La maladie de l'âme. Ètude sur la relation de l'âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique


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La maladie de l'âme. Ètude sur la relation de l'âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique

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LA MALADIE DE L'AME

COLLECTION D'nuDES ANCIENNES pub/Jh """1• poao- d•I'ASSOCIA TION GUJLLA UME BUDt

LA MALADIE DE L'AME Etude sur la relation de l'âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique PAR

JACKIE

PIGEAUD

PARIS SOClttt D'tDITION



LES BELLES lEITRES•

95, Boulevard Raspall- 75006 ·PARIS 1981

La loi du 11 man 1957 n'autorisant, aux tennes des alini:as 2 et c coptes ou reproductions strie· tement réseMes l l'usqc prift du copiste et non destinées l une utilisation collectivet et, d'autre part , que les analyses e t les courtes citations dans un but d'exemple e t d'illustration , « toute représenta· lion ou reproduction intqrale, ou partielle, faite sans le con�nte· ment de l'auteur ou de ses ayants�roit ou ayants-a.u�e, est illicitet (Alinéa 1er de l'article 40). Cette repré�entation ou reproduction par quelque proddé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionni:e par les articles 42S e t suivants du Code Pénal. 3 de l'article 41, d'une part, que les

Cl Sociéti d'édition

«LEs BELLES LETTRES», Paris, 1981

ISBN : 2.251.32 842-4

à Friedchen

AVANT-PROPOS

Au moment de publier un travail de dix ans, il est bon de dire quelques mots un peu personnels, sinon un tantinet intimes. D i x a n s . D i x a n s de bo n h e u r finalement, m ê m e si le bonheur f u t ru d e parfois. Et tout d'abord ce m 'est une profonde joie de remercier Mr. l e Professeur Alain M ichel, par q u i cette thèse a é t é possible. Tous se s élèves connaissent sa rapidité de jugement , sa faculté d'exalter l e dialogue, s o n appétit d'idées, sa promptitude à saisir l 'essentiel, à dégager la route où aller plus loin, et la générosité de son accueil, sa liberté, son amour de la pensé e , son savoir encyclopédique. Il me permet tra aussi de saluer notre maitre comm un, M r . Marcoux. Je veux remercier tout spécialement M r . le Professeur Grmek, pour la manière si amicale avec laquelle il rn 'a reçu à son séminaire des Hautes Etudes, et lui dire mon admiration devant sa science et sa rigueur. Je lui dois tant d'indications bibliographiques et de précisions. Je remercie les autres mem bres de mon Jury, Mr. le Professeur Guillerm i t , à qui me lie une a ffection toute filiale, Mr. le Professeur Bompaire, à qui je dois tant, et Mr. le Professeur Marache. M a is je voudrais dire l'émotion toute particulière que j 'ai ressentie aux paroles de Mr. le Professeur Grimal, qui sut v i ser le centre et la substance d'un travail qui a tenté de ne pas séparer l'érudition de la vie, l 'obj ectivité de la confidence. J'ai souvent eu la chance que mes maîtres devinssent des am is : mais j 'ai aussi toujours considéré mes amis comme des maît res. Qu elle magnifique école que l'amitié ; et combien elle m 'est essen­ tielle. Tous vos talents mes amis! Je pense à certains de vous qui sont morts déjà . Et je veux inscrire le nom ici de mon ami d'enfance, Jean De breuil. Te souviens-tu, mon ami, de ces parties de barque ; la lumière éclate 1 'eau ; la tête penchée, au pur rebord du b a t eau, qui guette le poisson paresseu x ; le lent bruit du moulin lent . Mon

A VANf.PROPOS

Dieu, qu e tout est lent! Laisse aller la barque héraclitéenne! Encore un coup de pilouille mon frère, sur cette Vendée qui nous unit. Mes parents, Il. l 'ombre de qui a poussé cette thèse, je les remercie et je les embrasse . Ils m 'ont tout donné . Mes enfants, ils poussèrent, ils naquirent cependant. Tout travailleur de thèse sait que c'est une œuvre familiale. C'est Il. Friedchen que je donne cette thèse; parce qu'elle lui appartien t . Sans son éne111 i e, son acribic ct son amour, elle n'existerait pas. Je voudrais pour finir saluer quelques lieux qui me furent fastes; Dangy, Sanary, Briançon. Il est bon de dire aussi, peut-être, Il. quel autel on prie. J 'ai devant mes yeux, les images de Rabelais, Hôlderlin, E picure, Euri­ pide, Hippocrate, Ronsard, sans oublier le vieux Tirésias : Jo111e Luis Borgès.

La Châtailneraie de l' Etang, Octobre 1979.

Je remercie Madame Y. David-Peyre d'avoir relu l'ensemble de mon travail. Merci Il. mon ami Philippe Heuzé pour son illustration.

INTRODUCTION

LA M ALADIF. DE L'AME

Nous avons été toujours intéressé par ce que l 'on pourrait appeler l a psychopathologie des Anciens; et nous avions en tre­ pris une thèse sur l'Histoire de la folie dans l 'Antiquité greco­ romain e. Le sujet est passion nant , mais sa limitation fort impré­ cise, et comme le dit Drabkin dans son article program m e pour une étu d e sur la psychopathologie antiq u e , il faut associer des spécialistes d'horizons divers à une telle recherche 1• I l est pEÏV �roiç rov frEpi wtU&n-poopiaç Mhov tv"tili• TEAEIOIÏjlEV. · « A quel âge on doit confier l'enfant au pédagogue et de quel genre, de queUe fac;on il doit fonner l'enfant pour ses parents, lorsque celui-.:i n'est pas élevé auprès d'eu x , toutes les questions de ce genre ne relèvent plus des principes de la médecine , mais eUes appartiennent plutôt au domaine de la philosophie ; ainsi, contre la coutume, remettant à

d 'autres le soin de philosopher, nous achevons là notre exposé de puériculture. » 1 43, traduit J . Bertier. Con tre la coutume . . . Ainsi la cou tume qui prévaudrait serait le

mélange de philosophie e t de médecin e , et la prétention du médecin à philosopher ? Cela nous parai t un contre-sens. Et nous préférons de loin la traduction d'O. Temkin : « Ces problèmes appartiennent davantage au domaine de la philosophie, si bien que nous laissons à d'autres de rompre avec la coutume, e t de philosopher . . . (so thar we leave il to others to break with eus tom and philosophize . . . ) 1 44 .

Pidagogie ou thérapeutique ? Pour revenir à Galien, que devient la moralité dans sa perspec­ tive ? Existe-t-il seulement un sentime nt moral ? Les conclusions du traité Que les mœurs . .

peuvent paraî tre

asse z surprenantes. Ceux qui pensent que tous les hommes sont

capables de vertu, entendons les Stoïciens, et ceux qui croien t qu9aucun homme ne saurait être juste p a r choi x , n'ont vu qu'une moitié de la nature humaine 1 45• Les hommes ne naissent ni tous ennemis ni tous amis de la justice , les bons et les mauvais étant tels à cause du tempérament du corps (Kpdolç) 1 46. Pourtant l 'on a le droit de blâmer ou de louer ; parce que nous avons en nous la faculté innée de préférer, de rechercher, d'aimer le bie n , de nous détourner du mal, de le haïr ou de le fuir, sans que nous considérions s'il a é té engendré ou non. C'est donc avec raison que nous baissons les hommes pervers, sans nous enquérir d'avance de la cause qui les a faits tels ; et d'un autre côté nous aimons les vertueux qu'ils soien t vertueux par nature, é ducation , choix (wpoai.­ pEOIÇ ) OU exercice (OOICfi OIÇ). 1 4 3 . Tracl. J . Berticr, op. cU . , p. 1 4 2 ; 10uli&M p ar nous. 144. Soranus, GyrwcoloD. Baltimore, 1 95 6 , p. 1 26 . 1 4 5 . f.d. Muquardt, p. 73 ; Darembeq:, p. 84. 146. /bldcm.

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LA M A LADIE DE L'AME

Ainsi Galien nous propose un relativisme des natures humaines et des tempéraments. Pourtan t , il existe une nature universelle du sentime nt moral.

�lrCPXfl TOÙTO 111io t V flp.iv 1 4 7• Ce sentime nt perme t d'apprécier la morali té de l'acte avan t t ou t raisonne me n t , en dehors d e toute considération d e méri te . Quelles que soient les conditions de l 'ac te , de manière quasime nt esthéti­ que, je peux apprécier le bien ou le mal de cet ac te . Cela suffit, pour Galie n , à fonder la socié té et le châtim e n t , en particulier la peine de mort 1 4 8 • Ainsi le sentime nt moral serai t la seule chose à échapper au relativisme des tempérame nts. « La thèse précieuse d'un carac tère moral inné et hérédi taire le conduit fm aleme nt à la thèse d'une identité de la natu re et de la morale, bref à une interpré tation naturaliste de la pensée morale » , écrit Riese 1 49 • M ais nous sommes moins sû r que lui de la netteté de cette démarche ; e t nous y recon­ naissons plutôt les difficultés qu'a l 'anthropologie grecque à défi­ nir ces natures. et les relations en tre une nature humaine générale e t les natu res particulières . Ainsi dans le te xte fondamental de l'A ncie11ne médecine chacun se définit par sa sensi bilité parti­ culière à l'alime n t , à l'intérieur d'une espèce qui s'est définie ainsi globaleme n t , par opposition aux au tres vivants . " 0 N ous avons trouvé dans le Pronostic, une certaine difficulté aussi à faire coïncider, dans l 'idée de santé, la natu re particulière e t une nature générale . Etre en bonne san té , est-ce se comporter selon une na ture générale de l'ltumanité ou sa nature particulière ? En réalité, dans le Pronostic, écrivions-nous, l'intérêt est de trouver réunis la physis e t l 'éthos, la norme générale et la norme particu­ lière . La bonne chose, p ou r la santé , est de faire coïncider son comp orteme nt avec la nature , sa norme particulière avec la norme générale qui n'est autre que le [ait de nature 1 5 1 • « C'est . . . un principe platonique que Galien exprime lorsqu 'il dit que par notre na ture nous aim ons, nous désirons le bie n , qu'au con traire nous abhorrons, nous haïssons, et nous évitons le mal . )1

1 4 1 . /bidem. éd. Muquardt, p . 7 3 ; Daremberz, p. 8 5 . 1 4 8 . /bidem, � d . Marquud t , p . 74 ; Darembers, p . 8 5 . 1 4 9 . Op. cil., p . 336. I S O. c r . supra. p . l 2 . 1 5 1 . Ecritu� �� mldecin� llippocnJtiqu�. p. 1 5 5 . Nous avons aussi dO évoquu tts pro­ blèmes, dans Al!'L, que pox l'oriline de l't'rllo.r, et l'existence de nature! e th niques par rapport

l ia physis sénérale de !"homme.

lA PSYCHOPATHOlOGIE DES M I::: D ECINS

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écrit Daremberg "' , en ajou tant « En même temps, par une contra­ diction inexplicable 1 5 3 , il accumule les preuves e t les témoignages pour démontrer que les changemen ts de l'âme suivent en général ceux du corps, et que presque tou tes les opinions son t le résultat d e la disposition physique . » Cette con tradiction existe . On doit bien la constater. Elle peut

se tmduire dans les termes de Popper, que nous citions plus hau t ; l'on voit des matérialistes sou tenir une morale humaniste . Et c'est bie n ce qui fera, comme nous le dirons en conclusion , la difficulté

théorique de la position de Pinel dans son Traité médico-plriloso­

phique s ur l 'aliénation men tale 1 54 . L'éphédrie.

Galien pense qu'Apollon a raison . qui exige que l'on se con­ naisse soi-même 1 5 5 • A la fonnule apollinienne e t socratique. il donne un sens uniqueme nt psychologique . Mais l 'originalité de Galien est de penser que l'on est incapable de se conn ai Ire tou t seul. par ses propres moyens, à de trés rares et difficiles e xceptions. la connaissance de soi passe par les autres, ou plutôt par un autre, choisi entre be aucoup à ce propos 1 5 6 • la dé fini tion de cette rela­ tion est l'objet du traité Des passiorrs. • C 'est aux autres de faire le diagn os tic de ce que nuus sommes. pas à nous-mêmes . » 1 5 1 • Il fau t supposer chez le candidat à la connaissance de soi . dans

le bagage qu'il a reçu à la naissance, suffisamment de force « m o­

rale . pour faire l 'e ffort de rechercher l 'au tre ; car cet au tre ne s'impose pas d'une manière fonctionnelle . Qui se ra-t-il d'ailleurs ? Un vieillard unanime ment ins ti tué comme un sage , éprouvé déjà en de nombreuses occasions, se rai t un bon choix 1 58• On se fie d'abord à la rumeur publiqu e , puis à son propre discerneme n t . Il fau t choi­ sir en tout cas quelqu'un pour qui l 'on n'a ni tendresse , ni haine 1 59 • Cette relation sociale est tou t à fait intéressan te ; e t l ' o n voi t Galien lui-mëme avoir au tour de lui des jeunes gens . C'est même à certains d'entre eux qu'est dédié le traité Des passions. Pou r définir la I S 2 . Lc MMedll �. HIJroln �� Doclrln�l. Paris, Baill ière, 1 86S , p . 86.

153. Souligné par nou s ; pour Daremberg, cette contradiction s'éclaire par u n débat. ch�z Galien, entre son aristotélisme et son platonisme . I S 4 . Paris, An IX, reprod. phologr. Tchou. 1 96 S . I SS . !HspGuioru, é d . Marquardt, t. 1 , p . 3 . 1 5 6 . Ed. Marquardt, p . 3 , p. 1 8 , p . 2 2 · 2 3 . I S 7. w/JW'1tw llill, Wc hiPott l:cnl 6 t d 'Y II W O t V airn.�ll i rr t Tp o rTfoll, oh iu.t ù • ai>Toi � . td . Marquardt. p . 2 2 . 1 5 8 . Ed. Marquardt, p . 2 2 · 2 3 . I S 9. Ed. Marquardt, p . 6 .

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LA MALADIE DE L'AME

fonction de cet au tre, à la fois surveill an t, pédagogue, conseiller, G alien utilise plusieurs termes, dont quelques néologismes, ce qui prouve l'e ffort de défmi tion , et la nouveauté de la relation qu'il veu t établir. Il emprunte son premier terme à A n tonius l 'Epicu­ rien 1 60 qui avait écrit un traité ...pi �/ip 40', et son goût pour la solitude est bien marqué . S'est cer487. DarembeiJ·RueUe, p . 4SS : �� ln omrtlbll! dU dllpodrlonlbul nds �rit .W. 488. Nous verrons le thème de la n anti des p:ns de lettren dans notre analysr des Uttrrl d'Hippocrate, I,P., p. 46S. En fait ce thème est dijl chez Platon (Timh 87 t' , 88 a), 489. Cf. par exemple , De la dlvtn11tion d1111s le rommdl, 464 a. 490. Cf. notre article Une pllyrloloflt de l'i111ph t1Drr po/tique, p . 2 9 . Nous nt comprenons pu la c prudenc n de H. Fla.shar (op. dt., p. 99) ; Ruelle l:tait beauCOUP plus perspicace en 6crivant (op. dt., p . I l l ) c l..c s l:crits de Rufus font voir en lui un esprit aénéra1ement droit, inspR pu la phüo10phie aristotélique , , . , 4 9 1 . Duembeq-RueUe, p . 4.56. 492. 4-yp'OI. •ud ou"" "�Aoi, 9.53 b ; d. aussi AR•. Hude 111 .5 , p . 40 : tt ipfUjÎfl� .,..noua' �cw�pWtrin ..

LA PSYCHOPATII O LOGIE DES MEDECINS

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tainement développée à partir de l'époque hellénistique, u n e cer­ taine apologie de la solitude, en même temps qu'une tendance à la misanthropie. Mais cette tendance a dû s'accentuer aux environs du. premier siècle, comme nous le verrons. Le R.P. Festugière trouve, avec raison, dam les premières lettres de Sénèque, le témoi­ gnage d'une inclination à la retraite et l'idée de concentration avec soi-même 4 93 • Mais Sénèque est parfaitement conscient du caractère périlleux et ambigu de la retraite . Nous le verrons aussi dans le De tranqu/1/itate animl. En fait le critère entre la misan­ thropie morbide et la retraite du sage doit être fait par le médecin expérime nté selon Rufus 4", ou par le philosophe, selon Sénèque . La cure d u médecin sera l e médicame n t , celle d u philosophe le dia­ logue. Aux signes à valeur plutôt psychologique (colère, alternance de joie et de tristesse, e t le fait qu'ils restent seuls de manière anormale, et qu'ils fuient les hommes) 495, le médecin ajoutera d'autres signes physiques : impuissance à ouvrir les yeux, blanc des yeux proéminent, lèvres grosses, couleur rouge et brune du corps, absence de patience ; incapacité à prononcer les s (ils disent 1), voix faible, rapidité à parler, dans les vomissements et les fièvres apparition de l 'humeur noire ; mais selon d'autres du phlegm e . Le philosophe se contentera d'observer la nausée, comme dans le De

tranqui/litate animi 496 •

Et la question se pose , intéressante pensons-nous pour l'his­ toire des idées, de savoir si la maladie de Rufus, celle que décrit Lucrèce à la fin de son chant Ill 49 ', celle de Sérénus que nous propose Sé nèque, sont en fait une seule et même maladie . La

lypémanie d'Esquirol.

Nous n'entreprenons pas ici une étude sur les débuts de la psychiatrie moderne ; mais nous pensons que l 'article d' Esquirol peut éclairer l'histoire antique de la mélancolie , tout en en mon­ trant l'importance pour la formation de la psychiatrie . Le 1 9" siècle a relu les Anciens ; c'est une renaissance qui a pu être féconde, comme nous l'avons montré pour Laënnec 4 9 1 • 493. PDJO,.I te/WIOrr .,.0111 tire Gl'f!leb, Univcnity of California Press, 1 954, Tite br�" ID ntfnmelfl, p . 5 9 . 4 94 . S etl perillll medlclu e t •btUb l,..,_ttmb pokrll eam copoaœre. DaremberJ· RucDe, p . 4 5 6 .

495 . /btlmt. 496. 1 . 1 8 .

4 9 7 . Cf . bi/N . p . 207. 498.

L 'lllppot;ft tbrM de LllinMc, in B.A . G.B., 1 9 1 5 , n° 3, p. 3 5 7-36 3 .

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LA MALADIE DE L'AME

En repensant Cicéron, Sénèque et Plutarque, Pinel comme nous le verrons dans notre c h a pi t re sur les Tusculanes en a accentué l'une

des conclusions, à savoir que la passion étant à l'origine de la folie, responsabilité et maladie se trouvent peut- écrit Esquirol , « qui avaient donné pour caractère d e l a mélancolie la tristesse et la crain te. furent forcés de ranger parm i les mélanco­ lies quelques délires partiels, entretenus par une violente e xaltation de l'imagination ou par des p assions vives et gaies . » 504. la tristesse et la crainte viennent évidemment de l'Aphorisme d'Hippocrate qu' Esquirol cite d'ailleurs e nsuite : « Hippocrate donne pour caractères de la mélancolie la tristesse et la crainre prolongée, sans parler du délire . Arétée appelle manie la mélancolie dès qu'il y a fureur. Galien adopte et développe sur ce point comme sur beaucoup d'autres les idées d'Hippocrate . Caelius Aurélien ne distingue pas la mélancolie de l'hypocondrie . » 505.

Esquirol donne comme définition de sa lypémanie : « maladie cérébrale caractérisée par le délire partiel, chronique, sans fièvre. 499. Dan:mberJ·RucUe, p . 4 5 5 . 500. N o u s citons l ' art i cle d'Esquirol, u n te x te de 1 820, qui occupe: les p ace s 3 98· 481 du tome 1 des Mtll11dW1 me11r.lrs, op. cil., dans l'édition pri�ent& pu P. fo"edida �� J . Postel, Toulouse, Privat, 1 9 76 ; ici p . 84. SO l . Sur ks tnductions latines du Colflilw111 de Rhaù:s, cf. llbemberx·RueUe, p. XLVIII-XLIX, c t L. Lcderc, MMectM uwk, 1. l , p . 3 4 6 . S02. P. 72. S03. P. 70. 504. P. 8 2 . S O S . P. 8 3 .

LA PSYCHOPATIIO LOGIE DES MEDECINS

I lS

entretenue par une passion triste, débilitante ou oppressive . » 506• Elle est, comme toutes les monomanies, maladie de la sensibilité. la mo nomanie repose toute entière sur l'affection de cette der­ nière. « Son étude est inséparable de la connaissance des passions ; c'est dans le cœur de l'homme qu'eUe a son siège . » 5 07• Plus loin, Esquirol écrit que « les lypémaniaques ont des illusions des sens, des haUucinations. » ; qu'« ils associent les idées les plus disparates, les plus bizarres. » 5 08• Cela n'est pas sans faire penser au Problème XXX d' Aristote, qu'Esquirol cite : « ce qui a fait dire à Aristote que les hommes de génie, les grands législateurs, sont ordinairement mé lancoliques. » 509• Esqu irol propose une classification de la lypémanie, et « de prendre pour base les diverses passions qui modifie nt et subjuguent l'entendement. » 5 1 0 . « Les passio ns sont de vraies folies, mais des folies passagères. » 5 " - Et Esquirol revient sur l ' im portance des passions : « Que les affections morales, que les passions aie nt leur siège dans le cœur, dans le centre phrénique , dans le plexus sola ire . dans le nerf trisplanchnique , dans les ganglions, dans le cerveau , ou bien qu'elles ne soie nt que l'e ffet d'une réac tion de l'archée ou du principe vital , toujours est-il vrai que les passions exercent une influence très énergiqu e sur les fonctions de la vie organique e t sur notre entendement . >> Avec quelques variantes, cette phrase n'est pas sans nous rappeler celle de Caelius Aurélie n 5 1 2 : « Certains ont dit que le siège est l'e ncéphale, d'autres son e x t rémité inférieure ou sa base , que nous pourrions appeler sessio, d'autres l'artère que les Grecs appellent aorte, - d'au­ tres la veine épaisse que les Grecs appellent phlebo pacheian. d'autres le diaphragme . Mais pourquoi s'étendre sur une chose que nous pouvons e xpliquer aiséme nt, si nous disons ce qu'ils ont da ns l'esprit ? Car chacun a indiqué comme siège de la phrénitis la partie où ils ont pensé que se tient le gouverneme nt de l'lime . » A u rendez-vous d e la « maladie de l'ame » que décrit ici Esqui­ rol, il ma nque les Stoïciens. Les voici : 506. P. 85.

507.

P. 79.

501. P . 94. 509. P . 109. 5 1 0. P . 9 8 . 5 1 1 . P . 1 1 3 : ... fla, b,.ull{uror. 5 1 2. Mtll«lWr•IIW• I , 5 3 , 5 4 , l propos de la phrénitis.

1 36

LA MALADIE DE L'AME

« Le s affections morales sont les causes les plus fréquentes de la lypémanie ; . . . L'amour contrari� . la jalousie , /Q crainte

qui est /Q perception d 'un mill futur ou qui nous menDce; la frayeur, qui es/ la perception d'un mill prt.en/ sont les pas­ sions qui produisent le plus grand nombre de lypémanies . . . • On reconnaît un souvenir lointain des défmitions stoïciennes, qu'il a dû lire dans ses Tusculanes Ill 5 1 3• A propos de l'ensemble du traité des Maladies mentales, J . Postel dit qu'il s'agit d'un « patch-work » esquirolien 5 1 4• L'on pourrait en dire autant de l 'art icle sur la lyp�mll nie : c 'est un patch-work dont on peut reconnaître les sources qu'il ne dissimule d'ailleurs pas toujours 5 1 5. Si nous citons Esquirol , ce n'est p a s pour faire u n e fm , mais pour éclairer un phénomène qui apparaît au début du 1 9' siècle. chez Pinel ou chez lui. Les sources les plus diverses sont ramassées . dans les définitions, que ce soit celle de la man ie chez Pinel, de la lypémanie chez Esquirol ; c'est-à-dire aussi bien les sources philosophiques que les sources médicales. Cela conduit à un confu­ sionnisme th�orique inqui�tant , où l 'on mélange �motivit� et affectivité, maladie organique et « maladie de l'âme • ; alors que, nous le verrons, l'Antiquité avait abouti à une certaine clarification. Le tableau nosologique, comme nous l'avons dit, ne prétend pas être complet. Il propose ce que nous croyons les problèmes essentiels de la psychopathologie des médecins anciens . L'on peut remarquer, par exemple, que Celse couvre le champ des maladies dites mentales (insania) avec les trois concepts de phr�nil/s, manie et m�lancolie :

lncipiam ab insania . . . « J e commencerai avec l a démence, e t d'abord traiterai de celle qui est aiguë et accompagnée de fièvre ; les Grecs la nomment phrénitis . . . 5 1 6 . I l est une autre espèce de démence qui dure plus longtemps . . . elle consiste dans une tristesse

5 1 3 . 11 confond /rtzyau ct clrerlft. S t 4 . P. 74. 5 1 5 . L'urine abondante, claire, aqueu�t (p. 92), comme symptôme de la Ir� vient 6vid.emmcnt de Sydl:nham, qu'il ne cile pas. P. l l O , E-.uirol cile auai Celae : c Les excès d'6tudes uttnl l'hommc, comme dit Cebe . . . � ; Hippocrate Oc cas d ' c Adimantw.•. Bpldlmies Vl.8, 20). Il maintient l'importance de Il notion de aise. c Mais peut-, par conven tion. C'est , dit Plutarque, qu'il sent l'absurd Üé de la conclusion; mais il faut alors être cohé­ rent et rejeter les principes. En fai t , selon Epicure, si les qualités étaient de convention, quelqu'un qui voudrait aUer jusqu 'au bout d 'un tel raisonnement ne pourrait pas même se concevoir comme un homme ou comme un être vivant 29. Cette réflexion, nous l'allons montrer, n 'a rien d 'accidentel. On ne peut admettre que les qualités soient de pures conven­ t ions, sous peine de ne pas pouvoir se penser soi-même, (prenons garde au sens de 6t.aJ1011"'iuat) comme homme ni comme vivant. Nous pouvons imaginer pourquoi :il n y aurait plus de suje t . II faut un lieu à la convention ; il faut un sujet qui la transcende et l 'orga­ nise. Et ce sujet ne saurait être lui-même venu d 'une convention. Cela nous paralt très significatif de ce qui est , comme nous l'aUons montrer, l'intuition épicurienne fondamentale , qui nous semble être la préoccupation de concilier, j ustemen t , opiJatç et "€atç, sous tou tes les formes de cette opposition (nature et cultu re , nature et droit, nature et morale, m ais aussi l'opposition entre le monde et l 'individ u , les atomes et le vivan t ) . Ce qui fait éclater l'apparente 27. Cf. O.K. tome 2, p. 84. 2 3 et/r't«rMtrt 1 25 , p. 1 68 . 28 . .4dll'. CoL 1 1 1 0 D:

WaTuaTè miofJ(

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LES ATOMISTES ET LA MALADIE DE L'AME

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logique de l'opposition .piJa1ç 1 "éa��;, c'est le surgissement d u vivant comme tel , c'est-àdire du se�ntir vivant qui coïncide, pensons­ nous, avec l'expérience radicale du plaisir. Là se trouve le princi­ pe de la philosophie et tout le fondement du monde, pour moi. L'opposition entre nature et convention est une fausse symétrie. Ce qu'il faut penser est une nature qui fonctionne à la fois comme nature et convention, une nature-conven tio n , une nature-norme, une nature-. 6 1' luJpwTi.cuJ /;K1rÎlrTUPTI. « Mëme la frugalité a ses lim i tes, et si l 'on n 'y fait p as atten­ tio n , c'est à peu près comme si on n'avait pas de limites dans ses désirs . » 1 1 6 • O n voit fonctionner ici encore cette rencontre d u biologique et du normatif. C'est eUe que p arodie admirablement Plu t arque avec son image du compas 1 1 7 • Ainsi Epicu re , prenant le ven t re comme centre et comme rayon, décrit un cercle qui défmit un lieu dans le corps, lieu privilégié , cen tre du bien :

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L'analogie joue très astucieusement sur le concept de limi te . Il existerait dans le corps un esp ace circonscrit, dont la grandeur inscrirait très exactement celle du plaisir 1 1 0 • I l y aurait ainsi coïnci­ dence exacte entre un espace réel du corps et le plaisir de tout l'ê t re . On peut localiser le plaisir. Voilà comment la polé mique s'amuse à enfermer Epicure dans le cercle « vicieux » du vent re . Plu­ tarque , comme Cicéron , a un sens admirable de la subtilité des problématiques des philosophies q u 'il combat. Mais l'espace du ventre est-il un espace réel, peut-on spatialiser le ventre dans le corps ? Plutarque voudrait nous le faire croire. L 'im age du compas est renforcée par celle , trés intéressante aussi, du poulp e , qui é tend ses tentacules aussi loin , et pas plus, que ce qui est à attein d re . Ainsi seraient les désirs épicuriens. mesurés e xactement p ar leur e xistence et leur réalité même :

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..vtro6wP èKTfiPft Tàc; èTrtiJV�J.iac; , ... 1 1 9 1 1 6 . Ar. (6 ) 6 3 ; Induction P. Boyancé. 1 1 7 . Non poue, 1 098 D. San� doute est-ce une im•c chère A Plutarque, comme k sj&nalc Ph. de lacy , Loeb, note 11d loc. , qui renvoie ll 5 1 3 C ; c r. aussi éd. Dumort icr-Defn­ das, Paris. Belles Lettres, 1 97 5 , Clnlvnt Motaltt, Trailit 27-36, p . 2 5 3 , note 3. Mai s l'ima· ae est ici beaucoup plus qu'un tic de Plutarque, elle est parfaitement ;,. tilu. 1 1 8 . cr. l'expression Ti)(" -f!6olliJ(" 'IÔ ,U't��CK à rapprocher de R . S. I l l . 1 1 9 . 1 098 D E .

LES ATOMISTES ET LA MALADIE DE L'AME

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L'opposition entre l a douleur p hysique e t l a douleur morale n 'a guère de se ns, sinon pédagogique. La sagesse s'identifie à la vie heu­ reuse. L'on pourrait dire que , comme chez les S toïciens, pour reprendre l'image de Sénèque, le sage est devenu le promontoire inattaquable , expugnable 1 20 . M ais évidemment, de manière radica­ lement différente. Chez le stoïcie n , le bonheur s'identifie avec la sagesse , chez Epicure , la sagesse s'identifie au bonheu r ; la sagesse est le oonheur, c'est-à-dire le plaisir. L'âme est m alade de toute sou f­ france, quelle qu 'elle soit et d 'où qu'elle vienne . M ais la sou ffrance et l a m aladie viennent d 'un manque d 'être. Si par l'expérience du plaisir et l 'ascèse de ma mé moire , j 'ai pu constituer un autre être , un être sans fissu re , je peux assister à la dégradation et à la mort de ce moi déchiré , dispersé, comme à la mort et à la dispersion d'un autre . Telle est la leçon magnifique d'Epicu re .

Asc LEPIADE DE PRUSE OU DE B ITHYNIE : N ATURE E T DROIT Dans ce chapitre consacré à l'épicurisme , peut-être s'étonnera+ on d'abord de rencontrer Asclépiade le Médecin . Il ne va pas de soi, en première analyse , qu 'il soit épicu rien. Nous répondons d 'abord à cette question. M ais si l'on ne se limite pas à sa description des éléments ( , écrit-il , « que ce taedium uitae a pour conséquence logique le suicide . » . En clair, si l'on peut dire , c'est le diagnostic d'une «psychose intermittente• avec, ici. « une phase dépressive légêre » ou le dé bu t d '« un accès mél anco­ lique plu s accu sé » . Logre transpose immé diatemen t le diagnostic de cette description à Lucrèce lui-même ; « Lucrèce utilise des souvenin personnels ; il nous rapporte lui-même son observation ; i l nous livre un aspect de sa mélancolie ; il atteste , il contresigne notre dillg · nostlc de psychose intermitten te . » 3 1 0 • Ce transfert ne nous parait certainement pas convaincant. Bailey remarque ju stement que l'ins· tabilité et l'ennui p araissent être caractéristiques de la vie à la fm de la République et au début de l'Empire 3 1 1 . Est-ce à dire qu'il faille réduire cette descrip tion à la sim ple ex ploitation d'un thème littéraire , comme semblent le vouloir Emeut et Robin ? 3 1 2 • Nous ne le pensons pas non plus. Il faut éviter à la fois la personn alisation que rien n 'autorise , et la généralisation. Nous trouverons le même 30 1 . Nou1 avons repris et m od ifié la traduction Ernou l. 302.

]QJ. 3 04 .

]Q,S . 3 06 .

Y.

Y.

Y.

Y. Y.

1054. 1054. 1056. 1 05 9 . 1 06 6 .

3 0 7 . 11 est important de ne pas traduire a11imr.u pu cœ�,., comme 3 0 8 . Pott�e.um1t - v. 1 06 1 . 3 09 . Op . 315 • H. Tellenbach voit dans ll4•ia et djl46ia deux phases an ti théti­ q u e s , excitation et dépression. Platon n'aurait pas poursuivi dans cette opposition , mais lui aurait préféré la suivante , celle en tre l ' e xcitation du plaisir et de la douleur. De tou te fa�on, nous aurions dans ce tex te la première description de la psychose cyclothymiqu e , ou la m aladie maniac