Introduction à l'urbanisme et la gestion de la Cité dans la Grèce antique (French Edition) 9782140274909, 2140274903

Un jeune homme, étudiant la philosophie et le droit, arrive à Athènes, venant de sa lointaine île de Lesbos. Désireux de

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Table of contents :
CHAPITRE PREMIER,
CHAPITRE SECOND,
CHAPITRE TROISIÈME,
CHAPITRE QUATRIÈME,
CHAPITRE CINQUIÈME,
CHAPITRE SIXIÈME,
CHAPITRE SEPTIÈME,
CHAPITRE HUITIÈME,
CHAPITRE NEUVIÈME,
CHAPITRE DIXIÈME,
CHAPITRE ONZIÈME,
CHAPITRE DOUZIÈME,
CHAPITRE TREIZIÈME,
CHAPITRE QUATORZIÈME,
CHAPITRE QUINZIÈME,
CHAPITRE SEIZIÈME,
CHAPITRE DIX-SEPTIÈME,
CHAPITRE DIX-HUITIÈME,
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
PRINCIPALES RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
TABLE DES ILLUSTRATIONS
TABLE DES MATIÈRES
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Introduction à l'urbanisme et la gestion de la Cité dans la Grèce antique (French Edition)
 9782140274909, 2140274903

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Le vieux philosophe va néanmoins prendre ce jeune homme sous son aile, lui présenter les différentes théories cosmogoniques et philosophiques, lui montrer quelques plans de villes, et lui expliquer comment élaborer une juste constitution de la Cité sur l’exemple de celle de la colonie panhellénique de Thourioi. Le dialogue s’achève lors d’une réception chez Périclès où plane la menace d’une guerre avec Sparte. Reçu par Aspasie, la compagne de Périclès, le jeune Alkéos tente de discuter avec le sophiste Protagoras, aperçoit Sophocle, et finit par s’enivrer du mythe de Prométhée.

Originaire de Lyon, ingénieur et économiste de formation, Bernard Pailhès a exercé le métier d’aménageur urbain et d’urbaniste dans de nombreuses villes et régions de France. Il a publié notamment Pierre Charles L’Enfant, l’architecte de Washington (Maisonneuve et Larose, 2002), et MichelAnge et Sinan, un « rendez-vous manqué ? » (L’Harmattan, 2021).

ISBN : 978-2-14-027490-9

18 €

Bernard Pailhès

Un jeune homme, étudiant la philosophie et le droit, arrive à Athènes, venant de sa lointaine île de Lesbos. Désireux de perfectionner ses connaissances dans la conception des villes et la gestion de la Cité, il s’adresse à un philosophe connu dans la capitale, Hippodamos. On lui attribue la conception de la reconstruction de la ville de Milet, après sa destruction par les Perses. Disons qu’il a dû y participer. Il aurait également dessiné le plan du port du Pirée. Là non plus, rien n’est sûr.

INTRODUCTION À L’URBANISME ET LA GESTION DE LA CITÉ DANS LA GRÈCE ANTIQUE

INTRODUCTION À L’URBANISME ET LA GESTION DE LA CITÉ DANS LA GRÈCE ANTIQUE

Bernard Pailhès

INTRODUCTION À L’URBANISME ET LA GESTION DE LA CITÉ DANS LA GRÈCE ANTIQUE

INTRODUCTION À L’URBANISME ET LA GESTION DE LA CITÉ DANS LA GRÈCE ANTIQUE

© L’Harmattan, 2022 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-14-027490-9 EAN : 9782140274909

Bernard Pailhès

Introduction à l’urbanisme et la gestion de la Cité dans la Grèce antique

Du même auteur : L’âne, l’huître et l’aluette, poèmes illustrés de gravures sur bois d’Alain Cazalis, éditions La Rumeur des Âges, La Rochelle, 1997. Pierre Charles L’Enfant, l’architecte de Washington, biographie, éditions Maisonneuve et Larose, Paris, 2002. Lyon Paysages, confluences de ma jeunesse, 1947-1968, éditions La Rumeur des Âges, La Rochelle, 2017. De ville en ville, un parcours d’urbaniste, Les Éditions du Net, Paris, 2018. Meurtres sur la côte vendéenne, les cormorans ne portent pas de ciré, Geste éditions, legestenoir, 2021. Michel-Ange & Sinan, un « rendez-vous manqué ? », éditions L’Harmattan, 2021. Meurtres en Vendée, Geste éditions, legestenoir, 2022.

A Martine.

Nous aimons la beauté avec modération, et nous aimons la sagesse sans mollesse. (Périclès)

(dessin d’Alain Cazalis)

Nous sommes à Athènes, approximativement en 433 av.J.C. Imaginons un jeune étudiant, du nom d’Alkéos, arrivant dans la capitale du monde grec pour y rencontrer le philosophe Hippodamos, à qui l’on attribue, mais sans que cela soit certain, le plan de la reconstruction de Milet après sa destruction par les Perses en 494. Hippodamos va accepter de lui exposer différentes théories philosophiques élaborées notamment en Ionie, et lui enseigner comment s’assurer d’une bonne gestion de la Cité. Ce dialogue « quasi socratique » se termine lors d’une réception organisée par Aspasie, la compagne de Périclès. Si les circonstances de ce récit sont fictives, les faits évoqués sont historiques.

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CHAPITRE PREMIER, où un jeune homme se présente devant un grand philosophe. Un jeune homme arrive à l’entrée du gymnase. À peine en a-t-il franchi le seuil qu’il est impressionné par la magnificence des bâtiments et la foule qui y circule. Il s’avance le long du péristyle1. Des groupes d’hommes discutent ; des athlètes entrent dans les vestiaires ou reviennent du bain ; d’autres, nus, se préparent à l’exercice ; certains s’interpellent bruyamment. Le jeune homme s’enhardit : il s’avance jusqu’à la palestre2. Sur la vaste cour carrée, plusieurs jeunes lutteurs combattent, bras et torses enserrés, corps luisants d’huile et de terre, cris de hargne ou de douleur. Les spectateurs exultent lorsqu’un des lutteurs tombe à terre. Mais déjà le vainqueur l’aide à se relever tandis que deux autres athlètes se préparent pour un autre combat. Le jeune homme poursuit en direction du stade. Un long portique s’étire à flanc de coteau. Des jeunes gens, répandus sur les gradins, exhortent les coureurs sur la piste ou attendent leur tour entre les petites colonnes tronquées qui marquent le départ. Le jeune homme a fréquenté, dans son 1

péristyle (grec peristulon), colonnade d’une façade de bâtiment, d’une cour, d’une place. 2 palestre (grec palaistra, de palê, lutte), partie du gymnase antique où l’on s’exerçait aux sports et qui comportait une cour et des locaux annexes. 11

île lointaine de Lesbos, le gymnase de sa ville natale, qui n’a pas, et de loin, la beauté, l’ampleur et la fréquentation de ce gymnase d’Athènes qu’il découvre. Cependant le but de sa venue n’est pas de pratiquer un quelconque sport. Il revient donc prudemment vers la palestre. Il doit s’écarter plusieurs fois pour laisser passer des athlètes. Certains portent des disques et des javelots ; d’autres, ayant fini leur entraînement, raclent la couche d’huile et de poussière qui les recouvre, avant de prendre le bain ; un gymnaste cherche son compagnon qui doit l’accompagner de son hautbois ; on entend un boxeur ahaner tandis qu’il frappe de ses poings entourés de lanières sur un sac de cuir empli de sable. De nouveau dans l’entrée, le jeune homme s’approche timidement d’un groupe jusqu’à ce qu’un homme lui demande ce qu’il veut. — Je… je cherche Hippodamos. On m’a indiqué qu’il se trouvait dans le gymnase. — Hippodamos, le philosophe ? Demande au pédotribe3, c’est le maître, ici, au gymnase. Tu le trouveras là-bas, sous le portique. Après que le jeune homme eut expliqué au pédotribe la raison de sa venue, celui-ci accepte de le conduire auprès d’Hippodamos. Près d’une colonnade, un groupe est en discussion. Le maître est parmi eux : il est grand, droit malgré son âge ; son visage est rehaussé d’une chevelure flamboyante et sophistiquée, et il est vêtu d’une longue tunique de laine aux couleurs vives. Sa prestance est impressionnante. Quand le philosophe s’interrompt, le jeune homme fait les salutations d’usage en se présentant : — Je suis Alkéos, fils de Philocratès, de Mytilène. Hippodamos le toise d’un air hautain : — Que me veux-tu ? 3

pédotribe (grec paidos, enfant, tribô, exercer), professeur de gymnastique. 12

— Je désire m’instruire auprès de toi, Maître ! J’ai sur moi une lettre de recommandation de… — Et pourquoi penses-tu trouver en moi le maître qu’il te faut ? — Parce que ta renommée est grande ; tu as conçu le Pirée ! — J’en ai établi le plan, il est vrai. Tu viens de Lesbos, dis-tu ? — Oui, de Mytilène, dans l’île de Lesbos ! Je suis arrivé à Athènes il y a quelques jours avec mon oncle qui est marchand. — Et comment t’appelles-tu, déjà ? Alkéos, comme Alkaïos4, le grand poète de Lesbos ? — Oui… — Alkéos de Mytilène, voilà un nom qui sonne bien pour un jeune philosophe ! Hippodamos le dévisage : la figure du jeune homme est fine, presque enfantine encore ; son corps délié et bien formé ne porte qu’une tunique légère. Un instant, le vieil homme est troublé par l’allure juvénile et vigoureuse d’Alkéos. Il reprend : — Penses-tu que je sois un bon pédagogue ? Plusieurs des jeunes gens présents sourient. — Tu as la réputation de raisonner sur la nature entière. — Ne faudrait-il pas mieux t’adresser à un maître qui t’instruirait dans l’art politique, comme c’est la mode désormais à Athènes ? — Ce n’est pas ce que je recherche. Je ne suis pas de souche aristocratique et je ne pourrai jamais payer le prix des leçons. D’ailleurs je ne brigue pas une fonction dans la cité, je veux devenir savant dans l’art de concevoir les cités. — Et pourquoi penses-tu que je suis moins cher que les sophistes ? 4

Alkeïos, Alcée de Mytilène, poète grec de l’époque archaïque, né vers l’an 630 av.J.C. 13

Hippodamos sourit à son tour, et sans laisser à Alkéos le temps de répondre, poursuit : — Concevoir les villes ! Quelle idée ! Et qu’as-tu appris ? — Je sais par cœur les vers d’Homère et d’Alkeïos. J’ai étudié aussi les poèmes d’Arktinos5. — Bien ! Bien ! C’est certainement par l’étude des grands textes littéraires que l’on apprend le mieux à vivre dans son temps. Alkéos s’enhardit : — … Je connais Hécatée6, les ports qu’il a décrits lors de ses voyages, et la carte qu’il a établie… J’ai étudié le droit et les lois… J’ai appris à jouer de la cithare et du hautbois… — Et que connais-tu de la nature ? — La géométrie, les mathématiques, et la course des astres… — Ah ! Les astres, la cosmologie ! Hippodamos ne prend jamais de disciple particulier, ni même d’auditeur. Pourtant, il lui plaît de venir régulièrement au gymnase pour discourir avec des jeunes gens. Et Alkéos lui semble intelligent, attentif, plein de jeunesse… — Ta requête est originale ! Hippodamos se retourne vers les jeunes gens qui l’entourent. — … et pertinente ! Reviens demain, nous parlerons tous les deux, et nous verrons si je peux répondre à quelques-unes de tes questions ! Quand Alkéos le salue, Hippodamos, déjà, ne le regarde plus. 5

Arktinos de Milet, poète du Cycle troyen, VIIIe siècle avant J.C. Hécatée, géographe et historien, né à Milet, 550-475 av.J.C., le premier avec Anaximandre à avoir cartographié le monde selon les Grecs.

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CHAPITRE SECOND, où le jeune homme tente de cerner le principe de la Nature. Alkéos, le lendemain, n’est pas plus rassuré lorsqu’il revient au gymnase ; au contraire, il a réfléchi toute la nuit, tant il a été impressionné par l’allure majestueuse du philosophe. C’est pourtant une nouvelle image qui lui apparaît : Hippodamos a le même manteau de laine, mais sa coiffure est différente, plus extravagante encore ; elle semble plus haute, faite d’un amoncellement de cheveux, de laine, de tissus, de bijoux, d’épingles. Alkéos ne peut en détacher ses yeux. — Alors, jeune philosophe, fasciné par ma coiffure ! N’es-tu donc revenu que pour la contempler ? — Non, Maître, excuse-moi, mais je n’en ai jamais vu de pareille… — Dans quels pays as-tu donc voyagé ? Qui as-tu rencontré, à part ton vieux maître de Mytilène qui a écrit ta prétendue lettre de recommandation ? Ne sais-tu pas qu’il est de mise, pour un philosophe, de soigner particulièrement sa tenue vestimentaire ? — … — La beauté des atours, la valeur des idées ! La grandeur des idées ne se lit pas sur les visages, tu sais, et ne devons-nous pas impressionner les auditeurs par notre tenue pour qu’ils croient un tant soit peu à nos discours ? Anaximandre, le grand Anaximandre lui-même, ne se déplaçait-il pas que dans des tenues d’apparat ? Les miennes, à côté, paraissent bien modestes. Au fait, connaistu Anaximandre ? 15

— Mon maître m’en a instruit… Mais je désire tout connaître des savants de Milet ! — Dis-moi, Alkéos, crois-tu qu’il est nécessaire de connaître Anaximandre, ou bien Thalès, le plus grand d’entre tous, pour concevoir les cités ? — Tous deux sont de Milet ! — Bravo ! Conclusion : il faut donc naître à Milet pour concevoir les villes ! Voilà qui me semble bien pensé ! Mais peut-être as-tu raison : c’est bien à Milet que moimême j’ai forgé les principes de ma philosophie. — Pourrais-je les apprendre et les connaître ? — Doucement, jeune homme, doucement ! Pour bien manger le fruit, il faut comprendre l’arbre, la terre, et les saisons. Sinon, on ne nourrit que son ventre. — Et quel est donc cet arbre qui produit la ville ? — Je dirais plutôt la Cité. La Cité est bien ce qui unit les hommes, qui doivent y vivre en harmonie ? — Assurément ! — Et ce sont bien les lois qui régissent les rapports entre les hommes dans la Cité ? — Cela est clair… — Il faut donc s’interroger sur les meilleures lois qui régissent la cité ? — Bien sûr ! — Mais elles-mêmes peuvent varier selon les peuples ? — Je le pense ! — Chaque peuple va donc créer ses propres lois, mais elles vont varier aussi selon le régime qui le gouverne… — Ainsi, elles ne seraient pas les mêmes pour une monarchie, une oligarchie, ou une démocratie ? — Non pas : la démocratie énoncera des lois démocratiques, l’oligarchie des lois oligarchiques et la monarchie des lois monarchiques. Alors, comment édifier une Cité sur des lois aussi changeantes ? — Je… je ne sais pas… 16

— En voilà une réponse ! Simplement : en faisant en sorte que la Cité suive des lois immuables. — Et comment les connaître ? — Et étudiant la nature. — Mais elles seront indépendantes des communautés et de leurs cités ! — Bien sûr, jeune homme, la nature est la même pour tous les peuples ; les lois naturelles peuvent s’appliquer à chaque cité. Donc bien connaître les lois de la nature sera très utile pour décider des lois de la Cité. — Et comment définir les lois de la nature ? Ah ! mais n’est-ce pas Thalès et ses disciples qui se sont attachés les premiers à définir les lois naturelles ? — Parfaitement, monsieur le philosophe, et nous voici revenus à Milet !

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CHAPITRE TROISIÈME, où l’on apprend comment Thalès a expliqué l’harmonie du monde par la nature elle-même. À cet instant, Hippodamos fait une pause. Alkéos l’observe discrètement, en respectant son silence. Le visage d’Hippodamos est concentré, presque absent, comme s’il s’était retiré dans un passé ancien, dans un pays lointain : « Il songe à Milet, à sa jeunesse ? » s’interroge Alkéos. Puis immédiatement : « Quel âge peut-il avoir ? » La question lui semble difficile, tant le travail de la chevelure et les couleurs de son manteau semblent transformer le philosophe en une image qui en masquerait les pensées et les sentiments. Le visage est aigu, les yeux perçants, le corps encore vigoureux. Mais Hippodamos interrompt brutalement sa réflexion : — Où en étions-nous ? — À Milet, aux philosophes milésiens… — Ah oui ! Thalès ! reprend Hippodamos, le plus grand, avec Pythagore ! — On rapporte sur eux de nombreuses légendes ! — La plupart sont erronées, évidemment ! Pourtant certaines détiennent-elles une parcelle de vérité ? Pourraistu m’en citer une ? Alkéos est surpris ; il s’est avancé trop rapidement. Il a étudié avec sérieux, et son maître lui a enseigné de nombreux sujets, mais il doit chercher dans sa mémoire. Il trouve cependant une anecdote : — Euh… Une année, Thalès a fait fortune en achetant tous les pressoirs à olive avant la saison des récoltes, car ses connaissances en astronomie lui avaient permis de prédire 19

que la récolte d’olives serait exceptionnelle. Il a loué ensuite ses pressoirs à prix d’or ! — C’est l’une des anecdotes les plus vraisemblables ! Thalès était fils d’un commerçant, Examios, et fut luimême commerçant avant d’être un savant. Mais pour quelle raison penses-tu qu’il a voulu faire fortune en pressant des olives ? En fait, il était agacé qu’on lui reproche, à cause de sa pauvreté, l’inutilité de son amour de la science. Il voulut donc montrer qu’il est facile aux savants de s’enrichir quand ils le veulent. Pour une fois il utilisa ses connaissances à son propre profit… — C’était un astronome ! Il savait prédire les éclipses ! — Thalès a pu acquérir sa connaissance des astres auprès des Babyloniens, qui depuis longtemps en enregistrent les mouvements, ou des Égyptiens, qui lui ont enseigné la géométrie et les mathématiques. Mais il connaissait bien d’autres choses sur les astres. Il savait, par exemple, mesurer la hauteur d’un bâtiment par la grandeur de son ombre, ou calculer à quelle distance se trouvent des vaisseaux sur la mer. — Il a su également se mettre au service de sa cité ? — On lui attribue effectivement le mérite d’avoir annoncé, lors de la guerre entre les Lydiens et les Mèdes7, que « le jour fera soudain place à la nuit8 » ; et cette nuit-là s’est produite ! Elle a tant effrayé les belligérants qu’ils abandonnèrent le champ de bataille ! Mais je ne suis pas sûr qu’il soit vraiment possible de prédire une éclipse avec autant de précision ! — C’est pourtant une belle histoire !

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la bataille de l'Éclipse, aussi connue sous le nom de bataille de l'Halys, opposa les Mèdes et les Lydiens le 28 mai 585 av. J.-C. sur les rives du fleuve Halys (de nos jours en Turquie). Cette bataille clôt la guerre qui opposa durant cinq ans Alyatte de Lydie et Cyaxare, roi des Mèdes. 8 Hérodote, L’Enquête, I, 74. Date approximative : 585 av. J.C. 20

— Oui ! Thalès a été un brillant stratège militaire : durant la guerre entre les Perses et les Lydiens, il aurait détourné le cours du fleuve Halys9 en creusant un canal profond, en demi-cercle, afin que le fleuve, quittant en partie son ancien lit, contournât par ce canal la position occupée par le camp, et doublant cette position, allât retrouver plus bas son ancien lit ; une fois le cours du fleuve divisé en deux bras, chacun pouvait être traversé à gué. Ainsi l'armée de Crésus put franchir le fleuve et lui donner la victoire. — Impressionnant ! — Mais on raconte également comment il serait tombé dans un puits en regardant le ciel ! Alors, que dis-tu de tout cela ? — Que l’on se doit de regarder où l’on marche ! — Ne sois pas insolent ! Thalès, et ce n’est pas la moindre de ses qualités, a été le premier à énoncer quel est le principe qui est à l’origine de toute chose. — Des savants ne l’avaient-ils pas cherché avant lui, en Perse ou en Égypte ? — Probablement… Mais Thalès fut en Grèce l’initiateur de cette quête de l’ordre du monde, et de son fondement, de son origine, de sa racine la plus profonde… — Le cosmos ? — Oui, le cosmos ! Tu sais ça ! À propos, sais-tu ce que signifie le mot cosmos ? — L’harmonie ! — Exact ! L’ordre et la beauté ! Thalès chercha à expliquer l’harmonie du monde, et par quelles nécessités les phénomènes célestes adviennent ! Il rechercha l’essence du monde. Il prit l'eau pour principe. Il avait observé que l'humide est l'aliment de tous les êtres, et que la chaleur elle9

le Kızılırmak (littéralement rivière rouge en turc, appelé Halys dans l'Antiquité) est un fleuve d'Anatolie qui se jette dans la mer Noire. 21

même vient de l'humide, et en vit ; or, ce dont viennent les choses est leur principe. De ce principe, il a déduit une cosmologie : et voilà pourquoi il a prétendu que la terre reposait sur l'eau, une terre flottante comme un disque de bois sur la mer ; et un univers rempli de matière primordiale, c'est-à-dire envisagé comme une masse liquide. — Remarquable ! — Je dirais intéressant… Thalès fut remarquable, certes, mais pour une autre raison, plus profonde encore. — Il connaissait tout des choses de la nature… — Il ne suffit pas d’un savoir immense pour être un génie ! Je vais te le dire : il est un génie car il a été le premier à énoncer que la nature peut obéir à des lois autres que celles des dieux ! — La nature obéit à qui, alors ? — À elle-même ! — C’est pour cette raison qu’il est l’un des sept Sages ? — Non, c’est parce qu’il a été à la fois savant et utile à la cité. — Il a été un vrai philosophe ? Celui qui aime la sagesse ? — Le terme est de Pythagore ; il fut, lui aussi, à la fois un sage et un philosophe ! Il avait expliqué au tyran Léon de Samos, l’île où il naquit, ce qu’était un philosophe, un amateur de la sagesse. Il disait que la société ressemble à une panégyrie. — Une panégyrie ? — Le rassemblement de tout un peuple. Certains sont là pour concourir, d’autres pour faire du commerce, mais la plupart viennent en spectateurs ; de même, dans la vie, certains naissent esclaves et recherchent gloire et richesse, mais d’autres naissent philosophes et recherchent la vérité. Ensuite, Pythagore émigra à Crotone, où il fut très influent ;

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après le conflit entre Crotone et Sybaris, il fut chassé de Crotone ; et il serait mort à Métaponte. — Et comment mourut Thalès ? — Thalès était passionné de gymnastique ; alors qu’il était déjà très âgé, il mourut lors d’une compétition sportive, vraisemblablement d’être resté trop longtemps en plein soleil ! Et toi, Alkéos, quel sport pratiques-tu ? — J’aime la course et le javelot ! — Tu devrais venir t’entraîner ici ! — Je ne crois pas être assez fort ! — Ton visage est celui d’un enfant, mais ton corps est celui d’un athlète ! — Je suis jeune encore, Maître ! — Je ne le vois que trop bien ! répond le maître en souriant. Homère n’a-t-il pas dit que « l’âge le plus aimable était celui de la première barbe10 » ?

10 Homère, Iliade, XXIV, 348, Odyssée, X, 279, cité par Platon, Protagoras.

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CHAPITRE QUATRIÈME, où l’on parle d’Hécatée et d’Anaximandre, et l’on s’interroge sur la substance de l’Illimité. Hippodamos observe Alkéos ; il feint de ne pas le voir rougir. Il reprend rapidement : — Revenons, si tu veux bien, à Milet et aux successeurs de Thalès. — Anaximandre ? — Parfaitement ! Anaximandre ! Quel homme, quelle allure ! Empédocle l’imita, en affectant une superbe théâtrale et une pompeuse tenue vestimentaire ! Oui, Anaximandre, fils de Paxiadès, de Milet, fut l’un des plus brillants disciples de Thalès : il étudia la philosophie, l’astronomie, la physique, la géométrie, et aussi la géographie. — On dit qu’il inventa le gnomon11, n’est-ce pas, cet instrument qui permet de mesurer les solstices et les équinoxes ? — Oui, comme il fut le premier à dessiner sur une planche la partie habitée de la Terre. — La carte d’Hécatée ? — Hécatée reprend la carte d’Anaximandre, effectivement, en la précisant lors des innombrables voyages qu’il fit en Grèce, en Égypte, sur les bords de la Méditerranée et de la mer Noire, en Perse également ! Il a relaté ses voyages dans un livre, la Périégèse, le voyage autour de la Terre. Tu m’as dit l’avoir étudié. 11 bâton de bois planté dans la terre dont on pouvait étudier les variations de l’ombre.

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Figure 1: carte d'Hécatée (reconstitution)

— Oui, il y décrit les ports, les villes, les pays, dans tout le monde connu jusqu’au fleuve Océan… — La mer qui entoure entièrement la terre habitée. — La terre est donc ronde ? — Sa forme est ronde, ou plutôt est arrondie à la façon d’une colonne de pierre. Elle est un cylindre immobile au centre des anneaux sur lesquels évoluent les astres. Tu sais, Alkéos, Anaximandre avança des théories audacieuses sur le mouvement des corps célestes. Je les ai longuement étudiées… et quelquefois développées… Il décrit les astres comme des anneaux de feu, enveloppés de brouillard, dont nous ne voyons que les quelques vides où apparaissent les corps célestes. Il existe trois de ces anneaux, l’un pour le soleil, l’autre pour la lune, le troisième pour les étoiles, le 26

diamètre des anneaux valant respectivement neuf fois, dixhuit fois et vingt-sept fois le diamètre de la terre. — Et sur quoi repose la terre ? — Sur rien. — Sur rien ? — Elle flotte dans l’espace. — Elle devrait tomber ! — Non, Anaximandre affirme qu’elle ne tombe pas, simplement parce qu’elle n’a aucune direction particulière où aller. — Thalès, qui était son maître, ne disait-il pas que la Terre flottait sur la mer ? — Anaximandre émet une autre hypothèse : la Terre est un corps isolé dans l’espace, autour duquel tournent les astres, à des distances différentes. — Le ciel n’est donc pas seulement au-dessus de nos têtes ? — Non, il est tout autour de la Terre, pour que les astres puissent faire leur révolution sur leurs anneaux. — Et comment explique-t-il les éclipses ? — Elles sont dues à l’obstruction des ouvertures par lesquelles on peut les apercevoir. Voilà pour sa théorie de la mécanique des corps célestes. — Il s’interrogea aussi sur le principe de nature ? — L’autre grande question qui agitait les penseurs de Milet, est effectivement, comme on l’a vu avec Thalès, la nature de cette substance primordiale qui permet la variété du monde. — Thalès disait que c’était l’eau… — Anaximandre énonça l’hypothèse de l’existence d’une nouvelle substance naturelle, qu’il nomme l’Illimité. — Une substance inconnue ? — C’est de l’Illimité que sont issues toutes choses qui naissent, et que c’est à lui que retournent toutes choses qui se corrompent. 27

— Il est donc le commencement de tout ? — À l’origine du monde, affirme Anaximandre, une semence de chaud et de froid se sépara de l’Illimité. À partir de là une sphère de flamme se développa tout autour de l’air entourant la terre, comme l’écorce autour d’un arbre ; puis, de son éclatement en débris circulaires ont été constitués le Soleil, la Lune et les astres. Le cosmos viendrait-il de la croissance de cette semence ? Peut-on savoir si un arbre, ou encore un pain, sont de la même substance que la semence qui provenait de l’Illimité ? — Cette substance aurait donc engendré toutes les autres, la terre, l’eau, le feu, l’air, mais aussi les arbres, le pain, les animaux, et … les hommes ? — Oui, Anaximandre place l’Illimité comme substance originelle, ou principe, source, réceptacle de tout, éternel et indestructible, la cause de la génération et de la destruction de tout. Pour lui, le principe des choses n’est donc rien de déterminé ; il ne peut être défini ; il n’est pas un de ces éléments naturels, comme c’était le cas de l’eau chez Thalès. Pas plus qu’il ne s’agit de quelque chose d’intermédiaire entre l’air et l’eau, ou l’air et le feu, plus dense que l’air et le feu et plus subtil que l’eau et la terre. Pour Anaximandre, l’Univers tire son origine de la séparation des contraires de la matière primordiale. Ainsi, le chaud se déplaça vers le haut, se séparant du froid, et ensuite le sec se sépara de l’humide. Il soutenait également que toute chose qui meurt retourne à l’élément dont elle est issue, le fameux Illimité — Toute chose naît et meurt dans l’Illimité… répète Alkéos, songeur. — Anaximandre le dit ainsi : « Ce dont la génération procède pour les choses qui sont, est aussi ce vers quoi elles retournent sous l’effet de la corruption, selon la nécessité ;

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car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices, selon l’ordre du temps12 ». — Anaximandre remet en cause plus d’une théorie de son maître Thalès ! — Ses idées novatrices ont leurs racines dans les théories de Thalès. — Il le critique ! — Il le respecte, il s’approprie les intuitions du Maître, mais il est capable de les contredire en innovant. — Moi, je n’oserais jamais ! — Un jour peut-être, tu t’affranchiras de tes maîtres. Je l’espère. Seuls les Pythagoriciens demandent une déférence totale envers la pensée de Pythagore, qui ne saurait être sujet à critique. Tu devras apprendre à remettre en question ce que tes maîtres t’ont appris ! Alkéos évite de répondre à cette injonction : — Il explique aussi les phénomènes naturels par les mouvements de ces éléments ? — Assurément : Anaximandre assure que les phénomènes naturels, tels que le tonnerre et les éclairs, proviennent de l'intervention des éléments et non de causes divines. Le tonnerre serait le son produit par le choc de nuages sous l’action du vent, la force du son étant proportionnelle à celle du choc. S’il tonne sans qu’il éclaire, c’est parce que le vent est trop faible pour produire une flamme, mais assez fort pour produire un son. L’éclair, quant à lui, serait une secousse d’air qui se disperse et tombe en permettant à un feu peu actif de se dégager, et la

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Simplicius, Commentaire sur la physique d’Aristote, 24, 13. Autre traduction (Carlo Rovelli, Anaximandre de Milet ou la naissance de la pensée scientifique, DUNOD, 2009, p.37) : « Toutes choses ont racines l’une dans l’autre et périssent l’une dans l’autre selon la nécessité. Elles se rendent justice l’une à l’autre et se récompensent pour l’injustice conformément à l’ordre du temps. » 29

foudre, le résultat d’un courant d’air plus violent et dense encore. — Mais alors, Maître, si ce sont les éléments qui provoquent les phénomènes naturels, que font les dieux ? Zeus n’a plus son éclair au poing ni Poséidon son trident ? — Bien sûr que si, les dieux existent ! mais ce ne sont plus eux qui font la pluie et le beau temps ! On ne peut plus croire, comme les Égyptiens, que lorsque le dieu Shou soulève le plafond du ciel, le Nil coule au sommet des montagnes et que c’est sur ce fleuve céleste que flottent les planètes et les astres qui ont un lever et un coucher visibles dans la vallée ! Anaximandre, par exemple, explique la pluie comme un produit de l’humidité pompée de la terre par le soleil ! La nature ne remplace pas le divin, mais, en quelque sorte, les dieux restent à la porte ! La nature seule explique les phénomènes naturels. — Ne sommes-nous pas très loin, Maître, de la conception des cités ? — Pas tant que ça… ne faut-il pas que la Cité remette en permanence en question la gestion de la vie publique ? — C’est le rôle des citoyens ! — C’est leur devoir ! Les chefs ne tiennent plus leur pouvoir des dieux ! L’organisation de la Cité ne fait plus référence aux dieux, même si les dieux sont vénérés. Il existe, si tu veux, un lien entre la recherche du principe du monde et l’organisation de la société des hommes. La loi que cherche Anaximandre pour comprendre le cosmos est voisine de la loi que les citoyens recherchent pour la Cité. Et dans les deux cas, cette loi peut être — doit être ! — rediscutée continuellement. — Anaximandre est-il intervenu dans la vie publique de Milet ? — Tout en s’intéressant aux principes régissant l’univers, ce savant n’a pas délaissé pour autant la gestion politique. Les Milésiens l’ont chargé de diriger une colonie 30

vers Apollonie, sur la côte thrace de la Mer Noire. Il y a été envoyé comme législateur pour y apporter une constitution et pour y maintenir le pouvoir de Milet. Tu vois, on peut bien être savant et législateur ! Et j’ai passé sous silence beaucoup d’autres sujets qu’Anaximandre a traités : les origines de l’homme, par exemple. — L’homme a aussi son origine dans l’Illimité ? — L’origine du monde, oui, mais l’origine de la vie, il la situe dans la mer. — Le fleuve Océan ? — Il considère la mer comme un résidu de l’humidité primitive. Les animaux ont été engendrés à partir de l’humide, et l’homme a été engendré par le poisson. — Le poisson, notre ancêtre ? — Anaximandre l’affirme : l’homme, au commencement, ressemblait à un poisson. — Et toi, Maître, c’est ce que tu crois ? — C’est une hypothèse… — Après Anaximandre, il y eut d’autres savants dans la ville de Milet ? — Certainement. Le commerce de Milet était florissant, la ville était ouverte aux idées neuves du monde, et de grands penseurs y demeuraient. — Milet a une histoire particulièrement riche ! — Qu’en connais-tu ? — Je connais sa gloire, et sa chute. — Et sa renaissance ! Peut-être dois-je t’en dire quelques mots ! Cela nous changera de la nature et de la politique… — Volontiers, Maître !

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CHAPITRE CINQUIÈME, où le grand philosophe retrace l’histoire du « joyau de l’Ionie ». Alors le maître prend une pose plus altière pour parler du passé de Milet. Il se met à marcher le long du péristyle, suivi par Alkéos. Celui-ci connaît la fin tragique de la cité et sa destruction par les Perses. Il sent bien qu’Hippodamos va évoquer là une époque à la fois glorieuse et douloureuse. Il se fait plus attentif encore. Le maître dit : — On attribue la création de Milet à l’un des fils d’Apollon, Miletos. — C’est une légende ? — On ne peut évidemment le croire. Certes, Apollon a son temple à Didymes, un lieu de culte près de la ville. On pense que les origines de Milet sont crétoises, car de Cnossos à Théra, puis de Théra à Milet, les routes sont rapides pour les navires. — Milet, une colonie minoenne ? — Vraisemblablement jusqu’à la terrible éruption du volcan de Théra13, qui détruisit l’île et secoua la mer entière. — C’était il y a longtemps ? — Très longtemps, dix siècles peut-être ! Cela entraîna vraisemblablement la chute de la thalassocratie minoenne. — La puissance maritime de la Crète, qui commandait les mers ? — En tout cas, Milet passa sous la protection d’un royaume voisin implanté en Lydie, le royaume d’Ahhiwaya, et se serait alors dénommée Millawanda. 13

aujourd’hui Santorin. 33

— Elle changea de nomination, et de domination… — Elle constituait une base avancée du royaume d’Ahhiwaya contre les Hittites, mais ceux-ci prirent quand même Milet, ainsi qu’Apasa, la capitale du royaume d’Arsawa, avec qui Milet était alliée. Les Hittites fortifièrent alors Milet pour la protéger des attaques navales des… Grecs ! Puis vint une longue période sombre14, que l’on connaît mal… Milet aurait été détruite… — Déjà ? — Tu veux dire une fois de plus ! Ensuite, la légende veut qu’un chef ionien, dénommé Neileus, prît la ville. Il tua les hommes et maria de force les femmes pour créer une nouvelle population ; mais les femmes, en protestation, auraient refusé de s’asseoir à la même table que leurs nouveaux maris ! Milet fut longtemps sous l’autorité des descendants de Neileus, pour tomber enfin sous la coupe de tyrans dont le plus célèbre est Thrasyboulos. — C’était il y a longtemps ? — Encore cette question ! On ne sait pas avec précision. Cinquante olympiades15 environ. En tout cas c’est à cette époque que Milet devint une véritable puissance commerciale et disputa à Phocée16 les routes maritimes. Mais, tandis que Phocée s’avançait vers le Ponant de la mer, Milet dirigeait ses navires sur les rivages aisés à conquérir et souvent accueillants de la Cyrénaïque, de l’Égée du nord, et, au-delà, de l’Hellespont jusqu’au Pont-Euxin17. Milet implanta des comptoirs sur cette mer réputée pour ses fréquentes tempêtes, et toujours enveloppée de brouillards et de nuées.

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que l’on nomme aujourd’hui Les siècles obscurs. une olympiade égale quatre années. 16 aujourd’hui Marseille. 17 la mer Noire. 15

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Figure 2 : carte de l'Ionie

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— Pourtant, son nom signifie « hospitalière » ! — La navigation aime les euphémismes ! — La navigation conjure les éléments ! — Milet trouvait là des marchandises précieuses : le bois, le fer, le cuivre, l’électrum, l’étain, l’ambre, le sel, le blé, le poisson salé, ainsi que des fourrures, des bœufs, des chevaux, des esclaves. De son côté, l’Ionie était riche de l’olive (qui, comme tu l’as fort bien dit, avait fait en son temps la fortune de Thalès), du vin, de la laine, des vêtements, de la teinture, et notamment la pourpre qu’elle tirait des coquillages. Milet commandait alors dans tout l’Hellespont le négoce de la laine, du blé ainsi que des pigments de teinture. Elle étendit les échanges avec les nouvelles colonies de l’Ouest, jusqu’en Italie et en Sicile. Elle tissa des liens particulièrement étroits avec Sybaris, la ville de la Grande Grèce qui lui fut très proche jusqu’à sa destruction ; mais je t’en parlerai plus tard à propos de Thourioi ! Les tissus fins et multicolores que Milet savait fabriquer, les céramiques ioniennes à vernis noir ont gagné jusqu’à l’Etrurie par les navires milésiens. — Sybaris est connue pour son luxe… — … qui provient pour une grande part de la richesse des produits de Milet. Milet faisait commerce jusqu’en Egypte, car son huile était meilleure que l’huile de sésame des Égyptiens ; elle échangeait avec l’Égypte le grain, les pierres semi-précieuses, les onguents et les parfums, l’ébène, l’ivoire et l’albâtre. Milet a su aussi nouer des accords avec les pays barbares avec lesquels elle voulait faire du commerce, comme la Lydie ou la Perse. Elle a créé une multitude de colonies, le long des côtes de la mer Egée, de la Propontide ou du Pont-Euxin, grâce aux bonnes relations qu’elle a su entretenir avec les Mégariens, qui contrôlaient le Bosphore. Les villes de Kysikos, sur la côte 36

de la Propontide18, ou de Sinope, dans le Pont-Euxin, en sont deux exemples ; la liste complète en serait trop longue. Et c’est ainsi que Milet est devenue la première puissance de l’Ionie. Comme le dit Hérodote, c’était le « joyau de l’Ionie !19». Sa fierté pour ses colonies était telle qu’elle mentionnait souvent : « La cité de Milet, la première à habiter l’Ionie, et la cité-mère de nombreuses grandes cités sur le Pont et en Egypte et en de nombreuses places »20. — Chaque colonie était une Cité autonome ? — Chaque colonie, sous les ordres de son fondateur, décidait de son implantation, de ses institutions. Chaque colonie était une création, mais une création grecque, avec un nom, une constitution, des institutions, une architecture, des cultes grecs. Chaque colonie pouvait devenir à son tour une cité-mère, et créer à son tour de nouvelles colonies. Elle représentait à chaque fois une société à organiser, des règles à définir, un sol à répartir le plus équitablement possible. — Elle reprenait les lois de Milet ? — Chaque colonie devait créer sa propre polis, renouveler la nécessité de constituer ce qui rassemblerait et unirait ces hommes dans leur nouvelle implantation. Les fondateurs devaient prendre les décisions nécessaires pour constituer cette polis : le choix du site, les accords avec les populations locales, le peuplement de la colonie, le découpage et la répartition des lots, l’organisation des routes, le choix de la situation du temple et du marché, l’alimentation en l’eau, mais aussi les lois, la nomination des magistrats et des stratèges. Mais les choix conciliaient toujours les nécessités de l’organisation entre les colons et les impératifs de répondre à une organisation de la cité conforme aux principes édictés par les sages grecs… Mais je suis peut-être trop long, Alkéos ? 18

aujourd’hui mer de Marmara. Hérodote, L’Enquête, V, 28. 20 Vanessa B. Gormann, Miletos, University of Michigan Press. 19

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— Non, Maître, je suis impressionné par la puissance de Milet, alors que Lesbos m’apparaît tellement plus modeste ! — Lesbos fait désormais partie de l’alliance militaire des cités grecques pour lutter contre les Perses. Tu connais cela ! — Oui. La Confédération de Délos ! — Exact ! Cette alliance militaire a été créée après la victoire sur les Perses, qui avaient détruit Milet quatre olympiades auparavant. — Après la défaite navale de Ladé ? — Un jour sinistre qui décida de la ruine de la ville… Hippodamos s’interrompit, et sombra dans un long silence. Alkéos pensa que cette histoire était bien lointaine. Le maître semblait en proie des souvenirs douloureux. Alkéos attendit patiemment qu’il voulût bien reprendre la conversation.

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CHAPITRE SIXIÈME, où le vieux philosophe retrace les circonstances de la chute de Milet. « Ladé… » Hippodamos a parlé à voix basse, comme s’il craignait de faire ressurgir de trop mauvais souvenirs. Il poursuit tout aussi doucement : — Tout a commencé au mont Mycale… Le maître s’interrompt ; Alkéos attend un instant avant d’intervenir : — C’est un mont en face de l’île de Samos ? — Tous les délégués des douze cités d’Ionie s’étaient rassemblés au Panionion. Ils étaient venus de Milet, la première ville du côté du midi, de Myonte et de Priène, en Carie, des villes d’Éphèse, Colophon, Lébédos, Téos, Clazomènes, et Phocée situées en Lydie, des îles de Samos et Chios, enfin d’Érythrée, sur le continent. — Ils étaient là pour la grande fête des Panionia, qui rassemble toutes les cités de l’Ionie ? — Non ! Ils s’étaient réunis surtout pour tenir conseil devant la menace perse. — Les Perses les attaquaient ? — Les généraux du Grand Roi avaient réuni leurs troupes en un seul corps et marchaient sur Milet, négligeant les autres cités. Ils avaient regroupé leurs flottes, où combattaient également des Ciliciens, des Égyptiens, des Phéniciens, et des Cypriotes, soumis depuis peu. — Une flotte impressionnante ! — L’armée et la flotte perses semblaient innombrables. Tu connais Eschyle ? 39

— Bien sûr ! — Il écrit à propos de l’armée perse : « Qui serait capable de tenir tête à ce large flux humain ? Autant vouloir, par de puissantes digues, contenir l’invincible houle des mers ! Irrésistible est l’armée de la Perse et son peuple au cœur vaillant ! 21 ». — Les Ioniens connaissaient la puissance de l’armée de Darius ! — Évidemment, ils savaient « le gros de la masse guerrière, la multitude innombrable des bateliers, les milliers de chars à quatre et six chevaux rangés en escadrons, spectacle de terreur ! 22», mais aussi les chars à faux, les cavaliers munis de lassos, et les peltastes légers équipés de javelots et de petits boucliers. Oui, les Ioniens craignaient les puissantes armées perses ! — Pourtant, ils s’étaient soulevés contre eux ! — La Perse occupait leur pays depuis près d’un demisiècle. Aristagoras, le gouverneur de Milet, et Hystiée, que le roi Darius retenait près de lui à Suse, avaient organisé la rébellion. L'historien Hécatée, celui que tu connais, leur avait conseillé de mettre d’abord la main sur le trésor du sanctuaire des Branchides, don du roi Crésus, pour financer la guerre. Mais Hécatée ne fut pas écouté. Aristagoras lança avec l’aide des Athéniens une expédition contre Sardes, l’ancienne capitale de la Lydie, qui se rendit sans résistance. Un soldat avait mis le feu à l’une des maisons faites de roseaux, et comme les maisons de briques avaient, elles aussi, des toits de roseaux, le feu détruisit entièrement la ville et le temple de Cybèle, la Grand-mère phrygienne, disparut dans l’incendie. Les Perses exploitèrent plus tard ce prétexte pour brûler à leur tour les temples de la Grèce. — C’est horrible ! 21

Eschyle, Les Perses, traduction Paul Mazon, Gallimard, Folio classique, 1982, p.111. 22 Eschyle, id, p. 109-110. 40

— Après la prise de Sardes, les Athéniens abandonnèrent la cause des Ioniens, mais la révolte se répandit. Les Ioniens gagnèrent à leur cause Byzance et toutes les autres villes de la région, ils s’acquirent la plus grande partie de la Carie, ainsi que la ville de Caunos, qui leur avait jusque-là refusé son concours. Puis les Cypriotes se joignirent à eux de leur propre mouvement. — Ils espéraient se libérer des Perses ? — Lorsque Darius fut informé que la ville de Sardes avait été prise et brûlée par les Athéniens et les Ioniens, le roi — dit-on —, sans tenir compte des Ioniens qu’il était sûr de châtier de leur révolte, demanda tout d’abord qui donc étaient ces Athéniens. Dès qu’il le sut, il demanda son arc, le prit en main, le tendit, décocha une flèche vers le ciel, et s’écria : « Ô Zeus, puissé-je me venger des Athéniens ! ». Puis il donna l’ordre à l’un de ses serviteurs de lui répéter à chaque repas trois fois ces mots : « Maître, souviens-toi des Athéniens !23 ». — Il se vengea… — Les généraux perses reprirent bientôt l’offensive. L’un deux, Dausirès, marcha contre les villes de l’Hellespont, et prit les villes de Dardanos, puis Abydos, Percote, Lampsaque et Paisos au rythme « d’une ville par jour !24». Les Perses franchirent le fleuve Méandre, et entrèrent en Carie. Puis ils se dirigèrent sur Milet. — Le péril était imminent ! — Les délégués des cités ioniennes se rassemblèrent pour décider de la stratégie : devaient-ils engager le combat sur terre pour défendre le territoire de la cité, ou devaientils se replier derrière les murs de la ville et subir un siège ? Ou fallait-il préférer la bataille sur mer ? — Les Grecs ont une flotte puissante !

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Hérodote, V, 105. Hérodote, V, 117. 41

— La méthode traditionnelle aurait voulu qu’ils organisassent la défense du territoire de la cité, de sa campagne et de ses récoltes. Cependant la supériorité numérique des Perses était telle qu’ils résolurent de ne pas lever de forces terrestres à opposer aux Perses. — Ils laissèrent les Milésiens défendre seuls leurs murailles ? — Ils choisirent d’armer tous les navires, jusqu’au dernier, après quoi la flotte serait au plus tôt réunie devant Ladé. — C’est cet îlot situé juste en face de Milet … — Et l’on combattrait sur mer pour sauver Milet. De toutes les cités affluèrent les navires, que les Ioniens rangèrent devant le rocher de Ladé. Hérodote, si on peut le croire, en fait un décompte précis : « Quand leur flotte fut prête, écrit-il, les Ioniens se rendirent au mouillage indiqué, et les Éoliens de Lesbos avec eux. Voici comment ils rangèrent leurs forces : les Milésiens constituèrent l’aile orientale, avec quatre-vingt navires ; ensuite venaient les gens de Priène avec douze navires et ceux de Myonte avec trois, puis les dix-sept navires de Téos, puis cent navires de Chios ; à côté d’eux, les Érythréens et Phocéens qui mettaient en ligne, les premiers huit navires, les autres trois ; les Lesbiens venaient ensuite, avec soixante-dix vaisseaux ; en dernier lieu les Samiens formaient l’aile occidentale, avec soixante vaisseaux. Au total, leurs forces comprenaient trois cent cinquante-trois trières. » 25 — Impressionnant ! — De leur côté, les Barbares26 avaient six cents navires. — Tant que ça ?

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Hérodote, VI, 8. Hérodote, comme tous les Grecs, dénomme Barbares tous ceux qui ne parlent pas le grec.

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— C’est ce qu’affirme Hérodote27. C’est un ordre de grandeur. Pourtant, devant l'ampleur de la flotte ionienne déployée, les généraux perses craignirent une défaite et plus encore les conséquences pour eux quand Darius l'apprendrait. — Ils risquaient leur vie ? — Évidemment ! Ils tentèrent alors de briser la coalition ionienne en envoyant des émissaires, d'anciens tyrans de l'Ionie qu'Aristagoras avait chassés et qui s'étaient réfugiés chez les Mèdes. Les généraux perses les réunirent et leur dirent : « Ioniens, voici l'heure de montrer votre dévouement à la cause du roi : chacun d'entre vous doit essayer de détacher ses concitoyens de la coalition. Faitesleur des promesses, dites-leur qu'ils n'encourront aucune sanction pour s'être révoltés, qu'on ne brûlera aucun de leurs édifices, ni temple, ni maison particulière, que leur condition ne sera nullement aggravée. S'ils refusent de vous écouter et tiennent à se battre, avertissez-les des malheurs qui les attendent : dites-leur qu'ils seront vaincus, réduits en esclavage, que leurs fils seront châtrés, leurs filles déportées, leur pays donné à d'autres peuples. »28 — Quelle menace ! — Ainsi parlèrent les chefs perses, et chacun des tyrans ioniens fit, de nuit, porter ce message à ses concitoyens. Mais les Ioniens qui le reçurent s'obstinèrent et rejetèrent toute idée de trahison. — C’était courageux ! — Voilà comment les Ioniens coalisés étaient donc réunis à Ladé pour discuter. — Les discussions furent longues ? — De nombreux orateurs intervinrent. L'un d'eux, Dionysos, le chef des Phocéens, leur dit, en citant Homère : « Nous sommes sur le tranchant du rasoir ! Ioniens ! 27 28

Hérodote, VI, 9. Hérodote, VI, 9. 43

Serons-nous libres, ou serons-nous des esclaves, et des esclaves qui ont tenté de fuir ? Pour l'heure, si vous acceptez de prendre de la peine, vous aurez à souffrir un instant, soit, mais votre victoire fera de vous des hommes libres ; si vous préférez l'indolence et l'indiscipline, je n'ai pas le moindre espoir que vous puissiez vous soustraire au châtiment de votre révolte. Ecoutez-moi, laissez-moi vous guider et, je vous le promets, si les dieux tiennent la balance égale, ou bien les ennemis n'engageront pas le combat, ou bien, s'ils l'engagent, ils subiront une cruelle défaite. »29 — Les Ioniens le suivirent ? — Oui. Après ce discours, les Ioniens se mirent aux ordres de Dionysos. Celui-ci fit sortir la flotte tous les jours, sur une seule file ; lorsqu'il avait entraîné les rameurs de chaque navire à faire évoluer leur bâtiment au milieu des autres, et fait manœuvrer les soldats embarqués, il laissait la flotte à l'ancre pendant le reste de la journée et forçait les Ioniens à peiner du matin au soir. — Un entraînement intensif ! — Pendant sept jours ils l'écoutèrent et firent ce qu'il voulait ; mais le jour suivant, ces hommes, qui n'avaient pas l'habitude de peiner ainsi, accablés par la fatigue et le soleil, commencèrent à murmurer : « Quel dieu avons-nous donc offensé, se disaient-ils entre eux, pour souffrir tant de maux ? Il fallait être stupides, avoir perdu le sens, pour nous mettre sous les ordres d'un Phocéen, d'un hâbleur qui fournit trois navires ! Maintenant qu'il nous tient, il nous maltraite sans répit, nous n'y résisterons pas : nombreux sont ceux d'entre nous qui sont déjà malades, et beaucoup d'autres sont menacés du même sort. Mieux vaut subir n'importe quoi plutôt que ces maux, mieux vaut même connaître l'esclavage qu'on nous promet, quel qu'il puisse

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Hérodote, VI, 11. 44

être, plutôt qu'endurer davantage celui qui nous accable aujourd'hui. Allons, refusons désormais de lui obéir ! »30 — Ils se rebellèrent ! — Voilà ce qu'ils dirent, et personne dès lors ne voulut plus obéir : comme s'ils étaient une armée de terre, ils plantèrent des tentes dans l'île et s'y tinrent à l'abri du soleil, sans plus consentir à s'embarquer et à s'entraîner ! — La manœuvre des trières est délicate ? — Elle est particulièrement éprouvante pour les équipages. Mais ceux-ci sont composés d'hommes libres, de citoyens reconnus. — Et les Grecs sont maîtres dans l’art de manœuvrer ! — La rapidité de la trière dépend largement de la cadence et du coup de rame, et le succès de l'entraînement des rameurs, de leur discipline et de leur motivation. Rares sont les matelots qui, après avoir donné l'impulsion au navire, maintiennent la cadence. La mise en mouvement, les déplacements en file, les virements de bord, l'éperonnage sont des manœuvres complexes que seuls des équipages très entraînés peuvent réussir. — L'éperonnage est particulièrement difficile ? — Il faut que le navire acquière rapidement la plus grande vitesse possible pour éventrer le flanc de l'adversaire de son éperon de bronze, puis qu’il recule vivement pour se dégager et ne pas sombrer avec lui. Tout était donc sacrifié à la vitesse et la maniabilité : les rameurs étaient assis les uns sur les autres, il était impossible d'emporter de l'eau et des vivres en abondance, de se reposer, ou de passer une journée entière à bord. Quand les navires ne naviguaient pas, ils devaient être halés sur le rivage. — Et que firent les Ioniens ? — L'entraînement en resta là. Du coup les Samiens, voyant l'indiscipline qui régnait chez les Ioniens, acceptèrent les propositions des Perses. 30

Hérodote, VI, 12. 45

— Les traîtres ! — Attends de voir les Lesbiens ! Puis vint le jour de la bataille…. Donc, lorsque les navires des Phéniciens s'avancèrent contre eux, les Ioniens s'éloignèrent à leur tour de la côte et disposèrent leurs vaisseaux sur une file. Les flottes se rencontrèrent. — Et la mêlée s'engagea ! — Des collisions dans un gigantesque embouteillage ! Voilà comment on peut qualifier une bataille navale ! Les Samiens, dit-on, comme ils en étaient convenus avec Aiacès, l’ancien tyran de Samos à la solde des Perses, hissèrent leurs voiles, abandonnèrent la flotte et rejoignirent Samos. Seuls onze de leurs navires demeurèrent au combat, leurs capitaines restant sourds aux ordres de leurs chefs. — Ils étaient courageux ! — En récompense, le peuple samien leur accorda d'avoir leurs noms et ceux de leurs pères inscrits sur une stèle, en reconnaissance de leur valeur. Mais quand les Lesbiens virent à côté d'eux les Samiens prendre la fuite, ils firent de même et la majorité des Ioniens les imita. — Les Lesbiens ont été si lâches ? — Eh ! oui… Tes compatriotes n’ont pas été des plus courageux… Parmi les Grecs qui demeurèrent à leur poste dans cette bataille, ce sont les gens de Chios qui subirent les pertes les plus lourdes, car ils luttèrent héroïquement sans la moindre faiblesse. Ils avaient armé cent navires qui portaient chacun quarante citoyens, des combattants d'élite. Lorsqu'ils virent leurs alliés abandonner la lutte presque tous, ils se refusèrent à imiter leur lâcheté et, seuls avec quelques autres, continuèrent à se battre en pénétrant dans les lignes de l'adversaire jusqu'au moment où, après avoir détruit de nombreux vaisseaux, ils eurent perdu presque tous les leurs. Alors ils prirent la fuite avec ceux qui leur restaient, pour regagner leur pays. Ceux dont les vaisseaux avaient été endommagés, poursuivis par l'ennemi, se 46

réfugièrent à Mycale. Ils y échouèrent leurs navires, qu'ils abandonnèrent, et voulurent rentrer chez eux par voie de terre. En cours de route ils passèrent par Ephèse où ils arrivèrent de nuit, au temps où les femmes célébraient les Thesmophories31: quand les Ephésiens, qui n'étaient pas encore au courant de leurs aventures, virent cette troupe entrer sur leurs terres, ils les prirent pour des brigands qui voulaient enlever leurs femmes, coururent tous aux armes et massacrèrent les malheureux. Les gens de Chios succombèrent donc à ce coup du sort. — Et Dionysos, qu’est-il devenu ? — Lorsqu’il se rendit compte que les Ioniens étaient perdus, il se retira avec trois vaisseaux ennemis qu'il avait capturés ; mais au lieu de gagner Phocée qui allait être, il le savait bien, réduite en esclavage ainsi que le reste de l'Ionie, il se rendit tout droit en Phénicie ; après avoir coulé là-bas des navires marchands et fait un énorme butin, il gagna la Sicile où il se fit pirate… — Pirate ! — Il attaquait les Carthaginois et les Tyrrhéniens, mais jamais les Grecs. — Quand même… — Vainqueurs sur mer des Ioniens, les Perses assiégèrent alors Milet par terre et par mer. — Les Grecs savaient désormais qu’ils perdraient… — Ils ne pouvaient résister aux Perses qui étaient passés maîtres dans cet art savant que l'on appelle la poliorcétique. — Je connais ! c’est l'art de s'emparer des villes fortifiées : ils construisent des rampes d'assaut constituées de terre, de débris de briques et de pierres, de bois carbonisés, qui les mettent au niveau des remparts ; ils minent les remparts, employent des machines de toutes 31 fêtes célébrées dans tout le monde grec à l'automne, en l'honneur de Déméter, et par les femmes mariées uniquement.

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sortes, des béliers, des tortues bélières montées sur roues et protégées par un abri portatif, des machines incendiaires, des tours d'assaut mobiles. — Exactement, et dans ce domaine ils ont une supériorité écrasante sur les Grecs ! — Milet fut donc prise… — Cinq ans après la révolte d'Aristagoras. Les Perses réduisirent en esclavage ses habitants, — et par là s'accomplit l'oracle adressé jadis à Milet : Ce jour-là, ô Milet qui sait trouver le mal, Tu seras pour beaucoup banquet et riche proie, Tes femmes laveront les pieds de bien d'hommes chevelus, Et mon temple à Didymes32 aura d'autres servants. — La chute de Milet avait été prédite ? — Par l’oracle de Delphes. Ce fut exactement le sort des Milésiens : les hommes furent pour la plupart massacrés par les Perses, les femmes et les enfants furent emmenés en esclavage, et le sanctuaire de Didymes, temple et oracle, fut pillé et brûlé. Du territoire de Milet, les Perses gardèrent pour eux la ville et ses environs ainsi que la plaine. — C’est terrible ! — La nouvelle de la chute de Milet parcourut le monde grec comme un grand frisson d'effroi. Les Athéniens surtout furent touchés par ce désastre, qui confirmait à l'évidence l'invincibilité des Perses, et les difficultés de préserver l'Ionie de l'emprise du Grand Roi. Un poète, Phrynichos, composa un drame, La prise de Milet, dont il donna une représentation dans le théâtre d'Athènes. Mais lorsque, après quelques scènes, la pièce évoqua le malheur des Ioniens, l'émotion fut telle dans le théâtre que l'auditoire tout entier fondit en larmes. Les Athéniens, trop sensibles au drame des Milésiens, se retournèrent alors contre le 32 ville d'Ionie, siège de l'oracle des Branchides, famille de devins de Milet

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pauvre poète qui avait osé mettre en scène un si grand malheur d’une cité amie, lui infligèrent une amende de mille drachmes et défendirent à l'avenir toute représentation de cette pièce. — Les Athéniens étaient de véritables amis des Milésiens ! — D'autres peuples furent plus ingrats : les Sybarites, installés à Laos et Scidros depuis qu'ils avaient perdu leur cité, ne les payèrent pas de retour. Pourtant, lorsque Sybaris était tombé aux mains des Crotoniates, tous les Milésiens adultes s'étaient, eux, rasé la tête et avaient longtemps gardé le deuil ; car jamais, à notre connaissance, deux villes n'ont été plus étroitement liées. Hippodamos s’arrête de parler. Il paraît épuisé ; il s’appuie contre une colonne et sombre dans un grand silence. Alkéos s’éloigne de quelques pas, gêné de voir son maître si éprouvé, et honteux d’avoir appris que les Lesbiens avaient été si lâches. Il ne sait que faire, sinon attendre. D’un geste de la main, Hippodamos le congédie.

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CHAPITRE SEPTIÈME, où l’on parle de la difficulté de comprendre le logos, et d’Héraclite que l’on dit obscur. Alkéos revient le lendemain au gymnase ; il est inquiet de retrouver Hippodamos encore assombri par l’évocation de Milet. À peine voit-il la grande silhouette d’Hippodamos, qu’il lui entend dire d’une voix claire : — Revenons, si tu le veux bien, à nos philosophes ! Alkéos est soulagé ; il lui répond : — Tu ne m’as pas encore rien dit de Pythagore, Maître ! — Je veux auparavant te parler d’Anaximène. — C’est bien un disciple d’Anaximandre ? — Oui, son jeune contemporain, et l’un des derniers de cette longue lignée de savants de Milet. — Toi-même, Maître, n’appartiens-tu pas à cette même école ? — Jeune homme ! Je suis né, à peu d’années près, à l’époque de la destruction de Milet : les survivants furent dispersés en même temps. J’ai eu pour maîtres, il est vrai, des savants qui se revendiquaient de leur enseignement, mais également des adeptes de Pythagore. Mais je te parle d’Anaximène. Souviens-toi : nous nous sommes interrogés avec Anaximandre pour savoir si un arbre, ou encore un pain, ou encore le feu ou l’eau, était de la même substance que la semence qui provenait de l’Illimité ? — Oui… — Vois-tu l’objection que l’on peut faire à cette théorie ? 51

— Elle permet de définir une substance qui est à l’origine de tout ? — Et comment est-elle définie, cette substance ? — Elle ne l’est pas, puisqu’elle engendre toutes les autres substances… — À vrai dire, c’est bien là le problème ; c’est qu’on ne peut la définir : l’Illimité, l’Indéfini, justement, n’est pas défini ! C’est pourquoi Anaximène a tenté alors d’apporter une autre réponse en avançant que cette substance primordiale était l’air, dont les multiples transformations, par raréfaction ou par condensation, permettaient d’expliquer les processus de création de la pluie, de la glace, de l’eau, de la terre, et même du feu ! — Mais il revient en arrière, en substituant l’air à l’eau de Thalès ! — Pas tout à fait… Il affirme que l’air est à l’origine de toute chose : dilaté à l'extrême, cet air devient feu, et forme alors les corps célestes comme le soleil ; par condensation, il se transforme en vent ; il produit des nuages qui donnent de l'eau lorsqu'ils sont comprimés ; une compression plus forte de l'eau transforme celle-ci en terre, dont la forme la plus condensée est la pierre. Tout ce qui existe dans le monde n'était rien de plus, pour lui, que de l'air raréfié ou condensé. — Certaines transformations sont un peu extravagantes ? — C’est ce que tu dis maintenant ! mais à l’époque, la recherche était originale ! — Mais d’autres matières pouvaient aussi jouer ce rôle ? Après l’eau de Thalès et l’air d’Anaximène, il reste la terre, ou le feu, par exemple ? — Oui, le feu… C’est ce qu’avance notamment Héraclite. Héraclite ! Entre nous, un sacré caractère ! Mélancolique, méprisant envers les Ioniens, et obscur de surcroît ! 52

— On ne comprend pas tout, mais on sent que c’est fort ! — D’ailleurs, il n’était pas de Milet, mais d’Éphèse. De plus, il n’aimait pas beaucoup les savants de Milet, qu’il traitait de charlatans ! Oui, il avance le feu comme principe de toutes choses. Le feu est une loi à laquelle on ne peut échapper : « À ce qui ne sombre jamais / Comment échapperait-on?33 ». Tu remarqueras le caractère lapidaire de la formule ! Il est extrait du traité d’Héraclite Sur la Nature… — Un de plus ? — On rapporte qu’il l’aurait déposé dans le temple d’Artémis pour qu’il puisse être consulté par ses disciples. Certaines sentences sont bien connues ! Sont-elles obscures ? En voici une pourtant qui est claire : « Toutes choses sont convertibles en feu / et le feu en toutes choses / Tout comme les marchandises en or / et l’or en marchandises.34». Ce feu se transforme en se raréfiant ou en devenant plus dense, selon des fluctuations périodiques qui suivent le destin. Ainsi le monde est-il éternel, mais créé et détruit selon un mouvement éternel. — Tout se transforme et se régénère en permanence ? — C’est cela. Tu connais certainement l’image du fleuve ? — « On ne peut se baigner deux fois dans le même fleuve ? » — Oui, si l’on veut ; ou plus précisément : « Pour ceux qui entrent dans les mêmes fleuves / Autres et autres coulent les eaux ». Et il rajoute : « … et des âmes aussi s’exhalent des substances humides35 ». L’analyse en serait complexe, 33

Héraclite, fragment BXVI, in Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue, II, 99, Les Présocratiques, La Pléiade, p.150. 34 Fragment XC, in Plutarque, Que signifie le mot Ei, 8,388 E. id.p.167. 35 Fragment XII, in Arius Didyme, cité par Eusèbe, Préparation évangélique, XV, 20, id. p.149. 53

mais c’est bien l’idée d’une mobilité permanente, que toutes les choses sont en mouvement. Pourtant, Héraclite va plus loin : il donne une dimension plus importante à cette fameuse substance originelle. Il dit en effet que ce feu est le logos universel. — Ah ! s’écria Alkéos, j’ai appris ce qu’est le logos : c’est la raison commune dont l'harmonie est le résultat des tensions et des oppositions qui constituent la réalité ! — Bien ! tu parles comme un livre ! Mais c’est une définition du logos. La connaissance de ce logos constitue pour Héraclite toute la sagesse. Le devenir lui-même s'explique ainsi pour lui par la transformation des choses en leur contraire et par la lutte des éléments opposés. Mais cela reste une notion difficile à percevoir. Par exemple, il dit : « le logos / ce qui est / toujours / les hommes sont incapables de le comprendre. » Comment interprètes-tu cette sentence ? — Que le logos existe depuis toujours, mais les hommes ne peuvent pas le comprendre ! — Mais on peut aussi la lire ainsi : « le logos / qui est ce qui est/ les hommes depuis toujours ne peuvent le comprendre. » Il est impossible de savoir à quoi le mot « toujours » se rattache, lorsqu’on ponctue ! — C’est pour cela qu’Héraclite est dit obscur ? — Oui, mais on ne sait pas si, comme les oracles, ses sentences doivent être comprises selon différents sens… La notion de logos est capitale : Le Logos, ce qui est toujours les hommes sont incapables de le comprendre, aussi bien avant de l’entendre qu’après l’avoir entendu pour la première fois, Car bien que toutes choses naissent et meurent selon ce logos-ci Les hommes sont comme inexpérimentés quand ils s’essaient 54

à des paroles ou à des actes, Tels que moi je [les] explique Selon sa nature séparant chacun et exposant comment il est ; Alors que les autres hommes oublient tout ce qu’ils font à l’état de veille comme ils oublient, en dormant, tout ce qu’ils [voient]36. — Je… je n’ai pas tout saisi… — Tu l’as dit toi-même ! La raison commune ! Héraclite dit aussi : « mais bien que le logos soit commun, la plupart vivent comme avec une pensée en propre37 ». Cette raison commune est le critère du vrai. Héraclite pensait que ce qui nous entoure est rationnel et sensé, mais que les hommes obéissent à leurs sensations. Or la sensation n’est pas fiable : « les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins pour les âmes sourdes à leur langage38 ». Le logos est raison, mais aussi discours, et… — Loi ? — Dans un changement permanent ! Héraclite affirme en effet que le monde, dans sa globalité, est sujet à un changement continuel. Tout devient tout, tout est tout. Ce qui vit meurt, ce qui est mort devient vivant : le courant de la génération et de la mort ne s'arrête jamais. Ce qui est visible devient invisible, ce qui est invisible devient visible ; le jour et la nuit sont une seule et même chose ; il n'y a pas de différence entre ce qui est utile et ce qui est nuisible ; le haut ne diffère pas du bas, le commencement ne diffère pas de la fin, la vie ne diffère pas de la mort... Le 36

Héraclite, fragment B I, in Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 132, Les Présocratiques, La Pléiade, p.145-146. 37 Fragment B II, in Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 133, id, p.146 38 Fragment B CVII, in Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 126, id, p.170. 55

changement lui-même, quand il est enfermé dans certaines limites, crée dans les situations d’équilibre des tensions internes qui interagissent entre elles. L’exemple de l’arc tendu, équilibre des forces entre l’arc et la corde, en est un exemple démonstratif. — L’arc est en équilibre jusqu’à ce que la flèche soit libérée… — C’est pour cela qu’il recommande de se méfier des apparences qui peuvent être trompeuses. Bien qu’il sorte quelque peu de notre sujet, Héraclite est un des philosophes les plus originaux et les plus profonds ; comme je te l’ai déjà dit, certaines de ses assertions sont difficilement interprétables, elles te feront réfléchir utilement pendant longtemps pour les comprendre ! Soudain, Hippodamos se retire, laissant Alkéos à ses réflexions.

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CHAPITRE HUITIÈME, où l’on reparle du mythos et du logos. Lorsqu’ils reprennent leur conversation, le lendemain, toujours au gymnase, Alkéos veut revenir sur le sens du mythe et celui de la raison : cette question l’a tenu éveillé presque toute la nuit. — Le mythe et la raison ! Mythos et logos ! On les oppose ! s’exclame Hippodamos. — Mais sont-ils vraiment antinomiques ? — Ils se superposent ! ils se côtoient, ils s’affrontent… Le mythe, c’est le discours, la parole, le récit, la fable ! Mais le mythe est un discours fermé ! Le mythe est une réponse, il ne pose pas de question ! — Alors que la philosophie pose des questions et n’apporte pas de réponse ? … Hippodamos ne daigne pas répondre. — Dans le mythe, la réponse précède la question : a-ton vu jamais la Pythie répondre à une question ? L’oracle est l’autorité ! Elle fournit la réponse, et encore faut-il la décrypter ! — Le mythe est donc divin ? — Le mythe est le secret. — Mais le mythe peut être aussi une sagesse ? — Quelle sagesse disent les mythes ? Que veut dire Gaia, qui est apparue on ne sait comment, et qui engendre Ouranos ; que veut dire Ouranos qui se couche sur la Terre « aux larges flancs » et l’insémine à plusieurs reprises sans jamais se retirer de sorte que les enfants ne peuvent sortir du ventre de leur mère ; que veut dire Gaia qui remet au benjamin, Cronos, une serpe, et que Cronos soit le seul à se 57

rebeller contre son père ; qu’il l’émascule ; et qu’il jette son sexe dans la mer Pontos ? — Et son sperme se mélange à l’écume de la mer pour engendrer Aphrodite ! — Et c’est ainsi que le Temps devient Histoire… Hippodamos, s’arrête soudain, surpris de s’enflammer ainsi. — Le mythe crée le monde ! renchérit Alkéos. Hippodamos poursuit : — Que veut dire le mythe de Prométhée, qui donne la civilisation à l’homme ? Que veut dire le mythe d’Orion et des sept vierges, filles du Titan Atlas et de l’Océanide Pléioné, Orion qui les pourchasse de sa lubricité, Zeus qui les transforme en colombes ? À leur mort, elles forment les Pléiades. — Les vierges ? — Les astres ! Les pierres incandescentes ! — La cité a besoin d’une présence divine. Athéna est vénérée à Athènes, Apollon à Milet ! Des météorites tombés du ciel ont même créé des cités ; et à Delphes, dans le sanctuaire de la Pythie se trouve la pierre de l’omphalos, le nombril du monde ! Le sanctuaire, l’« enclos sacré », fixe la séparation entre le sacré et le profane. Je sais que sanctuaire, téménos, a la même racine que temnô, « je coupe ». L’enclos sacré répond au pouvoir sacré, ou au caractère sacré du pouvoir. Sacraliser un lieu répond au désir de maîtriser le chaos qui menace les hommes. — Tu es un vrai maître, Alkéos ! — Et le logos, alors ? — Le logos est raison, raisonnement, doute, interrogation, argumentation. Il est observation, réflexion, recensement, supputation, anticipation, hypothèse, il est aussi discours…

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— Tu m’as appris ce qu’Héraclite en dit : le logos, qui est ce qui est, les hommes depuis toujours ne peuvent le comprendre. — Nous en avons parlé hier… — Mais si je ne peux pas comprendre le logos… ? — Le logos, pour Héraclite, est la raison du monde, la force cosmique. C’est lui qui maintient l’équilibre entre les éléments en opposition ; car rien ne peut être pensé sans son contraire. Il est le gardien de l’harmonie ; et c’est lui qui permet la justice ! — Mais la raison est d’abord la curiosité, l’hypothèse ? Elle a donc toujours existé ! — Les cosmologies des savants milésiens empruntèrent quelquefois aux sciences d’Asie Mineure : l’eau de Thalès, sur laquelle la terre flotte comme un navire, se retrouve dans une cosmologie akkadienne ; les cosmologies d’Anaximandre ou d’Anaximène peuvent avoir de lointaines analogies avec des textes babyloniens. La pensée milésienne a proposé de nombreuses hypothèses, l’eau, l’air, le feu, l’Illimité, qui remettent en question d’autres théories. Nous avons déjà vu tout cela ! Ces bonds de la pensée sont le propre de la raison et l’opposent au mythe. — La raison est liée à la formation de la Cité ? — La raison est fille de la Cité. — Ce qui voudrait dire que la raison a été créée par la Cité, mais aussi que la raison politique ou juridique crée la Cité ? — Oui, la monnaie, ou la loi, par exemple, est une forme de rationalisation de la vie politique. C’est au sein de la Cité que la raison s’est développée. — L’ordre du cosmos est aussi l’ordre de la Cité ? — On peut le dire. En effet, le cosmos d’Anaximandre, qui s’organise circulairement autour du milieu qu’est la

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terre, peut se comparer à la Cité où les décisions se prennent au centre de l’agora. — L’empire de la Cité est donc une réduction du cosmos ? — Elle en est la reproduction humaine… Elle représente la relation de l’homme à l’homme… — Et de l’homme aux dieux, par les enceintes sacrées ? — Mais les philosophes pensent que le monde est régi par un ordre cosmique, qui est encore le logos. Le logos est l’ordre de la Cité. — On revient au fondement rationnel de la Cité. — Eh oui, au principe essentiel ! conclut Hippodamos. Voilà, Alkéos, cela suffira pour aujourd’hui.

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CHAPITRE NEUVIÈME, où l’on apprend que Pythagore a énoncé bien d’autres choses que le théorème du même nom. Alkéos a l’impression d’avoir été congédié. Le maître l’a quitté si rapidement qu’il n’a pu le remercier. Immédiatement après, un esclave l’a reconduit à la porte du gymnase. Il attribue cette attitude à son agacement, à la réticence d’Hippodamos à parler d’Héraclite, et du logos. Pourtant il sent bien que le philosophe l’apprécie, lui, et qu’il le regarde parfois avec attention. Alkéos laisse passer un jour, avant de revenir au gymnase. Le pédotribe lui dit que le maître est absent, et qu’il peut revenir le lendemain. Lorsque, le jour suivant, Alkéos se présente à nouveau, Hippodamos l’accueille aimablement. Ils font quelques pas sous le péristyle en échangeant des propos de convenance, puis Hippodamos enchaîne, comme si son discours de la dernière séance n’avait pas été interrompu : — Dans l’Ionie des années de ma jeunesse fleurissait un mode de vie qu’avait jadis établi Pythagore avant qu’il ne soit obligé de se réfugier en Grande Grèce39 pour échapper à Polycrate, le tyran de Samos, l’île où il était né. De nombreuses communautés se revendiquaient de Pythagore ; elles instauraient des croyances et des pratiques religieuses, énonçaient des préceptes de vie, comme de ne pas manger certains aliments… — Comme les fèves ! — Oui, par exemple. — Et pourquoi ? 39

dans le sud de l’Italie. 61

— Je ne sais pas… Des interdits de ce type existent dans d’autres lois sacrées. Chaque secte ajoute quelque pratique qu’elle juge utile et dont elle attribue la paternité à Pythagore, alors que lui-même est mort depuis longtemps, et toute infraction à l’une de ses règles peut entraîner l’exclusion de l’impétrant. Nombre de ces croyances peuvent sembler critiquables, ou du moins peu compatibles avec la recherche qui était celle des Milésiens de trouver une raison à l’organisation du monde en réfutant tout causalité surnaturelle. Car, si nous admettons la présence de nombreux dieux dans la nature, nous ne leur attribuons pas pour autant les raisons de tel ou tel phénomène. — Ces communautés existent toujours ? — Bien sûr, elles se sont développées surtout en Grande Grèce. Quand Pythagore, donc, après avoir fui Samos, arrive à Crotone, il s’appuie sur ses austères principes moraux et sur la rigidité des comportements pour réformer les institutions de Crotone. Il les veut harmonieuses, et les confie aux principales familles aristocratiques, seules en mesure de recevoir et de partager les enseignements du maître. Les aristocrates de Sybaris, chassés par le tyran Télys, trouvent eux aussi asile à Crotone où ils organisent leur revanche sous les ordres de Milon. — C’était un athlète célèbre, vainqueur plusieurs fois à Olympie ! — Et, pour l’anecdote, le gendre de Pythagore ! Crotone parviendra à détruire Sybaris. Elle dévia même sur ses ruines le cours du fleuve Crathis pour en effacer toute trace, et elle exila les survivants. — Et Pythagore resta puissant à Crotone ? — Crotone connaîtra une forte expansion sur le territoire sybarite jusque vers les cités tyrrhéniennes septentrionales, mais les Pythagoriciens connurent une fin

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tragique : des rébellions éclatèrent contre leur école, leur bâtiment fut incendié, et il y eut de nombreux morts. — Ils échouèrent donc à gérer la Cité ? — Pythagore aurait voulu créer une fédération des cités mais la guerre entre Crotone et Sybaris reprit de plus belle. — Il est donc bien dangereux pour un philosophe de se mêler des affaires publiques ! — Oui, et beaucoup en ont fait l’amère expérience ! Empédocle d’Agrigente, par exemple (encore un de ces penseurs excentriques !) fut banni et, d’après la légende, se serait jeté dans l’Etna, laissant une chaussure au bord du cratère pour prouver sa mort ; ou Hermodore, un ami d’Héraclite, à Ephèse ; à Lesbos, dans ta patrie, le poète Alcée a pris part à une conspiration en vue de renverser le tyran Myrsilos, ce qui d’ailleurs ne l’a pas empêché de composer ensuite ses vers les plus connus pour célébrer un autre tyran, Pittacos ! Et bien d’autres ! — Les communautés pythagoriciennes étaient donc puissantes ? — Elles le sont encore dans certaines cités. Les règles des communautés sont très strictes : par exemple, jeune homme, un disciple doit rester plusieurs années à écouter l’enseignement du maître et au début sans le voir, et sans poser des questions ! Ce ne me semble pas être ton cas ! — Toi-même, Maître, as-tu reçu l’enseignement des Pythagoriciens ? — Oui pour ce qui concerne les mathématiques. Les Pythagoriciens ont développé leurs théories à partir des connaissances égyptiennes et babyloniennes. Pythagore avait rencontré Thalès et, comme lui, avait fait le voyage en Égypte où il resta de nombreuses années. — Il appliqua les mathématiques dans de nombreux domaines ? — En musique par exemple. Il montra que les mathématiques pouvaient justifier les harmonies musicales 63

par les rapports entre les notes. Si un art aussi complexe et aussi subtil que la musique pouvait s’expliquer par des rapports numériques simples, le monde lui-même ne pouvait-il pas se comprendre sur les mêmes principes ? — Le principe naturel, encore ? — Le nombre ne pouvait-il pas remplacer à la fois l’eau de Thalès, l’Illimité d’Anaximandre, l’air d’Anaximène, ou le feu d’Héraclite ? Ce dernier blâmait d’ailleurs avec dédain le savoir universel de Pythagore ! — Le nombre n’était-il pas enfin ce principe de toutes choses que les savants recherchaient depuis si longtemps ? — Mieux que l’Illimité d’Anaximandre ! — Oui, laisse-moi poursuivre. Hippase de Métaponte, qui fut très proche de Pythagore — il ne l’appelait que « Le Grand homme » —, voyait dans le nombre « l’organe de décision du dieu artisan de l’ordre du monde40 », le modèle premier de la création du monde. Plus : n’était-ce pas le nombre lui-même qui était le monde ? Certains Pythagoriciens allèrent jusqu’à attribuer des nombres aux grands principes de la société : par exemple le 4, premier nombre carré, à la justice ; le 5, au mariage, union du mâle, identifié au nombre 3, et de la femelle, identifiée au nombre 2 ; ou bien encore le 7 au temps opportun, le 7 si présent dans la nature, dans la musique aux sept notes, dans la Pléiade aux sept étoiles, ou dans les sept héros qui se battirent contre Thèbes, ou encore dans les sept Sages de la Grèce ? — Chaque nombre représente une idée ? — Ou une figure géométrique. Dans ces mathématiques-là, le 1 est le point, le 2 la ligne, le 3 le triangle, le 4 la pyramide ; les quatre premiers nombres constituent les nombres sacrés de la Tétrade, la Tétraktis, dont la somme, 1+2+3+4 égale 10, la Décade, chiffre parfait du Tout : 40

Jamblique, De l’âme, cité par Stobée, Choix de textes, I, 49, 32. 64

…par Celui qui a révélé à nos têtes La Tétractys, qui est la somme et la racine De la nature inépuisable41. C’est pourquoi le nombre 10 est parfait : il correspond au nombre de corps visibles, la terre, la lune, le soleil, les cinq planètes et l’ensemble des étoiles fixes, positionnées sur une sphère unique. — Cela ne fait que 9… — Tu as raison : pour arriver à 10, il faut ajouter l’antiTerre42, ce corps céleste qui explique les éclipses. Le nombre 3 est essentiel, car « c’est le nombre 3 qui définit le Tout et toutes les choses puisque ce sont les constituants de la Triade : fin, milieu et commencement, qui définissent aussi le Tout43 ». — La Triade définit l’ensemble du monde ? — On peut aussi dire que le 1, la Monade, assimilée au feu, au mâle, au Limité et le 2, la Dyade, assimilée à la femme, à la fécondité, à l’Illimité, se réconcilient dans le nombre 3 par une harmonie universelle. — Encore la Triade ! Mais n’as-tu pas dit que le 3 représentait l’homme et le 5 l’harmonie ? — Hein ? …oui, peut-être, tu sais, ils ont dit tant de choses ! Enfin, sur le nombre 3, Ion de Chios, un des Pythagoriciens les plus brillants, a écrit une cosmogonie, Les Triagmes, c’est à dire les « triplications », qui commence ainsi : « Toutes choses sont trois et rien n’est moins ni plus que ces trois. Ce qui fait la valeur de chaque être, c’est la triade formée de l’intelligence, de la force et du hasard44 ». Ion de Chios considérait que le feu, la terre 41

Aétius, Opinions, I, 3, 8 ; Jamblique, V.P.150, Les Présocratiques, p.570. 42 Antichthôn, Aristote, Métaphysique, 986 a 3 et sq. 43 Aristote, Traité du Ciel, I, 1, 268 b. 44 in Harpocration, Lexique, « Ion ». Les Présocratiques, p.452. 65

et l’air étaient les trois composantes essentielles du monde ; comme beaucoup de Pythagoriciens, il s’occupait de musique, parlant de la « lyre à onze cordes dont les intervalles suffisent à ouvrir les trois voies consonantes de l’harmonie45 ». — Toujours la Triade ! — Et aussi l’opposition entre Impair et Pair des nombres ! Cette opposition rejoignait la conception ionienne du monde à partir d’un équilibre des déterminations contraires. L’édifice mathématique imitait la construction cosmique ; mais une telle construction ne se veut pas que mathématique ; elle correspond à une vision architectonique de la réalité. — Qui se construirait comme un monument ? — Ses fondations s’ancrent aussi dans l’opposition entre le limité et l’illimité, en écho des couples de la physique ionienne ancestrale, le mâle et la femelle, la lumière et l’obscurité, le chaud et le froid, le sec et l’humide. Ces oppositions furent étendues plus tard aux couples, un / multiple par exemple… ou droite / gauche ! il y en a d’autres : en repos / en mouvement rectiligne / courbe ! bien / mal ! carré / oblong ! … et ainsi de suite ! Nous en avons déjà parlé avec Anaximandre, et Héraclite, te souviens-tu ? Le nombre est donc bien ce qui engendre le monde sans cesse à partir de ces oppositions. Ainsi les Pythagoriciens construisent la totalité du ciel à partir des nombres, les êtres eux-mêmes existant par imitation des nombres. Le nombre régit la musique par l’harmonie des sons, et le cosmos… 45 in Cléonide, Introduction harmonique, 12. Les Présocratiques, p.454.

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— Le cosmos, ordre et beauté ! — … par l’harmonie des sphères. Je fus moi-même formé au creuset de ces thèses ; je m’interrogeais longuement sur la valeur de la formule : « toutes choses sont des nombres » ; je cherchais à l’intégrer dans la cosmogonie des penseurs de Milet ; je voulais faire la synthèse des penseurs milésiens et des théories pythagoriciennes sur le nombre ; je travaillais particulièrement sur le nombre, la triade, la tétrade, la décade, cherchant à les étendre à d’autres domaines… Alkéos a écouté attentivement Hippodamos, même s’il n’a pas tout compris. Il brûle qu’il lui explique sa propre théorie. Il ose lui poser la question : — Ils sont à l’origine de ta théorie sur les cités ? — Ma théorie ? reprit Hippodamos. Je ne suis pas sûr que tu sois encore assez avancé pour la comprendre ! Hippodamos s’arrête de marcher sous le péristyle, et dévisage Alkéos. Celui-ci rassemble son courage pour dire : — Tu m’as présenté de nombreuses théories, mais je ne sais pas encore quel est ton enseignement ! — Il y a beaucoup de théories qui ont été énoncées depuis ! Ce que je peux, c’est te faire part de mes réflexions lors de la reconstruction de Milet, bien que dix olympiades se soient déroulées depuis. — C’était après la victoire de Mycale ? — Oui, grâce aux Athéniens, les Perses furent vaincus. C’était à la dernière année de la soixante et onzième Olympiade46. Mais la ville avait été désertée, les populations tuées, exilées ou emmenées en esclavage. — Ta famille avait survécu ? Hippodamos ne répondit pas. — À l’époque de la victoire de Mycale, j’étais un jeune homme, j’avais à peu près ton âge. Immédiatement, les Milésiens étudièrent comment la reconstruire. 46

en 479 av.J.C. 67

— Tu as décidé du plan de la ville ? — Non, j’étais trop jeune encore, mais j’étais très instruit, et mes idées étaient déjà affermies. J’ai rejoint la phalange des architectes, géomètres, législateurs, qui travaillaient sur la reconstruction. — La ville était entièrement rasée ? — Elle avait été pillée, brûlée, démantelée. Nous voulions reconstruire une ville encore plus belle que la ville antique, plus grande, plus puissante, plus harmonieuse aussi. — Mais Milet avait perdu sa puissance maritime ! — Oui. Les colonies étaient perdues ; les routes commerciales étaient coupées ; les Athéniens disposaient désormais de la suprématie maritime. En quelque sorte, c’était toute la Cité milésienne, la polis, qui avait été démantelée et qui devait être reconstituée autant que la ville elle-même, avec ses rues et ses monuments. — Le site a été maintenu ? — Évidemment, c’est un site excellent ! Il dispose de plusieurs ports bien abrités, ce qui est exceptionnel ; des collines protègent la ville des attaques de la terre ; et il commande les principales routes commerciales ! — Vous n’avez pas repris le plan de l’ancienne ville ? — Non, et cela pour au moins deux raisons : nous voulions d’abord que la ville corresponde à une nouvelle conception de la Cité ; et puis nous voulions que son organisation lui permette dans les prochaines années un grand développement. Mais le mieux serait que je te montre le plan… — Oh oui ! s’écrie Alkéos, qui a le sentiment d’arriver enfin au véritable objet de sa visite. Hippodamos sourit devant cette spontanéité. Il conclut : — Reviens demain. Je ferai apporter le plan de la ville.

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CHAPITRE DIXIÈME, où le jeune homme découvre le plan en damier. Alkéos est heureux : il a obtenu enfin qu’Hippodamos lui parle de Milet. Il attend le lendemain avec impatience. Il arrive très en avance au gymnase. Il remarque à peine les athlètes qui s’entraînent ou circulent. Sa curiosité est à son comble quand Hippodamos fait apporter le papyrus sur lequel était dessiné le plan : — Voilà le site, commence Hippodamos en étalant le plan de la main : remarque d’abord la colline de Kalabaktépé ; c’est là qu’on peut observer, sur ses flancs orientaux, les premières traces des migrations ioniennes. — À l’époque homérique ? — Oui, on peut encore y voir, sur le rivage, les premières installations portuaires. Nous voulions que la reconstruction de Milet soit d’une conception radicalement nouvelle. Nous avons choisi le site de la presqu’île orientée nord-est/sud-ouest, qui s’allonge sur plus de douze stades47. Il a fallu s’adapter aux courbes du terrain, autour d’une colline qui commandait deux baies prêtes à fournir deux ports, celui du théâtre, qui était déjà occupé depuis longtemps, et la baie aux Lions, dont les qualités naturelles et les fortifications font un excellent port. Le plan que nous avons élaboré se répartit en trois principales masses d’habitations, la plus importante étant au sud, dans la région la plus basse. — Le plan occupe toute la presqu’île ! 47 un stade vaut environ de 175 à 200 mètres, selon les villes et les époques.

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— C’est un plan ambitieux ! Tu noteras que les directions générales du plan, qui composent avec les dénivellations légères du terrain, restent quasiment toujours les mêmes, malgré quelques petites divergences d’orientations, qui suffisent à souligner l’indépendance du tracé de chaque quartier. — Le plan est en damier… — C’est un plan régulier. Le plan a été ensuite livré aux mains des géomètres, et chaque quartier a été découpé en îlots réguliers par un réseau de rues orthogonales ; seule la surface des îlots pouvait varier de l’un à l’autre. — En fonction de leur affectation ? — Oui. Au centre, la région la plus basse forme une sorte de pivot autour duquel s’articulent les trois zones résidentielles ; elle offre les vastes surfaces nécessaires aux édifices publics, aux organismes commerciaux, aux lieux de culte, aux institutions administratives… — … et une grande agora. Deux marchés trouvent leur place naturellement derrière les grèves des deux ports. Au point de rencontre des deux branches de l’équerre que dessine la zone publique et dont les deux extrémités sont occupées par les ports et les marchés, a été effectivement installée la grande agora, dite du sud. Associé à cette place, sur sa bordure, a été créé le centre politique de la Cité, avec le volume imposant de la salle du Conseil48. Sur la branche nord se greffe le sanctuaire d’Apollon Delphinios, et sur la branche sud celui d’Athéna, ainsi que les gymnases. La place du théâtre, aux flancs de la colline occidentale, a été déterminée par la topographie ; il doit être un des ouvrages les plus imposants du site. Enfin, l’ensemble a été entouré par une enceinte qui suit un savant tracé en crémaillère vers le sud, et pousse

48 le Bouleutérion (mais il n’est pas sûr qu’il soit construit en 433, au moment de ces entretiens).

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au nord-ouest deux bras pour fermer l’entrée du port aux Lions.

Port aux Lions

Théâtre

Delphinion Bouleutérion Grande Agora

Stade

Enceinte

Kalabaktépé

Figure 3 : plan de Milet (d’après A.von Gerkan)

— C’est un plan d’une très grande clarté ! — Nous voulions qu’il soit clair, simple, et logique. — Mais tout n’a pas été construit immédiatement ? — Certes non ! Milet n’avait plus les moyens de se reconstruire en quelques années. Après que le plan eut été 71

conçu et tracé, il a été matérialisé sur le terrain par des bornes suffisamment précises pour qu’elles soient respectées pendant des décennies ou même des siècles lorsque, plus tard, la cité aurait acquis les ressources suffisantes pour mener à bien son énorme programme de reconstruction. — Aujourd’hui, la ville est donc inachevée ? — Oh ! que oui ! Il reste encore de vastes étendues laissées inoccupées en vue de la construction des temples ou des habitations. — Comment furent décidés les axes de la nouvelle ville ? — Les grands axes furent déterminés par les lignes topographiques du terrain, et non par des considérations religieuses. — Comme la tradition l’aurait voulu ? — Par exemple, le parcours primitif de la voie sacrée qui venait du sanctuaire de Didymes et qui, dans l’installation archaïque, rejoignait presque en ligne droite la zone du temple d’Athéna, a dû être infléchi, après avoir franchi la grande porte sud ; et le grand axe transversal, dans le quartier méridional, a trouvé sa place là où le site présente sa plus grande largeur. L’ensemble a été délimité et tracé de telle façon que les constructions ultérieures puissent s’intégrer aux lignes du plan sans aucune difficulté et sans rompre les alignements, en occupant le nombre plus ou moins grand d’îlots qui leur sont réservés. Nous tenions à ce que soit respectée l’unité de l’ensemble de la ville ; les grandes lignes du plan, la spécialisation des zones, les attributions essentielles ont été réglées en une seule fois selon un plan d’ensemble auquel les géomètres durent se soumettre. — Sur le plan, les rues principales apparaissent étroites ?

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— Leur largeur est d’environ 15 pieds49. La rue est réduite à un rôle utilitaire, rôle fonctionnel pour la circulation des piétons et des bêtes de somme ; les plus larges servent à l’approvisionnement en provenance de l’extérieur, et relient les marchés et l’agora aux portes principales de la ville. Il a été néanmoins nécessaire de prévoir une ou deux avenues plus larges pour les processions et le déploiement des fêtes. — Les zones réservées à l’habitat ne semblent pas mettre les maisons en valeur ? — Tu as raison, il convient en effet que les maisons restent modestes, qu’elles répondent à une commune mesure dont ne s’écartent même pas celles des hommes illustres. Mais elles doivent cependant être aimables à vivre, et rester commodes. N’est-il pas agréable d’avoir une maison fraîche en été et chaude en hiver ? Il faut donc construire les parties orientées au midi plus hautes, pour qu’elles reçoivent le soleil d’hiver, et plus basses celles qui sont orientées au nord, pour qu’elles ne soient pas sous le coup des vents froids. — En regardant le plan, je comprends que le plan orthogonal permet de grands développements. Mais est-il la seule réponse ? Toutes les villes reprennent-elles maintenant ce type de plan ? Ou bien existe-t-il d’autres formes de plans ? — Que de questions en même temps ! Dans les temps anciens, les villes se construisaient au fur et à mesure de leur développement. Elles suivaient les pistes, souvent tracées par les ânes ! La rue pouvait serpenter, se rétrécir ou s’élargir au gré des constructions. Les enceintes des remparts étaient conçues pour assurer la meilleure défense, c’est extrêmement important. Dans beaucoup de cas, le plan s’établit en même temps que la ville, en fonction de la topographie et des constructions. Quant à la forme des 49

4,5 mètres env. 73

plans, il y a d’autres possibilités : le plan circulaire, par exemple. Il existe un cas intéressant, et peut-être exceptionnel : celui de Mantinée. — Mantinée, dans le Péloponnèse ? C’est une ville récente ? — Elle résulte d’un synœcisme, c’est à dire la réunion en une seule ville de la population de cinq villages jusqu’alors dispersés. C’est l’acte fondateur d’une Cité. Profitant d’un moment où leurs deux ennemis, Sparte et Tégée, se trouvaient aux prises avec des difficultés intérieures, les Mantinéens, appuyés par les Argiens et les Athéniens, fondèrent leur nouvelle cité comme une forteresse en face de la puissance lacédémonienne. — Ils ne craignaient pas les représailles ? — Si, justement ; c’est pourquoi le plan résulte essentiellement de considérations défensives et stratégiques. L’enceinte dessine une ellipse dont le grand rayon est-ouest mesure environ sept stades et le petit, nordsud, environ six stades. Tu sais que, d’après les théoriciens de l’art militaire, l’agora doit constituer, dans la cité, une pièce maîtresse du système défensif ; elle est l’endroit où les troupes sont rassemblées et se tiennent prêtes à se porter sur un point quelconque du rempart ; située au cœur de la défense, elle fournit au chef la meilleure place pour son poste de commandement. — … le cœur de la Cité… — L’agora de Mantinée, par sa situation et ses communications directes avec les portes, présente tous ces avantages théoriques. En ce sens elle répond très exactement aux principes fonctionnels dans l’aménagement du plan ; sa structure architecturale, au contraire, relève plutôt des habitudes anciennes. — Qui a tracé le plan ?

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Figure 4 : plan de Mantinée (d’après G. Fougères)

— Thémistocle a joué un rôle déterminant dans la formation du synœcisme... — Thémistocle est bien celui qui a bâti la puissance maritime d’Athènes ? — Oui ! Celui qui fit du Pirée le grand port d’Athènes ! Banni d’Athènes, Thémistocle a vécu en Argos, mais il est resté un ennemi acharné de Sparte ; et il a puissamment contribué à la décision des Mantinéens. Toute la vie de Thémistocle atteste d’un esprit large et clairvoyant ; il n’isolait jamais les problèmes politiques de leur cadre ; il a su tirer parti des leçons des Milésiens pendant la construction du Pirée… — Dont il t’a confié la conception ! — Ne sois pas si courtisan ! Il a fait profiter les Mantinéens de son expérience du Pirée. Thémistocle a ainsi à son actif l’inspiration du plan de deux villes, Le Pirée et Mantinée. — Deux plans radicalement différents ! — Mais ayant pour caractère commun d’être remarquablement adaptés à leur fonction, l’un comme port, 75

l’autre comme forteresse. C’est peut-être ici la raison du peu de succès du plan circulaire : rares sont en effet les villes grecques dont la fonction défensive est aussi primordiale. Mantinée constitue certainement une exception. — Tu ne m’as pas parlé du Pirée ? — Pas encore. Cela viendra… — Alors, à Milet, si le plan est si ambitieux, si de si vastes emprises subsistent vides, combien de temps faudrat-il donc pour que la ville soit achevée ? — Une ville est-elle jamais achevée ? Mais voudraistu douter de la vitalité des Milésiens ? Ils ont échappé à l’esclavage perse ; après la chute de Milet, ils furent partout, accompagnant les Samiens vers l’ouest, sillonnant les mers, formant des contingents pour continuer la lutte ; ils n’ont jamais désespéré, ni abandonné ; ils ont contribué puissamment aux combats de libération de l’Ionie. Et tu t’étonnes, qu’héritiers d’une si brillante et si solide tradition, doués d’une volonté qui ne s’est jamais démentie durant les périodes de malheurs, ils aient eu, en rentrant dans leur patrie reconquise, la vision de cette grande métropole qui fut la leur et qu’ils ont voulu retrouver digne de son passé ? Nous construisions en vérité pour les siècles à venir ! Certes, nous savions bien que la prédominance commerciale, intellectuelle et artistique de Milet était passée, et qu’Athènes avait pris l’ascendant ; mais nous voulions céder la place en démontrant que nous pouvions jeter les bases d’une conception nouvelle des villes. Les Milésiens en avaient introduit dans leurs nombreuses colonies les premiers fondements… — …parfois rudimentaires … — Ne méprise pas toutes les créations des colonies de Milet qui ont essaimé en Égée, au Pont-Euxin, ou bien en Hellespont ! C’est là que furent définis, de la façon la plus pragmatique, la plus immédiate, les principes, peut-être 76

simples, effectivement, mais efficaces, pour organiser la cité, répartir les terrains, faire cohabiter des habitants d’origines différentes, éviter les conflits, s’entendre avec des populations locales ou se défendre d’elles, se développer, et créer d’autres colonies… Les Milésiens ont toujours démontré leur capacité d’invention, de création, que ce soit pour les colonies ou les théories ! Alkéos sent qu’Hippodamos est particulièrement susceptible sur ces sujets. Il hasarde pourtant : — C’est donc bien cette alliance entre la spéculation philosophique, à caractère mathématique, et les considérations d’ordre politique sur l’organisation des cités humaines… — Spéculation ? Non ! il s’agit d’observations scientifiques ! de théories pénétrantes sur l’explication de l’univers ! oui ! de considérations les plus pragmatiques aussi ! Thalès, Anaximandre, Anaximène avaient ce double caractère. Moi-même, qui suis d’abord et surtout un météorologue, qui connais la science des astres, n’ai-je pas contribué à l’édification de la Cité, à Milet, ou au Pirée, avec le plus grand réalisme ? Tu ne pourras, Alkéos, être un bon architecte que si tu sais allier l’esprit le plus élevé et le pragmatisme le plus concret ! On peut être, on doit être à la fois philosophe et géomètre !

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CHAPITRE ONZIÈME, où le grand philosophe expose enfin sa théorie. — Je comprends bien, Maître, assure Alkéos, qui cherche comment atténuer la tension qui s’est installée maintenant entre eux, mais cette nouvelle conception, ce plan audacieux et simple, c’est bien toi qui les as définis ? — Hippodamos se tient un instant silencieux, et se détend : — J’y ai contribué ; je voulais, comme d’autres, que la conception de la ville corresponde à une nouvelle harmonie, un nouvel ordre du monde… — L’ordre du cosmos ? — Oui, et d’après toi, d’après nos conversations, sur quel principe peut-on le mieux définir cette harmonie, ce cosmos ? — … un principe mathématique, je suppose ? … le nombre… la triade, c’est cela ? — Tu m’as bien écouté, et bien compris ! Et comme pour le nombre 9, j’applique trois fois trois principes : ils représentent un ordre divin ; ils présentent une véritable vision de la Cité ; et ils sont pragmatiques. Comme le fondateur qui recense les tribus de la nouvelle colonie et en mesure la diversité ; qui choisit le site et en trace les contours, en définit les rues, les quartiers et les endroits de cultes ; et qui en même temps établit les lois qui vont régir la communauté, nous définissons les populations de la nouvelle ville, puis les axes de sa composition urbaine, enfin les lois qui s’appliqueront aux différentes populations. 79

— Il faut définir les populations ? — Oui, commençons, si tu veux, par la population : pour qu’elle puisse se nourrir, assurer la subsistance de la cité, et pratiquement vivre en autarcie, il faut… — … des agriculteurs ! — Elle doit aussi fabriquer tous les objets dont elle a besoin dans sa vie quotidienne, et si possible les vendre aux autres cités. — …des artisans ? — Oui. Et enfin, une troisième catégorie est nécessaire ? — Pour se défendre ? — Exact ! il faut des soldats. Voilà la première triade ! — Sans compter les métèques et les esclaves ? — Évidemment ! — Chaque classe a les mêmes droits ? Pourtant, chacune n’a pas la même force ? — Les soldats sont forts parce qu’ils possèdent les armes. Lors des expéditions extérieures, ils peuvent avoir tous les pouvoirs, mais en temps de paix, leurs droits doivent être ramenés à ceux des autres classes. Homère le dit : Agamemnon supportait des propos outrageants dans les assemblées, mais, en campagne, il exerçait son droit de vie et de mort ! Les agriculteurs ne possèdent pas d’armes, mais possèdent leurs terres, qui leur assurent leur puissance. Et la Cité a besoin des artisans, qui eux, ne possèdent ni armes ni terres. — Mais ce sera bien pourtant parmi les guerriers que seront pris les généraux, les stratèges, et les plus hauts magistrats ? — Quand on a besoin d’un conseil avisé, par exemple pour faire une toiture, il vaut mieux s’adresser à un bon charpentier ; mais pour gérer les affaires de la Cité, chaque citoyen doit pouvoir avoir un avis juste.

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— N’y a-t-il pas des classes exclues de la cité ? les philosophes par exemple ? — Les philosophes ne forment pas une classe, jeune Alkéos, ils sont trop individualistes pour cela ! Et s’ils devaient appartenir à une classe, ce serait les artisans : ce sont les artisans des idées ! — Ces classes, pour être égales dans la vie politique, doivent être égales en nombre ? — Assurément, et je fixe à dix mille le nombre total de citoyens de la cité. — Ce fut le nombre de citoyens de Milet ? — Dix mille est un idéal. Milet mit longtemps à se repeupler. Plus encore, elle eut de grandes difficultés à reconstituer sa communauté de citoyens, sa véritable polis. Les habitants qui avaient survécu avaient été dispersés ; les hommes et des femmes étaient revenus de Suse, où ils avaient été déportés ; d’autres habitants arrivaient d’autres régions. Beaucoup n’avaient pas connu la ville d’avant, peu avaient combattu pour elle. Les citoyens de Milet ne retrouvèrent pas leur communion dans la Loi, le nomos. — Le nomos ? — Oui ! le nomos est ce qui fait le ciment de la Cité. C’est l’ensemble des valeurs en lesquelles les citoyens se reconnaissent. C’est une détermination réfléchie, et admise par tous les citoyens à titre de valeur suprême, à laquelle, par une sorte de contrat, ils se conforment pour mériter le nom d’homme et garder le droit de vivre dans la communauté. C’est le creuset de la polis. Les stratèges qui gouvernaient la cité avaient pour ambition de retrouver rapidement la richesse d’antan. Ils ont conçu la ville en conséquence. Mais il faudra du temps pour que Milet retrouve un véritable essor et sa magnificence. — Et quelles sont les autres triades ? — La première est celle que nous venons de voir concernant les classes qui doivent peupler la cité, et les 81

citoyens qui doivent participer aux affaires publiques. La seconde porte sur la division du territoire. — Donc du plan ? — C’est cela : de la délimitation des territoires affectés aux différents usages : une partie était destinée naturellement aux édifices sacrés, et à l’édification des temples ; une seconde partie était destinée aux affaires publiques, au Conseil, à l’agora, au théâtre, au gymnase ; la troisième partie était affectée aux affaires privées : les habitations, les commerces, les artisans. — Tu as donc défini l’implantation des différentes fonctions ? — Nous avons repris un plan simple de rues se croisant perpendiculairement. Ce type de plan était d’ailleurs commun dans les colonies où il fallait affecter les territoires des différentes classes et des monuments sacrés et publics : c’est le cas d’Olbia, par exemple, sur le Pont-Euxin50, ou encore de Sélinonte, en Sicile. Dans le cas de Milet, il permettait une distribution heureuse des différents ports, et autorisait une expansion de la ville jusqu’à ses murailles qui fermaient la presqu’île. On pouvait en outre dimensionner les rues en fonction de leur usage. Sur cette structure rationnelle, il était possible de définir une organisation de la cité qui, d’une part, corresponde à notre vision du cosmos et du principe de toutes choses, et d’autre part permette d’implanter les différentes affectations d’une façon rationnelle dans la perspective d’un développement ultérieur. — Tu as appliqué les mêmes principes pour la réalisation du Pirée ? — Oui, mais dans un contexte différent, et… j’avais plus d’expérience ! — Les contraintes du site de Milet étaient très fortes ? 50

la Mer Noire. 82

— Elles offraient des avantages : la présence de plusieurs ports permettait de bien organiser la navigation et la desserte maritime de la ville ; les monuments sacrés prenaient naturellement place sur les éminences de la ville ; l’agora se devait de se trouver au centre ; les rues principales, dans l’axe de la péninsule, et les rues annexes perpendiculaires irriguaient bien la ville ; enfin un mur coupant la péninsule lui assurait une bonne protection. — Les travaux commencèrent immédiatement ? — Oui, bien sûr, mais ils démarrèrent plus lentement que prévu : les Milésiens tardaient à revenir ; la Cité ellemême, avec sa constitution, ses lois, ses institutions, avait des difficultés à se mettre en place ; le plan était tracé, mais la ville restait à réaliser… — Les lois étaient établies ? — Là encore, j’en proposais le principe. — C’est la troisième triade ? — Exactement ! La troisième règle porte sur les lois applicables dans la cité : elle doit répondre aux trois causes pour lesquelles sont engagées les actions judiciaires : l’outrage, le dommage et en troisième lieu le meurtre. Tous les magistrats sont élus par le peuple et représentent les trois classes. Une cour de justice suprême constituée de vieillards élus examine les affaires mal jugées qui sont portées en appel. — Milet pourra-t-elle retrouver son rayonnement antérieur ? — Athènes est désormais dominante. Bien qu’Athènes et Milet soient toujours très liées (tu as vu par quelles manifestations les Athéniens ont compati à la destruction de la ville !), les Athéniens entendent asseoir leur pouvoir dans l’Ionie, ils maîtrisent désormais les routes maritimes, et exigent un lourd tribut de la part de la Cité. Mais, si les travaux de réalisation de la ville sont loin d’être achevés, la conception est décidée, la constitution est établie, et les 83

institutions mises en place pour qu’elle puisse se développer à nouveau.

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CHAPITRE DOUZIÈME, où le grand philosophe et le jeune homme parlent des tyrans et de la conception des villes. Alkéos comprend maintenant beaucoup mieux les enjeux ; il voit la ville différemment, et sa lecture semble avoir changé ; il perçoit, du moins le croit-il, l’ordre des choses sous l’activité, le désordre, les encombrements, les cris, et ce mouvement perpétuel qui est la vocation même de la ville, à l’agora comme dans son port. Sa rêverie est interrompue par Hippodamos, soudain professoral : — Allons, dis-moi, Alkéos, décris-moi une ville. — Selon les éléments de la triade ? — Non, les caractéristiques d’une ville ! Athènes, si tu veux… — Ce qui la différencie d’autres villes ? Si l’on prend l’exemple d’Athènes, les dieux se sont installés sur les hauteurs au sommet de l’acropole, et les quartiers d’habitation s’étendent au sud, sur les bords de l’Ilissos, au nord-ouest, dans la vallée qui sépare l’Aréopage et la Pnyx, et au nord-est, dans le quartier du Céramique… — C’est un début… — Dans les quartiers, les rues suivent les pentes, comme si elles gardaient le souvenir des premiers sentiers frayés par les piétons et les bêtes de somme. On dirait que l’âne a été le premier urbaniste de cette cité ! — C’est juste ! acquiesce Hippodamos. — Les maisons se pressent et se tassent sur chaque bord, sans aucun souci d’alignement, si bien que la largeur de la rue subit de continuelles variations, s’accroît quand 85

une façade lui laisse de la place, mais se resserre quelques mètres plus loin parce qu’un angle forme une plus forte saillie… — Bien observé… — Les rues ne sont point dallées, mais creusées et ravinées par les eaux de ruissellement… — Exact ! — L’agora se trouve à un simple lieu de passage, au carrefour des rues qui relient les différents quartiers… — Oui, toutes les villes présentent une agora et une acropole ; Mytilène, chère à ton cœur, en est un bon exemple… Je te ferai remarquer, Alkéos, que ce sont les tyrans qui ont établi les premiers un urbanisme pratique… Pisistrate, à Athènes, a lancé de nombreux travaux pour la ville ! — Peu de tyrannies ont résisté au temps ! — Peut-être, mais ces régimes, même éphémères, ont été souvent efficaces : Théogénès à Mégare, les Cypsélides à Corinthe, Polykratès à Samos, les Pisistratides à Athènes. Il est remarquable que tous ont voulu assurer à la population urbaine une alimentation en eau abondante et des fontaines luxueuses. Théogénès, par exemple, construisit, quand il devint tyran, une fontaine remarquable par ses dimensions, sa décoration et le nombre de ses colonnes. Mais l’action la plus remarquable revient à Polycratès qui fit creuser un tunnel de plus de cinq stades51 sous l’acropole de Samos pour alimenter une fontaine imposante. — Les tyrans ont donc été de grands constructeurs ! — Ils se sont occupés aussi de l’évacuation des eaux de pluie et de drainage ; ils ont aménagé des ports, comme à Samos : le tunnel, les môles du port et le sanctuaire d’Héra appartiennent au même programme, qui a fait en son temps la célébrité de l’île. — Les tyrans veulent rivaliser entre eux ? 51

environ un kilomètre. 86

— Souvent, et pour cela ils ont cherché à s’attacher les meilleurs maîtres d’œuvre : Eupalinos de Mégare est appelé par Polycratès, Bathyclès de Magnésie introduisit l’architecture ionique à Sparte, Hipparque s’adjoignit quatre architectes de renom pour le temple de Zeus Olympien… Mais revenons à la conception ionienne des villes, et dis-moi, Alkéos, ce qui la différencie des villes anciennes ? — J’ai remarqué une première chose, répondit Alkéos, fier de pouvoir répondre immédiatement, c’est que, à Milet, l’enceinte de remparts n’a pas de rapport avec les axes de la ville… — Oui ! Exact ! l’enceinte ne répond qu’à des considérations topographiques et défensives ; elle suit les contours des côtes, parcourt les lignes dominantes ou de plus forte pente. Une zone quasi entièrement libre subsiste entre les habitations et les murs, et souvent les portes des murailles ne sont pas en face des avenues principales de la ville. À ce propos, tu connais le beau vers que l’on a coutume de chanter à leur sujet, selon les principes de Sparte : « le bronze et le fer doivent constituer les remparts plutôt que les pierres52 ». Il est vrai que les villes de Lacédémonie ne comportent pas de remparts… — Et comment se protègent les cités ? — C’est la fierté des Lacédémoniens que leurs meilleurs remparts soient leurs propres soldats. — À Sparte, chaque citoyen est d’abord un soldat ! — Entraîné sévèrement depuis sa plus tendre enfance. Ils estiment que les soldats doivent suffire pour défendre les villes. Les Ioniens auraient été les premiers à avoir construit de vastes défenses autour des villes. Une autre remarque ? — Le plan ne prévoit pas de jardin ou de parc ? — Remarque judicieuse ! mais tu as remarqué que le gymnase où nous nous trouvons est d’abord un parc, avec 52

Martin, op.cité, p.190. 87

pelouses, eau courante et ombrages. Tu observeras que les gymnases sont importants, et que leurs pistes s’étendent sur plusieurs îlots, sur plusieurs parcelles séparées par les rues ; ils sont placés près des places publiques, et comprennent palestre, salles d’entraînement, salles de cours et de conférences, salles d’études, des bains douches, une piste d’entraînement couverte et un stade ! — Il ne semble pas qu’il y ait véritablement d’axe prédominant qui impose une quelconque symétrie dans la ville ? — Pourquoi en faudrait-il une ? Pour satisfaire une quelconque idée préconçue ? Pour satisfaire à une perspective ? Ce ne sont pas les rues qui font la ville, mais les îlots, et leur organisation. — Je l’ai remarqué ! l’îlot est le module qui constitue la base de la composition ; d’ailleurs, les dimensions des îlots peuvent varier selon les quartiers… — Oui, par exemple, à Milet, la dimension des îlots est de 175 pieds53 par 100 au sud, et seulement de 70 pieds par 60 au nord-Est. Et la grande Agora du sud s’étend sur seize îlots. — La dimension des îlots détermine-t-elle la forme des maisons ? — Pas vraiment ! Les îlots des zones réservées aux bâtiments publics sont généralement plus larges : à Milet, le sanctuaire d’Apollon occupe deux îlots, de même que le temple d’Athéna. On peut dire que les dieux sont moins largement pourvus que les bâtiments administratifs !... Mais ce n’est pas une règle absolue. — Le caractère le plus frappant est la répartition des zones en fonction de leur destination… — Tout en donnant une importance particulière aux fonctions politiques, administratives, religieuses, économiques et sociales, par rapport aux zones réservées à 53

un pied vaut environ trente centimètres. 88

l’habitat. L’essentiel, ce sont bien les ports (on voit leur importance à Milet, ou encore au Pirée), les agoras et les marchés, les temples et les sanctuaires, les théâtres et les gymnases, qui doivent avoir la meilleure articulation entre eux, dans une composition harmonieuse avec le site. L’important est l’organisation pratique, les liaisons fonctionnelles, la spécialisation des zones… — Au détriment de la monumentalité ? — As-tu remarqué comme les habitations sont modestes, du moins à l’extérieur ? L’importance est donnée à la vie économique et politique ; la vie privée doit rester d’une grande discrétion. Les édifices publics se reconnaissent à leurs portiques et colonnades qui s’alignent le long des rues. — Ils masquent souvent les édifices en les fondant dans la ville. — C’est justement ce qui caractérise la conception ionienne des villes, cette simplicité, cette clarté, ce sens pratique, cette organisation fonctionnelle ; certes elle évite les grandes compositions monumentales, car elle ne met que rarement un monument en valeur, si ce n’est le site, qui, lui, fait toujours l’objet du plus grand soin dans son choix. Mais cette composition a un grand avantage, c’est qu’elle permet toujours des extensions ultérieures. — Maître, cette absence de monumentalité risque de ne pas plaire à beaucoup de princes ; car presque tous aiment montrer leur puissance et leur richesse ! — Certes, on peut rechercher un urbanisme plus fastueux. On a reproché à notre urbanisme de paraître uniforme, voire monotone. C’est peut-être vrai, mais il correspond aussi à une conception démocratique, où l’individu, même, et surtout, s’il est le chef, s’efface devant la société et les institutions qui la gouvernent. — Cette conception n’est-elle pas trop abstraite, voire intellectuellement spéculative ? 89

— Certes pas ! Elle cherche à répondre aux fonctions essentielles de la ville : les fonctions politiques et administratives, avec l’agora, bordée d’édifices publics comme la salle de conseil, les archives, les tribunaux ; les fonctions religieuses qui sont présentes partout, sur l’agora, au gymnase, au théâtre ; les fonctions commerciales avec les marchés, les ports, les entrepôts ; les fonctions culturelles et intellectuelles, avec les acropoles et le théâtre, qui, lui, est souvent monumental, et où le citoyen saisit souvent toute la ville sous son regard ; les fonctions défensives que l’on a vues, sans parler des fonctions d’habitat. Pour assurer toutes ces fonctions, notre conception allie justement les théories recherchant les meilleures formes de la cité et l’organisation la plus favorable au développement du citoyen. Elle répond au principe essentiel de l’harmonie, du nombre et de la proportion aussi bien dans l’univers physique que dans les sociétés humaines. Voilà pourquoi ce qui donne un sens à une ville n’est ni sa capacité défensive, ni sa position commerciale, mais le caractère de ses institutions politiques : l’assemblée, la chambre du conseil, et l’agora. Il y aura véritablement ville là où une communauté organisée disposera d’institutions politiques autonomes bien définies, avec une assemblée, un conseil, des magistrats, un statut juridique du citoyen, un ensemble de croyances religieuses communes, et des édifices permettant à ces fonctions de s’exercer. — Et qui donc est le garant du bon fonctionnement de la ville ? — La Cité, bien entendu, c’est elle qui est chargée d’édicter et de faire respecter les lois et les règlements. On en parlera demain, si tu veux bien…

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CHAPITRE TREIZIÈME, où l’on parle des règlements qui régissent la Cité. Le lendemain, Alkéos entama la conversation comme si elle ne s’était pas interrompue : — La Cité a-t-elle les moyens de faire respecter les lois ? — Bien sûr ! D’abord, elle peut disposer de tous les biens communs, qu’ils soient de propriété domaniale ou de propriété de bien commun. — Qu’elle peut vendre à son gré ? — Oui, par exemple quand elle doit rassembler une contribution de guerre importante. Il se peut que la Cité confère des hypothèques à des prêteurs, les unes sur des théâtres, les autres sur des gymnases, et même des ports, des remparts… — Elle doit rembourser ses créanciers ! — Il est arrivé qu’une ville, qui n’avait pas remboursé ses dettes à la date fixée, voit ses créanciers s’emparer des portiques qu’elle avait hypothéqués, et en chasser les occupants ! — Mais les biens privés étaient protégés ? — Pas toujours ! La cité d’Arcésiné, dans l’île d’Amorgos, qui avait été obligée d’emprunter trois talents à un Naxien, a dû lui concéder des hypothèques non seulement sur les biens communs, mais aussi sur tous les biens privés des particuliers ! — Et elle a pu rembourser ? 91

— L’histoire ne le dit pas ; en tout cas la Cité, au moment de la création d’une ville et de la division du site, se réserve toutes les zones publiques, pour y établir les édifices administratifs, les lieux d’assemblée, les gymnases, les sanctuaires, les places, les rues. — Et si des particuliers s’y installent ? — La Cité peut les en chasser… Elle peut même se déclarer propriétaire des constructions en saillie sur la rue. Hippias, tyran d’Athènes, le fils de Pisistrate, mit un jour en vente ce qui, aux étages, débordait sur la voie publique, ainsi que les rampes d’escaliers, les balcons et les portes qui s’ouvraient sur l’extérieur ! — La Cité devenait propriétaire de votre escalier ! La propriété privée était peu protégée… — Pourtant si, toutes les transactions entre propriétaires étaient enregistrées. Surtout celles, d’ailleurs, entre les dieux, représentés par les prêtres, et les individus… — Des maisons, des terres pouvaient appartenir à Apollon ? — Oui. C’est d’ailleurs dans les temples que sont souvent conservés les titres de propriété. Généralement, au moment de la création d’une ville nouvelle organisée selon un plan régulier, les géomètres posent le bornage en fonction des plans qui leur sont communiqués ; une fois le bornage effectué, souvent les plans étaient abandonnés, ou perdus, et il faut faire confiance au seul bornage… — …qui a valeur de loi… — Exactement ! Les bornages sont, pour les biens de la Cité en particulier, ou pour les zones réservées au domaine public, les seuls garants des volontés premières des fondateurs de la ville. — Et ces bornages sont respectés ? — Dans la plupart des cas, oui. Vois à Milet : depuis sa création, il y a maintenant près de dix olympiades, le plan 92

général est respecté, et je pense qu’il le sera pour longtemps encore, jusqu’à ce que la cité retrouve sa puissance d’antan. Même un aristocrate, par exemple, qui voudrait construire un immeuble pour son compte, devra l’implanter à un emplacement indiqué par les services d’architecture de la ville. — Et la Cité peut acquérir des biens par force ? — Elle dispose d’un droit d’expropriation. — Il lui faut une raison valable ? — La décision est prise par l’assemblée du peuple sur proposition des polémarques54, qui sont les responsables dans la cité des affaires judiciaires et rituelles ; une commission d’estimation est ensuite nommée, véritable jury d’expertise qui estimera les dédommagements et ceuxci seront réglés par la commission de construction. Le prix peut être fixé dans le décret d’exécution : « celui qui est dépouillé d’un bien doit recevoir, de celui qui le prend, au moins le prix qu’il a payé »55. — Cela me semble juste… — Cela pouvait provoquer de longues procédures ! Mais il y a bien d’autres règlements pour procurer de bonnes conditions de vie matérielles aux citoyens. Ils se réfèrent aux trois moments de la vie de la cité. Qui sont ? — Euh…la fondation, d’abord ? — Oui, avec la division du site, la répartition des édifices et l’installation des habitants. La première opération, après, bien entendu, avoir recueilli l’oracle de Delphes, consiste à fixer les limites du domaine de la Cité, en même temps que celui des dieux. Puis ? — Son développement, son extension… — Avec la protection des droits de chacun, la défense des intérêts communs… et ensuite ? 54

polémarque (du grec polémarkhos, « chef de guerre ») : magistrat militaire, généralement élu ou tiré au sort pour une période limitée. 55 Dion Chrysostome I, p.365, cité par Martin, op. cité, p.53. 93

— L’organisation de la vie matérielle, l’hygiène, la propreté, le ravitaillement… — Et quelles sont, Alkéos, les personnes qui vont faire respecter les règlements ? — Je… je ne sais pas… — Les astynomes ! — Les astynomes ?56 — Ce sont les responsables de la gestion de la ville, à l’instar des agronomes qui gèrent les terres agricoles. Ils agissent pour le compte des stratèges, dont ils peuvent subir les amendes s’ils ne font pas respecter correctement les règlements. Les astynomes vérifient par exemple que personne ne dégrade les murs, en creusant des fossés, ou en empilant des jarres, en les perçant, en faisant des plantations, que sais-je ? Ils décident des réparations nécessaires, et en imposent l’exécution aux délinquants. Si ceux-ci refusent, ils peuvent mettre les travaux en adjudication… — C’est à dire qu’ils font un appel d’offres pour attribuer les travaux à un entrepreneur ? — C’est cela, et ils recouvrent les sommes auprès des propriétaires réfractaires, avec moitié en sus, remettant son dû à l’entrepreneur et le reste au trésorier. Et si les astynomes n’agissent pas conformément à la loi, ce sont les stratèges qui procèdent à l’adjudication et les astynomes paient le montant de l’adjudication plus une amende de cent drachmes. — Et si les stratèges ne pénalisent pas les astynomes, ils peuvent aussi être condamnés à leur tour ? Tout le monde va être à l’amende ! — Les astynomes surveillent aussi l’entretien des rues ; ils font enlever les ordures par les amphodarques, qui sont sous leurs ordres, et à qui ils peuvent aussi imposer une 56

asty désigne l’espace urbain par opposition à la polis, entité politique, et à la chôra, la campagne. 94

amende pour chaque infraction, et les sommes provenant des amendes seront reversées au trésorier ; ils vérifient que les ordures sont déposées à une distance suffisante de la ville, au moins dix stades. Ils font évacuer les décombres, les déblais, les pierres ou les briques qui encombrent. Les astynomes exercent également une surveillance sur les murs mitoyens entre propriétaires, et s’il leur semble que des réparations sont nécessaires, ils en imposeront l’exécution aux propriétaires, et recouvreront les sommes sur les réfractaires. — Je suis un peu perdu, entre les polémarques, les astynomes, les amphodarques ! Si je comprends bien, à Athènes, les stratèges sont élus par le peuple, un par tribu. Ils ont, outre le commandement militaire, l’autorité sur les astynomes, qui gèrent la ville, et qui ont eux-mêmes autorité sur les amphodarques, qui en assurent l’entretien… — …pour faire simple, oui. — Et tout le monde met des amendes à tout le monde ! — Ne sois pas aussi incisif ! C’est nécessaire pour responsabiliser les citoyens, et ça fournit des recettes aux Trésor… Vois-tu d’autres sujets importants dans la cité ? — L’eau, je pense … — Oui ! L’eau ! sujet sensible ! c’est peut-être le domaine le plus important. Les astynomes doivent veiller particulièrement à la propreté des fontaines, ainsi qu’au fonctionnement des conduites d’alimentation et d’évacuation. Ils veillent à ce que personne n’y fasse boire du bétail, ni ne fasse laver des vêtements ou des ustensiles, ni quoi que ce soit. D’ailleurs, tout citoyen a le pouvoir, le devoir même, de procéder à l’arrestation d’un auteur de déprédation commise sur une fontaine. Les infractions sont sévèrement punies : le bétail, les vêtements ou les ustensiles seront confisqués ; un homme libre peut avoir une amende allant jusqu’à cinquante drachmes, un esclave recevra cinquante coups et sera mis au carcan, et il aura cent coups 95

s’il agit sans ordre de son maître et restera enchaîné dix jours ; et lorsqu’il sera libéré, il recevra encore cinquante coups. — C’est sévère ! Et si l’astynome n’applique pas la sanction, il est aussi battu ? — L’eau est trop précieuse ! Les astynomes doivent également recenser et surveiller les citernes, s’assurer que les propriétaires les gardent étanches et ne les laissent pas se combler ; ils s’occupent aussi des latrines et des égouts d’évacuation… — Les égouts sont dans les rues ? — Généralement. Il peut arriver, comme c’est le cas à Athènes, que les canalisations soient enterrées. Mais c’est encore rare. — Je n’ai vu que des égouts qui coulent dans la rue… — Il faudrait également, dans les villes bien administrées, que les eaux, si elles ne sont pas toutes semblables ni en quantité inépuisable, soient séparées: d’un côté, les eaux potables, d’un autre les eaux réservées aux usages ménagers. Tu vois, Alkéos, que les services de l’eau sont essentiels, autant pour des raisons d’hygiène que pour des raisons militaires ; en cas de siège, les canalisations extérieures ne sont pas à l’abri de destructions ennemies : si l’alimentation est coupée, il ne reste que les citernes de disponibles ! C’est pourquoi leur surveillance relève directement des stratèges. On recense toujours avec beaucoup d’exactitude les points d’eau, et ils sont particulièrement surveillés. D’ailleurs, à Athènes, par exemple, le préposé aux fontaines n’est pas choisi parmi les fonctionnaires tirés au sort ; il a un statut privilégié, et prend place dans la catégorie restreinte des magistrats élus, comme le trésorier des fonds militaires ou l’administrateur des fêtes ; il est aussi responsable des fontaines des sanctuaires. Et c’est une lourde charge, car les fontaines d’Athènes sont très nombreuses ! 96

— Les autres astynomes ont plus de travail et moins d’honneurs… — C’est une haute fonction ! J’ai oublié de te dire : ils assurent aussi la police de la rue et la police des mœurs ; ils surveillent les prix auxquels sont louées les joueuses de hautbois, de lyre ou de cithare ; ils doivent aussi enlever les corps de ceux qui meurent dans la rue… — Charmante mission… Hippodamos jeta un regard vers Alkéos : faisait-il allusion aux joueuses de hautbois ou aux morts sur la chaussée. Alkéos poursuivit : — Ils contrôlent aussi les travaux de voirie ? — Non, ce sont les agents-voyers qui surveillent les travaux de construction et d’entretien des voies publiques. Ils utilisent le fonds routier, qui provient du recouvrement des amendes qui sont versées chaque mois aux trésoriers… — Voilà pourquoi ils appliquent beaucoup d’amendes ! — Ces sommes sont affectées chaque fois qu’il en est besoin, à l’entretien et au nettoyage des rues ; elles ne peuvent être transférées à aucun autre usage. — Ils s’intéressent aussi à la construction des bâtiments publics ? — Non, c’est alors l’architecte en chef qui est chargé de l’entretien et des travaux sur les monuments publics ; il fait procéder à la gravure des décrets et à l’érection des stèles ; il veille à faire respecter les alignements et le domaine public. Par exemple, pour la construction des Longs Murs, entre Athènes et le Pirée, c’est l’architecte en chef qui a divisé les murs de la ville en dix secteurs, qui sont confiés, chacun, à un architecte. Ce dernier est responsable de la conduite des travaux de son secteur et il pourvoit à une partie de la dépense puisqu’il devra rendre compte à l’assemblée des contributions qu’il aura ainsi fournies. 97

— C’est donc l’architecte en chef qui a décidé des plans de l’Acropole ? — Non, pour les grands travaux, c’est encore différent : une commission spécifique est désignée pour le projet par l’assemblée du peuple dans un but précis et avec des pouvoirs définis. Elle a la responsabilité administrative et financière des travaux devant l’Assemblée. Elle s’adjoint aussitôt la collaboration d’un architecte, qui peut être choisi par le peuple comme à Athènes, ou désigné par la commission elle-même. La commission et l’architecte établissent en collaboration les conditions générales du travail, par une syngraphie, une convention sur l’exécution des travaux, à laquelle doivent se soumettre les entrepreneurs. L’architecte précise les obligations techniques ; il établit les plans jusque dans les détails, il effectue le devis. Pour certains motifs architecturaux, les chapiteaux, ou les acrotères par exemple, il fournit des modèles en bois, ou fait des dessins détaillés. — J’en ai vu effectivement sur le chantier des Propylées… — Une fois le programme arrêté, et défini dans le détail, la commission assure l’approvisionnement en matériaux et procède à une adjudication des travaux. — C’est l’entrepreneur le moins cher qui est retenu ? — Les conditions de la syngraphie ne sont pas absolues : l’entrepreneur a toujours le droit de faire mieux : l’assemblée, au moment de la reddition des comptes, pourra examiner cet apport et le payer… en honneurs ! — Et si le coût dépasse le devis ? — L’entrepreneur a versé une prime de garantie et des sanctions peuvent être prises ; elles doivent souvent être confirmées par le tribunal compétent. Parfois, le devis est déposé et les biens de l’architecte sont hypothéqués entre les mains du magistrat jusqu’à l’achèvement de l’ouvrage. Par exemple, à Éphèse, lorsque la dépense correspond aux 98

prévisions, l’architecte est récompensé par des décrets et des honneurs ; si elle ne dépasse pas de plus d’un quart, l’excédent est payé sur le trésor public et l’architecte n’est frappé d’aucune peine ; mais si l’excédent absorbé dans l’ouvrage est de plus d’un quart, c’est sur ses biens que l’argent est prélevé. — J’espère pour eux qu’il n’y a pas souvent de dépassements importants ! — Voilà pour les façons de construire. Il y a bien d’autres règlements, notamment sur le commerce. — Et ce sont encore les astynomes qui sont chargés de le contrôler ? — Non, ce sont les agoranomes qui se chargent de la police des marchés, de la surveillance des transactions, des mouvements de marchandises, et du ravitaillement de la cité. — Ils sont aussi des magistrats élus ? — Ils sont tirés au sort. À Athènes, ils sont au nombre de dix, cinq pour le Pirée et cinq pour la ville. Le trafic du Pirée est si intense que les services commerciaux comprennent encore des commissaires au blé, qui surveillent le marché du blé et tous les produits qui en découlent, ceux de la farine et du pain, dont ils contrôlent le poids. Par ailleurs les inspecteurs du port surveillent les marchés du port et contraignent les marchands à porter dans la ville d’Athènes une partie de toute cargaison de blé qui entre dans le marché aux grains. — Les taxes sont particulièrement lourdes à Athènes ! — La Cité a pouvoir sur les routes maritimes de toute la Grèce maintenant… et sa flotte protège ses alliés… Alkéos est impatient maintenant de voir cette ville du Pirée dont Hippodamos avait conçu le plan, de voir de ses yeux comment toutes les théories que le maître lui a expliquées se traduisaient dans les rues, les monuments, les ports. Il demande : 99

— Quand visiterons-nous le Pirée, Maître ? — Mais demain, si tu veux !

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CHAPITRE QUATORZIÈME, où le grand philosophe fait visiter le Pirée au jeune homme. Le lendemain, Hippodamos et Alkéos se retrouvent une fois de plus au gymnase, puis ils empruntent une voiture légère pour aller au Pirée. Alkéos n’en avait jamais pris. Elle est entourée de tentures sur trois côtés. Un serviteur guide le cheval. Durant le trajet, Hippodamos écarte le drap : — Vois-tu les murailles, là-bas ? — Celles que l’on voit de part et d’autre de la voie ?

Figure 5 : Athènes et Le Pirée

— Oui, nous avons emprunté la route militaire. La route ordinaire est à l’extérieur. On les appelle les Longs Murs. Ils assurent la protection de la communication entre 101

la terre et la mer, depuis l’agrandissement du port. Ils étaient déjà en construction à mon arrivée à Athènes. Le Mur nord se rattache aux fortifications d’Athènes au niveau de la colline des Nymphes ; il rejoint directement les fortifications du Pirée. Le Mur sud protège le port de Phalère. Depuis, Périclès décida de renforcer ces différentes défenses, en les exhaussant et en y ajoutant des tours de flanquement. Plus récemment, le système défensif, qui faisait d’Athènes et de ses deux ports une seule ville, fut complété. Callicratès dirigea la construction du mur central, parallèle au mur nord : ainsi, si l’ennemi réussissait à débarquer dans la baie de Phalère, l’essentiel serait préservé et Athènes peut aisément défendre son accès à la mer. — Ce qui la rend imprenable ! — C’est surtout sa marine qui rend Athènes invulnérable : on dit qu’elle est si puissante qu’Athènes pourrait laisser Le Pirée sans défense. Au moment de mon arrivée à Athènes, sa puissance maritime était incontestée. Thémistocle en avait fait une véritable thalassocratie placée sous un commandement unique. Il avait développé et modernisé les installations militaires du port du Pirée : de nouvelles cales creusées, des ateliers et des magasins édifiés, et des hangars pour la protection des bateaux construits. — Athènes était en guerre ? — Athènes est toujours en guerre… Je suis arrivé juste avant l’assassinat d’Ephialtès qui permit à Périclès, qui était son second, d’accéder aux responsabilités. Cimon avait été ostracisé auparavant et les alliances au sein de la Confédération de Délos étaient désormais solides. Les années qui suivirent furent marquées par la malheureuse expédition d’Égypte pour soutenir le prince libyen Inarôs qui s’était insurgé contre la Perse après l’assassinat de Xerxès. — Les Athéniens se sont implantés en Égypte ? 102

— Non, ce fut un échec. Mais entre-temps, Corinthe, provoquée par l’installation dans l’Isthme d’une colonie messénienne soutenue par les Athéniens, avait déclenché les hostilités ! Sparte, évidemment, se mit de la partie. Thèbes, qui avait été mise en quarantaine parce qu’elle avait accueilli les Barbares durant les Guerres médiques, se joignit à Sparte, et les Athéniens furent battus devant Tanagra. Périclès fut obligé de faire revenir Cimon qui fit capituler Égine, lui fit démolir ses remparts et payer un lourd tribut. — Mais la guerre continuait en Égypte ? — Artaxerxès, le fils cadet de Xerxès, avait repris les choses en main et jeta son armée dans le delta du Nil : ce fut un désastre pour les Athéniens qui durent capituler après avoir résisté dix-huit mois retranchés dans la citadelle de Byblos. — Les Barbares pouvaient attaquer la Confédération ? — Le risque était réel ; c’est pourquoi Samos, craignant qu’un coup de main barbare ne prenne possession du Trésor, demanda qu’il soit mis en lieu sûr : le transfert à Athènes de la caisse fédérale de la Confédération fut décidé. — Les Cités d’Asie mineure n’ont pas dû apprécier ! — C’est le moins que l’on puisse dire ! Elles ont cherché à retrouver leur autonomie. — Même Mytilène ? — Sûrement ! Ce fut encore Cimon qui entreprit les opérations mais il mourut lors de la campagne, qui dut s’interrompre. Après, des négociations eurent lieu pour faire reconnaître la suprématie de la thalassocratie de la Confédération. — C’est à cette époque que fut conclue la paix de Trente ans ? — Pas encore ! Il fallut que Thèbes chasse les gouvernements démocratiques qu’Athènes avait installés 103

dans les villes de Béotie, qu’elle batte les Athéniens près de Coronée, qu’elle reconstitue la confédération béotienne, que les cités de l’Eubée refusent de payer le tribut, le tout appuyé par les Lacédémoniens. Heureusement, l’habileté militaire de Périclès permit de repousser les Lacédémoniens et d’écraser les cités de l’Eubée qui s’étaient rebellées. — Personne n’avait vraiment gagné ? — … et tous étaient épuisés. Un accord a été enfin trouvé entre la symmachie57 péloponnésienne et la Confédération de Délos. On arrivait enfin à la paix de Trente ans, après quinze ans de conflits que je t’ai résumés en quelques mots ! — Mais cette paix dure encore… — Avec quelle difficulté ! Périclès est un stratègos autocratôr dont la valeur est reconnue. Sa prudence lui permet d’éviter bien des déboires, son opiniâtreté ne lui fait jamais oublier son objectif, son éloquence lui permet de faire prendre les décisions, et son action militaire peut être, quand il le faut, d’une extrême rapidité. Ajoute à cela son extrême intégrité et la haute vision qu’il a de la démocratie et de la Grèce, sans compter son amour des arts dont tu as pu admirer quelques réalisations, et tu as là le portrait du meilleur homme politique que la Grèce pouvait avoir. — Sa valeur est reconnue puisqu’il est réélu chaque année par les Athéniens ! — Pour le moment ! Il y eut encore beaucoup d’événements depuis la paix de Trente ans, et les menaces sont toujours présentes. Le partage du monde grec est maintenant relativement clair : Athènes admet la suprématie des soldats de Sparte sur terre et les Lacédémoniens reconnaissent la puissance navale de la ville d’Athéna sur mer. Mais voilà que nous arrivons au

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symmachie : alliance militaire, constituée dans un but précis, généralement défensif, de plusieurs cités grecques. 104

Pirée : marchons un peu, cela favorise la discussion, et je te montrerai la ville. Ils descendent de la voiture et Hippodamos renvoie les serviteurs. Ils se présentent à l’entrée de l’agora : — Tu as vu, avant d’arriver, nous avons traversé l’asty, un quartier d’habitat. — J’ai vu des maisons bien modestes, et beaucoup de masures faites de terre et de briques, où s’entassent les familles pauvres ! C’était malodorant ! — C’est une population de pêcheurs, de marins, d’ouvriers… Allons plutôt voir d’abord l’emplacement du théâtre. Les deux hommes marchent à l’est, vers Mounychia. La rue est perpendiculaire à celle qui traverse l’agora. — Tu as repris le plan de Milet ? — Le site a quelques similitudes : chacune des villes est sur une presqu’île, ici l’Akté, haute de deux cents pieds58 ; chacune dispose de plusieurs rades propices pour les ports : le port de Zea, avec les abris à trières, et celui de Mounychia qui s’ouvrent vers le sud, tandis que le port de commerce et celui de Cantharos s’ouvrent vers l’ouest. Les rues principales, les plateiai, forment un axe en direction d’Athènes, et les rues perpendiculaires, les stenopoi, descendent vers les ports. Au centre se trouvent l’agora et l’emporion. Et vers le sud, l’emplacement pour le théâtre.

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soit environ soixante mètres. 105

Figure 6 : plan du Pirée (d’après Milchhoefer)

Ils visitent le site du futur théâtre, qui n’est pas aussi important que celui d’Athènes, bien sûr, puis ils descendent vers le port des trières. Les abris se trouvent en rosace tout autour du bassin. Alkéos est très impressionné par le nombre de trières, et la multitude d’ouvriers qui sont sur les chantiers. Certaines sont en construction, d’autres, couchées, en cours de réparation. Tout autour du port s’élèvent des hangars, des ateliers. Les matériels de construction et d’entretien envahissent les quais : des mâts et des espars, des cordages, des planches, des filets, des voiles, des amphores de bitume. Partout règne la plus grande agitation : esclaves, marins, soldats circulent entre

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les matériels, manœuvrent, s’interpellent, s’injurient. On entend ici ou là quelque chant. — C’est ici que l’on peut voir la vraie puissance d’Athènes ! s’exclame Alkéos. — La ville de Pallas, cher Alkéos, dispose de plus de trois cents trières, prêtes à intervenir à tout moment ; sans compter les navires de commerce qui peuvent être réquisitionnés pour le transport les troupes. Les équipages sont entraînés et la pratique du combat naval est au point.

Figure 7 : plan du centre du Pirée

Le maître et le disciple parcourent ensuite le quartier au sud de Zea : il a gardé d’anciennes maisons, entassées les unes à côté des autres, et les îlots sont plus petits. — C’est un ancien quartier : je l’ai relié à la nouvelle composition, mais il reste à part, à la sortie du port. Ils reviennent sur la rue principale, et remontent vers le port de commerce59. — Lui aussi a été agrandi !

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l’emporion, 107

Alkéos le trouve immense. Une agitation indescriptible y régne : les marchandises sont déposées, portées, charriées, emportées. Le flux est continu avec le port pour charger et décharger les navires. Les marins entassent des caisses, des amphores, des ballots, qui contiennent du blé, du vin, des étoffes, des métaux, des céramiques, des produits de toute nature ; ils les chargent sur les chariots, les ânes, les esclaves. L’agitation est plus désordonnée que dans le port militaire ; Hippodamos et Alkéos se font bousculer. Alkéos note que la coiffure toujours aussi étonnante d’Hippodamos résiste à cette foule qui tangue et déferle sur le port. Ils arrivent enfin sur le quai. Le bassin du commerce est beaucoup plus important que le bassin des trières. Alkéos ne peut réussir à compter les navires à quai ou mouillant dans le port. Il reconnaît différents types de voilures, cherche instinctivement s’il peut distinguer des navires en provenance d’Asie Mineure. Mais il se perd dans les entrelacs de voiles, de cordages, de chaînes, de sacs, et dans cette masse humaine qui s’active parmi les cris, les interpellations, les querelles, et les rires parfois. — Tu vois que les Longs Murs sont nécessaires pour protéger toute cette activité ! — Toute la Grèce part et arrive à ce port ? — Presque toute la Grèce, du moins toutes les cités affiliées à Athènes, à peu près deux cents, avec toutes les colonies, ainsi que les pays amis avec qui nous faisons commerce … Que cherches-tu ? — Si un navire de Mytilène est dans le port. — C’est possible, bien que le commerce de Mytilène se fasse surtout avec les côtes ioniennes. Ils quittent le port de commerce, contournent l’îlot de la Deigma, où les marchands exposent leurs échantillons. — Remarque ces bornes60, dit Hippodamos en attirant l’attention d’Alkéos. Elles délimitent les différentes parties 60

les horoi. 108

de la ville consacrées au culte, à la vie civile ou privée. Sur celle-ci, tu peux lire « de cette rue jusqu’au port, domaine public » ; d’autres indiquent « limite du port et de la rue », ou « jusqu’à cette rue, quartier de Mounichie » ; ou encore, au port « limite d’ancrage public ». Effectivement, la ville est bien délimitée d’une façon rigoureuse, et les bornes donnent exactement les emplacements de chacune des parties. Cependant Alkéos est impressionné par la saleté, l’entassement des logements, des ateliers, par la foule qui règne partout. Des bicoques avoisinent des villas, des jardins jouxtent des terrains vagues. De grandes étendues restent vierges, comme entre l’agora et le principal sanctuaire de la ville consacré à Artémis Mounichia. Les maisons de briques crues et de bois sont souvent insalubres, enveloppées d’une odeur nauséabonde. Il en fait la remarque à Hippodamos. — La ville a connu un développement considérable avec l’accroissement du commerce et des activités militaires. Des milliers de personnes viennent travailler et vivre au Pirée. La vraie puissance d’Athènes se trouve pour une grande part ici. Avant qu’on me demande d’intervenir, la ville n’était constituée que de constructions disparates sans organisation. Il était nécessaire d’y mettre de l’ordre pour que la ville puisse continuer à s’étendre, malgré l’exiguïté de la presqu’île. Voilà, cher Alkéos, comment se construit une ville ! C’est ainsi que, marchant et devisant, ils parviennent à l’agora, dont une partie est encore vierge ; certaines colonnades sont toujours en construction. — Maître, je me suis laissé dire que le nom de cette agora du Pirée s’appelle Hippodameia, est-ce vrai ? — C’est ce que je me suis laissé dire aussi, répondit Hippodamos, énigmatique. Et j’ai également au Pirée la maison que j’ai reçue en gratification de mes services.

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Alkéos serait curieux de la voir mais n’ose pas le demander. Hippodamos poursuit ses explications en montrant à Alkéos comment il a procédé pour définir les limites de l’agora, comment celle-ci est devenue un élément essentiel de la composition urbaine dont l’emplacement et les limites sont très exactement prévus sur le damier, et dont les rapports avec les autres centres monumentaux de la cité sont matérialisés par de larges zones de terrains laissés libres pour les aménagements futurs. Hippodamos est intarissable : — La place mesure six cent cinquante pieds de long sur cinq cent cinquante de large61. Elle est, ou plutôt elle le sera quand elle sera achevée, entourée de colonnades qui enfermeront la place sur trois côtés et laissent le quatrième libre en bordure de la voie de circulation. Elle sera bordée à l’est par un portique à double nef, pourvu de trois rangées de boutiques ; sur les autres côtés, le fer à cheval est dessiné par deux colonnades, elles aussi à double nef, mais seule la rangée méridionale sera bordée de boutiques. Des rues arrivent sur chacun des côtés, venant de chaque quartier de la ville. Des hommes, assis ou debout par groupes, discutent vivement, peut-être des dernières mesures prises pour défendre Athènes et les cités de la Confédération. Plusieurs personnes, qui paraissent à Alkéos de la meilleure condition, saluent Hippodamos, quelquefois en échangeant avec lui quelques mots. Le soir tombe sur la ville, des serviteurs commencent à allumer les lanternes. La place est plus calme. Hippodamos et Alkéos s’assoient, admirant les bâtiments et l’harmonie de la place. — Oui, « l’Harmonie », dit Hippodamos, comme s’il avait deviné les pensées d’Alkéos. Ce doit être le seul but de la Cité. La Cité doit fournir aux citoyens les moyens matériels d’une vie digne d’un homme. En échange, les citoyens ont l’obligation de défendre les dieux et la terre de 61

196 mètres de long sur 163 de large 110

leurs ancêtres. Ils doivent ressentir cet esprit qui rassemble les hommes… — Toujours le fameux nomos ? — Oui, le lien sacré qui unit les hommes de la Cité, par les épreuves surmontées ensemble, par les intérêts partagés, par cette fraternité qui se crée entre toutes les classes de la population. La conception de la ville doit favoriser ce lien, non seulement par la constitution ou les lois, mais aussi par l’organisation des différentes fonctions de la ville, par son tracé, la répartition des différentes classes, les emplacements des lieux de cultes et d’assemblée. — On en revient aux triades ! — Elles sont issues du principe originel, lui-même issu de cette harmonie du monde, représentée effectivement par le nombre. Ainsi elles peuvent elles-mêmes recréer l’harmonie dans la Cité. La Cité doit retrouver l’ordre divin qui est dans la nature. À nous de recréer cet ordre pour le transcrire dans la Cité. — Je comprends la renommée que tu as acquise ici ! — Alkéos, tu deviens courtisan ! Ils s’assoient dans l’agora et bavardent longtemps jusqu’à une heure avancée de la nuit. Alkéos est fasciné par les paroles de son maître ; Hippodamos admire les yeux de son disciple. Puis ils s’en retournent. En arrivant devant la maison d’Hippodamos, celui-ci dit simplement : — Entre donc, cher Alkéos. Et il referme la porte derrière eux…

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CHAPITRE QUINZIÈME, où sont évoqués les philosophes familiers de Périclès, et où l’on parle du noûs. Alkéos reste maintenant aux côtés d’Hippodamos. Il se réjouit d’être près de son maître ; il peut ainsi discuter avec lui plus librement. Leurs échanges portent sur la philosophie, et sur les questions de la Cité. Alkéos veut savoir quels sont les philosophes qui comptent dans la ville de Pallas. — Athènes est le creuset où se rencontrent les idées de toute la Grèce ! affirme Hippodamos. Tous les penseurs, les philosophes, les législateurs viennent à Athènes pour apporter leurs idées, les confronter, les fortifier. Chacun espère les faire reconnaître, les enseigner, les diffuser. J’ai moi-même contribué activement aux réflexions sur les grands sujets de la cosmologie et de la nature des choses. — Il y eut beaucoup de traités sur la nature62 ? — Oh ! d’innombrables ! Le domaine est vaste : chacun peut y trouver un thème à traiter ; du mouvement des corps célestes à la substance primordiale en passant par les mathématiques… — Les Pythagoriciens étaient très présents à Athènes ? — Ils l’étaient surtout en Grande Grèce, où existaient plusieurs communautés. Ils avaient été très actifs à Crotone, allant jusqu’à aider les Crotoniates à détruire Sybaris. Ils furent chassés ensuite, mais restèrent influents. Pythagore lui-même faisait, et fait encore, l’objet d’une vénération étonnante ; des histoires mythiques circulent sur sa 62

les Péri Physéos 113

naissance, sa vie, sa mort, et même après ! Mais nombre de savants ont repris ses théories sur les mathématiques et la géométrie, qui étaient incontestables ; d’aucuns se sont inspirés de certains principes qu’ils appliquent à d’autres domaines ; — Toi-même… — Je t’ai déjà indiqué comment ! D’autres ont adopté un mode de vie inspiré de Pythagore, sans forcément en respecter toutes les règles. Parménide, par exemple, qui arriva à Athènes à peu près à la même époque que moi, a créé à Élée une communauté voisine de celles de Pythagore. Quelle allure que ce Parménide ! Il fallait le voir marcher, dans des habits somptueux, suivi à six pas par son disciple et mignon Zénon ! — Zénon ? Le philosophe des paradoxes, celui d’Achille et la tortue, celui de la flèche ? — Zénon était un personnage singulier ! Le génie de la contradiction ! Une intelligence démoniaque ! Il défendit jusqu’au bout les idées de Parménide sur l’Étant… — L’Être et le Non-Être ? — La philosophie de Parménide se développe effectivement autour de la notion de l’Être. Tu peux lire dans son traité Sur l’Étant : Viens, je vais t’indiquer ⎯ retiens bien les paroles Que je vais prononcer ⎯ quelles sont donc les seules Et concevables voies s’offrant à la recherche. La première, à savoir qu’il est et qu’il ne peut Non être, c’est la voie de la persuasion Chemin digne de foi qui suit la vérité ; La seconde, à savoir qu’il n’est pas, et qu’il est Nécessaire au surplus qu’existe le non- être, C’est là, je te l’assure, un sentier incertain Et même inexplorable : en effet le non- être (Lui qui ne mène à rien) demeure inconnaissable

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Et reste inexprimable63. — C’est clair… — Tu peux lire son traité ; il est écrit en vers et a deux parties : le Chemin de la Vérité et le Chemin de l’Apparence. Dans la recherche de la vérité, il affirme qu’une chose soit « est et ne peut pas ne pas être », soit « elle n’est pas et ne doit pas être ». — Mais on ne peut pas concevoir ce qui n’est pas ? — Exact ! Ou bien on se laisse, pauvres humains, tromper par la perception des sens. — Ce qui voudrait dire que « ce qui est » ne peut ni naître ni mourir ? — Encore exact ! Il est un et indivisible ; il est complet en lui-même et non sujet au changement. Parménide affirmait aussi : De l’être auquel il tient on ne pourra jamais Séparer l’être, soit pour le laisser aller S’éparpiller un peu partout de par le monde, Soit pour le rassembler 64. — On ne peut donc rien diviser ? — Il s’oppose aux Pythagoriciens à propos de leurs théories sur la divisibilité. Mais je crois que dans le domaine des sciences il était resté pythagoricien. — Et Zénon défendait la même thèse ? — Prenons par exemple le paradoxe de Zénon sur Achille et la tortue : si Achille court deux fois plus vite que la tortue, mais part de deux fois plus loin, il ne rattrape pas la tortue : en effet, quand il a parcouru la moitié du chemin qui le séparait de la tortue, celle-ci a avancé du quart : quand il a avancé du quart, elle a avancé du huitième ; et ainsi de suite… 63

Proclus, Commentaires sur le Timée de Platon, I, 345, 18, Les Présocratiques, p.257-258. 64 in Clément d’Alexandrie, Stromates, V, 15, Les Présocratiques, p. 259. 115

— Pourtant, Achille rattrape la tortue ! — Bien sûr ! On peut démonter assez facilement les paradoxes de Zénon. Cette façon de raisonner veut critiquer l’application systématique et souvent excessive des théories pythagoriciennes de divisibilité et de justification par les nombres et les mathématiques. Mais Zénon introduisit à Athènes une manière de discuter qui montre le caractère contradictoire des énoncés que l’on peut construire à partir du témoignage sensible, pour prouver que la perception est trompeuse et qu’il est léger de se laisser aller aux opinions que suscite la croyance immédiate. Il était redoutable dans ses raisonnements, mais Périclès, avec qui il était lié, apprit de lui l’art de construire des argumentations, comme plus tard avec ses amis Protagoras ou Gorgias. Après la mort de Parménide, Zénon est reparti à Élée, où, dit-on, il aurait cherché à renverser le tyran qui sévissait alors. — Tu ne m’as pas parlé d’Empédocle ? C’est aussi un disciple de Parménide ? — Empédocle d’Agrigente ? Si, je t’ai dit comment il avait été banni. Il était encore plus excentrique qu’Anaximandre, ou que moi ! Dans les rues d’Agrigente, il se promenait vêtu de pourpre, une ceinture d’or à la taille, chaussant des sandales de bronze, les cheveux longs coiffés d’une couronne delphique en hommage au dieu Apollon ! — Mais … sa philosophie ? — Il serait disciple de Télaugès, le fils de Pythagore. — Et de Parménide, et de Zénon aussi ? — Aussi ! C’est un original ! Il affirme se souvenir de ses incarnations précédentes, en arbuste, en oiseau, en poisson-volant, que sais-je ? Il poursuit les théories milésiennes d’Anaximandre sur la forme du monde, qui ne serait due qu’au hasard : et seules les espèces les plus harmonieuses pouvaient survivre… — Je vois que tu ne l’apprécies guère…

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— On le dit faiseur de miracles, et guérisseur. Ses traités sont aussi écrits en vers… Il croit que l’Amour et la Haine soumettent l’Univers alternativement à leur domination… — Hum… D’autres philosophes sont influents à Athènes ? — Bien sûr ! Ceux qui furent, et sont encore, proches de Périclès : Damon par exemple… — Damon ? — Damon, fils de Démonidès ! Il vient d’Oia, sur l’île de Théra. C’est un encyclopédiste qui se présente modestement comme théoricien de la musique ; il est même l’inventeur d’une harmonie nouvelle. Il voit dans l’étude de la musique un modèle pour aborder correctement les problèmes « de l’art et de la nature ». — Comme chez les Pythagoriciens, alors ? — Si tu veux… En tout cas il considère que la connaissance de l’harmonie et de son contraire dans le domaine des sons et des nombres donne la possibilité d’appréhender ce qu’il y a de parfait et ce qu’il y a d’imparfait dans l’ordonnance de l’âme humaine et de la conduite de la Cité, et de saisir la vertu de chacune de ces données, puisque la vertu est essentiellement l’organisation qui convient. — De l’harmonie des sons à l’harmonie de la Cité ! — Oui, Damon disait que « lorsque les modes de la musique changent, les mœurs fondamentales de la Cité changent toujours avec eux »65. — Damon était aussi connu pour être un excellent éducateur, mais il n’a pas formé Périclès qu’à la musique ! Il lui apprit tout ce qu’il importait de savoir dans tous les domaines, en morale et en politique particulièrement. — Périclès a reçu l’enseignement des meilleurs maîtres ! 65

Platon, République, 400b et 424c. 117

— Ces philosophes sont, en plus, pratiquement de son âge ! Il s’est confronté aux idées les plus innovantes qui arrivent à Athènes. Mais c’est Anaxagore qui lui est certainement le plus proche, Anaxagore qui fut d’ailleurs le premier savant à venir à Athènes. Originaire de Clazomènes, en Ionie, il était allé, comme Thalès et Pythagore, en Égypte pour parfaire ses connaissances. — Il est encore aujourd’hui un des savants les plus influents ? — C’est Périclès qui a demandé à Anaxagore de le rejoindre à Athènes ; sa présence est importante. Il a été suivi par bien d’autres : Diogène d’Apollonie, Hérodote d’Halicarnasse, pour ne citer que ceux-là ; ils sont venus de toute la Grèce, de l’Égée, de la Sicile, des îles… Et puis, il y a Aspasie, sa compagne, qui a sur lui une influence certaine.

Figure 8 : l'empire athénien vers 450 av. J.C. (Les États alliés sont en pointillés, les États vassaux sont hachurés)

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— Toi-même, maître… — J’arrivais de l’Ionie… Nous étions attirés par la puissance, la richesse, la beauté, l’art de vivre d’Athènes, mais aussi et surtout par la grande liberté politique qui y règne. Périclès aime à s’entourer des hommes les plus brillants ; il aime apporter sa protection aux meilleurs penseurs, aux plus grands savants. On peut dire que l’étude de la nature, qui a vu le jour en Ionie, est arrivée à Athènes par Anaxagore. Il est devenu pourtant plus tard un objet de suspicion… — Par la nouveauté de ses thèses ? — Non ! parce qu’il était étranger, et certains opposants de Périclès cherchèrent à l’affaiblir en l’attaquant, comme ils attaquèrent le sculpteur Phidias, ou même sa compagne Aspasie ! — Mais par quels motifs sont justifiées ces attaques ? — On a accusé Phidias d’impiété, pour s’être représenté lui-même sur l’Acropole ainsi que Périclès, et d’avoir détourné l’or de la statue ; Anaxagore a été accusé d’impiété également, car il a soutenu que les astres n’étaient que des pierres en feu ; mais en fait on le soupçonnait de continuer d’entretenir des relations avec les Barbares d’Asie Mineure, où se trouve Clazomènes… — Et Aspasie, la compagne de Périclès, qu’a-t-on pu trouver contre elle ? — Tu sais qu’Aspasie est milésienne ? — Comme toi ! — Et j’entretiens avec elle les meilleures relations. Aspasie est une femme intelligente, et passionnée de politique ! Elle aime rassembler autour d’elle les savants et les philosophes les plus éminents. Elle aime la rhétorique, et prend elle-même la parole. J’aurais un jour l’occasion de t’emmener à ses soirées, où la hauteur des discussions l’emporte sur la qualité des breuvages ! On l’a accusée de choses épouvantables : d’impiété, de mauvaises mœurs, 119

même de proxénétisme ! Un procès a été engagé, et Périclès, comme elle est étrangère, a dû lui-même venir la défendre à sa place. Il pleura même durant sa plaidoirie et réussit à la faire acquitter. Mais elle fut calomniée au théâtre par Cratinos dans la comédie Les Chirons, où elle est traitée de « putain aux yeux de chien » ! — Une allusion à Héra, la femme de Zeus, dénommée la « déesse aux yeux de bœuf » ? — Oui, et Périclès est le « rassembleur de têtes », comme Zeus est, dans Homère, le « rassembleur de nuages ». D’autres, en revanche, le surnomme l’Olympien ! — Comment peut-on attaquer Périclès aussi bassement ? — Ses adversaires attaquent ses proches parce que luimême est irréprochable ! — Et Anaxagore, comment le prend-il ? — Anaxagore envisage sérieusement de quitter Athènes, depuis que le devin Diopeithès, le grand Diopeithès, l’homme à la main atrophiée, un modèle de frénésie débridée, a déposé un projet de loi proposant que ceux qui ne croient pas aux dieux ou enseignent des doctrines sur le ciel soient jugés pour corruption ou trahison. Anaxagore s’est senti visé. C’est pourtant un des esprits les plus brillants ! Il a beaucoup étudié la vraie nature de l’intelligence et de la folie. Il pose comme matériau essentiel de l’univers un nombre infini de semences, elles aussi incréées et éternelles, dont les combinaisons et les dissociations expliquent le monde en mouvement que nous révèlent nos sens. Il affirme aussi qu’il y a une réalité au-delà du sensible et qui lui donne son sens : c’est le noûs, l’Esprit, infini et autonome, qui n’est mélangé avec rien, mais est seul, lui-même par lui-même. Le noûs a mis en ordre toutes les choses qui devaient être, et toutes les choses qui étaient et ne sont pas maintenant. 120

L’intelligence a organisé le monde et est cause de toutes choses. — Et l’Esprit est aussi dans l’homme ? — Oui, c’est pourquoi c’est le plus sage des animaux. — Hum…Et dans la Cité ? — On peut penser que la démocratie de Périclès permet à tous les citoyens, qui sont comme des particules en constant mouvement, mais guidées par le noûs, de faire leur choix, avec ce que cela suppose de liberté et d’imprévisibilité ! Le noûs peut-il dissuader les citoyens de se soumettre aux passions égoïstes et au chaos qu’elles engendrent, pour s’orienter vers la vertu civique, vers l’ordre et l’excellence qu’elle est susceptible d’apporter ? Cela fait appel à la noblesse du peuple et non à sa bassesse. — Cela va à l’encontre des dieux ? — Oui, mais pas seulement. Cela s’oppose aussi aux explications trop mécaniques de la nature, qui réduisent les mouvements de la réalité à un simple jeu de forces ou d’éléments physiques. — Alors, l’intelligence vient de la puissance de l’Esprit ? — Et la folie provient de son refus, de l’abandon aux passions et aux opinions ! — Et bien sûr, Périclès représente l’intelligence ! À cause de sa grosse tête ? — Ne sois pas insolent ! mais c’est vrai qu’il a une grosse tête : sais-tu comment ses détracteurs le surnomment ? — Non ? — Je ne devrais pas le dire ! Hippodamos baissa la voix. Schinocéphale ! Tête d’oignon ! Mais arrêtons-là pour aujourd’hui, puisque tu n’es plus sérieux !

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CHAPITRE SEIZIÈME, où le jeune homme découvre les beautés d’Athènes et les artistes qui les conçoivent. — Au fait, que connais-tu d’Athènes ? demande Hippodamos à Alkéos, lorsqu’ils reprennent la conversation. — J’ai aperçu l’Acropole…, un chantier impressionnant ! — Tu dois aller au Grand Temple66 : il est quasi achevé ; il reste encore les sculptures des frontons à poser. Et peut-être pourras-tu découvrir l’œuvre de Phidias, la statue chryséléphantine d’Athéna ! Phidias y a travaillé pendant neuf ans, tout en dirigeant les travaux du temple. Elle est immense, faite d’or et d’ivoire. L’éclairage est conçu de telle façon que les visiteurs qui entrevoient la déesse soient impressionnés par la grandeur et la magnificence de la Vierge tutélaire. Tu pourras admirer les ornements délicats du casque, du bouclier ou même des sandales, et la statue de la Victoire dans sa main gauche ! As-tu remarqué les colonnes ? — Oui, elles sont nombreuses, et de styles variés : certaines sont ioniques, d’autres doriques. — Bien observé ! Ictinos, l’architecte en chef du Grand Temple, assisté notamment par Callicratès, a porté le nombre des colonnes de six à douze sur la façade et de treize à dix-sept sur les côtés, soit une proportion d’environ 4 sur 9, proportion qui régit toutes les relations spatiales de la structure et contribue à son harmonie remarquable. 66

le Parthénon n’a eu son nom actuel que bien plus tard. 123

— Ces grandes dimensions n’ont-elles pas été imposées par la taille de la statue d’Athéna ! — Bien sûr, mais pas uniquement. Les temples de l’Attique sont toujours construits dans le style dorique, sauf le Grand Temple. Et sais-tu pourquoi ? — Vraisemblablement pour montrer que le Grand Temple est conçu pour toutes les cités, y compris les cités ioniennes. — Exact ! C’est aussi pourquoi les Ioniens figurent sur la frise au sein de la procession qui apporte la tunique sacrée67 à Athéna Polias, dans l’Erechthéion, lors de la fête des Grandes Panathénées. On dit que l’ordre ionique évoque le luxe, le raffinement et l’intellectualisme de l’Ionie ; le dorique serait associé à la simplicité robuste et austère des Héraclides dans le Péloponnèse. Dans le temple incarnant Athènes, Périclès, car Périclès a suivi les travaux de très près, a voulu harmoniser les deux. Cette harmonie est précisément ce que le stratège revendique pour la cité, en disant : « Nous aimons la beauté avec modération, et nous aimons la sagesse sans mollesse »68. Mais il y a bien d’autres choses étonnantes dans le Grand Temple ! Par exemple, as-tu remarqué que le sol est légèrement convexe, et que cette courbure se retrouve au niveau de l’entablement, au sommet des colonnes. Celles-ci sont légèrement inclinées vers l’intérieur, et les colonnes d’angle penchent, elles, à la diagonale. Ces dernières sont plus épaisses que les autres et plus rapprochées de chaque côté. Ces raffinements ont augmenté considérablement le temps nécessaire à l’achèvement de l’ouvrage, de même que son coût. On dit que la convection du sol, et l’effilement des colonnes, ont pour but de rétablir la perspective et l’uniformité des volumes. — Pour que le monument paraisse plus droit ? 67 68

le peplos. cité par Donald Kagan, Périclès, p. 207. 124

— Vraisemblablement. Mais on peut aussi considérer le contraire. Pour toi qui veux être constructeur, tu peux observer qu’une horizontale vue d’en bas paraît convexe et non concave. Les courbures adoptées accentuent donc délibérément la distorsion naturelle pour rendre l’édifice plus haut et vaste qu’il n’est en réalité. Ces raffinements éloignent délibérément ce que l’œil a l’habitude de voir, pour créer une tension entre ce que nous attendons et ce que nous voyons. L’esprit du spectateur est obligé d’affronter la discordance entre ses attentes et la réalité afin de les concilier. — La distorsion entre la vision et la réalité ? — On peut dire également que les apparences sont harmonisées avec les choses telles qu’elles sont connues. La réalité69, dévoilée par l’abstraction et les proportions mathématiques, est présentée comme la base de l’imagination70, l’expérience des choses par le truchement de nos sens et notre esprit. — Le sens vient équilibrer la géométrie ? — C’est cela : la sensation vient se marier avec le nombre, ou, si tu veux, le nouvel univers de Protagoras vient équilibrer l’ancien monde de Pythagore ! — Subtil ! Mais Protagoras… ? — C’est vrai, je ne t’en ai pas encore parlé ; j’y viendrai plus tard... Et seuls de fins architectes comme toi, Alkéos, peuvent déceler ces subtilités. Le peuple contemple plutôt les statues et les bas-reliefs, qui relatent les combats marquant les victoires de la force intelligente, raisonnée, civilisée. Périclès voulait que les Athéniens puissent à la fois faire preuve d’une audace extrême et n’entreprendre rien qu’après une mûre réflexion — Ce n’a pas toujours été le cas… — Certes non ! 69 70

alétheia. phantasia. 125

— Le Grand Temple représente la victoire d’Athènes sur toutes les autres Cités ? — C’est la victoire de tous les Grecs ! C’est la victoire de la Confédération de Délos ! — C’est là que se trouve le Trésor ? — Oui, Athènes en est désormais le gardien. — Mais Athènes a dissous le Conseil de la Confédération juste après avoir récupéré le Trésor, et les Cités ont perdu leur autonomie… — Pourtant ta Cité, Mytilène, possède encore une certaine liberté de gestion et dispose d’une marine. Samos, effectivement, s’est rebellée71 et a dû être mise au pas. — C’était depuis longtemps la rivale de Milet ? — Samos voulait prendre possession de Priène. Elle vainquit Milet, et refusa l’arbitrage de Périclès. — Qui était favorable à Milet ? — Non, pas particulièrement. Certes, Samos menaçait la stabilité, voire l’unité des alliés. De plus, c’était une des rares oligarchies qui restait dans la Confédération ; et Périclès voulait soutenir la Cité démocratique de Milet contre un État oligarchique ; il voulait aussi que le différend soit arbitré par Athènes. Mais Samos, refusant l’arbitrage, est allée chercher le soutien de Pissuthnès, le satrape de Sardes et parent du Grand Roi72. L’intervention militaire devint inévitable. — La reddition de Samos fut difficile ? — Il fallut près d’un an pour que Samos capitule ; le siège de la ville fut sévère et les Samiens firent preuve de courage. Beaucoup de jeunes Athéniens, parmi les plus valeureux, moururent dans l’expédition. Dans l’oraison

71 72

en 440 avant notre ère. le roi de Perse. 126

funèbre que Périclès prononça à son retour, il dit que « l’année a perdu son printemps73 ». — Belle formule ! — Périclès est un excellent orateur, tu sais, il l’a montré à de nombreuses reprises ! D’ailleurs, c’est indispensable dans une démocratie. La démocratie est le gouvernement de la parole, du discours, du logos. — Le logos d’Héraclite, que les hommes ne peuvent pas comprendre ? — Non, le terme est employé ici dans un sens plus pratique de prise de parole. Il importe que l’égalité des citoyens devant la loi permette à chacun d’entre eux de prendre la parole et de participer aux débats qui ont lieu sur la Pnyx… — Là où le peuple d’Athènes se rassemble pour délibérer ? — Bien sûr ! Le peuple décide après avoir entendu les arguments des représentants des deux parties. Périclès a un véritable talent oratoire : il sait émouvoir et convaincre. Il n’est pas pour rien l’ami et le disciple d’Anaxagore ! Thucydide, qui fut son adversaire politique, le fils de Mélésias74, a déclaré un jour à Archimados, le roi de Sparte : « Lorsque dans la lutte, je le renverse, il crie qu’il n’est pas tombé, qu’il a le dessus, et il en convainc les spectateurs »75. Quand il s’exprime, il parle à des citoyens responsables ; il fait plus appel à l’intelligence, au noûs, qu’à l’émotion. Et c’est un politique qui veut que le monde grec soit rassemblé sous la tutelle d’Athéna. Regarde bien la frise du Grand Temple : tout un peuple libre et joyeux 73

cité par Aristote, Rhétorique, I, 7, 34 ; III, 10, 7,éd. Bekker, 1837. La formule est aussi rapportée par Hérodote dans la bouche de Gélon, l’Enquête, VII, 162, mais aux environs de 485. 74 l’homme politique Thucydide, n’a aucun rapport avec Thucydide l’historien. 75 Plutarque, Périclès, in Les vies parallèles, Quarto Gallimard 2001, p.330. 127

vient rendre hommage à la déesse. Quatre cents personnages, des hommes et des femmes de tout âge et de toute condition, avec deux cents animaux, montures et victimes. Au début, le défilé s’ébranle : c’est le départ des cavaliers sur leurs bêtes de race ; tu pourras remarquer que l’une d’elle s’ébroue et cherche, de son naseau, à chasser les mouches qui l’importunent. Plus loin, le tableau présente plus de noblesse : la procession s’avance et se déroule sur les longs côtés de temple. À la fin, c’est encore plus solennel : pour recevoir la tunique76 sacrée qu’apportent les ergastines77, toutes droites dans leur robe aux longs plis, se tiennent rassemblés les magistrats, les prêtres, et les dieux de l’Olympe. Phidias a trouvé là une inspiration pleine de grandeur civique et religieuse. Cette frise est bien ce que le génie de la Grèce a conçu de plus complet et de plus beau. De plus audacieux aussi, car ici les mortels se hissent dans les hauteurs des dieux. Les Propylées doivent compléter l’acropole. Elles seront une entrée majestueuse… — Mais les Propylées sont en chantier ? — Oui, les travaux sont en cours. C’est Mnésiclès qui est chargé des plans : une immense entrée à flanc de coteau. Ce sera monumental ! Périclès demande à chacun de contempler chaque jour la cité dans toute sa puissance et d’en devenir les amoureux éperdus ! — Tout cela doit coûter une fortune ! — Le Trésor de la déesse est immense, c’est le symbole de la réussite de la Confédération : cela représente l’opulence, l’ordre, le luxe et la raison. Athènes est également riche des taxes sur le commerce qui transite au Pirée et qu’elle contrôle dans la mer Égée. C’est pourquoi l’Empire doit se maintenir et s’étendre. 76

le péplos. ergastines : jeunes filles chargées de tisser le péplos offert à Athéna. 77

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— À Lesbos, on en connaît le lourd tribut ! — C’est le prix de la sécurité sur les Barbares et de la prospérité du commerce ! Et le Trésor est plus en sécurité à Athènes qu’à Délos. — N’est-ce pas un prétexte ? On dit qu’il sert surtout à décorer la ville ? — La beauté de la Ville de Pallas est la beauté de la Grèce tout entière ! — Je suppose qu’elle fait appel aux plus grands artistes de toute la Grèce. — Périclès a réussi à obtenir la levée de l’interdiction de construire sur l’Acropole, qui avait été décidée après son saccage par les Perses. Phidias a rassemblé ici les meilleurs talents : Callicratès a redessiné le site de l’Acropole, qui était en ruines ; Mnésiclès réalise actuellement les Propylées ; d’autres architectes comme Ictinos, Coroïbos, des sculpteurs comme Paiônos, Alcamène, Agoracritos et Crésilas, et des peintres comme Polygnote et Calôlès, sans compter tous les artisans, citoyens d’Athènes ou métèques, et des milliers d’esclaves sont mobilisés pour réaliser l’œuvre de tout un peuple. — La merveille de la Grèce ! — Tu en trouveras bien d’autres dans la ville !

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CHAPITRE DIX-SEPTIÈME, où sont évoquées les ambitions et les vicissitudes de Thourioi. Le lendemain, Hippodamos reste dans sa demeure pour recevoir de nombreuses visites tout au long de la journée. Alkéos, qui regrette de ne pas participer à ces entretiens, se remémore les discussions qu’il a eues avec lui sur Milet et le Pirée ; il note qu’ils n’ont pas encore évoqué Thourioi. Quand, en fin de journée, Alkéos peut rejoindre Hippodamos, il demande : — Maître, pourrais-tu évoquer Thourioi ? — Thourioi ? Hippodamos est surpris et reste quelques instants sans parler. — Que veux-tu que je te dise de Thourioi ? — Ce fut une Cité exemplaire ? — Disons une expérience intéressante. Mais Thourioi est entrée maintenant dans une phase plus délicate. — La ville ne se développe pas comme prévu ? — Si, au contraire, elle connaît un fort développement. — C’est donc une réussite ? — C’est trop tôt pour le dire… — Elle a pourtant été créée dans l’enthousiasme ! — Oui ! Ce fut toute une aventure ! Tout ce qu’Athènes comptait de savants, de législateurs, de sophistes, s’est passionné pour ce projet ! Tout ce que l’Hellade comptait de partisans de la démocratie, ceux que le sort avait déçus, les aventuriers attirés par les richesses d’un monde nouveau, toute une population bigarrée animée par des motivations diverses, mais pleine d’un même 131

espoir, celui de conquérir l’indépendance matérielle et civique, s’engagea dans cette entreprise. — Tu en fus l’un des principaux artisans ! — Avec le devin Lampôn, avec l’écrivain Hérodote, avec le sophiste Protagoras, avec l’orateur Lysias et bien d’autres ! Ce fut une sorte de mobilisation générale pour la démocratie ! — Et pour les Sybarites ! — Au départ, oui. Je t’ai déjà dit que les Crotoniates avaient battu les Sybarites et rasé leur ville. Ceux-ci s’étaient réfugiés à Laos, et ils demandèrent de l’aide à Athènes. Athènes y vit un moyen de renforcer sa présence dans la mer Ionienne. Elle envoya une première colonie d’Athéniens qui prit position dans la nouvelle Sybaris, sur la rive du fleuve Khratis. Cependant, l’entreprise n’avait pas été bien préparée : les rivalités à l’intérieur du nouvel établissement furent bientôt si fortes que les magistrats de la colonie demandèrent un nouveau secours. — Athènes avait les moyens de les soutenir. — Athènes était en pleine ascension ; il lui aurait été facile de répondre favorablement, d’envoyer d’autres citoyens mieux sélectionnés, des ressources financières, un appui militaire. Mais Périclès eut une autre vision, plus audacieuse. Il voulut démontrer la vocation d’Athènes, et proposa, alors que la symmachie de Délos n’avait plus de raison d’être, que la Grèce tout entière participe à l’organisation d’une Cité réellement grecque et montre les possibilités de développement offerts par la démocratie. — Les Athéniens se mobilisèrent ? — Une vaste campagne de recrutement fut organisée. Le devin Lampôn, qui était très connu, mit toute son autorité dans le projet. — Lampôn était devin ? Et Périclès le croyait ?

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Figure 9 : carte de la Grande Grèce

— Lampôn était un personnage traditionnel de la vie religieuse de la cité, assez loin du mode de vie de Périclès, politique et rationnel. On raconte qu’un jour, on présenta à Périclès un crâne de chevreau qui n’avait qu’une corne. Lampôn y vit un message cosmique désignant la lutte entre Périclès et Thucydide, et la victoire de l’Alcméonide. Anaxagore, qui était présent, disséqua le crâne de l’animal et y décela une malformation de la boîte crânienne ! Périclès était enclin à suivre Anaxagore. Je te ferai pourtant remarquer que la prédiction de Lampôn s’avéra juste ! Cependant il fallait que le fondateur de la nouvelle Cité fût athénien. Les citoyens susceptibles de partir pour Thourioi croyaient les devins et leurs présages ; des contacts furent pris avec toutes les Cités, de la Confédération ou bien libres. 133

— Ce fut donc un succès ! — Les gens affluèrent de partout, de l’Eubée, des Cyclades, de l’Ionie, et même des territoires contrôlés par Thèbes et Sparte ! Le devin Lampôn et Xénocrite, en qualité de fondateurs, allèrent à Delphes recueillir l’oracle de la Pythie et la colonie fut créée sur la rive droite de la rivière Khratis, en face de l’ancienne Sybaris. Périclès fit appel à tous les savants qui représentaient les nouvelles idées pour en faire une Cité exemplaire. J’ai moi-même contribué à l’organisation de son territoire. — En reprenant les principes qui avaient fait le succès du Pirée ? — Le cas était plus simple puisqu’il s’agissait de la création d’une nouvelle Cité. Les derniers vestiges de l’ancienne Sybaris furent rasés, et une ville nouvelle fut édifiée. La ville avait la forme d’un rectangle, quadrillé par quatre voies coupées perpendiculairement par trois autres. Habitations et bâtiments publics ou sacrés étaient disposés dans ce système géométrique. Mais le plus original était dans la division de la population. — Elle venait de toute la Grèce ? — La règle qui avait été instituée à Athènes par Clisthène fut reprise. La population fut divisée en dix tribus, originaires des différentes parties de la Grèce : quatre pour Athènes et son empire, trois pour la Grèce centrale, trois pour le Péloponnèse. — Une représentation proportionnelle ! — Restait à établir la constitution. Les magistrats de Thourioi eurent quelques difficultés à en mettre au point les principes. Après quelques flottements, ils firent appel au sophiste Protagoras, l’ami de Périclès. — Et quels sont ces principes ? — Il s’agissait en quelque sorte de faire une Cité démocratique idéale, montrant que tous les Hellènes appartenant à des États différents pouvaient se fondre, non 134

par le hasard mais par la vertu d’un projet pensé et voulu, dans une communauté politique unie. — Périclès réalisait ici son chef-d’œuvre politique ! — L’un de ses chefs-d’œuvre…Il y mit tout son pouvoir ; nous fûmes mobilisés pour cette réussite. Hérodote se déclara immédiatement comme l’un des premiers citoyens. Protagoras y mit sa subtilité de législateur. Thourioi devait prouver que sous l’égide de la démocratie, la mise en commun de toutes les ressources des descendants d’Hellen était possible et fructueuse. — Tu y séjournas ? — J’en supervisai l’implantation et le début de la réalisation. Hérodote, lui, s’y installa définitivement. Les meilleurs savants et philosophes, qui représentaient la Grèce nouvelle, mirent un point d’honneur à venir y enseigner. Le commerce prospéra rapidement… — C’est une belle histoire ! Pourquoi Hérodote ne l’at-il pas écrite ? — Je ne sais pas, elle est trop récente vraisemblablement, mais tu devrais lui demander, Alkéos ! Après quelques années seulement, peut-on déjà faire un bilan ? Dans un premier temps, Sparte et Corinthe soupçonnèrent Périclès de vouloir s’implanter en Occident… — Sparte considérait cette implantation comme le prélude d’une expansion de l’empire athénien en Occident… — C’est probable. Pourtant, dans le conflit qui surgit, rapidement après la création, entre Thourioi et Tarente, Thourioi fut battue et Athènes ne vint pas au secours des Thuriens… — Périclès lâcha Thourioi ? — Il accepta même que les Tarentais célébrassent leur victoire par un trophée et une inscription à Olympie !

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— Périclès voulait peut-être démontrer que Thourioi était panhellénique et ne dépendait pas d’Athènes ? hasarda Alkéos. Cela pouvait rassurer Sparte. — Périclès, alors qu’il avait consacré sa vie au développement, à la glorification et à la défense d’une grande cité, ne put s’empêcher de démontrer comment créer une Cité différente de toutes celles que les essais, les échecs et les errements avaient auparavant pu engendrer. Pourtant, on vit rapidement de nouvelles tensions naître… — Entre les différentes tribus ? — Entre les anciens ressortissants d’Athènes et ceux du Péloponnèse. — Le risque de conflit est réel ? — Je crois, Alkéos, que tant que les citoyens feront référence à leurs anciennes cités, les dissensions se maintiendront. Il faudrait qu’ils considèrent Thourioi comme une nouvelle cité indépendante des métropoles qui l’ont constituée. — Mais alors elle ne représentera plus cette grande idée panhellénique ! — Elle deviendra effectivement autonome, avec tous les risques que cela représente… — Mais la constitution démocratique de Protagoras fait appel à la vertu du citoyen ! — Une denrée plus rare que tu ne crois, Alkéos ! — C’est pourtant bien ce que Protagoras professe ? — Il enseigne effectivement — et il se fait payer à prix d’or pour cela — aux membres des familles aisées à acquérir les qualités nécessaires pour être des citoyens responsables et diriger la cité. La vertu civique est l’une de ces qualités… — Il enseigne aussi l’art de la rhétorique et du débat politique ? — C’est un formidable orateur. Comme il est proche de Périclès, ils discutent souvent ensemble. Xanthippe, un 136

fils de Périclès, qui était en froid avec son père et qui souhaitait le ridiculiser, se répandit dans la ville avec une histoire : lors d’une compétition, un javelot était venu embrocher un spectateur ; Périclès et Protagoras, à en croire Xanthippe, auraient passé toute la journée à démêler la question de la responsabilité : était-ce le javelot, l’athlète, ou l’organisateur des jeux qui portait la responsabilité, « d’après le raisonnement le plus strict 78». Protagoras se félicite qu’il existe sur tout deux thèses, et que l’on puisse apprendre à rendre plus forte la thèse la plus faible. — C’est un art redoutable ! — Protagoras dit qu’on peut développer à tout propos deux discours opposés. — Ce n’est pas une idée nouvelle ! — Mais il en fait une méthode. Il a d’ailleurs écrit un traité sur ses Méthodes de controverses, et des livres sur les Antilogies. Il ne se contente pas de réfuter les arguments, il sait les retourner. Et ce n’est pas un seul argument qu’il retourne, mais tous : l’élégance est de savoir reprendre à l’autre les faits, les idées et les mêmes mots pour en tirer une conclusion inverse. C’est pourquoi ses admirateurs sont fascinés par son habileté, et cherchent à en percer le secret. Mais Protagoras est aussi un philosophe éminent. Il dit que l’homme… — …est la mesure de toute chose ! — Bien ! Tu sais cela ! En fait, il dit exactement : « L’homme est la mesure de toute chose : pour celles qui sont, mesure de leur être, pour celles qui ne sont pas, mesure de leur non- être79. » On peut disserter nous aussi toute une journée sur cette pensée… — Pour savoir si c'est par l'homme et du point de vue de l'homme que le bien et le mal, le vrai et le faux, prennent leur définition : alors la justice absolue ne peut pas exister 78 79

Plutarque, Périclès, XXXVI, 5, op.cité, p.354. traduction de Jacqueline de Romilly, Les Grand Sophistes. 137

car elle est relative ; ou bien si c'est l'homme qui crée les différences pour ce qui concerne le langage, le savoir, la sensibilité ou les perceptions… Cela voudrait dire que l’être se ramène au paraître ! — Tu l’as vraiment bien étudié ! C’est cela : il dit qu’il n’y a pas de vérité en dehors de la sensation et de l’opinion. C’est vrai pour ce que nous éprouvons, mais aussi pour tous les jugements, pour ce qui est beau et laid, juste et injuste, pie et impie. Nos appréciations sont subjectives et relatives ; elles ne valent que pour nous. Toi qui as lu Hérodote — n’est-ce pas ? — tu as remarqué comment il montre la variété des usages humains ; comment, si l’on réunissait de partout, pour les offrir aux hommes, les plus belles règles de vie et les plus belles lois, chacun choisirait les siennes propres. — Si plus rien n’est assuré, s’il n’y a plus de vérité en soi, si tout est relatif, si l’homme est seul juge, comment pourrait-on croire en une vérité objective ? Plus rien n’est stable, n’est sûr, n’est constant. C’est la négation complète de ce que dit Parménide dans son poème Sur la nature, où il affirme que « l’être est incréé et impérissable, complet, unique, immobile et sans fond ». Peut-on encore croire en l’unité absolue de l’être, avec Parménide ? Parménide en déduit aussi que l’on ne peut dire le non-être. — Protagoras en déduit que l’on ne peut même pas prétendre dire l’être. — Mais c’est un monde sans vérité ! — Tu sembles avoir raison, Alkéos. Pourtant Protagoras a établi la constitution de Thourioi. — S’il n’y a pas de vérité, comment a pu-t-il définir ce qui est bon pour la Cité ? Comment peut-il donner des lois aux hommes pour qu’ils s’y conforment ? — C’est une question à lui poser… Et l’homme, s’il renonce à toute relation avec l’être, renonce alors à toute vérité qui aurait partie liée avec les dieux ? 138

— Protagoras récuse les dieux ? — Non, c’est impensable, et Protagoras s’en tire avec une pirouette ; il dit simplement que l’affaire des dieux est trop compliquée : « Sur les dieux, je ne puis dire ni qu’ils existent, ni qu’ils n’existent pas, ni quelle forme est la leur ; bien des circonstances empêchent de le savoir : l’absence de données sensibles, et la brièveté de la vie ».80 — Une façon effectivement d’esquiver le sujet… Si Anaxagore a été accusé d’impiété parce qu’il affirmait que les étoiles étaient des pierres incandescentes, qu’en sera-til de Protagoras ? — Par prudence, Périclès a fait quitter la cité à Anaxagore… — Protagoras doute de l’existence même des dieux ! Ils sont pourtant les protecteurs de la cité ! Des serments, des lois sont énoncées sous leur tutelle. On ne peut … — Cela remet en cause beaucoup de choses, reconnaît Hippodamos. — Cela remet-il en cause les théories que tu m’as apprises sur le cosmos ? Peut-on encore croire en un principe de toute chose ? — Ce sont effectivement des idées neuves : on est peutêtre en train de passer de la science de l’univers à celle de l’homme, de la cosmogonie à la morale et à la politique. Je vois que tu te poses beaucoup de questions, et que tu en aurais quelques-unes à poser à Protagoras ! — Oui ! Ses thèses sont très différentes de celles que tu m’as apprises. — Et je vois que tu n’y es pas insensible… Mais va te préparer, tu auras peut-être la chance de le rencontrer, et peut être lui parler ! — À Protagoras ?

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J. de Romilly, Les Grands Sophistes, éditions de Fallois, 1988, p. 128. 139

— Oui, nous allons chez Aspasie, elle reçoit chez elle ! Dépêche-toi, il devrait y avoir du monde !

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CHAPITRE DIX-HUITIÈME, où le jeune homme discute avec Protagoras et finit la soirée profondément perturbé. Alkéos, très excité par la perspective de la rencontre avec Protagoras, s’est parfumé avec soin. Après avoir fait de l’exercice, il s’est baigné, puis il s’est frotté d’huile. Il a essayé une longue tunique, comme porte son maître, pour se donner un air sérieux. En définitive il n’a gardé qu’une tunique légère qui met en valeur la sveltesse de son corps. Il a aussi longtemps hésité à se faire une chevelure, tentant diverses combinaisons, mélangeant onguents, rajouts, épingles, cigales d’or81, et fibules. Là encore, après réflexion, après s’être longuement regardé dans un miroir de cuivre, il a gardé ses cheveux flottants ; il craint surtout de trop copier son maître. Hippodamos arbore, quant à lui, une tenue des plus remarquables ; sa longue tunique de laine est somptueuse, et sa chevelure en chignon extraordinairement sophistiquée. Alkéos suit Hippodamos discrètement, gêné à la fois par la perspective de rencontrer les hommes les plus illustres d’Athènes, et par l’allure si originale de son maître. Ils entrent dans une première cour. Aspasie elle-même les accueille. — Aspasie, je te présente Alkéos, annonça Hippodamos. — Je sais déjà que tu as un nouveau protégé, Hippodamos ! Bienvenue, Alkéos. D’où viens-tu ? — De Mytilène… 81

voir Thucydide, La guerre du Péloponnèse, I, 6. 141

— Ah ! tu es Lesbien ? Et que viens-tu faire à Athènes ? — Étudier ! — Ah ! Tu as raison ! Athènes est l’école de la Grèce ! Tu y trouveras toutes les beautés, en art, en philosophie, et en politique ! — Alkéos veut connaître l’art de penser et réaliser la Cité, dit Hippodamos — Alors, tu ne pouvais pas rencontrer meilleur maître, répliqua Aspasie. — Verrons-nous Périclès ce soir ? interrogea Hippodamos. — Non, Hippodamos, tu sais bien qu’il évite dîners et banquets… Excusez-moi, ajouta-t-elle, voilà Sophocle qui arrive, je me dois de l’accueillir… Elle s’éloigna vers la porte d’entrée. — Sophocle est ici ? demanda Alkéos à mi-voix. C’est aussi un proche de Périclès ? — Oui, tous deux étaient stratèges lors de la campagne de Samos. Et ses tragédies ont remporté un prix aux dernières Dionysies ! Il est riche, distingué, et grand amateur des deux sexes. Hippodamos baissa la voix : il paraît, alors que les deux hommes naviguaient ensemble vers Samos, justement, que Sophocle loua la beauté d’un garçon qui l’avait ébloui ; Périclès l’aurait tancé : « Sophocle, un général doit avoir non seulement les mains propres, mais aussi les yeux !82 » Alkéos ne sait quoi répondre. Des serviteurs passent entre les invités. On lui présente une coupe. Alkéos la prend et la porte à ses lèvres. Le goût du vin, dont il n’a pas l’habitude, envahit son palais. Une vive conversation anime un petit groupe de personnes près de lui. Il s’approche, il écoute : — Quelles nouvelles de Corinthe ? 82

Plutarque, Périclès, VIII, 8, op.cité, p. 330. 142

— Après leur défaite de Leukimné ? Les Corinthiens préparent leur revanche et arment leur flotte ! — Leukimné ! Quelle victoire pour Corcyre ! — Les Corinthiens ont perdu quinze vaisseaux ! — Mais Corcyre avait équipé quatre-vingts trières ! — L’objet du conflit vient d’Épidamne, n’est-ce pas ? — Oui, c’est la colonie que Corcyre avait fondée en Illyrie. — Corcyre elle-même n’a-t-elle pas été une colonie de Corinthe ? — Si, mais rapidement, Corcyre et Corinthe s’opposèrent. C’est ce que craignait à nouveau Corcyre de la part d’Épidamne… — C’est la raison pour laquelle, quand Épidamne connut des difficultés, Corcyre refusa de l’aider… — Et Corinthe fut très contente de pouvoir intervenir contre Corcyre ! — Corcyre ne pouvait admettre qu’Épidamne puisse passer sous la tutelle de Corinthe. Elle lança un ultimatum aux Épidamniens, mais l’engrenage était en route : Corinthe a armé une flotte de soixante-quinze trières pour soutenir la rébellion épidamnienne. — Corcyre, devant une telle menace, demande l’arbitrage d’Athènes, mais elle se heurte à l’intransigeance de Corinthe, et doit livrer bataille au cap Leukimmé. — Et remporte la belle victoire que l’on sait ! — Mais qui risque d’étendre la guerre ! — Avec Sparte ? — Qui ne demande que ça ! — Et que va faire Athènes ? Dans tous les cas, la situation est très grave ! — Corcyre a une belle flotte ! Elle peut nous être une alliée utile. — Elle est une cité indépendante ; elle peut donc s’allier avec qui elle veut. 143

— Mais si nous l’aidons, nous risquons de rompre la paix de Trente Ans… — Corinthe considérera cette aide comme une agression, et elle aura immédiatement le soutien de Sparte. — De toute façon, la guerre avec Sparte et ses alliés est quasiment inévitable ! — Elle a été si souvent repoussée ! — Périclès a su tempérer ; on le dit proche d’Archidamos, le roi de Sparte, qui est lui-même modéré… Un homme d’importance intervient à ce moment-là : — J’étais aujourd’hui même à l’Assemblée pour entendre les émissaires de Corcyre, puis ceux de Corinthe… L’homme d’importance obtient l’effet qu’il escomptait. — Aujourd’hui ! Alors ? Dites-nous ! Quels arguments ont-ils développés pour justifier leurs positions ? — Les Corcyréens parlèrent les premiers… — Ils n’ont conclu avec nous aucun accord ! — Ce fut leur premier argument. Ils dirent qu’ils ont depuis longtemps refusé toute alliance. Ils croyaient que c’était de la sagesse. Ils reconnaissent aujourd’hui que c’est de l’imprudence et de la faiblesse. — Ils ont l’audace de venir demander de l’aide maintenant ! — Pourquoi devrions-nous les aider ? — Oui, quel intérêt avons-nous ? L’homme important reprend la conversation en main : — Voilà justement un autre argument qu’ils développèrent ! Ils dirent à l’Assemblée des Athéniens que c’est une chance extraordinaire qu’une cité leur apportât une flotte importante. — C’est vrai ! — Leur flotte est la plus forte, après la nôtre bien sûr, et cette flotte peut nous être utile en cas de guerre avec Sparte. 144

— Ils pensent celle-ci inévitable ? — Les Corcyréens affirment que les Lacédémoniens la souhaitent ! — Ils dirent aussi qu’Athènes risque d’être affaiblie d’avoir repoussé leur aide, et que celle-ci n’entraîne pas de rupture du traité entre Sparte et Athènes. — Il existe à Sparte des factions très hostiles à Athènes ! — La guerre peut donc éclater à la moindre occasion ! — Et celle-ci en est une belle … — Et que répliquèrent alors les émissaires corinthiens ? L’homme important se trouve très satisfait d’être à nouveau au centre de la discussion. Il se redresse et reprend d’un ton doctoral : — Les Corinthiens ? Ils furent virulents envers les Corcyréens ! Ils clamèrent que ce n’est pas par sagesse, mais par volonté de nuire que les Corcyréens ne s’allièrent avec personne ; qu’ils sont des colons originaires de Corinthe mais ne leur fournissent pas les marques de respect qui conviennent ; qu’ils sont venus à Athènes non pour demander un arbitrage, mais pour obtenir une complicité ; enfin qu’une alliance avec Athènes fera de nous leurs ennemis ! — Athènes ne peut s’allier avec les Corinthiens ! Ils nous haïssent ! — Ils nous demandent seulement de nous tenir à l’écart de leur conflit avec Corcyre. — Ils disent avoir le droit de châtier eux-mêmes leur ancienne colonie ? — Pour que les Lacédémoniens nous attaquent ensuite avec eux ! Quelqu’un interpelle soudainement l’homme d’importance : — Et qu’a décidé l’Assemblée ? 145

L’homme d’importance prend un ton énigmatique : — L’Assemblée se réunit demain pour décider… — Et si elle décide la guerre ? — Elle sera alors longue et difficile ! Sparte a une armée redoutable et des alliés fidèles ! — Athènes a une flotte supérieure ! — Quel est l’avis de Périclès ? — Ça ! Peut-être faut-il le demander à Aspasie ? — Elle parlera ce soir ? Alkéos est tout remué. La guerre ! La guerre est imminente ? C’est trop nouveau pour lui pour qu’il puisse en penser quelque chose. Il ne voit que batailles, morts, prisonniers, cités ruinées. Il s’écarte du groupe qui parle encore et perd le fil de la conversation. On entend la musique qui commence : un jeune garçon joue de la cithare, escorté d’une joueuse de flûte, tandis qu’une fille à peine pubère fait des acrobaties avec un cerceau. Les invités les suivent du regard, puis reprennent leur discussion. Un homme s’adresse à Alkéos : — Alors, jeune homme, tu ne bois pas ? Prends une coupe ! dit-il en la tendant à Alkéos. — Je suis avec… — Profite du vin, et de ta jeunesse ! rajouta l’homme en riant. Allez ! Alkéos boit sa coupe et a un hoquet. Mais très vite l’attention se focalise sur un personnage qui vient d’entrer. — Phidias est là ! dit un voisin d’Alkéos. — Quel artiste ! Il dirige les constructions de l’Acropole ! — Vous savez le procès qu’on lui fait ? — D’avoir détourné l’or destiné à recouvrir la statue d’Athéna ? — Périclès a dû faire enlever les plaques d’or et les faire peser ! Il ne manquait rien !

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— On lui reproche aussi de s’être représenté lui-même sur le bouclier d’Athéna, dans le combat contre les Amazones. ! — Sous la forme d’un vieillard chauve qui soulève une pierre des deux mains… — S’attaquer ainsi aux amis de Périclès est d’une bassesse ! — C’est indigne ! Alkéos n’écoute plus. Le vin qu’il a bu lui monte à la tête. Il voit la guerre envahir Athènes, le Grand Temple détruit, le Pirée saccagé, les ports rendus inutilisables, la puissance d’Athènes mise à bas, et tout ce qu’il avait espéré envolé ! Hippodamos s’avance vers Alkéos et le tire par la tunique : — Je te cherchais ! Viens, si tu veux que te présente à Protagoras ! — Ah ! Il le conduit hors de la pièce. Alkéos voit Protagoras s’avancer, de sa belle prestance, escorté par une suite de disciples et d’invités, qu’il semble tenir sous le charme de sa parole, et qui suit ses moindres va et vient dans un ballet parfaitement réglé. Alkéos réussit à se ressaisir. Il se tient derrière Hippodamos ; il est certes heureux de rencontrer celui qu’il espérait tant, mais pas très rassuré d’être en face du grand philosophe. Quand Protagoras aperçoit Hippodamos, il écarte ses courtisans pour venir le saluer. — Salut, Protagoras ! déclare Hippodamos. — Salut, Hippodamos ! — Protagoras, je te présente ce jeune homme, Alkéos. — Un de tes disciples ? — Je n’ai que des auditeurs… — Et de quoi lui parles-tu ? — Nous évoquions la constitution de Thourioi ! Il veut t’interroger à ce propos… 147

— Hippodamos, je t’en prie, Thourioi est bien loin et je ne donne pas de cours ici ! — Il ne s’agit pas de le former comme citoyen ; il veut seulement en connaître les principes… rajouta Hippodamos. — Tu connais Thourioi aussi bien que moi, Hippodamos, puisque tu en as fait les plans ! — Mais c’est toi qui en as établi la constitution… — Puisque tu insistes ! Alors, bel Alkéos, dit Protagoras condescendant, que veux-tu savoir de la constitution de Thourioi ? — Je… je voudrais savoir … pourquoi elle n’a pas su éviter les dissensions au sein de la Cité. — Comme s’il suffisait d’une constitution pour éviter les querelles ! Solon lui-même aurait-il su écarter les difficultés d’Athènes ? — Il est pourtant l’un des sept Sages de la Grèce ! répondit Alkéos, un peu effrontément. — Sage ? Tous les hommes que l’on désigne comme Sages parmi les sept que tu évoques le furent-ils vraiment ? Thalès — Hippodamos ! tu lui as parlé de Thalès, je suppose ? — Thalès fut d’abord un savant ! Solon, un grand poète élégiaque ! Périandre, un tyran, un tyran proche du peuple, peut-être, mais un tyran ! Épiménide fut un mage inspiré, qui se nourrissait de mauve et d’asphodèle, et qui pouvait faire échapper son âme de son corps à volonté ; et Pittacos, de Mytilène ? Il gouverna ta cité, Alkéos ! Il la délivra du tyran Mélanchros mais sut abdiquer volontairement en expliquant qu’il avait été effrayé de voir Périandre de Corinthe devenir le tyran de ses concitoyens après en avoir été le père. « Il est donc si difficile, disait-il, d’être vertueux ! » Voilà un homme sage, qui fut l’exemple même de la prudence ; il se distingua par sa retenue, sa discrétion et par son honnêteté politique. Il relâcha ton cher poète Alcée, alors qu’il l’avait sous sa domination, en disant 148

que « le pardon vaut mieux que le châtiment83 ». Vois-tu, Alkéos, quand une cité s’adresse à un Sage, c’est qu’elle se sent livrée au désordre et à la souillure. Elle attend de lui une parole divine. À l’inverse, quand un Sage s’adresse à la Cité, il exige en échange des efforts de la part du peuple. Il prône un idéal austère de réserve et de retenue, un style de vie sévère, presque ascétique, qui efface entre les citoyens les différences de mœurs et de condition pour les mieux rapprocher les uns des autres, les unir comme les membres d’une même famille. — Comme à Sparte ? — Pas seulement ! Pour des raisons militaires, Sparte a imposé un mode de vie particulièrement sévère, où chaque citoyen est soldat ; où chacun dispose, au moins dans le principe, d’un lot de terre identique à celui des autres ; où les repas sont pris en commun ; où le luxe est banni, où est codifiée jusqu’à la façon dont sont construites les maisons. — Comme les règles d’une secte ! — La sagesse peut présenter quelquefois certains caractères d’une secte ; la philosophie pythagoricienne exige une ascèse, comme une véritable communauté religieuse. Si elle n’est pas comparable aux règles d’une secte, la vertu est le fruit d’une longue et rigoureuse discipline ; elle exige un contrôle de soi, une attention sans relâche pour échapper aux tentations du plaisir, à l’attrait de la mollesse et de la sensualité, pour consacrer sa vie à l’effort. La vertu réfute la démesure pour chercher la tempérance, la juste mesure, le juste milieu… — Rien de trop, c’est bien ça ? osa interrompre de nouveau Alkéos. Nous n’aimons pas la démesure, l’hybris ! c’est vrai ! elle appelle le courroux des dieux ! Connais-toi toi-même et Rien de trop invitent à ne pas dépasser les limites humaines. 83

Diogène Laerce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Pittacos, I. 76, La Pochothèque, 1991, p. 116. 149

La juste mesure, pour rétablir l’ordre, doit briser l’arrogance des riches, faire cesser l’esclavage du peuple, sans céder pour autant à la subversion. Tel est l’enseignement que Solon expose aux yeux de tous les citoyens. Après avoir établi la constitution pour Athènes, il partit, disant qu’il ne reviendrait pas avant dix ans. Il dit aux Athéniens que ce qui était juste, à son avis, ce n’était pas qu’il restât pour interpréter ses lois, mais que chacun fît seulement ce qui est écrit. — Oui, on dit que Solon fixa les lois d’Athènes pour cent ans ! — Et pourquoi dit-il cela ? reprit Protagoras. Eh bien ! Simplement pour que les lois soient soustraites à l’autorité d’un seul : ce ne sont plus les rois, ou les tyrans, qui font les lois, mais le peuple, qui se soumet à ses propres règles. Il faut certes que la loi soit inscrite dans le marbre ! Mais il faut aussi qu’elle puisse être divulguée, et connue de tous. — Mais Solon édicta seul les lois ! Comment savoir qu’un seul, même un Sage, puisse faire le bien de tous ? — Solon fixa les lois pour que le peuple puisse luimême gérer la cité. Il prenait l’exemple des conventions que les hommes observent parce qu’aucune des parties contractantes n’a intérêt à les violer. Il fit plus : il énonça le principe d’égalité de chaque citoyen devant la loi. C‘est la base de notre démocratie. — Pourtant, avec Solon, chaque citoyen ne pouvait pas accéder aux mêmes fonctions, car les classes dépendaient de la richesse, fondée sur les revenus agricoles ! Nous sommes loin du régime démocratique ! s’exclama Alkéos. — Pas tant que ça : chaque citoyen pouvait s’exprimer dans l’Assemblée. Tous les citoyens étaient admis à l’Assemblée, dont le poids contrebalançait celui des Archontes et de l’Aréopage. Au principe d’égalité, il faut ainsi adjoindre le droit de chacun à prendre la parole. Pour que tu comprennes bien, je vais faire une comparaison. 150

Quand il s’agit de construire un édifice ou un navire, l’Assemblée se fie aux seuls experts. Si une personne dépourvue de qualifications s’avise de donner un conseil en de tels domaines, fût-il très beau, et riche et aristocrate, on refuse de l’écouter. Au contraire, on rit et on fait du tapage jusqu’à qu’il soit devenu inaudible et se retire de lui-même, ou que les archers le chassent, ou qu’il soit expulsé sur ordre des prytanes. Mais quand la discussion concerne les affaires publiques, chacun peut se lever pour prendre la parole, qu’il soit charpentier, forgeron, corroyeur, négociant ou armateur, riche ou pauvre, aristocrate ou homme du commun, et personne ne lui reproche, comme dans le cas précédent, de s’aviser de donner des conseils alors qu’il n’a aucune connaissance et n’a jamais eu de maître. — Donc ceux qui parlent le mieux peuvent prendre le pouvoir ! — C’est ce que tu enseignes aux futurs citoyens ? intervient Hippodamos, Ils ne recherchent pas la vérité, mais leur capacité à s’imposer, enfin… ceux qui peuvent payer tes leçons ! — Ceux qui devront conduire le pays, répliqua Protagoras. Certes, un argument peut toujours être retourné, et j’ai dans ce domaine quelque habileté. — Comment peut-on alors établir des lois, ou une constitution comme à Thourioi, si toute vérité peut être renversée ? — Mais l’Assemblée reste souveraine : les Athéniens ont choisi la démocratie parce qu’ils préféraient que ce soit le peuple qui décide plutôt que les Grands. — Les Athéniens préfèrent confier la gestion des affaires publiques au citoyen ordinaire, et se défient des professionnels, des experts, … et des politiciens ! Es-tu déjà allé à la Pnyx, Alkéos ? demanda Hippodamos. — Pas encore…

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— Vas-y ! C’est entre l’acropole et l’agora ; assieds-toi à même la pente, et écoute les orateurs sur leur estrade. Tu y verras le fonctionnement direct du peuple d’Athènes ; cela peut être comique, ou tragique, mais ce sera toujours instructif. Tu y verras les hommes les plus instruits de la Cité. Tu y entendras le héraut de l’Assemblée clamer : Avancez ! avancez dans l’enceinte sacrée ! et puis prononcer la formule rituelle : Qui souhaite parler ? — C’est à ce moment-là que chacun peut s’exprimer ? — Oui, mais seulement les citoyens d’Athènes ! Plus d’un qui a voulu y prendre la parole s’est fait conspuer, ridiculiser, et réduire au silence ! L’Assemblée peut être impitoyable ! Il faut y déployer un vrai talent d’orateur. Mais les Athéniens y sont très attachés. Ton poète, Alcée de Mytilène, lorsqu’il fut contraint à l’exil, déplora, non pas la perte de sa maison ou de ses champs, mais les scènes de la vie politique : « J’aspire, a-t-il écrit, à entendre le héraut convoquer l’Assemblée et le Conseil 84». Protagoras peut t’apprendre… Protagoras, agacé d’avoir été interrompu, ne répond pas, mais poursuit son exposé. — La démocratie de Solon était imparfaite, certes, mais il avait trouvé une mesure, un équilibre dans la société, entre la richesse foncière et le nombre constitué des commerçants, des artisans et de la plèbe ! — Pourtant elle n’a pas empêché Athènes de sombrer dans la tyrannie, avec Pisistrate ! se permet Alkéos. — Pisistrate était plus populaire que tu ne le penses, Alkéos. Il avait de la prestance et était un formidable orateur. Protagoras ajoute plus bas : il ressemblait, paraît-il, à notre stratège. Puis il reprend d’une voix plus forte : il brisa la toute-puissance de l’aristocratie foncière et favorisa la montée des citadins, des commerçants, des artisans et du 84

Alcée, fragment, 130B. 152

peuple de la ville. Il prépara en quelque sorte le terrain pour Clisthène, qui est le véritable père de la démocratie. — Clisthène était un Alcméonide, souligne Hippodamos — Comme Périclès ! Une grande famille ! reprend Protagoras. — …pourtant entachée de l’opprobre d’impiété, souligna Hippodamos (C’était maintenant lui qui baisse la voix). Mégaclès, son ancêtre, avait fait exécuter un opposant qui s’était réfugié dans un temple. Il fut banni de l’Attique, et Périclès lui-même a dû, plusieurs générations après, se justifier devant l’Assemblée du Peuple… — Clisthène introduisit le partage de la population en dix tribus… reprend Protagoras. — Thourioi est aussi divisée en dix tribus, fait remarquer Alkéos. — Oui, le système a été conservé, et je l’ai repris pour Thourioi, poursuit patiemment Protagoras. L’Attique fut partagée en communes, les dèmes, mais ceux-ci sont répartis entre la Ville, la Côte et l’Intérieur. Une tribu rassemble des dèmes des trois parties ; ainsi, aucune famille locale ne peut prendre le pouvoir sur une tribu. — Intelligent ! s’exclama Alkéos. — Merci pour Clisthène ! Mais ce n’est pas tout ! il appliqua la méthode du partage décimal à la Boulé, le Conseil. Chaque tribu tirait au sort cinquante représentants à la Boulé, et les Archontes passent de neuf à dix, pour que chaque tribu soit représentée. De même, l’armée est divisée en dix régiments, pour qu’ils aient chacun leur stratège, désigné par chaque tribu. — On retrouve toujours les nombres trois et dix : la Triade et la Décade ! ne peut s’empêcher Alkéos. — Ton protégé est un fervent pythagoricien ! s’étonne Protagoras.

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— Euh… parfois, il mélange un peu tout, concède Hippodamos… — Clisthène introduisit même le calendrier administratif, reprit Protagoras, divisant l’année en dix mois de 36 ou 37 jours, correspondant à chacune des dix tribus. Après les guerres médiques, la croissance d’Athènes permit aux forces démocratiques de se renforcer. Pourtant le vieux Conseil gardait une juridiction confuse et fort étendue, qui avait encore un caractère secret et sacré. Éphialtès et Périclès firent en sorte de supprimer ce qui pouvait rester de sacré et qui venait d’un temps où les chefs des familles aristocratiques avaient tous les pouvoirs de justice. — La démocratie élimine donc le divin ? interroge Alkéos. — Pas du tout ! Au contraire, le divin devient l’affaire de tous : c’est une des qualités les plus remarquables de notre démocratie. Le nomos, ce principe immanent en quoi se reconnaissent les citoyens, garde son caractère sacré. — Le nomos est supérieur aux lois ? — Le nomos est la Loi. C’est lui qui sera le guide pour modifier les lois. Par exemple, un citoyen peut ouvrir une procédure d’accusation en illégalité, et si la proposition de loi est reconnue anticonstitutionnelle, son auteur peut encourir jusqu’à la peine de mort ! — Cela rend prudent ! — Ce qui veut dire que la compréhension du sens de la loi et l’intelligence dans l’application des principes institutionnels comptent plus que les strictes dispositions de la loi. Le peuple est ainsi appelé à soutenir le nomos. — Les citoyens doivent être à la hauteur ! — Hauteur à laquelle Périclès veut guider sa Cité. Une hauteur inégalée ! Oui, les citoyens doivent être vertueux… La Loi doit permettre cet équilibre… Veux-tu que je te rapporte une conversation que Périclès eut récemment avec 154

Alcibiade, dont il est le tuteur, après la mort de son père, Clinias ? Elle était à peu près ainsi : — Dis-moi, Périclès, demande Alcibiade, pourrais-tu m’enseigner ce qu’est une loi ? — Certainement. — Alors, s’il te plait, apprends-le-moi, car chaque fois que j’entends louer ceux qui respectent la loi, je me rends compte que personne ne devrait être loué à moins qu’il ne sache ce qu’est une loi. — Eh bien, Alcibiade, ce que tu aspires à savoir n’est pas difficile : qu’est-ce qu’une loi ? Les lois sont tout ce que la majorité réunie à l’Assemblée a considéré et voté pour dire ce qu’il faut et ne faut pas faire. — Pensent-ils qu’il est juste de faire le bien et le mal ? — Le bien, évidemment, mon garçon, pas le mal. — Mais si ce n’est pas la majorité, mais plutôt, comme il arrive dans les oligarchies, une minorité qui se réunit pour écrire les lois disant ce qu’il faut faire, qu’en est-il ? — Ce que le pouvoir souverain de la Cité juge devoir être fait, cela s’appelle une loi. — Et si le dirigeant est un tyran et qu’il décide ce que doivent faire les citoyens, est-ce aussi une loi ? — Oui, tout ce que prescrit le tyran, maître du pouvoir, s’appelle encore une loi. — Mais que sont la force et l’illégalité ? Ne sont-elles pas en jeu quand le plus fort oblige le plus faible à faire ce qu’il souhaite, non par la persuasion, mais par la force. — Oui, j’en conviens. — Donc, quoi que soit ce que le tyran contraint à faire par déclaration, non par la persuasion, mais par la force, il s’agit d’illégalité ? — Je le pense et retire ma précédente remarque sur la nature légale des prescriptions dénuées de persuasion du tyran.

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— Et chaque fois qu’une minorité vote des lois, non pas en persuadant la majorité, mais en se servant de son pouvoir pour l’obliger, cela s’appelle-t-il ou non de la violence ? — Il me semble que tout ce qui ne procède pas de la persuasion, mais de la contrainte, qu’il s’agisse d’un ordre écrit ou pas, est de la violence, non pas une loi. — Eh bien donc, tout ce que la majorité au pouvoir impose à ceux qui ont des biens sans les persuader, cela serait de la violence et non du droit ? — Alcibiade, à ton âge nous excellions aussi à ce genre de choses : les difficultés auxquelles nous consacrions du temps et pour lesquelles nous coupions les cheveux en quatre étaient exactement semblables à celles qui t’occupent à présent. — O Périclès, combien j’aurais aimé te connaître alors, quand tu te surpassais toi-même en ces matières ! 85 Qu’en penses-tu, Alkéos ? termine Protagoras. — Formidable ! Alcibiade a étudié avec les sophistes les plus subtils ! s’exclame Alkéos. — Pas aussi habile que toi, Protagoras, intervient Hippodamos. Mais la loi peut aussi éliminer des hommes de grande valeur… — Y a-t-il plus aiguisé que moi en matière d’argumentation ? se rengorge Protagoras. Il est vrai que par l’ostracisme, le démos peut écarter des hommes de valeur ! Des hommes de trop de valeur ! L’ostracisme a été décidé pour écarter les tyrans ! Le peuple met ainsi de côté des hommes qui ne répondent pas au principe d’égalité ; il peut aussi exercer une forme de tyrannie. Quand Périandre, tyran de Corinthe, reçut le héraut envoyé par Thrasybule, lui-même tyran d’Athènes, pour lui demander conseil, Périandre ne lui répondit pas, mais, comme ils se promenaient près d’un champ de blé, il coupa les épis qui 85

Xénophon, Mémorables, 1, 2, 40-46. 156

dépassaient, et égalisa le champ. Le héraut, tout en ignorant la raison de ce geste, rapporta le fait à Thrasybule, qui comprit par là qu’il fallait couper la tête à tous les hommes qui dépassent les autres. — Le peuple peut donc éliminer aussi des hommes de trop de vertu ? — Certains de ces hommes s’exilent d’eux-mêmes. — Mais ce n’est pas juste ! s’écria Alkéos. — Qu’est-ce qui est juste ? Est juste ce qui est conforme à l’égalité. Prends l’affaire d’Aristide ! Aristide, le vertueux, l’irréprochable Aristide ! Il fut banni par ostracisme. L’histoire veut qu’un paysan illettré soit venu le trouver au jour dit pour l’ostracisme et lui ait demandé d’inscrire le nom Aristide sur le tesson de poterie86. Interloqué, celui-ci lui demanda quel tort le dénommé Aristide lui avait causé. Aucun ! Je ne connais même pas cet homme, lui répondit le brave homme, mais je suis fatigué de l’entendre surnommer partout Le Juste ! — On peut être ostracisé pour être trop juste ? — Par des illettrés, oui, mais pas uniquement… Cependant l’ostracisme a permis aussi d’éviter parfois des luttes qui auraient pu mettre en péril la jeune démocratie. Alkéos voudrait que la conversation revienne à Thourioi : — Mais, Protagoras, quel est donc le véritable caractère de la constitution de Thourioi ? Comment établir une constitution s’il n’y a plus de vérité qui ne puisse être contredite ? Comment établir des lois tout en apprenant aux citoyens à en débattre et à les détourner ? — Alkéos, tu es tenace ! Tu veux une réponse à ta question ? Périclès voulait à Thourioi une démocratie modérée, pour rendre la cité accueillante à des hommes d’origines diverses. Il voulait en faire une ville exemplaire 86 ostrakon signifie « morceau de poterie », sur lequel les citoyens inscrivaient le nom de celui qu’ils voulaient ostraciser.

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par sa population, venue de toute la Grèce, exprimant toutes les cités de l’Empire, dans sa totalité et sa diversité, par sa constitution et par ses lois, par son tracé et son organisation. Une cité panhellénique ! Beaucoup de savants éminents sont intervenus pour que cette cité soit une réussite, n’estce pas Hippodamos ? — Certes ! N’est-il pas trop tôt pour parler de réussite ? Peut-être ont-ils manqué de ce nomos qui fait la réussite d’une cité ? — Mais c’est aussi le nomos qui fait le citoyen, reprit Alkéos. N’est-ce pas le nomos qui rend le citoyen vertueux ? — L’homme n’est pas naturellement vertueux… Ce sont les dieux qui lui ont envoyé l’injonction d’être vertueux. Et sais-tu comment, Alkéos ? — Euh… non… — Par Prométhée ! — Prométhée ! — Tu connais le mythe de Prométhée, n’est-ce pas ? — Bien sûr ! Alkéos est tout heureux de montrer ses connaissances. Il donna le feu aux hommes, et fut attaché au rocher tandis qu’un aigle lui mangeait le foie ! — Ce n’est pas aussi simpliste ! J’en ai débattu récemment avec Socrate… — Ce philosophe qui marche en haillons sur l’agora, et discourt avec tout le monde ? intervient Hippodamos. — Oui, mais tu as dû remarquer combien les Athéniens l’écoutent déjà… Revenons à Prométhée : c’était le temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n’existaient pas encore. Quand vint le moment marqué par le destin pour la naissance de celles-ci, voici que les dieux les façonnent à l’intérieur de la terre avec un mélange de terre et de feu, et de toutes les substances qui peuvent se combiner avec le feu et la terre. Au moment de les produire à la lumière, les dieux ordonnèrent à Prométhée et son frère 158

Épiméthée de distribuer convenablement entre elles toutes les qualités dont elles avaient été pourvues. Épiméthée (son nom signifie : celui qui réfléchit après coup, ce qui en dit long…), demanda à Prométhée de lui laisser le soin de faire lui-même la distribution. Comme il avait distribué toutes les facultés en faveur des animaux, il ne restait plus rien pour l’homme ! Prométhée voit toutes les autres races harmonieusement équipées, et l’homme nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes. Prométhée (qui veut dire au contraire celui qui prévoit), ne sachant quel moyen de salut trouver pour l’homme, se décide à dérober l’habileté artistique d’Héphaïstos et d’Athéna et, en même temps, le feu, car sans le feu, il était impossible que cette habileté fût acquise par personne ou rendît aucun service. Puis il en fit présent à l’homme. C’est ainsi que l’homme fut mis en possession des arts utiles à la vie, à l’exception d’un seul : la politique. Celle-ci en effet était restée auprès de Zeus ; or Prométhée n’avait plus le temps de pénétrer sur l’Olympe, qui est la demeure de Zeus. — L’homme a reçu ces dons des dieux… — C’est pourquoi il fut le seul des animaux à honorer les dieux, et il se mit à construire des autels et des images divines ; ensuite il eut l’art d’émettre des sons et des mots articulés, il inventa les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments qui naissent de la terre. Mais les humains, ainsi pourvus, vécurent d’abord dispersés et aucune ville n’existait. Aussi étaient-ils détruits par les animaux, toujours et partout plus forts qu’eux, et leur industrie, suffisante pour les nourrir, demeurait impuissante pour la guerre contre les animaux ; car ils ne possédaient pas encore l’art politique, dont l’art de la guerre est une partie. Ils cherchaient donc à se rassembler et à fonder des villes pour se défendre. Mais une fois rassemblés, ils se lésaient réciproquement, faute de posséder l’art politique ;

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de telle sorte qu’ils recommençaient à se disperser et à périr. — Ils ne pouvaient donc pas construire de ville ? — Non. Et Zeus fut inquiet de voir notre espèce menacée de disparaître. Il envoya alors Hermès porter aux hommes la vertu, composée de la pudeur et la justice, afin qu’il y eût dans les villes de l’harmonie et des liens créateurs d’amitié. Hermès donc demanda à Zeus : « Doisje répartir ainsi la justice et la pudeur ou dois-je les donner à tous ? ». « À tous, répondit Zeus. Que chacun ait sa part ; car les villes ne pourraient subsister si quelques-uns seulement en étaient pourvus, comme il arrive pour les autres arts »87. — Tous les hommes sont donc vertueux ? — Certes non ! Zeus fit une injonction aux hommes d’être vertueux, afin de réaliser l’harmonie dans la Cité, mais, pour chacun d’entre nous, cette vertu doit s’acquérir. La formation aux vertus civiques est essentielle dans une démocratie. — Mais ces valeurs sont encore liées aux dieux et à leurs dons puisque ce sont ces dons qui permettent aux hommes de vivre en communauté ? — Je parle du mythe parce qu’il présente plus d’agrément… Dans un premier temps, les hommes ont reçu des dieux les arts et les techniques, mais cela ne leur permettait pas de vivre en harmonie, ni de corriger la confusion et la bestialité des origines. Ils s’acheminaient inéluctablement vers l’anéantissement, par leurs combats contre les bêtes d’une part, et contre les autres hommes ensuite. Si les hommes n’ont pas de ville, ils sont détruits par les animaux ; s’ils construisent les villes, ils doivent s’entendre grâce à l’art politique. Voilà les vertus que j’enseigne, …car si les dieux les ont transmises à l’homme, ils n’interviennent plus dans leur mise en œuvre… 87

Platon, Protagoras, 321-323. 160

— On peut apprendre la vertu comme l’art de la musique ou de la menuiserie ? — Seuls les menuisiers doivent connaître la menuiserie. Mais l’étude de la musique s’accompagne de l’étude de la sagesse ; jouer de la lyre apprend la maîtrise de soi ; sous l’influence du rythme et de l’harmonie, les élèves se forment à la parole et à l’action : car toute vie humaine a besoin d’harmonie et de rythme. Ce dont on ne peut se passer n’est pas, en effet, l’art du charpentier, ou du fondeur, ou du potier : c’est la justice, la tempérance, la conformité à la loi divine, et tout ce que j’appelle d’un seul mot la vertu propre de l’homme. Or, qui nous enseigne cette vertu ? Nous l’apprenons, sans nous en rendre compte, dès l’enfance, puis tout au long de notre vie. C’est la mère, la nourrice, le père, le pédagogue, qui font des efforts sans relâche pour rendre l’enfant aussi parfait que possible ; à propos de tout ce qu’il fait ou dit, ils lui prodiguent les leçons et les explications : ceci est juste et cela est injuste, ceci est beau et cela est laid, ceci est pieux et cela impie, fais ceci et ne fais pas cela… Ils devront ensuite apprendre les lois et y conformer leur vie. C’est cette retenue que le jeune homme devra observer en toutes circonstances. La vertu doit être acquise par tous les citoyens dans le cadre de la cité, par la cité et pour la cité, ou du moins par tous ceux qui veulent jouer un rôle dans la vie civique. Voilà ce que j’enseigne aux jeunes gens d’Athènes ! Hippodamos interrompt Protagoras : — Tu enseignes plus l’habileté du citoyen que sa vertu. — Je leur apprends à devenir de brillants orateurs, et des citoyens capables, à l’esprit avisé. — Et possédant l’art de retourner les situations… Estce cela former de bons citoyens ? — Tel est exactement l’engagement que je me fais fort de tenir. — Tu leur promets une réussite rapide ? 161

— Je leur assure de s’illustrer au cœur de la cité, et de vivre dans l’entente avec leurs concitoyens. C’est d’union et d’équité qu’a besoin un groupe humain. C’est dans cet accord sur la justice et l’équité que la cité trouvera sa force et son harmonie. La cité formera un ensemble organisé, un cosmos, rendu harmonieux si chacun des composants est à sa place et possède la portion de pouvoir qui lui revient en raison de sa vertu propre. Uni, le groupe est souverain. — Mais leur apprends-tu la sagesse ? — L’objet de mon enseignement, c’est la prudence pour chacun dans l’administration de sa maison et, quant aux choses de la cité, la capacité d’y intervenir mieux que personne par la parole et par l’action. — Ne les éloignes-tu pas de la nature ? voudrait conclure Hippodamos. Alkéos est un peu dépassé. Le vin qu’il a bu l’encourage pourtant à intervenir : — Si je comprends bien, pour construire une Cité, il ne suffit pas de répondre aux besoins des hommes, ni de savoir tracer les rues ou délimiter les emplacements des lieux sacrés et publics. Il ne suffit pas non plus d’établir une bonne constitution pour la Cité, de bonnes lois pour régler les différends ; il faut aussi que tous les hommes acquièrent cette vertu, faite de justice et de tempérance, nécessaire à l’harmonie de la Cité et de la vie de chacun. Et, de plus, il faut acquérir le pragmatisme du citoyen ? — Eh bien, Hippodamos, tu as là un bon disciple ! s’étonne Protagoras. Malheureusement, les Athéniens ne chérissent pas tous l’intelligence et la raison. Beaucoup s’intéressent davantage aux devins et aux diseurs de bonne aventure ; et les vendeurs d’oracles psalmodient des prédictions en tous genres, que chacun s’efforce d’interpréter.

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— Ne peut-on pas aussi perdre de vue la réalité en se fiant exagérément à l’universalité de la raison ? poursuit Alkéos, encouragé. — L’émotion et la passion sont aussi la réalité des peuples. On ne peut les ignorer au nom de la seule raison. — La politique est donc l’art raisonné de maîtriser les passions des peuples ? avance Alkéos. — En quelque sorte. Mais, dis-moi, Alkéos, en quoi crois-tu qu’Athènes puisse être immortelle ? — Elle construit les plus beaux monuments de toute la Grèce ! — Assurément, Alkéos. Mais ils pourront être détruits par les guerres et le temps ! — Comme cette guerre qui s’annonce ? — Entre Sparte et Athènes ? Elle peut anéantir tout ce que nous avons construit depuis des olympiades : les temples, les cités, les hommes ! — Tout pourrait disparaître ? Protagoras marque un temps : — Si les temples sont solides, et provoquent l’admiration de tous, ils ne sont pas pour autant immortels. Une notion, pourtant, pourrait subsister. — Laquelle ? — Une idée, un idéal… — Mais encore ? — La démocratie ! Elle, elle rayonnera par-delà les siècles. — Les hommes peuvent l’oublier, des temps barbares peuvent la faire disparaître, une tyrannie peut s’imposer. — Elle restera comme la vision d’un peuple libre, qui atteint ses buts et ses aspirations les plus élevés, celle d’une communauté libre dans laquelle les gens gouvernent et sont gouvernés alternativement et prennent les décisions les plus importantes en commun. Elle réconcilie la liberté et l’égalité ; elle aspire à l’excellence pour l’individu comme 163

pour la Cité ; elle exige la participation et le sacrifice des citoyens sans intervenir dans les affaires privées de chacun ; elle respecte l’aspiration au bonheur de chacun tout en lui demandant de respecter les besoins de la communauté : la valeur d’une telle vision est éternelle. Voilà pourquoi il faut chérir l’intelligence et le talent ! conclut Protagoras. — Et c’est Périclès qui nous donne cette ambition, intervient Hippodamos. — Avec quelques philosophes, comme Anaxagore… ajoute Protagoras. — Et toi-même ! renchérit Hippodamos ! — C’est ainsi que l’on devient un sage ? interroge Alkéos. — Sage, sage ! tout le monde ne peut devenir un sage ! Pourtant, il s’en faut de beaucoup que je nie la sagesse ! répondit Protagoras. Qui est sage ? Comment est-on sage ? Puisque tu insistes, voilà par quoi je définirais le sage : « de toutes les choses qui, à chacun d’entre nous, apparaissent mauvaises, le sage sait en invertir le sens de façon qu’elles lui soient bonnes88 ». Hippodamos intervient : — Une sagesse pragmatique ! Mais je crois que la sagesse veut que nous laissions maintenant la place aux plaisirs dont nous honore notre hôtesse… On vient en effet d’annoncer qu’Aspasie allait parler. Protagoras, pour montrer que la discussion était terminée, rajuste sa tunique, et se remet en marche. Ses disciples, qui jusqu’à maintenant étaient restés en retrait, se resserrent autour de lui. Hippodamos et Alkéos le saluent. Tous se dirigent vers la pièce où se tient Aspasie. Alkéos, remué de sa conversation avec Protagoras, boit d’un trait une grande coupe. Il a chaud et les conversations résonnent dans son crâne. Il entend autour de lui quelques commentaires : — Aspasie parle aussi bien que Périclès ! 88

Platon, Théétète, 166d. 164

— … mais elle reprend souvent les discours qu’il a prononcés récemment ! — Elle est passionnée de rhétorique… — On la dit influente auprès de notre stratège ! — Il lui est très attaché : il ne se passe pas de jour sans qu’il ne vienne l’embrasser ! — Une des femmes les plus intelligentes d’Athènes ! — C’est son égérie ! — Sur quoi va-t-elle donc discourir ? — La politique, évidemment, c’est ce qui la passionne le plus ! — La situation avec Sparte ! — Sur la guerre qui s’annonce ! — L’Assemblée doit se prononcer sur le conflit entre Corcyre et Corinthe. — Athènes vaincra Sparte sans difficulté ! — Rien n’est moins sûr ! Sparte peut vaincre Athènes et ses alliés ! — Ce serait la fin de notre prospérité ! que deviendront nos temples, nos cités ? — Notre démocratie ? Alkéos ne veut pas écouter. Il sourit : après tout, en quoi est-il concerné par la guerre ? Il ne peut penser à rien d’autre qu’à la discussion qu’il vient d’avoir avec Protagoras. Quel homme ! pense-t-il. Quel discours ! Pourquoi n’ai-je pas suffisamment d’argent pour suivre ses cours ? Et comment pourrais-je quitter Hippodamos ? Alkéos étouffe maintenant dans la pièce où se trouvent les convives qui s’apprêtent à écouter Aspasie. Certains boivent et parlent fort. Alkéos a soif ; il trouve un lit disponible. Immédiatement, on lui apporte à boire. Son voisin l’apostrophe : — Tu vas fâcher notre hôte si tu ne vas pas l’écouter ! — J’ai déjà eu une longue conversation avec Protagoras… 165

— Tu te lances dans la politique ? Tu es aristocrate ? Je ne te connais pas… — Non, je… — Tu as raison : prends les leçons d’un sophiste, Protagoras ou le jeune Gorgias, et ta fortune est faite ! — Je suis avec Hippod… — C’est cela : prend un maître jeune, et recherché ; il t’introduira dans les arcanes de la politique ; il t’apprendra la dialectique ; il fera de ta parole une arme imparable. Et devant toi s’ouvrira une belle carrière ! Tu finiras stratège ! Allons, buvons à ton avenir ! Alkéos boit une coupe de plus. Elle est de trop. Ses tempes bourdonnent, la sueur perle à son front, son corps devient lourd. Il veut se lever ; un invité le tire sans ménagement pour le mettre debout, et prend sa place sur le lit. Il entend la voix d’Aspasie, lointaine, espacée : La gloire d’Athènes…… la vaillance de nos soldats…… puissance de notre flotte…… qui pourra anéantir tout ce que nous avons construit ?… … circonstances graves…… notre décision décidera du cours… … notre grand stratège… …le peuple a confiance en Périclès……sa clairvoyance, et sa sagesse…… pour que le rayonnement d’Athènes perdure… Les brouhahas qui ponctuent son discours ne sont plus maintenant qu’un lointain murmure. Il faut absolument qu’Alkéos prenne l’air ; il s’écarte, trouve en titubant la sortie et s’éloigne dans les jardins de la maison d’Aspasie. La nuit lui fait croire qu’il se dégrise. « Jamais je n’aurais pensé pouvoir échanger, pensa-t-il, oui, échanger d’égal à égal, absolument, avec un philosophe aussi réputé que Protagoras ! Il y a quelques mois encore, je n’étais qu’un enfant de la lointaine Lesbos sur le pont d’un vaisseau ; et Athènes n’était qu’un rêve inaccessible ! Je ne pensais même pas à la gloire ; simplement à m’instruire, à rencontrer quelque philosophe qui me prenne sous sa 166

protection, en vue d’une fonction utile dans la cité. Et là, j’ai réussi à m’introduire dans l’entourage des plus grands penseurs d’Athènes, à disputer avec eux sur les grands sujets de la Grèce. Et pourtant ! » Alkéos a un hoquet ; sa langue est pâteuse. Il s’affaisse lourdement sur une pierre dans le jardin. Le bruit de la fontaine lui tape la tête. « Et pourtant ! je ne suis plus sûr de rien ! Je suis venu à Athènes apprendre l’art de concevoir les villes, auprès de celui qui est reconnu aujourd’hui comme le plus grand savant dans ce domaine, et où suis-je ? et je veux suivre un autre philosophe ? et que sais-je de plus ? que la vérité n’est que relative ? que je me dois d’être vertueux ? que je sois habile ? grâce à Prométhée ? Ah ! Prométhée ! Prométhée enchaîné ! » Il cherche à se lever, s’accrochant à une colonne. Quand il réussit à se mettre debout, chancelant, il lève le bras, et commence à déclamer les vers d’Eschyle que son vieux professeur de Mytilène lui a appris : Un mot t’apprendra tout à la fois : tous les arts des mortels viennent de Prométhée. Voilà, Prométhée, je te rends grâce ! Et il tend sa coupe. Les vers d’Eschyle lui reviennent dans sa bouche comme une coulée de lave : Apprenez plutôt les maux qui étaient parmi les mortels, pleins d'ignorance autrefois, et que j'ai rendu sages et doués d'intelligence. Non que je leur reproche rien, mais, en parlant de ce que je leur ai donné, je prouve mon amour pour eux. Au commencement, ils regardaient en vain et ne voyaient pas ; ils écoutaient et n'entendaient pas. Pendant un long espace de temps, semblables aux images des songes, ils confondaient aveuglément toutes choses. Ils ne connaissaient ni les maisons faites de briques et exposées au soleil, ni la charpente. Ils habitaient sous terre 167

au fond des ténébreux réduits des antres, comme les fourmis longues et minces. Ils ne savaient rien, ni de l'hiver ni du printemps fleuri, ni de l'été fructueux. Ils vivaient sans penser, jusqu'au jour où je leur enseignai le lever certain des astres et leur coucher irrégulier. Pour eux je trouvai le Nombre, la plus ingénieuse des choses, et l'arrangement des lettres, et la mémoire, mère des Muses. Le premier, j'unis sous le joug les animaux destinés à servir, afin qu'ils puissent remplacer les hommes dans les plus rudes travaux. Je conduisis au char les chevaux porteurs de freins, ornements des riches. Nul que moi ne trouva ces autres chars des navigateurs, fendant la mer, volant avec des voiles. Malheureux ! Après avoir inventé ces choses pour les mortels, je ne trouve rien maintenant pour me délivrer moimême de mon supplice ! Alkéos déclame à grands gestes en regardant la nuit étoilée. Il se replonge dans son enfance, auprès de son vieux maître qui lui a appris ces vers. Il revoit les nuits de Lesbos, la multitude des astres qui le fascinaient quand il était enfant. Une vague idée traverse son esprit imbibé : pourquoi n’ai-je pas plus interrogé Hippodamos sur les astres ! Pourquoi ? Il est un grand savant dans ce domaine ! Bah ! Il se redresse : « Quel chemin parcouru depuis Mytilène ! Quelles idées neuves n’ai-je pas découvertes ? Et quels personnages importants n’ai-je pas rencontrés ? » Alkéos a le vertige devant tout ce qui lui arrive depuis quelques semaines. « Et mon maître de Lesbos, qu’il est loin ! » Il sombre de nouveau dans des pensées obscures ; mais un autre vers lui revient : J’ai logé en eux d’aveugles espérances. 168

N’ai-je pas moi aussi des espérances ? De vraies espérances ? Il faut bien, songeait-il, il faut bien qu’il y ait en nous quelque chose de Prométhée ? Si nous avons reçu ces dons des dieux, n’avons-nous pas ainsi notre part du divin ? Ne participons-nous pas à ce lot divin qui nous distingue des animaux par la parole et toutes les inventions de la civilisation ? Alkéos se sent exalté. Mais comment faire surgir cette part de sacré en moi ? Prométhée ! Prométhée ! appelle-t-il à travers le jardin, comme pour mieux sentir sa présence. Il n’arrivera pas à faire mourir le dieu que je suis. Si Prométhée ne meurt pas en tant que dieu, essaie de penser Alkéos, la part de divin qu’il m’a donnée ne peut donc pas mourir en moi ? C’est cette parcelle de feu que je dois garder, comme une étincelle naissante entre les mains. Alkéos joint ses paumes ; il se voit détenteur du feu de Prométhée. Dans ses mains est le feu, qu’il se doit à son tour de transmettre aux hommes. Il contemple ses mains flamboyantes ; oui, il couvrira le monde de sa lumière, de sa chaleur ! Moi aussi, j’enfreindrai les règles des dieux ! Il se voit, puni par les dieux, enchaîné au rocher, ses chairs fouillées chaque jour par l’aigle, mais la tête levée, le regard clair, si fier d’être porteur de la flamme… Il trébuche. Des hommes sortent bruyamment de la maison, et s’interpellent. Le discours d’Aspasie doit s’être achevé, et les convives ne sont maintenant intéressés que par le banquet, le vin et les chants. La musique a repris, il entend le hautbois agile et les crotales lancinants. Les ombres des danseuses passent derrières les tentures. Alkéos, pourtant loin d’être dégrisé, se croit obligé de se remémorer un vers plus sérieux : Il n’est rien que le temps n’enseigne en vieillissant. Voilà une belle pensée ! Que n’ai-je encore à apprendre ! s’avoue-t-il, et soudain sa condition de jeune homme lui revient, sa vie à construire, son ambition à assouvir, la sagesse à acquérir. Il ne voit pas Hippodamos approcher. Je 169

veux me mesurer aux philosophes les plus profonds, aux sophistes les plus habiles, à tous les savants de l’Ionie, aux sages les plus réputés ! Pourtant, tu n’as pas encore appris à être sage ! — Un jour, oui, un jour moi aussi je serai un Sage ! s’écrie Alkéos. Il sursaute quand il entend derrière lui : — Eh bien, Alkéos, où étais-tu ? Tu rêvassais ? Tu n’as pas écouté Aspasie ? Je te cherchais partout ! Mais tu es ivre ! Rentrons, veux-tu ? ***

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REPÈRES CHRONOLOGIQUES

625 (?) naissance de Thalès. 610 (?) : naissance d’Anaximandre. 594/593 : réformes de Solon à Athènes. 585 (?) : naissance d’Anaximède. 580 (?) : naissance de Pythagore. 560 : Pisistrate prend le pouvoir à Athènes. 546/5 : prise de Sardes, capitale de la Lydie, par les Perses. 545 (?) : naissance d’Héraclite. 510 (?) : naissance de Parménide. 508 : Clisthène réforme la cité d’Athènes. 500 : (?) : naissance (supposée) d’Hippodamos. Naissance d’Anaxagore. 499 : soulèvement de la cité grecque d’Asie Mineure, Milet, contre la domination perse. 495 (?) : naissance de Périclès 494 : le roi perse, Darius, fait raser Milet et soumet l’Ionie 493 : Thémistocle devient archonte (dirigeant politique). 490 : bataille de Marathon. Victoire des Athéniens et des Platéens contre les Perses. 488 : première mesure d’ostracisme à Athènes. Naissance de Protagoras (?). 485 (?) : naissance d’Hérodote à Halicarnasse. 480 : bataille de Salamine. Victoire des armées grecques sous commandement spartiate. 479 : batailles de Platées et du cap Mycale. La Perse est définitivement vaincue. Ces batailles mettent un terme aux guerres médiques. Début de la reconstruction de Milet. 171

478 : constitution de la Confédération de Délos. Athènes organise une symmachie (alliance défensive) entre différentes cités grecques afin d’anticiper une nouvelle guerre contre les Perses. Construction des fortifications d’Athènes et du Pirée. 470 (?) : naissance de Socrate. 468 : les Athéniens, sous la direction de Cimon, écrasent les Barbares à l’Eurymédon. 464 : Artaxerxès succède à Xerxès. 461 : Sparte, l’autre grande cité, prend ses distances avec Athènes. Ephialtès et Périclès réussissent à faire ostraciser Cimon. 459 : départ d’une expédition athénienne pour l’Égypte. 458 : la guerre a éclaté entre Athènes et les Péloponnésiens. Corinthe est la principale ennemie d’Athènes. 457 : défaite athénienne à Tanagra. 454 : désastre athénien face aux Perses en Egypte. 453 : le trésor de la Confédération de Délos est transféré à Athènes. 451 : paix de Cinq Ans entre Athènes et Sparte. Périclès réforme la citoyenneté athénienne. Désormais, seuls les enfants dont les deux parents sont issus de citoyens athéniens pourront avoir la citoyenneté athénienne. 450 (?) : Hippodamos participe (?) à la construction de la ville du Pirée autour du port. L’ancien port, Phalère, était devenu trop étroit. Défaite de la Confédération de Délos à Chypre où Cimon, qui avait été rappelé à Athènes, trouve la mort. 448 : paix de Callias entre Grecs et Perses. Artaxerxès Ier reconnaît la souveraineté de la Grèce en mer Egée et voit ses possessions reconnues par les Grecs. 447 : défaite athénienne à Coronée. Thèbes constitue la Confédération béotienne. Début de la construction du Parthénon à Athènes.

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446 : paix de Trente ans entre Sparte et Athènes. Par ce traité, Athènes reconnaît la prépondérance spartiate dans le Péloponnèse et Sparte la place d’Athènes dans la Confédération de Délos. C’est également la date des révoltes de l’Eubée et de Mégare. 443 : fondation de la colonie panhellénique de Thourioi (dans le golfe de Tarente). 442 : les premiers sophistes à Athènes. Relations de Périclès avec Protagoras. La vogue de la « rhétorique » commence. 440 : Samos se révolte contre l’hégémonie athénienne. La révolte est vaincue. 436 : révolte d’Épidamne contre Corcyre 435 : victoire navale de Corcyre contre Corinthe à Leukimné. 434/433 (?) Nota : les entretiens d’Alkéos avec Hippodamos sont placés approximativement à cette période. L’hypothèse retenue est que Hippodamos serait né autour de 500. Il aurait donc environ 65 à 70 ans. Été 433 : intervention d’Athènes dans le conflit qui oppose Corcyre à Corinthe, alliée de Sparte. Bataille de Sybota. Août 432 : l’assemblée des alliés à Sparte vote la guerre contre Athènes. 431 : déclenchement de la guerre du Péloponnèse. 430 : la peste éclate à Athènes. Périclès perd sa charge. 429 : mort de Périclès. 427 : naissance de Platon. 425 (?) : mort d’Hérodote 411 (?) : mort de Protagoras. 408 : Platon rencontre Socrate. 399 : mort de Socrate.

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PRINCIPALES RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

TEXTES CLASSIQUES. Aristote, La Constitution d’Athènes, Politique, Métaphysique, De la génération et de la corruption, Traité du ciel. Diogène Laerce, Vie et doctrines des philosophes illustres. Eschyle, Les Perses, Le Prométhée enchaîné, Gallimard folio classique. Héraclite, Fragments, Gallimard La Pléiade, 1988. Hérodote, l’Enquête, Gallimard La Pléiade, 1964. Homère, L’Iliade, l’Odyssée. Les philosophes présocratiques, Gallimard La Pléiade, 1988) Platon, République, Protagoras, Théétète. Plutarque, Périclès, Aristide. Pseudo-Xénophon, Constitution des Athéniens. Thucydide, La guerre du Péloponnèse, Gallimard La Pléiade, 1984. Xénophon, Banquet, Mémorables. TEXTES CONTEMPORAINS Yves-Marie Adeline, La pensée antique, éditions Ellipses, 2008. François Chatelet, Périclès et son siècle, éditions Complexe, 1999. Théodore Gomprez, Les Penseurs de la Grèce, histoire de la philosophie antique, Félix Alcan éditeur, traduction Auguste Raymond, 1908 (BNF- Gallica). Vanessa B. Gormann, Miletos, University of Michigan Press, 2001. Donald Kagan, Périclès, éditions Taillandier, 2008.

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André Laks, Introduction à la philosophie présocratique, PUF, 2006. Roland Martin, L’Urbanisme dans la Grèce antique, éditions Picard, 1974. Claude Mossé, La Tyrannie dans la Grèce antique, PUF, 1989. Jacqueline de Romilly, Les Grands Sophistes, éditions de Fallois, 2004. Jean-Pierre Vernant, Origine de la pensée grecque, PUF, 1962. Yves Battistini, Trois présocratiques, Gallimard, 1988. Jean-François Pradeau, Héraclite, Fragments, GF Flammarion, 2002. Danielle Jouanna, Aspasie de Milet, égérie de Périclès, Fayard, 2005 Bernard Holtzmann, L’Acropole d’Athènes, Picard, 2003 Roland Martin, Recherches sur l’agora grecque : études d'histoire et d'architecture urbaines, École française d'Athènes. Études thasiennes, VI, 1959. Roland Etienne, Athènes, espaces urbains et histoire, Revue des Études grecques, 2004. Pierre Vidal-Naquet et P. Lévêque, Clisthène l’Athénien, Paris, 1972. M.C. Hellman, L’architecture grecque, Picard, 2002. Carlo Rovelli, Anaximandre de Milet ou la naissance de la pensée scientifique, DUNOD, 2009.

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TABLE DES ILLUSTRATIONS Figure 1: carte d'Hécatée (reconstitution) ........................ 26 Figure 2 : carte de l'Ionie ................................................. 35 Figure 3 : plan de Milet (d’après A.von Gerkan)............. 71 Figure 4 : plan de Mantinée (d’après G. Fougères) ......... 75 Figure 5 : Athènes et Le Pirée........................................ 101 Figure 6 : plan du Pirée (d’après Milchhoefer) .............. 106 Figure 7 : plan du centre du Pirée .................................. 107 Figure 8 : l'empire athénien vers 450 av. J.C. ................ 118 Figure 9 : carte de la Grande Grèce. .............................. 133 Illustration de couverture : Plan de la cité antique de Sélinonte, par Gustave Fougères, 1910. Les figures 2 et 9 sont issues de Hérodote-Thucydide, Gallimard Pléiade 1964. Les figures 3, 4 et 6 sont issues de l’Urbanisme dans la Grèce antique, de Roland Martin, éditions Picard, 1956.

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TABLE DES MATIÈRES Chapitre premier, ........................................................ 11 où un jeune homme se présente devant un grand philosophe. ...............................................................................

Chapitre second, ......................................................... 15 où le jeune homme tente de cerner le principe de la Nature. ......................................................................................

Chapitre troisième, ...................................................... 19 où l’on apprend comment Thalès a expliqué l’harmonie du monde par la nature elle-même. ..........................................

Chapitre quatrième, .................................................... 25 où l’on parle d’Hécatée et d’Anaximandre, et l’on s’interroge sur la substance de l’Illimité. .................................

Chapitre cinquième, .................................................... 33 où le grand philosophe retrace l’histoire du « joyau de l’Ionie ». ...................................................................................

Chapitre sixième,......................................................... 39 où le vieux philosophe retrace les circonstances de la chute de Milet. ..........................................................................

Chapitre septième,....................................................... 51 où l’on parle de la difficulté de comprendre le logos, et d’Héraclite que l’on dit obscur. ................................................

Chapitre huitième, ....................................................... 57 où l’on reparle du mythos et du logos. ................................

Chapitre neuvième, ..................................................... 61 où l’on apprend que Pythagore a énoncé bien d’autres choses que le théorème du même nom. ....................................

Chapitre dixième, ........................................................ 69 où le jeune homme découvre le plan en damier. ................. 177

Chapitre onzième, ....................................................... 79 où le grand philosophe expose enfin sa théorie...................

Chapitre douzième, ..................................................... 85 où le grand philosophe et le jeune homme parlent des tyrans et de la conception des villes. ........................................

Chapitre treizième, ...................................................... 91 où l’on parle des règlements qui régissent la Cité. ..............

Chapitre quatorzième, ............................................... 101 où le grand philosophe fait visiter le Pirée au jeune homme. .....................................................................................

Chapitre quinzième, .................................................. 113 où sont évoqués les philosophes familiers de Périclès, et où l’on parle du noûs. ...............................................................

Chapitre seizième, ..................................................... 123 où le jeune homme découvre les beautés d’Athènes et les artistes qui les conçoivent. .......................................................

Chapitre dix-septième, .............................................. 131 où sont évoquées les ambitions et les vicissitudes de Thourioi. ...................................................................................

Chapitre dix-huitième,............................................... 141 où le jeune homme discute avec Protagoras et finit la soirée profondément perturbé...................................................

Repères chronologiques ............................................ 171 Principales références bibliographiques .................. 174 Table des Illustrations ............................................... 176

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REMERCIEMENTS Merci particulièrement à Geneviève Hoffmann, professeur d’histoire grecque à l’Université de Picardie Jules Verne, pour les recommandations et les corrections qu’elle m’a prodiguées. Merci également à Martine Stroh, Anne Pailhès, François Porcile et André Reynault pour leur relecture attentive et leurs encouragements.

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Le vieux philosophe va néanmoins prendre ce jeune homme sous son aile, lui présenter les différentes théories cosmogoniques et philosophiques, lui montrer quelques plans de villes, et lui expliquer comment élaborer une juste constitution de la Cité sur l’exemple de celle de la colonie panhellénique de Thourioi. Le dialogue s’achève lors d’une réception chez Périclès où plane la menace d’une guerre avec Sparte. Reçu par Aspasie, la compagne de Périclès, le jeune Alkéos tente de discuter avec le sophiste Protagoras, aperçoit Sophocle, et finit par s’enivrer du mythe de Prométhée.

Originaire de Lyon, ingénieur et économiste de formation, Bernard Pailhès a exercé le métier d’aménageur urbain et d’urbaniste dans de nombreuses villes et régions de France. Il a publié notamment Pierre Charles L’Enfant, l’architecte de Washington (Maisonneuve et Larose, 2002), et MichelAnge et Sinan, un « rendez-vous manqué ? » (L’Harmattan, 2021).

ISBN : 978-2-14-027490-9

18 €

Bernard Pailhès

Un jeune homme, étudiant la philosophie et le droit, arrive à Athènes, venant de sa lointaine île de Lesbos. Désireux de perfectionner ses connaissances dans la conception des villes et la gestion de la Cité, il s’adresse à un philosophe connu dans la capitale, Hippodamos. On lui attribue la conception de la reconstruction de la ville de Milet, après sa destruction par les Perses. Disons qu’il a dû y participer. Il aurait également dessiné le plan du port du Pirée. Là non plus, rien n’est sûr.

INTRODUCTION À L’URBANISME ET LA GESTION DE LA CITÉ DANS LA GRÈCE ANTIQUE

INTRODUCTION À L’URBANISME ET LA GESTION DE LA CITÉ DANS LA GRÈCE ANTIQUE

Bernard Pailhès

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