métaphysique de l’esprit qui réside dans le fait que n’en est ici donné que l’Idée. Quelle est la teneur de cette Idée  ? Elle est, explique Hegel, «  [l’esprit] qui s’intuitionne lui-même dans l’autre comme soi-même  »69, soit l’esprit s’intuitionnant dans son infinité, de telle sorte qu’il est en celle-ci relation simple à soi-même. Certes l’esprit absolu fait ici, comme dit Hegel, retour à son infinité, «  posant l’autre comme soi-même  »70, mais le problème c’est qu’il ne fait encore qu’être cette infinité sienne, comme le laisse entendre le terme d’intuition ici choisi  : «  il ne fait ainsi qu’être esprit absolu  », en toute immédiateté, sans l’être pour soi-même, de sorte qu’ «  à son sommet le plus élevé, il retombe à nouveau à son premier [moment], à son commencement, qui n’est à nouveau que ce commencement  »71, soit celui de la relation simple dont était partie toute la logique et métaphysique et qui apparaît à présent comme le caractère de l’esprit absolu métaphysiquement ressaisi selon son Idée. Ce que tout ceci démontre à l’évidence, c’est l’allergie de l’esprit à l’endroit de toute espèce de simplicité immédiate qui ne permet pas de faire droit à son infinité constitutive, c’est-à-dire à son rapport interne à l’autre que soi. Certes, au terme de la métaphysique, l’esprit absolu pose son infinité comme soi-même, mais il le fait au sein d’une relation à soi 68   GW 7, pp. 176-177/G.W.F. Hegel, Logique et Métaphysique (Iéna 1804-1805), op. cit., p. 202. 69   GW 7, p. 177/LM 1804-1805, p. 203  ; nous soulignons. 70   GW 7, p. 177/LM 1804-1805, p. 202. 71   GW 7, p. 177/LM 1804-1805, p. 203.

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simple qui, encore une fois, interdit à cette infinité de se déployer authentiquement et qui la laisse dès lors hors de soi. Bref, dans son accomplissement métaphysique comme Idée, l’esprit absolu ne s’est pas ressaisi dans toute la force de son altérité, comme esprit se faisant face et s’opposant à soi-même, et se connaissant seulement dans et à partir de cette altérité à soi. Aussi bien l’Idée de l’esprit absolu ne livre pas l’esprit dans la plénitude de son accomplissement spirituel, mais plutôt, dans cette relation à soi simple qui le voue encore à l’être, comme l’autre de soi-même, à savoir comme «  nature  », et plus précisément comme «  éther  » ou «  matière absolue  »72 dont on a vu la manière dont il forme, à cette époque des élaborations systématiques de Hegel, la transition entre l’idéalité métaphysique et la réalité naturelle. La nature est ainsi, selon la phrase qui inaugure la philosophie de la nature de 1804/05, «  l’esprit absolu se rapportant à soi-même  »73  ; elle forme, comme on vient de le voir, l’issue de l’Idée de l’esprit absolu pour autant qu’en celle-ci l’infinité spirituelle se trouve ressaisie dans le cadre d’une relation à soi simple de l’esprit, étant dès lors réduite à «  une déterminité  » et ne donnant lieu qu’à «  un esprit captif (ein befangener Geist)  », ce qu’est précisément la nature. Mais elle est «  en même temps sa libération  », car, en opérant en elle le passage dans son autre, l’esprit y fait pour ainsi dire l’expérience de son infinité, il se pose en elle comme «  esprit qui se trouve dans cet autre comme esprit absolu  » et qui va le devenir progressivement pour soi. Certes, on l’a vu, cette infinité ou altérité constitutive de l’esprit était déjà présente au terme de la métaphysique dans l’Idée de l’esprit absolu, mais seulement «  pour nous  », sans être réalisée comme telle, et c’est pourquoi elle apparaît tout d’abord comme nature, comme une réflexion extérieure et étrangère à l’esprit, contredisant son essence, mais qui va peu à peu se produire comme son altérité dans laquelle il a son égalité à soi. Autrement dit, de l’idéalité métaphysique de l’esprit à sa réalisation comme nature, il y a continuité, car l’infinité qui se construit et se démontre en celle-ci procède en vérité de celle-là et est donc immédiatement une avec elle  : «  de l’Idée procèdent immédiatement la division ou construction et elle-même [= l’Idée] comme un moment de celle-ci  ; car l’esprit en tant que la réflexion ­absolue a la démonstration et la construction immédiatement comme ce   GW 7, pp. 177-178/LM 1804-1805, p. 203.   GW 7, p. 179 (pas plus que celle de 1803/04, la philosophie de la nature de 1804/05 ne dispose de traduction française  ; les passages que nous en citons sont donc traduits par nous). 72

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qui est un (unmittelbar als Eins) […] elle [son Idée] a cette réflexion immédiatement en elle-même  », ce qui, comme on le voit, anticipe sur la thèse, centrale dans le hégélianisme de la maturité, de l’esprit qui est directement sa propre manifestation, directement division de soi et qui a à intégrer démonstrativement cette manifestation qui se donne tout d’abord dans la nature comme étrangère à son essence. Ce qui ressort de façon particulièrement nette de cette première caractérisation de la nature dans l’exposé de 1804/05, c’est la manière dont elle est centrée sur la catégorie d’infinité qui forme la catégorie clé de la logique et métaphysique de l’époque et dans laquelle s’exprime l’essence dialectique de tout ce qui est, de toute déterminité dans sa relation à soi simple  : «  son essence, écrit Hegel au sujet de l’infinité, est le supprimer absolu de la déterminité, la contradiction en vertu de laquelle la déterminité n’est pas en tant qu’elle est et est en tant qu’elle n’est pas  ; ce qui, précise-t-il, est aussi bien la réalité véritable de la déterminité – car l’essence de la déterminité est de s’anéantir – que précisément, de ce fait, immédiatement [son] idéalité véritable  »74. Autrement dit, l’infinité constitue la réalité véritable de tout déterminé pour autant que celui-ci est directement, dans sa relation à soi simple, l’autre de lui-même et, dans cet autre qui l’idéalise et le nie, égal à soi. Ainsi définie, l’infinité trouve son accomplissement métaphysique ultime (à distinguer de son simple accomplissement logique encore abstrait, selon la distinction que fait alors Hegel entre logique et métaphysique75) dans l’esprit  : elle constitue l’apanage par excellence de celui-ci dont est ainsi affirmé le caractère intrinsèquement dialectique . Dire donc de la nature qu’elle «  est dans cette déterminité [métaphysique] de l’infinité  »76, c’est réaffirmer son caractère intrinsèquement spirituel, son appartenance essentielle à l’esprit, qui fait dire à Hegel que «  la réalité, l’apparaître de la nature est un apparaître en tant qu’esprit, la réalité comme celle d’un esprit  » , mais en précisant en même temps le sens profond de cette appartenance, à savoir que la nature, ainsi sous-tendue par l’infinité dialectique de l’esprit, est du fait même un «  procès  » et une «  vie  », qu’elle est «  nature vivante  », c’est-à-dire en fait une nature dont le ressort intime est la 74   GW 7, pp. 29-30/LM 1804-1805, p. 52. Nous avons détaillé cette essence de l’infinité dans notre Critique et dialectique, pp. 368-383. 75   L’infinité connaît en effet dans le manuscrit de 1804/05 une double réalisation  : une réalisation logique encore formelle en tant que connaissance et une réalisation métaphysique comme esprit absolu (voir encore sur ce point notre ouvrage renseigné à la note précédente, pp. 383 sqq.). 76   GW 7, p. 180.

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réflexivité de l’esprit, ce que Hegel nomme alors le «  connaître  »77. Mais, ajoute-t-il directement, il ne s’agit toutefois que d’ «  une vie formelle (nur ein formales Leben)  »78 dans la mesure où, comme on l’a vu, l’infinité n’est en elle que comme relation à soi simple, c’est-à-dire comme une vie qui est seulement, sans encore être pour soi, qui n’est donc pas «  une vie se connaissant elle-même  », qui est «  vie à même elle-même (an ihr selbst), mais non pour soi-même (für sich selbst)  ». Ces quelques précisions permettent de fixer de manière plus concrète la physionomie du procès de la nature  : il est, en tant qu’expression d’une vie seulement formelle, caractérisé par la séparation de l’unité de la vie formant totalité et de ses différents moments dans lesquels cette unité s’analyse (par où on retrouve le caractère général de différence et de fragmentation de la nature tel que l’établissait déjà le texte de 1803/04), de sorte que ces différents moments, ayant en dehors d’eux leur réflexivité essentielle, se maintiennent indifféremment l’un à l’égard de l’autre  ; ce que Hegel formule de la façon suivante  : «  La vie formelle […] est de façon générale la vie comme quelque chose d’égal à soi-même, qui est indifférent vis-à-vis de la déterminité, [qui est] l’universel, et elle est cet [élément] commun indifférent (diss gleichgültige gemeinschafftliche) en relation à la multiplicité  »79. En somme, l’unité que forme la nature exprime une vie seulement formelle en ce qu’elle ne fait que recueillir ses différents moments et les rassembler en un espace commun sans les pénétrer, c’est-à-dire sans pénétrer leur déterminité de manière à les faire se supprimer, mais demeure vis-à-vis de leur multiplicité comme quelque chose d’indifférent en quoi ils se conservent à leur tour de manière strictement indifférente. Cette configuration du rapport de l’un et du multiple au sein la nature, fait d’extériorité et d’indifférence mutuelles, correspond sur le plan logique à l’ordre de la quantité. Hegel détaille longuement ce caractère quantitatif de la nature80 en insistant tout particulièrement sur   GW 7, pp. 180-181.   GW 7, p. 181. 79   GW 7, pp. 181-182. 80   A noter combien, dans la philosophie de la nature de 1804/05, ceci se fait au fil d’un exposé qui épouse étroitement la succession des catégories logiques, depuis les deux rapports de l’être et de la pensée jusqu’au connaître au sein de la proportion et à la métaphysique de l’objectivité. Nous ne pouvons détailler ici ce point. Contentons-nous d’observer qu’il renvoie à une nouvelle distinction par rapport à l’exposé de la philosophie de la nature de 1803/04, qui concerne cette fois sa méthode, à savoir, comme l’a remarqué H. Kimmerle, le caractère fortement déductif de son développement par rapport au tour plus empirique et inductif des exposés antérieurs (voir Das Problem der Abgeschlossenheit des Denkens, op. cit., pp. 151-154). 77 78



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le statut qu’y revêtent la différence et l’opposition  : en tant que différence quantitative, il ne peut s’agir que de quelque chose d’extérieur et de nonessentiel, simple affaire de plus et de moins, qui ne touche pas à l’unité unilatéralement positive des choses, lesquelles n’intègrent pas leur limite à ce qu’elles sont, tandis que, du même coup, la négativité de la différence ne peut dans ces conditions se produire que par leur passage l’une dans l’autre médiatisé par leur appartenance à un même genre où la suppression de l’un donne lieu à l’advenir d’un autre  : «  La nature en son phénomène, commente Hegel, a ce passage de ses genres, c’est-à-dire des déterminités recueillies dans l’universalité, pour point suprême  ; il [le passage en question] est le seuil à même lequel elle [la nature] oppose leur maintien de soi au devenir connaissance, c’est-à-dire où elle s’oppose au devenir syllogisme (dem Werden zum Schlusse)  »81. C’est en tant qu’ainsi régie par l’extériorité propre au règne de la quantité, que la nature peut être définie comme l’autre de l’esprit ou, plus exactement, comme «  l’esprit absolu qui est à soi-même autre  »82. Détaillons quelque peu cette double caractérisation  : la nature est tout d’abord l’autre de l’esprit, parce que dans l’esprit, à la différence de ce qui se passe dans la nature, chaque moment intègre la négativité de sa différence à son être, au lieu de subsister et de se maintenir indifféremment en celui-ci, et est comme tel ce qui se réfléchit en soi-même, l’esprit qui se connaît comme esprit, l’esprit comme «  moi  » qui est, «  ce qui n’existe pas dans la nature  »83; mais, plus profondément, la nature est l’esprit qui est à soi-même son autre, car de par sa réflexivité immanente qui est en soi un processus «  doublé  »84, l’esprit est ce qui doit s’opposer à soi-même, ce qui doit se différencier de soi et se faire l’autre de luimême, c’est-à-dire se faire nature. Autrement dit, l’autre de l’esprit est devenu le fait de l’esprit lui-même  ; tel est le chemin propre de sa spiritualité. Hegel résume la situation en caractérisant la nature comme «  un esprit caché  »85  : un esprit, parce que c’est bien de l’esprit qu’il s’agit dans la nature, mais «  caché  », parce que l’esprit s’y produit et s’y expose comme l’autre de lui-même, en devenir de lui-même.

81   GW 7, p. 182. On notera cette mention de l’accomplissement syllogistique de la connaissance dont la nature est réputée incapable et qui ne peut advenir que dans la sphère de l’esprit proprement dit. 82   GW 7, p. 184. 83   GW 7, p. 186. 84   GW 7, p. 184. 85   GW 7, p. 185.

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Si, au terme de ce rapide examen du statut de la nature dans les ébauches de système de 1803/04 et 1804/05, nous cherchons à en ramasser l’essentiel, nous dirons ceci  : 1) dans le cadre du monisme de l’esprit que professe désormais Hegel, la nature est d’essence spirituelle, elle entre dans la logique du déploiement de l’esprit dont elle constitue un moment essentiel à la suite de son accomplissement logico-métaphysique en tant qu’Idée et avant sa pleine réalisation comme esprit proprement dit  ; 2) elle constitue en tant que telle le moment où l’infinité spirituelle, c’est-à-dire la négativité intrinsèque de l’esprit en vertu de laquelle il est en lui-même l’autre que soi, se dissocie de sa relation à soi simple, où, en d’autres termes, l’être-un éthérique encore abstrait des deux, tel qu’il se présente au sortir de la métaphysique, se sépare en être et devenir, unité et multiplicité, soi-même et l’autre que soi  ; 3) ainsi caractérisée, la nature forme l’autre de l’esprit, c’est-à-dire l’esprit en tant que l’autre de lui-même, expression et concrétisation par excellence de l’altérité ou de la négativité qui est au cœur de l’esprit, de son essence dialectique, laquelle doit se poser et se réaliser en tant que telle dans toute la force de son opposition et que l’esprit doit progressivement conquérir et intégrer. Le principal problème, qui dans le cadre de cette conception demeure, est celui, tout aussi délicat qu’il est essentiel dans la pensée de Hegel, du passage de l’idéalité logico-métaphysique à la réalité tout d’abord naturelle, c’est-à-dire de la concrétisation de celle-là  : comment concevoir pareil salto mortale et qu’est-ce qui au sein de l’esprit en constitue la possibilité et le ressort  ? Hegel, on l’a vu, commence dans les textes que nous venons d’examiner à saisir et mettre en lumière l’abstraction dont demeure grevée la réalisation métaphysique, strictement idéale, de l’esprit et il cherche à identifier ce qui doit permettre la transition de cette réalisation encore abstraite à la réalité proprement dite. Cette articulation entre les deux, il croit à ce moment pouvoir la trouver dans la notion d’éther, à mi-chemin entre idéalité métaphysique et matérialité naturelle. Mais c’est en fait reculer pour mieux sauter car le problème resurgit alors au niveau de l’éther  : comment concevoir le passage du système céleste, dans lequel l’unité essentielle de l’éther trouve une première réalisation elle-même encore abstraite, à l’éclatement de cette unité au niveau du système terrestre  ? Comme nous l’avons noté, l’éther, et avec lui le système céleste, commencent à rentrer dans le rang au sein de la troisième ébauche de système d’Iéna, celle de 1805/06, où il n’est plus question de leur accorder une place spécifique, quelque peu privilégiée, au début de la philosophie de la nature, mais où ils sont intégrés, au même titre que le système terrestre, à la mécanique, première partie



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la plus abstraite de la philosophie de la nature dans laquelle l’esprit est au plus loin de lui-même. Peut-être peut-on supposer que Hegel, ayant entre-temps découvert la notion d’effectivité de l’esprit suite à sa lecture d’Aristote à la fin de la période d’Iéna86, a pu la mettre à profit pour concevoir grâce à elle la manière dont l’esprit déborde sa pure idéalité logico-métaphysique pour librement s’abandonner à son autre dans la réalité naturelle, ainsi qu’il le fera dans le système encyclopédique de la maturité. Mais, faute de disposer de la première partie du système, qui fait défaut dans l’ébauche de 1805/06, on en est réduit à des conjectures sur ce point. Ce qu’on peut en revanche assurer avec un haut degré de certitude, c’est que la dévaluation de l’éther à laquelle on assiste ici est corrélative d’une prise de conscience de plus en plus nette de la subjectivité intrinsèque de l’esprit, la place insigne tout d’abord accordée à l’éther étant à notre sens à l’inverse liée à un reliquat de conception substantialiste de l’esprit. 3) Situation de la nature dans le système encyclopédique de la maturité Le système encyclopédique de la maturité semble nous placer d’emblée face à un problème  : s’agit-il bien encore d’un système de l’esprit ou ne s’agit-il pas plutôt d’un système de l’Idée  ? De fait, c’est bien de cette dernière manière qu’il est présenté au terme de l’Introduction qui prélude à son développement dans les trois éditions de l’Encyclopédie des sciences philosophiques qu’a publiées Hegel  : comme étant unitairement la science de l’Idée, qui «  se décompose dans les trois parties que sont  : I. la logique, la science de l’Idée en et pour soi  ; II. La philosophie de la nature, en tant qu’elle est la science de l’Idée en son être-autre  ; III. La philosophie de l’esprit, en tant que [la science] de l’Idée qui, de son être-autre, fait retour à soi  »87. Selon toute apparence, c’est donc de l’Idée qu’il s’agit d’un bout à l’autre du système encyclopédique, tandis qu’il n’est question de l’esprit que dans sa troisième et dernière partie. Qu’en est-il en vérité  ? D’après nous, le dilemme n’est qu’apparent et, à le prendre au pied de la lettre, on ne peut que fausser la logique profonde   Voir le premier volume de notre étude, pp. 102 sqq.   Nous citons ici le texte de l’édition de 1830, § 18, GW 20, p. 60/Enc. 1, p. 184 (qui reprend celui de l’édition de 1827, GW 19, pp. 43-44/Enc. 1, p. 184)  ; pour l’édition de 1817, voir § 11, GW 13, p. 22/Enc. 1, p. 161. Sauf indication contraire, c’est à l’édition de 1830 que nous nous référons dans ce qui suit. 86 87

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du développement dialectique de l’Idée tel qu’il est explicitement évoqué dans le texte que nous venons de citer. Il y est en effet affirmé que l’esprit est l’Idée faisant retour à soi à partir de son être-autre. Qu’est-ce que cela signifie  ? Rien d’autre sinon que, comme Hegel le répète à plusieurs reprises, l’Idée conquiert dans l’esprit sa réalité effective88, que ce qu’elle n’était tout d’abord qu’en soi comme simple Idée logique, elle le devient en lui effectivement en tant qu’elle s’y produit à partir de son altération dans la nature, cette traversée de son autre étant le gage de son effectivité. Or en quoi consiste à son tour cet accomplissement ou cette effectuation de soi de l’Idée comme esprit  ? En ceci qu’elle s’y fait connaissance de soi ou pour soi  : «  Connais-toi toi-même  »89, tel est le commandement de l’esprit qui s’est imposé depuis Socrate, le premier philosophe qui, du sein même du monde antique, a mis l’accent sur la subjectivité intrinsèque de l’Idée. Or ce commandement, remarque Hegel, n’exprime pas seulement la vérité de l’homme – il n’a pas une portée simplement anthropologique –, mais il a «  la signification […] du vrai en et pour soi, – de l’essence elle-même en tant qu’esprit  ». Qu’entendre par là sinon que l’esprit non seulement n’a évidemment rien d’étranger à l’Idée (au «  vrai en et pour soi  »), mais qu’il en constitue la nature même, que l‘Idée est comme telle en son fond idée spirituelle  ? L’esprit, qui se présente à nous comme ce qui s’ensuit de la nature et qui est en quelque façon posé par elle, dira un peu plus loin Hegel, est en fait «  la vérité de celle-ci et, par là, son [principe] absolument premier  »90  ; et l’Addition de ce paragraphe de préciser que ce n’est pas seulement de la nature que l’esprit constitue ainsi le véritable principe, mais de l’Idée logique elle-même  : il est ce qui «  se fait surgir lui-même des présuppositions qu’il se donne en les produisant (die er sich macht) – [c’est-à-dire] de l’Idée logique et de la nature extérieure – et il est la vérité aussi bien de celle-là que de celle-ci, c’est-à-dire la figure vraie de l’esprit qui est seulement dans lui-même et de l’esprit qui est seulement hors de luimême  »91. Bref, Idée logique et nature ne sont rien qui subsiste par soimême, elles ne sont que par et pour l’esprit au titre des présuppositions qu’il se donne pour advenir en elles à partir de lui-même, de sorte que ce qui semble être seulement le troisième terme de la progression de l’Idée est en vérité ce qui est absolument premier et qui en sous-tend tout 88   Voir par exemple Encyclopédie, Additions des §§ 377, 379 et 381, W 10, pp. 9, 13 et 17/Enc. 3, pp. 379, 382 et 384. 89   Encyclopédie, § 377, GW 20, p. 379/Enc. 3, p. 175. 90   Encyclopédie, § 381, GW 20, p. 381/Enc. 3, p. 178. 91   Encyclopédie, Addition du § 381, W 10, pp. 24-25 /Enc. 3, p. 391.



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le développement. D’ailleurs, si ce développement doit être, comme y insiste constamment Hegel, parfaitement nécessaire et intégré, de telle manière que la réalité à laquelle accède l’Idée dans l’esprit soit bien sa réalité et non une réalité d’emprunt qui lui est accolée extérieurement, alors le «  pour soi  » de l’esprit ne saurait être quelque chose qui viendrait simplement s’ajouter à l’Idée  ; celle-ci est d’emblée pour soi et connaissance de soi, mais, selon la loi de l’esprit, ce qu’elle est ainsi de façon immédiate, elle doit s’en séparer et le devenir afin que cela soit le résultat de son acte propre et non quelque chose qui lui serait simplement donné  : deviens ce que tu es, tel est le commandement auquel est soumis l’Idée en tant qu’Idée-esprit. La nature du système encyclopédique étant ainsi précisée, à savoir donc qu’en tant que système de l’Idée, il s’agit bel et bien d’un système de l’esprit, – de ce que nous venons d’appeler Idée-esprit92 – nous pouvons à présent revenir à la question qui nous occupe, celle de la place de la nature en un tel système93. Nous venons de voir que la nature ressaisie spéculativement est l’Idée dans son être-autre. C’est ce que rappelle au départ de la philosophie de la nature le paragraphe 247 de l’Encyclopédie  : «  La nature s’est donnée comme l’Idée dans la forme de l’être-autre  »94. C’est cette altérité de la nature qu’il nous faut ici creuser. Commençons par observer à ce sujet que c’est parce que l’Idée est, comme on vient de le montrer, foncièrement spirituelle que la nature peut valoir comme son autre et elle-même comme le mouvement de passer en celui-ci, la spiritualité intrinsèque de l’Idée ne consistant en effet en rien d’autre que dans son dynamisme réflexif qui requiert un tel passage avec lequel, finalement, elle s’identifie. On remarquera ensuite comment Hegel écarte de son examen de la nature la considération qui l’envisage du point de vue de l’homme et de ses buts pratiques. Certes, concède-t-il, un tel point de vue a ceci de juste qu’il présuppose «  que la nature ne 92   A la lumière de nos développements antérieurs, on pourrait caractériser le changement survenu dans la conception hégélienne du système depuis 1803 comme le passage progressif d’un système de l’Idée-nature (soit le système de l’identité conçu et développé en collaboration avec Schelling durant les premières années d’Iéna sous inspiration spinoziste) à un système de l’Idée-esprit. 93   Concernant l’importante bibliographie se rapportant à cette partie (longuement méconnue) du système, on pourra se référer à celle que renseigne l’ouvrage collectif Hegel et la philosophie de la nature, publié sous la direction de Chr. Bouton et J.-L. VieillardBaron, Paris, Vrin, 2009. 94  GW 20, p. 237/G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II.-Philosophie de la nature (désormais cité Enc. 2), tr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2004, p. 187.

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contient pas en elle-même le but final absolu  »95, mais une étude scientifique se doit de procéder du concept même de ce qu’elle envisage, et non de rapports extérieurs à celui-ci. Quel est donc le concept de la nature, sa déterminité conceptuelle propre  ? Avant d’aborder la réponse que Hegel donne à cette question, faisons-nous attentifs à la manière dont il l’introduit dans les Additions relatives au début de la philosophie de la nature  ; d’emblée s’y trouve relevé le caractère ambigu, problématique et même, pour tout dire, énigmatique de la nature  : «  Qu’est-ce que la nature  ? […] Nous trouvons la nature devant nous comme une énigme et un problème que nous nous sentons poussés à résoudre tout autant que nous sommes repoussés par lui  : attiré, l’esprit s’y pressent lui-même, – repoussé, il l’est par quelque chose d’étranger en quoi il ne se trouve pas  »96. Ce texte fixe de façon exemplaire le statut de la nature en tant qu’elle est, d’une part, l’autre radical de l’esprit (ce dans quoi celui-ci ne se trouve pas), mais dans lequel, d’autre part, il se pressent cependant lui-même. La question qui se pose à partir de là est la suivante  : comment comprendre cette situation contradictoire de la nature  ? Pour développer notre réponse, nous allons procéder en deux temps  : le premier précisera la teneur de l’altérité de la nature par rapport à l’esprit  ; le deuxième montrera en quoi cette altérité fait partie de l’esprit et est son œuvre propre. «  [L’] extériorité, déclare le paragraphe 247, constitue la détermination dans laquelle elle [la nature] est en tant que nature  »97. Nous tenons donc avec l’extériorité (Aeusserlichkeit) ce qui forme le concept de la nature en vertu duquel elle est l’autre de l’Idée. Qu’entendre par une telle extériorité  ? La première chose à bien comprendre, c’est qu’il s’agit d’une extériorité pour ainsi dire intrinsèque, non pas, précise Hegel, d’une extériorité «  seulement relative  » par rapport à l’Idée, mais bien, en vertu de cette extériorité même, d’une extériorité interne  : là où la spiritualité essentielle de l’Idée la fait intérieure à elle-même et auprès de soi, la nature, en tant que l’autre de cette intériorité, est ce qui est foncièrement extérieur à soi, c’est-à-dire par elle-même dépourvue de tout soi. Qu’est-ce que cela signifie concrètement  ? Ceci que la nature est le règne de la multiplicité et de la différence, une différence incontrôlée, pour ainsi dire déchaînée, qui en elle existe pour soi, sans aucune   Encyclopédie, § 245, GW 20, p. 235/Enc. 2, p. 185.   W 9, p. 12/Enc. 2, p. 336. Ce caractère intrinsèquement énigmatique de la nature a été étudié par Gilles Marmasse, «  La nature hégélienne aime-t-elle à se cacher  ?  », Hegel et la philosophie de la nature, op. cit., pp. 63-79. 97   GW 20, p. 237/Enc. 2, p. 187. 95 96



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c­ oïncidence avec soi ni retour à soi (donc sans aucun esprit), mais qui se reproduit et prolifère indéfiniment, ce qui se vérifie tant au niveau de l’infiniment petit de la «  divisibilité infinie  » de la matière qu’à celui de l’infiniment grand de «  l’immensité  » de l’univers «  qui plonge tout d’abord l’esprit dans l’étonnement  »98. On retrouve ici la conception affichée depuis 1803/04 selon laquelle la nature est le lieu de la fragmentation, de la séparation infinie de ce qui dans l’Idée est absolument un  : libre cours y est laissé à la différence en un procès de différenciation sans limite, de sorte que, comme le stipule le paragraphe 248, on a en elle affaire à une série de singularités isolées, mutuellement indifférentes et dès lors plongées dans la plus stricte contingence99. On comprend dans ces conditions les «  limites  » que la nature oppose à la rationalité, c’està-dire à la pénétration philosophique qui ne saurait s’y déployer pleinement100. La nature est le terrain par excellence d’une rationalité faible, une rationalité d’entendement101 (celle que déploient ce qu’on appelle les sciences de la nature) qui déploie sur elle une nécessité purement extérieure qui ne la pénètre pas réellement (d’où l’existence dans la nature de monstruosités). On peut en ce sens parler d’une «  déraison  » (Unvernunft)102 intrinsèque de la nature qui se vérifie jusque dans sa plus haute production qu’est «  la vie  »  : certes, de par l’unité que celle-ci introduit dans le multiple au sein du corps organique (principalement dans le chef de l’animal), elle signifie une première émergence du concept, mais qui, comme tout ce qui relève de la nature, demeure sous l’emprise de la singularité et de la différence. Bref, ce dont en définitive témoigne la nature ainsi caractérisée, c’est de l’absence de toute ­rationalité   Encyclopédie, Addition du § 248, W 9, p. 29/Enc. 2, p. 350.   D’où, comme on l’a déjà noté, pas d’évolution au sein de la nature proprement dite pour Hegel  : il y a bien un développement de l’Idée dans la nature qui comporte différents degrés, mais non de la nature et des espèces naturelles, chacune figée dans sa différence et déterminité propre (voir sur ce point le paragraphe 249 et son addition, GW 20, pp. 238-239 et W 9, pp. 32-34/Enc. 2, pp. 189 et 352-355). Bref, le développement vivant de la nature se produit en dehors d’elle et non de façon naturelle, ceci étant la conséquence de la stricte extériorité qui règne en elle, extériorité qui radicalise son altérité par rapport à l’esprit. 100  Voir Encyclopédie, § 250, GW 20, p. 240/Enc. 2, p. 190. Rien de plus inapproprié, déclare Hegel à ce sujet, que de réclamer de la philosophie qu’elle puisse déduire des contingences telles qu’il s’en trouve de manière insigne dans la nature. 101   Parmi les différentes formes que revêt la différence, celle que présente la nature est dite «  la plus acceptable pour l’entendement  » (Encyclopédie, Addition du § 247, W 9, p. 24/Enc. 2, p. 347). Et Hegel précise quelques lignes plus loin que «  rendue étrangère à l’Idée, la nature est seulement le cadavre de l’entendement  » (Ibid., W 9, p. 25/Enc. 2, p. 348). 102   Encyclopédie, § 248, GW 20, p. 238/Enc. 2, p. 188. 98 99

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vraie, de la rationalité de l’Idée qui est une rationalité essentiellement immanente qui se trouve en elle niée, de sorte qu’on est avec la nature hors Idée, en termes religieux en dehors de l’amour divin, dans ce que, dans le langage imagé de Jacob Böhme, on peut caractériser, note Hegel, comme le moment luciférien «  de la différence, [de] l’être-autre en tant que fixé  »103. D’où l’invitation à ne pas diviniser la nature comme ce fut trop souvent le cas  : même là où l’esprit, succombant à la contingence du libre arbitre, «  progresse jusqu’au mal, cela même est encore quelque chose d’infiniment plus élevé que le cours des astres, qui est conforme à des lois, ou que l’innocence de la plante, car ce qui s’égare ainsi est encore de l’esprit  »104. On mesure combien on est avec cette caractérisation de la nature loin de la vision romantique des Naturphilosophen, y compris de Schelling  : la nature n’a plus rien de «  l’esprit visible  »105, elle est au contraire dans son extériorité constitutive dépourvue de toute spiritualité, la négation même de l’esprit, son autre radical. Il reste toutefois à bien comprendre cette négation en ne commettant pas l’erreur, qui fut celle du dualisme moderne hérité de Descartes, d’y voir une complète absence de l’esprit  : l’idéalité spirituelle y est bien à l’œuvre, mais comme une spiritualité cachée, oeuvrant pour ainsi dire à l’arrière-plan, sans se montrer en tant que telle106. C’est que tout d’abord il ne saurait y avoir de nature sans l’esprit  : la nature est par elle-même, dans sa négativité et altérité foncières, pur non-être  : «  Son caractère propre est l’être-posé, le négatif, à la manière dont les Anciens ont saisi la matière en général comme le non-ens  »107. Si donc il y a une nature, c’est forcément par un autre que la nature, c’est par l’esprit en tant que créateur de la nature. Aussi bien, toute non spirituelle qu’elle soit, la nature est bien «  divine en soi  », elle est portée par l’Idée qui est ce qui seul est en mesure de lui accorder une subsistance qu’elle ne saurait en aucun cas détenir par elle-même. Et c’est pourquoi encore elle porte, malgré tout ce qui en elle nie et refuse l’esprit, «  des traces  » de l’action de celui-ci108, traces dont Hegel assure   Encyclopédie, Addition du § 248, W 9, p. 30/Enc. 2, p. 351.   Encyclopédie, § 248, GW 20, p. 238/Enc. 2, pp. 188-189. 105   «  La nature doit être l’esprit visible  », F.W.J. Schelling, Werke Bd. 1, München, Beck, 1927, p. 706/Idées pour une philosophie de la nature, traduction par S. Jankélévitch, dans F.W.J. Schelling, Essais, Paris, Aubier, 1946, p. 86. 106   Comme une intelligence pour ainsi dire «  pétrifiée  », selon le titre que A. Stone donne à son ouvrage sur la philosophie de la nature de Hegel  : Petrified Intelligence. Nature in Hegel’s Philosophy, Albany, State University of New York Press, 2005. 107   Encyclopédie, § 248, GW 20, p. 237/Enc. 2, p. 187. 108   Encyclopédie, § 250, GW 20, p. 240/Enc. 2, p. 190. 103 104



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qu’elles ne sauraient être prises comme signifiant une détermination complète par l’esprit, tout en indiquant qu’elles se renforcent cependant au fur et à mesure qu’avance le développement de la nature depuis l’abstraction première de la mécanique jusqu’à la production de l’unité organique et vivante à même laquelle se prépare l’émergence de l’esprit proprement dit. On comprend dans ces conditions le statut intrinsèquement contradictoire de la nature où s’affrontent sans pouvoir parvenir à aucune résolution stable et définitive le travail unificateur de l’esprit et la négativité dispersive de la nature  : celle-ci est comme telle «  la contradiction non résolue  »109 Mais alors, à la lumière de cette caractérisation, on se demandera  : pourquoi la nature  ?, ou, à la manière dont Hegel pose la question au début de l’Addition du paragraphe 247  : «  Si Dieu est ce qui se suffit en tout et qui n’a besoin de rien, comment en vient-il à se résoudre (sich entschliessen) à ce qui est strictement inégal  ?  »110, c’est-à-dire à engendrer la nature, où règnent différence et contingence, et à conférer à cet autre le plus radical de lui-même être et subsistance  ? Tel est, répond-t-il, l’effet de l’ «  infinie bonté  » de Dieu, c’est-à-dire en termes philosophiques de l’Idée, infinie bonté par laquelle il «  se résout  », en d’autres mots «  se décide  » à laisser librement aller son autre en dehors de soi, pour reprendre la formule qui clôture la logique dans l’Encyclopédie et décrit son passage à la philosophie de la nature que nous avons analysé au terme de notre précédent chapitre. Ce qui veut dire qu’on a là affaire à un acte de liberté, cette liberté qui est l’apanage le plus intime de l’absolu et qui ne trouve son plein accomplissement, c’est-à-dire sa pleine réalisation que là où l’absolu, s’affranchissant de sa propre absoluité, qui autrement fonctionne comme une simple déterminité abstraite et figée, consent librement, hors de toute nécessité contraignante (fût-ce la sienne propre), à son autre et se met par là en état de se rendre effectif. La nature, en d’autres termes, est ce par quoi l’absolu doit passer pour être véritablement absolu, en lui-même passage dans l’être et l’existence, et non simple idéalité métaphysique dénuée de toute effectivité  ; elle est l’épreuve de l’altérité, du négatif qui dans l’absolu empêche celui-ci de se refermer abstraitement sur lui-même, sur son égalité à soi immédiate, altérité dont il n’est toutefois capable que pour autant qu’il est libre, et cela veut avant tout dire libre à l’égard de lui-même. Bref, la nature est dans le système encyclopédique l’effet par excellence de l’efficience de   Encyclopédie, § 248, GW 20, p. 237/Enc. 2, p. 187.   W 9, p. 24/Enc. 2, p. 347.

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l’Idée absolue, en elle-même l’acte de s’effectuer en se surmontant dialectiquement elle-même et en passant dans son autre pour s’y réaliser, ainsi que nous l’a enseigné notre examen de l’effectivité de l’absolu dans la logique. Mais cela soulève alors une question cruciale  : si la nature constitue ainsi au cœur de l’absolu la brèche de l’altérité par l’affrontement de laquelle seulement il se rend authentiquement effectif, comme il se doit pour ce qui est véritablement absolu, que devient-elle dans la suite du système, là où on a affaire à l’esprit proprement dit  ? La nature est, comme on l’a vu, le règne d’une extériorité radicale dans laquelle l’Idée est purement intérieure et en soi, cachée comme son fondement qui ne transparaît que faiblement en elle, à l’état de traces plus ou moins visibles  ; l’Idée a à se développer, à s’affirmer au sein de cette extériorité naturelle, elle a à se l’approprier de façon à en faire son extériorité dans laquelle elle se manifeste et existe objectivement comme esprit. La question est  : qu’entendre exactement par une telle appropriation de l’extériorité naturelle qui, selon la formule de l’Addition du paragraphe 251, doit la ramener «  dans le centre  » en la faisant transiter de «  l’existence inappropriée à lui [au concept] de l’immédiateté, de l’extériorité, à l’unité subjective, à l’être dans soi  »111. Certes, il faut qu’au terme de ce processus l’extériorité soit devenue celle de l’Idée réalisée comme esprit, c’està-dire une extériorité intériorisée, spiritualisée, mais qui doit en même temps demeurer une extériorité au risque sinon de retomber dans une égalité à soi de l’Idée close et abstraite. Aussi bien l’Addition du paragraphe 251 signale-t-elle encore que l’appropriation par l’Idée de l’extériorité naturelle ne saurait signifier qu’on «  l’abandonne comme une enveloppe morte  ». Voici donc la question que nous allons avoir à affronter  : que devient la nature – son extériorité, son altérité – au sein du règne de l’esprit  ? Cette question, on le voit, engage celle, décisive, du sérieux avec lequel Hegel demeure fidèle à l’essence dialectique de son idéalisme et ne retombe pas finalement dans une nouvelle mouture de l’abstraction métaphysique. La question de la nature constitue en ce sens la véritable pierre de touche de l’efficience de l’Idée dans le système.

  W 9, p. 37/Enc. 2, p. 355.

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DE LA NATURALITÉ DE L’ESPRIT Envisager la question de la naturalité de l’esprit, c’est poser la question de ce que devient la nature aux différents niveaux du développement de l’esprit au sein de la partie du système qui lui est expressément dédicacée. Il est bien entendu hors de question d’envisager celle-ci dans tout le détail de son développement. Nous nous bornerons ici à quelques points qui nous sont apparus particulièrement importants et significatifs du point de vue de la question qui nous occupe, soit tout d’abord la question de l’enracinement de l’esprit dans la nature au niveau de l’esprit subjectif, ensuite celle de la «  seconde nature  » dans l’esprit objectif, enfin la question de ce qui subsiste de la naturalité de l’esprit au niveau de l’esprit absolu. 1)  L’enracinement de l’esprit dans la nature Le premier grand moment du développement de l’esprit dans l’Encyclopédie est celui de l’esprit subjectif, la subjectivité ici en question étant à entendre au sens unilatéral de ce qui est opposé à l’objectivité  : l’esprit subjectif est l’esprit «  à l’intérieur de soi  », envisagé «  dans la forme de la relation à soi-même  »1, c’est-à-dire tel qu’il développe en lui-même son idéalité fondamentale sans l’avoir encore extériorisée ou objectivée et, par là, rendue effective dans un monde de son cru, mais tel qu’il s’attache tout d’abord à s’affranchir de l’emprise de la nature dans laquelle il se trouve à son point de départ pris et enraciné. La première étape de la philosophie de l’esprit subjectif, celle de l’anthropologie, décrit cet enracinement  : l’esprit y est envisagé comme «  âme  » ou «  esprit-nature  » (Naturgeist)2 qui «  vit en sympathie avec la nature et aperçoit les changements de celleci dans des rêves et des p­ ressentiments  »3. L’âme, en tant que première   Encyclopédie, § 385, GW 20, p. 383/Enc. 3, p. 179.   Encyclopédie, § 387, GW 20, p. 386/Enc. 3, p. 183. 3   GW 12, p. 197/SL 3, p. 254. On notera que l’idée d’une anthropologie au sens précisé de science de l’esprit-nature remonte à la période de Nuremberg où s’impose peu à peu le plan de la philosophie de l’esprit subjectif tel qu’il s’imposera dans l’­Encyclopédie 1 2

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incarnation de l’esprit, relève certes de l’idéalité de celui-ci, on est avec elle déjà hors nature, dans l’abstraction constitutive de la sphère de l’esprit – d’où son caractère immatériel –, mais telle que cette idéalité est encore soudée à la nature et constitue «  l’immatérialité universelle de la nature  »4 qui retentit en elle  ; bref, l’âme c’est «  l’esprit encore pris dans la nature, rapporté à sa corporéité, n’étant pas encore auprès de lui-même, pas encore libre  »5. Elle est comme telle «  substance  »6, formant «  la base  » de toutes les déterminations de l’esprit qui les contient en elle à l’état potentiel  ; elle est l’équivalent du «  noûs passif d’Aristote qui, suivant la possibilité, est tout  », ce que Hegel qualifie encore de «  sommeil de l’esprit  » dans lequel gît déjà tout ce qui sera par la suite rendu en lui effectif. Ainsi globalement conçue, l’âme connait tout un développement qui va la mener à l’éveil de l’esprit comme conscience, deuxième grand moment de l’esprit subjectif. Ce développement comprend, selon le découpage de 1830, les étapes de l’âme naturelle, de l’âme qui ressent (fühlende Seele) et de l’âme effective. Nous ne pouvons pas nous attarder sur le détail infiniment riche de cette dialectique de l’âme dont il faut souligner le caractère remarquable, tant dans son dessein d’ensemble que par la manière dont Hegel l’articule, et qui lui fait aborder des thèmes cruciaux de la vie l’esprit dans sa réalité première et fondamentale, encore irrationnelle (ou pré-rationnelle), où il est au plus proche de la nature et adhère à celle-ci7. Ainsi l’âme naturelle tout d’abord est celle où cette adhésion est la plus immédiate, où l’esprit est directement accordé avec la nature, en quelque sorte en symbiose avec elle, et s’avère comme tel porteur de différentes «  déterminités naturelles  »8. L’âme qui ressent ensuite est celle dans laquelle intervient une première réflexivité ou intériorisation de sa substantialité naturelle, donc une première amorce de subjectivité et de distanciation par rapport au contenu senti – elle est «  l’idéalité simple, la dès 1817 avec ses trois parties  : l’anthropologie comme science de l’âme, la phénoménologie de l’esprit (version abrégée de la «  grande  » Phénoménologie de 1807) comme science de la conscience et la psychologie comme science de l’esprit subjectif accompli (voir sur ce point, GW 13, Editorischer Bericht, pp. 622-625). 4   Encyclopédie, § 389, GW 20, p. 388/Enc. 3, p. 185. 5   Encyclopédie, Addition du § 387, W 10, p. 40/Enc. 3, p. 402. 6   Encyclopédie, § 389, GW 20, p. 388/Enc. 3, p. 185. 7   Concernant la théorie hégélienne de l’âme, on pourra consulter M. Greene, Hegel on the Soul. A Speculative Anthropology, Den Haag, M. Nijhoff, 1972, ainsi que M. Wolff, Das Körper-Seele-Problem  : Kommentar zu Hegels Enzyklopädie (1830), § 389, Frankfurt am Main, Klostermann, 1992. Pour une vue d’ensemble de l’esprit subjectif, voir D. Stederoth, Hegels Philosophie des subjektiven Geistes, Berlin, Akademia, 2001. 8   Encyclopédie, § 391, GW 20, p. 390/Enc. 3, p. 189.



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subjectivité du sentir  »9 – sans que toutefois ne se produise encore aucune objectivation proprement dite de ce contenu  : la réflexivité ici à l’œuvre, étant celle du sentir, s’opère à même la corporéité. L’âme effective enfin est l’âme qui a entièrement façonné cette corporéité, qui se l’est appropriée et en a fait son «  signe  »10 dans lequel elle s’extériorise, «  se sent et se donne à sentir  », signe qui trouvera ultérieurement son plein accomplissement dans le langage. Sans chercher, comme annoncé, à entrer dans le détail de cette dialectique de l’âme, nous voudrions toutefois relever ce qui en elle semble indiquer une persistance de la nature au sein de l’esprit, à commencer par la thèse, déjà partiellement mentionnée, que l’âme, en tant qu’esprit-nature, constitue «  la base absolue (die absolute Grundlage) de toute particularisation et singularisation de l’esprit, de telle sorte qu’il a en elle tout matériau de sa détermination et qu’elle reste l’idéalité pénétrante, identique de celle-ci  »11. Essayons de voir comment Hegel monnaie cette thèse au sein des différents niveaux de la dialectique de l’âme. Au niveau de l’âme naturelle tout d’abord, Hegel observe dans l’Addition du paragraphe 391 que l’âme «  se situe au milieu (in der Mitte) entre, d’un côté, la nature s’étendant derrière elle et, de l’autre côté, le monde – s’élaborant à partir de l’esprit-nature – de la liberté éthique  »12  ; autrement dit, elle est ce qui articule l’un à l’autre nature et esprit  : elle accueille dans son idéalité les déterminations naturelles qui, dans la nature, se trouvaient dans la plus complète extériorité et forme comme telle la base de leur future élaboration, qui va leur conférer une signification au sein du monde éthique dans lequel l’esprit objective sa liberté. C’est ce que vérifie, dès ce premier niveau de l’âme naturelle, ce que Hegel appelle les changements naturels, qui sont respectivement ceux du cours naturel des âges de la vie, de l’enfance à la vieillesse, du rapport des sexes et de l’alternance des états de veille et de sommeil. Dans le premier cas13, les changements physiques qui interviennent au cours de la vie de l’individu correspondent globalement aux différents types de rapports spirituels qu’il est amené à entretenir avec son monde, de l’unité immédiate et harmonieuse chez l’enfant à l’unité réfléchie chez l’adulte en passant par l’opposition chez l’adolescent  ; le rapport des sexes, pour sa part, est voué à acquérir une signification spirituelle et   Encyclopédie, § 403, GW 20, p. 401/Enc. 3, p. 199.   Encyclopédie, § 411, GW 20, p. 419/Enc. 3, p. 218. 11   Encyclopédie, § 389, GW 20, p. 388/Enc. 3, p. 185. 12   W 10, p. 51/Enc. 3, p. 410. 13  Voir Encyclopédie, § 396 (GW 20, p. 393/Enc. 3, pp. 191-192) et sa longue addition (W 10, pp. 75-86/Enc. 3, pp. 430-440). 9

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éthique au sein de la famille, dans laquelle la différence naturelle entre homme et femme se voit revêtue de rôles et de fonctions différentes14  ; quant à l’état de veille, dans sa différenciation d’avec le sommeil, il contient «  implicitement  » l’éveil spirituel dans la mesure où c’est en lui «  que tombe d’une façon générale toute activité consciente de soi et rationnelle de la différenciation étant pour soi de l’esprit  »15. Aussi bien l’éveil ainsi entendu conduit-il à la sensation, dernière étape de l’âme naturelle, à propos de laquelle Hegel observe que  : «  Tout est dans la sensation, et, si l’on veut, tout ce qui se présente dans la conscience spirituelle et dans la raison a sa source et son origine en celle-là  »16. Il s’intéresse en particulier dans ce domaine à ce qu’il caractérise comme «  l’incorporation (Verleiblichung) que se donnent des déterminations spirituelles, particulièrement en tant qu’affects  »17 – par exemple à «  la connexion moyennant laquelle la colère et le courage sont sentis dans la poitrine, dans le sang, dans le système de l’irritabilité, tout comme la réflexion, l’occupation spirituelle le sont dans la tête, le centre du système de la sensibilité  » – de même qu’inversement à l’ «  humeur  » (Stimmung) que peuvent susciter dans l’âme des sensations extérieures (par exemple les sensations de couleurs ou de sons), ce que Hegel nomme leur «  nature symbolique  »18, bref à tout ce qui relève de l’ordre du psychosomatique, du retentissement du spirituel dans le corporel et réciproquement, qui atteste leur unité étroite. Après l’âme naturelle advient, comme deuxième moment de l’anthropologie, celui de l’âme qui ressent. On a ici affaire à une première amorce explicite de réflexivité – d’être pour soi et de subjectivité – qui tient au fait qu’en sentant, l’âme, toujours en même temps, se sent ellemême, est «  sentir de la substantialité totale qu’elle est en soi, dans ellemême  »19. Ce qui donne une situation complexe dans laquelle, d’une part,  Voir Encyclopédie, § 397, GW 20, pp. 393-394/Enc. 3, p. 192.   Encyclopédie, § 398, GW 20, p. 394/Enc. 3, pp. 192-193. 16   Encyclopédie, § 400, GW 20, p. 397/Enc. 3, p. 195. 17   Encyclopédie, § 401, GW 20, p. 400/Enc. 3, p. 198. 18   Ce point est détaillé dans la longue addition du paragraphe 401, W 10, pp. 107 sqq./Enc. 3, pp. 453 sqq. On notera comment Hegel y est conduit à ébaucher une conception du corps propre, c’est-à-dire de mon corps entendu comme le «  cercle  », la «  sphère bornée  » dans laquelle s’établit au niveau du sentir cette connexion, inconsciente et involontaire, entre intérieur et extérieur  : «  L’incorporation de ces multiples déterminations intérieures présuppose un cercle de corporéité dans lequel celle-là survient. Ce cercle, cette sphère bornée est mon corps. Celui-ci se détermine ainsi comme sphère du sentir, aussi bien pour les déterminations intérieures que pour les déterminations extérieures de l’âme  » (W 10, p. 110/Enc. 3, p. 455). 19   Encyclopédie, § 402, GW 20, p. 400/Enc. 3, p. 199. 14 15



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l’âme, accédant à une première appréhension de soi, se détache de sa naturalité substantielle de départ, mais où, d’autre part, cette appréhension, se faisant encore sur le mode du sentir et non de la conscience objective, demeure enchaînée à la nature. Autrement dit, la présence à soi à laquelle accède l’âme en tant qu’âme ressentante est incluse dans ses sensations singulières en tant qu’elles sont les siennes, dont elle constitue la totalité idéelle simple et où elle trouve toute son effectivité  : «  Ce que, à l’intérieur de ce point de vue, je sens, je le suis, et ce que je suis, je le sens  »20. Mais, poursuit Hegel, ce que je suis ainsi n’est dès lors, à ce niveau du sentir où nous nous trouvons, rien d’abstrait, n’a rien d’un moi qui se serait séparé du contenu concret des choses et l’aurait posé objectivement vis-à-vis de soi – c’est ce qui se produira seulement là où l’esprit se sera fait conscience lors de l’étape phénoménologique de l’esprit subjectif –, il s’agit d’un moi encore enfoui dans ses sensations dont il constitue l’unité totale simple, qui se conservent dès lors en lui et qui forment en son sein un monde, son monde déterminé selon le point de vue borné qui est celui de son sentir, monde comme tel strictement subjectif et intérieur, indissociable de l’âme en ce sens comparable à une «  monade  »21 . Il faut noter cette thèse intéressante de la formation d’un monde dès le niveau du sentir  : l’âme qui sent et ressent déploie un monde, elle est «  âme du monde déterminée individuellement  »22, en ce sens qu’elle rassemble ses sensations multiformes dans son unité selon le point de vue déterminé de son sentir, pareil monde ne pouvant toutefois alors être, comme on l’a noté, que strictement subjectif, enfermé dans l’âme. Les degrés de l’âme qui ressent, ainsi globalement comprise, sont ceux de «  l’âme qui ressent en son immédiateté  », du «  sentiment de soi  » et enfin de «  l’habitude  ». Le premier de ces degrés est celui où l’âme qui ressent a, dans le cadre d’un rapport qualifié de «  magique  »23,   Encyclopédie, addition du § 402, W 10, p. 119/Enc. 3, p. 463.  Voir Encyclopédie, § 403, GW 20, p. 402/Enc. 3, p. 201. 22   Ibid., Addition du § 402, W 10, p. 120/Enc. 3, p. 464. Si Hegel refuse la thèse d’une âme du monde cosmique, il l’admet toutefois au niveau individuel  : «  elle est seulement la substance universelle qui n’a sa vérité effective que comme singularité, subjectivité  » (Encyclopédie, § 391, GW 20, p. 390/Enc. 3, p. 188). 23   Encyclopédie, § 405, GW 20, p. 404/Enc. 3, p. 203. «  [P]ar cette expression [de rapport magique], explique l’addition du paragraphe 405, on désigne un rapport dépourvu de médiation de l’intérieur à un extérieur ou à un autre en général. Un pouvoir magique est celui dont l’action efficiente n’est pas déterminée suivant la connexion, les conditions et les médiations du rapport objectif  ; mais un tel pouvoir agissant sans médiation est ‘l’âme qui ressent dans son immédiateté’  » (W 10, pp. 127-128/Enc. 3, p. 466). En un mot, «  la magie consiste dans une influence immédiate de l’esprit sur un autre esprit  » (W 10, p. 128/Enc. 3, p. 467). 20 21

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son sentiment de soi dans un autre que soi et est par conséquent passive  : «  son individualité en tant qu’elle est un soi (dessen selbstische Individualität) est un sujet différent d’[elle]  »24. Hegel explore dans ce contexte des situations aussi diverses que celles du rêve, de l’enfant dans le sein maternel et de ce qu’il nomme le «  génie  » entendu comme ce qui constitue «  la particularité de l’homme en tant qu’elle décide, dans toutes les situations et conditions où il se trouve, de son agir et de son destin  »25. Dans le sentiment de soi ensuite, l’âme ressentante se réapproprie pour ainsi dire ce qu’au premier degré de son développement elle avait dans un autre que soi, en insistant toutefois sur le fait que cette saisie de soi, se faisant encore toujours sur le mode du sentir, ne s’accomplit que «  dans le sentiment particulier  »26. C’est ici que Hegel engage une analyse de ce qu’il intitule «  le dérangement de l’esprit  » (Verrücktheit), c’est-à-dire de la folie, pour autant qu’elle résulte d’un blocage de l’esprit «  dans une particularité de son sentiment de soi qu’il ne peut élaborer en idéalité et surmonter  »27, par où – on le notera – on retrouve sa conception générale de la maladie comme fixation et universalisation indues d’une particularité de l’individu qui prend le pouvoir en lui et le déséquilibre en lui-même et dans son rapport au monde, que ce soit au plan organique ou, comme ici, au plan psychique. Un des points les plus intéressants de cette conception de la folie est sans conteste le fait qu’elle n’est nullement appréhendée comme une simple «  perte abstraite de la raison  »28, mais bien comme une «  contradiction dans la raison encore présente  », contradiction qui résulte du fait que s’y affirme d’une part l’universalité rationnelle, mais en s’inféodant d’autre part erronément à un élément particulier qu’elle ne parvient pas à idéaliser et fluidifier, mais qui se fige absolument en elle à l’encontre de son véritable usage où chaque contenu particulier est objectivement intégré à sa place dans la totalité qu’elle est appelée à former. Et telle est en fait, juge Hegel, la difficulté à laquelle se trouve confronté le sujet humain dans son caractère double, qui a à établir le juste rapport entre son caractère rationnel, universel et libre, et «  le Soi naturel du sentiment de soi  »29, tous deux parts constituantes de sa réalité. Ainsi conçue, la folie se trouve donc incluse dans l’aventure de la raison en l’homme   Encyclopédie, § 405, GW 20, p. 403/Enc. 3, p. 202.   Encyclopédie, Addition du § 405, W 10, p. 131/Enc. 3, p. 470. 26   Encyclopédie, § 407, GW 20, p. 412/Enc. 3, p. 211. 27   Encyclopédie, § 408, GW 20, p. 412/Enc. 3, p. 211. 28   Encyclopédie, § 408, GW 20, p. 414/Enc. 3, p. 213. 29   Ibid., GW 20, p. 412/Enc. 3, p. 211. 24 25



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au titre de «  la ­contradiction de sa subjectivité libre pour elle-même et d’une particularité qui n’y devient pas idéelle et demeure fixe dans le sentiment de soi  », contradiction dans laquelle «  il est susceptible de tomber et de se délabrer (verfallen)  ». Bref, le dérangement mental en quoi consiste la folie ne doit pas être compris comme un accident regrettable survenant du dehors à la raison, elle appartient structurellement à celle-ci comme une possibilité inscrite dans son devenir, possibilité qu’elle a à surmonter, mais qu’elle ne surmonte pas toujours en fait. L’habitude enfin, dernier degré de l’âme ressentante30, est ce dans quoi celle-ci parvient à dégager son idéalité intrinsèque des sensations particulières dans lesquelles elle est tout d’abord enfouie au risque de s’y perdre, comme c’est par excellence le cas dans le dérangement mental, et à imposer sa maîtrise sur elles par le biais de la répétition et de l’exercice, de sorte qu’elle est en elles auprès de soi et en fait, selon le jeu de mots de Hegel, «  son habitation  »31 dans laquelle elle se meut avec liberté. Malgré toute l’importance que lui accorde Hegel – elle «  est, comme la mémoire, un point cardinal dans l’organisation de l’esprit  »32 dont elle embrasse toutes les activités, jusqu’aux plus élevées, comme l’activité de penser – l’habitude, ainsi brièvement évoquée, est toutefois loin de pleinement réaliser l’universalité de l’esprit inhérente à l’âme, car l’idéalité qui s’y trouve dégagée et posée pour soi demeure celle de la corporéité s’exerçant sans conscience – indifféremment et mécaniquement – à même celle-ci, c’est-à-dire une idéalité donnée, qui est comme telle encore de l’ordre de la nature, non plus bien sûr de la nature dans sa simple immédiateté, mais comme nature seconde dont Hegel introduit ici le concept, soit une nature «  posée par l’âme  » en conséquence de la formation par celle-ci de la corporéité particulière. On retrouvera cette notion de nature seconde au cœur de l’esprit objectif. Ici, elle désigne la corporéité éduquée et formée, assujettie et appropriée par l’âme  ; elle conduit comme telle au moment de l’âme effective qui clôture la dialectique de l’anthropologie après ceux de l’âme naturelle et de l’âme qui ressent. L’âme effective est en effet celle qui a fait de sa corporéité qu’elle a complètement façonnée son propre signe dans lequel elle s’extériorise  : «  elle a à même sa corporéité sa libre figure dans laquelle elle se sent et se donne à sentir [et] qui a, en tant que l’œuvre d’art de l’âme, une expression   Elle est abordée dans les §§ 409 et 410.   Encyclopédie, Addition du § 410, W 10, p. 188/Enc. 3, p. 510. 32   Encyclopédie, § 410, GW 20, p. 416/Enc. 3, p. 215. 30 31

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pathognomonique et physiognomonique humaine  »33. Hegel parle à ce propos de l’ «  empreinte spirituelle  »34 du corps humain qui le différencie au plus haut point du corps des animaux, fût-ce de ceux qui lui sont corporellement le plus proche, et évoque dans ce contexte différents traits comme la station verticale de l’homme, la flexibilité de sa main – «  cet instrument des instruments  »35 –, ou encore l’expressivité de son visage etc. C’est toutefois dans l’assomption du langage, annonce-t-il, plus qu’à tout autre niveau, que cette incorporation de l’esprit se fera la plus accomplie, même si, concède-t-il, le langage, comme toute autre expression d’ordre corporel de l’esprit, «  est exposé au destin de servir aussi bien à la dissimulation qu’à la révélation des pensées humaines  »36. Aussi est-ce finalement dans son agir, au sein de «  ses actions  », que l’esprit se manifeste le plus adéquatement. Nous reviendrons sur cette problématique qui recoupe de la façon la plus étroite la question de l’effectivité de l’esprit qui est au centre de notre préoccupation. Mais avant cela, il convient de faire un rapide bilan de notre examen de l’anthropologie. Au point de départ de son développement propre en tant qu’esprit, l’esprit se présente comme âme, c’est-à-dire comme «  esprit-nature  », soudé via son corps auquel il est étroitement uni à la nature dont les rythmes et les déterminations retentissent en lui, qu’il éprouve et sent audedans de lui-même. Mais il ne saurait être toutefois question d’une pure et simple naturalisation de l’esprit  : d’emblée, en dépit de tout ce qu’il y a de naturalité au sein de l’âme, se trouve creusé entre elle et la nature l’écart de l’idéalité propre à l’esprit, qui fait que l’âme se présente directement comme ce dans quoi l’extériorité de la nature est reprise en étant unifiée, c’est-à-dire niée et transformée en matériau de toute la future détermination de l’esprit  : la nature est dans l’esprit d’emblée une nature sentie dans laquelle en même temps l’esprit se sent lui-même, de sorte qu’il se l’est originairement appropriée et a posé sur elle son empreinte qui la rend susceptible de revêtir des significations spirituelles. Certes, cette empreinte est au départ faible et ténue, le sentiment de soi auquel accède l’esprit comme âme se trouve, comme on l’a vu, enfoui dans ses sensations particulières, et ce jusqu’au risque de s’y perdre dans le dérangement mental, là où l’esprit ne parvient pas à unir ­harmonieusement sa requête d’universalité et la particularité de son sentiment de soi. En ce   Encyclopédie, § 411, GW 20, p. 419/Enc. 3, p. 218.   Encyclopédie, Addition du § 411, W 10, p. 193/Enc. 3, p. 514. 35   Ibid., W 10, p. 194/Enc. 3, p. 515. 36   Ibid., W 10, p. 197/Enc. 3, p. 517. 33 34



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sens, la tâche de l’esprit subjectif, le sens de sa dialectique, sera d’approfondir et d’intensifier l’idéalisation de la nature qui s’est amorcée au terme du développement de l’âme dans l’habitude. La question qui, dans ce contexte, doit être posée – et elle est décisive – est celle de savoir ce que signifie exactement cette spiritualisation de la nature menée par l’esprit. Il ne saurait être en tout cas question d’une suppression purement négative de celle-ci, ce que met particulièrement en relief l’addition du paragraphe 410 à propos de la relation de l’âme avec sa corporéité propre  : il y a entre elles une «  connexion nécessaire  »37, affirme Hegel  ; mon corps ne m’est rien d’étranger, comme le pense un spiritualisme creux, «  il appartient bien plutôt à mon Idée, il est l’être-là immédiat, extérieur, de mon concept  »38. Aussi faut-il plutôt parler d’une formation ou d’un façonnement de la nature par l’esprit dont l’objectif est de la rendre propre à l’extériorisation et l’expression de celui-ci. Mais la question que nous soulevions à l’instant se repose alors à propos de cette activité formatrice  : comment la concevoir et, surtout, jusqu’où va-t-elle  ? Si elle va jusqu’à purement et simplement réduire et conformer la nature à l’esprit, supprimant du même coup totalement l’altérité caractéristique de la nature, elle équivaut alors, ayant réduit l’esprit à lui-même, c’est-à-dire à son identité à soi simple, à la suppression purement négative de la nature ci-dessus dénoncée et compromet du même coup l’effectivité de l’esprit dont on sait qu’elle requiert une altérité forte. Comment Hegel envisage-t-il cette question  ? Tentons tout d’abord de brièvement examiner la tournure qu’il lui donne dans la dialectique de l’esprit subjectif. Faisant suite à l’anthropologie, prennent place, à titre de deuxième et troisième moments de l’esprit subjectif, la phénoménologie de l’esprit et la psychologie. La phénoménologie de l’esprit tout d’abord – dite parfois «  petite  » phénoménologie – reprend de façon condensée les trois premiers moments de la Phénoménologie de l’esprit de 1807, conscience, conscience de soi et raison (envisagés cette fois du point de vue, propre à l’Encyclopédie, du développement interne de l’Idée). Elle consiste globalement dans l’examen de ce moment de l’esprit subjectif où celui-ci se sépare du contenu naturel particulier avec lequel il était substantiellement un en tant qu’âme, le pose vis-à-vis de soi comme son ob-jet et, dans ce retrait ou cette négativité par laquelle il se rapporte à soi, se pose du même coup comme Moi, être-pour-soi se réfléchissant dans son universalité exclusive de toute particularité, c’est-à-dire comme ­   Ibid., Addition du § 410, W 10, p. 189/Enc. 3, p. 512.   Ibid., W 10, p. 189/Enc. 3, p. 511.

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conscience. Et l’on comprend dès lors pourquoi on a ici affaire à une phénoménologie de l’esprit  : ce qui se passe en effet dans la séparation opérée par l’esprit comme conscience, c’est que l’esprit s’apparaît à luimême (car, comme Hegel le soutient depuis le début de sa carrière scientifique, «  apparaître et se scinder, c’est tout un  »39), plus précisément qu’il s’apparaît là où, moyennant la distance creusée par rapport au contenu particulier, celui-ci lui apparaît de même en tant qu’objet, de sorte que les opposés ici en présence – sujet et objet – s’avèrent étroitement solidaires, pris au sein d’un apparaître commun et simultané qui est le fait de la conscience  : celle-ci «  est en soi l’identité dans l’être-autre  », «  l’un des côtés du rapport et le tout du rapport  », en cela analogue à «  la lumière qui manifeste elle-même et encore autre chose  »40, en quoi s’avère son caractère dialectique et spirituel. Mais ceci, cette solidarité des opposés, la conscience l’est tout d’abord seulement pour nous, pas pour elle-même qui n’est conscience que de leur différence, c’est-à-dire conscience seulement subjective, dont l’universalité est formelle et vide, et qui n’est dès lors que «  certitude de soi-même  »41, non encore conscience vraie, dotée d’un savoir autre que simplement phénoménal pour lequel l’objet se produit comme «  un au-delà par rapport à lui et [comme] quelque chose d’obscur  »42. On comprend dans ces conditions que Hegel puisse voir dans la conscience ainsi comprise le point de vue adopté par les philosophies de Kant et de Fichte, point de vue qu’il ne cesse de critiquer pour autant que, s’enfermant dans la subjectivité, il s’avère, de par son abstraction constitutive, incapable de toute «  différence effective  »43, c’est-à-dire de se surmonter et d’atteindre le réel en vérité, l’objet dans son objectivité vraie par-delà sa simple phénoménalité. Certes, le point de vue adopté par ces philosophies est celui de l’opposition sujet-objet qu’elles présupposent absolument  ; mais cette opposition étant dès lors strictement subjective et phénoménale, «  à l’intérieur de la conscience  »44, elle ne constitue aucune différence effective dont il ne saurait être question que là où la conscience s’est affranchie de sa subjectivité unilatérale. Le développement de la phénoménologie de l’esprit à travers les différentes étapes que nous avons énumérées sera dès lors, moyennant la prise de conscience progressive de son essence   GW 4, p. 71/Premières publications, p. 147.   Encyclopédie, § 413, GW 20, p. 422/Enc. 3, p. 221. 41   Ibid., GW 20, p. 421/Enc. 3, p. 221. 42   Ibid., § 414, GW 20, p. 422/Enc. 3, p. 222. 43   Ibid., Addition du § 413, W 10, p. 200/Enc. 3, p. 520. 44   Encyclopédie, § 415, GW 20, p. 423/Enc. 3, p. 223. 39 40



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dialectique, de passer de la certitude simplement subjective, qui forme son point de départ, à une certitude authentiquement objective, synonyme de vérité. Cet accomplissement du parcours phénoménologique, c’est celui auquel la conscience parvient en se faisant raison, définie comme «  unité de la conscience et de la conscience de soi  », soit les deux premiers moments de ce parcours, unité dans laquelle «  l’esprit intuitionne le contenu de l’objet comme lui-même et lui-même comme déterminé en et pour soi  »45, ou plus simplement comme «  l’identité simple de la subjectivité du concept et de son objectivité et universalité  »46, définition qui converge entièrement avec celle qu’en donnait la Phénoménologie de l’esprit de 1807 où elle était caractérisée comme «  certaine d’elle-même comme de la réalité, ou de ce que toute effectivité n’est rien d’autre qu’elle  »47. Ainsi configurée en tant que raison, la conscience donne lieu à l’esprit proprement dit, à l’esprit «  en tant que tel  »48, objet de la troisième et dernière section de l’esprit subjectif, la psychologie. La psychologie envisage donc l’esprit subjectif en tant que raison, c’est-à-dire tel que soutenu par l’assurance que l’objet qui lui fait face ne lui est rien d’étranger, rien de clos sur soi et d’opaque en quoi il se perdrait, mais est au contraire de même nature que lui, de sorte qu’il a à s’y retrouver et à s’y faire absolue certitude de soi. Dit autrement, l’esprit tel qu’il émerge ici des niveaux antérieurs de l’âme et de la conscience est savoir de la vérité – «  vérité qui se sait  »49 dans l’identité du subjectif et de l’objectif, du concept et de la réalité, de la forme et du contenu – et, par là même, esprit libre, principiellement affranchi de toute espèce d’opposition qui viendrait le borner du dehors. Maintenant, ceci, l’esprit ne fait tout d’abord que l’être sans l’être pour soi, sans être savoir du rationnel qu’il est en soi. Il lui faut donc se réaliser, devenir activement ce qu’il est en se rendant effectivement égal à son concept. Tel est ce que Hegel caractérise comme le «  développement  » (Entwicklung)50 de l’esprit, processus qu’il faut concevoir comme strictement immanent, n’engageant aucune rupture avec son concept, mais qui n’est «  que le passage formel dans la manifestation et, en cela, retour en soi  »51. Ce point mérite qu’on   Ibid., § 417, GW 20, p. 424/Enc. 3, p. 223.   Ibid., § 438, GW 20, p. 433/Enc. 3, p. 233. 47   Voir ci-dessus, p. 29. 48   Encyclopédie, Addition du § 387, W 10, p. 40/Enc. 3, p. 402. 49   Ibid., Addition du § 440, W 10, p. 231/Enc. 3, p. 538. 50   Ibid., § 442, GW 20, p. 436/Enc. 3, p. 236. 51   Ibid., GW 20, p. 436/Enc. 3, pp. 236-237. Au niveau logique, le développement constitue le mode de progression du concept en tant que tel, traité dans la logique 45 46

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s’y arrête, car il nous met en présence d’un trait central de l’esprit qui n’est autre que son effectivité intrinsèque52. Il signifie en effet que l’esprit est en soi et donc immédiatement extériorisation et manifestation de soi, c’est-à-dire production de soi, de sorte qu’il est en celle-ci, qui le sort de lui-même et le différencie en l’ob-jectivant, «  retour en soi  », ou encore qu’il est à lui-même son propre but, visée de soi et le chemin pour y parvenir, celui-ci constituant une progression dès lors parfaitement unifiée et intégrée. Bref, son développement n’est pour l’esprit rien qui viendrait s’ajouter extérieurement à lui, mais ce qu’il est au contraire en lui-même  : en soi développement de soi, sans rien qui y préexiste. Ainsi entendu, le développement de l’esprit, tel qu’il se présente au niveau de l’esprit subjectif et dont l’enjeu est donc de réaliser cet esprit comme raison, comme libre unité du subjectif et de l’objectif, va emprunter un double chemin  : celui, d’une part, de l’esprit théorique dont l’enjeu est de montrer dans l’étant, tout d’abord apparemment donné au sein de l’intuition comme quelque chose d’étranger à l’intelligence, le produit de celle-ci, ce qui obtient sa véritable teneur et signification par l’action de l’intelligence sur lui qui le transforme via l’imagination et la représentation en langage et pensée, pensée d’entendement tout d’abord, puis pensée proprement rationnelle  ; le cheminement de l’esprit pratique, d’autre part, qui suit un trajet inverse  : il part du subjectif, des «  buts et intérêts  »53 du sujet qui, par l’action de sa volonté en tant qu’intelligence voulante, en fait quelque chose d’objectif qui s’inscrit dans l’effectivité et en quoi il est auprès de soi, volonté libre. «  Les deux manières d’être de l’esprit sont des formes de la raison, observe Hegel  ; car, aussi bien dans l’esprit théorique que dans l’esprit pratique – quoique par des voies différentes – est produit ce en quoi consiste la raison  : une unité du subjectif et de l’objectif  ». Maintenant cette réalisation de l’esprit comme raison, c’est-à-dire comme esprit libre, n’est encore ici advenue que dans la sphère de l’esprit subjectif, soit, comme on l’a vu, l’esprit dans sa relation à soi, qui ne développe son idéalité fondamentale qu’à l’intérieur de lui-même sans véritablement l’extérioriser  ; elle demeure par conséquent à ce titre encore abstraite et formelle. Certes, l’esprit subjectif s’est à terme avéré intrinsèquement effectif, dans l’extériorité de l’être auprès de soi tant comme intelligence que comme volonté, mais d’une effectivité s­ ubjective ou logique du concept (voir sur ce point le paragraphe 161 de l’Encyclopédie avec son addition, GW 20, p. 177 et W 8, pp. 308-309/Enc. 1, pp. 407 et 591-592). 52   Rappelons ici la thèse proclamée par la Préface de la Phénoménologie de l’esprit, selon laquelle  : «  Seul le spirituel est l’effectif  » (GW 9, p. 22/PhE, p. 73). 53   Encyclopédie, Addition du § 443, W 10, p. 237/Enc. 3, p. 541.



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qui, pour être simplement en lui-même, dans la forme de la subjectivité, doit encore se réaliser, se rendre elle-même effective et s’objectiver par la constitution d’un monde dans lequel la liberté de l’esprit trouve à s’exprimer  ; telle est la sphère de l’esprit objectif. C’est en celle-ci que nous allons retrouver, au sein même du développement de l’esprit, la présence de la nature  : pas d’effectivité de l’esprit sans intervention de cette dernière. Comment et sous quelle forme  ? C’est ce qu’il nous faut à présent examiner. 2)  Le retour de la nature dans l’esprit objectif La théorie de l’esprit objectif est, avec la logique, la seule partie du système qui ait fait l’objet en 1820 d’une publication séparée sous le titre de Principes de la philosophie du droit, qui développe et étoffe l’exposé succinct qu’en donne l’Encyclopédie (surtout dans sa première édition de 1817, seule publiée à ce moment). C’est dire l’importance que Hegel accorde à cette partie de son système. On a là affaire à la sphère de l’éthico-politique au sens le plus large, incluant le droit proprement dit (le droit au sens juridique qualifié de droit abstrait), la moralité (Moralität), dite parfois moralité subjective qui envisage le rapport du sujet moral aux normes universelles régissant son action, et ce que Hegel nomme enfin éthicité ou vie éthique (Sittlichkeit), soit le système des institutions comprenant la famille, la société civile et l’Etat. On a clairement là, entièrement conçu et systématisé, ce qui forme depuis le début de son itinéraire la préoccupation centrale de la pensée hégélienne dans son refus décidé de l’abstraction et de tout repli subjectiviste et/ou privé de la pensée sur elle-même, sur son intériorité, ce que nous avons nommé son souci d’efficience, c’est-à-dire d’une pensée ouverte à l’être, agissant sur le réel et le transformant en vue de répondre au besoin de liberté qui anime fondamentalement l’homme. Mais on se demandera en même temps si le Hegel de la maturité est demeuré fidèle à l’inspiration de jeunesse. C’est que le souci réaliste et pratique d’efficience, au sens qui vient d’être rappelé, se trouve à présent repris et articulé dans un système philosophique idéaliste de la raison, lequel s’est précisé au mitan des années d’Iéna en un système de l’esprit concevant le vrai comme sujet  : n’a-t-on pas là un retour au subjectivisme de la tradition cartésienne moderne, où la pensée se boucle finalement sur elle-même et sombre dans l’abstraction en une résorption de l’être et de l’extériorité confinant à son ignorance et son oubli? Beaucoup, à partir d’horizons fort ­différents,

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l’ont pensé, qu’il s’agisse déjà du vieux Schelling54, de Marx55, de Heidegger56 ou, plus près de nous, de Habermas57 et de Honneth58 qui privilégient explicitement le jeune Hegel, à l’instar de tout un courant de l’interprétation française inspiré par l’existentialisme. A ceci nous répondrons tout d’abord qu’il s’agit de bien comprendre le sujet hégélien qui n’a rien d’une subjectivité substantifiée, d’une res cogitans retranchée sur elle-même et rigidement opposée à l’objectivité, mais qui consiste essentiellement dans un acte, l’acte de s’effectuer et, ce faisant, de précisément s’ob-jectiver, c’est-à-dire de se transcender, de s’op-poser à soi-même et de se faire l’autre de soi-même, dans la mesure où cette sortie hors de soi constitue un moment crucial de la réflexivité constitutive du sujet. Mais la question aussitôt rebondit car si cette objectivation s’intègre dans un mouvement global de réflexion, c’est-à-dire de retour à soi, son caractère négatif et critique ne s’en trouve-t-il pas aussitôt aboli et pacifié au bénéfice d’une identité à soi finalement triomphante? Ce qui, au niveau politique, se traduit dans la dénonciation du conservatisme du vieux Hegel, légitimant et bénissant l’état de fait sous prétexte de sa rationalité intrinsèque et dès lors affublé de la qualification peu flatteuse de «  philosophe de l’Etat prussien  »59, sinon d’ennemi de la société ouverte60. Mais est-ce bien là la figure de la rationalité dialectique que promeut Hegel  ? Toute la question sur laquelle nous aurons à revenir est celle du rapport qu’entretiennent en celle-ci retour à soi réflexif et 54   Voir en particulier sa Contribution à l’histoire de la philosophie moderne  : Zur Geschichte der neueren Philosophie (Münchener Vorlesung), tome 5 des Schellings Werke, op. cit., pp. 71 sqq./tr. J.-F. Marquet, Paris, P.U.F., 1983, pp. 144-182. 55   Voir les nombreux textes de Marx – de la Critique du droit politique hégélien de 1843 au Capital – où il accuse la dialectique hégélienne de mystification idéaliste soumettant l’entièreté du réel – en particulier les intérêts et les luttes qui animent l’histoire – à l’abstraction de l’Idée absolue. 56  Voir par exemple la conférence Hegel und die Griechen, in M. Heidegger, Gesamtausgabe Bd. 9, Frankfurt am Main, V. Klostermann, 1976, pp. 427 sqq./Hegel et les Grecs, tr. J. Beaufret et D. Janicaud, Questions II, Paris, Gallimard, 1968, pp. 41 sqq., qui situe explicitement Hegel dans la descendance du cogito cartésien. 57   Der philosophische Diskurs der Moderne  : Zwölf Vorlesungen, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1985, pp. 34-58/Le discours philosophique de la modernité. Douze conférences, tr. C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, pp. 27-60, qui observe que, finalement, «  Hegel ne pouvait critiquer la subjectivité qu’en restant dans le cadre d’une philosophie du sujet  » (tr. française, p. 50). 58   Kampf um Anerkennung, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1992/La lutte pour la reconnaissance, tr. P. Rusch, Paris, Cerf, 2008. 59   R. Haym, Hegel et son temps, op. cit., pp. 421 sqq. 60   K. Popper, The Open Society and its Enemies, 2 vol., London, Routledge, 1945/ La société ouverte et ses ennemis, tr. J. Bernard et Ph. Monod, Paris, Seuil, 1979 (la critique de Hegel figure dans le deuxième volume).



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o­ pposition à soi, soit la question de la philosophie en tant que réflexion de ce qui est, c’est-à-dire que pensée de son temps. Mais nous n’en sommes pas encore là. Il nous faut pour l’instant nous concentrer sur ce moment d’ob-jection à soi de l’esprit que constitue l’esprit objectif. C’est en lui que nous retrouvons la notion de nature. Considérons en effet tout d’abord cette sphère de l’esprit objectif dans son ensemble  ; Hegel la caractérise comme l’esprit «  dans la forme de la réalité comme d’un monde à produire et produit par lui, dans lequel la liberté est en tant que nécessité présente  »61. Plusieurs points sont à relever dans cette formulation. Premièrement, l’esprit objectif est l’esprit «  dans la forme de la réalité  », c’est-à-dire que, contrairement à ce qui se passait avec l’esprit subjectif où il demeurait à l’intérieur de soi, se développant au sein de sa stricte relation à soi, l’esprit ici sort de soi, de son idéalité subjective initiale et passe dans son autre en se donnant la forme de la réalité  ; en quoi la sphère de l’esprit objectif est celle de son aliénation au sens de son devenir autre et extérieur à soi. Ensuite, cette réalité est celle d’un monde produit par l’esprit  ; c’est ici que nous revient, au sein même de l’esprit, la nature dont s’était progressivement dégagé l’esprit subjectif, mais non plus dans sa naturalité première, antérieure à l’émergence de l’esprit, mais en tant que produite et façonnée par celui-ci de telle sorte qu’elle forme désormais un monde ou ce que Hegel va nommer, en reprenant le terme à Aristote, une «  seconde nature  »  : la réalité de l’esprit est donc celle qu’il se donne en intégrant à soi cet autre que soi qu’est la nature afin de pouvoir s’ob-jectiver en elle. Enfin, dans ce monde que l’esprit se donne en le produisant, sa liberté existe en tant que nécessité présente, c’est-à-dire de telle manière qu’il y est pour soi, rapport à soi, mais dans un être-là – une objectivité – qui, comme tel, s’impose à lui comme quelque chose d’extérieur et de donné. Il s’agit tout d’abord, au niveau du droit abstrait, de la chose appropriée, c’est-à-dire de l’étant naturel devenu propriété d’un sujet qui en dispose selon des normes définies et reconnues en tant que personne au sens juridique, propriété dans laquelle sa volonté libre trouve une première objectivation encore toute formelle  : «  Avoir une propriété apparaît comme un moyen eu égard au besoin, dans la mesure où on situe 61   Encyclopédie, § 385, GW 20, p. 383/Enc. 3, p. 180. Voir aussi le § 4 des Principes de la philosophie du droit (PPD), GW 14, 1, p. 31/tr. J.-F. Kervégan, p. 151, où apparaît le thème de la «  seconde nature  » considéré par Kervégan comme «  une des clés de la compréhension de la doctrine de l’esprit objectif  » (p. 151 de sa traduction, note 3). On pourra sur ce dernier point consulter l’étude de F. Ranchio, Dimensionen der zweiten Natur. Hegels praktische Philosophie, Hamburg, F. Meiner (Hegel-Studien Beiheft 64), 2016.

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celui-ci en premier  ; mais la position véritable [de la question] est que, du point de vue de la liberté, la propriété est, en tant que premier être-là de celle-ci, une fin essentielle pour soi  »62. Au niveau de la moralité ensuite, c’est dans le sujet en tant que sujet moral (ou conscience morale) que la volonté libre trouve à s’objectiver, non pas toutefois le sujet retranché sur sa subjectivité dont la prétention subjectiviste à faire la loi et à se poser en absolu est durement critiquée par Hegel63, mais tel que, dans l’extériorité de son agir en quoi consiste sa seule réalité effective – «  Ce qu’est le sujet, c’est la série de ses actions  »64 –, il est structurellement en rapport avec les normes universelles objectives qui régissent son monde et sa relation aux autres, et leur confère une existence authentiquement rationnelle par la libre reconnaissance dont elles font l’objet de sa part au lieu de s’imposer abstraitement à lui65. Le dernier niveau d’objectivation de la volonté libre au sein de la sphère de l’esprit objectif, niveau qui correspond à la pleine réalité de celui-ci par rapport à laquelle ses niveaux antérieurs ne constituent que des moments abstraits qui ne prennent sens et consistance qu’en lui, est celui de la vie éthique qui unifie l’universalité objective des normes et la singularité propre au sujet agissant dans le système d’institutions – famille, société civile et Etat – qu’elle met en place. Nous avons ici affaire à «  la liberté consciente de soi devenue nature  »66. Il convient pour notre propos de quelque peu creuser cette naturalité de la vie éthique. Comme annoncé, il s’agit d’une naturalité seconde, façonnée par l’esprit de manière à ce qu’il puisse s’objectiver en elle en tant qu’esprit. Concrètement sont visées les mœurs ou coutumes (Sitten) d’un peuple67,   PPD, § 45, GW 14,1, p. 57/ p. 193.   Voir en particulier la longue remarque critique du paragraphe 140 des Principes de la philosophie du droit (GW 14,1, pp. 123 sqq./PPD, pp. 295 sqq.). Cette critique fait écho à celle que l’on observait dans la Phénoménologie de l’esprit à propos de ce qui y était appelé la «  vision morale du monde  » (voir ci-dessus, pp. 63 sq.). 64   PPD, § 124, GW 14,1, p. 110/p. 276. 65   Comme on le sait, pour Hegel, ce «  droit de la particularité du sujet à se trouver satisfaite ou, ce qui est la même chose, le droit de la liberté subjective constitue le point d’inflexion et le point central de la différence entre l’Antiquité et l’époque moderne  » (PPD, § 124, GW 14, 1, p. 110/p. 276). 66   Encyclopédie, § 513, GW 20, p. 495/Enc. 3, p. 299, caractérisation à laquelle correspond celle que donne le paragraphe 142 des Principes de la philosophie du droit qui définit la vie éthique comme «  le concept de la liberté devenu monde présent-là et nature de la conscience de soi  » (GW 14, 1, p. 137/PPD, p. 315). 67   Le lien entre les termes Sitte et Sittlichkeit saute aux yeux. Il est difficile de le rendre en français, sauf à traduire Sittlichkeit par «  moralité  », mais au risque d’alors induire une confusion avec la Moralität qui nomme le deuxième moment de l’esprit objectif, celui de la conscience morale. Afin de contourner ce risque, on a parfois rendu M ­ oralität par 62 63



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dans lesquelles les normes qui le gouvernent, ses lois et ses institutions qui forment la substance des individus – ce que Hegel nomme «  l’élément éthique objectif  »68 – sont intériorisées et vécues par eux à titre d’habitudes imprégnant leur agir régulier  : «  dans l’identité simple avec l’effectivité des individus, l’élément éthique, en tant que mode universel de ceux-ci, apparaît comme coutume éthique, – l’habitude de celui-ci comme seconde nature  »69. Ainsi brièvement caractérisée, la coutume éthique constitue la base de la vie éthique dans l’unité qui la définit entre l’objectivité des normes, qui s’imposent aux individus en formant la texture de leur vie, et la subjectivité de ces derniers dont elles reçoivent en retour la conscience et la mise en oeuvre qui les rendent effectives et vivantes, unité qui se vérifie aux différents niveaux de la vie éthique, famille, société civile et Etat, selon des modalités chaque fois spécifiques et toujours plus accomplies. Toutefois cette unité, si remarquable soitelle, en particulier dans le chef de l’Etat moderne postrévolutionnaire que Hegel s’attache à concevoir comme l’effectuation accomplie du divin sur terre70, demeurera toujours affectée d’un manque, traversée qu’elle est par un hiatus qu’elle ne parvient pas à combler  : étant celle qui se réalise sur le terrain de l’esprit objectif, elle est irrémédiablement marquée par une prépondérance (et donc une unilatéralité subséquente) de l’objectivité, à savoir celle des normes et institutions qui, comme on vient de le dire, s’imposent à la conscience subjective comme quelque chose de donné qu’elle présuppose, comme une «  puissance  » strictement nécessaire, bref comme une «  nature  »71. Certes, c’est bien de son essence qu’il s’agit, dans laquelle cette conscience obtient sa spiritualité vraie et qui doit être reconnue et voulue par elle afin d’être effective, mais son essence comme ce qui lui est encore extérieur, lui apparaissant comme ce qu’elle n’a pas elle-même produit et dont les déterminations forment «  moralité subjective  » et Sittlichkeit par «  moralité objective  ». La traduction de Sittlichkeit par «  vie éthique  » ou «  éthicité  » s’est toutefois largement imposée  ; elle peut se réclamer du terme «  ethos  » d’origine grecque et qui, d’après le Larousse, désigne en français  : l’ «  ensemble des caractères communs à un groupe d’individus appartenant à une même société  ». Afin de rendre toutefois sensible le lien de Sitte avec Sittlichkeit, nous suivrons l’exemple de J.-F. Kervégan qui traduit Sitte par «  coutume éthique  ». 68   PPD, § 144, GW 14, 1, p. 137/p. 315. 69   Ibid., § 151, GW 14, 1, p. 141/p. 322. 70   «  L’Etat est volonté divine en tant qu’esprit présent, se déployant en figure effective présente et organisation d’un monde  » (PPD, § 270, GW 14, 1, p. 214/p. 443). 71   C’est dans ce sens qu’à la suite de D. Henrich, J.-F. Kervégan qualifie la doctrine hégélienne du droit d’institutionnalisme fort (voir sa Présentation, sous le titre de «  L’institution de la liberté  », à sa traduction des Principes de la philosophie du droit, op. cit., p. 69).

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un «  cercle de la nécessité  »72 au sein duquel prend place son mouvement. C’est dans la famille que cette naturalité de l’éthique est la plus prégnante  : nous avons avec elle affaire à «  l’esprit éthique immédiat ou naturel  »73, qui repose sur une unité du sentiment, celle – fusionnelle et organique – de l’amour. Certes, cette unité, qui correspond déjà à une spiritualisation du rapport des sexes, point de départ proprement naturel de l’amour, est rendue éthique par son institutionnalisation au sein du mariage. Celui-ci ne saurait être toutefois réduit au gré de Hegel, qui s’oppose sur ce point explicitement à Kant74, à sa dimension juridique et contractuelle  ; il contient un élément de «  vitalité naturelle  »75 qui ne saurait être évacué. Avec la famille, on a affaire à une éthicité de type substantiel, dans laquelle l’individu renonce à sa personnalité particulière pour «  constituer une seule personne  »76 avec son conjoint  ; aussi bien parle-t-on de membres d’une famille et non de personnes pour désigner ceux qui appartiennent à la communauté familiale. La société civile présente pour sa part un schéma exactement inverse de celui-ci  ; son point de départ est celui d’une multiplicité de personnes privées poursuivant chacune son intérêt particulier  : «  La personne concrète, qui comme particulière est fin pour soi, en tant qu’elle est une totalité de besoins et un mélange de nécessité naturelle et d’arbitre (Willkühr), est le premier principe de la société civile  »77. Le point de départ de la société civile ainsi entendue n’est pas sans rappeler l’état de nature thématisé par les théoriciens modernes du politique78, à ceci près qu’il s’agit chez Hegel de la base de la société civile et non de celle de l’Etat. Il convient de s’arrêter un moment sur la place que la pensée politique de maturité de Hegel, telle qu’elle s’expose dans les Principes de la philosophie du droit, réserve à ce qu’elle nomme la société civile, car on y observe de façon insigne l’évolution et les transformations que la pensée hégélienne a connues depuis son commencement. Cette pensée s’est d’emblée fait connaître comme une pensée du politique, visant l’accomplissement de l’homme et de sa liberté sur terre, c’est-à-dire un accomplissement effectif à même le monde qui, comme   PPD, § 145, GW 14, 1, p. 137/p. 316.   Ibid., § 157, GW 14, 1, p. 143/PPD, p. 325. 74  Voir ibid., § 75, GW 14, 1, p. 78/PPD, p. 226. 75   Ibid., § 161, GW 14, 1, p. 145/PPD, p. 327. 76   Ibid., § 162, GW 14, 1, p. 145/PPD, p. 328. 77   Ibid., § 182, GW 14, 1, p. 160/PPD, pp. 349-350. 78   Elle «  conserve […] le résidu de l’état de nature en soi  » (PPD, § 200, GW 14, 1, p. 170/p. 366). 72 73



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monde humain, est celui du peuple et de son organisation en Etat79. Ainsi entendue, elle ne pouvait que se heurter à ce qui forme le principe (chrétien) de la modernité, celui du repli sur l’intériorité subjective dont la traduction sur le plan politique est le primat de la vie privée, celle du bourgeois prioritairement soucieux de sa prospérité et de son bonheur particulier. Le problème de Hegel dans ce contexte devenait le suivant  : comment intégrer cette perspective moderne, qui dans son individualisme foncier constitue la négation radicale de toute ethicité véritable, à l’édifice de la vie éthique  ? Car il ne pouvait être question pour le réaliste qu’est Hegel de l’évacuer et de l’ignorer purement et simplement. La solution de ce problème a été le résultat d’un long cheminement. Tant que le modèle politique de Hegel a été celui de la belle totalité harmonieuse de la polis antique, il était difficile d’accorder à la sphère de la vie privée un statut réellement consistant au sein de la vie éthique. Encore au début de la période d’Iéna, où dans l’article de 1802 sur le Droit naturel prend place un premier effort sérieux d’intégration de la vie privée, cela se fait en termes de «  répression absolue  » (absolute Bezwingung)80 de la particularité, dans laquelle séjourne cette vie, par ce que Hegel nomme l’état de la vie éthique absolue, celle héroïque de ceux, guerriers et philosophes, qui sont entièrement voués – jusqu’au sacrifice de leur vie – à la cause du tout que forme le peuple. Le ton est tout autre dans la philosophie politique de la maturité qui met au contraire en relief le rôle positif que joue dans la totalité éthique ce qui s’appelle désormais la société civile, un rôle essentiel de médiation entre la singularité individuelle et l’universel étatique81. Ce qui ne signifie nullement qu’on ait là affaire à un pur et simple alignement de Hegel sur les Modernes qui, moyennant la théorie du contrat social, font de l’individu atomique la source de l’Etat, ce qu’il rejette catégoriquement  ; c’est seulement de la société civile que, comme on l’a noté, l’individu particulier forme le principe, et il ne s’agit en aucune façon de confondre l’Etat avec la société civile82. Mais Hegel, qui entre-temps a fait – durant la période d’Iéna – la découverte de la dialectique au sens strict où elle va g­ ouverner sa pensée de maturité, trouve 79   Voir la première partie de notre recherche consacrée aux années de formation de la pensée hégélienne. 80   GW 4, p. 448/Droit naturel, p. 53. 81   On notera que cette revalorisation de la société civile puise à la même source que celle qui préside à la réhabilitation de la moralité évoquée précédemment, celle d’une réconciliation avec la subjectivité moderne. 82   Voir sur ce point la remarque du paragraphe 258 des PPD, GW 14, 1, pp. 201 sqq./pp. 417 sqq.

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désormais dans la différence elle-même ce qui permet de la surmonter, soit sa négativité comme ce qu’elle développe à partir d’elle-même et qui ne doit plus être projetée sur elle du dehors comme ce qui la réprime absolument. Dans le cas de la société civile, Hegel montre en l’occurrence comment le «  système des besoins  » en quoi elle consiste initialement va se trouver corrigé par une série d’éléments que ce système met lui-même en place et qui permettent de dépasser le simple point de vue de la particularité égoïste, à commencer par le mécanisme de «  la main invisible  » inspiré d’Adam Smith83qui est censé faire inconsciemment converger les intérêts particuliers vers le bien commun. Ce premier élément d’universalisation est complété par la mise en œuvre de l’universalité formelle du droit abstrait, qui trouve à même la société civile son terrain d’effectuation. Enfin, venant garantir et rendre effectifs ces éléments d’universalité, il y a l’action de la «  police  » comme instance de contrôle et de réglementation mise en place par la puissance publique, ainsi que la présence des «  corporations  » à titre de groupes professionnels dont la fonction est d’institutionnaliser et donc de structurer l’activité économique84. Reste que malgré ces différents traits qui vont dans le sens d’une intégration du particulier à l’universel et donc du rôle de médiation conféré à la société civile, celle-ci est structurellement menacée par un risque de déviation que manifeste, symétriquement à l’accroissement de la richesse, l’émergence d’une pauvreté de masse et, en conséquence, d’une «  populace  » (Pöbel)85 hors cadres sociaux qui risque d’ébranler l’ordre éthique et de compromettre la réalisation que doit y trouver la liberté de l’esprit. Dans quelle mesure l’Etat, accomplissement suprême de la vie éthique, permet-il de maîtriser ce risque dont Hegel voit avec lucidité poindre la menace dans la révolution industrielle telle qu’à son époque elle commence à prendre exemplairement son essor en Angleterre  ? «  L’Etat est l’effectivité de l’Idée éthique  »86, ce dans quoi l’esprit comme esprit objectif trouve le lieu de sa pleine réalisation. Il s’agit à ce titre de tout d’abord éviter, comme on l’a déjà relevé, toute confusion 83   Hegel l’évoque clairement au § 183 des PPD, GW 14, 1, p. 160/pp. 350-351. On sait qu’il fut un lecteur attentif et intéressé des grands représentants de l’économie politique naissante (Steuart, Smith, Ricardo etc.). 84   Sur la tâche de la police et des corporations, voir la troisième division de la section que les Principes de la philosophie du droit consacrent à la société civile, §§ 230 à 256. 85   PPD, § 244, GW 14, 1, p. 194/p. 404. «  La populace, observe J.-F. Kervégan, en note de sa traduction, n’est pas à proprement parler une classe sociale (et encore moins un état), puisqu’elle regroupe les ‘exclus’ de la société civile. Elle correspond, dans le vocabulaire de Marx, plus au Lumpenproletariat qu’au prolétariat  ». 86   PPD, § 257, GW 14, 1, p. 201/p. 416.



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entre sa sphère et celle de la société civile  : son principe n’est plus celui, individualiste, de la personne privée (du «  bourgeois  ») dont il s’agit de préserver la vie, l’arbitre et les biens, mais bien celui du «  citoyen  » ordonné à l’universalité de la chose publique, c’est-à-dire qui sait que sa liberté essentielle est exprimée dans la constitution et les structures de l’Etat, lesquelles sont de leur côté animées par sa volonté subjective qui y adhère et y contribue, œuvrant de la sorte à leur concrétisation. Comme tel, l’Etat accomplit l’unité du subjectif et de l’objectif qui n’a cessé de se chercher tout au long de l’esprit objectif, successivement dans le droit abstrait, la moralité et dans la vie éthique elle-même, tour à tour comme famille et comme société civile  : à ces différents niveaux subsistait une unilatéralité, soit de l’élément objectif, soit de l’élément subjectif, qui est surmontée avec l’Etat. Non que celui-ci fige une identité toute faite à laquelle il n’y a plus qu’à se soumettre et obéir  ; il s’agit d’une identité qui est en même temps toujours à faire, appelant l’activité des citoyens afin qu’ils y réalisent leur vouloir profond, ce que Hegel nomme leur «  volonté substantielle  »87, par-delà toute aspiration ou visée simplement individuelle et étroitement subjective. Reste que, comme on l’a signalé dès le départ de cette évocation de l’esprit objectif, l’identité qu’il institue entre le subjectif et l’objectif est une identité qui s’effectue globalement au niveau de l’objectivité, dans laquelle, en d’autres termes, c’est au sein d’un monde existant, comme une nature, que se réalise l’esprit, assurément pas la nature brute, mais une nature seconde, qu’il a travaillée et transformée et où il peut dès lors se reconnaître, mais qui, en tant que nature, reste principiellement quelque chose de substantiel et de donné qui s’impose à lui et où sa liberté lui apparaît comme une nécessité qu’il n’a pas lui-même engendrée, mais qu’il reçoit, même si elle requiert sa contribution active. Bref, même en son suprême accomplissement au sein de l’Etat, l’esprit objectif laisse subsister un écart entre le subjectif et l’objectif, c’est-à-dire entre l’esprit et sa réalisation dans l’autre que lui, ce qui lui vaut d’encore relever, à côté de l’esprit subjectif, de la sphère de «  l’esprit fini  »88. Il y a évidemment là un changement profond par rapport à l’orientation initiale de la pensée hégélienne, tout d’abord entièrement focalisée sur un accomplissement politique de l’absolu, changement qui s’est progressivement amorcé au cours de la période d’Iéna et que nous avons déjà observé dans la Phénoménologie de l’esprit où la sphère de l’Etat et de l’histoire est débordée par celle de la religion et du   PPD, § 258, GW 14, 1, p. 201/p. 417.   Encyclopédie, § 386, GW 20, p. 383/Enc. 3, p. 180.

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savoir absolu (débordement sur lequel nous aurons encore à revenir et à nous interroger). Notre hypothèse est que ce changement coïncide avec la prise en compte et l’intégration des données de l’Etat moderne, désormais parts constituantes de la réalisation de l’Etat et de la vie éthique  : tant que le modèle du politique était celui, naturaliste, de la polis grecque et de sa belle harmonie, il ne pouvait être question d’aucun écart entre le subjectif et l’objectif, sinon pour aussitôt le réprimer, ce qui, plus fondamentalement, reposait sur une conception métaphysique d’un absolu strictement substantiel pour lequel la différence ne peut être que superficielle et périphérique. En revanche, dès que les données individualistes de la modernité, solidaires de sa mise en avant de la subjectivité, se sont trouvées réellement intégrées au développement de la vie éthique à travers les moments de la moralité tout d’abord, puis de la société civile, une brèche s’ouvrait entre le subjectif et l’objectif (entre le sujet individuel et les normes objectives censées régir sa volonté et son action) que même l’Etat n’était plus en mesure de maîtriser et de suturer. Aussi bien n’est-ce plus en lui que l’efficience essentielle de l’absolu en tant qu’esprit allait trouver à se réaliser pleinement, la différence initiée par la modernité étant pour cela trop radicale et consistante. L’Etat, tel est donc l’enseignement de la doctrine de maturité de Hegel en la matière, ne saurait pleinement incarner l’esprit en son agilité et son efficience suprêmes, c’est-à-dire dans la plénitude de sa réflexivité dialectique. Plutôt que de maîtriser celle-ci, il est maîtrisé par elle. C’est ce dont témoigne exemplairement le caractère historique de l’Etat. On connaît la thèse de Hegel selon laquelle il n’y a histoire que là où il y a des Etats, tandis qu’ «  un peuple non formé en Etat (…) n’a proprement aucune histoire  »89. Tout Etat, qui est toujours celui d’un peuple déterminé régi par un esprit déterminé (son Volksgeist), s’inscrit comme tel dans l’histoire. On sait également que pour Hegel l’histoire, à travers ses multiples péripéties et changements, sa violence et les incessantes destructions dont elle est le théâtre, est gouvernée par la raison, qu’il y a de la raison dans l’histoire, celle de l’esprit qui, comme esprit du monde, se développe et progresse à travers la succession historique des peuples singuliers, chacun, parmi ceux qui ont compté et qui ont fait époque en dominant le monde et en le marquant de son empreinte, constituant un moment particulier, comme tel borné, dans la progression de l’acte total de l’esprit, chacun un esprit individuel déterminé. Telle est en effet la finité des Etats qui tient à ce que l’esprit s’y manifeste chaque fois dans un être-là   Encyclopédie, § 549, GW 20, p. 526/Enc. 3, p. 329.

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d­ éterminé avec tout son ancrage naturel extérieur, géographique et climatique, et qui fait que l’esprit ne peut qu’y transiter, non y demeurer  : les Etats ne sont rien d’autre que les instruments d’un esprit qui les déborde et qui, après y avoir séjourné, s’y être exprimé et explicité, s’en affranchit nécessairement selon la justice de ce que Hegel appelle le «  tribunal du monde  »90. Bref, il ne saurait y avoir pour lui, tel que nous le dévoile son système de maturité, d’accomplissement politique et proprement historique de l’esprit. Le peuple, avec ses coutumes, son droit et sa constitution, ne ferme plus la marche de l’esprit en direction de la pleine réalisation de sa liberté, et à l’esprit objectif succède dès lors comme ultime degré de son développement celui supérieur de l’esprit absolu où il se fait tour à tour art, religion et philosophie, selon la triade qui s’annonçait dès la Realphilosophie de 1805/06. C’est cet esprit absolu que nous allons envisager dans la prochaine section de ce chapitre en nous demandant comment s’y accomplit l’efficience de la pensée poursuivie par Hegel depuis le commencement et surtout si, ce faisant, il ne rechute pas finalement, quoi qu’il en ait, dans la clôture de l’abstraction qu’il n’a cessé tout au long de son parcours de vouloir surmonter. Mais avant cela, conformément au point de vue qui guide notre questionnement dans ce chapitre, revenons brièvement pour la préciser à la persistance de la nature au sein de l’esprit objectif et plus particulièrement dans l’histoire. Tout Etat est celui d’un peuple déterminé gouverné par un esprit spécifique et original. Un peuple est à sa base une nation  ; il est comme tel inscrit dans l’espace et le temps, «  à la manière d’une existence naturelle  »91, doté d’un caractère particulier qui forme son contenu et le distingue des autres peuples, faisant de lui une entité singulière, un individu, «  car, rappelle Hegel, la forme de la naturalité est l’extériorité réciproque  »92. Dans cette mesure, chaque peuple, enfermé dans le périmètre de sa déterminité naturelle, est exclusif de tous les autres et se trouve   Ibid., § 548, GW 20, p. 523/Enc. 3, p. 326.   Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte. Bd. I  : Die Vernunft in der Geschichte (désormais cité VG), hrsg. von J. Hoffmeister, Hamburg, Meiner, 1955, p. 187/G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire (désormais cité RH), tr. K. Papaioannou, Paris, 10/18, 2003, p. 216. Nous connaissons les défauts de l’édition Hoffmeister de la philosophie de l’histoire de Hegel, principalement celui d’avoir condensé en seul texte les documents relatifs aux différents cours que le philosophe a donnés à Berlin à cinq reprises sur cette matière entre les semestres d’hiver 1822/23 et 1830/31, suivant en cela l’exemple de l’édition Lasson de 1917.Toutefois, ne nous consacrant en rien à une étude spécifique de la philosophie de l’histoire hégélienne, nous nous sommes cru autorisé d’user de cette édition par ailleurs reconnue comme étant la plus volumineuse et la plus complète. 92   VG, pp. 187-188/RH, p. 217. 90 91

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dans son rapport à ceux-ci dans une situation analogue à l’état de nature93. Cette naturalité de base comprend deux volets94, celui de «  la naturalité subjective  », c’est-à-dire de «  la volonté naturelle du peuple  », de sa «  manière d’être subjective  » (de son caractère et de son comportement), et celui de sa «  naturalité extérieure  », c’est-à-dire du contexte géographique dans lequel il se développe. C’est que chaque peuple est non seulement fils de son temps, mais également «  fils de [son] sol  ». Comme dans le cas de l’esprit subjectif, il y a dans le chef des peuples un enracinement dans la nature, même si celui-ci, qui inclut le climat, le rapport entre la mer et la terre, la différenciation entre haut pays, plaines fluviales et zones côtières etc., ne doit pas être surévalué  : il ne faut pas, affirme Hegel, accorder une influence trop particulière au contexte naturel, car «  c’est l’esprit et le cours de son évolution qui forme la substance [de l’histoire]  »95. Certes, cette naturalité est particulièrement prégnante au départ du développement d’un peuple, là où il est tout d’abord simplement donné à lui-même (on commence toujours par la naturalité, tout commencement est comme tel naturel, pris dans la naturalité synonyme d’immédiateté), mais l’esprit doit s’en dégager  : il lui faut en tant qu’esprit s’affranchir de cette extériorité qui est celle de son monde initial (Exeundum est e statu naturae96), la surmonter et se faire actif. Le propre de l’esprit est de se séparer de sa donnée naturelle de départ (de se diviser d’avec soi-même, d’avec sa déterminité immédiate), de la spiritualiser, de l’idéaliser en la cultivant et de l’unifier, pour finalement accéder à la conscience de ce qu’il est dans un monde ou une nature seconde qu’il a lui-même façonnée et qui est un monde de culture et de pensée, un monde spirituel à son image  : l’esprit n’est pas «  quelque chose de tout fait (etwas fertiges). Mais il est actif (etwas Tätiges). L’activité est son essence  ; il est son propre produit et il est ainsi son commencement et aussi sa fin  »97  ; c’est en cela que consiste sa liberté essentielle. Mais   PPD, § 333, GW 14, 1, p. 270/p. 537.  Voir VG, p. 188/RH, pp. 217-218. 95   VG, p. 50/RH, p. 70. 96   VG, p. 117/RH, p. 142. 97   VG, p. 55/RH, p. 76. Hegel dira encore un peu plus loin dans le même sens  : «  L’esprit agit (handelt) essentiellement, il se fait ce qu’il est en soi, [il se fait] son acte, son œuvre  » (VG, p. 67/RH, p. 88). Il y a en d’autres mots une créativité essentielle de l’esprit qui est ce qui, aux yeux de Hegel, le distingue de la nature, caractérisée pour sa part par l’identité à soi simple du nihil novi sub sole. C’est pourquoi le «  développement  » (Entwicklung) de l’esprit diffère essentiellement de celui de la nature  : il n’est pas «  la simple éclosion, innocente et sans combat, comme dans le cas du développement de la vie organique, mais le travail dur et forcé contre soi-même  » (VG, p. 152/RH, p. 180). 93 94



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reste la limite de sa détermination particulière de départ, celle de son principe qu’il ne peut quitter sans disparaître  : son travail de culture et de réflexion sur soi-même ne peut outrepasser cette détermination sans qu’il abandonne le théâtre de l’histoire et laisse la place à un nouveau principe, c’est-à-dire à un autre peuple, et une fois qu’il a accompli son principe particulier, qu’il l’a pleinement réalisé, précise Hegel, il ne peut que décliner et s’éteindre  : les peuples et les civilisations sont mortels, quelles qu’aient pu être leur grandeur et leur magnificence, tel est l’ultime effet de leur enracinement naturel  ; il y a là une négativité, une limite qu’ils ne maîtrisent pas, qu’ils ne peuvent intégrer. On notera ici un point essentiel  : chaque élément déterminé – et il n’est à la lettre rien qui ne soit déterminé – est porteur d’un principe ou d’un caractère qui le spécifie et qu’il incarne, mais lorsqu’il a pleinement réalisé son principe et qu’il coïncide totalement avec lui, alors il ne peut que dépérir  : l’esprit qui soutient toute chose ne saurait tolérer aucune identité à soi simple, son immobilité et sa clôture, et il ne peut que s’en séparer car telle est la loi de l’activité qui constitue son essence. Ainsi en va-t-il des peuples  : «  Quand le peuple s’est formé, qu’il a atteint son but, alors son intérêt plus profond décroît. L’esprit d’un peuple est un individu naturel  ; en tant que tel, il s’épanouit, se renforce, décline et meurt  »98  ; «  Il vit désormais dans la satisfaction du but accompli  ; il tombe dans la routine où il n’y a plus de vitalité et avance vers sa mort naturelle  »99. Retenons ceci  : l’accomplissement chez Hegel, en tant qu’il est celui de l’esprit, ne saurait être de satiété pure et simple  ; l’esprit est au contraire ce qui, dans sa réflexivité, défait toute satiété, dénoue toute jouissance de soi qui ne peut être qu’uniformité sans esprit. Par où on retrouve l’inquiétude foncière de l’esprit, une inquiétude qui fait corps avec lui et qui l’amène à constamment se séparer de lui-même là où il se trouve en simple coïncidence avec soi, synonyme de naturalité. 3)  Présence de la nature dans l’esprit absolu Peut-il être encore question de nature au niveau de ce que Hegel nomme dans l’Encyclopédie «  l’esprit absolu  », couronnement de sa philosophie de l’esprit et, par là, de tout son système  ? On serait de prime abord tenté de répondre par la négative, car l’esprit est en soi suppression   VG, p. 67/RH, p. 89.   VG, p. 68/RH, p. 90.

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de la nature à laquelle il s’oppose du tout au tout. Rappelons-le en effet, la nature est caractérisée par l’extériorité de ce qui diffère sans aucun lien immanent qui en rattache les parties, elle est le règne de la différence entièrement livrée à elle-même, de la fragmentation irréfléchie où prolifèrent des singularités strictement séparées les unes des autres et mutuellement indifférentes, soit tout le contraire de l’esprit que spécifient son intériorité et son être auprès de soi  : elle est son autre par excellence, l’autre de sa réflexivité intrinsèque, ce qui est proprement sans esprit. Aussi bien l’esprit ne peut-il accomplir sa spiritualité qu’en s’affranchissant de toute naturalité, en particulier de cette naturalité dans laquelle il se trouve au départ enraciné comme âme ou esprit-nature. Cette libération de la nature, c’est ce que nous avons vu à l’œuvre, tour à tour dans l’esprit subjectif et dans l’esprit objectif, tous deux toutefois encore grevés, chacun à sa manière, de naturalité  : on est avec eux dans le cadre de l’esprit fini, borné par une altérité résiduelle et dès lors hors d’état d’accomplir l’esprit dans son absoluité. C’est en revanche ce qui se produit avec l’esprit absolu qui est l’esprit dont la réalité est adéquate à son concept, «  dans l’identité avec celui-[ci]  » et proposant «  une figure qui en est digne  »100. La cause est-elle dès lors entendue et faut-il parler d’une complète éradication de la nature au sein de l’esprit absolu  ? La situation est en réalité beaucoup plus complexe que celle d’un simple antagonisme entre esprit et nature, qui, pris comme tel, ne ferait que reconduire à un dualisme ruineux que Hegel n’a cessé de combattre. Tout d’abord, si la nature est bien l’autre de l’esprit, et à vrai dire son seul autre véritable, ce qui concentre en soi tout le négatif de l’esprit, cette altérité n’a rien d’extérieur, rien d’une séparation entre deux entités étrangères l’une à l’autre comme le sont la res cogitans et la res extensa de Descartes  ; elle est dans sa radicalité même interne à l’esprit, à son identité à soi qui s’annonce ainsi comme une identité foncièrement tendue et complexe, et c’est bien pourquoi la nature n’est pas simplement un autre pour l’esprit, mais bien son autre. Plusieurs points sont à rappeler à cet égard. En premier lieu, le fait qu’il n’y a de nature que par et pour l’esprit  ; la nature en son caractère fragmenté et dispersif ne saurait être et subsister par soi-même, de façon autonome  ; par elle-même, elle est un pur non-être  ; bref, il n’est de nature que moyennant la présence et l’action de l’esprit en elle. Mais ce rapport de la nature à l’esprit est encore plus étroit car, l’esprit étant ce qui seul est véritablement, la nature n’est en vérité rien d’autre que l’esprit lui-même tel qu’il existe sous la   Encyclopédie, § 553, GW 20, p. 542/Enc. 3, p. 343.

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forme de son négatif ou de son contraire (comme esprit caché), c’est-àdire tel que, nécessairement, il commence par être de façon immédiate et non réfléchie (comme on l’a déjà noté, tout commencement est dans son immédiateté de l’ordre de la nature, c’est-à-dire de l’être-donné). Il en résulte que l’opposition de l’esprit à la nature est une opposition intérieure de l’esprit à lui-même, la tâche propre de l’esprit étant alors de se libérer de cette naturalité sienne pour être pleinement esprit. Mais, troisième point, cet affranchissement de l’emprise de la nature ne saurait dans ces conditions signifier une pure et simple exclusion de celle-ci, ce qui équivaudrait à une négation abstraite de la nature qui ne ferait au contraire que confirmer l’esprit dans sa naturalité contre nature  ; il ne peut consister que dans une intériorisation de la nature, c’est-à-dire dans un travail de culture opéré par l’esprit sur la nature, travail qui la transforme et la spiritualise (qui l’idéalise) de façon à faire apparaître en elle l’esprit qui la gouverne et qui au départ s’y trouvait caché. Faire de la nature dans son extériorité constitutive l’extériorisation de l’esprit où il se manifeste en se projetant dans son autre et en s’y réfléchissant, tel est l’enjeu, car l’esprit n’est rien de cantonné en soi-même, il est en soi manifestation et extériorisation de soi, c’est là le sens de son effectivité intrinsèque. Reste alors à se demander comment cette effectivité qui le fait constitutivement sortir de toute idéalité et identité à soi simples trouve son accomplissement au sein de ce que Hegel nomme l’esprit absolu, qui regroupe les plus hautes sphères de la culture que sont l’art, la religion et la philosophie, et, en particulier, dans l’esprit absolu, la sphère de la philosophie, où il obtient sa pleine effectuation. Le soupçon est ici, pour le dire directement, que l’esprit finisse par tourner en rond, abstraitement replié sur son aire, qu’en d’autres mots, Hegel trahisse au sommet de son système cette efficience de l’absolu qu’il n’a cessé de vouloir affirmer et mettre en relief contre toute espèce de formalisme et qui requiert une différence forte et consistante à laquelle se mesurer. La question revient à ceci  : le travail de l’esprit consiste, selon Hegel, en une intériorisation de la nature qui la rend identique à lui-même. Mais être identique à l’esprit, qu’est-ce que cela peut signifier quand on connaît l’essence dialectique de l’esprit telle qu’il la conçoit  ? Assurément pas l’avènement d’une plate et morne identité dépourvue d’altérité, ce qui derechef nous ramènerait à purement et simplement naturaliser l’esprit  ; celui-ci ne peut réellement advenir et trouver son accomplissement que dans la mise en évidence de la tension qui l’habite au plus profond de son identité à soi pour former le nerf de sa réflexivité. C’est ce qu’il nous faut à présent examiner sur pièces. Nous allons le faire à travers deux

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considérations toutes deux centrées sur la philosophie en tant qu’elle constitue l’aboutissement de l’esprit absolu  : la première à propos de l’enracinement de toute culture et, en particulier, de la philosophie dans son temps  ; la seconde concernant le rapport essentiel entre philosophie et religion au sein de l’esprit absolu. a) La philosophie comme pensée de son temps Une des plus célèbres déclarations de Hegel est celle qui figure dans la Préface des Principes de la philosophie du droit  : «  En ce qui concerne l’individu, chacun est de toute façon un fils de son temps  ; ainsi, la philosophie est elle aussi son temps appréhendé en pensées  »101. Tel est ce que nous venons de nommer l’enracinement de toute philosophie dans son temps qui conduit Hegel à poursuivre sa déclaration de la manière suivante  : «  Il est tout aussi sot de rêver qu’une quelconque philosophie surpasse le monde présent, son monde, que de rêver qu’un individu saute au-delà de son temps  ». La tâche de la philosophie est de «  conceptualiser ce qui est  », non de rêvasser à quelque monde idéal tel qu’on voudrait qu’il soit et que malheureusement il n’est pas. Par où on retrouve le réalisme de Hegel, ce réalisme qui anime sa démarche depuis le début et qui le fait soucieux d’être présent à son monde et de le regarder dans les yeux en fuyant toute espèce de refuge dans l’abstraction de ce que Nietzsche appellera les arrières mondes. C’est ce réalisme qui l’a fait tout d’abord opter dans ses Ecrits de jeunesse pour la religion en tant que religion populaire et concentrer sur elle ses efforts pour y trouver le moyen d’agir sur son temps, ainsi que nous l’avons vu dans le premier volume de notre recherche. Il nous faut à présent nous demander ce qu’il devient lorsque, dans son système de la maturité, il confie à la pure pensée qu’est la philosophie la tâche de «  concevoir ce qui est  » et en quoi, surtout, l’efficience de la pensée, dont Hegel est si soucieux, y trouve son compte  ? La philosophie n’est pour Hegel rien qui plane dans les airs et qui contemple toutes choses «  du point de vue de Sirius  ». Elle est au contraire foncièrement située, ancrée dans son temps, contextualisée ainsi que nous l’écrivions ailleurs102. Elle forme, pour dire les choses brièvement, l’un des aspects ou l’un des côtés de la culture d’un peuple, culture dans laquelle l’esprit qui anime celui-ci se configure diversement à ­travers ses mœurs, sa vie sociale, son droit, son art, sa religion ainsi que   PPD, GW 14, 1, p. 15/p. 132.   Voir G. Gérard, Le concept hégélien de l’histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 2008, pp. 75 sqq. 101 102



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sa philosophie, et accède ainsi à la conscience de soi, en conformité avec son caractère spirituel intrinsèquement réflexif, car, justifie Hegel, «  sa plus haute activité [de l’esprit] est le penser et, dans son action (Wirkung) la plus élevée, il travaille à se saisir lui-même  »103 Quelle est toutefois, selon lui, la place spécifique qu’occupe la philosophie dans la culture de son peuple ainsi entendue  ? La première chose à souligner sur ce point, c’est qu’il n’y a pas toujours eu de philosophie dans toutes les cultures de toutes les époques. Certes, il y a de la pensée consciente depuis que l’homme est apparu – et Hegel insiste sur le fait que ce qui spécifie l’homme c’est la pensée –, mais toute pensée n’est pas ipso facto philosophique, même là où elle traite de l’absolu. Ainsi il y a eu des cultures brillantes, comme celles de la Chine ou de l’Inde, qui n’ont pas connu de philosophie proprement dite  ; on a là affaire à des périodes où «  la conscience de soi ne s’était pas encore élevée à la hauteur abstraite de la spéculation philosophique  »104  ; Hegel parle à leur propos d’ «  un précommencement  » (Voranfang)  » de la philosophie105. En fait, la philosophie ne pouvait apparaître n’importe où, dans n’importe quel environnement  ; son apparition exigeait un contexte historique bien défini, spécifié par un «  esprit  » particulier, à savoir un esprit caractérisé par la conscience de la liberté  : la philosophie, en tant qu’expression de la pensée libre, de la pensée conceptuelle dans son pur rapport à soi, ne pouvait advenir que là où régnait la liberté  ; comme l’écrit Hegel  : «  Le commencement de la philosophie dans l’histoire mondiale se situe […] là où des peuples libres sont apparus  »106, en l’occurrence en Grèce ancienne, premier peuple libre dans l’histoire. Or l’un des caractères essentiels de la liberté, c’est sa négativité, son pouvoir de nier, de se mettre à distance et de changer, en quoi elle forme un trait essentiel de l’historicité de l’esprit. Le changement (Veränderung) constitue la première catégorie de l’intelligibilité   VG, p. 65/RH, p. 86.   G.W.F. Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie. Vorlesungen. Ausgewählte Nachschriften und Manuskripte, hrsg. von P. Garniron und W. Jaeschke, Bd. 6 (désormais cité V 6), Hamburg, F. Meiner, 1994, p. 132 (nous traduisons nous-même les passages que nous citons de ce volume). 105   Hegel s’est intéressé de près à l’Orient et à la pensée orientale, autant en tout cas que le permettait la documentation disponible à son époque. Nous avons consacré un passage de notre ouvrage sur Le concept hégélien de l’histoire de la philosophie à ce que nous y nommons «  Le cas de la ‘philosophie’ orientale  », op. cit., pp. 143-152. On pourra par ailleurs consulter le livre de M. Hulin, Hegel et l’Orient (Paris, Vrin, 1979) pour une vue plus englobante de la question. 106   V 6, p. 94. 103 104

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historique, professe Hegel107. C’est donc avec la Grèce et plus largement l’Occident que débute autour de la Méditerranée, «  cet ombilic de la terre  »108, l’histoire proprement dite, tandis que «  l’immense Asie orientale est loin du procès de l’histoire universelle et n’y prit aucune part  ». Les grands empires orientaux, de par leur caractère substantiel, sont dans la stabilité de la permanence et la répétition du même, comme tels strictement anhistoriques, participant d’une existence encore naturelle caractérisée par le nihil novi sub sole109  ; non qu’il ne s’y produise rien, mais les changements y sont parfaitement superficiels, ne touchant pas leur principe. En revanche, en Occident, on assiste à un enchaînement de crises, de bouleversements, de destructions et de ruines, qui modifient chaque fois l’état du monde, mais qui constituent également un progrès, deuxième grande catégorie de l’intelligibilité historique  : «  il [l’esprit] ressort comme un esprit plus pur des cendres de la forme antérieure  »110. Quel est donc le rôle de la philosophie dans tout cela, dans ces transformations de l’histoire à même lesquelles l’esprit librement progresse  ? Dans les peuples européens où elle a donc son séjour, depuis la Grèce ancienne jusqu’au monde moderne régi par le principe chrétien, la philosophie est dite constituer «  la fleur suprême  »111 du développement de l’esprit du peuple, soit le niveau de culture où celui-ci, conformément à sa vocation, se fait pleinement conscience de soi et se connaît luimême. Notons-le, elle n’a à ce titre aucun contenu différent des autres manifestations de cet esprit, en particulier de celles qui caractérisent son art et sa religion. Ce par quoi elle diffère de celles-ci, c’est par la forme qu’elle confère à ce contenu et qui est la forme de la pensée pure ou du concept, c’est-à-dire de la pensée affranchie de tout élément représentatif particulier propre à la pensée ordinaire et dans laquelle l’esprit se trouve purement auprès de soi, «  esprit du temps en tant que se pensant, présent comme esprit  »112. En tant que telle, la philosophie ne peut, poursuit Hegel, advenir qu’à la fin, là où l’esprit du peuple est parvenu au terme de son développement  ; selon la belle métaphore de la Préface des Principes de la philosophie du droit, qui ne va pas sans laisser transparaître 107  Voir VG, pp. 34 sq./RH, pp. 53 sq. En allemand, changer se dit littéralement devenir-autre, ver-ändern. 108   VG, p. 211/RH, p. 243. 109   Comme on le sait, la nature se caractérise pour Hegel par l’immutabilité de ses cycles, par leur caractère répétitif et monotone  : «  Il n’arrive rien de nouveau sous le soleil  » (VG, p. 70/RH, p. 92). 110   VG, p. 35/RH, p. 55. 111   V 6, p. 59. 112   Ibid.



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une certaine mélancolie, «  la chouette de Minerve ne prend son envol qu’à l’irruption du crépuscule  »113  : «  En tant que pensée du monde, commente Hegel, elle [la philosophie] n’apparaît dans le temps qu’après que l’effectivité a achevé son procès de culture et est venue à bout d’ellemême  ». Mais, se demandera-t-on alors, ce pur statut théorique conféré à la philosophie, qui n’entre en scène qu’au moment où tout est achevé et accompli, ne la boute-t-il pas du fait même hors de toute espèce d’efficience  ? Car elle n’a en somme d’autre fonction que de penser le monde, et de le penser tel qu’il est à l’époque présente, nullement d’agir sur ce monde qui est le sien et de vouloir le transformer (où l’on retrouve le souci affiché depuis la Préface de la Phénoménologie de l’esprit de s’en tenir à la Chose même sans du tout intervenir en elle). Raisonner sans plus de la sorte, c’est toutefois ne pas voir toute l’ambiguïté et le paradoxe qui imprègnent la notion de «  fin  » telle que l’entend Hegel et qui signifie certes accomplissement, mais également et d’un même mouvement décrépitude. Il faut ici se souvenir de ce que nous relevions précédemment, à savoir qu’en fait l’esprit, dans sa dialecticité intrinsèque, supporte mal d’être accompli dans la mesure où accomplissement signifie coïncidence pleine, sans plus aucune opposition ni tension, avec soi  : c’est alors le règne de l’habitude qui s’instaure où, contre sa nature profonde, l’esprit se sclérose et s’encroûte  : comme le remarquent les Leçons sur la philosophie de l’histoire, «  de même que l’homme meurt dans l’habitude de la vie, de même l’esprit d’un peuple meurt dans la jouissance de lui-même  »114. On a là les périodes de l’histoire où plus rien de substantiel ne se produit, où plus aucun besoin autre que superflu n’apparaît et qui sont des périodes de stagnation (en dépit d’une agitation de surface), suscitant désintérêt, frivolité et ennui, mais qui sont aussi du fait même des périodes d’aspiration à autre chose, à un monde nouveau et supérieur  ; car l’esprit, ne pouvant tolérer l’identité à soi simple et inerte où le plonge l’état de satiété, va nécessairement chercher à s’en retirer, à se retirer «  hors de son accomplissement en soi-même  »115, comme l’écrit fortement Hegel, et ainsi à se séparer de soi en quête d’une forme nouvelle où s’investir. C’est ici, dans cette situation de scission et de crise, «  alors qu’au dehors tout [est] orageux et misérable  »116, que la philosophie a sa place dans la culture d’un peuple et qu’elle s’y révèle,   PPD, GW 14, 1, p. 16/p. 134.   VG, p. 68/RH, p. 90. 115   V 6, p. 115. 116   V 6, p. 240. 113 114

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toute contemplative qu’elle soit, supérieurement efficiente. Voyons ceci de plus près. Dans le développement de l’esprit du peuple, la philosophie se situe donc à la fin, là où ce développement est parvenu à son terme, c’est-àdire à la pleine connaissance de soi de cet esprit que réalise précisément la philosophie  : tout est advenu, consommé et il ne reste plus qu’à penser son temps, à réfléchir l’esprit qui l’anime. Que signifie toutefois réfléchir au sens radical et plénier que prend cette opération en philosophie  ? Il ne s’agit en aucune façon de simplement refléter ce qui est en s’en tenant passivement à ce qui en lui se trouve directement donné en une fidélité «  empiriste  » apparente qui n’est en vérité que superficialité, mais bien, dialectiquement, de ressaisir et penser la négation qui est logée au cœur de sa détermination et qui fait qu’on ne saurait s’en tenir à celle-ci dans son identité à soi simple et en repos. Autrement dit, au cœur de la détermination qui spécifie l’esprit d’un peuple il y a un écart, une différence d’avec soi qui est la trace spécifique de l’esprit dans ce peuple et qui, avec la philosophie, se fait différence consciente. Aussi bien Hegel peutil observer que la philosophie, qui est «  totalement identique avec l’esprit de son temps  »117, est en même temps, parce qu’elle le réfléchit et va dans sa réflexion jusqu’au bout de sa détermination, «  quant à la forme au-dessus de son temps  » et «  en dehors  » de lui118, induisant ainsi une différence de cet esprit avec lui-même. Certes cette différence relève, comme il vient d’être dit, de la forme de la réflexion, qui est ce qui implique distance et écart, mais d’une forme qui n’a comme telle rien d’extérieur au contenu, qui est au contraire celle-là même de ce contenu en tant que contenu intrinsèquement spirituel  : ce dehors de lui-même qu’elle inscrit en lui est ce qu’il y a en lui de plus intérieur, de plus profond et de plus vrai, une différence formelle, écrit Hegel, qui est «  également une différence réelle, effective  »119. Dans cette mesure, la philosophie, étant ainsi ce qui met au jour la négation immanente au contenu de l’esprit du peuple auquel elle est invinciblement liée, est du même coup porteuse de sa destruction et transformation prochaine  : selon les termes de Hegel, elle est le «  lieu de naissance intérieur de l’esprit qui apparaît ensuite comme effectivité  »120, produisant à même son discours la forme nouvelle à venir que se donnera l’esprit au sein d’un autre   V 6, p. 237.   Ibid., nous soulignons. 119   Ibid., nous soulignons. 120   V 6, p. 238. 117 118



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peuple et de sa culture. Telle est son efficience, l’action qu’en tant que démarche purement théorique, absolument respectueuse de la Chose même, elle exerce sur la réalité du cours du monde, ce qui, par parenthèses, doit au minimum amener à réexaminer critiquement la réputation de Hegel en tant que «  philosophe de l’Etat prussien  » qui lui colle à la peau depuis l’ouvrage de Rudolf Haym, Hegel et son temps. A quoi il convient d’objecter que la philosophie, parce qu’elle est suprêmement de son temps, au plus proche de lui, est du même coup foncièrement critique à l’égard de son temps, car ce temps est, dans son historicité, temporalité spirituelle, comme telle essentiellement mouvante et inquiète121. Demeure toutefois en tout ceci, dans cette situation particulière de la philosophie à même la culture de son temps qui, comme on vient de le voir, la voue à concevoir celui-ci en réfléchissant sa négativité intrinsèque, un autre problème dont l’examen va nous faire passer à notre second point concernant le maintien et la présence d’une certaine naturalité au sein de la sphère de l’esprit absolu, la question du rapport entre philosophie et religion. Ce problème est, pour le dire d’emblée, celui de l’  «  inintelligibilité  » (Unverständlichkeit) de la philosophie que Hegel évoque au paragraphe trois de l’Encyclopédie dans les éditions de 1827 et 1830. En quoi consiste ce problème122  ?  b) Le problème de l’ «  inintelligibilité  » de la philosophie La philosophie est le discours spéculatif qui dit le vrai, lequel est toujours la vérité de son temps, dans le langage seul pleinement approprié du concept. Elle relève comme telle de l’ordre propre à l’homme de la pensée, qui imprègne tous les comportements humains, et se trouve par conséquent en continuité fondamentale avec ceux-ci, jusqu’aux plus immédiats et aux plus communs  : «  en soi il n’y a qu’une pensée  »123, souligne Hegel, et la philosophie ne vient, à ce titre, ajouter rien de neuf, aucun contenu nouveau et inédit à ce qui caractérise fondamentalement la pensée, à la conviction qui fait d’emblée corps avec elle et la soutient tout entière, à ce que l’addition du paragraphe 22 de l’Encyclopédie 121   Nous avons tenté de développer ce point dans un article intitulé «  Hegel et la fin de la philosophie  », paru dans les Archives de philosophie, tome 73/2 (avril-juin 2010), pp. 249 sqq., en particulier les pages 259 à 265. 122   Nous l’avons déjà examiné dans l’article «  Pourquoi sommes-nous si inintelligibles  ? Hegel et la question du langage philosophique  », in Revue philosophique de Louvain, op. cit., pp. 329-356. Nous le relions ici à la question du rapport de la philosophie à la religion. 123   Encyclopédie, § 2, GW 20, p. 40/Enc. 1, p. 164.

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nomme remarquablement sa «  croyance naturelle  », antérieure à toute réflexion, celle de son «  accord […] avec la Chose  »124. Donc la philosophie n’apporte aucune révélation inouïe, aucun contenu secret dont elle serait seule détentrice et qui serait étranger à l’expérience commune des hommes  ; elle ne fait rien d’autre, affirme Hegel, qu’ «  amene[r] au jour  » ce qui, au plus profond de cette expérience, «  est déjà préjugé immédiat d’un chacun  »125, à savoir la conviction pour ainsi dire inconsciente qui la structure irrévocablement de son ouverture au vrai qu’on ne saurait dès lors vouloir réfuter sans aussitôt se contredire de la façon la plus ruineuse. Maintenant, si la philosophie dit bien fondamentalement la même chose – le même contenu – que l’expérience commune, elle le fait cependant dans une forme spécifique, ayant «  un caractère différent de la pensée agissant dans tout ce qui est humain  »126 et qui est, comme on l’a noté, celle du concept. C’est ici que commence le problème. La forme du concept est donc la plus appropriée à l’expression du vrai constitutive de l’expérience humaine en tant qu’expérience imprégnée de pensée. En elle, il s’agit de la pensée pure, de la pensée comme pur rapport à soi sans aucun mélange avec quoi que ce soit d’autre, avec une quelconque matière qui lui serait donnée naturellement ou immédiatement du dehors – du sentiment ou de l’intuition – comme c’est le cas dans le régime commun de la représentation. Bref, comme concept, la pensée forme dans la philosophie son propre objet, elle se concentre sur elle-même au lieu d’être appliquée à autre chose et de servir à d’autres fins qu’elle-même, et c’est en cela qu’elle est la plus appropriée à l’expression du vrai loin de toute espèce de naturalité  : elle y est en effet le plus exactement en phase avec la nature de la vérité, avec son idéalité fondamentale qui trouve ainsi à se manifester et à se réfléchir de la façon la plus adéquate dans la spéculation philosophique. Toutefois, poursuit Hegel, cette forme du concept propre à la philosophie est ce qui, pour la conscience commune de l’ordre de la représentation, se présente dès lors comme parfaitement inintelligible  ; c’est là, note-t-il, «  ce que l’on appelle l’inintelligibilité de la philosophie  »127. Constat à première vue paradoxal si l’on songe au fait que la philosophie ne fait rien d’autre qu’expliciter ce qui se trouve d’emblée impliqué au sein de l’expérience humaine sans rien lui ajouter, ainsi qu’on l’a vu. Mais il se trouve que   Ibid., W 8, p. 79/Enc. 1, p. 473.   Ibid., p. 79/Enc. 1, p. 474. 126   Encyclopédie, § 2, GW 20, p. 40/Enc. 1, p. 164. 127   Encyclopédie, § 3, GW 20, p. 42/Enc. 1, p. 166. 124 125



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cette explicitation, de par la forme qu’elle revêt là où elle est poussée jusqu’au bout comme c’est le cas en philosophie, est foncièrement ­déstabilisante, de sorte qu’en étant «  transportée dans la région pure des concepts, elle [la conscience commune] ne sait pas où dans le monde elle est  »  : c’est «  comme si avec le mode de la représentation lui était retiré le sol sur lequel elle a d’ordinaire son point de station fixe et constituant son chez-soi (seinen festen und heimischen Stand)  »128. En quoi consiste donc pareille inintelligibilité et en quoi pose-t-elle problème  ? Là où la pensée se prend elle-même pour objet, on se trouve sur le terrain de la logique et l’on sait que la base du système hégélien consiste dans une logique qui en forme la première partie. De quelle logique s’agitil toutefois  ? Nullement d’une simple logique formelle, au sens traditionnel du terme, qui ne peut être concernée que par la «  correction  » (Richtigkeit) de la pensée, mais d’une logique dialectique qui s’occupe de sa «  vérité  » (Wahrheit)129. Dans la Préface de la deuxième édition de la Science de la logique, Hegel, tout en saluant la fondation grecque de la logique par Platon et surtout Aristote, déplore que cette logique ait rapidement dégénéré (contre l’intention de ses initiateurs) en une logique purement formelle, dans laquelle la pensée est réduite à un ensemble de formes vides qui ne peuvent dès lors trouver leur contenu qu’ailleurs, dans autre chose qu’ellesmêmes, dans une matière qu’elles ne peuvent que recevoir comme un donné accepté comme tel, sans être remis en question, et à laquelle elles sont extérieurement appliquées en une collusion du formalisme et de l’empirisme que dénonce constamment Hegel. Autrement dit, cette logique recoupe le point de vue de la pensée représentative commune où la pensée est mêlée à autre chose, traitée comme un simple «  moyen  »130 en vue d’autres buts et intérêts et où, dès lors, dans cet état de sujétion instrumentale, elle n’est pas elle-même pensée et réfléchie, mais utilisée comme quelque chose de «  bien connu  »131 qu’on n’éprouve pas le besoin de questionner davantage. Qu’est-ce en effet que penser véritablement quelque chose  ? C’est le considérer dans son contenu propre, c’est-à-dire dans sa déterminité ou sa différence par laquelle il se trouve intrinsèquement en relation à l’autre que soi. Or c’est ce qu’ignore la pensée commune (y compris quand elle œuvre sur le terrain de la logique)  ; elle se contente d’appliquer la forme de la pensée à un contenu donné empiriquement,   Ibid., pp. 42-43/Enc. 1, p. 167.   GW 21, p. 17/SL 1, p. 40. 130   GW 21, p. 13/SL 1, p. 36. 131   GW 21, p. 12/SL 1, p. 35. 128 129

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c’est-à-dire de lui appliquer contradictoirement la forme de l’identité, A=A, et ainsi de le figer unilatéralement comme si, ainsi pris à part et isolé, il pouvait valoir et subsister  : «  La détermination fondamentale simple  », qui régit la logique traditionnelle est celle de «  l’identité qui est affirmée en tant que loi, que A=A, que principe de contradiction  »132. Ce que soutient au contraire la logique dialectique de Hegel, c’est que penser véritablement quelque chose, c’est le penser dans la réalité de sa différence par laquelle il est intrinsèquement autre que soi, imprégné de négativité, en lui-même contradictoire et passage dans son autre. Bref, la logique dialectique repose sur la dénonciation en règle du principe qui gouverne la pensée commune, qui est de se préserver de la contradiction. Face à une telle logique, on comprend que la pensée commune ne peut être que totalement désorientée, qu’elle constitue pour elle un monde à l’envers, qui la contraint à «  marcher sur la tête  » selon la formule fameuse de la Phénoménologie de l’esprit133, c’est-à-dire une entreprise strictement absurde et inintelligible. En quoi cela pose-t-il toutefois problème et pourquoi la philosophie ne peut-elle s’accommoder de cette inintelliglbilité qui lui est imputée  ? Après tout l’inintelligibilité (en allemand Unverständlichkeit) est littéralement l’affaire du Verstand, de l’entendement, qui est – on le sait – la pensée finie, la pensée qui scinde et limite, là où la philosophie est œuvre de la pensée infinie, en l’occurrence de la raison (Vernunft), selon la distinction établie par Hegel dès le début de la période d’Iéna. Mais, nous avons également eu l’occasion de le noter dans le premier volet de notre recherche, l’entendement a fait entre temps l’objet d’une revalorisation décisive dans la pensée de Hegel et l’intelligibilité qui le caractérise est désormais déclarée essentielle à la philosophie134  : dépourvue d’intelligibilité, la philosophie se réduit à une entreprise ésotérique et sectaire, à une affaire strictement singulière et partisane qui, tenant la vérité sous le boisseau au lieu de l’expliciter et de la divulguer comme le requiert l’essence du vrai, manque à l’effectivité qui est au cœur de celui-ci, cette effectivité du vrai qui signifie qu’il est en soi extériorisation de soi. Bref, la philosophie ne saurait, au gré de Hegel, être quelque chose d’intérieur et de secret, elle doit se manifester, s’ouvrir à tous en se rendant intelligible à la conscience ordinaire, qui de son côté doit pouvoir en vivre – «  vivre […] avec et en elle  »135 –, sans quoi elle demeure, contre sa   GW 21, p. 16/SL 1, p. 40.   GW 9, p. 23/PhE, p. 75. 134  Voir Hegel ou la quête de l’efficience de la pensée. Première partie  : les années de formation, pp. 135 sq. et 138. 135   GW 9, p. 23/PhE, p. 74. 132 133



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vocation la plus profonde, une entreprise abstraite et inefficiente, une affaire purement théorique de rêveurs ou d’exaltés. «  La forme intelligible (verständig) de la science est le chemin ouvert à tous et rendu égal pour tous qui mène à elle, et parvenir par l’entendement au savoir rationnel est la juste exigence de la conscience qui se joint à elle  »136. D’où, comme on l’a vu, la démarche de la Phénoménologie de l’esprit, censée, selon la formule fameuse, tendre l’échelle qui doit permettre à la conscience de s’élever au point de vue de la philosophie et de se l’approprier. Mais la Phénoménologie de l’esprit répond-elle entièrement à cet objectif  ? Hegel, depuis qu’il est entré en philosophie à Iéna, est confronté à une difficulté qu’il formule d’emblée avec la plus grande lucidité137 et qui est peut-être la difficulté que soulève sa démarche  ; elle tient dans le dilemme suivant  : d’une part, il faut introduire à la philosophie sous peine de la couper de la vie et de la vouer à l’inefficience  ; d’autre part, la philosophie ne tolère aucune introduction car elle est la science absolue qui doit être par définition sans aucun présupposé. La Phénoménologie de l’esprit tente de résoudre la difficulté en proposant une introduction philosophique à la philosophie (Hegel dénonçant de façon récurrente toute introduction non-philosophique, c’est-à-dire rédigée dans le style narratif de la représentation, à la science philosophique, une introduction de ce type s’avérant «  non seulement superflue, mais même, en raison de la nature de la Chose, impropre et contraire au but recherché  »138, bien que, il faut le noter, Hegel n’ait pu faire autrement que commettre de telles introductions pour chacun de ses grands textes). Mais on voit directement que le projet d’une telle introduction philosophique à la philosophie (à la fois introduction à et première partie de la philosophie, selon le statut ambigu de la Phénoménologie de l’esprit) est loin d’aplanir le problème  : étant intrinsèquement philosophique, on ne saurait dire qu’elle introduit réellement à la philosophie, ou plutôt elle n’y introduit que ceux qui, d’emblée convaincus, consentent à sa démarche et à son ascèse et s’en montrent capables, laissant tous les autres sur le bord du chemin. La philosophie a-t-elle dans ces conditions vraiment renoncé à être une affaire ésotérique d’initiés et ne faut-il pas dire que, ouverte en principe à tous, elle ne l’est en fait qu’à quelques-uns  ? Hegel lui-même le   Ibid., pp. 15-16/PhE, p. 65.   Voir son premier cours à Iéna, intitulé Introductio in philosophiam, qui commence par l’observation selon laquelle la philosophie, contrairement aux autres sciences, «  n’a pas besoin d’une introduction, ni n’en tolère une  » (GW 5, p. 259  ; nous traduisons), curieuse façon, il va sans dire, d’entamer un cours d’introduction à la philosophie. 138   GW 9, p. 9/PhE, p. 57. 136 137

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r­ econnaît lorsque dans la Préface de la deuxième édition de l’Encyclopédie, il constate que «  la connaissance scientifique de la vérité est une espèce particulière de leur conscience [des hommes], espèce dont le travail n‘est pas entrepris par tous, mais bien plutôt seulement par quelquesuns  »139. Quelle est alors la solution  ? Comment la philosophie peut-elle triompher de son esseulement altier – celui de la vérité ressaisie dans sa toute-pureté conceptuelle – et permet-elle un retour à une action sur la vie des hommes, pour reprendre la formulation de la fameuse lettre à Schelling du 2 novembre 1800, alors que Hegel s’apprêtait à entamer sa carrière philosophique140  ? Bref, comment la philosophie peut-elle conjurer son enfermement en elle-même et surmonter le trop bel arrondi de sa propre clôture  ? La réponse de Hegel est celle qu’il faisait déjà dans ses textes de jeunesse, celle de la religion  : «  La religion est le mode de la conscience suivant lequel la vérité est pour tous les hommes, pour les hommes de toute culture  »141. Ce qui nous conduit au deuxième point que nous avons annoncé dans cette section de notre travail, celui concernant le rapport entre philosophie et religion dans le cadre du système de maturité, plus précisément dans celui de l’esprit absolu qui couronne ce système. 4)  Les deux discours de la vérité  : philosophie et religion On connaît la thèse de Hegel selon laquelle philosophie et religion ont même contenu, le vrai, l’absolu, mais l’expriment sous des formes différentes, ici, en philosophie, la forme du concept, là, en religion, celle de la représentation. De prime abord, cela confère une supériorité qui semble indiscutable à la philosophie, connaissance scientifique du vrai dans laquelle celui-ci est réfléchi dans sa pureté idéale, par rapport à la religion qui le ressaisit et l’expose dans la forme – mélangée, hybride, impure, empreinte de naturalité – de la représentation, et certains commentateurs ont été jusqu’à estimer à cet égard que chez Hegel la philosophie venait finalement rendre la religion intrinsèquement dépassée et «  superflue  »142, tout juste appropriée à la masse philosophiquement inculte, lui réservant ainsi un sort analogue à celui de l’art devenu «  du   GW 20, p. 13/Enc. 1, p. 130.  Voir Briefe 1, pp. 59-60/Correspondance 1, p. 60. 141   GW 20, p. 13/Enc. 1, p. 130. 142   La formule est de J. D’Hondt, «  La Philosophie de la Religion de Hegel  », in Hegel et la religion, Paris, Presses Universitaires de France, 1982, p. 8. 139 140



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point de vue de sa plus haute destination quelque chose de passé  », selon les paroles célèbres de l’Introduction de l’Esthétique143. Mais les choses sont à vrai dire bien plus complexes et nuancées que cela. Tout d’abord, s’il est vrai qu’il y a pour Hegel une supériorité de la philosophie sur la religion, il s’agit d’une supériorité dont il convient de bien préciser les contours en ce qu’elle ne regarde qu’un aspect du discours de la vérité, quelque important qu’il soit. Penchons-nous, pour éclairer ce point, sur la rigoureuse délimitation de la philosophie par rapport à la religion à laquelle Hegel procède dans l’Introduction de ses Leçons sur l’histoire de la philosophie144. Il y a en premier lieu, assure-t-il, une «  parenté immédiate  »145 entre religion et philosophie, parenté qui tient, comme on l’a vu, à ce qu’elles portent sur le même objet  : l’absolu, en termes religieux Dieu. Ce voisinage atteste que, considérée dans l’authenticité de son essence, la religion n’a rien à voir avec la superstition, comme elle a pu en être absurdement accusée par un rationalisme étroit, même si, de par sa forme, il peut lui arriver de donner carrière à des pratiques superstitieuses  ; la religion est, tout comme la philosophie, intrinsèquement rationnelle, honorant «  la raison qui est en et pour soi  »146, autrement dit «  l’Idée suprême  »147, origine et substance de tout ce qui est, et ayant pour tâche de l’exprimer. Plus précisément, il s’agit en elle de l’esprit universel qui, dans la foi que lui voue la conscience croyante, s’accomplit en se faisant conscience de soi. De fait, la religion n’a pour Hegel rien d’un simple produit humain, «  elle n’est pas invention de l’homme  », dit l’Introduction des Leçons sur la philosophie de la religion148, sinon elle ne serait que supercherie et illusion  ; elle est d’institution divine, «  une production de ­l’esprit divin  », ce dans quoi Dieu en tant qu’esprit s’objective, se fait lui-même 143   Sämtliche Werke Bd. 12, Vorlesungen über die Aesthetik Bd. 1, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann Verlag, 1971, p. 32/G.W.F. Hegel, Esthétique, tr. Ch. Bénard revue et complétée par B. Timmermans et P. Zaccaria, Paris, Librairie Générale française (Livre de Poche), 1997, tome 1, p. 62. 144   Nous avons détaillé ce point dans notre ouvrage Le concept hégélien de l’histoire de la philosophie, op. cit., pp. 93-143. 145   V 6, p. 165. 146   V 6, p. 65. 147   Ibid., p. 63. 148   G.W.F. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Religion, in Vorlesungen. Ausgewählte Nachschriften und Manuskripte, Bd. 3-5 (désormais cité V suivi du numéro du volume), hrsg. von W. Jaeschke, Hamburg, F. Meiner, 1983-1984, ici V 3, p. 46/G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion (désormais citées LPhR suivi du numéro du volume), tr. P. Garniron (pour les parties 1 et 3), Paris, Presses Universitaires de France, 1996-2004, Première partie, p. 43.

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son propre ob-jet et accède ainsi à ce que Hegel nomme «  l’entente de soi-même  » (Vernehmen seiner selbst)149, c’est-à-dire à la conscience de soi caractéristique de son être d’esprit. C’est dans la mesure où elle constitue ainsi ce dans quoi l’esprit absolu se fait conscience de soi en s’y donnant le témoignage de soi au sein de la conscience croyante, que la religion entretient avec la philosophie une parenté immédiate. Si toutefois elle diffère en même temps de celle-ci et ne saurait en aucun cas être confondue avec elle, c’est à cause de la forme de cette conscience de soi, c’est-à-dire de la manière spécifique dont celle-ci se réalise en elle. Cette manière est, de façon générale, celle de la représentation, là où celle de la philosophie est, comme on l’a noté, la modalité du concept. Il convient de bien cerner le sens de cette d­ ifférence. La religion, enseigne Hegel, plonge ses racines dans un être-touché et affecté de l’homme par l’absolu, c’est-à-dire dans un sentiment de l’absolu, qui est celui du recueillement – «  Le recueillement est [le] sentiment de l’unité du divin et de l’humain  »150 –, sentiment complexe, pénétré de pensée, comme le dit son appellation allemande de «  Andacht  » – il s’agit d’un «  sentiment pensant  » (denkendes Gefühl)151 –, mais qui, en tant que sentiment, est quelque chose de purement subjectif et intérieur – «  un sourd tissage de l’esprit en soi  »152 – qui doit s’extérioriser pour donner lieu à une véritable conscience de soi de l’esprit. Les formes de cette extériorisation sont, selon le texte que nous suivons, au nombre de trois  : le culte, l’art (incluant le mythe) et le savoir. Nous ne les détaillerons pas ici, nous contentant de remarquer qu’elles font toutes appel – chacune à sa manière et selon des guises différentes – à des formes et configurations finies (à la forme de choses et de rapports finis) pour y objectiver le sentiment religieux, formes qui sont empruntées aux représentations propres à l’esprit de l’époque et à sa culture, et qui sont par là familières et «  bien connues  », avec tout ce que cela implique d’accessoires contingents dans lesquels la superstition peut, comme on l’a noté, prendre racine. Autrement dit, la religion est toujours la religion d’un peuple, imprégnée de son esprit et des formes qui lui sont propres. Même dans le cas du savoir religieux, où, comme dit Hegel, «  on philosophe dans la religion  »153 (ainsi que c’est à ses yeux typiquement le cas chez   V 6, p. 174.   V 6, p. 169. 151   Ibid., voir apparat critique, lignes 30-33. Hegel observe à la même page que «  dans l’expression ‘Andacht’ le penser (das Denken) est déjà recelé  ». 152   V 6, p. 69. 153   V 6, p. 169. 149 150



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les Pères de l’église et dans la scolastique médiévale au sein de la tradition occidentale), la pensée demeure liée à un contenu donné, celui de la foi, qu’elle présuppose et auquel elle s’applique, sans le produire librement à partir d’elle-même et sans donc reposer sur elle-même. Bref, si la religion est bien une démarche intrinsèquement rationnelle portant sur l’Idée suprême, sur l’esprit qui est la vérité et le principe de toutes choses, elle le fait toutefois de telle manière qu’elle ne s’y rapporte pas de façon adéquate  : les formulations qu’elle en donne, empruntant de diverses manières à l’esprit et à la culture de l’époque comme à un donné présupposé et bien connu, empiriquement reçu et grevé de naturalité, sont empreintes d’éléments non critiqués, non réfléchis – telle est la dimension invinciblement positive de la religion –  ; on est avec elle dans l’ordre hybride de la représentation, non dans celui de la pensée pure ou du concept qui seul fournit à la vérité l’expression pleinement pensée et dès lors parfaitement transparente qu’elle réclame. D’où encore une fois la supériorité de la philosophie sur la religion. Mais, posons-nous la question, cette supériorité est-elle absolue, sans partage ni contrepartie aucune, et ne recèle-t-elle pas, à bien y regarder, la possibilité d’une lacune qui serait paradoxalement la rançon de sa perfection si celle-ci n’était pas à son tour soigneusement réfléchie  ? Chez Hegel, rien n’est laissé irréfléchi, en ce compris la réflexion elle-même là où, comme c’est le cas dans la philosophie, elle se fait absolue. Voyons ceci de plus près en nous remettant devant les yeux ce qui forme l’inspiration première de la démarche hégélienne. Hegel, on le sait, n’a rien d’un philosophe du secret ou de l’énigme. La logique de la vérité – sa dynamique interne – est à ses yeux de se dévoiler, de se manifester, c’est-à-dire de s’effectuer – de se rendre effective – et de ne pas rester quelque chose de simplement idéal et intérieur. Tel est au fond l’effet de l’universalité bien comprise du vrai  ; seul ce qui est purement et simplement singulier et qui n’a comme tel aucun intérêt relève du secret, comme c’est le cas des «  vérités  » de la Francmaçonnerie que Hegel brocarde à ce propos154. Dieu n’est pas jaloux, s’en va-t-il répétant à la suite d’Aristote, et on ne saurait tenir la vérité sous le boisseau. Cette logique d’extériorisation et de dévoilement est par conséquent ce qui imprègne également la religion en tant qu’elle est, comme on l’a vu, une démarche intrinsèquement rationnelle dont l’objet est la vérité, et c’est ce qui se fait pleinement explicite dans le cas du  Voir V 6, pp. 76-77.

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christianisme qui est «  la religion […] de la révélation  »155, la «  religion accomplie  » où Dieu, ressaisi comme esprit, l’est essentiellement comme manifestation de soi  : comme ce dont «  la révélation, la manifestation est […] sa détermination et son contenu mêmes  »156. D’où le refus que Hegel oppose résolument à toute doctrine du Dieu inconnaissable telle qu’il la voit fleurir à son époque dans le prolongement de la philosophie kantienne  : «  une religion chrétienne qui ne devrait pas connaître Dieu, dans laquelle Dieu ne serait pas révélé, ne serait aucunement une religion chrétienne  »157. Mais, à l’examiner de près, cette logique du dévoilement inhérente à la vérité recèle deux aspects  : transparence et non voilement d’une part, universalité de l’autre. Le premier de ces aspects trouve son accomplissement dans le discours philosophique dans lequel la vérité s’énonce dans l’élément absolument réfléchi et translucide du concept et où règne par conséquent la pensée pure dans sa stricte fluidité dialectique délivrée de toute fixité, tandis que la religion, où la pensée se mêle par contre toujours à autre chose qu’elle-même (même dans la religion de la révélation qu’est le christianisme), ne saurait y prétendre  : certes, la vérité s’y dévoile, comme on l’a dit, mais en se recouvrant, elle y est «  en même temps aussi voilée en tant qu’elle est dévoilée (zugleich darin auch verhüllt, indem sie enthüllt ist)  »158. Voilà donc pour le premier aspect du dévoilement propre à la vérité  : il est satisfait par la philosophie. Mais qu’en est-il du deuxième aspect, de son universalité  ? Il semble bien que la philosophie, avec son discours conceptuel parfaitement transparent, soit en revanche ici en défaut. En effet, elle est, comme on l’a vu, strictement inintelligible pour la conscience commune et n’est le fait que de quelques-uns, ce qui préoccupe manifestement Hegel, soucieux, comme on l’a vu, de l’accessibilité de la philosophie, une accessibilité qui n’est pas pour elle un simple à-côté, mais qui fait partie de son essence en tant que discours de la vérité qui lui interdit d’être une simple affaire d’initiés ou de spécialistes. Car la vérité est intrinsèquement pour tous – cela aussi est inscrit dans sa nature manifestative et dévoilante – elle est pour toute conscience (nonphilosophique comme philosophique) comme ce dont celle-ci doit pouvoir vivre  ; en conséquence de quoi la philosophie, expression la plus pure de la vérité, ne saurait être une affaire de secte close sur elle-même.   V 5, p. 2/LPhR 3, p. 5.   Ibid., p. 3/LPhR 3, p. 5. 157   Ibid., p. 4/LPhR 3, p. 6. 158   V 6, p. 79. 155 156



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Comment donc peut-elle faire droit à cette exigence qui nous rappelle qu’elle a pour Hegel une visée ultimement pratique? Certes, il y a le chemin tracé par la Phénoménologie de l’esprit qui doit méthodiquement mener la conscience commune au savoir absolu de la philosophie. Mais outre le fait que, comme on l’a relevé, ce chemin est déjà intrinsèquement philosophique et n’est dès lors pas empruntable par tous, il y a ceci, qui doit également retenir notre attention, que le savoir absolu s’y est ultimement révélé comme celui, qui, loin de se refermer sur lui-même et sa propre perfection, est foncièrement ouvert, conscient de sa limite (qui est celle de tout savoir) et disposé à l’assumer dans le sacrifice de soi qui, librement, laisse être son autre159. Or on peut présumer que, dans l’ordre de la connaissance de l’absolu que la philosophie partage avec la religion, cet autre, c’est par excellence celle-ci, la religion, en laquelle la vérité, certes formulée cette fois imparfaitement dans un langage pour partie opaque qui emprunte à ce que l’époque tient irréflexivement pour bien connu, est toutefois pour tous, et ce originairement et en tout temps, car de la religion, il y en a depuis toujours, depuis que l’homme est homme – l’homme est comme tel, en tant qu’être d’esprit animé par le besoin de la vérité, homo religiosus –, alors que philosophie proprement dite n’est apparue qu’à un moment déterminé de l’histoire, autour du VIIème siècle avant Jésus-Christ en Grèce ancienne  : «  La religion, déclare à ce propos Hegel, précède toujours nécessairement la philosophie  »160, elle est même présupposée par celle-ci comme ce dont elle reçoit son objet, la vérité, qu’elle ne produit pas, mais qu’elle ne fait que réfléchir absolument en la concevant161. Bref, et c’est la leçon de tout ce développement, la philosophie, discours de la vérité, se doit de sortir d’elle-même, elle ne saurait demeurer enclose en soi, dans sa pure perfection scientifique qui, paradoxalement, se révèle imparfaite et lacunaire si elle en reste à soi et se fige en elle-même. La vraie perfection philosophique est celle qui tient dialectiquement dans l’ouverture à l’autre et la reconnaissance de celuici. C’est ce dont Hegel précise les modalités là où, dans l’Introduction de ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, il traite de l’opposition et des relations conflictuelles entre philosophie et religion. De fait, les rapports entre philosophie et religion ne se limitent pas simplement à ce qu’elles ont même objet, l’absolu, la vérité, tout en   Voir ci-dessus, pp. 95 sq.   V 6, p. 64. 161   «  si la religion peut bien être sans la philosophie, la philosophie ne peut être sans la religion, mais inclut bien plutôt celle-ci en elle  » (Encyclopédie, GW 20, p. 14/ Enc. 1, p. 131). 159 160

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différant par la forme dans laquelle elles ressaisissent cet objet commun  ; elles ont été aussi inéluctablement amenées à s’opposer l’une à l’autre et à se combattre, cette opposition constituant «  un moment essentiel  »162 de leur rapport qu’on ne saurait passer sous silence. Ce conflit est en bref celui de la pensée libre qu’incarne la philosophie et de la positivité de la religion. C’est que si toutes deux sont assurément filles de leur temps, au-dessus duquel elles ne sauraient sauter, elles entretiennent cependant avec lui un rapport différent qu’il convient de rappeler ici brièvement. La religion se trouve, comme on l’a vu, «  prise  » dans l’esprit de son temps, inscrite dans un rapport immédiat, à l’origine senti et vécu, avec lui, et c’est dans les formes de cet esprit qu’elle se représente et honore la vérité sans réellement pouvoir se distancer d’elles et les mettre en question, mais en les acceptant directement comme un donné qu’elle présuppose et auquel elle se soumet comme à une autorité indépassable. Certes, reconnaît Hegel, il y a eu à cet égard une évolution vers davantage de liberté au sein de la religion chrétienne, en particulier sous sa forme protestante dans laquelle «  la religion doit résulter de la conviction personnelle (aus der eigenen Überzeugung)  »163  ; mais si l’autorité de la contrainte extérieure s’y est effectivement réduite, demeure, plus subtile mais sans doute aussi plus redoutable, l’autorité intérieure de tout ce que l’éducation et la culture ont inculqué dans les esprits et qui fonctionne comme autant de «  points fixes  »164 sous la condition desquels seulement peut s’exercer en eux la pensée autonome («  Pensée et conviction personnelles ne font […] pas encore qu’on soit libre de l’autorité  »165, remarque finement Hegel). Telle est donc l’invincible positivité de la religion qui fait qu’elle revêt un caractère nécessairement dogmatique et s’oppose à la pensée libre développée par la philosophie166. En celle-ci   V 6, p. 241.   Ibid., p. 300. Notons-le, il ne saurait évidemment être question pour Hegel de pure soumission strictement aveugle et quasi automatique dans le règne de l’esprit dont fait partie, de façon éminente, la religion. Et donc, même dans les religions les plus primitives «  l’homme adore Dieu en esprit  » (ibid.), ce qui suppose de sa part une adhésion volontaire à ce qu’il tient pour vrai  : «  l’esprit de l’homme doit en être  » (ibid., p. 301), ce caractère de libre adhésion émergeant tout particulièrement au sein de la forme moderne de la religion qu’est le christianisme protestant. 164   V 6, p. 302. 165   Ibid., p. 303. 166   On notera que ce caractère nécessairement positif et dogmatique de la religion n’a rien d’unilatéralement négatif aux yeux de Hegel. Certes il témoigne du manque de réflexion qui la caractérise, mais, assure-t-il en même temps, les dogmes religieux sont susceptibles de renfermer, sous une forme assurément inadéquate, celle de «  mystères  », un contenu véritablement spéculatif, comme c’est par excellence le cas du dogme trinitaire 162 163



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en effet, il n’est en revanche rien, si sacré que cela puisse être aux yeux de la conscience commune soumise aux formes de l’esprit du temps, qui ne doive être critiqué et soumis à questionnement, c’est-à-dire réfléchi de fond en comble et ainsi transformé en pensée pure et en concept. C’est que, comme on l’a vu, le rapport que la philosophie entretient avec son temps n’est plus un rapport affectif et vécu, mais bien, à l’heure crépusculaire où la chouette de Minerve prend son envol, lorsque la vie et l’action se sont tues et que la journée de l’esprit a pris fin dans l’indifférence et l’ennui de l’oisiveté, un rapport strictement réflexif et pensé qui, par la distance ainsi instaurée, est l’amorce d’un autre esprit doté de formes nouvelles. Tel est le terreau du conflit qui éclate inévitablement entre religion et philosophie  : la «  libre pensée  » (freie Gedanke) que celle-ci exerce «  entre […] en opposition contre l’autorité de la religion, de la religion du peuple, de l’église etc., contre la religion positive en général  »167, laquelle de son côté conteste l’autonomie de la libre pensée et le droit qu’elle revendique de tout soumettre à son inspection et de déterminer le vrai à partir de soi. Ce conflit, prévient toutefois solennellement Hegel, ne saurait être l’issue finale  ; il se doit de déboucher sur une réconciliation, car «  ce qui est placé dans l’esprit humain serait un destin funeste (ein unseliges Geschick) si ce conflit était le dernier mot  »168. Cela ne signifierait en effet rien de moins que le divorce définitif entre la théorie, qu’incarne en sa pureté la philosophie, et la vie pratique de la conscience qui trouve dans la religion de quoi apaiser son besoin naturel de vérité  ; cela vouerait en d’autres termes de façon effectivement fatale la philosophie à l’abstraction et l’inefficience. De quelle façon peut donc advenir cette réconciliation de manière à ce qu’elle soit une véritable réconciliation, qui respecte chacune des deux parties en présence, car c’est là ce que Hegel n’hésite pas à qualifier de «  but absolu  », à savoir que «  soit atteinte la réconciliation […] de la vérité dans la forme de la représentation religieuse avec la vérité dans la forme dans laquelle elle est développée par la raison  »169? Les fausses réconciliations – les «  fausses médiations  » ou «  fausses paix  »170 – entre religion et philosophie sont de deux types, soit que l’une dans le christianisme. A propos des mystères religieux, dont il remarque qu’ils ne sont mystérieux que pour l’entendement, Hegel soutient qu’ils sont «  le rationnel de la religion dans le sens du spéculatif, c’est-à-dire dans le sens du concept concret  » (V 6, p. 256). 167   V 6, p. 303. 168   Ibid., p. 336. 169   Ibid., p. 306. 170  Voir V 6, pp. 336-337 sqq.

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des deux démarches renonce à soi et se soumette à l’autre, la philosophie à la religion comme dans le cas de la scolastique médiévale ou, inversement, la religion à la philosophie comme dans celui du rationalisme étroit des Lumières, soit que chacune aille indifféremment son chemin sans se soucier de l’autre, ce que l’unité du vrai, dont traitent également religion et philosophie, rend principiellement impossible  : «  Il y a un seul besoin de la philosophie et de la religion  », qui est celui de «  ce qui est absolument vrai  », du «  plus intime et du plus profond (das Innerste)  », lequel ne saurait être deux171. Comment donc la vraie réconciliation peut-elle dans ces conditions advenir  ? La thèse de Hegel est qu’elle ne saurait avoir lieu que là où ce qui est commun aux deux démarches et qui fonde leur harmonie en profondeur, à savoir la raison, est pleinement réfléchi et conscient, ce qui ne se produit qu’au sein de la philosophie. Il déclare en effet  : «  Lorsque […] la philosophie se présente en opposition contre la religion, il faut présupposer, comme on l’a dit, qu’il n’y a qu’une seule raison, une seule Idée et que cette opposition n’est que phénoménale (nur Erscheinung), tenant à ce que la raison pensante ne s’est pas encore saisie dans sa profondeur. Le but de la philosophie est alors lui-même celui de saisir en soi l’esprit, l’essence de celui-ci dans sa profondeur et de se trouver en harmonie avec la profondeur que la religion contient en soi  »172. Donc, premier constat, c’est à l’initiative de la philosophie, dans la mesure où c’est en elle que le rationnel se réfléchit et s’appréhende en plénitude, qu’une véritable réconciliation avec la religion peut advenir. Mais cette appréhension philosophique plénière du rationnel ne se produit pas directement  ; il y faut tout un devenir, toute une maturation qui est celle-là même de l’histoire de la philosophie. Considérée dans son rapport à la religion, cette histoire comprend trois grandes étapes qui se retrouvent sous des formes différentes tant dans la philosophie ancienne que dans la philosophie des temps chrétiens et que Hegel schématise de la façon suivante173  : la première phase, encore pré-philosophique, est celle où la pensée se développe «  à l’intérieur de la religion  », celle-ci précédant la philosophie comme on l’a vu, et est donc à ce titre une pensée encore «  non-libre  ». Vient ensuite, à titre de deuxième phase, le moment où la pensée s’étant renforcée et prenant appui sur elle-même se montre hostile à la religion et s’oppose à elle  ; c’est celui du conflit entre foi et savoir où la pensée conquiert sa liberté et se pose du fait même   V 6, p. 337.   Ibid., p. 343. 173  Voir V 6, pp. 178 sq. et pp. 254 sqq. 171 172



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comme pensée philosophique, moment nécessaire assurément, juge Hegel, mais qui est celui d’une raison encore immature, loin de son plein accomplissement, une raison qui, repliée sur elle-même dans son hostilité à son autre religieux, n’est en fait à cet égard qu’un entendement borné et abstrait  : «  La première entrée en scène de la pensée elle-même est abstraite, donc non accomplie dans sa forme  »174. La troisième phase, enfin, est celle de la raison mûrie qui, parvenue à la pleine conscience philosophique d’elle-même, rend justice à la religion, la reconnaît et fait la paix avec elle. Que signifie toutefois rendre justice à la religion  ? Les textes que nous étudions nous permettent de dire ceci  : la philosophie rend justice à la religion lorsque, siège d’une raison accomplie devenue pleinement consciente d’elle-même, c’est-à-dire de son essence dialectique qui en fait une raison concrète et élargie, qui l’ouvre à l’altérité plutôt que de la refermer sur elle-même, d’une part elle comprend et met au jour la rationalité qui est à l’œuvre, de façon voilée, au sein de la religion (tel est typiquement le cas du travail que la philosophie opère sur le dogme trinitaire que Hegel prend en exemple175) et, sur cette base, comprend d’autre part la nécessité de la religion, non seulement à titre de moment de son propre avènement (car, on l’a noté, la philosophie présuppose la religion et ne pourrait advenir sans elle), mais, plus radicalement, comme mode d’accès sui generis en lui-même valide à la vérité. Cette dernière nécessité de la religion, Hegel l’affirme à plusieurs reprises en toute clarté  : ainsi lorsqu’il observe, à propos du rapport qui nous occupe entre philosophie et religion, que «  lorsque l’esprit s’est conçu (begriffen) et alors seulement, il saisit la forme de la représentation, qui lui était jusque-là étrangère, comme étant également une forme qui lui revient [et qui est] nécessaire  »176  ; et, plus nettement encore, lorsqu’il soutient que «  pour l’Idée absolue, pour l’esprit absolu, il doit (muss) y avoir la forme de la religion  »177. Pourquoi  ? Comment justifier cette nécessité de la religion  ? La raison en est directement donnée  : parce que «  la religion est la conscience du vrai tel qu’il est pour tous les   V 6, p. 253.  Voir V 6, p. 254 et, sur un mode plus allusif, p. 306. Il s’agit chaque fois d’opposer l’attitude adoptée par la raison accomplie face aux dogmes religieux à celle d’une rationalité abstraite d’entendement qui ne sait que les ramener à l’étroitesse de ses normes. Ainsi la théologie rationaliste des Lumières réduit l’esprit vivant et concret du Dieu religieux à la vacuité du «  caput mortuum de l’être suprême  » (p. 254), rejetant tout ce qui lui est incompréhensible sous prétexte qu’il s’agit de superstition contradictoire et obscurantiste. 176   V 6, p. 179. 177   Ibid., p. 257. 174 175

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hommes  », cette universelle accessibilité de la vérité faisant partie de l’essence même de celle-ci, de la dynamique qui l’anime, en tant qu’elle n’est rien d’autre que le mouvement de sa propre révélation, ainsi que l’a d’ailleurs explicitement fait savoir la religion accomplie qu’est le christianisme. Autrement dit, la nécessité de la religion tient à ce qu’en elle la vérité se réalise (au prix de sa pureté conceptuelle) du point de vue de sa nécessaire action sur la vie des hommes. Maintenant, il reste une ultime précision à apporter quant à cette réconciliation entre philosophie et religion sur laquelle doit déboucher leur opposition, et elle est essentielle. C’est que cette réconciliation ne saurait être le fruit d’une reconnaissance réciproque  : elle est le fait de la philosophie, mais ne saurait être celui de la religion, même dans son ultime accomplissement chrétien, et c’est en cela que consiste en dernier ressort ce que Hegel caractérise comme «  l’avantage  » (den Vorteil)178 de la philosophie sur la religion. Voyons comment il exprime ceci  : «  La philosophie, en tant qu’elle est le penser qui conçoit (als begreifendes Denken) ce contenu [le vrai, le rationnel], a eu égard au représenter de la religion l’avantage qu’elle comprend l’un et l’autre  ; elle est capable de comprendre la religion et de lui rendre justice  ; […] mais l’inverse n’est pas le cas. La religion comme telle, dans la mesure où elle se tient au point de vue de la représentation, n’exprime que soi et se comprend dans ce qui tombe dans la représentation, mais ne comprend pas la philosophie  ». La différence entre philosophie et religion se ramène donc en fin de compte à ce que nous pourrions caractériser comme une différence d’ouverture  : là où la philosophie, en tant que «  penser qui conçoit  », est ouverte à elle-même et à son autre qu’est la religion, celle-ci, qui en reste pour sa part «  au point de vue de la représentation  », n’est en revanche ouverte qu’à elle-même. C’est que le point de vue de la représentation est celui de la pensée impure, mêlée à autre chose qu’elle-même, c’est le point de vue de la conscience ordinaire qui adhère aux formes et aux rapports finis de l’esprit de l’époque (et ce même si dans les religions évoluées ce ne sont pas ces formes en tant que telles qui sont vénérées, mais bien l’esprit qui s’exprime symboliquement en elles), tandis que le point de vue du concept, dans lequel cette fois la pensée est totalement auprès d’elle-même, en toute pureté, établit avec l’esprit de l’époque un rapport strictement réflexif qui, comme on l’a vu, l’affranchit de l’emprise des formes de celui-ci et finalement de toute forme particulière, fût-ce finalement celle de sa liberté même pour autant qu’elle l’oppose à   Ibid.

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son autre religieux et ne le rend pas en ceci pleinement libre. C’est pourquoi Hegel estime que si la philosophie peut «  connaître et juger la religion  »179, il n’en va pas de même pour la religion vis-à-vis de la philosophie  ; c’est que, explique-t-il  : «  La religion est pour la sensibilité, pour la représentation intérieure, pour l’esprit profond qui ne s’explicite que dans la représentation. La philosophie, comme [elle] explicite son principe dans la pensée, se saisit elle-même et également son autre  »  : elle «  connaît ce qui est rationnel en soi et hors de soi (in sich und aus sich)  ». Qu’est-ce qui résulte de tout ceci  ? Le moment est en effet venu de faire le bilan de notre examen du rapport entre philosophie et religion tel qu’il se dégage des pages de l’Introduction des Leçons sur l’histoire de la philosophie que nous avons examinées. Ce dont à notre sens ces pages témoignent de manière irrécusable, c’est de la complémentarité que Hegel instaure entre les deux démarches, complémentarité dont nous avons eu l’occasion de voir dans la première partie de notre recherche qu’elle était déjà de rigueur au début de la période d’Iéna, et cela dans les mêmes termes que ceux qui déterminent leur rapport au sein du système de maturité, la dimension pratique et populaire de la religion venant compléter la dimension idéaliste et théorique de la philosophie quant à l’expression de la vérité, la première étant le partage de tous tandis que la seconde est réservée à quelques-uns180. Mais, bien entendu, la pensée de maturité ne fait pas que répéter ce que disaient ces réflexions antérieures. La pensée hégélienne s’est entre-temps profondément transformée, le nerf de cette transformation résidant dans la découverte et la mise en œuvre systématique du caractère dialectique de la pensée. Quel a donc été l’effet de cette transformation sur la problématique qui nous occupe des rapports entre philosophie et religion  ? En un mot, elle a permis à Hegel de mettre en lumière ce qui articule en profondeur les deux démarches, de sorte que leur complémentarité n’a plus rien d’une simple juxtaposition, mais se détermine à partir de la nature même de la vérité qu’elles ont toutes les deux pour unique contenu. Cette vérité – qu’est l’Idée ou la pensée et, plus précisément, l’esprit qui forme la substance de toutes choses – a pour caractère essentiel d’être dialectiquement le contraire immédiat de soi-même, c’est-à-dire ce qui au plus profond des choses les met originairement en relation les unes avec les autres et constitue comme tel le mouvement qui traverse chacune de se déborder   V 6, p. 343.   Voir notre premier volume, pp. 70-71 sqq.

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en se niant vers son autre, de sortir de soi-même – de s’aliéner – et d’avoir en cela seulement sa véritable égalité à soi. Cette dialecticité du vrai, c’est, avons-nous vu, ce qui se réfléchit purement dans l’ordre philosophique du concept, de sorte que c’est en lui qu’elle est pleinement présente et accomplie. Mais ceci a alors pour conséquence que, plus que toute autre chose, la philosophie ne saurait se refermer sur elle-même, elle ne saurait se figer de manière arrogante dans sa propre perfection, ce serait là pour elle contredire cela même qu’elle a pour tâche de dévoiler intégralement, l’infinie mobilité réflexive de la pensée, et n’être plus qu’une chimère théorique dépourvue de toute espèce d’efficience, de toute portée pratique réelle pour n’être que l’affaire strictement déconnectée et abstraite d’une poignée de rêveurs exaltés. Le dévoilement intégral de la vérité à laquelle procède la philosophie lui commande donc de se résoudre à laisser librement être son autre, plus précisément à laisser la vérité qu’elle détient – et parce qu’elle la détient pleinement – lui échapper et se répandre via la représentation religieuse parmi les hommes pour agir efficacement sur leur vie. Ce qui ne veut pas dire que licence totale soit dès lors laissée à la religion, car celle-ci a ses propres démons qui, comme l’histoire l’a montré, peuvent l’entraîner soit vers un supranaturalisme sentimental et naïf, soit vers un rationalisme étriqué et abstrait, déviances où elle manque à sa tâche de témoigner dans l’ordre de la représentation de l’Idée. Aussi bien Hegel précise-t-il que la philosophie «  juge  » la religion dans la mesure même où elle la connaît. Concluons cette section de notre étude que nous avons consacrée à la sphère de l’esprit absolu en nous référant à ce qu’en dit l’Encyclopédie qui qualifie cette sphère «  en son ensemble  » (im Allgemeinen), laquelle comprend, comme on le sait, art, religion et philosophie, de «  religion  »181. Caractérisation de prime abord surprenante, qui semble prendre la partie pour le tout, mais qui a des précédents dans l’œuvre de Hegel. Ainsi, dans l’écrit sur la Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling de 1801, il écrit que «  art et spéculation sont tous deux en leur essence le service divin  »182. Et une formulation analogue se retrouvera plus tard dans les Leçons sur la philosophie de la religion de Berlin où l’on peut lire que  : «  Ce point de vue [le point de vue religieux] est un point de vue universel, le point de vue commun de l’art, de la religion et de la science  »183. La chose peut s’entendre aisément pour   Encyclopédie, § 554, GW 20, p. 542/Enc. 3, p. 343.   GW 4, p. 76/Premières publications, p. 152. 183   V 3, p. 142/LPhR 1, p. 133. 181

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l’art qui trouve, selon Hegel, sa suprême destination là où il est part intégrante de la religion, comme c’est le cas au sein de ce qu’il appelle «  religion déterminée  », soit l’ensemble des religions antérieures au christianisme, et tout particulièrement dans la religion grecque en tant que «  religion de la beauté  »184. Elle est en revanche beaucoup plus difficile à saisir en ce qui concerne la philosophie  : dans quelle mesure celle-ci peut-elle, selon Hegel, être qualifiée de religion et exprimer le point de vue religieux185  ? Nous voyons trois réponses possibles qui, loin de s’exclure, se renforcent au contraire mutuellement. Il y a tout d’abord que, comme nous l’avons noté, la religion précède (dans tous les sens du mot) la philosophie et est présupposée par elle. La religion est le rapport originel de l’homme à la vérité, ce qui concrétise l’ouverture au vrai qui le constitue en tant qu’être d’esprit et qui n’a pas dû attendre la philosophie pour advenir et se manifester, comme Hegel le déclare dans ses Leçons sur la philosophie de la religion  : «  il ne s’agit en aucun cas [en philosophie] de renverser la religion, c’est-à-dire de prétendre que le contenu de la religion ne peut être pour soi-même vérité  ; c’est bien plutôt justement la religion qui est le vrai contenu […] et ce n’est pas à la philosophie qu’il appartient en premier de délivrer la vérité substantielle  ; les hommes n’ont pas eu d’abord à attendre la philosophie pour recevoir la conscience, la connaissance de la vérité  »186. D’où le caractère universel de la religion, présente chez tout homme de tout peuple et de toute culture  : «  la religion, observe Hegel, est quelque chose de présupposé et de présent en chacun  » qui répond à «  la nécessité de la nature spirituelle universelle  » 187 et, ajoute-t-il quelques lignes plus loin, «  il n’est en fait aucun 184   La partie des Leçons sur la philosophie de la religion consacrée à la religion déterminée et ses différentes figures (africaine, orientale, hébraïque, grecque et romaine) forme l’objet du quatrième volume des Ausgewählte Nachschriften und Manuskripte publiés chez F. Meiner (V 4). Elle a été traduite en français par G. Marmasse (Paris, Vrin, 2010). Ajoutons que nous n’abordons pas ici la délicate question du destin de l’art en dehors de la religion qui recoupe celle de sa dévaluation et de sa dégradation au sein du monde moderne (on pourra consulter sur ce point le beau texte de B. Mabille, «  Idéalisation et épiphanie  », in B. Mabille, Rencontres. Hegel à l’épreuve du dialogue philosophique, G. Gérard et G. Marmasse (éds), Editions de l’Institut supérieur de philosophie, Louvain-la-neuve/Peeters, Louvain-Paris-Bristol, CT, 2017, pp. 251-272). 185   Nous avons déjà abordé cette question dans notre contribution  : «  La philosophie comme service divin. Approche du rapport entre philosophie et religion chez Hegel  », in Philosophie et théologie. Festschrift Emilio Brito, E. Gaziaux (éd.), Leuven University Press, 2007, pp. 85-103. Nous reprenons et prolongeons cette première recherche dans les lignes qui suivent. 186   V 3, p. 159/LPhR 1, pp. 149 sq. 187   Ibid., pp. 8-9/LPhR 1, pp. 7 sq.

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homme si corrompu, si perdu, si mauvais et si misérable qu’il serait absolument dépourvu de religion […]. Du fait que l’homme est homme, et non pas un animal, [la religion] n’est pas une sensation ou une intuition qui lui serait étrangère  »188. Il s’ensuit donc que ce n’est pas la philosophie qui institue et établit la vérité  ; celle-ci est là présente à l’homme bien avant elle au sein de l’expérience religieuse qui est aussi ancienne que l’humanité  ; il faut au contraire dire que la philosophie reçoit la vérité de la religion, de sorte que, comme nous avons vu Hegel l’écrire dans la Préface de la deuxième édition de l’Encyclopédie, il ne saurait y avoir de philosophie sans religion alors que l’inverse est parfaitement possible et s’est de fait vérifié au cours de l’histoire. Précisons toutefois que si la philosophie présuppose bien la religion, ce n’est pas n’importe quelle religion  : il y a eu dans l’histoire de l’humanité quantité de cultures qui, tout en comprenant nécessairement une religion, n’ont pas développé de philosophie  ; il fallait donc un certain type de religion caractérisée par une certaine représentation de la vérité pour que, sur cette base, puisse advenir la philosophie, comme cela a été le cas en Grèce ancienne, puis dans l’Occident moderne. Mais il ne suffit pas de dire que la philosophie reçoit son contenu, la vérité, de la religion pour déclarer qu’elle participe du point de vue religieux  ; il faut encore montrer ce qu’elle en fait. Or, sur ce point, il semble bien à première vue qu’elle en vient à tourner le dos à la religion et à son point de vue, dans la mesure où ce qui, dans la religion, est représentation de la vérité, la philosophie le transforme en conception de la vérité, se rendant par là strictement inintelligible à la conscience commune représentative et donc à la conscience religieuse. D’où l’hostilité souvent constatée de la religion à l’égard de la philosophie. Mais en fait cette opposition entre religion et philosophie est, comme on a vu Hegel le déclarer, strictement phénoménale  ; elle ne relève pas du fond de l’affaire, car la philosophie n’ajoute en fait rien de nouveau au contenu religieux dont elle hérite, elle ne fait que le reformuler  ; et cette reformulation, à son tour, n’a d’autre propos que de mettre au jour et rendre conscient, en le dégageant de sa gangue représentative et imagée, le contenu spéculatif implicite de la religion, comme Hegel le fait exemplairement pour le dogme trinitaire. Retenons ici la déclaration que nous avons déjà citée  : «  La philosophie n’établit donc rien de nouveau  ; ce qui est ici amené au jour moyennant notre réflexion est déjà préjugé   Ibid., p. 10/LPhR 1, p. 10.

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immédiat d’un chacun  »189  ; ce qui, eu égard à la question qui nous occupe, veut dire  : la philosophie ne fait rien d’autre que réfléchir jusqu’au bout le contenu religieux en le faisant passer de la représentation au concept  ; elle ne le détruit pas, pas plus qu’elle ne l’ignore  ; elle l’exprime au contraire dans toute son authenticité. Resserrons encore notre propos. Il y a en effet, à la suite de ce que nous venons de relever concernant, d’une part, le présupposé de la religion et, de l’autre, la reprise réflexive de celle-ci dans la philosophie, un troisième élément à signaler à propos de l’appartenance de la philosophie au point de vue religieux, lequel concerne cette fois plus précisément la philosophie hégélienne. Il faut tout d’abord noter que, dans la partition de l’histoire de la philosophie à laquelle il procède dans ses Leçons sur cette matière, Hegel caractérise la philosophie moderne qui débute avec Descartes comme «  la philosophie chrétienne  »190, par quoi il ne faut évidemment pas comprendre une philosophie qui serait sous tutelle religieuse comme dans le cas de la Patristique ou de la Scolastique médiévale, mais bien la philosophie telle qu’elle s’enracine et se développe à même un monde imprégné par un esprit spécifique qui est celui du christianisme et qu’elle a pour tâche de penser  : le principe qui régit la philosophie moderne, déclare Hegel, est celui qui a reçu sa première formulation, sa «  révélation immédiate […] dans la religion chrétienne  »191. Or quel est ce principe  ? C’est celui du Dieu-Esprit ou du Dieu-sujet – «  le contenu de la religion chrétienne consiste à faire connaître Dieu comme esprit  »192 –, c’est-à-dire du Dieu qui s’est redoublé, qui s’est séparé de sa divinité substantielle transcendante et en est sorti, pour s’engager dans son contraire qu’est la finitude du monde et de l’homme et être, dans cette différence dès lors surmontée, auprès de soi dans la mesure où il y est pour soi, Dieu effectif qui se sait comme Dieu en l’homme, au lieu d’être contradictoirement le simple objet inerte et abstrait d’une pensée autre  : «  Ici, observe Hegel à propos de la religion chrétienne, le divin est représenté comme un divin qui est descendu dans le monde, qui a lui-même pris la figure de l’effectivité humaine. Ceci est le principe de la réconciliation, à savoir que la pensée n’est plus un au-delà, mais quelque chose de présent (eine Gegenwart). Ainsi le divin n’est plus dans l’au-delà, mais il a pris chair et sang  ; le royaume de l’idéalité est avec cela entré dans le monde  »193. Or   Encyclopédie, Addition du § 22, W 8, p. 79/Enc. 1, p. 474.  Voir V 6, pp. 310 et 348. 191   V 6, p. 200. 192   Encyclopédie, § 384, GW 20, p. 383/Enc. 3, p. 179. 193   V 6, p. 101. 189 190

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que fait la philosophie avec ceci, avec cette kénose en laquelle consiste le ressort du Dieu-Esprit promu par le christianisme  ? Elle la conceptualise, elle la tire de l’univers sensible-imagé de la représentation propre au religieux et l’élève à la pure transparence du concept où, pleinement réfléchie, elle trouve son accomplissement. Or, si telle est bien la tâche propre de la philosophie moderne qui établit la subjectivité en principe, c’est à n’en pas douter dans la philosophie hégélienne en tant que philosophie dialectique que cette tâche trouve son aboutissement, elle pour qui il s’agit, selon la formule programmatique de la Préface de la Phénoménologie de l’esprit, «  d’appréhender et exprimer le vrai non comme substance, mais tout autant comme sujet  »194, c’est-à-dire de l’appréhender dans son effectivité constitutive où il n’est plus rien d’autre, toute fixité représentative se trouvant congédiée, que l’acte autodifférenciant de sa réflexion en soi-même. Est-ce cependant tout, et la reprise philosophique de la kénose chrétienne, telle qu’elle est effectuée par la philosophie hégélienne, se limitet-elle à son intégration conceptuelle dans le fonctionnement dialectique du système  ? Nullement, car, comme on l’a vu, cela la vouerait inéluctablement à l’abstraction d’un repli ésotérique sur sa propre perfection où la vérité ne saurait trouver son compte, celui de son universelle diffusion et de son efficience pratique qui sont essentiellement inscrites en elle. Aussi bien la kénose opérée intérieurement dans l’ordre du concept doit-elle se doubler d’une kénose externe  : celle par laquelle la philosophie, s’étant arrachée à l’ordre hybride et impur de la représentation, est amenée, là où elle est pleinement accomplie, à reconnaître la nécessité de celle-ci dans son exercice religieux et à se résoudre ainsi à librement laisser aller son autre hors de soi, selon les mots qui clôturent la logique dans l’Encyclopédie. Ce qui veut dire  : le dernier mot de la philosophie, qui est aussi et même avant tout celui de la vérité dont elle est par excellence porteuse, est sacrifice de soi  ; elle ne triomphe réellement que là où elle consent à son propre abaissement, c’est-à-dire à s’ouvrir dialectiquement à l’impureté de son négatif, car c’est là le prix de son efficience concrète. Et cela nous permet alors de revenir à la question qui avait ouvert nos considérations concernant la sphère de l’esprit absolu, celle de la situation de la nature en celle-ci  : on voit finalement que loin d’y être purement et simplement éradiquée, comme on pouvait de prime abord le penser, elle s’y trouve au contraire maintenue à travers la nécessaire reconnaissance qu’y reçoit la représentation religieuse, toujours porteuse dans ses mythes et ses symboles d’éléments tirés de la nature,   GW 9, p. 18/PhE, p. 68.

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même là où, comme dans le christianisme, la religion accomplie, elle a cessé de relever d’une simple religion naturelle. 5)  Conclusion des chapitres 3 et 4 Dans notre chapitre trois, nous avons constaté la transformation qui s’est opérée dans la conception hégélienne de la nature  : paradigme du système au début de la période d’Iéna, elle n’est plus qu’un moment dans le système dialectique de l’esprit qu’est devenu le système hégélien au terme de cette période. Cela ne signifie toutefois nullement que la nature soit dès lors devenue quelque chose de secondaire destiné à purement et simplement s’effacer devant la puissance de l’esprit, principe de toutes choses et donc de la nature elle-même. C’est que Hegel développe une conception dialectique de l’esprit, seule capable, à ses yeux, de rendre authentiquement compte de sa spiritualité. Or ce qu’implique pareille conception, c’est que l’esprit, envisagé dans sa réflexivité fondamentale, n’est proprement lui-même, réellement identique à soi, que dans et par la relation à l’autre que soi, cet autre étant précisément par excellence la nature. Celle-ci, telle qu’elle est pensée dans le système encyclopédique de la maturité, est en effet ce qui, dans son extériorité constitutive, s’oppose point par point à l’esprit, ce qui est sans esprit, donc son autre radical, s’enracinant à ce titre dans la négativité inhérente à sa détermination spirituelle. Il en résulte que l’esprit ne saurait éradiquer la nature sans porter atteinte à sa propre spiritualité, sans en fait s’éradiquer lui-même. Certes, il faut sortir de la nature, répète Hegel, telle est la tâche qui incombe à l’esprit, lequel doit former la nature, la travailler et la transformer de manière à en faire véritablement son autre dans lequel il puisse se manifester, c’est-à-dire s’extérioriser et conquérir ainsi son effectivité. Mais il faut en même temps pour cela que ce qui devient ainsi son autre, qu’il s’approprie progressivement, reste en même temps son autre, sans quoi l’esprit, s’étouffant pour ainsi dire dans une identité à soi close et abstraite, déchoit de sa véritable spiritualité et se voue à l’inefficience. Il faut, en d’autres termes, que l’autre de l’esprit qu’est la nature conserve son altérité par rapport à lui, mais de telle sorte que cette altérité irréductible apparaisse et soit à terme conçue comme relevant de l’esprit dialectiquement accompli, c’est-à-dire comme son effet dans lequel il se rend effectif. Telle est l’hypothèse avec laquelle nous nous sommes engagé dans l’examen de la philosophie de l’esprit à travers ses trois grandes étapes que sont l’esprit subjectif, l’esprit objectif et l’esprit absolu.

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Nous avons tout d’abord observé l’enracinement de l’esprit dans la nature  : telle est au départ de la dialectique de l’esprit la situation de l’âme, caractérisée comme esprit-nature dont nous avons vu Hegel assurer qu’elle contient à l’état potentiel tout le matériau de la détermination ultérieure de l’esprit et en forme à ce titre la base absolue. Certes, tout l’enjeu de la dialectique de l’esprit subjectif au sein de ses trois moments que sont l’âme, la conscience et l’esprit est de progressivement s’affranchir de cette emprise initiale de la nature et c’est ce qui se produit au terme de cette dialectique, là où l’âme se fait esprit proprement dit qui, en tant que raison, maîtrise la nature pour en faire l’instrument docile de son activité tant au niveau théorique de l’intelligence qu’à celui pratique de la volonté. Mais cette première dialectique de l’esprit n’est encore que celle de l’esprit subjectif et, en tant que telle, elle ne saurait conférer à l’esprit l’effectivité qu’il réclame  : il ne s’agit en elle que de l’esprit à l’intérieur de soi, qui ne s’est pas encore réellement objectivé dans la production d’un monde à sa mesure. D’où, faisant suite à l’esprit subjectif, intervient la dialectique de l’esprit objectif. Nous avons vu comment avec celle-ci la nature refait surface en tant que seconde nature, laquelle n’est assurément plus la nature brute de départ, mais bien telle que, façonnée par l’activité volontaire de l’esprit, elle forme à présent un monde dans lequel il peut se reconnaître et être par conséquent libre. Reste que, toute seconde et formée par l’esprit qu’elle soit, cette seconde nature reste une nature, dans laquelle l’universalité qui s’y trouve mise en œuvre, celle des mœurs, puis des normes et des institutions qu’elle déploie, se présente comme quelque chose de donné, où l’esprit apparaît comme une réalité extérieure, une réalité dans laquelle la conscience est prise et qui la précède, même si elle ne tire sa pleine légitimité que de la reconnaissance dont elle fait l’objet de sa part, raison pour laquelle Hegel peut écrire que si liberté il y a bien en un tel monde et, suprêmement, dans l’Etat qui le couronne, elle n’y est toutefois que comme une nécessité présente  : dans l’esprit objectif, l’extériorité de la nature n’est pas encore pleinement intériorisée et c’est ce qui le voue finalement à l’histoire et au dépérissement inexorable des différentes figures déterminées qu’il se donne successivement en elle . Aussi bien, clôturant le système encyclopédique de la maturité, il y a encore, par-delà l’esprit subjectif et l’esprit objectif, la sphère ultime de l’esprit absolu. Nous avons vu combien cette dernière sphère se présente comme particulièrement problématique eu égard à la question qui nous occupe du maintien de l’altérité de la nature, de la différence forte qu’elle incarne dans le système de l’esprit et en laquelle réside la clé de l’effectivité de celui-ci  : n’avons-nous pas en effet ici affaire à l’esprit triomphant qui, du



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moins dans la philosophie, figure terminale de l’esprit absolu, en vient à entièrement se libérer de l’obstacle de la nature, de la pesanteur qu’elle exerce sur lui pour être enfin pleine présence à soi en une identité que plus rien ne vient perturber ni obscurcir, aucune opposition qu’il n’ait en fin de compte surmontée et réduite  ? La thèse que nous n’avons cessé de défendre dans ce travail est qu’envisager de la sorte ce qui forme le couronnement du système hégélien revient à commettre un total contresens à son sujet. Nous avons à cet égard mis deux points en relief. Tout d’abord le fait que, pour Hegel, toute philosophie est intrinsèquement située, se produisant dans un contexte déterminé qui est celui d’un peuple et de sa culture, contexte qu’elle a pour tâche de penser en réfléchissant l’esprit qui l’anime. Ensuite, le fait qu’au sein de la culture à laquelle elle appartient, la philosophie entretient une relation privilégiée avec la religion, relation complexe d’identité et de différence qui, complètement développée, la conduit à reconnaître la nécessité de la religion à côté d’elle. Dans les deux cas, c’est un certain rapport de la philosophie avec la naturalité qui est en jeu. Dans le premier cas, il s’agit de la naturalité qui imprègne l’esprit d’un peuple, en tant qu’il est tout d’abord simplement donné à lui-même dans un cadre géographique et historique déterminé au sein d’une identité à soi immédiate dans laquelle, sans arrière-pensée aucune, il jouit de soi en toute vitalité inconsciente. Ce qui se passe avec l’apparition en lui de la philosophie telle qu’elle se produit au crépuscule de l’existence du peuple, c’est que cet esprit fait le deuil de cette naturalité sienne  : en se réfléchissant, il développe sur elle un regard critique qui en révèle la faille, qui fait apparaître l’écart dans lequel il se trouve en réalité par rapport à soi, la différence qui l’habite au plus profond de lui-même et qui le fait nécessairement dépérir et passer dans un autre peuple. Hegel a toujours pensé que la philosophie survenait dans les phases historiques de crise, là où un peuple en vient à douter de soi et à aspirer à autre chose, à un monde nouveau  ; dès le début de la période d’Iéna, alors qu’il commençait seulement à s’engager dans le travail philosophique proprement dit, il écrivait en le soulignant que  : «  la scission (Entzweiung) est la source du besoin de la philosophie  »195. Dans le système de maturité, la philosophie se présente, en tant que figure suprême de la culture, comme le fossoyeur de la naturalité inhérente aux peuples, c’est-à-dire 195   GW 4, p. 12/Premières publications, p. 86. Voir également sur ce point le cours Logica et metaphysica de 1801/02 selon lequel «  les époques de la philosophie tombent dans les périodes de transition (ÜbergangsPerioden)  », caractérisées par la «  disharmonie  » et l’  «  absence d’unité  » (GW 5, p. 269  ; nous traduisons).

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comme ce qui les empêche de se reposer simplement et quiètement sur eux-mêmes et de se croire immortels en les remettant sans cesse à nouveau en mouvement, car tel est l’inévitable résultat de leur spiritualité foncièrement inquiète et agissante, de son efficience intrinsèque qui la voue à continuellement se déborder elle-même. Ce qui, par conséquent, exclut entièrement – il faut le noter – toute idée d’un apaisement définitif qui signerait la «  fin de l’histoire  »  : outre que la fin est pour Hegel le moment de la vérité parce qu’ elle est le moment de l’inquiétude, cela signifierait la rechute la plus assurée dans la naturalité par coïncidence simple avec soi. Si fin de l’histoire il doit y avoir, elle ne peut consister que dans la pleine exaltation, la pleine conscience et le plein exercice de cette inquiétude qui est celle de l’esprit toujours en conflit avec sa naturalité, c’est-à-dire avec lui-même en tant que tout d’abord nécessairement donné à soi-même. Bref, la nature est au sein de l’esprit ce dont il doit continuellement se dégager, car il est cette tension et cet effort même, et c’est ce dont il prend pleine conscience dans la philosophie. La seconde figure de la naturalité que rencontre la philosophie, c’est, au sein de la culture d’un peuple, celle que contient la religion avec son régime épistémologique hybride, où la pensée se trouve mêlée d’éléments sensibles et, plus généralement, de données immédiates issues de la culture de l’époque à laquelle elle adhère irréflexivement. De prime abord, on serait tenté de penser que la tâche de la philosophie est ultimement de l’abolir afin de permettre à l’esprit d’être enfin totalement luimême dans le discours du concept qui est celui de la pensée pure. L’erreur est ici de croire que l’esprit pleinement accompli dans la philosophie est un esprit pacifié, qui se clôt sur lui-même, sur sa pure identité à soi, dans la radiation de toute espèce d’altérité. C’est exactement le contraire qui est vrai  : l’esprit philosophiquement abouti, qui est pleine et parfaite réflexion de soi, est celui qui se saisit dans son effectivité intrinsèque, à savoir non pas un esprit replié sur soi jouissant solitairement de sa pureté immaculée, ce qui n’a cessé d’être aux yeux de Hegel synonyme de chimère métaphysique, mais un esprit qui, étant manifestation de soi, comme tel foncièrement ouvert à l’altérité et au sacrifice de soi, fait librement place à son autre, c’est-à-dire – concrètement – à la conscience commune telle que dans sa naturalité non-philosophique elle est capable de vérité dans la religion. Ce qui signifie enfin que, tout comme au début de son parcours philosophique, la religion constitue encore toujours pour Hegel la médiation entre la philosophie, dans laquelle se dit en toute transparence l’efficience de la vérité, et sa mise en œuvre pratique dans la vie des hommes par laquelle seulement cette efficience trouve son



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plein accomplissement, là du moins où la religion est protégée de ses dérives superstitieuses. Rien d’étonnant à cet égard à ce qu’il puisse qualifier la sphère de l’esprit absolu «  dans son ensemble  » de religion. En fin de compte, l’attitude de l’esprit philosophiquement accompli à l’endroit de la nature s’avère, comme on le voit, foncièrement complexe  ; nous la résumerons de la façon suivante  : 1) la tâche de l’esprit consiste à s’affranchir de la nature qui est son négatif absolu, cette tâche trouvant son aboutissement dans la philosophie  ; 2) mais la nature n’est rien de simplement extérieur à l’esprit, elle est son négatif qu’il porte en lui-même en tant qu’il n’est tout d’abord nécessairement que simple identité à soi immédiate  ; 3) il s’ensuit que le combat de l’esprit contre la nature est un combat de l’esprit contre soi, contre sa propre naturalité initiale  ; 4) dans ces conditions, la victoire de l’esprit sur la nature dans la philosophie ne saurait consister dans l’éradication pure et simple de la nature qui signifierait au contraire sa rechute directe dans la naturalité, mais bien dans la perpétuation du combat, c’est-à-dire de sa tension agissante contre la nature  ; 5) ce qui veut enfin dire que l’esprit est en besoin de son autre, qu’il se doit de le reconnaître en la personne de la nature et de lui faire sa place  ; 6) et c’est ce qui produit dans la philosophie, reconnaissant comme esprit accompli la nécessité de la religion, laquelle est le plus haut degré de la naturalité de l’esprit telle qu’elle imprègne la conscience commune représentative dans son aspiration constitutive à la vérité. Plus simplement et pour conclure, l’esprit ne saurait se défaire de la nature et croire pouvoir se reposer simplement sur soi sans du même coup se défaire de soi, c’est-à-dire de son caractère effectif et concret, et c’est ce dont il se rend pleinement compte dans la philosophie comme esprit conscient de soi.

CONCLUSION GÉNÉRALE Nous avons, dans cette deuxième partie de notre recherche consacrée au système de la maturité de Hegel, parcouru l’ensemble des principaux textes qui le constituent, de la Phénoménologie de l’esprit à l’Encyclopédie des sciences philosophiques, en nous attachant plus particulièrement à tout ce qui en eux se rapporte à la question de l’efficience de la pensée, c’est-à-dire à la capacité que lui confère Hegel d’agir et d’intervenir dans le réel qui fait son caractère concret, si essentiel à ses yeux  ; car, incontestablement, Hegel appartient à cette race de penseurs qui estiment qu’une pensée dépourvue d’efficience et de portée pratique «  ne vaut pas une heure de peine  », pour reprendre à son propos le mot de Pascal. D’où sa méfiance initiale à l’égard de la philosophie qui, dans son caractère spéculatif, lui est tout d’abord apparue abstraite, éloignée de la vie et du monde réel, de ses besoins et des aspirations qui s’y manifestent, et dès lors peu appropriée à agir de façon efficace, ce qui fait que, comme on l’a vu dans notre premier volume, il lui a tout d’abord préféré la religion. Mais une fois qu’au terme de ses années de jeunesse il s’est converti à la philosophie et qu’à Iéna il a patiemment élaboré et réuni les éléments de sa pensée dialectique, il en est venu à faire de ce qu’il appelle l’effectivité le cœur même de la pensée telle qu’elle trouve dans la philosophie son expression la plus pure et la plus authentique. Nous voudrions au moment de conclure notre recherche réunir une dernière fois les éléments constitutifs de cette notion que nous avons placée au centre de l’entreprise hégélienne et mettre ainsi en évidence ce qui en celle-ci la soutient et la justifie. Sur cette base nous rappellerons ensuite comment elle traverse les principaux textes dans lesquels s’articule le système. Au départ de la thèse de l’effectivité de la pensée, il y a, à l’encontre de tous les replis abstrayants de la pensée sur elle-même, c’est-à-dire de toute espèce de subjectivisme qui la condamne à la vacuité et aux fantômes du formalisme, l’excluant du fait même absurdement du champ de la vérité, la conviction première de son ouverture fondamentale à l’être et au réel  ; tel est le principe de l’identité de la pensée et de l’être qui implique à son tour que celle-là forme la texture intime de celui-ci  : l’être n’est rien qui soit impénétrable à la pensée, une quelconque chose en soi mystérieuse et lointaine, il est au contraire essentiellement intelligible,

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car il est en son fond pensée, constitué et façonné par elle, ainsi que, depuis Platon, le professe, d’après Hegel, toute véritable philosophie. Qu’en est-il toutefois de cette pensée, de ce logos absolument fondateur  ? Comme Aristote l’a cette fois le premier compris en une géniale anticipation des pensées les plus modernes, selon ce qu’assure Hegel dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, il relève non de l’ordre de la chose, de la substance inerte, mais bien de l’ordre de l’acte, un acte soustendu et nourri par une énergie qui est le ressort même de ce que Hegel nomme son effectivité, soit cette capacité qui le constitue de se manifester, autrement dit de se déborder, de sortir hors de soi et de s’extérioriser, qui forme ce par quoi, produisant l’être, il se produit lui-même en celuici et le configure peu à peu à son image mobile et active. Bref la pensée, qu’en son idéalisme absolu Hegel place au principe de toutes choses sous l’appellation platonicienne d’Idée, est effectuation de soi, mouvement de passer dans l’être et de s’y réaliser, et c’est qu’il veut dire lorsqu’il détermine le vrai comme sujet, thèse qui, comme nous l’avons vu, n’a rien à voir avec une quelconque rechute dans le subjectivisme, qui s’en détourne au contraire de la façon la plus résolue. Mais ce qu’il est alors essentiel de bien comprendre et qui a cependant été régulièrement et de multiples parts ignoré, c’est que pareille extériorisation de soi n’est réelle et véritable qu’à la condition d’impliquer ce que nous avons appelé une différence forte, c’est-à-dire une altérité consistante, qui ne soit pas une simple modification accidentelle vouée à s’éteindre au sein du logos absolu, ce qui ramènerait aussitôt celui-ci à l’abstraction identitaire d’une substance inerte, mais qui constitue au contraire une réalité à part entière, subsistante et autonome, elle-même absolue, qui est ce à même quoi seulement le logos peut, comme il convient, véritablement s’effectuer et qui s’avère être en définitive le Moi, le sujet humain conscient de soi. On tient là le ressort ultime du système dialectique conçu par Hegel, celui par lequel, implantant la différence au cœur même de l’identité absolue, c’est-à-dire le négatif à même l’absolue positivité de celle-ci comme part essentielle de son absoluité (et non comme une instance seconde et dérivée par rapport à elle), il conçoit pareille identité non pas comme quelque chose de clos et d’uniforme, mais comme le processus infiniment ouvert et vivant de se différencier, conquérant ainsi seulement son effectivité. De quoi il résulte enfin que l’effectuation du logos absolu, l’effectuation de soi qu’il est lui-même, n’a rien d’un cheminement paisible et tranquille, où il ne ferait que suivre sans résistance ni violence sa propre pente (selon un modèle de type émanatiste), mais qu’elle équivaut à un combat qui se solde par un véritable salto mortale, celui par lequel



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p­ arvenu à son plus haut niveau d’accomplissement dans la conscience et le savoir de soi, il consent librement à la reconnaissance de son autre et donc à son propre sacrifice, librement, car il ne peut s’agir là, dans ce qui consiste en une véritable décision, d’un simple effet de nécessité, mais bien d’un acte de liberté, comme l’est en réalité tout acte authentique. En définitive, le véritable absolu est pour Hegel celui qui atteste son absoluité en prouvrant qu’il n’est pas prisonnier de soi, qu’il n’est pas enfermé dans son absoluité et dès lors abstraitement identique à soi, inexorablement soumis à la nécessité de sa nature, si glorieuse et seigneuriale soit-elle, mais qu’il est capable de s’en séparer et d’en sortir, de passer dans son autre qu’est la finitude pour s’y manifester, et d’endurer ainsi sa propre mort, car telle est la clef de son effectivité qui fait qu’il est un absolu réel et concret, présent et agissant dans le monde, et non une simple chimère métaphysique, confinée dans l’au-delà et qui ne peut être qu’objet de représentation. Cette figure d’un absolu sacrificiel et tourmenté, foncièrement inquiet au sens littéral de sans repos, parce qu’il ne saurait, sans manquer gravement à lui-même, reposer paisiblement sur soi, et qui a par conséquent son identité à soi dans l’acte même de se rendre inégal à soi et de s’altérer, se faisant par là seulement authentiquement effectif dans ce que l’on peut considérer comme une sorte d’argument ontologique vivant et exercé, cette figure est celle qui hante et traverse à différents niveaux tous les grands textes de la maturité. Sans reprendre ici tout ce que nous avons pu relever au cours de nos analyses, revenons brièvement sur ce qui en chacun d’eux nous est apparu particulièrement significatif à cet égard. La Phénoménologie de l’esprit tout d’abord, porte d’entrée du système, est ce texte «  introductif  » qui assure l’effectivité de la science (et la préserve d’être quelque chose de dogmatique et d’abstrait), en montrant comment la conscience doit en son caractère oppositif lui être associée et qui le fait selon un parcours double, qui est autant celui de l’expérience de la conscience s’élevant progressivement à l’esprit et à la science que, plus profondément, celui d’une phénoménologie de l’esprit dans laquelle l’esprit apparaît progressivement à même le cheminement de la conscience. Le terme de ce cheminement est celui de l’esprit devenu pleine et parfaite conscience de soi au sein de ce que Hegel nomme «  le savoir absolu  », dont nous avons relevé combien, syntagme assurément intimidant, il est la source de nombreux malentendus. Car le savoir absolu, tel que l’entend Hegel, n’est pas, comme on est spontanément porté à le croire, synonyme de maîtrise totale et sans partage au sein d’une immobilité et d’une quiétude définitivement acquises, ou, plus

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exactement, la maîtrise de soi à laquelle s’est bien élevé le savoir comme savoir absolu est avant tout savoir de sa limite, cette limite qui n’a cessé de déjouer sceptiquement toute tentative de sa part de s’arrêter et de se fixer au cours du cheminement phénoménologique, telle une poussée inconsciente et extérieure qui, chaque fois, resurgissait et faisait contre leur gré passer dans leur autre respectif les différentes figures de la conscience (ou de l’esprit en devenir de soi) et qui, maintenant, s’est faite consciente d’elle-même et donc limite intrinsèquement surmontée (ce qui ne veut nullement dire éliminée) à même un savoir dans lequel l’esprit se sait constitutivement voué à l’altérité et au mouvement, qui sait donc son identité à soi comme perpétuel dessaisissement et sacrifice de soi. La Science de la logique ensuite constitue la base du système, qui déploie dans l’élément de la pensée pure l’ensemble des catégories au fil desquelles l’Idée absolue se développe et se réalise progressivement, tout d’abord sous la forme inadéquate de l’être dans la logique objective, puis sous celle parfaitement appropriée de la pensée dans la logique subjective ou logique du concept. Elle réserve à la catégorie d’effectivité une place stratégique dans son parcours d’ensemble, l’insérant à l’intersection de ses deux grandes parties que nous venons de rappeler, de telle façon qu’avec l’effectivité nous avons affaire à l’ultime figure ontologique de l’Idée, soit celle où la forme de l’être, que l’Idée a nécessairement commencé par revêtir, se fait transparente à l’activité réflexive qui la sous-tend et qui jusque-là s’était maintenue à l’arrière-plan comme son essence distincte de son être. Cette activité est, comme on l’a rappelé ci-dessus, celle par laquelle l’Idée se présente comme ex-position de soi, c’est-à-dire comme en elle-même l’acte autodifférenciant de se manifester en s’extériorisant et passant dans son autre, de telle sorte que c’est uniquement moyennant ce qui la sort ainsi d’elle-même qu’elle est authentiquement auprès de soi, authentiquement identique à soi, selon son mode d’être réflexif. L’Idée se présente dès lors comme effectuation de soi, l’effectivité qui la caractérise n’ayant en définitive rien d’un état, fût-ce celui de l’absolu sur lequel démarre sa dialectique, mais bien d’un devenir et d’un mouvement, celui par lequel l’Idée, loin d’être simplement ce qui est égal à soi, est ce qui se fait égal à soi-même et qui consiste uniquement dans ce faire. Maintenant, ce sur quoi insiste tout particulièrement la logique de l’effectivité ainsi conçue et que nous avons tenté de mettre le plus clairement possible en évidence, c’est sur le fait qu’un tel faire ou une telle efficience de l’Idée implique une différence réelle, une différence telle que le rapport de sub‑­ stantialité, encore marqué de pesanteur ontologique, est incapable de la mettre en œuvre à travers le ­déploiement de ses accidents, mais qui



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n­ ’advient que là où l’absolu en tant que cause se produit dans son effet au sein de ce qui se révèle être à terme une action réciproque entre les deux  : c’est en se confiant à la différence forte de son effet que l’absolu se rend pleinement effectif. Et c’est cette exigence d’extériorisation de soi qui conduit finalement l’Idée à s’extraire de sa pure idéalité logique et, selon la formule de Hegel, à laisser librement être son autre, le réel et, premièrement, la nature, c’est-à-dire à renoncer à soi et à trouver dans ce libre renoncement le terrain de son seul véritable accomplissement. C’est enfin le système encyclopédique, tel qu’exposé dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques, que nous avons interrogé, afin de voir comment et dans quelle mesure Hegel y maintient jusqu’au bout l’exigence d’altérité forte qu’inclut sa conception de l’effectivité essentielle de l’Idée absolue et la thématique du sacrifice de soi de cette dernière qui en découle. C’est le rapport entre esprit et nature qui s’est à cette occasion trouvé au centre de notre attention, pour autant que, dans le système de l’esprit qu’est devenu le système hégélien à Iéna, la nature constitue l’autre absolu, le négatif de l’esprit que celui-ci doit s’opposer pour être authentiquement esprit. Nous avons vu que l’activité de l’esprit consiste ici à former la nature et à se l’approprier, de manière à en faire le lieu de son objectivation. La question était alors de comprendre ce que signifie exactement cette appropriation de la nature par l’esprit. La thèse que nous avons défendue est que, s’il s’agit bien de faire de la nature l’expression de l’esprit, cela ne peut advenir, compte tenu de la nature propre de celui-ci qui, réalisation de l’Idée, est d’être effectuation de soi, qu’en maintenant jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à l’étape ultime de l’esprit absolu lui-même, l’altérité de la nature. C’est que – il est essentiel de bien le comprendre – l’appropriation de la nature par l’esprit ne signifie en aucune façon – ne saurait même plus radicalement signifier – l’élimination de son altérité, ce qui reviendrait en fait à purement et simplement éliminer l’esprit lui-même faute de l’altérité qu’implique nécessairement son effectivité essentielle  : cela reviendrait à tout bonnement naturaliser l’esprit en ramenant son identité à soi essentielle à une identité simple et immédiate, abstraitement close sur elle-même et dès lors dépourvue de toute effectivité. Bref l’esprit a constitutivement besoin de l’altérité que constitue la nature. Sous quelle forme toutefois, là où il s’agit de l’esprit absolu qui, dans la philosophie, s’exprime sous la forme totalement épurée du concept  ? C’est ici que nous avons vu resurgir la religion en tant qu’elle est l’autre de la philosophie, enracinée pour sa part dans l’esprit de l’époque et les formes déterminées de sa culture, et dès lors hostile à la distance réflexive par rapport à celles-ci qu’institue la philosophie en tant que pensée de son temps. C’est que la religion est

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également, à côté de la philosophie, partie prenante dans l’esprit absolu  : elle dit, elle aussi, la vérité (tout particulièrement dans le cas de la religion chrétienne), mais elle la dit dans la forme impure, mêlée d’éléments sensibles comme tels non réfléchis et donc «  naturels  », de la représentation. La cause n’est-elle pas dès lors entendue et Hegel n’affirme-t-il pas décidément la supériorité de la philosophie, dans laquelle l’esprit s’exprimant conceptuellement est purement auprès de soi, par rapport à la religion dont le langage représentatif impur voile encore la vérité qui doit se dévoiler en elle  ? La réponse à cette question serait affirmative si la vérité que constitue l’Idée absolue pouvait se satisfaire de cette absolue transparence qu’elle obtient dans la philosophie. Mais le problème, c’est, comme on l’a vu, qu’elle y est en défaut de l’universelle diffusion et publicité qu’elle réclame pareillement et qui fait que tout un chacun doit pouvoir en vivre. C’est pourquoi si la philosophie est bien l’expression suprême de la vérité, c’est dans la mesure où, dans la parfaite transparence que celle-ci s’est assurée en elle, elle se sait en besoin de son autre, la religion, qu’elle lui fait dès lors sa place à côté d’elle et la reconnaît, bref qu’elle est disposée à ce renoncement à soi qui est le ressort intime de l’absolu tel que, comme absolu effectif, le conçoit dialectiquement Hegel. Un dernier mot pour refermer notre conclusion. Nous avons été dans notre recherche, qui a voulu prendre en considération l’entièreté du parcours de Hegel, depuis les années de formation du système jusqu’à la pleine réalisation de celui-ci, amené à revoir l’image qu’on se fait couramment de lui  : celui du penseur qui, après Kant et contre lui, a voulu réactivement rétablir la métaphysique que l’œuvre critique de son grand prédécesseur avait ébranlée de fond en comble. Cette réputation n’est, à notre sens, que très partiellement exacte, car, si rétablissement de la métaphysique il y a dans le chef de Hegel, c’est en reprenant le travail critique initié par Kant et en cherchant à le mener jusqu’à son terme, et non en le contournant ou l’ignorant. Certes, il est indiscutable que Hegel conteste Kant sur de nombreux points, en particulier quant à son subjectivisme et son dualisme. Mais cette opposition se nourrit d’une profonde connivence entre les deux penseurs  : Hegel n’est pas ce penseur qui est passé par-dessus Kant, comme cela a pu être très superficiellement soutenu, il est celui qui le continue en le radicalisant, c’est à savoir en radicalisant l’entreprise critique amorcée par Kant qu’il intègre au développement même du savoir comme la mise en œuvre de la négativité qui lui est inhérente, qui l’escorte du début à la fin et le fait peu à peu se réaliser. Le savoir absolu hégélien ou la science philosophique, c’est, au terme de ce développement, le savoir intégralement critique de soi et qui se sait tel, le savoir toujours en



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d­ ébordement de soi, rompant avec toute identité à soi repue et satisfaite, telle que la métaphysique traditionnelle a pu, en sa naïveté et son dogmatisme, en proposer l’idéal, et trouvant en cela seulement sa véritable identité à soi, c’est-à-dire sa véritable vocation. Le principal reproche que dans cette optique Hegel adresse à Kant, c’est finalement d’avoir absurdement découplé la critique du savoir de ce savoir lui-même et de l’avoir conçue comme un tribunal à la juridiction duquel le savoir métaphysique devait être soumis, sans voir que la véritable métaphysique, la métaphysique accomplie, est celle qui est intérieurement critique d’elle-même, non pas un après ou un au-delà de la critique entendue comme simple propédeutique à la métaphysique, mais en elle-même critique et faisant comme telle redescendre la métaphysique sur terre, en conformité avec l’effectivité de l’absolu qu’elle réalise. Disons la chose encore autrement  : un des reproches les plus constamment adressés à Hegel est d’avoir soutenu contre Kant que l’affaire de la philosophie est de penser le monde comme il est et non comme il doit être, soit sa fameuse critique du Sollen, du devoir-être kantien et fichtéen. Il faut toutefois voir sur quoi porte exactement l’objection de Hegel  : non pas, à vrai dire, sur le devoir-être lui-même, mais bien sur son découplage par rapport à l’être, sur le dualisme de l’être et du devoirêtre. L’être, soutient Hegel, en tant qu’il est intrinsèquement porté par l’Idée, l’est du même coup par l’Anstrengung du concept, par sa «  tension astreignante  », qui est, selon la Préface de la Phénoménologie de l’esprit, ce que la philosophie doit prendre sur soi et assumer  : il ne saurait en effet être question pour Hegel d’un être plat et immobile, auquel viendrait extérieurement se superposer le devoir-être – ce qui retirerait d’emblée à celuici toute possibilité de se rendre effectif – mais d’un être foncièrement dynamique, intérieurement travaillé par l’effectivité du concept qui le déporte constamment de lui-même, sous quelque forme qu’il se présente. Cela revient-il à faire en définitive de Hegel un penseur de la différence après en avoir si longtemps fait un penseur de l’identité triomphante  ? Pas plus en vérité l’un que l’autre, car, à l’encontre de nombre de penseurs contemporains qui se sont voulus penseurs de la différence, Hegel sait ce que signifie penser la différence, à savoir la penser contradictoirement dans son identité à soi en la pensant comme différence, de sorte qu’identité et différence se pénètrent inéluctablement l’une l’autre et que la pensée véritable, celle qui va réellement au fond des choses, bref la pensée authentiquement philosophique, est celle qui, à l’abri de tout dogmatisme de l’identité comme de la différence, sait ce jeu incessant qui la constitue et qui renvoie constamment de l’une à l’autre, le jeu de l’identité comme différenciation de soi et de la différence comme seul lieu d’effectuation de

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l’identité à soi. Disons la chose de façon plus immédiatement pratique et concrète  : la voie de l’absolu, auquel en tant qu’êtres d’esprit nous sommes voués et dont nous sommes en quelque façon les exécuteurs, n’est pas un chemin paisible et sans heurts, c’est au contraire le chemin dur et douloureux de la scission, excluant toute diversion vers un au-delà illusoire, c’est en un mot celui de l’affrontement du monde présent car il est celui de la vérité dans son efficience constitutive.

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TABLE DES MATIÈRES Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Chapitre 1  : La Phénoménologie de l’esprit comme condition de l’effectivité de la science. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 1) La première émergence de l’esprit dans la conscience de soi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12 2) La raison en tant que concept de l’esprit. . . . . . . . . . . . . 28 3) L’histoire comme l’esprit étant-là. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 4) La religion ou l’esprit comme savoir de soi sous le régime de la représentation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68 5) Le savoir absolu ou l’esprit comme savoir de soi sous le régime du concept. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86 6) Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98 Chapitre 2  : L’effectivité de la pensée dans la Science de la logique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 1) Nature et structure de la logique hégélienne dans la «  Grande logique  ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106 2) L’effectivité comme catégorie centrale dans la Science de la logique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118 a) L’effectivité comme mode d’être de l’absolu. . . . . . . 121 b) L’effectivité de l’absolu à même la finité du mode. . 131 c) L’effectivité de l’absolu rendue effective comme rapport absolu. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 d) Effectivité et concept . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 3) Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172 Chapitre 3  : Situation de la nature dans le système hégélien en tant que système de l’effectivité spirituelle. . . . . . . . . . . 177 1) La nature comme paradigme du système durant les premières années d’Iéna. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 178 2) Le tournant de 1803  : la nature comme l’autre de l’esprit. 182 3) Situation de la nature dans le système encyclopédique de la maturité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201

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TABLE DES MATIÈRES

Chapitre 4  : De la naturalité de l’esprit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209 1) L’enracinement de l’esprit dans la nature. . . . . . . . . . . . . 209 2) Le retour de la nature dans l’esprit objectif. . . . . . . . . . . 221 3) Présence de la nature dans l’esprit absolu . . . . . . . . . . . . 233 a) La philosophie comme pensée de son temps. . . . . . . 236 b) Le problème de l’ «  inintelligibilité  » de la philosophie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241 4) Les deux discours de la vérité  : philosophie et religion . 246 5) Conclusion des chapitres 3 et 4 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 263 Conclusion générale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 269 Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277

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