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LE LEGS DES PÈRES ET LE LAIT DES MÈRES OU COMMENT SE RACONTE LE GENRE DANS LA PARENTÉ DU MOYEN ÂGE AU XXIe SIÈCLE
Histoires de famille. La parenté au Moyen Âge Collection dirigée par Martin Aurell
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LE LEGS DES PÈRES ET LE LAIT DES MÈRES OU COMMENT SE RACONTE LE GENRE DANS LA PARENTÉ DU MOYEN ÂGE AU XXIe SIÈCLE
Isabelle Ortega Marc-Jean Filaire-Ramos
Colloque tenu à l’université de Nîmes, les 13 et 14 juin 2013.
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© 2014, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2014/0095/163 ISBN 978-2-503-55140-1 Printed on acid-free paper.
Introduction À l’heure où la France vient de redéfinir le cadre de la parentalité, il apparaît essentiel que la communauté universitaire dans ses réflexions sociales, anthropologiques et esthétiques continue à s’interroger sur les notions discutées de parenté et de genre. Remettre la notion de parenté au cœur d’un discours qui ne se laisserait pas entraîner par l’opinion ou l’idéologie permet d’ouvrir une réflexion sur les manifestations culturelles qui, au fil du temps, ont donné forme aux représentations collectives de la famille. Toutefois, pour éviter de s’égarer sur les voies nombreuses ouvertes par ce terme au sens si fluctuant selon les contextes et les époques, nous avons d’abord envisagé d’interroger le tandem fonctionnel, si souvent considéré comme fondateur, du père et de la mère : dans ce champ d’investigation, pouvions-nous éviter de partir d’un cliché, même s’il s’agit d’en montrer l’incertitude et la labilité ? À travers le titre choisi, « le legs des pères et le lait des mères », nous entendions revenir sur l’idée convenue, et donc discutable, qu’il y aurait au sein de la parenté une part masculine dévolue aux capitaux socio-économiques et une part féminine plutôt orientée vers les liens biologiques et affectifs. En effet, si dans une conception archaïsante, il semble que les pères transmettent des biens et des titres en demeurant à distance de leurs héritiers, et que les mères nourrissent le lien affectif par un investissement qui les engage toutes entières, il est toutefois plus rigoureux intellectuellement de rappeler que les situations vécues sont largement plus complexes et que les lieux communs sont faits pour être remis en cause. Ce colloque doit être l’occasion d’étudier les images de la tradition, de mettre en lumière les contre-exemples et surtout de discuter les frontières floues où se gîtent les innombrables négociations de la réalité aux prises avec les modèles transmis. En effet, comme le fait Didier Lett dans son ouvrage Hommes et femmes au Moyen Âge. Histoire du genre XIIe-XVe siècle1, notre colloque propose d’historiciser le questionnement sur le genre et de réfléchir à la dynamique culturelle que la famille insuffle à sa propre conscience. Le propos est ainsi d’aborder le fonctionnement et les implications de la transmission du genre au sein de la parenté, c’est-à-dire la reconduction des patrimoines, des valeurs et des images associés aux représentations sociales par le biais de la succession généalogique. Tous les descendants, quels qu’ils soient, sont concernés, les enfants au premier chef, mais pas seulement, car la parenté n’est pas toujours biologique et, si la filiation unit l’enfant à son père ou à sa mère, l’individu, en vertu du contexte de naissance et d’éducation, acquiert une identité plus ou moins marquée du sceau de la masculinité et/ou de la féminité sous l’influence d’autres membres de la famille ou du groupe social restreint. Il est donc nécessaire de dissocier le social du biologique, le legs du lait, et d’en étudier les interactions et les évolutions. Toutefois, ce colloque n’apporterait que fort peu aux travaux actuels d’histoire, d’anthropologie ou d’esthétique sur le genre s’il ne ciblait pas un champ d’investigation précis. Retenant l’intérêt intellectuel de la pluridisciplinarité, le projet présent – façonné au sein d’un département universitaire nîmois lui-même pluridisciplinaire – appelle une rencontre des espaces de recherche historique et littéraire. Même si elle n’est pas le lieu unique de transmission des valeurs et des modèles culturels, la parenté, lorsqu’elle se raconte et se fictionnalise, constitue un espace privi1 L’ouvrage est une synthèse des cours donnés à l’université Paris-VII par Didier Lett. Il est publié chez Armand Colin, Paris, 2013.
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introduction légié pour la diffusion des représentations de genre. Placés au cœur de la logique interne des sociétés par le structuralisme, les liens de parenté, « parenté pratique » selon l’expression de Pierre Bourdieu2, sont universellement employés pour définir les relations sociales et ils assurent la transmission des rôles genrés associés distinctement aux hommes et aux femmes, car dans chaque groupe social être homme et être femme implique deux manières d’être au monde, deux statuts complexes dans le cadre des activités et des représentations collectives, lesquelles peuvent être très différentes d’une société à une autre. Même si l’habitude et l’éducation semblent reconduire l’évidence des places de chaque sexe dans son groupe social et dans une conception binaire associée à l’ordre du monde, une telle élaboration de la dualité implique une création culturelle transmise, reproduite et nuancée au fil des générations. Notre perspective historique pose les bases d’une observation diachronique qui s’étend de l’ère médiévale à l’époque contemporaine et prend pour champ d’investigation le monde issu de la Chrétienté occidentale : la mouvance des frontières et les liens entre royaumes et territoires limitrophes ne permettent guère d’établir une zone géographique plus précise sans risquer d’occulter de précieux points de comparaison. La longue période retenue permet d’aborder les mutations structurelles de la parenté : de la primauté du lignage au Moyen Âge à l’individualité affirmée dans la famille nucléaire moderne, puis à la parenté recomposée contemporaine, dans laquelle la définition des rôles genrés a connu des métamorphoses continues. Mais au sein de cette réflexion diachronique, champ d’investigation immense, notre étude est centrée tout particulièrement sur le cadre narratif, où se réalise la transmission fictionnalisée du genre à travers des images féminines et masculines considérées comme exemplaires ou dissidentes. Cette limitation narrative du cadre de recherche nous évite de nous perdre dans l’espace immense des réflexions contemporaines sur la famille et la filiation, tout en étudiant le rôle même du récit (fiction, témoignage, chronique) comme médium de la transmission de valeurs personnelles et sociales. Lors du colloque et pour cette publication, il nous a semblé pertinent de conserver l’ordre chronologique afin de ne pas perdre de vue la dimension diachronique qui permet de penser la progression des images et l’évolution des conceptions sociales. Une part, il est vrai importante, de nos propos concerne l’époque médiévale. Beaucoup de médiévistes, historiens et littéraires, ont répondu favorablement à ce projet de colloque : qu’ils étudient la période du Haut Moyen Âge ou les dix siècles de cette période, ils interrogent les sources narratives, qu’elles soient littéraires ou artistiques. La variété de leurs réflexions permet de dégager les fondements solides de notre réflexion et d’envisager, à partir de ce point de repère, l’évolution des conceptions sociales sur ce sujet. Pour l’époque moderne : les sources locales, françaises voire extra-européennes sont étudiées. Autant dire que les approches sont variées et enrichissantes, permettant de faire le lien avec les périodes antérieure, postérieure, voire même entre les continents. Quant à la période contemporaine, c’est sans doute celle dans laquelle la plus grande diversité des approches apparaît : que ce soit dans les supports de réflexion, dans les dynamiques qui apparaissent ou encore les sujets traités. Cette époque extrêmement riche permettra non pas de clore notre réflexion, ce qui semblerait bien présomptueux, mais sans doute de dégager un certain nombre de pistes de réflexion en devenir. Isabelle Ortega Marc-Jean Filaire-Ramos 2 P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, 1980, p. 299.
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PREMIÈRE PARTIE Raconter le genre au Moyen Âge : la transmission d’un legs éthique
La relation à la Mère : mémoire familiale et éducation morale dans les romans arthuriens Claire Serp
Les relations familiales sont des éléments structurants dans les romans du Graal. Au hasard de leur cheminement, les héros découvrent progressivement leur propre histoire familiale. Dans un monde déserté par les pères, assassinés, « morts de duel », ou absents du récit, la figure maternelle occupe une place centrale. Au Moyen Âge, où une ligne infranchissable sépare le rôle de l’homme et celui de la femme, la question de ce que doit transmettre la figure maternelle, en l’occurrence de ce qui aurait dû être transmis, est une question cruciale. Didier Lett1, s’appuyant notamment sur le Manuel de Dhuoda, résume ainsi les trois éléments que la mère, dans la pensée médiévale, doit transmettre : l’éducation religieuse, le respect dû au père, et enfin le rappel des origines du lignage et du prestige de ses ancêtres. Lorsqu’on observe la trajectoire des principaux héros, on constate une faille originelle dans la transmission. La Veuve Dame, chez Chrétien de Troyes, cristallise, à elle seule, tous les manquements de la mère. Alors même qu’elle devrait procéder à son éducation en lui parlant de ses origines, elle le maintient dans l’ignorance totale non seulement de sa propre identité, mais également des membres constitutifs de son lignage. Régine Le Jan insiste sur le fait qu’un des rôles fondamentaux de la mère, c’est d’assurer la transmission et la « continuité de la mémoire familiale (…)2». Déroger à cette transmission, c’est perturber gravement la structure même de la logique narrative. La Veuve Dame sait qu’elle a commis une faute, et lorsque le départ de son fils semble irrémédiable, elle tente en catastrophe de l’éduquer, mais les informations qu’elle transmet sont tronquées, comme si elle ne pouvait dépasser ce manquement initial, et que l’image du père ne pouvait prendre place dans le monde qu’elle a construit pour son fils. Elle insiste sur le caractère prestigieux de son lignage, Je fui de chevaliers nee / des mellors de ceste contree. / Es Isles de mer n’ot lignage / meillor del mien an mon aage3, mais ce discours s’adresse à un adolescent qui ne connaît même pas son propre nom. Et la valeur affirmée de ce lignage n’est pas suffisante pour en permettre l’identification. Pas de nom, pas de lieu géographique, pas de mention des autres membres de la parenté, en particulier de ses oncles, qui se révèleront si importants par la suite4. La fragmentation de ce savoir, si important pour la construction identitaire, aura des conséquences tragiques. Celui qui ne sait pas encore qu’il s’appelle Perceval arrive au Château du Graal comme celui qui leanz ert estranges5, alors que justement, il n’est en rien un étranger. Dès lors, ce qui sous-tend le texte, ce ne sera pas tant le fait de savoir
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D. Lett, Les enfants au Moyen âge, Ve - XVe siècle, Hachette, Paris, 1997. R. Le Jan, Femmes, pouvoir et société dans le haut Moyen Âge, Picard, Paris, 2001, p. 21. 3 Le Conte du Graal, tome I et II, Honoré Champion, Genève, 1998, v. 421-424. 4 Lorsque son fils quitte le château familial où il était appelé le « fils de la Veuve Dame », elle tombe immédiatement morte, comme si son identité n’avait d’existence que dans la filiation elle-même, et que le départ du fils provoquait sa propre annihilation. 5 Conte du Graal, v. 6184. 2
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claire serp ce qu’est le Graal, mais plutôt de savoir cui l’an an sert6. Car c’est bien cette question qui est au centre de la scène, bien plus que la nature exacte de l’objet. Pour Philippe Ménard : « La question où il est mentionné vise à faire connaître à Perceval que le Vieux Roi est un de ses parents (…). ll fallait instruire le héros et lui faire savoir qu’il avait une famille dans ce château7»
Ce qui est reproché à Perceval, ce n’est pas tant de n’avoir pas demandé, mais bien de ne pas avoir eu la connaissance préalable de son propre lignage, connaissance qui aurait dû lui être inculquée par sa mère. Lorsque l’ermite analyse la faute de Perceval, il lui déclare que certes il ne demandas de la lance ne del graal8 mais aussi et surtout qu’il ne seüs / cui l’an an sert, fol sans eüs. Et c’est l’ermite lui-même, une figure masculine, qui l’informe de l’identité de celui à qui on fait le service de l’objet saint. De fait, le Graal devient donc l’incarnation du manquement de la mère et l’ensemble des perturbations que provoque le passage de Perceval au Château du Graal est à mettre en relation avec cette faute originelle. Ce premier passage dans la maison de son oncle, s’il a mis en évidence l’ignorance du héros, a tout de même permis d’accéder à un premier pallier de connaissance. Il aura la révélation de son nom par la médiation d’une autre femme, sa cousine, qui, elle, n’hésite pas à l’informer sur son lignage, suppléant ainsi de façon positive l’image de la mère. Cette cousine est intimement liée à la figure maternelle, puisqu’ an la meison ta mere fui / norrie avec toi grant termine / si sui ta germainne cosine / et tu es mes cosins germains9. Lorsque la Laide Demoiselle arrive à la cour d’Arthur, elle fait la liste des malheurs qui découlent du fait que Perceval n’a pas demander / por coi cele gote de sanc / saut par la pointe del fer blanc / (…) ne demandas ne anqueïs / quel riche home l’an an servoit10. C’est une sorte d’annihilation de l’homme qui va se produire : non seulement le Roi Pêcheur ne pourra plus recouvrer son statut, mais encore Dames an perdront lor mariz / (…) et puceles desconselliees / qui orfelines remandront et maint chevalier en morront11. Comme si le silence initial de la mère sur l’identité des hommes du lignage (pères et oncles) avait pour conséquence la disparition des autres hommes du récit. De fait, Perceval ne verra jamais le Roi à qui l’on fait le service du Graal, il reste une figure mystérieuse et absente, incarnation peut-être de ce père qui est, lui aussi, le grand absent du récit. Dans les Continuations, en particulier dans le Perlesvaus, la culpabilité d’avoir provoqué la mort de sa mère a totalement disparu (puisqu’elle est belle et bien vivante) et ce n’est plus Perlesvaus qui est coupable, mais son oncle. Là encore, la faute porte sur la connaissance du lignage, mais c’est le Roi qui se reproche de ne pas avoir su qu’il s’agissait de son propre neveu : A! Dieu, fait il, por coi ne le soi je donc ? Par lui sui jo cheüs en ceste langor et se je seüsse adonc que ce fust il, je fusse ore tos sains des membres et del cors 12. Perceval, bien qu’étant l’exemple le plus représentatif, n’est pas le seul à subir les conséquences de l’ignorance de son lignage. On connaît les circonstances particulières de la concep6
Conte du Graal, v. 3290.
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P. Ménard, « Graal ou lance qui saigne », dans Furent les merveilles pruvees…, Honoré Champion, Paris, 2005, p. 430.
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Conte du Graal, v. 6184. Idem, v. 3584-3587. 10 Idem, v. 4632-4637. Comment ne pas voir, dans cette lance qui saigne, une allusion au lignage ? Le père de Perceval a été blessé, de même que tous les frères de Perceval ont été tués lors d’une bataille par d’autres chevaliers. 11 Idem, v. 4654-4658. 12 Perlesvaus, p. 466. Les références au Perlesvaus renvoient à l’édition d’A. Strubel, Le Haut livre du Graal, éditions Lettres Gothiques, Le Livre de Poche, Paris, 2007. 9
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la relation à la mère : mémoire familiale et éducation morale tion d’Arthur dans le Merlin. Uther, pour respecter la promesse faite à Merlin, contraint sa femme à abandonner leur fils. Cette dernière y consent en ne posant aucune question, et en ne tentant à aucun moment de contourner la demande d’Uther13. Ce faisant elle ne permet pas qu’Arthur puisse avoir une quelconque connaissance de son appartenance familiale et abandonne son fils aux hasards de la méconnaissance de ses propres origines. Derrière cette première faute se dessine en filigrane le motif d’une faute originelle : même si elle a été trompée par Merlin et Uther, Ygerne, en ayant un enfant illégitime, lui fait courir le risque de l’inceste. En analysant les discours moraux de l’époque, Silvana Vecchio, dans Histoire des femmes en occident, montre les conséquences de l’adultère féminin sur les enfants : « tant légitimes, dépouillés de leur héritage par la présence des bâtards, qu’illégitimes, exposés par l’incertitude de leur naissance au risque de l’inceste14 ».
L’inceste, dans le roman arthurien, est la conséquence d’une double faute de la mère : la sexualité hors mariage, mais aussi et surtout le défaut d’éducation. Arthur rencontrera sa demi-sœur sans connaître leur relation de parenté et engendrera Mordred. Le fait qu’Ygerne ne connaisse pas l’identité du père d’Arthur ne change rien : car c’est bien par la mère que passe leur lien adelphique. Tout comme dans l’exemple de Perceval, la logique implacable du roman démultiplie cette faute : bien que la femme d’Antor sache que ne pas donner le sein à son fils le « desseverrai », et le « desnaturerai15 », elle faillit à son tour, et accepte de se plier à la volonté d’Uther et son fils en paiera les conséquences en devenant médisant et grossier, car il a été nourri du lait d’une femme de basse extraction. La fille d’Ygerne, comme si les fautes se déplaçaient de génération en génération sans pouvoir être effacées, sera elle aussi adultère, et cachera soigneusement à son propre fils les secrets de sa naissance. Mais il est des choses qu’on ne peut dissimuler éternellement. Et peutêtre aurait-il été préférable qu’elle explique à Mordred ses origines, car le parcours du personnage aurait probablement été très différent si les circonstances de la révélation de ses origines n’avaient pas été empreintes de violence. Durant tout le début du Lancelot, il est plutôt un bon chevalier, et personne ne semble nourrir à son encontre de griefs particuliers. Mais il bascule soudain dans l’ignominie, au point de provoquer l’effondrement du monde arthurien. Et ce changement soudain est lié au moment même où il apprend la vérité sur son lignage. Il est en compagnie de Lancelot, qui jusqu’alors semblait l’apprécier, lorsqu’un homme, dont on se sait absolument rien, s’en prend à lui avec violence : par toi sera mise a destruction la grau hautesce de la Table Reonde et par toi morra li plu preudome que je sache, qui tes peres est. Et tu morra de sa main et ainsi morra li peres par le fil er li filz par le pere16. Le jeune homme, contrairement à ce qu’aurait fait bon nombre de chevaliers, garde d’abord son calme, intimement persuadé que l’autre est fou. Il argumente de façon sensée qu’il ne peut pas tuer son père, puisque ce dernier est déjà mort. Donc si ce premier fait est impossible, tout ce qui en découle est forcément faux. Mais l’autre commence alors ses révélations : Cuides tu, fait li prodom, que li rois Loth d’Orcanie t’engendrast ausi com il fist tes autres freres ? (…) ainz t’engendra uns autres rois qui mielz vaut et qui plus fist de toutes choses que cil ne fist que tu tiens
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Dans le Perlesvaus, par exemple, lorsque Gauvain est abandonné, le vavasseur dépose une lettre avec l’enfant pour qu’il puisse un jour connaître ses origines. 14 S. Vecchio, Histoire des femmes en Occident, tome II, Plon, Paris, 2002, p. 154-155. 15 Merlin, roman du XIIIe siècle, de R. de Boron, édition critique par A. Micha, Droz, Genève, 2000, p. 250. 16 Lancelot V, p. 220. Toutes les références au Lancelot en prose renvoient à l’édition d’A. Micha, Lancelot, Roman en prose du XIIIe siècle, tomes 1 à 9, Genève, Librairie Droz, 1978 à 1982.
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claire serp a ton pere 17. Ainsi, non seulement il est un bâtard, mais il est en outre le fruit d’un inceste. Comment Mordred pourrait-il croire une chose pareille ? Persuadé que l’autre se contente de l’insulter, et qu’il ne dit que des dyablies, il le tue. Ce faisant, il respecte son rôle de chevalier, qui est de lutter contre le mal. Mais c’est cela qui, paradoxalement, scelle son destin et l’entraîne inexorablement sur la voie du mal. Si Mordred avait eu la connaissance préalable des secrets de son lignage, il n’aurait peut-être pas réagi aussi violemment, et n’aurait pas commis le crime augural. Marie-Geneviève Grossel insiste sur le caractère tragique de cette scène : « […] aucun choix, aucune liberté n’est laissé à Mordret qui ne peut voir qu’insulte gratuite dans les vociférations du vieillard ; le pire reste l’aspect totalement inéluctable d’un avenir tout tracé. Mordret ne peut que réagir avec la violence qui sera la sienne et qui marquera ainsi le début de la réalisation de la prophétie. On peut d’ailleurs appeler cela une malédiction plus qu’une prophétie18 »
Si les trois personnages dont nous avons parlé, Perceval, Arthur et Mordred ne savent rien du lignage du père, on observe tout de même que les conséquences les plus néfastes sont en relation avec la lignée de la mère : c’est par la filiation maternelle que Perceval est lié aux habitants du Château du Graal dont il provoque le malheur en se taisant. C’est par sa mère aussi qu’Arthur est lié à celle de Mordred. En effet, les mères sont les seules, dans le roman arthurien, à connaître la vérité sur le lignage, comme le souligne le titre de l’article de Jean Marie Fritz, « Les détenteurs du savoir généalogique dans le roman arthurien : Merlin, les mères et les ermites19 ». Leur faute est donc d’autant plus grave, que personne ne peut pallier leurs manquements. Les personnages de second plan sont eux aussi victimes du silence maternel. Dans le Merlin, un Juge est chargé de condamner la mère du personnage éponyme pour avoir eu des relations sexuelles hors mariage. Lorsque Merlin arrive devant lui, il lui déclare : Je sai miauz qui fu mon pere que vos ne savez qui fu le vostre, et vostre mere set miauz qui vos engendra que la moie ne sait qui m’engendra20. Le verbe savoir est essentiel, car la différence entre les deux personnages est bien la connaissance du lignage21. Comme pour Mordred, cette insinuation brutale provoque la colère du Juge, et l’amène à faire exactement ce que Merlin attendait de lui. En effet, il déclare : Se tu sez riens dire seur me mere, je la tenrai a droit22, tant l’homme est sûr de ses origines. En subordonnant son jugement à sa propre histoire, il déconstruit son identité même, identité qui était de toute façon mensongère, puisque sa mère avoue qu’il est en fait le fils d’un prêtre. La filiation elle-même est alors anéantie, car un prêtre, s’il est le Père des croyants, ne peut pas être père à proprement parler. Ainsi, le Juge ne pourra juger la mère de Merlin, du fait de sa propre méconnaissance. En lui cachant ses origines, la mère l’empêche de remplir sa fonction narrative, seul élément constitutif de son identité. Si l’ignorance des fils provoque de graves perturbations dans la logique sociale, la relation entre mère est fille est tout aussi problématique. Mais les enjeux sont totalement différents. Premier constat, l’éducation (ou plutôt le manque d’éducation) des filles est également source de perturbations, mais au contraire des hommes, elles sont généralement porteuses de la connaissance 17
Lancelot, V, p. 220. Voir le Livre du Graal, tome III, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard, Paris, 2009, note 1 p. 1544. 19 J. M. Fritz, « Les détenteurs du savoir généalogique dans le roman arthurien : Merlin, les mères et les ermites », dans L’Imaginaire de la parenté dans les romans arthuriens, XIIe-XIVe siècles, Brepols, Belgique, 2010, p.131-141. 20 Merlin, p. 66. 21 Dans le Conte du Graal se développe tout un réseau lexical autour de la notion de « savoir ». 22 Merlin, p. 67. 18
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la relation à la mère : mémoire familiale et éducation morale généalogique. Pour Silvana Vecchio, concernant les filles, la mère a pour devoir de : « préserver le corps féminin de tout contact qui entacherait sa valeur fondamentale, la chasteté. Le contrôle de la sexualité des filles apparaît comme le domaine privilégié de la pédagogie maternelle, le seul dont la mère soit réellement responsable 23»
À cela s’ajoute l’éducation morale des enfants. Mais là encore, cette transmission est problématique dans le roman arthurien. Au début du Merlin, les démons délibèrent sur les moyens de concevoir un antéchrist. Il leur faut donc une femme qui obéisse au Diable, non pour porter l’enfant, mais pour réussir à pénétrer le cercle familial. L’un des démons prend la parole, car il connaît une telle femme, et ils décident de s’attaquer à la famille « de celle femme ou dyables avoit si grant part24 ». On voit ici la gravité de la déchéance morale d’un des membres du lignage. C’est à cause de sa faiblesse que son entourage va être en proie au malheur. La mère de la demoiselle qui doit engendrer l’Antéchrist explique au démon comment « engingnier25 » son propre mari : il suffit de le mettre en colère. Après avoir ruiné le père, il étrangle le fils nouveau-né. L’homme est désespéré et se tue, cependant rien n’est dit sur les sentiments de la mère, qui est à l’origine de tous ces malheurs. : Et lors (le diable) ala a la feme par qui il ot ce gaaingnié26. La subordonnée relative montre bien que sans elle, rien de tout cela ne serait arrivé. Le démon finit par la pousser au suicide, ce qui est, dans le roman, la mort de ceux qui se sont voués au diable27. L’absence de moralité de la mère se manifeste dans l’éducation lacunaire qu’elle a donnée à ses propres filles. Blaise, un religieux, arrive et voit les trois sœurs désespérées. Elles doutent de Dieu, puisqu’elles affirment Diex nos hee, si nos sueffre ces tormenz a avoir28. La réponse de Blaise est édifiante : Vos ne dites pas bien : Diex ne het nelui. En effet, elles n’ont pas reçu une éducation religieuse convenable, et il s’emploie par la suite à combler ces lacunes. Cependant, tout cela est arrivé trop tard pour la première sœur. Le diable l’avait déjà pervertie et elle est enterrée vivante pour avoir eu des relations sexuelles en dehors des liens sacrés du mariage. Le religieux décide alors de leur enseigner sa creance et les vertus de Jhesu Crist a croire et a aimer29. Le déterminant possessif suggère qu’elles n’avaient pas reçu jusqu’alors d’éducation religieuse. L’aînée écoute avec sagesse les paroles de Blaise, mais la plus jeune a davantage envie de s’amuser, et trouve tout ce discours bien ennuyeux. On constate alors un enracinement lexical du mal : alors que la mère fait et dit ce que veut le démon, qu’elle est en son pooir et fait sa volenté 30, sa fille devient celle ou le deables estoit. La filiation avec la mère diabolique est alors pleinement justifiée, puisque la demoiselle décide de se prostituer, en se donnant à tous les hommes, pour ne pas risquer la même mort que sa sœur. L’aînée pour sa part se réfugie dans la prière, et suit pleinement les enseignements de Blaise, qui, voyant sa bonne volonté, lui déclare que si elle poursuit dans cette voie : vos serez m’amie et ma fille en Dieu31.
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S. Vecchio, Histoire des femmes… p. 166. Merlin, p. 23. 25 Idem, p. 24. 26 Idem, p. 26. 27 Le prêtre, père du juge se suicide. D. Lett explique qu’au Moyen Âge, le suicide est toujours « du côté du diable », souvent accusé de provoquer le désespoir. D. Lett, L’Enfant des Miracles, Enfance et société au Moyen âge, XIIe-XIIIe siècle, Paris, 1997, p. 129. 28 Merlin, p. 28. 29 Ibidem. 30 Idem, p. 22-23. 31 Merlin, p. 28. 24
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claire serp On assiste ainsi à un transfert de la filiation : d’une lignée féminine à une lignée masculine et d’une parenté charnelle à une parenté spirituelle. En effet, par la médiation du prêtre, incarnation d’un Père idéal, elle devient fille de l’Église, et la Mère de substitution pourra peut-être l’aider à échapper à son héritage diabolique. Mais en partie seulement. En effet, poussée par sa sœur, elle se met en colère (péché déjà commis par son père), et le diable en profite pour abuser d’elle. Blaise, lorsqu’il constate le désastre, est brutal avec elle : tu ies toute plaine de deable et deables converse encore entor toi32. Elle a succombé dès la première tentative des démons pour la déstabiliser. Mais à la différence d’avec ses sœurs, elle n’a pas commis le péché de luxure volontairement. Elle se repent immédiatement, ce que ses sœurs n’ont jamais fait. Lorsque l’enfant naît, elle demande à ce qu’il soit baptisé, et cela les sauve tous deux de la damnation. Mais Merlin est un personnage qui oscille, en fonction des textes, entre le bien et le mal absolu. Et c’est bien la mère qui semble être celle qui détermine la nature du fils. Dans le Merlin, bien qu’ambigu, le personnage éponyme est une figure positive, qui obéit à Dieu. Dans le Lancelot, Merlin est de la nature son peire dechevans et desloiaus et sot quanques cuers pooit savoir de toute perverse science33. Sa mère est une demoiselle qui décide qu’elle ne pourra jamais supporter de coucher avec un homme qu’elle aura vu. Ses propres parents, au lieu de tenter de la raisonner, la laisse dans sa folie, et si l’amoient tant com l’en doit amer son seul enfant si ne se vaudrent metre en aventure de lor enfant perdre, si s’en souffrirent et atendirent se il veissent qu’ele canjast chestui corage34. Après le décès du père, la dame tente à nouveau de marier sa fille, comme elle le devrait, mais l’autre refuse. Durant la nuit, un démon en profite pour pénétrer dans la chambre de la jeune fille, et elle se donne à lui, après avoir touché son corps et décidé qu’il était à son goût. On peut dès lors considérer que la mère n’a pas assuré la régulation de la sexualité au sein du cercle familial comme elle le devait. Mieux encore, elle ne fait apparemment aucun commentaire lorsqu’elle constate que sa fille est enceinte. La demoiselle ne fait pas baptiser son fils, ce qui montre bien qu’elle-même n’a reçu aucune éducation religieuse. Dès lors, en comparant le parcours des deux lignées féminines dans les deux romans, on comprend que ce qui détermine le personnage de Merlin, c’est sa mère, et l’éducation qu’elle même a reçue. Mais il n’est pas besoin d’intervention démoniaque pour que les mères faillissent à leur tâche. La Duchesse de Norgalles a deux filles. La première s’est déjà enfuie avec Agravain, avec qui elle a des relations amoureuses (puisqu’ils vivent ensemble) sans qu’il ne soit question de mariage. La cadette vit toujours avec ses parents, mais a juré de donner sa virginité à Gauvain, et elle a envoyé une servante pour le trouver et le ramener à elle. Lorsqu’il pénètre dans sa chambre, elle l’accueille fort bien, fermement décidée à tenir sa promesse. Durant la nuit, le père se rend compte qu’un homme est avec sa fille. Accablé de honte, il renvoie les gardes, dans l’espoir de pouvoir faire assassiner discrètement le jeune homme, ainsi personne ne saura la faute commise par sa fille. Mais c’était sans penser à sa propre femme. Il lui raconte ce qu’il vient de voir, et elle commenche trop grant doel a faire35. Son époux, ne parvenant pas à la faire taire, finit par la menacer de la tuer si elle ne se tait pas. Mais le calme obtenu est de courte durée. Alors que plusieurs chevaliers s’approchent en silence de la porte pour assassiner Gauvain, la Duchesse se met à hurler sur tous ceux qui l’entourent, avec un vocabulaire qui en dit
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Merlin, p. 41. Lancelot, VII, p. 41. Idem, VII, p. 40. Idem, VIII, p. 383.
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la relation à la mère : mémoire familiale et éducation morale long sur son manque de courtoisie : Que faites vous, fil a putain failli ? Que n’ochiés vous cel traïtor qui laiens est? Si crie comme feme desvee qui ne puet sa honte cheler. Sa honte… Car c’est bien elle qui normalement est responsable d’éviter que ce genre de chose n’arrive. Deux filles… Et toutes deux de mœurs légères. La suite est édifiante. Les parents pardonnent à leur fille, mais décident que la vraie responsable est en fait la servante qui a amené Gauvain. Ils la poursuivront, fermement décidés à la faire tuer. Dans des cas extrêmes, la mère, loin de réguler la sexualité, va jusqu’à provoquer elle-même le passage à l’acte. Alors qu’elle traverse une forêt, une Dame est arrêtée par un chevalier qui décide de l’emprisonner. Elle le supplie alors de la relâcher et lui promet de lui donner tout ce qu’il demandera. Voilà ce qu’elle offre en échange de sa propre liberté : me fist jurer tout erranment que je une moie fille qui est toute la plus bele pucele que l’en saiche en cest païs li donroie a faire ses volentez de quel ore qu’il m’en requerroit. Et je doutoie sa prison, si creantai a faire quanqu’il me conmanda36. Et parce qu’elle a peur de sa prison, elle accepte de lui livrer sa fille, sachant pertinemment que non seulement il la violera (ses volentez), mais qu’en outre il la tuera, car il a déjà assassiné sa première épouse. La demoiselle en question est désespérée de devoir se livrer à la place de sa mère, et elle ne manque d’ailleurs pas de le lui reprocher, lorsque sa mère s’étonne de la voir si malheureuse : Ne doi je mie faire grant duel, qui m’avez norrie si grant com je estoie et venue en aage de marier et a la mort m’en couvient aler sanz ce que je ne l’avoie pas deservi ni autre por moi ?37 L’emploi du verbe norrir montre que la demoiselle met directement en cause l’autre femme dans ce qu’elle a de plus maternel, à savoir la fonction nourricière. Mais cette dernière la rassure, et lui dit qu’elle ne doit pas s’inquiéter, puisqu’elle a trouvé la solution idéale… qui est de se faire la plus belle possible, de séduire Guerrehet, puis de lui demander de la défendre contre le chevalier en question. Comme on s’en doute, la demoiselle n’est en rien rassurée par ce plan, et cette mère, qui échange la virginité de sa fille contre sa liberté, puis qui lui suggère de se donner à un autre chevalier pour réparer sa faute est on ne peut plus immorale. Cette immoralité n’est d’ailleurs pas sans conséquences sur sa fille. En effet, cette dernière, après que Guerrehet l’a sauvée, refuse de se donner à lui. Par vertu ? Même pas. Elle lui explique qu’elle a déjà donné son amour à un autre chevalier, et cela bien sûr sans que sa mère ne soit au courant. Ainsi peut-on constater qu’au déterminisme social, s’ajoute un déterminisme moral. Les mauvaises mères font les mauvaises filles. Ainsi, à une époque où la parenté structure et gouverne la société, la question de ce que l’on doit (ou de ce que l’on aurait dû) transmettre à l’enfant, en fonction de son sexe, se pose avec plus d’acuité que jamais. Tandis que les hommes doivent être les successeurs de leur lignage, (et peuvent-ils l’être sans un savoir généalogique ?), les femmes, elles, doivent être les vecteurs de valeurs morales, en particuliers de la chasteté et de la fidélité, qui sont les seules garantes de la véracité du savoir transmis aux hommes. Au centre de cela se trouve la figure de la mère, qui, loin de présenter une vision idéalisée, incarne à elle seule les manquements qui feront imploser le monde arthurien. Claire Serp Docteur, rattachée au CEMM Chargée de cours à l’université de Nîmes
36 37
Lancelot, IV, p. 29. Idem, IV, p. 32.
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L’apprentissage du genre par la guerre d’après Li Livres du gouvernement des rois de Gilles de Rome Christiane Raynaud
Le De regimine principum, un des plus célèbres miroirs aux princes du Moyen Âge, est l’œuvre de Gilles de Rome, né en 12431. Entré vers 1258 chez les ermites de saint Augustin, il est envoyé faire ses études à Paris de 1260 à 1278. Disciple de Thomas d’Aquin2, partisan d’un aristotélisme chrétien3, théologien réputé4, écrivain fécond, il a acquis la confiance de Philippe III. Ce dernier, à l’instigation de sa mère Marguerite de Provence ou de Mathieu de Vendôme, abbé de Saint-Denis, bon connaisseur des milieux universitaires parisiens, le charge de la formation politique de Philippe, destiné au trône depuis la mort de son frère en 1276. Le jeune garçon voue déjà une admiration sans borne à son grand-père Louis IX. Son père, insignifiant et immature5, sans goût pour les études, manquant de culture, à l’entendement limité, mais aimant ses enfants, a eu le souci de le confier à de bons maîtres. Pour l’art équestre et le métier de chevalier, le connétable Humbert de Beaujeu6 lui sert sans doute de mentor, même si sur ce point les sources font silence7. Il bénéfice des leçons de son précepteur Guillaume d’Ercuis8, dont les connaissances juridiques sont remarquables et d’un des confesseurs de son père le dominicain frère Laurent d’Orléans, auteur de la Somme des vertus et des vices, pour sa formation religieuse et morale9. Compte tenu des enjeux, la transmission du savoir à l’héritier du 1
Né à Rome, son appartenance à la famille des Colonna ne semble pas avérée (N.-L. Perret, Les traductions françaises du De regimine principum de Gilles de Rome. Parcours matériel, culturel et intellectuel d’un discours sur l’éducation, Leyde-Boston, Brill (Education and Society in the Middle Ages and Renaissance, volume 39), p. 3 n. 6. P. Chavy, Traducteurs d’autrefois : Moyen Âge et Renaissance, dictionnaire des traducteurs et de la littérature traduite en ancien et moyen français 842-1600, Paris-Genève, 1988, t. I, p. 610 et 611). 2 Thomas d’Aquin a abordé le sujet dans le Ad Regem Chypri, une œuvre énorme qui évoque tous les aspects du pouvoir princier et a pour but le bien commun. 3 Il doit rejoindre l’Italie de 1279 à 1285 et à son retour à Paris, il effectue une rétractation. 4 Après sa rétractation, il est reçu maître en théologie. Il enseigne à l’université et devient prieur général de son ordre en1292, archevêque de Bourges en 1295. 5 Ce trait explique le choix par Louis IX et le rôle de Pierre de la Brosse, de Mathieu de Vendôme et de Simon de Nesle. 6 Humbert de Beaujeu, seigneur de Montpensier et d’Herment est connétable de France de 1260 à sa mort en 1285. 7 Il n’est pas exclu que le roi ait assuré lui-même une partie de cette formation et l’ait initié à la chasse. Le prince héritier a sans doute lu les Grandes Chroniques de France, le De Re militari de Végèce, ou sa traduction par Jean de Meung, en prose (Chavy, Traducteurs, t. II, p. 1410 à 1414) ou celle en vers de Jean Priorat sous le nom de Li Abrejance de l’ordre de chevalerie, peut-être les Stratagemata de Frontin, mais La vie de Saint Louis de Jean de Joinville (1224-1317) n’est écrite qu’après 1308. 8 Guillaume d’Ercuis (ca 1255-ca 1314), notaire royal est aumônier de Philippe III, précepteur et familier de Philippe IV. 9 Laurent d’Orléans († 1298), dominicain, confesseur de Philippe III et des enfants royaux, compose à la demande de Philippe III en 1280 cet ouvrage de théologie morale en français (X. de La Selle, Le service des âmes à la cour,
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christiane raynaud trône10 ne peut être l’affaire d’un seul, elle n’est plus collective, ce qui était déjà le cas pour Philippe III. Gilles de Rome dédie vers 1279 à son élève de onze ans, le De Regimine principum, destiné à sa formation morale et politique, un éloge du juste milieu11. En 1282, Henri de Gauchi, chanoine de Saint-Martin de Liège12, en donne pour lui la première traduction française. Cette version abrégée et simplifiée13 néglige les passages où l’auteur argumente sur un plan théorique et philosophique. Laissant de manière didactique une large place aux exemples concrets, elle est ainsi plus accessible au prince et à un public laïc14. Elle est aussi, sans doute, destinée à être lue en public15. Noëlle- Laetitia Perret en compte 36 manuscrits16, celui retenu ici17 est un des rares à porter la trace d’une lecture assidue18. L’ouvrage de Gilles de Rome joue en effet un rôle clef dans la diffusion de l’Éthique à Nicomaque, de l’Économique et de la Politique d’Aristote, il est bâti en trois parties : comment se gouverner soi-même, comment gouverner sa famille, son hôtel et comment gouverner la communauté en temps de paix et en temps de guerre. Les autorités bibliques, patristiques disparaissent au profit d’innombrables citations d’Aristote19. Dans la traduction de Gauchi, ces références sont passées sous silence ou résumées par un simple « Le Philosophe dit20 » et ne fait guère de place aux citations d’autorité comme Valère-Maxime ou Végèce21. Prenant en compte la montée de l’État monarchique, Gilles de Rome accorde au prince moult semblable à Dieu un rôle suréminent. Ainsi il n’y a plus de guerre que celle du roi. Le programme iconographique de cette traduction a retenu, dès 2006, l’attention de Madeleine Caviness, dans une contribution sur « construc-
confesseurs et aumôniers des rois de France du XIIIe au XVe siècle, Paris, École des Chartes, 1995 (Mémoires et documents de l’École des Chartes, 43), p. 153, 261-262). 10 Sur le contexte : Frédérique Lachaud et Lydwine Scordia (dir.), Le Prince au miroir de la littérature politique de l’Antiquité aux Lumières, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2007, en particulier Matthew S Kempshall, « The rhetoric of Giles of Rome’s De Regimine principum », p. 161-190. 11 Par rapport aux Miroirs des princes, l’œuvre se signale par une longueur considérable. Ce n’est plus un simple manuel mais un véritable traité doctrinal (Michel Senellart, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995, p. 180-181). 12 Perret, Les traductions…, p. 64, 65. 13 Idem, Les traductions…, p. 63. 14 Li livres du Gouvernement des Rois : A XIIIth Century French Version of Egidio Colonna’s Treatise De Regimine principum, Samuel Paul Molenaer (éd.), New York, 1899 [1966]. 15 Perret, Les traductions…, p. 63. 16 Idem, Les traductions…, p. 52 passim. 17 Sur le manuscrit New York, Pierpont Library, M 122, 1300, 1325, France, cf. Li livres du Gouvernement des Rois…, p. XXIX et Perret, Les traductions…, p. 100 et notice p. 357. Noëlle-Laetitia Perret a étudié l’éducation selon Gilles de Rome et son interprétation dans les traductions françaises du De Regimine Principum, en particulier dans celle d’Henri de Gauchi, manuscrit New York, Pierpont Library M 122 (Id., p. 222, 226, 232, passim). Il n’est pas possible dans le cadre ici imparti de la poursuivre par ce qui concerne la guerre (en particulier Livre III, 3e partie, Du gouvernement en temps de guerre). Les exemples concrets y ont nul doute une place au moins comparable. 18 Perret, Les traductions…, p. 376. 19 R. Lambertini, « Philosophus videtur tangere tres rationes. Egidio Romano lettore ed interprete della Politica nel terzo libro del De regimine principum », in Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 1990, p. 277-325 et L. Lanza, « La Politica di Aristotele e il De Regimine principum di Egidio Romano », in Medioevo e Rinascimento XV/ ns XII (2001), p. 19-75. 20 Perret, Les traductions..., p. 64. 21 Valère Maxime est cité mais le titre de son œuvre n’est pas donné (Facta et Dicta memorabilia), à la différence du Livre de Chevalerie (De Re militari) de Végèce. Sur les traductions en français de Végèce et Gilles de Rome : P. Richardot, Végèce et la culture militaire au Moyen Âge, Paris, Institut de stratégie comparée, Economica, 1998, p. 24-25, 47, 50, 81) et C. T. Allmand, The ‘De Re militari’of Vegetius ; the Reception, Transmission and Legacy of a Roman Text in the Middle Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
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l’apprentissage du genre par la guerre tion du genre et préceptes aristotéliciens autour de 1300 »22. La réflexion sur la formation du prince suppose une définition du masculin, même si la virilité est considérée comme naturelle23. La guerre est au nombre des circonstances dans lesquelles le fait d’être un homme est un critère prédominant (I). L’appropriation des valeurs du masculin s’y fait par l’intériorisation de normes, renvoie à des modèles, suppose des comportements, un statut et un rôle (II). Dans un contexte international tendu, être un prince et agir en prince ne peut se réduire à être un homme, à agir en homme, ce qui est de conséquence pour la construction du genre (III). I - La guerre n’est pas une affaire de femmes Le texte donne des femmes une description qui sert de contrepoint au portrait du bon combattant24. Il ne donne aucun modèle féminin positif et avance trois séries d’arguments25 pour les exclure des combats. 1.1 La femme a une infériorité naturelle L’affirmation apparaît à propos de la sagesse, une des quatre vertus que le prince doit avoir. L’homme est le sire naturel de la femme26, parce que communément les hommes ont plus de sens et d’entendement et la femme est rarement plus sage que l’homme. Après Aristote, il précise que le conseil de femme est de petite valeur27, comme celui de l’enfant. Il est hâtif, et l’homme ne peut en tirer profit que s’il veut agir vite, sans avoir eu le temps de réfléchir. La femme manque de raison et d’entendement parce que son corps a une mauvaise complexion et sa chair est molle. Elle est comme un homme imparfait. Plus accessible que lui à la pitié, à la miséricorde, elle a le cœur trop tendre (mol) pour supporter les choses dures. Elle craint le déshonneur, recherche la (vaine) gloire de ce monde, ce qui la rend incapable par exemple de
22 M. Caviness, « Unnatural Spectacles, Aristotelian Precepts, and the Construction of Gender around 1300 », in Susan L’Engle et Gerald Guest (dir.), Tributes to Jonathan J.G. Alexander: Making and Meaning in the Middle Ages and the Renaissance. New York, Harvey Miller Publishers, 2006, p. 215-226. 23 C. A. Lees, T. Fensler, J. A. Mc Namara (dir.), Medieval Masculinities : Regarding Men in the Middle Ages. Medieval Cultures, vol. 7, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994 ; E. Christie, « Self Mastery and Submission : Holiness and Maculinity in the lives of AngloSaxon Martyr Kings », in P. H. Cullum, K. J. Lewis (dir.), Holiness and Masculinity in the Middle Ages, Cardiff, University of Wales Press, 2004, p. 143-157 ; surtout J. Murray (dir.) Conflicted Identities and Multiple Masculinities: Men in the Medieval West, NewYork, Londres, Garland, Mediaeval case books (Book, 25), 1999 ; R. M. Karras, From Boys to Men: Formation of Masculinity in Late Medieval Europe, Phladelphia PA, University of Pennsylvania Press, 2002 en particulier chap. 5 ; A . Corbin, J.-J. Courtine, G. Vigarello (dir.), Histoire de la virilité, vol. 1, G. Vigarello (dir), L’invention de la virilité. De l’Antiquité aux Lumières, Paris, Seuil, 2011, en particulier Cl. Thomasset, Quatrième partie, Le médiéval, la force et le sang, p. 141 à 178 et G. Vigarello, Cinquième partie, Le monde moderne, la virilité absolue (XVIe-XVIIe siècle), p. 181-189: D. Lett, Hommes et femmes au Moyen Âge. Histoire du genre XIIe-XVe siècle, Paris Armand Colin, 2013 (Cursus), p. 48-50, 77-80, 140-141. 24 P. L’Hermite-Leclercq, « La femme dans le De Regimine principum de Gilles de Rome », in J. Paviot et J. Verger (dir.), Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge, Mélanges en l’honneur de Philippe Contamine, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2000 (Cultures et civilisations médiévales XXII), p. 471-479 ; Lett, Hommes et femmes..., p.140-141. 25 Dans la dernière section de son troisième livre. 26 Les références au texte sont données avec trois numéros : du livre, de la section, du chapitre. Livre II, Ire partie, chap. II, fol. 38 recto b. Par mariage elle donne tout son corps et tout son pouvoir à l’homme (Livre II, chap. VII, fol. 39 verso b). 27 Livre II, Ire partie, chap. XX, fol. 46 recto b.
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christiane raynaud garder les secrets de son mari28. Querelleuse, elle est instable, changeante et plus portée que lui sur les plaisirs du corps. L’adjectif féminin (femelin) appliqué à un homme est péjoratif. Il ne désigne pas le peureux, le lâche, mais celui qui est incapable de se contrôler au plan sexuel. Il est qualifié d’intempérant, jugé bestial, esclave de sa nature, immature et méprisable, comparé à Sardanapale29. Ce comportement est celui de nouveaux riches, le prince, plus que les autres, doit s’en garder. 1.2 L’homme agit en dehors de l’hôtel, à l’extérieur, la femme est indispensable à toute maison Chaque fois que sont énumérés ses occupants, elle est citée d’abord. La femme est à l’intérieur, car elle ne sait pas œuvrer pour toute la communauté, gouverner le peuple ni rechercher le bien commun. Toutefois compagne de l’homme30, elle n’est pas faite pour servir, mais pour porter des enfants, que son mari nourrit. Les rois et les princes ne doivent pas épouser des femmes de leur trop proche parenté, car le mariage royal est destiné à établir la paix et la concorde31. Leur femme (Henri de Gauchi n’écrit jamais la reine, la princesse, l’épouse) doit être de grand et noble lignage et avoir une multitude d’amis32, dont le nombre dissuade ceux qui voudraient s’en prendre au royaume. La richesse compte moins car le roi est riche. La future doit être belle et grande pour faire de grands enfants33. Le mariage ne doit pas être précoce pour que les enfants ne soient pas faibles. Le prince veille à ce que sa femme soit chaste, fidèle pour être sûr de sa paternité, sobre silencieuse et paisible34. Elle doit se vêtir selon son état35. La reine et ses filles ne doivent pas être oisives, aller dans les rues, avoir familiarité avec des hommes, elles doivent lire et s’instruire dans les bonnes mœurs36. 28 Les hommes ne doivent pas dire leur secret à leurs femmes, car elles ne savent pas les garder surtout si on leur interdit de les divulguer. La femme a le cœur mol par nature et quand une personne lui fait beau semblant, elle pense qu’elle est son amie et lui dit ses secrets. Comme elle désire se faire admirer, elle se vante de détenir les secrets de son mari (Livre II, Ire partie, chap. XXI, fol. 46 verso a et b). 29 L’exemple du roi Sardanapale, qui finit par en perdre la guerre, le pouvoir et la vie, est rappelé au livre I, 2e partie, chap. XVI, fol. 15 recto b, où il est décrit comme étant tout femelin et tout abandonné a luxure. Les incontinents se recrutent surtout chez les riches car ils sont acoutumés à vivre dans le plaisir, ne peuvent résister aux tentations et tout au contraire veulent y céder et ainsi sont feminins et desatemprez en delit de luxure (Livre I, 4ème partie, chap. VI, fol. 35 recto a). 30 Le mari ne doit pas quitter sa femme, même stérile, en raison de l’amour naturel qui les lie. Selon Valère Maxime pendant cent cinquante ans aucun mariage n’a été rompu à Rome (Livre II, Ire partie, chap. V, fol. 38 verso b et 39 a). Les rois et les princes doivent garder la loyauté du mariage, plus que les autres, car ils doivent être soucieux de faire ce qui est profitable au royaume (Livre II, Ire partie, chap. V et VI, fol. 39 recto b). La femme doit être chaste et fidèle. L’infidélité de la femme rend l’homme incertain de sa paternité, aussi il ne nourrit pas ses enfants comme il le devrait et ne leur donne pas d’héritage (Livre II, Ire partie, chap. VI, 39 verso a). Le mari ne doit pas traiter sa femme comme une enfant (Livre II, chap. XI, fol. 41 verso b). Celui qui la traite comme une chambrière ne respecte pas l’ordre de la nature. Il ne doit pas non plus la tenir comme une vassale mais comme une compagne (Livre II, Ire partie, chap. XII, fol. 42 recto b et 42 verso a). 31 Livre II, Ire partie, chap. VIII, fol. 40 recto a et b. 32 Livre II, Ire partie, chap. VIII, fol. 40 verso b. 33 Livre II, Ire partie chap. X, fol. 41 verso a. Le mariage ne doit pas être précoce (chap. XIII) et la conception est préférable en hiver (chap. XIV). 34 Livre II, Ire partie chap. XVI. 35 Livre II, Ire partie, chap. XVIII. 36 Livre II, Ire partie, chap. XIX, XX, XXI. Les rois et les princes doivent veiller à ce que leurs filles n’aillent pas dans les rues et ne soient pas dans la familiarité des hommes. Une femme de très haute et noble naissance ne doit pas être contrainte à filer, coudre, travailler la soie, cependant elle ne doit pas rester oisive, mais lire des livres profitables ou apprendre des sciences.
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l’apprentissage du genre par la guerre 1.3 Si la guerre n’est pas une affaire de femmes, elles peuvent, sans le vouloir, être à l’origine de la guerre Lorsque les rois et les princes luxurieux, qui s’en prennent aux femmes et aux filles de leurs sujets, suscitent la révolte du peuple37. Est aussi envisagée l’hypothèse, qu’il juge dangereuse, d’une femme ayant plusieurs maris, il y aurait aussitôt grande guerre entre chaque mari et le père, la mère, les amis de la femme, qui l’ont donnée à plusieurs hommes, tensions et discordes encore plus inacceptables pour les rois et les princes38. Enfin, en raison des sources utilisées par Gilles de Rome, l’interrogation sur la nécessité pour les femmes de faire la guerre ne peut être évitée. Pour Platon et Socrate, les femmes doivent aller à la bataille comme les hommes et on doit leur apprendre à combattre, car parmi les bêtes et les oiseaux qui vivent de rapines les femelles sont plus cruelles que les mâles. Chez les oiseaux de proie elles sont plus grandes, ont le cœur plus hardi et plus fort39. Les deux philosophes sont réfutés en trois points. Il faut au combat avoir grant avisement et grant porveance, car un petit nombre de gens sages et avisés l’emporte sur une multitude. Or les femmes ont défautes de sens et ne sont pas aussi sages et avisées que les hommes. Elles doivent d’autant moins être rangées en batailles, comme l’écrit Végèce dans son Livre de Chevalerie, que toute erreur s’y paie de la mort40. La deuxième raison est que pour aller en bataille, un grand courage et une grande hardiesse sont nécessaires, car on y risque sa vie. Si par nature chacun redoute la mort, les femmes sont plus peureuses et de petit courage en raison de leur complexion froide. D’ailleurs, avant le combat, leur compagnie est à éviter parce que même les preux tremblent quand ils voient les peureux trembler41. Troisième raison, les combattants doivent avoir de fortes épaules, des reins solides pour soutenir longuement le poids des armes et des bras forts pour frapper de grands coups. Or les femmes ont la chair molle et manquent de force42. Cependant une exception est admise. Les hommes ayant laissé leur cité pour aller à l’ost, elle est attaquée, les femmes alors la défendent43. Il n’est pas précisé si elles le font comme les hommes. II - Agir comme un homme à la guerre La guerre est une activité virile44, où il faut agir en homme, cela s’apprend. Au père revient d’inciter ses enfants à faire les œuvres de chevalerie pour le bien de la communauté. Et en cela il ne peut rien attendre ni apprendre de sa femme, car elle ne doit pas s’occuper de chevalerie45.
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Livre I, 2e partie, chap. XVI, fol. 15 recto b. Livre II, Ire partie, chap. VII, fol. 39 verso b. Livre III, Ire partie, chap. III, fol. 68 verso b. Livre III, Ire partie, chap. VII, fol. 70 verso a. Livre III, Ire partie, chap. VII, fol. 70 verso a et b. Livre III, Ire partie, chap. VII, fol. 70 verso a et b. Livre III, Ire partie, chap. X, fol. 71 verso b. Lett, Hommes et femmes…, p. 140. Livre II, Ire partie, chap. XI, fol. 42 recto a.
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christiane raynaud 2.1 L’apprentissage de la guerre requiert un mode de vie et suppose des qualités masculines L’enfant46, en âge de le faire, ne doit pas avoir de robes trop douces et trop agréables47. Car l’homme qui porte de tel vêtement est trop mou, trop féminin et volontiers disposé à la luxure et rechigne à porter les armes qui sont dures et apres, aussi ces robes ne sont-elles utilisées que le moment voulu, qui n’est pas précisé. Dès avant sept ans, l’enfant doit être habitué au froid pour sa santé et pour pouvoir porter les armes et supporter le combat, car le froid affermit les membres48. Ces précautions prises, l’apprentissage se fait en reprenant les étapes prévues par Aristote. De 7 à 14 ans, l’enfant ne doit pas entreprendre de grands travaux ni faire les œuvres de chevalerie pour que sa croissance ne soit pas interrompue49. Après 14 ans, il doit apprendre à chevaucher, à lutter et les autres techniques requises pour un chevalier afin qu’à 18 ans, il puisse supporter les travaux de chevalerie. Mais dans la 3e partie du livre III, le sujet revient, il est alors expliqué qu’à partir de 14 ans les jeunes hommes (ils ne sont donc plus des enfants) doivent être habitués à supporter les fatigues de la guerre, car on prend plus de plaisir à faire ce qu’on a appris dès sa jeunesse50 et faire campagne et bien combattre à pied ou à cheval est une forte affaire51. Le contenu de l’apprentissage est précisé. Les enfants apprennent à tirer à l’arc et à l’arbalète, à lancer des dards, à frapper de lances, à utiliser des frondes, et à frapper avec des masses plommées, c’est-à-dire une masse de bois liée à une chaîne de fer à laquelle est attachée une pièce de métal52. Ils sont habitués à monter sur des chevaux, chevaux de bois en hiver et vrais chevaux en été, dans les champs sans armes puis avec des armes, par la droite, par la gauche et de tous côtés pour pouvoir le faire facilement en bataille, l’épée au poing. Enfin, ils doivent savoir nager car il n’y a pas toujours des ponts et la profondeur des eaux n’est pas toujours connue. Cet apprentissage de la natation se place, comme à Rome, en fin de journée53. Le combattant formé peut alors être recruté par le prince. 2.2 Les critères de recrutement sont virils Si le prince doit combattre, il prend avec lui des hommes bien entraînés et expérimentés54. Les critères physiques, moraux et intellectuels sont détaillés et justifiés55. Les hommes qui ont le cœur bon et hardi et sont forz et puissants, sont aptes au combat. Quand un homme a la chair, les nerfs, les bras durs, c’est signe que son corps et ses membres sont pleins de grande force et de vertu. Et quand il a de grands pieds, de grandes épaules et de grandes jambes et qu’il est bien taillé, c’est signe qu’il est preux et hardi56. Il a aussi de bons yeux, bien ouverts, le front haut, la chair dure, les nerfs bien serrés et de bons bras bien formés et la poitrine bien taillée. 46
Richardot, Végèce…, p. 104. Livre II, 2e partie, chap. XIII, fol. 54 recto a. 48 Livre II, 2e partie, chap. XV, fol. 54 verso b, Perret, Les traductions…, p. 248. 49 Livre II, 2e partie, chap. XVI, fol 55 b. 50 Perret, Les traductions…, p. 272. 51 Livre III, 3e partie, chap.III, fol. 94 verso a. 52 Bien tirer de loin se fait à l’imitation des archers et arbalétriers de Scipion l’Africain en lutte contre Rome (Livre III, 3e partie, chap. VII, fol. 96 verso a). D’après Végèce cette forme de combat est particulièrement nécessaire pour prendre châteaux et villes. 53 Livre III, 3e partie, chap. VII, fol. 96 verso b. 54 Livre III, 3e partie, chap. III, fol. 94 verso a. 55 Richardot, Végèce…, p. 104. 56 Livre III, 3e partie, chap. III, fol. 94 verso a et b. 47
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l’apprentissage du genre par la guerre Doté d’un bon physique, le candidat est capable de supporter le poids des armes, sait être sans cesse en mouvement car, même si un archer ou un arbalétrier tient compte de la mobilité de sa cible, il est alors plus difficile à atteindre. Autre avantage, cette mobilité lui permet de mieux frapper son ennemi comme le font les combattants expérimentés. La bonne recrue ne se soucie pas de beaucoup manger et boire car dans l’ost on ne peut pas emporter une grande quantité de vivres, en raison de la place des armes. Il ne se soucie pas non plus de coucher dans un lit, car nuit et jour, il est parfois nécessaire d’être en arme. Il doit avoir aussi un caractère bien trempé. Fort de courage, il est hardi en péril de mort. Il ne craint pas l’effusion de sang car si un homme a le cuer mol et comme tout feminin, il ne sait pas répandre le sang. Surtout il doit avoir grant sens et grant avisement pour bien attaquer l’ennemi et l’emporter, aimer se couvrir d’honneur et avoir honte de fuir57. Enfin, aucun homme ne reçoit la dignité de chevalier, s’il n’a pour but le bien du royaume. Preux et hardi en bataille, au commandement du prince, il sait apaiser les discordes du peuple, combattre pour la justice et de tout son pouvoir s’opposer à ce qui peut empêcher le bien commun58. Tous ces hommes sont aussi expérimentés et leur valeur est éprouvée. Certaines professions fournissent de bons éléments. Les charpentiers ont les bras habitués à frapper, les bouchers sont accoutumés à tuer les bêtes et ne craignent pas de faire couler le sang, les veneurs sont bons combattants, car il ne faut pas moins de hardiesse pour tuer un sanglier qu’un ennemi. Par contre, sont à écarter les barbiers, les cordonniers qui ont la main légère pour tenir le rasoir ou l’aiguille, les épiciers, les oiseleurs, les poissonniers dont les métiers n’ont rien à voir avec la guerre59. D’une manière générale, dans le combat à pied les vilains sont meilleurs, car ayant une vie plus rude et habitués à porter du poids, ils sont aussi plus cruels, redoutent moins la mort et de faire couler le sang. Dans le combat à cheval, les gentilshommes l’emportent, car ils savent utiliser la force de leur monture et aiment l’honneur. Comme son sens et avisement valent mieux que la force du peuple, le gentilhomme est apte à combattre à pied et à cheval, pourvu qu’il ait préparé son corps60. 2.3 Ces recrues doivent suivre un entraînement pour pouvoir remplir leur rôle La guerre nécessite beaucoup de cauteles (ruses) et d’avisement et il est fou de mettre sa vie en péril sans avoir appris à combattre et être entraîné61. Les exercices rendent plus fort le chevalier et les mouvements modérés des membres lui donnent la santé et une bonne disposition du corps. Pour défendre le bien commun par force et en armes, il faut donc s’entraîner de plusieurs manières62. Le roi ou les maîtres de la bataille, les chevaliers doivent assembler les combattants à pied et à cheval pour les habituer à combattre ensemble et les admonester pour qu’ils viennent en ordre et tout armés comme s’ils devaient se battre. Si le maître de la bataille en repère un qui ne tient pas la ligne, il le reprend et l’exclut s’il persiste. Les hommes sont entraînés à courir et à galoper pour poursuivre les ennemis en fuite ou épier leurs faits et gestes63. Sauter permet 57 58 59 60 61 62 63
Livre III, 3e partie, chap. IV, fol. 94 verso b et 95 recto a. Livre III, 3e partie, chap. I, fol. 93 verso b. Livre III, 3e partie, chap. II, fol. 94 recto b et Richardot, Végèce…, p. 106. Livre III, 3e partie, chap. V, fol. 95 recto b, 95 verso a et 95 verso b. Livre III, 3e partie, chap. III, fol. 94 verso a. Livre II, 2e partie, chap. XVIII, fol. 56 recto b et Richardot, Végèce..., p. 109, passim. Livre III, 3e partie, chap. VI, fol. 96 recto a.
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christiane raynaud de frapper avec plus d’efficacité et de passer les fossés et les autres mauvais pas. Pour s’habituer au poids des armes, comme à Rome, ils tapent avec des massues sur des pieux et portent des écus d’un poids double de celui des écus de combat64. Dans la bataille, ils apprennent à frapper d’estoc et non de taille pour éviter de se fatiguer trop vite et l’archer à mettre le pied gauche en avant, le combattant à l’épée, le pied droit65. Tous les combattants ne sont pas logés à la même enseigne. III - À la guerre, les rois et les princes ont une virilité spécifique Le prince pour gouverner le royaume doit pratiquer toutes les vertus66 et connaître l’objectif à atteindre comme l’archer qui tire une flèche pour viser droit67. Pour le réaliser, il doit dépasser les autres par sa valeur et la dignité de sa vie68. Mais ce qui est profitable en temps de guerre ne l’est pas en temps de paix. À la différence des Romains, le prince ne doit pas chercher à avoir force de gens pour se faire obéir des nations, car si dans le premier cas il s’en trouve bien, dans le second, il nuit gravement à son peuple en ne faisant pas œuvre de justice et en n’agissant pas avec modération69. Comme les lois et les coutumes sont nécessaires à la paix, les armes sont indispensables à la guerre70. 3.1 Le prince a des aptitudes particulières qui lui permettent d’en faire le meilleur usage La guerre suppose des qualités viriles. Certaines vertus lui sont alors plus nécessaires. Être fort et très courageux est pour le prince une obligation. S’il est fort mais ne combat pas, il ne peut pas être couronné. La vertu de force lui fait mettre ses gens en guerre quand le droit est pour lui et pour défendre l’Église71, le royaume et le bien commun. Le peuple aime d’ailleurs ceux qui ont du cœur, du courage et risquent leur vie pour sa défense et la sécurité du royaume. La hardiesse du prince doit être modérée72 et la haine et la colère qui empêchent le jugement de raison sont pour lui à proscrire73. Il doit aussi prendre conseil et ne pas partir en guerre, même à bon droit, sans examiner la force et la puissance de ses adversaires, car il doit préserver la paix et la concorde avec les meilleurs et les plus forts74. Il doit donc renoncer avec humilité à ce qu’il ne peut accomplir pour ne pas détruire son peuple par orgueil75. Son courage se manifeste principalement en périls de bataille. Il doit les connaître avant de s’y lancer. Si, avec raison, il craint ce qui peut arriver au royaume, il ne doit pas trembler, avoir une peur excessive 64
Livre III, 3e partie, chap. VII, fol. 96 recto b. Livre III, 3e partie, chap. XV, fol. 101 recto a. 66 La 2e partie du livre I De la vertu leur est consacré. Sur les vertus princières cf. I. Bejczy et C. J. Nederman, Princely virtues in the Middle Ages 1200-1500, Brepols, Turnhout, 2007. Sur leur postérité à l’époque moderne (I. Cogitore et F. Goyet, Devenir roi. Essais sur la littérature adressée au prince, Grenoble Ellug, Université Stendhal, 2001, 2e partie). 67 Livre I, Ire partie, chap. IV, fol. 3 verso b et chap. VII, fol. 10 recto a ; et surtout Livre III, 2e partie, chap. VIII, fol. 79 recto a. 68 Livre I, 2e partie chap. XXVII. 69 Livre I, Ire partie, chap. X, fol. 5 verso b et fol. 6 recto a. 70 Livre III, 2e partie, chap. I, fol. 75 recto b. 71 Livre I, 2e partie, chap. XXII, fol. 19 recto a. 72 Livre I, 3e partie, chap. VI, fol. 27 verso a. 73 Livre I, 3e partie, chap. VII, fol. 28 recto b. 74 Livre III, 2e partie, chap. XVII, fol. 84 recto b, 75 Livre I, 2e partie, chap. XXVI, fol. 20 verso b. 65
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l’apprentissage du genre par la guerre et désordonnée, ne pas épargner sa vie, ni se soucier de la louange ou du blâme et déléguer les petites besognes pour ne s’occuper que des grandes76. Il doit avoir le sens de chevalerie, défini comme une manière de sens et d’avisement, car il lui appartient d’organiser ses gens et ses chevaliers77. 3.2 La place de la guerre dans l’éducation78 et la formation du prince est déterminante Le prince a l’obligation plus qu’un autre père, car c’est profitable au royaume79, de s’occuper de ses enfants, qui ont d’ailleurs plus grand sens et entendement que les autres. D’une manière générale, ses enfants doivent moins s’entraîner que les autres à des travaux du corps et les aînés, destinés à régner, moins encore80. Aristote en donne la raison, dans la Politique. L’exercice du corps et le mouvement des membres dans l’entraînement endurcissent l’homme, empêchent la soutillece de l’entendement81. Aussi ceux qui doivent gouverner les royaumes et les cités et qui doivent être plus sages, doivent être accoutumés à de moindres travaux du corps. Pour le prince plus vaut sens que ne font les armes. Au combat, il ne vaut pas plus qu’un seul homme ou moins encore. Cependant, par la raison il vaut plus que tout le peuple. Il organise les gens du peuple et peut leur faire faire de grandes choses. Pour autant le prince ne doit pas fuir les travaux du corps et l’usage des armes, à moins d’être efféminé, de ne pas oser défendre le royaume et de ne jamais vouloir prendre les armes82. Moins entraîné que d’autres, il a plus de sens que de force, connaît les faits d’armes de ses ancêtres et les hommes. De fait il ne peut plus y avoir de guerre que du roi83. 3.3 La supériorité virile du roi en guerre est écrasante Le prince en effet dirige tout84. L’office de roi est comparable à celui de l’archer, qui fait empenner la flèche, c’est-à-dire le peuple, pour atteindre la cible85. Avant les hostilités, pour sauver et garder son royaume, il fait peur à ses sujets, plus obéissants et plus unis lorsqu’ils craignent une guerre avec l’étranger86. Quant aux gens accoutumés à se battre, qui n’ont cure que de force et de courage, ils sont semblables au fer, qui s’éclaircit quand l’on s’en sert et devient noir et plein de rouille, si on ne le fait pas87. Ainsi, quand ils ne combattent plus ils ne 76
Livre I, 2e partie, chap. XXIII, fol. 19 recto a, 19 recto b. Livre III, 3e partie, chap. I, fol. 93 verso b. 78 Perret, Les traductions…, p. 328 : Un projet éducatif indissociable de l’utilitas publica. 79 Livre II, 2e partie, chap. II, fol. 47 verso b. 80 Livre II, 2e, chap. XVIII, fol. 56 recto b et 56 verso a et Perret, Les traductions…, p. 294. 81 Le terme revient en ce qui concerne le débat sur le latin et la traduction du latin vers une langue vernaculaire (C. Boucher, « De la subtilité en français : vulgarisation et savoir dans les traductions d’auctoritates des XIIIe-XIVe siècles », in The Theory and Practice of Translation in the Middle Ages (The Medieval Translator. Traduire au Moyen Âge 8), R. Voaden, R. Tixier, T. Sanchez Roura, J.R. Rytting (dir.), Turnhout, Brepols, 2003, p. 89-99, en particulier p. 91). 82 Livre II, 2e, chap. XVIII, fol. 56 verso a. 83 Livre I, 2e partie chap. VIII, fol. 10 verso a, chap. IX, fol. 11 recto a. 84 Gilles de Rome forge une théorie de la monarchie absolue, affranchie des lois positives (Senellart, Les arts de gouverner… p. 184 et 202). Pour lui le gouvernement d’un seul (ib., p. 198) se justifie car gouverner pour le roi, c’est imiter Dieu (ib., p. 200). 85 Livre III, 2e partie, chap. VIII, fol. 79 recto a et Senellart, Les arts de gouverner…, p. 190-191. 86 Porter la guerre au dehors pour maintenir la paix au-dedans est contraire à la doctrine chrétienne de la guerre juste, qui n’excuse que les guerres défensives (Senellart, Les arts de gouverner…, p. 186). 87 Livre III, 2e partie, chap. XIII, fol. 82 recto a. 77
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christiane raynaud savent pas se comporter et le prince doit toujours leur faire craindre qu’il n’y ait bataille. Il supervise le bon entraînement des troupes, auquel veille les maîtres de batailles, choisit le lieu où il installe son camp, le fait protéger de fossés et de défenses88. Au moment de la bataille il organise l’ost. Il essaie d’avoir plus de gens pour avoir la victoire, les hommes les plus entraînés et les mieux instruits et écarte ceux qui peuvent le moins souffrir la fatigue et la douleur au profit de ceux qui ont la force et la dureté du corps. Au plaisir de jouer s’opposent l’âpreté et la cruauté de la bataille, comme au mol drap de soie le fer qui est dur. Le prince repère et retient les combattants sages, avisés, bien instruits et entraînés, courageux et audacieux qui l’emportent plus facilement89. Dans la bataille, il sait où sont les chevaux, les meilleurs et les plus nombreux, les arbalétriers et les vivres. Il choisit sa position, évite d’avoir le soleil dans les yeux et la poussière contre lui, estime quel côté a le plus besoin d’aide, celui qui a les meilleures conditions pour donner la victoire90. Il établit une hiérarchie, un duc (chef ) ou prince de toute la bataille et sous lui des chevaliers et les hommes répartis en centaine et en dizaine. Il choisit un porte bannière, fort de corps, courageux, de sang-froid, prudhomme et loyal, sage et expérimenté car s’il couvre sa bannière, le peuple, se croyant sans chef, est vaincu même par un petit nombre de gens. Il choisit aussi pour maître et bailli de chaque bataille, le plus sage et le plus expérimenté. Pour les gens de pieds, les maîtres et les baillis sont forts de corps, sobres, tempérants à table et vaillants, pour la cavalerie, ils sont plus vaillants encore91. Le prince sage92 et avisé a en campagne une carte, des guides et de bons conseillers93. Il n’indique pas son trajet, envoie des espions, place les plus hardis à l’endroit le plus dangereux, se déplace toujours comme si l’ennemi était là, passe par les champs, s’il a beaucoup de cavaliers, passe par les bois et les montagnes, s’il a beaucoup de piétons94. Il ordonne ses batailles en échelles et leur fait garder cet ordre, les dispose ligne à ligne, en rond ou en fer à cheval et place en dehors des échelles des hommes preux et hardis prêts à les secourir95. Il prévoit quand l’ennemi est encerclé de lui laisser une porte de sortie et quand il doit fuir ne l’annonce pas, le fait de nuit et sans que l’armée se disperse96. Dans les opérations de siège, il choisit la manière de prendre la ville, l’endroit où il installe ses tentes et les moyens techniques utilisés dans l’assaut97. Il sait comment édifier une place forte, un château, les pourvoir de vivres et de garnisons, les défendre et les protéger des espions98. Il sait faire construire des navires, équiper les combattants embarqués, disposer sa flotte en eau profonde et placer l’ennemi contre le rivage, armer ses navires pour l’abordage y compris avec des tonneaux de chaux et de savons noirs et recruter des marins capables de percer la coque des navires ennemis sous l’eau99. 88
Livre III, 3e partie, chap. VI, fol. 95 verso b. et chap. VIII, 97 recto a, 97 recto b. Livre III, 3e partie, chap. IX, fol. 97 verso b. 90 Livre III, 3e partie, chap. IX, fol. 98 recto a. 91 Livre III, 3e partie, chap. X, fol. 98 verso b. 92 Le prince est aussi prudent (R. Lambertini, « Tra etica e politica: la prudentia del principe nel de Regimine di Edigio Romano, in Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale III, 1, (1992), p. 77-144. et M. Chopin-Pagotto, « La prudence dans les miroirs du prince, in La représentation de la prudence, Actes du colloque du CREI et de l’ARC, Université de Haute-Alsace, 5 mars 1999, Chroniques italiennes, n° 60, 4/1999, p. 93). 93 Livre III, 3e partie, chap. XI, fol. 99 recto a. 94 Livre III, 3e partie, chap. XI, fol. 99 verso a. 95 Livre III, 3e partie, chap. XII, fol. 99 verso a- 100 recto a et Richardot, Végèce…, p. 163, passim. 96 Livre III, 3e partie, chap. XV, fol. 101 recto b. 97 Livre III, 3e partie, chap. XVI, XVII, XVIII (fol 101 verso a - 103 recto a). 98 Livre III, 3e partie, chap. XIX, XX, XXI (fol. 103 recto a - fol. 105 recto a). 99 Livre III, 3e partie, chap. XXII, fol. 105 recto a, 105 recto b, 105 verso a, 105 verso b. 89
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l’apprentissage du genre par la guerre Défenseur de la paix100, le prince ordonne ses troupes pour le bien et le profit du peuple, ensemble ils auront le repos et le bonheur éternels, promis par Dieu à ses loyaux amis101. Au total, à la fin du XIIIe siècle, Gilles de Rome, suivi par son traducteur, prend en compte et conforte les progrès de l’État royal en lui apportant la caution de l’autorité par excellence dans l’université, Aristote. Le prince est désormais moins guerrier, fleur de chevalerie que roi de guerre. Il se distingue par une maîtrise de lui exceptionnelle, sa puissance, sa sagesse, sa capacité à choisir les hommes et à les commander au moment des plus grands périls. Il gouverne en souverain absolu, pour préserver le bien commun et domine par sa capacité à prévoir, entreprendre organiser. Il est ainsi pourvu d’une nouvelle forme de virilité, qui lui est spécifique pour plus de deux siècles, virilité absolue, moins de vigueur, que de contrôle, de réflexion qui devient celle de l’honnête homme et triomphe à partir du XVIe siècle.102 Christiane Raynaud Professeure d’histoire médiévale Université Aix-Marseille
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La connaissance de l’art militaire est une obligation éthique du roi, puisque de cet art dépendent la paix et toutes les autres activités (Richardot, Végèce…, p. 72 et n. 3). 101 Livre III, 3e partie, chap. XXII, fol. 106 recto a. 102 Histoire de la virilité, t. I, p. 188-189.
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Legs contraint ou affectif au Moyen Âge : comment le prénom s’inscrit dans le récit genré des lignages en Morée Isabelle Ortega
Si nommer les individus a toujours été une affaire de famille, l’évolution anthroponymique majeure, visant à doter les individus de deux noms, est intervenue en Occident à partir du XIe siècle1. Deux siècles plus tard, de l’autre côté de la Méditerranée, après la prise de Constantinople en 1204 et la fondation de l’empire latin de Constantinople, les conquérants champenois, bourguignons et italiens vont fonder une principauté et des duchés dans les ruines de l’empire byzantin : c’est-à-dire dans le Péloponnèse actuel, les Cyclades et les îles ionniennes. Or ces nobles, tels qu’ils nous apparaissent dans les sources, portent tous une dénomination binaire, reposant sur un prénom et un nom, déjà en cours en Occident. L’anthroponymie, partie de l’onomastique qui étudie les noms de personnes, a longtemps été négligée à tort, pourtant elle éclaire les rôles sociaux de chacun, notamment au sein des lignages2. En effet, quand un nom est attribué, il fournit des précisions sur les conceptions de la parenté de ceux qui le donnent. Il est dès lors important d’apprécier la part de l’individualisme et celle de la tradition lignagère dans la désignation, car en fonction du sexe de l’enfant ou de sa position dans la fratrie, ce ne sont pas les mêmes logiques qui se mettent en place dans la dévolution des prénoms. En effet, donner un prénom à un enfant revêt un tel enjeu que, pour bon nombre d’entre eux, notamment les héritiers, il n’y a pas de liberté de choix. Pour guider notre réflexion, nous pouvons compter sur les sources narratives qui rapportent les événements historiques de cette principauté qui perdure du XIIIe au XVe siècle. Que ce soit la Chronique de Morée, déclinée en plusieurs langues (française, grecque, aragonaise et italienne)3 ou encore la Cronaca dei Tocco 4 relatant l’avènement des Tocco à la tête des îles 1
M. Bourin (dir.), Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne, 5 vol., Tours, 1987-2002. On entend par lignage l’ensemble des individus descendant d’un ancêtre commun (I. Ortega, Les Lignages nobiliaires dans la Morée latine (XIIIe-XVe siècle). Permanences et mutations, Turnhout, 2012). 3 La version française est une source majeure pour les années 1095-1292 (Le Livre de la conqueste de la princée de l’Amorée, Chronique de Morée (1204-1305), Longnon J. (éd.), Paris, 1911). La variante grecque de la Chronique de Morée couvre la période allant de 1095 à 1292 et elle repose sur plusieurs manuscrits de la fin du XIVe siècle (The Chronicle of Morea, Cronikον toυ Morέwς, Schmitt J. (éd.), Londres, 1904 ; Chronique de Morée, Bouchet R. (éd.), Paris, 2005). La version italienne de la Chronique de Morée est grandement inspirée de la traduction grecque (Cronaca di Morea, dans Chroniques gréco-romanes inédites ou peu connues, Hopf C. (éd.), Berlin, 1873). La variante hispanique de la Chronique de Morée est une œuvre de compilation de la fin du XIVe siècle relatant l’histoire de la principauté durant les années 1200-1377 (Libro de los fechos et conquistas del principado de la Morea, Morel-Fatio A. (éd.), Genève, 1885). 4 Les Tocco sont une dynastie dont la fortune remonte au milieu du XIVe siècle. Les événements narrés dans cette chronique familiale datent de la fin de ce même siècle, lorsque certains lignagers deviennent comtes de Céphalonie et de Zante (TΟ ΧROΝΙKOΝ TΩΝ TΟΚKOΝ ΤHΣ ΚΕΦΑΛΛHΝΙAΣ, Cronaca dei Tocco di Cefalonia di anonimo, Schiro G. (éd.), Rome, 1975). 2
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isabelle ortega ioniennes, tous ces récits éclairent la vie quotidienne des nobles installés en Morée et, à ce titre, permettent d’étudier la dénomination. Cette dernière est investie de plusieurs missions parmi lesquelles le souci d’éviter les confusions occupe une place mineure, étant donné que le prénom renvoie à de nombreuses projections faites par les parents sur le nouveau-né : ce processus définit en quelque sorte à l’avance le rôle social du futur adulte que sa famille veut le voir jouer. Ces sources peuvent en outre permettre de reconstituer des généalogies, offrant la possibilité notamment de cerner les processus de dévolution des prénoms. Ainsi, dans quelle mesure les choix réalisés sont-ils dictés par des facteurs externes au couple parental ? Dans un cadre aussi rigide que celui du lignage au Moyen Âge, de quelle liberté peuvent disposer les parents dans le choix du prénom pour leurs enfants ? Il est vrai que la contrainte familiale s’exerce sur les choix, se conjuguant parfois à la pression liée aux legs pour finalement ne laisser qu’une étroite la place à l’affectif, c’est-à-dire la marge de liberté dont peuvent bénéficier les parents. I. La pression familiale Cet intérêt pour le domaine onomastique se retrouve dans la principauté de Morée, où les transmissions les plus usitées par les lignages nobiliaires sont celles qui concernent les grands-parents/petits-enfants et les dévolutions collatérales impliquant les oncles/tantes et neveux/nièces pour les noms masculins comme pour les noms féminins. À l’image de Geoffroy d’Aulnay l’un des barons les plus importants, qui nomme son fils comme son grand-père paternel, Vilain5. C’est la façon lignagère la plus fréquente de faire survivre les ancêtres. Il semble possible toutefois de noter des règles de dévolution se rapportant spécifiquement aux lignages d’origine française qui, à côté de cette transmission lignagère alternée, développent un autre système de père à fils. Cette pratique semble directement liée à l’importance accordée au patrimoine car, comme le prénom paternel fait partie de l’héritage, il convient de le transmettre6. Dans la famille princière, le prénom Geoffroy est porté par deux membres de la famille : c’est un symbole dynastique fort, représentant le fondateur du lignage des Villehardouin en Morée. En effet, Geoffroy Ier, qui est à l’origine de la segmentation du lignage champenois, apparaît comme le représentant des conquérants francs de cette principauté7. Peut-être ce prénom aurait-il eu une belle postérité dans la dynastie princière, mais il n’y a ensuite qu’une descendance féminine8. Les pratiques onomastiques vénitiennes dont les familles sont présentes en grand nombre dans le duché de l’archipel n’utilisent pas la transmission directe du prénom de père en fils, ce qui permet d’élaborer des hypothèses de filiation puisque la dévolution privilégiée saute une génération : le prénom de la grand-mère passe à la petite-fille et celui du grand-père à son petitfils9. Ainsi dans la dynastie des Sanudo, le prénom masculin se transmet-il du grand-père à l’aîné
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Cf. généalogie Aulnay ; Le livre de la conqueste, § 751. Cf. 2e partie « astreinte patrimoniale ». 7 Les chercheurs ont également étudié la genèse des lignages et plus précisément ce qu’ils nomment leur segmentation. Celle-ci peut résulter d’un conflit, d’une rivalité ou d’une migration, ce qui est le cas pour les nobles fondateurs de la principauté de Morée. Ainsi, la partie du lignage qui décide de s’implanter ailleurs, se réfère-t-elle non plus à l’ancêtre commun mais à l’un des ascendants vivants et, après plusieurs générations, le segment détaché peut devenir un lignage à part entière (C. Ghasarian, Introduction à l’étude de la parenté, Paris, 1996, p. 82 ; Ortega, Lignages, p. 109). 8 Cf. généalogie Villehardouin. 9 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs. Pouvoirs, société et insularités dans les Cyclades à l’époque de la domination latine (XIIIe-XVe siècle), thèse de doctorat Université Paris I, 2003, p. 838, 849. 6
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legs contraint ou affectif au moyen âge des petits-fils10. Pourtant, des évolutions poussent les lignages italiens à adopter les pratiques françaises. C’est le cas des Da Verona qui donnent le prénom Guglielmo au fils aîné de Guglielmo Ier, sans que ce choix soit lié à un décès, car Guglielmo II n’est pas un fils posthume11. Quant aux Tocco, la transmission se déroule du père au cadet : Leonardo, puis Leonardo II baptisent ainsi leurs fils12. Il semble donc qu’il y ait un rapprochement entre les deux systèmes. Une fois ce rythme des dévolutions noté dans toutes les grandes familles, il est intéressant de déterminer quelle est la latitude dont disposent les parents pour le choix des prénoms de leurs enfants. Leur liberté individuelle est en effet étroitement surveillée par la parenté, car la dévolution d’un prénom obéit à des contraintes fortes. Les désignations se font notamment en fonction d’un répertoire chrétien, et elles répondent à une volonté de l’Église. Les choix anthroponymiques associent de la sorte l’individu, sa parenté et la société, mais il est parfois difficile de faire la part entre les stocks maternel et paternel. Dans le royaume de France au XIIIe siècle, se distingue une aire septentrionale avec des prénoms dominants comme Marguerite, Isabelle (et ses dérivés Alix, Elisabeth), Agnès et Jeanne13 ; et pour les hommes les prénoms les plus répandus sont Jean, Guillaume, Pierre et Robert14. Les études historiques tendent à montrer que la modernité de la ville est sans doute incarnée par la mise au féminin des prénoms masculins15 ; orientation que l’on note également dans la principauté de Morée. Dans l’Orient latin, les récentes études ont démontré la permanence des noms. Pour les hommes et les femmes, les modes traversent la Méditerranée et on trouve les mêmes tendances16. À l’instar de l’évolution occidentale, chaque grand lignage possède un nom dynastique pour les garçons, tandis que pour les filles, il est plus facile de se livrer à des fantaisies onomastiques17. Il y a donc une concentration des prénoms qui s’opère progressivement entre Occident et Orient latin, mais qui est déjà bien établie au début du XIIIe siècle. Dans la principauté de Morée, sorte de jalon en Méditerranée entre Orient et Occident, les prédispositions par origine sont intéressantes car les lignages n’affectionnent pas les mêmes prénoms. En effet, les nobles reproduisent les tendances qui se dessinaient dans leurs régions d’origine au XIIIe siècle. C’est le cas des lignages nobiliaires d’origine française qui pérennisent les prénoms « à la mode » dans le nord du royaume de France au XIIIe siècle. Les Italiens, quant à eux, affectionnent plus particulièrement les noms religieux comme Nicolas, Jacques ou François, le nouveau saint mendiant18. Il faut reconnaître que l’Église a poussé les fidèles à choisir les noms de grands saints évangéliques ou fondateurs d’ordres religieux, permettant ainsi au baptisé d’établir un lien avec le divin lui assurant en contrepartie une protection. Alors que les lignagers d’origine française apprécient certes les noms de tradition religieuse tels que Jean, l’inclination est moins marquée que pour les Italiens, car ils entretiennent en parallèle leur penchant pour les prénoms germaniques. Ces derniers sont d’ailleurs ceux dévolus aux princes de la maison Villehardouin, comme Geoffroy ou Guillaume. Leur présence, de même
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Saint-Guillain, L’Archipel, p. 898. Ortega, Lignages, p. 463. 12 Cf. généalogie Tocco. 13 M. Bourin, P. Chareigne, « Insignis femina, virilis femina », dans Genèse médiévale…, t. II, p. 227. 14 C. Bourlet, « L’anthroponymie à Paris à la fin du XIIIe siècle d’après les rôles de la taille du règne de Philippe le Bel », dans Genèse médiévale…, op. cit., t. II, p. 13-14 ; J.-P. Sauvage, « Formes anthroponymiques féminines à Blois à travers une liste d’habitants de 1334 », dans Genèse médiévale…, op. cit., t. II, p. 55. 15 J.-P. Sauvage, « Formes anthroponymiques… », op. cit., t. II, p. 63. 16 I. Shagrir, Naming patterns in the Latin Kingdom of Jerusalem, Oxford, 2003, p. 92-96. 17 Telles que Bienvenue, Orgueilleuse, Tourtelle (M.-A. Nielen (éd.), Lignages d’outremer, Paris, 2006, p. 28-29). 18 « Nicole Sanu, le duc de Nixie », « messire Franchois de Veronne » (Livre de la conqueste, § 550, 896). 11
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isabelle ortega que celle d’Isabelle, parmi les désignations les plus attribuées n’est pas un hasard car ces souverains ont été appréciés, d’ailleurs leurs prénoms correspondent à une vogue dans les régions du nord-est français. On y retrouve ainsi « Ysabeau»19, « Jehane »20, « Margerite »21. S’il n’est pas rare de donner le nom du prince à un cadet dans un désir de protection spirituelle en vue du salut ou dans une volonté d’afficher sa vassalité, la cause réelle est difficile à déterminer22. Au XIIIe siècle, le duc de l’archipel, Marco II Sanudo, prénomme son fils aîné Guglielmo, prénom non utilisé jusqu’alors dans le lignage et qui n’est pas à l’honneur à Venise. Deux hypothèses peuvent expliquer ce choix : soit la déférence du seigneur vis-à-vis de son suzerain, le prince Guillaume de Villehardouin, auprès duquel il reçut son éducation chevaleresque, soit le choix du stock maternel, celui des dalle Carceri, lignage dans lequel le prénom est courant23. Quelle que soit la raison, la concentration des choix sur les prénoms princiers est expliquée, dans ce cas comme dans d’autres, en partie par l’attente de protection de la part du prince tutélaire24. À l’image des pratiques onomastiques en cours dans les provinces d’origine des nobles latins, les usages anthroponymiques moréotes privilégient une condensation des stocks de prénoms. Aussi bien pour les hommes que pour les femmes, un petit nombre est utilisé le plus souvent. Les prénoms, une fois choisis, marquent l’individu qui, grâce à sa désignation, est connu de tous et se place au sein de la société nobiliaire. L’importance accordée à l’attribution des prénoms reflète donc la dynamique lignagère et éclaire a posteriori l’histoire de la filiation familiale. Avec ce système anthroponymique, on arrive à un tel degré d’homonymie que la solution universellement adoptée est la même qu’en Occident : ajouter un surnom personnel, permettant au sein d’un lignage déjà marqué par un prénom dynastique, voire plusieurs, de distinguer les lignagers. Parmi ces surnoms, les plus fréquemment mentionnés dans les sources narratives sont le vieux/le jeune : « Monseignor Goffroy de Villarduin le viellart »25 « Lors parla messire Nicole de Saint Omer le veillart, lequel estoit adonc .j. des plus sages homes de Romanie »26 « […] ou siet ores le chastel de Saint Omer que le noble homme jadis, monseignor Nicole de Saint Omer le jone, le grant marescal de la princée, ferma a son temps et le nomma Saint Omer »27.
Toutefois, sous l’effet des alliances matrimoniales, de nouveaux prénoms peuvent être utilisés, et toute innovation peut mettre sur la piste d’un emprunt au stock maternel. Étant donné que l’anthroponymie est un héritage immatériel et que la dévolution d’un prénom répond à des contraintes lignagères et sociales, il est intéressant de se pencher sur le rôle joué par les lignages maternel et paternel dans cette dévolution. Les exemples de prénoms choisis dans le stock maternel ne manquent pas tout au long de la période étudiée, et quelle que soit l’origine du lignage. À commencer par le cas de la dynastie des Orsini, dans laquelle des princesses byzantines sont parvenues à introduire une influence 19
Livre de la conqueste, § 415, 785: « Madame Ysabeau, la dame de la Morée », « Princesse Ysabeau ». Idem, § 550. 21 Idem, § 584. 22 M. Bourin, « France du Midi et France du Nord : deux systèmes anthroponymiques ? », dans M. Bourin, J.-M. Martin, F. Menant (éd.), op. cit., p. 190. 23 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 180. 24 M. Bourin, « France du Midi et France du Nord… », op. cit., p. 195. 25 Livre de la conqueste, § 839. 26 Idem, § 444. 27 Idem,§ 527. Et il y a d’autres exemples : § 781, 896, 323, 445. 20
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legs contraint ou affectif au moyen âge grecque dans les dénominations puisque l’un des descendants se nomme Nicéphore. Quant aux enfants de Philippe de Toucy, ils reçoivent des prénoms inspirés des deux lignages d’ascendants : l’aîné s’appelle Narjot comme son grand-père paternel et le puîné Othon comme Othon de Roye, le père de sa mère28. Les stratégies matrimoniales ont donc des répercussions secondaires qui ne s’affichent pas immédiatement et qui concernent des répertoires onomastiques familiaux qui, loin de rester étanches, se mêlent les uns aux autres, bien que certains tentent de conserver un équilibre dans leurs choix, notamment au sein de la fratrie. L’idée générale qui ressort des généalogies, reconstituées grâce aux chroniques entre autres, est le fait que les règles de dévolution des prénoms dans la principauté de Morée sont moins strictes qu’en Occident. Les prénoms d’aïeux paternels sont amplement utilisés mais ceux des lignages maternels ne le sont pas moins. Il ne semble pas y avoir de règles trop astreignantes, car chaque couple, en fonction de la puissance de l’un ou de l’autre des lignages, fait des choix et nous avons vu que plusieurs mariages hypergamiques livrent des exemples de dévolution de prénoms pour lesquels les choix se font dans le stock maternel tout autant que paternel. Dans tous les cas, la dévolution des prénoms au sein des lignages nobiliaires n’est pas anodine, car elle relève d’une véritable stratégie tout autant que le patrimoine foncier ou symbolique auquel elle peut être liée. À l’image des provinces dont sont originaires les nobles moréotes, ce genre de pratiques se retrouve dans la principauté de Morée. II. L’astreinte patrimoniale En Morée, les premiers conquérants d’origine française portent dans leur grande majorité et conformément aux pratiques onomastiques du royaume de France au XIIIe siècle, un surnom géographique, grâce auquel il est plus aisé de connaître leurs terres patrimoniales29. Certains cependant, de plus modeste extraction, n’ont pas de terres de référence et utilisent un patronyme30. Le système binominal a donc cours en Morée où les nobles latins importent le système de dénomination utilisé dans leurs provinces d’origine. Il comporte deux éléments nettement distincts : le prénom individuel, tandis que le second est soit un nom de famille qui incarne le lignage, soit un toponyme qui représente son patrimoine31. Progressivement, la noblesse latine abandonne son nom d’origine au profit d’un nom de fief ou de baronnie. Cette naissance des noms de famille se fonde sur des bases économiques et sociales : c’est le legs patrimonial, témoignage de la permanence familiale32. Or, le fils qui hérite n’est pas seulement pourvu de biens fonciers, il obtient aussi un capital symbolique : un prénom. C’est une qualité qu’il reçoit du lignage paternel le plus souvent, mais pas toujours, au même titre la vaillance, la bravoure ou encore la témérité : autant d’attributs qui se transmettent biologiquement car le sang qualifie33. Le rapport semble évident
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J. Longnon, « Les Toucy en Orient et en Italie au XIIIe siècle », dans Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de l’Yonne, Auxerre, 1958, p. 38-39. 29 Ortega, Lignages, p. 27-65. 30 J. Longnon, Les Compagnons de Villehardouin. Recherches sur les croisés de la Quatrième croisade, Genève, 1978, p. 162. C’est le cas de Gautier de Stombe pour lequel le patronyme dans les actes latins conservés est au génitif ; ce ne doit donc pas être un nom de terre, mais bien un nom de famille 31 Chacun joue donc un rôle et aucun n’est jamais choisi au hasard. Le privilège de construction de forteresse est limité aux nobles les plus puissants et le souverain conserve un droit de regard sur les travaux. 32 R. Fossier, « L’ère féodale (XIe-XIIIe siècle) », dans A. Burguière (dir.), Histoire de la famille, t. II, p. 159-160. 33 G. Duby, « Le lignage (Xe-XIIIe siècle) », dans P. Nora (éd.), Les Lieux de mémoire, t. II, La Nation, Paris, 1986, p. 35.
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isabelle ortega entre l’anthroponymie et les pratiques successorales : par le choix de la dénomination, le lien de filiation est explicité et ainsi des droits peuvent être revendiqués. Dans la principauté de Morée, ces préoccupations se retrouvent dans les stratégies lignagères. Le seigneur transmet à son fils ses domaines patrimoniaux, ses offices, son titre et son nom : le tout permet à l’héritier d’accéder aux pouvoirs du père. C’est pour cela que les dénominations ne sont jamais le fruit du hasard et révèlent les stratégies des lignages. Il en est ainsi du fils de Filippo Ghisi, seigneur d’Amorgos et d’Anastassou, une Grecque, qui se nomme aussi Marco, comme son oncle et son arrière grand-père. C’est un prénom dynastique sensé lui donner une légitimité que d’autres lignagers lui refusent en raison de son ascendance maternelle34. Les lignages nobiliaires accordent donc une grande place à la stratégie de dévolution des prénoms qui ne laisse qu’un pâle reflet dans les généalogies, néanmoins il est possible de l’apprécier dans ses grandes lignes. Ainsi, les Autremencourt, seigneurs de Salona, utilisent-ils un prénom récurrent, Thomas, qui est directement lié au patrimoine35. Il en est de même des Toucy qui transmettent le prénom de Narjot de père en fils, puis de grand-père à petit-fils36. C’est un prénom peu répandu au XIIIe siècle en Morée qui permet de reconnaître ces seigneurs dans les actes37, car ceux-ci se le transmettent en ligne directe. Une même récurrence se retrouve chez les Brienne qui nomment tous les aînés Gautier : la répétition systématique de cette pratique, génération après génération, ne laisse pas de place au doute38 : « [ …] Si ne passa gaires de temps que la dame conchut dou conte .j. fil qui ot a nom Gautier, lequel parvint a grant honnour et a grant estat, et fu .j. des bons chevaliers dou monde et de bonne renommée »39
Ainsi, les prénoms sont-ils consciemment ou non associés à des savoirs symboliques qui se transmettent au nouveau-né. Ils ne sont pas toujours liés à un patrimoine foncier, ils peuvent l’être tout autant à une charge ou à une fonction honorifique transmise. Mais il s’agit toujours d’un pouvoir dont le prénom est dépositaire et qu’il identifie. La volonté du lignage est donc de retrouver dans l’enfant les qualités de l’éponyme, et donner le prénom d’un ancêtre prédispose le jeune enfant à perpétuer la lignée 40. Dans le cas des lignages des Le Maure et des Aulnay, le prénom caractéristique, Érard, est emporté par Agnès, dame d’Arkadia, avec son héritage dans le lignage allié. C’est une façon de perpétuer la mémoire des ancêtres et celui qui hérite de la baronnie revêt aussi un prénom considéré comme un symbole41. Le prénom Érard, étroitement lié à la baronnie d’Arkadia, se transmet ainsi grâce aux femmes pendant un siècle en passant par trois lignages (les Aulnay, Le Maure puis Laskaris). Dans un système fondé sur la primogéniture, il y a une nette différence entre les héritiers, c’est-à-dire les aînés, et les autres descendants. Les Ghisi caractérisent très distinctement la 34
Sa mère est grecque et cette union est contestée par les lignagers (G. Saint-Guillain, « Amorgos au XIVe siècle », Byzantinische Zeitschrift, Leipzig, t. 94, 2001, p. 104). 35 Cf. généalogie Autremencourt ; « Monseignor Thomas, le seignor de la Sole », Livre de la conqueste, §238. 36 Cf. généalogie Toucy. 37 J. Longnon, « Les Autremencourt, seigneurs de Salona en Grèce (1204-1311) », Bulletin de la Société Historique de Haute-Picardie, t. 15, Laon, 1937, p. 19-20. 38 Cf. généalogie Brienne. 39 Livre de la conqueste, § 499. Il en est de même pour les Chauderon qui affectionnent particulièrement le prénom Geoffroy lié à la fonction de Grand connétable et au fief d’Estamira 40 F. Zonabend, « Prénom et identité », Dupâquier J., Bideau A., Ducreux M.-E. (dir.), Le Prénom Mode et Histoire. Entretiens de Malher 1980, Paris, 1984, p. 24. 41 Cf. généalogies Aulnay, Le Maure.
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legs contraint ou affectif au moyen âge différence faite entre les prénoms au sein d’une même fratrie : sur six générations, ils parviennent à conserver une alternance parfaite entre les Bartolomeo et Giorgio qui, à tour de rôle, sont les seigneurs de Tinos et de Mykonos et qui deviennent tierciers 42. Ils expriment par là même une logique terrienne de l’anthroponymie nobiliaire car certains prénoms, plus identifiants que d’autres, sont directement liés à la terre et ils sont considérés comme faisant partie du patrimoine. Il est difficile de préciser davantage étant donné que les perturbations engendrées par les hasards démographiques viennent de temps à autre modifier cette logique, et il est difficile de les rendre dans les généalogies qui sont reconstituées et qui manquent de clarté sur ce point. Ainsi, le système lignager moréote s’inscrit dans la permanence vis-à-vis du modèle occidental et son organisation verticale fait rejaillir sur les descendants la gloire des aïeux. Toutefois il y a toujours, en dehors des héritiers, une plus grande liberté dans la prénomination, laissant la place parfois à un sentiment, un goût personnel. En effet, si quelques noms par générations concentrent la majorité des individus, il persiste en marge de ce système quelques prénoms peu portés. III. La part relative de l’affectif En ce XIIIe siècle, que l’on soit en Morée ou en Occident, la famille choisit le nom de l’enfant, soit à la naissance, soit pour le baptême et plusieurs possibilités s’offrent à elle. L’usage de quelques prénoms est sanctionné par les ancêtres et génération après génération, ils symbolisent l’affirmation de la dynastie ; toutefois, l’attrait de la nouveauté peut charmer certaines familles, notamment en ce qui concerne les dévolutions féminines. Il faut noter cependant la difficulté qui entoure une étude de la désignation féminine car les femmes sont beaucoup moins présentes dans les actes et leurs dénominations sont également peu nombreuses dans les sources narratives43 : toute réflexion les concernant se construit donc sur des effectifs restreints. En effet, un pourcentage très faible de noms féminins apparaît dans la version française de la Chronique de Morée. Sur les 1024 paragraphes de la version française, seules onze sont dénommées, dont trois appartiennent à la famille princière. Toutes les autres apparaissent, telles des ombres, mentionnées comme filles, mères, femmes d’un tel. Heureusement, nous disposons d’autres versions, d’autres chroniques, voire d’autres genres de sources pour combler quelque peu ces lacunes. En Morée, nous avons déterminé les noms dominants et une condensation du stock comparable aux pratiques occidentales, mais il convient d’évaluer la part des prénoms peu portés et celle des nouveautés. C’est dans l’intérêt de l’historien de recomposer des généalogies et de relever la fréquence des prénoms : la rareté de certains permet de la sorte d’échafauder des hypothèses de filiation. Le prénom féminin, à l’image du prénom masculin, est l’occasion de se raccrocher à un héritage ou encore à un lignage allié prestigieux. Ainsi Elena da Verona, fille de Guglielmo II, porte-t-elle le prénom de sa grand-mère paternelle issue du lignage des Montferrat44. On retrouve donc en dehors des prénoms récurrents des dénominations plus rares, tout en restant « classiques », mais il est également possible de noter quelques tendances. Pour commencer, on peut envisager la féminisation des prénoms masculins, plus ou moins rares, que l’on retrouve aussi bien dans les lignages d’origine française que dans ceux d’origine 42 43 44
Ortega, Lignages, p. 634-635. Idem, p. 556-561. Idem, p. 628-629.
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isabelle ortega italienne, à l’instar des Orsini qui présentent un cas singulier d’une Thomaïs, inspirée de Thomas45. La christianisation des prénoms féminins passe, il est vrai, par la féminisation des grands noms de saints. En effet, il est difficile de choisir un prénom qui ne soit pas dans le calendrier chrétien car donner à un nouveau baptisé un prénom païen est blâmable46. Pourtant, certains osent les nouveautés et il y a notamment un goût pour l’Antiquité qui se développe dans les pratiques onomastiques, rejoignant ainsi le domaine plus large de la culture47. Cassandre de Durnay est un cas surprenant et atypique qui témoigne pleinement de la vogue des prénoms antiques parmi les Latins de Romanie, lesquels affectionnent les œuvres concernant le cycle troyen48. Cette tendance est partagée par la noblesse d’origine italienne puisqu’un châtelain de Nauplie, au début du XVe siècle, se nomme Priam Contarini49, tandis qu’un descendant de la famille de Lagny, nommé Aegidius de Lagny, est attesté à la même période. Cette dynastie est présente depuis la conquête mais les données la concernant sont si infimes qu’il est impossible d’établir une généalogie. Une autre tendance privilégie l’inspiration vétérotestamentaire comme celle qui a guidé le choix de Manente Buondelmonti et Lapa Acciaiuoli lorsqu’ils ont nommé leur cadet Esaü50. Ce prénom, rappelant le fils d’Isaac, n’est pourtant pas dévolu à l’aîné qui conserve un référent plus classique : Francesco. Enfin, plusieurs Pétronilles apparaissent dans les lignages tant d’origine française qu’italienne, et ce nom assure le syncrétisme entre les noms chrétiens antiques (noms de martyrs) et la nouvelle génération. Les femmes peuvent en outre porter plus facilement des hypocoristiques, ces diminutifs affectueux que l’on donne dans les familles de notables en Occident tels que Marion, Jehanette, Gilète, Guillemette qui sont autant de déformations de prénoms classiques51. Cela est pourtant plus rare dans la principauté de Morée, où l’on ne note que la seule mention de Jehanette52. De façon générale, il est intéressant de noter que les parents s’accordent davantage de liberté lorsqu’il s’agit de nommer une fille, un cadet ou bien même un bâtard. En effet, si les chroniques ne multiplient pas les mentions de descendants illégitimes, nous pouvons toutefois noter la reconnaissance par Carlo Tocco de ses bâtards. Le comte de Céphalonie, duc de Leucade, a une progéniture illégitime nombreuse dont les prénoms ne ressemblent en rien à ceux de leurs contemporains : « Le premier de ceux-ci s’appelle Hercule, un homme sage, aimable, habile, ingénieux, valeureux, intrépide. Un peu petit de stature mais d’un grand esprit »53 « Le second s’appelle Torno, il est audacieux, fort … »54 « Le 3e fils s’appelle Torno, un des hommes par les plus beaux du monde, très sage, valeureux et d’une extraordinaire vigueur »55
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Ortega, Lignages, 641. J. Dupâquier, « Introduction », dans J. Dupâquier, A. Bideau, M.-E. Ducreux (éd.), Le prénom, p. 5. 47 Ortega, Lignages, p. 328-332. 48 T. Shawcross, The Chronicle of Morea, Historiography in Crusader Greece, Oxford, 2009, p. 82-83. 49 C. Ugurgieri Della Berardenga, Gli Acciaioli di Firenze nella luce dei loro tempi, Florence, 1962, p. 400. 50 Son avenir s’annonce brillant, il deviendra despote d’Épire. 51 J.-P. Sauvage, « Formes anthroponymiques… », op. cit., p. 61. L’intérêt d’une analyse approfondie serait de savoir si les diminutifs ou hypocoristiques peuvent être donnés au baptême ou encore si ces formes sont usitées à tous les âges de la vie. Mais il est difficile d’y répondre (H. Dubois, « Offensive… », op. cit., p. 101). 52 Chronique de Morée, Bouchet, p. 258. 53 Cronaca Tocco, v. 1940-1944. 54 Cronaca Tocco, v. 1945-47 55 Cronaca Tocco, v. 1950-54 46
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legs contraint ou affectif au moyen âge Les fils de Carlo Tocco sont donc appelés Ercole, Torno, Menuno et Triano56, formant de la sorte un quatuor pour le moins atypique. Ces libertés se retrouvent également dans les dénominations féminines comme pour l’une des filles de Nicolò Acciaiuoli , baron de Vostitsa et de Nivelet, qui est nommée Messina, en hommage sans doute à l’œuvre politique de son père. Tandis que l’une des filles illégitimes d’Antonio Acciaiuoli, duc d’Athènes, a un prénom auguratif, formulant une sorte de présage : Benvenuta, comme il en existe en Italie57. Ces fantaisies peuvent être des moyens indirects de dissocier les enfants naturels des enfants légitimes puisqu’elles apparaissent le plus souvent pour les dénominations de descendants jugés moins importants pour le lignage. Dans tous les cas, les dynastes moréotes n’adoptent une telle liberté que pour leurs filles ou leurs enfants illégitimes, c’est une façon comme une autre de bien différencier le sexe et le rang de succession à l’intérieur même des lignages. Ainsi, les choix faits pour la prénomination renseignent-ils sur la représentation que le lignage veut donner de lui-même. Certains n’hésitent pas à faire preuve de singularité en s’orientant vers des prénoms nouveaux ou peu usités jusqu’alors, ils suivent ainsi la tendance de fond qui se dessine dans d’autres régions occidentales, mais ils restent relativement peu nombreux, car l’essence même du lignage est de se perpétuer, au fil des générations et de veiller à la transmission de prénoms symboliques emblématiques. Conclusion Il semble donc évident que le carcan social pèse extrêmement lourd sur les dénominations, comme dans beaucoup d’autres domaines. Que ce soit la pression lignagère incitant à perpétuer le prénom d’un aïeul prestigieux ou que ce soit la volonté de transmettre un nom, patrimoine symbolique, en plus de l’héritage foncier, la part réelle laissée à la liberté de choix des parents est infime. De plus, celle-ci s’exerce plutôt pour les cadets, les filles, voire les bâtards, en aucun cas pour les héritiers, qui sont les descendants les plus attendus, les plus importants, ceux qui sont chargés du legs le plus important. Au-delà des biens matériels, l’anthroponymie intègre de la sorte la transmission dans un sens plus large pouvant comprendre un rôle politique, une situation de puissance ou encore une réputation sociale. Au XIIIe siècle en Morée, le nom s’affirme comme un bien familial et il représente ainsi une partie du patrimoine. À ce titre, il suit des règles strictes de dévolution, assouplies quelque peu pour les cadets et les filles qui participent aussi à la reconnaissance lignagère horizontale, alors que l’aîné incarne la continuité verticale58. Dans le rapport de force autour duquel nous avons construit notre intervention, entre contrainte et affectif, il est évident que c’est le premier facteur qui l’emporte au sein des lignages nobiliaires moréotes. Et il faudra attendre de nombreux siècles et la mise en place d’une cellule conjugale forte pour voir quelque peu se dissiper le spectre lignager et tout le poids qu’il exerce sur les dénominations. Isabelle Ortega Maître de conférences à l’université de Nîmes CEMM, Montpellier III
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Cf . généalogie Tocco. C. Klapisch-Zuber, « Constitution et variations temporelles des stocks de prénoms », dans J. Dupâquier, A. Bideau, M.-E. Ducreux (éd.), Le prénom, p. 38. Il en existe également dans les dynasties d’origine française, comme en témoigne Bonne de la Roche, sœur de Guy Ier, duc d’Athènes au XIIIe siècle. 58 P. Beck, « Anthroponymie et parenté », op. cit., p. 366. 57
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isabelle ortega
Généalogies
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legs contraint ou affectif au moyen âge
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isabelle ortega
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legs contraint ou affectif au moyen âge
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isabelle ortega
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legs contraint ou affectif au moyen âge
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isabelle ortega
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Le « lait de sagesse » : Les Enseignemens moraux de Christine de Pizan comme legs civique1 Ellen Thorington
Christine de Pizan (1365- v. 1431), devenue veuve à l’âge de 25 ans, explique que Fortune l’a transformée en « vray homme »2 lorsqu’elle se retrouve chef de famille, responsable de ses trois enfants, de sa mère – également veuve – et de sa nièce. Elle explique que cette transformation lui permet de trouver les ressources nécessaires (spirituelles et pratiques) pour affronter une situation financière difficile et devenir une femme de lettres. Écrivain et chef de famille par obligation, elle est partagée entre les missions qui incombent aux mères et ses nouvelles responsabilités, lesquelles sont traditionnellement dévolues aux hommes. Consciente de ses devoirs envers ses enfants, et notamment envers son fils, Jean de Castel, elle laisse un legs qui lui est particulièrement destiné. C’est un legs de sagesse sous la forme d’un recueil de conseils moraux et pratiques intitulé les Enseignemens moraux qu’elle lui dédie explicitement3. Ce recueil, un acte narratif dont il nous reste plusieurs éditions exécutées dans l’atelier de Christine sous sa propre direction, dépasse la frontière des genres, étant conforme à la fois à son statut plutôt masculin d’écrivain, et à son rôle féminin de mère. C’est ce legs et les modalités de sa transmission que nous nous proposons d’étudier. Il y a plusieurs problématiques à prendre en compte. D’abord, la nature particulière du legs, un texte, s’enracine dans une tradition sapientiale qui est à la fois celle de Salomon dans le livre des Proverbes et celle des femmes au Moyen Âge, qui sont responsables de l’éducation morale de leurs enfants dès le plus jeune âge4. Ensuite, alors que les conseils sont en forme de discours proverbial, leur message est renforcé visuellement par les emprunts à l’iconographie de la Sagesse présents dans les enluminures accompagnant le texte dans les manuscrits. En troisième lieu, il y a le problème d’une transmission à la fois privée et publique. Car, pour Christine, la transmission de sagesse se manifeste non seulement dans la relation intime entre mère et fils, mais dans une sphère plus large. Les Enseignemens nous sont parvenus dans quatre manus-
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Cet article a bénéficié des commentaires des participants du colloque et des discussions fructueuses lors de cette occasion agréable à Nîmes. Je suis particulièrement reconnaissante envers Kate Sowley pour ses suggestions lors de la rédaction de l’article. Je tiens également à remercier Lori Walters, sans qui je n’aurais jamais entrepris de travailler sur Christine. Ses remarques sur le présent article m’ont été précieuses. 2 Christine de Pizan, Le livre de la mutacion de Fortune, éd. S. Solente, Paris, 1959, v. 1361. 3 Comme le souligne C. Willard, ce legs de sagesse était le seul trésor qu’elle pouvait lui offrir, « the only real treasure she could give him », cf. C. Willard, Christine de Pizan: Her Life and Works, New York, 1984, p. 193. Cf. également, S. Delany, « “Mothers to think back through”: Who Are They/ The Ambiguous Example of Christine de Pizan », The Selected Writings of Christine de Pizan, dir. R. Blumenfeld-Kosinski, New York, 1987, p. 312-328. 4 Voir l’exemple du Liber Manualis de la carolingienne Dhuoda. Le contenu des Enseignemens est conforme à ce but pédagogique : « Le proverbe, le dicton ou le discours proverbial y sont déjà librement utilisés voire recommandés par les enseignants, et les mères de famille, premières éducatrices des enfants… ». D. Alexandre-Bidon, « Quand les maîtres parlaient par proverbes », Éducation, apprentissages, initiation au Moyen Âge : actes du premier colloque international de Montpellier, Université Paul-Valéry, Montpellier, 1991, p. 23-43, ici p. 23.
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ellen thorington crits-recueils des œuvres de Christine de Pizan, dont trois ont été présentés à des notables, tels que le duc Jean de Berry et la reine Ysabel de Bavière5 dans une période où la France traversait une crise politique. Nous examinerons donc la transmission de ce don et surtout sa transformation en document public, voire legs civique. 1. Histoire du texte Nous n’avons pas de date exacte pour la composition des Enseignemens moraux. Le premier exemplaire parvenu jusqu’à nous se trouve dans le MS Chantilly 492 ; ce dernier a probablement été commencé en 1399 et terminé en 14026. Il est généralement admis que Christine a composé les Enseignemens vers la fin de 1398, au moment où son fils, Jean de Castel, partait pour l’Angleterre dans la maison du comte de Salisbury7. Ce texte court, composé de 113 quatrains octosyllabes, est explicitement dédié à son fils dans les quatre manuscrits8. Jean de Castel est même nommé dans le manuscrit du duc Jean de Berry9. Les Enseignemens portent sur l’instruction religieuse, l’amour de Dieu, l’importance de la prudence, de l’autodiscipline, du travail, de la politesse. 2. Sources et Origines Dans leur conception, les Enseignemens moraux s’enracinent dans une tradition sapientiale qui remonte à la littérature biblique et à l’Antiquité10. Comme le note Schulze-Busacker, Christine « s’intègre volontiers dans la longue rangée d’auteurs médiévaux qui perpétuent les idées didactico-morales chères autant à la Bible qu’à l’éthique de l’Antiquité finissante »11. Il est utile de noter que cette tradition attache de l’importance à une parole féminine et privilégie les conseils d’un parent à un fils. Le premier conseil offert par le narrateur salomonique dans le livre des Proverbes en est l’illustration : audi fili mi disciplinam patris tui et ne dimittas legem matris tuae ut addatur gratia capiti tuo et torques collo tuo12
En outre, la Sagesse personnifiée est une figure centrale de l’Ancien Testament, notamment dans le livre des Proverbes où elle est représentée par une femme.
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Comme L. Walters l’a noté, c’est de cette façon que Christine écrit le nom de la Reine dans le recueil. L. Walters, « The Book as Gift of Wisdom in Le Livre du Chemin de Lonc Estude and the Queen’s Manuscript », MLA Approaches to Teaching Christine de Pizan, dir. A. Tarnowski, NY, à paraître, p. 1. 6 J. Laidlaw, « Christine de Pizan, the Earl of Salisbury and Henry IV », French Studies: A Quarterly Review, 36, 2, 1982, p. 129-143, ici p. 134 et C. Reno, « Christine de Pizan’s Enseignemens moraux: Good Advice for Several Generations », 2005, http://www.pizan.lib.ed.ac.uk/, p. 1. 7 Reno, « Enseignemens moraux... », p. 1 et 6-7 et Laidlaw, « Earl of Salisbury... », p. 133-134. 8 Cf. la table des incipits ci-dessous, p. 4. 9 Paris, BnF, fr. 836, f. 42r. 10 Au moment où cet article était en voie de publication, nous venions de découvrir le livre de B. Birk, Christine de Pizan and Biblical Wisdom : A Feminist-Theological Point of View, Milwaukee, 2005. Elle y expose l’emploi que fait Christine de la tradition sapientiale biblique dans L’EPISTRE OTHÉA, l’Advision et la Cité des Dames. Nous regrettons de ne pas le citer ici. 11 E. Schulze-Busacker, « Christine de Pizan, Les Enseignemens moraux », Plaist vos oïr bone cançon vallant ?: mélanges offerts à François Suard, dir. A. Petit, M.-M. Castellani et F. Ferrand, Lille, 1999, p. 831-844, ici p. 833. 12 Prov. 1, 8-9, cité d’après la Biblia Sacra : Iuxta Vulgatam Versionem, éd. R. Weber et R. Gryson, trad. S. Jérôme, Stuttgart, 1994.
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le « lait de sagesse » : les enseignemens moraux de christine de pizan Pour les sources immédiates des Enseignemens, Christine ne s’inspire pas directement du livre des Proverbes, mais plutôt d’une tradition sapientiale plus tardive. Elle puise surtout dans la littérature morale contemporaine associée à ce genre littéraire et emploie des sources précises : Schulze-Busacker identifie les Distiques de Caton, le Facetus en hexamètres et le Facetus en distiques comme les trois sources principales des Enseignemens13. Les Distiques de Caton contenaient des maximes à caractère moral et servaient de manuel d’instruction pour les enfants à partir du IXe siècle14 ; le Facetus était souvent associé aux Distiques et contenait un matériel similaire. Les Distiques de Caton, tout comme le livre des Proverbes, sont écrits du point de vue d’un père qui donne des conseils à son fils.15 Ainsi, en composant ses Enseignemens, Christine prend la place du père et adapte pour son propre fils une tradition d’instruction morale qui s’inspire à la fois des enseignements antiques et contemporains. On peut voir ici une fusion du rôle du père et de la mère. C’est la mère qui était au Moyen Âge responsable de l’éducation morale des jeunes enfants, et le père qui devait prendre le relais lorsque l’enfant atteignait l’âge de sept ans16. Au moment de son départ pour l’Angleterre, Jean de Castel avait douze ans. C’est alors Christine qui, par nécessité, assume les responsabilités du père à ce sujet. 3. Le legs : ce que Christine offre à son fils Ce contexte nous permet d’interpréter le thème du legs, introduit dès le premier quatrain : Filz, je n’ay mie grant tresor Pour t’enrichir pour ce très or Aucuns enseignemens notter Te vueil, si les vueilles notter (v. 1-4)17
Le thème de la sagesse comme trésor et comme substitut d’un patrimoine plus matériel remonte bien au-delà des sources du texte. Schulze-Busacker note que ce premier quatrain s’inspire directement des Distiques de Caton, et plus particulièrement de la « pratique des Disticha Catonis en apostrophant le destinataire à la manière de l’Epistola qui accompagne le texte latin »18. L’ouverture des versions françaises du Facetus évoque également le thème du
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E. Schulze-Busacker, « Enseignemens moraux... », p. 837. J. Gillingham, « From Civilitas to Civility: Codes of Manners in Medieval and Early Modern England », Transactions of the Royal Historical Society, 12, 2002, p. 267-289, ici p. 279. 15 Cf. D. Wells, « Fatherly Advice. The Precepts of ‘Gregorius’, Marke, and Gurnemanz and the School Tradition of the ‘Disticha Catonis’. With a Note on Grimmelshausen’s ‘Simplicissimus’ », Frühmittelalterliche Studien, 28, 1994, p. 296-332. Notons également avec Hazelton la relation analogue entre les préceptes des Distiques et les livres sapientiaux de la Bible. C’est pour cette raison, soutient Hazelton, que malgré ses mœurs païennes [obviously pagan morality] le Caton a été si facilement adopté comme œuvre moralisante chrétienne au Moyen Âge. Cf. R. Hazelton, « The Christianization of “Cato”: the Disticha Catonis in the Light of Late Medieval Commentaries », Mediaeval Studies, 19, 1, 1957, p. 157-173, ici p. 160 et p. 163. 16 S. Shahar, Childhood in the Middle Ages, New York, 1990, p. 113. Cf. également, D. Alexandre-Bidon and M. Closson, L’Enfant à l’ombre des cathédrales, Lyon, 1985, p. 77-79. 17 Enseignemens moraux, cités d’après Londres, BL, Harley MS 4431, f. 259v. Cf. J. Laidlaw, « Christine de Pizan: The Making of the Queen’s Manuscript (London, British Library, Harley MS 4431) », Edinburgh University Library, 2010, http://www.pizan.lib.ed.ac.uk/. 18 Schulze-Busacker, « Enseignemens moraux... », p. 833. 14
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ellen thorington trésor19. Ces sources directes s’inspirent de la tradition sapientiale païenne et ont des analogues dans la littérature biblique, notamment dans le livre des Proverbes20. Ces emprunts permettent à Christine d’évoquer sa situation personnelle tout en se déguisant derrière une convention littéraire. Ils mettent en avant l’aspect émouvant d’une veuve qui doit prendre la place du père et qui n’a d’autre trésor à offrir à son fils que sa propre sagesse. Il est difficile de lire ce passage sans penser aux circonstances éprouvantes qu’avait traversées la famille de Christine lors de la mort de son mari. Le passage cité ci-dessus évoque en filigrane le départ de Jean de Castel en 1398, événement qui est très probablement à l’origine de la composition des Enseignemens21. Dans l’Advision, Christine décrit sa réticence à laisser partir son fils. C’est le duc de Salisbury et d’autres qui ont dû la convaincre de donner à son fils sa permission22. À notre avis, le fait que la décision soit prise à contrecœur témoigne des difficultés de la famille : en de pareilles circonstances, Christine ne pouvait pas refuser à son fils une telle opportunité pour son avenir23. C’est pour cette raison que nous interprétons l’incipit et ces premiers vers comme une manière discrète de solliciter l’aide de ses patrons pour sa famille et pour son fils. Désormais, l’espoir d’une suite matérielle s’ajoute à ce legs en vers. Ainsi, à l’occasion de son départ, Christine offre à son fils une pleine mesure de sagesse. La conception des Enseignemens est clairement marquée d’un viatique dans les quatre manuscrits-recueils produits dans son atelier : Tableau 1: Table des incipits MS Chantilly 492
Folio Incipit 156v Ci commencent les notables moraulz de (christ)ine de Pizan a son filz BnF, fr. 12779 149v Cy commencent les notables moraulx de (christ)tine de pizan a son filz BnF, fr. 836 42r Les enseignemens que je (christ)i(n)e donne a Jehan de castel mon filz BL,Harley 4431 261v Ci commencent les enseignemens que (christ)ine donne à son filz L’incipit donne le sens de l’ouvrage : Christine perçoit ses enseignements comme un don maternel. La relation mère-fils est mise au premier plan, un fait souligné par les enluminures qui accompagnent le texte dans les quatre manuscrits et représentent Christine avec son fils, donnant à ce texte son côté intime. Schulze-Busacker soutient que le ton des Enseignemens est « rarement personnel ; le tutoiement est celui du maître ; les conseils s’adressent à tous les
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Schulze-Busacker, « Enseignemens moraux... », p. 834. Cf. Prov.1, 8-9, cité auparavant et Prov. 2, 1-5 où la sagesse est représentée comme un trésor. Pour le lien entre les Distiques de Caton et les livres de Sagesse biblique, cf. Hazelton, « The Christianization », p. 160 et p. 163. 21 Reno, « Enseignemens moraux... », p. 1. 22 Christine de Pizan, Le Livre de l’advision Cristine, éd. C. Reno et L. Dulac, Paris, 2001, sec. 3, 11. Cf. Laidlaw, « Earl of Salisbury... », p. 130-131. 23 Christine cherchait à assurer l’avenir de ses enfants. Elle avait accepté la dot offerte par Charles VI pour sa fille, qui entra en 1397 dans l’ordre dominicain à l’Abbaye de Poissy avec la princesse Marie (Willard Teacher 132). Pareillement, le départ de Jean en Angleterre résolvait au moins temporairement le problème de l’avenir de ce dernier. 20
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le « lait de sagesse » : les enseignemens moraux de christine de pizan états de la société »24. Néanmoins, dans le contexte de la relation filiale, le tutoiement omniprésent25, ajouté au rythme des quatrains, crée l’impression d’une lettre personnelle. Christine semble imaginer les destins possibles de son fils et lui fournit les conseils appropriés. La variété des destins que Christine envisage pour lui produit un double effet : d’une part elle élargit le public potentiel, rendant les conseils plus universels. De l’autre, sur un plan plus personnel, elle rappelle que Christine et sa famille ne connaissent que trop bien la puissance de Fortune26. Ainsi, les caprices de celle-ci permettent d’envisager un nouvel avenir avec chaque quatrain : être noble, faire le travail d’armes, devenir capitaine ou seigneur. Comme il est impossible de savoir où Fortune mènera son fils, Christine lui offre des conseils qui valent pour des circonstances très diverses. Le ton et le tutoiement du « maître » sont également ceux de la mère de famille qui utilise « [le] proverbe, le dicton ou le discours proverbial »27 pour l’éducation de ses enfants. C’est le ton du devoir ; malgré cela, nous sommes censés voir ici, à notre avis, la relation personnelle entre Christine et son fils, et l’amour qu’elle lui porte avec ce don. 4. Un legs privé devenu public En même temps, il ne s’agit pas seulement d’un don privé entre mère et fils. Pour des raisons pratiques, voire financières, ce patrimoine (comme quasiment toutes les œuvres de Christine) fait partie des œuvres copiées sous sa direction, parfois seul 28, parfois dans les manuscrits-recueils, et offert à plusieurs destinataires. Ainsi les Enseignemens, à leur origine un don privé, deviennent un document essentiellement public. Laidlaw suggère qu’il est possible qu’une copie des Enseignemens ait figuré parmi les œuvres envoyées au comte de Salisbury au moment où Jean de Castel était au service de celui-ci en Angleterre29. Comme Jean était le compagnon du fils de Salisbury, et qu’ils étaient tous deux de jeunes adolescents, Christine partage avec Salisbury et son fils la sagesse destinée à Jean, son propre fils, et ainsi contribue à l’éducation des deux garçons. De cette façon, ce legs s’étend et s’élargit, et fait des Enseignemens un bien partagé. 5. Les témoins manuscrits et le contexte manuscrit de l’œuvre Mais c’est surtout dans les manuscrits-recueils des œuvres de Christine qu’on trouve à la fois un public plus large et un contexte pour ses Enseignemens. Sur les quatre recueils contenant cette œuvre, deux appartenaient à la reine Ysabel de Bavière (MS Chantilly 49230 ; Londres,
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Schulze-Busacker, « Enseignemens moraux... », p. 835. Elle emploie le pronom sujet « tu » 51 fois ; l’adjectif possessif est également employé en maint endroit. 26 Le livre de la mutacion de Fortune, terminé en 1403 seulement quelques années après la rédaction des Enseignemens, témoigne de l’importance de la Fortune pour Christine. C’est Fortune qui l’a transformée en homme (1, 2 v. 1361) et lui a enseigné son métier d’écrivain (1, 12, v. 1478). Christine de Pizan, Fortune... 27 Alexandre-Bidon, « Quand les maîtres... », p. 23-24. 28 Les versions des Enseignemens produits dans l’atelier de Christine ont été conservées uniquement dans des manuscrits-recueils. Toutefois, il est très probable que ce texte a circulé seul, mais que ces copies n’ont pas été conservées. Cf. Laidlaw, « Earl of Salisbury... », p. 137. 29 Laidlaw, « Earl of Salisbury... », p. 137. 30 Le « recueil de la Reine » est en deux volumes (Chantilly, Bibl. du Château, 492 et 493). Nous traitons surtout du premier (Chantilly, Bibl. du Château, 492), qui contient les Enseignemens. 25
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ellen thorington BL, Harley MS 4431), un au duc Jean de Berry (Paris, BnF, fr. 83631) ; pour le dernier (Paris, BnF, fr. 12779), on ignore tout sur le propriétaire d’origine sauf peut-être le prénom Hagar32. Dans ces quatre recueils, le placement des Enseignemens offre des leçons sur la manière dont Christine conçoit son œuvre et son don de sagesse. Dans le premier manuscrit qui conserve ce texte, le MS Chantilly 492 composé entre 1399 et 140233, Christine situe les Enseignemens devant l’Oroison de Nostre Dame, suivi par les Quinze Joies Nostre Dame. Cette séquence se répète dans les quatre manuscrits du corpus, sans variation ; en outre, dans chaque cas on trouve en tête des Enseignemens et de l’Oroison deux enluminures. Elles présentent respectivement l’image de Christine et de son fils, et l’image de Christine priant ou offrant un objet écrit (un livre ou une feuille) à la Vierge et à l’Enfant34. D’abord, l’association de ces deux textes et de leurs enluminures permet de placer la relation mère-fils (Christine/Jean ; Marie/Jésus) sur le plan humain et le plan divin. Christine enrichit la notion de don introduite dans la dédicace : elle offre un patrimoine de sagesse à son fils et elle offre une prière à la Vierge et l’Enfant. Néanmoins, c’est une sorte de don circulaire car la source de toute sagesse et de tout don est incarnée dans le couple divin. Ce fait est apparent dans le texte de l’Oroison de Nostre Dame où Christine sollicite l’intervention de la Vierge pour la famille royale et, ce faisant, évoque la Vierge Marie comme source de sagesse et d’enseignement35. Ainsi, en plaçant les Enseignemens auprès des deux textes liés à la Vierge, Christine prend sa place à côté de la Vierge. En une telle compagnie, Christine élève son travail à un niveau supérieur et elle se transforme en porte-parole de la Sagesse, motif qu’elle développe progressivement dans les manuscrits du corpus. En effet, Christine devient plus clairement la voix de Sagesse et prend sur elle les qualités de cette figure allégorique. Par ce moyen, elle donne d’autant plus d’appui à ses Enseignemens en tant que legs offert pour un plus grand bien. Avant de commencer un examen plus approfondi des manuscrits, disons deux mots sur cette figure allégorique. Selon Newman, la Sagesse fait partie d’une tradition liturgique et exégétique se référant tantôt au Christ tantôt à la Vierge Marie36. Elle est associée parfois avec l’un, parfois avec l’autre, et se trouve à la frontière de l’humain et du divin, où elle permet à la fois la féminisation du Christ, et la divinisation de la Vierge37. Elle est souvent identifiée à Marie38, idée qui se développe en partie par l’image de Marie en tant que trône de la Sagesse (sedes sapientiae). Comme nous verrons, Christine appuie son propos sur cette iconographie. Les œuvres qui se situent juste avant les Enseignemens dans le corpus varient. Pour résumer brièvement : les Enseignemens sont précédés d’abord par les Epistres sur le Roman de la Rose dans le MS Chantilly 492, et le MS BnF, fr. 12779 ; ce texte cède la place au Chemin de lonc estude dans le manuscrit du duc de Berry (BnF, fr. 836). L’organisation du deuxième recueil 31 Le manuscrit du duc Jean de Berry comprend cinq volumes (Paris, BnF, fr. 835, 606, 836, 605 et 607) dont BnF, fr. 836 contient les Enseignemens. Sur l’ordre des volumes cf. J. Laidlaw, « Christine de Pizan: A Publisher’s Progress », Modern Language Review, 82, 1, 1987, p. 35-75, voir surtout p. 52-59, 70-72. 32 G. Ouy, C. Reno et I. Villela-Petit, Album Christine de Pizan, Turnhout, Belgium, 2012, p. 218. 33 Ouy et al., Album... p. 190. 34 Cf. figures 1 à 6, 9 et 10. 35 Le savoir et la sapience sont évoqués à plusieurs reprises dans cette prière. Christine demande à la Vierge de donner « scïence pour gouverner » au Dauphin et « de vraye scïence lumiere » aux enfants du roi et « Sapience » aux oncles du roi (Oroison de Nostre Dame, Londres, BL, Harley MS 4431, f. 265r-266v). 36 Cf. B. Newman, God and the Goddesses : Vision, Poetry, and Belief in the Middle Ages, Philadelphia, PA, 2002, p. 193-195. 37 Newman, God and the Goddesses... p. 193. 38 Newman, God and the Goddesses... p. 194.
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le « lait de sagesse » : les enseignemens moraux de christine de pizan de la Reine, le Harley MS 4431, marque un changement de conception et le développement de la thématique du don de sagesse39. Dans ce dernier exemple, les Enseignemens sont placés directement après l’Oroison de la Vie et Passion de Nostre Seigneur et suivis des Proverbes moraulx ; tous les deux sont ornés d’une enluminure en début du texte. 5a. MS Chantilly 492 Nous avons déjà évoqué l’exemple du MS Chantilly 492, premier manuscrit à conserver le texte des Enseignemens, en évoquant le contexte marial. Identifié par Ouy et. al. comme le « premier recueil de la Reine »40 et daté en large partie entre 1399 et 1402, ce manuscrit atteste de l’attention que portait Christine à constituer un recueil destiné à un patron et un public particulier. Si Christine choisit d’insérer les Enseignemens moraux (ici appelés les notables moraux) dans un manuscrit dédié à la reine Ysabel, c’est parce que l’œuvre se présente comme le don d’une mère à son fils ; une relation filiale d’ailleurs accentuée par les textes mariaux qui suivent. Au moment de la composition du manuscrit, Ysabel avait dix enfants, dont trois fils vivants ; le dauphin Charles, mort en 1401 à l’âge de 9 ans ; ainsi que Louis de Guyenne et Jean de Touraine, âgés de 5 et 4 ans respectivement au moment où le manuscrit fut achevé. Ysabel, tout comme Christine, avait des fils à élever et à qui donner une éducation morale. L’inclusion de l’Epistre Othea, une lettre allégorique d’instruction morale offerte par la déesse de la Prudence au jeune Hector, renforce ce thème éducatif et précède de deux œuvres les Enseignemens. On peut voir ici le germe d’un projet quasi-politique dans le genre du speculum principii qui est articulé d’une manière beaucoup plus claire dans le deuxième recueil de la Reine, le Harley MS 4431, plus de dix ans après. Rappelons que les œuvres comme celles de Christine avaient un public plus large que celui du destinataire du manuscrit. En effet, ces textes étaient lus à haute voix dans les maisons de la noblesse et de la bourgeoisie et donc étaient entendus et discutés par l’entourage de ces personnages et toutes les autres personnes qui s’y trouvaient41. En conséquence, le fait que Christine offre ses Enseignemens à la Reine permet la transmission de cette sagesse non simplement aux fils de cette dernière, mais, comme soutient Adams, d’enseigner à ceux qui écoutaient ces textes ; de leur permettre d’imaginer le rôle de la Reine et son aptitude pour ce rôle42. Comme le roi Charles VI était atteint d’une maladie mentale depuis 1392, les différentes factions avaient déjà commencé une lutte sanglante pour le pouvoir ; dès lors tout ce qui pouvait affirmer la compétence de la Reine était salutaire43. Dans les Enseignemens, donc, ce public pouvait voir le genre d’instruction qu’Ysabel offrait à ses fils, l’examiner et le discuter. En outre, la mise en valeur de la relation mère-fils dans le MS Chantilly 492 joue un rôle indispensable, car elle sert à évoquer l’origine quasi-divine de cette instruction et à la légitimer. Les enluminures au début des Enseignemens (fig. 1) et de l’Oroison de Nostre Dame (fig. 2) dans ce manuscrit soulignent ces thèmes. Le rapprochement de ces deux textes est clair dans 39 L. Walters établit de façon très convaincante que Christine conçoit le Harley MS 4331 comme un don de sagesse, préparé avec beaucoup de soin et d’amour pour la Reine-mère. Walters, « Gift of Wisdom... », p. 13. 40 O. Delsaux et al., « Le premier recueil de la Reine », Christine de Pizan et son époque : actes du colloque international du 9, 10 et 11 décembre 2011 à Amiens, dir. D. Buschinger, Médiévales 53, 2012, p. 46-55. 41 Cf. T. Adams, « Christine de Pizan, Isabeau of Bavaria, and Female Regency », French Historical Studies, 32, 1, 2009, p. 1-32, ici p. 25 et J. Coleman, Public Reading and the Reading Public in Late Medieval England and France, 1996, p. 95-97. 42 Adams, « Regency... », p. 25. 43 Adams, « Regency... », p. 25.
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ellen thorington la disposition des figures. Christine, la main gauche sur un livre, fait un geste de la main droite dans l’attitude de l’enseignement44 alors que son fils écoute avec attention ; au début de l’Oroison, Christine, à genoux, présente un livre à la Vierge et à l’Enfant Jésus ; c’est l’Enfant qui tend la main vers le livre. Ces images sont séparées par à peu près cinq folios ; mais en ce qui nous concerne nous estimons qu’il y a un effort de la part de Christine et de son peintre enlumineur d’en faire une unité. Leurs positions respectives dans le manuscrit, la première au verso, la deuxième au recto, les situent face à face, comme des serre-livres autour des Enseignemens. La couleur bleue du coussin de Christine dans la première image trouve son écho dans le livre que Christine présente dans la deuxième. La disposition des figures dans les deux images crée un chiasme visuel qui se lit de gauche à droite. Christine est le premier et le dernier élément (fig. 1 et 2), le livre – avec une reliure bleue dans les deux cas – forme le deuxième (fig. 1 et 2), et Jean de Castel (fig. 1) se met en parallèle avec la Vierge et l’Enfant (fig. 2). Voir Tableau 2 ci-dessus. Tableau 2 Chantilly, Bibl. du Château, 492, f. 156v Élément 1 Élément 2 Élément 3 Jean livre Christine
Chantilly, Bibl. du Château, 492, f. 161r Élément 3a Élément 2a Élément 1a Marie, Jésus livre Christine
De cette façon, les enluminures soulignent l’importance du lien mère-fils, et de l’intimité de ce lien, tout en invoquant l’autorité de la Vierge et de Jésus comme source de sagesse. Notons que la forme même du chiasme, le chi (l’abréviation manuscrite pour le Christ) sert à Christine à écrire son nom lui conférant une autorité venant directement du Verbe qui est le Christ45. Ce signe d’autorité, ajouté au fait que Christine semble offrir à la Vierge et à l’Enfant le livre dont elle se servait pour donner des leçons à son fils, souligne l’importance et la valeur de ses sages écrits. De cette manière Christine transforme un patrimoine privé, né d’un don intime de la mère à son fils, et le rend à la fois public et digne des jeunes princes. 5b. Paris, BnF, fr. 12779 Le deuxième manuscrit du corpus, Paris, BnF, fr. 12779, qui date de 1402-140346, est quasiment identique au MS Chantilly 492 dans l’ordre des textes. Christine conserve la désignation qu’elle a employée pour les Enseignemens dans le MS Chantilly en les nommant les « notables moraux » dans l’incipit. La composition des enluminures (fig. 3 et 4), quoique très similaire, mérite un examen car le lien entre les deux images est moins frappant et la structure chiasmique moins évidente. Le livre que Christine offre à la Vierge et à l’Enfant (fig. 4) n’est plus bleu, comme dans le MS Chantilly, mais rouge. En outre, le livre que Chris44 F. Garnier, Le language de l’image au Moyen Âge 1 : Signification et symbolique, Paris, 1982, p. 174 ; F. Garnier, Le langage de l’image au Moyen Âge 2 : grammaire des gestes, Paris, 1989, p. 354, fig. 98. 45 Cf. L. Walters, « Signatures and Anagrams in the Queen’s Manuscript (London, British Library, Harley MS 4431) », 2012, http://www.pizan.lib.ed.ac.uk/waltersanagrams.html. 46 Ouy et al., Album... p. 218. Laidlaw, « Publisher’s... », ici p. 42-43.
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le « lait de sagesse » : les enseignemens moraux de christine de pizan tine utilise pour instruire son fils (fig. 3) et le livre qu’elle offre à la Vierge (fig. 4), ne sont plus de la même taille. Ces changements rompent en partie l’unité entre les deux enluminures ; on n’a plus l’impression que Christine a pris le livre qu’elle utilisait pour donner des leçons à son fils afin de le présenter au couple divin. Pourtant, l’idée du don de l’enseignement reste présente dans les deux scènes. Pareillement, les personnages dans ces deux scènes du MS BnF, fr. 12779 se distinguent de ceux du MS Chantilly par un maintien différent. Comme le remarquent Ouy et. al., le personnage de Marie (fig. 4) ne suggère plus la Vierge d’humilité du MS Chantilly, mais évoque plutôt une Vierge en majesté : la position de la mère et de l’Enfant est plus frontale ; la Vierge porte une couronne et sa tête est ornée d’une grande auréole47. Ce développement tire la Vierge vers le divin en estompant le lien mère-fils que Christine partage avec celle-ci. Néanmoins, entre ces deux enluminures, la disposition des figures crée toujours un chiasme visuel où le personnage de Christine sert à constituer le premier et le dernier élément (fig. 3 et 4) ; le livre, malgré le changement de couleur, forme le deuxième (fig. 3 et 4) ; Jean (fig. 3), en parallèle avec la Vierge et l’Enfant (fig. 4), forme le troisième. Voir Tableau 3 ci-dessus. Tableau 3 Paris, BnF, fr. 12779, f. 149v Élément 1 Élément 2 Élément 3 Jean livre Christine
Paris, BnF, fr. 12779, f. 154r Élément 3a Élément 2a Élément 1a Marie, Jésus livre Christine
Dans les deux cas, Christine apparaît comme celle qui offre (une leçon de sagesse, le livre) à l’autre. Que le lien entre les deux scènes du MS BnF, fr. 12779 soit plus faible que dans le MS Chantilly, tient peut-être au statut du destinataire du manuscrit, bien qu’il soit difficile de tirer des conclusions sur quelqu’un dont on ignore presque tout. 5c. Paris, BnF, fr. 836 Le troisième manuscrit du corpus, le Paris, BnF, fr. 836, acquis par le duc de Berry en 1408 ou 140948, apporte des changements au contexte des Enseignemens, dans l’ordre des textes qui l’entourent, dans l’incipit, et dans les enluminures. Christine élargit son propos, développant l’idée d’un legs à la fois personnel et civique. Christine emploie le mot « enseignemens » dans l’incipit pour la première fois, soulignant de cette façon l’aspect pédagogique de son œuvre (f. 42r). C’est également le seul des quatre manuscrits-recueils contenant les Enseignemens où Christine nomme son fils. L’évocation du nom de Jean, ajouté à l’accentuation du but pédagogique, rappelle plus directement le don entre mère et fils et l’origine privée de l’œuvre. Vu la date de composition du manuscrit, nous aurions tendance à voir ici un appel de nature personnelle. Jean, qui est entré dans la maison
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Ouy et al., Album... p. 198. Cf. également L. Réau, Iconographie de l’art chrétien. Tome II, Iconographie de la Bible. II, Nouveau Testament, Paris, 1957, p. 93-94. 48 Ouy et al., Album... p. 270. Laidlaw, « Publisher’s... », p. 52-53.
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ellen thorington de Bourgogne en 1403 après son retour d’Angleterre, est devenu secrétaire du roi en 140949. Selon Laidlaw, le manuscrit était d’abord destiné au duc Louis d’Orléans50, déjà sollicité par Christine au sujet de son fils51. Ouy et. al. soutiennent que le manuscrit « était en chantier » au moment de la mort du duc en Novembre 140752. Il semble très plausible que Christine nomme son fils dans l’incipit pour le recommander au duc d’Orléans ou au duc Jean de Berry, qui acquiert le manuscrit en 1408-1409 après la mort du premier destinataire. Nous avons vu que Christine concevait sans doute son enseignement comme le seul patrimoine qu’elle pouvait fournir à son fils. Le fait de le nommer est peut-être un moyen d’ouvrir la voie vers des suites plus concrètes, voire un legs matériel pour le début de sa vie d’homme. Comme Jean devient secrétaire du roi en 1409, il se peut que Christine le considère comme établi dans la vie. En effet, elle l’évoque simplement comme son « filz » dans l’incipit des Enseignemens du Harley MS 4431, qui date de 1413-141453. Tandis que les ajouts à l’incipit influent sur le legs que Christine offre à son fils, le choix des œuvres entourant les Enseignemens lui permettent d’élargir sur son propos politique. En effet, les textes se lisent comme une séquence. Dans les manuscrits antérieurs, le débat sur le Roman de la Rose précédait les Enseignemens : Christine le remplace ici par le Chemin de lonc estude. À la fin de ce poème allégorique, le personnage de Christine, guidée par la Sybille de Cumes54, arrive à la cour de Raison où elle assiste au débat sur le moyen de rétablir l’ordre dans le monde. Ayant transcrit le débat, elle est chargée par Raison de le soumettre aux princes français et de leur demander de juger entre noblesse, sagesse, chevalerie, et richesse pour savoir laquelle de ces qualités est digne de gouverner le monde. Le poème se termine avec le réveil du personnage de Christine et ne donne pas de réponse directe à la question : le lecteur ne sait pas le résultat du jugement demandé par Raison. Il nous semble que les Enseignemens qui suivent immédiatement le Chemin de lonc estude en constituent une. Ils se transforment ainsi en une voie de sagesse qui mène directement à la Vierge de l’Oroison de Nostre Dame. L’enluminure placée au début de la prière (fig. 6) montre la Vierge en majesté avec les attributs du trône de la Sagesse. De cette façon, Christine propose aux princes français, destinataires de ce manuscrit55, un enseignement autorisé par Raison d’un côté et par la Vierge de l’autre56. 49
C. Willard, « Christine de Pizan as Teacher », Romance Languages Annual, 3, 1992, p. 132-136, ici p. 132. Cf. également Reno, « Enseignemens moraux... », p. 6-7. 50 Laidlaw, « Publisher’s... », p. 52. 51 La ballade XXII (Autres ballades) lui est adressée. Elle se trouve également dans le manuscrit du duc de Berry (Paris, BnF, fr. 835) et le Harley MS 4431. Selon Willard, cette ballade aurait été écrite après le retour de Jean en France vers 1401-1402, avant qu’il ne trouve une place à la cour du duc de Bourgogne en 1403. Pour la ballade, cf. M. Roy, éd., Œuvres poétiques de Christine de Pisan, Société des anciens textes français, New York, 1965, T. 1, p. 232-233. Cf. Willard, « Christine de Pizan as Teacher », p. 132. Cf. également C. Willard, « Christine de Pizan on the Art of Warfare », Christine de Pizan and the Categories of Difference, dir. M. Desmond, Medieval Cultures 14, Minneapolis, MN, 1998, p. 3-15, ici p. 5 et Laidlaw, « Earl of Salisbury... », p. 130-131. 52 Ouy et al., Album... p. 270. 53 Cf. Ouy et al., Album... p. 319 et J. Laidlaw, « The Date of the Queen’s MS (London, British Library, Harley MS 4431) », 2005, http://www.pizan.lib.ed.ac.uk/harley4431date.pdf, 54 Comme nous le fait remarquer Walters, Christine insiste sur le fait que les Sibylles ont prédit l’avènement du Christ (v. 529-530), pour autoriser sa vision. Christine de Pizan, Le chemin de longue étude, éd. A. Tarnowski, Paris, 2000. Cf. Walters, « Gift of Wisdom... », p. 9. 55 Comme le note Laidlaw, ce manuscrit était à l’origine très probablement destiné au duc Louis d’Orléans. Ouy et al. estiment qu’il « était en chantier lors de la mort de celui-ci » en 1407. C’est le duc Jean de Berry qui l’acquiert en 1408-1409. Laidlaw, « Publisher’s... », p. 52. Ouy et al., Album... p. 270. 56 Notons avec Walters qu’à son départ, le personnage de Christine remercie Raison : « Et la merciay humblement / De ces dons, non d’un seulement, / Mais de plusieurs… » (v. 6379-6381). De cette manière, Christine [implies] that
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le « lait de sagesse » : les enseignemens moraux de christine de pizan L’association entre les deux enluminures situées au début des Enseignemens (fig. 5) et de l’Oroison de Nostre Dame (fig. 6), souligne à la fois la notion du legs privé et du legs civique. Elle est développée davantage : l’arrière-plan architectural dans la première image (fig. 5) trouve son écho dans le baldaquin au-dessus de la Vierge (fig. 6). Le rouge de la reliure du livre de Christine et des habits de son fils (fig. 5) est repris dans le siège de la Vierge (fig. 6). Cette couleur, souvent associée à la Passion57, rappelle le lien entre la sagesse (le Verbe) et le mystère de son incarnation dans la Vierge et l’Enfant Jésus. Les habits rouges servent aussi à identifier Jean comme destinataire de cet enseignement (fig. 5). Le thème mère-fils est répété, même si Christine se trouve maintenant à gauche de la Vierge (fig. 6) par rapport aux représentations antérieures où elle était à droite. Ce changement, ainsi que l’absence du document écrit dans la deuxième image (fig. 6), rend la structure chiasmique moins évidente ; néanmoins elle existe encore, quoique sous une forme simplifiée. Christine et son livre (fig. 5) et la Vierge et l’Enfant58 (fig. 6) forment le premier élément ; Jean de Castel (fig. 5) et la mini-Christine (fig. 6) en constituent le deuxième. Voir Tableau 4 ci-dessus : Tableau 4 Paris, BnF, fr. 836, f. 42r Paris, BnF, fr. 836, f. 45v Élément 1 Élément 2 Élément 2a Élément 1a Jean mini-Christine† Christine, livre Marie, Jésus† †La représentation de ces figures dans la table ne représente ni leur taille, ni la perspective de l’image. Dans la deuxième enluminure, donc, nous pouvons voir Christine comme l’enfant métaphorique de la Vierge. De cette manière, ces deux enluminures accentuent le thème de la filiation, mais l’universalisent : Marie est la mère de tous59. Le fait que l’Enfant Jésus tient le globe autorise cette lecture, et représente également une sorte de dernier mot dans la séquence des trois textes déjà exposée60. La réponse au débat qui fait le sujet du Chemin de lonc estude se trouve dans la sagesse des Enseignemens, don de Christine à son fils et au Royaume de France. Ces leçons mènent à la Vierge et à la sagesse divine. C’est le choix que devraient faire les princes de France car seule Sagesse est digne de gouverner le monde. Il n’y a qu’elle qui puisse mettre fin à l’état de guerre et à la crise politique évoqués par Christine dans le Chemin de lonc estude.
the gifts he received form Reason extended beyond simple approbation of her document to include all the gifts of greater learning and increased wisdom the protagonist acquired on her journey. Walters, « Gift of Wisdom... », p. 5; Christine de Pizan, Le Chemin... 57 Cf. M. Pastoureau, Blue : the History of a Color, 2001, p. 37. 58 Il est possible que l’absence d’un document écrit dans la deuxième enluminure soit remplacée par le Christ, c’està-dire par le Verbe. 59 Christine fait le lien entre la mère de Dieu et la reine dans l’Epistre à la Reine qui se trouve dans le MS Chantilly 492-93. Tout comme Marie est la mère de tous les croyants, la reine doit être la « conforteresse » et « avocate » de son peuple (MS BnF, fr. 605, f. 1r). Cet épître devait apparaître également dans le MS Harley 4431 (on en voit les traces), mais a été supprimé. Laidlaw, « The Date of…», p. 2 et A. Kennedy, « Editing Christine de Pizan’s ‘Epistre à la reine’ », The Editor and the Text, dir. P. Bennett et G. Runnals, Rennes, 1990, p. 70-82, ici p. 78-79. 60 C’est le seul manuscrit des quatre où ces deux enluminures ne se trouvent pas face à face autour des Enseignemens. Ici, la première enluminure est au recto (f. 42r) et la deuxième au verso (f. 45v), or nous ne voyons plus l’effet serre-livres qui aide à les lier ailleurs.
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ellen thorington 5d. Londres, BL, Harley MS 4431 Londres, BL, Harley MS 4431 est le dernier manuscrit-recueil à sortir de l’atelier de Christine. Elle le présente à la Reine en 1414, très probablement pour le jour de l’an61. Les Enseignemens se trouvent dans un ensemble de quatre textes courts, l’Oroison de la Vie et Passion de Nostre Seigneur, les Proverbes moraulx, les Enseignemens, et l’Oroison de Nostre Dame. Leur importance est soulignée par le fait que chaque texte en est orné d’une enluminure (fig. 7 à 10). La mise en valeur de ces quatre textes est d’autant plus visible que ni les 36 folios qui précèdent ces textes, ni les 25 folios qui les suivent, ne portent d’enluminure. Sur les 132 enluminures contenues dans le manuscrit, 101 ornent l’Epistre Othea et huit le Chemin de lonc estude. La concentration de miniatures introduisant chacun de ces quatre textes courts est donc tout à fait exceptionnelle. De manière analogue au manuscrit du duc de Berry, Christine organise ces quatre textes de manière très cohérente. En commençant par l’Oroison Nostre Seigneur, Christine offre une prière qui rappelle les évènements de la vie et la Passion du Christ. Elle la termine en invoquant la Pentecôte et l’arrivée du Saint Esprit sur les apôtres. Les Proverbes moraulx qui suivent, apparaissent comme une réponse à la prière, un éclaircissement venu sur les ailes du Saint Esprit. En forme de liste, les Proverbes moraulx rappellent par leur titre et leurs sujets la tradition de l’Ancien Testament62. L’absence de fil narratif nous semble un choix qui permet à Christine d’adopter la voix de la Sagesse personnifiée : comme narratrice de ces proverbes, elle devient la porte-parole de Sagesse63. Les Enseignemens découlent très naturellement des Proverbes64 ; le contexte plus personnel établi par la relation filiale rappelle le ton du narrateur salomonique. Cette proximité avec la tradition biblique et avec le personnage de la Sagesse servent à légitimer le don de Christine à son fils, et au destinataire du manuscrit. Le placement de l’Oroison de Nostre Dame à la fin de la séquence renforce ces propos car les deux textes sapientiaux sont insérés entre le Christ et la Vierge comme s’ils participaient à l’union entre mère et fils, entre Épouse et Époux, entre Verbe et incarnation. Par le texte et l’image, le motif de la filiation entretient avec le thème de la transmission de la Sagesse une triple relation : personnelle, politique, et mystique. En dédiant les Enseignemens à son fils, Christine met le lien naturel entre mère et enfant à l’origine de son legs de sagesse. L’enchâssement de ce texte dans un manuscrit présenté comme un don à la Reine donne à la relation filiale une dimension politique : en effet, Ysabel de Bavière était responsable de l’éducation de ses trois fils (le jeune dauphin Louis de Guyenne, Jean, et le futur Charles VII) ainsi que celle de ses filles. Le rapport mystique entre filiation et sagesse est peut-être à chercher dans un passage du texte qui précède : dans l’Oroison Nostre Seigneur, Christine rappelle que Jésus en croix, pris de pitié, donna à la Vierge un fils en la personne de Jean65. Si
61
Cf. Ouy et al., Album... p. 319 et Laidlaw, « The Date of... », p. 7. Même si en fait leurs sources doivent être largement contemporaines. 63 L. Walters observe un procédé similaire dans la Cité des dames, où Christine fait allusion au Magnificat et à l’Annonciation pour se représenter comme la voice of the body politic ; elle incarne une voix qui est celle de la Cité de Dieu et est capable of ensuring the present and future well-being of the nascent nation-state of France. Cf. L. Walters, « «Magnifying the Lord». Prophetic Voice in La Cité des Dames », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 13, 2007, p. 239-253, ici p. 239. 64 Cf. Roy, Œuvres... T. 1 p. viii. Cf. la discussion de ses remarques dans G. Ouy and C. Reno, « Les Proverbes Moraux de Christine de Pizan », Pour acquérir honneur et pris. Mélanges Di Stefano, 2004, p. 557-572, ici p. 557. 65 « Pour la pitié dont regardas ta mère / Quant lui baillas pour toy saint Jehan à filz / Disant femme voy cy ton filz ta amere / Mort si me soit vie saint crucefix », Harley MS 4431, f. 258v (strophe 6). Cf. Laidlaw, « The Making of... ». 62
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le « lait de sagesse » : les enseignemens moraux de christine de pizan elle fait droit à l’expérience humaine de la filiation (le passage est un écho direct d’un autre vers évoquant la pitié de Marie envers Jésus66), cette mention rappelle pourtant que la relation terrestre entre Marie et le Christ s’efface, faisant place à une filiation d’adoption entre Marie et Jean et à l’accomplissement par le Christ de sa filiation divine. Par ce biais, les Enseignemens s’articulent à l’histoire du Salut67. L’ouvrage, écrit au départ par une mère pour l’éducation de son fils, préparerait l’esprit à l’intelligence du divin, conforme en cela avec la tradition sapientiale. En prenant sur elle les attributs de la Sagesse personnifiée, Christine se présente comme l’instrument humain d’un savoir plus haut, comme une médiation vers la compréhension des réalités spirituelles68. Les quatre enluminures introduisant ces textes sont particulièrement riches et renforcent les thèmes déjà exposés. La première est une image de dévotion évoquant la Passion et tous ses instruments (fig. 7). Elle offre des possibilités de méditation et de prière, et en combinaison avec le texte de la prière, sert à autoriser comme sagesse divine les deux textes sapientiaux qui suivent69. Les enluminures situées au début des Proverbes moraulx et des Enseignemens méritent un examen plus profond. Dans les deux images, Christine est présentée assise devant une table portant des livres. Elle enseigne à un petit groupe de personnages dans le premier (fig. 8) et à son fils dans le deuxième (fig. 9). Dans la première, la couleur rouge domine : elle se trouve dans le coussin du siège et dans les vêtements d’un des auditeurs, comme un rappel des motifs de la Passion : l’enluminure est en effet placée au verso de l’Oroison Nostre Seigneur. Le bleu dans la robe du personnage de Christine l’associe à deux autres figures de femmes sous les auspices desquelles elle place son œuvre. L’une, temporelle, est Ysabel de Bavière (le bleu est en effet présent à la fois dans les armes de France et dans celles d’Ysabel) ; l’autre, spirituelle, est la Vierge70. Plus généralement, l’association du rouge et du bleu est souvent utilisée dans les représentations allégoriques de la Sagesse telles qu’on les trouve dans les Bibles71 et surtout dans le Chemin de lonc estude du Harley MS 4431 lui-même72. Dans les deux images, le personnage de Christine ne se situe pas dans l’attitude frontale typique des représentations de la Sagesse73, 66
« Par les larmes qu’à ta mort geta maintes / Et la pitié ta mère ot de toy / et pour s’amour et ses mérites saintes / ayes pardon sire et non dur chastoy » Harley MS 4431, f. 258v (strophe 1). Cf. Laidlaw, « The Making of... ». 67 Cf. L. Walters qui dit : Christine appeals to monarchical ideology by suggesting the primacy of the model of Mary’s gifting of Christ as incarnate Word to the world. […] Christine implies that the female model is at once more natural (based on human reproduction) and more authoritative, given the monarchical association of the queen and Mary with human lineage (which Christine brings out in works such as the Oroison Nostre Dame). Walters, « Gift of Wisdom... », p. 9-10. 68 Cette interprétation est en accord avec ce que soutient Walters, à savoir que l’iconographie, suggests parallels between Christine’s gift of her book to the Queen, God’s gift of Christ as divine Word to the world, and Ysabel’s gift of her children to the country over which they would later rule... Walters, « Gift of Wisdom... », p. 11. 69 L’enluminure en tête de l’Oroison Nostre Seigneur est la seule des quatre qui soit de la main du Maître de la Cité des dames ; les autres sont l’œuvre du Maître de Bedford. Cf. S. Hindman, « The Composition of the Manuscript of Christine de Pizan’s Collected Works in the British Library : A Reassessment », British Library Journal, 9, 1983, p. 93-123, ici p. 96. Cf. également Ouy et al., Album... p. 543. 70 Pastoureau, Blue : the History of a Color, p. 50. 71 Cf. e.g., Paris, BnF, Latin 104, f. 29v.; New York, Morgan Library, M791, f. 288 r; New York, Morgan Library, M772, f. 22v. 72 Cf. par exemple, la représentation de Sagesse dans les trois enluminures de la cour de Raison, f. 192v, f. 196v et f. 218v. Ces images sont consultables sur le site de Laidlaw. Laidlaw, « The Making of... ». 73 P. Diemer, « What does Prudentia Advise? On the Subject of the Cluny Choir Capitals », Gesta, 1988, p. 149173, ici p. 157.
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ellen thorington mais son maintien rappelle celui de Sagesse dans les enluminures illustrant la cour de Raison dans le Chemin de lonc estude du présent manuscrit (f. 192v, 196v et 218v). Même le trône de Sagesse à cette cour trouve son écho dans le siège (ou trône) de Christine, qui est surmonté d’un baldaquin dans l’enluminure en tête des Proverbes (fig. 8). Ici et dans tous les manuscrits du corpus (fig. 1, 3, 5, 8, 9), le livre ouvert devant Christine fait penser au personnage allégorique, car le livre est l’un des attributs principaux de la Sagesse74. Notons également, sans en faire trop, que le livre tenu par la Sagesse à la cour de Raison est rouge tout comme le livre à partir duquel Christine instruit son fils (fig. 9)75. Enfin, dans les enluminures en tête des Enseignemens et de l’Oroison de Nostre Dame, Christine adopte les gestes de l’enseignement ; son public (fig. 8) et son fils (fig. 9), acceptent ses sages paroles. Son auditoire (fig. 8) semble même rentrer en conversation avec elle, si l’on croit les attitudes des personnages (deux tendent la main gauche comme pour recevoir sa sagesse, tout en levant la main droite, pouce vers le cœur, d’une manière qui suggère la conversation ; l’homme au premier plan, ainsi que l’homme habillé de rouge au centre ont l’air de faire un pas vers Christine)76. Clairement, Christine emploie les enluminures comme une contrepartie visuelle à la thématique de la Sagesse, à la transmission de sagesse par le don du livre77 ; elle les utilise également pour autoriser son rôle dans cette transmission. On le voit de manière plus intime dans l’enluminure en tête des Enseignemens, où le rouge cède en partie la place au vert sur le siège de Christine. Cette couleur suggère le printemps et le renouvellement ; elle évoque ici tout ce qu’il y a de potentiel dans l’éducation d’un jeune fils. Par extension, c’est une métaphore de l’espoir que la Sagesse apporte au royaume de France alors qu’Ysabel de Bavière prépare les jeunes princes à leurs tâches futures78. Comme dans les manuscrits précédents, Christine se sert de l’enluminure en tête de l’Oroison de Nostre Dame pour appuyer ses propos. Christine, habillée en rose, se trouve à genoux devant la Vierge (fig. 10). Marie et le Christ sont dans la pose propre à la Vierge à l’Enfant ; toutefois la position et le fait que Marie porte une couronne surmontée d’une grande auréole suggèrent une Vierge de majesté avec les attributs du trône de sagesse. Les pieds en patte de lion du trône de la Vierge font allusion à celui du roi Salomon. Un chiasme se révèle à l’intérieur de l’image : le personnage de Christine (élément 1) offre son œuvre (élément 2) à la Vierge ; l’Enfant (élément 2a) est tenu dans les bras de sa mère (élément 1a). Voir Tableau 5 ci-dessus. Tableau 5 Londres, Bibl. Londres, MS Harley 4431, f. 265r Élément 2 Élément 2a Élément 1a L’œuvre de Christine Jésus Christine Marie
Élément 1
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Diemer, « Prudentia... », p. 157. Dans la première enluminure du manuscrit, le livre que Christine présente à la Reine est également rouge (Harley MS 4431, f. 3r). Cf. Laidlaw, « The Making of... ». 76 Garnier, Signification et symbolique Signification et symbolique…, p. 129, 174-176, 212, 216. 77 Walters, « Gift of Wisdom... », p. 2, p. 6 et p. 9. 78 Cf. la remarque de Walters au sujet de l’amour de Christine pour Ysabel et de tout ce que ces femmes partagent : une origine étrangère, la perte d’un mari (par la mort et par la folie), la responsabilité pour l’éducation des enfants. Dans l’origine intime d’un legs offert à un fils, nous voyons un autre moyen d’ancrer le don de sagesse dans une relation humaine, pleine d’amour. Walters, « Gift of Wisdom... », p. 6. 75
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le « lait de sagesse » : les enseignemens moraux de christine de pizan La métaphore est évidente : tout comme la Vierge qui a mis au monde le Christ (le Verbe) pour le salut de tous, Christine offre ses écrits (son livre, sa prière) pour le salut de la France. Le texte de l’Oroison, qui sollicite l’intercession de la Vierge pour la famille royale et pour le royaume, se trouve donc soutenue par la métaphore visuelle. Un réseau d’associations visuelles et textuelles se tisse ainsi entre les trois femmes (Marie, Christine, Ysabel). La sagesse et l’acte de sa transmission par Christine font le lien entre le salut spirituel (Marie) et l’ordre du salut temporel (Ysabel). Le rapprochement entre cette enluminure et celle qui introduit les Enseignemens (fig. 9) illustre cette relation. Nous dégageons ici un double chiasme visuel ; le premier dans la séquence mère-fils (fig. 9), fils-mère, où la mini-Christine79 joue un rôle de pivot (fig. 10) ; le deuxième s’apparente à celui que nous avons vu dans le manuscrit du duc de Berry. Christine et son livre (fig. 9) se mettent en parallèle avec la Vierge et l’Enfant (fig. 10) pour former les premier et dernier éléments. Jean (fig. 9) et la mini-Christine avec son écrit (fig. 10) dans une relation analogue, constituent les éléments centraux. L’inversion des couleurs participe également à l’effet du chiasme : Christine et la Vierge sont toutes deux en bleu, alors que Jean et la mini-Christine sont en rose. Voir Tableau 6 ci-dessous. Tableau 6 Londres, Bibl. Londres, MS Har- Londres, Bibl. Londres, MS Harley 4431, ley 4431, f. 261v f. 265r
Élément 1
1. Chiasme mère-fils, fils-mère Élément 2 Élément 2a [Christine] Jean (fils) Jésus (fils)
Christine (mère)
Élément 1a
Marie (mère)
2. Chiasme avec inversion de couleurs Élément 1 Élément 2 Élément 2a Élément 1a mini-Christine Jean (en rose) (en rose), son œuvre Christine, le livre (en Marie (en bleu), Jésus bleu) Ces croisements suggèrent visuellement le transfert de la sagesse en termes humains ; en outre, la transmission se fait par l’intermédiaire de Christine. En devenant la porte-parole de la sagesse divine, l’auteur prend sur elle des aspects de la Vierge ; elle devient également le reflet de l’humanité de la mère et de l’amour qu’une mère porte pour son fils.
79
Sur le rôle de la taille des personnages, cf. Garnier, Signification et symbolique…, p. 77.
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ellen thorington Comme nous fait remarquer Walters, Christine insiste dans ce manuscrit sur l’importance du livre comme don de sagesse80. Or, le fait que Christine compose une sorte de corpus sapiential à l’intérieur de son œuvre en est un élément significatif. Nous avons déjà vu comment l’ordre des textes joue un rôle important en autorisant Christine à devenir une figure de Sagesse. La clé est dans l’image de la Vierge en début de l’Oroison de Nostre Dame. Ici, la position de Marie et du Christ aide à lier les quatre textes de la série. En effet, Marie regarde Christine mais par la position de l’enluminure sur la partie recto du folio, elle regarde également dans le manuscrit, à travers les Proverbes et les Enseignemens, vers la Passion. Ainsi, l’Enfant et la Vierge se trouvent exactement dans le même ordre ( Jésus-Marie) dans l’enluminure que leurs prières dans le manuscrit : Jésus (Oroison Nostre Seigneur), les deux textes sapientiaux, et Marie (Oroison de Nostre Dame). Ce faisant, Christine place sa sagesse (destinée à son fils) au centre du couple divin, en accord avec la double nature de Sagesse qui est parfois associée au Christ, parfois à la Vierge81 . Elle rappelle l’origine de toute sagesse, le Verbe incarné dans le ventre de sa sainte mère. De cette manière, elle autorise ses propres paroles comme sagesse divine, et fait de son œuvre un legs digne de son auguste patronne, des fils de cette dernière (les jeunes princes) et du royaume de France. Conclusion En composant ses Enseignemens moraux, Christine crée au départ un legs destiné à son fils. Cette transmission de sagesse, dans la sphère intime de la mère et du fils, témoigne de son amour et de son effort pour lui fournir l’éducation nécessaire à sa vie d’homme. Par nécessité, Christine assume le rôle du père ainsi que de la mère ; de cette façon, comme la Sagesse, elle est à la fois masculine et féminine. En une extension de ses responsabilités complémentaires de mère et d’écrivain, Christine destine les Enseignemens à un public plus large, œuvrant pour un plus grand bien. En les insérant dans des manuscrits destinés à la reine Ysabel et aux pairs de France, elle transforme ce patrimoine privé en une manifestation publique de son attachement à la France. Les enluminures et l’ordonnancement des textes dans les manuscrits font de la figure mariale un motif clé du dessein d’ensemble des Enseignemens. À l’image de Marie, Christine accomplit et dépasse son rôle de mère en devenant la voix de Sagesse. Par ce motif, Christine enracine son œuvre dans une tradition qui fait de la Sagesse une figure de médiation entre le Verbe divin et le gouvernement des hommes et des choses. Ses Enseignemens peuvent alors, avec d’autres de ses textes, secourir ses patrons, notamment Ysabel de Bavière – et par extension les jeunes princes –, en ce moment de guerre civile. De cette façon, elle engendre un legs civique destiné à son pays d’adoption. Ellen Thorington Associate professor of French Ball State University
80 81
Walters, « Gift of Wisdom... », p. 2. Newman, God and the Goddesses... p. 193-195.
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le « lait de sagesse » : les enseignemens moraux de christine de pizan
Annexes
Figure 1. Chantilly, Bibl. du Château, 492, f. 156v
Figure 2. Chantilly, Bibl. du Château, 492, f. 161r
Figure 3. Paris, BnF, fr. 12779, f. 149v
Figure 4. Paris, BnF, fr. 12779, f. 154r
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ellen thorington
Figure 5. Paris, BnF, fr. 836, f. 42r
Figure 6. Paris, BnF, fr. 836, f. 45v
Figure 7. Londres, Bibl. Londres, MS Harley 4431,257r
Figure 8. Londres, Bibl. Londres, MS Harley 4431, 259v
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le « lait de sagesse » : les enseignemens moraux de christine de pizan
Figure 9. Londres, Bibl. Londres, MS Harley Figure 10. Londres, Bibl. Londres, MS 4431, f. 261v Harley 4431, f. 265r
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Le rôle du père dans la construction de la féminité : témoignages littéraires et artistiques entre médiéval et moderne Katherine Sowley
L’éducation des enfants constitue un élément capital de la conception de la paternité à l’aube de l’ère moderne : il s’agit à la fois d’un point d’honneur du père et de l’expression de l’amour qu’il porte à sa progéniture. À partir de Jean Gerson1, prédicateurs2 et humanistes3 s’accordent dans leur définition du bon père tout au long du XVe siècle, annonçant la vision érasmienne de l’éducation4. Ce devoir paternel est pourtant un thème beaucoup plus ancien. L’importance d’éduquer sa progéniture est fréquemment rappelée dans les sermons médiévaux, démontrant qu’il s’agit d’une question importante pour les différentes classes laïques5. Au Moyen Âge, les textes normatifs tendent à exclure la possibilité de tels sentiments positifs, surtout à l’égard des jeunes enfants et des filles6 : ainsi définis par les rôles de géniteur et 1
Une première expression de l’éducation humaniste est formulée par Jean Gerson notamment dans ses sermons sur saint Joseph. Rédigés en français, ces textes offrent le modèle d’un père aimant et affectueux accessible à tous les hommes. Jean Gerson, « Considérons mon ame par religieuse et pure devotion – Considérations sur saint Joseph » et « Considérons mon ame d’or en avant – Aultres considérations sur St Joseph », Œuvres complètes, VII-1, éd. Mgr. Glorieux, Paris, 1966, p. 63-99. 2 J. Vitullo, « Fashioning Fatherhood : Leon Battista Alberti’s Art of Parenting », Childhood in the Middle Ages and the Renaissance. The Results of a Paradign Shift in the History of Mentality, dir. A. Classen, Berlin & New York, 2005, p. 349. 3 Les XVe et XVIe siècles sont marqués par une pléthore de traités rédigés par des humanistes à l’intention des pères de famille. Au-delà des aspects pratiques de ce rôle, le sentiment paternel y fait l’objet d’un grand intérêt. Les Libri della familiglia de Leon Battista Alberti font une grande place au père, car celui-ci assure l’avenir en préparant ses enfants en tant que chrétiens et citoyens tout en leur prodiguant un patrimoine culturel. Ces principes seront repris au cours du XVe siècle et au-delà. S. Melchior-Bonnet, « De Gerson à Montaigne, le pouvoir et l’amour », Histoire des pères et de la paternité, dir. J. Delumeau et D. Roche, Paris, 2000, p. 76-84 ; J. Vitullo, « Fashioning Fatherhood… », p. 341. 4 Erasme aborde la question de l’éducation des enfants dans De Pueris. La place de l’amour dans sa philosophie pédagogique et sa sensibilité à la psychologie infantile se manifestent dès les premières pages : il note, par exemple, dans le plan de sa déclamation que l’instruction doit s’accomplir avec douceur, car l’enfance est « l’époque où [les enfants] apprennent avec joie les choses conformes à leur esprit d’enfant, plus en jouant qu’en travaillant vraiment ». Bernard Jolibert, Introduction à De Pueris : De l’éducation des enfants de Didier Erasme, trad. fran. P. Salat, Paris, 1990, p. 8. 5 S’appuyant sur le verset 13 : 24 du livre des Proverbes, qui parcit virgae suae odit filium suum qui autem diligit illum instanter erudit, les prédicateurs insistent sur la responsabilité parentale avec des exempla bien concrets d’enfants gâtés qui tournent mal. Ayant failli à leur devoir d’éduquer et corriger leurs enfants, ces parents laxistes sont en fin de compte les premiers responsables des péchés qui en découlent et seront punis en conséquence. J. Hanska et J.-P. Dépée, « La responsabilité du père dans les sermons du XIIIe siècle », Être père à la fin du Moyen Âge, dir. Didier Lett, Cahiers des Recherches Médiévales, 4, 1997, p. 81-88 ; D. Lett, « Tendres souverains. Historioraphie et histoires des pères au Moyen Age », Histoire de pères et de la paternité, dir. J. Delumeau et D. Roche, Paris, 2000, p. 29-31. 6 D. Lett « Tendres souverains… », p. 18.
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katherine sowley d’autorité, les rapports du père se conçoivent surtout dans le cadre de ses intérêts patrimoniaux. Or, d’autres sources littéraires7 et iconographiques8 suggèrent une réalité plus complexe dans laquelle les questions de l’honneur, l’éducation et l’amour sont intimement liées et constituent une préoccupation importante pour les pères. Je propose d’abord d’en présenter deux exemples : les écrits didactiques de saint Louis et le Livre du chevalier de la Tour Landry pour l’enseignement de ses filles qui se ressemblent dans leur fond, mais divergent dans la forme que prennent les enseignements paternels. Un examen approfondi du Livre du chevalier offrira l’exemple d’un père-pédagogue qui emploie des techniques discursives novatrices pour inculquer les valeurs les plus traditionnelles. Bien que la rédaction de ce livre se situe à la fin du Moyen Âge, sa définition d’un genre féminin idéal et la pédagogie qu’il propose aux femmes suscitent un intérêt à l’ère moderne. Non seulement le livre connaîtra une grande popularité jusqu’à la fin du XVIe siècle, mais aussi bon nombre des sujets féminins élaborés par Geoffroy de la Tour Landry deviennent des motifs des plus courants dans la représentation de la femme. Ainsi, quelques particularités du Livre du Chevalier de la Tour Landry peuvent offrir de nouvelles perspectives pour saisir la portée de certaines images destinées à concrétiser l’idéal féminin et d’autres exemples jusqu’alors ignorés dans ce contexte. Les enseignements de saint Louis et Le Livre du Chevalier de la Tour Landry : l’éducation des filles en tant que témoignage de l’amour paternel Saint Louis accomplit son devoir paternel d’éducation à travers les missives qu’il adresse à son fils Philippe9 et à ses filles, Agnès10 et Isabelle11. Constitué d’une vingtaine de points concis, chacun de ces trois textes prodiguent des conseils sur la vie religieuse, la conduite en société et la moralité. En tant que fils et futur héritier du trône, le prince Philippe a également droit à un certain nombre de recommandations quant à la gouvernance du royaume. En plus d’une forte insistance sur la piété et la religion, les trois textes partagent une même expression d’amour paternel manifeste dans l’emploi d’un langage affectif. Philippe est son « chiers fius »12 ou son « biau filz »13 qui reçoit « toutes les beneïçons que bons peres et piteus peut 7
Les sources littéraires témoignant de la tendresse paternelle sont diverses. D. Lett a étudié les récits hagiographiques pour découvrir la mise en scène fréquente de parents concernés par le bien-être de leur enfant. Dans ce cadre, les pères font preuve d’une variété d’expressions sentimentales et émotionnelles positives à l’égard de leur progéniture. Des exemples plus concrets sont fournis par les livres de raison italiens : les ricordanze fournissent divers témoignages des sentiments et des inquiétudes ressentis par les hommes face à leur devoir paternel. Malgré leur statut de « fiction », les fabliaux et les romans offrent un autre moyen d’enrichir la compréhension de la mentalité du père à cette époque. Si les personnages ne sont pas réels, leurs actions et leurs sentiments devaient offrir un certain reflet de la réalité pour être crédibles aux yeux du public. D. Alexandre-Bidon et D. Lett, Les Enfants au Moyen Âge, Ve – XVe siècles, Paris, 1997, p. 105-108 ; D. Lett, L’Enfant des miracles. Enfance et société au Moyen Âge (XIIe-XIIIe siècles), Paris, 1997, p. 161-183 ; D. Lett « Tendres souverains… », p. 32-34 ; J. Vitullo, « Fashioning Fatherhood… », p. 346. 8 D. Alexandre-Bidon et M. Closson, L’Enfant à l’ombre des cathédrales, Lyon, 1985, p. 204-213. 9 H.-F. Delaborde, « Le texte primitif des Enseignements de saint Louis à son fils (suite et fin) », Bibliothèque de l’école des chartes, 73, 1912, p. 237-247. 10 Bibliothèque nationale de France [BnF], ms Fr. 4977, f° 73v-74r (Ce sunt les enseingnemans que Loys, çai en airés roys de France, envoia à Agnès, sa fille, duchesse de Bourgongne). E. Lequain, L’Éducation des femmes de la noblesse en France au Moyen Age (XIIIe-XVe siècle), thèse de doctorat, Paris, 2005, Annexe V, p. 21. 11 H. F. Delaborde, « Le texte primitif… », p. 247-262. 12 Ibidem, p. 239 et p. 246. 13 Ibidem, p. 243.
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le rôle du père dans la construction de la féminité donner a fil »14 ; dans un autre tract, le roi s’adresse « à sa très chiere fille Agnès, duchesse de Borgoine »15. Enfin, des vingt-deux points constituant le traité à l’intention de la princesse Isabelle, dix-sept commencent par la phrase « chiere fille ». À l’instar de saint Louis, le chevalier de la Tour Landry16 prodigue ses conseils tout en exprimant l’affection qu’il ressent pour ses enfants grâce à la répétition d’apostrophes comme « chieres filles » ou « belles filles ». Or, les liens entre l’instruction et l’amour paternel sont davantage explicités par le chevalier. Si celui-ci entreprend son ouvrage « l’an mil trois cens soixante et onze… à l’issue d’avril »17, sa décision est motivée par le « grant amour » ressenti pour ses enfants qu’il « ayme comme père les doit aimer »18. Cet amour paternel, ainsi que le devoir d’éduquer ses enfants, émanent donc d’une loi universelle19 : c’est précisément « pour ce que tout père et mère selon Dieu et nature doit enseignier ses enfans » que l’auteur a fait « deux livres, l’un pour [ses] filz20 et l’autre pour [ses] filles »21. Renversant ainsi l’idée répandue du père se désintéressant des enfants de sexe féminin, ces deux auteurs partagent les mêmes objectifs didactiques et les mêmes principes moraux : ils garantissent le salut de l’âme et la préservation de l’honneur personnel et familial par l’éducation religieuse ; ils prônent l’enseignement de vertus et la suppression de vices pour que leurs enfants mènent une vie chaste et respectable. Cependant, la simplicité des écrits de saint Louis contraste avec la richesse du Livre du Chevalier de la Tour Landry. Empruntant à différents genres littéraires, Geoffroy de la Tour Landry optimise l’accessibilité de son texte par diverses techniques discursives, dont les traditions du songe de l’auteur, de l’allégorie moralisante ou de l’exposition des vices et des vertus. Le 124e chapitre, sorte de transcription d’un dialogue entre le chevalier et sa femme, offre une didactique innovante à travers la moralisation du débat amoureux. Or, la majorité de l’ouvrage se constitue de récits exemplaires, de sorte que le narratif devient le premier moyen de promouvoir les principes traditionnels de l’éducation féminine.
14
H. F. Delaborde, « Le texte primitif... », p. 246-247. BnF, ms Fr. 4977, f° 73v. 16 Membre de la petite ou moyenne noblesse angevine, Geoffroy de la Tour Landry IV naît probablement avant 1330. Son livre nous offre quelques détails sur sa vie : on apprend non seulement qu’il a exercé les armes (notamment au siège d’Aiguillon [1346]), mais aussi que sa production littéraire ne se limite pas au traité destiné à ses filles. Ainsi, son prologue fait référence d’abord aux « chançons, laiz et rondeaux, balades et virelayz et chans nouveaux » (p. 2) qu’il avait composés dans sa jeunesse, puis aux deux livres didactiques rédigés pour ses enfants. Ces derniers sont issus du premier mariage de Geoffroy de la Tour Landry avec Jeanne de Rougé ; suite au décès de celle-ci, il convole avec Marguerite des Roches en 1391. Geoffroy de la Tour Landry IV décède à une date située entre 1402 et 1406. Le livre du Chevalier de la Tour Landry pour l’enseignement de ses filles, éd. A. de Montaiglon, Paris, 1854 ; P. Boisard, « La Vie intellectuelle de la noblesse angevine à la fin du XIVe siècle d’après le chevalier de la Tour Landry », La littérature angévine médiévale. Actes du colloque du samedi 22 mars 1980, Maulévrier, 1981, p. 136-147 ; « Geoffroi de la Tour Landry » dans Dictionnaire des lettres françaises, Le Moyen Âge, dir. G. Hasenohr et M. Zink, Paris, 1992, p. 498-499 ; A.-M. de Gendt, L’Art d’éduquer les nobles damoiselles : Le Livre du Chevalier de la Tour Landry, Paris, 2003, p. 21-27. 17 Le livre du Chevalier…, p. 1. 18 Ibidem, p. 4. 19 A.-M. de Gendt, « Sens et fonction du prologue dans Le Livre du Chevalier de la Tour Landry », Neuphilologische Mitteilungen, 95-1, 1994, p. 196. 20 Mariés entre 1352 et 1360, Geoffroy de la Tour Landry et sa première épouse Jeanne de Rougé ont au moins cinq enfants : deux fils dont Charles mort à la bataille d’Azincourt, et trois filles – Jeanne, Anne et Marie. Le livre qu’il compose pour celles-ci nous est parvenu sous diverses formes manuscrites et imprimées ; en revanche, aucun exemplaire du livre composé pour les fils de la Tour Landry n’a été retrouvé. A.-M. de Gendt, L’Art d’éduquer…, p. 26. 21 Le livre du Chevalier…, p. 4. 15
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katherine sowley Le narratif chez le Chevalier de la Tour Landry : une dimension pédagogique et personnelle L’utilisation d’exemples narratifs à des fins pédagogiques n’est guère nouvelle : les prédicateurs et le clergé séculier s’en servent depuis longtemps pour donner une forme concrète non seulement aux concepts abstraits, mais aussi aux leçons moralisatrices destinées à corriger les comportements antisociaux ou impies. S’inspirant d’une réalité convaincante ou des lieux communs, on met en scène des personnages incarnant le bien ou le mal : les actes et leurs conséquences des exempla in bono doivent inciter l’auditeur à l’émulation, alors que les exempla in malo doivent inspirer une aversion empêchant l’individu de reproduire les comportements déviants. Aspect fondamental de la pédagogie annoncée par Geoffroy de la Tour Landry qui se propose de « chastier courtoisement par bonnes exemples et par doctrines »22, l’utilisation des exempla demeure jusqu’alors une technique pédagogique peu exploitée dans les ouvrages destinés à un public féminin. Il s’agit, pourtant, d’une approche parfaitement adaptée à (la conception contemporaine de) l’intellect des jeunes filles, car : « … l’emploi des exempla est recommandé pour les gens simples qui manquent d’érudition et d’intelligence. Le mot d’ordre est “émouvoir pour convertir”. Comme, suivant la communis opinio médiévale, les capacités intellectuelles des femmes sont considérées comme inférieures à celles des hommes et qu’on leur attribue, en compensation, une émotivité accrue, il n’est pas surprenant qu’on s’adresse à elles en parlant “par essemple” »23 .
Plus particulièrement, les leçons du chevalier seront transmises « courtoisement », c’està-dire avec douceur et raffinement, de la même manière qu’une damoiselle doit être traitée. Le père-auteur cherche ainsi à donner une forme adaptée à la culture et aux capacités de ses lectrices. En même temps qu’il manifeste son amour et son intérêt pour ses filles, sa pédagogie est donc basée sur les lieux communs de la nature féminine et de la noblesse. Or, son répertoire d’exempla ne se limite point aux femmes parfaites, mais comprend modèles et anti-modèles, ainsi que des personnages masculins et féminins. En effet, le père-auteur emprunte ses récits à diverses sources. Outre « la Bible, Gestes des Roys et croniques de France, et de Grèce, et d’Angleterre »24 que le chevalier cite parmi les ouvrages consultés, il trouve une grande inspiration dans le Miroir des bonnes femmes, recueil didactique rédigé par un franciscain anonyme dans la deuxième moitié du XIIIe siècle25. En effet, Geoffroy de la Tour Landry constitue les chapitres 38 à 112 en y empruntant certains récits profanes, ainsi que les deux regroupements de personnages bibliques opposant les mauvaises femmes aux modèles de vertus26. Malgré sa tendance à reprendre certains passages intégralement à sa source, il évite la simple retranscription en apportant une variété de modifications, révélant ses qualités de narrateur et renforçant sa position d’autorité masculine. L’accessibilité des récits et des enseignements est ainsi augmentée par les développements de personnages efficaces : ceux-ci sont décrits avec les détails du statut social, de l’âge, de l’état 22
Le livre du Chevalier…, p. 2. D. Ruhe, «‘Pour raconte ou pour dottrine’. L’exemplum et ses limites », Les exempla médiévaux : nouvelles perspectives, dir. J. Berlioz et M. A. Polo de Beaulieu, Paris, 1998, p. 340-341. 24 Le livre du Chevalier…, p. 4. 25 « Miroir des bonnes femmes » dans Dictionnaire des lettres françaises, Le Moyen Âge, dir. G. Hasenohr et M. Zink, Paris, 1992, p. 1017. 26 J. L. Grigsby, « A New Source of the Livre du Chevalier de la Tour Landry », Romania, 84, 1963, p. 176-208. 23
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le rôle du père dans la construction de la féminité civil ; certains sont mêmes cités par leur nom. Leurs motivations et leurs personnalités se traduisent surtout par les actes, dont les conséquences sont fonctions de l’état moral des protagonistes. Pour rendre ses propos encore plus percutants, le père-auteur tend à exagérer la description des personnages du Miroir des bonnes femmes : ainsi les exempla in bono deviennent plus vertueuses et les exempla in malo, plus vicieuses, de sorte qu’il est impossible de se méprendre sur leur signification. Aussi, le chevalier amplifie les conséquences des comportements féminins en décrivant des récompenses et des punitions capables d’émouvoir ses filles : les situations alléchantes (mariage, admiration de l’entourage) incitent l’imitation, alors que les destins inquiétants (humiliation publique, punitions corporelles) doivent provoquer la répulsion chez la lectrice. Bien plus que la place occupée par le narratif, c’est la dimension personnelle qui distingue l’utilisation du récit chez le chevalier de la Tour Landry. Mélangés aux figures les plus traditionnelles de la didactique féminine, certains exemples sont fournis par ses connaissances personnelles. Après une explication abstraite puis métaphorique de ce qu’est la courtoisie, la Tour Landry fait vivre cette vertu en se rappelant de différentes manifestations qu’il a vues. Les « grans dames et autres qui sont moult courtoises »27 ou bien Pierre de Craon, ce « grant seigneur… qui a plus conquis chevaliers et escuiers et autres gens à le servir… par sa grant courtoisie… que autres ne faisoient pour argent ne por autres choses »28, y figurent parce que l’auteur prétend les connaître. Les témoignages personnels sont nombreux et peuvent se référer à des moments précis ou à des individus, comme l’exemple condamnable de la flatterie qu’il a vu « en Angoulesme quant le duc de Normandie vint devant Aguillon »29 ; il peut même remémorer des proches, comme le grand-père30 des filles qui inspire l’explication de Comment l’en faut croire les anciens31. En plus d’étoffer et de varier le contenu du livre, ce mélange de narratifs personnels à des récits ancrés dans les traditions bibliques ou historiques situe le chevalier dans l’Histoire et confère une autorité indiscutable à ses propos. Or, ces modèles ne reposant pas uniquement sur le socle d’une auguste tradition, leur véracité se confirme par le témoignage réel du père. Le renforcement de l’objectif didactique par l’authenticité du vécu est encore plus significatif lorsque l’on relate ses propres expériences. Plus qu’un autre exemple de l’importance pour une femme de se comporter de manière humble, modeste et courtoise, le récit de Celle que le chevalier de la Tour refusa pour sa legière manière32 met en scène une femme réelle dont le comportement déviant a eu des conséquences pour elle et pour le père-auteur. Le récit de Celles qui estrivent les unes aux autres33 place le chevalier encore dans le rôle d’acteur lorsqu’il conseille la protagoniste d’éviter le piège d’un débat douteux. Ainsi, sa voix active avertit le personnage principal et éduque la lectrice ; en même temps, les conséquences négatives subies servent non seulement à concrétiser les dangers du comportement en question, mais aussi à dissuader les filles de désobéir à leur père. Qui plus est, la contemporanéité de ces anecdotes démontre que l’Histoire continue jusqu’à l’époque de Jeanne, Anne et Marie de la Tour Landry. Cet aspect personnel des exempla narratifs peut même inscrire la vertu féminine dans le patrimoine psychologique de la 27 28 29 30 31 32 33
Le livre du Chevalier…, p. 23. Ibidem, p. 22. Ibidem, p. 150. Geoffroy de la Tour Landry III, père de l’auteur, décède avant 1350. A. M. de Gendt, L’Art d’éduquer…, p. 23. Le livre du Chevalier, p. 227-228. Ibidem, p. 28. Ibidem, p. 32-33.
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katherine sowley famille de l’auteur. Ainsi, des parentes deviennent des modèles de comportement lorsque leur vécu fournit la trame narrative au récit. L’explication de Comment nulle femme ne doit estre jalouse est illustrée par l’histoire d’une tante de La Tour Landry qui souffre en silence les infidélités de son mari34. Olive de Belleville, deuxième épouse du grand-père de l’auteur, est le sujet du chapitre D’une dame honnourable35, dont la perfection repose non seulement sur les vertus de charité, honneur, piété, tempérance et abstinence, mais aussi sur le raffinement de son savoir-vivre36. Lorsque le chevalier expose la question « d’amer par amours »37 dans le débat entretenu avec son épouse, celle-ci devient actrice et éducatrice en argumentant sa condamnation de l’amour courtois notamment au travers de récits qui relatent les expériences d’autres personnes, mais aussi les siennes. Exemplaire tant dans sa vision des relations hommefemme que dans son vécu, Madame de la Tour Landry est un modèle pour ses filles qui peuvent croire en cet exemple parce qu’elles le connaissent personnellement. En relatant le vécu de certains membres de sa famille, Geoffroy de la Tour Landry donne une forme bien concrète de la valeur d’ancestralité propre à l’éducation nobiliaire38. Ainsi, l’héritage de l’exemplarité féminine devait inciter les premières lectrices du Livre du Chevalier de la Tour Landry à reproduire les exempla in bono afin de continuer cette tradition familiale de la féminité vertueuse. Le livre du Livre du Chevalier de la Tour Landry et les arts figurés Malgré sa dimension personnelle39, le Livre du chevalier de la Tour Landry sera connu d’un public dépassant le cadre de la famille de l’auteur. La plupart des versions manuscrites conservées40 datent du XVe siècle, alors que les traductions anglaises41 ou allemandes42, et les éditions 34
Le Livre du chevalier, p. 36-37. A. M. de Gendt, L’Art d’éduquer…, p. 119. 36 Le livre du Chevalier, p. 274-276. 37 Idem, p. 246-265. 38 « En effet, le premier âge passé, l’enfant de haute naissance est d’abord éduqué par ses ancêtres. Leurs portraits ornent les murs du château familial et leur histoire, surtout celle des plus illustres, est inculquée à chaque descendant. Leurs mérites ont construit l’honneur et le lustre de la famille, leurs nobles exemples doivent en imposer aux jeunes ». Y. Knibiehler, Les Pères aussi ont une histoire, Paris, 1987, p. 137. 39 Bien que Geoffroy de la Tour Landry soit motivé par l’objectif d’éduquer ses propres filles en composant son livre, il est possible que celles-ci ne soient pas les seules destinatrices envisagées par l’auteur. Anne-Marie de Gendt note que l’absence d’apostrophes à la deuxième personne dans le prologue, où le Chevalier explique son programme et les raisons de l’entreprendre, pourrait bien indiquer que le père-auteur vise un public qui dépasse sa famille immédiate. A. M. de Gendt, « Sens et fonction du prologue… », p. 195. 40 Bruxelles, Bib. Roy.: ms 9308 (vers 1460), ms 9542 (vers 1375) ; Chantilly, musée Condé, ms 293 (fin XVe siècle) ; Chateauroux, Bib. Mun. ms 4 (XVe siècle) ; La Haye, Bib. Roy., ms 78 E 51 (milieu XVe siècle) ; Londres, British Library: ms Add. 17447 (XVe siècle), ms Roy. 19.C.VII (XVe siècle) ; Paris BnF : Arsenal 2687 (XVe siècle), Arsenal 3356, Arsenal 5871 (copie du XVIIIe siècle), ms fr. 580 (vers 1400/1410), ms fr. 1190 (XVe siècle), ms fr. 1505 (XVe siècle), ms fr. 1693 (XVe siècle), ms fr. 9628 (XVe siècle), ms fr. 24397 (XIVe-XVe siècle), ms fr. 24398 (XVe siècle) ; Turin, Bibliothèque nat. et univ., 1685 ms L.V.13 (fin XVe siècle); Vienne, Bib. nat., cod. 2615, (déb. XVe siècle) ; Wroclaw, Bib. univ., ms 335. Fiche de l’IRHT : http://jonas.irht.cnrs.fr/consulter/oeuvre/detail_oeuvre. php?oeuvre=6827. 41 Deux traductions anglaises datent du XVe siècle. La première conservée sous forme manuscrite (British Library, Harley ms 1764) date du règne de Henry VI ; terminée en 1483, la seconde a été publiée par William Caxton en 1484 sous le titre de The Book of the Knight of the Tower. A. M. de Gendt, L’Art d’éduquer…, p. 49-50. 42 Édité jusqu’au XIXe siècle en Allemagne, le livre connaît sa plus grande popularité dans l’espace germanique aux XVIe et XVIIe siècles grâce à de nombreuses versions imprimées : Bâle, M. Furter & J. Bergmann von Olpe, 1493 ; Augsbourg, Hans Schaur, 1495 (basé sur Bâle, 1493) ; Augsbourg, Hans Schönsperger, 1498 (basé sur Augsbourg 1495) ; Bâle, M. Furter, 1513 (réédition de Bâle 1493) ; Strasbourg, Johannes Knoblouch, 1519 (basé sur Bâle 35
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le rôle du père dans la construction de la féminité imprimées en France43 font perdurer le texte bien au-delà. Témoignant de l’intérêt pour l’éducation des femmes à l’aube de l’ère moderne, le destin du livre coïncide également avec d’importants développements dans la représentation de la femme. Longtemps défini par le binôme typologique Ève-Marie, le répertoire visuel féminin s’enrichit grâce à l’évolution de nouveaux sujets qui trouvent écho dans la littérature didactique, comme les femmes illustres, les héroïnes bibliques ou encore des allégories de la vertu. Or, la relative absence d’images dans le Livre du Chevalier de la Tour Landry est surprenante. Malgré la grande qualité matérielle et artistique de certains exemplaires manuscrits, le potentiel visuel du narratif n’y est jamais exploité. Outre des bordures et des lettrines, la décoration se limite à une miniature servant de portrait d’auteur générique44. Si certaines éditions imprimées enrichissent le texte au moyen de gravures45, jamais il ne s’agit de programmes d’illustration systématiques. Néanmoins, le Livre du chevalier de la Tour Landry appelle à être rapproché des images de la femme, non seulement parce que sa dimension narrative peut expliquer certaines particularités iconographiques de ce répertoire, mais aussi parce que des objectifs didactiques similaires sont souvent visés par les œuvres d’art. Les objets typiquement féminins offrent un grand potentiel éducatif. Il n’est donc pas étonnant que leurs décors représentent souvent des thèmes abordés dans le Livre du chevalier de la Tour Landry. Il ne s’agit pas seulement des livres d’heures, reconnus depuis longtemps pour leurs fonctions spirituelles et didactiques46, mais surtout des formes d’art décoratif ou appliqué. Associés, par exemple aux coffrets de mariage (Figure 1), les différents thèmes narratifs ou allégoriques matérialisent les espoirs et les devoirs de la jeune mariée, à être féconde et chaste, humble et sage. Les héroïnes bibliques qui sont au cœur de l’enseignement du chevalier se retrouvent couramment sur les accoutrements de la vie domestique de sorte que les femmes semblent constamment entourées de ces modèles. Les épouses exemplaires peintes et gravées sur les ustensiles de tables ou sur la vaisselle (Figures 2 & 3) rappellent le comportement 1513) ; Strasbourg, Jacob Cammerlander, 1538 (basé sur Bâle 1493) ; Francfort, Conrad Rühel, et David Zöpfel, 1560 (basé sur Strasbourg 1538) ; Francfort, Siegmund Feyerabend et Martin Lechler, 1572 (basé sur Francfort 1560) ; Buch der Liebe, Francfort, Siegmund Feyerabend, 1587 (basé sur Francfort 1560) ; Francfort, Peter Kopf et Martin Lechler, 1593 (basé sur Francfort 1560) ; Nuremberg, imprimeur inconnu, 1680 (basé sur Francfort 1572) ; Nuremberg, Michael et Joh. Friedr. Endters, 1682 (basé sur Nuremberg 1680) ; Leipzig, O.L.B. Wolff, Volksromane 8e partie, 1850 (basé sur Francfort 1587 et Francfort 1593). R. Harvey, « Prolegomena to an edition of ‘Der Ritter vom Turm’ », Probleme Mittelalterlicher Überlieferung und Textkritik, Berlin, 1968, p. 173-174. 43 En 1514, Guillaume Eustache publie à Paris la première version française sous le titre Le cheualier de la tour. Et le Guidon des guerres. Nouuellement imprimé à Paris pour Guillaume eustace libraire du roy. Une deuxième édition basée sur celui-ci est publié en 1517, et une autre version imprimée à Paris pour la veuve Jehan Trepperal n’est pas datée. A.-M. de Gendt, L’Art d’éduquer…, p. 49. 44 La Bibliothèque nationale de France conserve trois exemplaires comportant un « portrait » de l’auteur entouré de ses filles : ms FR 580 f° 57, ms FR 1190 f° 5, et ms Fr 24397, f° 1. 45 Voir, par exemple, l’édition publiée par Furter et Bergmann à Bâle en 1493 (http://nbn-resolving.de/urn:nbn:de:bvb:12-bsb00029711-4) ou celle publiée à Paris par Eustache en 1514 (http://visualiseur.bnf.fr/CadresFenetre?O=IFN-8600173&I=1&M=chemindefer). 46 S. Groag Bell « Medieval Women Book Owners : Arbiters of Lay Piety and Ambassadors of Culture », Signs, 7-4, 1982, p. 752-758 ; M. H. Caviness, « Patron or Matron ? A Capetian Bride and a Vade Mecum made for her Marriage Bed », Speculum, 68-2, 1993, p. 333-362 ; J. A. Holladay, « The Education of Jeanne d’Evreux : Personal Piety and Dynastic Salvation in her Book of Hours at the Cloisters », Art History, 17-4, 1994, p. 585-611 ; L. M. C. Randall, « To Have and to Hold : the Bridal Hours of Isabelle de Coucy », Tributes in Honor of James H. Marrow: Studies in Painting and Manuscript Illumination of the Late Middle Ages and Northerne Renaissance, dir. J. F. Hamburger et A. S. Korteweg, Turnhout, 2006, p. 395-404 ; E. L’Estrange, « Images de maternité dans deux livres d’heures appartenant aux duchesses de Bretagne », Livres et lectures de femmes en Europe entre Moyen Âge et Renaissance, dir. A.-M. Legaré, Turnhout, 2007, p. 35-47.
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katherine sowley à avoir en public et dans l’intimité de son couple ; associées aux armoiries de la dame (Figure 4), les vertus qu’elles incarnent deviennent des emblèmes personnels. Limitées dans leurs mouvements et dans leurs contacts avec l’extérieur, les filles et les femmes sont surtout confinées à l’espace intérieur qui sera ainsi rempli de diverses formes décoratives idéales pour promouvoir les thèmes didactiques. Qu’il s’agisse de petits objets relativement modestes, tels que les panneaux de verre peint (Figures 5 & 6), ou bien de luxueuses œuvres monumentales comme les tentures (Figures 7 à 9), les femmes exemplaires occupent les mêmes espaces que les vraies femmes. Les héroïnes qui constituaient une innovation dans la pédagogie du chevalier de la Tour Landry, deviennent au cours du XVe et XVIe siècles des rappels courants des devoirs et des idéaux féminins. Le Livre du chevalier de la Tour Landry est sans doute indispensable pour comprendre le sens des images issues des récits exemplaires, mais l’ouvrage didactique et la conception de la paternité qu’il représente, pourraient offrir des perspectives d’interprétation intéressantes de la représentation visuelle de la femme. Ces objets décoratifs visent un public féminin, mais ils sont souvent conçus et offerts aux femmes par les hommes. En même temps que ces exemples communiquent aux femmes, elles communiquent pour les hommes, non seulement en tant que matérialisation de leurs enseignements mais aussi en tant que preuve de l’accomplissement du devoir paternel. Enfin, la perspective masculine de devoir paternel pourrait éventuellement être utile pour saisir la portée d’une œuvre réalisée a priori pour un homme, la célèbre tenture de la Dame à la licorne47 (Figure 10). Grâce à l’identification des armoiries proposée en 1882 par Georges Callier et Edmond du Sommerand48, ces six tapisseries sont associées à la famille Le Viste, grande dynastie d’officiers royaux connue du XIVe au XVIe siècle49. La forme pleine du blason de gueules à la bande d’azur chargée de trois croissants d’argent montants indique que la première propriétaire devait être un homme, chef d’armes de sa famille ; l’insistance avec laquelle ces éléments sont répétés suggère que celui-ci cherche à célébrer sa réussite et affirmer sa noblesse. Contrastant avec l’identité masculine des armoiries, l’imagerie est de caractère décidément féminin en raison des six élégantes dames qui dominent chacune un tableau. Depuis la redécouverte de la tenture au milieu du XIXe siècle, les historiens cherchent à définir un programme cohérent qui unit les six scènes. La lecture la plus généralement acceptée est celle d’une allégorie moralisante des sens physiques50, mais d’autres interprétations sont également
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Paris, Musée national du Moyen Âge - Thermes et hôtel de Cluny. F. Joubert, La Tapisserie médiévale au musée de Cluny, Paris, 1987, p. 77. 49 Pour l’histoire de la famille Le Viste, voir R. Fédou, Les Hommes de loi lyonnais à la fin du Moyen Âge, Paris, 1964 et G. Souchal, « ’Messeigneurs Les Vistes’ et la Dame à la Licorne », Bibliothèque de l’École des Chartes, 141, 1983, p. 209-267. 50 Ainsi cinq des six panneaux illustreraient les sens physiques. La sixième tapisserie, appelée par convention A MON SEVL DESIR après l’inscription qui y figure, servirait soit de scène d’introduction ou de conclusion, soit d’une illustration d’un sixième sens (l’entendement, le cœur, la raison). A. F. Kendrick, « Quelques remarques sur les tapisseries de la Dame à la licorne du Musée de Cluny », Actes du Congrès d’Histoire de l’Art, III, Paris, 1924, p. 662-666 ; S. Schneebalg-Perelman, « La Dame à la licorne a été tissée à Bruxelles », Gazette des Beaux Arts, 70, 1967, p. 262-263 ; A. Erlande-Brandenburg, « Communication sur la tenture de la Dame à la licorne », Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 1977, p. 179 ; J.-P. Jourdan, « Le Sixième sens et la théologie de l’amour. Essai sur l’iconographie des tapisseries à sujets amoureux à la fin du Moyen Âge », Journal des Savants, 1996, p. 137160 ; J.-P. Boudet, « La Dame à la licorne et ses sources médiévales d’inspiration », Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, séance du 10 février 1999, p. 61-78 ; J.-P. Boudet., « Jean Gerson et le Dame à la licorne », Religion et Société Urbaine au Moyen Âge : Études offertes à Jean-Louis Biget par ses anciens élèves, dir. P. Boucheron et J. Chiffoleau, Paris, 2000, p. 551-562 ; J.-P. Jourdan, « Allégories et symboles de l’âme et de l’amour du beau. Essai sur l’iconographie des tapisseries à sujets allégoriques à la fin du Moyen Âge : la tapisserie de Persée et la tapisserie 48
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le rôle du père dans la construction de la féminité plausibles51, car de nombreuses traditions littéraires et visuelles sous-tendent cette imagerie. Bien qu’il soit difficile (voire impossible), de définir une seule et unique interprétation, il est certain que l’intégration des éléments héraldiques dans les compositions associe l’homme Le Viste à la signification des tableaux et des figures féminines. Quant à l’identité précise du commanditaire, les historiens se prononcent en faveur soit de Jean IV52 soit d’Antoine II53 Le Viste, les deux chefs d’armes successifs à l’époque où la tenture a été réalisée. Puisque les épouses et les filles jouent un rôle critique dans l’avancement des intérêts socioprofessionnels de la famille Le Viste, les deux hommes pourraient avoir un intérêt pour la question féminine. Jean IV doit y être particulièrement sensible car il est père de trois filles. La commande de la tenture coïncide avec la fin de sa vie, lorsqu’il se trouve à l’apogée de sa carrière, mais confronté à l’extinction de sa lignée en raison de l’absence d’un héritier mâle. Dans l’hypothèse que la commande de la Dame à la licorne lui revienne, on l’interprète comme son dernier cri en tant que chef d’armes54. Or, ce commanditaire hypothétique devait savoir que son monument personnel passerait à l’une de ses filles. Il semble donc possible qu’il en tienne compte dans la conception de sa tenture. La polysémie de l’imagerie ainsi que l’emploi de topoï visuels y permettent effectivement de signifier une multitude de concepts associés à la nobilitas et la virtus, des idéaux tant masculins que féminins55. La noblesse de Jean IV dépend, certes de son statut social, mais en tant que père, l’accomplissement des devoirs envers ses enfants est un point d’honneur. Sa tenture est donc un monument qui fait perdurer sa mémoire par une imagerie à laquelle la future propriétaire – sa fille – serait sensible. Chaque panneau se prête ainsi à une double lecture : s’il est possible d’y reconnaître l’illustration de plusieurs principes au cœur de l’identité nobiliaire, ces mêmes motifs évoquent tout autant les éléments de l’idéal féminin promu par la littérature didactique. Le portrait de perfection morale relative au statut social et au genre permet au commanditaire d’enrichir sa propre image de sorte que la figure de la femme vertueuse devient l’emblème de ce père noble. Jean IV prouve qu’il accomplit son devoir tout en
des dames à la licorne », Le Moyen Âge : Revue d’histoire et de philologie, 107, 2001, p. 455-476 ; E. Delahaye, La Dame à la licorne, Paris, 2007, p. 43-48. 51 C. Nordenfalk, « Les Cinq Sens dans l’art du Moyen-Âge », La Revue de l’Art, 34, 1976, p. 17-28 ; C. Nordenfalk, « Qui a commandé les tapisseries dites de La Dame à la licorne ? », La Revue de l’Art, 55, 1982, p. 52-56 ; C. Nordenfalk, « The Five Senses in Late Medieval and Renaissance Art », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 48, 1985, p. 9-10 ; K. Gourlay, « La Dame à la licorne : A Reinterpretation », Gazette des Beaux-Arts, 130, 1997, p. 47-72 ; M.-E. Bruel, « Les Tapisseries de la Dame à la licorne, une représentation des vertus allégoriques du Roman de la Rose ,» Gazette des Beaux-Arts, 136-1583, 2000, p. 215-232. 52 Les auteurs penchant pour Jean IV restent pour la plupart très prudents dans leur avis, notant par exemple qu’aucun document ne confirme cette attribution. A. Erlande-Brandenburg, « Communication sur la tenture… », p. 169-170 et p. 172-174 ; G. Souchal, « ’Messeigneurs Les Vistes’… », p. 265 ; J.-B. de Vaivre, « Messire Jehan LeViste, Chevalier, Seigneur d’Arcy et sa tenture au lion et à la licorne », Bulletin Monumental, 142-4, 1984, p. 428 ; F. Joubert, La Tapisserie médiévale…., p. 78 ; A. Erlande-Brandenburg, La Dame à la Licorne, Paris, 1989, p. 67-68. 53 C. Nordenfalk, « Les Cinq Sens dans l’art… », p. 55 ; C. Nordenfalk, « Qui a commandé les tapisseries… », p. 26-27 ; C. Decu Teodorescu, « La Tenture de la Dame à la licorne. Nouvelle lecture des armoiries », Bulletin monumental, 168-4, 2010, p. 355-367 ; E. Taburet-Delahaye, « Vertu antique et allégorie. Quelques réflexions à propos des tapisseries de la mouvance des Très Petites Heures d’Anne de Bretagne », Le Plaisir de l’art du Moyen Âge : Commande, production et réception de l’œuvre d’art. Mélanges en hommage à Xavier Barral i Altet, Paris, 2012, p. 721-722. 54 A. Erlande-Brandenburg, « Communication sur la tenture… », p. 174 ; A. Erlande-Brandenburg, La Dame à la Licorne, p. 71-72 ; G. Souchal, « ’Messeigneurs Les Vistes’… », p. 67. 55 K. Sowley, La Tenture de la Dame à la licorne : la figure féminine au service de l’image masculine, thèse de doctorat, Université de Strasbourg, 2012, p. 134-157, p. 278-293, p. 345-364 et p. 408-439.
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katherine sowley continuant d’éduquer ses filles grâce au potentiel didactique de l’imagerie. Si l’on tient compte de l’autre commanditaire plausible, la question d’une illustration du genre féminin idéal demeure une piste interprétative intéressante. Dans l’hypothèse qu’Antoine II Le Viste ait commandé la tenture, cette œuvre peut ainsi donner forme aux désirs de celui-ci tout en affermant son statut social. La forte présence de motifs issus des artes amandi suggère qu’il cherche à manifester le dévouement à la gent féminine incombant au noble homme. Or, l’érotisme potentiel du répertoire courtois est tempéré par la grande portée morale du programme iconographique et ses nombreux liens avec la représentation théorique et visuelle de la femme vertueuse. Au lieu de célébrer la domina, Antoine II semblerait s’associer à une illustration de l’épouse parfaite. En tant qu’homme célibataire56, le mariage est une étape cruciale à franchir dans son parcours, car il s’agit d’un moyen d’accroître sa fortune et d’étendre son réseau socioprofessionnel. Or, au tournant du XVIe siècle, l’idéal conjugal est enrichi par les valeurs humanistes qui situent le mariage dans la définition de nobilitas et dans la problématique du bien commun. En se mariant, l’homme prouve qu’il est capable de participer pleinement à la vie publique57, et la qualité de son épouse est un reflet de sa propre excellence psycho-morale58. L’objet idéalisé du désir masculin serait la femme vertueuse définie par cette littérature didactique qui vise à préparer les nobles filles à leurs devoirs conjugaux. La date du mariage d’Antoine II avec sa première épouse, Jacqueline Raguier, demeure inconnue, mais se situe probablement dans la première décennie du XVIe siècle. Si l’absence d’armes mi-parties de la femme mariée peut suggérer que le commanditaire soit célibataire lors de la commande de la tenture, les usages héraldiques ne sont pas des règles immuables. Bien que l’apparent manque de représentation armoriale féminine constitue un argument contre l’identification de Jean IV Le Viste comme commanditaire, ce détail ne confirme, ni Antoine II définitivement, ni son célibat à l’époque de l’exécution des tapisseries. Par ailleurs, la possibilité qu’Antoine Le Viste soit marié lorsqu’il commande la tenture de la Dame à la licorne nous rappelle que l’éducation de l’épouse est un devoir du mari59. Dans ce cas, le potentiel didactique du programme iconographique exploré plus haut est valable : l’imagerie exprime les désirs, les fantasmes ou les idéaux du commanditaire masculin, tout en servant d’éloge et de modèle à l’intention de son épouse. Conclusion Les enseignements de saint Louis et le Livre du Chevalier de la Tour Landry nous obligent à remettre en question l’idée reçue du père médiéval désintéressé de ses enfants, car tous deux témoignent de l’implication active et affective des pères dans l’éducation de leur fils et de leurs filles. Or, la variété des techniques discursives employées par Geoffroy de la Tour Landry
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L’absence d’armes mi-parties dans de la tenture pourrait indiquer que le commanditaire est un homme célibataire. Fût-il marié, la coutume voudrait que les armoiries de l’épouse y figurent également. 57 P. Tinagli, Women in Italian Renaissance Art : Gender, Representation, Identity, Manchester (UK) & New York, 1997, p. 21. 58 Si Erasme note dans l’Encomium Matrimonii que les femmes de bien sont rares, il conclut que la bonne épouse est l’attribut de l’homme honorable. Didier Erasme, « Encomivm Matrimonii », Opera omnia Desiderii Erasmi Roterodami, I-5, éd. J.-C. Margolin, Amsterdam & Oxford, 1975, p. 412. 59 Le livre du Ménagier de Paris nous laisse non seulement le témoignage personnel d’un mari-pédagogue, mais aussi un autre exemple de l’utilisation de récits dans un programme didactique destiné à un public féminin. Le mesnagier de Paris, éd. G. E. Brereton et J. M. Ferrier, trad. fran. mod. K. Ueltschi, Paris, 1994 ; K. Sowley, La Tenture de la Dame à la licorne…., p. 382-385.
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le rôle du père dans la construction de la féminité distinguent son ouvrage de la plupart des textes didactiques jusqu’alors proposés aux femmes. Son emploi du récit comme principal moyen pédagogique indique la volonté de proposer un enseignement adapté à la culture et l’intellect de son public féminin et noble. Ses premières lectrices sont ainsi sollicitées par l’aspect captivant des exempla et plus particulièrement par leur connaissance personnelle de certains modèles. L’existence de versions manuscrites et imprimées atteste non seulement de l’accessibilité plus large du Livre du Chevalier de la Tour Landry, mais aussi de la pertinence de son contenu bien au-delà de la fin du XIVe siècle. La stabilité des valeurs promues par le père-auteur est également prouvée par la récurrence de ses modèles dans d’autres sources littéraires et dans les arts visuels surtout à partir du XVe siècle. Certaines représentations visuelles intègrent les actions ou les détails anecdotiques inspirés d’une version du récit exemplaire, alors que d’autres proposent une simple figure hiératique de la femme modèle accompagnée d’un attribut ou d’une inscription pour l’identifier et évoquer à la fois son histoire et sa portée morale. Quelle que soit la stratégie représentative employée par l’artiste, les héroïnes du chevalier de la Tour Landry constituent fréquemment le sujet du décor des objets typiques de la vie féminine. La répétition de ces modèles de vertu crée en quelque sorte un gynécée virtuel pour la femme réelle qui habite l’intérieur orné d’une tenture historiée à la vie d’Esther ou qui utilise des ustensiles gravée des femmes illustres. De tels objets d’art, comme les traités rédigés par un père, sont un moyen efficace de réaliser le devoir du noble homme d’éduquer les femmes sous son autorité. Preuve d’une éducation accomplie, l’image ou l’écrit est également la matérialisation des principes à inculquer et de l’honneur paternel. Katherine Sowley Université de Strasbourg Centre College-Danville, Kentucky, États-Unis
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DEUXIÈME PARTIE Transmettre le genre à l’époque moderne : les témoignages d’une inversion des normes
Les représentations du genre et la transmission maternelle : l’exemple du Débat de Folie et d’Amour de Louise Labé Béatrice Alonso
« Legs des pères, lait des mères, comment se raconte le genre dans la parenté du Moyen Âge au XXIe siècle» : l’intitulé a de quoi ravir qui étudie le féminisme des Euvres de Louise Labé. En effet, la manière dont se représente la parenté dans ce recueil de 1556 rencontre la manière dont s’y racontent les stéréotypes de genre. Encore trop d’exemples éditoriaux, académiques et parfois universitaires (sans parler de la vulgarisation médiatique) reproduisent des stéréotypes épistémologiques, notamment dans le cas des Euvres. Si certains discours académiques – manuels scolaires, sites internet – parlent encore d’« écriture féminine » à leur propos, appeler l’autrice par son prénom (Louise) ou par son surnom (La Belle Cordière) est aussi une résurgence de pratiques minorantes et familières concernant les productions féminines. C’est la marque latente (ou patente) de la permanence de clichés et de l’intériorisation de normes stéréotypées. L’entreprise même de dés-attribution de l’œuvre pourrait-elle témoigner d’une volonté de minoration, voire d’invisibilisation, de la part et de l’implication des femmes dans l’histoire littéraire, d’une naturalisation ou essentialisation du féminin, et d’un refus de l’analyse des stéréotypes de genre en littérature ? Pourquoi dés-attribuer une œuvre à une femme ? Pourquoi lui en refuser la « paternité » littéraire, puisque le mot « maternité » demeure presque exclusivement réservé à la grossesse, à la gestation, à la procréation, fonctions génératrices propres aux femmes ? Serait-ce pour redire une incapacité des femmes à écrire ? Les Euvres proposent pourtant une réflexion sur les rapports de domination et une analyse anthropologique des comportements – analyse de l’origine civilisationnelle et sociétale des genres –, réflexion et analyse ancrées dans un contexte philosophique propre à la Renaissance, notamment lyonnaise, des années 1550, celui de la Querelle des femmes et de leur émergence littéraire. Le féminisme labéen, notamment dans le Débat de Folie et d’Amour, fait se rencontrer une position résolument actuelle (sociologie des rapports de sexe, de la parité, de l’égalité des droits, critique des stéréotypes de genre) et la posture idéologique et esthétique affichée par Louise Labé elle-même. Le Débat de Folie et d’Amour, dans la seconde édition des Euvres de Louise Labé, en 1556, revues et corrigees par ladite dame, est une fable allégorique où s’exposent diverses figures de femmes, souvent problématiques et contradictoires. Or, définir ce qu’est un homme, ce qu’est une femme est le sujet central de la Querelle des femmes/Querelle des amyes1 : la tentation de hiérarchisation et de normalisation de l’ontologie humaine (en lien avec l’humanisme et son paradoxe épistémologique, sous l’influence évangélique de la lecture des textes bibliques qui tendent à concevoir le monde comme une organisation hiérarchisée) se heurte, dans les faits,
1 Voir le site de la Société Internationale d’Étude des Femmes sous l’Ancien Régime, http://www.siefar.org/.
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béatrice alonso à la réalité du désordre social, particulièrement à la Renaissance. C’est cette tension paradoxale qui agite le débat labéen au cœur de nos préoccupations. Alors que beaucoup tentent de définir une essence bonne ou mauvaise de La Femme (les majuscules étant de mises au déterminant et à son substantif ), Louise Labé refuse de s’inscrire dans cette perspective naturaliste et fait tout pour établir, dans ses Euvres, que les femmes sont des Hommes comme les autres, la seule ontologie possible étant celle qui constitue l’humanité dans son ensemble, dans sa disparité, sa diversité, sa réciprocité, ses paradoxes. Son œuvre en prose, fictionnelle ou pas, à savoir l’Epistre Dédicatoire et Le Débat de Folie et d’Amour, épingle les inégalités hommefemme, leurs assignations à des rôles prédéfinis selon leur sexe, et donc les effets de la domination masculine sur la parenté et la transmission, rejouant un registre rhétorique ancien sur la partition moderne de l’humanisme, inspiré tout autant de Platon que de Lucien, d’Hésiode, de Léon l’Hébreu, de Rabelais ou d’Érasme. *** Répondant a priori à ce que l’on attend « typiquement » d’une œuvre écrite par une femme – apparente sensibilité, voire sensiblerie, apparente dispersion et désordre, apparente émotivité et déballage instinctif, apparente inconstance dans le propos et ses excès sensuels, pathos – le recueil de Labé n’en est pas moins organisé, architecturé2. Ainsi, le Débat procède comme une superposition de voix, une multiplication de points de vue sur un seul et même sujet, le prétexte de la controverse, qui est la question de la définition d’Amour, sujet philosophique élu par les humanistes. Il existe au désordre apparent du recueil une justification : la polyphonie structurelle révèle une vision du monde3 où l’ordre et la sagesse sont des contre-valeurs ou des valeurs illusoires, dans une tension paradoxale voulue par l’autrice et symptomatique de la Renaissance. Il s’agit avant tout d’interpréter les signes, de faire œuvre d’herméneutique pour comprendre ce qui se joue dans ce texte allégorique et paradoxal où le sens advient par le dialogue, par la maïeutique. À peine sont-ils évoqués que les stéréotypes genrés sont remis en question par le texte labéen : selon un système paradoxal, leur affirmation construit l’identité comme un stigmate. En effet, s’il pourrait sembler négatif de voir le sexe féminin représenté par l’allégorie de la Folie, celle qui met « tout en desordre », c’est paradoxalement qu’il faut concevoir le fonctionnement de ce texte et des valeurs symboliques attribuées aux personnages qui le constituent. Folie devient petit à petit la porte-parole d’une revendication et d’une émancipation féministes. Le Débat de Folie et d’Amour est composé de cinq discours et de six personnages, quatre hommes et deux femmes, dont les principaux sont Amour et Folie, à la fois personnages de théâtre, concepts philosophiques, allégories et symboles des deux sexes. Les genres grammaticaux viennent témoigner des sexes attribués à chacun des deux personnages. C’est une querelle de préséance, d’inégalité entre une femme et un homme, qui sert de prétexte au Débat, dont le sujet est sans doute plutôt la définition d’Amour comme dans les Dialoghi d’Amore de Léon l’Hébreu 2
Daniel Martin, Signe(s) d’Amante, l’agencement des Euvres de Louïze Labé Lionnoize, Paris, Honoré Champion, 1999. 3 Blandine Baillard, « Le Débat de Folie et d’Amour ou les voix déviantes de la vérité» in L’Information littéraire, 2004, 56e année, p. 17 à 23. Je cite : « Le Débat semble procéder à une simple superposition, multiplication et contradiction des voix et ne paraît qu’obéir à un mouvement de fuite et de dispersion. Pourtant, il nous semble qu’il existe, dans ce désordre apparent, une unité et une architecture du Débat qu’on pourrait reconstituer sans passer sur son caractère foisonnant ».
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les représentations du genre et la transmission maternelle (publiés en 1535 à Rome en italien par Mariano Lenzi4, langue dans laquelle est écrit le premier sonnet des Euvres) : « Jupiter faisoit un grand festin, où estoit commandé à tous les Dieus de se trouver ; Amour et Folie arrivent en mesme instant sur la porte du palais : laquelle estant jà fermée, et n’ayant que le guichet ouvert, Folie voyant Amour jà prest à mettre un pied dedens, s’avance et passe la premiere. Amour, se voyant poussé, entre en colere... 5 ». Folie dit elle-même qu’elle est une femme : « Laisse-moy aller, ne m’arreste point : car ce te sera honte de quereler avec une femme 6», ironisant (la tournure impersonnelle et l’utilisation de l’impératif le soulignent assez) sur un stéréotype de genre, la galanterie des hommes et la faiblesse des femmes, alors qu’elle se sait plus forte qu’Amour. Elle lui rappelle sans cesse qu’il n’est qu’un « jeune garsonneau ». Folie, qui est la première à s’exprimer dans ce discours I, veut que soit reconnue sa place dans le Panthéon des Dieux, place pour le moins ambiguë avant la confrontation avec Amour (place tout récemment acquise par l’Éloge de la Folie d’Érasme : « Je suis Déesse comme tu es Dieu »7). Amour la nomme « femme cruelle » ou encore « sorciere », « enchanteresse », « Circe », « Medee », « fee », « meschante et traytresse »8, nombre de stéréotypes de genre et de représentations stigmatisantes attribués aux femmes dans les textes misogynes, nombreux, publiés alors. Folie, inconstante et capricieuse, est insaisissable : « Folie se fait invisible, tellement qu’Amour ne la peut asséner »9. La didascalie souligne une réalité : les femmes sont socialement invisibles, invisibilisées, dans la société renaissante. Paradoxalement, ce qui pourrait être une faiblesse devient une force. Si les mots qui la désignent et les « qualités » qu’on lui attribue (« cette folle », « femme inconnue », « jeunesse », « sexe », mauvaise « façon », « ignorance ») donnent de Folie une image défavorable et dépréciée, la représentation d’Amour est elle aussi très péjorative (« si jeune », « jeune garsonneau », « ta jeunesse », « jeune », « si foible », « de si foible taille », « flouet », « le plus presomptueus fol du monde »). Amour, s’il représente la voix masculine du Débat, s’il est comme dans les Dialoghi d’Amore de Léon l’Hébreu au principe même de la création de l’univers, s’il est la voix qui entre directement en conflit avec les femmes, est cependant décrit comme un enfant, dans le sens latin du terme, puisqu’il ne sait rien et découvre tout. Plusieurs autres figures féminines, fictionnelles ou légendaires, sont évoquées dans les divers discours, comme Didon, Hélène, Artémise, Sappho (que cite Apollon au discours V10). Ici, point de Jason ou d’Ulysse, héros fondateurs de la Grèce antique. Ils disparaissent et leurs histoires sont subverties. En effet, Louise Labé, par la voix d’Apollon, fait de Didon ou d’Hélène les véritables héroïnes de l’ Enéide ou de l’Iliade (« Qu’a jamais mieus chanté Virgile que les amours de la Dame de Carthage ? »11 : la question rhétorique dit assez l’importance de la subversion par les mots. Elle emporte ainsi adhésion et complicité de l’auditoire et du lecteur). Le texte peut être lu comme une analyse du processus civilisationnel permis par l’amour, mais par le truchement des femmes et de leurs transgressions. Ce qui compte finalement, dans le débat labéen, c’est qu’« Ariadne » ait sauvé la vie de « Thesee »12.
4 Michel Arnaud, « Dire l’amour selon Léon l’Hébreu », in Cahiers d’études italiennes (en ligne), 2, 2005, mis en ligne le 15 octobre 2006, consulté le 12 octobre 2012. URL : http://cei.revues.org/258. 5 Louise Labé, Œuvres complètes, op.cit., p. 47. 6 Ibid., p. 49. 7 Ibid., p. 52. 8 Ibid., pp. 52, 54 et 55. 9 Ibid., p. 52 10 Ibid., p. 77. 11 Ibid. 12 Ibid.,p. 71.
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béatrice alonso Le Débat conteste l’invisibilisation des femmes tout en la revendiquant avec facétie par l’intermédiaire de la fable de Folie. Il s’oppose aussi à la tentation de hiérarchisation sociale qui voudrait que les femmes soient inférieures aux hommes : « Folie n’est rien inferieure à Amour », « Amour ne seroit rien sans elle »13. La locutrice tente de surmonter le poids d’un ethos préalablement défavorable car en dépit de la Querelle des femmes, la condition de locuteur féminin, de locutrice, à l’époque où écrit Louise Labé, ne donne pas vraiment d’autorité au discours tenu. La revendication d’un ethos discursif et dialogique, dans le sens bakhtinien du terme, permet paradoxalement de revendiquer l’ethos féminin désavoué par la société mais glorifié ici par la poétique. Le texte labéen prouve par l’intermédiaire de l’allégorie, par la force des actions de Folie, que les femmes sont les égales des hommes et qu’elles sont nécessaires à la société, et pas seulement comme mères. Issue de la pensée humaniste (l’humanisme et la redécouverte de la philosophie d’amour vont en effet permettre en repensant la place des hommes de repenser celle des femmes), la Querelle des Femmes qui se développe en France dans les années 1550 porte sur à peu près tous les terrains, du pouvoir politique aux relations amoureuses, en passant par le travail, la famille, le mariage, l’éducation… sur la place et le rôle des femmes dans la société. La controverse se développe parallèlement à des efforts concrets des acteurs et actrices de la société pour empêcher, ou au contraire pour permettre, l’accès des femmes aux mêmes droits que les hommes. On se prononce tout au long de cette période sur la double question de l’égalité/inégalité et de la différence/similitude des sexes, à travers traités, pamphlets, manifestes, fictions, en vers comme en prose. S’y interrogent donc violemment les stéréotypes de genre, et le Débat s’inscrit à sa manière dans cette querelle. En effet, Louise Labé revendique le droit à l’éducation pour les femmes dès l’Epistre dédicatoire : « Estant venu le tems, Madamoiselle, que les severes loix des homes n’empeschent plus les femmes de s’appliquer aus sciences et disciplines... ». De telles déclarations, qui ne manquent pas de facétie et d’ironie, rappellent celles de Philaste dans les Discours des Champs faëz de Claude de Taillemont, dont le sous-titre, A l’honneur et exaltation de l’Amour et des Dames, met en parallèle honneur/honnêteté humaniste, philosophie d’amour et aspiration aux savoirs, mais aussi De l’Amour, traduction par Pontus de Tyard des Dialoghi d’Amore de Léon l’Hébreu. Les figures masculines du Débat, les Mysanthropes, « exemptez d’Amour », ««loups-garous », sont des hommes sans femmes, écartés du mariage ou y ayant renoncé, donc ayant renoncé à la culture, à la société, à la civilité, à la civilisation : « l’homme (quelque vertueus qu’il soit) languit en sa maison sans l’amiable compagnie d’une femme 14». Ces personnages sont prétexte à l’évocation du mariage, d’abord vécu comme une contrainte puis conçu peu à peu comme un choix amoureux néoplatonicien, qui doit être préféré à la vie solitaire, « malplaisante et miserable », de ceux qui sont « gens mornes, sans esprit » dans les discours conjoints d’Apollon et de Mercure : « Otant l’amour, tout est ruiné (…) c’est lui qui fait multiplier les hommes et vivre ensemble […] ne confessera-t-il que l’amour conjugale est dine de recommandacion ? ». La louange de l’amour conjugal s’oppose à l’éloge du célibat du christianisme médiéval et primitif qui considère que l’ascétisme est le comportement asexuel vers lequel doivent tendre les chrétiens (même si Thomas d’Aquin reconnaît la nécessité des femmes dans la procreatio). Pour que l’humanité fonctionne, les femmes doivent avoir leur place dans la société, et pas uniquement une place de mère. Dans le Débat, les hommes et les femmes sont « liez et uniz ensemble », sur le modèle de l’androgyne platonicien (« deus corps, quatre bras, deus ames, et plus parfait que les premiers hommes du banquet de Pla13 14
Louise Labé, Œuvres complétes, p. 85. Ibid., p. 70.
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les représentations du genre et la transmission maternelle ton…15»), comme dans les Dialoghi d’Amore. Dans le discours de Mercure, Amour, associé à Folie, civilise la société humaine car ils suscitent, ensemble, le dépassement de soi et donc le progrès. Quant à l’inconstance supposée des femmes qui renvoie à la mutabilité du monde, c’est une remise en question de l’inertie mortifère de l’ordre et de la sagesse16. Le retournement de valeurs est complet : ce qui semblait dépréciatif devient éminemment mélioratif. Folie est l’allégorie du sexe féminin et elle transgresse les stéréotypes de genre qui lui sont assignés (elle n’est « rien moins qu’amour »17, allégorie du sexe masculin). Servant une transmission fictionnalisée et problématique du genre, Folie conquiert non seulement sa place au Panthéon mais encore la parole (au point de contaminer le discours de Mercure puisque leurs voix se confondent à quatre reprises18. Mercure s’exprime au féminin et pourtant à la première personne. Au-delà de l’effet oratoire, c’est bien la preuve que les femmes prennent la parole, s’en saisissent et la gardent : « s’il entreprent de parler pour moy, il n’oublira rien qui serve à ma cause ».). Si la Querelle des Femmes est en partie au cœur des préoccupations du Débat, c’est aussi parce que certains stéréotypes de genre y sont contestés, notamment celui qui veut qu’une femme ne soit vertueuse paradoxalement que si elle est une mère (stéréotype de la lubricité assigné aux femmes, notamment par Amour lui-même au discours IV)19. *** Quelle mère, quel père sont ici évoqués ? Et comment le sont-ils ? Quelle image est donnée de la transmission parentale ? C’est le second legs du Débat, une réflexion sur la maternité comme constituant principal des stéréotypes de genre, dans l’insolvable paradoxe chrétien : il n’existe qu’une seule femme pure et vertueuse, la vierge Marie, qui se trouve être une mère sans avoir été une femme, une mère biologique qui a échappé au biologique, une génitrice sans souillure sexuelle, au point que sa propre mère ait échappé elle-aussi à la lubricité. Or, l’exemplarité d’une vierge Marie permet paradoxalement une dévaluation généralisée de toutes les autres femmes et le développement des stéréotypes de genre. À ce paradoxe chrétien qui plonge les femmes dans la culpabilité sexuelle, le texte labéen répond par d’autres paradoxes, et en évoquant les stéréotypes de genre, c’est la parenté qu’interroge le Débat, et réciproquement, puisqu’on l’aura compris tout peut s’inverser (la façon dont est représentée la parenté questionne les stéréotypes de genre dans ce texte). Le récit fondateur auquel fait référence le Débat est sans nul doute la Théogonie d’Hésiode, passée au fil de Lucien, d’Érasme, de Léon l’Hébreu et du néoplatonisme. Le terme «théogonie », du nom Θεός/theós, « dieu » et du verbe γεννάω/gennáô qui signifie « engendrer », est un récit de l’origine des dieux. Au commencement est la cosmogonie et le Chaos, état d’indistinction universel. Éros/Cupidon vient juste après et sert à faire advenir Zeus/Jupiter dont le règne s’appuie sur la justice, l’ordre et la paix, comme chez Léon l’Hébreu. Le seul père évoqué dans le Débat est Jupiter (la question de la procréation d’Amour est en effet laissée en suspens ou plutôt résolue de façon assez facétieuse puisqu’il a deux « mères »), père-dieu incarnant l’ordre mais dont on souligne l’absence de vertu, voire l’inconstance et la lubricité, à plusieurs reprises et de façon assez facétieuse, dans le Débat. Est-il vraiment le père de Vénus alors qu’Hésiode affirme que la déesse serait née de
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Louise Labé, Œuvres complétes. Ibid., p. 88-89. Ibid., p. 92. Ibid., p. 84-88-98-102. Ibid., p. 64.
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béatrice alonso la castration d’Ouranos par son fils ? Le choix des noms implique sans doute que le Panthéon évoqué est latin. Vénus implore la pitié de Jupiter là où Folie réclame sa justice20: le lien parental, biologique, affecterait-il le jugement21? Que penser de cette image paternelle ? Quel legs paternel est ici proposé ? Et que penser de l’image maternelle évoquée ? Vénus est la déesse de l’amour, de la séduction et de la beauté dans la mythologie romaine. Vénus, femme et mère au pathos hyperbolique, contraste avec le pragmatisme facétieux de Folie. Après son assimilation à Aphrodite, Vénus devient la mère supposée de Cupidon. Elle est la femme adultère, superficielle et inconstante de Vulcain, à qui elle a été mariée de force, qu’elle trompe avec Mars (qui est peut-être une autre version de l’androgyne platonicien selon Léon l’Hébreu, association de deux contraires). Lyrique, exclamative, Vénus se plaint continuellement en abusant des vocatifs. Mère éplorée mais égotiste, elle a besoin de l’intervention d’un homme, son père qui plus est, Jupiter, pour obtenir réparation22. Il est cependant paradoxal que ce soit elle qui incarne la maternité. Déesse de la beauté, frivole et artificielle, c’est une mère loin d’être chaste, fidèle ou vertueuse, ce que rappelle Folie à la fin du discours II. Elle intervient dans le Débat à deux reprises, dialoguant avec deux hommes, son fils, Amour, au discours II et son père, Jupiter, au discours III et donc ne parlant pas à l’autre femme du texte. Les femmes ne dialoguent ici que par hommes interposés. Attachée au regard des autres sur elle, Vénus est celle dont le plus grand plaisir est « quand son fils la voyoit23 », « Donq tu ne me verras plus, cher enfant ? » : elle préfère l’apparence, l’artifice (ses propos sont saturés du champ lexical de la vue), et le regard porté sur elle à celui qu’elle porte sur les autres. C’est ce qu’elle souhaite léguer à son enfant : « Tout ce que nous aquerons, nous le laissons à nos enfants : mon tresor n’est que beauté, de laquelle que chaut il à un aveugle ?24 ». Par le lait maternel la superficialité a-t-elle été transmise, tout comme la méconnaissance ? Elle ne semble pas comprendre grandchose, d’où la récurrence d’interrogatives dans ses paroles. Du côté du langage, d’un pathos hyperbolique, plutôt que de l’action (comme son fils Amour : « Tu trionfes de dire. Ce n’est à moy à qui tu dois vendre tes coquilles25 »), au contraire de Folie, Vénus a intégré les stéréotypes de genre qu’on lui a assignés et même s’y complaît, venant chercher chez Jupiter, son père (« Ma chere fille... ») la solution à ses maux. Soutenant le patriarcat ou le paternalisme, n’évoquant que des fils (Diomède, Enée, Adonis), se revendiquant comme mère avant tout : « la plus affligee mere du monde », elle reconnaît cependant paradoxalement en Folie, son ennemie, son opposée, une « femme »26. Est-ce donc à dire qu’une femme ne serait ni un être superficiel ni un être soumis à la maternité ? Le renversement paradoxal est subtil. Vénus n’a su ni élever ni éduquer Amour qui ne sait ni qui il est ni qui est Folie. La seule procréatrice présente, Vénus, est donc déficiente, inopérante, artificielle. Elle accumule les manquements dans la transmission parentale, et son père lui-même est peu efficient. Quelle image de la parenté le Débat de Folie et d’Amour nous donne-t-il à apprécier ? Dans le texte labéen l’ethos s’oppose au pathos, à la manière d’Érasme qui préconise une rhétorique tournée vers une éloquence « naturelle », plus simple. Folie rejette les larmes comme moyen de persuasion, réclamant à Mercure une défense sans ornements, efficace, directe et simple. Elle affirme donc la possibilité pour les femmes de ne pas se conformer aux stéréotypes de genre, au contraire 20 21 22 23 24 25 26
Louise Labé, Œuvres complétes, p. 59 et 60. Ibid., p. 61. Ibid., p. 57 et 58. Ibid., p. 58. Ibid. Ibid., p. 50. Ibid., p. 59.
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les représentations du genre et la transmission maternelle de Vénus. Folie refuse le pathos trop voyant de Vénus au profit d’un ethos qui légitime sa prise de parole en tant que femme et la promeut comme sujet d’une vérité éthique. Cet ethos conforte la domination rhétorique de Folie. Aux plaintes désordonnées d’Amour, adressées à Jupiter et à Vénus, s’oppose le discours argumenté et simple de Folie, qui requalifie en termes juridiques l’agression subie. Folie triomphe donc, et les femmes, libérées des stéréotypes de genre qu’on leur assigne. La véritable créatrice d’Amour, celle qui le fait (sa seconde « mère »), c’est Folie. À l’origine, Éros est représenté comme un être androgyne. La figure du jeune homme ailé apparaît à la fin du VIe siècle av. J.-C. Sa représentation devient très populaire à partir de 490 av. J.-C. Il est alors fréquemment associé à Aphrodite. L’arc et le carquois sont ses attributs habituels à partir du IVe siècle av. J.-C. L’exemple le plus célèbre est sans doute la statue d’Éros bandant son arc, type attribué au sculpteur Lysippe. À partir de l’époque hellénistique, le type de l’Éros-enfant apparaît concurremment à celui de l’Éros-éphèbe. L’avatar romain d’Éros, Cupidon, est représenté sous les traits d’un enfant espiègle, joufflu, ailé et portant un arc. Dans la mythologie grecque, et notamment dans la Théogonie d’Hésiode, Éros est non seulement le dieu de l’Amour mais aussi celui de la puissance créatrice. Selon Platon, l’amour est une divine folie qui est la cause des plus grands biens pour les hommes, comme le rappelle aussi Léon l’Hébreu dans ses Dialoghi d’Amore. Il est l’une des cinq divinités primordiales et le seul des trois qui n’engendre pas, mais qui permet à Chaos et Gaïa de le faire, un créateur donc plutôt qu’un procréateur. Jean-Pierre Vernant27 le présente comme le principe qui « rend manifeste la dualité, la multiplicité incluse dans l’unité ». Éros accompagne Aphrodite depuis sa naissance mais c’est dans les traditions les plus récentes, romaines, qu’on la considère comme sa mère alors qu’il est le créateur princeps (premier des Dieux sans parents biologiques, uniquement créé et non procréé). Il paraît alors pertinent de supposer que la procréation est inférieure à la création dans le propos labéen. La création d’Amour par Folie est effective, celle de Vénus est défective. Cependant, Amour est aveugle parce qu’il ne sait où il va, touche indifféremment riches et pauvres, beaux et laids… il est aveugle avant même que Folie matérialise son nouvel handicap28. Dans une perspective paradoxale, cet aveuglement d’Amour, sur lequel insiste le texte (un bandeau inamovible est ajouté par Folie à la cécité d’Amour et les oppositions entre voir et savoir sont récurrentes), n’est pas forcément un mal : il permet le refus de l’exclusion. Folie fait advenir Amour29 et elle ne se contente pas, contrairement à lui, de parler : elle agit30, elle transmue, elle redéfinit Amour, elle crée. Folie sait quand Amour méconnaît : la vérité est cautionnée par des faits et non par des théories. Vénus31, mère inopérante et procréatrice déficiente, n’agit pas. Folie, mieux que sa mère, fait Amour, dans un véritable exercice de maïeutique platonicienne, à la manière de celui qui se joue dans les Dialoghi d’Amore de Léon l’Hébreu, où la connaissance vient de l’amour et du dialogue, de la dialectique. L’allégorie d’Éros/Cupidon/Amour proposé par l’édition de Jean de Tournes en 1551, dans la traduction de Pontus de Tyard, peut d’ailleurs être mise en relation avec le Débat de Folie et d’Amour. C’est Folie qui révèle à Amour sa véritable identité en l’aveuglant et lui permet alors paradoxalement d’accéder à la connaissance32. La clairvoyance passe par l’aveuglement. En ne voyant
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Jean-Pierre Vernant, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989. Louise Labé, Œuvres complètes, op.cit., pp. 56-57. Ibid., p. 49 : « et te mesconnois bien toymesme ». Ibid., p. 52 à 55. Ibid., p. 57. Ibid., p. 101-102.
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béatrice alonso plus, on voit. Apollon, comme Vénus, malgré leurs discours prophétiques (n’oublions pas qu’Apollon est dieu de la poésie et donc du lyrisme quand Mercure est celui de l’éloquence et de l’herméneutique), n’ont pas vu que Folie gouverne déjà Amour, ce que Mercure (et Folie) révèle avant même que Jupiter ne prononce la facétieuse sentence qui les lie. Si Folie s’est opposée à Amour, en tant qu’élément de subversion, c’est pour faire advenir un nouvel Amour, plus conscient de lui-même : « Et à fin que tu me reconnoisses d’orenavant, et que me saches gré quand je te meneray ou conduiray…33 ». Elle a conquis la parole et l’action : ce n’est pas la voix de la sagesse mais celle de la Folie qui est, comme chez Érasme, la voie d’une sagesse parallèle, tout comme le désordre est un ordre parallèle, la variété et le mélange une harmonie parallèle. Les discours d’Apollon et de Mercure, qui devraient être, dans le cadre formel d’un débat scolastique médiéval, pro et contra, se trouvent être dans une perspective à la fois lucianique et platonicienne, complémentaires, deux versions complémentaires d’un même point de vue au fond, avec quelques nuances. Pour Apollon, si Amour est supérieur à Folie car il est source de toute beauté, de création, de poésie et de musique : « incontinent que les hommes commencent d’aymer, ils escrivent des vers. Et ceux qui ont été d’escellents Poètes, ou en ont tout rempli leur livre... », il est aussi l’inventeur de la civilisation lorsqu’il est associé à Folie, selon Mercure, car elle est supérieure à la sagesse : le fol échappera à tous les dangers, conquerra toute estime, réussira toute entreprise. Il faut un grain de folie à toute invention, toute science et toute richesse. Elle est le principe des grandes entreprises héroïques. Les hommes préfèrent sa compagnie à celle des sages car elle est, de plus, au principe de l’humour. Mercure déclare d’ailleurs Folie nécessaire à la survie de bien des mariages. Louise Labé prend clairement le parti de Folie, qui ne l’oublions pas représente ici le genre féminin, qu’elle réhabilite. Elle en fait un véritable personnage. La folie est créatrice, source de poésie car folie d’aimer et folie des mots fusionnent. Elle est le désordre, le chaos humaniste indispensable au renouvellement de la vie et de l’Amour, à son avènement en conscience. La création est supérieure à la procréation, car elle est divine. La sentence rendue par Jupiter, facétie finale, renvoie le jugement à dans « trois fois, sept fois, neuf siècles »34 et impose à Folie et Amour de « vivre amiablement ensemble », sur un pied d’égalité, égalité soulignée par l’ambiguïté de la dernière phrase : « Et guidera Folie l’aveugle Amour, et le conduira partout ou bon lui semblera » qui nous laisse dans l’expectative. Qui est ce « lui », pronom neutre renvoyant aussi bien au féminin qu’au masculin ? D’ailleurs, le texte ne se clôt-il pas sur une inversion des termes du titre initial : « Fin du débat d’Amour et de Folie » ? Les deux personnages sont interchangeables, ainsi que ce qu’ils représentent, valeurs ou sexe. Le « divin accouplement », selon Léon l’Hébreu (divina coppulazione), a eu lieu. Mutations, transmutations, sont la vie dont le dynamisme perpétuel est une richesse contre l’inertie mortifère d’un monde sans création. Véritable remise en question des valeurs établies et affirmation du legs littéraire ou de la « paternité » textuelle, le Débat propose donc pour les femmes une autre « exemplarité », libérée de l’ontologie sexuée et des stéréotypes de genre, dans une volonté de réciprocité et d’égalité. La transmission peut n’être pas biologique. Le lait maternel est une nourriture défaillante quand le legs littéraire le surpasse et nourrit durablement le discours féministe. La transmission, la parenté supérieure, honorée et louée par les Euvres est d’abord celle de la littérature. ***
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Louise Labé, Œuvres complétes, p. 54. Ibid., p. 103.
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les représentations du genre et la transmission maternelle À la manière d’une Virginia Woolf du XVIe siècle, Louise Labé, dans le Débat, fait de Folie une femme, une créatrice et non une mère. La mise en relation et en hiérarchie création/procréation incite à reconsidérer l’œuvre comme un manifeste littéraire. Les femmes sont légitimes et légitimées comme créatrices (et non plus seulement comme procréatrices). L’autrice avoue dans l’Epistre dédicatoire que l’écriture a été un moyen de fuir l’oisiveté, reprenant l’argument utilisé par Vivès dans l’Institution de la femme chrétienne, mais en inscrivant cet aveu dans le contexte d’un discours liminaire où elle affiche sa fierté d’avoir écrit et publié (« non dédaigner la gloire35 »). Si elle reporte sur ses « amis », qui « ont trouvé moyen » de la lire, la « honte » qui pourrait provenir de cette publication (l’utilisation du conditionnel est significative), elle incite cependant sa dédicataire à la suivre afin de « mettre en lumiere » un autre écrit qui soit « mieus limé et de meilleure grace », ce qui est défi et bravade. L’invitation aux dames est une émulation féministe. Mais si elle écrit pour l’ensemble des femmes, Louise Labé affiche la double posture de celle qui a été lue sans le savoir puis louée, presque par hasard ; et de celle qui en une phrase transforme l’adjectif euphémisant (« ce petit euvre ») en possessif (« ce mien euvre36 »). La conquête de la parole par Folie, sa réussite créatrice, sert le discours auctorial. C’est le titre de poète que l’histoire littéraire donne généralement à Louise Labé. Au cours du vingtième siècle, c’est le plus souvent amputés du Débat qu’ont été publiés les Elégies et les Sonnets. Le plus souvent encore les sonnets ont été publiés seuls. De 1910 à 1960, l’œuvre complète a été publiée seulement onze fois. Trois de ces éditions ont présenté la prose après les vers. Or, le Débat est non seulement la première pièce des Euvres, mais aussi la plus importante proportionnellement en nombre de pages. Elle révèle l’extrême cohérence du volume. L’autrice publia de son vivant au moins deux fois son œuvre complète. Dans chaque cas, la prose précédait les vers. Louise Labé a donné à sa production un titre significatif, évoquant la totalité, la cohérence et l’achèvement. Elle considère son recueil comme un tout et nous rappelle, dans son Epistre dédicatoire, que ce tout lui appartient dans sa globalité : ce mien petit euvre37. Si l’on trouve trois genres distincts dans les Euvres, ce que souligne d’ailleurs le paratexte – titres et sous-titres, ruptures graphiques, organisation du texte –, si la varietas stylistique utilisée par Labé n’hésite pas à mêler le discours argumentatif de l’éloquence judiciaire au lyrisme élégiaque et pétrarquiste, le nom donné à l’ensemble insiste sur l’extrême cohérence d’un tout composé de parties diverses. Les Euvres dépassent le cadre strict de la catégorisation en genre, mot qui prend tout son sens dans la perspective féministe défendue par Labé. Le langage comme la pensée sont en mouvement, puisque l’existence elle-même l’est. Ainsi, et paradoxalement, le style sert le propos tout comme le propos sert le style, comme l’écrit Danièle Duport : « Louise Labé choisit de toujours substituer au discours sur l’amour et au lyrisme conventionnel une parole vraie : ainsi réactivé, l’ethos imprime sa marque sur les ressorts du pathos. La fureur poétique, issue du corps et de l’émotion, dirigé par Folie qui préside au désordre du monde, commande un style naturel »38. Le recours à des locutions populaires situe le discours de Folie dans un style simple alors qu’Amour s’exprime de façon presque « ampoulée ». Cette apparente infériorité dans la hiérarchie des styles, loin de dévaloriser Folie, manifeste au contraire sa simplicité et son efficacité. Elle parle sans éprouver le besoin de surveiller son langage. L’ethos discursif mis en place instaure une relation d’égalité
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Louise Labé, Œuvres complétes, p. 41. Ibid., p. 43. 37 Ibid., p. 43. 38 Danièle Duport, Le Naturel éthique de Louise Labé, Université de Caen Basse-Normandie, http://www.unicaen. fr/puc/revues/thl/questionsdestyle/print.php?dossier=dossier2&file=02duport.xml. 36
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béatrice alonso entre les interlocuteurs. La transmission, la parenté, la création, participent de cette mutabilité, très humaniste, où le langage, comme chez Rabelais, s’engendre de lui-même et prolifère. La production littéraire labéenne, éloge du disparate et du foisonnement, de la variété et du mouvement, est une remise en question des notions de genre, et de leurs stéréotypes, sexués, sociaux et littéraires avant même que ceux-ci ne soient exactement formulés. Si le Débat de Folie et d’Amour est une fable, sa morale pourrait être cette maxime de La Rochefoucauld : « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’on croit ». Béatrice Alonso Agrégée, Docteur en Lettres Modernes
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La parenté à l’épreuve de l’Autre. Les familles du Maranhão vues par des missionnaires capucins au XVIIe siècle Géraldine MÉret
Les récits de voyage des XVIe et XVIIe siècles, qui présentent à leurs lecteurs des sociétés nouvelles et des peuples méconnus, constituent un terrain privilégié pour l’étude des sociétés extra-européennes, notamment dans les différences et les similitudes que présentent leurs structures sociales élémentaires avec les sociétés de leurs observateurs européens. L’appréhension de la différence ou au contraire la perception d’une commune humanité, voire d’une civilisation comparable sinon égale, se construit en effet souvent à partir de l’observation de ce qui pour les auteurs apparaît comme naturel, et qu’ils découvrent au contraire être culturel : la famille. Les anthropologues et notamment les anthropologues structuralistes ne s’y sont pas trompés, qui ont fait de ces récits de première rencontre entre deux sociétés et même deux mondes un objet d’étude de prédilection. Cependant, si les premiers voyageurs au long cours sont si intéressants à lire, aujourd’hui encore, ce n’est pas seulement pour l’étude de sociétés aujourd’hui disparues ou du moins fortement métissées, qu’ils permettraient d’observer avant que les processus d’hybridation culturelle n’aient pris trop d’ampleur1, mais aussi pour le regard « neuf » qu’ils portent sur ces sociétés inconnues ou peu connues, étrangères et bien souvent étranges. Ce regard est en réalité peut-être aussi intéressant que ce qu’il décrit et, à bien lire ces textes, on découvre souvent que ces hommes et ces femmes de la Renaissance nous sont eux-aussi étrangers. Cette observation « en retour » des sociétés européennes n’est d’ailleurs pas un privilège du lecteur distancié qui feuilletterait aujourd’hui ces ouvrages, elle est d’ores et déjà à l’œuvre dans les textes, où l’étonnement incessant pour les nouveautés que découvrent les voyageurs, va de pair avec une référence constante à l’Europe chrétienne et humaniste2. Les récits de voyage de Claude d’Abbeville et d’Yves d’Évreux, deux pères capucins partis fonder une mission évangélisatrice dans le Maranhão, au nord-est du Brésil, dans les années 1610, ont souvent été étudiés par les anthropologues, d’Alfred Métraux à Hélène Clastres, pour ne citer que les plus connus. L’Histoire de la mission des Pères capucins3, du Père Claude, 1
Ce qui est loin d’aller de soi, les récits de premiers contacts étant en réalité relativement rares, et des processus d’hybridation étant nécessairement à l’œuvre, ne serait-ce que dans la mise par écrit par des Européens de réalités exotiques. 2 Le « Nouveau Monde » ne prend sens en effet que par rapport à un « Ancien » monde, qui est non seulement celui de la vieille Europe, mais aussi celui du passé grec ou biblique, constamment évoqué pour lire et comprendre ces nouvelles terres. 3 Abbeville, Claude (d’), 1614, Histoire de la mission des Pères Capucins en l’Isle de Maragnan et terres circonvoisines où est traicté des singularités admirables et des mœurs merveilleuses des Indiens habitans de ce pays, Avec les missives et advis qui ont esté envoyez de nouveau par le R. P. Claude d’Abbeville Predicateur Capucin. Predicabitur Evangelium regni in universo orbe. MAT. 24. Avec Privilege du Roy A Paris. De l’imprimerie de François Huby, rue St. Iacques à
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géraldine méret et sa Suitte4, par le Père Yves d’Évreux, présentent en effet des qualités d’observations qui en font une source de renseignement de premier ordre sur les sociétés tupi des régions côtières du Maranhão à cette époque. La façon dont ces auteurs rendent compte des sociétés indiennes qu’ils découvrent est cependant souvent négligée, au profit du contenu informatif de leur prose. Le Père Claude comme le Père Yves possèdent pourtant de réelles qualités d’écriture et la façon dont ils choisissent de rendre sensible à leurs lecteurs le fonctionnement de ces sociétés lointaines relève d’une dialectique subtile entre volonté d’exotisme et affirmation d’une humanité partagée. Observateurs attentifs, intéressés par la relation à l’Autre – comme en atteste leur vocation de missionnaires – doublés de religieux soucieux des « bonnes mœurs » pour qui la famille constitue non seulement le noyau central de toute société, mais aussi la matrice de la morale sociale et chrétienne (les deux étant indissociables), Claude d’Abbeville et Yves d’Évreux nous livrent dans leurs récits de voyage une description des familles tupi qui ne constitue pas seulement une mine d’informations sur la façon dont la société tupi envisageait et construisait les relations de genre et de parenté, mais qui en dit long aussi sur ce que la société française du début du XVIIe siècle considérait comme « normal » ou non, « moral » ou non. Le colloque « Le legs des pères et le lait des mères ou comment se raconte le genre dans la parenté du Moyen Âge au XXIe siècle », qui proposait d’interroger l’acte narratif par lequel étaient représentés les rôles sociaux attribués distinctement aux hommes et aux femmes et demandait explicitement de « bousculer les lieux communs » et d’« étudier les contreexemples » m’a donné l’occasion de revenir sur un passage de l’ouvrage d’Yves d’Évreux qui depuis longtemps m’interpellait. La Suitte de l’Histoire des choses plus memorables advenues en Maragnan és années 1613 et 1614, contient une bizarrerie que seuls quelques rares anthropologues ont relevée, mais sans s’intéresser à la façon dont le texte présente une coutume qui pourtant aujourd’hui encore choque les lecteurs les plus ouverts d’esprits : la couvade. La couvade, cette coutume « étrange » selon laquelle, après l’accouchement, c’est le père qui joue le rôle social de la mère et se trouve placé au centre des réjouissances, met en jeu processus biologiques, croyances, rites et pratiques. Elle devait, me semblait-il, me permettre non seulement d’étudier quels rôles sociaux étaient attribués, respectivement, aux hommes et aux femmes dans la société tupi du début du XVIIe siècle, mais en outre de déstabiliser les « évidences » du missionnaire et de ses lecteurs quant au fondement « naturel » de pratiques sociales aussi étroitement liées au rythme et au fonctionnement biologiques que celles qui entourent le moment de la naissance. En relisant plus attentivement la description que fait Yves d’Évreux de la couvade je me suis aperçue que, contrairement à mes souvenirs, il était étonnamment « plat », sans grand intérêt littéraire en réalité, car résolument neutre. On n’y trouve pas de trace d’une quelconque prise de position de la part de l’auteur, pas de jugement quant à cette coutume pourtant extrêmement éloignée de ce qui se pratiquait en Europe. À tel point que, lorsque Yves d’Évreux souligne la différence qu’il y a entre le moment de la naissance tel qu’il se déroule au Maranhão et tel qu’il a lieu en Europe, il se contente de juxtaposer les deux pratiques sans les hiérarchiser ni même vraiment les comparer : il note simplement deux façons de faire différentes. Étrange retenue chez un auteur au style habituellement très vivant, enclin parfois à des notations plu-
la Bible d’Or, et en sa boutique au Palais en la gallerie des prisonniers. 4 Évreux, Yves (d’), 1615, Suitte de l’Histoire des choses plus memorables advenues en Maragnan és années 1613 et 1614. A Paris. De l’imprimerie de François Huby, rue St. Iacques à la Bible d’Or, et en sa boutique au Palais en la gallerie des prisonniers.
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la parenté à l’épreuve de l’autre. les familles du maranhão tôt truculentes, notamment à propos des femmes indiennes ! À la surprise fit donc suite la déception... puis un nouvel intérêt pour une réserve et une absence de prise de position si étonnants qu’ils en devenaient presque dérangeants et en tout cas intrigants. Le fait de n’évoquer qu’en passant et comme un fait anodin une pratique si contraire aux us et coutumes de l’Europe chrétienne, dans un livre désigné explicitement comme la « Suitte » de l’ouvrage du Père Claude « où est traicté des singularités admirables et des mœurs merveilleuses des Indiens habitans de ce pays », relève en effet nécessairement d’un choix, suffisamment paradoxal pour que l’on s’y attarde. Il convient donc de situer la place qu’occupe la couvade dans l’économie du livre et dans l’organisation sociale des Indiens Tupi, telle que la présente Yves d’Évreux. I « Ordre et Respect que la Nature a mise entre les Sauvages » A. Ordre de la nature, ordre du livre 1. La famille, un ordre « naturel » Yves d’Évreux compte parmi les rares auteurs de récits de voyage qui ont réellement vécu parmi les sociétés qu’ils découvrent et il est même, avec ces deux années passées au Brésil, l’auteur français des XVIe et XVIIe siècles ayant séjourné le plus longtemps parmi les Indiens Tupi, ce qui fait sans doute de lui l’auteur le plus à même de traiter de leur organisation familiale, à laquelle il consacre quatre chapitres. Le chapitre XXI « Ordre et Respect que la Nature a mise [sic] entre les Sauvages, qui se garde immuablement par la Jeunesse », le chapitre XXII « Que le mesme ordre et respect se garde entre les filles & les femmes », le chapitre XXIII « De la consanguinité, qui est parmy ces Sauvages », puis le chapitre XXVI « De l’Oeconomie des Sauvages », brossent ainsi un tableau très précis des relations de parenté telles qu’a pu les appréhender le missionnaire. La description de la pratique de la couvade figure au chapitre XXII du livre d’Yves d’Évreux, « Que le mesme ordre et respect se garde entre les filles & les femmes », l’inscrivant donc dans une continuité explicite avec le chapitre précédent, « Ordre et Respect que la Nature a mise [sic] entre les Sauvages, qui se garde immuablement par la Jeunesse ». Le titre de ces chapitres et leur succession sont déjà éloquents et nous avertissent de la nécessité de lire ces textes en les replaçant dans le système de représentation qui pouvait être celui d’un missionnaire du début du XVIIe siècle. La vie des « Sauvages » apparaît réglée par la « Nature » qui semble ainsi suppléer là où la civilisation (chrétienne bien entendu) fait défaut. Principe naturant de la création divine, la Nature veille donc à ce que l’homme, créature faite à l’image de Dieu, agisse conformément à un « ordre » universel et dans le respect de principes intangibles. Ces chapitres sont consacrés à l’organisation familiale de la société tupi qu’Yves d’Évreux désigne par les termes d’« ordre » et de « respect », par une sorte de métonymie où les caractéristiques supposées essentielles de la famille en viennent à la désigner dans un rapport de parfaite équivalence. Ces chapitres se présentent comme des entreprises philologiques, partant des différents termes utilisés pour désigner les degrés de parenté, pour expliciter les rapports qu’entretiennent entre eux les membres d’une famille et, plus généralement, les individus de différentes classes d’âge. Ces rapports familiaux et plus largement sociaux sont ainsi présentés par le titre comme des rapports structurés pas l’« ordre » et le « respect » et surtout comme « naturels » et « immuables ». L’organisation familiale des Indiens Tupi étant réglée par la Nature, elle relève 91
géraldine méret a priori de ce que l’on ne questionne pas, de ce qui, contrairement aux mœurs « singulières », est universel et éternel. La seule lecture de ce titre devrait donc rassurer le lecteur européen : les relations entre les « Sauvages » sont marquées par l’ordre et le respect, la « Nature » veille et rien ne devrait donc le choquer. Notons encore que si l’organisation qui prévaut à l’intérieur des chapitres est une organisation générationnelle, présentant les différentes catégories distinguées par la société indienne en fonction de l’âge de l’individu, l’organisation plus générale du livre, en chapitres, distingue, quant à elle, hommes et femmes. Le terme « Sauvages », désignation a priori générique puisqu’il d’agit d’un adjectif épicène5 substantivé, semble pourtant ne désigner ici que le groupe des hommes Tupi, puisque les « filles et les femmes » constituent la matière d’un second chapitre, séparé, et dont l’objet est quant à lui clairement désigné. Le mot « Sauvages » désigne donc par défaut les hommes « sauvages », objet d’un premier chapitre consacré à la famille, tandis que la description de la place et du rôle des femmes n’intervient que dans un second temps, pour compléter ou confirmer l’« ordre et respect » déjà étudiés auprès des hommes. La première opération de mise par écrit et donc de mise en « ordre » de la part de l’auteur consiste à séparer hommes et femmes, alors même qu’Yves d’Évreux souligne qu’il n’a pas remarqué de différence notable entre les uns et les autres : « Le mesme ordre des degrez d’aage, j’ay remarqué entre les filles & les femmes, comme il est entre les hommes »6. Ainsi, alors que l’entreprise d’Yves d’Évreux consiste dans ces deux chapitres à décrire la société tupi selon ses propres termes et ses propres distinctions, l’organisation de la matière brésilienne en chapitres, présentant chacun un aspect du monde observé en Amérique, semble surimposer à ces structures indigène une distinction entre hommes et femmes étrangère à la société tupi. 2. Une démarche philologique Dans le chapitre XXII, consacré aux femmes, Yves d’Évreux se félicite d’avoir remarqué ce qui serait resté caché à la plupart, c’est-à-dire « la belle conduitte de la nature en ces gens destituez de grace »7. Il rend compte à ses lecteurs, comme il l’a fait précédemment pour les hommes, des différents noms que les Indiens Tupi donnent à chacun des âges de la vie d’une femme, signalant quelles sont les caractéristiques, les droits et les devoirs attachés à chacun de ces âges. Yves d’Évreux aborde donc l’organisation familiale des Indiens selon une perspective philologique, organisant sa matière selon des distinctions propres aux Indiens eux-mêmes : « Les Sauvages ont distingué leurs aages, par certains degrez, chaque degré, portant sur le front de son entrée, son nom propre, qui advertit celuy qui desire entrer dans son Palais ses parterres & allees, le but de sa charge […].8 »
La démarche adoptée par Yves d’Évreux dans le chapitre consacré aux hommes et dans celui consacré aux femmes est identique et consiste à citer les différents noms employés pour désigner les âges de la vie successif, en indiquant toutes les caractéristiques propres à chacune 5
Epicène : dont la morphologie ne varie pas en fonction du genre. Alors que les adjectifs grand/grande, intelligent, intelligente s’accordent en genre, sauvage, autobiographique, amène conservent la même forme, quel que soit le genre du substantif auquel ils se rapportent. 6 Évreux, Yves (d’), 1615, op. cit., p. 99. 7 Ibidem, p. 99. 8 Ibidem, p. 89.
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la parenté à l’épreuve de l’autre. les familles du maranhão de ces catégories. Pourtant, si les trajectoires ou parcours de vie ainsi évoquées semblent parallèles lorsque l’on observe les termes tupi utilisés – Peïtan désigne le bébé, quelque soit son sexe ; Kounoumy-miry désigne le petit garçon et Kougnantin-myri la petite fille, qui à l’adolescence deviennent simplement Kougnoumy et Kougnantin, etc. -, la lecture des commentaires d’Yves d’Évreux les montre au contraire fortement divergents. Alors que les différents âges de la vie dessinent chez les hommes une évolution sociale, vers la position de guerrier reconnu et doté d’une parole politique, ils déterminent chez les femmes une évolution biologique : vers la procréation puis la vieillesse. B. « Les Sauvages ont distingué leurs aages, par certains degrez »9 Si la couvade ne semble pas constituer un fait marquant dans la prose d’Yves d’Évreux, il convient de la situer parmi les différentes étapes de la vie d’une femme tupi, afin de mieux replacer dans quel parcours de vie le missionnaire situe la grossesse et l’accouchement. Le point de convergence, voire de confusion, que constitue la couvade - puisque non seulement homme et femme y participent, mais que leurs rôles se mêlent - devrait également nous permettre de mieux comprendre quelle place et quel statut Yves d’Évreux attribue à chacun des deux sexes dans la société tupi... ou en général. Les deux chapitres, respectivement consacrés aux enfants « masles & aux femelles » suivent une construction parallèle. Les nouveaux nés sont d’ailleurs désignés du même nom : « le premier degré supposé commun aux masles & aux femelles sortans immediatement du ventre de leurs meres, appelle du mot, Peïtan, ainsi qu’avons dit suffisamment au chapitre precedent » 10.
Ce n’est que lorsque les enfants grandissent qu’Yves d’Évreux observe des différences. Ainsi, de un à sept ans, « la fillette de ce temps s’appelle Kougnantin-myri, c’est-à-dire la petite fillette ». Comme les petits garçons, les petites filles de cet âge imitent les occupations des adultes. Mais alors que les activités des petits garçons du même âge sont décrites comme des entraînements à la vie d’adulte (« ils s’adextrent »11), celles des petites filles sont décrites comme des amusements : « ces fillettes s’amusent à contre-faire leurs meres en fillant comme elles peuvent du coton, & traceant une espece de petit lict, comme est la coutume des fillettes de cet aage à s’amuser à quelques frivoles et legeres ouvrages, pestrissent la terre, contrefaisant l’usage des plus experimentees à faire des vases & des escuelles de terre.12 »
Si la vie de la Kougnantin-myri, la petite fille, et celle du Kounoumy-miry, le petit garçon, consistent donc semblablement à imiter les adultes, le vocabulaire choisi par Yves d’Évreux établit une nette différence, d’ordre qualitatif, entre leurs occupations. La subjectivité de l’auteur semble ici évidente, mais Yves d’Évreux affirme avoir observé que, comme les Européens, les Indiens Tupi préféraient les enfants mâles : « Il y a bien à dire de l’amour que portent les peres & les meres à leurs petits enfans masles, ou fillettes ; pour ce que tant le pere que la mere batissent leur amour sur leur fils, & pour les 9
Évreux, Yves (d’), op. cit., p. 89. Ibidem, p. 99. 11 Ibidem, p. 92. 12 Ibidem, p. 99. C’est nous qui soulignons. 10
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géraldine méret filles, cela leur est par accident, & ne sont point esloignees en ceste suitte de nature, de nostre lumiere commune, qui nous rend plus prisables les fils que les filles, & non sans raison : car l’un conserve la souche, & l’autre la met en pieces.13 »
Si selon l’auteur lui-même « Il y a bien à dire » sur cette différence entre « petits enfans masles, ou fillettes », Yves d’Évreux développe peu ce constat d’une préférence commune aux Européens et aux Américains pour les descendants mâles et, en effet, l’on peut se demander ce qu’il y aurait à ajouter dès lors qu’il observe que « nature », « lumière commune » européenne et « raison » concordent parfaitement. Les « Sauvages » dont le comportement est une « suitte de nature » et les Européens qui partagent une « lumière commune » issue de la civilisation chrétienne se rejoignent donc dans un comportement raisonnable qui consiste à préférer - tout naturellement serait-on tenté de dire - celui qui « conserve la souche » à celle qui « la met en pièce ». Inutile de souligner que la « raison » avancée à cette préférence commune est une motivation d’ordre patrimonial, dictée par les enjeux de conservation de la « souche » et donc directement liée aux modalités de transmission des biens en Europe sous l’Ancien Régime14. Cette pratique, issue d’un modèle aristocratique qui s’est généralisé sous l’Ancien Régime, ne concerne évidemment pas les Indiens du Brésil, si bien que la « raison » avancée à cette préférence est loin d’être universelle. La mention d’un éventuel amour « par accident », indique d’ailleurs que cette prédilection pour les garçons n’est pas systématique, mais rien ne nous permet de mesurer la part de subjectivité de l’auteur, ou en tout cas de projection de ses propres valeurs, par rapport à une « réalité » observée chez les Indiens Tupinambas. Il faut quoi qu’il en soit souligner que si l’auteur prend la peine d’affirmer qu’il « y a bien à dire » c’est qu’en réalité cela ne va pas tout à fait de soi, et que ce point demande une certaine argumentation face aux lecteurs (lectrices?) européennes. Le livre d’Yves d’Évreux semble en effet s’adresser à un public parmi lequel il faut compter des femmes, comme l’indique notamment le fait que les citations latines soient systématiquement traduites. De sept à quinze ans, l’adolescente atteint un âge critique, elle s’appelle alors « Kougnantin, c’est-à-dire fille : c’est en cet aage qu’elle perdent ordinairement par leurs foles phantasies, ce que ce sexe a de plus cher, & sans quoy elles ne meritent d’estre estimees, ny devant Dieu, ny devant les hommes »15. Les jeunes filles indiennes ne sont donc pas chastes et perdent tôt leur virginité, ce qui ne peut manquer de choquer un prêtre franciscain – même s’il faut noter que ces jeunes filles semblent perdre leur virginité toutes seules – et lui donne l’occasion d’établir un rapprochement avec les jeunes filles françaises. Certaines en effet « ne sont pas plus sages par de çà, quoy que l’honneur & la loy de Dieu, les devroit convier à l’immortalité de la candeur »16. Tout comme les jeunes filles d’Europe, c’est durant cet âge que les jeunes Indiennes apprennent leur « devoir » de femme, mot qui n’apparait jamais lorsqu’il s’agit des connaissances que les jeunes hommes indiens acquièrent durant leur formation :
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Évreux, Yves (d’), op. cit., pp. 99-100. C’est nous qui soulignons. La transmission des biens en Europe sous l’Ancien Régime est en effet, dans les régions de droit écrit, fondée sur les principes de la primogéniture et du privilège de la masculinité, afin d’éviter le morcellement du patrimoine et les indivisions. Les filles reçoivent traditionnellement une dot laquelle, payée généralement en liquidités, est souvent lourde à supporter pour la famille et risque donc d’entamer le patrimoine légué au fils aîné. 15 Évreux, Yves (d’), 1615, op. cit., p. 100. 16 Ibidem. 14
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la parenté à l’épreuve de l’autre. les familles du maranhão « En ces annees elles apprennent tout le devoir d’une femme, soit pour filer les cotons, pour tistre les licts, pour travailler en estame, pour semer & planter les jardins, pour faire les farines, composer les vins, & apprester les viandes17 ».
Nous reviendrons plus tard sur « Le quatrième degré [qui] est depuis quinze jusqu’à vingt-cinq ans ; lequel impose à la fille de cet âge le nom de Kougnanmoucou, c’est-à-dire, une fille, ou femme en sa grandeur & stature parfaicte, que nous disons en ces quartiers fille à marier. »18. C’est en effet l’âge du mariage et de la grossesse, à propos duquel Yves d’Évreux décrit la pratique de la couvade que nous étudierons plus en détail. La savoureuse description de la vie conjugale des Indiennes permet cependant d’apprécier la verve de l’auteur et son humour, particulièrement mordant lorsqu’il s’agit des femmes : « Et dès ce temps elle suit son mary, portant sur sa teste, & sur son dos apres luy, tant les ustenciles necessaires, pour presenter à manger, que le mesme manger, & les vivres qui sont de besoin par les chemins : tout ainsi que les mulets de par deçà portent le bagage et les vivres des Seigneurs »19.
La femme de vingt-cinq à quarante ans « est appellee du nom commun & general Kougnam, sans autre addition, ce que nous dirions en François, une maistresse femme »20. La principale information que retient Yves d’Évreux de cette période de la vie d’une femme, c’est qu’à cet âge : « les femmes Indiennes ont encore quelques traicts de la beauté de leur jeunesse, néantmoins elles s’en vont au déclin le grand galop, & commencent à être hideuses & sales, leurs mamelles pendantes le long de leurs flancs, comme vous voyez par deçà aux levrettes & chiennes de chasse21 ».
Après cette comparaison animalisante Yves d’Évreux précise en effet que, « quand elles sont jeunes, elles sont tout au contraire, portans les mamelles fermes »22. Vient ensuite la vieillesse : « Le sixiesme & dernier degré prend depuis quarante ans, jusqu’au reste de la vie, & la femme de ce temps est nommée Ouainuy »23. Les femmes de cet âge « usent du privilege de mere de famille : elles président aux Kaouins et sont « les maîtresses du Carbet où se trouvent les femmes pour deviser »24. Cette très rapide mention d’un Carbet des femmes est l’unique allusion à une sociabilité féminine dictée par d’autres impératifs que ceux de la nourriture ou de la subsistance en général. Partout ailleurs, dans l’ouvrage de Claude d’Abbeville, comme dans celui d’Yves d’Évreux ou des autres voyageurs - mais aussi de fait dans les travaux des anthropologues s’appuyant sur ces textes - le Carbet apparaît comme une réunion typiquement et exclusivement masculine. Rien n’indique cependant en quoi consiste ce « Carbet où se trouvent les femmes pour deviser », et si ces « devisements » sont de nature politique ou non. Quoi qu’il en soit, les vieilles femmes occupent une place importante dans 17
Évreux, Yves (d’), 1615, op. cit., Ibidem. 19 Ibidem, p. 101. 20 Ibidem, p. 102. 21 Ibidem. 22 Ibidem, p. 103. 23 Ibidem. 24 Le Kaouin est une réjouissance sociale lors de laquelle tout le village se réunit pour partager des boissons alcoolisées. Le Carbet, par ailleurs défini comme l’« Assemblée des Anciens », est le lieu de la prise de parole et de la discussion politique. 18
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géraldine méret la sociabilité tupi : ce sont elles qui commencent les pleurs pour les défunts ou lors du rituel de la salutation larmoyante, pour souhaiter la bienvenue aux amis et alliés. Elles sont également chargées de la transmission des savoirs, « enseign[a]nt aux jeunes ce qu’elles ont appris »25. Leur rôle semble donc comparable à celui des vieillards, mais Yves d’Évreux les oppose pourtant : « & y a ceste distinction entre les vieillards & les vieilles, que les vieillards sont venerables, & représentent une façon en eux, de gravité & authorité ; à l’opposite les vieilles de ces Païs sont rechignees & ridees comme un parchemin mis au feu : nonobstant cela, elles sont fort respectees, tant de leurs maris, que de leurs enfans & specialement des filles & des jeunes femmes.26 »
Cette dernière phrase, qui clôt le chapitre consacré aux différents âges de la vie des femmes, invite à relativiser fortement les opinions négatives et désignations péjoratives dont Yves d’Évreux accable volontiers les vieilles femmes – et les femmes en général -, notant par exemple que « quand elles meurent elles ne sont pas beaucoup pleurees ny regrettees »27. Les femmes âgées semblent au contraire occuper une place importante dans la hiérarchie sociale indienne, « nonobstant » leurs rides ni surtout le fait qu’Yves d’Évreux « n’ay pas pourtant grande esperance de ces vieilles »28. II. « il se couche pour faire la gesine au lieu de sa femme »29 Ce panorama de la vie d’une femme tupi au XVIIe siècle nous avertit ainsi d’être attentif au regard de l’auteur par lequel nous parviennent ces informations. À l’issue de la lecture de ce chapitre, nous en savons sans doute davantage sur la façon dont l’auteur, un missionnaire capucin du début du XVIIe siècle percevait la place et les rôles sociaux des hommes et des femmes, que sur la façon dont les Tupinambas appréhendaient les différences de genre. Ce rapide résumé du chapitre XXII permet également de mesurer l’éloquence et l’humour d’Yves d’Évreux, qui n’hésite pas à comparer les femmes à des mules ou à des chiennes de chasse, ni à noter si leurs seins sont fermes ou pendants. Il est ainsi possible de mesurer à quel point l’évocation de la couvade est étonnamment « lisse » : « Ces jeunes femmes devenuës grosses du faict de leurs maris, sont appellees d’un mot partculier Pouroua-bore, c’est-à-dire, femme enceinte, & nonobstant ceste grossesse, elles ne laissent de travailler, jusqu’à l’heure de leur accouchement, comme si elles n’estoient point empeschées. Elles deviennent fort grosses, à cause qu’elles rendent leurs enfans assez grands & membrus30. Plusieurs penseroient que ces femmes, en cet estat, auroient plus de curiosité de se couvrir, mais c’est tout un avec les autres temps. Venue qu’elle est au temps de ses couches, si couches se doivent appeler : car elle ne garde pour tout cela le lict, si elle n’est prevenuë de grandes douleurs, encore à lors demeure-elle assize, environnee de ses voisines, lesquelles elle a 25 Évreux, Yves (d’), 1615, op. cit., p. 104. Il n’est pas possible de savoir ici si ce public de « jeunes » est mixte ou s’il s’agit des jeunes femmes, ni surtout en quoi consiste ce savoir. S’agit-il de l’expérience en général ou de connaissances sexuelles, comme pourraient le faire penser la retenue de l’auteur et la phrase suivant immédiatement : « Elles sont plus corrompues en paroles, & plus effrontees que les filles & les jeunes femmes ; & n’oseroy dire ce qui en est, & ce que j’en ai veu & reconneu. » ? 26 Ibidem, p. 104-105. C’est nous qui soulignons. 27 Ibidem. 28 Ibidem. 29 Ibidem, p. 102. 30 Membru : qui a les membres gros et puissans. Académie Française, 1694.
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la parenté à l’épreuve de l’autre. les familles du maranhão invitees, quelque peu auparavant, au sentiment & mouvement de son fruict, de l’assister par ces paroles, Chemen-boüirare-Kouritim, c’est-à-dire, je m’en vay incontinent accoucher, ou je suis preste à present d’accoucher, lors le bruit court par les loges, que telle ou telle s’en va accoucher, disans ces paroles avec le nom propre de la femme qu’elles y conjoignent Ymen-bouïrare, qui signifie, une telle est accouchée, ou s’en va accoucher. Le mary s’y trouve avec les voisins, & si tant est que sa femme ait difficulté d’enfanter, il luy presse le ventre, pour faire sortir l’enfant, sorty qu’il est, il se couche pour faire la gesine31 au lieu de sa femme, qui s’employe à son office coustumier, & lors toutes les femmes du village viennent le voir & visiter couché en ce sien lict, le consolant sur la peine & douleur qu’il a eu de faire cet enfant, & est traitté comme fort malade & bien lassé, sans sortir du lict, au lieu que par deçà les femmes gardent le lict apres l’accouchement où elles sont visitées et traittees.32 »
A. Commentaire La maternité des jeunes femmes est d’emblée présentée comme une expérience passive : elles « deviennent grosses », « du faict de leurs maris ». Yves d’Évreux insiste sur le fait que cet état ne modifie pas sensiblement le comportement des femmes en société. Elles travaillent « comme si elles n’estoient pas empeschées » et ne se montrent pas plus pudiques qu’auparavant (« c’est tout un avec les autres temps »). Le contraste avec ce qui a lieu dans les sociétés européennes n’est rendu sensible que par la mention d’un comportement contraire à l’opinion commune (« plusieurs penseroient ») et par la remarque de l’inadéquation du vocabulaire français pour évoquer l’accouchement. Yves d’Évreux souligne en effet, se référant à l’étymologie, que le mot « couches » est inapproprié, « car elle ne garde pour tout cela le lict ». L’accouchement semble d’abord être un moment féminin, réunissant la femme en couche et « ses voisines », mais lorsque la mère arrive à terme les femmes répandent la nouvelle parmi le village. Les hommes entrent alors en scène, au premier rang desquels « le mary », qui vient « avec ses voisins ». Dès lors, c’est lui qui devient sujet de l’action. Le moment même où l’enfant sort n’est pas présenté du point de vue des contractions ou de la poussée de la mère, mais à partir de l’action du père qui « luy presse le ventre, pour faire sortir l’enfant ». Le rythme de la narration accélère alors, si bien qu’en quelques lignes l’on passe du fait d’« enfanter » au moment où l’enfant est « sorty » et où le père prend la place de la mère. Le participe et la reprise du verbe sortir (« sorty qu’il est ») soulignent ce mouvement soudain, mimant en quelque sorte la surprise de l’auteur et de son lecteur, qui ne s’attendait sans doute pas à un tel revirement. Le texte n’insiste pourtant que très peu sur l’étrangeté de cette situation pour un observateur européen, et le contraste avec une situation considérée comme « normale » n’est rendu que par l’adjectif « coustumier » qui, employé pour souligner que la mère se comporte comme si rien ne s’était produit, souligne a contrario la singularité de la scène. Yves d’Évreux n’insiste absolument pas sur le fait que c’est le père qui se trouve au centre des manifestations de sympathie, et seul le fait que les pronoms soient au masculin permet de comprendre qu’il a bel et bien pris la place de la mère, se faisant consoler « sur la peine & douleur qu’il a eu de faire cet 31 Gesine : « Vieux mot qui signifie l’estat d’une femme en couche. Il est hors s’usage. » (Dictionnaire de Furetière, 1690). « Vieux mot, pour dire, Les couches d’une femme, ou le temps qu’elle est en couche. » (Académie Française, 1694). 32 Évreux, Yves (d’), 1615, op. cit., p. 101-102.
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géraldine méret enfant ». La différence avec ce qui se pratique en Europe ne fait d’ailleurs l’objet d’aucun jugement et seule la locution « au lieu que » indique que les pratiques divergent « par deçà » l’Atlantique. La différence est simplement constatée mais ne suscite aucun commentaire de l’auteur. B. Silence(s) Le texte n’est donc pas très polémique, en dépit d’une matière particulièrement dérangeante, qui bouscule les rôles attribués au père et à la mère à un moment où, comme le souligne Albert Doja, la société n’a de cesse que de s’affirmer, d’intégrer au groupe le nouveau-né et ses parents dont le statut a changé : « Pregnancy and childbirth, like birth, child development and upbringing have always been the occasion of such individual « crises », critical periods, whose out-come is constantly invested with a strategic value for the group. These biological processes must be worked out symbolically so as to bring the child, the new mother, sometimes the father, back into their social, family and kin group ».33
Étrange silence, alors même que l’éducation des enfants, l’aspect démoniaque des femmes indiennes et l’importance de la famille (considérée généralement comme le serait une famille chrétienne européenne, construite autour du couple formé par un « mari » et sa « femme ») sont généralement des sujets qui enflamment le père Yves d’Évreux. La seule explication possible à ce silence me semble être à chercher dans un autre silence. L’ouvrage d’Yves d’Évreux a en effet fait l’objet d’une destruction, dans les ateliers-mêmes de l’imprimeur, qui semble être le fait d’une censure de nature politique, à un moment où l’on arrangeait le mariage de Louis XIII avec l’infante d’Espagne, Anne d’Autriche et où il aurait donc été malvenu de rappeler les prétentions de la France en Amérique du Sud34. Il ne reste aujourd’hui que deux exemplaires connus du livre d’Yves d’Évreux, tous deux lacunaires. L’exemplaire conservé à la Bibliothèque Nationale de France, issu de la Bibliothèque Royale, est plus endommagé que celui conservé à la New York Public Library, donc on ignore par quels circuits il a pu parvenir jusque là. Je travaillais à partir de copies de l’exemplaire conservé à Paris et ce n’est que récemment que j’ai pu avoir accès à des reproductions du livre conservé à New York, plus complet. Aucun feuillet ne manque au chapitre XXII, qui est donc tel qu’Yves d’Évreux l’a porté à l’imprimeur. En revanche, le chapitre suivant « De la consanguinité, qui est parmy ces Sauvages » est lacunaire dans l’exemplaire de Paris et celui de New-York permet de le compléter. Par « consanguinité », il faut entendre liens du sang, liens de parenté, ce qui a priori ne devrait faire l’objet d’aucune censure politique : la rivalité avec le Portugal n’est pas évoquée une seule fois au cours de ce chapitre. Le chapitre XXIII présente en effet la façon dont sont élevés les enfants et leur place au sein des familles. Yves d’Évreux, comme à son habitude, y distingue entre « masles » et « femelles », mais aussi entre « la Loy des bastards » et « celle des legitimes », qui est « autre »35. Cette distinction ne semble pas très pertinente pour décrire la société tupi, puisque le père d’Évreux est obligé de constater qu’il faut distinguer quatre sortes de bâtards différents, selon que le père et/ou la mère appartiennent ou non à 33 34 35
Doja, Albert, « Rethinking the Couvade », Anthropological Quatterly, automne 2005, vol. 78, n°4, p. 917. Le Portugal appartenait alors à la couronne d’Espagne du fait de la fin de la dynastie d’Aviz. Évreux, Yves (d’), 1615, op. cit., p. 105.
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la parenté à l’épreuve de l’autre. les familles du maranhão l’ethnie Tapinambo. Yves d’Évreux remarque ainsi que « Les Bastards sortis de Pere & Mere Tapinambos, sont nourris aussi soigneusement que les enfans legitimes, & aymez de pareil amour »36. La distinction retenue par les Indiens est donc davantage ethnique, puisque la place de l’enfant varie en réalité selon que le père et/ou la mère sont Tapinambos, Français ou esclaves. Désigner les « bastards » comme « tous les enfans qu’ils ont hors le légitime mariage pratiqué entr’eux, à leur mode »37, revient donc à plaquer une catégorie européenne sur une société qui fonctionne selon d’autres codes. Les observations d’Yves d’Évreux les plus précieuses ont cependant été censurées et l’exemplaire de New York nous renseignent sur : « la règle générale qu’ils observoient vers les bastards, qui est, que quand la fille approchoit de ses couches on luy demandoit qui estoit le Pere de l’enfant qu’elle portoit en son ventre, lors elle le manifestoit, lequel s’il se confessoit & recognoissoit pere de l’enfant, la mere l’admettoit & nourrissoit fort soigneusement : que si le Pere denioit cet enfant estre sien, tant la mere que ses parens, prenoient ce petit bastard sorti de son ventre, & l’alloient enterrer tout vif, comme indigne de vivre.38 »
En tuant l’enfant, il s’agit de « se vanger du pere mescognoissant »39. Yves d’Évreux explique en effet que : « les Sauvages ont cette opinion, que la mere ne contribuë chose aucune en la generation de l’enfant, ains que le tout vient du Pere, la Mere servant seulement de Karaméno, c’est-à-dire, d’escrin, ou d’Va, c’est-à-dire bouteille ou vaisseau, pour recevoir en soy le principe de generation40 ».
Or, si en effet le père est considéré comme le principe générateur tandis que la mère n’est que le réceptacle propice au développement de l’enfant, la couvade prend tout son sens : l’enfant est avant tout celui du père, c’est donc lui qu’il convient de féliciter. Cependant, si ce passage permet de comprendre les motivations de la pratique de la couvade chez les Indiens, il ne résout par pour autant le problème de la neutralité avec laquelle Yves d’Évreux en rend compte, ni pourquoi il a choisi de dissocier la description de la naissance de celle de la conception indienne de la procréation. Le destin éditorial malheureux de ce livre nous incite à lire ces problèmes du point de vue de la précaution : si ce chapitre a été censuré c’est vraisemblablement qu’il dérangeait, malgré l’absence de prise de position politique. L’évocation des relations sexuelles entre Français et Indiennes était probablement mal vue, de même que la mention un peu crue des opinions indiennes en matière de procréation. On peut donc penser qu’Yves d’Évreux, conscient du caractère dérangeant de certaines de ses observations, a préféré ne pas insister sur une pratique qui brouillait les frontières de genre entre homme et femme et risquait, aux yeux d’un lecteur européen, de féminiser le père. Outre les risques de censure ou en tout cas de choquer que cela signifiait, insister sur un moment où l’homme prend physiquement et socialement le rôle de la femme, gardant le lit et recevant visites et manifestations de sympathie, contrevenait au propos de l’ouvrage d’Yves d’Évreux, construit comme un manifeste en faveur des Indiens. La Suitte de l’Histoire des
36 37 38 39 40
Ibidem, p. 110. Ibidem, p. 108. Ibidem, p. 109. Ibidem. Ibidem.
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géraldine méret choses plus memorables advenues en Maragnan és années 1613 et 1614 consiste en effet en une œuvre visant à réhabiliter les habitants du Maragnan, à prouver qu’ils sont, sinon tout à fait civilisés, du moins civilisables. Cette revalorisation est construite principalement autour de deux axes, l’un consistant à montrer que les Tupis sont de valeureux guerriers et de fidèles alliés des Français, qu’ils constituent donc des vassaux idéaux et des alliés stratégiques contre le Portugal ; l’autre à rejeter tous les défauts de la sauvagerie du côté des femmes, notamment l’emprise du Démon qui a tenu ces peuples éloignés de la connaissance de Dieu, les faisant choir dans des pratiques aussi inhumaines que le cannibalisme. Cette stratégie de valorisation de l’Indien guerrier, loyal et fier, au détriment d’une femme volontiers tentatrice et en tout cas souvent tentée par le démon, n’était donc pas compatible avec un effacement de la frontière qui fait de l’homme et de la femme des identités genrées bien distinctes. Conclusion La description de la couvade et des différents âges de la vie chez les Indiens Tupis nous donne ainsi l’occasion de mesurer le poids des interdits dans la société chrétienne du XVIIe siècle autour d’une question aussi centrale pour un catholique que la famille et la procréation. Ce sujet n’est abordé qu’au détour d’une étude de vocabulaire, d’une sorte de lexique de la société tupi, si bien que la succession des âges de la vie et l’approche philologique « étouffent » l’incongruité de la pratique, dans une société chrétienne où le péché de chair est parfois désigné sous le bel euphémisme de « faute de grammaire »41. La retenue remarquable de l’auteur, comme la censure dont il a malgré cela fait l’objet constituent deux formes de silence qui montrent bien à quel point la question des identités genrées est sensible pour les lecteurs européens. Il s’agit ici d’essayer de ne pas se laisser aveugler par le discours dominant, de mettre en question ce qui se donne comme des évidences. Le récit d’Yves d’Évreux peut en effet être considéré comme un parfait exemple du discours dominant : un récit réalisé par un Homme (au sens d’individu de sexe masculin), Blanc, Européen, prêtre et donc détenteur de la morale religieuse, décrivant des populations amérindiennes perçues comme « colonisables » et donc nécessairement inférieures (la légitimité de la colonisation tient toujours à l’affirmation d’une différence, différence de degré de civilisation ou différence raciale), et décrivant un événement relevant de la vie privée particulièrement intime, le moment de l’accouchement, dans une position quelque peu voyeuriste. Cela suppose l’adoption d’une position descriptive « surplombante », qui consiste à faire voir à des lecteur européens les curiosités de la vie et des mœurs indiennes. Le discours de l’auteur n’est pourtant pas libre ni tout puissant, nous l’avons vu. Il s’agit en effet d’un discours « empêché », au sens où l’accouchement relève nécessairement du domaine corporel, voire du bas corporel, puisqu’il implique la vie sexuelle, sujette à la censure, mais aussi d’un discours orienté, dans la mesure où la procréation fait partie des domaines revendiqués par l’église (« croissez et multipliez »). C’est un lieu commun aujourd’hui de constater comment les femmes étrangères ont pu constituer la figure de l’Autre par excellence pour les premiers « ethnographes » qu’étaient les premiers voyageurs européens. Pour en rester à l’exemple des écrits français sur le Brésil aux XVIe et XVIIe siècle, tant André Thevet que Jean de Léry et à leur suite (avec des effets d’in41
Je remercie Charlotte de Castelnau L’Estoile pour avoir attiré mon attention sur ce fait.
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la parenté à l’épreuve de l’autre. les familles du maranhão tertextualité évidents) Claude d’Abbeville et Yves d’Évreux, caractérisent les femmes indiennes comme des créatures lubriques, soumises au Démon et coupables de tenter les pauvres hommes, surtout Français, qu’elles risquent sans cesse d’entraîner dans le péché. La description physique de ces créatures est ainsi d’une rare violence, dans des écrits pourtant connus pour leur parti pris en faveur des Indiens et leurs positions exceptionnellement favorables à leurs égards... Mais l’Indien n’est sauvé qu’au détriment de l’Indienne, qui semble justement concentrer les défauts et l’emprise démoniaque dont on cherche par ailleurs à exempter les hommes indiens. Géraldine Méret Normalienne, Agrégée de Lettres modernes Doctorante à l’EHESS
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géraldine méret
Bibliographie Sources Abbeville, Claude (d’), Histoire de la mission des Pères Capucins en l’Isle de Maragnan et terres circonvoisines où est traicté des singularités admirables et des mœurs merveilleuses des Indiens habitans de ce pays, Avec les missives et advis qui ont esté envoyez de nouveau par le R. P. Claude d’Abbeville Predicateur Capucin. Predicabitur Evangelium regni in universo orbe. MAT. 24. Avec Privilege du Roy A Paris. De l’imprimerie de François Huby, rue St. Iacques à la Bible d’Or, et en sa boutique au Palais en la gallerie des prisonniers 1614. Édition fac-similé : Claude d’Abbeville, Histoire de la Mission des Pères Capucins en Isle de Maragnan et terres circonvoisines. Introduction A. Métraux et J. Lafaye, Graz, Akademische Druck und Verlagsanstalt, 1963. Évreux, Yves (d’), Suitte de l’Histoire des choses plus memorables advenues en Maragnan és années 1613 et 1614. A Paris. De l’imprimerie de François Huby, rue St. Iacques à la Bible d’Or, et en sa boutique au Palais en la gallerie des prisonniers. 1615. Avec Privilege du Roy. Édition suivie : Voyage au nord du Brésil (1615). Edition critique du texte complet établie par Franz Obermeier, Kiel, Die Deutsche Bibliothek, Fontes Americanae, 2012. Léry, Jean (de), Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, texte établi, présenté et annoté par Frank Lestringant, Paris, Le Livre de Poche, Bibliothèque classique, 1994. Littérature critique Badinter, Élisabeth, L’un est l’autre : Des relations entre hommes et femmes, Paris, Odile Jacob, 2002. Bernand, Carmen, et Gruzinski, Serge, Histoire du Nouveau Monde, t. I, « De la découverte à la conquête » et t. II, « Les métissages », Paris, Fayard, 1993. Chartier, Roger, L’Ordre des livres, Aix-en-Provence, Alinéa, 1992. Chaunu, Pierre, Conquête et exploitation des nouveaux mondes, Paris, PUF, Nouvelle Clio, 1969. Crouzet, Denis, « À propos de quelques regards de voyageurs français sur le Brésil (vers 1610 - vers 1720) : entre espérance, malédiction et dégénérescence », Naissance du Brésil moderne, Paris, Presses de la Sorbonne, pp. 67-117, 1998. Delumeau, Jean, La civilisation de la Renaissance, Paris, Arthaud, 1967. Deslandres, Dominique, Croire et faire croire : les missions françaises du XVIIe siècle (16001650), Paris, Fayard, 2003. Dibie, Pascal, Ethnologie de la chambre à coucher, Paris, Métailié, 2000. Doja, Albert, « Rethinking the Couvade », Anthropological Quatterly, automne 2005, vol. 78, n°4. Dorlin, Elsa, Sexe, genre et sexualité : Introduction à la théorie féministe, Paris, Presses Universitaires de France, 2008. Gomez-Géraud, Marie-Christine, Écrire le voyage au XVIe siècle en France, Paris, Presses Universitaires de France, 2000. Grafton, Anthony, New Worlds, Ancient Texts. The Power of Tradition and the Shock of Discovery, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 1992. Greenblatt, Stephen, Ces merveilleuses possessions. Découverte et appropriation du Nouveau Monde au XVIe siècle, traduit de l’anglais par Franz Regnot, Paris, Les Belles Lettres, 1996. 102
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Au nom du père… et de la mère. Fardeau des héritages et désir d’émancipation dans la construction du genre chez la Grande Mademoiselle d’après ses Mémoires Sophie Vergnes
À peine retirée de la Fronde en 1652, Anne-Marie-Louise de Montpensier, dite Mademoiselle ou la Grande Mademoiselle, entreprend d’écrire des Mémoires dans lesquels elle revendique sa participation à la guerre civile1. Elle y défend ses agissements subversifs, en particulier son expédition militaire à Orléans du 25 mars au 4 mai 1652, ainsi que son intervention lors de la bataille du faubourg Saint-Antoine le 2 juillet suivant, lorsqu’elle fait tirer le canon de la Bastille sur les troupes du roi2. Ce faisant, elle n’hésite pas à remettre en cause certaines idées reçues sur la différence des sexes et l’incapacité supposée des femmes à agir dans les domaines politique et militaire. À travers le récit de la Fronde et des années qui suivent, Mademoiselle se présente comme une femme d’exception, extraordinairement capable des mêmes hardiesses que les hommes. Plus précisément, la princesse s’appuie sur les défaillances constatées chez les membres masculins de son entourage, particulièrement son père, pour justifier ses propres interventions et souligner ses mérites. C’est principalement pour pallier les insuffisances de Monsieur, présenté comme un homme faible, que Mademoiselle s’affirme en femme forte. Le paradoxe est que Gaston d’Orléans, à travers le sang royal qu’il a transmis à sa fille et les qualités innées qu’il lui a communiquées, est aussi le principal argument mobilisé par la princesse pour justifier ses empiètements sur des territoires masculins. Par ailleurs, les mauvaises relations entre le duc d’Orléans et sa fille ne reposent pas seulement sur leurs façons divergentes de revendiquer les prérogatives des Bourbons issus de la branche cadette. Elles se nouent aussi autour des questions relatives à la gestion de l’immense patrimoine que Marie de Montpensier, première épouse de Gaston et mère d’Anne-Marie, a légué à son unique enfant en mourant. L’héritage maternel est étroitement contrôlé par le père qui espère ainsi bénéficier des très importantes sources de revenus qui y sont attachées, tout en se réservant le choix de l’éventuel époux auquel sa fille apporterait une lucrative dot. Pour Mademoiselle, réclamer la pleine jouissance et la gestion autonome de ses biens ainsi que le libre choix de son mari revient donc simultanément à revendiquer ses compétences de femme et à opposer l’héritage transmis par sa mère aux empiètements de son père. C’est donc d’un mélange assez complexe de legs paternels et maternels, subis ou revendiqués, que naît l’identité genrée de la Grande Mademoiselle, du moins celle dont elle raconte la construction dans ses Mémoires. Sans jamais accorder à cette question de longs développe1 2
Mademoiselle de Montpensier, Mémoires, édités par A. Chéruel, Paris, Charpentier, 1858-59, 4 vol. Sur ces événements voir Michel Pernot, La Fronde, Paris, De Fallois, 1994, p. 289 et 303.
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sophie vergnes ments, la princesse se livre comme la fille glorieuse d’un prince de sang royal, comme l’héritière farouche et indépendante d’une mère trop tôt disparue, comme une femme d’audace et de pouvoir qui fait de la filiation la principale justification de son intrusion sur les territoires du masculin. D’abord, le lecteur des Mémoires de la Grande Mademoiselle est frappé par la tendresse que la jeune femme dit éprouver pour son père dès son plus jeune âge, et ce malgré ses absences fréquentes et prolongées. Anne-Marie-Louise de Montpensier naît en 1627 mais sa mère meurt quelques jours après sa naissance et, deux ans plus tard, son père part s’installer à la cour de Lorraine où il épouse secrètement la sœur du duc, Marguerite. Elle ne grandit donc pas auprès de lui mais, dans ses Mémoires, elle raconte avec beaucoup d’émotion leurs retrouvailles en 16343. Pourtant, en grandissant, Mademoiselle découvre certains aspects de la personnalité de son père qui lui causent beaucoup d’inquiétude, en particulier sa propension à entrer dans tous les complots dirigés contre l’autorité de son frère aîné Louis XIII. En 1642, alors que De Thou et Cinq-Mars sont exécutés pour avoir conspiré contre la France, Mademoiselle déplore : « Monsieur était malheureusement mêlé dans l’affaire qui les fit périr, jusque là même que l’on a cru que la seule déposition qu’il fit à M. le Chancelier fut ce qui les chargea le plus et ce qui fut cause de leur mort. Ce souvenir me renouvelle trop de douleur pour que j’en puisse dire davantage4». À cette occasion, Gaston d’Orléans passe entre les mailles du filet et s’en réjouit ouvertement, ce qui donne beaucoup de chagrin à sa fille : « il […] fut aussi gai que si MM. De Cinq-Mars et de Thou ne fussent pas demeurés par les chemins. J’avoue que je ne le pus voir sans penser à eux et que, dans ma joie [de le savoir amnistié], je sentis que la sienne me donnait du chagrin »5. Dès avant la Fronde, Anne-Marie de Montpensier se raconte donc comme la conscience morale de son père. En 1642, elle n’a que quinze ans mais dix ans plus tard, lorsqu’éclate la Fronde, c’est en se positionnant de la même façon qu’elle intervient pour le service du prince de Condé avec lequel son père a fait alliance contre le gouvernement de Mazarin. En mars Condé quitte Bordeaux où il s’était retranché, pour remonter vers le bassin parisien. Alors, ses alliés envisagent de lui livrer Orléans pour renforcer sa position face aux armées royales. Gaston d’Orléans étant apanagé dans cette ville, c’est d’abord à lui qu’est confiée la mission. Mais, comme souvent, il hésite et n’assume pas réellement son alliance avec un prince rebelle… jusqu’à ce que sa fille, excédée par ses atermoiements, propose de le remplacer. C’est une jeune femme, elle a vingt-cinq ans et, à ce titre, aucune compétence ou expérience militaire. Pourtant, le lundi 25 mars, elle prend la route d’Orléans à la tête d’une armée6. Mademoiselle est alors tout à fait persuadée de réussir, car elle estime que sa condition et sa position de fille du maître des lieux lui donnent une autorité incontestable. Ainsi, lorsqu’une délégation d’Orléanais vient à sa rencontre pour la prévenir qu’elle risque d’être mal reçue, la princesse n’en croit rien et compte sur le rang que lui donne sa naissance, pour abattre les résistances : « quand l’on voit des personnes de ma qualité s’exposer, écrit-elle, cela anime terriblement les peuples »7. Alors que le duc de Beaufort qui l’accompagne prétend suivre directement les ordres de Monsieur pour entreprendre telle ou telle action militaire, Mademoiselle rapporte son irrita-
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Mademoiselle de Montpensier, Mémoires, op. cit., t. I, p. 10. Ibid., t. I, p. 54. Ibid., t. I, p. 63. Ibid., t. I, p. 347 et 350-351. Ibid., t. I, p. 356-357.
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au nom du père… et de la mère. tion : « Je lui dis que je ne croyais pas […] que Monsieur m’eût envoyée pour donner des ordres dont je n’avais nulle connaissance, et qu’ainsi il les pouvait jeter dans le feu, étant inutiles. Il n’en parla plus et dit qu’il m’obéirait »8. Cette situation de domination féminine illustre de façon convaincante le renversement des rôles sexuels contenu dans l’image de l’Amazone et justifie qu’elle ait été employée pour qualifier Mademoiselle9. Une fois entrée dans la ville, la princesse y étend son emprise après avoir balayé l’autorité des échevins d’une façon assez expéditive et toujours au nom des vertus héréditaires qu’elle prétend tenir du sang royal transmis par son père : « je leur dis que pour l’avenir, ils ne seraient plus garants de rien, puisque l’on se prendrait à moi de tout, sachant bien que, lorsque les personnes de ma qualité sont en un lieu, elles y sont les maîtresses, et avec assez de justice »10. À ceux qui pourraient l’accuser d’usurpation ou d’ incompétence, Mademoiselle fait dans ses Mémoires une déclaration aux accents presque féministes : « Les demoiselles parlent pour l’ordinaire mal de la guerre : je vous assure qu’en cela comme en toute autre circonstance le bon sens règle tout, et que quand on en a, il n’y a dame qui ne commandât bien des armées »11. L’héritage du père par lequel elle justifie sa transgression a donc paradoxalement pour corollaire la remise en question de l’exclusif masculin en matière de pouvoir, et notamment d’autorité militaire. Le même principe de délégation d’autorité du père à la fille apparaît dans les sources qui relatent les événements parisiens de juillet 1652. Le 4, lorsqu’elle se rend à l’Hôtel de Ville de Paris pour tenter d’apaiser les désordres liés à l’incendie, elle dit avoir déclaré à Le Fèvre, maître d’hôtel de la ville : « Son Altesse Royale m’a envoyée ici pour vous tirer d’affaire, j’ai accepté cette commission avec joie »12. Elle tient donc elle-même à souligner en toutes circonstances la force d’un lien familial qui l’honore et lui donne du pouvoir. C’est précisément cela que représente le portrait peint par Antoine Bourguignon en 1672. Mademoiselle y est figurée en Minerve, déesse guerrière, comme le rappellent le casque dont elle est coiffée, la cuirasse dont elle est vêtue et le bouclier orné d’une tête de Gorgone posé à sa droite. Quoiqu’elle ait été peinte vingt ans après la conclusion de la paix, cette allégorie évoque donc de façon assez transparente l’implication frondeuse de la princesse et son personnage d’Amazone. Plus précisément, ce tableau peut être lu comme un discours de défense des actions guerrières accomplies par Mademoiselle en 1652. La légitimation provient d’abord du choix de l’allégorie, car Minerve est la déesse d’une guerre juste et sage. Mais elle est surtout contenue dans les objets que tient la princesse dans chacune de ses mains. Dans la droite, elle appuie la hampe d’un drapeau bleu semé de fleurs de lys, rappelant qu’elle combattit avant tout pour les intérêts de sa maison et ceux de la famille royale. De l’autre côté, sa main gauche est posée sur un cadre ovale contenant un portrait en buste de son père, Gaston d’Orléans : le duc est ainsi désigné comme la source essentielle de l’autorité revendiquée par Made-
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Mademoiselle de Montpensier, Mémoires, op. cit., t. I, p. 355. Voir notamment les mazarinades suivantes : Les très humbles remerciements des bourgeois de Paris à Mademoiselle, pour nous avoir procuré la paix, Paris, Antoine Quenet, 1649, p. 4 ; Le grand dialogue de la paille et du papier, contenant ce qui peut se dire de plus considérable sur ces deux sujets, avec leurs raisonnements sur les affaires de l’État, le tout en style vulgaire, première partie, s. l., 1652, p. 6 ; Nouvelles extraordinaires contenant les particularités de ce qui s’est passé tant à Blois qu’à Gergeau et ès environs et l’entrée de Mademoiselle dans la ville d’Orléans, ensemble la marche de Monsieur le duc de Beaufort vers ledit Gergeau, Paris, Claude le Roy, 1652, p. 5 ; Le bouquet de paille dédié à Mademoiselle, Paris, Jean Brunet, rue Sainte-Anne, 1652, p. 5. 10 Mademoiselle de Montpensier, Mémoires, op. cit., t. I, p. 363. 11 Ibid., t. II, p. 98. 12 Ibid., t. II, p. 125. 9
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sophie vergnes Antoine Bourguignon, Mademoiselle en Minerve tenant un portrait de son père, 1672, huile sur toile 175× 168 cm, Musée du château de Versailles.
moiselle au cours de la guerre civile ainsi que le but ultime de ses actions, mais le fait qu’il soit déplacé sur le côté, que son corps soit tronqué, puisqu’il n’apparaît qu’en buste, et que sa tête soit située en-dessous de celle de la princesse montre aussi qu’elle doit être considérée comme supérieure13. C’est en s’appuyant symboliquement sur son père que Mademoiselle se hisse au rang d’une guerrière mais cette guerrière ainsi révélée n’a plus besoin de s’embarrasser des restrictions que le genre impose au champ d’activité des filles et permet ainsi paradoxalement de balayer le poids de la sujétion au père et à travers lui au sexe masculin dans son ensemble. Pourtant, lorsqu’on regarde plus précisément, ce processus d’émancipation n’est pas aussi clair et univoque qu’on pourrait d’abord le penser. Il faut aussi envisager l’hypothèse d’une construction subversive du genre féminin dans la dialectique entre sujétion et émancipation par rapport au père. C’est du moins ce que semble indiquer un autre passage des Mémoires de la Grande Mademoiselle. La Fronde est finie, le roi est vainqueur. Les vaincus savent qu’ils risquent de devoir quitter Paris avant le retour du monarque et la jeune princesse s’enquiert auprès de son père de savoir si elle sera comprise dans l’ordre d’exil : « Il me dit […] que je m’étais si mal gouvernée avec la cour, qu’il déclarait qu’il ne se mêlerait point de ce qui me regardait, puisque je n’avais point cru ses conseils. Je pris la liberté de lui dire : “Quand j’ai été à Orléans, ç’a été par votre ordre ; je ne l’ai pas écrit parce que vous me le commandâtes vous-même ; mais j’en ai [de vos ordres écrits] pour toutes les choses qui y étaient à faire, et même des lettres de Votre Altesse Royale plus obligeantes qu’il ne m’appartenait, où elle me témoigne des sentiments de bonté et de tendresse qui ne
13 Voir à ce sujet les analyses de Françoise Bardon, « Fonctionnement d’un portrait mythologique : la Grande Mademoiselle en Minerve par Pierre Bourguignon », Coloquio Artes, n° 26, 1976, p. 5-17 et celles d’Elise Goodman, The Cultivated Woman : Portraiture in Seventeenth-Century France, Tübingen, Gunter Narr, 2008, “Constructing the Quintessential Minerva: Mademoiselle de Montpensier”, p. 91-115.
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au nom du père… et de la mère. m’eussent pas fait croire que Votre Altesse Royale en dût user comme elle en use présentement. – Et l’affaire de Saint-Antoine, me dit-il, ne croyez-vous pas qu’elle vous a bien nui à la cour ? Vous avez été si aise de faire l’héroïne et que l’on vous ait dit que vous l’étiez de notre parti, que vous l’aviez sauvé deux fois, que, quoi qu’il vous arrive, vous vous en consolerez quand vous vous souviendrez de toutes les louanges que l’on vous a données.” J’étais dans un grand étonnement de le voir en telle humeur. Je lui repartis : “Je ne crois pas vous avoir plus mal servi à la porte Saint-Antoine qu’à Orléans. J’ai fait l’une et l’autre de ces deux choses si reprochables par votre ordre ; et, si c’était à recommencer, je le ferais, puisque c’était de mon devoir de vous obéir et de vous servir. Si vous êtes malheureux, il est juste que j’aie ma part à votre mauvaise fortune ; et, quand je ne vous aurais pas servi, je ne lairrais [laisserais] pas d’y avoir participé. C’est pourquoi, il vaut mieux, à ma fantaisie, avoir fait ce que j’ai fait, que de pâtir pour rien. Je ne sais ce que c’est que d’être héroïne : je suis d’une naissance à ne jamais rien faire que de grandeur et de hauteur en tout ce que je me mêlerai, et l’on appellera cela comme l’on voudra ; pour moi, j’appelle cela suivre mon inclination et suivre mon chemin ; je suis née à n’en pas prendre d’autre” »14.
Ce passage est fondamental car il révèle la véritable philosophie d’action de Mademoiselle. Elle repose sur un sens aigu du devoir, de la fidélité et même de l’obéissance au père jusque dans la disgrâce, qui apparaît donc comme une forme de sujétion, voire d’asservissement, mais elle revendique dans le même temps un prestige personnel né de la mise en œuvre de ces hautes valeurs morales. Elle a obéi, servi, agi sur ordre mais en cela elle suivait son inclination de princesse et méritait la reconnaissance due aux grandes âmes. C’est pourquoi, tout au long de l’année 1652, Mademoiselle s’inquiète et s’attriste du défaut de confiance manifesté par son père, car il l’éloigne des affaires auxquelles elle aspire à participer. Dans ses Mémoires la princesse confesse sa déception de n’avoir pas bénéficié de toute la confiance qu’elle estimait mériter. À propos de la période suivant son retour à Paris en mai 1652, elle écrit : « Je passais fort bien mon temps ; j’étais honorée au dernier point, et en grande considération ; je ne sais pas si c’était par la mienne propre ou parce que l’on croyait que j’avais beaucoup de part aux affaires ; c’était une chose assez vraisemblable que j’y en devais avoir ; mais une très véritable et malaisée à croire, c’est que je n’y en avais pas, Monsieur ne m’ayant jamais fait l’honneur d’avoir de confiance en moi. Cet aveu m’est rude à faire, mais beaucoup plus pour l’amour de lui que pour l’amour de moi ; car […] ceux qui auront lu ces Mémoires et ne me connaîtront que par là, jugeront aisément que je méritais cet honneur15 ».
La force du lien est donc bien moindre que la princesse ne l’a donné à croire lors de ses interventions publiques et elle en connaît les faiblesses, qui provoquent à leur tour celle de sa propre autorité lorsque, le 2 juillet 1652, elle ne parvient pas à convaincre son père de porter secours aux troupes de Condé et doit s’en rapporter aux arguments de Chavigny et du duc de Rohan16. En réalité, Mademoiselle est profondément déçue des insuffisances de Gaston d’Orléans et elle le représente souvent comme un être défaillant sur lequel elle l’emporte par le courage et la détermination. Les contemporains apprécient la situation de la même manière. Le jour de la bataille du faubourg Saint-Antoine, d’après Brienne, Mademoiselle réveille son père de 14 15 16
Mademoiselle de Montpensier, Mémoires, op. cit., t. II, p. 196-197. Ibid., t. II, p. 67-68. Ibid., t. II, p. 102.
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sophie vergnes « l’assoupissement » où il est17. D’après la Rochefoucauld, elle le tire de sa « léthargie »18. Madame de Motteville écrit aussi qu’elle dut le « réveiller, en lui représentant fortement son devoir et l’obligation où l’honneur et le sang l’engageaient »19. Le contraste est alors saisissant entre un père assoupi, hésitant, plein de mollesse et à ce titre féminin et sa fille, qui incarne avec une mâle vigueur des vertus et des idéaux aristocratiques par ailleurs en plein déclin20. Cependant, même si Mademoiselle a perdu sa mère à la naissance, il serait faux de croire que cette dernière n’intervienne pas dans la façon dont la princesse construit son personnage d’Amazone. Dès le début de ses Mémoires, elle confesse tout le regret que lui inspire la perte de cette mère qu’elle n’a pas eu le temps de connaître, tout en l’associant immédiatement à la question de son patrimoine et de son mariage : « Les grands biens que ma mère a laissés à sa mort, et dont je suis la seule héritière, pouvaient bien, dans l’opinion de la plupart du monde, me consoler de l’avoir perdue. Pour moi, qui conçoit aujourd’hui de quel avantage m’auraient été ses soins dans mon éducation et son crédit, joint à sa tendresse, dans mon établissement, je ne saurais assez regretter sa perte21 ».
Effectivement, les richesses que la Grande Mademoiselle tient de sa mère en font le plus beau parti d’Europe et son mariage est un enjeu crucial car il doit déterminer le passage de cet héritage dans une autre famille qu’il convient donc de choisir avec soin. Gaston d’Orléans en tant que tuteur de sa fille est le principal responsable de ce choix, mais Mademoiselle, dont on a saisi déjà le tempérament fier et indépendant, ne peut se satisfaire du rôle passif que jouent habituellement les filles à marier et revendique aussi un droit de regard sur les tractations relatives à ses fiançailles. Ainsi, au printemps 1648, la reine et Mazarin découvrent que Mademoiselle a conduit des négociations secrètes en vue d’épouser l’Archiduc des Pays-Bas, Léopold-Guillaume. Cette manifestation d’indépendance lui vaut une forte réprimande d’Anne d’Autriche et de son père, car de telles négociations relèvent de la diplomatie et pourraient mettre en péril les traités sur le point d’être conclus à Münster avec les autres puissances engagées dans la guerre de Trente ans. Alors que Mademoiselle semble vouloir prendre en main son destin, Gaston d’Orléans lui rappelle donc sa position de fille et sa dépendance à son égard22. Mais à partir de 1650, un nouvel élément vient changer la donne : Anne-Marie de Montpensier reçoit la jouissance de ses biens maternels, dont elle peut désormais user sans en référer à son père. Ces nouvelles ressources donnent à la princesse une indépendance supplémentaire et les moyens de sa participation ultérieure à la Fronde. C’est grâce à la fortune héritée de sa mère qu’elle forme des compagnies sous son nom pour les mettre au service de Condé en 1652
17 Comte de Brienne, Mémoires, publiés pour la Société de l’Histoire de France par P. Bonnefon, Paris, H. Laurens, 1916-1919, t. II, p. 96. 18 La Rochefoucauld, Mémoires, Paris, La Table ronde, 1993, p. 286. 19 Mme de Motteville, Mémoires, in Nouvelle collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, éd. J.-F. Michaud et J.-J.-F. Poujoulat, Paris, Féchoz et Letouzey, 1881, t. XXV, p. 437. 20 Voir Sylvie Steinberg, La confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001, p. 224-226. 21 Mademoiselle de Montpensier, Mémoires, op. cit., t. I, p. 3. 22 Ibid., t. I, p. 170.
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au nom du père… et de la mère. et lui fournit des subsides après son départ vers les Pays-Bas23. En février de la même année, il semble même qu’elle prête de l’argent à son père, inversant ainsi le rapport de subordination entre elle et lui24. Dans les mazarinades célébrant ses actions guerrières au printemps suivant, la princesse est certes associée à son père comme « fleuron des lys de Bourbon », mais on note que son ascendance maternelle est également convoquée puisqu’elle est qualifiée d’ « unique tige de la maison de Montpensier » 25. C’est donc bien la conjugaison de ces deux patrimoines prestigieux, et non pas seulement l’héritage transmis par la branche paternelle, qui fait d’elle un individu exceptionnel, sans que la question du sexe et de l’empêchement qu’il aurait pu constituer au moment de traduire en actes les vertus héréditaires des Bourbons et des Montpensier ne soit même suggérée. Il est vrai que la Fronde fait long feu et que Mademoiselle fait partie des vaincus. Une fois la parenthèse des troubles refermée plus rien ne lui permet d’utiliser les ressources que fournit l’héritage maternel pour se substituer à Gaston et échapper ainsi aux normes de genre. Mais il n’est pourtant pas question pour elle de revenir en puissance de père comme d’autres rentrent en puissance de mari. La princesse espère bien continuer à employer les ressources issues de la branche maternelle pour maintenir son indépendance. De fait, en mars 1653, Mazarin semble avoir acquis des informations tendant à prouver que Mademoiselle fournit au prince de Condé les sommes nécessaires à l’entretien des compagnies qu’elle a elle-même formées l’année précédente. C’est pourquoi il propose à Gaston d’Orléans de placer la fortune de sa fille sous séquestre et de désigner des commissaires chargés de veiller à l’emploi de ses biens26. Mais Monsieur suggère alors une autre solution consistant à reprendre lui-même la tutelle de sa fille, ce que Mazarin accepte volontiers. Dans une lettre, il ajoute : « Sa Majesté approuve aussi l’ouverture que Monsieur vous a faite de tenir Mademoiselle auprès de lui à Blois et se repose très volontiers sur la parole que S[on].A[ltesse].R[oyale]. vous a donnée d’être garant de sa conduite et de prendre, comme vous me mandez, sa personne et ses biens en sa garde27 ».
Ainsi, il ne s’agirait pas seulement d’enlever à Mademoiselle de Montpensier son autonomie financière mais de lui ôter aussi sa liberté de mouvement et d’action en la plaçant personnellement sous la surveillance rapprochée de son père, alors même qu’elle a atteint l’âge de vingt-cinq ans au-delà duquel les jeunes filles, mêmes célibataires, acquièrent la libre disposition de leur patrimoine et de leur personne. Évidemment, Mademoiselle s’insurge. Dans ses Mémoires, elle rapporte : « Je mandai que l’on ne me pouvait ôter mon bien, à moins que d’être déclarée folle ou criminelle, et que je savais bien que je n’étais ni l’une ni l’autre »28. Au début de l’été, la princesse accepte de rejoindre son père à Blois mais le litige se complique par l’éventualité d’un mariage de Mademoiselle avec Condé dont l’épouse est très malade à Bordeaux. Monsieur, désormais fidèle à Louis XIV, promet de s’y opposer mais semble avoir fort à faire pour imposer à sa fille la même obéissance. C’est dans la perspective 23
Lettre de Bluet du 9 janvier 1652, Archives des Affaires Étrangères, Mémoires et Documents, France, 881, f° 45. Nouvelles du 14 février 1652, Archives des Affaires Étrangères, Mémoires et Documents, France, 881, f° 281. 25 Harangue faite à Mademoiselle par messieurs d’Orléans à son arrivée, en présence de messieurs les ducs de Beaufort, de Rohan et autres seigneurs, et leur très humble remercîment envoyé à Son Altesse Royale, Paris, Claude Le Roy, 1652, p. 4. 26 Mademoiselle de Montpensier, Mémoires, op. cit., t. II, p. 255-256. 27 Lettre de Mazarin à l’archevêque d’Embrun, de Paris le 4 avril 1653, Archives des Affaires Étrangères, Mémoires et Documents, France, 891, f° 104. 28 Mademoiselle de Montpensier, Mémoires, op. cit., t. II, p. 256. 24
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sophie vergnes de ce remariage éventuel et de ses démêlés financiers avec Gaston qu’il faut considérer la décision de Louis XIV visant à dévaluer la monnaie de la principauté des Dombes dont Mademoiselle était souveraine par héritage maternel. Cette mesure est clairement destinée à amener la princesse à résipiscence et à lui prouver qu’elle n’est pas aussi libre qu’elle le prétend sur les questions financières. L’interprétation est d’autant plus claire qu’au même moment Mazarin fait proposer à Gaston de marier sa fille avec le duc de Savoie. Il s’agit donc bien de placer la jeune femme sous contrôle et avec elle son immense fortune, car c’est la seule façon de se prémunir absolument contre un mariage avec Condé qui, conclu clandestinement, serait néanmoins valide en raison de l’âge atteint par la cousine du roi29. Dans les Mémoires de la princesse, cet affront reçoit une réponse lors du récit des événements survenus cinq ans plus tard. Alors, Mademoiselle de Montpensier effectue un voyage dans sa principauté où elle est reçue en grande pompe. Or elle insiste particulièrement sur les honneurs qu’elle reçoit du parlement local et sur le discours de son président. « Après m’avoir fort louée, écrit-elle, il me dit que si j’eusse été du temps de ceux qui avaient fait la loi salique, ou qu’ils eussent pu prévoir que la France eût eu une princesse telle que moi, on ne l’aurait jamais faite, ou que du moins on l’aurait supprimée en ma faveur30. » Bien sûr, rien ne peut faire plus plaisir à Mademoiselle ni mieux correspondre à ses désirs déçus d’ancienne Frondeuse. Car c’est lui accorder une supériorité sur les critères disqualifiant les femmes qu’elle a toujours revendiquée, en dépit de sa condition de fille et des servitudes qu’elle comporte. Son père a beau être fils de roi, elle a beau signer Anne-Marie d’Orléans, c’est en vertu des droits hérités de sa mère que la duchesse de Montpensier revendique la souveraineté sur la principauté des Dombes et tient tête à Louis XIV, refusant de consentir les diverses marques de subordination que son père et son cousin attendent d’elle après le rétablissement de l’autorité royale. Anne-Marie de Montpensier écoute donc avec émotion le discours du président du parlement de Trévoux, qui formule pour elle le rêve inavouable d’une monarchie française débarrassée de la loi salique et de toutes les tutelles masculines. Personnalité libre et indépendante, amazone autoproclamée, souvent jugée excentrique par ses contemporains, Mademoiselle de Montpensier construit son identité de femme et de Frondeuse en s’appuyant sur les valeurs matérielles et symboliques transmises par son père et par sa mère. Comme unique héritière des Bourbon-Montpensier et alors que la maison d’Orléans dont elle est l’aînée n’a aucun descendant mâle, Anne-Marie semble parfois lourdement handicapée par son sexe féminin. Cependant, ses Mémoires font le récit d’une lutte de tous les instants pour échapper à la sujétion que voudraient lui imposer les membres de la famille royale. En dépit des brimades dont elle se dit douloureusement touchée, c’est dans les chaînes de la parenté qui l’entravent que Mademoiselle trouve les ressources pour s’affirmer comme individu et comme femme, par l’action et par l’écriture. Sophie Vergnes Agrégée d’histoire Chercheuse associée au laboratoire FRAMESPA, Toulouse II-le Mirail
29 « Nouvelles à la main du 5 avril 1652 au 31 juillet 1655 », B.n.F., Manuscrits occidentaux, Fonds français, 5844, f° 59. 30 Mademoiselle de Montpensier, Mémoires, op. cit., t..III, p. 295. Voir l’article de Jean Garapon, « La Grande Mademoiselle en visite à Trévoux : souveraineté rêvée, rêve romanesque », XVIIe Siècle, n° 228, 2005, p. 489-497.
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Mères et Pères : jeu de présence-absence dans La Princesse de Clèves
Jean-Louis Meunier
Trop souvent réduit à une histoire d’amour qui finit mal, trop souvent psychologisé à outrance, La Princesse de Clèves tient son exemplarité des multiples lectures proposées depuis presque trois cent cinquante ans. Sans faire de Madame de Clèves le porte-parole de Madame de La Fayette, qui n’était pas un bas-bleu et qui s’y connaissait en matière de népotisme et de procès, on ne saurait oublier que Madame de La Fayette appartient à la famille des historiens et des moralistes. Madame de Clèves a donc plusieurs mères et pères. Dans un article qui fait autorité, Georges Forestier a montré que Madame de Chartres est le personnage principal de ce roman1. La proposition est convaincante, car elle donne plus de force à l’attitude de Mademoiselle de Chartres en un premier temps, de Madame de Clèves en un second. Pour Mademoiselle de Chartres puis pour Madame de Clèves, Madame de Chartres est la morale et ses deux expressions conséquentes et visibles, et ce depuis la mort de M. de Chartres et l’éloignement volontaire de la Cour que s’imposait sa veuve : l’observance de la « vertu2 » et de la « raison » (soixante-dix-neuf occurrences dans le roman, dont vingt-neuf dans la seule partie IV, celle où le drame se résout dans l’ultime rencontre entre Madame de Clèves et M. de Nemours, puis dans l’oubli de Madame de Clèves par Nemours et enfin par la mort de la princesse). Les vingt-quatre occurrences du mot vertu (variations syntagmatiques comprises) caractérisent treize fois Madame de Clèves (l’insistance avec laquelle Madame de Chartres instille la vertu dans le comportement à venir de sa fille l’explique), trois fois Madame de Chartres (elle la possède, de par son histoire personnelle), une fois les femmes attachées à la reine et sept fois le concept de vertu. Vertu ne s’applique jamais à M. de Clèves (pourtant vertueux dans sa fidélité à sa femme) ni au chevalier de Guise – vertueux dans son abnégation –, et pas une seule fois à M. de Nemours qui cependant n’en manque pas, quand il renonce à épouser la reine d’Angleterre parce qu’il nourrit une passion amoureuse. Vertu, attachée aux seules héroïnes principales du roman et à la vie en morale et par a priori stylistique et sémantique – les Précieuses considéraient souvent le mariage comme un échec, et la passion relevait pour elles de son étymologie. Il leur restait la vertu de la tristesse, du désenchantement et de la
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Georges Forestier : « Mme de Chartres, personnage-clé de La Princesse de Clèves », in Les Lettres romanes, Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 1980, tome XXXIV, n° 1, p. 67 à 76. Nous suivons l’édition de La Princesse de Clèves procurée par Philippe Sellier (Paris : Le Livre de poche classique, 1999). Les pages sont indiquées en chiffres arabes entre parenthèses. 2 Au XVIIe siècle, la « vertu » (de virtus : force virile) manifestait la puissance et la force physiques et spirituelles : à la guerre (avec la notion de courage) mais aussi dans les qualités morales qui caractérisaient la fermeté dans les convictions et les actes généreux, et le respect total de soi et des autres, dans le corps – d’où le sens de virginité, de chasteté et celui de fidélité dans le mariage – et dans l’âme.
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jean-louis meunier religion quand elles refusaient la galanterie – là se tenait à l’époque leur supériorité sur les hommes. Ces deux concepts de raison et de vertu s’opposent à la magnificence et à la galanterie qui règnent à la Cour de Henri II, et à la passion3 sublimée que vivra Madame de Clèves pour Nemours. En cela se tient, à première vue, le legs matriciel et matriarcal transmis par Madame de Chartres à sa fille. Mais est-ce bien un legs ? Un legs, c’est l’ensemble des biens transmis par testament et à titre gratuit par un donateur à un récepteur, au décès du donateur. Or Madame de Chartres, au fait des mœurs de la Cour, a fait la description de celles-ci à sa fille et lui donne des conseils : « Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l’éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté ; elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s’imaginent qu’il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner ; madame de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l’amour ; elle lui montrait ce qu’il a d’agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d’un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme, et combien la vertu donnait d’éclat et d’élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance. Mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même, et par un grand soin de s’attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en être aimée. […] Madame de Chartres, qui avait eu tant d’application pour inspirer la vertu à sa fille, ne discontinua pas de prendre les mêmes soins dans un lieu où ils étaient si nécessaires, et où il y avait tant d’exemples si dangereux. […] Madame de Chartres voyait ce péril, et ne songeait qu’aux moyens d’en garantir sa fille. Elle la pria, non pas comme sa mère, mais comme son amie, de lui faire confidence de toutes les galanteries qu’on lui dirait, et elle lui promit de lui aider à se conduire dans des choses où l’on était souvent embarrassée quand on était jeune (54, 59, 60) ».
Il s’agit plutôt d’une donation. Ces conseils prennent effet du vivant de Madame de Chartres, et ils seront irrévocables : la princesse de Clèves confirmera ce qui sera devenu un legs toutes les fois que, placée dans des situations de choix difficiles, elle regrettera l’absence de sa mère, avec une douleur sans cesse accrue. Madame de Chartres a prévenu sa fille : au moment de congédier la princesse pour la dernière fois, Madame de Chartres réitère l’importance de la « vertu » dont, pour elle, le « devoir » est la stricte application ici-bas : « Si d’autres raisons que celles de la vertu et de votre devoir vous pouvaient obliger à ce que je souhaite, je vous dirais que, si quelque chose était capable de troubler le bonheur que j’espère en sortant de ce monde, ce serait de vous voir tomber comme les autres femmes ; mais si ce malheur vous doit arriver, je reçois la mort avec joie, pour n’en être pas le témoin (90) ».
Lier « la vertu » comme principe de bonne vie à « votre devoir » comme exemple de ce principe, se souvenir à tous instants que ces paroles sont des « souhaits », que « quelque chose » (« tomber comme les autres femmes ») peut « troubler le bonheur » que Madame de Chartres « espère en sortant de ce monde », assimiler la déchéance de « tomber » à « ce malheur » et recevoir « la mort avec joie, pour n’en être pas le témoin », ce sont des mots 3
Passion : quatre-vingt-dix-sept occurrences dans le roman – c’est dire les désirs et les ravages qu’elle provoque !
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mères et pères : jeu de présence-absence dans la princesse de clèves qui tuent la moindre velléité de désobéir – ou la renforcent –, qui n’empêchent pas la passion de se manifester mais qui obligeront Madame de Clèves à assumer son état d’épouse fidèle malgré l’attitude soupçonneuse et orgueilleuse de M. de Clèves qui refuse d’écouter les explications de sa femme, après le rapport fait par l’espion qu’il a dépêché à Coulommiers. Qui la grandiront aussi, puisqu’elle s’interdira d’épouser Nemours alors qu’elle est veuve, donc libre, pour rester une femme respectée et respectable, ce qu’elle a toujours été au regard que le lecteur porte sur sa conduite par rapport à la galanterie et à la fidélité. Madame de La Fayette montre ici toute sa virtuosité stylistique et tout l’apport de la Rochefoucauld, par l’usage sémantiquement gradué de l’article défini et du démonstratif, par les oxymores terribles et par le sens théâtral dans le romanesque : au seuil de la mort et en une courte minute, congédier sa fille unique avec des mots si terriblement filiaux et si emplis d’amour maternel, c’est une leçon à la fois humaine, morale et philosophique, mais socialement désespérée. La volonté de la romancière l’a voulu ainsi, le roman commence aux abords de la crise et la donation est sans appel. Au-delà de la distinction donation/legs qui relève du juridique – mais aussi de la rhétorique, dans ce roman –, la distinction pose une question qui dépasse le romanesque : en quoi le roman écrit par Madame de La Fayette décline-t-il une perspective sociologique, par la tension qu’induit le rapport fille/mère, femme/homme, époux/épouse, femme/amant ? Par cette tension, La Princesse de Clèves va bien plus loin qu’une banale histoire d’amour, et lu dans notre modernité ce roman s’inscrit dans une suite de scènes-témoignages : quand on naît femme par son sexe et quand on le devient véritablement par la lucidité dans ses choix et dans ses refus, braver son milieu est périlleux mais digne et salutaire – c’est le second aveu, celui à Nemours, élégiaque mais aussi violent que les plaintes de Bérénice : « J’avoue, répondit-elle [à Nemours], que les passions peuvent me conduire ; mais elles ne sauraient m’aveugler. […] Rien ne me peut empêcher de connaître que vous êtes né avec toutes les dispositions pour la galanterie, et toutes les qualités qui sont propres à y donner des succès heureux. […] Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous attacher. Il y en a peu à qui vous ne plaisiez ; mon expérience me ferait croire qu’il n’y en a point à qui vous ne puissiez plaire. Je vous croirais toujours amoureux et aimé, et je ne me tromperais pas souvent. Dans cet état néanmoins, je n’aurais d’autre parti à prendre que celui de la souffrance ; je ne sais même si j’oserais me plaindre. On fait des reproches à un amant ; mais en fait-on à un mari, quand on n’a à lui reprocher que de n’avoir plus d’amour ? Quand je pourrais m’accoutumer à cette sorte de malheur, pourrais-je m’accoutumer à celui de croire voir toujours monsieur de Clèves vous accuser de sa mort, me reprocher de vous avoir aimé, de vous avoir épousé et me faire sentir la différence de son attachement au vôtre ? Il est impossible, continua-t-elle, de passer par-dessus des raisons si fortes : il faut que je demeure dans l’état où je suis, et dans les résolutions que j’ai prises de n’en sortir jamais (229-230) ».
En cela aussi se tiennent le legs de Madame de Chartres à sa fille, et celui de l’auteur au lecteur. Dans une lettre au chevalier de Lescheraine, écrite dans le mois qui suivit la publication de La Princesse de Clèves, Madame de La Fayette précisait : « Ce que j’y trouve, c’est une parfaite imitation du monde de la Cour et de la manière dont on y vit. Il n’y a rien de romanesque et de grimpé [le goût de l’effet] ; aussi n’est-ce pas un roman, c’est proprement des Mémoires ; et c’était, à ce que l’on m’a dit, le titre du livre, mais on l’a changé (26) ».
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jean-louis meunier Prenons-en acte, en soulignant certains mots : « parfaite imitation du monde de la Cour et de la manière dont on y vit », « Mémoires ». « Mémoires » induit une lecture de La Princesse de Clèves sous le regard de l’Histoire, et pas seulement et exclusivement sous celui des heurs et malheurs de la passion et des historiettes de la Cour. En effet, symboliquement pour Madame de La Fayette, Madame de Chartres représente l’opinion publique, quant à la Cour dont avec un soin efficace elle se défie : elles en ont une connaissance précise, personnelle, et pascalienne pour Madame de La Fayette : « L’empire fondé sur l’opinion et l’imagination règne quelque temps, et cet empire est doux et volontaire ; celui de la force règne toujours. Ainsi, l’opinion est comme la reine du monde, mais la force en est le tyran », écrit Pascal dans les Pensées, publiées en janvier 1670. Quand Madame de Chartres décrit la Cour (lieu des intrigues et des ragots) et quand elle apprend à sa fille l’histoire de Madame de Valentinois, elle ne raconte pas et ne s’intéresse pas seulement aux évènements et aux faits réels, visibles et contingents, elle hausse son discours au niveau de la vérité sur un lieu censé représenter l’État : toute Cour est par définition un lieu corrompu et de corruption, il faut donc la fuir – ce qui expliquera l’insistance avec laquelle à plusieurs reprises Madame de Clèves se retirera à Coulommiers et son retrait définitif de la Cour dans la IVe partie du roman. C’est ici le legs des deux mères. La donation est de nouveau devenue legs : l’idéal (les conseils de Madame de Chartres) a donné les fondements à une réalité, exigeante, celle de Madame de Clèves d’assumer des risques consentis (avoir un amant « de cœur », seulement) pour devenir puis être une femme qui est allée, jusque dans la mort, à l’extrême de ses choix et de sa respectabilité. Les fondements aussi à une volonté, celle de Madame de La Fayette de placer, par l’intermédiaire de la fiction, une telle femme dans un milieu de corruption, contextuel à l’époque où se déroule le roman et à celle de sa publication. La Princesse de Clèves est aussi rappel dans l’ordre du roman et dans une continuité de son implication dans la société. Aucun des protagonistes de La Princesse de Clèves n’avait lu Clélie, histoire romaine, Mademoiselle de Scudéry, publié de 1654 à 1660 – Madame de La Fayette oui, et certainement avec application. Ce roman est célèbre pour la Carte de Tendre, ce pays imaginaire et allégorique parcouru par le sage fleuve Inclination qui reçoit deux affluents, Estime et Reconnaissance – chacun de ces cours d’eau borde une cité dont le nom commence par « Tendre-sur ». Dans ce pays, la Mer dangereuse est le lieu des passions destructrices et l’ennui se noie dans le Lac d’indifférence. Madame de la Fayette appuie sa donation/legs sur cette carte, en écrivant les mots qui caractérisent les personnages principaux de son roman et en les mettant dans leur bouche. M. de Clèves a de « l’inclination » pour sa femme, qui elle n’en a que pour Nemours (Madame de Chartres, qui l’a deviné, le dit très nettement à sa fille) et réciproquement – elle est même « violente » chez Nemours, selon les termes employés par l’auteur. Mademoiselle de Chartres a aussi de la « reconnaissance » pour son futur époux (qu’elle n’a pas choisi, et elle aura du respect pour lui, ce qui fait sa grandeur) : « Comme mademoiselle de Chartres avait le cœur très noble et très bien fait, elle fut véritablement touchée de reconnaissance du procédé du prince de Clèves. Cette reconnaissance donna à ses réponses et à ses paroles un certain air de douceur qui suffisait pour donner de l’espérance à un homme aussi éperdument amoureux que l’était ce prince ; de sorte qu’il se flatta d’une partie de ce qu’il souhaitait (66) ».
M. de Clèves « conçut pour [Mademoiselle de Chartres] une passion et une estime extraordinaires » (56) dès qu’il la vit, et il dit plus tard à sa femme qu’« il avait pour elle une 116
mères et pères : jeu de présence-absence dans la princesse de clèves tendresse et une estime dont elle devait être satisfaite. » (165) Tous les personnages sont conscients du danger des situations dans lesquelles ils se sont mis, et Madame de Clèves dira au vidame de Chartres, qui essayait de la faire revenir sur son refus à Nemours, que « les autres choses du monde lui avaient paru si indifférentes qu’elle y avait renoncé pour jamais ; qu’elle ne pensait plus qu’à celles de l’autre vie » (238). La circulation des héros de Mademoiselle de Scudéry dans ce pays de Tendre est celle du drame vécu par Madame et M. de Clèves et M. de Nemours. Madame de Chartres le savait – mais l’inclination, positive chez Mademoiselle de Scudéry, est destructrice pour Madame de Chartres et pour Madame de La Fayette – « péril » et « précipice » rappellent « indifférence » et « ennui » : « Il faut nous quitter, ma fille, lui dit-elle, en lui tendant la main ; le péril où je vous laisse, et le besoin que vous avez de moi, augmentent le déplaisir que j’ai de vous quitter. Vous avez de l’inclination pour monsieur de Nemours ; je ne vous demande point de me l’avouer : je ne suis plus en état de me servir de votre sincérité pour vous conduire. Il y a déjà longtemps que je me suis aperçue de cette inclination ; mais je ne vous en ai pas voulu parler d’abord, de peur de vous en faire apercevoir vous-même. Vous ne la connaissez que trop présentement ; vous êtes sur le bord du précipice : il faut de grands efforts et de grandes violences pour vous retenir (90) ».
Peut-on lire aussi dans La Princesse de Clèves une mise en perspective de la fiction avec certains aspects du mythe d’Œdipe, ce qui renforcerait le concept de legs, par l’actualisation très contextuelle de l’un des paradigmes essentiels de la mémoire collective, littéraire et artistique ? Œdipe exposé aux bêtes sauvages, c’est Mademoiselle de Chartres face aux dangers de la Cour. Polybe, roi de Corinthe, élève Œdipe comme son propre fils : l’éducation donnée à sa fille par Madame de Chartres en serait la reproduction. Et le mariage Mademoiselle de Chartres-M. de Clèves, c’est Œdipe s’éloignant de Polybe, mais Œdipe face à son destin. Quant au châtiment d’Œdipe – subi comme une punition alors que Madame de Clèves accomplira en toute volonté personnelle l’aveu à son mari et sa retraite du monde – les rapprochements sont parlants. Œdipe se crève les yeux : Madame de Clèves ne voit plus le monde ni Nemours. Jocaste se suicide, c’est M. de Clèves qui meurt sans écouter non les justifications de sa femme mais la seule vérité : Madame de Clèves lui a été fidèle. Œdipe meurt à Colone, et son tombeau devient un lieu sacré et bénéfique : Madame de Clèves meurt retirée du monde et sa mort laisse des « exemples de vertu inimitables ». Et si Œdipe a résolu l’énigme posée par le sphinx et a tué la Sphynge, Madame de Clèves a choisi de contrevenir aux usages de la Cour (ne pas prendre ostensiblement un amant et refuser de l’épouser, bien que veuve – actes privés) et de braver la façade mondaine de la Cour (fréquents séjours à Coulommiers, prétexter un malaise pour rester dans ses appartements, se retirer définitivement du monde – actes publics). Madame de La Fayette serait ainsi l’un des maillons les plus importants dans cette interprétation du mythe d’Œdipe, mise en lumière vive et interrogatrice aux yeux de ses lecteurs contemporains (roman publié anonymement) comme aux lecteurs à venir – André Gide s’en souviendra. La réception du roman n’en est que plus multiple : la scène de l’aveu à M. de Clèves a été critiquée à l’époque – la Cour ne supportait pas que l’on ne fît pas « comme tout le monde » ni qu’une femme pût se montrer dans une si intense vérité, ni même qu’elle dérogeât à son état d’infériorité bibliquement constitutive –. Le temps des autres lecteurs en juge autrement : Mme de Clèves a choisi d’être une femme responsable et respectable d’elle-même, dans sa volonté de n’être pas courtisane et dans son corps-non-objet, malgré le désir violent. La péripétie est exemple, la femme est devenue exemplarité. Madame de La Fayette savait 117
jean-louis meunier pourquoi elle écrivait « Mémoires » et « Il n’y a rien de romanesque et de grimpé ». Le seul fait que ce roman a toujours autant de succès mais surtout de lecteurs n’en démontre pas son actualité : il la montre, dans la diachronie du dire et de l’agir sur soi. * Qui portera ce lourd héritage ? Une personne jeune, « dans sa seizième année » écrit Madame de Lafayette, très belle et très riche, blonde, sans prénom, héritière d’un nom prestigieux dans la noblesse de son époque, mais venue de rien parce qu’elle n’a encore jamais fréquenté la Cour (si nous acceptons les codes du roman tels que Madame de Lafayette les a fixés), pour devenir une personnalité qui dérogera aux usages de la Cour, une fois mariée à un homme jeune, lui aussi riche et bien titré. Elle aura un amant, jeune, riche et très beau, héritier lui aussi d’un grand nom, à qui elle n’accordera qu’une faveur physique : lui donner la main en dansant.4 La passion, la plus discrète possible dans sa manifestation extérieure, sera destructrice intérieurement. Or, si Mademoiselle de Chartres, devenue Princesse de Clèves, s’est quelque temps reposée sur l’amour et la conscience de sa mère, elle n’a plus de père depuis longtemps, et sa solitude n’en sera que plus exacerbée – c’est humainement douloureux et narrativement efficient. M. de Chartres n’est mentionné qu’une fois, sous le titre de « père », il le sera une autre fois, sous le titre de « mari », dans la Ire partie du roman : « Son père était mort jeune, et l’avait laissée sous la conduite de madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la Cour ». (54)
D’autres pères, il y en a très peu dans le roman. Père et mère (sauf « la reine-mère », une occurrence) seront absents de la IVe partie, essentiellement consacrée aux trois héros du roman, seuls deux à deux au moment du dénouement de la crise pendant leurs longs dialogues : M. et Madame de Clèves, avant la mort pathétique de M. de Clèves, Madame de Clèves et Nemours, au cours de leur ultime et violente rencontre où l’aveu de la passion partagée mais non réalisable est enfin dit. Le resserrement familial et sentimental, stylistique et sémantique, s’imposait ici. Pourtant, Madame de Clèves, héroïne romanesque et allégorie de la femme respectueuse et digne d’elle-même, aura un autre père, spirituel celui-ci. Un théologien imprégné de saint Augustin et très lié aux augustinistes a profondément influencé Madame de La Fayette : l’abbé de Saint-Cyran, par ses Maximes saintes et chrétiennes tirées des lettres de Messire Jean du Vergier de Hauranne Abbé de saint Cyran5. Madame de Lafayette a fait passer cette influence par son personnage féminin. Dans une perspective augustiniste, la mémoire et le temps sont liés. Augustin consacre à la mémoire le livre X des Confessions. Et dans le livre XI, il développe une longue réflexion au sujet du temps : chercher Dieu, c’est chercher la vérité, les trouver sont les buts de le recherche
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Si l'on excepte deux contact physiques au second degré : les rubans au bout de la lance tenue par Nemours et Madame de Clèves caressant le pommeau de la canne. 5 Jean Le Mire, Maximes saintes et chrétiennes tirées des lettres de Messire Jean du Vergier de Hauranne Abbé de saint Cyran, Paris, é.o. posthume (1648), deuxième édition (1653). Jean-Ambroise Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran : 1581–1643. De nombreux passages de La Princesse de Clèves peuvent être juxtaposés à des maximes de Saint-Cyran.
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mères et pères : jeu de présence-absence dans la princesse de clèves individuelle, ce qu’accomplira Madame de Clèves lorsqu’elle se retirera définitivement dans une maison religieuse : « Elle passait une partie de l’année dans cette maison religieuse, et l’autre chez elle ; mais dans une retraite et dans des occupations plus saintes que celles des couvents les plus austères ; et sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables (238-239) ».
Madame de Clèves se conduit en augustinienne, lorsqu’elle chasse de sa mémoire la réalité des tentations qu’elle a connues : « les choses du monde » opposées à celles « de l’autre vie » (238), les sens opposés à cette énergie de la mémoire qui tend vers Dieu, autrement dit le désir destructeur opposé à la joie de la fuite des tentations, selon Augustin. En disciple d’Augustin, elle distingue la « souvenance » (l’idée même de se souvenir) du « souvenir » (l’action de mettre à la conscience immédiate les images passées, à un moment donné), Nemours le verbalisera : « Elle se retira, sur le prétexte de changer d’air, dans une maison religieuse, sans faire paraître un dessein arrêté de renoncer à la cour. À la première nouvelle qu’en eut monsieur de Nemours, il sentit le poids de cette retraite, et il en vit l’importance. (237) ».
Cette rhétorique autour de la mémoire est très bien argumentée. Pour Augustin, la mémoire, l’oubli et la résistance aux tentations n’ont qu’un but : la recherche du Seigneur. Que fera Madame de Clèves ? Elle se retirera dans une austère maison religieuse et elle y mourra en laissant « des exemples de vertu inimitables. » (239), obéissant ainsi aux injonctions passées de sa mère. Saint-Cyran écrit : De la séparation et de l’absence du monde naît la présence et le sentiment de Dieu. « Dieu veut que nous fassions sa volonté et non la nôtre, et que nous allions droit à lui dans la voie étroite en foulant aux pieds, pour le dire ainsi, nos inclinations, nos raisonnements, et nos résolutions mêmes. »6
Le segment « sa vie […] laissa des exemples de vertu inimitables » est doublement pertinent sous la plume de Madame de La Fayette. Il définit la révélation de la présence effective du Seigneur à la conscience de Madame de Clèves et il appartient au vocabulaire de la philosophie. C’est l’un des legs de Madame de La Fayette qui, en précieuse et en lectrice de la Rochefoucauld, sait que l’amour et le mariage sont également vains. « Enfin, des années entières s’étant passées, le temps et l’absence ralentirent sa douleur et éteignirent sa passion » écrit Madame de La Fayette au sujet de Nemours, avec une brièveté d’une violence extrême. « Et sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables », écrit-elle non moins brièvement au sujet de la Princesse de Clèves. « Ralentirent » et « éteignirent » relèvent du fermé dans leur anticlimax 6
Op. cit, 263. « Résolution(s) » : vingt-quatre occurrences de ce mot, dont douze dans la quatrième partie, qui concernent seulement Madame de Clèves (huit) et Monsieur de Nemours (quatre). Quatrième partie comparable aux 4e et 5e actes de Bérénice, dans lesquels Titus et Bérénice, près de se séparer eux aussi définitivement, sont enfin seuls en scène par deux fois (IV, 5 et V, 6). Systématiquement dans les moments cruciaux du récit, Madame de La Fayette use de la répétition en cascade, de la juxtaposition de mots favoris et de mots du champ lexical (ce qui, au-delà du procédé stylistique, relève sémantiquement de l’engagement moral) et de l’opposition grammaticale assertion/ négation, pour mieux expliciter l’intensité de l’action ou de la réflexion : « La raison et son devoir lui montraient, dans d’autres moments, des choses tout opposées, qui l’emportaient rapidement à la résolution de ne se point remarier et de ne voir jamais monsieur de Nemours. Mais c’était une résolution bien violente à établir dans un coeur aussi touché que le sien, et aussi nouvellement abandonné aux charmes de l’amour. Enfin, pour se donner quelque calme, elle pensa qu’il n’était point encore nécessaire qu’elle se fît la violence de prendre des résolutions ; la bienséance lui donnait un temps considérable à se déterminer ; mais elle résolut de demeurer ferme à n’avoir aucun commerce avec monsieur de Nemours ». (234)
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jean-louis meunier sémantique. « Laissa », « vertu » et « exemples inimitables », dans leur conjonction pluriel-singulier, convoquent et imposent le temps mémorable et immémoriel. Le roman va donc bien au-delà du récit, au demeurant agréable à lire : certes, il y a le plaisir du texte selon Barthes, mais pour Barthes ce plaisir est « jouissance », il est sensuel autant que littéraire, sociologique et politique, il est une rupture avec les codes du roman fleuve à cette époque. La princesse de Clèves est un livre dont la brièveté voulue correspond à une nécessité : inscrire un récit à multiples entrées de lecture dans une époque – rappelons ce qu’écrit Madame de la Fayette à son secrétaire : « Mémoires », et la notation est transposable à notre époque. * Donation, legs ; père, mère : leur complexité affective, amoureuse, sensuelle, philosophique, sociologique, religieuse, dans La Princesse de Clèves, montre combien ces concepts s’imbriquent les uns dans les autres. À la fois dans l’histoire d’un personnage, Mademoiselle de Chartres devenue Madame de Clèves, fille devenue femme, autour de laquelle agissent et meurent celle et ceux qui lui feront prendre conscience de la rigueur morale nécessaire à sa conduite irréprochable et digne dans l’affirmation d’elle-même, et dans les références exigeantes et contemporaines, historiques et littéraires, mises en fil conducteur par Madame de La Fayette tout au long de la conduite de son récit. Qui est la mère de Madame de Clèves ? Une personne sous deux identités inséparables : Madame de Chartres (le corps puis la conscience de soi) et Madame de La Fayette (l’esprit et la maîtrise du corps). Qui est le père de Madame de Clèves ? Une personne sous trois identités essentielles : M. de Chartres (le corps seulement), Augustin et Saint-Cyran (l’esprit par rapport à la conscience du corps désirant). S’il n’y a pas de lait maternel, il y a donation qui devient legs. Sous l’histoire de ces rois, reines, princes, princesses, ducs et autres nobles de haut lignage se tient l’allégorie que ce roman emblématique développe à travers la diachronie de la littérature et de l’horizon d’attente : l’être humain n’a de prise sur le temps et les évènements que s’il y consent – il fallait oser le dire, au XVIIe siècle, en défiant les conduites les plus bassement quotidiennes dans un milieu social de haute volée. Dans Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir a écrit qu’on ne naît pas femme mais qu’on le devient. Madame de Clèves l'assume, en choisissant ce qu’elle se devait à elle-même, selon les conseils de Madame de Chartres. Madame de La Fayette n’a jamais oublié Marie-Madeleine Pioche de La Vergne : la femme n’explique pas l’œuvre mais ici elles se justifient mutuellement, dans leur osmose littéraire et sociétale qui questionne sans cesse au gré des réponses liées à l’état fluctuant de la société. Et Sylviane Agacinski, plus de cinquante ans après Simone de Beauvoir, analyse les mythes chrétiens dans leur rapport au sexe générique. Elle montre à quel point, si l’homme est identifié à l’esprit, la femme est dépositaire du péché. Elle écrit : « L’espoir chrétien de la vie éternelle contenait, aux premiers siècles, l’idée d’un dépassement ou d’une libération spirituelle mettant fin à la division sexuelle en restaurant l’unité et l’intégrité masculines. L’espérance portée par Augustin est celle d’une libération du désir qui sépare chacun de soi-même. Mais si l’autre sexe est la source du désir, l’occasion de cette défaillance de la volonté et de la chute dans la volupté, comment la libération du désir ne serait-elle pas une libération de l’altérité troublante de l’autre ?7 ».
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Sylviane Agacinski : Métaphysique des sexes – Masculin / Féminin aux sources du christianisme, Paris, Le Seuil, p. 259.
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mères et pères : jeu de présence-absence dans la princesse de clèves Ces mots ne répondent-ils pas à cette question essentielle et existentielle posée par Madame de Clèves à Nemours – « un obstacle si invincible » prend alors pleinement sens : « Pourquoi faut-il, s’écria-t-elle, que je vous puisse accuser de la mort de monsieur de Clèves ? Que n’ai-je commencé à vous connaître depuis que je suis libre, ou pourquoi ne vous ai-je pas connu devant que d’être engagée Pourquoi la destinée nous sépare-t-elle par un obstacle si invincible ? (232) »
Albert Camus, lui, note dans ses Carnets : « Sade sur Madame de Lafayette : “ Et en devenant plus concise, elle devint plus intéressante.” » Les deux adjectifs portent sens car ils passent du bref à l’ouvert, de l’instant au temps. « Il sortit après ces paroles, ne voulant pas augmenter par sa présence l’extrême embarras où il voyait sa femme. / Monsieur de Nemours entra dans cet instant […] » (171) : ce chassé-croisé immédiat chez la reine est vraiment intéressant, car il anticipe sur la perversité dont fut capable M. de Clèves pour confirmer ses doutes quant à l’identité de l’amant de sa femme. Madame et M. de Clèves n’auront pas d’enfants. Avec eux s’éteint un lignage. Nous ne savons pas ce qu’il advint du lignage inhérent aux frères de M. de Clèves, et peu importe : ce n’est pas un roman de la continuité qu’a écrit Madame de La Fayette, c’est un roman de la cassure, généalogique, familiale et sociologique. Mais Madame de La Fayette écrit sept fois le syntagme « dans un temps où », à rapprocher de « Mémoires », termes inchoatifs par essence : si un legs matériel peut avoir une fin dans son parcours, le legs du temps et de son usage intime et visible n’en a pas. La Princesse de Clèves est ainsi beaucoup plus qu’un roman : la destinée de Mlle de Chartres était la fidélité à son futur mari – ce «grand soin de s’attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en être aimée», lui avait recommandé Madame de Chartres. Madame de Clèves en a décidé autrement sans altérer sa fidélité à son mari : elle a géré son destin. Et si le roman peut irriter, c’est qu’il dérange. Heureusement. Jean-Louis Meunier Docteur en littérature française Rattaché au RIRRA 21, Montpellier III
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TROISIÈME PARTIE TÉMOIGNER DU GENRE À L’ÉPOQUE CONTEMPORAINE : UN HÉRITAGE EN DISCUSSION
« Ma mère, mon miroir »… La transmission mère-fille dans les récits dramatiques de l’Espagne contemporaine Anne-Claire Yemsi-Paillissé
Les plus prestigieuses maisons se consument telles les cierges des veillées funèbres lorsque les enfants se dressent contre leurs parents et se battent pour les héritages (Valle Inclán)1
Dans un pays aussi mouvant que l’Espagne contemporaine, parler de la famille et de la parenté pourrait bien relever de la gageure : aux structures de la parenté traditionnelle s’ajoutent désormais d’autres configurations telles que les familles recomposées, monoparentales, ou même, risquons le néologisme, les familles « homoparentales ». Dans la perspective qui nous intéresse, on pourra se demander comment les représentations contemporaines − artistiques en général, dramatiques en particulier − reflètent ces transformations sociétales majeures. En premier lieu, étant donné que notre corpus de travail est constitué de textes dramatiques et que nous nous trouvons dans un colloque tourné dans une grande mesure vers la « mise en récit » des modèles de parenté, il convient de réaliser en préambule une brève mise au point théorique. Peut-on parler de narrativité au théâtre ? Nombreux sont les théoriciens qui ont souligné la spécificité générique du théâtre en distinguant genre dramatique et genre narratif, deux catégories non poreuses. Le théâtre « lieu du je, représentation directe du monde » devrait être distingué du récit « lieu du il, et de la relation latérale »2. S’il est bien vrai que le récit dramatique comporte une organisation mimétique spécifique dans laquelle le « je » de l’auteur s’efface derrière le « je » fictif du ou des personnages, ne trouve-t-on pas aussi une forme d’acte narratif au théâtre, notamment à travers la voix didascalique qui pourrait s’apparenter à un narrateur racontant un ou plusieurs événements3 ? D’autre part, le récit fait régulièrement irruption au sein même d’un dialogue dramatique. Prenons l’exemple de la « téichoscopie » − du grec teikoscopia qui signifie la « vision à travers les murs » −; on trouve cette figure de style lorsque un protagoniste raconte un événement qui aurait eu lieu dans un hors-scène ancien ou fantasmatique. L’exemple le plus cité de téichoscopie se trouve à la scène
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« Las casas más grandes se consumen como los cirios del velorio, cuando los hijos se alzan contra los padres y pelean por las herencias ». (R. M. Del Valle Inclán, Romance de lobos). 2 Y. Stalloni, Les genres littéraires, Paris, Dunod, 1995, p. 32. 3 Dans le champ dramatique espagnol, on pourra citer le très emblématique Ramón María del Valle Inclán avec ses pièces souvent difficilement représentables, qui regorgent de très longues didascalies, véritables « tranches de récit » insérées au cœur de l’action.
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anne-claire yemsi-paillissé 2 de l’acte II du Britannicus de Racine lorsque Néron raconte avoir vu Junie dans la nuit4. Face à une telle co-présence des logiques narratives, spectaculaires et mêmes iconiques au sein du texte de théâtre, il semble difficile de parler d’un genre dramatique pur, tant les frontières entre diegesis et mimesis sont perméables… Plus largement, et comme l’écrivait Derrida dans Parages : « Un texte ne saurait appartenir à aucun genre. Tout texte participe d’un ou de plusieurs genres, il y a toujours du genre et des genres mais cette participation n’est jamais une appartenance. 5 »
Refermons la digression théorique pour exposer la méthodologie qui sera suivie au cours de ce travail. Pour analyser les procédés de mise en fiction et de mise en récit de la parenté dans le théâtre espagnol actuel, nous travaillerons non pas sur les mises en scène des drames mais plutôt sur la dramaturgie dite « textuelle ». En d’autres termes, les éléments liés aux mises en scène des pièces ou à la théâtralité propre6 au spectacle seront laissées de côté au profit de l’étude du texte lui-même, étudié dans son horizontalité antérieure à la mise en scène. Plus que les dimensions spectaculaires, ce sont les dimensions scripturaires qui sont au centre de l’étude. Ensuite pour ne pas nous perdre dans la multiplicité des auteurs et des thématiques, nous illustrerons nos propos avec des exemples tirés de cinq pièces de théâtre contemporain « alternatif »7 écrites par des dramaturges femmes et hommes, qui questionnent les modalités et les vicissitudes de la relation parent/enfant. Le personnage de la mère est notre point d’ancrage. Nous avons prouvé par ailleurs8 que la mère est un « interpersonnage » fortement relié, d’une part à toute une tradition culturelle − le modèle de la « mère méditerranéenne » basé sur la « différence des sexes » (Françoise Héritier) et sur des conceptions religieuses fortement ancrées −, d’autre part aux autres personnages du drame, avant tout la fille, le fils et le père. C’est la relation mère/fille qui sera analysée ici, en premier lieu parce que la dimension de la transmission biologique et culturelle du genre de la mère à sa fille est éminemment riche et complexe, car elle recouvre une double dimension : les filles ont non seulement une mère mais elles sont aussi, toutes, − et c’est ce qui les différencie des fils −, des mères en puissance. Comment les formes de ce que nous appellerons « l’éternel retour du même » informent sur les aspects irréversibles et parfois même tragiques de la transmission du genre ? L’analyse du motif de la « matrophobie »9 éprouvée par les filles dans certaines œuvres amènera à réflé4
Citons quelques-uns de ces vers si célèbres : « Excité d’un désir curieux, Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux, Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes, Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes, Belle, sans ornement, dans le simple appareil D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil » ( J. Racine, Britannicus, Ed. Rey, Toulouse, 1819, p. 14.) 5 J. Derrida, Parages, Galilée, 1986, p. 264. 6 La théâtralité (spécificité du genre théâtral c’est « ce qui, dans la représentation ou dans le texte dramatique, est spécifiquement théâtral ou scénique », P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 1980, entrée « théâtralité ». 7 On parlera de pièces de théâtre « alternatif » pour évoquer la création contemporaine indépendante, à la différence du théâtre dit « commercial » (les pièces de vaudeville ou de boulevard par exemple) le plus souvent jouées dans des théâtres privés. Le lecteur trouvera à la fin de cet article la bibliographie complète des cinq pièces qui seront partiellement analysées ici. 8 Notamment dans notre thèse de doctorat, Le personnage de la mère dans le théâtre espagnol contemporain (19802008), soutenue en novembre 2011 à l’Université de Toulouse 2, inédite. 9 La matrophobie, du grec mater (« mère ») et phobia (« peur ») est littéralement « la peur de la mère ». Cette peur, nous le verrons, se traduit le plus souvent par la haine de la fille qui rejette tout ensemble sa propre mère et sa
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« ma mère, mon miroir » chir sur les figures du rejet de la mère et celles du rejet de la maternité. Enfin, on s’interrogera : avec la représentation des techniques de procréation médicalement assistée (PMA), que restet-il de la parenté biologique ? 1. L’éternel retour du même : la malédiction de la répétition En premier lieu, le questionnement de la continuité de la transmission et de ses aspects pernicieux peut être révélé par le personnage maternel lui-même. C’est le cas dans deux pièces de Sergi Belbel (dramaturge et scénariste catalan, Prix National de Littérature Dramatique) dans lesquelles apparaît une forme inédite de lucidité de la mère à l’égard de sa progéniture. Dans la pièce Móvil (« Mobile » en français), la description cynique que la mère fait de sa fille se révèle in fine comme un portrait en creux du personnage maternel lui même, par luimême : « Sara. Ma fille n’a jamais su vivre seule, du coup à chaque fois qu’elle a un copain, elle se colle à lui comme une sangsue (…) Et puis elle commence à prendre de l’âge et elle se rend compte que les hommes ne la regardent plus comme avant. C’est une fille très généreuse, simple, romantique, moderne en apparence, mais un peu mijaurée en fait. Assez vieux jeu, au fond. Comme moi. (S. Belbel, Móvil, p. 54).10 »
Cette scène confirme en premier lieu l’idée qu’au théâtre mère et fille sont des personnages spéculaires qui se reflètent l’un l’autre au travers d’un miroir parfois fidèle, d’autres fois déformant. D’autre part on voit poindre derrière cette description à la tonalité critique, un questionnement du personnage maternel quant à la viabilité du modèle qu’elle a transmis. Une telle prise de distance peut aussi être renforcée par la présence de personnages qu’on désignera comme des « substituts maternels ». La représentation du « monde des femmes » − les nourrices, les tantes ou les marraines −, n’a au fond rien de nouveau si ce n’est que ces mères symboliques viennent désormais révéler une forme d’incompétence ou de désintérêt maternels. La mère biologique peut être totalement supplantée par son double symbolique, comme par exemple dans la pièce d’Ignacio Amestoy, Cierra bien la puerta, où la douce nourrice supplante une mère volage et carriériste. C’est ce qui fera déclarer à la discrète « nana » (la nourrice) : « No está muy claro, aquí, quién de las dos sea la madre… » (« Ici, on ne sait pas vraiment qui de nous deux est la mère »).11 On trouve dans la production récente une critique explicite de la répétition de schémas de transmission patriarcaux dont les conséquences sur le rapport mère/fille sont présentées comme désastreuses. Ce questionnement se manifeste formellement dans l’architecture même de la fable par le recours à des figures de correspondances et d’écho qui manifestent la circularité des destinées des protagonistes. On se trouve devant une sorte d’ « éternel retour » non pas au sens positif nietzschéen12 mais plutôt au sens de l’éternel retour d’une malédiction que les personnages féminins/maternels subissent, de génération en génération, sans possibilité de libération. Une illustration du phénomène apparaît dans la pièce Forasteros (« Étranmaternité, sa capacité à mettre des enfants au monde. 10 Pour cette citation de S. Belbel et pour toutes les citations des pièces espagnoles analysées, nous avons réalisé les traductions du texte espagnol en français nous-même. 11 I. Amestoy, Cierra bien la puerta, Madrid, Cátedra, 2005, p. 310. 12 Le « oui » à la vie, qui se manifeste notamment dans Zarathoustra par la volonté du surhomme de revivre sans arrêt sa destinée. F. Nietzsche, Ainsi parla Zarathoustra, traduction de Maël Renouard, Paris, Rivages poche, Petite Bibliothèque, 2002.
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anne-claire yemsi-paillissé gers ») de Sergi Belbel sous-titrée « melodrama familiar en dos tiempos » (« mélodrame familial en deux temps »), qui montre la vie d’une famille catalane vivant – et mourant - sur deux générations dans le même appartement bourgeois barcelonais. L’existence collective de la famille est marquée à la fois par la grave maladie de la mère des deux générations et par l’arrivée dans l’immeuble d’une famille immigrée. L’incurable maladie de la mère − une maladie du ventre, ce même ventre qui a porté la vie − touchera aussi la fille, pour ainsi symboliser la tragique répétition du donné biologique. Mère et fille se trouvent en effet, à quarante années de distance, impuissantes à dépasser l’héréditaire malédiction ; leur corps en permanence couché sur le lit évoque leur condition passive. Les nombreuses révélations que livrent les personnages au cours de leur agonie amènent à constater une progressive et tragique répétition de l’histoire jusqu’au finale surnaturel au cours duquel mère et fille fusionnent pour ne plus former qu’un seul et unique personnage, la « mère-fille » : « Nous sommes au XXe et au XXIe siècle. Sans distinction. Le temps et les personnages sont mêlés. (…) Dans la chambre, la mère-fille est en train d’agoniser. (S. Belbel, Forasteros, p. 112) »
La fatalité de la transmission de la mère à la fille apparaît de façon particulièrement évidente dans l’œuvre de la dramaturge madrilène Pilar Campos Gallego. La pièce Selección natural (« Sélection naturelle ») est composée de deux parties. La première – celle qui nous intéressera ici –, intitulée « Marcas para un itinerario » (« Repères pour un itinéraire ») met en scène trois générations de femmes : la grand-mère, la mère et la fille. Ces femmes sont toutes également frappées de la même malédiction : elles peuvent uniquement engendrer des enfants de sexe féminin, reproduisant inlassablement les schémas de soumission et de sacrifice qui pesaient déjà sur leurs aïeules. Les personnages sont construits en miroir. Malgré leur différence d’âge, leurs données biologiques (elles n’engendrent que des filles), leur statut social (symbolisé par Ana, le prénom qu’elles portent toutes les trois et qui renvoie au personnage maternel de la Bible) et leur culture (celle d’un don de soi sacrificiel, une sorte de care13 transgénérationnel et subi) sont identiques. On soulignera la présence d’un fil rouge dans cette pièce : les motifs du livre et du conte. Le récit fait irruption à plusieurs reprises au cœur de l’action dramatique, lorsque les personnages féminins sont représentés en train de lire un conte ancien, toujours le même. La circularité de la pièce se manifeste véritablement à la dernière réplique prononcée par la grand-mère. Le personnage scelle le destin de la fille qui un temps a espéré changer le cours des choses. On comprend aussi dans le même temps que le récit imbriqué n’est autre qu’une mise en abîme de la pièce elle-même, dans laquelle les destinées féminines et maternelles se répètent à l’identique : « Ana La Grand-Mère. Mais l’histoire ne s’achève pas là. Elle s’achève neuf mois plus tard. Ou plutôt, elle commence. Elle est sur le point de commencer. (P. Campos Gallego, Selección natural, p. 23) »
13 L’éthique du care, théorisée pour la première fois par Carol Gilligan, est le fruit d’une réflexion féministe de la deuxième vague, caractérisée par une critique radicale du système patriarcal. Dans le système patriarcal, basé sur des oppositions binaires, ce sont les femmes qui s’occupent des autres : « elles sont dévouées aux autres, sensibles à leurs besoins, attentives à leurs voix. Elles sont dans l’effacement complet de soi ». Le care est donc une éthique de la sollicitude ainsi que de l’attention (to care about), du soin (to take care), et de l’affection (to care for), C. Gilligan, « Une voix différente. Un regard prospectif à partir du passé », V. Nurock, Carol Gilligan et l’éthique du care, Paris, PUF, 2010, p. 22-23.
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« ma mère, mon miroir » Dans Sélection Naturelle, Pilar Campos dépeint donc une relation mère/fille éminemment spéculaire et douloureuse, établie dans une sorte de « loi de nature », qui s’inscrit dans la logique d’un ordre « patriarcal » dépeint comme une structure figée, inique et violente à l’encontre du sexe féminin. 2. La matrophobie : peur/haine de sa mère ou peur/haine de la maternité? Entre mère et fille, les conflits – conflits qui font par ailleurs l’essence du drame − prennent une telle ampleur et notamment quand il est question de transmission qu’ils mènent bien souvent à l’extrême de la destruction de la relation : la rupture de la dyade mère/fille. Le concept de matrophobie a été créé dans les années 70 et porté à ses débuts par une psychologue barcelonaise, Victoria Sau. Celle-ci a intitulé son essai fondateur El vacío de la maternidad. Madre no hay más que ninguna14 (« Le vide de la maternité. Des mères, il n’y en a plus guère »). Dans cet ouvrage, la matrophobie peut être comprise comme la révolte des « filles » contre leurs mères qu’elles considèrent comme écrasées. Ces mères, perçues par leurs filles comme des outils au service de la domination masculine et des réceptacles qui contiennent et diffusent la parole patriarcale, sont violemment rejetées. Lorsque les filles prennent conscience que celle qui porte le nom de « mère » n’existe pas réellement − la fonction maternelle n’étant qu’un trompe-l’œil, une des multiples formes de cristallisation de la pensée patriarcale −, les filles prennent conscience de leur statut de « filles sans mère ». Elles cherchent alors à rompre avec le passé, à se différencier de leurs aïeules « écrasées » afin d’exister en tant que femmes responsables de leur destin. Aussi la matrophobie naîtrait d’une séparation, d’un divorce ou comme le dit Adrienne Rich d’une « scission du moi » : « La matrophobie peut se considérer comme la scission féminine du je, le désir d’expier une fois pour toutes l’esclavage de nos mères et de nous changer en individus libres. La mère représente la victime qu’il y a en nous, la femme sans liberté, la martyr.15 »
La fille rebelle, présente dans de nombreuses pièces écrites depuis les années 1980, pourrait bien être un type de personnage féminin qui hérite directement de cette perception. Ce personnage combattif n’hésite pas à entrer en conflit non seulement avec le père mais aussi avec sa propre mère. De même que les anciennes et célèbres Médée, ou Antigone ou, plus récemment le personnage de Nora d’Henrik Ibsen, la fille insoumise devient un autre symbole féminin de rejet de l’ordre établi : l’incarnation d’une forme de combat pour la liberté16. Étymologiquement, « matrophobie » est un concept polysémique : il peut s’agir de la peur de la mère (de sa propre mère) autant que de la peur de la maternité (pour une femme, la peur d’être mère soi-même). Les deux sont souvent corrélés dans les textes. Mais quel genre de mère peut attirer à ce point sur elle les foudres sa fille ? On a parlé des mères écrasées mais n’oublie-t-on pas au passage un autre type de mère, la mère écrasante, la mère solaire (peut-être un pendant de la figure « castratrice » des garçons?) celle que la fille envie parce qu’elle ne
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V. Sau, El vacío de la maternidad, madre no hay más que ninguna, Barcelona, Icaria, 1995. A. Rich, Nacida de mujer, Barcelona, Noguer, 1978, p. 233. 16 On pourra citer la pièce de la féministe - très - radicale Lidia Falcón, Siempre busqué el amor (1983) ; la fille y commet le meurtre d’un père particulièrement monstrueux. Plus récemment, dans la pièce de la grenadine Gracia Morales, Como si fuera esta noche, la fille émancipée, tout en s’efforçant de sortir de la logique de soumission maternelle, incarne la promesse d’un apaisement de la guerre des sexes et des conflits mère/fille. 15
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anne-claire yemsi-paillissé parvient pas à sortir de son ombre ? Une des pièces de notre corpus illustre à merveille le rapport conflictuel qu’une fille peut entretenir vis-à-vis d’une mère « solaire ». La boda (Le mariage) de Carmen Resino est un monologue − en forme de réquisitoire − qu’une fille particulièrement déplaisante et superficielle adresse à sa mère âgée et malade. La logorrhée reste sans réponse car le personnage adressé reste invisible et silencieux du début à la fin. Une telle situation d’énonciation − qui rappelle par ailleurs le roman de G. García Márquez Cinco horas con Mario17 − est génériquement ambiguë : nous sommes une fois de plus à la frontière du théâtre ou du roman. En outre, le monologue de la fille construit un duo en contrepoint : d’un côté, on a une fille sans enfant, hystérique, accusatrice et superficielle, de l’autre − malgré le fait qu’elle reste hors scène − il y a la mère jalousée, détestée qui apparaît comme un être digne, silencieux, et surtout comme une femme émancipée, une épouse aimante et une mère cultivée. Les aspects problématiques de la dimension « sociale » de la transmission mère/fille sont ici évoqués. À côté de l’aspect biologique du sang, il y a un autre aspect moins tangible, plus existentiel. Dans La Boda, alors que la mère semble avoir privilégié l’être au paraître, la profondeur à la superficialité, sa fille – par goût ou par réaction contre ce qu’elle a vécu comme une souffrance dans la prime enfance − reste attirée par le schéma de la bourgeoise sotte et entretenue : « C’est de ta faute si quarante euros sont une somme pour moi, maman, d’ailleurs presque tout le reste est aussi ta faute, parce que tu as voulu que je ne fasse pas cas de l’argent, le simple fruit du travail, comme tu disais, que je ne me laisse pas séduire par les apparences trompeuses!... Des apparences trompeuses! (…) Dans ce monde, maman, tout n’est qu’apparences trompeuses… (…) Il faut s’envelopper dans les apparences trompeuses, et plus elles sont trompeuses, mieux c’est. Qu’est ce que tu as réussi, toi, dans cette putain de vie, malgré tes talents, qu’il faut quand même te reconnaître? Du travail, rien de plus! Oui, je sais, tu étais presque célèbre, mais ce « presque » t’a manqué, et ce presque, c’est ce qui fait tout. (C. Resino, La Boda, p. 75) ».
3. Le lien biologique en question La Mère canonique, sacralisée dans la figure de la Vierge Marie, est porteuse de trois attributs essentiels : « le lait, les larmes, l’oreille » comme l’analyse J. Kristeva18. Le questionnement de la validité de la dimension biologique au sein de la transmission mère/fille passe, semble-t-il, par la destruction d’un motif symbolique essentiel et qui se trouve en deçà et/ou au-delà de tout langage articulé : le lait maternel. Ce liquide nourricier, vital, apparaît dénaturé dans certaines œuvres où il est confondu, mélangé avec d’autres humeurs. Ainsi dans la pièce d’A. Zurro A solas con Marilyn (« Tête à tête avec Marilyn ») le sang prend la place du lait avec des connotations très ambiguës : le sang qui coule peut aussi bien évoquer le don de vie que les pulsions de mort du personnage maternel. Lorsqu’elle remplit le biberon destiné à la progéniture de sa maîtresse, la nourrice jalouse de la pièce de Luis Riaza (Medea es un buen chico, « Medée est un bon garçon ») commet une transgression massive ; elle supplante la noblesse du lait par de l’urine, dans un élan aussi scatologique que jubilatoire. La remise en question la plus massive du lien biologique mère/enfant − et avec lui de la
17 Le roman de Gabriel García Márquez, écrit en 1966, est constitué pour l’essentiel du long monologue d’une veuve avec la dépouille de son défunt époux Mario. Depuis la première en 1979, cette œuvre a été plusieurs fois mise en scène. 18 J. Kristeva, « Stabat mater », Histoire d’amour, Paris, Denöel, 1983, p. 312.
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« ma mère, mon miroir » conformation dite « traditionnelle » de la famille −, apparaît avec les personnages de mères porteuses et la représentation dans les pièces de processus que l’on désigne aujourd’hui du terme technique de « procréation médicalement assistée », les PMA. De même que la société espagnole − qui a légalisé le mariage homosexuel et le don d’ovocytes mais qui continue d’interdire la gestation pour autrui − s’interroge sur conséquences psychiques, socio-culturelles et philosophiques des nouvelles technologies de reproduction, le théâtre se fait le relais de cette réflexion. Dans les pièces à l’étude, la mère porteuse apparaît comme un être très passif, à mi-chemin entre personnage secondaire et accessoire de théâtre, parfois ramenée au rôle de simple « récipient » sans parole ni volonté. C’est le cas dans la pièce du catalan Jordi Faura La fàbrica de la felicitat (« La fabrique du bonheur », le titre reprend ironiquement un des concepts publicitaires de la firme coca-cola) qui questionne les possibles dérives de la gestation pour autrui, et notamment le clonage humain. On trouve dans la pièce un personnage de savante folle, Hannah, défenseur de l’eugénisme, qui parvient à mettre au monde sa créature, un bébé fille du nom d’Helena qui devrait répondre aux canons de la perfection génétique, esthétique et intellectuelle. La transmission maternelle est ici segmentée, scindée en trois personnages « maternels » différents. Ainsi dans La fàbrica de la felicitat on n’a plus un unique personnage concentrant les fonctions maternelles mais trois mères pour un enfant et l’absence du père. La première mère, la défunte Henrietta Lacks, portait des cellules très spéciales qui continuaient de vivre en culture continue en dehors de son corps mort. La deuxième mère, Dolores − nom plus qu’évocateur de sa fonction puisque c’est celle qui accouche, celle qui a les « douleurs » − est la mère porteuse ou la mère d’emprunt. Personnage de mère-objet, muette, réifiée, elle est entièrement au service d’Hannah, la troisième mère scientifique, la mère sociale qui adoptera l’enfant. Voilà qui remet totalement en question la fameuse expression mater certa (« la mère est sûre ») : qui est la véritable « mère » parmi ces trois personnages ? Est-ce celle qui a donné son code génétique et son ovocyte, est-ce celle qui porte et met au monde l’enfant, ou bien est-ce celle qui l’adopte une fois qu’il est né ? Qu’est-ce qu’être mère et quelle place accorder à la biologie d’une part, au social et au symbolique d’autre part ? Avec la multiplication des personnages d’« autres mères » qui génère une explosion du concept de maternité en des multiples rôles et emplois différents, la relation mère/fille ne peut que se transformer elle aussi : le biologique se trouvant concurrencé par des formes de maternité plus sociales ou symboliques ainsi que le souligne le sociologue Gérard Neyrand : « La maternité, qui apparaissait de toute éternité comme une et indivisible, qui était analysée comme le socle de toute relation humaine à travers la fusion archaïque entre la mère et l’enfant, se voit relativisée, scindée en deux, concurrencée par d’autres personnages, d’autres types de liens, autrefois représentés comme ceux de substituts maternels (nourrices, mères adoptives…), mais qui apparaissent aujourd’hui comme des alternatives à ce qui semblait être la « véritable » mère.19 »
Conclusion Le corpus dramatique choisi pour notre démonstration − quoiqu’il émane forcément d’une sélection et qu’il relève de fait d’une certaine forme de subjectivité – reflète bien des lignes de fond, des grandes tendances à l’œuvre dans les écritures dramatiques alternatives et 19 G. Neyrand, « La reconfiguration contemporaine de la maternité », Yvonne Knibiehler, Gérard Neyrand (dir.), Maternité et parentalité, Rennes, Éditions de l’École Nationale de la Santé Publique, 2004, p. 36.
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anne-claire yemsi-paillissé indépendantes contemporaines. Pour répondre à notre question de départ qui interrogeait dans les représentations dramatiques les formes de parentalité mère/fille, nous esquisserons deux idées principales. Tout d’abord, on assiste à une grande complexification de la représentation du couple « traditionnel » de la mère et la fille. L’arrivée massive des dramaturges femmes à l’écriture dramatique depuis les années 1980 n’est pas pour rien dans cette multiplication et cette diversification des personnages de « filles » et de « mères ». Cette diversité redessine les contours de nouveaux types de relations materno-filiales, en donnant d’autres reflets – complexes, ambigus – à la dyade en question. En ce sens, les pièces étudiées font office de caisses de résonnance des évolutions, involutions, pesanteurs à l’œuvre dans le champ de la construction du genre féminin et des modèles de transmission mère/fille. Enfin, les textes mettent en perspective de façon stylisée les schémas de transmission les plus fondamentaux dans notre ère culturelle occidentale. Father’s time, mother’s species (James Joyce) : « le père est le temps » qui avance : il incarne l’idée de succession et de changement ; « la mère est l’espèce » qui garantit l’immuable cycle de la vie, le renouvellement intemporel et infini de l’être... Mater certa, pater incertus, « la mère est sûre, le père est incertain » n’est plus de mise lorsque les mères symboliques pallient les défaillances des mères biologiques, lorsque les mères porteuses s’effacent devant les mères adoptives. En interrogeant les ressorts du « legs des pères » et du « lait des mères », nombre de dramaturges contemporains espagnols font de leur art le lieu d’une réflexion iconoclaste et parfois très radicale sur les toutes dernières – et aussi sur les futures – mutations des liens de parenté dans la société contemporaine. A.-C. Yemssi-PaillissÉ Docteure, Agrégée en Espagnol PRAG Université de Toulouse II-Le Mirail
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« ma mère, mon miroir »
Bibliographie Corpus dramatique S. Belbel, Forasteros, Madrid, Ñaque, 2006. S. Belbel, Móvil, Primer Acto, n° 315, 2005, p. 20-57. P. Campos Gallego, Selección natural, Madrid, UNED, Signa: Revista de la Asociación Española de Semiótica, n° 16, 2007, p. 167-193. J. Faura, La fàbrica de la felicitat, Madrid, Arola, 2009. C. Resino, La Boda, in O’ CONNOR, Patricia, Mujeres sobre mujeres en los albores del siglo XXI, teatro breve español, Madrid, Fundamentos, 2006, p. 61-88. Ouvrages théoriques J. Derrida, Parages, Galilée, 1986. F. Héritier, Masculin, féminin : la pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996. G. Neyrand, « La reconfiguration contemporaine de la maternité », Yvonne Knibiehler, Gérard Neyrand (dir.), Maternité et parentalité, Rennes, Éditions de l’École Nationale de la Santé Publique, 2004, p. 36. V. Nurock, Carol Gilligan et l’éthique du care, Paris, PUF, 2010. P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2002. Y. Reuter, L’analyse du récit, Paris, Armand Colin, 2009. A. Rich, Nacida de mujer, Barcelona, Noguer, 1978, p. 233. V. Sau, El vacío de la maternidad, madre no hay más que ninguna, Barcelona, Icaria, 1995. Y. Stalloni, Les genres littéraires, Paris, Dunod, 1997.
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Disparaître (Carmen Boullosa, 2012) : Le père indigne et la marâtre Sabine Coudassot-Ramirez
Disparaître est le premier des dix-sept romans que Carmen Boullosa (Mexico, 1954) a publiés. À plusieurs titres, on peut le considérer comme la matrice de toute l’œuvre romanesque à venir. Ce récit, qui fait advenir Carmen Boullosa comme romancière se fonde sur une entreprise de destruction qui vise à saper les fondements de la société mexicaine catholique bienpensante. En effet, l’écriture, radicale, fait voler en éclat le mythe fondateur par excellence : la famille. Dire du Mexique qu’il est une société patriarcale fondée sur une représentation catholique traditionnelle relève du doux euphémisme. Peu de pays ont à ce point sacralisé l’image de la Mère. Les principales villes du pays ont leur(s) Monument(s) à la Mère (Mexico, Mérida, Ensenada, San Luis Potosí, Chihuahua, Jalapa, Toluca…). Pas une ville mexicaine digne de ce nom sans son monument à la Mère, comme si ces représentations mexicaines de l’archétype jungien de la Grande Mère nous révélaient un particularisme qui fonde l’identité mexicaine et au-delà, quoique dans une moindre mesure, latino-américaine. Volontiers hiératiques, toujours imposantes, rehaussées par un socle qui oblige à les regarder d’en bas et donc à lever les yeux vers elles, ces statues imposent un modèle et consacrent un idéal de la maternité comme pilier de la société mexicaine.
Figure 1. Monument à la Mère de la ville de Toluca. 135
sabine coudassot-ramirez La première référence qui s’impose devant ces représentations de la maternité est religieuse. À l’évidence, ces images s’inspirent de toutes les représentations de vierges à l’enfant dont les Mexicains sont familiers, même si hors de l’enceinte de l’église, ces images perdent leur référence religieuse pour devenir des représentations anonymes et par là même universelles de la Mère. Pour autant, dans les unes comme dans les autres, ce qui frappe, c’est la proximité physique entre la mère et l’enfant. L’enfant est contre le sein de sa mère, qu’il soit nourricier ou juste protecteur et ce sein est surreprésenté, comme dans l’exemple ci-dessus de la Mère de Toluca (années 70). L’enfant, (bien portant, tout en rondeurs) est dans les bras de sa mère dont le sein est dénudé, c’est-à-dire disponible pour la tétée, ses longs cheveux épais tressés (qui évoquent la coiffure des femmes indigènes) adoucissent son visage et de sa main libre, elle joue avec le pied de l’enfant tandis que le châle (el rebozo, qui évoque aussi bien les vêtements des femmes indigènes que le châle des Madones) adoucit la rondeur de l’épaule et redouble l’effet protecteur du bras qui soutient l’enfant. Enfin, la tête légèrement penchée lui permet de regarder son enfant dans les yeux : « […] cette mère idéale, enveloppante, caressante, berçante, consolante, peut rêver sans délirer dans son enfant car elle-même est dans le même temps enveloppée, caressée, validée par lui. Les deux sont unis sans être dissous… sans être décontenancés1 ».
Le corps à corps, les regards qui se répondent, la tendre complicité du jeu, tout dit une conception idéalisée de la maternité qui exalte la douceur, la disponibilité, le don de soi. L’enfant se construit dans le regard de sa mère et dans le même temps la fait advenir et la confirme dans sa maternité. Outre la réactivation de l’image de la Madone, l’évocation de l’élément indigène (tresse, rebozo), l’image de la Mère de Toluca rassemble. Elle est un mythe des origines et un catalyseur de l’identité métisse des Mexicains. À la violence de la chingada, la femme indigène violée par le conquistador espagnol dont parle Octavio Paz2, qui serait la mère de la nation métisse d’aujourd’hui, le Mexique contemporain oppose une version adoucie, pacifiée mais aussi plus « politiquement correcte » du rapport à l’identité nationale. À l’opposé de cette représentation de la Mère de Toluca, se trouve le monument à la Mère de Mexico : la Mère-totem. Ce monument, inauguré en 1949, très hiératique, évoquant les statues mégalithiques précolombiennes présente la Mère comme une sorte de divinité, assez peu expressive, qui n’est pas dans un rapport charnel avec son enfant mais le présente au monde (fièrement ? ou déjà prête au sacrifice que demanderait la Nation ? En effet, la présence des représentations néo-indigénistes de part et d’autre du monument ne sont pas sans suggérer une possible interprétation sacrificielle…). Par ailleurs, la dimension évidemment phallique (et troublante) de cette représentation impose la toute-puissance écrasante de la figure maternelle. Les exemples de Toluca et Mexico illustrent les deux tendances opposées que l’on retrouve dans les multiples variations que proposent les autres monuments à la Mère dans d’autres villes du Mexique : la Mère mexicaine archétypale oscille entre douceur et toute-puissance, comme un lointain héritage de la déesse aztèque Coatlicue (Musée d’Anthropologie de Mexico) qui, donnant la vie, accouche d’une calavera, figurée par une tête de mort.
1 2
M. Corcos, La terreur d’exister, Dunod, Paris, 2013, [2009], p. 57. O. Paz, El laberinto de la soledad, FCE, México, 1950.
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disparaître (carmen boullosa, 2012) : le père indigne et la marâtre
Figure 2. Monument à la Mère de Mexico. Le cinéma mexicain, dès l’origine, a lui aussi cristallisé une représentation sanctifiée de la Mère. Paulo Antonio Paranagua, la grand critique brésilien de cinéma le résume ainsi : « Le mélodrame familial mexicain, peuplé de mères et d’épouses au dévouement fanatique a mobilisé l’Œdipe de toute l’Amérique latine dans un irrépressible crescendo (Madre querida [Mère chérie], Juan Orol, Gabriel 1935, Mater nostra [Notre mère], Gabriel Soria, 1936, Madres del mundo [Mères du monde], Rolando Aguilar, 1936, etc.) jusqu’à faire de Sara García l’incarnation parfaite de la maman latine3 ».
On l’aura compris, la Mère mexicaine est un monument à soi seule. Carlos Monsivais, grand spécialiste des cultures populaires et du cinéma, fait apparaître la dimension du nationalisme culturel à l’œuvre dans ces représentations : « Le plus grand mythe du cinéma mexicain est probablement, le nationalisme culturel ou, si l’on préfère, cette idée qu’on retrouve dans des milliers de films : le Mexique est un pays singulier, dont les puissantes caractéristiques modèlent totalement la mentalité de ses enfants. Selon ce catalogue des qualités et des défauts obligatoires, le Mexicain est, alternativement et simultanément, brave, généreux, cruel, coureur, romantique, obscène, capable de sacrifier sa vie, bon père de famille et ami jusqu’à la mort. Et la Mexicaine est obéissante, séductrice, résignée, servante toute dévouée à sa famille et esclave de ses enfants4 ».
Bientôt, dans l’imaginaire latino-américain tout entier, le paradigme de la Mère, c’est la sufrida madre mexicana, comme en témoigne aussi le texte de la poétesse chilienne Gabriela Mistral (Prix Nobel de Littérature en 1945) : 3 4
P. A. Paranagua, Le cinéma mexicain, Centre Georges Pompidou, Paris, 1992, p. 13. Idem, p. 150.
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sabine coudassot-ramirez « Femme mexicaine : allaite ton fils dont la chair et l’esprit fonderont la race latino-américaine […]. Quand on te parlera, Mère mexicaine, de femmes qui se libèrent du poids de la maternité, que tes yeux brillent d’orgueil car pour toi la maternité est encore jouissance ineffable et noblesse absolue. Quand on te parlera, pour t’exciter, de mères qui ne passent pas leurs nuits auprès du berceau et ne donnent pas leur sang pour faire le lait dont tu allaites tes enfants, traite par le mépris cette invitation, car tu ne renonceras pas aux mille nuits d’angoisse au chevet de ton enfant fiévreux et tu ne permettras jamais que ton fils boive le lait d’une poitrine mercenaire. Tu allaiteras, tu berceras et tu porteras le thyrse de jasmins que la vie a déposé sur ta poitrine5 ».
Avec cette citation de Gabriela Mistral, on passe à une représentation quasi mystique de l’idéal maternel qui semble en effet avoir cristallisé un modèle mexicain qui diffuserait dans toute l’Amérique latine jusqu’au Chili, en passant par le Brésil (Cf. ci-dessus Paranagua). On le voit, c’est un lieu commun de présenter la famille comme le pilier de la société mais dans le cas mexicain il y a une forme d’hyperbolisation de la famille à travers la sacralisation qui est faite de la mère. Dans ce contexte, Disparaître est une œuvre terroriste qui interroge ces représentations de la famille pour mettre en évidence les faux-semblants et les dynamiter de l’intérieur. En effet, à l’opposé de l’imagerie véhiculée par le roman du XIXe siècle et un certain « âge d’or du cinéma mexicain », la « abnegada madre santa » et le Père rempart de la Loi, ce roman des origines (c’est le premier roman de l’auteure et c’est un roman « généalogique ») pulvérise les clichés et les faux-semblants. On a affaire à une famille « recomposée » qui va se révéler en réalité une famille en décomposition. La mère, dont on vient de voir l’importance particulière, a disparu. Elle est morte. Dans le contexte que l’on vient de décrire, on comprend bien que ce qui est en soi dévastateur est d’autant plus traumatisant dans une société qui surinvestit l’image de la Mère. Dans Disparaître, le fantôme de la mère morte continue de planer sur la famille et se matérialise sous la forme d’une main (comme celle de la famille Adams) qui continue de peser sur le cou de son mari veuf. Dans le chapitre intitulé « Cou de veuf », il y a une rêverie de la narratrice qui a comme une vision : « Le tambourinage a provoqué l’image la plus absurde : Un homme marchait à mes côtés. Sa lenteur m’obligeait à réduire le pas. Je ne sais pour quelle raison, j’ai tourné vers lui mon regard : une main de femme était posée sur son cou. A son doigt, il y avait une bague, une alliance, et ses ongles étaient limés avec soin et couverts d’un vernis pâle. Sans le lâcher, la main a parlé : « Un homme marchait à mes côtés, a-t-elle dit, sa lenteur m’obligeait à réduire le pas. Je ne sais pour quelle raison, j’ai tourné vers lui mon regard. Ensuite les préceptes et la vie m’ont attachée à lui. Je suis morte. J’ai décidé que ce fait encore -aussi peu heureux que les précédents- m’attacherait à cet homme que d’un mouvement de la tête j’avais choisi. Lui, il n’était rien ; pour cette raison, j’avais droit à la vengeance. Ma mort serait une corde à son cou qu’il ne percevrait jamais. Il prétendrait même faire des choix, avoir des manies et faire des caprices. Mais dans les faits, son manque de consistance choisissait la seule chose qui pourrait l’accompagner.6 »
Cette image est saisissante. D’abord parce que la mère y est présentée avant tout comme l’épouse qui impose sa domination à travers des symboles forts : l’alliance et les ongles faits 5 6
G. Mistral, La tierra tiene la actitud de una mujer, RIL editores, Santiago de Chile, 1999. (la traduction est de moi) C. Boullosa, Disparaître, DuB Editions, 2012, p. 82.
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disparaître (carmen boullosa, 2012) : le père indigne et la marâtre (l’institution du mariage et la féminité) qui font de l’homme une marionnette en mettant en avant son « inconsistance ». Où est la Loi, l’autorité si le père se fait ainsi mener par le fantôme de la poigne de sa défunte épouse ? Cette absence pèse de tout son poids, cette présence en creux hante tout le roman : et c’est cette disparition et la présence de ce fantôme qui marque le début de la déréliction de la famille Ciarrosa. Paradoxalement, l’inconsistance paternelle va se traduire par un autoritarisme fou : « Nous n’avons jamais manqué de pain. Il se préoccupait à l’excès de ce que nous n’en manquions pas. Il nous disait, ému jusqu’aux larmes : -Même si vous êtes orphelins de mère et que vous en souffrez, vous ne pourrez jamais dire que votre père ne vous a pas bien nourris. Il se chargeait personnellement de frotter les assiettes pour s’assurer que nous mangions dans des conditions hygiéniques. Il recouvrait la table d’une housse antiseptique pour que nous ne soyons pas intoxiqués par les insectes, il brûlait les nappes tous les trois jours -même si elles étaient lavées tous les jours entre deux utilisations. Il savonnait les pommes avant que nous ne les portions à notre bouche, il ordonnait que les couverts soient bouillis, que l’on stérilise les verres dans un récipient spécial et il trempait le pain dans l’alcool avant de le mettre sur la table. Nul besoin de dire que cela ne lui donnait pas précisément un goût exquis, mais avec ce goût caractéristique nous étions obligés d’en manger en quantité. Il nous sermonnait pour que nous mangions : -Orphelins de mère, mais ce n’est pas ma faute… et je surveille le pain que vous portez à votre bouche. Je ne m’en fais pas pour vous car tous les jours je trouve de meilleures méthodes pour votre santé et votre croissance. En réalité, il nous sermonnait pour que nous mangions vite. Nous avions quinze minutes pour venir à bout d’une énorme assiette qu’il plaçait devant nous car il lui fallait beaucoup de temps pour faire ce qu’il avait à faire et qui ne revêtait aucune espèce d’importance à nos yeux7. »
Dans ce chapitre intitulé « Pain » on est bien loin encore des représentations de Gabriela Mistral évoquant le pain de son enfance en forme de « soleil, de poisson, de couronne » qui lui rappelle le sein de sa mère, les « vallées de l’Elqui, de l’Aconcacagua, de Pátzcuaro » et les amis avec qui elle l’a partagé de par le monde. Elle propose une vision chaleureuse de ces moments de partage qui émaillent une vie aux antipodes de ce pain « hygiénique » donné par un père auto-complaisant, obsédé et maniaque qui évoque le tyran domestique du film de Ripstein El castillo de la pureza (1972) qui ne laisse jamais sortir sa femme et ses enfants de chez eux pour les préserver des « impuretés » du monde extérieur, violant lui-même les interdits qu’il a énoncés lorsqu’il sort de chez lui. Le lecteur est alors le témoin (voyeur ?) des dérives de cet autoritarisme fou et de l’éviction lente mais inéluctable des enfants « légitimes » suite à l’introduction dans la famille de Eso (Ça), l’élément perturbateur qui apparaît dès la première page du roman et l’arrivée de divers étrangers (parmi lesquels la marâtre qui va progressivement prendre sa place jusqu’à finir par assumer la parole dans le récit). À partir de là, l’ordre des choses va être subtilement modifié pour aboutir à la subversion des valeurs traditionnelles qui culmine avec la scène « Doute ou reproche » où les enfants sont convoqués chez l’avocat pour entendre la lecture d’une lettre de leur père :
7
C. Boullosa, Disparaître, p. 24.
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sabine coudassot-ramirez «C’est comme ça. Je déclare donc que mes enfants légitimes ne le seront plus tant que ça, je dirais même plus, qu’ils ne le seront plus du tout. Ils subiront la honte de porter mon nom, sans que je les considère comme mes enfants : j’aurai honte d’eux ; je ferai ce que je pourrai pour les détruire mais pas au point que l’on puisse m’accuser de vouloir le faire. Pas à ce point-là. […] Quiconque osera faire mention de sa condition antérieure de légitimité en ma présence ou de façon à ce que je l’apprenne, perdra toute possibilité de m’approcher et sera en danger de perdre son nom, la seule chose qui vous reste. Pas à ce point-là mais presque. Idem pour qui dira qu’il est enfant illégitime. Enfin, j’oblige ceux qui entendent cette lettre à l’oublier sans pour cela ne pas en tenir compte. Car je n’ai rien fait qui me trahisse (pas à ce point-là mais presque), et j’ai le cœur propre, la conscience claire et le cul d’une femme planté dans le cœur8. »
On le voit, la violence est extrême. Au-delà de l’arbitraire, du reniement, les injonctions contradictoires et les « nuances » qui au lieu de préciser l’énoncé viennent y introduire doute et confusion, visent toutes à atteindre l’objectif énoncé : la destruction. Tout en garantissant l’impunité à l’auteur de leurs jours et du crime, qui prend ses précautions pour que sa responsabilité ne soit pas engagée. Dans ce contexte, le recours à la procédure judiciaire (le rendez-vous chez l’avocat) et le vocabulaire pseudo-juridique de cette lettre dénuée de toute trace d’émotion sont autant de violences supplémentaires exercées sur les enfants (même devenus adultes) qui les empêchent de se construire et les animalise. Dans le chapitre intitulé « La fête », la narratrice parle de « la meute » des Ciarrosa. La violence de la référence finale enfin qui exhibe clairement aux yeux de tous (et en particulier de ses enfants) la sexualité du père… Le processus de destruction une fois enclenché, il ira jusqu’au bout de la destruction et même au-delà : « Mais il y a une nouvelle qui adoucira votre peine. L’homme a gardé le silence. – Il faut que je vous la donne. Je vais vous lire le rapport d’autopsie : « Outre la présence de contusions produites par la chute, et la décérébration qui a causé la mort, on observe sur le corps… » Il a interrompu sa lecture à cet endroit et il a reconstitué avec ses propres mots la nuit du suicide. – « La bourse ou la vie. – Je n’ai pas mon portefeuille. – Ton argent, ne fais pas la maligne. – Je n’ai rien, fouillez-moi. Je n’ai sur moi qu’une photo, regardez, elle montre une femme assise qui n’est pas ma mère et une fillette qui n’est pas moi. C’est tout ce que j’ai. » – Non, M. Ciarrosa, malheureusement cela n’a pas été qu’un vol. – Mais c’était une enfant. – Cela s’est fait contre sa volonté. – Ah !, a alors dit tranquillement M. Ciarrosa, dans ce cas, au lieu de rédiger le certificat de suicide, ne pouvons-nous pas purger le livre de l’acte de naissance ? – C’est ce que nous pensions vous suggérer9. »
Le père ne se contente pas de recevoir tranquillement la nouvelle du décès de l’une de ses filles, il pousse le comble jusqu’à nier le fait qu’elle ait pu exister pour conserver la « bonne
8 9
C. Boullosa, Disparaître, p. 52 et 54. Idem, p. 114.
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disparaître (carmen boullosa, 2012) : le père indigne et la marâtre image » de la famille que le « suicide » de l’une des filles viendrait entacher. Le contraste est de plus en plus évident entre l’apparence des photos « lisses » censées représenter la famille et la réalité telle qu’elle est vécue par les enfants du premier lit. Tout se passe comme si la monstruosité était du côté des enfants, comme si, le père ne l’assumant pas, c’était à eux de l’endosser. Contrairement à leur père, ils ont développé une sensibilité particulière face à ce qu’ils ressentent comme une mystification « qui saute aux yeux » alors que leur père fait tout pour la nier et que la société (avocat, amis du père, nouvelle femme…) semble au mieux ne pas vouloir voir ou, au pire, en être complice : Que font-ils quand ils se trouvent devant un miroir ? Au lieu de s’arranger les cheveux, de vérifier que leurs vêtements sont bien en place, ils se regardent avec étonnement, aucun d’entre eux ne s’habitue à être ce qu’ils sont, parce qu’ils sont beaux, purement et simplement beaux : la terreur et les soubresauts dans lesquels ils vivent ne coïncident pas avec leurs visages lisses, hautains, insolites. Comment imaginent-ils être ? Ils croient qu’ils portent sur leur visage la crasse qu’ils ont à l’intérieur, ils imaginent que si on les regarde, on trouvera Ça en eux, encore et toujours Ça … Que ressentent-ils en découvrant une image absolument lisse ? De la douleur car cela ne correspond pas à ce qu’ils sont, ils vivent leur beauté (non avec fierté ou comme un baume) mais comme une farce de plus […]10.
L’indignité du Père est donc poussée à son comble. Le rôle de la marâtre, dans ce contexte est plus insidieux. Ce n’est pas la marâtre terrible des contes de fées. Elle est simplement indifférente à ce que vivent, pensent ou ressentent les enfants avec lesquels elle cohabite. Certains disparaissent ou d’autres se substituent à eux sans que cela semble avoir la moindre importance. Le rôle de la marâtre dans ce contexte est simplement d’occuper les lieux, et d’y occuper une place de plus en plus prépondérante. Tout se passe comme si sa présence s’étendait progressivement à toute la maison, faisant refluer ses premiers occupants vers les confins jusqu’à les exclure définitivement de l’espace. Ce qui donne la sensation d’un être à la fois informe, qui se répand partout, mais aussi insaisissable, à l’image du Ça du début du roman. Reflet de cette occupation du territoire, la prise de parole dans ce roman est conflictuelle. Ainsi la question du narrateur est problématique : qui dit « je » dans ce roman ? Au début, il semble clair qu’il s’agit de l’une des filles mais est-ce toujours la même ? Puis on comprend que c’est la marâtre qui a pris la parole à la fin du roman sans que rien ne précise le changement de narrateur. Enfin, c’est la parole du Père qui termine la narration juste avant de disparaître à son tour… De fait, à partir du moment où « Ça » fait irruption dans la famille, les normes, les règles (aussi dures qu’elles soient), les limites s’effacent pour disparaître (« pas à ce point là mais presque » ce qui est encore plus perturbant) et les identités se diluent malgré les efforts que font les personnages pour se raccrocher à quelque chose : Je vais expliquer pour quelle raison je ne travaille pas, je n’étudie pas et rien ne semble m’importer. Je suis occupée à une activité qui me retire du monde et requiert toute mon énergie. […] Je me sens. […] J’ai découvert une gamme de nuances insoupçonnablement étendue dans l’odeur de ma peau. Je sais me sentir. Et j’aime ça. De nous toutes, je suis celle dont l’identité est la plus claire, car Iris exécute avec goût la musique écrite par d’autres, Fuchsia récite avec mesure des paroles qui n’ont rien à voir avec sa propre vie, la femme au foyer s’occupe des vies
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C. Boullosa, Disparaître, p. 124.
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sabine coudassot-ramirez de ceux qui l’entourent. Je vous ai avoué mon secret, et maintenant, est-ce que je vous plais autant que je me plais à moi-même ?11
Il y a dans cette forme de repli sur soi et de retour aux découvertes des sensations premières de l’enfant qui explore les différentes facettes de son corps, une façon de se concentrer sur soi qui semble « sauver » cette narratrice. Comme si, en étant au plus près des réactions de son corps, elle retrouvait la capacité de se construire progressivement. Comme s’il fallait en passer par toutes les expériences « classiques » de la construction de soi qui lui ont été interdites dans cette famille destructrice. En étant au plus près de sa propre odeur, elle est aussi dans une forme de réappropriation de ses sensations, de sa vérité, ce qui lui permet d’accéder à sa propre identité (le chapitre s’intitule « Yo » (Moi). Didier Anzieu, le psychanalyste qui a théorisé le concept du Moi-peau, évoquant un patient qui transpirait abondamment lors de ses séances, livre cette réflexion : Gethsémani s’aperçut avec l’appui de mes interprétations, du clivage entre son Moi psychique et son Moi corporel : ce qui se passait au niveau de sa peau et plus généralement dans son corps, lui échappait et il lui fallait faire un effort soutenu d’attention pour le percevoir, effort qu’il était décidé à entreprendre mais qui exigeait de lui un apprentissage (à rapprocher de l’énoncé freudien selon lequel les processus psychiques secondaires, c’est-à-dire la pensée, commencent avec l’attention). C’était le préalable pour qu’il puisse commencer à se représenter son agressivité, et à réfléchir sur elle au lieu de s’en débarrasser en la suant12.
C’est bien d’attention à ses propres sensations qu’il est question dans la « confession » de la narratrice ci-dessus. L’identité de ses sœurs semble se perdre dans « l’interprétation » propre à la pratique théâtrale ou musicale, comme autant de nouveaux rôles, de nouveaux masques qui peinent à cacher les failles de l’identité. Pour elle, au contraire, il s’agit bien de se concentrer sur ce que le corps exprime pour s’accepter et même pour s’aimer en s’affranchissant du jugement d’autrui : « est-ce que je vous plais autant que je me plais à moi-même ? » Généalogie, filiation, transmission mais aussi rapport à la sexualité et construction de l’identité (féminine surtout), tout devient problématique, sujet à caution dans Disparaître. Dans le creux de l’absence de la mère, le père indigne et la marâtre ont fait leur lit et rien ne vient sortir les Cendrillons de la famille Ciarrosa de leur cauchemar. Ici pas de bonne fée mais une lente et inexorable plongée dans la déchéance (qui commence par s’attaquer aux lieux avant de s’attaquer aux personnes : rats, graffitti, saleté, désordre, etc. À l’instar de L’Ange exterminateur (Buñuel,1962), autre entreprise de dynamitage des apparences de la bonne société mexicaine, lorsque « Ça » apparaît, le monde commence à se déliter. Délitement du monde et effacement de la personnalité : sans le lait de la mère ni le legs du père, il ne reste plus qu’à entreprendre sa propre reconstruction ou s’attendre à … Disparaître… Sabine Coudassot-Ramirez PRAG en Espagnol Université de Nîmes
11 12
C. Boullosa, Disparaître, p. 94/96. D. Anzieu, Le Moi-peau, Dunod, Paris, 1995, [1985], p. 209.
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Géométries variables du patrimoine dans Volver et Les étreintes brisées de Pedro Almodovar Jeanne Raimond
Les deux films s’ouvrent sur l’évocation de la mort, c’est dans le cimetière débordant de vie, de musique et de mouvement de Volver, le souvenir d’un couple disparu et, à Madrid, par le biais de la presse lue à un aveugle, une amorce de nécrologie d’un magnat de l’industrie. Suivront les traces de leur présence, fantomatiques celles de la mère et architecturales et financières dans l’environnement de l’industriel disparu présenté par la mémoire presque officielle de El Pais et d’internet. Ces déphasages opportuns, soulignés par la présence des figures de la spirale dans le titre même de Volver et de l’éparpillement, dans le générique des Étreintes brisées, suggèrent un cheminement tortueux qu’il s’agira de baliser. Une analyse du rapport de la transmission d’un héritage ou d’un patrimoine à l’histoire et à la loi sera soutenue par celle du rôle du recours aux représentations dans la construction de l’identité du fils ou de la fille et permettra une mise en perspective de la construction d’une société par l’héritage. Ici en fait le legs du père n’a rien d’un héritage. Il est d’emblée un mode de façonnement de l’enfant. Ce qui reste des pères est presque exclusivement évoqué en relation avec une sexualité anxiogène, en rapport au tabou de l’inceste d’une part et à la transgression que représente pour eux l’homosexualité d’autre part, tabous criés ou tus selon que le légataire est homme ou femme1. Le legs de la mère, façonné par celui du père, peut être le silence, le renoncement à l’expression non seulement de la révolte mais aussi de la souffrance. Irène a ignoré l’inceste pour ne condamner que la grossesse que Raimunda a légalisée dans un mariage. Sa fille est partie vivre chez sa tante, comme elle le fera elle-même plus tard pour cacher une mort qui n’a pas eu lieu et un double assassinat qu’elle a planifié. La conversation qui permettra aux deux femmes de se réconcilier à partir de l’exposé de la vérité a lieu sur un banc public (plan général, horizontalité et solitude des deux personnages immobiles), ainsi elle situe le problème de l’inceste et de la destruction de la famille dans sa dimension sociale mais se déroule dans un huis clos nocturne de l’anonymat de la rue. Le patrimoine qui permet la construction de l’identité, le lait des mères, ce sera donc aussi l’habitude du silence, le renoncement à l’expression non seulement de la révolte mais aussi de la souffrance Le contentieux entre les corps se règle par des assassinats : celui de son mari et de sa maîtresse par Irène et celui de son « père » par Paulita. Raimunda qui a déjà occulté l’inceste subi dans son enfance, tabou pour toutes les femmes de la famille, comprend à demi mot le drame qu’a vécu Paulita. Sans poser la moindre question, elle prend parti et renonce à l’inaction de la génération précédente, ressentie comme complice par les petites victimes mais elle opte encore pour le silence des mères. 1
Ces morts paternelles imposent d’évidence le silence des filles violées même si l’une des préoccupations de la démocratie espagnole de la post-transition a été d’établir entre 2003 et 2006 la garantie du principe d’égalité entre hommes et femmes.
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jeanne raimond Et la femme courageuse de 2006 ne porte pas plainte pour inceste ; sa fille résout le problème par la violence et elle par l’occultation2. Elle prend à son compte la violence en cachant le corps mais ne favorise pas une opacité définitive car elle donne à Paco une sépulture presque décente, presque conforme à l’ordre établi, en gravant sur un arbre ses initiales et les dates de sa vie et de sa mort. Dans ce dernier acte il y a comme une acceptation, presque une revendication d’une ancienne complicité mais aussi un simulacre des pratiques de la jeune femme amoureuse qu’elle aurait dû être. Les pratiques induites par l’histoire familiale restaurent ce qui a été brisé, on trouve cette même dissimulation dans l’ordre, par le rangement, par le nettoyage de la cuisine après l’assassinat de Paco à grand renfort de papier absorbant. Raimunda essuie le couteau, nettoie le sol et, en bonne ménagère elle congèle le corps pour éviter les odeurs. L’ordre, Raimunda s’efforce encore de le maintenir ou de l’instaurer dans le régime alimentaire de ses voisines, dans ses comptes etc. Et la chair dans tout ça, puisqu’il s’agit bien de chair, que les pères ont flétrie ou voulu contrôler ? Celle qui est plus que suggérée, celle de Raimunda, ne vibre pas, celle de Sole non plus, celle des Paulas, celle de la cousine, celle de la mère sont éteintes. Mort, inceste, maladie. L’inceste a poussé Raimunda à se construire contre sa mère certes, mais aussi contre les hommes qu’elle traite comme des enfants : ordres à Paco, mensonges à Emilio - mensonges empruntés au registre des « cosas de mujeres », sang des règles plutôt que sang d’Emilio, suspicion feinte de la femme honnête envers l’acheteur hypothétique du restaurant, activité commerciale et séduction naturelle mais maîtrisée envers le jeune cinéaste. Cette femme cuisine pour des hommes inconnus, mais ne mange pas de rosca, ne s’accorde aucune douceur. Elle ne se permet pas la moindre sucrerie, elle assure la subsistance d’une famille de femmes qui ne se posent même pas la question de la restitution de leur dignité. Les hommes sont morts ou partis sans d’autre legs que la frustration que le silence a transformée. Les stratégies féminines du mensonge et de la fiction sont au service de la paix familiale, héritage des mères complices ou prudentes, identifiable à la paix sociale. Le déni, celui d’Irène pendant des années puis celui de Raimunda : « Paco n’était pas violent » signifie l’acceptation des pulsions sexuelles interprétées comme masculines par essence plutôt que perverses. Et dans le « Paco nous a quittées » prononcé avec une gravité surjouée, c’est la même acceptation de la tradition, traduite par la modernité du laconisme dans l’expression. Le mari d’Irène « est parti vivre au Venezuela », la solution de la fuite rejoint celle du silence, de l’oubli, de l’effacement, comme rehaussée par l’aura de l’exil. Ces femmes concentrent des souvenirs : Raimunda est non seulement un double actualisé de la Gloria de « Qu’est ce que j’ai fait pour mériter ça ? » - un film de 1982 - mais aussi une héroïne du néoréalisme avec ses faux airs de Sophia Loren. Dans l’actualisation, il a perdu en esperpento : ce n’est plus l’os de jambon qui tue le mari mais le couteau de cuisine qui en finit avec le supposé père tenté par l’inceste. Et il y a eu effectivement une progression, une évolution dans la perversité masculine mais pas dans la condition féminine. Dans cette société sans hommes vivants se pose la question de l’identité qui n’est pas résolue par la transmission du patrimoine. Les chemins jusqu’aux hypothétiques réponses sont
2
Dans Volver qui sort en 2006 on remarque l’absence de toute référence explicite à la Loi de 2004 contre la violence faite aux femmes (Ley contra la violencia de género; des plaintes ne seront déposées qu’à partir de 2007). En mars 2007 est proclamée la Loi organique pour l’égalité effective des femmes et des hommes. Auparavant la loi votée par Zapatero mais initiée par Aznar avait dépénalisé le divorce, l’adultère et l’homosexualité. La majorité sexuelle a été fixée à 13 ans. Le viol et l’inceste sont reconnus sur mineurs de 6 à 12 ans et l’inceste (sans que l’accusation de viol soit systématique) sur mineurs de moins de 15 ans.
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géométries variables du patrimoine dans volver et les étreintes brisées sinueux. Les questions sur la recherche des origines sont exprimées par Paulita en plein jour « Qui était mon père ? » mais c’est la nuit et dans la rue encore que la réponse est donnée par un autre personnage à l’interlocuteur interrogé. La maison n’est pas le lieu de la vérité, c’est dans la maison-mère que se trouvent écrits les noms des filles sur des boîtes de plastique qui contiennent les petits plats mais tout le monde se trompe sur l’auteur de ces messages. La fonction nourricière est d’ailleurs systématiquement corrélée à la mort : plats préparés et souvenir de la mère, cadavre de Paco et couteau de cuisine, et congélateur et restaurant, enterrement de la tante et sopa de cocido, mort de la mère et flan. La lutte pour la vie continue dans un monde dont elles ignorent les codes qu’elles recréent. L’environnement familial est celui de l’occultation, de la reconstitution du stéréotype et de la recherche de l’adéquation aux normes. La révélation « Paco n’était pas ton père» se fait dans la chambre de Paulita, Raimunda est en combinaison noire, maquillée, prête à paraître. Elle refuse toute relation sexuelle mais conserve l’apparence de cet objet sexuel malgré ses fonctions d’objet utilitaire. Son passé ne la victimise pas. Son histoire et celle de Paulita sont des histoires personnelles, l’inceste n’est pas, selon elles, vécu comme déterminant d’un positionnement social. La fonction conservatrice de l’ordre, de l’autorité assumée par Raimunda nie la possibilité d’une rivalité entre ces femmes, ainsi que le souvenir d’un désamour mère-fille qui ne donnera lieu à aucun reproche. La seule dispute a lieu entre sœurs et c’est Paulita qui reproche à sa mère sa vulgarité. Il reste chez les filles un vide ou un creux à la place du passé et de l’histoire. Elles ne la maîtrisent pas, ne la parcourent pas avec plus d’attention qu’elles ne parcourent les kilomètres qui les séparent de Alcanfor de las Infantas, le lieu de la conservation3… Ces femmes, toutes seules, car tous les hommes sont morts ou partis, vont d’un point à un autre ; ce n’est pas une errance sans maître mais une lutte pour la survie. Elles vont et viennent sur le chemin du retour au village, émigrées dans leur propre pays, elles transportent les petits plats de leur tante, leur belle mère – devenus leurs seuls péchés, mignons- sur un chemin fréquenté par des tracteurs et bordé d’éoliennes, moulins à vent de nouvelle génération. Elles reproduisent l’émigration rurale du XXe siècle Elles sont dans la rue mais pas dans le monde, dans le souvenir ou dans un futur immédiat à assurer, mais n’ont aucune référence à la société de leur temps. Elles se réapproprient non seulement la tradition mais les moules, les symboles de leur propre soumission. Ce tango aflamencado qui donne son titre au film c’est l’Espagne de la démocratie qui croit absorber l’immigration latino-américaine, qui naturalise ses immigrés et les envoie repeupler l’Aragon. Le chemin se refait à l’envers, la colonisation est l’œuvre des prostituées équatoriennes et l’intertextualité du Quichotte dans Volver avec les moulins à vent amorce un écho avec celle du cinéma américain avec les guns dans Les Étreintes. Ces femmes, du fait de leur condition de femme, c’est-à-dire de leur enfermement dans un cercle, une toupie féminine de mères nourricières et pondeuses, ne rencontrent pas la loi, ni le droit, ni les peines qu’il impose. La violence dont elles ont souffert c’est le fatum, ce n’est pas un crime mais un drame. La loi n’aurait rien à voir là-dedans. Quelle trace en effet dans leur pensée du débat et de la loi espagnole sur la Violence de genre ? La Lena des Étreintes n’estelle pas incapable, dans les années 90, de dénoncer Ernesto pour violence conjugale ? Quelle répercussion de la Loi sur le statut des étrangers dans la rue de ces femmes qui croisent une maghrébine voilée sans la voir, qui ont pour amie une prostituée sud-américaine ? Sont-elles 3
Alcanfor signifie « camphre ».
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jeanne raimond seulement au courant de son existence4? Ce monde sans lois dans lequel on punit en assassinant sans scrupules et impunément – ou ingénument ?- les coupables développe aussi une économie souterraine lucrative : salon de coiffure et restaurant, dans laquelle les identités se fabriquent selon les besoins : de chinoise à russe pour le nouveau rôle d’Irène, assistante de sa fille … Toutefois il ne s’agit pas tant de contourner la loi que de berner les voisines car il apparaît que Sole et sa mère n’ont qu’une très vague idée de ce qu’est l’immigration. Faute d’avoir une prise sur la réalité, Sole, en particulier, se fabrique un monde de fantasmes sur l’étrangère. L’immigration est représentée par des figures féminines opposées : la musulmane voilée, silhouette mince croisée dans la rue et à laquelle personne ne prête attention et la prostituée latino-américaine, Regina, grosse et vulgaire, amie et associée qui suggère la possibilité d’un négoce juteux « Entre ton décolleté et mes mojitos… ». Entre prostitution, pratiques homosexuelles ou pratiques d’économie souterraine Raimunda n’hésite pas. Elle choisit les moyens d’assurer sa subsistance en ne considérant des hommes que leur pouvoir d’achat. Quel peut bien être enfin l’impact du débat et des multiples approches proposées par la Loi de mémoire historique dans un groupe soudé par le déni5 ? Le recours à une mémoire non maîtrisée est ici autre une pratique usurpatrice d’insertion dans un ensemble social le plus souvent étranger, extérieur, extraño. Ainsi en va-t-il aussi de l’invention collective du fantôme d’Irène. De fantasme en fantôme, Irène hante le passé et le coffre à bagages de la voiture de ses filles. L’occultation là encore est double, psychique et physique. L’invention du fantôme est l’expression la plus aboutie de cette composition de l’image d’une mère qui, morte sans doute dans « la simplicité rurale », n’a encore rien légué6. Le feu purificateur laisse l’idée de la mère, le simulacre de la mère, qui se fabriquerait au-delà de toute réalité alors que ce qui trahit définitivement sa présence, dont les petits plats et le vélo d’appartement avaient déjà donné un indice, c’est l’odeur du pet. Ce fantôme, emprunt au paganisme, traîne une culpabilité chrétienne alors que les croix absentes des murs des maisons surgissent du décolleté plongeant de Raimunda. Aucune trace du sacré, à peine un peu de magie avec ces hypothétiques fantômes. L’irrationnel est dans les pétards et le vent qui rend fou, la valise, objet présumé magique, qui passe de mère en fille n’est pleine que de poupées. La présence hypothétique du fantôme est sans corrélation avec une quelconque dimension spirituelle de la quête. Rien du patrimoine culturel n’est pas passé par le lait des mères. L’actualisation de leur legs requiert une série de représentations. Le legs rêvé de l’amour maternel accompli suggère la représentation affective de la mère amoureuse et aimée qui meurt carbonisée dans les bras de son mari, celui de la liberté des femmes n’est qu’une photo de jeunesse et des bijoux de plastique de la période hippie de la mère d’Agustina. La prescription est passée par des diffuseurs officiels qui ne peuvent ni ne doivent mentir - dates gravées sur la
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La ley de extranjería du 26 novembre 2009 a déjà été réformée quatre fois en 9 ans. En 2007, il y a en Espagne 4,5 millions étrangers. L’immigration semble n’être qu’au 5e rang des préoccupations des Espagnols. Les femmes employées de maison (70% d’entre elles) n’ont pas de fiche de paie et gagnent 55% du SMIC. 80% des femmes mortes des suites de violences conjugales sont étrangères, de plus celles qui dénoncent leur agresseur sans présenter leurs propres papiers peuvent être expulsées. Les étrangères bénéficient d’un système particulier de sécurité sociale et de retraite comme travailleuses indépendantes - mais ne reçoivent pas d’allocation chômage. Leur autorisation de résidence dépend du permis de travail de leur mari ; elles doivent déclarer leur non-polygamie. 5 La Loi sur la mémoire historique est proclamée le 30 octobre 2007, c’est une loi qui ne prend pas alors en considération les abus sexuels et les humiliations dont furent victimes les femmes « rouges ». 5% seulement des femmes ont reçu une indemnisation, souvent d’un gouvernement autonome ; les progrès sont lents. 6 Francisco José Villanueva Macías , Cuerpo renombrado, cuerpo rememorado…
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géométries variables du patrimoine dans volver et les étreintes brisées pierre tombale, images de la télévision -ou par les codes traditionnels de la piété filiale et de la polyvalence féminine, celle de Raimunda pulpeuse et/mais travailleuse, Sophia Loren intemporelle… images, maquillage, masques. Et Irène, la femme trompée, l’épouse assassine, la mère qui a laissé partir une adolescente enceinte, enchaîne les lieux communs sur la condition de la femme mariée ou abandonnée. L’auto-mythification fonctionne et conduit même au mensonge intégré à la mythification de l’homme : le Paco que nous avons vu affalé sur un canapé, entouré de bouteilles de bière, les yeux rivés sur un écran de télévision, devient un travailleur : « le pauvre Paco a trouvé du travail, il commence demain ». Subterfuges pour la survie, les stéréotypes satisfont ce monde féminin, sauf peut être Agustina qui s’en détourne à la fin de sa vie, emportée par le vent qui rend fou ou par le cancer. Alors que les représentations sont exaltées dans « Où que tu sois », l’émission de sa sœur, fille d’une ancienne hippie, Agustina renonce au plateau qui lui permettrait de guérir pour revenir mourir dans son lit, dans son village, près de son fantôme familier. Face aux difficultés de gestion d’un patrimoine, qui se résumerait à la violence et au silence, des stratégies d’expression ou d’évitement, expressions de la banalité, du caractère partagé de ce trouble et stratégies collectives du déni, se mettent en place au niveau de l’imaginaire familial qui admet et édifie le mystère ou l’image, et à travers des procédés issus le plus souvent eux-mêmes d’un patrimoine cinématographique exploité à tous les niveaux de l’intertextualité. On assiste en permanence à un jeu sur l’occultation, en particulier quand Lena, entrée dans la pièce reprend les mots lus sur ses lèvres par la lectrice qui déchiffre le tournage espion de Ernesto fils: quand joue-t-elle ? La communication ne s’établit pas forcément dans un authentique dialogue, elle ne garantit pas la sincérité et, dans Volver en particulier, des informations mensongères sont souvent transmises par téléphone à des interlocuteurs qui n’apparaissent pas à l’écran. Les individus sont modelés par les masques et les clichés (perruques de Marilyn, mimiques d’Audrey Hepburn, sexualité et accent « brésiliens » du coiffeur et de la maquilleuse de plateau) jusqu’à la cécité même de Harry qu’il assume avec élégance dès sa sortie de clinique. Dans Les étreintes brisées le monde a disparu sous l’habitude, imprégné par un discours de type consensuel qui dépouille le quotidien de toute possibilité d’évolution. Ernesto fils, dans son désir de se venger de son père est capable de désirer la mort de sa propre épouse et de conseiller, immédiatement après à son compagnon, stéréotype de l’homosexuel machiste : « Ne te marie jamais ». Cet avertissement tient du conseil de vieillard amer à un jeune inconscient. Mais dans l’Espagne de 2008, date à laquelle se situe la scène, il y a déjà trois ans que la loi autorisant le mariage homosexuel a été votée7… L’expression du préconstruit met en évidence un déphasage avec l’actualité politique qui n’a pas affecté la vie quotidienne d’Ernesto. La recherche de son identité signifiée à travers le choix de son « nom de scène » Ray X, passe par le cliché qui prétend désocculter, révéler une vérité, par les mêmes moyens que les radios de Lena qui ne montrent pas de fractures mais constituent en quelque sorte un check-up prudent et sans doute exigé par le vieillard prospère qui tient sous sa coupe sa fille / maîtresse. La scène qui précède offre d’ailleurs une des plus belles réalisations d’un montage culturel, de tenant-lieu, qui réinsère la scène de violence conjugale antérieure dans une économie de la protection paternelle : tel une Pietá Ernesto père, porte dans ses bras le corps alangui de Lena qu’il vient de précipiter dans l’escalier. 7 2005 : institution du divorce « express » sans motif ni préparation à partir de trois mois de mariage. 2005 : loi autorisant le mariage entre personnes homosexuelles. 2010 : légalisation de l’avortement.
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jeanne raimond Les clichés se multiplient dans Les Étreintes dans la création des personnages aussi bien masculins que féminins, bien souvent dans un jeu de miroirs. L’identité se construit en relation à un modèle proposé par le cinéma. Dans le cas de Lena c’est particulièrement évident. De secrétaire-fille désargentée elle passe à prostituée de luxe à Belle de jour bunuélienne qui se fait appeler Séverine, protégée par une directrice d’agence qui devient directrice de théâtre en rappelant à Lena qu’elle joue pour elle. Sa vocation est évoquée par ceux qui la manipulent : Ernesto va lui suggérer de mettre à l’épreuve la virilité de son fils en insinuant qu’elle joue parfaitement la comédie amoureuse. Lena se conformera encore plus au schéma en jouant devant sa glace et sur son lit toutes les attitudes possibles à la mort d’un amant. Autour d’elle le cinéma a depuis longtemps multiplié les regards, les regards jaloux, ceux des caméras ou des appareils photo d’Ernesto et de Mateo ou ceux que suggèrent les pendants d’oreilles en forme d’yeux dont la pare Mateo qui construit son personnage. Ces yeux ce sont aussi ceux de la jeune lectrice blonde, les miroirs et les judas des portes, qui balisent des réseaux de regards parfois aveugles et ceux de la jeune lectrice blonde, cet œil vert de la jeune femme qui sert de miroir au personnage que nous n’avons pas encore découvert, Harry, et au journal qui nous plonge dans le monde, même si nous ne connaissons pas encore la date. De plus les mouvements de caméra et la construction de l’image soulignent l’importance du doute et de la recherche. L’image est envahie de filtres, hublots, écrans, miroirs autour de Raimunda en particulier dans le cadre de son travail et de ses déplacements urbains (suite de couloirs, enfilades de portes, cercles en mouvement, rotation ou tourbillon de la machine à laver, de la soupe). La confusion naît aussi des superpositions et des fondus qui créent des effets de double, des fermetures au rideau qui isolent des plans qui sont dans une stricte continuité diégétique, et la plongée franchement verticale (quinze cas dans Volver) de l’œil sur les seins et les diverses formes arrondies induit la présence d’un narrateur omniscient qui sélectionne, un œil masculin, voyeur, nostalgique du sein et de l’alimentation maternelle. Dans Les étreintes les formes sont plutôt rectangulaires ou triangulaires que rondes, sauf dans le grand plan général en plongée sur la lave et les arbustes de Famara ainsi que la vue du Juguete del viento du rond-point fatal. Si les gros plans en plongée dans le tiroir, dans la poubelle sont didactiques le regard n’est identifiable que comme regard de celui qui cherche ; plus de mystère, pas d’omniscience. Mais le miroir fait écho à l’opacité avec les effets de fermeture au noir, les fondus, les superpositions et les reflets ainsi que les effets de floutage comme dans la séquence où Harry demande à Diego d’agrandir l’image de Lena sur l’écran télé qu’il ne peut pas voir. On remarque la stabilité de la caméra. Tout au plus a-t-on des effets de zoom dans Les étreintes. Les plans sont souvent des plans moyens. Ce qui intrigue ce sont quelques gros plans et des jeux d’amorces parfois floutées poursuivant par un travelling lent la découverte d’un autre élément dans Volver. Ces procédés sont franchement hérités du cinéma américain comme le peu de mouvement de la caméra, le panoramique, la prise, de deux ou trois personnages en plan rapproché. L’intertextualité envahissante réactive des dimensions du passé reprises, réactualisées ou pas, dans des remakes et des biopics. Dans Les étreintes l’histoire de la nostalgie se lit aussi à grand renfort d’images de films anciens du réalisateur lui-même. L’actualisation du patrimoine artistique s’appuie sur ce recours à l’intertextualité et au récit enchâssé, prometteurs tous deux de permanence de représentations stabilisées. Par le biais de l’autoréférence par exemple Les étreintes reprennent le thème de l’errance féminine. Quand Mateo tourne Filles et valises le titre d’un de ses scénarios Mères parallèles apparaît brièvement, ce qui renvoie à l’univers 148
géométries variables du patrimoine dans volver et les étreintes brisées atavique féminin de Volver. La représentation du patrimoine des femmes est sans doute aucun celle que proposent les clichés, les imitations, les références à Audrey, Marilyn et le film italien. La multiplication des intertextes crée des regards croisés et induit la confusion. Cette systématisation de la reproduction souligne le déterminisme, la fatalité d’une reprise gauchie de schémas prestigieux, par exemple quand on retrouve dans Volver le plan inversé de Talons aiguilles : la mère sous le lit voit les chaussures de Raimunda en premier plan, espadrilles à semelles compensées, comme Rebecca, la fille de Becky del Páramo, voyait les chaussures à talons aiguilles des passantes qu’elle identifiait à celles de sa mère dont les pas s’éloignaient le soir ; de la même façon le « À vendre » sur la clôture du restaurant d’Emilio renvoit au « No trespassing » de Citizen Kane 8. Parmi les pratiques discursives du cinéma noir américain on retrouve dans Abrazos l’obscurité de la rue, le son angoissant, la clandestinité de l’action, la solitude du personnage. Autres indices prometteurs : le bruit des chaussures d’Ernesto sur le parquet, la présence menaçante des chiens dans le jardín, chiens qui protègent le patrimoine, ce patrimoine qui est ici argent, entreprise, grandes maisons, production de films, patrimoine qui achète “la belle vie”…. la Rolls. Et la violence dans les chaines du déguisement en femme fatale, prison, puissance, violence, rejet… vengeance mais pas d’inceste. Le drame va s’imposer dans l’épisode de Lanzarote, depuis le plan en plongée de l’arrivée jusqu’au plan de grand ensemble dans lequel se perd presque la voiture des amants jusqu’à la scène finale, nocturne et mystérieuse. La violence se résoudra dans la mort de l’héroïne dans une ambiance de film policier. Le père encore inconnu s’est doté d’un faux nom américain Harry Caine qui renvoit à la fois à Citizen Kane, l’homme qui a voulu faire chanter une femme sans talent comme Mateo a fait jouer Lena qui n’en avait pas davantage, et à Hurricane, l’ouragan, la force de la tempête du désespoir, un nom de fiction américaine dans laquelle un héros se déchaînerait contre son rival9. L’espace lui aussi change, se nuançant d’apports « étrangers », moins castizo, plus intellectuel, plus revendicatif d’un certain paraître du milieu yuppie. Dans Étreintes, après ou face à la ruralité manchega du monde des femmes de Volver s’exprime un cosmopolitisme de bon ton qui correspond bien à une certaine étrangéité face à l’Espagne des années 80-2000 (croix mexicaines, langue anglaise des hoteliers de Famara, mojito, séjour à la clinique Mayo dans les années 80). Rien ne permet d’imaginer un intérêt quelconque pour le pays. C’est la jeune femme rencontrée le matin qui lit El Pais, et la carte de géographie qui est sur le mur est une reproduction des vieilles cartes des années soixante… nostalgie et exotisme de la patrie. Les identités métisses que créent les déguisements, de Lena en Audrey Hepburn et en Marylin, celle d’Ernesto-fils, celle du coiffeur brésilien gay promeuvent une singularité en la mettant en scène. Ainsi Diego serait le fils d’un amant improblable homosexuel et fugace, comme dans 8
Sont franchement plagiés : Portier de Nuit, Sabrina, Diamants sur canapés, Le chien andalou. Franchement cités : Orson Welles : Citizen Kane, Luis Bunuel : Belle de jour, Almodóvar : Volver, Mujeres al borde de un ataque de nervios, Louis Malle : Ascenseur pour l’échafaud, Rosellini : Viaje a Italia et les propres films de Mateo : Chicas y maletas ainsi que La concejala antropofaga. 9 « Je m’appelle Harry Caine, avant je m’appelais Mateo Blanco et j’étais metteur en scène. Dès ma jeunesse j’ai été séduit par l’idée d’être quelqu’un d’autre en plus de moi-même. Vivre une seule vie ne me suffisait pas je me suis donc inventé un pseudonyme, Harry Caine. Je lui faisais filmer tous mes scénarios et tous les récits que j’écrivais. Des années durant Mateo Blanco et Harry Caine ont partagé la même personne, mais il y a eu un moment où je n’ai plus pu être qu’Harry Caine. »
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jeanne raimond le film inséré par le cinéaste premier dans Parle avec elle. Quelques stéréotypes d’identité, (d’identités usurpées car le macho espagnol est en réalité un vieux monsieur chilien) appuient cette idée du cosmopolitisme masculin face à la ruralité féminine. Ce ne sont là que simulacres, y compris lorsque la parole masculine passe par le véhicule par excellence de la désoccultation : la pratique de l’entretien psychanalytique. Lors de cet entretien celui qui parle occupe un fauteuil alors que celui qui l’écoute est couché ; dans la conversation entre Mateo et Diego les positions habituelles de la consultation psychanalytique sont inversées. Mise en scène, simulacre, répétitions, mirages, effets de spécularité -images de Raimunda ou de Lena qui se reflètent, comme le monde qui les entoure dans les vitres des bus- et de dédoublement, rien ne nous est épargné. Plus encore, la complaisance dans le souvenir, la remémoration collective et le faisceau de coïncidences éclairantes se déploient autour de l’aveugle qui colle son œil au judas pour voir Ray X et toque à sa propre porte pour le rappeler. Le visiteur, le demandeur est finalement celui qui est enfermé dans le lieu même de la recherche. De plus Judith et Agustina, qui sont interprétés par la même actrice, apparaissent toutes deux comme des icônes d’une casi-androgynie, qui facilite la transgression et l’initiation; de personnage ambigü elles deviennent femmes qui assument, le courage étant signifié par leur allure peu féminine. La question des doubles signale le désir et la possibilité d’interchangeabilité aussi bien des rôles que des noms et des fonctions et permet l’ursurpation. Cette interchangeabilité peut étre induite par le sens sacré de la famille, ou par l’ambition de créer une dynastie d’entreprise même si l’univers masculin qui est filmé dans Les Étreintes est modelé par une référence permanente aux goûts d’une femme. Celui d’Ernesto-fils apparaît comme un reflet de celui de son père et nous oublions que ces tableaux figurant de grands revolvers, ces panneaux brossés de couleurs contrastées ont été amenés par la tâche de décoratrice exercée par Lena dans la nouvelle maison que Ernesto-père occupe avec elle. Chez Harry aussi ce sont les croix qui font écho à celles qui sont chez la mère de Diego. Et c’est toujours elle qui s’occupe de la bonne marche de la maison. L’Espagne rurale et l’Espagne urbaine se rejoignent dans le désir de perpétuation. Chacun ici saurait de qui il est le débiteur. ou le prolongement. Mais le double, le reflet, n’est pas une garantie de la permanence. Il y a deux Ernesto Martel, qui se sont mariés deux fois, ont eu deux enfants. Il y a deux cinéastes : le metteur en scène Mateo et le scénariste Harry, deux scénaristes Harry et Diego, sans parler de tous les calques intertextuels. Cependant le double n’implique dans l’action des hommes ni la duplication ni la répétition alors que Lena redit dans le salon exactement la même chose qu’elle a dite à Ernesto fils dans la rue. La puissance paternelle imposeraitt un comportement plus qu’un quelconque legs matériel qui conditionnerait essentiellement une visibilité sociale immédiate mais fugace car l’entreprise d’Ernest n’est qu’un souvenir historique alors que le bonheur féminin repose sur le trio interchangeable et sur la répétition des duos. Ces couples oppositionnels usurpation/légitimité ainsi que anomie/identification signifient le désordre du postfranquisme. S’agit-il de construction ou de recherche de l’identité dans tout ce méli-mélo de noms ? Le nom du père est bien confus. Le legs du père ce serait le doute alors que la mère sait de qui elle est la mère, et par qui elle est devenue mère. La relation des pères à leurs enfants passe ici par la maladie la douleur etc… de Diego, de Mateo, du père de Lena. La mort, dans Les Étreintes est plus présente, plus traumatisante, plus violente. On sait qu’il peut y avoir ou non transmission, legs, que quelque chose risque de se passer. Depuis l’hôpital, le cancer, le médecin absent, tout, jusqu’au noir et au rouge, au fauteuil roulant, aux 150
géométries variables du patrimoine dans volver et les étreintes brisées lunettes noires, l’escalier, les musiques, tout annonce des drames. Le lait des femmes, bu par les femmes, leur donne une approche différente de la mort : face à elle on feint (le fantôme) on bavarde, on mange, on assure la survie ... et on n’en devient pas aveugle. Les trios affectifs garantissent la stabilité. À l’hôpital – qu’a fui Agustina- l’absence de protecteur va être patente ; salles vides, père sur le trottoir, médecin qui a déclaré qu’il partait en vacances. L’actrice fétiche de Bunuel, « père spirituel ? », Angela Molina, vieillie, la peau flétrie souligne la carence de la paternité des experts. Franco est mort, le médecin est absent et le recours ce sera l’argent sans que la vie en soit améliorée. Le paternalisme est défaillant. Dans les années 90, aux prises avec les réalités de la démocratie les Espagnols sont en manque d’autorité paternelle. Franco aurait laissé un pays orphelin, sans protection. Et le père malade appelle sa femme et sa fille « chicas », c’est bien le premier et c’est bien le seul. On pourrait penser d’ailleurs que les filles et les fils si peu nommés pourraient révéler à leurs pères leur identité. Pour les jeunes hommes la construction contre le père est avouée, revendiquée comme construction par défaut sur une autre image du père, ou plutôt, dans les deux cas, sur un père de substitution : Harry. Il y a ébauche à partir des caractéristiques du père mais incomplétude alors qu’il n’y a pas de simulacres chez les femmes, pas de rancœur exprimée ni de mère de substitution. Lena, ballottée d’île en île par ses amants, ne s’appartient pas. Pas de risque de reformer une tribu autour d’elle. Le genre conditionnerait-il la transmission ? Et encore une fois, transmission de quel héritage ? Celle qui ravive l’image de la « famille », legs des pères, lait des mères, le goût de la tendresse, de la courtoisie, du passé, c’est Paulita. Mais les représentations sont fallacieuses : le petit chaperon rose ne va pas en forêt secourir sa grand-mère, de plus il tue le loup et c’est par l’adolescente que passe la subversion des symboles, de la ressemblance des poupées avec des personnages de films d’horreur au petit chaperon rose et arc-en-ciel. La démarche est inversée, comme l’est celle de ceux qui se battent pour l’application de la Ley de Memoria Histórica votée contre les tenants du silence consensualiste. Paulita tue le père alors que tous les autres attendent qu’il soit mort ou qu’il naisse en tant que tel et seul son t-shirt arc-en-ciel amorce peut-être le projet d’une société distincte Finalement on voit comment ce legs et ce lait ont façonné deux mondes qui contribuent chacun au maintien de l’existence de l’autre. Le lait chaud et doux de l’enfance éternelle a rassasié les filles et comblé les attentes de ces groupes féminins qui engendrent et nourrissent sans failles. Le ronron des berceuses, la répétition des refrains qui parlent de loups, de petites filles et de leurs mamies, mais aussi l’évolution vers une chanson apprise et transformée pour les nécessités de l’attrait, consensuel, que doivent présenter une chanteuse et sa chanson pour avoir du succès, ces bruits extérieurs organisés par les mères ont fait taire les vacarmes, les violences que déchaînerait la prise de conscience de l’autonomie et la rébellion consécutive. En contrepoint la société masculine s’éparpille après la mort des pères ; elle se retrouve, sans se rassembler en tribu postmoderne, autour de l’engendrement de la fiction, dans l’ambiance du tournage d’un film. Le père sait-il seulement qu’il l’est, alors qu’on veut croire que la Mère, Mère-Patrie n’a pas bougé ? Ce serait celle du cinéaste… ce Madrid qui fut le siège de la corruption et qui est devenu -vingt ans avant ces tournages- l’origine du renouveau. L’évocation de l’empire d’Ernesto nous renvoie au vocabulaire du franquisme et aux scandales financiers de la fin de la dictature et des débuts de la démocratie à la post-transition. On retrouve alors la familiarité populiste et pas seulement avec le ministre que l’on tutoie ; la politique n’aurait pas sa place ici, en 1992, à Madrid. Or le temps de référence du récit enchâssé 1992 - 2008 correspond à la période d’accès au pouvoir des socialistes et aussi de l’alternance, 151
jeanne raimond une période au cours de laquelle les doutes opportuns se renforcent. On passe du pasotismo aux prémices de l’Indignation. Le pittoresque a déserté Les Étreintes et le gazpacho est dépassé par la nymphomanie de la conseillère anthropophage. La transmission se fait alors en bande plutôt qu’en famille : des croix des uns et des autres, au décor graphique du film désiré et à l’autre vécu au quotidien. Le legs dispersé pourrait-il être re-constitué? Dans Les Étreintes c’est la création de la tribu, qui n’est pas une famille mais un groupe d’intérêt, autour du cinéma… comme s’il n’y avait pas d’héritage mais une influence, un partage, le même assault de complicité qui conduit au scénario du Vampire amoureux, « le mâle dominant est évincé du centre du monde » avec son argent, sa violence, sa puissance 10. Comme la transition démocratique, cette transition qui aurait laissé s’installer la confusion pour éviter les drames, au détriment de quelques sacrifié-e-s, les mères de familles, les femmes âgées et les pauvres, le cinéma de Pedro Almodovar a été soumis à la bienveillance superficielle et réductrice de la France qui, dès 1982, avait cru trouver dans son œuvre, sous un consensus peroxydé, la garantie rassurante de la pérennité de l’exotisme11. C’était faire bien peu de cas de la complexité de sa création. Jeanne Raimond Maître de conférences en Espagnol Université de Nîmes Rattachée au GRES
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Michel Maffesoli, Le réenchantement du monde… Almodóvar, Transición, Posfranquismo, Movida por José Vidal-Beneyto, El Viejo Topo 263 / diciembre 2009 / 51 : « la transición se convierte en máscara y coartada de la autotransformación del franquismo y de sus actores y beneficiarios. Gracias a ella, desde el Jefe del Estado y su Jefe de Gobierno hasta la casi totalidad de la estructura de poder de la dictadura, incluida la policía política, adquieren una nueva legitimidad: la de compartir la paternidad de la democracia. » 11
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géométries variables du patrimoine dans volver et les étreintes brisées
Bibliographie « Almodovar : el cine como pasión » , Actas del Congreso Internacional «Pedro Almodovar» : Cuenca, 26 a 29 de noviembre de 2003, Fran A. Zurián Hernández et Carmen Vázquez Varela (coord.), éd. Universidad de Castilla-La Mancha, Ediciones de la Universidad de Castilla-La Mancha, 2005. Dumousseau-Lesquer, M., Au nom du Père, du Fils et du Todo Vale, Les mots et le reste, Marseille, 2012. Delaisi de Parseval, G., La part du père, Seuil, Paris, 1984. Investigaciones Fenomenológicas, vol. monográfico 2: Cuerpo y alteridad. Lionetti, R., Le lait du père, Imago, Paris, 1988. Miller, D.A., « Royauté et ambigüité sexuelle », Annales E.S.C., XXVI, 1971,n 3-4, p. 639652. Poyato, P., « El cine en el cine : Los abrazos rotos , (PEDRO ALMODÓVAR, 2009) », Fotocinema, Revista científica de cne y fotografía, ISSN 2172-0150 n°5 (2012). Vidal-Beneyto, « José, Transición, Posfranquismo, Movida » El Viejo Topo 263, décembre 2003. Villanueva Macias, F. J., « Cuerpo renombrado, cuerpo rememorado Epojé y espiral en Volver de Pedro Almodóvar », [email protected] Zapperi, R., L’Homme enceint, Paris, P.U.F., 1983.
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Le legs des pères-mères et le sang des pervers Raconter le genre dans le manga de vampire 1
Marc-Jean Filaire-Ramos
Si en France le mot manga s’est généralisé au masculin au cours des années 90, il fut d’abord féminin, notamment en 1895, sous la plume d’Edmond de Goncourt, à propos du peintre Hokusaï2, et c’est ainsi que l’utilise encore Frédéric Boilet, analyste, scénariste et auteur contemporain de bandes dessinées, dans ses écrits sur « la » Nouvelle Manga, où il explique comment le mot est devenu masculin sous influence américaine3 : « Les noms communs japonais n’ont pas de genre, et il faut leur en choisir un quand ils arrivent dans la langue française. Une règle veut que l’on penche vers le masculin (‘‘un’’ tsunami, ‘‘un’’ samurai, etc.), mais on féminise souvent ce qui peut l’être (‘‘une’’ geisha…). »
Dans ce propos de Frédéric Boilet4, observons moins le genre grammatical que le genre sexué des exemples : entre un samuraï et une geisha, la différence de sexe pose une différence fondamentale de genre, elle oppose dans la tradition japonaise le héros chevaleresque et la courtisane parfaite de maîtrise et de discrétion. Certes, Frédéric Boilet, qui est un Français expatrié au Japon depuis 1990, s’adresse ici à un public de culture française et choisit donc des référents japonais connus, néanmoins il se réfère à deux types de représentation sexuée encore très présents dans la culture populaire nippone. Au Japon, on estime que presque deux tiers de la population lit au moins un manga par semaine ; les lecteurs Français sont très loin de ce chiffre, d’autant plus que les éditeurs français de mangas ciblent en priorité les adolescents, ce qui donne une image totalement différente
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Je tiens à remercier tout particulièrement la librairie de mangas Ikoku (Montpellier), dont l’équipe sympathique et disponible m’a permis de faire les lectures et les recensements indispensables pour réaliser cet article et dont les conseils et les avis m’ont évité bien des impasses et des retards. 2 « La manga, cette profusion d’images, cette avalanche de dessins, cette débauche de crayonnages, ces quinze cahiers où les croquis se pressent sur les feuillets comme les œufs de la ponte des vers à soie sur une feuille de papier, une œuvre qui n’a de pareille chez aucun peintre d’Occident ! » (Hokusaï, l’Art japonais au xviiie siècle, Paris, 1895, rééd. Orient 1984), cité par Frédéric Boilet sur son site www.boilet.net. 3 « Ce second groupe [les jeunes otaku français] a eu accès à la manga par le circuit américain, écumant les librairies spécialisées pour se procurer des publications souvent en version américaine. Par la suite, les éditeurs français traduisant les BD japonaises se sont souvent contentés de reprendre le matériel d’Outre-Atlantique, donnant à lire aux Français une manga fortement américanisée, par exemple dans ses onomatopées. La manga est apparue en France via le marché américain, il était naturel que les fans emploient le terme au masculin. “Du” comics “au” manga, il n’y a eu qu’un pas… « Au début des années 90, les télévisions françaises s’emparant du terme en ont généralisé l’emploi au masculin, certains animateurs d’émissions pour jeunes allant jusqu’à prononcer “à l’américaine” le mot au pluriel, les manga’’sss’’ rejoignant les comic’’sss’’ dans une sonorisation superflue et grammaticalement incorrecte aussi bien en français qu’en japonais… » (www.boilet.net/fr/nouvellemanga_manifeste7a.html). 4 Ibid. Entre autres activités, Frédéric Boilet a fait connaître Jiro Taniguchi en France mais a aussi traduit Petit Vampire de Joann Sfar en japonais.
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marc-jean filaire-ramos du médium et de ses objectifs culturels. Interroger le genre dans le manga, c’est questionner les représentations du monde contemporain à travers un médium accessible au grand public : ceci est d’autant plus éclairant avec un récit qui, dans sa scénarisation même, est fortement genré, puisque selon leur type les mangas ciblent des publics différents. Les mangas à thème vampirique reconduisent la distinction genrée entre le shōjo de romance amoureuse, qui doit séduire les adolescentes, et le shōnen, où se déploie la vaillance épique qui doit plaire aux garçons. Quant au seinen, pour adultes, il s’inscrit généralement dans la continuité du shōnen par une violence augmentée des combats mais aussi du shōjo par l’érotisme qui explicite la réalisation des sentiments. De fait, le mythe vampirique a partie liée avec la violence et l’érotisme, il redit depuis le xixe siècle la collision entre ces deux pulsions, pas si contradictoires. Comme dans la littérature et le cinéma, dans le manga contemporain, les figures de vampires varient du personnage angélique au véritable démon en passant par toutes les nuances d’un être conscient de sa violence intrinsèque et obligé pour survivre de négocier avec ses valeurs morales. En outre, malgré l’exigence sanglante et désirante de sa nature, le vampire est également conscient que sa morsure peut transmettre son état de non-mort et son statut de monstre, ce qui le relie aux notions de parenté et de legs, même si ceux-ci sont ignobles ou nocifs. Si le legs est juridiquement un don qui doit prendre effet à la mort du donneur, le problème du vampire est qu’il est et déjà mort et encore en vie. De plus, son legs est moins un bien matériel que le don immatériel de la vie éternelle, qui se réalise dans le don du sang. Généralement, dans le manga, ce don est considéré comme une contamination et plus encore comme un legs de violence qui doit se répéter indéfiniment à l’encontre des autres mais aussi de soi, dans une dépendance pathologique à une nature et à une parenté monstrueuses. Avec un legs si contraignant, on peut se demander si le vampire crée une véritable parenté avec sa créature mais le plus souvent, depuis la littérature romantique du xixe siècle, le lien vampirique est décrit comme un rapport de parentalité et/ou de féodalité. Le recréateur, toujours seul, et non le procréateur, qui a besoin de l’autre sexe, n’est-il pas un substitut pervers de père sadique ? Offrir son sang à boire pour transformer un humain en un vampire peut-il être considéré comme le don d’un lait empoisonné par une mère nourricière et meurtrière ? Il est certain que la transmission vampirique postule une instabilité des cadres familiaux ; pourtant, le lien au créateur reste souvent proche d’un lien au père, que l’on doit respecter, voire vénérer, sur le mode traditionnel nippon. Dans ce contexte de généalogie perturbée et reconstruite, les mangakas imposent une relecture moderne des modèles genrés ancestraux, qui induit tout autant une reconduite de référents culturels, qu’une mise à distance de la hiérarchisation des sexes dans le contexte relationnel et social et, par conséquent, une redéfinition des représentations traditionnelles de genre au moyen d’un support esthétique de grande diffusion. La parenté complexe du vampire Par nature, le vampire ne s’inscrit pas dans une parenté mais dans une hiérarchie, de type féodal, qui place le créateur en maître dominant, ce qui ne diffère guère de ce que la littérature et le cinéma ont proposé depuis le Dracula de Stoker accompagné de ses trois goules. Dans le shōnen Servamp5, à l’aide de petites marionnettes liées les unes aux autres, l’ordre vampirique est décrit : les vampires de classe inférieure dépendent d’un vampire et d’un seul, lequel dépend 5
Tanaka, Strike, éd. Doki-Doki, 2013 [édition originale : Media Factory, 2012].
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le legs des pères-mères et le sang des pervers aussi d’un unique vampire supérieur. Cet étrange arbre généalogique se constitue comme une perversion par hybridation de la filiation humaine, binaire et arborescente, et du lien vassalique, qui peut être unaire et linéaire. Un tel mode d’organisation inscrit le manga japonais dans une claire filiation du mythe post-victorien du vampire, où un seul être peut en engendrer plusieurs hors de tout appariement des deux sexes, établissant une définition renouvelée de la notion de parenté. Pas de passé, pas de parenté ? Souvent, le personnage vampirique n’a pas de filiation définie généalogiquement. Nombre de mangas ne proposent aucun lien de parenté entre les vampires ; ceux-ci existent au sein de la narration, dans l’immédiateté du présent diégétique, mais ne s’inscrivent pas dans une histoire familiale. Le vampire du manga peut exister sans que l’on sache d’où il tire sa nature vampirique, et si celle-ci est expliquée, elle n’est explicitée que si cette origine constitue un élément dynamique pour le récit. Le célèbre Alucard du manga Hellsing6 est par nature un être démoniaque, dont le nom anacyclique semble dire la filiation littéraire avec Dracula, sans jamais confirmer l’identité avec le monstre stokérien : la connaissance de son passé demeure parcellaire tout au long du récit et sans lien clair avec son lointain modèle romanesque ; c’est aussi le cas de Miyu, héroïne de Vampire Princess7, dont le grand âge se perd dans le passé mystérieux d’une famille de chasseurs de démons. Les mangas appuient l’idée que le vampire entretient un rapport singulier au temps passé : moins que la naissance, la mort ancre dans le temps, mais en mort non-mort, le vampire n’a pas d’ancrage fixe dans la temporalité humaine, il est à la fois pris dans le temps et hors du temps. Pour compenser ce manque, il recherche des attachements de substitution susceptibles de le raccorder à l’essence mortelle de l’humanité, dont le gentil vampire est fondamentalement nostalgique. En outre, le legs est une trace de soi laissée dans le temps par la médiation d’un bien matériel et/ou spirituel ; le vampire craint d’être exclu de cette transmission qui l’amarre au temps. Alucard s’attache de son plein gré aux figures maternelle et filiale d’Integra et de Victoria, construisant un trio bien peu familial en apparence mais néanmoins sécurisant même pour ce monstre quasi invulnérable. Dans le shōjo Honey Blood8, le beau Junya, vampire et écrivain à l’eau de rose, écrit des romans, où il transpose son histoire personnelle, répétant par la médiation du récit son passage dans le temps et plus particulièrement ses relations amoureuses. Du seinen au shōjo, les modes compensatoires varient mais le vampire travaille à exister dans un réseau affectif qui redit sa nécessité de reconnaissance au sein d’une parenté. Papa, maman, the blood et moi Cependant, le vampire moderne de manga – en partie inspiré du rokurokubi9 – appartient souvent à une véritable famille avec des ancêtres et des enfants. Il n’est plus exceptionnel de 6
Hirano, Kōta, éd. Tonkam, 2004-2009 [Shōnen Gahōsha, 1997-2008]. Hirano, Toshiki, et Kakinôchi, Narumi, éd. Panini Manga, 2012 [Akita Shoten, 1988-1989]. 8 Mitsuki, Miko, éd. Panini Comics, 2011 [Gentosha, 2008]. 9 Le rokurokubi est un personnage légendaire japonais qui, le jour, a une apparence humaine et, la nuit, a le cou qui s’allonge démesurément pour permettre à sa tête d’aller jouer de mauvais tours aux voisins, parfois même les dévorer. Le rokurokubi n’a pas toujours conscient de l’être et pense parfois que ces expéditions nocturnes ne sont que des rêves. Il vit souvent une vie de famille tout à fait normale jusqu’à la découverte de sa nature de yōkai (créature monstrueuse). 7
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marc-jean filaire-ramos voir une Mina Tepes, dans Dance in the vampire bund10, avoir des souvenirs d’enfance et de sa mère disparue ou une Little, dans Vampire Nightmare, dîner en famille avec son père et son frère. Ces femmes immortelles aux apparences de filles prépubères sont des êtres conscients du temps qui passe et elles veulent s’y inscrire. Si Mina préfère cacher sous des allures de fillette kawaii11 son corps réel de femme, Saya, dans la série Blood+12, refoule ses souvenirs pour ne pas rompre avec ses parents d’adoption : reconnaître sa nature monstrueuse serait rompre le lien familial et admettre alors que les rôles de tous les membres de la parenté doivent être redéfinis, que le père humain n’est plus le protecteur des enfants, que le frère n’est plus son relais dans la fonction protectrice et que la petite sœur est désormais la seule à préserver la vie de chacun par sa puissance surhumaine. Par une attitude enfantine, l’héroïne vampirique retarde le moment où il faudra admettre que son sang la fait étrangère à la parenté qu’elle s’est choisie, ainsi elle entretient l’illusion d’être la fille fragile de la famille, et d’abord à ses propres yeux, pour ne pas assumer encore les responsabilités de l’âge adulte. De manière comparable, dans Vampire13, le jeune Aleste, élevé par Vlad Tepes, veut être un fils adoptif exemplaire et ne jamais connaître la peur pour satisfaire ce chef d’armée sanguinaire qui l’aime comme un fils et pour en devenir une sorte de double rajeuni. Comme Saya, Aleste tient à appartenir à une filiation qui le reconnaît d’autant plus qu’il répond aux attentes associées à son genre : être l’enfant idéal, même quand on est un vampire, c’est d’abord être conforme à l’image conventionnelle de son sexe14. Toutefois, on pourrait s’étonner que dans le manga se manifeste un tel attachement aux modèles genrés au sein du cadre familial, alors que le Japon, depuis 1945, sous l’influence juridique de l’occupant américain, reconnaît une égalité des époux, mais ce serait oublier que la distinction de genre est encore très forte au sein du couple hétérosexuel dans la société japonaise contemporaine : « les rapports sociaux actuels sont profondément marqués par la famille patriarcale autoritaire qui, au Japon, a persisté légalement jusqu’en 194515 ». Le manga témoigne d’une réalité et de représentations collectives à travers des supports narratifs et fictionnels ; sous les apparences du récit fantastique imposées par le thème vampirique, sont à déceler des réflexions sociétales. Ainsi, par-delà le motif des buveurs de sang, se développe un questionnement latent sur la place des hommes et des femmes au sein de la famille japonaise de la fin du xxe siècle et du début du xxie. Entendons Louis Frédéric, lorsqu’il dit qu’au cœur de la famille japonaise « mari et femme vivent le plus souvent ensemble des vies séparées [mais] le sentiment familial envers les parents demeure très fort, reliquat de la vertu confucéenne de piété filiale »16 : c’est dans ce mode de fonctionnement que l’ordre genré des nouvelles générations se construit et que les adolescents établissent leurs représentations. Indépendamment de l’égalité juridique, les normes anciennes n’ont pas disparu, tout comme l’ordre bourgeois
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Tamaki, Nozomu, éd. Tonkam, 2009-2013 [Media Factory, 2005-2012]. Le terme kawaii signifie « mignon, adorable », notamment en référence aux objets girly de la culture pop japonaise, et dont Hello Kitty est la figure emblématique. 12 Katsura, Asuka, éd. Glénat, 2008 [Kadokawa Shoten, 2005-2007]. 13 Takahashi, Yuki, éd. Tonkam, 2012 [Hakusensha, 1996]. 14 Dans ce manga, le véritable fils de Vlad Tepes, Lamzar, plus facilement effrayé et émotif, s’associe par opposition à des marqueurs de genre plus féminins, tandis que la princesse qu’il doit épouser entretient des attitudes chevaleresques inattendues chez une jeune femme. 15 Bauhain, Claude, et Kenji, Tokitsu, Cahiers internationaux de sociologie, Nouvelle série, vol. 76, Le Sexuel, PUF, article « Structures familiales et sexualité au japon, à l’époque moderne », janvier-juin 1984, p. 71-90. 16 Frédéric, Louis, Le Japon, dictionnaire et civilisation, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1996. 11
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le legs des pères-mères et le sang des pervers patriarcal du xixe siècle laisse encore des traces nombreuses aujourd’hui en France dans les conceptions traditionalistes de la famille. Le legs des modèles anciens Les cadres sociétaux influencent fortement les représentations collectives et la typification des mangas (shōjo, shōnen, seinen) participe d’une certaine reconduction des normes de genre à travers des récits où le modèle masculin est chevaleresque et le féminin maternel ; pour ce dernier, il est évident que l’image de la geisha, si clichéique de la beauté nippone en Occident, n’est pas considérée comme exemplaire : aussi brillante soit-elle, la courtisane n’est jamais un modèle proposé par la parenté à une jeune fille. Cependant, cela implique-t-il qu’au niveau diégétique les schémas de genre reconduisent la hiérarchie traditionnelle des sexes, où « la famille patriarcale s’est maintenue pendant la période d’industrialisation capitaliste du Japon et a joué un rôle dynamique dans ce processus17 » ? Tu seras samouraï, mon fils L’observation des shōnen et des seinen, mais aussi de quelques shōjo, permet d’établir différents schèmes sociaux issus d’une vision traditionnelle des genres. En ce qui concerne la masculinité, le manga avec ses motifs épiques réutilise une image inspirée du samouraï, à laquelle le Japon d’aujourd’hui est toujours attaché. Certes, motivations et armes ont changé – même si le sabre est toujours là – mais l’idéal du guerrier solitaire au service de la communauté persiste : aussi cruel qu’il soit, Alucard est une version moderne du samouraï, combattant des hordes de goules pour protéger les humains. Dans Trinity Blood18, le vampire Abel se bat également pour sauver l’humanité contre des envahisseurs extraterrestres, notamment avec une faux, arme populaire traditionnelle, dont le katana est l’héritier aristocratique. Parmi les motifs d’affrontements, celui des frères ennemis pose également l’image agonistique d’une masculinité exacerbée. Dans le shōnen et le seinen, ce schème se développe en motif de duel. La série Higanjima19 oppose des frères humains, Aki et Atsushi, et des frères vampires, Miyabi et ses frères. Toutefois, le shōjo voit aussi ce schème au cœur des histoires amoureuses : dans Midnight Secretary20, Kaya, la secrétaire parfaite, qui donne de son temps et de son sang, se retrouve l’objet de la rivalité de deux frères vampires et chefs d’entreprise. Quant à Agnieszka, dans Black Rose Alice21, elle est aussi l’objet de convoitise de deux frères de lait, dont l’un devient vampire et l’assassin de l’autre. La virilité, dans le manga, se confond donc avec la violence : le lait maternel est remplacé par le sang, et le legs des valeurs paternelles reconduit une brutalité archaïque pour le pouvoir ou pour la possession des femmes ou par nécessité, quand il faut défendre la communauté. Dans le cadre culturel japonais, s’il est juste de se sacrifier pour la communauté, l’horrible Miyabi de Higanjima est moins monstrueux par son vampirisme que par sa détestation de la famille : ce fils aîné affirme l’individualisme au détriment de la parenté. Blasphème confucéen !
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Bauhain, Claude, et Kenji, Tokitsu, Cahiers internationaux de sociologie, ibid. Kyujō, Kiyo, éd. Kana, 2008 [Kadokawa Shoten, 2004]. Matsumoto, Kōji, éd. Soleil, 2005 [Kōdansha, 2003]. Ohmi, Tomu, éd. Soleil, 2010 [Shogakukan, 2007]. Mizushiro, Setona, éd. Kaze, 2009-2012 [Akita Shoten, 2008].
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marc-jean filaire-ramos Une mère vraiment Kannon Du côté des femmes, le manga témoigne d’un héritage de valeurs féminines qui est un legs d’oppression sexiste. L’image idéalisée de la féminité au Japon demeure marquée par la tradition, comme l’indiquent Claude Bauhain et Tokitsu Kenji : « L’épouse doit être réservée, prendre soin de [son mari] en devançant ses désirs, dans les détails de la vie domestique comme dans les rapports sexuels. L’époux attend de sa femme une attitude enveloppante et maternelle, en même temps que, placé en situation de supériorité, il lui impose ses désirs en ayant pour elle, s’il est bon époux, quelque douceur et tendresse dont les manifestations sont discrètes vis-à-vis de l’extérieur. […] L’image idéale de la mère est très forte au Japon, c’est celle du sacrifice et du dévouement à ses enfants et à travers eux à la famille22 ».
L’image traditionnelle de la divinité appelée Kannon23 constitue le modèle de la compassion absolue dont les femmes héritent de leurs mères. Dans la plupart des mangas, les femmes montrent une apparence soumise, ce qui se repère d’autant plus facilement qu’il n’est pas rare que les héroïnes portent aussi le kimono, signe visible des valeurs traditionnelles entretenues : la jeune Yui de Vampire Princess est un exemple de dévouement au père et de civilité nippone ; Kaya, dans Midnight Secretary, même sans kimono, est une secrétaire si dévouée qu’elle nourrit de son sang son patron vampire. Et même quand elles prennent les armes, dans les shōnen et seinen, les femmes le font pour préserver la vie selon les règles du dévouement maternel. La reine Mina Tepes de Dance in The Vampire Bund est dévouée à son peuple qu’elle protège au péril de sa vie : son gouvernement a pour but d’offrir un asile à des vampires traqués, où la solidarité est pensée sur le mode clanique et les relations entre les vampires sur le mode familial. Quant à la jeune vampire Misaki de Blood Alone24, elle a des attentions maternelles pour l’humain Kuroe, pour qui elle cuisine et qu’elle soutient dans son travail d’écrivain : pour cette toute jeune vampire, sentiment amoureux et sentiment maternel ne font qu’un. Pourtant, si le manga japonais paraît s’inscrire dans la continuité des genres traditionnels, des exemples comme les personnages de Lamzar – qui ne devient pas vampire, contrairement à Aleste – dans Vampire ou de Miyu dans Vampire Princess montrent clairement que d’autres représentations genrées sont proposées aux jeunes lecteurs dans les mangas. Ces variations par rapport aux modèles traditionnels reflètent une société en train de repenser ses cadres référentiels : le legs culturel fait au manga est aussi celui de la modernisation du Japon contemporain. Le lait nouveau des pères-mères Les remises en question du Japon en ce qui concerne la notion de genre ne sont pas uniquement le fruit de l’occidentalisation à l’américaine commencée en 1945. L’héritage traditionnel fournit déjà les clefs pour comprendre comment les comportements genrés échappent
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Bauhain Claude et Kenji Tokitsu, Cahiers internationaux de sociologie, ibid. Kannon Bosatsu est le « Bodhisattva le plus populaire au Japon, correspondant au sanskrit Avalokiteshvara. C’est l’expression même de la compassion divine […]. À l’origine une divinité mâle, elle est souvent considérée comme féminine au Japon (comme en Chine d’ailleurs) et est invoquée par les femmes désirant avoir des enfants » (Le Japon Dictionnaire et civilisation, article « Kannon Bosatsu »). 24 Masayuki, éd. Ki-oon, 2012 [MédiaWorks, 2005]. 23
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le legs des pères-mères et le sang des pervers au discours normatif. Des comparaisons avec le manhwa 25 coréen, aideront à nuancer notre propos. Louis Frédéric constate que les normes sociétales revendiquées connaissent des fluctuations dans la réalité : « Le mari est théoriquement le chef de la famille, bien que son rôle soit singulièrement effacé, au point que l’on a pu dire qu’il n’était qu’un invité chez lui ; son rôle se borne en fait à travailler et à entretenir sa famille, alors que son épouse s’occupe des enfants et de tout ce qui concerne la maison26 ».
L’héritage collectif est ainsi plus riche de nuances que pourraient le laisser entendre les discours officiels, car, dans l’intimité du ie27, du foyer, l’autorité féminine est ancienne, surtout dans les milieux populaires, mais elle s’est renforcée dans les « années de la Haute Croissance [, qui] ont consacré les épouses comme ministres des finances tout-puissants du foyer28 » ; paradoxalement, le paternalisme renforce le rôle de la femme au sein du foyer, laquelle « cumule vis-à-vis de son mari les positions d’épouse et de mère29 ». C’est donc paradoxalement grâce à son statut inférieur que la femme japonaise a acquis un relatif pouvoir sur l’homme dans le cadre domestique et relationnel, comme le manga en témoigne. Femmes, à l’assaut ! Le manga de vampire se pose comme un médium éclairant de l’évolution du genre, car la violence thématique qu’il réclame offre un écho sociétal singulier. Les héroïnes y trouvent une place qui nuance une vision genrée trop binaire. Le cas de Victoria dans Hellsing montre une femme dans une posture traditionnellement assumée par un homme : aux côtés d’Alucard, elle occupe la place typiquement masculine d’ashigaru (l’écuyer du samouraï), et, malgré ses incertitudes, remplit pleinement son rôle de soldate lors des combats. De manière analogue, Miyu, princesse vampire (Vampire Princess), n’est pas seulement une combattante digne d’un samouraï, elle est aussi une femme qui assume son désir pour une autre femme, sans qu’il soit question d’une quelconque masculinisation symbolique : Miyu représente la nouvelle génération de femmes qui impose aux hommes la reconnaissance d’une volonté et d’un désir. Elle est celle qui ordonne, exige et impose ses règles, même à celui qui joue le rôle social de père lors de leurs sorties parmi les humains. Toutefois, il ne s’agit pas de tomber dans le nouveau cliché de la femme moderne libérée et de perdre de vue les infinies variations de la réalité, dont le manga se fait aussi l’écho. Cependant, il faut être attentif à la manière dont le thème de la violence potentielle des femmes est introduit, puisqu’il permet d’aborder la manière dont les femmes se saisissent d’un univers dont elles étaient autrefois exclues. Ainsi, il arrive que le manga propose par ce biais une critique acerbe de la femme moderne en rupture avec les valeurs séculaires de la maternité ; à celle-ci on reproche un goût forcené pour la liberté individuelle. La tradition demande à ce que les désirs personnels passent après les intérêts de la famille, surtout pour les femmes, sur-
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Le manhwa est l’équivalent du manga en Corée. Frédéric, Louis, Le Japon Dictionnaire et civilisation, article « Famille ». Ie : terme japonais à comprendre avec le double sens de « famille » et de « maison ». Pelletier, Philippe, Le Japon, Le Cavalier bleu, coll. « Idées reçues », 2004. Bauhain Claude et Kenji Tokitsu, Cahiers internationaux de sociologie, ibid.
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marc-jean filaire-ramos tout pour les mères. Si dans le manhwa coréen Hell Blade30, qui met en images l’histoire de Jack l’Éventreur, les goules (les victimes de Whitechappel) sont des femmes qui revendiquent une liberté individuelle et sexuelle, en réalité celles-ci sont d’horribles monstres sadiques et arachnéens quand elles dévoilent leur vraie nature. En revanche, dans le manga japonais, on ne retrouve guère l’image romantique de la femme séductrice et belle d’apparence qui cacherait une monstruosité dévoratrice et castratrice, il semble que ce type de récit se tienne à distance de l’influence sexiste du post-victorianisme, même quand les sujets de narration permettraient leur reconduction ; au contraire, l’image de la féminité est généralement valorisée, puisqu’elle s’inspire de l’indétrônable modèle de respectabilité maternelle. On ne sort pas de ce cadre normatif et on ne cherche pas à en sortir : tant que l’image traditionnelle de la mère perdure, la morale semble sauve. On se calme, les hommes ! Si l’image de la femme moderne proposée par le manga est celle d’une unification entre tradition et modernité, entre dévouement et indépendance, celle de l’homme a du mal à dépasser la violence chevaleresque. L’homme reste vecteur de cruauté sociale et de brutalité guerrière ; même lorsqu’il s’oppose à la violence comme celle du nazisme ou du christianisme armé dans Hellsing, le masculin s’affirme dans une négation de la vie : il fait couler le sang des autres et s’en nourrit ; et même si des figures féminines perverses apparaissent dans le camp des destructeurs, ces quelques femmes violentes sont confinées dans des apparences kawaii (femme-collégienne, femme-châton). Dans la majeure partie des cas, les femmes offrent plutôt un lait symbolique lorsqu’elles se laissent mordre jusqu’au sang (Midnight Secretary) : en victimes consentantes, elles nourrissent les vampires qui les aiment et qu’elles aiment, parfois d’un amour quasi incestueux, comme dans Les Lamentations de l’agneau31, où la transgression du don du sang métaphorise la transgression de l’amour interdit. Et si l’on voulait opposer qu’il existe un cas d’hyperviolence féminine avec la jeune Saya et sa sœur Diva dans Blood+, il faut comprendre qu’en réalité elles ne sont que les filles d’un démon élevées par des hommes en quête de pouvoir et prêts à tous les débordements sanglants pour l’obtenir : dans cet exemple singulier, la violence au féminin n’est pas inhérente à une nature de femme, elle est une exacerbation médiatisée de la violence mâle. Dans le manga, toutefois, l’image de la masculinité n’est pas totalement réductible à la violence. Affirmant une fois encore le renouveau dans la continuité et malgré le thème vampirique fondé sur la prégnance de la violence, on constate que le vampire japonais, mais aussi coréen, propose une redéfinition du masculin. Ainsi, dans une culture de la scission fondamentale entre les sexes, apparaissent des personnages d’une grande ambiguïté de genre. Du côté du shōjo, l’homoérotisme masculin est courant, comme c’est le cas dans Vassalord32, manga à la frontière du yaoï et du seinen ; du côté du shōnen, on peut être davantage surpris de voir des personnages marqués de caractéristiques dites féminines : dans Servamp, le vampire nommé All the Love, est très efféminé par sa coupe de cheveux, ses vêtements, ses boucles d’oreilles, mais aussi sa propension à prendre des poses d’odalisque. Ce personnage sémillant réactive le pouvoir de séduction universelle du vampire romantique ; il est aussi un formidable guerrier et son apparence transgressive n’est donc pas le signe d’une moindre masculinité, elle 30 31 32
Ji-Tae, Yoo, éd. Ki-oon, 2011 [Daiwon C.I., 2009-2011]. Tome, Kei, éd. Delcourt, Akata, 2005 [Gentosha Comics, Scholar, 1997-2003]. Chrono, Nanae, éd. Soleil, 2012 [Mag Garden, 2006-2013].
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le legs des pères-mères et le sang des pervers est au contraire la marque de son caractère surhumain. En comparaison, le vampire Muriel, dans le manhwa Model33, possède des caractéristiques de genre bien plus transgressives par rapport à l’hétéronorme ; son physique est plus ambigu encore que dans tout autre manga : ongles, cheveux, vêtements et même prénom sont repris au monde féminin occidental, alors même que Muriel est un consommateur effréné de femmes. Toute la série Model peut être lue comme l’histoire d’une famille composée – et non recomposée – en quête de redéfinition par les liens affectifs et non plus par les liens de sang : chacun veut s’établir dans une parenté choisie et non se résigner à la filiation biologique. Ce cas original n’a pas d’équivalent connu dans le shōjo, le shōnen ou le seinen, qui ne semblent donc pas offrir le cas comparable dans une tentative aboutie d’estompe des normes genrées. Conclusion La plupart des mangas de vampires sont écrits et dessinés par des femmes – 70 % des exemples proposés ci-avant –, ce dont il faut tenir compte pour comprendre la manière dont le genre est pensé dans ce type de bande dessinée. Le manga de vampires donne à voir une facette partiale de la représentation du genre au Japon, notamment si l’on tient compte aussi des contre-exemples coréens34 ; mais par le dynamisme de ses productions, il donne une vision représentative de la période contemporaine sous l’angle des revendications des Japonaises : elles en appellent à une reconnaissance de leur indépendance mais aussi de leur capacité à inscrire leur modernité au cœur des schèmes traditionnels. Pour le dire autrement, le manga vampirique est le témoin de leur inscription consciente dans le temps, passé et présent, de leur volonté d’affilier leur lait symbolique personnel dans le legs culturel collectif. En outre, à travers le support fictionnel et le thème fantastique, on peut entendre une réclamation faite aux hommes pour qu’ils s’incluent aussi dans le changement sans pour autant renier leur héritage. Nos récits traduisent l’espérance féminine de voir les hommes reconnaître la complémentarité des sexes et effacer les frontières sociales qui les séparent. Néanmoins, il ne faudrait pas surinterpréter un corpus qui demanderait à être encore complété par d’autres mangas, notamment ceux qui ne sont pas traduits en français. En effet, les bandes dessinées convoquées ici sont-elles représentatives de la globalité des histoires de vampires au Japon, des proportions d’images genrées évoquées ? Pourquoi ne trouve-t-on quasiment jamais aucun vampire directement inspiré par les légendes nippones sans passer par le filtre occidental du vampirisme d’origine romantique ? Cette première étude sur le sujet mériterait également d’être discutée avec les éditeurs français de mangas japonais pour connaître leurs critères de choix lorsqu’ils décident de traduire un manga vampirique. Il est, par conséquent, envisageable que notre propos soit à relativiser, même si nos recherches se sont portées sur vingt-cinq séries différentes et qu’un certain nombre de constantes de genre ont été dégagées. En outre, il est aussi légitime de se demander ce que les lecteurs de mangas japonais ou français lisent réellement : dans quelle mesure les garçons lisent-ils des shōjos et les filles des shōnens ? Cette question est fondamentale pour savoir s’il y a véritablement
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Lee, So-young, éd. Saphira, 2004-2008 [Daiwon, 1999-2002]. On évalue mal en Occident l’influence entre la Corée du Sud et le Japon, dont nous n’avons que très peu de traces dans la culture populaire. Par exemple, dans le domaine de la musique pop coréenne, il faut savoir que l’on incite les interprètes de chansons à apprendre le japonais pour pouvoir satisfaire un public nippon très friand de ces productions étrangères accessibles d’un point de vue linguistique. Ce détail culturel montre assez l’influence que le Japon exerce sur la Corée du Sud et l’implication de celle-ci dans le développement de la culture pop japonaise. 34
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marc-jean filaire-ramos subversion du ciblage éditorial ; il est certain que l’impact transgressif est moindre si chaque lecteur ciblé lit ce qu’on attend qu’il lise. En revanche, si les publics sont plus diffus, alors les récits de vampires nourrissent pleinement la redéfinition des normes genrées. Enfin, le vampire de manga nous demande si le sang peut être un « lait des mères » nourricier de l’avenir réconcilié des sexes. Dans le cadre de la symbolique des sécrétions corporelles, le lait nourrit et fait croître par son renouvellement régulier, alors que le sang permet de relier les descendants aux ancêtres : il y a donc une distribution traditionnellement genrée des liquides biologiques : le sang est le « legs des pères », symboliquement solide, puisqu’il renforce la corporéité passée de la parenté, alors que le lait est la chair temporairement liquide des mères, nourrissant seulement dans l’instant. Le masculin paternel s’ancrerait donc dans l’omnitemporalité de la filiation et le féminin maternel se diluerait dans l’immédiateté du don alimentaire. Pourtant, si le lait et le sang sont assimilés par la succion vampirique, on obtient une perversion positive des genres ; ainsi, le manga nourrit la nouvelle génération japonaise, mais aussi occidentale, d’images moins discriminantes : chacun, femme et homme, peut faire le legs de sa singularité ancestrale sans affamer les espoirs d’égalité de l’avenir. Marc-Jean Filaire-Ramos PRAG Lettres Modernes appliquées Université de Nîmes
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Conclusions Vers la mi-juin 1984, j’étais allé prendre le petit-déjeuner en sa compagnie [de François Mitterrand]. Alors que nous sortions dans la cour de son domicile, une femme se jeta sur lui. C’était Geneviève, sa sœur cadette, qui l’implora, exaltée : « François, tu ne peux pas faire une chose pareille ; pense à maman, pense au vieux prêtre qui t’a enseigné le latin… » Elle frappait au cœur […]. Le président s’approcha de la voiture sans pouvoir se défaire de la sœur envahissante qu’il finit par rabrouer, avec quelques égards cependant : « Je suis pressé, obligé de partir avec Roland à la présidence ; nous en reparlerons. » Et de conclure par une phrase sibylline qui prendra tout son relief quelques semaines plus tard : « Laisse-moi faire, fais-moi confiance1… ».
La scène est décrite dans l’autobiographie toute récente de Roland Dumas, ancien ministre de François Mitterrand. Son contexte est la loi sur l’enseignement privé que le Président de la République ne parviendra jamais à promulguer. Le schéma narratif et la rhétorique de ce passage sont, à bien des égards, fascinants. Ils surprennent, en effet, par leur caractère ouvertement « genré ». Confite en dévotion, une femme se jette aux pieds d’un homme de pouvoir, et elle se prévaut de ses liens de parenté pour lui arracher une faveur. Geneviève fait irruption auprès de son frère, elle évoque le souvenir de leur mère et d’un prêtre ami et elle infléchit sa politique. Le vocabulaire qualifiant son geste est à l’avenant : implorer (du latin implorare, « demander avec des larmes »), exaltation, frapper au cœur, envahir… La femme ne contrôle nullement ses sentiments, à commencer par sa religiosité ; elle s’excite dans la sphère privée de la famille. Par contraste, l’espace public appartient à l’homme qui maîtrise parfaitement ses passions et qui prend à bon escient ses décisions. « Pressé, obligé de partir » vers des hauts lieux, il croule sous les responsabilités. C’est avec condescendance qu’il accorde sa grâce à sœur, non sans l’avoir, au préalable, rabrouée. Les faits, la fiction et les récits « genrés » Le texte de Roland Dumas est le maillon d’une longue chaîne. Il appartient à des modèles qui, en Occident, remontent au moins à la Bible. Esther convainc le roi Assuérus de Perse d’épargner les Hébreux ; la Vierge précipite le premier miracle du Christ aux noces de Cana ; les prières de Monique convertissent son fils Augustin d’Hippone ; d’après les chartes de l’an mil, les dames de la noblesse obtiennent de leur mari des donations foncières pour l’Église… En 1216 encore, un manuel de confession note que le mariage s’appelle matrimonium (de mater, « mère ») et non pas patrimonium (de pater), parce que la femme y souffre davantage en mettant au monde les enfants et en les élevant. Son auteur, Thomas de Chobham, juge ecclésiastique de Salisbury, donne une responsabilité supplémentaire à l’épouse dans le même sens de la persuasion, au service du bien, de l’homme par la femme. Au chapitre intitulé « Les femmes doivent être les prédicatrices de leur époux », il formalise une sorte de pastorale au creux de l’oreiller : Aucun prêtre ne sait adoucir le cœur d’un homme aussi bien que son épouse. C’est pourquoi le péché du mari peut souvent être imputé à sa femme, dont la négligence l’a empêché de s’amen1
R. Dumas, Dans l’œil du Minotaure, Paris, 2013, p. 233-234.
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conclusions der. Elle doit donc lui parler avec tendresse, tandis qu’ils s’embrassent dans leur chambre à coucher. S’il est dur ou égoïste et s’il opprime les pauvres, elle doit le pousser à la miséricorde. S’il est voleur, à détester la rapine. S’il est avare, qu’elle le rende généreux et qu’elle fasse, en compensation, des aumônes prises en secret sur leurs biens communs2.
Le schéma narratif de la persuasion féminine peut, bien évidemment, s’épanouir en dehors du champ religieux. Les chroniqueurs flamands Jean le Bel et, encore plus, Jean Froissart exaltent leur compatriote et mécène Philippa de Hainaut, épouse du roi d’Angleterre, pour sa compassion lors de la reddition de Calais (1347). Les six bourgeois, la corde au cou, se rendent certes, mais ils encourent une mort certaine pour avoir longuement résisté à Édouard III. Le roi finit cependant par céder aux suppliques de sa femme et par les gracier. Sous la plume de Froissart, Philippa prend à témoin « le Fils de sainte Marie », en allusion à l’intercession bienveillante de Notre Dame auprès du Christ lors de jugement final. Le pathos de la reine, qui « pleurait si tendrement de pitié qu’on ne pouvait même pas la tenir », est à son comble3. Les exemples pourraient être multipliés. À l’inverse de ceux que nous avons choisis jusqu’ici, retenons le plus « originel », au sens fort du terme, d’entre eux. Ne présente-t-il pas justement Ève, la première femme, en train de pousser Adam à commettre l’irréparable ? Toutes ces anecdotes insistent sur le dimorphisme des comportements de l’homme et de la femme, sur leur partage des rôles et sur la bipolarité de leurs représentations. D’une part, le public, le pouvoir légitime, la raison, la modération et la stricte application de la loi ; de l’autre, le privé, l’autorité informelle, le sentiment, le pathétique, la miséricorde. Dans toute sa naïveté, une question vient à l’esprit. Esther et Assuérus de Perse, Philippa de Hainaut et Édouard III, voire Geneviève et François Mitterrand, se sont-ils « réellement » comportés comme le veulent leurs narrateurs ? Autrement dit, la Bible, Jean Froissart ou Roland Dumas sont-ils des témoins « véridiques » ? Force est de constater que, de nos jours, peu d’historiens oseraient soulever des problématiques, si elles en sont, aussi étroitement positivistes. Un scepticisme postmoderne de bon aloi leur a appris l’analyse du discours. Si leur métier leur impose de traquer l’événement ou la structure sociale derrière le texte, ils n’en abordent pas moins celui-ci avec davantage de méfiance que leurs prédécesseurs qui cherchaient trop souvent à étancher leur soif des « faits tels qu’ils s’étaient passés » dans l’eau trop claire et limpide d’une source qu’ils voulaient fidèle à l’événement. En cette année 2013, Roland Dumas respecte assurément un « pacte autobiographique » lui imposant de s’adresser à son lecteur dans un esprit de vérité4. Il n’est pourtant pas épargné par les mauvais tours que joue la mémoire dans un souvenir vieux de trente ans. Du reste, son écriture elle-même est largement conditionnée, de façon consciente ou inconsciente, par les récits sur la persuasion féminine qui peuplent l’imaginaire de n’importe quel Européen. Les images peintes ou sculptées déterminent également notre perception du monde et, par conséquent, les mots que nous choisissons pour décrire le réel. Un historien qui ferait fi de la littérature et de l’iconographie brosserait un tableau bien terne, et bien inexact aussi, de la société qu’il prétendrait analyser.
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Summa confessorum, éd. F. Broomfield, Louvain, 1968, p. 375. Adonc fist la noble royne d’Engleterre grant humilité, qui estoit durement enchainte, et ploroit si tenrement de pité que on ne le pooit soustenir. Elle se jetta en jenoulz par devant le roy son signeur et dist ensi : « Ha ! gentilz sires, puis que je apassai le mer par deçà en grant péril, si com vous savés, je ne vous ay riens rouvet ne don demandet. Or vous pri jou humlement et requier en propre don que, pour le fil sainte Marie et pour l’amour de mi, vous voelliés avoir de ces six hommes merci », Chroniques de J. Froissart, éd. S. Luce, Paris, 1873, t. 4, p. 62, I, § 313. 4 Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, 1975 ; Signes de vie : le pacte autobiographique 2, Paris, 2005. 3
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conclusions L’interdisciplinarité est devenue, pour le bonheur de la plupart d’entre nous, un credo de l’épistémologie en sciences humaines. Il reste cependant quelques réticences à son encontre, dues à l’organisation de nos vieilles Facultés qui déterminent les carrières universitaires. Les collègues qui regardent de haut les disciplines voisines sont encore légion, comme le prouve leur agacement devant une méthode différente de la leur, qu’ils ne s’efforcent nullement de comprendre et encore moins de s’approprier. Il en va de même avec les comparaisons péjoratives par lesquelles ils dénigrent trop souvent les autres sciences. Tel professeur d’histoire à la Sorbonne croyait récemment avoir forgé un mot d’esprit brillant en parlant d’« indisciplinarité ». Il en coûte à chacun d’accepter des méthodes avec lesquelles il n’est pas familiarisé. Le philosophe trouve l’historien trop érudit, peu abstrait et très banal. L’historien sourit du discours du sociologue, qu’il qualifiera de fumeux et rébarbatif. Le littéraire ironise sur la superficialité et la désinvolture avec laquelle l’anthropologue aborde le texte. Que celui qui n’a jamais éprouvé des sentiments si peu amènes envers l’Autre disciplinaire jette la première pierre ! Il y a une trentaine d’années le grand philosophe Paul Ricœur nous avait appris que la seule façon de s’approprier le temps est de raconter des histoires. Le récit agence les événements, il les transforme en une totalité signifiante et il les rend compréhensibles5. Le mode narratif, et même la mise en intrigue, ne sont pas seulement le propre de la littérature de fiction. Ils concernent aussi la discipline que nous appelons l’histoire, même si ses règles — en particulier traquer au plus près le passé et en cerner avec précision sa réalité — sont tout autres. Si le pacte fictionnel et le pacte historique diffèrent, un littéraire ne saurait approcher les textes sans leur contexte, ni un historien sans leur intertextualité, l’ensemble de codes et de références qui leur donnent du sens. Le présent volume collectif relève le défi d’une collaboration étroite et équitable entre historiens et littéraires, auteurs par moitié de ses articles. Isabelle Ortega et Marc-Jean Filaire, ses deux maîtres d’œuvre, ne sont-ils pas respectivement une historienne et un littéraire ? Ils ont choisi de travailler et de faire travailler sur la façon de raconter le genre dans la parenté du Moyen Âge à nos jours. Leur objectif, écrivent-ils, est d’approcher « la fictionnalisation textuelle et iconique du sexe social » ou les « représentations genrées dans les différents types de récit ». La bisémie du substantif « genre » abonde dans leur sens. Si le mot définit les rôles respectifs des hommes et des femmes en société, il intéresse aussi la critique littéraire qui utilise cette catégorie logique pour classer les œuvres6. La diégèse et la famille orientent, par conséquent, la réflexion des participants au volume. La première concerne les mécanismes de rédaction, et la seconde le champ des pratiques sociales. Une autre parité que celle des auteurs historiens et des auteurs littéraires rehausse l’ouverture épistémologique du présent ouvrage, dont environ la moitié des articles est due à des Français et l’autre à des étrangers. En dépit de la mondialisation qui touche avec bonheur les savoirs, nos méthodes scientifiques dépendent trop souvent des traditions nationales. Les mesurer à l’aune d’autres historiographies ou écoles critiques produit toujours de saines remises en cause. Enfin, force est de compléter le comptage par une donnée dont l’interpré5
Temps et récit (I), Paris, 1983 ; La Configuration dans le récit de fiction (II), Paris, 1984 ; Le Temps raconté (III), Paris, 1985. 6 Cette notion littéraire est toutefois régulièrement remise en question, qu’on se souvienne de l’essai de J. Derrida, « La Loi du genre », Glyph, 7, 1980, p. 55-81, repris dans Parages, Paris, 1986, cité ci-dessus par Anne-Claire Yemsi-Paillissé. Plus récemment, une brillante remise en cause des genres de la littérature médiévale dans C. Girbea, Le Bon Sarrasin dans le roman (XIIe-XIIIe siècle), mémoire d’HDR soutenu à l’Université de Poitiers (2013), sous presse aux Classiques Garnier.
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conclusions tation ne va pas de soi. Les auteur(e)s ayant participé au volume sont, à trois exceptions près, des femmes. La problématique du genre n’intéresserait-elle donc pas les hommes ? Il est vrai que, du moins dans ses débuts outre-Atlantique au lendemain de 1968, les Gender studies revendiquent une forte charge subversive. Elles relèvent même, pour faire bref, d’un « féminisme radical ». Elles partent du postulat que le genre est au sexe ce que la nature à la culture ou le déterminisme biologique au caractère social des différences. Construite fallacieusement au cours des siècles, l’idéologie asservissante du genre fomenterait les rôles et les rangs respectifs assignés aux hommes et aux femmes, les différences d’éducation et de socialisation entre filles et garçons, la division du travail selon les sexes ou les espaces masculins publics et féminins domestiques. Pour les plus engagées de ses premières théoriciennes, le genre apparaît comme un élément d’oppression, qui marque autant la frontière entre les dominants et les dominés que la classe ou la race7. La réaction à ces positions extrêmes n’a pas tardé à venir, principalement de la part de quelques historiennes françaises spécialistes de la période moderne et contemporaine, qui prônent une approche plus distanciée du problème8. Un ton tout en nuances est adopté par les études dont il faut synthétiser ici les acquis. Si elles signalent, à juste titre, les stratégies de sujétion subies par la femme tout au long de son histoire, mais aussi ses résistances et combats pour les dénoncer et pour les dépasser, elles n’en gardent pas moins le recul indispensable à toute écriture de nature historiographique ou critique. Leurs apports conservent assurément une subtilité et un recul analogues au titre de l’ouvrage qui joue avec humour sur deux homonymes : « Le legs des pères et le lait des mères. » Suivant cette prémisse, la paternité et la maternité feront successivement l’objet de cette conclusion, qui finira par la rupture de la modernité dans la structuration des genres. Des pères plus affectueux que despotiques Le père despotique était le grand absent du colloque dont est issu le présent ouvrage. Certes, dans sa communication orale, Sylvie Joye9 rappelait bien que les textes législatifs de Rome sont recopiés encore dans les royaumes germaniques, et qu’ils admettent l’exposition du nouveau-né, selon le bon vouloir du chef de famille. Le moine Cassiodore († 580) permet qu’on vende les enfants pour survivre, et les histoires d’infanticide politique ne manquent pas dans les récits de Grégoire de Tours sur les premiers Mérovingiens. Tout n’est cependant pas si sombre. La pietas, au double sens chrétien de « pitié » et « piété », de « compassion » et de « dévotion », tempère le droit de vie et de mort du paterfamilias romain. La Règle de saint Benoît donne même une image du géniteur tout en affection, qu’elle oppose à la dureté du précepteur : « Que l’abbé sache allier la sévérité du maître à la tendre indulgence du père »
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J.W. Scott, « Gender: A Useful Category of Historical Analysis », The American Historical Review, 91, 1986, p. 1053-1075. 8 « Aimantée par les images de la femme victime, battue, trompée, humiliée, sous-payée, seule, prostituée, cette histoire a été celle du malheur féminin », M. Perrot, « Préface », Une histoire des femmes est-elle possible ?, dir. M. Perrot, Marseille, 1984, p. 13. « On voit se dessiner un peu de lassitude autour du thème de la femme comme éternelle humiliée ou opprimée. À ce courant dit “misérabiliste” s’oppose celui de la présence des femmes », A. Farge, « Pratiques et effets de l’histoire des femmes », Ibid., p. 24. Voir également M. Ozouf, Les Mots des femmes : essai sur la singularité française, Paris, 1995. Au passage, l’on se souviendra de la médiatisation inattendue du débat dans les articles par lesquels les historiennes américaines et françaises en question ont ferraillé autour de l’affaire DSK, dans les colonnes de Libération en juin 2011. 9 Sylvie Joye a participé au colloque les 13 et 14 juin 2013 mais n’a pas pu remettre d’article pour la publication des actes.
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conclusions (§2). S. Joye montrait même que le lien entre le père et sa fille peut devenir privilégié. En effet, Théodulfe, Ermold le Noir ou l’auteur de l’épopée de Paderborn campent Charlemagne en père soucieux de ses enfants, et plus encore de ses nombreuses filles Rotrude, Berthe, Gisèle, Ruodhaide, Theodrada et Hiltrude. Il est fier de leur ressembler physiquement, et il s’en veut de ne pas arriver à toutes les marier. À la fin du Moyen Âge, une certaine littérature didactique insiste sur l’intimité et sur la confiance de la relation que le père doit entretenir avec ses filles. Grâce à l’analyse serrée des Enseignements à sa fille Isabelle de Saint Louis (†1270) et du Livre pour l’enseignement de ses filles (1371-1373) du Chevalier de la Tour Landry, Katherine Sowley démontre que le père transmet à sa progéniture féminine un héritage à la fois psychologique et moral ; il contribue même, ne serait-ce qu’à son miroir, à construire sa féminité. Empreinte d’une « forte affectivité », cette éducation emploie largement l’exemplum ou anecdote édifiante, transformée en discours performatif par excellente. Le père éducateur puise ces récits dans un vieux corpus littéraire de femmes illustres, où les héroïnes de l’Ancien Testament tiennent le haut du pavé, mais aussi dans sa propre expérience personnelle ou dans une tradition propre à sa famille. De la sorte, à une époque où la subjectivité littéraire voit le jour10, il retrace son autobiographie et il perpétue la mémoire généalogique de sa maison. À l’époque moderne, l’iconographie devient un support pédagogique des messages destinés aux fillettes. On la trouve certes dans les premiers livres imprimés, parmi lesquels le Livre pour l’enseignement de ses filles connaît un franc succès. Des images à vocation didactique apparaissent également dans des objets qui, comme la vaisselle ou la tenture, décorent l’espace intérieur et domestique. À l’aide des travaux récents11, l’exposé oral d’Elvira Fente12 retrouvait l’affection paternelle que traduisent les sources des XIVe et XVe siècles, en particulier les récits de miracles. Il en va de même pour le personnage de saint Joseph, que l’hagiographie, la théologie et l’iconographie présentent, à l’orée de l’époque moderne, dans toute la faiblesse, l’humilité et l’obéissance du pacificateur13. Le père médiéval est, à la fois, nourricier et social. Loin des idées reçues, il n’est pas toujours lointain et autoritaire. Aussi fort soit-il au Moyen Âge, le lien entre le père et la fille n’est sans doute pas aussi serré qu’entre le père et le fils. Disciple de Thomas d’Aquin, Gilles de Rome rédige son De Regimine principum (1277-1279) à l’endroit du jeune Philippe le Bel. Ce miroir aux princes connaît un succès considérable au sein de la noblesse, auprès de laquelle il instille par percolation des principes éducatifs censés s’adresser seulement au futur roi. Ses idées connaissent une large diffusion, comme le prouvent les trente-six manuscrits conservés à ce jour de sa traduction française par Henri de Cauchy, ainsi que ses versions castillane, catalane, allemande, anglaise ou hébraïque. Christiane Raynaud démontre jusqu’à quel point ce texte participe à la construction du genre. Gilles affirme, en effet, que « la femme est rarement plus sage que l’homme », que son cœur est trop tendre, que son corps réclame de plaisirs à l’excès et que sa volonté est trop faible pour contrôler sa personne. Les vingt-deux derniers chapitres du livre concernent la guerre, dont la femme, que sa complexion froide rend peureuse et molle, est totalement exclue. En cela, Gilles diffère de Socrate ou de Platon qui lui accordaient un certain 10
M. Zink, La Subjectivité littéraire : autour du siècle de saint Louis, Paris, 1985. En particulier de Didier Lett, L’enfant des miracles : enfance et société au Moyen Âge (XIIe-XIIIe siècles), Paris, 1997, « Tendres souverains », dir. J. Delumeau, D. Roche, Histoire des pères et de la paternité, Paris, 2000, p. 17-40, Hommes et femmes au Moyen Age : histoire du genre (XIIe-XVe siècle), Paris, 2013. 12 Elvira Fente a participé au colloque les 13 et 14 juin 2013 mais n’a pas pu remettre d’article pour la publication des actes. 13 P. Payan, Joseph : une image de la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, 2006. 11
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conclusions rôle au combat, ne serait-ce que dans sa préparation ou dans la défense des villes. En revanche, le bon roi se doit de guerroyer. Sa virilité se trouve d’autant plus renforcée par l’usage des armes. À la fin du Moyen Âge, tandis qu’elle se voit exclue de la moindre participation à la guerre, la femme assiste à la détérioration progressive de son statut juridique14. Isabelle Ortega applique une grille fondée sur le genre à sa solide analyse de la dévolution des prénoms dans l’aristocratie franque de Morée aux XIIIe et XIVe siècles. Le legs onomastique que le père attribue au premier-né des garçons est un capital symbolique primordial, qui le prédispose à hériter un jour de la seigneurie ancestrale. Le prénom de l’aîné, véritable programme sur son rôle à venir, sera nécessairement agnatique. La primogéniture produit une telle homonymie que seul le recours à des surnoms, en particulier « le jeune » ou « le vieillard », junior ou senior, évite des confusions, en distinguant les individus d’une lignée. Par contraste, une plus grande fantaisie se retrouve dans le choix des prénoms des filles, surtout si elles n’héritent pas. À un degré moindre, la même imagination est à l’œuvre pour les cadets des garçons dont la destinée n’est pas liée à la baronnie ancestrale. Les filles, que leur dot exclut désormais de l’héritage familial, et les garçons puînés sont les grands exclus du lignage. L’onomastique traduit bien cette marginalisation. Comme pour Isabelle Ortega, les Balkans avait été choisis pour espace d’érudition par la communication au colloque d’Andrea Iancu15. Autour de 1800, les boyards de Valachie sont habités d’une religiosité eschatologique qui rappelle les retrouvailles entre le corps et l’âme au jugement dernier. Le juge divin tiendra alors compte de l’attention avec laquelle chacun a écouté son père et sa mère qui lui transmettent la mémoire des ancêtres, leur assurant, sinon la résurrection de la chair, du moins une certaine survie par le souvenir. Chez les boyards de Valachie, le modèle judiciaire conditionne largement l’image du père de famille, qui peut déshériter un fils peu loyal. Il le maudit alors publiquement, en prononçant une formule rituelle d’imprécation. Sa décision n’est toutefois pas irréparable. Si le rejeton fautif se repent, il peut obtenir le pardon paternel au terme d’un long rite pénitentiel qui comporte plusieurs étapes : culpabilisation, peine, aveu, promesse, pardon… Le jugement paternel et son application remettent ainsi le fils dans ses droits. Aucun mal n’est irréparable. La rémission de la peine est toujours possible par la grâce du père, juge miséricordieux à l’image de Dieu. Des mères éducatrices Dans les anciennes sociétés, la mère apparaît souvent comme la garante de la mémoire généalogique. En conservant et en transmettant le souvenir des ancêtres, elle assure la continuité de sa famille. Claire Serp montre combien cette pratique est signifiante dans les romans arthuriens des XIIe et XIIIe siècles, qui la représentent certes, mais dans le creux de la transgression. Leur logique narrative est souvent perturbée par des mères qui faillent à cette mission éducative. En occultant à Perceval ses origines familiales, la veuve de la Gaste Forêt a probablement provoqué la pire des catastrophes. Cette ignorance empêche son fils de s’intéresser à la santé du Roi Pêcheur, qu’il ne sait pas être son oncle maternel, et de lui poser la question libératrice sur le Graal. Plus grave est l’inceste qu’Arthur commet, à son insu, avec sa demi-sœur
14 M. Aurell, « La détérioration du statut de la femme aristocratique en Provence (Xe-XIIIe siècles) », Le Moyen Âge, 91, 1985, p. 5-32, « Les femmes guerrières (XIe et XIIe siècles) », Famille, violence et christianisation au Moyen Age : mélanges offerts à Michel Rouche, Paris, 2005, p. 319-330 15 Andrea Iancu a participé au colloque les 13 et 14 juin 2013 mais n’a pas pu remettre d’article pour la publication des actes.
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conclusions Anne, dont naîtra Mordred, le terrible traître. Par la suite, ce garçon, à la fois fils et neveu d’Arthur, fautera avec Guenièvre, épouse de son propre père (ce dont Mordred ne se doute pas, non plus). Leur adultère est à l’origine du cataclysme final décrit dans la Mort Artu. L’ignorance d’Arthur ne lui est pas imputable. C’est plutôt sa mère Igerne qui aurait dû l’initier à sa filiation, mais son enfant adultérin a été caché et élevé par les parents de Keu qui ne sait pas, à son tour, que sa mauvaise nature provient de sa mise en nourrice. Sa mère a, en effet, préféré donner le sein à Arthur plutôt qu’à lui. Son allaitement mercenaire par une vilaine roturière l’a privé des qualités nobiliaires. L’anecdote se transforme ainsi en exemplum, alors que l’Église conseille aux mères d’allaiter leurs propres enfants selon le modèle de la Virgo lactans16. Au rang des mauvaises mères, Claire Serp classe aussi Hélène, épouse de Ban de Benoïc, qui abandonne son fils, certes dans les circonstances extrêmes du massacre de sa famille. Lancelot sera donc élevé par Viviane, la dame du Lac, qui l’instruit parfaitement au sujet de la chevalerie, mais nullement des valeurs familiales. En somme, pour le bien de l’économie du récit et pour l’édification des lectrices, le roman arthurien met souvent en scène des mères coupables d’amnésie généalogique et de négligences pédagogiques. Même invincible, l’ignorance de leur progéniture provoque des catastrophes sans fin. À l’opposé des mères peu soucieuses d’éducation du roman arthurien, La Princesse de Clèves, analysée par Jean-Louis Meunier, campe Madame de Chartres en éducatrice au-dessus de tout soupçon. Le legs éthique qu’elle transmet à sa fille est irréprochable. Il relève même de l’augustinisme, voire du jansénisme. Un sens du devoir des plus stricts permettront à sa fille, pense-t-elle, d’évoluer sans faute dans la claustrophobie curiale, où règnent la passion, l’intrigue et la calomnie. Ses conseils apparaissent comme un héritage, comme un don, qui devrait la préserver des pièges du monde. Elle les lui a même rappelés dans leur ultime rencontre. C’est de façon tragique que cette mère agonisante lui dit préférer recevoir « la mort avec joie » que d’assister à sa chute. La leçon, à en croire la dernière phrase du roman, a été bien retenue par la princesse : « et sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables. » La mère a peut-être atteint son objectif. Sous la plume de Madame de La Fayette, ses relations avec sa fille n’en traduisent pas moins une tension indéniable. À suivre l’exposé oral de Maria Gloria de Araujo17, les chansons galaïco-portugaises des XIIIe et XIVe siècles accordent à la femme un tout autre rôle pédagogique que les romans arthuriens ou que la Princesse de Clèves. Au centre du triangle amoureux, la dame se doit d’éduquer son amant à un « schéma cognatique », favorable au statut des femmes et à la matrilinéarité de la conscience généalogique. Le poète préconise ainsi un amour libéré des entraves de la pression du chef du lignage sur le mariage. En effet, le « schéma agnatique » est contesté par les troubadours qui souhaitent l’égalité entre les amants et un rééquilibrage des rôles du genre dans la réciprocité amoureuse. Le jongleur Johan Zorro défend même le libre choix du conjoint car, pour lui, « l’amour doit conduire au mariage ». La fin’amors rejoint ainsi la consensualisme cher aux théologiens qui réfléchissent alors sur le sacrement du mariage. Avec eux, les troubadours subvertissent « le déterminisme social basé sur le sexe ». Avec les Enseignements moraux, nous quittons la lyrique amoureuse pour un traité didactique. Son auteur, Christine de Pizan (1365-c. 1435) nous dit être devenue, à vingt-cinq ans,
16 « Contrairement à l’idée reçue […], l’allaitement maternel est toujours valorisé et préféré à l’allaitement mercenaire. Il est encore un moyen, pour la mère, se racheter, en imitant Marie […] (Virgo lactans) », D. Alexandre-Bidon, D. Lett, Les Enfants au Moyen Age (Ve-XVe siècles), Paris, 1997, p. 30. 17 Maria Gloria de Aranujo a participé au colloque les 13 et 14 juin 2013 mais n’a pas pu remettre d’article pour la publication des actes.
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conclusions « vrai homme ». À ce jeune âge, le veuvage la met, en effet, à la tête de sa famille composée par ses trois enfants, sa mère et sa nièce. Pour subvenir à leurs besoins, elle s’adonne aux lettres et elle crée un atelier pour confectionner ses propres manuscrits. Tout en nourrissant les siens de sa plume, elle se propose de transmettre à ses lecteurs une philosophie de la vie. Pour y parvenir, elle adopte une écriture de type gnomique, qu’Ellen Thorington explore à l’aide des enluminures qui l’accompagnent. Christine de Pizan personnalise son discours et elle le situe dans l’intimité familiale de la mère qui tutoie son fils Jean de Castel et son ami, le fils du comte de Salisbury, auxquels elle offre en cadeau la sagesse. La reine Isabeau de Bavière commandite une copie du livre, qui acquiert ainsi un public bien plus large, celui de la patrie tout entière. Aux temps de la naissance de la nation France18, les Enseignements moraux se transforment en un « projet quasi-politique ». Une sociabilité curiale de mères éducatrices dépasse largement le cadre privé. Le cas de Christine de Pizan est assurément exceptionnel à la fin du Moyen Âge. Il n’empêche qu’elle a su tirer profit de son veuvage, qui accorde aux femmes de l’aristocratie un statut juridique avantageux en comparaison de la jeune fille nubile ou de la dame mariée19. Plusieurs articles insistent sur le changement qu’entraîne, dans l’histoire de la parenté et du genre, l’avènement de la modernité. La fin d’un long Moyen Âge ouvre la porte à une autre distribution des rôles respectifs des hommes et des femmes. Cette évolution s’accompagne de nouvelles idées. L’accès à des civilisations jusqu’alors inconnues met en cause la centralité ou la supériorité de l’Occident. Bayle, Leibniz ou Montesquieu discutent, par exemple, des écrits du jésuite Matteo Ricci sur la Chine. La controverse sur la tolérance religieuse asiatique et sur le despotisme oriental passionne les philosophes des Lumières, qui mettent en cause l’organisation politique de leurs royaumes à l’aune de l’Empire chinois. Le débat concerne aussi le genre. La découverte de l’Amérique élargit l’horizon mental des Européens. Comme le note Géraldine Méret, elle les met devant l’altérité. Les récits de voyage confrontent le nouveau monde au vieux continent. Les livres des capucins Claude d’Abbeville et Yves d’Évreux contiennent une description des mœurs des Tupis du Maranhão, qui mêle subtilement l’observation de l’Autre à l’éloge de la bonté naturelle du primitif. Leur « volonté d’exotisme » et leur « affirmation d’une humanité partagée » témoignent de leur curiosité pour l’indien et de leur sympathie envers lui. Ils ne le jugent nullement. Tout au plus se bornent-ils à décrire, sans commentaires de valeur, l’institution de la couvade, par laquelle le père prend, après la naissance de son enfant, la place de la mère, pour se coucher avec le bébé et être au centre des festivités. En outre, les deux missionnaires normands acceptent sans sourciller les opinions les plus défavorables des Tupi sur les femmes. Au sein de la tribu, l’idée est globalement admise qu’au cours de leur enfance les garçons se forment et les fillettes s’amusent. Claude d’Abbeville et Yves d’Évreux succombent aux mêmes préjugés, tandis qu’ils attribuent le paganisme et le cannibalisme aux femmes plutôt qu’aux hommes, comme si le mâle était seul à incarner le mythe du bon sauvage. En définitive, selon Géraldine Méret, tout en décrivant de façon neutre et distancée la conduite de la tribu qu’ils observent attentivement et qu’ils ne prétendent pas juger, les deux missionnaires tiennent un discours plutôt misogyne.
18 19
C. Beaune, Naissance de la nation France, Paris, 1985. E. Santinelli, Des femmes éplorées : les veuves dans la société aristocratique du Haut Moyen Âge, Paris, 2003.
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conclusions Portraits de femmes émancipées La Renaissance coïncide-t-elle avec l’émancipation de la femme ? Le problème n’est pas approché d’une façon si excessive, et sans doute inexacte, dans les pages précédentes. Deux biographies montrent toutefois qu’aux XVIe et XVIIe siècles de fortes femmes ont su contester le système social et juridique qui les reléguait au second plan de la vie culturelle et politique. Béatrice Alonso suit ainsi le « défi aux genres », au double sens social et littéraire, lancé par Louise Labé (1524-1566). Au passage, elle remarque, avec une logique imparable, que nous parlons toujours de la paternité d’une œuvre, jamais de sa « maternité », même si son auteur est une femme. D’automatismes mentaux similaires sont intervenus dans la critique littéraire. Certains des commentateurs de sa poésie appellent encore Louise Labé, de manière fort sexiste, la « Belle cordière ». Ils lui ont taillé une légende noire et ils ont même entrepris de la désapproprier d’une partie de sa production littéraire. Reprochent-ils à la poétesse lyonnaise la fierté avec laquelle elle revendique sa féminité, qu’elle met sur un pied d’égalité avec la masculinité ? Elle n’en défend pas moins une spécificité féminine. En effet, l’ordre et la sagesse lui apparaissent comme des contre-valeurs, auxquelles elle préfère Folie qu’elle campe en figure allégorique de la femme. Le thème est certes dans l’air du temps, comme le prouvent l’Éloge de la folie d’Érasme ou la maxime de La Rochefoucauld : « Qui vit sans folie n’est pas aussi sage qu’il croit. » L’originalité de Louise Labé est d’avoir féminisé sans complexes Folie personnifiée. Béatrice Alonso soulève une question capitale. La critique littéraire a « ontologisé » à outrance le genre de Louise Labé, dont l’œuvre a été parfois traitée avec mépris. Son cas est loin d’être exceptionnel. À la fin du XIXe siècle, Christine de Pizan fait l’objet de jugements aussi péremptoirement méprisants, sinon plus, de la part des tenants les plus en respectés de la critique littéraire universitaire. « Ne nous arrêtons pas à l’excellente Christine de Pisan, bonne fille, bonne épouse, bonne mère, du reste un des plus authentiques bas-bleus qu’il y ait dans notre littérature, la première de cette insupportable lignée de femmes auteurs, à qui nul ouvrage sur aucun sujet ne coûte, et qui pendant toute la vie que Dieu leur prête, n’ont affaire que de multiplier les preuves de leur infatigable facilité, égale à leur universelle médiocrité », lisons-nous, avec un certain dégoût, dans un manuel d’histoire de la littérature qui fait autorité aux alentours de 190020. Une misogynie similaire point chez les commentateurs de Louise Labé, qui ont voulu la déposséder de son œuvre en prose pour la cantonner à sa seule poésie. Les positions assumées dans l’Epistre dédicatoire et dans Le Débat de Folie et d’Amour, véritables manifestes féministes et littéraires, devraient pourtant prévenir de tels postulats. Pour la poétesse, la femme n’est en rien inférieure à l’homme en amour, comme il ressort des figures féminines de la mythologie et de la littérature gréco-romaines, que Louise Labé connote fort positivement : Didon, Hélène, Artémis, Sapho… Le fonds, sinon la forme, de son œuvre présente une indéniable tonalité féminine. Une écriture propre aux femmes existe-t-elle ? Pour la période médiévale, Christine de Pizan et sa volonté de prendre la plume en « vrai homme » vient d’être évoquée. Au demeurant exceptionnel dans son œuvre, ce déni de féminité doit-il être lu au premier degré ? Ailleurs, elle insiste sur la solitude féminine et sur le chagrin qu’elle comporte : Seulete suy et seulete
20 G. Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, 1894, p. 162-163. C’est, bien évidemment, dans un tout autre registre que se situe la récente biographie de F. Autrand (Christine de Pizan : une femme en politique, Paris, 2009) qui montre la finesse et l’ouverture d’esprit avec lesquelles Christine de Pizan observe la politique et la société de son temps.
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conclusions vueil estre, / Seulete m’a mon doulz ami laissiée, / Seulete suy, sanz compaignon ne maistre21. Derrière le jeu esthétique de sa ballade anaphorique et de l’émotion qui en découle, ne peut-on pas entendre résonner l’écho d’un rappel autobiographique ? Le statut juridique et la condition sociale de la veuve sont pleinement assumés par la poétesse, que la mort du mari met dans une situation propre à tant de dames médiévales. Il est courant que, mariées dès leur plus tendre âge à des hommes mûrs, elles perdent leur époux dans leur jeunesse. Au milieu du XIIe siècle, Marie de France, première écrivaine de langue française, n’hésite pas à afficher avec fierté sa maîtrise des classiques latins et de leur langue, peut-être pour prouver son accès à une culture généralement réservée aux clercs. De son temps, son œuvre est jugée trouver un écho favorable auprès d’un public féminin : « Les Lais plaisent habituellement aux dames, qui les entendent volontiers et avec bonheur », dit son contemporain Denis Piramus. Il est vrai que les personnages féminins sont souvent les protagonistes de ses contes. Ils peuvent certes être dessinés sous des traits négatifs, à l’image de la libidineuse épouse d’Arthur qui accuse Lanval de viol parce qu’il n’a pas voulu la posséder, de la femme adultère de Bliscavret, qui le garde par traîtrise dans l’état de loup-garou, ou de la femme du sénéchal qui trame sa mort pour épouser son amant le roi Équitan. Il est indéniable que plusieurs harpies traversent la scène des Lais. Si quelques rares mégères ont vu leur portrait brossé par Marie de France, les amoureuses sincères et les épouses fidèles les surpassent en nombre dans son œuvre. Elles usent de toute leur ingéniosité pour surmonter des situations que rendent intenables les hommes. Elles jouissent d’un vrai pouvoir — et pas seulement de séduction ou domestique, mais public — sur une société dominée par leur père, mari ou frères. Elles détiennent, du reste, une culture livresque : elles lisent le latin de leur psautier et elles écrivent des lettres en vernaculaire à leurs amants. La maternité, le gynécée, la rumeur des dames, qui fait et défait les réputations, la domesticité féminine et le couvent de nonnes sont la toile de fond de Frêne et, à un degré variable, des autres lais. Dans ce domaine, les détails de la vie quotidienne abondent. Dans Milon, il est même question d’un bébé en voyage, « allaité, changé de couches et baigné ». Enfin, le thème de la mal mariée, issu de la poésie lyrique, répond à la crainte des jeunes filles de l’aristocratie pour les noces forcées, que Marie de France tient pour « un grand péché ». Il est développé dans Guigemar, Yonec et Rossignol, où des jeunes épouses trompent par ruse et par magie les vieux barbons qui les ont enfermées dans des donjons ou jardins emmuraillés. Il réapparaît, sous un jour bien différent certes, dans la Vie de sainte Audrée, en anglo-saxon Etheldreda (†679), reine de Northumbrie, qui refuse de consommer ses deux mariages pour se retrouver abbesse d’Ely. Reprises ou inventées par une femme, toutes ces histoires touchent leurs auditrices22. La philologie a fait chèrement payer à Christine de Pizan ou à Louise Labé d’avoir investi à contre-courant le champ littéraire. Un traitement aussi dur est, encore de nos jours, réservé par les romanciers et par les cinéastes à Anne-Marie-Louise de Montpensier († 1693), la Grande Mademoiselle, pour être intervenue en politique, domaine masculin par excellence sous l’Ancien Régime. Son engagement dans la Fronde ne lui est pourtant pas imposé par les seules circonstances. De sa part, il s’accompagne d’une conscience aiguë des contraintes sociales de son sexe et d’une volonté affichée de s’en débarrasser. Sophie Vergnes analyse ses Mémoires (1652), qui justifient son action militaire, en particulier à Orléans. La Grande Mademoiselle s’insurge contre l’idée « qu’il n’y a dame qui ne commande bien à la guerre ». En 1672, Pierre Bourguignon la peint en Minerve, déesse de la guerre juste et sage, portant le 21 22
« Cent ballades », Œuvres poétiques de Christine de Pisan, éd. M. Roy, Paris, 1886, t. 1, p. 12, XI, v. 1-3. M. Aurell, Le Chevalier lettré : savoir et conduite de l’aristocratie aux XIIe et XIIIe siècles, Paris, 2011, p. 244-248.
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conclusions casque et la lance. Par une heureuse mise en abîme, l’artiste lui fait tenir le portrait de son propre père, Gaston d’Orléans. Sa vie durant, ses relations avec Monsieur sont complexes, voire conflictuelles. Elle dit, d’une part, l’avoir tiré de sa mollesse pour le mener au combat. Elle lui reproche, d’autre part, d’accaparer le patrimoine de sa mère, qu’elle lui réclame. Les sources unanimes louent le courage et la détermination de cette forte femme, qui n’a jamais accepté d’être subordonné aux hommes. Pourtant, ce « désir d’émancipation » lui vaudra bien des récriminations dans l’historiographie ultérieure, contre lesquels s’insurge S. Vergnes. Inversion des genres et contestation sociale Trois articles sont consacrés aux œuvres littéraires et cinématographiques de langue castillane entre 1980 et nos jours. Ces créations portent en elles une indéniable charge révolutionnaire. Sabine Coudassot-Ramirez se penche ainsi sur le livre de la Mexicaine Carmen Bullosa, Disparaître (1987), qu’elle qualifie d’« œuvre “terroriste” » et d’« entreprise de destruction qui vise à saper les fondements de la société mexicaine catholique bien-pensante ». Il est vrai que, dans le pays de la romancière, la famille fait partie des mythes fondateurs de la nation. La maternité y est, du reste, sacralisée jusqu’à l’hyperbole d’une statuaire omniprésente dans les jardins publics. Disparaître raconte l’histoire d’une famille « recomposée » qui se « décompose » par l’irruption d’un « ça » (eso), aussi mystérieux qu’impitoyable. Un veuf hanté par son épouse disparue et une marâtre évinçant ses enfants deviennent les protagonistes du récit. Ce dynamitage de la société bourgeoise mexicaine rappelle, à bien des égards, L’Ange exterminateur (1962) de Luis Buñuel. Le lien entre le cinéma et la littérature ramène à l’étude de Jeanne Raimond sur les tensions qui traversent deux films de Pedro Almodovar, Volver (2006) et Étreintes brisées (2009). Le premier met en scène des femmes de trois générations, qui vivent dans un village perdu de la Manche où les morts reviennent les visiter. Même postmoderne, cette « ruralité féminine » accentue la stabilité du petit hameau déserté par ses habitants. Cette « petite patrie » (patria chica, selon la désignation castillane de la commune d’origine) contraste avec le monde des scénaristes et des cinéastes du second long-métrage, dont les personnages évoluent dans la corruption de la métropole madrilène. Si dans Volver la mère et l’épouse tiennent le haut du pavé, dans Étreintes brisées un père ignorant sa paternité est au cœur du scénario. En découvrant son fils, inconnu de lui jusqu’alors, il réorganise sa lignée. Ces œuvres deux montrent, d’une part, « le consensus affectif et solidaire féminin » et, de l’autre, « l’acceptation joyeuse de la bâtardise ». Dans un contexte de postmovida, ils mènent à terme une remise en ordre de la parenté sur de tout autres règles que celles qui fondaient la société traditionnelle. Le théâtre est à la fois un genre narratif et un genre dramatique, qui brouille à ce titre la typologie selon laquelle la philologie traditionnelle classifie les œuvres. Anne-Claire Yemsi-Paillissé remarque combien la dramaturgie espagnole contemporaine rend désuète la catégorie littéraire du genre, au moins depuis les pièces de Ramón del Valle-Inclán (1866-1936), farcies de didascalies interminables et impossibles de représenter. Le sabordage du genre, au sens social du terme, intervient également dans les dramaturgies alternatives les plus récentes. Elles renversent, en particulier, les schémas, généralement admis au XXe siècle, sur la relation mère-fille. Une certaine « matrophobie » est même mise en scène, dans des pièces qui contestent explicitement l’existence de la mère23. Dans Étrangers (2006) de Sergi Belbel, une 23 L’auteur rappelle le jeu de mots de Victòria Sau, figure de proue du féminisme radical : Madre no hay más que ninguna (« Il n’y a plus aucune mère ») à partir du dicton Madre no hay más que una (« Mère… il n’y en a qu’une »).
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conclusions mère reproche à sa fille de céder aux valeurs de la féminité et de la maternité contre lesquelles elle s’est, sa vie durant, battue. Pilar Campos raconte, dans Sélection naturelle (2007), l’impossible transmission de l’« être mère », comme si l’éternel retour, génération après génération, de la maternité était rompu. La relation entre la mère et sa fille tourne ainsi au complexe d’Électre (meurtrière de sa propre mère, Clytemnestre), à la dyade (l’opposition de deux principes complémentaires) ou, plus terrifiant encore, au Doppelgänger (la sosie fantastique ou funèbre). Les mères deviennent « écrasées et écrasantes », fermées à toute forme de communication avec leurs filles et castratrices pour leurs garçons. La procréation médicalement assistée est mise en scène par Sanchis Sinisterrra ou Jordi Faura, qui dénoncent la passivité et le silence des mères porteuses, simples réceptacles ou pseudo-usines de bonheur. Pour finir, Anne-Claire Yemsi-Paillissé cite la maxime du droit romain (Mater semper certa est, pater semper incertus) et la phrase de James Joyce (Father’s time, mother’s species, « le père est le temps, la mère est l’espèce », autrement dit, le premier est passager, la seconde perpétue l’humanité). Au prisme de la dramaturgie espagnole la plus contemporaine, elle conclut à leur péremption. Les mangas de vampires présentent parfois un monde aussi perturbé, sinon plus, que le théâtre le plus contemporain. Ces morts-vivants apparaissent souvent dessinés en androgynes. Ils appartiennent à un tout autre univers que le samouraï, guerrier idéal, et que la geisha, parfaite courtisane. Ils préfèrent la « recréation » à la « procréation ». Leur famille ne saurait se résigner à la filiation biologique, mais elle se choisit : « l’“enfant” vampire est autant le frère ou la sœur que le fils ou la fille de son créateur », écrit Marc-Jean Filaire-Ramos. La désorganisation des rôles traditionnels atteint son comble dans la violence, que les vampires reçoivent en héritage et qu’ils perpétuent pour l’éternité. Écrits et dessinés pour deux tiers par des femmes, les mangas associent souvent cette brutalité à des combattantes. Ils influent certainement les comportements, alors qu’un quart de la population japonaise lit au moins un de ces albums par semaine. Bel exemple encore des passerelles que le genre littéraire et le genre social se tendent trop souvent ! Le story telling est performatif. Il reflète les conduites, mais il les modifie aussi. Depuis 1968, la parenté connaît une évolution sans précédents en Occident. Un bouleversement si radical des structures traditionnelles n’a sans doute pas de précédent historique. Il est révolutionnaire. Cette accélération contraste avec la continuité, des siècles durant, des rôles respectifs de l’homme et de la femme. Le présent ouvrage éclaire, à la lumière du passé, le présent. Il donne des clefs pour comprendre l’histoire du genre et la façon dont elle a été racontée. La réflexion de ses auteurs aidera chacun à prendre position face aux bouleversements actuels de la famille. Martin Aurell Professeur d’histoire médiévale Université de Poitiers
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Livre du gouvernement des rois
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Volver et Abrazos rotos -Ramos (PRAG en Lettres modernes appliquées, Université de Nîmes)
Table des matières Introduction, I. Ortega, M.-J. Filaire-Ramos
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Première partie Raconter le genre au Moyen Âge : la transmission d’un legs éthique La relation à la Mère : mémoire familiale et éducation morale dans les romans arthuriens, C. Serp 9 L’apprentissage du genre par la guerre dans li Livres du gouvernement des rois de Gilles de Rome, Chr. Raynaud 17 Legs contraint ou affectif au Moyen Âge : comment le prénom s’inscrit dans le récit genré des lignages en Morée, I. Ortega 29 Le « lait de sagesse » : Les Enseignemens moraux de Christine de Pizan comme legs civique, E. Thorington 45 Le rôle du père dans la construction de la féminité : témoignages littéraires et artistiques entre médiéval et moderne, K. Sowley 65 Deuxième partie Transmettre le genre à l’époque moderne : les témoignages d’une inversion des normes Les représentations du genre et la transmission maternelle : l’exemple du Débat de Folie et d’Amour de Louise Labé, B. Alonso 79 La parenté à l’épreuve de l’Autre. Les familles du Maranhão vues par des missionnaires capucins au XVIIe siècle, G. MÉret
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Au nom du père… et de la mère. Fardeau des héritages et désir d’émancipation dans la construction du genre chez la Grande Mademoiselle d’après ses Mémoires, S. Vergnes 105 Mères et Pères : jeu de présence-absence dans La Princesse de Clèves, J.-L. Meunier
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Troisième partie Témoigner du genre à l’époque contemporaine : un héritage en discussion « Ma mère, mon miroir »… La transmission mère-fille dans les récits dramatiques de l’Espagne contemporaine, A.-Cl. Yemsi-PaillissÉ 125 Disparaître (Carmen-Boullosa, 2012). Le père indigne et la marâtre, S. Coudassot-Ramirez
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sommaire Géométries variables de l’héritage dans Volver et Les étreintes brisées de Pedro Almodovar, J. Raimond 143 Le Legs des pères-mères et le sang des pervers : raconter le genre dans le manga de vampires, M.-J. Filaire-Ramos 155 Conclusions, M. Aurell
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