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Le vêtement au Moyen Âge
Culture et société médiévales Volume 38 Collection dirigée par Edina Bozoky Membres du comité de lecture : Claude Andrault-Schmitt, Anne-Marie Legaré, Marie Anne Polo de Beaulieu, Jean-Jacques Vincensini
Le vêtement au Moyen Âge De l’atelier à la garde-robe Actes du colloque, EHESS-Paris, 27 et 28 septembre 2016
Sous la direction de Danièle Alexandre-Bidon Nadège Gauffre Fayolle Perrine Mane Mickaël Wilmart
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Ouvrage publié avec le soutien de l’École des hautes études en sciences sociales – Centre de Recherches Historiques
© 2021, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2021/0095/352 ISBN 978-2-503-59008-0 eISBN 978-2-503-59009-7 DOI 10.1484/M.CSM-EB.5.120671 ISSN 1780-2881 eISSN 2294-849X Printed in the EU on acid-free paper.
À Françoise Piponnier (1932-2013)
Table des matières
Introduction Nadège Gauffre Fayolle
9 I. À la recherche de la matière
Des foires de Champagne au marché local La circulation des étoffes aux xiiie et xive siècles Mickaël Wilmart
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Le marchand de draps à travers l’iconographie médiévale (xiiie-xve siècle) Rémi Rousselot-Viallet
37
« Drappi tinti » et zendadi Deux types de soieries produites en Italie aux xive-xve siècles Sophie Desrosiers
51
Étoffes et vêtements dans l’inventaire après décès de Giovanni Maringhi, un marchand florentin à Constantinople au début du xvie siècle Ingrid Houssaye Michienzi et Suzanne Lassalle
79
II. Le vêtement : production et circulation Vêtir une ambassade en partance pour le concile de Constance (Savoie, 1417) Nadège Gauffre Fayolle
109
Tailleurs et couturiers à travers l’archéologie et l’iconographie médiévales Perrine Mane
131
Chapeaux, chaperons et autres couvre-chefs Une place de choix dans la garde-robe des ducs de Bourgogne Sophie Jolivet
167
Transmettre, donner, payer Les circulations du vêtement en ville à la fin du Moyen Âge Anne Kucab
185
III. Codification, transgression, usages sociaux Décence ou dépense ? Le contrôle des excès vestimentaires à Florence au xive siècle Christiane Klapisch-Zuber
201
La couleur des vêtements au Moyen Âge Lexiques, teintures, décrets Michel Pastoureau
211
Drôles d’habits… Des vêtements pour les bêtes (xiiie-xvie siècle) Danièle Alexandre-Bidon
229
IV. Imaginaire, héritage et réinterprétations « Laide comme une sorcière » Vêtir et dévêtir le corps et les crimes de la sorcière à la fin du Moyen Âge (xive-xve siècle) Maxime Gelly-Perbellini 257 Réinventer le Moyen Âge Textiles lyonnais néogothiques des xixe et xxe siècles Florence Valantin
283
Le vêtement médiéval à l’écran Quatre degrés d’historicité Sébastien Passot
301
Quand la Nouvelle Vague habillait le Moyen Âge Le vêtement médiéval dans le cinéma de Rohmer, Bresson et Rivette… Yohann Chanoir
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Liste des illustrations
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Nadège G auffre Fayolle
Introduction
En février 1520, à l’âge de vingt-trois ans, Matthäus Schwarz, issu de l’élite marchande d’Augsbourg et appelé à devenir comptable du banquier Antoine Fugger, décide de raconter les événements de sa vie à travers le prisme de ses vêtements1. Son Livre des costumes, qui regroupe 137 portraits de lui-même depuis le ventre de sa mère jusqu’à l’âge de sa retraite2, se veut un témoignage de l’évolution de la mode. Il recoupe de nombreuses thématiques chères aux historiens actuels. En effet, Matthaüs Schwarz prend très jeune conscience du fait que les goûts changent en matière d’habillement et que les coupes, les matières et les couleurs diffèrent d’une décennie à l’autre3. S’il fait montre d’incompréhension quant aux usages vestimentaires de la génération précédente, il ne se comporte pas en simple observateur. Avec méthode, il réunit ses souvenirs ainsi que ses premiers écrits intimes consignés à partir de l’âge de treize ans, ses premières descriptions de vêtements, dès 1514, et il fait même appel à la mémoire de personnes âgées afin de parfaire les portraits habillés de son enfance4. Il emploie la terminologie du vêtement et fournit des précisions techniques, comme le nombre de plis nécessaires à une casaque5. Il indique la nature des matières premières utilisées, donne leurs noms commerciaux et ne s’attache pas seulement à ce qui est visible, mais décrit également les doublures. En fils de marchand et comptable lui-même, Matthaüs Schwarz n’omet pas la dimension économique du fait vestimentaire : il signale parfois le prix des étoffes, des fourrures ou des accessoires de mode et le coût de la confection. En bon connaisseur des circuits commerciaux, il est attentif à la qualité et aux provenances des meilleures étoffes. Sensible à l’adaptation du costume aux circonstances de la vie : 1 M. Schwarz, Le livre des costumes, Paris, BnF, ms. Allemand 211, 71 f. ; M. Schwarz, Un banquier mis à nu : autobio graphie de Matthäus Schwarz, bourgeois d’Augsbourg, P. Braunstein (éd.), A. Guémy (trad.), Paris, Gallimard, 1992, 143 p. ; M. Schwarz et V. K. Schwarz, The First Book of Fashion: The Book of Clothes of Matthäus and Veit Konrad Schwarz of Augsburg, U. Rublack et al. (éd.), New York, Bloomsbury Academic, 2015, 410 p. ; M. Minning et al., Dressed for Success: Matthäus Schwarz. Ein Modetagebuch des 16. Jahrhundert Austellung, Dresde, M. Sandstein, 2019, 236 p. 2 Les portraits sont principalement réalisés par le peintre Narziss Renner (1502-1536) qui travaille également pour Maximilien, empereur du Saint-Empire romain germanique. 3 Matthäus Schwarz a rédigé une autre autobiographie plus complète, qu’il cite dans le Livre des costumes mais qui a aujourd’hui disparu. 4 M. Schwarz, Un banquier mis à nu..., op. cit., p. 5. 5 Ibid., p. 58. Nadège Gauffre Fayolle • Chercheuse indépendante Le vêtement au Moyen Âge. De l’atelier à la garde-robe, éd. par Danièle Alexandre-Bidon, Nadège Gauffre Fayolle, Perrine Mane et Mickaël Wilmart, Turnhout, 2021 (Culture et société médiévales, 38), p. 9-17 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.CSM-EB.5.120818
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les voyages d’affaires, le sport (tir à l’arc, escrime, chasse), les maladies, qui imposent des vêtements de cérémonie, de confort ou de convalescence, il se montre tout aussi fier des tenues exubérantes de sa jeunesse que de son élégance dans la force de l’âge. En témoin scrupuleux, il énumère même les types d’habits qu’il a possédés mais n’a pas souhaité faire figurer dans son autobiographie illustrée, tels les costumes de carnaval ou les vêtements processionnels de sa maison de commerce. Lors de ses longs séjours à l’étranger, il tient à se vêtir à la mode locale et se fait confectionner sur place des tenues qu’il rapporte à Augsbourg où il se plaît à les contempler dans sa garde-robe. Ses coffres abritent des « barettes » de Gènes, de Berne ou de Hollande, des « sayons » lombards, des casaques de Flandre ou des pelisses d’Espagne. Ces multiples aspects mis au jour par l’ouvrage de Schwarz font écho aux préoccupations qui traversent les études contemporaines sur le vêtement médiéval et de la première modernité. La multiplicité des angles d’étude et des spécialités ainsi que le croisement des sources comme l’archéologie, la littérature, les écrits administratifs, législatifs, financiers et judiciaires ou l’iconographie permettent à l’historien de rendre compte de la complexité des dimensions sociales du système vestimentaire, dont l’étude a évolué en fonction des courants historiographiques. L’intérêt porté à l’histoire du costume remonte au xixe siècle6, et ce sont d’abord les sources iconographiques qui furent privilégiées. L’engouement à travers toute l’Europe pour l’esthétique néo-gothique ou le revival médiéval de l’époque romantique donnent alors un retentissement considérable aux ouvrages qui traitent simultanément de l’architecture, des vêtements, des bijoux, des objets de toilette, des armes et des armures du Moyen Âge7. Les recherches menées par Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, publiées en 1873-1874, celles de Germain Demay8 en 1880 ou de Camille Enlart en 19279 s’attachent aux formes des vêtements sans s’attarder sur les matériaux qui les composent. Les textes littéraires et les comptabilités princières qui commencent à être publiées à la même époque10 ne servent encore que d’illustrations aux différentes reconstitutions. Le Glossaire archéologique du Moyen Âge et de la Renaissance de Victor Gay11, édité en fascicules à partir de 1882, les travaux de Joseph Bourrilly12, en 1928, et d’Adrien Harmand13, en 1929, abordent le vêtement en reprenant les méthodes des auteurs précédents, mais les enrichissent par l’apport des sources écrites, tant celles de la pratique que de la littérature et de la poésie médiévales. En 1887, Jules-Marie Richard consacre un chapitre de son ouvrage sur Mahaut d’Artois
6 Il existe dès le xvie siècle des recueils illustrés de costumes destinés aux artistes et aux amateurs d’exotisme géographique ou historique, mais ce ne sont pas des ouvrages d’histoire du vêtement. 7 C. Amalvi, Le goût du Moyen Âge, Paris, Plon, 1996, p. 19-24. 8 G. Demay, Le costume au Moyen Âge d’après les sceaux, Paris, Dumoulin, 1880, 496 p. 9 C. Enlart, Manuel d’archéologie française depuis les temps mérovingiens jusqu’à la Renaissance, Paris, Picard, t. III, 1927, 614 p. 10 Citons à titre d’exemple les comptabilités des rois de France : Comptes de l’argenterie des rois de France au xive siècle, L. Douët d’Arcq (éd.), Paris, J. Renouard, 1851, 432 p. ; Comptes de l’hôtel des rois de France aux xive et xve siècles, Id., Paris, Vve J. Renouard, 1865, 439 p. ; Nouveau recueil de l’argenterie des rois de France, Id., Paris, Vve J. Renouard, 1874, 35 p. 11 V. Gay, Glossaire archéologique du Moyen Âge et de la Renaissance, 2 vol., Paris, Picard, 1887-1928. 12 J. Bourrilly, Le costume en Provence au Moyen Âge, Marseille, Institut Historique de Provence, 1928, 151 p. 13 A. Harmand, Jeanne d’Arc, ses costumes, son armure, Paris, E. Leroux, 1929, 403 p.
introduction
au vêtement à la cour au début du xive siècle14. À travers la comptabilité de la comtesse, attentif à la réalité matérielle des habits, donc à la provenance et à la qualité des étoffes, l’auteur montre l’importance du vêtement dans la vie économique et sociale de la cour. Les études qui ne tiennent compte que du style du vêtement et non de la matérialité ou de la sociologie de l’objet perdurent jusque dans les années 1950. Le premier congrès d’histoire du costume à Venise, en 1955, témoigne encore de cet état d’esprit de la recherche avec l’intervention de Frithjof Van Thienen qui compare le costume « compliqué » et « bariolé » de l’époque gothique à la construction des grandes cathédrales, et ne décrit les étoffes que par quelques termes vagues tels que « riches » ou « exquises »15. Pourtant, au cours de la même session, Paul Post mettait en évidence l’intérêt des recherches relatives à la fabrication des étoffes et à l’évolution technique de la confection afin de mieux saisir l’histoire du costume16. L’année suivante, Jeanne Baylé et Michèle Beaulieu se donnaient pour objectif de définir précisément les différents types de vêtements portés à la cour de Bourgogne, incluant ceux des gens d’armes et des gens de robes17. À cette fin, les auteurs convoquaient les sources comptables des ducs et les chroniques, les écrits littéraires ainsi que les documents figurés (enluminures, peintures, sculptures, vitraux, tapisseries et sceaux). Avec l’essor de l’histoire économique à partir du premier tiers du xxe siècle, le costume n’est plus un domaine réservé aux historiens de l’art. Vers la fin des années 1950, dans les Annales, Roland Barthes observe néanmoins que « l’Histoire du Costume n’a pas encore bénéficié du renouveau des études historiques […] », notamment en ce qui concerne « les rapports du vêtement et des faits de sensibilité tels que Lucien Febvre les a définis […] ». En 1957, il met le système vestimentaire à la mode18. Chez les médiévistes, le vêtement devient un objet d’étude de la vie matérielle et sociale. À travers les matières premières utilisées, les historiens mettent en valeur les progrès techniques et les flux économiques liés à la production et au commerce des textiles et des fourrures, en scrutant les règlements des métiers, les listes des péages ou encore les comptabilités. Ces études des textiles, matières premières du vêtement, sont indispensables aux chercheurs travaillant sur les aspects sociaux et économiques du costume, comme le souligne en 1962 Robert Delort19. Avec une méthodologie statistique permettant d’exploiter, comme ce dernier, des sources sérielles, Françoise Piponnier fait figure de pionnière lorsqu’elle publie en 1971 Costume et vie sociale. La cour d’Anjou xive-xvesiècle20. Les comptabilités du roi René lui permettent
14 J.-M. Richard, Une petite-nièce de Saint Louis, Mahaut comtesse d’Artois et de Bourgogne (1302-1329). Étude sur la vie privée, les arts et l’industrie en Artois et à Paris au commencement du xive siècle, Paris, H. Champion, 1887, 456 p. 15 F. Van Thienen, « L’homme et la mode entre 1450 et 1520 », in Actes du premier congrès international d’histoire du costume, Venise, 31 août-7 septembre 1952, Milan, Centro internazionale delle arti e del costume-Palazzo Grassi, 1955, p. 55-63. 16 P. Post, « La naissance du costume masculin du xive siècle », in Actes du premier congrès international d’histoire du costume, Venise, 31 août-7 septembre 1952, Milan, Centro internazionale delle arti e del costume-Palazzo Grassi, 1955, p. 28-42. 17 J. Baylé et M. Beaulieu, Le costume en Bourgogne de Philippe le Hardi à la mort de Charles le Téméraire, Paris, PUF, 1956, 220 p. 18 R. Barthes, « Histoire et sociologie du vêtement. Quelques observations méthodologiques », Annales, Économie, Société, Civilisation, 12/2 (1957), p. 430-441, ici p. 430 ; Id., Système de la mode, Paris, Le Seuil, 1967, 328 p. 19 R. Delort, « Note sur les achats de draps et d’étoffes effectués par la chambre apostolique des papes d’Avignon (1316-1417) », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, Temps Modernes, 74 (1962), p. 215-291. 20 F. Piponnier, Costume et vie sociale. La cour d’Anjou (xive-xve siècle), Paris-La Haye, Mouton-EPHE, 1970, 431 p.
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en effet de saisir la consommation des matières premières, l’organisation de l’approvisionnement, le système vestimentaire, la hiérarchie des distributions et leur valeur politique, le choix des couleurs, l’organisation de la production et même le vêtement au regard du genre. Ses méthodes de travail ont permis une approche plus précise de l’objet vêtement, mais également de ceux et celles qui les fabriquent, les commandent, les portent ou les reçoivent en cadeaux. Ces études rigoureuses sont déterminantes : elles ont non seulement donné une légitimité à ces thématiques, mais servi de pierre angulaire aux travaux ultérieurs d’historiennes médiévistes : Frédérique Lachaud scrute la cour d’Angleterre en 199221, Agnès Page22 les princes de Savoie en 1993 et Sophie Jolivet la Bourgogne de Philippe le Bon en 200323. En revanche, la recherche ne s’attarde guère encore sur les vêtements plus modestes, les sources étant plus difficiles à réunir. Marguerite Gonon aborde partiellement le sujet à partir des testaments de la région lyonnaise et du Forez24, et les inventaires après décès bourguignons et provençaux permettent à Françoise Piponnier et à Gabrielle Démians d’Archimbaud d’étudier le fait vestimentaire des citadins et des habitants des campagnes environnantes, qu’ils soient modestes ou fortunés25. À partir de 1981, Françoise Piponnier publie plusieurs articles concernant les habitudes vestimentaires des Dijonnais ou les différences de vêture entre les groupes sociaux urbains, et s’intéresse aussi bien aux usages de la soie et à l’utilisation des couleurs qu’au linge de corps et au vêtement paysan26. Ses séminaires à l’EHESS, tant à Paris qu’à Lyon, à partir de 1989 s’attachent à la production et au commerce des textiles, des vêtements et des fourrures, ainsi qu’aux métiers de la confection.
21 F. Lachaud, Textiles, fourrures et livrées : contribution à l’étude de la culture matérielle à la cour d’Édouard Ier (1272-1307), thèse dactylographiée, dir. M. Vale, Université d’Oxford, 1992. 22 A. Page, Vêtir le prince, tissus et couleurs à la cour de Savoie (1427-1447), Lausanne, UNIL, 1993 (Cahiers lausannois d’Histoire Médiévale 8), 228 p. 23 S. Jolivet, Pour soi vêtir honnêtement à la cour de monseigneur le duc de Bourgogne. Costume et dispositif vestimentaire à la cour de Philippe le Bon de 1430 à 1455, thèse dactylographiée, dir. V. Tabbagh, Dijon, Université de Bourgogne, 2003. 24 M. Gonon, « Le cadre de vie en Forez au Moyen Âge d’après les testaments foréziens, 1305-1315, le vêtement », Bulletin de la Diana, 32 (1954), p. 103-106 ; et Id., La vie quotidienne des Lyonnais d’après les testaments (xiveet xvie siècles), Paris, Les Belles Lettres, 1968 (Publications de l’Institut de linguistique romane de Lyon 25), 578 p. 25 F. Piponnier, « Le costume dans les inventaires mobiliers », in M. de Fontanès et Y. Delaporte (dir.), Vêtement et sociétés 1. Actes des journées de rencontre des 2 et 3 mars 1979 à Paris, Paris, musée de l’Homme, 1981, p. 161-169 ; G. Démians d’Archimbaud, « Archéologie et vêtement médiéval : apports et limites des recherches récentes en France méditerranéenne », in Y. Delaporte (dir.), Vêtement et société 2. Actes du colloque national CNRS, vers une anthropologie du vêtement, musée de l’Homme à Paris (9-11 mars 1983), L’Ethnographie, 80/92-94 (1984), p. 309-321. 26 M. Closson, P. Mane et F. Piponnier, « Le costume paysan au Moyen Âge : sources et méthodes », in Y. Delaporte (dir.), Vêtement et société 2. Actes du colloque national CNRS, vers une anthropologie du vêtement, musée de l’Homme à Paris (9-11 mars 1983), L’Ethnographie, 80/92-94 (1984), p. 291-308 ; F. Piponnier, « Linge de maison et linge de corps au Moyen Âge d’après les inventaires bourguignons », Ethnologie Française, 16/3 (1986), p. 239-248 ; Id., « Matières premières du costume et groupes sociaux : Bourgogne xive-xve siècles », in M. Baulant et al. (dir.), Inventaires après décès et ventes de meubles : apports à une histoire de la vie économique et quotidienne, xive-xixe siècle. Actes du séminaire du 9e congrès international d’histoire économique de Berne, Louvain-la-Neuve, Academia, 1988, p. 271-290 ; Id., « Usages et diffusions de la soie en France à la fin du Moyen Âge », in S. Cavaciocchi (dir.), La seta in Europa sec. xiii-xx. Atti della Ventiquattresima Settimana di studi, Prato, 4-9 maggio 1992, Florence, Le Monnier, 1993 (Pubblicazioni. Serie II, Atti delle settimane di studi e altri convegni / Istituto internazionale di storia economica F. Datini 24), p. 786-800, ou encore Id., « Le choix des couleurs, au féminin et au masculin. Le cas du costume bourguignon (xive-xve siècles) », in M. Marín (dir.), Tejer y vestir de la Antigüedad al Islam, Madrid, M. Marín Niño, 2001 (Estudios arabes e islámicos: Monografías 1), p. 453-471.
introduction
Durant les années 1980, les médiévistes ne sont plus les seuls à envisager la question du vêtement. Des modernistes, comme Daniel Roche, se penchent sur « la culture des apparences »27. Les historiens du costume sont à la recherche de nouvelles sources documentaires. Ils s’interrogent sur leurs méthodes de travail et d’analyse des données. Deux colloques interdisciplinaires, organisés par le CNRS en 1979 et 1983, intitulés Vers une anthropologie du vêtement, témoignent de ces préoccupations28. Parallèlement, des ouvrages collectifs thématiques autour du vêtement médiéval, tel Le corps paré : ornements et atours de la revue Razo, en 1987, traitent des bijoux, des accessoires ou de la mode dans la littérature médiévale, tandis qu’en 1989, Michel Pastoureau inaugure la collection des Cahiers du Léopard d’or par un volume dont le titre, Le vêtement : histoire, archéologie et symbolique vestimentaire au Moyen Âge, évoque bien le caractère pluridisciplinaire des recherches en cours : habillements de l’enfant, des travailleurs, de cour, imaginaires, mais également symbolique morale et religieuse du vêtement et introduction de la notion de mode qui sera développée en 1997 par Odile Blanc29. L’ouvrage Se vêtir au Moyen Âge, écrit à quatre mains par Françoise Piponnier et Perrine Mane en 1995, correspond à cette vision très large du fait vestimentaire, tout comme les textes de L’étoffe et le vêtement, vingt-neuvième numéro de la revue Médiévales, paru la même année. Si l’apport de l’archéologie à l’étude du vêtement médiéval avait déjà été souligné par Gabrielle Démians d’Archimbaud dans un article de 198430, la recherche française a été lente à intégrer les données fournies par les fouilles. L’Angleterre, par exemple, s’est intéressée beaucoup plus tôt aux vêtements mis au jour dans les sépultures habillées et les fouilles d’habitats ou de dépotoirs, ainsi qu’aux habits civils conservés comme reliques dans les trésors des églises. Dès la fin des années 1980, des synthèses sur les chaussures, les accessoires vestimentaires, les textiles et les vêtements sont publiées par le Museum of London à la suite des fouilles entreprises lors de l’aménagement des quais de la Tamise31. Ces ouvrages feront date, tout comme les campagnes d’études des vêtements de l’homme de Bocksten en Suède32, entre 1985 et 1997, car les objets ne sont pas simplement inventoriés, mais remis dans un contexte de vie quotidienne et confrontés à diverses sources afin de produire une analyse la plus complète possible. L’étude technique des pièces conservées, tel le « gippon » du Prince Noir ou les chausses, la cotte, le chaperon et la cape de Bocksten, comprend ainsi une analyse des matériaux, un patronage, un examen des modes d’assemblage, des
27 D. Roche, La culture des apparences : essai sur l’histoire du vêtement aux xviie et xviiie siècles, Paris, Fayard, 1989, 550 p. 28 M. de Fontanès et Y. Delaporte (dir.), Vêtement et sociétés 1. Actes des journées de rencontre des 2 et 3 mars 1979 à Paris, Paris, musée de l’Homme, 1981 ; et Y. Delaporte (dir.), Vêtement et société 2. Actes du colloque national CNRS, vers une anthropologie du vêtement, musée de l’Homme à Paris (9-11 mars 1983), L’Ethnographie, 80/92-94 (1984). 29 O. Blanc, Parades et parures, l’invention du corps de mode à la fin du Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1997, 236 p. 30 G. Démians d’Archambaud, « Archéologie et vêtement médiéval… », art. cit., p. 309-321. 31 F. Grew et M. D. Neergaard (dir.), Shoes and Pattens, Londres, MHSO, 1988 (Medieval Finds from Excavations in London 2), 145 p. ; G. Egan et F. Pritchard (dir.), Dress Accessories c. 1150-c. 1450, Londres, MHSO, 1991 (Medieval Finds from Excavations in London 3), 410 p. ; et E. Crowfoot et al. (dir.), Textiles and Clothing c. 1150-c. 1450, Londres, MHSO, 1992 (Medieval Finds from Excavations in London 4), 223 p. 32 A. Sandklef, Bockstensmannen fyndet, konserveringen, dateringen, dräkten, mannen, myten, Stockholm, Fabel, 1985, 70 p. ; M. Nockert, « The Bocksten Man’s Costume », Textile History, 18/2 (1987), p. 175-186, et M. Nockert (dir.), Bockstensmannen och hans dräkt, Halmstad, Stiftelsen Hallands länsmuseer, 1997 (Varbergs Museum årsbok 48), 158 p.
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points de couture et des traces d’usure33. Les découvertes plus récentes de vêtements dans les tombes des cimetières d’anciens villages du Groenland, publiées en 2004 et 201134, ou dans le doublage du plancher du château de Lengberg à Nikolstorf en Autriche, en 2008, sont soumises aux mêmes procédés d’étude35. En France, si de nombreuses publications de chantiers de fouilles consacrent une partie aux accessoires métalliques du vêtement, il faut reconnaître que ces découvertes ne sont pas valorisées par des synthèses sur le sujet. Ce n’est qu’en 2015 qu’est soutenue une thèse consacrée aux accessoires métalliques du vêtement en Provence36. Il est vrai que retrouver en fouilles des pièces de vêtements est assez rare ; ce sont plutôt des fragments d’étoffes qui sont parvenus jusqu’à nous, entraînant avant tout des recherches techniques. Les publications autour de pièces de vêtements archéologiques sont souvent le fait de restauratrices37. À partir des années 2000, l’analyse des diverses dimensions du fait vestimentaire au Moyen Âge reste au cœur des travaux de nombreux chercheurs, bien que les séminaires, les rencontres ou les publications thématiques consacrés uniquement à cette période soient peu abondants, du moins en France. Un séminaire du groupe de jeunes chercheurs médiévistes de la Sorbonne s’y est toutefois intéressé en 2012 et 201338. Plus récemment, en 2019, Alix Durantou a rédigé un ouvrage sur les couvre-chefs féminins39. Ces dernières années se caractérisent par l’absence de travail collectif autour du vêtement médiéval : aucune revue française n’est dédiée à cette thématique, alors que, en Angleterre, Medieval Clothing and Textiles paraît tous les ans depuis 200540. Il est également remarquable qu’aucun grand projet collaboratif français n’ait vu le jour, alors que l’université de Manchester
33 J. Arnold, « The Jupon or Coat-armour of the Black Prince in Canterbury Cathedral », Church Monument, 8 (1993), p. 12-22. 34 E. Østergård, Woven into the Earth. Textiles from Norse Greenland, Gilling, Aarhus University Press, 2004, 296 p. ; et L. Fransen et al., Medieval Garments Reconstructed: Norse Clothing Patterns, Aarhus-Hightown-Oakville, Aarhus University Press, 2011, 143 p. 35 Voir par exemple B. Nutz et H. Stadler, « How to Pleat a Shirt in 15th Century », Archaeological Textiles Review, 54 (2012), p. 79-91, ou Id., « Gebrauchsgegenstand und Symbol. Die Unterhose (Bruoch) aus der Gewölbezwickelfüllung von Schloss Lengberg, Osttirol », in J. Keupp et R. Schimiz-Esser (dir.), Neue alte Sachlichkeit. Studienbuch Materialität des Mittelalters, Ostfildern, Thorbecke, 2015, p. 221-250. 36 O. Thuaudet, Les accessoires métalliques du vêtement et de la parure de corps en Provence du xie au xvie siècle : étude archéologique et approche croisée d’une production méconnue, thèse dactylographiée, dir. A. Hartmann-Virnich, Université Aix-Marseille, 2015. 37 L. Monnas, « The Cloth of Gold of the Pourpoint of the Blessed Charles de Blois: a Pannus Tartaricus ? », Bulletin du CIETA, 70 (1992), p. 116-129 ; O. Blanc, « Le pourpoint de Charles de Blois : une relique de la fin du Moyen Âge », Bulletin du CIETA, 74 (1997), p. 65-82 ; et M. Schoefer, « Le pourpoint de Charles de Blois », Histoire et Images médiévales. Le costume et la mode au Moyen Âge, 6 (2006), p. 79-82 ; I. Bédat et C. Piel, « La manche de Saint-Martin à Bussy-Saint-Martin (Seine-et-Marne) », Coré, 2 (1997), p. 38-43 ; S. Desrosiers et D. Gaborit-Chopin, « La chemise de Saint Louis (notice 68) », in J. Durand et M.-P. Laffitte (dir.), Le trésor de la Sainte Chapelle. Catalogue d’exposition, Paris, musée du Louvre, 31 mai-27 août 2001, Paris, RMN, 2001, p. 331-332 ; T. Anderlini, « The Shirt Attributed to St. Louis », Medieval Clothing and Textiles, 11 (2015), p. 49-78 ; I. Bédat et S. Desrosiers, « Jacque ou pourpoint destiné à un adolescent », in H. Joubeaux (dir.), Trésors de la cathédrale de Chartres. Catalogue d’exposition, Chartres, musée des beaux-arts, 13 avril-27 octobre 2002, Chartres, musée des beaux-arts, 2002, p. 67-69 ; S. Desrosiers, « Dessous royaux du xiiie siècle », Histoire et Images médiévales. Le costume et la mode au Moyen Âge, 6 (2006), p. 72-78. 38 Questes. Revue pluridisciplinaire d’études médiévales. L’habit fait-il le moine ?, [en ligne], (25) 2013, disponible sur (consulté le 25 novembre 2019). 39 A. Durantou, Grandes cornes et hauts atours. Le hennin et la mode au Moyen Âge, Paris, École du Louvre, 2019, 167 p. 40 Cette revue est dirigée par R. Netherton et G. R. Owen-Crocker et éditée par Boydell Press.
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a débuté en 2006 le Lexis of Cloth and Clothing in Britain c. 700-145041, qui a donné lieu en 2012 à la publication d’un dictionnaire42 et à la création en 2016 d’un site internet très didactique à l’intention des étudiants, The Lexis of Cloth and Clothing: the Medieval Royal Wardrobe Accounts43, porté par les universités de Westminter, de Manchester, de Durham, les Archives nationales du Royaume-Uni et l’Arts and Humanities Research Council. Dans la même optique, The Medieval Dress and Textile Vocabulary in Unpublished Sources Project44 de l’université de Westminster a débouché en 2014 sur l’ouvrage Medieval Dress and Textiles in Britain. A Multilingual Sourcebook45. De même, les colloques internationaux en relation avec le vêtement fleurissent en Europe, telles, en 2002, les rencontres de Trente, intitulées De la testa ai piedi, costume e moda in età gotica46, ou celles de Lausanne et Genève, en 2003, avec Le corps et sa parure47. En 2006, à Riggisberg, l’université de Berne et la fondation Abegg-Stiftung organisent une session Mode und Kleidung im Europa des späten Mittelalters. Fashion and Clothing in Late Medieval Europe. Cette thématique fait par ailleurs l’objet d’une forte demande du grand public, entraînant de nombreuses publications de vulgarisation reposant sur des travaux universitaires48. Les expositions et leurs catalogues jouent également un rôle important dans une plus large diffusion des connaissances autour du vêtement : Beaux atours à Bressieux en 200349, La mode au Moyen Âge au château de Langeais en 200750, Pourpoint, mantel et chaperon à Yvoire en 201551, puis, en 2016, Jeanne d’Arc en chemise et en pantalon52 à Orléans et, la même année, La mode au Moyen Âge à la tour Jean sans Peur, à Paris53. Cette dernière exposition a été à l’origine du colloque ici publié. À l’initiative d’historiens et d’historiennes du Groupe d’archéologie médiévale du Centre de recherches historiques (EHESS-CNRS), cette rencontre renouait avec une période d’intenses échanges autour du vêtement médiéval initiés lors des séminaires qu’a tenus Françoise Piponnier au sein 41 Disponible sur (consulté le 25 novembre 2019). 42 Encyclopedia of Medieval Dress and Textiles of the British Isles, c. 450-1450, G. R. Owen-Crocker et al. (dir.), Leyde-Boston, Brill, 2012, 682 p. 43 Disponible sur (consulté le 25 novembre 2019). 44 Disponible sur (consulté le 25 novembre 2019). 45 M. Chambers, G. Owen-Crocker et L. Sylvester, Medieval Dress and Textiles in Britain. A Multilingual Sourcebook, Woodbridge, Boydell Press, 2014, 412 p. 46 L. Dal Prà et P. Peri (dir.), Dalla testa ai piedi, costume e moda in età gotica. Atti del convegno di studi, Trento, 7-8 ottobre 2002, Trente, Provincia autonoma di Trento, Sopritendenza per i beni storico-artistico, 2006, 622 p. 47 J. Wirth et A. Paravicini Bagliani (dir.), Le corps et sa parure. Colloque international, Lausanne-Genève, 16-18 juin 2003, Florence, Sismel-Ed. del Galluzzo, 2007 (Micrologus 15), 552 p. 48 F. Véniel, Le costume médiéval de 1320 à 1480, Bayeux, Heimdal, 2008, 216 p. ; S. Jolivet, S’habiller au Moyen Âge, Luçon, J.-P. Gisserot, 2013, 127 p. ; T. Anderlini, Le costume médiéval au xiiie siècle (1180-1320), Bayeux, Heimdal, 2014, 240 p. 49 V. Fuzier-Perrin et F. Piponnier, Beaux atours. Bijoux et accessoires du vêtement au Moyen Âge xie-xve siècles, Catalogue d’exposition, Bressieux (Isère), musée de Bressieux, 1er mai-31 octobre 2003, Bressieux, Association des Amis de Bressieux, 2003, 18 p. 50 C. Dalarun et L. Hamouda, La mode au Moyen Âge. Catalogue d’exposition, Langeais, Château de Langeais, 27 avril26 juillet 2007, Paris, Institut de France-Château de Langeais, 2007, 91 p. 51 N. Gauffre Fayolle, Pourpoint, mantel et chaperon. Se vêtir à la cour de Savoie (1300-1450). Catalogue d’exposition Yvoire (Haute-Savoie), La Châtaignière-Rovorée, 1er juin-31 octobre 2015, Milan, Silvana editoriale, 2015, 112 p. 52 Jeanne d’Arc en chemise et en pantalon. Vêtements d’homme et de femme au xve siècle, Orléans, Centre Charles Péguy, 1er avril-27 août 2016. 53 N. Gauffre Fayolle, La mode au Moyen Âge. Catalogue d’exposition, Paris, Tour Jean sans Peur, 11 mai 2016- 15 janvier 2017, Paris, Association des amis de la Tour Jean sans Peur, 2016, 39 p.
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de l’École des hautes études en sciences sociales. C’est en effet en pensant à elle qui nous a quittés en 2013 que le programme de ce colloque a été constitué, un programme à l’image de son activité de directrice d’études attentive aux apports et aux croisements des différentes sources, aux confrontations des spécialités et aux rencontres entre jeunes historiens et chercheurs expérimentés. Le propos s’articule autour de deux grandes thématiques : l’économie du vêtement et la culture vestimentaire. La première partie, intitulée « À la recherche de la matière », illustre le fait que le vêtement dans la société médiévale est un bien coûteux. La qualité des étoffes de laine ou de soie est ce qui garantit, en premier lieu, la tenue et la beauté d’un habit. L’étude de Mickaël Wilmart souligne l’importance de la circulation des étoffes depuis les grandes foires qui sont des relais entre les centres de production d’étoffes et les détaillants présents dans chaque ville. Rémi Rousselot-Viallet s’intéresse justement à ces commerçants et fait revivre les préoccupations et la boutique du marchand drapier à travers l’iconographie. Tout un chacun, selon ses moyens, son état et ses envies, fait appel aux drapiers pour se fournir en étoffes de laine et aux merciers et marchands de soie, qui proposent des tissages complexes ou des soieries communes de premier prix. Sophie Desrosiers donne toute leur place à ces étoffes modestes, très utilisées, mais dont les modalités de fabrication sont encore méconnues. Quant aux soieries précieuses italiennes, elles voyagent jusqu’en Orient. Ingrid Houssaye Michienzi et Suzanne Lassalle, à travers l’inventaire après décès d’un négociant florentin expatrié à Constantinople, relèvent ce goût pour les productions innovantes européennes au Proche-Orient. Dans la deuxième partie, « Production et circulation des vêtements », sont mises en lumière les compétences, l’habileté et l’inventivité des artisans de la confection, qui font la qualité du vêtement et des accessoires de mode. Nadège Gauffre Fayolle analyse le rôle du tailleur de cour dans l’organisation de l’approvisionnement et de la confection, surtout lors de commandes urgentes. L’étude iconographique de ce métier, menée par Perrine Mane, couplée aux découvertes archéologiques et aux inventaires après décès, permet d’approcher les gestes et l’outillage du tailleur ainsi que l’organisation spatiale des ateliers. Mais les tailleurs ne sont pas les seuls artisans de la confection à côtoyer les princes : les ducs de Bourgogne étaient férus de couvre-chefs provenant des meilleurs ateliers de chapeliers, accessoires de mode alors indispensables aux xive et xve siècles. Sophie Jolivet étudie les préférences des différents princes et l’évolution des formes et des matières de ces nobles chapeaux. A contrario, d’autres vêtements plus modestes ont souvent une seconde vie : Anne Kucab, à travers les actes de la pratique, les voit passer d’une garde-robe à une autre par le biais de dons, de legs, de saisies et de reventes. Le vêtement est un identifiant fort : chacun s’habille selon son sexe, son âge, son rang et son rôle dans la société. Il différencie un groupe d’un autre, mais il peut également isoler un individu du groupe qui l’entoure. Les lois somptuaires, qui se multiplient à partir du xiiie siècle, témoignent des restrictions vestimentaires, morales et économiques que les municipalités ou les principautés entendent faire respecter sur leur territoire. Dans une troisième partie, « Codification, transgression et usage sociaux », Christiane Klapisch-Zuber présente pour la ville de Florence un document du milieu du xive siècle qui met en avant les attentes en matière de morale vestimentaire comme les modalités administratives du contrôle et de la répression. Ces codes, même s’ils sont souvent détournés ou bafoués, façonnent la société. De même, la couleur du vêtement, qu’elle soit choisie ou subie,
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n’échappe pas à ce système de valeurs. Michel Pastoureau en donne de nombreux exemples. Les aspects symboliques du costume ne sont d’ailleurs pas réservés aux humains : les habits des animaux familiers, étudiés par Danièle Alexandre-Bidon, sont eux aussi fortement connotés et contribuent à souligner le rang et l’aura de leur propriétaire. Déjà au Moyen Âge, les auteurs de récits et les artistes revêtaient leur héros de vêtements allégoriques, thème développé dans la quatrième partie, « Imaginaire, héritage et réinterprétation ». De nombreux archétypes, tel celui de la sorcière, décrite par Maxime Perbellini, alimentent l’imaginaire collectif médiéval. Plus près de nous, au xixe siècle, alors que l’art troubadour s’empare d’un Moyen Âge rêvé, les étoffes médiévales deviennent des sources d’inspiration. Florence Valantin montre l’engouement de l’industrie de la soie pour ces motifs du passé, réinterprétés à l’intention d’une nouvelle clientèle. Enfin la question du vêtement dans la mise en scène au théâtre et au cinéma est cruciale de nos jours : si une certaine justesse historique est de mise pour ancrer le spectateur dans un monde passé, comme le soulignent Sébastien Passot et Yohann Chanoir, la liberté de création des costumes offre, d’une part, la possibilité d’entrevoir les intentions artistiques des réalisateurs et des metteurs en scène et, d’autre part, d’entendre ce que la société contemporaine nous dit d’elle-même. Cette publication espère démontrer avec force que la thématique du vêtement traverse tous les grands courants de la recherche et que les enquêtes autour du vêtement médiéval ont une longue histoire et encore beaucoup d’avenir.
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À la recherche de la matière
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Des foires de Champagne au marché local La circulation des étoffes aux xiiie et xive siècles Dans le cadre de ce colloque sur le vêtement, il paraissait intéressant de se pencher sur les foires de Champagne comme maillon de flux de matières premières pour tenter de comprendre à la fois la production de tissus destinés à la confection et leur mise sur le marché. Au xiiie siècle, ces foires sont en effet incontournables dans le commerce des draps, attirant marchands mais aussi émissaires des grandes cours européennes. Le 12 janvier 1241, le roi d’Angleterre Henri III écrit à son oncle, le comte de Flandre et de Hainaut, pour lui expliquer qu’il a envoyé deux serviteurs, son tailleur Guibert de Kent et Richard son maréchal, à la foire de Lagny-sur-Marne afin d’effectuer divers achats1. Mais, compte tenu de l’insécurité des routes, il a trouvé plus sage de ne pas leur confier d’argent. Aussi lui demande-t-il d’avancer les dépenses de ses envoyés à hauteur de 1 000 marcs en s’engageant à le rembourser ensuite. Une autre lettre nous apprend qu’Henri de Cambrai, clerc du comte de Flandre, a également procédé à l’achat de deux destriers pour le roi d’Angleterre, achat dont la qualité a été vérifiée par les deux émissaires cités précédemment2. En juin 1243, le même roi d’Angleterre envoie son tailleur Roger de Ros à la foire de Provins, toujours sans lui confier d’argent. Il s’adresse alors à quatre créditeurs pour leur demander une avance de 500 marcs chacun : le même Henri de Cambrai, au nom du comte de Flandre, le maître des Templiers à Paris, auprès de qui il s’engage à restituer les fonds par l’intermédiaire d’une commanderie anglaise, ainsi que l’abbé de Saint-Denis qu’il remboursera au prieuré de Deerhust dans le comté de Gloucester, dépendant de l’abbaye3. Enfin, il s’adresse à un marchand, Arnal Béraud, pour la même somme. Si l’on ignore les modalités de règlements des trois premières créances, on sait en revanche qu’il a versé 263 livres et 10 sous à Arnal Béraud, somme avancée à Roger de Ros pour l’achat de soie et de cendal4. Ces dépenses royales sont loin d’être anecdotiques. Elles témoignent à la fois de l’attrait qu’exercent les foires de Champagne sur le commerce européen et du développement 1 Patent Rolls of the Reign of Henry III, t. III, Londres, His Majesty’s Stationery Office, 1906, p. 242. 2 Patent Rolls of the Reign of Henry III, t. IV, Londres, His Majesty’s Stationery Office, 1908, p. 265. 3 Patent Rolls of the Reign of Henry III, op. cit., t. III, p. 378. 4 Ibid. Mickaël Wilmart • CRH, EHESS Le vêtement au Moyen Âge. De l’atelier à la garde-robe, éd. par Danièle Alexandre-Bidon, Nadège Gauffre Fayolle, Perrine Mane et Mickaël Wilmart, Turnhout, 2021 (Culture et société médiévales, 38), p. 21-35 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.CSM-EB.5.120819
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du crédit sur ces mêmes foires, selon des modalités mêlant interconnaissances, réseaux de remboursement (ici monastiques, pour d’autres banquiers) à l’échelle continentale et présence de financiers sur les foires. Si le roi d’Angleterre envoie, sans doute chaque année, son tailleur sur les foires de Champagne, sans attendre une circulation des marchandises jusque dans son royaume, c’est bien parce que ces foires présentent les meilleurs produits européens et des possibilités de crédit très grandes. Pour comprendre la place des foires dans la commercialisation de ces matières textiles destinées à la confection de garde-robes, je m’arrêterai sur les tissus ou draps vendus aux foires, en m’attardant particulièrement sur la production champenoise, et je m’interrogerai sur la façon dont ces foires sont en fait à l’extrémité d’un maillage de marchés en m’appuyant essentiellement sur des exemples languedociens et rhodaniens. Il s’agira d’étudier ces foires non pas comme un système en soi, mais comme une étape dans la circulation des marchandises. Avant cela, je propose un bilan historiographique nécessaire sur un sujet qui semble parfois s’être sclérosé, souffrant d’un angle d’approche trop macro. Les foires de Champagne : bilan historiographique En dépit de leur importance pour l’économie médiévale, l’historiographie de ces foires s’est finalement peu renouvelée ces cinquante dernières années. Abordant l’ensemble des thématiques liées à cette question, l’ouvrage pionnier de Félix Bourquelot5, bien que paru en 1865, a vu nombre de ses conclusions reprises par ses successeurs qui ne l’ont corrigé que sur des points de détails. De fait, il livre en un peu plus de 700 pages une description complète des foires, de leurs origines, de leur calendrier, de leur organisation physique et juridique, du système de conduit mis en place par les comtes, de la géographie française et européenne des échanges, etc. Reprenant le dossier pour sa thèse, deux décennies après la mort de Bourquelot, Paul Huvelin cherche avant tout à théoriser le droit des foires et ne fait que relire les dépouillements de son prédécesseur6. Toutefois, il est le premier à prendre conscience de l’impasse à laquelle conduit l’utilisation des seules sources françaises7. Une génération plus tard, ses successeurs s’attachent à explorer les fonds d’archives étrangers, principalement italiens. Les années 30 voient s’ouvrir deux fronts dans les archives italiennes, qui se poursuivront au cours des deux décennies suivantes. Des historiens belges, essentiellement Henri Laurent et Renée Doehaerd8, dépouillent les fonds génois d’archives notariales pour comprendre l’histoire économique des Pays-Bas dont la production la plus marquante, la
5 F. Bourquelot, Études sur les foires de Champagne, sur la nature, l’étendue et les règles de commerce qui s’y faisait aux xiie, xiiie et xive siècles, Paris, Imprimerie nationale, 1865, 2 vol. 6 P. Huvelin, Essai historique sur le droit des marchés et des foires, Paris, Rousseau, 1897. Pour une mise en contexte de la thèse de Paul Huvelin et sa place particulière chez les historiens du droit : F. Audren, « Paul Huvelin (1873-1924), juriste et durkheimien », Revue d’histoire des sciences humaines, 4 (2001), p. 117-130. 7 P. Huvelin, « Les courriers des foires de Champagne », Annales de droit commercial français, étranger et international, 12 (1898), p. 376-392. 8 H. Laurent, Un grand commerce d’exportation au Moyen Âge. La draperie des Pays-Bas en France et dans les pays méditerranéens (xiie-xve siècle), Paris, Droz, 1935. L’ouvrage est complété par la publication de pièces justificatives : H. Laurent, « Choix de documents inédits pour servir à l’histoire de l’expansion commerciale des Pays-Bas en France
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draperie, trouve un débouché conséquent dans la péninsule italienne où les villes diffusent ensuite les produits dans le pourtour méditerranéen. Or, comme les marchands d’Europe du Nord et du Sud se rencontrent sur les foires de Champagne, ces recherches viennent considérablement renforcer la connaissance du phénomène. Dans le même temps, des historiens américains, et en premier lieu Robert L. Reynolds9, s’intéressent à l’itinéraire inverse, c’est-à-dire aux marchandises partant de Gênes pour le nord de l’Europe. Reynolds, puis son élève Richard D. Face10 mettent en lumière les deux flux commerciaux qui se rencontrent aux foires de Champagne et se penchent particulièrement sur l’organisation de la caravane marchande aux mains des Arrageois et des Astesans, circulant à travers l’Europe pour alimenter en produits cette place du commerce international. Pour eux, entre la fin du xiie siècle et le début du xive siècle, il existe peu de modifications notables de l’organisation et de la vitalité de ces foires. Ils s’opposent par cette conclusion à la position prise par Robert-Henri Bautier qui s’attache au même moment à montrer que les foires de Champagne changent de nature au cours de la période. Ce dernier entend renouveler l’approche par l’identification de nouvelles sources et une relecture critique de ses prédécesseurs11. Lecteur acharné d’archives, tant en France qu’en Italie, il met au jour des registres inédits de gardes des foires de Champagne et des correspondances de marchands italiens12. Il souligne l’évolution des foires de Champagne qui se transformeraient au cours de la seconde moitié du xiiie siècle en place de change avant de décliner au cours du xive siècle. Pour lui, les marchandises ne transitent alors plus par les villes de foires qui ne deviennent que des lieux de négociations. Après Bourquelot, il est le second auteur qui fixe pour un long moment le regard historien sur les foires de Champagne. Les études plus récentes n’apportent finalement rien de nouveau au débat et se contentent de relire des pièces déjà connues ou d’ajouter au corpus quelques documents qui ne bouleversent pas la donne13.
au Moyen Âge (xiie-xve siècle) », Bulletin de la Commission royale d’histoire, 98 (1934), p. 335-416 ; R. Doehaerd, Les relations commerciales entre Gênes, la Belgique et l’Outremont d’après les archives notariales génoises aux xiiie et xive siècles, Bruxelles, Palais des Académies, 1941, 3 vol. 9 R. L. Reynolds, « The Market for Northern Textiles in Genoa, 1172-1200 », Revue belge de philologie et d’histoire, 8/2 (1929), p. 831-851 ; Id., « Merchants of Arras and the Overland Trade with Genoa Twelfth Century », Revue belge de philologie et d’histoire, 9/2 (1930), p. 495-533 ; Id., « Genoese Trade in the Late Twelfth Century, particularly in Cloth from the Fairs of Champagne », Journal of Economic and Business History, 3/3 (1931), p. 362-381. 10 R. D. Face, The Caravan Merchants and the Fairs of Champagne: A Study in the Techniques of Medieval Commerce, PhD, University of Wisconsin, 1957 ; Id., « Techniques of Business in the Trade between the Fairs of Champagne and the South of Europe in the Twelfth and Thirtheenth Centuries », The Economic History Review, 10/3 (1958), p. 427-438 ; Id., « The Vectuarii in the Overland Commerce between Champagne and Southern Europe », The Economic History Review, 12/2 (1959), p. 239-246. 11 Le tout aboutit à son célèbre article : R. H. Bautier, « Les foires de Champagne. Recherches sur une évolution historique », Recueils de la Société Jean Bodin, t. V, La foire, Bruxelles, Éditions de la Librairie encyclopédique, 1953, p. 97-147. 12 R. H. Bautier, « Les registres des foires de Champagne. À propos d’un feuillet récemment découvert », Bulletin philologique et historique du CTHS, 1942-1943, p. 157-185 ; Id., « Marchands siennois et “draps d’outremonts” aux foires de Champagne », Annuaire-Bulletin de la Société de l’Histoire de France, 1945, p. 87-107 ; Id., « Les Tolomei de Sienne aux foires de Champagne, d’après un compte rendu de leurs opérations à la foire de mai de Provins en 1279 », in Recueil de travaux offert à M. Clovis Brunel, t. I, Paris, École des chartes, 1955, p. 106-129. 13 À partir de comptabilités lorraines, Gérard Naud livre de précieux éléments sur les négociations d’achats et de crédits sur les foires (G. Naud, « Le comte de Bar client en foires de Champagne de 1322 à 1328 », Annales de l’Est, 19 (1967), p. 217-251). Ces dernières années, Jean-Marie Yante a proposé quelques relectures : J.-M. Yante, « Pays-Bas
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Le fait que l’article de Robert-Henri Bautier soit considéré, depuis les années 50, comme indépassable montre à l’évidence combien la question des foires de Champagne s’est sclérosée, faute de nouvelles sources ou de nouvelles pistes de recherches. Les publications les plus innovantes sont désormais le fruit d’économistes, essentiellement issus du courant institutionnaliste dont Douglass C. North est la figure de proue, cherchant à intégrer le succès des foires dans leur théorie selon laquelle la stabilité des institutions favorise la croissance économique14. Dans cette optique, l’organisation des foires de Champagne est vue comme un modèle dans l’Occident médiéval, dont la réussite trouve sa clé dans la politique de protection accordée par les comtes, puis les gardes des foires, qui prétendent à une juridiction universelle, ainsi que par un phénomène d’autorégulation des marchands eux-mêmes. Si ces publications peuvent apporter des pistes aux historiens et ouvrent la voie à une réflexion économique sur la question, elles ne sont toutefois que l’application de théories forgées dans un autre contexte et appliquées au cas champenois à travers une littérature de seconde main pas toujours bien sélectionnée. La particularité des foires de Champagne, réparties tout au long de l’année sur les villes de Provins, Troyes, Lagny et Bar-sur-Aube, et ce qui a fait leur succès est la présence en grand nombre de marchands du nord de l’Europe (Flandre, Brabant, Hainaut) et du sud, essentiellement italiens. L’historiographie a surtout insisté sur ce point : la vente des draps produits dans les villes de l’actuelle Belgique et des Pays-Bas aux marchands italiens qui eux-mêmes y importaient épices et tissus de soie. C’est occulter la forte présence des marchands du sud de la France et d’Allemagne. Au cours de la seconde moitié du xiiie siècle s’ajoute aux foires une fonction essentielle de place de change, où l’on emprunte de l’argent et l’on paye ses dettes contractées ailleurs. Pour Robert-Henri Bautier, il s’agit d’une véritable mutation qui enclenche le déclin progressif des foires. Il estime que dès la fin du xiiie siècle, on n’y vend plus réellement de marchandises. Il me semble qu’en fait le change se superpose au commerce et que la circulation des marchandises se poursuive au moins jusque vers 1320. À partir de cette date, l’aire d’influence des foires de Champagne se rétracte, d’autres voies commerciales et d’autres productions viennent prendre le relais. Surtout, la peste de 1348 et le début de la guerre de Cent ans semblent leur donner un coup d’arrêt définitif. et foires de Champagne (xiie-xive siècles). L’état du dossier », in V. Fillieux, L. Honnoré et P. Servais (dir.), Angles d’approches. Histoire économique et sociale de l’espace wallon et de ses marges, Louvain, Bruylant-Academia, 2003, p. 21-42 ; Id., « Le contentieux économique et financier aux foires de Champagne (xiiie-xive siècles) », in B. Garnot (dir.), Justice et argent. Les crimes et les peines pécuniaires du xiiie au xxie siècle, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2005, p. 15-27 ; Id., « Draps brabançons et conduit des foires de Champagne. À propos d’un acte de 1340 », Bulletin de la commission royale d’histoire, 175 (2009), p. 635-654 ; Id., « Lorraine et foires de Champagne (xiiie-xive siècles) », Annales de l’Est, 59 (2009), p. 177-189 ; Id., « Les templiers et les foires de Champagne », in A. Baudin, G. Brunel et N. Dohrmann (dir.), L’économie templière en Occident. Patrimoines, commerce, finances. Actes du colloque international (Troyes, Abbaye de Clairvaux, 24-26 octobre 2012), Langres, Éditions Dominique Guéniot, 2013, p. 225-236. 14 P. R. Milgrom, D. C. North et B. R. Weingast, « The Role of Institutions in the Revival of Trade: The Law Merchant, Private Judges, and the Champagne Fairs », Economics and Politics, 2 (1990), p. 1-23 ; A. Greif, « Théorie des jeux et analyse historique des institutions. Les institutions économiques du Moyen Âge », Annales HSS, 53 (1998), p. 597-633 ; J. Edwards et S. Ogilvie, « What Lessons for Economic Development Can We Draw from the Champagne Fairs? », Explorations in Economic History, 49 (2012), p. 131-148 ; B. Guha, « Who will Monitor the Monitors? Informal Law Enforcement and Collusion at Champagne », Journal of Economic Behavior and Organization, 83 (2012), p. 261-277.
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Vente et production : l’exemple de la draperie provinoise La présence de marchands venus d’une grande partie de l’Europe occidentale fait des foires de Champagne un lieu exceptionnel pour la diversité des produits exposés : draps de Provins, draps et toiles de Troyes, draps bleus de Châlons, draps gris d’Arcis, draps, serges et étamines de Reims, draps de Rouen, Louviers, Bernay, Caen, Neufchâtel, Montivilliers, Arras, Amiens, Beauvais, Péronne, Montreuil, Paris, Saint-Denis, Chartres, Montpellier, Aurillac, Limoges, Malines, Ypres, Saint-Omer, Gand, Valenciennes, Lille, Bruges, Namur, Douai, Cambrai, Louvain, Bruxelles déclinés ici en rayé, là en blanc ou autres couleurs et tissage pour proposer de l’écarlate, de l’estanfort, de la biffe, des draps vergés, mêlés, « plains », gris, verts, violets, des brussequins, des flossaies, de la bure, des serges, de l’isembrun, de la tiretaine, des futaines, etc., auxquels s’ajoutent les étoffes de soie apportées d’Orient par les Italiens, les peaux, fourrures et cuirs venus de toute l’Europe, de la Russie à l’Espagne15. Bref, le paradis du tailleur ! Pour sortir d’une liste à la Prévert des tissus vendus aux foires, j’ai choisi de m’arrêter sur une production, celle de la ville de Provins. Cette production drapière est particulièrement intéressante : d’une part, elle connaît un succès européen et rivalise un temps avec la production flamande ; d’autre part, elle est produite et vendue sur place, autrement dit ses fabricants sont directement en contact avec le lieu de commercialisation et les acheteurs. Son succès est parfaitement illustré par l’analyse de la comptabilité de la cour de Savoie durant la première moitié du xive siècle16. La répartition des provenances d’achat est largement dominée par les villes de l’actuelle Belgique. Toutefois, les draps de Provins représentent à eux seuls 14% de la quantité totale achetée par les comtes de Savoie, ce qui en fait la troisième ville drapante dans leurs comptes17. Les contrats tirés des archives notariales de Gênes, publiés par Renée Doehaerd, facilitent une approche de la production à travers sa commercialisation vers l’Italie18. Une lecture chronologique de ces actes permet d’identifier une évolution de la production drapière provinoise pendant un siècle. De façon inattendue, celle-ci connaît plusieurs changements au cours du xiiie siècle. Entre 1200 et 1230, les draps provinois sont sombres. On distingue de la brunette et des draps pers, bleu foncé. Si la brunette disparaît rapidement, la production de drap bleu se poursuit tout au long du xiiie siècle mais est supplantée par un nouveau produit qui arrive dans les années 1230 : le drap rayé de Provins, qui entre en concurrence directe avec
15 Produits et provenances relevés dans F. Bourquelot, Études sur les foires…, op. cit., t. I, p. 204-309. 16 Comptes dépouillés par Nadège Gauffre Fayolle qui a eu la gentillesse de me confier les données concernant la draperie champenoise, ce dont je la remercie. Sur l’importance des comptabilités de cours pour la connaissance de la consommation vestimentaire : F. Lachaud, « Documents financiers et histoire de la culture matérielle : les textiles dans les comptes des hôtels royaux et nobiliaires (France et Angleterre, xiie-xve siècle) », Bibliothèque de l’École des chartes, 164/1 (2006), p. 71-96. 17 N. Gauffre, Les étoffes et les fourrures à la cour des comtes de Savoie pendant la première moitié du xive siècle. Une préoccupation domestique sur la scène économique, mémoire de maîtrise, dir. C. Guilleré, Chambéry, Université de Savoie, 1998, p. 149 et 158-159. 18 Les données qui suivent sont tirées de R. Doehaerd, Les relations commerciales ..., op. cit. Pour alléger l’appareil critique de l’article, je me permets de renvoyer le lecteur à l’index de cet ouvrage.
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le drap rayé dont la ville d’Ypres s’est fait la spécialité. Toutefois, cette spécialité à Provins n’est plus mentionnée dans les contrats génois après 1264, même si elle est listée dans la charte des coutumes à payer au comte à Provins19 en 1273 et qu’on en vend encore à la cour de Savoie au xive siècle. Si l’on en juge par les contrats génois, le drap rayé a dominé la production locale pendant une trentaine d’années durant lesquelles la quantité vendue est nettement supérieure au drap bleu. Un troisième produit apparaît dans les années 1250 : le camelin dont les mentions sont toutefois inférieures en nombre aux deux autres. Il est encore produit au début du xive siècle. Avec le ralentissement de la production de draps rayés dans les années 1260, un nouveau produit apparaît : la biffe qui vient concurrencer la production parisienne et que l’on trouve mentionnée à la fois à Gênes et à Marseille. Le drap bleu est encore bien présent. Même si les ventes apparaissent moindres dans les actes génois, il est probable que la production drapière provinoise explose après l’introduction de la biffe. En effet, en 1270, à la demande des habitants, le comte fait passer le nombre de lieux servant au pesage de la laine de deux à neuf20 ! En 1291, un accord entre les drapiers de Provins21 vient encore davantage ajouter d’ambiguïté à l’appellation « draps de Provins » sur lesquels les contrats génois ne nous renseignent plus. Une nouvelle qualité de drap est apparue dans les années 1270 : l’estanfort, spécialité anglaise et arrageoise. Une partie des drapiers réclame l’autorisation de multiplier les couleurs, limitées dans un premier temps au bleu et au vermeil. L’accord prévoit donc l’introduction du jaune, selon un calendrier précis de teintes pendant l’année pour éviter tout mélange. Toutes ces productions n’ont pas la même valeur et le tonlieu de Provins de 1273 distingue trois tarifs : 7 deniers pour les draps unis (bleu ?) et les biffes, 12 deniers pour les rayés et 6 deniers pour les estanforts22. Le tarif de péage des marchandises entrant dans Paris de la fin du xiiie siècle (sans doute 1296) distingue aussi trois degrés de valeur, sensiblement différents : les draps « plains » (unis, mais de quelle couleur ?) sont taxés 18 deniers, les biffes et les rayés 12 deniers et enfin les petits rayés et les bleus seulement 6 deniers23. Les comptes de la cour de Savoie, dépouillés par Nadège Gauffre Fayolle, confirment en partie cette hiérarchie dans des achats destinés avant tout à des vêtements de luxe : derrière l’appellation « panni » plutôt vague mais qui sous-entend peut-être le drap bleu, la biffe domine largement les rayés. On remarque également une part non négligeable de camelin24. On a donc affaire à Provins à une draperie que l’on peut qualifier d’opportuniste. Le produit dominant change environ tous les trente ans au cours du xiiie siècle, d’autres sont essayés avant de disparaître. On trouve des velléités à la nouveauté, comme le montre l’accord de 1291, et il paraît évident que la draperie provinoise répond à la mode. En contact direct avec ces lieux de commercialisation internationale que sont les foires, les drapiers
19 Documents relatifs au comté de Champagne et de Brie (1172-1361), A. Longnon (éd.), t. II, Paris, Imprimerie Nationale, 1904, p. 79. 20 Actes et comptes de la commune de Provins de l’an 1271 à l’an 1330, M. Prou et J. d’Auriac (éd.), Provins, Société d’histoire et d’archéologie de l’arrondissement de Provins, 1933, p. 25-27. 21 Ibid., p. 131. 22 Documents…, A. Longnon (éd.), op. cit., p. 79. 23 L. Douët d’Arcq, « Tarif des marchandises qui se vendaient à Paris à la fin du xiiie siècle », Revue archéologique, 9/1 (1852), p. 213-228. À propos de ce tarif, voir C. Chagny, « Interrogation sur la circulation économique en Île-de-France à partir d’un tarif du xiiie siècle », Hypothèses, 18 (2015), p. 119-132. 24 N. Gauffre, Les étoffes…, op. cit., p. 158.
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provinois semblent adapter leur production à la demande. On remarquera au passage que les changements ne constituent pas des innovations techniques à l’échelle du royaume : les Provinois reprennent ou imitent une production existant ailleurs, ce qui suppose sans doute un transfert de connaissances ou de main d’œuvre25. Pour comprendre la spécificité provinoise, il faut la comparer à sa voisine Châlons-en-Champagne. La production de cette ville, qui rencontre un grand succès, apparemment supérieur à la draperie provinoise à Gênes, ne change pas au cours du xiiie siècle : elle est dominée par un drap bleu qui fait la réputation de la ville et un drap vert qui apparaît dans les années 1220. Les deux teintes caractérisent la production châlonnaise jusqu’au xive siècle. Une autre différence est à noter : alors que la draperie provinoise s’effondre avec le déclin des foires de Champagne, la draperie châlonnaise, forte d’un produit clairement identifié, continue à être diffusée à l’échelle européenne26. Des foires à la garde-robe : le maillage de distribution Une fois vendues sur les foires, toutes ces étoffes voyagent pour rejoindre les réserves des drapiers européens. Mais leur parcours ne s’arrête pas là. Après les foires, il existe un véritable maillage de redistribution de la marchandise dans lequel sont mis en vente les tissus selon un système réticulaire allant des foires secondaires aux marchés locaux, en passant par les étals des drapiers27. Une circulation internationale
Les Génois tout d’abord n’achètent pas sur les foires dans le seul but de fournir à leurs concitoyens les étoffes nécessaires à la confection de leur garde-robe ou de redistribuer les tissus dans les campagnes alentour28. Les contrats passés devant les notaires génois témoignent bien d’un véritable commerce international. Si les foires de Champagne sont une plaque tournante du commerce entre le nord de l’Europe et la péninsule italienne, Gênes a la même fonction entre l’Europe et l’Orient. On trouve dès le début du xiiie siècle
25 Si l’étude reste à faire pour Provins, voir, pour la ville voisine de Châlons, S. Guilbert, « Migrations de tisserands flamands et picards et agitation sociale à Châlons-sur-Marne au début du xive siècle », in O. Guyotjeannin (dir.), Population et démographie au Moyen Âge. Actes du 118e congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Pau, 25-29 octobre 1993, Section Histoire médiévale et philologie, Paris, CTHS, 1995, p. 267-273. 26 S. Guilbert, « La diffusion des draps de Châlons-en-Champagne de l’Angleterre à l’Arménie (xiiie-xve siècles) », Études marnaises, 130 (2015), p. 89-111. 27 Sur le trop peu d’importance porté au marché local dans l’économie médiévale, voir les remarques de M. Bourin, F. Menant et L. To Figueras, « Les campagnes européennes avant la peste. Préliminaires historiographiques pour de nouvelles approches méditerranéennes », in M. Bourin, F. Menant et L. To Figueras (dir.), Dynamiques du monde rural dans la conjoncture de 1300. Échanges, prélèvements et consommation en Méditerranée occidentale, Rome, École française de Rome, 2014, p. 9-101 ; pour un exemple de système régional de marchés, J. Pétrowiste, Naissance et essor d’un espace d’échanges au Moyen Âge : le réseau des bourgs marchands du Midi toulousain (xie-milieu du xive siècle), thèse de doctorat, dir. M. Mousnier, Université de Toulouse-Le-Mirail, 2007. 28 J. Heers, « La mode et les marchés des draps de laine : Gênes et la Montagne à la fin du Moyen Âge », Annales ESC, 26/5 (1971), p. 1093-1117. Un exemple similaire avec la ville de Sienne dont les marchands sont aussi présents aux foires de Champagne et importent des draps de Provins : O. Redon, « Quatre notaires et leurs clientèles à Sienne et dans la campagne siennoise au milieu du xiiie siècle », Mélanges de l’École française de Rome, 85/1 (1973), p. 79-141.
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des actes mentionnant l’achat de draps comme investissement d’une somme d’argent, draps à négocier ensuite ailleurs, dans d’autres villes italiennes comme Florence ou Naples, en Sicile, en Corse ou outremer29. À chaque étape, la redistribution se poursuit, comme en témoigne l’envoi, en 1280, de 74 cannes de drap rayé de Provins depuis Naples pour vêtir les officiers de Charles d’Anjou à Vlora dans le sud de l’Albanie30. Les Montpelliérains, dont un représentant est le capitaine des marchands du Languedoc aux foires de Champagne31, semblent jouer le même rôle dans le sud de la France32. Les circuits d’échange peuvent parfois revêtir une complexité inattendue, comme par exemple dans un acte de vente passé en avril 1302 devant un notaire de Famagouste à Chypre. Un marchand de Montpellier, Jacques de Monsalve, se présentant comme mandataire d’une société de marchands de Figeac, déclare avoir vendu à Pierre Raymond Vacher et Guillaume Arnaud, tous les deux originaires de Narbonne, 22 balles de draps français qu’ils se sont engagés à payer à Montpellier au mois d’août suivant33. Les Narbonnais assurent la fonction de plaque tournante avec l’Espagne, notamment la région de Valence. Sur les 200 actes notariés relevés à Valence par Guy Romestan34, concernant des ventes de draps dans la première moitié du xive siècle, 93% sont établis pour des marchands narbonnais ! On voit alors passer les draps de Provins, de Saint-Denis, mais aussi de Gand, Ypres, Courtrai, Bruxelles et Louvain. À leur tour, les drapiers de Valence redistribuent les étoffes importées. Les comptes de la maison d’Aragon, conservés dès 1250, montrent une réelle évolution dans les achats35. Au milieu du xiiie siècle, seuls sont mentionnés les draps d’Ypres, Cambrai, Provins et Châlons. À la fin du xiiie siècle, ces draps sont concurrencés par ceux de Paris, Saint-Denis et Narbonne. Et au cours du xive siècle, la draperie languedocienne prend le dessus, les draps de Provins disparaissant après 1320. Restent la draperie flamande (dont on sait qu’elle emprunte alors une voie atlantique) et du drap de Châlons. En sens inverse, la marchandise est remontée d’Espagne vers les foires de Champagne, selon des modalités parfois sinueuses. Ainsi, dans la seconde moitié du xiiie siècle, et au début du siècle suivant, les marchands de Limoux36, au sud de Carcassonne, se rendent régulièrement à Perpignan pour y vendre leur propre production drapière. Là, ils entrent en contact avec des Espagnols et des montagnards qui leur vendent de la laine et du cuir.
29 Voir les travaux de H. Laurent et R. Doehaerd cités supra. 30 Acta et diplomata res Albaniae mediae aetatis illustrantia, É. de Sufflay, L. Thallóczy et K. Jireček (éd.), Vienne, A. Holzhausen, 1913, p. 122, acte 407. 31 F. Bourquelot, Études sur les foires…, op. cit., t. I, p. 151-157 ; J. Combes, « Montpellier et les foires de Champagne », in Actes du 96e congrès national des sociétés savantes, Toulouse, 1971. Section de philologie et d’histoire, t. I, Paris, CTHS, 1978, p. 381-428. 32 K. Reyerson, « Le rôle de Montpellier dans le commerce des draps de laine avant 1350 », Annales du Midi, 94/156 (1982), p. 17-40. 33 R. Doehaerd, Les relations commerciales…, op. cit., t. III, acte 1368. 34 G. Romestan, « À propos du commerce des draps dans la péninsule ibérique au Moyen Âge : les marchands languedociens dans le royaume de Valence pendant la première moitié du xive siècle », Bulletin philologique et historique jusqu’à 1610, 1969, p. 115-192. 35 Ibid., p. 135. 36 G. Romestan, « Les marchands de Limoux dans les pays de la Couronne d’Aragon au xive siècle », Annales du Midi, 76 (1964), p. 403-414.
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Certains s’aventurent même jusqu’à Valence et Majorque. Si la laine est destinée à devenir la matière première de leur artisanat textile, le cuir est soit transformé à Limoux, soit expédié vers les foires de Champagne, parfois à l’aide de transporteurs engagés à Montpellier. Ainsi, le 18 novembre 1293, Bernard de Salas, de Limoux, confie à un voiturier de Montpellier 14 trousseaux de cordouans à livrer à la prochaine foire de Lagny37. La présence des draps de Provins dans la péninsule Ibérique ne se limite toutefois pas à ses régions orientales. Sur la côte occidentale, à la fin du xiiie siècle, les tarifs de douane des ports castillans de Santander, Castro-Urdilas, Laredo et San Vicente de la Barquera mentionnent ainsi plusieurs qualités de draps provinois, listés au milieu de productions flamandes, françaises du Nord, normandes ou anglaises38. Cette mention tardive est le fruit d’une expansion commerciale en cours, au moment où la production provinoise s’intensifie, puisque ces tissus n’apparaissaient pas dans les tarifs douaniers castillans établis en 1268 lors des Cortes de Jiroz39. Ces indices castillans montrent bien que l’économie des foires de Champagne n’est pas encore en perte de vitesse à la fin du xiiie siècle et que l’hypothèse d’un affaiblissement des foires à cause d’un délaissement par la draperie flamande des circuits commerciaux terrestres en faveur de la voie atlantique se heurte à une circulation identique de la draperie provinoise40. Ces circuits commerciaux internationaux, sur lesquels l’historiographie a prioritairement porté le regard, cachent cependant une forêt de marchés servant à une distribution régionale ou locale des marchandises. Marchés locaux et drapiers
En 1292, Egidius Lavagius, citoyen génois, se retourne contre son transporteur, Peyr Fil originaire de Mende, dans le Gévaudan, qui a prélevé dans les « torsels » de draps qui lui ont été confiés deux pièces de drap de Châlons afin de les revendre sur le marché de Montbrison-sur-Lez41, entre Montélimar et Nyons, village situé sur un ancien réseau routier antique et abritant un pont pour passer le Lez. Cette mésaventure d’un marchand génois montre bien que les draps achetés en Champagne n’ont pas pour unique débouché les grandes villes italiennes mais que la demande existe partout, suscitant parfois une commercialisation semi-clandestine. Un autre exemple, aux limites du Rouergue et du Quercy, vient souligner l’importance des marchés de village. On sait, par divers documents, que les marchands de Figeac étaient assidus aux foires de Champagne, emportant avec eux une part de la production locale et revenant avec des étoffes à revendre42. Une quittance de 1273 permet de montrer que 37 Ibid., p. 413. 38 A. Castro, « Unos aranceles de aduanas del siglo xiii », Revista de Filologia Española, 8 (1921), p. 1-20. 39 Cortes de los antiguos reinos de Leon y de Castilla, éd. Real Academia de la Historia, t. I, Madrid, M. Rivadenera, 1861, p. 65-67 qui propose une longue liste d’étoffes taxées provenant de Flandre ou de France du Nord. Seule la toile de Reims représente alors la production champenoise. Pour une mise en contexte économique des exportations drapières vers l’Espagne, voir C. Verlinden, « Contribution à l’étude de l’expansion commerciale de la draperie flamande dans la Péninsule Ibérique au xiiie siècle », Revue du Nord, 85 (1936), p. 5-20. 40 Hypothèse déjà critiquée avec d’autres arguments par R.-H. Bautier, « Les foires… », art. cit., p. 141. 41 R. Doehaerd, Les relations commerciales…, op. cit., p. 835-836, acte 1494. Les erreurs de localisation de l’éditrice ont été corrigées ici. 42 F. Bourquelot, Études sur les foires…, op. cit., p. 160.
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la redistribution commerciale des draps ou tissus ne se cantonnait pas à la petite ville de Figeac. En effet, par cette quittance43, une noble veuve, Almois de Cardailhac, dont le défunt mari était sénéchal du Limousin, Périgord et Quercy, s’engage à payer deux marchands du village de Villeneuve, entre Figeac et Villefranche-de-Rouergue, pour l’achat de 14 pièces d’étoffes comportant, outre des draps de Cahors et Avignonnet dont le caractère local exclut un passage par les foires, des draps de Provins et d’Allemagne, de la biffe de Beauvais, du camelin de Lille, du drap vert de Cambrai, de la brunette d’Ypres et de Saint-Quentin, du drap de Louviers et d’autres sans provenance, pour une somme totale de 77 livres de Cahors. Or si ces achats ont lieu au village de Villeneuve, c’est tout simplement parce que la veuve habite dans son douaire dans une localité limitrophe, Montsalès. À la même époque, les actes du notaire de Capdenac témoignent aussi de la circulation des draps de Provins dans la région44. Pour l’Espagne, Lluis To Figueras a montré, en analysant la composition des trousseaux de mariées dans la région de Vic (Catalogne), que les draps de Provins circulaient jusque dans les campagnes catalanes par l’intermédiaire des marchés et des drapiers locaux45. Si l’on revient à la comptabilité de la cour de Savoie, on peut faire le même constat du recours à un marché local pour des marchandises achetées en gros sur les foires de Champagne. Un certain nombre d’achats, mentionnant à la fois des draps de Provins mais aussi de Bruxelles et Malines, s’effectuent chez des drapiers de Chambéry46. Ce recours aux détaillants locaux s’explique de façon assez simple : Chambéry se trouve sur une des routes empruntées par les caravaniers reliant les foires de Champagne à l’Italie. Le compte du péage voisin de Montmélian pour l’année 1302-1303 signale ainsi le passage de 4 900 bêtes chargées de draps français en une année47. Pourquoi aller chercher au loin ce qui se trouve près de chez soi ? Présents en ville et sur les marchés, les drapiers jouent un rôle essentiel de redistribution de la marchandise textile achetée aux foires. Les fragments de registres comptables de la compagnie lyonnaise établie entre Johanym Berguen et Bernez Barauz portant sur les années 1320-1324 éclairent la clientèle des draps provinois48 et, parfois, l’usage qui est fait de ces étoffes au terme de leur parcours49. L’identification des personnages n’étant pas toujours aisée, il est difficile d’esquisser une sociologie des acheteurs. Notons toutefois 43 L. d’Alauzier, « Achats d’étoffes d’une dame du Quercy au xiiie siècle », Annales du Midi, 70/41 (1958), p. 87-89. 44 Cité dans L. d’Alauzier, « Les Figeacois et le grand commerce jusqu’en 1350 », Bulletin de la Société des études littéraires, scientifiques et artistiques du Lot, 75 (1954) p. 223-234. 45 L. To Figueras, « Wedding Trousseaus and Cloth Consumption in Catalonia Around 1300 », The Economic History Review, 69/2 (2016), p. 522-547. 46 Par exemple, chez Amédée de Bignin, Archives départementales de Savoie, 1 Mi 90, reg. 3.2, p. 22 ; reg. 3.3, p. 14 ou reg. 4.2, p. 24. 47 T. Sclafert, « Comptes de péages de Montmélian de 1294 à 1585. Le passage des draps de France en Savoie et en Piémont. L’itinéraire des grandes voitures entre Lyon et Milan », Revue de géographie alpine, 21/3 (1933), p. 591-605. 48 Ces registres, tardifs par rapport à la chronologie de la production provinoise, mentionnent des produits qui n’apparaissaient pas encore au xiiie siècle, signe que l’adaptation à la mode s’est poursuivie jusque dans les années 1320. 49 Suivant la temporalité de leur découverte, ces fragments ont été publiés en deux temps : P. Meyer et G. Guigue, « Fragments du grand livre d’un drapier de Lyon (1320-1323) », Romania, 35 (1906), p. 428-444, et P. Durdilly, « Nouveaux fragments du livre de comptes d’un marchand lyonnais », Revue de Linguistique romane, 28 (1964), p. 375-407.
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un vigneron qui achète trois aunes et demi de rayé écarlate de Provins pour faire une gonelle ; dix aunes de biffe « tiolea » (couleur tuile) achetée pour un moine par l’écuyer du seigneur d’Anjou dans le Viennois ou alors du camelin de Provins acheté la même année par un bourgeois de Montluel pour faire des robes à ses enfants et par le châtelain du même lieu. On peut aussi ajouter du camelin violet commandé par un bourgeois de Lyon ou de la biffe de Provins à destination d’un damoiseau de Chandieu pour y tailler une « clochi forra », une cloche fourrée, c’est-à-dire un manteau de voyage. Quant à un certain Estevenet de Meunay, c’est une « mala cota d’ivert » qu’il entend faire fabriquer avec du camelin provinois. On doit noter encore l’utilisation de biffe marbrée pour des robes d’enfants, de la biffe marbrée vert pour une robe ou du « pers » de Provins pour un surcot. Enfin, signalons un couple qui souhaite offrir deux robes à leur fille (en vue de son mariage ?), une première à partir de camelin vermeil tacheté de noir provenant de Bruxelles et une seconde de camelin vert de Provins, le tout accompagné de quatre paires de chausses à base de camelin vermeil de Malines. Il y aurait bien évidemment une étude plus précise à faire sur le coût de ces achats ou sur le choix des étoffes pour tel ou tel vêtement (les étoffes vendues étant de provenances et de variétés très diverses), mais ces quelques exemples portant sur le dernier échelon de commercialisation des seuls draps de Provins montrent la finalité de la production : proposer des produits répondant à une demande vestimentaire sans doute influencée par une mode et un rang social. Ce témoignage tardif montre aussi une production provinoise diversifiée mais qui ne saura bientôt plus répondre à la demande ou du moins trouver sa clientèle. En portant le regard sur les marchés locaux, on ne peut que constater la disparition des draps de Provins qui ont bien du mal à se remettre du déclin des foires. La comptabilité des comtes de Savoie ne les signale plus après 1349 et leur présence est plutôt sporadique après 1330. On arrive à la même conclusion en parcourant le livre-journal d’Ugo Teralh, drapier de Forcalquier50, portant sur les années 1330-1332, qui n’enregistre la vente que d’une demi-aune de drap de Provins, ce qui ressemble fort à un fond de placard tant la draperie languedocienne51 domine sa boutique (mention d’un drap de Saint-Denis et pas d’autres du Nord). Le constat est identique dans le livre-journal de Jean Saval52, drapier à Carcassonne, pour les années 1340-1341, qui mentionne une écrasante majorité de draps languedociens et quelques draps français, sans précision : impossible alors de savoir s’il s’agit de draps de Paris, de Provins, de Lille ou d’ailleurs. Si les foires de Champagne doivent une partie de leur succès, à la fois commercial et historiographique, au commerce international de la draperie, il est toutefois nécessaire
50 P. Meyer, « Le livre-journal de Maître Ugo Teralh, notaire et drapier à Forcalquier (1330-1332) », Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque Nationale et autres bibliothèques, 1898, p. 129-170. 51 Sur l’importance prise par la draperie languedocienne, P. Wolff, « Esquisse d’une histoire de la draperie en Languedoc du xiie au début du xviie siècle », in M. Spallanzani (dir.), Produzione, commercio e consumo dei panni di lana (nei secoli XII-XVIII). Atti della Seconda settimana di studio dell’instituto internazionale di storia economica « F. Datini » (Prato, 1970), Florence, L.S. Olschki, 1976, p. 435-462. 52 C. Portal, « Le livre-journal de Jean Saval, marchand drapier à Carcassonne (1340-1341) », Bulletin historique et philologique du CTHS, 3-4 (1901), p. 423-449. Sur ce drapier et sa clientèle, voir M. Bourin, « Les affaires d’un marchand de draps carcassonnais (1340-1341) », in É. Mornet (dir.), Milieux naturels, espaces sociaux : études offertes à Robert Delort, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 379-392.
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de varier les échelles d’analyse pour mieux comprendre leur rôle de plaque tournante. Les foires ne sont en fait qu’un marché de gros. Après l’achat en foire, la marchandise entre dans un réseau commercial complexe, en partie international comme le montrent les exportations génoises vers l’Orient, mais aussi national, régional, puis local. Suivre un produit, comme le drap de Provins, permet de comprendre cette redistribution et de saisir plus concrètement les conséquences du déclin des foires, un déclin commercial manifestement plus avancé dans le xive siècle que ne le pensait Robert-Henri Bautier. Observer un produit comme le drap de Provins, c’est aussi mettre en lumière une certaine capacité d’adaptation de la production. Une adaptation cumulative : si de nouveaux produits apparaissent, les anciens ne disparaissent pas. Chacun répond à une demande, liée à la mode, ou au prix plus ou moins élevé que la clientèle finale est prête à mettre. En fait, le déclin des foires de Champagne n’est pas que commercial. En analysant les circuits locaux de revente, on voit nettement émerger la draperie languedocienne qui vient supplanter la draperie du Nord. Ceci participe d’une rétractation des circuits commerciaux dans la première moitié du xive siècle. La promotion royale de la foire de Nîmes doit également jouer un rôle majeur53. Mais on peut aussi s’interroger sur la baisse du succès des draps champenois (et dans une moindre mesure du Nord). Et l’on doit constater un parallèle chronologique : celui de l’adoption de la technique du cardage. L’émergence de la draperie languedocienne correspond bien à l’apparition de ce nouvel usage, alors que les draperies champenoises et franciliennes le rejettent jusqu’à la fin du xive siècle54. Or, comme l’a montré Dominique Cardon, le cardage permet à la fois une baisse des coûts, ce n’est pas rien, et la fabrication de nouveaux produits, notamment en mêlant des laines de couleurs différentes. En refusant la nouveauté, les draperies champenoises se sont peu à peu fermé des débouchés commerciaux. Reste à savoir si cette erreur stratégique précède le déclin des foires ou si elle en découle… Bibliographie Acta et diplomata res Albaniae mediae aetatis illustrantia, E. de Sufflay, L. Thallóczy et K. Jire (éd.), Vienne, A. Holzhausen, 1913, 2 vol. Actes et comptes de la commune de Provins de l’an 1271 à l’an 1330, M. Prou et J. d’Auriac (éd.), Provins, Société d’histoire et d’archéologie de l’arrondissement de Provins, 1933, 296 p. Alauzier (Louis d’), « Les Figeacois et le grand commerce jusqu’en 1350 », Bulletin de la Société des études littéraires, scientifiques et artistiques du Lot, 75/4 (1954), p. 223-234. Alauzier (Louis d’), « Achats d’étoffes d’une dame du Quercy au xiiie siècle », Annales du Midi, 70/41 (1958), p. 87-89. Audren (Frédéric), « Paul Huvelin (1873-1924), juriste et durkheimien », Revue d’histoire des sciences humaines, 4 (2001), p. 117-130. Bautier (Robert-Henri), « Les registres des foires de Champagne. À propos d’un feuillet récemment découvert », Bulletin philologique et historique du CTHS, 1942-1943, p. 157-185.
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Le marchand de draps à travers l’iconographie médiévale (xiiie-xve siècle)
Au milieu du xiiie siècle, Jean de Garlande, dans son Dictionarius, présente les mar chands de draps comme des « pannarii, qui vendunt pannos »1. Tantôt appelés « pannarii », « mercatores », « drapiers » ou encore « marchands drapiers »2, les vendeurs de draps ne bénéficient pas d’une appellation unique et cette variété de dénominations est source de complications pour identifier leur activité. En 1844, le terme de « marchand drapier » renvoyait, pour Antoine Le Roux de Lincy, à un négociant et non à un artisan3. Cet avis ne fut pas partagé par tous les historiens et cette expression devint pour beaucoup un topos pour désigner un type de marchand caractérisé par un rapport plus ou moins complexe avec le tissu dont il gérait une partie de la production tout en s’occupant de sa vente4. Aujourd’hui, il est admis que le terme de « marchand drapier » peut aussi bien qualifier un marchand contrôlant une partie de la production qu’un simple vendeur5. Pour 1 Les drapiers (« pannarii ») possèdent, selon Jean de Garlande, une activité commerciale. Voir le Dictionarius, sive de dictionibus obscuris, publié dans H. Géraud, Paris sous Philippe-le-Bel : d’après des documents originaux et notamment d’après un manuscrit contenant le rôle de la taille imposée sur les habitants de Paris en 1292, Tubingen, M. Niemeyer, 1991 (1837), p. 580-612, sp. p. 595. 2 Ce dernier terme n’arrive que tardivement dans les documents médiévaux, notamment à partir du xive siècle, comme en témoigne l’ordonnance de 1362 sur la draperie parisienne (transcrite dans D. F. Secousse, Ordonnances des roys de France de la troisième race recueillies par ordre chronologique…, Paris, Imprimerie Royale, 1732, t. III, p. 581-588) ; il est surtout utilisé à partir du xve siècle : en 1467, Louis XI regroupa les métiers parisiens sous 61 bannières en séparant les « tixerands » des « marchands drappiers ». Voir A. Franklin, Dictionnaire historique des arts, métiers et professions exercés dans Paris depuis le xiiie siècle, Marseille, Laffitte, 1987 (1906), p. 271. 3 A. Le Roux de Lincy, « Titre relatif à la corporation des drapiers de Paris. 1219 », Bibliothèque de l’École des chartes, 5 (1844), p. 476-478. 4 Georges Espinas, en se basant sur l’exemple de Jean Boinebroke, patricien de Douai du xiiie siècle, alla jusqu’à confier au marchand une mainmise sur la production (G. Espinas, Les origines du capitalisme, t. I, Sire Jehan Boinebroke, patricien et drapier douaisien ( ?-1286 environ), Lille, Libr. Émile Raoust, 1933). Ce schéma est remis en cause par de nombreux historiens, tel Henri Dubois (H. Dubois, « Les élites urbaines sous le regard des médiévistes français depuis 1945 », in C. Petitfrère (dir.), Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au xxe siècle. Actes du colloque du Centre d’histoire de la ville moderne et contemporaine, Tours, 7-9 septembre 1998, Tours, Centre d’histoire de la ville moderne et contemporaine, 1999, p. 529-536, sp. p. 531). 5 Jean-Louis Roch a parfaitement résumé tout l’enjeu historiographique présent derrière cette appellation ( J.-L. Roch, Un autre monde du travail. La draperie en Normandie au Moyen Âge, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2013, p. 99-118).
Rémi Rousselot-Viallet • LAMOP, Paris I Le vêtement au Moyen Âge. De l’atelier à la garde-robe, éd. par Danièle Alexandre-Bidon, Nadège Gauffre Fayolle, Perrine Mane et Mickaël Wilmart, Turnhout, 2021 (Culture et société médiévales, 38), p. 37-50 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.CSM-EB.5.120820
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notre part, nous désignerons par le terme de marchand de draps, marchand drapier ou, à défaut, drapier6 un vendeur dont la spécialité est le commerce de draps de laine mais aussi d’autres matières. Nous avons choisi d’étudier celui que l’on nomme le marchand de draps à travers l’iconographie entre le xiiie et le xve siècle pour deux raisons. La première est l’importance, pendant cette période, de l’économie drapière qui connaît, selon les interprétations, une prospérité économique ou un marasme profond7. La seconde raison est l’arrivée d’un « réalisme »8 dans l’art, avec une présence de plus en plus importante des realia qui donnent l’illusion d’entrer dans le détail de la vie quotidienne médiévale. Travailler sur des sources iconographiques variées (en premier lieu l’enluminure, mais aussi le vitrail, la peinture murale, la sculpture ou la gravure pour la seconde moitié du xve siècle) pose la question de leur utilisation pour une étude historique. Nous reviendrons tout au long de notre article sur les difficultés qui peuvent entraver une telle approche, mais il convient dès à présent de rappeler que les sources iconographiques possèdent des limites9. Mais quel type de documents n’en possède pas ? Comme le rappelle Valérie Serdon, « ces représentations n’acquièrent une valeur scientifique qu’à la condition d’une confrontation à un ensemble de sources comparables, quantitativement importantes et homogènes du point de vue chronologique et géographique »10. Nous étudierons ici le marchand de draps en combinant les points de vue symbolique et matériel qu’offrent les images et en nous focalisant davantage sur les aspects concrets afin de mieux saisir ses gestes et son environnement, rejoignant en cela Fernand Braudel qui affirmait : « la vie matérielle, ce sont des hommes et des choses, des choses et des hommes »11.
6 Malgré la diversité des appellations du marchand de draps au Moyen Âge, ces termes respectent au plus près l’emploi lexical médiéval qui met l’accent sur l’objet vendu. Ce vocabulaire varié permet également d’interroger le rôle économique de ces marchands entre le xiiie et le xve siècle : simples vendeurs, entrepreneurs investis dans la chaîne de production ou bien les deux ? 7 Dominique Cardon évoque la draperie comme « le plus remarquable prototype de grande industrie qu’ait connu l’Europe médiévale, pour laquelle les draps de laine représentaient la principale exportation de produits manufacturés » (D. Cardon, La draperie au Moyen Âge : essor d’une grande industrie européenne, Paris, CNRS éditions, 1999, p. 10). 8 Nous employons ce terme à la suite de Jacques Le Goff qui écrivait que, dès le xiie et plus particulièrement le xiiie siècle, émerge un certain réalisme consistant à « représenter scènes, gens, instruments pour eux-mêmes » ( J. Le Goff, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Artaud, 1967, p. 436). 9 À ce sujet, lire les riches recommandations de Perrine Mane sur l’utilisation des documents iconographiques (P. Mane, « “Une image vaut mille mots” ou iconographie et culture matérielle (images des techniques agraires) », in L. Bourgeois et al. (dir.), La culture matérielle : un objet en question. Anthropologie, archéologie et histoire. Actes du colloque international de Caen, 9-10 octobre 2015, Caen, Presses universitaires de Caen, 2018, p. 147-161, ou Id., Le travail à la campagne : étude iconographique, Paris, Picard, 2006). Voir également la critique des sources iconographiques en relation avec le drapier dans la partie intitulée « L’image médiévale et l’historien » de notre Master 2 (R. Rous selot-Viallet, Des forces aux ciseaux : le drap dans tous ses états. La circulation et la vente du drap en Europe occidentale à travers l’iconographie de la fin du Moyen Âge (xiiie-xvie siècles), mémoire de Master 2, dir. L. Feller, Université de Paris I, 2017, p. 88-118). 10 V. Serdon, Armes du diable : arcs et arbalètes au Moyen Âge, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 67. 11 F. Braudel, Civilisation matérielle. Économie et capitalisme. xve-xviiie siècle, t. I, Les structures du quotidien : le possible et l’impossible, Paris, Armand Colin, 1979, p. 15.
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Les représentations du marchand de draps médiéval Il convient, dans un premier temps, d’établir une distinction entre les différents marchands : les uns font négoce dans leur boutique12 ; d’autres, ambulants, vendent sur les marchés13 ; sans oublier ceux qui vont à domicile chez des particuliers pour présenter leurs draps, à l’exemple d’une enluminure lombarde du premier quart du xve siècle, où des drapiers se rendent dans un monastère14. Dans les documents iconographiques, ce sont toujours des hommes qui sont chargés de la vente et de la mesure des draps15. Même dans l’environnement du marchand drapier, rares sont les femmes16 : sur une enluminure rouennaise de la seconde moitié du xve siècle, une femme est bien postée derrière le comptoir du marchand qui s’occupe lui-même de vendre un drap à un client, mais elle ne participe à aucune action précise17, tout comme dans une enluminure germanique de la même époque18, où une femme entre dans l’atelier d’un marchand de draps. Avons-nous alors affaire à une cliente ou encore à une personne de l’entourage du drapier ? Impossible de trancher. Après avoir défini ces trois catégories de marchands, il convient d’examiner leurs actes. Nous constatons qu’ils sont représentés dans trois postures principales. Tout d’abord, le drapier peut être figuré debout derrière son étal, attendant les clients. Ainsi, dans une enluminure d’un Romuleon de la fin du xve siècle19, le marchand, les bras croisés, s’appuie sur son étal (fig. 1). Cette image reste toutefois exceptionnelle : le plus souvent, les marchands sont représentés derrière leur comptoir, préparant le drap pour la vente, comme sur une enluminure d’un ouvrage attribué à Marco Polo, exécutée à la toute fin du xve siècle20. Une seconde famille d’images montre le vendeur présentant le drap au client à l’aide de gestes explicites21. Ce type de figuration s’accompagne toujours de la présence d’acheteurs alors que ces derniers sont généralement absents dans la première catégorie de
12 On observe, par exemple, une imposante boutique dans un manuscrit allemand de la Légende de saint François enluminé au xive siècle : Paris, BnF, ms. Allemand 133, f. 6v. 13 Ce type d’images est pourtant rare dans l’iconographie médiévale. L’enluminure figurant un marché dans un exemplaire parisien du début du xve siècle du Chevalier errant de Thomas de Saluces fait figure d’exception : Paris, BnF, ms. Français 12559, f. 167r. 14 Milan, Biblioteca Ambrosiana, ms. G. 301 inf., f. 5v. 15 J. Le Goff, « Le travail dans les systèmes de valeur de l’Occident médiéval », in J. Hamesse et C. Muraille-Samaran (éd.), Le travail au Moyen Âge : une approche interdisciplinaire. Actes du colloque international de Louvain-la-Neuve, 21-23 mai 1987, Louvain-la-Neuve, Institut d’études médiévales, 1990, p. 7-21, sp. p. 18-19. 16 Perrine Mane, dans un article sur les images médiévales du travail, écrit à propos de la place des femmes dans l’iconographie : « Les hommes au travail, à l’image d’Adam, sont largement majoritaires et les représentations de la femme dans ses activités quotidiennes et laborieuses sont tardives. En effet, l’Église a longtemps frappé la femme d’ostracisme et répugne à la figurer autrement que sous des aspects moraux stéréotypés, sainte ou pécheresse ». P. Mane, « Images médiévales du travail », Histoire de l’art, 74 (2014), p. 43-54. 17 Aristote, Économiques (Rouen, BM, ms. I. 2 (927), f. 145r). 18 Konrad von Ammenhausen, Schachzabelbuch, manuscrit enluminé à Haguenau, en 1467 (Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, ms. Poet. et Phil. f. 2, f. 244r). 19 Paris, BnF, ms. Français 364, f. 174r. 20 Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 5219, f. 108r. 21 F. Garnier, Le langage de l’image au Moyen Âge, t. I, Signification et symbolique, t. II, Grammaire des gestes, Paris, Le Léopard d’or, 1982-1989 ; J.-C. Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990.
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Fig. 1. Benvenuto da Imola, Romuleon, 1485-1490, Paris (Paris, BnF, ms. Français 364, f. 174r).
représentations. Sur une enluminure de l’Historia Ordinis Humiliatorum22, des marchands s’apprêtent à déployer des draps pour que les moines qui leur font face puissent juger de leur qualité. C’est à la même tâche que se livre le drapier Guillaume dans la Farce de Maître Pathelin dans plusieurs gravures de la seconde moitié du xve siècle. Sur l’une d’elles, datée de 148923, le geste de présentation est bien visible : il consiste à déplier le drap pour que le client s’assure de sa qualité avant son aunage. Pourtant, la « montre », connue pour les pelletiers24, apparaît peu dans l’iconographie du marchand drapier. Seuls de rares exemples explicites sont recensés, datant de la seconde moitié du xive et du début du xve siècle : ainsi dans une version du Livre des merveilles, enluminée à Paris durant le premier quart du xve siècle, des marchands procèdent à l’exposition du drap, qui, compte tenu de sa longueur, est en partie déroulé en dehors de la boutique25. Enfin, certains choisissent de représenter l’aunage de l’étoffe : le marchand déplie alors son drap afin de mesurer la longueur du coupon. Cette étape est celle qui a obtenu le plus de faveur de la part des artistes. Ainsi, dès le xiiie siècle, le marchand est représenté en train de mesurer le drap sur de très nombreux vitraux de donation de corps de métiers,
22 Milan, Biblioteca Ambrosiana, ms. G. 301 inf., f. 5v. 23 Paris, BnF, Rés. Ye 243, f. A8r. 24 Il suffit d’évoquer un vitrail de la cathédrale Saint-Étienne de Bourges datant du premier quart du xiiie siècle, qui présente un pelletier dépliant une fourrure. 25 Chapitre De l’État et du gouvernement du grand Khan d’un Livre des merveilles (Paris, BnF, ms. Français 2810, f. 139r).
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par exemple sur un vitrail de la cathédrale de Chartres26. C’est à ce stade que les clients pouvaient également contrôler la bonne tenue du drap27. Un mobilier restreint mais adapté à la vente Le marchand de draps, comme tout autre commerçant, est très souvent représenté en pleine vente et, de ce fait, l’intérieur de sa boutique est peu montré. Il existe tout de même des images de drapiers dans leur local dont on peut tirer profit. Ce dernier ne diffère guère des autres échoppes, du point de vue de son aménagement. En effet, celui-ci est généralement assez sommaire et semble se réduire à l’essentiel : des meubles de présentation (un étal ou un comptoir) ainsi que des meubles de rangement. Les espaces de rangement
Des étagères peuvent être directement intégrées à l’architecture de la boutique ; elles permettent de stocker les draps à proximité de l’étal, de manière à ce qu’ils soient vus de l’extérieur par les clients. Certaines sont élémentaires et se composent de simples planches de bois disposées les unes au-dessus des autres28. D’autres systèmes présentent une orga nisation en compartiments, formant de véritables casiers qui permettent de caler les draps pliés29, comme dans une enluminure du Romuleon30. Dans ce manuscrit, ces rangements sont disposés dans la boutique, derrière l’étal : les acheteurs peuvent ainsi visualiser la diversité des couleurs proposées, mais les draps ne sont accessibles qu’au marchand (fig. 1). Les deux grands absents de l’iconographie sont l’armoire et le coffre. Aussi sur prenant que cela puisse paraître, la boutique du marchand drapier ne présente aucun coffre permettant de stocker les draps. Quant à l’armoire, elle fait l’objet d’une seule représentation31, pour un drapier incarnant une des trois fonctions de la monnaie (celles des échanges commerciaux) évoquées par Aristote dans les Économiques. La propriété de ces meubles semble réservée à de grands marchands, comme le confirme d’ailleurs le riche vêtement du vendeur. De plus, étant donné la hauteur de ce meuble, on peut penser que ce type de rangement, moins pratique d’accès pour en retirer les draps rangés en piles, était destiné au stockage. Sur ce plan, l’iconographie s’avère lacunaire, ne montrant aucun système de protection des draps contre la poussière, les rongeurs, le soleil…
26 Chartres, cathédrale Notre-Dame. 27 S. Abraham-Thisse, « Les aunes des drapiers du Moyen Âge », in J.-C. Hocquet (dir.), Une activité universelle. Peser et mesurer à travers des âges. Actes du 6e congrès international de métrologie historique, Lille, 23-27 septembre 1993, Caen, Éditions du Lys, 1993, p. 385-399. 28 On peut relever de nombreux exemples d’étagères de ce type, à la fin du xve et au début du xvie siècle. L’un des plus explicites est une enluminure tirée d’un livre de marchands germaniques, datée de 1511 : Wolfenbuttel, Herzog August Bibliothek, ms. Guelf. 18.4. Aug. 4°, f. 24v. 29 Paris, BnF, ms. Allemand 133, f. 6v. 30 Paris, BnF, ms. Français 364, f. 174r. 31 Rouen, BM, ms. I. 2 (927), f. 145r.
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Dans le Romuleon32, le marchand a rabattu le volet de son ouvroir en prolongement de l’ouverture donnant sur la rue pour y exposer ainsi ses draps en guise d’enseigne33 (fig. 1). Plus souvent, les draps mis en vente sont disposés et présentés aux clients directement sur le comptoir. Ce dernier qui, dans la majorité des représentations, est vu de manière frontale, se compose, dans la plupart des cas, d’une simple planche de bois. À la fin du xve siècle, sur la fresque du château d’Issogne, dans la vallée d’Aoste, le comptoir est ainsi utilisé pour déposer des draps qui sont ensuite mesurés ; les bords de son épais plateau dépassent largement de l’armature maçonnée sur laquelle il repose34. Si l’on tient compte des proportions des personnages représentés, la plupart de ces comptoirs arrivent à hauteur du bassin. À la fin du xve siècle, celui du Livre des Merveilles, bien que simple dans sa composition, diffère des autres par ses dimensions imposantes35. De plus, sa forme en L augmente les espaces d’exposition et l’inclinaison des plateaux de présentation permet de disposer les draps en direction de l’acheteur. Certains vendeurs, au xive comme au xve siècle, recouvrent leur comptoir d’une étoffe de couleur : bleue dans l’aire germanique36, verte dans l’espace rouennais37. La couleur verte est en effet prônée par Barthélemy l’Anglais dans son encyclopédie car elle est censée favoriser la vue. Il est toutefois difficile de les rattacher précisément à une aire géographique puisque l’on retrouve ces deux couleurs – verte et bleue – dans l’enluminure du Livre des Merveilles, censée représenter un espace « exotique »38. Ces tissus témoignent également d’un souci de protection : le drap exposé ne doit pas être en contact direct avec le meuble sur lequel il est posé ; ils sont aussi le symbole et le gage d’une bonne présentation39. Outre les comptoirs, les tables sont nombreuses dans les images figurant la boutique du marchand de draps. L’idée que ces tables doivent être aussi larges que hautes afin de faciliter la coupe du tissu n’est pas vérifiée par l’iconographie : ce type de meuble n’est en effet présent que chez les tailleurs40. En revanche, les tables des drapiers sont de formes multiples, correspondant à des besoins spécifiques. Certaines adoptent la forme du banc, permettant ainsi non seulement d’y poser le drap afin de le présenter au client41, mais aussi de l’étendre et de le mesurer, comme le fait un marchand d’une version française 32 Paris, BnF, ms. Français 364, f. 174r. 33 Les images ne nous permettent pas d’observer la présence d’enseignes, alors que les sources textuelles l’attestent. Ainsi d’après Barthélemy l’Anglais, dans son Livre des propriétés des choses, « les vendeurs de draps pendent draps rouges devant la lumiere afin que les acheteurs puisse[n]t moins juger de la couleur des autres draps par la rougeur qui leur empesche la veue » (Paris, BnF, ms. Français 22532, f. 320v). 34 Château d’Issogne. 35 Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 5219, f. 151v. 36 Paris, BnF, ms. Allemand 133, f. 6v. 37 Rouen, BM, ms. I. 2 (927), f. 145r. 38 Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 5219, f. 151v. 39 De nombreux inventaires après décès énumèrent des toiles positionnées sur l’étal. À ce sujet, voir F. Piponnier, « Boutiques et commerces à Dijon d’après les inventaires mobiliers (xive-xve siècles) », in Le marchand au Moyen Âge. Actes du xixe congrès de la SHMESP, Reims, juin 1988, Paris-Saint-Herblain, SHMESP édition-Cid édition, 1992, p. 155-163, sp. p. 159. 40 Comme sur une enluminure d’un Tacuinum sanitatis lombard de la fin du xive siècle : Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 94r. 41 Milan, Biblioteca Ambrosiana, ms. G. 301 inf., f. 5v.
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d’un Livre des propriétés des choses des années 147042. Cette table-banc est renforcée au niveau des pieds qui sont reliés par une entretoise. Ces meubles ressemblent donc à nos bancs actuels, mais également aux bancs médiévaux utilisés pour s’asseoir43. Ces tables pourraient être soit des bancs reconvertis, soit des meubles spécifiques aux marchands drapiers. De fait, ils possédaient une particularité technique, comme l’atteste un inventaire après décès sicilien du xve siècle qui désigne un « bancum de mustra pannorum »44, un banc servant à la montre du drap. D’autres tables utilisées pour exposer le drap adoptent une forme plus traditionnelle, puisque composées d’un plateau posé sur des tréteaux45. Ce type de meuble se retrouve essentiellement dans les lieux de vente ne bénéficiant pas de comptoir. Parfois, comme dans une gravure de Maître Pathelin datée de 1489, les tréteaux sont renforcés par une entretoise46 (fig. 3). Quant au plateau de cette table, il est rectangulaire, plus long que large, et disposé au niveau des hanches du vendeur de draps, ce qui lui permet de ne pas trop se pencher pour exécuter son travail. Enfin, les enluminures allemandes, et plus précisément nurembergeoises, présentent des meubles à arcatures. Ainsi, dans les Livres de la confrérie Mendel, une table carrée très basse possède un piètement à arcades. Ce meuble ne paraît pas destiné à stocker les draps, mais uniquement à les présenter47. Les sièges sont en revanche absents de l’iconographie du marchand drapier, ce dernier exerçant une activité commerciale qui se pratique debout et non un métier artisanal où la station assise est fréquente48, comme chez les tailleurs. De rares représentations montrent des échoppes temporaires aux structures composées de bois et de toile, installées sur les places de marchés. Du fait de leurs matériaux périssables, il est évident, mais encore convient-il de le préciser, qu’aucune de ces structures n’a été conservée. L’iconographie, complétée par l’archéologie, est dans ce cas d’un grand apport49 : une enluminure du xve siècle du Chevalier errant50 figure ainsi deux marchands de draps sur une place de marché, debout derrière leur étal recouvert d’une toile, installation complétée
42 Paris, BnF, ms. Français 22532, f. 336r. 43 Comme le banc représenté sur une version rhénane d’un Tacuinum du xve siècle : Paris, BnF, ms. Latin 9333, f. 104r. 44 G. Bresc-Bautier et H. Bresc, Une maison de mots …, op. cit., p. 739. On peut se demander ce qui a poussé le notaire à préciser la fonction du banc si ce n’est une fonctionnalité particulière par rapport aux bancs habituels. En effet, le notaire qui rédige les inventaires après décès est souvent « avare d’informations sur l’emplacement [des objets décrits] et leurs utilisations possibles ». Il laisse pourtant parfois échapper des précisions qui « ont permis de préciser que les objets de la maison ne sont pas polyfonctionnels, au moins pendant leur usage, qu’ils ont des fonctions précises, programmées au moment de la fabrication et de l’achat, et que leur forme y est adaptée ». Voir également C. Barnel et H. Bresc, « La maison et la vie domestique : l’apport des inventaires », in Razo : Matériaux pour l’étude de la vie domestique et de la culture matérielle en Provence aux derniers siècles du Moyen Âge, Nice, 1993, p. 7-45, sp. p. 20-21. 45 Un exemple original prend la forme d’un caisson : Chantilly, Condé, ms. 297, f. 122v. 46 Paris, BnF, Dpt des Imprimés, Rés. Ye 243, f. A8r. 47 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317. 2°, f. 71r. 48 Françoise Piponnier relevait également ce point dans les inventaires après décès qu’elle a étudiés. Voir F. Piponnier, « Boutiques et commerces… », art. cit., p. 155-163. 49 Des trous de poteaux ont été par exemple retrouvés en grande quantité sur la Grand-Place de Lille (D. Alexan dre-Bidon et M.-T. Lorcin, Le quotidien au temps des fabliaux : textes, images, objets, Paris, Picard, 2003, p. 245). 50 Paris, BnF, ms. Français 12559, f. 167r.
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Fig. 2. Thomas de Saluces, Le chevalier errant, vers 1403-1404, Paris (Paris, BnF, ms. Français 12559, f. 167r).
par une protection à l’arrière et une avancée en toile qui prémunissent le marchand drapier des intempéries et du vent, mais protègent également les draps exposés (fig. 2). Les étals de ces marchands sont de la même hauteur que les comptoirs des boutiques maçonnées et permettent d’exposer jusqu’à quatre draps les uns à côté des autres. Ces structures de toile se maintiendront sans changements notables durant tout le Moyen Âge, comme l’atteste l’iconographie allemande51 ou néerlandaise52 du début du xvie siècle. Le drap plié et emballé Les draps au Moyen Âge étaient pliés en accordéon afin de former un lé quadrangulaire assez épais53. L’iconographie témoigne de cette particularité, comme par exemple une sculpture de la cathédrale de Reims, exécutée entre le xiiie et le xive siècle, où le sculpteur 51 Volkach, Museum Barockscheune, ms. B. 2. IV, f. 443v. 52 C’est le cas sur un tableau de 1530 conservé au Noordbrabants Museum de Bois-le-Duc. Si la forme de ces structures reste à peu près constante, en revanche une sophistication pour tendre la toile sur le bâti en bois est nettement visible sur cette peinture. 53 Ce que Carmélia Opsomer définit comme des draps « pliés en deux, puis en zigzag dans le sens de la longueur » (C. Opsomer, L’art de vivre en santé : images et recettes du Moyen Âge : le “Tacuinum Sanitatis”, manuscrit 1041 de la Bibliothèque de l’Université de Liège, Liège, Éditions du Perron, 1991, p. 172).
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a d’ailleurs largement exagéré les plis54. Cette pliure permettait une plus grande facilité de stockage grâce à l’empilement des draps les uns au-dessus des autres et non une disposition en quinconce, comme l’imposeraient des rouleaux55. De plus, cette technique de pliage offrait de stocker des draps de grande longueur sans occuper trop de place, si ce n’est en hauteur. Si nous ne possédons pas d’images médiévales représentant le pressage des draps, certains éléments textuels nous renseignent sur la manière d’opérer. Ainsi, les inventaires après décès des drapiers, mais aussi des tondeurs, mentionnent des presses dont le prix était élevé56. Une fois plié, le drap devait être conditionné pour son transport. L’iconographie ne montre qu’exceptionnellement le marchand de draps effectuer lui-même cette opération57, mais, sur plusieurs enluminures, des draps sont emballés à l’aide d’une toile. Ces paquets pouvaient être de différentes natures. Une simple toile recouvrait le drap si ce dernier était porté à mains nues par des portefaix sur de courtes distances58 jusqu’à la boutique du marchand59, comme dans plusieurs enluminures du xive siècle où des hommes portent « à col », c’est-à-dire sur leur dos, des draps entassés les uns sur les autres et attachés entre eux par une corde qui en fait le tour60. Si le voyage était plus important et devait se faire avec un véhicule à roues, par exemple une brouette61, les draps étaient regroupés en ballots, composés de toile et d’une résille de cordes. Dans tous les cas, la toile servait à protéger le drap des mites, mais aussi des accidents que pouvait entraîner le transport. Les textes et l’archéologie attestent que deux types de signes pouvaient être apposés sur les draps : les liserés et les sceaux, tout d’abord en cire, puis en plomb62. Dans un premier temps, les liserés permettaient au client d’être certain de la provenance de son drap, chaque centre de production possédant une lisière spécifique. Puis, la fraude augmentant, les sceaux sont apparus afin de lutter contre la concurrence entre centres drapants mais également afin de « séparer les grands draps avec sceau » des « petits draps » qui n’en avaient pas. Quelques images nous présentent aussi sur certains draps des signes particuliers, difficiles à interpréter. Ainsi, ceux du marchand d’Issogne se terminent-ils sur leurs deux côtés par des bandes alternées blanches et noires. De même, il est impossible d’affirmer que ce sont
54 Reims, cathédrale Notre-Dame. 55 Nombreux sont les rouleaux représentés dans les Tacuina italiens de la fin du xive siècle pour illustrer les rubriques du lin et de la soie (Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, ff. 105r et 106r). Jusqu’à la fin du xive siècle, les draps de laine vendus par les marchands sont, quant à eux, montrés pliés. 56 Une « presse à viz garnie de feuilles et de 5 tableaux » est estimée 6 francs chez le drapier et tondeur dijonnais Odinot Bobain en 1434 (Dijon, Archives Départementales de la Côte-d’Or (ADCO), B II 356/4, cote 17, pièce 14). Quant à l’inventaire après décès du tondeur de draps dijonnais Nicolas Mugnot d’Orville, en 1415, il mentionne 3 francs pour une « presse à presser draps » (ADCO, B II 356/2, cote 7, pièce 22). 57 Rares sont les images d’artisans faisant des ballots si l’on excepte les enluminures des Livres de la confrérie Mendel (Nuremberg, Stadtibibliothek, Amb. 317. 2°, f. 110v). 58 Paris, BnF, ms. Français 2092, f. 28r. 59 Château d’Issogne. 60 Cet aspect est visible sur les enluminures de deux versions parisiennes de la Vita et passio beati Dionysii, l’une enluminée vers 1317 (Paris, BnF, ms. Français 2092, f. 28r), l’autre durant le premier quart du xive siècle (Paris, BnF, ms. Latin 5286, f. 88r). 61 Paris, BnF, ms. Français 12559, f. 167r. 62 J.-L. Roch, « Les sceaux de plomb des draps », in V. Maroteaux (dir.), Empreintes du passé : 6 000 ans de sceaux. Catalogue d’exposition, musée des Antiquités de Rouen, Archives départementales-Site de Grammont, Abbaye de Jumièges, 11 septembre-5 décembre 2015, Rouen, Point de Vues, 2015, p. 181-191.
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Fig. 3. Maistre Pierre Pathelin hystorié, 1460-1500 (Paris, BnF, Rothschild 1083, frontispice).
des sceaux qui sont représentés sur les gravures de La Fable de Maître Pathelin, texte où, il est vrai, la falsification et le vol tiennent un rôle important (fig. 3). Pourtant, sur deux gravures illustrant des incunables de cette Fable63, deux formes rondes sont dessinées dans un coin du drap présenté par Guillaume à Maître Pathelin, sans doute pour signifier que le marchand est honnête : le sceau authentifiant la provenance et la facture du drap. L’aune, outil principal du marchand Lorsque l’on évoque les outils du marchand de draps, un poncif revient systématique ment : la paire de forces serait l’outil caractéristique, pour ne pas dire emblématique, de ce métier. Pourtant les artistes médiévaux ne représentent qu’exceptionnellement les forces dans l’environnement du marchand drapier. Les différentes versions du Livre des échecs de Jacques de Cessoles associent bien les forces au lanificus64, mais ce dernier peut-il être 63 Paris, BnF, Dpt des Imprimés, Rés. Ye 243, f. A8r, et Rothschild 1083, frontispice. 64 Sur cette question, voir S. Thonon, « Les métiers sur l’échiquier. Leurs représentations littéraire et figurée dans les traductions françaises de l’œuvre de Jacques de Cessoles », in M. Boone, É. Lecuppre-Desjardin et J.-P. Sosson (dir.), Le verbe, l’image et les représentations de la société urbaine au Moyen Âge. Actes du colloque international, Marcheen-Famenne, 24-27 octobre 2001, Anvers, Garant, 2002, p. 207-217.
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Fig. 4. Apocalypse de saint Jean, 1313, Liège (Paris, BnF, ms. Français 13096, f. 87v).
assimilé au seul marchand de draps65 ? Ce terme est en effet polysémique et il ne se réduit pas à une activité unique ; il désigne aussi bien le drapier que le marchand de draps, le tondeur ou encore le tailleur, en fait un artisan emblématique, dont l’activité est en relation avec les draps de laine, tantôt marchand, tantôt entrepreneur. Une enluminure d’une version de l’Apocalypse de saint Jean, du premier quart du xive siècle66, décrivant l’Enfer, semble confirmer l’hypothèse qui fait des forces un outil de tailleur. Dans cette miniature, drapier et tailleur sont figurés côte à côte : le premier est associé à une toise tandis que le second tient dans sa main droite une paire de forces (fig. 4). Forces, forcettes et ciseaux – tous outils utilisés pour la coupe – semblent donc l’apanage du tailleur, du moins dans l’iconographie, ce qui nous pousse à nous interroger sur la manière dont le drap était coupé par le marchand drapier. Quand l’acheteur désirait un aunage réduit, ce qui devait être relativement fréquent, le vendeur avait-il recours aux services d’un tailleur ou plus probablement possédait-il lui-même une paire de forces pour effectuer ce travail, qui n’est d’ailleurs jamais montrée par les artistes ? En revanche, les instruments de mesure du drap, et en premier lieu l’aune, sont nombreux dans les représentations du marchand drapier, du moins quand il est figuré en train de mesurer. La longueur de ces aunes, si l’on se réfère à la taille des marchands67, est très variable d’une représentation à l’autre. Ainsi, dans un Barthélémy l’Anglais, enluminé à Paris vers 147068, deux toises paraissent mesurer une centaine de centimètres, alors qu’au
65 Le « lanificus » est pour Wolfang Metzger un « Tuchhändler », c’est-à-dire un marchand de draps (W. Metzger, Handel und Handwerk: des Mittelalters im Spiegel der Buchmalerei, Graz, Akademische Druck- und Verlagsanstalt, 2002, p. 65-69). 66 Paris, BnF, ms. Français 13096, f. 87v. 67 Reprenant ainsi la thèse de François Garnier qui écrivait en 1982 que, malgré les disproportions entre espace(s) et personnage(s), les objets et « surtout les instruments dont l’homme se sert dans la vie pratique », s’ils ne sont pas seuls mais au contraire intégrés dans une scène, « sont habituellement proportionnés à la taille de l’utilisateur » (F. Garnier, Le langage de l’image…, op. cit., t. I, Signification et symbolique, p. 78). 68 Paris, BnF, ms. Français 22532, f. 336r.
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xiiie siècle, la toise du vitrail de Notre-Dame de Chartres ne dépasserait pas cinquante centimètres. Si des variations de longueur de l’aune d’une époque à une autre, mais aussi d’une région à l’autre sont nettement attestées par les sources écrites, il faut reconnaître que l’iconographie n’est guère utilisable pour déterminer avec précision la longueur de ces toises. En effet, l’échelle hiérarchique, qui vise à mettre en valeur certains objets ou certains détails aux dépens d’autres, a été longtemps appliquée par les artistes médiévaux, ce qui fausse l’appréciation des longueurs réelles de ces règles. Ces aunes sont d’ailleurs le plus souvent représentées sommairement, sinon grossièrement, du moins par les artistes français ou italiens qui se contentent de les figurer sous l’aspect d’un simple morceau de bois à section quadrangulaire, non gradué, comme par exemple sur la fresque du château d’Issogne69. En revanche, les documents iconographiques provenant de l’aire germanique sont beaucoup plus précis et accordent une grande importance à la graduation de ces règles entaillées régulièrement de traits parallèles. L’aune est non seulement utile au marchand drapier, mais possède également une forte connotation symbolique du fait de sa falsification potentielle. Il est donc notable que, quelle que soit l’aire géographique des documents iconographiques, aucun marchand de draps ne possède de toise renforçée d’embouts métalliques à ses deux extrémités afin d’éviter la falsification, type de règle qui se retrouve toutefois entre les mains d’un tailleur dans un Tacuinum lombard70. Cet aspect ne fait que confirmer que le marchand drapier, à l’image des autres marchands, est associé durant tout le Moyen Âge à la malhonnêteté, aussi bien dans la littérature profane que dans les sermons. Au xiiie siècle, par exemple, Jean de Garlande écrit que « les drapiers [“pannarii”], trompeurs d’une très grande passion, vendent des draps […] mais ils trompent eux-mêmes les acheteurs, en aunant mal les draps avec une aune courte et avec un pouce trompeur »71. Si l’étude iconographique se révèle riche et importante, elle ne suffit pas à elle seule pour effectuer un travail exhaustif sur ce métier. En effet, l’art médiéval nous renvoie le reflet d’un ordre social respecté où le marchand mesure et vend le drap tandis que la prérogative de la coupe revient au tailleur, les artistes ayant intégré, de manière consciente ou non, la séparation théorique des attributions de chaque profession et insistant sur la division matérielle de ces métiers. Ce n’est que confrontées à d’autres sources, comme les inventaires après décès et les objets archéologiques, que les images peuvent s’avérer des documents inestimables pour accéder au plus près de l’étal du marchand. Le croisement de ces sources permet donc à l’historien de saisir une certaine matérialité en lui fournissant les éléments caractéristiques de l’environnement du marchand de draps, à savoir ses meubles, ses draps et ses outils. Il permet de cerner le quotidien comme le statut du marchand boutiquier de petite ou moyenne importance et non les grands marchands drapiers commerçant à une échelle plus large, amplement connus grâce aux documents comptables.
69 Il y a pourtant tout lieu de croire que les toises françaises étaient également graduées, comme l’atteste celle figurée sur le vitrail de Notre-Dame de Chartres, antérieure à celle d’Issogne puisque datant du premier quart du xiiie siècle. 70 Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 95r. 71 H. Géraud, Paris sous Philippe-le-Bel..., op. cit., p. 595.
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Sophie De s ro s ier s
« Drappi tinti » et zendadi Deux types de soieries produites en Italie aux xive-xve siècles Présent à la fin du xiie et au xiiie siècle dans diverses régions de l’Occident chrétien1, le tissage de la soie a connu de nouveaux développements à partir de la fin du xiiie siècle dans plusieurs cités du centre-nord de l’Italie comme Venise, Gênes, Bologne et Lucques. Une plus grande facilité d’accès à la soie grège et l’arrivée de somptueuses soieries depuis l’empire mongol ont tout particulièrement suscité la créativité des artisans de la soie de Lucques soutenus financièrement par de puissants marchands-banquiers. Au xive siècle, les Lucquois ont dominé le marché local et européen des soieries, même si des problèmes politiques ont obligé beaucoup d’entre eux à immigrer vers d’autres centres déjà investis dans l’art de la soie, en particulier Venise et Bologne, et à continuer leurs activités depuis ceux-ci. Au siècle suivant, Florence et Milan se sont ajoutés à la liste des lieux de production importants au milieu d’une myriade de centres secondaires, maintenant l’Italie dans son rôle de producteur de premier plan d’étoffes de soie en Europe2.
1 En Italie mais aussi ailleurs, par exemple à Paris et dans la région de Montpellier et des Cévennes pour ce qui est du territoire actuel de la France : S. Farmer, The Silk Industries of Medieval Paris. Artisanal Migration, Technological Innovation, and Gendered Experience, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2017 ; P. Mainoni, « La seta in Italia fra xii e xiii secolo: migrazioni artigiane e tipologie seriche », in L. Molà, R. C. Mueller et C. Zanier (dir.), La seta in Italia dal Medioevo al Seicento, Venise, Marsilio-Fondazione Giorgio Cini, 2000, p. 365-399, sp. p. 383, 388-389 ; K. L. Reyerson, « Medieval Silks in Montpellier: The Silk Market ca. 1250–ca. 1350 », The Journal of European Economic History, 11 (1982), p. 117-140, sp. p. 122-124 ; E. Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, Paris, Gallimard, 1975, p. 592 ; L. Blancard, Documents inédits sur le commerce de Marseille au Moyen Âge : contrats commerciaux du xiiie siècle, Marseille, Barlatier-Feissat, 1884, p. 65, 123-124, 263. D’après Maureen Fennell Mazzaoui (« The Emigration of Veronese Textile Artisans to Bologna in the Thirteenth Century », Atti e Memorie dell’Accademia di Agricoltura, Scienze e Lettere di Verona, série VI, 19 (1967-1968), p. 275-321, sp. p. 319 : artisan 148), un tisserand d’Alès, « Dominus Bernardus de Alexio », spécialiste dans le tissage de çendata et purpura, faisait partie d’un groupe d’artisans qui immigra à Bologne en 1230-1231 ; voir aussi P. Mainoni, « La seta in Italia… », art. cit., p. 365-399, sp. p. 389 ; C. Arnaud, « Dallo zendado al velo. L’arte della seta a Bologna nel Medioevo », in R. Rinaldi (dir.), Nella città operosa. Artigiani e credito a Bologna fra Duecento e Quattrocento, Bologne, Il Molino, 2017, p. 221-250, sp. p. 223. Le terme purpura ne désignait pas un tissu teint en pourpre, mais un type de soierie façonnée, avec un décor tissé, comme on le verra plus loin. 2 Seuls quelques travaux récents et/ou de synthèse sont ici signalés. Pour l’apport des soieries mongoles, voir l’article fondateur de A. E. Wardwell, « “Panni Tartarici”: Eastern Islamic Silks Woven with Gold and Silver (13th and 14th centuries) », Islamic Art, III (1988-1989), p. 95-173, ainsi que S. Desrosiers, Soieries et autres textiles de l’Antiquité au xvie siècle, Paris, RMN, 2004, p. 184-185 ; D. Jacoby, « Oriental Silks go West: a Declining Trade in the Later Middle Ages », in C. Schmidt Arcangeli et G. Wolf (dir.), Islamic Artefacts in the Mediterranean World: Trade, Sophie Desrosiers • GAM-CRH, EHESS Le vêtement au Moyen Âge. De l’atelier à la garde-robe, éd. par Danièle Alexandre-Bidon, Nadège Gauffre Fayolle, Perrine Mane et Mickaël Wilmart, Turnhout, 2021 (Culture et société médiévales, 38), p. 51-78 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.CSM-EB.5.120821
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L’histoire de cette production est importante pour les spécialistes des garde-robes des xive-xve siècles non seulement parce qu’elle leur permet de comprendre quelles soieries étaient alors disponibles et comment elles étaient désignées sur leurs lieux de production, mais aussi quelles étaient les caractéristiques techniques et esthétiques qui faisaient leurs prix et favorisaient leur emploi pour divers usages. Les recherches menées dans ce sens depuis plus d’un siècle en s’appuyant sur la complémentarité des sources écrites, visuelles et matérielles ont sensiblement fait progresser nos connaissances. Cependant, elles se sont concentrées sur les soieries les plus visibles : les soieries de luxe souvent polychromes et brochées d’or dont les peintres ont su rendre la magnificence, et qui ont joué un rôle social et politique évident3. Or un regard plus attentif porté sur les mêmes sources montre que ces soieries ne représentent qu’une partie de ce qui a été produit pendant les deux siècles examinés. D’autres étoffes, plus modestes en apparence mais pas moins importantes économiquement, socialement et même esthétiquement, ont été produites en grand nombre et se sont retrouvées, également nombreuses, dans les garde-robes. La pétition pour demander une baisse des gabelles sur les tissus de soie qui fut présentée en 1343 par les soyeux lucquois au seigneur de la ville de Bologne, où ils s’étaient installés depuis peu, en apporte la preuve. Les Lucquois précisent que lorsqu’ils ont dû quitter leur ville (à la suite de problèmes politiques locaux), ils ont migré dans deux directions différentes selon leurs spécialités : « Quelli che fanno sendadi si puoseno in questa
Gift Exchange and Artistic Transfer, Venise, Marsilio, 2011, p. 87-104 ; R. Schorta et J. von Firck (dir.), Oriental Silks in Medieval Europe, Riggisberg, Abegg-Stiftung, 2016 (spécialement l’article de D. Jacoby, p. 92-123) ; M. L. Rosati, « 1. De opere lucano. Le produzioni seriche suntuarie a Lucca nel corso del xiv secolo. Origini e modelli, tipologie documentale e testimonianze materiali », in I. Del Punta et M. L. Rosati, Lucca. Una città della seta. Produzione, commercio e diffusione dei tessuti lucchesi nel tardo Medioevo, Lucques, Maria Pacini Fazzi Editore, 2017, p. 19-96. Pour les débuts du tissage de la soie en Italie, voir B. Dini, « L’industria serica in Italia, secc. xiii-xv », in S. Cavaciocchi (dir.), La seta in Europa secc. xiii-xx. Atti della Ventiquattresima Settimana di Studi, 4-9 maggio 1992, Prato, Florence, Le Monnier, 1996, p. 91-123 ; L. Molà, La communità dei Lucchesi a Venezia. Immigrazione e industria della seta nel tardo Medioevo, Venise, Memorie del Istituto veneto di scienze, lettere ed arti, 1994 et Id., « Oltre i confini della città: gli artigiani e gli imprenditori della seta fiorentini all’estero », in F. Franceschi et G. Fossi (dir.), Arti fiorentine. La grande storia dell’artigianato, t. II, Il Quattrocento, Florence, Giunti, 1999, p. 85-107 ; P. Mainoni, « La seta in Italia… », art. cit., p. 365-399 ; D. Jacoby, « Silk Economics and Cross-Cultural Artistic Interaction: Byzantium, the Muslim World, and the Christian West », Dumbarton Oaks Papers, 58 (2004), p. 197-240, sp. p. 228-238 ; A. Poloni, Lucca nel Duecento. Uno studio sul cambiamento sociale, Pise, Plus-Pisa Univerity Press, 2009, et Id., « L’economia lucchese nella seconda metà del Trecento », in B. Figliuolo, G. Petraglia et P. S. Simbula (dir.), Spazi economici circuiti commerciali nel mediterraneo del Trecento. Atti del Convegno Internazionale di Studi, Amalfi, 4-5 giugno 2016, Amalfi, Centro di Cultura a Storia Amalfitana, 2017, p. 121-146 ; I. Del Punta et M. L. Rosati, Lucca... , op. cit. ; S. Desrosiers, « Sendal-cendal-zendado. A Category of Silk Cloth in the Development of the Silk Industry in Italy, 12th-15th Centuries », in S. Menache, B. Z. Kedar, M. Balard (dir.), Crusading and Trading between West and East. Studies in Honour of David Jacoby, Londres-New York, Taylor and Francis, 2018, p. 340-350. 3 Voir par exemple L. Monnas, Merchants, Princes and Painters. Silk Fabrics in Italian and Northern Paintings 1330-1550, New Haven-Londres, Yale University Press, 2008 ; R. Grönwoldt, Paramentenbezatz im Wandel der Zeit. Gewebte Borten der italienischen Renaissance, Berne-Munich, Abegg-Stiftung-Hirmer Verlag, 2013 ; C. Hollberg (dir.), Tessuto e ricchezza a Firenze nel Trecento. Lana, seta, pittura. Catalogue d’exposition, Galleria dell’Accademia di Firenze, 5 décembre 2017-18 mars 2018, Florence, Giunti, 2017. Qu’il s’agisse des documents concernant la production, le commerce et la consommation de soieries, de leurs représentations dans l’art où les décors sont les facteurs premiers de leur identification, ou des collections de soieries anciennes conservées dans les musées et les trésors d’églises pour leur qualité exceptionnelle, tout converge pour guider l’attention vers les soieries les plus décorées et les plus chères.
« Dr appi tinti » et zen dadi
vostra cittade, e quelli che fanno seta tinta e altri drappi tinti si puoseno in Vinegia »4. Cette phrase montre qu’au moment où soyeux et ouvriers lucquois ont essaimé et participé au développement du tissage de la soie à Bologne et à Venise, deux catégories de soieries étaient tissées à Lucques. Et chacune était le fait de professions différentes qui, de toute évidence, devaient transformer la soie à l’aide d’outils et de savoir-faire distincts. Or les documents disponibles sur la production de soieries à Lucques au siècle précédent et au début du xive siècle montrent que les sendadi – en français cendals ou cendaux5 – étaient des étoffes très simples teintes en pièce (après tissage) et donc monochromes6. Les drappi tinti ou draps teints – sous-entendu aux fils teints avant tissage –, correspondaient pour leur part aux soieries de luxe souvent polychromes et brochées d’or qui ont capté jusqu’ici toute l’attention des chercheurs. L’objectif de cet article est donc de rééquilibrer notre regard en montrant comment distinguer ces deux catégories d’étoffes pour mieux comprendre leur complémentarité dans le vêtement. Leurs différences essentielles découlent de la place de la teinture dans la chaîne opératoire de production. Les soieries de luxe étaient tissées avec des fils préalablement teints, ou de « soie cuite », qui leur permettaient d’être polychromes, et d’intégrer des fils d’or au tissage puisque celui-ci n’était pas suivi d’une teinture qui aurait détérioré les fils précieux. Les soieries d’apparence plus modeste étaient tissées avec des fils moins transformés, ou de « soie crue », pour être teintes seulement après tissage. Après avoir expliqué pourquoi la soie brute – le fil de soie grège – peut se travailler de deux façons différentes et ce que cela change pour les étoffes qui en résultent, j’examinerai tour à tour les deux catégories de soieries en précisant autant que possible les emplois qui en étaient faits et les termes utilisés au cours du temps pour désigner les produits les plus courants. Car les mots étant dépourvus de matière, les spécialistes du vêtement se heurtent souvent au côté obscur de la terminologie des étoffes. Les deux chaînes opératoires de transformation du fil de soie grège Le fil de soie grège est issu du dévidage d’au moins trois cocons produits par la chenille du Bombyx mori L. ou Bombyx du mûrier7. Puisque chaque cocon est fait d’une bave
4 « Ceux qui font des sendadi se sont installés dans votre cité, et ceux qui font des fils de soie teinte et d’autres draps teints se sont installés à Venise ». G. Livi, « I mercanti di seta lucchesi in Bologna nei secoli xiii e xiv », Archivio Storico Italiano, série IV/7 (1881), p. 29-55, sp. p. 41 ; B. Dini, « L’industria serica in Italia… », art. cit., p. 91-123, sp. p. 100. 5 Cette orthographe, retenue par Victor Gay (Glossaire archéologique du Moyen Âge et de la Renaissance, Paris, Librairie de la société bibliographique, 1887, p. 295-297), est la plus courante en français tandis qu’en italien, sendado était le terme utilisé à Lucques au xiiie-xive siècle et zendado celui qui apparaît alors à Bologne et à Florence. 6 S. Desrosiers, « Sendal-cendal-zendado… », art. cit., p. 340-350. 7 Ayant déjà expliqué ailleurs et ce qu’est le fil de soie grège produit par la chenille du Bombyx mori et comment il a été transformé pour la production de soieries entre la Chine antique et l’Italie du bas Moyen Âge, mes explications sont ici les plus brèves possibles (S. Desrosiers, « Scrutinizing Raw Material between China and Italy: the Various Processing Sequences of Bombyx mori Silk », L’Atelier du Centre de recherches historiques [en ligne], 2019, disponible sur (consulté le 16 janvier 2020).
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Fig. 1. Écheveaux de soie crue (de couleur crème) et de soie cuite (de couleur rose) © Sophie Desrosiers.
constituée de deux filaments, cette soie grège comprend au minimum six filaments de soie ou fibroïne qui sont parallèles les uns aux autres et soudés ensemble par une sorte de colle, le grès ou séricine. Le grès représente jusqu’à 25% du poids du fil selon les types de grège, et il donne au fil un aspect mat, une certaine raideur, et parfois une faible coloration. Il faut l’éliminer pour que la soie devienne cette matière douce, souple et brillante que nous connaissons et qui porte le nom de « soie cuite » (fig. 1)8. Cette opération est impossible à effectuer directement sur le fil de grège car, les filaments étant parallèles, ils se sépareraient et le fil se désintégrerait. Afin d’éviter un tel gâchis, les filaments doivent être rendus solidaires avant le décreusage, soit en donnant aux fils une torsion, soit en les tissant. Ces deux alternatives définissent deux chaînes opératoires distinctes aboutissant à ce qu’on nomme aujourd’hui les soieries « teintes en fil » ou tissées de « soie cuite » décreusée et teinte avant tissage (après avoir donné une torsion au fil), et les soieries « teintes en pièce » ou tissées de « soie crue », qui seront décreusées et teintes après tissage (après avoir donné, ou non, une torsion aux fils) (tab. 1)9.
8 Une cuisson dans l’eau chaude avec du savon était en effet la technique suivie pour « décreuser » la soie dans l’Italie des xive-xve siècles ; les fabricants avaient déjà noté que la soie perdait alors un quart de son poids (L’arte della seta in Firenze: trattato del secolo xv, G. Gargiolli (éd.), Florence, Barbèra, 1868, p. 12-16). Si un peu de grès était éliminé lors du tirage de la soie dans la bassine de dévidage (qui contenait de l’eau chaude), il ne faut pas confondre ces deux opérations. 9 Le terme de « soie crue » n’a pas la même signification aujourd’hui car il désigne, au moins dans l’industrie lyonnaise depuis le siècle dernier et pour le CIETA, un « fil de soie teint sans avoir été dépouillé de son grès » (Vocabulaire du CIETA, Lyon, 1973, p. 10). Jean Loir (Théorie du tissage des étoffes de soie, Lyon, Joannès Desvigne et Cie, 1923, t. I, p. 27) précise que « les soies teintes en cru sont celles qui n’ont perdu que 3% environ de leur grès ». Le CIETA, ou Centre International d’Étude des Textiles Anciens, créé à Lyon en 1954, a mis au point peu après sa création un vocabulaire pour faciliter la description des tissus anciens, tout spécialement des soieries. Ses auteurs se sont inspirés
« Dr appi tinti » et zen dadi Tableau 1. Phases principales des deux chaînes opératoires de production de soieries : (1) « teintes en fil » ou tissées de « soie cuite » ; (2) « teintes en pièce » ou tissées de « soie crue ».
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Filage-tordage >> décreusage et teinture en fil >> ourdissage >> tissage Filage-tordage éventuel >> ourdissage >> tissage >> décreusage et teinture en pièce
Si ces deux chaînes opératoires ne se distinguent sur le papier que par le changement de place d’une phase dans l’organisation des activités, la différence est plus frappante au cœur des ateliers. Pour les soieries teintes en fil, il s’agit de tisser sur des métiers simples ou complexes (métiers à marches ou à la tire), avec une grande diversité d’armures10, de délicats fils de soie cuite, teints de couleurs diverses. Pour les autres, il faut tisser avec l’armure taffetas la plus simple (avec 1 fil dessous, 1 fil dessus, comme une reprise), sur un métier à tisser simple (métier à marches), des fils de soie grège ou crue, ternes, peu ou pas colorés par le grès, et plus ou moins raides. Quant à la double phase du décreusage et de la teinture, les cuves nécessaires pour transformer des écheveaux de fil sont normalement plus petites que celles employées pour traiter une pièce d’étoffe faisant plusieurs mètres, fût-ce une étoffe de soie légère. Il en est de même pour les outils et procédés employés pour faire circuler fil ou étoffe dans les bains de décreusage et de teinture, et pour les faire sécher11. Le passage d’une chaîne opératoire à l’autre ne va pas de soi car, même si les colorants sont de même nature, les outils et les manipulations sont distincts. Ces différences de traitement ont une conséquence importante sur la qualité des étoffes car, ainsi que cela a été vu plus haut, le décreusage qui précède la teinture fait perdre au fil de soie le quart de son poids. Lorsqu’il est réalisé après tissage, c’est l’étoffe qui perd du poids et en même temps de la consistance. Elle aura tendance à gagner en légèreté et en souplesse, et à mettre en évidence la qualité du fil de grège employé et la quantité de torsion qui lui aura été donnée – ou non – avant tissage. Dans le cas d’une très forte torsion des fils, le décreusage facilitera leur rétractation et la formation d’un aspect ondulé, crêpé, en libérant leur élasticité stabilisée par la présence du grès. Enfin, à l’opposé, le passage de l’étoffe sous une presse, ou calandrage, éventuellement complété d’un ajout de matière, pourra augmenter son aspect lisse et brillant et lui donner plus ou moins de raideur. Ces variations sont d’autant plus visibles que l’étoffe tissée avec une armure simple et teinte en pièce a une couleur et une surface uniformes, sauf lorsque des rayures ont été créées par des fils de chaînes et/ou de trame par endroits plus gros que les autres. Loin de donner un produit unique, la chaîne opératoire des soieries « teintes en pièce » ou de « soie crue » met en évidence des qualités esthétiques autres que le décor, variables sur une vaste échelle comme l’aspect lisse ou non de la surface, le tombé ou la raideur, la légèreté, la couleur, voire la transparence. Et rien n’empêche qu’elles de la terminologie alors utilisée dans l’industrie de la soie lyonnaise. Or un certain nombre de termes qui existaient déjà au Moyen Âge ont vu leur signification évoluer au cours du temps. Il est donc toujours prudent de vérifier si des écarts de sens existent entre les significations anciennes et présentes d’un même terme. 10 Armure : mode de croisement des fils de chaîne et de trame. 11 Le décreusage et la teinture de la soie en fil et en pièce sont réalisés aujourd’hui dans des ateliers différents, équipés de cuves et de machines distinctes aussi bien pour les bains de décreusage et de teinture que pour le séchage. Les teintureries visitées au printemps 2017 en Haute-Loire et dans la région de Côme en Italie étaient spécialisées soit dans la teinture en fil, soit dans la teinture en pièce, quelles que soient les fibres textiles à teindre.
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soient ultérieurement brodées de soie et de fils d’or. De façon très contrastée, celle des soieries « teintes en fil » ou de « soie cuite » peut créer un décor par la croisure des fils et leur éventuelle polychromie et par la présence de fils d’or ou d’argent12, ou bien plus simplement donner à une étoffe unie des reflets changeants par le tissage de fils de chaîne de couleur différente de ceux de trame. Dans cette autre chaîne opératoire, la fermeté ou tenue de l’étoffe, acquise pendant le tissage, demeure intacte après sa tombée du métier. Son utilisation dans le vêtement favorise la fabrication de pièces structurées qui jouent sur les volumes. Quels étaient donc les principaux types de « drappi tinti » – soieries « teintes en fil » ou de « soie cuite » – qui entraient dans la confection des garde-robes aux xive et xve siècles ? « Drappi tinti » – draps de soie « teints en fil » ou de « soie cuite » Aux xive et xve siècles, les centres de tissage italiens ont connu différents rythmes de développement pour la production de soieries de prix. Après avoir tissé au xiiie siècle, au moins à Lucques et à Venise, des tissus de soie cuite désignés par le terme, probablement générique, de samit13, la production s’est diversifiée vers la fin du siècle sous l’influence des soieries byzantines et islamiques, et surtout des soieries orientales importées de l’espace mongol depuis les années 1260. Comme l’a montré David Jacoby, les termes apparus pour désigner ces étoffes reflètent cette diversité d’origines14. Mon objectif n’est pas de les analyser en détail, mais de faire comprendre à travers deux exemples représentatifs quels types d’étoffes étaient tissés par les Lucquois au xive siècle, puis par les Florentins au xve siècle. Les statuts de la cour des marchands de Lucques de 1376, et leurs révisions de 1381 et 1382, fournissent des informations précises sur les normes que devait suivre le tissage des soieries15. L’analyse de ces normes et leur comparaison avec les caractéristiques des soieries conservées – dont les décors peuvent être comparés avec ceux décrits dans les inventaires
12 Les traitements après tissage des soieries « teintes en pièce » ne permettent pas d’introduire des fils précieux dans ces tissus au cours du tissage, sauf lorsqu’ils sont comme aujourd’hui en matières synthétiques. Dans l’Italie du bas Moyen Âge, ces fils étaient trop fragiles pour supporter le bain de teinture. Ils étaient ajoutés ensuite par broderie. A. Poloni (« L’economia lucchese… », art. cit., p. 121-146, sp. p. 123) a très bien vu ce problème pour les sendadi tissés à Lucques au xiiie siècle. 13 D’après le Vocabulaire du CIETA (1973), le samit est une étoffe composée à partir de six fils de chaîne conformément à sa racine gréco-latine – examitos, ἐξάμιτος, ou « six fils ». Cependant, il est probable que ce terme ait eu un sens générique à Lucques au xiiie siècle et qu’il ait alors désigné l’ensemble des soieries teintes en fil par opposition avec le terme de sendal réservé à celles teintes en pièce (A. Poloni, Lucca nel Duecento…, op. cit., p. 55, et Id., « L’economia lucchese… », art. cit., p. 121-146, sp. p. 130). À Venise, les samitarii ou tisseurs de samits tissaient divers types d’étoffes au xiiie siècle, et des velours au début du xive siècle, mais il fallut attendre 1347 pour que les fabricants de velours vénitiens puissent prendre leur autonomie et fonder leur propre corporation (L. Molà, La communità dei lucchesi…, op. cit., p. 167-169 ; D. Jacoby, « Dalla materia prima ai drappi tra Bisanzio, il Levante e Venezia », in L. Molà, R. C. Mueller et C. Zanier (dir.), La seta in Italia dal Medioevo al Seicento, Venise, Marsilio, 2000, p. 265-304, et Id., « Silk Economics… », art. cit., p. 197-240, sp. p. 229. 14 Id., « Silk Economics… », art. cit., p. 197-240, sp. p. 228-238. 15 Lo Statuto della Corte dei Mercanti in Lucca del MCCCLXXVI, A. Mancini, U. Dorini, E. Lazzareschi (éd.), Florence, L.S. Olschki, 1927, paragraphes XVI à XXXVI.
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comme présents sur les soieries tissées à Lucques – ont permis de comprendre ce que recouvrait une partie de ces termes16. Les vingt rubriques sont présentées dans un ordre qui reflète les montages des métiers à tisser, montages déterminés par le nombre de chaînes nécessaires au tissage, leurs fonctions et proportions, et les armures ou rythmes de croisement avec la ou les trames. Les neuf premières rubriques (XVI à XXIV) concernent des étoffes avec une chaîne de liage destinée à lier des trames de décor, ce qui permet de les identifier comme des lampas, donc des soieries façonnées, avec un décor tissé (fig. 2-3)17. Six types de baldachini (fr. baudequins18) dont trois brochés de fils précieux – drappi d’oro et d’ariento (fr. draps d’or et d’argent), raccamati d’oro e d’ariento et imperiali – ont probablement un fond sergé relativement dense (fig. 2). Deux types de camucha (fr. camocas19), et des diaspini, cigattoni et diaspinecti20, tissés sur les mêmes métiers, devaient avoir un fond taffetas et varier en densité ou qualité des fils (fig. 3). Viennent ensuite les polpore (fr. purpura), cigattoni, sciamiti (fr. samits21 V. Gay ; rubrique XXV des statuts), soit diverses variantes des samits dont le montage, non indiqué, pouvait être similaire à celui des camocas qui les précèdent22. Curieusement, purpura et samits sont fréquents dans les documents du
16 Cette liste a d’abord été décryptée par Donald et Monique King en 1988. Lisa Monnas (Merchants, Princes and Painters…, op. cit.) et tout récemment Maria Ludovica Rosati (« 1. De opere lucano… », art. cit., p. 19-96) l’ont reprise. En cherchant à comprendre comment ces catégories pouvaient refléter l’organisation des ateliers de tissage, ma lecture se place dans une perspective un peu différente. L’objectif étant ici de rendre plus explicites les grandes catégories d’étoffes tissées et leur terminologie, pour de plus amples détails, je renvoie le lecteur aux travaux que je viens de citer. 17 Les lampas ont une chaîne pièce formant l’armure du fond avec une trame de fond, et une ou des trames de décor liées par la chaîne de liage (voir S. Desrosiers, Soieries et autres textiles…, op. cit., p. 23-27, avec illustrations). Les soieries façonnées étaient tissées sur des métiers à la tire au montage et au fonctionnement complexe avec un assistant qui tirait des cordes pour lever les fils de la chaîne pièce au gré du décor à créer (F. Edler De Roover, « Andrea Banchi setaiolo fiorentino del Quattrocento », Archivio Storico Italiano, 150/4 (1992), p. 877-963, sp. p. 909) ; L’arte della seta…, G. Gargiolli (éd.), op. cit., p. 87-88). On connaît deux représentations de métiers à la tire pour velours, peintes par Apollonio di Giovanni vers 1435-1445. L’une est conservée à l’Art Institute de Chicago (inv. no 1933.1006 : ), l’autre au Frick Museum de Pittsburgh (inv. no 1973-1931 :). Une troisième représentation attribuée à un assistant du même peintre n’est pas localisée (S. Desrosiers, « Trois représentations d’un métier à la tire florentin du xve siècle », Bulletin du CIETA, 71 (1993), p. 36-47, sp. p. 36, fig. 1-2). Je remercie le musée des Tissus de Lyon de m’avoir donné accès aux cinq draps de soie teinte des fig. 2 à 6, de m’avoir fourni leurs photos et autorisée à les publier. 18 Les termes français sont proposés avec l’orthographe la plus courante retenue par Victor Gay. Pour Baudequin, voir V. Gay, Glossaire archéologique…, op. cit., p. 133-137. Pour d’autres exemples publiés, voir D. King et M. King, « Silk weaves of Lucca in 1376 », in I. Estham et M. Nockert (dir.), Opera Textilia Variorum Temporum. To Honour Agnes Geijer on Her Ninetieth Birthday 26th October 1988, Stockholm, Statens historiska museum, 1988, p. 67-77, sp. p. 70-71, fig. 1-2 ; S. Desrosiers, Soieries et autres textiles…, op. cit., p. 362-372, cat. 199-205. 19 V. Gay, Glossaire archéologique…, op. cit., p. 265-267 ; D. King et M. King, « Silk weaves of Lucca… », art. cit., p. 67-77, sp. p. 72-73, fig. 3-4 ; S. Desrosiers, Soieries et autres textiles…, op. cit., p. 348-360, cat. 189-196. 20 Comme le soulignent Donald King et Monique King (« Silk weaves of Lucca… », art. cit., p. 67-77, sp. p. 69, et D. King, « Sur la signification de “diasprum” », Bulletin du CIETA, 11 (1960), p. 42-47), diaspini et diaspinecti peuvent se référer au diasprum, un lampas monochrome (fr. diapre d’après V. Gay, Glossaire archéologique…, op. cit., p. 550-551). Voir S. Desrosiers, Soieries et autres textiles…, op. cit., p. 342-347, cat. 186-188. 21 V. Gay, Glossaire archéologique…, op. cit., p. 323-324 où la comparaison avec le satin est erronée. Pour des samits peut-être tissés en Italie, voire à Venise : S. Desrosiers, Soieries et autres textiles…, op. cit., p. 252-257, cat. 134-136. 22 La présence de cigattoni dans deux groupes différents est à première vue problématique, mais cela pourrait s’expliquer du fait que lampas et tissus de type samit peuvent être tissés successivement sur la même chaîne.
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Fig. 2. Soierie façonnée (lampas à fond double-étoffe) avec un décor d’oiseaux et de quadrupèdes, Italie (Lucques ?), seconde moitié du xive siècle. Trois fils de chaîne pièce vieux rose (fils doubles de tors Z) pour un fil de liage vert (soie crue). La chaîne et la trame de fond vieux rose croisent en sergé 2.1 (direction S). Le liage des trames de décor – soie blanche et verte lancées – est en taffetas, et celui du filé or broché (lamelle organique dorée enroulée S sur lin S) est en sergé 3.1.1.1 (direction S). Ces caractéristiques sont celles d’un baudequin. Inv. MT 22759.1 ; achat Bock, 1875 © Lyon, musée des Tissus – Sylvain Pretto.
Fig. 3. Soierie façonnée (lampas) avec un décor végétal et d’animaux et châteaux miniatures, Italie (Lucques ?), première moitié du xive siècle. Trois fils de chaîne pièce verts (fils doubles de tors Z) pour un fil de liage vert (fils simples de tors Z). La chaîne et la trame de fond vertes croisent en taffetas. Le liage des trames de décor – soie rose pâle lancée et soies blanche et rouille brochées – est en taffetas. Ces caractéristiques sont celles d’un camocas. Inv. MT 22777 ; achat Bock, 1875 © Lyon, musée des Tissus – Sylvain Pretto.
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xiiie et du début du xive siècle et plus rares ensuite, mais ils sont encore présents dans les statuts de Lucques dans les années 1370-138023. Les vegliuti (fr. velours24 ; rubrique XXVI) impliquent un montage différent des métiers, avec une chaîne supplémentaire – le poil – formant la surface veloutée. Ils étaient de deux qualités différentes, fins et moins fins. On en compte plusieurs types avec les révisions de 1381 et 1382. Les plus simples étaient les velours unis réalisables comme les exemples vergati et a scachetti (fr. barrés et à damiers) sur des métiers à marches25. Les broccati (fr. brochés) et affigurati (fr. façonnés) avaient des décors plus élaborés nécessitant des métiers à la tire, tout comme les vegliuti affigurati a tre peli ou velours coupés à trois poils de couleurs différentes dont des exemples caractéristiques ont été conservés pour la fin du xive et le premier tiers du xve siècle26. Viennent enfin des étoffes réalisables sur des métiers à marches et donc considérées comme unies. Les zectani (fr. satins ; rubriques XXVII-XXVIII) étaient aussi de deux qualités différentes, forts et légers. Ils étaient tissés au xive siècle (et au siècle suivant) avec cinq lisses et cinq marches et leur armure permettait de produire une surface lisse et brillante. Les neuf types suivants (rubriques XXIX-XXXVI) comprennent des taffecta (fr. taffetas27) sendadini et sendada (fr. cendal) avec une armure taffetas, et des torugini, tersanelli, catrasciamiti, saracinati (fr. à la sarrasine), ochiellati (fr. losangé ?) et actabi aux armures considérées elles aussi comme simples mais encore difficiles à identifier avec précision. À l’exception de l’actabi pour lequel la qualité des fils n’est pas précisée, ces soieries devaient être tissées de soie « pure et cuite » ; elles appartenaient donc bien aux étoffes de soie teintes en fil, même si certaines étoffes pouvaient comprendre des fils de qualité inférieure lorsque ceux-ci étaient peu visibles à la surface de l’étoffe28. D’après la révision de 1382, seuls les sendadi étaient réalisables exclusivement en soie crue, conservant ainsi la trace de la situation du xiiie siècle où leur teinture en pièce était soulignée avec insistance29. 23 Voir par exemple P. Mainoni, « La seta in Italia… », art. cit., p. 365-399, sp. p. 385-389. 24 V. Gay, Glossaire archéologique…, op. cit., p. 445-447. 25 L. Monnas, « Developments in Figured Velvet Weaving in Italy during the 14th Century », Bulletin du CIETA, 63-64 (1986), p. 63-100 ; S. Desrosiers, « Sur l’origine d’un tissu qui a participé à la fortune de Venise : le velours de soie », in L. Molà, R. C. Mueller et C. Zanier (dir.), La seta in Italia dal Medioevo al Seicento, Venise, Marsilio, 2000, p. 35-61 ; M. Peter, « A Head Start through Technology: Early Oriental Velvets and the West », in R. Schorta et J. von Fircks (dir.), Oriental Silks in Medieval Europe, Riggisberg, Abegg Stiftung, 2016, p. 301-315. Voir aussi L. Monnas, Renaissance Velvets, Londres, Victoria and Albert Museum, 2012, p. 18, pl. 11. 26 Voir le velours « à la devise » de la Ceinture d’Espérance et de la Cosse de Genêt, MT 25688 – à triple corps et broché d’or d’après la terminologie du CIETA –, accessible sur le site du musée des Tissus de Lyon : . Voir aussi L. Monnas, Renaissance Velvets…, op. cit., p. 19, pl. 12. 27 Le terme de taffetas est ambigu car il désigne aujourd’hui à la fois une armure – la plus simple avec 1 fil dessus/1 fil dessous – et un tissu avec une armure taffetas et des fils de chaîne et de trame teints avant tissage (voir le Vocabulaire du CIETA et J. Loir, Théorie du tissage…, op. cit., t. I, p. 63 et 1924, t. II, p. 20-23). À Lucques au xive siècle, leurs fils étaient bien de soie teinte, mais ceux de chaîne étaient parfois de soie crue (voir note suivante). 28 Par exemple, baudequins et camocas pouvaient avoir une chaîne de liage en soie crue (voir fig. 2). Les fils de chaîne des polpore, cigattoni et sciamiti et les fils de trame des velours étaient parfois en soie filée (filugello ou fibres de soie discontinues car les cocons abîmés ou « percés » par la sortie des papillons n’avaient pu être dévidés en fils continus. La soie discontinue était alors filée comme de la laine) ou en lin. Enfin, d’après la révision de 1382, il était possible de tisser les taffecta, sendadini, saracinati, ochiellati et soriani, avec des fils de chaîne de soie crue. 29 S. Desrosiers, « Sendal-cendal-zendado… », art. cit., p. 340-350.
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Un document exceptionnel, la Prammatica del vestire30, établi par des notaires pour enregistrer le droit de porter des vêtements interdits par les lois somptuaires à Florence entre 1343 et 1345, montre que plusieurs types de soieries mentionnés plus haut – dont les camucca, catasciamito, saracinatus, sciamitus et sorianus31 – étaient employés à Florence, trente ans avant l’élaboration des statuts de Lucques, dans la fabrication de vêtements pour la plupart féminins. Couleurs et motifs d’oiseaux, de fleurs et de feuilles, de châteaux… sont parfois décrits et, surtout, beaucoup de soieries sont dites rayées, barrées ou quadrillées, confirmant ainsi qu’elles étaient toutes de soie cuite, mais les unes façonnées et les autres unies. Un nombre réduit de zendado y apparaît, peut-être parce que les étoffes avaient été enregistrées simplement comme siricus (de soie) qui est de loin la catégorie la plus fournie32. Le vellutus, le zetanus et le taffeta sont aussi très peu nombreux – 13, 9 et 4 mentions respectivement sur un total de 3 257 enregistrements33. C’est le reflet possible d’un autre sous-enregistrement, ou plus vraisemblablement le signe que ces trois étoffes n’avaient pas encore l’importance qu’elles prirent à la fin du xive et au siècle suivant. En effet, le velours, le satin et le taffetas sont présents en quantité dans les listes de soieries produites à Florence par la compagnie d’Andrea Banchi entre 1425 et 146734. On y trouve en outre du damascho (fr. damas) aux décors formés par l’opposition des deux faces d’un même satin (fig. 4) et qui peut être broché (it. damasco broccato), et des fregi dorati (fr. orfrois tissés avec des fils d’or, soit des bandes à décor religieux pour ornements liturgiques)35. Parmi ces cinq catégories d’étoffes, le velours occupe une place particulière avec au moins huit types de complexité variable puisque leur tissage est rémunéré entre 1458 et 1462 sur une échelle qui va de 13 à 16036 : velluto con trame de lino (fr. velours de soie uni tramé de lin), velluto di seta semplice (fr. velours de soie uni), velluto con pelo su pelo (littéralement velours avec poil sur poil, peut-être à deux hauteurs de poil)37, zetani vellutato (littéralement satin velouté, soit un velours coupé façonné sur un fond satin visible,
30 L. Gérard-Marchant, C. Klapisch-Zuber et F. Sznura (dir.), Draghi rossi a querce azzurre. Elenchi descrittivi di abiti di Lusso (Firenze 1343-1345), Florence, Sismel-Edizioni del Galluzzo, 2013. Cf. l’article de C. Klapisch-Zuber dans ce même volume. 31 Le nombre d’enregistrements les mentionnant – respectivement 236, 119, 82, plus de 650 et 166 – n’est de toutes façons pas très élevé par rapport au total de 3 257 enregistrements sur trois ans présents dans la Prammatica del vestire. Voir le glossaire (L. Gérard-Marchant, C. Klapisch-Zuber et F. Sznura (dir.), Draghi rossi a querce azzurre…, op. cit., p. 526-528, 549, 552, 554-555). 32 Ibid, p. 555-556. 33 Ibid, p. 556, 561-562. 34 F. Edler De Roover, « Andrea Banchi… », art. cit., p. 877-963, sp. p. 912, tableau 4. 35 Pour le terme « orfroi », voir V. Gay, Glossaire archéologique…, op. cit., p. 181 ; pour les damas et les orfrois tissés, voir S. Desrosiers, Soieries et autres textiles…, op. cit., p. 55, 434-439, cat. 254-257 et p. 381-391, cat. 212-222. Ruth Grönwoldt (Paramentenbezatz im Wandel…, op. cit.) présente à la fois les orfrois brodés et tissés. 36 F. Edler De Roover, « Andrea Banchi… », art. cit., p. 877-963, sp. p. 912, tableau 4, colonne 4 (prix en soldi di piccioli par bras de Florence, soit 0,583 m). 37 Comme le suggère le terme anglais pile-on-pile velvet (L. Monnas, Renaissance Velvets…, op. cit., p. 16), un type de velours aussi dénommé par l’expression a due ou a tre altezze di pelo (voir plus bas).
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Fig. 4. Damasco (damas) avec un décor végétal de grandes feuilles enserrant un chardon et prises dans un réseau ogival de petites feuilles de câprier, Italie, fin xve-début xvie siècle. Chaîne rose, trame blanche. Fond satin de 5 chaîne (rose) ; décor satin de 5 trame (crème). Inv. MT 22891 ; achat Bock, 1875 © Lyon, musée des Tissus – Pierre Verrier.
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Fig. 5. Zetano vellutato broccato d’oro (satin velouté broché d’or) est le nom qui aurait probablement été donné à ce velours quand il a été tissé en Italie dans les années 1420-1430. Selon la terminologie descriptive du CIETA, il s’agirait de velours coupé simple corps, fond satin de 5, 1 lat de broché. Inv. MT 24320 ; achat Bock, 1886 © Lyon, musée des Tissus – Pierre Verrier.
voir fig. 5 pour un exemple broché d’or)38, zetani vellutato a 2 altezze di pelo (fr. velours coupé à deux hauteurs de poil sur fond satin)39, zetani vellutato polichromo (fr. velours coupé polychrome à fond satin)40, zetani vellutato polichromo broccato (fr. velours coupé polychrome à fond satin broché d’or)41, velluto broccato con tre altezze di pelo (fr. velours coupé broché d’or avec trois hauteurs de poil, fig. 6)42. La comparaison de ces termes avec ceux du Trattato dell’Arte della seta, qui rend compte de la situation à Florence vers le milieu du xve siècle43, montre la présence de catégories supplémentaires comme les ciambellotti (fr. camelot de soie, un type particulier de taffetas avec
38 Le vocabulaire français du CIETA emploie le terme de « velours coupé façonné ». Ce terme est moins précis que son équivalent anglais « satin-voided velvet » qui précise que le fond satin est visible dans les zones sans velours, une caractéristique sur laquelle insiste le terme italien du xve siècle. Voir S. Desrosiers, Soieries et autres textiles…, op. cit., p. 404-411, cat. 232-236 et p. 414-421, cat. 238-244 ; L. Monnas, Renaissance Velvets…, op. cit., p. 70-73, cat. 9-11, p. 88-89, cat. 19 et p. 92-93, cat. 21. Pour des exemples brochés d’or, voir S. Desrosiers, Soieries et autres textiles…, op. cit., p. 53, 399-400, cat. 229 et p. 412-413, cat. 237 ; L. Monnas, Renaissance Velvets…, op. cit., p. 62-67, cat. 5-7, et p. 74-75, cat. 12. 39 CIETA : « velours coupé relevé ». Voir L. Monnas, Renaissance Velvets…, op. cit., p. 90-91, cat. 20. 40 CIETA : « velours façonné à plusieurs corps ». Voir S. Desrosiers, Soieries et autres textiles…, op. cit., p. 54, 402-404, cat. 231 ; L. Monnas, Renaissance Velvets…, op. cit., p. 56-61, cat. 2-4, et p. 84-85, cat. 17. 41 CIETA : « velours façonné à plusieurs corps broché d’or ». Voir S. Desrosiers, Soieries et autres textiles…, op. cit., p. 401-402, cat. 230 (lancé d’or) ; L. Monnas, Renaissance Velvets…, op. cit., p. 82-83, cat. 16 et 112-113, cat. 31. 42 CIETA : « velours relevé broché d’or ». Les velours brochés à trois hauteurs de poil ont bien souvent, en plus, de l’or bouclé et/ou alluciolato, c’est-à-dire des boucles de fils d’or en séries ou dispersées dans le velours. Voir S. Desrosiers, Soieries et autres textiles…, op. cit., p. 426-428, cat. 249, et p. 430-431, cat. 251 ; L. Monnas, Renaissance Velvets…, op. cit., p. 17, pl. 8-9. 43 Girolamo Gargiolli (L’arte della seta…, op. cit.) s’est inspiré principalement d’un des neuf manuscrits connus du traité qui est conservé à la bibliothèque Riccardiana de Florence sous la cote ms. Ricc. 2580. Les modèles de comptabilités qui illustrent les chapitres LXXIV-LXXV sont tous datés de 1453. Voir R. Schorta, « Il Trattato dell’Arte della Seta. A Florentine 15th Century Treatise on Silk Manufacturing », Bulletin du CIETA, 69 (1991), p. 60-83.
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Fig. 6. Velluto alto basso broccato d’oro ou velluto broccato con due altezze di pelo (fr. velours haut et bas broché d’or ou velours broché d’or à deux hauteurs de poils ; CIETA : velours relevé), Italie, 2e quart du xve siècle. Inv. MT 27898 © Lyon, musée des Tissus – Pierre Verrier.
des fils de chaîne épais et denses formant une surface granuleuse)44, les saie, enfin les baldacchini, maremati et imperiali, des lampas déjà présents à Lucques en 1376, mais que Banchi ne produisait pas. Elle signale en outre que les termes peuvent différer, même si leurs aspects descriptifs permettent de comprendre qu’il s’agit des mêmes genres d’étoffes. Les deux appellations de Banchi désignant clairement des velours avec deux ou trois hauteurs de poil – « zetani vellutato a 2 altezze di pelo », et « velluto broccato con tre altezze di pelo » –, se réduisent à un terme « alti e bassi » dans le Trattato, littéralement « hauts et bas »45. Il est clair que Banchi mentionne 44 Grâce à leur texture particulière, les ciambellotti pouvaient être passés sous une calandre pour être moirés comme les tissus de laine mohair qui étaient alors importés du Levant. Voir L. Monnas, Merchants, princes and painters…, op. cit., p. 301, et C. Jirousek, « Rediscovering Camlet: Traditional Mohair Cloth Weaving in Southeastern Turkey », Textile of America 11th Biennial Symposium Proceedings 2008 [en ligne], disponible sur (consulté le 21 septembre 2019). Les vêtements avec des filets de moire sont représentés en nombre dans les tapisseries dès la fin du xve siècle, en particulier pour le vêtement de la suivante présente dans quatre panneaux de la Dame à la Licorne : . 45 Il existe d’autres écarts entre les termes employés dans le Trattato et ceux de la comptabilité de Banchi comme : brusti pour fregi, et raso pour zetano. Dans ce dernier cas, raso, qui signifie « ras », semble venir de l’opposition entre zetano vellutato (voir plus haut) et zetano raso (fr. satin ras par opposition à velouté). Voir S. Lassalle et S. Desrosiers, « Orsoio and Velluti: A New Yarn for a New Fabric », à paraître in M. Peter (dir.), Velvets of the Fifteenth Century, Riggisberg, Abegg-Stiftung, 2020.
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ainsi des variantes, mais il n’est pas certain que le terme du Trattato soit générique. Le but de ces quelques lignes n’est pas de résoudre la question de la terminologie des étoffes mais de montrer à quel point elle est complexe. Le mérite du vocabulaire descriptif du CIETA est de proposer des termes génériques – ici celui de « velours relevé » –, mais il est bien moins intuitif que les termes historiques de « velours à 2 ou 3 hauteurs de poil » ou bien « haut et bas »46. Avant de clore cette partie, il faut préciser que le fameux Trattato dell’Arte della seta explique en détail tous les aspects importants de la complexe chaîne opératoire de production des étoffes de « soie cuite » et les variations de prix selon les difficultés du tissage47, les colorants employés pour teindre les fils48 et, pour les exemples façonnés, la qualité et la quantité des fils précieux éventuellement ajoutés au tissage49. Or, ni le zendado, ni aucune autre étoffe qui aurait pu être teinte en pièce ne sont mentionnés dans ce traité, ni dans les registres d’Andrea Banchi. Ceci ne signifie pas que ces étoffes étaient absentes de Florence, mais c’est une autre histoire qui reste à faire50. Il s’agit de voir maintenant comment s’est développée la production de tissus de soie crue dans un centre mieux connu tel Bologne qui accueillit tant de Lucquois spécialistes de cette production. Zendadi et autres tissus de soie crue ou teints en pièce Les actes notariés conservés en nombre à Lucques attestent régulièrement que le sendado (fr. cendal) – orthographié zendado à Bologne et à Florence –, tissé en quantité
46 Le vocabulaire du CIETA n’est pas pour autant sans défaut. Il recycle nombre de termes anciens avec la signification qu’ils avaient à Lyon au milieu du xxe siècle, ce qui fait par exemple que les velours sur fond satin ne sont pas repérables, contrairement à l’anglais qui insiste avec satin-voided velvet. Il oblitère aussi le fait qu’au xviiie siècle, le terme de « damas » avait une signification bien plus large qu’au Moyen Âge et aujourd’hui car il englobait des lampas décorés de trames lancées (S. Desrosiers, « Comment la Fabrique lyonnaise a-t-elle exécuté les commandes royales au xviiie siècle ? », in P. Arizzoli-Clémentel et C. Gastinel-Coura (dir.), Soieries de Lyon. Les commandes royales au xviiie siècle (1730-1800), Lyon, Mobilier national-musée historique des Tissus, 1988, p. 103-109, sp. p. 106). 47 La dimension du décor était également importante puisqu’un grand dessin occupant toute la largeur de l’étoffe exigeait plus de travail qu’un dessin répété plusieurs fois dans la largeur de la laize lors du montage du métier et tout particulièrement lors de la mémorisation du dessin sur le métier à la tire. 48 La couleur rouge dite chermisi, obtenue avec des cochenilles, était la plus chère. 49 Les fils d’or de Chypre, de Cologne et de Bologne étaient de qualité descendante d’après le traité publié par Girolamo Gargiolli (L’arte della seta…, G. Gargiolli (éd.), op. cit., p. 99-100). 50 En 1352, le tissage et même la présence de tissus de soie crue sont interdits dans les ateliers des membres de l’Arte di Por Santa Maria, à l’exception des occhielatti et guancialetti (U. Dorini, Statuti…, op. cit., p. 252, IV-V). Cependant, ces interdictions ne concernent pas les tisserands lucquois qui peuvent tisser du zendado parce qu’ils relèvent de leur propre organisation même s’ils ont migré à Florence (U. Dorini, Statuti…, op. cit., p. 256, XIX). Ceci est souligné par Franco Franceschi (« I forestieri e l’industria della seta fiorentina fra Medioevo e Rinascimento », in L. Molà, R. C. Mueller et C. Zanier (dir.), La seta in Italia dal Medioevo al Seicento, Venise, Marsilio-Fondazione Giorgio Cini, 2000, p. 401-422, sp. p. 406-407). La présence d’une pièce de zendado dans un registre du teinturier Giunta di Nardo pour l’année 1346 trouve ainsi une possible explication (M. Harsch, Le Libro discepoli e pigione (1341-1346) de la teinturerie de Giunta di Nardo. Les salariés de l’industrie drapière florentine dans les années 1340, mémoire de Master 2, dir. M. Arnoux, codir. M. G. Muzzarelli, Université Paris 7-Université de Bologne, 2015, p. 138, 242).
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au xiiie siècle et au début du xive siècle, était teint après tissage51. Les statuts des teinturiers lucquois de 1255 montrent que ces étoffes étaient alors teintes en quantités importantes dans la ville, une tendance toujours présente en 1287, comme en témoigne l’existence d’une società dei tintori di sendadi ou société de teinturiers spécialisés dans la teinture de cendaux, donc dans la teinture en pièce52. Après le décreusage et la teinture, un espace particulier – le « tenditorium sendadorum » – servait à tendre les pièces pour les faire sécher. Le teinturier pouvait ensuite les calandrer lorsqu’il disposait d’un celendro, ou calandre, machine massive permettant à l’aide d’un cylindre (d’où le terme de celendro) de presser les étoffes pour les rendre plus lisses et plus brillantes. Teinture en pièce et séchage en tension étaient également pratiqués pour la production des draps de laine, autre spécialité plus ancienne de Lucques, ce qui permet de penser que la fabrication des cendaux s’y était développée dans un milieu très favorable53. Le terme assez fréquent de sendadi bianchi (cendaux blancs) désignait spécifiquement les pièces qui avaient été tissées, mais pas encore teintes54. D’autres termes relativement fréquents – grossi/subtiles (gros ou fins), dobles (doubles, soit avec des fils de chaîne doubles), reforssats (renforcés), plans (plats ou lisses), torti/mezi torti (avec des fils tordus ou tordus par moitié) présents dans les documents liés à sa production et à son commerce55 – précisaient les caractéristiques spécifiques de certains exemples, prouvant ainsi l’existence d’étoffes de qualités diverses sous la même appellation de cendal. On peut supposer que, dans les autres centres où son tissage est attesté à la même période, le cendal suivait la même chaîne opératoire et présentait aussi une certaine variété, comme à Venise où cette production est documentée en 1248 et à Bologne qui bénéficia en 1231 de la venue de quinze tisserands spécialistes de « çendata de lucca » (cendal de Lucques)56. Cette première vague de migrants
51 I. Del Punta, Mercanti e banchieri lucchesi nel Duecento, Pise, Plus-Pisa University Press, 2004, et Id., « Intorno al mondo artigiano e all’organizzazione della produzione », in I. Del Punta et M. L. Rosati, Lucca..., p. 179-227 ; A. Poloni, Lucca nel Duecento…, op. cit., p. 55, et Id., « L’economia lucchese… », art. cit., p. 121-146. Pour les détails sur les aspects techniques de leur production et leur rôle dans le développement du tissage de la soie à Lucques au xiiie siècle, voir S. Desrosiers, « Sendal-cendal-zendado… », art. cit., p. 340-350. 52 F. Edler De Roover, The Silk Trade of Lucca during the Thirteenth and Fourteenth Centuries, PhD, University of Chicago, 1930, Appendix I ; P. Mainoni, « La seta in Italia… », art. cit., p. 365-399, sp. p. 377 ; I. Del Punta, Mercanti e banchieri…, op. cit., p. 82, et Id., « Intorno al mondo artigiano… », art. cit., p. 179-227, sp. p. 203. 53 J. H. Munro, « Medieval Woollens: Textiles, Textile Technology and Industrial Organisation, c. 800-1500 », in D. Jenkins (dir.), The Cambridge History of Western Textiles, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, t. I, p. 181-227. 54 F. Edler De Roover, The Silk Trade of Lucca…, op. cit., Appendix I, XVII, p. 223 ; P. Mainoni, « La seta in Italia… », art. cit., p. 365-399, sp. p. 377 ; I. Del Punta, Mercanti e banchieri…, op. cit., p. 87-88 ; I. Del Punta et M. L. Rosati, Lucca..., p. 199-201, 211, 220. 55 P. Mainoni, « La seta in Italia… », art. cit., p. 365-399, sp. p. 381, 383 ; I. Del Punta, Mercanti e banchieri…, op. cit. Probablement, les sendadi mezzi torti n’avaient que les fils de trame tordus. 56 L. Molà, « Le donne nell’industria serica veneziana del Rinascimento », in L. Molà, R. C. Mueller et C. Zanier (dir.), La seta in Italia dal Medioevo al Seicento, Venise, Marsilio-Fondazione Giorgio Cini, 2000, p. 423-459, et Id., « I tessuti dimenticati: consumo e produzione dei veli a Venezia nel Rinascimento », in M. G. Muzzarelli, M. G. Nico Ottaviani et G. Zarri (dir.), Il velo in area mediterranea fra storia e simbolo. Tardo Medioevo-prima Età moderna, Bologne, Il Molino, 2014, p. 155-171, sp. p. 164-169) ; M. Fennell Mazzaoui, « The Emigration of Veronese Textile Artisans… », art. cit., p. 275-321, et Id., « Artisan Migration and Technology in the Italian Textile Industry in the Late Middle Ages (1100-1500) », in R. Comba, G. Piccinni et G. Pinto (dir.), Strutture familiari epidemie migrazioni nell’Italia medievale, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 1984, p. 519-534, sp. p. 525 ; P. Mainoni, « La seta in Italia… », art. cit., p. 365-399, sp. p. 378-379, 382 ; C. Arnaud, « Dallo zendado al velo... », art. cit., p. 221-250, sp. p. 223. Certains tisserands de cendal provenaient de Milan, de Modène et d’Alès, dans les Cévennes, montrant que cette production était diffuse.
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avait dû prospérer à Bologne et y créer les conditions favorables pour attirer en 1343 les spécialistes lucquois dont il est fait mention dans l’introduction. En effet, à la différence de Venise et Florence qui cherchèrent à développer le tissage de draps de soie cuite de plus en plus lourds et chargés d’or pour une clientèle de plus en plus aisée, Bologne se spécialisa dans la production de soieries plus modestes, mais aux débouchés très larges57. D’après son plus ancien statut de l’art de la soie rédigé en 1372, la ville produisait quatre types de tissus de soie – saracinati, taffetà, zendadini et veli – dont les trois premiers apparaissent dans les statuts de Lucques presque contemporains (1376-1382) examinés plus haut, avec des fils tantôt de soie cuite, tantôt de soie crue pour la chaîne et cuite pour la trame, ou encore, pour les zendadi, de soie crue58. Le terme de veli, ou velo au singulier (fr. crêpe), désigne, en italien, à la fois la pièce qui couvre le chef et l’étoffe dont elle est faite, comme le souligne un ouvrage collectif récent sur le voile dans l’aire méditerranéenne59. Quelles étaient donc les spécificités de ces veli et des autres types de tissus de soie simples exécutés à Bologne aux xive et xve siècles ? Devant une situation mouvante, un détour par les sources matérielles semble approprié. Les 65 fragments de tissus de soie simples, avec une armure taffetas, découverts lors des fouilles de la cité de Londres dans les années 1970-1980, offrent une base de discussion intéressante. Ils ont été classés par Elisabeth Crowfoot, France Pritchard et Kay Staniland 57 Cet aspect de la production bolognaise, souligné maintes fois par Carlo Poni (La seta in Italia. Una grande industria prima della rivoluzione industriale, Bologne, Il Mulino, 2009) pour la période moderne, était déjà valable aux xivexve siècles comme l’ont montré Elisa Tosi Brandi et Angela Orlandi (E. Tosi Brandi, « Il velo bolognese nei secoli xiv-xvi. Produzioni e tipologie », in M. G. Muzzarelli, M. G. Nico Ottaviani et G. Zarri (dir.), Il velo in area mediterranea fra storia e simbolo. Tardo Medioevo-prima Età moderna, Bologne, Il Molino, 2014, p. 289-305, et dans ce même volume A. Orlandi, « Impalpabili e transparenti: i veli bolognesi nella documentazione dataniana », p. 307-324). Plus récemment, Colin Arnaud (« Dallo zendado al velo… », art. cit., p. 221-250) a tenté de démontrer comment le tissage du velo s’est développé dans la ville à partir de celui du zendado, mais, n’ayant pas clairement à l’esprit la différence entre les chaînes opératoires de la soie cuite et de la soie crue, l’auteur présente des incohérences, en particulier aux pages 228-229. 58 E. Tosi Brandi, « Il velo bolognese… », art. cit., p. 289-305, sp. p. 293 et P. Montanari, « Il più antico statuto dell’arte della seta bolognese (1372) », L’Archiginnasio, LIII-LIV (1958-1959), p. 104-159, sp. p. 133-134 et 152-155 (cité par Elisa Tosi Brandi) ; C. Arnaud, « Dallo zendado al velo… », art. cit., p. 221-250, sp. p. 225-228. Le statut du cendal (ou zendado) est devenu confus à Lucques dans les statuts du xive siècle : d’abord présenté en 1376 comme devant être tissé de soie cuite, il est à nouveau caractérisé par l’emploi de soie crue dans la révision de 1382. C’est peut-être l’attrait qu’avaient alors les Lucquois pour le tissage de soieries teintes en fil, plus prestigieuses, qui a introduit ce flottement dans les statuts (A. Poloni, Lucca nel Duecento…, op. cit., p. 55 et Id., « L’economia lucchese… », art. cit., p. 121-146). Quant au taffetas, il pouvait être fait de soie cuite à Lucques au xive siècle et il faisait partie de cette catégorie à Florence au xve siècle chez Banchi comme dans le Trattato. On peut penser qu’il était tissé à Bologne dans une qualité peu fournie, en tout cas sur le même métier équipé de deux lisses et de deux marches, et avec la même armure que les autres « soieries légères » (cette armure est nommée « taffetas » par le CIETA, ce qui ne facilite pas la rédaction d’explications claires). 59 Cf. M. G. Muzzarelli et al. (Il velo in area mediterranea …, op. cit.) – à propos d’étoffes, voir dans ce volume les articles de Luca Molà, Elisa Tosi Brandi, Angela Orlandi et Maria Paola Zanoboni. Le terme employé au xive-xve siècle comme équivalent à l’italien velo ne peut pas être la traduction littérale « voile » qui n’était pas employée à l’époque pour désigner une étoffe. Le terme de « crêpe » a été repéré par Victor Gay (Glossaire archéologique…, op. cit., p. 193-195) sous les deux types de « crêpe crêpé » et de « crêpe lisse » dans l’édition de 1723 du Dictionnaire de Savary des Bruslons ( J. Savary des Bruslons, Dictionnaire universel de commerce, Paris, J. Estienne, 1723). Malgré l’écart chronologique, ces deux termes semblent la meilleure traduction. « Creppe », « crêpe de soie » et « pièce de soye en toile appelée crespe » ont été trouvés par Victor Gay dans des documents en français de 1357, 1389 et 1453.
« Dr appi tinti » et zen dadi Tableau 2. Les 65 fragments de soieries avec une armure taffetas trouvés lors des fouilles de la cité de Londres dans des couches datées du xiiie et du xive siècle (la colonne N indique le nombre de fragments de chaque type) (d’après E. Crowfoot, F. Pritchard, K. Staniland, 1992, p. 89-96). A, B, C-C’, D : pièces conservées en France (voir note 61).
N.
Date dépôt Fils Fils Nombre de Traits caractéristiques de de fils au cm chaîne trame chaîne/trame
Colorant
1 1 3
Début xiiie sta sta Fin xive
Texture peu dense Un tissu changeant
non teint
2 4
Fin xiiie
Tors Z sta
36/34 44/32 ; 52/24 ; 58-60/33 38/40
xive 1160-1270
Tors Z sta Tors Z sta
31-40/28-48 34/39-48
Tissus légers, avec des fils plus fins en chaîne qu’en trame Manche de saint Martin (gambison) Doublure de chausses en samit façonné Dalmatique de couleur brune Bordure beige de la dalmatique Sous des zones brodées d’une bourse Aspect crêpé, transparent, 2 lisières faites de 26 et 70 fils doubles Aspect lisse, transparent, barres transversales avec trame plus grosse
kermès (3) garance (3)
46 A B
sta sta
Au plus tard 1279 C-C’ Premier tiers xive
Tors Z Faible tors Z Tors Z sta 34/44
D
1340
Tors Z sta
3 8
Fin xive
Fort Fort 48-60/42-52 tors Z tors Z
4 3
Dernier quart xive
Faible Faible 58-62/52-72 tors Z tors Z
38/42 44-45/42-43
non teint (?)
selon deux critères : les densités et les torsions de leurs fils (tab. 2)60. J’ai pu récemment examiner ces fragments et j’ai ajouté au corpus cinq exemples conservés en France, qui ont une fonction claire et entrent tous dans le second type défini à partir des fragments londoniens61. 60 E. Crowfoot, F. Pritchard et K. Staniland, Textiles and clothings, c. 1150-1450, Londres, HMSO, 1992, p. 89-96. 61 A : tissu principal d’une manche de gambison dans le cas de la manche dite de saint Martin datée au carbone 14 de 1160-1270 (C. Piel et I. Bédat, « La manche de saint Martin à Bussy-Saint-Martin (Seine-et-Marne) », Coré, 2 (1997), p. 38-43) ; B : doublure d’une chausse coupée dans un samit façonné provenant de la sépulture de Robert de Courtenay, évêque de la cathédrale Sainte-Croix d’Orléans de 1258 à 1279 (S. Desrosiers et I. Bédat, « Les vêtements liturgiques provenant de la sépulture dite de Robert de Courtenay, évêque d’Orléans de 1258 à 1279 », in C. Aribaud (dir.), Destins d’étoffes. Usage, ravaudage et remplois des textiles sacrés. Actes des journées d’étude de l’AFET, Toulouse, 21-23 janvier 1998, Paris-Toulouse, AFET-FRAMESPA-CNRS, 2006, p. 113-141 et fig. 32-53) ; C-C’ : dalmatique de l’abbé Pierre de Courpalay († 1334), brune (couleur probablement due au séjour de l’ornement dans la tombe) et sa bordure de couleur claire (S. Desrosiers, Soieries et autres textiles…, op. cit., p. 165-167) ; D : quelques fragments inclus dans une broderie considérée comme exécutée à Paris vers 1340, conservée au musée des Tissus de Lyon et analysée en octobre 2018 par Marie-Hélène Guelton, Sophie Desrosiers et Sharon Farmer (voir la couverture du
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Fig. 7. Détails d’un tissu de soie à reflets rouges d’armure taffetas provenant des fouilles de la cité de Londres, dépôt fin xive. Fils de chaîne fins et de torsion Z, fils de trame bien plus gros et STA (densité 38 fils et 34 coups au centimètre). Exemple du type 2 qui peut correspondre, pour la période examinée, à un zendado (fr. cendal). Voir E. Crowfoot, F. Pritchard, K. Staniland, 1992, p. 91-93, tableau 10, no 324 – BC72 [150] © Sophie Desrosiers, « courtesy of the Museum of London ».
Les quatre fragments du type 1 ont été tissés de fils « sans torsion appréciable » ou STA en chaîne comme en trame62. Un des exemples de la fin du xive siècle est « changeant »63. Comme expliqué plus haut, ses fils de chaîne ont été teints de couleurs différentes de ceux de trame pour donner des reflets qui varient selon l’exposition du tissu à la lumière. Comme cette qualité de « changeant » était généralement attribuée à des taffetas, on peut faire l’hypothèse que ce fragment et les trois autres de la même catégorie correspondent aux tissus alors nommés ainsi parce que tissés de soie cuite comme le prescrivent les statuts de Lucques des années 1370-1380, ou les décrivent les documents florentins du xve siècle examinés. Avec des fils de chaîne de torsion Z et des fils de trame peu ou pas tordus et bien plus gros (fig. 7), le type 2 est le plus important (51 fragments). Sur les 17 exemples de Londres testés pour leurs colorants, trois ont été teints avec du kermès, le colorant de très haute qualité prescrit à Lucques pour teindre le cendal. De nombreux détails observés sur les fragments de Londres, et les fonctions évidentes des cinq pièces additionnelles trouvées à Paris et à Orléans, montrent que, aux xiiie-xive siècles, ils ont été utilisés comme tissu principal ou doublure de vêtements et comme support de broderie, des emplois caractéristiques du cendal à cette période64.
livre de S. Farmer, The Silk Industries…, op. cit., et Id., « Global and Gendered Perspectives on the Production of a Parisian Alms Purse, c. 1340 », Journal of Medieval Worlds, 1/3 (2019) p. 45-84. Worlds, 1/3 (2019), p. 45-84. Pour les tissus de Londres, je remercie Dan Nesbitt de m’y avoir donné accès et le Museum of London de m’avoir autorisée à publier les photos alors prises. 62 La mention STA est employée par le CIETA pour décrire des fils Sans Torsion Appréciable, soit sans aucune torsion tout comme avec une torsion trop faible pour être visible. 63 E. Crowfoot, F. Pritchard et K. Staniland, Textiles and clothings…, op. cit., p. 91, fig. 62. 64 Ibid., p. 93.
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Fig. 8. Détails d’un tissu de soie d’armure taffetas provenant des fouilles de la cité de Londres, dépôt fin du xive. Fils de chaîne et de trame fins et de forte torsion Z. Exemple du type 3 correspondant, pour la période examinée, à un velo increspato (fr. crêpe crêpé). Voir E. Crowfoot, F. Pritchard, K. Staniland, 1992, p. 93-94, n° 331, fig. 66, BC72 [83] © Sophie Desrosiers, « courtesy of the Museum of London ».
Pour le type 3, la très forte torsion Z des fils de chaîne comme de trame « donne aux étoffes une apparence de crêpe » d’après les auteurs de la classification65 (fig. 8). Sa comparaison avec le type 4 (fig. 9), de même torsion mais plus faible et avec une surface lisse, évoque les échantillons de « velo increspato » (fr. crêpe crêpé) et de « velo liscio » (fr. crêpe lisse) qui ont été plus particulièrement étudiés par Elisa Tosi Brandi pour les xive-xvie siècles, ou ceux qui se trouvent aux archives d’État de Bologne dans les lettres reçues dans les années 1770 par la compagnie Bettini66. Malgré l’écart chronologique, ces rapprochements attestent que les grands types de veli sont restés semblables sur plusieurs siècles, même s’ils ont pu connaître des variations. Ils avaient en commun des fils très fins et moyennement tordus, identiques en chaîne et en trame et de même densité dans les deux directions. Leur espacement formait un réseau de mailles carrées très régulières, un peu brouillées lorsqu’ils étaient crêpés (fig. 8-9). De toute évidence, ils étaient teints en pièce67. Cet ensemble de traits les distingue fortement des autres tissus légers à armures taffetas et leur nom en italien permet de penser qu’ils étaient utilisés comme voiles de tête. Quelques exemples exceptionnellement conservés du passé comme les bandes composant la coiffe de la reine Eleanor Plantagenêt, épouse d’Alfonso VIII de Castille,
65 Ibid. 66 E. Tosi Brandi, « Il velo bolognese… », art. cit., p. 289-305, en particulier p. 294-295, tableaux 1-2. Échantillons examinés par l’auteur le 2 août 2017 et le 14 août 2018. Voir aussi les descriptions publiées dans l’ouvrage de Fabio Giusberti et dans l’article de Marta Cuoghi Costantini (« Impalpabili orpelli della moda: I veli di seta bolognesi », in M. Cuoghi Costantini et I. Silvestri (dir.), Il filo della storia. Tessuti antichi in Emilia-Romagna, Bologne, Istituto per I beni artistici, culturali e naturali della Regione Emilia-Romagna, 2005, p. 117-120). 67 Le décreusage et la teinture en pièce étaient ici nécessaires du fait de l’extrême finesse des fils qui pouvaient mieux résister au tissage grâce à la présence de grès. Le grès permettait aussi aux exemples avec une très forte torsion de ne pas se rétracter, ce qui aurait rendu le tissage impossible. Ces tissus de soie étaient tous teints en pièce à Lyon dans les années 1920 et nommés « crêpe » pour ceux qui sont crêpés, et « mousseline » pour ceux qui sont lisses, tandis que les « voiles » étaient des mousselines un peu plus épaisses avec des fils de laine ou de soie discontinue et filée ( J. Loir, Théorie du tissage…, op. cit., t. II, p. 32-49, échantillons 6-13). On ne peut que constater une fois de plus les changements de termes dans le temps et dans l’espace.
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Fig. 9. Détails d’un tissu de soie d’armure taffetas provenant des fouilles de la cité de Londres (dépôt vers 1380). Fils de chaîne et de trame fins et de forte torsion Z (62 fils et 60 coups au centimètre) avec barres tissées de trames STA plus grosses. Exemple du type 4 correspondant, pour la période examinée, à un velo liscio (fr. crêpe lisse). Voir E. Crowfoot, F. Pritchard, K. Staniland, 1992, p. 9496, n° 334, fig. 68B/C) et F. Pritchard, 2010, p. 135, fig. 5, BC72 [150] © Sophie Desrosiers, « courtesy of the Museum of London ».
décédée en 1214, donnent une idée de ce que pouvaient être de telles étoffes en Espagne au xiiie siècle68. D’après les photos publiées et celles observées, des tissus similaires aux deux groupes de crêpe crêpé et de crêpe lisse y seraient représentés69. Des comparaisons repérées par les auteures de la classification des tissus de Londres fournissent des dates remontant au xe-xie siècle, tandis que les étoffes qui protégeaient les pages de la bible de Théodulfe conservée au Puy-en-Velay pourraient remonter à la fin du viiie-début du ixe siècle70. Les crêpes de soie n’étaient pas une invention récente au bas Moyen Âge. Ces observations étant faites, il est intéressant de constater que ces étoffes, dont les provenances – indéterminées – peuvent être très diverses, s’organisent en quelques grands types du fait des qualités et densités de leurs fils. On peut en déduire que ces types étaient reconnus par les acheteurs des xive-xve siècles, et que chacun avait un nom quelles que soient les différences de qualité d’un centre de production à un autre. L’hypothèse que ces
68 Camilla Luise Dahl, Marianne Vedeler et Concha Herrero Carretero présentent en détail quatre fragments de Las Huelgas de Burgos et des photos de sept autres en insistant sur la finesse des fils (mais sans noter leur très forte torsion) et sur le caractère plissé des bandes (C. L. Dahl, M. Vedeler et C. Herrero Carretero, Report on the Textiles from Burgos Cathedral in Patrimonio Nacional, Palacio Real Madrid, Spain, Middelaldercentret [en ligne], 2008, disponible sur (consulté le 1er janvier 2019) ; Maríai Barrigón identifie ceux de la tombe d’Eleanor Plantagenêt et leur montage (María Barrigón, « New Interpretations Concerning the Shape of Queen Eleanor Plantagenet’s Headdress from her Tomb in Las Huelgas Abbey (1214) », Textile History [en ligne], 49 (2018), p. 1-17, disponible sur (consulté le 1er janvier 2019). Manuel Gómez Moreno (El panteón real de las Huelgas de Burgos, Madrid, Consejo superior de investigaciones científicas-Instituto Diego Velázquez, 1946, p. 72-73) avait décrit ces étoffes comme étant des cendaux de lin, mais les analyses de 2008 identifient de la soie. 69 Je remercie María Barrigón de m’avoir montré quelques photos de bandes d’Eleonor Plantagenêt lors de son séjour à Paris en février-avril 2019. 70 E. Crowfoot, F. Pritchard et K. Staniland, Textiles and clothings…, op. cit., p. 94 ; S. Desrosiers, « Sendal-cendal-zendado… », art. cit., p. 340-350, sp. p. 346, fig. 23.2. En 2018, je n’avais pas encore repéré le terme « crêpe » pour l’italien velo.
« Dr appi tinti » et zen dadi
quatre types de tissus simples, à armure taffetas, étaient alors produits et commercialisés respectivement comme des taffetas, des cendaux, des crêpes crêpés et des crêpes lisses est soutenable en attendant que l’extension des observations fournisse davantage de précisions. Finalement, de telles identifications montrent que si Bologne s’était spécialisée à partir du xive siècle dans la production de crêpes qui étaient teints en pièce, elle tissait aussi des soieries teintes en fil comme les taffetas. Face aux soieries de luxe, elle apparaissait plutôt spécialisée dans les soieries légères et non plus seulement dans celles teintes en pièce à la suite des zendadi. Avant de conclure, j’aimerais examiner ce qu’enseigne la classification des veli présente dans les statuts de Bologne de 1372 (tab. 3). D’après Elisa Tosi Brandi, chaque type était produit en cinq variantes qualifiées de “28”, “25”, “22”, “18” et “14”, signes qui indiquaient le nombre de centaines de dents des différents peignes employés pour les tisser71. Et ces dents se répartissaient dans des largeurs allant de 4 palmes et 1/5 (99,12 cm) pour des crêpes de “28”, à 2 palmes (47,2 cm) pour des crêpes de “14”. Si l’on traduit cette façon de présenter la qualité des étoffes dans les termes employés aujourd’hui, soit en tenant compte de la densité des fils, on obtient des nombres qui varient entre 28,25 et 31,78 fils au centimètre avec 1 fil par dent, et entre 56,50 et 63,56 fils au centimètre avec 2 fils par dent. Ceci appelle deux observations. D’abord, les écarts entre ces nombres ne sont pas très importants. Ils semblent indiquer que les fabricants se sont efforcés de produire des crêpes de différentes largeurs avec une contexture (ou ensemble de paramètres fixant la qualité d’une étoffe) à peu près constante. Au bout du compte, les cinq variantes des deux premières catégories du tableau 3 n’exprimeraient que des différences de largeur, tout comme la troisième catégorie pour laquelle le terme de bende signale une largeur inférieure à 47,2 cm. Ensuite, vu leurs densités (tab. 2), les onze fragments de veli retrouvés à Londres avaient été probablement tissés à 2 fils par dent, ce qui n’est peut-être pas un hasard – si d’autres exemples plus légers étaient présents, ils ont dû résister plus difficilement aux attaques du temps. Ce problème de conservation différentielle des veli trouvés par les archéologues ne se pose pas pour les échantillons attachés aux lettres reçues entre 1768 et 1789 par la compagnie Bettini. La plupart ont des densités chaîne autour de 30 et 60 fils au centimètre pour des étoffes qui ne sortaient pas forcément d’ateliers bolognais72. Il en est de même pour les quelques exemples lyonnais analysés en 1924 par Jean Loir73. Les qualités de tissus fins et transparents semblent ainsi respecter au cours du temps des équilibres qui sont peut-être liés à la finesse des fils de soie et qu’il serait intéressant de mieux comprendre.
71 E. Tosi Brandi, « Il velo bolognese… », art. cit., p. 289-305, sp. p. 294, tableau 1. Fabio Giusberti (Impresa e avventura…, op. cit., p. 114, tableau 2) a trouvé pour le xviiie siècle une typologie avec 19 qualités au lieu de 5, allant de 11,50 à 104,60 cm de large, et exprimée en « schiuma ». Ces « schiuma » ne semblent pas équivalentes à des nombres de dents du peigne. 72 ASB, Negozio per la fabbrica dei veli. Lettere estrate, 1767-1769. F. Giusberti, Impresa e avventura…, op. cit., p. 96-111, fig. 1-15 : 15 échantillons analysés par Marta Cuoghi Costantini – sans donner aucune information sur la torsion des fils. 73 Les deux mousselines ont été tissées avec des peignes de 31,4 et 33,24 dents au centimètre, le voile (plus épais) avec 25,85 dents au centimètre, et le radium avec chaîne grège et trame crêpe avec 29,55 dents au centimètre ( J. Loir, Théorie du tissage…, op. cit., t. II, p. 34-43, échantillons 7-10). Pour avoir un ordre d’idée, la plupart des velours très raffinés tissés au xve siècle avait 15 dents au centimètre.
71
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s op h i e desrosier s Tableau 3. Caractéristiques des crêpes crêpés et des crêpes lisses d’après les statuts de l’art de la soie de Bologne de 1372 interprétés par Elisa Tosi Brandi (2014, p. 294, tableau 1). Les deux dernières colonnes présentent les densités des fils de chaîne déductibles des colonnes précédentes.
Peigne
Nbre dents
Largeur des peignes en palme (1 palme = 23,6 cm)
Densité 1 fil/dent
Densité 2 fils/dent
« Velaminis increspandi » (rub. 33)
“28” “25” “22” “18” “4”
2800 2500 2200 1800 1400
4 et 1/5 3 et 2/6 3 2 et ½ 1/8 2
99,12 cm 78,66 cm 70,8 cm 61,95 cm 47,2 cm
28,25 31,78 31,07 29,05 29,66
56,50 63,56 62,15 58,10 59,32
“28” “25” “22” “18” “14”
2800 2500 2200 1800 1400
4 3 et ½ 3 2 et ½ 2
94,4 cm 82,6 cm 70,8 cm 59 cm 47,2 cm
29,66 30,26 31,07 30,51 29,66
chausses > pourpoint >
113 Les artistes ayant voyagé ou résidé à Constantinople, comme Pieter Coacke Van Aelst ou Gentile Bellini, alors au service de Mehmet II, et plus tardivement Melchior Lorck, documentent par des représentations précises le costume ottoman. Différemment, les récits de voyages, rédigés par des diplomates, des soldats ou des marchands véhiculent des images quelque peu stéréotypées, nourries par une vision négative de la figure du « Turc », qui englobe l’homme oriental au sens large. À partir de la seconde moitié du xvie siècle, émerge le genre du « livre de costumes », produit avec la volonté de description « ethnographique ». Parfois imaginaires, ils alimentèrent ainsi fantasmes et modes vestimentaires des Occidentaux au cours des siècles suivants. Voir R. Born, « Going East: Pilgrims, Diplomats and Merchants », in R. Born, M. Dziewulski et G. Messling (dir.), The Sultan’s World: The Ottoman Orient in Renaissance Art, Bruxelles-Cracovie-Ostfildern, Bozar Books-Museum Narodowe w Krakowie-Hatje Cantz, 2015, p. 65-66, et catalogue, p. 130-169 ; J. Guérin-Dalle Mese, L’Occhio di Cesare Vecellio: abiti e costumi esotici nel’500, Alexandrie, Edizioni dell’Orso, 1998, p. 55-118 ; G. Mentges, « Pour une approche renouvelée des recueils de costumes de la Renaissance. Une cartographie vestimentaire de l’espace et du temps », Apparence(s) [en ligne], 1 (2007), disponible sur (consulté le 21 septembre 2019). 114 Ibid., f. 210r ; « una camicia di panno iscarlato » [une chemise de drap de laine écarlate].
Étoffes et vêtements dans l’inventaire après décès de Giovanni Maringhi
manches > « giubbone » > cape > couvre-chef115 (béret ou « cappello piloso ») ; une silhouette à l’« orientale » (chemise > braies > chausses > caftan > « durama » > couvre-chef (béret ou « cappello piloso »). Son employé Michelozzi pouvait également varier les styles en endossant ou non un « durama » au-dessus de son « giubbone » avec manches. Sa tenue pouvait être composée de la manière suivante : chemise > braies > chausses > « giubbone » avec manches > « durama » ou non > béret. Conclusion L’inventaire après décès de Giovanni Maringhi est un document rare qui permet, au-delà des aspects commerciaux, d’entrevoir les modes vestimentaires d’un marchand florentin installé depuis longtemps à Constantinople. Il comprend à la fois des soieries et des draps de laine destinés à la vente sur le marché ottoman, ainsi que de très nombreuses pièces de vêtements composant la garde-robe du marchand, celle d’un de ses employés, ainsi qu’un coffre rempli de manteaux ottomans. La valeur du stock d’étoffes à vendre représentait une somme considérable d’environ 4 735 ducats d’or vénitiens (2 135 de soieries et 2 600 de draps de laine) pour 149 étoffes (59 soieries, 90 draps de laine). Les draps de laine constituaient en effet la principale monnaie d’échange des Florentins sur les marchés ottomans puisque ces derniers ne transportaient pas de numéraire, mais comptaient sur la vente de leur production textile pour pouvoir en disposer, ou pour concrétiser un échange. Cette production rencontrait un franc succès et son écoulement était crucial pour les ateliers florentins. Le but essentiel était de se procurer de la soie grège venue de Perse et disponible sur le marché de Bursa (Anatolie) afin de faire fonctionner l’industrie florentine116. La vente de ce stock aurait permis l’achat d’environ seize fardeaux (« fardello ») de soie grège pesant chacun près de 85 kg (soit une tonne et 360 kg), et permettant de réaliser un gain de 70 à 80 ducats lors de la revente de chacun d’entre eux à Florence, ce qui correspondait à 20% de marge bénéficiaire brute117. Par ailleurs, si quelques informations sur les garde-robes des marchands nous sont parvenues, notamment à travers les comptabilités, très rares sont les documents qui permettent une description aussi complète. Les vêtements présents dans l’inventaire provenaient de diverses origines et formaient une garde-robe permettant des silhouettes composites. La plupart des caftans et « durama » stockés dans la maison habitée par Maringhi et ses employés furent véritablement portés, puisque les termes « usato », « vecchio », « triste » (usé, vieux, triste) qualifient les matières de chacun d’entre eux, mais nous ignorons par 115 Les couvre-chefs de l’inventaire sont tous de couleur noire à l’exception d’un petit béret rouge de « grana » et d’un « pappafico » pivoine pourpre [= rouge violacé] (« pagonazzo »). 116 I. Houssaye Michienzi, « The Silk Market in Bursa around 1500... », art. cit. 117 HBS Medici Family Collection, Baker Library Special Collections, Harvard Business School, ms. 547, lettre à Niccolò Michelozzi, août 1501, f. 87r : « Che è ferma sperenza della setta mandata s’abbi per ghuadagniare 70 o 80 duchati per ffardello sendo vero li avisi sono di chostà ne’ preggi si trovava la setta » [que nous avons la ferme espérance que la soie envoyée permettrait de gagner 70 ou 80 ducats par fardeau si les informations de là-bas [Florence] sont vraies au sujet des prix de la soie].
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qui et en quelles circonstances. Le nombre de pièces d’habillement important laisse à penser qu’elles purent être l’objet de présents, comme il était d’usage dans l’aire ottomane. Le marchand comptait en effet dans sa clientèle des dignitaires de la cour, mais était-il suffisamment bien placé dans l’échelle sociale pour recevoir ce type d’honneur ? S’il reste difficile de répondre à cette question, il va sans dire que Maringhi était un homme au statut social élevé. Il vivait dans une grande maison, loin des standards des maisons des artisans et marchands ottomans. Ses vêtements témoignent de son aisance financière. Les lainages utilisés en tissus de dessus pour ses caftans n’égalaient certes pas les riches velours ou damas des cadeaux diplomatiques du sultan118 ou des caftans des dignitaires119, mais son statut social est révélé par le type de peaux doublant ses caftans : non pas d’écureuil ou de lapin, mais des fourrures réservées aux plus riches120. Il en est de même avec l’usage de certaines couleurs, et notamment du « paonazzo », du « rosso di grana » et du noir. Il s’agissait de couleurs chargées en produits tinctoriaux chers. En effet, ce n’était pas tant la coupe des vêtements orientaux qui définissait le statut social de son propriétaire, mais la qualité, la préciosité des matières utilisées et les finitions. Maringhi avait-il le choix véritable de sa tenue ? Pouvait-il assortir toutes les pièces de sa garde-robe et toute la palette de couleurs à son gré ? Selon l’étiquette, les « dhimmis », à savoir les sujets non-musulmans du sultan121, devaient se conformer à un code vestimentaire particulier. Par exemple, à certaines époques, le port du turban blanc fut proscrit sous peine de mort ou de conversion forcée. Les chrétiens et les juifs étaient souvent décrits comme portant des turbans blancs rayés de bleu122. Néanmoins, un marchand florentin, même établi depuis longtemps dans l’Empire, n’était pas sujet du sultan et n’était donc pas « dhimmi ». Il bénéficiait d’un statut qui lui était conféré par les capitulations octroyées par le souverain ottoman à la nation florentine. Était-il soumis à des restrictions vestimentaires ? La collection de couvre-chefs de Maringhi, comptant un chapeau à la française123, dénote plutôt un style occidental. Les traités commerciaux ne comportent pas de clauses relatives à l’habillement. Les principales pistes de réflexion sont offertes par les récits de voyage. Dans ses observations réalisées au cours de son voyage au Levant en 1546-1549, Pierre
118 Par exemple, en 1541, Suleyman offre une robe d’honneur « Hil’at » au diplomate des Habsbourg, Sigismund von Herberstein. Cette tenue est composée de deux pièces : une robe de dessous taillée dans un velours ottoman et une robe du dessus dans un velours à trois hauteurs de poils, présentant un décor « a griccia » de branches sinueuses et mandorles fleuries, motif typiquement italien. Ce « Hil’at » est immortalisé en 1559 par une gravure sur bois de Donat Hübschmann, conservée à la Bibliothèque Nationale Széchényi de Budapest. Voir R. Born et M. Dziewulski, The Sultan’s World…, op. cit., p. 154. L’image est publiée dans L. Komaroff, Gifts of the Sultan: the Arts of Giving at the Islamic Courts, New Haven, Yale University Press, 2011, p. 21. 119 Au sujet des robes d’honneur, il existait une hiérarchie basée non sur leur octroi mais sur leur qualité. Voir L. W. Mackie, « Ottoman Kaftans with an Italian Identity », in S. Faroqhi et C. K. Neumann (dir.), Ottoman Costumes: From Textile to Identity, Istanbul, Eren, 2004, p. 219-229. 120 R. Delort, Le commerce des fourrures en Occident à la fin du Moyen Âge : vers 1300-1450, Rome, École française de Rome, 1978 ; G. Veinstein, « Marchands ottomans en Pologne-Lituanie et en Moscovie sous le règne de Soliman le Magnifique », Cahiers du Monde russe, 35/4 (1994), p. 713-738. 121 Au sujet des dhimmis, voir A. Fattal, Le statut légal des non-musulmans en pays d’Islam, Beyrouth, Imprimerie catholique, 1958. 122 M. Elliot, « Dress Codes in the Ottoman Empire: The Case of the Franks », in S. Faroqhi et C. K. Neumann (dir.), Ottoman Costumes: From Textile to Identity, Istanbul, Eren, 2004, p. 103-123. 123 Ibid., f. 211r : « quattro berette di panno nere fatte di pezzi e una alla franseze » [quatre bérets de drap de laine noir faits de morceaux et un à la française].
Étoffes et vêtements dans l’inventaire après décès de Giovanni Maringhi
Belon écrivait « que tout homme ayant commandement ou passeport d’un Bacha, ou du Turc, étant habillé à la mode des Turcs, menant un guide avec soi, pour servir d’interprète ou trucheman, peut cheminer sûrement par tout le pays des Turcs », autrement dit « qu’un homme étant habillé à leur mode, ayant un sauf-conduit de la Porte, c’est-à-dire un passeport de la cour du Grand Seigneur, et un droguement pour lui servir de guide, pourra aller par tous les pays où bon lui semblera, hormis par les déserts et dangereux passages de frontière »124. Des firmans (décrets du souverain) du xviie siècle mentionnent des dérogations octroyées à un dragoman vénitien, afin qu’il puisse s’habiller de vêtements identiques à ceux des musulmans sur les routes et autres lieux jugés dangereux125. Ces quelques sources indiquent que les voyageurs et les marchands étrangers pouvaient se vêtir « à la turque » lors de leurs déplacements mais elles ne statuent pas sur la présence (ou non) d’obligations vestimentaires dans leur lieu de résidence. Étaient-ils encouragés à se vêtir à l’européenne ou à la mode locale ? Portaient-ils leurs vêtements orientaux lors de réceptions officielles ? Il semble néanmoins que le port du vert, couleur sacrée pour les musulmans, ait été réglementé. En effet, durant la période ottomane, il était illégal de porter cette couleur pour toute personne n’étant pas reconnue comme descendante de la famille du Prophète126. Il est ainsi logique de ne pas trouver la moindre trace de cette couleur dans la garde-robe de Maringhi. Si l’inventaire comporte des étoffes de couleur verte, il s’agissait de marchandises à vendre et non de vêtements destinés à être portés par le marchand et ses collaborateurs. Cet inventaire après décès est ainsi un formidable outil qui documente à la fois l’histoire du costume, de l’industrie textile et du commerce. Ces quelques feuillets sont un observatoire exceptionnel de la culture matérielle et des pratiques sociales de l’époque, et offrent des pistes de réflexion intéressantes au sujet du dialogue et des échanges entre les traditions italienne et ottomane. Bibliographie Ajmar-wollheim (Marta), Dennis (Flora) et Miller (Elizabeth) (dir.), At Home in Renaissance Italy, Londres, Victoria and Albert Museum Publications, 2006, 420 p. Ammannati (Francesco), « Note sulla decadenza dell’Arte della Lana a Firenze nel Cinquecento », in F. Amatori et A. Colli (dir.), Imprenditorialità e sviluppo economico. Il caso italiano (secc. xiii-xx). Milan, 14-15 novembre 2008, Milan, EGEA, 2009, p. 236-255. Atasoy (Nurhan) et al. (dir.), İpek: The Crescent & the Rose, Imperial Ottoman Silks and Velvets, Londres-New York, Azimuth Editions Ltd., 2001, 360 p. Atasoy (Nurhan), « Processions and Protocol in Ottoman Istanbul », in K. Ådahl, The Sultan’s Procession: the Swedish Embassy to Sultan Mehmed IV in 1657-1658 and the Rälamb Paintings, Istanbul, Swedish Research Institute in Istanbul-AstraZeneca, 2006, p. 168-195.
124 P. Belon, Voyage au Levant (1553). Les observations de Pierre Belon du Mans…, texte établi et présenté par A. Merle, Paris, Chandeigne, 2001, livre I, chapitre 21, p. 107. 125 M. Elliot, « Dress Codes in the Ottoman Empire… », art. cit., p. 113. 126 Ibid., p. 119.
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Le vêtement : production et circulation
Nadège G auffre Fayolle
Vêtir une ambassade en partance pour le concile de Constance (Savoie, 1417)
En ce début du xve siècle, le duché de Savoie, alors à son apogée d’un point de vue politique, économique et culturel, est une principauté qui compte sur l’échiquier européen. Le duc Amédée VIII est renommé pour ses compétences diplomatiques et son rôle de facilitateur et de conciliateur entre les différents royaumes. Il a donc toute sa place au concile de Constance1. Cette réunion, souhaitée par l’empereur du Saint Empire romain germanique, rassemble entre 1414 et 1417 des laïcs et des ecclésiastiques, afin de résoudre le Grand Schisme d’Occident. En effet, depuis 1378, deux papes sont en concurrence, l’un à Rome, l’autre à Avignon. Le concile de Pise, en 1409, n’a pu mettre fin à cette Église à deux têtes puisque, à sa clôture, aucun accord n’a été trouvé et que trois papes se disputent le pouvoir. Cette rencontre a beaucoup d’implications politiques et les principautés, par la présence et le travail de leurs ambassadeurs, tentent d’influencer les débats. À travers le soutien à l’un des papes, chacun défend les positions qui servent le mieux ses intérêts politiques et sa vision de l’Église2. Constance n’est pas seulement un lieu d’échanges théologiques et politiques, c’est également une place où les grands de ce monde doivent se montrer et porter haut leur puissance. Cette ville, pendant quatre années, est le théâtre de festivités liées à la venue des délégations, chaque arrivant ayant soin d’offrir un véritable spectacle. Les ambassadeurs sont accompagnés d’un héraut d’armes, portant les couleurs du prince, de trompettes et de ménestrels3. Le luxe s’affiche donc dans la ville et les puissants se livrent à une compétition 1 F. Cognasso, Amedeo VIII, Turin, G. B. Paravia, 1930, 2 vol. ; Marie José, La Maison de Savoie. Amédée VIII le duc qui devint pape, Paris, Albin Michel, 1962 ; B. Andenmatten et A. Paravicini Bagliani (dir.), Amédée VIII-Félix V, premier duc de Savoie et pape, 1383-1451, Lausanne, Bibliothèque Historique Vaudoise, 1992, 523 p. ; et É. Pibiri, En voyage pour Monseigneur. Ambassadeurs, officiers et messagers à la cour de Savoie (xive-xve siècles), Lausanne, Société d’histoire de la Suisse Romande, 2011. 2 J. Gill, Histoire des conciles œcuméniques. Constance et Bâle-Florence, Paris, Éd. de l’Orante, 1965 ; W. Brandmüller, Das Konzil von Konstanz, 1414-1418, Munich-Vienne, Paderborn-F. Schöningh, 1991-1997, 2 vol. ; K. H. Braun et al. (dir.), Das Konstanzer Konzil : 1414-1418, Weltereignis des Mittelalters, Essays, Darmstadt, Konrad Theiss Verlag, 2013. 3 La chronique d’Ulrich de Richenthal, rédigée en 1420, relate la présence de 46 hérauts d’armes et de 1 700 trompettes et ménestrels. Le dernier chiffre semble exagéré en comparaison avec d’autres témoignages contemporains qui établissent plutôt le nombre de musiciens entre 320 et 400 (Voir W. Paravicini, « Signes et couleurs au concile de Constance : le témoignage d’un héraut d’armes portugais », in D. Turell et al. (dir.), Signes et couleurs des identités politiques du Moyen Âge à nos jours, Rennes, PUR, 2008, p. 155-187). Nadège Gauffre Fayolle • Chercheuse indépendante Le vêtement au Moyen Âge. De l’atelier à la garde-robe, éd. par Danièle Alexandre-Bidon, Nadège Gauffre Fayolle, Perrine Mane et Mickaël Wilmart, Turnhout, 2021 (Culture et société médiévales, 38), p. 109-130 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.CSM-EB.5.120823
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somptuaire que les chroniqueurs et les hérauts, chacun à leur manière, rapportent dans leurs ouvrages4. Durant le temps du concile, Amédée VIII envoie trois ambassades. Une seule, la dernière, dépêchée en 1417, donne lieu à une distribution de vêtements. Au sein d’une cour, la production de vêtements, depuis le choix des textiles jusqu’aux dernières retouches sur le modèle, demande une organisation bien rodée, surtout lors de la confection dans l’urgence d’une livrée extraordinaire. Trois pages du registre 64 de la comptabilité de la trésorerie générale du duc de Savoie consignent les dépenses engagées pour vêtir les ambassadeurs et les quarante-six personnes qui les accompagnent. Ces notes comptables sont suffisamment détaillées pour que nous puissions analyser le déploiement logistique pour acquérir les matières premières, puis les modes de recrutement des artisans tailleurs, fourreurs et brodeurs, et enfin mettre en avant les enjeux de l’apparence en politique. À la recherche des matières premières Les dépenses somptuaires liées à la création de la livrée de l’ambassade, qui s’élèvent à 1 143 fl. p. p.5, sont consignées dans les comptes de trésorerie des années 14176 et 1417-14217. Elles comprennent l’achat des matières premières, la confection des robes, des chaperons et des broderies pour les ambassadeurs et leur suite, ainsi que la fabrication d’un tabard pour le poursuivant d’armes8. Les différents frais de transport inhérents à ces activités sont également recensés. Les quantités d’étoffes nécessaires à cette livrée sont importantes et il semble difficile de se procurer certaines qualités de fourrures sélectionnées. La taillerie d’Amédée VIII a l’habitude de s’approvisionner chez les marchands de Chambéry et de Genève. Ces cités sont, en effet, sur la route du grand commerce international et les drapiers et pelletiers profitent de cette situation géographique pour bien achalander leurs boutiques, fréquentées par une clientèle aristocratique9. Quatre marchands chambériens vendent la totalité des 786 aunes de drap de laine nécessaires à la livrée10. Georges Dodache, qui apporte 453 aunes de drap, 57% de la quantité totale, est le principal fournisseur. Ce sont des matières venant du Languedoc et de Normandie, de qualité moyenne, dont les prix sont compris entre 12 et 18 d. l’aune, 4 Ibid., p. 155-187. 5 Pour florin petit poids. 6 Archives départementales de Savoie, maintenant abrégé A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, ff. 65r, 77v et 115r. 7 A.D.S., 7 MI 3, R. 27 et R. 28, reg. 66, 22 octobre 1419-22 octobre 1421, f. 240v. 8 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-13 août 1417, f. 66v. 9 R. Brondy, Chambéry. Histoire d’une capitale vers 1350-1560, Lyon, PUL-Éd. du CNRS, 1988, p. 80 et 129-136. 10 La largeur des 12,5 pièces de Louviers et de la pièce de Rouen n’est pas précisée. La longueur des pièces varie en fonction de la provenance, du type de drap et de la période. Afin de pouvoir comptabiliser un métrage pour l’analyse, il a fallu attribuer à chaque pièce une longueur. Le tarif à l’aune, soit 13 d., du drap de Louviers qui complète les achats en pièce est enregistré dans le compte. Ce prix est appliqué à la somme totale de la pièce, soit 30 fl. p. p. Le métrage ainsi déduit est de 28 aunes par drap. Voir au sujet des longueurs de pièces H. Laurent, Un grand commerce d’exportation au Moyen Âge. La draperie des Pays-Bas en France et dans les pays méditerranéens (xiie-xve siècle), Paris, Droz, 1935, p. 219-221 ; D. Cardon, La draperie au Moyen Âge. Essor d’une grande industrie européenne, Paris, CNRS Éditions, 1999, p. 584-589 ; G. Espinas, La draperie dans la Flandre française au Moyen Âge, Paris, A. Picard, 1923, 2 vol. ; G. De Poerck, La draperie médiévale en Flandre et en Artois. Technique et terminologie, Bruges, De Tempel,
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et des draps de Savoie, et du Sud-Ouest, plus modestes, payés 7,5 d. l’aune. Entre 1404 et 1428, Dodache, le plus souvent qualifié de drapier11, mais aussi de marchand ou d’apothi caire, apparaît fréquemment dans la comptabilité. Il a débuté comme facteur du drapier chambérien Humbert Varoud, avant de travailler exclusivement à son compte après 1410. Termon Luc prend en charge la livraison de 34% des besoins en laine, soit 266 aunes de moyenne qualité (12 d. l’aune) tissées en Normandie. Ce drapier ou marchand de Romans, fournisseur occasionnel de la cour en 1412, 1416 et mars et octobre 1417, réside sans doute également à Chambéry par intermittence : il n’y a en effet aucun frais de déplacement enregistré pour prendre livraison des étoffes à Romans et son nom est souvent associé à celui de marchands chambériens dans les comptabilités. Enfin, Bertin du Box, actif à la cour entre 1400 et 1428, complète la livrée avec 67 aunes de draps, cette fois-ci fort onéreux (24 à 28 d. l’aune), provenant de centres drapants brabançons prestigieux, tels Bruxelles et Malines. Quelques aunes d’étoffes de toiles et de soie sont achetées pour confectionner la cotte d’armes du poursuivant Falcon. Les 8,5 aunes de tiercelin sont prises chez Domeyne Benz, un Lombard prêteur sur gage, qualifié de marchand ou d’apothicaire, propriétaire d’un ouvroir dans la grande rue de Chambéry et d’une boutique à Genève. Il approvisionne le duc entre 1383 et 1418 en diverses étoffes de soie telles que le cendal, le tiercelin, le satin, le taffetas, le bocassin, plus rarement le camelot, le velours ou le drap d’or. Il est aussi revendeur de bourre de coton, de mercerie, et de fils de soie, d’argent et d’or servant à la broderie. Il n’y a pas de négociants spécialisés dans les étoffes de soie à cette époque à Chambéry. Ce sont les merciers, et dans une moindre mesure les apothicaires, qui proposent ce type de marchandise. Les 3 aunes 2/3 de toile sont achetées au mercier chambérien Antoine Aubin, habitué de la cour entre 1404 et 1427. Il fournit, outre diverses qualités de toile de lin et de chanvre, des fils de soie, des chapeaux et des bonnets, des gants, des aiguillettes, ainsi que quelques pièces de soie de prix modeste.
1951, 3 vol. ; et pour les pièces acquises par la cour de Savoie, N. Gauffre, Les étoffes et les fourrures à la cour des comtes de Savoie pendant la première moitié du xive siècle. Une préoccupation domestique sur la scène économique, mémoire de maîtrise, dir. C. Guilleré, Chambéry, Université de Savoie, 1998, p. 42-45. 11 J’ai pu retracer la biographie des marchands et des artisans ci-dessous lors d’un dépouillement systématique des comptabilités centrales des comtes puis des ducs de Savoie entre 1300 et 1430, que j’ai effectué dans le cadre de mes recherches sur le fait vestimentaire à la cour de Savoie. Je ne donnerai pas les références et les paginations précises pour chaque personne dans cette étude car cela alourdirait le propos. Registres concernés dans cet article : A.D.S., 1 MI 90, R. 30, reg. 30, 22 novembre 1369-25 juillet 1371 ; A.D.S., 1 MI 33, R. 6, R. 7 et R. 8, cpt. 29, 19 novembre 137410 novembre 1375 ; A.D.S., 1 MI 33, R. 6, R. 7 et R. 8 jusqu’à la vue 27 puis R. 9, R. 10 et R. 11, cpt. 30, 10 novembre 1375-25 juin 1377 ; A.D.S., 1 MI 90, R. 35, reg. 35, 8 août 1382-1er décembre 1385 ; A.D.S., 7 MI 3, R. 2 et R. 3, reg. 37.1, 23 février 1386-25 mars 1389 ; A.D.S., 7 MI 3, R. 4 et R. 5, reg. 39, 24 décembre 1391-24 décembre 1392 ; A.D.S., 7 MI 3, R. 5, reg. 40, 24 décembre 1392-2 septembre 1394 ; A.D.S., 7 MI 3, R. 6, reg. 42, 28 avril 1396-16 mai 1398 ; A.D.S., 7 MI 3, R. 6 et R. 7, reg. 43, 16 mai 1398-1er septembre 1400 ; A.D.S., 7 MI 3, R. 9, reg. 45, 1er septembre 1400-19 mars 1401 ; A.D.S., 1 MI 28, R. 5, cpt. 31 ou A.S.To., Inv. 38, mazzo 5, cpt. 31, 1402-1403 ; A.D.S., 7 MI 3, R. 11 et R. 12, reg. 50, 28 octobre 1404-24 juin 1406 ; A.D.S., 7 MI 3, R. 14, reg. 53, 24 juin 1406-24 juin 1407 ; A.D.S., 7 MI 3, R. 15 et R. 16, reg. 55, 24 juin 1407-24 juin 1410 ; A.D.S., 7 MI 3, R. 17 et R. 18, reg. 57, 10 novembre 1411-10 décembre 1412 ; A.D.S., 7 MI 3, R. 20, reg. 60, 10 novembre 1413-10 novembre 1414 ; A.D.S., 7 MI 3, R. 21 et R. 22, reg. 61, 10 novembre 1414-10 novembre 1416 ; A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 62, 10 novembre 1416-27 février 1417 ; A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417 ; A.D.S., 7 MI 3, R. 24, reg. 64, 3 août 1417-22 octobre 1418 ; et A.D.S., 7 MI 3, R. 29 et R. 30, reg. 68, 2 novembre 1421-11 juillet 1423.
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n a dèg e gauf f r e fayolle Les étoffes : trouver les qualités adéquates
Les caractéristiques techniques des étoffes de laine ne sont pas connues. Toutefois l’enregistrement systématique dans la comptabilité de la provenance et du prix des pièces permet d’en évaluer la finesse. Chaque centre drapant a en effet une production bien spécifique, labellisée par une bulle de plomb garantissant une certaine qualité au consommateur. Plus de 60% des draps de laine acquis pour cette livrée, 226,5 aunes, sont de qualité modeste, en provenance de Gignac, Sigean et Perpignan et ensuite de Savoie pour 75,5 aunes. La production de draps savoyards de Maurienne et de Tarentaise, moins belle que celle du Sud-Ouest, est très peu prisée à la cour du duc, même pour l’habillement du petit personnel. Les draps locaux sont achetés habituellement pour chausser les chevaux afin de passer les cols enneigés, pour confectionner des emballages12 ou constituer des stocks d’étoffes à offrir aux pauvres13. Ils sont également utilisés lorsque les achats doivent se faire dans l’urgence, pour une sépulture par exemple, et qu’il est difficile de s’approvisionner dans la qualité et dans les quantités souhaitées14. Il n’y a pas de draperie de luxe en Savoie, même si Amédée VIII tenta d’introduire une telle production sur ces terres : en 1410, un subside est levé et un appel à des fonds privés est lancé pour la financer. Des teinturiers et tisserands experts sont alors invités en Savoie pour transmettre leurs compétences, mais le projet tourne rapidement court15. Les draps normands de Rouen et de Louviers, de bonne qualité, représentent 26% des achats. Depuis le dernier tiers du xive siècle, certains draps de cette région, notamment ceux de Rouen ou de Montivilliers, concurrencent les draps brabançons et se hissent au même niveau que les productions malinoises16. La draperie du Brabant, représentée ici par les villes de Bruxelles et de Malines, donne une idée du luxe le plus absolu en matière de drap de laine17. Ces étoffes sont distribuées avec parcimonie. C’est habituellement la famille ducale qui en bénéficie. Elles ne représentent, dans le cadre de cette livrée, que 14% des achats. 12 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 62, 10 novembre 1416-27 février 1417, f. 97v et A.D.S., 7 MI 3, R. 4, reg. 38, 24 juillet 139024 décembre 1391, f. 169v. 13 A.D.S., 7 MI 3, R. 24, reg. 64, 3 août 1417-22 octobre 1418, ff. 349v et 354v. 14 297 aunes de draps de Maurienne sont achetées pour vêtir l’hôtel aux funérailles du comte Aymon (A.D.S., 1 MI 90, R. 13, reg. 13, 1342-1343, peau 6). 15 T. Sclafert, « Comptes de péages de Montmélian de 1294 à 1585. Le passage des draps de France en Savoie et en Piémont. L’itinéraire des grandes voitures entre Lyon et Milan », Revue de Géographie Alpine, 1933, p. 591-605. P. Duparc, La formation d’une ville, Annecy, jusqu’au début du xvie siècle, Annecy, Société des Amis du Vieil Annecy, 1973, p. 78-79. Le dossier mériterait d’être rouvert. 16 M. Mollat, « La draperie normande », in M. Spallanzani (dir.), Produzione, commercio e consumo dei panni di lana (nei secoli xii-xviii). Atti della Seconda settimana di studio dell’instituto internazionale di storia economica « F. Datini », Prato, 1970, Florence, L.S. Olschki, 1976, p. 403-421 ; J.-L. Roch, « La Normandie médiévale fut-elle une grande région industrielle ? Recherches sur l’importance de la production drapière normande au bas Moyen Âge », in A. Becchia (dir.), La draperie en Normandie du xiiie au xxe siècle, Mont-Saint-Aignan, Publications de l’Université de Rouen, 2003, p. 21-66 ; I. Theiller, « Document pour l’histoire de la draperie médiévale de Montivilliers. 1374-1383 », in A. Becchia (dir.), La draperie en Normandie…, op. cit., p. 67-83 ; S. Abraham-Thisse, « L’exportation des draps Normands au Moyen Âge », in A. Becchia (dir.), La draperie en Normandie…, op. cit., p. 103-166. 17 R. Van Uytven, « La draperie brabançonne et malinoise du xiie au xviie siècles : grandeur éphémère et décadence », in M. Spallanzani (dir.), Produzione, commercio e consumo dei panni…, op. cit., p. 85-107 ; R. Delort, « Note sur les achats de draps et d’étoffes effectués par la chambre apostolique des papes d’Avignon (1316-1417) », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, Temps Modernes, 74 (1962), p. 215-291.
V êt i r un e amb assade en partan ce pour le concile de Consta nce Les fourrures : tours et détours
Les vêtements des ambassadeurs sont doublés de fourrure. L’approvisionnement en pelleterie est bien plus compliqué que celui des étoffes puisque le marché local n’est pas à même de fournir l’intégralité des matériaux. Les marchands de Chambéry n’offrant pas un achalandage suffisant, le duc se tourne vers Genève, alors en pleine expansion démographique et économique liée à l’activité florissante de ses quatre foires annuelles18. Le pelletier Jean de Borne19, fournisseur principal d’Amédée VIII, qualifié de serviteur du duc20, y tient sa boutique et livre 1 150 dos de gris et 3 manteaux de gorges de renard pour un montant de 51 fl. p. p. et 11 d.21. Jean de Borne a livré l’intégralité des peaux, mais il a pu toutefois en acheter une partie chez d’autres pelletiers sans que la comptabilité n’en fasse état22. Il est défrayé pour ses déplacement avec un cheval entre Genève et Chambéry à raison de 22 d.23. Amédée VIII souhaite revêtir certains ambassadeurs de loup-cervier24. Les fourrures convoitées semblent difficiles à obtenir en grande quantité : les 66 peaux requises qui représentent la somme de 88 fl. p. p. sont achetées dans cinq villes différentes à sept marchands. Le fourreur Peyret25, qui tient uniquement un rôle d’intermédiaire, rassemble 51 peaux auprès des pelletiers de Genève, Reynaud Barbier, Pierre Mouthon et Aymonet Mugnier26. Peyret, qui réside à Genève, est rémunéré 16,5 d. pour ses frais de déplacement afin d’acheminer les loups-cerviers à Chambéry27. Un second intermédiaire, Janin de Paris, lui aussi pelletier, est envoyé à Grenoble, Romans, Lyon et Vienne pour se procurer les 15 fourrures manquantes et les rapporter à Chambéry. Janin est défrayé 5 fl. 10 d. pour un voyage de vingt jours avec un cheval, il perçoit également un salaire de 2 d. par jour pour son travail de recherche28. Les noms et les détails des transactions qu’il a menées avec les différents pelletiers ne sont malheureusement pas retranscrits par les comptables. Toutes les fourrures utilisées dans la confection des vêtements des ambassadeurs sont de prestance aristocratique. Le gris, même s’il se diffuse dans les milieux bourgeois, reste
18 F. Borel, Les foires de Genève au xve siècle, Genève, H. Georg, 1892, p. 256 ; A. Babel, Histoire économique de Genève. Des origines au début du xvie siècle, Genève, A. Jullien, 1963, p. 709, et M. Caesar, « Économie urbaine et dépenses princières. La cour de Savoie au xve siècle », in L. Courbon et D. Menjot (dir.), La cour et la ville dans l’Europe du Moyen Âge et des Temps Modernes, Turnhout, Brepols, 2015, p. 197-211. 19 Il est présent dans les comptabilités ducales de 1410 à 1427. 20 A.D.S., 7 MI 3, R. 32, reg. 70, 15 juillet 1424-15 juillet 1425, f. 160r. 21 Les tarifs pour les pelleteries sont les suivants : 28 fr. au. pour un millier de petit-gris et 8 fr. au. le manteau de gorges de renard (A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-13 août 1417, f. 66v). 22 R. Delort, Le commerce des fourrures en Occident à la fin du Moyen Âge : vers 1300-vers 1450, t. II, Rome, École française de Rome, 1978, p. 907-913 et M. Caesar, « Économie urbaine… », art. cit., p. 197-211. 23 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-13 août 1417, f. 66v. 24 Il s’agit d’un lynx. É. Halna-Klein, « Sur les traces du lynx », Médiévales, 14 (1995), p. 119-128 et R. Delort, Le commerce des fourrures…, op. cit., t. I, p. 172. 25 Cette transaction est la seule mention de ce Peyret « pellicier » de Genève dans la comptabilité des ducs. 26 Ces trois pelletiers sont des fournisseurs beaucoup moins importants que Johan de Bornes. Reynaud Barbier apparaît régulièrement dans les comptabilités centrales entre 1414 et 1427, Pierre Mouthon n’intervient que sporadiquement entre 1413 et 1419, alors que seules deux transactions impliquent Aymonet Mugnier en 1416 et 1427. 27 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-13 août 1417, f. 66r. 28 Ibid.
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un marqueur de noblesse29. Le renard30 est rare à la cour de Savoie avant 1417 : Amédée VI en utilise pour un mantel en 135731, Amédée VII en porte en 137032 et offre une grande houppelande fourrée à son bâtard Humbert en 139233. Il est beaucoup plus courant dans les années 1420-1430. Le loup-cervier est très peu utilisé aux xive et xve siècles en Europe occidentale. L’espèce nordique n’y est pas commercialisée avant le xvie siècle, seul le lynx méditerranéen est travaillé par les pelletiers34. Entre 1300 et 1430, les princes de Savoie ne doublent de cette fourrure que neuf vêtements. Les peaux sont toujours destinées à des personnages de haut rang : le comte ou le duc, la comtesse, les enfants du couple et quelques proches35. Les achats se situent majoritairement avant 1400. Ceux de 1417 pour les ambassadeurs, puis de 1428 pour Amédée VIII, sont exceptionnels36. Le choix de telles fourrures est la marque du luxe, mais pas du grand luxe, qui requiert de la martre, ni du très grand luxe qui exige de la zibeline37. Réunir, dans l’urgence, les étoffes et les fourrures nécessaires aux émissaires de cette ambassade n’est pas une mince affaire, surtout en saison hivernale. Le recrutement d’artisans talentueux est tout aussi important afin de mettre en valeur les matières et de donner de la prestance à l’ambassade. Des matières aux vêtements : les artisans Pour mener à bien la réalisation de cette livrée diplomatique, Amédée VIII fait appel en priorité aux artisans « du prince » qui œuvrent habituellement pour la confection de l’habillement et des pièces d’ameublement de la famille. La finition de l’étoffe par le tondeur
Après l’achat des étoffes de laine chez le drapier, le drap de qualité supérieure n’est pas toujours prêt à l’emploi. Pour les laines à l’aspect velouté, la finition consiste à égaliser le poil des fibres qui ont été relevées par un chardonnage après le tissage. Le tondeur ou le retondeur se charge de cette opération qui nécessite dextérité et précision, toute erreur pouvant gâter le coupon. Le duc s’en remet à un artisan chambérien de confiance, Pierre Girard, qui exerce son talent pour la famille de Savoie depuis 1370. Lui est adjoint un renfort en la personne de Janin Yver, tenant également ouvroir à Chambéry, afin de tondre, en un
29 R. Delort, Le commerce des fourrures…, op. cit., t. I, p. 539-549. 30 Il existe deux sortes de renards appréciées en pelleterie : l’espèce nordique et celle méditerranéenne de couleur jaune pâle (Ibid., p. 166). 31 A.D.S., 1 MI 90, R. 20, reg. 20, 1357-1358, f. 6bis. 32 A.D.S., 1 MI 90, R. 26, reg. 26, 16 novembre 1364-16 novembre 1365, f. 65r. 33 A.D.S., 7 MI 3, R. 4 et R. 5, reg. 39, 24 décembre 1391-24 décembre 1392, f. 182r. 34 R. Delort, Le commerce des fourrures…, op. cit., t. I, p. 156 et 445. 35 A.D.S., 1 MI 90, R. 27, reg. 27, 16 novembre 1365-16 novembre 1366, vue 27.252 ; A.D.S., 1 MI 33, R. 6, R. 7 et R. 8, cpt. 28, 14 octobre 1372-21 novembre 1374, vue 28.137 ; A.D.S., 1 MI 90, R. 34, reg. 34, 8 août 1377-8 août 1382, ff. 86v, 116v, 120v et 168r ; et A.D.S., 1 MI 90, R. 35, reg. 35, 8 août 1382-1er décembre 1385, f. 82r. 36 A.D.S., 7 MI 3, R. 36, reg. 73, 31 décembre 1427-1er janvier 1429, f. 128r. 37 F. Piponnier, Costume et vie sociale. La cour d’Anjou xive-xve siècle, Paris-La Haye, Mouton-EPHE, 1970, p. 120.
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laps de temps très court, 68,5 aunes de drap38. Janin n’est pas un habitué, il n’est contacté qu’en 1402 puis quelques fois entre 1417 et 1422. Les deux artisans travaillent dans leur propre atelier comme cela se fait à l’ordinaire, puisqu’il n’y pas de tondeur à demeure dans les cours princières39. Tous deux perçoivent la même rémunération de 4 d. blanc par aune tondue. Après leur intervention, le drap est prêt à être taillé. La précision du ciseau du tailleur
Les princes de Savoie ont à leur service plusieurs tailleurs qui s’occupent des vêtements, soit du duc, soit de la duchesse, soit des enfants du couple. La confection des vêtements des ambassadeurs et de leurs gens, 54 robes et autant de chaperons40, est confiée au tailleur et chambrier d’Amédée VIII, Pierre de Chignin41. Au vu des circuits des matières premières, qui ont toutes pour destination Chambéry, il est fort probable qu’il soit installé dans l’une des garde-robes du château de la capitale administrative42. Les tailleurs à demeure sont gagés à l’année43 mais, pour chaque réalisation, un salaire à la pièce leur est octroyé : la rémunération pour un ensemble robe/chaperon s’élève à 13 d.44. Pierre de Chignin ne travaille sans doute pas seul à cette livrée : il peut recourir à des valets privés qu’il paye luimême, ou à des valets de la « chambre » ou de la « taillerie » qui appartiennent au service de la chambre et qui ont des compétences en couture. Le premier cas est difficile à mettre en lumière, car ces rémunérations ne laissent pas de trace dans la comptabilité princière. Le second l’est tout autant, car notre connaissance des valets repose sur l’existence et la conservation de listes des membres de l’hôtel ducal ou de registres de gages perçus par les domestiques. Ces listes complètes et régulières des salaires versés au petit personnel ne sont pas conservées avant 1429. En 1417, nommer et compter les valets de la chambre, les valets de la garde-robe ou de la taillerie dépend du hasard des sources, puisqu’ils n’y apparaissent que lorsqu’ils sont intermédiaires d’une transaction ou bénéficiaires d’une livrée. Pierre de Chignin pourrait être ainsi secondé par Johan Blanc45 ou Johan Poissat46 à cette époque. 38 Il n’est pas possible de distinguer dans les achats la catégorie et la provenance des draps destinés à être tondus de ceux qui ne le seront pas. 39 F. Piponnier, Costume et vie sociale…, op. cit., p. 142. 40 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 66r. 41 Il est en service depuis 1396. Il a débuté comme valet de Janin Peyraux, le tailleur en titre d’Amédée VII, puis d’Amédée VIII. Il occupe des postes tels que valet de chambre, valet de la taillerie, valet de la garde-robe, devient chambrier en 1403 et cumule cette fonction avec celle de tailleur du duc à partir de 1408. À cette date il remplace Janin Peyraux dont la dernière apparition dans la comptabilité est enregistrée cette même année. Pour plus de renseignements sur la biographie de ce tailleur voir N. Gauffre Fayolle, « Pierre de Chignin (1396-1426), un tailleur au service du duc Amédée VIII de Savoie », in A. Castres et T. Gaumy (dir.), La fabrique de l’habit. Artisans, techniques et production du vêtement (xve-xviiie siècles), Paris, École nationale des chartes, 2020. 42 Une garde-robe est située à côté des chambres du duc et de la duchesse et une seconde derrière la cuisine. C. Guilleré et A. Palluel-Guillard, Le château des ducs de Savoie. Dix siècles d’histoire, Chambéry, Altal éditions, 2011, p. 60. 43 Cet état de fait se retrouve dans d’autres cours européennes voir : F. Piponnier, Costume et vie sociale…, op. cit., p. 136. 44 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 66r. 45 Dans les comptabilités centrales des ducs de Savoie, Johan Blanc est associé à la cour de 1396 jusqu’en 1423 et il est qualifié selon les années de valet de chambre, de chambrier, de valet de la garde-robe ou de la taillerie, ou de couturier. 46 Johan Poissat fait partie de l’hôtel de 1398 à 1419. Les comptables le signalent en tant que valet de chambre, chambrier ou couturier.
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La coupe et la confection de la cotte d’armes du poursuivant Falcon ne sont pas prises en charge par la taillerie ducale. La toile et la soie nécessaires au tabard sont confiées au maître couturier chambérien Johan Copier qui n’œuvre qu’à trois reprises pour le duc en 1416, en 1417, pour le concile, puis en 142647. Ce travail lui est payé 10 d.48. La finesse de l’ornement du brodeur
C’est la broderie qui demande le plus de coordination. La logistique mise en œuvre pour parvenir à faire exécuter les 54 pièces de broderie et la batture de la cotte d’armes, dans un laps de temps limité, est exemplaire. Les brodeurs habituels, qualifiés dans les comptabilités de « brodeur de Monseigneur », ne sont pas tous impliqués dans la réalisation de la livrée : Johan Destre de Genève travaille pour le duc à des projets plus ambitieux et rémunérateurs sur cette même période et n’est pas disponible. Le Lyonnais Michelet de Getz n’est pas sollicité : il est occupé à broder 48 scènes sur deux orfrois pour un ensemble de vêtements ecclésiastiques se montant à 193 fl. p. p. et 4 d.49. Les broderies des devises pour le concile sont bien plus modestes : elles ne coûtent que 60 fl. p. p., dont 6 d. pour le vin des valets. Le troisième brodeur attitré d’Amédée VIII, Johan Angulfa, artisan de Genève associé à Johan Destre50, réalise une partie de l’ouvrage avec ses compagnons51. Ils ne peuvent à eux seuls se charger de la totalité de la commande. Colinet, tapissier d’Amédée VIII, se déplace sur deux jours depuis Chambéry52 « pour aller a Grenoble pour querre des brodeurs pour aider a brouder la livree »53. De par sa profession, il possède les connaissances techniques nécessaires au choix d’un bon artisan. Le travail du Grenoblois Guillerme Hommet n’est pas inconnu d’Amédée VIII : il a déjà été sollicité quatre fois entre 1414 et 1417 pour renforcer l’équipe des brodeurs du duc54. Sa femme et un valet travaillent avec lui dans son atelier55. Plusieurs brodeurs de Chambéry sont également engagés pour ce projet, mais aucun renseignement ne permet de les identifier56. De nombreux déplacements sont liés à l’exécution des broderies. Contrairement aux pelletiers, les brodeurs ne viennent pas à Chambéry pour réaliser leur ouvrage. Les pièces à broder sont portées jusqu’à leur atelier, puis retournées57. Pour d’autres réalisations, d’autres 47 A.D.S., 7 MI 3, R. 33 et R. 34, reg. 71, 15 juillet 1425-8 janvier 1427, f. 647r. 48 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 66v. 49 Ibid., f. 165r. 50 N. Gauffre Fayolle, Se vêtir à la cour de Savoie…, op. cit. 51 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 66r. 52 Son voyage à cheval et la recherche d’un brodeur prend deux jours et il est défrayé 11 d. (A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 66r). 53 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 66r. 54 A.D.S., 7 MI 3, R. 21 et R. 22, reg. 61, 10 novembre 1414-10 novembre 1416, ff. 319r, 539v et 580v et A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 62, 10 novembre 1416-27 février 1417, ff. 96r et 240v. 55 A.D.S., 7 MI 3, R. 21 et R. 22, reg. 61, 10 novembre 1414-10 novembre 1416, f. 539v et A.D.S., 7 MI 3, R. 21 et R. 22, reg. 61, 10 novembre 1414-10 novembre 1416, f. 319r. 56 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 66r. 57 Les brodeurs reçoivent ici, non pas des étoffes à broder, mais des robes déjà confectionnées (A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 66r). On retrouve quelquefois cette façon de procéder à la cour de Bourgogne (voir S. Jolivet, Pour soi vêtir honnêtement à la cour de monseigneur le duc de Bourgogne. Costume et dispositif vestimentaire à la cour de Philippe le Bon de 1430 à 1455, thèse dactylographiée, dir. V. Tabbagh, Dijon, Université de Bourgogne, 2003,
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modalités de travail sont possibles : en 1399, par exemple, le brodeur lyonnais Michelet de Getz travaille exceptionnellement à Genève, puis à Chambéry plusieurs semaines58. Pour les broderies de la livrée de Constance, trois allers-retours à Grenoble sont nécessaires : le maître brodeur fait lui-même deux voyages59 et Pierre Belley, le chevaucheur du duc, un troisième60. Les déplacements entre l’atelier de Genève et le château de Chambéry sont plus difficiles à interpréter. Johan Angulfa est rémunéré pour plusieurs voyages faits par lui ou ses compagnons, sans qu’il y ait de précision ni sur le nombre, ni sur l’objet de ces trajets61. Si l’atelier, composé du maître et des compagnons, avait élu domicile à Chambéry, il est probable qu’il n’y aurait eu qu’un seul déplacement. Ces voyages peuvent donc correspondre au transport des pièces jusqu’à l’atelier, mais aussi, si le maître se déplace, à la présentation au duc du patron de la devise à broder. Angulfa est en effet rompu aux relations avec la cour et c’est lui qui est le plus à même de créer le motif adéquat et de le transmettre ensuite aux autres brodeurs. Les comptabilités témoignent plusieurs fois de cette étape d’un projet. En 1413, Angulfa réalise un modèle de drap de soie et deux esquisses de décor de chapeau qu’il soumet à Amédée VIII et Marie de Bourgogne62 ; en 1422, son associé, Johan Destre, remet à un artisan de Chambéry le patron qu’il a dessiné à l’occasion de joutes organisées en l’honneur du duc de Bourgogne63, à charge pour le brodeur de l’exécuter. Dans la plupart des cas, il est difficile de définir qui, du peintre officiel de la cour ou du brodeur, est l’auteur de l’esquisse lorsque les paiements ne sont pas suffisamment détaillés64. Le décor brodé sur les robes des ambassadeurs fait appel à deux techniques : la broderie au fil et l’application d’étoffes découpées en formes, dite surtail65. C’est le brodeur qui fournit les fils d’or et de soie66, mais c’est le duc qui apporte les coupons de draps de laine blancs et pers et le tiercelin blanc dans lesquels sont taillées les applications67. La cotte d’armes du poursuivant est travaillée d’une autre façon. Ce n’est pas la devise qui y est reproduite, mais les armes de la maison de Savoie68. La croix blanche sur fond de gueule n’est pas brodée, mais battue. En effet, le brodeur Johan Angulfa utilise une technique de dorure, dite batture dans les textes comptables, qui consiste à appliquer de fines feuilles d’argent sur l’étoffe rouge de la cotte pour former la croix blanche69. Cette pratique, connue des brodeurs et bien plus encore des peintres, est peu coûteuse, rapide d’exécution et idéale pour les étoffes de soie légères comme le tiercelin du tabard de Falcon70.
p. 364). A.D.S., 7 MI 3, R. 6 et R. 7, reg. 43, 16 mai 1398-1er septembre 1400, f. 173v. A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 66r. Ibid. Ibid. A.D.S., 7 MI 3, R. 18 et R. 19, reg. 59, 10 novembre 1412-10 novembre 1413, f. 184r. A.D.S., 1 MI 28, R. 6, cpt. 36 ou A.S.To., Inv. 38, mazzo 5, cpt. 39, mars 1422-avril 1422, peau 5. L. Hablot, « Concevoir et créer la devise du prince », in S. Cassagnes-Brouquet et al. (dir.), Poètes et artistes : la figure du créateur en Europe du Moyen Âge à la Renaissance, Limoges, Pulim, 2007, p. 205-219. 65 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 66r. 66 Ibid. 67 Ibid., f. 65r. 68 Ibid., f. 66v. 69 Ibid. 70 N. Gauffre Fayolle, Se vêtir à la cour de Savoie…, op. cit. 58 59 60 61 62 63 64
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n a dèg e gauf f r e fayolle L’art du pelletier d’agencer les fourrures
Le pelletier cumule deux compétences qui consistent, d’une part, à appareiller en pennes, nappettes ou manteaux71 des peaux achetées à l’unité et, d’autre part, à coudre les doublures de fourrure au corps des vêtements. Les pelleteries achetées pour la livrée de Constance sont des deux types : des peaux à assembler pour en faire des nappettes72, c’est le cas du loup-cervier, et des manteaux prêts à l’emploi, tels que les gorges de renard et les dos de gris73. Les deux pelletiers de Genève, Janin Peyret et Johan de Borne, qui sont déjà intervenus pour la livraison des matières premières, sont employés pour la confection et la couture de la doublure des vêtements des huit ambassadeurs74. La rémunération forfaitaire de 24 d. par robe fourrée ne laisse pas augurer de la part accordée à l’assemblage de peaux et de celle allouée à la couture de la doublure elle-même. Il est assez rare qu’un pelletier soit requis pour cette dernière opération à la cour : c’est habituellement le tailleur qui fait l’assemblage. Il est d’ailleurs utile de préciser qu’en Savoie, les pelletiers sont avant tout des fournisseurs et, contrairement aux tailleurs, ne sont pas gagés75. Janin Peyret et Johan de Borne possèdent un atelier à Genève mais, à cette occasion, ils viennent travailler à Chambéry afin de doubler les robes au fur et à mesure de leur réalisation. Le duc leur alloue la somme de 16 d. pour leurs déplacement76. Le travail à flux tendu durant cette période demande beaucoup d’organisation et une certaine souplesse de la part du commanditaire et des artisans. Pendant quelques jours au début de l’année 1417, des drapiers, un mercier, un apothicaire, des tondeurs, des tailleurs, des pelletiers, des fourreurs et des brodeurs ont œuvré à la valorisation de l’image de la maison de Savoie lors des différentes activités de la délégation du duc au concile de Constance. La maison de Savoie en représentation La livrée d’une ambassade est un discours visuel destiné aux princes présents aux rencontres ou à leurs représentants. Amédée VIII ne se rend pas lui-même à Constance : il ne pratique que peu la diplomatie directe et préfère choisir ses ambassadeurs parmi les plus proches et les plus compétents de ses officiers en fonction des missions77.
71 R. Delort, « Les techniques de pelleterie en Occident (xive et xve siècles) », in F. Audoin-Rouzeau et S. Beyries (dir.), Le travail du cuir de la préhistoire à nos jours, 22e rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’Antibes, Antibes, Éditions APDCA, 2002, p. 399-410 ; R. Delort, Le commerce des fourrures…, op. cit., t. II, p. 906-927. 72 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 66v. 73 Il est précisé, pour ces derniers, que la ou les nappettes sont de neuf tires, ce qui implique que le gris est fourni monté. Une nappe de gris de neuf tires signifie qu’il y a neuf peaux d’écureuil dans une largeur donnée. Plus le chiffre est important plus la peau unitaire est petite et plus la nappette finale est appréciée et onéreuse. Voir R. Delort, Le commerce des fourrures…, op. cit., t. I, p. 299. 74 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 66v. 75 Peu de pelletiers sont intégrés à la chambre. Johan de Lyon, par exemple, fait exception puisqu’il exerce comme chambrier de la comtesse Bonne de Bourbon en 1374. Il perçoit aussi une allocation de 2 fl. p. p. par an pour se chausser et une livrée en 1374, 1375, 1383, 1385 et 1392. 76 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 66v. 77 É. Pibiri, En voyage pour Monseigneur…, op. cit., p. 568.
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Ce n’est pas la première fois que des ambassadeurs sont envoyés à Constance. En 1414, Amédée VIII projette même de s’y rendre en personne. Il annule toutefois ce voyage et confie la mission à Humbert le bâtard, Henri de Colombier et Lambert Oddinet. Ces derniers séjournent à Constance entre le 6 décembre 1414 et le 6 mars 141578. Durant l’année 1415, Gaspart de Montmayeur, Jean de Beaufort et Louis Grimaldi sont également présents au concile79. Pour ces missions, aucune livrée n’est commandée et peu de personnel accompagne les ambassadeurs80. En 1417, la donne est peut-être modifiée car l’empereur Sigismond, n’arrivant pas à imposer ses vues au concile, se met en retrait et laisse Amédée VIII poursuivre les négociations81. La délégation savoyarde est alors sous les feux de la rampe. Pour cette mission, le duc choisit des nobles, qui connaissent les usages de la cour, afin de donner un caractère prestigieux à la délégation, et des officiers au savoir indispensable à la bonne marche de la diplomatie82. Seuls les noms des ambassadeurs et du héraut d’armes apparaissent dans la comptabilité83. Une distribution de livrée hiérarchisée
C’est une livrée en apparence uniforme avec une unité de couleur pour tous : une robe rouge et un chaperon vert. Toutefois, la hiérarchie apparaît clairement au sein de la délégation par le choix des matières premières et les métrages attribués à chacun des membres. Il y a en effet une distinction bien nette entre les ambassadeurs qui participent aux négociations, les secrétaires et les logisticiens, qui organisent la vie quotidienne, tiennent les comptes ou rédigent les actes importants, et le personnel domestique84. Les ambassadeurs
Amédée VIII envoie à Constance les personnages les plus importants de l’État. Humbert, son demi-frère, qui est également son conseiller, est un habitué des missions diplomatiques85 et un proche de l’empereur du Saint-Empire romain germanique86. Le chancelier de Savoie, Johan de Beaufort, fin légiste87 et spécialiste des missions auprès de Sigismond et du pape, fait également partie de la délégation88. Gaspard de Montmayeur, le maréchal de Savoie, membre du conseil du duc, se rend lui aussi à Constance89. Deux
78 Ibid., p. 127. 79 Ibid., p. 64. 80 Certains règlements de constitution d’ambassade de cités italiennes recommandent de ne renouveler les vêtements des ambassadeurs que pour une délégation envoyée vers un roi, un empereur ou vers le pape. Ibid., p. 77 (n. 194). 81 Ibid., p. 59. 82 Ibid., p. 568. 83 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 66v. 84 Ibid., f. 65v. 85 Il est chevalier de l’ordre hongrois du dragon : voir A. De Riedmatten, Humbert le bâtard. Un prince aux marches de la Savoie (1377-1443), Lausanne, UNIL, 2004, p. 19. 86 G. Castelnuovo, Ufficiali e gentiluomini: la società politica sabauda nel tardo Medioevo, Milan, Franco Angeli, 1994, p. 157, 164, 254, 330 et É. Pibiri, En voyage pour Monseigneur…, op. cit., p. 60 (n. 105), 76, 112, 180, 470 et 581. 87 Ibid., p. 160-164. 88 Ibid., p. 58-59, 61, 69 et 120 (n. 423). 89 Ibid., p. 58-60.
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autres conseillers, le docteur en lois Lambert Oddinet90 et Aymé de Challant91 se joignent à la délégation92. La robe des ambassadeurs est taillée dans 8 aunes 1/3 d’une étoffe rouge de très bonne qualité provenant de Bruxelles à 28 d. g. l’aune et le chaperon dans 3,5 aunes de vert de Rouen à 18 d. g. l’aune. Toutes les robes sont doublées de fourrures : de gris fin de neuf tires pour celles de Johan de Beaufort et Lambert Oddinet pour un montant de 26 fl. p. p. par robe, et de loup-cervier pour celles d’Humbert le bâtard, de Gaspart de Montmayeur et d’Aymé de Challant compté à 29 fl. p. p. par pièce. Chaque vêtement, en comptant, les matériaux, la confection, la pose de la fourrure et la broderie, coûte entre 52 et 55 fl. p. p., la différence provenant de la doublure93. Cette somme est dans la norme des prix des vêtements confectionnés pour d’autres ambassades d’Amédée VIII : les trois représentants envoyés vers l’empereur à Coire, en 1413, perçoivent chacun 50 fl. p. p., à charge pour eux de se faire tailler un vêtement adapté94. Certaines missions exceptionnelles demandent un train somptuaire bien supérieur pour impressionner les autres négociateurs. En 1428, Johan de Compey et Aymé de Challant dépensent respectivement pour leurs habits 175 et 120 fl. p. p.95. Secrétaire et intendants
Deux écuyers, Guillaume Rigaud et Johan de Compey, s’occupent des aspects logistiques du voyage et de la résidence des envoyés du duc à Constance. Ce sont des hommes d’expérience dans ce domaine puisqu’ils ont déjà organisé la vie quotidienne de nombreuses ambassades96. Les rencontres diplomatiques nécessitent souvent la présence d’un secrétaire97 : Jacques Garet suit les négociations et rédige les actes utiles aux ambassadeurs98. Sa livrée est identique à celle des deux intendants. Si les chaperons sont les mêmes que ceux distribués aux ambassadeurs, les robes marquent une certaine différence. Le métrage, 7 aunes, est plus restreint, ce qui laisse penser que les robes sont moins amples ou plus courtes. Le rouge de Malines à 24 d. g. l’aune, bien qu’étant de très bonne facture, est moins luxueux que l’étoffe des robes des ambassadeurs. Les manteaux de
90 Ibid., p. 57, 120 (n. 423). 91 Ibid., p. 76, 113 et 470. 92 Dans le texte d’un héraut portugais qui rédigea un rôle d’armes du concile de Constance en 1417, Henri de Colombier, le capitaine du Piémont, est mentionné comme faisant partie de la délégation savoyarde (voir W. Paravicini, « Signes et couleurs… », art. cit., p. 155-187, et le manuscrit lui-même : Manchester, John Rylands Library, latin ms. 28, f. 257r). Le compte de trésorerie n’en fait aucune mention pour cette année 1417. Henri de Colombier est envoyé au concile entre la fin de l’année 1415 et le début de l’année 1416, mais pas en 1417 (Voir É. Pibiri, En voyage pour Monseigneur…, op. cit., p. 127). 93 Dans le texte comptable, les scribes distinguent deux types de représentants : deux « ambaisseurs » et trois « chivalliers ambaisseurs » (A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 65v) sans qu’ils soient précisément nommés. Cette différence explique peut-être l’attribution de deux types de fourrure à ce groupe. 94 A.D.S., 7 MI 3, R. 18 et R. 19, reg. 59, 10 novembre 1412-10 novembre 1413, f. 213r, et É. Pibiri, En voyage pour Monseigneur…, op. cit., p. 77. 95 A.D.S., 7 MI 3, R. 36, reg. 73, 31 décembre 1427-1er janvier 1429, f. 312v. 96 Pour Guillaume Rigaud, voir É. Pibiri, En voyage pour Monseigneur…, op. cit., p. 21 (n. 61), 57, 60, 78 (n. 201), 100, 127, 173, 275 et 276. Pour Johan de Compey, voir Ibid., p. 60 (n. 105), 76, 118, 141, 363. 97 Ibid., p. 76. 98 Ibid., p. 57 et 76.
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gorges de renard sont également moins onéreux puisque chaque vêtement est doublé pour la somme de 12,5 fl. p. p. Une tenue complète revient donc à 37 fl. p. p. soit 15 à 18 fl. p. p. de moins que celles des ambassadeurs. Un troisième écuyer expérimenté, Johan Maréchal, rejoint l’ambassade dans le courant de l’année. Sa livrée et celle de ses deux pages ne sont réalisées qu’en juin 1417 et le paiement des broderies réalisées par le brodeur grenoblois Guillerme Hommet n’est enregistré que bien plus tard dans la comptabilité des années 1419-142199. La robe de Johan Maréchal est taillée dans 6,5 aunes de rouge de Malines à 22 d. g et son chaperon dans 2,5 aunes de vert de Rouen de même prix. La doublure n’est pas constituée de fourrure : en avançant dans le printemps, une laine blanche de Villeneuve à 9 d. g. a été jugée plus appropriée. Le prix de cette tenue, 22 fl. p. p., est quelque peu inférieur à celui des livrées des deux autres écuyers, ce qui s’explique aisément par l’absence de fourrure et par l’incertitude quant à la somme déboursée pour la broderie100 et l’absence de quittance pour la confection. « Leurs gens »
Aucune des quarante-six personnes qui entrent dans la catégorie des « gens » n’est nommée par les comptables. Il s’agit sans doute du petit personnel : serviteurs et valets appartenant aux services de la cuisine, de l’écurie, de la paneterie, auxquels se joignent quelques pages et ménestrels. Il est rare qu’une ambassade savoyarde donne lieu à une mobilisation domestique aussi importante. Cela ne se produit que pour des déplacements de la famille princière. En 1428, lorsque Marie de Savoie se rend à Milan pour épouser Philippe-Marie Visconti, sa suite est très importante. Le tailleur est chargé de vêtir la princesse, la famille ducale, les suivantes, trente-trois gentilshommes, et une allocation est versée à quatorze grands seigneurs et hauts officiers pour « soy aprester daller a Milan »101. Quarante-quatre serviteurs et valets sont alors bénéficiaires de la livrée de la princesse. Ces chiffres n’ont toutefois rien de comparable avec le personnel que peut mobiliser un duc de Bourgogne, par exemple. En 1435, lors des négociations du traité d’Arras, ce ne sont pas moins de 331 membres de son hôtel qui sont habillés par Philippe le Bon102. La livrée du personnel n’est pas de très haute qualité. Les robes, qui ne nécessitent que 2 aunes 1/3 d’étoffe rouge, sont étroites et courtes. Les chaperons sont moins amples que ceux des ambassadeurs, du secrétaire et des écuyers, mais tout de même d’une bonne taille puisqu’ils sont coupés dans des coupons de 2,2 aunes. La qualité des étoffes baisse sensiblement : le rouge de Louviers et de Perpignan est compté à 13 et 12 d. g. l’aune, et le vert de Louviers des chaperons ne vaut que 13 d. g. Le drap blanc de Sigean, Gignac et de Savoie remplace à peu de frais, 7,5 d. g. l’aune, les fourrures. Il est probable que le tailleur l’ait utilisé en double épaisseur, soit pour une meilleure tenue de la robe, soit par souci thermique, au vu des métrages importants, 6 aunes 1/3, que demande chaque
99 A.D.S., 7 MI 3, R. 27 et R. 28, reg. 66, 22 octobre 1419-22 octobre 1421, f. 240v : « Ce sunt les chouses qu’a faites per monseigneur Guillemein le brodeur premieremant […] Item pour Johan Mareschal 3 robes de la livree de Constance ». 100 La quittance évoquée plus haut est un enregistrement du coût global de plusieurs réalisations. 101 A.D.S., 7 MI 3, R. 36, reg. 73, 31 décembre 1427-1er janvier 1429, ff. 306v et 312v. 102 S. Jolivet, « Se vêtir pour traiter : données économiques du costume de la cour de Bourgogne dans les négociations d’Arras de 1435 », Annales de Bourgogne, 69 (1997), p. 5-35.
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robe. Le coût d’un ensemble n’est que de 8 fl. p. p., ce qui représente un investissement sept fois moins important que pour un ambassadeur et seulement un quart du prix de la tenue d’un écuyer. Une livrée de qualité mais sobre
Les étoffes choisies pour les ambassadeurs ne sont pas des matières premières à forte connotation de luxe, comme les soieries. Ce sont des laines, certes, mais de très bonne qualité. Cette sobriété peut s’expliquer par l’aspect religieux de l’ambassade qui est menée et par la personnalité même du duc de Savoie. Amédée VIII a laissé une image d’un duc pieux dont l’humilité vestimentaire s’affirme avec l’âge103. Déjà en 1416, cette tendance est bien présente chez lui. Le mantel de dignité confectionné pour l’érection du comté en duché, en présence de l’empereur Sigismond, n’est pas taillé dans une étoffe précieuse104. Il choisit une belle laine de Malines, luxueuse, mais pas somptueuse, qu’il fait doubler de vair et d’hermine, fourrures du pouvoir105. A contrario, certaines ambassades obligent à des habits très fastueux pour tenir un rang. En 1428, les trois envoyés d’Amédée VIII vers le duc de Milan revêtent de la soie. L’ambassadeur porte un satin fin « avellutati » cramoisi à 33 fl. p. p., le secrétaire un damasquin cramoisi et noir d’un montant de 27,5 fl. p. p. et l’écuyer un damasquin noir de 12 fl. p. p.106. Une symbolique forte Représenter le prince
La bonne mise des ambassadeurs est importante puisque, d’une part, ils représentent la personne du prince et doivent lui faire honneur et, d’autre part, ils ont pour devoir de rendre hommage à leur hôte. Les traités d’ambassadeurs du xve siècle, tel celui de l’Italien Giovanni Bertachini, mentionnent l’importance de la tenue des émissaires107. Même les comptabilités se font l’écho de ces préoccupations. Dans les quittances recopiées par les comptables de la comtesse de Savoie en 1392, ils précisent par deux fois à propos du vêtement de l’ambassadeur « que ma dame ly a donne pour vestir et mestre en estat pour aller en France »108 ou encore qu’il est donné « pour soy vestire pour aller plus honnestement en France »109. Les scribes transcrivent en style direct une injonction dans ce sens du duc à son conseiller qui doit recevoir un ambassadeur, de venir « le mieulx en point que tu pourras »110 ou « abilliee paisiblement et vestus, toy et tes gens desquelles te assortisse, le mieulx que faire le
103 C. Santshi, « Érémitisme princier », in B. Andenmatten et A. Paravicini Bagliani (dir.), Amédée VIII-Félix V…, op. cit., p. 71-87. 104 N. Gauffre Fayolle, « Le vêtement de dignité ducal », in N. Gauffre Fayolle (dir.), Pourpoint, mantel et chaperon. Se vêtir à la cour de Savoie 1300-1450, Milan, Silvana Editoriale, 2015, p. 93-95. 105 A.D.S., 7 MI 3, R. 21 et R. 22, reg. 61, 10 novembre 1414-10 novembre 1416, f. 534v. 106 A.D.S., 7 MI 3, R. 36, reg. 73, 31 décembre 1427-1er janvier 1429, f. 288r. 107 É. Pibiri, En voyage pour Monseigneur…, op. cit., p. 74. 108 A.D.S., 7 MI 3, R. 4 et R. 5, reg. 39, 24 décembre 1391-24 décembre 1392, f. 156v. 109 Ibid., f. 186v. 110 Cité par É. Pibiri, En voyage pour Monseigneur…, op. cit., p. 79.
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pourras »111. Ce type de formule se retrouve dans d’autres comptabilités princières, comme en Anjou où un ambassadeur, après la remise d’un vêtement, va « plus honestement en son veiage par devers le roi »112. Le choix d’une couleur
La livrée a aussi pour finalité de faire forte impression lors de l’entrée dans la ville de Constance. Tous les membres de la délégation auront pris soin de revêtir leur robe rouge et leur chaperon vert en amont de la cité. Le rouge évoque le pouvoir, le courage et la hardiesse dans les milieux nobles113, et la justice et la charité dans la symbolique chrétienne114. L’association du rouge et du vert, qui est peu courante aujourd’hui, est considérée comme belle et élégante à la fin du Moyen Âge. Le héraut Sicille, dans son ouvrage Le blason des couleurs en armes, livrées et devises, remarque que l’adjonction de vert rehausse la noblesse du rouge et le teinte de la fougue de la jeunesse115. L’unité que forme cette foule portant les mêmes couleurs donne l’image d’un duc fort, au pouvoir bien établi. Le rouge symbolise depuis longtemps la maison de Savoie, il figure d’ailleurs sur ses armes116. Un des comtes de Savoie, Amédée VI, surnommé le comte rouge, en avait fait également sa couleur emblématique propre. Il portait de façon obsessionnelle cette couleur et en revêtait le personnel de son hôtel117. Amédée VIII ne verse pas dans cette exclusivité, mais le rouge reste un symbole fort de la dignité de la maison de Savoie et montre également les liens du duc avec l’empereur118. Ainsi, en arborant ces couleurs, Amédée VIII affiche la participation active et volontaire des Savoie dans les négociations. Les couleurs se doublent d’une autre forme de la symbolique princière très en vogue à partir du milieu du xive siècle. La devise
Le motif figuré qu’est la devise, moins rigide et codifiée que les armoiries, est surtout l’expression d’une emblématique personnelle et non plus dynastique. Plus éphémère et versatile, la devise peut être modifiée selon l’humeur, les amours, les circonstances politiques
Ibid., p. 79 (n. 210). F. Piponnier, Costume et vie sociale…, op. cit., p. 211. M. Pastoureau, Rouge. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil, 2016, p. 72 et 78. Ibid., p. 79. Ibid., p. 79, et A. Planche, « Le Blason des couleurs en armes, livrées et devises de Sicille héraut d’Alphonse V d’Aragon (xve siècle). Codage et corrélations », L’Ethnographie, 92-93-94 (1984), p. 255-268. On peut noter qu’à titre personnel, Sicille ne semble pas goûter l’association du rouge et du vert. 116 M. Pastoureau, « L’emblématique princière à la fin du Moyen Âge. Essai de lexique et de typologie », in B. Andenmatten et al. (dir.), Héraldique et emblématique de la Maison de Savoie (xie-xvie s.), Lausanne, UNIL, 1994, p. 11-44 ; M. Pastoureau, « De la croix à la tiare : Amédée VIII et l’emblématique de la Maison de Savoie », in B. Andenmatten et A. Paravicini Bagliani (dir.), Amédée VIII-Félix V…, op. cit., p. 90-104. 117 N. Gauffre Fayolle, « Autour de la couleur du vêtement à la cour de Savoie à la fin du règne d’Amédée VI », Histoire de l’Art, 48 (2001), p. 29-38. 118 M. Pastoureau, Rouge…, op. cit., p. 72. 111 112 113 114 115
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ou les alliances diplomatiques119. C’est une manière ludique et ambiguë de communiquer des intentions ou des sentiments qui ne passent pas par un langage verbal, si ce n’est la brève sentence, le motto, qui peut accompagner le motif. Tous deux sont difficiles à interpréter. Une dizaine de lignes dans le compte de trésorerie sont consacrées à la devise des robes de la livrée de Constance. Toute la délégation, des ambassadeurs au personnel domestique, bénéficie d’une broderie au motif représentant « ung trait de lanier rot et la corde tant d’or argent soye et fil »120. Il n’y a, toutefois, pas que des fils à broder acquis pour la devise : 4 aunes de draps blanc, 1,5 aunes de drap pers et 2 aunes de tiercelin blanc complètent la liste des matériaux. La devise mêle donc la technique de l’appliqué, avec des formes taillées dans les étoffes blanches et pers, et des rehauts de broderie au point. En fonction de la place qu’occupe chaque bénéficiaire au sein de la cour, les broderies peuvent être différenciées par la qualité des fils utilisés. La même devise du nœud brodée sur une robe identique de vert perdu est en fil d’or pour Amédée VIII et son ancien gouverneur Odon de Villars et en fil d’argent pour son écuyer Aymé d’Apremont121. Les fils d’or et d’argent sont peut-être réservés ici aux ambassadeurs selon leur rang et le fil de soie aux autres membres de la délégation. La qualité de l’étoffe blanche joue également un rôle de marqueur social : le tiercelin de soie est réservé aux trois chevaliers ambassadeurs122, aux deux écuyers et au secrétaire, tandis que le drap de laine est attribué au petit personnel123. Avec l’ambiguïté du texte comptable, il est possible d’envisager également l’hypothèse que certains des ambassadeurs reçoivent une devise historiée, dite honorable, alors que les autres membres de la délégation ne bénéficieraient que d’une devise domestique de forme géométrique. Cette attribution différenciée est usuelle à la cour de Savoie124. L’interprétation de la devise qui figure « ung trait de lanier rot et la corde » n’est pas certaine. Il pourrait s’agir d’un lanier, femelle du faucon laneret, qui aurait rompu la filière
119 Voir l’ensemble des travaux de Laurent Hablot sur le sujet et particulièrement « La devise, un signe pour les princes de la fin du Moyen Âge », in É. Taburet-Delahaye (dir.), La création artistique en France autour de 1400, Paris, École du Louvre, 2006, p. 177-192, et « Le double du prince. Emblèmes et devises à la cour : un outil politique », in M. Gaude-Ferragu et al. (dir.), La cour du prince. Cour de France, cours d’Europe xiie-xve siècle, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 281-299. 120 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 66r. 121 A.D.S., 7 MI 3, R. 6, reg. 42, 28 avril 1396-16 mai 1398, f. 202v. 122 L’expression de chevalier ambassadeur n’est employée qu’une seule fois dans l’extrait de compte, sans qu’elle soit associée nommément aux ambassadeurs. Cela montre toutefois que deux types d’ambassadeurs sont envoyés à Constance. Si l’on s’en tient au terme de chevalier de type militaire, il pourrait s’agir d’Humbert le Bâtard, de Gaspard de Montmayeur et d’Aymé de Challant, tous trois portant le vêtement le plus onéreux. Toutefois, cette approche n’est pas satisfaisante. Guido Castelnuovo, dans son article « Société, politique et administration dans une principauté du bas Moyen-Âge. Les officiers savoyards et le Cheshire Cat », in E. Savoie (dir.), Les noms que l’on se donne. Processus identitaire, expérience commune, inscription publique, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 121-136, insiste sur la difficulté à appréhender le corps des officiers du duc car ils n’ont pas encore à proprement parler d’identité sociale commune. En s’appuyant sur les statuts promulgués par Amédée VIII en 1430, l’auteur montre que les caractéristiques de la naissance, de l’empreinte féodale, du titre, de la profession et du bagage universitaire, donnent à chaque personne un poids propre et unique interdisant de penser clairement la stratification de la société administrative princière. Dans le cas qui nous intéresse, ces chevaliers ambassadeurs et conseillers du duc sont associés, dans le port de la devise, aux écuyers et aux secrétaires, ce qui est plutôt étonnant. Les trois ambassadeurs docteurs en droit sont Johan de Beaufort, Lambert Oddinet et Aymé de Challant. 123 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 65v. 124 N. Gauffre Fayolle, « La livrée à la devise du duc », in N. Gauffre Fayolle (dir.), Pourpoint, mantel et chaperon…, op. cit., p. 89-90.
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qui l’attachait. Ce n’est pas une devise utilisée par le duc de Savoie qui, à cette époque, préfère le motif du nœud. Elle fait toutefois écho à la devise du faucon qui émaille la vie de la cour depuis le xive siècle125. Si cette devise a été créée pour l’événement, elle est d’autant plus signifiante. La femelle de cette espèce de faucon est réputée rebelle à son maître, mais efficace à la chasse126. C’est peut-être dans cet état d’esprit qu’Amédée VIII s’engage dans les négociations. Une seule personne ne porte pas la livrée, ni la devise de l’ambassade. Il s’agit du poursuivant d’armes qui revêt un vêtement très codifié spécifique à sa fonction. La cotte d’armes du poursuivant Le poursuivant d’armes est le grade inférieur à celui de héraut d’armes. En Savoie, il porte souvent le nom d’une des devises du prince127. Au contraire des ambassadeurs, qui représentent la personne du duc, le poursuivant symbolise la fonction ducale128. C’est la doublure du prince qui intervient lors d’événements solennels, gère l’ost et l’organisation des tournois ou sert de proto-ambassadeur et de messager lorsque le duc communique de manière personnelle avec d’autres souverains129. Le vêtement du poursuivant, héraut ou roi d’armes est le tabard aux manches non cousues ou la cotte d’armes. Sa forme, sa couleur, sa décoration sont liées à l’emblématique de la famille et la manière de le porter est propre à chaque maison princière130. Falcon, revêtu d’une cotte d’armes de tiercelin rouge, doublée de toile rouge et battue d’une croix d’argent131, personnifie le duc de Savoie en chef de guerre et symbolise la puissance ducale132. C’est d’ailleurs le même vêtement, confectionné dans des matériaux plus précieux, que porte le duc lors des tournois133. Peu de tabards sont recensés dans les comptes de trésorerie
125 M. Pastoureau, « De la croix à la tiare… », art. cit., p. 90-104, et N. Gauffre Fayolle, « Les vêtements à la devise et à la couleur des comtes puis des ducs de Savoie », in N. Gauffre Fayolle (dir.), Pourpoint, mantel et chaperon…, op. cit., p. 81-87, et A. Vadon, « Les heures du duc Louis de Savoie (1413-1465). Héraldique, emblématique et datation », in B. Andenmatten et al. (dir.), Héraldique et emblématique…, op. cit., p. 137-152. 126 F. Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française, Paris, 1881-1902, entrée Laneret ; E. Dafydd, Lanier ; Histoire d’un mot, Paris, Droz, 1967, p. 42. 127 L. C. Gentile, Riti e emblemi: processi di rapprezentazione del potere principesco in area subalpina (xiii-xvi secc.), Turin, Silvio Zamorani Editore, 2008, p. 84-89. 128 L. Hablot, « Revêtir le prince. Le héraut en tabard, image idéale du prince », Revue du Nord, 88/366-367 (juillet-décembre 2006), p. 755-803. 129 M. Jones, « Servir le duc : remarques sur le rôle des hérauts à la cour de Bretagne à la fin du Moyen Âge », in A. Marchandise et J.-L. Kupper (dir.), À l’ombre du pouvoir : les entourages princiers au Moyen Âge, Genève, Droz, 2003, p. 245-265 ; G. X. Blary, Une figure de l’autorité. L’officier d’armes à la cour de Bourgogne (1404-1467), mémoire de Master 2 de recherche, dir. B. Schnerb, Université Charles de Gaulle-Lille 3, 2006, p. 39-55 ; J. Paviot et É. Pibiri, « Voyages et missions de Jean de la Chapelle, poursuivant Faucon, héraut Savoie (1424-1444) », Bollettino Storico-Bibliografico Subalpino, 106/2 (2008), p. 239-285. 130 L. Hablot, « Revêtir le prince… », art. cit., p. 755-803. 131 A.D.S., 7 MI 3, R. 23, reg. 63, 27 février 1417-3 août 1417, f. 66v. 132 L. Hablot, « Revêtir le prince… », art. cit. 133 À tire comparatif, la cotte d’armes d’Amédée VIII en 1411, faite de satin rouge, doublée de toile « ardente » et brodée de fil d’or et d’argent revient à 55 fl. 4 d. g. (A.D.S., 7 MI 3, R. 16 et R. 17, reg. 56, 24 juin 1410-10 novembre 1411, f. 137r).
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ou d’hôtel134. On observe la même tendance pour la cour de Bourgogne : seulement six cottes d’armes sont commandées pour les hérauts entre 1404 et 1467135. Il est possible que les cottes soient restituées quand le héraut ou le poursuivant quitte le service136 et remises à son successeur. Amédée VIII juge les rencontres de Constance suffisamment importantes pour qu’une nouvelle cotte soit allouée au poursuivant. Ce ne sont pas des vêtements luxueux, ils doivent seulement être signifiants : la cotte de Falcon est taillée dans une soie de faible coût, mais suffisamment lisse pour que l’application de feuilles d’argent soit facile et produise un effet clinquant. La doublure est de simple toile et l’ensemble ne revient qu’à 14 fl. p. p. 3 d. g., somme identique à celle dépensée pour la cotte d’armes du héraut Perdriat en 1429, taillée dans les mêmes matériaux137. Constituer une livrée pour une ambassade n’est pas chose anodine. Le choix des matériaux et des formes est mûrement réfléchi, car la délégation représente le prince. Certaines matières sont achetées faute de mieux dans le temps imparti, comme le drap savoyard pour les doublures. D’autres, comme les peaux de loup-cervier, sont le symbole du luxe, et le duc n’hésite pas à envoyer sur les routes un pelletier pour un voyage de vingt jours afin de réunir les quantités nécessaires à la parure de ses ambassadeurs. Amédée VIII fait confiance à ses artisans habituels mais, devant la somme importante de travail, doit également s’en remettre à d’autres ateliers éloignés de Chambéry, lieu de production de la livrée. De nombreux déplacements sont alors nécessaires entre Chambéry, Genève et Grenoble. Le vêtement d’une délégation positionne économiquement et politiquement un prince parmi ses pairs. C’est également un élément signifiant important dans les négociations puisqu’il indique dans quel état d’esprit le prince se rend à de telles rencontres. Amédée VIII fait montre d’élégance et de sobriété dans le choix des matières premières. L’étoffe des robes de la délégation met en avant la couleur dynastique de la maison de Savoie, tout en faisant allusion à la symbolique de l’Église et de l’empereur. L’interprétation de l’emblématique, tout particulièrement de la devise, est incertaine : elle était sans doute très significative dans le contexte géopolitique et dans les milieux curiaux de l’époque, mais elle nous échappe aujourd’hui.
134 Il est possible que ces cottes soient prises en charge par la trésorerie des guerres, conservées aux Archives d’État de Turin sous la cote inv. 29. Cette absence ne serait alors qu’un biais des sources. Il faudrait faire de plus amples investigations dans ces comptabilités. Nicolas Baptiste, dans ses recherches en cours pour sa thèse de doctorat (Armes, armures et armuriers des Ducs de Savoie, d’Amédée VIII (1383-1451) jusqu’en 1563, d’après les documents comptables, l’iconographie et les collections d’armes. La question de l’identité militaire d’une principauté médiévale montagnarde, la Savoie, dir. C. Guilleré et G. Castelnuovo, Université de Grenoble Alpes), ne recense que peu de renseignements sur ces vêtements (communication personnelle). 135 F.-G. Blary, Une figure de l’autorité…, op. cit, p. 27. 136 La restitution de la cotte d’armes est obligatoire en Navarre (M. Ramos Aguirre, « Hérauts et rois d’armes de Navarre. Insignes de l’office et signes d’identité », Revue du Nord, 88/366-367 (juillet-décembre 2006), p. 729-753). Pour la Savoie, il n’y a pas pour l’instant de certitude quant au devenir des tabards des hérauts. Dans le cas du héraut savoyard Jean Piat, son testament montre qu’il a en sa possession propre des cottes d’armes puisqu’il les lègue à une institution religieuse, mais aucune de celles mentionnées ne correspond à l’emblématique savoyarde ( J.-L. Rouiller, « Les habits du Héraut. Le testament de Jean Piat, dit Genève, serviteur d’Amédée VIII (1413) », in B. Andenmatten et al. (dir.), Héraldique et emblématique…, op. cit., p. 117-136). 137 A.D.S., 7 MI 3, R. 37, reg. 74, 1er janvier 1429-1er janvier 1430, f. 116v : « Item audit Johan pour une cotte d’armes de les armes de monseigneur la quelle de son comandement lon a donne a Perdriat le heyrault pour le tiecellin la teille de quoy elle est doublee les franges de soye la batuyra et la faczon pour tout XIII fl. VIII d ».
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Perrine Mane
Tailleurs et couturiers à travers l’archéologie et l’iconographie médiévales
Multiples sont les représentations médiévales des tailleurs et des couturiers. Que ce soit dans le Tacuinum sanitatis1, traité d’hygiène fort prisé au Moyen Âge, qui consacre trois rubriques aux vêtements et à leurs matières, ou encore dans le Livre de la confrérie Mendel2 qui, à partir de 1425 (et jusqu’en 1806), peint les membres de cette institution au travail, accompagnés de leur nom et de leur profession, mais aussi dans les romans, à travers les images des saints patrons, les blasons ou les vitraux offerts par les corporations des métiers, les représentations de tailleurs et couturiers attestent l’importance du vêtement au Moyen Âge. Ces images, est-il besoin de le répéter, n’ont pas pour but la copie du réel, mais sont avant tout l’expression d’une « pensée figurative »3. Elles nous permettent pourtant, à condition de les étudier avec vigilance, de discerner plusieurs statuts d’artisans, mais aussi de pénétrer dans leurs ateliers et de saisir leur outillage. Quels sont les tailleurs et couturiers figurés dans l’iconographie médiévale ? Plusieurs comptabilités témoignent d’artisans, en particulier de tailleurs, directement rattachés à la cour royale, mais aussi au service d’aristocrates. Ainsi, à la cour des rois de France, mais aussi du roi René4, des ducs de Bourgogne5 ou de Savoie6, des couturiers
1 Voir par exemple les exemplaires lombards : Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, Rome, Casanatense, ms. 4182, ou rhénan : Paris, BnF, ms. Latin 9333. 2 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°. 3 Pour la critique des documents iconographiques et la bibliographie afférente, voir par exemple P. Mane, « “Une image vaut mille mots” ou iconographie et culture matérielle (images des techniques agraires) », in L. Bourgeois et al. (dir.), La Culture matérielle : un objet en question. Anthropologie, archéologie et histoire. Actes du colloque international de Caen, 9-10 octobre 2015, Rennes, Presses universitaires de Caen, 2018, p. 147-161. 4 F. Piponnier, Costume et vie sociale. La cour d’Anjou (xive-xve siècle), Paris-La Haye, Mouton-EPHE, 1970. 5 S. Jolivet, Pour soi vêtir honnêtement à la cour de monseigneur le duc de Bourgogne. Costume et dispositif vestimentaire à la cour de Philippe le Bon de 1430 à 1455, thèse dactylographiée, dir. V. Tabbagh, Dijon, Université de Bourgogne, 2003. 6 N. Gauffre, La parure à la cour des comtes et des ducs de Savoie (1300-1439). Approvisionnement, confection et distribution, mémoire de DEA dactylographié, dir. C. Guilleré, Lyon, Université Lyon II, 1999, p. 108, ou Id. (dir.), Pourpoint, mantel et chaperon. Se vêtir à la cour de Savoie (1300-1450), Milan, Silvana editoriale, 2015, p. 27. Perrine Mane • GAM-CRH, CNRS Le vêtement au Moyen Âge. De l’atelier à la garde-robe, éd. par Danièle Alexandre-Bidon, Nadège Gauffre Fayolle, Perrine Mane et Mickaël Wilmart, Turnhout, 2021 (Culture et société médiévales, 38), p. 131-165 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.CSM-EB.5.120824
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travaillent à plein temps ; il n’est pas rare qu’ils occupent la charge de chambrier et doivent également organiser la vie privée des personnes qu’ils servent7. Un espace spécifique leur est même parfois attribué pour réaliser des habits et s’occuper de l’entretien des costumes de la cour : dans sa résidence de Bruges, la duchesse de Bourgogne disposait d’un local destiné à son tailleur8. Par ailleurs il est précisé qu’au château de Hesdin, à côté de la garde-robe, se trouvait l’atelier de son tailleur : « la taillerie de madame la duchesse » où étaient dressés « les stablies pour y ouvrer »9. Le Tarot Hofämterspiel, réalisé vers 1450 dans le sud de l’Allemagne10, confirme l’existence de ces tailleurs de cour : sur une carte à jouer figurant un tailleur est inscrit « Hofsneider » (fig. 1). Pourtant, sur les enluminures, ce sont essentiellement les artisans tailleurs travaillant dans leurs boutiques qui sont représentés (fig. 2). Parmi eux, certains se spécialisent dans le façonnage d’un type de textile, comme le montre notamment l’iconographie du Tacuinum sanitatis qui répartit les artisans en fonction des tissus travaillés : la laine, le lin ou encore la soie. En revanche, les images ne permettent pas, à la différence des sources écrites, de saisir la spécialisation des métiers en liaison avec les types de vêtements fabriqués. Déjà les tailles parisiennes de 1292, 1300 et 1313 mentionnent séparément les couturiers et les tailleurs, mais ce sont surtout les Statuts des métiers des xive et xve siècles qui traduisent une grande diversité dans les métiers du textile, chacun d’eux tenant son nom du vêtement dont il avait la spécialité : dans ceux de Paris, on relève, outre les tailleurs de robes11 et les couturiers12, les « doubletiers », les « hoquetonniers » (ou « auquetonniers »), les « giponiers », les « braaliers de fil » (fabricants de braies), les pourpointiers13, les « chaussiers » (fabricants de chausses), les rafraîchisseurs ou raccommodeurs et enfin les fripiers qui revendent des vêtements déjà portés. Les enluminures montrent également des tailleurs ou des couturiers installés sur les foires ou les marchés. Ainsi, dans une miniature exécutée en 1411 à Bologne, insérée dans le Matricola dei drappieri14, un couturier est à l’œuvre directement sur un marché, en l’occurrence celui de la porte Ravegnana de Bologne (fig. 3). De part et d’autre d’une
7 Certains couturiers alternaient des périodes de service pendant lesquelles ils étaient contraints d’être sur place pour réaliser les vêtements et des périodes de non-service, où ils pouvaient travailler chez eux, tout en restant disponibles en cas de commande de la cour. Cf. S. Jolivet, Pour soi vêtir honnêtement…, op. cit., p. 363. 8 M. Sommé et É. Bousmar, « Femmes et espaces féminins à la cour de Bourgogne au temps d’Isabelle de Portugal (1430-1457) », in W. Paravicini et J. Hirschbiegel (dir.), Das Frauenzimmer. Die Frau bei Hofe in Spätmittelalter und Früher Neuzeit. 6. Symposium der Residenzen-Kommission der Akademie der Wissenschaften in Göttingen…, Dresden, 26. bis 29. September 1998, Stuttgart, Jan Thorbecke Verlag, 2000, p. 47-78. 9 Ibid., p. 47-78. Au milieu du xve siècle, au château de Chambéry, on ne compte pas moins de quatre tailleries, « dont une, au second étage, installée à la croisée des chambres du duc, de son épouse et de leurs enfants » (N. Gauffre Fayolle (dir.), Pourpoint, mantel et chaperon…, op. cit., p. 27). 10 Vienne, Kunsthist. Museum. 11 Fabricant de robes et autres vêtements à l’usage des deux sexes. 12 « Couseurs de vêtements ». La différence entre ces deux termes est souvent ténue : d’ailleurs entre 1423 et 1455, Colin de Lormoye se définit dans ses comptes aussi bien comme couturier que comme tailleur de robes (voir C. Couderc, « Les comptes d’un grand couturier parisien du xve siècle », Bulletin de la société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, 38 (1911), p. 118-192, sp. p. 124). Mais nous ne nous appesantirons pas sur ce sujet, sur lequel l’iconographie n’apporte guère de renseignements. 13 En 1358, les tailleurs-couturiers obtinrent le droit de faire des doublets ou pourpoints. En effet les pourpoints étaient alors devenus tellement à la mode que le prévôt de Paris jugea que ce n’était pas trop de deux corporations pour un article aussi demandé (cf. G. Fagniez, Étude sur l’industrie et la classe industrielle à Paris aux xiiie et xive siècles, Paris, F. Vieweg, 1975 (1877), p. 245). 14 Bologne, Museo Civico, ms. 93.
tailleurs et couturiers à travers l’archéologie et l’iconographie médiévales
Fig. 1. « Hofschneider » : Tarot Hofämterspiel, vers 1450, Allemagne du Sud (Vienne, Kunsthist. Museum Museumsverband).
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Fig. 2. Rubrique « Vêtements de laine » : Tacuinum sanitatis d’Ibn Butlan, vers 1395, Lombardie (Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, f. 105r).
allée, tailleurs et marchands de tissus présentent des coupons sur leur étal, en fait un simple caisson devant leur ouvroir, ou proposent à la vente des vêtements terminés, suspendus à une barre fixée en hauteur. Quant au couturier, il travaille à la vue des chalands puisqu’il a installé à l’extérieur deux tables longues et étroites, sur lesquelles est étalé le tissu à façonner.
tailleurs et couturiers à travers l’archéologie et l’iconographie médiévales
Fig. 3. Le marché de la porte Ravegnana de Bologne : Matricola dei drappieri, 1411, Bologne (Bologne, Museo Civico Medievale, ms. 93).
Quelques décennies auparavant, dans des Grandes chroniques de France figurant la foire du Lendit15, à côté d’un cordonnier et d’un orfèvre, un marchand vend des chemises présentées sur l’étal ou suspendues à une barre ; dans cette enluminure, il est pourtant difficile d’affirmer que le vendeur a lui-même fabriqué les vêtements. Parfois l’installation est encore plus succincte : dans des Chroniques et conquêtes de Charlemagne de David Aubert, peintes vers 1460 en Flandre, une couturière coud dans la rue, devant la porte de la ville, assise devant son échoppe, en fait un simple toit de toile tendu sur quelques poteaux16 qui permettent d’accrocher les vêtements terminés. Enfin, outre les professionnels du costume, de nombreuses enluminures figurent la couture en milieu domestique. En particulier, il n’est pas rare de voir la Vierge Marie17 ou encore Berthe, femme de Girart de Roussillon, dans les nombreuses versions enluminées du Roman de Girart de Roussillon18, en train de coudre un vêtement. Si ces enluminures
15 Castres, musée Goya. 16 Bruxelles, Bibl. Royale, ms. 9066, f. 11r. 17 R. L. Wyss, « Die Handarbeiten der Maria. Eine Ikonographische Studie unter Berücksichtigung der textilen Techniken », in M. Stettler et M. Lemberg (dir.), Artes Minores, Dank an Werner Abegg, Berne, Stämpfli, 1973, p. 113-188. 18 Par exemple Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. 2549 ou Paris, BnF, ms. Français 15103. Ou encore Griseldis cousant, sur les fresques du Castello Roccabianco (Milan, Museo del Castello Sforzesco).
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témoignent d’un monde fort éloigné de celui des artisans tailleurs, elles permettent tout de même de fructueuses comparaisons. Quelles sont les tâches effectuées par les tailleurs-couturiers durant le Moyen Âge ? Deux activités sont très largement dominantes dans les représentations iconographiques : la coupe et la couture, comme l’atteste, durant la seconde moitié du xve siècle, le vitrail des tailleurs de l’ancienne collégiale Saint-Quentin19, où ce sont ces deux tâches qui symbolisent le métier. De même dans plusieurs Tacuina sanitatis, comme à la rubrique « Vêtements de lin » de la version conservée à Vienne20, une femme coupe une toile de lin devant une cliente, tandis que deux jeunes apprenties, assises sur des tabourets bas, cousent ensemble une imposante pièce de toile. À Paris, dès 1268, le Livre des métiers d’Étienne Boileau soulignait l’importance de ces deux activités pour le « tailleur de robes », précisant que, si l’apprentissage des tailleurs, avant de s’établir, n’a pas de durée fixe, les jurés ne pouvaient admettre un nouveau maître qu’après avoir « veu et regardé s’il est ouvriers souffisant de coudre et de taillier »21. La coupe, appelée taille au Moyen Âge, d’où le nom de tailleur, est alors d’autant plus importante que l’étoffe est presque toujours fournie par le client22. Aussi le tailleur qui gâchait la coupe d’un vêtement devait-il indemniser ce dernier et, en plus payer une amende de cinq sous parisis dont trois allaient au roi et deux aux jurés, « pour les povres de leur mestier soustenir »23. Cette mesure était prise par égard pour les maîtres du métier « qui ont grant honte et grant reprouche de la mestaille »24. La découpe du tissu s’effectue sur une table : le tailleur se tient debout, en général face à l’un des grands côtés25, tenant de sa main droite les ciseaux, beaucoup plus rarement des forces26 ; de l’autre main, il maintient le tissu. Il est exceptionnel que le tailleur découpe avec des ciseaux un tissu posé sur ses genoux, comme le fait le frère Lienhard du Livre de la confrérie Mendel27.
19 Bas-côté droit. 20 Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, f. 105v. 21 Le Livre des Métiers d’Étienne Boileau. Les métiers et corporations de la ville de Paris, xiiie siècle, R. de Lespinasse et F. Bonnardot (éd.), Paris, Imprimerie Nationale, 2005 (1879), article 3 du titre LVI des « Tailleurs de robes ». 22 Comme l’attestent bien les nombreux paiements « pour fil et façon » (F. Piponnier et P. Mane, Se vêtir au Moyen Âge, Paris, Adam Biro, 1995, p. 41). 23 Cf. l’article 5 du titre LVI des « Tailleurs de robes » du Livre des métiers d’Étienne Boileau : « Quiconques est taillières de robes à Paris, et il mestaille 1 robe ou 1 garnement par le drap mal ordené au taillier ou par l’innorance de son taillier, il meffaiz doit estre veuz et regardez par les mestres qui gardent le mestier ; et se li mestres dient par leur serement que le garnement soit empiriez par mestaillier, li taillières doit rendre le doumage à celui qui le garnement est, par l’egart des mestres du mestier, et si le doit amender au Roy de V souz de paris. d’amende, toutes les foiz qu’il en seroit repris ; esquieux V s. li preudonme qui gardent le mestier de par le Roy ont Il s. de paris. à leur conflarie ». 24 Article 4 du titre LVI des « Tailleurs de robes » du Livre des métiers d’Étienne Boileau. 25 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 74v, comme Cracovie, Bibl. Jagelonienne, ms. 16. 26 Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, f. 105v. 27 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 11r.
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Quant à la couture proprement dite, elle se pratique toujours assis soit sur l’étal28 (fig. 2 ou 9), soit sur la table de l’atelier29, soit encore sur des tabourets bas30 ou directement installé sur le sol31. Les jambes sont en général croisées, ce que rappelle notre expression « être assis en tailleur » : le plus souvent, la pièce de tissu à coudre est posée sur les genoux du couturier et maintenue de la main gauche32. Quand la pièce d’étoffe est grande et difficile à manier, deux apprenties assises à proximité étalent également la pièce sur leurs jambes33. Cependant, quand une femme et un homme cousent côte à côte, leur attitude diffère comme l’atteste un Tacuinum lombard de la fin du xive siècle34 (fig. 4) : le jeune couturier a croisé ses jambes et l’étoffe à coudre repose sur son genou droit légèrement relevé, tandis que la couturière est agenouillée et a posé son ouvrage sur sa cuisse droite35. Dans ces scènes de couture, l’aiguille, qui est au centre de cette tâche36, est généralement représentée en l’air, alors qu’elle est tirée ; le bras droit du couturier est écarté du corps, l’aiguille tenue entre le pouce et l’index37. Il est moins fréquent que, comme dans des Chroniques et conquêtes de Charlemagne, enluminées vers 1460 par le Flamand Tavernier38, la couturière ait planté son aiguille dans le tissu qu’elle maintient de la main gauche. Le tailleur est rarement représenté en train de s’occuper des finitions d’un vêtement. Cependant Lorentz Sneyder, dans le Livre de la confrérie Mendel39 (fig. 5), coud l’encolure
28 Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, ff. 105r et 106r, Rome, Casanatense, ms. 4182, f. 205r, Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 95r. 29 Par exemple Paris, BnF, ms. Latin 9333, f. 104r ou Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73v. Dans un Manuel des vertus, végétaux, animaux…, enluminé à la fin du xve siècle à Venise, ce sont les deux apprentis chargés de la couture qui sont assis sur la table (Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. 2396, f. 36v). En 1568, dans le Livre des états de Jost Amman, les deux couturiers sont installés sur une estrade dressée au fond de l’atelier du tailleur. 30 Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, f. 105v, Palazzo della Ragione de Padoue. 31 Dans un Tacuinum lombard (Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73v), une des couturières est assise sur la table de l’atelier, une seconde sur un tabouret bas et un jeune homme est directement assis par terre. Cela reflète-t-il une hiérarchie des compétences ou des âges ? 32 Comme la couturière peinte dans une fresque du Palazzo della Ragione de Padoue ou Griseldis cousant au château de Roccabianco (Milan, Museo del Castello Sforzesco), comme la Vierge dans des Meditatione de la Vita di Nostro Signore (Paris, BnF, ms. Italien 115, ff. 43r et 48r), ou encore dans des Chroniques et conquêtes de Charlemagne (Bruxelles, Bibl. Royale, ms. 9066, f. 11r). 33 Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, f. 105v ou Paris, BnF, ms. Latin 9333, ff. 103r et 103v. 34 Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, ff. 94r et 95r. Dans un autre exemplaire (Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73v), le jeune homme, assis par terre, a les jambes croisées et la jeune fille, installée sur un petit tabouret, les jambes repliées. On retrouve également cette posture chez la douzaine de femmes occupées à coudre le voile de l’Arche d’Alliance dans des Postilles de Nicolas de Lyre, enluminées en Italie au xive siècle (Arras, BM, ms. 252, f. 95v). 35 L’affaire judiciaire de Jehanne Lalemande, jeune couturière de treize ans, confirme la banalité d’une telle position : dans l’atelier du tailleur qui l’emploie, « ladite fille cousoit et estoit assise sur le planchés » (« Extrait du Trésor des Chartes. III : un procès pour outrage aux mœurs en 1470 », L. Douët d’Arcq (éd.), Bibliothèque de l’École des chartes, 9 (1848), p. 505-516). 36 Sur les techniques de couture et les différents points employés, voir, entre autres, E. Crowfoot, F. Pritchard et K. Staniland, Textiles and Clothings, c. 1150-1450, Londres, HMSO, 1992, p. 151 et sq. 37 Tant chez les couturiers professionnels qu’en milieu domestique : Paris, BnF, ms. Italien 115, ff. 43r et 48r ou ms. Français 15103, f. 47r, comme Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, ff. 107r et 130r, ou encore sur la fresque du Palazzo della Ragione de Padoue. 38 Bruxelles, Bibl. Royale, ms. 9066, f. 11r. 39 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 18r.
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Fig. 4. Rubrique « Vêtements de laine » : Tacuinum sanitatis d’Ibn Butlan, vers 1390, Lombardie (Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 94r).
tailleurs et couturiers à travers l’archéologie et l’iconographie médiévales
Fig. 5. Frère Lorenz, tailleur. Livre de la confrérie Mendel, 1425, Nuremberg (Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 18r).
d’une robe doublée. Autre exemple, le frère Hans Frumann40 enfonce une aiguille dans le bas d’un manteau déjà suspendu à un cintre. S’agit-il de fixer ensemble la doublure et le drap de laine ou de mettre en place des plis comme semble l’indiquer la main gauche du tailleur qui serre le bas du vêtement ? Difficile de trancher. Les autres tâches du tailleur ne sont qu’exceptionnellement figurées. Pourtant, dans un exemplaire du Des femmes nobles et renommées de Boccace41, enluminé par Robinet Testard durant le dernier quart du xve siècle, « Pauline femme romaine » découpe avec des ciseaux une vaste toile de couleur grise posée sur une table. L’encolure et l’emmanchure sont déjà bien visibles et la couturière s’apprête à tailler la partie inférieure de ce qui pourrait être un patron. En effet s’il est impossible de déterminer, avec certitude, la nature du matériau 40 Ibid., f. 67v. 41 Paris, BnF, ms. Français 599, f. 77v.
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Fig. 6. Le Petit Jehan de Saintré d’Antoine de la Sale, vers 1460, Lille, enluminé par le Maître de Wavrin (Bruxelles, Bibl. Royale, ms. 9547, f. 39v) ©KIK-IRPA, Bruxelles.
qui est ici découpé, de rares témoignages écrits attestent que le patron était en principe coupé dans un tissu de qualité médiocre42. En fait les images comme les textes sont avares de renseignements sur cette phase du travail, sans doute parce qu’elle n’était pas facturée, puisque comprise dans le prix global du vêtement43. Tout aussi rares sont les enluminures qui figurent les différentes étapes de la fabrication du vêtement mettant en relation le tailleur et son client. À notre connaissance, la seule enluminure à montrer la prise de mesure se trouve dans un roman d’Antoine de la Sale, Jehan de Saintré44, où ce dernier se fait confectionner une houppelande (fig. 6). C’est alors avec un ruban proche de nos mètres ruban que le tailleur prend à domicile les mesures du bras de son client. Les vêtements sont en effet faits sur mesure et les couturiers doivent donc, au cours de leur travail, faire des essayages. Ainsi, dès le xiiie siècle, dans les Cantigas de Santa Maria45, une femme qui recourt à un essayage fait lever les bras à sa cliente pour vérifier que l’emmanchure d’une chemise de toile ne baille pas. Si, dans cette enluminure, il est difficile de préciser si l’action se déroule dans un cadre domestique ou artisanal, d’autres images sont plus précises. Vers 1450, dans le Livre du roi Florimont46, enluminé par le maître de Jean de Wavrin, le tailleur se déplace à la cour de la princesse Romadanaple, pour effectuer l’essayage (fig. 7) : le tailleur ainsi que son apprenti ajustent directement les plis d’une houppelande sur le chevalier destinataire du vêtement. 42 S. Jolivet, Pour soi vêtir honnêtement…, op. cit., p. 365-366. En revanche, on possède au xvie siècle des livres de patrons, tels les trois exemplaires autrichiens édités par Katherine Barich et Marion McNealy (Drei Schnittbücher. Three Austrian Master Tailor Books of the 16th century, K. Barich et M. McNealy (éd.), s. l., Nadel und Faden Press, 2015). 43 Comme l’observe Nadège Gauffre Fayolle, à propos de la cour de Savoie, le meilleur des patrons, c’est un modèle cousu que le couturier va découdre pour voir comment il est monté avant de le reproduire. Par exemple en 1416, le duc de Savoie fait confectionner par un tailleur parisien renommé une robe à la nouvelle mode, taillée dans une futaine de faible prix, afin de la ramener en Savoie et sans doute servir de modèle à ses propres tailleurs. 44 Bruxelles, Bibl. Royale, ms. 9547, f. 39v. 45 Escorial, Bibl. Monastère, T. I. 1, f. 234v. 46 Paris, BnF, ms. Français 12566, f. 92v.
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Fig. 7. Delfi essaie un pourpoint neuf sur un chevalier : Livre du roi Florimont, vers 1450, Lille, enluminé par le Maître de Wavrin (Paris, BnF, ms. Français 12566, f. 92v).
Ces images sont confirmées par les sources écrites : en 1440, Liemin Ranquart, couturier de Lille, est remboursé de ses frais de voyage pour venir auprès du duc de Bourgogne à Arras afin d’essayer les robes en cours de réalisation. De même, lors de son voyage à Cologne, Philippe le Bon essaya des houseaux à plusieurs reprises : à « l’ouvrier qui a fait lesdiz houseaulx que mondit seigneur lui a fait donner pour son vin pour ce qu’il les luy vint essayer par plusieurs foys »47. Plus souvent, en milieu non aristocratique, comme dans plusieurs Tacuina48, c’est dans la boutique du tailleur que l’artisan pratique non seulement l’essayage, vérifiant le tombé d’une houppelande sur son client49 (fig. 2 et 9), mais également les dernières retouches, comme le montre une version rhénane, où une paire de ciseaux est posée à côté du tailleur, agenouillé aux pieds d’un homme qui essaie un vêtement de dessus. Enfin, quand la vente se déroule au marché, comme dans celui de la porte Ravegnana de Bologne50, c’est au milieu d’une allée bordée d’échoppes qu’un homme, de forte corpulence, tente d’enfiler, aidé par le marchand, un vêtement court (fig. 3). On peut noter qu’aucune image ne montre la remise à neuf ou la réparation de vêtements usagés. Si cette tâche incombe principalement aux « rafreschisseurs » ou raccommodeurs, 47 S. Jolivet, Pour soi vêtir honnêtement…, op. cit., p. 368. 48 Paris, BnF, ms. Latin 9333, f. 103r, comme ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 95r, Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, f. 105r, ou encore dans les Coutumes de Cracovie de Balthasar Behem (Cracovie, Bibl. Jagelonienne, ms. 16). Mais également dans les représentations de la ville avec ses boutiques : par exemple durant la seconde moitié du xve siècle, dans un Livre du Gouvernement des princes de Gilles de Rome (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 5062, f. 149v) ou dans un Livre du trésor de Brunet Latin (Genève, Bibl. Univ., ms. Français 160, f. 82r). 49 Paris, BnF, ms. Latin 9333, f. 103r, ou Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, f. 105r. 50 Bologne, Museo Civico, ms. 93.
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les tailleurs eux-mêmes peuvent pourtant s’y adonner, comme l’attestent notamment les comptes de Colin Gourdin dit de Lormoye51, couturier parisien de la première moitié du xve siècle, où il est mentionné qu’il retaille et retourne des chaperons ou des houppelandes, répare des pourpoints, refait des manches, remet à neuf de vieilles robes et inverse le devant derrière, se chargeant, en somme, de toutes les réparations que nécessite l’entretien vigilant d’une garde-robe. Répartition des tâches entre hommes et femmes C’est un homme, en général le maître de l’atelier, qui coupe les tissus. Quand un valet se mêle de couper un habit en cachette ou chez un bourgeois, il est condamné à une amende de cinq sous, selon le Livre des métiers d’Étienne Boileau52. Il est surtout tout à fait exceptionnel que ce soit une femme qui soit chargée de cette tâche, comme dans les enluminures de plusieurs Tacuina de la fin du xive siècle53. Il est vrai que ces illustrations se rattachent à la rubrique « Vêtements de lin » ; or le façonnage de la toile, nettement moins onéreuse que la laine ou la soie, relève plus souvent du travail féminin dans le cadre domestique (fig. 8). La couture, en revanche, est une tâche moins genrée. Ce sont ainsi une fille et deux garçons qui se partagent ce travail à la rubrique « Vêtements de laine » d’un Tacuinum produit par l’atelier de Giovanni de’ Grassi54, tandis que, dans l’enluminure associée aux « Vêtements de lin » de ce manuscrit (fig. 8), ce sont uniquement deux filles qui cousent55 ; à l’inverse, deux jeunes hommes cousent dans une autre version lombarde, à la rubrique « Vêtements de laine »56 (fig. 2). En fait, dans les Tacuina, le tailleur est rarement seul dans l’atelier ; on dénombre le plus souvent deux ou même trois artisans, l’un coupant, les deux autres cousant57 (fig. 8). Dans la version conservée du Tacuinum de Liège58, on compte même trois apprentis, dévolus à la couture, pour un homme chargé de la coupe. La présence de ces aides chez les couturiers est confirmée par les sources écrites qui les désignent sous des vocables divers : « valetis », « valeis juvantis », « valetis codurei » ou même « compaignons ». La répartition des tâches est totalement différente en milieu domestique. Les images, comme d’ailleurs la littérature, attestent l’enseignement de la couture aux jeunes filles de l’aristocratie59 et l’arrière-plan de maintes enluminures dont l’action se déroule en milieu castral montre trois ou quatre femmes s’adonnant à des travaux de couture60. De même, 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60
Voir C. Couderc, « Les comptes d’un grand couturier… », art. cit., p. 125. Le Livre des Métiers d’Étienne Boileau…, R. de Lespinasse et F. Bonnardot (éd.), op. cit., chap. LXXV. Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, f. 105v ou Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73r, Paris, BnF, ms. Latin 9333, f. 103v. Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73v. Une fille et un garçon cousent côte à côte dans un autre Tacuinum lombard (Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 94r) (fig. 4). Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73r, Paris, BnF, ms. Latin 9333, f. 103v ou ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 94v. Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, f. 105r, comme Rome, Casanatense, ms. 4182, f. 205r, mais également dans un exemplaire rhénan (Paris, BnF, ms. Latin 9333, f. 103r). Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73r, Paris, BnF, ms. Latin 9333, ff. 103r et 103v et Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, f. 105v. Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73v. Mais également aux jeunes garçons, comme l’atteste le début du Roman de la Rose. Ainsi dès la première moitié du xive siècle dans le Codex Manesse (Heidelberg, Bibl. Univ., Pal. Germ. 848, f. 285r).
tailleurs et couturiers à travers l’archéologie et l’iconographie médiévales
Fig. 8. Rubrique « Vêtements de lin » : Tacuinum sanitatis d’Ibn Butlan, fin du xive siècle, Lombardie, enluminé par l’atelier de Giovanni de’ Grassi (Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73r).
dans les représentations de la Sainte Famille, les tâches sont bien réparties : Marie file ou coud pendant que Joseph travaille le bois. À la différence d’autres artisans, en particulier des cordonniers, les tailleurs ne portent qu’exceptionnellement un vêtement de travail en relation avec leur activité. Ainsi dans
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les différents exemplaires du Tacuinum sanitatis, tant d’origine lombarde que rhénane, hommes et femmes qui façonnent indistinctement des vêtements de laine, de lin ou de soie ne revêtent pas d’accessoires vestimentaires en relation avec leur profession ; il est vrai que la coupe comme la couture ne sont guère des tâches salissantes. En revanche, dans le Livre du roi Florimont61, ce dernier, déguisé en tailleur lors de sa visite à la cour de Romadanaple, a revêtu sur son pourpoint un tablier de toile blanche, noué à la taille. Ce tablier qui ne comporte pas de bavette, est court et ne dépasse pas les genoux. Il sert peut-être à protéger le vêtement du tailleur de la poussière occasionnée par la manipulation des étoffes de laine. L’ouvroir L’atelier du tailleur ou plutôt l’ouvroir, puisque c’est ainsi qu’il est désigné au Moyen Âge, par exemple dans les inventaires après décès bourguignons du xive siècle62, ne présente guère de caractéristiques architecturales63. Comme les boutiques réservées aux métiers de la vente, il est généralement ouvert sur la rue par une grande arcade qui surmonte un étal permettant la vente, mais aussi à l’artisan de travailler, à la vue des chalands64 (fig. 2). Dans une autre enluminure illustrant les « Vêtements de soie et de laine »65, sous le regard du tailleur, une cliente essaie un vêtement derrière l’étal sur lequel sont posés ciseaux et règle ; un apprenti s’y est juché et une jeune femme coud dans la rue (fig. 9). Les inventaires bourguignons confirment d’ailleurs cette utilisation de l’étal comme table de travail, telle la mention d’« estaux à ovrer dessus » relevée par Françoise Piponnier dans un inventaire dijonnais de 137866. L’étal peut être un simple caisson maçonné ou être recouvert d’un épais plateau de bois, parfois légèrement débordant67 (fig. 2), installation que l’on retrouve dans de nombreuses
61 Paris, BnF, ms. Français 12566, ff. 139r et 140v. Les tailleurs Beselehel et Oliab qui fabriquent le vêtement sacerdotal d’Aaron dans une Bible exécutée à la fin du xive siècle à Padoue (Londres, Brit. Libr., ms. Add. 15277, f. 16r) portent aussi un tablier court de toile blanche attaché à la taille tandis que dans les Coutumes de Cracovie (Cracovie, Bibl. Jagelonienne, ms. 16), il est de couleur verte. 62 Cf. F. Piponnier, « Boutiques et commerces à Dijon d’après les inventaires mobiliers (xive-xve siècle) », in Le marchand au Moyen Âge. Actes du xixe congrès de la SHMESP, Reims, juin 1988, Paris-Saint-Herblain, SHMESP édition-Cid édition, 1992, p. 155-163. 63 Voir P. Mane, « Métiers et artisanats urbains : images et réalités », in M. Boone, É. Lecuppre-Desjardin et J.-P. Sosson (dir.), Le verbe, l’image et les représentations de la société urbaine au Moyen Âge. Actes du colloque international, Marche-en Famenne, 24-27 octobre 2001, Anvers, Garant, 2002, p. 109-118, ou G. Veyssière, « Iconographie de la ville médiévale : réalité et/ou imagination ? », in G. Veyssière (dir.), Kaleidoscopolis ou Miroirs fragmentés de la ville, La Réunion-Paris, Publications du CRLH-L’Harmattan, 1996, p. 193-215. 64 Par exemple, dans la rubrique « Vêtements de soie » de deux Tacuina enluminés en Lombardie à la fin du xive siècle, l’apprenti-tailleur coud, assis sur l’étal, visible de la rue (Rome, Casanatense, ms. 4182, f. 205r ou Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, f. 106r), comme sur la fresque du château d’Issogne à la fin du xve siècle. De même dans un Livre du trésor de Brunet Latin (Genève, Bibl. Univ., ms. Français 160, f. 82r), l’artisan est directement assis sur l’étal pour coudre. Par contre, à la rubrique « Vêtements de laine » du Tacuinum de Vienne (f. 105r), si les apprentis travaillent assis sur l’étal donnant sur la rue, une table servant à découper le tissu est nettement visible au second plan. 65 Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 95r. 66 Cf. notes manuscrites de Françoise Piponnier (Archives de F. Piponnier, conservées au GAM/EHESS, Paris). 67 Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, f. 105r.
tailleurs et couturiers à travers l’archéologie et l’iconographie médiévales
boutiques (par exemple chez l’apothicaire, le boulanger ou le mercier68). Plus rarement, comme dans la fresque du château d’Issogne, c’est un parallélépipède de bois blond dont le plateau supérieur est débordant qui fait office d’étal et qui rappelle « l’estal de l’ouvreur ou il a trois ais de sapin » cité dans l’inventaire d’un tailleur dijonnais69. Concurrente de l’étal, la table, dite aussi établi dans les textes médiévaux, est le meuble le plus récurrent de l’atelier du tailleur. Elle est généralement composée d’un épais plateau de bois rectangulaire, le plus souvent soutenu par de solides pieds droits ou obliques qui parfois perforent le plateau70. Ce dernier peut aussi reposer sur deux tréteaux comme dans l’enluminure des « Vêtements de lin » du Tacuinum sanitatis, peint dans la dernière décennie du xive siècle en Lombardie71. Ou encore, comme dans la rubrique « Vêtements de laine » de deux autres exemplaires72, ce sont trois tréteaux73, qui sont disposés à intervalles réguliers sous le plateau : des chevilles fixent l’assemblage, tout en permettant un démontage facile. Un autre type de table semble caractéristique de l’aire géographique allemande et polonaise : deux traverses fixes soutiennent l’épais plateau et se prolongent par deux larges pieds élégamment moulurés, une entretoise perpendiculaire consolidant l’ensemble. Ce type de table se retrouve aussi bien dans le Tarot Hofämterspiel, exécuté vers 1450 dans le sud de l’Allemagne74 (fig. 1) que dans l’atelier du frère Ulrich Schneyder dans le Livre de la confrérie Mendel75, exécuté en 1452 à Nuremberg, ou, une cinquantaine d’années plus tard, dans les Coutumes de Cracovie de Balthasar Behem76. Le plus souvent ces tables sont longues et relativement étroites ; elles dépassent en général deux mètres de long. Elles ne sont jamais recouvertes de nappes. Parfois, pour permettre d’étaler une grande pièce de tissu, deux tables sont poussées l’une contre l’autre, comme dans un Tacuinum rhénan77. Dans le Tarot Hofämterspiel78, un autre dispositif est figuré : le tailleur découpe son tissu sur une grande table creusée en son milieu d’une rainure qui permet de replier le plateau, comme l’atteste une charnière nettement visible sur l’un des côtés (fig. 1). Il est à remarquer que l’iconographie ne montre jamais de table d’ardoise « encornée de bois », c’est-à-dire sertie dans un cadre de bois, pourtant présente en 1395 dans l’atelier 68 Voir Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, ff. 46r, 53v, 56v, 63r, 64v, 82v. 69 Inventaire de Guillemote et Josserant d’Aiseray en 1400 (ADCO, B 2356). Cf. notes manuscrites de Françoise Piponnier. 70 Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 94v ou ms. Latin 9333, f. 104r, Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73r, Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, ff. 11r, 18r, 67v, 130r. Il est exceptionnel que des traverses renforcent le piètement de ces tables (Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, ff. 11r et 130r). 71 Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, f. 105v, mais aussi Londres, Brit. Libr., ms. Add. 15277, f. 16r. 72 Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73v ou Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. 2396, f. 36v (également à la rubrique « Vêtements de soie », f. 36r). 73 Dans le Dictionnaire du Moyen Français [en ligne], disponible sur (http://www.atilf.fr/dmf/definition/tablier) à l’entrée « tablier d’artisan » est mentionné pour les années 1409-1410 un établi en chêne supporté par trois tréteaux : « pour avoir faict en ladite taillerie un tablier à baillier robes dessus de dix pieds de long et six piés de large ; faire trois fors esteaux qui portent ledit tablier, et icelluy tablier estoffé de bonnes longues planches de chesne » (Trésor des Chartes du comté de Rethel, t. II, 1329-1415, G. Saigé et H. Lacaille (éd.), Monaco, Impr. de Monaco, 1904, p. 615). 74 Vienne, Kunsthist. Museum. 75 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 74v. 76 Cracovie, Bibl. Jagelonienne, ms. 16. 77 Paris, BnF, ms. Latin 9333, f. 103r. 78 Vienne, Kunsthist. Museum.
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dijonnais de Regnaud Chevalier79. Cette mention exceptionnelle suggère sans doute que ce meuble pouvait être utilisé non seulement pour créer des vêtements, mais aussi tracer à la craie des dessins de démonstration ou préparatoires. Dans ces ateliers, les sièges sont peu nombreux. En effet le tailleur est toujours debout quand il découpe un tissu et, quand il coud, il s’assied souvent directement sur l’étal de la boutique ou sur la table de coupe. Parfois, comme dans l’atelier de plusieurs Tacuina, tant lombards80 (fig. 2) que rhénan81, un banc sans dossier, muni de quatre pieds obliques traversant le plateau, est disposé le long de l’étal ou de la table du tailleur ; le couturier s’y installe pour coudre, mais plus souvent encore, il est assis sur la table et pose ses pieds sur ce banc afin d’avoir une meilleure stabilité82. Pourtant, quand hommes ou femmes sont occupés à coudre un vêtement, ils préfèrent les tabourets qui se caractérisent par une faible hauteur, aucun ne dépassant une vingtaine de centimètres. Deux de leurs côtés sont en bois plein, notamment dans la fresque du Palazzo della Ragione de Padoue, peinte par Nicolo Miretto vers 143083, ou ils peuvent être dotés de trois pieds obliques, comme dans le Livre de la confrérie Mendel84. Ces deux types de sièges peuvent d’ailleurs se côtoyer, comme dans l’atelier de la tailleuse de lin d’un Tacuinum85 (fig. 8). D’autres sièges sont encore plus rudimentaires, tels les simples billots de bois présents chez plusieurs tailleurs du Livre de la confrérie Mendel86 (fig. 5). II n’est enfin pas rare que l’apprenti soit assis sur de larges coussins ou même directement sur le sol de l’atelier, en particulier dans la rubrique « Vêtements de soie et de laine » d’un Tacuinum lombard87. Les vêtements terminés ou les tissus en attente de découpe peuvent être suspendus à une ou plusieurs barres, fixées aux murs, plus rarement au plafond de l’atelier88 (fig. 2). À la rubrique « Vêtements de laine » d’un Tacuinum lombard89, des perches se détachent d’une vingtaine de centimètres en haut de chacun des murs de l’ouvroir. Ce sont en général grâce à de larges pattes de bois que sont accrochées ces barres90 ; dans une version rhénane
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Cf. notes manuscrites de Françoise Piponnier. Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, ff. 105r et 106r ou Rome, Casanatense, ms. 4182, f. 205r. Paris, BnF, ms. Latin 9333, ff. 103r et 104r. Dans la version conservée à Rome (Casanatense, ms. 4182, f. 205r), à la rubrique « Vêtements de soie », un apprenti s’est assis sur l’étal de la boutique et pose ses pieds sur le banc qui la longe et sur lequel est assis un compagnon. Dans deux Tacuina lombards, ce sont les quatre côtés qui sont pleins, dessinant une sorte de petit caisson (Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73r et Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 94r, fig. 4). On retrouve ce siège aux côtés pleins dans des Mélanges d’astrologie, enluminés vers 1450 dans le sud de l’Allemagne (Tubingen, Bibl. Univ., Md. 2, f. 270r). Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 67v. On compte quatre pieds dans le Tacuinum liégeois (Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, ff. 73r et 73v). Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73r. Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, ff. 11r, 18r ou 107r. Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73v, comme la douzaine de femmes qui cousent le voile de l’Arche d’Alliance dans des Postilles de Nicolas de Lyre (Arras, BM, ms. 252, f. 95v). Dans un autre Tacuinum lombard (Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 95r), c’est sur un gros coussin circulaire de couleur rouge que s’est assise la couturière (fig. 9). Vienne, Öst Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, ff. 105r et 106r. Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73v ou encore Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. 2396, f. 36v. Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 74v ou Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 95r (fig. 9).
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du Tacuinum, deux anneaux métalliques, fixés dans une poutre, consolident la suspension. Parfois même, comme dans une enluminure du Livre de la confrérie Mendel91 (fig. 5), la barre ne repose que sur des demi-anneaux permettant de la déplacer plus facilement. Enfin, quand le tailleur est installé à l’extérieur, deux solides branches sont directement plantées dans le sol herbu92 ; dans la fourche de leurs extrémités supérieures dessinant un V, est posée une perche mal dégrossie qui permet de suspendre les étoffes. Des crochets, en forme de C, permettent de pendre à ces barres certains vêtements fragiles ; on les voit en particulier représentés dans un Tacuinum rhénan à la rubrique « Vêtements de soie »93, ce type de textile étant particulièrement précieux. En d’autres occasions, notamment dans plusieurs enluminures du Livre de la confrérie Mendel94 (fig. 5), un cintre, simple baguette de bois légèrement courbe, prolongée par un crochet en osier95 ou par une corde96, permet de pendre un vêtement aux perches. Si les inventaires après décès, en particulier les inventaires dijonnais étudiés par Françoise Piponnier, mentionnent parfois une « aumaire » ou une « armaire a quatre fenestre »97 garnies de ferrures ou de serrures ou un « dresseur de bois de chaigne neuf ferré »98 et plus fréquemment encore des coffres ou arches99 pour entreposer tissus et matériel, dans l’iconographie, l’atelier ne comporte pas de meubles spécifiques pour le rangement. Ainsi, dans un Tacuinum rhénan100, un coupon de lin, en attente de façonnage, est posé sur une table d’appoint poussée contre un mur dans le fond de l’atelier. Ce n’est qu’exceptionnellement, comme à la rubrique « Vêtements de lin » d’un exemplaire lombard101, que deux niches sont aménagées dans l’épaisseur du mur pour déposer des toiles pliées et une boîte contenant des fils (fig. 8). Dans un autre Tacuinum, également lombard102, c’est dans un grand casier de bois, supporté par des poutres chevillées, que sont entreposés les coupons de draps de laine (fig. 4). L’outillage du tailleur Le métier de tailleur n’exige pas un nombre important d’outils. Les plus récurrents sont ceux qui servent à la coupe. Ainsi le ciseau est-il l’unique outil qui symbolise cet artisan 91 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 18r. À la rubrique « Vêtements de lin » de ce Tacuinum, afin d’être amovible et largement décollée du mur, la barre est posée sur des étais qui prolongent une planche de bois clouée sur le mur (Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 94v). 92 Tubingen, Bibl. Univ., Md. 2, f. 270r. 93 Paris, BnF, ms. Latin 9333, f. 104r. 94 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, ff. 11r, 18r, 26v, 67v, 107r, 130r. Mais aussi au xvie siècle, dans la gravure de l’atelier du tailleur du De artibus de Jost Amman. 95 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, ff. 11r, 130r. 96 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 67v. 97 Inventaire de Johan de Fontenoy, en 1413. 98 Inventaire de Johan Baudey, en 1439. 99 On relève ainsi en 1400 chez la femme du tailleur Josserant d’Aysery, « une viez archote ferree » et « trois arches de chaigne dont l’une est grande » et chez Johan de Fontenoy, en 1413, « une arche de foul plate… une petite archote tuet une longue quasse de bois ». 100 Paris, BnF, ms. Latin 9333, f. 103v. 101 Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73r. 102 Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 94r.
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sur les sceaux ou les vitraux des confréries de tailleurs, comme, aux xive et xve siècles, le cachet de Pierre, tailleur du roi de Bohême103 ou le blason de la corporation des tailleurs sculpté à Saint-Maurice d’Annecy104. Quant au pourtour du vitrail des tailleurs de l’ancienne collégiale de Saint-Quentin, il est bordé par une frise de ciseaux, outil qui est également associé à saint Hommebon105, protecteur des tailleurs. Comme le souligne Marguerite Gonon106, l’enlumineur est systématiquement associé dans les testaments lyonnais à ses pinceaux (« pincellos »), tandis que le couturier, lui, est lié à ses ciseaux : les « teseures ». Ces ciseaux sont toujours de couleur grise, donc sans doute en fer, comme d’ailleurs la majorité des exemplaires archéologiques107. Dans les documents iconographiques, ils sont le plus souvent de taille imposante, mesurant une trentaine de centimètres, notamment dans une version du Des femmes nobles et renommées de Boccace, enluminée à Cognac108. Leur longueur atteint même quarante centimètres dans un Tacuinum rhénan109, et jusqu’à cinquante dans le Tarot Hofämterspiel (fig. 1), tous deux peints vers 1450 en Allemagne110. Nettement plus rares sont les ciseaux qui ne dépassent pas une vingtaine de centimètres, ces derniers étant d’ailleurs le plus souvent associés à la broderie. Pourtant la majorité des ciseaux exhumés dans les fouilles mesurent entre dix-huit111 et vingt-cinq centimètres112. Doit-on évoquer la perspective hiérarchique qui met en valeur certains objets symboliques pour expliquer les tailles conséquentes relevées dans les documents iconographiques ou bien des emplois différents entre milieux professionnel et domestique ? Dans les images, comme pour les exemplaires archéologiques, les lames des ciseaux peuvent présenter soit un tranchant rectiligne et un bord extérieur légèrement courbe comme dans plusieurs Tacuina lombards113, soit deux côtés parfaitement rectilignes, par exemple sur le vitrail des tailleurs de la cathédrale de Fribourg dès le xiiie siècle
103 Première moitié du xive siècle, Prague, Arch. du musée national : trois ciseaux disposés en triangle y symbolisent le métier de tailleur, mais également sceau des tailleurs de Bruges, daté de 1407 (Paris, Archives Nationales, F. 4762). 104 Deuxième chapelle sud, vers 1490. 105 Saint Hommebon de Crémone et saint Christophe, peint par Pietro Lianori, à Bologne, vers 1420 (Avignon, musée du Petit Palais). 106 M. Gonon, La vie quotidienne en Lyonnais d’après les testaments (xive-xvie siècles), Paris, Les Belles Lettres, 1968, p. 83. 107 Une paire de ciseaux du début du xvie siècle mise au jour dans le château du Vuache est en bronze, cf. F. Raynaud (dir.), Le château et la seigneurie du Vuache (Haute-Savoie), Lyon, Service régional de l’archéologie, 1992, p. 93. 108 Paris, BnF, ms. Français 599, f. 77v. 109 Paris, BnF, ms. Latin 9333, ff. 103r et 104r, comme dans les Coutumes de Cracovie (Cracovie, Bibl. Jagelonienne, ms. 16). 110 Vienne, Kunsthist. Museum. 111 Ciseaux des xiie et xiiie siècles mis au jour à L’Isle-Bouzon (Gers), conservés au dépôt de Lectoure, cf. J.-M. Lassure (dir.), La civilisation matérielle de la Gascogne aux xiie et xiiie siècles : le mobilier archéologique de Corné à L’Isle-Bouzon, Gers, Toulouse, FRAMESPA-UTAH, 1998, p. 407, ou Archéologie et vie quotidienne aux xiiie et xive siècles en MidiPyrénées. Catalogue d’exposition, Toulouse, musée des Augustins, 7 mars-31 mai 1990, Toulouse, Association pour la promotion de l’archéologie et des musées archéologiques en Midi-Pyrénées, 1990, p. 299, notice 653. 112 Ciseaux datés des xiiie-xive siècles du Pog de Montségur (Ariège), habitats N-O (conservés au musée municipal de Montségur, inv. 48-73), cf. C. Jacquet, « Le travail des textiles », in Montségur, 13 ans de recherche archéologique (1964-1976), Carcassonne, Éd. Groupe de recherches archéologiques de Montségur et environs, 1980, p. 203-204, et Archéologie et vie quotidienne…, op. cit., p. 299, notice 652. 113 Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, ff. 94v ou 95r, Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73v, Rome, Casanatense, ms. 4182, f. 205r, mais aussi Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, ff. 74v et 107r ou encore pierre tombale du Campo Santo de Pise, sceau de Pierre le tailleur (Prague, Arch. du musée national) ou Saint Hommebon de Crémone et saint Christophe de Pietro Lianori (Avignon, musée du Petit Palais).
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ou dans une enluminure rhénane du xve siècle114. Autre variante : si généralement les branches ont une extrémité acérée, elles peuvent aussi se terminer par des pans coupés, comme dans le Tacuinum rhénan115 ou dans une version du Des femmes nobles et renommées116. Seuls les ciseaux posés sur l’établi du tailleur Hans Frumann, dans une enluminure datée de 1446 du Livre de la confrérie Mendel117, présentent la particularité d’une petite échancrure sur la partie extérieure des deux lames, au niveau des pans coupés. En revanche, nulle trace de retournement du dos de la lame à l’extrémité des branches afin d’obtenir une pointe effilée, comme sur la paire de ciseaux de Corné à L’Isle-Bouzon (Gers)118 du xiie-xiiie siècle ou, un siècle plus tard, pour huit exemplaires de Rougiers119. Aucune branche des ciseaux représentés dans les enluminures ne porte de décor, alors que celles d’exemplaires des xiiie et xive siècles, mis au jour au Pog de Montségur120, sont ornées de cannelures sur toute leur longueur. En revanche, l’entablure, c’est-à-dire le pivot entre les deux lames du ciseau, du Tarot Hofämterspiel121 est ornée de quatre petites rondelles métalliques qui dessinent une fleur (fig. 1) ; cette décoration se retrouve sur certains ciseaux découverts dans les fouilles, par exemple sur une paire découverte à Trainecourt (Grentheville, dans l’Orne)122, datée des xive-xve siècles, où une fleur à quatre pétales est gravée à la base des trous aménagés pour le passage des doigts. Entre les branches et les anneaux, les tiges des ciseaux peuvent être droites ou bien dessiner une courbe, comme dans le Tarot de Vienne (fig. 1). Elles sont en général de taille modeste, donc peu visibles123. Il est vrai, que, comme le souligne Vincent Legros124, les ciseaux peuvent être munis de lames d’une taille relativement importante afin de couper le tissu sur une grande longueur, mais disposer de tiges courtes, afin de guider l’outil avec plus de précision, sans qu’il y ait nécessité d’exercer de fortes pressions. Si ces tiges ne sont jamais décorées dans les ciseaux figurés sur les images, la tige de section carrée, longue de
114 Paris, BnF, ms. Latin 9333, ff. 103r et 104r, comme dans le Livre de la confrérie Mendel : Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, ff. 11r, 67v, 130r ou sur le vitrail des tailleurs de l’ancienne collégiale de Saint-Quentin. 115 Paris, BnF, ms. Latin 9333, ff. 103r et 104r. 116 Paris, BnF, ms. Français 599, f. 77v, mais aussi Londres, Brit. Libr., Yates Thompson 13, f. 180v, Nuremberg, Stadt bibliothek, Amb. 317.2°, ff. 18r, 67v, 130r, Bruxelles, Bibl. Royale, ms. 9547, f. 39v (fig. 6) ou sur les vitraux des tailleurs de la cathédrale de Fribourg et de l’ancienne collégiale de Saint-Quentin. 117 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 67v. 118 Conservé au dépôt de Lastour (Archéologie et vie quotidienne…, op. cit., p. 299, notice 653). 119 G. Démians d’Archimbaud, Les fouilles de Rougiers (Var) : contribution à l’archéologie de l’habitat rural médiéval en pays méditerranéen, Paris-Valbonne, Éd. CNRS-Centre régional de publications de Sophia Antipolis, 1980, p. 461-463. 120 Zone 4, habitats N-O, conservation au musée municipal de Montségur, inv. 44-69 (Archéologie et vie quotidienne…, op. cit., p. 299, notice 651). 121 Vienne, Kunsthist. Museum. 122 Caen, musée de Normandie. inv. D.88.5.144, cf. Vivre au Moyen Âge. Archéologie du quotidien en Normandie, xiiiexve siècles, Milan, 5 continents Éd., 2002, p. 200, 286. Ou encore sur une paire de ciseaux exhumée à Montségur (inv. 48-73), l’entablure est composée de deux rondelles entaillées de 14 stries (C. Jacquet, « Le travail des textiles », in Montségur, 13 ans de recherche archéologique…, op. cit., p. 203-204). 123 Or plus elles sont longues, plus la pression des lames est forte. En revanche cette longueur crée un écart plus important entre la main et le croisement minimal des lames, diminuant ainsi par la distance la précision de la découpe. Cf. G. Démians d’Archimbaud, Les fouilles de Rougiers…, op. cit., p. 462. 124 V. Legros, Archéologie de l’objet métallique aux époques médiévales et modernes entre Somme et Oise : Approches typologique et fonctionnelle, thèse dactylographiée, dir. P. Racinet, Amiens, Université de Picardie, 2001, t. II, p. 83.
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quatre centimètres, d’une des paires de ciseaux de Rougiers est scandée de quatre stries qui dessinent des anneaux125. Les tiges des ciseaux se prolongent en formant deux anneaux qui sont généralement dans l’axe des lames, tant dans l’iconographie que pour les exemplaires archéologiques, par exemple sur la majorité des ciseaux de Rougiers datés du xive siècle126. Cependant ils peuvent, en particulier dans le Tarot de Vienne, être légèrement déportés vers l’intérieur (fig. 1). Ces anneaux sont le plus souvent de forme ovoïde127 ; plus exceptionnellement, comme sur les ciseaux du blason des tailleurs d’Annecy128, ils sont rectangulaires ou, en particulier sur la dalle funéraire du Campo Santo de Pise129, adoptent la forme d’une goutte, plus étroite du côté de la lame, plus arrondie vers l’extrémité opposée. Ces anneaux sont en général fermés, mais une fine ouverture peut être laissée entre la tige et l’extrémité du cercle du doigt130. Ou encore, notamment dans le Tarot Hofämterspiel (fig. 1) et dans plusieurs enluminures du Livre de la confrérie Mendel131 (fig. 5), le métal de l’anneau présente un retournement au niveau de la soudure avec la tige. Exceptionnellement, sur les anneaux d’une paire de ciseaux mise au jour à Rougiers132, l’anneau est décoré de quatre petits sujets zoomorphes stylisés : trois sont mutilés, mais l’un, complet, a conservé une longue queue curviligne qui se recourbe au-dessus du corps de l’animal. Ce type de décor n’est pas repérable dans les images. Dans l’iconographie, les anneaux sont le plus souvent de taille imposante. Or le nombre de doigts que l’on peut glisser dans les anneaux (comme la dimension des tiges) est un indice pour saisir le contexte dans lequel l’outil est utilisé. Ainsi les anneaux dans lesquels on peut passer plusieurs doigts, ce qui permet d’augmenter la capacité de pression, sont particulièrement adaptés pour couper des matières dures, comme le cuir, ou des tissus relativement épais, comme certaines laines133. Les ciseaux ne sont qu’exceptionnellement figurés en milieu domestique. Jusqu’à la fin du xve siècle, ils sont avant tout utilisés en milieu artisanal. Une petite paire de ciseaux est bien visible dans la boîte à couture du Triptyque de la Vierge de douleur peint par Stanislaw
125 G. Démians d’Archimbaud, Les fouilles de Rougiers…, op. cit., p. 461. Les branches d’une paire de ciseaux du début du xvie siècle mis au jour dans le château du Vuache sont décorées d’incisions, d’ajours en forme de cœurs renversés et d’anneaux (cf. F. Raynaud (dir.), Le château et la seigneurie du Vuache…, op. cit., p. 93). 126 G. Démians d’Archimbaud, Les fouilles de Rougiers…, op. cit., p. 461-462. 127 Paris, BnF, ms. Français 599, f. 77v ou ms. Latin 9333, f. 103r, vitrail des tailleurs de l’ancienne collégiale de Saint-Quentin… Comme dans les exemplaires archéologiques des xiiie-xive siècles, par exemple pour la paire du Castlar de Durfort (Tarn) (conservée au dépôt de fouille du Castlar, inv. 122), cf. Archéologie et vie quotidienne…, op. cit., p. 299-300, notice 654. 128 Annecy, Saint-Maurice, deuxième chapelle sud. 129 Ou Tarot conservé à Vienne, Kunsthist. Museum (fig. 1). 130 Paris, BnF, Latin 9333, f. 104r ou dalle funéraire du Campo Santo de Pise. Dans plusieurs enluminures du Livre de la confrérie Mendel (Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, ff. 67v, 107r, 130r), les anneaux sont ouverts, l’extrémité étant retournée vers l’extérieur afin de ne pas blesser le tailleur. Ce dispositif se retrouve aussi bien sur l’exemplaire archéologique des xiie-xiiie siècles de Corné à L’Isle-Bouzon (Gers) (conservé au dépôt de Lectoure) ( J.-M. Lassure (dir.), La civilisation matérielle de la Gascogne aux xiie et xiiie siècles…, op. cit., p. 406) que sur des ciseaux du Vuache du début du xvie siècle (F. Raynaud (dir.), Le château et la seigneurie du Vuache…, op. cit., p. 93). 131 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, ff. 11r, 18r et 67v. 132 G. Démians d’Archimbaud, Les fouilles de Rougiers…, op. cit., p. 463-464. 133 V. Legros, Archéologie de l’objet métallique…, op. cit., t. II, p. 83.
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Durink134 ou sur le Retable de sainte Eulalie135, tous deux exécutés vers 1480, mais cet outil semble alors associé à des travaux de broderie. Pourtant, comme nous l’avons vu, les ciseaux se retrouvent en assez grande abondance dans les fouilles archéologiques, du moins en milieu domestique et dans les régions méditerranéennes. Ainsi à Rougiers, trente-trois paires de ciseaux au moins ont été dénombrées, dont certaines nettement incluses dans les premiers niveaux d’occupation du site136, ce qui indique que, au xive siècle, les ciseaux sont des outils couramment utilisés, du moins dans les zones méridionales, tandis que dans le nord de la France, en particulier en Picardie, leur diffusion semble avoir été plus tardive137. Chez les tailleurs, les ciseaux servent avant tout à découper les coupons de tissus de prix : par exemple, c’est l’unique outil utilisé pour couper les étoffes de soie, comme l’atteste la paire de ciseaux posée sur un rouleau de soie dans un Tacuinum rhénan138. Pourtant il permet également de tailler le lin, comme le démontre la rubrique « Vêtements de lin » d’un autre exemplaire enluminé dans la même région par Giovanni de’ Grassi139 (fig. 8). Les ciseaux sont également utilisés pour découper les différents morceaux de tissu qui constitueront le vêtement : ainsi dans un Tacuinum lombard140, à la rubrique « Vêtements de laine », le côté gauche du devant d’un vêtement dont l’arrondi de la manche est nettement dessiné est posé sur la table, tandis que le tailleur est en train de découper avec ses ciseaux l’autre moitié. Les ciseaux servent également à des tâches plus précises : dans la version de la fin du xve siècle du Des femmes nobles et renommées, « Pauline, femme romaine » taille avec cet outil un patron141. Ou encore, cette fois dans un Tacuinum rhénan142, des ciseaux de taille imposante sont posés sur le sol, à côté du tailleur qui procède à l’essayage d’un manteau sur un client, sans doute afin d’exécuter des retouches. Certains ateliers possèdent d’ailleurs plusieurs paires de ciseaux : dans un Tacuinum lombard, à la rubrique « Vêtements de lin »143 (fig. 8), outre l’outil qu’utilise une femme pour découper une toile de lin, une autre paire est suspendue au mur dans une niche. Bien que largement minoritaires par rapport aux ciseaux, les forces sont également présentes dans l’atelier du tailleur. Ainsi, au xive siècle, forces et ciseaux sont gravés côte à côte sur la dalle funéraire d’un tailleur ou sutor du Campo Santo de Pise. Par ailleurs à la rubrique « Vêtements de lin » d’un Tacuinum rhénan144, le tissu est découpé simultanément par deux personnes, l’une munie de ciseaux, l’autre de forces.
134 Cracovie, cathédrale Wawel. 135 Paredes de Nava, Santa Eulalia. Comme dans la boîte à ouvrage de la Vierge brodant dans des Heures espagnoles, enluminées en 1461 (Londres, Brit. Libr., ms. Add. 18193, f. 48v). 136 Il est probable que ces instruments devaient répondre à des fonctions multiples, allant de la tonte aux travaux du cuir ou de la laine et à la découpe des tissus : cf. G. Démians d’Archimbaud, Les fouilles de Rougiers…, op. cit., p. 441-442. 137 V. Legros, Archéologie de l’objet métallique…, op. cit., t. II, p. 83. 138 Paris, BnF, ms. Latin 9333, f. 104r. 139 Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73r. 140 Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73v. 141 Paris, BnF, ms. Français 599, f. 77v. 142 Paris, BnF, ms. Latin 9333, f. 103r. 143 Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73r. 144 Paris, BnF, ms. Latin 9333, f. 103v. Dans la rubrique relative aux vêtements de laine du Tacuinum de Giovanni de’ Grassi (Liège, Bibl. Univ. ms. 1041, f. 73v), si le tailleur coupe un drap avec une paire de ciseaux, des forces sont posées dans la corbeille à ouvrage de la couturière qui œuvre à ses côtés.
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Les forces sont toujours constituées de deux lames tranchantes, rendues solidaires par une pièce métallique ovale qui forme ressort145 : grâce à la pression de la main sur ce dernier, les lames se croisent pour couper lainages ou tissus divers. Les documents iconographiques montrent plusieurs types de forces. Le plus répandu est très proche de l’outil employé pour la tonte des moutons : le tranchant des lames est rectiligne tandis que leur bord extérieur est légèrement bombé et que leurs extrémités sont pointues et acérées, notamment dans plusieurs versions du Tacuinum tant lombardes146 que rhénane147. C’est également cette forme qu’adoptent toujours, dans l’iconographie, les forcettes en milieu domestique. Plus rarement, est figuré dans l’atelier du tailleur un autre modèle de forces qui rappelle un peu, par la forme (mais non par la taille), l’outil des tondeurs de drap. Leurs lames sont divergentes, grossièrement triangulaires et leurs bords extérieurs se terminent par un pan coupé148 ou carré afin de ne pas risquer de percer l’étoffe. Il est notable qu’aucune des forces représentées dans l’iconographie ne comporte d’ergot afin d’empêcher les lames de se croiser, alors qu’on en relève sur la base interne des deux lames tranchantes, de section carrée, d’un exemplaire archéologique du xvie siècle mis au jour à Senlis149. Comme pour les ciseaux, les forces des tailleurs se différencient de celles utilisées en milieu domestique par leur taille. Les premières peuvent atteindre une quarantaine de centimètres, comme dans le Livre du roi Florimont150 (fig. 7) tandis que les secondes sont toujours de taille restreinte, ne dépassant guère quinze centimètres de long151. Cette dimension se retrouve pour les exemplaires archéologiques : notamment les quatre forcettes recensées par Vincent Legros152 entre Somme et Oise, sur les sites de Moreaucourt, de Neuilly-en-Thelle ou celles conservées au musée de Senlis, qui mesurent entre neuf et onze centimètres de long. Il est à remarquer que les exemplaires archéologiques comme les documents iconographiques, en particulier plusieurs représentations du xive siècle de la Vierge en train de coudre153, attestent que l’usage des forcettes semble se développer entre la fin du xiiie siècle
145 À travers les images, impossible de préciser, si, comme pour les forces retrouvées dans les fouilles, la section du ressort est rectangulaire ou triangulaire : V. Legros, Archéologie de l’objet métallique…, op. cit., t. I, p. 81. 146 Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, f. 105v, comme d’ailleurs pour les forces figurées sur la dalle funéraire du Campo Santo de Pise ou la fresque du château d’Issogne. 147 Paris, BnF, ms. Latin 9333, f. 103v. 148 Paris, BnF, ms. Français 12566, ff. 139r et 140v. 149 Conservées au musée de Senlis (no d’inventaire : MS 12), comme sur un autre exemplaire retrouvé en fouille sur le site du château de Grigny. Cf. G. Dilly, D. Piton et C. Trépagne, Du château de Grigny au siège d’Hesdin. Catalogue d’exposition, Hesdin, Hôtel-de-Ville, 25 juin-17 octobre 1999, Berck-sur-Mer, C.R.A.D.C., 1999, p. 136, fig. 5-6. Peut-être cette adaptation dérive-t-elle d’un emprunt technologique aux ciseaux (cf. V. Legros, Archéologie de l’objet métallique…, op. cit., t. II, p. 81). 150 Paris, BnF, ms. Français 12566, ff. 92v, 139r et 140v. 151 L’outil mesure pourtant environ trente-cinq centimètres de long dans une version, il est vrai maladroite, d’un Roman de Girart de Roussillon du xve siècle (Paris, BnF, ms. Français 15103, f. 47r). 152 V. Legros, Archéologie de l’objet métallique…, op. cit., t. II, p. 81. 153 Comme dans des Meditatione de la Vita di Nostro Signore toscanes (Paris, BnF, ms. Italien 115, ff. 43r et 79r) ou dans plusieurs versions du Roman de Girart de Roussillon d’origine flamande (Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. 2549, ff. 73v et 76r) ou française (Paris, BnF, ms. Français 15103, f. 47r), comme dans le Miracle de saint Vincent Ferrier d’Ercole de Roberti (Vatican, Pinacothèque).
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et le milieu du xvie pour la couture non professionnelle, avant d’être largement supplanté par celui des ciseaux. Si forces et forcettes ne servent jamais à découper la soie, elles permettent de tailler les tissus épais, en particulier les draps de laine, comme en témoigne le tailleur du château d’Issogne, et elles ne sont pas négligées par l’artisan travaillant le lin154. D’ailleurs, en milieu domestique, les femmes semblent aussi utiliser cet outil pour découper des étoffes relativement fines, en particulier pour la fabrication des chemises, comme en Italie, vers 1335 dans les Meditatione de la Vita di Nostro Signore155 ou durant la seconde moitié du xve siècle dans le Miracle de saint Vincent Ferrier d’Ercole de Roberti156. Les forces peuvent également servir lors des retouches sur un vêtement terminé : ainsi dans le Livre du roi Florimont157, lorsque Delfi essaie un pourpoint neuf sur un chevalier, le tailleur dépose près de lui, sur le sol, des forces, prêtes à l’emploi (fig. 7). En fait suivant leur taille et leur forme, cet outil devait avoir un usage bien spécifique et il n’est d’ailleurs pas rare de dénombrer plusieurs paires de forces dans un même atelier comme à la rubrique « Vêtements de lin » de Tacuina aussi bien lombards158 que rhénan159. Outre ciseaux et forces, un autre outil est utilisé, de manière beaucoup plus ponctuelle, pour la découpe : le couteau. Ainsi, à la rubrique « Vêtements de laine » du Tacuinum liégeois160, deux couteaux sont figurés dans l’atelier du tailleur. Si leurs lames se terminent par une extrémité particulièrement acérée, celle du premier a ses deux bords rectilignes et se prolonge par un manche parfaitement cylindrique tandis que la seconde a un tranchant nettement incurvé et un dos droit ; l’extrémité de son manche est bombée afin d’être mieux tenue en main. L’un de ces couteaux est posé sur le sol, à côté d’une pelote de fil utilisée par un apprenti couturier, l’autre sur la table du tailleur, près d’une corbeille contenant plusieurs bobines. Bien que ces couteaux ne soient jamais figurés en cours d’utilisation, ces divers emplacements semblent indiquer qu’ils servent avant tout à couper les fils. Seule l’enluminure figurant Les enfants de Vénus dans des Mélanges d’astrologie161, enluminés au xve siècle dans le sud de l’Allemagne, montre à côté d’un tailleur en train de découper une étoffe avec une imposante paire de ciseaux posée sur son établi, un compagnon, armé d’un couteau, s’affairant sur une étoffe bleue posée sur ses genoux. Est-il en train de découdre une couture ou une boutonnière ? Enfin certaines découpes décoratives s’effectuent au fer et au couteau, comme l’indiquent, par exemple, les comptes de Philippe le Bon, qui, en 1432, énumèrent deux chaperons, confectionnés tous deux à Louvain pour la Dame d’Or, l’un écarlate, l’autre noir, découpés « bien dru au fer et au taillant », ou la description de la tenue portée, pour ses noces, par le comte d’Étampes : une robe bleue chargée d’orfèvrerie, « les manches toutes décoppées par dessus au fer et au taillant et aussi par dessoubz tout alentour d’aune et 154 155 156 157 158 159 160 161
Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, f. 105v ou Paris, BnF, ms. Latin 9333, f. 103v. Paris, BnF, ms. Italien 115, f. 41r, comme Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. 2549, f. 73v. Vatican, Pinacothèque. Paris, BnF, ms. Français 12566, f. 92v. De même quand Florimont, déguisé en tailleur, se rend à la cour de Romadanaple (ff. 139r et 140v), le seul outil tranchant qu’il emporte est une paire de forces. Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, f. 105v. Paris, BnF, ms. Latin 9333, f. 103v. Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73v. Tubingen, Bibl. Univ., Md. 2, f. 270r.
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demie de hault »162. Si, en 1442, les textes précisent que les manteaux des convives des noces de Louis de la Viefville étaient découpés à l’emporte-pièce, en 1452, Colin Bossuot fait acheter deux « fers pour servir à décopper iceulx harnois »163. En fait, il est difficile de préciser la forme de ces fers qui n’apparaissent jamais dans l’iconographie. Les découpures en lanières, dites « freppes »164, sont bien représentées sur certains vêtements proposés à la vente, notamment dans l’atelier illustrant la rubrique « Vêtements de soie et de laine » d’un Tacuinum lombard de la fin du xive siècle165 (fig. 9), mais les images n’apportent aucun témoignage sur ce travail au « fer et au taillant ». Quand le tailleur se rend à domicile pour exécuter un vêtement, il emporte, en plus des forces, une aune afin de prendre des mesures. Cette règle se retrouve sur l’étal du tailleur de plusieurs enluminures du Livre de la confrérie Mendel166 et, dans un Tacuinum lombard167, à la rubrique des « Vêtements de soie et de laine » (fig. 4 et 9), le tailleur l’utilise pour mesurer un coupon. Ces règles semblent, si l’on se réfère à l’échelle des personnages, avoir environ un mètre de longueur. Dans le Livre du roi Florimont168, la toise est plate et mesure un centimètre d’épaisseur pour trois de large. En revanche, elle est de section carrée dans les deux enluminures du Tacuinum et dans le Livre de la confrérie Mendel. En général, l’aune est en bois brut. Cependant la règle de la rubrique « Vêtements de soie et de laine » du Tacuinum est de couleur blanche avec les deux extrémités peintes en noir sur quelques centimètres ce qui révèle des embouts, sans doute en métal (fig. 9), système qui permettait d’éviter tout risque de tricherie169. Sur cette règle, des traits sont taillés dans le bois, tous les dix centimètres environ170, graduation que l’on retrouve tout particulièrement dans plusieurs manuscrits allemands, comme dans des Mélanges d’astrologie, enluminés dans le sud de l’Allemagne171 ou dans plusieurs représentations de tailleurs du Livre de la confrérie Mendel produit à Nuremberg172 (fig. 5). Le morceau de bois, de section cylindrique et légèrement bombé en son centre, qui est posé, dans ce dernier
162 S. Jolivet, Pour soi vêtir honnêtement…, op. cit., p. 366. 163 Ibid., p. 366. Dans l’inventaire après décès du tailleur dijonnais Johan de Castille, en 1423, est mentionnée « une quassote ou il y a plusieurs fers a decopper robes » ainsi que des vêtements à freppes en cours de confection. Cf. notes manuscrites de Françoise Piponnier. 164 N. Gauffre Fayolle, « Les freppes : une décoration du vêtement à la fin du Moyen Âge », Histoire et Images Médiévales. Le costume et la mode au Moyen Âge, novembre 2006, p. 66-70. 165 Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 95r. 166 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, ff. 67v ou 107r. 167 Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, ff. 94r et 95r. Mais également dans Jehan de Saintré, lors de l’essayage de vêtement (Bruxelles, Bibl. Royale, ms. 9547, f. 39v) (fig. 6). 168 Paris, BnF, ms. Français 12566, ff. 139r et 140v. 169 Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 95r, comme dans le Livre de la confrérie Mendel (Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 67v) ou dans le De artibus de Jost Amman, en 1568. 170 Cf. l’article de Rémi Rousselot-Viallet dans ce volume, mais également Id., Des forces aux ciseaux : le drap dans tous ses états. La circulation et la vente du drap en Europe occidentale à travers l’iconographie de la fin du Moyen Âge (xiiie-xvie siècles), mémoire de Master 2, dir. L. Feller, Université de Paris I, 2017. 171 Tubingen, Bibl. Univ., Md. 2, f. 270r. 172 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, ff. 18r, 67v. Ce type de toise graduée est également figurée chez des drapiers dans le Livre de la confrérie Mendel (Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, ff. 66r ou 71r) comme dans un Traité de commerce allemand du début du xvie siècle (Wolfenbüttel, Herzog August Bibl., Guelf 18.4 Aug. 4°, f. 218r).
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Fig. 9. Rubrique « Vêtements de soie et de laine » : Tacuinum sanitatis d’Ibn Butlan, vers 1390, Lombardie (Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 95r).
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manuscrit, sur la table du tailleur Lorentz Sneyder173 sert-il également à mesurer ? Des entailles suggèrent, là encore, une graduation. Nous n’avons repéré aucune image montrant des couturiers un doigt protégé par un dé à coudre. Pourtant, cet accessoire est largement attesté par les fouilles archéologiques174. Ces dés sont presque tous fabriqués en alliage de cuivre175 ou de bronze176. Cette variété de matières est d’ailleurs attestée par les statuts des métiers, puisque les « fermailliers » ne fabriquaient que les dés en laiton, les « deeliers », ceux d’archal, en cuivre et en laiton. Ces dés sont en général composés d’une robe, de forme tronconique se terminant par un sommet rond, en couronne ou un peu pointu, dit alors ogival ou en obus, ou au contraire aplati ou replié : par exemple les exemplaires de Dracy177 ont une calotte bombée, tandis qu’elle est plate pour ceux de Brucato178. Plus exceptionnelle, l’extrémité supérieure de plusieurs dés provenant de Rougiers est repliée, assurant ainsi la protection au moins partielle du bout du doigt, alors qu’une cavité de 3 mm de diamètre environ subsiste au sommet. D’autres dés, dits de type anneau, sont ouverts à leur extrémité et dotés d’un large rebord pour éviter que l’aiguille, en sortant d’un trou, n’entre en contact avec le doigt. S’ils ne protègent que le côté du doigt179, ces dés ont pour avantage de permettre au doigt de respirer. Céline David180 a avancé l’hypothèse que le dé plein servait essentiellement aux femmes, tandis que les hommes utilisaient les dés en forme d’anneau (d’ailleurs dits dés de tailleurs). En fait, la plupart des trouvailles de dés fermés sont réalisées en milieu domestique où la femme a l’apanage de la couture. Qu’ils soient ouverts ou fermés, ces dés sont produits par le même artisan, comme le démontre le fabricant du Livre de la confrérie Mendel181 où les deux types de dés sont disposés côte à côte sur une table (fig. 10). 173 Ibid., f. 18r. 174 Le site de Rougiers a livré douze dés : G. Démians d’Archimbaud, Les fouilles de Rougiers…, op. cit., p. 464. 175 Comme les dés mis au jour dans les fouilles de Brucato : 11.4.3 (1133), maison IV, pièce sud, contact 3/4 ou 11.4.4 (983), maison XXVI, pièce ouest, couche 4 (fond), 11.4.5 (193), maison II, couche 4, remblai intermédiaire entre sols I et II ( J.-M. Pesez (dir.), Brucato. Histoire et archéologie d’un habitat médiéval en Sicile, Rome, École française de Rome, 1984, t. II, p. 502), le dé de la seconde moitié du xve siècle de la place de la Comédie de Metz, Sond. 4-C.905 (Dépôt S.R.A. de Lorraine) (cf. Metz médiéval. Mises au jour, mise à jour. Catalogue d’exposition, Metz, musées de la Cour d’or, 13 décembre 1996-31 mars 1997, Metz, Éd. Serpenoise, 1996, p. 128) ou encore à Dracy (ATP 77 88 65) (Bourgogne médiévale, la mémoire du sol, 20 ans de recherches archéologiques, Dijon, Section fédérée de l’Association générale des conservateurs des collections publiques de France pour la région Bourgogne, 1987, p. 152). 176 Comme aux xiiie et xive siècles, tous les exemplaires de Rougiers (G. Démians d’Archimbaud, Les fouilles de Rougiers…, op. cit., p. 464), les deux dés de la rue de Paris à Neuilly-en-Thelle (inv. 229), ou ceux trouvés au nordouest d’Amiens (inv. NOA 02) (V. Legros, Archéologie de l’objet métallique…, op. cit., t. IV, notices 197 et 198), comme au Pog de Montségur (Terrasse l, habitats N.-O.) (conservés à Montségur, musée municipal, inv. 21-65, 59-65 ou 16-71) ou à Caussade (Tarn-et-Garonne) (musée de Caussade) (Archéologie et vie quotidienne…, op. cit., p. 300, notice 658-659), ou à Trainecourt (Caen, musée de Normandie, inv. D.88.5.424, D.88.5.363, D.86.1.7.9, D.86.1.11.4, D.86.1.8.1, D.86.1.74.2, D.73.6.4.26.1, D.73.6.4.26.2) (Vivre au Moyen Âge. Archéologie…, op. cit., p. 200, 286-287). 177 Bourgogne médiévale…, op. cit., p. 152. 178 J.-M. Pesez (dir.), Brucato…, op. cit., t. II, p. 502. 179 Comme deux fragments mis au jour dans les fouilles de Brucato : 11.4.3 (1133) ( J.-M. Pesez (dir.), Brucato…, op. cit., t. II, p. 502 et 547) ou de Corné à L’Isle-Bouzon (Gers), conservé au dépôt de Lectoure (Gers) ( J.-M. Lassure (dir.), La civilisation matérielle de la Gascogne aux xiie et xiiie siècles…, op. cit., p. 407 ou Archéologie et vie quotidienne…, op. cit., p. 300, notice 657). 180 C. David, Collection des objets usuels métalliques du Moyen Âge au musée de la Princerie à Verdun (Meuse), mémoire de maîtrise, dir. P.-A. Sigal et J.-C. Hélas, Montpellier, Université Montpellier III, 1993, p. 146. 181 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 5v.
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Fig. 10. Fabricant de dés. Livre de la confrérie Mendel, 1425, Nuremberg (Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 5v).
La hauteur des dés fermés varie entre 2,8 cm pour l’exemplaire daté du xive siècle, trouvé rue de Paris à Neuilly-en-Thelle182 et, 1,5 cm183. À Rougiers, les dés les plus petits semblent les plus anciens184. Leur hauteur avoisine souvent le diamètre de base qui oscille en général entre 1,5 cm et 1,9 cm, ce qui correspond approximativement à la taille moyenne de la phalange distale d’un majeur de femme.
182 V. Legros, Archéologie de l’objet métallique…, op. cit., t. IV, notices 197 et 198. 183 Dé de Grentheville, Trainecourt (Vivre au Moyen Âge. Archéologie…, op. cit., p. 286). 184 G. Démians d’Archimbaud, Les fouilles de Rougiers…, op. cit., p. 464.
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Ces dés archéologiques peuvent être moulés185, comme les dés en bronze de Rougiers186. Ils peuvent aussi être martelés sur un modèle ou emboutis grâce à un gabarit, comme les dés des xiiie et xive siècles provenant de Trainecourt (Orne)187 ou de Caussade (Tarn-etGaronne)188. Leur surface extérieure est ensuite dotée de creux qui empêchent l’aiguille de glisser dessus. Ils permettent également d’y caler la partie supérieure de l’aiguille, afin de la pousser sans se blesser en percussion posée à travers une ou plusieurs épaisseurs. Les cupules adoptent des formes différentes189, tantôt triangulaires190, tantôt circulaires191, et dessinent des décors variés : des lignes obliques192 ou verticales193, des stries ou des chevrons194. Sur un dé de Rougiers195, les anfractuosités sont disposées en bandes verticales et inscrites entre des lignes rectilignes, simples ou doubles. Un des dés de Neuilly-en-Thelle196, lui, est paré de petits triangles en creux orientés vers le haut, se succédant en huit lignes horizontales parallèles qui forment trois cercles concentriques sur la calotte. Enfin, sur un exemplaire de la seconde moitié du xive siècle, mis au jour à Caussade197, la taille des creux décroît à mesure que le diamètre du dé diminue. Excepté ces dessins géométriques, rares sont les dés qui portent un décor : pourtant la base d’un exemplaire du xive siècle restitué par les fouilles de Neuilly-en-Thelle est ornée de trois moulures198. La finition des dés par le poinçonnage est suffisamment importante pour incarner, à elle seule, le travail du fabricant de dés dans une enluminure du Livre de la confrérie Mendel199 (fig. 10) : un artisan actionne à l’aide d’une perche un poinçon se terminant par trois modestes pointes. Il abaisse ce poinçon sur un dé et creuse ainsi de petites cavités circulaires. Grâce à un coin de bois enfilé à l’intérieur du dé, ce dernier est maintenu immobile sur une large planche.
185 M. C. Beaudry, Findings: The Material Culture of Needle Work and Sewing, New Haven, Yale University Press, 2006, p. 94. 186 Cette technique s’applique bien aux alliages très fluides, comme le bronze ou l’étain. 187 Comme ceux de Montoir-Poissonnerie à Caen, de Courseulles-sur-Mer (14) ou de Saint-Ursin-de-Courtisigny (Caen, musée de Normandie, inv. D.88.5.424, D.88.5.363, D.86.1.7.9, D.86.1.11.4, D.86.1.8.1, D.86.1.74.2, D.73.6.4.26.1, D.73.6.4.26.2) (Vivre au Moyen Âge. Archéologie…, op. cit., p. 200 et 286-287). 188 Aujourd’hui conservé au musée de Caussade (Archéologie et vie quotidienne…, op. cit., p. 300, notice 659). 189 Selon Olivier Thuaudet, les dés à indentation circulaire ou triangulaire apparaissent sur le territoire français à la fin du xiie siècle tandis que ceux à indentations circulaires sont attestés dès le viiie siècle dans le monde byzantin. Ces anfractuosités adoptent très rapidement une grande diversité dans leurs formes et leurs dispositions et deviennent caractéristiques d’aires géographiques bien circonscrites (O. Thuaudet, « L’outillage des activités textiles », in V. Abel, M. Bouiron et F. Parent (dir.), Fouilles à Marseille : objets quotidiens médiévaux et modernes, Arles-Aix-en-Provence, Errance-Centre Camille Jullian, Maison méditerranéenne des sciences de l’Homme, 2014, p. 326-329). 190 Dés datés des xiiie et xive siècles, mis au jour à Trainecourt ou à Courseulles-sur-Mer et Saint-Ursin-de-Courtisigny, comme les dés du musée de la Princerie de Verdun. 191 Comme le dé, daté du xive siècle, trouvé rue de Paris à Neuilly-en-Thelle (Cour de 163, E13. Parcelle nord), no d’inventaire : 229. 192 Dés des xiiie et xive siècles provenant de Trainecourt, de Montoir-Poissonnerie, à Caen, de Courseulles-sur-Mer, Saint-Ursin-de-Courtisigny (Caen, musée de Normandie, inv. D.88.5.424, D.88.5.363, D.86.1.7.9, D.86.1.11.4, D.86.1.8.1, D.86.1.74.2, 73.6.4.26.1, 73.6.4.26.2) (Vivre au Moyen Âge. Archéologie…, op. cit., p. 200, 286-287). 193 Aux xiiie-xive siècles, Le Pog de Montségur, Terrasse l, habitats N.-O. (Montségur, musée municipal, inv. 21-65). 194 G. Démians d’Archimbaud, Les fouilles de Rougiers…, op. cit., p. 464. 195 Ibid., p. 464. 196 V. Legros, Archéologie de l’objet métallique…, op. cit., t. IV, notice 197. 197 Musée de Caussade (Archéologie et vie quotidienne…, op. cit., p. 300, notice 659). 198 V. Legros, Archéologie de l’objet métallique…, op. cit., t. IV, notices 197 et 198. 199 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 5v : enluminure datée de 1425.
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Si les épingles ne sont jamais figurées dans l’iconographie du tailleur, les aiguilles sont, quant à elles, fort abondantes, mais il est souvent difficile de préciser leur taille et même leur forme à travers les seules images. En revanche les exemplaires archéologiques sont fort nombreux, mais en général réduits à des fragments200 et il est malaisé de connaître leur usage précis. Dans l’iconographie, c’est essentiellement sur la pointe acérée de l’aiguille que les enlumineurs insistent, comme dans plusieurs représentations du Livre de la confrérie Mendel201 (fig. 5), ou de la Vierge cousant202. Ces aiguilles sont toujours grises et semblent donc en fer, alors que les exemplaires archéologiques montrent une plus grande variété de matières203. Les plus anciennes sont en os taillé, comme les aiguilles datées des ixe-xe siècles, trouvées à Metz-Pontiffroy204 ou à Villiers-le-Sec dans le Val-d’Oise205. D’autres, comme celles recueillies dans le dépotoir du xvie siècle du château de Montmorin (Puy-deDôme)206, sont en fer, mais plus nombreuses sont les aiguilles de bronze, telle celle datée du xiie siècle, mise au jour sur le site castral du Pâtis Treunette de Machy207, ou d’autres des xiiie-xive siècles, provenant de Trainecourt208. Quant aux chas de ces aiguilles, difficile de les saisir à travers les images, malgré l’illustration surdimensionnée dans un Ci nous dit des versets de Matthieu : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille, qu’à un riche d’entrer au Royaume des cieux »209. Les aiguilles trouvées en fouilles attestent, quant à elles, que le chas peut être réalisé soit par la séparation de la tige210, soit par un percement dans l’épaisseur211. Dans les enluminures, la taille de ces aiguilles dépasse le plus souvent largement l’index du couturier, comme dans l’enluminure du frère Hainrich Gößwein du Livre de la confrérie Mendel212 tandis que les aiguilles archéologiques sont de dimensions très variables : presque 8 cm pour celle de la rue du Tombois-transformateur de Metz, mais plus de 11 pour celle
200 La fragilité du chas, brisé dans la plupart des cas, permet rarement de restituer l’objet dans son intégralité. Dans ces conditions, il est probable qu’une aiguille ne comportant plus de chas puisse se confondre avec une épingle. V. Legros, Archéologie de l’objet métallique…, op. cit., t. IV, notice 196. 201 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, ff. 18r, 107r et 130r. 202 Entre autres Paris, BnF, ms. Italien 115, f. 43r. 203 M. C. Beaudry, Findings: The Material Culture…, op. cit., p. 46. 204 Parc de stationnement souterrain du Conseil Régional, St. 45, couche 4019, aujourd’hui conservées à Metz, dans le dépôt S.R.A. de Lorraine. Cf. Metz médiéval…, op. cit., p. 126. 205 R. Guadagnin (dir.), Un village au temps de Charlemagne, moines et paysans de l’abbaye de Saint-Denis du viie à l’an mil. Catalogue d’exposition, Paris, musée national des Arts et Traditions Populaires, 29 novembre-30 avril 1989, Paris, Éd. RMN, 1988, p. 287, cat. 296. 206 G. Boudriot, Étude d’un dépotoir du xvie siècle : Château de Montmorin (Puy-de Dôme), Diplôme dactylographié, dir. J.-M. Pesez, Paris, EHESS, 1998, p. 233 et 239-240. 207 N° d’inventaire : MAC 491. V. Legros, Archéologie de l’objet métallique…, op. cit., t. IV, notice 196. 208 Site de Grentheville dans l’Orne, aujourd’hui conservée au musée de Normandie de Caen, inv. D.91.1.1831, D.91.1.1832. Cf. Vivre au Moyen Âge. Archéologie…, op. cit., p. 202 et 286. Ou, au xve siècle, sur le site de la rue du Tombois-transformateur de Metz (US 12). Cf. Metz médiéval…, op. cit., p. 127. 209 Chantilly, musée Condé, ms. 26, f. 175v. 210 Par exemple aiguille de Machy, MAC 491. V. Legros, Archéologie de l’objet métallique…, op. cit., t. IV, notice 196. 211 Rue du Tombois-transformateur à Metz. Cf. Metz médiéval…, op. cit., p. 127. 212 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 107r, mais aussi f. 18r. Également dans des Chroniques et conquêtes de Charlemagne de David Aubert (Bruxelles, Bibl. Royale, ms. 9066, f. 11r).
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de Machy, l’épaisseur allant de 1 à 3 millimètres213. Enfin, si l’on fait abstraction de l’échelle hiérarchique, l’aiguillée compte une trentaine de centimètres dans des Meditatione de la Vita di Nostro Signore214, alors qu’elle mesure presque le double dans la fresque de la couturière du Palazzo della Ragione de Padoue. Le Livre de la confrérie Mendel215 est seul à montrer un outil qui permet peut-être de confectionner des trous d’œillet ou de percer les tissus épais, en particulier de faciliter l’assemblage et la couture des vêtements doublés de fourrure rassemblés dans cet atelier : une tige métallique, longue d’une quinzaine de centimètres et de section triangulaire, se termine d’un côté par une pointe acérée et de l’autre par un cercle aplati qui permet de bien la tenir en main. Cet outil est posé sur l’établi du tailleur et n’est jamais figuré en cours d’utilisation. Il rappelle fortement les cinq poinçons à tissu conservés au musée de la Princerie de Verdun216 : d’une longueur variant de 6 à 12,7 cm, ces poinçons métalliques sont munis à une de leurs extrémités d’un anneau qui s’adapte à la morphologie des doigts217. Il diffère par sa forme de l’exemplaire daté des années 1350, trouvé sur le site de Rougiers218 ; celui-ci est composé d’une pointe très courte, enserrée dans un manche en bois de cerf. Autre attestation exceptionnelle fournie par l’iconographie, seul le tailleur de laine et de soie d’un Tacuinum lombard219 a disposé sur son établi une craie de couleur blanche qui devait permettre de marquer le tissu (fig. 9). En général les tailleurs (mais aussi les couturières en milieu domestique) possèdent une provision de fils. Les plus courants sont en lin, comme l’attestent par exemple les fouilles de Londres220, mais aussi la rubrique « Vêtements de lin » d’un Tacuinum lombard221, où une corbeille contient une demi-douzaine de pelotes de fil (fig. 8). Si, dans la boîte à ouvrage de la Vierge de la peinture du Doute de Joseph222, il est impossible d’identifier la nature du fil (laine ou lin), plusieurs pelotes de taille modeste et de couleurs variées, blanches, rouges et noires, sont mélangées. Le fil de ces pelotes peut être enroulé tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, dessinant un quadrillage croisé, comme dans le Livre de la confrérie Mendel223. Ces enluminures ne montrent jamais de bobine, alors que, dans les fouilles du Grand Cerf à Meaux224, une bobine en bois cylindrique, cannelée, datée, il est vrai, du xvie siècle, pourrait avoir servi à enrouler du fil. Cependant, sur une peinture d’Ambrogio Lorenzetti225 de la seconde moitié du xivesiècle représentant la Sainte Famille, une planchette de bois circulaire, d’environ 30 cm de diamètre pour deux d’épaisseur, 213 Il est en fait difficile d’affirmer que ces aiguilles servaient à des couturiers ; peut-être étaient-elles utilisées par des nattiers ? 214 Paris, BnF, ms. Italien 115, f. 43r. 215 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 130r. 216 C. David, Collection des objets usuels métalliques…, op. cit., p. 143 à 145. 217 Un des exemplaires se termine par un anneau plat, formant un ovale couché. 218 G. Démians d’Archimbaud, Les fouilles de Rougiers…, op. cit., p. 465. 219 Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 95. Je remercie Nadège Gauffre Fayolle pour avoir attiré mon attention sur ce détail. 220 E. Crowfoot, F. Pritchard et K. Staniland, Textiles and Clothings, c. 1150–1450, Londres, HMSO, 1992, p. 151-158. 221 Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73r. 222 Strasbourg, musée de l’Œuvre Notre-Dame. Dans cette peinture, du fil est également présenté sous forme d’écheveaux. 223 Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 130r, comme dans le Doute de Joseph (Strasbourg, musée de l’Œuvre Notre-Dame). 224 Meaux médiéval et moderne, Meaux, Association meldoise d’archéologie, 1992, p. 160. 225 Berne, Fondation Abegg. Dans cette peinture, la Vierge est en train de tricoter : il est donc difficile de préciser à quel usage sont destinés ces fils.
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permet de planter une douzaine de tubineaux de fil de couleurs différentes, grâce à de petits bâtonnets cylindriques de bois encastrés dans la base. Enfin tout couturier entrepose son matériel dans une boîte à ouvrage, comme le confirme un Tacuinum de Giovanni de’ Grassi226, où chacun des trois apprentis occupés à coudre a posé à ses côtés une boîte ou une corbeille où sont rangés leurs accessoires. Les formes et les matières de ces boîtes sont très variées. Ainsi, dans ce Tacuinum lombard227, les couturières ont rassemblé leurs petits outils dans une grande corbeille circulaire, munie d’un piédouche (fig. 8). Le tressage dessine un quadrillage de quatre brins d’osier accolés. Dans une autre version, également lombarde228 (fig. 9), la boîte à ouvrage cylindrique est, quant à elle, composée de brins de paille, sans doute de seigle, assemblés en cordons et juxtaposés en spirale, avant d’être liés par des éclisses de ronce ou d’osier. Plus rarement le matériel de couture est rangé dans un panier cylindrique, composé de fines éclisses d’osier tressées en clayonnage229 ; ce panier ne diffère en rien de ceux utilisés pour de multiples tâches agricoles. Ou c’est dans une boîte230 en bois, de forme parallélépipédique que la couturière range son nécessaire. Ces boîtes à ouvrage ne sont pas l’apanage des tailleurs. Elles sont tout aussi fréquentes en milieu domestique. Ainsi, au xve siècle, dans une gravure de Veit Stoss qui figure la Sainte Famille, une boîte de forme ovale contenant des pelotes de fil est posée sur le sol de la chambre tandis que, dans la peinture du Doute de Joseph231, le nécessaire de couture de la Vierge est réparti entre deux boîtes de bois, l’une ovale, l’autre parallélépipédique232. Plus rarement, comme dans le Retable de Sainte Eulalie peint vers 1480233, le panier d’osier, tressé en quadrillage, est muni d’un piédouche et d’une anse haute, ou comme, dans un Roman de Girart de Roussillon, enluminé en Flandre en 1448234, Berthe a entassé tissu et forcettes dans une corbeille en osier clayonné agrémentée de deux petites poignées qui facilitent son transport. Si, en général, ces corbeilles ou paniers ne comportent pas de couvercle, la boîte à ouvrage de la couturière des Chroniques et conquêtes de Charlemagne, produites en Flandre235, comme celles possédées par la Vierge Marie dans le Doute de Joseph236, se ferment grâce à un couvercle monté sur charnières. Plus souvent les boîtes en bois sont munies d’un couvercle emboîté237. Certaines peuvent même être dotées d’une serrure, comme dans le Triptyque de la Vierge de douleur de Stanislaw Durink, vers 1480238. 226 Rubrique « Vêtements de laine » : Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73v. 227 Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, ff. 73r ou 73v, comme Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. Sn. 2644, f. 105v. Ce tressage à quatre brins se retrouve dans une miniature du Livre de la confrérie Mendel (Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 317.2°, f. 107r). 228 Paris, BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1673, f. 95r. 229 Paris, BnF, ms. Latin 9333, f. 103v. 230 Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73v. 231 Strasbourg, musée de l’Œuvre Notre-Dame. 232 Cette forme se retrouve dans le Triptyque de la Vierge de douleur peint en 1480 par Stanislaw Durink (Cracovie, cathédrale Wawel), comme, vers 1500, dans la Sainte Conversation de Carpaccio (Avignon, musée du Petit Palais). 233 Paredes de Nava, Santa Eulalia. 234 Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. 2549, f. 76r, comme dans un Hortulus animae de Marguerite d’Autriche, enluminé au début du xvie siècle par Simon Bening et son atelier (Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. 2706, f. 290v). 235 Bruxelles, Bibl. Royale, ms. 9066, f. 11r, mais aussi Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73v. 236 Strasbourg, musée de l’Œuvre Notre-Dame. 237 Liège, Bibl. Univ., ms. 1041, f. 73v. 238 Cracovie, cathédrale Wawel.
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Enfin, un dernier élément est présent chez les tailleurs : des mannequins servent soit à montrer des vêtements terminés à leurs destinataires, soit à suspendre dans l’atelier une chemise ou une robe qui vient d’être assemblée ou en attente d’être vendue. Le mannequin du couturier adopte des formes variées. Dans le Livre du roi Florimont239, il est composé de deux morceaux de bois en guise de bras, disposés perpendiculairement de part et d’autre d’une boule figurant la tête (fig. 7) ; il semble que les jambes de ce mannequin, à la différence des bras, aient un certain volume. Dans un Manuel des vertus vénitien240, le mannequin consiste en un bâton de section circulaire, sans doute prolongé dans sa partie supérieure par un morceau de bois perpendiculaire ou cintré, comme l’indique la carrure du vêtement qui y est disposé. Afin de tenir en équilibre, ce mannequin est emboîté dans une large assise circulaire faisant office de socle. Les mannequins sont surtout l’apanage des ateliers de tailleurs professionnels ; il est nettement plus rare qu’ils soient présents en milieu domestique. Pourtant, au xve siècle, dans une gravure de Veit Stoss, la Vierge Marie a suspendu une chemise d’enfant grâce à un dispositif fort succinct : le vêtement est enfilé sur une perche de bois dotée d’une traverse pour les manches. Les images ont le privilège de nous faire rentrer dans le quotidien des tailleurs. Si des disparités importantes devaient exister entre le tailleur qui se rend à la cour de la princesse Romadanaple et la modeste couturière qui s’active dans la rue devant son étal de toile, l’iconographie comme d’ailleurs les inventaires après décès montrent que l’atelier, quel que soit le type de tailleur, ne comporte que peu de meubles : une table, quelques sièges de faible hauteur et une barre pour suspendre les vêtements. Quant à l’outillage, outre un instrument coupant et une aune, des fils, des aiguilles et des dés suffisent. En fait les disparités se lisent surtout dans les étoffes travaillées et les types de vêtements exécutés. Les textes et les images permettent d’en avoir une idée, mais cela devrait faire l’objet d’un autre article à part entière ! Bibliographie Abraham-Thisse (Simonne), « La représentation iconographique des métiers du textile au Moyen Âge », in M. Boone, É. Lecuppre-Desjardin et J.-P. Sosson (dir.), Le verbe, l’image et les représentations de la société urbaine au Moyen Âge. Actes du colloque international, Marche-en-Famenne, 24-27 octobre 2001, Anvers, Garant, 2002 (Studies in Urban Social, Economic and Political History of Medieval and Early Modern Low Countries 13), p. 135-159. Archéologie et vie quotidienne aux xiiie et xive siècles en Midi-Pyrénées. Catalogue d’exposition, Toulouse, musée des Augustins, 7 mars-31 mai 1990, Toulouse, Association pour la promotion de l’archéologie et des musées archéologiques en Midi-Pyrénées, 1990, 347 p. Beaudry (Mary Carolyn), Findings: The Material Culture of Needle Work and Sewing, New Haven, Yale University Press, 2006, 237 p.
239 Paris, BnF, ms. Français 12566, f. 92v. 240 Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. 2396, f. 36v.
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Sophie Jolivet
Chapeaux, chaperons et autres couvre-chefs Une place de choix dans la garde-robe des ducs de Bourgogne Le couvre-chef a rarement fait l’objet d’études spécifiques sur la période médiévale1. Il est pourtant un élément essentiel de la garde-robe et plus encore de l’identification des personnes dans l’iconographie de la fin du Moyen Âge. Le présent article s’intéressera particulièrement aux couvre-chefs portés par les trois premiers ducs de Bourgogne de la famille de Valois : Philippe le Hardi (1464-1404), Jean sans Peur (1404-1419) et Philippe le Bon (1419-1467). La cour de Bourgogne est un milieu privilégié, un lieu de création, de diffusion des modes, de consommation et d’échanges : une diversité de formes, de matières, de prix, des plus modestes aux plus onéreux, est observée de manière privilégiée. En effet, cette cour est connue pour offrir aux chercheurs d’aujourd’hui une diversité de sources complémentaires : iconographie (portraits des ducs, manuscrits enluminés…), littérature, documents administratifs ou financiers, inventaires et surtout comptabilités, sur le temps long, malgré des périodes de lacunes. Le terme de couvre-chef (non utilisé dans ce sens à l’époque) désigne ici tous les parements de la tête : chapeaux, chaperons, « couvrechefs », coiffes, bonnets et autres parures incluant la mise en forme des cheveux. Hommes, femmes, enfants, tout le monde porte des couvre-chefs, chacun selon son rang et son état, mais les circonstances peuvent varier. Les femmes mariées doivent avoir, lors des apparitions publiques, les cheveux couverts. Les hommes sont également soumis à des codes de bienséance, selon le lieu (dedans/ dehors), le moment (intimité, moment public, cérémonie civile ou religieuse…). Dans tous les cas, à partir du moment où les convenances sont respectées, les goûts personnels peuvent s’exprimer. Cette étude repose essentiellement sur la comptabilité ducale, augmentée des ressources iconographiques, en particulier les portraits des ducs, riches pour cette période.
1 Voir S. Jolivet, Le couvre-chef à la fin du Moyen-Âge : histoire, symboles et métiers, l’exemple bourguignon, mémoire de maîtrise, dir. V. Tabbagh, Dijon, Université de Bourgogne, 1995. Tout récemment, Tiphaine Gaumy a renouvelé brillamment le sujet en dressant un portrait très documenté de la chapellerie parisienne à l’époque moderne : T. Gaumy, Le chapeau à Paris. Couvre-chefs, économie et société, des guerres de Religion au Grand Siècle (1550-1660), thèse dactylographiée, dir. O. Poncet, Paris, École nationale des chartes, 2015. Sophie Jolivet • ARTeHIS Dijon Le vêtement au Moyen Âge. De l’atelier à la garde-robe, éd. par Danièle Alexandre-Bidon, Nadège Gauffre Fayolle, Perrine Mane et Mickaël Wilmart, Turnhout, 2021 (Culture et société médiévales, 38), p. 167-183 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.CSM-EB.5.120825
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Aborder l’histoire curiale de la Bourgogne sous l’angle de ses accessoires permet de percevoir les permanences et les évolutions, et donc d’identifier les préférences des princes en matière de vêtements et d’accessoires vestimentaires. L’étude des couvre-chefs offre également un point de vue de choix sur les fournisseurs et les méthodes d’approvisionnement, variables selon les personnalités et les modes. Enfin, cela nous permet de mettre en lumière une réelle correspondance entre les images et les descriptions des comptabilités, résultats conjoints qui témoignent d’une stratégie vestimentaire savamment mise en scène, d’un duc à l’autre. Philippe le Hardi (1364-1404) : la folie des chapeaux de chapeliers Entre 1364 et 1386, les données sont partielles2. Elles permettent d’identifier quelques coiffures portées par le duc Philippe le Hardi : des « chapeaux de bievre » (de feutre de castor) doublés, garnis, grands, petits…, des « barettes » (sortes de bonnets de feutre ou de tissu) masculines, sans bords, héritées du baretum romain, et des « houppes » de plumes, notamment d’autruche destinées à la parade militaire. Ces fournitures sont relativement modestes, tant dans leur ornementation peu détaillée que dans leurs prix. Elles sont vendues par deux chapeliers parisiens : Jean Petit, chapelier de feutre et bourgeois de Paris, d’une part, réputé pour ses « barettes », et surtout Humbert Clabaut, chapelier, d’autre part. Ce dernier a le titre de chapelier du roi en 1375. Le duc, proche de la cour de France et résidant fréquemment à Paris, se fournit auprès des mêmes artisans. Les données de la comptabilité sont pertinentes à partir de 1386, au moment où celle-ci devient organisée et plus précise : fournisseurs, noms, matières premières, formes, couleurs, doublures et ornements sont autant d’éléments permettant de mieux connaître les couvre-chefs. À partir de 1387, le nombre de « chapeaux » par mandement augmente considérablement. En effet, il est multiplié par 7 (environ 5 chapeaux par mandement sur la première période, plus de 36 par mandement entre 1385 et 1398). Les commandes de chapeaux sont nombreuses et fournies, pour le duc, son fils et ponctuellement pour des personnes de son entourage, offrant une belle diversité des modes et de leurs évolutions : plus de 750 chapeaux comptabilisés (sans tenir compte de 10 mandements non détaillés), qui concernent l’habillement quotidien comme la parure de fête. Ils sont fournis essentiellement par un chapelier parisien : Baudet du Belle, qui monopolise les commandes ducales de 1385 à 1398, depuis sa boutique de « La Tête blanche », à l’exception de quelques commandes très ponctuelles et circonstancielles,
2 Les registres de la comptabilité de Philippe le Hardi ne sont pas tous conservés et/ou n’ont pas été dépouillés dans leur globalité. Pour ce sujet, voir surtout Inventaires mobiliers et extraits de comptes des ducs de Bourgogne et de la maison de Valois (1363-1477), B. Prost (éd.), Paris, E. Leroux, 1902, t. I, articles vendus par des chapeliers : 586, 673, 690, 935, 1078, 1099, 1568, 1578, 1587, 1619, 1762-1829, 1875, 2062, 2272-2786.
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notamment auprès d’un chapelier de Bruges, par exemple, qui confirment la règle. La notoriété de Baudet du Belle devait justifier ce choix unique, dans un contexte d’achats de luxe parisiens proche de la cour de France. Cette exclusivité ne se rencontre pas à ce point pour d’autres fournitures de la garde-robe, comme les draps, dont la diversité géographique est plus fréquente. Même lorsque le duc ne réside pas à Paris, des chapeaux parisiens sont acheminés jusqu’à lui : en 1387, le petit Villequin, valet de la garde-robe du duc, est remboursé de ses frais de transport de Coulommiers à Paris pour aller chercher plusieurs chapeaux de bièvre fourrés et revenir à Noyon où se trouve le duc. Il devra renouveler cet aller-retour pour faire ajuster les chapeaux qui étaient trop larges3. Oncle du roi, Philippe le Hardi fait partie de son entourage direct et réside fréquemment à Paris. Ses habitudes vestimentaires sont celles de la cour de France, dont il est un des membres importants. Les chapeaux du duc et de ses proches sont faits de feutre, en particulier de bièvre. Aux formes diverses – « grands », « petits », « fors », « hauts », « a roue » (grand bord), « a deux doigts de bord », « a petit bord », « a bord retroussé » ou « a bord plat »… –, ils reçoivent différents traitements et ornements qui rendent chaque coiffure unique : doublure, fourrure et couverture, bordure de fourrure (martre, « roys »4…), garniture d’or et d’argent de Chypre, fourrure, ajout de plumes et d’orfèvrerie… Parfois est indiqué un aspect de la technique de fabrication : « a deux fonds », « tout d’une piece », « tel dedans comme dehors », « tout un »… Un portrait officiel de Philippe le Hardi, conservé au musée des Beaux-Arts de Dijon, le présente coiffé d’un chapeau en feutre à petits bords « rebroussés » (retroussés), agrémenté d’un bijou, bordé de fourrure et légèrement évasé sur le dessus. Dès 1388, le velours est introduit dans les chapeaux : le chapelier Baudet du Belle fournit au duc des « chapiaux de bievre, couvers de veluyal de trippe par dehors et doubles dedens de velouyal sur soie »5. Dans la même quittance, des chapeaux de velours sont fournis pour Jean Quarré, le fou ducal. Il faut attendre 1392 pour voir des « chapeaux de velours » dont la matière principale est le velours, destinés au duc : c’est notamment la mode des chapeaux en velours « a deux cornes dehors »6 portés par le duc jusqu’à l’aube du xve siècle. Il est possible que cette mode ait été importée d’Allemagne car certains sont dits « a la façon d’Allemagne ». En 1394, les chapeaux de velours sont devenus majoritaires parmi les achats ducaux : 137 chapeaux de bièvre contre 2 de velours en 1388, 14 en bièvre pour 30 en velours en 1394. Le chapeau de bièvre n’a donc plus la cote et va disparaître de la comptabilité après la mort de Philippe le Hardi (voir tab. 1 ci-dessous).
3 Archives départementales de la Côte-d’Or (ADCO), B 1471, ff. 66r et 66v. 4 D’après Frédéric Godefroy, le « rois » ou « roys » est un petit animal avec la peau duquel on faisait des fourrures (F. Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe au xve siècles, Paris, Bouillon, 1898, t. VI, p. 227). 5 ADCO, B 1471, f. 64r. 6 ADCO, B 1503, f. 160v.
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s op h i e j o livet Tableau 1. Évolution de la consommation des chapeaux de bièvre et des chapeaux de velours dans la comptabilité du duc Philippe le Hardi.
Cotes
Années
Chapeaux de bièvre Chapeaux de Autres velours
PROST 1819, 1640, 1793
1387
71
PROST 3121, 2606, 2661, 1388 3121-3124
137
PROST 3170, 3329, 3408- 1389 3414
133
PROST 3606 ADCO, B 1490, ff. 67v-68r ADCO, B 1503, ff. 159r-160v
1390 1391
dont 10 doublés de velours dont 10 doublés de velours 2 de velours
1392
article non détaillé 22 3 articles non détaillés 67 31
ADCO, B 1503, ff. 161r-162r ADCO, B 1501, f. 64v ADCO, B 1501, ff. 60v, 64v ADCO, B 1503, ff. 162r, 162v ADCO, B 1501, f. 65r ADCO, B 1508, ff. 142v-143r ADCO, B 1502, f. 51r ADCO, B 1514, ff. 260v-261r
1393
37
1394
1 article non détaillé 14 30
1395
1 article non détaillé 9 12
ADCO, B 1514, f. 261r B. 356 (quittance)
1398
16
1 article non détaillé 1396-1397 12 25
2 articles non détaillés
11 en matière non précisée 11 en matière non précisée 1 de paille / festu 1 en matière non précisée 5 de paille / festu 15 en matière non précisée 6 de paille / festu 4 en matière non précisée 2 en matière non précisée 10 de paille / festu 3 en matière non précisée 14 en matière non précisée 15 de paille / festu 5 en satin
Pendant cette période, le duc porte aussi des chapeaux de paille « a grande roe a la façon de Lombardie », sans doute pour se protéger du soleil. Des plumes en houppes sont destinées à orner les casques de joutes. En 1389, le tournoi de Saint-Denis pour le couronnement de la reine justifie l’achat de 288 plumes pour le duc et pour son fils7. Elles sont d’autruche, de faisan et une fois de « papegaut » (perroquet). Philippe le Hardi portait aussi fréquemment (sans doute même quotidiennement) le chaperon, qui fait partie d’un ensemble taillé dans le même tissu, réalisé par le couturier : 7 Inventaires mobiliers…, op. cit., B. Prost (éd.), op. cit., t. II : 3408 à 3414.
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la robe à plusieurs « garnements » (ensemble de vêtements assortis taillés dans le même tissu) est encore en vogue à la fin du xive siècle. Souvent porté avec le chapeau, le chaperon n’a pas le même usage : il couvre le haut du corps davantage que la tête. Cependant une évolution notable intervient là aussi dans les mêmes années, visible à partir de 1388 dans la comptabilité : chausses et chaperons sont taillés dans le même tissu, tandis que la houppelande (cette robe très ample si marquante de la période) est coupée dans une autre couleur8. C’est le début d’une distanciation entre la robe et le chaperon qui va s’accentuer au tournant du xve siècle. Pendant cette période sévit également la grande mode des découpures importées d’Allemagne, qui connaît de multiples variantes et concerne aussi les chaperons. Une des fonctions importantes du chaperon, plus fréquemment que d’autres vêtements, est de porter des couleurs, signes distinctifs et emblèmes personnels ou d’appartenance. En 1386, trois chaperons identiques sont fourrés pour les ducs de Berry, Bourbon et Bourgogne9. En dehors de toute fantaisie, le chaperon rapproche les trois personnages dans une même politique autour du roi. Il signifie à tous l’entente officielle des ducs français. En 1389, le duc et son fils porteront le même chaperon le jour du sacre de la reine10. Les livrées sont faites dans le même état d’esprit, indiquant par ce déploiement fastueux la richesse de son propriétaire. En 1384, 77 aunes de drap pers et rouge sont destinées à la confection de chaperons pour le duc, ainsi que pour 136 chevaliers de la livrée « que nous faisons en ce present voyage pour le traité de la paix avec beau frere de Berry »11. Ce jour-là, le duc avait choisi de se faire représenter en rouge et bleu. Si le chaperon a vocation à unifier sous un même emblème, le chapeau est fréquemment employé pour individualiser, au moment où les images identifient précisément les personnes représentées : le duc Philippe le Hardi avait l’habitude de porter des chapeaux de bièvre à bords retroussés, c’est précisément ainsi qu’il figure sur ses portraits officiels. Cette tendance va s’intensifier avec le duc Jean sans Peur. Jean sans Peur (1404-1419) : velours toujours ! Les comptes de Jean sans Peur sont mieux conservés que ceux de son père : les lacunes sont quasiment inexistantes, ce qui fournit une source particulièrement pertinente. Les habitudes en matière d’ornement de tête comme de fournisseurs diffèrent radicalement de la période précédente. Jean sans Peur a donné à un chapelier, Adenet le Tisserand, la charge de valet de chambre. À ce titre, celui-ci est gratifié plusieurs fois de dons pour bons et loyaux services12. Il vend des chapeaux13 et réalise surtout des couvre-chefs dont le tissu (essentiellement du velours et de l’écarlate) lui est fourni : par exemple, le duc fait acheter une aune et un 8 Inventaires mobiliers…, op. cit., B. Prost (éd.), op. cit., t. II : 2783. 9 Ibid., t. II : 1485. 10 Ibid., t. I : 3181. 11 Ibid., t. II : 1100. 12 Comptes généraux de l’État bourguignon entre 1416 et 1420, M. Mollat et al. (éd.), Paris, Imprimerie nationale, 1976, t. I : 165, t. II : 1711, 2691. 13 ADCO, B 1558, f. 145v.
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quartier de velours noir sur soie pour une « barette », ou encore trois aunes de fin velours noir sur soie pour quatre « barettes », à Bernard Bonsdait, marchand de draps de soie demeurant à Paris14. Deux termes reviennent particulièrement : les barettes et les aumusses. Le chapelier est d’ailleurs parfois désigné comme « aumussier ». Robert Delort rappelle que, déjà vers 1400, ces deux termes étaient confondus dans la comptabilité d’Avignon15. Toutefois, il ne faut pas confondre les aumusses dont il est question ici avec les aumusses ecclésiastiques, fournies par des pelletiers, même si la forme pouvait en être proche, protégeant la tête et les oreilles16. La comptabilité ne permet pas de distinguer les aumusses des barettes portées par Jean sans Peur, dont la forme n’est jamais précisée. Elles sont réalisées en velours, certaines en « velours a longs poils ». Elles constituent en 1405 des coiffures de prestige car Jean sans Peur se permet de faire parvenir quatre « aumusses de velours a longs poils » à Madame d’Autriche pour le duc d’Autriche son mari17. Plusieurs portraits officiels, comme celui du musée des Beaux-Arts de Dijon ou encore la bague à son effigie conservée au musée du Louvre, présentent le duc de Bourgogne vêtu de coiffures bouffantes qui doivent correspondre à cette description. Au-delà de ses portraits officiels, cette coiffure semble représenter un trait personnel du duc Jean de Bourgogne, un signe d’identification, comme le montrent plusieurs miniatures le figurant dans l’entourage du roi. Ainsi, dans une scène de dédicace de Pierre Salmon à Charles VI, le duc figuré à droite porte une houppelande noire à ses devises : le rabot et le niveau, un chaperon rouge prolongé d’une longue cornette qu’il tient à la main, et ce même « bonnet » bouffant orné d’un bijou18. Cette pratique n’est d’ailleurs pas propre à Jean sans Peur, elle concerne aussi d’autres princes comme René d’Anjou, souvent figuré portant une « toque » à revers en fourrure dans de nombreuses miniatures. Si Adenet le Tisserand a une relation privilégiée avec l’hôtel ducal19, il n’a cependant pas l’entier monopole des commandes. Il arrive au duc de faire appel à d’autres chapeliers, de manière ponctuelle : Simon Martel, chapelier brugeois, fournit en 1419 des « crêtes » et des plumes pour les casques du duc20. La même année, un aumussier de Châlons, Bertrand Lespaignot, s’est vu acheter trois « bonnets » pour la tête ducale21. Il est à noter que le second Valois autorisait une plus grande diversité géographique à ses fournisseurs que son père.
14 ADCO, B 1554, f. 126v, voir aussi B 1560. 15 R. Delort, Le commerce des fourrures en Occident à la fin du Moyen Âge : vers 1300-1450, Rome, École française de Rome, 1978, t. I, p. 344. 16 Elle renvoie à plusieurs réalités, sans doute issues d’une forme unique avant le xve siècle. Elle serait, d’après les définitions admises, une coiffure en forme de capuchon long, doublée de fourrure, d’abord portée par les laïcs des deux sexes, puis exclusivement par les ecclésiastiques. F. Piponnier et P. Mane, Se vêtir au Moyen Âge, Paris, Adam Biro, 1995, p. 188. 17 Archives départementales du Nord (ADN), B 1878, f. 149v. 18 Pierre Salmon, Réponses à Charles VI et Lamentations, v. 1411, Paris, BnF, ms. Français 23279, f. 2r. C’est encore le cas dans la dédicace du Livre des merveilles, vers 1410-1412, Paris, BnF, ms. Français 2810, f. 226r. 19 En 1415, le duc l’envoie en voyage chercher des draps de soie, Comptes…, op. cit., M. Mollat et al. (éd.), 1392. 20 Comptes…, op. cit., M. Mollat et al. (éd.), 1417. 21 Ibid., 1410.
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Peu de modifications notables apparaissent par rapport à la période précédente dans les chaperons de Jean. Ils accompagnent toujours les autres habits, taillés dans des draps de laine plus ou moins riches. Les mentions de parties distinctives : « patte » et « cornette » se font plus fréquentes, montrant des changements apportés à la forme de la coiffure22. On continue à les fourrer23 et à les doubler24. Des chaperons sont découpés et « estoffés » (garnis), comme les vêtements qu’ils accompagnent en 141025. La même année, le duc fait remettre à un ambassadeur turc une houppelande et un chaperon « a la fachon de France »26. Il existe donc une manière de tailler à la française, mode dont se revendique le duc de Bourgogne. La principale caractéristique des chaperons de Jean sans Peur est la fréquence des décors emblématiques27. Le houblon a été choisi comme emblème par le duc à plusieurs reprises : le brodeur Jean Manifroy appose des houblons d’orfèvrerie sur des vêtements en 140528 et 141229. En 1410, c’est son habit de premier mai qui en est recouvert30. Le duc vécut ces années dans une ambiance de guerre froide, puis de guerre civile, contre les Armagnacs. Il lui fallait alors des signes de reconnaissance, des emblèmes forts, capables d’afficher sa politique. Le vêtement, et notamment les chaperons décorés, jouèrent ce rôle pendant toutes les années 1410, témoignant de personnalités fortement individualisées. Après la mort de Jean sans Peur en 1419, son fils Philippe le Bon allait pousser encore plus loin ce concept du vêtement signifiant, tout en s’émancipant du modèle paternel. Philippe le Bon : le duc au chaperon noir Le long règne du troisième duc a connu certaines évolutions notables en matière de parement de tête et de fournisseurs. Les registres comptables sont conservés, bien que comportant quelques lacunes, sur une grande partie du règne, ce qui permet de suivre l’évolution du vêtement sur le long terme et de percevoir, au-delà des évolutions de mode, de véritables évolutions de style. Il est très rare de voir le duc portant un chapeau sur ses portraits : l’image traditionnelle de la coiffure du troisième Valois est celle du chaperon à bourrelet. De fait les mentions de chapeaux achetés pour Philippe le Bon sont parcimonieuses dans la comptabilité : 95 pièces furent livrées entre 1431 et 1435, puis au moins 23 pièces entre 1436 et 1440. Un seul chapeau est mentionné pour le duc entre 1440 et 1445 et les quatre derniers chapeaux de Philippe le Bon lui furent livrés en 1446. ADN, B 1878, ff. 176v-177r. ADCO, B 1560, ff. 155r et 158v. ADCO, B 1560, f. 160r, ADN, B 1878, f. 168v. ADCO, B 1560, f. 156r, ADN, B 1903, f. 128r. ADCO, B 1562, f. 56r. O. Vassilieva-Codognet, « L’étoffe de ses rêves : le vêtement du prince et ses parures emblématiques à la fin du Moyen Âge », in I. Parésys et N. Coquery (dir.), Se vêtir à la cour en Europe (1400-1815), Villeneuve-d’Ascq, Irhis-Ceges-CRCV, 2011, p. 43-66 et Apparence(s) [en ligne], 6 (2015), disponible sur (consulté le 21 septembre 2019). 28 ADN, B 1878, f. 140r. 29 ADN, B 1897, f. 124v. 30 ADN, B 1894, f. 227r. 22 23 24 25 26 27
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Même à titre honorifique, le titre de valet de chambre ne fut plus jamais attribué à un chapelier. Lorsque des « chapeaux » étaient achetés pendant cette période, ils étaient toujours fournis par des personnes extérieures à la cour, chapeliers tenant boutique en ville, parfois même non cités dans les comptes. Le mode d’approvisionnement lui-même a évolué : les achats de chapeaux ne sont plus pris en charge par les gestionnaires de la garde-robe et ils figurent soit dans le chapitre de l’écurie, car l’écuyer d’écurie avait en charge l’habillement des pages, palefreniers et valets de pied ducaux, dont la tenue comportait un « chapeau », soit dans le chapitre de la dépense commune, réunissant des menues dépenses. Cela témoigne sans doute d’un dédain manifeste pour ce type de coiffure de la part du duc de Bourgogne : le « chapeau » désigné comme tel ne fait plus partie des tenues d’apparat de la cour. Les quelques « chapeaux » mentionnés étaient faits d’« erain » ou de « festu » (paille), de « til » (écorce de tilleul)31 et surtout de « feutre ». Quelques pièces, entre 1440 et 1442, étaient faites de laine. Les articles comptables sont peu loquaces quant à la forme des chapeaux, mais certains étaient dits grands, d’autres fins. Ils pouvaient être fourrés, toujours d’agneau noir, et quatre au moins ont été brodés32. Les portraits de l’époux Arnolfini33 ou de Baudoin de Lannoy34 permettent de bien visualiser ces grands chapeaux à la mode dans les années 1430. La plupart de ceux repérés dans les comptabilités étaient de couleur noire, hormis un chapeau de paille blanc, payé en 1433. La comptabilité évoque également, en septembre 1432, l’achat de « quatre draps entiers de gris blanc de Hesdin contenant ensemble 150 aunes pour faire plusieurs habits pour certaine mommerie [fête déguisée] faite par icelluy seigneur [le duc de Bourgogne], le duc de Bar et aultres chevaliers et escuyers de l’ostel de monditseigneur en la ville de Bruges »35. René d’Anjou, duc de Bar, accompagnait le duc en Flandre dans le cadre des négociations de sa libération et il se trouvait en septembre à Bruges, où furent données ces réjouissances. Le duc aurait-il pu porter cette tenue lors d’une Fête champêtre à la cour de Bourgogne restée célèbre grâce à un tableau dont il subsiste deux copies36 ?
31 La terminologie dans les comptabilités propose « til », « tille » et « tillet ». 32 ADN, B 1988, f. 232r : Colin Claissone fut payé en 1446 pour avoir doublé et garni quatre chapeaux de feutre par dedans de velours sur velours noir, et « iceulx avoir bordés chacun d’un soleil de fil d’or par-dessus ». 33 Jan van Eyck, Les époux Arnolfini, 1434 (Londres, National Gallery). 34 Jan van Eyck, Portrait de Baudoin de Lannoy, vers 1435 (Berlin, Gemäldegalerie). 35 ADN, B 1945, f. 203r. Les draps sont achetés à Guillaume Le Port, marchand de Bruges. Grâce aux comptes de la confection, on sait que le nombre de bénéficiaires était de vingt-deux personnes. La confection a été assurée par Perrin Bossuot, tailleur de Philippe le Bon. ADN, B 1945, f. 176v. 36 L’original de ce tableau peint sur panneau de bois a disparu et deux versions très proches sont parvenues jusqu’à nous : l’une datée du xvie siècle (musée de Versailles), l’autre du xviie siècle (musée des Beaux-Arts de Dijon). Les armoiries portées sur le tableau (sur un bâtiment au second plan et sur une bannière de trompette) sont celles de Philippe le Bon, qui serait représenté accoudé à une table de service, au centre du tableau, entouré de courtisans. Les armoiries affichent l’héritage du Brabant et du Limbourg. Mais le duc ne porte pas le collier de la Toison d’Or, imposé à partir de décembre 1431. On a donc proposé de voir là une scène de fête courtisane à la cour de Bourgogne, qui se situerait entre août 1430 (décès de Philippe de Saint-Pol, duc de Brabant) et décembre 1431 (premier chapitre de l’ordre de la Toison d’Or). En revanche, les historiens de l’art objectent en se fondant sur le style du tableau, dont les influences picturales se situent plutôt au tout début du xve siècle (les colliers en sautoir, le traitement de la perspective, l’incohérence des proportions entre les arbres et les personnages, la juxtaposition et la superposition des personnages trahissant un artiste dont la formation est antérieure à la révolution picturale apportée dans les
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Outre la fourrure et la broderie, les chapeaux pouvaient être recouverts de drap de soie37. Autre type de décor, le duc fit acheter, à plusieurs reprises, des petites ceintures pour mettre autour des chapeaux. En 1434-1435, quatre étaient cloutées sur toute leur longueur38. Il est difficile d’associer ces couvre-chefs à des tenues particulières ; cependant, le rapprochement avec le costume militaire est fréquent : un chapeau de feutre était porté sous le « chapel de fer » du duc en 143239 et des chapeaux de feutre furent portés au tournoi de Bruxelles40. Cependant, après 1440, les chapeaux disparaissent quasiment de la comptabilité, même pour les pages, valets de chambre et palefreniers de la cour : en effet, en raison de réformes de la dépense, la fourniture en nature des pages se transforme en sommes d’argent en 1437. Passée cette date, leurs achats de chapeaux ne figurent plus dans la comptabilité, sauf exception : à l’occasion de l’avènement de la mode bourbonnaise, en 1442, on leur fournit des chapeaux de laine à la nouvelle mode41. Remplaçant le chapeau, le chaperon a connu sous Philippe le Bon un grand succès et une diversification sans précédent, déjà sans doute amorcée au moins au temps du duc Jean sans Peur. Contrairement à ce que l’on voyait encore au début du siècle, le chaperon s’est complètement désolidarisé de l’ensemble qu’il constituait avec la robe pour prendre de l’indépendance jusque dans la comptabilité. Si le tailleur réalisait encore quelques « robes et chaperons » assortis, le chaperon fut de plus en plus souvent cité seul. Il a connu une évolution importante dans sa forme. Quelqu’un a eu l’idée curieuse, dans le courant du xive siècle, d’enfiler le chaperon par la visagière et d’enrouler autour de la tête une partie du tissu qui couvrait autrefois les épaules, à la manière d’un turban. Cet usage nouveau en milieu de cour était peut-être inspiré d’un usage de protection répandu dans les milieux modestes. Un pan restait libre au-dessus de la partie enroulée autour de la tête, formant une sorte de crête (appelée « patte »). Plus tard, le drapé a été remplacé par une couronne d’étoffe rembourrée, le bourrelet, déjà utilisé, en 1419 par exemple, dans le domaine militaire42, ou encore dans la protection de tête des enfants43. Le chaperon, au début des années 1430, renvoyait donc à deux sortes de coiffures très différentes d’aspect. Pour les distinguer, on désignait l’ancien chaperon en lui ajoutant le qualificatif « a gorge », ou « a enformer ». Les chaperons de deuil étaient toujours années 1420-1430 par Jan van Eyck et Bernard Campin) ou au contraire au début du xvie siècle (les rochers et le village sont caractéristiques de l’école des Pays-Bas du Sud de cette période). Sur ce point, des nouveautés et des transformations ont très bien pu être introduites aux xvie et xviie siècles lors des copies du tableau. Voir A. Châtelet, « Jardin d’amour ou commémoration ? », Bulletin des musées de Dijon, 5 (1999), p. 70-75 et S. Jugie, « Une fête champêtre à la cour de Bourgogne », Bulletin des musées de Dijon, 5 (1999), p. 59-69. 37 ADN, B 1978, f. 250v : en 1443, le duc fit acheter 9 aunes de drap de damas noir pour couvrir des chapeaux de « festu » « a la nouvelle fachon » ; voir aussi ADN, B 1975, f. 141r. 38 ADN, B 1954, f. 161r. 39 ADN, B 1945, f. 175v. 40 ADN, B 1966, f. 390v. 41 ADN, B 1975, f. 141r. Quelques mois plus tard, le chapelier Pierre de L’Estrain fut sollicité pour l’achat de 21 chapeaux qui devaient être assortis à leurs nouvelles tenues en vue du départ de Bourgogne vers le Luxembourg, ADN, B 1978, f. 230v ; en 1455, des chapeaux leur furent remis à trois reprises : ADN, B 2017, f. 312r, ADN, B 2020, ff. 383r et 433v. 42 Comptes…, op. cit., M. Mollat et al. (éd.) et al., 1417. 43 M. Beaulieu, « Le costume français, miroir de la sensibilité (1350-1500) », in M. Pastoureau (dir.), Le vêtement. Histoire, archéologie et symbolique vestimentaires au Moyen Âge, Paris, Cahiers du Léopard d’Or, 1989, p. 255-286, sp. p. 257.
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façonnés à l’ancienne mode. Ceux-ci, simples à réaliser, étaient facturés entre 2 et 8 sous pour le duc. Pour réaliser l’autre modèle de chaperon, le plus répandu dans le costume ducal, les couturiers ont sans doute adapté leur technique, exigeant par conséquent un prix plus élevé, généralement entre 8 et 16 sous. Certains, découpés et enrichis de broderie d’orfèvrerie, ont coûté jusqu’à 40 ou 80 sous pièce. Cette coiffure se divisait en plusieurs parties : la « têtière » désigne la partie couvrant la tête ; la « patte », héritée de l’ancienne forme, la partie flottante au-dessus de la tête ; la « cornette » était désormais une bande de tissu cousue ou fixée au chaperon, retombant le long du corps ; enfin le « bourrelet », associé au chaperon à partir de 1435. Le premier chaperon comportant explicitement un bourrelet a été porté par Philippe le Bon pendant les conférences d’Arras44. Dans les années suivantes, le bourrelet se généralise complètement et, dans les années 1440, le chaperon ne se conçoit plus dépourvu de son bourrelet. La cornette peut servir à porter le chaperon dans le dos, parfois réalisée dans un tissu de couleur différente du reste de la coiffure. Le bourrelet a également subi des évolutions. Le rembourrage pouvait varier : de coton en 1437, il était plus généralement fait d’étoupe de laine, mais il a été en 1444 rembourré de poils de cerf et, en 1444 et 1447, de jonc45. Une première enveloppe de blanchet enfermant la bourre était recouverte de drap de couleur contrastante, généralement noir pour le duc de Bourgogne. Les bourrelets ont gagné en épaisseur au moment où les plis des vêtements de dessus étaient également plus gros et rembourrés. Cette nouvelle mode était elle aussi empruntée à la cour de Bourbon : « pour la facon de deux grans chapperons a longues cornettes a gros bourletz de la facon appellee Bourbonnoize »46. Il fallait une livre et demie de laine pour garnir un bourrelet en 1441, mais deux livres dès l’année suivante. Tous les chaperons de la cour étaient faits de drap de laine, à une exception près : en 1435, les chaperons assortis aux robes réalisées par Gilles Mandousques pour le duc et sa suite à l’entrée d’Arras étaient taillés dans de la futaine et chargés d’orfèvrerie. Les draps de soie ne semblent pas avoir été utilisés pour leur fabrication. À cela on peut donner une explication pratique, suggérée par Françoise Piponnier : le drap de soie, fluide par nature, était plus difficile à maintenir drapé que le drap de laine47. Une exception là aussi est à relever : en 1452, Antoine, bâtard de Bourgogne, fit acheter deux aunes de satin figuré bleu pour faire une cornette de chaperon48. Au cours des années 1430, Philippe le Bon a porté des chaperons faits de deux couleurs : le corps gris et la cornette noire. Mais, à partir de 1437, ils étaient invariablement noirs, comme le reste de sa garde-robe49. Certains étaient plus volumineux que d’autres ou recevaient une doublure plus ou moins travaillée, de blanchet, de drap ou de futaine, quand d’autres étaient « sengles » (non doublés). Certains, fourrés, étaient destinés aux fous de la cour. 44 ADN, B 1957, f. 349r. 45 Ce terme désigne probablement les akènes cotonneux de linaigrettes (genres Tricophorium ou Eriophorum), ou encore de massettes des marais (genre Typha). 46 ADN, B 1978, f. 246r. 47 F. Piponnier, Costume et vie sociale. La cour d’Anjou (xive-xve siècle), Paris-La Haye, Mouton-EPHE, 1970, p. 54. 48 ADN, B 2020, f. 417r. 49 S. Jolivet, « La construction d’une image : Philippe le Bon et le noir », in I. Parésys et N. Coquery (dir.), Se vêtir à la cour en Europe (1400-1815), Villeneuve-d’Ascq, Irhis-Ceges-CRCV, 2011 et Apparence(s) [en ligne], 6 (2015), disponible sur (consulté le 21 septembre 2019).
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On relève dans l’ornementation des chaperons des détails de mode repérés sur les robes. Ils pouvaient être brodés et chargés d’orfèvrerie dans les premières années de la décennie 1430 et les découpures pouvaient orner la patte et/ou la cornette, comme sur le tableau de Jan van Eyck, L’homme au chaperon bleu50, daté autour de 1430. On parlait de « loquettes » lorsque la patte se divisait en plusieurs pans découpés. Dans les années 1440, sévissait la mode des découpures en lambeaux. L’ornementation portait davantage sur la patte, la cornette, les deux à la fois, ou simplement le bout de la cornette. Dans les années 1450, une évolution terminologique achève l’évolution de la coiffure : le terme de « chaperon à cornette », encore présent en 145251, fut remplacé en 1455 par celui de « cornette »52. Françoise Piponnier avait également remarqué ce même phénomène à la cour d’Anjou, avec un an de décalage, le remplacement étant là attesté en 145653. Le chaperon est véritablement la coiffure choisie par Philippe le Bon pour se mettre en scène dans sa vie publique. Cela est visible autant dans ses achats réels que dans les portraits officiels dès les années 1440, comme celui du musée des Beaux-Arts de Dijon, ou encore les nombreuses miniatures de dédicace, dont la plus célèbre est celle des Chroniques de Hainaut en 144854. Le prince en a fait un des traits caractéristiques de son image, comme avant lui son père avec le chapeau de velours. L’aumusse, si chère à Jean sans Peur, va connaître également une évolution importante dans sa forme. De même que sous les premiers ducs, les désignations ne sont pas claires entre « aumusses », « barettes » et « bonnets ». Au début, l’« aumusse » semble un simple bonnet protecteur que Philippe le Bon portait la nuit : lorsqu’il envoyait un valet de chambre en quête de fournitures parisiennes, il ne manquait pas de commander des aumusses. Délivrées par des chapeliers, elles étaient faites de drap de laine de couleur écarlate. En décembre 1432, deux aumusses « a oreillons » mieux adaptées à la saison étaient commandées au chapelier parisien Guillaume de Chambly55. Et à Dijon, en 1434, à un marchand de Milan, Jacquemin d’Auxonne, Philippe le Bon prit six bonnets et quatre aumusses qui devaient venir compenser les pertes de sa garde-robe intime, abandonnée aux ennemis en campagne du côté d’Auxonne56. Dans ce cas, la distinction entre les deux coiffures est si évidente pour le valet de chambre qu’il ne se donne pas la peine de la décrire57.
50 Conservé au musée de Bucarest. 51 Bruxelles, Archives générales du Royaume de Belgique, comptes, 1921, f. 391v. 52 ADN, B 2020, f. 445v et ADN, B 2026, f. 389r. 53 F. Piponnier, Costume et vie sociale…, op. cit., p. 172. 54 Bruxelles, Bibliothèque royale, ms. 9242, f. 1r, mais aussi ms. 9278-9280, f. 1r, ms. 9466, f. 1r ; Fondation de l’hôpital du Saint-Esprit de Dijon, Archives de l’hôpital général de Dijon, AH4, ff. 22r et 23r ; Saint-Pétersbourg, Bibliothèque nationale, ms. Fr Qv VI 1, f. 2r ; Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. 2549, f. 1r. 55 ADN, B 1945, f. 205r. 56 ADN, B 1951, f. 212v. 57 Comme l’a montré Henri Dubois, dès la fin du xive siècle, des Milanais vendaient en Bourgogne des « merceries » de Milan, dont faisaient notamment partie ces bonnets et aumusses. H. Dubois, « Milan et la Bourgogne : un couple commercial à la fin du Moyen Âge », in J.-M. Cauchies (dir.), Milan et les États bourguignons, deux ensembles politiques princiers entre Moyen Âge et Renaissance (xive-xvie s.). Actes des rencontres de Milan, 1er-3 octobre 1987, Bâle, Centre européen d’études bourguignonnes, 1988, p. 185-194.
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Un type nouveau fit son apparition avec la rencontre dijonnaise des cours de Bourbon et de Bourgogne. Avec deux chaperons à gros bourrelets à la façon bourbonnaise, Haine Necker réalisa pour le duc une aumusse qu’il prit soin de détailler, soulignant sa particularité pour démontrer sa nouveauté : « une aumusse de drap de layne noir, de huit pieches a gros bourlet comme ceulx des dits chapperons ». Et, pour la même coiffure, il acquit une « corne de lanterne58 pour faire ternir roide la dite aumusse »59. Il s’agit donc d’une coiffure rigide portée haut sur la tête et munie d’un bourrelet. Plusieurs autres pièces de ce genre furent citées par la suite. En 1452, le comte de Charolais portait une aumusse pendant les joutes de Bruxelles et son père, la même année, fit acheter cinq aunes de velours « a double poil plein pour faire deux aumusses ». Mais ces dernières désignaient-elles encore la même coiffure ? Celles-ci, faites de drap de velours et réalisées par un artisan de la cour, ne peuvent être confondues avec celles fournies par les chapeliers au début de la période. Ce type, apparu en 1442, s’apparente dans les définitions à la barette, comprise comme un bonnet d’une hauteur importante au milieu du xve siècle60. Deux barettes, délivrées par Jean Drouet, chapelier parisien en 1431, étaient dites bien longues et noires61. Toutefois, on peut douter que cette longueur fut portée au-dessus de la tête, les images de cette période n’ayant pas encore adopté ce type de couvre-chef. Le terme disparut ensuite jusqu’en 1447 : une barette de velours « plein noir », exigeant 1,25 aune de tissu. Il ne s’agissait certainement pas de la même coiffure qu’en 1431, mais ce nouveau type s’apparentait davantage aux aumusses repérées dans les années 1450. Comme elles, quelques barettes étaient fournies par le tailleur de la cour, toutes faites de velours noir et, pour le duc au moins, toutes fourrées d’agneau de Romanie. On sait en outre que, en 1455, du drap noir était prévu pour doubler le fond des barettes ducales62. Ces indications sont maigres pour visualiser correctement la coiffure, mais elles ne contredisent pas la définition admise. Le drap noir pouvait permettre de rembourrer la partie haute de la coiffure afin qu’elle se tienne assez haut au-dessus de la tête. Mais il pouvait aussi permettre de rigidifier le fond de la coiffe pour lui imposer une forme souhaitée, qui n’était pas forcément haute. Les « bonnets » cités (160 pour le seul duc de Bourgogne, 223 en tout) étaient, dans la comptabilité de Philippe le Bon, toujours faits de drap de laine, souvent d’une grande finesse. Le duc en achetait par douzaines aux chapeliers parisiens dans les années 1430 et, pour lui, la plupart étaient de couleur noire, épisodiquement d’écarlate. Les caractéristiques de la coiffure sont mal connues. Sans doute ce terme générique recouvrait-il plusieurs formes. Deux « bonnets » d’écarlate de l’aumussier parisien Jean Dorot étaient emplis de bourre, pour leur donner du volume. Mais souvent la seule distinction notable était la présence ou l’absence de doublure. L’écarlate était fréquemment usitée, en particulier pour Charles 58 E. Huguet, Dictionnaire de la langue française du seizième siècle, Paris, É. Champion puis M. Didier, 1925-1967. Huguet cite la « corne de lanterne » en référence à une allégorie de Calvin, « faire corne de lanterne d’une nuée », mais ne l’a pas identifiée en tant qu’objet. En architecture, la lanterne est une sorte de tribune d’où l’on peut voir et entendre sans être vu. La corne de lanterne pourrait représenter une structure évoquant la forme d’une extrémité de lanterne. 59 ADN, B 1978, ff. 246v-247r. 60 F. Piponnier et P. Mane, Se vêtir…, op. cit., p. 188. 61 ADN, B 1945, f. 205r. 62 ADN, B 2017, f. 303r.
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de Charolais enfant, avec des variantes tirant sur le sanguin ou le violet. Quelques-uns étaient noirs63. Il semble que le bonnet fut généralement porté sous une autre coiffure, chapeau ou chaperon. En 1449, Jean Destinghen le tailleur de Philippe le Bon, fut chargé de fournir à Guillaume le Braconnier, membre de la vénerie, un chaperon et un bonnet de drap de laine noire64. Pouvait-on désigner par le terme de « bonnet » des couvre-chefs réalisés en tricot65, lorsque l’on sait que le mot bonneterie désigne, à partir du milieu du siècle, la fabrication d’articles en mailles ? Le terme de bonnetier est cité en 1441 dans les comptes : un certain Antoine, exerçant à Bruges, livra trois bonnets au comte de Charolais66. Mais la technique de réalisation n’est jamais évoquée. Pourtant l’archéologie a montré que le travail à l’aiguille (tricot) est répandu, par exemple à Tours, où Delphine Henri a terminé l’étude de plus de 6 000 fragments de tissus67. À Dijon, les statuts du métier de chapelier, bien que tardifs (rédigés en 1487) par rapport au règne de Philippe le Bon, exigent la réalisation, notamment, d’un « chappeaulx blanc drappe a lesguille aussi de finne laine »68. Ce type de chapeau ne figure pas dans la comptabilité sous ce terme. Cependant, cela pourrait expliquer, dans certains cas, la distinction entre aumusses et bonnets. Enfin, pour compléter ce tableau des coiffures ducales, 9 « couvrechefs » sont fournis par Maye la lingère au duc de Bourgogne en 143369. Sans doute en toile (tissu de fibres végétales : chanvre, lin ou coton), ils venaient compléter un ensemble de sous-vêtements et de linges de lit renouvelé après la perte d’un convoi. Ces coiffures de toiles sont très peu présentes dans les comptes de l’hôtel ducal, bien que le duc en fasse usage. Réalisés à partir de patrons simples, en toile fine, ils se portent la nuit directement sur les cheveux, qu’ils couvrent plus ou moins, comme le montrent de nombreuses miniatures. Les coiffures des femmes sont rarement évoquées dans la comptabilité, en grande partie en raison du fait que le duc finance peu les tenues féminines70. Les chaperons féminins ne se distinguent pas de ceux des hommes dans la terminologie. C’était, comme pour les hommes, des coiffures réalisées en drap par les tailleurs, souvent découpées, « déloquetées », dans la première moitié de la période. Les derniers chaperons de ce genre ont été repérés en 1442. Comme pour les hommes, on précisa à partir de 1441 que les bourrelets étaient
63 ADN, B 1988, f. 213r. 64 ADN, B 2002, f. 202v. 65 M. Gagneux-Granade, « Archéologie et ethnologie de la maille », in M. Coppens (dir.), La maille, une histoire à écrire, Journées d’études de l’AFET, Troyes, 20-21 novembre 2009, Bruxelles-Paris, Association française pour l’étude du textile, 2010, p. 5-35 et Id., L’homme et les mailles. Histoire critique des mailles textiles : filets, réseaux, tricot, crochet, Bordeaux, Éditions {IN}sensées, 2016. 66 ADN, B 1972, f. 202v. 67 D. Henri, Production et consommation textiles à Tours aux xve et xvie siècles : approche archéologique, thèse dactylographiée, dir. É. Lorans et S. Desrosiers, Université de Tours, 2015. 68 Archives municipales de Dijon, G 18, dossier Chapelier, ordonnance réglementant le métier de chapelier faite à la chambre de la ville le 22 octobre 1487. 69 ADN, B 1951, f. 203v. 70 Certaines dépenses peuvent cependant apparaître de manière exceptionnelle : la prise en charge des dépenses des enfants dans certains comptes, ainsi que les dépenses nuptiales des filles promises par le duc à des membres de la noblesse occidentale.
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emplis de laine. En revanche, ils semblaient fixés à la coiffure grâce à de grandes épingles71, contrairement à ceux destinés aux hommes72. Autre différence importante avec les chaperons masculins, les draps de soie, qui étaient couramment usités autant dans le drap de dessus que dans la doublure. Pour cette dernière, on préférait des tissus tels que le tiercelin, le taffetas, le cendal, le samit, de moindre qualité que pour le drap de dessus où l’on retrouvait des draps d’or, velours, satin, drap de damas. Mais c’était plutôt une tendance qu’une obligation, puisqu’une doublure de velours ou de satin est attestée en 1443. L’emploi de drap de laine était aussi fréquent. Si tous n’étaient pas concernés, certains chaperons féminins pouvaient se convertir en véritables parures luxueuses : Agnès de Clèves, pour son mariage avec Charles de Viane, emporta avec elle en Navarre « un chaperon de satin noir brode et chargie dorfaiverye ; item un autre de drap dor noir avec le bourrelet de veloux noir garnis de XXXI rubys et XXXI grosses perles ; item ung descallate vermeille brode et chargie dorfaiverie ; item ung chaperon descallate decoppe ; item ung de drap blanc decoppe ; item ung de drap dor vermeil avec le bourrelet de velours ouvre de plumes de paon et de palletes dor avec perles de grosses semences »73. Cet attribut n’était toutefois pas l’apanage des dames, puisque plusieurs chaperons masculins étaient aussi chargés d’orfèvrerie dans les années 1430. L’évolution des chaperons féminins tient essentiellement dans l’emploi de matières contrastantes portant tantôt sur la doublure de la têtière, tantôt sur celle de la cornette et, à partir de la seconde moitié des années 1440, sur la bordure réalisée en drap de soie de bonne qualité. Quelques pièces, en 1439 et en 1443, étaient frangées de fils de soie et/ou d’or. En 1453, du velours tanné fut acquis pour « bander » deux chaperons destinés à Isabelle de Bourbon et Isabelle d’Étampes. À la fin de la période, des formes variables furent données au bourrelet : « dix sept aulnes de veloux plain noir à double poil pour border encores une robe et faire deux chaperons pour elle l’un à ront bourlet et l’autre à hault et pour les border »74. Après avoir longtemps ressemblé, dans leur principe, à ceux des hommes, les chaperons à bourrelets étaient en train de connaître une évolution très sensible. L’hypertrophie du bourrelet serait à l’origine de nouvelles coiffures, que l’on retrouve dans les images de la seconde moitié du xve siècle : ainsi, les dames participant à un bal dans une miniature du Roman de la quête du Graal75 portent des bourrelets que l’on peut qualifier tantôt de ronds, tantôt de hauts. Lorsqu’elles ne portaient pas le chaperon, les jeunes filles se livraient à l’« atourage de leur chef »76. Les « atours » constituent généralement un terme générique désignant des combinaisons élaborées associant la coiffure, c’est-à-dire la mise en forme des cheveux, à des matériaux qui ne figurent pas toujours dans la comptabilité. Citons d’abord les « fronteaux » et les « tamples », tous deux portés sur le front et/ou les tempes. Pour les premiers, il s’agit de sortes de bandeaux, souvent agrémentés de perles et pierreries. Le 71 ADN, B 1969, f. 334r. 72 Sur les coiffes féminines, voir M. G. Muzzarelli, « Statuts et identités. Les couvre-chefs féminins (Italie centrale), xve-xvie siècle », Clio, 36 (2012), p. 67-89. 73 ADN, B 425. 74 ADN, B 2020, f. 448r. 75 Dijon, BM, ms. 527, f. 1r. 76 Ce terme est employé pour la coiffure d’une des participantes aux « momeries » organisées à l’occasion du traité de Lille en 1437 (ADN, B 1961, f. 162r).
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« fronteau » comportait du tissu : en 1445, Jean Arnolfini livra du velours à double poil, plein, cramoisi, pour faire un fronteau à Isabelle de Bourbon77. Plusieurs « tamples » figurent à l’inventaire du trousseau d’Agnès de Clèves. Les cheveux étaient enfermés dans des filets eux aussi garnis de perles : « item unes tanples blanches esmaillées de bleu et de rouge garnies de cent et quatre vins grosses perles ; item les filez servans esdites tanples garnis de XXIIII grosses perles ; item unes autres tanples couvertes de jaune semees de petis arbres bleus et rouges garnis de perles de grosses semence ; item unes autres tanples couvertes de jaune et semée de tresses garnies de semences de perles ; item unes autres tenples garnies de menues perles »78. Il faut sans doute voir dans ce terme une coiffure se portant sur les tempes (d’où l’emploi du féminin pluriel), évoquant peut-être ces coiffures péjorativement nommées « cornes » par les moralistes. Il est probable que la jeune épouse du marchand Arnolfini, comme Margareta van Eyck, auraient désigné leurs coiffures par ce terme de « tamples »79. Quant au ruché de drap blanc ou de toile délicatement posé au-dessus de la tête, il pourrait être rapproché de deux « atours » fins et crêpés acquis pour Catherine de France, comtesse de Charolais et une de ses demoiselles en 144280. Dans les registres, les coiffures féminines apparaissent en pièces détachées : plusieurs « coiffes de soie » faisaient partie des fournitures de Catherine de France, Marie et Isabelle, bâtardes de Bourgogne entre 1440 et 1442. Deux « bonnets d’écarlate » ont été facturés pour la comtesse de Charolais en 1440. Des épingles étaient achetées en très grand nombre aux merciers pour les maintenir. En 1442, une importante quantité de toile fut achetée pour Marie de Gueldre pour faire des « linceulx » (sans doute des draps de lits). La même année, huit aunes de toile devaient servir à faire des « toilettes ». Il est probable que ces termes désignaient dans ce cas précis, sinon des coiffures, du moins des pièces de toiles dont on pouvait recouvrir les structures plus ou moins élaborées pour constituer l’atour. La « huve » en tant que substantif n’est pas citée dans la comptabilité. En revanche, le verbe « huver » désignait l’action de recouvrir de toile81. Pour les coiffures féminines, notons que les chapeliers n’étaient pas sollicités. Un seul chapeau manufacturé est signalé, acheté pour Lyse la fille, folle attachée au service des enfants en 144382. Seuls les chapeaux de roses semblent pouvoir être déclinés au féminin : une jeune fille en portait un aux « momeries » du traité de Lille en 143783. Le terme de « flocart » figure à une seule occasion dans la comptabilité bourguignonne. En 1412, Adenet le Tisserand, désigné comme l’aumussier du duc de Bourgogne [ Jean sans Peur] intervient dans la réparation de « flocarts » destinés à la duchesse ou à une personne de son entourage : « Item pour desseurer un flocart vert et le refaire et rappetissier et pour la fourreure de soye ; […] Item pour un petit flocart vert decaer refourrer et remettre a point, X s. t. ; Item pour deux flocars noirs changiez et baillez par ledit Adenet contre deux
77 ADN, B 1991, f. 213v. 78 ADN, B 425. 79 Jan van Eyck, Les époux Arnolfini (Londres, National Gallery) ; Portrait de Margareta van Eyck (Bruges, musée communal). 80 ADN, B 1975, f. 204v. 81 À propos des « cottes simples » pour Agnès de Clèves : ADN, B 1966, f. 319r. 82 ADN, B 1978, f. 338v. 83 ADN, B 1961, f. 162r.
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autres viez flocars, VII l. t. »84. Des étuis sont délivrés aussi par le même artisan pour les protéger, indiquant leur aspect fragile et précieux. Dans les images médiévales, le couvre-chef, peut-être davantage que d’autres vêtements, porte des signes d’identification. L’étude de la comptabilité des ducs de Bourgogne montre que cela correspondait aussi aux données matérielles : le duc Jean sans Peur, identifiable notamment grâce à son chapeau de velours, a mis à la mode cette coiffure dès la fin du xive siècle. De même Philippe le Bon, l’homme au chaperon noir, ne portait quasiment que ce type de coiffure. Chacun exprimait sa personnalité selon ses goûts mais aussi son programme politique85 et sa manière de s’approvisionner. Ces pièces de vêtements, comme d’autres, évoluent dans le temps de façon sensible dans leur forme, bien que les termes puissent perdurer, tels ceux d’aumusse et de chaperon. De même, le métier de chapelier a beaucoup évolué en un siècle, en raison, notamment, de l’introduction du tissu dans la fabrication des chapeaux, tels qu’aumusses et barettes. Cependant, chacun a gardé ses prérogatives : les chaperons, qui se sont complètement émancipés comme coiffures autonomes, sont restés à la charge des couturiers. Nous l’avons vu également, de nombreux métiers fournissent des parements de tête : chapeliers, couturiers, « aumussiers », bonnetiers, merciers, lingères, témoignant de leur diversité à la fin du Moyen Âge. Cette étude des couvre-chefs des ducs de Bourgogne n’est pas tout à fait complète : nous manquons d’éléments pour aborder la coiffure du dernier duc. Un inventaire dressé après sa mort fait état de deux « chappeaulx a facon de boureletz garny de pluseurs perles tant grosses comme petites », d’un chaperon, de bourrelets de soie, d’une aumusse et d’un bonnet86. On se souvient aussi du magnifique chapeau doré couvert de perles faisant partie du butin de Grandson, aujourd’hui disparu. Bibliographie Beaulieu (Michèle), « Le costume français, miroir de la sensibilité (1350-1500) », in M. Pastoureau (dir.), Le vêtement. Histoire, archéologie et symbolique vestimentaires au Moyen Âge, Paris, Cahiers du Léopard d’Or, 1989, p. 255-286. Châtelet (Albert), « Jardin d’amour ou commémoration ? », Bulletin des musées de Dijon, 5 (1999), p. 70-75. Comptes généraux de l’État bourguignon entre 1416 et 1420, M. Mollat et al. (éd.), Paris, Imprimerie nationale, 1976. Delort (Robert), Le commerce des fourrures en Occident à la fin du Moyen Âge : vers 1300-1450, Rome, École française de Rome, 1978 (BEFAR 236), 2 vol., 1383 p. Dubois (Henri), « Milan et la Bourgogne : un couple commercial à la fin du Moyen Âge », in J.-M. Cauchies (dir.) Milan, et les États bourguignons, deux ensembles politiques princiers entre
84 ADN, B 1897, f. 143v. 85 Voir K. Simon-Munscheid, « Les couvre-chefs au bas Moyen Âge : marqueurs culturels et insignes politiques », in R. Schorta et R. C. Schwinges (dir.), Mode und Kleidung im Europa des späten Mittelalters. Fashion and Clothing in Late Medieval Europe, Bâle-Riggisberg, Schwabe, 2010, p. 45-60. 86 ADCO, B 302.
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Transmettre, donner, payer Les circulations du vêtement en ville à la fin du Moyen Âge Et à maistre Robert Valée, Povre clergeon en Parlement, Qui n’entend mont ne valée J’ordonne principalement Qu’on luy baille legierement Mes brayes, estans aux Trumillieres Pour coyffer plus honnestement S’amye Jehanne de Millieres1. […] Plainement et sans destourbier, Au(x) savatier(s) me[s] soulliers vieulx ; Et au freppier mes habitz tieulx Que quant du tout je les [de]lesse. Pour mains qu’ilz ne cousterent neufz Charitablement je leur lesse2. Ces quelques vers extraits du Testament de François Villon3 nous rappellent que le vêtement n’est pas, au Moyen Âge, uniquement acheté. Il est aussi légué, donné ou offert. En parodiant les véritables testaments, François Villon, derrière la satire de ses contemporains et l’ironie, nous laisse entrevoir quelques usages du vêtement et notamment son passage de mains en mains : des siennes à celles de ses légataires qui, en bon « savatiers » et « freppiers », les revendront à d’autres. Les vêtements, s’ils ne sont pas de fabrication domestique, sont relativement onéreux pour la majorité des citadins ; ce coût explique la valeur qui leur est accordée et les transactions dont ils sont l’objet. En effet, en ville, à la fin du Moyen Âge, les vêtements
1 F. Villon, Poésies complètes, C. Thiry (éd.), Paris, Le Livre de poche, 1991, « Le Lais », xiii, p. 69. 2 Ibid., xxxi, p. 81. 3 Nous utilisons dans cet article le terme de testament pour le corpus intitulé « Testament » mais aussi pour « Le Lais », également appelé par les critiques littéraires « Le petit testament ». Anne Kucab • Sorbonne Université-Faculté de lettres-Centre Roland Mousnier Le vêtement au Moyen Âge. De l’atelier à la garde-robe, éd. par Danièle Alexandre-Bidon, Nadège Gauffre Fayolle, Perrine Mane et Mickaël Wilmart, Turnhout, 2021 (Culture et société médiévales, 38), p. 185-198 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.CSM-EB.5.120826
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se vendent mais ils sont aussi mis en gage, utilisés comme moyen de paiement, légués aux enfants ou aux serviteurs, apportés en dot ou donnés à l’Église. Il nous est apparu pertinent d’utiliser le terme de « circulations » pour qualifier ces opérations ; car elles mettent en présence des personnes appartenant à divers groupes sociaux au sein d’espaces différents dans la ville4. Ces circulations du vêtement sont inégalement perceptibles dans les sources ; nous utiliserons principalement des archives rouennaises du bas Moyen Âge puisque cette ville est actuellement l’objet de notre thèse de doctorat sur les niveaux de vie et la consommation à Rouen à la fin du xve siècle5. Si cette restriction documentaire risque d’atténuer ou d’effacer quelques aspects du sujet, elle permet toutefois de bien détailler les circulations des vêtements dans une riche ville drapante d’environ 40 000 habitants à la fin du xve siècle, et dont le rôle d’interface économique en fait un espace d’échanges et de commerce privilégié. Les sources que nous avons à notre disposition sont multiples : délibérations municipales, registres du tabellionage de Rouen et pièces diverses issues de la série G (clergé séculier), composée de comptes et délibérations de l’archevêque, du chapitre ou des paroisses, de testaments et de liasses éparses. Nous nous demanderons alors quelles circulations des vêtements sont identifiables dans les sources urbaines et tenterons de saisir leur signification. En premier lieu, nous examinerons les différentes modalités d’obtention du vêtement : de la transmission à l’acquisition de seconde main ; puis nous nous intéresserons aux circulations du vêtement comme moyen de paiement ; enfin nous nous attarderons sur sa valeur symbolique pour expliquer son utilisation dans les transactions. Des transmissions institutionnalisées aux vêtements d’occasion Comme d’autres biens mobiliers, les vêtements font partie du capital familial. À ce titre, nous les retrouvons fréquemment dans les contrats de mariage (comme appartenant à la dot de la mariée) ou dans les testaments. Dots et testaments
Si l’emploi du terme de circulation appliqué aux vêtements inscrits dans le contrat de mariage peut être critiqué, il n’en ressort pas moins que les contrats rouennais nous offrent de nombreux exemples de dots comportant des vêtements. Dans ce cas, la circulation est minime : la future épousée part avec son trousseau et nous renseigne ainsi sur les vêtements qui étaient considérés comme devant en faire partie. La comparaison de ces listes de vêtements avec les testaments ou certains inventaires de biens meubles nous permet de mieux saisir ce qui est légué et ce que cela représente en termes de valeur. Le tableau en annexe présente les vêtements relevés dans des contrats de mariages, des testaments, un inventaire après décès et le « trousseau » confectionné pour une lépreuse de la paroisse Saint-Jean de Rouen à l’occasion de son départ pour la léproserie du Mont-aux-Malades. Si les premières sources
4 Pour plus de précisions sur la circulation des objets, voir L. Feller et A. Rodriguez (dir.), Objets sous contrainte, circulation des richesses et valeur des choses au Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, 463 p. 5 Sous la direction d’Élisabeth Crouzet-Pavan, Sorbonne Université, Faculté de lettres.
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sont révélatrices des possessions des classes aisées, le trousseau de la lépreuse semble être plus proche des besoins et des usages de la majorité des Rouennais. À l’image des constations faites par Juan Vicente García Marsilla pour Valence (Espagne), ce n’est pas tant la quantité de vêtements qui varie que leur qualité6. Dans les testaments et les inventaires après décès, la qualité des vêtements est précisée : ainsi Jeanne Boissel lègue-t-elle à sa fille « son bon chaperon » et à sa petite fille « son meilleur chaperon après celui de sa mère »7. La mention de la qualité du vêtement justifie donc à qui il est légué : les plus beaux vêtements à la famille et le reste aux autres. En effet, le legs est un moyen de circulation du vêtement entre particuliers. Juan Vicente García Marsilla a émis l’hypothèse que les vêtements légués, notamment aux domestiques, n’étaient pas forcément portés, mais qu’ils pouvaient être retaillés ou revendus sur le marché de l’occasion afin de générer des rentrées d’argent8. L’importance du legs se constate également dans l’iconographie : un manuscrit d’Heures à l’usage de Paris présente ainsi en vignette une scène d’inventaire après décès (fig. 1)9. Dans tous les cas de figure, c’est bien la valeur du vêtement qui explique cette façon de procéder. La valeur du vêtement, cause et conséquence de ses circulations
Le relevé des prix trouvés dans les sources rouennaises nous permet de mesurer la valeur des vêtements. Un habit plus vieux sera moins coté qu’un neuf, comme le rappelle l’inventaire de Denise de Foville10 où un « gros quevrechief » est estimé à 2 sous 6 deniers quand un « viel queuvrechief » est estimé, lui, à seulement 15 deniers. Les sources soulignent le coût élevé des vêtements neufs mis en regard avec les salaires moyens des ouvriers du bâtiment travaillant pour la cathédrale et justifie pleinement l’importance du marché d’occasion. Ainsi, un maître d’œuvre en hucherie employé par le chapitre cathédral est rémunéré en 1465-1466, 6 sous 10 deniers par jour tandis qu’un ouvrier est habituellement payé 4 sous 6 deniers par jour. Une paire de chausses équivaut donc à quatre jours de travail pour un ouvrier11. Une vieille robe noire (estimée à 25 sous) vaut presque une semaine de travail (27 sous) et une robe ou un manteau neuf représentent alors plusieurs semaines de
6 « Dans le cas d’autres femmes de classes plus aisées, nous observons que le nombre de vêtements usagés n’était pas supérieur mais que la quantité d’argent que l’on pouvait en obtenir l’était ». J. V. García Marsilla, « Avec les vêtements des autres, le marché du textile d’occasion dans la Valence médiévale », in L. Feller et A. Rodriguez (dir.), Objets sous contrainte…, op. cit., p. 123-143, citation p. 138. 7 Archives départementales de Seine-Maritime (dorénavant abrégé en ADSM), G 298. En 1476, Laurent Surreau lègue à son neveu « deux de [ses] meilleures robes à son choix » : Inventaire de Pierre Surreau, receveur général de Normandie [fait par Guillaume de La Fontaine] ; suivi du Testament de Laurens Surreau [14 août 1476] ; et de l’Inventaire de Denise de Foville [prieure de Saint-Paul-lès-Rouen], J. Félix (éd.), Rouen, Lestringant, 1892, p. 91. 8 En Espagne, les « pellers » étaient des professionnels de l’occasion qui défaisaient et réutilisaient le tissu, allant jusqu’à refaire des vêtements, ce qui n’allait pas sans conflits avec les tailleurs. J. V. García Marsilla, « Avec les vêtements des autres… », art. cit., citation p. 139. 9 Horae ad usum Parisiensem, France, v. 1450. Paris, BnF, ms. Latin 1176, f. 140v. 10 Inventaire de Denise de Foville, in Inventaire de Pierre Surreau…, op. cit., J. Félix (éd.), p. 227-231. 11 Les ouvriers reçoivent 1 livre 7 sous pour une semaine de travail de six jours et leurs revenus annuels sont d’environ 56 livres, 9 sous et 6 deniers. Les calculs de salaire sont faits à partir du compte G 2502, conservé aux ADSM, pour les salaires, voir aussi P. Lardin, Les chantiers du bâtiment en Normandie orientale (xive-xvie siècles) (les matériaux et les hommes), Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2001 ; Id., « Le niveau de vie des ouvriers du bâtiment en Normandie orientale dans la seconde moitié du xve siècle », in J.-P. Sosson (dir.), Les niveaux de vie au Moyen Âge. Mesures, perceptions et représentations, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 1999, p. 141-173 ;
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Fig. 1. Inventaire après décès : Horae ad usum Parisiensem, enluminé en France, vers 1450 (Paris, BnF, ms. Latin 1176, f. 140v).
travail12. La part vestimentaire de l’inventaire de Denise Foville (14 livres, 7 sous, 7 deniers) équivaut à elle seule à un quart des revenus annuels des ouvriers. Au vu du coût des vêtements neufs, acheter d’occasion prend alors tout son sens pour la majorité des groupes sociaux urbains. Nous avons peu d’informations sur le marché de l’occasion et son organisation à Rouen. Isabelle Theiller relève toutefois, dans la ville proche de Montivilliers, la présence de « chinchiers » ou « cinciers » qui sont l’équivalent des fripiers13. Par ailleurs, les comptabilités municipales rouennaises pour l’année 1456-1457, à l’entrée des « émoluments des marchés », laissent apparaître une recette de 20 livres pour la « halle aux chinchiers et peletiers de vieil » ; quelques lignes plus loin, 20 livres sont reçues P. Lardin, « Un manœuvre privilégié, le valet de la fabrique de la cathédrale de Rouen à la fin du Moyen Âge », in S. Lemagnen et P. Manneville (dir.), Chapitres et cathédrales en Normandie. Actes du XXXIe congrès des SHAN, Bayeux, 1996, Caen, Annales de Normandie, 1997, p. 361-374. 12 Rappelons à titre de comparaison, qu’en 1465 un pot de cervoise à la taverne coûte six deniers. 13 I. Theiller, Les marchés hebdomadaires en Normandie Orientale (xive siècle-début xvie siècle), thèse dactylographiée, dir. M. Arnoux, Université Paris-Diderot-Paris VII, 2004, p. 429.
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des « lingères de vieil » vendant dans l’ancienne halle, preuve qu’il existait à cette date des revendeurs de vêtements d’occasion à Rouen14. Ainsi que l’évoque François Villon dans son Testament, les fripiers15 n’étaient pas très bien considérés car on les suspectait souvent de revendre des vêtements volés ou de mauvaise qualité : dès le début du xiiie siècle, Étienne Boileau met en garde contre ces pratiques contraires à l’honnêteté du métier : « Nul ne puet estre frepier dedenz la banlieue de Paris, se il ne jure […] que il tendra le mestier bien et loiaument aus us et aus coustumes du mestier […]. C’est à savoir qu’il n’achatera de larron ne de larronnesse a son esceint, ne en bordel ne en taverne, se il ne set de qui ; ne chose moilliée ne sanglante, se il ne set dont le sane et la moilleure vient ; ne de mesel de mesele [c’est-à-dire de lépreux] dedanz la banlieus de Paris ; ne nul garnement qui apartiegne a la relegion, se il n’est despeciez par droite useure16. » Les différents statuts de métiers concernant les fripiers insistent particulièrement sur la respectabilité et l’honnêteté dont ils doivent faire preuve17. En effet, les circonstances au cours desquelles les fripiers entraient en possession des vêtements de seconde main à revendre restent assez floues. Il pouvait parfois s’agir de vêtements laissés en gage chez un prêteur ou un commerçant, pratique courante, et que le gageur n’avait pu récupérer, ou de vêtements reçus par héritage et qui étaient revendus18. Si nous avons peu d’informations sur les conditions de revente des vêtements, nous trouvons par contre dans les sources des traces du réemploi de ces vêtements. Des vêtements d’occasion à la location de vêtements Tous les groupes sociaux, dans des proportions diverses, étaient concernés par l’utilisation de vêtements d’occasion, et il en va de même pour l’Église, comme en témoigne l’étude des comptes du chapitre cathédral et des paroisses. Ainsi, en 1466-1467, dans la paroisse Saint-Nicolas de Rouen, les trésoriers achètent des vêtements noirs au collège des prêtres (probablement le collège de Darnétal) et les font réparer par Enguerran Gueroult, chasublier19. Cet exemple montre que les paroisses aux revenus peu élevés pouvaient acheter des vêtements ayant déjà servi pour les réutiliser à des fins liturgiques après ajustements. Cette revente de vêtements liturgiques peut aussi concerner des chanoines, comme en 14 ADSM, 3E1/ANC/XX2, non folioté. 15 Défini par Étienne Boileau comme « vendeur ou achateur de robes viex, linges, langes, ni de nulle manière de cuir en viex ou nuef » : É. Boileau, Les métiers et corporations de la ville de Paris : xiiie siècle. Le livre des métiers, R. de Lespinasse et F. Bonnardot (éd.), Paris, 1879, titre lxxvi, paragraphe 1, p. 159. 16 Ibid., titre LXXVI, paragraphe 4, p. 160. Nous soulignons. 17 Ainsi que le montre pour Paris l’ordonnance des fripiers de Charles VI en 1381 et 1382, Ordonnances des roys de France de la troisième race, t. VI, Paris, Imprimerie royale, 1741, p. 676-681, et, toujours pour Paris, celle de Louis XI en 1467, Ordonnances des rois de France de la troisième race, t. XVI, Paris, Imprimerie royale, 1814, p. 645-652. 18 Pour plus de détails sur la revente de biens mal acquis voir V. Toureille, « Vol, recel et gages, l’économie du vol et la circulation des objets au Moyen Âge », in L. Feller et A. Rodriguez (dir.), Objets sous contrainte…, op. cit., p. 307-320 ou D. L. Smail, Legal Plunder. Households and Debt Collection in Late Medieval Europe, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 2016, et notamment la partie intitulée « The Old and the Shabby », p. 37-45. 19 ADSM, G 7323, non folioté, compte de Jehan Coquet et Jehan de la Place, trésoriers, de l’Assomption Notre-Dame 1466 au 10 août 1467.
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1453, date à laquelle le chapitre cathédral de Rouen décide de revendre une chape servant habituellement à l’évêque des Innocents (pendant les festivités de Noël) : elle est achetée 45 sous par un des chanoines, du nom de Marguerie20. Les administrateurs des biens religieux n’hésitaient donc pas à revendre d’anciens vêtements liturgiques pour obtenir des rentrées financières ou, à l’inverse, en acheter d’occasion21. De fait, le coût du vêtement est un facteur d’explication majeur à l’achat de seconde main. Il explique aussi l’existence de pratique de « location » pour des pièces vestimentaires dont on se sert peu. C’est le cas des habits de deuil. Les comptes de paroisses nous révèlent en effet qu’elles en louaient fréquemment (ainsi que des tentures pour l’église) aux familles endeuillées n’ayant pas les moyens d’en acheter. Ainsi, en 1490-1491, la paroisse Saint-Michel de Rouen reçoit 2 sous 6 deniers pour « le vestement noir et ung chandellier à Saincte-Marie-la-Petite, pour le service de la femme Le Moyne »22. Il en est de même en 1468-1469 dans la paroisse Saint-Vincent : « De Richard Le Fevre, pour les sépultures de son fils et de sa fille, et pour l’occupation des vestements noirs et des chandeliers, 40 sous »23. Dans les comptes de la paroisse Saint-Vincent de Rouen, cette location de vêtements de deuil fait même l’objet d’un chapitre particulier des recettes intitulé « Recepte pour les sepultures des trespassez, qui ont esté enterrez dedens la dicte eglise et des candeliers et vestemens que l’en a prestez à depuis Pasques l’an 1478 jusques 1480 »24. À la toute fin du xve et au début du xvie siècle, nous pouvons noter, sans savoir s’il s’agit d’un cas particulier ou d’une tendance générale, que les vêtements prêtés passent de noirs à blancs25. Le compte de la recette des deniers de la paroisse Saint-Vincent de Rouen mentionne ainsi que, le 17 mai 1499, « Il a esté donné par les executeurs de deffunct Verendal, pour les chappes blanches qui ont servy, 3 sous, 6 deniers »26, puis, en 1501 : « donné par les heritiers de Monsr. de la Haulle pour les vestemens blancs, 5 sous […], par le sieur de la Teste de Veel, pour lesdits vestemens pour le service de sa femme, 5 sous »27. Si la location des vêtements semble comprise entre 2 et 5 sous, les vêtements de deuil paraissent avoir un coût plus important : en septembre 1484, 20 ADSM, G 2134, délibération du 17 novembre 1453. 21 Cette logique de renouvellement par la revente ou l’achat d’occasion n’est pas propre au vêtement ; les paroisses font de même avec les « œuvres d’art ». Voir sur ce sujet : A. Kucab, « Coût et condition de la création à Rouen dans la seconde moitié du xve siècle », in F. Besson, V. Griveau-Genest et J. Pilorget (dir.), Créer. Créateurs, créations, créatures au Moyen Âge, Paris, Sorbonne Université Presses, 2019, p. 157-177, ou encore Id., « Le rapport au désuet et à l’obsolète à la fin du Moyen Âge : l’apport des sources urbaines », Questes, 40 (2019), p. 37-54. 22 ADSM, G 7164. En janvier 1477, la veuve de Jehan Le Roux fait don de 15 sous « pour avoir eu les vestements de Notre Dame à l’enterrement de son mari, au semel et au trentel », ADSM, G 7660. 23 ADSM, G 7654. Nous soulignons. 24 ADSM, G 7662. 25 Il semble que le noir s’impose dans les cours européennes comme couleur du deuil au début du xive siècle, mais cet usage n’est pas fixe : les reines de France prennent le deuil en blanc jusqu’à Anne de Bretagne. La mention de tentures et vêtements noirs lors d’enterrement des Rouennais tendrait alors à montrer la diffusion et la banalisation de ces pratiques aristocratiques dans la seconde moitié du xve siècle ; voir notamment M. Pastoureau, Noir : histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2008 ; S. Jolivet, « La construction d’une image : Philippe le Bon et le noir (1419-1467) », Apparence(s) [en ligne], 6 (2015), disponible sur (consulté le 4 janvier 2019). Nous tenons à remercier Sophie Jolivet d’avoir attiré notre attention sur ce point. 26 ADSM, G 7671. 27 ADSM, G 7671, non folioté. Le chapitre de ce compte indique plusieurs autres paiements pour la « location » de vêtements de deuil. La couleur n’est pas toujours précisée mais le coût est toujours de 5 sous pour l’année 1501, ce qui signifierait que le tarif de location est coutumier, et non indexé sur le marché, à moins qu’il ne corresponde à une sorte de forfait.
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les trésoriers de la paroisse Saint-Vincent de Rouen se font rembourser l’enterrement d’un homme d’Église décédé à l’hôtel Torel : « pour ce qu’il estoit povre fut enterré de dens l’église Saint Vincent, au bas de la nef de la dicte église, et pour les vestements noirs, 12 sous, 6 deniers »28. Le vêtement n’est pas uniquement un objet que l’on donne, lègue, réutilise, prête29 ou loue. Il possède également une valeur intrinsèque. En ce sens, il peut être utilisé lors de transactions commerciales ou salariales. Le vêtement comme moyen de paiement ? Mettre en gage
Le vêtement peut être utilisé pour obtenir des liquidités au moyen de sa mise en gage. Cette pratique semble courante puisque François Villon ironise sur les ivrognes qui mettent en gage leurs vêtements pour boire : « Pÿons30 y feront macte chierre/Qui boyvent pourpoint et chemise »31. À la fin du xve siècle, les suspicions sont encore fortes quant aux manières dont cet argent est dépensé, notamment à travers des occupations peu recommandables comme le jeu. Cette pratique ne touche pas seulement les plus pauvres, mais aussi les fils de bourgeois aux mauvaises fréquentations, comme le montre l’ordonnance prise par Pierre Daré, le 5 janvier 1498, à Rouen, qui autorise la fermeture de la place de la vieille Tour et des halles à certains moments au motif : « [Qu’] aux festes de Dieu et austres festes solemmnelles les gens vicieux, mareaux et aultres gens de mauvaises vies, vont et se trouvent au lieu nommé la Vielle-Tour et là font insollences, jeux de déez, de mareslles, de dringuet, de quilles et aultres jeux dissoleuz, et sont les enffans de bourgoys par ce mis en pourecté, et mectent chacun jour leurs robes et autres biens en gaiges et perdicion et s’obligent en rente qui est cause de leur perdicion32. » Cette mise en gage des vêtements a été observée dans d’autres villes, notamment à Paris. Julie Claustre, qui aborde la question du crédit et de la nature des objets mis en gage, confirme l’importance des vêtements dans ces transactions33. Leur coût (étoffe et fabrication : « la façon ») explique cette utilisation et justifie aussi l’usage d’habits pour payer ou compléter un paiement.
28 ADSM, G 766. 29 Les vêtements peuvent en effet être simplement prêtés sans contrepartie, comme c’est le cas, en juillet 1476, date à laquelle le chapitre cathédral de Rouen prête deux tuniques à des jeunes garçons qui doivent jouer les rôles d’anges pour le mystère de la Saint-Romain, organisé par la confrérie Saint-Romain avec l’accord du chapitre qui leur permet de jouer dans l’aître de la cathédrale. ADSM, G 2139. Voir T. Jouenne, Le théâtre à Rouen au Moyen Âge (xve-xvie siècles), thèse dactylographié, dir. É. Lalou, Université de Rouen, 2016. 30 « Pÿons » terme de moyen français signifiant ivrogne. 31 F. Villon, op. cit., « Le testament », lxxxiii, p. 157. 32 ADSM, 3E1/ANC/A09, f. 299r. 33 J. Claustre, « Objets gagés, objets saisis, objets vendus par la justice à Paris (xive-xve siècles) », in L. Feller et A. Rodriguez (dir.), Objets sous contrainte…, op. cit., p. 384-402, exemples cités p. 389 et 401, où les vêtements fourrés sont mentionnés comme faisant partie des objets mis préférentiellement en gage.
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a n n e k ucab Le vêtement comme rémunération
Les paiements de salaires en nature ne sont plus la norme à la fin du Moyen Âge, mais il n’est pas rare de trouver des mentions de paiement partiellement ou totalement en vêtements. Si les compléments de salaire ne sont pas uniquement faits de textile (on trouve parfois des aliments ou des boissons), ils démontrent toutefois la « valeur monétaire » du vêtement. Les habits peuvent remplacer un salaire, comme l’indique le trésorier de l’archevêque de Rouen en 1453 : « au petit Robinet de la cuisine [de l’archevêché] auquel n’ont point esté assignés de gages, mais, pour 6 aulnes ung quartier tant de gris que de blanc drap duquel a été fait une robe et ung chaperon »34, ou, en 1461-1462, « pour une chausses pour Jehan de Lises lequel a besoigné longtemps à l’ostel sans rien gaignez »35. Les chausses ont coûté 17 sous 6 deniers, paiement conséquent équivalant à quatre jours de salaire d’un ouvrier. Notons que si les vêtements sont nécessaires au travail des ouvriers, ils peuvent être achetés par les commanditaires. Ainsi le trésorier de l’archevêque achète-t-il plusieurs paires de gants pour les charpentiers36. Parfois, les vêtements sont offerts comme une bonification ou un remerciement pour le travail accompli. C’est le cas en 1453 quand les charpentiers travaillant pour l’église Saint-Nicolas sont remerciés par une fête au cours de laquelle des paroissiens leur offrent des vêtements : « Pour la despense faicte pour la feste et conclusion de l’ouvrage des carpentiers, quant la carpenterie fut achevée, présens plusieurs des paroissiens, compris VI paires de gans et ung bonnet, 70 sous »37. Par extension, ces présents pouvaient être adressés à des proches des travailleurs, comme en 1453-1454, date à laquelle « 2 aunes de drap de 60 sous [sont] donnéz, par l’ordonnance du curé et des paroissiens, a la femme du carpentier qui fit le comble de la nef »38 ou, en 1458-1459, où deux bonnets sont offerts aux serviteurs des commissaires du parlement venus à Rouen39. Nous sommes donc bien en présence de circulations puisque des vêtements sont donnés et non de l’argent. Les livres de comptes témoignent de ce circuit : les vêtements sont achetés à des tailleurs, puis donnés aux ouvriers. Il ne s’agit donc pas d’un problème de liquidité, puisque l’on paye le fournisseur ou l’artisan, mais d’une volonté délibérée d’offrir un vêtement, montrant bien que sa valeur est symbolique. Celle-ci est confirmée par l’emploi d’habits en complément de paiement. Troc ou don
En 1461, les trésoriers de l’église Saint-Vincent font 7 sous 6 deniers de recette grâce à « une toison de laine donnée a l’eglise, qui a esté vendue »40. Les dons41 et les paiements partiellement en vêtements semblaient donc fréquents auprès des institutions ecclésiastiques. ADSM, G 53, 1455, f. 25r. ADSM, G 59, f. 31r. ADSM, G 58, f. 40r. ADSM, G 7323. ADSM, G 7323, 1437-1469. Ce phénomène de cadeau aux proches des ouvriers existait déjà au début du xve siècle puisque, en 1432-1433, le chapitre fait don d’un « capuce » à la femme du verrier (ADSM, G 2491, 1432-1433). 39 ADSM, G 56, 1458-1459. 40 ADSM, G 7653. 41 En 1505-1506, l’abbé du Mont-Saint-Michel a fait don de sa chasuble de velours gris à la paroisse Saint-Michel (ADSM, G 7164) et, en 1457, les chapelains ont offert une ceinture « avec tissu de fil, ferrée d’argent » à la châsse de Notre-Dame (ADSM, G 2135).
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Ainsi Nicolas de la Rue fait-il don en 1487 à la paroisse Saint-Étienne de « 3 chapes de drap impérial vermeil d’or de Lucques, un parement d’orfray à ymages, un drap de corp d’impérial de soie vermeille, à croisée perse et blanche advironné des armes de Pierre Jourdain et de sa femme »42. Si les fondations sont souvent financées par des rentes immobilières, il n’est pas rare que leur soient adjoints des dons en vêtements comme en 1475, date à laquelle Robert le Cornu fait une fondation au bénéfice de l’église Saint-Vincent de Rouen, qui comporte de nombreuses rentes immobilières, mais aussi des biens meubles comme « deux casubles, l’un de damas pers, l’autre d’ostade43 perse, aubes »44. En 1498-1499, Guillaume Bigot donne 1 000 livres tournois pour une fondation ainsi qu’« ung casuble d’ostade noire, croisé de veloux rouge, à l’armarie du dit Guillaume Bigot »45. Ces pratiques de dons de vêtements à l’Église semblent donc relativement courantes. Elles soulèvent des questions, car il s’agit de dons en nature et non pas d’argent pour acheter les vêtements. Cela signifie-t-il qu’une part non négligeable des riches paroissiens possédait des habits liturgiques chez eux, et à quelles fins46 ? Cette pratique est-elle un moyen de « rentabiliser » des possessions de vêtements en les donnant en lieu et place d’une somme d’argent ? Les sources ne permettent pas de le dire. Dans certains cas, les vêtements doivent circuler plusieurs fois. Nous avons vu précédemment qu’un chapelain achetait des vêtements liturgiques et que d’autres en faisaient don à l’Église. Il se peut donc qu’un vêtement vendu par la paroisse lui soit rendu sous la forme de don complémentaire à une fondation ; ou, inversement, que le surplus de vêtements acquis grâce aux fondations soit revendu à des particuliers. En effet, si le don de vêtement est dans certaines circonstances préféré au don en argent, c’est peut-être que celui-ci relève du don symbolique. Le vêtement : un objet à valeur symbolique ? Chapeaux et chaperons
Plus que les autres vêtements, le couvre-chef semble avoir une valeur symbolique forte. Ainsi, en avril 1453, les statuts de métiers des chirurgiens de Rouen confirmés par Charles VII précisent que le chirurgien qui sera reçu dans le métier de chirurgie devra offrir un bonnet doublé à chacun de ses examinateurs : « Item, quant aucun viendra à l’examen dessusdit et qu’il sera passé par lesdicts Maistres jurez et rapporté justice, ainsi que dit est, il [l’impétrant] sera tenu bailler et donner à chascun des autres Maistres en cirurgie qui auront vacqué à son examen, ung bonnet double après sondit examen »47. Le choix du bonnet est étonnant. Il ne s’agit pas, comme pour d’autres ordonnances, du droit d’entrée dans le métier, souvent payé en monnaie et/ou en vin, mais d’un cadeau symbolique (qui n’en est pas moins coûteux) fait aux maîtres chirurgiens. Le couvre-chef est souvent le 42 43 44 45
ADSM, G 6534. L’ostade est un type de drap de laine. Il s’agit d’une serge légère. ADSM, G 7743. ADSM, G 7699. En 1417, Robert Alorge avait fait don à l’église Saint-Martin-du-Pont d’une rente de 40 livres et de plusieurs biens meubles au nombre desquels trois chasubles, tunique et dalmatique de satin noir, ADSM, G 7140. 46 Une autre hypothèse serait que les vêtements liturgiques soient achetés spécialement pour ces fondations ou hérités. 47 Ordonnances des rois de France de la troisième race, t. XIV, Paris, Imprimerie royale, 1790, p. 281-284. Article 6, p. 282.
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vêtement que l’on choisit d’offrir aux officiels, comme en 1468-1469, année où le chapitre cathédral décide d’offrir au chapelain d’Auffay un « bonnet brun violet »48. Au xve siècle, l’arrachage du chaperon fait partie des délits sanctionnés d’une amende de 5 sous d’après les ordonnances de l’Échiquier de Rouen, ce qui fait que cet acte de déshabillage est placé au même rang (le montant de l’amende est le même) que le coup de poing avec pierre ou à poings clos, le crachat au visage ou le fait de tirer le nez sans épanchement de sang. En 1484, Robinet Vastel est brièvement emprisonné, accusé, entre autres, d’avoir ôté délibérément le chaperon d’une « fille commune » à Rouen49. Cette importance du chapeau est à mettre en lien avec l’honneur, qui commande d’avoir la tête couverte. S’attaquer au chaperon d’un homme revient donc de manière métonymique à s’attaquer à son honneur. Choisir d’offrir des vêtements ou du textile n’est pas anodin pour une ville drapière comme Rouen : c’est en effet le moyen de montrer la qualité des tissus produits. Les nombreux cadeaux faits aux personnalités venant à Rouen en sont la preuve. Des dons symboliques à des personnalités
Nous avons vu que chapeaux ou chaperons étaient souvent donnés à titre de remerciement ; c’est aussi le cas des pièces de drap qui sont fréquemment offertes aux visiteurs. Deux logiques sont à l’œuvre ici : celle des autorités religieuses, qui vise à remercier ou qui s’inscrit dans une démarche de don et contre-don, et celle des autorités municipales, qui cherche à montrer la qualité des draps de Rouen et de la région rouennaise. Ainsi, en 1461-1462, l’archevêque de Rouen fait offrir au bailli de Rouen à l’occasion de la venue du roi dans la ville des pièces de drap : « du [drap] fin gris, du [drap] fin noir, du [drap] escarlate vermeille cramoisie »50. Quelques années plus tard, en 1463-1464, ce sont « trois aulnes d’escarlate » qui sont achetées au prix de 27 livres pour être délivrées au secrétaire du roi et « 10 aulnes de doubliers, 20 aulnes de toile, une douzaine de serviettes et 6 aulnes de fine toile » pour le prix de 34 livres, qui sont données au duc de Savoie51. Les autorités municipales n’hésitent pas non plus à offrir des draps en guise de présent, comme le montrent les nombreuses délibérations municipales consacrées à ce sujet52. Pour l’entrée du connétable de Saint-Pol et de sa femme à Rouen à la fin de l’année 1466, il est décidé d’offrir à cette dernière « trois demis draps de Rouen l’un une escarlate, l’autre ung fin pers et le tiers un fin gris »53. Ainsi, ce sont non seulement les vêtements qui circulent mais aussi les draps et les toiles, présents de valeur qui permettent de montrer la qualité de la production normande. Ces cadeaux sont donc hautement symboliques. À l’opposé de ces dons aux plus riches, nous trouvons les aumônes vestimentaires faites aux plus démunis. 48 ADSM, G 2505. 49 Robinet Vastel et son serviteur sont emprisonnés pour « avoir eté trouvez sans chandelle prez le chasteau et y avoit aupres d’eulx une fille commune, laquelle disoit que les dessusdits lui avoient osté son chaperon », ADSM, 4BP II 1 bis, 6 janvier 1483 (a. s.), cité par P. Cailleux, Trois paroisses de Rouen, xiiie - xve siècle : Saint-Lô, Notre-Dame-la-Ronde et Saint-Herbland, Mont-Saint-Aignan-Caen, Publications des universités de Rouen et du Havre-Presses universitaires de Caen, 2011, p. 448. Au début du xvie siècle, à Pontoise, la ville qui est du ressort de l’archevêque de Rouen, un homme porte plainte pour le vol de son bonnet, Archives municipales de Pontoise (Val-d’Oise), FF 44-47 : Justice, procédure, police : procès de Richard Corbel accusé d’avoir volé le bonnet d’un homme sur la route de Cergy en 1523. 50 ADSM, G 59. 51 ADSM, G 61 : ce même compte comporte une liste détaillant les présents textiles faits par l’archevêque. 52 ADSM, 3E1/ANC/A08, f. 146r. 53 ADSM, 3E1/ANC/A08, f. 260r.
Tra nsme tt re, donner, payer Les aumônes vestimentaires
La pratique de l’aumône vestimentaire est courante à la fin du Moyen Âge. Elle appartient au large éventail d’aumônes possibles (dons en argent, exemptions d’impôts, place gratuite au marché, etc.) et se réfère notamment au don par saint Martin de la moitié de son manteau à un pauvre54. Les délibérations municipales recèlent plusieurs exemples de ces dons de vêtements à des indigents. Le 6 décembre 1455, la ville de Rouen décide de fournir des vêtements à un musicien errant : « Charité donné à Jehan Bourgeois, povre homme estranger du pays de Savoye, usant du tambourin, considéré sa povreté et impuissance, le drap et la façon d’une robe, à savoir la somme de 40 ou 50 sols ». Une autre main a rajouté dans la marge : « Mémoire que le drap a coustet [illisible] 42 sous 6 deniers et la façon 5 sous, pour tout 47 sous et 6 deniers »55. Cet exemple montre que l’argent n’a pas été donné directement à Jehan Bourgeois mais est passé par des intermédiaires qui ont mis en forme la volonté de la ville. Parfois ce n’est pas le vêtement qui est donné directement mais de l’argent pour acheter un vêtement. Il est ici significatif que la destination de l’argent soit précisée et rentre en compte dans la décision des autorités, ainsi que le montrent les deux exemples suivants. En novembre 1453, la ville décide d’accorder 6 livres tournois à Guillotte le Brait, concierge de l’hôtel commun, au motif qu’elle est « agiée de 90 ans et ou environ et a bien 60 ans qu’elle est au service de la dite ville. Au regard de son antiquité, impuissance, bonne vie et honneste gouvernement, en charité tant pour lui aidier a avoir une robe en ceste saison d’hiver56 que pour lui aidier a faire les paiements de Denise sa chambrière »57 ; en 1457, 30 sous sont donnés en charité à un « vieil homme et ancien desvetu et desnudé de biens mondains pour lui aidier a avoir une robe à ceste pasque »58. Cette volonté d’offrir en aumône un habit ou de l’argent dans le but spécifié d’acheter un vêtement montre bien l’importance symbolique de celui-ci. Ces aumônes étant faites par les autorités municipales, nous ne pouvons exclure complètement l’idée d’agir par souci de décence comme dans le cas de l’homme « devestu et desnudé ». Notons aussi que ces aumônes (30 sous, 47 sous) correspondent à plus d’une semaine de salaire d’un ouvrier : ce sont des sommes importantes. L’aumône vestimentaire participe donc de la circulation du vêtement. Les circulations du vêtement sont donc multiples en ville à la fin du Moyen Âge. Il existe des circulations « institutionnalisées » dans un cadre de transmissions : dot ou testament ; mais, le plus souvent, les vêtements participent à diverses circulations, par le marché de l’occasion, par la location ou par le prêt, passant ainsi en de nombreuses mains. Tous les groupes sociaux sont concernés par cette pratique, y compris les institutions ecclésiastiques qui n’hésitent pas à vendre ou acheter des vêtements liturgiques et louer des habits de deuil. La valeur élevée du vêtement (une robe neuve coûtant bien plus qu’une semaine de travail d’un ouvrier travaillant pour la cathédrale) explique que celui-ci soit intégré dans de 54 P. Aladjidi, Le roi, père des pauvres : France xiiie-xve siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, chapitre 5 : « “Revêtir le Christ nu” : les dons de vêtements aux pauvres », p. 223-247. Si Priscille Aladjidi s’intéresse à la charité royale, son analyse nous semble tout à fait applicable à la charité pratiquée par les institutions rouennaises. 55 ADSM, 3E1/ANC/A08, f. 90r. 56 Sur les aumônes faites en hiver, nous nous permettons de renvoyer à notre article : A. Kucab, « L’hiver à Rouen à la fin du Moyen Âge », Questes, 34 (2017), p. 119-138. 57 ADSM, 3E1/ANC/A08, f. 18r. 58 ADSM, 3E1/ANC/A08, f. 121r.
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nombreuses circulations en complément ou à la place de monnaie, en guise de salaire ou de paiement. Enfin, la valeur symbolique du vêtement ne doit pas être négligée. Elle explique pourquoi celui-ci est préféré à d’autres objets dans le cadre de cadeaux ou d’aumônes. Les circulations du vêtement entraînent d’autres circulations, comme celles liées à la mode59, par le biais du marché du vêtement d’occasion qui est un facteur de diffusion de la mode des hautes sphères vers les catégories sociales plus populaires, mais aussi grâce aux cadeaux et dons aux personnalités. Annexe 1 : Tableau comparatif des différentes listes de vêtements utilisés Nature
Contrat de mariage de Jehanne Marguerie
Testament Trousseau de Jehanne de Pierrette Boissel Deshaye, lépreuse
Inventaire des biens de Perrine Lescallée, gouvernante d’un prêtre lorsqu’elle quitte la maison
Denise de Foville, prieure de Saint-Paullès-Rouen, Inventaire après décès
Date Cote
1450 ADSM, G 4573 1 (ouverte)
1456 ADSM, G 298 2 (« bonnes robes ») 2 (dont une de gris)
1479 ADSM, G 6773 2
1488 ADSM, 2E1/211, f. 667
1465 Texte édité par J. Félix 2
1 3 2 2 anneaux d’or
2 2 paires 2 paires
« Toutes ses robes, chaperons, chemises, coiffes et collerettes »
13 2 1 1 manches
Robe
Houppelande 4 (dont une d’« escarlate vermeille » et une d’« escarlate » violette) Cottes 2 Chaperon 2? Couvre-chef Ceinture 2? Chausses Souliers Mantel Houseaux Aumusse Accessoires
59 Les reproches que font les Parisiennes aux Rouennaises, accusées d’être habillées à la dernière mode (alors que leur statut social n’est pas élevé) lors de l’entrée de Louis XII, en est un exemple : « Car la femme d’un povre savetier/D’un lunetier, d’un cloutier ou gantier/Dedans Rouen a robes d’escarlate/Cessez ce train, le grant estat vous gaste », in É. Picot (éd.), La Querelle des Dames de Paris, de Rouen, de Milan et de Lyon au commencement du xvie siècle, Paris, Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, 1917, p. 25, v. 271-274 ; voir aussi, p. 31, v. 138-153, la réponse des Milanaises aux Françaises.
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Codification, transgression, usages sociaux
Christiane Klapis c h-Zuber
Décence ou dépense ? Le contrôle des excès vestimentaires à Florence au xive siècle En 2014, une équipe pilotée par l’historien florentin Franek Sznura publia un document que l’on appelle la « Prammatica del 1343 » et qui est conservé à l’Archivio di Stato de Florence1. C’est un témoignage exceptionnel sur les robes et parures de près de 3 000 Florentines (et de quelques Florentins) peu avant la Peste noire. Son édition est précieuse parce que le manuscrit est pratiquement illisible aujourd’hui, après l’inondation de 1966 et malgré les restaurations qui l’ont suivie, et il a fallu la ténacité de Laurence Gérard-Marchant pour le déchiffrer et en permettre l’édition. Du point de vue scientifique, il est également précieux parce qu’il éclaire les procédures suivies à Florence dans la répression des excès du luxe. Et, me semble-t-il, il révèle indirectement les conceptions que les Florentins avaient des déviations morales et sociales trahies par de tels abus. Reprenant les conclusions de ma contribution à l’introduction à plusieurs voix de ce volume et tirant parti de celles faites dans cette même présentation par l’archiviste Giuseppe Biscione sur le destin du document, je rappellerai d’abord les stratégies suivies par les autorités de la ville entre la fin du xiiie siècle et celle du xive ; j’évoquerai ensuite quelques aspects de la mise en œuvre pratique des dispositions envisagées, avant d’évaluer les enjeux politiques qui les animaient et, pour finir, je dirai quelques mots des rapports de genre qui sous-tendent les échecs et les réussites des politiques somptuaires. Stratégies de lutte contre le luxe En l’absence de documentation antérieure, mon point de départ sera la fin du xiiie siècle. Dans la plupart des grandes communes du Centre Nord italien, les premières législations somptuaires ne se singularisent que dans la seconde moitié, voire le dernier tiers du xiiie siècle2. À Florence même, les premiers indices d’un contrôle communal des dépenses 1 L. Gérard-Marchant et al. (éd.), Draghi rossi e querce azzurre. Elenchi descrittivi di abiti di lusso (Firenze 1343-1345), Florence, Sismel-Edizioni del Galluzzo, 2013. 2 La littérature sur l’argument est aussi immense que dispersée. On renverra aux travaux cités par M. G. Muzzarelli, Gli inganni delle apparenze. Disciplina di vesti e ornamenti alla fine del Medioevo, Turin, Scriptorium, 1996 ; Id., Guardaroba medievale. Vesti e società dal xiii al xvi secolo, Bologne, Il Mulino, 1999 ; Id. (dir.), La legislazione suntuaria. Secoli xiii-xvi Christiane Klapisch-Zuber • CRH, EHESS Le vêtement au Moyen Âge. De l’atelier à la garde-robe, éd. par Danièle Alexandre-Bidon, Nadège Gauffre Fayolle, Perrine Mane et Mickaël Wilmart, Turnhout, 2021 (Culture et société médiévales, 38), p. 201-209 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.CSM-EB.5.120827
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excessives remontent à 1281. Ce contrôle fait écho aux incitations à la modération émanant, l’année précédente, du légat pontifical, le cardinal Latino. Mais, en 1281, les citoyens florentins semblent surtout chercher à brider le faste des funérailles, et il faut attendre les années 1290 pour qu’ils visent les infractions vestimentaires proprement féminines – celles-là mêmes qui, un demi-siècle plus tard, seront les principales touchées par la Prammatica de 1343. Pourquoi prendre dans leur mire les femmes ? C’est qu’elles porteraient des vêtements contrevenant aux lois de la modestie. Aussi devront-elles désormais faire enregistrer leurs vêtements trop dispendieux et leurs parures. Un marquage par un plomb attaché au vêtement n’est pas clairement mentionné dans le texte qui rapporte le débat, mais il semble très vraisemblable3. Le plomb devait indiquer que la propriétaire du vêtement s’était acquittée de la somme lui permettant de le porter. En 1299 furent, du reste, instituées des gabelles s’élevant à cinquante livres annuelles sur trois types d’ornements féminins (les ornements de tête, les éléments précieux du mantello, les perles sur les vêtements) qui ne firent sans doute qu’étendre celle qui portait sur les robes. On décèle donc dès la fin du xiiie siècle que, dans l’application des prohibitions somptuaires, la préférence des Florentins alla au compromis financier préventif plutôt qu’aux poursuites judiciaires et à l’amende (le double de la gabelle) que les femmes qui n’auraient pas payé annuellement cette taxe libératoire se verraient infliger à chaque exhibition de l’ornement prohibé. Dans les deux premières décennies du xive siècle, la profusion des mesures visant les « ornements » féminins devint telle que la révision des statuts du Podestat et du Capitaine du peuple, entre 1322 et 1325, fut l’occasion d’une compilation générale des règlements somptuaires jusque-là promulgués, qu’ils aient porté sur le luxe des vêtements féminins et masculins ou sur le faste des cérémonies de mariage, des funérailles et des prises de chevalerie. Depuis une loi de 1318, chevaliers, juges et médecins se voyaient autorisés à venir plus nombreux aux noces et à arborer des ornements interdits au commun des citoyens : ces exemptions « sociales » furent étendues aux « magnats » dans leurs cérémonies nuptiales4. Inversement, la distance de statut entre les femmes de la bonne société marchande et leur domesticité fut mieux marquée par des restrictions vestimentaires imposées aux nourrices et aux servantes. Les Statuts ainsi révisés ne mentionnent pas le rachat des prohibitions par le paiement de gabelles spécifiques et ne prescrivent pas non plus l’enregistrement et le marquage des ornements interdits. Ils semblent tourner le dos à la politique suivie depuis les années 1290 et opter pour les mesures de police et justice. Ils confièrent aux trois magistrats étrangers – Capitaine du peuple, Exécuteur des Ordonnances de justice et le Podestat – la police
Emilia-Romagna, Rome, Ministero per i beni e le attività culturali-Direzione generale per gli archivi, 2002 ; et, parmi ces travaux, pour deux villes voisines de Florence, à L. Frati, La vita privata di Bologna dal secolo xiii al xvii, Bologne, Zanichelli, 1900 (réédition anastatique 1986) sur Bologne, et à M. A. Ceppari Ridolfi et P. Turrini, Il mulino delle vanità. Lusso e cerimonie nella Siena medievale; con l’edizione dello Statuto de Donnaio (1343), Sienne, Il Leccio, 1996, sur Sienne. 3 Selon R. E. Rainey, Sumptuary Legislation in Renaissance Florence, Ph. D. Columbia University, 1985, p. 46, Florence aurait été la première des cités italiennes à adopter le marquage, la marcatura. 4 Sur la ou plutôt les définitions de cette partie de l’aristocratie largement exclue de la participation politique et soumise à une législation criminelle exceptionnelle depuis la fin du xiiie siècle, je me permets de renvoyer à mon étude Retour à la cité. Les magnats de Florence. 1340-1440, Paris, Éditions de l’EHESS, 2006.
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somptuaire, les investigations et les procédures préliminaires. Bref, les Statuts des années 1320 insistèrent sur la répression, semblant perdre de vue le bénéfice financier que la Commune pouvait tirer de taxes semblables à celles instaurées depuis 1290. C’est dans le sens d’une correction plus rigoureuse que jouèrent de nouvelles lois somptuaires adoptées en 1330, peu après la mort du duc de Calabre (1328), seigneur momentané de Florence, qui avait toléré sinon encouragé un certain relâchement de la répression. Ces nouvelles dispositions seront encore celles qui importent à notre compréhension de la Prammatica de 1343. Elles comportent des mesures visant les noces et les ornements féminins, masculins et enfantins, répètent l’obligation de faire marquer (marcare) au moins certains de ces ornements, les robes de soie d’une femme par exemple5. La principale innovation fut d’installer un officier étranger – qui devait être un notaire – appointé par la Commune pour faire appliquer les ordonnances, l’Ufficiale delle donne, degli ornamenti e delle vesti. Le nouveau seigneur de Florence, le duc d’Athènes Gautier de Brienne, suspendit l’Ufficiale en 1342 et, du même coup, l’application des prohibitions somptuaires. Mais son départ en juillet 1343, suivi d’un coup de balai populaire, les remit en vigueur. Un nouvel Ufficiale delle donne put reprendre le travail, celui-là même dont notre document fait état. Mais il faut attendre le 13 avril 1345 pour que soit signalé un nouvel édit somptuaire. La stratégie alors déployée reposait encore sur la désignation des types d’ornements prohibés et elle frappait d’abord les femmes – qu’elles fussent mariées, filles et jeunes filles, ou nouvelles épousées –, mais elle régulait aussi, pour des raisons de décence, les tuniques trop courtes des hommes et le vêtement ou les attributs des prostituées ; quant au luxe des fêtes et cérémonies, elle répétait des exceptions pour les épouses des chevaliers et des « dottori ». En 1349, quelques nouvelles infractions seront définies, dont l’une revenait sur les manches trop longues ou doublées de fourrure prohibées précédemment ; vair et hermine étaient interdits à toute femme « petite ou grande » (parva aut magna), sauf « aux dames ou épouses de chevaliers » (dominabus sive uxoribus militum)6. Jusqu’au milieu du siècle, la législation florentine n’a donc cessé de balancer entre deux attitudes, qui pouvaient du reste se combiner. La première, nettement répressive, se fondait sur la recherche des infractions et sur l’imposition d’amendes spécifiques, voire sur la confiscation (et la revente au bénéfice de la commune) de la pièce délictueuse. La seconde privilégiait le « rachat » en quelque sorte d’un ornement pourtant interdit, par le truchement d’une gabelle préventivement acquittée ; exprimée sous une autre forme, elle préconisait la déclaration, le marquage et l’enregistrement de parures existantes, l’une et l’autre démarche exonérant leur porteur ou porteuse de toutes poursuites. Les années suivant la Peste noire indiquent encore cette double tendance des autorités – à résister, d’une part, aux innovations en s’épuisant à leur répondre au coup par coup par des condamnations difficilement solvables et, de l’autre, à pactiser avec la propension au luxe en en tirant un profit moins aléatoire. Les statuts communaux révisés en 1355 firent le bilan des règlements antérieurs tout en y introduisant concision et clarté. Mais ce fut surtout la commission désignée en 1356 pour
5 G. Villani, Nuova cronica, Lib. xi, cap. CLI, G. Porta (éd.), Parme, Ugo Guanda, vol. 2, p. 709-711. 6 Archivio di Stato, Florence, Provvisioni, Registri 37, f. 42v (16 novembre 1349).
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les amender et les préciser qui mit véritablement le point final aux politiques somptuaires pas toujours cohérentes du premier Trecento : les quarante-trois rubriques du texte qu’elle rédigea devaient avoir la même valeur que les statuts récemment révisés. Elles établissaient clairement la marche à suivre pour détecter les fraudes ou les éviter. La mise en œuvre du contrôle somptuaire Quelle chance ces règlements communaux avaient-ils d’être efficacement appliqués ? Le notaire et les hommes de l’Ufficiale delle donne qui battaient le pavé, surtout les dimanches et jours de fête, guettant les imprudents trop richement parés au coin d’une loggia ou à la sortie d’une église, poursuivant jusque chez eux ceux qu’ils soupçonnaient de contrevenir aux édits, adaptaient leur comportement à la stratégie alors dominante. Lorsque la première de ces stratégies autorisait le port d’un certain nombre d’ornements, dûment marqués, le notaire et ses hommes ne verbalisaient que les porteuses et porteurs de parures non marquées (ce qui suppose toutefois qu’ils interpellaient un nombre bien plus grand d’excentriques ; ce qui justifie aussi que les Statuts aient interdit tout contact corporel entre un membre de la familia de l’Ufficiale et une femme suspecte !). Le texte de 1356 établissait clairement l’enchaînement des trois moments de la procédure exemptant de toute amende le port d’ornements répréhensibles. Un employé du Saggio devait d’abord apprécier la valeur de l’objet, puis un des moines de la Camera delle arme le marquer, enfin un notaire dépendant de l’Ufficiale l’enregistrer en inscrivant les références de la femme et la valeur de l’objet estimé au Saggio. Sans cette marque et sans l’enregistrement correspondant, l’ornement surpris dans la rue était frappé d’une amende de cinquante livres. On ne voit pas clairement à quel moment les scribes de 1343 se plaçaient dans une telle procédure, mais ils entraient à l’évidence dans le cadre de cette première stratégie lorsqu’ils consignèrent par écrit les « ornements » antérieurement marqués qu’hommes et femmes, invités à les déclarer, étaient venus présenter au notaire de l’Ufficiale. La seconde stratégie exigeait que tous les ornements d’un certain type fussent interdits, sous peine d’amende : les gardiens de l’orthodoxie somptuaire devaient alors apprécier sur-le-champ si les gens qu’ils cueillaient dans la rue portaient une parure trop tapageuse entrant dans l’une de ces catégories et outrepassant les poids, longueurs, largeurs, désigna tions, composition, ornementation… autorisés par les édits en vigueur – une tâche qui débouchait immanquablement sur les chicaneries des personnes en infraction, dont un novelliste comme Franco Sacchetti nous a laissé un savoureux exemple rapportant la plaisante déconfiture du notaire trompé par les belles paroles des femmes7. Tout ornement interdit ou non marqué repéré par la famille de l’Ufficiale était alors menacé des foudres de la justice. Mais sur l’efficacité de celle-ci, en matière somptuaire, nous disposons de peu d’informations. La disparition de toute documentation judiciaire avant 1343 n’autorise pas à aller au-delà des constatations tirées par Marvin Becker des archives financières pour la période la plus ancienne : deux ou trois amendes par mois, en moyenne, acquittées pour ce type de délit dans les années 1330, un peu plus nombreuses dans
7 F. Sacchetti, Il Trecentonovelle, nov. cxxxvii, E. Faccioli (éd.), Turin, Einaudi, 1970, p. 355-358.
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la décennie suivante (ce qui ne représente sans doute qu’une petite partie des poursuites inaugurées sur le pavé florentin par le notaire de l’Ufficio delle donne et ses sbires)8. Mais après le départ du duc et à partir de l’automne 1343, on repère quelques lourdes amendes infligées à des dames Alberti, Bardi, Medici ou Pazzi, c’est-à-dire au gratin de la ville ; elles indiquent que les nouvelles folies vestimentaires furent plus durement sanctionnées par le nouveau régime « populaire ». Notons, toutefois, que dans les années 1346-1347, les femmes surprises à porter des vêtements non marqués furent sensiblement moins nombreuses que les hommes arrêtés pour avoir arboré les manches démesurément longues interdites depuis peu9. Le port d’armes, du reste, donnait lieu à un nombre bien plus grand d’arrestations, d’enquêtes et de condamnations d’hommes que le port d’ornements interdits. Quoi qu’en pût dire le chroniqueur Matteo Villani, selon qui la peste provoqua une débauche de consommation somptuaire10, les notaires et leur suite qui écumaient la ville ne débusquèrent encore qu’une vingtaine de femmes coupables de ne pas porter la bolla dans le premier semestre 1349, vingt-cinq dans le second, et aucune dans les six derniers mois de 1350 ! Enjeux sociaux et politiques Avec l’imposition, en 1364 et 1365, de gabelles globales payables chaque année pour avoir le droit d’excéder les limites imposées aux coffrets de mariage, aux ornements trop riches et aux noces ou festins trop somptueux, la commune clarifiait définitivement les démarches répressives et préventives qui s’étaient côtoyées ou succédé depuis le début du siècle. Le prêt-à-porter prépayé, si l’on peut dire, devait désormais caractériser la politique somptuaire de la république florentine. Puisqu’il suffisait d’acquitter les gabelles nécessaires pour arborer les parures répondant à son rang ou, disons-le autrement, puisque le rang de chacun, révélé par son habit, s’établissait à hauteur de la gabelle payée, la plupart des exceptions jusque-là prévues pour de rares catégories de citoyens perdirent de leur sens. Le luxe était devenu un indicateur enfin admissible du statut individuel et de la réussite sociale. Certes, il faudra encore du temps pour que la tentation de figer les échelons de la société en assignant à chacun ses parures spécifiques trouve son accomplissement et son expression dans la loi somptuaire. Mais le mouvement est clairement amorcé dès la fin du xive siècle. Cette conclusion conduit à aborder un aspect des réglementations sur le luxe dont l’interprétation fait problème : leur visée profonde. Gene Brucker a soutenu que toute phase critique du conflit entre le popolo et les magnats débouchait fatalement sur un nouveau train de mesures anti-ostentatoires11. Dans ce sens, le coup de frein somptuaire du régime « populaire » mis en place à l’automne 1343 reflèterait encore la volonté de 8 M. Becker, Florence in Transition, t. I, The Decline of the Commune, Baltimore-Londres, The Johns Hopkins University Press, 1967, p. 105. 9 R. Rainey, Sumptuary Legislation…, op. cit., p. 83. 10 M. Villani, Cronica. Con la continuazione di Filippo Villani, Lib. 1, cap. vi, G. Porta (éd.), Parme, Ugo Guanda, t. I, p. 15-16. 11 G. A. Brucker, Renaissance Florence, New York, John Wiley & Sons, 1969, p. 121, et Id., The Civic World of Early Renaissance Florence, Princeton, Princeton University Press, 1977, p. 37.
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séparer nettement les popolani de l’aristocratie magnate. Les quelques allusions aux magnats dans la législation somptuaire florentine de la première moitié du Trecento ne les placent cependant pas au centre du débat. Peut-on dès lors penser que les magnats aient été les cibles privilégiées des lois somptuaires ? Je croirais plutôt que les popolani étaient portés à qualifier un excès quelconque par ce qui, à leurs yeux, caractérisait la « nature » du magnat : excentricité, arrogance et violence. Dans cette perspective, les statuts de 1322-1325 offrent probablement le meilleur témoignage de l’assimilation des délits somptuaires aux débordements sociaux et politiques attribués au milieu des magnats, lorsqu’ils écrivent en préambule aux règles sur les festivités des noces : « Parce que bon nombre de citoyens et artisans veulent vivre non pas selon la raison mais comme les magnats et se lancent alors dans des dépenses extrêmes […] ». Toutefois, la législation somptuaire florentine (qui souffrait des exceptions lorsqu’il s’agissait d’hommes que distinguaient leur fonction ou leur science, tels les chevaliers, honneur de la ville, ou les juges et les médecins) n’a, en effet, jamais envisagé pour les magnats, sauf une fois, d’exception aux règles communes ; elle ne leur a, du reste, pas davantage imposé d’interdits spécifiques. La cible des lois somptuaires florentines ne semble donc pas avoir été au premier chef les magnats, sinon à un niveau plus symbolique que pratique. Soucieux de favoriser la prospérité générale des affaires, les dirigeants vantaient les valeurs de la culture marchande : mesure et sobriété, qui n’étaient qu’un lointain écho des vertus chrétiennes prônées par les gens d’Église dans leur réflexion sur les abus somptuaires depuis la fin du xiiie siècle. Dans sa volonté de définir son identité politique, la commune di popolo avait alors repris à son compte les injonctions à la modestie et à la mesure marquées d’une estampille religieuse, faisant de leur observation le devoir de tous les bons citoyens. Elle y était incitée par une visée d’ordre plus économique que charitable car l’épargne promue par les vertus civiques ainsi encouragées était destinée non pas à l’aumône et aux nécessiteux, mais à l’investissement et au profit. Gene Brucker voyait encore dans la tendance, manifeste après 1380, à édulcorer, ne pas renouveler ou ignorer les lois contre le luxe un reflet du dépit des popolani grassi avides d’ascension sociale, qui se voyaient interdire par leur entremise l’imitation des Grands12. Mais l’objectif que voulaient atteindre les lois somptuaires était-il situé plus haut ou plus bas que ces notables, membres de l’appareil politique ? Frederick Antal voyait quant à lui dans l’impulsion donnée aux édits somptuaires le produit des fractures internes du popolo opposant mediani et minuti aux grassi13. Dès 1326, l’accueil chaleureux réservé par le petit peuple florentin à l’abrogation ou à l’assouplissement de ces édits par le duc de Calabre aurait démontré a contrario la finalité profonde des législations voulues par les popolani grassi au pouvoir : freiner l’ascension sociale et politique des classes moyennes ou subordonnées en interdisant leur assimilation aux gran’ ricchi par les signes vestimentaires. Cette thèse vaut-elle pour la seconde moitié du xive siècle ? L’aristocratisation des élites dirigeantes, faisant fi de l’antique conflit avec les magnats, se traduisit par la confiance toujours plus grande accordée à l’argent, qui permettait le luxe tout en se riant des interdits. Du moment où le paiement préalable de gabelles se généralisa, il autorisa les citoyens les plus à l’aise 12 Ibid. Voir aussi C. Guimbard, « Appunti sulla legislazione suntuaria a Firenze dal 1281 al 1384 », Archivio storico italiano, 150 (1992), p. 57-81. 13 F. Antal, Florentine Painting and its Social Background, Londres, Paul Kegan, 1947.
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à parader sans retenue, en ignorant les restrictions touchant les « apparences ». S’ouvrit alors une période que marquait plus clairement l’opposition à l’intérieur du popolo entre les grassi et les mediani qui ne pouvaient échapper aux interdits avec la désinvolture des plus riches. Le recours aux gabelles montrerait ainsi, a posteriori, que les prescriptions somptuaires avaient d’abord été dirigées contre les couches moins riches du popolo, freinées dans leur ascension politique par l’aristocratie citadine. Elles l’étaient de plus belle autour de 1400, quand la confiscation de l’arme somptuaire aux mains, et au bénéfice, du régime des oligarques montre que ce dernier y vit un instrument apte à consolider son pouvoir. De l’honneur par le vêtement Montaigne dénonçait les contrecoups pervers de règles qui, augmentant « l’honneur et le prix » des objets interdits, les rendaient d’autant plus désirables à qui s’inquiétait de paraître à son avantage sur la scène sociale14. D’où la vanité et la contradiction intime des contrôles dans une société marchande hautement compétitive, constamment en mouvement, tenant la réussite pour jauge de l’honneur, et voyant dans ses femmes le meilleur support du statut personnel – tout en blâmant leur insondable légèreté et leur reprochant d’être comme le ver qui rongerait le fruit de la réussite masculine. Exemplaire, à cet égard, l’attitude de Giovanni Villani fustigeant « l’appétit désordonné des femmes qui l’emporte sur la raison et sur l’intelligence des hommes »15 et applaudissant bien sûr aux mesures prises contre ces excès féminins, tout en célébrant à maintes reprises l’honneur tiré par les citoyens ou par la commune de dépenses fastueuses. Ces dires permettent d’aborder un aspect plus souterrain des contrôles de la mode et du luxe, à savoir les résistances féminines aux édits qui frappaient leurs goûts et leurs pratiques. Les comportements des hommes et des femmes à l’égard des dépenses somptuaires ne sauraient être plus différents. Selon leur âge, les hommes étaient évidemment partagés : en fils écervelés, ils étaient, au même titre que leurs sœurs, des consommateurs effrénés mais, devenus adultes, ils jouaient la sagesse du législateur ; marchands soucieux de préserver des gains durement acquis, ils posaient alors au citoyen en quête d’honneur et de reconnaissance, sous les dehors d’une libéralité bien dirigée et de la conformité aux apparences convenables. Il est piquant de voir parmi les femmes qui vinrent demander au duc de Calabre la rémission de leurs amendes pour infractions somptuaires des épouses Villani… indice de divergences, voire de tensions au sein des ménages ! Car les femmes des mêmes milieux sociaux, dépouillées des responsabilités économiques et politiques, misaient tout sur le paraître pour exprimer leur honneur et leur statut. Aussi se déclaraient-elles sans ambiguïté favorables à la légitimité des « ornements ». Entre xive et xvie siècle, plusieurs ont dit la singulière obligation de se prêter à ce qui, dans la parure et l’ornement, leur semblait relever non de l’excès, mais de la dignité d’un état. On connaît la tirade de la Bolonaise Niccolosa Sanuti, moins peut-être les arguments des femmes de Viterbe, au xve siècle, ou 14 M. de Montaigne, Œuvres complètes, A. Thibaudet et M. Rat (éd.), Paris, Gallimard, 1980 (La Pléiade), livre I des Essais, chap. 43 (« Des loix somptuaires »), p. 259-261. 15 G. Villani, Nuova cronica, éd. cit., Lib. 11, cap. xi, vol. 2, p. 537.
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de celles de Cesena en 157516. Pour la noble Niccolosa, puisque les femmes n’accédaient pas aux « honneurs » de la cité, le seul honneur qui leur restât résidait dans leurs vêtements et leurs joyaux. Les leur retirer était leur faire affront et les avilir en même temps que leurs frères et leurs époux17. Les citoyens mâles avaient de bonnes raisons pour faire la sourde oreille à ce type d’arguments, car ils en connaissaient le prix ; mais un prince y était plus ouvert sans encourir de dommage. Que ce fût le duc de Calabre en 1326, le duc d’Athènes en 1342 ou Niccolò III d’Este qui, en 1434, céda aux récriminations et aux plaintes des femmes de Ferrare, tous ces seigneurs « restituèrent » aux dames leurs parures, autrement dit leur honneur18. Exclues comme elles l’étaient de la vie politique, les femmes s’accommodaient mieux que leurs pères, frères et maris de régimes seigneuriaux qui avaient vite fait d’exaspérer leurs hommes, car elles y trouvaient pour leur part des compensations à leur marginalité dans la cité. Niccolosa Sanuti affirmait fermement devant le légat du pape que « Quant aux ornements et aux manières de vivre, vu qu’ils nous distinguent, nous ne tolèrerons pas, autant que cela nous sera possible, que nous soit enlevée la vertu ». La guerre d’usure qui opposait l’Ufficiale delle donne aux élégantes n’était pas seulement, comme le pensait Villani, affaire de morale chrétienne. Répercutée de la scène publique jusqu’au cœur des foyers, elle mettait à nu des notions sociales, des conceptions de l’honneur, de la dépense et de la décence autour desquelles hommes et femmes s’affrontaient. Bibliographie Antal (Frederick), Florentine Painting and its Social Background, Londres, Paul Kegan, 1947, 388 p. Becker (Marvin), Florence in Transition, t. I, The Decline of the Commune, Baltimore-Londres, The Johns Hopkins University Press, 1967, 263 p. Brucker (Gene A.), Renaissance Florence, New York, John Wiley & Sons, 1969, 306 p. Brucker (Gene A.), The Civic World of Early Renaissance Florence, Princeton, Princeton University Press, 1977, 526 p. Ceppari Ridolfi (Maria A.) et Turrini (Patrizia), Il mulino delle vanità. Lusso e cerimonie nella Siena medievale; con l’edizione dello Statuto de Donnaio (1343), Sienne, Il Leccio, 1996, 256 p. Frati (Lodovico), La vita privata di Bologna dal secolo xiii al xvii, Bologne, Zanichelli, 1900, 291 p. Gérard-Marchant (Laurence) et al. (éd.), Draghi rossi e querce azzurre. Elenchi descrittivi di abiti di lusso (Firenze 1343-1345), Florence, Sismel-Edizioni del Galluzzo, 2013 (Memoria scripturarum 6, Testi latini 4), 685 p. Guimbard (Catherine), « Appunti sulla legislazione suntuaria a Firenze dal 1281 al 1384 », Archivio storico italiano, 150 (1992), p. 57-81.
16 Voir M. G. Muzzarelli (dir.), La legislazione suntuaria…, op. cit., p. XIV et n. 8. 17 Voir C. K. Killerby, « “Heralds of a Well-Instructed Mind”: Niccolosa Sanuti’s Defence of Women and of their Cloths », Renaissance Studies, 13 (1999), p. 255-282. 18 Cités par M. G. Muzzarelli, La legislazione suntuaria…, op. cit., p. XIV-XV.
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Killerby (Catherine Kovesi), « “Heralds of a Well-Instructed Mind”: Niccolosa Sanuti’s Defence of Women and of their Cloths », Renaissance Studies, 13 (1999), p. 255-282. Klapisch-Zuber (Christiane), Retour à la cité. Les magnats de Florence. 1340-1440, Paris, Éditions de l’EHESS, 2006, 519 p. Montaigne (Michel de), Œuvres complètes, A. Thibaudet et M. Rat (éd.), Paris, Gallimard, 1980 (La Pléiade), 1791 p. Muzzarelli (Maria Giuseppina), Gli inganni delle apparenze. Disciplina di vesti e ornamenti alla fine del Medioevo, Turin, Scriptorium, 1996, 221 p. Muzzarelli (Maria Giuseppina), Guardaroba medievale. Vesti e società dal xiii al xvi secolo, Bologne, Il Mulino, 1999, 384 p. Muzzarelli (Maria Giuseppina) (dir.), La legislazione suntuaria. Secoli xiii-xvi. EmiliaRomagna, Rome, Ministero per i beni e le attività culturali-Direzione generale per gli archivi, 2002 (Pubblicazioni degli archivi di stato, Fonti xli), 734 p. Rainey (Ronald E.), Sumptuary Legislation in Renaissance Florence, Ph. D. Columbia University, 1985. Sacchetti (Franco), Il Trecentonovelle, E. Faccioli (éd.), Turin, Einaudi 1970 (Nuova Universale Einaudi 111), 765 p. Villani (Giovanni), Nuova cronica, G. Porta (éd.), Parme, Ugo Guanda, 1990, 3 vol. Villani (Matteo), Cronica. Con la continuazione di Filippo Villani, G. Porta (éd.), Parme, Ugo Guanda, 1995, 2 vol.
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Michel Pastoureau
La couleur des vêtements au Moyen Âge Lexiques, teintures, décrets La couleur est la grande absente de l’histoire du vêtement européen alors qu’elle consti tue à toutes époques, de la Rome antique jusqu’à nos jours, un code social de première importance. Le Moyen Âge ne fait pas exception : jusqu’à des dates récentes, rares ont été les travaux qui ont tenté d’étudier les couleurs vraiment portées dans l’Occident médiéval ; tous du reste portent sur les seuls xive et xve siècles. À ces lacunes historiographiques et bibliographiques il existe différentes raisons, mais la principale concerne les sources, non pas absentes, bien au contraire, mais foisonnantes et difficiles à exploiter sans tomber dans le piège de l’anachronisme ou dans celui de l’interprétation au premier degré des textes et des images. La présente contribution ne peut évidemment pas pallier ces carences. Elle souhaite simplement définir quelques jalons pour les études à venir, en s’attardant sur trois domaines posant certes des problèmes complexes mais cependant riches d’informations pour l’historien des couleurs textiles et vestimentaires : le lexique ; les pratiques tinctoriales ; les lois somptuaires. Elle laissera volontairement de côté la question des images, toujours trompeuses, souvent rebelles à l’analyse et ne devant jamais être « lues » au premier degré pour ce qui concerne les couleurs. J’en ai souvent et longuement parlé ailleurs et, faute de place, je ne souhaite pas y revenir ici1. Le problème des sources écrites Les sources écrites utiles pour l’historien de la couleur des vêtements médiévaux sont fortement déséquilibrées. Cela touche du reste le costume en général, pas seulement les couleurs. Le Moyen Âge durant un millénaire, le contraste est en effet immense entre les informations disponibles pour le haut et pour le bas Moyen Âge. Avant le xiiie siècle, peu de sources parlent des couleurs : quelques chroniques, quelques textes littéraires, quelques chartes, mais très peu de documents comptables ou notariés, pas de texte normatif, pas de loi somptuaire ni de règlement vestimentaire, pas de livre de marchand, pas de manuel
1 Voir notamment M. Pastoureau, « La couleur », in J. Baschet et P.-O. Dittmar (dir.), Les images dans l’Occident médiéval, Turnhout, Brepols, 2015, p. 227-237. Michel Pastoureau • EPHE Le vêtement au Moyen Âge. De l’atelier à la garde-robe, éd. par Danièle Alexandre-Bidon, Nadège Gauffre Fayolle, Perrine Mane et Mickaël Wilmart, Turnhout, 2021 (Culture et société médiévales, 38), p. 211-227 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.CSM-EB.5.120828
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technique ou professionnel, pas de livre des manières ni de recueil de costumes. À ce déséquilibre chronologique s’ajoute un déséquilibre géographique : à partir du xiiie siècle, pour le sujet qui nous occupe, l’Europe méditerranéenne est plus riche de documents que l’Europe du Nord. Du point de vue social, l’écart est pareillement très grand entre les informations concernant le monde des princes, de la noblesse ou du patriciat, et celui des artisans et des paysans (ces derniers formant plus de 90% de la population). De même, du côté du clergé, grâce aux règles et constitutions monastiques, nous connaissons mieux – et même parfois très bien – le vêtement des moines que celui des clercs séculiers ; seuls le costume liturgique et les vêtements des hauts prélats nous sont assez bien documentés. Enfin, à toutes époques et en toutes régions, le vêtement des enfants – si tant est qu’il soit spécifique – demeure presque insaisissable quant à ses couleurs. Pour toutes les classes et catégories sociales, il existe également un déséquilibre des sources entre ce qui touche les vêtements de dessus et ceux de dessous (mais ces derniers sont-ils quelquefois teints ?) ; et surtout, entre le vêtement d’apparat ou de cérémonie et celui de la vie quotidienne. Le cérémoniel, le festif, le circonstanciel, le symbolique et même l’imaginaire sont, en ce domaine comme en beaucoup d’autres, mieux documentés que l’ordinaire, le matériel, le quotidien. Enfin, d’une manière générale, les sources écrites sont souvent plus bavardes sur les accessoires du costume que sur le costume lui-même. La ceinture est mieux documentée que la robe ; le couvre-chef, que la chemise ou la tunique ; les bijoux, que les chausses ou les chaussures. Les pièges du vocabulaire À tous ces déséquilibres s’ajoutent les difficultés inhérentes au lexique chromatique. Tant en latin que dans les langues vernaculaires, celui-ci ne peut ni se lire ni se comprendre au premier degré : il est changeant, capricieux, rarement univoque et, par rapport à nos langues modernes, rempli de faux amis. En outre, sur l’étoffe et le vêtement comme sur tout autre objet, les termes de couleurs expriment parfois plus des qualités d’éclat, de brillance ou de saturation que des colorations stables et précises : les traduire est difficile. Enfin, l’écart est fréquent entre les couleurs réelles, perçues et nommées, y compris dans les documents comptables et les inventaires notariés. Souvent les termes de couleur y servent davantage à classer, à dénombrer, à repérer ou à priser qu’à dire réellement la teinte de la pièce d’étoffe ou de vêtement. Un « drap bleu de Châlons » ne vient pas nécessairement de Châlons et peut ne pas être bleu ; un « drap vert de Louvain » n’a probablement jamais été fabriqué à Louvain et n’est pas toujours vert, mais pâle, décoloré, incertain. La notation de couleur exprime plus ici une catégorie, une hiérarchie ou une valeur marchande qu’une coloration. Au demeurant, quand l’étoffe est vile ou qu’elle s’inscrit dans la gamme des bruns, des gris ou des beiges, sa couleur est rarement mentionnée. Et quand – ce qui arrive assez souvent à la fin du Moyen Âge – le notaire ou le priseur ne parvient pas à dire la coloration précise d’une étoffe ou d’un vêtement (voire de tout autre objet), il emploie en latin la formule color dubius, et en français l’expression « estrange coulour ». On retrouve ces mêmes écarts, ces mêmes approximations, ces mêmes difficultés dans les chroniques et dans les textes normatifs. Prenons l’exemple du vêtement monastique
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et religieux. Un moine bénédictin que l’on dit « vêtu de noir » sera dans la réalité bien plus fréquemment habillé de brun, de gris foncé ou même de bleu sombre que de noir ; teindre dans un noir vraiment noir est au Moyen Âge un exercice difficile et coûteux. De même, et pour des raisons identiques, un cistercien « vêtu de blanc » ne portera jamais une robe vraiment blanche mais seulement blanchâtre, écrue, grisâtre ; teindre dans un blanc bien blanc est presque impossible avant la fin du xviiie siècle. Inversement, le frère franciscain à qui la règle de son ordre impose de porter une robe « non teinte », en laine naturelle, sera dans les textes parfois qualifié de « frère gris » parce que cette robe non teinte (et généralement non lavée…) aura pris au fil du temps une coloration grise2. Et, dans les images, ce même frère franciscain ne portera jamais une robe « sans couleur » (notion très difficile à exprimer pour un peintre ou un enlumineur) mais une robe grise ou brune. Comprendre correctement et traduire avec justesse et précision les termes de couleurs est donc toujours un exercice malaisé, surtout pour ce qui concerne les nuances. Non seulement nous voulons être trop précis – ce qui est un anachronisme – mais nous traduisons par des termes de coloration des mots qui renvoient moins à telle ou telle couleur qu’à la qualité de la matière colorante, à la saturation de la teinte, à l’éclat obtenu ou à l’impression suscitée. En outre, en latin surtout, nous ne portons pas une attention suffisante aux différents préfixes (con-, per-, de-, sub-, super-) et suffixes (-ellus, -inus, -ulus). Ce sont eux, plus que la racine proprement chromatique, qui disent avec le plus de précision la nuance concernée. Les faux amis
À ces difficultés s’ajoutent les faux amis qui sont nombreux. En latin médiéval, par exemple, aureus signifie bien plus souvent « jaune » que « en or » ou « doré ». Il est synonyme de croceus, de flavus ou de luteus (jamais de galbinus) et doit être traduit quatre fois sur cinq par « jaune » et non pas par « en or ». De même, le mot viridis : le plus souvent il signifie tout simplement « vert » ; mais dans certains textes, pas seulement littéraires ou narratifs, une fois sur dix, sinon davantage, viridis prend le sens de pâle, de terne. Ce n’est pas la couleur qui est en jeu mais le rapport à la lumière et à la matière. Quelquefois même, mais plus rarement, viridis ne signifie ni « vert » ni « pâle », mais « terreux », « sombre », « grisâtre »3. Autre adjectif difficile à traduire : purpureus. Il ne renvoie jamais au violet, à peine au rouge, mais à une teinte chère et précieuse, voire prestigieuse, et de couleur changeante. Le traduire par « violet » est fautif, et par « pourpre », insuffisant ; il faut employer des mots comme « splendide » ou « magnifique » pour mieux approcher l’idée contenue dans purpureus. Quant au mot caeruleus, il ne signifie pas seulement « bleu » mais aussi « clair », « céleste », parfois « peu saturé », « limpide », « translucide ». Clarté donc plus que couleur bleue, mais clarté dépourvue de toute idée de brillance : pour la sensibilité médiévale, en effet,
2 Saint François lui-même, du xive au xviie siècle, est fréquemment appelé « saint Gris » dans les parlers populaires. 3 Ce sens est déjà bien attesté en latin classique. Voir J. André, Étude sur les termes de couleur dans la langue latine, Paris, C. Klincksieck, 1949, p. 184-193.
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le clair (clarus, lucidus) et le brillant (nitens, fulgens, splendidus) sont deux notions totalement différentes4. Les faux amis sont plus nombreux encore dans la langue vernaculaire. Restons dans l’univers des pourpres. En ancien et moyen français, le mot pourpre ne signifie jamais « violet », et encore moins rouge. Au reste, il est plus souvent substantif qu’adjectif et désigne une qualité d’étoffe, non pas somptueuse comme le latin purpureus, mais au contraire assez ordinaire. C’est donc doublement un faux ami : non seulement ce n’est pas un terme de couleur mais un mot désignant une matière textile, mais, de plus, celle-ci n’a rien de prestigieux et est sans rapport avec la pourpre antique. En outre, un adjectif doit souvent en préciser la couleur : pourpre vermeille, pourpre verte, pourpre noire, pourpre inde (bleue)5. Autre faux ami, fréquemment mal compris, et par là-même mal traduit, le terme escarlate. En ancien français, il ne signifie pas « rouge » mais « précieux », « splen dide », « de grand prix » et s’applique toujours à un drap de qualité supérieure. Son étymologie est controversée et a suscité une littérature abondante, convoquant tour à tour le gaulois, le persan, l’arabe et même une problématique galante. L’hypothèse la plus solide rattache aujourd’hui ce mot au latin sigillatus, scellé. Le syntagme pannus sigillatus désigne en effet un drap de luxe, fin et souple, dont la laine a été tondue plusieurs fois et la qualité vérifiée et certifiée ; l’apposition d’un sceau est la garantie de cette qualité. De sigillatus on semble être passé à sigallatus puis à scarlatus et, en langue vulgaire, à escarlate. Un tel drap de luxe peut être teint de n’importe quelle couleur mais la couleur rouge, obtenue avec le précieux kermès, étant la plus fréquente, l’adjectif a fini par désigner en moyen français non plus seulement une étoffe de grand prix mais aussi et surtout une étoffe teinte en rouge. Ce glissement de sens s’opère lentement entre le milieu du xive siècle et le début du xvie. Auparavant, le terme escarlate ne signifie jamais directement « rouge »6. Faux ami encore, le mot rose. Quand il ne désigne pas la fleur et qu’il n’est qu’un simple adjectif de couleur, le mot rose est synonyme de vermeil et qualifie un vrai rouge éclatant, agréable à l’œil. Pour qualifier notre « rose », couleur textile et vestimentaire rare avant le xve siècle, il faut utiliser un mot comme incarnat, venu de l’italien. Il en va du reste de même en latin : roseus est lui aussi un faux ami ; peu fréquent, il signifie « rouge clair », « rouge comme la fleur », mais jamais « rose ». Cette dernière coloration, difficile à exprimer en
4 Sur la différence entre le clair et le brillant, à propos du lexique et de la sensibilité de saint Bernard, voir M. Pas toureau, « Les cisterciens et la couleur au xiiie siècle », in L’ordre cistercien et le Berry. Actes du colloque de Bourges, 1998, Cahiers d’archéologie et d’histoire du Berry, 136 (1998), p. 21-30. 5 On évitera de suivre les traductions de A. Ott, Étude sur les couleurs en vieux français, Paris, E. Bouillon, 1899, p. 109112, contredites par les exemples qu’il cite. Dans les traités de blason de la fin du Moyen Âge, le mot « pourpre » a parfois le sens de « gris ». Quelques auteurs expliquent même que le pourpre héraldique s’obtient en mélangeant toutes les autres couleurs. Voir C. Boudreau, L’héritage symbolique des hérauts d’armes. Dictionnaire encyclopédique de l’enseignement du blason ancien (xive-xvie siècle), t. III, Paris, Le Léopard d’Or, 2006, p. 1042-1046. 6 J.-B. Weckerlin, Le drap « escarlate » au Moyen Âge : Essai sur l’étymologie et la signification du mot écarlate et notes techniques sur la fabrication de ce drap de laine au Moyen Âge, Lyon, A. Rey et Cie, 1905 ; G. S. Colin, « Latin sigillatus > Roman siglaton et escarlat », Romania, 222 (1930), p. 178-190. Voir aussi W. von Wartburg, Französisches etymologisches Wörterbuch, t. XIX, Tubingen, Mohr, col. 149b-150a, et W. J. Jones, German Colour Terms. A Study in their Historical Evolution from Earliest Times to the Present, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, 2013, p. 338-340.
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latin médiéval, se traduit en général par deux adjectifs juxtaposés : albus rubeus ; vermiculus clarus ; rosaceus incarnatus7. Faux ami également dans le lexique vernaculaire le terme azur. Ici, il s’agit d’un mot d’emploi non pas rare, précieux ou technique mais fréquent, banal même. Le traduire par « bleu ciel » est abusif. Il n’y a aucune nuance de couleur claire dans azur, ni en ancien français, ni en moyen français8. Il s’agit seulement d’un beau bleu, mais celui-ci peut être aussi bien clair ou moyen que foncé. De même, l’adjectif inde, spécialement réservé à l’étoffe et au vêtement, ne désigne pas tant un bleu foncé qu’un bleu dense, obtenu à partir d’un colorant de grand prix, l’indigo. Quant au mot pers, lui aussi plus fréquent pour le textile que pour tout autre domaine, il exprime non pas une nuance claire de la couleur bleue, mais une nuance grisée, tantôt claire tantôt sombre9. Parfois ce sont les adjectifs précisant eux-mêmes la nuance qui sont difficiles à interpréter. Ainsi, dans la gamme des verts, les mots gay et perdu sont fréquents pour qualifier aux xive et xve siècles une étoffe verte dans les inventaires de garde-robe, les comptes et les documents notariés. Ils sont souvent mal traduits : « vert clair » et « vert foncé ». Or il ne s’agit pas d’une question de luminosité mais de saturation et, surtout, de sentiment de la couleur : vert gay, nuance agréable à l’œil, se dit pour un vert vif, joyeux, saturé ; vert perdu, déplaisant à l’œil, pour un vert terne, mélancolique, un vert qui a « perdu » sa couleur en quelque sorte10. Enfin, aux difficultés de traduction s’ajoutent, dans les langues vernaculaires, de fréquentes confusions de mots dues à l’instabilité de l’orthographe. Gardons l’exemple du vert. En ancien et moyen français, l’orthographe du mot qui désigne cette couleur change d’un document à l’autre, favorisant les confusions lexicales et sémantiques avec d’autres familles de mots : vert, verd, ver, verre, vair, et même veir, veoir, voir, vrai. Certains auteurs de textes littéraires en jouent pleinement : entre le verre, le voir, le vrai et la couleur verte, toutes sortes de correspondances sémantiques et symboliques sont possibles. Mais dans d’autres cas, ces correspondances n’existent pas. Certains érudits modernes, traducteurs de romans ou de chansons de geste, se sont fait piéger par cette instabilité orthographique et ont confondu vair et vert : ils ont ainsi pris pour un simple manteau à la doublure verte un mantel fuerré de vair. D’autres ont vu des heaumes peints en vert dans de banals heaumes d’acier étincelant dans la lumière du soleil : vers helmes11. Et pour expliquer les raisons de cette énigmatique couleur verte,
7 J. André, Étude sur les termes de couleur…, op. cit., p. 111-112 ; M. Pastoureau, Rouge. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil, 2016, p. 144-151. 8 Il en va de même dans la langue du blason : dans les armoiries du roi de France, « d’azur semé de fleurs de lis d’or », le champ d’azur peut se traduire par un bleu ciel, un bleu moyen, un bleu marine, un bleu presque noir ; cela n’a aucune importance ni aucune signification. Cet azur héraldique traduit simplement l’idée de bleu, pas telle ou telle nuance de la couleur. 9 Sur le lexique des bleus en ancien français : B. Schäfer, Die Semantik der Farbadjective im Altfranzösischen, Tubingen, Gunter Narr Verlag, 1987, p. 82-96 ; et dans les langues romanes en général : A. M. Kristol, Color. Les langues romanes devant le phénomène de la couleur, Berne, Francke, 1978, p. 219-269. 10 M. Pastoureau, Vert. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil, 2011, p. 118-121. 11 Voir les exemples cités par A. Ott, Étude sur les couleurs…, op. cit., p. 49-50, et par B. Schäfer, Die Semantik…, op. cit., p. 68-73 et 92-94.
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ils ont avancé des hypothèses symboliques ou ésotériques toutes plus fragiles les unes que les autres12. Le monde des teinturiers Au Moyen Âge, le métier de teinturier est un métier artisanal, différent de celui de marchand de draps ou de matières colorantes13. Il est en outre fortement cloisonné et sévèrement réglementé : les textes sont fréquents à partir du xiiie siècle qui en précisent l’organisation et le cursus, la localisation dans la ville, les droits et les obligations, la liste des colorants licites et des colorants interdits. À cette abondance des sources il existe plusieurs raisons. La principale tient à la place importante que les activités de teinture occupent dans la vie économique14. L’industrie textile est la seule grande industrie de l’Occident médiéval, et presque toutes les grandes villes drapières sont des villes où les teinturiers sont nombreux et puissamment organisés. Or les conflits qui les opposent à d’autres corps de métiers, notamment aux drapiers et aux tisserands, y sont fréquents. Partout, des règlements professionnels rigides réservent aux teinturiers le monopole des pratiques de teinture ; mais les tisserands qui, sauf exception, n’ont pas le droit de teindre, le font quand même. D’où des litiges, des procès et donc des archives, souvent riches d’informations pour l’historien des couleurs. On y apprend, par exemple, qu’au Moyen Âge on teint presque toujours le drap tissé, rarement le fil (sauf pour la soie) ou la laine en flocons15. Des querelles semblables – et souvent violentes – opposent les teinturiers entre eux. Dans la plupart des villes drapières, en effet, les métiers de la teinturerie sont strictement compartimentés selon les matières textiles (laine et lin, soie, éventuellement coton dans quelques villes italiennes) et selon les couleurs ou groupes de couleurs. Les règlements interdisent de teindre une étoffe ou d’opérer dans une gamme de couleurs pour laquelle on n’a pas licence. Pour la laine, par exemple, à partir du xiie siècle, si l’on est teinturier de rouge on ne peut pas teindre en bleu et vice versa. En revanche, les teinturiers de bleu prennent souvent en charge les tons verts et les tons noirs, et les teinturiers de rouge, la gamme des jaunes. Dans certaines villes d’Allemagne et d’Italie, la spécialisation est poussée
12 M. Plouzeau, « Vert heaume. Approches d’un syntagme », in Les Couleurs au Moyen Âge, Senefiance, 24, Aix-enProvence, Presses universitaires de Provence, 1988, p. 589-650. 13 Sur les teinturiers et la teinturerie médiévale, voir surtout : F. Brunello, L’Arte della tintura nella storia dell’umanità, Vicence, Neri Pozza, 1968 ; M. Pastoureau, Jésus chez le teinturier. Couleurs et teintures dans l’Occident médiéval, Paris, Le Léopard d’Or, 1997. Voir aussi, plus indirectement : G. De Poerck, La draperie médiévale en Flandre et en Artois, Bruges, De Tempel, 1951, 3 vol. ; D. Cardon, La draperie au Moyen Âge. Essor d’une grande industrie européenne, Paris, CNRS Éditions, 1999. 14 Pour les teinturiers, les règlements professionnels sont peut-être plus nombreux et contraignants que pour tout autre métier de l’artisanat parce que la fraude y est plus fréquente. Ainsi celle – récurrente – qui consiste à faire passer pour solide et durable une couleur qui ne l’est pas, soit parce que le mordançage a été insuffisant – ce qui est joliment qualifié au xve siècle de « teindre en peinture » – soit, plus fréquemment, parce que l’on a triché sur les matières colorantes en utilisant des produits bon marché au lieu de produits plus chers (et que l’on fait néanmoins payer au client un bon prix) : garance ou orseille au lieu de kermès (tons rouges) ; baies diverses au lieu de guède (tons bleus) ; genêt au lieu de safran (tons jaunes) ; noir de chaudière ou racines de noyer au lieu de noix de galle (tons noirs). 15 Toutefois, pour les étoffes de basse qualité, celles que les textes latins qualifient de panni non magni precii, il peut arriver que la laine soit teinte quand elle est en flocons, notamment lorsqu’elle est associée à une autre matière textile.
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plus loin encore : pour une même couleur, on distingue les teinturiers d’après l’unique matière colorante qu’ils ont le droit d’utiliser. À Nuremberg et à Milan, par exemple, aux xive et xve siècles, on sépare, parmi les teinturiers de rouge, ceux qui emploient la garance, matière colorante produite abondamment en Occident et d’un prix raisonnable, de ceux qui utilisent le kermès ou la cochenille, produits importés d’Europe orientale ou du ProcheOrient et coûtant fort cher. Les uns et les autres ne sont pas soumis aux mêmes taxes ni aux mêmes contrôles, n’ont pas recours aux mêmes techniques ni aux mêmes mordants, ne visent pas la même clientèle. Dans plusieurs villes d’Allemagne (Magdebourg, Erfurt16, Constance et surtout Nuremberg), on distingue, pour les tons rouges et pour les tons bleus, les teinturiers ordinaires qui produisent des teintures de qualité courante (Färber) des teinturiers de luxe (Schönfärber). Ces derniers emploient des matières nobles et savent faire pénétrer profondément les couleurs dans les fibres de l’étoffe17. Cette étroite spécialisation des activités de teinture n’étonne guère l’historien des couleurs. Elle doit être rapprochée de cette aversion pour les mélanges, héritée de la culture biblique, qui imprègne toute la sensibilité médiévale18. Ses répercussions sont nombreuses, aussi bien dans les domaines idéologique et symbolique que dans la vie quotidienne et la culture matérielle19. Mêler, brouiller, fusionner, amalgamer sont souvent des opérations jugées inquiétantes, parce qu’elles enfreignent la nature et l’ordre des choses voulus par le Créateur. Tous ceux qui sont conduits à les pratiquer de par leurs tâches professionnelles (teinturiers, forgerons, apothicaires, alchimistes) éveillent la crainte ou la suspicion car ils semblent tricher avec la matière. Eux-mêmes, du reste, hésitent à se livrer à certaines opérations, comme chez les teinturiers le mélange de deux couleurs pour en obtenir une troisième. On juxtapose, on superpose mais on ne mélange pas vraiment. Avant le xve siècle, aucun recueil de recettes pour fabriquer des couleurs, que ce soit dans le domaine de la teinture ou dans celui de la peinture, ne nous explique que, pour fabriquer du vert, il faille mélanger du bleu et du jaune. Les tons verts s’obtiennent autrement, soit à partir de pigments et de colorants naturellement verts, soit en faisant subir à des colorants bleus ou noirs un certain nombre de traitements qui ne sont pas de l’ordre du mélange. En outre, chez les teinturiers, jusqu’au xvie siècle au moins, les cuves de bleu et les cuves de jaune ne se trouvent pas dans les mêmes officines : il est donc non seulement interdit mais aussi matériellement difficile de mélanger le produit de ces deux cuves pour obtenir une teinture verte. Ces mêmes difficultés ou interdictions se rencontrent à propos des tons violets : ils
16 En Allemagne, Magdebourg est le grand centre de production et de distribution de la garance (tons rouges) et Erfurt, celui de la guède (tons bleus). La rivalité entre les deux villes est très forte aux xiiie et xive siècles, lorsque les tons bleus, nouvellement mis à la mode, font une concurrence de plus en plus intense aux tons rouges. Toutefois, à partir de la fin du xive siècle, la grande ville teinturière d’Allemagne, la seule qui à l’échelle internationale puisse être comparée à Venise ou à Florence, est Nuremberg. 17 R. Scholz, Aus der Geschichte des Farbstoffhandels im Mittelalter, Murnau a. Staffelsee, Druck von J. Fürst, 1929, p. 2-7 et 124-169 ; F. Wielandt, Das Konstanzer Leinengewerbe. Geschichte und Organisation, Constance, Merk, 1950, p. 122-129. 18 Lévitique XIX, 19 et Deutéronome XXII, 11. Sur ces interdictions bibliques des mélanges, la bibliographie est abondante mais souvent décevante. Les travaux qui ont ouvert à l’historien les perspectives les plus fructueuses sont ceux de l’anthropologue Mary Douglas consacrés au thème du pur et de l’impur. Voir par exemple son ouvrage Purity and Danger: An Analysis of Concept of Pollution and Taboo, Londres-New York, Routledge, 1992 (1966) ; trad. française : De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Découverte, 1992. 19 M. Pastoureau, L’étoffe du diable. Une histoire des rayures et des tissus rayés, Paris, Le Seuil, 1991, p. 9-15.
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sont rarement obtenus à partir du mélange de bleu et de rouge, c’est-à-dire de garance et de guède, mais seulement à partir de cette dernière à laquelle on associe un mordançage spécifique20. C’est pourquoi les violets médiévaux, qui sont rares sur les étoffes, tirent plus vers le bleu que vers le rouge. Il faut rappeler à ce sujet combien les pratiques de teinture sont fortement soumises aux contraintes du mordançage, c’est-à-dire à l’action des mordants. Ceux-ci peuvent se définir comme des substances astringentes que l’on ajoute aux bains de teinture afin de débarrasser la laine de ses impuretés et de faire pénétrer profondément la matière colorante dans les fibres du tissu. Sans mordant, la teinture est impossible ou ne tient pas. Le principal mordant est l’alun utilisé pour les draps de luxe. C’est un sel minier (sulfate double d’aluminium et de potassium) qui, au Moyen Âge, sert à de multiples usages : purifier ou clarifier l’eau, durcir le plâtre, tanner les peaux, dégraisser la laine et, surtout, fixer les teintures. C’est un produit recherché qui coûte cher et fait l’objet d’un grand commerce21. Pour la teinturerie plus ordinaire, on le remplace par des produits moins onéreux. Ainsi le tartre, dépôt salin que laisse le vin au fond et sur les parois des tonneaux22 ; ou encore, plus simplement, la chaux, le vinaigre, l’urine, la cendre de certains bois (noyer, châtaignier). Tel ou tel mordant conviendra mieux pour telle ou telle fibre textile ou matière colorante. L’étude des procédés techniques, du coût des matériaux et du prestige hiérarchique des différents draps montre que les prix et les systèmes de valeurs se construisent davantage sur la densité et l’éclat des couleurs que sur leur coloration proprement dite. Une belle couleur, une couleur chère et valorisante c’est une couleur dense, vive, lumineuse, qui pénètre profondément dans les fibres du tissu et qui résiste aux effets décolorants du soleil, de la lessive et du temps qui passe. D’où une constatation qui heurte nos conceptions modernes : sur l’étoffe et le vêtement, une couleur dense est souvent perçue comme plus proche d’une autre couleur dense que de cette même couleur lorsqu’elle est délavée ou faiblement concentrée. Un bleu dense et lumineux est toujours vu plus proche d’un rouge lui aussi dense et lumineux que d’un bleu pâle, terne, peu saturé. Les difficultés de la teinturerie médiévale Cette quête de la couleur dense, de la couleur qui tient (color stabilis et durabilis) est exigée par tous les recueils de recettes destinés aux teinturiers. Ceux-ci nous ont été
20 Sur ces interdictions, G. De Poerck, La draperie médiévale…, op. cit., spécialement ici t. I, p. 150-194. Dans la pratique, il peut arriver que ces interdictions soient transgressées. Si en effet on ne mélange pas dans la même cuve deux matières colorantes différentes, si même on ne plonge pas une même étoffe dans deux bains de teinture successifs de deux couleurs différentes pour en obtenir une troisième, il existe néanmoins une tolérance pour les draps de laine mal teints : si la première teinture n’a pas donné ce que l’on espérait, il est permis de replonger ce même drap dans un bain de teinture plus foncée, en général du gris ou du noir (à base d’écorces et de racines d’aulne ou de noyer) pour tenter de corriger les défauts des premiers bains. 21 M.-L. Heers, « Les Génois et le commerce de l’alun à la fin du Moyen Âge », Revue d’histoire économique et sociale, 32 (1954), p. 30-53 ; L. Liagre, « Le commerce de l’alun en Flandre au Moyen Âge », Le Moyen Âge, 61 (1955), p. 177-206 ; J. Delumeau, L’alun de Rome, xve-xvie siècles, Paris, SEVPEN, 1962. C’est au xvie siècle que ce commerce atteint son apogée. 22 À la fin du Moyen Âge, un usage fréquent consiste à associer le tartre et l’alun, afin d’obtenir un mordant de bonne qualité sans qu’il soit trop onéreux (le tartre coûtant bien moins cher que l’alun).
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conservés en grand nombre pour la fin du Moyen Âge. Toutefois ce sont des documents difficiles à dater et à étudier : non seulement ils se recopient tous, chaque nouvelle copie donnant un nouvel état du texte, ajoutant ou retranchant des recettes, en modifiant d’autres, transformant le nom d’un même produit, ou bien désignant par le même terme des produits différents ; mais surtout les conseils pratiques et opératoires voisinent constamment avec des considérations allégoriques ou symboliques. Dans la même phrase cohabitent des gloses sur la symbolique et les propriétés des quatre éléments (eau, terre, feu, air) et d’authentiques conseils pratiques sur la façon de remplir une marmite ou de nettoyer une cuve. En outre, les mentions de quantité et de proportion sont toujours très imprécises (« prends une bonne portion de garance et plonge-la dans une certaine quantité d’eau ; ajoute un peu de vinaigre et beaucoup de tartre… ») et les temps de cuisson, de décoction ou de macération, rarement indiqués. Cela dit, la teinturerie médiévale sait être performante, bien plus que la teinturerie antique, qui pendant longtemps n’a su bien teindre qu’en rouge. Même s’ils ont perdu le secret de la pourpre véritable23, les teinturiers médiévaux ont fait de grands progrès au fil des siècles notamment dans la gamme des bleus, des jaunes et des noirs. Seuls les blancs et les verts continuent à poser des problèmes délicats. Teindre en un blanc bien blanc n’est guère possible que pour le lin, et encore est-ce une opération complexe. Pour la laine, on se contente souvent de la teinte naturelle « blanchie » sur le pré avec l’eau fortement oxygénée de la rosée et la lumière du soleil. Mais cela est lent et long, demande beaucoup de place et est impossible en hiver. En outre, le blanc ainsi obtenu n’est pas vraiment blanc et redevient bis, jaune ou écru au bout de quelque temps24. De même, l’utilisation tinctoriale de certaines plantes (saponaires), de lessives à base de cendres ou bien de terres et de minerais (magnésie, craie, céruse) donne aux blancs des reflets grisâtres, verdâtres ou bleutés et leur ôte une partie de leur éclat25. Tous ceux, hommes ou femmes, qui, pour des raisons morales,
23 Quoi qu’aient pu écrire certains auteurs, les recettes de la pourpre antique véritable se sont perdues à partir des viiie-ixe siècles ; non seulement pour le savoir de l’Occident, qui n’en n’avait jamais bien percé tous les mystères, mais aussi pour les artisans du bassin oriental de la Méditerranée : tant en pays d’Islam qu’en terre byzantine (où l’apogée de la pourpre se situe sous Justinien), on produit au Moyen Âge une pourpre n’ayant que peu de rapports avec celle de l’Antiquité. Voir F. Michel, Recherches sur le commerce, la fabrication et l’usage des étoffes de soie, d’or et d’argent et autres tissus précieux, Paris, Crapelet, 1854, p. 6-25 (malgré sa date, cet ouvrage pionnier n’a guère pris de rides et livre encore des informations très sûres sur les tissus médiévaux). La langue du blason, en revanche, conserve au mot « pourpre » un sens chromatique pour qualifier une couleur très rare dans les armoiries médiévales et s’exprimant d’abord par une nuance grise ou noire puis, à partir du xive siècle, par une nuance violette. Voir M. Pastoureau, Traité d’héraldique, Paris, Picard, 1979, p. 101-102. 24 Il ne faut pas confondre les draps véritablement teints en blanc (même si cela est une opération difficile dont les résultats sont décevants) avec les nombreux draps « blancs » dont parlent souvent les documents comptables et marchands. Ces draps « blancs » sont des draps de luxe, non teints, exportés loin de leur lieu de production et destinés à recevoir leur teinture sur le lieu de destination. Voir H. Laurent, Un grand commerce d’exportation au Moyen Âge. La draperie des Pays-Bas en France et dans les pays méditerranéens (xiie-xve siècle), Paris, Droz, 1935, p. 210211. L’utilisation précoce de l’adjectif « blanc » dans le sens de « non coloré » est ici extrêmement intéressante. Elle prépare l’assimilation que feront les savoirs et les sensibilités modernes entre « blanc » et « incolore ». 25 Le blanchiment à base de chlore et de chlorures n’existe pas avant la fin du xviiie siècle, ce corps n’ayant été découvert qu’en 1774. Celui à base de soufre est connu mais, mal maîtrisé, il abîme la laine et la soie. Il faut en effet plonger l’étoffe pendant une journée dans un bain dilué d’acide sulfureux : s’il y a trop d’eau, le blanchiment est peu efficace ; s’il y a trop d’acide, l’étoffe est attaquée.
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liturgiques ou emblématiques, devraient être vêtus de blanc ne le sont donc jamais vraiment ni totalement. Quant au vert, il est encore plus malaisé à fabriquer et à fixer que le blanc ou le noir. Sur l’étoffe et le vêtement, les tons verts sont souvent délavés, grisés, peu résistants à la lumière et aux lessives. Faire pénétrer profondément la couleur verte dans les fibres du tissu, la rendre franche et lumineuse, éviter qu’elle ne se décolore rapidement ont toujours été des exercices difficiles pour la teinturerie européenne, de l’Antiquité romaine jusqu’au xviiie siècle. Les raisons en sont à la fois chimiques, techniques et culturelles. Pour teindre en vert, nous l’avons vu, on ne mélange pas encore dans un même bain un colorant bleu et un colorant jaune. On sait faire du vert, mais on procède autrement. Pour la teinture la plus ordinaire, on utilise des produits végétaux : des herbes comme la fougère, l’ortie ou le plantain, des fleurs comme celles de la digitale, des rameaux comme ceux du genêt, des feuilles comme celles du frêne ou du bouleau, des écorces comme celle de l’aulne. Mais aucune parmi ces matières colorantes ne donne un vert dense et stable. Le vert ne tient pas, se décolore, disparaît même sur certains tissus. De plus, la nécessité de mordancer fortement a tendance à tuer la couleur. C’est pourquoi le vert est en général réservé aux vêtements de travail, sur lesquels il a souvent – comme du reste le bleu ordinaire – un aspect grisé. Parfois on a recours à des matières colorantes minérales pour obtenir un ton plus soutenu (terres vertes, verdet, vert-de-gris), mais elles sont corrosives – voire dangereuses – et ne peuvent donner une teinture uniforme. Cette impuissance des teinturiers à fabriquer de beaux verts, des verts solides, francs et lumineux, explique le désintérêt pour cette couleur dans le vêtement à partir du xiiie siècle, lorsque les tons bleus deviennent à la mode. Du moins dans le vêtement des couches supérieures de la société. Chez les paysans, où l’on pratique le « petit teint », c’est-à-dire une teinturerie empirique à base des seules plantes indigènes (la fougère, le plantain et le genêt partout26, les feuilles de bouleau dans l’Europe du Nord) et de mordants de médiocre qualité (vinaigre, urine), le vert est fréquent, plus fréquent qu’à la cour ou qu’à la ville, mais il a souvent un aspect terne, pâle, grisé. Les lois somptuaires La plupart des informations que l’historien des couleurs peut retirer des documents concernant les teintures et les teinturiers sont confirmées et enrichies par l’étude des lois somptuaires et des règlements vestimentaires. Apparus très tôt, dès avant 1300, ces lois et règlements se multiplient dans toute la chrétienté au lendemain de la Grande Peste27. Elles semblent répondre à trois sortes de motifs. En premier lieu, une nécessité 26 D’un usage général pour teindre en jaune, le genêt sert également parfois pour teindre en vert. 27 À dire vrai, le phénomène n’est pas neuf. Dans la Grèce et la Rome antiques déjà, on dépensait des fortunes pour se vêtir et pour teindre les étoffes. Plusieurs lois somptuaires ont vainement tenté d’y remédier (pour Rome, par exemple, voir la thèse de D. P. Miles, Forbidden Pleasures: Sumptuary Laws and the Ideology of Moral Decline in the Ancient Rome, thèse de doctorat, Université de Londres, 1987). Ovide, dans son Art d’aimer (III, 171-172), s’est moqué de ces femmes de magistrats et patriciens romains qui portaient sur elles des vêtements dont la couleur valait une fortune : « Cum tot prodierunt pretio levore colores / Quis furor est census corpore ferre suos ! » (Alors qu’on trouve tant de couleurs d’un prix peu élevé / Quelle folie de porter sur soi toute sa fortune !).
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économique : limiter dans toutes les classes de la société les dépenses concernant le vêtement et ses accessoires car ce sont des investissements improductifs ; vers le milieu du xive siècle, elles atteignent dans les milieux nobles et patriciens une démesure confinant parfois à la folie. Il s’agit donc de mettre un frein à ces dépenses ruineuses, à l’endettement permanent, au luxe ostentatoire. Il s’agit également de prévenir la hausse des prix, de réorienter l’économie, de stimuler la production locale, de freiner les importations de produits de luxe venus de loin, parfois des profondeurs de l’Orient. Ensuite des préoccupations morales : renoncer aux excès du paraître et maintenir une tradition chrétienne de tempérance et de vertu. En ce sens, ces lois, décrets et règlements se rattachent à un vaste courant moralisateur qui traverse tout le Moyen Âge finissant et dont la Réforme protestante se fera l’héritière. Par là-même, la plupart de ces lois paraissent réactionnaires : elles sont hostiles aux changements et aux innovations, qui perturbent l’ordre établi et transgressent les bonnes mœurs, et elles sont souvent dirigées contre les jeunes et contre les femmes, deux catégories sociales accusées de trop rechercher le plaisir de la nouveauté. Enfin, et surtout, des raisons fortement idéologiques : instaurer une ségrégation par le vêtement, chacun devant porter celui de son sexe, de son âge, de son état, de sa dignité ou de son rang. Il faut maintenir de solides barrières, éviter les glissements d’une classe à l’autre, et faire en sorte que le vêtement reste le signe patent des classifications sociales. Rompre ces barrières c’est rompre un ordre non seulement voulu par les autorités mais aussi par Dieu, comme le proclament certains textes normatifs28. En matière d’étoffes et de vêtements, tout est réglementé selon la naissance, la fortune, la classe d’âge, les activités : la nature et la taille de la garde-robe que l’on peut posséder, les pièces qui la composent, les tissus dans lesquels celles-ci sont taillées, les couleurs dont elles sont teintes, les fourrures, les parures, les bijoux et tous les accessoires du costume. Certes, ces lois somptuaires concernent aussi d’autres domaines de la propriété (vaisselle, argenterie, nourriture, mobilier, immeubles, équipages, domesticité, animaux même), mais le vêtement en est le principal enjeu car il est le premier support de signes dans une société alors en pleine transformation et où le paraître joue un rôle de plus en plus grand. De telles lois constituent ainsi une source de premier ordre pour étudier le système vestimentaire du Moyen Âge finissant, même si elles restent souvent lettre morte : leur inefficacité entraîne leur répétition et vaut donc au chercheur des textes de plus en plus
28 Malgré quelques monographies concernant telle ou telle ville, jusque dans les années 1990 ces lois somptuaires attendaient encore leurs historiens. Parmi les travaux anciens, on lira surtout : F. E. Baldwin, Sumptuary Legislation and Personal Regulation in England, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1926 ; C. Eisenbart, Kleiderordnungen der deutschen Städte zwischen 1350-1700, Göttingen, Musterschmidt, 1962 (probablement le meilleur travail jamais consacré aux lois vestimentaires) ; V. Baur, Kleiderordnungen in Bayern vom 14. bis 19. Jahrhundert, Munich, R. Wölfle, 1975 ; D. O. Hugues, « Sumptuary Laws and Social Relations in Renaissance Italy », in J. Bossy (dir.), Disputes and Settlements: Law and Human Relations in the West, Londres, Cambridge University Press, 1983, p. 69-99 ; Id., « La moda proibita: la legislazione suntuaria nell’Italia rinascimentale », Memoria. Rivista di storia delle donne, 11-14 (1984). Plus récemment, voir N. Bulst, « La legislazione suntuaria in Francia (secoli xiii-xviii) », in M. G. Muzzarelli et A. Campanini (dir.), Disciplinare il lusso: la legislazione suntuaria in Italia e in Europa tra Medioevo e età moderna, Rome, Carocci, 2003, p. 120-136 ; C. K. Killerby, Sumptuary Law in Italy (1200-1500), Oxford, Clarendon Press, 2002, ou M. G. Muzzarelli (dir.), La legislazione suntuaria. Secoli xiii-xvi. Emilia-Romagna, Rome, Ministero per i beni e le attività culturali-Direzione generale per gli archivi, 2002.
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longs et précis – et d’une précision chiffrée qui dans certains cas devient extravagante29. Or ces textes, malheureusement restés pour une bonne part inédits, parlent beaucoup des couleurs. Certaines d’entre elles sont interdites à telle ou telle catégorie sociale non pas en raison de leur coloration voyante ou immodeste, mais parce qu’elles sont obtenues au moyen de matières de trop grand prix, dont l’usage est réservé aux vêtements des personnes de haute naissance, fortune ou condition : ainsi, en Italie, les célèbres « écarlates de Venise », draps de couleur rouge teints à partir d’une variété de kermès particulièrement onéreuse, destinée aux princes et aux grands dignitaires. Partout, les couleurs trop riches ou trop voyantes sont interdites à tous ceux qui doivent afficher une apparence digne et réservée : les clercs, bien sûr, mais aussi les veuves, les magistrats et tous les gens de robe longue. D’une manière générale, la polychromie, les contrastes trop violents, les vêtements rayés, échiquetés (à décor en damier) ou bariolés sont prohibés30. Ils sont jugés indignes d’un bon chrétien. Cependant, les lois somptuaires et les règlements vestimentaires ne sont pas seulement bavards sur les couleurs interdites ; ils le sont aussi sur les couleurs prescrites. Ici ce n’est plus la qualité du colorant qui est en cause mais bien la couleur elle-même, fonctionnant presque de manière abstraite, indépendamment de sa nuance, de sa matière ou de son éclat. Elle ne doit pas se faire discrète mais au contraire se faire remarquer car elle constitue un signe distinctif, un emblème obligé, une marque infamante, désignant telle ou telle catégorie d’exclus ou de réprouvés, partout les premiers visés. Pour le maintien de l’ordre établi, des bonnes mœurs et des traditions ancestrales, il est indispensable de ne pas confondre les honnêtes citoyens avec les individus qui se situent sur les marges de la société, voire en dehors de celle-ci. La liste est longue de tous ceux qui peuvent être concernés par ces prescriptions de type chromatique. Tout d’abord les hommes et les femmes qui exercent une activité dangereuse, déshonnête ou simplement suspecte : médecins et chirurgiens, bourreaux, prostituées, usuriers, jongleurs et musiciens. Ensuite ceux qui ont été condamnés, à un titre ou à un autre, depuis les simples ivrognes ayant causé du désordre sur la voie publique jusqu’aux faux témoins, aux parjures, aux voleurs et aux blasphémateurs. Puis différentes catégories d’infirmes, l’incapacité – physique ou mentale – étant toujours dans les systèmes de valeurs médiévaux le signe d’un grand péché : boiteux, estropiés, cagots, lépreux, « pauvres de corps et crestins de tête ». Enfin, les non chrétiens, juifs et musulmans, dont les communautés sont nombreuses dans plusieurs villes et régions, surtout dans l’Europe méridionale31. C’est du reste essentiellement pour eux qu’au xiiie siècle, lors du quatrième concile de Latran 29 Voir, à propos des mariages et des funérailles à Sienne au xive siècle, les exemples cités par M. A. Ceppari Ridolfi et P. Turrini, Il mulino delle vanità. Lusso e cerimonie nella Siena medievale; con l’edizione dello Statuto de Donnaio (1343), Sienne, Il Leccio, 1996, p. 31-75. D’une manière plus générale, sur cette folie du nombre à la fin du Moyen Âge, J. Chiffoleau, La comptabilité de l’au-delà : les hommes, la mort et la religion dans la région d’Avignon à la fin du Moyen Âge (vers 1320-vers 1480), Rome, École française de Rome, 1981. 30 M. Pastoureau, L’étoffe du diable…, op. cit., p. 17-37. 31 Des travaux nouveaux sur l’ensemble de ces marques discriminatoires et signes d’infamie seraient les bienvenus. En attendant une étude de synthèse, force est de renvoyer, encore et toujours, au médiocre travail d’U. Robert, « Les signes d’infamie au Moyen Âge : juifs, sarrasins, hérétiques, lépreux, cagots et filles publiques », Mémoires de la Société nationale des Antiquaires de France, 49 (1888), p. 57-172. On complètera ce travail, aujourd’hui dépassé sur bien des points, par les informations dispersées qui ont été publiées dans les articles et ouvrages récemment consacrés aux prostituées, aux lépreux, aux cagots, aux Juifs, aux hérétiques et à tous les exclus et réprouvés de la société médiévale.
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(1215), l’utilisation de ces insignes chromatiques semble avoir été prescrit pour la première fois. Cet usage est lié à l’interdiction des mariages entre chrétiens et non chrétiens et à la nécessité de bien identifier ces derniers32. Cependant, quoi qu’on ait pu écrire à ce sujet, il est patent qu’il n’existe aucun système de marques de couleurs commun à toute la Chrétienté pour désigner les différentes catégories d’exclus. Au contraire, les usages varient grandement d’une région à l’autre, d’une ville à l’autre, et à l’intérieur d’une même ville, d’une époque à l’autre. À Milan et à Nuremberg, par exemple, villes où, au xve siècle, les textes réglementaires deviennent nombreux et pointilleux, les couleurs prescrites – aux prostituées, aux lépreux, aux juifs – changent d’une génération à l’autre, presque d’une décennie à l’autre. Toutefois, on observe, ici comme ailleurs, un certain nombre de récurrences dont il vaut la peine de dégager les grandes lignes. Cinq couleurs seulement prennent place sur ces marques discriminatoires : le blanc, le noir, le rouge, le vert et le jaune ; le bleu, quant à lui, n’est pour ainsi dire jamais sollicité33. Ces cinq couleurs peuvent intervenir de différentes manières : soit seules, la marque étant alors monochrome ; soit en association, la bichromie constituant le cas le plus fréquent. Toutes les combinaisons se rencontrent, mais celles qui reviennent le plus souvent sont le rouge et blanc, le rouge et jaune, le blanc et noir et le jaune et vert. Les deux couleurs sont associées comme dans les figures géométriques du blason : parti, coupé, écartelé, fascé, palé. Si l’on tente une étude par catégories d’exclus et de réprouvés, on peut remarquer (en simplifiant beaucoup) que le blanc et le noir concernent surtout les misérables34 et les infirmes (notamment les lépreux) ; le rouge, les bourreaux et les prostituées ; le jaune, les faussaires, les hérétiques et les juifs ; le vert, soit seul soit associé au jaune, les musiciens, les jongleurs, les bouffons et les fous. Mais il existe de nombreux contre-exemples. Parmi les lois somptuaires et règlements vestimentaires, nous avons la chance d’avoir conservé un document exceptionnel qui nous donne une bonne « photographie » des couleurs du vestiaire des dames de Florence dans les années 1343-1345, juste avant l’arrivée de la peste. Ce document, transcrit dans un ensemble de manuscrits endommagé par une crue de l’Arno en 1966, porte pour titre Prammatica del vestire35. Il s’agit d’une sorte
32 S. Grayzel, The Church and the Jews in the 13th Century, New York, Hermon Press, 1966 (1933), p. 60-70 et 308-309. Notons cependant que ce même quatrième concile de Latran impose aussi aux prostituées le port de marques ou de pièces de vêtements spécifiques. 33 Est-ce parce qu’à la fin du Moyen Âge il représente une couleur trop valorisée ou trop valorisante pour intervenir dans un tel système de signes ? Ou bien, est-il désormais trop répandu dans le vêtement pour constituer un écart, une marque distinctive visible de loin ? Ou encore, comme je le crois plus volontiers, est-ce parce que les prémisses de ces marques chromatiques – qui restent à étudier – se mettent en place avant la promotion sociale de la couleur bleue, avant même le quatrième concile de Latran (1215), lorsque le bleu est encore symboliquement trop pauvre pour avoir une réelle signification vestimentaire ou signalétique ? Voir M. Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil, 2006, p. 73-85. 34 En Écosse, un règlement vestimentaire daté de 1457 prescrit aux paysans le port de vêtements « gris » pour les jours ordinaires et réserve le bleu, le rouge et le vert aux seuls jours de fête. The Acts of Parliaments of Scotland, Londres, James Alexander Fleming, 1966, t. II, p. 49, § 13. Voir A. Hunt, Governance of the Consuming Passions. A History of Sumptuary Law, Londres-New York, Macmillan-St. Martin’s Press, 1996, p. 129. 35 Florence, Archivio di Stato, Giudice degli appelli di nullita, ms. 117. Le volume comporte 308 feuillets et mesure 30 × 24 cm. Le titre de Prammatica (à comprendre comme « Pratiques réglementaires ») semble lui avoir été donné au xvie siècle. L. Gérard-Marchant et al. (éd.), Draghi rossi e querce azzurre. Elenchi descrittivi di abiti di lusso (Firenze 1343-1345), Florence, Sismel-Edizioni del Galluzzo, 2013.
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d’inventaire général de la garde-robe des femmes, ou du moins de celles appartenant à la noblesse, au patriciat ou au popolo grasso, inventaire effectué par différents notaires afin de mettre en application les récentes lois somptuaires et de taxer tout ce qui doit l’être36. Les autorités veulent en effet réduire les dépenses de luxe et, en matière de vêtements, lutter contre les modes nouvelles, jugées indécentes ou excentriques (robes bariolées, échancrées, découpées et surtout beaucoup trop près du corps). Elles veulent aussi, comme toujours, maintenir des barrières entre les différentes classes et catégories sociales : chacun doit rester à sa place et s’habiller selon son état, son rang, sa fortune et son nom. À partir de l’automne 1343 et jusqu’au printemps 1345, chaque Florentine de la bonne société doit donc présenter son trousseau devant le notaire de son quartier, lequel compte, nomme et décrit les différentes pièces qui le composent, en s’efforçant de donner pour chaque vêtement, dans un latin hésitant et tourmenté, le maximum de précisions : textiles, formes, coupes, dimensions, couleurs, décors, doublures, accessoires. Ces informations sont transcrites dans différents cahiers, aujourd’hui regroupés en un volume unique, aux écritures peu soignées, fortement abrégées et difficiles à lire. Au total, 3 257 notices recensant 6 874 robes et manteaux, 276 parures de tête, un grand nombre d’accessoires de toutes sortes, le tout appartenant à plus de 2 420 femmes, certaines apparaissant plusieurs fois. L’ensemble constitue un document en tous points exceptionnel, non seulement pour l’histoire du vêtement et celle de la société, mais aussi pour l’histoire du vocabulaire et celle de la description37. Christiane Klapisch-Zuber ayant présenté en détail ce document quelques pages en amont, disons ici seulement quelques mots à propos des couleurs. Celles-ci sont variées mais les tons rouges dominent nettement (environ 65% de l’ensemble des pièces), tantôt seuls, tantôt associés en bichromie (mi-partis, damiers, rayures de toutes sortes) aux jaunes ou aux verts, parfois aux blancs, plus rarement aux bleus ou aux noirs. La grande mode des noirs, alors commençante à Milan, ne touchera Florence qu’à la fin du siècle. Les notaires, à l’aide d’un lexique diversifié, où se mêlent termes latins et termes verna culaires, mots dialectaux et mots techniques, formulations alambiquées et néologismes audacieux, s’efforcent de nommer avec une grande précision les différentes nuances de tous ces rouges. La palette est vaste : rouges clairs ou foncés ; rouges ternes ou éclatants ; rouges unis ou « mêlés » ; rouges rompus, grisés, désaturés ; rouges tirant vers le rose, l’orangé, le violet, le roux, le fauve, le brun. Les teinturiers semblent avoir pu tout réaliser dans cette gamme de couleur et proposer à leur clientèle un répertoire chromatique bien plus diversifié que pour n’importe quelle autre teinte. Les bleus et les jaunes, pourtant abondants, sont loin d’être aussi variés. De là à penser que l’offre répond à la demande, il n’y a qu’un pas : les belles dames de Florence aiment le rouge, tous les rouges, à la veille de la Grande Peste Noire.
36 L. Gérard-Marchant, « Compter et nommer l’étoffe à Florence au Trecento (1343) », Médiévales, 29 (1995), p. 87-104. Le manuscrit, copié sur papier, a été fortement endommagé et reste difficile à lire. Malgré d’habiles restaurations, environ 10% du texte sont à tout jamais perdus. 37 L. Gérard-Marchant, Draghi rossi…, op. cit.
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Drôles d’habits… Des vêtements pour les bêtes (xiiie-xvie siècle) L’importance du vêtement dans la civilisation médiévale dépasse le cadre de la société humaine. Pour des raisons pratiques, par anthropomorphisme et par jeu, on allait jusqu’à habiller les animaux, aussi bien les bêtes vivantes que leur représentation sous forme de jouets. Il en est ainsi des montures des poupées de mode, cadeaux princiers1. En 1454, une « poupee de Paris faicte en façon d’une damoiselle a cheval » est achetée à un « marchant de Paris, suivant la cour », pour être offerte « a Madeleine de France, pour sa plaisance »2. Le « petit bâtard » du Maine, de séjour à Arles en 1479, se voit aussi offrir « un petit cheval, selle et harnoys »3. Les comptabilités confirment la nature textile de ces houssures miniatures4, comme en témoigne, au milieu du xvie siècle, le « veloux rouge cramoisy haulte couleur […] pour faire caparasson a un petit cheval de bois » donné en 1556 par la reine à son fils le duc d’Orléans5. Mais, si l’on excepte les armures d’équidés, en métal, et les éléments de sellerie, plus rares car plus fragiles6, les habits d’animaux ont laissé peu de traces. Aux sources écrites et à l’archéologie, il convient donc d’associer l’iconographie, qui fait une large place au monde animal, et notamment à la mode pour les bêtes, « fashion for animals », entendue comme partie intégrante de la culture matérielle de l’aristocratie7.
1 En 1493, de telles poupées sont envoyées en présent par la reine de France à la reine d’Espagne : V. Gay et H. Stein, Glossaire archéologique du Moyen Âge et de la Renaissance, Paris, Société bibliographique, 1887-1928, t. II, p. 272, article Poupine. 2 A.N. KK 55, f. 89r, cité in Id., p. 273. 3 G. Arnaud d’Agnel, Les comptes du roi René, Paris, Picard, 1908, t. III, article 4650, B 2484, f. 10r. 4 V. Gay et H. Stein, Glossaire…, op. cit., t. II, p. 273, article Poupine. 5 Ibid., t. I, p. 367, article Cheval de bois. 6 Si l’iconographie dépeint occasionnellement les brides, rênes et étrivières (voir le Livre de la mémoire artificielle, Italie, xve siècle. Paris, BnF, ms. Latin 8684), seule l’archéologie permet de mettre pleinement en évidence les pièces les plus modestes, en cuir, du harnachement des chevaux. Voir, pour Besançon, C. Goy, V. Montembault et C. Munier, « Harnachement de cheval dans un contexte bisontin du xve siècle », in É. Lorans (dir.), Le cheval au Moyen Âge, Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2017, p. 129-132. 7 Voir l’introduction de J. B. Friedman, « Coats, Collars and Capes: Royal Fashions for Animals in the Early Modern Period », Medieval Clothing and Textile, 12 (2016), p. 62-94, ici p. 62-63. Danièle Alexandre-Bidon • GAM-CRH, EHESS Le vêtement au Moyen Âge. De l’atelier à la garde-robe, éd. par Danièle Alexandre-Bidon, Nadège Gauffre Fayolle, Perrine Mane et Mickaël Wilmart, Turnhout, 2021 (Culture et société médiévales, 38), p. 229-254 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.CSM-EB.5.120829
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Le règne animal : un patchwork de sources Outre certains oiseaux nobles, trois bêtes faciles à domestiquer ou à dompter sont particulièrement concernées par le vêtement animal : le singe, le chien et le cheval. Les vêtements pour les bêtes apparaissent non seulement dans les comptabilités aristocratiques, mais également, à partir du xvie siècle, dans les recueils de modèles pour couturiers, qui consacrent des chapitres entiers aux costumes de joute et de quintaine tant pour les hommes que pour les chevaux8. La plus noble conquête de l’homme est le principal objet de telles attentions, car il fait partie du paraître aristocratique : rien n’est épargné pour le protéger et l’embellir. Comptes et contes
Pour autant, les historiens se sont peu intéressés à ce sujet qu’ils n’abordent guère sous l’angle matériel, leur curiosité se portant plutôt sur les militaria et les métaux précieux qui apparentent les éléments de harnois à de véritables œuvres d’art9. Ainsi, en dépit des très nombreuses informations sur le sujet présentes, de manière éparse, dans les différents types de sources, peu de travaux s’intéressent aux houssures du cheval. Outre les mentions relevées par Victor Gay et Henri Stein dans leur Glossaire10, seules quelques lignes ont été écrites à ce sujet par Bernard Ribémont dans son ouvrage sur le cheval au Moyen Âge11, qui cite également les accessoires du costume équestre, clochettes ou cloches qui ornent, les premières, le harnais des poneys pour enfants, les secondes les houssures de joute12. Contrairement aux sources normatives, les citations littéraires sont pour le moins ambiguës. Dans la littérature du xiiie siècle, fabriquer des vêtements pour animaux est présenté comme une incongruité. Dans un dit énumératif, La Jengle au ribaut, un artisan fait sa publicité en disant fabriquer des « frains a vaches, / et ganz à chiens / coiffes à chièvres » et « hauberts à lièvres »13. Mais l’humour, décalé, réside en ce que l’on fait bien des freins, non pour les vaches, mais pour les chevaux, des coiffes et des hauberts, non pour les chèvres et les lièvres, mais pour les chiens et les singes, et même pour les équidés. Un loup harnaché à la manière d’un cheval14, tel qu’on peut en voir dans les marges d’un livre d’heures, est chose tout à fait improbable. Mais un « harnois » de chien, en revanche, est une réalité : dans l’iconographie du xvie siècle, on peut voir des garçonnets promener à califourchon sur un chien ainsi harnaché une poupée-soldat en armure.
8 Par exemple, pour Madrid, Tailor’s Pattern Book, 1580 : Libro De Geometria, Pratica y Traca de Juan de Alcega. Pour les pays de l’Est, voir K. Barich et M. McNealy, Drei Schnittbücher: Three Austrian Master Tailor Books of the 16th Century, s.l., Nadel und Faden Press, 2015, et M. ŠimŠa, Knihy krejčovských střihů v českých zemích v 16. až 18. století/ Tailors’s Pattern Books in the Czech Lands in the 16th-18th Centuries, Strážnice, Národní ústav lidové kultury, 2013. Je remercie Sébastien Passot de m’avoir signalé ces ouvrages. 9 Voir par exemple, sur les muserolles et têtières orfévrées, A. M. Chodyński, Kagańce Końskie, Malbork, Muzeum Zamkowe, 1986. 10 V. Gay et H. Stein, Glossaire…, op. cit., p. 39-40. 11 B. Prévot et B. Ribémont, Le cheval en France au Moyen Âge, Orléans, Paradigme, 1994, p. 158-159. 12 Roman de Jean de Paris ; Id., Ibid., p. 158. 13 Cité dans M. Jeay, Le commerce des mots. L’usage des listes dans la littérature médiévale (xiie-xve siècle), Genève, Droz, 2006, p. 89-90. 14 Livre d’heures à l’usage de Paris, xvie siècle. Paris, BnF, ms. Latin 1393, f. 138v.
drôles d’ha bits… Les images : aux marges de la réalité
Les images, quant à elles, procurent quantité d’informations sur les habits des bêtes. Mais elles ne concernent pas tous les animaux : certains, tel l’ours, sont trop sauvages pour être habillés sans danger et ils n’arborent au mieux qu’un collier orné d’un grelot qui permet de les éviter (ou de les retrouver) dans le parc, voire à l’intérieur du château15. Par ailleurs, la plupart des représentations d’animaux habillés sont irréalistes, symboliques, allégoriques ou métaphoriques16. Dans les manuscrits enluminés, nombreux sont les grotesques de marges où les animaux les plus variés sont vêtus en humains17, mais c’est presque toujours pour se moquer par procuration des enfants, des femmes, des gens d’Église et même des chevaliers. Le cas des primates est de loin le plus complexe à interpréter : miroir de l’homme dans les images, le singe est tantôt grotesque, tantôt réaliste18. Vêtu d’une chemise d’enfant, reconnaissable à ce qu’elle est largement fendue sur les fesses, un singe s’occupe d’un bébé qui, lui, est resté… à poil(s)19. L’on peut y voir un symbole de monde à l’envers, mais on peut aussi se souvenir du fait que, dans l’aristocratie, les tout-petits sont laissés nus à l’heure du jeu ou de l’allaitement, tandis que les singes domestiques, dits « de chambre », peuvent être habillés… Dans les images, il n’est guère de bêtes qui ne soient humanisées par les enlumineurs. On en trouve quantité d’exemples dans les marges des manuscrits. Mais toutes ces images n’ont pas le même statut. Les Grandes heures du duc de Berry offrent au regard des portraits naturalistes de singes à chaperons. En revanche, d’autres, surtout celles figurant des animaux en pied s’affairant à des activités humaines, sont destinées à déclencher le rire et leur réalisme doit pour le moins être mis en doute ! Ainsi voit-on des renards en aumusse, comme dans les Heures de Marie de Bourgogne20, des poules en chaperon de deuil, des truies à coiffe féminine ou des chats en habit de prêtre ou de moine21. Tout irréalistes qu’elles soient, ces dernières représentations n’en apportent pas moins des informations d’ordre social. Elles dévoilent des tensions religieuses, notamment aux xve et xvie siècles22. Le renard est la figure du prêtre séducteur ou du prédicateur abusif. Le chat celui du religieux chafouin. Ces images riches de sens sont même susceptibles d’influencer le réel : ainsi, à Londres,
15 Jeune ours face à un lévrier dans une marge des Chroniques de Froissart, 1470-1475. Paris, BnF, ms. Français 2643, f. 180r. 16 Ainsi, comment interpréter la figure de chien aux épaules recouvertes d’une écharpe ou ceinture dessinée par Dürer pour illustrer des Hieroglyphica d’Horapollon ? Berlin, Kupferstichkabinett, Fonds Dessins, inv. KdZ8464. 17 Sur les animaux dans les marges, voir M. Camille, Images dans les marges. Aux limites de l’art médiéval, Paris, Gallimard, 1997 ; J. Wirth, Les marges à drôleries des manuscrits gothiques (1250-1350), Genève, Droz, 2008 ; A. Gaudron, Le singe médiéval. Histoire d’un animal ambigu : savoirs, symboles et représentations, thèse de l’École des chartes, dir. P. Plagnieux, Paris, 2014. 18 Dans des Chroniques de Froissart, Bruges, 1470-1475 (Paris, BnF, ms. Français 2643, f. 292r), deux singes en chaperon jouent au jeu du bâton, selon un modèle courant, celui du jeu d’adolescent, et, sous l’effort, l’un d’eux défèque. 19 Heures à l’usage de Paris, xve siècle. Amiens, BM, ms. Lescalopier 19, f. 65r. 20 Autre exemple : le renard prêchant aux poules du Missel-Pontifical de l’évêque Michel Guibé, f. 38v, Rennes, 1485 (Rennes, Bibl. Univ.). 21 Heures à l’usage de Rouen, xve siècle. Paris, BnF, ms. Latin 1178. Reproduit dans L. Bobis, Les neufs vies du chat, Paris, Gallimard, 1991, p. 52. 22 Dans une gravure illustrant un pamphlet, un chat anthropomorphe déguisé en franciscain incarne Thomas Murner, opposant à la doctrine luthérienne en Alsace. Les Luthériens se moquaient de son nom évoquant le ronronnement du chat : « murr » en l’associant au fou : « narr » : Thomas Murner, Sur le grand fou luthérien, 1522. Voir L. Bobis, Les neufs vies…, op. cit., p. 62.
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pendant la Réforme, les protestants associant le chat, « cat », aux catholiques, un félin fut rasé et habillé de vêtements ecclésiastiques avant d’être pendu23… De toutes les marginalia figurant les animaux vêtus, on ne retiendra donc, par prudence, que ceux qui n’imitent pas une activité humaine et qui se tiennent simplement accroupis, de manière naturelle, comme on peut en voir un exemple dans le livre de prières de Charles le Téméraire, où un singe est habillé d’un chaperon rouge24 ; c’est également un chaperon rouge qu’arbore, au bout d’une file d’érudits et de philosophes, un singe savant dont la ceinture munie d’une boucle montre bien qu’il s’agit d’un animal familier, puisque susceptible d’être tenu en laisse et d’être habillé par ses maîtres25 (fig. 1). Loin d’être uniquement des grotesques, les images de bêtes vêtues, en nombre non négligeable, reflètent donc une réalité aristocratique bien renseignée par les textes comptables. Beaucoup d’entre elles, néanmoins, ne portent que des accessoires du costume : les chèvres et les moutons familiers, choisis comme animaux de compagnie ou intégrés aux ménageries princières, sont reconnaissables aux rubans, clochettes ou colliers munis d’un anneau destiné à accrocher une laisse à leur cou, tous accessoires que l’on trouve aussi, dès les temps carolingiens26, au col des biches apprivoisées vivant dans les parcs des puissants27. Un habillage culturel Raisons pratiques
Vêtir les animaux répond d’abord à des raisons pratiques : un vêtement permet de tenir chaud à un animal exotique. Il importe aussi d’aveugler, pour les faire obéir, les bêtes telles que les chevaux ou les oiseaux : il faut ainsi disposer de « chapalez », « chapalet » (autrement dit « chapelet », petit chapel), tels ceux que le demi-frère du duc de Savoie commande pour ses faucons et gerfauts28. Certains de ces chapeaux en tissu pouvaient faire l’objet de coutures aussi savantes qu’élégantes29, toujours dépeintes par les artistes30,
23 Voir É. Lecuppre-Desjardins, « L’ennemi introuvable ou la dérision dans les villes des terres du Nord », in É. Crouzet-Pavan et J. Verger (dir.), La dérision au Moyen Âge. De la pratique sociale au rituel politique, Paris, PUPS, 2007, p. 143-161, ici p. 156, note 34. 24 Los Angeles, J. Paul Getty Museum, ms. 37, f. 32v. Image reproduite dans B. Bousmanne et T. Delcourt (dir.), Miniatures flamandes 1404-1482, Paris, BnF-Bibliothèque royale de Belgique, 2011, p. 116. 25 Avicenne, Aquin, Averroes, et autres philosophes grecs, traduction latine des Œuvres d’Aristote, avec les Commentaires d’Averroes et l’Isagoge, Girolamo da Cremona, éd. Andrea Torresano de Asula, Bartolomeo de Blavis, t. II, Venise, 1483, frontispice des Métaphysiques. New York, Pierpont Morgan Library, PML, 21194-21195. 26 Évangiles de Saint-Médard de Soissons, Aix-la-Chapelle, vers 800. Paris, BnF, ms. Latin 8850, f. 6v. 27 Biche au large collier rouge, tenue en laisse par une noble dame portant dans ses bras heaume et écu aux armes d’une biche, dans les Heures dites de Luxembourg, Flandre et France (Dijon), 2e quart du xve siècle. Saint-Pétersbourg, Bibliothèque nationale de Russie, ms. Rasn O. v I, 6, f. 111v. 28 A. de Riedmatten, Humbert le Bâtard. Un prince aux marches de la Savoie (1377-1443), Cahiers lausannois d’histoire médiévale, Lausanne, Unil, 2004, p. 236, 275, 390. 29 Pisanello, Jeune faucon pèlerin encapuchonné, dessin aquarellé. Paris, musée du Louvre, inv. 2453. 30 Maître des portraits des princes, actif à Bruxelles vers 1480. Portrait d’Englebert II, comte de Nassau, huile sur bois, Amsterdam, Rijksmuseum.
drôles d’ha bits…
Fig. 1. Singe à chaperon rouge et ceinture à anneau pour laisse. Œuvres philosophiques, éd. Andrea Torresano de Asula, Bartolomeo de Blavis, vol. II, Venise, 1483 (New York, Pierpont Morgan Library, PML, 21194-21195).
et tous les accessoires de la fauconnerie sont, en milieu princier, rehaussés de broderies d’or, de perles, voire de pierres précieuses31. Objectifs symboliques
Vêtir les bêtes participe aussi et surtout de la mise en scène du prestige du prince par l’emblématisation des animaux qui vivaient dans l’intimité des puissants32. Cette pratique, qui n’est en rien anodine, traduit un fait de gouvernance tout autant qu’un sentiment de proximité entre l’homme et l’animal, souvent entendu comme exemplaire. À la bête est reconnue une part sinon d’humanité, du moins d’aptitude à se hausser au-dessus de la nature pour acquérir au contact de l’homme un début de culture. Habiller les animaux est d’ailleurs un usage qui ne se limite pas au Moyen Âge, ni même à l’Occi 31 Voir C. Beck et É. Rémi, Le faucon, favori des princes, Paris, Gallimard, 1990, p. 48-49. 32 Il faut renoncer, pour la haute aristocratie, au clivage entre animal domestique et animal exotique. Le singe, notamment, est, au palais, aussi domestique qu’un chat ou un chien. Voir A. Gaudron, Le singe médiéval…, op. cit., 3e partie, chapitre 1. Il est d’ailleurs appelé « sinje privez » dans les textes littéraires (notamment dans Gace de la Buigne : Le Roman des Deduis). Voir J. N. Faaborg, Animaux domestiques dans la littérature narrative au Moyen Âge, Copenhague, Museum Tusculanum Press-Université de Copenhague, 2006 (e-book), p. 200.
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dent. Dans d’autres aires culturelles que celles du continent européen, vêtir les bêtes était, hier encore, associé à des rituels religieux tels que la bénédiction des animaux33. La comparaison avec le système vestimentaire des hommes s’impose aussi pour les chiens, dont l’intelligence est reconnue par les auteurs de livres cynégétiques tels que Gaston Phébus34, pour les singes, animaux domestiques dans l’aristocratie, et même pour les cochons, mais dans un contexte très particulier étudié notamment par Michel Pastoureau, celui d’une exécution judiciaire : en 1386, à Falaise, une truie condamnée pour avoir mangé un bébé est habillée « en habits d’homme », c’est-à-dire, selon les érudits du xixe siècle, avec une veste, des hauts-de-chausse et des gants35. Par surcroît, sa tête au groin tranché fut recouverte d’un masque « à figure humaine ». Ainsi vêtue, la truie fut traînée jusqu’à l’échafaud et exécutée devant un public composé d’hommes et d’une « multitude de cochons »36. Nature et culture
La seconde raison est culturelle et elle révèle le rapport que l’homme médiéval entretient avec la nature, et particulièrement avec les bêtes sauvages des bois alentour : sont concernés les genettes ou écureuils apprivoisés37, les marmottes ou les lièvres38, les bouquetins, les biches, les cerfs que l’on attrape au lasso et que l’on dresse à la longe, comme un cheval sauvage, ainsi que le montre l’enlumineur des marges d’un psautier anglais du xive siècle39. Toutes ces bêtes, comme les animaux exotiques des ménageries princières – guépards, lions… –, sont dotées de colliers le plus souvent en cuir rouge40. Ces colliers armoriés permettent à tout un chacun de reconnaître le caractère privé de l’animal, s’il s’enfuit, et de le ramener à son propriétaire. Il en est d’ailleurs de même des grands oiseaux tels que le paon ou le cygne. Le premier, symbole d’éternité et ornement des parcs de châteaux, arbore un collier en pendentif41. Le second, emblème de plusieurs familles de haut rang, tant en France qu’en Angleterre, vit en liberté tout en étant doté d’un collier enrichi d’un écusson aux armes de son seigneur et maître. Retrouvé dans une autre seigneurie, il était ramené dans le parc de son château d’origine. Il était assurément plus beau à voir ainsi que les cygnes au bec marqué de l’aristocratie anglaise, procédé
33 Voir la fête mexicaine qualifiée de « très ancienne coutume » dans un reportage photographique : « Une très ancienne coutume », Fillette, 517 (14 juin 1956). 34 G. Phébus, Le livre de la chasse, Paris, Philippe Lebaud Éditeur, 1986, p. 73. 35 L. Braquehais, « Curieuses exécutions en Normandie au Moyen-âge », La Normandie littéraire, mars 1892 ; M. Pastoureau, Le cochon, Paris, Gallimard, 2013, p. 109. 36 É. Agnel, Curiosités judiciaires et historiques. Procès contre les animaux, Paris, J. B. Dumoulin, 1858, p. 7 ; M. Pastoureau, Les animaux célèbres, Chamalières, Bonneton, 2001. 37 Par exemple, dans l’illustration de la rubrique « Noisetier » de l’Enchiridion virtutum vegetabilium, animalium, mineralium rerumque omnium explicans naturam, juvamentum, nocumentum remotionemque nocumentorum eorum, Venise, fin du xve siècle. Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. 2396, f. 5r. 38 J. B. Friedman, « Coats, Collars… », art. cit., p. 7 et 93, et p. 81. 39 Macclesfield Psalter, East Anglia, xive siècle. Cambridge, Fitzwilliam Museum, ms. I-2005, f. 193v. 40 Voir par exemple le très jeune cerf dont les dagues poussent, orné d’un collier d’apparat, couché aux pieds d’un pape dans la fresque du Pellegrinaio, à Sienne : P. Torriti, Il Pellegrinaio nello spedale di Santa Maria delle Scala a Siena, Sienne, Lions Club Siena, 1987, p. 52. 41 Livre d’heures à l’usage de Paris, xvie siècle. Paris, BnF, ms. Latin 1393, f. 138v.
drôles d’ha bits…
Fig. 2. Cygne avec collier métallique pour laisse. Giovannino de’ Grassi (Lombardie, cour des Visconti, 1350-1398), Taccuino di disegni, p. 19v. (Bergame, Biblioteca civica Angelo Mai, Cassaf. 1.21).
destiné à la gestion des effectifs42. Le collier de métal, porté haut sur le cou43 (fig. 2) permettait non seulement la tenue en laisse mais aussi l’habillage de cet oiseau par une cape pèlerine accrochée au collier, comme on en voit un exemple dans un livre d’heures du xve siècle44 (fig. 3). L’animal emblématique d’un prince est ainsi ennobli par le port d’un habit particulier, le manteau, caractéristique de l’état de chevalerie. A contrario, d’autres bêtes vivant dans les châteaux peuvent être marquées au coin du ridicule par des coiffes habituellement portées par les paysans ou les bouffons. 42 Sur ce point, voir B. Van den Abeele, « Oiseaux dans la maison médiévale : familiers, hôtes forcés, rêves apprivoisés », in C. Thomasset (dir.), D’ailes et d’oiseaux au Moyen Âge. Langue, littérature et histoire des sciences, Paris, Champion, 2016, p. 159-176, ici p. 164 et note 27. 43 Giovannino de’ Grassi (Lombardie, cour des Visconti, 1350-1398), Taccuino di disegni, p. 19v. Bergame, Biblioteca civica. 44 Lyon, BM, ms. 6022, f. 79v, marge droite.
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da n i èl e a lex an dr e-b idon
Fig. 3. Cape bleue vraisemblablement accrochée à un collier. Livre d’heures, France, xve siècle (Lyon BM, ms. 6022, f. 79v, marge droite).
Vêtir les bêtes les plus proches de l’homme Le singe
Les singes, miroir grimaçant de l’homme, sont considérés comme des fous de cour. Ils font rire. Le simple fait de les vêtir accentue le sentiment de grotesque. Le plus souvent, ils ne portent, comme seul accessoire vestimentaire, qu’un collier ou une ceinture, tous deux agrémentés d’un anneau susceptible de recevoir la chaîne du boulet qui les empêche de sauter çà et là, comme dans le Bréviaire de Marie de Savoie. Si l’on en croit un dessin de Pisanello, ils portent la ceinture même lorsqu’ils sont laissés libres de leurs mouvements45. À en juger au nombre des images qui en font état, il semble aussi que l’on s’amusait souvent à les coiffer d’un chapeau : soit une simple caule46, un bonnet comparable à celui des enfants ou des paysans, soit un petit chaperon, figuré de couleur bleue au xiiie siècle47, plus souvent de couleur rouge48 au xve siècle49. Parfois, il s’agit d’un chaperon de fou avec des oreilles d’âne50. La garde-robe simiesque peut être plus développée : les singes des plus grands 45 46 47 48
Pisanello, dessin. Paris, musée du Louvre. Milan, Bibl. Trivulziana, ms. 817, f. 1r. Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, vers 1285. Valenciennes, BM, ms. 320, f. 77v. Livre de prières de Charles le Téméraire, Los Angeles, J. Paul Getty Museum ; Heures de Marie de Bourgogne, Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. 1857, f. 79v. 49 Exemple de chaperon non teint : Guillaume Fillastre, Histoire de la Toison d’or, xve siècle. 50 Jost Haller, Paris, BnF, ms. Latin 13279 ; Vienne, Öst. Nat. Bibl., ms. 1857, f. 27r.
drôles d’ha bits…
Fig. 4. Robe rouge fourrée pour singe, à capuche. Carpaccio, Retour des ambassadeurs à la cour d’Angleterre, Venise, 1490-1495.
aristocrates ont des ensembles vestimentaires riches et à la mode. Outre les accessoires du costume animal tels que le collier de cuir rouge « garni de boucles », qui sert à les tenir en laisse51, les singes sont habillés de « robes » qui les protègent du froid en hiver. Ainsi, pour le singe de compagnie d’Isabeau de Bavière, est commandée à « Jehan Le Lorrain, cousturier », début mars 1417, une « robe fourrée de gris » d’un bon prix, 60 sous, trois fois celui d’un mouton acheté pour nourrir le léopard de la reine52. Dans la Venise de la fin du xve siècle peinte par Carpaccio (fig. 4), un singe apparaît en robe rouge également fourrée, dotée d’un capuchon et ornée de fentes et taillades (les crevés)53. On les habille aussi par souci d’emblématisation : dans sa thèse Costume et vie sociale à la cour d’Anjou, Françoise Piponnier relevait la commande par René d’Anjou, pour des singes qu’il destinait au duc de Bourbon54, de vêtements de velours cramoisi et noir à ses devises55, non sans quelque « ironie » peut-être, écrivait-elle, car le cramoisi, adopté 51 Sur les colliers et laisses de singes, voir T. Buquet, « Preventing “Monkey Business”. Fettered Apes in the Middle Ages », [en ligne], 2013, disponible sur