Marqueurs d'Identite Dans La Litterature Medievale: Mettre En Signe l'Individu Et La Famille (Xiie-Xve Siecles): Actes Du Colloque Tenu a Poitiers Les ... La Parente Au Moyen Age) (French Edition) 9782503551364, 250355136X

Les marqueurs d'identite tels que la litterature medievale les laisse entrevoir permettent de mieux comprendre les

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Marqueurs d'Identite Dans La Litterature Medievale: Mettre En Signe l'Individu Et La Famille (Xiie-Xve Siecles): Actes Du Colloque Tenu a Poitiers Les ... La Parente Au Moyen Age) (French Edition)
 9782503551364, 250355136X

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MARQUEURS D’IDENTITÉ DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE : METTRE EN SIGNE L’INDIVIDU ET LA FAMILLE (XIIe-XVe SIÈCLES)

Histoires de famille. La parenté au Moyen Âge Collection dirigée par Martin Aurell

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Marqueurs d’identité dans la littérature médiévale : mettre en signe l’individu et la famille (XIIe-XVe siècles)

Actes du colloque tenu à Poitiers les 17 et 18 novembre 2011

Textes réunis par Catalina Girbea, Laurent Hablot et Raluca Radulescu

F

et de la Région Poitou-Charentes

© 2014, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2014/0095/26 ISBN 978-2-503-55136-4 Printed on acid-free paper

INTRODUCTION

Catalina Girbea Laurent Hablot Raluca Radulescu

Rapport introductif : identité, héraldique et parenté1

L’identité : un concept généreux et généralisé L’identité, disons-le d’emblée, n’est pas une notion étrangère au Moyen Âge. L’emploi abondant qu’en fait la modernité peut éveiller des soupçons de fâcheux anachronisme, alors même que ce concept reste une notion médiévale. À la différence d’autres termes ayant connu des moments de gloire sous la plume des médiévistes avant de se fragiliser sous l’impact des vagues contestataires, comme « féodalité »2, forgé sur le tard par spéculation étymologico-sociale, « propagande »3, inventé au XVIe siècle pour désigner l’évangélisation militante, ou « mutation »4, terme qui nous vient des sciences naturelles, « identité » reste un mot connu

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Le présent volume réunit les communications prononcées lors de la première rencontre, en novembre 2011, du groupe international Marqueurs d’identité dans la littérature médiévale créé par la collaboration entre les Universités de Bangor, Poitiers et Bucarest. Ce rapport introductif est rédigé partiellement en français et partiellement en anglais afin de respecter l’esprit billingue du groupe, formé de francophones et d’anglophones. 2 Terme mis en doute par S. Reynolds, Fiefs and Vassals. The medieval evidence reinterpreted, Oxford, 1994. Par ailleurs, cette notion reste particulièrement vague, même encombrante par sa prétention d’expliquer l’essence identitaire du Moyen Âge par un seul mot et par la tyrannie du fief, parfois absent des relations symboliques entre hommes, et dans la mesure où la réalité des faits échappe le plus souvent à l’étiquette. Faire de la seigneurie l’essence de l’étude du Moyen Âge revient à soumettre l’histoire médiévale aux facteurs économiques. De même, les historiens qui abordent de front le concept de « féodalité » travaillent la plupart du temps sur des niches très étroites, de manière chirurgicale, générant des amputations artificielles, regardant un seul type de source comme la charte et méprisant d’autres comme les chroniques ou la production littéraire dans l’entourage d’une abbaye, et qui ne peuvent par conséquent offrir une vue cohérente de l’ensemble. Voir pour une mise à point M. Aurell, « Appréhensions historiques de la féodalité anglo-normande et méditerranéenne (XIe-XIIe siècles) », dans Présence du féodalisme et présent de la féodalité, Actes du colloque de Göttingen, 30 juin-1er juillet 2000, dir. N. Fryde, P. Monnet, G. Oexle, Göttingen, 2002, p. 175-194. Les recherches sur la culture de l’écrit, placées sous le signe de l’axiologie de Max Weber, et qui prennent en compte les actes de la pratique, ignorent ou dépassent la notion de féodalité, voir en dernier lieu P. Chastang, La Ville, le gouvernement et l’écrit à Montpellier (XIIe-XIVe siècles) : essai d’histoire sociale, essai inédit en vue de l’habilitation à diriger des recherches, Paris, 2011. Enfin, du point de vue des spécialistes de la littérature, qui se penchent sur le même Moyen Âge que les historiens, la notion de « féodalité » n’a jamais été opérationnelle, ni ne peut l’être, dans la mesure où une grosse partie de la production de fiction est d’emblée subversive à l’égard de la seigneurie, voir A. GuerreauJalabert, « Amour et chevalerie : un idéal social », dans Plus est en vous. Images de la femme au Moyen Âge (XIIIe-XVe siècles), dir. Corinne Charles, Museo de Bellas Artes de Bilbao, 2011, p. 20-24. 3 Réhabilité récemment par le cycle de tables rondes réunies sous le titre de Convaincre et persuader. Communication et propagande aux XIIe-XIIIe siècles, dir. M. Aurell, Poitiers, 2007. 4 Terme que la polémique provoquée dans les années 1995 par D. Barthélemy au sujet de la mutation féodale a mis au centre de l’attention des médiévistes historiens.

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catalina girbea, laurent hablot, raluca radulescu des oreilles médiévales, peut-être pas autant que des nôtres, mais en tout cas familier au public cultivé de ce temps. Il est issu du bas latin identitas, à son tour construit sur la racine idem, et signifie « le même ». Le dictionnaire Goddefroy l’enregistre par une entrée du XIVe siècle, renvoyant à la traduction française que donne Oresme des Ethiques d’Aristote5. Le mot existe donc bien dans le vocabulaire du moyen français, même si les lexicologues peinent un peu à le repérer. D’ailleurs le seul fait qu’il soit répertorié dans les compléments du Goddefroy est révélateur du fait que son utilisation n’était pas courante. Il était, par ailleurs, mis au service de la ressemblance-similitude, de l’analogie, de la pensée métaphorique typique de l’épistémè médiévale6, et non de ce qui distingue les entités les unes des autres, comme nous avons tendance à le considérer aujourd’hui. Cependant, pour éviter les pièges du nominalisme, force est de s’interroger sur l’efficacité explicative de ce mot, si et quand on en fait un concept à l’usage des médiévistes. Il est donc évident que si on l’invoque aujourd’hui, ce n’est pas parce que le Moyen Âge en était conceptuellement hanté. La recherche actuelle fait appel à la notion d’identité depuis que plusieurs sciences se sont rencontrées pour lui élever une statue épistémologique, surtout durant ce XIXe siècle où se raffermissent des « identités collectives » qui tendent de plus en plus à s’exprimer. On s’y intéresse parce que la psychologie, la linguistique, et enfin la sociologie la désignent comme notion centrale pour la compréhension des êtres et des catégories auxquels ils appartiennent. Ce n’est, certes, pas une construction moderne forgée de toute pièce. Lorsque Descartes annonce le cogito en principe ontologique fondamental, il opère une distinction identitaire entre ce qui existe et ce qui n’existe pas. Il définit pour la première fois de manière réflexive et systématique le « je » qui ne peut conduire qu’à la construction livresque de l’identité. Lorsque Marx, Nietzsche et Freud, à juste titre nommés « maîtres du soupçon », font éclater en morceaux, sous la pression d’une modernité faite de changements bouleversants et de remises en question, l’arrogante construction identitaire du « je » pensant par rapport au monde illusoire du « non pensant », le problème se pose de manière encore plus aigüe, car toute la charpente diachronique d’une identité certaine et sereine venait de s’effondrer7. Lorsqu’Émile Benveniste soulève au XXe siècle le problème du « je »8, il fait passer la philosophie par le crible de la linguistique afin de définir, de distinguer, d’opérer des catégorisations, enfin de penser, de retrouver l’unité perdue de « l’unique » qui fonde l’identité. Il rappelle, si besoin était, que le « je » ne peut se définir que par rapport aux « autres » et qu’il faut donc, pour que l’identité existe, qu’il y ait également un groupe, une société, pour offrir le terme de comparaison. En revanche, la phénoménologie, avec Paul Ricœur en tête de file, rejette la représentation conflictuelle du choc entre le « je » locuteur et le « tu » allocutaire dont la tyrannie serait nécessaire. Il refuse cette construction car indéniablement fausse et génératrice de faussetés, sur soi et sur l’autre, et propose le modèle conciliant et thérapeutique du « soi-même qui se connaît comme un autre »9. Dans ce paradoxe de la reconnaissance de soi, où se retrouvent peut-être pour la première fois dans l’histoire des idées les deux sens du mot « identité », le même et le différent ou l’unique, semble pouvoir se résoudre la querelle séculaire du philosophe avec le monde, ayant influencé au XIXe siècle la psychologie émergeante. 5

F. Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes, p. 780, t. 9. M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, 1966. 7 Voir C. Girbea, « Le double romanesque et la conversion. Le Sarrasin, le juif et le Grec dans les romans allemands », Cahiers de Civilisation médiévale, 54, 2011, p. 243-286. 8 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, 1966. 9 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, 1990. 6

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rapport introductif : identité, héraldique et parenté Aux apports de la philosophie du langage et de la phénoménologie viennent se rajouter ceux qui ont fini par offrir ses lettres de noblesse à l’identité, les découvertes toujours renouvelées de la sociolinguistique. C’est elle qui enseigne comment manipuler, comment rendre tolérable et compréhensible, le conflit du moi pensant avec le monde, car elle se penche parallèlement sur deux identités : la forme collective, orpheline, Cendrillon de la phénoménologie et de la linguistique qui, elle, ne s’intéresse qu’à l’individu, et l’individuelle. C’est un sociologue, Pierre Bourdieu, qui, à sa façon, tend à résoudre les apparents conflits de l’identité avec elle-même, en rappelant que l’individu est inconsciemment conditionné par son habitus, l’ensemble de pratiques et représentations de son groupe, qui se diffusent dans sa conscience et l’influencent à son insu10. Pour le Moyen Âge, la littérature est le terroir privilégié pour observer le phénomène, car elle est elle-même aux prises avec les problèmes identitaires, brisée entre la fable qu’elle doit être pour plaire et le récit édifiant qu’elle se veut pour être prise au sérieux, tiraillée entre le latin et le vernaculaire, entre les laïcs et les religieux, entre la ville et le monastère. Elle est le produit d’un auteur unique, d’un individu11, sur lequel on peut malgré tout soupçonner l’influence d’un habitus, dont elle se fait l’écho de plusieurs manières. Elle est à la fois le un et le multiple, la tyrannie de l’auteur imperator et la vox populi des influences diverses. Elle est subversive à l’égard de la normativité12, avec laquelle elle joue de multiples façons, à l’égard des structures monolithiques, des idées figées. Elle est mouvance comme ses manuscrits, polyphonie comme les nombreux copistes. Elle montre largement qu’au Moyen Âge personne ne « tient le micro » de manière privilégiée, comme nombre d’historiens essayent de se persuader. C’est ce qui la rend tellement précieuse pour les débuts balbutiants des problèmes identitaires. Embryons identitaires au Moyen Âge Le XIIe siècle, que nous avons choisi comme ouverture de la fourchette chronologique pour appeler à la réflexion dans ce volume, marque une fracture épistémologique dont on ne peut nier les symptômes les plus visibles. Les problèmes identitaires, qu’il s’agisse d’une meilleure définition de l’individu, des familles ou des groupes, se laissent entrevoir avec une force sans précédant sur le fond d’une double mutation. Une mutation sociale d’abord, telle que l’avais repérée Marc Bloch dans les années 1930, avec la montée en puissance du pouvoir royal13. Martin Aurell a depuis suivi les changements majeurs qui interviennent entre les années 1000 et 1200 dans les pratiques des familles et surtout les modes d’alliance matrimoniale14, stratégie régulatrice de violence, et de partages successoraux, aspects où l’amour rencontre la problématique sociale, qui vont nourrir l’un et l’autre toute une partie de la littérature verna10

P. Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, 1996. Comme le soutiennent plusieurs auteurs d’origine postmoderne, qui rappellent incessamment que la littérature ne saurait se plier à un rôle de source ou miroir social, car elle est avant tout le produit d’une conscience individuelle, celle de l’auteur, qui peut jouer avec la distanciation face à la réalité au même titre qu’avec l’imitation. Voir en dernier lieu la thèse inédite de V. Agrigoroaei, Les Traductions au XIIe siècle, Poitiers, 2011. Pourtant, la subjectivité littéraire, et avec elle les traces plus marquées de la conscience d’auteur, ne se font sentir dans la fiction médiévale que progressivement et plutôt à partir du XIIIe siècle, comme l’a montré M. Zink, La Subjectivité littéraire : autour du siècle de saint Louis, Paris, 1985. 12 C. Galderisi, Une poétique des enfances : fonctions de l’incongru dans la littérature médiévale, Orléans, 2000. 13 Mutation que G. Duby avait repéré autour de l’an mil, théorie contestée par D. Barthélemy, voir La Mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ? Servage et chevalerie dans la France des Xe et XIe siècles, Paris, 1997. 14 M. Aurell, Mariage et pouvoir en Catalogne, Paris, 1996. 11

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catalina girbea, laurent hablot, raluca radulescu culaire. Plus récemment d’autres historiens ont ramené sur le devant de la scène la mutation chevaleresque, les transformations des comportements guerriers et des mécanismes régulateurs de la violence, cernés à travers une grille anthropologique15. À côté de ces mutations d’ordre social, que nous n’appellerons pas féodales, car la chevalerie par exemple n’est qu’en partie (superficielle et négligeable partie) une affaire de féodalité, de fief ou de seigneurie et beaucoup plus une affaire de représentations mentales et codes militaires, on enregistre une autre, plus évidente, plus claire, d’ordre culturel. L’éclosion de la littérature vernaculaire, l’effondrement progressif durant tout le XIIe siècle de la suprématie du latin, les traces d’une querelle des Anciens avec les Modernes à travers multiples tentatives de la culture littéraire de s’affranchir de l’Antiquité, provoque un bouleversement épistémique sans précédant, une crise de la poliglossie16, enfin une forme d’émancipation-traumatisme similaire à celle qui a dû engendrer dans les temps anciens le mythe de Babel. Si l’époque et les formes que prend la mutation sociale sont discutables et discutées, celle du vernaculaire est transparente, de même que le renouveau qu’elle apporte. Michel Zink a pu ainsi parler à juste titre d’une mutation de la conscience littéraire17, alors que Mikhaïl Bakhtine18, György Lukacz19, Massimo Fussillo20 ont analysé les mécanismes de la naissance du roman, qui est aussi la naissance d’une subjectivité particulière, de l’individualisation de l’être, de l’abandon définitif de la tyrannie du point de vue univoque21. L’humanisme « renaissantiste » du XIIe siècle22 s’exprime mieux encore en termes de conflits identitaires. Cette fracture est avant tout d’ordre linguistique car l’homme médiéval cultivé, à savoir celui qui nous transmet, par l’écriture, ce que l’on connaît de son époque, commence à faire l’expérience de la diglossie. Les langues vernaculaires, envahissant progressivement la scène culturelle, ne peuvent que soulever, même de manière inconsciente, chez leurs utilisateurs, le problème de l’identité linguistique. La rupture face au latin est douce et surtout timide, voir timorée. Le même, plus que le différent, se donne à voir derrière toutes les excuses des écrivains et traducteurs qui clament des récits et écrits identiques à un quelconque texte-source, nécessairement en latin23. Cependant, l’utilisation de plus en plus régulière de deux langues, la latin et le vernaculaire, problématise à la fois l’identité de ceux qui les parlent et des idiomes eux-mêmes. L’auteur médiéval et la langue dans laquelle il s’exprime se retrouvent nécessairement tiraillés entre deux types d’identités concurrentielles : la prestigieuse Romania du latin des lettrés et l’humble zone des illettrés qui veut exister. Ces conflits ont pu être vus, du point de vue de l’histoire des pratiques de l’écrit, en termes d’antagonisme

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D. Barthélemy, La Chevalerie. De la Germanie antique à la France du XIIe siècle, Paris, 2012. Voir entre autres Latin et Romance Languages in the Early Middle Ages, Londres, 1991. 17 M. Zink, « Une mutation de la conscience littéraire : le langage romanesque à travers des exemples français du XIIe siècle », Cahiers de Civilisation Médiévale, 24, 1981, p. 3-27. 18 M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, 1968. 19 G. Lukács, Die Theorie des Romans. Ein geschichstphilosphischer Versuch über die Formen der grossen Epik, Berlin, 1920. 20 M. Fusillo, Naissance du roman, Paris, 1991. 21 Cela reste d’ailleurs la vocation du roman jusqu’à la modernité, comme le rappelle R. Caillois, Puissances du roman, Marseille, 1942. Voir en dernier lieu L. Cotea, À la lisière de l’absence. L’imaginaire du corps chez Jean-Philippe Toussaint, Marie Redonnet, et Eric Chevilard, Paris, 2013. 22 Période appelée ainsi depuis les travaux de C. H. Haskins, The Renaissance of the Twelfth Century, Cambridge, 1927. 23 Exception à ce schéma fait le Parzival de Wolfram von Eschenbach, qui place à l’origine de son récit un Provençal et une source judéo-arabe ou le roman de Florimont, pour lequel Aimon de Varennes revendique une source grecque de Philipopolis en Albanie. 16

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rapport introductif : identité, héraldique et parenté entre le cloître et l’école de ville24. Ce genre de distinction est risquée lorsqu’elle prend une valeur explicative, car certaines abbayes comme celle de Glastonbury deviennent à la fin du XIIe siècle de véritables « maisons d’édition », produisant à la fois des actes de la pratique et des légendes hagiographiques, encourageant aussi la fiction vernaculaire, la fable au même titre que l’écriture historiographique25. Les moines produisent plusieurs types de sources, et tous les moines ou abbayes ne le font pas de la même façon comme Sharon Farmer l’a montré de longue date26. C’est toujours au tournant des XIe et XIIe siècles que les questionnements sur l’identité religieuse, un autre moment marquant pour cette aventure de la reconnaissance du soi et des autres, fleurissent, sous la pression des croisades et surtout de la Réforme grégorienne. Il serait inexact de dire que le chrétien se forge déjà mieux comme entité accomplie. L’augustinisme y contribue en grande mesure, mais son apport n’est tout de même pas suffisant à une meilleure prise de conscience de soi. Les multiples débats théologiques sur la nature humaine27, débats qui remontent à la racine profonde des interrogations, témoignent des hésitations encore patentes dans la réflexion médiévale sur la question. Il faudra attendre le XIIIe siècle, après une expérience prolongée et réflexive des croisades et de l’Orient, après les multiples mouvements dans la Péninsule ibérique, et enfin après le concile de Latran IV, et la montée du rationalisme aristotélicien, pour parler de constitution d’identités chrétiennes, par une distinction plus tranchée aussi entre orthodoxes et catholiques. C’est malgré tout à l’orée du XIIe siècle que ce mécanisme commence à se mettre en place. Il en va de même pour la prise de conscience d’une identité des peuples. Au XIe siècle percent en filigrane des « ethnotypes » avant la lettre dans le Guide du pélerin de Saint-Jacques. Des traits d’identités collectives affleurent dans les descriptions des Poitevins, des Gascons, des Navarrais, de même que l’on observe aussi la présentation des formes de catégories sociales comme les sires péagers, diabolisés à répétition dans les zones où le pouvoir seigneurial semble fort et avec lui l’abus et l’anarchie28. Ce n’est pourtant pas suffisant. Il faudra, encore, attendre le XIIIe siècle, pour fixer plus clairement les traits identitaires consubstantiels aux peuples, après le démantèlement de l’Empire Plantagenêt, et l’affirmation de l’État capétien à la suite de l’œuvre de reconnaissance d’une cohérence politique, militaire et symbolique qu’accomplit Philippe Auguste29. La situation semble plus claire en matière d’identités politiques. En effet, les théories politiques fusent dès le XIIe siècle, culminant dans des œuvres majeures comme le Policraticus de Jean de Salisbury. Dans un contexte où les peuples sont loin de pouvoir se délimiter d’autres 24

J. Le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, Paris, 1957 ou J. Verger, La Renaissance du XIIe siècle, Paris, 1996 ou « Le cloître et les écoles », dans Bernard de Clairvaux. Histoire; mentalités; spiritualités, ouvrage collectif publié avec le concours du CN Lettres Paris, 1992, p. 459-475 25 Sur les diverses traditions de Glastonbury voir la thèse inédite de C. Daniel, Arthurianisme et littérature politique, Paris, 2002 et C. Girbea, La Couronne ou l’auréole. Royauté terrestre et chevalerie celestielle dans la légende arthurienne, Turnhout, 2007, p. 180 sq et 364 sq. 26 S. Farmer, Comunities of Saint Martin: legend and ritual in medieval Tours, Londres, 1991. 27 Voir le volume L’Hérédité entre Moyen Âge et époque moderne. Perspectives historiques, dir. M. van der Lugt et Charles de Miramon, Florence, 2008. 28 Aimery Picaud, Le Guide du pèlerin de Saint Jacques de Compostelle, texte latin du XIIe siècle, édité et traduit en français d’après les manuscrits de Compostelle et de Ripoll, éd. J. Vieillard, Mâcon, 1978. Voir aussi C. Girbea, « Aimery Picaud et Arnaut de Marsan : espace et mœurs aquitains au XIIe siècle », L’Aquitaine des littératures médiévales, actes du colloque tenu à Pau les 27 et 28 mars 2008, dir. V. Fasseur et J.-Y. Casanova, Paris, 2011, p. 155-169. 29 Même si les efforts programmatiques pour faire reconnaître des embryons d’une identité capétienne souveraine se sentent déjà du temps de Louis VII et de Suger.

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catalina girbea, laurent hablot, raluca radulescu peuples, où les nations et la conscience nationale, comme nous l’apprennent les historiens, n’existent pas avant le XVe siècle30, c’est la royauté qui fait figure de catalyseur identitaire, qui prend le visage du même et du différent. Cette opération, confiée de manière programmatique à des artisans conceptuels du pouvoir, de l’État, comme le montrent les spécialistes des Capétiens31, dans l’Empire Plantagenêt par l’entourage d’Henri II, et poursuivie le siècle suivant, permet au souverain, et à la fonction royale, de devenir très rapidement des porteurs de ce que l’on pourrait appeler « désir identitaire ». L’apparition des ordines de couronnement cohérents32, une ritualisation accrue du sacre et du sacré royal, sont autant de marques sémiologiques fleurant le terroir des écrits théoriques. Le génie d’Ernst Kantorowicz a par ailleurs décelé et signalé le dédoublement de la personne royale dans son individualité et dans son épaisseur politico-sacrée33, cristallisant ainsi une fermeté de la pensée identitaire dans ces deux sphères. Cette précocité de désir programmatique de l’institution royale est elle aussi décelable dans la durée. D’abord, la royauté n’est pas à ses premières tentatives et la fabrique de la mémoire carolingienne offre de multiples précédents pour les épigones du XIIe siècle. Ensuite, le silence des sources concernant l’autorité royale et le pouvoir politique durant le Xe et le XIe siècles laissent un vide que les intellectuels du XIIe ne peuvent que s’empresser de combler, car eux aussi, par la fondation des écoles hors des monastères, prennent conscience progressivement de ce qui les fait exister en dehors des structures ecclésiastiques. Ces « chantres » de la souveraineté fondent et affinent l’idée d’État et, avec elle, celle d’intellectuel, notions qui déjà à l’époque vont de pair. L’affirmation des identités sociales est préparée par la Réforme grégorienne qui fixe mieux le rôle des guerriers et des clercs, l’Église n’étant nullement en reste, voire précédant la royauté dans ses tentatives de poser des assises ontologiques et symboliques. Les traits qui caractérisent et unissent les groupes, les « ordres », émergent malgré la réalité d’une société médiévale de plus en plus complexe telle que l’a admirablement analysée Martin Aurell34. Ce mouvement est inséparable d’une autre dynamique qui tend à s’imposer, celle qui met l’individu en tension, parfois identitaire, parfois bien pragmatique, par rapport à sa famille, à sa parentèle, surtout à partir de la mutation dans les pratiques successorales qui pousse les cadets vers la pauvreté ou vers la cléricature par perte de l’héritage. Bien que ces pratiques changent de manière intermittente et quelque peu chaotique, en fonction des régions et à des époques différentes, elle met le perdant de la famille en conflit d’intensité différente avec cette société dont les règles lui imposent d’être perdant. Elles poussent l’être-individu vers l’Église qui l’encourage dans son unicité de chrétien, puisque l’un des fils directeurs de la pensée théologique reste, à partir d’Augustin, et est renforcé ultérieurement par l’aristotélisme, que le salut de l’âme est personnel et unique.

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Voir l’étude classique sur la question de C. Beaune, Naissance de la nation France, Paris, 1985. Voir en particulier les travaux de J. Baldwin, Philippe Auguste et son gouvernement. Les fondations du pouvoir royal en France au Moyen Âge, Paris, 1991 et Y. Sassier, Hugues Capet : naissance d’une dynastie, Paris, 1987. 32 Voir J. Le Goff, É. Palazzo, J.-C. Beaune, Le Sacre royal à l’époque de Saint Louis d’après le manuscrit Latin 1246 de la B.n.F., Paris, 2001 et M. Aurell. « Les cérémonies d’accession à la dignité ducale dans l’Empire Plantagenêt », Une Histoire pour un royaume (XIIe-XVe siècle). Mélanges Colette Beaune. Actes du colloque de l’Université de Paris X (Nanterre, 21-22 septembre 2007), Paris, 2010, p. 393-408. 33 E. Kantorowicz, Les Deux corps du roi, Paris, 1976. 34 M. Aurell, « Complexité sociale et simplification rationnelle: dire la stratification au Moyen Âge », Cahiers de Civilisation médiévale, 48, 2005, p. 5-16. 31

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rapport introductif : identité, héraldique et parenté L’individu médiéval – un être en tension avec sa parentèle Quoi qu’il en soit, et quel que soit le biais par lequel on l’approche, l’identité médiévale intéresse surtout à partir du moment où l’individu questionne. L’individu amenant le problème du multiple, du collectif sur le devant de la scène, il fait nécessairement tourner la notion dans une sorte de cercle vicieux dont elle semble parfois sortir malmenée, au prix d’invocations de chocs et conflits. Le Moyen Âge ne connaît nullement cette sorte de réflexion poussée sur la question car d’emblée l’homme médiéval pense de manière structurée en catégories et groupes. La pression de l’habitus sur un individu qui ne se vit ni ne se pense comme tel est gigantesque au point que l’individu est si méconnaissable qu’il apparaît à certains médiévistes inutile d’en parler. Force est de se demander si l’attention portée à l’idée d’individu n’est pas la projection de notre subjectivité moderne. Virginie Greene constate un immense désordre conceptuel dans les études médiévales lorsqu’on parle d’individu, personne, sujet, moi35. Cette confusion est issue à la fois du fait que l’on cherche, en faisant parfois violence aux textes, des signes de l’individualisme là où il n’y a que la manifestation d’un sujet, et du malaise que tout médiéviste, quel que soit son discours sur la question, doit ressentir à faire une place à l’individu dans les structures collectives du Moyen Âge36. Louis Dumont, dans son Essai sur l’individualisme, distingue entre deux acceptions du terme d’individu: « D’un côté le sujet empirique, parlant, pensant et voulant, soit l’échantillon individuel de l’espèce humaine, tel qu’on le rencontre dans toutes les sociétés, de l’autre l’être moral indépendant, autonome, et par suite essentiellement non social, qui porte nos valeurs suprêmes et se rencontre en premier lieu dans notre idéologie moderne de l’homme et de la société.37 » Aaron Gourevitch tente de trancher entre la personne et l’individu. D’une part la personne est : « L’individu humain inséré dans des conditions socio-historiques concrètes ; indépendamment de son degré d’originalité, la personne est inévitablement reliée à la culture de son temps, car elle se nourrit de la vision du monde, de la représentation de l’univers et du système de valeurs de la société ou du groupe social auxquels elle appartient. »38 D’autre part, l’individualité est définie comme « prise de conscience par l’homme de ‘son être à part’ »39. Ces deux distinctions sont centrales pour toute approche de l’idée d’individu au Moyen Âge, puisqu’elles permettent au médiéviste de ne pas se perdre dans la forêt conceptuelle, parmi les théories qui abondent sur la question et de ne pas se laisser aveugler par les lendemains qui chantent des textes littéraires qui ne parlent parfois que de personnes ou de sujets empiriques. Il faut encore rappeler que le XIIe siècle cultive l’humanisme, une construction anthropocentrique, privilégiant les relations entre les individus40. On assiste, avec le dévelop35 V. Green, Le Sujet et la mort dans La Mort le roi Artu, Paris, 2003, p. 161-165. Par ailleurs, le volume collectif L’Individu au Moyen Âge. Individuation et individualisation avant la modernité, dir. D. Iogna-Prat et Brigitte Bedos-Rezak, Paris, 2005, malgré l’érudition des contributions, témoigne d’une absence de préoccupation conceptuelle dans la définition de l’individu, et élargit pratiquement la notion à tout ce qui recouvre l’être unique dans l’histoire. 36 J. Benton rappelle que le mot « individualiste » a été employé pour la première fois par Joseph de Maistre pour mettre en opposition les sociétés modernes fragmentées avec l’ordre social et la religion. (Culture, Power and Personality in the Medieval France, Londres, 1991, p. 313). 37 L. Dumont, Essai sur l’individualisme, Paris, 1983, p. 37. 38 A. Gourevitch, La Naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, Paris, 1997, p. 23. 39 Ibidem, p. 24. 40 C. Morris, The Discovery of the Individual. 1050-1200, Londres, 1972, p. 7.

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catalina girbea, laurent hablot, raluca radulescu pement des universités, à un effort de rationalisation du monde et du rapport de l’homme à l’univers suivi d’une réflexion plus poussée sur le moi individuel et sur la conscience, définie par M. D. Chenu comme « la totalité des phénomènes psychologiques et moraux, à la fois très divers et continûment entrelacés. »41 Parallèlement, et malgré l’opposition explicite entre le milieu monacal et celui de l’école, les traités De conscientia se multiplient dans les cercles cisterciens42. Le criticisme rationaliste43 témoigne d’une volonté d’affranchissement de la tutelle des idées acquises. Ces tendances préfigurent déjà certains éléments qui annonceront la « naissance du sujet » aux débuts des temps modernes. On a beaucoup insisté sur les différences et les divergences entre les écoles de ville et les milieux monastiques. Jacques Le Goff oppose « l’école solitude » de l’abbaye à « l’école bruit »44 de la ville. Jacques Verger observe le combat sourd entre le « cloître et l’école », Colin Morris celui entre un saint Bernard et un Abélard45. Mais, quelque radicales que soient les oppositions au niveau dogmatique, quelque différents que soient les instruments, philosophiques ou théologiques, au moyen desquels moines et clercs approchaient le monde, ils se rejoignent au point où commence la quête de l’individu comme valeur. Cependant, même si l’on observe toute une série de signes précurseurs et de stades embryonnaires de l’individu tel qu’on le perçoit aujourd’hui, nous sommes forcés de relativiser à chaque fois, soit par souci conceptuel, soit par volonté de respecter le particularisme du Moyen Âge. Cette époque holiste ne se laisse pas facilement atomiser en individus valorisés comme tels46. La conception organiciste du monde et de son organisation d’un Jean de Salisbury, ainsi que sa théorie sur le bien commun se présentent comme des symptômes de cette prédominance de l’universel sur l’individuel. Les théories du bien commun se rapportent à la même idée, celle que l’individu est supposé ouvrer pour la communauté. Pour ne plus parler de la solidarité de clan et de famille qui était loin de favoriser l’émergence d’une conscience individuelle. Le Moyen Âge enregistre néanmoins des symptômes qui tendent à rendre l’individu plus indépendant face aux structures claustrales qui faisaient de lui une partie soumise au tout. La thèse de Louis Dumont sur les débuts de l’individualisme dans les premiers siècles du christianisme se réfère à la façon concrète dont l’individu, en dehors des principes philosophiques, pourrait parvenir à affirmer son autonomie. Il centre son analyse sur des critères d’ordre religieux, parce que « la religion privilégie la société toute entière… »47. Il suit ainsi sur le plan anthropologique l’approche philosophique de Max Weber dans son Ethique protestante et esprit du capitalisme. Colin Morris a aussi admis que la constitution de l’individu tel qu’il est aujourd’hui doit beaucoup à la pensée chrétienne, centrée sur une « religion intérieure »48. Pour Louis Dumont, le « renonçant » des premiers siècles du christianisme, l’ermite, serait l’ancêtre de l’individu moderne. N’ayant pas de possibilité de devenir autonome dans une société traditionnelle, l’être humain devient indépendant par rapport au monde, en sortant du monde. À l’exemple des sociétés traditionnelles indiennes, le « renonçant » chrétien 41

M. D. Chenu, L’Éveil de la conscience dans la civilisation médiévale, conférence Albert le Grand, 1968, p. 11. Ibidem, p. 44. 43 C. Morris, The Discovery..., p. 61, le perçoit comme une manifestation de l’individu dans une société monolithique. 44 J. Le Goff, Les intellectuels…, p. 28. 45 C. Morris, The Discovery..., p. 62 sq. 46 L. Dumont, Naissance..., p. 37: « Là où l’individu est la valeur suprême je parle d’individualisme; dans le cas opposé, où la valeur se trouve dans la société comme un tout, je parle du holisme ». 47 Ibid., p. 36. 48 C. Morris, The Discovery..., p. 10. 42

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rapport introductif : identité, héraldique et parenté dépasse le holisme. Il « se suffit à lui-même, il ne se préoccupe que de lui-même. Sa pensée est semblable à celle de l’individu moderne, avec pourtant une différence essentielle : nous vivons dans le monde social, il vit hors de lui. C’est pourquoi j’ai appelé le renonçant indien un « individu-hors-du-monde. » »49 Cette théorie est séduisante et a le mérite de surprendre quelques aspects essentiels de la formation de l’individu face à l’ordre social. Cependant, nous sommes encore devant une manifestation embryonnaire. Les « renonçants », assez rares, des sociétés médiévales occidentales sont des rebelles, des contestataires implicites, obsédés par un contempus mundi mené à l’extrême. L’individu médiéval est à l’évidence le prisonnier de sa famille. Or, une fois de plus et socialement parlant, l’Église catalyse l’apparition de l’individu avec ses marques identitaires, tout en fustigeant régulièrement l’esprit nocif des solidarités du lignage, l’un des moments clef de ce processus étant le concile de Latran IV avec l’instauration de la confession annuelle. La littérature en témoigne de manière presque systématique50. Dans la théorie politique médiévale, la sainteté de famille est l’un des apanages des dynasties royales, générant des sursauts de dévotion populaire et raffermissant l’autorité du pouvoir politique51. En revanche, dans les romans, et de manière encore plus évidente dans les textes arthuriens, ce sont les parentèles des chevaliers qui se font porteuses des gênes de sainteté. Le Graal, qui détermine la formation de la chevalerie célestielle comme catégorie aspirant à l’individualisme par abandon du soutien donné au roi, est dans presque tous les textes une affaire de famille, depuis son invention par Chrétien de Troyes. Wolfram von Eschenbach choisit même de donner à son héros Parzival une descendance, à l’instar des Continuations. Dans le Parzival on ne peut pleinement accéder aux mystères du Graal sans passer par les relations familiales, qu’ils s’agissent de liens de sang ou d’alliance52. Avec le Perlesvaus et les récits de Robert de Boron, la famille de l’élu du Graal acquiert, au contraire, une profondeur généalogique dans le sens inverse et se fonde autour d’un ancêtre légendaire commun. Dans le Perlesvaus, le protagoniste descend par sa mère de Joseph d’Arimathie. Chez Robert de Boron, Perceval est le fils d’Alain le Gros, à son tour fils de Bron (ou le Roi Pêcheur), beau-frère de Joseph. Plus tard, la prose dote Galaad d’une ascendance royale, puisque Lancelot descend du roi David. Surtout, dans la Vulgate, l’élu du Graal, devient exogène : la famille qui garde le Graal et la famille pour laquelle il est gardé n’est plus la même. Galaad, lui, descend d’un croisement entre la lignée de David et celle de païens convertis. Quoi qu’il en soit, la parenté semble essentielle pour la sainteté du héros. La Bible elle-même donne le ton de cette représentation : elle énonce l’idée que l’arbre et le fruit ont la même essence. (Mt, 7, 18-19). Dans la Queste del saint Graal, un ermite confirme Bohort dans son élection par l’importance de sa famille, en écho à l’Évangile de Mathieu53.

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Ibid., p. 38. C. Girbea, « L’avunculat et la crise intrafamiliale entre fiction et réalité sociale dans les romans arthuriens du XIIIe siècle », dans La famille déchirée. Luttes intestines dans la parenté médiévale, actes du colloque tenu à Poitiers les 13-14 mars 2009, dir. M. Aurell, Turnhout, 2010, p. 359-378. 51 A. Vauchez, « Beata stirps. Sainteté et lignage en Occident aux XIIIe et XIVe siècles », dans Famille et parenté dans l’Occident médiéval, Actes du Colloque de Paris (6-8 juin 1974), EHES, dir. G. Duby et J. Le Goff, Rome, 1997, p. 397-411. 52 C. Girbea, Communiquer pour convertir dans les romans du Graal (XIIe-XIIIe siècles), Paris, 2010, p. 266 sq. 53 Queste del saint Graal, éd. Albert Pauphilet, Paris, 2003, p. 165. 50

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catalina girbea, laurent hablot, raluca radulescu La transmission de la sainteté au sein d’une famille ne peut se faire qu’au détriment de l’affirmation de l’individu et du libre arbitre. Beaucoup de romans mettent en scène cette tension entre la transmission et l’action. Dans le Perlesvaus, le personnage change de nom et devient Par-lui-Fait, ce qui indique aussi un changement identitaire et surtout une rupture avec son lignage54. C’est pour la première fois dans la fiction que l’on observe une si forte affirmation individualiste et identitaire, en conflit avec un lignage saint et maudit à la fois. Le roman diminue l’importance de la parenté charnelle et dénonce le conditionnement par l’habitus, en occurrence celui de la famille, comme source de péché, de meurtres et de déchirures internes. Dans la Queste, Bohort apprend d’un ermite que les vertus seraient héréditaires, mais il s’insurge contre cette idée, affirmant l’importance du salut individuel et de la grâce du baptême : Sire, fet Boors, tout soit li hons estrez de mauvés arbre, ce est de mauvés pere et de mauvese mere, est il muez d’amertume en dolçor si tost come il reçoit le saint cresme, la sainte onction ; por ce m’est il avis qu’il ne vet pas as peres ne as meres qu’il soit bons ou mauvés, mes au cuer de l’home55.

Anita Guerreau-Jalabert a montré que la société du XIIIe siècle élabore des modèles de parenté spirituelle, « ce que montrent également le sens des rites d’adoubement et d’hommage, fondés sur le modèle de la parenté spirituelle et la dénégation des relations charnelles »56. La matière arthurienne semble bien se plier à cette règle, et nous assistons à une tension paradoxale entre la sainteté transmise par la famille et celle qui se fonde sur la grâce et le mérite de l’individu. Armoiries, individu et famille Les apparitions des armoiries et autres signes d’identité fait partie initialement d’un mécanisme d’individuation. Tout comme la réflexion théorique des philosophes et théologiens médiévaux tend à définir un individu pour ensuite le placer dans le cadre de sa communauté, voire de la société élargie, la sémiologie identitaire se fait l’écho de ce genre de combat entre le singulier, l’unique, et le multiple. Dans le cas des marqueurs d’identité de pouvoirs politiques, le problème est encore plus épineux, car le pouvoir médiéval, comme tout pouvoir d’ailleurs, se doit d’être unique, mais en même temps représentatif d’une communauté ou d’un groupe. Les signes qui définissent la royauté sont d’autant plus complexes qu’ils sont tiraillés entre ces deux impératifs paradoxaux. Si le phénomène parvient à un degré de codification dans le monde des realia, la complexité des marqueurs identitaires royaux devient plus évidente à l’étude des hésitations enregistrées par la fiction dans le cas du roi Arthur, dont les armoiries, de même que les autres enseignes du pouvoir, changent d’une manière qui peut sembler incohérente, mais qui exige un décodage attentif. L’apparition des armoiries dans la société médiévale est inséparable de la mutation chevaleresque. Michel Pastoureau a maintes fois fait le tour de la question des origines des armoiries, nous n’y reviendrons pas. Ces origines sont prétenduement pratiques, car nécessitant une 54 55 56

Perlesvaus ou Le Haut Livre du Graal, éd. William Nitze, Chicago, 1932, p. 90. C’est nous qui soulignons. Queste…, p. 165. Histoire culturelle de la France, dir. Michel Sot, Jean-Patrice Boudet, Anita Guerreau-Jalabert, Paris, 1997, p. 256.

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rapport introductif : identité, héraldique et parenté meilleure reconnaissance du guerrier sur le champ de bataille57. Cet effort pour désigner l’unique ne semble toutefois pas réellement aboutir. Le système héraldique, initialement destiné aux individus, est rapidement confisqué par la parentèle, acquiert des règles de plus en plus strictes, et les marques d’individuation finissent très souvent par se réfugier dans la brisure. De surcroît, et ceci jusqu’à tard, tous les chevaliers ne semblent nullement souhaiter être individualisés. Simon V de Montfort par exemple choisit encore à la fin du XIIIe siècle de porter exactement les mêmes armes que son père, pour signaler sa primauté dans le lignage et s’identifier à un parent porteur de grand capital symbolique58. En gros, il en va de l’héraldique comme de la chevalerie. Structures avant tout conceptuelles, sémiologiques, émergeant par construction discursive et iconique, elle se fait confisquer par le lignage de la même manière que la chevalerie se fait confisquer par la royauté. Leur existence autonome est plus un souhait optimiste qu’une réalité des faits. Les armoiries sont donc des embrayeurs de tensions entre l’individu et son groupe, et plus précisément, ou le plus souvent, sa famille. Cette tension, plus difficile à saisir dans la réalité héraldique qui codifie ses règles très tôt, se livre mieux à l’analyse dans la matière de fiction. Les recherches sur les armoiries imaginaires ont suivi deux voies principales, l’image et le texte. Sur les témoignages iconographiques de l’emblématique arthurienne, les recherches de Michel Pastoureau ont considérablement déblayé le terrain ; elles ont apporté des éléments précieux pour l’histoire littéraire, sociale et politique. De même, les armoriaux livrent une esthétique de la fragmentation, où les seuls critères de division sont le lignage et les générations comme l’a montré Richard Trachsler59. Les textes arthuriens eux-mêmes ont été moins discutés : les blasonnements qui apparaissent dans les romans, dans leurs manuscrits et leurs enluminures, sont moins stables que dans les armoriaux. Sur ce terrain de sables mouvants, les recherches de Gerard J. Brault ont ouverts des pistes impressionnantes60, mais bien des problèmes sont loin d’être tirés au clair. Dans le roman, les armoiries, la plupart du temps héréditaires, sont parfois gagnées par les protagonistes à la suite d’actes de prouesse. Ainsi, le Perceval de Chrétien, dont on ne connaît pas les armoiries familiales d’origine, acquiert les armes du Chevalier Vermeil. Perlesvaus abandonne l’écu de son père Alain le Gros au profit de celui de Joseph d’Arimathie, d’argent à la croix de gueules et à bandes d’azur. Gauvain dans le même roman s’empare de l’écu légendaire de Judas Maccabée lors d’un combat. Dans la Vulgate, Lancelot se voit doter du bouclier à trois bandes par la Dame du Lac, bouclier qui n’a rien à voir avec les armoiries de son père, le roi Ban, ou avec celles de ses ancêtres. Enfin, Galaad récupère l’écu d’argent à la croix rouge dans une abbaye. La situation des armoiries n’est pas la même dans tous les cas. Perlesvaus renonce à l’écu paternel au profit de son ancêtre Joseph d’Arimathie, figure tutélaire et endogame pour Galaad également. La position de ces héros élus au sein du lignage devient donc 57

Cette assertion mérite pourtant d’être révisée comme le suggère Laurent Hablot dans son article « Entre pratique militaire et symbolique du pouvoir, l’écu armorié au XIIe siècle », Estudos de Heràldica medieval, dir. M. Metelo de Seixas et M. de Lurdes Rosa, Lisbonne, 2012, p. 143-165. 58 N. Civel, « Sceaux et armoiries de Simon comte de Leicester et de la maison de Montfort », Revue française d’héraldique et sigillographie, 66, 1996, p. 95. Voir aussi C. Girbea, « Flatteries héraldiques, propagande politique et armoiries symboliques dans quelques romans arthuriens », dans Signes et couleurs des identités politiques du Moyen Âge à nos jours, dirs. M. Aurell, L. Hablot, D. Turell, C. Manigand, J. Grévy, C. Girbea, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 365-381. 59 R. Trachsler, Clôtures du cycle arthurien: étude et texte, Genève, 1996, p. 322-339. 60 G. Brault, Early blazon : heraldic terminology in the twelfth and thirteenth centuries with special reference to Arthurian heraldry, Rochester, 1997.

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catalina girbea, laurent hablot, raluca radulescu des plus complexes, car ils sacrifient la famille proche et immédiate au profit d’un ancêtre qui réunit récit étiologique et prestige familial. En revanche, Gauvain dans le Perlesvaus, Perceval chez Chrétien ou enfin Lancelot, se saisissent de signes héraldiques totalement exogames par rapport à leurs familles. On peut donc conclure que les protagonistes doivent mériter de porter leurs armoiries en ralliant ainsi à la fois valeur personnelle et légitimité de la parenté. Signes distinctifs de la famille, les armoiries arthuriennes peuvent aussi faire allusion à des puissances contemporaines, ayant ainsi des implications sociales et politiques. Les hommages héraldiques ou « flatteries héraldiques » ou les formes de propagande politique font partie de ces mécanismes ancrés profondément dans l’imaginaire de la parenté et de ses jeux de miroir. L’hommage héraldique n’est pas rare dans la fiction. Des cas ont été relevés déjà dans les versions tristaniennes : les armes de Tristan, selon une tradition qui, pour Roger Sherman Loomis, vient de Thomas, sont un lion rampant d’or sur fond de gueules, allusion à Henri II Plantagenêt61. Les léopards, qui apparaissent lors du couronnement d’Érec chez Chrétien peuvent désigner les Plantagenêt62. Des allusions aux Angevins se retrouvent aussi dans Durmart, où le père du protagoniste, Josefenz, porte de gueules à deux léopards d’or couronnés argent63. Enfin dans la Deuxième Continuation, Arthur porte lui-même trois léopards passants64. À l’exception de ces allusions directes à la maison royale d’Angleterre, on retrouve des flatteries héraldiques à l’égard des auteurs et commanditaires ou de leurs proches. Il en va ainsi, dans le Bel inconnu, écrit par Renaud de Bâgé, seigneur de Saint-Trivier, dont les armes apparaissent dans l’écu de Guinglain65. Dans la compilation de Rusticien de Pise, les armes des Montfort dans l’écu du protagoniste, un lion d’argent sur fond de gueules, orientent le lecteur vers Gui de Montfort en tant qu’éventuel commanditaire66. Dans le manuscrit Français 122 de la B.n.F, l’on aperçoit dans l’écu de Lancelot les armes de Gérard de Roestock, seigneur flamand, qui a peut-être passé commande du manuscrit67. Héraldique imaginaire et difficultés de l’historien Comme viennent de le souligner les lignes précédentes, la littérature médiévale peut donc se faire le reflet des marqueurs d’identité de la société qui la produit. En dépit des mises en garde tout à fait fondées des spécialistes de ces textes médiévaux sur la nécessité de distinguer les productions littéraires d’une stricte transcription de la réalité, l’historien ne peut s’empêcher d’y chercher des réponses aux questions qu’il se pose. En effet, l’analyse de détail de pratiques, de codes ou de systèmes qui organisent la société médiévale oblige souvent l’historien à se tourner, par défaut de sources normatives avant l’extrême fin de la période, ou par fascination pour cet univers mental créé par le roman, vers des productions littéraires pour tenter de saisir les modalités des faits qu’il constate. Ainsi en est-il de nombre d’héraldistes qui sont allés chercher dans ces textes les prémices du Blason et de sa langue68, le reflet de la 61

Ibid., p. 20. M. Aurell, La Légende du roi Arthur, Paris, 2007, p. 184. 63 G. Brault, Early blazon…, p. 21. 64 Ibid., p. 22. 65 A. Guerreau, « Renaud de Bâgé : Le Bel inconnu, structure symbolique et signification sociale », Romania, 103, 1982, p. 28-82. 66 C. Girbea, « Flatteries… », p. 365-381. 67 Ibid. 68 G. Brault, Early blazon… 62

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rapport introductif : identité, héraldique et parenté gestation et de la mise en place du système et l’analyse des évolutions du système ou la construction d’un discours sur les armoiries69. Il en va de même pour d’autres systèmes de signes d’identité que la littérature renseigne à l’évidence et de façon univoque tels que les cris de guerre70. Quasi absent des sources normatives et, a fortiori iconographiques, avant le XIVe siècle, ces marqueurs de l’identité militaire, véritablement prédominants sur le champ de bataille médiéval, nous sont d’abord et surtout connus par ces textes71. La richesse et le foisonnement même de ces textes en font de véritables mines dans lesquelles l’historien des mentalités et des faits culturels ne peut que trouver à puiser. Et ces informations qui abondent semblent bien nous livrer les clefs de lecture de cette société qui nous échappe en partie. Mais peut-être faudrait-il s’interroger davantage sur les finalités des productions littéraires médiévales et sur leur rôle dans l’élaboration de modèles qui impactent effectivement la société de ce temps et sans doute aussi le regard que l’historien porte aujourd’hui sur elle. N’oublions pas que cette société s’est elle-même forgée sur la mise en application des principes d’un livre, Le livre, et s’inscrit donc déjà dans cette logique de transfert permanent entre un texte déjà considéré en partie comme symbolique et une réalité vécue. Nombre de nos points de vue sur la définition de l’identité et de ses marqueurs ne sont-ils donc pas dupes de ces images produites par les textes et relayées par l’iconographie, parfois à l’évidence déconnectées des pratiques ? La question de l’usage de l’héraldique à la guerre semble en être la preuve évidente. Le chevalier du réel, quand il veut bien sortir des limbes des sources de la pratique se révèle finalement bien moins héraldisé et individualisé que voudraient nous le faire croire textes et images72. Il s’avère même parfois très loin de l’archétype du chevalier en grande tenue héraldique que la littérature du temps a imposé à notre regard et déjà

69 Plusieurs spécialistes de la littérature médiévale se sont attachés à chercher dans les textes les mentions initiales des armoiries, de leurs fonctions et de leur fonctionnement (G. A. Sleyer, p. 3-323; L. Bouly de Lesdain, « Etudes héraldiques sur le XIIe siècle », Annuaire du conseil héraldique de France, 1907, p. 185-244; J. Marchand, « L’art héraldique d’après la littérature du Moyen Âge. Les origines : la Chanson de Roland », Le Moyen Âge, 3e série, t. VII (XLVI de la collection), 1937, p. 37-43; P. Adam-Even, « Les usages héraldiques au milieu du XIIe siècle d’après le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure », Archivum Heraldicum, 1963, p. 18-29 et « Les enseignes militaires du Moyen Âge et leur influence sur l’héraldique », Recueil du 5e congrès international des sciences généalogiques et Héraldiques à Stockholm, 1960, p. 167-172 ; M. Pastoureau, « Les éléments proto-héraldiques dans Gormont et Isembart », Cahiers d’héraldique, t. II, 1975, p. 49-57), L’Art héraldique au Moyen Âge, Paris, 2009, p. 196 et suiv. ; Armorial de chevaliers de la Table ronde, Paris, 1982, et, en dernier lieu, Armorial des chevaliers de la Table ronde. Étude sur l’héraldique imaginaire à la fin du Moyen Âge, Paris, 2006. Il semble pourtant que la dimension spécifique de ces productions littéraires, la dimension virtuelle et symbolique du récit, n’aient pas toujours été prises en compte par ces chercheurs pour relativiser et contextualiser leurs informations. Le traitement de ce problème est, entre autre, un des objectifs de volume. Ce thème est notamment traité dans le présent article d’Adrian Ailes de ce volume « Heraldry as Markers of Identity in Medieval Literature: Fact or Fiction?». 70 Dans son étude sur le cri de guerre « Guyenne », Guilhem Pépin s’appuie par exemple sur le texte de Macabru, (Poèsies complètes du Troubadour Macabru, éd. Dejeanne, Toulouse, 1909, chanson VIII, strophes XII et XIII, p. 35-36) ou celui de Jouffroi de Poitiers (Jouffroi de Poitiers, roman d’aventures du XIIIe siècle, Genève-Paris, 1972, p. 205-207), cité dans G. Pepin, « Les cris de Guerre « Guyenne ! » et « Saint-Georges !». L’expression d’une identité politique du duché d’Aquitaine anglo-gascon », Le Moyen Âge, à paraître en 2006, p. 2, note 9. 71 Pour l’utilisation des références littéraires sur cette question voir : L. Hablot, « Les cris écrits. L’apparition des cris, mots emblématiques et sentences dans l’héraldique médiévale, un regard sur la voix et l’écrit », Pris-ma, t. XXIII, n° 45-46, janvier décembre 2007, La Voix et l’écrit, p. 22-52 », « Jurons, cris de guerre et cris d’armes. La place de l’emblème sonore sur le champ de bataille médiéval », colloque international Cris, jurons Chansons, entendre les paysages sonores au Moyen Âge, dir. Laurent Hablot et Laurent Vissière, Poitiers, 2012. 72 Le port des armoiries sur le champ de bataille ne semble longtemps concerner que les chefs d’armées qui par là même se font étendards. Pour une réflexions sur ce sujet voir L. Hablot, « Entre pratique militaire et symbolique du pouvoir, l’écu armorié au XIIe siècle », Études héraldiques médiévales, dir. M. Metelo de Seixas, Lisbonne, 2012.

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catalina girbea, laurent hablot, raluca radulescu proposé aux hommes de ce temps. Il semble cependant que, dans le courant du XIVe siècle, ce chevalier d’encre et de pigments finisse par imprégner les pratiques militaires réelles qui y trouvent une manière de sublimation et d’encadrement moral et codifié de la triste réalité du champ de bataille73. Dans quelle mesure les guerriers concernés ne se sont-ils pas eux-mêmes déjà conformés au modèle produit par les textes de leur temps qui fonde les valeurs de leur caste et défini l’image même du chevalier ? Car, de façon évidente et de plus en plus perceptible à mesure que l’on avance dans le temps, les modèles littéraires pénètrent les pratiques réelles des élites et leur imposent des types de comportements, des codes de valeurs et des références qui structurent véritablement leur société. Ce constat est particulièrement net en ce qui concerne la définition de l’identité et sa mise en scène emblématique à la fin du Moyen Âge. Ainsi en est-il du monde des fêtes chevaleresques où se transposent les valeurs du virtuel littéraire conduisant les tournoyeurs à s’identifier à tel ou tel héros de roman en en adoptant les signes d’identité romanesques : armoiries, nom et prénoms, caractéristiques physiques74. N’oublions pas que le monde du tournoi, des béhourd, joutes, pas d’armes et autres emprises, si présent dans une partie de cette littérature, a toujours offert une sorte d’interface entre la dure réalité de la pratique militaire et la sublimation des pratiques sociales de ses participants. Ce n’est pas un hasard si cet univers, très tôt pétri de références littéraires75, avait également été celui de la maturation et de l’expansion du système héraldique, système clef de la définition identitaire au Moyen Âge. De toute évidence le monde de la devise, ces nouveaux emblèmes apparus dans les cours européennes au milieu du XIVe siècle76, entretient des liens plus étroits encore avec la littérature qui lui est contemporaine. Il est d’ailleurs lui aussi un produit du tournoi. Pensée comme une allégorie littéraire77, la devise, véritable concentré symbolique appliqué à la dimension emblématique d’un individu, est une somme figurée de références à la culture textuelle du temps. Son exploitation dans les productions littéraires, d’Eustache Deschamps78 à Antoine de La Sale en passant par Jean Froissart, René d’Anjou, Olivier de La Marche, Philippe de Commynes et d’autres encore, élabore un jeu de va-et-vient entre fiction et réalité qui atteste non seulement du succès de cette emblématique chez les élites mais aussi de la part croissante de lecteurs capables d’associer l’imaginaire à la réalité du temps pour redéfinir un univers 73 L’apparition conjointe du jus militari souligne cette volonté d’encadrer la guerre pour la faire ressembler à sa version onirique du tournoi. 74 Voir par exemple B. Bove, « Les joutes bourgeoises à Paris, entre rêve et réalité (XIIIe-XIVe s.) », dans Le Tournoi au Moyen Âge, Cahiers du centre d’histoire médiévale, n° 2, Lyon, 2003, p. 135-163 et Evelyne Van Den Neste Tournois, joutes, pas ď armes dans les villes de Flandre à la fin du Moyen Âge (1300-1486), Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2002. 75 C’est ce que nous rappelle par exemple l’article de Catherine Daniel dans le présent volume. 76 Cette emblématique nouvelle est le sujet de ma thèse de doctorat en cours d’édition : La devise, mise en signe du prince, mise en scène du pouvoir. L’emblématique des princes en Europe à la fin du Moyen Âge, Turnhout (à paraître). 77 L. Hablot, « Allégories religieuses et emblématique princière à la fin du Moyen Âge », Actes du colloque L’Allégorie dans l’art au Moyen Âge, dir. C. Heck, Paris, INHA, 2011, p. 307-319. 78 L. Hablot., « L’emblématique princière dans l’œuvre d’Eustache Deschamps, principes et finalité », Actes du colloque international Eustache Deschamps, Paris, 2005, p. 87-106. Le poète évoque ainsi l’Ordre de la Couronne fondé par le sire de Coucy en 1375 dans sa Ballade 212, Ibid. p. 35-36 et Rondeau 656. Il tourne en dérision le système dans son Ordre de la Baboue, Ibid., t. V, p. 134-136, n° 827. Charles VI est désigné par sa devise du cerf-volant dans plus de dix ballades (voir les ballades 67, 158, 159, 180, 182, 192, 229, 389, 1046, 1153, 1390, 1509) et les mots emblématiques des princes de la cour sont reprises dans différentes pièces comme la Ballade 1508 ou cette ballade inédite pour la défense de Valentine Visconti, Paris, BN, Ms. 7219, f°ccIIII. Champ. p. 103-104, cité dans Champollion-Figeac, Louis et Charles, ducs d’Orléans….

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rapport introductif : identité, héraldique et parenté parfaitement cohérent. Ce sont ces jeux d’errances du chevalier médiéval dont parlait déjà Michel Stanesco et qui fonctionnent à double sens : le modèle littéraire nourrissant le réel qui fournit en retour la matière d’une fiction. Jean Froissart voit ainsi son Méliador devenir une sorte de miroir des pratiques chevaleresques directement contemporaines79. Et quelques décennies plus tard, sous la plume d’un même Antoine de La Sale, la chevalerie féodale archaïsante du Petit Jehan de Saintré80 est en même temps celle, très actuelle, du Paradis de la reine Sibylle81 déjà pétrie du pré-humanisme. Elle parade encore en grande tenue héraldique, faisant écho au texte et aux images du Livre des tournois de René d’Anjou, mais grave sa devise sur les murs de la grotte de la Sibylle et collectionne les ordres comme le font alors les chevaliers errants sur les murs de Sainte-Catherine-du-Mont-Sinaï et dans les cours d’Europe82. Le groupe littéraire de ce même romancier se plaît d’ailleurs à insérer dans ses œuvres ses mots emblématiques qui, en même temps qu’ils signent l’œuvre, la transposent dans le réel des pratiques contemporaines. Ce jeu de mises en abîmes, très lisible dans la littérature de la fin du Moyen Âge mais très certainement bien présent déjà dans les romans du XIIe siècle, ne manque pas de perdre un peu l’historien de l’identité et du signe. Puisse notre réflexion commune y mettre un peu d’ordre. Identity in the later the Middle Ages In our effort to recover the complex interplay between fictional and real markers of identity, especially in the later Middle Ages, when the media in which personal and group identities are expressed multiply, historians and literary critics alike face a number of challenges83. The diversification of layers of social and political hierarchy is translated in more complex systems of marking individual and group identity, with heraldic and other symbols that usually point to family honour and lineage emerging as contested spaces, adjudicated, for example, both within the framework of a literary text and the manuscript codex in which it survives and outside it, in the court of chivalry. The literary text reflects such tensions while also problematizing the very notion of what identity is or can be, as shown in a number of contributions 79 Écrit à la demande de Wenceslas de Luxembourg à partir de 1382 d’après une première version des années 1365, ce roman de plus de 30 000 vers, greffé sur le cycle arthurien, raconte le vœu prononcé par l’héritière d’Écosse. Pour échapper aux assiduités d’un prétendant elle annonce qu’elle épousera le chevalier qui à l’issue de cinq années d’épreuves se sera montré le plus vaillant. Les chevaliers de la « queste », dont Méliador, adoptent chacun une devise. Jean Froissart, Méliador, A. Longnon A. éd., t. I, Paris, 1895, p. 96. 80 Antoine de La Sale, Le petit Jehan de Saintré, J. Blanchard éd., Lettres gothiques, 1995. 81 Inspiré de la légende de la Sibylle de Cumes, ce roman est dédié à Agnès de Bourbon, épouse du duc Charles Ier (†1456), fille du duc de Bourgogne, Jean sans Peur. L’action se passe en partie dans la grotte de la Sibylle où sont gravés les noms, les devises et les mots des chevaliers venus la visiter, à l’instar des chevaliers errants qui gravent leurs devises sur les murs de la salle des chevaliers au monastère Sainte Catherine du Mont Sinaï ou comme le fait l’auteur lui-même sur les piliers des églises italiennes. Antoine de La Sale, Œuvres complètes, F. Desonay éd., Paris, 1935, t. I. Le manuscrit original (Chantilly, Musée Condé, Ms. 653.) intercale dans la copie le dessin des devises citées. Voir aussi S. Lefèvre, Antoine de La Sale, La fabrique de l’œuvre et de l’écrivain. Suivi de l’édition critique du Traité des anciens et des nouveaux tournois, Genève, Droz, 2006, 452p. (Publications romanes et françaises, 238).  82 Pour une bibliographie récente sur les récits de voyages de chevaliers au XVe siècle, voir W. Paravicini, « Georg von Ehingens Reise vollendet », Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge, Mélanges en l’honneur de Philippe Contamine, J. Paviot et J. Verger éd., Paris, 2000, p. 547-588. 83 See, for example, the essays in Heraldry, Pageantry and Social Display in Medieval England, ed. P. Coss and M. Keen, Woodbridge, 2002 and in Broken Lines: Genealogical Literature in Medieval Britain and France, ed. R. L. Radulescu and E. Donald Kennedy, Turnhout, 2008.

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catalina girbea, laurent hablot, raluca radulescu to this volume. To what extent, however, is the literary text used to express anxiety over real and imagined identities, sometimes even to obscure them, particularly in the context of translations, in other words texts which travel across centuries, geographical and linguistic areas, and social groups? Arthurian romances translated from one linguistic space into another, markers of identity are altered and become modulated in accordance with the new realities to which they are applied or not, as the case might be. In the present volume several contributors reveal the new associations made by audiences of translations of Arthurian romance from the original languages – be they Welsh, Latin, Anglo-Norman, or Old French – into German, Middle English, Italian, Spanish. Depending on the degree of fidelity of the text(s), the temporal and social remove at which such translations are placed (sometimes centuries after the original composition, and often for a lower class than the intended audience of the original text), the transformations of markers of identity can be fascinating and impenetrable in equal measure. To take just one example, the trilingual cultural environment that is characteristic of medieval England, in which Latin, Anglo-Norman and Old/then Middle English operate in a complex system of cultural contestation, shows how markers of identity are expressed and then recast so as to fit in with changing personal and collective agendas.84 The fourteenth-century Middle English alliterative poem Sir Gawain and the Green Knight makes identity one of its central foci, but defines it in both individual and corporate terms. King Arthur’s and Bertilak’s courts are presented in opposition almost as a mirror to contemporary fourteenth-century tensions between the centre, represented by Arthur’s court at Camelot, and the margin, or the marches or borders of England with Wales and Scotland, where Bertilak’s castle is placed. From a heraldic point of view, however, the poem might well reflect the famous Scrope-Grosvenor case, in which the two well-known bearers of the same arms defended their claim in the Court of Chivalry (1385-91). To employ Robert Barrett’s words, here we have ‘multiple regional communities’ played out in this debate85 between the claims of Sir Robert Grosvenor of Hulme, Cheshire and Sir Richard Scrope of Bolton, Yorkshire, respectively, to the heraldic arms azure a bend or. The poem also shows how Gawain’s disarming at Bertilak’s castle points to ‘heraldic vulnerability precedes that of the body’ (p. 153), as the removal of arms leads to a loss of markers of identity and a testing of chivalric values beyond the battlefield and tests involving physical prowess in arms. In this poem, therefore, as in many of the romances (Arthurian and non-Arthurian) of medieval England, translation inevitably alters the reference point of the original markers of identity. On the one hand, Arthurian and non-Arthurian heroes provide a connection with a shared past, in other words lead to the construction of group as well as individual identity; on the other, the heroes and their values are adapted to suit an audience that is very different from the original one, the literate middle classes. P. J. C. Field’s essay in this volume addresses the transformation of King Arthur’s arms through the centuries, showing how the symbols associated with him draw on the oldest sources, while speaking to diverse audiences and their interests. Local non-Arthurian chivalric heroes are just as important to our study. To take an example, the local legend of Anglo-Norman chivalric hero Guy of Warwick was seen as an indispensable investment opportunity by the first earls of Warwick when William Beauchamp IV,

84 See, for example, the essays contained in Language and Culture in Medieval Britain: The French of England, c. 110-c. 1500, ed. J. Wogan-Browne et al., Cambridge, 2009. 85 R. W. Barrett, Against All England: Regional Identity and Cheshire Writing, 1195-1656, Notre Dame, IN, 2009, p. 149.

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rapport introductif : identité, héraldique et parenté the first Beauchamp Earl of Warwick (earl 1268-98) named his first son and heir Guy, a name that, Yin Liu reminds us, ‘had not previously been in the family’; in effect, Beauchamp’s act created ‘a historical Guy of Warwick in obvious imitation of his legendary predecessor’86. Literature thus becomes part of lived reality, in an act of conscious appropriation of a romance hero’s symbolic capital. However, the transformation is much more real in this case, as the Beauchamps’ continuous development of a family narrative is very much focused on the locality – marrying interests of local and national importance. This is much more than a typical case of life imitating literature, when in most situations the historian encounters staged tournaments between ‘fair unknown’ champions using literary aliases. In the inventory of property belonging to Thomas Beauchamp II, Earl of Warwick, upon his sentence to be exiled on the grounds of treason in 1397 were listed objects decorated with the ‘arms and story of Guy of Warwick, and the sword and coat of mail, which was that worthy Knight’s, likewise his harness and ragged staves’87, all of which indicate the commitment to the legend had become, a century on since its adoption by the earls of Warwick, ‘authentic’ family history.88 Another example of cultural translation in the broadest sense is presented by Rebecca Dixon in her contribution to this volume, where she demonstrates how the Burgundian appropriation of the late twelfth-century French Roman de Florimont similarly clothes the fictional exploits of chivalric heroes in the garb appropriately tailored to the contemporary fifteenth-century demands of the text’s (and manuscript’s) patron, Philip the Good, whose interest was in establishing the past of his lineage as drawn from the legendary Alexander the Great. Prestige, however, is not the only element associated with the adoption of names and arms of the chivalric heroes of romance literature. In a reverse situation to the Beauchamps mentioned above, translations absorb new realities and social markers of identity into ‘new’ texts. In one of the two late Middle English translations of Marie de France’s Lanval, Sir Launfal, the eponymous hero not only undergoes a journey that involves interactions with a mercantile audience, but is granted the enigmatic arms of Lady Triamour, ‘of my armes oo pensel / Wyth thre ermyns ypeynted well’ (lines 328-9) where in the original source no such arms are mentioned.89 Sir Launfal becomes a largely controversial model of chivalric behaviour in what is, effectively, a new poem in which King Arthur’s court and the models offered by traditional Arthurian romance are criticised. The arms granted to Launfal by his new (fairy) lady remain obscured to the modern scholar by the passage of time, and represent one reason why the same modern scholars finds markers of identity as encountered in translations of chivalric romances less easy to decipher than aspirational motifs or physical features, to name just two elements in this broader transformation. An even larger context in which markers of identity are defined and contested is represented by group and corporate identity. Old stories can be reshaped to reflect new agendas, and heraldic references incorporated in a work of fiction with a known source centuries beforehand can reveal aspects of political culture previously not considered before. While the plotline in the late fourteenth-century Middle English poem the Alliterative Morte Arthure is derived from Geoffrey of Monmouth’s Historia Regum Britanniae, the socio-political and 86

Y. Liu, ‘Richard Beauchamp and the Uses of Romance’, Medium Aevum 74:2 (2005), 271-87 (p. 272. See Calendar of Inquisitions Miscellaneous (Chancery) (London, 1963), VI, 1392-99, item 307, cited by Y. Liu, p. 271 and references at 287n1. 88 A century on, in the late 1470s, another witness to the Beauchamps’ investment in the presentation of their family lineage and construction of identity was produced, Pageant of the Birth, Life and Death of Richard Beauchamp Earl of Warwick K. G (ed. V. Dillon and W. H. St John Hope (London, 1914). 89 See Sir Launfal, in The Middle English Breton Lays, ed. A. Laskaya and E. Salisbury (Kalamazoo, MI, 1995). 87

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catalina girbea, laurent hablot, raluca radulescu cultural colouring of the fourteenth-century vernacular poem points to contemporary topical issues, including memories of recent political events in Italy90. The identification of a particular political reference through heraldic identification of a difficult passage91 leads to a fascinating revelation of Giangaleazzo Visconti’s ‘tentative blazon’ P. J. C. Field proposes should be read here as ‘argent, a dragon gules devouring a dolphin azure within a bordure indented sable’92. The historicising impulse behind this text’s translation of markers of identity testifies to continued interest in the ways in which historical reality and literature interact and influence one another. This is nowhere more evident, of course, than in the development of the chronicle tradition, where chivalric overtones combine to create a distinct atmosphere of a hall of fame, marking identities that belong both to individuals and to group and nation. The role played by royalty and the elites, but also, later in the Middle Ages, by the literate middles classes, in cultivating these tropes, speaks to the interests of this volume. The chronicle tradition of the Brut, to take just one other example, points to the public and private importance of the project under scrutiny93. This last point brings us to the associated issues of individual and corporate identities, and the ways in which these intersect, in life as well as in literature. As Adrian Ailes demonstrates in his contribution to this volume, corporate identity is just as important a component of our study as the individual markers of identity. Texts and their manuscript homes, like artefacts produced for specific patrons and commissioners, engage in numerous ways with identity, in particular layers of markers sometimes arranged to point to a hierarchy of mutual obligations, common allegiances, and political interests94. The journey towards a full exploration of the way in which all of these layers of identity interact is a long one. As all the contributors to this volume demonstrate, we are only at its beginning.

90 See P. J. C. Field, ‘Morte Arthure, the Montagus, and Milan’, Medium Aevum, 78:1 (2009), 98-117; A. Mueller, ‘The Historiography of the Dragon: Heraldic Violence in the Alliterative Morte Arthure’, Studies in the Age of Chaucer, 32 (2010): 295-324. 91 ‘Thane this ryche mane rathe arayes his byernez, /Rewlede his Romaynez and reall knyghtez; / Buschez in the avawmewarde the Vescounte of Rome, / Fro Viterbe to Venyse, theis valyante knyghtez, / Dresses vp dredfully the dragone of golde, / With egles al ouer enamelede of sable; / Drawen dreghely the wyne and drynkyn thareaftyre. / Dukkez and dusseperez dubbede knyghtez.’ (lines 2022-9 in Morte Arthure, ed. M. Hamel, New York, 1984. 92 ‘…endenttyd with sable, / With a dragon engowllede dredefull to schewe, / Deuorande a dolphyn with dolefull lates.’ (lines 2052-4 in Morte Arthure) ; P. J. C. Field, ‘Morte Arthure, the Montagus, and Milan’, p. 105. 93 See, for example, R. Radulescu, ‘Gentry Readers of the Brut and Genealogies’, in Readers and Writers of the Brut Chronicles, ed. W. Marx and R. Radulescu, Trivium 26 (2006), p. 189-202. 94 See, for example, C. M. Meale, ‘The politics of book ownership: the Hopton family and Bodleian Library, Digby MS 185’, in F. Riddy (ed.), Prestige, Authority and Power, Prestige, Authority and Power in Late Medieval Manuscripts, Cambridge, 2000, p. 103-31, in which Meale demonstrates the investment made by the Hopton family in the portrayal of national and family history as exemplified by the codex in which they had their family arms painted in the margins of the Brut chronicle at crucial points where the family was involved in events of national importance. See also Raluca L. Radulescu, ‘Chronicling Britain’s Conversion to Christianity: Henry Lovelich’s History of the Holy Grail, in Romance and Its Contexts in Fifteenth-century England: Politics, Piety and Penitence, Cambridge, 2013, p. 87-148, for a discussion of the ways in which corporate identity, here that of the London Company of Skinners, was represented by Lovelich in his translation from the Old Vulgate Estoire del Saint Graal and Estoire de Merlin.

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Michel Pastoureau

Les armoiries de Perceval L’étude des armoiries imaginaires constitue un terrain d’enquête particulièrement fructueux. On qualifie ainsi les armoiries attribuées à des personnages qui n’ont jamais existé ou bien qui ont vécu avant la naissance de l’héraldique et que l’imagination médiévale (ou moderne) a rétroactivement doté d’armoiries. Le répertoire en est très étendu puisque les personnes divines elles-mêmes ont fini par recevoir des armoiries. Celles du Christ sont attestées de bonne heure, dès le XIIIe siècle : elles montrent un écu chargé tantôt d’un agneau pascal, tantôt d’un ou plusieurs instruments de la Passion1. A la fin du Moyen Âge, Dieu luimême reçoit des armoiries : un manuscrit bavarois copié et peint vers 1440 nous apprend qu’elles ont pour figure l’image symbolique de la Trinité (en forme de pairle) et pour cimier, une colombe2. En fait, partout en Occident, mais plus encore dans les pays germaniques aux XVe et XVIe siècles, tout, absolument tout peut être doté d’armoiries tant est grande la place qu’occupe l’héraldique dans la vie matérielle et culturelle. Au Moyen Âge, les ensembles d’armoiries imaginaires les plus abondants se trouvent dans les textes littéraires. Dès la fin du XIIe siècle, par exemple, les continuateurs de Chrétien de Troyes blasonnent celles du roi Arthur et de quelques chevaliers de la Table Ronde. Par la suite, à ce stock primitif viendront s’ajouter des armoiries de héros arthuriens de deuxième ou troisième plan. Au XVe siècle, ce sont plus de cent cinquante chevaliers de la Table Ronde qui sont ainsi pourvus d’armoiries. Au siècle suivant, romanciers, poètes (L’Arioste, Le Tasse) et dramaturges (Shakespeare3) font de même et dotent d’un écu ou d’un vêtement armorié les personnages qu’ils mettent en scène. Parfois avec une certaine ironie : Rabelais se moque ouvertement de l’héraldique dans son Gargantua4, et Cervantès5 attribue à différents personnages du Don Quichotte des armoiries ridicules. Au XIXe siècle encore, un grand romancier comme Balzac dote d’armoiries bon nombre de personnages de la Comédie humaine6. C’est 1

R. Dennys, The Heraldic Imagination, Londres, 1975, p. 96-102. O. Neubecker, Heraldik. Wappen : ihr Ursprung, Sinn und Wert, Frankfurt am Main, 1977, p. 222 (d’après un dessin du Wernigeroder Wappenbuch, important armorial « universel » dont le manuscrit original était autrefois en la possession de Otto Hupp et se trouve aujourd’hui entre les mains d’un possesseur inconnu). L’écu non pas de Dieu mais de la Trinité ou de la Foi (scutum Fidei), dessiné par Mathieu Paris au milieu du XIIIe siècle, montre déjà une figure trinitaire en forme de pairle. Voir T. D. Tremlett, Aspilogia II. Rolls of Arms Henri III. The Matthew Paris Shields, Londres, 1967, p. 61, n° 8. 3 C.W. Scott-Giles, Shakespeare’s Heraldry, Londres, 1950. 4 « Les couleurs de Gargantua furent blanc et bleu. J’entends bien que lisant ces mots vous dictes que blanc signifie foy et bleu fermété [...]. Mais qui vous dict que blanc signifie foy et bleu fermeté ? Un livre, dictes-vous, trepelu, qui se vend par les bisouars au titre Le blason des couleurs. Qui l’a faict ? Quiconques il soit, en ce a esté prudent qu’il n’y a poincr mis son nom ». F. Rabelais, Gargantua, éd. de 1535, chap. I. 5 Sur l’héraldique dans l’œuvre de Cervantès, notamment dans le Quichotte, tout ou presque reste à faire. 6 Il faut souhaiter la publication prochaine de la belle thèse d’École des chartes de Laurent Ferri, L’Héraldique balzacienne mise en perspective, soutenue en 1999. On en trouvera, en attendant, un résumé dans : L. Ferri, « L’héraldique balzacienne mise en perspective », dans École nationale des chartes, Positions des thèses, Paris, 1999, p. 185-189. Voir aussi F. Lotte, Armorial de «La Comédié humaine», Paris, 1963 ; Y. Loskoutoff, « L’héraldique d’Honoré de Bal2

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michel pastoureau pour lui, comme pour les auteurs des XIIe et XIIIe siècles, un moyen de mettre en valeur un trait de la personnalité de ses héros, ou bien d’annoncer dans la narration un épisode à venir, voire, plus simplement encore, de faire un clin d’oeil au lecteur. Parmi les armoiries littéraires créées au Moyen Âge, les plus nombreuses et les plus stables sont celles du roi Arthur et des compagnons de la Table Ronde. Les plus anciennes datent de la fin du XIIe siècle et se sont de bonne heure étendues des textes vers les oeuvres d’art et les miniatures. Dans les manuscrits enluminés, elles jouent le rôle d’attributs iconographiques et aident à identifier chacun de ces personnages. Mais ce n’est pas là leur seule fonction ni leur seul intérêt pour l’historien. Prenons à titre d’exemple les armoiries de Perceval. Le Chevalier vermeil Perceval fait son entrée sur la scène arthurienne dans le dernier roman de Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, écrit et inachevé à l’horizon des années 1180-1190. Par la suite, il est présent dans presque tous les romans de la Table Ronde, aussi bien en vers qu’en prose. À partir des années 1215-1220, il devient, avec Galaad et Bohort, un des trois élus de la quête du Graal. Il doit cette grâce à sa niceté, c’est à dire à la pureté et à la simplicité de son âme. C’est un jeune homme naïf et sans expérience ; il ne connaît ni le mal ni la méchanceté des hommes, et c’est cette innocence même qui en fait un élu de la quête du saint Graal. Est-ce pour cette raison que, de la fin du XIIe siècle jusqu’au milieu du XIVe, dans la plupart des textes littéraires et sur beaucoup de documents figurés il porte un écu de gueules plain, c’est à dire un écu entièrement rouge, dépourvu de toute figure ? Probablement pas. La symbolique médiévale de la couleur rouge est riche et variée, mais elle ne s’accorde guère avec le caractère de Perceval. Il faut chercher ailleurs les origines et les raisons de telles armoiries7. En fait, elles sont à chercher dans le roman de Chrétien lui-même. Certes, l’auteur ne blasonne jamais les armoiries de Perceval, mais il nous relate un épisode qui a entraîné l’adoption de telles armes par son héros. Au début du Conte du Graal, en effet, Chrétien raconte comment le jeune et naïf Perceval, qui a quitté sa mère pour rejoindre la cour du roi Arthur, affronte et vainc un Chevalier vermeil, c’est à dire, en termes de blason, un chevalier portant écu, bannière et housse de gueules plain. L’ayant vaincu, il lui prend son cheval, son armure et ses armes, et c’est dans cette équipage qu’il se rend à la cour d’Arthur pour y être adoubé8. Dès lors, il devient à son tour un Chevalier vermeil Ce qui est remarquable dans cet épisode fortement symbolique, longuement décrit par Chrétien et qui pour le héros constitue un véritable rite de passage, faisant de lui tout ensemble un homme adulte, un chevalier et un compagnon de la Table Ronde, c’est l’inversion complète par rapport aux codes habituels de la littérature arthurienne. Dans la plupart des romans de chevalerie mettant en scène Arthur et ses compagnons, les « chevaliers vermeils » ou les « chevaliers aux armes vermeilles » sont des chevaliers mauvais, des personnages néfastes qui zac  », dans L’année balzacienne, 1997, p.  34-69. Plus près de nous, des poètes comme Nerval, Hérédia, Mallarmé, ainsi que plusieurs poètes surréalistes, et des prosateurs comme `Huysmans, Jarry, Proust et même Jean Genêt (pour se limiter aux auteurs de langue française) se sont, de près ou de loin, intéressés à l’héraldique et au blason. Voir : M. Pastoureau, «  Héraldique et surréalisme  », dans L’Orne littéraire, vol. 10, 1986, p.  45-54 ; C. Kherab-Lainé, Jessé endormi ou dictionnaire d’héraldique proustienne, mémoire de maîtrise, Nanterre, 1993. 7 Sur les armoiries de Perceval, on trouvera quelques développements dans mon étude « De gueules plain. Perceval et les origines héraldiques de la maison d’Albret », dans Revue française d’héraldique et de sigillographie, n° 61, 1991, p 63-81. 8 Le conte du Graal, éd. F. Lecoy, Paris, 1975, t. I, vers 1032-1234.

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les armoiries de perceval se dressent sur le chemin d’un héros (Arthur, Lancelot, Gauvain, etc.) pour le défier et lui nuire. Toute rencontre avec un chevalier vermeil est une mauvaise rencontre9. L’archétype en est le personnage de Méléagant qui, dans le Chevalier de la charrette, mis en forme par Chrétien quelques années plus tôt (vers 1175-1177), enlève la reine Guenièvre. Parfois, les chevaliers vermeils sont même des personnages venus de l’Autre Monde qui se mêlent au monde des vivants pour semer le désordre, répandre le Mal ou bien se venger d’un tort qui leur a été fait. Ils appartiennent à la troupe des morts10. La couleur rouge de leurs armes et de leur équipement évoque les flammes de l’enfer et les crimes de sang. Le chevalier vermeil vaincu par le jeune héros appartient à cette catégorie. Que Perceval - personnage pleinement valorisé et valorisant - se dote d’armoiries de gueules plain et devienne à son tour un chevalier vermeil, est à première vue étrange. Mais pour ce poète de génie qu’est Chrétien de Troyes, c’est là un moyen d’inverser un topos littéraire, de transgresser un code symbolique et de lui donner une dimension extrêmement forte, exponentielle ou « sauvage » comme disent parfois les anthropologues à propos de rites relevant de cultures non occidentales. Devenu lui aussi chevalier vermeil, Perceval se transforme en un personnage hors du commun : certes, il est tout rouge, comme Judas Iscariote11 ; mais loin d’être lâche comme l’apôtre félon, il est vaillant, généreux, chevaleresque sinon courtois ; son coeur est pur, et c’est ce qui lui vaut d’être l’un des trois élus de la Queste. Assurément, le rouge de son écu n’est ni satanique ni infernal. Ce n’est pas celui de la trahison mais celui de la rédemption. C’est le rouge du Sauveur. Perceval est un héros christologique et ses armes de gueules plain le proclament comme tel. Il existe en effet plusieurs rouges dans la symbolique des couleurs telle la met à l’oeuvre le Moyen Âge chrétien. Les uns sont associés à l’idée de feu, les autres, à l’idée de sang. Mais chacune de ces deux grandes catégories de rouges est elle-même ambivalente et peut être prise en bonne ou en mauvaise part. D’où, en fait, l’existence de quatre pôles autour desquels se construit cette symbolique de la couleur rouge. Pris en mauvaise part, le rouge feu est naturellement celui des flammes infernales. C’est un rouge qui ravage et qui détruit. C’est aussi un rouge qui torture, qui trahit, qui ment, qui crée une lumière pire que les ténèbres, à l’image du feu de l’enfer qui brûle sans éclairer. C’est le rouge de la chevelure rousse de Judas et du pelage de l’hypocrite goupil. Pris en bonne part, ce même rouge feu est celui de l’Esprit Saint et de la Pentecôte. C’est à la fois une lumière et un souffle, puissant et chaleureux. Il brille, il anime, il rassemble, il purifie. Pris en mauvaise part, le rouge sang est le rouge qui est associé à

9 E. Baumgartner, « Le defi du chevalier rouge dans Perceval et dans Jaufré », dans Polyphonie du Graal, dir. D. Hüe, Orléans, 1998, p. 33-44. 10 J.-C. Schmitt, Les Revenants. Les vivants et les morts dans la société médiévale, Paris, 1994. 11 En Allemagne, aux XVe et XVIe siècles, circule un jeu de mots qui souligne le lien de Judas avec la couleur rouge : Iskariot est prononcé ist gar rot ; Judas est l’apôtre qui « est tout rouge ». W.D. Hand, A Dictionary of Words and Idioms associated with Judas Iscariot, Berkeley, 1942. Cela dit, aucun texte des Écritures ne nous parle de l’aspect physique de l’apôtre félon. Mais pour la culture médiévale il ne pouvait pas, comme tous les traîtres, ne pas être associé à la couleur jaune, ni surtout à sa nuance la plus désagréable et la plus malfaisante : le roux. Dans les images, à partir de l’époque carolingienne Judas devient donc progressivement roux de poils et de cheveux. Cela se fait timidement jusqu’au XIIe siècle puis s’intensifie à la fin du Moyen Âge, surtout dans l’enluminure. Sur l’iconographie médiévale de Judas : W. Porte, Judas Ischariot in der bildenden Kunst, Berlin, 1883 ; L. Réau, Iconographie de l’art chrétien, tome II/2, Paris, 1957, p. 406-410 ; G. Schiller, Iconography of Christian Art, London, 1972, tome II, p. 164180 et 494-501 ; M. Pastoureau, « Rouge, jaune et gaucher. Note sur l’iconographie médiévale de Judas », dans Couleurs, images, symboles. Etudes d’histoire et d’anthropologie, Paris, 1989, p. 69-83 ; R. Mellinkoff, « Judas’s Red Hair and the Jews », dans Journal of Jewish Art, vol. IX, 1983, p. 31-46, repris dans Outcasts. Signs of Otherness in Northern European Art of the Late Middle Ages, Berkeley, 1993, tome I, p. 145-159.

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michel pastoureau tous les tabous portant sur la violence et sur l’impureté. C’est un rouge hérité de la Bible ; c’est celui du péché et des crimes de sang, de la révolte contre Dieu : le sang est symbole de vie et la vie appartient à Dieu ; pour un homme, faire couler le sang d’un autre homme, c’est porter atteinte à ce qui appartient à Dieu. C’est ce rouge-là qui domine dans les armes du chevalier vermeil. Enfin, à l’opposé, le rouge sang pris en bonne part est un rouge rédempteur, qui purifie et donne la vie. C’est le rouge du sang versé pour et par le Christ ; c’est lui qui est présent dans les armoiries nouvellement adoptées par le jeune Perceval, héros pleinement chrétien12, de même que dans celles de Galaad, autre élu de la Quêtes, d’argent à la croix de gueules. Les armoiries monochromes Les armoiries d’une seule couleur portées par le Chevalier vermeil et adoptées par Perceval ne constituent nullement un cas isolé. Elles appartiennent au contraire à un véritable «système» chromatique, assez fréquent dans les romans de chevalerie des XIIe et XIIIe siècle : celui des armoiries plaines - c’est à dire monochromes - portées par un chevalier inconnu qui fait irruption dans le cours du récit et qui souvent se dresse contre le héros. C’est toujours un événement à fonctionnalité retardée : la couleur des armoiries attribuées à ce chevalier inconnu est pour l’auteur un moyen de faire sentir à qui l’on a affaire et, ce faisant, de laisser deviner aux lecteurs ce qui va se passer. Il existe en effet dans ces romans, et spécialement dans les romans arthuriens français, un code des couleurs fortement récurrent. Un chevalier rouge est ainsi, nous venons de la voir, un chevalier animé de mauvaises intentions (c’est en outre un personnage qui parfois vient de l’Autre Monde)13. Un chevalier noir est un héros de premier plan qui cherche à cacher son identité ; il peut être bon ou mauvais, le noir n’étant pas toujours négatif dans ce type de littérature14. Un chevalier blanc est généralement pris en bonne part ; c’est souvent un personnage âgé, ami ou protecteur du héros15. Enfin un chevalier vert est fréquemment un jeune chevalier dont le comportement audacieux ou insolent va être cause de désordre ; lui aussi peut être bon ou mauvais16. Ce qui frappe dans ce code chromatique littéraire c’est l’absence totale, jusqu’à la fin du XIIIe siècle, de chevalier bleu. Le bleu ne signifie rien. Ou du moins il est encore trop pauvre du point de vue emblématique et symbolique pour être utilisé dans un tel procédé sémantique et narratif. L’irruption dans le récit d’un chevalier bleu ne saurait être un appel signifiant au lecteur ou à l’auditeur. C’est trop tôt, la promotion de la couleur bleue dans les codes sociaux

12 Sur la symbolique médiévale de la couleur rouge et les quatre pôles autour desquels elle se contruit, M. Pastoureau, « Ceci est mon sang. Le Christianisme médiéval et la couleur rouge », dans D. Alexandre-Bidon, éd., Le Pressoir mystique. Actes du colloque de Recloses, Paris, 1990, p. 43-56. 13 Le choix du mot qui qualifie la couleur rouge apporte quelquefois une précision supplémentaire : un chevalier vermeil est ainsi de haute naissance (tout en restant un personnage inquiétant) ; un chevalier affoué (latin affocatus) est un coléreux ; un chevalier sanglant est cruel et porteur de mort ; un chevalier roux est hypocrite et félon. 14 Il existe deux noirs dans la symbolique et la sensibilité de l’époque féodale : un noir triste ou négatif, qui a à voir avec le deuil, la mort, le péché ou les enfers ; et un noir humble ou modeste, qui est signe d’humilité, de dignité ou de tempérance. Ce dernier noir est le noir monastique. 15 Au XIVe siècle, en revanche, certains chevaliers blancs des textes littéraires deviendront quelque peu inquiétants et entretiendront des rapports ambigus avec la mort et le monde des revenants. Mais cela est inconnu avant 13201340 (sauf dans les littératures de l’Europe du Nord). 16 Voir le recensement complet de ces chevaliers arthuriens de différentes couleurs dans G.J. Brault, Early Blazon. Heraldic Termlinology in the XIIth and the XIIIth Centuries, with special Reference to Arthurian Literature, Oxford, 1972, p. 31-35. Voir aussi les exemples cités par M. de Combarieu, «Les couleurs dans le cycle du Lancelot-Graal», dans Senefiance, n° 24, 1988, p. 451-588.

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les armoiries de perceval et dans les systèmes symbolique n’étant pas encore achevée, et le code des couleurs des chevaliers rencontrés sur le chemin d’aventure s’étant élaboré avant cette promotion17. Tout au long du XIVe, cependant, cet emploi des couleurs dans les romans de chevalerie subit quelques transformations (le vaste roman anonyme de Perceforest, achevé peu avant le milieu du siècle, en est le premier témoignage18). Le noir, par exemple, est désormais souvent pris en mauvaise part ; le rouge au contraire cesse d’être péjoratif. Et, surtout, le bleu fait son apparition. Il existe dorénavant des chevaliers bleus, personnages courageux, loyaux, fidèles. Ce sont d’abord des chevaliers de second plan19 puis, progressivement, des héros du premier rang. Entre 1361 et 1367, Froissart va même jusqu’à composer un Dit du bleu chevalier, ce qui aurait été impensable, parce que non signifiant, à l’époque de Chrétien de Troyes ou des trois générations qui l’ont suivi20. Couleur de la loyauté et de l’amour fidèle, couleur iconographique - mais non pas liturgique21 - de la Vierge (dès le début du XIIe siècle), le bleu est même désormais considéré par certains auteurs comme la première des couleurs par ordre de dignité. Pour en revenir à Perceval, il faut souligner que vers le milieu ou la fin du XIVe siècle, les textes littéraires et les documents figurés cessent de lui attribuer un écu de gueules plain. Ils le dotent désormais d’un écu de pourpre semé de croisettes d’or. Ce sont ces nouvelles armoiries que lui donnent les enlumineurs et les artistes du XVe siècle et ce sont elles que, sauf exception, recensent les armoriaux des chevaliers de la Table Ronde compilés à la fin du Moyen Âge. J’avoue ignorer à quoi est dû ce changement d’armoiries. Il est contemporain du changement d’armoiries concernant d’autres héros de premier plan de la légende arthurienne : Gauvain et ses frères, Keu, Lucan, Galehaut. Chez Perceval, il entraîne une modification des armes de ses frères Lamorat et Agloval, qui brisent désormais par rapport à l’écu de pourpre semé de croisettes d’or et non plus par rapport à l’écu de gueules plain22. Tout dans les nouvelles armes - les croisettes, le pourpre, l’or, évoque l’élu de la Queste. Les traditions issues des romans en prose du XIIIe siècle ont définitivement pris le pas sur celles des romans en vers de la fin du XIIe. La parole retenue Pour l’heure, revenons au roman de Chrétien de Troyes, aux premières armoiries de notre héros : de gueules plain, et à l’épisode célèbre du cortège du Graal traversant la grande salle d’un château où le jeune Perceval a trouvé l’hospitalité pour la nuit. C’est l’un des épisodes le plus énigmatiques de toute la littérature médiévale. C’est aussi l’un des plus étudiés. Une bibliographie considérable lui a été consacrée qui s’est efforcée de comprendre non seulement ce que Chrétien a voulu signifier en mettant en scène cet étrange cortège dans son roman Le Conte du Graal, mais aussi d’expliquer pourquoi, devant un tel spectacle, le jeune homme a

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M. Pastoureau, « La promotion de la couleur bleue au XIIIe siècle : le témoignage de l’héraldique et de l’emblématique », dans Il colore nel medioevo. Arte, simbolo, tecnica. Atti delle Giornate di studi (Lucca, 5-6 maggio 1995), Lucca, 1996, p. 7-16. 18 Voir l’édition en cours de J.H.M. Taylor et G. Roussineau, Genève, 1979-2003, 8 vol. parus, ainsi que la thèse de J. Lods, Le roman de Perceforest..., Lille et Genève, 1951. 19 Voir G.J. Brault, op. cit., p. 32. 20 Edition par N. R. Cartier, « Le bleu chevalier », dans Romania, tome 87, 1966, p. 289-314. 21 Dans le domaine des couleurs liturgiques également, la promotion de la couleur bleue s’est opérée trop tard pour que cette couleur puisse jouer un rôle important. Il n’y a donc nulle part d’utilisation liturgique de la couleur bleue : les fêtes de la Vierge sont associéés à la couleur blanche. Voir M. Pastoureau, « Ordo Colorum. Notes sur la naissance des couleurs liturgiques », dans La Maison-Dieu. Revue de pastorale liturgique, t. 176, 1989, p. 54-66. 22 Ibid., numéros 4 et 111.

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michel pastoureau gardé le silence23. Pour quelles raisons Perceval n’a-t-il pas posé la question qui lui brûlait les lèvres et qui aurait mis fin aux enchantements dont le seigneur de ce château, ses terres et ses gens étaient victimes. Sans doute Chrétien nous l’aurait-il révélé s’il avait pu terminer son roman, mais la mort, à l’horizon des années 1190, l’en a empêché : Le Conte du Graal est resté inachevé, et le silence de Perceval a conservé une grande partie de ses mystères. La critique a pourtant multiplié ses efforts pour tenter de les dévoiler24. Elle s’est parfois fourvoyée dans des interprétations anachroniques, sollicitant exagèrément l’ésotérisme ou la psychanalyse, mais elle a su aussi se montrer plus pertinente et moins anachronique. Elle a ainsi justement rappelé qu’un peu plus tôt dans le roman, le preux Gornemant de Goort, qui avait adoubé Perceval, lui avait prodigué à cette occasion de sages conseils. Il lui avait notamment appris qu’en toutes circonstances un « chevalier nouveau » devait se garder de poser des questions indiscrètes : Et gardez que vos ne soiez Trop parlanz ne trop noveliers, Nus ne puet estre trop parliers Que sovant tel chose ne die Qu’an li atort a vilenie25.

Respectueux d’un tel enseignement, Perceval garde donc le silence au château du Graal : un chevalier nouveau ne parle pas. Certes, cette interprétation, fondée sur quelques vers de Chrétien lui-même26, n’explique pas tout mais elle est parfaitement recevable. D’autant qu’elle aide à comprendre pourquoi, dès la fin du XIIe siècle, dans plusieurs romans arthuriens en vers et en prose, certains auteurs affirment à leur tour qu’un chevalier récemment adoubé ne doit pas parler pendant l’année qui suit son adoubement27. Le Conte du Graal a ici créé une sorte de topos qui va accompagner la littérature chevaleresque tout au long des XIIIe et XIVe siècles. Plus tard, on en trouve différents échos dans les statuts de plusieurs ordres de chevalerie, dans la plupart des sociétés maçonniques et, sous des formes un peu différentes, dans les usages de certaines académies modernes et contemporaines : pendant l’année qui suit sa réception, le nouveau chevalier, le nouveau frère ou le nouvel académicien doit garder le silence. C’est par exemple encore la coutume, en ce début de XXIe siècle, à la Royal Academy de Londres et dans les cinq académies constituant l’Institut de France. A ce motif de la parole retenue je voudrais en associer un autre, au moins aussi fréquent dans la littérature arthurienne des XIIe et XIIIe siècles et sur lequel, à ma connaissance, aucun chercheur n’a jamais vraiment attiré l’attention : pendant l’année suivant son adoubement le nouveau chevalier doit non seulement se taire mais aussi porter des armoiries plaines, c’est à dire des armoiries sans figure, constituées d’une seule couleur. Une telle coutume est souvent mentionnée dans les textes français et anglo-normands du XIIIe siècle. Girard d’Amiens, par exemple, dans son roman Escanor mis en forme vers 1280, nous explique :

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Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, éd. F. Lecoy, tome I, Paris : 1972, vers 3279-3284. On consultera chaque année avec profit le Bulletin bibliographique de la Société internationale arthurienne (depuis 1949). Pour les travaux les plus anciens : D. Kelly, Chrétien de Troyes : An Analytic Bibliography, Londres : 1977 ; C. E. Pickford et R. Last, The Arthurian Bibliography, Cambridge (G.-B.) : 1981-1985, 3 vol. 25 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, éd. F. Lecoy, tome I, Paris : 1972, vers 1646-1650. 26 Ibid., et plus loin dans le roman. 27 M.-L. Chènerie, Le Chevalier errant dans les romans arthuriens en vers des XIIe et XIIIe siècles, Genève : 1986, 39-54. 24

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les armoiries de perceval Et il estoit costume adonques Que nus nouviaus chevaliers onques Le premier an qu’armes eüst Tant fust hauz hom ne tant seüst N’osast porter c’une semblance D’armes sans autre connissance, Plaine si comme de vermeil De noir ou de tel appareil, Qu’en plaines armes doit avoir28.

Parfois c’est un chevalier confirmé ou même un héros de premier plan qui, parce qu’il porte en telle ou telle circonstance des armoiries monochromes, est pris pour un chevalier récemment adoubé. Ainsi Gauvain qui, dans le Lancelot propre, le temps d’un tournoi, a emprunté l’écu « blanc comme neige » (d’argent plain) d’un jeune chevalier nommé Hélain de Taningues : Et li escus ous blans comme nois si comme a chel tant estoit coustume que chevaliers noviax portoit escu d’un seul taint le premier an que il l’estoit29.

Une héraldique du silence Cette coutume de l’escu d’un seul taint, sans aucune connissance (figure), utilisé par les jeunes chevaliers semble propre aux textes littéraires, et même constituer une spécialité des romans arthuriens. On ne rencontre en effet rien de comparable dans les chansons de geste ni dans les usages héraldiques véritables. Les armoiries apparaissent vers le milieu du XIIe siècle sur les champs de bataille et de tournoi afin de servir de signes de reconnaissance aux combattants. Il n’est alors nullement nécessaire d’être adoubé pour en porter et, par la suite, jamais les chevaliers n’auront le monopole des armoiries30. Bien au contraire, l’héraldique naissante opère rapidement sa greffe sur la parenté et se transforme en un système familial. A la fois signes d’identité, marques de possession et ornements décoratifs, les armoiries sont progressivement adoptées par les femmes, par les prélats et les clercs, par les patriciens et les bourgeois, et même, dans certaines régions, par les artisans et les paysans. Ce faisant, elles prennent place sur de nombreux supports : objets, vêtements, monuments, œuvres d’art et ne sont plus limitées aux seuls boucliers, aux bannières et à l’équipement militaire31. Dès lors, pourquoi dans les romans arthuriens le port d’armoiries est-il si étroitement lié à la chevalerie, et même aux chevaliers adoubés depuis plus d’un an ? En matière d’usages chevaleresques la littérature médiévale est souvent le reflet de la société véritable, parfois son modèle. Ici, rien de tel : elle n’est ni l’un ni l’autre. La coutume de l’écu monochrome porté pendant une année entière par le « chevalier nouveau » est née dans le cadre du roman arthurien et n’en est jamais sortie. Pour quelles raisons ? Cette prétendue coutume constitue-t--elle un motif purement littéraire ? Ou bien a-t-elle, comme j’aurais tendance à le croire, une portée idéologique ? La littérature arthurienne apparaît souvent comme une littérature militante 28

Girard d’Amiens, Escanor, éd. H. Michelant, Tübingen : 1886, vers 3755-3763. Lancelot propre, éd. O. Sommer, The Vulgate Version ofthe Arthurian Romances, tome III, Washington : 1912, 299. 30 Voir toutefois une opinion contraire présentée par P. Adam-Even, « Les sceaux d’écuyers au XIIIe siècle. Contribution à l’étude des origines héraldiques », dans Archives héraldiques suisses, 65, 1951, 19-29. 31 M. Pastoureau, Traité d’héraldique, 2e éd., Paris : 1993, 20-58. 29

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michel pastoureau qui cherche à imposer sa vision du monde et la société. Elle défend les valeurs de l’aristocratie, méprise les vilains et plus encore les bourgeois, les parvenus et tous ceux qui tentent de sortir de leur classe sociale32. Devoir se taire et porter pendant un an un écu plain constitue une mise à l’épreuve, une sorte de filtre écartant de la chevalerie ceux qui n’en sont pas dignes, notamment en raison de leurs origines sociales par trop éloignées de la classe noble et de ses valeurs. L’adjectif plain est en lui-même extrêmement intéressant. La langue du blason l’emploie dès l’origine mais n’en a pas le monopole. En ancien français, ce mot, hérité du latin planus, possède de nombreux sens : plat, plan, uni, lisse, net, clair, limpide, facile. Le blason n’en retient qu’un seul : monochrome. Un écu plain est un écu peint d’une seule couleur, dépourvu de figure, parfaitement uniforme33. Il ne doit pas être confondu avec un écu plein (latin plenus) qui est un écu sans brisure, c’est à dire dépourvu de cette légère modification que doivent introduire dans leurs armoiries familiales tous ceux qui ne sont pas l’aîné de la branche aînée. Seul ce dernier, en effet, a droit aux armoiries familiales pleines ; tous les autres doivent les modifier34. Comme dans la société véritable, de nombreux héros de la Table Ronde, qui ne sont pas chef d’armes au sein de leur groupe familial, portent ainsi des armoiries brisées : les frères de Gauvain, ceux de Perceval, les cousins de Lancelot, et bien d’autres35. Mais revenons au motif arthurien du chevalier récemment adoubé. Ce qui est remarquable c’est cette double obligation qui lui est faite pendant l’année qui suit son adoubement : se taire et porter des armes monochromes. A première vue il s’agit de deux exigences tout à fait différentes. A première vue seulement. Car porter des armoiries d’une seule couleur c’est une autre façon de se taire, ou du moins de taire son identité. Dépourvu de figure, l’écu plain ne dit rien de celui qui le porte ; il signale juste qu’il s’agit d’un « chevalier nouveau ». Or la fonction première des armoiries, dans les pratiques sociales comme dans les textes littéraires, est de dire l’identité de celui qui en fait usage, de proclamer à quel famille il appartient et même de situer sa place au sein de cette famille : aîné, cadet, cadet de cadet, bâtard. Rien de tel avec des armes plaines. Un écu monochrome ne dit rien de l’identité, du lignage, de la parenté. Il relève d’une héraldique du silence propre aux romans arthuriens. En cette matière, le Conte du Graal de Chrétien de Troyes se montre pionnier. Non seulement Perceval, tout jeune chevalier venant d’être adoubé, se tait au château du Graal, comme Gornemant de Goort lui a conseillé de le faire, mais il porte aussi des armoiries monochromes : de gueules plain. Les deux contraintes, par la suite fréquemment associéés, sont déjà réunies ici. Cet écu de gueules plain, c’est à dire entièrement rouge, sans figure aucune, est en effet celui que Perceval s’est approprié au début du roman, après avoir vaincu un redoutable Chevalier Vermeil venu à la cour d’Arthur défier les compagnons de la Table Ronde. N’ayant lui-même ni écu ni armoiries, Perceval, qui n’est encore qu’un valet, s’est approprié les armes de son adversaire et les a conservées, avec la double approbation du roi Arthur puis de Gornemant, son parrain en chevalerie. Ce faisant, Perceval est devenu à son tour un chevalier aux armes

32 Voir, encore et toujours, le beau livre, injustement critiqué, de E. Köhler, Ideal und Wirklichkeit in der höfischen Epik, Tübingen, 1956 (traduction française, Paris, 1974). Voir aussi J. Bumke, Höfische Kultur. Literatur und Gesellschaft im hohen Mittelalter, Munich, 1986, 2 vol. 33 G. J. Brault, Early Blazon. Heraldic Terminology in the XIIth and XIIIth Centuries, with Special Reference to Arthurian Literature, Oxford, 1972, 260. 34 Parmi une bibliographie très abondante, R. Gayre, Heraldic Cadency, Londres : 1961. 35 M. Pastoureau, Armorial des chevaliers de la Table Ronde. Etude sur l’imagination héraldique à la fin du Moyen Âge, Paris, 2007, p. 29-44 et passim.

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les armoiries de perceval vermeilles. De fait, jusqu’au milieu du XIVe siècle, ce sont de telles armes que lui attribuent immuablement les textes littéraires, les documents figurés et les armoriaux36. Grâce à Chrétien de Troyes, nous devinons donc qu’il existe dès la fin du XIIe siècle un lien très fort entre la parole retenue et l’écu sans figure, entre le silence et la monochromie : ne pas parler et porter des armoiries plaines sont deux attitudes qui expriment la même idée. Des armoiries littéraires aux armoiries véritables Perceval n’est pas le seul à porter des armoiries de gueules plain. Non seulement dans les textes littéraires, il les partage avec quelques autres « chevaliers vermeils », mais dans la société aristocratique bien réelle une puissante maison porte des armoiries identiques : la maison d’Albret. Contrairement aux armoiries littéraires, rares, très rares sont les armoiries véritables ainsi constituées d’un seul champ plain, c’est-à-dire entièrement monochromes. Au reste, la plupart des exemples cités par les traités ou les manuels sont sujets à caution, ou bien concernent des armoiries « de circonstance », qui n’ont été portées qu’en une seule occasion37. Ce qui est remarquable dans le cas des armoiries de la maison d’Albret, c’est que depuis leur apparition à l’horizon des années 1290 et jusqu’à la fin du XIVe siècle, ces armoiries n’ont pas changé. De nombreux documents écrits et figurés nous les font connaître : il n’y a aucun doute possible, elles se blasonnent bien de gueules plain et se représentent par un champ entièrement rouge, sans aucune figure38. Comme les armes de Perceval. Les armoriaux et les traités de blason médiévaux ont bien senti cette particularité inhabituelle : ils aiment à s’attarder sur de telles armes. Dans les traités notamment, les armes des Albret prennent place au chapitre consacré aux raretés et curiosités héraldiques, où elles voisinent avec les armes de la famille poitevine de Pressigny qui, elles, ne sont pas simples et monochromes mais au contraire fort compliquées39. Le caractère exceptionnel des armoiries d’Albret leur a donc valu une célébrité dépassant de bonne heure le cadre de leur région d’origine : la Gascogne. Les hérauts d’armes anglais et écossais, par exemple, les connaissent et dès les années 1300 sont fiers de les décrire. Toutefois, à ma connaissance, ce sont des armoiries qui se sont élaborées assez tardivement. En effet, le plus ancien document qui en fasse mention 36 M. Pastoureau, Armorial des chevaliers de la Table Ronde, 40-44 ; Idem, « De gueules plain. Perceval et les origines héraldiques de la maison d’Albret », dans Revue française d’héraldique et de sigillographie, 61, 1991, 63-81. 37 Les armoiries monochromes sont plus fréquentes dans l’héraldique littéraire que dans l’héraldique véritable. A dire vrai, mis à part les vicomtes de Narbonne (de gueules plain, également) et les sires d’Albret, je ne connais pas de maison française qui au Moyen Âge porte un écu plain. Sauf évidemment la maison ducale de Bretagne (d’hermine plain à partir de 1316) et les quelques familles qui portent de vair plain. Mais il s’agit là de cas un peu différents. Sur ces questions, on me permettra de renvoyer à mon Traité d’héraldique, 2e éd., Paris, 1993, p. 100-102. Pour ce qui concerne l’héraldique littéraire, on verra G.J. Brault, Early Blazon..., p. 29-35. Sur la confusion fréquente entre armes plaines et armes pleines (c’est à dire non brisées), voir les remarques de R. Mathieu, Le système héraldique français, Paris, 1946, p. 99, note 2. 38 Sur certains sceaux du XIVe siècle, l’écu plain des Albret est parfois diapré ou guilloché. Il ne s’agit pas d’une figure héraldique mais d’une ornementation purement sigillaire, les graveurs de sceaux n’aimant guère les trop grandes surfaces vides, qui empêchent la cire de bien adhérer au fond de la matrice. M. Pastoureau, Traité d’héraldique, p. 106107. 39 On en trouvrera de nombreux exemples dans les traités de blason manuscrits du XVe siècle conservés à Paris : B.N.F., ms. fr. 587, 1983, 2475, 5228, 14357, etc. Aucun cependant ne s’attarde à disserter sur de telles armoiries plaines. Sur les armes des Pressigny et les difficultés de blasonnement qu’elles soulèvent, voir les remarques d’A. de Foras, Le Blason. Dictionnaire et remarques, Grenoble, 1883, p. 398-402. Voir aussi G. J. Brault, Early Blazon..., p. 137, 147, 149, 197 et 208, pour ce qui concerne les blasonnements hésitants donnés par les armoriaux de la fin du XIIIe siècle.

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michel pastoureau est un rôle d’armes anglais compilé à l’occasion d’une campagne militaire du roi d’Angleterre Édouard Ier contre les Ecossais pendant l’été 1298, le Falkirk Roll40. Cet armorial a probablement été mis en forme peu après la bataille du même nom, le jour de la fête de Marie-Madeleine (22 juillet), non loin de la petite ville de Falkirk. Il blasonne les armoiries de cent onze participants, parmi lesquelles celles du seigneur Amanieu d’Albret venu dans le sud de l’Ecosse combattre aux côtés de son suzerain le roi d’Angleterre : « Sir Eumenious de La Brett, tout de gulez »41. La bataille fut un grand succès pour Édouard Ier et ses chevaliers. Au nombre de ceux-ci, le jeune Amanieu VII sire d’Albret (v. 1270-1326), fils cadet d’Amanieu VI (mort vers 1270) et frère puiné de Bernard Ezi IV (mort vers 1280), était l’un des principaux représentants des jeunes seigneurs d’Aquitaine venus outre-Manche chercher gloire et protection. Deux ou trois ans plus tard, un poème mis en vers pour commémorer la prise du château de Caerlaverock par les Anglais décrit joliment la bannière du jeune sire d’Albret venu combattre auprès de son suzerain : Mes. Eumenieus de La Brette La banner ot toute rougette42

Édouard Ier lui donnera des terres et lui confiera, entre 1300 et 1307, plusieurs missions auprès du roi de France et du pape Boniface VIII. Son successeur Édouard II lui gardera cette confiance43. N’allons pas plus avant et posons-nous cette question : existe-t-il un lien quelconque entre les armes des Albret, seigneurs possessionnés à l’origine dans le sud-ouest du royaume de France, et les armes de Perceval, héros littéraire, qui se blasonnaient elles aussi de gueules plain ? Pour ma part, je pense que oui et que ce lien passe par l’adoption du nom du héros de Chrétien de Troyes par un membre de la famille d’Albret pendant le règne du roi d’Angleterre Édouard Ier (1272-1307). La cour de celui-ci, nous l’avons dit, est un grand foyer arthurien. Le roi et son entourage « jouent » au roi Arthur et à ses chevaliers, et ces derniers, à l’occasion de joutes ou de tournois, n’hésitent pas à prendre pendant un laps de temps plus ou moins long les armoiries des compagnons de la Table Ronde. Cette pratique est bien documentée vers 1280 pour ce qui concerne Lancelot, Gauvain, Tristan, Sagremor, Hector (le demi-frère de Lancelot) et quelques autres 44. À ma connaissance, en revanche, elle ne l’est pas pour

40 Sur ce rôle d’armes, dont l’original est perdu et qui n’est connu que par des copies partielles des XVIe et XVIIe siècles, voir A. R. Wagner, A Catalogue of English Medieval Rolls of Arms, Londres, 1950, p. 27-29, et G. J. Brault, Eight Thirteenth Century Rolls of Arms in French and Anglo-Norman Blazon, Londres, 1973, p. 10-11 et 86-93. Il semble s’agir du plus ancien rôle d’armes anglais compilé à l’occasion d’une campagne militaire. 41 « Le sire Amanieu d’Albret porte de gueules plain ». Ibid., p. 88, n° 57. 42 Voir l’édition de G. J. Brault, Eight Thirteenth-Century Rolls of Arms..., p. 107, vers 260-262. Le siège du château de Caerlaverock, dans le comté de Dumfries, s’acheva par la victoire d’Édouard Ier au mois de juillet 1300. Sur l’auteur anonyme du poème, rimé peu après l’événement, les hypothèses ont été nombreuses. Voir N. Denholm-Young, « The Song of Caerlaverock and the Parliamentary Roll », dans Proceedings of the British Academy, t. 47, 1962, p. 251-262. Le poème décrit 106 armoiries ou bannières. Sur celles qui appartiennent à des seigneurs français, voir M. Prinet, « Les armoiries des Français dans le poème du siège de Caerlaverock », dans Bibliothèque de l’École des chartes, t. 92, 1931, p. 345-353. 43 Sur Amanieu VII sire d’Albret pendant son service auprès d’Édouard Ier, C. Moor, Knights of Edward I., t. I, Londres, 1929, p. 139 (Sr Ameneuus de la Bret). 44 G. J. Brault, Early Blazon..., p. 39, et « Arthurian Heraldry and the date of Escanor », dans Bulletin bibliographique de la Société internationale arthurienne, t. XI, 1959, p. 81-88.

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les armoiries de perceval Perceval. De même, aucun document ne nous dit qu’un sire d’Albret ait pris pour armes véritables les armes littéraires de ce dernier. Et pourtant je suis persuadé que c’est ce qui s’est produit. Les seigneurs d’Albret sont des familiers de la cour d’Angleterre. Ils participent pleinement à cette ambiance chevaleresque qui imprègne tout le début du règne d’Édouard Ier. La reine Eléonore est encore vivante et régente toute la vie de cour (elle mourra en 1290). Le roi et la reine organisent des fêtes, des spectacles, des tournois, des «tables rondes». On se déguise, on adopte les noms et les armes d’un héros littéraire, on essaye de reconstituer tel ou tel épisode tiré d’un roman arthurien45. Je suis convaincu que c’est entre l’avènement d’Édouard Ier (1272) et la compilation du Falkirk Roll évoqué plus haut (1298) qu’un seigneur d’Albret a adopté l’écu littéraire de gueules plain en même temps qu’il recevait pour surnom celui de Perceval. Et ce seigneur est très certainement le jeune Amanieu VII, né avant 1270, succédant à son frère et à sa nièce à la tête de la seigneurie d’Albret en 1294 et vivant jusqu’en 1326. Plus que son frère aîné Bernard Ezi IV, il est un familier de la cour et un proche du couple royal. En outre, il reste pendant longtemps un cadet, et cette pratique qui consiste à adopter des armoiries littéraires est souvent le fait de cadets qui ne veulent pas briser les armoiries familiales46. Devenu à son tour seigneur d’Albret, Amanieu VII garda ses armes de jeunesse et celles-ci devinrent héréditaires. Un élément philologique et anthroponymique invite à penser que cette hypothèse est solide. Les formules le Bret, le Brett, la Bret, Labrit, etc. sont aux XIIIe et XIVe siècles, dans les textes en langue vernaculaire, les seules employées pour désigner le nom et le fief de cette famille féodale47. La forme que l’historiographie a retenue, Albret, ne se fixe qu’au milieu du XVe siècle. Or l’appellation le Bret est également celle qui, au XIIIe siècle, sert souvent à qualifier Perceval48. Nous disons aujourd’hui Perceval le Gallois, mais au Moyen Âge on disait plus souvent Perceval le Breton, soit, en ancien français ou en anglo-normand, Perceval le Bret ou Perceval li Brait. Le jeu de mots était donc facile entre le surnom du héros littéraire et le nom du fief possédé par les seigneurs de Gascogne fréquentant la cour d’Angleterre. Celle-ci pratiquant le culte du roi Arthur et de ses chevaliers, le jeune Amanieu de le Bret y a probablement d’abord reçu le surnom de Perceval le Bret puis a pris ou a été doté des armes légendaires de ce héros littéraire tant admiré : de gueules plain. Un tel cas n’est pas unique, mais il est précoce et exemplaire.

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R. S. Loomis, « Edward I. Arthurian Enthusiast », dans Speculum, t. XXVIII, 1953, p. 114-127. Voir les quelques exemples repérés par W. Paravicini, Die Preussenreisen des europäischen Adels, Sigmaringen, 1989-1996, 3 vol., passim. 47 La maison d’Albret tire son nom et son origine du pagus Leporetanus, territoire situé aux confins du Bazadais et de la Chalosse, dans les grandes landes. Le point d’ancrage de l’habitat d’honneur familial est probablement à chercher autour de l’actuelle commune de Labrit (dans le département des Landes). Mais il existe plusieurs toponymes historiques en Gascogne construit autour des formes Lebret ou Labrit, qui évoquent l’idée de bois ou d’espace boisé. Au XVIIe siècle, Du Cange établit un lien entre le pagus Leporetanus et non pas le bois mais le nom latin du lièvre, lepus. Il définit les lieux qualifiés de leporetana comme des terres incultes ubi lepores morari amant. Ce jeu de mots existe déjà au Moyen Âge pour la seigneurie d’Albret puisque plusieurs membres de cette famille portent sur leur sceau un cimier « parlant » constitué d’oreilles de lièvre. Voir L. Douët d’Arcq, Archives de l’Empire... Collection de sceaux, t. I, Paris, 1863, n° 1144 ; P. Raymond, Sceaux des Archives du département des Basses-Pyrénées, Pau, 1874, n° 26 ; W. de Gray Birch, Catalogue of Seals in the Departement of Manuscripts of the Britisch Museum, t. V, Londres, 1900, n° 19901 48 Voir G.D. West, An Index of Proper Names in French Arthurian Prose Romances, Toronto, 1978, p. 46-47, 49 et 248. 46

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ATTRIBUTS DE L’IDENTITÉ ET SIGNES DU POUVOIR

Rebecca Dixon

Consuming the Past and Dressing the Stage in the Burgundian Roman de Florimont: Codex, Costume, and Courtly Aspiration When the young Norfolk nobleman John Paston attended the marriage of his kinswoman Margaret of York to Charles the Bold of Burgundy in July 1468 he wrote, as was his custom, a letter home to his mother. Commenting on the sumptuous ceremonial of the event he witnessed, Paston remarks with some awe that « as for the Dwyks coort, as of lords, ladys and gentylwomen, knyts, squires and gentylmen, J here never of none lyek to it, save Kyng Artours cort1 ». Though written in response to an episode falling just outside the time-frame covered in this chapter, Paston’s words nonetheless draw attention to two interlinked issues underpinning my discussion here. On the one hand, our eyewitness stresses in his account the key part played by almost ineffable, lavish display at the mid-fifteenth-century Valois court of Burgundy; and on the other, with his evocation of the by-now mythico-historical court of King Arthur, Paston brings out the importance of the past – literary, verifiably historical, or, more frequently, an amalgam of the two – in the construction of the Burgundian present. In the period immediately preceding Charles’s wedding, when his father Philip the Good ruled the Burgundian Netherlands, the territories were in formation, actively engaged in a process of political state-building and, concomitantly, of more personally oriented group and individual identity construction2. Central to both of these enterprises, though in somewhat different ways, was the kind of display to which Paston’s account implicitly refers. And since Wim Blockmans and Walter Prevenier coined the remarkably apposite term in the 1980s, scholars have come increasingly to acknowledge the role of such externally oriented performances in the construction of the Burgundian « Theatre State3 ». Work has focussed most frequently on larger-scale manifestations of display such as glorious entries or indeed lavish wedding ceremonies like the one Paston attended4; smaller-scale articulations of luxury have, 1

See The Paston Letters, ed. J. Gairdner, 3 vols, London, 1901, II, p. 317. For the development of the Burgundian Netherlands towards the height of its powers under Philip, see R. Vaughan, Philip the Good. The Apogee of Burgundy, Woodbridge, 2002. 3 See The Burgundian Netherlands, Cambridge, 1983. Also relevant are A. Brown, « Bruges and the Burgundian Theatre State: Charles the Bold and Our Lady of the Snow », History, 84, 1999, p. 277-299, and G. Small, « When Indiciaires Meet Rederijkers: A Contribution to the History of the Burgundian ‘Theatre State’ », in Stad van koopmanschap en vrede. Literatuur in Brugge tussen Middeleeuwen en Rederijkerstijd, ed. J. Oosterman, Leuven, 2005, p. 133-161. 4 For an overview of the scholarship on these types of event, see for example E. Dhanens, « De blijde inkomst van Filips de Goede in 1458 en de plastiche kunsten te Gent », Mededelingen van de Koniklijke Akademie van Wetenschappen, Letteren en Schonen Kunsten van België, 48, 1987, p. 53-89; J. D. Hurlbut, « Vive Bourgogne est nostre cry »: Ceremonial Entries of Philip the Good and Charles the Bold (1419-1477), Turnhout, 2003; E. Dawson, « Some aspects 2

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rebecca dixon in relative terms, received little attention. Especially striking a gap in scholarship in this regard – particularly given Duke Philip and his circle’s bibliophilia and famously well-stocked libraries – has been the role of book culture in shaping the Theatre State5, and the function fulfilled in this process by the Burgundian literary genre par excellence, the so-called mise en prose6. Yet these prose reworkings of earlier – past – francophone texts are vital to understanding the importance of literary production, of display, and of « pastness » for this status-oriented court, in ways both narrative and material. In this chapter, I suggest ways in which this scholarly lacuna might be filled, using as a case-study one such reworked text, the Burgundian Roman de Florimont. Taking the example of costume as it is figured in the text and its accompanying illustrations, I show how dead men are made to walk in Burgundian narratives, and how in this courtly and codicological context the past becomes both a trope and a consumable good, an index of lifestyle aspiration and means of identity construction, for the duke and his intimates. The Burgundian Roman de Florimont survives in just one manuscript witness, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 125667. The manuscript is undated, but we must assign it a terminus ad quem of 1467 as it appears in the inventory taken after Philip’s death in this year8. Not implausibly, some critics have suggested a mid-1450s date of completion for BnF 12566, chiefly as it bears a number of narrative and stylistic similarities with the Histoire des Seigneurs de Gavre (Brussels, KBR, ms. 10238), for which it is alleged to have served as a model9. But however seductive this hypothesis, and however useful might be the Gavre intertext, no internal codicological evidence exists to prove the link10. What we do know, though, of court entertainment in fifteenth-century Burgundy: with special reference to Olivier de la Marche’s descriptions of the theatrical costumes worn at the Feast of the Pheasant in 1454 and at Charles the Bold’s wedding banquet in 1468 », unpublished MA thesis, Courtauld Institute of Art, London, 1989; and Noa Turel, « Tracing spectacle: Vestiges of the 1468 wedding of Charles the Bold and Margaret of York », unpublished MA thesis, Courtauld Institute of Art, London, 2006. 5 Book culture in Burgundy has been the object of much fine scholarship, most notably the recent study by H. Wijsman, Luxury Bound. The Production of Illustrated Manuscripts and Noble Book Ownership in the Burgundian Netherlands (1400-1550), Turnhout, 2010. What I am suggesting here, however, is that explicit attempts to ally books with the wider imperatives of the Theatre State have seldom been made. A gesture in this direction, and one which provides a wider context for this chapter, is my Cultural Consumption at the Court of Burgundy, 1445-68: A Romance Spectacular (forthcoming). 6 The classic work on the genre remains G. Doutrepont, Les Mises en prose des épopées et des romans chevaleresques du XIVe au XVIe siècles, Brussels, 1939. For an indication of some current scholarship on the mises en prose see Mettre en prose aux XIVe-XVIe siècles, ed. M. Colombo Timelli, B. Ferrari and A. Schoysman, Turnhout, 2010. 7 Basing her remarks on G. Doutrepont in La Littérature française à la cour des ducs de Bourgogne, Geneva, 1970, p. 144-146, C. C. Willard suggests that there are in fact four Burgundian manuscripts of the Florimont (« A Fifteenth-Century Burgundian Roman de Florimont », Medievalia et Humanistica, 2, 1971, p. 21-46 (p. 41 n. 6). Later work has, however, reinscribed the manuscripts mentioned by Willard in the Roman d’Alixandre tradition – to which the Florimont belongs but which material does not constitute its principal thrust. See Wijsman, Luxury Bound, p. 248, 251. 8 See J. Barrois, Bibliothèque prototypographique: ou, librairies des fils du roi Jean, Charles V, Jean de Berri, Philippe de Bourgogne et les siens, Paris, 1830, nos 1287 and 1634. 9 The potential relationship between the 1456 Seigneurs de Gavre and the Florimont is drawn out by P. Schandel, « Le Maître de Wavrin et les miniaturistes lillois à l’époque de Philippe le Bon et Charles le Téméraire », 3 vols, unpublished thèse de doctorat, Université de Strasbourg-Marc Bloch, 1997, II, p. 124. On Gavre, see Histoire des Seigneurs de Gavre, ed. R. Stuip, Paris, 1993, and P. Schandel, « Un roman de chevalerie en images: Histoire des Seigneurs de Gavre », Art de l’enluminure, 3, 2003, p. 1-61. 10 Both manuscripts bear the signature of the scribe, Jean d’Ardenay, though this does not in itself prove that the Florimont was the model for Gavre (or, indeed, vice versa). See L. M. J. Delaissé, La Miniature flamande: le mécénat de Philippe le Bon, Brussels, 1959, p. 80-83.

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consuming the past and dressing the stage is that BnF 12566 was commissioned by Philip the Good himself, for it bears his arms on the first folio, and that it is the product of the Lille workshop of the artist known as the Wavrin Master, on account of his links with the Burgundian bibliophile, Jean de Wavrin11. In common with all of the Wavrin Master’s output, the manuscript is presented on paper; and its dimensions (it measures 290 x 210 mm, with a written area of 195 x 125 mm) are consistent with most of the Lille artist’s other attested productions12. The manuscript contains on its 258 folios some 109 pen-and-wash miniatures in the Wavrin Master’s distinctive style; and the text it contains is a mise en prose, taking as its source Aimon de Varennes’s verse romance Florimont of 1188, and rewriting and expanding it for the new fifteenth-century audience. The Florimont is a text of two unequal, and differently weighted, halves. After a framing explicatory Prologue, the story begins with the first of its two volets, set in a more distant past, that of the reign of Madian, the King of Babylone (Cairo), then the story of Florimont – grandfather of the powerful Alexander the Great –, which forms its second, much longer, section. The King has two sons, Seloc and Philippe, to whom he hands power after mortally wounding himself in a beaver-hunting accident. The two brothers are wonderfully close, as politicians and as men; but the time comes for the younger to continue his mission overseas. They separate, sadly; the action of the text never returns to Cairo, and the role of Philippe in the narrative is only made clear much later. The story turns instead to the court of King Malatras, in Greece, and in particular the early education and career of his son, Florimont. After fulfilling the highly chivalric task of killing a monster and falling in love with a beautiful but morally questionable lady, the Dame de l’Ile Celée, by whom he is rejected, Florimont seems destined to languish, and to walk the earth disguised as the Pauve Perdu. A kindly duke takes him under his wing and, after a few false starts, our chivalric ugly duckling becomes a swan. There follows much battle, tournament, travel and love-interest (in pursuit of whose object Florimont disguses himself again, as a cloth-merchant). With perfect genealogical circularity, Florimint marries the daughter of Philippe, to whom we were introduced in the first section of the narrative, named Rommadinapple. The couple live happily and produce heirs who, in their turn, go on to produce that proto-Burgundian par excellence, Alexander the Great. Critical reception of the story of Florimont, in either its twelfth-century verse or fifteenth-century prose version, has been relatively scant; though, as is common to the state of scholarship in general on the mises en prose (in which interest has only really been piqued in the last three decades or so), more attention has been devoted to the Aimon de Varennes text than to the later prose13. What work there has been on the Burgundian Florimont has tended 11

See A. Naber, « Jean de Wavrin, un bibliophile du XVe siècle », Revue du Nord, 69, 1987, p. 281-293, and eadem, « Les manuscrits d’un bibliophile bourguignon du XVe siècle, Jean de Wavrin », Revue du Nord, 72, 1990, p. 23-48. 12 The manuscripts for which the Wavrin Master is responsible are: Brussels, KBR, ms. 9631 (Gerard de Nevers), ms. 9632-9633 (Paris et Vienne – Apolonius de Tyr), and ms. 10238 (Histoire des Seigneurs de Gavre); Chantilly, Musée Condé, ms. 652 (Othovien – Florence de Rome); Ghent, Universiteitsbibliotheek ms. 470 (Olivier de Castille); Lille, Bibliothèque municipale, fonds Godefroy 50 (Le Chastellain de Coucy – Gilles de Chin); and Paris, BnF, ms. fr. 93439344 (Buscalus), ms. fr. 11610 (Le comte d’Artois), ms. fr. 12566 (Roman de Florimont), and ms. fr. 12572 (Jean d’Avesnes - La Fille du comte de Ponthieu – Saladin). 13 On the Aimon de Varennes text, see – inter alia – L. Harf-Lancner, « Le Florimont d’Aimon de Varennes: un prologue du Roman d’Alexandre », Cahiers de civilisation médiévale, 37, 1994, p. 241-253; P. Simons, « A Balkan question: the significance of Durrës in Aimon de Varennes’ Florimont », French Studies Bulletin, 118, 2011, p. 14-17; and J. Young, « One voice above the clamour: a chorus of texts in Aimon de Varennes’ Florimont », in In Search of the Medieval Voice: Expressions of Identity in the Middle Ages, ed. L. Bleach et al, Newcastle-upon-Tyne, 2009, p. 109123. Aside from the works by Willard and Doutrepont mentioned above, for the fifteenth-century text see the recent study by M.-M. Castellani, « Romains et Carthaginois dans les deux versions du Florimont. Pour une lecture politique

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rebecca dixon to mention it merely as an adjunct to the Seigneurs de Gavre, as I noted above, or to use it as a vehicle for remarks (both broad-brush and more punctual) about textual transmission and the relationship of source and dérimage. I have discussed elsewhere issues of Burgundian strategies of adaptation as evinced by prose texts like the Florimont, and the ways in which a source-oriented approach to this very particular translational practice is not always the most helpful or relevant14. I propose in this chapter, therefore, to focus exclusively on the product derived from the adaptive process, BnF 12566 – the narrative and images it contains, and the codex that houses them –, and to underline thereby the neglected role played by these past stories, and the past they articulate and/or mediate, in shaping a new identity at court. Figures from the past are reimagined in text, image and codex in the pursuit and communication of a dazzling present, and in order to secure a notable future for Burgundy. In these texts, in short, of retrospect is born prospect. « Pastness » in the mises en prose is consistently advertised in the works’s prologues, which stress the ostensible provenance of the text to follow. Yet the past with which these prologues and their discussion of fictional sources engage is not, as might be expected, the (relatively) recent past of their actual, attested and verifiable, sources. Rather, the past invoked in these instances is always the distant, glorious past of the « hommes anchiens » whose conduct is held up to the mid-fifteenth-century reader as exemplary. And much is made of the linguistic provenance of the text which, it is alleged, served as a model for the Burgundian author. While occasional reference is made to the complex, troublesome and retrograde « old language » – we recall that the Old French of the true sources would have been incomprensible to the Middle French speaker at the time of these texts’ composition –, the derivation most frequently suggested is quite different. Here, what is brought to the fore are « exotic » languages like Italian or Occitan or, pertinently for this discussion, Latin and Greek. Appealing in this way to the (albeit fictional) classical derivation of his text allows the Burgundian author to frame his work with the authority of the past and, by this means, « rulers were constantly made aware of their ties with Greek and Roman heroes, whose direct heirs they were supposed to be15. » The prologue of the Burgundian Florimont is no exception, partaking as it does of the self-consciously past-looking framing device in ways that allow it to speak to the self-consciously forward-facing duke who commissioned it. Pastness is figured in the Florimont prologue on two levels, in ways external and internal to the narrative. On the one hand, the text’s author invokes a past setting to underline the impetus behind his work16:

du Florimont en prose », in Mettre en prose aux XIVe-XVIe siècles, ed. Colombo Timelli, Ferrari and Schoysman, p. 97-107, and my forthcoming Romance Spectacular. 14 R. Dixon, « Codex and Consumption: Adaptation and Lifestyle Aspiration in the Burgundian Fille du comte de Pontieu », in Between Stability and Transformation. Textual Traditions in the Medieval Netherlands, ed Y. Desplenter, R. Gabriël and J. Oosterman, Ghent, forthcoming. On the notion of the mises en prose as translation, see J. H. M. Taylor, « The significance of the insignificant: reading reception in the Burgundian Erec and Cligès », FifteenthCentury Studies, 24, 1998, p. 183-197; for the terminology used by Burgundian writers to describe the process, see R. E. Straub, David Aubert, escripvain et clerc, Amsterdam and Atlanta, 1995. 15 The quotation is from B. Buettner, « Profane Illuminations, Secular Illusions: Manuscripts in Late Medieval Courtly Society », Art Bulletin, 74, 1992, p. 75-90 (p. 80). 16 All quotations from the Florimont are from Paris, BnF, ms. fr. 12566, and have been regularised according to standard editorial practice. Translations are my own. The full set of miniatures from the manuscript are reproduced online via the BnF’s database of images: see http://mandragore.bnf.fr (accessed 15th December 2013).

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consuming the past and dressing the stage En l’an de l’incarnation de nostre sauveur Jhesucrist mil iiiic xviii, ou mois de septembre me partis du pais de Picardie, ayans l’eage de xviii ans et je me mis en le compaignie de pluiseurs chevaliers escuiers, natifs des pais de Bourgogne et d’ailleurs en l’intention de faire et acomplir le saint voyage doutremer pour parvenir en la sainte chitez de Jherusalem. (fol. 1r) [In the year of Our Lord 1418, in the month of September, I left Picardy at the age of 18 and fell in with a group of knights from Burgundian territories and elsewhere, all of whom intended to make the holy voyage overseas to the Holy City of Jerusalem.]

The idea for the story he is about to recount came to him some 30 years previously, when he uncovered his deliciously obscure subject-matter languishing in a library: Et nous estans en la ditte chitey et que la estiemmes a sejour tresdesirans de tout mon coeur de enquerir et savoir les coustumes et merveilles du pais de Grece […] me delittoye de enquerrir les histoires et merveilles adventures et haulx fais advenus et achevés par la chevalerie grigoise qui jadis fu moult hault eslevee par tous rengnes, et en enqerrant des choses dessus dittes entre pluiseurs volumes de livres qui me furent monstré choisy ung petit livre escryt, translaté du grec en latin lequel traittoit la venue d’aulcuns rois de Machedonne desquelx dessendy le treshault empereur Alixandre le Grant. ( fols 1r-1v) [And so we found ourselves in the aforementioned city, and there we were destined to stay. I wanted with all my heart to learn something of the customs and wonders of Greece […], and so I amused myself by digging out the stories and the marvellous adventures which befell Greek knights, and the noble deeds they performed – for long ago these knights were held in very high esteem. And as I looked into these matters I chose, out of several volumes which were shown to me, a small manuscript book which had been translated from Greek into Latin and which told of the ancestry of various kings of Macedonia, from whom descended the most exalted emperor Alexander the Great.]

He elects to translate this fictitious fictional text, presumably to bring it out of oblivion and to allow it to appeal to a receptive new audience. And the fact that this doubled description of the ensuing text’s genesis is set alongside a representation of Philip the Good’s arms – nestled in the prose’s initial letter « E » – makes clear the vital importance of this past framing the Burgundian sense of self, and the function fulfilled, further, by the medieval book in the mediation of identity through the performance of past glory allied with contemporary display. A useful, if perhaps unconvential, way of thinking of this union of display and pastness and how it functions for the Burgundian court and its developing sense of political and personal identity is via questions of heritage, and especially heritage cinema. Heritage cinema provides a mediated – mediatised – view of the past as no longer retrograde (though the charge of nostalgia, meant negatively, has been levelled at the output of Merchant Ivory)17, but rather as memorialising or generative. While I do not wish to make the dangerous and anachronistic move of allegorising the mises en prose in terms of heritage cinema, and in particular without wanting to suggest any sense in which the fifteenth-century Burgundian experience is comparable to horrific events like the Shoah, I nonetheless find much that is illuminating in this 17

See J. de Groot, Consuming History, Abingdon, 2008, and E. Voigts-Virchow, « Heritage and literature on screen:

Heimat and heritage », in D. Cartmell and I. Whelehan, The Cambridge Companion to Literature on Screen, Cambridge, 2007, p. 123-137 (p. 128).

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rebecca dixon approach for an understanding of the transformative effect on the present of the past as articulated in the Burgundian material book. Discussing 1990s Holocaust cinema, Lutz Koepnik sets out the issues pertinently: Rather than simply seeing the heritage film as a genre whose high production values, use of recognizable stars, lavish mise-en-scène, and polished camera-work aestheticize the past, recent critics have directed their attention to how heritage films … often challenge certain mainstream conventions. [...] What is remarkable about German cinema’s recent return to the past is that many of these films discover relevant heritage values in the sphere, not only of material objects, historical décor, and atmospheric textures, but in symbolic expressions and counter-factual models of social accord18.

« Symbolic expressions and counter-factual models »: this is key. The text presented to Philip is to be understood not simply as containing a pleasing narrative or attractive images – though of course it did do this as well. Rather, the invocation of the past in the cultural product derived from the process – as the Burgundian book, so the late twentieth-century film – helps shape and transmit attitudes and identity through reproducing and reconfiguring authenticity and challenging conventions. In what follows, I demonstrate how – and why – this happens in the manuscriptural blockbuster that is BnF 12566, and the role costume has to play in this.

Figure 1: Paris, BnF ms. fr. 12566, fol. 248r, Image © Bibliothèque nationale de France

18 « Reframing the Past: Heritage Cinema and Holocaust in the 1990s », New German Critique, 87, 2007, p. 47-82 (p. 55-6, 58).

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consuming the past and dressing the stage As I noted above, the placing of the Florimont text under the authority of Philip the Good’s arms highlights the importance of the past in the creation and transmission of modernity, in both the global terms I mentioned previously and in more punctual ways. Philip’s arms at the head of this text – which tells the story of the grandfather of Alexander the Great, who was, we recall, a member of the Nine Worthies and an honorary Burgundian by appropriation – make plain the importance in this context of genealogy, both real and aspirational19. This is brought out in text and image in BnF 12566, in both the « Babylonian » framing of the main narrative, in which the relationship between fathers and sons is essential for regal patrilineal progression and for the advancement of the narrative, as well as in the story proper, in which Florimont’s relationship with his father is crucial to issues of state-building. Nowhere is this father-son progression more clearly shown in the Florimont than in deathbed scene like the one shown in Figure 1. Two of these appear at the close of the text, and offer an overt figuration of the transmission of power through lineage: in Figure 1, we see the dying Florimont, in the presence of his disconsolate barons, passing on advice for good governance to his son Philippe; while in the miniature that follows this on fol. 249v Florimont has summoned the last of his strength to hand over his crown to Philippe in a makeshift coronation ceremony. These miniatures, as a reflection of the text which they illustrate, must surely have appealed to the mid-century Philip as he saw his son Charles the Bold growing to maturity, and the moment at which he would need to hand over the baton of leadership approaching ever more quickly. Seeing a hero from the past in the same role – and thereby seeing his own lineage in action – could only have sweetened the moment, and reassured the duke that Burgundy would thrive after his death20. Alongside the authority of the pseudo- but real-seeming Babylonian past, and alongside the securely « Byzantine » setting of the work, another aspect of literary genealogy seems to have presented itself serendipitously to our author. The appeal of the ‘matiere de Bretagne’ – that is, Arthurian or Celtic-derived material – as well as this ‘matiere de Troie’ is clear in the text, in ways which call to mind the Paston description of court festivities with which I opened my discussion. This material is present, in text and image, through motifs like the premonitory dream (illustrated on fol. 26v), the Arthurian-sounding names of characters like the Demoiselle de l’Ile Celée who breaks Florimont’s heart and very nearly his chivalric spririt, or the typical chivalric trials common to Arthurian romance (and indeed familiar in the mise en prose corpus, in which chivalry is frequently figured and reappropriated for the Burgundian cause), such as the killing by Florimont of a populace-threatening monster (seen on fols 33v and 36r), or a giant (fol. 63r). This doubled genealogical turn in the text, and the illustrator’s keenness to keep up with the author in his miniatures might suggest a problematically craven desire on the part of scribe and artist to curry favour with a duke whose tastes for such things was well documented – the vasteness of pasteness, in other words, expressed potentially confusedly and indiscriminately for material gain. This would indeed be troubling, and culpable, were it not for the fact that something more subtle is in play in the co-mediation of pastness in the 19

On the Nine Worthies, see H. Schroeder, Der Topos der Nine Worthies in Literatur und bildender Kunst, Göttingen, 1971. For the wider use of illustrious figures from the past in Burgundian myth-making, see for example G. Doutrepont, « Jason et Gédéon, patrons de la Toison d’Or », in Mélanges Godefroid Kurth, 2 vols., Liège/Paris, 1908, II, p. 191-208; id., Les mises en prose; id., La littérature française; and S. Hériché-Pradeau, Alexandre le Bourguignon. Étude du roman Les Faicts et les Conquestes d’Alexandre le Grand de Jehan Wauquelin, Geneva, 2008. 20 This, of course, would turn out to be not quite the case: the rule of Charles the Bold, cruelly curtailled by his untimely death in the Battle of Nancy on 5th January 1477, was not Burgundy’s finest hour. See R. Vaughan, Charles the Bold. The Last Valois Duke of Burgundy, Woodbridge, 2002.

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rebecca dixon text and images of BnF 12566. This concerns the representation of individuals in/and their clothes, to which I will devote the remainder of this chapter. Let me return briefly to the notion of the heritage film, for it gives us once again a useful way into a discussion of what clothes and the costumed figure are made to do in the Florimont, and how this relates to pastness. Talking about the mediation of the past in costume film in general, and in The Age of Innocence (Martin Scorsese, 1993) in particular, Stella Bruzzi remarks on « an obsessive attention to minutiae and authenticity, as if the spectator has been invited to observe the meticulous dissection of nineteenth-century manners, cuisine, and clothes in order to both revel in them and recognise their role as signifiers21 », which chimes well with the fifteenth-century evidence. What the images of the clothed body in BnF 12566 reveal is not a straightforward aestheticisation of the past – though one could argue that the aesthetic, in which we might revel, cannot be absent from these visual representations in this luxury artefact –, but rather a challenge to and reconfiguration of aspects of the prior twelfth-century narrative through the evocation of the past, and in ways that speak to the court for which the text, images, and material book were produced. In this instance especially, the past figures come to have meaning through the representational strategies used in their depiction, such that they come to exceed the mere narrative container. As Buettner puts it, « the representation of historic personages ... created objects of cognition rather than mere recognition, and forced beholders to recompose their intermittent view of the past, to construct their memoria rerum gestarum according to compelling new visual evidence22. » This allows for a certain joined-up thinking about the past, as we shall see. Some critics of the mise en prose manuscripts – and especially of ones produced, like the Florimont, by the Wavrin Master – have expressed a certain consternation that, though we are dealing with « past » scenarios (whether that past be Byzantine, as here, or Carolingian or Castilian as in other texts of the corpus), the actors in the drama as depicted in the miniatures look, by and large, like contemporary Burgundians. And yet further criticisms levelled, whether of dress, or for example the evocation of places and cityscapes, tend, paradoxically and unreflectively, to concern anachronism. This is a curious stance, particularly in the case of the Wavrin Master: even the most cursory glance at his work would suggest that a documentary realism or mimetic representation of people, places and objects are not his concerns. He works in an apparently simple style that has often been described as cartoon-like23; but in the very simplicity of his sketchy lines, low colour saturation, and reduced articulation of detail, lies his complexity, and his modernity in the context of contemporary art at the fifteenth-century Burgundian court. Through a sort of visual praeteritio he makes the viewer work at the proper interpretation of the image and, in so doing, makes those images « objects of cognition rather than mere recognition ». His miniatures do not show luxury overtly, they mediate it; and the same can be said of their approach to reality. His work is deeply and deliberately representational; and his illustrations, in their depiction of dress in particular, « cannot be dismissed as anachronistic or picturesque: they attest to a specific historiographic conception whereby the scenery of past events was equated with contemporary ones and, by extension,

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Undressing Cinema. Clothing and Identity in the Movies, Abingdon, 1997, p. 51. « Profane Illuminations, Secular Illusions », p. 80. 23 See for example P. Schandel in Miniatures flamandes 1404-1482, ed. B. Bousmane and Th. Delcourt et al., Paris/ Brussels, 2011. « La stylisation, rendue possible par la technique du dessin mais poussée à un point extrême par un esprit narquois, rapproche le maître des cartoonistes, des faiseurs de bandes dessinées, voire des caricaturistes » (p. 359). 22

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consuming the past and dressing the stage with the world of the onlooker24. » If we turn our attention now to the costume in the Florimont, it will become clear that its representation, far from being anachronistic, underlines key aspects of the role of the past in Burgundy, and how it is made to speak to « the world of the onlooker », to his identity and to the broader context of the Theatre State.

Figure 2: Paris, BnF ms. fr. 12566, fol. 211r, Image © Bibliothèque nationale de France As well as being crucial to the narrative progression of the story – Florimont’s disguise as a cloth-merchant secures the audience with Rommadanapple which in turn secures their union from which springs the rest of the story and its genealogical import (fol. 139r ff ) –, clothing figures heavily in the Wavrin Master’s miniatures in BnF 1256625. Presented here are four categories of dress – non-élite/urban, historicising, fashionable (and its corollary), and the « glorious » – of which the last two are most closely connected to my discussion in this chapter. While it is an interesting and underworked area, and while the Wavrin Master’s depictions of it share the verve of his other representations of costume, non-élite/urban dress (of which examples can be found on fols 13r and 88v) can be put to one side here as, precisely, it is not generally worn by the upper echelons of society to whom the manuscript is directed. Histor-

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Buettner, « Profane Illuminations, Secular Illusions », p. 81. The topic of dress in medieval French romance has been the subject of much critical interest in recent decades, though much of this has focused principally on the earlier period. See, for example, E. J. Burns, Courtly Love Undressed: Reading Through Clothes in Medieval French Literature, Philadelphia, 2003, and M. L. Wright, Weaving Narrative. Clothing in Twelfth-Century French Romance, Philadelphia, 2009. On the later period, see S. Crane, The Performance of Self. Ritual, Clothing and Identity During the Hundred Years War, Philiadelphia, 2002. For dress in Burgundy, in text and (primarily) image, see inter alia J. Baylé and M. Beaulieu, La Costume en Bourgogne de Philippe le Hardi à la mort de Charles le Téméraire, Paris, 1972, M. Scott, Late Gothic Europe (1400-1500), London, 1980, A. H. van Buren, « Dress and Costume », in Les Chroniques de Hainaut ou les ambitions d’un prince bourguignon, ed. P. Cockshaw and Ch. van den Bergen-Pantens, Turnhout, 2000, p. 111-117, and S. Jolivet, « La construction d’une image : Philippe le Bon et le noir (1419-1467) », in Se vêtir à la cour en Europe (1400-1815), ed. I. Paresys and N. Coquery, Villeneuve-d’Ascq, 2011, p. 27-42. 25

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rebecca dixon icising dress, that exotic and eclectic admixture of very old-fashioned western garments, current western shapes, and garments with imaginary detailing, or detail that can be culturally marked like stripes26, might seem to lend itself to an examination of pastness in dress; but in the Florimont this category of dress is worn exclusively by non-Burgundians, like the beturbanned Dame de Carthage in her striped robe giving Florimont a box of unguent on fol. 200v, or her husband the Emir receiving a deputation on fol. 211v (Figure 2) in his long embroidered or embossed robe, alongside his courtiers in exotic hats and his jester in mi-party27, and is used to mark them out as obviously – and often dangerously – different. For these reasons, more pertinent to a discussion of pastness and identity is a comparison of fashionable dress and what I shall be terming « glorious » clothing.

Figure 3: Paris, BnF ms. fr. 12566, fol. 92v, Image © Bibliothèque nationale de France These two categories are, at first glance, quite similar, but as I will highlight presently, one important distinction between them proves to be key. Let us look first at fashionable dress, as seen in Figure 3. Here, Florimont (still in his guise as the Povre Perdu) and his knights are receiving new suits of clothing via Dulfis: Nulz ne remaint en la sale fors le Povre Perdu, Cacopedye et Dulfis leur hoste, lequel le Povre Perdu appella et luy dist: « Biaux hostes, je vous prie, dittes moy se les robez et abillemens que ordonné vous a esté, se faittes sont – Sire, ce dist Dulfis, touttes sont prestes pour vestir telles que avés ordonné.

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On stripes, see M. Pastoureau, L’Étoffe du diable. Une histoire des rayures et des tissus rayés, Paris, 1991. On this subject, and on hats in particular, see J. Kubiski, « Orientalizing Costume in Early Fifteenth-Century French Manuscript Painting (Cité des Dames Master, Limbourg Brothers, Boucicaut Master, and Bedford Master) », Gesta, 40, 2001, p. 161-180. 27

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consuming the past and dressing the stage » Alors les envoya querir et les fist touttes apporter. Touttes estoyent de soye et d’une couleur, puis ordonna le Povre Perdu que au duc et a ceulx qui la furent fust a chascun sa robe baillye. ( fol. 92v) [There was no-one in the room besides the Povre Perdu, Cacopedye and Dulfis their host. The Povre Perdu summoned Dulfis, and asked him: « Fair host, I beg of you, tell me whether those outfits and accoutrements that were ordered from you have been made. » « My lord, » said Dulfis, « they are all ready to wear, and just as you specified. » So he sent for them and had them all brought to him. They were all made of silk, and all the same colour; so the Povre Perdu ordered that the duke and all who were present were given their suit of clothes.]

The image reflects precisely the information given in the text about the garments – all the knights are dressed in the same colour short robes, and that the items have been specially made for them is signalled by the presence of the tailor, complete with shears, in the left foreground, adjusting the all-important pleats on the back of the knight so that it fits him well and reflects the fashion of the day in the Burgundian territories. This sort of attention to detail – the excessively short robes, the significance of the right degree of pleating, the suggestion of opulent figured silk in the surface decoration applied to the green suits – is typical of the Wavrin Master’s style: reality is suggested through exaggeration, and pastness is conveyed via a thoroughly modern artistic means, in ways that link explicitly Burgundian heritage and contemporary identity.

Figure 4: Paris, BnF ms. fr. 12566, fol. 176v, Image © Bibliothèque nationale de France

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rebecca dixon Yet what is curious is the fact that we do not see more of this sort of depiction of characters in clearly contemporary dress: if the purpose of these reconfigurations of historical figures in manuscripts like BnF 12566 is to ally them with modern-day Burgundians, the relative lack of images like Figure 3 might give pause for thought. But a consideration of the kind of garments in which we do find these honorary Burgundians clothed makes sense of the Wavrin Master’s policy, and its importance for an understanding of identity as shaped via this book. The garments that tend to be worn are what I have called « glorious ». This category of clothing involves aspects of the historicising and the fashionable, but the difference here is one of degree, and of semiotics. It involves the wearing of items which are ontologically possible, but whose portrayal marks a step up even from the fashionable finery seen in the « giving of clothing » miniature in Figure 3. We see this sort of « glorious » clothing being worn exclusively in the Florimont manuscript by characters who have, or who are operating in scenes which have, a public, ceremonial, or genealogical importance. And once again, in the Wavrin Master’s hands this semiotisation of clothing assumes a greater weight. Through line is conveyed lineage. Figure 4, for example, shows the marriage-cum-coronation of Florimont and Rommadanapple by King Philippe, described thus in the text: Quant est aux atours et riches vestemens dont l’espouzee fu vestue et paree et la roïne et touttes les dames, trop vous porroye annuyer a le vous dire. Quant est de la biaulté de la jone roÿne, il n’est aujourd’uy paintre qui tant seuist procurer que sa belle face seuist paindre, tant y avoit ouvré Nature que nulz n’y seuist que amender. Quant est de la biaulté Flourimont, de plus bel home ne seuist on querre ne trouver de touttes choses, ne plus raemply de bonnes vertus, sy furent moult bien assemblé. La a che disner fu moult grant la joie et la feste. Moult riche court tint ly rois Philippes pour l’amour du roy Flourimont. La fu donneé le vair et le gris et les mantiaulx d’ermins, sy fu fort largesse criee. ( fols 177r-177v) [As for the fancy outfits and opulent clothing that the bride, the queen and all the ladies wore – well, I would bore you to tears if I gave a full description. And as far as the beauty of the young queen is concerned, there is no artist working today, however hard he might try, who could adequately depict her comely face, for Nature had worked so hard on it that it could not be improved upon. And as far as Florimont’s beauty is concerned, you would never hope to a more felicitous assemblage of beauty and of virtue than was found in this individual. They dined there in joyous revelry second to none. King Philippe held most opulent court for love of King Florimont. White and grey squirrel fur were given as gifts, along with ermine cloaks, and enthusiastically affirmed the King’s largesse.]

The link between clothing and the ceremonial made explicit in the text is underlined in the accompanying miniature: while some members of the group on the left wear fashionable garments like the short robe and matching mantel, what is stressed above all here is the significance of the couple’s finery and its import for lineage. Both Florimont and Rommadanapple wear apparently outmoded, even historicising dress – Florimont’s long dagged robe, his spouse’s voluminous, early fifteenth-century garment –, but they wear obviously, and carefully depicted, luxurious fabrics which signal their wealth and concomitant value, and which, in the case of Rommadanapple’s dress especially, echo the covering of the throne behind Philippe and to which they are about to accede.

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consuming the past and dressing the stage

Figure 5: Paris, BnF ms. fr. 12566, fol. 3v, Image © Bibliothèque nationale de France But the function, and the meaning, of the « glorious » is heightened further when it is used in scenes with this mixture of ceremony and genealogy which also have strong visual echoes with scenes from other manuscripts: notably, with presentation miniatures. Unlike his contemporaries, the Wavrin Master’s practice is not to have these lavish scenes of an author commending his book to its noble recipient at the beginning of his text28; but he uses compositions, like the one in Figure 5, which obviously trope on these scenes, throughout his œuvre and with carry a similar valency to them. In this image, King Madian is giving his two sons their legacy in the presence of his barons, shown on the left. The king is seated on his throne, and is wearing the long robe common to glorious attire and appropriate to the gravitas of his position, while his sons – on the right, each holding a hawk – wear a representation of fashionable attire. What links the past of Madian and his entourage and the future of Seloc and Philippe is the similarly opulent surface detail applied to their garments: though differently shaped, all the items of clothing thus coalesce in a unified depiction of court glory at the beginning of the manuscript and which is echoed at the end, on fol. 249v as noted above. Glorious clothing thus mediates between past, present and future both within the text and outside of it. The Wavrin Master’s technique of applying more surface detail to those miniatures in which the genealogical import is heightened, and whose semiotic and metatextual depth is greater, encapsulates his value as an artist in this particular milieu. In these miniatures,

28 For an example of the type of presentation miniature referred to here, see Vienna, ÖNB 2549 (Girart de Roussillon), fol. 1r. Only one extant Wavrin Master manuscript can be assumed to have contained a presentation miniature: this is the Roman de Buscalus, produced for Philip the Good and conserved as Paris, BnF, ms. fr. 9343-9344. However, the first folio is torn, and only a fragment of the image remains. On the presentation miniatures generally, see C. Stroo, « Bourgondische presentatietaferelen: boeken en politiek ten tijde van Filips de Goede en Karel de Stoute », in Boeken in de late Middeleeuwen. Verslag van de Groningse Codicologendagen 1992, ed. J. M. M. Hermans and K. van der Hoek, Groningen, 1994, p. 285-298.

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rebecca dixon the surface of the historical moment encapsulated in the text becomes the current manifestation of a much larger history, of a chronological depth. What the Wavrin Master has done with his creative reimaginings in watercolour of aspects of the past in the narrative which his illustrations accompany, and for the court in which he worked, is to produce not a simple aestheticisation of « the olden days » in his evocation of material objects, lavish décor or intertextual motifs. He has gone further than this, in inviting reflection through his mediation of that past on what that prior time means for the present and the future of Burgundy. The revivifying of figures from history with presumed or actual genealogical links to the Burgundian court as « objects of cognition » in the text and image goes beyond mere semiotisation, and speaks to the display culture so vital to this courtly context. Through their place in this text, in this codex, and in this bibliophile milieu, the Wavrin Master’s miniatures confer on BnF 12566 its particular meaning in and for the here and now. The stage of the Burgundian Theatre State is dressed; pastness, in this way, becomes current, and the old book becomes a contemporary consumable good, a luxury object. Only by viewing the Burgundian relationship with the past in text and image as a subtle and multi-layered process can we begin to understand more fully its role in the creation of this most aspirational of curial milieux. As John Paston might almost have said, « J here never of none lyek to it, save Dwyk Philips cort ».

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Adriane Boussac

Ses gans es mains cousuz a or : Le gant, support de l’identité noble dans quelques textes des xiie et xiiie siècles1 Dans la société médiévale, le gant fait partie intégrante du « système de la mode », selon la formule de Roland Barthes, et constitue un accessoire indispensable du costume de fonction et d’apparat. Selon R. Barthes, « l’objet culturel possède, par sa nature sociale, une sorte de vocation sémantique : en lui, le signe est tout prêt à se séparer de la fonction et à opérer seul, librement, la fonction étant réduite au rang de postiche ou d’alibi »2. Les accessoires apparaissent ainsi comme des éléments de premier ordre dans le costume, ils permettent d’exposer une certaine richesse en s’attachant à des endroits stratégiques du corps : tête, taille, mains et pieds. Le gant est un objet commun très répandu dans la société aristocratique médiévale et apparaît comme le support privilégié d’idées et de valeurs qu’elle véhicule. Au Moyen Âge, les vêtements de parure sont dotés d’un certain nombre de signes exhibés par le porteur et spontanément identifiés par la société, à la manière des armoiries que toute la noblesse savait déchiffrer. Le gant s’inscrit durablement dans ce système de mode et devient même un des accessoires fétiches du costume aristocratique. Mais la particularité du gant réside dans sa faculté à dépasser son rang d’accessoire pour s’enrichir d’une dimension emblématique et symbolique. Comme l’a souligné Michel Pastoureau, le gant médiéval est : « à la fois un instrumentum, un signum et un ornamentum ». Ces trois significations apparaissent comme inextricablement liées. En effet, le gant-instrumentum constitue un outil de protection des mains pour mener à bien toutes sortes d’activités agricoles et pour se prémunir de la rigueur du froid. Mais il est surtout un signum, à la fois signe (« fonction de connaissance, d’information ou de représentation du réel  »)3 et symbole (fonction de reconnaissance ou de communication entre sujets4). Il joue ce rôle au sein du rituel, en liant les membres d’une même communauté et en marquant visiblement son action sur les partenaires. Le signum sous-tend l’ornamentum (le gant comme marqueur social). Il nous semble nécessaire, pour une étude sur le gant, de bien déterminer ce que sont l’emblème et le symbole au Moyen Âge. Nous suivrons pour cela la définition qu’en donne Michel Pastoureau, « l’emblème est un signe qui dit l’identité d’un individu ou d’un groupe d’individus : le nom, l’armoirie, l’attribut iconographique sont d’abord des emblèmes. Le symbole au contraire a pour signifié non pas une personne physique

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Je tiens à remercier les trois organisateurs de ce colloque de m’avoir permis de participer à cette rencontre ainsi que Mme Sophie Albert et Mme Catalina Gîrbea d’avoir accepté de relire la première version de ce travail et de m’avoir fait part de leurs précieuses remarques. 2 R. Barthes, Système de la Mode, Paris, 1967, p. 267. 3 I. Rosier-Catach, La Parole efficace : signe, rituel, sacré, Paris, 2004, p. 483. 4 Idem.

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adriane boussac mais une entité abstraite, une idée, une notion, un concept »5. Le gant, comme d’autres signes, joue un rôle ambivalent en combinant au sein d’un même rituel sa valeur d’emblème et de symbole. Dans la littérature médiévale, ces deux dimensions sont mises en scène de façon plus systématique et insistante encore que dans la réalité. On constate, en effet, dans les récits, que généralement le gant révèle moins la personne que le statut social. Par ailleurs, compte tenu de la rigidité de la codification de ses usages, le gant n’entre que rarement dans la sphère de l’intime. En effet, qu’il soit donné, reçu ou jeté, il renvoie à un ensemble spécifique de valeurs. Celles-ci s’expriment dans un certain nombre de cérémonies féodales mettant en scène deux personnes qui se jurent fidélité par la remise d’un objet (bâton, anneau et gant). Le gant s’adapte à de nombreux contextes mais conserve une signification constante dans la plupart des rituels. Ces valeurs, l’honneur, la fidélité et l’autorité, investissent tour à tour le gant pour constituer le socle identitaire d’un même groupe : la noblesse. Par ailleurs, si l’on suit la théorie du signe établie par C. Pierce, un lien particulier lie le gant à la main. C. Pierce y repense plusieurs notions dont l’icône : celle-ci met en relation deux objets en révélant entre eux un rapport de ressemblance sensible. Selon cette définition, nous pouvons affirmer que le gant constitue une icône de la main. En vertu de ce statut, le gant peut se faire image mobile du corps. Réceptacle de l’identité sociale d’une personne, il peut figurer le corps, et passant, l’autorité de son possesseur. Sans prétention à l’exhaustivité6, nous voudrions présenter quelques aspects du gant comme support de l’identité noble dans les textes littéraires. En effet, le gant, cette main qui se détache de son corps réel, devient un élément visible qui marque l’identité. Il apparaît tout d’abord comme un accessoire de la distinction aristocratique. Ce rôle de marqueur de l’identité noble semble de plus fortement lié à l’image du gant comme représentation de la détention de la terre. Il figure, enfin, un signe de l’identité personnelle, en représentant à la fois le corps de son possesseur et en s’inscrivant au sein d’une logique emblématique. Le gant, marqueur du statut social Donné ou porté, le gant constitue un élément visible qui permet d’identifier ceux qui en disposent. Ce n’est qu’à partir du XIIe siècle qu’il devient l’un des attributs privilégiés de la noblesse et marque ostensiblement l’appartenance de son possesseur au groupe aristocratique. Au Moyen Âge, le gant se constitue progressivement comme un emblème conventionnel de la noblesse, probablement en raison de certaines occupations nobles telles que la chasse au vol ou la guerre, qui exigent l’usage de gants. Chasser demande du temps et de l’argent et, pour cela, ce loisir restait réservé aux seuls nobles. Avoir un faucon à son poing nécessite le port 5

M. Pastoureau, «  Symbole  », article du Dictionnaire raisonné de l’Occident Médiéval, dir. J. Le Goff et J.-C. Schmitt, Paris, 1999, p. 1098-1099. 6 Le gant joue un rôle capital au sein de plusieurs épisodes littéraires très célèbres, notamment la mort de Roland à Roncevaux et la découverte des amants Tristan et Yseut par Marc dans la forêt du Morrois. Nous ne n’étudierons pas ici la place du gant dans ces passages qui mériterait à elle-seule un article. En tant qu’objet donné, le gant transforme l’identité des individus en les inscrivant au sein d’un système hiérarchique. En effet, le don repose sur un échange et exige une réciprocité, laquelle crée un contrat entre le donneur et le receveur. Cette nécessité de la réciprocité du don lie deux personnes par le biais de l’objet remis qui symbolise cette dette créée ; puisque le receveur devient l’inférieur du donateur et lui doit quelque chose, cette dette doit être épongée selon les codes sociaux. Comme l’affirme M. Mauss « en cela, la générosité, loin d’être libre et indéterminée, est clairement réglée par le désir de soumettre celui auquel on donne, et d’imprimer sur une lui une forme de pouvoir » (cité par Bruno Karsenti, dans Marcel Mauss. Le fait social total, Paris, 1994, 128p. ; p. 24).

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ses gans es mains cousuz a or d’un gant en cuir épais : la chasse à l’oiseau (qu’il s’agisse de faucons, éperviers ou autours) est donc associée à la paire de gants. L’homme noble, adepte de fauconnerie, devient ainsi une figure récurrente dans la littérature qui associe à cet oiseau un type précis de personnage : le jeune noble beau et courtois. Le roman de Renaut, Galeran de Bretagne (début du XIIIe s.) conte l’histoire d’amour de Galeran et de la belle Frêne. La déclaration d’amour de la jeune fille se tient dans des circonstances très détaillées : Ung pou aprés le jour de may / Qu’on oit la maulviz et le gay, / Li orieus les chans commence / Et li roussigneul plede et tence / Par ces boys et sa joie maine ; / La doulce ceson nous ramaine / Herbe en verdeur et fleur en prez / Que li temps redevient temprez / Et yver repont sa froidure / […] / Est Fresne qui tant est apperte / Matin levee et hors yssue. / D’une chemise bien tyssue, / Blanche et souef, pare son corps, / Par les coustures per li ors / […] / Ainsi encore Galeren / Com je la vous ay devisee / Cil l’a bien de l’ueil ravisee,/ Qui est comme haulx homs atournez, / […] / ses gans es mains cousuz a or, / Ung espervier de plume sor / Tient sur son poign bien affaitié7.

La jeune fille bien apprêtée, modèle de vertu et de beauté, s’avance vers son ami, lui aussi magnifiquement vêtu, portant une couronne de fleurs. Galeran porte des gants tissés d’or et sur son poing, un bel épervier. La description de Renaut plonge le lecteur dans ce monde bucolique, propre aux amours courtoises. Les gants de Galeran renvoient à la richesse du jeune homme (ses gants sont cousus d’or et s’accordent parfaitement avec le reste de son costume), à sa noblesse (il porte un faucon et le texte dit qu’il est habillé comme un homme noble) et à sa démarche courtoise (il s’est soigneusement vêtu pour rencontrer son amie, un matin de printemps). Ainsi, porter l’oiseau sur sa main gantée constitue un signe important de prestige ainsi que le marqueur d’un statut particulier. Dès le XIIe siècle, l’oiseau s’installe sur le poing de nombreux nobles gens, aussi bien dans les représentations officielles, (sceaux équestres et ceux des nobles dames), que littéraires, (chevalier, roi ou amant). Le port du gant permet de révéler cette noblesse qui repose sur la naissance, le pouvoir et la richesse8. Deux de ces valeurs essentielles, la richesse et le pouvoir, peuvent s’exprimer par le gant, en tant qu’il est un attribut, signe distinctif conventionnel. La noblesse médiévale n’a pas seulement entretenu un lien privilégié avec le gant, c’est elle qui lui a donné son existence symbolique. Elle a permis à cette humble enveloppe de cuir de se diffuser rapidement dans la

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Renaut, Galeran de Bretagne, éd. J. Dufournet, Paris, 2009, 601p. ; v. 1983-2061, p. 172-177 : « C’était au mois de mai, peu après qu’on entend la grive et le geai, et que le loriot commence à chanter, et que le rossignol, dans les bois, engage ses débats, débordant de joie. La douce saison nous ramène l’herbe dans toute sa verdeur et couvre les prés de fleurs, car le temps redevient clément et l’hiver refoule sa froidure. […]. C’est alors que Frêne, qui est si habile, s’est levée de bon matin pour sortir, parée d’une chemise finement tissée, blanche et lisse dont les coutures laissent voir l’or. […]. C’est ainsi vêtue qu’elle rencontre Galeran, qui l’a longuement contemplé. Habillé à la manière d’un noble personnage, […], il porte aux mains des gants cousus d’or et tient sur son poing un épervier au plumage brun qui a été bien dressé ». 8 Comme l’écrit Martin Aurell, ces trois critères peuvent nous permettre de comprendre ce qu’était la noblesse au XIIe siècle et comme elle s’était constituée : « d’abord la gloire de ses ancêtres rejaillit sur le noble (…). Ensuite, dans une société sans État, ce qui commandent, contraignent et punissent, exerçant la violence par les armes, s’arrogent la noblesse (…). Enfin sans être déterminante, une certaine forme de richesse doit être retenue à l’heure de définir le noble : la possession de la terre, cultivée par des paysans à son service, lui permet de vivre de rentes, s’adonnant librement aux activités militaires. Elle lui facilite un train de vie dépensier : ostentation et largesse, qui assurent une distinction vis-à-vis du commun des mortels, sont des valeurs-clefs de la mentalité aristocratique  » (M. Aurell, La Noblesse en Occident (Ve-XVe siècle), Paris, 1996, p. 5-6).

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adriane boussac société médiévale et de devenir l’insigne de richesse et de puissance sociale. Dans une description littéraire, présenter un personnage ganté permet de signifier clairement sa condition sociale. Nul besoin de préciser l’état noble du personnage, son costume le dit déjà, et c’est au lecteur de décrypter l’ensemble de ces signes qui sont aussi forts que le langage verbal. Comme l’explique Francis Dubost, « le couple conceptuel majeur [...] est le rapport entre représentation et signification. Il nous conduit à examiner ce qui fait signe dans le récit, et en particulier le langage de ces choses muettes qui « parlent » sans parler, les gestes, les corps, les parures, les vêtements, les armes, les objets, le décor. Ce langage des signes se perçoit selon divers codes d’interprétation autorisés ou non par le texte [...] »9. Le gant, en tant qu’accessoire, surplus du costume, constitue un vecteur de différenciation pour qui le glisse à sa main ou à sa ceinture. Dans Les Premiers Faits du roi Arthur, roman en prose du XIIIe siècle, un épisode conte la conception du chevalier Hector des Mares, fils du roi Ban de Bénoïc et de la Dame des Marais. Pour permettre cette rencontre, Arthur se rend à la cour du roi Ban, accompagné de Merlin et celui-ci décide de se métamorphoser en jeune homme. Le texte le décrit ainsi : Et les .III. Puceles, qui tant estoient avenans, furent en estant devant les .ii. Rois et devant Agravadin, et Merlin avoec eles, qui s’estoit mués en samblance d’un jovenencel de .xv. ans, et avoit vestu une cote corte mi partie de blanc et de vermeil et ot chaint un baudré de soie qui bien avoit .ii. Dois de lé, a menbres d’or de lieu en liu, si i pendoit une aumosniere a or batue d’un samit porpre, et ot .ii. gans par deriere soi pendus. Et ot le chief blont et crespé et les ex vairs et gros en la teste. Et tailloit devant li roi Ban as jenous10.

Honoré de la charge d’écuyer « tranchant », Merlin porte le costume complet du beau jeune homme courtois dont une paire de gants pendus à sa ceinture. Le gant dit l’identité apparente de ce jeune homme et constitue un attribut implicite de sa noblesse. Spécifier le statut apparaît comme capital dans les textes du Moyen Âge, où les relations sociales sont régies par une hiérarchie stricte. Comme l’écrit Marie Cazenave, les personnages doivent « être perçus dans leur vie au sein de leur groupe, selon leur état et leur âge »11. Les « détails » sont rarement neutres dans la littérature médiévale, ce sont des signes qui révèlent ce que, parfois, ni les paroles des personnages, ni la voix du narrateur, n’indiquent explicitement. En effet, le gant ne constitue pas seulement un détail répondant à une logique d’imitation du réel, de mimésis. Au sein des œuvres médiévales animées par une volonté d’établir divers degrés de compréhension de la représentation, le détail du gant tenu ou donné semble toujours relever d’un autre but, d’une mise en scène idéologique. Ainsi, un détail, en apparence transparent, constitue souvent un indice latent des valeurs propres d’une époque.

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F. Dubost, Le Conte du Graal ou l’art de faire signe, Paris, 1998, p. 49 Le Livre du Graal, t. I, Joseph d’Arimathie, Merlin, Les Premiers Faits du roi Arthur, éd. D. Poirion et alii, 2001, Paris, p. 1519 : « Les trois jeunes filles si avenantes étaient debout devant les deux rois et devant Agravadain en compagnie de Merlin qui avait pris l’apparence d’un jouvenceau de quinze ans. Il avait revêtu une courte cotte mi-partie blanc et vermeil et ceinte d’une cordelière de soie d’au moins deux doigts de large avec par endroits des garnitures en or. Une aumônière d’or battu et de soie pourpre y était suspendue ainsi qu’une paire de gants par derrière. Le jeune homme avait les cheveux blonds bouclés et de grands yeux vifs. Il tranchait à genoux devant le roi Ban. » 11 M. Cazenave, « La coiffure comme marque d’identité », dans La Chevelure dans la littérature et l’art du Moyen Âge, études réunies par C. Connochie-Bourgne, Aix en Provence, 2004, p. 59-68. 10

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ses gans es mains cousuz a or Le gant et la détention de la terre : l’identité du vassal La nature emblématique du gant tient son origine dans le rôle capital joué par le seigneur. En effet, lors de l’hommage et de l’investiture du fief, cérémonies symboliques de la société féodo-vassalique, le gant fait partie des objets symboliques qui dramatisent les moments les plus solennels de la mise en scène du rituel. Alors que l’hommage ne se réalise que par des gestes, l’investiture implique le gant comme objet de tradition (au sens étymologique de tradere). L’investiture par le gant est très courante, elle remonte sans doute au Xe siècle et s’éteint progressivement avec l’affaiblissement du système féodal12. Lors de cette cérémonie, le seigneur doit remettre à son vassal un objet représentant la terre qu’il lui confie ou la personne du seigneur lui-même, possesseur de la terre. Or, plus que le seigneur, le gant représente le droit de celui-ci sur sa terre. Il présente ainsi une double signification : il est la main du seigneur, celle qui agit et détient la terre, mais aussi le symbole de la propriété du fief. Cette situation illustre comment la symbolique attachée à la main peut relever de l’ordre juridique et incarner un concept du droit romain, le mancipium, qui présente la main comme partie du corps privilégiée pour la détention symbolique de la terre. Isidore de Séville souligne ainsi que « relève du droit de propriété (mancipium) tout ce qui peut être pris et saisi par la main, tel que homme, cheval, brebis »13. Cet aspect symbolique du gant qui fonctionne selon le processus du mancipium se retrouve dans la matière littéraire. Dans la chanson de geste éponyme du XIIe siècle, Raoul de Cambrai, déshérité de ses terres au profit du chevalier du Mans, demande au roi de lui rendre sa terre. Il s’écrie : Viax de ma terre car me rendez le gant, / si con la tint mes pere(s) au cors vaillant14. Raoul exige de son souverain la restitution du fief paternel, élément capital de son identité. Le titre de vassal et de possesseur du Cambrésis correspond en effet au droit légitime de son lignage. L’usage féodal du gant s’illustre ici par une formule qui fonctionne comme une métonymie : le « don du gant » vient évoquer le rituel de l’investiture du fief en son entier. Cet épisode montre combien le gant confère à son porteur une reconnaissance sociale et identitaire : celui qui use du gant est un homme d’honneur et de pouvoir qui délègue à un autre, une partie de son autorité tandis que celui qui le reçoit devient le vassal, l’homme dévoué. Cet attribut marqueur d’identité et objet de distinction aristocratique exhibe non seulement la noblesse de son possesseur, mais aussi son appartenance à la chevalerie. En effet, le gant est associé à plusieurs cérémonies qui concernent tout particulièrement le chevalier : l’investiture féodale, la remise du gage lors d’un duel, et le don d’un objet dans la relation courtoise. Ainsi, dans un contexte précis, les gestes associés au gant marquent l’identité collective des chevaliers, ils expriment spécifiquement leur rang aristocratique, ainsi que l’honneur de la possession de la terre attaché à leur groupe social. La remise d’un gant peut aussi conférer une identité temporaire à un serviteur, à un messager ou à un amant. Le gant est remis par le roi aux messagers et aux chevaliers en signe de confiance. Cette pratique semble être une forme dérivée de la féodalité et apparaît vers le XIe 12 Michel Pastoureau le souligne dans son article sur le gant médiéval : « Du Xe au XIVe siècle, innombrables sont dans les chartes les formules qui attestent, partout (ou presque) en Europe occidentale, cet usage féodal du gant ». M. Pastoureau, « Le gant médiéval. Jalons pour l’histoire d’un objet symbolique », dans Le Corps et sa parure, dir. T. Brero, Florence, 2007, p.130. 13 Source citée par E. Dehoux et K. Ueltschi, « La main du parjure », La Trahison au Moyen Âge, de la monstruosité au crime politique (Ve-XVesiècle), dir. M. Billoré et M. Soria, Rennes, 2009, p. 325 14 « Rendez-moi, au moins, par le don de votre gant, la terre que mon vaillant père a possédée », Raoul de Cambrai, chanson de geste du XIIe siècle, éd. W. Kiebler, Paris, 1996, p. 67.

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adriane boussac siècle. Le gant devient un véritable envoyé diplomatique du corps, il représente alors la main de celui qui délègue son pouvoir et investit de sa parole le porteur du message. Dans les chansons de geste, le roi en position difficile doit faire appel à un de ses chevaliers pour engager des négociations avec le camp adverse. Ce messager et négociateur temporaire reçoit de la main du seigneur un signe approprié de délégation : un gant. Cet objet remis, attribut du messager, lui confère les pouvoirs nécessaires pour agir : le messager devient la bouche et la main de son suzerain. Pour être théoriquement protégé de toute agression par son statut, l’envoyé diplomatique doit détenir ce signe confirmant son identité et lui permettant de disposer d’une certaine crédibilité lors des pourparlers. Il peut alors fonctionner comme une sorte d’automate agissant à distance sur volonté royale et par le truchement de sa force symbolique. Ce transfert de pouvoir par la tradition du gant semble dériver du fonctionnement de l’investiture féodale : le messager, comme le vassal, est investi de la parole de son seigneur et matérialisera son absence partout où il se tiendra muni du gant. Cette tradition du gant joue un rôle capital dans de nombreuses chansons de geste, notamment dans la Chanson de Roland, composée au XIe siècle. L’empereur Charlemagne, souhaite envoyer un message à Marsile, seigneur de Saragosse, avec lequel les relations sont tendues. Roland propose pour messager Ganelon, son beau-père. Celui-ci est alors furieux contre Roland : en effet, Marsile a décapité les deux derniers messagers envoyés. La décision de l’empereur s’arrête toutefois sur Ganelon, et il lui confie son gant : Ço dist li reis : Guenes, venez avant / Si recevez le bastun e lu guant ! / Oït l’avez, sur vos le jugent Franc15. Ganelon est alors investi symboliquement d’une mission, il pourra montrer le gant de Charlemagne à Marsile pour prouver qu’il est bien son émissaire et qu’il a toute la confiance de l’empereur. Or, Ganelon, qui n’a toujours aucune envie de partir, fait malencontreusement tomber le gant de Charlemagne. Les seigneurs présents interprètent ce signe comme une catastrophe à venir16: Li empereres li tent sun guant, le destre, Mais li quens Guenes iloec ne volsist estre : Quant le dut prendre, si li caït a tere. Dïent Franceis : Deus ! Que purrat ço estre ? De cest message nos avendrat grant perte17 .

Hélas pour les Francs et l’arrière-garde, la chute du gant est bel et bien prémonitoire. La chute ne fait que confirmer ce que les menaces de Ganelon avaient auparavant exprimé : il veut se venger de Roland. D’ailleurs, lorsqu’il laisse tomber le gant, Ganelon confirme la portée de 15 La Chanson de Roland, éd. I. Short, Paris, 1990, p. 48  ; v. 319-321 : « Le roi lui dit : Ganelon, avancez et recevez le bâton et le gant / Le jugement des Frances se porte sur vous, vous l’avez entendu. » 16 Les chutes d’objets ou de personnes constituent des présages éminemment négatifs depuis l’Antiquité. Dans ses Métamorphoses, Ovide conte l’histoire de Byblis, sœur de Caunus. Byblis est amoureuse de son frère, elle dépérit et décide lui avouer sa passion incestueuse. Elle charge alors un serviteur de transmettre un message scellé à Caunus : « Aussitôt de son cachet précieux, mouillé de ses larmes (sa bouche était sèche), elle scella l’aveu de sa conduite criminelle. Puis, confuse, elle appela un de ses serviteurs, et d’une voix douce lui dit timidement : ‘Toi qui m’es très fidèle, porte ceci à mon... ‘, et un long moment plus tard, elle ajouta : ‘frère’. Elles les lui tendit, mais les tablettes glissèrent de ses mains et tombèrent. Troublée par ce présage, elle les envoya pourtant ». Ovide, Les Métamorphoses, Livre 9, v. 566-572 : Protinus impressa signat sua crimina gemma, quam tinxit lacrimis (linguam defecerat umor) : deque suis unum famulis pudibunda uocauit et pauidum blandita : « Feras, fidissime, nostro » dixit, et adiecit longo post tempore « fratri ». Cum daret, elapsae manibus cecidere tabellae. Omine turbata est, misit tamen. Sur le site de la Bibliotheca Classiqua Selecta (BCS). Trad. et notes de A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2007. 17 La Chanson de Roland, éd. I. Short, Livre de Poche, Paris, 1990, p. 48-50 ; v. 331-335.

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ses gans es mains cousuz a or son geste malencontreux : « Seignurs’, dist Guenes, ‘vos en orrez noveles ! »18. Un dessin à la plume manuscrit d’Heidelberg, daté du XIIe siècle, accompagne le Rolandslied de Conrad : agenouillé, Ganelon laisse échapper le gant de l’empereur trônant. En bas de l’image, le gant est encore en train de tomber, et l’on suit sa longue chute des mains ouvertes du messager félon jusqu’au sol. Cette chute s’inscrit dans une série cohérente de signes prévenant Charlemagne de la trahison de Ganelon : nous prendrons comme exemple la vision que l’ange Gabriel envoie à Charlemagne sous forme de songe, alors que le perfide baron a déjà comploté la mort de Roland. Il rêve que Ganelon lui arrache sa lance des mains et la brise en mille éclats. C’est Charles lui-même qui nous explique ce songe, un peu plus tard dans la Chanson : « Par Guenelun serat deserte France : / Enoit m’avint par avisiun dë angle, / Qu’entre mes puinz me depeçout ma hanste ; / Chi ad jugét mis nés a rereguarde »19. Briser la lance du roi semble signifier que Ganelon atteindra symboliquement à la puissance guerrière de Charlemagne en détruisant Roland, véritable fer de lance de l’armée franque. Ces deux signes prémonitoires, la chute du gant et le rêve de Charlemagne, permettent à l’empereur d’identifier Ganelon comme responsable du massacre de l’arrière-garde. Dans cet épisode, le don puis la chute du gant révèlent trois facettes de l’identité de Ganelon : vassal, messager puis traître. L’objet comme réceptacle de l’identité personnelle dans le roman d’Adenet le roi, Cléomadès Dans certains récits médiévaux, le gant joue le rôle essentiel de marqueur et support de l’identité personnelle. Qu’il soit objet donné ou figure héraldique, le gant matérialise une personne, dans sa dimension corporelle et identitaire. Cet accessoire peut alors figurer une présence et remplacer le corps du possesseur ainsi que les différentes marques de son identité. Lorsque le gant figure une présence, il constitue une représentation particulière, puisqu’il est capable, par la symbolique qui lui est associée, d’interagir avec les personnes auxquelles il est exposé, en lieu et place de son possesseur. Le roman de Cléomadès d’Adenet le Roi, composé au XIIIe siècle, raconte l’histoire du jeune et vaillant prince d’Espagne, Cléomadès dont la belle amie, Clarmondine est enlevée dans un verger par un magicien. Dans le passage qui nous occupe, le prince se rend dans le jardin et n’y trouve pas son amie, mais le gant que celle-ci a laissé. Ce gant se charge d’une triple signification pour le prince : il marque tout d’abord la perte de l’amie, devient le corps de l’être aimé et enfin, il est choisi comme figure héraldique. Ainsi retrouve-t-on ici l’idée de Carlo Ginzburg, puisque le gant évoque l’absence de la dame, puis rend visible l’absente en la matérialisant. Ce gant, seul souvenir matériel de Clarmondine, se métamorphose peu à peu jusqu’à devenir la dame elle-même. Pour Cléomadès, le gant fait office de substitut au corps aimé durant la période de séparation des amants. Dans les récits courtois, ce sont souvent les cheveux de la dame, autres fragments du corps, qui font l’objet d’adoration par le chevalier. Ainsi, Alexandre dans Cligès et le Lancelot du Chevalier à la Charrette trouvent tous deux de longs cheveux dorés appartenant à leur amie. Une réaction similaire s’observe chez les trois chevaliers : secoués par une émotion intense, ils tombent en pâmoison et vénèrent un « objet

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La Chanson de Roland, v. 336. p. 51, trad. : « Ganelon dit : « Seigneurs, vous en aurez des nouvelles ! ». La Chanson de Roland, éd. I. Short, Paris, 1990, p. 80 ; v. 835-838 : « Par Ganelon, la France sera détruite. Cette nuit, il me vint, d’un ange, une vision : entre mes poings, il brisait ma lance. C’est lui qui a désigné mon neveu pour l’arrière garde » 19

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adriane boussac inerte »20, selon les mots de Chrétien de Troyes. La vénération d’un fragment du corps de l’être aimé constitue un motif récurrent des romans courtois et appelle ainsi la même attitude de la part de l’amoureux transi. L’objet devient une relique de l’être aimé : il est chéri et vénéré. Tout comme Alexandre, le jour, Cléomadès porte le gant autour de son cou, comme s’il s’agissait d’un talisman le protégeant de la folie, et la nuit, il le détache pour l’embrasser et le serrer contre lui : Pluseurs fois, quant il ert couchié Fu li gans de lui desliiés Et, quant il desliié l’avoit, Maintes fois la nuit le baisoit Et le tenoit entre ses bras. C’estoit sa vie et ses soulas21.

Le gant perdu par Clarmondine devient la figure héraldique que le prince choisit. Les versions en vers et en prose s’accordent pour décrire les armes du chevalier comme : « noires à un gant blanc, les doigts dessus »22. Le noir exprime le deuil : le gant devient l’emblème du prince en mémoire de cette amie disparue. Il exprime aussi la fine amor qui unit Cléomadès et Clarmondine : durant ces mois de séparation, Cléomadès désespère de ne pas retrouver la belle princesse, mais lui reste fidèle. Cet objet identifie enfin personnellement le chevalier à l’amour désespéré qu’il porte à son amie, de sorte que ce gant, dans l’imagination du prince, devient par métonymie le corps de Clarmondine. Cléomadès s’identifie complètement à ce gant – quoi de plus personnel qu’un blason ? – et devient le parangon du chevalier courtois en peine de cœur. De même, alors qu’il sort vainqueur d’un combat, une dame lui demande son nom : Dame, quels que li miens nons soit, Moult volentiers le vous dirai. Mon non pas ne vous celerai ; Mais mes non n’est mie plaisans. J’ai à non : ‘D’amours meschéans’23.

Aussi, tous les exploits que Cléomadès accomplit le sont au nom de la douleur amoureuse. L’identité de Cléomadès (porteur des armes) ne fait plus qu’un avec Clairmondine (représentée par le gant blanc) : les deux amants partagent le même écu et trouvent une réunion symbolique malgré leur effective séparation24. Selon Hans Belting, l’écu blasonné, associé au 20 Chrétien de Troyes, Cligès, Œuvres complètes, dir. D. Poirion et alii, Paris, 1994, p. 212 ; v. 1631-1633 : « Quant il est colchiez an son lit, /A ce ou n’a point de delit / Se delite, anvoise et solace ». « Quand il est couché dans son lit, il retire plaisir, délice et jouissance d’un objet inerte ». 21 Adenet le roi, Cléomadès, p. 259 ; v. 8313-8318. 22 Adenet le roi, Cléomadès, éd. A. Van Hasselt, t. I, Bruxelles, 1865, p. 258-259 ; v. 8295 - 8298 : « En celui voiage portoit / Cléomadès, quant il s’armoit. / Armes aussi noires com meure, / A I blanc gant les dois deseure ». 23 Adenet le roi, Cléomadès, t. II, v. 9812-9816, p. 25 : Dame, quel que soit mon nom / je vous le dirai volontiers / Je ne vous cacherai pas mon nom / Mais mon nom n’est pas plaisant / J’ai pour nom : « le malchanceux en amour ». 24 De la même manière, dans le Tristan en Prose, Lancelot se fait faire un écu représentant sa relation avec Guenièvre : Trois jours aprés aporta laiens uns vallés l’escu, et tel conme Lanselos l’avoit devisé. Et quand cil del castel le virent, si se merveillierent tout, pour ce qu’il n’avoient onques mais veü tel escu. Et sans faille il iert li plus divers que on seüst a cel tans el monde, car en mi lieu estoit plus noirs que meüre et, delés la boucle, avoit une roïne d’argent, et devant li un ceva-

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ses gans es mains cousuz a or nom, constitue un marqueur d’identité principal et remarque que cet objet sert de « deuxième corps », c’est-à-dire une image du corps, propre à constituer un médium efficace pour toute représentation25. Porter les armes de son amie ou une représentation de sa personne sur un objet exposé lors de combat apparaît fréquemment dans les textes courtois. Cependant, Adenet introduit une véritable originalité dans le récit et dans la figure de Cléomadès. Par l’écu et le choix de telles armes, Cléomadès rejoint Clairmondine au sein d’un même espace représentatif, bien que tous ignorent le sens et l’histoire de ce blason, secret préservé par le héros. Clairmondine n’est pas représentée par son portrait ou ses couleurs, mais par sa relique d’amour, une figuration secrète de sa personne, connu par Cléomadès seul. C’est là que semble résider toute l’inventivité d’Adenet, car le gant ne joue plus seulement sur sa force évocatrice de la dame. Il devient la figure de l’union des deux amants, représentés tous deux par ce gant, seul lien qui subsiste malgré l’éloignement. Par le port de ces armes, le gant est autant Clairmondine que Cléomadès. Le nom du meschéans d’amour et les armes au gant forment un système emblématique donnant au personnage de Cléomadès une véritable profondeur narrative. Ils deviennent aussi un motif récurrent rythmant la structure du récit, jusqu’au dénouement final, où le gant fait sa dernière et salvatrice apparition. Dans le roman Cléomadès, le gant apparaît ici non seulement comme rouage central dans la mécanique du récit, mais aussi et surtout dans la mécanique symbolique, en tant que figure héraldique, objet courtois et fragment corporel. Ainsi, plus tard, alors que Clarmondine simule la folie afin de ne pas être forcée d’épouser le roi Méniadus, Cléomadès se rend à son chevet, déguisé en médecin. Par des propos cryptés qui passent pour délirants, la dame fait savoir à son amant qu’elle l’a reconnu : elle lui demande d’aller à Séville pour lui rapporter le gant perdu et de nourrir son cheval en bois26. Un accord tacite se noue alors entre les amoureux qui s’enfuient ensemble en s’envolant sur le cheval en bois magique de Cléomadès. Les retrouvailles des deux amants s’effectuent par l’intermédiaire du gant, qui figure un signe identificatoire permettant à Cléomadès et à Clarmondine de se reconnaître immédiatement après une longue séparation. Ces deux mécaniques, diégétique et symbolique, fonctionnent de concert, et semblent ne pouvoir être considérées isolément. En effet, le rôle crucial du gant dans le dénouement du récit est intrinsèquement liée à sa charge symbolique que l’auteur s’applique à rappeler tout au long du roman. Dans les sources littéraires du xiie au XIIIe siècle, le gant constitue un marqueur identitaire efficace dans la société. Il signale tout d’abord l’appartenance du porteur à un groupe social donné – pour la période qui nous occupe, la noblesse. Le gant peut également devenir le substitut temporaire de l’identité du souverain lorsqu’il transite entre les mains d’un messager. Dans ce second cas, le gant, image de la main, devient synecdoque du corps et vient mettre en scène la partie pour le tout, selon ce que Michel Pastoureau a appelé le « premier degré de la symbolisation médiévale ».

lier as jenous, ausi conme s’il criast merci d’aucun mesfait. Et cil de laiens qui virent l’escu et les ymages ne savoient qu’eles senefioient, fors seulement li rois et sa fille. Puis que li escus fu fais ensi conme je vous ai devisé, Lanselos le fist pendre a un pin qui ert en mi l’ille et d’illuec en avant vint cascun matin faisait si grant doel que tout cil qui le veoient s’empooient merveillier. (Le roman de Tristan en prose. t. IV, Du séjour des amants à la Joyeuse Garde jusqu’aux premières aventures de la Queste du Graal, éd. E. Baumgartner et M. Szkilnik, Genèvre, 1993, 475p. ; p. 207). 25 H. Belting, Pour une anthropologie des images, Gallimard, Paris, 2004, 346p.  26 Le cheval en bois possède la faculté de voler, il est remis à Cléomadès au début du conte. Il constitue l’élément perturbateur qui permet à Cléomadès de rencontrer Clairmondine pour la première fois.

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adriane boussac Ainsi, le gant, par son mimétisme, devient une image du corps, dans cette société si sensible au jeu de micro et de macrocosme. La société médiévale utilise cet objet comme une représentation du corps tout entier – nous l’avons dit – cependant, le gant figure non pas un, mais deux corps : d’une part, le corps physique – dont il est une partie, la main, fragment présent du tout absent – et, d’autre part, le corps inscrit dans un ordre socio-politique, diffusant et manifestant un pouvoir. Le roi confiant son gant droit donne au messager non seulement une représentation de sa personne physique mais aussi une part de sa personne politique et morale, son autorité royale. Cette double représentation suppose par conséquent une présence/ absence : comme le souligne Carlo Ginzburg, « d’un côté, la représentation tient lieu de la réalité qu’elle représente et, par conséquent, évoque une absence ; de l’autre, elle rend visible la réalité qu’elle représente et suggère donc une absence »27. Si le gant peut remplacer le corps, c’est parce qu’il supporte l’identité du possesseur qu’il s’attache à représenter. Pour cette raison, le gant peut enfin être agissant car, de la même manière que peuvent l’être les reliques, il est investi d’un certain pouvoir. Ce pouvoir est peutêtre moins à chercher dans le statut socio-politique du propriétaire que dans la force émanant du symbole lui-même.

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C. Ginzburg, « Représentation, le mot, l’idée, la chose », À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, 2001, p. 73.

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Karin Ueltschi

Des chaussures et des pieds Soit une chaussure : un élément vestimentaire tout ce qu’il y a de banal. Mais tout le monde sait qu’à l’occasion, elle peut avoir un comportement étrange : elle peut par exemple forcer celui (ou celle) qui la porte à danser jusqu’à épuisement ; elle peut lui permettre de parcourir des distances très importantes en très peu de temps. Et est-ce un hasard si depuis des temps immémoriaux et jusque dans un passé récent, on enterrait les morts avec des chaussures, aux pieds ou posées à côté du corps dans le cercueil ? C’est donc un objet marqué, et marqué est le membre qu’il revêt et dont il épouse les contours : l’analogie métonymique fonctionne de manière permanente entre soulier et pied. Le pied, depuis les antiques Héphaïstos aux éclopés sacrés du Moyen Âge et jusqu’à nos enfants jouant à cloche-pied à la marelle, le pied est investi de lourdes signifiances poétiques, mythiques et anthropologiques que la littérature se plaît à transmettre et à illustrer. En même temps, chaussure et pied s’ancrent dans le réel le plus palpable qui soit, la matière première, cuir et toile, chair et sang. Nous allons tenter de montrer en quoi et de quoi chaussures et pieds sont marqueurs. I. Des chaussures Un peu d’histoire Que nous apprend l’Histoire au sujet du chaucement1 ? La chaussure des Francs est taillée dans des peaux de bête et garnie de courroies montant jusqu’à mi-cuisse. La chaussure des chefs se termine par une pointe. Les souliers gallo-romains sont garnis de clous et, au IVe siècle, apparaissent des pantoufles de liège. Aux VIIIe et IXe siècles, les nobles et les officiers portent la chaussure à courroies ou bandelettes inspirées de celles de patriciens romains. D’autres chaussures empruntent la forme d’une guêtre qui enserre étroitement la jambe, alors que chez les manants, le pied reste en partie découvert2.

C’est à partir du XIe siècle que l’usage des chaussures se répand et qu’on commence à être bien renseigné sur leur caractère et leur usage : elles sont alors rustiques, sans talon ni cambrure, maintenues par des lanières entrecroisées. Au XIIe siècle, suivant le renouveau de la mode, les chaussures diffèrent selon le sexe, la région, et les classes de la société ; on les voit grandir proportionnellement à l’importance de leur propriétaire : la fameuse « poulaine », démesurément pointue, peut s’allonger d’un demi-pied, d’un pied, voire d’un pied et demi, suivant qu’elle chausse un paysan, un bourgeois ou un seigneur ; elle peut même devenir si démesurée 1 2

Le Roman de Renart, éd. J. Dufournet, Paris, GF, 1985, t. 1, v. 234, p. 66. J.-P. Roux, La chaussure, Paris, Atelier Hachette/Massin, 1980, p. 17.

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karin ueltschi qu’il faut en relever le bout à l’aide d’une chaînette attachée à une jarretière.  Enfin, pendant tout le Moyen Âge, les chaussures coûtent si cher qu’on les trouve parfois en legs dans des testaments ou des dons destinés aux monastères. Que nous apprend le vocabulaire sur les chaussures ? À première vue, le texte littéraire médiéval est très peu loquace sur le « chaucement » ; c’est l’iconographie qui nous fournit l’essentiel de notre savoir sur les chaussures. Le plus souvent, le texte se contente de notations allusives : mademoiselle Denise par exemple porte « solers tranciés laceïs »3, des souliers avec des lanières à lacer. Volontiers le texte confond chausses et chaussures ; au Moyen Âge, la chausse couvre le pied et une partie de la jambe : elle remonte au-dessus du genou. Giraud de Cambri (ou Barri) rend bien compte de l’hésitation concernant la distinction exacte entre chausses et chaussures quand il dit, à propos des vêtements non des Gallois, mais des Irlandais : « Ils portent également des braies de laine qui sont chausses ou, si l’on veut, des chausses formant braies, généralement teintes de couleurs4. » Il faut donc utiliser, en fin de compte, la leçon du verbe « chausser » (« déchausser ») pour affirmer la seule chose qui soit vraiment certaine tout au long du Moyen Âge à propos des chausses : qu’elles revêtent (au moins) le pied. Ce n’est qu’à la Renaissance qu’elles désigneront la culotte toute entière quand il est question du vêtement masculin5. Quant à la chaussure proprement dite, le mot « soler » semble prédominant pour désigner la chaussure, même si sporadiquement, « chaussure » apparaît dès le XIIIe siècle6. Le soulier (en même temps que le pied qu’il chausse) possède et reflète le caractère et la qualité de son propriétaire. La dame doit veiller à marcher avec grâce et élégance, et à montrer ses jolis petits souliers parfaitement ajustés au pied pour qu’ils le mettent en valeur («  Et marche jolivetement / De ses biaus sollerez petiz / Que faire avra faiz si faitiz / Qu’el joindront au pié si a point Que de fronce n’i avra point7 »). En dehors des soliers et des chausses, évoquons les bottes. Elles sont le plus souvent appelées « houeses »8 : les Cordouanniers de Paris doivent au roi « touz les ans XXXII s. de Paris pour unes hueses ». Une femme de cordonnier rappelle le mari aux réalités de son métier : «  Hau  ! mon amy, Il fault reffaire ses houseaulx  »9. Le verbe «  hoser  » est bâti sur ce substantif : un chasseur dans la forêt est ainsi « d’unes houses hosés »10 ; par conséquent, pour se déchausser on se « deshuese »11, si on peut le faire soi-même. Cependant, on trouve 3

Durmart le Galois, roman arthurien du treizième siècle, éd. J. Gildea, O.S.A., Pennsylvania, Villanova, The Villanova Press, 1965, v. 6523-6528. 4 « Laneis quoque utuntur seu braccis caligatis, seu caligis braccatis, et his plerumque colore fucatis ». Giraud de Cambri, Topographia Hibernica, III, 10. Traduction J.-M. Boivin, L’Irlande au Moyen Âge. Giraud de Barri et la Topographia Hibernica (1188), Paris, Champion, 1993, p. 243. 5 Voir Gargantua, Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1994, p. 25 : « Lors commença le monde attacher les chausses au pourpoinct. » Celles de Gargantua sont « crenelées par le derriere, affin de n’eschaufer les reins » : elles montent donc bien haut ! Pour les femmes au contraire, les chausses renvoyent à la même époque à nos bas. Gargantua, p. 146. 6 « Donques s’est a la terre assis / Et giete puer sa caucheüre ». Le Roman de Gliglois, éd. M.-L. Chênerie, Paris, Champion, 2003, v. 1340-1341. 7 Le Roman de la Rose, éd. A. Strubel, Le Livre de Poche, « Lettres Gothiques », 1992, v. 13544-48. 8 « Hose, huese, heuse » (du francique *hosa, botte) : botte, chausse. 9 Introduction de la farce « Le Savetier », Farces du Moyen Âge, éd. A. Tissier, Paris, GF, 1984, v. 197-198. 10 Renaud de Beaujeu, Le Bel Inconnu, éd. M. Perret et I. Weil, Paris, Champion, 2003, v. 1311. 11 « Ne ja mes piez ne deshuesasse / Tant que je vos eüsse dit » […]. Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, éd. W. Roach, Genève, Droz, 1959, v. 4064-4065. « Sire, or vos alez deshueser ».  « La dame qui se vengea du chevalier », Le Chevalier Paillard, Quinze fabliaux libertins de chevalerie, présentation J.-L. Leclanche, Paris, Actes Sud, « Babel », 2008, v. 113, p. 236 (NRCF n° 82, t. 7 p. 339-350).

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des chaussures et des pieds déjà dans le Roman de Renart une attestation du mot moderne, « botte » (dont l’origine reste obscure) dans une exclamation étrange : « Par vos botes »12! dit le goupil à son compère Isengrin comme il dirait   «  par Deu!  », sans doute dans un esprit de dérision. Enfin, « housiaux » et « bottes » peuvent apparaître en coordination dans un rapport à la fois synonymique et d’opposition, ce qui ne manque pas de poser des problèmes d’interprétation : « Housiaus fronciez et larges botes »13. Enfin, il est des chaussures plus légères. Les « estivals » désignent des chaussures « d’été » : « Estival » est en effet bâti sur l’adjectif relatif à « été » et non point sur un terme technique de cordonnerie par exemple. Aussi peut-il renvoyer à la fois à des bottines légères, des bas-dechausses ou des souliers en tissu. On en trouve une occurrence dans le Roman de la Rose en association synonymique avec « souliers à lacets » : « Solers a laz et estivaus Aies sovant fres et noviaus »14. Dans Le Bel Inconnu, un chasseur en arbore, en l’occurrence Lampart qui s’efforce de se donner des airs de simplicité voire de modestie : « uns estivals cauciés avoit »15. Autre « chaucement » léger, les « penuffles » : « Et de mes housiaus anciens / Vous ferai soulers a liens,/ Larges a metre granz penuffles » (chaussons en chiffon, traduit Armand Strubel16). Autre terme spécialisé, les « escafinons ». En 1413 à Paris, on en affublait les condamnés à mort ; ce sont des chausses ou chaussons ici en toile noire17. On promenait ainsi les malheureux à travers la ville jusqu’à l’endroit du supplice, en l’occurrence ès Halles de Paris18. Enfin, il y a les « sandaires », les sandales que l’on rencontre surtout dans des textes reliés à la matière de Rome et de Grèce. Dans le Roman d’Énéas, elles sont en soie et chaussent le beau et jeune Pallas qui a été tué19 : on aborde ici une frontière, un passage nécessitant un véhicule particulier (pensons aux sandales d’Hermès) : les chaussures en effet sont marqueur social, mais en même temps elles sont investies de dimensions surnaturelles. Marqueur social, marqueur faé La chaussure fournit des informations à première vue insoupçonnées concernant le contexte socio-culturel ; les « revelins » de Perceval dans le Conte du Graal en constituent un cas particulièrement révélateur. Walter von Wartburg établit l’origine anglo-saxonne du mot

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Le Roman de Renart, t. 1, v. 307, p. 296. Le Roman de la Rose, v. 11946. Armand Strubel prend le parti de l’opposition et traduit « leurs chausses plissées et leurs larges bottes ». En effet, la coexistence des deux termes, à travers les deux adjectifs qualificatifs respectifs, met successivement en valeur la partie couvrant la jambe (« housiaux fronciez ») et celle qui chausse proprement le pied (« larges botes »). 14 Ibid., v. 2147-2152. 15 Le Bel Inconnu, v. 2592, p. 154. Michèle Perret traduit par « chaussures légères », en complétant par une note : « souliers légers ou bottines de cuir ou de drap portés en été » (p. 155, n° 3). 16 Le Roman de la Rose, v. 9309-11. L’étymologie du mot est obscure. On propose en général une origine italienne (pantofola, à partir du XVe siècle), mais cette occurrence dans le Roman de la Rose dément manifestement cette hypothèse. On trouve le terme sous forme adjectivale chez Rabelais : « un gros breviaire empantophlé », qui confirme bien l’idée de chiffes entourant un objet. Gargantua, p. 57. 17 L’étymologie de ce mot est incertaine, peut-être issue de la famille de escafe, du grec latinisé en scapha, « chaloupe » (et « coquille », « gousse », cf. nos « péniches » modernes). 18 Journal d’un Bourgeois de Paris, éd. C. Beaune, Paris, Le Livre de Poche, « Lettres Gothiques », 1990, p. 60 (Année 1413). 19 « Et sandaires ot de bofu ; Espourons d’or ot en sez piez ». Le Roman d’Énéas, éd. A. Petit, Paris, Le Livre de Poche, « Lettres Gothiques », 1997, v. 6459-6460. 13

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karin ueltschi (rifeling  désignerait une espèce de chaussure, Art Schuh, attesté depuis l’an 100020) et pense que Chrétien a eu recours à ce mot peu usité pour faire « couleur locale » et pour établir le caractère gallois, donc rustique, de son porteur21. Une influence germanique semble probable : en norrois, hriflingr (masc.) désigne une chaussure de cuir, terme qui a abouti en moyen haut allemand à ribbalîn. Le vieil anglais l’a sans doute emprunté au scandinave durant la période viking tardive (XIe siècle), comme nous le suggère Leo Carruthers qui souligne également que le terme est associé au verbe rivelen, (to wrinkle, « froisser », renvoyant à l’idée de cuir non traité22), et par extension aux chaussures rustiques que les habitants du sud de l’Angleterre devaient porter. On comprend donc pourquoi Chrétien a « importé » les revelins pour en affubler son héros dont il se plaît à grossir de manière plaisante la niceté ; ces seules chaussures rustiques au nom étrange lui permettent de camper un personnage et un univers aux antipodes de la cour « civilisée » du roi Arthur. Enfin, Littré évoque le mot comme étant toujours usité à son époque par les marchands de chaussures pour désigner des souliers et chaussures « détériorés par une longue exposition, qu’ils livrent en conséquence à bas prix ». Mais si la chaussure est marqueur social, elle est bien davantage : une dimension symbolique affleure constamment. En l’occurrence, lorsqu’après avoir longtemps hésité Perceval consent à se séparer de ses revelins et des autres atours gallois, une métamorphose survient qui conduira le héros à tourner définitivement la page d’un passé obscur de tout point de vue (il ne sait pas même son nom) pour s’engager dans sa grande destiné, en particulier grâce à la découverte de son histoire et de son lignage qui est quelque peu faé : c’est proprement un lignage de boiteux. Voyons de plus près cette charge symbolique qui investit les chaussures : à un premier degré, elle peut correspondre simplement à une équation allégorique : Or te dirai que cist vestiment senefient : […] Cil sauller que tu as chaucié senefient que tu ne dois faire nul pas en vain, ançois dois tenir tes piés si nés que il ne voisent en nule ordure de malisce, mais en orisons et en preecement, et en conseil donner as desconseilliés. En tel maniere dois tu traveillier tes piés23.

Mais si on va plus loin, le pied et la chaussure touchent volontiers à la frontière entre nature et surnature. Burchard de Worms évoque dès l’an 1000 dans son Decretum des superstitions et des pratiques magiques liées aux chaussures : Tu as fait de puérils petits arcs et des chaussures d’enfants [nous soulignons], et tu les as jetés, soit dans ton cellier, soit dans ton grenier, pour que les satyres et les Velus puissent jouer à cet endroit même et te fournissent les biens des autres, ce qui t’aurait rendu plus riche24. 20 Stratmann-Bradley, A Middle English Dictionary (1891) donne trois citations pour « riveling », il est vrai bien postérieures à l’an mil : Robert Mannyng, auteur anglais, 1300; Laurence Minot, poète anglais, début XIVe; Andrew of Wyntoun, chroniqueur écossais, ca. 1425. 21 « Es erscheint als möglich, dass es Chrestien im rahmen der Parzifallegende braucht, als wort, das ein in England, nicht in Frankreich gebräuchliches Kleidungstück evozieren und damit ein gewisses lokalkoloriert schaffen will. » 22 David Trotter nous suggère de mettre revelin en rapport avec la famille de mots issue de Pelex qui désigne en latin classique « la maîtresse », « la concubine », et dont le latin médiéval a établi un lien avec Pellis, « la peau » : il aurait pu y avoir confusion entre les formes. La chaussure en effet peut être un symbole féminin (par opposition au pied, masculin). 23 Joseph d’Arimathie, éd. G. Gros, Le Livre du Graal, sous la direction de Ph. Walter, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 2001, § 60, p. 72. 24 Decretum XIX, 5, 103, PL 140, col. 1066 ; Trad. C. Lecouteux, Les Nains et les elfes au Moyen Âge, Paris, Imago (1988), 1997, p. 185.

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des chaussures et des pieds Bien plus tard, dans le Miroir des Consciences, Martin von Amberg renchérit et met à l’index ceux qui offrent à Percht, au petit esprit Schret ou Trut de la nourriture ou des chaussures rouges (« Dy der Percht speizz opfernt und dem schretlein und der trut rotte schuechel »25). L’imaginaire se saisit donc de cet humble objet quotidien pour construire ses galaxies. En tant que double métonymie – celle du pied et celle de la personne – la chaussure est au centre de bon nombre de cérémonies rituelles, et renvoie aux différents « pouvoirs » de l’homme : autorité, fécondité mais surtout transport et mutation. On peut considérer comme prototype de toutes les chaussures magiques les sandales ailées de Mercure/Hermès ; dans la mythologie germanique, le dieu Loki possède des chaussures qui lui permettent de courir dans les airs ; c’est avec la chaussure magique appartenant à Viđarr (fils d’Ođin et de la géante Griđr) qu’est bloquée la mâchoire du loup Fenrir, au moment de l’affrontement final, lors du crépuscule des dieux (Ragnarök). La chaussure a donc des pouvoirs magiques largement attestées et exploitées dans la littérature. Ainsi lit-on chez Nicolas de Dinkelsbühl, auteur didactique viennois du XIVe siècle : « Quand on jette une chaussure à Noël, on en déduit si l’homme partira de chez lui ou s’il y restera durant l’année26 ». Les chaussures sont soit jetées par dessus la tête, ou encore du toit de la maison ; la manière dont elles tombent est significative et exploitée par les devins. En Norvège, on utilise toujours le soulier pour voir l’avenir et le destin. Enfin, les chaussures peuvent être impliquées dans des rites ou pratiques visant à provoquer ou à accroître la fécondité : « Se une femme veult que son mari ou amy l’aime fort, elle lui doit mettre une fueille de gauguir [noyer] cueillie la nuit sainct Jehan tandis qu’on sonne nonne, en son souler du pied senestre, et sans faulte, il l’amera moult merveilleusement »27. Dans la sphère chrétienne, il existe également des chaussures très particulières : on trouve par exemple à Soissons le soulier de Notre Dame qui inspire la piété populaire. Mais voici qu’un mécréant blasphème : « Por la geule ! pour la gargate ! D’un viez soller, d’une çavate Si faites ore si grant feste »28. Aussitôt le diable prend possession de lui. Pour le guérir, l’abbesse du lieu fait des signes de croix sur tout son corps en se servant du saint soulier, naturellement ! Enfin, rite religieux ou rite de fertilité, à Noël nous mettons toujours des chaussons sous l’arbre et devant la cheminée pour les retrouver ensuite remplis de bonnes choses, les grosses bottes du Père Noël constituant comme les pendants des petits souliers qu’il est censé remplir. Mais avant tout, les chaussures ont trait au grand et définitif voyage qui transforme un vivant en un mort : rappelons cette belle et célèbre histoire de la concubine du prêtre relatée par Césaire de Heisterbach : La concubine d’un prêtre se trouvant à l’article de la mort, demanda instamment qu’on lui fasse une paire de solides chaussures neuves et qu’on les lui mette aux pieds. Ce fut fait. La nuit sui-

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Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, (Handwörterbuch zur deutschen Volkskunde, Abteilung I, Aberglauben), Berlin und Leipzig, W. de Gruyter, 1927-1942, art. « Schuh », col. 1336. 26 « So man wwrfft ainen schüch czu weinachten, daraus man nymt, ob der mensch in demselben jar werd aus dem haws komen oder darjnnen pleyben ». Cité par É. Lantuéjoul Lasson, La Critique des superstitions d’après le Décalogue d’Ulrich de Pottenstein, thèse de doctorat, Université de Paris IV-Sorbonne, direction Claude Lecouteux, 2007, p. 307. Edité sous le titre Superstitions médiévales: une analyse d’après l’exégèse du premier commandement d’Ulrich de Pottenstein, Paris, Champion, 2010. Voir aussi Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens (article «  Weihnachten »). 27 Les Évangiles des Quenouilles, éd. M. Jeay, Paris, Vrin, 1985, IV, xxxiii, p. 104. 28 Gautier de Coincy, Les Miracles de Nostre Dame, éd. F. Koenig, Genève, Droz, 1970, t. IV, Mir 23, « Item dou solier », p. 201 et sq., v. 43-45.

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karin ueltschi vante, bien avant l’aube et alors que la lune brillait, un chevalier cheminait avec son écuyer. Ils entendirent une voix de femme pousser des plaintes. Alors qu’ils se demandaient ce que cela pouvait bien être, arriva une femme qui se précipita vers eux dans une course rapide, criant : « Aidez-moi ! Aidez-moi ! Aidez-moi ! » Le chevalier mit aussitôt pied à terre, traça autour de lui un cercle avec son épée et y plaça la femme qu’il connaissait bien. Elle ne portait qu’une chemise et les chaussures déjà mentionnées. Et voilà qu’on entend au loin un bruit ressemblant à celui que fait un chasseur soufflant horriblement dans son cor, puis des aboiements de chiens de chasse, qui le précédaient. Quand la femme perçut ces bruits, elle se mit à trembler de la tête aux pieds29.

Le chevalier essaya de la retenir par les cheveux, mais le chasseur infernal approcha, si bien que la femme s’arracha des bras de son libérateur. Ce faisant ses cheveux se rompirent, mais le démon la rattrapa et l’emporta, tandis que notre chevalier se retrouva avec la chevelure dans les mains. Et lorsqu’on ouvrit au matin la tombe de la défunte, on put constater qu’elle n’avait plus de cheveux. De manière évidente, les chaussures sont impliquées dans ce voyage en direction de l’au-delà. Il s’agit sans doute d’une réminiscence des helsko que les anciens Scandinaves avaient coutume de passer aux pieds de leurs morts, de solides chaussures, proprement des « chaussures d’enfer30 », et d’autres peuples aussi : dans les anciennes tombes grecques par exemple on a trouvé des chaussures en argile, parfois même deux paires ! Cette chaussure dans la tombe des morts a pour fonction de faciliter leur long voyage, mais aussi d’éviter qu’ils ne s’en reviennent parmi les vivants31 ! Dans le pays de Henneberg, on donnait encore au XIXe siècle à la cérémonie funéraire ainsi qu’au repas qui suivait le nom de « chaussure de mort », Totenschuh. On pense aussi que les pratiques impliquant des sacrifices de chaussures qu’évoquent Burchard de Worms32 et Martin von Amberg33 sont à l’origine liées à ces Totenschuhe et constituent un tribut, ou une taxe de passage. La littérature traduit ces schèmes de manière très saisissante. Dans la Vision de Godescalc, le voyageur au cours de son exploration de l’au-delà tombe sur un arbre à chaussures : Lorsque nous eûmes parcouru deux milles environ, nous parvînmes à un arbre que l’on appelle tilleul. Il était très large et très beau, mais de hauteur moyenne ; sur la cime se tenait un ange dont on aurait dit qu’il flottait dans l’air. Toutes les branches de l’arbre étaient couvertes d’un nombre infini de chaussures. L’ange qui planait dans l’air se laissa glisser au sol avec une admirable légèreté et distribua celles-ci aux arrivants, selon leurs mérites. (…) Tandis que ces personnes les mettaient à leurs pieds et les attachaient solidement avec des lacets de cuir qui y étaient fixés, j’interrogeai l’ange pour savoir par quels mérites et dans quel but elles avaient reçu ces chaussures avant les autres34. 29 Césaire de Heisterbach, Dialogus Miraculorum atque magnum visionum, éd. J. Strange, Cologne, 1851, t. 2, XII , 20. Traduction C. Lecouteux, Ph. Marcq, Les Esprits et les morts, croyances médiévales, Paris, Champion, 1990, p. 149. 30 C. Lecouteux, « Chaussures avez-vous dit ? » La Grande Oreille, n° 37, 2009, p. 13-15 31 Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, art. « Schuh », col. 1333. On peut rencontrer la croyance qu’on doit donner à une jeune femme morte une bonne paire de chaussures bien solides pour qu’elle puisse revenir allaiter son enfant pendant les premiers mois, et lui assurer ainsi sa survie. 32 Decretum XIX, 5, 103, PL 140, col. 1066. 33 « Dy der Percht speizz opfernt und dem schretlein und der trut rotte schuechel ». Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, art. « Schuh », col. 1336. Voir aussi M. Clauss, Les Croyances dans les Propos de Table de Martin Luther, Thèse de Doctorat (direction Claude Lecouteux), Université de Paris-IV Sorbonne, novembre 2009. 34 Godeschalcus und Visio Godeschalci, éd. et trad. allemande E. Assmann, Neumünster, 1979 (Quellen und Forschungen zur Geschichte Schleswig-Holsteins 74). Traduction française de la rédaction B par C. Lecouteux, Mondes

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des chaussures et des pieds L’ange lui répondit alors que c’est grâce à la générosité que ces personnes avaient manifestée aux pauvres, en leur offrant en particulier des vêtements et des chaussures35. L’acte charitable récompensé est ici amalgamé au motif mythique du passage dans l’au-delà ; les chaussures en constituent un véhicule. En effet, dit l’ange, ces chaussures sont nécessaires pour traverser un champ qui s’ouvre devant le voyageur : « seuls ceux qui en portent pourront le traverser », car des épines pointues le hérissent. Dans d’autres cas, on met en avant la morsure du feu de l’enfer qui rend les chaussures indispensables. On en trouve d’ailleurs une réminiscence atténuée dans les Brigands de Schiller où un personnage se vante d’avoir assez de courage pour traverser l’enfer pieds nus36 ! Les souliers et la mort vont ensemble. Mais comme rien à priori ne permet d’identifier une chaussure faée, il est temps de se tourner vers le pied, et plus particulièrement le pied marqué. La chaussure, en effet, en vêtant le pied, en épousant ses contours, ne constitue que l’écorce – pour utiliser une métaphore médiévale courante –, le revêtement apparent d’enjeux qu’elle contribue à stigmatiser. II. La marque du pied Le pied marqué, c’est le plus souvent un pied qui cloche ; ainsi convient-il de se tourner vers quelques figures particulièrement emblématiques d’une particularité ambulatoire. Les clops La cohorte des boiteux et autres éclopés peuple l’univers médiéval et la langue reflète cette importance à travers une grande créativité en matière de vocabulaire. À côté du clop, on peut rencontrer le clopin : « il sana un clopin »37, dit Brunetto Latini à propos des divers miracles accomplis par saint Paul. Autre dérivé, l’esclope : « Il n’i a borgne ne esclope »38. Or dans le midi de la France, le sabot était régulièrement appelé esclop : la parenté métonymique entre le pied et son « chaucement » est profondément inscrite dans la langue même, et en est d’autant plus féconde au niveau de la création de motifs imaginaires. Le mot clop tend en effet, par extension sémantique, à désigner des infirmités plus générales que la seule boiterie : celle-ci, en tant qu’altération de ce qui est considéré comme « normal », devient en effet apte à véhiculer toutes sortes d’écarts : l’adjectif substantivé tort par exemple peut également désigner le clop. Tort est bâti sur le participe passé de « tordre », de tortum (infinitif torquere), « tordu », « courbe » ; il est donc l’antonyme de « droit » (directum), ce qui explique l’exploitation immédiatement métaphorique et morale qui en est faite couramment39. Le mot moderne de « boiteux » apparaît dans le texte médiéval avec une fréquence croissante au fur et à mesure qu’on s’achemine vers le moyen français40. Une des premières attestations se trouve dans Claris et Laris  ; il s’agit du portrait d’une vieille femme

parallèles. L’Univers des croyances du Moyen Âge, Paris, Champion, 1994, rééd. 2007, p. 68-69. 35 Offrir des vêtements constitue un acte de charité exemplaire ; il s’agit, avec la visite des malades et des prisonniers, d’un acte emblématique de l’amour du prochain évangélique. 36 « Mut hab ich genug, um barfuss mitten durch die Hölle zu gehn. » F. Schiller, Die Räuber, Stuttgart, Reclam, 1969/2001, I, 2, p. 30. 37 Brunetto Latini, Li livres du Tresor, éd. P. Chabaille, Paris, Imprimerie Impériale, 1863, I, II, p. 73. 38 Le Roman de Renart, t. 2, v. 862, p. 332. 39 Voir le passage cité ci-dessus du Méraugis de Portlesguez. Roman arthurien du XIIIe siècle, éd. M. Szkilnik, Paris, Champion, 2004, v. 1860-1866. 40 Du latin populaire buxida ou buxita, du grec puxis, « buis », « boîte de buis » qui a donné le latin pyxis.

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karin ueltschi particulièrement déformée et hideuse, une vraie sorcière hirsute au nez de singe, à la tête de chat, aux yeux de rat, aux dents de sanglier, et à la courbe eschine (variante explicite donc de tort) : El fonz de cele grant valee A une grant vielle trovee : Laide est et oscure et ascreuse [hideuse], D’une des hanches fu boisteuse, Sor l’espaule avoit une boce De droite faiture de croce41 [semblable à une crosse].

Membres de la foule indifférenciée des vagabonds, mendiants et autres jongleurs va-nupieds42 , les clops sont des personnages-types incarnant le redoutable lien entre infirmité, pauvreté et péché. Quand le Christ guérit un paralytique, il lui remet en même temps ses péchés. En effet, on peut rester perplexes devant les boiteux : sont-ils infirmes parce qu’ils sont punis pour quelque faute ou au contraire, leur fardeau doit-il être lu comme une marque d’élection divine, dans les pas et à la suite du Christ souffrant ? Dans la société et la vie de tous les jours en tout cas, « les infirmes sont souvent considérés avec une grande méfiance43 ». Conrad de Zurich écrit : Les boiteux et les aveugles (…) sont des gens trop vils pour qu’il puisse être fait mention d’eux devant les personnes de bien et d’honneur ; si la nature les a à ce point abaissés et marqués d’un stigmate, c’est qu’ils ont une faute à expier44.

Rappelons que l’Ancien Testament interdit à l’homme possédant un défaut corporel, et donc au boiteux, d’approcher de l’aliment qui servira au sacrifice45 et d’entrer dans le Temple46. Mais à cette foule de clops anonymes, on doit ajouter quelques grandes figures de boiteux emblématiques qui nous permettent d’aller plus loin. Grandes figures Il est de grandes figures de boiteux dans l’histoire, figures emblématiques, figures marquées. Certains portent même cette marque en guise de nom, comme Jehan Clopinel (altéré 41 Claris et Laris, éd. C. Pierreville, Paris, Champion, 2008, v. 11759-11764. Traduction C. Pierreville, Paris, Champion, 2007. 42 « Les putains et les jongleurs », Chevalerie et grivoiserie, Fabliaux de chevalerie, publiés par J.-L. Leclanche, Paris, Champion, 2003, v. 55, p. 218. « Le port de chaussures devient au Moyen Âge un des signes essentiels de la personne bien née. (…) L’homme chaussé est tout, le va-nus-pieds rien. » J.-P. Roux, La Chaussure…, op. cit., p. 24. 43 « Que songneusement on se garde de toutes personnes qui ont defaulte de membre naturel en eulx comme de pié, de main, d’oel ou d’aultre membre quel qu’il soit ». C. Roussel, Conter de geste au XIVe siècle. Inspiration folklorique et écriture épique dans La Belle Hélène de Constantinople, Genève, Droz, 1998, p. 208. 44 Traduit par J. Dufournet, Le Garçon…, Paris, Champion, 1982, p. 53. 45 « Tout homme qui aura un défaut corporel ne pourra s’approcher : un homme aveugle, boiteux, ayant le nez camus ou un membre allongé ; un homme ayant une fracture au pied ou à la main ; un homme bossu ou grêle ayant une tache à l’œil (…). » Lévitique, XXI, 18. 46 Caecus et claudius non intrabunt in templum, « L’aveugle et le boiteux n’entreront point dans le temple. » II, Samuel, V, 8 (II Reg. V, 8 dans la Vulgate).

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des chaussures et des pieds parfois en Chopinel47), ou encore quelques Claude : le nom peut en effet identifier un boiteux. L’association a été faite explicitement par Suétone au sujet d’un certain Claudius, bègue et boiteux, difforme de manière générale, si bien que longtemps, on s’est interrogé sur son aptitude à devenir magistrat48. L’Antiquité nous lègue quelques illustres cas qui motivent le nom de Claude à travers la référence à la boiterie49. Puis le nom de Claudius ou Clodius est passé en français sous la forme de Claude. L’ancien français en connaît des variantes comme « Claudas » ou « Claudin50 ». Si les Claudas ne sont pas, a priori, des boiteux, en revanche, ce sont volontiers des personnages ambigus. Le plus célèbre des Claudas est celui de la Terre Déserte, dont beaucoup de traditions, du Merlin au Lancelot en prose, rapportent les faits et méfaits et dont le nom renvoie à la fois à une claudication du moins symbolique (« Et ses teces estoient et boines et mauvaisees »51 ; or, est-il possible d’être à la fois bon et mauvais ?) ainsi qu’au thème de la « terre gaste », établissant ainsi une association significative. Le forgeron antique est une grande figure de boiteux. Héphaïstos le boiteux appartient certainement à la strate la plus ancienne du panthéon grec : il reçoit le surnom de Callopodion (« qui a les pieds tordus », « cagneux ») ou d’Amphigyeis (« qui boite des deux pieds »). S’il existe plusieurs versions expliquant sa boiterie, on peut retenir qu’Héphaïstos est jeté de l’Olympe, tombe sur l’île de Lemnos et se brise les deux jambes. Il est recueilli par deux Néréides dans une grotte profonde au milieu de l’océan. C’est ici que Héphaïstos va apprendre pendant neuf ans son métier de forgeron en ne se déplaçant plus qu’avec des béquilles : Héphaïstos entre ainsi dans la littérature comme un « monstre essoufflé et boiteux, dont les jambes grêles s’agitent sous lui » (Iliade, 18, 410-411). Que révèle la boiterie de notre dieu ? Une disgrâce physique ou une infirmité mentale ? Une double nature52 ? En effet, la boiterie peut être la marque d’une qualité, fût-elle acquise précisément grâce à la « mise en gage » de l’intégrité corporelle, en l’occurrence une science qui a trait à la nature secrète du métal et de la matière en général: la boiterie du dieu pourrait en être la rançon53. Héphaïstos connaît de nombreuses variantes : il s’appelle Vulcain à Rome, Wieland ou Völund chez les peuples du Nord, Gobanon chez les Celtes, Garland et Trebuchet dans la tradition médiévale française ; si les biographies respectives de ces figures peuvent diverger, deux traits communs les relient fondamentalement : tous ils sont forgerons, et tous, ils boitent. Autre grande figure affligée de boiterie (infirmité qui sera doublée ensuite par la cécité) et que l’Antiquité lègue au Moyen Âge : Œdipe aux pieds percés ou enflés qui ont bien embarrassé 47

« Puis vendra jehans chopinel… », Le Roman de la Rose, v. 10569. « Ceterum et ingredientem destituebant poplites minus firmi, et remisse quid uel serio agentem multa dehonestabant […] ». Suétone, Claude, trad. C. Baroin, d’après l’édition d’ H. Ailloud, relu par J. Maurin, Paris, Les Belles Lettres, 1998. Voir aussi C. Baroin, « Le corps du prêtre romain dans le culte public : début d’une enquête », ’intégrité du corps du magistrat et du prêtre à Rome », L. Bodiou, V. Mehl et M. Soria (dir.), Corps ravagés, corps outragés, de l’Antiquité au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2011, p. 291 -315. 49 Notons aussi que Suétone dans son portrait d’Auguste dit que l’empereur boitait parfois : « Sa hanche, sa cuisse et sa jambe gauches étaient un peu faibles, et souvent même cela le faisait boiter : mais il y remédiait au moyen de sangles et d’éclisses [...] (« Coxendice et femore et crure sinistro non perinde ualebat, ut saepe etiam claudicaret ») ». Le texte dit aussi que l’empereur a été blessé aux jambes lors d’une bataille, mais les deux choses ne sont pas mises en relation par Suétone. Suétone, Auguste, 80, 2, texte et trad. H. Ailloud, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1961. 50 Notons que Wace dans son Brut (éd. J. Weiss, Wace’s Roman de Brut, A History of the British, Exeter, The University of Exeter Press 1999/ 2002) mentionne l’empereur Claudius, contemporain de saint Pierre (v. 5094), sans la moindre allusion à une éventuelle boiterie (v. 4895 sq.). 51 Lancelot en Prose, éd. A. Micha, Paris-Genève, Droz, 1978-1983, 9, VIIIa, § 1, p. 52. 52 « Son allure bancale a été considérée comme un symbole de sa double nature, à la fois céleste et terrestre ». J. Chevalier, A. Gheerbrandt, Dictionnaire des Symboles (1969), Paris, Seghers, 1974, « Héphaïstos », p. 16. 53 Cf. R. Boyer, Les sagas légendaires, Paris, les Belles Lettres, 1998, p. 175. 48

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karin ueltschi les auteurs qui successivement ont repris l’histoire. Selon les versions, c’est le père qui perce les pieds du fils qu’il expose, ou alors c’est le berger qui au lieu de tuer l’enfant le pend à un arbre, variante que reprend une version médiévale54. En réalité, cette blessure est signe d’enjeux bien plus graves et renvoie là encore à quelque drame originel. La stigmatisation du pied se transmet dans cette famille de père en fils55. Mais le Moyen Âge ne se contente pas de rappeler le mythe antique, de le réinterpréter, de l’adapter à ses propres contextes et à ses structures mentales. Il se chargera de compléter ce lignage blessé en y enchâssant la figure de Judas : le voici qui se lamente, tragique, dans le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, avant même d’avoir trahi le Christ, en s’accusant d’un bien étrange crime : d’abord d’avoir tué le fils de sa bienfaitrice et ensuite et surtout d’avoir « tué mon père et ma mere propre espousee »56 ! L’amalgame entre Œdipe et Judas a été fait pour la première fois par Origène (Contra Celsum) ; mais c’est une Vie latine du traître Judas écrite au début du XIIe siècle57 qui entérine d’une manière catégorique cette parenté. Elle se trouve diffusée dans presque tous les pays et toutes les langues de l’Europe médiévale ; Jacques de Voragine la développe dans la Vie de Mathias, l’apôtre qui remplace Judas58. Or, une des versions les 54 « Cestui bergier, ayant compassion à l’eage de l’enfant innocent, attrempa par sa franche voulenté le commandement du roy, car, aprés qu’il eut perciez les piez de l’enfant à un coustel, il le pendit par un osier à un arbre et le laisa braiant comme pour mort. Et tost aprés voici un bergier estrange vint illeuc qui coppa les loyens à quoy l’enfant pendoit, qui ja avoit les piez enflez. Et pour ceste cause le bergier aprés lui mist nom Edipus et le receut entre ses bras en soy merveillant du cas et en mauldissant la cruaulté de cellui qui l’enfant avoit pendu ».  Boccace traduit par Laurent de Premier fait : « De casibus virorum illustrium  ou Des cas des nobles hommes et femmes », F. Duval, Lectures françaises de la fin du Moyen Âge. Petite anthologie commentée de succès littéraires, Genève, Droz, 2007, chap. .VIII.e, p. 347. 55 Dans le mythe grec, le grand-père d’Œdipe s’appelle Labdacos, ce qui signifie le « boiteux » ; c’est « celui qui n’a pas les deux jambes pareilles, de même taille ou de même force. » Et son père, Laïos, est le « dissymétrique, le tout gauche, le gaucher ». J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, Éditions de la Découverte, 1989 (1972) t. 2, p. 45. 56 Arnoul Greban, Le Mystère de la Passion, éd. O. Jodogne, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 1965, v. 11021-11022. 57 Deux des trois versions sont imprimées et publiées sous le titre de Mediaeval Lives of Judas Iscariot par E. K. Ranke, dans Anniversary Papers by Colleages and Pupils of George Lyman Kittredge, Boston, 1913, p. 305-316. P. F. Baum trouvera de son côté pas moins de quarante-deux textes conservés dans des manuscrits latins, dont il transcrit plusieurs dans son étude pour établir cinq « familles » ou  « types » qu’il soumet à une étude comparative. Voir P. F. Baum, « The Medieval Legend of Judas Iscariot », Gorgias Press LLC, 1916 (Analecta Gorgiana 73), p. 485 et sq. 58 En voici un résumé : Judas était le fils de parents juifs, Ruben et Cyboréa qui vivaient à Jérusalem. Une nuit, pendant son sommeil Cyboréa vit en rêve qu’elle était sur le point de concevoir un enfant qui allait provoquer la destruction de toute la race juive. Elle se confia à son mari qui lui conseilla de ne pas prêter attention à ce rêve, forcément inspiré par le démon. Cependant, au moment prévu, un fils naquit. On se rappela alors le rêve, et de peur qu’il pût devenir vrai, l’enfant appelé Judas fut exposé dans la mer dans une petite caisse qui fut poussée par le vent et les vagues jusqu’à une île nommée Scariot. La reine du lieu, qui n’avait pas d’enfants, découvrit le beau bébé. Elle fit courir le bruit qu’elle était enceinte et faisait nourrir l’enfant trouvé en secret, puis, lorsque cela devint plausible, elle le présenta publiquement comme son propre fils. Ainsi, Judas fut élevé en tant qu’héritier d’une couronne royale. Mais au bout d’un certain temps, la reine eut un fils du roi. Les deux enfants furent élevés ensemble. Peu à peu, la malice de Judas devint manifeste. Il maltraitait souvent son « frère », malgré les remontrances de la reine qui finit, excédée, par lui révéler ses origines obscures. Fou de rage, Judas tua son frère puis s’enfuit en bateau à Jérusalem où ses bonnes manières lui assurèrent une place dans l’escorte de Pilate. Un jour, Pilate vit dans le jardin de son voisin un fruit qu’il convoita aussitôt. Judas se proposa. Ce qu’il ne savait pas, c’est que le jardin appartenait à son véritable père, Ruben. Avant que Judas eût pu saisir le fruit, Ruben surgit et une altercation survint. Et Judas le tua. Mais comme il n’y avait pas de témoins, on imputa le décès à une cause naturelle et avec la complicité de Pilate, Judas épousa la veuve, Cyboréa, sa propre mère. Laquelle demeura extrêmement soucieuse, pressentant quelque malheur. Questionnée par Judas, elle finit par lui révéler ses craintes, et Judas comprit alors son double crime de parricide et d’inceste. Inconsolables tous les deux, sur les conseils de Cyboréa, Judas finit par aller trouver Jésus en quête de pardon. C’est ainsi qu’il devint l’un des douze apôtres. Par la suite, on le sait, il vendit le Christ pour trente pièces d’argent, sa mauvaise nature ayant à nouveau fait surface, et se pendit enfin de désespoir après avoir rapporté l’argent.

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des chaussures et des pieds plus anciennes59 mentionne une blessure aux tibias de l’enfant Judas, détail qui fait donc de lui un boiteux comme Œdipe dès l’origine. Les versions ultérieures, et en particulier celle de Voragine, n’ont pas repris cet élément, qui ne devait plus avoir de sens pour les translateurs. C’est ainsi que la possible voire nécessaire boiterie de Judas n’est que très rarement actualisée, ni reconnue comme véhiculant un résidu de mémoire ancestrale.  Voyons enfin une dernière figure emblématique de la boiterie, celle que la littérature médiévale construit autour du Roi méhaignié60 ou Roi Pêcheur qui règne sur la gaste forêt soutaine et toute la littérature médiévale. On le rencontre, dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, en train de pêcher dans une barque, puisqu’il ne peut plus chasser. Ensuite – dispose-t-il de moyens de locomotion extraordinaires ? Connaît-il un cours d’eau secret, possiblement souterrain pour arriver si vite chez lui ? – on le trouve installé sur un lit bien au chaud dans son château, lui qui comme le boiteux Saturne a si froid, en ayant donc parcouru la distance en bien moins de temps que le vigoureux Perceval. Enfin, il est si méhaignié qu’il ne peut même pas se lever à l’entrée de Perceval, et le fait remarquer en s’en excusant. Or, la fécondité et la paix d’un royaume sont tributaires du règne d’un bon roi, ce qui implique en particulier sa vigueur et son intégrité physiques ; l’irruption d’un mehaign compromet cet état et entraîne l’avènement de la terre gaste, le tout encastré dans un drame familial, dans une problématique dynastique. D’ailleurs, on peut y rattacher le forgeron Trébuchet, qui est selon certaines généalogies l’oncle maternel de Perceval. Il y a un jeu de miroir entre lui, le père de Perceval, le roi Méhaignié et Perceval lui-même qui doit commencer par se débarrasser de l’entrave que constituent ses revelins pour se mettre à cheminer librement. Enfin, on sait la fécondité littéraire exceptionnelle du Roi Méhaignié qui a continué d’inspirer les poètes et d’irriguer leurs œuvres bien au-delà du Moyen Âge. Ces différentes figures aboutissent aux « marques » suivantes : une simple ambiguïté au départ, quelque chose qui cloche ; elle marque ensuite, décidément, une double nature ; elle marque enfin une science secrète, occulte. En définitive, c’est la marque que le fatum a imposé à certains élus pour signifier leur connivence avec les grands secrets du monde, de la nature et de la surnature, voire avec les dimensions eschatologiques de la condition humaine. C’est pourquoi les boiteux se révèlent à nous organisés en dynasties, celle des forgerons, celle des Labdacides, celle allant de Caïn à Judas et au Juif errant, celle de Perceval aussi.

Conclusion61 Le pied qui cloche, le pied boiteux est signe. La chaussure qui revêt le pied est signe. C’est presque toujours un signe d’altérité, volontiers aussi un signe d’élection sacrée : Jacob, après sa lutte avec l’ange boite. Le pied marqué – ou la chaussure qu’il revêt – fait fondamentalement 59

Version A (XIIe siècle) : « Nato autem infante pater in eo omen tale consideravit et expavit, tibias illius transfixit atque inter frutecta longius ab urbe Iherusalem collocavit ». P. F. Baum, « The Medieval Legend… », art. cit., p. 490. 60 Si la reine méhaigniée est le plus souvent une reine mutilée, ce sont rarement les pieds qui sont impliqués : le nez ou encore plus souvent les mains en effet constituent en l’occurrence comme une variante de la boiterie. L’exemple emblématique en est le conte universellement répandu de « La fille aux mains coupées » dont le Moyen Âge offre plusieurs versions originales. La première qui nous en soit parvenue sous forme d’œuvre littéraire est le roman (XIIIe siècle) de La Manekine de Philippe de Rémi, éd. B.N. Sargent-Baur, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1999. Pour les autres variantes, voir M.-M. Castellani, Du conte populaire à l’exemplum : « La Manekine » de Philippe de Beaumanoir, thèse Paris III, Lille, s.d. (Centre d’Études médiévales et dialectales, Université de Lille III), p. 65 et sq. ; K. Ueltschi, La Main coupée. Métonymie et mémoire mythique, Paris, Champion, 2010, p. 191 et sq. 61 Un grand nombre des problématiques ici évoquées sont développées dans notre ouvrage désormais publié, Le Pied qui cloche ou le lignage des boiteux, Paris, Champion, 2011.

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karin ueltschi référence à des liens avec l’Autre Monde. Cahus s’endort sans se déchausser. Puis il part vers la chapelle de Saint-Augustin, dans laquelle, croit-il, le roi Arthur atteint d’acedia le précède. Il rapporte de ce voyage rêvé ou rêve avéré un chandelier d’or qu’il a caché dans sa botte62, en même temps que le fatal couteau toujours fiché dans son flanc. La botte sert donc proprement de véhicule pour matérialiser ce transport d’un « talisman » du monde du sommeil à la réalité, voire du monde des morts dans celui des vivants. On connaît la fin déconcertante de l’histoire : le temps de donner le chandelier rapporté de l’ailleurs au roi Arthur, le malheureux Cahus succombe à la blessure physique reçue pendant son « rêve », ou plutôt lors de son voyage dans l’Autre Monde. Il ne revient de l’ailleurs que grâce à ses bottes, le temps de témoigner de cette transgression de la Frontière, du Seuil que toujours grâce aux bottes il a pu accomplir, puis il retourne définitivement dans ces autres sphères auxquelles il appartient désormais.

62 « Il osta un des estavauz, e prent le chandelabre d’or e le met entre sa huese e sa cuisse ». Perlesvaus, éd. W. Nitze et T.A. Jenkins, The University of Chicago Press, 1932-1937, rééd., New York, 1972, p. 28, li 141-142.

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Catherine Daniel

Édouard Ier et l’identité arthurienne Les marqueurs d’identité issus de la littérature ont pu être utilisés dans la réalité historique comme signes de supériorité et de pouvoir à une époque où les références au passé font autorité. Édouard Ier (†1307) est sans doute le roi qui se servit le plus de l’identité arthurienne pour marquer sa puissance en se référant au passé breton et à la gloire d’Arthur pour justifier ses ambitions territoriales1. C’est en organisant des festivités que le roi excelle dans la mise en scène de l’appropriation de l’identité arthurienne2. Il ne s’agit pas seulement de s’affirmer comme le nouvel Arthur, mais de stimuler des interactions, de sorte que ses hommes s’identifient eux aussi aux chevaliers du roi breton. Des événements occasionnels concernant la famille royale donnèrent sans doute lieu à des festivités arthuriennes, comme par exemple, en 1290, lors de l’annonce des noces prochaines des enfants du roi3. Cependant, les fêtes arthuriennes d’Édouard les plus marquantes sont liées à des campagnes militaires, comme la Table ronde de Nevyn en 1284, où Édouard, qui vient de récupérer la prétendue relique de la couronne d’Arthur, célèbre sa victoire contre les Gallois. De même, en 1302, Édouard organise une Table ronde à Falkirk pour fêter ses avancées en Écosse. En difficulté dans cette région, il préside en 1306 un banquet arthurien, cette fois pour motiver ses troupes. Ces fêtes renforcent la cohésion de ses hommes autour d’une cause politique commune, par des vœux corporatifs marquant l’appartenance à un groupe arthurien. Au cours des Tables rondes, les hommes du roi prennent le nom de héros arthuriens et rejouent des épisodes issus des romans, mis en relation avec l’actualité politique. Certains de ses chevaliers s’identifiaient-ils durablement voire officiellement à des héros arthuriens ?

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Édouard s’appuya sur l’arthurianisme dans les guerres du pays de Galles et d’Écosse en exploitant notamment la prophétie de l’espoir breton sur le retour de l’union de l’île. Il utilise aussi l’Historia regum Britanniae pour faire valoir ses droits sur l’Écosse en remontant aux temps d’Arthur et de Brutus. C. Daniel, Les prophéties de Merlin et la culture politique, Turnhout, 2007, p. 181-218. E.L.G. Stones, Anglo-Scottish relations 1174-1328, some selected documents, Londres, 1965. 2 Édouard participa à de nombreuses fêtes d’inspiration arthurienne et en organisa lui-même à des périodes politiques clefs. Les principales fêtes arthuriennes eurent lieu en 1279, 1281, 1284, 1287, 1290, 1302, 1306. Certaines de ces fêtes sont explicitement nommées Tables rondes. R. Barber, R. Brown, J. Munby, Edward III‘s round table at Windsor, 2007, p. 95-96. La Table ronde de 1279 fut organisée par Roger Mortimer à Kenilworth. En 1281 une autre Table ronde a lieu à Warwick, sans qu’il soit possible de savoir si Édouard l’a personnellement organisée. 3 En 1287, les fiançailles d’Éléonore, fille d’Édouard, avec Alphonse d’Aragon, à Oloron-Sainte-Marie, près des Pyrénées, donnèrent lieu à des Tables rondes. Ramon de Muntaner, The chronicle of Muntaner, trad. L. Goodenough, Londres, 1921, II, 404. En 1290, un tournoi eut lieu à Winchester au cours duquel Édouard a peut-être inauguré la Table ronde. Ce tournoi de 1290 était destiné à célébrer les mariages prochains de deux de ses filles et de son fils. Margaret est promise à Jean de Brabant, Jeanne d’Acre à Gilbert de Clare et Édouard de Caernarvon à Marguerite d’Écosse qui décèdera peu de temps après, rendant problématique la succession de l’Écosse. Enfin, selon R. S. Loomis, Édouard organisa aussi une Table ronde en 1299 lors de son second mariage. R. S. Loomis, «Edward I, arthurian enthusiast», Speculum, 28, n° 1, 1953, p. 114-127.

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catherine daniel L’objectif de cet article est de faire une synthèse des retombées politiques de l’intégration de l’identité arthurienne des héros de romans dans la réalité, en regardant comment Édouard Ier met en scène l’imitation du monde arthurien pour souder ses troupes et les grands du royaume dans une identité collective, et en examinant dans quelle mesure les rôles d’armes d’Édouard Ier peuvent traduire, de façon plus individuelles, l’adoption d’identités héroïques. La mise en scène de l’appropriation de l’identité arthurienne Les descriptions des fêtes d’Édouard vont rarement au-delà de quelques lignes dans des chroniques4. Une exception existe cependant  avec la chronique rimée de Lodewijk van Velthem, auteur brabançon5 qui décrit intégralement le déroulement d’une de ces fêtes, mais de façon romancée. D’Arthur à Perceval : le récit romancé d’une Table ronde par Lodewijk vanVelthem Édouard Ier est devenu un « héros national »6 au Brabant à la suite du mariage de sa fille Margaret avec le fils du duc de Brabant, comme en témoignent les éloges de Velthem sur le roi d’Angleterre7. L’auteur raconte le déroulement d’une Table ronde et les actions militaires qui donnent suite aux serments prêtés par le roi et ses hommes lors de cet événement8. Il décrit par ailleurs, un peu plus loin dans son récit9, les campagnes d’Édouard dans les forêts galloises, qui deviennent des aventures romanesques, intégrant des éléments empruntés à la matière arthurienne10. Cette narration fabuleuse comporte cependant certains détails conformes à la réalité historique, ainsi lorsqu’il décrit le roi faisant tracer des routes dans les montagnes galloises pendant le conflit contre les Gallois11, et plusieurs autres éléments empreints de merveilleux sont inspirés de la réalité historique. Édouard et ses chevaliers trouvèrent alors dans la « forêt des aventures » des reliques d’Arthur, gigantesques, et les armes du roi breton, faisant référence au transfert des reliques d’Arthur et Guenièvre à Glastonbury et à la cérémonie de Westminster durant laquelle Édouard exhiba la prétendue couronne d’Arthur12.

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Ainsi, pour la Table ronde de 1284 (Annales Wawerleia) : Annales Monastici, II, op. cit., p. 401, et W. Rishanger, Chronica, éd. H. T. Riley, Londres, 1865, p. 110. De même pour celle de 1302 (Annales Londonienses) : Chronicles of the reigns of Edward I and Edward II, éd. W. Stubbs, Londres, 1965, I, p.104. 5 En 1316, Lodewijk donne une continuation à la traduction néerlandaise du Speculum historiale de Vincent de Beauvais par Jacob van Maerlant. Lodewijk Van Velthem, Voortzetting van der Spiegel Historiael (1248-1316), éd. H. Vander Linden, W. de Vreese, P. de Keyser, Bruxelles, 1906-1932. 6 G. Huet, « Les traditions arthuriennes chez le chroniqueur Lodewijk van Velthem », Le Moyen Âge, 26, 1913, p. 173-197. 7 En déplorant la mort du roi d’Angleterre, il affirme que « depuis qu’Arthur reçut l’empire, il n’y eut roi aussi puissant à la guerre comme il le fut de tout temps ». Ibid., p. 192. Lodewijk van Velthem, Voortzetting…, 5ème partie, livre V, chap. 26. 8 Lodewijk van Velthem, Voortzetting…, 5ème partie, Livre II, chap. 5 à 20 et 23 à 26. 9 Ibid., chap. 22 à 34 du livre III. 10 Ainsi par exemple, Édouard et ses hommes sont amenés par un cerf devant une fontaine merveilleuse qui change de couleur, comme celle décrite dans le Chevalier au lion. Ibid., p. 184-185. 11 G. Huet, « Les traditions arthuriennes... », p 181. En 1282, des routes furent effectivement frayées dans le mont Snowdon où Llewelyn s’était replié. 12 Le gigantisme des os du roi breton est noté par Adam de Domerham, décrivant la translation des reliques d’Arthur et Guenièvre à Glastonbury en 1278. Historia de rebus gestis Glastoniensibus, éd. T. Hearne, Londres, II, 1727, p. 587589.

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édouard ier et l’identité arthurienne La description par Velthem de la Table ronde organisée par le roi se doit d’être crédible, car elle s’adresse à un public d’habitués13. Le chroniqueur situe cette Table ronde à Londres, lors du premier mariage d’Édouard avec Éléonore de Castille. Cette datation est pourtant fantaisiste, ces noces ayant été célébrées en 1254, avant qu’Édouard ne devienne roi, et se sont déroulées non pas en Angleterre mais en Espagne. Selon Loomis, la fête décrite a eu lieu en 1299, à Londres, lors du second mariage du roi avec Marguerite de France14. Pour J. Barker, Lodewijk van Velthem aurait plutôt décrit la Table ronde de Nevyn, en 128415, ce qui concorde avec l’intérêt de l’auteur pour les campagnes militaires du roi. R. Barber et M. Biddle avancent quant à eux, prudemment, l’hypothèse d’un lien entre le récit de cette Table ronde et le tournoi de Winchester, en 1290, célébrant en autres événements le prochain mariage de Margaret, la fille d’Édouard, avec Jean de Brabant, et à l’occasion duquel fut sans doute construite la Table ronde dite de Winchester16. Jean de Brabant et sa famille auraient alors rapporté dans leur duché le souvenir de la Table ronde de Winchester à partir duquel Velthem aurait conçu son récit, mêlant la narration de témoignages à son imagination et à des apports de ses lectures de fiction. Cette hypothèse justifierait les confusions de dates et de lieux liées au caractère informel de cette source orale. Au cours de cette fête, un petit groupe de chevaliers adoptent l’identité des héros arthuriens, en prenant leurs noms, parmi lesquels Gauvain, Perceval, Lancelot, Agravain, Lionel, Bohort, Gareth, Keu et Mordred17. Ils joutent puis interprètent lors d’un banquet une scène inspirée du Perceval de Chrétien de Troyes. Des messagers interrompent les festivités en lançant des défis, l’un consistant par exemple à se venger des Gallois, un autre, adressé à Lancelot, lancé par le roi d’Irlande18. Le moment crucial de la fête survient lorsqu’Édouard, refusant à nouveau de manger avant d’avoir entendu le récit d’une aventure, suivant ainsi la coutume d’Arthur, provoque l’arrivée de la demoiselle hideuse, personnage énigmatique du Perceval de Chrétien de Troyes. Celle-ci, interprétée par un écuyer déguisé, défie Perceval et Gauvain qui vont devoir mettre un terme à des guerres civiles19, symboles des guerres baronniales anglaises. Dans le récit de Velthem, Édouard ne prend pas explicitement le nom d’Arthur, auquel il est pourtant incessamment comparé. Il conserve son identité. Il ne joue pas au roi Arthur, il est Édouard Ier, le nouvel Arthur. À la fin de la fête, Édouard rappelle la gloire des chevaliers d’Arthur et exhorte ses hommes à tenir leurs engagements pris sous une identité arthurienne dans la réalité de ses propres cam-

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Une comparaison de cette Table ronde avec le tournoi du Hem dans le Roman du Hem, montre des similitudes dans le déroulement de ces fêtes. R. Barber, Edward III…, p. 93-94. 14 Loomis pense que ces noces furent l’occasion d’une fête arthurienne, en se fondant sur une description de l’événement calquée sur celle des noces d’Arthur dans l’Historia regum Britanniae, et intégrée aux Annales Angliae et Scotiae de St Albans. L. Keeler, « The Historia Regum Britanniae and Four Mediaeval Chroniclers », Speculum : A Journal of Mediaeval Studies, vol. 21, 1, 1946, p. 24-37 15 J. Barker, The tournament in England, Woodbridge, 1986, p. 90-91. 16 R. Barber, Edward III…, p. 92. M. Biddle, King Arthur’s round Table, Woodbridge, 2000, p. 386. 17 Lodewijk van Velthem, vers 1188-1192. R. Barber, Edward III…, p. 93. 18 Les localités des défis montrent une méconnaissance de la géographie de la Grande-Bretagne. L’auteur n’est pas familier de l’histoire anglaise. S’il note avec justesse la réalité des campagnes contre l’Écosse, il annonce aussi des conflits curieux contre l’Irlande, avec la Cornouailles, dont il fait une cité, et avec la ville de Leicester. Loomis propose de voir dans ces deux derniers conflits une allusion aux guerres baronniales occupant Édouard entre 1264 et 1267. La Cornouailles serait alors confondue avec Kenilworth, place forte des rebelles prise en 1266, et Leicester serait une référence à Simon de Montfort, comte de Leicester, meneur des rebelles. Velthem confond sans doute par ailleurs l’Irlande avec l’Écosse. R.S. Loomis, « Edward I… », p. 111. 19 Perceval doit partir à Leicester et Gauvain à « Cornualge ».

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catherine daniel pagnes20. Le roi arrive à s’attacher la fidélité sans faille de ses hommes : « Ainsi le roi les a convaincus sur le champ, sans qu’ils s’en rendent compte, de l’aider dans toutes les affaires qui le troublaient dans son royaume, en agissant, pour certains, contre leur propre famille »21. Si l’auteur exagère l’exhortation du roi, il ne fait sans doute que traduire de façon littéraire la volonté d’Édouard d’utiliser l’identification de ses hommes aux héros du passé pour s’assurer leur dévouement et leur motivation dans ses propres campagnes. Ses chevaliers sont liés à leur héros par un serment. Deux héros arthuriens tiennent les premiers rôles dans cette Table ronde : Perceval et Gauvain, personnages principaux du roman de Chrétien de Troyes. L’intérêt d’Édouard pour la légende de Perceval, rapporté par Velthem, n’est pas qu’un artifice littéraire. Il se retrouve en 1306 lors d’une fête d’inspiration arthurienne durant laquelle le fils d’Édouard jure sur des cygnes dans les mêmes termes que Perceval. La Fête des cygnes de 1306 : le serment de Perceval dans la guerre d’Écosse Des descriptions beaucoup plus succinctes, mais moins sujettes à caution, concernent la cérémonie qui eut lieu en 1306 à Westminster. La chronique de Pierre de Langtoft, historiographe d’Édouard Ier, compare l’événement à la fête du couronnement d’Arthur à Caerleon22 : Nule alme se merveylle de jeu et joye assez ou feste fue ferme de tels solempnetez Unkes en Bretaygne puis qe Deu fu nez N’estoyt tel nobleye en vile n’en citez Forprys Kaerloun en Antiquitez Quand sir Arthur ly roy i feust corounez23.

Comme l’a bien montré J.-C. Thiolier, le remanieur de la rédaction II du règne d’Édouard Ier ne cède pas à une mode littéraire en utilisant cette comparaison. Il sait en effet être très critique vis-à-vis d’Édouard Ier et ses comparaisons avec Arthur servent le plus souvent à souligner le décalage entre le roi anglais et son modèle. Son texte reste donc « en deçà de l’arthurianisme d’Édouard  »24. Ainsi, pour R. Kaueper, le rassemblement de 1306 est une «cérémonie qu’aurait pu décrire Chrétien de Troyes »25.

20 Ainsi les chapitres suivants, de 23 à 26, raconteront, entre autres guerres, l’expédition de Perceval à Leicester et celle de Gauvain à « Cornualge ». G. Huet, « les traditions… », p. 176. 21 Lodewijk van Velthem, éd. et trad. anglaise du récit de la Table ronde du Voortzetting van der Spiegel Historiael, de Velthem par D. Johnson et G. Claasens in R. Barber, Edward III..., p. 244-269, p. 266-267 vers 1594-1598. 22 Il s’agit de la continuation II de la chronique par un remanieur proche du pouvoir royal. 23 Pierre de Langtoft, Le règne d’Édouard Ier, éd. J.-C. Thiolier, Créteil, 1989, rédaction II, vers 2422-2427, p. 422. 24 J.-C. Thiolier, « Le portrait d’Édouard Ier Plantagenêt par Pierre de Langtoft », Wodan, Études de linguistiques et de littérature en l’honneur d’André Crépin, éd. D. Bushinger, Reineke, 1993, p. 403. 25 R. S. Loomis, N. Denholm-Young, « The Tournament in the Thirteenth Century », Studies in Medieval History Presented to Frederick Maurice Powicke, éd. R.W. Hunt, W.A. Pantin et R.W. Southern, Oxford, Clarendon 1948, p. 240-268, p. 266 ; M. Powicke, The Thirteenth Century, Oxford, 1953, p. 137 ; R. Kaueper, Guerre justice et ordre public : l’Angleterre et la France à la fin du Moyen Âge, trad. N. Genet et J.-P. Genet, Paris, 1994, p.192 ; J.-C. Thiolier, « Le portrait …», p. 404-405 ; Denholm-Young pense que la fête des cygnes est un point culminant de l’arthurianisme d’Édouard. History and Heraldry, p. 49. D’autres historiens ont refusé d’y voir une fête arthurienne. C. Bullock Davies, Menestrellorum multitudo, Minstrels at a royal feast, Cardiff, 1978, p. XXIX-XX ou M. Prestwich, Edward I…p. 505.

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édouard ier et l’identité arthurienne La Fête des cygnes a lieu à la Pentecôte, comme les traditionnelles grandes fêtes d’Arthur, et met en scène la vengeance du roi contre Robert Bruce qui vient de se faire couronner roi d’Écosse après avoir tué son rival John Comyn26. Édouard organise cette fête à l’occasion de l’adoubement de son fils. Le roi, son fils, et près de 30027 nouveaux chevaliers adoubés lors de cette cérémonie chevaleresque démesurée, jurent ensuite sur deux cygnes lors d’un grand banquet. C’est d’ailleurs la première mention de ce type de vœu sur des oiseaux28. Nicholas Trevet rapporte : « Le roi a commencé par jurer qu’il vengerait l’insulte faite par Robert Bruce à Dieu et à l’Église, et qu’une fois ceci accompli, il ne prendrait plus jamais les armes contre des Chrétiens, mais qu’il prendrait ses dispositions pour se rendre, sans retour, en Terre Sainte.  Le fils du roi jura aussi qu’il ne resterait jamais deux nuits de suite au même endroit, avant d’avoir réalisé, dans la mesure où il le pouvait, le vœu de son père d’arriver en Écosse. »29 D’après Adam de Murimuth qui demeure plus évasif sur les termes exacts des vœux, tous les nouveaux chevaliers firent, après le roi, le même serment d’une seule voix, celui de reprendre l’Écosse à Robert Bruce30. Nous retrouvons une scène dont l’objectif est identique à celui de la séquence racontée par Lodewijk van Velthem, durant laquelle le roi d’Angleterre et ses chevaliers juraient de venger les offenses de leurs ennemis et de relever leurs défis. Les hommes du roi lui promettent leur fidélité lors d’une cérémonie où sont exaltées les valeurs chevaleresques qui préfigurent de façon encore informelle ce que seront les ordres de chevalerie sous Édouard III. Examinons maintenant la nature des vœux du roi et de son fils d’après ce qu’en rapporte Nicholas Trevet. Édouard Ier fait un vœu qui pourrait être celui d’un héros arthurien. Il souhaite finir sa vie au combat en Terre Sainte comme c’est le cas par exemple pour Perceval dans Sir Perceval of Gales, au début du XIVe siècle, roman qui, selon M. Stanesco, est inspiré de Chrétien de Troyes, mais aussi du Parzival de Wolfram d’Eschenbach et de Peredur31. Édouard n’a jamais eu un réel intérêt politique à partir en croisade, mais il se voit comme un chevalier de la foi32 et manifeste au cours de son règne, à maintes reprises, son souhait de repartir en Terre Sainte.

26 Édouard arbitrait le conflit de succession en Écosse qui a débuté après la mort d’Alexandre III et s’est poursuivi après celle de l’héritière Margaret d’Écosse dans un naufrage en 1290. Elle était promise à son fils Édouard de Caernarvon. Le fils de John Comyn assiste à cette cérémonie du cygne. C. Bullock-Davies, Menestrellorum…, p xxx-xxxviii. 27 Les chroniques qui citent l’événement mentionnent entre 297 et 300 chevaliers. 282 noms de chevaliers ont été répertoriés. C. Bullock-Davies, Menestrellorum…, p. 185-187. 28 Des œuvres littéraires s’emparent ensuite du thème avec notamment les Vœux du paon (1312) de Jacques de Longuyon, écrits à la demande de Thibaut de Bar, le frère du beau-fils d’Édouard Ier, Henri III comte de Bar, Le Restor du Paon (avant 1338) de Jean le Court, Le parfait du Paon (1340) de Jean de Le Mote. Les vœux du héron, œuvre satirique écrite en 1340 contre les ambitions françaises d’Édouard III. Les vœux chevaleresques sur des oiseaux sont encore bien vivaces lorsque le duc de Bourgogne prononce les vœux du faisan, en 1454, promettant un engagement dans la croisade. Sur le sujet voir M. Margue, « Les vœux sur les oiseaux. Rite chevaleresque et culture courtoise », Bestiaire d’Ardenne. Les animaux dans l’imaginaire des Gallo-Romains à nos jours , Bastogne 2006, p. 158-163. 29 Vovit et imprimis rex ipse ; quod vindictam accipiet de contemptu illato Deo et ecclesiae per Robertum de Brus ; et hoc expleto numquam contra Christianos arma portaret, sed in Terram Sanctam sine reditu dirigeret iter suus. Vovit autem regis filium quod numquam duas noctes in uno loco moraretur, quousque prosecturus, quantum in ipso erat, votum paternum, in Scotiam perveniret. Nicolas Trevet, Annales sex regum Angliae, éd. T. Hog, Londres, 1845, p. 408. 30 Adam de Murimuth, Chronica sui temporis, éd. T. Hog, Londres, 1846, p 7. Flores Historiarum, éd. H. R. Luard, Londres, 1890, III, p. 131.  31 M. Stanesco, La légende du Graal dans les littératures européennes, Paris, 2006, p. 771. 32 J.-C Thiolier,  « Le portrait.. », p. 397.

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catherine daniel Le serment du fils du roi rappelle celui que Perceval fait dans le roman de Chrétien de Troyes. Le héros y jure en effet, en réponse aux provocations de la demoiselle hideuse, de ne jamais dormir deux nuits de suite au même endroit avant d’avoir terminé sa quête et percé le mystère du Graal. Dans ce passage, les chevaliers de la Table ronde sont réunis autour du roi et jurent d’une seule voix d’aller au-devant des aventures. L’impact du serment est décisif, et il en découle la construction d’une identité collective autour d’un objectif commun, en phase avec l’esprit de 1306 : Et Percevaus redit tot el, /Que il ne jerra en ostel / Deuz nuiz an trestot son aaige, […]/Tant que il dol Graal savra/ Cui l’en an sert, […] /Et bien ansin jusqu’a cinquante /En sont levé, et si craente/ Li uns a l’autre et dit et jure/ Que merveille ne avanture / Ne savront que il n’aille querre,/ Tant soit an felonesse terre33.

Quelques années après la Table ronde décrite par Velthem, Édouard ferait donc encore allusion au même passage du roman de Perceval pour mettre en scène sa vengeance contre Robert Bruce. Nous y retrouvons l’idéal d’un groupe soudé autour de serments à honorer sans relâche. Le héros Perceval n’est pas le plus prisé en Angleterre qui lui préfère Gauvain, mais Édouard Ier et Éléonore sont de culture francophone et portent un intérêt réel aux romans arthuriens français34. Le roman d’Escanor de Girart d’Amiens fut écrit pour la reine en 1279 et comporte des flatteries héraldiques montrant que le couple royal appréciait les intrusions de la littérature dans la réalité historique35. Dès 1271, le futur roi Édouard partit en croisade à Acre avec un roman arthurien, une version du Tristan en prose ou un roman de Palamède qui servit de base à la compilation de Rusticien de Pise36. Le roi pouvait difficilement ignorer le lien entre le vœu de son fils et celui de Perceval dans un des romans phares de la littérature arthurienne. L’aristocratie anglo-normande connaissait bien les textes de Chrétien de Troyes, grâce à une large circulation des manuscrits continentaux37. Le seul texte du Perceval de Chrétien de Troyes lisible aujourd’hui dans un manuscrit anglo-normand se retrouve d’ailleurs, à côté de la chronique de Pierre de Langtoft, dans un recueil du XIVe siècle, le manuscrit Arundel 1438, probablement commandité par un cousin d’Édouard Ier, Henry de Beaumont, impliqué dans les conflits d’Écosse39. Ce roman est sans doute l’un des textes arthuriens les plus prisés par les Plantagenêt et se retrouve dans la biblio33

Chrétien de Troyes, Le conte du Graal, éd. C. Méla, Paris, 1990, vers 4657-4746. C’est d’ailleurs dans un manuscrit de la seconde continuation de Perceval (ms K, 2ème moitié du XIIIe siècle) que l’on trouve une flatterie héraldique adressée à Édouard Ier, Arthur portant un écu « à trois léopards d’or ». G. J. Brault, Early Blazon, Woodbrige, 1997, p. 22. SCK, fol.106f. 35 G. J. Brault, « Arthurian Heraldry and the date of Escanor », BBSIA. 11 (1959), p. 81-88. Plusieurs héros portent des armes appartenant aux hommes d’Édouard. Le roman présente une campagne d’Arthur contre Traverses correspondant à celle du roi d’Angleterre contre Llewelyn ap Gruffydd, représenté sous les traits d’Escanor de la Blanche Montagne. Girart dʹAmien, Escanor, éd. R. Tracshler, Genève, I., 1994, p.79. 36 E. Löseth, Le Roman en prose de Tristan, Paris, 1890, p. 424. 37 J.-C. Thiolier rappelle qu’un auteur comme Robert Mannyng, connu pour promouvoir sans concession l’anglicité, considérait que le français était la langue la plus adaptée à la littérature arthurienne. J.-C. Thiolier, « Pierre de Langtoft au sud du Humber », Journée d’études anglo-normande, éd. A. Crépin, J. Leclant, Paris, 2009, p. 94. 38 A. Micha, La tradition manuscrite des romans de Chrétien de Troyes, Genève, 1966, p. 265. 39 Henry de Beaumont est le cousin d’Édouard Ier et c’est aussi un proche de John Comyn, assassiné par Robert Bruce. Perceval le Galois figure dans le MS Arundel 14 à côté du Brut de Wace et de chroniques sur l’histoire de l’Angleterre, dont une Vie d’Édouard Ier d’après Pierre de Langtoft. C’est, selon Micha, « le plus jeune de tous les manuscrits de Chrétien » comme l’a souligné J.-C. Thiolier. A Micha, Les manuscrits de Chrétien de Troyes, p. 61 et 265. J.-C. Thiolier, art.cit., p 91 et 94-95. 34

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édouard ier et l’identité arthurienne thèque d’Isabelle de France, épouse d’Édouard II, ainsi que dans celles d’Édouard III et de Richard II40. Le choix du vœu de Perceval n’est pas le fruit du hasard. Perceval le Galois, archétype du nouveau chevalier, sied bien à l’adoubement du jeune Édouard de Caernarvon, né en terre galloise et prince de Galles depuis 1301. L’armée du roi comptait beaucoup de Gallois dans les campagnes d’Écosse et Édouard de Caernarvon avait des ménestrels gallois41. Dans un manuscrit de la chronique de Pierre de Langtoft, c’est un Gallois, personnification du pays de Galles, qui propose à Édouard II la couronne d’Écosse, l’incitant à poursuivre le combat42. Perceval est aussi un héros qui convient bien au contexte de la vengeance. En effet, si dans la version de Chrétien, le Graal est au centre de la trame narrative, la version galloise Peredur est un roman de la vengeance, thème encore bien présent dans le Perlesvaus, ou encore dans l’adaptation anglaise du début du XIVe, Sir Perceval of Gales. Les vœux de 1306 s’inspirent donc des textes et des héros arthuriens. Mais pourquoi avoir choisi le symbole du cygne ? Les serments sur deux cygnes, dont l’un est clairement modelé sur celui de Perceval, se font dans le cadre d’un adoubement collectif, d’une vengeance politique en Écosse et d’une promesse de retour en croisade du roi Édouard Ier. Si le Perceval de Chrétien de Troyes présente des liens avec les croisades43, « l’appel de l’Orient est au cœur de l’ouvrage »44 de la version de Parzival, vers le début du XIIIe siècle, et pourrait correspondre à l’obsession pour la croisade d’Édouard Ier45. Le roman de Wolfram d’Eschenbach fait de plus le lien entre Perceval et le chevalier au cygne, son fils, Loherangrin. Nous pouvons supposer, avec N. Denholm-Young, qu’Édouard connaît cette version atypique du Perceval sans que l’on puisse déterminer les voies de transmission du récit46. Ce lien n’est d’ailleurs pas l’exclusivité de Wolfram puisque Gerbert de Montreuil47 précise que l’un des descendants de Perceval aura la forme d’un oiseau et se joindra à son frère pour libérer une femme. Édouard est encore concerné par la légende du chevalier au cygne d’Elyas, issue du cycle de la croisade, car il est en mesure de se rattacher à la maison de Boulogne, de même qu’Éléonore de Castille48. Cependant, la version atypique de Wolfram, assurément arthurienne, peut le séduire davantage puisque Loherangrin, dont le père est roi du pays de Galles, est issu comme lui d’une lignée angevine qui inscrivit sa marque dans l’histoire de Jérusalem49. Quoi qu’il en soit, le symbole du cygne est au cœur de la cérémonie chevaleresque de 1306 et le lien avec le chevalier au cygne, dans de telles circonstances, est plus que probable. Les festivités transfèrent la vengeance du roi affaibli à la nouvelle génération. Le symbole du cygne pourrait alors incarner, avec le chevalier au cygne, fils de Perceval, le nouveau souffle d’une

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J. Vale, Edward III and chivalry, Woodbridge, 1982, p. 49, 169. J.-C. Thiolier, « Pierre de Langtoft … », p. 81-111. 42 Ibid., p. 100-101. MS Londres B.L. Royal. 20. A.II f. 10. 43 Chrétien de Troyes a placé dans le roman des allusions à la vie de son mécène Philippe de Flandres. M. Aurell, La légende du roi Arthur, Paris, 2007, p. 294. 44 Ibid., p. 395. 45 Sur Édouard Ier et les croisades, voir M. Prestwich, Edward I…, p. 330. 46 Loomis, N. Denholm-Young, « The Tournament…», p. 266. 47 Gerbert de Montreuil, La Continuation de Perceval, I, éd. M. Williams, Paris, 1922, p. 212. Vers 6931-6933 et 6917-6921. 48 A. R. Wagner, « The Swan Badge and the Swan Knight », Archaeologia, 97, 1959, p. 137. 49 Gahmuret est le fils du roi d’Anjou d’ascendance féérique. La dynastie de Foulques V d’Anjou régna sur Jérusalem au XIIe siècle. 41

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catherine daniel génération perpétuant le modèle arthurien50. Selon N. Denholm-Young, ou R. Kaeuper, Édouard Ier aurait pu créer un Ordre des cygnes s’il avait vécu beaucoup plus longtemps51. Plus tard, Édouard III  aurait-il été séduit par cette idée en se déguisant en chevalier au cygne lors d’une fête, en 134852 ? Au XIVe siècle, il créera un ordre de chevalerie, qui faillit être explicitement arthurien avant de prendre la forme de l’Ordre de la Jarretière53. Les serments corporatifs des fêtes arthuriennes d’Édouard Ier transposent les vœux littéraires dans la réalité politique et soudent les chevaliers du roi autour d’un sentiment d’appartenance à une nouvelle élite arthurienne tout en permettant au chevalier de se distinguer dans une imitation plus personnelle d’un héros en particulier. Existe-t-il des traces d’identifications individuelles plus durables à des héros arthuriens dans les rôles d’armes du règne d’Édouard Ier ? Les marqueurs d’identité arthurienne dans les rôles d’armes d’Édouard Ier Dix-huit rôles d’armes, peints ou blasonnés, sont attribués au règne d’Édouard Ier 54 et sont sans doute tous liés à ses campagnes militaires. C’est, selon G. J. Brault, « un record du nombre de ces répertoires héraldiques »55. Aucune preuve n’existe cependant qu’Édouard ait commandé officiellement un de ces rôles d’armes et il ne s’agit apparemment pas d’une entreprise royale centralisée56. Deux de ces rôles d’armes nous intéressent tout particulièrement : le rôle Heralds, armorial général peint, réalisé vers 1279, et le rôle d’armes de Caerlaverock, armorial occasionnel rédigé vers 1300 sous la forme d’un poème en vers commémorant le siège du château écossais de Caerlaverock la même année. Le rôle de Caerlaverock Ce rôle d’armes est assez atypique, puisqu’il est rédigé sous forme de chanson. Le manuscrit le plus ancien, le London British ms Cotton Caligula A. XVIII, sans aucune illustration,

50 R. S. Loomis, N. Denholm Young, R. Kaueper, ou encore J.-C Thiolier pensent que 1306 est une fête résolument arthurienne. D’autres spécialistes réfutent toute référence arthurienne. Ainsi C. Bullock-Davies ne croit pas à l’arthurianisme politique et de ce fait affirme qu’une telle cérémonie ne pouvait intégrer des éléments arthuriens inappropriés, car ils sont pour elle de l’ordre du jeu. M. Vale avance que le cygne est choisi simplement en raison du chant du cygne, pour mettre l’accent sur la fin prochaine d’Édouard. M. Vale, The princely Court, Oxford, 2001, p. 218-220. C. Bullock-Davies, Menestrellorum…, p. xxxvii. 51 Les ordres de chevalerie n’apparaîtront que plus tardivement, à l’époque du règne d’Édouard III. N. Denholm-Young, « The Tournament…», p 266 n.3. R. Kaueper, Guerre…, p. 192. Voir aussi L. Hablot, « Animal emblème, animal de légende, le cygne, une devise princière à la fin du Moyen Âge », Histoire de l’Art, n° 49, novembre 2001, p. 51-64. 52 A. R. Wagner, « The Swan… », p. 137. La devise d’Édouard III est alors la suivante : « Hay Hay, the Whyte Swan, by Godes soule I am thy man ». E. Ashmole, The institution of the Order of the Garter, Londres, 1841, p. 380. Roll of the great Wardrobe from Michaelmas, 22 Ed. III to 31 Jan. 23 Ed. III, P.R.O. King’s Remembrancer Office of the Exchequer, E/101/391/15. 53 D’A. J. D. Boulton, The Knights in the Crown: The Monarchical Orders of Knighthood in Late Medieval Europe, 1326–1520, 2nd éd., 2000. 54 G. J. Brault, « L’âge d’or des armoriaux anglais : les rôles d’armes d’Édouard Ier d’Angleterre (1272-1307) », Les armoriaux médiévaux,  dir. H. Loyau, M. Pastoureau, Paris, 1997, p. 40. G. J. Brault, Rolls of arms of Edward I, Suffolk, 1997. G. J. Brault a relevé les armoiries de plus de 2100 individus. 55 Ibid., p. 40. Ce sont des recueils centrés sur l’Angleterre. La plupart des armoriaux peints sont généraux, alors que la majorité des armoriaux blasonnés sont occasionnels. Une exception cependant avec l’armorial Walford, blasonné et général. 7 rôles d’armes sont blasonnés, 11 sont peints, un seul est peint et blasonné (le Camden Roll). 56 Ibid., p. 40-41.

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édouard ier et l’identité arthurienne présente uniquement le texte du poème : le Siege de Karlaverok57. L’auteur y fait référence à Merlin et Arthur pour expliquer que jamais le roi breton n’a reçu autant d’hommes qu’Édouard pour mener une bataille, montrant bien ainsi l’arthurianisme du roi comme de l’aristocratie militaire58. Cent six blasons des meilleurs chevaliers sont décrits dans un texte de 956 vers. Dans la chanson de Caerlaverock, le chevalier le plus arthurien est sans conteste Amanieu d’Albret, ou Amanieu de Le Bret, seigneur d’Aquitaine qui se distingue par sa bannière entièrement rouge. Il a choisi de porter les armes de Perceval, comme l’a démontré Michel Pastoureau59. Il porte en effet des armoiries de gueules plain, complètement rouges, sans figure : Mes Eumenieus de la Brette La banner ot toute rougette60

Le premier rôle mentionnant ces armes est le Falkirk Roll en 1298, élaboré après la bataille au cours de laquelle Édouard mit fin à la révolte menée par l’Écossais Wallace61. Arrivé d’Aquitaine pour servir son suzerain, Amanieu vient chercher la gloire auprès d’Édouard Ier. Il y parvint, puisqu’il joua un rôle politique notable : envoyé comme ambassadeur du roi en Espagne en 1294, vers le pape en 1296 et 1305, et en France en 130762. Il est aussi présent dans le Galloway Roll en 130063. M. Prinet a également souligné le fait qu’il puisse être un parent du roi64. Le fait que ses armes apparaissent pour la première fois dans un rôle d’armes d’Édouard Ier, lui aussi admirateur de Perceval, n’est certainement pas fortuit. Comme l’a expliqué M. Pastoureau, « Albret » est la forme tardive du nom Le Bret65, et Perceval Le Breton était bien nommé à l’époque Perceval Le Bret. Il était donc possible pour Amanieu de Le Bret de s’identifier à Perceval et d’en prendre le surnom puis l’écu, dans l’atmosphère arthurienne de la cour d’Édouard Ier. Il a pu jouer le rôle de Perceval dans les Tables rondes d’Édouard Ier, comme par exemple dans celle décrite de façon romancée par Lodewijk van Velthem, et finir par adopter définitivement les armes de ce héros, sous la bienveillance du roi Édouard, en signe de reconnaissance de sa bravoure. Un autre chevalier du roi, Robert de Tony, s’identifiait au même moment à un héros considéré, dans la version atypique de sa légende, comme le descendant de Perceval : le cheva57 D’autres versions datant du XVIe siècle intègrent les écus des chevaliers en illustrations marginales, en complément de leur blasonnement dans le texte du poème. G. J. Brault, Rolls of arms…, p. 432-433. 58 Onques Arturs, por touz fes charmes. Si beau prejent ne ot de Merlin. v. 532-533, éd. G. J. Brault, Eight Thirteenth-Century Rolls of Arms, Londres, 1973, p.113. L’auteur commente l’envoi à Édouard de 160 hommes par l’évêque de Durham. L’armée d’Édouard Ier comptait 3000 hommes en Écosse. M. Prinet, « Les armoiries des Français dans le poème du siège de Carlaverock », BEC, 1931, 92, p. 345-353. Le poème, écrit en anglo-normand, décrit les blasons des héros du siège. 59 M. Pastoureau, « De Gueules plain : Perceval et les origines héraldiques de la Maison d’Albret », Revue française d’héraldique et de Sigillographie, 60, 1990, p. 63-80. M. Pastoureau, Armorial des chevaliers de la Table ronde, Paris, Le Léopard d’or, 2006, p. 74-80. 60 G. J. Brault, Eight..., v. 230-231, p. 107. 61 Sire Eumenious de La Brett porte tout de gulez, G. J. Brault, Eight..., 57, p.88. 62 M. Pastoureau, « De gueules plain… », p. 64. 63 G. J. Brault, Rolls of arms of Edward Ier…, I, p. 411, II, p. 5. 64 Par la branche de la maison d’Angoulême, et les textes le présentent comme “consaguineus regis ”. M. Prinet, « Les armoiries… », p. 23. 65 Ou La Bret, le Brett, Labrit. Ce nom correspond à la localité actuelle Labrit, dans les Landes. Pastoureau, « De gueules…. », p. 75-76.

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catherine daniel lier au cygne. Robert de Tony est un baron du sud des Marches galloises, très engagé dans les guerres d’Écosse. Les armes de Robert de Tony figurent dans sept rôles du temps d’Édouard Ier66, dont celui de Caerlaverock et celui de Falkirk. Au milieu du XIIIe siècle, Matthieu Paris indiquait déjà l’ascendance fabuleuse des Tony, en faisant référence au chevalier au cygne du cycle de la croisade, ancêtre de Godefroy de Bouillon67. Robert de Tony se distingue car il se veut l’héritier du chevalier au cygne. Le rôle de Caerlaverock insiste bien sur sa fierté de montrer son ascendance mythique, en portant une cotte, des ailettes, une bannière et un écu blancs : Blanche cote et blanche alette Escu blanc e baniere blanche Portoit o la vermeille manche Robers de Tony, ki bien signe Ke il est du chevaler au Cigne68.

Robert de Tony porte un écu d’argent, à la manche mal taillée de gueules69. Son sceau confirme que cette identification est loin d’être un jeu : son écu est entouré de cygnes et de lions, et porte la légende  chevaler al cing70. Ce sceau se trouve sur un document officiel, la lettre des barons à destination du pape, affirmant leur soutien à Édouard Ier pour faire reconnaître la suzeraineté de l’Angleterre sur l’Écosse. C’est d’ailleurs dans ce conflit juridique qu’Édouard et les barons font valoir des arguments issus des temps d’Arthur et de Brutus71. Robert de Tony n’est pas le seul à se réclamer du chevalier au cygne puisque Humphrey de Bohun, lui aussi signataire de la lettre des barons72, a les mêmes ambitions. Ces deux prétendus descendants du chevalier au cygne sont d’importants soutiens politiques du roi. Robert de Tony se comparaît-il à la fois à Elyas, l’ancêtre de Godefroy de Bouillon dans la Chanson d’Antioche, et à Loherangrin ? Dans l’ambiance arthurienne qui régnait à la cour d’Édouard, il est possible que ce chevalier se réfère également à la version arthurienne du chevalier au cygne, le passage du cycle de la croisade au cycle arthurien n’étant pas perçu comme contradictoire. Le Parzival de Wolfram eut un succès très important comme en témoignent les 86 manuscrits restants73. Il influença sans doute des romans français, attestant sa diffusion sur le continent. Ainsi, C. Ferlampin-Acher émet l’hypothèse d’un lien entre Parzival et le Perceforest74. Or, Perceforest s’appuie aussi clairement sur les Vœux du paon de

66 G. J. Brault, Rolls of arms…, II., p. 417. Il est présent aussi dans le Falkirk Roll, le Guillim’s Roll, le Galloway Roll, le Smallpece’s Roll, le Stirling Roll, et le Fife Roll. G. J. Brault, Eight thirteenth …, p. 89. 67 « Qui a Cignis nomine intitulantur»  cité par N. Denholm-Young, History… p. 50 et R. Vaughan, Matthew Paris, Cambridge, 1958, p. 89 et 177. Matthieu Paris, Gesta abbatum monasterii Sancti Albani, éd. H. Riley, Londres, 1876, Vol II, p. 40-41. 68 G. J. Brault, Eight…., vers 418-22, p. 111. 69 G. J. Brault, Rolls of arms …, II, p. 417. 70 A. R. Wagner, «The Swan Badge and the Swan Knight », Archaeologia , 97, 1959, p.127-138. 71 E.L.G. Stones, G.G. Simpson, Edward I and the Throne of Scotland, 1290-1296, 2 vol., Oxford, Oxford University Press, 1978. J.-C. Thiolier, « L’itinéraire de Pierre de Langtoft », Mélanges offerts à Philippe Ménard, Paris, Champion, 1998, p. 1329-1353. 72 A. R. Wagner, « The Swan…», pl. XXXVII, d. 73 Dont 16 complets. M. Gibbs, Medieval German Literature, Londres, 1997, p. 188. 74 « Le Graal dans les romans arthuriens de la fin du Moyen Âge : Artus de Bretagne et Perceforest », dans Mémoires arthuriennes, actes du colloque des 24, 25 et 26 mars 2011 à Troyes, dir. D. Quéruel, Troyes, 2012. C. Ferlampin-Acher date le Perceforest du XVe siècle. G. Roussineau croit, lui, en une réécriture tardive d’un roman, terminé vers 1340, au

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édouard ier et l’identité arthurienne Jacques de Longuyon, commandité par Thibaut de Bar, un parent d’Édouard Ier75. Directe ou indirecte, la connaissance de la légende de Loherangrin, le fils de Parzival, à la cour d’Édouard Ier, qui aurait permis d’arthurianiser le chevalier au cygne, paraît plausible, même s’il reste difficile de préciser les voies de transmission du récit. L’élite militaire trouve dans le chevalier au cygne un symbole particulièrement fédérateur. D’autres grandes familles tentèrent de se rattacher au chevalier au cygne de la maison de Boulogne comme les Beauchamp, comtes de Warwick76. Ainsi, le choix du cygne dans une cérémonie d’adoubement massif, soudant les hommes du roi autour de la promesse de reconquête des droits de l’Angleterre sur l’Écosse, est extrêmement judicieux, car il permet aux chevaliers de se lier corps et âme non seulement au roi, mais aussi à la fine fleur de l’aristocratie militaire77. C’est une donnée capitale dans un royaume d’Angleterre où le roi n’est pas encore absolu et reste dépendant de la noblesse et de la gentry, associées à l’exercice du pouvoir. Un autre chevalier d’Édouard, également présent dans le rôle de Caerlaverock, se prenait semble-t-il lui aussi pour un héros arthurien : il s’agit de Brian FitzAlan, baron anglais qui s’investit largement dans les campagnes d’Édouard78. Cette fois encore, cet admirateur de la légende arthurienne fait partie des puissants : il fut nommé gardien de l’Écosse en 1291 et fut signataire de la lettre des barons de 1301. Il possède un manuscrit du Perlesvaus, comme l’indique clairement l’ex-libris « le liver Sire Brian Fiz alayn »79. W. A. Nitze et G. J. Brault ont émis l’hypothèse selon laquelle FitzAlan s’identifiait à Brian des Iles, héros mentionné pour la première fois dans Erec et Enide80, récit dans lequel ce héros offre à Arthur deux fauteuils d’ivoire. Brian était probablement inspiré par le personnage historique Brian de Wallingford, fils illégitime d’Alain IV Fergent, duc de Bretagne, également nommé Brian de Insula81. Il fut

temps d’Édouard III. Il rapproche notamment les dimensions du palais de Windsor avec celles du Franc Palais de Perceforest pour en déduire qu’Édouard III se serait inspiré de Perceforest pour créer un ordre de chevalerie qui devait, au départ, être explicitement arthurien. G. Roussineau, Perceforest, Genève, 2001, p. xii. Notons par ailleurs que le prologue fictif du roman situe la redécouverte du manuscrit de l’œuvre en Angleterre, au moment du mariage d’Édouard II. Notons enfin que la légende d’Alexandre était appréciée dans l’entourage du roi d’Angleterre, puisque le manuscrit Paris, BnF, Ms. Fr. 24364 du Roman de Toute chevalerie de Thomas de Kent (1308-13012), commandé par un homme du roi de retour des guerres d’Écosse, comporte des flatteries héraldiques des chevaliers du roi anglais, lui-même comparé à Alexandre. P. Stirnemann, F. Avril, Les manuscrits enluminés d’origines insulaires VII-XX siècle, Paris, 1987, p. 126-138. 75 Voir la note 27 de cet article. Loomis a rappelé que John de Warenne, époux de Jeanne de Bar, nièce de Thibaut de Bar et petite-fille d’Édouard Ier, était bien présent à la fête de 1306. R. S. Loomis, « Edward I… », p. 125. 76 Les Beauchamp, comme Robert de Tony, n’ont pas de lien direct avec Ida de Boulogne et prétendent s’y rattacher par un des frères du chevalier au cygne. La maison Bohun est plus étroitement liée à celle de Boulogne, même si la filiation est difficile à établir clairement. Dans le cas des Plantagenêt, les liens avec la maison de Boulogne sont plus légitimes. Le roi Étienne a épousé Mathilde de Boulogne, fille d’Eustache III. Thomas de Woodstock, fils d’Édouard III épousera Éléonore de Bohun en 1374. Les Neville, les Sttaford, les Buckingham se réclamèrent aussi du chevalier au cygne. L. Hablot, « Emblématique et mythologie médiévale... ». 77 Sur l’idée d’une fête des cygnes liant les chevaliers au roi et à l’aristocratie, voir P. Coss, The Origins of the English Gentry, Cambridge, 2003, p. 144. 2% seulement des armoiries entre le XIIIe et le XVe siècle présentent un cygne. Parmi les premiers chevaliers à porter le cygne sur leurs armes figurent des Anglais de la cour d’Édouard : Humphrey de Bohun et Robert de Tony. L. Hablot, « Emblématique et mythologie médiévale… ». 78 Il est présent dans 8 rôles d’armes d’Édouard Ier. G. J. Brault, Rolls of arms.., II, p. 166. 79 Le manuscrit Hatton 82 de la Bodleian Library. Perlesvaus, éd. W. A. Nitze, T. A. Jenkins, Chicago, 1932-1937, II, p. 3-8. 80 B. Schmolke-Hasselmann , « Henry II Plantagenêt, roi d’Angleterre, et la genèse d’ Erec et Enide », CCM, 1981, 24, p. 241-246. Erec et Enide, v. 6651-6670. 81 Ou Brian Fitz Count ou Brian de Insula. M. Aurell, La légende …, p. 184.

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catherine daniel ami d’Henri II et se battit à ses côtés lors de sa lutte pour le trône. Brian des Iles devient nottament un personnage important du Perlesvaus où les héros soumettent violemment les païens du pays de Galles et d’Écosse. FitzAlan pensait, sans doute à tort, être un des descendants de Brian de Wallingford, sa famille ayant eu des liens avec les ducs de Bretagne82. Ses armes ne sont pourtant pas celles du héros littéraire car il porte un écu barré d’or et de gueules83 alors que celui du héros de romans est plutôt à l’époque de gueules au chef de vair84, comme par exemple dans le roman d’Escanor commandité par Éléonore de Castille vers 128085. Sa probable fascination pour le héros Brian86 résulte sans doute de son histoire familiale et des similitudes entre les aventures du roman du Perlesvaus et sa propre vie. FitzAlan est aussi présent dans le Heralds’ Roll87, le rôle d’armes le plus ouvert aux armoiries imaginaires et à la littérature. Le Heralds’ Roll et les héros littéraires Le Heralds’ Roll est un armorial peint présentant les armes de 697 individus dont certaines sont fictives88. N. Denholm-Young a considéré que ce rôle pourrait être celui d’Éléonore de Castille, notamment parce que ses armes y sont représentées, de même que celles de ses parents, Ferdinand III de Castille et Jeanne de Ponthieu, ainsi que celles de la mère d’Édouard Ier, Éléonore de Provence89. Éléonore de Castille fut une reine audacieuse. Elle suivit son époux en croisade en 127090, ce qui lui valut une réputation d’aventurière, et l’accompagna fidèlement dans ses campagnes galloises. Le Heralds’ Roll est singulier car il est à la fois un rôle ouvert aux armes féminines et aux héros littéraires : s’y trouvent notamment Gauvain, mais aussi Roland ou Beuve de Hampton. L’armorial reflète l’intérêt de son commanditaire pour des héros liés à l’Orient ou aux croisades, mais aussi pour des héros plus inclassables, comme les quatre fils Aymon91.

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Le Haut livre du Graal : Perlesvaus, éd. W. A. Nitze et T. A. Jenkins, Chicago, 1932-1937, II, p. 4 et 5. La généalogie traditionnelle faisant de Brian FitzAlan un descendant de Brian de Wallingford par la branche de son demi-frère Conan III serait erronée. Brian descendrait plutôt de Scolland, dapifer d’Alan le Noir, Earl de Richmond et comte de Bretagne par son mariage avec Berthe de Bretagne, fille de Conan III. Brian de Wallingford, ayant inspiré un héros de romans, a marqué l’histoire de cette famille à partir du XIIe siècle. La tentation de se rattacher directement à la lignée de Brian de Wallingford était grande. 83 G. J. Brault, Rolls of arms..., II, p.166.  Le beau Brian le FilzAleyn /De courtoisie et de honnour pleyn /I vi o baniere barree /De or et de goules bien paree, G. J. Brault, Eight..., The Siege of Caerlaverock, v 353-356, p.109. 84 M. Pastoureau, Armorial…, p.108. Les armoriaux du XVe siècle lui donnent plutôt un écu De sable au chien courant d’or, armé et lampassé d’azur. 85 N. Denholm-Young, History …, p. 23. G. J. Brault, Early …, p. 54. 86 Brian des Iles est l’ennemi d’Arthur dans le Perlesvaus, même s’il est aussi à son service. Le conflit entre Arthur et Brian pourrait rappeler les déboires entre Brian Fitz de Wallingford et le roi Étienne, lors de la guerre civile. J. L. Weston, « Who was Brian des Illes ?», Modern philology, 22, 4, 1925, p. 405-411. 87 Heralds’ Rolls, 609. 88 La version du XIIIe siècle, issue du London College of arms ms B. 29, a été abîmée fin XVIIe siècle, et elle est donc lacunaire. G. J. Brault s’est donc fondé sur le ms Cambridge Fitz William Museum ms. 297. 6 copies ont été répertoriées par G. J. Brault, toutes du XVIe siècle sauf une du XVIIe siècle. G. J. Brault, Rolls of arms… I., p. 79-80. Les rôles ont été découpés et placés dans des codices. 89 N. Denholm-Young, History..., p. 47. 90 Ptolémée de Lucca raconte, cent ans après l’événement, qu’Éléonore suça le poison de la plaie d’Édouard, blessé par une lame d’un envoyé de l’émir de Jaffa, disciple du « Vieux de la Montagne ». Cet épisode romancé montre la teneur de la réputation du couple royal. M. Powicke, King Henri III and the lord Edward, Oxford, 1947, p. 603. 91 Les 4 fils Aymon ne sont pas sans lien avec l’Orient puisque Renaut part en pèlerinage à Jérusalem. G. J. Brault, Rolls of arms, …, II, p.167 (FitzEdmund). Beuves de Hampton, héros d’une chanson du XIIe siècle, dont le fils devien-

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édouard ier et l’identité arthurienne Les premières armes du Heralds’ Roll sont celles de Prêtre Jean, figure née avec les croisades et intégrée au cycle arthurien par Wolfram d’Eschenbach qui en fera le fils du demi-frère de Perceval. Ce rôle est le premier92 qui place en tête les armes de Prêtre Jean. Ses armoiries y sont  d’azur, au crucifix d’or93. Après l’écu du Prêtre Jean sont peints ceux des rois de Jérusalem, des empereurs de Rome et de Constantinople, et plus loin du Roy de Gryffonie94, plus fantaisiste, mais qui peut cependant être assimilé au roi de Grèce. L’Orient reste bien présent dans ce rôle, et occupe une place d’honneur. Si l’on admet que la version du Parzival de Wolfram était connue à la cour d’Édouard, l’insertion de Prêtre Jean au début du Heralds’ Roll, le rôle d’Éléonore, conjuguerait alors le goût de la reine pour la légende arthurienne avec son vécu en Orient. On sait aussi qu’Édouard, entre 1270 et le début des années 1290, noua des liens avec les souverains mongols, ouverts au nestorianisme dans l’espoir de reconquérir Jérusalem95. Son intérêt pour le Prêtre Jean, roi des Mongols, se retrouvait donc dans le Heralds’ Roll et le Segars Roll (1285) qui débutent pareillement. Certes, le Prêtre Jean est connu dès le XIIe siècle par la chronique d’Otto de Freising, puis par la fausse lettre latine adressée à Manuel Comnène96, mais si Édouard a voulu utiliser le symbole du chevalier au cygne fils de Perceval en 1306, il est alors compréhensible que le rôle Heralds, appartenant probablement à Éléonore, soit l’un des premiers à accorder la première place à ce roi imaginaire. Cela est d’autant plus cohérent que Wolfram intègre le Prêtre Jean, chef d’un royaume proche de celui où Édouard croit pouvoir trouver la solution aux guerres saintes, dans le cycle arthurien. Si Wolfram plaide pour la conversion des musulmans, le roi d’Angleterre demeure ouvert à l’idée que des chrétiens peuvent envisager des relations avec d’autres cultures, comme en témoigne sa volonté de parlementer avec les Mongols nestoriens. Enfin, notons la présence d’un Gauvain qui vient s’ajouter aux résonances arthuriennes des hommes du roi. Sire Gawyn figure dans la plus ancienne version du Heralds’ Roll, et porte un écu de sable, fretté d’or, ce qui ne correspond pas à celui du héros de romans de l’époque, plutôt d’argent au franc canton de gueules97. Excepté la plus ancienne, la plupart des versions du Heralds’ Roll mentionnent l’écu de Gaweyn Mautravers juste avant l’escu Roland et l’escu Beuves de Hampton98. Si l’écu de Beuve de Hampton99 n’a pas pu être attribué à un homme d’Édouard, on sait que celui de Roland, d’or

dra roi d’Angleterre, porte un écu éloquent « d’azur, à trois léopards d’or » (G. J. Brault, I, p. 91, II, p. 51). Il fut enlevé par des marchands sarrasins pour être offert au roi d’Égypte. 92 Le prêtre Jean se retrouvera par la suite en tête de nombreux rôles d’armes généraux jusqu’au XVe siècle, mais les couleurs auront tendance à s’inverser avec un champ d’or et un crucifix d’azur. 93 R. Dennys, Heraldic imagination, New York, 1976, p. 101. Coll. Arms B. 29 Folio 20-27. Ces armes n’apparaissent plus dans le rôle du XIIIe siècle, mais dans sa copie éditée par G. J. Brault, le Fitzwilliam Museum ms. 297. G. J. Brault, Rolls of arms…, p. 79. A. R. Wagner, A Catalogue of English Mediaeval Rolls of Arms, Woodbrigde, 1950, p .9-10. 94 G. J. Brault, I, p. 85-86. 95 M. Prestwich, Edward I..., p.330. 96 Lettre réalisée dans l’entourage de Frédéric Barberousse. M. Aurell, La légende…, p. 396-397. 97 Le franc canton constitue une brisure. Plus tardivement, Gauvain portera un écu de pourpre à l’aigle bicéphale d’or (fin XIVe siècle). M. Pastoureau, Armorial…, p. 30-35. M. Pastoureau, « Étude d’héraldique arthurienne : les armoiries de Gauvain », Archivum heraldicum, 1984, p. 2-10. 98 A. R. Wagner, A Catalogue of English Medieval rolls of arms, Societé des Antiquaires de Londres, Oxford, 1950, p. 10-11. N. Denholm-Young, History…, p. 52. 99 D’azur, à trois léopards d’or. G. J. Brault, Rolls of arms…, II, p. 51. Ces armes sont proches de celles de l’Angleterre, sans doute du fait que le fils de Beuve deviendra roi d’Angleterre, dans le roman anglo-norman Beuve de Hantone.

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catherine daniel au lion rampant de gueules à la bordure engrêlée de sable, correspond à celui de Jean de Gavre, seigneur flamand présent dans le Camden Roll100. Jean adopta cet écu prétendument donné par Roland à son ancêtre101. Aucun Gauvain Maltravers n’a pu être identifié, et il s’agirait plutôt d’une appropriation d’identité légendaire par un chevalier d’Édouard, probablement John Maltravers, overlord qui apparaît dans le Heralds’ Roll comme le nouveau Gauvain. En effet, comme l’a souligné G. J. Brault, John porte un écu de sable, fretté d’or et il est présent dans quatre rôles d’armes d’Édouard Ier102. Il a très bien pu être le Gauvain de la Table ronde décrite par Velthem103. John a peut-être été regardé comme un nouveau Gauvain, adoptant ce surnom de façon plus durable, ce qui justifierait sa présence sous cette identité dans le Heralds’ Roll. Son écu est mentionné dans un traité d’héraldique anglo-normand du milieu du XIVe siècle104, associé au seul nom de Gauvain : Sire Gaweyn porte l’escu de sable fretté d’or105. Enfin, il existe un sceau daté de 1363, qui montre les armes et la creste de Sir Gawen avec un écu fretté, attestant ainsi que le héros est toujours associé aux armes de cette famille dans la seconde moitié du XIVe siècle, alors que John est mort en 1297106. Dans le cas de Roland comme dans celui de Gauvain, c’est bien semble-t-il le personnage historique qui offre ses armes au héros auquel il s’identifie, sans doute une manière de s’affirmer en nouveau Roland ou en nouveau Gauvain sans perturber son identité familiale et sociale. Le héros Gauvain est très populaire en Angleterre et arrive en tête de l’anthroponymie arthurienne anglaise à la fin du Moyen Âge107. L’identité arthurienne est utilisée par Édouard Ier pour susciter le ralliement à sa personne, préfigurant les ordres de chevalerie, tout en exaltant la valeur du groupe et de chaque individu qui le constitue. Dans ce contexte, le vœu du monde courtois, originaire du monde arthurien où l’aventure est portée par le hasard, prend alors un sens politique108. La mise en scène de ce ralliement prend forme en 1306 lors de l’adoubement de près de 300 chevaliers tous prêts à s’engager sans limite dans la guerre d’Écosse. Le choix du cygne permet aussi de s’appuyer sur l’aristocratie militaire, Robert de Tony et Humphrey de Bohun étant considérés comme des descendants du chevalier au cygne, tout comme Édouard Ier et son fils. Il était capital pour Édouard de souder ses chevaliers autour de sa personne sans s’alié-

G. J. Brault, « Literary use of heraldry in the twelfth and thirteenth century », The court reconvenes, éd., B. K Altman et C. W. Caroll, 2003, p. 21. 100 G. J. Brault, Rolls of arms…,I., p. 90. Voir aussi d’A. Stones, « Les débuts de l’héraldique dans l’illustration des romans arthuriens », Les armoriaux. Histoire héraldique, sociale et culturelle des armoriaux médiévaux, L Holtz, M. Pastoureau et H. Loyau dir., Paris, 1997, p. 395-420. 101 R. Lejeune, J. Stiennon, La légende de Roland dans l’art, Bruxelles, 1966, I. 348-351. Jean de Wavrin, Histoire des seigneurs de Gavre, éd. R.E.V. Stuip, Paris, Champion, 1993. 102 John Maltravers figure dans le Dering Roll (232), le St George Roll (197), le Charles’ Roll (262) et le Sir William Le Neve’s Roll (138). G. J. Brault, Rolls of arms…, II, p. 276. C. Moor, Knights…., III, p. 104-141. Il meurt en 1297. 103 R. Barber, Edward III…, p. 94. 104 Cambridge University Library, MS Ee. 4.20. Traité intitulé De Heraudie, fol 160 verso 161. Daté de 1340 par G. J. Brault. Gauvain se retrouve aux côtés du roi de France, d’Allemagne, et des grands seigneurs anglais. R. J. Dean, «  An Early Treatrise on Heraldry in Anglo-Norman», Romance studies in memory of Edwards Billings Ham, éd. U. T. Holmes, Hayward-California, 1967, p. 19-27. 105 Ce traité, édité par R. J. Dean, décrit 34 armoiries dont 27 se retrouvent dans le Heralds’ Roll. 106 R. H. Ellis, Catalogue of seals in the Public Record Office, Personal Seals I and II, H.M.S.O., 1978- 1981, P 904. G. J. Brault, Rolls of arms…, II., p. 276. 107 M. Pastoureau, Armorial…, p. 67. 108 Sur cette question, J. D. Rodriguez Velasco, « Le sens du vœu dans les ordres chevaleresques européens du Moyen Âge  »,  Les Cahiers du CRH, [En ligne], 16,  1996, mis en ligne le 27 février 2009, consulté le 25 juin 2012. URL : http://ccrh.revues.org/2649.

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édouard ier et l’identité arthurienne ner la faveur des grands barons qui constituent un contre-pouvoir avec lequel il lui faut composer. Il est possible qu’Édouard ait eu connaissance du lien entre Perceval et le chevalier au cygne tel que l’a développé Wolfram cent ans plus tôt, qui fait de Perceval un Angevin. Le choix du cygne pourrait alors répondre à l’intérêt que portent Édouard Ier et son fils au héros Perceval. Les chevaliers du roi qui choisissent de prendre une identité arthurienne font d’ailleurs partie de l’élite militaire et ont un lien avec le héros Perceval : ainsi Gauvain109, choisi par John Maltravers, ou Brian des Iles, choisi par Brian FitzAlan, le détenteur du Perlesvaus, ou encore le chevalier au cygne, imité par Robert de Tony et Humphrey de Bohun, certes en lien avec Elyas, mais sans qu’il y ait une contradiction dans un rapprochement avec Loherengrin. Leur association au héros arthurien peut se fonder sur un surnom ayant ou nom un lien avec leur véritable nom (Amanieu d’Albret, John Maltravers), sur des armoiries ou d’autres attributs militaires ostentatoires (Amanieu d’Albret, Robert de Tony) et peut prendre appui sur une histoire familiale (Robert de Tony, Brian FitzAlan). Si les joutes arthuriennes où l’on prend l’identité d’un héros sont banales à la fin du Moyen Âge, les cas d’identification définitive à un héros demeurent rares et concernent des personnages ayant eu une importance politique notable. Cette pratique s’observe pourtant durant toute la période110.

109 Perceval de Chrétien de Troyes est nommé Roman de Perceval et de Gauvain dans la bibliothèque de Richard II héritée d’Édouard III. R. F. Green, « King Richard II’s books revisited », Library, 31, 1976, p. 235-239. 110 Voir par exemple J.-B. de Vaivre, « Les armoires de Régnier Pot et de Palamède », Cahiers d’héraldique III, 1975, p. 177-212 et L. Hablot, « Sous le signe d’Arthur, Mémoires arthuriennes dans les modes et les pratiques emblématiques des XIII-XVe siècles », Actes du colloque de la branche roumaine de la société arthurienne Temps et Mémoire dans la littérature arthurienne, dir. M. Voicu et alii, Bucarest, 2011, p. 158-174 et « Modes et pratiques héraldiques dans le sillage de la légende arthurienne », Revue 303, n° 114/10, Le roi Arthur, 2011, p. 132-141.

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LES ARMOIRIES IMAGINAIRES : MARQUEURS DE L’INDIVIDU, DE LA PARENTÈLE ET DES GROUPES

Christine Ferlampin-Acher

L’écu du « petit »Artus de Bretagne : héraldique et réception arthurienne à la fin du Moyen Âge Artus de Bretagne est un de ces romans arthuriens tardifs, représentatifs d’un genre paradoxal, dans la mesure où au succès social de la matière arthurienne qui irrigue fêtes, tournois, représentations figurées, répond un corpus étriqué, d’œuvres à l’audience incertaine1. Conservé à la fois dans une version datée du XIVe siècle, bien identifiée depuis les travaux fondateurs de Sarah Spilsbury et représentée par le manuscrit Français 761 de la BnF2, et dans des versions qui lui donnent des continuations plus filandreuses au XVe siècle, Artus de Bretagne a connu un relatif succès, attesté par plus d’une dizaine de manuscrits, puis par des éditions, depuis les deux incunables de 1493 et 1496 jusqu’à l’imprimé donné par Nicolas Oudot en 1628. Le succès d’Artus est relayé par la traduction en anglais3 de John Bourchier (Lord Berners)4, qui aurait inspiré The Faerie Queene5 et n’a pas sombré complètement dans l’oubli, en particulier du fait de l’édition Utterson de 1814 : c’est aussi du côté de la critique en langue anglaise que l’on trouve au XXe siècle les premiers travaux sur Artus, qu’il s’agisse d’approches portant sur la version de Lord Berners6 ou des travaux de S. Splisbury sur les textes français7. Du fait peut-être de l’homonymie avec le roi des Bretons, ce roman est celui, parmi les proses arthuriennes tardives, qui a trouvé l’écho le plus puissant à la fois dans la littérature et la recherche en anglais, alors même qu’un Perceforest ou un Isaïe le Triste, appartenant de

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Au seuil de ce travail, c’est un plaisir pour moi de remercier C. Girbea, L. Hablot et H. Wisjman pour leur relecture attentive. 2 Ce texte est inédit. Le fac-similé de l’édition de 1584 donne cependant un texte très proche du manuscrit BnF fr. 761 : voir Artus de Bretagne, fac-similé de l’édition de 1584, présentation par N. Cazauran et C. Ferlampin-Acher, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1996. Je prépare actuellement l’édition du manuscrit BnF fr. 761. 3 On en trouvera le texte dans l’ancienne édition The History of the valiant knight Arthur of Little Britain : a romance of chivalry, éd. E. V. Utterson, London, White, Cochrane and Co., 1814. Voir K. J. Oberembt, Sir John Bourchier’s Arthur of Lytell Brytayne: its relation to the French Artus de la petite Bretagne, University of Iowa, 1991. A. Costache-Babcinschi a soutenu à Poitiers en décembre 2012 une thèse sur Arthur of Lyttel Brytyne : édition critique et étude d’un roman arthurien en moyen-anglais tardif, sous la direction de Stephen Morrison (univ. Poitiers) et Madalina Nicolescu (Bucarest). 4 Décédé en 1533, il traduisit en anglais les Chroniques de Froissart ainsi que diverses œuvres arthuriennes. 5 Voir S. Michie, « The Faerie Queene and Arthur of Little Britain », Studies in Philology, XXXVI, 1939, p. 105ss. 6 Voir par exemple A. B. Morgan, « Honour and Right in Arthur of Little Britain », The learned and the lewed : studies in Chaucer and medieval literature, ed. L. D. Benson, B. J. Whiting, Harvard University Press, 1974, p. 371384. 7 Artus de Bretagne: A Critical Study, Ph.D., University of Aberdeen, 1972, « On the Date and Authorship of Artus de Bretaigne », Romania, 94, 1973, p. 505-523 ; « Artus de Bretaigne: Structure and Unity », Romania, 97, 1976, p. 63-76 ; « Traditional Material in Artus de Bretaigne », The Legend of Arthur in the Middle Ages. Studies Presented to A. H. Diverres, éd. P. B. Grout, R. Anthony Lodge et E. C. K. Varty, Woodbridge, Boydell and Brewer, p. 138-193.

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christine ferlampin-acher même au corpus des romans arthuriens tardifs, ne connaissaient pas un tel succès. Cette double réception en anglais, dans la littérature et la critique, en l’absence de traduction en d’autres langues (alors que Perceforest est traduit en espagnol et en italien et Isaïe le Triste n’a au contraire pas été adapté - sauf erreur de ma part - dans d’autres langues) est favorisée par l’instabilité du personnage, entre Petite et Grande Bretagne. Cependant ce n’est pas seulement le nom Artus qui entretient cette ambiguïté du personnage : l’écu, marqueur d’identité, pose lui aussi problème, à la fois dans le texte de la version du Français 761 et dans son iconographie. Et lorsque René d’Anjou en 1457 dans son Livre du Cuer d’Amours Espris décrit l’écu d’Artus de Bretagne, le héros de notre roman, au portail du cimetière de l’hôpital d’Amour, le flou héraldique entretenu par le roman du XIVe siècle semble autoriser le poète à une manipulation qui peut paraître osée à une époque où les armoriaux fixent l’usage arthurien : le poète attribue à Arthus de Bretagne, le héros du roman, les armes du grand roi des Bretons, d’azur à trois couronnes d’or. Dans le manuscrit Français 24399 de la BnF l’illustrateur semble, dans un premier temps, avoir été troublé par cette invention, puis il propose une nouvelle manipulation héraldique, qui semble cette fois-ci associer Arthur à Louis de Luxembourg, comte de SaintPol. C’est cette instabilité héraldique, dans les textes et les miniatures, que nous étudierons, pour en cerner les modalités et les enjeux8. L’écu du héros éponyme dans Artus de Bretagne (BnF fr. 761) Dans la version la plus ancienne d’Artus de Bretagne, Artus est fils du duc Jehan de Bretagne et tient son nom du roi des Bretons : le récit se passe aprés la mort le bon roy Artu (BnF, Ms. Fr. 761, f. 1). Élevé par un maistre au nom tristanien, Gouvernau, Artus est en Petite-Bretagne l’héritier d’un monde arthurien anglais : sa mère est anglaise, elle est la fille du comte de Lancastre9. Parti en aventures après des amours sans lendemain avec Jehanette, la Demoiselle de l’Etang, et après avoir évité un mariage avec une dévergondée, Peronne d’Autriche, Artus est fait chevalier, sans qu’il soit fait mention des armes qu’il reçoit. Ce n’est que plus tard qu’il obtient une épée et un écu grâce à la fée Proserpine qui lui apparaît en rêve à la Porte Noire (f. 40v). Il avait, ce jour-là, surmonté l’épreuve du Lit Périlleux (f. 35)10 et un lion monstrueux avait détruit son écu : li lyons le froissa tantost en petites pieces aussi comme se il fust de glace. A minuit, la fée Proserpine apparaît au chevalier, dans la clarté des cierges, et lui indique l’écu blanc et l’épée Clarence avant de disparaître. Au matin, Artus raconte son rêve à Estienne, un noble clerc, qui lui assure en riant que ces armes lui sont bien destinées, avant de le conduire au pavillon de Florence, où, au bout d’une perche, Artus découvre les armes : l’épée, étincelante, et nommée pour cette raison Clarence, qui n’a jamais été tirée de son fourreau ni vue par un homme, et l’écu blanc. 8 Cette étude relève du va-et-vient bien attesté  entre héraldique imaginaire et héraldique réelle: voir L. Hablot, « Sous le signe d’Arthur. Mémoires arthuriennes dans les modes et les pratiques emblématiques XIIIe-XVe siècles », Temps et mémoire dans la littérature arthurienne, études réunies par C. Girbea, A. Popescu et M. Voicu, Bucarest, Editura universitatii din Bucaresti, 2011, p. 158ss et C. Girbea, « Flatteries héraldiques, propagande politique et armoiries symboliques dans quelques romans arthuriens (XIIe-XIIIe siècles) », Signes et couleurs des identités politiques du Moyen Âge à nos jours, dir. M. Aurell et alii, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 365ss. 9 S. Spilsbury, qui opte pour une datation du roman au début du XIVe siècle, relève ce détail (« On the Date… », art. cit., p. 512) et elle précise que c’est en 1351 qu’Édouard III éleva le comte de Lancastre à la dignité de duc. On notera que l’édition de 1584 conserve le titre de comte. 10 Sur cette épreuve, voir mon article « D’un monde à l’autre: Artus de Bretagne entre mythe et littérature, de l’antiquaire à la fabrique de faux meubles bretons», Le monde et l’autre monde, textes réunis par D. Hüe et C. Ferlampin-Acher, Orléans, Paradigme, 2002, p. 129-168.

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l’écu du « petit »artus de bretagne Cet écu souligne l’élection du héros et la dimension féerique de l’aventure. Blanc n’est pas un terme spécifiquement héraldique11: cet adjectif correspondrait plutôt, à l’époque, à la couleur argent. Ce qui prime ici c’est la symbolique féerique de l’objet, associé à l’héroïne, promise par la fée Proserpine et possédant la Blanche Tour. Au début du roman, sont évoqués les dons que les fées accordent à sa naissance à Florence, la fille du roi de Sorelois, future épouse d’Artus. Lors de cette scène, la fée Proserpine donne son nom à la demoiselle, lui accorde d’être son parfait sosie et lui remet le château de la Porte Noire (où se trouve le pavillon du songe d’Artus), ainsi que l’épe feee et l’escu blanc (v. 12v). Ces armes merveilleuses et féeriques sont cependant évacuées du texte assez rapidement. L’aventure qui suit (f. 41v) confronte le héros au monstre hideux de Malegrape : s’il se protège d’emblée avec l’écu de la fée, il recourt d’abord à une épée normale, qui est brisée, et il ne vainc que lorsqu’il se résout à employer Clarence. On devine la réticence du narrateur qui ne mentionne que dans un second temps l’arme fée. Finalement ces deux armes sortent du récit après le combat contre le monstre. L’écu blanc, plain, auquel recourt le héros uniquement dans cette aventure de jeunesse, signale, conformément à la tradition, un héros qui n’a pas encore accompli d’exploit, ce qui rend cette arme très rapidement inadéquate12. Cet écu rappelle aussi celui que la dame du Lac offrait à Lancelot dans le Lancelot en prose, un escu tout blanc comme noif a boucle d’argent moult bele, et por che qu’ele ne voloit qu’il n’i eust riens qui ne fust blanche13. Artus, que l’épisode liminaire des amours avec Jehanette confrontait avec une sorte de Dame du Lac, est confirmé comme nouveau Lancelot. Le fils du roi Ban de Benoïc, aux marches de Bretagne armoricaine et de Gaule14, trouve un digne successeur en Artus, fils du duc de Bretagne, ce qui n’est pas surprenant si l’on songe qu’Artus a été composé, selon S. Spilsbury, par un clerc en milieu breton, dans l’entourage de Jean II ou Arthur II15. Quand, le monstre mort, Artus présente son trophée au père de Florence, il porte unes armes escequetees (f. 53), comme l’explique le neveu de Brisebarre l’écuyer, Tiesselin, à Florence. L’écu, décrit par un connaisseur, permet d’identifier le personnage16. On retrouve plus loin, au f. 132, l’armée des Bretons qui combat l’empereur d’Inde, menée par Artus porteur d’une bannière eschiquetee. Ce détail a attiré les critiques. Comme le rappelle S. Spilsbury17, Utterson dans son édition de la traduction de John Bourchier avait déjà relevé cette baner of Britaine wyth chekered arms et avait signalé à juste titre que c’est en 1213 que Pierre de Dreux reçut le comté de Bretagne et imposa ses propres armes à la Bretagne : l’eschiqueté de la maison de

11 Même si, dans le vocabulaire du blason médiéval, le terme « argent » ne s’impose qu’assez tardivement (dans le courant du XIIIe siècle) pour désigner la couleur blanche. 12 Les écus plains sont rares dans la réalité, mais assez fréquents dans la littérature arthurienne : voir G. J. Brault, « The Use of plains arms in Arthurian literature and the origin of the arms of Brittany », Bulletin Bibliographique de la Société Internationale Arthurienne, 18, 1966, p. 117ss. Ce type d’écu est qualifié par les auteurs des traités de « Table d’attente », écu vide qui sera rempli à l’issue d’un exploit ou plus simplement de l’adoubement du chevalier. 13 Ed. A. Micha, Genève, Droz, 1980, t. VII, p. 258. 14 Lancelot en prose..., t. VII, p. 1. 15 « On the Date… », p. 517. 16 Christian de Mérindol a constaté que l’usage d’armes échiquetées renvoie souvent à l’accomplissement d’un exploit, à un « passage » périlleux (C. de Mérindol, « Les Heures du Maréchal Boucicaut. Mise au point et nouvelles lectures… », Flanders in an European Perspective. Manuscript illumination around 1400 in Flanders and abroad, Louvain, 1995, p. 61-74). 17 « On the Date… », p. 508ss.

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christine ferlampin-acher Dreux18. Ces armes échiquetées bretonnes renvoient à la réalité historique tandis que les armes blanches seraient plus littéraires, ne serait-ce que parce qu’elles sont plaines c’est-à-dire monochromes19. C’est sur ce détail des armes échiquetées que s’appuie Utterson pour rappeler que selon La Curne de Sainte Palaye la plupart des romans de chevalerie ont été composés par des hérauts, hypothèse qui retrouve une actualité aujourd’hui dans les travaux de L. Hablot20. Cependant l’héraldique reste discrète dans Artus et ne suffit pas à démontrer cette hypothèse, la culture cléricale de l’auteur étant en revanche signalée par l’insertion d’une tirade d’Estienne directement inspirée des encyclopédies vulgarisées du XIIIe siècle21. L’autre conclusion que tire Utterson, à savoir qu’Artus ne peut avoir été composé qu’avant 1316, date à partir de laquelle Jean III accède au pouvoir et impose l’hermine plain à la place de l’échiqueté de Dreux22, a été discutée par Woledge23, qui penche pour une datation postérieure : ces armes, dans un texte écrit après 1316, peuvent selon lui avoir une valeur archaïque24, ce qui me paraît vraisemblable, étant donné le caractère volontiers archaïsant du roman arthurien tardif. Quoi qu’il en soit, nous avons un héros associé à la Bretagne et à deux écus, qui semblent se substituer l’un à l’autre dans le récit.  Les miniaturistes cependant ont retravaillé cette héraldique. Les quelques remarques qui suivent, en l’absence d’une étude systématique rendue impossible par les différentes versions et le peu de renseignements que nous possédons sur les divers témoins, nous le prouvent. 18

Après l’assassinat d’Arthur Ier de Bretagne, le roi Philippe Auguste maria en effet Pierre à l’héritière de la Bretagne, Alix de Thouars, afin de rapprocher le duché de Bretagne du royaume de France. Sur les armes de Dreux comme armoiries du duché voir M. Pastoureau, « L’hermine : de l’héraldique ducale à la symbolique de l’État », J. Kerhervé et T. Daniel, dir., 1491. La Bretagne terre d’Europe, Brest, 1992, p. 253-264. 19 F. Bouchet note la fréquence des armes plaines dans Méliador : « cette pratique ancre le récit dans l’univers de la fiction littéraire, dans la mesure où rares furent les personnages historiques qui adoptèrent de telles armoiries, tandis que les exemples littéraires prestigieux abondent » (« Rhétorique de l’héraldique dans le roman arthurien tardif. Le Meliador de Froissart et le Livre du Cuer d’Amours espris de René d’Anjou », Romania, 116, 1998, p. 239-255, cit. p. 242-243) : elle mentionne les exceptions que sont les armes noires, vermeilles, puis blanches de Cligès. 20 Cette idée développée dans L. Hablot, « Sous le signe d’Arthur, Mémoires arthuriennes dans les modes et les pratiques emblématiques des XIIIe-XVe siècles », Actes du colloque de la branche roumaine de la société arthurienne Temps et Mémoire dans la littérature arthurienne, dir. M. Voicu et alii, Bucarest, 2011, p. 158-174. Cette hypothèse mérite toutefois, selon l’auteur, d’être relue a contrario en insistant sur l’influence probable des clercs dans la normalisation de l’héraldique (voir L. Hablot, «  Aux origines de la dextre héraldique  », à paraître dans les Cahiers de Civilisation médiévale.) 21 Voir mon article « Épreuves, pièges et plaies dans Artus de Bretagne: le sourire du clerc et la violence du chevalier », La violence au Moyen Âge, Senefiance, 36, Aix-en-Provence, 1994, p. 201-218; « Grandeur et décadence du clerc Estienne dans Artus de Bretagne », Le clerc au Moyen Âge, Senefiance, 37, Aix-en-Provence, 1995, p. 167-195; « La vulgarisation dans les romans médiévaux: du char d’Amphiaraus à l’exposé d’Estienne », La transmission des savoirs au Moyen Âge et à la Renaissance, t. I sous la direction de Pierre Nobel, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2005, p. 155-171, ainsi que le texte de la tirade du clerc Estienne dans Artus de Bretagne, fac-similé , p. 295-300. 22 M. Pastoureau, « L’hermine : de l’héraldique ducale à la symbolique de l’État », art. cit. 23 Romania, LXXIII, 1937, p. 393-397. Cela irait dans le sens de cet effet de patine que je pense pouvoir déceler dans le corpus arthurien tardif : voir ma conférence « La matière arthurienne en langue d’oïl à la fin du Moyen Âge : épuisement ou renouveau, automne ou été indien ? », texte de la conférence plénière prononcée lors du 23e congrès international de Bristol, juillet 2008, dans Bulletin Bibliographique de la Société Internationale Arthurienne, vol. LXIII, 2011, p. 258-294. 24 Utterson voyait quant à lui une autre faille dans son hypothèse : il n’avait relevé que la deuxième mention (qui correspond au f. 132 du manuscrit BnF fr. 761), qu’il ne retrouvait pas dans les manuscrits G et H, du XVe siècle. S. Spilsbury montre que la première mention, celle qui a une véritable valeur narrative puisqu’il s’agit du moment où Florence est amenée à identifier Artus, est bien présente dans la traduction anglaise et qu’elle figure aussi dans les manuscrits les plus anciens, le BnF fr. 761 et celui de Carpentras (Bibliothèque Inguimbertine, 403).

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l’écu du « petit »artus de bretagne Le manuscrit Français 761, dont les miniatures ont été réalisées par le Maître de Fauvel, date du début du XIVe siècle. C’est là une période charnière. Si au XVe siècle la cour arthurienne est dotée d’armoiries qui se retrouvent des miniatures ornant les romans aux armoriaux25, entre 1225 et 1315, comme le note A. Stones, l’héraldique arthurienne est encore changeante26 et n’a pas la récurrence et la fixité qu’elle aura dans les recueils spécialisés27. Dans le manuscrit BnF 761 (f. 40v), la scène de la vision est illustrée et représente un écu blanc avec des sortes de croix noires, tandis qu’un écu rouge avec un lion dressé jaune est figuré lors du combat contre le monstre de Malegrape (f. 44v). Dans ces deux scènes on attendait l’écu blanc. Dans la scène de songe, le choix du miniaturiste rappelle les armes plaines d’hermine de Bretagne adoptées en 1316. Le peintre n’a pas retenu le symbolisme littéraire de l’écu blanc, qui évoque un jeune héros protégé des fées et il a préféré suggérer une héraldique bretonne28. Cependant Artus a très souvent par la suite dans les miniatures un écu de gueules (fond rouge) au lion rampant d’or (f. 27 bataille de Brueil, f. 33 Artus en chemin vers la Porte Noire, f. 44v et 45v combat contre le monstre de Malegrape, f. 47v combat contre Fromont). Plus tard il porte aussi un lion rampant d’or sur champ d’azur (f. 64v combat contre Isambart, f. 112v aventure à la Porte Noire…). Dans la seconde moitié du manuscrit se dessine une sorte d’alternance entre les lions rampants sur fond bleu et sur fond rouge. Ainsi le miniaturiste relègue les armes historiques, « bretonnes », dans la scène de songe, du côté de la féerie, et lorsqu’Artus est supposé, dans le texte, porter des armes plus réalistes, il le dote, de façon instable, d’armes chargées d’un lion qui n’ont donc plus rien de breton. Qu’évoque ce lion ? Peut-être renvoie-t-il à Tristan, dont l’écu est de sinople au lion d’or, armé et lampassé de gueules29. L’instabilité de la couleur du champ vient peut-être du changement de sens du terme sinople au milieu du XIVe siècle, qui, après avoir désigné le rouge s’est appliqué strictement au vert, ce qui aurait pu induire une hésitation du miniaturiste30. Quoi qu’il en soit de cette couleur, 25 Voir M. Pastoureau, Armorial des chevaliers de la Table Ronde, Paris, Le Léopard d’Or, 1983 (refondu complètement en 2006) ; G. J. Brault, Early Blazon Heraldic Terminology in the Twelfth and Thirteenth Centuries, Oxford, 1972 ; R. Trachsler, Clôtures du cycle arthurien : étude et textes, Genève, Droz, 1996 et L. Jefferson, « Tournament, Heraldry and the Knights of the Round Table : A Fifteenth-Century Armorial with two Accompanying Texts », Arthurian Literature, XIV, 1996, p. 69-157. 26 Le Maître de Fauvel, actif au début du XIVe siècle et nommé d’après son illustration du Roman de Fauvel dans le manuscrit BnF fr. 146, a beaucoup travaillé pour le libraire parisien Geoffroy de Saint-Léger avec lequel il a été parfois confondu. Le manuscrit BnF fr. 761 témoigne d’une réception parisienne du roman. L’illustration de ce manuscrit partage de nombreux points communs avec le volume arthurien BnF fr. 105 qui donne L’Estoire del Saint Graal, Merlin, et la Suite Vulgate du Merlin : les scène de batailles, de couronnement, de baptême, sont comparables et l’on retrouve dans les deux volumes des représentations organisées sur le même patron, où des lits occupent le premier plan, avec deux courtines, à droite et à gauche, qui saturent l’espace, dans des contextes narratifs très divers et a priori sans rapport. Sur ce peintre, voir A. Stones, « The Artistic Context of the Roman de Fauvel », Fauvel Studies : Allegory, Chronicle, Music and Image in Paris, éd. M. Bent et A. Wathey, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 529-567. 27 « Les débuts de l’héraldique dans l’illustration des romans arthuriens », dans Les armoriaux. Histoire héraldique, sociale et culturelle des armoriaux médiévaux, éd. L. Holtz, M. Pastoureau et H. Loyau, Paris, Le Léopard d’Or, 1997, p. 395. 28 Il en va de même dans le manuscrit de Carpentras Bibliothèque Municipale 403, en particulier au f. 50v et 41v, où Artus porte sur les épaules des ailettes avec des armoiries qui rappellent très explicitement l’hermine de la Bretagne. 29 M. Pastoureau, Armorial des chevaliers de la Table Ronde, Paris, Le Léopard d’Or, 1983 et « Les armoiries de Tristan dans la littérature et l’iconographie médiévales », Gwéchall, I, 1978, p. 9-32. Sur Tristan et son écu au lion, voir R. S. Loomis, Arthurian Legends in Medieval Arts, New York, 1938, fig. 44. 30 Il a existé une tradition dotant Tristan d’armes de gueules au lion d’or, en particulier dans la Tristramsaga qui sur ce point s’inspirerait des armoiries du roi de Norvège, Haakon V, commanditaire de l’œuvre (voir G. L. Hamilton, « Tristan’s Coat of Arms », Modern Language Review, XV, 1920, p. 426-429 et L. M. Gay, « Heraldry and the Tristan of Thomas », Modern Language Review, XXIII, 1928, p. 472-475). La fréquence des lions héraldiques asso-

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christine ferlampin-acher Artus apparaît bien tel un nouveau Tristan : comme lui il a un maître nommé Gouvernal, comme lui il combat un monstre. Un chassé-croisé se dessine donc : là où le texte suggère un écu blanc, littéraire, le miniaturiste a peint les armes de Bretagne ; là où le texte renvoie à l’héraldique bretonne, le peintre a privilégié le modèle tristanien, littéraire. L’héraldique n’est donc un marqueur stable ni dans le texte, ni dans le programme iconographique du manuscrit BnF fr. 761, même si la récurrence du lion et le renfort sémantique offert par les rubriques contribuent à faire de l’écu au lion la marque d’Artus, ce qui le renvoie peut-être du côté anglais, mais qui surtout, dans des armes parlantes, rappelle Tristan, originaire du Leonois31. Dans un manuscrit qui présente les armes de France sur le premier folio, serait rappelé que la Bretagne, aux marches du royaume de France, est perçue dans sa relation historique avec l’Angleterre32, ce qui explique peut-être que le manuscrit sera acheté par le bibliophile bourguignon Louis de Bruges33. L’écu d’Artus dans Le Livre du Cœur d’Amour Epris de René d’Anjou Un siècle plus tard, Artus est bien connu. On lui écrit des suites, plutôt prolixes et pro-françaises34, mais c’est dans la lyrique que l’on trouve les allusions les plus précises à ce roman, peut-être parce que la version première met en scène un clerc, Estienne, lui-même chevalier poète, et conforme à l’idéal quelque peu nostalgique de ce Moyen Âge finissant. Déjà en 13651365, dans son Voir Dit, Guillaume de Machaut mentionnait Florence et Artus comme modèles de loial amour (lettre VII, p. 160)35. L’histoire de la fille du roi Emenidus fait partie de la culture aristocratique partagée par la dame et l’amant, à une nuance près : si la dame fait à plusieurs reprises référence à des œuvres arthuriennes, si elle les considère dans leur dimension littéraire, l’amant, semble-t-il, en a plutôt entendu parler. Il cite des héros bretons comme modèles amoureux, sans mentionner la lecture de textes, alors que la dame évoque le Roman de Lancelot et sa longueur qui ne la rebute pas, et quand elle cite Artus de Bretagne et les autres romans arthuriens, elle précise : « dont je suis certaine que vous avez oÿ parler »: si elle lit les textes, lui en entend simplement parler (oÿ)36. Des hommes qui parlent d’Arthur et jouent aux héros, des femmes qui lisent : les romans arthuriens tardifs, goûtés par l’aristocratie, sont

ciés à Tristan et surtout l’hypothèse d’armes parlantes dans le cas d’un noble de Leonois rendent vraisemblable le rapprochement entre les armes de Tristan et celles d’Artus. 31 Pour R. S. Loomis, il s’agit du Lothian écossais (voir « Scotland and the Arthurian legend », repris dans Studies in medieval literature : a memorial collection of Essays, New York, 1970, p. 154). 32 Le problème de la datation du roman n’est pas résolu définitivement, malgré les travaux de S. Spilsbury. Il est selon moi difficile de préciser le contexte politique qui vit naître le texte. La Guerre de Cent ans, la guerre de Succession de Bretagne, font évoluer considérablement les relations entre France, Angleterre et Bretagne. Le manuscrit BnF fr. 761 quant à lui est daté du deuxième quart du XIVe siècle. 33 Sur la bibliothèque de ce grand seigneur, voir H. Wijsman, Luxury Bound. Illustrated Manuscript Production and Noble and Princely Book Ownership in the Burgundian Netherlands (1400-1550), Brepols, Turnhout, 2010, 2010, p. 355ss. Notons toutefois que l’apparition des armes de France dans ce manuscrit est très probablement l’effet d’un repeint après l’acquisition de la bibliothèque de Louis de Bruges par Louis XI. Sur le manuscrit comme support d’un engagement politique voir H. Wijsman, « Politique et bibliophilie pendant la révolte des villes flamandes des années 1482-1492. Relations entre les bibliothèques de Philippe de Clèves, Louis de Gruuthuse et la Librairie de Bourgogne », J. Haemers, Céline Van Hoorebeeck & Hanno Wijsman (éds.), Entre la ville, la noblesse et l’état. Philippe de Clèves (1456-1528), homme politique et bibliophile (Burgundica, xiii), Turnhout (Brepols), 2007, p. 245-278). 34 C’est en particulier le cas de celle que donne le manuscrit BnF fr. 19163. 35 Ed., trad. P. Imbs, intr. J. Cerquiglini-Toulet, Paris, Le Livre de Poche, 1999. 36 Guillaume de Machaut, Le Voir Dit…, p. 154, p. 160 et p. 186.

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l’écu du « petit »artus de bretagne peut-être surtout lus, diffusés, défendus, par des femmes37. Et c’est dans la lyrique, en vogue en cette fin de Moyen Âge, à la faveur d’interférences entre romans et dits38, que l’on trouve trace de ce goût : si le roman arthurien tardif en prose (Isaïe le Triste, Perceforest) intègre des pièces en vers dans le sillage du Tristan en prose, de même la lyrique adopte, dans la conception de ses œuvres ou dans leur mise en recueil, une trame volontiers romanesque et se révèle accueillante aux références romanesques. On ne s’étonnera donc pas de trouver une autre allusion à Artus de Bretagne dans Le Livre du Cœur d’Amours Epris de René d’Anjou (1457), qui, selon les dires de l’auteur, suit les termes du parler du livre de la conqueste du Sang Greal (§II)39 : alors que le roman arthurien tardif abandonne le Graal comme référence explicite, la lyrique au contraire revendique, en mentionnant le « Saint Vessel », le modèle de la quête pour le détourner40. Pour conquérir sa dame, le chevalier Cuer entreprend une quête jusqu’à l’Ile d’Amour, sur les rivages de laquelle il découvre un cimetière dont le portail, inspiré par L’Hôpital d’Amour d’Achille Caulier (entre 1425 et 1441)41, est orné d’une série de trente écus, accompagnés d’inscriptions et déposés en hommage au dieu Amour (p. 293-354)42. Comme l’a montré C. Jones, l’organisation des écus suit le regard de Cuer et adopte un ordre chronologique, de l’Antiquité aux princes contemporains, reproduisant la translatio imperii : quatre héros arthuriens séparent treize personnages de l’Antiquité et treize figures historiques contemporaines, liées à la maison de France. Les héros de cet « âge moyen » sont romanesques : Lancelot (p. 320-321) et Tristan (p. 321-322), les plus célèbres des héros arthuriens en cette fin de Moyen Âge, déjà mentionnés lorsque René renvoie son œuvre au modèle de la Queste del Saint Graal (p. 93), sont nommés les premiers et sont suivis par Ponthus (p. 324-325) et Artus (p. 325-326), sentis comme plus modernes et faisant le lien avec les figures contemporaines. Ce chevalier Artus, dont les amours avec la Demoiselle Jehannete de l’Estang sont mentionnés par René d’Anjou dans le douzain de présentation, est donc bien le héros du roman du XIVe siècle qui nous intéresse, et non le roi des Bretons, qui serait déplacé dans

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Voir ma conférence cit. note 23. La notion d’interférences, élaborée par R. Trachsler au niveau des matières narratives qui tendent à fusionner en cette fin de Moyen Âge (Disjointures–conjointures. Étude sur l’interférence des matières narratives dans la littérature française du Moyen Âge, Tübingen et Basel, Francke, 2000), peut être élargie au-delà des matières évoquées par Jean Bodel et transposée pour étudier les rapports entre narration et lyrique. 39 Ed. Fl. Bouchet, Paris, Le Livre de Poche, 2003. 40 Voir J.-Cl. Mühletahler, « Récriture et parodie : l’idéal chevaleresque et l’idéal politique à l’épreuve du Livre du Cuer d’Amours espris de René d’Anjou », Formes de la critique et satire dans la France et l’Italie médiévale », éd. J.-Cl. Mühletahler, A. Corbellari et B. Wahlen, Paris, Champion, p. 235-263. On rappellera l’arthurianisme de René, qui se voit en Lancelot (voir Ch. de Mérindol, Les fêtes de chevalerie à la cour du roi René, Paris, éditions du CTHS, 1993, p. 18ss et C. E. Pickford, L’évolution du roman arthurien en prose vers la fin du Moyen Âge, Paris, 1960, p. 255-260 et 272-290). 41 Voir l’édition du manuscrit BnF fr. 2230, par Fl. Bouchet, en annexe de son édition cit. du Voir Dit, p. 517ss. Achille Caulier ne mentionne pas Artus. 42 Voir C. Jones, « Blazon and Allegory in the Livre du Cuer d’Amours espris », Conjunctures : Medieval Studies in honor of Douglas Kelly, éd. K. Busby et N. Lacy, Amsterdam, Rodopi, 1994, p. 193-204 ; D. Hüe, « Un tombeau de Tristan », Tristan et Iseut, mythe européen et mondial, éd. D. Buschinger, Göppingen, Kümmerle Verlag, 1987, p. 151165 ; Fl. Bouchet, « Rhétorique de l’héraldique dans le roman arthurien tardif. Le Meliador de Froissart et le Livre du Coeur d’Amours espris de René d’Anjou », Romania, 116, 1998, p. 239-255 ; D. Poirion, « Les tombeaux allégoriques et la poétique de l’inscription dans le Livre du Cuer d’Amours espris, de René d’Anjou (1457) », Comptes rendus des séances de l’année 1990 de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, p. 321-334, repris dans Écriture et composition romanesque, Orléans, Paradigme, 1994, p. 399-414 S ; S. Poiral, « L’empreinte des hommes illustres : lecture des blasons royaux du Livre du Cuer d’Amour espris de René d’Anjou », Questes, 13, 2008, p. 53-66. 38

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christine ferlampin-acher l’ordre chronologique qui préside à l’organisation du portail. Pourtant l’écu que lui attribue ce texte est l’écu traditionnel du roi Arthur, d’azur a trois couronnes d’or (p. 326), ce qui ne correspond à aucune des options ouvertes par le roman en prose pour notre héros : ce n’est ni l’écu blanc, ni l’écu eschiqueté, ni l’hermine suggérée par la miniature du f. 40v du manuscrit BnF fr. 761, ni le lion tristanien ou « anglais ». Artus porte donc chez René d’Anjou les armes du roi des Bretons, d’azur à trois couronnes d’or. Si chez Geoffroy de Monmouth l’écu du roi est orné d’une représentation de la Vierge43, il se stabilise avec pour meubles trois couronnes d’or, sur fond vermeil parfois comme dans Meliador (v. 28985-6)44, sur fond bleu plus généralement comme ici45. Les couronnes, apparaissant dans la première moitié du XIIIe siècle, sont d’abord au nombre de deux puis se fixent le plus souvent à trois, comme dans ce cas46. On est là devant un exemple d’ « homonymie héraldique », pour reprendre l’expression qu’utilise Florence Bouchet au sujet de Meliador47. Cette homonymie est cependant plus sophistiquée que celles qui donnent lieu à des scénarios aventureux parallèles dans le récit de Froissart : elle s’appuie en effet sur une homonymie revendiquée par le texte matriciel (qui nous apprend dès le f. 1 du manuscrit BnF fr. 761 que l’enfant a été nommé Arthur en remambrance du grand roi). Le roman du XIVe siècle entretenait d’ailleurs le parallèle entre les deux figures en nommant l’épée merveilleuse accordée par Proserpine Clarence (f. 41), ce qui résonne en écho au cri de guerre d’Arthur, aussi bien dans la suite du Merlin de la Vulgate que dans le Lancelot en prose48 et certains armoriaux49. On ne doit pas s’étonner dès lors que des critiques modernes aient confondu notre Artus et le roi des Bretons50. La mention de René d’Anjou est néanmoins explicite du fait de la récurrence de l’adjectif petit et du titre qui suit : Le petit Arthur suis, qui fuz duc de Bretaigne (v. 1399)51. On notera cependant que l’adjectif « petit » a pu à son tour induire la critique moderne en erreur : Fl. Bouchet prête à Artus l’écu de sable à l’arbre d’or, qui dans les armoriaux revient non à notre personnage mais à Artus le Petit, le fils du roi des Bretons, mentionné dans le Tristan en prose52. Si pour le lecteur 43 Historia regum Britaniae, chap. 54, repris dans Brut, v. 9291ss (éd. et trad. J. Weiss, University of Exeter Press, 1988). Sur les armes d’Arthur, voir M. Pastoureau, L’Armorial des Chevaliers de la Table Ronde..., et Les Chevaliers de la Table Ronde, Éditions du Gui, 2006. 44 Ed. A. Longnon, Paris, Firmin Didot, 1895-1899. 45 Voir M. Pastoureau, « Les Armoiries du roi Arthur… », p. 23ss. ; C. E. Pickford, « The three Crowns of King Arthur », The Yorkshire Archaelogical Journal, XXXVIII, 1954, p. 373-382 ; K. H. Göller, « Die Wappen Königs Arthur in der Ms Landsdowne 882 », Anglia, 79, 1961, p. 253-266 ; J.-B. de Vaivre, « Artus, les trois couronnes et les hérauts », Archives héraldiques suisses, 88, 1974, p. 2-13 ; L. Hablot, « Sous le signe d’Arthur, Mémoires arthuriennes dans les modes et les pratiques emblématiques des XIIIe-XVe siècles », Actes du colloque de la branche roumaine de la société arthurienne Temps et Mémoire dans la littérature arthurienne, dir. M. Voicu et alii, Bucarest, 2011, p. 158-174. Le champ est de gueules généralement en Angleterre, d’azur en France et aux Pays-Bas (M. Pastoureau, « Les armoiries du roi Arthur… », p. 27) : le choix ici d’un champ d’azur n’est donc pas surprenant. 46 On notera que le nombre des couronnes reste parfois instable, comme le montrent les treize couronnes de l’armorial donné par le manuscrit BnF fr. 12597 (éd. R. Trachsler, Clôtures du cycle arthurien…, p. 502). 47 Art. cit., p. 245. 48 Ed. A. Micha, Paris Genève, Droz, 9 t., 1978-1983, XXXVIII,20 et LXXIa, 23 et 39. 49 Voir M. Pastoureau, Les Chevaliers de la Table Ronde, note 31. 50 C’est le cas de D. Hüe (art. cit., p. 158) qui s’est étonné de voir le grand roi qualifié de « Petit ». Voir Ch. de Mérindol, dans « Le Livre des tournois du roi René », art. cit., p. 179. 51 Plusieurs témoins intitulent d’ailleurs le roman Petit Artus de Bretagne. Ce titre, outre qu’il est suggéré par René d’Anjou lorsqu’il nomme le héros éponyme, figure dans le manuscrit de New York, présenté comme livre du petit Artus fils du bon duc Jehan de Bretaigne. 52 Art. cit., p. 253. Voir M. Pastoureau, Armorial des chevaliers…, p. 102. Pour la mention dans l’armorial donné par le manuscrit BnF fr. 12597, voir R. Trachsler, Clôtures…, p. 531. Arthur le Petit (comme il y eut Napoléon le Petit,

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l’écu du « petit »artus de bretagne moderne Artus peut être confondu soit avec le roi des Bretons soit avec un de ses fils naturels, au XVe siècle l’erreur n’était pas possible, tant la culture arthurienne était forte et l’allusion à la demoiselle de l’Etang transparente. Par ailleurs l’auteur marque bien la différence entre les héros anciens, Lancelot et Tristan, et Pontus et Artus, dont les écus sont plus de nouvelle façon (p. 324). Artus ne peut être qu’un héros tardif53. L’intérêt de René d’Anjou pour la chevalerie arthurienne et les tournois54 suggère qu’il ne saurait s’être trompé : le fait qu’il prête l’écu à trois couronnes au personnage du XIVe siècle devait donc être senti comme un écart, qui retenait d’autant plus l’attention que l’écu de Lancelot était quant à lui conforme à l’attente. Pourquoi cette manipulation héraldique ? On notera d’abord que les armes de Tristan figurées sur l’hôpital d’amour ne sont pas conformes à la tradition, comme le remarque D. Hüe55 : elles sont d’or a une bande de pourpre en benouye (p. 322), ce qui ne correspond pas à ses armes habituelles de sinople au lion d’or. Les armes d’Artus comme celles de Tristan sont donc pour l’auteur l’occasion d’innover. Pontus, l’autre héros arthurien moderne, a un écu qui ne surprend pas, noir, gouté de larmes blanches. Le tableau sur lequel est posé l’écu est peint aux armes de Galice, c’est asavoir de gueules a coupes d’or, et le champ estoit semé de trefles d’or aussi (p. 324), ce qui est attendu, puisque Pontus est fils du roi de Galice : la représentation d’un calice dans les armes de Galice au XVe siècle était courante (ces armes parlantes - le calice résonnant en écho au nom Galice - pouvant aussi renvoyer aux traditions graaliennes développées en Galice),  et explique les coupes d’or du Livre du Coeur d’Amour Epris. Une alternance est donc instaurée, entre des armes sans surprise (celles de Lancelot et Pontus) et des représentations moins traditionnelles (Tristan, Artus). Dans le cas d’Artus, l’invention me semble avoir un arrière-plan idéologique. En effet, les deux héros retenus pour représenter la tradition arthurienne tardive sont Pontus et Artus, tous deux associés, non à la Grande-Bretagne, mais à la Bretagne Armoricaine56. Si le paragraphe après Napoléon le Grand), est mentionné à de nombreuses reprises par Le roman de Tristan en prose : c’est un bon chevalier, cité parmi les quêteurs du Graal (t. VI, éd. E. Baumgartner et M. Szkilnik, Genève, Droz, 1993, p. 273), mais il n’occupe jamais le premier plan. 53 Fl. Bouchet (« Rhétorique de l’héraldique… », p. 324) note que la part réservée aux héros arthuriens tardifs équilibre celle qui est réservée aux héros anciens, ce qui selon elle invite à réévaluer l’importance de la littérature arthurienne de la fin du Moyen Âge, ce à quoi je m’accorde tout à fait. 54 Voir G. Bianciotto, « René d’Anjou et les chevaliers d’Arthur », Le tournoi au Moyen Âge, dir. N. Gonthier, Lyon, Université Jean Moulin, 2003, p. 113-133. Le Traité de la forme et devis d’un tournoi de René, antérieur au Livre du Cuer d’Amours espris, confirme cet intérêt : il est impossible que René ait commis une erreur. Voir à ce sujet C. de Mérindol, Les fêtes de chevalerie à la cour du roi René ; emblématique, art et histoire : les joutes de Nancy, le pas de Saumur et le pas de Tarascon, Paris, Éditions du C.T.H.S., 1993 et L. Hablot, « « L’emblématique du roi René, outil de pouvoir et de gouvernement », Actes du Colloque international René d’Anjou (1409-1480). Pouvoirs et gouvernement, dir. J.-M. Matz et N.-Y. Tonnerre, Rennes, 2011, p. 327-337. 55 « Un tombeau de Tristan… », p. 159. 56 Comme le note F. Duval, Pontus peut être considéré comme une œuvre à succès à la fin du Moyen Âge, avec ses 28 manuscrits et ses cinq éditions entre 1480 et le début du XVIe siècle : il l’intègre à ce titre dans son anthologie Lectures françaises de la fin du Moyen Âge. Petite anthologie commentée de succès littéraires, Genève, Droz, 2007, p. 381 et justifie ce choix dans son introduction p. 20. Notons que les trois romans qu’il retient dans cette anthologie sont le Tristan en prose, le Lancelot en prose, Pontus et Sidoine, ce qui correspond aux trois premiers écus mentionnés par René d’Anjou. Artus, qui est cité par le poète juste après, est-il placé sur le même plan par René, qui verrait aussi en lui le héros d’une œuvre à succès ? Le nombre de manuscrits conservés invite à la prudence, même si Artus a été plus copié que Perceforest ou Isaïe et qu’on lui a ajouté des suites. Néanmoins il est possible que ce quatuor corresponde à la notoriété des œuvres, ce qui nous amènerait à réévaluer le succès d’Artus. On peut aussi penser, comme nous le verrons plus loin, que la place réservée à Artus, à la fin de la liste des héros de fiction et avant les personnages historiques, s’explique par le fait que le nom Artus renvoie à la fois à un personnage romanesque et à une figure réelle, et

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christine ferlampin-acher en prose qui décrit les armes de Pontus ne mentionne que la Galice d’où vient le héros, le douzain consacré à l’ami de Sidoine évoque Breceliant et dans le dernier vers La petite Bretaigne où il régna (p. 326). C’est sur cette mention de la Bretagne qu’enchaîne la description de l’écu d’Artus (Joingnant duquel estoit un escu d’azur a trois couronnes d’or, soubz lequel estoit escript ce que cy dessoubz pouez veoir p. 326), qui est suivie par le premier vers du douzain le présentant : Le petit Arthur suis, qui fuz duc de Bretaigne. L’insistance sur l’adjectif petit au sujet de Pontus et d’Artus (Petite Bretaigne de Pontus, Petit Artus) et la récurrence de Bretagne dans les deux cas soulignent sans ambiguïté possible que ces deux héros ont été choisis parce qu’ils sont bretons d’Armorique, de Petite Bretagne. Or, entre ces deux mentions est décrit l’écu d’Artus, qui est en fait celui du roi de Grande-Bretagne : la matière arthurienne se trouve en quelque sorte délocalisée vers le Continent, tandis que René d’Anjou évite soigneusement de mentionner parmi ses héros le roi Arthur, qui d’ailleurs n’aurait pas grand chose à faire parmi les grands amoureux dont il est question dans cet épisode. Cette « bretonnisation » me semble confirmée par le fait que René d’Anjou ne retient des aventures d’Artus que la première partie57, celle qui se passe en Bretagne (et non celles qui se jouent dans un espace féerique, plus ou moins oriental), et qui renouvelle le modèle de Lancelot (la demoiselle de l’Etang pouvant se lire comme un double de la dame du Lac), héros continental, puisqu’élevé aux marches des royaumes de Gaule et de Bretagne. Pourquoi ce détournement ? Aux XIVe et XVe siècles, la guerre de Cent ans a contribué, semble-t-il, à la repolitisation d’une histoire arthurienne que des récritures ludiques comme celle que présente Claris et Laris auraient pu contribuer à orienter définitivement hors de l’Histoire, du côté de la fiction58. Arthur est redevenu anglais. La France n’a certes pas pu échapper à la fascination partagée par tous pour la matière arthurienne, mais elle me semble avoir privilégié des reprises qui envoyaient Arthur dans des espaces insulaires, clos, hors du temps, en féerie, dans des chansons d’aventures où la matière de France insérait, comme l’huître une perle, une escale provisoire, sans conséquence sur l’histoire. En revanche la matière arthurienne a pu séduire, aux marches du royaume de France, les Ducs de Bourgogne ou de Bretagne, dans la mesure où, pro-anglaise, elle leur permettait de prendre leurs distances par rapport à la France et de s’imposer face à elle, au moins au niveau de l’imaginaire. Plus francophone que française, cette littérature arthurienne aurait produit Perceforest et Isaïe le Triste en milieu bourguignon, Artus en Bretagne59.

sert de transition. Artus peut être introduit soit en fonction d’une organisation sérielle qui dénombre les succès littéraires, soit pour servir de pivot entre deux catégories (roman, réel). 57 Il n’est pas le seul à faire ce choix, les inventaires des bibliothèques de Charles V et Charles VI mentionnant l’œuvre sous le nom de Artus et Jehanette. Voir S. Spilsbury, « On the date… », note 1, p. 505. 58 Les romans en vers tardifs peuvent cependant eux aussi avoir une dimension politique, comme le montre B. Schmolke-Hasselmann (The Evolution of Arthurian Romance, Cambridge University Press, 1998, trad. de l’original allemand, Der arthurische Versroman von Chrestien bis Froissart: Zur Geschichte einer Gattung, Tübingen, Max Niemeyer, 1980), p. 282ss. 59 Si l’on suit la datation de S. Spilsbury, Artus a été écrit avant le début de la guerre de Cent Ans. Les Ducs de Bourgogne, en particulier Philippe le Bon, comme les Ducs de Bretagne, tantôt proches de la France, tantôt proches de l’Angleterre, auraient selon moi cherché à affirmer leur indépendance en promouvant une littérature arthurienne en langue française (pour une approche de Perceforest en ce sens, voir mon livre Perceforest et Zéphir: propositions autour d’un récit arthurien bourguignon, Genève, Droz).

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l’écu du « petit »artus de bretagne La « bretonnisation » de la geste arthurienne dans Artus permet que le récit ne soit ni anglais, ni français, mais entre les deux60, ce qui autorisera, par la suite, aussi bien une lecture française du texte (le manuscrit BnF fr. 761 présente les armes de France sur son folio initial ; Artus figure dans la bibliothèque de Charles V et Charles VI61 ; la suite BnF fr. 19163 est pro-française) qu’une réception bourguignonne (dont témoignent les manuscrits62), voire anglaise, attestée plus tard, à la faveur de l’homonymie entre le héros et le roi Arthur, par la traduction de John Bourchier. Lorsque René d’Anjou attribue en 1457 à Artus les armes du roi des Bretons, cela revient, non pas à ce que la Grande-Bretagne colonise la Petite-Bretagne mais à revendiquer, pour la Petite-Bretagne une gloire équivalente à celle de la Grande-Bretagne. Des héros arthuriens, il retient Lancelot, né en Benoïc, Tristan, marié en Petite-Bretagne, Pontus et Arthur, ducs de Bretagne. La geste arthurienne devient continentale. Elle n’est plus anglaise et permet à René d’Anjou d’introduire, après Artus, treize héros, contemporains et liés à la maison de France. Cette « bretonnisation » établit une continuité entre la geste arthurienne et l’histoire de la maison de France. Les marges, duchés de Bourgogne, de Bretagne, d’Anjou, ni françaises ni anglaises, ont pu cultiver un imaginaire commun. Comme le note D. Poirion, « les cours de Bourgogne et d’Anjou-Provence, dont les terres se partagent la Lotharingie, constituent une ou plusieurs marches entre l’empire et le royaume de France »63 : c’est là qu’Arthur trouve un second souffle à la fin du Moyen Âge. Cette politisation du petit Artus peut surprendre si l’on ne voit en lui que le héros fabuleux des amours avec Florence, placée sous la protection de la fée Proserpine. Mais la célébration d’un héros breton nommé Arthur, en cette fin de Moyen Âge où la vie s’« enromance » et où les nobles aiment à porter des noms arthuriens et à jouer aux chevaliers64, invite à un parallèle avec l’Histoire. La narration de la fin du Moyen Âge devient volontiers récit à clef : le Jouvencel de Jean de Bueil (1461-1463), commenté par Guillaume Tringant, en est la preuve, tout comme le Pastoralet de Bucarius (1422-1425). On peut donc penser qu’aussi bien dans la version du XIVe siècle que dans la réception qui est faite de l’histoire d’Artus au XVe siècle (par exemple chez René d’Anjou), ce nom a suscité chez les contemporains des rapprochements. Au XIVe siècle, quand le roman a été composé, le nom du héros a pu évoquer le duc Arthur II (1261-1312), fils de Jean II. Celui-ci, beau-frère d’Édouard Ier d’Angleterre, a d’abord eu une politique favorable à l’Angleterre et a épousé en 1260 la fille d’Henri III. Plus tard, ce fut la rupture avec l’Angleterre, qui eut pour conséquence le mariage de son petit-fils, le futur Jean III, avec Isabelle, la fille de Charles de Valois. Dans le roman, la mère d’Artus est

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La mère de Florence est anglaise, la France vient à la rescousse de Florence. Le manuscrit BnF fr. 761 se trouvait dans la bibliothèque du Louvre en 1411, 1413 et 1424 : voir L. Delisle, Le cabinet des manuscrit de la bibliothèque nationale, Paris, 1881, t. III, n°1984. 62 Le manuscrit Bruxelles Bibliothèque Royale 9088 aurait appartenu aux Croÿ, grande famille bourguignonne. Jacques d’Armagnac, qui s’opposa au roi de France, aurait possédé le manuscrit de New York qui présente 37 miniatures dues à un artiste Flamand du Sud. On constate que ce sont les mêmes mécènes qui au XVe siècle ont possédé Perceforest et Artus (voir Perceforest et Zéphir, op. cit., p. 409ss). 63 « Les tombeaux allégoriques et la poétique de l’inscription dans le Livre du Cuer d’Amours Espris de René d’Anjou », art. cit., p. 399. 64 Voir J. Huizinga (Herfsttij der middeleeuwen) paru en 1919 et traduit en français successivement sous les titres: Le déclin du Moyen Âge et L’automne du Moyen Âge et M. Stanesco, Jeux d’errance du chevalier médiéval; aspects ludiques de la fonction guerrière dans la littérature du Moyen Âge flamboyant, Leyden, Brill, 1988  ; voir aussi M. Pastoureau, « L’enromancement du nom. Enquête sur la diffusion des noms de héros arthuriens à la fin du Moyen Âge », dans Payen ( Jean-Charles) et Pastoureau (Michel), éd., Les romans de la Table Ronde, la Normandie et au delà, Condé-sur-Noireau, 1987, p. 73-84, et « Tristan, Lancelot, Arthur : le palmarès des noms arthuriens », dans L’aventure des chevaliers. Les collections de l’histoire, vol. 16, juillet 2002, p. 76-77. 61

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christine ferlampin-acher fille du duc de Lancastre, ce qui peut rappeler le mariage de Jean II et la naissance de son fils, Arthur II. En 1457 cependant, comme l’a bien remarqué D. Hüe, c’est plutôt avec Arthur III que le lecteur établira un parallèle65, dans un rapprochement qui tire le personnage romanesque d’Artus vers l’actualité et permet d’introduire la description des écus suivants, qui sont tous associés à l’histoire récente mais dans lesquels le duc de Bretagne est le grand absent 66. Quoi qu’il en soit, l’écu que René d’Anjou prête dans son texte à Artus témoigne vraisemblablement d’une « bretonnisation » du monde arthurien, le roi des Bretons « donnant » ses armes au duc de Petite-Bretagne : ce qui n’est pas incompatible avec l’hypothèse que René d’Anjou n’aurait pas une connaissance précise d’Artus67 et n’aurait pas eu à l’esprit les hésitations héraldiques du roman matriciel. Il est donc vraisemblable que cet intérêt pour un héros de Petite-Bretagne privé de l’hermine reflète à la fois l’évolution du roman arthurien tardif, plus francophone que pro-français, et la politique du roi René à l’égard de la Bretagne68. L’écu d’Artus dans le manuscrit fr. 24399 de la Bibliothèque nationale de France On comprend la perplexité du miniaturiste qui eut, dans le manuscrit BnF fr. 24399, à illustrer le Livre du Cuer d’Amour Espris69. S’il est acquis que le cycle de miniatures, a été réalisé après 1480 mais est vraisemblablement proche d’un manuscrit ayant suivi de peu la com-

65 « Un tombeau de Tristan… », p. 158. Le connétable de Richemont est duc de Bretagne de 1457 à 1458. Pro-français, il est cependant lié par un hommage non-lige au roi de France pour la Bretagne. Celle-ci reste alors une terre des marges, qui cherche à asseoir son indépendance entre Angleterre et France. 66 D. Poirion est en quelque sorte victime de cette stratégie puisqu’il ne reconnaît dans Artus que le personnage historique et non le héros romanesque : dans « L’allégorie dans le Livre du Cuer d’Amours Espris de René d’Anjou » (Travaux de linguistique et de littérature, X, 1972, p. 7-20, repris dans D. Poirion, Écriture poétique et composition romanesque, Orléans, Paradigme, 1994, p. 381-397), il distingue les modèles littéraires (de Jules César à Tristan) des personnages qui suivent : « à cette collection brillante, à cet étalage de culture […] s’ajoutent des hommages […] aux contemporains immédiats ou lointains : Arthur de Bretagne, Louis d’Orléans, Jean de Berry […] » (cit. p. 389). On notera qu’au XVe siècle la référence à Jehanette, si elle pouvait éclairer l’emprunt romanesque, était elle aussi susceptible de renvoyer à un personnage historique : Arthur III a épousé en 1442 Jeanne d’Albret en seconde noce. Quelques années après son article de 1972, D. Poirion reconnaîtra en revanche dans Artus un héros romanesque (« Les tombeaux allégoriques et la poétique de l’inscription dans le Livre du Cuer d’Amours Espris de René d’Anjou (1457) », Comptes rendus des séances l’année 1990 de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, repris dans Ecriture poétique, op. cit., p. 402). 67 Qu’il l’ait lu puis partiellement oublié ou qu’il en ait simplement entendu parler. 68 Rappelons qu’en 1480, la seconde épouse du roi René, Jeanne de Laval, et ses frères et sœurs modifient leurs armoiries et abandonnent les hermines qu’ils tenaient de leur mère. Sur le sujet voir C. De Mérindol, « Note sur les armoiries et les emblèmes du Roi René et de Jeanne de Laval », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1980-1981, p. 235-251 ; « La politique de la seconde maison d’Anjou à l’égard de la Bretagne d’après les témoignages de l’héraldique et de l’emblématique », Questions d’histoire de Bretagne. Actes du 107e Congrès national des Sociétés savantes, Brest, 1982, Paris, éditions du C.T.H.S., 1984, p. 185-206 et Le roi René et la seconde maison d’Anjou, art, emblématique, histoire, Paris, Le Léopard d’Or, 1987, p. 83-92 et Hablot, « l’emblématique du roi René… ». Sur les relations entre l’Anjou et la Bretagne voir C. de Mérindol, « Le livre des tournois du roi René », Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, 1992, p. 179 et J.-C. Cassard, « René d’Anjou et la Bretagne : un roi pour cinq ducs », René d’Anjou (1409-1480). Pouvoirs et gouvernement, J. –M. Matz et N. –Y. Tonnerre dir., Rennes, PUR, 2011, p. 249-267. 69 Ce manuscrit est le seul à illustrer cet épisode. Le fameux codex de Vienne 2597, que l’on crut longtemps peint par René d’Anjou en personne et dont les miniatures sont dues à Barthélémy d’Eyck, interrompt son programme iconographique avant cette scène (voir M.-T. Gousset, D. Poirion, F. Unterkircher, Le Cœur d’Amour épris, reproduction intégrale en fac-similé des miniatures du Codex Vindobonensis 2597 de la Bibliothèque Nationale de Vienne, Paris, Philippe Lebaud, 1990).

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l’écu du « petit »artus de bretagne position du poème70, il semble bien que l’illustrateur a été confronté à un problème, qui lui vient peut-être de son modèle. En effet, comme le constate D. Hüe, tous les écus sont représentés et reconnaissables71, malgré quelques différences par rapport au texte72 : « un seul n’est pas représenté, c’est celui d’Arthur de Bretagne, dont l’illustrateur s’est sans doute demandé s’il devait le garnir d’hermines ou marquer les trois couronnes sur fond d’azur dont parle René d’Anjou73 ». Au f. 81, une place est restée blanche là où aurait dû se trouver une miniature montrant Cuer regardant l’écu d’Artus. L’hypothèse de D. Hüe est vraisemblable : le miniaturiste a été troublé : s’il avait connu les hésitations du texte du XIVe siècle (renforcées par le programme iconographique) il l’aurait été encore plus. Il me semble cependant qu’il trouve une solution tout à fait originale, qui témoigne d’une nouvelle relecture héraldique d’Artus. Au folio 91 du même manuscrit, après que tous les écus ont été évoqués un par un, Cuer est montré devant le portail présentant l’ensemble des armes. On peut y chercher l’écu d’Artus. L’écu de Pontus, qui d’après le texte lui est joignant (p. 326), est bien reconnaissable, avec ses coupes galiciennes. Or, à côte de cet écu sont figurées deux armoiries joignantes. L’une, en haut à droite, dans laquelle on reconnaît aisément l’écu bandé de Lancelot. L’autre, en bas à droite, qui ne peut être, si l’on se réfère au texte et à l’environnement qu’il lui prête, que l’armoirie d’Artus, mais qui est pourtant d’argent au lion rampant de gueules, lampassé d’azur, armée et couronné d’or, et entouré de flocs bleus et noirs. Certes l’ordonnancement des écus sur la miniature ne suit pas rigoureusement celui du texte, puisque l’écu de Pontus est en haut, alors que le poète le situe plus bas. Néanmoins dans l’ensemble le regard du lecteur sur la miniature suit celui du personnage dans le texte et l’écu que le miniaturiste a pris soin de coller à celui de Pontus pourrait être celui d’Artus. Cependant sur l’image cet écu, que l’on est tenté de prêter à Artus, jouxte aussi celui de Gaston de Foix74, bien identifiable (il est écartelé de Foix et d’Aragon p. 348)75. Or le texte nous apprend que l’écu voisin de celui de Gaston de Foix est celui de Louis de Luxembourg (p. 348), d’argent, a ung lyon 70

Voir Ch. de Mérindol, « « Deux cycles iconographiques du Cœur d’Amour Epris : essai de datation », Bulletin de la société de l’histoire de l’art français, 1982, p. 15-18. 71 Il faut toutefois souligner qu’un certain nombre des compositions héraldiques figurées sur l’hôpital d’amour sont curieuses ou erronées. Ainsi les quartiers des armes de Philippe le Bon ne respectent pas le traditionnel écartelé au 1 et 4 de Bourgogne-Valois (France brisé de la bordure componée) et au 2 et 3 parti de Bourgogne ancien (bandé d’or et d’azur à la bordure de gueules) et parti de Brabant (de sable au lion d’or) au 2 et parti de Limbourg (d’argent au lion de gueules) au 3, Flandre (d’or au lion de sable) en abîme. Le manuscrit propose à la place un coupé au 1 tiercé en pal de Bourgogne Valois, de Bourgogne ancien et de Brabant et au 2 parti de Limbourg et de Brabant, que Philippe le Bon n’a jamais porté. Il en va de même pour les armes d’Anjou-Maine (normalement d’Anjou-Valois (France à la bordure de gueules) au canton dextre chargé d’un lion passant d’argent) qui se transforment ici en un écu de France à la bordure de gueules au chef du même chargé d’un lion passant d’argent. Les armes combinées du roi René correspondent en revanche à la formule adoptée après l’abandon de la Lorraine et de l’Aragon en 1470. Notons par ailleurs la très bonne connaissance des devises de l’auteur et du miniaturiste : loup et porc-épic pour Louis d’Orléans, ceinture Espérance et chiens « martelez » pour Louis II de Bourbon, feu grégeois pour Charles Ier de Bourbon, roue brisée pour Gaston IV de Foix, gaffes pour Louis de Beauvau, flocs pour Louis de Luxembourg, etc. ( Je remercie Hanno Wisjman et Laurent Hablot pour ces précieuses remarques). 72 Voir G. Polizzi, « ‘Sens plastique’ : le spectacle des merveilles dans le Livre du Cuer d’Amours espris », De l’étranger à l’étrange ou la conjoiture de la merveille, Senefiance, 25,1988, p. 393-430, en particulier p. 409. 73 « Un tombeau de Tristan… », p.159. 74 F. Bouchet pense avec vraisemblance qu’il s’agit de Gaston IV de Foix (note 1, éd. cit., p. 349). On reconnaît en effet sa devise de la roue brisée. 75 Du strict point de vue de la mise en scène héraldique et de sa hiérarchie, cet écu au lion occupe à l’évidence une place d’honneur. Il est situé au dessus, à dextre (à gauche) d’un écu au cerf volant, devise du roi Charles VII, qui représente le roi. A dextre de la composition, les armes (erronées) volumineuses de Philippe le Bon assorties d’une partie de sa devise, le bâton noueux enflammés, normalement assortie du fusil, s’imposent. A senestre (à droite) les

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christine ferlampin-acher rampant de gueulles a une queue fourchue, croisee et partie en sautouer, unglé, denté et couronné d’or et lampassé d’azur, environné dehors de petiz floz, dont les ungs estoient bleuz et les autres tous noirs76. Donc, soit les armes d’Artus ont de nouveau été omises, comme sur le folio 81, soit l’écu joignant celui de Pontus et l’écu joignant celui de Gaston de Foix ont été confondus : les armes de Louis de Luxembourg se sont superposées à celles d’Artus. Est-ce un hasard ? Peut-être pas. Faute d’informations définitives sur le destinataire de ce manuscrit77, il est difficile de saisir ce que signifie dans un volume copié vers 1460 et peint dans les années 1480 cet effacement de la Bretagne, dans une configuration qui au contraire laisse leur place aux Luxembourg. On se limitera à quelques pistes. Nous avons vu que le miniaturiste du manuscrit BnF fr 761 avait fait le choix, contre le texte, de doter Artus d’armes ornées d’un lion, qui rappellent Tristan. Par ailleurs, si pour le lecteur du XVe siècle Artus peut évoquer Arthur III qui est élevé duc de Bretagne l’année où René d’Anjou écrit son texte, on se souviendra qu’Arthur III a épousé en 1445 Catherine de Luxembourg, la sœur de Louis de Luxembourg, encore en vie quand a été réalisée la décoration du manuscrit dans les années 1480. La fusion des deux écus de Bretagne et de Luxembourg pourrait commémorer cette union, ce qui ne serait pas mal venu sur ce portail où se trouvent les écus de ceux qui sont passés par le cimetière de l’hôpital d’Amour. D’autant qu’en 1444 le frère cadet de René d’Anjou, Charles IV du Maine78, celui-là même dont l’écu est décrit p. 346 avant celui de Gaston de Foix, a épousé Isabelle, une autre sœur de Louis de Luxembourg. Le portail prend ainsi une dimension familiale et matrimoniale : il réunit l’écu de René d’Anjou, celui de Louis, dauphin de Viennois, son neveu, de Charles d’Anjou, son frère, de Louis de Luxembourg, le beau-frère de ce frère. Seul manuscrit conservé illustrant cette scène, ce volume a peut-être choisi, après avoir laissé en blanc la place dévolue à la représentation de l’écu d’Artus, de fusionner dans le tableau final l’écu du duc de Bretagne et celui de Louis de Luxembourg, intégrant ainsi le petit Artus/ Arthur III, présenté comme époux de Catherine de Luxembourg et parent de René d’Anjou, dans une représentation qui permet de combler le vide laissé par l’instabilité de l’héraldique romanesque associée à ce personnage et qui le conforte comme figure historique. Cependant l’hypothèse a été émise que le manuscrit était destiné à Jeanne de Laval, la seconde épouse de René d’Anjou, qui pourrait être la commanditaire et la destinataire du codex79. Dans ce cas, la mise à l’écart de l’hermine de Bretagne (qu’il aurait été naturel,

armes de Louis de Beauvau sont elles aussi soulignées par leur volume et leur mise en forme ( Je remercie Laurent Hablot pour cette information). 76 Il s’agit ici des Luxembourg Saint-Pol dont ce sont bien les armes. Sur les devises de Louis de Luxembourg, voir en dernier lieu D. Delgrange, « Vêtements de livrée et étendard réalisés pour Louis de Luxembourg, comte de SaintPol, connétable de France », Revue de la société française d’Héraldique et de Sigillographie, t. 77-79 (2007-2009), p. 85-95. Sur la bibliothèque de ce prince voir H. Wijsman, « Le connétable et le chanoine. Les ambitions bibliophiliques de Louis de Luxembourg au regard des manuscrits de Jean Miélot », Le livre au fil de ses pages : actes de la 14e journée d’étude du Réseau des médiévistes belges de langue française, Université de Liège, 2005, éd. R. Adam et A. Marchandisse, Bruxelles, 2009, p. 119-150. 77 Comme le note F. Avril, « on peut simplement supposer qu’il appartenait au cercle des proches de René d’Anjou étant donné la très faible diffusion de l’œuvre » (Les manuscrits à peintures…, p. 371). 78 Et non Charles II comme le note Fl. Bouchet, éd. cit., note 1 p. 347. 79 Voir R. –M. Ferré, « Pour une lecture performative de l’œuvre de René d’Anjou ? Le dialogue des arts dans le Livre du Cuer d’Amours espris de Paris : écriture, peinture, spectacle (autour des tapisseries de Vénus) », René d’Anjou, écrivain et mécène (1409-1480), sous la dir. de Fl. Bouchet, Turnhout, Brepols, 2011, p. 148-149.

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l’écu du « petit »artus de bretagne quoiqu’anachronique dans la perspective du roman, d’attribuer à Artus)80, dans le texte de René d’Anjou et dans les miniatures, pourrait s’expliquer par l’adoption puis l’abandon de l’hermine dans les armes de Jeanne de Laval81. La question reste ouverte82, mais rappelle que ce portail aux écus, malgré le nombre important des études qui lui ont été consacrées, n’a peut-être pas encore livré tous ses secrets. L’écu d’Artus de Bretagne est donc changeant : blanc, évoquant l’hermine de Bretagne, échiqueté, d’azur ou d’or au lion vermeil, d’azur à trois couronnes d’or, d’argent au lion rampant de gueules… Il n’est pas un véritable marqueur d’identité mais permet au contraire des déplacements, des appropriations, ancrées à la fois dans l’héraldique littéraire et dans l’héraldique réelle. Ce flottement identitaire ne surprend pas car le roman matriciel est tout entier fondé sur l’ambiguïté, avec son héros qui porte le même nom que le roi des Bretons et son héroïne, Florence, qui est le sosie de la fée Proserpine et d’un automate magique83. De plus, même si la fin de Moyen Âge est fascinée par l’héraldique et qu’elle essaie de la fixer, le « petit » Artus est un héros trop neuf pour entrer dans les armoriaux, ce qui contribue certainement à l’instabilité de ses armes. Et surtout héros d’un roman arthurien tardif, il représente bien cette littérature des marges et des marches, entre France et Grande-Bretagne, en Petite-Bretagne, dans les cours de Bourgogne ou d’Anjou. L’écu d’Artus est instable, parce que la littérature arthurienne hésite entre la féerie et l’engagement politique.

80 En effet l’attribution de l’hermine au roi Arthur est dans l’air du temps comme le confirme la Chronique de SaintBrieuc, rédigée entre 1389 et 1416 qui rapporte que : « Arthur, en l’honneur de la Vierge Marie, et en souvenir de sa victoire, abandonna les trois couronnes d’or sur champ d’azur qu’il portait à cette époque depuis longtemps, pour un écu d’hermine plein. Et, ainsi, après lui, les rois qui lui succédèrent, aussi bien en Grande-Bretagne, tant que les rois bretons y régnèrent, qu’en Petite Bretagne, portèrent jusqu’à nos jours sur leurs armes les susdites hermines ». Chronicon Briocense. Chronique de Saint-Brieuc ( fin XIVe siècle), éd. G. Le Duc G. et C. Sterckx, t. 1, Paris-Rennes, 1972, p. 56 ( Je remercie Laurent Hablot pour cette référence). 81 Voir Ch. De Mérindol, « Note sur les armoiries et les emblèmes du Roi René et de Jeanne de Laval », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1980-1981, p. 235-251, « La politique de la seconde maison d’Anjou à l’égard de la Bretagne d’après les témoignages de l’héraldique et de l’emblématique », Questions d’histoire de Bretagne. Actes du 107e Congrès national des Sociétés savantes, Brest, 1982, Paris, édtions du C.T.H.S., 1984, p. 185-206 et Le roi René et la seconde maison d’Anjou, art, emblématique, histoire, Paris, Le Léopard d’Or, 1987, p. 83-92. 82 Je remercie M. de Mérindol de la suggestion faite lors du colloque. La piste demande à être creusée, mais dépasse le cadre de cette communication. 83 Le double est un thème essentiel dans ce roman : voir mon Fées, bestes et luitons. Croyances et merveilles dans les romans français en prose (XIIIe-XIVe siècles), Paris, Presses Universitaires Paris Sorbonne, 2002, p. 122ss et « Le maître et la marguerite : les dialogues dans Artus de Bretagne (XIVe-XVIe siècles) », colloque Rennes 2 Le dialogue à la Renaissance, 15-17 novembre 2007, actes à paraître aux Presses Universitaires de Rennes sous la direction de Ph. Guérin et E. Buron.

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Peter J.C. Field

The Heraldry of the Historical Arthur in the Middle Ages Nothing is more characteristic of mediaeval European society than its heraldry. This was clearly felt to be so at the time: by the end of the Middle Ages, gentry status required a coat of arms, and those who possessed coats of arms displayed them not only on their shields and surcoats and personal seals, but also in painting, carving, and stained glass. Heralds recorded them in rolls of arms, rival families disputed them in law, and one unfortunate young English nobleman was even executed for a string of exclusively heraldic crimes. Among the counts of heraldic treason on which Henry Howard Earl of Surrey, heir apparent to Thomas Duke of Norfolk (and arguably the best poet in England), was executed 19 January 1547, was that he had laid claim to the arms of Edward the Confessor.1 In one sense, that charge against Surrey was nonsense, since Edward the Confessor could not have had a coat of arms. Edward reigned from 1042 to 1066, and heraldry only took shape – a remarkably consistent and durable shape – in the late twelfth century. Mediaeval people, however, imagined the past as like the present they knew, and so, just as a fifteenth-century artist painted Alexander the Great (356-323 B.C.) besieging Thebes with the help of the latest fifteenth-century cannon,2 so heraldic enthusiasts provided Edward with a coat of arms that he might possibly have borne if he had lived a century or two later.3 As with Edward, so with Arthur. If (King) Arthur ever lived, he did so about 500 A.D. Like Edward, he cannot have had a coat of arms, but others provided him with coats of arms later. By the late thirteenth century, he was generally said to have borne 3 crowns, which after some early uncertainty as to the tinctures came usually to be said to be gold on a blue field, but sometimes on a red one.4 It is sometimes said that the blue field echoes that of the royal arms of France, and the red field that of the royal arms of England.5 The charge, unlike many heraldic charges, was clearly semantically significant. Just as Edward’s martlets (or sometimes doves) will have symbolized Edward’s peacefulness, so Arthur’s crowns symbolized his imperial dominion: one crown for one kingdom, a plurality of crowns for a king who rules over other kings. This is clearly shown by the occasions on which the number of crowns was increased to match the number of king-

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S. Brigden, “Henry Howard, earl of Surrey (1516/17-1547),” Oxford dictionary of national biography. Life of Alexander, London, British Library, Burney MS 169, fol. 21v (Bruges, c. 1468-75). 3 For Edward the Confessor’s arms, see G. Brault, Early blazon: heraldic terminology in the twelfth and thirteenth centuries with special reference to Arthurian literature, Oxford, 1972, p. 241. 4 Brault, Early Blazon . . . , pp. 44-6 and passim; see also H. Nickel, “The Arms of King Arthur,” Avalon to Camelot 2.2 (1986): 22-3; and A. Stones, “Arthurian Art since Loomis,” Arturus Rex II, Acta Conventus Lovaniensis 1987, Leuven, 1991, pp. 21-78, at pp. 30, 42; eadem, “The Egerton Brut and its illustrations,” Maistre Wace: a celebration, Proceedings of the International Colloquium held in Jersey 10-12 September 2004, ed. G. Burgess and J. Weiss, [n.p.], Société Jersiaise, 2006, pp. 167-76. 5 H. Nickel, “Heraldry,” The New Arthurian encyclopedia, ed. N. Lacy, New York, 1991, pp. 230-34 and fig. 43a. 2

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peter j.c. field doms Arthur was thought to have conquered, often to thirteen,6 but sometimes, as we shall see, to thirty. All this may be connected in some way with King Edward I (reigned 1272-1307), who was well known both for his enthusiasm for things Arthurian, and for imperial ambitions reminiscent of those attributed to Arthur.7 Would-be imperial patronage from Edward seems to have caused the King of Arms of England, the University of Oxford, and several English towns to begin to sport three crowns in their coats of arms.8 With or without Edward’s encouragement, it is no surprise that three crowns became the accepted coat of arms for Arthur. The propriety of the three crowns for Arthur’s imperial role in the great cycles of French Arthurian prose romance and the frequent appearance of those crowns as his heraldic device in those hugely popular narratives gave the three crowns an overwhelming advantage over any competing device. It is hardly surprising that they should appear as his coat of arms not only in ambitious works like the well-known tapestry of the Nine Worthies in the Cloisters Museum in New York,9 but also in humbler contexts like an enamelled horse-brass from thirteenth-century East Anglia.10 However, although the three crowns device was clearly dominant, Arthur was from time to time shown bearing other devices. The Vulgate Cycle manuscript that shows him fighting the giant of Mont-Saint-Michel with a shield bearing gules, a lion rampant argent11 may merely hint at his courage or royalty or both. Norris Lacy, however, has recently reported what appears to have been a more complicated Breton attempt to give Arthur the arms of the Duchy of Brittany, then add distinction to the Breton arms by deriving them from Arthur’s supposed earlier use of those arms,12 no doubt with a suggestion that Brittany had been granted them by the greatest of all kings. The arms in question were well-known, the plain ermine (plain arms are naturally very rare) that Brittany adopted in the early fourteenth century, which gives a terminus a quo for this enterprising piece of heraldic legerdemain. Simpler attempts at ingratiation may underlie the Vulgate Cycle manuscript that shows Arthur fighting the Cat of Lausanne with a shield bearing gules, a semé of fleur de lys,13 a variant on “France Ancient”, and representations of him bearing the royal arms of England, gules, 3 leopards or in one of the British Library Egerton manuscripts14 and in one of the manuscripts of the Second Continuation of Chrétien’s Perceval.15 There is, however, yet another heraldic tradition about Arthur, which paradoxically goes back before the beginnings of heraldry. As introductions to heraldry generally explain, in many warrior societies, such as those of Japan and ancient Greece, fighting men have displayed sym6

As in the Fogg manuscript: see L. Jefferson, “Tournaments, heraldry, and the knights of the Round Table: a fifteenth-century armorial with two accompanying texts,” Arthurian Literature XIV, Cambridge, 1996, pp. 69-157, particularly pp. 76, 146, and the colour plate (between pp. 88 and 89) of fol. 54r. 7 R. Loomis, “Edward I, Arthurian Enthusiast,” Speculum, 28 (1953): 114-27; M. Biddle, King Arthur’s Round Table: an archaeological investigation, Woodbridge, 2000, p. 360 and passim. 8 Brault, Early Blazon . . . , p. 45, citing Cedric Pickford, “The Three Crowns of King Arthur,” Yorkshire Archaeological Journal, 38 (1954): 373-82. 9 E.g. N. Lacy, ed., The New Arthurian Encyclopedia, New York, 1991, p. 344. 10 See J. Clark, “The Medieval Horse and its equipment,” Medieval Finds from executions in London, 5, 2nd edn, Woodbridge, 2004, p. 68. I owe this reference to Elysse T. Meredith. 11 Bonn, Universitats-und-Landsbibliothek 526, fol. 160, in Stones, “Egerton Brut . . . ,” fig. 12. 12 N. Lacy, “Arthur’s ermine arms,” Arthuriana 21.1 (2011): 42-52. 13 British Library, Additional MS 10292, fol. 209v, in Stones, “Egerton Brut . . . ,” fig. 14. 14 Egerton 3028, fol. 53, in Stones, “Egerton Brut . . . ,” fig. 15. 15 Brault, Early Blazon . . . , p. 22.

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the heraldry of the historical arthur in the middle ages bols on their shields or helmets or both that fulfilled some of the functions of heraldry as found in its fully developed form in later mediaeval Europe. Some of the tiny corpus of evidence for a historical Arthur suggests that he did the same. Characteristically, the two most relevant pieces of that evidence contradict each other, but I would suggest that the contradiction is capable of being resolved in a particularly informative way. I have set out my views on this body of evidence elsewhere,16 and to avoid repetition would ask my readers to consult my earlier essay for a fuller account of the documents involved, the relationships between them, and references. Two of those documents concern us here, of which the earlier is Nennius’s Historia Brittonum, composed about 800 A.D. Chapter 56 of that work contains the earliest known attempt at a comprehensive life of Arthur. It includes the statement that in a battle at Guinnion Fort, Arthur carried the image of Blessed Mary Ever-Virgin on his shoulder.17 The other document is the Annales Cambriae, compiled about 950 A.D., which says that at the battle of Badon, Arthur carried the Cross of Our Lord Jesus Christ on his shoulders.18 A mid-nineteenth-century Welsh scholar pointed out that the Latin word for shoulder(s) in these two documents will be a mistranslation from early Welsh, in which language the words for shoulder and shield were similar and could be identical: this is now generally accepted. I argued in my earlier essay that it is hardly credible that such an extraordinary error should have been committed twice independently: it is much more likely that one of these texts derives from the other, and if so, that the Cross is the original image and the Virgin the supplanter. It is not merely that the Cross has a much longer history in religious iconography: there is a particular plausibility in an historical Arthur bearing it on his shield. A famous story about the Emperor Constantine, whose progress to imperial power began in Britain, related how before the most important battle of his life he saw a vision of the Cross and heard a voice say “in this sign shalt thou conquer”. He had the cross displayed on his soldiers’ shields, defeated his pagan adversary, and won the Roman Empire. A post-Roman British military leader might very plausibly have seen himself as a new Constantine or (more modestly) as a follower of Constantine, or have been said later to have done so. In either case, the Cross would have been a marker of identity, a sign that its bearer was confident of or at least hoped for divine favour and victory against the pagan Saxons. Unlike a fully heraldic device, however, such an image would not have been a marker of individuality: The analogy with Constantine suggests that Arthur’s followers would also have borne this device, rather than, as the fully developed heraldic system would require, each bearing a different one. The notion that an historical Arthur had the Cross of Christ depicted on his shield, then, is highly plausible. Conversely, any suggestion that he had the Blessed Virgin depicted there is absurd. One need only consider the history of the development of the cultus of the Virgin: Nennius wrote three centuries or so after any historical Arthur, and his statement about the image of the Virgin is by a generation the earliest known reference by any British writer to devotion to the Virgin. Nevertheless, what can in a sense be called the historical tradition of Arthurian heraldry says that Arthur’s shield bore the image of the Virgin, not the Cross. This, like much else in Arthurian tradition, is due to the enormous influence of Geoffrey of Monmonth’s mendacious Historia regum Britanniae (c. 1136), although, as it happens, the only

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P. Field, “Arthur’s battles,” Arthuriana, 18.4 (2008): 3-32. Nennius, British History, and The Welsh Annals, ed. and tr. J. Morris, London, 1980, pp. 76 (Latin text) and 35-6 (English translation). 18 Nennius, ed. Morris, pp. 85 (Latin text) and 45 (English translation). 17

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peter j.c. field author who seems to have touched on this subject entirely independently of Geoffrey also said Arthur bore the image of the Virgin. William of Malmesbury’s Gesta regum Anglorum, which preceded Geoffrey’s book by ten years, said Arthur had that image sewn on his mail-coat (armis suis insuerat) at the Battle of Mount Badon.19 That looks like an attempt to reconcile Nennius and the Annales Cambriae, which puts Nennius’s image into the Annales’s battle and tries to rationalize what both texts said about the way in which the image was displayed. Geoffrey, working in a much less responsible way, came up with a result that may in one notable respect be closer to history. A pseudo-history needs all the corroboration from real history that it can get, so Geoffrey naturally incorporated any suitable material he could find in earlier historical authorities like Gildas and Bede.20 He made Arthur much the most important of his British kings, and the only earlier author who gave an extended account of Arthur was Nennius. It is therefore no surprise that Geoffrey’s narrative of Arthur’s most important military campaign in Britain is based on Nennius’s list of Arthur’s battles, and that at a suitable point in that campaign Geoffrey describes Arthur’s shield in terms clearly inspired by Nennius: “in quo imago sanctae Mariae Dei genitricis inpicta . . . in memoriam ipsius saepissime reuocabat.”21 There are two points of particular interest in this. First, Geoffrey got something right that William of Malmesbury got wrong: thanks no doubt to superior knowledge of Welsh, he solved the image-on-shoulder puzzle. While correcting Arthur’s shoulder into his shield, however, he got something else wrong. Had he been writing a couple of generations later, when heraldry had put a charge on the outside of every shield for the rest of the world to see, he might have taken it for granted that the image on Arthur’s shield was on the outside. He was writing, however, when shields were undecorated, and he may have flinched from the idea of a sacred image being battered with missiles and other weapons, so he implied, by saying that the image of the Virgin on Arthur’s shield brought her very frequently back to his mind, that the image is on the inside of that shield. This passage may well have affected every later statement about Arthur’s coat of arms. Given Geoffrey’s huge influence on the supposed history of Britain in the Middle Ages and on the Arthurian legend in particular, it may only have been possible for later writers and artists to supply Arthur with the coats of arms embodying crowns, lions, and so forth because Geoffrey’s silence about the outside of Arthur’s shield left what was in effect an open challenge to heraldically-minded successors. Geoffrey’s influence also appears directly in a small group of texts that describe or depict an image of the Virgin. He is naturally followed by Wace’s translation of his Historia into French (1155) and by Layamon’s translation of Wace’s Brut into Middle English (1185/1225).22 Giraldus Cambrensis elaborated on Geoffrey’s statement by saying that Arthur had the image of the Virgin Mary fixed on the inside of his shield so that he might kiss it in battle; and it can hardly be doubted that Geoffrey also inspired the Gawain-poet’s statement that Arthur’s nephew Gawain had her image painted in the upper half of the inside of his shield, 19

Brault, Early Blazon . . . , p. 24. N. Wright, “Geoffrey of Monmouth and Gildas,” Arthurian Literature II (Cambridge, 1982), pp. 1-40; “Geoffrey of Monmouth and Bede,” Arthurian Literature VI (Cambridge, 1986), pp. 27-59. 21 Geoffrey of Monmouth, The History of the Kings of Britain, ed. M. Reeve, tr. N Wright, Woodbridge, 2008, p. 199 (“on which was depicted Mary, the Holy Mother of God, to keep her memory always before his eyes:” ibid, p. 198. But the “always” should be “very frequently”.). 22 Wace, Roman de Brut, ed. and tr. J. Weiss, Exeter, 1999, p. 234-35; La partie Arthurienne de roman de Brut, ed. I. Arnold and M. Pelan, Paris, 1962, p. 63 (= lines 9293-96 in both cases); Layamon, Brut, or Hystoria Brutonum, ed. and tr. W. Barron and S. Weinberg, Harlow, 1995, p. 544-45. 20

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the heraldry of the historical arthur in the middle ages so that when he looked on it his heart never failed him.23 The Gawain-poet’s inspiration may have perhaps come indirectly, by way of Holkot’s In librum Sapientiae, which describes Arthur’s own shield in similar terms.24 All this material, of course, is non-heraldic – heraldry is about what appears on the fronts of shields, not on the backs – but it opens up possibilities for a better understanding of the heraldic material proper. After Geoffrey, we have a little help from visual evidence, although the leading study has lamented the general shortage of illustration in British Arthurian manuscripts of the period.25 For the thirteenth and fourteenth centuries, the major exceptions to that shortage are two manuscripts of French historical works derived from Geoffrey’s Historia. The first is the very generously illustrated condensed text of Wace’s Brut in British Library Egerton 3028 (dated 1338/40), which, as has already been said, shows Arthur bearing the royal arms of England. The other is the copy of Peter Langtoft’s French verse chronicle in British Library Royal 20 A.ii, which contains the only known depiction of Arthur bearing a shield containing an image of the Virgin Mary.26 As it happens, the charge looks rather more like a naturalistic picture than the kind of monochrome silhouette normal in early heraldry. As part of the same image, the manuscript also displays the crowns of Arthur’s thirty kingdoms, but they are not on his shield but below his feet, each individually identified with the name of the kingdom it represents. Whoever was responsible for this combined image must surely have known both heraldic traditions about Arthur, and have chosen to put the Virgin on his shield as in some sense the more authentic and the crowns below his feet in the interests of completeness. It may be possible to explain how two works within what is broadly the same textual tradition come to give Arthur such radically different coats of arms. The clue may lie in the exact wording of Wace’s description of Arthur’s shield: Dedenz l’escu fu par maistrie De ma dame sainte Marie Purtraite e peinte la semblance Pur enur e pur remembrance.

Wace’s first word is ambiguous, and his final phrase is much vaguer than Geoffrey’s. If a shield is thought of primarily as a portable barrier against attack, dedenz will be understood as meaning “on the inside of ”: if it is thought of as primarily a basis for displaying a coat of arms, dedenz will be taken as meaning “within the paintable area”, “on the surface of ”. In the late Middle Ages, a representation of Arthur with a shield would have to show a coat of arms on that shield. If the artist understood dedenz in the first sense, he would have to find a suitable coat of arms from whatever source he could. If he understood it in the second sense, Wace’s wording gave him the charge he needed. I suggest that the Egerton artist took the word in the first sense, and the Royal artist in the second. The Royal artist was not alone in his interpretation. The late fourteenth-century alliterative Morte Arthure gives Arthur a different coat of arms from the Royal manuscript, but one 23

J. Tolkein and E. Gordon (ed.), Sir Gawain and the Green Knight, Oxford, 1962, line 649n, with no specific reference for Giraldus. 24 T. Silverstein (ed.), Sir Gawain and the Green Knight, Chicago, 1984, lines 649-50n, citing Israel Gollancz’s edition and EETS, os 209, p. 325-26. 25 Stones, “Arthurian Art . . . ,” p. 27-30. 26 The image (from fol. 4) is reproduced in Stones, “Egerton Brut . . . ,” fig. 20.

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peter j.c. field that makes use of both the elements found in the Royal image.27 The poem says that Arthur, embarking for war: Buskes baners one brode, betyn of gowles With corowns of clere golde clenliche arraiede; Bot there was chosen in the chefe a chalke-whitte mayden And a Childe in hir arme that chefe es of hevyne – Withowtten changynge in chace, thies were the cheefe armes Of Arthure the auenant, qwylles he in erthe langede.

Fortunately for our present purpose, the last two lines make clear that, although banners need not be heraldic, this one is: it bears Arthur’s “chief arms”, in which the main charge is an unspecified number of gold crowns on a red field, with the Virgin and Child above. The ambiguity about the number of crowns makes a full blazon impossible. It is entirely possible, given this poet’s competence, the interest in heraldry that he shows elsewhere, and the variation in the number of crowns in the tradition, that his ambiguity is deliberate, allowing readers to imagine the number of crowns that each of them thinks is most appropriate. We may add that the treatment of minor heraldic charges in coats of arms in this period suggests that the poem’s statement that the image of the Virgin and Child are in the chefe implies an image in the dexter chief rather than one central to the top third of the shield. In her note on this passage, Mary Hamel, the poem’s best editor, observes that this coat of arms combines the romance and chronicle traditions, and adds that the chronicle tradition puts the image of the Virgin on the inside of Arthur’s shield. I suggest that her second observation should be qualified. As far as the alliterative Morte is concerned, the chronicle tradition is effectively Geoffrey and Wace and Layamon, whom the poet used in parallel as a combined principal source.28 We have already seen that Wace is ambiguous as to the location of the image of the Virgin. Despite the difference of languages, exactly the same is true of Layamon; and it is not difficult to read Geoffrey in that way too.29 A fighting man may spend his hours of maximum danger looking at the back of his shield, but he will see the front of it often enough for any image there to come to his mind, as Geoffrey said, “very frequently”. I suggest that the straightforward assumption, and therefore the proper working hypothesis, is that the alliterative poet understood these ambiguous passages as the artist of the Royal manuscript did, as saying that the image of the Virgin was on the front of Arthur’s shield, and that that prompted him to find an heraldically legitimate way of combining that image with the image of the crowns into a single coat of arms. It would be very neat if the story ended with this ingenious combination of the two principal mediaeval traditions about Arthur’s coat of arms, but it does not. In the 1480s, which some have thought the penultimate decade of the Middle Ages, there was a completely unexpected development somewhere in north-east Wales, which appears to look both back and

27 Morte Arthure, ed. M. Hamel, New York, 1984, lines 3646-51. I have substituted the for the obsolete letter thorn in this passage. For the date of the poem see P. Field, “Morte Arthure, the Montagus, and Milan,” Medium Ævum, 78.1 (2009): 98-117. 28 Hamel (ed.), Morte Arthure, p. 35. 29 See for instance the modern translations of Wace and Layamon by E. Mason (Wace and Layamon, Arthurian Chronicles, Everyman’s Library, London, 1962, p. 48 (Wace) and 194-95 (Layamon)), and of Geoffrey by L. Thorpe, Harmondsworth, 1967, p. 217, all of which imply that the image of the Virgin is on the front of Arthur’s shield.

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the heraldry of the historical arthur in the middle ages forward in time. I am grateful to Ceridwen Lloyd-Morgan for making me aware of this.30 At that time and place, an unknown artist supplied a manuscript in the Welsh Brut tradition – a manuscript, that is, giving a version in Welsh of Geoffrey of Monmouth’s history of Britain – with illustrations in a crude impasto overlaid on line drawings. There are very few text-related illustrations in surviving medieval Welsh manuscripts: this single manuscript, which is now Aberystwyth, National Library of Wales, Peniarth 23, contains most of them. All but three of them are seven text-lines high, and, not surprisingly for a manuscript in the Brut tradition, most are straightforward portraits of individual kings. The majority show the king “in majesty”, that is, viewed from the front, seated, holding orb or sceptre or sword or any two of them. Nine, however, show the subject in armour with a shield. Of these, eight have what was at the time a very modern shield, a small, round, undecorated buckler. The single exception is Arthur, who is given a larger than normal portrait (eight text-lines high), and shown wearing a cloak over full plate armour and holding a classic wedge-shaped shield. Like some other illustrations in this manuscript, the portrait of Arthur is distinctly battered and may at some time have repaired by in-filling lost paint. The shield, however, undeniably bears a classic cross whose upright extends from the centre of the top edge of the shield to the base and whose cross-piece extends from the dexter edge to the sinister. Part of the upright is coloured in a vivid red used quite frequently in other illustrations in this manuscript. That red was presumably the tincture of the whole cross in its original state. Arthur must surely have been given this special shield so that he could display a coat of arms on it.31 As to why the artist (or a patron who gave him directions) should have wanted this particular coat of arms, two possible explanations suggest themselves. The first is that the artist (or patron) knew and cared more about Welsh antiquities than anyone else since William of Malmesbury, had access to a copy of the Annales Cambriae, was able (like Geoffrey of Monmouth) to disentangle the shoulder-shield error, and found the idea that Arthur bore the Cross of Christ on his shield more appealing than any alternative, perhaps for its religious resonance and ancient purity rather than because of any directly contemporary factor. The second explanation is that the artist (or patron) was endorsing the Tudor claim to the throne of England. By the late Middle Ages, the red cross on a white ground, the cross of St George, had become not only the national flag of England but also a constant element in the king’s standard (as opposed to the king’s banner displaying his own coat of arms). Henry V’s standard, for instance, displayed the cross of St George in the fly.32 In the 1480s, anyone in Britain who saw an image of a king with a shield bearing a red cross on a (notionally) white ground would think of the kingship of England. Thinking about Arthur as King of England (rather than king of a legendary Britain) might lead to thoughts of Henry Tudor, who liked to associate himself with Arthur, and who, after a long, dangerous, eventful, and ultimately successful campaign in the 1480s to become King of England, gave the name Arthur to the son and heir who was born to him when he was king. What the first viewers’ thoughts about Henry Tudor might have been would have depended partly on precisely when in the 1480s they saw this image. In that decade Henry was at one time an insecure exile in danger of being handed over to the reigning King of Eng30 The rest of this paragraph depends heavily on Dr Lloyd-Morgan’s “Visual Imagery: Presence and Absence in Medieval Welsh Arthurian Manuscripts,” a paper given to the XXIII International Arthurian Congress in Bristol, on 25 July 2011. 31 At this point I part company with Dr Lloyd-Morgan, who remarked that nothing could be made of a single instance like the cross on this shield. 32 Encyclopaedia Britannica, 11th edn, “Flag” (vol. 10, esp. p. 456-57 and fig. 5D).

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peter j.c. field land, Richard III, by a major political faction in the province in which he had taken refuge; at another, the principal threat to Richard’s tenure of power; and finally, of course, King of England himself. Only if we could date the Peniarth illustrations more closely could we reasonably guess at the precise motive of the artist (or patron) and the likely reaction of the first audience to the image of Arthur. We certainly cannot rule out a priori the possibility that the image was painted before Henry was (fairly) secure on the English throne. At the end of July 1485, when Henry and Richard were closing in on each other and their day of destiny at the Battle of Bosworth, William Caxton was printing an edition of Malory’s Morte Darthur in which he had changed one of the participants in a prophetic dream so as to identify Henry with Arthur, and Richard with Arthur’s monstrous cannibalistic enemy, the giant of MontSt-Michel, and to imply that Henry would kill Richard in battle.33 Malory had described a dream-fight in which a dragon kills a bear: Caxton changed the bear (five times) to a boar. The boar was Richard’s badge, and Caxton’s change turned the dragon from a mere symbol of Arthur son of Uther Pendragon into a symbol of Henry Tudor, and also predicted the outcome of the struggle between Henry and Richard.34 If Caxton in London was willing to take the risks involved in making that change in a book that his continued survival in business required him to sell to a substantial proportion of the movers and shakers in England, we cannot rule out the possibility that the illustrator of a single and potentially much more private manuscript in the Welsh language in the remote provinces might have been being willing to take an equivalent risk at the same time. The two explanations outlined above are of course not mutually exclusive. Both are to some degree strengthened by the existence of an early Tudor roll of arms that gives the arms of King Arthur on a banner as quarterly, 1 and 4 vert a cross argent with the image of the Virgin in the dexter chief; 2 and 3 gules three crowns in pale or.35 But to engage with that question is to embark on a new chapter in the story of Arthur’s coat of arms, a chapter in which the Tudor dynasty and their Stuart successors’ liking for imagining themselves as successors to Arthur and the patriotic urge of much of the country to associate itself with The British Worthy had to engage with scepticism from Renaissance scholars, hostility from Protestant divines, and new and competing fashions in art and literature. To begin that chapter with any hope of success requires, among other things, a grasp of mediaeval Welsh and of the history of the political affiliations and cultural preferences of the mediaeval Welsh gentry that I do not possess. I must hope that a scholar who does will feel drawn to this part of the story of King Arthur’s coat of arms.

33

Sir Thomas Malory, The Works, ed. E. Vinaver, 3 vols, 3rd edn, rev. P. Field, Oxford, 1990, p. 196-97. My late friend Richard R. Griffith of Long Island University pointed this out to me. 34 The monstrous giant whom the boar symbolizes is said to have devoured the male children of the region (Works. p. 198.12): the alert reader of Caxton’s Malory might register at this point that Richard was suspected of having had his brother’s young sons murdered in the Tower of London to strengthen his own hold on power. 35 Nickel, “Arms of King Arthur,” p. 23. Regrettably, because this essay was for a popular audience, Dr Nickel (who was at the time Curator of Arms and Armour at the Metropolitan Museum of Art in New York City) did not feel it necessary to give a reference for this roll of arms.

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Nicolas Civel

Les armoiries des Neuf Preuses Au matin du dimanche 2 novembre 1431, premier jour de l’Avent, le jeune roi Henri VI d’Angleterre « parti de Saint-Denis pour aller à Paris (…) sur l’intention de s’y faire enoindre, sacrer et couronner du royaume de France »1. Le prévôt des marchands et « les plus notables bourgeois de Paris vindrent au devant de lui (…) pour lui faire révérence et honneur (…), et, après que ilz eurent faite la révérence, vindrent au devant dudit roy les ix Preux et les ix Preuses, à cheval, chascun et chascune armés et armées des armes à lui appertenans. » Dix-huit figurants costumés accompagnent donc les délégués parisiens « vestus et affublés de vermeil ». Les descriptions d’Enguerrand de Monstrelet et du Bourgeois de Paris témoignent de l’utilisation massive d’emblèmes qui étayent le discours politique des organisateurs de cette entrée royale2. Dans un décor saturé de couleurs et de figures, les « personnages representans les anciens ix Preux et ix Preuses »3 sont, en quelque sorte, les gardiens de la cité4. Leur renom5, parce qu’il garantit l’efficacité de leur protection, doit être matérialisé : « Iceulx Preux et Preuses tous armés et montés sur coursiers, tous couvers de fins bougrans batus d’or et d’argent aux armes que les dessusdiz portoient en leurs plaines vies »6. Les insignes héraldiques suffisent à costumer les acteurs « du dit mistere » : ils sont les Preux et les Preuses car ils portent leurs armes. La liste des Preuses est fixée à la fin du XIVe siècle. Elle rassemble cinq Amazones et quatre autres dames « moult courageuses » : la reine Sinope qui combattit Hercule avec l’aide d’Hippolyte et de sa sœur Ménalippe ; Lampeto qui conquit l’Asie et l’Europe ; la reine Penthésilée qui attaqua les Grecs devant Troie ; Tomyris, reine des Massagètes, qui vainquit Cyrus ; Teuca, reine d’Illyrie, qui lutta contre Rome ; la reine de Tydée, Déiphyle, qui pilla Thèbes ; et Sémiramis, reine de Babylone. L’attribution d’armoiries à des personnages qui n’en ont jamais porté est une pratique courante au moment où le jeune roi Henri entre dans Paris7. Produit d’une projection, ces emblèmes sont une source d’histoire à part entière, comme en témoigne leur place dans la cérémonie de 1431. Le thème des neuf Preuses, qui fait ici l’objet d’une exploitation politique majeure, est néanmoins original car il met en scène des armoiries imaginaires féminines. Mises en relation avec les insignes héraldiques « réels », ces représentations per-

1 Enguerrand de Monstrelet, Chronique d’Enguerran de Monstrelet en deux livres avec pièces justificatives, 1400-1444, éd. L. Douët-d’Arcq, t. 5, Paris, 1861, p. 1-2. 2 B. Guénée et F. Lehoux, Les entrées royales françaises de 1328 à 1515, Paris, 1968, p. 59. 3 Collection générale des documents français qui se trouvent en Angleterre, éd. J. Delpit, t. 1 : Archives de la mairie de Londres, du duché de Lancastre, de la bibliothèque des avocats et de l’échiquier, Paris, 1847, p. 240. 4 L.M. Bryant, The King and the City in the Parisian Royal Entry Ceremony. Politics, Ritual and Art in the Renaissance, Genève, 1986. 5 J. Cerquiglini-Toulet, « Fama et les Preux : nom et renom à la fin du Moyen Âge », Médiévales, 24, 1993, p. 35-44. 6 Collection générale des documents français…, éd. J. Delpit, p. 241. 7 M. Pastoureau, « Introduction à l’héraldique imaginaire », Revue française d’héraldique et de sigillographie, 48, 1978, p. 19-24.

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nicolas civel mettent d’analyser le regard que les hommes du XVe siècle portent sur les héroïnes et, plus largement, sur les dames. L’étude des emblèmes des Preuses souffre toutefois de la relative faiblesse des sources. Souvent citées lors des cérémonies publiques ou dans les comptes princiers, les neuf dames sont beaucoup moins fréquemment représentées avec leurs armoiries que les neuf Preux. Les insignes héraldiques du groupe des héroïnes apparaissent autour de 1400. Ils sont figurés dans un manuscrit peint du Chevalier errant, sur les fresques de La Manta et dans trois armoriaux du XVe siècle. Les dames n’ont guère attiré l’attention des historiens modernes. Jusqu’au deuxième tiers du XXe siècle, les héroïnes paraissent anecdotiques et ne font l’objet que de citations marginales – parfois stimulantes. La publication par Horst Schroeder en 1971 d’une importante monographie consacrée aux Preux marque une rupture. Le thème, qui a depuis bénéficié du développement croisé de l’histoire des genres et de l’héraldique nouvelle, est aujourd’hui régulièrement examiné8. L’étude des insignes héraldiques attribués aux Preuses, principalement dans les armoriaux français, permet donc d’analyser le cadre culturel et politique de la société aristocratique au tournant des XIVe et XVe siècles. Quel est le rôle des hérauts d’armes dans la construction et la diffusion d’un groupe héraldique original ? Quelles sont les couleurs et les figures utilisées pour identifier – caractériser ? – des dames en armes ? Plus largement, une pairie féminine et exotique peut-elle être un modèle héraldique et social positif ? La construction et la diffusion d’un groupe héraldique original Les neuf Preuses ne forment pas un groupe autonome : elles sont un prolongement du thème des neuf Preux fixé par Jacques de Longuyon dans ses Vœux du Paon en 1312-13139. Cette œuvre, en laisses monorimes, synthétise les récits antiques antérieurs. Les « ix meillours qui furent puis le commencement » sont divisés en trois triades (païens, juifs et chrétiens) et chaque personnage fait l’objet d’une brève notice biographique facilement mémorisable. Le texte connaît un succès considérable jusqu’au XVIe siècle et la série des neuf Preux se diffuse dans toute l’Europe occidentale. Chantés et figurés, Hector, Alexandre, Jules César, Josué, Judas Macchabée, David, Charlemagne, Arthur et Godefroi de Bouillon sont les « nobles représentants de la perfection virile »10. Ils personnifient l’idéal chevaleresque11. Ces héros des temps passés reviennent régulièrement dans le siècle lors des grandes cérémonies publiques placées sous leur patronage. Leur présence physique est attestée dès 1336 à Arras12. Comme 8

L. Gentile, « L’immaginario araldico nelle armi dei prodi e delle eroine », Le arti alla Manta. Il castello e l’antica parrocchiale, dir. G. Carita, Turin, 1992, p. 103-127 ; I. Sedlacek, Die Neuf Preuses. Heldinnen des Spätmittelalters, Marburg, 1997; L. Ramello, « Le mythe revisité : L’histoire des Neuf Preues de Sébastien Mamerot », Reines et princesses au Moyen Âge, Montpellier, Université Paul Valéry, Cahiers du CRISIMA, 5, 2001, p.  618-631  ; S. Cassagnes-Brouquet, « Penthésilée, reine des Amazones et Preuse, une image de la femme guerrière à la fin du Moyen Âge », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 20, 2004, p. 169-179 et « Les Neuf Preuses, l’invention d’un nouveau thème iconographique dans le contexte de la Guerre de Cent ans », Le genre face aux mutations. Masculin et féminin du Moyen Âge à nos jours, dir. L. Capdevilla et alii, Rennes, 2003, p. 279-289 ; F. Bouchet, « Héroïnes et mémoire familiale dans le Chevalier errant de Thomas de Saluces », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 30, 2009, p. 119-136. 9 H. Schroeder, Der Topos der Nine Worthies in Literatur und bildender Kunst, Göttingen, 1971. 10 J. Huizinga, L’automne du Moyen Âge, Paris, 1993, p. 78. Voir Eustache Deschamps, Œuvre complète, éd. G. Raynaud, Paris, t. 11 : Introduction, 1903, p. 225 : « Il semble bien en effet que ce soit Eustache Deschamps l’inventeur des Neuf Preuses, dont avant lui il n’est pas parlé ». 11 M.H. Keen, Chivalry, New Haven et Londres, 1984. 12 Récits d’un bourgeois de Valenciennes (XIVe siècle), éd. J. Kervyn de Lettenhove, Louvain, 1877, p. 52.

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les armoiries des neuf preuses à Paris en 1431, neuf figurants portent, « pour la journée » (l’auteur insiste sur ce point car il s’agit d’un emprunt, non d’une usurpation), les armoiries attribuées aux Preux. La consolidation du groupe des neuf héros par l’adjonction des neuf héroïnes semble nettement postérieure. Pour Johan Huizinga, qui reprend les conclusions de Gaston Raynaud, le créateur des Neuf Preuses est probablement Eustache Deschamps. Le poète, « hérita cette idée de son maître Guillaume de Machaut » et, « obéissant au besoin de symétrie si fort au Moyen Âge, (…) tira de Justin et d’autres écrivains un groupe assez bizarre d’héroïnes classiques »13. Dans Il est temps de faire la paix composé entre 1387 et 1396, Eustache mentionne en effet : (…) li hault prince ancien, ix hommes Preux, et ix femmes de terre (…) Semiramis avecques ces Preux vien, Deyphile, Marsopye o lui erre, Synoppe apres, Panthasilée tien, Tantha que j’aim, va Thamaris requerre, Yppolite, Menalope desserre14

Les mêmes dames, toujours associées aux neuf Preux, font l’objet d’une présentation individuelle plus détaillée dans Si les héros revenaient sur terre, ils seraient étonnés15. L’hypothèse formulée par Gaston Raynaud est cependant fragilisée par l’existence d’un texte contemporain (1373-1387) écrit par Jean Le Fèvre, procureur au Parlement de Paris : le Livre de Lëesce16. « Œuvre d’un avocat assez habile mais d’un médiocre écrivain » (éd. Van Hamel, p. ccix), cette apologie du sexe féminin probablement composée pour Isabeau de Bavière ou Jeanne de Bourbon17, donne, elle aussi, une liste d’héroïnes antiques : Encor en nommeray de Preuses, De bonnes et de vertueuses : Avec Lucresse et Penelope Puet on bien adjouster Sinope Et Ypolite et Menalipe, Pour mesdisans faire la lippe ; Car ils ne sont pas nos amis. La roïne Semiramis A une part eschevelée ; Thamaris et Penthasilée Teuca, Lampetho, Deïphile Et d’autres dames plus de mille, Renommées de grant prouesce, Sont de la partie Leesce Et luy porteront sa banniere, 13

J. Huizinga, L’automne…, p. 73. Eustache Deschamps, Œuvre complète, éd. A. de Queux de Saint-Hilaire, Paris, t. 1, 1878, n° xciii, p. 199-200. 15 Eustache Deschamps, Œuvre…, t. 3, 1882, n° cccciii, p. 192-194. 16 Jehan Le Fèvre, de Resson, Les lamentations de Matheolous et le Livre de Leesce, éd. A.-G. Van Hamel, 2 vol., Paris, 1892-1895. 17 I. Sedlacek, Die Neuf Preuses…, p. 53-57. 14

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nicolas civel Pour aidier en toute maniere. Teuca fu chaste et gracieuse Et aux armes moult courageuse. Tous leurs fais ne pourroye escrire18.

Puisque Jean Le Fèvre cite Lampeto et non Marsopie dans un texte qui parait plus ancien que les ballades d’Eustache Deschamps, « il est fort peu probable que M. Gaston Raynaud soit fondé à supposer que Deschamps aurait eu le premier l’idée de ce groupement »19. Les listes françaises de la fin du XIVe et du XVe siècles associent invariablement Lampeto aux huit autres Preuses. Le Livre de Lëesce semble donc être la source de notre thème20. Toutefois, si les neuf Preux sont bien une création littéraire, les neuf Preuses ne le sont pas nécessairement. Comme le note Anton-Gerard Van Hamel, « en signalant neuf ‘‘Preuses’’, [ Jean Le Fèvre] semble bien citer une catégorie de femmes et des noms que ses lecteurs connaissaient déjà ». Pour l’éditeur du Livre de Lëesce, la fixation du groupe des neuf Preuses « est due aux organisateurs de quelque ‘‘mystère mimé’’ ou de quelque cortège ». Cette troisième hypothèse marginalise le rôle des écrivains dans le processus de création/transformation du thème des neuf héroïnes. Elle suggère l’existence d’un milieu culturel plus large qui s’approprie les constructions savantes, puis les modifie en les exploitant. C’est, par exemple, le cas des bourgeois de Paris qui utilisent la légende des origines troyennes à l’occasion d’une fête chevaleresque en 133021. Ils se costument en héros antiques et, pour l’occasion, font établir un armorial des fils de Priam en consultant les romans antiques. Pour les neuf Preuses, les indices sont ténus. Si les héroïnes sont nommées individuellement dans des œuvres antérieures au dernier quart du XIVe siècle, aucun élément ne permet d’affirmer que le processus de « recréation » était déjà entamé au moment de la rédaction du Livre de Lëesce. Nous pouvons néanmoins constater que le thème est exploité presque simultanément dans les documents écrits et figurés. Dès 1388, Philippe le Hardi possède un « tapiz (…) des 9 Preux et Preuses »22. A la même époque, Enguerrand VII de Coucy fait aménager une cheminée aux Preuses dans le château de Coucy23. Cette utilisation monumentale des héroïnes est répétée par Louis d’Orléans à La Ferté-Milon et à Pierrefonds entre 1396 et 1407. Donc, soit Jean Le Fèvre ou Eustache Deschamps sont les créateurs d’un motif qui se diffuse extrêmement – trop ? – rapidement ; soit les écrivains, les sculpteurs et les tapissiers répondent à la demande d’une clientèle aristocratique qui considère que la liste des « ix femmes de terre » est suffisamment célèbre pour être utilisée comme signe de domination politique. Les insignes héraldiques attribués aux Preuses montrent que les hérauts d’armes ont joué un rôle essentiel dans la diffusion du topos, si ce n’est dans sa création elle-même. Les dames portent très tôt des armoiries stables. Le plus ancien document figuré est le splendide manus18

Jehan Le Fèvre, de Resson, Les lamentations…, t. 2, p. 91-92. Jehan Le Fèvre, de Resson, Les lamentations…, t. 2, p. 252. 20 I. Sedlacek, Die Neuf Preuses…, p. 53; S. Cassagnes-Brouquet, « Les Neuf Preuses… », p. 279-289. 21 « Chronique parisienne anonyme de 1316 à 1339 précédée d’additions à la Chronique française dite de Guillaume de Nangis (1206-1316) », chap. 212, éd. A. Hellot, Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, 11, 1884, p. 1-207 (135-140). Voir N. Civel, « Les insignes héraldiques des Troyens dans l’armorial Le Breton », Une histoire pour un royaume. Actes du colloque Corpus Regni organisé en hommage à Colette Beaune, dir. M. Aurell et alii, Paris, 2010, p. 409-433. 22 B. Prost et H. Prost, Inventaires mobiliers et extraits de comptes des ducs de Bourgogne de la maison de Valois (13631477), t. 2 : Philippe le Hardi, 1378-1390, Paris, 1908-1913, p. 438. 23 E. Lefevre-Pontalis, « Coucy-le-Château », Congrès archéologique. Session tenue à Reims en 1911, 78-1, 1912, p. 293-308. 19

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les armoiries des neuf preuses crit du Chevalier errant de Thomas III, marquis de Saluces, conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote Ms fr. 12556. Au folio 125, l’auteur fait réaliser deux peintures qu’il présente au lecteur : « Je vous monsterray par ceste portraicture les ix Preux esleuz, et apres les ix dames qui en leur compaingnie estoient et leurs armes ; car de telle compaingnie veoir et oïr raconter doit bien chascune personne qui aye bonne congnoissance, vouloir estre de leurs faiz et de leurs œuvres certiffié »24. Les héros sont rassemblés au recto et les héroïnes aux verso. Ces dernières sont alignées dans une grande salle vide. La sévérité de l’ordonnancement est toutefois atténuée par le mouvement des corps et la variété des tenues. Chaque preuse porte un nom et un écu armorié qui la distinguent de ses semblables. Particulièrement élégante, cette «  portraicture » est proche des productions des grands ateliers parisiens contemporains. Le manuscrit est peut-être l’oeuvre d’un peintre italien installé à Paris, le Maître de la Cité des Dames, qui travaille pour Christine de Pizan dans les premières années du XVe siècle25. Sur le plan chronologique, cette identification est cohérente. Comme l’a noté Florence Bouchet, Thomas de Saluces place ses armoiries familiales « en dessous de la miniature consacrée aux Preuses »26. L’écu d’argent au chef d’azur est celui de l’auteur. Il est flanqué des armes de sa mère (mi-parti, au 1, de Saluces ; au 2, de Genève27) qui « fu de Geneve, de la noble ligné/Le fort Olivier » (vv. 10485-10486), et de son épouse, Marguerite de Roucy (parti, au 1, de Saluces ; au 2, de Roucy28), issue de Blanche de Coucy. Le contrat de mariage est conclu le 27 juillet 1403 et Thomas reste en France jusqu’en 1405. Lors de ce séjour, il reçoit le soutien – bien abstrait – du Parlement de Paris dans sa lutte contre le comte de Savoie et, des mains du roi Charles VI, une épine de la sainte Couronne29. La présence des insignes héraldiques de son épouse, si elle suggère « l’assimilation des Preuses et de personnes réelles de la famille des Saluces » (Florence Bouchet), place assurément la composition du Ms fr. 12556 entre 1404 et 1416, année de la mort du marquis. Son fils naturel, Galeran de Saluces, légitime son autorité politique en exprimant à son tour son attachement aux neuf héroïnes : vers 1420-1430, il fait peindre une fresque monumentale des Preux et des Preuses dans la sala baronale du château de La Manta30. Attribuée à Giacomo Jacquerio ou à Jacques d’Yverni31, l’œuvre reprend la liste et les brèves notices biographiques du Chevalier errant. Cette proximité entre deux documents issus du même milieu familial piémontais n’a rien de surprenant. Ce qui l’est par contre beaucoup plus, c’est de retrouver les mêmes notices à peine modifiées dans un traité du blason du XVe siècle. Le Ms fr. 24381 de la B.n.F. (Saffroy, n° 2907) conserve, à la suite d’une copie du Jouvencel de Jean de Bueil, un petit armorial universel (fol. 156-161v°) proche dans sa construction de la partie moderne de l’Armorial Le Breton. Les insignes héraldiques des Preux et des Preuses sont peints aux folios 157 v° et 158, entre ceux des rois et ceux des princes. De la même façon, les « ix hommes Preux et ix femmes de terre » figurent entre les rois et les ducs dans une copie partielle de l’Armorial du héraut Navarre 24

Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante (BnF ms.fr. 12559), éd. M. Piccat, Boves, 2008, p. 382. M. Meiss, French Painting in the time of Jean of Berry : The Late Fourteenth Century and the Patronage of the Duke, Londres, 1967, p. 356-357; Le Moyen Âge flamboyant. Poésie et peinture, Paris, 2006, p. 366-367. 26 F. Bouchet, « Héroïnes féminines… », p. 119-135. 27 Gelre, B.R. Ms. 15652-56, Louvain, 1992, p. 306, n° 328 : « Grave v. Guenuevre [Amédée VI] » : cinq points d’or équipolés à quatre d’azur. 28 E. de Boos et alii, L’armorial Le Breton, Paris, 2004, p. 175, n° 377 : « Li quens de Roussi [ Jean IV] » : d’or au lion d’azur, armé et denté de gueules. 29 N. Iorga, Thomas III, marquis de Saluces : étude historique et littéraire, Paris, 1893, p. 151-156. 30 P. d’Ancona, « Gli Affreschi del Castello di Manta nel Saluzzese », L’Arte, 8, 1905, p. 94-106 et 183-193. 31 L. Venturi, « Courrier d’Italie », La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, 2e an., n° 1, janvier 1919, p. 230-231. 25

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nicolas civel conservée dans le Ms fr. 5930, fol. 56v°-57 v°, de la B.n.F. Les recueils ne distinguent pas les armoiries imaginaires des armoiries « réelles ». La dernière partie de l’armorial Wijnbergen mêle les rois de France et d’Angleterre au « soudan de Babilonie », au « roi de Marroc » ou au « roi d’Aufrique »32. L’originalité du Ms fr. 24381 est la présence, après le folio 185 v°, d’un cahier consacré aux seuls Preux et Preuses. Chaque personnage fait l’objet d’une notice en vers, puis ses armes sont blasonnées et peintes. Si l’ordre de présentation des neuf héroïnes ne suit pas la trame établie par Thomas de Saluces33, les textes sont très proches du Chevalier errant. Or, le succès de ce roman autobiographique n’a, semble-t-il, pas dépassé les limites étroites du cercle familial. L’œuvre du marquis piémontais peut-elle être la source du Ms fr. 5930 ? Un détail nous semble contredire cette hypothèse. Dans le Ms fr. 12559, Thomas de Saluces confond Ethioppe et Menalippe (fol. 124 r°). Cette erreur est reproduite à La Manta, ce qui montre que le peintre a bien utilisé le Chevalier errant. Mais, dans le Ms fr. 5930, nous ne retrouvons pas cette confusion. Doit-on en déduire l’existence d’une source commune aujourd’hui perdue ? Le reste de notre corpus documentaire n’apporte guère d’élément solide. Sur les sculptures de La Ferté-Milon comme sur le dessin de la cheminée des neuf Preuses du château de Coucy réalisé par Jacques Androuet du Cerceau34, les écus des dames sont déjà armoriés, mais il peut s’agir d’ajouts postérieurs. Le thème des Preuses, qui connaît une diffusion rapide dans les milieux aristocratique et urbain autour de 1400, est sans doute une création de la seconde moitié du XIVe siècle reprise dans la littérature, la tapisserie ou les cérémonies publiques. Le fait que les dames soient immédiatement dotées d’armoiries stables suggère que l’inventeur du topos soit un héraut d’armes. Le cas de Cœur Loyal qui organise l’entrée royale de 1431 montre que les professionnels du blason peuvent entreprendre un processus de recréation des constructions savantes préexistantes35. Neuf dames en armes Les Preuses forment un groupe héraldique original. Dans le Chevalier errant, chacune porte un écu armorié de grande dimension qui dissimule une partie de son costume. Aux XIVe et XVe siècles, les dames « réelles » utilisent rarement des armoiries individuelles. L’usage qui s’est diffusé au XIIIe siècle, d’abord dans la société seigneuriale, puis dans les milieux urbains, est, pour les femmes, de porter soit les insignes héraldiques du père, soit ceux de l’époux, soit de les associer dans le même écu (un parti ou un mi-parti) ou sur deux écus disposés symétri-

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P. Adam-Even et L. Jéquier, Un armorial français du XIIIe siècle. L’armorial Wijnbergen, Lausanne, (1954), p. 74-76. 33 Ordre de présentation dans le Ms. fr. 12559, fol. 124-124 v° : 1/Déiphyle, 2/Sinope, 3/Hippolyte, 4/Sémiramis, 5/Ethioppe (= Ménalippe), 6/Lampeto, 7/Tomyris, 8/Teuca et 9/Penthésilée (déjà citée fol.120 v°) ; ordre de présentation dans le Ms fr. 24381, fol. 187 v°-189  : 1/Teuca, 2/Tomyris, 3/Penthésilée, 4/Déiphyle, 5/Deifemme (=Sinope), 6/Sémiramis, 7/Deifemme (=Lampeto), 8/Hippolyte et 9/Ménalippe. 34 I. Sedlacek, Die Neuf Preuses…, p. 60 et 87-89. 35 L.M. Bryant, « La cérémonie de l’entrée à Paris au Moyen Âge », Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 1986, p. 513-542. Sur les hérauts d’armes, voir P. Adam-Even, « Les fonctions militaires des hérauts d’armes. Leur influence sur le développement de l’héraldique », Archives héraldiques suisses, 71, 1957, p. 2-23 ; J.-B. de Vaivre, « Les trois couronnes des hérauts », Archivum heraldicum, 1972, p. 30-35 ; M. Pastoureau, Traité d’héraldique, 2e éd., Paris, 1993, p. 61-62 ; E. Van Den Neste, Tournois, joutes, pas d’armes dans les villes de Flandre à la fin du Moyen Âge (13001486), Paris, 1996, p. 113-121 ; C. Boudreau, L’héritage symbolique des hérauts d’armes, 3 vol., Paris, 2006. +actes du colloque de Lille et Thèse de Torsten Hiltmann !

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les armoiries des neuf preuses quement autour de la dame. Sur les sceaux et les tombeaux36, les associations d’écus séparés sont dominantes au cours de notre période. D’autre part, les boucliers armoriés ne sont jamais posés sur le corps, mais aux marges de l’image. Les dames ont donc un rapport distant avec l’image héraldique. Dans le cas des neuf Preuses, cette norme iconographique n’est pas respectée. Non seulement les héroïnes font corps avec leurs écus, mais elles portent des armes pleines et individuelles qui les placent en dehors du cadre habituel de la domination virile. Cette masculinisation est renforcée par leurs costumes. Elles brandissent toutes une arme parfois terrifiante comme le cimeterre de Mélanippe ou la hallebarde d’Hippolyte. On distingue nettement, sous leurs robes colorées qui se détachent sur un fond pâle, des armures lourdes. Dans le Chevalier errant, les neuf Preuses sont des guerrières. Leur costume n’est pas un déguisement temporaire comme celui de Silence37, mais bien le reflet de leur nature même. Cette inquiétante confusion des genres est atténuée à La Manta. Le peintre éloigne les écus armoriés des dames en les accrochant aux arbres qui les séparent. Si les trois Preux chrétiens arborent de spectaculaires cottes d’armes armoriées, les Preuses, elles, portent d’élégantes tenues féminines. Seuls leurs gants et leurs armes – qui se confondent d’ailleurs habilement avec le décor végétal – rappellent leur caractère belliqueux. Les couleurs et les figures attribuées aux Preuses sont-elles inhabituelles ? Les dames portent des insignes héraldiques simples, facilement lisibles et identifiables. Dans le Chevalier errant et à La Manta, nous pouvons distinguer deux groupes. Le premier est caractérisé par l’utilisation répétée du même motif : de gueules à trois têtes de reines (2, 1). Sinope, qui fut reine de « Fémenie », porte ces armes pleines. Hippolyte et Ménalippe qui furent « des gens Synopé dessus (dicte) » chargent le canton dextre du chef de leur écu (d’argent au lion coupé d’azur et de gueules pour la première ; de sable au cygne d’argent pour la seconde) d’un écusson de gueules à trois têtes de reine. Lampeto, qui tint elle aussi « la terre de Fémenie », utilise un mi-parti qui associe lesdites armes à un fascé ondé d’azur et d’or. Penthésilée, enfin, porte d’azur à la bande ondée ( ?) de gueules chargée de trois têtes de reine, accompagné de six clochettes d’or. Le peintre suit donc à la lettre les indications données par Thomas de Saluces dans les notices biographiques. Les Preuses issues de Fémenie, c’est-à-dire les Amazones, portent toutes les trois têtes de reine sur champ de gueules. Ce motif héraldique qui réunit des figures et des couleurs violentes est donc un emblème national. Remarquons cependant que les armes pleines ne se transmettent pas de reine à reine. Elles sont modifiées pour individualiser les Amazones. Le second groupe rassemble les autres combattantes antiques  : la reine Tomyris,  qui tua « Cyrum roy de Perse et de Mede », porte un impressionnant écu de gueules à trois léopards naissants d’or (2, 1) ; Déiphyle, qui « fist à ceulx de Thebes grans peines », un griffon de sinople sur champ d’argent ; Teuca, qui « aus Romains grans gueres fist », une aigle de sable sur champ d’argent ; et Sémiramis de Babylone trois trônes d’or (2, 1) sur champ d’azur. Il s’agit, une nouvelle fois, d’insignes héraldiques simples qui rappellent l’ancienneté et la noblesse des héroïnes. Ces armoiries imaginaires, probablement peintes à Paris au début du XVe siècle, se retrouvent, légèrement modifiées, sur les fresques de La Manta (le peintre inverse les armes de Sémiramis et de Ménalippe) et, surtout, dans le Ms fr. 5930, fol. 57-57 v°. Cet armorial uni-

36 L. Bouly de Lesdain, « Les armoiries des femmes d’après les sceaux », Annuaire du Conseil héraldique de France, 1898, p. 176-204 ; J. Adhémar, « Les tombeaux de la collection Gaignières. Dessins d’archéologie du XVIIe siècle, tome 1 », Gazette des Beaux-Arts, 84, 1974, p. 1-192. 37 C. Beaune, Jeanne d’Arc, Paris, 2004, p. 166.

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nicolas civel versel compilé vers 1450-1460 donne des informations très proche du Ms fr. 12559. Seuls quatre écus présentent des différences notables avec la peinture du Chevalier errant : Hippolyte porte d’or au lion coupé de sable et de gueules, chargé au canton dextre du chef d’un écusson de gueules à trois têtes de reines (2, 1) ; Lampeto, un parti, au 1, de gueules à trois têtes de reines (2, 1), au 2, échiqueté de sable et d’or ; Tomyris, de gueules à trois lions passants naissants d’or ; et le champ de l’écu de Penthésilée est d’azur semé de clochettes d’or. Néanmoins, si le corpus emblématique utilisé pour identifier le groupe des Preuses reste stable, les attributions individuelles demeurent incertaines jusqu’à la fin du XVe siècle. Deux autres recueils d’armoiries contemporains comportent de nombreuses anomalies. Le célèbre Petit armorial équestre de la Toison d’or donne de superbes portraits équestres de six héroïnes38. Penthésilée – qui est représentée deux fois ! – porte tantôt de sinople au griffon d’or (fol. 245), tantôt de sable au cygne d’argent (fol. 248). Déiphyle emprunte l’aigle de sable généralement attribué à Teuca (fol. 246), Teuca le lion coupé d’Hyppolyte (fol. 247) et Hyppolyte les trois têtes de reine sur champ de gueules de Sinope (fol. 249). Enfin, le peintre attribue à Tomyris l’écu d’azur à trois sièges d’or de Sémiramis (fol. 250). Dans le Ms. fr. 24381, les insignes héraldiques des Preuses sont figurés au folio 158, puis, une seconde fois, dans la brève histoire armoriée des Preux et des Preuses déjà citée (fol. 187 v°-189). Très proches – mais pas identiques39 –, les deux listes conservent l’aigle de sable sur champ d’argent de Teuca et les trois trônes d’or sur champ d’azur de Sémiramis, mais transforment les sept autres insignes héraldiques. Les Amazones ne sont plus reliées entre elles. Si nous retrouvons les trois têtes de reine dans les armes de Sinope (d’azur à trois tête de reine), d’Hippolyte (parti, au 1, d’azur à trois têtes de reine, au 2, burelé d’or et d’azur) et de Ménalippe (d’azur à la bande de gueule chargée de trois têtes de reine, à la bordure componée de gueules et d’argent), cette figure disparaît des écus de Lampeto (de gueules à 3 lions naissants (2, 1) d’or) et de Penthésilée (coupé d’or et d’azur, au lion coupé de l’un dans l’autre). Inversement, Déiphyle, qui n’est pas issue du royaume de Fémenie, porte de sable au cygne d’argent, à l’écusson de gueules à une tête de reine au canton dextre du chef, et Tomyris le griffon de sinople jusqu’alors attribué à ladite Déiphyle. Le compilateur du Ms. fr. 24381, qui a pourtant copié les mêmes notices biographiques que Thomas de Saluces, connaît donc mal la liste des héroïnes : il remplace les noms de Sinope et de Lampeto par « deifemme », déstructure le sous-groupe des Amazones et redistribue presque entièrement les insignes héraldiques. Cette dissemblance prouve, d’une part, que le Chevalier errant n’est pas la source du manuscrit et, d’autre part, que les neuf Preuses ne sont pas aussi bien individualisées que les neuf Preux. Les attributions proposées par les peintres du Chevalier errant, de La Manta et du Ms. fr. 5930 sont pourtant astucieuses. Elles facilitent l’identification des Preuses en associant des éléments iconographiques signifiants. Les armoiries de Ménalippe sont à la fois parlantes et allusives40. Parlantes parce que le cygne d’argent sur champ de sable rappelle le nom de la preuse. Cet animal est, en effet, « un oiseau au plumage tout blanc, mais sa chair est noire »41. Allusives aussi car l’écusson de gueules aux trois têtes de reine inclut Ménalippe dans la nation des Amazones. Dans le cas de la vierge Penthésilée, l’allusion est triple. La bande de gueules aux trois têtes de reine souligne sa qualité de reine des Amazones (et peut-être la façon dont

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Paris, B.n.F., Ms. Clairambault 1312, fol. 245-250. Le manuscrit conserve deux versions des écus de Déiphyle et d’Hippolyte. M. Pastoureau, Traité…, p. 251-254. G. Bianciotto, Bestiaires du Moyen Âge, Paris, 1995, p. 176.

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les armoiries des neuf preuses elle est tuée par Pyrrhus42). Les clochettes d’or sont mentionnées par Benoît de Saint-Maur lorsqu’il présente l’armement de l’héroïne : [Son cheval d’Espagne] Coverz fu toz d’un drap de seie Qui plus qui flor de lis blancheie. Cent eschilletes cler sonanz, Petites, d’or, non mie granz, I atachent. (vv. 23445-23449)

Dans les miniatures du XIVe siècle, l’objet devient un petit meuble géométrique qui est semé sur la cotte d’armes de Penthésilée et la housse de son destrier43. Enfin, l’utilisation d’un champ d’azur semé de clochettes d’or rappelle le rôle joué par la reine dans la guerre de Troie. « Por Hector que voleit veeir/ E por pris conquerre e aveir » (vv. 23365-6), l’Amazone vient secourir la cité assiégée par les Grecs. L’association de l’azur et de l’or évoque les armes d’Hector et, par extension, celles du roi de France qui est fils de Troie44. Moins complexes, les insignes héraldiques des autres Preuses rappellent invariablement leur état. Les reines sont identifiées par des trônes (Sémiramis) ou des lions naissants (Tomyris) inspirés des pleines armes de France et d’Angleterre. De la même façon, l’aigle de Teuca rappelle les « grans guerrez » que la reine d’Illyrie fit aux Romains. Le griffon de Déiphyle et le lion coupé d’Hippolyte ne sont pas des attributs royaux, mais des emblèmes guerriers. Ils manifestent la vaillance des deux héroïnes antiques au combat. La cohérence et l’antériorité de ces attributions montrent que les autres figurations des insignes héraldiques de neuf dames sont des déformations, plus ou moins marquées, d’un modèle original utilisé par le peintre du Chevalier errant. Cependant, la persistance de ces altérations et l’emploi d’emblèmes ambivalents viennent nuancer l’idée d’un triomphe des Preuses au XVe siècle. Les neuf Preuses, un modèle héraldique et social positif ? Le règne de Charles VI est l’âge d’or des Preuses. Les vies des héroïnes antiques viennent contredire les discours misogynes de la seconde moitié du XIVe siècle. Thomas de Saluces qui fréquente assidûment la cour de France, présente le cas d’une mauvaise épouse dans son étonnante liste des victimes de dame Fortune : Duc d’Orlienz sui, grant seingneur ; si fuz par femmez malement enchantez Par un ymage de cire fait par sorceriez afin que je ne puisse fors que leurs voulantés, Car quant aucun membre en l’ymage tourmentoient, ytel membre sur moy le sentoit. Adez ma vie en doulour usay et fuz le derrain de mon linage ; si fu mon hoir le roy45.

42 « Toz les menbres li a trenchez » (Benoît de Saint-Maur, Le Roman de Troie, éd. E. Baumgartner et F. Vielliard, Paris, 1998, p. 566). 43 Paris, B.n.F., Ms. fr. 301, fol. 135 v° et 136 (seconde rédaction de l’Histoire ancienne jusqu’à César). 44 C. Beaune, Naissance de la nation France, Paris, 1985. 45 Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante…, p. 374.

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nicolas civel Le duc – que Thomas se garde bien de nommer – est sans doute Philippe Ier d’Orléans, qui meurt en 1375. Il aurait été ensorcelé par son épouse, Blanche de France († 1393), fille de Charles IV le Bel et de Jeanne d’Evreux. Le couple ne laisse pas d’enfant et le duché revient à la couronne. La mauvaise épouse, qui est pourtant décrite comme « pure comme nois, (…) large, discrète et catholique » dans un autre texte46, cause non seulement le malheur du « grant seingneur », mais aussi la chute de son lignage. « Bonnes », « vertueuses » et « aux armes moult courageuse » ( Jean Le Fèvre), les neuf héroïnes cherchent, au contraire, à préserver les intérêts de leur nation en « malmenant » leurs ennemis. Elles sont un recours contre les malheurs du siècle. C’est le sens du poème Si les héros revenaient sur terre, ils seraient étonnés d’Eustache Deschamps47 : Se preues et Preux Pouoient vir la tribulacion (…) le mal, la traison, Les faussetez et les gens convoiteux, Qui au monde regnent et leur renon, Du temps qui est, seroient merveilleux

Le thème des Preuses valorise donc indirectement l’action politique des dames « réelles » dans l’espace public et politique. Néanmoins, il ne s’agit pas, comme chez Christine de Pizan, de l’exercice – spécifiquement féminin – « de mettre paix entre le prince et les barons »48, mais de combattre, c’est-à-dire d’exercer une fonction masculine. Comme le souligne Nicolas Offenstadt, « à la différence de la femme médiatrice, la femme guerrière agit selon un processus qui s’apparente aux rituels d’inversion »49. Dans une société qui se méfie des oxymores, le caractère subversif du thème des neuf Preuses empêche toute identification directe avec une « haute princesse ». Isabeau de Bavière, qui côtoie pourtant le grand amateur de Preuses qu’est Louis d’Orléans et participe à l’entrée royale de 1431, reste une conciliatrice50. Les Preuses sont donc à la fois admirables par leur courage et inquiétantes par leur violence. Cette ambiguïté est mise en image dans les armoiries. Si les insignes héraldiques des Preuses ne comportent pas d’infractions aux règles du blason, ils présentent des combinaisons de couleurs et de figures ambivalentes et, parfois même, péjoratives. La brutalité des guerrières de Fémenie est soulignée par l’utilisation, dans les armes de Sinope, du gueules et des têtes tranchées, représentées de face. Les lions naissants, c’est-à-dire incomplets, de Tomyris nous semblent être une variation du motif des têtes de reine. Nous retrouvons ces têtes dans les insignes héraldiques de Lampeto, cette fois associées à des figures géométriques « bruyantes » : un fascé ondé ou à un échiqueté51. De la même façon, les armes d’Hippolyte rassemblent un écusson aux têtes de reine et un lion coupé. Cette figure animale rampante, c’est-à-dire en

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L. Delisle, « Les Heures de Blanche de France, duchesse d’Orléans », B.E.C., 66, 1905, p. 489-539 (506). Eustache Deschamps, Œuvre…, t. 3, n° cccciii, p. 192-194. 48 Christine de Pizan, Le Livre des trois vertus, éd. C.C. Willard et E. Hicks, Paris, 1989, p. 36. 49 N. Offenstadt, « Les femmes et la paix à la fin du Moyen Âge : genre, discours, rites », Le règlement des conflits au Moyen Âge, Actes du 31e Congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, Paris, 2001, p. 317-333 (318). 50 R. Gibbons, « Les conciliatrices au bas Moyen Âge : Isabeau de Bavière et la guerre civile », La guerre, la violence et les gens au Moyen Âge, vol. 2 : La violence et les gens, Paris, 1996, p. 23-33. 51 M. Pastoureau, « Héraldique arthurienne et civilisation médiévale. Notes sur les armoiries de Bohort et de Palamède », Revue française d’héraldique et de sigillographie, 50, 1980, p. 23-26. 47

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les armoiries des neuf preuses mouvement, évoque généralement l’exercice masculin du pouvoir seigneurial. Sa présence visuelle est ici renforcée par le coupé d’azur et de gueules. Tapageuses, les armoiries des Preuses peuvent même être inquiétantes : le cygne de Ménalippe dissimule sa véritable nature et le griffon de sinople de Déiphyle est une créature chimérique, moitié aigle, moitié lion. Il s’agit de figures péjoratives utilisées pour caractériser les personnages équivoques, étranges ou proches de la folie52. Si la violence emblématique des Amazones est atténuée par le semé de clochettes sur champ d’azur attribué à Penthésilée, c’est peut-être parce que la virago, énergiquement impliquée dans la guerre de Troie – et donc, dans la proto-histoire du royaume des Français – est moins exotique que ses aïeules. Les armoiries des Preuses rappellent donc, parfois de façon brutale, leur nature belliqueuse, masculine. Les dames « renommées de grant prouesce » des textes deviennent, dans les documents figurés, d’« étranges étrangères ». Cette distanciation emblématique, déjà observée pour les bâtards de Priam ou les trois Preux juifs, témoigne du rapport ambivalent qu’entretiennent les hommes des XIVe et XVe siècles vis-à-vis des héros du passé, particulièrement des dames. À la fois admirables par leur vaillance et inquiétantes par leur violence, les neuf Preuses ne peuvent pas être un modèle totalement positif pour une société qui réserve aux hommes « le gouvernement de la cité et les nécessités de la guerre »53. Le thème des héroïnes présente, dans sa construction même, une faiblesse qui limite sa diffusion : il est déstructuré54. Alors que le topos des neuf Preux agrège les trois meilleurs des temps païens, juifs et chrétiens, les neuf Preuses sont toutes issues d’une Antiquité aux contours mal définis. Réduites au rôle de substitut masculin en temps de crise, les héroïnes n’offrent guère matière à rêver. Les idées de croisade, de construction nationale ou de chevalerie chrétienne qui font la fortune des neuf Preux disparaissent – ou, du moins, sont nettement réduites – chez les Preuses. Cette pauvreté symbolique explique sans doute la distanciation emblématique dont elles font l’objet et leur sous représentation dans le corpus documentaire des Preux et des Preuses. Penthésilée et ses semblables n’apparaissent jamais seules. Elles accompagnent toujours, comme à Paris en 1421 ou dans les armoriaux, les neuf meilleurs. La valeur politique des aménagements réalisés par le sire de Coucy, puis par Louis d’Orléans, ne vient pas de l’utilisation du thème des Preuses, mais du thème des Preux complété par les Preuses. Ce sont Godefroi de Bouillon et ses compagnons qui accompagnent Enguerrand à Nicopolis, non Penthésilée et ses Amazones.

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M. Pastoureau, «  Les armoiries de Tristan dans la littérature et l’iconographie médiévales  », L’hermine et le sinople. Études d’héraldique médiévale, Paris, 1982, p. 279-298. 53 C. Beaune, Jeanne d’Arc…, p. 163. 54 H. Schroeder, Der Topos der Nine Worthies..., p. 168 : « Der unstrukturierte Kanon ».

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Laura - Ioana Dumitrescu

Le rôle de l’homologie dans quelques armoiries littéraires Tout comme l’homme n’est pas l’image, mais à l’image de Dieu1, la miniature ne reconnaît pas tout le temps la force textuelle qui la produit et elle s’en désolidarise, déclinant la responsabilité formelle que le texte lui impose, sortant de la chrysalide et créant sa propre morphologie. Il ne s’agit pourtant pas d’une autonomie si importante par rapport à la paternité du texte, il ne faut donc pas s’alarmer devant une espèce de schizoïdisme interne. L’article présent se propose d’étudier la nature de cette relation en marge de l’infidélité entre le texte et la miniature. Nous appellerons dans ce qui suit homologie la coalescence liant le texte à la miniature, et plus précisément l’histoire racontée à son iconographie. Dans un premier temps, nous allons considérer que l’homologie se rattache à une indication du texte, plus ou moins marquée, que la miniature reprend et met sur le devant de la scène. Dans la deuxième partie, deux exemples à l’appui, nous tenterons de montrer que l’homologie recèle aussi des histoires de subjectivité et des véritables traits psychologiques des personnages présentés. Le texte et la miniature se gardent dans des rapports d’autarcie et de cohabitation discrète, chacun déchaînant à sa façon une historia, une image narrative ou tout simplement une succession de faits qui sont plus ou moins différemment codifiés. C’est pourtant de la nature du canal, cela veut dire, dans le vocabulaire post-jakobsonien de l’histoire de l’art, de la nature du support, que découlent les dialectes des miniatures et des textes qui les engendrent. D’une part, il n’est pas peu fréquent que la miniature décide de réaliser une performance de signification2 à elle toute seule, transgressant non seulement son univers contextuel, cela veut dire les clichés visuels d’une époque, mais aussi ses propres repères de proximité, plus précisément la suite textuelle dont elle surgit. De l’autre, la miniature fait, généralement, preuve de respect par rapport au texte auquel elle s’accroche, car elle double et amplifie de façon indirecte le travail d’imagination qu’un texte met déjà en œuvre. Gil Bartholeyns insiste dans sa présentation du portrait de l’homme en hybride sur une inertie dialectique qui fait que « cette vision mythique de l’histoire humaine associe des actes (des transgressions) et des natures (des hybrides). Ce travail d’imagination qui rend compte de la transgression d’une façon plus synoptique que narrative, correspond aux ressources propres de la représentation.3 » Il y a deux séries de postulats intermédiaires qu’on peut en retirer dans la perspective de l’enquête présente : d’abord, l’image et, de façon plus ponctuelle, l’enluminure, peuvent privilégier soit la transgression, soit l’adhésion au texte (privilégier signifie donc que, pour la plupart des cas, les miniatures demeurent, néanmoins, conformes aux indices textuels). Ensuite, ce serait utile d’attirer l’attention sur la disjonction catégoriale entre le synopsis, ce

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Olivier Boulnois, Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Âge, Ve - XVIe siècle, Paris, 2008, p. 48. Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar, Vincent Jolivet, Image et transgression au Moyen Âge, Paris, 2008, p. 13. Ibidem, p. 26.

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laura - ioana dumitrescu regard à vol d’oiseau et pourtant toujours focalisé, général et surtout synthétique qu’on pose sur un nombre d’éléments plus ou moins appartenant au même système de l’histoire, et la narration pure et simple, qui est plutôt analytique et penchée vers l’épanouissement, le développement concret et effectif d’un parcours épique. Dès que l’image acquiert un sens, elle l’emporte sur le texte et c’est là précisément que l’homologie se manifeste, parce que, sans qu’il en soit question d’un rapport de force entre un support de transmission et un autre, il s’agit d’un ascendant que l’iconographique gagne sur le textuel. Les armoiries reprennent l’appel de l’histoire du texte et codifient héraldiquement l’indicible ou la tension d’un intermezzo narratif qui pourrait autrement passer inaperçu ou insuffisamment quantifié. Sans être en relation directe avec cette capacité de remplir et de combler une séquence écrite proprement-dite, les armoiries qui régissent le texte ne projettent pas une identité, mais plutôt une histoire de la subjectivité et c’est probablement sur ce point précis que repose l’exception au rôle fonctionnel des armoiries. Par conséquent, les écus qui présentent des images homologues sont davantage voués à un second degré du texte et de façon indirecte, des personnages. C’est justement le cas de l’écu fendu que Guenièvre reçoit et, dans un second temps, de l’écu offert par Morgain à Tristan avant le tournoi de la Roche Dure4, deux occurrences des signifiés et des signifiants qui s’entrecroisent et qui s’entrechoquent, en permettant, du moins dans le deuxième cas qui sera discuté, que des identités arrivent même à s’entrecanibaliser. Signe de reconnaissance ou preuve d’identité, l’écu arboré d’habitude par les chevaliers et moins par les dames, sert à régler une affaire de convergences d’indices personnels et à gérer une apparence. Le hasard ou un destin plus ou moins exceptionnel font pourtant que l’identité d’un personnage soit tellement vacillante ou versatile qu’un héros arrive à se cacher devant des écus qui surgissent des contextes et des situations théoriquement incompatibles5. Contrairement à une partie significative des écus littéraires qui sont soit des renvois vers le réel, soit des essences moraux ou des dilemmes éthiques, les deux cas d’homologie que nous allons présenter synthétisent non des ancrages moraux ou des taches d’un destin particulier, mais des types d’émotion d’ordre passionnel, convulsif et étouffant, imbriqués dans des jeux des sens indirects. L’écu fendu offert par la demoiselle du lac à Guenièvre symbolise effectivement la tragédie de l’amour coupable des deux amants, mais ce drame n’est pas forcément suggéré par la réunion du couple sur un écu, dans un espace d’accomplissement virtuel, mais par la géométrie discrète qui s’insinue comme métonymie pour toute l’histoire de Lancelot de Guenièvre. Ce sera d’ailleurs - et l’épisode est essentiellement porteur de sens - par ce même écu que Lancelot sera guéri de sa crise de folie. L’idée de rupture et d’impossibilité du couple est toujours soulignée par la ligne transversale réprobatrice qui écarte les deux corps. À une exception près (le Français 344, fol. 251v), les deux amoureux se rencontrent et se donnent rendez-vous sur l’écu et il n’est aucunement accidentel qu’à chaque occasion que les mains avancent l’écu vers Gue4

Nous remercions Brîndusa Grigoriu de nous avoir indiqué la bonne piste textuelle de ce fragment du Roman de Tristan en prose. 5 Une explication plus pragmatique et esthétisante apparaît dans l’étude consacrée par Alison Stones à l’image héraldique de Lancelot dans l’article « Les débuts de l’héraldique dans l’illustration des romans arthuriens », dans Les Armoriaux, Histoire héraldique, sociale et culturelle des armoriaux médiévaux, Cahiers du Léopard d’or (8), collection dirigée par Michel Pastoureau, Paris, 1997, p. 397 : « Cette grande variété contribue à l’effet décoratif du manuscrit et reflète une attitude déjà très développée au XIIIe siècle ou, comme nous allons le voir, les alternances de couleurs et de figures sont très importantes - plus importantes, parfois, que l’idée de l’écu comme signe d’identification d’un chevalier particulier. »

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le rôle de l’homologie dans quelques armoiries littéraires nièvre (dans le Français 16999, fol. 102, le Français 112 (1), fol. 114v, le Français 118, fol. 229v et l’Arsenal 3479, fol. 506), celui-ci est en position de miroir, comme pour insister sur le statut ambigu de celle qui le reçoit et qui, du coup, peut s’y reconnaître coupable. L’écu fendu articule donc deux types d’attitudes, le blâme et le drame, et c’est dans cette ligne de partage, coupant et séparant, que se déchaîne et s’enchaîne le destin de Lancelot et de Guenièvre, reprenant symboliquement un motif qui arpente le Moyen Âge littéraire. L’homologie par rapport à la narration proprement dite se réalise cette fois-ci par l’hyperstilisation morphologique, à la façon d’un trou noir, qui avale dans sa simplicité une agglomération d’énergie non-déployée, ni sémantiquement, ni visuellement, mais qui pousse néanmoins les limites du texte et de l’image hors d’un seul fil épique et qui agit comme facteur cohésif dans le palimpseste de la construction du personnage. La première raison pour laquelle ces armoiries parviennent à agir en homologie est leur don d’ubiquité textuelle, leur présence non à des moments ponctuels, mais plutôt comme formes des psychologies floues des personnages, comme angles d’approches plutôt subjectifs qu’identitaires. On voit bien qu’il y a une ligne diachronique dans les représentations de cet écu, qui apparaissent de façon discrète, effleurant le texte qui les flanquent (le Français 344, fol. 251v remonte au troisième quart du XIIIe siècle, pendant que le Français 16999, fol. 102 date du deuxième quart du XIVe siècle et tous les deux présentent une Guenièvre gênée, en train de recevoir l’écu, montrant à peine les deux amoureux, dans des miniatures minuscules ou en effaçant complètement leurs visages et ne laissant voir qu’un jaune pâle sur un blason plain dans celui du XIVe siècle). Si au XIIIe et au XIVe siècle, ce discours iconographique sur les amoureux demeure une transgression qui doit absolument être accompagnée d’un geste réprobateur de celui qui la représente6, au XVe siècle, la performance visuelle reprend de plus belle et gagne un nouveau essor, car le secret de Guenièvre n’est plus un mystère honteux et elle entre en majesté dans des manuscrits qui la montrent non d’un doigt accusateur, mais dans sa dignité d’amante qui assume son écu lors du cérémonial de la Demoiselle du Lac. Si l’exemple de la demoiselle du lac offrant l’écu à Guenièvre n’est pas suffisamment convaincant, le scénario que Morgain met en œuvre est non seulement machiavélique, mais relève de tout un stratagème féminin amoral. Voilà finalement le côté réflexif de la ressemblance7 qui agit en principe créateur de l’homologie : ce sont toujours des femmes, d’habitude à rôle intermédiaire et peu judicieux, qui assurent le passage d’un limbe à un autre et qui assurent effectivement l’efficacité de la fonction d’homologie, non seulement entre un personnage et un autre, mais surtout entre les deux supports, le texte et la miniature. Dans le Roman de Tristan en prose8, la rage de Morgain contre le rejet méprisant de Lancelot trouve un débouché particulièrement exceptionnel et biaisé : elle donne une généalogie fictive à un écu qu’elle offre à Tristan, en lui disant qu’il a appartenu à son père Uterpandragon, qu’il sera donc un porteur de chance lors du tournoi de Roche Dure et que lui, il est, d’autre part, le seul chevalier capable de l’afficher et de le brandir9. Rassuré par cette explication 6

Nous reprenons ici en l’adaptant une observation de Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar, Vincent Jolivet, Image et transgression au Moyen Âge..., p. 58, relative à la censure dans le film moderne, mais qui s’impose comme anthropologiquement et symboliquement tout aussi valable pour le visuel médiéval : « au cinéma, (...), lorsqu’une image de transgression comme un viol est censurée, c’est souvent au motif de l’absence de discours réprobateur. » 7 Nelson Goodman, Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles, Paris, 2005, p. 34 8 Le Roman de Tristan en prose, tome III, Du tournoi du Château des Pucelles à l’admission de Tristan à la Table Ronde, publié sous la direction de Philippe Menard, édité par Gilles Roussineau, Droz, Genève, 1991, p. 211-214 9 Ibidem, p.212 - 213: « Tout maintenant fait Morgain avant apporter l’escu, ki biaus et fors et riches, et li cans en estoit tous vers. En mi lieu avoit paint un roi et une roïne, et par desus avoit un cevalierki tenoit un de ses piés par

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laura - ioana dumitrescu flatteuse, Tristan se laisse avoir et survole inconsciemment le piège qui le guette. Il devient à contre cœur l’écran de l’histoire adultère de Lancelot et de Guenièvre, car l’écu qu’il porte à cette occasion représente en fait Lancelot même, un pied sur la tête du roi Arthur et l’autre sur celle de la reine Guenièvre. L’immixtion perturbatrice de Lancelot à la cour est encore plus accentuée par l’effet de coupure outrageante des têtes qui est implicitement mise en avant dans la représentation du tournoi dans le Français 99, fol. 313v, le Tournoi de Roche Dure, où la housse du cheval, bizarrement noire, étire et déchire les corps, masquant leurs parties inférieures et les laissant décapités à la vue des spectateurs. C’est le vertige des signifiés et des signifiants qui s’entrechoquent dans un mouvement brownien multifractionnaire et multifracassant, car, d’abord, par rapport au rôle ingrat de Tristan, la généalogie remontant à Uterpandragon est le support signifiant et menaçant de ce signifié accusateur, ensuite, par rapport à Lancelot, Tristan est le support signifiant de la haine de Morgain, et finalement, par rapport à la théorie générale de l’identité qu’un écu arrive à concentrer, celui-ci n’est qu’un abîme des subjectivités emberlificotées. À qui pourrait bien appartenir cet écu? À Uterpandragon? Non, car la voix en off d’un narrateur compatissant nous rassure rapidement que celle-ci n’est que la version menteuse de Morgain. De Tristan? Effectivement non plus, car d’un côté, il n’est qu’un support portatif complètement neutralisé et pourtant capital pour cette mise en scène manigancée, et, de l’autre, les armoiries ne représentent que sa motivation niaise et peu soucieuse de s’affirmer à la cour d’Arthur comme chevalier en herbe. De Lancelot? L’écu est assurément la preuve d’une vérité fictionnelle qu’on vient de confirmer dans le décryptage de l’écu fendu, mais toutefois Lancelot ignore son existence et ne porterait jamais un objet inavouable qui équivaut à sa condamnation et qui témoigne d’une honte partagée avec la reine même. On se retrouve donc devant un cas typique d’hyper-réalité10, où une terminal identity11 se voit révéler par le mécanisme de décryptage d’une infrastructure hypothétique. L’écu scandaleux du tournoi de Roche Dure ne concerne ni une identité, ni une morphologie reprise de façon analogique d’un fait historiquement concret, ni même une subjectivité clairement affirmée, mais une volupté, l’état d’une conscience trouble et surtout troublée par le désir de punir, par une volonté donc éminemment féminine, par une hallucination consensuelle et consensorielle, car Morgain y met tout son talent de ficelage pour aboutir à un tel effet. La position légèrement altière de Morgain dans le Français 102, fol. 239v n’est aucunement un hasard par rapport à Tristan, elle suggère l’image d’un chevalier entièrement dépourvu d’intuition et d’esprit d’à propos. De façon ironique, sur ce même écu du Français 102, on voit un lit conjugal dans l’arrière fond des armoiries, qui suggère une double trahison, celle envers le royaume et celle envers le roi, cela veut dire, celle envers un code moral se rattachant au système souverain-vassal et une autre éthique, de respect implicite pour l’institution du desus la teste le roi et li autres estoit desus la teste de la roïne. Mesire Tristans, quand il voit l’escu, il le regarde une grant pieche, car a merveilles li sambloit biaus. Mais toutes voies, pour ce k’il a paour et doute que cheste painture ne soit faite par aucun mal, demande il a Morgain : ‘Madame, dites moi, s’il vous plaist, que ce senfie que chis chevaliers tiens enis ses deus piés? - certes, fait ele, mesire Tristan, de che ne sai je riens. Je n’i entent ne bien ne mal. Li rois Uterpandragon, ki mes peres fu, porta teles armes maint jour, et pour ramembranche de lui fis je faire chest escu que je ai ja de maint jour garde, car je ne voloie mie nus le mesist a son col s’il n’estoit trop boins cevaliers. Mais quant Diex m’a fait hounour que vous çaiens estes venus, ki estes si boins chevaliers que de vostre bonté vait orendroit tous li mondes parlant, a vous le voeil je baillier, car je sai bien chertainnement que nul mieudre chevalier de vous ne le porroit mettre a son col. Or le tenés’. Et il le prent et tout maintenant se fait armer. » 10 John Tiffin, Nobuyoshi Terashima, Hiperreality. Paradigm for the third millennium, London and New York, 2001 11 Scott Bukatman, Terminal Identity : the virtual subject in postmodern science fiction, Londres et New York, Duke University Press, 1993.

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le rôle de l’homologie dans quelques armoiries littéraires mariage. Avançant vers le centre qui correspondrait aux sources de cette mise-en-image si bien fomentée, on ne pourrait conclure que, tout en étant homologue avec les entités et les instances narratives déjà mentionnées jusqu’à maintenant, cet écu ne peut appartenir qu’à Morgain même, car, à force d’effacer les superlectures qu’on puisse en faire, il arrive que le dernier palimpseste est l’aveu d’une effervescence des sens et d’une banale jalousie féminine, contorsionnée dans ses propres manœuvres et labyrinthes intérieurs, qui vise à faire déchoir tous les autres personnages et à leur déterminer le destin, le maculant par un aveu collectif involontaire. On y reconnaît très facilement l’effet de confrontation de la transgression qui est l’occurrence la plus typique lors du renversement d’un ordre moral - tout comme le répète à de nombreuses occasions les trois auteurs de l’Image au Moyen Âge,’ l’acte négatif, c’est le plus souvent l’image (de fiction ou pas) qui nous le donne à voir’12. L’écu porté par Tristan lors du tournoi de Roche Dure n’est que l’avatar d’une vérité subliminale sur l’importance de la synchronisation et notamment de la désynchronisation des désirs et de leurs accomplissements, car le projet incarné par la volonté de Morgain touche à une ontologie déterministe du destin des autres - Tristan, Lancelot, Guenièvre et le roi Arthur sont les témoins des leurs propres vies passées sous silence, de l’ambition de l’un et de la trahison des autres. Tout comme l’écu fendu reprend le sens axial de la distance entre deux amoureux, l’écu de Morgain est l’occasion de mettre en avant les risques qu’un aveu engendre lorsque la distance est finalement surmontée. Car nous ne sommes finalement que nos propres désirs et le résultat de leur accomplissement – c’est d’ailleurs le mécanisme primaire de chaque écu, qui est homologue non seulement au sens du texte, mais surtout au sens du destin des humains.

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G. Bartholeyns, P.-O. Dittmar, V. Jolivet, Image et transgression au Moyen Âge…, p. 10

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Alexandra-Elena Ilina

Le rôle de l’analogie dans la représentation des armoiries païennes Grâce à leur volubilité dénominative, qui leur a assuré une popularité éclatante durant toute la période médiévale, les armoiries, séduisantes marques d’identité, ne se contentent pas de peupler seulement l’univers familier constitué par le monde occidental christianisé. Elles projettent leur force identificatrice et conceptuelle1 au-delà des marges perméables des espaces apprivoisés, dans l’univers païen, méconnu, aux limites floues, derrière lesquelles s’étend un terrain que l’imagination parcourt voracement. Ainsi, la catégorie des armoiries imaginaires, attribuées aux figures plus ou moins populaires des héros littéraires, humains ou surhumains, s’élargit pour accueillir aussi les marques identitaires univoques censées distinguer les personnages illustrant l’altérité pour laquelle l’imaginaire médiéval aura dans la plupart des cas un regard méfiant, même dédaigneux. Mais ce qui constitue, à notre avis, la particularité de ces armoiries païennes projetées dans la fiction, c’est justement la façon dont s’opère l’absorption de la réalité dans la fiction qui y puise et extrait des contours vraisemblables, à remplir avec les couleurs de la fantaisie. Si l’imaginaire altère la simplicité d’un réel dilué par les encres fantasques, la contamination a un double sens, parce qu’une fois confisqué par l’imaginaire, le réel propage autour de lui des ondes qui troublent la surface fantasque, ayant comme résultat une restriction de la liberté fictionnelle. Dans le cas des armoiries dont on va s’occuper, la source formelle est constituée par les écus ronds d’origine asiatique, assez mal connus, mais associés aux figures ténébreuses issues du brouillard de l’altérité et par conséquent péjoratives. Si jusque-là les spécialistes – parmi lesquels Michel Pastoureau en particulier2 – ont investigué les figures héraldiques et les couleurs ou métaux péjoratifs, sans trop s’intéresser aux morphologies des supports, on propose une approche du péjoratif dans la perspective de la géométrie même, devenue, à son tour, figure, parce qu’on verra que la circularité de l’écu impose une similarité formelle aux figures qu’il contient et dont il détermine l’option thématique et formelle. Un phénomène étrange semble affecter les représentations fictionnelles des armoiries païennes dans les miniatures, en particulier à partir du XIVe siècle. Si jusque-là, les personnages négatifs étaient signalés visuellement par des écus ronds, parfois doués d’ambons ou de figures très simples, évoquant à leur tour la rondeur, à partir de cette époque s’instaure une hybridation de plus en plus accentuée, dont l’évolution sera visible dans les miniatures choisies, en points de référence d’un processus de transformation qui aboutit à l’humanisation des écus presque personnifiés. Les personnages se voient conférer des écus ronds, parfois simples, parfois décorés de visages menaçants, qui évoquent à la fois l’anatomie humaine et animale, déri-

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A. Rollet, « Aux sources de l’emblème : blasons et devises », Littérature, 145, 1, 2007, p. 54 M. Pastoureau, « Formes et couleurs du désordre: le jaune avec le vert », Médiévales, 4, Ordre et désordre, 1983, p. 62-73.

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alexandra-elena ilina vée, dans le dernier cas, des figures héraldiques déchues du répertoire déjà classique. En regardant les écus des païens on se rend compte qu’il ne s’agit pas du tout de l’imagination excédentaire individuelle ou accidentelle d’un seul illustrateur, mais d’une véritable ontogenèse dont les différentes étapes sont discernables à travers la succession des miniatures. L’évolution des armoiries sarrasines commence, donc, à partir d’une analogie qui met en question leur statut d’armoiries purement imaginaires, comme le choix de la forme n’est pas du tout fortuit, cette morphologie étant empruntée aux écus réels des musulmans qui étaient ronds, tout comme les écus grecs et romains3. Il faut rappeler l’évidente différence de degré de l’altérité qui sépare les ancêtres gréco-romains, perçus dans la perspective d’une altérité qui est chronologique avant d’être culturelle, des musulmans, vus comme figures indistinctes d’une altérité contemporaine, donc menaçante et prête à renverser, à tout moment, l’ordre préétabli. Projetée dans les miniatures et ensuite transformée en indice sémantique essentiel dans la construction identitaire du païen, la rondeur n’est pas exclusivement un clin d’œil au monde musulman, comme le souligne Fany Caroff, en précisant aussi que l’écu rond « peut être partagé par tous ceux désignés comme les antagonistes dans un contexte défini »4. Alors, cette particularité géométrique implique non seulement la différence, mais aussi l’opposition, dans la plupart des cas violente, qui surgit et se manifeste dans un contexte de préférence conflictuel. La morphologie réelle des écus orientaux est naturellement transposée dans les miniatures, mais à partir du moment où l’iconographie s’empare des écus ronds utilisés en tant qu’indices récurrents, donc facilement reconnaissables, la codification entraîne l’indépendance des figures. Une fois devenue indépendante, l’armoirie païenne sera chargée d’une expressivité qui lui est propre, explorée et enrichie à travers un large corpus iconographique. Les armoiries païennes sont explicites et parfaitement lisibles, par opposition aux armoiries réelles qui restaient assez souvent opaques au public5. Cet article va s’appuyer sur quelques exemples analysés dans une perspective chronologique, exemples qui, à notre avis, montrent une transformation, accentuée vers la fin du XVe siècle, de l’écu païen, dont la surface à meubler commence à être remplie par des figures de plus en plus similaires, laissant deviner une propension vers l’unité réalisable sous la forme d’une figure distincte, dont les traits seront ceux de l’humanité. Attribut de l’ennemi, catégorie générale assez hétérogène et permissive, la nuance péjorative de l’écu rond est, dans une première étape, obtenue par la contamination avec la connotation négative qui entoure cet adversaire et qui arrive, dans une première étape, à toucher la circularité même, en tant que forme préférée de l’Autre. Pour ce stade premier de la dévalorisation héraldique, on a choisi, parmi les nombreux exemples qui illustrent cette dichotomie visuelle, l’image qui apparaît dans le manuscrit Royal II B, fol. 150 de la Bibliothèque Britannique, parce qu’elle est symptomatique : située en bas du folio d’un psautier du début du XIVe siècle, la mise en scène de la lutte d’un chevalier contre un sarrasin actualise un conflit qui oppose non seulement les deux chevaliers, avatars de deux catégories situées dans une situation conflictuelle intrinsèque, mais aussi leurs écus, parce qu’à l’écu triangulaire, de type français, du chrétien, s’oppose l’écu circulaire, pourvu d’un ambon, du païen. Cette 3

S. Slater, The history and meaning of heraldry. An illustrated reference to classic symbols and their relevance, Londres, 2004, p. 50 4 F. Caroff, « Différencier, caractériser, avertir : les armoiries imaginaires attribuées au monde musulman » Médiévales, 38, 2000. p. 137-147 5 G. Mounin, « Héraldique et sémiologie », La Linguistique, 22, 1, 1986, p. 47-56: «  Le sens généalogique des armoiries a pu n’être connu que par un nombre restreint de personnes, dans des zones restreintes où telles et telles étaient familières - sauf en ce qui concerne les armoiries impériales, royales ou princières, et sauf par le public nobiliaire pour qui elles avaient un réel intérêt. »

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le rôle de l’analogie dans la représentation des armoiries païennes image, schématique et réduite à une forme de persuasion manifeste, dépourvue de toute subtilité, ne contient pas encore une véritable armoirie imaginaire : il n’y a rien de faussé ici, les deux écus correspondent à des formes du support héraldique tout à fait réelles, d’une simplicité univoque et typologique, mais signifiante dans ce contexte, où les deux chevaliers sont parfaitement identifiables aussi par d’autres indices qui auraient pu suffire, fait qui rend la fonction identitaire des écus plutôt redondante, mais nécessaire pour la cohérence de l’image construite elle-même d’après une logique héraldique. Elle emprunte aux armoiries un trait essentiel : la clarté expressive. Il faut aussi mentionner que cette image n’est pas la seule de ce genre dans un manuscrit décoré de plusieurs scènes construites autour d’un conflit – soit entre des chevaliers, soit entre des êtres difformes ou fantastiques qui ont comme attribut le même écu rond diffamant. Le contexte belliqueux favorise l’éclat de la dichotomie privilégiée par la violence. Mais la forme seule n’est jamais suffisamment menaçante et l’écu rond plain ou seulement pourvu d’un ambon sera tout de suite meublé, pour assurer un plus de vigueur déclamative à l’image. Le choix des figures qui le meublent est particulièrement parlant aussi: il n’y a que des cas exceptionnels où le contour de la figure ne soit pas rond, imitant la forme constrictive de l’écu. La force impressive de la morphologie a comme résultat la transmission d’une contrainte formelle aux figures qui, en obéissant aux rigueurs formelles, absorbent aussi, par le biais de la forme déjà investie d’une valeur identificatrice, ses implications sémantiques concentriquement dévoilées au regard. Comme l’héraldique est un art de la clarté presqu’ostentatoire, à la recherche du sens facilement compréhensible, à la forme de l’écu on ajoute des figures qui reprennent, pour des raisons à la fois compositionnelles et sémantiques, la rondeur formelle, une fois de plus investie de traits diffamants mis en évidence par cette reprise de la circularité déjà connotée, qui confirme l’importance de la fonction psychologique de l’héraldique.6 La reprise, au risque de devenir pléonastique, de la géométrie des rondeurs trompeuses confirme l’appétit héraldique de la juxtaposition synonymique éclairante. La circularité est une fois de plus translatée dans la figure et c’est à ce moment-là que les écus sarrasins deviennent imaginaires de plein droit et s’installent dans la fiction. La surcharge, manifestée au niveau de cette séduction de la synonymie formelle, est le premier geste fictionnel. L’exemple suivant témoigne de cette translation de la circularité, transmise à la figure : le folio 88 du manuscrit Français 9123, qui contient la représentation d’un épisode secondaire de l’Histoire du Saint Graal, situé vers la fin du roman, où le chrétien Pierron lutte contre le roi irlandais sarrasin Morehain. La victoire du chrétien est évidente, il écrase le roi dépourvu de tout attribut royal et, de plus, implicitement discrédité par les deux visages grimaçants qui se trouvent sur la housse de son cheval et sur son bouclier en or. Ces deux visages identiques ressemblent à deux têtes de léopard, cet animal héraldique mauvais, issu d’une dichotomie nécessaire. Comparé à lui, le lion héraldique regagne sa splendeur, grâce au « coup de génie »7 qui fut l’invention de cette figure au XIIe siècle. Le choix de la tête de léopard se voit deux fois justifié: premièrement, parce que sa forme s’accorde avec la circularité de l’écu païen, en accentuant son côté diffamant, et deuxièmement parce qu’elle représente un animal imaginé dans une dichotomie toujours dévalorisante, qui favorise le lion et porte tort au léopard, tout comme la comparaison entre le chrétien et le Sarrasin dévalorise le dernier au profit du premier. Cette miniature

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Mounin, Héraldique... M. Pastoureau, « Quel est le roi des animaux ? », Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, Le monde animal et ses représentations au moyen-âge (XIe-XVe siècles), 15e congrès, Toulouse, 1984, p. 133-142.

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alexandra-elena ilina est encore plus éloquente si on se rend compte que ce manuscrit est le seul à illustrer cet épisode de l’Histoire du Saint Graal, épisode qui ne contient aucun indice textuel concernant les armoiries des deux ennemis : l’image est indépendante du texte qui garde le silence sur les deux blasons, l’attribution de ces armoiries s’expliquant par une pratique purement visuelle qui fonctionne d’après la logique héraldisante qui touche les écus païens. L’articulation autour d’une dichotomie est le principe compositionnel d’une autre image : on y voit représentées deux armées  qui s’affrontent, leur opposition étant reprise aussi par les écus situés au milieu de l’image, dans une mise-en-abîme expressive. Il s’agit d’une miniature du manuscrit Egerton 745, du début du XIVe siècle, fabriqué à Paris,8 qui contient parmi d’autres vies de saints la Vie de Saint Eustache, illustrée par neuf images étudiées par Judith K. Golden. Elle essaie de les situer dans la tradition iconographique de Saint Eustache, mais ne prête aucune attention spéciale à la cinquième image9, une étrange scène de bataille qui illustre une séquence du texte où le saint reprend son rôle militaire pour combattre, en tant que soldat romain, une armée indéterminée de barbares. Tout comme dans le cas de l’écu attribué au roi d’Irlande dans la miniature précédente, l’écu reçu par ce Sarrasin anonyme qui s’affronte à saint Eustache n’est pas mentionné dans le texte : il est le résultat d’une pratique visuelle et non pas d’une indication écrite. Parmi les neuf images, celle-ci est la seule où l’on voit le saint dépourvu de son auréole, détail que Judith K. Golden semble ignorer. L’explication de cette étrange disparition de l’attribut de la sainteté serait le fait que le nimbe, signe univoque de la sainteté, est remplacé par un signe cette fois héraldique, mais toujours univoque : la croix de sable qu’il porte sur son bouclier. La croix remplace l’auréole probablement aussi parce qu’en sa qualité de signe héraldique, elle est mieux intégrable dans un contexte guerrier que le nimbe, indice hiératique. Située au cœur de l’image, dans son nucléé sémantique, la croix devenue dans la tradition médiévale un signe guerrier qui engendre un paradoxe inhérent si l’on pense à son rôle primaire, d’instrument de la souffrance et de l’humilité dont les guerriers se débarrassent, alors signe du vainqueur par excellence, s’oppose à l’écu du païen, ici représenté comme un sarrasin aux traits exagérés. Le visage rouge qu’il porte sur l’écu garde la frontalité et l’expression grimaçante mais il n’est plus un visage d’animal et il n’est plus un simple meuble sur l’écu : il s’est étendu sur toute la surface de l’écu qui ne le contient plus, mais c’est le visage qui devient l’écu. Déjà, la logique centripète est remplacée par celle centrifuge, la stabilité sémantique de la figure ne doit plus s’appuyer sur la géométrie afin d’affirmer sa pertinence, mais la figure éclore pour se manifester en forme autosuffisante. Comme la figure émane le sens, la forme lui obéit, ayant comme résultat le changement formel de l’écu : il n’est plus rond, mais en forme de cœur, plus proche des contours d’un vrai visage, presqu’humain. On discerne facilement une filiation sémantique qui relie l’écu plain, rond à l’écu devenu visage : ces armoiries, signe de l’identité collective, est construite au début à partir d’un fait historique qui inspire l’écu rond retrouvé dans les images dans sa qualité d’écu de l’adversaire. Plain, alors vidé de contenu, l’écu rond n’était pas suffisamment expressif : seule la géométrie était péjorative, et comme elle était trop abstraite, l’écu a du être meublé pour mieux représenter l’inimitié. Au moment où il reçoit une figure sur l’écu, cette figure remplace la forme ronde contenue par la figure, toujours ronde, ou renvoyant à la circularité. L’écu peut changer

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On a trouvé la description sur le site de la Bibliothèque Britannique: http://www.bl.uk/catalogues/illuminatedmanuscripts/record.asp?MSID=8552&CollID=28&NStart=745 9 J. K. Golden, « Images of instruction, Marie de Bretagne, and The Life of Saint Eustace as Illustrated in British Library Ms. Egerton 745 », Insights and Interpretations: Studies in Celebration of the Eighty-fifth anniversary of the Index of Christian Art, Colum Hourihane, p. 60-84

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le rôle de l’analogie dans la représentation des armoiries païennes de forme, comme dans la miniature de l’Histoire du Saint Graal, ou il peut garder sa forme ronde, mais il ne changera plus de contenu : il sera toujours facile à identifier, grâce au visage épouvantable qui s’efforce de le définir. Image de la profusion, l’écu, somme des sens dérivés de la bestialité, de la morphologie mauvaise et de l’humanité tout aussi dépravée, fait penser aux ressemblances de nature physiognomonique dont parle Jurgis Balstrušaitis, qui interprète ces altérations morphologiques, établissant une relation de miroitement entre l’humain et l’animal, comme des aberrations10 trahissant une tendance constante de la pensée européenne, de l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle, de regarder vers les ressemblances dévalorisantes ou pas, mais toujours révélatrices, entre les règnes. Un cas atypique où apparaît un autre avatar de cet écu diffamant est représenté par deux miniatures du manuscrit Français 99 datant du milieu du XVe siècle, provenant de l’atelier de Gérard d’Espinques : les folios. 341v et 346v, qui ont comme personnage principal Palamède, l’héros de la Table Ronde dont le blason consacré, échiqueté d’argent et de sable, est remplacé sans aucune explication par un autre qui pourrait être décrit comme étant d’argent avec un soleil de gueules. Mais ce soleil n’est pas du tout innocent : son regard méduse ses adversaires et son visage est plutôt « léopardin » que solaire : les rayons qui encerclent le visage accentuent cette ressemblance, parce qu’elles renvoient à la crinière dont le léopard héraldique est doué. La représentation, plutôt hybride, de cette figure héraldique qu’on ne retrouve pas dans le texte a plusieurs implications : premièrement, elle n’apparaît pas dans le texte et elle relève d’une tradition iconographique qui semble s’actualiser dans des contextes similaires, comme on l’a vu auparavant. Ici on a une image violente qui met en contraste les chevaliers de la Table Ronde et Palamède, associé dans ce contexte à un ennemi païen plutôt qu’à un chevalier chrétien. C’est pour signaler cette particularité identitaire que l’illustrateur abandonne ici les armoiries classiques de Palamède – qu’il connaissait sans doute, parce qu’elles apparaissent dans des autres miniatures du même manuscrit – et lui attribue des armoiries inconnues, qui ne lui sont attribuées nulle part, mais avec lesquelles il signale l’ambiguïté identitaire : il est, en même temps, chevalier de la Table Ronde et sarrasin. L’apparition de ces armoiries dans les deux miniatures témoigne aussi du caractère circonstanciel des armoiries païennes, qui ne se laissent pas observer en dehors d’un contexte spécial, constitué à partir d’une opposition ontologique. D’ailleurs, dans la première de ces deux images, on voit que cet hybride similaire à un léopard héraldique s’oppose à un chevalier qui porte un écu d’azur au lion rampant d’or, comme pour actualiser l’opposition entre le lion et son mauvais double, le léopard. La circularité péjorative du visage sert aussi à désigner, dans d’autres images, des pirates, des géants ou même des personnages bibliques, comme Goliath : le choix du visage pour exhiber le danger représenté par l’autre montre comment l’écu rond devient synecdotique et il est une révélation de la différence absolue de l’Autre. L’apogée de l’écu-visage est atteint au XVe siècle, quant on rencontre déjà des représentations en relief de l’écu porté par l’un des géants vaincus par Lancelot : dans le manuscrit Français 114, fol. 225v. Vu de profil, l’écu est encore plus menaçant que ses prédécesseurs parce qu’on se rend compte que le visage n’est pas seulement peint, mais en relief, sortant du bouclier comme un véritable masque grotesque en or dont la fonction psychologique, attribuée par Georges Mounin aux écus qui ont pour but d’effrayer l’adversaire11, est accentuée par la tridimensionnalité inattendue, qui corporalise le danger et le représente, il lui donne une présence presque tangible. Les armoiries païennes gagnent un véritable rôle épiphanique, puisqu’elles changent de forme, se concrétisent de plus 10 11

J. Batrušaitis, Aberrations. Les perspectives dépravées – 1, Paris, 1995 G. Mounin, « Sémiologie et linguistique: L’exemple du blason », La Linguistique, 6, 2, 1970, p. 5-16

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alexandra-elena ilina en plus en se stabilisant dans sa forme ultime, l’écu-masque paradoxal qui ne se cache pas, mais qui dévoile. Comme le visage est l’expression identitaire la plus personnelle et, dans ce contexte, infalsifiable, l’écu-visage n’est que l’extériorisation de l’être ténébreux et grotesque de l’Ennemi dont la grimace synthétise l’essence. Ce déplacement d’accent, de l’animalité, représentée par les figures héraldiques déchues, vers l’humanité monstrueuse pourrait indiquer aussi une nouvelle attitude vers l’ennemi : on n’a plus besoin de voir l’Autre comme un animal pour qu’il soit différent, parce que la différence peut exister bel et bien au milieu même de l’humanité et le monstre ne doit plus avoir une tête de léopard pour effrayer, la figure humaine peut être monstrueuse aussi. Le comble de cet assombrissement est atteint par l’attribution des armoiries païennes aux statues des divinités païennes, comme Apollon qui reçoit un tel écu dans un manuscrit toujours du XVe siècle, contenant l’Histoire d’Alexandre par Jean Wauquelin : le Français 9342, fol. 96 et fol. 121v. Cette attribution renforce l’idée que cet écu est celui du païen et, situé dans la main d’une statue-idole, il remplit de façon encore plus convaincante son rôle d’écu épiphanique et avertisseur. Monté sur le socle de l’idole, l’écu qui exhibe sera lui aussi exhibé, montré du haut du socle comme signe de l’infamie qui montre son visage sévère et minéralisé. L’attribution de cet écu à l’idole est possible aussi grâce à une prédisposition matérielle: l’écu-masque est un écu en or et le transfert vers l’idole était presque prévisible. Au moment où l’écu pour lequel on n’a pas réussi à trouver un nom suffisamment synthétique – il a tout simplement résisté au baptême, comme un véritable écu païen – est attribué à l’idole, il atteint son maximum d’efficacité symbolique et a gagné le statut d’écu infamant par excellence, image d’une humanité corrompue et dangereuse, l’altérité qui dégoûte et menace. Le cercle devient figure et la figure devient visage : voilà le schéma triparti qui soutient l’évolution concentrique de l’écu du païen de l’analogie la plus simple à l’expressivité angoissée de cet écu placé toujours en dehors de la normalité, dans le territoire autrefois signalé par la formule hic sunt leones.

Figure 1: Royal 2 B VII fol. 150, Knight and Saracen / Chevalier et sarrasin

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le rôle de l’analogie dans la représentation des armoiries païennes

Figure 2 : Français 114, fol. 225v, Combat de Lancelot et des géants

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Christian de Mérindol

À propos de l’exposition La Légende du Roi Arthur. Nouvelles lectures L’exposition La légende du roi Arthur, qui a été organisée par le regretté Thierry Delcourt à la Bibliothèque nationale de France1, offre l’opportunité d’étudier des images dont les nuances, souvent peu relevées, enrichissent les approches de la légende arthurienne, notamment en ses rapports avec la société. La valorisation de Lancelot Plusieurs images permettent de mesurer la valorisation de Lancelot : la charrette de la honte, Lancelot à la chapelle du Graal, les armoiries de la famille de Lancelot. 1. La charrette de la honte. La situation, les faits. L’épisode est bien connu, Lancelot, à la poursuite du ravisseur de Guenièvre, privé de cheval, accepte de monter dans une charrette, qui est conduite par un nain, perdant ainsi son honneur et sa dignité, Gauvain qui l’accompagne, avec un cheval de secours, le supplie en vain de descendre. Le texte de Chrétien de Troyes dans Le chevalier de la charrette2 est précis : « De ce servoit charrete lores / Dou li pilori servent ores » (vers 3212), c’est-à-dire la charrette des condamnés. À l’arrivée au château, deux pucelles interrogent : « Nain quelle faute a commise ce chevalier que tu mènes comme un paralytique » (vers 439440), une demoiselle affirme : « Un chevalier a perdu tout honneur sur terre après avoir été en charrette » (vers 486-487). Deux images de la charrette de la honte. Deux images de la charrette de la honte, la première, négative, du début du XIVe siècle, extrait du Lancelot-Graal (Saint-Omer, 1317), conservé à Londres (BL Add. 10293 f. 18) (fig. 1), la seconde, positive, sensiblement d’un siècle plus tard, du Lancelot-Graal vendu à Jean de Berry en 1405, conservé à la BnF (fr.119, f. 312 v.) (fig. 2) éclairent le propos3. L’image négative (fig. 1) : Lancelot est accroupi ou assis, vêtu de rouge orangé, proche du roux, couleur dévalorisante, dans la charrette, qui est dirigée de gauche à droite, elle est ainsi associée au sens de la lecture ; elle est tirée par un cheval harnaché, monté par le nain qui 1

La légende du roi Arthur, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2009. Chrétien de Troyes, Le chevalier de la charrette ou le roman de Lancelot, édition critique, d’après tous les manuscrits existants, traduction, présentation et notes de C. Méla, Lettres gothiques, Paris, 1992. 3 La légende du roi Arthur (à présent abrégé en La légende), respectivement p. 167 et p. 72-73. 2

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christian de mérindol s’adresse à Lancelot ; à l’arrière-plan, des personnages l’insultent et sans doute lui jettent des pierres. En contraste, Gauvain, à cheval, l’exhorte ; il porte un écu à ses armes, d’argent au franc quartier de gueules, dont le rouge tranche avec le rouge orangé des vêtements de Lancelot ; un cheval, ou deux, à la robe pommelée, alors signe valorisant, appartient au groupe de Gauvain et de deux cavaliers. L’iconographie est claire et précise. Relevons que la roue est à huit rayons. Il en est de même, par exemple, dans l’image d’Arthur combattant Mordred, du Spieghel historiael de Jacob van Maerlant (Pays-Bas, XIVe siècle)4. L’image positive (fig. 2) : Lancelot, en chevalier, est assis dans la charrette comme sur une monture, son écu est à ses armes, d’argent à trois bandes de gueules ; la charrette ici est dirigée de la droite vers la gauche, ce qui souligne l’écart avec le sens de la lecture du texte ; elle est tirée par un cheval à la robe pommelée, signe encore valorisant à cette époque ; aucune foule l’insulte. Quant à Gauvain, il est reconnaissable par ses nouvelles armoiries, de pourpre à l’aigle bicéphale d’or ; il ne s’adresse pas à Lancelot, il l’accompagne, comme le troisième personnage. Relevons ici les énormes roues à dix rayons – ce nombre n’est pas neutre – de la charrette. Le nombre 10 est synonyme de la perfection qui est le nombre de la loi de Dieu « Perfectionem excedit Decalogi », selon saint Augustin, Bède et Rupert5. L’histoire de ce manuscrit est connue. Jean de Berry détient l’énorme cycle de Lancelot-Graal que Regnault du Montet lui avait vendu en janvier 1305 pour 300 écus. Regnault du Montet a dirigé la production de deux exemplaires, l’un pour le duc de Berry, ce manuscrit, l’autre pour Jean Sans Peur, duc de Bourgogne, l’année suivante6. Les spécialistes de littérature médiévale soulignent l’ambiguïté, la dualité, la complexité de Lancelot : l’amour adultère entre Lancelot et la reine Guenièvre, la soumission du chevalier à sa dame, agent de la catastrophe finale, mais aussi choisi pour être le père du chevalier pur, Galaad ; Lancelot brise les tabous, les règles de la chevalerie pour une femme ; l’invitation et l’accès à la connaissance du Tout ne peut se faire que par la Femme, seule source de vie ; selon le texte, c’est la victoire d’Amour sur Raison, le choix volontaire de la honte ; enfin une éthique subversive, une transgression constante des interdits, est le seul moyen de conduire l’homme au dépassement de lui-même7. À l’époque de l’exécution du manuscrit, les premières années du XVe siècle, le rôle social de la femme est important. Nous en avons pour preuve le débat de Christine de Pisan avec Jean de Montreuil, secrétaire du roi et du duc d’Orléans, sur le Roman de la Rose, en 14011402, le Livre de la cité des Dames qu’elle compose vers 14058 ; une traduction du De claris mulieribus de Boccace, imité de De viris de Pétrarque, qui est offerte au duc de Bourgogne en 1403 sous le titre des Cleres Femmes ; l’institution de la Cour amoureuse à Paris en 1401, à l’initiative de Philippe le Hardi et de Louis de Bourbon, avec l’agrément de Charles VI, pour honorer et servir « toutes dames et damoiselles » et pour « passer du temps plus gracieusement » pendant qu’une épidémie de peste ravage le pays9 ; on assiste à une renaissance de l’esprit chevaleresque, la reprise des thèmes courtois. Parmi ceux-ci, l’idée que l’amour anoblit les hommes et efface les inégalités sociales. Peu à peu émerge un ordre bourgeois. Un signe du rayonnement est la création des Puys ou des Chambres de rhétorique dans la France du Nord. 4

Ibid., p. 221. H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, II, 2, Paris, 1964, p. 15. 6 La légende, p. 44, 70. 7 Voir en particulier l’introduction de J.-C. Aubailly dans Lancelot ou Le chevalier de la charrette, Paris, 1991, p. 27 et suiv. 8 Une femme de lettres au Moyen Âge autour de Christine de Pizan, dir. L. Dulac et B. Ribémont, Orléans, 1995. 9 Sur ce point et les suivants, C. Bozzolo, H. Loyau, La cour amoureuse dite de Charles VI, I et II-III, Paris, 1982. 5

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures Ajoutons les fêtes royales données à Saint-Denis pour l’adoubement du jeune prince d’Anjou en 1392. Les ordres de chevalerie, dont un second essor est sensible au cours de la seconde moitié du XIVe siècle, commencent à inclure dans leurs statuts la défense de l’honneur de la femme. Citons par exemple l’Écu d’or de Louis de Bourbon, la Dame blanche à l’Escu vert de Boucicaut – la défense des femmes, leur protection, notamment des veuves -, l’ordre de la Jarretière (1348), qui, à partir de 1376, qui accorde une sorte de statut d’associés aux femmes de haute naissance « high born », l’ordre de l’Étoile et de la Jarre d’Aragon, fondé en 1403, qui mentionne des « ladies and damsels », enfin l’ordre du Dragon fondé par Jean 1er de Foix, dans les premières années du siècle, les statuts s’adressant « à certain nombre de dames et damoiselles, de chevaliers et d’escuiers »10. Le Mesnagier de Paris reflète la population urbaine de Paris à la fin du XIVe siècle : la mission de la femme est la paix, qui est déjà la leur au foyer et au village, et qui doit s’étendre à la société, notamment en temps troubles. On pourrait également citer peu après Le Journal d’un bourgeois de Paris qui contient de multiples exemples du rôle pris peu à peu par la femme dans la société11. L’écart signifiant et ses limites : la femme à dextre. Dans l’exposition, un bel exemple de la position de la femme, de l’amour, à la place d’honneur, est la scène de Tristan et d’Iseut à la fontaine, le « rendez-vous épié ». Sur un coffret daté de la première décennie du XIVe siècle, conservé au Musée de Cluny, Tristan est à gauche, à dextre, Iseut à droite, à senestre (Tristan et Iseut à la fontaine, Aventures merveilleuses de Lancelot et Gauvain, Paris, v. 1300-1310. Musée de Cluny MNMA, cl. 23840)12 ; sur un second coffret postérieur de quelques décennies, conservé au Louvre, c’est l’inverse, Iseut est à dextre, place d’honneur, Tristan à senestre (Tristan et Iseut à la fontaine, Épisodes de l’histoire de Tristan et Iseut, Paris, v. 1340-1350)13. La prudence demeure, le contexte donne la signification de cet écart. Ici, sur le second coffret, on peut lire de droite à gauche, sur la face latérale, à droite, un couple, une forêt, une chasse au faucon ; sur la face arrière, une forêt, le dieu Amour dardant ses flèches vers Tristan et Iseut au pied d’un arbre, Iseut à dextre, puis Tristan et Iseut chevauchant et la scène à la fontaine, enfin sans doute un château et Tristan et Iseut jouant aux échecs, Tristan à dextre ; sur la face latérale, à gauche, la forêt, une compagnie de chevaliers rapportant la tête du blanc cerf qui vaudra au chasseur un baiser de la plus belle dame du château ; sur la face avant, un chevalier délivrant une pucelle des hommes sauvages qui l’avaient enlevée et la ramenant au château (sans doute un épisode du roman de Jaufré) ; enfin, sur le couvercle, l’attaque du château d’Amour. La notice, avec justesse, relève qu’il ne s’agit pas de la prouesse chevaleresque mais plutôt de la place de l’amour entre le monde sauvage et la vie de cour, entre la forêt et le château. Plusieurs exemples illustrent le thème du cheminement de la forêt au château, un coffret d’ivoire : Perceval le Gallois (Paris v. 1310-1330) conservé au Louvre ; un deuxième coffret

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Les exemples pourraient être multipliés. Sur le sujet voir d’A. J. D. Boulton, The Knights of the Crown, Woodbridge, 2000 et L. Hablot, La devise, mise en signe du prince, mise en scène du pouvoir, a paraître. 11 Sur tous ces points C. de Mérindol, « La femme et la paix dans la symbolique des décors », Mélanges Duby, Mâcon, 2000, p. 197-231. 12 Dans l’analyse de l’image médiévale, on considère la latéralité en fonction du personnage figuré et non de l’observateur. Notre gauche est donc sa droite pour laquelle on emploiera de préférence le terme de dextre. Sur le sujet voir C. de Mérindol La maison des Chevaliers de Pont-Saint-Esprit. Nîmes, Conseil général du Gard, t. 1 : A. Girard, La demeure des Piolenc, 2001. - t. 2: C. de Mérindol, Les décors peints et corpus des décors monumentaux peints et armoriés du Moyen Âge en France, 2000, notamment p. 125 : « priorité de la dextre » et L. Hablot, « Aux origines de la dextre héraldique, écu armorié et latéralisation au Moyen Âge », Cahiers de civilisation médiévale, à paraître. 13 Respectivement La légende, p. 162 n. 65, p. 180-181, n. 75.

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christian de mérindol d’ivoire : Galaad-Lancelot-Gauvain (Paris, XIVe siècle) conservé au Victoria and Albert Museum ; un troisième coffret d’ivoire : Lancelot et Gauvain (le roman de Jaufré), Tristan et Iseut, roman d’Alexandre (Paris v. 1300-1310), déjà cité, conservé au Musée de Cluny ; enfin un quatrième coffret : Tristan et Iseut (le roman de Jaufré), déjà cité, conservé au Louvre14. Dans ce thème, Merlin, fils du Diable, est aussi l’agent du projet divin de la Rédemption. Merlin circule entre la cour d’Arthur, dont il est le conseiller, et la forêt, où il va régulièrement rendre visite à l’ancien confesseur de sa mère, Blaise, un clerc, chargé de mettre par écrit des aventures sous la dictée de celui qui, plus qu’un enchanteur, est un devin15. L’écart de la femme à dextre, place d’honneur, peut être relevé par exemple sur le sceau de la Sainte-Chapelle - Blanche de Castille figure à dextre -, le sceau a été créé avant sa mort en 1242 ; dans la Bible de saint Louis, conservée à Tolède, Blanche de Castille, à dextre, s’adresse à son fils Louis (vol. 3 f. 8). Le contexte donne le sens de l’écart. La position à dextre de la femme peut être en effet négative. Par exemple dans le Lancelot-Graal (Paris v. 1250), conservé au Louvre (fr. 339, fol. 22v-23), la dame de Malehaut tombe amoureuse de Lancelot (qui est prisonnier)16. La femme est à dextre, elle est de plus grande taille et vêtue de rouge, c’est l’image plutôt négative de l’amour courtois. En effet elle est veuve et mère ; elle manifeste la séduction presque involontaire qu’exerce Lancelot sur les femmes ; elle pressent que c’est pour une autre que Lancelot réalise ses exploits chevaleresques. Autre image plutôt négative dans le Recueil de textes sociaux et religieux en latin (Angleterre v. 1300) conservé au British Library17. Parmi les principaux épisodes de l’histoire de Tristan et Iseut, au feuillet 8, la scène à la fontaine, Iseut est à dextre (Londres, BL., ms Add. 11619 f. 8.). Le rouge souligne l’écart, les autres personnages sont vierges de couleur. L’écart exprime sans doute, sous l’apparence de l’innocence, la faute des deux amants. Le vert également présent est une couleur ambiguë, plutôt négative ; les fruits de l’arbre dans lequel se cache le roi Marc sont des poires. Vers 1250-1260, un véritable psautier d’amour est le Roman de la poire de Tibaut. Lancelot à la chapelle du Graal La situation. Les faits. Lancelot est endormi alors qu’apparaît le Graal : son péché d’adultère lui interdit de contempler les mystères. Quatre images de Lancelot à la chapelle du Graal. La confrontation de quatre images de la scène de Lancelot endormi près de la chapelle souligne également la valorisation de Lancelot. L’image négative. Dans le manuscrit de Lancelot-Graal (Douai 1274) conservé à la BnF (fr. 342), cette scène est représentée au feuillet 7218 (fig. 3). À gauche se dresse l’église à la tour ronde, à la porte contenant un arc trilobé, à trois fenêtres, à l’appareil régulier - des doubles traits verticaux et horizontaux blancs sur fond rouge -, relevons le cercle, le nombre 3 et l’orthogonalité ; puis cinq cierges sur un support formé d’un premier triangle lui-même suivi d’un second formant la base du meuble - relevons le nombre 5 et le triangle - ; ensuite la croix à quatre branches égales, marquée de cinq petits cercles - évocation des cinq plaies du Christ -,

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Respectivement, ibid., p. 102-103 n. 26, p. 144-145, p. 162 n. 65, p. 180-181 n. 75. Ibid., p. 159. Ibid., p. 170 n. 19. Ibid., p. 182 n. 76. Ibid., p. 188.

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures elle prend appui sur un socle à trois marches, marqué d’un quadrillage oblique, relevons à présent les nombres 4, 5 et 3, et le quadrillage oblique ; enfin, plus à droite, deux personnages : Tristan à genoux, priant, accompagné d’un second personnage, apparemment une femme, au vêtement intérieur rouge vif, la main droite posée sur la tête de Tristan, relevons le nombre 2 et le rouge ; enfin, à l’extrême droite, Lancelot, chevalier, endormi au pied de deux arbres, le corps orienté dans le sens opposé, relevons à nouveau le nombre 2. Appartiennent au monde divin, le nombre 5 qui évoque la Passion, les cinq plaies du Christ, le nombre 4, la croix, l’Incarnation, le nombre 3, le nombre de Dieu, l’éternel, la forme de l’esprit, la Transcendance, ainsi que le cercle19 ; quant au rouge vif, il n’est pas sans évoquer la robe du Christ de la Passion. Le nombre 2 est le nombre de l’unité divisée, le nombre de la créature20 ; enfin à l’orthogonalité, l’ordre, répond l’obliquité, l’obstacle, la souffrance. Cette lecture peut être soutenue par une autre image de moindre intensité religieuse dans ce même manuscrit, au feuillet 41 v., Lancelot blessé et la Demoiselle d’Escalot, la porte de la tour s’achève en un arc, deux arbres figurent dans l’image21. Trois images favorables. Dans trois images de la fin du XIVe et du début du XVe siècle, en revanche, Lancelot est représenté plus favorablement. Dans le manuscrit de la Queste del Saint Graal (Milan, vers 1380-1385), pour le duc de Milan Bernabo Visconti, conservé à la BnF (fr. 343), la même image figure aux feuillets 17 v.-1822 (fig. 4). L’image est inversée, le cadre est absent, l’aspect narratif domine. À gauche, à dextre, Lancelot, chevalier, est endormi, l’épée, le heaume et l’écu disposés autour de lui, au pied d’un arbre ; le cou de son cheval, à la robe pommelée, croise le tronc de l’arbre. Une certaine valorisation de Lancelot apparaît dans la représentation de ses attributs de chevalier, dans la robe pommelée de son cheval, et dans les armoiries de son écu, d’azur ( ?) à une fasce d’or brochant, au chef de gueules (?). Le croisement du cou du cheval et du tronc de l’arbre, une sorte de X, peut être un signe de l’obstacle et celui du nombre 2. Au centre un lit (le lit périlleux ?), porté par deux chevaux à la robe non pommelée, couvert d’une étoffe rouge marquée d’étoiles blanches à huit raies. Le nombre 2 est à nouveau souligné. À droite le toit de la chapelle est soigneusement quadrillé de doubles traits suivant sa pente ; sur l’autel, un ciboire ; devant l’autel, un chandelier à sept cierges ; devant la chapelle un seuil régulièrement quadrillé - un échiqueté noir et blanc, de douze cases en trois rangs - ; l’ouverture de la chapelle est en forme d’un arc trilobé ; enfin un homme à la barbe bifide à genoux prie. Nous retrouvons ici les nombres 2 et 3, l’orthogonalité et le croisement, signe de difficulté, d’obstacle. Le nombre 12 - celui de l’échiqueté - est le nombre « surabondant » plus que parfait selon Isidore, Innocent III et saint Bonaventure23 ; le nombre 7 - celui des cierges - est le nombre parfait et sanctifié, le nombre de l’histoire du Salut ou de l’Ancien Testament24. L’échiqueté noir et blanc sera ultérieurement évoqué. L’allusion aux cinq plaies du Christ est absente. Nous retrouverons ces nombres dans d’autres images. Lancelot conserve ici ses attributs de chevalier, image valorisante. Dans le manuscrit du Lancelot-Graal, exécuté pour Jean de Berry (BnF, Ms. fr.117 f. 1), à présent l’image se trouve dans une composition à quatre compartiments, au registre inférieur,

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Lubac, Exégèse, II, 2, p. 17, 26 et suiv., 29. Ibid., p. 13 et suiv. Ibid., p. 167. Ibid., p. 145, n. 87. Lubac, Exégèse, II, 2, p. 23. Ibid., p. 21 et suiv.

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christian de mérindol à droite25 (fig. 5). Ici dominent le sang du Christ - le ciboire -, la croix et les deux anges. La valorisation de Lancelot est exprimée par la housse du cheval qui est à ses armes et par le heaume posé près de lui, enfin par la position de son corps qui est dirigé vers la croix. Le nombre 2 paraît souligné, deux monticules, deux arbres, le socle de la croix, enfin les deux anges. Le cadre végétal est absent. Dans le manuscrit du Lancelot-Graal (Estoire, Merlin, Lancelot), exécuté pour Jean Sans Peur (Arsenal, Ms. 3479, p. 1), l’image est également dans une composition à quatre compartiments, et au même registre inférieur, à droite26 (fig. 6). Comme dans la précédente image, dominent le sang du Christ - le ciboire tenu par deux anges - et la Croix. La valorisation de Lancelot est sensible par sa représentation en chevalier, accompagné de son gonfanon et d’un écu de gueules avec des traces d’or - il est d’argent à trois bandes de gueules -, enfin par la position de son corps entièrement tourné vers la croix. Le nombre 4 est présent dans le socle de la croix, le nombre 5 peut-être dans les branches de l’arbre ; quant au cadre végétal, relevons les épines qui évoquent peut-être la souffrance du Christ. Le nombre 4 et la croix. Le nombre 4 dans lequel s’exprimait l’essence du cosmos visible et de toute chose mortelle est élevé par l’incarnation du Verbe à une dignité plus haute ; ainsi nombre d’abord fermé sur lui-même, il est devenu le nombre qui enferme tout en lui ; tel est le symbolisme de la croix ; la croix est identifiée à celui qui la porte27. Dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, le nombre 4, le carré, sont souvent retenus. Ainsi, au vers 2989, on peut lire : « C’est alors qu’il a vu devant lui, dans un val, apparaître le haut d’une tour / On n’aurait su trouver, d’ici jusqu’à Beyrouth, tour si belle ni si bien assise / Elle était carrée, en pierre grise, flanquée de deux tourelles » ; puis au vers 3024 : « Avec eux, il pénétra dans la grande salle au sol dallé, qui était parfaitement carrée / Au milieu de la salle, il y avait un lit » ; enfin au vers 3031 : « Devant lui, un grand feu ardent, de bois sec, brillait entre quatre colonnes ; Quatre cent hommes auraient bien pu s’asseoir auprès du feu »28. Dans les images citées, la croix, dans la scène de Lancelot à la chapelle du Graal (Douai 1270), a quatre branches égales aux extrémités arrondies (fig. 3) ; le ciboire, dans le cortège du Graal, est surmonté d’une croix aux quatre branches égales, ponctuée aux extrémités d’une boule, dans le cortège du Graal, en le Conte du Graal (Paris, v. 1330), conservé à la BnF (fr.12576 f. 261), que nous évoquerons plus précisément ; enfin la scène du sommeil de Lancelot, dans laquelle domine le sang du Christ et la croix, près de la chapelle du Graal, est située dans une composition à quatre compartiments qui contiennent, respectivement, la naissance de Lancelot et l’éducation par Viviane, au registre supérieur, et l’adoubement et le sommeil de Lancelot au registre inférieur. Cette composition à quatre compartiments paraît en écho avec la croix. Il en est de même, nous semble-t-il, de deux autres images à quatre compartiments. Dans le manuscrit du Lancelot-Graal exécuté pour Jacques d’Armagnac vers 1475 à Ahun, conservé à la BnF (fr.116), au feuillet 60729, l’image réunit respectivement, à gauche, le Graal puis Lancelot, dont les armoiries marquent la housse de son cheval et l’écu d’un personnage qui l’accompagne, à droite Galaad, fils de Lancelot, le chevalier pur, qui accomplira les aventures

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La légende, p. 200, n. 90. Ibid., p. 71, n. 4. Lubac, Exégèse, II, 2, p. 30. Chrétien de Troyes, Romans, le Livre de poche, Paris, 1994, respectivement p. 1031, 1032, 1033. La légende, p. 192-193, n. 85.

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures du Graal, successivement accompagné de Perceval et de Bohort, puis représenté un genou à terre. Dans le premier compartiment, entre la Vierge et saint Jean, le Christ est en croix, un ange recueille dans un calice son sang, calice qui est remis à Joseph d’Arimathie pour le remercier d’avoir offert son tombeau pour l’ensevelir. La seconde image est peinte dans le manuscrit de Tristan et Iseult, sensiblement de même date (Val-de-Loire v. 1450-1460), conservé à Dijon (BM, Ms. 527), au feuillet 1 au début de la quête du Graal30. Elle est également tout à la gloire de Galaad, au registre supérieur une double scène, le bal à la cour de Camelot, la veille de la Pentecôte, en présence d’Arthur entouré de douze rois et de Guenièvre accompagnée de reines, au registre inférieur deux religieuses amènent Galaad devant Lancelot, Bohort et Lionel, puis Galaad est fait chevalier par Lancelot son père. Cette composition en quatre compartiments d’égale importance ne peut qu’évoquer la croix et le nombre 4. Dans le manuscrit du Tristan en prose exécuté pour Jacques d’Armagnac en 1463 (BnF fr.93), au feuillet 56131, pour honorer également Galaad, la composition retenue n’est pas sans rappeler les précédentes : au registre supérieur l’adoubement de Galaad et Galaad retire l’épée du perron, au registre inférieur, sur toute sa longueur, le tournoi de Camelot. Les armoiries des membres de la famille de Lancelot. Les armoiries d’Hector. La référence : les armoiries de Lancelot. Dans la Compilation arthurienne, réalisée par Micheau Gonnot, vers 1470, pour Jacques d’Armagnac, conservé à la BnF (fr. 112), au feuillet 183 v.-18432, les armoiries des membres de la famille de Lancelot ornent les écus de participants à un tournoi ainsi que la housse de leurs chevaux. Au sommet de l’image est inscrit le mot Lancelot. Une seconde image du Tristan en prose, déjà cité, exécuté pour Jacques d’Armagnac en 1463 (BnF fr. 99), au feuillet 561, complète cet ensemble héraldique33. On reconnaît les armoiries de Lancelot, d’argent à trois bandes de gueules, celles de son demi-frère, fils naturel du roi Ban de Benoic, le père de Lancelot, Hector des Mares, d’argent à trois bandes de gueules, au soleil d’azur brochant sur le tout, et celles de ses cousins, Lionel, Bohort et Blioberis, respectivement d’argent semé d’étoiles de sable à trois bandes de gueules brochantes, d’hermine à trois bandes de gueules et d’argent semé de croissants de sable à trois bandes de gueules brochantes. La référence des armoiries du demi-frère et des cousins est davantage les armoiries de Lancelot que celles de son père, le roi Ban de Benoïc dont les armes sont le plus souvent un écu au lion. Selon Michel Pastoureau, pour l’héraldique médiévale, Lancelot est le chef d’armes et non son père34. Les armoiries d’Hector. Selon le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure : « En son escu n’ot qu’un lion / Mais vermeuz fu, d’or environ » (vers 8065-66)35. Un sondage aussi exhaustif que possible montre toutefois une grande variété même si le meuble le plus fréquemment attribué à Hector reste le lion. Nous avons relevé, d’or au lion de gueules, de gueules au léopard ou au lion d’or, de gueules au lion d’argent, d’argent au lion de gueules, d’azur à deux lion d’argent…, d’azur à deux lions d’or, d’azur à un lion d’or, d’or à deux lions de sable …, de sable à deux lions d’or, enfin plusieurs exemples au XVe siècle d’un écu à deux lions affrontés. 30 31 32 33 34 35

Ibid., p. 196, n. 88. Ibid., p. 215-216, n. 99. Ibid., p. 206-207, n. 95. Ibid., p. 215. M. Pastoureau, Les chevaliers de la Table Ronde, Lathuile, 2006, p. 46. E. de Boos, L’armorial Le Breton, Paris, 2004, p. 39 (les références).

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christian de mérindol On trouve également, dans la seconde moitié du XVe siècle, avec des variations, de sable à trois flèches … et, d’azur à l’étoile d’or à huit rais…36. Tentons d’expliquer les nouvelles armes d’Hector : celui-ci refusa de porter le feu dans les vaisseaux ennemis, pareille occasion, déplore l’auteur, ne se représentera pas, elle aurait permis la fin de la guerre ; quant aux flèches, par deux fois Hector est blessé au visage par une flèche. Notons que le soleil d’azur joue le rôle de brisure des armes de son demi-frère Lancelot ; tout en échappant au système héraldique, il soulignerait l’histoire propre du héros. Quant à l’azur, on ne peut totalement rejeter l’azur de France. II. La symbolique des nombres, des formes et des couleurs. Les échiquiers. L’échiquier et les armoiries de Palamède. L’échiquier volant. Dans le Roman van Walewein (Flandres occidentales, 1350) conservé à Leyde (Univ. Bibl. ms LTK 195), au feuillet 120 v., est représenté un épisode des aventures du neveu d’Arthur, Gauvain-Walewein, la quête initiale d’un échiquier merveilleux37 (fig. 7). De gauche à droite, un arbre, un chevalier aux armes, de sinople ?, d’argent ? à la tête de lion de gueules (les armes de Gauvain sont d’argent au franc quartier de gueules), poursuivant l’échiquier qui vole vers une montagne escarpée. L’auteur de la notice relève que l’échiquier ne compte que 56 cases au lieu de 6438, une anomalie qui pourrait s’expliquer par une tentative précoce de suggérer la perspective plutôt que par une erreur du peintre. Nous proposons une autre lecture. Le damier est composé non pas de 8 cases sur 8 rangs mais de 8 cases sur 7 rangs, le nombre 8 étant prioritaire. Le nombre 8 renvoie au huitième jour du Seigneur ressuscité, à la forme de l’achèvement, au nombre de l’harmonie achevée, au nombre de la consommation du salut ou du Nouveau Testament ; le nombre 7 est le nombre parfait et sanctifié, le nombre de l’histoire du salut ou de l’Ancien Testament39. Nous reviendrons sur l’échiqueté noir et blanc de douze cases sur trois rangs, précédemment évoqué, au seuil de la chapelle. Quant aux deux couleurs de l’échiqueté, de sable et d’argent, et non l’inverse, les cases aux extrémités de l’échiquier sont à gauche de couleur noire, à droite de couleur blanche. Elles symbolisent les conditions de vie et de mort, de bonté et de péché, l’échiquier étant l’image du monde. Nous reviendrons sur ce point. Cet échiqueté renvoie au monde avant et après l’Incarnation. L’échiquier magique. Dans le manuscrit du Lancelot-Graal (Queste, Mort Artu) (Tournai, vers 1320-1330) conservé à la BnF (fr.1422), au feuillet 69 v., est représentée Guenièvre recevant l’échiquier magique40 (fig. 8). L’échiquier est également de sable et d’argent - les cases aux extrémités de l’échiquier sont ici noires en la partie supérieure et blanches en la partie inférieure -, mais de cinq cases sur six rangs. On peut retenir pour ce format les limites de l’emplacement dans l’image. Selon la symbolique des nombres, le nombre 5, nous l’avons dit, évoque les cinq plaies du Christ, la Passion, le nombre 6 rappelle au chrétien le triple « sixième 36

Ces exemples ont été puisés dans la partie héraldique de la thèse sur les Hommes illustres de Noëlle-Christine Rebichon qui m’a consulté à ce propos. La soutenance à l’Université de Lyon 2 a été retardée. 37 La légende, p. 226, n. 110. 38 Le philosophe Xerxès, ou Philomantor en grec, a offert au roi de Babylone un jeu de guerre, un damier, de 8 cases sur 8 rangs, notamment pour apaiser sa folie meurtrière. 39 Lubac, Exégèse, II, 2, p. 17, 22, 23. 40 La légende, p. 160 n. 61.

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures jour » de la création de l’homme, de l’Incarnation du Sauveur, de la crucifixion, soit à nouveau l’Incarnation41. La légende arthurienne est essentiellement associée à la Passion du Christ. L’échiquier dans la légende arthurienne. Le jeu d’échecs est présent dans la légende arthurienne. Par exemple Perceval se trouve au château de l’échiquier (magique)42 ; dans L’histoire du Graal, Arthur joue aux échecs ; dans le Tristan en prose, alors qu’ils jouent aux échecs sur la prairie devant le château de Tintagel, Tristan et Iseut sont épiés par deux chevaliers venus admirer la beauté d’Iseut ; plus tard, lors de leur séjour à la Joyeuse Garde, au royaume d’Arthur, les deux amants se délassent en jouant aux échecs ; enfin sur la nef voguant vers la Cornouaille, tandis qu’ils jouent aux échecs, Tristan boit le philtre versé par mégarde par Brangien43. Sur un coffret conservé au Louvre, nous l’avons vu, sont représentés Tristan et Iseut jouant aux échecs. Les armoiries de Palamède. Dans le manuscrit de Tristan en prose, exécuté par le Maître de Charles du Maine, conservé à Dijon (BM 527), au feuillet 40 v. (fig. 9), est représenté un combat d’Arthur et de Palamède, chacun accompagné de ses armes, respectivement d’azur à trois couronnes d’or et un échiqueté d’argent et de sable, de cinq cases sur cinq rangs puis d’un rang de trois cases44. La base est cinq, le nombre de rangs six. On sait que ces armes proviennent, Michel Pastoureau l’a précisé, d’une confusion avec le héros grec Palamède qui passait pour l’inventeur du jeu de dames et autres jeux45. Dans le même manuscrit, au f. 126 v., au premier plan, est représenté un combat de Perceval, plutôt que Galaad, contre Palamède, et au second plan Arthur et Galaad46. Les armoiries sont respectivement de pourpre au semé de croisettes d’or, un échiqueté d’azur et de sable, de cinq cases sur six rangs et d’un rang de deux cases, soit à nouveau la base cinq, mais ici sept rangs, enfin d’azur à trois couronnes d’or et d’argent à la croix de gueules. Michel Pastoureau, dans le catalogue, retient pour l’illustration des armes de Palamède un échiqueté d’argent et de sable de cinq cases sur six rangs et d’un rang à deux cases, soit à nouveau la base cinq, et sept rangs47. Toutefois dans un manuscrit antérieur de Tristan en prose (Paris, XIVe siècle), conservé à la BnF (fr. 334), au feuillet 168, les armes de Palamède, qui quitte Tintagel avec Kaherdin, sont un échiqueté de sable et d’argent, de cinq cases sur trois rangs, un rang de trois cases et un rang de cinq, soit à nouveau la base cinq, et cinq rangs48. Dans le Grand armorial équestre de la Toison d’or, conservé à la BnF (Arsenal ms. 4790), sur la housse de son cheval on distingue sous le ventre cinq cases, et sur la croupe cinq cases au dernier rang. Il en est de même de la copie Gaignières, le Petit armorial de la Toison d’or. Enfin, dans le Pas de Saumur, Guillaume d’Harcourt, comte de Tancarville, porte les armes de Palamède, un échiqueté d’argent et de sable, à base cinq, cinq cases. La lecture de l’écu, de la housse du cheval, des lambrequins est complexe. À l’issue de ce bref relevé, on peut retenir un échiqueté d’argent et de sable, à base cinq. Le nombre 5, nous l’avons dit, évoque la Passion du Christ, les cinq plaies. Quant à l’échiqueté 41

Lubac, Exégèse, II, 2, p. 20 et suiv. La légende arthurienne. Le Graal et la Table ronde, Paris, 1989, p. 367 et suiv., p. 393. 43 Sur ces exemples, voir la notice sur une valve de miroir, La légende, p. 185, n. 80. 44 Ibid., p. 8, n. 88. 45 En dernier M. Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, 2004, p. 270 et suiv. 46 La légende, p. 39, n. 88. 47 Ibid., p. 213. 48 Ibid., p. 265 ; mais dans le même manuscrit, au f. 320 v., son écu est un échiqueté d’argent et de sable de cinq cases sur cinq rangs ; ce point n’a pu être vérifié. 42

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christian de mérindol d’argent et de sable, Pastoureau a montré que la bichromie souligne un double état, un païen devenu chrétien49, ce qui soutient notre proposition de lecture de l’échiquier volant et de l’échiquier magique en inversant la bichromie. En effet, fils d’un « sultan de Babylone », Palamède vient à la cour du roi Arthur pour recevoir le baptême et devenir chevalier de la Table ronde. Ceci est en accord avec le symbolisme du nombre 5 et de la priorité du blanc sur le noir dans l’échiqueté. Palamède est devenu chrétien par l’Incarnation. Dans le manuscrit BnF fr. 334, un Tristan en prose du XIVe siècle, nous l’avons vu, est retenu cinq rangs au f. 320 v.50 Cette particularité de païen devenu chrétien a sans doute été mal perçue, puisqu’au XVe siècle, afin de souligner l’origine orientale du personnage, on a introduit un ou deux ou trois badelaires de gueules ou d’or brochant, notamment dans les armes de Philippe Pot51. De quelques échiquiers, du nombre et des couleurs Le nombre de cases. L’échiquier le plus souvent compte 64 cases, 8 par 8 ; les couleurs peuvent varier. À la cathédrale de Chartres, dans la baie de la Parabole du Fils Prodigue (Corpus, baie 35, 12), le jeune homme joue aux échecs, l’échiqueté est d’argent et de sable au premier rang, et de sable et d’argent au dernier, soit les diagonales s’achèvent par les mêmes couleurs, blanc-blanc, noir-noir. Du XIe au XVIe siècle nous avons rassemblé plusieurs exemples d’échiquier à 64 cases52 : le sol en mosaïque placé dans le presbytère de la basilique de San Savino de Piacenza (XIe siècle), le livre des échecs d’Alphonse X le Sage (plusieurs images), conservé au monastère de San Lorenzo de l’Escorial (1283), un manuscrit de l’abbaye bénédictine de Beuren en Bavière du XIIIe siècle, une miniature du Liber de moribus de Jacques de Cessoles du XIVe siècle, « le gieu des eskiés » de Nicolas de S. Nicholai de Lombardie, du début de ce siècle, la miniature d’un maître anonyme, la Dame de Verzu jouant aux échecs avec le chevalier de Bourgogne, également du XIVe siècle, puis, dans le roman Guiron le Courtois de Rusticien de Pise (1370-1380). Arthur jouant aux échecs (BnF, Ms. n.a. fr. 5243 f. 3 v.), l’image de saint Augustin et d’Alypius recevant la visite de Ponticianus par Nicolo di Pietro, actif à Venise de 1394 à 1410, le vitrail de l’hôtel de la Bessée à Villefranche-sur-Saône conservé au musée de Cluny (1430-1440), le manuscrit de Jacques de Cessoles, Libellus de moribus hominum et officiis nobilium ac popularum super ludo scachorum, du XVe siècle environ, l’image de Cassiel et Phésona dans l’Histoire d’Alexandre de Jean Wauquelin (BnF, Ms. fr. 9342 f. 48 v.), récemment présenté dans l’exposition sur les Miniatures flamandes et qui sera à nouveau évoqué ; suivent également cinq témoignages du XVIe et du XVIIe siècle.

49

M. Pastoureau, L’art héraldique au Moyen Âge, Paris, 2009, p. 199, fig. 122. Voir supra la note 46 pour l’inversion des couleurs dans une autre représentation de l’échiquier. 51 Pastoureau, Les chevaliers, p. 61. Les incohérences existent cependant notamment dans les manuscrits d’Evrard d’Espinges et de son atelier exécutés pour Jacques d’Armagnac, le blanc reste majeur, mais le nombre de cases varie ; il en est de même dans les armoiries représentées sur le tombeau de Philippe Pot, conservé au Louvre, le blanc domine mais les nombres varient. Une exception, au XVIe siècle, dans un manuscrit conservé à la BnF (fr. 1438), au f. 50, l’échiqueté d’argent de sable est de quatre cases sur quatre rangs (La légende, p. 219 n. 105). 52 Sur ces exemples dont nous n’avons pas toutes les références, avec les réserves d’usage, voir le site http://www. jmrw.com/chess/tableauechecs/index.htm 50

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures Les couleurs Le couple blanc-rouge, choisi en Occident vers l’an mille - l’opposition noir-rouge du jeu indien, puis du jeu en terre d’Islam, n’ayant aucune signification dans la symbolique occidentale des couleurs - est abandonnée au XIIIe siècle pour le couple blanc-noir53. Le couple rouge-blanc, le couple blanc-rouge, une signification ? Dans le logis des Clergeons de la cathédrale du Puy, le maure et Charlemagne jouent devant un échiquier rouge-blanc ou blanc-rouge suivant le personnage, l’échiquier est formé de cent cases, dix par dix, le nombre n’est pas neutre. Face au maure la première case, à gauche est rouge, face à Charlemagne, la première case, par conséquent, le nombre de cases étant pair, est blanche. La première diagonale du côté du maure est rouge. Cette disposition des couleurs également n’est pas neutre. L’échiquier rouge-blanc est répété dans le Livre des échecs d’Alphonse X le Sage déjà cité54. On le retrouve exceptionnellement dans la partie d’échecs peinte en 1508 par Lucas van Leyden, un échiquier de 8 cases sur 12 rangs. Le couple noir-blanc, le couple blanc-noir, une signification ? Parmi les exemples rassemblés à propos du nombre de cases, le couple noir-blanc - c’est-à-dire les extrémités de la première diagonale sont noires - est celui de la mosaïque de Piacenza, du manuscrit de l’abbaye de Beuron, l’image d’Arthur jouant aux échecs et du livre de Jacques de Cessoles du XVe siècle environ. Tous les autres exemples présentent un échiquier blanc-noir, les extrémités de la première diagonale sont blanches. Cette disposition des couleurs a-t-elle une signification ? Variations sur le nombre et la couleur Tentons de préciser ce point à l’aide de quelques images. Dans une image de Lancelot faisant porter un échiquier magique à la reine Guenièvre, dans un manuscrit de la fin du XIIIe siècle, l’échiquier de couleur blanc et bleu est constitué de six cases sur six rangs, mais ici, par la disposition oblique de l’échiquier, la diagonale, aux extrémités de couleur blanche, est horizontale, elle relie l’envoyé et la reine. Le bleu peut s’expliquer comme substitut du noir, nous reviendrons sur ce point, mais son choix est peut-être un signe de sa promotion à l’époque, dans ce contexte littéraire fortement symbolique, quant au nombre relevons à la fois le carré parfait et le nombre 6 qui, nous l’avons dit, rappelle au chrétien, notamment, l’Incarnation. La première diagonale est blanche. Un échiquier carré à base cinq, de couleur blanc-noir, semble chargé de symbolique. Les quatre coins, les quatre extrémités des diagonales, sont de couleur blanche ou noire. Le nombre 5 peut évoquer les cinq plaies du Christ, la Passion. Deux images semblent soutenir cette lecture. La première est celle de croisés refusant de combattre dans l’Histoire de la Guerre Sainte de Guillaume de Tyr (nord de la France, XIVe siècle), conservé à la BnF (fr.2824 f. 94 v.) ; la seconde est le chevalier Cifar qui observe le camp ennemi dans le Roman du chevalier Cifar peinte par Juan de Carrion (Castille, XIVe siècle), conservé à la BnF (Esp. 36 f. 19). Dans la première image, les quatre extrémités de l’échiquier, les quatre coins, sont blanches, dans la seconde, sont noires. Un carré de sept cases sur sept rangs, aux quatre coins blancs (la représentation est partiellement correcte à l’arrière-plan), figure dans l’image de Tristan et Yseult dans le vaisseau buvant le philtre d’amour dans la Compilation arthurienne de Micheau Gonnot, déjà citée, au feuillet 239. En revanche, un échiquier peut être de forme rectangulaire. Cet écart semble accentuer la signification de la scène. Ainsi dans 53 54

Pastoureau, Histoire symbolique, p. 283. Un échiquier encore noir et rouge est représenté aux feuillets 41 v. et 42.

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christian de mérindol une partie d’échecs dégénérant en assassinat, en un manuscrit de Renaud Montauban (Bruges, vers 1462-1470), conservé à la BnF (Arsenal ms 5073 Res f. 15), l’échiquier à terre est composé de huit cases alternativement noires et blanches sur neuf rangs, c’est-à-dire que les cases extrêmes à gauche sont noires, et à droite blanches ; tandis que l’échiquier voltigeant présente huit cases sur dix rangs, les extrémités à gauche étant ici noire et blanche et inversement à droite. Ce sont des échiquiers impossibles. Sur le retable de saint Nicolas, de sainte Claire et de l’abbé Anthony, exécuté par Maître de Castellixt, actif de 1415 à 1440, l’échiquier qui sépare un chrétien et un maure présente huit cases sur six rangs, la première diagonale, du côté du chrétien, est blanche, la seconde du côté du maure est noire ; la symbolique des nombres 8 et 6 semble ici retenue, bien que l’échiquier soit également impossible. Enfin dans le jeu des échecs amoureux de Jacques de Cessoles, au XVe siècle, l’échiquier qui sépare une femme et un homme est de dix cases sur sept rangs, soit le première et la dernière case à gauche, du côté de la femme, sont de couleur noire, celles de droite, du côté de l’homme, sont blanches. D’autres images semblent tout autant symboliques, mais la signification semble moins claire. Dans la scène de la famille royale jouant aux échecs, peinte par Dirk van Delft, en 14001410, l’échiquier est de sept cases sur sept rangs, et les quatre coins sont noirs. Dans la scène d’Achille dans sa tente (BnF fr.301 f. 111 v.), l’échiquier est de six cases sur six rangs, du côté du personnage couronné la première case est noire, la case opposée diagonalement également noire, les extrémités de l’autre diagonale, du côté de son adversaire, sont blanches. Sur un coffret de Niederrhein (1351-1375), l’échiquier entre un homme et une femme, est de six cases sur sept rangs, ici les deux cases extrêmes à gauche, du côté de l’homme, sont noires, à droite, du côté de la femme, blanches. Dans la scène d’Otto IV margrave de Brandenburg jouant aux échecs avec son épouse Hedwig von Holstein, dans le Codex Manesse (Zurich, 1305-1340) au feuillet 13, conservé à l’Université de Heidelberg, l’échiquier est de sept cases sur six rangs, les deux cases extrêmes, en la partie haute, sont ici blanches, les deux autres, en la partie inférieure, sont noires. Enfin sur un tapis de laine, de la région du Rhin Moyen (1410-1430), représentant l’histoire d’amour entre Guillaume d’Orléans et Amélie la fille du roi d’Angleterre, conservé au Musée de Francfort (inv. N2 6809), l’échiquier est un carré de quatre cases sur quatre rangs, les extrémités des diagonales sont toutes deux noires ou blanches, à nouveau par la disposition oblique de l’échiquier, la diagonale noire est horizontale et relie les deux personnages. À l’issue de cette approche sur la symbolique des nombres et des couleurs, peut être retenue, avec prudence, l’évocation de l’image du comput du temps qui donne le jour des fêtes mobiles du calendrier liturgique et la signification de l’année à l’intérieur des cycles solaire et lunaire. Dans deux recueils d’astronomie et de comput, datés du X-XIe siècle, en provenance probable de Bretagne, conservés à la Bibliothèque municipale d’Angers (mss 476 et 477), le calendrier perpétuel est présenté sous la forme d’un échiquier, respectivement aux feuillets 43 v. et 4955. Les couleurs jaune et rouge ponctuent l’échiquier et des lettres de l’alphabet sont inscrites dans les cases laissées vierge de couleur. Les bases de ce système étaient résumées dans un petit texte désigné sous le titre de Comput des Grecs56. Dans l’Antiquité, les Grecs attribuaient à Palamède de nombreuses inventions, outre les jeux, dont le jeu d’échecs, les lettres de l’alphabet, le calendrier et le calcul des éclipses57. Le jeu d’échecs est connu en Occident 55 56 57

Le Moyen Âge en lumière, dir. Jacques Dalarun, Paris, 2002, p. 38, 39, fig. 5, 6. Ibid., p. 38. Pastoureau, Histoire symbolique, p. 271.

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures au XIe siècle58. Palamède, dont les armes sont apparues à l’horizon des années 1230, à la cour du roi Arthur, fait venir d’Orient le jeu d’échecs afin d’instruire les compagnons de la Table ronde sur le point de partir à la conquête du Graal. Le jeu d’échecs est ainsi déjà passé comme un véritable parcours initiatique59. Quant à l’échiqueté noir et blanc, sable et argent, de l’échiquier volant (fig. 7) et de l’échiquier magique (fig. 8), il prend toute sa signification, étant associé à deux échiquiers impossibles, l’un de cinquante-six cases, huit cases sur sept rangs, l’autre de trente cases, cinq cases sur six rangs, tous deux cependant, renvoyant au monde avant et après l’Incarnation. On apprécie les nuances dans l’image de l’échiquier magique envoyé par Lancelot à la reine Guenièvre, il est de couleur bleu et blanc, il est représenté de telle sorte que la diagonale aux extrémités blanches relie les deux personnes. Sur le tapis de laine du début du XVe siècle, en revanche, c’est la diagonale noire qui relie Guillaume d’Orléans et Amélie, la fille du roi d’Angleterre. La symbolique des couleurs. Le bleu-le noir et le géant-maure. Dans le manuscrit de l’Historia Britanniae de Geoffroy de Monmouth (Anchin, fin XIIe siècle), conservé à Douai (BM ms 880), au feuillet 66 v. est représenté le roi Arthur tranchant le cou d’un géant60 (fig. 10). Cette image est contenue dans l’initiale du début du texte « Defuncto igitur Utherpendragon … ». À la suite de la mort d’Uther, les nobles de Bretagne suggèrent de sacrer roi son fils Arthur. Ce dernier au Mont-Saint-Michel vainc le géant Dinabuc, épisode que l’on peut rapprocher du récit biblique de David et Goliath. Dans le même chapitre est évoquée la victoire d’Arthur sur un autre géant nommé Réthon. La notice poursuit, le dessin, inachevé, est relevé d’un vert sinistre, et témoigne de l’habileté graphique et iconographique d’un artiste qui n’est pas un enlumineur de métier. Précisons. Les traits du géant ont toutes les caractéristiques d’un maure, notamment la chevelure crépue, le nez rond, légèrement courbe, nous les avons précisées dans une étude sur les cimiers61, et présentent des aspects négatifs, la bouche ouverte, montrant ses dents, et la couleur « vert sinistre ». Cette image du géant rappelle les « hommes bleus », à la tête de maure, représentées précisément dans le nord de la France en la seconde moitié du XIIe siècle, notamment à Corbie, en 11631164, dans le manuscrit BnF latin 11576 au feuillet 7662. Ce point est confirmé dans la belle étude de Michel Mollat et de Jean Devisse63. Michel Pastoureau, dans Bleu, histoire d’une couleur, donne la description du géant par Térence, dans Hecyra, vers 160 après Jésus-Christ : le géant a des cheveux crépus (crispus) et des yeux pers – tirant sur le vert – (caesinus)64. Il précise le bleu et le noir, nous l’avons également relevé à propos de l’échiquier, jouent parfois 58

Ibid., p. 269. Ibid., p. 211. 60 La légende, p. 84, n. 11. 61 C. de Mérindol, « La problématique des cimiers dans l’héraldique médiévale : les cimiers à tête humaine », Revue française d’héraldique et de sigillographie, 76, 2006, p. 53-91. 62 C. de Mérindol, La production des livres peints à l’abbaye de Corbie au XIIe siècle. Étude historique et archéologique (1975), Lille, 1976. 63 M. Mollat, J. Devisse, L’image du Noir dans l’art occidental, Paris, 1979. 64 M. Pastoureau, Bleu, histoire d’une couleur, Paris, 2006, p. 27. 59

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christian de mérindol le même rôle ; le bleu ne signifie rien ; le vert se situe à mi-chemin entre le blanc, le noir et le rouge65. Quant au géant, son iconographie est le plus souvent négative par les caractéristiques physiques, les attributs « internes », propres, et par le traitement iconographique, la couleur notamment. Dans le catalogue, outre cet exemple de la fin du XIIe siècle, on peut retenir un géant vers 1338-1340 et entre 1447 et 145566. L’aspect négatif est sensible dans les attributs extérieurs, en particulier les armes, et, à nouveau, dans le traitement iconographique, notamment la surabondance de détails. Toutefois l’iconographie devient positive, le « réalisme » l’emporte vers le milieu du XVe siècle, avec le beau dessin de Pisanello, daté de 1446, représentant la tête de Palamède en maure, image qui réunit par excellence les caractéristiques physiques propres, les attributs « internes », et une iconographie positive, ici la bouche fermée67. Le vert et Tristan. Les armoiries de Tristan sont parfois de sinople au lion d’or68. Au XII-XIIIe siècle, le chevalier vert est jeune, audacieux ou violent, créant le désordre, il est bon ou mauvais. Dans Cligès de Chrétien de Troyes, au vers 4704, on peut lire A tant ez vos Cligès batant, Plus vert que n’est barbe de pré, Sur un fauve destrier comé

extrait du manuscrit BnF fr.12560 du troisième quart du XIIIe siècle69. Ce passage est ainsi traduit : « Mais voici Cligès qui vient au galop, plus vert que n’est l’herbe des prés, sur un cheval fauve à la belle crinière ». Plusieurs témoignages sont présentés dans cette exposition. Sur une tapisserie d’Allemagne du Nord (v. 1370-1400), conservée au Victoria and Albert Museum, les armoiries de Tristan, armé chevalier, sont d’or à deux fasces de sinople70. Dans le Recueil de textes moraux et religieux en latin (Angleterre v. 1300 ?), conservé à la British Library (ms Add. 11619), au feuillet 6, selon la notice, Tristan est habillé d’un surcot vert de voyageur répondant au roi Marc qui lui demande son nom71. Dans le manuscrit du Tristan en prose, destiné au duc de Berry (vers 1410), provenant de l’atelier du duc de Bedford, conservé à Vienne (ONB 2537 f. 424 v.), dans la scène de la mort de Tristan, le lit est surmonté d’un dais vert à la bordure imitant des couleurs emblématiques72. Enfin dans le manuscrit de Tristan en prose, destiné sans doute à Louis II de Bourbon (Paris, premier quart du XVe siècle), conservé à la BnF (fr.100), au feuillet 40, dans la scène du combat de Tristan et de Morholt, l’écu du premier est peint de vert73. 65 66 67 68 69 70 71 72 73

Ibid., respectivement p. 49, 50 et 39. La légende, p. 88 (B.L. Egerton 3028 f. 49) et p. 92 (BnF latin 4915 f. 295 v.), respectivement les n°s 15 et 18. Ibid., p. 229, n. 114. La légende, p. 213 (Pastoureau). Chrétien de Troyes, Romans, p. 433. La légende, p. 173. Ibid., p. 182 n. 76. Ibid., p. 28. Ibid., p. 177, n. 72.

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures Le vert et la Table ronde La couleur verte est associée à la Table ronde, réplique de la table du Graal, et imitée de la table de la Cène ; le siège périlleux est réservé à un chevalier pur74. Dans l’exposition, on peut relever de couleur verte notamment le dais et le sol75. Le vert est le symbole de la vie, de la jeunesse, de l’espoir, du végétal, avec le bel exemple de la croix de la Crucifixion. La couleur des reliures Malgré de rares mentions et le nombre limité de reliures conservées, la reliure souligne parfois l’importance du contenu. La reliure du Lancelot-Graal, destiné à Jean sans Peur, est de « veluaul vermeil » ; l’exemplaire de Merlin, selon l’inventaire de la bibliothèque de Charlotte de Savoie, est couvert de velours cramoisi ; Le Lancelot du Lac, offert au roi (Antoine Vérard, 1494), d’après l’inventaire de la librairie royale de Blois, est à la couleur de la dynastie, de velours violet ; quant au Guiron le Courtois, suivi de la Compilation de Rusticien de Pise, qui eut un grand succès dans les cours princières, l’exemplaire parisien du début du XVe siècle, relevé dans l’inventaire de la librairie de Philippe le Bon (1467-1469), est décrit comme « un livre couvert de cuir blanc », il s’agit du manuscrit de l’Arsenal, 3478, on mesure mieux sa place dans la hiérarchie des contenus76. La symbolique des nombres et des formes. Le rôle des marges. Selon la notice du Lancelot-Graal (Estoire-Merlin), conservé à la BnF (fr.9123), daté de Paris, 1315-1335, dans les marges extérieures et inférieure, une baguette végétale est timbrée de huit médaillons qui évoquent les occupations des mois de janvier à août, sans rapport apparent avec le contexte77. Voici, avec prudence, notre proposition de lecture. Il s’agit de Merlin, Merlin est doué du don de prophétie et de pouvoirs surnaturels dont il ne peut user que pour accomplir le bien. Il est le fils du Diable mais aussi, nous l’avons vu, l’agent du projet divin de la Rédemption. L’image au feuillet 46 est en trois registres, au premier, les diables cherchent à se venger de l’œuvre salvatrice de la Rédemption, tiennent conseil pour désigner l’incube ; au deuxième, l’incube et la pucelle pieuse - qui a eu un mouvement de colère - sont sous l’empire de Satan, l’incube est dans le lit, Merlin naît ; au troisième, la condamnation par le juge de la mère de Merlin, le bucher, le devin plaide sa cause et réussit à lui sauver la vie. Le nombre 8, ici celui des occupations des mois de janvier à août, sans rapport apparent avec le contexte, évoque, nous l’avons dit, le jour du seigneur ressuscité, la forme de l’achèvement, le nombre de l’harmonie achevée, le nombre de la consommation du salut du Nouveau testament. Nous trouvons un écho notamment avec l’échiquier volant, le monde avant et après l’Incarnation. 74

Ibid., p. 265. La légende, p. 40 (et 234), 60-61, 74, 81, 117. Une telle approche mériterait d’être poursuivie dans plusieurs images, notamment dans le roman de Jaufré (n. 58), considéré comme un livre d’enfants  ! (p.  152-153), le manuscrit de Guiron le Courtois (n. 38), la Compilation de Rusticien de Pise (p. 119), le Lancelot-Graal (n. 50), la chronique d’Angleterre (n. 51), etc. 76 La légende, respectivement p. 70, 44, 231, 120. 77 Ibid., p. 68, n. 2. 75

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christian de mérindol Les marges jouent un rôle particulier. Nous avons développé ce point dans d’autres communications. Il s’agit notamment d’une signification christologique par le choix des motifs végétaux dans les marges, écho, accentuation, dialogue, contrepoint avec l’image principale. Par exemple dans l’image, que nous lisons positive, de la charrette de la honte, dans le manuscrit vendu à Jean de Berry en 1405, dans laquelle Lancelot est valorisé, en contrepoint, en contraste, c’est un décor épineux qui timbre la marge. Du Graal à la Table ronde Dans le manuscrit du Lancelot-Graal, Estoire (Paris vers 1220), conservé à Rennes (BM 255), au feuillet 76 v.78 (fig. 11), les compagnons de Joséphé portent le Graal : sept personnages, tête nue, et un personnage coiffé ortent un plat (le Graal) festonné de huit lobes. Le nombre 8, par deux fois, est à nouveau retenu ; il évoque le jour du Seigneur ressuscité, il est le nombre de la consommation du salut ou du Nouveau Testament ; le Graal contient le sang du Christ. Dans le manuscrit de la Queste del Saint Graal (Tournai 1351), vraisemblablement pour l’abbaye de Tournai (Arsenal ms 5218, f. 88)79, est représentée la vision du Graal à Corbenic, la célébration de l’office par l’évêque Joséphé, miraculeusement apparu (fig. 12). Le récit hagiographique est centré sur le personnage du pur Galaad. Le nombre 3, le nombre divin, est celui de la disposition des convives, trois groupes respectivement de quatre, quatre et trois personnages, celui des pieds de la table à droite, celui du pied du ciboire, celui des plaies visibles du Christ ; le nombre 2, par rapport à l’unité de Dieu, est celui des anges portant le ciboire et celui des anges portant la robe rouge du Christ et la lance ; le nombre 5, le nombre des plaies du Christ, semble être celui des pieds de la table, apparemment deux à gauche et trois à droite. Dans le manuscrit de la Compilation arthurienne de Micheau Gonnot pour Jacques d’Armagnac (entre 1466 et 1470, BnF fr.112 vol. 3 f. 5)80, déjà citée, est représentée l’apparition du saint Graal, un ciboire porté par deux anges, à Camelot, le soir de la fête de la Pentecôte (fig. 13). La forme ovale de la table rappelle une mandorle ; sur le siège périlleux, un personnage est désigné incorrectement par l’inscription Lancelot, au lieu de Galaad son fils, le chevalier parfait, n’est-ce pas un témoignage à rapprocher de la valorisation de Lancelot, un signe des relations étroites entre Lancelot et le Graal ? La symbolique des nombres est également sollicitée. Le nombre 7 est celui des sièges au premier plan, et, au second plan, à gauche et à droite, celui des personnages, Galaad au centre – l’unité à l’image de Dieu – étant associé à chacun des groupes de six personnages. Le nombre 7 est aussi celui des coupes sur la table ; le nombre 5 est celui des plats contenant une volaille rôtie, et celui des coupes avec couvercle, en écho au ciboire placé au centre ; enfin le nombre 4 est celui des plats creux vides. Nous avons déjà rencontré ces nombres, 7 est le nombre parfait et sanctifié, le nombre 5 celui des plaies du Christ, 4 le nombre de l’immanence ; quant au nombre 6 - répété au second plan - il est le nombre de la création ; enfin le nombre 1 - ici Galaad - est l’Être de Dieu qui n’est pas régi par le nombre « Il est un, et au-delà de l’un », 2 est l’unité divisée, l’unité signifie l’intelligence, la Parole de Dieu est unique81. Rappelons la supériorité des nombres impairs.

78 79 80 81

Ibid., p. 22. Ibid., p. 194 n. 86. Ibid., p. 74, n. 6. Lubac, Exégèse, p. 13 et suiv.

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures Un signe de hiérarchie est exprimé dans le Lancelot du Lac, un imprimé de Jean le Bourgeois à Rouen, en 1488 (Arsenal, Res. Fol. BL 924 f. 1 b), le chevalier parfait Gauvain, sur le siège périlleux, a à sa droite Arthur, et à sa gauche Lancelot82. On pourrait également analyser de même l’image de la Table ronde dans les Chants royaux de l’Immaculée Conception de Notre-Dame de Rouen (Paris, vers 1530, BnF fr. 1537 f. 75 v.-76)83 (fig. 14). Le siège périlleux est vide en attente de la venue de Galaad, le nouveau Christ. L’analogie entre la Table ronde et la table de la dernière Cène, à la veille de la mort du Christ, a été établie pour la première fois par Robert de Boron vers 1200-121084. Ici le ciboire est absent. La symbolique des nombres est également sollicité, le nombre 1 - l’Être de Dieu - est celui du siège vide, du siège périlleux ; le nombre 3 - le nombre de la Transcendance - est celui des personnages de part et d’autre du siège périlleux, des pains sur la table, et, par le jeu des couleurs, ici un bleu soutenu, celui des gobelets et du plat contenant une volaille, enfin celui des pieds de la table, de haut en bas, trois têtes d’homme, trois lions ; le nombre 5, les cinq plaies du Christ, celui des plis de la table ; le nombre 2, le nombre de la Création, de l’unité divisée, celui des seuls personnages assis. Enfin le nombre 4, le nombre notamment de la Croix, de l’Incarnation, ici celui des personnages debout, à l’arrière-plan, et des pieds de l’estrade. Quant aux formes, relevons le quadrillage oblique du tissu de la nappe, qui évoque l’obstacle, la souffrance. L’image d’Arthur et de ses douze chevaliers autour de la table ronde, qui est vide, dans le Lancelot du Lac, la Quête du Saint-Graal, la Mort roi Arthur85 sera évoquée avec l’héraldique (fig. 15). Essai de synthèse À l’issue de l’étude de la symbolique des nombres, des rapprochements peuvent être proposés. Le nombre 3, nombre fondamental qui exprime un ordre intellectuel et spirituel, en Dieu, dans le cosmos ou dans l’homme, selon Jean Claude Aubailly, dans l’introduction du Lancelot ou Le chevalier de la charrette de Chrétien de Troyes, est celui du troisième lit dans l’épreuve du lit périlleux, le chiffre du rite, le chiffre qui, dans les récits des visionnaires, est lié à la réalisation d’un fait de caractère magique et graphique, le chiffre qui désigne le troisième niveau de la vie humaine, le niveau spirituel ou divin. Évoquons, à ce propos86, la chapelle du Graal du manuscrit de Douai (1274) ou, dans l’image d’Arthur et du géant (vers 1338-1340), trois lapins, trois lévriers, trois trèfles, trois feuilles, et le croisement d’un triangle et d’une ligne droite dans leur distribution ; dans le « Preys », de 1530 environ, le croisement de trois pains et des deux gobelets et du plat de même couleur bleu soutenu sur la table87. Le nombre 5, le nombre des plaies du Christ est évoqué dans les cinq chandelles dans la chapelle du Graal du même manuscrit de Douai, dans la base des armoiries de Palamède, le bon chevalier païen d’origine sarrasine, et dans l’image de la table ronde, entre 1466 et 1470, les cinq plats contenant de la nourriture et les cinq gobelets en forme de ciboire88.

82 83 84 85 86 87 88

La légende, p. 197, n. 89. Ibid., p. 240, n. 125. Ibid., p. 241, voir aussi p. 13 et suiv. Ibid., p. 40 et 234, n. 118. Chrétien de Troyes, Lancelot, p. 30. La légende, p. 188, 88, 240-241. Ibid., p. 188, 79.

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christian de mérindol La symbolique du nombre 2, la division de l’unité, le signe du mal métaphysique, du nonêtre, celui de la création89 est sans douté évoqué dans les deux arbres, parfois à deux branches, accompagnent le ou les héros, la cabane de feuillage dans laquelle Tristan et Iseut font semblant de dormir vers 1250-1260 ; Brangien conduite dans la forêt pour être tuée sur l’ordre d’Iseut, à la fin du XIIIe siècle ; Lancelot endormi près de la chapelle du Graal, dans le même manuscrit de Douai, en outre deux personnages devant la croix en contraste avec les cinq chandelles et le nombre 3 ; enfin Lancelot endormi, Lancelot blessé et la Damoiselle d’Escalot90. On comprend mieux, semble-t-il, les armes de Tristan91, d’or à deux fasces de sinople. Tristan, à un moment où il ne cherche pas à cacher son identité, a pour armes, de gueules à deux couronnes d’or92, l’association gueules-or renvoyant au Plantagenêt, la couronne à la maison royale. Première conclusion. Du symbolisme au réalisme Les signes de « réalisme », au milieu du XVe siècle, sont multiples, la tête de maure de Pisanello figurant Palamède, la première représentation réaliste de Stonehenge dans une version de l’Histoire du monde, peu après 1441, semble-t-il (Douai ms 803 f. 55), en contraste avec l’absence de réalité de la représentation dans le Roman de Brut, vers 1338-1340 (Londres, Brit. Lib. Egerton 3028 f. 30)93, et hors catalogue, notamment, la fixation des armoiries des chevaliers de la Table ronde, selon les travaux de Michel Pastoureau ; la représentation des villes dans l’armorial Revel ; le développement d’une sorte de cartographie juridique servant à affermir des droits, préciser des fonctions, selon les travaux de F. de Dainville - avec les exemples de la requête de Charles VII pour affermir ses droits en Dauphiné et en Bourgogne, d’un document pour Louis dauphin, d’un document pour Charles VII à la suite du traité d’Arras, des documents concernant des problèmes frontaliers avec le comte de Savoie et le duché de Bourgogne - ; on peut également citer l’étude des calendriers par Otto Pächt ; les collections du roi René ; enfin, en écho, les portraits individualisés, le développement des signes personnels en emblématique94. Héraldique et société Les armoiries d’Arthur et d’Alexandre. Dans l’exemplaire royal du Lancelot du Lac-La Quête du Saint Graal, La Mort le roi Artu, destiné à Charles VIII, imprimé pour Antoine Vérard en 1498, à Paris, conservé à la BnF (Res. Velins 514), au feuillet A2 est peinte la Table ronde entourée, selon la notice, du roi Arthur présidant et de ses chevaliers ; Arthur est reconnaissable par la couronne et par son écu armorié ici d’or au lion de gueules95 (fig. 12).

89 90 91 92 93 94 95

Lubac, Exégèse, p. 15. La légende, p. 184, 179, 188. Ibid., p. 173. Ibid., p. 219. La légende, p. 85 n. 12 et p. 14 n. 15. C. de Mérindol, Le roi René et la seconde Maison d’Anjou. Emblématique, art, histoire, Paris, 1987, p. 185 et suiv. La légende, p. 40 et 234, n. 118.

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures L’écu d’or au lion de gueules Dans l’étude des armoiries d’Hector, à propos de la valorisation de Lancelot, nous avons relevé qu’elles étaient, selon le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, d’or au lion de gueules. Un sondage le plus large possible a montré une grande variété, le meuble le plus fréquent étant un lion, et les émaux des plus variables. L’écu de gueules au lion d’or, avec plusieurs meubles, est celui d’Alexandre ; on trouve aussi d’or au lion de gueules, l’écu de notre peinture, avec d’autres meubles ou attributs, notamment dans le Jouvencel de Jean du Bueil (1461-1466, fr.24381) et dans l’armorial Le Breton (p. 8.39). La confusion d’Arthur et d’Alexandre peut s’expliquer. Selon Michel Pastoureau, à partir des années 1340, Arthur est concurrencé par Alexandre dans son rôle de « roi chevalier »96. Le succès du roman d’Alexandre est important. À la cour d’Anjou, en 1364, quatre tapisseries de Louis 1er ont pour sujet les Vœux du paon ; en 1441, le 31 décembre, le point est peu relevé, un spectacle allégorique est donné au château neuf de Naples, Alexandre dispute devant Minos avec Scipion l’Africain et Annibal ; vers 1445, le somptueux manuscrit, conservé à la British Library (Royal 15 E VI), qui est en relation avec le mariage de Marguerite d’Anjou et du roi d’Angleterre évoque Alexandre ; enfin une tenture citée dans l’inventaire de la grande salle du château de Tarascon, en 1457 renvoie au personnage ; il est notable que la dispute fictive, dans l’au-delà, présentée dans un spectacle à Naples en 1441, au château neuf, entre Alexandre le Grand, Hannibal et Scipion l’Africain sur la question de savoir lequel d’entre eux a été le meilleur général, est contenue dans le Débat d’honneur, un des dialogues des morts de l’écrivain grec Lucien (vers 120-180), qui a été traduit en latin vers 1245 par l’humaniste italien Giovanni Aurispa (1376-1459)97. À la cour de Bourgogne, vers 1448, est composée l’Histoire du bon roi Alexandre, une compilation par Jean Wauquelin, que nous avons déjà citée  ; Alexandre y représente l’idéal chevaleresque, l’harmonie féodale ; en revanche, c’est la vérité historique qui est retenue dans le manuscrit des Faits et gestes d’Alexandre, dans la traduction de Vasque de Lucène, en 146898. Inversement Alexandre peut avoir les armoiries du roi Arthur, d’azur à trois couronnes, dans l’armorial dit de Donaueschingen, vers 1433, au feuillet 1, de gueules à trois couronnes d’or dans la Chronique du Concile de Constance de Ulrich von Richentals, vers 1430, qui est imprimée en 1483, d’azur à trois couronnes d’or dans l’armorial d’André de Rineck, à Metz, en 1473, enfin d’azur à trois couronnes d’or dans l’armorial Grünenberg (10), exécuté à Constance, ce qui permet de proposer des sources communes à cet armorial et aux deux premiers recueils. 96

La légende, p.  212. Dès le XIIe siècle (1172 environ), les ducs Capétiens de Bourgogne donnèrent le nom d’Alexandre à certains de leurs fils, J. Richard, « Comment Alexandre devint un nom bourguignon », Annales de Bourgogne, 1948, p. 195-200. Sur la popularité d’Alexandre, notamment à la cour d’Angleterre voir F. Lachaud, « Un ‘miroir au prince’ méconnu : De nobilitatibus, sapienciis et prudenciis regum de Walter Milemete (vers 13261327) », Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur de Philippe Contamine, dir. J. Paviot et J. Verger, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2000, p. 401-410. 97 Mérindol, Le roi René, p. 171. Sur le Débat d’honneur, Miniatures flamandes 1404-1482, dir. B. Bousmame et T. Delcourt, Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque royale de Belgique, 2011, p. 218 n. 33, à propos du manuscrit de Bruxelles KBR ms 9278-80. 98 À propos de ce manuscrit, Splendeur de l’enluminure. Le roi René et les livres, Angers, 2009, p. 372. On peut ajouter deux manuscrits, British Library Royal 20 B XX, du milieu du XVe siècle, et Chantilly, Musée Condé, ms 651, de la fin du XVe siècle. Voir aussi sur ces manuscrits et sur le succès d’Alexandre à la cour de Bourgogne, Miniatures flamandes, p. 105, 113, 180, 218 n. 33, 307 n. 72, 326 n. 82.

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christian de mérindol Les armoiries du roi Arthur Les armoiries du roi Arthur ont varié, d’azur à trois couronnes d’or, puis de gueules à trois couronnes d’or99. Les premières sont encore retenues au début du XVe siècle à La Manta et dans le manuscrit du Chevalier errant. L’or et l’azur suggèrent une relation avec l’emblématique de la maison de France. Dans l’Histoire de Sébastien Mannerot, en 1460, les armes du roi Arthur sont un parti au 2 de France moderne, au 1 d’or à la Madonne à l’Enfant, selon la tradition antérieure au milieu du XIIIe siècle, rapportée dans la Chronique de Geoffroy le Monmouth (vers 1135-1140), un écu orné de l’image de la Vierge. Dans l’armorial von den Ersten (Rhin, entre 1379-1389), c’est un parti au 1 d’azur à la Vierge à l’Enfant d’or, au 2 de gueules à trois couronnes d’or en pal. Le roi Arthur est reconnaissable par l’attribut de la couronne. Toutefois une rapide collation nous a montré, outre l’écu à trois léopards d’or, comme dans les armes d’Angleterre, point relevé par Michel Pastoureau100, un aigle bicéphale, les armes de Jérusalem, et un écu de gueules au trois dragons d’or. Les armoiries de Godefroi de Bouillon. Trois armoiries sont attribuées à Godefroi de Bouillon dans l’exposition : Jérusalem (fig. 36), un parti au 1 de Jérusalem au 2 de gueules à la fasce d’argent, qu’on peut lire d’Autriche (fig. 37), enfin un cas particulier, une lettre F avec les médaillons des Neuf Preux (fig. 38) que nous développerons ultérieurement101. Jérusalem. D’argent à la croix potencée d’or, soit Jérusalem, sont les armes de Godefroi de Bouillon dans le manuscrit du Chevalier errant de Thomas de Saluces (Paris, v. 1403-1404), sur l’enluminure représentant l’intérieur de la grande salle d’un château (BnF fr. 12259, f. 125) (fig. 36). Godefroi de Bouillon, fondateur du royaume de Jérusalem, a refusé la couronne de roi. Nous connaissons sept exemples de la fin du XIVe et du XVe siècle et un émail peint de Limoges (Rennes) du XVIe siècle102. Parti au 1 Jérusalem, au 2 de gueules à la fasce d’argent. Les armes associant Jérusalem et de gueules à la fasce d’argent sont représentées dans l’armorial du héraut Berry (1454-1458), qui est conservé à la BnF (fr. 4985, f. 202 v.-203) (fig. 14). Michel Pastoureau, dans son ouvrage sur l’art héraldique, présente la Tapisserie des Neuf Preux conservée à Bâle (Bâle ou Strasbourg, vers 1480-1490), en précisant que Godefroi de Bouillon, qui est qualifié de « duc de Hollande », porte ici une bannière inhabituelle103. Ces armoiries figurent également dans un manuscrit de Bruxelles (BR 5748-50), dans un manuscrit de Sébastien Monnerot, en 1460, avec un autre meuble, dans l’armorial de la Toison d’or de 1467 (BnF Clair. 1312) avec un autre meuble. Dans un manuscrit du Maître dit des Rubans, le tombeau est accompagné d’une fasce et d’un autre meuble. Tentons de reconstituer la genèse de ces armoiries. Dans trois manuscrits du XIVe et du e XV siècle, les armoiries de Godefroi sont un parti au 1 de Jérusalem, au 2 le sépulcre, le tombeau du Christ : l’armorial van den Ersten, entre 1379 et 1389, le manuscrit BnF fr. 32573 (Normandie) de la première moitié du XVe siècle et, avec d’autres meubles, la miniature déjà 99

Pastoureau, dans La légende, p. 213 ; voir également la communication en ce colloque. Pastoureau, Les chevaliers de la Table ronde, p. 21. 101 La légende, p. 130 n. 42, p. 131 n. 40, p. 135 n. 47. 102 A.-M. Bautier, « Les Neuf Preux et les Paladins dans les émaux peints de Limoges », Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, 1989, p. 320-348, ici p. 329 s., fig. 9. 103 Pastoureau, L’art héraldique, p. 190 et fig. 116. 100

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures citée due au Maître dit des Rubans, vers 1460. Enfin dans la maison échevinale de Malines, entre 1377 et 1385, les armes sont un écartelé, au 1 et 4 Jérusalem, au 2 et 3 un cercueil. On trouve également une couronne d’épines avec le sépulcre à Valère (Sion), vers 1440-1450, et dans d’autres exemples. Dans le manuscrit du Chevalier errant (fr.12559 f. 1), Godefroi de Bouillon, avec les armes de Jérusalem, porte une couronne d’épines au lieu de la couronne royale qu’il a refusée. Enfin, au XVIe siècle, dans une gravure néerlandaise, due à Cornelis van Oostramen (connu de 1470 environ à 1533), le couvre-chef de Godefroi est surmonté des instruments de la Passion, croix, fouet, verges, et un faisceau de cinq énormes roseaux - la symbolique du nombre n’est pas neutre, nous l’avons montré - est posé sur la tête du cheval104. Enfin dans un émail peint de Limoges, conservé à Dijon, Godefroi soutient une grande croix sur son épaule et porte la couronne d’épines enfilée sur l’avant-bras droit105. Nous avançons, avec prudence, une proposition de lecture. On ne peut rejeter le rapprochement entre le sépulcre, le tombeau du Christ, a priori de couleur blanche, et la fasce d’argent. À la fin du XIVe siècle, le tombeau figure dans l’armorial Van den Ersten, entre 1379 et 1389, et, dans un écartelé à Malines entre 1377 et 1385. La fasce d’argent, d’après les exemples connus, apparaît à la seconde moitié du XVe siècle. Toutefois dans la Chronique de Valenciennes (Arras, fin août 1326), rédigée en 1336, conservée à la BnF (Arsenal, ms 5269), on peut lire les armes de Godefroi « party d’argent à une croix d’or et semé la moitié de l’écu de besans d’or et l’autre, moitié de gueulles à une fasse d’argent ». Selon Godefroy et autres dictionnaires, fascia, du latin fasciase, attacher, au début du XIIIe siècle, veut dire bande, lien ; les mots faisse, fesse, fasse, selon les travaux de Gérard J. Brault, sont utilisés en héraldique ; faissier, en 1160, veut dire envelopper de bandes, emmailloter, bander, bander sa plaie. Ceci suggère, alors que les exemples suivants associent la croix de Jérusalem et le sépulcre – la bande d’argent est plus tardive -, à Arras, une sorte de double évocation de la Passion du Christ : d’une part Jérusalem, lieu du sépulcre, et d’autre part le Christ de la Passion lui-même, le corps blanc du Christ, ou le linceul blanc, et la robe rouge de la Passion. Selon une légende d’époque carolingienne, les armoiries d’Autriche évoqueraient le duc de Babenberg en sa lutte contre les Bohémiens et les Serbes, qui, vêtu de blanc, fut tout couvert de sang106. La lecture du substantif fasce, bande, et du verbe faissier, envelopper de bandes, emmailloter, bander sa plaie, ne s’oppose pas à cette proposition de lecture. Toutefois, nous le verrons, une autre interprétation peut être retenue. Les armoiries de Godefroi de Bouillon évoquent souvent la situation politique, des prétentions ou des légendes : l’escarboucle – les chaînes de Navarre -, les armoiries de Lorraine, les armoiries de France, les armoiries du duché de Brabant – que l’on peut rapprocher de la mention de « duc de Hollande » à propos de la tapisserie des Neuf Preux de Bâle ou de Strasbourg vers 14801490 – enfin, en dernier lieu, selon Michel Popoff, dans sa lecture de l’armorial Grünenberg, les armes légendaires du duché de Lotier ou de Basse-Lorraine, précisément de gueules à la fasce d’argent107, d’après notamment les armoriaux de Gelre, de Bellenville et de Bergshammar, ce qui expliquerait les armes décrites à Arras, la fasce étant ensuite momentanément interprétée comme le tombeau du Christ ; la légende des armes d’Autriche suggère la question de l’origine des armes de Lotier, le couple rouge-blanc est particulièrement complexe108. On trouve aussi d’autres armoiries. Une synthèse serait nécessaire. L’héraldique est un art vivant. 104

Bautier, « Les Neufs Preux », p. 327. Ibid., p. 338. 106 J.-M. Moeglin, « Recherches sur la chronique rimée styrienne », Journal des Savants, 1987, p. 159-174. 107 M. Pastoureau, M. Popoff, Armorial Grünenberg, edition critique de l’armorial de Conrad Grünenberg (1483), Milan, s.d. (2010), n°s 6 et 446. 108 Pastoureau, Histoire symbolique, p. 149 s. 105

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christian de mérindol Citons à ce propos, l’armorial Jorg Rugenn, l’armorial Millenberg et à nouveau l’étonnant armorial Grünenberg. Le cas particulier : le boitier en forme de F. Un petit boitier s’ouvrant en deux F adossés présente, à l’intérieur, les figures des Neuf Preux et une scène religieuse, inscrites dans des médaillons, en alternance avec des personnages et des animaux hybrides (fig. 15). Il s’agit d’un cadeau à Philibert le Beau (1480-1504), duc de Savoie, ce F est en effet associé à un M, initiale de son épouse, Marguerite d’Autriche. L’œuvre date du début du XVIe siècle et a été exécutée en Flandre. Dans la partie inférieure, à droite, Godefroi de Bouillon porte un écu au gonfanon, la housse de son cheval est timbrée de la croix de Jérusalem et d’un sautoir cantonné de quatre croix de Jérusalem, un écusson au gonfanon brochant sur le tout. Le gonfanon renvoie aux armes d’Auvergne-Boulogne, l’écartelé en sautoir est notamment en usage en Espagne, et sur le tout ce sont les armoiries propres (le gonfanon). En effet ces terres avaient été laissées à Philibert le Beau. Godefroi de Bouillon est le petit-fils par la lignée maternelle de Godefroi II de Basse-Lorraine, à qui il a succédé ; il est le fils d’Eustache II de Boulogne. Le premier à avoir adopté les armes au gonfanon est Guillaume X comte d’Auvergne, fils du comte Robert V et d’Éléonore de Baffe. Il est comte d’Auvergne et comte de Boulogne (1277-1280). Jean II (1386-1394), comte d’Auvergne et de Boulogne, a pour armes un gonfanon dans l’armorial Gelre (321). Par ailleurs Baudouin 1er, comte de Boulogne, est roi de Jérusalem. Les comtes de Flandres gouvernent l’Empire byzantin jusqu’en 1284. Des manuscrits de l’exposition complètent cette lecture109. En premier lieu deux manuscrits du Conte du Graal de Chrétien de Troyes, suivi, pour l’un, des trois premières continuations, daté de 1330 environ et exécuté à Paris, conservé à la BnF (fr. 12577) et, pour le second, suivi des quatre continuations, daté du troisième quart du XIIIe siècle et exécuté dans le Nord de la France, conservé également à la BnF (fr.12576). Les continuations datent de 1200-1230 environ. Le destinataire du Conte est Philippe d’Alsace, comte de Flandre. Deux continuateurs travaillent pour la comtesse Jeanne de Flandre, petite-nièce de Philippe d’Alsace ; un troisième continuateur, Gerbert de Montreuil, qui écrit que les descendants de Perceval conquerront Jérusalem - allusion à Godefroi de Bouillon et à ses frères -, pourrait avoir composé son texte pour les comtes de Boulogne110. En second lieu deux manuscrits du Lancelot-Graal, tous deux datés de 1285 environ et exécutés à Douai, conservés, l’un à la médiathèque du Mans (ms 354), l’autre à la BnF (fr. 770)  ; dans le premier manuscrit du Lancelot-Graal (Estoire) est développée l’histoire mythique des comtes de Ponthieu de la maison de Béthune (les comtes de Flandres) qui prétendait avoir Saladin parmi leurs ancêtres ; le contenu du second - Estoire, Merlin, Suite de Merlin, puis Histoire d’outremer et du roi Saladin avec la fille du comte de Ponthieu et l’ordre de chevalerie interpolés -, laisse supposer qu’il a été commandé par un mécène laïque proche des maisons de Ponthieu et de Flandre. Ce boitier, par sa composition, par la symbolique des nombres et des formes est riche d’enseignement. Dix médaillons contiennent les figures des Neuf Preux et une scène religieuse, en l’occurrence la Crucifixion, écho à Godefroi de Bouillon et aux armes de Jérusalem. Le nombre 10 est synonyme de la perfection, est le nombre de la loi de Dieu « Perfectionem excedit Decalogi » selon saint Augustin, Bède et Rupert111. Nous avons évoqué ce point à propos de la roue de la charrette de la honte dans la seconde image davantage positive à l’égard 109 110 111

La légende, p. 101, n. 24 et 25. Ibid., p. 114-115, n. 33 et 34. Lubac, Exégèse, II, 2, p. 15.

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures de Lancelot. La distribution et l’orientation des figures des preux complètent cette lecture. Au premier registre, une image équilibrée, lors du pliage les figurines se superposent, à gauche Hector et Alexandre, à droite Judas Maccabée et Arthur. Au second registre, les trois preux César, Josué et Charlemagne sont orientés vers la Crucifixion qui est placée à l’extrême droite, le premier et le troisième preux sont des empereurs, le deuxième « a installé Israël sur son territoire ». Le dédicataire est Philibert le Beau, duc de Savoie, époux de Marguerite d’Autriche. Au troisième registre, en revanche, les deux figures de Preux, David et Godefroi de Bouillon, sont dirigés dans l’autre sens. Tous deux, qui sont en relation avec le Christ, ont moins la nécessité d’une valorisation ; en outre cet écart souligne l’orientation du registre précédent. Quant aux motifs accompagnant les médaillons, relevons que les putti, les enfants, qui jouent, notamment au jeu du moulin, ou se combattent, se placent dans la thématique de l’éducation chevaleresque, développée particulièrement, nous l’avons montré, sur des plafonds peints du XVe siècle, notamment dans la seconde moitié du siècle. En outre des putti munis d’ailes et avec bucrane - qui évoque le sacrifice - font sans doute écho à la crucifixion. Enfin le choix et la position du feuillage, au second registre, qui s’achève par la Crucifixion, ne sont pas neutres. Le végétal appartient au monde céleste. Deuxième conclusion : reflets de la société Plusieurs éclairages sur la société, outre les armoiries de Godefroi de Bouillon, ont été apportés par les points développés, ou simplement évoqués ou mentionnés : les images de la charrette de la honte et la place de la femme, de l’amour dans la société ; des images de Lancelot à la chapelle du Graal et la symbolique du nombre 4 dans la composition des images à quatre compartiments ; les armoiries des membres de la famille de Lancelot et la diffusion du Roman de Troie de Benoît de Sainte Maure, en particulier dans l’armorial Le Breton ; enfin la symbolique des nombres et des formes, outre la couleur, dans trois échiquiers, notamment les armoiries de Palamède, le païen devenu chrétien, avec, à la fin du Moyen Âge, l’apport de badelaires pour souligner son origine orientale. En tous ces cas, il s’agit de lecture de l’écart. Des relations du texte et de l’image En guise de conclusion, quelques réflexions à propos des relations du texte et de l’image. Les images précèdent les premiers textes littéraires connus112. Le rôle des images est souligné dans certains textes, on peut citer la peinture murale exprimant des sentiments dans le Chevalier au lion (vers 2954 s.), une tapisserie exprimant la situation du héros dans Philomena de Chrétien de Troyes, inspiré du récit des Métamorphoses d’Ovide (vers 1120, 1131), ou la fameuse « chambre aux images » du Lancelot-Graal113. Les références littéraires des objets d’art sont multiples, citons par exemple un coffret d’ivoire représentant des scènes du Conte du Graal114. Des propositions peuvent être avancées avec la plus grande prudence. La première concerne le château de Coucy, du milieu du XIIIe siècle. Le donjon est de dimensions exceptionnelles, le tympan de la porte d’entrée du donjon est timbré d’un chevalier combattant un lion, peutêtre en écho à une légende familiale. On sait que le combat chevaleresque pour pénétrer dans 112 113 114

La légende, p. 12. Ibid., p. 109, fig. 92. Ibid., p. 102, n. 26.

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christian de mérindol une demeure est souvent retenu dans les textes : Lancelot combattant les lions à l’entrée du royaume de Gorre après avoir franchi le Pont de l’Épée ou Gauvain combattant un lion en l’aventure du lit de la merveille. La grosse tour du château de Coucy, qui a plutôt une fonction symbolique, n’est pas sans évoquer le château de Gornemont de Goort115. Au milieu du château se tenait Dressée une grande et puissante tour (v.1279) Ot une tor et fort et grant (1280) Ou la tour de Méliagant, destinée à enfermer Lancelot116. C’est la qu’il fit prendre la pierre et le madrier pour bâtir la tour. En moins de cinquante-sept jours, la tour était parachevée, bien fortifiée, les murs épais, de larges dimensions (v. 6125-6129) Fu tote parfeite la torz, Forz et espesse et longue e lee (v. 6128-6129)

La symbolique des nombres est sollicitée dans le donjon : douze niches, douze arcs et trois étages, le nombre 12 est le nombre « surabondant ». L’emblème de la voile de navire a été retenu par le roi René comme signe de sa relation avec le duché de Bar. Le premier exemple daté est son second sceau de majesté créé en 1438. La voile gonflée, double, n’est pas sans écho à celle représentée dans deux manuscrits sensiblement contemporains, le de casibus virorum illustrium de Boccace, traduit en français par Laurent de Premierfait (Lyon, vers 1435-1445, BnF 229 f. 342 v.) et le Tristan en prose (Paris, 1er quart du XVe siècle, BnF fr.100 f. 40)117. Le premier texte a été identifié dans la bibliothèque de René (Albanes n° 91 et 111). Le roi René « joue » au roi Arthur et aux compagnons de la Table ronde dans son poème du Cœur d’amour épris et au Pas de Saumur. Les circonstances où apparaissent les navires ne sont pas sans présenter quelque écho entre elles : René, prisonnier puis libéré va rejoindre son royaume, Arthur, s’écriant « Fortune fait du reste de ma vie un moment de douleur », s’apprête à monter dans la nef qui le conduira dans l’Autre Monde, Tristan, gravement touché dans son combat contre Morholt, l’oncle d’Iseut, venu d’Irlande (le navire), qu’il a blessé à mort dans un des premiers et des plus célèbres de ces exploits de jeune héros. Le vaisseau est un signe du destin Quant à l’écu porté sur l’épaule par les chevaliers de la Table ronde, il est peut-être la source du curieux port du Croissant sous le bras par les chevaliers de l’ordre du Croissant. La référence arthurienne y est forte, par exemple la limite de cinquante du nombre des chevaliers reprend celui des chevaliers de la Table ronde : pour Robert de Boron, autour de la Table ronde, sont disposés cinquante sièges plus le « siège périlleux ».

115 116 117

Chrétien de Troyes, Romans, p. 981. Ibid., p. 676. La légende, p. 94 n. 20 et 176-177 n. 72.

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures

Figure1: Lancelot dans la charrette, Lancelot-Graal (Saint-Omer, 1317). Londres, BL. Add. 10293 (f. 183, détail).

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Figure 2: Lancelot dans la charrette, Lancelot-Graal (vendu à Jean de Berry en 1405). BnF, fr.119 f. 312 v.

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures

Figure 3: Lancelot endormi à la chapelle du Graal, Lancelot-Graal (Douai, 1274). BnF fr.342, f. 77.

Figure 4: Lancelot endormi à la chapelle du Graal, Queste del Saint Graal (Milan, v. 1380-1385). BnF, fr.343, f.17 v.-18.

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Figure 5: Lancelot endormi à la chapelle du Graal, Lancelot-Graal (Estoire) (Paris, v. 1404 et 3e quart du XVe siècle). BnF, fr.117, f. 1.

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures

Figure 6: Lancelot endormi à la chapelle du Graal, Lancelot-Graal (Estoire, Merlin, Lancelot) (Paris avant 1407). BnF, Arsenal, ms 3479, f. 1.

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Figure 7: Walewein poursuivant l’échiquier volant, Roman van Walewein (Flandres occidentales, 1350). Leyde, Universiteitsbibliotheek, ms LTK 195, f. 120 v.

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures

Figure 8: Guenièvre recevant l’échiquier magique, Lancelot-Graal (Queste, Mort Artu) (Tournai, v. 1320-1330). BnF fr.1424, f. 69 v.

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Figure 9: Combat d’Arthur contre Palamède, Tristan en prose (Tours-Angers, v. 1450-1460). Dijon, BM 527, f. 40 v.

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures

Figure 10: Arthur combat un géant, Geoffroy de Monmouth, Historia regum Britanniae (Anchin, fin du XIIe siècle). Douai, BM, ms 880, f. 66 v.

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Figure 11: Les compagnons de Joséphé portant le Graal, Lancelot-Graal, Estoire (Paris, v. 1220). Rennes, BM 255, f. 76 v.

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures

Figure 12: Arthur et ses chevaliers à la Table ronde, Lancelot du Lac, La Quête du Saint Graal, La Mort le Roi Artu (Paris, pour Antoine Vérard, 1494). BnF, Réserve, Velins 614, f. A2.

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Figure 13: Godefroi de Bouillon, Le chevalier errant, de Thomas de Saluces (Paris, v. 1403-1404). BnF fr. 12559, f. 125.

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à propos de l’exposition la légende du roi arthur. nouvelles lectures

Figure 14: Godefroi de Bouillon, Armorial du héraut Berry (1454-1458). BnF, fr. 4985, f. 202 v.-203.

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Figure 15: Godefroi de Bouillon, lettre F (Flandre, début du XVIe siècle). Ecouen, M.N. de la Renaissance, Inv. e. Cl. 21326.

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Adrian Ailes

Heraldry as Markers of Identity in the Medieval Literature. Fact or Fiction1 Shortly before the wedding of HRH Prince William to the ‘commoner’ Kate Middleton in April 2011, newly designed arms were granted to the bride’s Berkshire family. As Garter King of Arms, the most senior herald in England and Wales, explained at the time: Every coat of arms has been designed to identify a person, school or organisation and to last forever: heraldry is Europe’s oldest, most visual and strictly regulated form of identity….2.

Heraldry has, for sure, served for some eight centuries as a non-verbal and powerful visual marker of identity – whether the proud bearer be an individual, family, community, or nationstate. Arms could also provide tangible totemic statements, in effect a sign language, when it came to expressing patronage, social importance, status, dynastic and feudal alliances, martial prowess, even political claims and power; they quickly established a dialogue between owner and onlooker. Men, and very quickly women, and swiftly thereafter whole families and feudal hosts, came to be associated with specific hereditary devices. Indeed, the origins, development and long term success of armorial bearings lie more in the identification of such symbols with a particular person, group or institution, than they do in their somewhat mundane (and not always successful) function as an aid for recognition in battle, tourney, or on seals. It is, therefore, probably more true to say that men were not so much recognised by a coat of arms as identified with them. Arms were also very closely linked to that invisible bond that supposedly knit together the noble and martial elite, namely chivalry. Here they gave expression to the world of honour and virtue, especially in the fictional world of romance, where one of the central structures and motifs was the search for chivalric and personal identity3. Identification and identity lie at the very heart of heraldry. A coat of arms could speak clearly and eloquently of one’s position in time and place, of heredity, family continuity, and ancestral memory. Equally important they marked a person out as belonging to a particular 1

I am grateful to Professor Francoişe Le Saux and Professor A.D. Putter for having read a draft of this chapter and making several useful suggestions. 2 www.college-of-arms.gov.uk (accessed 4 May 2011). 3 See especially E. Kennedy, «The Quest for Identity and the Importance of Lineage in Thirteenth-century French Prose Romance», The Ideals and Practice of Medieval Knighthood II, ed. C.Harper-Bill and R. Harvey, Woodbridge, 1988, p. 70-86.

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adrian ailes location, community or kinship group. Above all, they identified their owners as accepted, permanent members of a distinct rank within society that set them apart from the common herd beneath. Initially, armorial bearings were confined to a military and aristocratic elite made up of nobles and knights, jealous of their hereditary legal privileges. But by the end of the Middle Ages, their usage had been extended to a variety of civilians: gentry who had never wielded a sword, wives and daughters, churchmen and clerks, merchants, lawyers, even successful artisans. If the arms belonged to an impersonal entity such as a position or office, guild, town or institution, here too they could symbolise distinction and honour. The arms granted by Henry VI in 1449 to King’s College, Cambridge, and Eton College were, for example, deliberately designed to render those two royal foundations noble and worthy of special respect4. Perhaps nowhere can this almost meteoric rise of the personal coat of arms as the supreme marker of identity better be seen than on the seal. This is especially the case when from about 1200 men started to replace their familiar equestrian seal portrait with an even more powerful visual personification – a single shield displaying their hereditary family arms – a simple mark of identity and yet one which now spoke of so much more than mere military might and feudal overlordship5. Indeed, women had been using seals displaying no more than their family arms since the mid-1150s6. By the mid-thirteenth century arms had metamorphosed into the standard iconographic alter ego of the noble and knightly classes; and they were to hold pole position as that totem for the rest of the Middle Ages. Little wonder that from the first half of the thirteenth century, men such as William Longespée, earl of Salisbury, chose to depict themselves in full armour, complete with heraldic shield and surcoat, on their funerary monuments; the effigy of Longespée, who died in 1226, can still be seen in Salisbury cathedral. Many women followed likewise, their mantles often displaying both their paternal and their marital arms. A particularly fine funerary example is the cote-hardie worn by Matilda, first wife of Sir John Foxley who died in 1378; her brass is in Bray church, Berkshire7. Moreover, by 1250 the rules and grammar of armory had been firmly laid, heraldry had its experts in the field, the heralds, and the first truly armorial records had appeared. No one, therefore, would question the role of heraldry as a key marker for identity in the Middle Ages. Problems arise, however, when we turn to the sources and in particular the imaginative literature of the period, so tricky to interpret when winnowing fact from fiction. It is well known that as early as the mid-thirteenth century, Matthew Paris, the chronicler-monk of St Albans, was busy attributing fictional arms to pre-heraldic Anglo-Saxon kings such as Offa and Edmund Ironside.8 Others were soon to welcome into the hallowed ranks 4

A. Ailes, «Royal Grants of Arms in England before 1484», Soldiers, Nobles and Gentlemen: Essays in Honour of Maurice Keen, ed. P. Coss and C. Tyerman, Woodbridge, 2009, p. 85-96 (88, 95). 5 A. Ailes, «The Knight’s Alter Ego: From Equestrian to Armorial Seal», Good Impressions: Image and Authority in Medieval Seals, ed. N. Adams, J. Cherry, and J. Robinson, London, 2008, p. 8-11. 6 P. Coss, The Lady in Medieval England 1000-1500, Stroud, 1998, p. 38-39, British Heraldry from its Origins to c. 1800, ed. R. Marks and A. Payne, London, 1978, p. 16. 7 C.R. Humphery-Smith and M. Maclagan, The Colour of Heraldry, Heraldry Society, 1958, plates 1, 26. For Longespée’s arms see below, and for armorial effigies on the continent dating to the same period see L. Hablot, «L’Héraldisation du sacré aux XIIe-XIIIe siècles: Une mise en scène de la religion chevaleresque?», Actes du colloque chevalerie et religiosité, ed. M. Aurell, Poitiers, 2011, p. 211-233 (222). 8 Rolls of Arms: Henry III (Aspilogia ii), ed. T.D. Tremlett and H.S. London, Oxford, 1967, p. 79, 83, 86. In one scene (British Library [BL] Cotton Nero D I, f. 3v) Offa’s arms (vert two lions passant guardant) are similar to those of the twelfth and thirteenth-century English royal house (two lions passant [guardant] and gules three lions passant

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heraldry as markers of identity in the medieval literature. fact or fiction of the armigerous the Nine Worthies9, biblical characters10, Prester John11, and various heroes of fiction, not least the Knights of the Round Table.12 It was felt to be axiomatic that not only did men like King Arthur actually exist but that they were knights and, therefore, bore arms – the accepted tokens of their identity as men of status, lineage, and honour; they could hardly be chivalric without such. Because of the immense pride taken in these symbols, even genuinely historic arms such as the fleurs de lis of France, or in England those of the de Veres, earls of Oxford, and of the East-Anglian Paston family, came to be surrounded by legends touching their origins and antiquity13. Today we would question such fanciful heraldic attributions and tales whilst admitting that separating fact from fiction is not always easy or even always possible. We can swiftly dismiss King Arthur’s attributed arms depicting the Virgin Mary, and we can be equally confident that the Merovingian king, Clovis I, did not receive his fleurs de lis shield on conversion courtesy of the heavenly host, as so sumptuously illustrated in the fifteenth-century Bedford Book of Hours14. As for the crusading origins of, say, the star depicted on the shield of the de Veres, who knows? Such family legends existed well into the early modern period15. But even if all such stories can be proved false they are, nevertheless, part of the cultural baggage of the Middle Ages and tell us something about the medieval mindset of its authors and their audiences. We should not then, like others before us, gleefully defenestrate such flights of armorial fantasies without first asking some serious questions. For example, do they reflect current modes of artistic fashion, attitudes to lineage and kinship, chivalric aspirations, social trends, and especially heraldic developments? This is all the more essential when we realise that authors of fiction deliberately bolstered their creations with facts to add an air of authority

guardant or); see A. Ailes, The Origins of the Royal Arms of England: Their Development to 1189, Reading, 1982. See also the Heralds’ Roll (c. 1279) in Rolls of Arms: Edward I (Aspilogia iii), 2 vols, ed. G.J. Brault, Woodbridge, 1997, 1, p. 85, 86. 9 For the heraldry of the Nine Worthies see G.J. Brault, Early Blazon: Heraldic Terminology in the Twelfth and Thirteenth Centuries with Special Reference to Arthurian Literature, Oxford, 1972, p. 53, M. Keen, Chivalry, New Haven and London, 1984, p. 141 and 267-268 and references cited there, and N. Civel, «Les Armoiries de Neuf Preuses» in the present volume. The Worthies are given arms in the illuminated manuscript of Thomas de Saluzzo’s Chevalier Errant (Bibliothèque Nationale MS fr 12559 f. 125; illustrated in Keen, Chivalry, fig. 28). 10 For example, Christ (R. Dennys, The Heraldic Imagination, London, 1975, p. 96-100). 11 Prester John appears in the Heralds’ Roll, c. 1279 (Aspilogia iii, 1, p. 85; Brault, Early Blazon, p. 53 and references cited there). 12 Brault, Early Blazon; M. Pastoureau, Les Chevaliers de la Table Ronde, Lathuile – Haute-Savoie, 2006; L. Jefferson, «Tournaments, Heraldry and the Knights of the Round Table: a Fifteenth-century armorial with Two Accompanying Texts», Arthurian Literature XIV, ed. J.P. Carley and F. Riddy, Woodbridge, 1996, p. 69-157. 13 C.W. Scott-Giles, The Romance of Heraldry, London, 1967, p. 63-64; P. Coss, The Knight in Medieval England, Stroud, 1993, p. 1-3. For the fleurs de lis see below. 14 For Arthur’s shield see below. The Bedford Book of Hours is BL Add. MS 18850 f. 288v (c. 1423). For the fleurs de lis and Clovis see Brault, Early Blazon, p. 210, W. Hinkle, The Fleurs de Lis of the Kings of France 1285-1488, Southern Illinois, 1991, C. Beaune, The Birth of an Ideology: Myths and Symbols of Nation in Late Medieval France, translated S.R. Huston, ed F.L. Cheyette, California, 1991, L. Hablot, «Sous le fleurs de lis, l’utilisation des armoiries royales comme outil de gouvernement aux derniers capétians directs», Convaincre et persuader: communications et propogande aux XIIe et XIIIe siècles, ed, M. Aurell, Poitiers, 2007, p. 615-648 (630-631), and Hablot, «L’Héraldisation du sacré aux XIIe-XIIIe siècles», p. 227. 15 For further examples see Scott-Giles, Romance of Heraldry, Hablot, «L’Héraldisation du sacré aux XIIe-XIIIe siècles», p. 227, and A. Ailes, «‘To search the truth’: Heralds, Myths and Legends in Sixteenth and Seventeenth-century England and Wales», Genealogica et Heraldica: Proceedings of the 27th International Congress of Genealogical and Heraldic Sciences, St Andrews 2006, ed. J. Floyd and C. Burnett, 2 vols, Edinburgh, 2008, 1, p. 95-106.

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adrian ailes and realism. Such ‘facts’ could either be taken from their surroundings or from so-called ‘ancient histories’ that purported to tell that oft misunderstood concept – the truth. Either way they should not be dismissed out of hand. The armorial evidence that does peep through the fictional works of the Middle Ages often finds its roots in the literature of the mid-twelfth century, an embryonic period where it is all the more essential that strict critical scrutiny be applied. Nowhere is this warning more heedful than when examining the so-called heraldry found in Geoffrey of Monmouth’s highly popular and influential History of the Kings of Britain, a fifth of which concerns Arthur. This was written between about 1135 and 1138, at the very time armorial bearings were fast spreading across the continent16. The work is, therefore, a potentially very valuable source for these formative years of heraldry. Despite its opening claims and title, the History is still very much fiction. Take Geoffrey’s description of Arthur’s shield as depicting the Virgin Mary17. Firstly, we are not sure if the legendary king himself ever existed. Secondly, if he did, he pre-dated heraldry by several centuries. And thirdly, the use of the human figure, or here more accurately a full human figure and not just the head or arms, was very rare in early heraldry18. In short, we can safely consign such a design to the drawer marked ‘fiction’. That does not, however, mean we should ignore such fanciful or anachronistic references. Arthur’s Marian shield helps us confirm one, maybe two, of Geoffrey’s sources, since Geoffrey (possibly via William of Malmesbury writing just over a decade earlier) had lifted Arthur’s Marian device from a much earlier work, the ninth-century Welsh text the Historia Britonum (attributed to ‘Nennius’)19. Moreover, whilst no one would today suggest that the legendary

16 For its date and influence see C. Given-Wilson, Chronicles: The Writing of History in Medieval England, London, 2004, p. 3-5; F. Le Saux, «The Reception of the Matter of Britain in Thirteenth-Century England: A Study of Some Anglo-Norman Manuscripts of Wace’s Roman de Brut», Thirteenth-Century England , ed. M. Prestwich, R. Britnall and R. Frame, Woodbridge, 2005, p. 131-145 (131), and M. Aurell, «Henry II and Arthurian Legend», Henry II: New Interpretations, ed. C. Harper-Bill and N. Vincent, Woodbridge, 2007, p. 362-394 (367-369). 17 Geoffrey of Monmouth, The History of the Kings of Britain, ed. M.D. Reeve and translated N. Wright, Woodbridge, 2007, p.  198, 199: humeris quoque suis clipeum vocabulo Pridwen, in quo imago sanctae Mariae Dei genetricis inpicta ipsum in memoriam ipsius saepissime revocabat. 18 Harold may have borne a banner of a fighting man at the battle of Hastings (William of Poitiers, Gesta Guillelmi ducis Normannorum et regis Anglorum, ed. R. Foreville, Paris, 1952, p. 224; William of Malmesbury, Gesta Regum Anglorum, ed. and translated R.A.B. Mynors, R.M. Thomson, M. Winterbottom, 2 vols, Oxford, 2006 [1998], 1, p. 454 , 455), and saints may have featured on religious flags flown in battle during Geoffrey’s day («The Chronicle of Richard, Prior of Hexham», Chronicles of the Reigns of Stephen, Henry II, and Richard I, 4 vols, ed. R. Howlett, London, 1884-1889, 3, p. 139-178 (163)) , or brought as icons on to the battlefield, but as far as we know these did not constitute true heraldry – those hereditary devices subject to conventions of design and usage, normally centred upon the shield. The jocund-poet William IX, duke of Aquitaine (d. 1126), is said to have borne his mistress on his shield saying he would serve under her ensign in battle as she did under him in the bedchamber, but there is no conclusive evidence for this (William of Malmesbury, Gesta Regum Anglorum, ed. and translated. Mynors, Thomson, Winterbottom, 1, p. 784, 785). That one of the magic ‘armorial’ shields in the early thirteenth-century non-cyclic prose romance Lancelot of the Lake depicts a human figure, in fact two, is possibly to confirm its extraordinary nature and supernatural qualities (Lancelot of the Lake, translated by C. Corey with and introduction by E. Kennedy, Oxford, 1989, p.  342, 380, 389; this is a translation from Lancelot du Lac: The Non-cyclic Old French Prose Romance, ed. E. Kennedy, 2 vols, Oxford, 1980). For an exceptional use of the Virgin Mary as a personal device in the fourteenth century see Dennys, The Heraldic Imagination, p. 104-105. 19 R.M. Thomson, William of Malmesbury, Woodbridge, 2003 [1987], p. 69; Malmesbury, Gesta Regum Anglorum, ed. Mynors, Thomson, Winterbottom, 1, p. 26, 27: fretus imagine Dominicae matris quam armis suis insuerat (relying on the image of our Lord’s mother which he had fastened upon his arms); Geoffrey of Monmouth, History of the Kings of Britain, ed. Reeve and translated Wright, p. lviii; and Brault, Early Blazon, p. 24-25 where Brault quotes the

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heraldry as markers of identity in the medieval literature. fact or fiction Arthur did bear arms, we can at least assume that Geoffrey is here reflecting the heraldic practice of his own day. Indeed, we know that one of his own patrons, Waleran, count of Meulan and shortly to become earl of Worcester, was, like the fictional Arthur, using a recognisable shield device. This was a practice not evident, for example, in the Bayeux Tapestry produced less than a century earlier20. What, then, are we to make of Geoffrey’s further statement that every knight in the country who was famed for his probity wore clothes (vestibus) and arms (armis) of one colour (unius coloris), with the women doing likewise21? Does this mirror current heraldic usage or is it simply make-believe? If, by clothing and arms of one colour, Geoffrey meant that contemporary knights wore surcoats and carried arms of a single colour, such as a plain green shield or a plain red shield, then, apart from a few chosen individuals and families, this was clearly not the case22. Nevertheless, men in Geoffrey’s day did bear distinctive coloured devices, often of only two colours, including Geoffrey’s patron, Waleran, count of Meulan23. In the late 1120s a Frankish knight in the Holy Land is recorded as wearing a surcoat of just two colours, and a slightly later manuscript illumination depicts men-at-arms in similar attire24. Admittedly a fictional hero, Melampus, in the Roman de Thèbes (written between 1150 and 1156), bears a checky surcoat and banner or gonfanon (conoissance), made up of ‘colours of two rich silks’, presumably the same colours as his party shield, gules and argent.25 Gerard Brault, in his detailed study of early blazon in the Arthurian literature of the twelfth and thirteenth centuries, believed that Geoffrey’s description of the knights of Arthur’s court using only one colour on their arms was a deliberate insertion by the author to highlight his disapproval of what he considered to be the pretentious and meretricious heraldic ornamentation fast developing around him in the second quarter of the twelfth century26. It is true that patterns and charges such as lions, eagles, flowers, chevrons, and crosses, were beginning to multiply in Geoffrey’s time. Moreover, both St Bernard of Clairvaux, writing in the first half of the twelfth century, and Peter of Blois, a clerk at the court of Henry II, accused knights of decorating their accoutrements with coloured silk and paint, the implication being that

Historia Britonum and Wace’s translation of this passage from Geoffrey, and notes the mistaking of the Old Welsh word for shield (ysgwydd or iscuit) for shoulder (ysgwyd or iscuid) in the Historia Britonum. 20 For Waleran’s arms as depicted on his seal see W.G. de Birch, Catalogue of Seals in the Department of Manuscripts in the British Museum, 6 vols, London, 1887-1900, no. 5666, British Heraldry, ed. Marks and Payne, p. 16, and D. Crouch, The Beaumont Twins: The Roots and Branches of Power in the Twelfth Century, Cambridge, 1986, p. 211212. For the date (c. 1139) see E. King, «Waleran, Count of Meulan, earl of Worcester (1104-1166)», Tradition and Change in the Central Middle Ages: Essays in Honour of Marjorie Chibnall, ed. D. Greenway et al, Cambridge, 1985, p. 165-181. 21 Quicumque vero famosus probitate miles in eadem erat unius coloris vestibus atque armis utebatur (Geoffrey of Monmouth, History of the Kings of Britain, ed. Reeve and translated Wright, p. 212, 213). 22 See Brault, Early Blazon, p. 29 for examples, and O. Cristea, «Le Chevalier vert: histoire et fiction dans la Chronique de’Ernoul et de Bernard le Tresorier», in the present volume. 23 Admittedly this can only be surmised from seals at the time bearing arms which we later know to have comprised two colours (see M. Pastoureau, Traité d’héraldique, 2nd ed., Paris, 1993, p. 31; A.R. Wagner, «Heraldry», in Medieval England, ed. A.L. Poole, 2 vols, Oxford, 1958, 1, p. 338-381 (341, 347, 351)). Waleran appears to have adopted a checky coat, or and azure (Crouch, Beaumont Twins, p. 211-212). 24 An Arab-Syrian Gentleman and Warrior in the Period of the Crusades: Memoirs of Usamah Ibn-Munqidh, translated P.K. Hiti, 1987, p. 90; Winchester Psalter, c. 1150 (BL Cotton Nero C IV f. 23); cf. the Joshua initial, c. 1150-80 in the Winchester Bible (Winchester Cathedral Library, f. 69). 25 Quoted in A. Wagner, Heralds and Heraldry in the Middle Ages, 2nd ed., Oxford, 1956, p. 13 and 121. 26 Brault, Early Blazon, p. 29-30.

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adrian ailes such ornament was not suitable for military men, especially the milites Christi27. Geoffrey may, therefore, have been trying to make a point. Alternatively, he may have been deliberately differentiating the ‘heraldry’ he attributes to Arthur’s court from that of his own day in order to create a pseudo-historical world both recognisable and yet suitably distant and distinct from his own. Whatever the case, Geoffrey’s popularity rested heavily on his ability to mirror his own times. As Nigel Saul has recently emphasised, Geoffrey simply took the aristocratic world of his lay readers and projected it back, making it all the more appealing by embellishment28. If this is the case, Geoffrey’s History provides a good impression of kingly and aristocratic life in the first half of the twelfth century, and heraldry was fast becoming an integral part of that life. Another interpretation is that Geoffrey was suggesting by the use of one colour, that the knights at Arthur’s court were all wearing the same colour and, therefore, some kind of livery or early uniform presumably to distinguish them and to identify them with the king and his entourage. Again, rather than dismissing this as pure fantasy telling us little about the heraldic developments of the first half of the twelfth century, we know that cognizances of some sort were worn in the author’s day for the purposes of identification and recognition and may well have comprised just a single colour or two colours. In 1155 Wace, a Norman cleric originally from Jersey, completed his Roman de Brut, a translation, or rather adaptation, of Geoffrey’s History into French couplets. In an adaption of another passage from the History in which Geoffrey relates how men sought to dress and arm themselves in the same manner as those who served at Arthur’s court, Wace uses the word cunuissance suggesting some sort of recognisable or distinctive sign or clothing.29 Furthermore, in his slightly later Roman de Rou, a history of the dukes of Normandy from Rollo (Rou) to Henry I of England written sometime between 1160 and 1174, he describes how conoissances had been used at the battle of Hastings so that ‘one Norman would recognise another’. Although this was certainly not the case in 1066 we can be sure that Wace was here describing the practices of his own mid-twelfth century30.

27 «S. Bernadi Clarae-Vallensis Abbatis Primi Opera Omnia», ed. D. Joannis Mabillon, in Patrologia Latina, ed. J.P. Migne, clxxxii, col. 923; Petri Blesensis Bathoniensis Anglia Archidiaconi Opera Omnia in Patrologia Latina, ed. Migne, ccvii, Epist. 94, col. 296. 28 N. Saul, For Honour and Fame: Chivalry in England 1066-1500, London, 2011, p. 40-42. 29 Wace’s Roman de Brut: A History of the British, ed. and translated J. Weiss (Exeter, 1999), p. 247, and for the equivalent passage in Geoffrey of Monmouth see History of the Kings of Britain, ed. Reeve and translated Wright, p. 204. 30 e tuit orent fait conoissances, que Normant altre coneüst qu’entrepresture n’i eüst, Que Normant normant n’oceïst Ne Normant altre ne ferist Le Roman de Rou de Wace, ed. A.J. Holden, 3 vols, Paris, 1970-1973, ll. 7680-84. For the dates of the Rou and Brut see F.H.M. Le Saux, A Companion to Wace, Woodbridge, 2005, p. 9, 153, 156). For conoissances see A. Ailes, «The Knight, Heraldry and Armour: The Role of Recognition and the Origins of Heraldry», Medieval Knighthood IV, ed. C. Harper-Bill and R. Harvey, Woodbridge, 1992, p. 1-21 (12-13), and Robert Jones, «Identifying the Warrior on the Pre-heraldic Battlefield», Anglo-Norman Studies XXX, ed. C.P. Lewis, Woodbridge, 2008, p. 154-167. For Wace see also E. van Houts, «Wace as Historian», Family Trees and the Roots of Politics: The Prosopography of Britain and France from the Tenth to the Twelfth Centuries, ed. K.S.B. Keats-Rohan, Woodbridge, 1997, p. 103-132, and especially p. 113. The Latin chronicler, Orderic Vitalis, who was writing from Normandy in the 1120s, and whose work was known to Wace, used the equivalent term cognitiones in the context of men being recognised (Orderic Vitalis, Ecclesiastical History, ed. M. Chibnall, 6 vols, Oxford 1968-1980, 6, p. 217).

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heraldry as markers of identity in the medieval literature. fact or fiction Another writer of the period who borrowed from the world around him was the court poet, Benoît de Sainte-Maure. He completed Wace’s unfinished Rou for Henry II, and in about 1165 composed his own Roman de Troie for Henry’s wife, Eleanor of Aquitaine. In this medieval retelling of the siege of Troy he describes how the followers of King Remus all wore the same colour: ‘for thus it pleased their lord they could recognise each other in the great battles where they would be and it would be said and told what they had done’, in other words for recognition and to identify them with their master31. We know from the Histoire de Guillaume le Maréchal that in the late 1160s a newly knighted William Marshal, later earl of Pembroke but then a young man in the household of his cousin germane, William de Tancarville, chamberlain of Normandy, bore on his shield the arms of his master; others in the Tancarville household doubtless did likewise.32 According to the chronicler Gerald of Wales, in 1176 thirty or so kinsmen (nepotes) of Raymond le Gros, a cousin of Gerald and son of William FitzGerald, appeared in Wexford, Ireland, carrying shields all charged with the same device33. Pictorial evidence likewise bears out Benoit’s description. The historiated Joshua Initial in the Winchester Bible, produced sometime between about 1150 and 1180, depicts two soldiers wearing identical full length surcoats of barry argent and azure – a perfectly acceptable heraldic coat of arms following the rules of blazon. This is clearly to distinguish both men as members of Joshua’s supposed retinue or feudal host34. Benoît also notes that not only do groups of men bear the same colour, but they repeat it on their helms, surcoats, saddles, and shields. Here again, contemporary evidence corroborates the author’s picture of a fairly sophisticated and well-developed system of heraldry. Waleran’s seal, for example, proves that men did repeat their arms on their surcoat, banner, saddle cloth and shield, and the equestrian seal of William Fitzempress, brother of Henry II, proves that

31 Armes ont fresches e noveles, Heaumes, haubers, escuz e seles, Totes d’un teint, d’une color, Qu’ensi plaisent a lor seignor, Por ço qu’il s’entreconeüssent Es granz batailles ou il fussent, E que il fust dit e retrait, Saveir come il l’avreient fait. Le Roman de Troie par Benoît de Sainte-Maure, ed. L. Constans, 6 vols, 1904-12, ll. 6713-6728. See also P. Adam-Even, «Les Usages héraldiques au milieu du XIIe siècle d’après le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure et la littérature contemporaine», Archivum Heraldicum, 77, 1963, p.18-29; cf, L. Boulay des Lesdain, «Études héraldiques sur le XIIe siècle», Annuaire du Conseil héraldique de France, 20, 1907, p. 187-244 (220-221). 32 History of William Marshal, ed. A.J. Holden with an English translation by S. Gregory and historical notes by D. Crouch, 3 vols, London, 2002-2006, line 1478; the poem was finished by 1226. The same work (ll. 52-56) also refers to the Marshal’s father during the Anarchy (1138-1153), just after Geoffrey had completed his History, having supplied 300 of his knights all wearing livery paid and supplied by him; the probability is that this was of the same colour and material; this may not have constituted armorial surcoats but it does suggest a common mark of identity. We know from chancery records and exchequer accounts that from the thirteenth century cloth similar to later military uniforms was provided to those in royal and feudal levies (Frédérique Lachaud, «Armour and Military Dress in Thirteenth and Early Fourteenth-Century England», Armies, Chivalry and Warfare in Medieval Britain and France, ed. Matthew Strickland, Stamford, 1998, p. 344-369 (347-349, 358-359)). 33 Clipeis assumptis unius armature (Expugnatio Hibernica: The Conquest of Ireland by Giraldus Cambrensis, ed. and translated A.B. Scott and F.X. Martin, Dublin 1978, p. 168-169). For the meaning of nepotes here see D. Crouch, The Birth of Nobility: Constructing Aristocracy in England and France 900-1300, Harlow, 2005, p. 139. 34 Winchester Bible ( Joshua initial, c. 1150-80); Winchester Cathedral Library, f. 69. Cf. two companions in Chretien de Troyes’ Lancelot carrying identical shields (see below).

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adrian ailes by the mid-1160s this extended to horse caparisons35. In the 1170s Arnaut Guilhem de Marsan advised his readers to ‘have the saddle cloth made with the same emblem as the saddle and the same colour as is painted on the shield, and the pennon on the lance in the same way’.36 The counterseal (c. 1180) of Philip d’Alsace, count of Flanders, depicts his lion device on his shield, lance flag and painted on his helmet.37 Benoît’s literary references, despite their fictional context, therefore, do provide valuable evidence of early heraldic practice. Nor should we dismiss literary references to specific arms, even if attributed to fictitious or pre-heraldic characters, since again they may tell us something about the heraldry of the author’s own day. Benoît’s attribution of a blue shield charged with little golden lions to William the Conqueror in his history of the dukes of Normandy, far from being the figment of a lively imagination, is a direct reference to the arms that his patron, Henry II, almost certainly bore38. By giving the Conqueror, who of course was not armigerous in real life, the same arms as borne by Henry’s father, Geoffrey, count of Anjou, he deliberately linked Henry with his famous Norman forebear. Other slightly later works of the twelfth century also attributed fictional characters with arms reflecting those of the English royal house39. The Arthurian romance, Le Bel Inconnu, composed between about 1185 and 1190, may contain a similar reference whereby arms analogous to those of a living family were credited to a fictional hero, thereby flattering that family40. In a similar vein Benoît may have attempted some early heraldic ‘differencing’ whereby the design of a particular coat of arms was slightly altered to reflect a relationship or kinship with the owner of that primary coat. Perhaps the best contemporary example of this in actuality was the different use made of the lion by several members of the royal house of England and by those closely associated with it. It is possible that the same is true of the checky coat

35 Wagner, «Heraldry», p. 349. See also the third seal (c. 1157), of Roger de Mowbray (Birch, Catalogue of Seals in the Department of Manuscripts in the British Museum, no. 6219, and D. Greenway, Charters of the Honour of Mowbray 1107-1191 (London and Oxford, 1972), p. lxx, lxxxiii). For ‘field-signs’ such as wimples attached to lances see Jones, «Identifying the Warrior on the Pre-heraldic Battlefield», p. 163-64. For further examples see Ailes, «The Knight, Heraldry and Armour», p. 11-12. 36 E las armas depres La lansa e l’escut et l’ausberc conugut…. e faitz far la sostsela del senhal de la sela e d’aquel meteys tenh on l’escut sera penh, e.n lansa senheira (de meteissa maneira). Arnaut Guilhem de Marsan, ed. Sansone, vv. 486-488, 495-500, quoted in Linda Paterson, «The Occitan Squire in the Twelfth and Thirteenth Centuries», in The Ideals and Practice of Medieval Knighthood, ed. C. Harper-Bill and R. Harvey, Woodbridge, 1986, p. 133-151 (146-47). 37 G. Demay, Inventaire des sceaux de la Flandre, 2 vols, Paris, 1873, no. 139. 38 Chroniques des ducs de Normandie par Benoît, ed. Carin Fahlin, 2, Uppsala-Wiesbaden-The Hague-Geneva, 1954, vv. 36941-36947, quoted in full in Brault, Early Blazon, p. 21, and Adam-Even, «Les Usages héraldiques au milieu du XIIe siècle», p. 19. Henry’s illegitimate son, William Longespée, earl of Salisbury (d. 1226), also bore these arms (Ailes, Origins and Development of the Royal Arms of England, p. 47, 55-56). For Benoît at the Angevin court see M. Aurell, «Les Plantagenêt, la propagande et la relecture du passé», Culture politique des Plantagenêt (1154-1224), ed. M. Aurell, Poitiers, 2003, p. 9-34 (18-19). 39 Brault, Early Blazon, p. 19-22; Aurell, «Henry II and Arthurian Legend», p. 373-374; Ailes, Origins and Development of the Royal Arms of England, p. 57. 40 Quoted in Brault, Early Blazon, p. 22-23.

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heraldry as markers of identity in the medieval literature. fact or fiction borne by the counts of Vermandois and their near relations, the earls of Warenne, Worcester, Warwick, and Leicester, though this is difficult to prove since seal evidence is uncoloured41. The colours used, and the way in which they are used, in Benoît’s works conform to heraldic rules, and again this reflects early heraldic development as evidenced, for example, in the famous enamel funerary plaque of Geoffrey of Anjou (probably produced in the late 1150s) and the Winchester Bible. Further examples of shields obeying the heraldic rules regarding tinctures and metals from the mid-twelfth century occur in the Winchester Psalter, Dover Bible, and Hunterian Psalter42. The charges described by Benoît again are those borne in contemporary arms such as the lion, eagle and bend. Thus Benoît appears to be borrowing from real life and in doing so provides us with key heraldic information. It naturally took several generations for the hereditary nature of arms to take root, but here again Benoît may have made an early allusion to such an important facet of heraldry in his Roman de Troie, when he states that Pyrrhus, son of Achilles, is dubbed (adobé) with the arms (armes) of his father; unfortunately, whether he is speaking here of arms as in weapons or arms as in armorial bearings is unclear43. Certainly in the slightly later romance, Ille et Galeron (c. 1172-c. 1180), and the Old French Chanson des Saisnes (1180-1200) mention is made of sons carrying their father’s heraldic arms.44 Companions bearing the same arms are also evident in the works of the French poet Chrétien de Troyes45. Between the late 1160s and the early 1180s he created a new fictional universe with his Arthurian romances. Here we truly are in the realms of fantasy, but here again there are precious references to early heraldry, particularly the early role of heralds and the use of arms and armour as disguise, a practice found in the chronicles as early as the 1120s46.

41 Brault, Early Blazon, p. 19 and cf. p. 27-28, 38; Ailes, Origins of the Royal Arms of England, p. 52-53, 58-61; Wagner, «Heraldry», p. 341, 351; D. Crouch, The Image of Aristocracy in Britain, 1100-1300, London, 1992, p. 222226; for Vermandois see M. Pastoureau, L’Appartion des Armoiries en Occident: État du Problème, Bibliothèque de l’École de chartes, 134, 1976, p. 281-300 (293), and Pastoureau, Traité d’héraldique, p. 31. 42 Brault, Early Blazon, p. 18; Serge et Michèle Nikitine, L’Émail Plantagenêt, Nancy, 1981; British Heraldry, ed. Marks and Payne, p. 16; Winchester Psalter, c. 1150 (BL Cotton Nero C IV f. 23); Winchester Bible ( Joshua initial), c. 1150-80 (Winchester Cathedral Library (Winchester Bible, f. 69); Hunterian (or York) Psalter, 1150-1170 (Glasgow University Library, MS Hunter 229 (U.3.2), f. 54v); Dover Bible, 1150s (Cambridge, Corpus Christi College MS 3 f. 116v); illustrated in A. Ailes, «Heraldry in Twelfth-Century England: The Evidence», England in the Twelfth Century: Proceedings of the 1988 Harlaxton Symposium, ed. D. Williams, Woodbridge, 1990, p. 1-16, plates 10-12, 14. 43 Roman de Troie, ed. Constans, l. 23889; Adam-Even, «Les Usages héraldiques», p. 23. 44 Il voient que li fiex leur frere Porte les armes a son pere, Tout ausi faites connissances. Gautier d’Arras, Ille et Galeron, ed. and translated Penny Eley, London, 1996, p. xix-xxii, ll. 488-490. Et donna la colee de sa main .. Des armes a son pere ot ensaigne et escu Dont la champagne ert blanche au lion d’or batu Jehan Bodel, La Chanson des Saisnes, ed. Annette Brasseur, 2 vols, Geneva, 1989, p. ix-x, ll. 1901, 1903-4 (and see note to l. 1904 for heraldry in the Saisnes). See also Adam-Even, «Les Usages héraldiques», p. 25. 45 Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrete [Lancelot], ed. M. Roques (Paris, 1978), ll. 5793-5798. 46 For disguise see Ailes, «The Knight Heraldry and Armour» and Jones, «Identifying the Warrior on the Preheraldic Battlefield». For heralds in Chrétien see Le Chevalier de la Charrete [Lancelot], ed. Roques, l. 5537, and Le Chevalier au Lion [Yvain], ed. M. Roques (Paris, 1971), ll. 2204-2208.

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adrian ailes For sure, it is often difficult to tell when fiction is acting as a model for reality or is simply a mirror to it. When thirteenth-century Arthurian romances tell us that unproven or newly-made knights took a shield of a plain colour are we to assume that this was the case in reality47? One of the very first descriptions of a knighting ceremony, that in June 1128 of Henry II’s father, Geoffrey of Anjou, tells us that the young man was given a shield on that occasion which, far from being plain, consisted of several golden lions – the same arms Benoît attributes to the Conqueror48. As already noted in the late 1160s the young Marshal bore the arms of his lord and master shortly after he had been knighted. Although a fictional work, the Chanson des Saisnes, as we have seen, refers to Charlemagne knighting a young man and giving him a shield depicting his father’s arms – a gold lion. The well-known mid-thirteenth century depiction by Matthew Paris of the knighting of Offa shows the young Mercian about to receive a shield and banner charged with an heraldic saltire49. Moreover, we know that before they were knighted esquires were already using armorial seals in France by 1250 and half a century later in England, so it would be strange if they were to adopt shields of one colour thereafter50. It appears, then, that this was a literary convention, though it is just possible that for purely practical reasons blank shields or shields of one colour were distributed at mass dubbing ceremonies. Fiction in turn could, and did, influence and popularise certain chivalric customs and rituals. The knight disguised by unknown arms or by those of another spilled over into the real world with Edward III and his companions entering tournaments disguised as Arthur and his Knights of the Round Table.51 The practice of taking knighthood on pilgrimage at the Holy Sepulchre in Jerusalem and thereby entitling oneself to membership of the order of the Sepulchre, and in some German cases of the right to place the arms of the kingdom of Jerusalem on one’s tomb or memorial, may well have been suggested by certain passages in literary sources such as the twelfth-century Chanson d’Antioche52. The inevitable result is that fact and fiction become inextricably interwoven and perhaps even indistinguishable; ‘faction’, to use a modern term, had been born. People believed that Arthur and his companions bore arms, along with Edward the Confessor and Prester John, so it should be no surprise to find their shields alongside those of living individuals in the heralds’ rolls of arms. When the poet Adenet le Roi in the late-thirteenth century created a coat of arms for Charlemagne consisting of the Empire (a double-headed eagle) dimidiating

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For such references see Brault, Early Blazon, p. 30 and note 6. John of Marmoutier, «Historia Gaufredi ducis Normannorum et comitis Andegavorum», Chroniques des comtes d’Anjou et des seigneurs d’Amboise, ed. L. Halphen and R. Poupardin, Paris, 1913, p. 179-180. John was writing sometime between 1164 and 1173. 49 BL Cotton Nero D I f. 10a. 50 P. Adam-Éven, «Les Sceaux d’écuyers au XIIIe siècle», Archives héraldiques suisses, 65, 1951, p. 19-21; Pastoureau, Traité d’héraldique, p. 41; A. Ailes, «Up in Arms: The Rise of the Armigerous Valettus, c. 1300», Coat of Arms, new series, 7, 1997, p. 10-16. 51 J. Vale, Edward III and Chivalry: Chivalric Society and its Context, 1270-1350, Woodbridge, 1982, p. 16-21, 68-69. For Edward I and Arthur see Marc Morris, A Great and Terrible King: Edward I and the Forging of Britain, London, 2008, especially p. 162-166; but cf. M. Prestwich, Edward I, London, 1990, p. 120-122. For a possible example of chivalric life imitating chivalric art see A. King, «A Helm with a Crest of Gold: The Order of Chivalry in Thomas Gray’s Scalacronica», Fourteenth-Century England, ed. N. Saul, Woodbridge, 2000, p. 21-35. See also Jefferson, «Tournaments, Heraldry and the Knights of the Round Table», p. 86. 52 Keen, Chivalry, p. 78-79. 48

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heraldry as markers of identity in the medieval literature. fact or fiction France (the fleurs de lis), contemporaries would not have questioned what we know to be a piece of heraldic fiction53. On the other hand David Crouch’s recent discovery of what appears to be a king of arms, in other words a senior herald, in a sirventes or political song composed about 1186 by the troubadour-poet Bertran de Born, forces us to rethink when such a senior officer of arms first appeared, especially if he was wearing a rudimentary tabard54. We thus need to investigate all the evidence yielded up to us by the past, however literary or fanciful, and this applies not only to heraldry but related phenomena of the period, such as the tournament, often described in the same works55. Coats of arms were interwoven into the very fabric of medieval aristocratic life. To repeat the statement of Garter King of Arms made just before the wedding of Prince William to Kate Middleton, they were the most popular and most regulated markers of identity in the Middle Ages. No one in the twelfth and thirteenth centuries, when Arthurian literature first gained widespread appeal, could then have imagined a world without heraldry, whether that world was set in a pseudo-historical past or a fictional never-never land, where in both, knights would perform heroic deeds under proud banners, and where a young prince might just marry a girl from the countryside. Fact or fiction?

53 G. Brault, «Adenet le Roi et l’héraldique médiévale» in Olifant: Acts of the Seventeenth International Congress of the Société Rencesvals for the Study of Romance Epic, Storrs, Connecticut, 2006, 25, no. 1-2, p.141-149 (144); Hablot, «Sous le fleurs de lis», p. 633. 54 L’Amour et la guerre: l’oeuvre de Bertran de Born, ed. G. Gouiran, 2 vols (Aix-en-Provence, 1985), 1, p. 484, quoted in D. Crouch, «The Court of Henry II of England in the 1180s, and the Office of King of Arms», Coat of Arms, 3rd series, 6, 2010, p. 47-55. 55 D. Crouch, Tournament, London, 2006, p. 16; L.D. Benson, «The Tournament in the Romances of Chrétien de Troyes and L’histoire de Guillaume le Maréchal», Chivalric Literature: Essays on Relations between Literature and Life in the Later Middle Ages, ed. L.D. Benson and J. Leyerle, Michigan, 1980, p. 1-24; R. Cline, «The Influence of Romances on Tournaments of the Middle Ages», Speculum, 20, 1945, p.  204-211; Jefferson, «Tournaments, Heraldry and the Knights of the Round Table», p. 86.

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L’IDENTITÉ CHEVALERESQUE

Ioan Pânzaru

Lancelot et la gestion de l’identité La place occupée par le récit de « l’enfance » de Lancelot entre l’histoire de Pharien et celle de Galehaut indique une intention narrative ironique. Pharien illustre la vertu de justice et la loyauté féodale ; son personnage rappelle celui du roi David dans sa jeunesse. Galehaut est une personnalité passionnée, orgueilleuse et capricieuse1. Lancelot est certainement dépourvu des vertus de Pharien, de la patience et de son équité (vertu médiévale calquée sur l’epieíkeia d’Aristote), mais d’autre part il se donne beaucoup de peine pour gérer son image publique. Sa cruauté, sa violence débridée dans certains épisodes permettent de penser qu’aux yeux de l’auteur et de son lecteur implicite, le meilleur chevalier du monde apparaît, avant même son adultère, comme un mauvais chrétien. Sa répugnance à venger son père et à rentrer en possession du royaume de Benoyc l’accusent d’autant aux yeux du public, à une époque où la préoccupation pour les abus occasionnés par la garde noble occupait les esprits au point de mener au changement des coutumes. Pris entre une identité (multiple) dont l’accable le narrateur et une identité (idéale) qu’il tient à créer lui-même, Lancelot s’efforce vainement de déployer la « bonté » que Dieu peut avoir mise en lui. ¿Qué era, en efecto, la caballería que luego depuró y cristianizó Cervantes en Don Quijote, al querer acabar con ella por la risa, sino una verdadera monstruosa religión híbrida de paganismo y cristianismo, cuyo Evangelio fue acaso la leyenda de Tristán e Iseo? Miguel de Unamuno, El sentimiento trágico de la vida

La scène Lors de la troisième rencontre entre les chevaliers du roi Arthur et du Roi d’Outre les Marches, un chevalier portant un écu d’argent à la bande noire fait d’admirables prouesses. Gauvain, qui l’a suivi, demande à une demoiselle qui est ce chevalier. « Bien sachiez que c’est Lanceloz del Lac, li filz au roi Ban de Benoyc, cil qui a hui vaincue ceste assenblee ; et l’autre vainqui il autresin es vermoilles armes, et fist lo roi entrer en la Dolereuse Garde » – est la réponse de celle-ci. Pressé par Gauvain d’infirmer ou de confirmer les dires de la jeune femme, le chevalier à l’écu d’argent à la bande noire refuse tout commentaire. Gauvain retourne à la cour du roi Arthur pour dévoiler l’identité de celui qui lui semble « uns des plus biax chevaliers do monde ». Quant à Lancelot, il évite de revenir au tournoi et il reprend son chemin en sens inverse. Un jour son petit convoi arrive à un pont qui est défendu par une bretèche. La dame du lieu

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« Figure hautaine et pathétique » selon J.-M. Boivin, « La Dame du Lac, Morgane et Galehaut », Médiévales, 6, 1984, p. 18-25.

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ioan pânzaru reconnaît le jeune homme comme le « meilleur chevalier du monde » et l’accueille dans son château. Le seigneur du château raconte qu’il s’était fait renverser par Lancelot l’autre jour au tournoi. Mais il ne lui garde point de rancune et l’invite de bonne grâce à partager son gîte. Au cours de l’entretien Lancelot découvre que son hôte est un de ceux qui ont juré de tuer les défenseurs du chevalier enferré – tandis que lui-même, au moment d’être adoubé chevalier, avait juré de le venger. Suit une conversation sentimentale entre les deux guerriers, entrecoupée de pâmoisons et de génuflexions, pour savoir lequel des deux manquera à son vœu, mais enfin le combat s’avère inévitable. Le châtelain de la bretèche a le dessous. Lancelot lui ordonne de se parjurer. Mais comme l’autre refuse, il l’abat à terre, saute sur son corps, lui arrache le heaume, le traîne à la rivière et le noie. Ensuite il fond en larmes. Cette scène hystérique détonne dans un contexte fait de bonnes intentions et d’actions exemplaires. Lancelot fait preuve d’une cruauté sauvage envers le vaincu. Il lui refuse une mort honorable par les armes, et pratiquement l’assassine. Le lecteur du XIIIe siècle trouvait-il normal que le « meilleur chevalier du monde » se laisse aller à de telles avanies, à noyer son adversaire comme un chien ? Alexandre Micha aurait donc raison de dire que dans le roman « la fidélité à la parole donnée a une valeur absolue, le serment a un caractère irrévocable et quasi religieux »2. Mais précisément parce que le texte est écrit par un clerc, par un homme instruit et habitué à réfléchir aux significations des actions humaines, le vœu fait pour combattre les ennemis de l’enferré s’insère dans une normativité que nous devons connaître et comprendre afin de déceler le sens de l’épisode3. Pourquoi, enfin, l’auteur place-t-il cet incident à un pareil moment de l’histoire, c’est-à-dire entre la fin des enchantements de la Douloureuse Garde et l’apparition de Galehaut ? On a le sentiment qu’une boucle narrative est bouclée lorsque, après le combat de la rivière, Lancelot arrive à Camaalot et se souvient de son premier passage, encore chevalier nouveau. Il a le bonheur de contempler de loin la silhouette de la reine et ensuite de lui parler par-dessus la rivière qui les sépare. À cette occasion le motif de la noyade reparaît, car Lancelot s’oublie en regardant la belle et le cheval qui a voulu boire finit par perdre pied. Guenièvre appelle au secours du jeune homme et Yvain le tire de l’eau. Ces preuves de raffinement artistique nous montrent que l’auteur met un soin particulier à la construction de cette texture. Plus loin, Lancelot arrive chez la Dame de Nohaut en litière car grièvement blessé, tout comme le chevalier enferré s’était fait porter à la cour d’Arthur4. Noyade, oubli de soi, persévérance dans un vœu absurde, passion aveuglante tissent ici autour de Lancelot comme un dais, comme un baldaquin narratif destiné à mettre en valeur la figurativité de sa figure. Depuis Auerbach nous sommes habitués à voir une intention figurative5, une intention de double sens, dans toutes les narrations médiévales6. Et certainement ce qui est mis en cause ici c’est la rationalité du héros. Le début du XIIIe siècle est l’une des époques où l’on s’est interrogé passionnément sur la raison, sa puissance et ses limites.

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A. Micha, Compte-rendu de L. Jefferson, Oaths, Vows and Promises in the First Part of the French Prose Lancelot Romance, Berne, 1993, Cahiers de civilisation médiévale, 38, 152, 1995, p. 47 – 48. 3 On peut trouver dans l’épisode du chevalier enferré des signes de la vocation de « guérisseur » de Lancelot, ce qui contraste d’autant plus avec sa cruauté envers le chevalier de la bretèche. Cf. C. Girbea, « Chevalerie, adoubement et conversion dans quelques romans du Graal », dans Chevalerie et christianisme aux XIIe et XIIIe siècles, dir. M. Aurell et C. Girbea, Rennes, 2011, p. 179-199, surtout p. 193-194. 4 Observation faite par D. Poirion, « La Douloureuse Garde », Approches du Lancelot en prose, dir. J. Dufournet, Paris, 1984, p. 36. 5 « Intention littéraire », écrit F. Lot, Étude sur le Lancelot en prose, Paris, 1918, p. 65. 6 E. Auerbach, « Figura », Studi su Dante, dir. Dante Della Terza, Milano, 1991, p. 176-226.

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lancelot et la gestion de l’identité Lancelot agit comme un chevalier chrétien n’a pas le droit de le faire. Au nom d’un vœu pris à l’étourdie, quand il n’était pas encore adoubé, il tue un homme qui lui avait accordé son hospitalité et l’avait traité courtoisement. Si dans le Chevalier à la Charrette de Chrétien on peut encore le voir comme une espèce de « saint séculier »7, son ascèse militaire laisse au début du Lancelot en prose l’impression d’une politique réfléchie, pour évoluer au long du roman vers la découverte, puis l’acceptation, d’un destin personnel qui ne garde plus grand’chose des espoirs de la jeunesse. Le poids que prend dans l’esprit de Lancelot son premier vœu, celui de défendre la mémoire du chevalier enferré, est certainement disproportionné. C’est un vœu qui mène au crime. L’action du jeune homme contraste avec sa raisonnable clémence à un moment ultérieur : il fera grâce à un chevalier brutal et cruel, qui ayant coupé la tête d’une femme, la lui avait jetée à la figure8. Dans l’écriture de l’auteur du Lancelot, le motif du vœu est certainement lié à l’identité masculine, et ancré de la sorte dans une tradition. Mais il répond également à des préoccupations de son temps. On y a vu un renvoi à la mode des romans de chevalerie du siècle précédent, qui s’inspiraient des légendes celtiques. Les vœux occupaient un rôle important dans les coutumes irlandaises : sous le nom de geis, pl. geasa, ils étaient attribués exclusivement aux hommes, par les druides ou par les femmes, et le sujet ne pouvait pas les choisir lui-même9. Le roi irlandais se voyait imposer lors de son couronnement des geasa, actions interdites, et des buada (sg. búaid), actions obligatoires10. Le sérieux du geis provient de son lien à la mort : ainsi Conaire Mór verra sa fin approcher quand il chassera des oiseaux11, Cúchulainn mourra quand il mangera de la viande de chien (cú), Diarmait ne peut chasser le sanglier. Le roi gallois Math, fils de Mathonwy, a comme tynged (l’équivalent du geis) de ne pas fouler la terre de ses pieds. En principe, le mot geis vient du verbe guidid, « prier », et indique une requête (faite au roi, de peur qu’il ne perde ses puissances de fertilité, son intégrité physique, son honneur ou sa vie). En pratique, les geasa sont impartis à des individus tenant plusieurs rôles, du dieu au poète12. Dans un sens plus général, un geis indique une action associée à une catastrophe, qui devient inévitable avec la violation de l’interdit. Un héros comme Cúchulainn est alors trú (pl. trocha), voué à la mort ; il accomplit ces transgressions pour ne pas perdre la face en public13, ou bien par jactance, et c’est cette dernière attitude même qui caractérise son destin héroïque. Il la paie de sa vie. Le récit irlandais est déterministe14, mais sa fatalité est gratuite : la violation du geis n’est pas nécessairement une action immorale en elle-même, parfois le contraire. D’autres fois on peut y trouver de l’humour : le barde Eisirt place son roi Iubdán sous la geis de manger de 7

« A secular saint », écrit S. Gaunt, « Romance and Other Genres », dans The Cambridge Companion to Medieval Romance, dir. R.L. Krueger, Cambridge, 2000, p. 52. 8 Lancelot, éd. A. Micha, Genève, Paris, 1980, LXXXIII, 41-47, t. IV, p. 316-323. 9 P. Monaghan, The Encyclopaedia of Celtic Mythology and Folklore, New York, 2004, s.v. geis. Il existe aussi des exceptions à la règle de la masculinité: ainsi une femme guerrière, Coinchenn, s’est vu imposer comme geis qu’elle mourra quand sa fille sera prise en mariage, p. 124. En prononçant les paroles fatidiques, le druide devait se tenir dans la position dite glám dícenn : à cloche-pied, un bras étendu et un œil fermé, p. 214. 10 Ainsi le roi de Tara devait manger des lièvres de Naas, qui étaient interdits aux autres mortels. 11 Son lignage était apparenté au règne des volatiles, cf. G. A. Trevarthen, Brightness of Brightness. Seeing Celtic Shamanism, PhD Thesis, University of Edinburgh, 2003, p. 305 et 316. 12 Cf. le site Tairis de la mystérieuse Seren (ou Annie), URL : http://www.tairis.co.uk/index.php?option=com_ content&view=article&id=162:gessi-and-buada&catid=41:cosmology&Itemid=0. 13 Cf. D.F. Melia, « Remarks on the Structure and Composition of the Ulster Death Tales », Studia Hibernica, 17/18, 1977/1978, p. 36-57. 14 C’est la thèse de T.M. Charles-Edwards, « Geis, Prophecy, Omen, and Oath », Celtica, 23, 1999, p. 38-59.

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ioan pânzaru la bouillie du roi Fergus mac Léti jusqu’au lendemain15, mais le petit roi des fées tombera dans le porridge. En plus du geis, qui constitue une antiquité et à la fois une particularité culturelle, le héros irlandais a coutume de faire parfois quelque vœu ordinaire (móid, pl. móide) : par exemple Connall jure qu’il ne sera pas tué par un seul homme de Connaught16. Le vœu romanesque n’est pas étranger au danger de mort. Le chevalier français, dans les romans des XIIe-XIIIe siècles, défie le destin, mais sort vainqueur le plus souvent. Cette attitude intrépide, parfois provocante et arrogante, que Lancelot va jusqu’à théoriser, contraste avec l’éthique chrétienne et trahit une cenodoxia ou vana gloria que les clercs ont coutume de condamner. Les vœux du Lancelot en prose se trouvent en relation d’analogie17 à la fois avec le geis et avec le gab de la chanson de geste. Le gab est un vœu parfois héroïque, parfois burlesque, voire sexuel, dont l’accomplissement consiste dans des actions spectaculaires. Tel est le fameux gab d’Olivier dans la chanson de geste du Pèlerinage Charlemagne : le paladin se vante de posséder cent fois en une nuit la fille de l’empereur de Byzance18. On dit ce genre de choses souvent à un banquet, sous des auspices plus ou moins bachiques. C’est donc une vantardise qui fonctionne comme l’intrigue d’un récit19. J. L. Grigsby a voulu faire de celui-ci un « genre latent » de la littérature médiévale20. Mais la famille du mot gab, gaber, est plutôt chargée de la sémantique du faux, du mensonge, du subterfuge ou de la ruse. Parfois il indique la raillerie, le « rire négatif »21. Le vœu romanesque a aussi ses caractéristiques propres. Il tient justement de l’identité du héros, car les vœux qu’il a prononcés ou qu’on lui attribue le font reconnaître ; il s’agit de l’identité masculine, car ce sont des engagements à des exploits, à des efforts, à des prouesses. La femme engage sa foi, l’homme son énergie. Tous les deux définissent librement ainsi leurs identités, en les affirmant face aux dangers et au malheur. Erec chez Chrétien fait le vœu tacite de prouver toutes les vertus de la chevalerie, de prendre des risques insensés pour prouver qu’il n’est pas recreant. Lancelot promet de se battre avec tous les ennemis d’un inconnu qui lui est pratiquement tombé dessus. Galehaut, ce « Hamlet médiéval »22, veut être « roi des rois », avoir dans sa suite des chevaliers de haute lignée ; il conquiert 28 royaumes et se fait accuser

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P. Monaghan, The Encyclopaedia…, p. 265. K. Meyer, The Death-Tales of the Ulster Heroes, Dublin, 1906, p. 38-39. 17 Cf. M.J. Heijkant, « The Custom of Boasting in the Tavola Ritonda », “Li Premerains vers”, Essays in Honor of Keith Busby, dir. C.M. Jones, L.E. Whalen, 2011, p. 143-156. Heijkant compare les vœux de la Tavola Ritonda avec les Vœux de Baudouin, texte français perdu et conservé dans une traduction moyen-anglaise, ainsi qu’avec un autre texte moyen-anglais, The Avowing of Arthur. 18 P. Aebischer (« Le gab d’Olivier », Revue belge de philologie et d’histoire, 34, 3, 1956, pp. 659-679) suggère que dans une version primitive de la chanson le gab d’Olivier aurait eu une autre forme, moins grivoise. Il qualifie le geste d’Olivier d’« odieux », de « goujaterie », en exprimant ainsi envers le gab du personnage les sentiments qui devaient être ceux d’un clerc du Moyen Âge. Voir aussi Sechs Bearbeitungen des altfranzösischen Gedichts von Karls des Grossen Reise nach Jerusalem und Konstantinopel, éd. E. Koschwitz, Heilbronn, 1879. 19 J. Wathelet-Willem donne gab pour synonyme de « vantardise » (« Le Personnage de Rainouart dans La Chanson de Guillaume et dans Aliscans», Société Rencesvals, IVe Congrès International, Actes et Mémoires, Heidelberg, 1969, p. 168). 20 J.L. Grigsby, The “Gab” as a Latent Genre in Medieval French Literature: Drinking and Boasting in the Middle Ages, Cambridge, Mass., 2000. Dans le récit, le gab agit « comme un tremplin, propulsant l’action, ou en produisant une crise, comme le climax d’un drame ». Le gab serait apparu dans les textes français sous l’influence de la culture viking. 21 J. Pourquery de Boisserin, L’Énergie chevaleresque. Étude de la matière textuelle et iconographique du manuscrit BnF fr 340 (Compilation de Rusticien de Pise et Guiron le Courtois), thèse de doctorat, Université Rennes 2, 2009, p. 19. 22 F. Lot, Étude…, p. 66. 16

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lancelot et la gestion de l’identité d’avoir perdu une guerre pour un seul homme23. Ces vœux si proches du désir fantasmatique et de l’orgueil ne revêtent pas les formes des pratiques de la religion chrétienne. Vu que la grammaire du vœu est différente d’une culture à l’autre24, il est difficile de construire une équation entre le geis et le vœu chrétien. Pour les Hébreux, seul le vœu fait à Dieu est respectable. Jacob fait un vœu « classique » de reconnaître Yahweh comme son Dieu s’il le protège dans son voyage (Gen 28 :20-22). Anne voue son fils Samuel à Dieu si celui-ci met fin à sa stérilité (Sam 1 :11). On sait que le vœu imprudent de Jephté ( Juges 11 :30) est regrettable, d’autant plus que l’holocauste des enfants est condamné par la Loi (Lev 18 :21, Deut 12 : 31)25. Le chrétien ne doit pas jurer, selon la nouvelle loi (Mt 5 : 34-37), bien que Dieu lui-même soit représenté comme jurant dans l’ancienne (Heb 6 :13-18). Saint Paul fait vœu de Nazirite dans les Actes (18 :18 et 21 :23-27), ce qui est un geste de piété. Dans le Lancelot, le premier vœu du héros lui est proposé par le chevalier enferré. Mais ce vœu est présenté comme absurde et immature par les chevaliers expérimentés qui entourent le roi. Ce n’est pas ce que les canonistes nomment un vœu simple, pris en intimité, mais un vœu public, fait devant une audience26. Il a donc un côté spectaculaire et incorpore la contrainte qui vient de tout engagement démonstratif. Cependant aucune promesse ne saurait dispenser le chrétien du jugement propre et en particulier n’oblige au meurtre. Certes, le vœu fait à Dieu doit être tenu (Nb 30 :3), mais les vœux des femmes sont sous le contrôle du père ou du mari et ceux-ci peuvent les annuler s’ils les jugent inopportuns (Nb 30 :4-16). Certains commentateurs des Nombres, comme saint Augustin, en infèrent que les femmes ne peuvent faire vœu de chasteté sans la permission du père ou du mari. La réflexion du Moyen Âge avertit contre les promesses faites à la légère. Isidore de Séville, dans ses Sentences et sa Lamentation de l’âme pécheresse, avait donné comme exemple les vœux imprudents qui se changent en crimes27. Bède (Homilie 43) trouve plus sage de se parjurer que d’éviter le parjure en donnant dans le pire. David qui avait juré de tuer Nabal se parjure à l’intervention d’Abigaïl (1 R 25 :22-35). La Summa decretalium de Bernard de 23

Éd. A. Micha, t. I, ch. I, p. 2: « li dui home de son lignage li plus prochain, quant il les ot fet rois coronés, le reprochierent a conseil la honteuse pes que il avoit fete por un sol home. Lors respondi il que il n’avoit onques tant gaaignié ne tant d’onor conquise, ‘kar il n’est pas, fet il, richece de terre ne d’avoir, mais de preudome, ne les terres ne font mie les preudomes, mais li preudome font les terres et riches hom doit tos jors baeer a avoir ce que nus n’a ». 24 En Grèce ancienne, il y avait surtout des vœux-promesse qui appuyaient la prière faite à une divinité (conditionnés par l’intervention de celle-ci), et des vœux-souhait ; les Grecs vouent un objet ou une action. Les dieux semblent être en compétition pour recevoir les vœux des mortels. Cf. C. Darbo-Peschanski, « La contrainte du vœu », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 21, 1998, mis en ligne le 20 avril 2009, consulté le 13 juin 2012. URL : http://ccrh.revues.org/2515. Voir d’ailleurs l’ensemble du numéro thématique des Cahiers, « Pour une histoire comparée du vœu ». 25 Dans l’oratorio Jephthah de Handel, un ange intervient et commue l’holocauste de la fille de Jephté en virginité perpétuelle au service de Dieu, en suivant une tradition interprétative qui remonte à David Kimchi (XIIe-XIIIe siècles), cf. J.F.A. Sawyer, The Blackwell Companion to the Bible and Culture, Malden, Oxford, Carlton, 2006, p. 288289. Cependant pour saint Jérôme, la foi de Jephté serait préférable à celle de sa fille, qui pleure et demande un sursis, et ceci quoiqu’il ait agi de manière si irréfléchie que Dieu l’en a puni (Contre Jovinien, I.5, I.23, Nicene and Post-Nicene Fathers Series II vol. 6, p. 670, 693). Comp. C. Kannengiesser, Handbook of Patristic Exegesis. The Bible in Ancient Christianity, vol. I, Leiden, Boston, 2004, p. 292. 26 C. de Miramon, « Les Théories du vœu dans le droit canon et la première scolastique », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 16, 1996, mis en ligne le 27 février 2009, consulté le 14 juin 2012. URL : http://ccrh. revues.org/2639. L’exemple type du vœu public est la prise de croix. 27 Non est conservandum sacramentum quo malum incaute promittitur. Isidore de Séville, Sententiarum libri tres, II, 31, PL 83, col. 634. In malis promissis rescinde fidem, in turpi voto muta decretum; quod incaute vovisti non facias, impia est promissio qui scelere adimpletur. Isidore, Synonyma de lamentatione animae peccatricis, PL 83, col. 858. Ces idées furent reprises par le VIIIe Synode de Tolède et ainsi pénétrèrent dans le droit canon.

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ioan pânzaru Pavie (m. 1213) indique une certaine priorité comme indice du vœu raisonnable : ainsi une personne mariée ne peut faire vœu de chasteté sans le consentement du conjoint, et si fuerit, etiamsi monasterium ingressus fuerit, revocabitur28. Un homme qui a fait vœu de pèlerinage à Saint-Jacques doit renoncer à son vœu si, en se mariant, il n’a pas l’accord de son épouse pour l’entreprendre. Aux XIIe-XIIIe siècle, on peut être dispensé des vœux faits à Dieu, par les autorités de l’Église. La contrainte des vœux pris, disait saint Bernard, a été instituée non par disposition positive et catégorique (non quia aliter vivere non liceret), mais pour faire multiplier dans la société l’amour du prochain (ad lucrum vel custodiam charitatis)29. Pour l’amour de l’amour, toute loi peut être changée, toute obligation levée, selon le souhait de saint Paul. Bernard juge spirituellement, ayant pour guide la pensée de l’Apôtre. L’Église préfère avoir des critères plus formels. Le décret de Gratien insiste : « Pour que le vœu soit contraignant, il doit être délibéré et fondé sur un raisonnement constant et articulé »30. Pierre Lombard le dit expressément : Sunt tamen et vota stultorum, quae frangenda sunt31. Il suit en cela le Qohelet 5,3 (displicet enim ei infidelis et stulta promissio) ainsi que le VIIIe concile de Tolède, qui cite les autorités au sujet des vœux inutiles et stupides. En fait la validité du vœu dépend de sa teneur, de son destinataire et de l’autonomie du jureur. Les minus habentes peuvent faire des vœux valables si ceux-ci sont sages et opportuns, mais s’ils s’engagent à des choses insensées, il faut les protéger d’eux-mêmes, et en protéger les autres. Et Yves de Chartres, l’élève de Lanfranc, jette en passant dans le Prologue à son Décret : « Il faut délibérer avant de faire un vœu, après l’avoir fait, il faut perséverer »32, car pour lui le vœu unit un état inférieur et un état supérieur : l’accès à celui-ci est conditionné par l’accomplissement de la promesse. Yves reprend dans son Décret un texte qui interdit aux moines de faire des vœux sans la permission de leur abbé33, et annule ceux pris à l’insu du supérieur. Deux dichotomies s’expriment dans ces dispositions : celle entre personnes autonomes, sui capitis, et personnes se trouvant sous la volonté d’autrui ; d’autre part, celle entre vœux raisonnables et moraux, et serments faits en état de responsabilité diminuée, qui provoquent instabilité et dommages dans la communauté chrétienne. Il est certain que Lancelot n’agit pas en chrétien dans l’affaire de la bretèche. Mais il est tout aussi certain qu’il est en train d’achever, par son vœu romanesque, un travail ambitieux de construction identitaire. D’une part, il poursuit son plan de devenir le meilleur chevalier du monde, sans se troubler des inconséquences, selon la théorie du cœur de diamant et du cœur de cire. Cette théorie implique deux mesures dans le comportement du chevalier : l’une est la mansuétude pour les pauvres et les faibles, l’autre la dureté contre les méchants. Il semble que Lancelot tourne vers son hôte du château de la bretèche son cœur endurci, comme si la cause du chevalier enferré – qui n’a pas encore été entendue en bonne forme – l’a aveuglé et 28 Bernardi Papiensis Faventini episcopi Summa Decretalium, éd. E.A.T. Laspeyres, Regensburg, 1860, De matrimonio, p. 288. 29 De praecepto et dispensatione I.2, PL, col. 862 C. 30 Votum ut obliget debet esse deliberatum atque iudicio deliberato et perpetuo. Bernard de Pavie définit le vœu comme alicuius boni cum deliberatione facta promissio, Summa decretalium, p. 113. 31 Sententiarum libri quattuor, IV, dist. XXXVIII, c. 1, PL 192, col. 932. Éd. Quaracchi t. II, 1916, p. 967. V. en ce sens l’important article de C. de Miramon, supra. L’expression stulta vota frangenda sunt vient du second canon du VIIIe Concile de Tolède. 32 Ante susceptionem est deliberandum, post susceptionem vero perseverandum : Yves de Chartres, Decretum, Prologue, p. 3, éd. préliminaire par M. Brett, URL : http://project.knowledgeforge.net/ivo/decretum.html. Le canon du concile de Tolède est cité par Yves sous XII, 9. 33 Monacho non licet votum vovere sine consensu abbatis sui. Si autem voverit, frangendum erit : Decretum VII, 32, éd. citée. Cf. le second canon du Concile d’Orange.

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lancelot et la gestion de l’identité privé de son bon sens. La raison du vœu est la perfection34 que l’homme poursuit pour gagner le salut, « un trésor dans le ciel ». Et comme le salut est celui indiqué par le Christ, on ne peut y atteindre en dehors de la voie du Christ. Nous pouvons conclure qu’aux yeux de l’auteur et du public lettré du XIIIe siècle, le vœu du chevalier enferré est un de ces vota stultorum qu’il ne faudrait pas prendre au sérieux. Mais on se rappelle que le récit tourne justement autour de la question de l’identité de Lancelot, qui apparaît tour à tour indiqué par des expressions descriptives, comme le libérateur de la Douloureuse Garde, le chevalier aux armes vermeilles, à l’écu d’argent à la bande noire etc. Le questionnement à ce sujet est entretenu de manière délibérée par l’intéressé lui-même, qui change d’armure, disparaît furtivement des assemblées et refuse de s’identifier sinon par le générique « je suis un chevalier, comme vous le voyez ». D’une part, il y a là une habileté en relations publiques qui évoque les prestiges du marketing moderne. On peut dire que Lancelot soigne son image en l’assaisonnant de mystère, en lançant des rumeurs et en créant une attente démesurée, qui façonne par elle-même le rôle du « meilleur chevalier du monde ». Sachant que les dames ont un faible pour la renommée de leur possible amant, il veut se faire présenter à la belle par la rumeur publique, lui qui perd ses moyens en face-à-face. La carrière de Lancelot est scandée par cette publicité amoureuse, destinée à attirer l’attention de la reine, puis par le lien charnel avec Guenièvre, enfin par des aventures où il commence à se soumettre à des épreuves dures, presque inhumaines (fait prisonnier, fouetté, jeté dans un puits envenimé etc.). Nous nous occupons ici de la première partie, et notamment de son sens et de ses valences narratives. Certes, le début du roman ne peut pas avoir un sens en dehors du cercle herméneutique qui nous mènera à l’interprétation de l’ensemble. Il faut noter que l’ironie de l’auteur, plus sensible dans la première partie, fait place dans la seconde à une certaine sympathie (par exemple dans l’épisode de Caradoc), puis à une assez froide condamnation. Il y a aussi dans la figure de Lancelot le souvenir, autrement gracieux chez Chrétien, du jeune nice Perceval. Lancelot passe certainement le test de « l’objectivation de soi » (Harry G. Frankfurt), qui suppose qu’à l’encontre de nos propres réactions nous cherchons à rester le genre de personne que nous voulons être. Au château de la bretèche, il passe une longue nuit avec sa conscience torturée par le remords, mais finalement il tue son hôte. Il le fait assurément par sens du devoir. C’est donc que son dérangement est cognitif, pas moral. Il éprouve le sentiment moral, mais il ne l’écoute pas, l’étouffant sous un choix délibéré. Cette position de Lancelot met en cause le concept d’héroïsme tel qu’on l’avait hérité des chansons de geste. Les romans portent au pinacle la valeur morale de la chevalerie. Tuer un chevalier courageux sera perçu dans les textes comme un geste ignoble. Le protagoniste du roman Guiron le Courtois, écrit probablement en 1235, exprime cette idée clairement : « … se l’un de nous deulx occioit l’autre, je sçay tout certainement que le monde ne s’en feroit se gaber non. … Et pour ce que je ne vouldroie en nulle maniere du monde mettre a mort un si preudomme comme vous estes »35. La chevalerie du XIIIe siècle est moins instinctuelle, elle délibère et ratiocine. Marie-Luce Chênerie36 a montré très justement que le thème de l’enferré se rencontre deux fois dans le roman, au début de chacune des deux premières parties que j’ai indiquées.

34 Si vis perfectus esse, vade, vende quae habes, et da pauperibus, et habebis thesaurum in caelo; et veni, sequere me (Mt 19 :21). 35 Cité par J. Pourquery de Boisserin, L’Énergie chevaleresque…, p. 250, n. 407. 36 « L’Aventure du chevalier enferré, ses suites et le thème des géants dans Lancelot », , Approches du Lancelot en prose…, dir. J. Dufournet, p. 59-100.

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ioan pânzaru Les deux navrés, qui d’ailleurs sont frères, ont chacun le corps transpercé de deux lances. Le premier, Melians le Gai, est nommé le chevalier enferré parce les armes ont été laissées dans la plaie et qu’une épée est plantée au milieu de son visage37. Le second, Driens le Gai, a en plus une épaule entaillée profondément et une plaie qui descend de la jonction des sourcils sur la joue droite38. Dans les deux cas, Lancelot ne peut secourir la victime qu’à condition de jurer d’abord qu’il la vengera. Or les vengeances convergent finalement sur le même chevalier félon, Caradoc le Grand. Caradoc est opposé d’entrée de jeu à Galehaut, et l’aventure dont il est le héros scande en effet le passage entre la seconde et la troisième partie du roman. Melians est le premier chevalier à qui Lancelot décline son identité39. Un troisième chevalier enferré (une épée dont la poignée brûle sa main droite transperce en même temps sa main gauche) est l’occasion de l’apparition d’Agravain, chevalier dont le nom servira à indiquer la troisième partie de notre roman. Agravain annonce La Mort Artu et il donne l’occasion à Bohort, héros de la Queste, de se distinguer par sa prouesse et sa modestie40. Dans ce contexte plus ample, le cercle herméneutique nous fait voir que, en menant à terme le vœu fait au chevalier enferré, Lancelot ne se trompait pas, au point de vue métaphysique du moins. Il ne pouvait certes pas connaître les maux perpétrés par le clan de Caradoc ; il agissait de manière intuitive, stupidement, selon la raison humaine, sagement, selon la justice de Dieu. Mais l’impression faite sur le lecteur lettré au début du roman n’est certes pas affectée par cette découverte tardive, et la subtile ironie de l’auteur n’en est pas altérée. Pour le Moyen Âge, un héros devait être bon à quelque chose : combattre le bon combat, faire la guerre juste, triompher des ennemis par la force, au profit de la communauté, de la chrétienté en fin de compte. L’héroïsme est aussi jugé à l’aune utilitariste du grand nombre, des desconseillez et des deseritez, ou comme le dit Ninienne, la prouesse est donnée por garantir les foibles et les paisibles. Par contraste, la psychologie d’un héros qui ne sert plus à personne, dont l’héroïsme est tout moral et intérieur, qui vise à se dépasser, réfère sans doute à la morale paulinienne, pour laquelle le vrai juif (lire : chrétien) est le juif secret, qui a circoncis son cœur, reniant les actes extérieurs pour aimer Dieu de toute sa force dans le silence et la solitude. Lancelot refuse de se déclarer au service d’Arthur, il combat pour lui et en son nom mais s’absente parfois des années entières, absorbé par ses quêtes et ses vœux. Il illustre certaines aspirations de saint Bernard de Clairvaux, qui dans ses lettres à Eugène III développe magistralement une citation du Siracide 14 :5: « Et si tu n’es pas utile à toi-même, à qui seras-tu utile ? »41. D’autre part, Lancelot fait des autres ses instruments, il les massacre parfois en poursuivant son rêve « héroïque et brutal », il subordonne ses relations humaines au dévoilement progressif et pénible de ses bonnes teches que Dieu a pu mettre en lui. C’est ce paradoxe moral d’un chevalier qui est chrétien par son intériorité, mais païen encore quant à son rapport à la communauté, que l’auteur révèle dans le personnage de Lancelot. Celui-ci devra parcourir les étapes qui séparent son ardeur «  cuchúlinienne  », spécifique des « enfants », qui font « maintes folies », pour explorer les épreuves de l’amitié et de l’amour, avant d’accepter sa propre guerre juste, celle contre Claudas. Mais à l’épreuve qui consiste à 37

Par desus la ventaille, Lancelot do Lac: The Non-Cyclic Old French Prose Romance, Volume 1, The Text, éd. E. Kennedy, 1980, p. 149. Le chevalier était sans heaume. La ventaille, c’est-à-dire en l’occurrence la partie mobile du haubert qui protège le menton et qui s’attache par une patte à la hauteur de la pommette, n’était pas défaite. 38 Une autre description des plaies dans le ms. Fr. 768, éd. A. Micha, XII, 4, t. III, p. 128. 39 Éd. A. Micha, XIII, 21, t. I, p. 201. 40 The Vulgate Version of the Arthurian Romances, éd. O. Sommer, t. IV, p. 260-262. F. Lot, Étude…, p. 74, avait signalé « les ricochets qui font disparaître, puis reparaître d’épisode en épisode le «navré» ». 41 Qui sibi nequam est, cui alii bonus erit? 

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lancelot et la gestion de l’identité devenir le champion de la communauté, Lancelot échoue et se laisse entraîner en sens contraire, vers la destruction de la société arthurienne. Les années 1220-1230, qui voient la naissance du Lancelot en prose, sont aussi les années de l’élaboration du genre de la Somme42, qui prétend réglementer de façon systématique les opinions et les actions des chrétiens. Dans ce contexte de l’essor du normatif, les excentricités des héros romanesques peuvent sembler d’autant plus étranges. Pharien Le personnage de Pharien est tout imbu de ce nouveau normativisme. Et comme nous devons comprendre pourquoi tant de pages lui sont dédiées, il nous faut l’expliquer par rapport à la figure de Lancelot, autour de laquelle tourne le roman tout entier. Si Pharien est bien un auxiliaire, il faut voir à quoi il sert. Il doit nécessairement projeter sur Lancelot une certaine lumière, lui conférer, par le contexte de ses actions, un certain sens, prononcer implicitement à son endroit un jugement relatif. Ninienne assigne au chevalier la vertu de justice : il doit être droiz jugierres sanz amor et sanz haine. Mais le jeune héros échoue à cette épreuve. Tout comme l’accueil en classe de Charles Bovary, dans le roman de Flaubert, par rapport à la fin du roman, doit fixer clairement l’idée de l’irréductible bêtise, sans que la mort par amour vienne à la fin auréoler quelque peu cette figure que l’auteur a voulu effigie typique de la stupidité, Pharien le juste et le fidèle fixe l’image d’un Lancelot en proie aux passions, à l’héroïcité sans vertus, et qui esquive à l’infini son engagement vassalique, avant de plonger définitivement dans la trahison. Si nous examinons la place accordée au récit de « l’enfance » de Lancelot, nous constatons qu’elle se situe entre l’histoire de Pharien et celle de Galehaut. Le rôle de Pharien face au lignage de Ban de Benoyc est apparemment, dans la narration, celui de protéger les deux orphelins, Lionel et Bohort, en dépit d’une ancienne défection causée par la condamnation que lui a jetée le roi. Anne Berthelot a semblé supposer que la place conférée à l’histoire de Pharien au début du roman s’explique par la jeunesse des personnages principaux, qui risquait de créer une lacune dans le temps romanesque : « Les cousins de Lancelot, redoublant le fil de la narration, rejoignent bientôt l’enfant merveilleux dans l’Autre Monde ; mais leur jeune âge les exclut du champ romanesque, qu’occupent, jusqu’à l’âge de l’adoubement, les combats menés au nom des enfants par des barons fidèles à leurs pères contre l’usurpateur, Claudas de la Déserte »43 . Mais le rôle de bouche-trou convient mal à Pharien. Son histoire est amplement et soigneusement développée, et d’autre part elle se révèle riche en sens moral. Car Pharien est un maître de la raison pratique, il en applique les principes ainsi que les calculs. Exilé pour meurtre (desheritez por l’omecide44), il revient comme officier dans les troupes de l’envahisseur. Il est donc nominalement traître de la famille de Bohort de Gaunes. Ses loyautés se divisent pour la première fois quand il rencontre la reine Evaine dans la forêt et la somme de lui livrer ses enfants. Couvert de fiefs et d’honneurs par son suzerain, mais ayant surpris en flagrant délit son épouse avec Claudas, il devrait essayer de se venger de celui-ci ; il feint toutefois d’ignorer l’identité du coupable et réagit en emprisonnant sa propre épouse. Elle le trahit encore une

42 A. Boureau, I. Rosier-Catach, « Droit et théologie dans la pensée scolastique. Le cas de l’obligation et du serment », Revue de synthèse, 129, 4, 2008, p. 509-528. 43 A. Berthelot, « La «Merveille» dans les Enfances Lancelot », Médiévales, 4, 8, 1985, p. 87-102. 44 Éd. E. Kennedy, p. 18.

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ioan pânzaru fois, en révélant au roi que Pharien garde les fils de Bohort de Gaunes dans l’intention de les élever jusqu’à ce qu’ils soient en mesure de revendiquer leur héritage ; il le fait peut-être non sans calcul (« Si i pensoit avoir grant preu s’il revenoient en pooir45 »). En apprenant que Claudas prétend se faire livrer les fils de leur ancien seigneur, les bourgeois se révoltent. Maître de la tour de la ville, Pharien domine la situation, alors que le roi, assiégé dans son palais, bâtisse peu adaptée à la défense, est sur le point d’être tué. Mais Pharien le protège et le sauve, en négociant chaque fois avec tous les intéressés. On voit que Pharien domine ses passions, il les dissimule quand besoin est, et il a le souci de ne pas dépasser la mesure juste, même si cela lui procure l’inimitié des habitants de la ville et celle de son propre neveu. La société où vivent l’auteur et le public du Lancelot pratique la vengeance ou la faide. Dominique Barthélemy appelle « sociétés faideuses »46 les communautés où la guerre privée est reconnue publiquement comme un moyen de résolution des conflits. La cupidité pousse les chevaliers à acquérir de nouvelles terres aux dépens de leurs voisins. Cependant cela est intolérable en principe de droit. La partie lésée a recours au seigneur pour se voir rendre justice. Si celui-ci ne le fait pas, elle se croit justifiée pour passer aux actes violents. Ces actes forceront ensuite des réconciliations, et l’équilibre peut en principe être retrouvé par des compensations et des contre-prestations. Pharien s’insère en coin entre deux camps que divise une conquête brutale. Claudas a pris par force la terre de Bohort. Au moment où les citoyens de Bourges apprennent que les fils du vieux roi ont survécu, ils souhaitent les protéger car ils soupçonnent le nouveau sire de tenter de s’en débarrasser. Cette réaction peut rappeler la résistance des Bretons devant Richard Cœur de Lion en 1196, pressentant le meurtre d’Arthur de Bretagne par Jean sans Terre en 1203. Nous la comprenons sur un plan émotionnel, mais nous sommes tentés de croire que l’émotion est tout dans ce cas, et qu’il n’y a là l’ombre d’une justification légale. Pharien est un faiseur de paix ; il s’efforce de protéger en même temps les enfants de son ancien seigneur et son seigneur actuel, en cherchant à déterminer ce qui est dû à chacun. Pour l’auteur du roman et son modèle de lecteur implicite, le sens de cette histoire doit tourner autour de deux thèmes, la garde noble, qui est une forme de protection des héritiers mineurs, et la vertu de justice. La réaction des citoyens de Bourges n’est pas que sentimentale. Elle s’explique par la diffusion en France dans la seconde moitié du XIIe siècle d’un ouvrage de droit féodal, les Libri feudorum, rédigé à Milan vers 1050, et pris pour référence dans les jugements seigneuriaux. Contra omnes debet vasallus dominum adjuvare : et contra fratrem, et filium ( et patrem ), at non contra dominum antiquiorem : hic enim caeteris est praeferendus, disent les Libri feudorum47. Les obligations du vassal sont de défendre son suzerain envers et contre tous, y compris contre sa famille, mais non contre son ancien seigneur. La loyauté féodale n’est pas entièrement circonscrite par les états de choses actuels, selon ce texte, elle vise la personne en un sens absolu. Bohort, l’ancien seigneur de Bourges, est représenté in figura par ses enfants ; c’est donc à eux que doit aller de façon préférentielle la fidélité des sujets. Cette priorité ne suspend pas le devoir féodal envers Claudas ; mais elle engendre un dilemme douloureux si celui-ci, comme probable, cherche à tuer les deux mineurs en tutelle. Empressons-nous d’ajouter que cette tutelle n’est ni officielle ni véritable, puisque le fief est pris par Claudas. Le droit de guerre de

45

Ibid., p. 25. D. Barthélemy, « La vengeance, le jugement et le compromis », dans Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, 31e congrès, Angers, 2000, p. 11-20. 47 Consuetudines feudorum, dans Corpus iuris civilis, éd. Godefroy, l. II, cap. XXVIII, t. V, Naples, 1830, p. 529. 46

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lancelot et la gestion de l’identité celui-ci annule l’héritage de Lionel et de Bohort ; si donc il prétend s’emparer d’eux afin de les garder jusqu’à la majorité, il ne le fait nullement dans l’intention de leur rendre le fief. Il a un intérêt majeur à les éliminer avant ce délai. Mais il faut remarquer que si la suzeraineté de Claudas requiert la féauté des bourgeois, celle-ci n’est dilemmatique qu’à condition de reconnaître et d’accepter l’adage des Libri feudorum. Sans la connaissance de cette clause de réservation en faveur de l’ancien seigneur, la conduite des Berrichons ne s’explique pas rationnellement ; au plus peut-on l’attribuer à un mouvement de pitié. Un autre indice de la familiarité de l’auteur du Lancelot avec les Libri feudorum est l’évocation de la guerre injuste, qui exonère le vassal du devoir d’y participer. En fait, dans les Libri, le ton est dubitatif, on y évoque plusieurs opinions juridiques48. Quant à Pharien, il aurait le droit de se révolter contre son seigneur car celui-ci l’a cocufié. Ce genre de griefs n’est pas à l’époque couvert du voile de la vie privée, mais en principe du moins revêt un caractère officiel. Si senior vassalli sui uxorem adulteraverit est un motif de rupture du lien féodal de la part du vassal, déjà dans les capitulaires des rois franciques49. Le Capitulaire d’Aix-la-Chapelle daté de 801-813 note : « Que personne n’abandonne son seigneur après avoir pris de lui la valeur d’un sou, sauf si [le seigneur] veut le tuer, lui donner la mort avec un bâton, souiller sa femme ou sa fille ou lui prendre son héritage »50. Une autre comparaison qui s’impose est celle entre l’épisode de Pharien et le De multro Karoli comitis Flandriarum de Galbert de Bruges (mort en 1134)51. L’écrit de Galbert de Bruges est considéré par bien des spécialistes comme une sorte de manuel du féodalisme. On y voit le comte Guillaume Cliton pris à partie publiquement par le premier pair de Flandre qui lui reproche son omission de protéger ses vassaux, la violation des statuts octroyés, son parjure et ses exactions. Iwan, seigneur d’Aalst, dans son rôle de prolocutor civium, sorte de porte-parole de la société civile, propose à l’assemblée de réunir une cour de justice qui juge entre le comte et ses sujets. Le comte répond en proposant un duel judiciaire entre lui et Iwan. Celui-ci refuse52, mais le jour de l’assemblée, sans comparaître, se défait publiquement de son investiture (exfestucavit) dans une localité proche. Quelles que soient les motivations des acteurs (liées à la succession du trône d’Angleterre et au commerce des Pays-Bas avec le royaume britannique), on trouve dans la bouche d’Iwan un argumentaire qui évoque le vocabulaire dilemmatique de Pharien : Sed cum sitis dominus noster et totius terrae Flandriae, decet nos vobiscum rationabiliter agere, non violenter, non perverse53. Pharien invoque lui aussi la raison : Mais se li sires mesprant vers son home, o li mesfait, ses hom l’an doit a raison metre par ses parelz par lo terme d’une qarantainne54, cette fois en donnant au mot un sens juridique. Pour l’essentiel, les deux vassaux, le Flamand et le Berrichon, l’un dans l’histoire et l’autre dans la fiction, en appellent au jugement de la cour féodale, à la souveraineté du droit. Pharien souhaite éviter une justice faite par la guerre privée, et insiste pour qu’on fasse appel aux ins-

48

Ibid., p. 528. Monumenta Germaniae Historica, Legum sectio II, Capitularia regum francorum, t. I, Hanovre, 1883, 104. Capitula Francica, p. 215. 50 MGH, ibid., 77. Capitulare Aquisgranense, p. 172. 51 Histoire du meurtre de Charles le Bon, Comte de Flandre (1127-1128), par Galbert de Bruges, éd. H. Pirenne, Paris, 1891. 52 D. Heirbaut, « Not European Feudalism, but Flemish Feudalism. A New Reading of Galbert de Bruges’ Data on Feudalism in the Context of Early Twelfth-Century Flanders », dans Galbert of Bruges and the Historiography of Medieval Flanders, dir. J. Rider, A.V. Murray, The Catholic University of America Press, 2009, p. 56-88. 53 Histoire du meurtre…, p. 139. 54 Éd. E. Kennedy, p. 86. 49

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ioan pânzaru titutions. En cela il représente parfaitement le point de vue des clercs impliqués dans la gestion des affaires féodales, aux yeux de qui la vaillance militaire n’était dans ces cas que barbarie vaguement déguisée. On sait que l’idée d’une vertu de justice s’oppose à l’application pure et simple de la loi, à ce qu’on appelle le droit positif. Selon Aristote55, la simple application de la loi, du fait de sa généralité, donne lieu à des abus par rigueur et par méconnaissance des circonstances particulières ; on a besoin d’une vertu, qui est identique à la vertu de justice, mais supérieure en son genre, qu’il appelle epieíkeia ou équité. Ainsi un homme juste ne réclame pas ce qui lui exactement dû, mais cède généreusement du sien, pour que sa relation à l’autre soit articulée sous le signe du bien. Cette conception a été reprise par les auteurs chrétiens. Avant le plein déploiement de la scolastique, saint Bernard de Clairvaux cite le Ps. 100 qui loue « le jugement et la miséricorde de Dieu ». Jugement et miséricorde sont vus comme les deux versants de la justice, par lesquels la justice divine s’exprime pleinement. Dans ses Sermons sur le Cantique (Sermon 6), Bernard les appelle « les deux pieds de Dieu », duo pedes Domini. Toute justice est imparfaite sans l’œuvre de l’amour qui se manifeste dans la miséricorde. Saint Thomas d’Aquin ira dans le même sens dans l’article 21 de sa Prima secundae, où il explique que la justice doit servir non à exalter le droit, mais à faire le bien, et que le droit ne peut pas favoriser le mal. Par exemple, un homme pris d’un accès de rage qui demande son épée confiée à un autre ne doit pas l’obtenir, non que son droit soit nullifié, mais parce que celui qui lui rendrait sa propriété à ce moment-là deviendrait de juste injuste, en prêtant secours à des crimes possibles. Par le même raisonnement, Lancelot ne devrait pas mettre à exécution son vœu, avec simplement pour but de démontrer sa propre valeur chevaleresque, mais il doit tenir compte de ce qui est équitable. Mais Lancelot est présenté par l’auteur comme un personnage violent par nature. Enfant, il manifeste sa colère par des gestes incontrôlables (« que qu’il tenist as mains et as danz, tot depeçoit »56). On a l’impression que sa voix est une buisine, que des gouttes de sang lui sortent des pommettes et que son haleine est vermeille. Lorsque son précepteur le tance et le gifle pour un acte de générosité inconsidérée, l’enfant lui applique une correction rude. Dans le ms. Français 110 de la B.n.F., la scène est consignée avec enthousiasme dans une miniature, folio 171. Pharien, de son côté, est on ne peut plus réfléchi. Dans une échauffourée occasionnée par la reddition de Lionel et de Bohort enfants, il sauve la vie de Claudas abattu par son neveu et il explique à celui-ci : « L’en ne doit pas issi son seignor por nul mesfait porchacier mort ne deshonor qant en lo voit bien au desoz, puis qu’il n’en est issuz devant et departiz leiaument de son seignor. Et cist est mes sires, comment que ge soie ses hom, si lo doi de mort et de honte garantir a mon pooir por la feauté garder et por l’omage que fet li ai, et les anfanz a mon seignor, cui ge sui hom d’ancesserie, doi ge garder en foi et por amor de norreture que j’ai en els et il en moi »57. Le texte peut être compris comme un commentaire de l’épître de Fulbert de Chartres, autre source fondamentale du droit féodal58. La logique des devoirs du vassal envers son seigneur place Pharien dans une situation dilemmatique, car il est écartelé entre deux seigneurs et loyautés. D’autre part il en dérive un prestige incomparable ; respecté de 55

Éthique à Nicomaque, l. V, chap. 10. Éd. E. Kennedy, p. 40. 57 Éd. E. Kennedy, p. 78. 58 Ep. LVIII, PL 141, col. 229-230. G. Giordanengo pense que les Libri feudorum avaient force de loi dans les pays de droit écrit. Cf. son « Epistola Philiberti. Note sur l’influence du droit féodal savant dans la pratique du Dauphiné médiéval », Mélanges d’archéologie et d’histoire, 82, 1970, p. 809-853. 56

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lancelot et la gestion de l’identité tous, il se fait acclamer par ses ennemis59. Sa position ressemble à celle du jeune David de la Bible, qui doit allégeance, puis miséricorde au vieux Saül qui cherche à le perdre, tandis qu’il garde vivante son amitié avec Jonathan, le fils du roi. La justice de David a deux pieds, comme celle de Bernard de Clairvaux. Mais Pharien s’appuie sur deux autres principes, l’équité et la réputation. La réputation pour Pharien nécessite un certain formalisme féodal. Le dilemme de Pharien ressemble à celui du roi Baudemagu dans la Charrette, qui doit blâmer son fils cruel et injuste. La disparition rapide de Pharien, au détour d’une phrase, nous rappelle la même discrétion de l’auteur envers la mort de Baudemagu, tué par Gauvain, qui est évoquée mais jamais racontée60. Or le thème de la garde noble était précisément à l’époque très débattu. (D’Arbois de Jubainville lui a d’ailleurs consacré sa thèse de l’École des Chartes61.) L’ancienne coutume voulait que la garde des mineurs soit confiée aux parents proches. Comme les usufruits du fief revenaient au tuteur, la tutelle était certainement très lucrative; les seigneurs voulurent s’en attribuer le droit. Guillaume Cliton, fils de Robert Courteheuse, pris par Henri Ier  à la bataille de Tinchebray, est confié en 1106 à la garde au comte d’Arques, Hélias de Saint-Saëns, qui avait épousé une fille naturelle de Robert Courteheuse. Henri Ier Beauclerc décide finalement de faire arrêter Guillaume car, comme le duc Robert était prisonnier, l’enfant avait le premier titre au duché de Normandie. Son tuteur Hélias le protège en l’aidant à s’enfuir en Flandres, où il sera adoubé à l’âge de 16 ans. Dans ce cas, le parent veille aux intérêts du mineur. Lors de la rédaction de la Magna Charta de 1215, cette préoccupation fut sans doute l’occasion d’âpres débats, car elle se reflète tout au début, dans l’article 3 : « Mais si l’héritier d’un de ceux-ci est mineur, le seigneur n’aura pas sa tutelle, ni celle de ses terres avant d’avoir reçu son hommage, et après cela l’héritier sera sous tutelle. Et après qu’il ait été en tutelle, lorsqu’il atteindra sa majorité, c’est-à-dire vingt et un an, il sera mis en possession de son héritage, sans relief ni taxe ; toutefois, [même] s’il est fait chevalier alors qu’il est mineur, ses terres resteront néanmoins à la garde du seigneur jusqu’au terme ci-dessus. » Le seigneur gagne sur la parentèle le droit de tutelle. Trois ans plus tard, le 27 décembre 1218, Frédéric II de Hohenstaufen octroie au duc de Brabant la garde de tous les héritiers mineurs qui se trouveraient dans son duché : in presentia nostra talis fuit lata pro dilecto nostro principe duce Brabantie sententia et a principibus approbata: quod de universis bonis, que de ducatu suo moventur, omnium heredum, mortuis parentibus, de iure tutor habeatur. Pour aller plus loin dans le même sens, Philippe Auguste donne ordre en juin 120662 qu’on fasse jurer aux barons de Flandre le respect des droits des deux filles de l’empereur Baudouin de Constantinople, qu’il avait prises sous sa garde après avoir vaincu Philippe de Namur leur oncle. En 1209 il déclare sous sa garde Thibaud, fils de la comtesse Blanche de Champagne, avec les villes de Brai et Montereau jusqu’à la majorité de celui-ci. En 1216, Raoul, vicomte de Sainte-Suzanne, livrera son fils aîné à la garde du roi et de Guillaume des Roches, sénéchal d’Anjou63. On voit ici le roi, qui est l’autorité ultime et par défaut, chercher à se substituer dans la qualité de tuteur des orphelins, aux seigneurs locaux et à la parentèle.

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Éd. E. Kennedy, p. 115. Éd. E. Kennedy, p. 131-132 ; F. Lot, Étude…, p. 104. 61 H. D’Arbois de Jubainville, « Recherches sur la minorité et ses effets dans le droit féodal français (ler article) », Bibliothèque de l’école des chartes, 1851, 12, p. 415-444 ; deuxième article, Bibliothèque de l’école des chartes, 1852, 13, p. 136-168. 62 Catalogue des actes de Philippe-Auguste, éd. L. Delisle, Paris, 1856, p. 230. 63 Ibid., p. 379. 60

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ioan pânzaru Cependant ailleurs, l’ancienne coutume ne se laisse pas déloger. Dans la charte féodale du Hainaut, la garde noble, appelée bail, revient à l’épouse survivante et en cas de décès c’est le plus proche parent qui la remplace. De même dans le Perche, le bail revient au proche parent64. Dans un acte de 1211, Philippe Auguste décide que les anciennes sergenteries de l’église de Saint-Quentin, en cas d’incapacité du titulaire, doivent passer au plus proche parent65. Claudas lui-même, dans notre roman, confie la garde de son fils Dorins à son propre oncle Patrices66 quand il part épier Arthur en Grande-Bretagne. Laquelle des deux réglementations est la plus dangereuse pour les enfants ? D’Arbois de Jubainville pense que les proches assureront mieux la conservation du patrimoine. Mais au XIIIe siècle, on avait plutôt tendance à penser que les proches sont les plus intéressés à faire disparaître les enfants. Écoutons un juriste normand : Qui gardera l’oir orfelin que il covient estre en autrui garde ? La mere ne le gardera pas. Por qoi? por ce que se elle prenoit mari, et elle en avoit emfanz, li emfant, por la covoitise de l’éritage, ocirroient leur einz né frère, et seroient oirs ; ou li mariz meismes ocirroit som fïllastre por doner à ses filz l’héritage. Qui le gardera donc? Le garderont si cosin? Nanil. Por qoi? que il ne béent par aventure à sa mort et covoitent son héritage, par que il ocient l’innocent. Por oster donc tel desleauté, et por eschiver tel cruelté fu il establi que li orfelins soit en la garde à celui à qui ses pères estoit liez par homage. Qui est cil? Ce est li sires de la terre, qui l’éritage ne peut avoir en demaine : quar cil oir qui sont de noble lignage ont pluseurs oirs67.

La vivacité du débat à l’époque est notable. Dans son désir de justice, Pharien joue le rôle d’intermédiaire entre le roi Claudas et ses sujets révoltés. Claudas se constitue prisonnier, ce qui oblige son vassal à le défendre contre son propre neveu qui veut tuer le roi. Plus tard, Pharien s’offrira lui-même en otage à Claudas. Ses péripéties illustrent les déboires de la vertu de justice dans un monde violent et abusif. L’objectif de Pharien n’est pas celui d’un chevalier, mais plutôt celui d’un clerc. Il explique ses efforts d’équité comme entrepris dans la perspective du salut : Mais aprés toz domages et totes ires doit l’an garder honor et honte criembre, car nus hom honiz en terre ne puet el segle demorer, s’il gote voit, et qui droiture ne garde, de paradis a il perdue l’antree sanz recovrier. Et por ce vient miauz au preudome soffrir ses ires et ses dolors et ses domages que fere desleiauté ne felonie, par quoi il perde l’amor de cestui siegle por quoi tote proesce se travaille, et l’autre qui ja ne prendra fin, la haute joie68.

64 J. Fret, Antiquités et chroniques percheronnes, ou Recherches sur l’histoire civile, religieuse, monumentale, politique et littéraire de l’ancienne province du Perche, Mortagne, 1838, p. 263. 65 Layettes du Trésor des Chartes, éd. Teulet, I, 967, p. 366-367. Les enfants mineurs ne sont pas mentionnés : si ille, qui serjanteriam tenuerit, transtulerit se ad religionem, vel ita senex sit vel impotens quod suum non possit officium exercere. 66 Éd. E. Kennedy, p. 32. 67 A.J. Marnier, Établissements de Normandie, p. 189, cité par d’Arbois de Jubainville, article premier, p. 420-421. D’Arbois de Jubainville est d’un avis contraire : « dès le treizième siècle, on se méprenait sur le sens de cette exception au droit commun et même à l’usage général des fiefs. On voyait une sage invention du législateur, une faveur pour la minorité, dans ce qui n’était au fond qu’une application intéressée des principes de la féodalité primitive ». 68 Éd. E. Kennedy, p. 92.

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lancelot et la gestion de l’identité Ce personnage contraste fortement avec Lancelot, avec les emportements et les coquetteries de celui-ci, au point que le lecteur du XIIIe siècle ne peut favoriser, dans ce contexte, le fils du roi Ban. Lancelot risque d’illustrer trop souvent l’adage romain summum ius, summa iniuria. Martin Aurell a montré la fréquence et les causes des révoltes nobiliaires dans l’empire angevin69, ainsi que les tensions parfois subjectives et passionnelles qui les fomentaient. Le public contemporain devait voir dans l’histoire de Pharien un écho de ses préoccupations, et la question de la garde seigneuriale assure pour les lecteurs de l’époque tout l’intérêt du récit. L’identité morale de Lancelot se trace donc dans un contexte qui l’oppose à la vertu de justice et lui attribue des vertus sui generis. En effet, il veut être noble: « Ne ge n’avoie de rien nul si grant desirrier comme de gentillece avoir »70. La noblesse est avant tout pour lui un trait moral, elle est liée à la dignité. Il ne souffre pas l’injustice, mais il se laissera plus tard entraîner, pour l’amour de la chevalerie, dans des situations très ambiguës. À la différence de Ninienne, dont les doctrines au sujet de la chevalerie sont bien connues, Lancelot distingue les vertus du cœur des « vertus du corps » ; celles-ci consistent à être granz, corsuz, isniaus, biaus et plaisanz71. Or si les vertus du corps ne sont données qu’à certains, celles du cœur peuvent bien être assumées par tous ceux qui rassemblent assez de force morale. Et Lancelot est décidé à coopérer avec la volonté divine : « se Dex i velt metre les boennes teches, biau m’en sera, mais ge oserai bien metre cuer et cors et painne et travail ». Dans cette déclaration nous pouvons lire son identité morale assumée. Il l’exprime dans une doctrine de l’effort, abordée avec un optimisme métaphysique qui devait le rendre très sympathique aux lecteurs du XIIIe siècle : « Dex puet bien avoir mis en moi plus de bonte que ge ne sai »72. Comme toujours, l’auteur du roman se réfugie dans l’ambivalence. Lancelot, parti dans la vie sous de si bons auspices, sera soumis à l’action des forces supérieures de la nature humaine et de la société des hommes. Identités et héritages On sait que la question de l’identité de Lancelot, entendue d’abord comme son nom et origine familiale, occupe assez de place dans le roman. Lancelot lui-même ne sait apparemment pas qu’il a un demi-frère, Hector des Mares, dont il apprend l’existence longtemps après son arrivée à la cour73. Son cousin Lionel ressemble étonnamment à Lancelot74, au point qu’il joue parfois son rôle auprès de Guenièvre. Que Lancelot prenne tant d’identités et d’apparences pourrait s’expliquer à l’aide du concept médiéval de semblance75. Helen Solterer attire l’attention sur le couple semblant/ semblance, où le premier terme a pour prototype l’aspect physique d’une personne, tandis que le second vise plutôt les apparences, les idées préconçues et superficielles.

69

M. Aurell, « Révolte nobiliaire et lutte dynastique dans l’empire angevin (1154–1224) », Anglo-Norman Studies XXIV: Proceedings of the Battle Conference 2001, dir. J. Gillingham, Woodbridge, 2002, p. 25-42. 70 Éd. E. Kennedy, p. 111. 71 Ibid., p. 141. 72 Ibid., p. 146 73 Voir F. Brandsma, « Kin: Hector and Lancelot in Part 3 of the Prose Lancelot », dans People and Texts. Relationships in Medieval Literature, dir. T. Summerfield, Keith Busby, Amsterdam, 2007, p. 17-28. 74 A. Berthelot, « Du lac à la fontaine : Lancelot et la fée-amante », Médiévales, 3, 6, 1984, p. 3-17. 75 H. Solterer, « Le Bel Semblant », Médiévales, 6, 1984, p. 26-36.

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ioan pânzaru La fréquence du terme de semblance dans certains romans médiévaux paraît indiquer que l’essence du genre, pour les auteurs, consiste à faire miroiter diverses apparences et jouer avec les réactions des individus poussés par leurs instincts et par le destin. Dans le cas du Lancelot en prose, entre Pharien, dont le thème est la justice, et Galehaut, dont le thème est la passion, on peut dire que le thème de Lancelot jeune est le paraître, la semblance. Le premier tiers du Lancelot semble à J.M. Boivin représenter une « initiation »76 : « Le Lancelot représente le moment d’apogée de l’idéal mondain, et le premier tiers de l’œuvre — tout ce qui précède les épisodes de ‘La Charrette’ — apparaît comme le temps de l’initiation du héros, de l’accession à la perfection chevaleresque. » Je pense au contraire que l’histoire de Lancelot raconte l’accession à l’ambiguïté de la condition chevaleresque. L’une des ambiguïtés de cette condition, dans la vie pratique, c’est que le jeune homme prend les armes avec l’espoir de se « caser », d’obtenir un fief. Le Lancelot en prose s’emploie à contester la légitimité morale de ce désir. En effet, comme Chrétien l’avait montré, en postulant un fief, le chevalier aspire en fait à devenir récréant. Le chevalier achevé est celui qui évite d’atteindre cet objectif que poursuivent ses pairs moins parfaits, celui qui conquiert les royaumes pour l’amour de la victoire et non du pouvoir ou du gain. Ce paradoxe a été parfaitement compris par l’auteur du Lancelot en prose. A. Micha note, parmi les justifications qui mènent à une action immédiate dans le roman, « trois thèmes dominants : la vengeance déterminée par la mort d’un parent (les frères sont le plus souvent visés dans ces règlements de compte) ; - les fiançailles ou le mariage forcés ; - la frustration dont est victime un héritier légitime »77. Dans le monde du XIIIe siècle, l’identité est fonction de la parenté. Cependant Lancelot évite autant que possible de venger son père, de reprendre sa terre et d’assumer la couronne royale, quoique sa Dame du Lac l’ait habitué à l’appellatif de « fils de roi ». Il montre d’ailleurs une indifférence égale envers sa mère et son effort de sainteté78. Opposer la chevalerie à la royauté, préférer la première comme une ascèse capable d’orienter l’effort d’une vie, sont sans doute les éléments les plus saillants de l’identité du héros aux yeux de son auteur et de son public. Lancelot, en prototype du jeune homme qui débute dans la vie avec l’attente de réalisations sublimes, refuse d’être ce que les autres attendent de lui, il veut imposer son modèle personnel, il veut faire triompher la vie privée de la conscience sur la vie publique des règles sociales. Il est un anti-Pharien, mais aussi un anti-Arthur. Car si Arthur est le meilleur roi du monde sans bousculer le modèle du roi, Lancelot veut être le meilleur chevalier du monde à sa propre manière, en ne faisant qu’à sa tête. Si Gauvain par exemple a des réactions de bon sens, celles de Lancelot sont souvent extravagantes. Cette extravagance a en commun avec la sainteté « les vertus héroïques » et la surérogation. Mais tandis que l’action surérogatoire vient typiquement d’un surplus d’amour chrétien, des chevaliers comme le fils de Ban séparent amour sexuel, amour chrétien (qui n’est pas complètement exclu) et vertu militaire. Il vise la surérogation dans les trois à la fois distinctement, ce qui est un excès déraisonnable, car l’amour sexuel, même sublime, n’en est pas moins un péché. Lancelot est le héros sans terre. L’auteur l’indique subtilement dès l’épisode de ses enfances79. Claudas le moque en disant qu’il « est si vaillant et si preuz qu’il n’a plain pié de 76

J.M. Boivin, « La Dame du Lac, Morgane et Galehaut », Médiévales, 6, 1984, p. 18-25. A. Micha, « Sur un procédé de composition de Lancelot », Approches du Lancelot en prose…, p. 21-22. 78 Cf. C Girbea, Communiquer pour convertir dans les romans du Graal (XIIe-XIIIe siècles), Paris, Garnier, p. 68. Si la demoiselle en cuivre de la Douloureuse Garde semble posséder, comme Ninienne d’ailleurs, les secrets de la magie, Hélène semble en possession des clés de la vie de sainteté (cf. p. 158). 79 Fi! Biax coisins, ne plorez ja par paor de terre avoir…. Éd. Kennedy, p. 109. 77

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lancelot et la gestion de l’identité terre qui soie soit » 80. La plus jeune de trois dames explique à son mari jaloux (ainsi qu’elle le raconte à Guerrehés) les mérites de Lancelot ; elle le trouve le meilleur en toutes les vertus, sauf la largesse : « Car cheualiers desiretes & sans terre ne puet moustrer comment il seroit largues se il en rikeche uenoit »81. Le cousin de Claudas, s’adressant à la cousine de Guenièvre, ironise les prétentions de Lancelot à être appelé le meilleur chevalier du monde : Celui, fait li cheualiers, a male heure soit il ore li mieldres del monde. Certes il nel porroit pas estre. Car il fu fils au plus maluais roy & au plus failli qui onques portast coronne. Et bien moustra en la fin quil ert maluais . quar li roys claudas qui est mes cousins germains le desireta de toute sa terre si quil senfui & morut de paour & de duel82.

Le héros, quoique « extrait du lignage du roi David et de Joseph d’Arimathie », est sociologiquement un marginal, un personnage si bizarre que très peu de ses lecteurs, victimes de circonstances exceptionnelles, se trouvaient appartenir à la même catégorie que lui. Or tout le roman, qui commence par la dépossession violente des deux frères Ban et Bohort, doit mener à la reconquête des terres de Gaunes. Ce qui est fait finalement, nonbstant les deux distractions fondamentales, l’amour pour Guenièvre et la quête du Graal, en plus des périodes de captivité et les péripéties sentimentales. Ce dénouement est inévitable car, en fin de compte, si Lancelot s’en désintéresse, il est du devoir d’Arthur de venger ses hommes liges de la Gaule. Plusieurs rappels signalent depuis le début du roman qu’Arthur était obligé de venger son vassal le roi Ban. Cependant ce n’est qu’au bout d’une centaine de chapitres, et après la mort de Brumant l’Orgueilleux, qui vient défier les chevaliers de la Table Ronde en s’asseyant sur le Siège Périlleux et qui sera consumé par un feu venu du ciel, que commence la guerre de représailles pour la conquête par Claudas des terres des alliés d’Arthur en Gaule et pour la mort de Ban de Benoyc. Lancelot arrivé à maturité devait être impardonnable, aux yeux du public du XIIe siècle, de n’avoir pas entrepris la reconquête de sa terre, en compagnie d’ailleurs de ses cousins Lionel et Bohort, auxquels incombait la même responsabilité. Galehaut le lui reproche : « Car trop longement aues demoure a uengier la mort de vostre pere, et la dolour que vostre mere en a puis eue »83. Quand on dit à Lancelot, assis en la chaiere de la carole merveilleuse, qu’il porte sur la tête la couronne de son père, il la jette par terre. Il ne veut pas rester assis sur le trône, « por ce que signe de roi senefioit »84. Cette répugnance à reprendre l’héritage du roi Ban est l’une des conséquences les plus étranges de son amour de la chevalerie. Il faut que Claudas insulte Guenièvre en l’accusant d’adultère et en emprisonnant sa cousine, pour que finalement l’armée d’Arthur se mette en marche et que Lancelot s’y joigne. Encore lorsque Lancelot met au courant Bohort de la guerre qui se prépare, il l’indique comme « la volenté la roine »85. Il fera pour l’amour de sa dame ce qu’il n’avait pas voulu faire pour venger son père. Tout le monde s’accorde, de manière assez inexplicable, que Lancelot ne

80 81 82 83 84 85

Éd. A. Micha, t. V, ch. XCIV, p. 167. Éd. O. Sommer, t. V, p. 17. Ibid., t. V, p. 114. Ibid., t. IV, p. 36. Éd. A. Micha, LXXXIII 2-3, t. IV, p. 286-287. Ibid., t. VI, ch. C, p. 33.

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ioan pânzaru mènera pas le premier assaut86. Lorsque enfin son refus de la couronne de Gaunes est connu, il se fonde, selon le conseil de Bohort, sur des raisons ethiques: si tost come je avrai reaume, il me couvendra laissier toute chevalerie, ou je voille ou non, et ce seroit plus granz honor, se je estoie povres hom et bons chevaliers, que se je estoie riches rois recreanz87.

Catalina Girbea avait d’ailleurs opposé dans son livre « la couronne » comme symbole de l’ordre et de la civilisation ici-bas et « l’auréole » vers laquelle tendent les chevaliers spirituels. Pour elle, Lancelot est essentiellement tiraillé entre les deux systèmes de valeurs, entre les deux vocations88. Selon l’observation de Frank Brandsma89, la guerre de Gaule commence « dans le thème de l’Amour », et devrait continuer « dans le thème du Statut », mais finalement il n’y aura aucun changement de statut. Pour Brandsma, la guerre de Gaules est issue d’un subterfuge employé par Guenièvre pour se venger de Claudas et délivrer sa cousine. Elspeth Kennedy pense que s’il avait pris la couronne de Gaunes, Lancelot aurait été le vassal d’Arthur et son affaire avec Guenièvre serait devenue un acte de haute trahison90. Il est curieux que le destin de Lancelot l’oblige à incarner l’idéal de la chevalerie terrienne, mais en même temps de refuser l’une des plus chères aspirations de celle-ci, notamment de tenir terre. On reconnaît dans la construction du personnage, évoluant en grands bonds entre centralité et marginalité, cette tension entre le désir de jouer un rôle de protecteur, d’être utile à ses semblables, et le conditionnement de ce même rôle qui l’en empêche. Une tension analogue contraint Pharien à épargner la vie de Claudas, et à se constituer ainsi complice de la méchanceté de celui-ci. Chez Lancelot on trouve un utilitarisme individualiste, qui vise à faire le bien au cas par cas, alors que Pharien est pris dans un conflit de valeurs, qui à l’échelle individuelle n’a pas de sens. Comme le montre Susan Reynolds, les lois féodales ne sont pas imposées par les seigneurs détenteurs de fiefs aux autorités publiques, mais par les clercs, qui appliquent des principes venus de l’administration des terres de l’Église91. Le clergé, dont fait partie entre autres l’auteur du Lancelot, réfléchit à ces questions en convoquant savoir de l’Antiquité, philosophie, exégèse biblique et droit romain ; il emploie le droit comparé comme le montrent les Libri feudorum, et ce faisant il vise à une réglementation globale des faits sociaux, étape nécessaire menant à l’édification de la Cité de Dieu. Dans le roman, nous pouvons remarquer le nombre de dames déshéritées par leurs frères ou co-seigneurs – auxquelles les chevaliers de la Table Ronde rendent justice au mépris de la loi salique. La question du droit égal des frères et sœurs à l’héritage, au niveau des fiefs de rang moyen et mineur, fascine visiblement l’auteur du Lancelot. 86

Ibid., Hector et Bohort p. 33, Arthur p. 35. Ibid., ch. CV, p. 170. 88 C. Girbea, La Couronne ou l’auréole. Royauté terrestre et chevalerie célestielle dans la légende arthurienne (XIIe XIIIe siècles), Brépols, Turnhout, 2007, p. 537. 89 F. Brandsma, The Interlace Structure of the Third Part of the Prose Lancelot, Woodbridge, Suffolk, 2010. Cf. p. 160 et sq. 90 Citée par F. Brandsma, ibid. 91 S. Reynolds, Fiefs and Vassals. The Medieval Evidence Reinterpreted, New York, Oxford, 1994. Cf. p. 257: …late medieval fiefs were a creation of the academic and professional law and of the new bureaucratic government that developed together from the twelfth century. In so far as the new law staned from older practices, as it undoubtedly did, they were not, so far as we know, practices developed by noble warrior lords and their followers but by the clergy, partly under royal pressure, for the administration of church lands. 87

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lancelot et la gestion de l’identité Conclusions Lancelot n’est pas un homme, mais un personnage qui, avec le Graal, est l’une des heureuses inventions de Chrétien. On a raison de croire, avec Ferdinand Lot, que « l’enfance » de Lancelot apparaît pour la première fois dans un livre que Hugues de Morville, un chevalier anglais livré en otage par Richard Cœur-de-Lion au duc Léopold d’Autriche, avait amené avec lui sur les bords du Danube. C’est le témoignage d’Ulrich von Zatzikhoven92 dans son Lanzelet, qui date des environs de 1200 et par conséquent est bien antérieur au Lancelot en prose,mais ultérieur au roman du poète champenois. La captivité allemande du roi Richard, où l’un des otages normands a tenu à emporter un exemplaire de la version de Lancelot qu’il aimait, n’a pu avoir lieu qu’en 1193 ou 1194. Le témoignage de Zatzikhoven place avec certitude un chevalier de ce nom à cette date à Dürrnstein sur le Danube ou plutôt dans le Palatinat93, car Richard a été aussi détenu par l’empereur Henri VI dans le château de Trifels, tandis qu’Ulrich vivait dans les environs du lac de Constance en Suisse. Il s’agit donc de Hugues de Morville lord de Burgh-by-Sands, qui mourra en 1202. Le vieux roman de Lancelot se trouvait dans les bagages d’un baron d’origine normande, possiblement apparenté aux grands connétables d’Ecosse. On notera que Marie de Champagne, protectrice de Chrétien, était la demi-sœur de Richard Cœur-de-Lion. On serait autorisé de supposer que le roman apporté par l’otage anglais en Allemagne pouvait être l’œuvre de Chrétien qui nous est connue ou celle d’un continuateur. L’enfance de Lancelot pourrait alors être une invention d’Ulrich. Il serait en revanche plus difficile d’expliquer comment l’auteur du Lancelot en prose a pu connaître cette œuvre allemande. Notons que dans le roman de Zatzikhoven Lancelot n’est pas amoureux de Guenièvre. Kathleen J. Meyer a supposé que la source d’Ulrich était un roman anglo-normand94, ce qui résoudrait le problème du lien entre Ulrich et la Vulgate, mais en faisant appel à une entité inconnue. Chronologiquement la question du nom du personnage apparaît chez Ulrich von Zatzikhoven95, qui s’empresse de souligner dès son prologue que « il ne savait pas à l’époque quel était son nom, ni de quelle noble famille il était issu, jusqu’à ce que l’illustre héros, par ses exploits de bravoure, obtint que son nom et sa lignée lui fussent révélés »96. L’idée que Lancelot a été élevé par une merminne, une fée de mer, une fée du lac dans le roman français, remonte probablement au seul Ulrich von Zatzikhoven. Que cette fée soit Niniene, l’élève de Merlin, est manifestement une identification tardive faite dans le but de relier le récit avec la tradition arthurienne ; le même rôle doit être attribué à l’idée que le lac n’est qu’une illusion produite par la magie de Niniene, idée celtique d’ailleurs. Chez Ulrich, 92

Éd. F. Kragl, I, v. 9338-9341. Et non à Vienne, comme l’a expliqué Gaston Paris en démontant les affirmations de Fauriel : G. Paris, « Ulrich de Zazikhoven et Arnaud Daniel », Bibliothèque de l’école des chartes, 26, 26, 1865, p. 250-254. Ulrich aurait eu entre ses mains un livre de « Daniel », qui n’est pas mentionné dans le texte allemand, et qui serait une œuvre d’Arnaut Daniel. À l’origine de cette légende se trouvent les mots de Guido Guinizelli dans le chant 26 de l’Enfer de Dante, qui déclare qu’Arnaut Daniel maîtrisait et les vers et les prose di romanzi. Celui qui lui attribue un Lancillotto est le Tasse. 94 German Romance IV: Lanzelet, Ulrich von Zatzikhoven, éd. K. J. Meyer, Cambridge, 2011. 95 Chez Chrétien, au début seul Gauvain est nommé, tandis que Lancelot est indiqué par des expressions descriptives (cil qui sor la charrete vint, v. 481). Mais il connaît son propre nom. 96 Traduit d’après Ulrich von Zatzikhoven, Lanzelet, éd. F. Kragl, Berlin, New York, 2006, v. 31-37. Il demande son nom à la fée qui l’a élevé : und zeigent mir mîne mâge, wan ich enweiz, wer ich bin… ich en weiz niht mînes namen. wizzent wol, daz ist mir leit!, vv. 314-319. 93

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ioan pânzaru cette fée est reine sur 10.000 femmes qui ne connaissent pas l’homme97. Elle est magicienne, mais détient le pouvoir par elle-même, et non pas pour l’avoir obtenu d’un homme. Le costume blanc et l’armure blanche que Niniene fait donner à Lancelot dans le roman français peuvent se retrouver dans l’armure blanche « comme un cygne » que la fée de mer donne à Lanzelet98. Lancelot reste donc celui des héros romanesques célèbres qui a le moins de rapport avec la culture celtique. En revanche, les tensions qui construisent son personnage doivent beaucoup aux traditions continentales, à l’imaginaire chrétien et en particulier à la culture française du temps. Le Lancelot propre, loin d’être un hymne à la gloire de l’amour, pourrait être la manifestation d’une ironie distante, moins acerbe certes que celle de Cervantès, envers la mode des romans de chevalerie et notamment l’engouement pour les créations de Chrétien de Troyes. Chrétien nous présente Perceval avec une ironie joyeuse et une sympathie qui ne nous font pas douter de son optimisme métaphysique, de son espoir de salut pour l’humanité. L’auteur du Lancelot, qui était un clerc suffisamment lettré, au courant des débats du temps, est scandalisé par les exploits païens des héros à la mode ; il les raconte avec un certain pincement des lèvres, de manière à inspirer les sentiments qu’il croit justes envers les extravagances romanesques. Il n’accepterait pas la scène du peigne du Chevalier à la Charrette99. Leo Pollmann était d’ailleurs persuadé que pour Chrétien le roman était une parodie qui démasquait, « en souriant », les extravagances des troubadours. Si Paul Aebischer se révolte au XXe siècle devant les audaces grivoises du Pèlerinage Charlemagne dans le texte du British Museum, et prétend que le prototype ancien de la chanson de geste aurait sans doute donné aux scènes une teneur plus décente et certainement plus chrétienne, l’auteur du Lancelot, qui n’est pas moins dégoûté des actes systématiquement imprudents des personnages, fait de l’ironie une arme courtoise pour nous montrer les vanités du monde. Lancelot en proie à des accès de cruauté inexplicable partage son identité à la dialectique obscure avec le même Lancelot généreux. Nous ne suivrons pas Marie-Luce Chênerie qui commente ainsi l’épisode du navré dans le coffre : « Tout le monde aura compris que le héros est ici l’image du Christ libérateur des Justes enfermés dans les Limbes »100. Dans l’iconographie de la scène, le rappel est irrésistible, certes. Libérateur du lignage des navrés, il illustre bien l’adage summum ius, summa iniuria. Et là se cache une intention morale de notre subtil auteur. Ferdinand Lot avait noté cette attitude dans le cas de Guerrehés, frère de Gauvain, héros modèle qui devient tout à coup un « monstre de lubricité » : « Mais la cause des crimes de Guerrehés garde le même caractère de mystère que les crimes de Lionel dans la Quête ou de Gauvain dans la Quête et la Mort d’Arthur »101. On n’est pas encore dans la Queste, pour chanter la louange de la chevalerie célestielle et pour exalter la participation des humains les plus purs à l’exaltation des sacrements. Sous le déguisement extravagant de ses armures et de ses boucliers peints, sous les rôles de Fierabras

97 Voir les commentaires de N. McLelland, « Ulrich von Zatzikhoven’s Lanzelet », dans German Literature of the High Middle Ages, dir. W. Hasty, t. 3, Boydell and Brewer, Cambridge, 2006. 98 Dar zuo im diu vrouwe gewan harnasch wiz als ein swan, alsam den besten, den ie man getruoc, v. 357-360. 99 Éd. Foulet-Uitti, v. 1398-1406 : « ’Onques certes, don me soveigne, Fet li chevaliers, mes ne vi Tant bel peigne con je voi ci. --Donez le moi, fet la pucele. --Volentiers, dit il, dameisele.’ Et lors s’abeisse et si le prant. Quant il le tint, molt longuemant L’esgarde et les chevox remire, Et cele an comança a rire. » 100 Art. cité, p. 91. 101 F. Lot, Étude…, p. 105.

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lancelot et la gestion de l’identité ou d’idiot du village qu’il joue, avec sa « mélancolie héroïque »102, enfin sous la protection des expressions descriptives au moyen desquelles l’auteur enveloppe complaisamment son personnage d’anonymité, le jeune Lancelot pourrait n’être, aux yeux de certains des lecteurs médiévaux du roman central de la Vulgate, qu’un chevalier de la condition humaine – certes, à la Triste Figure.

102

Expression de D. Poirion, « La Douloureuse… », p. 39.

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Alison Stones

Lancelot and Identity The story of King Lancelot, grandfather of Lancelot du Lac, occurs at the end of the Estoire del saint Graal, as the last part of a sequence about the descendants of Nascien who will reappear in the later branches of the cycle. The pious king is suspected (unjustly) of illicit relations with the wife of his cousin the Duke of Belle Garde, who plans revenge. As King Lancelot emerges from confession at a hermitage, he pauses to drink at a fountain, whereupon the Duke cuts off his head which falls into the fountain. When the Duke attempts to retrieve it the water boils so he cannot touch the head. He is punished for the murder by divine retribution when he is killed as his castle collapses on top of him.1 Meanwhile the King’s body rests in a tomb that weeps blood and is guarded by two lions who had fought each other for the possession of a stag and were wounded, but cured by the blood from the tomb, which they then guard, and would continue to guard until such time as Lancelot du Lac appears.2 This sequence forms a transition to the Lancelot proper, the third branch of the five-part cycle, which begins with the story of King Lancelot’s son King Ban, whose lands and castle are usurped by King Claudas and whose baby son Lancelot is captured by the Lady of the Lake. Ban dies of grief at the loss of his lands and his widow Queen Elaine takes the veil upon seeing her son disappear into the Lake, which she is powerless to prevent. The young Lancelot remains without knowledge of his parentage and ancestry until after he has embarked upon his adventures.  It is only after having received from the Damsel of La Dolereuse Garde the shields argent with first one, then two, and finally three bends gules,3 and defeated the knights of La Doleureuse Garde, that he finds the tomb with its slab of metal, decorated with precious stones, which is destined for him; he lifts the lid to reveal his name and parentage: Chi gerra lancelos del lac li fiex au roi ban de benoyc.4 He will learn more only when, much later in the story, he comes upon a severed head in a fountain of boiling water and a tomb guarded by lions: he kills the lions, retrieves the head, and reunites it with the headless body inside the tomb. A hermit hands him a letter explaining that the head and body are those of his grandfather King Lancelot, for whom he is named.  These latter events, related in Agravain,5 the last part of the Lancelot proper, are a sequel to the murder of King Lancelot which occurs at the end of the Estoire del saint Graal. How do the illustrations treat these episodes ?  This paper examines which copies devote pictorial emphasis to the story of the two Lancelots and what their similarities and differences

1

For text editions of the Estoire del saint Graal and the placing of illustrations of this episode see Appendix A. For text references, see Appendix A. 3 G.J. Brault, Early Blazon: Heraldic Terminology in the Twelfth and Thirteenth Centuries, Oxford, 1972, p. 46-47; M. Pastoureau, Armorial des chevaliers de la Table Ronde, Paris, 1983, p. 82; A. Stones, « Les débuts de l’héraldique dans l’illustration des romans arthuriens», Cahiers du Léopard d’or, 8, 1997, p. 395-420. 4 H.O. Sommer, The Vulgate Version of the Arthurian Romances, 7 vols., Washington DC, 1909-1913, III 152. 38; E.M. Kennedy, Lancelot do Lac, 2 vols., Oxford, 1980, p. 194. 30; A. Micha, Lancelot, roman en prose du XIIIe siècle, 9 vols., Paris and Geneva, 1978-1993, VII, p. 332. 5 For text editions of the Agravain and illustrations of this episode, see Appendix B. 2

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alison stones are.  The choice as to whether or not to illustrate the murder and its sequel and how to treat the subjects have much to tell about the interests of patrons and makers of the popular Lancelot-Grail romance and about the strategies they employed to convey this important theme: the presence or absence of illustrations is a measure of whether this was considered a key episode or not. The story of King Lancelot in the Estoire del saint Graal The Estoire del saint Graal survives in some 44 manuscripts, most of which are illustrated with between one and 63 scenes.6 Surprisingly, most copies of the Estoire leave the episode of the murder of King Lancelot unillustrated. The fullest treatment of the subject is found in olim Amsterdam Bibliotheca Philosophica Hermetica 1, made most likely in Thérouanne, Saint-Omer, or Ghent c. 1315, one of three copies made by the same team of anonymous scribes, decorators and illuminators for a patron who is also unknown.7 Four illustrations are devoted to the murder of King Lancelot in the Amsterdam copy, three of them grouped on the same page--a layout unique in the manuscript, and rare in the Lancelot-Grail manuscript tradition in general, giving particular prominence to this episode. On f. 117v is the first scene, depicting the Duke of Belle Garde trying to lift the head out of the boiling fountain (fig. 1). This is followed on the following recto (f. 118) by the other three miniatures: the immediate punishment of the Duke, showing his castle falling upon him and his courtiers, the tomb weeping blood, and the two lions guarding the tomb and licking the blood (fig. 2). The first two of these four scenes are also found in London, BL Royal 14 E.iii, but with differences of detail as the castle crushes knights on the ground below (fig. 3). In Royal the text of the Estoire was left incomplete, lacking a final leaf.8 And the third member of this stylistic group, London, 6

For lists of the extant manuscripts see B. Woledge, Bibliographie des romans et nouvelles en prose française antérieurs à 1500, Geneva and Paris, 1975 [1954], p.  71-79, and Supplément 1954-1973, Geneva, 1975, p.  50-55; and J.-P. Ponceau, L’Estoire del saint Graal, 2 vols., Paris, 1997, p. xxv-xlviii. 7 The three copies are olim Amsterdam, BPH 1/Manchester, The John Rylands University Library French 1/ Oxford, Bodleian Library Douce 215; London, BL Royal 14 E.iii, and BL Additional 10292-4. The Amsterdam copy was sold at Sotheby’s on 7 December 2010 as lot 33. Its present owner has chosen to conceal his or her identity, so it is convenient to continue to refer to it as Amst. These three copies form the core of the Lancelot-Grail Project where comprehensive bibliography by project participants is listed. The provenance of the group has been established on the basis of stylistic analogies, first with the donor portrait in Saint-Omer BM 270, offered in 1323 to the Chartreuse of Longuenesse by Gilbert de Sainte-Aldegonde; second by the participation in the Rylands/Douce section of the same manuscript of an artist who also worked on the Psalter-Hours of Ghent use, Oxford, Bodleian Library Douce 5-6; third by the participation in London, BL Add. 102924, of a painter whose work is also found in the Psalter-Hours of Saint-Omer Use, London, BL Add. 36684 and New York, The Pierpont Morgan Library M.754. Many more related manuscripts cluster around these. 8 The last leaf of the Estoire in Royal 14 E.iii, f. 88, is the last leaf of its quire, and Roger Middleton (personal communication) has read the largely cut off catchword in the bottom margin of its verso as the opening words of the Queste del saint Graal, suggesting that the Estoire was never finished and the second and third branches of the story--Merlin and Lancelot--were never included. This may indicate that Martine Meuwese is right in supposing that Amst. preceded Royal in terms of the sequence of their making--unless both were in production at the same time (M. Meuwese, « Three Illustrated Prose Lancelots from the same Atelier», in Text and Image: Studies in the French Illustrated Book from the Middle Ages to the Present Day (Bulletin of the John Rylands University Library of Manchester 81/3), ed. D.J. Adams, A. Armstrong, 1999, p. 97-125; A. Stones, « The Grail in Rylands French 1 and its Sister Manuscripts», ibid., p. 55-95. Amst. is a more modest production, in that champie initials correspond to places in the text where Royal has a miniature. There are 40 such initials in Amst.’s Estoire as a whole, of which 36 correspond in placement to miniatures in Royal. Two of the four exceptions correspond to the omitted leaf at the end of Estoire in Royal and the other two (Amst. ff. 20v and 21) are without a parallel scene in Royal. In Amst. they mark places in

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lancelot and identity BL Additional 10292, omits the story of King Lancelot from its illustrations, one of a series of differences of selection between Add. and Royal/Amst. which are close to each other in conception although Amst has far fewer actual illustrations. Amst. and Royal are not the only, nor the earliest, manuscripts to contain illustrations of the fate of King Lancelot, but none of the other illustrated copies devotes as many as four illustrations to the story. The earliest manuscript to illustrate King Lancelot, with a single miniature, is Bonn UB 526 (f. 58v), written in 1286, where the murder is the chosen subject, both protagonists on horseback and King Lancelot’s head already in water below (fig. 4). This is another manuscript made most likely in Thérouanne or Saint-Omer (despite the scribe saying he wrote it in Amiens--as though Amiens was not normally where he worked), and a second copy, closely related, is Paris, BNF fr. 110, made most likely a decade or so later, 9 where the story, though present in the text, is left unillustrated.10 Flanders is not the only region to produce copies of the Estoire with this subject: Paris, BNF fr. 344 is a product of Lorraine, most likely Metz, made at an uncertain date, most likely the last quarter of the 13th century.11 Here the Duke’s attempt to retrieve the head from the boiling fountain is the subject of the initial O on f. 80-2 (fig. 5, reproduced on Gallica so not shown here), while two miniatures follow the explicit, marking the end of the Estoire, on ff. 81 and 81v: the two lions affronted, fighting upright on their hind legs and then the two lions crouching and licking the tomb (f. 81, fig. 6, see Gallica12), and on f. 81v a miniature showing a seated hooded figure holding a book (the hermit who heard King Lancelot’s confession), looking at head in boiling fountain, a lion licking the tomb, a second lion licking a man lying on the ground (the body of King Lancelot ?), and a crowd of men watching (fig. 7, see Gallica). The presence of the crowd is a puzzling feature: is it a misplaced depiction of the companions of the Duke who are killed with him as his castle falls ? The two Paris manuscripts of the second quarter of the 14th century illustrated by the Sub-Fauvel Master both acknowledge the story of King Lancelot, but in different ways.13 BNF fr. 105 gives only a rubric, without a miniature, in which the murder and its punishment are mentioned (f. 124-2, see Gallica),14 while in BNF fr. 9123, the subject chosen is the lions

the description of Josephé’s Grail mass (illustrated on ff. 18 and 21), which is treated with particular distinctive and detailed miniatures in Amst. 9 These are my attributions, based on stylistic similarity to Boulogne-sur-Mer BM 192, written in 1295, and Boulogne-sur-Mer BM 131, written in 1297 for Eustache Gomer de Lille, Abbot of Saint-Bertin at Saint-Omer. See most recently A. Stones, « La production de manuscrits littéraires aux environs de 1300: entre Cambrai et Saint-Omer, les mécènes et les liens stylistiques de leurs peintres», in La moisson des lettres. L’invention littéraire autour de 1300 (Texte, Codex et Contexte, 12), ed. H. Bellon-Méguelle, Turnhout, 2011, p. 81-104. 10 BNF fr. 110, ff. 45 and 45v. 11 A. Stones, « Le contexte artistique du Tournoi de Chauvency», in Lettres, musique et société en Lorraine médiévale: Autour du Tournoi de Chauvency (Oxford, Bodleian Douce 308), ed. M. Chazan and N.F. Regalado, Geneva 2012, p. 151-204, esp. p. 155 n. 7, 168, fig. 24 (f. 138). The entire manuscript is excellently well reproduced on Gallica. 12 I am not prepared to pay for BNF reproduction rights as all the images referred to here are reproduced on Gallica and/or Mandragore. 13 I prefer to distinguish the artistic level found in these and many other stylistically related books from the very high quality painting in the Roman de Fauvel, Paris, BNF fr. 146 and a small number of other books, attributing the former group to a lesser artist and calling him the « Sub-Fauvel Master». See A. Stones, « The Artistic Context of le Roman de Fauvel and and Note on Fauvain», in Fauvel Studies, ed. M. Bent and A. Wathey, Oxford, 1998, p. 52967. 14 A rubric without a miniature is also found in the copy of the Estoire made beween 1480 and 1482 for Jean-Louis de Savoie, Bishop of Geneva, Brussels, BR 9246, and the wording of the rubric is the same as in BNF fr. 105, in this instance and with few exceptions throughout the Estoire. I return to this in detail elsewhere.

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alison stones guarding the tomb, shown as a slab with a nonsense inscription on the lid (f. 94-2, fig. 8, see Mandragore). Finally there is Paris, BNF fr. 113, part of the complete Lancelot-Grail cycle made for Jacques d’Armagnac, Duke of Nemours († 1477), c. 1475 and illustrted by Evrard d’Espingues. 15 Three pictures, the first two on the same page, depict elements of the story: the murder, about to be accomplished with a second blow of the Duke’s sword as King Lancelot leans over the fountain; and his tomb, elegantly carved with weepers on the tomb chest and a recumbant effigy of the king on the lid. There is however no sign of blood (fig. 9 see Mandragore). The third picture, on f. 116v, shows the two lions guarding the tomb, and one of them licking it (fig. 10 see Mandragore), an arrangement strikingly similar to what is found in Amst. Here it is worth noting that the episode is unillustrated in BNF fr. 117, part of the set inherited by Jacques d’Armagnac from his great-grandfather Jean de Berry, and from the companion volume, Arsenal 3479 (in colour on Gallica), suggesting that Jacques d’Armagnac took a personal interest in the episode. What can be made of these comparisons ? First, it is stiking that, despite similarities of placing, no two manuscripts treat the subjects in quite the same way. The images are not simply copies one of another. Even the closely similar selection in Amst. and BNF fr. 113 reveals differences in the treatment of the subjects chosen. The fullest pictorial treatment is that found in Amst., which in other respects is spare in its illustrations - so this episode must have been considered critical to whoever had charge of constructing the illustrative program: whether producers or patron. Both are anonymous and the subsequent history of the manuscript casts no further light on its particular circumstances of production beyond what can be deduced from its style and iconongraphy. That the Estoire in Royal was allowed to end incomplete shows that, unlike the preference clearly expressed in Amst. the presence of the final page -which would undoubtedly have had the same two images as in Amst., was not considered critical at all - not worth embarking on a fresh quire for one page. This is surprising since otherwise Royal’s Estoire is the most fully illustrated of all the extant copies. Here the need to finish the book quickly may have been the determining factor. Bonn is limited in its illustrations compared with Royal so it is not surprising to find only a single image for this episode. BNF fr. 344 is unusual in positioning the final miniature after the end of the text: a practice however that is also found in other branches of fr. 344, and may be considered an idiosyncracy of the producers. As to the two Parisian copies, illustrated by the same painter, the unexpected thing is the difference in choice of subject between the two, while Jacques d’Armagnac’s copy with its emphasis on the beautifully carved tomb made for King Lancelot--for which there is no textual justification and no parallel in any other copy, as this tomb is not weeping blood as the text specifies--may reflect an interest in sepulchral monuments on the part of its patron. This is also the only copy to show the action of the head-cutting so the choice of moment is also distinctive--and ironic in that shortly after this Jacques d’Armagnac himself would be executed for treason-- while the lions licking the tomb find parallels in BNF fr. 344, BNF fr. 9123 and in Amst. BNF fr. 113 is the only copy whose commission is known and where a personal interested in the subject may be suggested as postulated above.

15 See S.A. Blackman, The Manuscripts and Patronage of Jacques d’rmagnac, Duke of Nemours (1433-1477), Ann Arbor, MI, 1994, p. 182-245 and ead., « A pictorial Synopsis of Arthurian Episodes for Jacques d’Armagnac, Duke of Nemours», in Word and Image in Arthurian Literature, ed. K. Busby, New York and London, 1996, p. 3-57. The illustrations are reproduced on Mandragore.

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lancelot and identity Lancelot discovering his name This episode, related above,16 is an important step in Lancelot’s self-discovery since it provides him with both a name and with noble parentage, and anticipates the more elaborate explanation of his relationship to King Lancelot that will come later, in the Agravain. One might expect the episode of Lancelot’s discovery of his name to have been a popular choice in the illustration of the Lancelot proper, but in fact only two illustrations of the tomb survive, and both show it made of stone, not of metal with the jewelled lid and inscription inside as in the text. They are BNF fr. 118, f. 190v (fig. 11 see Mandragore), the copy purchased by Jean de Berry from Jacques Raponde in 1406, and inherited by his great-grandson Jacques d’Armagnac c. 1465, and its twin, Paris, Bibliothèque de l’Arsenal 3479, p. 420 (fig. 12 see Gallica).17 Although repainted in part under Jacques d’Armagnac (notably the figure of Lancelot), this subject was not chosen to illustrate the same passage in Jacques d’Armagnac’s copy of the Lancelot-Graal illustrated by Evrard d’Espingues, Paris BNF fr. 113-116 (see Mandragore). It is possible, even likely, that Lancelot discovering his name once formed part of the distinctive illustrative cycle in the Morgan Lancelot, New York, The Pierpont Morgan Library M.805, made c. 1310 and illustrated in large part by the Master of the Vie des sainte Benoîte d’Origny. There is a lacuna between ff. 36v and 37 in M.805 which corresponds to this section of the text. The presence of a distinctive illustration--many of those in M.805-6 spread across all three columns of the text--could have tempted someone to remove a page containing such a picture (soon to be on Corsair and on the Index of Christian Art). Lancelot discovering the remains of his ancestor Agravain, the last part of the Lancelot proper, was extremely popular, surviving in some 70 manuscripts, of which most contain one or more illustrations.18 Like the Estoire del saint Graal, the Agravain was usually copied together with other parts of the Lancelot-Grail cycle, whether the other parts of the Lancelot proper, or the Queste del saint Graal and the Mort Artu, or as part of the complete five-branch cycle. What is striking, as with the King Lancelot episode in the Estoire, is how few of the Agravain manuscripts include illustrations of Lancelot’s discovery of his identity: only eight copies illustrate the episode. The events take the pictorial form of six or seven scenes: Lancelot meets a dwarf, who tells him that the forest is full of adventures, Lancelot fights and kills the two lions who guard the tomb, he retrieves the head from the fountain, he presents the head to the hermit, he raises the lid of the tomb to reveal the headless body inside, he listens to the hermit who tells him how his grandfather died, he (sometimes with a vallet) sees the White Stag accompanied by four lions, which links this sequence to the Grail Quest.19 As was the case with the illustrations of the murder of King Lancelot in the Estoire, not all the manuscripts that include this episode in pictorial form give all seven scenes, and not all the manuscripts which included the Estoire episode also include the Agravain sequel and vice-versa. 16

See n. 4 for text references. Blackman, « A pictorial sysnopsis... », p. 15; M.Hermant, «  Le Lancelot-Graal de Jean de Berry et Jacques d’Armagnac (BnF, Mss., Français 117-120) », in Mémoires arthuriennes (Actes du colloque des 24, 25 et 26 mars 2011), ed. D. Quéruel, Troyes, 2012, p. 89-107 (98) and clichés7 and 8. 18 See Woledge; and most recently, F. Brandsma, « Lancelot Part 3», in Arthurian Literature XIX, Comedy in Arthurian Literature, ed. K. Busby, Cambridge, 2003, p. 117-133. 19 See Appendix B for text editions, manuscripts, and table of subjects. 17

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alison stones Three manuscripts, Yale 229, BNF fr. 344 and Add. 10293, have the encounter between Lancelot and the dwarf as a lead-in image, in Yale shown as part of a composite miniature, combined on the top level with the killing of the lions, and on the bottom with the retrieving of the head, the handing it to the hermit, and the revealing of the headless body in the tomb, to which the hermit directs Lancelot with a pointing finger (f. 110, fig. 13). It is an elaborate and complex illustration complete with a border scene depicting an amorous crowning. Here it is significant that no murder scene was included in Yale’s likely pendant, Paris, BNF fr. 95, made by the same craftsmen and containing the Estoire and Merlin, so the Agravain scene was not anticipated pictorially but was none-the-less considered important in the Agravain programme, and placed on a page with the preceding episode about Lionel, creating a page-layout unique in Yale and memorable because of it. BNF fr. 344 gives the encounter on its own, taking place on horseback--and this is the only illustration for the entire sequence, a remarkably meagre choice given the attention paid in the Estoire to the murder of King Lancelot (f. 427-2, fig. 14 see Gallica). Add., from the same workshop as Royal and Amst., did not include the murder in its Estoire illustrations but now devotes no fewer than four scenes to the episode: the encounter with the dwarf (f. 334v, fig. 15), the finding of the head and body (f. 335, fig. 16), the explanation (f. 335v, fig. 17), and the vision of the White Stag and lions (f. 336v, fig. 18). Yale and Add. both devote a separate illustration to the dialogue between Lancelot and the hermit (Yale f. 112, fig 19), underlining the importance of the information being transmitted, but in Yale the subject is given a small historiated initial whereas in Add., a miniature gives greater prominence to the conversation, another instance of a depiction of debate which is characteristic of Add.’s pictorial treatment in general.20 The action in Add. is all crammed into the middle scene between the two miniatures of talk, whereas in Yale the miniatures give continuous action and the conversation is confined to the small, pictorially less significant, initial. In Bonn much is made of the killing of the lions (f. 380v/391v, fig. 20) and that is the only subject chosen in Arsenal 3480 (p. 324, fig.21, in colour on Gallica) and BNF fr. 119 (f. 440v, fig. 22, see Mandragore). In fr. 119 and Ars. 3480 the deed takes place at a cross, to which, incongruously, the reins of Lancelot’s horse are tied. The tomb is visible in fr. 119 but not in Ars. and nothing is made of the retrieving of the head, nor of the explanation. A different approach is taken in Rylands, BNF fr 115 and BNF fr. 111. In these three manuscripts a miniature is placed at the beginning of the episode, earlier in the text than in the other copies. In Rylands, the presentation of the head is the only subject depicted, and a champie initial Q marks the place in the text where Bonn, Yale, and Add. place their first or only illustration (ff. 76v-78 figs. 23-25). The miniature shows the presentation of the head to the hermit, clearly considered more important than the killing of the lions which plays such a prominent part in the depictions chosen in other copies and is also found as the first miniature in BNF fr. 115 (f. 507v, fig. 26, see Mandragore) and 111 (f. 204-1, fig. 27, see Mandragore). What is surprising in Rylands is the choice of a single scene, whereas in Amst. (the first part of the same set of volumes) the murder and retribution in Estoire was treated with more pictures than other copies. So the sequel in Agravain is present but not given the same pictorial weight as the beginning of the story in the Estoire. In fr. 115 Lancelot kills the lions by the tomb and fountain with head and in fr. 111 the tomb and fountain with head are also 20

See A. Stones, « Quelques lecteurs du Lancelot-Graal et leurs choix d’images», in Quant l’image relit le texte (Actes du Colloque international 15-16 mars 2011), ed. M. Pérez-Simon and S. Hériché-Pradeau, Turnhout, 2012, p. 99-116.

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lancelot and identity shown, and in addition, Lancelot killing the first lion is watched by his squire on horseback, then in a second miniature (f. 204-2, fig. 28, see Mandragore) the lions lie dead by the tomb, while Lancelot stands by the fountain and hands the head to the hermit. The vision of the White Stag and Lions serves to conclude the episode in Add. (f. 336v, fig. 18) by presenting the lions as guardians of the sacred stag rather than antagonists as they were at the beginning of the sequence where they fought with each other over a stag. Add. is the only copy to include the stag and lions at the conclusion of finding of King Lancelot’s head, reinforcing again the importance of the head-episode in the career of Lancelot du Lac. Other copies illustrate the stag and lions motif only when it reappears somewhat later in the Agravain; it is seen again by Lancelot, this time in the company of Mordret, and an interpretation is given by a hermit who explains that it is a miracle of God’s work which can be understood only by the achiever of the Holy Grail. Bonn, Yale, BNF fr. 344, Rylands, BNF fr. 115 and 111 all choose this episode in preference to the appearance of the stag at the conclusion of the head-episode; and Add. marks the same place in the text by the unhorsing of Lancelot and Mordret which precedes their seeing the Stag. The White Stag and Lions motif is depicted in in other contexts as well, once in the Estoire,21 and once in the Queste del saint Graal.22 Here it serves as a thread linking the Agravain to these branches and to the Grail theme.23 Among the three Flemish copies of the Lancelot-Grail romance, Add. is distinguished for the attention its illustrations pay, to the legal issues raised in the text.24 Here the pictorial emphasis on the explanation of Lancelot’s ancestry show a similar attitude towards the attendant issues of self-recognition and social status. The murder in Estoire was seen to be less significant than Lancelot’s discovery, while in Amst./Rylands the emphasis was the opposite, and an explanation is not readily forthcoming. Although nothing specific is known about either patron, it is very likely that an important land-owner or political figure was the first owner of Add. The closely similar images in BNF fr. 111 were made in Poitiers c. 1480-85 for Yvon le Fou, sénéchal de Poitiers and grand veneur de France († 1488), clearly an important political figure. Might Yvon le Fou have had access to Add. itself ? The comparison warrants further investigation. The remaining manuscripts are associated with Jacques d’Armagnac, BNF fr. 119 being part of the set inherited from Jean de Berry--whose copy also included Lancelot’s discovery of his name on the metal tomb-lid as shown above; so here it is surprising that the single subject chosen is the killing of the lions rather than the discovery of the head and its explanation. It is also notable that the murder in Estoire was not depicted in the first volume of this set, BNF fr. 117. The companion volumes, Arsenal 3479-80 also give the single scene of the lion-killing and had no illustration in the Estoire. BNF fr. 115, made for Jacques d’Armagnac and illustrated by Evrard d’Espingues also gives the killing of the lions, but pairs that with the final scene of the vision of the stag and lions by Lancelot and Mordret, as in Bonn, Yale, BNF fr. 344, Add. and BNF fr. 111. The murder was given three scenes in the first volume of Jacques d’Armagnac’s set, BNF fr. 113, as discussed above, and similar to what is in Amst., so it would seem that the retrieving of the head and body and the explanation was considered less important than the murder itself, perhaps a reflection of Armagnac’s own penchant for action rather than words, which eventually resulted in his downfall. No further volumes of Yvon du Fou’s copy have survived so a comparison with the murder is not possible.

21

Sommer I 256. 24; Ponceau 501. 791. 13.

22

Sommer VI 166; A. Pauphilet, La Queste del saint Graal, Paris, 1965, p. 234. Sommer V 280. See n. 19.

23 24

223

alison stones The story of King Lancelot and its discovery was treated in a variety of ways, rarely consistently, in that most of the illustrated manuscripts which include pictures of the episodes make different selections and give varying weight to the Estoire and the Agravain components of the narrative, while the intermediary moment in the first part of the Lancelot is rarely illustrated at all. These differences point towards the illustrative tradition as something dynamic and changing, calling in question the very notion of a stable ‘illustrative tradition’ at all. Rather, individual choices and preferences seem to be what governed the presence or absence of illustrations, reflecting differing perceptions of which components were considered worth depicting and what should be left as text alone. We are still very much in the dark as to who exactly made these decisions but the examples considered here point in directions that suggest a strong participation on the part of the patrons. Future studies should further clarify how the process worked and who was responsible for what.

APPENDIX A: The murder of King Lancelot Manuscripts Bonn, Universitäts-und Landesbibliothek 526, written in Amiens in 1286 by Arnulfus de Kayo (Bonn) olim Amsterdam, Bibliotheca Philosophica Hermetica 1 (sold at Sotheby’s 7.xii.2010, lot 33), made in Thérouanne or Saint-Omer c. 1315 (Amst.) Paris, Bibliothèque nationale de France, français 105, illustrated in Paris by the Sub-Fauvel Master Paris, Bibliothèque nationale de France, français 9123, illustrated in Paris by the Sub-Fauvel Master Paris, Bibliothèque nationale de France, français 113, illustrated by Evrard d’Espingues for Jacques d’Armagnac († 1477), c. 1475 (BNF fr. 113) Text Editions Sommer, H.O. The Vulgate Version of the Arthurian Romances, 7 vols., Washington DC, 1909-1913 (S V) Ponceau, J.-P. L’Estoire del saint Graal, 2 vols., Paris, 1997 (Pon) Poirion, D. et al., Lancelot, 3 vols., Paris, 2001, 2003, 2009 (Poi III) In the transcriptions below, proper names are capitalized

224

S I 291. 21 Pon 568.894.1

S I 291.7, Pon Bonn 526 f. 58v 567. 893.1, Rubric: Mais or se taist Poi I 557. 605 li contes a parler d’Alain et retourne a parler d’un duc qui cope le chief Lanselot le roi et uola en en une fontainne. The duke of Bele Garde has beheaded King Lancelot with his sword, the head now lying in the fountain. Text: Or dist li contes que quant Josephés fu trespasses de cest siecle...

BNF fr. 344 f. 80-2 No rubric O, The duke who cut off King Lancelot’s head tries to lift it out of the boiling fountain. Text: Or dist li contes que quant Celidoine ce fu partis de son peire...

BNF fr. 105 f. 124-2 Rubric: Comment li sires du chastel de Bele Garde copa le chief dessus vne fontaine. au roy Lancelot et Comment les murs de son chastel cheirent sus lui quant il y fu reuenuz. No miniature. Text: Or dist li contes qiue quant Celydoines se fu partiz de son pere...

BNF fr. 9123 f. 94-2 Rubric: Comment .ij. lyons gardoient la tombe au roy Lancelot si que nulz ni osoit touchier Two lions stand behind tomb with nonsense inscription on lid. Text: Or dist li contes qiue quant Celydoines se fu partiz de son pere...

lancelot and identity

225

S I 295. 25 Pon 575. 904. 16

S I 295. 3 Pon 574. 903. 13

Amst. i f.117v Rubric: Chi caupa li dus la teste au roy Lancelot le pere Lancelot du Lac25 The duke who cut off King Lancelot’s head tries to lift it out of the boiling fountain. Q, one-line ink capital Text: Quant il vit la teste qui gisoit en la fontaine... Amst. i f.118r Rubric: Chi fondi li chastiaus au duch sour sa teste et la crauenta et ses gens. His castle falls on the duke who killed King Lancelot. E, one-line ink capital Text: Ensi uenga nostre Text ends incomplete sires le roi Lancelot del at S I 295.3 (P 575. duc... 905. 5) Royal f. 88v Space for rubric left blank The duke who cut off King Lancelot’s head tries to lift it out of the boiling fountain, watched by his knights. Q, penflourished initial Text: Qvant il vit la teste qui gisoit en la fontaine... Royal f. 88v-2 Space for rubric left blank His castle falls on the duke who killed King Lancelot. E, penflourished initial Ensi uenga nostre sires le roy Lancelot del duc... BNF fr. 113 f. 116-2 Rubric: Comment le duc fut occis par son chastel qui sur lui tumba ou il y avoit tenebres. The tomb of King Lancelot with his recumbant effigy (and no blood). Text: Ensi vengea nostre seigneur le roy Lancelot du duc...

BNF fr. 113 f. 116-1 Rubric: Comment le duc de Bellegarde coppa la teste au roy Lancelot. The duke raises his sword to finish cutting off King Lancelot’s head as he leans over the fountain. Text: Quant il vit la teste qui gisoite en la fontainne...

alison stones

226

last leaf omitted

Amst. i f.118r-2 Rubric: Chi sainia par miracle le tombe le roy Lancelot. The tomb of King Lancelot weeps blood. T, one-line ink capital Text: Tant ka. J. iour aujnt ke par deuant la tombe passoit vns lyons...

It is Lancelot's grandfather King Lancelot, not his father, King Ban, who is killed by the Duke; and the rubric refers to the previous text passage while the picture shows what immediately follows in the text.

25

S I 295. 34 Pon 576. 906. 1+var

lancelot and identity

227

S I 296. 4 Pon 576. 906. 11

last leaf omitted BNF fr. 344 f. 81 Estoire ends complete: Si se test ore li contes a tant de totes les ligniees qui de celidoinee issirent et se torne ai vne autre brainche que len apelle lestoire de merlin quil couient a aioster ensemble a fine force auec lestoire del saint Graal por ce que branche en est et a partient. Et comence mes sire Robers de borron cele branche en tel maniere. Miniature follows: two affronted lions on hind legs, fighting; two crouching lions licking tomb. f. 81v miniature: seated hooded figure holding book, looking at head in boiling fountain, lion licking tomb, a second lion licking a man lying on the ground, and a crowd of men watching. Estoire text ends f. 118v, col. 2 line 21, followed by blanks and the opening rubric to Merlin on line 42.

Amst. i f.118r-3 Rubric: Chi lequerent li doy lyon le tombe le roy Lancelot et puis le garderent tant que Lancelot du Lac les tua. Two lions guard King Lancelot’s tomb and lick it. S, one-line ink capital. Text: Si auint si biele auenture...

BNF fr. 9123 f. 95v Estoire ends complete Moult fu iriez li anemis Explicit le liure du saint graal...

BNF fr. 113 f. 116v Rubric: Comment les .ii. lions qui estoient blecez guerirent a la tombe du roy Lancelot et la garderent tant que Lancelot du lac y vient. Two lions guard the tomb of King Lancelot and one of them licks it. Text: Et advint si bell aven/ture qui fit...

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lancelot and identity APPENDIX B: Lancelot du Lac finds the head and body of his grandfather King Lancelot Manuscripts Bonn, Universitäts-und Landesbibliothek 526, written in Amiens in 1286 by Arnulfus de Kayo (Bonn) New Haven, Yale University, Beinecke Library 229, made in Thérouanne or Saint-Omer c. 1290-1300 (Yale) London, British Library Additional 10293, written in 1317 ns in Thérouanne or Saint-Omer (Add.) Manchester, The John Rylands University Library French 1, made in Thérouanne or SaintOmer c. 1315 (Ryl.) Paris, Bibliothèque nationale de France, français 119, made in Paris before 1407 (BNF fr. 119), illustrations attributed to the Master of Berry’s Cleres femmes Paris, Bbliothèque de l’Arsenal 3480, made in Paris before 1407 (Arsenal 3480) Paris, Bibliothèque nationale de France, français 115, illustrated by Evrard d’Espingues for Jacques d’Armagnac († 1477), c. 1475 (BNF fr. 115) Paris, Bibliothèque nationale de France, français 111, made c. 1480-85 in Poitiers for Yvon le Fou, sénéchal de Poitiers, grand veneur de France († 1488), illustrations attributed to the artist of BNF fr. 22500 (see Banque d’images) Text Editions Sommer, H.O. The Vulgate Version of the Arthurian Romances, 7 vols., Washington DC, 19091913 (S V) Micha, André. Lancelot, 9 vols., Paris and Geneva, 1978-1993 (LM V) Poirion, D. et al., Lancelot, 3 vols., Paris, 2001, 2003, 2009 (Poi III) In the transcriptions below, proper names have been capitalized and apostrophes added

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S V 243. 20 LM V 116 Poi III 514. 466

Ryl. f. 76v Rubric: Chi achieva Lancelot l’aventure de la teste son {daijon} qui estoit en la fontaine qui bouloit et .y. tua .ii. lyons. f. 77 Lancelot holds the head of his grandfather, which he has taken from the boiling fountain, and presents it to the hermit. Text: Or dist li contes ke quant li compaignon du tertre se furent au matin esvillie...

BNF fr. 115 f. 508 Rubric: Comment messire Lancelot partit du tertre desuce et sen alla tuer deux lions qui gardoient le corps son aieus et getta la test hors de la fontaine Lancelot kills the two lions who guard the tomb of his grandfather. Text: Or dit le compte que quant les compainons du tertre se furent au matin esueilles...

BNF fr. 111 f. 204 Rubric: Cy parle des compaignons du tertre. Lancelot, watched by his squire, kills the lions who guard the tomb of his grandfather. Text: Or dit le comte que quant les compaignons du tertre furent esveillez...

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S V 244. 13 LM V 117 Poi III 514. 467

Bonn f. 391v Rubric: Conment lanselos se combat a . ij. lyons deuant une tombe et les ocist. Lancelot on horseback kills with his sword the two lions who guard the tomb of his grandfather. Text: Or dist li contes ue quant Lanselos fu entres en la Forest Perillouse qui’il chevaucha tant que li solaus fu leves...

Yale f. 110v-2 No rubric. Lancelot (surcoat and housing argent [white]), riding in the Perilous Forest, meets a dwarf on horseback and having dismounted, fights the two lions who guard the tomb, its lid covered with drops of blood, that stands between the pine trees by the little house and fountain; Lancelot lifts the head out of the boiling water of the fountain and shows it to the hermit; Lancelot raises the lid of the tomb to reveal the headless shrouded body inside; bottom border: a standing woman places a wreath on the head of a kneeling man (Hand 2). Text: Or dist li contes que quant Lancelot fu entres en la forest perilleuse et il eut tant cheuaucie que la nus fu passee et li solaus leues...

BNF fr. 344 f. 427v-2 No rubric O, Lancelot meets a dwarf in the Perilous Forest. Text: Or dist li contes car quant lancelot fu entres en la forest perilleuse u il ot cheuachie tant que li soleuz fu leuez...

Add. f. 334v-2 Rubric: Ensi ke Lancelot arme chevauche en .i. forest si encontre .i. nain sor .i. noir palefroi si parla a li. Lancelot meets a dwarf in the Perilous Forest. Text: Che dist li contes que quant Lancelot se fu partis de ses compaignons et sez chevaus ot un poi mangie de l’erbe si comme li contes la devise. qu’il monta et entra en la Forest Perilleuse et puis qu’il y fu entres si chevaucha tant que li solaus fu leves...

Ryl. f. 77r No rubric Q, champie initial Text (+ var): Quant Lancelot fu entres en la Forest Perilleuse si erra tant que li solaus fu leves...

BNF fr. 111 f 204-2 No rubric Having killed the lions and opened the tomb with the headless body, Lancelot hands the head of his ancestor to the hermit. Text: Or dit le conte que quant Lancelot fut entre en la fourest perilleuse il cheuaucha tant qu ele souleil fu leue...

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S V 244. 27 LM V 118

BNF fr. 119 f. 440v At a cross, Lancelot riases his sword to kill the two lions who guard the tomb of his grandfather. Rubric: Comment Lancelot tua .ii. lyons qui gardoient le corps son ayeul. Text: Quant Lancelot voit les lyons ...

Arsenal 3480 p. 324 No rubric At a cross, Lancelot raises his sword to kill the two lions (no tomb). Text: Quant Lancelot voyt les lyons...

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S V 245. 6 LM V 120

Add. f. 335r Rubric: Ensi ke Lancelot arme a piet a ochis .ii. hommes d’enkoste .i. tombe ki degoute sanc et deles le tombe a .i. fontaine et .i. teste dedens. (lions, not hommes) Having killed the lions guarding the tomb of his grandfather and retrieved the head from the fountain, lancelot presents the head to the hermit. Text: Quant Lancelot ot ocis lez .ii. lyons...

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S V 247.19, LM V 127

S V 247. 12 LM V 127

Yale f. 112 No rubric. O, Lancelot (surcoat azure), his horse beside him, talks to the hermit who stands in the doorway of his hermitage; border, top: bird, bottom border: dragon terminal biting champie initial (Hand 2). Text: Or me dites fait Lancelot que la preude feme deuient...

Add. f. 335v Rubric: Ensi com Lancelot est a pie devant .i. hermitage et parole a l’ermite The hermit tells Lancelot how his grandfather died. Text: Ensi monstroit li prodoms a Lancelot que par un mellour chevalier...

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S V 249. 15 LM V 132

Add. f. 336v Rubric: Ensi que Lancelot armes chevauche apres .i. blanc cherf qui estoit environnes de .iiii. lyons. Lancelot sees the White Stag led by four lions pass by. Text: Ensi delivra Lancelot le vallet del ours qui mangier le voloit...

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S V 277. 37 LM V 204

Bonn f. 386v Rubric: ...els en .i. bois a tout vne chaine dor .i. blanc cherf que sis lyon conduisoient. Lancelot and Mordret riding see the White Stag led by six lions (three shown). Text: Or dist li contes que quant li uarles que Lanseos ot enuoiie el tertre deuee se fu partis...

Yale f. 126 No rubric. Top: Lancelot and Mordret, riding, see the White Stag and six lions. Below: two knights surprise Lancelot and Mordret, unhorsing them and taking their horses, leaving the two knights standing, Top border: dragon terminal facing down, squirrel sitting on top on the leaf terminal. Bottom border, centre: naked mermaid terminal playing bagpipes; left and right: mounted apes face each other in combat with lances, shields of Flanders and or a cross sable.

BNF fr. 344 f. 437 No rubric Lancelot and Mordred, riding, see the White Stag led by six lions. Text: Or dist li contes que quant le vallez qui fu enuoiez ou tertre deuee ce fu partiz ...

Add. f. 347r space for rubric left blank Lancelot and Mordred unhorsed by two knights; their horses will be taken away. Text: Or dist li contes que quant li valles que Lancelot ot envoiet el Tertre Devee...

Ryl. f. 90r Rubric: Chi furent abatu Lancelot et Mordres jus de lor kevaus par .ij. chevaliers pour che qu’il sievoient le blanc chierf et les .vi. lyons qui le conduisoient. Lancelot and Mordret see the White Stag accompanied by lions. Text: Or dist li contes que quant li valles qui avoit este envoies au Tertre Devee...

BNF fr. 115 f. 519v Lancelot and Mordert, sitting on the ground, see the White Stag and lions; two knights ride in the forest. Rubric: Comment Lancelot et Mordret virent le cerf blanc que les quatre lions conduisoient et ij chevaliers les abaturent et emmenerent leurs chaulx. Text: Or dit le compte que quant le varlet qui auoit este enuoie au tertre desuce se fu partis...

BNF fr. 111 f. 205v No rubric Lancelot and Mordret, riding, see the White Stag and lions pass by. Text: Or dit le comte que quant le varlet qui avoit este enuoye ou tertre deuec se fu party...

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Figure 1

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Figure 2

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lancelot and identity Figure 3

Figure 4 239

alison stones Figure 13 Figure 13

Figure 15 240

lancelot and identity Figure 16

Figure 17 241

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Figure 19

Figure 18

Figure 20 242

Luisa Clotilde Gentile

Le Chevalier errant de Thomas III de Saluces. Une lecture héraldique et emblématique Parler du Livre du Chevalier Errant, c’est évoquer le rêve chevaleresque de son auteur. Thomas III de Saluces est un prince malchanceux, qui projète dans son roman - entre autres choses - la frustration d’une dynastie chancelante et les aspirations à l’indépendance d’un petit état du nord-ouest de l’Italie, menacé par des voisins plus puissants. Le déclin politique du marquisat de Saluces est inversement proportionnel à son haut potentiel artistique, qui se manifeste par l’adhésion au langage international de la chevalerie et des cours princières. De l’autre côté, interpréter tout-court le Chevalier Errant comme une rêverie serait fallacieux : dans la culture politique de Thomas, le partage des valeurs de la chevalerie est un principe d’ordre de la société, un facteur de solidarité entre chevaliers et princes1. Pour se soustarire à l’érosion territoriale et aux pressions des voisins (les Anjou dans un premier temps, mais surtout les princes de Savoie-Achaïe et les comtes de Savoie ensuite), les Saluces dirigeaient leurs regards au-delà des Alpes : ils avaient donc prêté l’hommage au Dauphin en 1343, et ensuite à son successeur, le roi de France ; ils avaient fait citer le comte Amédée VIII de Savoie, qui revendiquait l’hommage en raison du vicariat impérial et était soutenu par le duc de Bourgogne, devant le Parlement de Paris, s’appuyant à leur tour sur le duc d’Orléans. La francophilie de Thomas de Saluces – à la fois politique, familiale et culturelle – se nourrit de nombreux et longs séjours à la cour de Charles VI : Thomas y était, par exemple, en 1389, dans l’attente d’un arrêt du Parlement sur la question de l’hommage, et en 14031406, pour prendre femme - Marguerite de Roucy, fille du comte de Braine - et entendre un deuxième arrêt du Parlement2. C’est à la cour de Charles VI et dans son milieu culturel, au tournant entre XIVe et XVe siècles, que Thomas compose probablement son roman chevaleresque, allégorique et autobio-

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L. Provero, « Valerano di Saluzzo tra declino politico e vitalità culturale di un principato », La sala baronale del castello della Manta, dir. G. Romano, Milano, 1992, p. 9-26, p. 20-23 ; R. Fajen, « Malinconia di un lignaggio. Lo Chevalier Errant nel castello della Manta», Romania, 118, 2000, p. 105-137 ; M. Piccat, « Tommaso III, marchese errante : l’autobiografia cavalleresca di un Saluzzo », Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante (BnF ms. fr. 12559), éd. Marco Piccat, Boves, 2008, p. 5-26, en part. p. 16 ; R. Bordone, « Une Tres noble jouste », ibidem, p. 27-35, p. 30 ; A. Barbero, « L’Oro e l’acciaio. La cavalleria nel Livre du Chevalier Errant di Tommaso III di Saluzzo », Immagini e miti nello Chevalier errant di Tommaso III di Saluzzo, actes du colloque (Torino, Archivio di Stato, 27 sept. 2008), dir. R. Comba et M. Piccat, Cuneo, 2008 (« Bollettino della Società per gli Studi Storici, Archeologici ed Artistici della Provincia di Cuneo », 139, 2008/2), p. 23-30 ; L. C. Gentile, « Cavalieri in torneo», ibidem, p. 115-123. La première biographie de Thomas de Saluces est celle de N. Jorga, Thomas III, marquis de Saluces. Étude historique et littéraire, Paris, 1893. Sur le roman en général, cf., parmi d’autres, R. Fajen, Die Lanze und die Feder. Untersuchungen zum Livre du Chevalier Errant von Thomas III von Saluzzo, Wiesbaden, 2003; et Immagini e miti... 2 Sur la question de l’hommage voir A. Barbero, « La dipendenza politica del marchesato di Saluzzo nei confronti delle potenze vicine al tempo di Ludovico I », Ludovico I marchese di Saluzzo. Un principe tra Francia e Italia (14161475), dir. R. Comba, actes du colloque (Saluzzo, 6-8 décembre 2003), Cuneo, 2003, p. 191-206, aux p. 191-192.

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luisa clotilde gentile graphique, le Livre du chevalier errant. Le roman n’eut pas de grand succès, bien qu’à nos yeux il ne soit pas dépourvu d’interêt littéraire. Il s’agit du récit, parfois confus et incohérent, du voyage d’un chevalier anonyme, qui après une rencontre avec Dame Congnoissance, part à la poursuite de l’aventure et de sa bien-aimée, et traverse ainsi les trois royaumes d’Amour, de Fortune et de Connaissance. Pendant son séjour dans le royaume du Dieu d’Amour, le chevalier est fait prisonnier en Payenie ; libéré, il prend part à la guerre des Amoureux contre les Jaloux et perd sa bien-aimée, au milieu d’une chasse guidée par Vénus. Il arrive ensuite à la cour de Dame Fortune, où il trouve des personnages célèbres de tous les temps. Il arrive enfin au château de Dame Connaissance – fermant ainsi le cercle de la narration : il y reçoit des enseignements sur la vanité de la vie de ce monde et se met sur la route de la sagesse et de la grâce. Dans les deux manuscrits du roman qui sont parvenus jusqu’à nous, il n’est pas possible de séparer le texte des images, car ces dernières éclairent le premier en donnant des détails qui ne sont pas présents dans le récit. Ces deux manuscrits sont sortis d’ateliers Parisiens où travaillaient les enlumineurs des oeuvres de Christine de Pizan. Ce sont le celèbre ms. Fr. 12559 de la Bibliothèque Nationale de France, un livre de grandes dimensions, qui était conçu dès le début pour être exhibé comme le témoin d’un statut, tant en France qu’à Saluces, et pour être regardé plutôt que lu ; et le ms. L.V.6 de la Biblioteca Nazionale de Turin, ou plutôt ce qui en survit après l’incendie qui ravagea la bibliothèque en 19043. Ce dernier est un livre de poche très élégant, bien qu’enluminé moins richement que l’autre exemplaire ; il paraît destiné à un usage privé4. Écus, devises, cimiers et couleurs sont ici encore porteurs d’une identité chevaleresque complexe. Premier constat : derrière le Chevalier Errant du texte se cache notre Thomas, présent également dans le décor. Si dans le manuscrit de Turin les personnages, et le protagoniste parmi eux, sont tous vêtus en grisaille, dans l’exemplaire de Paris le chevalier porte sur l’écu la devise personnelle du marquis, une lance passée dans deux anneaux entrelacés5. On trouve cette même devise, associée au cimier de Saluces – la tête d’aigle issante dans un vol - dans la composition héraldique qui accompagne l’image célèbre des Neuf Preuses, dans le manuscrit parisien (f. 125v, fig. 13). Le texte ne fait aucune mention de cet emblème, qui a une signification évidemment chevaleresque par son allusion à l’exercice de la course à l’anneau, érotique, car les anneaux sont deux et unis, et politique, car ces deux mêmes anneaux avaient été l’une des devises de Charles VI en 1383-13886. La lance traversant les anneaux sera transmise aux descendants de Thomas, et reviendra sur des sceaux de son petit-neveu Louis II7. Ce même jeu visuel de cacher/devoiler l’identité d’un personnage par le biais d’une devise et de couleurs emblématiques, sera repris par l’admirateur le plus fidèle de Thomas, son bâtard Valeran. Celui-ci fera peindre après 1416 dans la salle de son château de Manta, près de Saluces, un

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La dernière édition critique du Livre du Chevalier Errant est celle dirigée par Marco Piccat (Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante…). 4 M. Piccat, « Tommaso III…», p. 23 ; A. Quazza, « Immagini per il Cavaliere Errante », Immagini e miti…, p. 15-21, p. 20. 5 Voir l’enluminure du f. 9r du ms. Fr. 12559 de la BNF (le Chevalier, en train d’être fait prisonnier par les Payens, porte un écu de tournoi de gueules, à la lance d’argent, passée par deux annelets d’or et posée en barre). 6 L. Hablot, La Devise, mise en signe du prince, mise en scène du pouvoir. Les devises et l’emblématique des princes en France et en Europe à la fin du Moyen Âge, thèse de doctorat, Université de Poitiers 2001, à paraître (Brepols, Turnhout). 7 L. C. Gentile, Araldica saluzzese. Il Medioevo, Cuneo, 2004, p. 102, 144 num. 12 et 145, num. 15.

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le chevalier errant de thomas iii de saluces cycle de fresques inspirés par le roman paternel : dans cette célèbre série des Preux et des Preuses, le premier preux - Hector - et la dernière preuse - Pentesilée – dissimulent en réalité Valeran et sa femme, revêtus de leurs couleurs - azur, blanc, rouge - et de leur mot emblématique Leit8. Au moyen du langage des emblèmes, les Saluces manifestaient leur pleine adhésion à la culture des cours royales et princières de leur époque. Lorsque le Chevalier Errant / Thomas porte ses vêtements civils, dans les enluminures de Paris, ses couleurs de livrée sont principalement de deux type : rouge / blanc / vert, qui avaient été les couleurs de Charles V (†1380) avant d’être celles de Charles VI etde Charles VII ; et le rouge dans différentes tonalités9. Alors que, dans les illustrations de ce roman, les couleurs royales sont également portées par d’autres personnages10, le vermeil est spécifiquement la couleur que le Chevalier a reçu dès le debut de Dame Connaissance, le jour de son adoubement. À la fin du roman, Dame Connaissance explique au Chevalier la signification symbolique de cette couleur : puis te donnay armes et harnoys couvertes de vermeil. Et sachiez, filz, que ce fu a senefier que ton cuer doit estre toudis embrasiez vers Dieu et vers ton ordre, car rouge couleur donne ardeur de cuer qui attrait l’omme a hardement , et ce se affiert a chevalier11. Comme l’a rappelé Michel Pastoureau pendant ce colloque12, l’écu plein du chevalier nouvellement adoubé est un topos arthurien : le jeune chevalier doit, durant une année, garder le silence et porter ce bouclier vierge de tout signe qui est en lui-même un silence héraldique. Il ne sera pas inutile de rappeler d’autres « Chevaliers Vermeils » de la littérature arthurienne, comme le premier adversaire de Perceval, qui devient lui-même Chevalier Vermeil après avoir triomphé de son asaillant. Il faut également rappeler que, quelques années auparavant, le rouge avait également été la couleur emblématique d’un autre prince chevalier, le comte Amédée VII de Savoie, le Comte Rouge, à son tour fils d’un autre « prince coloré », Amédée VI le Comte Vert13. Tous les deux avaient choisi leurs couleurs à l’occasion d’un tournoi14. La nature autobiographique du récit entraîne des digressions dont le but évident est d’expliquer l’identité généalogique des Saluces et de légitimer leur dynastie face aux comtes de

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Sur les fresques de la Manta: La Sala baronale del castello della Manta cit.; Le Arti alla Manta. Il castello e l’antica parrocchiale, dir. G. Carità, Torino 1992. Sur la devise de Valeran, le Leit (venant de l’allemand leiten, conduire): L.C. Gentile, Araldica saluzzese..., p. 102-104. 9 Voir par ex., dans le Ms. Fr. 12559 de la BnF, les ff. 175v (le Chevalier, de rouge vêtu, rencontre Dame Connaissance) et 7v (le Chevalier, en rouge/blanc/vert, écrit une lettre à sa Dame). Sur les couleurs du roi, voir L. Hablot, La Devise... ; M. G. A. Vale, « The livery Colours of Charles VII of France in two Works by Fouquet », Gazette des Beaux-Arts, 1969, p. 243-248. 10 Bonté, héraut du Dieu d’Amour, et les gentilshommes qui l’écoutent, au folio 11v° du Ms. Fr. 12559. 11 Ms. Fr. 12559, f. 180 v (transcription de Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante..., p. 497). 12 M. Pastoureau, « L’Héraldique arthurienne ». 13 Voir L. C. Cibrario, D. Promis, Sigilli de’ principi di Savoia, Torino, 1834, p. 58-59 ; M. Pastoureau, « L’emblématique princière à la fin du Moyen Âge. Essai de lexique et de typologie », Héraldique et emblématique de la Maison de Savoie (XI-XVI s.), dir. B. Andenmatten, A. Paravicini Bagliani, A. Vadon, Lausanne, 1994, p. 11-43, aux p. 22-23 ; ultérieures réferences bibliographiques dans L. C. Gentile, Riti ed emblemi. Processi di rappresentazione del potere principesco in area subalpina (XIII-XVI secc.), Torino, 2008, p. 203. 14 La livrée verte du Comte Vert resta sans suite dans la maison de Savoie après sa mort, tandis que le rouge, après la mort du Comte Rouge, resta dans les usages vestimentaires de la cour, parce qu’il était avec le blanc la couleur héraldique de la dynastie. Il n’y a pas de relation entre ces livrées du XIVe siècle et le drapeau tricolore italien, né des drapeaux révolutionnaires des différentes municipalités et républiques de l’Italie du Nord, dans les années 1796 et suivantes, et adopté en 1848 par plusieurs souverains italiens qui avaient à ce moment octroyé une constitution ; en peu de temps, seul les Savoie conservèrent les deux enseignes. Au contraire, pendant tout l’âge moderne la couleur emblématique des Savoie, dans le cérémonial comme à l’armée, était l’azur, passé aussi à l’équipe nationale de football (« gli Azzurri ») dans la première moitié du XXe siècle.

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luisa clotilde gentile Savoie. C’est ainsi que l’on y trouve une véritable légende héraldique qui présente les marquis de Saluces comme les vrais et seuls héritiers des armoiries imaginaires des Arduinides, les anciens marquis de Turin qui au XIe-XIIe siècle avaient le contrôle d’une bonne partie du Piémont et qui comptaient également parmi les ancêtres de la maison de Savoie. La souche des Saluces, le marquis Aleram, aurait épousé la fille de l’empereur et son fils Tete une comtesse de Piémont, Berta, fille ainée et héritière d’Olderico Manfredi de Turin, dont il aurait relevé l’anseigne15. Thomas pouvait ainsi revendiquer ses droits sur son petit état, qui avait fait partie de la marca de Turin : ce sont les marquis de Saluces qui avaient conservé l’écu d’Olderico Manfredi, signe d’une transmission de pouvoir, et non les comtes de Savoie avec leur croix et qui descendaient quant à eux de la soeur cadette de Berta (Adélaide, femme d’Othon de Morienne-Savoie). Une autre aïeule plus proche, mais tout de même évoquée dans le roman de façon légendaire, est la grand-mère de Thomas, Ricciarda Visconti. Il n’est plus question ici de mythes héraldiques mais bien de défense du pouvoir, déjà chancelant sous les coups des princes voisins, et de ses symboles. Tandis que son mari, Thomas II, était prisonnier, Ricciarda aurait conduit son armée sous les remparts de Saluces pour libérer le bourg et le marquis. Sorte de modèle féminin du pouvoir et du commandement, Ricciarda se faisait suivre par un homme portant un heaume et une lance, symboles des fonctions militaires - et des qualités du chevalier - qu’elle remplissait à la place de son mari. Elle n’eust souffert que autre baniere y feust que la sienne : estendars et autres devisez y souffroit elle bien, mais banierez non16, c’est-à-dire qu’elle revendiquait le monopole des enseignes du commandement, tout en laissant à ses officiers la possibilité de porter des étendards « personnels » chargés de leurs devises. Un autre passage « politique » du récit décrit cette fois, au moyen d’allusions héraldiques, la situation politique du Piémont : le Chevalier dans ses péregrinations arrive par-delà des Alpes, en passant par la Maurienne, et trouve un pays ravagé par les luttes entre Guelfes et Gibelins. Comme il demande qui sont les seigneurs de ce pays, on lui montre une noble compaingnie / de seingneurs et de chevalerie. Premier vient un chevalier / de pers vestu, qui fu bien cler; / trois fleurs d’or en son pis estoient / qui grant resplendeur donnoient17, allusion évidente aux Orléans seigneurs d’Asti, avec un hommage aux fleurs-de-lis de la France amie. S’ensuit un autre chevalier vestu de mis partys / de rouge et de blanc, a mon advis / le rouge fu dessus apparant / et le blanc si l’aloit sustenant, c’est à dire le marquis de Montferrat avec ses armes d’argent, au chef de gueules ; un autre de costé cil estoit / qui sa robe rouge portoit / et l’arme de Dieu y pert dedent / mais que elle est toute de blanc, le comte de Savoie ; et enfin le marquis de Saluces même, qui fu vestus dimi parti ; ce fu de pers et de blanc / autre coulour n’y va apparant ; / le pers paroit au chief dessus / et le blanc au son de jus. Conclusion : Cil me monstra la compaingnie / qui ce pais le plus maistrie, / et dist que pour leur caison / est le pais en confusion18. Thomas formule une utopie politique, un monde où chacun vit content de ce qu’il a sans agresser ses voisins, et condamne indirectement ceux qui ne respectent pas cette règle d’or, à commencer par le comte de Savoie : n’y a nul de ces seingnour / que ne peust vivre a honnour /

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Ms. Fr. 12559, f. 42v (transcription de Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante..., p. 173). Ms. Fr. 12559, f. 183 r (transcription de Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante..., p. 501). Cf. F. Bouchet, « Heroines et mémoire familiale dans le Chevalier Errant de Thomas de Saluces », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 30, 2009, p. 119-136, p. 5. 17 Ibidem, f. 21 r, vv. 2611-2616 (transcription de Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante..., p. 108). 18 Ibidem, v. 2619-2636. 16

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le chevalier errant de thomas iii de saluces s’il se voulzist au sien tenir / et ne faire autre desplaisir. / Et tout ycelles tencions / viennent par trop de dominacions19. La même leçon se trouve dans un passage où le Chevalier et sa compagnie rencontrent une dame richement vêtue, assise sur un trône d’or, qui porte dans la faude de sa robe une couronne et tient avec la main droite un estendart de un samit blanc et dedens fu l’arme Jhesu Crist. Ceste dame fu assise sus la chaiere d’or si pres de la mer que elle tenoit un de ses piez, que deschaulz avoit, dedens la mer, et l’autre estoit chauciez moult richement, et cil tenoit elle dehors la mer. La dame - c’est Gênes, bien-entendu, avec sa bannière blanche à la croix de gueules - pleure ses maris et ses fils qui mon patrimoine et douaire me destruient, si en suis assés moins redoubtée20. La décadence de Gênes, déchirée par les factions intestines, est un topos de l’historiographie de l’époque, qui - pour rester dans le milieu culturel de Saluces - reviendra dans la deuxième moitié du siècle dans la Cronica de Gioffredo Della Chiesa21. Passons maintenant des ennemis aux amis. Les tournois sont le lieu de la fête courtoise par excellence, meme si c’est une fête violente, le lieu de l’exhibition de la valeur chevaleresque, du rassemblement des chevaliers autour du souverain. Thomas est si fasciné par ce monde, qu’il incorpore dans le roman le texte de l’ordonnance de Philippe le Bel de 1306 sur les duels judiciaires. Dans le récit, c’est le triomphe des couleurs, des signes héraldiques et des devises - congnoissances - des joyeux22, mot que, étant donné le contexte et son usage, j’interprète comme « cimiers »  (voir l’allemand Helmkleinod). Dans ce cadre s’insère l’hommage à Charles VI et aux princes français, portraits en vrais chevaliers : Thomas met dans la bouche d’un héraut la description de la très noble jouste, donnée en mai 1389 à Saint-Denis par le roi. Un évènement qui nous est mieux connu par le récit du moine de Saint-Denis23. Dans le roman du marquis de Saluces, le regard esthétique l’emporte en revanche : Thomas est impressionné par les cimiers et les harnois de joute du roi et des ducs de la maison de France, tout comme par les pratiques emblématiques collectives des chevaliers participants. Une première escadre, accompagnée par les dames, porte une livrée verte, semée de roquets de lance d’or, qui reviennent sur les écus. Voilà une couleur, le vert - ici la couleur du printemps, de l’espoir, des amoureux et des chevaliers aventureux24 - qui revient aussi dans les enluminures du manuscrit de Paris. Dans le texte, l’escadre est précédée par un chevalier portant l’écu et la housse du cheval d’or plain : le duc de Bourbon25. Thomas prend note aussi des cimiers du roi - qui por19

Ibidem, v. 2655-2660 (transcription de Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante..., p. 109). Ms. Fr. 12559, f.155v (transcription de Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante..., p. 446). Cette image littéraire peut également être mise en relation avec la production iconographique contemporaine où l’allégorie féminisée de la ville concède la bannière à ses défenseurs. Voir le catalogue de l’exposition Dal giglio al David. Arte civica a Firenze nei ss, XIII-XV, Florence, 2013. 21 G. Della Chiesa, « Cronaca di Saluzzo », Historiae Patriae Monumenta, Scriptores, dir. C. Muletti, III, Torino, 1848, col. 859. 22 Ms. Fr. 12559, f. 62r (transcription de Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante..., p. 222). 23 Chronique du Religieux de Saint-Denis, contenant le règne de Charles VI, de 1380 à 1422, éd. M.L. Bellaguet, I, Paris, 1839, p. 594-598 ; un commentaire de la description du tournoi faite par Thomas III est dans C. Ballario, « L’Autunno della cavalleria nello Chevalier Errant di Tommaso III di Saluzzo », Saluzzese medievale e moderno. Dimensioni storico-artistiche di una terra di confine (Bollettino della Società per gli Studi Storici, Archeologici ed Artistici della Provincia di Cuneo, 113, 1995), p. 101-120, en part. p. 107-110. 24 Je renvoie naturellement aux études de M. Pastoureau, dont par exemple « Formes et couleurs du désordre : le jaune avec le vert », dans Id., Figures et couleurs : études sur la symbolique et la sensibilité médiévales, Paris, 1986, p. 23-34, p. 30 ; « Les Couleurs médiévales : systèmes de valeurs et modes de sensibilité », ibidem, p. 35-49, p. 40 ; « Une Couleur en mutation : le vert à la fin du Moyen Âge », Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 151, 2007, p. 705-731. 25 L’Écu d’or est alors une devise bien connue du duc Louis II de Bourbon. Sur le sujet voir L. Hablot, La devise… 20

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luisa clotilde gentile toit sur son timbre deux els de trois couleurs, et ces couleurs furent rouge, vert et noir26 -, des ducs de Berry (le cygne blanc), de Bourgogne (une marguerite) et d’Orléans (un loup), qui rappellent leurs devises personnelles27. Charles est le chevalier par excellence, seigneur de nobles chevaliers, tout comme le Dieu d’Amour, à la cour duquel ne passe jour sans joute. Le thème des joutes revient dans des pages qui ne sont pas autobiographiques, mais purement romanesques, liées à l’autre dimension - celle courtoise et érotique - qui caractérise le profil du parfait chevalier. Arrivé à la cour du Dieu d’Amour, le Chevalier Errant prend part à la guerre entre Amoureux et Jaloux, et note que les chevaliers de l’armée du Dieu avoient leur enseingnes et congnoissances batues a or et argent, et noblez heaumes ouvrés a or et pierres precieusez, et tantes targes listées et dedens tans lionz rampans (...) que ce estoit trop bel a veoir28. C’est une série de clichés de l’héraldique imaginaire positive, dans un passage qu’Alessandro Barbero a signalé comme la synthèse efficace d’une identité chevaleresque, où le pouvoir et la beauté, la richesse et la force physique se rencontrent, pareillement offerte aux princes et aux nobles29. Dans les enluminures des deux manuscrits - de Paris et de Turin -, qui représentent la bataille, la bannière du Dieu d’Amour montre un coeur couronné et ailé, qui s’insert dans toute une tradition iconographique : cette meme enseigne reviendra plus d’un demi-siècle après, par exemple, dans le Livre du coeur d’amour epris du roi René30. Le Roi des Jaloux, en revanche, porte dans sa bannière une figure qui n’est pas péjorative : une tête de griffon - l’animal vigilant par excellence - d’or en champ de gueules31. Les jaloux du roman ne rentrent pas dans le cliché du « vilain » : il sont parfois sujet d’ironie, mais restent tout de même des vaillants, qui participent du même système de valeurs que les Amoureux. Le champion des Jaloux, qui lance au nom de son roi le défi contre le champion du Dieu d’Amour, Palamède, est le preux Chevalier au Coqu. Tandis que Palamède porte les armes et le heaume de son seigneur dont il est deffendant, le Chevalier au Coqu tire son nom de sa devise, l’oiseau qui ressembloit aucques a esprevier, mais esprevier n’estoit-il mie32. Le coucou, qui symbolise l’amant trahi, est reproduit sur son écu et sur la housse du cheval. La devise avoit grant senefiance, car le coqu est un oisel qui tousdiz chante et reccorde ses oeuvrez, et le jaloux aussi va toudis reccordant et murmurant le dueil qu’il a pour les Amoureux33. Mais dans l’enluminure qui correspond au texte parisien, Palamède porte un écu de fantaisie, de gueules à une jumelle d’or posée en barre, tandis que le chevalier au Coucou porte un écu de sinople plein34. La couleur du trouble, si fréquente dans les romans, comme l’ont mis en évidence les études bien connues de Michel Pastoureau35. Je dois aussi à cet auteur de noter que le Palamède arthurien, héros tourmenté, Sarrasin converti au Christianisme, a, lui aussi,

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Ms. Fr. 12559, f. 99r (transcription de Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante..., p. 259-260). L. Hablot, La Devise... 28 Ms. Fr. 12559, f. 43r (transcription de Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante..., p. 174). 29 A. Barbero, « L’Oro e l’acciaio…», p. 28. 30 Les armes du Dieu d’Amour sont de sinople, à un coeur de gueules, ailé d’or, à Turin (BNT, ms. L.V.6, f. 54v) ; d’or, à un coeur de gueules ailé de sinople, à Paris (BNF, ms. Fr. 12559, f. 44r). Dans le Livre du coeur d’amour épris (Oesterreichische Bibliothek, Wien, cod. Vindob. 2597) le personnage du Coeur porte d’azur, à un coeur de gueules ailé d’or. 31 Ainsi dans l’enluminure du ms. Fr. 12559, f. 44r (la bataille des Amoureux et des Jaloux). 32 Ms. Fr. 12559, f. 90bis v (transcription de Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante..., p. 294-295). 33 Ibidem. 34 Ms. Fr. 12559, f. 90r. 35 Voir supra, note 24. 27

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le chevalier errant de thomas iii de saluces des armes qui évoquent le désordre - un échiqueté de sable et d’argent36. Pour revenir au vert « mauvais », une autre enluminure du manuscrit de Paris nous montre Aleram, la souche des Saluces, tuant involontairement l’un de ses propres fils au milieu d’un duel, et bien entendu armé d’un écu vert37. Dans les autres enluminures - on l’a vu à propos des fêtes de Saint-Denis - le vert est également la couleur de la jeunesse, de l’amour, et tout naturellement des vêtements de Dame Esperance, de la Déesse d’Amour et de son cortège38. Ce ne sont pas les seuls exemples du symbolisme accentué des armes pleines, monochromes : rappelons l’écu et le harnois de gueules plein (vermeil) donnés par Dame Connaissance au Chevalier Errant à l’occasion de son adoubement39. Thomas se permet encore quelques digressions de pur loisir courtois, où le rapport entre le texte et l’héraldique est étiologique et offre un prétexte pour d’agréables contes d’aventures et d’amour. C’est le cas du Conte de l’aigle d’or, le noyau d’une chanson de geste du XIVe siècle autour de Théseus, fils du roi de Cologne, et de la fille de l’empereur de Rome. Le conte avait connu une certaine fortune à la cour de Charles V qui avait commissionné des fresques sur ce sujet, dans l’hôtel de Saint-Pol, en 136140. Voici l’intrigue de ce vrai fabliau courtois sur la puissance de l’amour et sur la ruse des amoureux : Théseus - dans la version de Thomas de Saluces, le fils du comte de Flandre - devient amoureux par renommée de la fille de l’empereur de Rome. Pour contourner l’opposition de celui-ci, il se fait construire par un orfèvre de Rome un grand aigle d’or, dans lequel il se cache. Intéressé par cet objet, que nous trouverions pourtant un peu « kitsch », sorte de nouveau cheval-de-Troie, le souverain en fait cadeau à sa fille. Théseus parvient ainsi à s’introduire dans la chambre de sa bien-aimée, qu’il rend de pucelle, dame ; bref, s’ensuivent la fuite des deux amoureux, une bataille avec les gens de l’empereur lancés à leur poursuite, et enfin le pardon donné par l’empereur à Théseus. Celui-ci se soumet, en prenant des armes à l’aigle d’or, tandis que son beau-père pour cel ennuy et pour celle douleur, qui la souloit porter d’or, la porta de sablez en signe de doulour41. La dialectique entre imagination et réalité et entre histoire et contemporanéité triomphe dans la visite du Chevalier Errant au palais de Dame Fortune, couronnée comme une impératrice. En revanche, les enluminures de Paris s’écartent du texte et donnent à la Dame les trois couronnes du pape42, montrant une vision de la hiérarchie des pouvoirs... qu’on dirait toute française. Dans le palais, le Chevalier voit des hommes celèbres de tous les temps, assis au gré de la maîtresse de maison dans des sieges de seurté (?), ou dans des sieges de grace sur le point de tomber d’un moment à l’autre. Hors du palais, dans un campement, un grand nombre de

36 M. Pastoureau, Armorial des chevaliers de la Table Ronde, Paris, 2006 ; Id., « Héraldique arthurienne et civilisation médiévale : notes sur les armoiries de Bohort et de Palamède », Revue Française d’Héraldique et de Sigillographie, 1980. 37 Ms. Fr. 12559, f. 42r. 38 Ibidem, dans l’enluminure du f. 11r (Demoiselle Esperance demande l’aide du Dieu d’Amour) ; pour le cortège de la Déesse, vv. 4094-4095, 4125-4126, 4128-4129 (transcription de Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante..., p. 141-142) ; sur l’attention de Thomas pour les données chromatiques, voir M. Lecco, « Paesaggi incantati, animali meravigliosi. Imagerie e scrittura nello Chevalier Errant », Immagini e miti ..., p. 73-85, p. 84. 39 Voir supra, notes 11 et 12. 40 R. Bossuat, « Théseus de Cologne », Le Moyen Âge, 65, 1959, p. 93-133; L. Ramello, « Epica e romanzo : riflessi delle Chanson de Geste nel Livre du Chevalier Errant di Tommaso III di Saluzzo », Immagini e miti…, p. 47-71, p. 62-67. 41 Ms. Fr. 12559, f. 38v (transcription de Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante..., p. 165). 42 Ibidem, ff. 17r et 118v.

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luisa clotilde gentile seigneurs tiennent un chapitre général : l’enluminure correspondante est un bel armorial exotique et imaginaire, construit avec les mécanismes typiques de ce genre d’héraldique43. Le thème inspire à Thomas une parade de figures exemplaires, comme Richard-Coeur-deLion, dont il rappelle comment il arrêta l’avance du Saladin à Chypre. L’enluminure représente alors la scène comme s’il s’agîssait d’un pas d’armes, l’une des formes typiques du tournois qui prévoit la défense d’un passage. En effet, l’imagination des contemporains avait été frappée par un « pas d’armes de Saladin », mis en scène lors de l’entrée de la reine Isabeau à Paris, en 1389 et décrit par Froissart. Ici, le passage est une rivière : d’un côté Saladin, avec ses armes imaginaires - d’or, fretté engrelé de gueules, semé de grelots d’argent44 - et de l’autre Richard avec les comtes de Blois, Monfort, Boulogne, tous identifiés par les armoiries réelles de leurs familles, plus d’autres chevaliers dont un sire de Lusignan45. Le texte ne décrit pas toutes ces enseignes héraldiques, donc l’image se trouve explicitée par le passage suivant : Dont il advint que, quant Saladin vit le hardement de ceulz, et bien les congnoissoit a leurs armes, car il estoit demouré en crestienté et moult s’estoit certiffiez des estas des seigneurs, et assez congnoissoit les noblez de France et d’Angleterre, et la demonstra il bien sa debonnaireté et nobilité, car trop valoit. Dont il dit a ses gens : « Veez cy quel nobilité a en cez barons que veez la. C’est le roy d’Angleterre, et cil autre tel, et l’autre est tel » ; ainsi les nomma trestouz 46. C’est-à-dire, l’un des signes de la grandeur d’esprit du Saladin est aussi son habileté à reconnaître - comme tout bon chevalier - les congnoissances, les armes des autres chevaliers, et à donner à ceux-ci leur juste poids. Le paradigme de la valeur et le thème destiné à connaître une reprise artistique sont les Neuf Preux et les Neuf Preuses, consacrés par une tradition littéraire et héraldique dont nous a parlé Nicolas Civel et dont je me suis occupée ailleurs en analysant les fresques du château de Manta47. Les Preux et les Preuses sont le sujet de deux enluminures célèbres48 - les deux pages les plus riches du manuscrit parisien – dans lesquelles le style du Gothique international triomphe. Dans le texte, le Chevalier Errant fait la rencontre de ces héros dans le palais de Dame Fortune : certains sont désormais tombés de leur siège, avertissant le lecteur sur la cadu43 Ibidem, f. 162r. L’enluminure montre des grands seigneurs habillés de façon exotique, parmi des tentes ornées d’écus et de bannières : on reconnaît les armes de Constantinople; un écu qui pourrait évoquer de façon fantaisiste les chevaliers de Rhodes, dont le grand-maître est présent, selon le texte (de gueules, à une croix ancrée d’or); un autre, d’or à un dragon de gueules ; d’azur, au rencontre de taureau d’or ; de gueules, à un homme avec une lance d’or ; d’azur, à un chevron, accompagné de trois annelets, d’or ; des bannières d’azur au crescent d’or, et d’argent, à deux mains de gueules. 44 On dirait une variante du plus commun semé de grelots d’argent, soutenus de croissants de gueules (M. Pastoureau, Armorial des chevaliers de la Table Ronde...). Pour le pas du Saladin voir R.S. Loomis, « The Pas Saladin in Art and Heraldry », Id., Studies in Medieval Literature : A Memorial Collection of Essays, New York, 1970, p. 244-253. 45 Ms. Fr. 12559, f. 127r. Selon le texte, les autres chevaliers chrétiens sont le sire de Merlo, les sire de les Barez [de Barre], le sire de Lixignan, le sire de Chavegny [Chauvigny], le sire de Florinez, le sire de Pomponne, le sire d’Estangort. Dans l’enluminure on reconnait les armoiries suivantes : de gueules, à trois pals de vair, sous un chef d’or (Blois); de gueules, à un lion d’argent couronné d’or (Montfort) ; d’or, à un gonfanon de gueules, frangé de sinople (comtes de Boulogne de la maison d’Auvergne) ; d’argent, à sept fasces d’azur, à un lion de gueules, traversant (Lusignan) ; d’argent, à une fasce composée de trois fusées et deux demies, de gueules (Chauvigny) ; d’or, à trois pals de ..., chargés de trois bésants d’or, à un lambel crenelé de gueules ; de gueules, au cygne d’argent. Sur les personnages du pas d’armes du Saladin et leurs armoiries, voir R.S. Loomis, « The Pas Saladin... ». 46 Ibidem, f. 127r (transcription de Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante..., p. 385). 47 En général, sur l’iconographie des Preux voir le classique H. Schröder, Der Topos der Nine Worthies in der Literatur und bildenden Kunst, Göttingen 1971 ; N. Civel, « Les Armoiries des Neuf Preuses », dans ce même volume. Sur les armes des Preux et des Preuses en général, Id., Les Neuf Preux et leurs armoiries : un cas d’héraldique imaginaire, mémoire de maîtrise, Université Paris X – Nanterre, 1985 ; et, par rapport à Manta, L. C. Gentile, Araldica saluzzese..., p. 92 et ss. ; Ead., « L’Immaginario araldico nelle armi dei Prodi e delle Eroine », Le Arti alla Manta..., p. 103-127. 48 Ms. Fr. 12559, ff. 125 r et v

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le chevalier errant de thomas iii de saluces cité de la gloire de ce monde. Le roman ne parle pas de leurs armoiries, qui du point de vue iconographique sont fondamentales pour les singulariser et pour évoquer au regard des spectateurs les exploits et les qualités de chacun ; ces armes sont intégrées dans une tradition héraldique bien connue par l’enlumineur, plus stabilisée pour les Preux que pour les Preuses. Je désiderais mettre ici en évidence deux points. Il faut tout d’abord souligner le fait que Thomas lui-même se représente de façon héraldique près de cette séquence des « meilleurs trois », avec sa mère Béatrice de Genève et sa femme Marguerite de Roucy, dont il fait représenter les écus aux côtés du sien, aux pieds des Preuses ; c’est le seul folio dans tout le manuscrit où paraissent les armes du propriétaire. Il souligne par là-même l’adhésion totale de l’auteur à la culture littéraire et artistique de la cour de Paris49. Il convient ensuite d’insister sur le fait que, de tout le roman, les Preux et les Preuses sont le seul sujet qui connut une suite artistique à Saluces, où Thomas s’en retourna avec ses manuscrits, une relique de la Couronne d’Épines donnée par le roi de France et une série d’objets d’art somptuaire, encore évoqués un demisiècle après par le chroniqueur Gioffredo Della Chiesa50. À sa mort en 1416, Thomas laisse à son bâtard Valeran la régence de l’état, dans un contexte politique bien difficile, ainsi que le château de Manta près de Saluces51. Valeran partage dès sa naissance la culture française et courtoise de son père : il porte le nom d’un héros de roman, Galeran de Bretagne, et a lui-aussi séjourné à la cour de Charles VI, dont il a reçu le collier de la Cosse de Genêt52. Il fait donc enrichir la salle de son château avec un cycle de fresques qui compte aujourd’hui parmi les plus grandes réalisations du Gothique international, dont l’auteur - le « maestro della Manta » avec son atelier - reste encore inconnu53. Ce décor présente d’un côté la Fontaine de Jouvence, un topos de la littérature française du Moyen Âge, et de l’autre les Preux et les Preuses. Un hommage indirect au roman de Thomas, puisque l’iconographie de la fresque ne s’inspire ni du manuscrit parisien, ni du turinois, comme le prouvent les inversions et les changements d’armoiries. Si le père s’était contenté de voisiner les Preux et les Preuses par armoiries interposées, Valeran lui se place directement parmi eux, sous les traits d’Hector de Troie, le premier des Preux, avec sa femme, sous ceux de Pentesilée, la dernière des Preuses ; le couple se fait reconnaitre grâce à la devise de Valeran sur les vêtements, reprenant le même stratagème que l’enlumineur parisien pour expliciter l’ambivalence Chevalier Errant / Thomas. Le fils dépasse le père : à la Manta la réalité et les songes, l’histoire et l’idéal fusionnent dans le regret d’un âge d’or.

49 Sur cette adhésion, signifiée par le biais des armes de Thomas dans l’enluminure, voir A. Quazza, « Immagini per il Cavaliere Errante... », p. 18. 50 G. Della Chiesa, « Cronaca…», col. 1038. 51 Voir L. Provero, « L’Onore di un bastardo: Valerano di Saluzzo e il governo del marchesato », Ludovico I marchese di Saluzzo…, p. 73-85. 52 L. Hablot, « L’ordre de la Cosse de genêt de Charles VI, la mise en scène d’une devise royale », Revue française d’héraldique et de sigillographie, t. 69-70, 1999-2000, p. 132-148, p. 141. La transcription des lettres de collation, du 20 jullet 1411, dans D. Muletti, Memorie storico-diplomatiche appartenenti alla città ed ai marchesi di Saluzzo, Tip. Lobetti-Bodoni, Saluzzo 1829-1833, IV, p. 370. 53 Voir supra, note 8.

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Mihaela Voicu

Du Chevalier Coloré au Noir de la Montagne : emblèmes de l’identité dans les romans de Chrétien de Troyes et dans les poèmes français de Tristan du XIIe siècle

Emblème et identité Vers la moitié du XIIe siècle l’évolution de l’équipement militaire empêche l’identification du chevalier portant armure. C’est alors que le Nord de la France voit apparaître une nouvelle formule emblématique, l’armoirie. Les figures peintes sur le bouclier, mais aussi les enseignes ou même les couleurs des armes, deviennent des marques d’identification : l’emblème dit l’identité de l’individu et, par la suite, du groupe familial. En est-il de même pour les textes de fiction ? Autrement dit, l’emblème (armoiries, couleurs des armes, enseignes ou autres signes distinctifs) permet toujours d’identifier celui qui l’arbore ? C’est à quoi nous essaierons de répondre à partir des romans de Chrétien de Troyes et des poèmes français de Tristan du XIIe siècle. Puisque notre domaine d’investigation est la fiction, il ne peut s’agir que d’armoiries imaginaires mais, comme le rappelle Michel Pastoureau, l’héraldique imaginaire souligne les liens – indissolubles au Moyen Âge – entre réalité et fiction. Pour citer Michel Pastoureau, « l’imaginaire fait toujours partie de la réalité. L’imaginaire est une réalité »1. Le blason absent Une première constatation à la lecture de nos textes c’est l’extrême parcimonie dans la description des armoiries. Aucun des protagonistes des romans de Chrétien n’en possède, Tristan non plus. Cette absence peut paraître étonnante vu que nos poètes – Chrétien de Troyes assurément – devaient viser un public aristocratique, friand de descriptions de combats et de tournois lesquelles, en soulignant la prouesse des adversaires, ne font pas l’économie des détails concernant les armes chevaleresques. Tout au début du premier roman, Erec et Enide, l’orgueilleux Yder apparaît « armé sor un destrier,/ L’escu au col, la lance el poing »2, sans aucune autre précision3. Lorsque Érec relèvera 1

Armorial des chevaliers de la Table Ronde. Étude sur l’héraldique imaginaire à la fin du Moyen Âge, Paris, 2006, p. 22. 2 Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, édition publiée sous la direction de D. Poirion, Paris, 1994, v. 140-141. Toutes les citations des romans de Chrétien de Troyes renvoient à cette édition. 3 Face à lui, Érec, qui accompagne la reine, est vêtu d’un somptueux costume civil : voir v. 97-104.

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mihaela voicu le défi de l’épervier, Énide va l’aider à revêtir ses armes, occasion pour l’auteur de détailler les pièces de l’armure4 sans dire mot d’un éventuel blason. Au tournoi d’Edimbourg organisé pour les noces d’Érec, on voit : Tant blazon et tant hauberc blanc, Tant espee a senestre flanc, Tant boens escuz fres et noviax, D’azur et de sinople biax, Et tant d’argent a bocles d’or ;5

mais sans vraiment les décrire ni préciser à qui ils appartiennent. Plus tard, lors du combat d’Érec contre les trois brigands, les adversaires « si se fierent sor les blazons »6 dont il n’est dit mot. La situation est loin d’être singulière. Au début du Chevalier de la Charrette, Méléagant fera irruption à la cour d’Arthur « de totes ses armes armez »7, sans autre précision. Il en est de même du gardien du Passage des Pierres « armé d’une armeüre fresche »8 ou du chevalier qui défie Lancelot au Pont de l’Épée, lui aussi armé de pied en cap (v. 2576-77), tout comme Lancelot d’ailleurs, « armez de trestotes ses armes » (v. 2667), sans aucun détail sur d’éventuels blasons ou sur la couleur des armes. La fameuse scène du début du Conte du Graal qui va susciter la révélation de la vocation chevaleresque du protagoniste détaille complaisamment la description des armes et leur « mode d’emploi » (v. 186-220) sans aucune référence à d’éventuels blasons. Si Chrétien est avare de détails sur les blasons, il n’en va pas de même pour les couleurs. À l’occasion des fêtes pour les noces d’Érec, le roi Arthur fera armer cent chevaliers à qui il offrira des robes vaires (de diverses couleurs) tissées en riche soie d’Alexandrie ainsi que des armures assorties. Au même tournoi d’Edimbourg se déploie une véritable profusion de couleurs dessinées par les lances, les heaumes et les écus : La ot tante vermoille ansaigne Et tante bloe et tante blanche […] Maint hiaume de fer et d’acier, Tant vert, tant giaune, tant vermoil, Reluire contre le soloil9.

On y voit également « tant blazon et tant hauberc blanc » (v. 2111) qui ne sont toutefois pas décrits. La même profusion de couleurs va fasciner le jeune Perceval quand il vit … les haubers fremianz Et les hiaumes clers et luisanz, […] Et vit le vert et le vermoil

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Érec…, v. 711-717. Érec…, v. 2111-2115. Erec…, v. 2893. Ibid., v. 46. Ibid., v. 2114. Ibid., v. 2098-2099. 2108-2110.

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du chevalier coloré au noir de la montagne Reluire contre le soloil, Et l’or et l’azur et l’argent10.

Cette insistance sur la couleur n’a rien de surprenant chez un poète comme Chrétien de Troyes, s’adressant à un public courtois. Comme le rappelle M. Stanesco, « la chevalerie … est une des institutions sociales ordonnées autour de la couleur »11, même si celle-ci n’a jamais une fonction purement esthétique. Étroitement rattachées aux armoiries, les couleurs se constituent en code12: le rouge est la couleur de l’excès, le noir signale le deuil ou les forces infernales, le blanc, somme de toutes les couleurs, signale souvent le caractère faé, l’accomplissement, mais aussi la virtualité, le vert est perturbateur, signe de désordre, de rupture qui permet le renouveau, le jaune, constamment dévalorisé, devient, à partir du XIIe siècle, couleur de la fausseté et de la trahison. Il n’est pas étonnant dans ces circonstances d’apprendre que le comte Galoain porte un écu « tainz an jaune » (v. 3625) ; Mabonagrain est « armé d’unes armes vermoilles » (v. 5895) ; Cligès revêt une armure toute blanche dans le combat contre le duc de Saxe car il est « chevalier nouveau ». Toutefois, dans les cas mentionnés, la couleur ne découvre pas vraiment l’identité de celui qui la porte, sinon son identité morale. Michel Pastoureau rappelle également la valeur polysémique et ambiguë des couleurs. En s’appropriant l’armure du Chevalier Vermeil, personnage toujours animé de mauvaises intentions, Perceval n’assume pas son identité mauvaise. Le rouge devient ici signe distinctif d’une personnalité hors du commun. Toutefois, chez Chrétien le blason a aussi la fonction de « marqueur d’identité ». Érec apprend l’identité d’Yder en demandant « Qui est uns chevaliers armez/ D’unes armes d’azur et d’or/ Qui par ci devant passa or ». (v. 564-66)13. Lancelot, que Cligès affronte le deuxième jour au tournoi d’Oxford, porte un « escu d’or a lyon point » (v. 4781) qui ne correspond pas aux armoiries classiques de l’amant de la reine Guenièvre, d’argent à trois bandes de gueules, attestées dès le début du XIIIe siècle et jusqu’à la fin du Moyen Âge. Yvain reconnaît bien le sénéchal Keu à son armure14 et se fera une joie de lui faire payer ses méchantes paroles. Érec reconnaît bien les armes et le cheval de Gauvain que le même Keu avait empruntés « par anvoiseüre » (par jeu – v. 3664), Mes Keus pas lui ne reconut, Car a ses armes ne parut Nule veraie connuissance : Tant cos d’espee et de lance Avoit sor son escu eüz Que toz li tainz an ert cheüz15.

Les figures peintes sur l’écu sont donc un signe d’identification comme il apparaît clairement au tournoi de Noauz. C’est d’ailleurs le seul endroit où Chrétien se plaît à décrire en 10

Ibid., v. 126-127 et 133-135. « Cligès, le chevalier coloré », dans D’armes et d’amours. Études de littérature arthurienne, Orléans, 2002, p. 71. 12 M. Pastoureau , Armorial... 13 Pourtant, vaincu par Érec et envoyé se constituer prisonnier à la cour d’Arthur, Yder sera reconnu par Keu et par la reine non grâce à ses armes, abîmées par la bataille, mais grâce à la belle jeune fille qui l’accompagne et au nain qui tient un fouet (cf. v. 1120-1127). 14 Cligès, v. 2245. 15 Ibid., v. 3976-3980. 11

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mihaela voicu détail les armoiries des participants à la compétition chevaleresque: Governal de Roberdic porte un écu bandé d’or sur fond rouge ; sur celui du fils du roi d’Aragon s’affrontent un aigle et un dragon ; Ignauré le Désiré se distingue par un écu mi-parti de vert et d’azur, portant un léopard sur le vert ; Coguillant de Mautirec porte sur son écu deux faisans bec à bec ; Sémiramis et son compagnon ont fait peindre sur leurs écus le même blason, un lion noir sur fond doré, ce qui devrait remonter à une tradition plus ancienne, lorsque la figure peinte sur l’écu n’était pas encore signe de reconnaissance16 ; Yder, enfin, porte sur son écu une porte par laquelle sort un cerf (cf. v. 5783-5812). Pourtant les chevaliers dont les «experts» expliquent avec précision les armes ne sont que des comparses : à l’exception d’Yder, l’arrogant chevalier à l’épervier mentionné dans Erec, nul autre n’apparaît dans aucun des romans de Chrétien17. L’emblème révélateur d’identité est construit plus subtilement par le maître champenois. Les armes d’Érec ne sont jamais décrites et lorsque, chez le comte de Limors, on le tient pour mort, on place à côté de lui sa lance et son écu, donc les signes distinctifs d’un chevalier. Aucune information sur les armes qu’il revêt quand il entreprend l’aventure suprême de la Joie de la Cour, en échange sa robe de couronnement est longuement décrite (v. 6736-6801) parce que c’est le véritable « emblème » d’Érec, résumant son parcours : de la menace de récréantise à la Joie de la Cour, joie individuelle et collective. Érec a enfin accompli son destin : son équilibre, sa sagesse, sa maîtrise de soi symbolisées par les arts du quadrivium lui valent de mériter le statut de roi. L’emblème vivant Devenu gardien de la fontaine, Yvain ne porte pas de signe distinctif permettant de le faire reconnaître. Sa voix non plus ne suffit pas à Arthur pour révéler l’identité du vaillant chevalier : il a besoin de voir son visage découvert ou de l’entendre prononcer son nom18. Aucune précision ne nous est fournie sur ses armes. Devenu fou, il déchire et lacère ses vêtements se mettant tout nu. Il se départit donc de son identité chevaleresque, encore formelle, et devient homme sauvage. Lorsque la dame de Noroison et ses deux suivantes le découvrent endormi dans la forêt, la demoiselle qui l’approche a beaucoup de peine à le reconnaître : Mes mout le regarda einçois Que rien nule sor lui veïst Que reconuistre li feïst ; Si l’avoit de tant veü Que tost l’eüst reconeü Se il fust de si riche ator Com il avoit esté maint jor. Au reconoistre mout tarda Et tote voie l’esgarda Tant qu’an la fin li fu avis, D’une plaie qu’il ot el vis,

16 Ce qui correspond à l’observation de M. Pastoureau, qui remarque sur la tapisserie de Bayeux l’existence du même blason pour deux personnages. Dans notre cas le second chevalier n’est même pas nommé: il est juste le conpainz de Sémiramis. 17 Ignauré est le héros malheureux d’un lai: il paiera de sa vie la faute d’avoir trompé ses maîtresses. 18 Yvain, v. 2276-2280.

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du chevalier coloré au noir de la montagne C’une tel plaie et vis avoit Mesire Yvains, bien le savoit ; Qu’ele l’avoit assez veü. Par la plaie l’a coneü, Que ce est il, de rien n’en dote19.

Ce ne sont pas les armoiries ni les vêtements qui font reconnaître Yvain, c’est la plaie inscrite au visage, indice de prouesse. Guéri grâce à l’onguent magique de Morgue, l’ancien forcené redevient « homme social » en revêtant les vêtements que lui laisse la demoiselle avisée puis, en combattant le comte Allier, chevalier, même si nous n’avons aucune information sur ses armes. Si leur remise est exprimée sur le mode hypothétique : « S’il vialt armes, on li atorne ;/ S’il vialt cheval, en li sejorne,/ Grant et bel et fort et hardi »20, elle est bien réelle puisqu’il vaincra le comte au combat. Redevenu homme social et chevalier, il va délivrer un lion de l’étreinte d’un serpent et la noble bête deviendra son compagnon inséparable. Toujours à côté de lui (« Et li lyons lez lui costoie »21), il l’accompagnera partout au point de devenir son signe distinctif, sa nouvelle identité, assumée, on dirait, sur un «coup d’inspiration» après la victoire sur le géant Harpin : « ...li Chevaliers au Lyon / Vos dis que j’avois non »22. Au fond de lui, Yvain n’est plus le même. Il assumera de façon consciente sa nouvelle identité de Chevalier au Lion dans l’entrevue incognito avec Laudine. Lorsque sa dame lui demande son nom, il répond : ne vos doi celer Comant je me faz apeler: Ja del Chevalier au Lyon N’orroiz parler se de moi non: Par cest non vuel que l’en m’apiaut23.

Et en quittant le château de la fontaine, il fera de son écu une litière pour son fidèle lion blessé : « Si l’en porte tot estandu / Dedanz l’envers de son escu »24. Véritable « blason vivant », le lion exprime la nouvelle identité profonde d’Yvain (il est placé d’ailleurs à l’intérieur de l’écu), faite de fidélité, de générosité, de responsabilité, de service de l’autre. Toutefois à la fin du roman, Yvain, cette fois-ci venu sans le lion, et Gauvain s’affrontent sans se reconnaître, ce qui mène à penser qu’ils ne portent pas de signes distinctifs. Entièrement couverts de leurs armes, ils n’arrivent pas à se reconnaître. Seul le nom dévoilé, donc la parole, parviendra à révéler leur identité, tout comme la ruse langagière d’Arthur avait résolu le litige entre les deux sœurs dont chacun des protagonistes s’était constitué champion, tout comme la parole habile de Lunete parviendra à réconcilier le Chevalier au Lion à sa dame, le faisant redevenir enfin « messire Yvains, vostre espos » (v. 6760).

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Ibid., v. 2896-2911. Ibid., v. 3141-43 Ibid., v. 3414. Ibid., v. 4291-92 Ibid., v. 4611-4615. Je souligne. Ibid., v. 4659-60.

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mihaela voicu Emblème et anonymat Si Yvain va progressivement assumer et intérioriser jusqu’à faire sien l’emblème qui s’était imposé à lui, Lancelot devra accepter l’identité qu’on lui impose. Il sera le « Chevalier de la Charrette » et sera accablé d’injures et d’humiliations sur tout le parcours de sa quête : depuis le Château de la Lance enflammée, au pré aux jeux, dans les paroles de défi que lui lance le gardien du Passage des Pierres ou le Chevalier orgueilleux avant la traversée du Pont de l’Épée25. L’emblème injurieux « colle » à lui, le précède à toutes les étapes de son parcours, lui constituant une douloureuse identité. Dans la première partie du roman, le héros est plongé dans l’anonymat. Aussitôt après la disparition de la reine, Gauvain, parti à sa recherche, voit venir au pas un chevalier sur un cheval mal en point26, apparition brusque d’un « inconnu » qui fait pendant à celle de Méléagant «  molt acesmez,/ De totes ses armes armez  »27. On dirait même que le chevalier recherche l’anonymat et, à mon avis, pas seulement à cause de l’humiliation de la charrette. Il refusera de dire son nom au gardien du cimetière28 se contentant de préciser qu’il est « un chevaliers… del rëaume de Logrez » (v. 1935-36), ou à la demoiselle qui l’accompagne vers le Pont de l’Épée. À celle qui insiste une foiz et autre pour savoir son nom, il finira par répondre : « Ne vos ai ge dit que je sui/ Del rëaume le roi Artu ?/ Foi que doi Deu et sa vertu,/ De mon non ne savroiz vos point » (v. 2011-2014 – je souligne). D’ailleurs, jusqu’au tournoi de Noauz, Lancelot mais surtout ses adversaires sont présentés comme « armés de pied en cap » (v. 2214 ; 2576-77 ; 2668), sans aucune indication sur la couleur des armes, les blasons ou autres enseignes. Cette obsession de l’anonymat semble aller au-delà du vraisemblable : arrivés au Château de la Lance enflammée, Gauvain et le Chevalier de la Charrette seront tous les deux désarmés et revêtus de manteaux de fourrure (v. 447-448) et, paradoxalement, ils ne se reconnaissent pas ! Chrétien voudrait-il laisser entendre que l’emblème ne dit pas l’identité ? On pourrait le croire puisque, lors de la révolte des captifs de Logres contre les gens de Gorre, le jeune fils du vavasseur qui accompagne Lancelot veut se renseigner pour savoir de quel côté sont leurs amis (v. 2378-79). S’il est vraisemblable de penser que, lors de cette révolte spontanée, les captifs de Logres ne pouvaient pas avoir des bannières qui les fassent reconnaître, on ne peut que s’étonner de ce que le jeune fils du vavasseur se soit emparé des armes d’un adversaire et soit reconnu par les siens sous ce déguisement. Lorsque les gens de Logres veulent connaître l’identité de celui qui a fait des merveilles de prouesse pour les aider dans leur révolte contre leurs « geôliers » du pays de Gorre, le jeune vavasseur leur dira que « ce est cil/ Qui nos gitera toz d’essil/ Et de la grant maleürté/ Ou nos avons lonc tens esté » (v. 2419-2422). Libérateur de la reine et des autres captifs, telle est donc l’identité de Lancelot et elle est exprimée par ses actions de prouesse inouïe et non par un « emblème » quelconque. Il se débarrassera d’ailleurs des pièces de son armure qui auraient pu le gêner dans la traversée du Pont de l’Épée (v. 3108-3110), ne se souciant pas des blessures qu’il pourrait se faire aux mains et aux pieds29. On doit donc « se dépouiller de soi » pour

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Voir v. 484-487; 1672-1678; 2223-2225; 2595-2606. Lancelot, v. 272-274. 27 Ibid., v. 45-46. 28 « Sire, or ai grant envie/ Que je seüsse vostre non:/ Direiez le me vos? - Je? Non!/ Fet li chevaliers, par ma foi » (v. 1926-29). 29 Situation à la fois analogue et différente de celle de Gauvain qui avait perdu une partie de son armure – lance, écu et cheval – lors de la traversée du Pont Aquatique (v. 5116-5133). 26

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du chevalier coloré au noir de la montagne entrer au pays « dont nus estranges ne retorne » (v. 641) et libérer les captifs qui y sont retenus. Lancelot choisira une dernière fois l’anonymat au tournoi de Noauz. Revêtant l’armure vermeille du sénéchal de Méléagant30, « armes molt beles, /Trestotes fresches et noveles » (v. 5512-12), il chevauche jusqu’à Noauz et se loge en dehors de la ville, dans une maison modeste car « hebergier ne voloit pas/ An leu ou il fust coneüz » (v. 5519-20). Il place son écu devant la porte, quitte son armure et s’étend sur un pauvre lit. C’est ainsi, désarmé, qu’il se fait reconnaître par le héraut d’armes qui n’avait pas pu identifier l’écu. Cela pourrait signifier que l’écu portait un blason, mais comme son vrai propriétaire est un « étranger », il n’est pas étonnant que le héraut d’armes n’ait pas pu l’identifier. Il a reconnu l’homme, pas l’emblème et c’est ce qui lui fait crier « Or est venuz qui l’aunera ! » (v. 5673). En lui transmettant l’ordre de faire au noauz, la reine, qui se doute que ce jouteur incomparable ne peut être que Lancelot, veut confirmer son intuition. Les deux combats « au pire » vont racheter les deux pas d’hésitation du héros avant de monter dans la charrette. Ce n’est pas à l’emblème et même pas à sa vaillance que la reine reconnaît son amant, mais à son amour absolu, qui lui fait accepter l’humiliation avant d’être le meilleur : « que quan que li plest m’atalante » (v. 5903). Vainqueur à la fin du tournoi, Lancelot laisse tomber dans la foule son écu ainsi que sa lance et la housse de son cheval et s’en va à toute allure : « si en anblee/ Que nus de tote l’asanblee,/ Qui la fust, garde ne s’en prist » (v. 6042-44). Il choisit donc une fois de plus l’anonymat puisqu’il est certain que la reine connaît sa véritable identité et c’est tout ce qui compte pour lui. Son identité profonde est exprimée par son amour absolu, confirmé par les actes les plus fous ; l’emblème est réservé aux comparses. Couleur et emblème Le Conte du Graal présente également un rapport original entre emblème et identité. Dans la première partie du roman, le protagoniste est plongé lui aussi dans l’anonymat, toutefois il ne s’agit pas là d’un choix délibéré mais tout simplement de l’ignorance de son nom qu’il « devine » après sa visite au château du Graal. Perceval sera d’abord ébloui par les couleurs des armes des cinq chevaliers rencontrés dans la forêt : « Et vit le vert et le vermoil/ Reluire contre le soloil,/ Et l’or et l’azur et l’argent,/ Se li fu mout et bel et gent » (v. 133-36). Il sera par la suite littéralement fasciné par l’armure vermeille du chevalier orgueilleux qui venait de ravir la coupe d’or au roi après en avoir répandu le contenu sur la reine, va se l’approprier en tuant son propriétaire d’un coup de javelot et devenir à son tour « chevalier vermeil ». C’est sous cette identité qu’il veut se faire connaître à travers les prisonniers qu’il envoie à la cour d’Arthur, Clamadeu des Îles et l’Orgueilleux de la lande. Mes qui me voldroit demander Se je sai comant il a non, Je li respondroie que non.

30 Exemple type de la polysémie des couleurs : le rouge, expression de mauvaises intentions et d’agressivité puisque l’armure appartient au « second » de Méléagant, devient, revêtu par Lancelot, expression de la passion absolue qu’il éprouve pour la reine Guenièvre.

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mihaela voicu Mes tex noveles vos an cont Que ses armes vermoilles sont31,

avouera Clamadeu à Arthur. Il me semble que dans cette première partie du roman Chrétien veuille faire comprendre au nice que l’emblème et l’individu ne s’identifient pas. Perceval devra désapprendre à superposer la forme et le contenu, la lettre et le sens. Celui qui avait pris pour anges les chevaliers dans la forêt grâce à la beauté de leurs armes, qui a de la peine à dévêtir son adversaire mort de ses armes lesquelles, lui semble-t-il, « se tienent si au cors/ Que ce dedanz et ce defors/ Est trestot un » (v. 1139-1141), qui refuse d’abandonner les bons vêtements confectionnés par sa mère et revêtira la belle armure vermeille par-dessus, superposant ainsi deux identités, celle du Beau Fils qu’il n’est plus et celle de chevalier qu’il n’est pas encore, devra apprendre en somme que « ce dedanz et ce defors n’est pas trestot un ». Remarquons également, à la suite de Michel Pastoureau32, qu’en faisant choisir à Perceval l’armure vermeille, Chrétien opère une inversion complète par rapport aux codes habituels de la littérature arthurienne.  Dans la plupart des romans arthuriens les chevaliers vermeils sont animés de mauvaises intentions. Venus parfois de l’autre monde, ils répandent la mort et le sang. Or, dans le cas de Perceval, le vermeil, son seul marqueur d’identité jusqu’à ce qu’il devine son nom, devient signe de vocation passionnée d’un personnage hors du commun. Perceval devra apprendre que la couleur – et non seulement le rouge solaire – doit révéler la lumière. Gornemant lui fera quitter les vêtements grossiers confectionnés par sa mère pour lui faire revêtir des vêtements de couleur : « Chemise et braies de cheinsil/ Et chauces taintes an bresil/ Et cote d’un drap de soie Ynde » (bleue – v. 1601-1604). Gauvain aussi va faire désarmer le contemplateur des gouttes de sang sur la neige et lui offrir une tunique et un manteau qui bien li sist (v. 4543) pour le conduire devant Arthur. Le roi déclarera d’ailleurs avoir voulu donner au jeune postulant en chevalerie unes « armes totes dorees » (v. 4106): il est donc voué à la lumière même si, dans un premier moment, il n’a d’yeux que pour la couleur. Si la première partie du roman semble être placée sous le signe de la couleur des armes et des vêtements chevaleresques, l’emblème semble dominer dans la seconde partie, la « partie Gauvain », mais il s’agit à mon avis d’un emblème détourné de sa fonction normale. Venu accuser monseigneur Gauvain de meurtre, Guinganbresil arbore un écu d’or très élaboré portant « Une bende qui d’azur fu./ Li tierz de l’escu fut la bande/ Tote a mesure et tote a rande » (v. 4752-54)33. Gauvain, relevant le défi, emporte avec lui « set destriers et deus escus » (v. 4805), ce qui lui vaudra d’être pris d’abord pour deux chevaliers et ensuite pour un marchand ou changeur déguisé en chevalier pour échapper aux droits de péage. L’emblème est donc pris pour la personne, l’identité réduite à l’apparence. Il portera au tournoi de Tintagel en guise d’enseigne et «  gage d’amour  » la manche donnée par la pucelle aux manches étroites34. Ce n’est pourtant pas l’enseigne qui dévoile l’identité de Gauvain, c’est lui-même qui le fait en disant toujours son nom : « Sire, Gauvains sui apelez, /Onques mes nons ne fu celez/ An leu ou il me fust requis » (v. 5621-23). Assiégé dans le château d’Escavalon 31

Conte du Graal, v. 2846-59. Armorial... 33 Le chevalier qui accompagne la Male Pucelle porte un escu de cartiers (v. 8309), autrement dit dont le blason est partagé en quatre et suggérant une généalogie plus complexe que celle des héros habituels de Chrétien qui choisissent une seule couleur. Selon D. Poirion, la complexité du blason signale un personnage important à qui pourrait appartenir le pays de Galvoie (v. Conte..., note 1, p. 1385). 34 Peut-on pourtant parler de «gage d’amour» quand il s’agit d’une enfant, même si la vanité du séducteur Gauvain trouve satisfaction à être le premier chevalier sollicité par la toute jeune fille? 32

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du chevalier coloré au noir de la montagne par la commune des bourgeois, le chevalier aux deux écus s’en trouve dépourvu et improvise un d’un échiquier pendant que les pièces deviennent de dangereux projectiles entre les mains de la sœur du roi. Alors que Perceval ôte ses armes à l’ermitage35, Gauvain ira désormais armé de pied en cap. C’est armé de toutes ses armes qu’il arrive au château des reines, c’est « si armez con il fu,/ Et …a son col son escu » (v. 7819-20) qu’il s’assied sur le lit de la merveille, ce qui le protège de la pluie de flèches lancées sur lui. C’est le même écu qui le protège contre le lion furieux qui s’élance sur lui enfonçant ses griffes dans son écu « con par mi cire » (v. 7858). Gauvain tranche la tête du lion et les deux pattes de devant qui « remestrent pandu/ Par les ongles an son escu » (v. 7866-68), l’une à l’extérieur, l’autre à l’intérieur, avatar, combien dégradé, de l’emblème vivant qu’est le lion d’Yvain. Le fidèle compagnon blessé que son maître couche sur son écu transformé en litière devient son blason vivant, alors qu’ici les deux pattes fichées de chaque côté de l’écu suggèrent un geste agressif, comme si le lion avait voulu arracher à Gauvain l’arme qui porte d’habitude le signe distinctif du chevalier36. En somme, alors que dans la première partie Perceval devinera avec son nom sa véritable identité, celle de quêteur de la vérité à propos du Graal, Gauvain, l’homme qui disait toujours son nom, se voit confondu à l’emblème lequel est, en outre, menteur. L’emblème dérobé S’il y a un roman de Chrétien de Troyes où l’emblème est menteur, c’est bien Cligès. Il n’y a de signe distinctif qu’illusoire et, au début, il n’y a pas de signe distinctif du tout. Alexandre et ses douze compagnons se présentent à la cour d’Arthur vêtus de manière identique : « Et les robes que ils vestoient/ D’un drap et d’une taille estoient,/ D’un sanblant et d’une color » (v. 325-327). Indistinction normale en quelque sorte puisque les jeunes gens n’ont pas encore fait leurs preuves, ils n’ont pas d’identité propre. Mais au siège du château de Windsor, alors que lui-même et ses compagnons ont fait des merveilles de bravoure, Alexandre imagine une ruse qui n’est pas sans rappeler celle du cheval de Troie : il suggère de « changer les marques » “chanjons …noz conuissances” – v. 1833)37, de prendre les écus et lances des félons morts, partisans du comte Angrès et, ainsi déguisés, pénétrer au château où le traître s’est retranché. La ruse fonctionne parfaitement, les occupants du château « les escuz bien reconurent,/ Et cuident que de lor gent soient,/ Car de l’aguet ne s’apansoient,/ Qui desoz les escuz se cuevre » (v. 1852-55)38. Une fois à l’intérieur, « les espees bien i espruevent » (v. 1888) contre les ennemis désarmés et Alexandre aura tôt fait de venir à bout des traîtres. La ruse se tournera pourtant contre ceux qui l’ont imaginée car les autres Grecs, trouvant les écus de leurs camarades parmi les cadavres, les tiennent pour morts et se lamentent sur eux parce que « li escu lor mantent » (v. 2082) : « Les boisent li escu boclé,/Car la mançonge font verté./ Par les escuz sont deceü » (v. 2093-95 – je souligne). 35

Il est vraisemblable qu’il les reprendra à son départ même si le texte n’en dit rien. Ce sera justement cet « emblème » qui prouvera à Grinomalant la vérité des dires de Gauvain et le lavera du soupçon d’être un fableor, un juglerres, nouvelle identité humiliante qu’on veut lui coller. 37 Conuissance désigne les signes de reconnaissance qui permettent à un chevalier d’être identifié. Puisque le visage est entièrement recouvert par le heaume, les figures peintes sur l’écu font office de marqueurs d’identification et deviendront par la suite des armoiries. Comme l’observe Ph. Walter, (éd. citée, note 1, p. 1184), Cligès est composé une vingtaine d’années après l’invention de l’héraldique. 38 La ruse réussit aussi du fait que les intrus, jouant l’abattement, se gardent de parler: ils ne peuvent donc pas être reconnus par la voix non plus. 36

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mihaela voicu Loin d’exprimer l’identité, l’emblème induit en erreur. Le fils perfectionnera la ruse du père, il revêtira les armes d’un adversaire saxon qu’il vient de tuer, prend son écu et son cheval et, pourvu ainsi d’une autre identité, se fait poursuivre par les siens qui ne le reconnaissent pas sous sa nouvelle armure : « Mes les armes toz les desvoient,/ Dom il est armez et garniz./ Gabez les a et escharniz » (v. 3524-26). Qui plus est, on ne comprend pas bien le sens de cette ruse : il semble que le héros ait d’abord voulu faire peur aux siens, affronter ensuite les Saxons, qui le prennent pourtant pour un des leurs, pour se faire finalement reconnaître en criant son nom lorsqu’il réalisera la disproportion des forces. Le déguisement n’aura en outre servi à rien39 puisque les Saxons répondent à la ruse par une autre ruse : profitant de la joie des Grecs qui ont retrouvé Cligès, il vont enlever Fénice. Cligès seul s’élancera à sa poursuite et sera, inexplicablement, confondu avec le duc. Rien n’explique, en effet, la confusion car Cligès doit avoir revêtu ses propres armes. Il n’est lui-même pour ainsi dire que lors du combat contre le duc de Saxe quand, chevalier fraîchement adoubé par son oncle, il portera des armes blanches, sans aucun signe distinctif40. L’art du déguisement atteint son comble au tournoi d’Oxford, épisode qui a suscité de nombreux commentaires. Sans aucune raison apparente, Cligès se procure en plus de ses armes blanches trois armures de couleurs différentes. Il combattra le premier jour contre Sagremor vêtu d’armes noires. Il dissimulera soigneusement son armure noire et arbore le lendemain des armes vertes contre Lancelot, stratégie répétée le troisième jour lorsqu’il revêtira des armes vermeilles contre Perceval, avant de porter, le dernier jour, ses propres armes blanches pour se mesurer à Gauvain41. Ce qui n’est pas sans entraîner un effet d’ironie  : à chaque fois le vainqueur de la journée est comparé à celui de la veille : Cligès est « préféré à lui-même ». M. Stanesco a relevé que le déguisement de Cligès n’est pas un geste gratuit « destiné à provoquer l’étonnement des spectateurs du tournoi et le plaisir des lecteurs du roman […]. L’évolution du chevalier de l’obscurité à la lumière, du nocturne au diurne, de l’occultation au dévoilement lumineux »42 indique un accomplissement. C’est vrai au niveau « technique », de la bravoure chevaleresque. N’empêche que ce changement d’armure exprime une identité mouvante, impossible à fixer. Chrétien parle même de défiguration : « mes chascun jor se desfigure/ Et de cheval et d’armeüre,/ Si sanble autre que lui meïsmes » (v. 4871-73 – je souligne). Ce déguisement qui ne donne plus prise sur la véritable identité détermine Arthur à qualifier de fantosme le chevalier noir : « Ce fu fantosme…/ Qui antre nos a conversé » (v. 4736-37). « Fantôme » où le paraître l’emporte sur l’être comme pendant la maladie feinte de Fénice quand Cligès « Molt puet estre par defors tristes,/ Mes ses cuers est si liez dedanz » (v. 5678-79). L’emblème me semble très près d’exprimer non pas la personne, l’être, mais l’illusion, le même néant qu’Alis semble étreindre et posséder (cf. v. 3341-48).

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Cligès aura toutefois ramassé un beau butin! Son écu, fait d’une défense d’éléphant, ne porte ne color ne pointure (v. 4017). 41 On a beaucoup écrit sur la signification des quatre couleurs et de leur succession. G. Dumézil (Rituels indo-européens à Rome, Paris, 1954) a mis en évidence une possible symbolique de ces couleurs dans les mythes indo-européens. Le blanc représenterait la souveraineté, le rouge la guerre, le noir ou le vert la fonction nourricière. J. Ribard (Le Moyen Âge. Littérature et Symbolisme, Paris, 1984, p. 50-51) a relevé le rapport entre la couleur arborée et l’adversaire affronté par Cligès: noir, le premier jour, contre Sagremor le desréé, lui même personnage saturnien et «mélancolique», vert contre Lancelot du Lac, déjà associé au XIIe siècle à l’eau, rouge contre Perceval, le «chevalier vermeil», blanc pour s’opposer à égalité au solaire Gauvain, parangon des vertus chevaleresques. 42 « Cligès, le chevalier coloré »..., p. 78. 40

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du chevalier coloré au noir de la montagne L’emblème « détourné » Le masque, le travestissement sont une donnée structurante des poèmes tristaniens français du XIIe siècle. Certes, ici le masque n’est pas adopté par jeu, comme dans Cligès, mais par nécessité, comme seul moyen permettant la réunion des amants. C’est ce qui le rend plus complexe, impliquant à la fois « manipulation de l’apparence, du geste et du langage »43. Pour les deux déguisements majeurs adoptés par Tristan, lépreux et fou, il n’est plus question d’un quelconque marqueur d’identité chevaleresque mais de l’utilisation habile d’accessoires qui construisent une fausse identité. Avant son serment justificatif à la Blanche Lande, Yseut transmettra à Tristan des instructions précises sur le déguisement de lépreux qu’il devra adopter (v. 3296-3312)44 : il sera « revestuz de dras de ladre », portera dans une main un gobelet de bois posé sur une bouteille attachée à une courroie, dans l’autre une béquille, aura le visage couvert de bosses. Indications suivies à la lettre par Tristan. La description précise des vêtements qu’il a revêtus : Il fu en legne, sanz chemise ; De let burel furent ses cotes Et a quarreaus furent ses botes. Une chape de burel lee Out fait tailler, tote enfumee45

est toutefois placée sous le signe de l’hétéroclite : « Vestu se fu de mainte guise » (v. 3567), absence de cohérence censée exprimer la maladie, l’exclusion, la marginalité. Pourtant celui qui « malade senbla plus que rien » (v. 3574) « ne sanbla pas home contret,/[…] Il n’est pas nains, contrez, boçuz » (v. 3622-24). La force physique apparaît sous le déguisement de la maladie, tout comme l’épée, étroitement attachée au côté, révèle le chevalier sous l’accoutrement du lépreux, coexistence oxymorique entre identité véritable et identité d’emprunt, entre la vérité et le mensonge46. Après avoir fait franchir à la reine le gué du Mal Pas, Tristan fera son apparition sur la Blanche Lande tout de noir vêtu : Cote, sele, destrier et targe Out covert d’une noire sarge, Son vis out covert d’un noir voil Tot out covert et chief et poil47.

L’aspect nocturne du héros cache son vrai visage tout comme le drap noir rend méconnaissable son cheval « blanc comme farine ». L’apparition fantomatique des deux chevaliers, le Blanc (Governal) et le Noir (Tristan), leur surgissement brusque, leur belle

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I. Machta, Poétique de la ruse dans les récits tristaniens français du XIIe siècle, Paris, 2010, p. 119. Tristan et Yseut. Les premières versions européennes, édition publiée sous la direction de C. Marchello-Nizia, Paris, 1995. Toutes les références aux poèmes de Tristan renvoient à cette édition. 45 Béroul, Tristan, v. 3568-72. 46 La grande quantité de vêtements reçus par le faux lépreux ainsi que les guêtres données par le roi Arthur semblent confirmer l’intention de Tristan de se cacher sous une ou plusieurs identités d’emprunt. 47 Béroul, Tristan, v. 3999-4002. 44

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mihaela voicu allure48 les font prendre pour faé. Le lépreux est transformé en Noir de la Montagne, identité attribuée par Girflet et qui correspond à Tristan le triste, le proscrit, le mélancolique. Seule la reine a bien reconnu celui qui « À sa lance ot l’enseigne mise/ Que sa bele li ot transmise » (v. 4003-04). Selon Iusaf Machta49, cette enseigne portée sous le masque prouve que le héros ne peut s’inscrire dans le registre de la chevalerie que par le biais du déguisement. Il faudrait, à mon avis, revenir au début du texte de Béroul, au rendez-vous de la fontaine. Tristan affirme avoir dû engager tout son équipement chevaleresque (cf. v. 204) et demande à Yseut une aide financière pour le ravoir. Plus que d’un registre burlesque propre à ceux qui « jouent la comédie  » devant leur spectateur caché, Tristan affirme s’être dépouillé de son identité chevaleresque. C’est ce qui lui permettra tous les déguisements pour retrouver Yseut, des plus dégradants aux plus transfigurants. Car, en fait le « Noir de la Montagne » appartient à l’Autre Monde, là où Tristan veut emmener Yseut comme il l’avait portée du gué fangeux du Mal Pas à la Blanche Lande, de la séparation à la réunion, de la douleur à la joie que les amants ne peuvent connaître dans le monde de l’ordre mais dans un « autre monde » soustrait aux règles et ouvert à la liberté50. C’est le même sens qui se dégage de l’autre déguisement majeur de Tristan, celui du fou. Voulant se rendre méconnaissable (« Il se penset si desguiser/ E sun senblant si remüer/ Ke ja nuls hom ne lu conestrat » - Folie Oxford, v. 41-43), il se défait d’abord des attributs du chevalier : il se rendra en Angleterre à pied non à cheval (F.O., v. 31-36), « il ne prinst ne hauberc ne hiaume » (v. 117), troque ses vêtements contre ceux d’un pêcheur (une tunique courte, taillée d’un drap plein de poils et pourvue d’un capuchon – v. 191-204) ou bien déchire ses vêtements et s’égratigne le visage dans la Folie de Berne (v. 128). Le déguisement du fou est donc l’envers de l’identité du chevalier51. Il se fait tondre le crâne en croix, se barbouille le visage d’une plante qui fait noircir son teint, il change de voix (et de nom, dans la Folie de Berne, se faisant appeler « Tantris »), en un mot il se rend méconnaissable : « N’aveit hume ki al munde fust/ Ki pur Tristaran le cunust, /Ne ki pur Tristran le enterçast,/ Tant nel veïst u escutast » (F.O., v. 217-220). Il emporte en outre un bâton (F.O.) ou une massue (F.B.), arme du vilain par excellence, du géant dont Tristan accepte la « paternité » (le portier qui le fait entrer l’appelle fils Urgan le Velu – F.O. v. 244) ou de l’homme sauvage (le « fou » sera hué comme un loup, F.O. v. 249). Jean-Marie Fritz avait remarqué que tous les signes distinctifs du fou sont empruntés : la tonsure au clerc, la massue au vilain ou à l’homme sauvage, donc

48 « Icil vindrent fors de la rote,/ Les escus pris, lances levees,/ Les enseignes as fers fermees./ Tant bel portent lor garnement/ Conme s’ils fusent ne dedenz » (v. 4020-24 – je souligne). 49 Poétique de la ruse.... 50 Le déguisement en lépreux apparaît chez Thomas également, avec le même sens. Là encore Tristan suspris d’amur s’atorne de povre atur, de vil abit (v. 1927-29) de sorte que nul ne puisse le reconnaître. Grâce à une herbe, son visage devient tout enflé et tuméfié, comme celui d’un lépreux. Il contorsionne ses mains et ses pieds et se fabrique d’un hanap de bois, donné par la reine, et d’une bille de buis une cliquette de lépreux. Il se rend à la cour du roi Marc et s’installe près de l’entrée demandant l’aumône. Yseut ne le reconnaît pas d’abord mais, apercevant le hanap, se rend compte de l’identité du faux lépreux. Réfugié sous l’escalier le faux lépreux sera pris pour une créature diabolique par la femme du portier, venue chercher du bois: « Quide que ço deable seit » (v. 2059). Peu de temps après, Tristan et Kahedin se déguiseront en pénitents: « Teint de vis, de dras desguisé,/ Que nuls ne sace lur segrei » (v. 2216-17), avant de se distinguer à toutes les épreuves chevaleresques lors d’une fête organisée par le roi. Là encore l’exploit chevaleresque ne peut se réaliser que par le biais d’un déguisement, le masque dégradant sera remplacé par une identité transfigurée mais appartenant à un «autre monde». 51 Tristan évoque d’ailleurs à l’imparfait son identité d’excellent chevalier: Mes je ere chevaler mervilus/ Molt enprenant et curajus (F.O., v. 405-406).

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du chevalier coloré au noir de la montagne « l’identité du fou est toute altérité »52. Iusaf Machta remarque à son tour que « la ruse de Tristan repose sur une identité d’emprunt faite d’une combinaison de signes renvoyant à d’autres identités »53. Le déguisement du fou traduit la dialectique du même et de l’autre caractéristique du personnage, d’autant plus que ce masque n’est pas très différent de celui du « Noir de la Montagne ». Car le fou, l’insensé raillé par tous, plus sage qu’eux, propose d’emmener Yseut dans la maison de verre qui pend aux nues, dans la salle de cristal baignée de soleil (F.O. v. 301-310), espace de lumière situé toutefois dans un ailleurs. Les couleurs, blasons ou armoiries ne sont ici d’aucune utilité pour exprimer l’identité. Les armes éblouissantes conviennent peut-être à Tristan le Nain54, Tristan l’Amerus se définit par la laideur du lépreux, la déraison du fou ou l’altération des traits provoquée par le poison à la fin du roman (Thomas, v. 2494-97). L’emblème héraldique, toujours le même, ne peut dire l’identité de Tristan55, c’est lui qui se le fabrique, à chaque fois autre, en fonction des besoins et des circonstances et «l’emblème» qu’il se donne est vrai et faux à la fois. Le « ladre » Tristan est rongé par un mal aussi mortel que la lèpre. « Fou d’amour » (mout esté fol, F. B., v. 123), il ne peut qu’adopter une apparence qui s’impose à lui comme une évidence et qui correspond en outre à la vérité profonde de son être mélancolique, au cuer vestu de noir avant la lettre. L’identité, désintégrée par la passion, ne peut être contenue par quelque emblème que ce soit. Le fol visage, le déguisement burlesque du faux lépreux, l’apparition faée du «  Noir de la Montagne  » assurent dans leur contiguïté la cohérence d’une persona apparemment dispersée. Le masque cache et facilite à la fois l’expression d’une vérité qui autrement fait scandale. En conclusion on constate dans les textes étudiés un écart de plus en plus grand entre l’emblème et l’identité qu’il est censé exprimer. Au signe assigné à l’individu en tant qu’appartenant à un groupe, les protagonistes semblent préférer ceux qu’ils choisissent ou fabriquent eux-mêmes comme s’ils voulaient dire ce qu’ils sont, non ce qu’on les fait être. Serait-ce le signe d’une «modernité prématurée» qui revendiquerait le droit à l’individualité ?

52

Le discours du fou au Moyen Âge, Paris, 1992, p. 60. Poétique de la ruse..., p. 133. 54 « Mult par fud richement armé,/ Escu ot d’or a vair freté,/ De meïme le teint ot la lance,/ Le penum e la conisance./ Une sente les vent gualos,/ De sun escu coverte e clos./ Lungs ert e grant e ben pleners,/ Armez ert e grant e beas chevalers », Thomas, v. 2335-2342. 55 M. Pastoureau note que Tristan ne possède pas d’armoiries dans les romans du XIIe siècle mais seulement à partir du roman en prose, donc vers 1240. Voir Armorial...; « Les armoiries de Tristan dans la littérature et l’iconographie médiévales », dans Gwéchall. Finistère d’autrefois, t. I, Quimper, 1978, p. 9-32. 53

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Ovidiu Cristea

Le Chevalier Vert: histoire et fiction dans la Chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier Dans la littérature arthurienne l’apparition des chevaliers portant des armoiries plaines est un lieu commun. Dans certains cas, à l’occasion d’un tournoi ou d’une aventure, les héros de la Table Ronde cachent leur identité en adoptant un écu monochrome. Dans d’autres situations ils rencontrent pendant leurs pérégrinations des chevaliers noirs, rouges, blancs ou d’autre couleur dont la connotation positive ou négative dépend toujours du contexte du récit. Les chevaliers verts sont, à leur tour, bien représentés, mais dans leur cas - comme Michel Pastoureau l’a montré – « l’irruption dans le cours du récit d’un chevalier vert [...] est toujours une cause de désordre. [...] Un chevalier vert c’est soit un jeune chevalier qui par son comportement fougueux va troubler l’ordre établi, soit un chevalier venu d’un pays étrange ou étranger pour défier le héros »1. L’apparition presque miraculeuse d’un chevalier vert2 est aussi l’objet de la présente communication, mais le fragment choisi ne fait pas partie d’un roman chevaleresque. Il vient d’une chronique attribuée par son éditeur, Louis de Mas Latrie, à Ernoul et à Bernard le Trésorier. La source narrative est une des continuations rédigées en français vernaculaire de la chronique de Guillaume de Tyr. Le texte, qui couvre le XIIe et les premières décennies de XIIIe siècle, pose un bon nombre de problèmes de datation, de filiation, de classification et d’attribution. Certains ont été mis au point grâce aux travaux de Margaret Ruth Morgan3 et Peter Edbury4, mais des aspects controversés restent encore. On sait, par exemple, très peu sur l’identité d’Ernoul, personnage obscur identifié soit avec un chevalier ou un valet de Balian d’Ibelin, soit avec le juriste chypriote Arneis de Gibelet ; il reste aussi à établir la paternité du texte, plus exactement, la contribution d’Ernoul et de Bernard le Trésorier dans la composition de l’œuvre. La rédaction de la chronique comporte aussi des difficultés en ce qui concerne le moment ou les étapes de rédaction ou à l’égard des rapports des filiations avec les autres Continuations 1

M. Pastoureau, « Formes et couleurs du désordre: le jaune avec le vert », Médiévales, 1983, no. 4, p. 62-73; republié dans Figures et couleurs. Études sur la symbolique et la sensibilité médiévales, Paris, 1986, p. 23-34 2 Voir la formule synthétique de A. Rodriguez Lopez, « Légitimation royale et discours sur la croisade en Castille aux XIIe et XllIe siècles », Journal des Savants, 2004, p. 130: « Parfois il s’agit de figures presque légendaires, dont on ne sait rien de plus ». 3 La Continuation de Guillaume de Tyr (1184-1197), éd. M. R. Morgan, Paris, 1982; voir aussi M. R. Morgan, The Chronicle of Ernoul and the Continuation of William of Tyre, Londres, 1973. 4 P. W. Edbury, « The Lyons Eracles and the Old French Continuation of William of Tyre », dans Montjoie: Studies in Crusade History in Honour of Hans Eberhard Meyer, dir. B.Z. Kedar, J. Riley-Smith and R. Hiestand, Aldershot, 1997, p. 139-153; voir aussi l’article de H. Nicholson dans The Crusades. An Encyclopedia, dir. A. V. Murray, Santa Barbara-Denver-Oxford, 2006, p. 407-408.

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ovidiu cristea de Guillaume de Tyr5. Quel que soit le cas, pour la présente discussion il faut préciser que le début du récit remonte à l’époque de Godefroy de Bouillon, mais que le but de l’ouvrage était surtout d’insister sur la conquête de Jérusalem et de la Sainte Croix par les Sarrasins (« Oïés et entendes comment la tiere de Jherusalem et la Sainte Crois fu conquise de Sarrasins sour Crestiiens »)6 en 1187 et sur les événements suivants. La plupart des manuscrits poursuivent l’histoire jusqu’en 1228, tandis que d’autres continuent jusqu’en 1232. L’épisode qui nous intéresse se déroule en 1187 au moment du siège de Tyr par Saladin, donc quelques mois après la défaite chrétienne de Hattin (4 juillet 1187) et la conquête de Jérusalem par le sultan de l’Égypte. Après le refus de Conrad de Montferrat, l’organisateur de la résistance chrétienne, de rendre la ville de Tyr, Saladin a préparé sa conquête en ramassant une grande armée, un grand nombre de machines de siège ainsi qu’une flotte de 14 galères. Dans ce contexte, l’auteur insère dans le récit une histoire semblable à une intervention miraculeuse. Le protagoniste n’est pas, comme d’habitude, un saint militaire, mais un chevalier venu de l’Espagne pour combattre les infidèles. La version du récit publié par L. de Mas Latrie raconte que: Et si n’estoit nus jours que Crestien ne fessisent saillie sor les Sarrasins, II. fois ou III. [Et tot ce faisaient faire] par .I. chevalier d’Espaigne que dedens Sur estoit, qui unes verdes armes portoit. Dont il averoit que quant il estoit issus hors que li Sarrasin s’estourmissoient plus pour veoir son bel contenement que pour el. Et si l’apeloient li Sarrasin le Vert Chevalier et il portoit unes cornes de cerf sous son hiaume toutes verdes7. Et seoit sor .I. gradisme cheval chouvert de vert. Cil chevalier faissoit sovent et menu les Sarracin fermoier, car il faisoit tant de proesces que Crestiens ne Sarracins ne le veoit qui ne le prisast en son cuer. Et Saladins le veoit plus volentiers que nus hom, car Saladins amoit sor tote rien bon chevalier8 tandis que la «Continuation de Guillaume de Tyr», publiée par Margaret Ruth Morgan, donne une version plus synthetique: Et si n’estoit jor que li crestien ne feissent saillies sor les Sarazins .ij. feis ou .iij. par un chevalier d’Espaigne qui esteit en la cité de Sur, que l’on nomeit Sanche Martin. Il porteit unes armes vers. Quant cel chevalier isseit hors, li Sarazin estormissoient tuit, plus por veoir son biau contenement que por autre. Les Turs l’apeloient le Vert Chevalier. Il portoit unes cornes de serf sur son heaume que mout li aveneient9. 5

Il y a pas moins de 49 manuscrits de la continuation de Guillaume de Tyr en français et, comme H. Nicholson, The Crusades. An Encyclopedia...., p. 405 (sub voce Eracles) l’à souligné il y a d’importantes différences entre les variantes. 44 manuscrits présentent une version des événements assez proche de celle de la chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier. M.R. Morgan considère que la variante préservée de la chronique d’Ernoul n’est en effet qu’un abrégé d’un texte plus détaillé. Pour ce problème et le rapport entre la chronique d’Ernoul et L’Estoire de Eracles empereur et la conqueste de la terre d’Outremer (l’ancienne traduction en français de la chronique de Guillaume de Tyr) voir B. Hamilton, « The Old French translation of William of Tyre as an historical source », dans The Experience of Crusading 2. Defining the Crusader Kingdom, dir. Jonathan Riley-Smith, Peter W. Edbury, Jonathan P. Philips, Cambridge University Press, 2003, p. 93-112 (notamment p. 111). La conclusion de l’auteur est que la traduction française de la chronique de Guillaume de Tyr n’est pas dérivée de la chronique d’Ernoul. 6 Chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier, éd. M.L. de Mas Latrie, Paris, 1871, p. 4; voir aussi les considérations de l’éditeur p. VIII. 7 Une variante en latin (le manuscrit M) donne une description semblable: « supra galeam habens cervina cornua pro cimerio et quia signa sua colore viridia deferebat », v. Chronique d’Ernoul..., p. 237-238. 8 Chronique d’Ernoul..., p. 237-238. 9 Margaret Ruth Morgan, Continuation de Guillaume de Tyr..., p. 77; l’histoire du Chevalier Vert est mentionnée aussi par La Gran Conquista de Ultramar, éd. Pascual de Gayangos, Madrid, 1858, chap. CLXXII, p. 574 qui, fort probablement, a utilisé la Chronique d’Ernoul, mais a procédé à une certaine simplification du texte: « E non pasaba dia que non saliesen los de la cibdad fuera a las barreras dos veces é tres con un caballero de Espanna que era en la cibdad

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le chevalier vert Dans les deux versions du texte, le chevalier s’est individualisé à la fois par ses exploits et par la couleur verte de son écu, de son heaume et de la housse de son cheval. Le cimier décoré par deux bois de cerf complète le blason du personnage. La chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier ignore le nom du chevalier mais, en revanche, précise que la couleur de ses armoiries est transformée en surnom par les adversaires Sarrasins. L’indication du pays d’origine du chevalier est, à son tour, assez vague car l’Espagne couvre au XIIe siècle une réalité géographique et non pas politique et il est inutile de se demander si le chevalier provenait de Castille, de Léon, d’Aragon, de Navarre etc. Par rapport à la chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier, la variante de la Continuation de Guillaume de Tyr publiée par Margaret Ruth Morgan ajoute aussi le nom du chevalier - Sanche Martin10 - mais le détail semble avoir peu de poids dans la composition du texte qui insiste sur les armoiries, les faits d’armes et le surnom du personnage. L’enjeu du fragment semble se concentrer sur une intervention presque miraculeuse. En effet, la première irruption du Chevalier Vert dans le récit commence in medias res et reste inachevée. On ignore si le chevalier se trouvait déjà en Terre Sainte au moment de la chute de Jérusalem ou s’il y est arrivé plus tard avec le contingent du Conrad de Montferrat ; il reste aussi à savoir s’il était le seul Espagnol présent dans le camp chrétien ou s’il faisait partie d’un groupe plus nombreux des chevaliers ibériques. On peut seulement deviner que, grâce à ses exploits qui ont suscité à la fois l’admiration des Chrétiens et des Musulmans, la ville de Tyr a été finalement délivrée mais, jusqu’à la fin du siège, on cherchera inutilement une autre mention du personnage. Le fragment s’achève avec l’admiration ressentie par Saladin à l’égard du chevalier, sans d’autres précisions. Ainsi, après une entrée en scène fulminante, le Chevalier Vert semble céder la place d’honneur à Conrad de Montferrat à qui la grâce divine a inspiré les ruses de guerres qui ont permis aux Chrétiens de rompre le blocus maritime et finalement de contraindre Saladin de lever le siège11. * Le deuxième épisode concernant le Chevalier Vert se déroule un peu plus tard, aux alentours de Tripoli. Comme auparavant au siège de Tyr, pendant l’attaque contre les Sarrasins, le chevalier devance tous ses autres compagnons et accomplit de grandes prouesses. Étonné par

é aducia las armas verdes, é cuando aquel caballero salia fuera, todos los turcos de la hueste se arrebataban ». On remarque que la version espagnole ne fait aucune mention du cimier du chevalier, ni de l’appréciation de Saladin à l’égard du personnage; voir aussi A. Rodriguez Lopez, « Légitimation royale.... », p. 130 et note 2. 10 Une maison qui a appartenu à un certain Sanche Martin de Tyr est mentionnée, en avril 1222, dans un document qui décrit une transaction entre Iniorannus dominus Bove et le Maître de l’Ordre Teutonique voir Tabulae Ordinis Theutonici, éd. E. Strehlke, Berlin, 1869, p. 45-46. L’ancienne maison de Sanche Martin appartenait au moment de la transaction à l’Ordre de l’Hôpital et elle servait pour la delimitation de la maison vendue par Iniorannus à Hermann, le maître de l’ordre Teutonique. Pour la topographie médiévale du Tyr voir M. Mack, « The Italian Quarters of Frankish Tyre. Mapping a Medieval City », Journal of Medieval History, 33, 2007, p. 147-165. 11 Épisode analysé par R. Grousset, Histoire des Croisades et du royaume franc de Jérusalem III. La monarchie musulmane et l’anarchie franque, Paris, 1991, p. 6-8 qui compare le récit des chroniqueurs arabes Ibn al-Athir et Beha al-Din avec les témoignages d’Ernoul et L’Estoire d’Eracles. Selon les témoignages arabes, les navires musulmans qui bloquaient la ville de Tyr ont été surpris par une attaque nocturne de la flotte franque ; pour les chroniques chrétiennes la victoire remportée contre Saladin a été le résultat d’un stratagème de Conrad de Montferrat qui a fait recours à un Musulman renégat pour convaincre ses adversaires que les chrétiens se préparent d’abandonner Tyr.

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ovidiu cristea la bravoure de son adversaire Saladin l’invite dans son camp pour discuter. Selon la chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier : En cel point que Salehadins ot Triple assegie, avivèrent les nés et les galies le roy Guillaume à Sur [et li .cc. chevaliers] Dont vont li marchis Conras si fist armer de ses galyes pour aler secourre Triple, et commanda des chevaliers le roy Guillatnfte qu’il allaissent secourra Triple et il i alerent. Aveuc les chevaliers que li marcis i envoia estoit li Vers Chevaliers. Quant li secours fu arivés à Triple et il furent un poi reposé, si fisent une assaillie en l’ost as Sarrasins, et li Vers Chevaliers fu tous devant, qui [merveilles] i fist. Quant li Sarrasin virent te Vert Chevalier, si s’esmervillierent mout qu’il avoit [avec lui] tel fuison [de gent]; et le fisent savoir à Salehadin qu’il estoit venus al secours. Salehadins li manda en priant qu’il venist parler à lui, qu’il le desiroit mout à veir, saufaler et sauf venir. Et il i ala. Et Salehadins li fist mout biel sanlant; et mout li presenta de ses cevaus et de ses joaius et de son avoir. Mais il n’en vaut onques riens prendre. Et se li dist que, s’il voloit demourer à lui, il li donroit grant tiere et grant avoir . Et il li respondi qu’il n’i demorroit mie ; car il n’estoit mie venus en le tiere pour demourer as Sarrasin, mais pour eaus grever et confondre; et il les grèverait quanqu il poroit. Lors prist congié, si s’en rala ariere à Triple12.

Comme auparavant, l’intervention spectaculaire et assez courte du Chevalier Vert dans le déroulement des événements semble annoncer l’échec militaire de Saladin, cette fois-ci sous les murs de Tripolis. Ses faits d’armes suscitent l’admiration et l’invitation de Saladin qui cherche à gagner le chevalier pour son service. La proposition du sultan d’Égypte n’a rien de surprenant car, à l’époque, les armées musulmanes comportaient un certains nombre de mercenaires Francs13 et, par conséquent, l’effort d’attirer un chevalier d’une valeur exceptionnelle est tout à fait compréhensible. Tout aussi évident est le rejet de l’offre par le Chevalier Vert, qui - selon ses propres mots - n’était pas venu en Terre Sainte pour « demourer » comme un Sarrasin, mais pour combattre les infidèles. Après la promission qu’il combattra les ennemis jusqu’au bout le personnage quitte - cette fois-ci définitivement - la scène. Les deux fragments de l’histoire concernant le mystérieux chevalier semblent empruntés à l’un des romans de la Table Ronde car le récit est brusquement interrompu par une appari12 Chronique d’Ernoul..., p. 251-252; La Continuation de Guillaume de Tyr..., p. 85-86 raconte d’une manière similaire l’épisode: « En ce point que Salahadin vint assegier Triple la navie le roi Guillaume ariva a Sur, ou il aveit .CC. chevaliers. Donc vint le marquis si fist armer de ses galies por secorre Triple, et comanda as chevaliers le rei Guillaume que il alassent secorre Triple. Il i alerent, et le Vert Chevalier aveques. Quant il furent arivé et un poi reposé, si firent une assaillie en l’est des sarazins et le Vert Chevalier fu devant. Quant li Sarazin virent le Vert Chevalier, si le firent savoir a Salahadin que le Vert Chevalier estoit venus au secors. Salahadin li manda preiant que il venist a lui, sauf alant et sauf venant. Il i ala, et Salahadin li fist chevaus presenter et or et argent, et li fist grant joie, mes il ne vost riens prendre, et li dist que se il voleit demorer o lui il li donreit grant terre. Il respondi qu’il n’esteit pas venus por demorer as Sarazins mais estoit venus por la Crestiente aider et au servise de Nostre Seignor et que il les greveroit tant come il porroit. Il prist conge si sen ala en la cite ». La traduction espagnole est assez fidèle à la version en français, voir La Gran Conquista de Ultramar..., chap. CLXXXII, p. 577. 13 C’est le cas du chevalier Jehans Gale qui, coupable d’avoir assassiné son seigneur, quitte le Royaume de Jérusalem pour s’enrôler avec ses frères au service de Saladin. Le sultan « le retint moût bêlement, et si lor dona grans trésors et grans tieres et grans garisons » (Chronique d’Ernoul..., p. 255; La Continuation de Guillaume..., p. 58). Pour la carrière de ce personnage voir Jean Richard, The adventure of John Gale, knight of Tyre, dans The Experience of Crusading 2. Defining the Crusader Kingdom, dir. Jonathan Riley-Smith, Peter W. Edbury, Jonathan P. Philips, Cambridge University Press, 2003, p. 189-195; pour le problème des mercenaires Francs dans l’armée de Saladin Jean Richard, « An Account of the Battle of Hattin referring to the Frankish mercenaries in Oriental Muslim states », Speculum, 27, 1952, 2, p. 168-177.

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le chevalier vert tion inattendue qui semble anticiper les événements à venir. Un personnage sans identité (malgré que la Continuation de Guillaume de Tyr mentionne que son nom était Sanche Martin), mais bien individualisé du point de vue héraldique, venu d’un pays lointain, d’habitude peu impliqué dans les croisades en Terre Sainte14, intervient d’une manière presque providentielle à un moment où tout semblait perdu pour le camp chrétien. À première vue on a l’impression que le chroniqueur n’a pas pu résister à la tentation d’introduire dans la narration un chevalier idéal15, de mêler l’histoire et la fiction à un tel point qu’il devient impossible de les différencier. On peut rejeter tout simplement l’épisode concernant le Chevalier Vert comme imaginaire, mais il sera plutôt préférable de saisir l’enjeu qui a poussé le chroniqueur à faire recours à un tel artifice littéraire dans sa narration. Il convient d’abord de rappeler que la chronique fait souvent recours à toutes sortes des stratégies textuelles pour suggérer l’évolution de la narration. La défaite de Hattin, par exemple, est anticipée par un enchaînement d’événements. Au début de la guerre contre Saladin, le patriarche Héraclius refuse d’escorter la relique de la Sainte Croix qui accompagnait d’habitude l’armée du royaume de Jérusalem16. Pour le chroniqueur le geste du patriarche était le premier pas vers le désastre car il semblait confirmer une prophétie de Guillaume de Tyr selon laquelle: Eracles avoit conquise la sainte Crois en Pierse et raportée en Jherusalem, et que Erakles l’en gieteroit, et seroit perdue à son tans. De tele eure jeta adonc Eracles le sainte Crois de Jherusalem, c’onques puis n’i entra, ains fu perdue en le bataille, si com vous orés17.

Ensuite, le Maître du Temple, Gérard de Ridefort, conseille le roi de convoquer l’entier ost de son royaume et met à sa disposition le trésor rassemblé par le roi Henri II d’Engleterre pour une croisade qu’il voulait mener en Terre Sainte. Bien que le chroniquer ne porte aucun jugement sur la décision de Gérard de Ridefort, il semble suggérer qu’il s’agissait d’une action peu honorable, car l’argent du roi Anglais, ramassé afin d’appuyer une future croisade, a été dépensé pour une autre raison sans l’accord de Henri II18. Sans utiliser le mot, le texte donne l’impression que le geste de Maître du Temple engendrait un double péché : il dérobait l’argent 14 Sur ce problème voir D. Baloup, Ph. Josserand, « Du Jourdain au Tage: les croisades de Terre Sainte dans les chroniques de l’Occident hispanique (fin XIe-milieu XIIIe siècle)», dir. D. Baloup, Ph. Josserand, Regards croises sur la guerre sainte. Guerre, religion et idéologie dans l’espace méditerranéen latin (XIe-XIIIe siècle), Toulouse, 2006, p. 277304 ; voir aussi A. Rodriguez Lopez, « Légitimation royale... », p. 129-163; P. J. O’Banion, « What has Iberia to do with Jerusalem? Crusade and the Spanish Route to the Holy Land in the twelfth century », Journal of Medieval History, 34, 2008, p. 383-395. 15 John W. Baldwin, « Jean Renart et le tournoi de Saint Trond: une conjonction de l’histoire et de la littérature », Annales. E.S.C., 45, 1990, p. 566 souligne à juste titre que les tournois imaginaires décrits par les romans de la Table Ronde « établirent les conventions du tournoi idéal, avec des conséquences incalculables pour les généraions futures d’aristocrates». 16 Pour le rôle de cette relique A. V. Murray, « Mighty against the enemies of Christ : the Relic of the True Cross in the Armies of the Kingdon of Jerusalem», The Crusades and their sources. Essays presented to Bernard Hamilton, dir. J. France and W. G. Zajac, Aldershot, 1998, 217-238; G. Ligato, « The Political Meanings of the relic of the Holy Cross among the Crusaders and the Latin Kingdom of Jerusalem : an example of 1185», Autour de la première croisade, Paris, 1996, p. 315-330. 17 Chronique d’Ernoul..., p. 156. 18 Chronique d’Ernoul..., p. 156-157 explique la raison pour laquelle Henri II a ramassé le trésor : « Or vous dirai de cel trésor que li rois Henris avoit al Temple et à l’Ospital. Quant il ot fait martiriier saint Thumas de Cantorbie, si se pensa que il avoit mal fait, et qu’il iroit Outremer et qu’il i feroit tant à l’aiue de Dieu, qu’il se racorderoit à lui de ces meffais et d’autres. Dont il avenoit cascun an puis que S. Thumas fu martyriiés, que il envoioit grant avoir

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ovidiu cristea nécessaire pour la préparation d’une expédition Outremer et, pire encore, il empêchait le roi d’Angleterre d’expier le meurtre de l’archevêque de Canterburry, Thomas Becket. Ultérieurement, en préparant la campagne, le roi Guy de Lusignan s’avère incapable de discerner entre les bons et les mauvais conseils de ses barons et, par conséquent, il quitte hâtivement et imprudemment les sources d’eau de Saphorie pour aller rencontrer le sultan d’Égypte en bataille rangée. Après que l’armée s’est mise en route, un sergent de l’arrière garde capture une sarrasine vieillarde qui avait prononcé un puissant sortilège contre l’armée chrétienne. Enfin, une autre décision manquée du roi, conséquence d’un autre mauvais conseil, a affaibli considérablement l’armée qui a souffert de soif au lendemain de la bataille19. Dans le cas du Chevalier Vert on peut supposer que le chroniqueur a utilisé une technique semblable. Les exploits du chevalier sont une sorte de présage de la résistance de Tyr et de la contre-offensive chrétienne connue en historiographie comme la troisième croisade. Même si la variante de la Continuation de Guillaume de Tyr publiée par Margaret Ruth Morgan donne aussi le nom du personnage - Sanche Martin - , il serait inutile, à mon avis, de chercher une identification exacte du chevalier. L’épisode entier est une sorte d’allégorie, un exemplum, vouée à introduire dans le récit un chevalier idéal, un combattant exemplaire dont les qualités suscitent l’admiration unanime. Comme les héros de la Table Ronde qui, pour des raisons diverses, adoptaient des armoiries plaines pour cacher leur identité20, le chevalier de la chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier reste anonyme et ne s’individualise que par son écu vert sans aucun meuble héraldique. Le texte laisse l’impression que l’anonymat est le résultat d’un choix du chevalier, bien qu’il soit plus probable qu’il s’agisse d’un artifice littéraire employé par le chroniqueur. Les bois de cerf de son cimier ajoutent peut-être un indice à l’égard de la signification du personnage dans la vision de l’auteur. Comme Michel Pastoureau l’a déjà parfaitement montré, le cimier est un masque voué à la fois à cacher et à dévoiler quelques traits de l’identité du possesseur21. Le symbolisme christique associé au cerf dans les bestiaires du Moyen Âge22 semble suggérer le caractère providentiel de l’intervention du Chevalier Vert. Si l’on ajoute que beaucoup de bestiaires racontent l’histoire de Pline sur l’hostilité entre le cerf et le serpent23 on peut se demander si le chroniquer n’a pas transposé en langage symbolique la lutte des Chrétiens et des Musulmans pour la cité de Tyr. Certes, le texte est, de ce point de vue, ambiguë, [Outremer], à cascun passage, pour mètre en trésor à le maison del Temple et de l’Ospital en Jherusalem. Et voloit quant il venroit là qu’il trouvast grant avoir, pour le tiere secourre et aidier ». 19 Chronique d’Ernoul..., p. 163-164. 20 Dans Cligés le héros change pendant les quatre jours du tournoi ses armoiries pour rester incognito ; on retrouve Lancelot dans une situation pareille dans le roman Le Chevalier de la Charrette voir G. J. Brault, Early Blazon. Heraldic terminology in the twelfth and thirteenth centuries with special reference to Arthurian literature, Oxford, 1972, p. 30; J.H. Baldwin, « Jean Renart et le tournoi...», p. 566. Voir aussi J. Huizinga, Le Déclin du Moyen Âge, Paris, 1932, p. 99 qui souligne à juste titre que « Le chevalier est toujours inconnu; c’est ‘le blanc chevalier’, ‘le chevalier mesconnu’, ‘le chevalier à la pélerine’ ; parfois il apparaît en héros de roman et s’appelle le chevalier au cygne, ou porte les armes de Lancelot, de Tristan et de Palamedes » 21 M. Pastoureau, Du Masque au totem: le cimier héraldique et la mythologie de la parenté à la fin du Moyen Âge, dans Idem, Figures et couleurs. Études sur la symbolique et la sensibilité médiévales, Paris, 1986, p. 139-155. Le cimier a l’avantage de représenter des images qui, pour une raison ou autre, ne pouvait pas être représentes sur l’écu. 22 Hugues de Saint-Victor, De Bestiis, dans Patrologia Latina, vol. CLXXVII, lib. II, chap. XIV, col. 64: « Cervus quoque significat Dominum Nostrum Jesum Christum »; pour le cerf comme symbole du Christ voir M. Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, 2004, p. 75-76. 23 Fiziologul latin; Richard de Fournival, Bestiarul iubirii, éd. Anca Crivăţ, Iaşi, 2006, p. 56: « Physiologus dicit quoniam, ubi agnverit cervus serpentem esse, implet os suum aqua et effundit in foramine, et cum quondam spiramine oris sui attrahit serpentem foris, et conculcans cum pedibus interficit eum ».

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le chevalier vert car le combat pour la foi est plutôt suggéré qu’affirmé de manière explicite. Le premier fragment insiste seulement sur les prouesses du chevalier et sur l’admiration des Sarrasins à son égard, tandis que le second a comme enjeu l’effort de Saladin de gagner le Chevalier Vert pour sa propre cause. L’offre du sultan n’a rien de surprenant car, comme Jean Richard l’a souligné à juste titre, le service militaire prêté à un souverain musulman n’était pas considéré déshonorable autant que le chevalier gardait la foi chrétienne24. Même si la réponse du Chevalier Vert ne fait pas la moindre allusion au combat pour la vraie foi, elle ne pouvait être - dans la logique du récit - que négative car le but final du personnage n’était pas de ramasser un grand butin ou d’obtenir un fief important, mais tout simplement, de combattre les Sarrasins jusqu’à la fin. L’impression qui se dégage du dialogue imaginé par la chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier est celle d’une admiration réciproque entre les deux adversaires, d’une sorte d’esprit chevaleresque partagé par les tous les combattants qui s’affrontaient en Terre Sainte. Le problème est compliqué d’avantage par la couleur qui individualise le personnage. Le vert, pour citer de nouveau Michel Pastoureau, est une couleur ambivalente par excellence. « Couleur du diable et de l’Islam, couleur de la jalousie et parfois de la ruine, le vert est aussi la couleur de la jeunesse et de l’espérance, celle de l’amour naissant et de l’insouciance, celle de la liberté »25. De plus, le vert plain est assez rare dans les armoiries médiévales. Si l’on cherche un modèle dans les romans de la Table Ronde on a du mal à y trouver un personnage qui ait pu servir comme source d’inspiration. Le seul chevalier important de la littérature arthurienne qui porte un écu entièrement vert est le père de Tristan, Méliadus de Léonois, qui « portoit en ses armes ung escu de sinople et nul aultre ch[eva]l[ie]r que luy ne losoit porter »26. De plus, on ne dispose d’aucun détail qui suggère une relation quelconque entre le Chevalier Vert et l’un des héros de la Table Ronde. Le vert plain est assez rare aussi dans l’héraldique « réelle » du XIIe siècle. Plus encore, si l’on prête foi au détail que le combattant inconnu de Tyr était d’origine hispanique, on constate que le sinople plain est presque introuvable dans les armoiries de la Péninsule Ibérique des XIIe-XVe siècles27. Ce constat va de pair avec le fait que peu de chevaliers de la Péninsule Ibérique ont participé à des expéditions en Terre Sainte. Le cas du Chevalier Vert représentait, peut-être, une situation exceptionnelle ou on peut supposer que le choix de l’origine du personnage ne faisait qu’augmenter l’aura énigmatique qui l’entourait. N’oublions pas non plus, que, au Moyen Âge, l’historiographie était un genre littéraire parmi d’autres et que modèles, personnages, topoi circulaient facilement de la littérature à l’histoire et à l’inverse.28 24 J. Richard, The adventure of John Gale..., p. 194: « that was nothing dishonorable for a knight fighting in a crusading army to have previously sworn allegiance to the enemy so long as he had not renounced his faith ». 25 M. Pastoureau, Formes et couleurs du désordre..., p. 69. 26 « Et portoit en ces armes ung escu de sinople et nul aultre chevalier que luy ne losoit porter », voir Les Noms, arme set blasons des chevaliers et compaignons de la Table ronde, au temps que ils jurerent la Queste du Sainct Graal sur le site http://gallica.bnf.fr./ark:/12148/btv1b60001142 f. 5 verso (consulté le 22.08.2010). 27 M. Pastoureau, Traîté d’Heraldique, Paris, 1997, p. 117. Les régions où le sinople plain est le plus frequent sont la France de l’Ouest (6%), la France du Nord (5%) et la Flandre (4%). On peut se demander s’il y a une relation quelconque entre la couleur du personnage et le « Palais Vert » de Tyr qui a été octroyé aux Marchands Catalans par Conrad de Montferrat précisément en 1187. Pour ce privilège voir R. Grousset, « Histoire...», III, p.  6 et D. Abulafia, « Catalan Merchants and the Western Mediterranean 1236-1300: Studies in the notarial acts of Barcelona and Sicily », Viator, 16, 1985, p. 209 28 Voir une situation signalée par G. J. Brault, Early Blazon, p. 27 qui attire l’attention sur le fait que Lancelot ou Le Chevalier de la Charrette mentionne un fils du roi d’Aragon qui par ses armories aussi que par d’autres détails ne

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ovidiu cristea Dans le cas du Chevalier Vert la source d’inspiration de ses aventures reste à deviner. Un parallèle avec les interventions des pouvoirs célestes en faveur des armées chrétiennes semble difficile à accepter car le personnage de la chronique d’Ernoul n’a rien des pouvoirs surnaturels des saints militaires qu’on peut trouver dans les sources du Moyen Âge latin, byzantin ou slavon. Il semble plutôt que le Chevalier Vert est une sorte de symbole de la résistance et de la contre-offensive chrétienne en Terre Sainte. Il présage du succès de Conrad de Montferrat à Tyr et semble annoncer l’entrée en scène d’un autre héros, le roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion. L’impression que celui-ci a produite parmi ses contemporains a été assez forte car, à plus d’un demisiècle distance, Joinville évoquait la persistance du roi dans la mentalité collective des Musulmans. Les femmes sarrasines, racontait le sénéchal de Champagne, avaient l’habitude d’effrayer leurs enfants par les paroles « Taisiez vous, vez ci le roy Richart »29, tandis que les gens d’armes calmaient leurs chevaux en disant « Cuides tu que ce soit le roy Richart? »30 Comme le roi d’Angleterre, le Chevalier Vert a suscité l’admiration de ses adversaires, notamment de Saladin qui, selon le chroniqueur, « amoit sor tote rien bon chevalier ». La conséquence de cette estime fut l’invitation adressée au chevalier par le sultan, complément suprême qui souligne l’admiration de l’adversaire, mais aussi un topos souvent repérable dans la littérature médiévale. Le souverain fait preuve de largesse en offrant des richesses inconcevables à condition que le chevalier passe en son service ; le dernier refuse la proposition parce qu’elle est contraire aux valeurs chevaleresques. Finalement et paradoxalement ce sont notamment ces valeurs qui ont rendu possible, à la fois, la rencontre entre le sultan et le Chevalier Vert et leur séparation à la fin du fragment. L’épisode reflète aussi le portrait extrêmement favorable de Saladin dans les sources occidentales. Il est plus qu’un adversaire valeureux, il est un modèle de comportement chevaleresque. De l’histoire, l’image favorable du Sarasin glisse vers les romans chevaleresques où Palamedes, le fils du roi de Babylone, adopte la religion chrétienne et devient un des personnages importants de la Table Ronde31. Simple coïncidence, dans ce cas aussi le Sarrasin rencontre un chevalier vert car Palamedes est le rival de Tristan, fils de Méliadus, qui porte un écu de sinople à un lion d’or armé et lampassé de gueules. Les armoiries des Palamède échiquetés d’or et de sable ont été adoptées au XVe siècle par René Pot, conseiller du duc de Bourgogne et gouverneur de Dauphiné, ce qui montre une fois de plus le lien étroit entre la littérature et la réalité historique. La Chronique d’Ernoul et de Bernard Trésorier renforce à mon avis cette conclusion. D’une part on voit comment des modèles littéraires ont été empruntés par des chroniqueurs pour donner plus de poids à leurs récits et pour répondre au goût de leur public. D’autre part les romans chevaleresques ont fait parfois recours à l’histoire des croisades pour ajouter un peu de réalisme au monde de roi Arthur et de ses chevaliers. Dans cette perspective la démarcation entre histoire et fiction devient insaisissable ou selon un autre personnage de fiction : « Lorsqu’un adulte entre dans le monde des fables il ne peut plus en sortir »32.

semble avoir aucun rapport avec la Péninsule Ibérique. Vers la fin du Moyen Âge les exploits du noble bourguignon Geoffroy de Thoisy et du gouverneur de Hongrie, Jean Hunyadi, ont servi comme source d’inspiration pour le roman Tirant lo blanc voir C. Marinescu, « Sources historiques inconnues d’un roman de la chevalerie: Tirant le Blanc », Academie des Inscriptions et Belles Lettres. Comptes Rendus, 1951, p. 134-137; C. Marinescu, « Du nouveau sur Tirant lo Blanc », Estudis Romanics, IV, 1953-1954, p. 137-204. 29 Jean de Joinville, Vie de Saint Louis, éd. J. Monfrin, Paris, 1995, cap. 77, p. 38; l’anecdote est reprise, avec quelques différences, dans le chapitre 558, p. 276: « Tai toy, tai toy, ou je irai querre le roy Richart qui te tuera! ». 30 Jean de Joinville, Vie de Saint Louis, p. 38 et p. 276. 31 Le caractère ambigu de ce personnage qui bascule entre deux mondes (Orient et Occident) et entre deux religions (Islam et Chrétienté) a été souligné par v. Michel Pastoureau, Formes et couleurs du désordre..., p. 26. 32 H. Pratt, Corto Maltese en Siberie, Paris, 1979, p. 17.

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Martin Aurell

Conclusions Le livre qu’il faut à regret clore aborde un sujet novateur. S’ils ont été traités de façon monographique, les marqueurs identitaires du Moyen Âge n’ont jamais auparavant profité de la vision d’ensemble ni de la mise en perspective globale, que procurent les pages précédentes. Leur originalité tient aussi à la large typologie d’emblèmes qu’elles étalent sur un éventail polychrome. Elle se concrétise enfin dans la catégorie de textes, en l’occurrence fictifs, qui ont été choisis pour éclairer cette réalité essentielle de la société et de l’imaginaire médiévaux. L’option documentaire pour la littérature a permis aux auteurs d’abolir, ne serait-ce que l’instant d’une éphémère rencontre, les barrières absurdes que l’évolution de l’institution universitaire, portée par le conformisme académique, dressent si souvent entre les historiens, les littéraires et les historiens d’art. Le présent ouvrage est un bel exemple d’une interdisciplinarité, non seulement pratiquée, mais assumée en profondeur et explicitée dans plusieurs développements théoriques. La diversité nationale de ses auteurs, qui proviennent d’au moins six pays différents, complète son ouverture épistémologique. La conclusion qui suit ne fait que rappeler les acquis, que les différents collaborateurs à l’ouvrage ont bien mieux formulés que ne saurait le faire son auteur. Des définitions rigoureuses Depuis une décennie, la notion de « marqueur identitaire » est devenue courante dans les études sociologiques ou ethnologiques. Elle concerne les signes distinctifs, par lesquels un individu ou un groupe se distinguent de leurs semblables. De nos jours, les sciences humaines utilisent cette expression de façon extrêmement large. Elles vont jusqu’en faire le synonyme de l’État-nation dans le continent africain1, ou du genre féminin dans le débat sur les quotas au Parlement québécois2. L’expression paraît surtout opératoire pour distinguer les minorités ethniques3. En France, elle revient souvent dans les études sur les populations immigrées d’origine musulmane. Dans ce cadre, elle englobe certes, de façon logique, le foulard islamique ou l’attachement au nom arabe pour les naturalisés d’origine marocaine4, mais aussi, dans un surprenant élargissement sémantique, la viande rituellement immolée5, ou l’ethnic business proposant des produits commerciaux spécifiques à cette communauté6. Pour les

1

J.-L. Amselle, « Marqueurs identitaires », Courrier de la planète, 79, janvier-mars 2006, p. 11-13. M. Tremblay, Québécoises et représentation parlementaire, Sainte Foy (Québec), 2005, p. 221. 3 Sur la notion de minorité au Moyen Âge, et sur les pièges qu’elle renferme, l’on se rapportera désormais à Minorités et régulations sociales en Méditerranée médiévale, dir. S. Boissellier, F. Clément, J. Tolan, Rennes, 2010. 4 Z. Chattou, M. Belbah, La Double nationalité en question : enjeux et motivations de la double appartenance, Paris, 2002, p. 150. 5 J.-M. Gaudeul, « Sursaut identitaire », Chrétiens et musulmans en dialogue : les identités en devenir, dir V. Feroldi, Paris, 2003, p. 276. 6 J.-F. Bruneaud, Chroniques de l’ethnicité quotidienne chez les Maghrébins français, Paris, 2005, p. 123. 2

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martin aurell sociolinguistes, une langue régionale7, un accent particulier8, ou un groupe de toponymes9, peuvent profiter également de cette étiquette car ils marquent de façon nette l’appartenance à une collectivité déterminée. Ces quelques exemples prouvent que « marqueur identitaire » est devenu une notion si souple qu’elle a perdu de son efficacité. Galvaudée, elle apparaît désormais comme un fourre-tout. Pour parer à un tel flou, les maîtres d’œuvre de la présente publication, ont proposé aux auteurs une typologie claire et précise englobant quatre domaines : traits physiques, vêtements, signes du pouvoir et emblématique. Ils ont ainsi récupéré un concept sociologique porteur, tout en le recentrant sur son acception originelle. En effet, les ethnologues se sont penchés de longue date sur le tatouage, marqueur identitaire par excellence. Le mot provient des îles polynésiennes, l’un de leurs premiers espaces d’enquête. En Océanie, la scarification est d’autant pus liée à l’identité qu’elle est appliquée pour la première fois à l’occasion du rite de passage par lequel l’adolescent intègre le groupe restreint des guerriers adultes. La douleur elle-même, provoquée par l’incision cutanée, participe de cette initiation où le candidat doit manifester sa capacité à endurer la souffrance. Mutatis mutandis, pour le chevalier médiéval, l’un des marqueurs identitaires, sinon le principal, est l’épée, remise précisément de façon solennelle lors de l’adoubement, où la colée apparaît comme un avatar aseptisé des bien plus douloureuses épreuves initiatiques de Polynésie. En définitive, le glaive et le tatouage manifestent aux yeux de tous l’appartenance de l’individu à une élite combattante. « Marqueur identitaire » apparaît en quasi-synonymie avec « emblème ». En juin 2007, à Poitiers, au cours du colloque « Signes et couleurs des identités politiques », Michel Pastoureau définissait l’emblème comme « un signe qui dit l’identité d’un individu ou d’un groupe d’individus »10. Il conseillait au passage de ne pas le confondre avec « symbole » qui renvoie, quant à lui, à une abstraction. Le drapeau tricolore est donc l’emblème de la France, mais le symbole d’une certaine idée de la République. Le marqueur identitaire est indéniablement un emblème à portée symbolique. Ainsi, la couronne est l’emblème du roi, tout en symbolisant la conception dominante du pouvoir et du gouvernement en Occident médiéval. «  Marqueur identitaire  » doit être réduit dans un champ sémantique plus restreint qu’« emblème » ou « symbole ». On lui évitera ainsi de sombrer dans le flou terminologique et peu opératoire de certains sociologues récents, qui vient d’être critiqué. Il se pourrait que sa caractéristique essentielle soit d’être en contact physique avec l’individu. Cette jonction au corps interviendrait à des degrés plus ou moins intenses : indélébile (tatouage), permanente (habit monastique), occasionnelle (épée saisie par la main ou attachée au flanc ou à la ceinture par un baudrier ; écu armorié), exceptionnelle (couronne d’apparat, portée lors du sacre et de quelques rares cérémonies d’ostentation)… Tous ces objets montrent que le marqueur ne jouit aucunement d’une signification autonome ni isolée. Par conséquent, le drapeau tricolore n’en est pas un, parce qu’il n’est pas destiné à un individu particulier et que son lieu est davantage la hampe, où il peut être laissé indéfiniment, que la main du porte-drapeau. On ne saurait en dire autant des traits physiques de chacun, des vêtements ou des signes de pouvoir des gouvernants, qui n’existent pas de par eux-mêmes, mais en tant qu’accidents d’une substance dont 7

Ph. Blanchet, Langues, cultures et identités régionales en Provence : la métaphore de l’aïoli, Paris, 2002, p. 27, n. 2. S. Benjelloun, « Le créole chagossien, marqueur identitaire d’une quête territoriale », Discours et écritures dans les sociétés en mutation, dir. M. Bengoéchéa et alii, Paris, 2007, p. 105. 9 A. Lapierre, « Le toponyme comme marqueur identitaire en Amérique française », Constructions identitaires et pratiques sociales, dir. J.-P. Wallot et alii, Ottawa, 2002, p. 221. 10 « Introduction », Signes et couleurs des identités politiques du Moyen Âge à nos jours, dir. D. Turel, M. Aurell, C. Manigand, J. Grévy, L. Hablot, C. Girbea, Rennes, 2008, p. 13. 8

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conclusions dérive leur existence. Cette indépendance ou, ou contraire, cette dépendance des deux catégories de signes, voire leur « pertinence » ou « non-pertinence » au sens sémiologique, ne va pas sans rappeler la distinction que les linguistes établissent entre les sons bruts et les phonèmes, étudiés respectivement par la phonétique et par la phonologique11. Inextricablement mêlée à la notion de marqueur, l’identité profite de la réflexion de Catalina Girbea, qui en fait « la hantise théorique des temps postmodernes ». Avec Paul Ricœur, elle insiste, en effet, sur les maîtres du soupçon qui, comme Kant, Nietzsche ou Freud, ont transformé le soi-même en un autre, et l’identité en pendant de l’altérité. À suivre cette philosophie, l’identité positive ou le bonheur de se savoir inclus dans un groupe provoquerait une identité négative, l’exclusion de ceux qui n’y appartiennent pas. C’est donc à leur encontre que la conscience d’une appartenance commune se forgerait. Or, de façon paradoxale, l’antagoniste vous renvoie en creux votre propre image. Dans le roman arthurien en prose, le Sarrasin Palamède n’est pas si dénigré qu’on aurait pu s’attendre. S’il n’est pas voué aux gémonies, c’est justement en raison de cette « rivalité mimétique »12. Dans leur ambiguïté, dans le symbolisme des chiffres aussi, ses armoiries échiquetées ont été finement analysées. L’Autre n’est pas seulement l’étranger, pour lequel les postcolonial studies, signalés par Raluca Radulescu dans le rapport introductif, soulignent toutes les stratégies de dénigrement et de marginalisation. Dans les miniatures, le païen apparaît portant un écu rond, et non pas triangulaire comme celui du chrétien, où des têtes monstrueuses médusent, de leur regard perçant, l’ennemi, comme l’a montré Alexandra Ilina. L’altérité concerne également le transgresseur qui enfreint la morale individuelle ou la loi publique, auxquelles chacun s’efforce de rester fidèle. Cela renvoie encore à des marqueurs identitaires négatifs, comme les armes fendues de l’adultère Lancelot, décrites par Laura Dumitrescu. Le champ d’un autre de ses écus le présente même en train d’écraser les têtes d’Arthur et de Guenièvre, dont il bafoue ouvertement le gouvernement, accélérant la catastrophe finale de la révolte généralisée contre le roi. De fait, Lancelot joue dans un double registre des plus ambigus. Son personnage mêle, en effet, la qualité chevaleresque à la fragilité pulsionnelle, le courage pour faire la guerre à la faiblesse pour surmonter sa propre attirance envers la reine. D’une part, Charles de Mérindol a souligné sa valorisation dans les miniatures, montrant par ses prières à genoux au Graal et à la croix le côté lumineux de sa personnalité. D’autre part, Ioan Pânzaru insiste sur le côté obscur de sa force. Lancelot lui apparaît sous les traits du jeune qui ne maîtrise guère sa violence, avant de succomber aux charmes de Guenièvre. Il présente, comme tout un chacun, une personnalité complexe, frustrée par des luttes contradictoires. La fiction ajoute à ces troubles la découverte tardive de sa filiation qui coïncide, comme le remarque Alison Stones, avec la réception de ses armoiries aux bandes de gueules sur fond d’argent. Aussi imaginaires soient-ils, les protagonistes du Lancelot-Graal traduisent une vérité morale, éloignée de la simplicité des héros de l’épopée, soit bons, soit méchants, soit blancs, soit noirs, sans nuance aucune. Qu’il existe aujourd’hui, en moyenne, une centaine de manuscrits arthuriens pour l’un contenant des chansons de geste n’est pas dû aux hasards de la conservation archivistique. Les médiévaux s’identifiaient plus aisément aux chevaliers de la Table Ronde, traversés, comme eux, de multiples contradictions, qu’aux plats guerriers de l’épopée.

11 12

R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, 1970, p. 107. R. Girard, La Violence et le sacré, Paris, 1972 ; Le Bouc émissaire, Paris, 1982.

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ovidiu cristea Un autre binôme essentiel pour notre thématique oppose l’identité individuelle à l’identité collective. Aux termes de la réflexion anthropologique sur l’holisme13, Catalina Girbea rappelle que les littéraires perçoivent parfois les XIIe et XIIIe siècles comme ceux de la « Naissance de l’individualisme », ou du moins d’une subjectivité accrue dans l’écriture. Même s’il est le signe de l’appartenance à une collectivité, le marqueur véhicule souvent des traits propres à celui qui le porte. Dégageant ainsi des éléments de la personnalité du sujet, il transmet, à la fois, son identité individuelle et celle de l’ensemble dont il se veut le membre. L’exemple des luttes intérieures et des combats extérieurs de Lancelot est encore remarquable. Leur traitement traduit une identité morale, et donc individuelle, où vœux et engagements ne résistent pas toujours aux infidélités du personnage. Il ne lui reste plus qu’à s’abandonner à la miséricorde de Dieu et à sa justice tempérée, selon les catégories aristotéliciennes, par cette ‫ۂ‬πιε‫ܝ‬κεια que Pharien incarne dans le Lancelot en prose. L’équité de ce personnage secondaire apparaît ainsi comme un trait constitutif de son identité personnelle, tout comme le courage de Lancelot renvoie à l’identité collective de la chevalerie. Une typologie centrée sur les objets Tous les articles du présent recueil prouvent que le marqueur participe des langages du corps. Il est parfois de l’ordre du tatouage. Yvain, sombrant dans la folie et errant comme un sauvage dans la forêt, a perdu son identité de courtisan accompli. La dame de Noiroson le reconnaît pourtant grâce à l’une de ces cicatrices dont les chevaliers sont si souvent couverts. Parce qu’elle est davantage visible, la claudication identifie sa victime. Elle révèle le forgeron mythique, ayant acquis son savoir ésotérique au prix de la mutilation du pied. Moins spectaculaire, mais non moins significatif, est le rougissement du visage qui trahit la honte et la culpabilité. Si les penseurs castillans de la fin du Moyen Âge évoquent ce marqueur, même des plus passagers, c’est en raison de leur conception extrêmement tatillonne de l’honneur. En anthropologues qui s’ignorent, ils se penchent sur la portée sociale et sur les conséquences identitaires d’une modification faciale, que les médecins contemporains auraient tendance à réduire à un trouble anxieux, à une phobie obsessionnelle ou à un dérèglement du système nerveux sympathique. Dans la plupart des civilisations, le vêtement est le plus visible des marqueurs identitaires. Rebecca Dixon souligne ici sa fonction cérémoniale à la cour de Philippe le Bon (1419-1467), duc de Bourgogne. Dans un milieu où la puissance princière se célèbre au quotidien, mais surtout lors des fêtes théâtrales où le duc se met en scène, les robes ostentatoires des courtisans doivent être à la hauteur de cette brillance dispendieuse. Leur rôle politique est indéniable dans une période de croissance étatique. Leur manifestation du rang social de chacun n’est pas en reste. Deux habits prolongent les quatre membres de l’individu. Il s’agit du gant et de la chaussure, objet de deux articles spécifiques. D’une part, Adriane Boussac met en valeur la richesse sémiologique et la multitude de sens du gant, à la fois instrumentum, signum et ornamentum. En effet, il habille, protège et ornemente la main, symbole du mundium ou manus, pouvoir quasi-paternel de protection, tout en manifestant le statut nobiliaire. D’autre part, Karin Ueltschi aborde la chaussure en analogie métonymique du pied, dont elle épouse ou, en

13 L. Dumont, Homo hierarchicus : essai sur le système des castes, Paris, 1971 ; Homo æqualis, Paris, 1977-1978 ; Essais sur l’individualisme : une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, 1985.

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conclusions revanche, modifie la forme. En une leçon de comparatisme, elle étale la richesse des structures narratives profondes, des archétypes universels et des traditions folkloriques qui s’y rapportent. Les intellectuels médiévaux n’ont pu lire, et pour cause, les développements ingénieux de Pierre Bourdieu sur la distinction que procure le goût et la tenue, constructions sociales des classes favorisées conditionnant leur façon de s’habiller et les manières qu’elles adoptent14. Ils ne sont pas familiers, non plus, de l’idée de « l’hexis corporelle comme marqueur social », chère à ses élèves Michel et Monique Pinçon15. Ils n’ont peut-être pas saisi que, pour cette école sociologique, le grec hexis renvoie aux habitus corporels et mentaux, hérités de son groupe social et fortement intériorisés, qui poussent l’individu à agir d’une façon déterminée, d’avoir même de façon instinctive la bonne réaction qui lui permet de réussir dans le jeu social16. Et pourtant, dès le XIIe siècle, des chevaliers lettrés ont parfaitement explicité, de plus sans jargonner, la subtilité des codes vestimentaires par lesquels la noblesse se distingue des autres catégories sociales. Dans les années 1170-1180, le seigneur gascon Arnaut Guilhem de Marsan apprend ainsi aux jeunes de son milieu à « tenir le corps propre et à le parer de vêtements de qualité, coûteux ou pas, mais bien arrangés ». Il insiste particulièrement sur leur taille : ils doivent être ajustés aux membres « car le preux chevalier doit s’habiller avec un soin supérieur ». Le travail du tailleur est donc capital, préférable même à celui du marchand drapier qui se procurerait les étoffes les plus riches et exotiques au prix d’une longue et dangereuse navigation. À la rigueur, il vaut mieux que l’écuyer porte du linge de mauvaise qualité et élimé que mal taillé ou décousu. De même, Arnaut Guilhem s’arrête sur les détails qui, comme le fermail et la fibule du manteau, rehaussent l’élégance. Il cite en exemple le mythique Yvain qui a introduit, dit-il, un certain nombre de modes, comme la fourrure de zibeline sur le manteau, « la cordelette à la tunique, l’œillet à l’éperon ou la boucle au bouclier », s’attirant l’amour des dames17. Même sans le sou, le noble sait comment se vêtir avec une touche du « je ne sais quoi » qui fait son élégance. Nous nous sommes interdits de classer parmi les marqueurs identitaires cette qualité immatérielle, puisqu’elle transcende les objets exposés dans la typologie de l’introduction du présent volume. Elle n’en est pas moins essentielle qu’eux dans une société d’honneur. À la fin du XIIe siècle, tandis qu’Arnaut Guilhem de Marsan rédigeait l’un des premiers manuels de civilité d’Occident, la société médiévale connaît une profonde mutation. Le retour en force de la royauté au détriment des châtellenies indépendantes et la renaissance du Droit romain fixent le statut juridique des personnes. L’aristocratie, un groupe flou de guerriers dominateurs, fiers de leur généalogie, devient noblesse, un ordre doté de ses « privilèges », au sens étymologique de privata lex, et entériné par les instances supérieures de gouvernement qui en contrôlent désormais l’accès18. La servitude relève, quant à elle, du statut du mancipium du code de Justinien19. Michel Pastoureau tient pour essentiels tous ces bouleversements accompagnant la genèse de l’État de type moderne. Il les fait coïncider avec la

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La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, 2007 [1979]. Voyage en grande bourgeoisie, Paris, 1997, p. 37. 16 À juste titre, les concepteurs du présent volume n’ont pas retenu le langage gestuel dans leur typologie des « marqueurs identitaires ». C’est pourquoi la définition ci-dessus de « marqueur social » par M. et M. Pinçon a dû leur sembler aussi large que peu précise. 17 L’Ensenhamen d’Arnaut-Guilhem de Marsan ou Code du parfait chevalier, éd. et trad. G. Gouiran, introduction J. de Cauna, Ortez, 2007, p. 74-76, 78. Voir M. Aurell, Le Chevalier lettré : savoir et conduite de l’aristocratie aux XIIe et XIIIe siècles, Paris, 2011, p. 333-334. 18 M. Aurell, La Noblesse en Occident (Ve-XVe siècle), Paris, 1996, p. 94-132. 19 P. Freedman, The Origins of Peasant Servitude in Medieval Catalonia, Cambridge, 1991. 15

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martin aurell multiplication des signes qu’on observe alors dans l’anthroponymie, dans l’héraldique et dans tant d’autres marqueurs identitaires. Les modes vestimentaires sont également touchées par ce foisonnement. Dès la fin du XIIIe siècle, les ordonnances de Philippe le Bel ou les lois somptuaires des communes italiennes entendent le réguler. Les nouveaux administrateurs interviennent dans la parure dispendieuse qui manifeste l’appartenance à la noblesse. Ils entendent délimiter désormais les ordres qui composent la société. Pour en fixer les contours juridiques, il leur faut surveiller de près les marqueurs identitaires. Davantage que l’habit, l’héraldique est présente dans presque la moitié des contributions à ce volume. Elle naît au XIIe siècle et sa place dans la sémiologie identitaire de l’Occident ne cesse de grandir jusqu’aux débuts de la période moderne. Laurent Hablot passe en revue les multiples usages dont elle fait l’objet au cours de cette période. Même si elles s’inscrivent dans la longue durée de l’histoire emblématique, les armoiries présentent une originalité indéniable, ne serait-ce que dans leur rapport au réel, qu’elles imitent si elles sont parlantes, ou dont elles s’écartent selon des règles qui leur sont propres. De la part des intellectuels, elles participent d’une réflexion d’ensemble sur leur raison d’être, sur les identités généalogiques, ethniques ou nationales qu’elles transmettent ou sur leur utilisation politique. Dans ce sens, elles sont exaltées ou diffamées, comme si elles « re-présentaient » ou rendaient réelle et présente, la personne et le groupe dont elles sont l’emblème. L’interdisciplinarité pour méthode La réflexion des concepteurs du volume nous a entraînés sur le terrain de la méthodologie. Au nom de l’interdisciplinarité, ils ont proposé aux historiens et aux littéraires de travailler ensemble. Pouvait-il en aller autrement eu égard aux textes de fiction, à partir desquels il fallait mener l’enquête ? Il importait que chacun des deux groupes académiques surmonte des réticences pour collaborer. La nature des préjuges est différente pour les uns et pour les autres. Les littéraires n’admettent pas toujours que les textes de fiction reflètent la réalité sociale. Nous avons, tous, lu et relu Mimesis, qu’Erich Auerbach rédige pendant la seconde guerre mondiale. Il est significatif que son chapitre sur Le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes présente le roman de chevalerie comme « dépourvu de tout fondement économique et politique » et comme une « création esthétique absolue, étrangère à toute fin pratique »20. Ainsi, cette littérature ne contiendrait que de l’art pour l’art et elle ne nous apprendrait rien d’autre si ce n’est de l’art. C’est, plus près de nous, l’un des postulats de base de l’école critique à laquelle on colle, par commodité, l’étiquette facile de postmoderne. Forgée par Julia Kristeva, la notion d’intertextualité rappelle cette impossibilité du document de communiquer d’autres données que sur lui-même ou que sur d’autres créations écrites. La boutade, si elle en est, de Jacques Derrida n’est pas loin : « Il n’y a rien hors du texte. » Pour les médiévistes, force est de rappeler, dans le même sens, la notion de « circularité » de Paul Zumthor21. Formelle à outrance, cette approche tient la littérature pour un jeu subtil, qui cherche davantage à séduire le lecteur qu’à lui transmettre une quelconque information22. Se renvoyant les uns les autres en cercle fermé, les écrits de fiction seraient sans contact aucun avec un monde qui ne serait

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Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, 1968 [1947], p. 143, 148. Essai de poétique médiévale, Paris, 1972. Voir R. Trachsler, « Un siècle de lettreüre. Observations sur les études de littérature française du Moyen Âge entre 1900 et 2000 », Cahiers de Civilisation Médiévale, 48, 2005, p. 370. 22 M. Zink, « Histoire littéraire », L’Histoire médiévale en France : bilan et perspectives, dir. M. Balard, Paris, 1991, p. 208-213. 21

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conclusions pas issu de l’imagination de leurs auteurs. Dès lors, ils ne sauraient être livrés en pâture à l’historien. Ce dernier oublierait que l’essentiel se trouve précisément à l’intérieur du texte. Or, il ne fait que prendre le texte pour prétexte d’étudier un contexte insaisissable. Les historiens des pouvoirs, de la société et de l’économie éprouvent des difficultés similaires pour admettre l’intérêt des textes de fiction. Ils sont, en effet, fascinés par le document d’archive, de préférence diplomatique, mais aussi judiciaire ou comptable. Ils estiment d’autant plus la charte, le cartulaire ou le registre s’ils sont inédits et, encore mieux, inexploités. Un collègue anglais rappelait un jour le prestige supplémentaire qu’obtiennent les chercheurs travaillant au Public Record Office, par opposition à ceux, moins prisés, qui se « contenteraient » de sources imprimées. Il est vrai que nous historiens sommes un tant soit peu positivistes et que nous nous méfions profondément du récit des médiévaux, même historiographiques, et encore plus romancés. Admiré de tous, le grand Marc Bloch n’écrit rien d’autre en disant toute sa passion pour des documents qui, comme les chartes, n’étaient pas destinées par leurs scribes à devenir une source pour l’historien contemporain : « C’est dans la seconde catégorie de témoignages, c’est dans les témoins malgré eux que la recherche historique, au cours de ses progrès, a été amenée à mettre de plus en plus sa confiance23. » De tout temps, l’acte notarié est irréfutable. Le tribunal, y compris celui de l’histoire, le tient pour une preuve à conviction. Le panorama de la possible collaboration entre littéraires et historiens n’est pas si désastreux qu’on pourrait le croire. Les passerelles existent de longue date. Au XIXe siècle, la rencontre entre le réalisme du romancier et le positivisme du critique y est probablement pour beaucoup.  De façon significative, Balzac aurait aimé intituler Études sociales sa Comédie humaine. Pour Stendhal, « un roman est un miroir qui se promène sur une grande route »24. Côté critique, il suffira de citer longuement Gaston Paris en 1896 : « C’est la peinture de la société à laquelle elle est destinée qui remplit la plus grande partie de notre vieille littérature comme de notre littérature moderne. Aussi est-elle une mine inépuisable de renseignements sur les mœurs, les usages, les costumes, toute la vie privée de l’ancienne France25. » Peut-être la rencontre entre la littérature et l’histoire intervient-elle, de façon plus décisive encore, au lendemain de la seconde guerre mondiale dans le courant que György Lukács appelait la « socio-littérature » ? En 1956, une dizaine d’années à peine après qu’Erich Auerbach ait campé Chrétien de Troyes en pur esthète, Erich Köhler en fait, tout au contraire, le porte-parole d’une petite noblesse déclassée par la montée en force de la royauté et par l’enrichissement de la bourgeoisie marchande. Aux antipodes de Mimésis, il rejette « l’idée tenace que le poète champenois n’était que l’amuseur élégant d’une société privilégiée », car la littérature de cour est porteuse de propagande et les « “belles lettres” peuvent être exploitées par la politique et l’idéologie »26. La traduction de l’Aventure chevaleresque d’ E. Köhler ne paraît en France qu’en 1974. Elle s’ouvre par une préface de Jacques Le Goff, vantant l’apport des textes de fiction à la recherche historique. Ce médiéviste ne prêche alors seulement en paroles, mais en actes, comme le prouve son article stimulant, publié la même année, sur la folie sylvestre d’Yvain27. Georges Duby, l’historien français le plus en vue de cette génération, écrit, quelques années plus tard, dans 23

Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, 1974 [1949], p. 60. Le Rouge et le Noir, Paris, 1972 [1830], p. 414. 25 Mélanges de littérature française du Moyen Âge, Paris, 1910 [1896], p. 13. 26 L’Aventure chevaleresque : idéal et réalité dans le roman courtois, Paris, 1974 [1956], p. 4, 303. 27 « Lévi-Strauss en Brocéliande : esquisse pour une analyse d’un roman courtois », repris dans Un Autre Moyen Âge, Paris, 1999 [1974], p. 581-615. 24

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martin aurell son autobiographie intellectuelle : « Les traces laissées par les “jugements”, les “concepts”, les “croyances”, que partageaient nos ancêtres du XIIe siècle, certes moins palpables que celles d’une opération de défrichement ou d’une expédition militaire […], n’ont pas moins de “réalité”28. » La phrase résume bien un changement de cap historiographique. Autour de ces deux maîtres, un dialogue fructueux s’engage entre littéraires et historiens médiévistes, dont il serait trop long d’analyser ici la bibliographie29. Le présent volume s’inscrit dans le droit fil de cette abolition de barrières interdisciplinaires. Michel Pastoureau, dont il faut rappeler la publication, en 1976, d’une Vie quotidienne en France et en Angleterre au temps des chevaliers de la Table Ronde, utilise le roman arthurien pour répondre aux multiples questionnements de l’héraldiste, comme à celui de la stabilité ou de la fluidité des armoiries d’un individu. En utilisant le roman comme une source historique à part entière, il se demande si la littérature est en phase avec la réalité parce qu’elle en est le reflet ou, au contraire, le modèle. Il suggère, par exemple, que la dévolution, vers 1235, des armes entières aux aînés et des armes brisées aux cadets dans la famille de Saint Louis provient d’un emprunt au roman arthurien, dont les personnages adoptent auparavant un tel système, au moins depuis les Continuations du conte du Graal, dont la rédaction s’étale au cours des années 1191-1220. Adrian Ailes, le meilleur des héraldistes britanniques actuels, réfléchit, de même, sur la place de la convention littéraire dans le blason. Il remarque, par exemple, que les armoiries plaines ou à une seule couleur des adoubés, décrites par Geoffroi de Monmouth, Wace ou Benoît de Sainte-Maure, ne correspondent pas aux pratiques sociales des XIIe et XIIIe siècles. Sur ce point précis, M. Pastoureau rappelle qu’au XVe siècle le monochrome est adopté par les nouveaux chevaliers de la Toison d’or qui doivent s’en contenter au cours de leur première année dans l’ordre, observant alors le silence au chapitre. Le mutisme de Perceval, récemment adoubé, devant le Graal correspond peut-être à cette pratique. Ce va-et-vient entre le réel et le virtuel est mis en valeur par Christine Ferlampin-Acher, qui souligne l’archaïsme en héraldique dont les écrivains de la fin du Moyen Âge savent user adroitement pour augmenter la véracité de leurs récits. Les méthodes des chercheurs s’affinent. Guidés par les littéraires, les historiens apprennent à respecter la spécificité des textes de fiction30. À l’heure de les analyser, ils tiennent, plus que par le passé, en compte la portée de leur langue, de leur genre littéraire, de leurs procédés rhétoriques et des structures narratives anciennes conditionnant leur récit. La langue des textes étudiés ici est presque toujours vernaculaire, et principalement française. Au Moyen Âge le latin apparaît comme mémoriel et monumental, quasi-religieux et porteur d’une science qui ne trompe pas. C’est pourquoi les ouvrages de fiction des XIIe-XVe siècles ne le pratiquent guère. L’Historia regum Britanniæ de Geoffroi de Monmouth a été pourtant plusieurs fois mentionnée. Depuis au moins Giraud de Barri ou Guillaume de Newburgh, l’on tient pour un faussaire à l’imagination débordante cet auteur dont les protestations de rigueur et les prétentions à l’authenticité relèvent largement du jeu littéraire. Même dans un latin pur et classique, ses récits sont trop souvent inventés de toutes pièces. À son époque, le terme français de « roman », qui 28

L’Histoire continue, Paris, 1991, p. 122. « C’est sans doute dans les années soixante-dix que la fascination exercée par les historiens sur les littéraires atteint son point culminant », Zink, « Histoire littéraire », p. 204. Voir M. Aurell, La Légende du roi Arthur (550-1250), Paris, 2007, p. 29-30. 30 Dans sa présentation des textes littéraires en tant que document historique, un chercheur expérimenté écrit avec modestie : « Naturellement, les philologues, les lexicologues, les littérateurs restent maîtres du terrain, et je me garderai de les y retrouver. Mais l’économie et la société médiévales y plongent évidemment ; il faut donc les sonder », R. Fossier, Sources de l’histoire économique et sociale du Moyen Âge occidental, Turnhout, 1999, p. 82. 29

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conclusions désigne encore de nos jours le plus inventifs des genres littéraires, vient de la mise des œuvres latines ou grecques en langue romane. Il est synonyme de traduction ou plutôt la translation, d’un transfert vers la langue vulgaire qui modifie, par la force même de ce processus, le contenu de l’œuvre. Il est logique que le français d’oïl, qui domine largement la production romanesque à l’époque, souvent même au-delà de l’hexagone, se taille la part du lion dans les études du présent recueil. Le castillan, l’allemand ou l’italien n’y sont pourtant pas en reste. Les procédés rhétoriques métamorphosent en profondeur le récit et sa vérité. À la fin du Moyen Âge, la mise en prose des romans en vers est surtout pratiquée à la cour de Bourgogne. Ce « dérimage » change la nature du texte, y compris dans son contenu. De longue date, le structuralisme a montré combien le signifiant peut conditionner le sens du signifié. Si la littérature romanesque n’est évidemment pas le miroir sur le grand chemin, elle n’est pas, non plus, un mirage trompeur. Elle peut beaucoup apprendre sur les réalités sociales, et en l’occurrence sur les marqueurs identitaires, pourvu qu’elle soit au préalable l’objet d’une critique diégétique, rhétorique, philologique ou linguistique appropriée. Ce n’est qu’orienté par ces instruments heuristiques que le chercheur pourra naviguer entre Charybde et Scylla, ces deux doctrines extrêmes qui sont le positivisme et le postmodernisme. Le terme « fiction » procède du latin fingo, « façonner », « modeler », qui évoque le travail du sculpteur ou du potier (fingulus). Il apparaît comme l’équivalent de l’imagination et des images qu’elle produit. Il renvoie donc aux arts plastiques. Au Moyen Âge, la miniature, la sculpture et la peinture murale se situent certainement aux antipodes de l’hyperréalisme quasi-photographique des années 1960. Elles empruntent, en effet, une rhétorique pictographique ou sculpturale propre qui, inspirée de modèles antérieurs, conditionne largement leurs représentations. Elles doivent se plier aux exigences de leur support matériel, comme, par exemple, le papier dans l’atelier lillois du maître de Wavrin. Elles dépendent, enfin, d’une « réception esthétique » (Michael Camille), c’est-à-dire du goût de leurs commanditaires et de leur public, si étranger au nôtre. Même éloignées de tout mimétisme, les images nous en apprennent beaucoup sur les objets qu’elles sont censées figurer. Le tout est de leur appliquer des techniques de lecture qui tiennent compte de leur spécificité plastique. Les auteurs du présent ouvrage se penchent surtout sur les enluminures, qui fourmillent en renseignements sur l’héraldique et sur les vêtements. Ils les analysent toujours en relation étroite avec le texte qu’elles prétendent « illustrer », au double sens de donner du lustre et d’éclairer d’un sens nouveau. Ainsi, la relation de la miniature au texte s’engage dans un jeu complexe de miroirs déformants, aussi baroque que la scène finale de la Dame de Shanghai d’Orson Wells. L’image dédouble le texte littéraire, mais en décalage. C’est le cas des enluminures du manuscrit de Paris du Chevalier errant de Thomas de Saluces, étudiées par Luisa Gentile. Elles explicitent des aspects absents du texte ou ses passages peu clairs. Sur ce point, leur utilisation de la couleur verte, celle de l’espoir, est fort instructive. L’historicisation du roman et la politisation des discours Au Moyen Âge, l’écrivain de fiction prétend rédiger des œuvres authentiques, reflétant au plus près la réalité perçue par les sens. Même inventeur ou créateur, « l’auteur » se veut détenteur d’une « autorité » ou, plus précisément, d’une « auctorialité » (le pouvoir qui découle du statut d’auteur) qui fonde la vérité de son récit31. Truffé de prodiges, miracles et merveilles, 31 M.-D. Chenu, « Auctor, actor, autor », Bulletin du Cange, 3, 1927, p. 81-86 ; Auctor et auctoritas : invention et conformisme dans l’écriture médiévale, dir. M. Zimmermann, Paris, 2001.

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martin aurell son texte véhicule une vérité, ne serait-ce que psychologique ou morale. Il met, du reste, en scène un passé historicisé, tandis que ses histoires deviennent de l’Histoire. Il peut se fonder sur la reprise d’une narration orale, dont le conteur jouit d’une crédibilité d’autant plus grande qu’il est ancien, prestigieux ou saint. S’il est écrit, ce témoignage devient encore plus solide. Le vieux grimoire découvert à Tolède par Wolfram von Eschenbach, à Beauvais, par Chrétien de Troyes, ou , à la bibliothèque que Gilbert fitz Baderon, comte de Clare, possède dans sa seigneurie galloise de Monmouth, par Hue de Rotelande, correspond certes à un procédé rhétorique aussi controuvé que suranné. Derrière le topos du manuscrit perdu, la volonté de rendre la fiction vraie n’en est pas moins patente. Le temps de l’histoire où les romanciers médiévaux situent leur récit correspond au célèbre rythme ternaire du classement de Jean Bodel (c. 1165-1210) : « Ne sont que trois matières à nul homme entendant, / de France, de Bretagne et de Rome la “grand”32. » Le trouvère d’Arras ajoute que la matière de Bretagne amuse, alors que celle de France donne l’histoire authentique et que celle de Rome transmet un savoir ancien. La matière peut être prise au sens scolastique d’un ensemble amorphe (étymologiquement « sans forme »), qui doit être modelé par le sens et la l’architecture (conjointure) que chaque auteur s’efforcera de lui donner33. En attendant la forme qui la rend « actuelle » (en acte ou réelle), la matière est un legs des anciens. Cette même tradition assure son authenticité. Le rythme ternaire de la matière selon Jean Bodel permet de classer plusieurs des contributions du présent volume. Les neuf Preuses proviennent de la plus ancienne des trois, celle de Rome, transmettant l’histoire et la mythologie gréco-romaines. C’est de façon paradoxale que ces femmes militaires introduisent la courtoisie dans les combats. Elles se retrouvent, vers 1400, dans le compagnonnage de la haute aristocratie qui affirme de la sorte son identité à la fois à la guerre et à l’amour. Nicolas Civel remarque toutefois que le discours héraldique sur leur compte est péjoratif, parce qu’il pâtit de pauvreté symbolique et de distanciation emblématique. Les médiévaux perçoivent la matière de Bretagne comme la moins vraie des trois. Du moins Jean Bodel désigne-t-il ses récits comme « vains et plaisants » par opposition à la gravité des deux autres matières de Rome et de France. Avec Arthur, Lancelot occupe le devant de leur scène. Sous la plume de Mihaela Voicu, le marqueur identitaire du plus en vue des chevaliers de la Table Ronde peut prendre une telle importance qu’il gomme son identité individuelle, qu’il la dissout au profit de l’identité collective de la chevalerie. Dans une perspective littéraire, il devient un masque, un déguisement, un travestissement qui plonge le chevalier dans l’anonymat pour mieux souligner les qualités du groupe guerrier auquel il appartient. Chrétien de Troyes pratique à plaisir ce jeu de cache-cache, brouillant les pistes entre l’être et le paraître. Le Chevalier Vert de la Chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier, présentée par Ovidiu Cristea, correspond à la lutte contre le Sarrasin de Roland ou au voyage en Orient de Charlemagne, héros principaux de la matière de France. Le Chevalier Vert est d’autant plus intéressant qu’il joue aussi sur son masque, marqueur s’il en est. La propagande est inhérente à plusieurs textes de fiction de la fin du Moyen Âge. Elle n’est explicite que dans les prologues vantant les mérites du commanditaire de l’œuvre ou du mécène dont on souhaiterait l’aide. En revanche, elle est trop souvent implicite, vague ou

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Jehan Bodel, Chanson des Saisnes, éd. A. Brasseur, Genève, 1989, t. 1, p. 2-3, v. 6-7. Rappelons que l’idée est nettement exprimée dans le prologue de deux œuvres de Chrétien de Troyes, « Lancelot ou le chevalier de la charrette », éd. et trad. D. Poiron, Œuvres complètes, Paris, 1994, p. 507, v. 26, et « Erec et Enide », éd. et trad. P.F. Dembowski, Ibid., p. 4, v. 14. 33

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conclusions diffuse. À ces occasions, les marqueurs emblématiques jouent un rôle essentiel, comme le prouvent les flatteries héraldiques de certains romans arthuriens. Plus largement, Catherine Daniel montre combien le souvenir du roi Arthur devient un élément capital de la politique d’Édouard Ier, qui en avait bien besoin pour justifier ses annexions par la force du Pays de Galles et de l’Écosse. En mettant en valeur son prétendu ancêtre, le roi d’Angleterre se donne une identité celtique au service de son impérialisme. Preuve en sont les armoiries de sa famille et les signes qu’il déploie à l’occasion des fêtes célébrant ses victoires. À cette propagande, il faut ajouter le goût pour l’histoire et pour les antiquités, si caractéristique de la fin du Moyen Âge, que Peter Field devine dans les changements subis par l’écu d’Arthur. Il a été également remarqué que la matière de Bretagne connaît une nouvelle politisation pendant la Guerre de Cent ans, où les marges armoricaines, angevines et bourguignonnes en récupèrent des thématiques jusqu’alors anglaises. Le marqueur identitaire n’extériorise pas seulement l’appartenance de l’individu à une entité collective. Il agit puissamment dans sa conscience pour mieux l’y insérer. Il devient indispensable pour que le groupe se sente solidaire, pour qu’il manifeste sa cohérence et pour qu’il donne à tous ses membres la joie de s’y sentir inclus. Il n’y a pas de sociabilité sans emblème, ni d’insertion sans marqueur identitaire.

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TABLE DES MATIÈRES

Catalina Girbea (Université de Bucarest), Laurent Hablot (Université de Poitiers), Raluca Radulescu (Université de Bangor) : « Rapport introductif : identité, héraldique et parenté » ................................... Michel Pastoureau (EPHE), « Les armoiries de Perceval » .................................................................................... Attributs de l’identité et signes du pouvoir ...................................................................... Rebecca Dixon (Université de Manchester) : « Historical Costume and Contemporary Self-Fashioning in the Burgundian ‘Theatre State’: Dressing the Stage »...................................... Adriane Boussac (Université de Poitiers) : Ses gans es mains cousuz a or : Le gant, support de l’identité noble dans quelques textes des xiie et xiiie siècles Karin Ueltschi (Université de Reims Champagne-Ardennes) : « Des chaussures et des boiteux » ............................................................................ Catherine Daniel (Université de Rennes 2) : « Edouard Ier et l’identité arthurienne »................................................................. Les armoiries imaginaires : marqueurs de l’individu, de la parentèle et des groupes .................................................................................................................................. Christine Ferlampin-Acher (Université de Rennes 2/IUF) : « Le blason du petit Artus de Bretagne : héraldique et réception arthurienne à la fin du Moyen Âge » .............................................................................................. Peter Field (Université de Bangor) : « The Heraldry of the Historical Arthur in the Middle Ages » ........................ Nicolas Civel (Université de Parix X-Nanterre) :  « Les Armoiries des Neuf Preuses »......................................................................... Laura Dumitrescu (Université de Bucarest/Université de Paris 3) : « Le rôle de l’homologie dans quelques armoiries littéraires ».......................... Alexandra Ilina, (Université de Bucarest/Université de Paris 3) : « Analogie et homologie dans quelques armoiries »............................................ Christian de Mérindol (Archives des Musés Nationaux) : « À propos de l’exposition La legende du roi Arthur. Nouvelles lectures » ..... Adrian Ailes (National Archives) : « Heraldic Markers of Identity in Medieval Literature: Fact or Fiction? » .... L’identité chevaleresque ......................................................................................................... Ioan Pânzaru (Université de Bucarest) : « Lancelot et la gestion de l’identité » .................................................................... Alison Stones, (Université de Pittsburgh) : « Lancelot and identity »........................................................................................... 287

7 25 37 39 53 63 75 91 93 109 117 129 135 143 181 193 195 217

table des matières Luiza Gentile, (Archives d’État de Turin) : « Le Chevalier errant de Thomas de Saluces » ...................................................... Mihaela Voicu, (Université de Bucarest) :  « Du Chevalier Coloré au Noir de la Montagne. Couleur et/ou son absence dans la définition de l’identité » ............................................................................... Ovidiu Cristea, (Institut d’Histoire Nicolae Iorga de Bucarest), « Le Chevalier Vert: Histoire et Fiction dans la Chronique d’Ernoul et Bernard le Tresorier » ..................................................................................... Martin Aurell (Université de Poitiers) : « Conclusions » ...........................................................................................................

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