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French Pages 109 [123] Year 2019
BIBLIOTHÈQUE
PHILOSOPHIQUE 105
DE
L O U VA I N
L’APPARTENANCE VERS UNE COSMOLOGIE PHÉNOMÉNOLOGIQUE
RENAUD BARBARAS
LOUVAIN-LA-NEUVE
PEETERS 2019
L’APPARTENANCE VERS UNE COSMOLOGIE PHÉNOMÉNOLOGIQUE
BIBLIOTHÈQUE
PHILOSOPHIQUE 105
DE
L O U VA I N
L’APPARTENANCE VERS UNE COSMOLOGIE PHÉNOMÉNOLOGIQUE
RENAUD BARBARAS
ÉDITIONS DE L’INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE LOUVAIN-LA-NEUVE
PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT
2019
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2019, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven All rights reserved, including the right to translate or to reproduce this book or parts thereof in any form. ISBN 978-90-429-4059-8 eISBN 978-90-429-4060-4 D/2019/0602/116
A la mémoire de Jean-Paul Barbaras
Ce texte est issu d’un ensemble de leçons données en mars 2019 à l’UCLouvain, à l’invitation de l’Institut Supérieur de Philosophie dans le cadre de la chaire Cardinal Mercier. Mes remerciements vont à l’Institut Supérieur de Philosophie et, tout particulièrement, à Nathalie Frogneux, qui m’a accueilli et accompagné tout au long de ces semaines d’enseignement, dont je garde un souvenir particulièrement heureux.
Chapitre 1 DE LA CHAIR À L’APPARTENANCE
Nous prendrons pour point de départ un fait fondamental qui consiste en une expérience, celle que nous résumons, faute de mieux, par le terme de corps. Il s’agit de l’épreuve que nous faisons de nous-mêmes comme ayant ou étant un corps, cette hésitation étant elle-même révélatrice de la situation puisque cela qui n’est en un sens rien d’autre que l’expression même ou le vecteur de notre existence se donne en même temps comme situé au sein de l’extériorité, distinct de nous-mêmes et relevant par conséquent d’une relation de possession. Quoi qu’il en soit, nous désignons par là une certaine épreuve de nous-mêmes qui advient au sein du monde, une manière de se rejoindre dans l’épaisseur même d’une chair, d’être auprès de soi dans la dépossession. C’est sans doute Alphonse De Waelhens qui en donne la définition la plus concise : « le corps est ce qui nous fait être comme étant hors de nous-mêmes »1. Autant dire que cette expérience fondamentale est celle d’un brouillage de la différence entre l’être soi et l’être autre, l’intériorité et l’extériorité, la conscience et l’extension. C’est cette situation singulière que MerleauPonty ressaisit, ce qui ne signifie pas encore la penser, à travers l’expérience de la réversibilité du toucher. En effet, s’il est vrai que toute partie du corps qui est touchée peut se révéler à son tour touchante, touchant celle-là même qui la touchait, force est de conclure que le corps n’est jamais un simple objet, puisqu’il peut toujours sentir, pas plus qu’il n’est un pur sujet dès lors que ce sentir est nécessairement effondré dans un fragment de matière. Cette situation ambiguë, qui est rassemblée sous le terme de chair, peut être ressaisie sous la forme de ce mode d’être singulier qu’est le vivre. En effet, vivre signifie à la fois être en vie, c’est-à-dire être inscrit dans l’extériorité pour avoir des relations métaboliques avec elle, et faire l’épreuve de soi-même et de cette extériorité, de soi-même dans l’extériorité. En d’autres termes, il y a un sens originaire du vivre, que 1 Alphonse De Waelhens, La philosophie et les expériences naturelles, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, p. 76.
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retient la langue française, qui est neutre vis-à-vis du partage entre le vivre intransitif et le vivre transitif, entre le Leben et l’Erleben. L’expérience du corps est donc celle d’une vie qui, agissant dans le monde, s’éprouve elle-même en même temps que ce monde, qui se saisit à même son échange effectif avec et au sein de l’extériorité. Soulignons cependant que cette seconde caractérisation a le double mérite de nous porter au plan de la verbalité, autrement dit de nommer un mode d’être plutôt qu’une substance, et de circonscrire un plan qui est neutre par rapport au partage de l’intériorité et de l’extériorité. Quoi qu’il soit, comprendre ce qu’est cela que nous nommons corps revient à comprendre ce que signifie vivre et nous pourrions dès lors avoir la tentation de traiter le problème du corps en le déplaçant au plan du vivre, de subordonner la phénoménologie de la chair à une phénoménologie de la vie. Nous ne nous engagerons pas dans cette voie, tout au moins pas directement puisque nous subordonnerons le problème du corps à un autre problème, aussi profond qu’il est demeuré inaperçu. En revanche, les concepts à partir desquels nous aborderons le problème du corps nous donneront ipso facto un accès à la question de la vie : en toute logique, en mettant au jour le mode d’être qui est sous-jacent à ce que nous nommons corps, nous ouvrirons la voie d’une phénoménologie de la vie, qui sera aussi une ontologie. Or, force est de constater que cette expérience fondamentale, au sens où elle constitue finalement le fondement de toute expérience, offre une résistance de principe à la pensée. En une sorte de clignotement constitutif, ce corps (Leib) qui n’est manifestement pas, en tout cas pas seulement un corps (Körper), se situe toujours à côté du point où on croit le trouver, ne cesse de déjouer les catégories à partir desquelles on tente de l’aborder. Ainsi, si je veux le ressaisir au plan de ce comme quoi il se donne de prime abord, à savoir précisément un fragment de matière, j’en manque l’essentiel puisque ce corps n’est pas encore mon corps. Je vais alors adosser cette mienneté à une autre composante — âme, conscience ou esprit — qui me conduira cette fois à le manquer par excès après l’avoir manqué par défaut puisque, comme telle, cette composante n’enveloppe aucun rapport à la corporéité. Je n’ai alors pas d’autre issue que de me demander comment cette dimension foncièrement étrangère à l’extériorité peut être lestée d’un corps, descendre en lui ou s’unir à lui. Tout se passe donc comme si cette expérience était manquée aussitôt qu’identifiée comme expérience du corps, puisque, qu’on le veuille ou non, en parlant de corps, on se trouve projeté du côté d’une continuité avec l’univers matériel, continuité qui est aussi insuffisante qu’elle est
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incontestable dès lors que cette sensibilité qui le qualifie comme mien n’est manifestement pas comprise en elle. Il est donc légitime de se demander si, sous l’apparence de la neutralité et de la nécessité, la détermination de cette expérience comme expérience du corps n’exprimerait pas un choix et, par conséquent, une constellation théorique sous-jacents, aussi puissants qu’inaperçus, de telle sorte que parler de corps reviendrait à avoir décidé par avance du sens de cette expérience, avoir répondu à une question avant même de l’avoir posée. Même s’il est incontestable que nous avons un corps et que notre peau par exemple est non seulement susceptible de subir un choc mais sensible à ce choc, la question est de savoir si c’est là la meilleure façon d’aborder ce fait fondamental, si en parlant de corps, même propre, on n’a pas déjà soumis ce fait à une conceptualité dont il n’est pas sûr qu’elle ne l’occulte pas radicalement. Retenons en tout cas que si nous savons parfaitement de quoi il s’agit, puisque non seulement nous en faisons l’expérience mais nous sommes cette expérience (pour reprendre une distinction que Patočka fait dans « Le platonisme négatif »), nous nous trouvons conceptuellement démunis devant elle, non pas tant faute de concepts mais parce que la manière dont nous l’accueillons est conceptuellement surdéterminée. Bien entendu, le caractère central de cette expérience et la difficulté à se l’approprier ne font pas alternative : c’est parce que nous sommes ce corps qu’il est aussi difficile de le penser. Il est impossible ici de ne pas prendre en considération la dimension historique du problème, telle que Hans Jonas en a dessiné les contours. En effet, s’il est vrai que l’expérience de ce que nous nommons corps renvoie à la vie telle que nous l’éprouvons, à l’être-en-vie, force est de constater qu’il n’y a aucune place pour cette vie dans la partition métaphysique qui domine depuis l’époque moderne. Comme nous venons de le suggérer, la question phénoménologique du corps s’avère indissociable du problème de la relation de l’âme et du corps, ou plutôt débouche immédiatement sur la formulation de ce problème, dont les variantes sont évidemment nombreuses. Or ce problème est lui-même tributaire de ce que Hans Jonas a nommé l’ontologie universelle de la mort. En effet, comme le souligne celui-ci, lorsque l’homme commença à s’interroger sur la nature des choses, c’est-à-dire tout simplement à être un homme, la vie était partout à ses yeux et s’imposait comme le sens d’être de ce qui est : son ontologie spontanée était une ontologie universelle de la vie. Notons que, dans une telle perspective, c’est bien la communauté ontologique de tous les étants qui prévaut et, en particulier, la participation de notre être à ce qui n’est pas lui, à l’être du monde. La thèse est donc
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ici que le mode d’être qui est le nôtre en tant que vivants ne peut que se préfigurer dans celui de tout étant : avant le nôtre et afin de l’être, la vie est le sens d’être de l’Etre. Dans une telle perspective, ce qui résiste à la pensée est le phénomène de la mort qui, en dépit de son caractère inéluctable, apparaît comme une incompréhensible exception au régime ontologique dominant. La mort est donc le premier problème que rencontre la pensée en tant qu’elle est commandée par l’ontologie universelle de la vie : « Tout comme la pratique des hommes des premiers temps est incarnée dans ses outils, de même sa pensée est incarnée dans ses tombes qui à la fois reconnaissent et nient la mort »2. En effet, les sépultures attestent à la fois d’une conscience de la mort comme problème et de la résolution de ce problème par l’intégration de la mort à la vie sous la forme d’une autre vie ou d’une autre modalité de la vie. Selon Hans Jonas, la pensée moderne procède d’un renversement de cette situation. L’exception va devenir la règle : le cadavre délivre la vérité du corps et la mort, c’est-à-dire le retour à l’inerte, est le mode d’être naturel qui correspond au sens d’être de tout étant et vis-à-vis duquel c’est désormais la vie qui va apparaître à son tour comme une exception, comme ce qu’il faut expliquer. En vérité, cette pensée qui est « sous la domination ontologique de la mort » procède d’un double mouvement, qui revient à une double négation de la vie. D’une part, en raison de ce privilège ontologique de la mort, la réalité physique est expurgée de tous les caractères vitaux pour être réduite à une pure matière inerte, voire à la simple étendue. Le principe d’inertie, qui arrache le mouvement à l’être de l’étant pour en faire un simple état, à l’instar de l’immobilité, qui ne cesse donc que si une force l’y contraint, est l’expression même de cette désertion de la vie. En ce sens, le mécanisme moderne est une négation de la vie, tout comme les sépultures et les rites étaient une négation de la mort. Mais ce courant vient converger avec un courant de sens contraire et dont la provenance est plus ancienne, qui consiste à réduire la vie, tout au moins la nôtre, à sa composante spirituelle et qui culmine dans la conception chrétienne et gnostique d’une âme humaine entièrement soustraite au monde. Ce mouvement vient compléter et conforter le geste de réduction de la matière à l’inanimé : « La possibilité même de la notion d’un univers inanimé émergea comme la contrepartie de l’accent de plus en plus exclusif mis sur l’âme humaine, sur sa vie intérieure et son caractère 2
p. 20.
Hans Jonas, Le Phénomène de la vie, trad. D. Lories, Bruxelles, De Boeck, 2001,
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incommensurable par rapport à quoi que ce soit dans la nature »3. Il y a bien comme une complicité entre le matérialisme mécaniste et le spiritualisme d’inspiration gnostique : pour l’un comme pour l’autre, le monde est une tombe, le lieu même de la mort, le matérialiste ne se distinguant que par le fait que l’entité spirituelle s’est évaporée, a quitté le monde de telle sorte que, de la tombe, il ne reste plus que les murs. De ce rappel historique on peut tirer au moins deux conclusions. D’une part, dans cette ontologie qui domine l’époque moderne, il n’y a en effet aucune place pour cette expérience du corps propre ou encore de notre vie, que Jonas formule d’ailleurs déjà sur le mode dualiste en parlant d’« unité psycho-physique ». De sorte que la difficulté que nous éprouvons à nous approprier l’expérience du corps est clarifiée, à défaut d’être surmontée : elle est la simple conséquence et donc aussi l’expression du régime ontologique au sein duquel nous pensons spontanément. Dès lors, la vie est manquée à la fois par défaut et par excès : par défaut, dans la version matérialiste mécaniste de l’ontologie et par excès, dans la version spiritualiste du sujet que nous sommes. Nous sommes beaucoup moins que vie comme corps réductible à une machine et beaucoup plus comme âme, c’est-à-dire tout simplement jamais vraiment ou seulement vivants puisque nous ne sommes que pure matière ou pur esprit et, en vérité, l’un et l’autre à la fois. Il est inutile d’insister sur le fait que le cartésianisme est la version métaphysique accomplie de cette ontologie de la mort. Il est vrai que Descartes reconnaît la dimension de l’union, qui renvoie précisément à ce que nous nommons corps propre, mais c’est pour l’exclure aussitôt du champ de l’entendement, c’est-àdire du pensable puisque « c’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps »4. C’est là reconnaître à la fois qu’il y a un champ de l’expérience qui est irréductible à la dualité de la pensée et de l’étendue et que celui-ci ne peut être pensé. Néanmoins, le mérite de Descartes est de circonscrire, pour ainsi dire en creux, une zone de l’expérience qui déjoue les catégories du dualisme métaphysique et on pourrait dire alors sans prendre beaucoup de risques que la phénoménologie, celle de Merleau-Ponty en particulier, vise à penser le composé comme tel, réputé
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Ibid., p. 25. Descartes, Lettre à Elisabeth du 28 juin 1643.
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impensable : « nous sommes le composé d’âme et de corps, il faut donc qu’il y en ait une pensée »5. Mais, et c’est la seconde conclusion, s’il est vrai que l’impossibilité de penser le corps propre renvoie à la domination d’une certaine ontologie, l’accès à celui-ci impliquera une réforme ontologique radicale, qui prendra nécessairement la forme d’un dépassement de l’ontologie de la mort. En d’autres termes, le corps vécu ne peut être un empire dans un empire, l’empire de la chair dans celui de la matière ou de l’esprit car, comme le disait Canguilhem, l’idée d’empire dans un empire est contradictoire dans la mesure où le propre de l’empire est d’être unique. Autant dire que le mode d’être du corps ne peut être pensé que s’il n’est pas isolé au sein d’une réalité dont le sens d’être lui serait étranger, que si, au contraire, il se prémédite et se précède au sein d’un Etre dont la modalité d’être lui est homogène. Au fond, cette existence singulière qu’est la chair n’est pensable que si elle n’est pas circonscrite à notre corps propre, si elle possède donc une signification ou une portée ontologiques. C’est ce que Jonas avançait à sa façon, en un mouvement d’extension que nous qualifierions volontiers de métonymie ontologique, lorsqu’il écrivait : peut-être « l’homme est-il après tout la mesure de toute chose non pas il est vrai de par la législation de sa raison mais de par le modèle constitué par sa totalité psycho-physique qui représente le maximum de complétude ontologique connue de nous »6. Par mesure de toutes choses, il faut entendre non pas qu’il imposerait ou projetterait son propre mode d’être sur les choses, qui n’apparaîtraient alors que diffractées à travers ce prisme mais, tout au contraire, que ce mode d’être est révélateur de celui des choses mêmes en tant qu’il en est une modalité accomplie ou privilégiée, que notre existence dans sa plénitude constitue comme une fenêtre ontologique sur le monde. Ici, l’anthropocentrisme méthodologique est l’envers d’un cosmocentrisme ontologique. Il est en tout cas certain que notre corps propre, en son irréductibilité principielle à la pensée et à l’étendue, est un démenti infligé à l’ontologie de la mort, qui, soit dit en passant, est également celle de la science contemporaine, de sorte que la condition d’une pensée de la chair est bien, en quelque sorte a minima, le dépassement de cette ontologie : cette chair qui est la nôtre renvoie à un mode d’être qui l’excède, dans lequel elle s’enracine et vis-à-vis duquel elle constitue une sorte de témoin ontologique. De ce point de vue, la philosophie de la chair du dernier Merleau-Ponty, sur laquelle 5 6
Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 58. Op. cit., p. 33.
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nous reviendrons bientôt, relève incontestablement de cette métonymie ontologique. Cependant, il n’en reste pas moins que cette ontologie a une source, sinon un fondement phénoménologique qui est celui de l’épreuve de la mort, de la cessation de la vie et du retour à l’inerte. Il est donc nécessaire, dans une ontologie qui prétend s’affranchir de la domination de la mort, de faire droit à ce phénomène, ce qui ne peut que revenir à en nier la portée ontologique en disjoignant la mort empirique, c’est-àdire la fin ou la cessation d’une vie, de la sortie du régime ontologique de la vie. Incontestable empiriquement, la mort ne signifie pas nécessairement le retour à l’inerte, tout simplement parce que l’inerte ne qualifie plus le sens d’être de ce qui est. Si notre corps vivant est bien un témoin ontologique, une modalité privilégiée et donc un révélateur d’un mode d’être universel, il ne peut plus véritablement mourir, ou plutôt la mort ne peut plus signifier la sortie de toute vie, la négation de l’ordre ontologique de la vie. Force est néanmoins de constater que, à l’époque contemporaine, la question du corps en sa singularité a été formulée, sinon prise en charge, par la phénoménologie. Mais la question est de savoir si celle-ci a pu l’extraire de l’ontologie de la mort, si elle n’y est pas nécessairement reconduite dès lors qu’elle est identifiée comme question du corps propre ou de la chair. Bien entendu, le penseur dont le nom vient à l’esprit sur cette question est Merleau-Ponty. En effet, dans la Phénoménologie de la perception, il s’agit bien pour Merleau-Ponty de mettre en question la conception husserlienne de la perception, encore idéaliste et subjectiviste puisque celle-ci demeure ordonnée à l’horizon de la connaissance rationnelle. En effet, le principe de l’absence de limites de la raison objective implique que la position d’existence et l’idée d’une connaissance adéquate se réciproquent : dire d’une chose qu’elle existe véritablement, c’est dire que, au moins en droit, je peux la connaître de manière exhaustive, c’est-à-dire me l’approprier sans reste — ce qui revient à rabattre la présence perceptive sur celle du pur objet de connaissance. Cela signifie que la donation par esquisses, qui définit l’eidos du perçu et implique une inépuisabilité principielle de la chose sensible, se voit démentie par l’affirmation de l’équivalence entre thèse rationnelle et être. C’est précisément cette inexhaustivité constitutive du perçu, qui veut que le sens ne se donne qu’en s’absentant d’une présence sensible toujours renouvelée, que Merleau-Ponty veut justifier en lestant en quelque sorte la conscience transcendantale d’une chair. Le sens objectif est toujours incarné dans du sensible dans la mesure exacte où le sujet qui le constitue est lui-même un sujet incarné. C’est pourquoi la phénoménologie du
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corps propre est le préalable indispensable à une phénoménologie de la perception. Il s’agit donc pour Merleau-Ponty d’arracher en quelque sorte le corps au règne de la Vorhandenheit, de la présence substantielle, c’est-à-dire encore de la Körperlichkeit, pour le ressaisir comme cela que je suis, beaucoup plus que je ne l’ai, comme le vecteur et le visage de mes intentions ou de mes vécus. Tout le livre est consacré à la description de ce corps vécu ou phénoménal, qui échappe au règne des choses, même s’il en fait partie, mais ne se confond pas pour autant avec une conscience présente à elle-même. Il est au contraire ce qui sépare la conscience d’elle-même, ce qui la rend essentiellement opaque à elle-même : d’une certaine façon, il n’est que l’autre nom de la distance qui éloigne la conscience d’elle-même, ce qui fait qu’elle ne peut se rassembler dans la coïncidence. Mais toute la difficulté est de conférer un statut positif à ce corps dans une perspective qui est encore dominée par les catégories classiques et, en particulier, par la dualité de la conscience et de l’objet, de l’esprit et de la matière, de la raison et de la nature. On assiste donc à une sorte d’oscillation, de mouvement de balancier qui conduit Merleau-Ponty à tenter de distinguer le corps, en sa singularité, des catégories symétriques avec lesquelles il ne peut pas se confondre mais à partir desquelles il est inexorablement abordé. Ainsi, il est distingué du corps objectif et donc situé, pour ainsi dire par défaut, du côté de la conscience, mais c’est pour être aussitôt différencié de celle-ci, ou plutôt au sein de celle-ci, au titre d’une modalité d’être singulière, celle de son propre détachement ou de sa propre extériorisation. Autrement dit, dès lors que le corps est arraché au règne de l’extériorité substantielle, qui est celui de la nature pour le Merleau-Ponty de cette période, il ne peut être qu’annexé à la conscience, au titre de sa dimension d’échappement ou d’opacité constitutive. Il n’est pas tant séparé de la conscience qu’inscrit dans une conscience qui existe sur le mode de la séparation. On a donc le sentiment que le prix à payer de l’abandon de la substantialité du corps, qui, en effet, n’est pas corps comme le sont les autres étants matériels, est la perte de la corporéité comme inscription dans une nature, inscription qui implique une extériorité à la conscience et non plus seulement de la conscience à elle-même. Comme le dit très bien Franck Tinland, « cette incarnation du cogito, pour si [sic] intéressante qu’elle soit, va de pair avec une sorte de désincarnation du corps »7. Cependant, force est de reconnaître que MerleauPonty lui-même prendra rapidement la mesure de la difficulté, au point 7
Franck Tinland, La différence anthropologique, Paris, Aubier, 1977, p. 22.
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d’écrire dans une note de Le visible et l’invisible : « les problèmes posés dans la Phénoménologie de la perception sont insolubles parce que j’y pars de la distinction conscience-objet »8. C’est également ce que Frank Tinland reconnaît lorsqu’il poursuit, notamment au vu de l’évolution de la pensée de Merleau-Ponty : « Sans doute M. Merleau-Ponty, tant par l’intérêt porté à la physiologie dans la Structure du comportement, que par l’affirmation que ‘mon corps est fait de la même chair que le monde’, a-t-il toujours contrebalancé ce que l’on pourrait appeler l’intégration du corps à une philosophie de la conscience, par le sentiment très vif de l’opacité du corps et de sa participation à la texture de la nature »9. Tel est bien le mouvement qui conduit Merleau-Ponty à mettre en avant la communauté ontologique entre le corps et le monde et à voir par conséquent dans le corps, selon une démarche qui n’est pas très éloignée de celle de Jonas, une sorte d’échantillon et de témoin ontologique d’un mode d’être plus universel qu’il va nommer chair. Ainsi, tout se passe comme si mon corps ne pouvait vraiment échapper à la conscience qu’à la condition de s’inscrire dans le monde plus profondément que les simples choses, de telle sorte que son mode d’être propre doit se trouver préfiguré dans celui du monde, plus précisément de la chair du monde. En d’autres termes, tout se passe comme s’il fallait que mon corps soit lesté de toute l’épaisseur du monde, dont il n’est plus alors qu’un fragment ou un moment, certes privilégié, pour ne pas se désincarner dans une conscience sensible. Mais le problème est alors déplacé plutôt que vraiment résolu car il s’agit désormais de savoir quel est le statut exact de cette chair du monde, dont ma chair n’est plus qu’une modalité. Ce qui conduit à la nécessité de comprendre quelle est la signification exacte de cette univocité entre mon corps et le monde — qui est le grand apport du dernier Merleau-Ponty — pour autant qu’elle ne doit pas compromettre la différence incontestable entre mon corps, comme corps propre ou sentant et le monde dans lequel il s’insère, qui relève du seul règne de l’extériorité. Bref, jusqu’à quel point la chair du monde est-elle chair et n’est-elle pas chair ? C’est-à-dire encore : le terme de chair pour le monde est-il propre ou figuré et, plus précisément, où se joue le passage du propre au figuré ou du figuré au propre ? En effet, s’il s’agit d’un sens propre, si le monde est vraiment chair, comment la nécessaire distinction entre le monde et moi peut-elle être prise en charge, comment 8 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 302. Désormais noté V.I. 9 Franck Tinland, Op.cit., p. 23.
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ma chair propre peut-elle encore se distinguer de celle du monde ? En ontologisant ainsi ma chair, c’est-à-dire finalement en faisant basculer le monde du côté de la subjectivité, on ferait disparaître le problème au lieu de le résoudre. Mais s’il ne s’agit que d’un sens figuré, le problème demeure entier puisqu’il reste alors à savoir ce qui fonde la métaphore, c’est-à-dire quel est le sens d’être commun qui, par delà la différence entre le mode d’être de ma chair et celui du monde, justifie l’usage du terme de chair pour le monde. Ce qui semble certain, c’est que MerleauPonty n’a pas en vue une précession du corps vécu au sein du monde et par conséquent une forme de subjectivation du monde, qui le conduiraient dans les parages d’un idéalisme objectif ou d’un hylozoïsme qu’il refuse explicitement. C’est pourquoi il insiste en effet, dans une perspective qui s’apparente plus à celle d’une philosophie de la nature, sur la dimension de profondeur et, pour ainsi dire, de sauvagerie de cette chair du monde, autrement dit sur le fait que son mode d’être est résolument étranger à celui de la conscience, tout comme de l’objet qui lui fait vis-à-vis. Mais alors, par une sorte de retour du balancier qui, après s’être porté du côté de la nature, doit bien revenir du côté de la conscience, la question se pose de savoir comment on peut remonter à ma chair à partir de celle du monde. En dépit de ce que Merleau-Ponty semble affirmer, s’il y a bien un passage de ma chair vers celle du monde — ce qui revient bien à prendre acte du fait que c’est bien ce corps, immergé dans l’épaisseur du monde, qui sent — il n’y a pas de remontée possible de celle-ci vers ma chair dans la mesure où le devenir monde de ma chair a pour seule contrepartie un devenir-phénomène de ce monde. Autrement dit, si on comprend bien que c’est à la faveur de l’inscription de ma chair sensible dans le monde que celui-ci accède à la phénoménalité, en revanche, on ne comprend pas en quoi ce monde est une chair. La remontée ne s’effectue pas sur les traces de la descente, le devenir-monde de ma chair ne peut avoir pour contrepartie un devenir-chair du monde, de telle sorte que la chair demeure un concept équivoque : d’un côté, elle désigne le sentant, de l’autre elle renvoie à la phénoménalité du monde, à son être senti. En d’autres termes, en dépit de ce que prétend MerleauPonty, les deux mouvements de sens contraire ne coïncident pas : le point de départ de l’un, le sentant, ne peut être le point d’arrivée de l’autre ; l’immersion de ma chair dans le monde ne permet de rendre compte que de l’accès du monde à la phénoménalité, jamais à la subjectivité. Ce qui ne signifie pas que la démarche soit en soi dépourvue de sens, mais seulement que Merleau-Ponty ne se donne pas les moyens de rendre
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compte de la situation, d’élaborer un concept de la chair permettant de comprendre comment c’est bien l’appartenance au monde, à la chair du monde qui conditionne l’émergence de la subjectivité elle-même, comment le devenir-monde de ma chair est l’envers d’un devenir sujet du monde. C’est précisément ce que nous nous attacherons à tenter de justifier. Quoi qu’il en soit, le pas important qui est franchi ici consiste à comprendre que le monde ne peut être senti que dans la mesure où il se prête au sentir, où il est donc caractérisé par une sensibilité intrinsèque, « sensible en soi ». Ce n’est pas parce que nous voyons la chose qu’elle devient visible ; c’est dans la mesure où elle est intrinsèquement visible que nous sommes susceptibles de la voir. C’est en ce sens et en ce sens seulement que le sentir se préfigure en lui et c’est donc seulement de ce point de vue, encore équivoque, qu’il peut être caractérisé comme chair. C’est pourquoi Merleau-Ponty finit par faire valoir l’irrécusable différence après avoir mis en avant l’univocité de la chair : « La chair du monde n’est pas se sentir comme ma chair — Elle est sensible et non sentante — Je l’appelle néanmoins chair pour dire qu’elle est prégnance de possibles, Weltmöglichkeit »10. La prégnance des possibles renvoie précisément à cette sensibilité intrinsèque au sens d’une aptitude à être senti, ce qui revient simplement à reconnaître que la perception ne vient jamais tirer un être en soi de sa nuit, qu’il y a une identité constitutive de l’être et de la phénoménalité, ou plutôt un passage incessant de l’un dans l’autre, par quoi la phénoménalisation serait le sens ultime de l’Etre. En d’autres termes, qui sont encore ceux de Merleau-Ponty, le monde n’est pas ce que nous déployons mais bien d’abord une Weltmöglichkeit qui est une possibilité de l’Être lui-même. Mais on a alors le sentiment que ce qui semblait gagné se trouve soudain perdu, que la dualité de la conscience et de l’objet, qu’il s’agissait de surmonter, se voit finalement maintenue et vient diviser la chair, dont l’univocité devient à peu près incompréhensible, sinon négativement, en ceci que le mode d’être du monde n’est plus exactement celui de l’objet et celui du sentant n’est plus exactement celui d’une pure conscience. On a donc sans doute rapproché les deux modes d’être en mettant en avant un sentant qui fait partie du monde et un monde qui se prête au sentir, qui porte en lui la virtualité du perçu, mais on n’en a pas surmonté la dualité. En d’autres termes, en parlant de chair du monde, Merleau-Ponty souligne bien l’inscription du sujet dans le monde, c’està-dire le fait que mon corps est en continuité avec le monde, mais la 10
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modalité de cette inscription et la nature de cette continuité ne sont pas mises en évidence. Comme auparavant, on se trouve pris dans une oscillation, qui ne se joue plus entre la conscience et la matière, l’intériorité et l’extériorité mais entre l’univocité et l’équivocité, entre l’affirmation d’une nécessaire continuité, puisque mon corps, comme tel, appartient au monde, et celle d’une différence tout aussi nécessaire puisque mon corps est sentant et pas seulement chose sentie. Rendre compte du corps exige donc de penser à la fois et indistinctement une inscription dans le monde et une différence avec celui-ci, étant entendu que ces deux exigences ne doivent pas être reconduites à deux dimensions au sein du sujet. En quel sens du corps et en quel sens du monde est-il possible de penser ensemble et indivisiblement, leur absolue continuité — qui peut nous conduire à affirmer, comme le feront tous les réalismes, que mon corps est une chose du monde parmi d’autres — et leur radicale différence puisque ce corps, en tant que mien, est cela qui fait paraître le monde, cela pour qui il y a ce monde ? Il s’agit de comprendre comment, sous le même rapport, un sujet peut être en continuité ontologique avec le monde et néanmoins s’en distinguer — ce qui exclut de réinscrire au sein du sujet, sous la forme de deux dimensions distinctes (ego empirique, ego transcendantal etc.) la continuité et la différence. Toute la question, qui est celle à laquelle nous nous proposons de nous confronter, est justement de savoir comment et en quel sens du corps c’est le même corps qui est à la fois mien et du monde ; et en quel sens du monde c’est le même monde qui est à la fois monde et chair. On peut dire que la question ainsi formulée nous a été léguée, en un certain sens, par Merleau-Ponty, par son ontologie de la chair. Mais il s’agit là d’un problème, dont cette ontologie délivre les coordonnées, plutôt que d’une solution, d’une incitation à penser plutôt que d’un véritable concept. Ainsi, les difficultés insurmontables auxquelles s’expose une phénoménologie du corps tiennent à ceci que, sous l’apparence de l’évidence, la caractérisation comme corps de ce fait fondamental dont nous sommes partis relève en réalité d’une décision théorique, elle-même commandée par un contexte ontologique déterminé. En effet, il ne va pas du tout de soi que la situation dont il s’agit puisse être ressaisie adéquatement à travers le concept de corps, qui, comme on l’a vu, n’en dit pas assez si nous nous en tenons à la stricte corporéité, mais en dit trop si nous lui adjoignons la mienneté. En vérité, parler de corps, c’est déjà dire beaucoup, c’est imposer par avance une solution à un problème qui n’a jamais été posé. Il n’y a donc pas de question ou de problème du corps — ce qui explique les difficultés auxquelles nous sommes
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confrontés dès que nous tentons de la traiter — car le corps n’est pas une question mais déjà une réponse qui apporte avec elle les coordonnées d’une certaine ontologie, réponse à une question qui n’a jamais été posée et qui en occulte inévitablement la problématicité. Bref, identifier le fait fondamental dont nous sommes partis au fait du corps, c’est l’avoir déjà annexé à une certaine configuration théorique, prisonnière de l’ontologie de la mort, et l’avoir par là-même recouvert. Il est donc nécessaire de revenir en-deçà de cette pseudo-évidence afin de poser correctement le problème, de suspendre les présupposés qui nous conduisent à identifier cette expérience fondamentale à celle du corps, bref de procéder à une épochè de cette ontologie. Il s’agit bien d’une épochè dans la mesure où c’est l’attitude naturelle elle-même qu’il est nécessaire de suspendre, pour autant que le monde qui lui est corrélatif a exactement le visage de cette ontologie, que celle-ci s’est depuis longtemps sédimentée en lui. Comment donc qualifier, de manière en quelque sorte minimale, cette expérience fondamentale qui se trouve imprudemment ressaisie à travers le concept de corps ? De quoi cette expérience fondamentale est-elle l’expérience ? Quel est le mode d’être singulier qui s’y fait jour ? Il n’y a qu’une seule réponse possible : cette expérience est celle de l’appartenance. Dire en effet que j’ai (ou je suis) un corps, c’est rigoureusement dire que j’appartiens au monde — qui doit être pour l’instant entendu au sens minimal et encore formel de cela à quoi j’appartiens — rien de moins mais rien de plus. Notons que c’est ce qui affleure déjà dans le concept d’incarnation, plus précisément dans la détermination du corps à partir du mouvement ou de l’événement de l’incarnation : s’incarner c’est venir au monde, s’inscrire en lui, aller vers l’appartenance. Penser le corps à partir de l’incarnation revient donc à mettre en avant son appartenance. Mais c’est malheureusement en manquer radicalement le sens puisque cette appartenance est comprise comme venue au monde d’une réalité qui ne lui appartient pas constitutivement, de sorte que l’appartenance ne désigne pas un mode d’être fondamental mais seulement ce qui arrive à un certain sujet par lui-même étranger au monde, une péripétie ou un événement. Dès lors, c’est toujours le corps qui est l’opérateur de cette venue au monde, qui fonde l’appartenance : même si elle a le mérite de mettre en avant la dimension processuelle du corps, la théorie de l’incarnation demeure tributaire de l’ontologie que nous dénonçons. C’est précisément cette situation qu’il s’agit de renverser en affirmant que la vérité du corps, le mode d’être fondamental auquel il renvoie est l’appartenance comme telle. Ce n’est donc pas parce que j’ai un corps que j’appartiens au monde ; c’est au contraire dans la mesure où
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j’appartiens au monde que j’ai un corps et, en vérité, avoir un corps ne signifie rien d’autre et rien de plus qu’appartenir. Céder à la pseudo-évidence selon laquelle c’est en tant qu’un étant a un corps qu’il appartient au monde, c’est en réalité drainer un ensemble de présupposés, caractéristiques d’une certaine ontologie. C’est en effet supposer que cet étant est par lui-même ou par essence étranger au monde et que l’appartenance est synonyme d’une inclusion objective, renvoyant elle-même à une détermination du corps comme fragment d’étendue et du monde comme extension objective. Bref, un étant, qui est par lui-même étranger à l’extension et ne peut donc être situé que du côté de la conscience ou de la pensée, va entrer dans le monde par son corps, s’inscrire dans l’extension en tant que res extensa. Outre qu’elle soulève des problèmes insolubles, cette description manque ou dissout le phénomène de l’appartenance en la réduisant à une relation, nécessairement contingente, entre un étant hors-monde et le monde lui-même, par la médiation de l’extension. Nous nous proposons au contraire de ressaisir l’appartenance comme un phénomène originaire et, en vérité, comme le phénomène originaire, ce qui va entraîner de profonds bouleversements ontologiques. Nous rejoignons en cela Louis Lavelle, qui voyait dans notre insertion dans le monde le fait primitif : « Mais le fait primitif, c’est que je ne peux ni poser l’être indépendamment du moi qui le saisit, ni poser le moi indépendamment de l’être dans lequel il s’inscrit. Le seul terme en présence duquel je me retrouve toujours, le seul fait qui est pour moi premier et indubitable, c’est ma propre insertion dans le monde » 11. Ressaisir l’appartenance comme un fait primitif signifie d’abord ne pas la comprendre comme une relation entre deux termes préalables — en l’occurrence conscience et matière ou sujet et monde, par l’intermédiaire du corps avec lequel cette appartenance se confond alors — mais comme un mode d’être indéchirable qui, comme tel, commande la nature de ce qui appartient comme de cela à quoi il appartient. Autrement dit, même si l’appartenance met en jeu deux termes, l’indivisibilité de la relation prévaut sur la dualité des termes et la commande, de telle sorte que l’on peut soupçonner que, à un certain niveau de profondeur, cette dualité s’évanouira : celui qui appartient tout comme cela à quoi il appartient s’avéreront être le même et l’appartenance se révélera être parenté ontologique. Toute la difficulté est donc de comprendre cette appartenance comme une situation fondamentale, c’està-dire un mode d’être irréductible, irréductible à des termes positifs, dont il n’exprimerait qu’un mode de relation possible. 11
Louis Lavelle, De l’acte, Paris, Aubier, 1946, p. 15.
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Même s’il nous appartiendra de caractériser plus profondément cette appartenance, nous pouvons souligner d’ores et déjà qu’elle ne saurait avoir le sens logique de la dépendance de l’espèce au genre ou le sens mathématique de l’élément au sein d’un ensemble. Il faut plutôt la comprendre à partir de l’appartenance à un courant ou un mouvement, car celle-ci enveloppe une forme de réciprocité. Tel mouvement ou courant politique auquel j’appartiens ne doit sa réalité qu’à tous ceux qui y participent, de telle sorte qu’il leur appartient tout autant qu’ils lui appartiennent. Dès lors qu’elle correspond à un mode d’être primitif, la différence impliquée par la relation s’enlève nécessairement sur fond d’identité, de sorte que cet autre à quoi tel étant appartient est en même temps le même que lui et que, en une sorte d’échange entre la passivité et l’activité, l’étant qui appartient contient cela même dont il se distingue. Penser l’appartenance comme fait originaire ou mode d’être ultime d’un étant revient donc à affirmer que son autre est encore lui, qu’il déploie ou fait être cela en quoi il s’insère. En ce sens, elle doit être comprise comme participation. Nous retrouvons ici une acception sociologique et ethnologique du terme. En effet, Lalande mentionne le sens sociologique de l’appartenance au pluriel (« Appartenances ») chez Lévy-Bruhl pour désigner « tout ce qui, quoique ne faisant pas, ou ne faisant plus partie du corps d’un individu, est considéré par les non-civilisés comme ayant avec celui-ci un lien de participation »12. Cette acception sociologique a une portée ontologique qui nous intéresse car, comme l’écrit Lévy-Bruhl, « Les objets, les êtres, les phénomènes peuvent être d’une façon incompréhensible pour nous, à la fois eux-mêmes et autre chose qu’eux-mêmes. D’une façon non moins incompréhensible, ils émettent et ils reçoivent des forces, des vertus, des qualités, des actions mystiques, qui se font sentir hors d’eux, sans cesser d’être où elles sont. En d’autres termes, pour cette mentalité, l’opposition entre l’un et le plusieurs, le même et l’autre, n’impose pas la nécessité d’affirmer l’un des termes si l’on nie l’autre ou réciproquement »13. La participation ainsi définie délivre bien le véritable sens de l’appartenance. Appartenir, ce n’est pas faire partie d’un tout ou être l’élément d’un ensemble, c’est être soi-même en ouvrant au-delà de soi-même, être le même que soi et autre que soi et, en ce sens, à la fois un et deux. 12 André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, « Quadrige », T.1, p. 70. 13 Lucien Lévi-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, P.U.F., 1910, p. 77.
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Si nous revenons maintenant au fait dont nous sommes partis et dont nous savons maintenant qu’il est le fait de l’appartenance et non pas la possession d’un corps, nous devons prendre acte d’un profond bouleversement conceptuel. En effet, alors qu’en fondant l’appartenance sur le corps, on se donne nécessairement un sujet préalable déjà constitué et par lui-même étranger au monde, en partant au contraire de l’appartenance, c’est-à-dire en la substituant au corps, on fait du sujet une dimension de celle-ci : non plus celui qui peut entrer dans le monde, mais celui qui procède de cette appartenance. Faire de l’appartenance un mode d’être originaire, c’est la comprendre comme la condition de l’ipséité et non plus seulement comme sa situation. Au fond, si l’appartenance est bien un fait primitif, elle n’est plus ce qui arrive à un sujet, mais bien plutôt ce à partir de quoi ce sujet arrive. Nous sommes confrontés ici à une alternative tranchée : ou bien l’appartenance est ce qui arrive à une conscience par son corps, mais alors celle-ci n’appartient jamais vraiment et son altérité prévaut toujours sur son inscription ; ou bien la conscience appartient vraiment, au sens où cette appartenance est un fait originaire, mais il s’ensuit alors qu’elle est constitutive de son être, de telle sorte que ce n’est plus la conscience qui appartient mais l’appartenance qui a une conscience, qui se fait conscience. On n’a donc plus une conscience qui vient au monde par son corps mais une appartenance qui, en raison de sa modalité propre, advient comme conscience. Cela revient, si l’on veut, à comprendre la conscience à partir du corps, comme une certaine tradition phénoménologique a prétendu le faire, mais, alors qu’en partant du corps il était extrêmement difficile de comprendre comment il pouvait en même temps avoir un monde, c’est-à-dire remonter à la conscience, en partant de l’appartenance, on se situe au contraire d’emblée au niveau de leur unité même, de leur point d’indistinction, de sorte que le problème de l’union se trouve aussitôt dissout. Il ne faut donc plus dire que la conscience a un corps, ou encore que certains corps sont conscients mais qu’il y a une appartenance qui advient comme conscience ou plutôt qu’il y a un mode d’appartenance que nous nommons conscience. Autant dire que l’approche à partir de l’appartenance entraîne un remaniement ontologique radical. Affirmer en effet que ce que nous nommons conscience advient à partir de l’appartenance, ou encore en est une modalité, c’est ipso facto reconnaître qu’il y a plusieurs modalités possibles d’appartenance. Plus radicalement, si cela même qui est considéré comme le plus étranger à l’extériorité, à savoir la conscience, doit pouvoir être ressaisi à partir de l’appartenance, force est de conclure que celle-ci définit l’être de tout étant. Désormais, pour tout étant, être ne
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peut signifier qu’en être, à savoir appartenir, de sorte que la différence entre les étants ne sera plus substantielle, autrement dit essentielle (c’est en effet l’attribut essentiel qui distingue les substances) mais modale : elle consistera en des manières d’appartenir, en des modalités d’appartenance. Une telle perspective est en quelque sorte transversale par rapport à l’ontologie dualiste dont nous avons rappelé la teneur. Pour celle-ci, la différence fondamentale passait entre l’appartenance et la non-appartenance, entre des étants qui sont étrangers au monde, qui n’appartiennent à rien d’autre qu’à eux-mêmes, autrement dit qui se possèdent — qu’on les nomme âme, esprit ou conscience — et, d’autre part, des étants qui appartiennent essentiellement au monde, alors nécessairement confondu avec l’extension, et sont définis par cette appartenance. L’appartenance est, en un sens, décisive ici, mais c’est en tant qu’elle permet de discriminer deux régimes métaphysiques : il y a le régime de l’autonomie, celui des étants qui n’appartiennent à rien d’autre qu’eux-mêmes, qui ne dépendent que d’eux-mêmes, et le régime de l’hétéronomie métaphysique, celui des étants qui sont hors d’eux-mêmes, tout entiers tributaires de leur autre. Alors qu’être une concience, c’est se posséder tout entier, être un corps signifie appartenir à l’extension, n’y occuper qu’une place, avoir son être hors de soi. C’est précisément ce régime métaphysique que la reconnaissance de l’appartenance comme fait primitif permet de surmonter, à la faveur d’une sorte de rotation ontologique. La différence ne passera plus en effet entre les étants qui appartiennent et ceux qui n’appartiennent pas, entre un « du monde » et un « hors monde », mais, au sein même de l’appartenance, entre différentes modalités de celle-ci. La différence cardinale entre la pensée et l’étendue s’en trouve aussitôt minimisée et relativisée : ce ne sont là que deux modes d’appartenance parmi d’autres, deux manières d’être du monde qu’il n’y a a priori aucune raison de privilégier si ce n’est parce que, pour l’une d’entre elles, elle fonde la possibilité que nous avons d’en parler. Tout comme les attributs chez Spinoza, il y a une infinité de modes d’appartenance possibles, à ceci près que la plus grande partie d’entre eux nous sont accessibles. En prenant l’appartenance pour point de départ, on s’engage donc dans la voie d’une réforme ontologique radicale. Comprendre tout étant à partir de l’appartenance, comme un mode singulier de celle-ci, c’est nécessairement admettre que ce que nous avons nommé monde contient tout étant au titre de cela à quoi il appartient : tout étant est du monde, s’y inscrit à sa façon. Autant dire alors que le monde, en tant que socle de l’appartenance (nous réservons pour la suite la caractérisation précise de son statut), ne saurait être réduit à la somme des étants ou encore au
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milieu que certains d’entre eux déploient : il dessine un plan d’univocité fondamentale et est, en ce sens, synonyme de l’Etre. Etre, pour tout étant, signifie appartenir au monde. En vertu de l’appartenance, le sens de l’Etre est ici celui d’un omni-englobant absolu ou encore d’une totalité ouverte : il est cela au sein de quoi advient tout ce qui peut exister. Par conséquent, Dieu lui-même appartient au monde et la seule question est celle de savoir quel mode d’appartenance peut le distinguer des autres étants. Cependant, afin de rendre compte de la différence entre les étants, force est d’introduire des différences au sein de l’appartenance. Ceci est désormais possible dans la mesure où l’appartenance ne se confond plus avec l’occupation d’une place dans l’extension : cette occupation d’une place, qui est l’apanage des simples corps, apparaît au contraire comme une modalité d’appartenance parmi d’autres. Au sein du monde, comme synonyme de l’Etre, ces différences ne peuvent être que de modalité et toute la difficulté est alors de comprendre comment il peut y avoir différentes manières d’appartenir dès lors que, même si on abandonne la métaphore extensive, qui renvoie à un cas particulier d’appartenance, il demeure que l’appartenance implique quelque chose comme une insertion dans un autre, une participation. La conclusion s’impose alors : les différences modales ne pourront renvoyer qu’à des différences de degré. Un mode d’appartenance, c’est-à-dire un étant, ne différera d’un autre que par sa profondeur, profondeur qui ne peut signifier que son degré d’insertion dans le monde ou de participation au monde. Du point de vue de l’appartenance, un étant ne pourra se distinguer d’un autre que selon qu’il s’inscrira plus ou moins profondément dans le monde et, par là-même, « aura » plus ou moins de monde. La question fondamentale et la plus difficile à laquelle cette ontologie nous conduit est donc celle de savoir en quel sens de l’appartenance et donc en quel sens du monde ces différences de degré sont non seulement pensables mais permettent de rendre compte de la diversité descriptive des étants. Au vu de ce que nous avons dit de l’appartenance, on comprend déjà que la profondeur de l’appartenance ne se soldera pas par une perte de l’ipséité, comme si devenir une chose ne pouvait que signifier disparaître comme sujet, selon une corrélation que seule l’ontologie de la mort nous contraindrait à assumer. En effet, si l’appartenance enveloppe bien une réciprocité, en quoi elle est participation, si l’être-soi et l’être-autre ne font pas alternative, si donc un étant ne peut être lui-même qu’en s’excédant lui-même, en déployant son propre sol, alors on soupçonne que l’inscription dans le monde et l’ipséité varieront dans le même sens et que la profondeur de l’appartenance pourra se mesurer par l’ampleur de la phénoménalisation.
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L’appartenance nous engage ainsi dans la voie d’une univocité fondamentale, puisque non seulement exister signifie partout la même chose, à savoir appartenir — de telle sorte que la différence entre les étants ne peut être que modale — mais encore ces modalités ne renvoient elles-mêmes qu’à des différences de degré. Qu’il s’agisse d’une pierre, d’un animal ou d’une conscience, on a affaire dans tous les cas à une même modalité d’être, celle de l’appartenance, qui ne se différencie en elle-même que par ceci que la conscience appartient plus profondément au monde que la pierre ou que l’animal, pour autant que, comme on le verra, cette appartenance est l’envers et la condition d’une phénoménalisation, l’être du monde synonyme de l’avoir un monde et l’enracinement synonyme d’une cosmophanie. C’est ainsi que l’on peut comprendre cette phrase de Tchouang-Tseu, que nous interprétons bien sûr librement et, pour ainsi dire, sauvagement : « L’unipatte enviait le mille-pattes, le mille-pattes enviait le serpent, le serpent enviait le vent, le vent enviait l’œil et l’œil l’esprit »14. On a ici affaire à une mise en série des êtres qui est évidemment totalement étrangère aux partages de l’ontologie moderne, mise en série qui repose manifestement sur une gradation. A l’évidence, le principe en est quelque chose comme un degré de proximité, l’ampleur d’une proximité, qui ne peut que renvoyer au monde comme tel : l’esprit ou l’œil ont plus de monde que l’unipatte ou le serpent. On peut dire tout autant qu’il s’agit de degrés de mobilité, au sens très radical de l’aptitude à couvrir plus de monde, en quoi le mouvement auquel cette aptitude renvoie ne se confond pas avec un simple déplacement puisque l’esprit est, comme tel, immobile. Quoi qu’il en soit, l’important ici est que des étants soient ordonnés, au mépris des partages de l’ontologie moderne (matière/ esprit, vivant/inerte etc..) selon ce qu’il faudrait nommer leur capacité d’approche ou leur degré d’appartenance, degré en lequel se résout leur différence descriptive. Autant dire que le mille-pattes n’existe comme tel et ne se distingue de l’œil, par exemple, que par l’ampleur de sa possession du monde, ou encore le degré de son approche, que leur différence s’épuise dans cette gradation. Encore faut-il s’entendre sur le statut de ces modalités d’appartenance. Dans la mesure où celles-ci ne renvoient pas à un étant déjà constitué mais en qualifient le mode d’être même, elles enveloppent un rapport singulier avec cela à quoi chaque étant appartient : chaque étant 14 Tchouang-Tseu, Chapitre XVII, Les crues d’automne, Cité par Jean-François Billeter, dans Leçons sur Tchouang-Tseu, Paris, Allia, 2016, p. 69. Je remercie Marion Genaivre d’avoir attiré mon attention sur ce livre.
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ne se distingue des autres que par la manière dont il s’inscrit dans ce fond, dont il s’enracine dans le monde, étant entendu que, tous faisant également partie du monde, ils ne peuvent se distinguer que par la profondeur de leur inscription. Mais il s’ensuit que ce fond lui-même n’a pas de réalité hors de celle des étants qui le modalisent, ou plutôt hors de ces modalités d’appartenance que sont les étants. En effet, si l’être de l’étant consiste en son appartenance, cela à quoi il appartient ne peut être posé hors de l’étant lui-même, de telle sorte que l’étant contient ou constitue cela même qui le contient au titre de son milieu ou élément d’appartenance. Si exister signifie appartenir, de telle sorte que le sujet de l’appartenance ne se distingue pas de l’appartenance même, le lieu de l’appartenance ne peut être posé hors de l’étant qui y est inscrit. En d’autres termes, si l’étant n’existe pas hors du monde pour autant que son être consiste dans une appartenance, le monde n’existe pas non plus hors de l’étant, de telle sorte que tout se passe comme si les étants déposaient le sol dans lesquel ils s’enracinent, le faisaient être par cet enracinement même. Plus profond que la dualité des choses et du monde, il faut mettre en avant l’appartenance comme telle, dont le monde et l’étant sont comme des moments en un sens déjà abstraits, même si, comme on le verra, cette abstraction a un fondement in re. Plus profond que les choses et le monde, il y a les modes d’appartenance, en lesquels se déploient conjointement cela qui appartient et cela à quoi il appartient, comme si la plante et le sol naissaient de l’enracinement même. Autant dire qu’il faut substituer, à la différence ontologique de l’être et de l’étant, une différence cosmologique. Or cette différence cosmologique ne peut être comprise que comme appartenance — comment l’étant peut-il bien en effet se rapporter au monde et pour ainsi dire le contenir si ce n’est en s’y inscrivant ? — et c’est pourquoi elle est en même temps identité. La différence ontologique ne diffère évidemment pas de l’identité, elle est «différence des identiques », selon les termes de Merleau-Ponty, au sens où l’Etre n’existe pas hors de l’étant et indépendamment de lui, au sens donc où il ne se donne qu’en lui comme cela dont l’étant est l’œuvre ou la réalisation. Mais la question est de savoir s’il faut en rester là ou s’il ne serait pas possible de donner à cette différence un « contenu », une détermination qui permettraient d’en surmonter la dimension encore abstraite. Dans une perspective qui met en avant l’appartenance, il n’y a d’Etre que comme sol de cette appartenance, autrement dit comme monde. Dire d’un étant qu’il est, c’est dire qu’il appartient et dire qu’il appartient c’est dire qu’il est du monde, que le monde fait son être. En ce sens, une phénoménologie de
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l’appartenance débouche sur une cosmologie, le centre du questionnement portant désormais sur le sens et le statut exacts de ce monde ; la différence ontologique se reformule en différence cosmologique, différence de l’étant et du monde. En vérité, si l’on généralise l’équivalence dont nous sommes partis entre appartenance et corps, il faudrait dire que tout étant, en tant que mode d’appartenance, est un corps, que la phénoménologie de l’appartenance débouche sur une ontologie universelle des corps et que, en ce sens, la différence cosmologique est différence des corps et du monde. Cependant et quoi qu’il en soit, en tant qu’elle s’articule autour de l’appartenance, se déploie en et par elle, cette différence exclut toute dualité et est, en ce sens précis, pure identité, véritable « différence des identiques ». Si l’étant ne se distingue pas de son appartenance, le sol sans lequel il n’y a pas d’appartenance ne peut être posé à part de l’étant ; celui-ci nourrit donc cela dont il se nourrit, ce qui revient bien à dire que, plus profond que l’étant et le monde, il y a l’appartenance, au titre de cette identité dont procède leur différence, comme un tissu qui est sa propre déchirure ou un élément qui est sa propre déhiscence. C’est en ce point et en ce point seulement que l’identité ne diffère plus de la différence, qu’il y a donc identité immédiate de l’identité et de la différence. Mais il nous faut franchir un dernier pas. En effet, affirmer que l’appartenance est constitutive de l’être de tout étant, c’est porter au premier plan la question de l’espace et lui conférer un statut ontologique inédit. En effet, dire que l’appartenance est le mode d’être originaire de tout étant revient à reconnaître que, pour tout étant, être signifie nécessairement y être, que, par conséquent, le lieu (nous utilisons provisoirement ce terme mais nous aurons bientôt à lui conférer un sens beaucoup plus précis) est constitutif de l’être de l’étant. Appartenir ne peut signifier qu’être situé, de telle sorte que la question de l’appartenance se déplace sur celle du statut et du sens qu’il faut conférer à la situation. Si exister signifie appartenir, la question du comment de l’existence se confond avec celle du où. Cette question (où?) engage nécessairement l’être de ce qui est questionné et, en tant que telle, elle est la question la plus profonde. Ce faisant, nous rompons radicalement avec la tradition dominante, qui est aussi celle de la phénoménologie, pour laquelle l’espace, la position spatiale est une détermination extrinsèque, voire contingente. Cela signifie que, dans cette perspective, le lieu qu’il occupe et la manière de l’occuper n’expriment rien de l’être de l’étant, parce que cela n’est aucunement constitutif de son être. Un étant demeure le même, qu’il soit situé ici ou là et qu’il y soit ainsi ou autrement.
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Or, cette conclusion est évidemment tributaire de décisions ontologiques fondamentales. La première est celle qui consiste à rabattre le monde sur la matérialité comprise comme simple extension. Dès lors, lui appartenir ne peut signifier qu’y occuper une place circonscrite, cette occupation reposant elle-même sur la détermination de la chose comme identique à elle-même : c’est parce que la chose possède la consistance et la plénitude de la substance, c’est parce qu’elle n’est que ce qu’elle est qu’elle peut occuper une place — et donc ne jamais rayonner au-delà d’elle. Or, dans cette ontologie dualiste, le sujet est évidemment distingué de la chose et défini par des traits qui s’y opposent point par point. En effet, être un sujet, c’est ne pas être seulement ce que l’on est, c’est exister sur le mode de ce ne pas être, de cette non-coïncidence et peu importe ici que l’on pense celle-ci comme néantisation ou pouvoir-être. Or, tout comme l’a priori de la chose en son identité est l’espace extensif (en tant que règne de la pure extériorité, du non-enveloppement absolu, on ne peut y occuper qu’une seule place, ou plutôt la place est cela qui exclut toutes les autres), l’a priori du sujet, compris comme non-identité active à lui-même ou existence sur le mode de l’auto-négation, sera le temps. Bref, le sujet est ce qui diffère du monde puisqu’il en est, d’une manière ou d’une autre, la condition d’apparaître, et différer du monde ne peut signifier pour lui que différer des étants qui sont ce qu’ils sont : par conséquent, ne pas être ce qu’il est, différer de lui-même, bref exister temporellement. De là la difficulté considérable à rendre compte d’une dimension d’appartenance au sein d’une ontologie de la temporalité. Après avoir extrait ce sujet du monde, compris comme règne de l’extériorité, comment faire droit alors au fait, tout aussi contraignant, que ce sujet n’est pas étranger au monde, en est de quelque façon — fait que recueille précisément le concept de corps dont nous sommes partis ? La mise en avant de la constitution temporelle du sujet va de pair avec une dévaluation ontologique de l’espace, qui interdit alors de prendre en charge cette appartenance constitutive à laquelle renvoie l’incarnation. Ceci est patent chez Heidegger, pour qui la chair ne peut d’aucune façon faire partie des existentiaux du Dasein. Or, comme l’a suggéré Patočka, ceci renvoie au fait que le corps est implicitement compris par Heidegger comme relevant de la Vorhandenheit et donc de la Körperlichkeit. Mais cette détermination est elle-même tributaire de celle qui est conférée aux corps en général et de la ligne de partage étanche entre existentiaux et catégories, ultime avatar du dualisme métaphysique. Merleau-Ponty lui-même, au moins dans la Phénoménologie de la perception, ouvrage qui est encore
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largement tributaire de la perspective husserlienne, se voit contraint de penser le corps à partir de la temporalité et de le resituer pour ainsi dire au sein de celle-ci, au titre de la dimension d’arrachement ou de dépossession qui la caractérise : dire que j’ai un corps, c’est dire au fond que la synthèse subjective est déchirée par cela même qu’elle synthétise, bref qu’elle est une synthèse temporelle. Or, il n’échappera pas à MerleauPonty que si l’on veut penser le corps autrement qu’au prix d’une désincarnation fondamentale — ce qui est inévitable lorsqu’il est compris comme un moment du cogito, même temporel — il est nécessaire d’y intégrer la dimension de l’espace, ou plutôt de dépasser la conception naïve de l’espace au nom de laquelle le corps vécu ne pouvait lui appartenir et se trouvait donc rabattu sur la subjectivité. Telle est la raison du mouvement qui conduit Merleau-Ponty d’une philosophie du sujet à une ontologie de la Chair, celle-ci renvoyant à un sens de l’espace plus profond que l’extension, tel qu’il soit susceptible de comprendre la temporalité elle-même et capable par conséquent de fonder l’appartenance du sujet comme tel. En effet, il n’est pas contestable que le sujet que nous sommes existe sur un mode autre que celui de la Vorhandenheit, qu’il n’est pas une présence subsistante identique à elle-même. Mais la position d’un tel sujet dans une situation d’étrangeté vis-à-vis du monde est corrélative d’une conception étroite du monde comme synonyme de l’extériorité et donc de l’espace et de celui-ci comme règne du partes extra partes, autrement dit de l’ensemble des places. Si l’espace est compris comme excluant toute forme d’ubiquité, comme étant d’une nature telle que l’on ne peut y occuper une place qu’à la condition de déserter toutes les autres, alors en effet le sujet ne peut appartenir au monde. Ainsi, l’ontologie que nous critiquons repose sur deux thèses absolument solidaires : d’une part, le sujet est, en son essence, étranger au monde et s’il lui appartient ce n’est que de manière contingente par son corps, ce qui revient bien à dire que le corps est extérieur à l’essence du sujet ; d’autre part, le monde doit être caractérisé comme pure extension. Dès lors, un étant qui n’est pas seulement ce qu’il est, à la fois plus et moins que luimême, ne peut trouver sa place dans un tel monde. Autant dire que la détermination du sujet en termes de temporalité est absolument tributaire d’une caractérisation de l’espace par la simple extériorité. Mais s’il s’avérait au contraire possible de mettre au jour un sens de l’espace tel qu’un lieu de celui-ci enveloppe nécessairement plus que lui-même, rayonne au-delà de lui-même — de telle sorte que c’est le partes extra partes qui apparaîtrait alors comme une abstraction renvoyant à un sol plus
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originaire — alors il deviendrait pensable de rendre compte de la différence du sujet (différence vis-à-vis de la substance qui signifie différence avec lui-même, ou encore être sur le mode de la différence) sans l’extraire de la spatialité, bref de prendre en charge son appartenance. C’est précisément ce que nous nous proposons de faire, en renversant ainsi le présupposé premier de l’ontologie que nous dénonçons. Au lieu d’extraire d’emblée le sujet du monde au motif que celui-ci est implicitement confondu avec l’extension, ce qui rend la corporéité du sujet définitivement incompréhensible, il faut au contraire partir de l’appartenance du sujet, plus précisément définir ce sujet par son appartenance — car si on fait de celle-ci une détermination extrinsèque, à quelque degré que ce soit, on situe le noyau du sujet hors du monde et on retombe dans les impasses déjà signalées. Dès lors, la question est celle de savoir à quelle condition l’appartenance, comme appartenance d’un sujet, est pensable. La choix du sujet est ici décisif dès lors que, à l’exception de Dieu, c’est lui qui est considéré comme le plus étranger au monde, si bien que fonder l’appartenance du sujet c’est a fortiori être capable de fonder celle des autres étants. Or, dès lors qu’appartenir signifie y être, il s’agit de mettre au jour un sens de l’espace qui réponde au mode d’existence du sujet et soit donc autre que le pur réceptacle de substances identiques à elles-mêmes. On le voit, une phénoménologie de l’appartenance repose en dernière instance sur une ontologie de l’espace. S’il est vrai que l’idée d’une extériorité au monde constitutive du sujet est corrélative d’une conception pauvre, qui reconduit ce monde au règne de la pure extension, force est de conclure que, à l’inverse, une pensée de l’appartenance aura pour condition une idée du monde et, partant, de sa spatialité constitutive qui échappera à l’extension : c’est ce qui lui permettra d’accueillir en son sein une existence qui est caractérisée par une forme de négativité et d’extériorité à soi. Bien entendu, on soupçonne que si cette détermination de l’espace est commandée par la nécessité d’y situer les sujets, inversement, le sens d’être de ceux-ci sera évidemment transformé ou en tout cas spécifié par cette appartenance fondamentale. De telle sorte que la question sera de savoir ce que signifie pour un sujet d’être sujet dans le monde, de ne pas être seulement ce qu’il est, ou encore de se porter audelà de lui-même à même l’espace. Il va de soi que le mode d’être de ce sujet devra être recherché du côté d’une forme de mobilité, mobilité dont le sens reste tout entier à déterminer dès lors qu’elle sera aussi différente du simple déplacement que le monde l’est de la pure extension. On le voit, toute la difficulté est de se défaire d’une conception ininterrogée de l’espace, au nom de laquelle l’existence subjective se
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trouve nécessairement exclue du monde. Comme nous l’avons montré, dans une telle perspective, l’appartenance est elle-même nécesssairement déterminée comme inclusion dans cet espace extensif par la médiation de cela seul qui peut s’y insérer, à savoir un corps compris comme fragment de matière. Il faut donc renverser l’ordre et, au lieu de comprendre l’appartenance à partir d’un sens restrictif de l’espace, définir l’espace à partir de l’appartenance. L’espace est rigoureusement cela à quoi appartient à tel ou tel étant, rien de plus et rien de moins, étant entendu alors que le sens de cet espace sera commandé ou déployé par la modalité d’être de celui qui lui appartient. En d’autres termes, le sens le plus profond de l’espace réside dans un espace spatialisé, à savoir corrélatif d’une existence qui, quelle qu’elle soit, appartient au monde et, en ce sens, le spatialise. Ceci revient au fond et de prime abord à se demander à quoi correspond pour un sujet humain ou un animal — mais aussi pour un outil, une œuvre d’art ou une pensée — ce qu’est la place pour un corps matériel. Et le monde lui-même ne peut alors signifier que cela qui intègre tous ces espaces, ou encore accueille toutes ces appartenances, l’espace de tous ces espaces, le sol que tous les étants foulent. Pour autant qu’appartenir signifie y être (dans le monde), c’est nécessairement de manière conjointe que nous ressaisirons les modes d’appartenance et les sens de l’espace qui leur correspondent, la question finale demeurant celle de leur unité originaire. C’est donc la coupure radicale entre l’être et le lieu, coupure instaurée tout autant par la philosophie classique que par la phénoménologie, que nous voulons définitivement surmonter. De cette coupure et donc de l’expulsion de l’essence du sujet hors de l’espace, la pensée de Michel Henry représente une forme radicale puisque l’auto-affection pure, à laquelle il identifie la phénoménalité originaire, est comprise comme indistance absolue, rejet de toute forme d’extériorité ou d’écart. C’est pourquoi il critique le monisme de la tradition métaphysique, pour laquelle l’ek-stase constitue l’a priori même de la phénoménalité : apparaître signifie toujours apparaître là-bas, à distance. Mais il ne faut pas s’y tromper : cette distance ne concerne que l’écart nécessaire entre ce qui apparaît et celui à qui il apparaît, donc la distance de l’intentionnalité. Cette distance n’est pas encore l’espace et elle présuppose à nouveau une non-appartenance fondamentale du sujet : dire en effet qu’apparaître signifie nécessairement se donner ek-statiquement, à distance, c’est justement reconnaître que le sujet n’est pas inscrit dans cette distance et est donc en quelque sorte indemne du monde. Ce qui apparaît apparaît certes là-bas, mais le sens de ce là-bas reste à déterminer, certes en tant
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que là-bas, mais aussi parce qu’il est également un ici pour le sujet, parce que celui-ci est inscrit dans l’éloignement qu’il déploie. Quoi qu’il en soit, il s’agit pour nous d’affirmer et de prendre en charge cette co-originarité de l’être et de l’espace que nomme en vérité le concept d’appartenance : dire d’un étant qu’il appartient, au sens où cette appartenance est constitutive de son être, c’est dire qu’il y va de la spatialité dans son être et, par là même, de l’Etre dans la spatialité. C’est ce que Augustin Berque aperçoit à partir d’une méditation, à laquelle nous aurons à revenir, sur le milieu, ou plutôt sur cela qu’il nomme « écoumène ». Ainsi, écrit-il, « ‘Il y a ceci plutôt que cela et ici plutôt que là’ : ce n’est pas seulement la géographie mais l’ontologie aussi que fonde un pareil énoncé — le premier énoncé, en vérité, que peut faire un être humain dès qu’il s’éveille à l’existence. Dire que la question de l’être est philosophique, tandis que celle du lieu, elle, serait géographique, c’est trancher la réalité par un abîme qui interdit à jamais de la saisir »15. Reconnaître qu’il y a ici, c’est découvrir qu’il y a ceci : l’accès au lieu est accès à l’étant, la découverte de l’espace est découverte de l’Etre. C’est pourquoi Augustin Berque ouvre son ouvrage par l’affirmation suivante : « Il manque à l’ontologie une géographie et à la géographie une ontologie »16. Ainsi, ce qu’Augustin Berque appelle de ses vœux est ce que nous pourrions nommer une géographie ontologique, géographie pour laquelle il y va de l’être dans le lieu, pour laquelle le où n’est pas extrinsèque mais commande la nature de ce qui y est. Or, cette géographie ontologique, qui donne tout son poids au lieu mais demeure une géographie, c’est-à-dire se déploie au plan du seul espace, suppose bien une ontologie géographique, ontologie pour laquelle il y va du lieu dans l’être dès lors que l’être de tout étant signifie un mode d’appartenance au monde. C’est cette ontologie, qui prend pour point de départ cette implication du lieu dans l’être par l’appartenance et qui tente d’en tirer toutes les conséquences, que nous nous proposons de développer.
15 Augustin Berque, Ecoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 1987, p. 12. 16 Ibid. p. 10.
Chapitre 2 LES TROIS SENS DE L’APPARTENANCE
Que signifie donc appartenir pour l’étant que nous sommes, étant entendu que, en raison de l’univocité de l’appartenance, ces déterminations vaudront pour tous les étants? L’appartenance peut être comprise en trois sens, qui sont recueillis en français par les trois expressions suivantes : être dans le monde, être du monde, être au monde. Appartenir au monde signifie d’abord y être situé. Mais cette situation ne signifie évidemment pas l’occupation d’une place dans l’extension, sauf à rabattre d’emblée l’étant sur la corporéité matérielle. Par situation, il faut entendre strictement la position inhérente à l’étantité de l’étant, à son existence en tant qu’existence individuée. Autant dire que l’étant est toujours situé au sein d’une spatialité originaire, qu’il y occupe nécessairement une position, est ici plutôt que là. Or, il n’est pas nécessaire d’occuper une place circonscrite, ni même de coïncider avec un fragment d’extension pour être ici plutôt que là. La localité dont il s’agit ici renvoie seulement au fait d’être un élément au sein d’une multiplicité et la « distance » entre ici et là-bas se confond donc avec une pure différence. Cette localité originaire est ainsi synonyme de la position inhérente à l’acte d’exister au sein de ce monde, d’en faire partie. En termes leibniziens, elle correspondrait au point de vue de la monade, qui renvoie à une localité métaphysique plutôt que géométrique. Nous nommons site ce premier sens, strictement topologique, de l’appartenance. Mais appartenir au monde peut avoir un sens plus radical : non plus seulement y occuper un site, y être un parmi d’autres, mais être fait de la même texture ontologique que lui, être pris dans son épaisseur. Dire que l’étant est du monde, c’est donc dire qu’il en provient, qu’il lui doit son être. De ce point de vue, les étants ne se distinguent plus : tous sont également du monde et communiquent donc par cette appartenance fondamentale. Nous nommerons sol ce second sens, ontologique, de l’appartenance pour signifier que le monde n’est plus seulement ce sur quoi l’étant repose, autrement dit là où il se situe mais ce dont il se nourrit et d’où il provient en son étantité. On l’aura compris, la distinction entre le site et le sol exprime, dans le cadre d’une phénoménologie de l’appartenance, la différence entre l’étant et le monde. Tout étant se distingue
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du monde en tant qu’étant et c’est en ce sens exact qu’il y occupe un site, la teneur propre de celui-ci consistant dans cette différence même. En mettant en avant cette distinction, nous introduisons ainsi au sein même de tout étant un écart entre là où il se trouve et, d’autre part, ce dont il est et à quoi il participe de quelque façon. En raison de cette double appartenance, l’étant n’est pas seulement là où il se trouve : en tant précisément qu’il est, autrement dit est du monde, il excède nécessairement son site, rayonne au-delà de sa localité topologique. Comme on le verra bientôt, cette dualité est déterminante pour la compréhension du troisième sens de l’appartenance. Quoi qu’il en soit, dire d’un étant qu’il appartient au monde, c’est affirmer à la fois et indistinctement qu’il y occupe un point et qu’il plonge en lui, est en continuité ontologique avec lui : du premier point de vue, le monde doit être compris comme multiplicité, du second point de vue, le monde signifie l’étoffe ontologique de tout étant, cela dont il procède en tant qu’il est, indépendamment de ce qu’il est. Mais il y a un dernier sens de l’appartenance, qui renvoie cette fois à l’être au monde. Il s’agit là du sens dynamique de l’expression, qui le distingue de l’être dans le monde. En effet, appartenir signifie également occuper activement, habiter, ou encore investir. L’accent n’est plus mis ici sur l’inclusion ou l’inscription, ni sur la parenté ontologique mais bien sur le sens actif de l’appartenance comme participation. De même qu’appartenir à un mouvement ou un courant c’est s’y investir et le faire être en y prenant part, c’est-à-dire en s’engageant en lui, appartenir au monde signifie avancer en lui, aller vers lui, s’y engager et le faire être par cet engagement même, bref participer à son œuvre de monde. On l’a compris, cette activité que nomme l’appartenance n’est autre que celle de la phénoménalisation, de l’ouverture même d’un monde, de ce que la phénoménologie a nommé restrictivement intentionnalité, étant entendu qu’il s’agit de comprendre celle-ci à partir de l’appartenance, de mettre au jour le mode d’occupation du monde en et par lequel le monde peut paraître comme monde. A ce troisième sens de l’appartenance correspond une nouvelle détermination du monde, non plus comme multiplicité ou sol mais comme cela qui est déployé ou configuré par un existant, son élément ou son milieu. Nous sommes assez près ici d’un certain sens phénoménologique du monde, qui met l’accent sur sa corrélation avec une existence, qu’il s’agisse de la Lebenswelt husserlienne ou du monde ambiant heideggerien. Ce dernier sens, actif, de l’appartenance permet de mettre au jour une forme de réciprocité, qui sera au centre de notre questionnement. Affirmer que l’appartenance est participation c’est en effet
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reconnaître que ce mode d’inscription dans le monde est équivalent à une forme de possession du monde et donc d’inscription de celui-ci dans l’existant, tout comme la participation à un mouvement signifie que celui-ci n’existe que par ceux qui le font être et est donc contenu dans ceux-là mêmes qu’il contient. Lorsque nous affirmons que tel sujet appartient au monde au sens où il est engagé en lui, où il l’habite, nous disons exactement que le monde existe par cet engagement même et, en ce sens, appartient à celui qui lui appartient. Il y a donc bien un double enveloppement au cœur de l’appartenance puisque l’inscription de tel étant dans le monde a pour envers l’inscription du monde dans cet étant. Il faudrait préciser : l’inscription ontologique de tel étant dans le monde a pour envers l’inscription phénoménologique du monde dans cet étant. Autant dire que l’appartenance d’un sujet, par exemple, est l’autre face d’une phénoménalisation : le sujet est à la fois et indistinctement devant le monde et en son sein, s’y insère et le fait paraître, le possède comme phénomène en tant qu’il est possédé par lui comme étant, de telle sorte que, par une sorte d’itération fondamentale, le sujet est à la fois au seuil du monde et en son cœur : tout pas vers le monde est déjà un pas dans le monde. En effet, ces trois sens de l’appartenance n’en font qu’un, ils renvoient à des dimensions, déjà abstraites, d’une même situation fondamentale que nomme le concept d’appartenance, de sorte que la véritable question à laquelle il faudra nous confronter est celle de savoir comment ces trois dimensions n’en font précisément qu’une seule, et notamment comment l’inscription ontologique d’un sujet qui est topologiquement situé dans le monde peut être synonyme d’inscription de celuici dans le sujet, bref de phénoménalisation. Dire donc que l’appartenance est une, c’est affirmer que c’est sous le même rapport et non en vertu d’une division interne, comme la tradition l’a toujours prétendu (celle de l’ego transcendantal et de l’ego empirique ou de ma chair et de la chair du monde), que le sujet s’insère dans l’épaisseur du monde et le fait paraître. On le voit, c’est bien la question du corps, ou plutôt la question sous-jacente à laquelle le corps constitue une fausse réponse, qui est ici posée. Dire que j’ai un corps, c’est dire que j’appartiens au monde et, plus précisément, au vu des distinctions que nous avons proposées, que l’insertion dans le monde et l’apparaître du monde, la situation en son sein et l’ouverture à lui sont rigoureusement synonymes, que les deux enveloppements sont le même. Ceci a une conséquence capitale dont il nous faudra prendre la mesure. En effet, s’il y a équivalence exacte entre l’appartenance ontologique et ce que nous nommerons l’appartenance phénoménologique,
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force est de reconnaître, lorsque nous considérons la variété des êtres et donc les degrés d’appartenance, que ces deux dimensions d’une même appartenance fondamentale varieront ensemble, autrement dit que le degré de phénoménalisation ou de possession du monde par un étant sera exactement proportionné à son degré d’inscription en lui, que tel étant aura donc d’autant plus de monde qu’il sera plus profondément enveloppé en lui. Plus un étant est du monde plus il le fait paraître, plus un étant appartient au monde, plus celui-ci lui appartient, plus il est dépossédé par le monde plus il le possède. En affirmant cela, nous prenons le contre-pied de ce que toute la tradition affirme, à savoir que l’aptitude qu’a un sujet, terme qui convient en l’occurrence, à faire paraître le monde se mesure exactement à sa distance avec celui-ci, à sa non-appartenance à lui pour autant que l’extériorité métaphysique est la condition de ce paraître. Tel est le leit motiv des philosophies transcendantales, de Kant à Husserl : chez celui-ci par exemple, c’est dans la mesure exacte où le sujet est hors du monde, étranger à celui-ci, où il y a donc un « abîme de sens » entre l’existence comme conscience et l’existence comme chose, qu’il peut le constituer — ce qui implique aussi qu’il devra se constituer lui-même comme sujet, que son être empirique par quoi il appartient au monde relèvera d’une auto-mondanéisation. C’est exactement cette coupure entre appartenance et extériorité métaphysique, ou encore, pour le dire en termes husserliens, ce primat de l’entrelacement (du sujet et du monde) par perception sur l’entrelacement par incarnation, que notre phénoménologie de l’appartenance permet de surmonter. Si l’appartenance est une, si les deuxième et troisième sens que nous avons distingués sont bien des moments d’un phénomène unitaire, alors il faut conclure que le sujet s’éloigne d’autant plus du monde, des étants du monde, en tant que sujet phénoménalisant, qu’il en est proche ontologiquement, et que les sujets que nous sommes ne sont susceptibles de faire paraître le monde comme monde que s’ils s’y inscrivent beaucoup plus radicalement que de simples choses. Il n’y a donc plus aucune alternative entre être situé au cœur du monde et devant lui, entre être fait de la même texture que lui et le faire paraître, cette parenté ontologique étant au contraire rigoureusement la condition de la phénoménalisation. On le voit, c’est précisément l’univocité du concept de chair, dont nous avons vu que Merleau-Ponty échouait à en rendre compte, qu’il s’agit de comprendre. Loin que ma chair soit « se sentir » à la différence de la chair du monde, comme Merleau-Ponty persiste à le penser, c’est au contraire dans la mesure exacte où je suis du monde que je peux le sentir — en quoi ma chair, comme chair sentante, est en
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continuité radicale avec celle du monde — c’est dans la mesure où je suis situé au plus profond du monde que je peux le faire paraître comme ce qu’il est, à savoir comme monde. En ce point, la dépossession par le monde et la possession du monde, l’incarnation et la perception deviennent strictement équivalentes, en ce point les deux entrelacements n’en font plus qu’un seul. A l’inverse, la pierre par exemple, qui est située en quelque sorte à l’autre bout de la chaîne des êtres, est incapable de se rapporter au monde et représente en ce sens le degré zéro de l’intentionnalité dans la mesure exacte où elle est pour ainsi dire située à la surface du monde, n’est pas inscrite dans sa profondeur, pour autant qu’elle ne lui appartient qu’en y occupant un fragment d’extension. Nous nommons lieu cette acception, phénoménologique, de l’appartenance, ou plutôt ce qui lui correspond, concept qu’il faut évidemment comprendre dans sa différence avec celui de place. En tant qu’il est ce qui est activement occupé par un étant, le lieu ne saurait être délimité géométriquement; le lieu n’est pas ce qui est occupé statiquement mais cela qui est investi ou habité et déployé par cette habitation même. En ce sens, le lieu est toujours là où quelque chose a lieu, il est le corrélat spatial d’un événement et non pas la limite géométrique d’une chose corporelle. Autant dire qu’il n’y a pas de lieux en soi, que le lieu est toujours le lieu de car il n’est lieu que pour et par : il renvoie à un espace spatialisé ou un espace d’investissement et c’est la raison pour laquelle ses bords sont flous, aussi indéterminables que l’action qui le déploie est inachevée. Ainsi, le lieu n’est ni là où l’étant se trouve, ni ce dont il est fait mais là où il existe au sens actif, cela qu’il déploie depuis son site. Ce concept de lieu renvoie donc à ce que nous pourrions nommer l’espace phénoménal, espace dont il couvre toute l’extension dans la mesure où il y a autant de lieux qu’il y a de modes actifs d’appartenance et autant de modes actifs d’appartenance qu’il y a d’étants. Le degré zéro en serait représenté par la pierre qui, comme le dit Roger Caillois, ne fait rien d’autre qu’attester d’elle-même. Cela ne signifie pas qu’elle ne fait rien paraître mais qu’elle ne fait paraître rien d’autre qu’elle-même, qu’elle n’a pas de monde au-delà de ce site, en quoi son lieu se confond avec sa place. Dire que son lieu est place, c’est reconnaître qu’elle ne rayonne pas au-delà d’elle-même, mais dire qu’elle ne rayonne pas au-delà d’elle-même c’est affirmer qu’elle n’est pas inscrite dans la profondeur, que ce n’est que faiblement, pour ainsi dire, qu’elle est du monde. En quoi on comprend déjà que ce rayonnement est bien conditionné par cette appartenance ontologique dont il est l’envers.
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Il n’y a pas de meilleure manière d’en finir avec le préjugé selon lequel il y a un abîme et donc aucune continuité entre les vivants et les pierres que de citer ce texte magnifique de Jean-Christophe Bailly, écrit pour la catalogue d’une exposition consacrée aux pierres : « Il n’est sans doute pas question d’aller prêter aux pierres des intentions ou une capacité d’expérience — une sensibilité. Mais pourtant l’on ressent que le jugement qui les exclut de toute vie, en les installant pour toujours dans une forme inerte de la présence, comporte quelque chose d’impensé, d’expéditif, d’injuste ; elles vivent entièrement en elles-mêmes, oui, mais cette vie qu’elles ont, elles l’ont non seulement parmi d’autres formes de vie totalement différentes, mais en la portant malgré tout comme une vie, c’est-à-dire comme un devenir, si lent soit-il. Ce qui est en jeu ici, c’est l’ancrage ontologique si singulier des pierres, c’est cette façon qu’elles ont de passer dans l’être en y restant plus longtemps, beaucoup plus longtemps que la plupart des autres étants. […] Le sobre enfoncement en soi d’une force de condensation, l’équilibre atteint entre une évidente malléabilité et une dureté sans concession, l’efficacité d’une installation dans le non-agir, ce sont toutes ces qualités qui font des pierres »17. L’appartenance de la pierre n’est donc pas sans impliquer le déploiement d’un lieu, ce qui revient à reconnaître qu’elle habite le monde à sa façon mais elle le fait pour ainsi dire à contre-courant des (autres) vivants en se rassemblant en elle-même, en se concentrant. Si la pierre est au fond plus que sa place, c’est par excès de condensation, de densité plutôt que par débordement de ses limites, en quoi elle est tout autant moins que sa place, de sorte que sa localisation stricte et contenue n’a pas seulement le sens négatif d’un défaut de mobilité et donc d’expansion mais bien le sens positif d’une tendance à la compacité, d’une installation en soi-même. C’est pourquoi, en toute rigueur, comme le souligne Bailly, la vie des pierres se manifeste d’abord comme temporalité : elles n’occupent pas l’espace mais le temps, elles se rassemblent en elles-mêmes pour durer. Ici, la spatialisation et la temporalisation vont dans des directions opposées : le défaut de déploiement spatial est l’envers de l’installation dans une durée longue. Or, si l’on maintient la proportion, on se trouvera conduit à affirmer que, à l’inverse, la puissance d’occupation du lieu, l’habitation se paie d’une faible expansion temporelle. Mais il faut alors en conclure que ce que l’on nomme vie et, a fortiori, subjectivité s’atteste d’abord 17 Jean-Christophe Bailly, « Souveraineté des pierres » in Etre pierre, catalogue de l’exposition qui s’est tenue au Musée Zadkine du 29 septembre 2017 au 11 février 2018, Musée Zadkine-Paris Musée, p. 18 sq.
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et essentiellement dans ce que nous avons nommé lieu, appartenance dynamique : autant de subjectivité, autant de mobilité, et donc autant de spatialité. La temporalité, la temporalité seule est l’apanage de l’immobile, de ce que nous pourrions nommer les vies immobiles (qui ne sont pas nécessairement minuscules). Ce que nous nommons sujet à proprement parler s’inscrit dans cette proportion : l’homme est, tout au contraire, un homo viator, au point que cela pourrait être une manière de le définir. Alors que les mouvements des autres vivants sont circonscrits à un milieu nécessairement délimité et comportent en cela une dimension d’immobilité, nos mouvements sont absolument indéfinis, ouverts, purement et gratuitement exploratoires, ce qui revient bien à dire que nous occupons l’espace comme aucun autre vivant ne le fait. On l’a compris, il ne s’agit pas encore ici d’extension car, sous ce rapport, les oiseaux migrateurs nous laissent loin derrière eux, mais plutôt d’intention, de manière d’occuper l’espace. Quoi qu’il en soit, nous nous retrouvons à nouveau ici aux antipodes des conceptions contemporaines et, en particulier, phénoménologiques de la subjectivité. Si celle-ci doit se distinguer des autres étants, ce n’est pas en tant qu’elle est temporalisante mais spatialisante, à la différence de la pierre qui, quant à elle, existe essentiellement dans le temps, si ce n’est comme temps. Chez elle, l’espace, en son incroyable compacité, est au service du temps ; chez les vivants proprement dits, le temps n’est qu’une dimension de l’espace, pour autant que celui-ci est déployé par un mouvement. Il ne faut donc pas affirmer naïvement que la pierre n’occupe qu’une place parce qu’elle est tout simplement un étant matériel, ce qui reviendrait à admettre que seule une conscience peut rayonner au-delà de son site. Ce serait là confondre le lieu avec le représenté ou le pensé. Que le lieu de la pierre soit la place ne signifie pas qu’elle n’habite pas le monde à sa façon, même si cette habitation va tout autant dans le sens d’une contraction plutôt que d’une dilatation de l’espace. Il faut comprendre déjà, même si nous aurons à y revenir, que la phénoménalisation dont il s’agit avec le troisième sens de l’appartenance s’effectue à même le monde et se confond avec l’occupation active d’une certaine région de ce monde, de telle sorte qu’il y a phénomène partout où il y a lieu, et il y a lieu dès l’instant où, par l’entremise d’un étant, quelque chose a lieu, quelque chose se passe. Pour le dire autrement, tout étant ou toute existence est une manière d’y être, et c’est cette manière, ou plutôt ce qu’elle déploie, que désigne le lieu, quoi qu’il en soit de la place que cet étant occupe sur l’échelle qui va du non-vivant à ce vivant singulier que nous sommes. Ainsi, comme le montre Augustin Berque, le lieu de cet outil
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qu’est un crayon n’est pas la place objective qu’il occupe comme fragment de matière car, précisément, le crayon comme tel n’est pas ce fragment de matière mais ce qui est impliqué par l’écriture qu’il rend possible et qui est comme le milieu du crayon. Ce mode d’être écouménal18 qui n’est à proprement ni subjectif ni proprement objectif, est ce que Augustin Berque nomme trajectivité, à savoir le tissu relationnel au sein duquel le crayon existe et sans lequel il n’existerait pas. Ceci revient à dire que le lieu du crayon comme crayon, à savoir comme instrument, excède sa place matérielle tout en la supposant nécessairement, car cela dont la place est la place n’est pas le crayon mais ce cylindre de bois qui est la condition matérielle du geste d’écriture. Ainsi, ces étants nonvivants que sont les objets techniques ouvrent un type d’espace qui leur est propre, qui correspond à leur mode d’existence : en cela, ils déploient ou constituent un lieu. Ceci vaut également pour cette simple cruche dont parle Heidegger : « La cruche n’est pas une chose au sens de la res entendue à la romaine, ni en celui de l’ens représenté à la manière médiévale, encore moins au sens de l’objet représenté à la façon moderne. La cruche est une chose pour autant qu’elle rassemble (dingt). Et du reste c’est seulement à partir du rassemblement (Dingen) opéré par la chose que la présence d’une chose présente telle que la cruche se manifeste et se détermine »19. C’est donc en tant qu’elle rassemble le ciel et la terre, l’eau de la source et l’argile dont elle est faite qu’elle existe comme cruche, ce qui signifie que son lieu excède largement la place occupée par ses contours géométriques et que son appartenance « matérielle » au monde a pour envers le déploiement d’un monde. Bien entendu, ceci est a fortiori vrai de ces lieux géographiques que l’on nomme des hauts-lieux. Ces lieux instaurent une communication entre le ciel et la terre, le proche et le lointain comme si le monde se cristallisait ou se concentrait en un point de lui-même. Ces lieux diffusent bien au-delà de leur place ; par leur densité propre, ils se dilatent aux dimensions d’une région ou d’un monde, de sorte que les rejoindre topologiquement signifie ouvrir au-delà d’eux-mêmes, les dépasser phénoménologiquement. Autant dire que, en toute rigueur, 18 Augustin Berque entend par écoumène cette relation première d’habitation, que nous sommes en train de décrire et d’analyser, relation qui définit un milieu précédant d’une certaine façon le partage de l’homme et de la nature et est plus profond que lui. Il est cette «demeure de l’être humain » qu’Augustin Berque définit ainsi : « l’écoumène est une relation : la relation à la fois écologique, technique et symbolique de l’humanité à l’étendue terrestre ». (Op. cit. p. 13). 19 Martin Heidegger, « La chose », in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1980, p. 211.
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le site des étants, en tant qu’il déploie un lieu par-delà sa place, est toujours déjà un haut-lieu. Il va sans dire également que nombre d’œuvres d’architecture, de sculpture ou de peinture — qu’il s’agisse du temple du cap Sounion, du musée de Niteroi de Niemeyer, de la chapelle de lumière de Tadao Ando à Osaka ou encore de la sculpture d’Eduardo Chillida intitulée Eloge de l’horizon, mais aussi de la peinture d’André Marfaing — consistent à chaque fois à mettre en scène l’instauration même du lieu et c’est en quoi, ouvrant le monde en le rassemblant, en le disposant autour d’un site, elles installent toujours un haut-lieu. De même que lieu de la pierre est la place et celui de l’œuvre tel paysage ou telle région du cosmos, le lieu du vivant est le milieu. Par quoi il faut entendre que le vivant existe par-delà le site qu’il occupe et donc la place que circonscrit son corps en tant que corps organique. Il délimite et organise, par sa mobilité propre, un monde à la mesure de ses a priori vitaux : le milieu est bien là où se trouve l’animal en tant que tel (et non en tant que simple corps), l’espace qu’il habite, le monde qu’il fait être pour lui appartenir. Nous avons écrit vivants car ceci vaut d’abord pour la plante. On serait en effet enclin à lui refuser ces traits au nom du fait qu’elle est autotrophique et n’a donc pas besoin de se mouvoir, capable qu’elle est de synthétiser de la matière organique à partir du sol. On sera alors sensible à l’immobilité résultant de son enracinement constitutif, à une solidité et une obstination qui lui permettent d’occuper la durée (longévité des arbres). Mais c’est là omettre la moitié de la vérité car pourtant elle se meut : la photosynthèse, autre détermination de la plante, implique et appelle une expansion indéfinie. Comme le dit encore J-C. Bailly, « Attachée au sol, fonctionnant comme un sorte de passerelle entre la terre qui la nourrit et l’air qui l’enveloppe, la plante se développe comme une forme non-finie : quelles que soient ses dimensions, elle a devant elle la totalité de l’espace et elle croît dans cette totalité : le libre élément de l’air répond d’autant mieux à ses initiatives qu’elle est étroitement attachée à l’autre élément dont elle dépend, la terre, où elle pénètre également et également en exploratrice ». Le déploiement des racines est en effet souvent symétrique de celui des branches. Il y a donc une correspondance et une cohérence entre l’immobilité de l’enracinement et la profusion expansive : « c’est comme si à l’immobilité native de la plante était proposé en compensation un programme formel d’élancements et de tentatives, d’où résulte un extraordinairement complexe et minutieux découpage dans l’espace »20. 20
Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal, Paris, Bayard, 2007, p. 59, 60.
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La plante est donc par excellence l’étant qui spatialise et, en ce sens, elle est mobilité pure ; elle ne se déplace pas, n’occupe pas l’espace : elle est déplacement, occupation de l’espace. Alors que le corps, plus clos et compact, de l’animal, change de lieu et ne peut donc spatialiser qu’en abandonnant un lieu pour un autre, la plante occupe l’espace en l’investissant, en le couvrant, en se dilatant à ses dimensions, bref en se faisant espace. La plante est donc, contrairement à l’animal, sa propre spatialisation : en ce sens, n’étant qu’avancée et expansion, elle est tout entière à l’extérieur d’elle-même, alors que l’animal, plus rassemblé, peut occuper l’espace sans sortir de lui-même. En effet, comme le note encore J-C. Bailly, dès lors que l’animal est dans l’obligation de se mouvoir, sa forme « est toujours, à la différence de celles du règne végétal, fermée sur elle-même et relativement compacte : ceux à qui le mouvement est donné doivent avoir l’équipement du mouvement (pattes, ailes, nageoires, etc..) et la ‘boîte noire’ sensorielle qui l’accompagne nécessairement, mais il leur faut aussi une forme ramassée, économique, relativement dénuée de traînes et d’allonges »21. A quoi il faut bien sûr ajouter qu’il n’y a pas de boîte noire, que la sensorialité ne doit pas être distinguée de la mobilité propre de l’animal, à laquelle il faut seulement donner le statut qui convient. On sait, depuis les travaux de Kurt Goldstein notamment, que ce milieu, déployé par ce dialogue (Auseinandersetzung) entre le vivant et le monde par lequel il définit la vie, est une réalité première dont procèdent conjointement l’identité de l’animal et la réalité du monde. Il est une manière d’appartenir, ou plutôt l’appartenance comme manière. Ce sont des choses connues, sur lesquelles il est inutile d’insister. Dès lors, notre lieu à nous humains sera nécessairement aussi un certain milieu et c’est ce milieu qu’Augustin Berque nomme écoumène. C’est là une manière de souligner que notre rapport originaire à la réalité ne peut être restitué adéquatement sous la forme de la relation, incompréhensiblement médiatisée par un corps, entre une conscience et un monde objectif. Parler d’écoumène revient à dire qu’il y va du lieu dans notre être et donc de notre être dans le lieu, à porter donc au premier plan une appartenance dont notre être tout autant que celui du monde sont tributaires. Autant dire que notre identité de sujets, loin de reposer sur on ne sait quelle entité spirituelle ou subjective, se confond avec l’appartenance à un certain monde, c’est-à-dire avec l’ouverture d’un certain lieu. 21
Idem, p. 63-64.
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Il faudrait cependant ajouter que notre milieu est le monde même et non pas seulement tel milieu vital, que nous avons ceci de propre que nous sommes capables de nous rapporter au monde en tant que tel, ce qui signifie ouvrir un horizon indéfini. Mais cette aptitude à avoir le monde même pour lieu, ou encore à excéder infiniment notre site renvoie en réalité à la radicalité de notre appartenance ontologique : c’est parce que nous sommes plus profondément du monde que tout étant que nous sommes capables de le parcourir et le posséder mieux que ne le fait aucun étant. La question « où » appelle donc trois réponses possibles : chaque étant a un site, posé par son identité, un sol, inhérent à son être et un lieu déployé par son existence ; son appartenance est à la fois topologique, ontologique et phénoménologique. Il serait évidemment possible de rendre raison des catégories par lesquelles on a l’habitude de ressaisir le sujet à partir de cette triplicité. On pourrait dire en effet que le site définit ce que l’on appelle corps, le sol mondain ce que Merleau-Ponty nomme chair — dès lors qu’il y va du monde dans l’être de l’étant — et le lieu la conscience ou la subjectivité. Mais, outre qu’elle demeure approximative — ne serait-ce que parce que le site n’est pas encore la place que le corps occupe et le lieu encore moins réductible à un objet de conscience — cette assimilation est égarante dans la mesure où elle hypostasie sous la forme de trois réalités substantielles des moments qui ne sont que des dimensions d’une seule et même appartenance. C’est cette articulation fondamentale qu’expriment les concepts de site, de sol et de lieu, pour autant qu’ils sont trois manières d’appréhender ce qui se donne d’un seul tenant sous la forme d’une expérience originaire, qui est celle du où de tout étant et que recueille le concept abstrait d’espace. Même si donc une assimilation peut être esquissée avec ces concepts massifs, l’enjeu de cette phénoménologie de l’appartenance est précisément de les défaire, de les déréifier en les rapportant à cette dimension plus profonde que nous avons nommée appartenance. Cette phénoménologie de l’appartenance a en effet pour première conséquence de nous permettre d’en finir avec toute forme de caractérisation substantialiste ou subjectiviste du sujet, que ce soit sous les termes d’esprit, de conscience ou de vécu. En affirmant que le sujet appartient au monde, nous lui refusons toute détermination qui impliquerait une forme d’extramondanéité. Même la distinction eidétique que Husserl établit entre l’être comme vécu et l’être comme chose — distinction qui est ressaisie au plan du mode d’apparaître et de la dimension d’adéquation
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qu’il implique ou interdit et semble exclure en cela toute forme de substantialisation ou de réification22 — perd donc également sa pertinence. Il va tout autant de soi que le partage établi par Heidegger entre le plan des existentiaux, afférents au Dasein, et celui des catégories, qui convient aux étants qui ne sont pas à la mesure du Dasein, doit également être abandonné pour autant qu’il revient à refuser un mode d’être qui leur soit commun et un sens du monde qui permette d’y intégrer le Dasein. C’est pourquoi l’affirmation de l’intramondanéité du Dasein est à la fois confuse et injustifiable : même si, comme l’affirme Heidegger contre Husserl, le Dasein ne renvoie pas à un lieu hors-monde, il reste que rien dans les existentiaux du Dasein, où la chair brille par son absence, ne permet de fonder cette intramondanéité. Il s’agit donc bien de ressaisir le sujet dans la perspective d’une univocité radicale, comme appartenant de part en part au monde, au même titre que les autres étants, et excluant par conséquent toute détermination qui ne renvoie pas à la spatialité, en un sens qui est bien sûr à déterminer plus avant mais ne se confond assurément pas avec l’extension. Le défi théorique est ici de demeurer dans le cadre phénoménologique, ce qui implique de rendre compte de l’apparaître auquel renvoie l’être du monde, sans introduire un abîme entre l’être comme conscience et l’être comme chose, par conséquent sans demeurer prisonnier du dualisme auquel les fondateurs de la phénoménologie n’échappent pas. En d’autres termes, nous nous situons par-delà la coupure entre l’idéalisme et le réalisme, ou encore entre le subjectivisme et le naturalisme dans la mesure où nous affirmons à la fois que le sens d’être de l’étant est univoque, que tous les étants sont des corps au sens où l’appartenance qualifie leur être — position qui pourrait en effet correspondre à une forme de naturalisme — et que, néanmoins, cela n’a aucun sens de poser l’être en-dehors de son apparaître dès lors que le sens d’être de l’étant consiste en sa phénoménalité même — affirmation par laquelle nous échappons cette fois au naturalisme. Il ne s’agit donc pas de renoncer à l’a priori universel de la corrélation entre l’étant transcendant et ce que Husserl nomme ses modes de donnée subjectifs, mais plutôt de la multiplier ou de la disséminer en faisant de tout étant, pour autant qu’il appartient au monde, une modalité d’apparaître de ce monde, de toute appartenance au sol du monde une cosmophanie. 22 Semble seulement car il serait facile de montrer, à la suite de Patočka notamment, que cette analyse, pour autant qu’elle est commandée par le modèle intuitionniste, qui exige que quelque chose vienne remplir la visée à vide, implique en réalité une réification du vécu.
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Pour ce qui est donc des sujets que nous sommes, l’enjeu est de comprendre à quelles conditions l’inscription dans le monde n’exclut pas mais au contraire permet seule l’apparaître de ce monde, comment l’appartenance et la phénoménalisation sont bien les deux faces d’une même existence. C’est cette situation que nous avons ressaisie à travers le concept d’itération fondamentale, qui désigne l’identité d’une immersion et d’une distance, ou plutôt une distance au sein de l’immersion, une phénoménalisation qui est enveloppée par le monde qu’elle phénoménalise. Or s’il est vrai que le sujet se distingue de la chose en ceci qu’il est ce qu’il est sur le mode du ne pas être, cette négation ne saurait avoir de réalité dans le cadre de l’appartenance, autrement dit au sein de l’espace, que comme mobilité. Un étant ne peut exister sous la forme de sa propre négation au sein du monde que comme avancée. Seul ce mouvement, qui doit naturellement être compris comme se-mouvoir, comme automouvement, bref mouvement vivant, permet de conjoindre la différence du sujet et son appartenance radicale : le mouvement est un mode d’être radicalement différent de celui des choses mais il ne peut que s’effectuer sur le sol du monde, au titre de cette positivité qui sous-tend et soutient sa négativité. Se mouvoir signifie différer du monde au sein du monde, s’arracher sans cesse à soi, ne jamais être une simple chose sans sortir pour autant de l’univers des choses. La mobilité est bien cela qui creuse une négativité pure, négativité qui n’est l’envers d’aucune positivité et n’advient donc que dans l’épaisseur du monde. Bien entendu, ce mouvement ne se confond pas avec le mouvement local, mouvement qui pourrait être celui de tout corps ; il n’est donc pas un état, autrement dit un mode extrinsèque, comme le veut la conception moderne du mouvement, mais bien une détermination ontologique de l’étant en mouvement. En et par lui quelque chose se passe, quelque chose se réalise pour l’étant en mouvement : dans le mouvement, tel que nous l’entendons, il y va de l’être même de l’étant qui est en mouvement. Ce mouvement est un mouvement vivant, par quoi il faut entendre que le leben y est toujours déjà un erleben, qu’il possède donc à sa façon son terme, éclaire son propre chemin. L’avancée en quoi il consiste est indistinctement un faire paraître : en lui, le faire ne se distingue plus du voir. Il s’agit donc d’un mouvement phénoménalisant, non pas au sens métaphorique d’une visée intentionnelle qui n’impliquerait aucune mobilité ou d’un acte qui n’envelopperait aucune action, mais bien d’un dynamisme qui phénoménalise dans et par sa mobilité même ou d’une avancée qui fait paraître cela vers quoi elle avance. Ce mouvement est donc une « force voyante », pour reprendre la formule de Patočka, non
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pas au sens d’une force à laquelle s’adjoindrait un voir ou d’un voir ressaisi sous l’angle de l’aptitude mais d’une vision qui s’accomplit comme force effective ou d’une force qui est force de voir, dont la mise en œuvre enveloppe le voir. Un tel mouvement, pour s’en tenir à ce terme en attendant mieux, est situé plus bas que toute conscience et, en vérité, exclut toute entité de cet ordre puisqu’il s’effectue au sein du monde et est donc fondamentalement extérieur à lui-même, ou plutôt existe comme cette extériorité même. Comprendre le sujet du point de vue de l’appartenance, autrement dit en termes d’espace, c’est nécessairement le définir par la seule modalité pensable de la négativité au sein de l’espace, à savoir l’être hors de soi, l’extériorisation en acte. Néanmoins, ce mouvement n’est pas un simple déplacement puisque cette extériorité est celle d’une avancée orientée, est donc à la fois éclairée et éclairante et comporte à ce titre quelque chose comme une réserve ou une forme de proximité à soi qui n’est autre que l’excès de la puissance dynamique sur chacune de ses positions, en quoi, bien qu’il soit de part en part spatial, ce mouvement ne se confond néanmoins pas avec l’ensemble de ses positions dans l’espace. Le voir qui est inhérent à la force renvoie donc finalement à son être de force, c’est-à-dire à une forme d’excès interne en vertu duquel son être ne s’épuise pas dans son être actuel, par lequel il transcende pour ainsi dire l’espace au sein de l’espace. C’est en cette transcendance que consiste au fond le soi du mouvement et c’est dans le statut de cette puissance que se concentrera le problème de l’être du mouvement. On comprend mieux dès lors, à la lumière de cette caractérisation du sujet à partir du mouvement, ou plutôt comme mouvement, quel sens peut avoir cette itération ou ce double enveloppement que nous avons évoqués plus haut. En effet, si le sujet ainsi compris appartient de part en part au monde par son mouvement, celui-ci désignant son mode d’appartenance même, il n’en reste pas moins que, en tant que mouvement phénoménalisant qui fait paraître son chemin et son terme en et par cette mobilité même, il contient cela même à quoi il appartient, éclaire le sol qu’il foule. En ce sens, l’appartenance du mouvement au monde a pour envers celle du monde au mouvement, l’inscription ontologique du mouvement dans le monde est l’autre face de l’inscription phénoménologique du monde dans ce mouvement. Cela revient à dire tout simplement que les trois sens de l’appartenance que nous avons distingués n’en font qu’un seul, que l’inscription dans le sol et l’avancée vers lui depuis un site sont les deux faces du même phénomène. Dire d’un sujet qu’il appartient au monde, c’est exactement dire que le monde lui appartient au sens où il le fait paraître et cette
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équivalence cesse d’être impensable dès lors qu’on renonce à fonder la phénoménalisation sur cet étant singulier et étranger au monde que l’on nomme conscience. Le centre du phénomène est bien cette avancée vers le monde au sein du monde, cette déhiscence active au cœur du monde par laquelle celui-ci se figure en son sein, déhiscence dont le corps concentre la problématicité tout en interdisant de l’affronter. Cette analyse soulève cependant une difficulté. En effet, ce que nous venons de décrire sous le concept de mouvement vivant n’est autre que ce que nous avons nommé jusqu’ici lieu, ou plutôt le mouvement est apparu comme l’autre nom de ce troisième mode d’appartenance, mode actif par lequel un lieu se trouve déployé. C’est pourquoi il peut être également ressaisi à travers le concept d’habitation, pour autant que celui-ci signifie à la fois l’action d’habiter et le lieu qu’elle circonscrit et, en vérité, leur indivision première. Or nous avons dit que tout étant, en tant qu’il appartient au monde, possède non seulement un site et un sol mais un lieu, alors même que, à l’évidence, tout étant n’est pas en mouvement. Comment donc concilier l’universalité du lieu, qui peut renvoyer à une place circonscrite aussi bien qu’au monde même, avec la mise au jour du mouvement, en tout cas d’un dynamisme au cœur du lieu comme la condition même de son déploiement? En quel sens tout étant peut-il avoir un lieu alors même que tout étant n’est manifestement pas en mouvement? Ou plutôt, et en posant ainsi le problème nous franchissons un pas vers sa résolution : en quel sens tout étant peut-il être doué de mobilité, inhérente au fait qu’il possède un lieu, alors même que tout étant ne se déplace manifestement pas? Cette question, qui engage naturellement le sens ultime du mouvement, est décisive car en faisant reposer le déploiement du lieu sur le mouvement vivant tel que nous l’avons ressaisi jusqu’ici, à savoir comme impliquant une forme de déplacement, même s’il ne s’épuise pas dans ce déplacement, nous courrons le risque de réintroduire une coupure radicale au sein des étants entre les vivants et les autres, ceux qui sont capables de se déplacer et ceux qui ne le sont pas, coupure qui est un ultime avatar du dualisme et conteste frontalement l’univocité de l’appartenance dont nous sommes partis. Il ne s’agit évidemment pas, en vue de conserver cette univocité, de renoncer au concept de vie en calquant le mode d’être de tout étant sur celui de ceux qui en sont évidemment privés, mais plutôt de saisir la mobilité à un niveau de profondeur tel que le concept de vie puisse être généralisé, autrement dit confondu avec le déploiement du lieu. La question est dès lors la suivante : dans la mesure où une pierre, un outil, un haut-lieu ou une œuvre ont un lieu (nous pourrions dire aussi : le mille-pattes, le vent
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ou l’œil) et où le lieu procède toujours d’une habitation, c’est-à-dire implique une mobilité, quel est le sens de la mobilité qui sous-tend cette affirmation? Ou encore, plus simplement : en quel sens du mouvement est-il possible de fonder la continuité, que rassemble le concept de lieu, entre des étants qui ne se déplacent manifestement pas et les étants vivants? Une solution consisterait à introduire une forme de gradation et à dire que, de même que le lieu de la pierre se réduit à sa place, sa mobilité renvoie à un degré zéro du mouvement. Mais cette solution n’en est évidemment pas une. Tout d’abord, ce degré zéro de mouvement est, qu’on le veuille ou non, un non-mouvement, ce qui vient rompre l’univocité. Mais aussi et surtout, même si la pierre n’atteste que d’elle-même, elle atteste au moins de quelque chose. En cela, elle est en continuité avec toutes sortes d’étants qui, même s’ils sont, à l’évidence, incapables de se déplacer, attestent d’autre chose qu’eux-mêmes, possèdent un lieu qui excède largement leur site, bref se déploient ou irradient bien au-delà d’eux-mêmes. C’est, en vérité, cette objection à la première solution qui nous fournit la réponse à la question posée. En effet, si l’on peut bien parler de mobilité à propos d’un outil ou d’une œuvre (mais aussi finalement de l’œil, qui est tel que sa vision ne s’épuise pas dans les mouvements oculaires), c’est précisément au sens où il rayonne au-delà de lui-même, ouvre un champ plus large que son site, bref s’excède luimême. C’est dans cet excès que consiste la mobilité de tout étant, mobilité qui peut exclure le déplacement et dont le déplacement apparaît alors comme une modalité, sans doute privilégiée mais pas unique pour autant. La mobilité renvoie donc à cet excès à soi propre à tout étant, cette irradiation au-delà de lui-même, cet écart entre le site et le lieu. Tel est le sens premier et le plus profond de la négativité : cette manière pour tout étant de n’être pas seulement ce qu’il est, de renvoyer de lui-même à un au-delà de lui-même. Loin de reposer sur la mobilité, cette négativité est ce qui la fonde et en constitue donc le sens le plus profond. Or cet excès sur soi, cette projection vers son autre que permettent ou plutôt que sont tous les étants, est synonyme d’apparaître, de phénoménalisation : dire d’un étant qu’il ouvre un au-delà de lui-même — audelà qui, dans les cas-limite peut se confondre avec lui-même comme fragment de matière, en quoi il est toujours déjà plus large que son site — c’est dire qu’il montre, qu’il fait paraître. C’est donc dans ce paraître, au sens précis de l’ouverture d’un lieu, que consiste la mobilité en son sens le plus profond : loin de présupposer le mouvement, cela que nous pourrions désormais nommer topophanie en constitue l’essence. Loin
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de reposer sur le mouvement, l’ouverture est ce qui en définit le sens le plus radical. Dès lors, la dimension de déplacement impliquée par les mouvements vivants, même s’ils ne s’y réduisent pas — dimension qui, soit dit en passant, présuppose également le déploiement d’un espace extensif, d’une étendue — n’est qu’une modalité privilégiée de cette topophanie : le degré de négativité exigé par la parution d’un milieu ou d’un monde. Ce n’est donc pas l’être hors de soi qui renvoie au mouvement tel que nous l’avons entendu jusqu’ici mais bien plutôt le mouvement qui apparaît comme une modalité, sans doute plus accomplie, de l’être hors de soi. Le mouvement proprement dit n’est donc que la forme de négativité qui est requise par la parution d’un monde, ce qui permet le passage d’une topophanie à une cosmophanie, Il y a donc mobilité là où un au-delà du site est ouvert, ce qui commence dès l’occupation du site sous forme de place ; il y a mobilité là où il y a lieu. Mais cela signifie exactement qu’il n’y a mouvement que lorsque quelque chose a lieu, formule qu’il faut comprendre à la lettre, à savoir selon l’indistinction de l’avènement et de l’ouverture d’un lieu. Dire que quelque chose advient revient exactement à dire qu’il occupe un lieu, lieu qui ne le précède pas mais qu’il ouvre en et par son avènement : avoir lieu et avoir un lieu signifient la même chose. Dès lors, si l’événement peut bien être défini comme ce qui a lieu, force est de conclure alors que l’essence ultime du mouvement, en tant qu’avènement d’un lieu, réside dans l’événement. Caractériser le mouvement, comme nous venons de le faire, par l’ouverture d’un lieu, c’est déterminer son essence comme événement. Et s’il est vrai qu’avec tout étant quelque chose a lieu, il faut affirmer que tout étant est en mouvement au sens précis de cet événement. L’événement en son sens le plus radical ne doit pas être compris comme ce qui vient infléchir le mouvement, en quelque sorte un mouvement dans le mouvement et donc un simple mode de celui-ci mais, tout au contraire, comme cela dont le mouvement est un mode. Le mouvement est une forme de culmination de l’événement : celle en laquelle c’est un monde qui a lieu, en laquelle le lieu advient comme monde. Mais cet événement n’est autre, à chaque fois, que celui d’un apparaître. En ce sens, il y a autant d’événements qu’il y a d’étants, ou de modes de l’étant (qui sont toujours des modes d’appartenance) mais tous renvoient à un seul événement qui est celui de l’apparaître même : l’événement est toujours synonyme d’un avènement. Cette conclusion appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, on pourrait nous accuser d’être tombé dans un cercle puisque, définissant le lieu à partir de l’appartenance comprise au sens actif comme habitation,
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nous finissons par définir ce mouvement lui-même par l’ouverture d’un lieu. Mais cette objection n’a de réalité que logique et repose sur une décomposition abstraite du phénomène. En vérité, en avançant ces deux affirmations, nous ne faisons que parcourir une co-implication entre la mobilité et la phénoménalisation au sens de l’ouverture d’un lieu, autrement dit mettre en évidence l’indistinction originaire du phénomène, la synonymie entre la mobilité et l’événement de l’apparaître, indistinction qui ne va pas de soi et demande donc à être conquise. Il nous faut revenir, d’autre part, sur l’intrication entre le lieu et l’événement. Nous l’avons dit, par celui-ci quelque chose a lieu, ce qui signifie indistinctement que quelque chose arrive et que quelque chose a un lieu, plus précisément acquiert un lieu ou encore accède au lieu. Notons au passage que cette autre expression par laquelle nous avons nommé l’événement — « quelque chose arrive » — enveloppe, elle aussi, un sens spatial et confirme donc la co-originarité de l’événementiel et du spatial. N’arrive en effet que ce qui arrive à moi, s’approche de moi, autrement dit entre dans mon champ de présence — par quoi l’on voit à nouveau que l’événement est d’abord celui du paraître comme avènement ou ouverture d’un lieu. Quoi qu’il en soit, que signifie l’expression « quelque chose a lieu »? Certes d’abord l’ouverture d’un lieu pour quelque chose, c’est-àdire le mouvement par lequel une réalité trouve un lieu et, trouvant un lieu, vient ainsi au paraître. L’avoir lieu renvoie donc bien à l’entrée dans un champ de présence, pour autant qu’elle a une signification originairement spatiale, la présence correspondant au déploiement du lieu : apparaître c’est toujours apparaître quelque part. Mais, d’autre part, l’ambivalence de l’expression concerne tout autant l’étant pour et par lequel quelque chose a lieu, par lequel il y a donc lieu. En effet, quelque chose a lieu signifie tout autant que quelque chose possède un lieu non plus au sens où il l’occupe mais au sens où il l’ouvre, où, pour lui il y a un lieu. Or, cet étant pour lequel il y a des lieux est tout étant dès lors qu’il a un site. C’est ici qu’il ne faut pas perdre de vue le sens événemential de la formule. Car cet étant qui ouvre des lieux a lui-même lieu, c’est-à-dire advient en et par cette possession même. Autant dire donc que la naissance même d’un étant coïncide avec le déploiement ou l’ouverture de son lieu, d’un lieu qu’il ouvre et occupe indistinctement. L’étant advient à partir de sa propre habitation ; il se fait être par la médiation du monde qu’il fait être ; bref c’est en ouvrant le lieu qu’il a lieu, advient comme l’étant qu’il est. Une telle conclusion revient à reconnaître que, loin d’être le sujet de son appartenance, l’étant existe sur le mode de l’appartenance, autrement dit se constitue comme tel en et par
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cette appartenance même, dont l’ouverture du lieu est la forme nécessaire. Enfin, c’est notre troisième remarque, nous avons souligné que si le sens le plus profond du mouvement réside dans l’événement, il s’ensuit que toutes les appartenances, ou encore toutes les habitations, correspondent à autant d’événements. Mais se pose alors la question de l’unité de l’événementialité, du sens qu’il faut lui conférer en tant qu’elle correspond à la mobilité en son acception la plus profonde. L’unité des événements renvoie à l’acte même d’ouvrir le lieu, c’est-à-dire au fond de faire paraître. La question est alors de savoir si cet acte a comme tel une réalité, autrement dit si un seul et même événement, un archi-événement commanderait tous ces événements et leur conférerait une unité par-delà la diversité des lieux qui y sont ouverts. Comme nous le verrons, cette question ne pourra être résolue qu’au plan d’une cosmologie, cosmologie qui constituera le fondement véritable de cette phénoménologie de l’appartenance : elle fera en effet apparaître tous ces événements comme procédant d’un événement plus originaire dont ils sont comme l’envers. Comme nous n’avons cessé de l’affirmer, ces trois dimensions sont dimensions d’une seule et même appartenance, de sorte qu’il est maintenant nécessaire de ressaisir leur unité originaire comme unité contenant ces trois dimensions, ce qui requiert de mettre au jour leur mode d’articulation. Pour ce faire, il faut repartir de la troisième d’entre elles, celle du lieu, en l’abordant sous l’angle de ses modalités les plus accomplies. Celles-ci correspondent aux mouvements des vivants, ce qui ne signifie pas que la vie soit absente des autres étants s’il est vrai que, comme nous l’avons vu, le sens le plus originaire du mouvement auquel renvoie toute vie consiste dans un événement qui est toujours avènement d’un lieu, topophanie. Il faut donc revenir aux mouvements par lesquels les vivants déploient un lieu en l’habitant et nous demander quelle est la raison, ou encore le ressort de ce mouvement. Ce mouvement n’est pas un état, il s’enracine dans l’être en mouvement, ce qui signifie qu’il relève d’un accroissement d’être ou d’un accomplissement. Le mouvement est mouvement de l’étant qui se meut, non pas au sens où il lui arrive au titre d’une modalité extrinsèque mais en tant qu’il y va en lui de l’être de l’étant en mouvement : en et par lui l’étant devient ce qu’il est. Autrement dit, lorsqu’il est ressaisi en son être même, tout mouvement apparaît comme un mouvement ontogénétique, de sorte qu’il faudrait mettre en avant le fait que les quatre catégories selon lesquelles il y a mouvement selon Aristote se rapportent toutes à la première d’entre elles et conclure ainsi que tout mouvement, en son fond, renvoie à un mouvement selon la substance. Dans le mouvement local lui-même, l’étant devient
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ce qu’il est dès lors qu’il y va toujours du lieu dans l’être. Ainsi, dans le mouvement, le sujet s’achemine vers son être, va de lui-même vers lui-même, d’un sujet privé de son être à un sujet devenu ce qu’il est. Autant dire que la raison du mouvement réside dans une lacune ontologique, que c’est dans la mesure où l’étant est privé de son être qu’il se meut : l’œuvre du mouvement consiste à combler cette lacune ontologique, à surmonter le défaut d’être. Plus précisément, ce mouvement implique à la fois que le sujet soit privé de son être, caractérisé par l’hétéronomie ontologique, de telle sorte que son être réside dans un Autre, et qu’il y ait néanmoins une continuité, un chemin entre lui-même et cet autre. Le mouvement est nécessaire parce que l’être du sujet lui est autre mais il est possible car cet autre peut devenir le même, ou tout au moins parce qu’il y a un même qui contient le sujet et son autre, autrement dit un passage de l’un à l’autre. Il faut cependant préciser que le mouvement dont il s’agit est un mouvement pérenne, de sorte que si le sujet peut être en repos il ne saurait cependant sortir de la mobilité : le repos est encore une modalité du mouvement. Rappeler cette appartenance du sujet à la mobilité, c’est souligner que, bien qu’il y ait une voie du sujet vers son autre, c’est-àdire vers lui-même, celle-ci n’abolit d’aucune façon cette altérité fondamentale, cette séparation du sujet avec lui-même en laquelle le mouvement trouve sa source. C’est précisément cela qu’exprime la mobilité comme telle : l’inachevabilité du mouvement, qui répond à l’inaccessibilité de l’autre et donc à la pérennité de la scission du sujet avec luimême. Toute la complexité du mouvement réside dans cette situation paradoxale : d’un côté, le sujet ne se mouvrait pas s’il n’y avait pas un horizon d’accomplissement, de réconciliation de soi avec soi, bref si le mouvement ne visait pas sa propre suppression ; de l’autre, pourtant, le sujet ne serait pas en mouvement, n’entrerait pas dans la mobilité si cette réconciliation était possible, si la lacune ontologique était surmontable. On serait donc enclin à dire que si elle était vraiment surmontable, elle aurait toujours déjà été surmontée et que, par conséquent, si elle ne l’est pas c’est qu’elle ne peut pas l’être. Ainsi, l’auto-mouvement suppose à la fois le rapport à un terme — en lequel le sujet se rejoindrait et le mouvement s’abolirait — et l’impossibilité principielle de l’atteindre. Or ceci tient tout simplement à la nature du mouvement, à son mode d’inscription dans le sujet, mode d’inscription qui est ambigü parce que, en quelque sorte, à cheval sur la substance et le mode, à la fois extérieur au sujet dans la mesure où celui-ci en est le sujet et pourtant constitutif de son être. En effet, en tant que le sujet est en mouvement, il tend
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vers l’immobilité d’un accomplissement, mais en tant que ce mouvement fait son être, en tant donc qu’il est mouvement et pas seulement en mouvement, cet accomplissement demeure irréalisable et donc l’immobilité impossible. Cette situation est très exactement celle que nomme le concept de désir et c’est pourquoi nous pouvons déterminer comme désir la raison du mouvement par lequel un étant déploie son lieu. En effet, à la différence du besoin, le propre du désir est d’être inextinguible, non pas simplement au sens où il ne trouverait pas l’objet qui le comblerait, que ce soit pour des raisons nécessaires ou contingentes — cela reviendrait seulement à reconnaître qu’il est insatisfait — mais au sens où le désiré l’exacerbe au moment où et en tant qu’il le satisfait, où le désiré ne le comble pas mais le creuse. Mais cet inachèvement ou cette incomplétude qui sont au cœur du désir n’ont néanmoins de sens que du point de vue et dans l’horizon de la satisfaction. Il n’y a en effet de désir que s’il y a un désiré et un chemin vers lui, c’est-à-dire une accessibilité de celui-ci. Tout se passe cependant comme si le désiré reculait à mesure qu’on avance vers lui, ou plutôt comme si chaque satisfaction ouvrait l’horizon d’un véritable objet, dessiné en creux par la dimension d’insatisfaction qui perdure avec le précédent. Le désir ne cesse de se donner des objets et pourtant, quels qu’ils soient, ce n’est jamais ça ; il conjoint donc la continuité et l’altérité. Le désir aspire à la satisfaction, ce qui signifie que le désirable n’est pas d’un autre monde et que la relation n’est pas séparation, comme c’est le cas chez Lévinas ; mais le désiré est toujours au-delà du point où le désir croit le trouver, chaque objet dessinant en creux, par l’insatisfaction qu’il suscite aussi, un horizon de complétude. Or, cette situation procède du fait que tout désir est en son fond désir de soi, qu’il renvoie à un défaut d’être mais que ce défaut d’être ne saurait être comblé dès lors que ce soi n’existe que comme autre et que sa proximité à lui, qui est proximité à soi, est en même temps distance : c’est pourquoi le désir est aussi impérieux qu’il est inextinguible. Entendonsnous : nous ne parlons pas ici du désir au sens empirique et psychologique mais d’un mode d’être originaire, d’un désir ontologique, si l’on veut, qui est constitutif de la mobilité même telle que nous la ressaisissons à travers les vivants et dont le désir « proprement dit » n’est qu’une modalité23. Le désir nomme donc le ressort même de la mobilité en tant que celle-ci est à la fois polarisée ou orientée et par principe interminable, 23 Nous nous permettons de renvoyer, sur ce point, à notre ouvrage Le Désir et le monde, Paris, Hermann, 2016.
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insurmontable. Désirer signifie en effet se rejoindre à distance de soi, de telle sorte que cette distance est, comme telle, à la fois susceptible d’être parcourue et impossible à épuiser. Ce mouvement renvoie à une situation ontologique singulière, par-delà le même et l’autre : celle d’une identité qui est déchirée par ce qu’elle conjoint, d’un complément qui demeure toujours un supplément, d’un soi qui n’est soi qu’en demeurant autre. Or, les dimensions de l’appartenance que nous avons distinguées nous donnent les coordonnées exactes de ce mouvement dont nous avons tenté de ressaisir l’essence. En effet, nous avons montré que tout étant est du monde, au sens où il lui appartient et en procède ontologiquement, en quoi ce monde constitue son sol. Mais ce sol n’est sol que pour un étant qui, comme tel, y est situé, ce qui signifie non pas qu’il remplit une extension mais qu’il y occupe un site, inhérent à son identité d’étant. Ainsi, si l’étant est bien du monde, si c’est effectivement en lui que réside son être, il en est nécessairement séparé en tant qu’il est l’étant qu’il est, bref possède un site. Dès lors, l’étantité de tout étant implique bien un défaut d’être, une lacune ontologique qui renvoie au défaut du sol. Bien entendu, ce défaut n’existe pas pour ainsi dire positivement au sein de l’étant sous la forme d’une lacune circonscrite, il n’est pas manque : il prend plutôt la forme de la distance première, qui est en vérité le sens premier de la distance, entre le sol et le site, de l’excès irréductible du sol sur le site. Ainsi, en tant qu’étant, l’étant a un sol mais, en tant que tel étant, il en est ontologiquement éloigné par son site. Il s’ensuit que si c’est bien dans le sol, autrement dit dans le monde, que réside l’être de l’étant, il n’en reste pas moins que, de cet être, l’étant demeure inexorablement séparé en tant qu’étant singulier et déterminé, en tant qu’il possède donc un site. Ce qui revient tout simplement à comprendre que la coïncidence avec le sol signifierait la disparition de cet étant en tant que tel, que la réconciliation serait synonyme de dissolution. La différence cosmologique doit être comprise comme exil. Dès lors, le mouvement qui est au cœur de l’étant sous la forme du déploiement du lieu ne peut naître que de cet écart, qui est tension, entre le site et le sol. C’est en tant qu’il est séparé de son sol, c’est-à-dire de lui-même, par son site que l’étant déploie le lieu ; celui-ci vient combler la distance incomblable entre le site et le sol, ou plutôt il est la manière dont un sol ontologique se manifeste dans et par un site. Le lieu est lui-même ce qui procède du mouvement comme réduction de la tension entre le sol et le site. En tant que tel, ce mouvement exige à la fois que le sujet en mouvement ne soit pas là où il va, sinon il n’y irait pas, et qu’il y soit pourtant déjà, au moins en un certain sens — qui ne renvoie évidemment pas à la possession d’un
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but dans une visée mais à une parenté ontologique première — sans quoi il ne pourrait pas y aller. En effet, si le sujet doit tendre vers son sol c’est parce qu’il en est séparé par son site, mais s’il peut le faire c’est bien parce que c’est son sol, qu’il y est donc toujours déjà. Ainsi, le lieu phénoménologique procède de l’écart entre le site topologique et le sol ontologique : le lieu est la manière pour le sujet d’égaler son site à son sol, c’est-à-dire de n’être pas seulement là où il se trouve, de se situer toujours au-delà de lui-même. En d’autres termes, il est la forme sous laquelle l’altérité irréductible du sol ontologique se donne dans et pour le site. En ce sens, le mouvement se déploie toujours entre deux appartenances, qui correspondent à deux immobilités : l’immobilité ontique du site et l’immobilité ontologique du sol. Mais si le mouvement perdure, c’est dans la mesure où ces deux immobilités ne peuvent coïncider, si ce n’est sous la forme de la dissolution de l’étant, le site ne pouvant jamais s’égaler à son sol. Ainsi, le mouvement exprime l’impossibilité de faire coïncider ces deux immobilités : il est un défaut d’immobilité, le défaut en acte de l’immobilité ontologique. En effet, si le lieu est la manière dont le sol du monde se figure pour l’étant, le sol comme tel se trouve perdu en cette figuration pour autant qu’elle ne se produit que du point de vue du site. Ce n’est jamais le monde même que délivre le lieu : cet accès au monde comme tel exigerait en effet une forme d’ubiquité ontologique dont le site est la négation. Autant dire que le sujet ne peut aller au-delà du lieu, demeure toujours pris en lui : il peut l’étendre (ce qui n’a pas une signification seulement extensive) mais jamais le dépasser. Ces analyses appellent au moins trois remarques. Soulignons d’abord qu’elles délivrent les éléments d’une genèse de l’espace phénoménal, à quoi correspond ce que nous nommons lieu. En effet, l’espace est la manière dont un sol ontologique, fondant une appartenance première, se donne à celui qui en est séparé par sa position ontique propre, c’est-à-dire par son site ; la distance phénoménale est la forme sous laquelle se donne et se perd à la fois la transcendance du monde. Or, cette distance ne se délivre qu’à celui qui tente de la réduire, cette proximité que nomme le lieu renvoie à un mouvement d’approche, ce qui revient à dire que l’espace phénoménal est intrinsèquement tributaire du mouvement. Nous sommes ici assez près de l’Entfernung heideggerienne, même si celui-ci s’interdit de mettre en évidence le mouvement vivant qui la commande nécessairement. Mais nous nous en trouvons aussi très loin dès que nous comprenons que ce « déloignement » a d’abord un sens ontologique. Il est tentative d’appropriation d’un sol qui, comme tel, se
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dérobe toujours à cette tentative : l’espace ouvert en cette approche est alors comme la trace de cet échec, la manière propre dont se donne une transcendance ontologique infranchissable, bref, la présentation du sol en son absence ou son imprésentabilité mêmes. Sous toute distance phénoménale il y a toujours une autre distance, cette fois ontologique et donc infranchissable, qui ne se présente qu’en s’absentant. Parce que le sol auquel renvoie cette première distance est le nôtre, nous ne cessons de nous en approcher, mais parce qu’en lui notre être se dissoudrait, cette approche demeure impossible ou plutôt inachevable : ce que l’on nomme espace est exactement la trace de cet inachèvement. L’espace est la manière dont le sol ontologique se dérobe à un sujet qui tente de le rejoindre dynamiquement ; la distance spatiale est la présence propre de cette absence. Ce n’est pas le temps mais l’espace qui est la marque de notre impuissance. En second lieu, s’il est vrai que le ressort du mouvement et donc du lieu réside dans un défaut ontologique, en quoi il est accomplissement, alors force est de reconnaître que pour tout étant, le déploiement du lieu est en même temps accomplissement de soi, ce qui revient à affirmer d’une autre manière que l’appartenance définit l’identité même de l’étant et que c’est donc en allant vers son sol par le lieu qu’il va en même temps vers lui-même. Si l’étant a bien un site, celui-ci ne peut correspondre à rien d’autre qu’à son acte même d’exister, en quoi il demeure pour ainsi dire vide, vide du sol dont le site sépare. C’est alors dans le mouvement d’avancée vers le sol, mouvement d’habitation comme disposition d’un lieu que ce site va pour ainsi dire se remplir, se constituer comme site de cet étant singulier. Si l’être de l’étant réside dans le sol, la constitution de l’étant sera parallèle à la conquête de son sol, c’est-à-dire au déploiement de lieu. Autant dire que l’identité de l’étant procède tout entière de son lieu et que, en ce sens, il y va bien de son être dans son lieu : un étant n’est rien d’autre qu’une manière d’habiter, de se faire être à partir d’un sol dont il demeure nécessairement séparé. L’identité de l’étant se confond donc avec la manière dont il est séparé de lui-même, ou plutôt dont il fait paraître sa séparation et donc son incomplétude ontologique en tentant de la surmonter. Il est nécessaire, en dernier lieu, de se confronter à une difficulté, qui renvoie à l’essence de ce que nous avons nommé désir. Il est vrai que le désir tend vers ce qu’il n’a pas, sans quoi il ne le désirerait pas mais il est tout aussi vrai qu’il est déjà initié à cela vers quoi il tend et le possède donc en ce sens, sans quoi il ne pourrait pas même y tendre, faute d’une direction en laquelle s’engager. Cela signifie que non
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seulement l’autre vers lequel se porte le désir n’est que le soi, ou encore l’être du désirant mais que cette altérité sur laquelle repose l’accomplissement du sujet doit être donnée de quelque façon, qu’il y soit initié afin justement de pouvoir se porter vers elle. Avant donc cette phénoménalisation en quoi consiste l’appartenance dynamique, le sol, en son absence même, doit paraître de quelque façon. En d’autres termes, le sujet ne pourrait rejoindre son sol et déployer ainsi le lieu depuis son site s’il ne le possédait pas déjà : le mouvement spatialisant suppose non seulement que le monde soit le sol ontologique du sujet mais qu’il se donne comme tel. L’espace déployé sous la forme du lieu repose donc sur une épreuve plus fondamentale encore, épreuve dans et par laquelle le sol comme tel affleure avant toute avancée en lui, avant tout déploiement d’un espace, comme à la fois le terme et le milieu même de cette avancée. Tel est précisément le statut de la profondeur. Elle est la manière dont se donne primitivement un sol ontologique à un sujet qui en est déjà séparé par son site. Cette dimension qui, contrairement aux autres, n’est jamais déployée, que je ne possède vraiment qu’en avançant en elle, est la modalité sous laquelle le sol ontologique se manifeste au sujet comme la condition même de sa spatialisation. La profondeur est, en d’autres termes, le mode de phénoménalisation originaire du sol, la présence première de l’ontologique dans le phénoménal. Telle est la raison pour laquelle cette dimension n’a pas le même statut que les deux autres. Celles-ci relèvent de l’espace spatialisé par le sujet, celle-là renvoie à cette épreuve première du sol sans laquelle l’avancée serait impossible et c’est pourquoi elle est au fondement des deux autres. Ainsi, il y a lieu parce que le sujet avance vers le monde mais il n’y a d’avancée possible qu’au sein de la profondeur : celle-ci n’est donc pas encore un lieu mais la dimension qui les contient tous en tant qu’elle en permet le déploiement. En cela, elle est au point d’articulation entre le site et le sol, l’affleurement du sol dans le site avant toute habitation, ou encore la manière dont se donne d’emblée l’inépuisabilité du monde. Comme l’écrit Merleau-Ponty, « Ce que j’appelle profondeur n’est rien ou c’est ma participation à un Etre sans restriction, et d’abord à l’être de l’espace par-delà tout point de vue »24. Il faut l’entendre à la lettre et non pas comme une simple alternative rhétorique. En un sens en effet, la profondeur n’est rien, si ce n’est une largeur vue d’un autre point de vue, ce qui signifie simplement qu’elle n’est pas une dimension au même titre que les autres, qu’elle n’est jamais déployée. Mais, si elle 24
Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, op. cit., p. 46.
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est quelque chose, elle est alors beaucoup plus qu’une simple dimension, à savoir la texture ontologique des choses, ce sol commun qui fonde leur être ensemble, leur enveloppement par-delà leurs différences. Nous sommes donc toujours en-deçà ou au-delà de la profondeur comme simple dimension : en-deçà en tant qu’elle n’apparaît pas devant nous, au-delà en tant qu’en elle se figure l’épaisseur ontologique du monde, qu’en avançant en elle — ce qui est la seule manière de nous l’approprier — nous rejoignons notre sol. Dès lors, elle nomme bien notre participation même à l’Etre, autrement dit notre appartenance ontologique. De cette appartenance, elle est l’unique attestation phénoménale et, en tant que telle, présence du sol au sein du site sous la forme de l’infinité de l’horizon et donc de l’explorabilité principielle du monde. Comme unique point de passage entre le site et sol, elle garantit et permet l’avancée qui fait naître les lieux. A ce titre, elle peut être caractérisée comme cette localité unique et originaire au sein de laquelle prennent place tous les lieux. Dans Les deux sources de la morale et de la religion, Bergson distingue deux corps : un corps intérieur et central, «corps minime » et un « corps immense ». En effet, contre l’idée pascalienne du roseau pensant, qui signifie la place minime que nous occupons par notre corps et la fragilité de celui-ci, il faut au contraire affirmer que « si notre corps est la matière à laquelle la conscience s’applique, il est coextensif à notre conscience, il comprend tout ce que nous percevons, il va jusqu’aux étoiles ». Mais, ajoute Bergson, « ce corps immense change à tout instant, et parfois radicalement, pour le plus léger déplacement d’une partie de lui-même qui en occupe le centre et qui tient dans un espace minime ». Cette partie de lui-même est évidemment ce que nous nommons proprement corps, à savoir le corps propre. Ainsi, précise Bergson, « ce corps intérieur et central, relativement invariable, est toujours présent. Il n’est pas seulement présent, il est agissant : c’est par lui et par lui seulement, que nous pouvons mouvoir d’autres parties du grand corps »25. Or, dans la mesure où c’est l’action qui compte, autrement dit où nous sommes là où nous agissons, on en conclut à ceci que la conscience est enfermée dans le corps minime, qui devient alors notre corps, au détriment du corps immense. C’est donc seulement du point de vue du privilège qui est conféré à l’action que l’on en vient à situer la conscience là où elle agit et par conséquent à la circonscrire au corps minime; à 25 Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, P.U.F., 1932, p. 274.
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l’inverse, dès l’instant où on se détourne de cette orientation sur l’action, on s’aperçoit que rien ne justifie de limiter la conscience à ce corps et que, par conséquent, le corps immense est tout autant le sien, bref qu’elle y est et, par là-même, va jusqu’aux étoiles. Tout repose précisément sur la manière dont on comprend l’expression « y est ». Si je ne suis que là où je suis capable d’agir immédiatement, alors, en effet, je me trouve là où est ce corps minime. Mais si je suis là où ma conscience peut s’appliquer, alors mon corps va jusqu’aux étoiles. On le voit, à ce premier niveau d’analyse, c’est l’extension de la conscience qui commande celle du corps, ou plutôt c’est la nécessaire appartenance de la conscience à un corps qui permet de conclure de l’extension de la conscience à celle du corps et de déterminer ainsi le lieu où je me trouve (étant entendu que je suis là où est mon corps). Ma conscience atteint les étoiles ; or celle-ci a un corps ; donc son corps va jusqu’aux étoiles. Au lieu d’en rester à l’étonnement que cette affirmation suscite, il faut se demander au nom de quoi nous résistons à une telle position. En vérité, la conscience en tant que conscience échappe stricto sensu à l’étendue, de sorte que, par elle-même, elle n’est nulle part. Qu’est-ce qui va donc justifier qu’elle soit circonscrite ou attribuée à tel corps, sinon qu’elle entretient un rapport avec lui? C’est donc la nature du rapport, l’ordre de rapport qui se trouve privilégié qui va déterminer la décision quant au corps. On va dire alors que le seul corps mien est celui qui est circonscrit par ma peau au nom du fait que je peux le déplacer et le faire agir directement et que j’y éprouve quelque chose, précisément des sentiments (douleur, soif). Mais, en vérité, je suis également en relation avec le « corps immense » par la vue, l’ouïe, voire le toucher. Cette dimension de la conscience qu’est la vue me transporte bien au-delà du point où se trouve mon corps minime et il faudrait même ajouter qu’il y a des sentiments qui sont suscités par ce corps immense et seulement par lui, ou plutôt qui témoignent d’une forme d’intimité avec ce corps cosmique, par exemple le sentiment du sublime. On voit donc que c’est seulement au nom du privilège conféré à l’action immédiate plutôt qu’à ce à quoi elle s’applique, ainsi qu’à certains vécus de conscience — pour dire vite aux sentiments plutôt qu’aux perceptions — que l’on va circonscrire la conscience à ce corps que l’on nomme propre. Mais, en vérité, je ne suis pas plus loin du monde par la vue que je ne le suis de mon prétendu corps propre par les sentiments. Il faudrait même ajouter que, par la perception, je suis très loin du corps central, qui, en vérité, est très largement impénétrable, bien plus loin que je ne le suis du monde. En vérité, force est de reconnaître que la condition même de la perception
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est l’oubli de ce corps central, même si la situation varie selon les champs sensoriels. Ainsi, dans le toucher de quelque chose, je me touche toujours en même temps, ou plutôt l’épreuve de l’objet touché peut toujours s’inverser en épreuve de la surface de mon corps touchant, tandis que, par la vue, je suis au plus loin de mon corps : tout se passe comme si elle se faisait de nulle part, était comme une sorte de fenêtre sur le monde et se confondait donc avec l’apparition d’un monde vu (c’est pourquoi l’idée de la conscience comme néant repose sur un primat accordé à la vision). Mais, quoi qu’il en soit, j’habite d’abord le corps immense par la perception et c’est seulement à la faveur d’un accident ou d’un obstacle au sein de la perception que je découvre que j’ai aussi un corps minime. C’est par exemple le dépassement d’un certain seuil d’intensité sonore ou de température qui va me ramener du son entendu à mon oreille ou du liquide touché à ma main. On rétorquera alors que, certes, je vois les étoiles mais que je n’y suis pas à proprement parler et qu’elles ne peuvent donc pas être en continuité avec mon corps, dans la mesure où la vue n’en est qu’une représentation. Mais tel est justement le présupposé massif qu’une phénoménologie rigoureuse de l’espace va nous conduire à dépasser. Voir les étoiles n’est-ce pas entrer en relation avec les étoiles ellesmêmes, là où elles sont, c’est-à-dire y être? C’est évidemment le statut de la conscience qui est ici en jeu, en même temps que celui de l’espace : la conscience ne supposerait-elle pas une relation première et une forme de proximité à ou d’habitation de cela dont nous avons conscience? Et si nous refusons cela et la réduisons à des représentations (dont on se demande bien où elles sont), ne nous interdisons-nous pas définitivement la possibilité de rendre compte de son rapport à son objet, de l’accès qu’elle ouvre à cela dont elle a conscience? N’est-ce pas l’occupation qui détermine la représentation plutôt que la représentation l’occupation, de telle sorte que l’on ne peut avoir conscience de quoi que ce soit sans y être effectivement et, par conséquent, sans l’être aussi? Il faut dire alors que je ne peux avoir conscience des étoiles que parce que j’y suis, ou plutôt qu’en avoir conscience est une manière d’y être effectivement ; mais alors, si j’y suis effectivement mon corps va bien jusqu’aux étoiles. Même si Bergson part de la conscience pour déterminer l’extension de mon corps, cette priorité est seulement heuristique puisque ce qui soustend l’analyse, bien que Bergson ne la formule pas, c’est l’idée que tout rapport de connaissance suppose un rapport d’être, que pour avoir conscience de quelque chose, il faut d’abord y être ; la présence à l’objet ne peut reposer sur la seule représentation, elle doit être ontologique pour
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être cognitive. En d’autres termes, il ne faut pas distinguer l’événement de la conscience de son objet comme objet effectif et donc transcendant, ce que Descartes nommait réalité formelle et réalité objective de l’idée : l’être-conscient de la conscience repose sur l’appropriation d’un (à un) objet, loin que la conscience puisse avoir une consistance par elle-même, indépendamment des objets sur lesquels elle se porte. Par conséquent, la conscience advient là où elle s’applique, ou plutôt elle naît à même un objet qui est alors le sien. En une inversion radicale de la perspective husserlienne, ce n’est plus l’objet, comme objet toujours intentionnel, qui repose sur l’intentionnalité et, en quelque sorte, lui appartient ; c’est au contraire l’objet réel qui commande l’intentionnalité, au sens où seule la présence corporelle à cet objet permet une présence intentionnelle de ce même objet. On ne peut mieux dire que ce mode de déploiement du lieu qu’est ici la conscience des étoiles repose sur l’appartenance ontologique du sujet aux étoiles, sur le corps immense, et vient réduire la tension entre le site, à quoi correspond le corps minime et le sol, qui n’est autre que le cosmos lui-même : la conscience atteint les étoiles, en quoi elles deviennent son lieu parce qu’elles en sont d’abord le sol. C’est également ce que Husserl comprend profondément dans le célèbre inédit intitulé « La terre ne se meut pas ». Que signifie cette formule sinon que tous mes mouvements se déploient sur un sol qui, en tant que tel, ne se meut pas et conditionne la possibilité même du mouvement? Cette Terre, dont les parties sont des corps mais qui n’est pas elle-même un corps, au sein de laquelle il y a du mouvement et de l’immobilité mais qui n’est elle-même ni en mouvement ni en repos, est exactement ce que nous avons nommé sol, sol que j’emporte avec moi, même si je vais dans l’espace et quitte donc la planète terre. Mais il faut alors en conclure, même si Husserl ne le fait pas, que c’est précisément la tension, entre l’appartenance topologique du sujet qui se meut et cette appartenance ontologique à la Terre, qui est la véritable raison du mouvement sur cette terre et par conséquent la condition de l’apparition du monde au sein de celle-ci. Autrement dit, c’est parce que, où que j’aille, je suis déjà sur la Terre-sol, que je peux effectivement y aller et la phénoménaliser sous la forme d’un lieu, qui peut être un monde ; le déjàlà ontologique est la condition du mouvement phénoménologique s’effectuant depuis l’ici du sujet en mouvement. Le mouvement phénoménalisant se joue donc entre deux immobilités, dont il efface et maintient à la fois l’écart : celle de mes racines ontologiques, qui se situent en vérité en-deçà de toute mobilité et, celle, provisoire, de mon site au sein de cette Terre. Or, si on pense la Terre comme ce qui est corrélatif de ma
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chair, comme le fait Husserl, il faut conclure alors que le mouvement phénoménalisant (la « conscience ») est ce qui vient combler et creuser à la fois l’écart entre mon corps (site) et ma chair (sol). Dans les termes que nous souhaitons dépasser : le corps a une conscience parce qu’il a une chair, c’est-à-dire appartient à la Terre. C’est ce que Heidegger lui-même aperçoit à sa façon lorsqu’il écrit, certes dans un contexte tout autre : « nous nous déplaçons toujours à travers les espaces de telle façon que nous nous y tenons déjà dans toute leur extension, en séjournant constamment auprès des lieux et des choses proches ou éloignés. Si je me dirige vers la sortie de cette salle, j’y suis déjà et je ne pourrais aucunement y aller si je n’étais ainsi fait que j’y suis déjà. Il n’arrive jamais que je sois seulement ici, en tant que corps enfermé en lui-même, au contraire je suis là, c’est-à-dire me tenant déjà dans tout l’espace ; et c’est seulement ainsi que je peux le parcourir »26.
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Martin Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », in Essais et conférences, op. cit., p. 187.
Chapitre 3 VERS UNE COSMOLOGIE : LA DÉFLAGRATION
En distinguant trois sens de l’appartenance, qui sont en vérité trois dimensions d’une même appartenance, nous nous confrontons à la nécessité de mettre au jour leur articulation, autrement dit de les faire apparaître comme les trois faces d’une même situation ontologique fondamentale. Nous l’avons fait une première fois en montrant que cette appartenance dynamique et phénoménalisante que nous avons nommée lieu procède de la séparation de l’étant vis-à-vis de son propre socle ontologique, ou encore de l’écart entre le site et le sol. C’est en cette séparation, inhérente à l’individuation de l’étant, que consiste le sens le plus originaire de l’espace, comme extériorité pure. La phénoménalisation et donc la phénoménalité, à quoi renvoie le concept de monde, procèdent de la tension entre une appartenance ontologique et une distance inhérente à l’occupation d’un site au sein de l’être : tout étant tend donc vers son sol, tente de surmonter sa condition d’hétéronomie ontologique, de déborder son site à partir de lui-même. Mais, si nous avons ainsi rapporté le troisième sens de l’appartenance aux deux autres en subordonnant l’événement du paraître à cette distance du sol au sein du sol, nous n’avons pas encore fondé leur unité puisque c’est bien de cet écart entre le site et le sol que naît ce que nous avons nommé lieu. Deux questions, étroitement connexes, restent donc pendantes. Tout d’abord, c’est seulement parce que nous avons considéré comme acquis que le mouvement, en son sens le plus large, était phénoménalisant que nous avons pu fonder la phénoménalité sur la tension entre deux dimensions de l’appartenance, qui sont deux formes d’immobilité. Mais il reste à faire une véritable genèse de la phénoménalité, c’est-à-dire à montrer en quoi et pourquoi cet événement qu’est la scission au sein du sol est bien l’avènement d’un monde phénoménal, aussi fruste soit-il. Autrement dit, il faut justifier ce que nous avons considéré pour l’instant comme allant de soi sur la base d’acquis phénoménologiques, à savoir que le mouvement des vivants est un mouvement phénoménalisant. Il s’agit de comprendre pourquoi ce faire singulier dont nous parlons, dont l’autre nom est le désir, ne peut être qu’un faire
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paraître. En vérité, c’est là la question la plus difficile puisqu’elle n’est autre que celle de l’origine du monde phénoménal et, à travers elle, du sens. Du côté des sujets, elle se confond avec la question de la vie même, pour autant que le leben est aussi un erleben, que la force est une « force voyante » : en quoi le leben, dès lors qu’il est pensé comme désir, se dépasse-t-il nécessairement en erleben? En quoi la vie, comprise comme tentative de réconciliation ontologique, est-elle alors nécessairement une vie subjective? Dit autrement, en se situant sur le versant transcendant de la corrélation, il ne s’agit de rien de moins que de l’articulation et, plus précisément, du passage de l’ontologie à la phénoménologie. Comment le sol, séparé de lui-même par le site, donne-t-il lieu à sa propre phénoménalisation, c’est-à-dire au surgissement du lieu? Bien entendu, l’enjeu est ici d’éviter toute forme de téléologie et tout recours à la dialectique : dire que l’être vient au paraître n’équivaut pas à reconnaître que l’être se donne l’homme pour accéder au paraître, ou encore que la substance se fait sujet27. Si le paraître est l’œuvre de l’être, il n’en est d’aucune façon la fin. La voie étroite que nous dessinons ici est celle d’un paraître qui, tout entier inscrit dans l’être puisqu’ayant en lui sa source — en quoi il est bien paraître de l’être — n’est pourtant pas du tout préfiguré ou anticipé en lui, n’est d’aucune façon son œuvre dans la mesure où il lui advient seulement, vient l’affecter et demeure, en ce sens, radicalement contingent par rapport à l’être. Telle est donc l’équation métaphysique qu’il s’agit de résoudre : comment le paraître peut-il être paraître de l’être au double sens du génitif tout en demeurant radicalement contingent par rapport à lui, c’est-à-dire d’aucune façon préfiguré en lui? Si le paraître est en effet paraître de l’être comme tel, en sa massivité et son extériorité fondamentale vis-à-vis du sens, il ne peut lui arriver que comme quelque chose qui lui est étranger, qui ne s’inscrit d’aucune façon dans sa texture métaphysique propre. Toute la question est alors de savoir comment cela qui est nécessairement un événement, puisque toute téléologie est exclue, peut néanmoins être le sien. Comme on le verra bientôt, la réponse réside dans la question. Mais il y a une seconde question, dont dépend finalement le traitement de la première et qui concerne directement l’unité de l’appartenance. En effet, nous avons fait état d’une double appartenance, ontologique et topologique, comme ressort de la dynamique phénoménalisante. Or, nous ne pouvons pas en rester à cette dualité entre le site et le sol, 27 Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à l’introduction de notre ouvrage Dynamique de la manifestation, Paris, Vrin, 2013.
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dualité qui, considérée comme ultime, reviendrait à une forme résiduelle de dualisme : elle serait une manière de répercuter en termes spatiaux la différence entre la chair ontologique et la chair ontique, ou encore entre le sol mondain et le corps — la présence d’une conscience, par quoi la chair ontique est bien une chair, renvoyant alors à la tentative impuissante de réduire l’écart entre le site et le sol. Si nous voulons donc penser l’appartenance en son unité originaire, condition à laquelle les catégories dont nous héritons (corps, conscience, objet etc..) peuvent être définitivement abandonnées, il est impératif de dépasser la dualité du site et du sol, de mettre au jour leur racine commune, bref de saisir le point où l’appartenance topologique et l’appartenance ontologique ne font qu’une. Nous avons insisté sur la proximité et la distance du site par rapport au sol : distinct du sol, le site ne peut lui être extérieur pour autant que le sol est l’omni-englobant absolu, l’élément de toute appartenance. Il y a donc à la fois inscription du site dans le sol et différence. Dès lors, penser l’appartenance en son unité véritable requiert de rendre compte de l’identité de cette distance et de cette proximité, de cette différence et de cette identité. Or, puisque le site renvoie à une scission au cœur du sol, c’est nécessairement en ce dernier que doit être recherché le principe de leur unité, c’est en lui que réside leur racine commune : en raison même de son être de sol, celui-ci est aussi la source de ce qui fait sécession en lui, de ce qui en diffère en son sein. Il s’agit donc de comprendre comment le sol peut être le même en étant autre que lui-même, comment la différence à quoi renvoie le site est encore sa différence. Saisir la racine commune des deux appartenances revient en vérité à comprendre comment le sol est capable du site, comment la différence du site est inscrite dans son essence de sol et est donc en même temps identité. C’est bien vers ce sol, dont nous n’avons pas dit grand-chose jusqu’ici, qu’il nous faut désormais nous tourner. Nous l’avons d’abord saisi à partir de l’appartenance ontologique comme l’élément même de cette appartenance : le sol est cela dont est tout étant, dont il est fait en tant qu’il est. Il renvoie donc à la texture ontologique de l’étant, à ce que tous les étants ont en commun en tant qu’ils sont. Cependant, dans la mesure où nous avons choisi de mettre entre parenthèse le concept de corps pour le reconduire à son sens d’être originaire qu’est l’appartenance, nous avons été conduits à le rapporter à une théorie générale des corps, qui débouchait sur une théorie générale de l’appartenance : pour tout étant, quoi qu’il en soit pour ainsi dire de son degré de matérialité, être signifie appartenir. Ceci n’est évidemment pas anodin : cette orientation équivaut à une décision ontologique consis-
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tant à penser l’être de l’étant non plus comme cela que l’étant a, cela qui insiste ou agit en lui mais plutôt comme cela en quoi il s’inscrit, élément que nous avons d’abord nommé monde, en un sens qui demeure évidemment indéterminé. En mettant ainsi l’appartenance au cœur de l’étant — être c’est d’abord y être — nous avons introduit une dimension de spatialité, constitutive de tout étant et, par là-même, de cela à quoi il appartient : c’est cette dimension que recueille le concept de sol. Etre signifie d’abord nécessairement être situé et la réalité du plus réel, de cela qui confère réalité à tout étant, est celle d’un réceptacle, d’un tout omnienglobant et par conséquent ouvert puisque capable d’accueillir tout ce qui peut être. C’est cette dimension de totalité qui justifie de prime abord le recours au concept de monde, pour autant que celui-ci peut désigner la totalité indéfinie de ce qu’il y a. Autrement dit, aborder l’être à partir de l’appartenance, c’est mettre en avant une dimension fondamentale d’extériorité : l’être c’est là où se situent les étants, c’est le Dehors infiniment ouvert au sein duquel tous peuvent prendre place. Cependant, si ce Dehors est bien ouvert, au sens où il peut tout contenir, il n’est pas encore déployé et ne relève d’aucune façon de l’extension : ce sont seulement les étants auxquels il donne lieu qui vont le déployer, le spatialiser, bref le faire accéder au lieu dont l’extension n’est qu’une modalité. C’est en ce point que nous sommes conduits à faire un pas supplémentaire et à surmonter les représentations encore trop statiques et spatialisantes qui entachent notre représentation du sol, même si on peut d’ores et déjà être attentif au fait que le sol nourrit ce qui s’y enracine et est donc en même temps source. La question est en effet la suivante : en quel sens les étants peuvent-ils appartenir à un sol qui, bien qu’il contienne tout en tant que sol, n’est d’aucune façon déployé, spatialisé? La réponse s’impose : le sol contient tous les étants en tant qu’il leur donne naissance, en tant qu’il les fait être. Si donc les étants appartiennent au sol, ce n’est pas parce qu’ils y sont situés mais parce qu’il en constitue la source : pour ces étants, la situation ontologique ne peut qu’avoir le sens d’une provenance ontique. Dès lors, c’est du côté du devenir — qui n’implique pas nécessairement encore une temporalité — que se situe la vérité de ce socle originaire, de cet espace ontologique d’appartenance : y être c’est en procéder, l’extériorité signifie une antériorité, l’inscription une production. C’est en ce point précis que nous abandonnons une représentation encore naïve du sol comme socle au profit de sa détermination comme source, concept qui devra à son tour être spécifié. Mais alors, en mettant en avant la provenance ontique comme vérité de l’appartenance ontologique, nous nous engageons dans
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une détermination essentiellement dynamique du sol comme puissance de faire être tout ce qu’il y a et qui, à ce titre, est nécessairement surpuissance ou encore surabondance. Ainsi, l’apparente stabilité ou solidité du sol se dérobe au profit d’un procès originaire de production des étants, d’une ontogenèse dynamique, seule manière de donner un statut positif à cela à quoi tout étant appartient. Dire d’un étant qu’il est (du monde) ne signifie plus qu’il vient y occuper une place mais que cela dont il est nourrit son être. Deux remarques s’imposent ici. Tout d’abord — nous aurons l’occasion d’y revenir bientôt — il ne s’agit pas de réinjecter dans la puissance la positivité que nous étions enclins à attribuer au sol. Dès lors qu’elle est puissance de tout ce qui peut être, surpuissance, elle n’existe pas hors de cela à quoi elle donne lieu, elle n’a pas d’autre positivité que celle de ce qu’elle fait naître. Le propre de la puissance dont il s’agit ici est de passer tout entière dans ses productions, de se faire être en faisant être ce qu’elle fait être, de se nourrir de ses œuvres. La surpuissance comme telle n’est rien d’étant et c’est pourquoi elle peut être la source de tout étant : comme l’Un plotinien, elle donne ce qu’elle ne possède pas. Elle n’est donc pas l’origine ou le lieu positif d’un produire qui s’en distinguerait de quelque façon mais est son propre produire : dire qu’elle est puissance c’est reconnaître qu’elle n’existe que comme production et ne s’atteste donc qu’à travers cela qu’elle produit. C’est en ce sens que le sol se dérobe et que, pour reprendre un autre vocabulaire, le fond est sans fond, le Grund un Abgrund — car la puissance n’est accessible qu’à même cela qu’elle dépose, n’étant rien d’autre que l’acte même de déposer de l’étant. Le sol est donc cette source qui n’est autre que la retombée incessante de ce qui retombe, la puissance n’affleurant que dans le caractère incessant de la retombée : non pas un être qui jaillit, ni non plus qui fait jaillir, mais le jaillissement comme être. Il s’ensuit que si nous utilisons pour l’instant le concept de puissance, c’est faute de mieux car cette puissance ne doit pas être confondue avec les concepts de puissance dont nous disposons. Elle ne renvoie ni bien sûr à la potentialité, qui est toujours la propriété ou la faculté d’un être, ni à la puissance aristotélicienne, toujours référée à une substance et ordonnée au telos de l’acte. Le rapport du virtuel à l’actuel conviendrait mieux dans la mesure où le propre du virtuel est qu’il ne se distingue pas de ses actualisations différenciées, mais c’est la dimension énergétique de la puissance, tout autant que l’infinité de la surpuissance qui se trouvent alors perdues. C’est donc plutôt du côté de cette puissance qui est Acte, débordement processionnel de l’Un donnant ce qu’il ne possède pas, qu’il faudrait chercher.
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En second lieu, et c’est là la difficulté majeure, affirmer que l’extériorité de l’Etre (monde) comme omni-englobant absolu a le sens d’une antériorité ontologique et donc d’une productivité, ne signifie pas renoncer à la dimension pour ainsi dire spatiale de l’appartenance. Certes, y être c’est en être et en être c’est en provenir, mais il ne faudrait pas en conclure que toute dimension d’inscription se trouve perdue. En vérité, cette provenance ne s’atteste qu’au sein de l’étant, déjà là parmi d’autres, au titre de la raison ultime de son appartenance. Dès lors, cette source est source d’un omni-englobant et il s’agit donc seulement de souligner qu’afin de contenir tout ce qui peut advenir, cet omni-engobant ne peut pas être déployé, autrement dit finitisé, et doit par conséquent exister sur le mode de la puissance. Comme nous l’avons déjà souligné, la puissance ne se donne que dans ses œuvres, le jaillissement dans ses retombées. Il n’y a par conséquent aucune alternative entre le versant ontogénétique de la puissance et le versant topologique de l’appartenance : notre intention est précisément de mettre au jour l’indistinction des deux. Affirmer que cette puissance est ontogénétique, c’est dire qu’elle dispose les étants selon l’extériorité, de telle sorte que, comme nous le verrons bientôt, la totalisation des étants en un monde n’est que le sédiment et, en vérité, la seule attestation de la puissance originaire en son indivisibilité, tout comme l’infinité des étants est celle de sa négativité. En d’autres termes, cette puissance donne lieu, expression qu’il faut ressaisir selon l’ambiguïté qu’elle comporte en français : faire être signifie nécessairement donner un lieu, produire équivaut à installer dans l’extériorité car l’être n’a pas d’autre sens que l’appartenance. Autant dire que la puissance dont il s’agit est une puissance spatialisante et délivre en vérité le sens le plus originaire de la spatialisation comme production d’une pure extériorité, différenciation entre les étants. Il s’ensuit que la source dont il s’agit est une source dispersive, que les retombées de la puissance s’effectuent dans l’écart mutuel, bref qu’un espace originaire est ouvert par la surpuissance. C’est exactement cette multiplicité disparate que nous avons ressaisie sous le terme de site : la surpuissance originaire fait être les étants en les situant, en leur donnant un site, étant entendu que, en ce point, l’étant ne se distingue pas de son site. La puissance ontogénétique est une puissance dispersante, l’individualité des étants se confondant, à ce stade, avec le topos qu’ils occupent dans ce multiple. En effet, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, c’est seulement un déployant le lieu que l’étant se constitue comme l’étant qu’il est. Ressaisi du point de vue de son sol, dont nous savons maintenant qu’il n’est pas un socle mais le sans-fond d’une
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puissance surabondante, l’étant n’est que son site, point dans cette espace dispersif, dans ce disparate originaire. L’appartenance ontologique dont nous sommes partis signifie désormais l’inscription ontogénétique du site dans une surpuissance expansive. L’essentiel ici est de comprendre que, si la source est sol, si la puissance est l’envers dynamique d’une appartenance, elle ne peut être que puissance du multiple, écartement, dispersion. La source est jaillissement, le jaillissement est retombée mais la retombée est éparpillement, procès centrifuge. Trois sens, ou plutôt trois moments de l’espace doivent être distingués ici. Il y a la surpuissance spatialisante originaire, à laquelle nous avons été conduits grâce à la découverte selon laquelle l’origine de l’espace ne peut pas être spatiale puisque seul cela qui n’est pas encore déployé et n’existe donc que comme puissance peut donner lieu à tout ce qui peut être. En son fond, l’être de l’espace est un devenir, la spatialité comme telle ne peut être portée et pour ainsi dire garantie que par une puissance non spatiale. En second lieu, cette surpuissance donne lieu à des étants en les séparant. Nous rencontrons ici l’espace originaire comme espace spatialisé sous la forme du pur disparate, de l’écart, de la distance immanente au multiple : bref, l’extériorité originaire, l’extériorité comme mode d’être. Enfin, selon des modalités qu’il nous reste à expliciter, l’étant inscrit dans le multiple déploie un lieu en se portant vers son sol, c’est-à-dire en vérité vers les autres étants, lieu qui est l’autre nom de ce que nous entendons par espace proprement dit : le lieu est l’espace phénoménal comme « déloignement » et rassemblement, ou encore pure synthèse immanente, constitution d’un être ensemble. De cet espace phénoménal, l’espace objectif extensif n’est qu’une modalité privilégiée, inhérente à l’activité d’un certain étant. Il suit de tout cela que la relation d’inscription du site dans le sol n’est que l’envers de la production des sites par cette source originaire en quoi consiste l’être du sol. L’écart du site vis-à-vis du sol renvoie donc à la différence entre la puissance et ce qu’elle produit, différence en vérité inassignable pour autant que la surpuissance n’a pas de consistance hors de ses œuvres. Telle est la raison pour laquelle nous avons dit d’emblée que le site diffère du sol au sein du sol, ce qui était une autre manière de signifier que l’appartenance première est ontologique et que toute autre appartenance en est nécessairement une modalité. Mais nous découvrons également que l’appartenance, que nous avons qualifiée de topologique, du site au sol renvoie en son fond à une forme d’appartenance dynamique du sol au site sous la forme de cette présence de la surpuissance dans ses œuvres, qui est la condition de sa préservation comme surpuissance.
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Dès lors et enfin, on soupçonne que le mouvement par lequel l’étant tend depuis son site vers le sol, en tant qu’il a pour envers le mouvement par lequel la surpuissance se dépose sous forme d’étants, doit trouver en celui-ci sa condition de possibilité ultime et pour ainsi dire sa raison d’être. Si l’étant peut tendre vers ce sol d’appartenance où réside son être, c’est bien parce que la puissance n’a jamais été séparée de ses œuvres, puisqu’elle se préserve au contraire en elles. Il y a une retenue de l’étant dans la puissance qui est tout autant retenue de la puissance dans l’étant et c’est elle qui permet de comprendre que l’étant puisse désirer son origine : il peut s’approcher de son sol parce qu’il y est toujours déjà, parce que, d’une certaine façon, il n’en a jamais été séparé. Quoi qu’il en soit, ce mouvement, qui est le mouvement même, en et par lequel l’étant rejoint son sol, est bien l’envers d’un autre mouvement, plus originaire, par lequel la surpuissance donne lieu aux étants. Enfin, s’il est vrai que l’apparaître doit être pensé comme un événement, qui constitue le sens le plus originaire du mouvement phénoménalisant, force est de conclure que cet événement aura pour envers, au plan du rapport de la surpuissance à ses œuvres, un archi-événement. A la lumière de cette spécification de l’appartenance, ce sol que nous avions, prima facie, qualifié de monde, doit en vérité être ressaisi comme Nature, non pas bien sûr au sens des sciences de la nature mais comme une puissance productrice originaire, comme une physis. Il s’ensuit aussi que, comprise comme phénoménologie de l’appartenance, la phénoménologie se dépasse nécessairement en cosmologie. C’est ce dépassement que nous nous proposons d’accompagner. En effet, dès lors que cette totalité ouverte, ce socle hébergeant tous les étants s’avère être en son fond puissance, dès lors que l’extériorité recouvre une antécédence ontologique, il faut comprendre ce monde, en son sens le plus originaire, comme Nature. A dire vrai, comme le note Dufrenne, dans un autre contexte qui est celui de l’inventaire des a priori, la mise en avant de l’appartenance nous engage déjà du côté d’une détermination du monde comme nature : « On voit donc comment s’articulent les deux a priori : monde et Nature ; le premier s’actualise dans l’expérience du il y a, le second dans l’expérience d’un enracinement dans un sol »28. Mais c’est parce que cet enracinement signifie nécessairement une provenance et une croissance, conformément à la métaphore végétale qui est prégnante ici. Comme le reconnaît Dufrenne, la majuscule dont on affecte ici le terme de Nature « indique non seulement l’extériorité, mais 28
Mikel Dufrenne, L’Inventaire des a priori, Paris, Christian Bourgois, 1981, p. 165.
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l’antériorité du monde par rapport au sujet ; et elle signifie aussi l’énergie de l’être »29. La Nature c’est donc cette extériorité totalisante du monde en tant qu’elle recouvre une précédence ontologique et donc une puissance ou une productivité. Mais il faut noter que, en ce point, une communication s’instaure entre le sens dérivé de la nature comme objet des sciences de la nature et le sens ontologique de la physis : la causalité biologique indique une provenance ontogénétique, l’antériorité chronologique une priorité ontologique. Ainsi, « La Nature d’où nous sommes nés ne cesse de nous porter et comme de nous nourrir. L’Etre est énergie. L’infini d’extériorité est aussi un infini de puissance; et cette puissance n’est pas extérieure au monde spatio-temporel, elle est ce monde même en tant qu’il est »30. Telle est bien l’équation sous-jacente au concept de Nature, à la détermination du monde de l’appartenance comme Nature : le monde comme totalité est extériorité, l’extériorité est antériorité et, par conséquent, provenance ontologique ; à ce titre, elle est surpuissance productrice et l’Etre énergie. Si nous voulons donc décliner le concept, encore vide et abstrait, de monde selon les modalités de l’appartenance, nous sommes désormais autorisés, à la lumière de l’analyse du sol que nous venons de proposer, à déterminer le monde de l’appartenance ontologique comme Nature et donc la phénoménologie qui le prend pour objet comme cosmologie. Il y a cependant une autre voie d’accès à cette détermination dynamique ou puissancielle du monde comme Nature, qui, si elle est plus indirecte, n’en est pas moins contraignante. Nous avons montré que le lieu était déployé par un mouvement (dont le sens le plus profond est événement pour autant qu’il convient aussi aux étants non-vivants) qui visait à combler l’écart entre le site et le sol. Le mouvement se déploie donc sur l’axe tendu entre les deux appartenances, qui sont deux immobilités : l’une topologique, l’autre ontologique. La raison du mouvement, au sens de ce qui lui donne l’impulsion, réside dans la distance du site vis-à-vis du sol. Mais il faut d’abord rappeler que ce site n’est pas extérieur au sol, qu’il n’en est qu’une modalité dans la mesure où celui-ci est omni-englobant ; sa distance au sol est distance au sein du sol. Il s’ensuit que, si l’impulsion procède bien de la distance, il n’en reste pas moins que, en raison de cet enracinement originaire, la mobilité comme telle ne peut provenir que du sol : l’étant doit certes s’avancer vers le sol (c’està-dire en vérité s’enfoncer en lui) parce qu’il en est séparé mais il ne peut 29 30
Ibid. p. 164. Ibid. p. 167.
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le faire que parce qu’il a en partage la capacité de se mouvoir, parce qu’il hérite de la mobilité. L’étant est la source de son propre mouvement mais il n’est pas celle de cette capacité de se mouvoir dans laquelle puise son mouvement. En d’autres termes, dire que l’étant appartient ontologiquement au sol, c’est reconnaître que le mouvement qu’il met en œuvre pour le rejoindre en procède nécessairement aussi. En vérité, une telle conclusion pourrait être formulée à partir d’une analyse ontologique de la mobilité. Si tant est en effet que le mouvement n’est pas un état affectant une substance, ni même sans doute le seul effet d’un défaut d’être, mais bien un ordre ontologique spécifique et autonome, irréductible à l’immobilité31, force est de conclure alors qu’aucun étant ne peut être la source de sa propre mobilité. L’étant qui se meut hérite d’une mobilité qui le précède, s’insère dans un dynamisme dont il n’est pas la source : il ne commence pas le mouvement mais commence dans le mouvement. La mise en œuvre du mouvement repose sur la situation de séparation inhérente à la singularité de l’étant, mais l’énergie que ce mouvement suppose ne peut que renvoyer à la puissance de la nature dans laquelle il s’insère : en ce sens, c’est le sol qui, en et par cet étant, tend à se rejoindre lui-même, à surmonter la scission en son sein. Autrement dit, dès lors que nous ne pouvons pas produire la mobilité mais seulement nous insérer en elle (se mettre en mouvement c’est se mettre dans le mouvement), la mobilité fonctionne comme une sorte de témoin ontologique puisqu’elle ouvre une voie d’accès à la nature véritable de notre sol d’appartenance. Saisi du point de vue de son irréductibilité ontologique, le mouvement des étants révèle la nature véritable du sol : il est la mobilité même, ou encore archi-mobilité. La différence tient alors à ceci que, tandis que les mouvements mondains sont toujours mouvements d’un étant, conséquence de la séparation constitutive de tout étant, le mouvement du sol n’est pas un mouvement dont il est le sujet ; le sol n’est évidemment d’aucune façon en mouvement mais la mobilité comme telle. Encore cette différence entre des mouvements ontiques et un mouvement ontologique doit-elle être approfondie et par conséquent reformulée car, à bien y penser, que peut signifier la mobilité comme telle, autrement dit une mobilité qui ne soit mobilité de rien, d’aucun étant, sinon la puissance même, puissance non pas de se mouvoir — ce qui repousserait le problème au lieu de le 31 C’est évidemment une question de savoir comment ces deux ordres communiquent s’ils sont vraiment irréductibles et si, en vérité, il y a véritablement de l’immobilité, une immobilité pure ou en soi, qui ne soit pas une modalité du mouvement.
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résoudre en adossant cette puissance à un étant — , mais la puissance elle même, en tant que puissance de produire? En une sorte d’inversion fondamentale, la mobilité comme telle ne renvoie pas à un sujet (au sens strictement ontologique) qui en serait la source : elle n’a au contraire de sens que comme source de tout sujet. Saisie à l’état pur, la mobilité ne peut signifier qu’une puissance ontogénétique et, en vérité, comme on le pressent déjà, c’est cette puissance qui, se séparant d’elle-même sous la forme d’étants situés, va donner lieu aux mouvements par lesquels ces étants tentent de rejoindre leur source. Nous retrouvons ainsi, par la voie du témoignage privilégié que constitue la mobilité des étants dont nous sommes partis, les conclusions auxquelles nous avions abouti en approfondissant le statut du sol : celui-ci n’a de réalité que comme puissance productrice des étants et donc comme cette mobilité originaire, celle d’un pur jaillissement, à laquelle puisent nécessairement les étants en mouvement. En parvenant à ce point, nous progressons également dans la compréhension de l’unité de l’appartenance. En effet, la dualité entre le site et le sol sur laquelle reposait le mouvement spatialisant, ou encore l’instauration du lieu, ne se donne plus comme irréductible puisque les étants apparaissent désormais comme procédant d’un sol dont la réalité véritable est celle d’une surpuissance, puisque leur différence peut être reconduite tout entière à la profusion d’une Nature. Dès lors, le mouvement d’avancée de l’étant vers son sol apparaît comme l’envers d’un autre mouvement, ou plutôt d’un mouvement dans un autre sens, mouvement en et par lequel la surpuissance se monnaie en une pluralité d’étants. Plus profond que la dualité du site et du sol, il y a leur identité au sein de la surpuissance ; plus profond que le mouvement spatialisant il y a, comme sa condition cosmologique fondamentale, le jaillissement et la surabondance de la surpuissance. Tout se passe en effet comme si c’était le sol lui-même qui, existant comme puissance ontogénétique, tentait de se rejoindre à travers cela qu’il produit, de revenir à lui dans et par les étants en lesquels il s’est séparé, de convertir la distension en coïncidence. Quoi qu’il en soit et comme nous l’avions pressenti, il suit de là que c’est dans la participation que réside la vérité de l’appartenance et le fondement de son unité. Participer signifie en effet s’insérer dans quelque chose qui se fait, dans un processus en cours dont la consistance même repose sur cette participation. Le participé doit toujours au participant ce que celui-ci lui doit. Comme l’écrit Louis Lavelle, « La participation ne fait pas de nous, comme on pourrait le croire, une simple partie du Tout. Elle n’est pas une participation à un être déjà réalisé dont
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elle nous permettrait pour ainsi dire de nous approprier une part. On ne participe pas à une chose. On ne participe qu’à un acte qui est en train de s’accomplir, mais qui s’accomplit aussi en nous et par nous grâce à une opération originale et qui nous oblige, en assumant notre propre existence, à assumer aussi l’existence du Tout »32. Ainsi, dire que les étants appartiennent au sol, c’est affirmer qu’ils participent à sa puissance ontogénétique, non seulement au sens où celle-ci n’existe pas hors de ses produits et leur doit en ce sens son être, mais surtout parce que le mouvement désirant par lequel l’étant rejoint son sol n’est pensable que parce qu’il s’insère dans l’acte originaire de cette puissance qui est toujours en train de s’accomplir, bref, tire de la Nature l’énergie qui lui permet d’y déployer un lieu en tentant de la rejoindre. Il nous reste cependant à caractériser plus avant cette source qu’est le sol, à mettre au jour la dynamique ontogénétique qui lui est propre. Il s’agit au fond de rien de moins qu’une tentative de répondre cosmologiquement à la question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? » , question qui devient dans ce cadre : « comment y a-t-il quelque chose plutôt que rien? ». Comme nous l’avons vu, ressaisi en son sens le plus originaire, le sol est la puissance dont procèdent tous les étants. En tant que source de tout ce qu’il y a, la source ne saurait posséder la moindre positivité ; condition de l’étant, elle échappe à l’étantité et n’est donc pas au sens où les étants sont. Autant dire que ce à quoi elle donne lieu n’est d’aucune façon préfiguré en elle, que ce soit comme telos, potentialité, possibilité ou puissance au sens aristotélicien. Elle n’est donc pas au sens strict où, afin de donner lieu, elle ne doit rien être de ce à quoi elle donne lieu ; si elle fait vraiment être, l’être qui en procède ne lui appartient pas. C’est en ce sens que, en toute rigueur, la source ne possède pas ce qu’elle donne et, plus encore, à l’instar de l’Un plotinien, ne peut vraiment le donner que dans la mesure où elle ne le possède pas33. Mais cette absence en elle de l’être qu’elle fait être n’épuise pas le sens de cette source car, en tant qu’elle fait être, ce défaut est nécessairement l’envers d’un excès, la lacune ontologique l’autre face d’une surabondance cosmologique et, par conséquent, l’infériorité suréminence. D’autre part, nous l’avons dit, l’œuvre de la source est production du multiple; elle ne peut donner lieu qu’en ouvrant la pluralité des lieux, plus précisément des sites : elle ne peut faire être qu’en produisant de la 32
Louis Lavelle, De l’acte, op. cit., p. 175. Plotin, Ennéades, VI, 7., 17 : « Il n’est pas nécessaire que celui qui donne possède ce qu’il donne, il faut toujours le croire supérieur.». 33
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pluralité. Il ne s’agit ici de rien d’autre que de la question de l’il y a abordée sous l’angle cosmologique, autrement dit de l’origine du monde comme totalité du multiple, ou encore du devenir-monde de la physis. Or, en vertu de l’impossibilité de la précession inhérente à tout véritable surgissement, force est de reconnaître que la source est une et indivisible, pour ainsi dire infiniment comprimée : c’est précisément parce qu’elle ne comporte d’aucune façon le multiple en son sein qu’elle peut le produire. En ce sens, le procès dont il s’agit se résume dans l’avènement d’un multiple ; il est un procès de différenciation : non pas un être qui se différencie mais la différenciation comme être. Néanmoins, force est de reconnaître que si cette source ou cette puissance (entendue en un sens neutre que nous sommes en train de tenter de qualifier) n’est pas au sens de l’étant qu’elle fait être, n’est donc rien de ce à quoi elle donne lieu, elle n’est pas pour autant pur néant. Il ne s’agit d’aucune façon ici d’une création ex-nihilo : dire en effet que les étants sont, c’est reconnaître qu’ils ne peuvent pas ne pas être, que leur être est d’une nature telle qu’il interdit la négation. Le propre du monde dont nous parlons et recherchons la puissance de production sousjacente est qu’il est toujours déjà et que, en ce sens, l’idée de commencement est un non-sens. Dès lors, même si la source ne contient rien de ce à quoi elle donne lieu, elle ne saurait se confondre avec un pur néant, de telle sorte que, en ce sens précis, nous sommes contraints d’admettre une forme de précession métaphysique. Rien d’étant, la source n’est pourtant pas exclue de l’être et, par là-même, pas étrangère non plus à l’étant. La question se précise donc dans les termes suivants : comment l’être toujours déjà là du monde peut-il néanmoins être produit, relever d’une genèse cosmologique? Par conséquent : quel est le mode d’être de cela dont procède tout étant, pour autant qu’il n’est pas rien (pas de création ex-nihilo) sans être un étant (il ne possède pas ce qu’il donne)? Ou encore et enfin, comment penser cette négativité ontique qui n’est pas un néant ontologique? Il n’y a qu’une seule réponse possible : cela dont tout étant procède et qui n’est pourtant pas autre chose ne peut être que l’advenir même de l’étant. Ce qui donne lieu à l’étant sans avoir d’autre lieu que l’étant même ne peut être que le donner lieu comme tel, non pas un être qui produit mais le produire comme être. Ainsi, en comprenant la source comme le surgissement même plutôt que comme ce qui le sous-tendrait, donc comme jaillissement plutôt que comme point de départ, on concilie sa plénitude ontologique avec son inconsistance ontique : cela dont les étants procèdent ne peut être que la profusion même, la surpuissance qui est à l’œuvre dans leur incessant avènement.
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On comprend mieux par là-même en quoi le défaut ontique de la source, loin de signifier le néant, est l’envers d’un excès ontologique : rien de moins que la surabondance qui sous-tend tout étant pour autant qu’il vient à l’être. On l’a compris, la seule manière de concilier la nécessaire nonétance de la source avec la précession qu’implique son être de source est de la penser comme événement, événement qui n’est autre que l’advenir même de l’étant. Au plan de l’Etre, il est en effet impossible de comprendre comment la source peut exister en tant que source et impliquer donc une précession radicale sans être d’aucune façon cela à quoi elle donne lieu, ou encore comment elle peut ne pas être (les étants qu’elle fait naître) sans coïncider avec le néant. Cela ne devient possible qu’en passant du plan de l’être à celui de l’événement, événement qui n’est autre que celui du produire (terme qu’il faudrait en réalité abandonner puisqu’il suppose un producteur et comme une matière première), ou plutôt de l’advenir. En effet, d’un côté, la source n’est rien de ce qu’elle fait être puisqu’elle le fait être mais, de l’autre, elle est quelque chose en tant qu’elle est le faire être comme tel, que son être consiste dans un faire, autre nom de l’événement. Ou encore, d’un côté, elle s’efface ou se perd au profit de ce à quoi elle donne lieu et, en ce sens, n’est rien (d’étant), mais, de l’autre, elle a pour réalité cet effacement, cette perte ou cette déhiscence mêmes, en quoi elle n’est pas néant. Tout au contraire, soutenant sans cesse l’étant en le faisant advenir, son défaut ontique est bien l’envers d’un excès métaphysique (plutôt qu’ontologique) : elle est profusion absolue et suréminence. C’est dans cette événementialité que se fonde la négativité singulière que nous avons rencontrée : ce rien d’étant n’est pas un néant car il est l’événement d’une sortie ou d’une perte ; non pas la négation d’un être mais l’être comme négation, comme cette négation active qu’est l’advenue même de l’étant. Cette perte, cette « déchirure première »34 n’est perte de rien : elle est plutôt l’incessante avancée, la déhiscence fondamentale qui dessinent sans cesse en creux, comme la forme convenant au jaillissement, l’être de la source. L’être de la source, c’est la sortie même en tant que stabilisée ou encore éternelle. En effet, il est temps d’ajouter que cet événement de l’advenir — dont la négativité ontique est l’autre face d’un excès métaphysique, d’une surabondance — en tant qu’il est sous-jacent à l’étant ou co-présent à son étantité, n’arrive pas une seule fois et une fois pour toutes, comme si le dépôt de l’étant en abolissait définitivement la source : ce serait 34
La formule est de Jeanne Hersch.
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retomber dans une théorie cosmologique de la création. En effet, l’avènement dont il s’agit ne désigne pas la simple apparition de quelque chose là où il n’y avait rien mais une certaine « réalité », radicalement non ontique mais pas pour autant métaphysiquement nulle, celle d’un jaillissement, d’un débordement, d’une profusion qui, en tant que jaillissement de tout ce qui peut être, est transi de puissance. Il ne s’agit donc pas seulement de ressaisir l’avènement à partir des êtres auxquels il donne lieu mais bien de comprendre l’avènement comme être. Autrement dit, cette déhiscence ou cette déchirure originaire est en même temps puissance et, pour autant qu’elle donne lieu à tout étant possible, surpuissance. Bref, d’un côté, la source fait être les étants et, en ce sens, s’abolit à leur profit, mais, de l’autre, elle possède la puissance de les faire être, si bien qu’il faut reconnaître que cette déchirure ou cette abolition ont une consistance propre. Tout se passe donc comme si la source puisait sans cesse en elle la force de se nier ou de se perdre, comme si la présence de l’étant était toujours l’envers de cette puissance d’auto-négation. Autant dire que l’avènement de l’étant est conservé dans et par ce qu’il fait advenir et c’est en quoi il n’est pas seulement apparition de l’étant mais source productrice, non pas nihil mais surpuissance. Cet événement est donc aussi éternel que l’est l’étant et on comprend mieux alors comment le monde, bien que toujours déjà là, peut néanmoins relever d’une genèse cosmologique et permettre la remontée vers une nature. Car il ne s’agit de rien d’autre que de ce qui sous-tend nécessairement le déjà-là en tant que multiplicité sans cesse mouvante et renouvelée, à savoir le jaillissement incessant de l’étant : l’événement est pour ainsi dire l’être ou plutôt le nom d’un jaillissement. Co-présent à tout étant et aussi immémorial que le monde, cet événement auquel la source nous a conduits est un archi-événement : l’avènement de l’étant en tant qu’étant et, dès lors, l’autre nom de l’Etre dans une cosmologie phénoménologique. Dire des étants qu’ils sont revient désormais à affirmer qu’ils procèdent d’un archi-événement renvoyant à une puissance d’avènement, ou encore qu’ils sont leur propre jaillissement. Dès lors, à la différence ontico-ontologique, singulièrement abstraite, il faudrait substituer une différence cosmologique comme in-différence de la puissance d’avènement et de l’étant qu’elle dépose. En effet et enfin, dire que cette puissance est surpuissance, que le jaillissement ne retombe pas en-dehors de lui-même, que la source ne s’abolit donc pas au profit de l’étant mais le retient au contraire en elle, c’est tout autant affirmer que l’étant la retient en lui, qu’il ne se détache pas de son propre jaillissement, bref garde en quelque manière en lui la puissance
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dont il provient. Mais dans la mesure où l’étant conserve en lui quelque chose de sa provenance et ne retombe jamais hors de sa source, où son étantité demeure aussi celle de la puissance qui affleure en lui, il n’est jamais achevé et donc jamais pleinement étant. Affirmer que la source perdure dans l’étant c’est tout autant reconnaître que celui-ci demeure enveloppé dans sa source. Telle est la raison pour laquelle nous parlons d’in-différence : en vérité, il n’y a en toute rigueur ni la surpuissance ni l’étant qu’elle dépose tout en le retenant mais le jaillissement même — autre nom de l’il y a ressaisi selon son sens dynamique (es gibt) — dont la source puissancielle et l’étant fini sont déjà des moments abstraits. On soupçonne déjà que l’événement de la topophanie, dont les mouvements vivants ne sont qu’une modalité parmi d’autres, devra être rapporté à cet archi-événement, dont il apparaîtra pour ainsi dire comme l’envers. Nous sommes maintenant en mesure de qualifier plus avant cet archi-événement auquel nous a conduits l’exploration du sol. Il faut en effet se souvenir du fait qu’il est l’événement d’une mondification, au sens de la production ou de l’avènement d’une multiplicité d’étants, plus précisément de la multiplicité comme source de l’étantité de l’étant. Il est donc passage de l’un au multiple, de l’indivisible à l’infinie division sous la forme de la dispersion ontique, étant désormais acquis que le passage ne s’abolit pas dans ce qu’il dépose et que la multiplicité est donc retenue en amont d’elle-même, au sein de son propre avènement. C’est la raison pour laquelle nous choisissons de caractériser cet archi-événement comme déflagration. Tel est bien le sens d’être ultime du sol : celui d’une déflagration métaphysique. Mais il convient d’ajouter aussitôt qu’en tant qu’archi-événement, cette déflagration est aussi éternelle que l’étant demeure immobile dans son archi-mobilité, stable dans son instabilité constitutive. Telle est la manière dont il faut se représenter le sol originaire, c’est-à-dire le moment physique (au sens de la physis) du monde : une explosion première, qui n’est l’explosion de rien mais plutôt l’être comme explosion (et donc événement plutôt qu’être), qui ne s’accomplit que sous la forme d’une dispersion d’éclats, d’une multiplicité d’étants, et qui, en tant qu’originaire, est pour ainsi dire arrêtée, figée en son débordement même. Si elle passe tout entière dans ses éclats, puisqu’elle n’est en vérité rien d’autre, ces étants retiennent en eux quelque chose de sa puissance originaire. Ce point est en vérité capital car c’est de cette puissance que l’étant tirera sa mobilité ; c’est de cet archi-mouvement, en quoi consiste finalement l’événement de la
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déflagration, dont son avancée sera la trace ou l’envers35. Dire que la déflagration est éternelle comme archi-événement, c’est dire qu’elle est arrêtée, stable dans son instabilité ; mais affirmer qu’elle est arrêtée c’est reconnaître que l’étant conserve en lui la puissance de la déflagration au sein de laquelle il demeure retenu. En tant qu’il est son être projeté par la déflagration, l’étant maintient dans son sillage la puissance qui le projette. Nous retrouvons ici, sur des bases qui sont très éloignées des siennes, un certain registre métaphorique utilisé par Merleau-Ponty, qui prend par là un nouveau relief. Il semble bien en effet que, sous la contrainte d’une phénoménologie du visible, c’est bien vers ce type de cosmologie qu’il s’acheminait. En effet, cet originaire qu’est la chair n’a pas d’autre positivité que celle consistant à se phénoménaliser. L’Etre ne se préserve en son opacité constitutive qu’en se faisant sensible et c’est pourquoi, comme il le dit à plusieurs reprises, « l’originaire éclate » et, faudrait-il ajouter, est son propre éclatement. Ceci débouche sur ce qu’il nommera une seule fois une « cosmologie du visible » : « il n’y a plus pour moi de question des origines, ni de limites, ni de séries d’événements allant vers une cause première, mais un seul éclatement d’être qui est à jamais »36. Cet éclatement d’être signifie sans doute que l’être même en son sens le plus originaire, que nous avons ressaisi sous le concept de sol et lui de chair, est l’événement d’un éclatement comme avènement du visible en sa multiplicité et sa richesse. L’intuition affleure dans L’Œil et l’esprit, où la profondeur, dont Merleau-Ponty nous dit que c’est ce que Cézanne a toujours cherché, est caractérisée comme «déflagration de l’être »37. Or, comme nous l’avons rappelé plus haut, la profondeur est précisément la manière propre dont le sol se phénoménalise comme tel, affleure au sein des étants : en cela, elle peut bien apparaître comme l’envers phénoménal de cette déflagration. Mais l’important ici est de comprendre que cette déflagration ne s’abolit jamais au profit de ce qu’elle dépose et perdure par là-même dans les éclats qui la nient. Comme 35 Nous sommes donc conduits à identifier purement et simplement, à travers ce concept de déflagration, l’archi-mouvement et l’archi-événement que nous avions jusqu’ici distingués et dont la différence était même au centre de nos ouvrages précédents. C’est donc le dualisme résiduel inhérent à cette distinction, qui débouchait notamment sur la différence irréductible entre vivant et non-vivant, que nous pensons avoir définitivment surmonté. Voir Dynamique de la manifestation. 36 V.I., p. 318. 37 Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, op. cit., p. 65.
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l’écrit encore Merleau-Ponty, exactement à la même période : « l’absolu du ‘sensible’, c’est cette explosion stabilisée, i.e. comportant retour »38. Ces derniers mots sont particulièrement importants et nous aurons bientôt à y revenir. C’est cet éclatement d’être qui est à jamais ou cette explosion stabilisée qui permet de comprendre les notes les plus radicales et les plus fécondes sur la chair ; et il est donc d’autant plus regrettable que Merleau-Ponty ne parvienne pas à surmonter l’équivocité de ce concept. Ainsi, notamment, cette idée d’une déhiscence originaire qui, à la fois, a toujours déjà eu lieu et ne cesse pourtant de se produire — dès lors que la déchirure ne devient jamais séparation — permet de comprendre le nouveau statut de la temporalité et sa subordination à un espace originaire, qui est l’autre nom de la chair. En effet, ressaisir la chair comme explosion stabilisée revient à « trouver dans le présent, la chair du monde (et non dans le passé) un ‘toujours neuf’ et ‘toujours le même’ »39. Dans la mesure où la déflagration perdure, où cet événement dessine le lieu de l’originaire, force est de conclure que toute expérience et tout présent, en leur nouveauté même, ne sont que des éclats de cette déflagration, renvoyant à une même origine et la figurant en leur différence même ; indistinctement mêmes et autres, autres parce que mêmes et mêmes parce que autres. En une sorte de clignotement fondamental, le présent reconduit à la déflagration qui en est la source mais la déflagration ramène au présent pour autant qu’elle n’est rien d’autre que ses effets. C’est pourquoi la nouveauté constitutive du présent est en même temps absolue non-nouveauté, figure de l’éternel éclatement auquel elle reconduit toujours. Mais c’est là reconnaître que la temporalité est comme par avance contenue dans un événement originaire qui en détient à jamais la possibilité. Cet événement, celui de la déflagration, est celui d’un toujours déjà là qui dessine quelque chose comme une spatialité originaire, spatialité plus profonde que la temporalité et dont celle n’est dès lors qu’une modalité : « unique Espace qui sépare et qui réunit, qui soutient toute cohésion (et même celle du passé et de l’avenir, puisqu’elle ne serait pas s’ils n’étaient parties au même Espace) »40. Par-delà les incessants éclats, il y a la stabilité de l’explosion qui les sous-tend ; plus profond que leur incessante altérité, il y a ce Même, mais qui n’est lui-même que par la multiplicité qu’il projette. 38 39 40
V.I., p. 321. V.I., p. 320. Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, op. cit., p. 84.
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Nous retiendrons donc le concept de déflagration pour nommer la dimension archi-événementiale de cette source qu’est le sol, pour autant qu’elle donne lieu à tout ce qui est sans le posséder d’aucune façon, sans la moindre précession. Mais, bien entendu, cette déflagration est éternelle, ou plutôt elle est l’éternité même dans la mesure où elle est le véritable nom de l’Etre : elle est ce qui ne cesse d’avoir lieu — ce qui signifie, à la lettre, qu’elle constitue un espace originaire, le sens le plus originaire de l’espace —, la profusion substantielle à laquelle tout étant doit son étantité. Cependant, un certain nombre de précisions, indispensables pour la suite, doivent être apportées. Il convient tout d’abord de revenir sur le statut du multiple dont cette déflagration est la source. Soulignons, en premier lieu, qu’en parlant de déflagration nous nous confrontons au mystère même de la multiplicité, de l’incompréhensible passage de l’un au multiple. La déflagration est précisément le nom de ce passage : un absolument un qui n’existe qu’en se multipliant ; une puissance, comme telle indivisible, qui se fait multiple en se dispersant. Parler de déflagration revient donc à souligner que, plus profond que l’un et le multiple, il y a la multiplication, l’incessante ouverture archi-événementiale de l’Un en lui-même. Néanmoins, cette multiplication doit être ressaisie à deux niveaux, certes indissociables mais irréductibles l’un à l’autre. Il y a bien d’abord l’écartement ou la dispersion inhérents à la déflagration ; comme nous l’avons dit, celle-ci est spatialisation originaire comme production d’un disparate. C’est à cette dispersion que renvoie d’abord la pluralité des sites, plus précisément leur possibilité même. Mais ce multiple pur se multiplie pour ainsi dire en lui-même dans la mesure où les sites ne sont pas vides mais renvoient à des étants individués et donc différents : il n’y a pas seulement de la multiplicité numérique (le nombre renvoyant toujours, comme Bergson l’a vu, à cette extériorité première qu’est l’espace), mais aussi de la multiplicité qualitative, de la différence. Or à quoi cette différence peut-elle renvoyer sinon à ce que l’on pourrait nommer la gradation inhérente à la déflagration, gradation qui veut que l’explosion dépose des éclats à des distances différentes de son cœur? Autrement dit, la déflagration est toujours une gerbe ontologique, les étants qu’elle sépare sont inégalement éloignés de leur source, de telle sorte que la déflagration est naissance de différences dans la différence41. En d’autres termes, non seulement la 41 Rappelons que, dans L’évolution créatrice, Bergson compare l’évolution à l’éclatement d’un obus et réfère la dispersion inhérente à cet éclatement non seulement à la résistance de la matière mais à l’explosion comme telle. Autrement dit, c’est la vie qui
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déflagration produit du multiple mais elle se multiplie ou se différencie en elle-même, se projette plus ou moins loin d’elle-même, bref diffère différemment d’elle-même : de cette différenciation interne, qui vient pour ainsi dire qualifier le multiple pur en rendant les sites différemment habités, naît l’individuation de l’étant. Dès lors, dire que les étants diffèrent les uns des autres, ce n’est pas seulement reconnaître qu’ils sont extérieurs les uns aux autres ; c’est aussi affirmer qu’ils diffèrent à proportion de leur degré d’inscription dans la déflagration, de leur éloignement de l’origine. Le disparate n’est donc pas seulement mathématique mais ontologique : le site n’est pas vide mais occupé par un étant déterminé. On a ici affaire à une contingence pure et originaire, ou plutôt à la contingence même comme source des différences, contingence dont la déflagration est pour ainsi dire le substrat événemential. Il ne serait dès lors pas interdit de dire que ce que nous nommons déflagration est l’événement même de la contingence et, par conséquent, la contingence de la contingence : la contingence comme fait de la différence au sein de l’il y a renvoie elle-même à la contingence absolue d’un avènement, à la contingence de l’avènement (de la déflagration) comme absolu. En parlant de déflagration, nous signifions que ces éclats que sont les étants demeurent retenus dans leur propre avènement, enveloppés dans la surpuissance de l’explosion : ils ne retombent jamais hors de leur source, demeurent toujours maintenus en elle pour autant qu’ils sont au fond leur propre surgissement. Mais il s’ensuit alors que, demeurant inséparés, ils conservent toujours en eux quelque chose de la surpuissance de l’événement qui leur a donné lieu : naissant de la déflagration, toujours et éternellement inscrits en elle, l’écho de cet archi-événement les transit encore. Cet écho ne peut être que leur propre puissance de se mouvoir, leur mobilité, qui apparaît alors comme le prolongement inertial de la surpuissance originaire; si les étants, enfants d’une déhiscence première, n’éclatent pas, ils sont néanmoins traversés par le souffle de l’explosion : projetés par celle-ci, ils poursuivent sur leur lancée ; ils retombent hors de l’archi-événement mais ne sont jamais complètement « refroidis ». Ainsi se clarifie le rapport des étants au mouvement : dire en effet qu’ils conservent quelque chose de la déflagration qui les a fait naître, c’est reconnaître que sa surpuissance perdure en eux sous la forme de la mobilité, et c’est en vertu de cette mobilité héritée, porte en elle les causes profondes de la division car « la vie est tendance, et l’essence d’une tendance est de se développer en forme de gerbe, créant, par le seul fait de sa croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera son élan » (p. 100).
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trace de la surpuissance en eux, qu’ils peuvent effectivement se mouvoir. C’est en ce sens exact que les étants en mouvement sont insérés dans un mouvement qu’ils ne peuvent avoir fait naître : se mouvoir signifie pour eux mettre en œuvre, en quelque sorte actualiser une puissance de se mouvoir qui est le résidu ou l’écho de cette archi-mobilité, l’autre nom de la surpuissance de la déflagration. Or, d’autre part, dans la mesure où, comme nous venons de le souligner, les différences entre les étants renvoient à leur degré d’inscription dans la déflagration, c’est-à-dire à leur degré d’éloignement de l’origine, il faut en conclure que ces différences s’exprimeront en termes dynamiques, en termes de puissance ou de mobilité. Un étant sera d’autant plus capable de se mouvoir qu’il sera inscrit dans la mobilité, c’est-à-dire inséparé de la surpuissance originaire. Autant dire donc que la mobilité spécifique qui est celle des vivants exprime toujours leur proximité vis-à-vis du foyer originaire, leur degré d’insertion dans la déflagration. A l’inverse, l’immobilité relative de la pierre, qui semble renvoyer à une profonde inscription dans le sol, exprime en réalité un éloignement de l’éclatement originaire : elle est un éclat presque refroidi, la déflagration sur le point de tomber hors d’ellemême, le point où l’inséparation se fait séparation. Si l’on prolonge alors la courbe, on est conduit à affirmer que la différence humaine, pour autant qu’elle s’atteste dans un surcroît de mobilité (homo viator), loin de signaler un éloignement du sol, manifeste au contraire une proximité radicale à la déflagration originaire, c’est-à-dire à la nature. La puissance de déploiement propre aux sujets, qui semble attester de leur distance vis-à-vis du sol, recouvre en réalité une proximité puisque le sol est surpuissance. À bien y penser, c’est là une manière de donner un sens et un contenu à l’idée, aussi ancienne que puissante, selon laquelle tout rapport de connaissance suppose un rapport d’être. En effet, si l’homme a ceci de propre qu’il peut connaître son propre sol, ou plutôt s’en approcher sous la forme de la connaissance, ce ne peut être que parce qu’il lui appartient profondément, n’en est que très partiellement séparé. Telle est exactement l’évidence que la cosmologie que nous esquissons ici cherche à fonder. Mais il faut aussitôt ajouter, si l’on ne veut pas rapporter l’homme à une différence irréductible et l’extraire ainsi de l’univocité, que la converse est tout aussi vraie. Tout rapport d’être enveloppe un rapport de connaissance, ce qui revient à dire que tout étant phénoménalise le monde (le sol) à sa façon dès l’instant où il lui appartient, où il y est inscrit en quelque manière. Cependant et contrairement à ce que l’on serait enclin à affirmer de prime abord, les étants qui ne phénoménalisent le monde que très faiblement, telle la pierre, sont peu profondément
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inscrits en lui, demeurent pour ainsi dire à sa surface. Il s’agit seulement de comprendre que l’inscription ontologique dont il s’agit ici (en être, être dans le sol) a pour sens le degré d’appartenance à la déflagration et donc un degré de puissance de se mouvoir. Mais il faut franchir un dernier pas. Dans la mesure où, comme nous l’avons montré, l’éclat demeure retenu dans la déflagration, l’étant inscrit dans son avènement puissanciel, il n’est jamais séparé de sa source, demeure inséré en elle. En d’autres termes, l’étant appartient toujours à l’archi-événement et, dans cette mesure, n’est jamais déposé sous la forme d’un pur étant : il est non seulement en voie d’individuation mais en voie d’ontification, demeurant pour ainsi dire toujours à cheval sur l’événemential et l’ontique, distinct de la déflagration mais pas hors d’elle. Parler de déflagration, c’est finalement se donner les moyens de comprendre que l’étant peut être distinct de l’origine au sein de l’origine, que l’origine peut se distinguer d’elle-même au sein d’elle-même ; elle n’est rien d’autre au fond que l’événement de cette séparation interne, de cette sortie de soi au sein de soi, de cette déchirure originaire. Il s’ensuit non seulement que l’étant a toujours la puissance de revenir à sa source puisqu’il n’en a jamais été séparé, mais que la mise en œuvre de la puissance dont il hérite ne peut pas être autre, ne peut s’engager dans une autre direction. En effet, dès lors que l’étant demeure inscrit dans l’origine, le mouvement qui procède de cette inscription est nécessairement une avancée vers elle, exploration de cette proximité première. Un mouvement dans l’origine, procédant d’un étant qui n’est pas tombé hors de la déflagration, ne peut être qu’un mouvement vers l’origine. Affirmer donc que l’étant lui appartient activement, autrement dit hérite de son activité en lui appartenant, c’est reconnaître que son activité ne peut être que celle d’une appartenance, c’est-à-dire d’un retour à l’origine, retour qui est possible parce que l’exil n’est jamais que partiel. La condition de la mobilité, à savoir l’appartenance à la déflagration, en constitue en même temps le contenu et le terme, à savoir une exploration de cette appartenance, une tentative de coïncidence avec la source première. On a affaire ici à un mouvement originaire, l’événement de la déflagration, qui s’inverse en lui-même : la direction centrifuge de l’explosion devient orientation centripète des étants issus de celle-ci. Ils prolongent la mobilité dont ils héritent en remontant à leur source ; leur passivité par rapport à la déflagration dont ils sont les fruits est tout autant activité de retour à elle. Bref, demeurer inscrits dans la déflagration signifie pour eux hériter d’une mobilité qui ne peut être que
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vectorisée par cette inscription. En un mot, tout mouvement est mouvement de réconciliation, quête ontologique. Tel est à nos yeux le sens véritable de ces quelques mots que Merleau-Ponty ajoute à propos de cette « explosion stabilisée » qu’est « l’absolu du sensible »: « i.e. comportant retour ». Cela signifie que si l’explosion est stabilisée et ne cesse donc d’exploser, les étants sensibles, éclats de l’explosion, ne se séparent jamais de la déflagration, sont traversés par sa puissance, ou plutôt sont cette puissance même partiellement réalisée ou ontifiée et, dans cette mesure, reviennent sans cesse à elle, mettent à profit la puissance dont ils héritent pour rejoindre l’origine, recoudre la déchirure. Mais il faut comprendre qu’il ne s’agit pas là de deux mouvements véritablement distincts. L’étant n’attend pas en quelque sorte de retomber pour se tourner après coup vers son origine : sa retombée est remontée, le mouvement centrifuge de la déflagration en lui est identiquement mouvement centripète de lui vers la déflagration, la surpuissance de l’explosion ontologique s’involue en approche de l’origine. Mutatis mutandis, il en est ici comme du rapport de la conversion à la procession : la naissance de l’hypostase est en même temps sa remontée vers l’Un, la distension processionnelle a pour envers une tension de l’intelligence vers sa source. Il s’agit là sans doute d’un peu plus que d’une analogie. Il est en tout cas significatif à nos yeux que Mikel Dufrenne, de manière pour ainsi dire spontanée, effectue le rapprochement lorsqu’il évoque la théorie merleau-pontienne de la chair dans sa version ontologique finale : « Merleau-Ponty revient inlassablement sur cet éclatement de l’originaire, comme Plotin sur la procession »42. Cette analyse nous permet d’ores et déjà de donner un sens cosmologique aux distinctions au sein de l’appartenance par lesquelles nous avons commencé. Nous avons distingué le site du sol pour souligner cependant aussitôt que celui-là n’était pas séparé du sol, qu’il renvoyait nécessairement à des différences au sein du sol puisque celui-ci est un omni-englobant absolu : l’appartenance topologique est comme un moment de l’appartenance ontologique. Or, on comprend mieux le sens de cette différence dans l’identité à la lumière de notre cosmologie de la déflagration. Le rapport du site au sol renvoie à celui de l’éclat à la déflagration, ou plutôt possède en lui sa vérité. Le site appartient au sol comme le multiple à l’archi-événement de la déflagration, ce qui permet de com42
Mikel Dufrenne, L’Inventaire des a priori, op. cit., p. 239.
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prendre que, s’il ne coïncide pas avec lui puisqu’il en procède, il ne saurait néanmoins être autre. Le site est retenu dans le sol, qu’en quelque sorte il modalise, dans la mesure exacte où, au sein de l’explosion stabilisée, l’étant demeure dans le sillage de l’explosion et, en vérité, est ce sillage même. D’autre part et surtout, cette cosmologie nous éclaire sur cela qui vient réduire la tension entre site et sol, qui n’est autre que l’intentionnalité comme déploiement d’un lieu. En effet, pour les raisons que nous venons d’établir, la déflagration originaire perdure dans ses éclats sous la forme d’une mobilité qui ne peut que repasser sur le pointillé de l’éclatement originaire, remonter vers sa source : le mouvement vivant est exactement le point où la puissance dispersive de l’archiévénement se fait force centripète, où la vie comme puissance de l’origine devient dynamique phénoménalisante. De là la possibilité et, en vérité, la nécessité pour tout étant de tendre de son site vers son sol, autrement dit de désirer ; son mouvement se déploie entre deux immobilités, dont l’une renvoie à l’éclat, retombée de l’explosion et l’autre à la stabilité et l’éternité de celle-ci. En ce sens, l’intentionnalité par laquelle l’étant ouvre un lieu depuis son site, ou encore phénoménalise en spatialisant, n’est que la version phénoménologique d’une situation cosmologique première, celle d’une inscription et d’un retour de l’étant en voie d’ontification vers son origine explosive. L’étant ne peut rien faire d’autre que s’avancer vers son sol au sein de son sol dès lors que la puissance dont il hérite de l’origine a nécessairement pour contenu la quête de cette origine. L’intentionnalité est donc l’envers centripète du mouvement centrifuge de la déflagration, la manière dont se réalise et se manifeste l’appartenance dynamique à l’événement originaire. Le lieu est ce qui vient recoudre la déchirure cosmologique ; il est la présentation phénoménologique de la continuité ontologique nécessairement sous-jacente à la séparation. Il nous faut donc enfin revenir à ce plan phénoménologique à partir de la cosmologie pour tenter de rendre compte des lieux et, plus particulièrement, de ce monde qui est le nôtre à partir de la tension constitutive de l’archi-événement.
Chapitre 4 LA GENÈSE DES MONDES
On s’en souvient, la critique que nous avons adressée à la théorie merleau-pontienne de la chair, critique menée à la lumière de ses propres exigences, nous a conduits à affirmer qu’une théorie conséquente de la chair devait montrer comment, sous le même rapport, le corps, en tant que sensible, se distingue du monde et s’inscrit néanmoins profondément en lui en tant que corps, ou encore comment cette chair mienne conjoint l’équivocité et l’univocité puisqu’elle doit être à la fois radicalement du monde et cela par quoi le monde apparaît. Dès lors et contrairement à ce que Merleau-Ponty affirme, que cette chair soit mienne, c’est-à-dire sentante, ne signifie d’aucune manière qu’elle se distingue de la chair du monde : c’est au contraire en tant que chair du monde, en tant par conséquent qu’elle lui appartient radicalement, qu’elle est mienne. En ce point donc, l’entrer en soi coïncide avec le sortir de soi, l’immersion de la chair dans le monde non seulement ne compromet pas mais fonde son existence comme chair proprement dite, chair vivante et sensible. Pour le dire autrement, la chair ontologique, au sens de l’appartenance à un monde, est, en toute rigueur, l’envers de la chair ontique comme épreuve du corps propre ou expérience incarnée. Ainsi, selon un mouvement qui va à l’encontre de toute la tradition dualiste ou postdualiste, l’appartenance est la condition même de l’ipséité, l’inscription ontologique dans le monde la condition de la phénoménalisation, bref le rapport d’être ce qui sous-tend toujours le rapport de connaissance. Soulignons que c’est seulement à la condition d’en venir à ce plan, qui est celui de l’appartenance, que la question classique de l’union de l’âme et du corps peut être résolue, c’est-à-dire en réalité dépassée. Si vraiment la chair est univoque, si elle est rigoureusement la même comme chair mienne et chair du monde, de telle sorte que la phénoménalisation est toujours l’autre face d’une inscription, alors dire que j’ai une conscience équivaut strictement à dire que j’ai un corps et inversement. Cela que l’on nomme conscience et corps sont désormais comme les deux noms déjà abstraits d’une situation ontologique fondamentale dans laquelle le mouvement d’insertion dans le monde coïncide exactement avec le
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mouvement, dont la direction est opposée, de retrait vis-à-vis du monde. En d’autres termes, conscience et corps sont deux hypostases obtenues par immobilisation de ce que nous avons nommé itération fondamentale : tout pas dans le monde est un pas vers le monde mais c’est en vérité le même pas, de sorte que la distinction de ces deux entités est déjà une abstraction. Cependant, dans la perspective qui est la nôtre, consistant à distinguer les étants du point de vue de leur mode d’appartenance, cette position fondamentale débouche sur une forme de gradualité. En effet, si vraiment l’ipséité est l’envers immédiat de l’appartenance, il faut en conclure que celle-ci se mesurera à celle-là, que tel étant sera donc d’autant plus en mesure de faire paraître le monde, de le phénoménaliser qu’il lui appartiendra : c’est désormais la profondeur de l’inscription dans le monde qui mesurera la puissance phénoménalisante. Ainsi, pour ce qui concerne les sujets que nous sommes, l’aptitude que nous avons à faire paraître le monde comme tel ne renvoie pas à une situation d’exception, celle d’une extériorité radicale au monde, comme le voulait Husserl par exemple (qui parlait d’un abîme de sens entre conscience et réalité) mais, tout au contraire, à une appartenance radicale à lui : c’est parce que ce que nous nommons conscience est du monde en un sens plus radical que d’autres étants, qu’elle est précisément conscience, à savoir aptitude à le faire paraître. Ainsi, en toute cohérence, appartenance ontologique et appartenance phénoménologique varient ensemble : l’ampleur du lieu est strictement corrélative de la profondeur de l’inscription dans le monde. C’est pourquoi, à l’inverse, l’inaptitude relative de la pierre à déployer un lieu est l’indication de cette appartenance sans profondeur ontologique qu’est la simple occupation d’une place. Telle est donc la corrélation à laquelle nous aboutissons, corrélation qui est comme le nouveau visage de l’a priori universel de corrélation, pour ainsi dire démultiplié car validé pour tout étant : autant d’appartenance, autant de phénoménalité; autant de continuité ontologique, autant d’ipséité. Tout notre propos vise à fonder sur des bases solides une telle affirmation. Or, et c’est ce qu’il nous faut enfin montrer, le scénario cosmologique auquel nous venons d’aboutir nous fournit précisément une telle base. Comme nous l’avons souligné au seuil de notre troisième chapitre, la question n’est autre que celle de l’origine de la phénoménalité, ou encore, pour le dire dans notre vocabulaire, du passage du site au lieu. Comment en effet l’appartenance de l’étant au sol par la médiation du site permet-elle le déploiement d’un lieu? Mais on peut désormais reformuler cette question dans le cadre cosmologique de la manière suivante :
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comment la déflagration originaire peut-elle donner lieu à des étants qui reviennent à elle sur le mode de la phénoménalisation, ou encore de la spatialisation? Nous avons en effet montré que, en tant que l’explosion originaire était stabilisée, les éclats en lesquels elle consistait (en quoi l’archi-événement accédait à une forme de consistance), loin de retomber hors d’elle, conservaient quelque chose de la surpuissance originaire sous la forme d’une mobilité qui ne pouvait avoir pour direction que sa source même. Toute la question est alors de comprendre en quoi cette mobilité en quelque sorte résiduelle est phénoménalisante, autrement dit donne lieu à des lieux qui sont autant de mondes — ce que l’on nomme le monde proprement dit n’étant rien d’autre alors que le lieu déployé par l’étant que nous sommes, le corrélat de notre mobilité propre. C’est bien la question de la genèse cosmologique du phénomène qui est ici soulevée, pour ainsi dire dans sa crudité : comment cet événement originaire qu’est la déflagration peut-il se muer en surgissement de l’apparaître? Comment les moments disparates issus de la déflagration peuvent-ils ouvrir un lieu et par-là même devenir en quelque façon des sujets? Cette question comporte en réalité deux dimensions : l’une qui porte sur le statut propre de la phénoménalité, l’autre qui concerne son origine proprement dite. Pour le dire positivement, il nous faut montrer que le principe de la phénoménalisation consiste dans l’unité et que cette unité est précisément la manière dont les étants issus de l’archi-événement remontent vers leur source. Pour ce qui est de la première étape de la démonstration, c’est dans la phénoménologie a-subjective de Jan Patočka que nous trouvons une conception de la phénoménalité, aussi originale que puissante, qui peut s’inscrire dans le cadre cosmologique que nous avons tenté de mettre en place. Cette conception a ceci de singulier qu’elle délie la phénoménalité de la référence à un sujet constituant, comme c’est le cas dans la version orthodoxe de la phénoménologie, ce que recueille l’expression de phénoménologie a-subjective : il ne faut pas y lire l’abandon de tout sujet mais l’indication d’une conception non subjectiviste de la phénoménalité, conception pour laquelle le sujet aura donc un statut dérivé. En effet, Patočka reproche à Husserl une forme d’inconséquence, qui consiste à ne pas respecter le statut véritable, plus précisément l’autonomie du champ phénoménal dégagé par l’épochè phénoménologique. L’épochè permet de remonter du monde, ressaisi par l’attitude naturelle comme existant, reposant en lui-même, au phénomène du monde, autrement dit au monde en son apparaître. Cela signifie qu’il n’y a rien de plus dans le monde que son apparaître — en quoi la thèse d’existence s’avère n’être
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rien pour le monde, rien de plus que le corrélat de l’occultation de la phénoménalité propre du monde — que l’être-monde du monde repose dans et sur cet apparaître. Mais encore ne faut-il pas autonomiser cet apparaître par rapport au monde dont il est l’apparaître ; cet apparaître est apparaître du monde, de part en part ostension du monde, ou encore auto-effacement au profit de l’étant, si bien que cet apparaître n’a pas d’autre consistance que celle du monde qui s’offre en lui. Si donc, d’un côté, l’épochè permet de remonter du monde à son phénomène, ce phénomène, en tant qu’ostension du monde, demeure de part en part transcendant et ne saurait donc sans contradiction être rapporté à une sphère d’immanence. Par exemple, les aspects sensibles en et par lesquels les choses perçues se donnent, aspects qui délimitent son plan de phénoménalité propre, demeurent des « moments médiateurs » transcendants, tout aussi transcendants que celles-ci et donc d’aucune façon des vécus immanents à une conscience. Si la transcendance de la chose repose sur cette phénoménalité sensible, il faut en conclure que cette phénoménalité est située du côté de cela qu’elle phénoménalise, c’est-à-dire du côté de la transcendance, de telle sorte que la distinction pertinente ne passe pas entre l’objet et des vécus sensibles immanents mais entre la transcendance objective et la transcendance subjective, par quoi il faut entendre les aspects de l’objet qui sont corrélatifs de possibilités de notre être et, par conséquent, les reflètent. C’est précisément cette autonomie du champ phénoménal — qui veut que le monde repose dans son phénomène, phénomène qui repose à son tour sur le monde pour autant qu’il en est de part en part l’ostension — que Husserl ne parvient pas à respecter. En effet, passant pour ainsi dire à côté de cet auto-effacement, il se voit contraint d’étayer ce champ phénoménal sur un étant réel, la conscience, sur laquelle va reposer désormais toute la charge de l’apparaître. Coupés de leur fonction ostensive, les moments médiateurs vont être situés dans la conscience sous forme de vécus immanents (data hylétiques) : ne pouvant être adossés au versant objectif au titre de l’élément même de son apparaître, ils vont nécessairement être versés au compte de la subjectivité, de sorte qu’une disjonction va s’opérer entre l’apparaissant et le fondement subjectif de son apparition. On assiste donc à un déplacement de sens du subjectif : alors qu’il signifiait d’abord (dans le strict cadre de l’épochè) les moments médiateurs transcendants réfléchissant nos possibilités propres (au sens où on dit que l’éclairage ou la couleur de cet objet sont subjectifs parce que corrélatifs de ma position dans l’espace), il va en venir à désigner une sphère d’être spécifique, celle de la conscience : il ne
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renverra plus à l’ostension même du transcendant mais au contenu immanent de la subjectivité. Par suite, alors que le subjectif se confondait avec le phénoménal comme plan des moments médiateurs, « le subjectif comme vécu est maintenant distingué du phénoménal qui apparaît dans le vécu »43. C’est cette scission entre le phénoménal et le vécu, scission qui procède de l’incapacité à saisir l’apparition à même l’apparaissant, qui conduit au dépassement de l’épochè vers la réduction, réduction qui signifie exactement la reconduction du champ phénoménal libéré par cette épochè à la région conscience en laquelle est censée reposer la possibilité de cette phénoménalité. Dès lors, la réduction se dépasse et s’accomplit elle-même dans la constitution transcendantale, à savoir dans la démarche consistant à rendre compte de l’objet apparaissant en sa transcendance à partir des contenus réels de la sphère d’immanence, data hylétiques et noèses. Il est inutile d’insister sur le fait que ce détour est sans retour, que le chemin réductif qui va du phénomène aux vécus ne peut être parcouru en sens inverse : les vécus ne peuvent rejoindre la phénoménalité en sa dimension de transcendance ; jamais un vécu de conscience (noèse) ne pourra effectuer une sortie de la conscience. Mais outre qu’elle repose sur une analyse erronée de la phénoménalité et débouche donc sur une trahison de l’épochè, cette démarche est affectée d’une inconséquence fondamentale, inconséquence qui marque sa dépendance vis-à-vis de l’attitude naturelle en son sens le plus profond. En effet, la version husserlienne de l’attitude naturelle comme position de l’existence en soi du monde et, par conséquent, tentative de rendre compte de l’apparaître du monde à partir des lois du monde, n’est qu’une modalité d’un geste plus général et plus fondamental. Celui-ci consiste à tenter de rendre compte de l’apparaître à partir d’un apparaissant et à tomber ainsi dans un cercle vicieux puisque, en procédant ainsi, on se donne par avance l’apparaître à travers cet apparaissant, ou encore on tente de rendre compte de la condition à partir de cela dont elle est la condition. C’est dans cette inconséquence et cette naïveté que consiste l’attitude naturelle en son sens le plus profond et c’est bien de celle-ci que relève la démarche constitutive husserlienne : faire reposer l’apparaître sur des vécus, c’est déjà se le donner sous la forme de ces vécus, c’est suspendre la condition (l’apparaître) au conditionné (cet apparaissant qu’est le vécu). Or, comme le souligne Patočka, « il y a un champ phénoménal, un être du phénomène comme tel, qui ne peut être réduit 43 Jan Patočka, Qu’est-ce que la phénoménologie ?, trad. Erika Abrams, Grenoble, Jérôme Millon, 1988, p. 207.
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à aucun étant qui apparaît en son sein et qu’il est donc impossible d’expliquer à partir de l’étant, que celui-ci soit d’espèce naturellement objective ou égologiquement subjective »44. La conclusion s’impose : si l’on veut éviter cette circularité et donc échapper à l’attitude naturelle, il faut faire avec la conscience ce que Husserl a fait avec la thèse du monde, à savoir la neutraliser, la faire entrer dans la parenthèse de l’épochè. Autrement dit, la seule manière d’accéder à l’apparaître comme a priori ultime ou condition véritable de tout étant, c’est de neutraliser tout ce qui procède de cet apparaître, tout apparaissant quel qu’il soit, même s’il s’offre dans la (pseudo) évidence du vécu immanent. En procédant ainsi et conformément au sens phénoménologique de l’épochè, on se donne les moyens d’accéder au sens d’être de l’ego, à son a priori propre. Mais on soupçonne déjà que cet a priori ne sera pas distinct de celui des apparaissants mondains, ce qui revient seulement à reconnaître que l’apparaître est un, relève d’une seule et même légalité et que, par conséquent, les apparaissants comme tels ne se distinguent pas les uns des autres. La question est donc la suivante : sur quoi débouche la mise entre parenthèses de la conscience elle-même, c’est-à-dire encore quel est le sens véritable de l’apparaître dès lors que, en toute conséquence, il ne peut plus être référé à un étant spécifique? Poser cette question, c’est s’interroger sur la condition ou la forme de l’il y a comme tel, dans sa neutralité vis-à-vis du partage entre subjectif et objectif. Autrement dit, quel peut être le sens ou la forme de toute présence pour autant qu’elle ne peut plus être comprise comme présence à, c’est-à-dire reposer sur son destinataire? Bref, qu’est-ce que je suppose ou effectue lorsque je dis que quelque chose m’apparaît? La réponse de Patočka, en laquelle se concentre l’essentiel de sa phénoménologie, est la suivante : le monde comme totalité omni-englobante constitue l’a priori ultime de l’apparaître, y compris de la conscience à elle-même, et c’est en quoi il est le véritable point d’arrivée de l’épochè. Le sens d’être ultime de l’étant, en tant qu’il nous apparaît, qu’il soit subjectif ou objectif, est donc son appartenance au monde : au fond, apparaître c’est ultimement se donner comme là et être là ne peut signifier qu’être inscrit dans un monde. Comme l’affirme donc Patočka, il faut considérer « comme appartenant à la structure de l’apparaître en tant que tel cette totalité universelle de l’apparaissant, le grand tout »45, 44
Ibid., p. 239. Jan Patočka, Papiers phénoménologiques, trad. Erika Abrams, Grenoble, Jérôme Millon, 1995, p. 177. 45
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proposition qui apparaît évidemment comme parfaitement étrange pour la perspective transcendantale classique puisqu’elle revient à affirmer que l’a priori premier de l’apparaître n’est autre que cet apparaissant ultime qu’est le monde, que la condition de possibilité du donné est un archidonné, selon une sorte de coïncidence dernière entre la forme pure et le contenu ultime, le transcendantal et l’ontologique. C’est pourtant ce que Patočka soutient lui-même lorsqu’il distingue et articule deux sens ou deux niveaux du monde : « la forme-monde de l’expérience (Weltform) est en même temps ce qui rend possible une expérience du monde »46. Ainsi l’expérience du monde a bien le monde pour a priori, en quoi transcendantal et empirique semblent coïncider. Mais on comprend aussitôt qu’il ne peut s’agir du même sens du monde dans les deux parties de la phrase : alors que le monde de l’expérience renvoie aux étants comme tels, à leur totalité additive, le monde comme condition du premier n’est évidemment pas celui-ci mais une forme-monde, ou encore le monde comme forme, ce qui ne l’empêchera pas de coïncider avec un contenu ultime, non plus empirique mais ontologique, pour autant que cette forme n’est pas subjective mais la condition même de la subjectivité. De prime abord, il semblerait ici que Patočka porte à la seconde puissance cela même qu’il reproche à Husserl, faisant reposer l’apparaître non plus sur un apparaissant mais sur l’apparaissant même, le tout de l’apparaissant — mais peut-être toute la différence se joue-t-elle justement dans le passage de l’indéfini au défini. La question est donc celle de savoir comment on peut affirmer sans contradiction que la condition de l’apparaître réside dans cet apparaissant ultime qu’est le grand Tout, autrement dit quel est le sens exact de ce monde qui constitue pour ainsi dire l’apparaître. Pour ce faire, il faut repartir de la détermination husserlienne de la perception comme donation par esquisses. La perception de la chose se déploie sous la forme d’un cours d’esquisses qui viennent confirmer ou infirmer une visée qui s’effectue sur la base des esquisses déjà données. Mais force est de reconnaître que ce procès perceptif ne serait pas pensable si je ne disposais pas par avance de la garantie de pouvoir parcourir indéfiniment la chose, c’est-à-dire déployer sans terme l’expérience perceptive. Or cette garantie ne peut être délivrée à même l’expérience sous la forme d’une possibilité ou d’une potentialité qui serait confirmée à chaque instant : la continuation de la perception n’est effectivement possible qu’à la condition que me soit donnée d’emblée la 46
Ibid., p. 214 (trad. modifiée).
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continuabilité de cette expérience. Comme l’écrit Patočka, « que j’aie toujours, où que je me trouve, la possibilité de réaliser la même continuation, cela n’est pas simplement anticipé mais donné, sous la forme, non pas d’une simple intention, mais d’une présence indépendante du remplissement contingent ou de la simple anticipation vide »47. Tel est donc le sens de l’a priori de l’apparaître : une continuité et par conséquent une unité de l’expérience, unité qui n’est ni seulement effectuée puisqu’elle est supposée par l’effectuation, ni possédée comme une forme puisqu’elle est plutôt donnée sous la forme d’une présence originaire. Il s’agit évidemment d’une présence très singulière dès lors que, accueillant tout ce qui peut se présenter, elle n’a comme telle aucun contenu propre, est irréductible à ce qui est donné en elle ; néanmoins, loin de signifier une non-donation, ce vide intuitif ou objectif est au contraire un mode de donnée, et même le mode de donnée originaire pour autant qu’il commande la donation de tout étant. Aucun étant ne pourrait être donné si n’était « d’abord » donné en lui le grand tout omni-englobant, l’unité ouverte de toutes les expériences possibles : tout étant se donne donc nécessairement comme appartenant au Tout qu’il vient remplir ou enrichir, ce qui signifie que toute donation de quelque chose est par essence co-donation du monde. Bien entendu — et c’est en ceci que consiste la singularité du monde et la difficulté à le penser — cette totalité n’a aucune positivité autre que celle des étants qui viennent la déterminer, sans quoi elle retomberait du côté de l’étant ; son unité ne peut être posée à part de ce qu’elle unifie et en cela, en une sorte d’échange entre le transcendantal et l’empirique, elle est conditionnée par cela même qu’elle conditionne. La puissance unifiante de l’unité exige qu’elle ne soit jamais déployée, mais — et c’est en cela que consiste la radicalité de la position de Patočka — elle ne doit pas être pensée pour autant comme une simple potentialité de la conscience mais bien comme une archi-présence. Le monde est devant nous comme cela que vient remplir tout étant et qui, dans cette mesure même, ne peut être distingué de son remplissement. De même donc que les notes se donnent comme notes d’une mélodie qui n’a pourtant pas d’autre réalité que leur déroulement même, de sorte que, comme le dit Gérard Granel en substance, les notes surgissent sous ses pas comme cela sur quoi elle pose les pieds, de même les étants se donnent tous comme moments d’un monde qui n’est dessiné que par leur apparition. Il n’y a certes pas de continuation de l’expérience sans que soit d’abord donnée 47
Ibid., p. 178.
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sa continuabilité mais il n’en reste pas moins que celle-ci ne peut pas exister autrement que comme sa propre mise en œuvre. Autant dire que la donation perceptive repose sur celle de l’horizon, que la présence originaire de celui-ci est donc ce qui conditionne la présence proprement dite de ce qui vient le remplir : une chose ne paraît que depuis et pour ainsi dire au sein de son horizon. En une inversion de la perspective husserlienne, pour laquelle l’horizon était une potentialité de la conscience et par conséquent arrimé à une présence intuitive, c’est désormais cette présence intuitive qui doit être comprise comme cristallisation ou enrichissement d’un horizon préalable. Il n’y a certes pas d’horizon sans présence intuitive, pour autant que l’horizon est nécessairement horizon de quelque chose, mais, loin de n’être qu’une possibilité d’expérience indiquée par cette chose, l’horizon est en vérité l’archi-présence dont toute présence intuitive est pour ainsi dire l’actualisation : il n’y a donc des choses que parce qu’il y a, plus profondément, l’horizon au sein duquel elles prennent place et s’articulent les unes aux autres. L’horizon est donc le nom exact de l’être donné de la continuabilité de l’expérience : la conscience d’horizon, écrit Patočka, est « un savoir préalable non thématique sur l’Un englobant qui, dans tout savoir singulier, est présent en tant que projet sur le mode de l’oubli, et qui, là où il est visé, se travestit d’abord en continuation de l’expérience singulière »48. Il nous est possible, à la lumière de ces analyses, de statuer sur la condition ultime de l’apparaître et, partant, sur l’essence de la phénoménalité. Dire d’une chose qu’elle apparaît, c’est dire qu’elle s’inscrit dans une unité ouverte par quoi elle s’articule à toutes les autres : l’a priori de l’apparaître n’est autre que le monde comme unité intotalisable de toutes les apparitions possibles. La proposition selon laquelle il n’y a d’apparition que comme apparition au sein d’un tout unitaire n’est donc pas une affirmation empirique, comme si le tout était un contenant préalable, mais une proposition eidétique : l’essence de l’apparaître signifie l’appartenance à une totalité, il n’y a d’apparition qu’au sein d’un tout, de telle sorte que c’est bien la donation de ce tout qui commande celle de ce qui est donné en lui. Il s’ensuit évidemment que la question de la source de l’apparaître se confond avec celle de l’origine de cette unité. Affirmer donc que l’expérience est une, que toute expérience est en continuité avec toutes les autres, ce n’est pas se prononcer simplement sur ce qui est donné dans cette expérience mais accéder à la condition sans laquelle rien ne serait donné et donc aucune expérience ne serait possible : l’unité 48
Ibid., p. 217.
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de l’expérience n’en est pas une détermination extrinsèque mais ce qui commande son être d’expérience. Une expérience ne peut être qu’une expérience, autrement dit une expérience une. Tel est bien le sens de la formule sur le monde que nous avons citée en commençant : l’expérience du monde a le monde pour transcendantal, non plus comme contenu mondain mais comme forme unitaire. Avoir affaire à un monde, c’est toujours avoir affaire à un monde. Il s’ensuit que si le monde comme tel renvoie certes à l’omni-englobant absolu, c’est bien en tant que principe d’unité qu’il commande l’apparaître de tout étant et, en ce sens, il est possible de parler de monde à chaque fois qu’un tel principe d’unité est à l’œuvre. Au fond, le monde comme tel vient en quelque sorte contaminer ses propres régions, se diffracter au sein des champs d’apparition qu’il conditionne et contient à la fois. Dès lors que le monde est l’autre nom d’un principe d’unité, toute apparition est apparition au sein d’un monde et il y a donc autant de mondes qu’il y a de champs unitaires au sein desquels les apparitions s’inscrivent. Patočka est on ne peut plus clair sur ce point : « l’apparaître est toujours l’apparaître d’un même dans le multiple, l’apparaître de quelque chose de durable, à quoi l’on puisse revenir, dans un cadre tout ensemble unitaire et variable »; dès lors, « aucun étant ne peut être expérimenté en-dehors de cette connexion qui représente l’a priori constant et fondamental de toute expérience. Cet a priori n’est pas un rapport de catégorie à intuition, il n’est pas un universel conceptuel; il serait plutôt comparable au rapport de l’unité une et continue au multiple qu’elle englobe. Or cet a priori — aucun étant en dehors de l’enchaînement — signifie qu’il doit y avoir une connexion unique à l’intérieur de laquelle est tout ce qu’il y a. Cette connexion unique est au sens propre ce qui est »49. On ne peut mieux dire que l’Etre c’est l’apparaître (primat de la question de la manifestation sur la question de l’Etre), que l’apparaître a pour a priori la connexion unitaire de l’expérience et, par conséquent, l’insertion dans une unique totalité : cette connexion est bien, en ce sens, ce qui est. Ce qu’il y a originairement au titre de condition de toute expérience est donc l’unité même de cette expérience, autrement dit le monde, de telle sorte que la question de la phénoménalité, ressaisie dans un cadre cosmologique, renvoie bien à celle de la genèse du monde. Encore faut-il ne pas se méprendre sur le statut exact de cette unité et donc sur le sens du transcendantal ici à l’œuvre. Nous avons insisté sur le fait que cette continuabilité et donc cette unité de l’expérience 49
Ibid., p. 172, 214.
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n’existaient pas sous la forme d’une simple potentialité de la conscience — qui serait alors la véritable condition de l’apparaître, comme c’est le cas chez Husserl — mais étaitent au contraire données, sous la forme d’une archi-présence plus profonde que la présence simplement intuitive, radicalement transcendante et non pas immanente. Mais il s’ensuit une inversion radicale de la constitution husserlienne, c’est-à-dire une secondarisation de la conscience, que Patočka résume sous le terme de phénoménologie a-subjective. En effet, s’il est vrai que l’essence de l’apparaître réside dans l’unité même des apparitions et, par conséquent, dans l’apparaissant ultime omni-englobant et si cette unité est donnée à même l’expérience, transcendante et non immanente, force est alors de conclure que la conscience, comme cela qui est corrélatif de cette unité, est dérivée par rapport à l’apparaître originaire. Autrement dit, c’est dans la mesure où quelque chose apparaît, pour ainsi dire en soi, qu’il peut se donner à une conscience, loin que cette donation soit la condition de l’apparaître. Cela ne signifie pas qu’il soit possible de se passer de la conscience — Patočka insiste au contraire sur le fait que l’apparaître est toujours apparaître à, implique donc un destinataire et il inscrit cette relation dans la légalité même de l’apparaître — mais toute la question est de savoir quelle est la place de cette relation à un sujet. Est-elle la condition ou la conséquence de l’apparaître? Patočka opte évidemment pour la seconde solution en faisant du sujet proprement dit celui qui vient recueillir ou actualiser un apparaître anonyme, qui est le fait du monde avant d’être celui d’une conscience. Ainsi, en parlant de l’apparaître du monde, on se réfère aux deux sens du génitif : dire que le monde apparaît, c’est reconnaître au fond qu’il est la source de son propre apparaître, en tout cas qu’aucun sujet ne pourrait actualiser cette unité si elle ne résidait pas en quelque sorte dans les choses. En affirmant cela, on assume simplement les conséquences de la critique radicale que Patočka adresse au subjectivisme husserlien, c’est-à-dire à la tentative de faire reposer l’apparaître sur ces objets immanents que sont les vécus. L’apparaître du monde ne repose d’aucune façon sur des vécus, même noétiques : le rapport à soi est au contraire nécessairement médiatisé par le rapport au monde. C’est pourquoi Patočka peut ajouter, après avoir souligné que l’apparaître est toujours apparaître d’un même dans le multiple, que « les prétendues intentions ne sont que les lignes de force de l’apparaître au sein de l’apparaissant »50, c’est-à-dire au fond que le corrélat des champs unitaires qui se 50
Ibid., p. 172.
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dégagent au sein du monde. En d’autres termes, le contenu de ce que l’on nomme conscience ne peut être autre que le contenu même du monde. C’est à même l’unité qui se fait jour dans le monde ou comme monde que la conscience se constitue et, en quelque sorte, se reflète comme pôle de cette unité : c’est donc en allant vers celui-ci que le sujet est susceptible de se rejoindre et d’exister comme soi. A l’instar du monde, le sujet n’existe pas autrement que comme horizon, par lui-même vide et c’est donc par le remplissement de l’horizon du monde, en quoi consiste l’expérience, que le sujet va acquérir lui-même une consistance. En ce sens, «le vivre d’expérience est comme une trame tendue entre deux horizons : l’un est mon moi, l’autre le monde. Le vivre est une manière d’explicitation de ces horizons, ayant cette particularité que, pour m’expliquer moi-même, il me faut d’abord prendre pied sur le sol du monde »51. Il est donc clair désormais que l’apparition n’est pas quelque chose qui a besoin des sujets : tout au contraire, la possibilité du sujet repose dans l’apparition, qui permet un rapport à soi en donnant un contenu à celui-ci. C’est pourquoi Patočka va jusqu’à dire que « si le moi lui-même n’est à concevoir uniquement qu’en tant que le monde dans sa ‘contraction’, dans son individualisation interne, si l’apparition en tant que telle n’est à comprendre que sur ce fondement, l’étude du mouvement étonnant qu’est l’expérience du moi n’attestera-t-elle pas ce processus d’une réflection spéculaire du monde en lui-même? »52. A la lumière de ces avancées, la seule question qui se pose désormais est celle du mode d’être véritable de ce sujet, dont on sait maintenant qu’il n’a rien à voir avec une conscience, pour autant qu’il est capable d’accueillir ou de dessiner cette unité à même les choses. Les mots ici nous manquent car si, d’un côté, cette unité est bien immanente aux apparitions et même en leur cœur au titre de leur condition, de sorte que le sujet ne peut que la recueillir, de l’autre, dans la mesure même où elle n’est pas autre que ses apparitions, elle suppose un sujet qui en fasse l’épreuve, qui les parcoure pour dessiner ainsi l’unité qui les commande. Le sujet n’est d’aucune façon constituant, puisque l’apparition le précède et le détermine, mais il est néanmoins requis par elle comme principe d’unification. Le sujet fait donc surgir l’unité comme condition de l’apparaître des choses : l’unité unifiante des apparitions est unifiée par le sujet et c’est pourquoi il participe à l’apparaître sans le constituer d’aucune façon. Pour le dire autrement, l’unité constitutive de l’apparaître exige 51 52
Ibid., p. 63. Ibid., p. 217.
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un point de vue depuis lequel elle organise les apparitions : comme unité de celles-ci, elle est nécessairement tributaire de la perspective qui les commande en leur singularité. Autant dire que le sujet dont il s’agit ici est non seulement un sujet situé dans le monde, à l’instar de tout étant, mais qui se distingue de certains d’entre eux en tant qu’il organise ce monde depuis un centre ou une perspective. Il s’agit seulement de comprendre ici que l’unité sur laquelle repose l’apparaître, n’ayant pas de consistance autre que celle des apparitions, ne peut que procéder d’un acte d’unification, qu’elle ne peut reposer en elle-même comme une sorte de principe universel, mais, en tant que rassemblement ou constitution d’un « être ensemble » des étants, doit requérir au contraire un acte organisateur et par là-même situé. Il suit de là, comme nous avons pu l’établir de notre côté dans le cadre de l’appartenance, que le sens d’être du sujet à qui apparaît ce qui apparaît consiste dans un certain mouvement, précisément celui qui constitue cette unité des apparitions que nous avons, pour notre part, nommée lieu. Le sujet d’un apparaître dont le principe est l’unité n’est pas une sphère de vécus mais une activité d’unification, non pas constitution des objets dans des actes mais avancée dans et vers le monde. En effet, la dynamique originaire du sujet, qui, on le sait, occupe une place importante dans la phénoménologie de Patočka, prend la forme d’une pénétration dans le monde, d’une avancée fondamentale qui, par sa direction et son amplitude propres, délimite un champ d’apparaître ou plutôt un champ qui, par son unité même, va commander l’apparaître de ce qui se trouve en son sein. En d’autres termes, l’horizon, dont nous avons montré qu’il constitue l’a priori même de l’apparaître, n’existe véritablement que par celui qui y pénètre. En ce sens, si l’horizon est bien transcendant et, pour ainsi dire, la transcendance même, il n’a pas d’autre réalité que celle du mouvement qui le déploie. C’est précisément à cette condition qu’il peut ne jamais être complètement déployé et subsister par conséquent en tant qu’horizon : l’être ouvert et intotalisable de l’unité mondaine ne peut exister que sur le mode dynamique d’un mouvement vivant qui, comme tel, demeure par essence inachevable, toujours susceptible de se relancer et se reprendre. L’horizon constituant des apparitions n’existe que comme son propre déploiement dynamique, déploiement qui apparaît par conséquent comme échappant au partage même de la transcendance et de l’immanence, en vérité indifférent à ce partage. Il faut cependant préciser que ce mouvement phénoménalisant, que Patočka nomme à plusieurs reprises « force voyante », comporte une double dimension ou une double direction, sans laquelle cette unification
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constitutive de l’expérience demeurerait incompréhensible. Il y a certes une avancée vers les choses, une pénétration dans le monde, mais cette pénétration implique aussi une orientation qui suppose elle-même que le sujet soit situé au sein de la totalité afin d’embrasser ce champ, de l’unifier. En d’autres termes, l’approche est toujours un « déloignement » (Entfernung), ce qui signifie qu’elle s’inscrit dans une distance première qui est comme déployée en sa négation même. Seul un être qui est en rapport avec le lointain est susceptible de s’approcher, de telle sorte que la dynamique de réduction de la distance et toujours en même temps une dynamique de déploiement de celle-ci : l’approche et l’ouverture du lointain sont les deux faces du même mouvement. On peut alors les comprendre comme les deux versants constitutifs de l’appartenance du sujet pour autant que celle-ci a une signification dynamique, c’est-à-dire renvoie, comme on l’a montré, à la nécessité de surmonter un exil ontologique. Pour s’avancer au sein du monde, il faut déjà le posséder de quelque façon, être initié à sa totalité et son immobilité fondamentales : l’approche ne va pas sans ouverture, l’insertion sans une forme de surplomb, ce que manifeste d’emblée l’aptitude, inhérente au mouvement vivant, à élire une direction. Telles sont les raisons, non explicitées, pour lesquelles Patočka distingue deux tendances fondamentales de notre « lumière naturelle » : «l’une qui tend vers le rapprochement absolu, vers la pure présence de la chose elle-même, l’autre vers la vue d’ensemble, vers la synthèse, vers la clôture à l’intérieur d’un tout anticipateur »53. Il est inutile d’insister sur le fait que cette analyse fournirait les éléments d’une détermination dynamique, c’est-à-dire existentiale, de la sensorialité. En effet, alors que le premier mouvement est celui du contact, qui donne notamment lieu au toucher, le second fonde les sens à distance, dont la vue est un cas éminent. L’important est ici de comprendre que ce n’est pas parce que nous voyons (on se demande ce que cela signifie!) que nous saisissons les choses à distance et sommes donc capables de les embrasser synthétiquement ; c’est au contraire dans la mesure où l’approche qui constitue notre rapport originaire au monde ne va pas sans orientation dans un « tout anticipateur », que nous voyons les choses — et ceci vaut naturellement pour tous les sens. Il s’agit seulement de reconnaître, comme nous tentons de l’établir, que la phénoménalité renvoie à la mobilité, y compris dans cette forme élémentaire qu’est la sensibilité.
53
Ibid., p. 66.
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En accord avec ce que nous avons établi de notre côté, l’analyse que Patočka propose de la phénoménalité, pour autant que celle-ci a l’unité pour a priori, conduit à déterminer le sujet en son sens le plus profond comme mobilité : l’unité unifiante qui commande les apparitions ne peut, en tant qu’unité ouverte et non déployée, qu’être effectuée par un sujet qui, appartenant au monde, doit s’avancer en lui et, dans cette mesure précise, l’embrasser. Autant dire que la phénoménalité est le fait, et non l’œuvre, d’un sujet qui va vers le monde au sein du monde, ouvre des champs unitaires en s’avançant vers son sol, bref déploie des lieux. On ne peut en effet être que frappé par le fait que, en dépit de la place qu’il fait à la temporalité à la suite de Heidegger, Patočka insiste sur cette dimension spatialisante du sujet que nous portons quant à nous au premier plan, au point de ne comprendre la temporalité que comme un moment interne et dérivé de celle-ci. Ainsi, par exemple, à propos du vivant (à quoi renvoie en vérité le terme de sujet) : « Le sujet n’apparait pas dans le champ objectif comme en faisant partie. Au contraire, cela signifierait sa chosification totale, la fin du vivant, de l’expérimentant comme tel. Celui-ci ne peut apparaître que sur le mode de l’organisation du champ des choses, comme le rassemblement de ce champ autour d’un centre déterminé, son ordonnancement selon le principe du proche et du lointain, dans le cadre des dimensions fondamentales haut-bas, devantderrière, droite-gauche »54. On ne peut mieux dire que ce qui distingue le sujet vivant des autres étants, et donc du monde lui-même auquel il appartient de part en part, est précisément son aptitude, inhérente à sa mobilité constitutive, à rassembler et organiser ce monde autour de directions fondamentales, bref à le spatialiser. Il s’agit de cela même que nous avons nommé lieu et dont nous avons désormais une idée plus précise, la centration sans laquelle il n’y a pas d’organisation du monde renvoyant, quant à elle, à ce que nous avons nommé site. Le pas franchi par rapport à Patočka, pas qu’il nous faut conduire maintenant à son terme, a consisté à fonder cette dynamique spatialisante sur une appartenance plus originaire, ontologique et non topologique, sur un défaut d’être qui ne peut avoir pour envers qu’une aspiration. Quoi qu’il en soit, il suit de ces analyses que cette unité par laquelle nous avons défini le monde, et que nous avons saisie comme la condition de la phénoménalité, doit être comprise comme unité spatiale : conformément à ce que nous avons établi, l’espace est au cœur de la phénoménalité. Ainsi, cette forme qui rend possible l’expérience d’un monde, cette 54
Ibid., p. 91.
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« connexion unique à l’intérieur de laquelle est tout ce qu’il y a » n’est autre que l’espace lui-même, qui délivre donc le sens d’être de qui est. Cet espace n’est évidemment pas encore l’espace métrique mais le fond corrélatif de l’appartenance constitutive de tout étant. Si être signifie toujours y être, l’espace doit être compris comme l’a priori même de tout apparaître (c’est-à-dire de tout être) : c’est seulement et rigoureusement comme espace, plus précisément comme cette transcendance pure qu’est la profondeur, que peut se réaliser la coïncidence absolue du transcendantal et de l’ontologique. Après avoir statué sur l’essence même de la phénoménalisation, il ne nous reste donc plus, conformément à ce qui a été annoncé au début de ce chapitre, qu’à nous interroger sur la genèse de celle-ci, autrement dit sur l’origine du lieu, ce qui exige de revenir au cadre cosmologique que nous avons mis en place. De manière tout à fait énigmatique, Patočka écrit quelque part : « il doit y avoir quelque chose comme un mouvement par lequel le cœur du monde constitue son contenu contingent et dont l’espace-temps-qualité en totalité est un sédiment »55. Tout notre propos consiste au fond à donner sens et fondement à cette phrase. La mobilité sur laquelle repose le déploiement du lieu, mobilité dont le sens le plus profond est l’événementialité, nous a conduits à dépasser la phénoménologie de l’appartenance au profit d’une cosmologie, pour autant que le mouvement phénoménalisant des étants renvoyait nécessairement à un mouvement plus originaire. Nous avons montré que cette dynamique ontogénétique originaire devait être comprise comme l’archiévénement d’une déflagration jamais achevée, d’une explosion stabilisée, de sorte que l’aptitude à se mouvoir renvoie à la surpuissance de la déflagration, dans la mesure où elle ne s’abolit jamais dans ses éclats : en cela c’est bien toujours la puissance de l’origine, la dimension dynamique du sol qui s’atteste dans n’importe quel mouvement. Cependant, les mouvements dont il s’agit sont des mouvements phénoménalisants, par quoi il faut entendre que, dans et par l’acte par lequel ils tentent de réduire l’écart entre leur site et le sol, ils déploient un lieu, qui est toujours un monde, leur monde. Il s’agit donc de rendre compte de cette dimension du mouvement et donc du lieu dans le cadre cosmologique, étant entendu maintenant que l’essence de la phénoménalisation consiste en une unification, que tout paraître repose sur une synthèse dynamique. Comme nous l’avons montré, la puissance de l’origine qui perdure en chacun des éclats disparates est nécessairement tournée vers cette origine, est aspiration au 55
Ibid., p. 157.
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retour. Dire en effet que les éclats sont retenus dans la déflagration, dès lors qu’elle est stabilisée, c’est affirmer qu’ils la retiennent en eux, de sorte que la source de leur mouvement en est nécessairement aussi le telos. C’est en quoi, comme l’écrit Merleau-Ponty, elle comporte un retour. Bref, dans la mesure où l’éclat est retenu par cela même dont il se scinde, le mouvement centrifuge de la déflagration est en même temps mouvement centripète de l’étant vers sa source, le mouvement hors de soi identiquement retour à soi. Se produisant pour ainsi dire au sein de la déflagration, qui est une sortie de la puissance hors d’elle-même et donc production de cette extériorité originaire qu’est le pur disparate, le mouvement des étants se tourne nécessairement vers la déflagration : ce mouvement en elle est mouvement vers elle, le sortir de soi entrer en soi. C’est en ce point que la genèse de la phénoménalité devient pensable. S’il est vrai que la dynamique des étants est celle d’un retour vers leur source, ce retour n’annule pas la déflagration et ne peut donc abolir la distance. Le retour à l’origine n’est jamais retour en elle, identification à elle et c’est pourquoi, comme nous l’avons d’abord montré, le mouvement du site vers le sol ne surmonte jamais l’écart, reporte indéfiniment la coïncidence du site avec le sol. Cela signifie que l’indivisibilité de l’événement originaire est à jamais perdue, de telle sorte que, en toute rigueur, celui-là n’existe que sous la forme de ses propres éclats. Mais si l’indivisibilité de l’origine comme telle est perdue, elle perdure néanmoins sous la forme de la puissance unifiante qui habite chaque étant, autrement dit de son activité phénoménalisante. Ainsi, dans la mesure où la surpuissance se prolonge dans ses éclats, son indivisibilité continue de s’attester sous la seule forme qu’elle peut prendre au sein du multiple, à savoir comme pouvoir de synthèse de multiple. L’unité est donc exactement la trace de la puissance indivise au sein du divers : l’étant se tourne vers sa source en unifiant le multiple issu de cette source, multiple dont il est. En ce sens, la synthèse sur laquelle repose la phénoménalité est comme l’écho, au cœur du mouvement ontique, de son origine cosmologique indivise. La surpuissance de la déflagration se poursuit sous la forme de mouvements et l’indivisibilité absolue de cette surpuissance s’atteste dans la dimension unificatrice de ces mouvements. L’étant qui procède de cet indivis absolu qu’est la puissance originaire va nécessairement poursuivre (dans les deux sens du terme) cette unité dans le multiple, tenter de la réaliser. La synthèse dynamique sur laquelle repose l’apparaître n’est donc autre que le sédiment de la surpuissance dans le disparate : la puissance des étants est puissance de faire paraître car elle procède d’une archi-puissance indivise, d’une explosion dont la
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source est infiniment comprimée. Alors que cette sortie de l’origine (ou plutôt cette sortie comme origine) est dispersion, le retour à l’origine est rassemblement : l’unité déployée par les étants est donc l’attestion de la continuité avec l’origine dans l’écart même, de la proximité dans la distance. Dire que les étant remontent vers leur source, c’est reconnaître qu’ils tentent de conjoindre ce qui a été disjoint, de faire être l’unité dont leur puissance procède : la synthèse effectuée par les étants est la manière propre dont l’origine se conserve dans la séparation, dont elle sort d’ellemême sans se perdre. En ce sens, les mondes sont comme le visage de l’origine au sein du multiple dont ils commandent l’apparaître, la manière dont l’indivision de la puissance explosive se réfléchit au sein du fini. L’antériorité transcendantale signifie toujours une antériorité cosmologique : la forme est en même temps archè. C’est donc seulement au plan cosmologique que l’on peut rendre compte de l’origine de la phénoménalité, c’est-à-dire des mondes. En effet, nous avons commencé par montrer que le mouvement de déploiement du lieu visait à réduire l’écart entre le sol et le site, que son impulsion procédait donc d’un défaut ontologique. Mais il restait à comprendre en quoi ce mouvement était phénoménalisant, ou plutôt pourquoi la réduction de la tension entre le site et le sol s’accomplissait en apparaître, l’avancée en cosmophanie. En vérité, cela demeure tout à fait incompréhensible tant que l’on reste dans ce cadre et que l’on saisit le mouvement en son impulsion immédiate sans s’interroger sur sa source. C’est bien la réflexion sur la possibilité même de ce mouvement, sur l’enracinement de la mobilité ontique dans une mobilité ontologique qui est décisive dans la mesure où, en mettant au jour la source de la mobilité, on découvre par là-même celle de la phénoménalité : l’origine de la mobilité est en même temps celle de sa puissance phénoménalisante. Ainsi, contre toute attente, c’est en dépassant les mouvements ontiques en amont, au profit de l’archi-événement dont ils proviennent, qu’on les dépasse en aval au profit de leur propre puissance phénoménalisante ; c’est seulement à partir de son archè que l’essence du mouvement comme mouvement phénoménalisant devient accessible. En effet, si la condition de tous les étants est la multiplicité du disparate, à quoi renvoie d’abord leur différenciation ? Ce disparate est en vérité dispersion, c’est-à-dire provenance d’une source unique, qui ne peut alors être que l’événement d’une déflagration. Mais dans la mesure où cette déflagration est éternelle, où le produit ne retombe pas hors du produire, la provenance s’atteste d’une double façon dans l’étant : par la mobilité, mais aussi par la puissance synthétique des mouvements qu’elle permet. La mobilité issue de
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l’origine est non seulement mobilité vers l’origine mais mobilité pour l’origine, non seulement aspiration mais restauration, bref tentative de surmonter le multiple au sein du multiple. Dès lors, si on veut bien ressaisir cette avancée du site vers le sol dans une perspective cosmologique, on sera conduit à dire que tout se passe comme si les lieux étaient la manière dont une surpuissance originaire tente de revenir à elle-même à travers son autre, de se retrouver encore au sein du disparate qu’elle disperse, de se rejoindre elle-même hors d’elle-même, bref de reconquérir son indivisibilité à même le multiple. Dire que l’originaire est déflagration c’est dire qu’il n’existe que comme multiplicité, mais c’est reconnaître en même temps que cette multiplicité est produite et que, à ce titre, les produits existent sur le mode d’une aspiration à l’origine et, par conséquent, d’un dépassement du divers. L’unité qui est au cœur de la phénoménalité est appropriation dynamique d’une origine à jamais perdue. En son fond, le monde est comme la synthèse active entre l’un puissanciel et le multiple dispersif, l’envers centripète inachevé d’un éclatement stabilisé. Le monde est production de l’origine, au double sens du terme : parce qu’il en procède, il est tentative de la produire, où plutôt, parce que l’étant en procède il produit son origine comme monde. Il est donc possible, au terme de cette analyse, de distinguer trois sens du monde, qui sont en vérité les trois moments constitutifs du concept phénoménologique du monde dès lors que l’on veut bien entendre par monde le corrélat d’une appartenance. Il y a le monde comme source absolue, déflagration originaire dont procède tout étant ; il y a le monde comme multiplicité ontique provenant de cet archi-événement ; il y a, enfin, le monde comme forme, c’est-à-dire sédimentation de l’origine au sein du multiple, étant entendu que cette forme est produite, c’est-à-dire médiatisée par des mouvements issus de l’événement originaire. On l’a compris, ces trois dimensions constituent le fond cosmologique de l’appartenance : le premier sens renvoie en effet au sol, le second au site et le troisième au lieu. Du point de vue cosmologique, l’appartenance ontologique est participation à l’archi-événement originaire, l’appartenance ontique inscription dans ce qui procède de cette source, l’appartenance phénoménologique désignant la manière dont l’étant actualise sa source au sein du site. En outre, en tant que dimensions d’appartenance, elles délivrent également les trois sens possibles de l’espace : comme fond indifférencié sortant de lui-même, comme extériorité pure issue de cet événement, enfin comme être-ensemble des étants, c’est-à-dire spatialité spatialisée par les sujets (les étants) et, à travers eux, par l’éclosion originaire. La description de la phénoménalité en tant que réduction
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active de la tension entre le site et le sol prend désormais un nouveau visage, de part en part dynamique : elle renvoie au mouvement essentiel, qui est au fond l’essence même du mouvement, par lequel une surpuissance explosive tente de reconquérir une indivision première au sein de ses propres éclats. Dès lors, si, phénoménologiquement, l’étant va bien de son site vers son sol, cette cosmophanie recouvre en vérité, au plan cosmologique, un mouvement plus originaire et pour ainsi dire de sens contraire par lequel la source explosive cherche à se rassembler dans sa dispersion même. En ce sens, le sujet véritable de la cosmophanie est le cosmos lui-même, et sa vérité est celle d’une surpuissance originaire qui, par l’entremise des mouvements auxquels elle donne lieu, fait des mondes à défaut de pouvoir se refermer sur elle-même, d’exister selon son archicompression première, bref de se faire être comme pure origine. Il s’ensuit enfin que l’événement topophanique, auquel nous avons rapporté les mouvements vivants au titre de ce qui en constitue une modalité privilégiée, n’est que l’envers d’un archi-événement cosmologique, celui d’une sortie de soi de l’origine, ou plutôt de l’origine comme sortie de soi, ou encore déflagration. Envers de deux façons au moins : comme ce qui puise en lui sa force, mais aussi comme ce qui remonte la pente de sa déchirure originaire, la recoud en faisant être des lieux. Cependant, si ces trois moments peuvent être déclinés comme des mondes au sens de ce qui est requis par une appartenance, seul en vérité le troisième correspond rigoureusement à ce qu’il faut entendre par monde. En effet, l’archi-événement renvoie à une nature et le disparate à l’ensemble des étants intramondains. Le monde proprement dit, cet a priori de l’apparaître que la phénoménologie a mis en évidence, est, en toute rigueur, la trace de la puissance indivise de l’origine au sein du multiple : ni la physis première, ni l’ensemble additif de ce qu’il y a, mais la totalité comme sédimentation de l’indivision de la physis au sein de cet ensemble et condition de son apparaître. C’est alors que la phrase énigmatique de Patočka s’éclaire soudain, ou plutôt trouve un fondement véritable : « il doit y avoir quelque chose comme un mouvement par lequel le cœur du monde constitue son contenu contingent et dont l’espace-temps-qualité en totalité est un sédiment ». C’est là une restitution assez exacte de cette cosmologie tri-dimensionnelle que nous avons tenté d’élaborer. Il y a bien un cœur du monde, cœur archi-événemential, en quoi consiste la vérité même du mouvement et dont procède par conséquent tout mouvement. Cet archi-événement constitue en effet son contenu, c’est-à-dire l’ensemble des étants. Nous avons montré que cette constitution ne pouvait que prendre la forme d’une déflagration comme
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source de l’extériorité même. Or, si c’est bien au contenu contingent du monde qu’elle donne lieu, force est de décrire cet événement comme source contingente de la contingence : l’archi-événement est archi-contingence. Enfin, il faut constater que nous ne sommes pas dans le pur multiple car, si c’était le cas, il n’apparaîtrait même pas comme tel : l’apparaître de ce qui apparaît exige un principe d’unité, que Patočka décline en espace-temps-qualité. Dire en effet que les étants apparaissent, c’est reconnaître qu’ils sont unifiés, que leur présence dans le monde a pour a priori la forme-monde, qui se spécifie ici en espace-temps mais aussi en qualité dans la mesure où, par-delà la pure dispersion, il y a le fait que les étants sont tous qualifiés, qu’ils ont donc la qualité en partage. Quoi qu’il en soit de la manière dont on spécifie cette unité — encore allusive dans ce texte — l’important est qu’elle soit référée à ce mouvement indivisible du cœur du monde, soit donc pensée comme sédimentation de son indivisibilité au sein du contenu contingent. Ainsi, cette totalité totalisée qu’est le monde renvoie à un mouvement de totalisation qui n’est que la manière dont le mouvement du cœur du monde se poursuit en sein du divers et dont l’indivision première se sédimente en lui. Comme nous l’avons déjà signalé, il est difficile ici de ne pas penser au néo-platonisme. Cette remontée des étants vers leur origine, qui est l’envers nécessaire de la déflagration originaire, évoque l’implication de la conversion dans la procession, pour autant que la première est comme comprise dans la surabondance constitutive de la seconde. Ainsi, « La pensée naît parce que le Bien la fait exister et, une fois née, la meut vers lui-même ; grâce à cette motion, elle voit. Telle est la pensée : un mouvement vers le Bien de l’être qui tend vers lui »56. Conformément au commentaire de Jean Trouillard : « L’impulsion originaire, qui ne peut cesser (car elle est ontogénique) ne lance pas l’altérité en ligne droite, mais la porte à se tourner vers le centre générateur. C’est donc un premier contact dynamogénique, qui tend toujours à se reprendre et à s’intensifier »57. A l’instar de ce que saisit Plotin, nous avons décrit une impulsion originaire qui, retenue en elle-même, ne va pas non plus « en ligne droite » mais s’involue, remonte vers elle-même : le rapport d’implication de la procession et de la conversion prend alors la forme de l’identité déhiscente entre un événement explosif et des mouvements finis qui, s’inscrivant en lui, reviennent vers lui. Dès lors, tout comme la pensée naît de cette tension vers le Bien, la phénoménalité et donc le sens 56 57
Plotin, Ennéades, V, 6, 5. Jean Trouillard, La Purification plotinienne, Paris, P.U.F., 1955, p. 106.
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procèdent, dans notre cosmologie, de l’aspiration à l’origine dans la séparation. Mais si notre perspective peut, au moins formellement et sans doute pas seulement, être rapportée au néo-platonisme, il s’agit pour ainsi dire d’un néoplatonisme inversé et ce doublement. Tout d’abord parce que si Un il y a, Un qui, comme tel, donne ce qu’il ne possède pas, sa réalité est cosmologique plutôt que métaphysique. Elle ne peut renvoyer selon nous qu’à un fond originaire et indéterminé, par conséquent indivisible. Ce fond a, ou plutôt est la puissance de sortir de lui-même, mais, en raison de sa signification cosmologique, cette sortie ne peut signifier qu’une dispersion, la naissance du multiple. C’est pourquoi l’équivalent de la procession est pour nous une déflagration ; la sortie de soi est différenciation. Parce que cela dont procède l’étant a une texture métaphysique qui est aux antipodes de celle de l’Un plotinien, la surabandonce processionnelle se réalise comme infinité des étants. De là suit la seconde inversion. Comme on le sait, chez Plotin, c’est le mouvement de la seconde hypostase vers l’Un, mouvement en quoi consiste la pensée, qui fait naître les intelligibles. Autrement dit, la conversion est production de la pluralité et, en toute logique, c’est à travers celle-ci que s’exprime la séparation, la distance du Bien. Citons Plotin : « De l’Un [l’intelligence] tient la puissance d’engendrer et d’être chargée de fruits. L’Un donne lui-même ce qu’il ne contient pas. De lui naît pour l’esprit le multiple. Ne pouvant contenir la puissance qu’il accueille, l’esprit la divise et rend multiple son unité, afin de pouvoir la supporter partie par partie »58. Au contraire, dans notre perspective, pour laquelle c’est dans le multiple que se manifeste originairement la séparation de l’origine (on pourrait dire que l’archi-événement n’est rien d’autre que cette séparation même, l’œuvre de cette séparation), la remontée vers celle-ci ne peut avoir que le sens d’un dépassement de cette séparation, bref d’une unification. En effet, dans le cadre plotinien, la procession prend la forme d’une surabondance que l’esprit doit contenir en la divisant; selon notre approche, la déflagration correspond au contraire à une dispersion et donc une perte de puissance que les sujets visent à surmonter en produisant de l’unité. Ainsi, alors que la remontée vers l’Un est, chez Plotin, naissance du multiple, elle est au contraire pour nous unification. Bien entendu, au-delà du statut métaphysique de l’Un, il y va, dans cette différence finalement radicale, de ce qu’il faut entendre par pensée. Dans la perspective néo-platonicienne, l’essence de l’intelligible implique la 58
Plotin, Ennéades, VI, 7, 15.
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pluralité ; dans une perspective phéoménologique au contraire, l’essence du sens réside dans l’unité. Néanmoins et enfin, par-delà cette différence, il s’agit toujours de remonter vers un principe un plutôt que vers un être, de conquérir ou d’accomplir l’unité. Mais alors que, dans un cas, cette remontée n’est possible que par l’intelligence des intelligibles, dans l’autre, elle s’accomplit en faisant naître des mondes, qui sont alors comme des miroirs de l’Un dans le fini, tout comme les intelligibles étaient le seul mode de présence possible de l’Un dans l’intelligence. Les lieux, qui sont autant de mondes, marquent donc la proximité à l’origine dans la distance, ou encore une forme d’impuissance (à coïncider avec cette origine) dans la puissance de tendre vers elle. La phénoménalisation est comme la puissance propre d’une impuissance, la manière neuve dont un être séparé se relie à sa provenance, la transmutation d’une continuité ontologique brisée en continuité topologique. Le monde, tout monde, est le visage sous lequel se donne un sol dont nous sommes séparés. Les traits constitutifs du monde procèdent de cette situation même : son ouverture et son amplitude renvoient à l’inscription dans l’archi-événement originaire et, partant, à la puissance résiduelle ; sa clôture et sa finitude à la déchirure (constitutive de cet événement même) et donc au défaut de puissance. Si un monde est bien un principe d’unité, l’instauration d’un être ensemble, il comporte toujours aussi une limite, qui est celle de la synthèse sur laquelle il repose. Cela signifie que, si aucun monde ne peut s’approprier l’origine — c’est précisément ce qui le définit comme monde — si aucun lieu ne peut recouvrir le sol, il n’en reste pas moins qu’il y a toutes sortes de mondes possibles, autant de mondes que d’étants, mondes dont l’amplitude se mesure à la profondeur de l’inscription dans le sol, ou encore de la proximité à l’origine. C’est en ce point qu’il nous faut prendre en compte la diversité des étants dont nous avons dit qu’elle renvoyait à une diversité de modes d’appartenance. Ce n’est en effet plus l’Etre mais bien l’appartenance qui se dit en plusieurs sens. Cette pluralité de sens ne peut renvoyer qu’à une différence de degré dans l’appartenance, de profondeur de celle-ci, autrement dit de proximité au sol. En effet, comme nous l’avions souligné au niveau proprement phénoménologique, la puissance qu’a un étant de déployer un lieu, puissance de faire paraître, se mesure à son degré d’enracinement dans le sol, pour autant que cette dynamique phénoménalisante se déploie entre deux immobilités, vient réduire la tension entre le site et le sol. L’amplitude du lieu est d’autant plus forte que, toujours séparé du sol par son site, l’étant y est plus profondément inscrit. Le concept de déflagration nous a permis de fonder cette situation au plan
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cosmologique, dans la mesure où la dispersion que nomme cette déflagration n’implique pas seulement une multiplicité numérique mais une différence dans la distance ou la proximité à l’origine. En vérité, à ce niveau inaugural, la seule différence pensable entre les étants ne peut être que celle-ci : l’identité de tel ou tel étant est commandée par sa place dans la déflagration, par son éloignement vis-à-vis de l’origine et, par conséquent, par la quantité de puissance qu’il en conserve. C’est seulement au niveau cosmologique que la proposition selon laquelle l’étant en son étantité doit être pensé comme appartenance, et donc la différence entre les étants comme différence entre des modes d’appartenance, peut être véritablement fondée. L’être de l’étant est l’archi-événement de sa survenue mais son étantité, en tant que tel ou tel étant, renvoie à son degré d’inscription dans l’origine, à l’intensité de l’écho de la déflagration en lui. Mais, dans la mesure où la puissance et donc l’aptitude à déployer un lieu est commandée par la proximité à l’origine, force est de conclure que l’ampleur de la synthèse, c’est-à-dire au fond la puissance signifiante sera d’autant plus forte que l’étant sera moins loin de son origine. Il semblerait de prime abord, c’est en tout cas à cela que la tradition s’en est tenue, que cette aptitude à faire paraître le monde que l’on nomme subjectivité a au contraire pour condition une séparation vis-à-vis du monde, voire une exclusion. Il faudrait être devant le monde, et non en lui pour le faire paraître. C’est cette thèse que Husserl assume radicalement en creusant un abîme de sens entre conscience et monde et en faisant donc de la subjectivité un étant hors-monde. Or, tout notre propos a consisté à montrer que cette thèse est profondément erronée, relève d’une illusion dont il nous faudra restituer la genèse. Il faut se souvenir en effet que le sujet lui-même procède de l’ouverture d’un monde loin d’en être la condition première. Nous avons montré, en nous appuyant sur la phénoménologie de Patočka, que le sens d’être du sujet consiste dans la synthèse dynamique, originairement spatiale, d’un monde comme a priori de l’apparaître. Le sujet n’a donc originairement pas d’autre consistance que celle du monde qu’il fait paraître, au point qu’il ne se détermine comme étant qu’à la faveur de son avancée vers le monde, en se remplissant pour ainsi dire de monde. L’apparition à lui-même, qui définit le sujet comme tel, est toujours médiatisée par l’apparition première du monde, loin que celle-ci repose sur un sujet se donnant en transparence à lui-même sous forme de vécus, comme Husserl le pensait. Autant dire que le destin du sujet est absolument corrélatif de celui du monde et que, par conséquent, l’aptitude qu’il a à se rejoindre lui-même
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pour se constituer comme sujet est de part en part tributaire de l’amplitude du monde qu’il ouvre : ce n’est qu’en rassemblant un monde qu’il se saisit lui-même. Dès lors, si la subjectivité est médiatisée par le monde, l’intimité de celle-ci se mesure à l’ampleur du lieu déployé, c’est-à-dire à la puissance d’extériorisation : autant de monde, autant de sujet ; autant de transcendance, autant d’ipséité. Mais cette puissance de phénoménalisation dont procède le sujet est elle-même proportionnée à la profondeur de son enracinement dans le sol, ou encore à sa proximité à l’origine. De sorte qu’il est désormais légitime de conclure que, loin d’avoir pour condition une extériorité au monde (compris au sens le plus large), la différence du sujet est absolument corrélative de son degré d’inscription dans le sol, de sa participation à l’archi-événement. C’est parce qu’il est profondément du monde comme sol ontologique, parce qu’en lui retentit encore l’écho de sa provenance, que le sujet peut le faire paraître et se constituer par là-même comme sujet. L’apparente distance au monde du sujet que nous sommes, distance qui n’exprime que son pouvoir de se rejoindre lui-même, est l’envers d’une proximité plus radicale. C’est bien parce que nous appartenons au sol plus profondément que tout étant que nous avons la puissance de nous porter vers lui pour y déployer un lieu plus radicalement que tout étant et nous constituer ainsi comme sujet. Ce rapport de connaissance au monde que fonde la phénoménalisation est bien conditionné par un rapport d’être, par une appartenance ontologique radicale. Bref, c’est rigoureusement parce que nous sommes plus près du sol que tout étant que nous en sommes plus loin au sens où nous nous en distinguons par notre ipséité. Nous rejoignons au fond ici une évidence, occultée par le dualisme et l’idéalisme, selon laquelle l’aptitude à phénoménaliser le monde comme tel ne peut être que l’envers d’une appartenance, selon laquelle il faut en être pour le faire paraître tel qu’il est. Ce sont donc les conditions théoriques de cette évidence que nous avons tenté de restituer. Il s’agit de comprendre que ce que l’on a nommé intentionnalité repasse nécessairement sur les pointillés d’une appartenance ontologique, que la possession dynamique que cette notion décrit repose sur une dépossession première par le sol, de sorte que la visée n’est autre que l’acte de réduire cette tension. Ainsi, autant d’appartenance au sol, autant d’intentionnalité; autant d’intentionnalité autant de subjectivité. Dit en termes cosmologiques : autant de proximité à la déflagration, autant de puissance ; autant de puissance, autant de monde ; autant de monde, autant de subjectivité. La singularité humaine — par quoi l’homme semble se distinguer non seulement des autres étants mais de leur sol commun, au point
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qu’il peut apparaître comme un être exilé — renvoie en vérité à une appartenance ontologique radicale, à une sorte de connivence avec l’origine. C’est donc bien parce que nous sommes des êtres cosmologiques que nous sommes des êtres conscients et connaissants. A l’inverse et à l’autre bout de la chaîne des appartenances, la pierre, qui ne déploie pas de monde au-delà d’elle-même, n’appartient que faiblement au sol, ce qui signifie que l’écho de la déflagration se fait à peine entendre en elle. Dès lors, c’est parce qu’elle est ontologiquement déjà loin du sol qu’elle ne le phénoménalise que de manière minimale et, par là-même, se donne comme phénoménologiquement proche de lui, en continuité avec lui, bref comme un étant matériel y occupant une place. Il devient alors possible d’échelonner les étants selon l’appartenance, plus précisément selon leur degré d’appartenance au sol : c’est cette appartenance qui est sous-jacente à la puissance phénoménalisante et donc à l’aptitude à se constituer comme sujet. Les degrés de subjectivation renvoient à des degrés de spatialisation, qui renvoient toujours eux-mêmes à des degrés d’appartenance : autant de sujet, autant de paraître; autant de paraître autant d’appartenance à l’Etre. Telle est exactement la situation ontologico-cosmologique que Merleau-Ponty avait en vue à travers sa théorie de la chair, qui était aussi une théorie du chiasme. Il s’agissait en effet pour lui de montrer que l’aptitude à sentir le monde renvoyait à une appartenance à ce monde, loin de reposer sur une distance. C’est en cela que ma chair est rapportée à une chair du monde selon une relation croisée : c’est en raison de son appartenance à la chair du monde que ma chair devient chair mienne, c’est-à-dire chair sensible. Mais, comme le montrent les nombreuses notes de Le visible et l’invisible et comme nous l’avons rappelé de notre côté, Merleau-Ponty ne parvient pas à fonder cette intuition puisqu’il prend pour point de départ ultime la chair sensible, autre nom du corps propre, au lieu de comprendre qu’il s’agit d’une réponse à un problème non formulé et donc d’en interroger le sens. De là l’impasse dans laquelle il se trouve : tenter de fonder une chair qui est finalement l’autre nom d’une conscience sensible sur une chair du monde, autrement dit une transcendance qui en est la négation. De là le fait que l’univocité de la chair est renvendiquée sans être pensée et que cette univocité se voit démentie par une équivocité plus fondamentale : la chair comme se sentir est radicalement différente du monde qui est senti en ce sentir. C’est afin d’éviter cette impasse que nous avons effectué une réduction du corps propre au profit du sens d’être qui le commande et qui n’est autre que l’appartenance. Or, en tirant toutes les conséquences de cette
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décision première — ce que nous avons tenté de faire dans ce livre — nous parvenons à dériver l’équivocité de l’univocité, à penser la différence de ma chair et de celle du monde à partir de leur identité, plus précisément à comprendre cette différence comme l’expression même de cette identité. C’est en effet dans la mesure même où nous appartenons au sol ontologique du monde que nous sommes capables de le phénoménaliser et donc d’exister comme sentants ; plus encore, cette puissance phénoménalisante, que Merleau-Ponty recueille dans le concept de perception, est l’expression même de notre degré d’enracinement dans le monde : c’est donc bien parce que nous sommes du monde, et cela plus profondément que les autres étants, que nous sommes en mesure de le faire paraître mieux que les autres étants. Plus encore : notre subjectivité ne se distingue pas de notre puissance phénoménalisante qui, quant à elle, ne fait que redéployer en monde le fil ontologique qui nous rattache au sol. En ce sens, il n’y a rien d’autre ni rien de plus dans la subjectivité sensible que dans le monde qu’elle fait paraître et il n’y a rien de plus dans ce monde, à l’unité près, que dans le sol ontologique qu’il phénoménalise. Etre soi signifie strictement être du monde, entrer en soi est synonyme de sortir de soi. Néanmoins, cette coïncidence entre l’appartenance et la subjectivité ne renvoie pas à un monisme puisque nous parlons encore de subjectivité et de monde et nous situons ainsi dans le cadre phénoménologique de la corrélation. Il ne s’agit donc pas de nier toute différence pour porter l’univocité de l’être à un point où il n’y aurait plus ni sujets ni monde. Il s’agit plutôt de ressaisir la différence de la manière qui convient et donc de la situer au niveau pertinent, ce qui signifie d’abord de nier qu’elle repose sur la séparation d’une entité subjective et d’un monde. Nous avons montré que la vérité de cette différence que l’on nomme sujet, pour autant que celui-ci appartient de part en part au monde, réside dans l’écart, au sein même de l’extériorité, entre le site et le sol, écart qui n’exprime lui-même que cette sortie de soi ou cette déhiscence de l’origine que nous avons ressaisie cosmologiquement comme déflagration. Cependant et enfin, cette situation est pour ainsi dire vouée à se méconnaître comme telle, ce qui revient à dire que la position subjectiviste n’est qu’un effet et comme une image inversée de cela qu’elle conteste. En effet, il suit de ce qui précède que si le phénoménalisation et donc la subjectivité ont pour condition et envers l’appartenance, elles n’ont pas pour autant cette appartenance pour contenu. Le lieu est la manière dont le sol se donne à celui qui en est séparé en son sein, le
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monde est la façon dont se présente l’événement indivisible originaire à celui qui n’en est plus qu’un éclat. Autant dire que le destin de l’origine est sa propre occultation dans le phénomène, ou plutôt que la phénoménalisation implique nécessairement une occultation ; le sol ne paraît qu’à la condition de ne pas paraître comme sol et cette occultation est évidemment la conséquence de notre condition d’êtres séparés du sol au sein du sol. Or, cette dimension d’occultation, cette distance entre le phénomène et ce qu’il phénoménalise s’accuse à mesure que la phénoménalisation se fait plus ample et plus radicale. En effet, autant le lieu qui est déployé et, en vérité, occupé par la croissance de la plante est au plus près du sol lui-même (non seulement bien sûr au sens de ce qui nourrit les racines mais aussi de l’air et du cosmos tout entier), autant le lieu que nous déployons en est au plus loin. En effet, la profondeur de notre appartenance donne lieu à une puissance de phénoménalisation inédite, qui nous permet de déployer un lieu qui transcende tous les milieux, d’ouvrir non plus seulement un monde mais le monde même. Entendons par là que ce monde se donne comme détaché de notre activité phénoménalisante, comme objectif et, par là-même, comme délivrant le sens d’être de tout ce qui est. Ainsi, la plus grande appartenance débouche sur le comble de la séparation puisque la subjectivation culmine dans l’idée d’un monde censé nommer l’essence de ce qui est et dont nous ne sommes plus alors que des habitants. Nous accédons ici à un quatrième sens de l’espace comme pure extension, étendue objective, qui, comme telle, doit permettre de restituer son propre contenu et de rendre raison de son propre sol : c’est exactement ce que Descartes a voulu faire. Là encore, l’appartenance radicale s’accomplit sous la forme d’une résorption du sol, l’enracinement culmine dans sa propre occultation. C’est donc bien en raison de cette appartenance dont elle est l’envers que la subjectivité connaissante est conduite à la nier radicalement dans l’affirmation du face-à-face entre une conscience souveraine et un monde objectif. La puissance de l’appartenance est donc puissance de négation, la présence de l’origine débouche sur sa propre occultation. En ce sens, c’est en abordant des modes d’exister et donc des mondes où le lieu ne recouvre pas encore le sol, où il ne s’autonomise pas en espace objectif, que l’on a le plus de chances d’accéder à l’appartenance. La question est alors celle de savoir ce qu’il faut faire et ce qui nous permet de le faire. Il n’y a rien d’autre à faire, comme Husserl le savait à la fin de sa vie, que d’effectuer une réduction radicale, réduction qui ne reconduise pas à une région conscience distincte du monde, ni non plus à ce que Husserl nommait monde de la vie, même s’il franchit ainsi
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un pas important, mais plutôt à une mise au jour de l’appartenance originaire qui sous-tend ce monde de la vie. Autrement dit, il n’y a de monde de la vie que parce qu’il y a une vie mais il n’y a de vie que parce que nous sommes inscrits différentiellement dans un sol, de sorte que, à travers notre vie c’est la Vie même, celle de la déflagration originaire qui se fait jour. Toute la difficulté est de comprendre comment cela est possible puisque, déployant devant nous un monde objectif censé épuiser le sens d’être de ce qui est, on ne voit pas ce qui pourrait nous conduire à revenir en-deçà, au plan de l’appartenance même. C’est ici la question de la motivation de la réduction qui se trouve posée. La réduction n’est en effet possible que si elle se préfigure en quelque façon dans la vie naïve, dans l’attitude naturelle, qui est ici l’attitude objective. Il faut donc admettre qu’au sein de cette relation objective et, en quelque sorte, malgré elle, le sol affleure de quelque façon. Si nous n’étions pas en quelque manière initiés à notre sol d’appartenance au sein d’une existence où tout nous en éloigne, il serait définitivemnt impossible de transcender le monde objectif et notre propos serait gravement invalidé puisqu’il serait incapable d’exhiber sa propre condition de possibilité. Nous l’avons dit, la profondeur est la manière dont se manifeste notre participation à l’être, notre appartenance au sol, dans un espace qui la nie. La profondeur est donc le mode propre sous lequel se phénoménalise l’appartenance dans le monde phénoménal, c’est-à-dire dans le lieu. Mais ceci n’est pas tant une définition que l’indication d’une réalité à définir, non pas tant une conclusion qu’une incitation à la pensée. Encore faut-il y accéder, encore faut-il trouver en nous une voie d’accès vers elle, voie qui ne saurait être celle de la subjectivité objectivante et triomphante. Cette voie ne peut être que l’épreuve d’une contestation interne de cette subjectivité, d’une ouverture à son appartenance par limitation ou suspens de sa puissance phénoménalisante. Nous avons montré ailleurs59 que telle était la fonction du sentiment. Mais, là encore il ne s’agit pas tant d’une conclusion que d’une interrogation. Cette interrogation, qui est ipso facto interrogation de la profondeur, indistinctement spatiale et ontologique, ne pourra s’accomplir que dans une esthétique.
59
Voir notre livre Métaphysique du sentiment, Paris, Editions du Cerf, 2016.
TABLE DES MATIÈRES CHAPITRE 1 De la chair à l’appartenance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1
CHAPITRE 2 Les trois sens de l’appartenance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
27
CHAPITRE 3 Vers une cosmologie: la déflagration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
57
CHAPITRE 4 La genèse des mondes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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LISTE DES OUVRAGES DISPONIBLES OU À PARAÎTRE DE LA BIBLIOTHÈQUE PHILOSOPHIQUE DE LOUVAIN LOFTS S.G., MOYAERT P., La pensée de Jacques Lacan. Questions historiques. Problèmes théoriques. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 39, 1994, ISBN: 90-6831-625-7, X-190 p. 25 EURO FLORIVAL G., Dimensions de l’exister. Etudes d’anthropologie philosophique. Tome 5. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 40, 1994, ISBN: 90-6831-626-5, VIII-266 p. 37 EURO TSUKADA S., L’immédiat chez H. Bergson et G. Marcel. Préface de J. Parain-Vial. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 41, 1995, ISBN: 90-6831-761-X, 278 p. 27 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Platonisme politique et théorie du droit naturel. Contributions à une archéologie de la culture politique européenne. Volume I. Le platonisme politique dans l’antiquité. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 42, 1995, ISBN: 90-6831-768-7, XIV-276 p. 30 EURO GIACOMETTI A., Dieu en question. Préface de Stanislas Breton. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 43, 1995, ISBN: 90-6831-763-6, VIII-279 p. 37 EURO MAESSCHALCK M., Droit et création sociale chez Fichte. Une philosophie moderne de l’action politique. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 44, 1996, ISBN: 90-6831-780-6, LVI-390 p. 42 EURO GREISCH J., FLORIVAL G., Création et événement. Autour de Jean Ladrière. Centre International de Cerisy-la-Salle. Actes de la Décade du 21 au 31 août 1995. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 45, 1997, ISBN: 90-6831-869-1, X-390 p. 40 EURO CABADA CASTRO M., L’être et Dieu chez Gustav Siewerth. Traduit de l’allemand par E. Tourpe et A. Chereau. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 46, 1996, ISBN: 90-6831-872-1, XII-324 p. 35 EURO DEPRÉ O., LORIES D., Lire Descartes aujourd’hui. Actes publiés par O. Depré et D. Lories, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 47, 1996, ISBN: 90-6831-870-5, X-208 p. 28 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Images de Platon et lectures de ses œuvres. Les interprétations de Platon à travers les siècles. Avec la collaboration d’Alexandre Etienne, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 48, 1997, ISBN: 90-6831-879-9, XXIV-420 p., 63 EURO TOURPE E., Siewerth «après» Siewerth. Le lien idéal de l’amour dans le thomisme spéculatif de Gustav Siewerth et la visée d’un réalisme transcendental. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 49, 1998, ISBN: 90-429-0568-9, X-466 p. 45 EURO DE PRAETERE T., Le principe de non-contradiction et la question de l’individualité du sujet. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 50, 1999, ISBN: 90-429-0787-8, X-288 p. 40 EURO STEVENS B., Topologie du néant. Une approche de l’école de Kyôto. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 51, 2000, ISBN: 90-429-0811-4, VI-226 p. 29 EURO FÉVRIER N., La mécanique hegelienne. Commentaire des paragraphes 245 à 271 de l’«Encyclopédie». Bibliothèque Philosophique de Louvain, 52, 2000, ISBN: 90-429-08505, X-170 p. 24 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Le Timée de Platon. Contributions à l’histoire de sa réception. Platos Timaios. Beiträge zu seiner Rezeptionsgeschichte. Description. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 53, 2000, ISBN: 90-429-0860-2, XLII-334 p. 60 EURO APEL K.-O., La réponse de l’éthique de la discussion au defi moral de la situation humaine comme telle et spécialement aujourd’hui. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 54, 2000, ISBN: 90-429-0946-3, IV-159 p. 24 EURO MALHERBE J.-F., La responsabilité de la raison. Hommage à Jean Ladrière à l’occasion de son 80e anniversaire. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 55, 2002, ISBN: 90-429-1107-7, IV-284 p. 36 EURO
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