Prier au Moyen Age: Pratiques et expériences (Ve-XVe siècles) (Témoins de notre histoire) (French Edition) 2503500420, 9782503500423

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PRIER AU MOYEN AGE PRATIQUES ET EXPÉRIENCE S (Ve-xye siècles)

TÉMOIN S DE NOTRE HISTOIRE

Prier au Moye n Age Pratiques et Expé rienc es (Ve-xve siècle s)

NICOLE

Textes traduits et commenté s sous la direction de BÉRIOU, JACQUES BERLIOZ et JEAN

Introduction de NICOLE BÉRIOU

EDITION S BREPOLS

LONGÈRE

TÉMO INS DE NOTR E HISTOIRE

couvertu re La prière est au Moyen Age une pratique fondame ntale. Quels en sont les mots, les gestes et les modèles ? Commen t religieux et laïcs priaient-ils? Hommes ou femmes? Princes ou "simples gens"? Bref, commen t la prière était-elle dite, vécue et pensée? Pour répondre à ces question s, des spécialistes de la pensée religieuse médiévale ont interrog é des textes dont ils propose nt ici la traductio n (pour l'essentiel inédite) et le commen taire. De Florus de Lyon à Abélard, de Césaire d'Arles à Vincent Ferrier, des prières des moines à celles des Cathares , de la prière talisman aux patenôtr es glosées, le lecteur se voit convié à goûter toute la richesse d'une prière aux formes multiple s et aux aspects parfois inattend us.

© 1991 - BREPOLS Imprimé en Belgique Dépôt légal: janvier 1991 ISBN 2-503-500 42-0 Ail rights reserved. No part of this publicatio n may be reproduce d, stored in a retrieval system, or transmitte d, in any form or by any means, electronic , mechanic al, photocop ying, recording , or otherwise , without the prior permissio n of the publisher.

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Liste des collaborateurs

).A.

N.B. ).B.

J.-P. B. G.B.-L. M.D.-S. M.H. G.H. A.-F. L. P.l'H. J.L. A. P.-G. M.-A.P. P.R. C.V.

Joseph Avril. CNRS - Institut de Recherche et d"Histoire des Textes Nicole Bériou. L'niversité de Paris-Sorbonne (Paris I\') Jacques Berlioz. CNRS - Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales Jean-Paul Bouhot. CNRS - Institut de Recherche et d'H istoire des Textes GeneYiè\'e Brunel-Lobrichon. CNRS - Institut de Recherche et d'Histoire des Textes Monique Duchet-Suchaux. CNRS Marie d'Harcourt. CNRS - Institut de Recherche et d'Histoire des Textes GeneYièYe Hasenohr. CNRS - Institut de Recherche et d'Histoire des Textes Anne-Françoise Leurquin-Labie. CNRS - Institut de Recherche et d'Hiscoire des Textes Paulette L'Hermite-Leclercq. Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) Jean Longère, CNRS - Institut de Recherche et d'Histoire des Textes Annette Pal ès-Go billiard, Ecole Pratique des Hautes Etudes, v~ section Marie Anne Polo de Beaulieu, CNRS - Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales Pierre Rézeau, CNRS - Institut National de la langue française (INALF) Catherine Vincent, Université de Paris-Panthéon (Paris I)

6 Depuis 1987, les auteurs ci-dessus nommés se réunissen t à l'Institut de Recherch e et d'Histoir e des Textes, à Paris, pour mettre en commun leurs réflexion s et leurs recherch es sur la prière au Moyen Age. Ce volume, qui propose des textes traduits et comment és, est un des résultats de leurs rencontres. Le Père Jean Châtillon participa it régulière ment aux séances de travail du groupe; en septembr e 1988, la mort a mis un terme à cette collabora tion érudite et amicale. PRIER AU MOYEN AGE lui est dédié en témoigna ge de souvenir et de reconnai ssance pour cette trop brève participa tion, ses conseils discrets et pertinent s, son œuvre d'édition et de commen taires de textes médiévau x. Afin de ne pas multiplie r les sigles, les initiales permetta nt d'identif ier les collaborateurs ont toutes été reportées à la fin de leur contribut ion, qu'il s'agisse de textes traduits, d'introdu ctions ou de commen taires. La préparati on techniqu e de ce livre, à l'aide du traitemen t de textes Microsoft-Ward, a été assurée par Nicole Bériou, en collabora tion avec Laurence Brillaud et Nathalie Forteau. ].L.

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Abréviations

AHDLMA

Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age,

CCSL CCCM CSEL

Corpus christianorum. Series latina, Turnhout, 1953 - ... Corpus christianorum. Continuatio mediaevalis, Turnhout, 1966- ... Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum, Vienne,

DACL

Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie, Paris,

DBS DHGE

Dictionnaire de la Bible. Supplément, Paris 1928 - ... Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastique, Paris, 1912 - ... Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris,

1926-27 - ...

1866 - ... 1903-1953

os

1932 - ...

DTC ICL

MANSI

MGH PL R.bén. SC

Dictionnaire de théologie catholique, Paris, 1903-1972. O. SCHALLER, E. KôNSGEN, Initia carminum latinorum seculo undecimo antiquiorum. Bibliographisches Repertorium für die lateinische Dichtung der Antike und des frühen Mittelalters, Gôttingen, 1977. Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, 53 vol., Florence, Venise, Paris, Leipzig (1759-1927) Monumenta Germaniae historica inde ab a. c. 500 usque ad a. 1500, Hanovre, Berlin, Munich, 1826 - ... J.P. MIGNE, Patrologiae cursus completus. Seri es latina, Paris, 1(1841) - 221(1864) - réimpr. Turnhout. Revue bénédictine, abbaye de Maredsous, 1, 1884 Sources chrétiennes, Lyon et Paris, 1, 1941 - ...

Introduction

"Il vaut mieux s'adresser à Dieu qu'à ses saints''. Le proverbe, attesté au Moyen Age, se place d'emblée dans la tonalité majeure qui était alors donnée à la prière: elle est recours, dans un geste de demande, à Celui-là seul qui peut exaucer. Avant le :XVe siècle, le proverbe se disait plutôt: "Il vaut mieux Dieu prier que ses saints"l. Impercept ible nuance? Elle montre mieux qu'un long discours la banalité, aujourd'hu i disparue, de la pratique de la prière, si bien ancrée dans les habitudes des hommes du Moyen Age qu'elle affleure dans les document s les plus inattendus . Les "saluts'', par exemple, ces pièces d'or émises par les rois d'Angleterre en France, pendant la guerre de Cent Ans, figurent à leur revers, avec la légende ''Ave Maria", la salutation de l'ange Gabriel à la Vierge Marie, devenue prière commune des chrétiens depuis le XIIIe siècle. Tel traité de courtoisie, écrit à l'intention des femmes, ménage tout naturellem ent une place aux conseils sur la manière dont elles doivent se tenir à l'église, pendant la messe2. Et tout bon marchand , à la fin du Moyen Age, prend la précaution de mettre ses affaires et sa famille sous la protection de Dieu, en inscrivant soigneuse ment, en tête de ses livres, cette invocation en forme de prière: ''Au nom de Notre Seigneur Jésus-Chri st et de la sainte Vierge Marie sa Mère et de toute la sainte Cour du Paradis, que par leur très sainte grâce et miséricord e il nous soit accordé des bénéfices et de la santé, tant sur mer que sur terre, et que nos richesses et nos enfants se multiplient avec le salut de l'âme et du corps. Ainsi soit-il"3. 9

INTRODUCTION

La prière est alors si familière qu'elle sert à mesurer le temps: deux Pater donnent la durée convenable de cuisson des ravioli, estime maître Martino dans son livre d'art culinaire4 ... Et la même prière, enseignée par le Christ à ses apôtres, a inspiré à la verve truculente des Goliards, depuis le xne siècle, de célèbres parodies - patenôtres du vin, de l'amour ou de l'usurierS. Ce carnaval des mots était-il plus, ou autre chose qu'un divertissement burlesque? L'ironie s'y faisait-elle maîtresse de vie? Et qui connaissait, lisait ou entendait ces textes? La prière parodique, à elle seule, mériterait une étude6.

TEXTES ET IMAGES DE LA PRIÈRE

Savoir la prière familière à tous au Moyen Age incite à regarder d'un œil attentif tous les documents. La prière n'est-elle pas plus souvent suggérée que décrite ou expliquée, pratique si commune que nul n'éprouve le besoin de la nommer, expérience si intime que l'on se retient d'en faire confidence? Les marches processionnelles, les cierges allumés, les ex-voto accumulés dans les sanctuaires ont porté les prières inarticulées de générations de simples gens. Et combien de poèmes ont été des démarches orantes: celle du lépreux qui consent à la souffrance7, celle du jongleur de la Vierge dont toute la poésie s'épanouit en confession de louanges, celle du vieux trouvère au seuil de la mort9 ... Les théologiens de l'Université eux-mêmes, maîtres du langage le plus formalisé qui ait été conçu au Moyen Âge, se montrent en même temps, au XIIIe siècle, les maîtres de la prière implicite, état de contemplation amoureuse et de connivence avec Dieu où toute leur œuvre prend sa source et son senslO. Enfin, si certains documents gardent jalousement le secret des élans de l'âme vers Dieu, d'autres sont irrémédiablement mutilés. Que savons-nous, par exemple, de la prière chantée, qui a pendant des siècles retenti sous les voûtes des églises, des basiliques et des cathédrales? Elle n'admet aujourd'hui que des reconstitutions bien incertainesll. Pourtant, il suffit de pénétrer dans une église cistercienne pour comprendre, en longeant les colonnes qui recueillent et amplifient les voix, à quel point les moines savaient alors exalter la puissance d'élévation du chant choral à l'unisson. Ainsi, le choix des documents que nous présentons ne pourra prétendre tout dire, d'autant qu'il s'étend sur un long millénaire. Sans nous dissimuler l'immensité insondable du sujet, ni méconnaître l'intérêt qu'il continue à susciter aujourd'hui 12, nous avons surtout cherché à rassem10

INTRODUCTION

bler ici des documents souvent inédits ou difficilement accessibles et, pour beaucoup d'entre eux, rarement exploités. Et nous àvons tenté de suivre, grâce à eux, quelques pistes, en deux champs complémentaires et trois directions. Deux champs: celui des images et celui des textes. Le premier paraîtra sans doute restreint au lecteur. Les contraintes éditoriales ne permettaient pas de l'enrichir davantage... Mais l'indigence peut être signifiante. Les images qui mettent en représentation des hommes et des femmes en prière figurent des attitudes, gestuelles et intérieures, et suggèrent un environnement, à moins qu'elles ne l'ignorent. Dans tous les cas, il s'agit d'un répertoire limité de quelques gestes essentiels: leur sobriété contraste avec la profusion, et quelquefois la prolixité des textes. Ce sont eux qui permettent, dans leur dialogue avec les images, de prolonger et de relancer la recherche, de diversifier les voies d'approche et de préciser les questions. Ces textes, tout d'abord, animent les images lorsqu'ils nous livrent les mots de la prière, les uns lus dans les livres, les autres récités "de cœur". Prières rassemblées en recueils, ou prières enchâssées dans les lettres et les sermons; prières longues et ininterrompues des heures de l'office, prières brèves, et même "très brèves", comme le conseillaient aussi bien saint Jean Chrysostome (t 407) que saint Augustin (t 430), mais fréquentes; prières silencieuses, prières récitées en remuant les lèvres ou déclamées à haute voix, prières dites ou chantées ... Les quelques textes qui veulent ici suggérer comment on dit ou on fait ses prières sont deux ou trois arpents d'un continent encore mal exploré, où les inédits foisonnent. Ils suffisent à montrer le rôle capital que joue la Bible en ce domaine. Elle indique en quelques figures majeures, telle la mère de Samuel, ou le publicain, comment il convient de prier. Et elle alimente la prière liturgique comme la prière privée: PsaumesI3, oraisons jaculatoires, nom de Jésus et, bien sûr, Pater et Ave. Mots sacrés, porteurs à ce titre d'une vertu magique capable de maîtriser les forces obscures de l'univers, pour les uns 14; paroles de la Révélation, qui introduisent, en une patiente rumination, dans la lumière obscure de la contemplation et de la vision de Dieu ''derrière le voile'', pour les autres ... Telle de ces prières peut être remaniée à la faveur de l'appropriation que chacun en fait à son profit, transformée, et enrichie de l'expérience présente: ainsi, les paraphrases du Pater ou de l'.Ave, et les psalmodies "de cœur". D'autres prières, inventées et personnelles, paraissent mieux garder, à la faveur de l'expression poétique en latin ou en langue vulgaire, la trace d'une expérience vive de l'intérioritéIS; elles sont déjà figées cepen11

INTRODUCTION

dant, par l'écrit, en une forme exemplaire que d'autres pourront à leur tour emprunter. Mais parfois elles redeviennent le geste unique et singulier d'un homme ou d'une femme, saisi par la plume efficace du conteur en une figure mémorable de sainteté ... ou de médiocrité.

EXPÉRIENCES DE LA PRIÈRE

Les mots et les gestes de la prière, en effet, seraient vides de sens aux yeux de l'historien, s'il ne parvenait pas à connaître ceux qui ont, à travers eux, fait l'expérience de la prière. Et d'abord, les moines et les clercs: vivre la prière, pendant le long millénaire médiéval, fut la fonction particulière, sinon exclusive, de ces hommes consacrés à Dieu, bientôt idéalement réunis dans l'ordre des oratores (ceux qui prient)16. Les moines, fidèles à l'exhortation de saint Paul dans la première épître aux Thessaloniciens (1 Thess 5, 17): Sine intermissione orate ("Priez sans interruption"), elle-même écho du précepte du Christ en Luc 18, 1 : Oportet semper orare ("Il faut prier toujours"), durent plutôt surmonter les contraintes que leur imposaient le travail manuel - lui aussi obligatoire; le sommeil, irrépressible; et les distractions, inévitables. Les apophtegmes des Pères du désert donnèrent avec humour la norme de l'équilibre; et la prière monastique demeura, à travers les siècles, la référence majeure17. Dans les fonctions dévolues aux clercs, la prière d'intercession tenait une place essentielle, à travers la célébration de la messe et la récitation de l'office. La conviction que tel était leur premier devoir persista, tenace, dans l'esprit de la plupart d'entre eux. Certains, de surcroît, prirent au sérieux leur engagement pastoral, et s'efforcèrent d'adapter le modèle monastique de la prière à l'usage des laïcs. Ils y ajoutèrent des incitations neuves. Le Pater et le Credo, appris à la maison, ou bien pendant les messes, à l'église, où ils étaient chantés régulièrement et quelquefois inscrits sur des affiches, sont alors devenus les supports d'une catéchèse d'imprégnationts, avant que la promotion de l'.Ave Maria ne sollicite davantage la dévotion des fidèles, leur adhésion de cœur au mystère du salut. Ainsi, la rigidité des classifications sociales, qui faisaient de ceux qui prient (les oratores), un ordre à part, n'a pas résisté au regard précocement attentif des pasteurs sur la condition de leurs ouailles : la prière doit être accessible à tous et pratiquée par tous, affirment-ils sans relâche du ye au :xve siècle, à condition de trouver place dans les rythmes propres du temps vécu par les laïcs. 12

INTRODUCTION

Ces derniers n'ont pas attendu les directives cléricales, au demeurant plus discrètes sur la prière que sur l'aumône, semble-t-il, pour se mettre à prierl9. Mais les textes sont avares de détails sur les pratiques de la masse des simples gens, sinon pour les toiser d'un regard méprisant, condescendant, ou méfiant. Les plus fermement dessinées sont celles des contestataires et des dévots. Les choix radicaux des premiers ont contribué à les isoler de la masse des fidèles, comme cela se produisit pour les Cathares, qui adoptèrent une formule particulière du Pater, ou pour les Vaudois, qui récusèrent toute valeur à la prière dite en latin, faute d'en comprendre le senszo. L'adhésion implicite des seconds aux grands thèmes de la spiritualité de leur temps (pénitence, conversion, voie royale de la chasteté féminine) les a conduits à se conformer assez étroitement à un modèle monastique, difficilement compatible avec leur état de vie.

TRADITIONS ET MUTATIONS Les comportements des laïcs manifestent ainsi à quel point le monachisme fut, pour la prière de tous au Moyen Age, l'essentielle matrice. Pourtant, lorsqu'il s'agissait de penser la prière, les moines n'étaient pas les seuls à produire commentaires et traités: les chanoines réguliers, certains évêques21, et les frères Mendiants ont pris leur part dans cette littérature, à nouveau très abondante, dont on trouvera ici un échantillon modeste, mais significatif. Au-delà des nuances propres à chaque personnalité, l'héritage commun est manifeste. Moines et clercs ont emprunté à la grande tradition des Pères de l'Église qui les avaient précédés, leurs définitions de la prière: s'entretenir avec Dieu, selon Clément d'Alexandrie; élever son esprit vers Dieu, selon Évagre le Pontique; être avec Dieu, selon Grégoire de Nysse22. Comme les Pères, ils savaient que prier, c'est se soulever au-dessus de soimême et des contingences pesantes de la matière et de la chair, pour parler à Dieu dans un colloque familier, ou pour penser en Dieu, à la jointure du temps et de l'éternité. Mais il semble, à les lire, que sur cette tradition commune, la sensibilité propre au Moyen Âge introduisit certaines nuances. D'une part, la pratique de la prière fut absorbée dans la quête pénitentielle, soit sous la forme d'une œuvre de pénitence ("satisfaction"), soit comme la manifestation de la réconciliation avec Dieu, au terme d'un processus de conversion (se retourner sur soi, reconnaître son néant, avant de s'élever vers Dieu). D'autre part, l'attachement révérentiel aux mots et

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INTRODL:CTION

à leurs écymologies. même les plus fantaisistes, autorisa la plupart des auteurs à privilégier, avec le terme d'oratio, la conception d'une prière construite2\ qui tire la pratique de la prière du côté de l'apprentissage et de l'effort. aux antipodes d'une prière naturelle et spontanée. Du vie au xvc siècle. les gestes, les paroles, les modèles de la prière paraissent se reproduire en une continuité impressionnante, que rompent de temps en temps de rares innovations, comme la multiplication des génuflexions24, ou la récitation de l:4ve en tant que prière privée à partir du XW siècle. Notre choix d'un plan thématique trouve ici sa raison d'être. Mais la question subsiste, lancinante, de l'existence d'autres flexions profondes dans l'histoire de la prière au Moyen Âge. Il paraît possible d'en suggérer trois. La première intervient au cours du haut Moyen Âge, entre le Vile et le 1xc siècle, alors que la langue parlée se détache de plus en plus du latin figé des textes sacrés: ceux de !'Écriture, et de la liturgie25. Commence alors, pour l'Église latine, un long parcours traversé d'interrogations, en présence d'une langue de prière dont on ne comprend plus immédiatement le sens. Selon les pays, la traduction en langue vernaculaire des prières communes progresse plus ou moins vite26. Mais le développement de la prière personnelle peut offrir des compensations: l'exemple d'Ermengarde Garaudy, au début du XIVe siècle, qui s'adressait à Dieu en occitan au moment de l'élévation, et concluait sa prière par la formule latine de la recommandation de l'âme, paraît sur ce plan significatif27. Le xnc siècle est le moment où la réflexion sur la prière personnelle et intérieure s'exprime abondamment, dans les traités des moines et des chanoines réguliers28. La dimension communautaire et charitable de la prière persiste, mais elle semble désormais se cantonner à l'arrière-plan. Quelques siècles plus tôt, les empereurs carolingiens avaient reconnu à la prière liturgique et monastique une fonction officielle éminente dans la vie publique de la "Cité de Dieu", qu'ils cherchaient à construire en ce monde29. Au siècle de saint Bernard, on s'attache peut-être davantage à l'homme qui prie qu'à la fonction sociale de la prière. Et une sorte de fracture, ou plutôt un déplacement d'accent paraît se dessiner, entre la prière d'intercession et la prière de dévotion. Toutes deux avaient jadis retenu l'attention de Grégoire le Grand, qui sut avec un bonheur égal exalter la prière de J'Eglise.:rn, recommander les suffrages pour les défunts, et initier à la contemplation. Les traités sur la prière privilégient la seconde au XIIe siècle, au moment même où se répandent les attitudes dévotionnelles des mains jointes et del 'agenouillement31, et un peu avant que les confréries ne se l~

INTRODUCTION

mettent à glisser, à leur tour, au xve siècle, de l'intercession à la dévotion. Certes, aux xnc et XIIIe siècles, la prière pour les frères défunts se porte toujours bien; elle trouve même sa pleine justification dans l'insistance nouvelle des pasteurs sur les croyances au Purgatoire, à la Communion des saints et à la réversibilité des mérites. Au cœur de la messe, la prière aux intentions de l'Église universelle subsiste aussi fermement, grâce au prône. Mais les prédicateurs encouragent avec succès une autre manière de prier, tout spécialement pendant la messe, après l'élévation: c'est la prière recueillie, qui met la créature solitaire en présence d'un Dieu qu'elle adore, dans l'intimité du dialogue d'amour et dans l'espérance du don des larmes. Vénérer Dieu présent parmi les hommes: par la dévotion à l'hostie consacrée, exaltée par les saintes femmes du diocèse de Liège au XIIIe siècle32, la piété eucharistique envahit les pratiques des XIVe et xve siècles, et se cristallise dans les processions de la Fête-Dieu et les confréries du SaintSacrement. La messe, dans ces conditions, n'est décidément plus le moment majeur de la prière du peuple assemblé. La prière privée, quant à elle, triomphe. Les formes méthodiques de la dévotion, qui s'esquissaient depuis le xnc siècle, s'épanouissent en "échelles", "mains", "rosaires"... afin de guider l'apprentissage et de sou tenir l'effort des dévots. La place de prédilection qui revient à la prière individuelle dans la "Dévotion moderne", à la fin du Moyen Âge, est sans doute le fruit d'une recherche qui se déployait depuis longtemps. Mais une nouvelle technique va lui donner le support d'une diffusion inouïe. L'imprimerie, née entre les deux moments où sont produits l'imitation de jésus-Christ (vers 1425) et les Exercices spirituels (1541), consacrera au seuil du XVIe siècle le succès d'une manière de prier qui est devenue l'instrument de la formation morale des chrétiens33. Nicole Bériou

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NOTES DES PAGES 9-10

NOTES Proverbes français antérieurs au XV• siècle, Paris, Champion, 1925, n° 95 7. 2. Ainsi, l'Ensenhamen de Garin lo Brun, ou Le chastoiement des dames de Robert de Blois: voir sur ces textes A. HENTSCH, De la littérature didactique du Moyen Âges 'adressant spécialement aux femmes, Cahors, 1903, repr. Slatkine, Genève, 1975 (n° 40 et 49). 3 ). LE GoFF, Marchands et banquiers au Moyen Age, Paris, 19725, p. 86 (Que Sais-Je, n° 699). 4. MAESTRO MARTINO, Libro de arte coquinaria, éd. E. FACCIOLI, Arte della cucina. Libri di ricette, testi sopra Io scalco, il trinciante e i vini da/ XIV al XIX secolo, I, Milan, 1966 (v. 1450), cité par O. REDON et B. LAUR1oux, "La constitution d'une nouvelle catégorie culinaire? Les pâtes dans les livres de cuisine italiens de la fin du Moyen Age", Médiévales 16-17, 1989, p. 51-60, ici p. 56. De même, les Psaumes servent de mesure du temps aux moines: voir B. Mc GJNN, Three treatises on Man, Kalamazoo, 1977, p. 106, n.5. 5. Voir). SuBRENAT, "Quatre Patenostres parodiques'', dans La prière au Moyen Age, CUERMA, Aix-en-Provence, 1981 (Senefiance n° 10), p. 515-548 (avec édition des textes). 6. Principaux travaux: F. NovATJ, "La parodia sacra nelle letterature moderne", Studi critici e letterari, Turin, 1889, p. 177-310; P. LEHMANN, Die Parodie im Mittelalter, Munich, 1922 (complété par l'édition de textes, en particulier de messes "ludiques" - "Spielmessen" - d'après des manuscrits du XIIIe et du xv• siècles); o. DOBJACHE-ROJDESVENSKY, Les poésies des Goliards, Paris, Rieder, 1931. 7. Cf. M. Z1NK, ''Le ladre, de l'exil au Royaume. Comparaison entre les Congés de Jean Bodel et ceux de Baude Fastoul", dans Senefiance n° 5, CUERMA, Aixen-Provence, 1978, p. 73-87. 8. Par exemple, Gautier de Coincy dans les Miracles de Nostre Dame (éd. V. Fr. KoENIG, coll. Textes littéraires français, Genève, Droz, 4 vol., 1955-1970), ou les poètes des Puys, ces associations mi-dévotes, mi-littéraires qui organisèrent chaque année des concours de poésie en l'honneur de la Vierge, dans les villes de Flandre, de Hainaut et de France du Nord, à partir du XIVe siècle. 9.).-Ch. PAYEN, "L'écriture comme prière: le cas de Robert le Clerc", dans La prière au Moyen Age, ouvr. cité, p. 3 75-394. 10. M.-M. DuFEIL, "La prière implicite dans les textes universitaires", dans La prière au Moyen Age, ouvr. cité, p. 223-252. 11. On notera l'intérêt des travaux, dans ce domaine, de !'Atelier de Recherche et d'interprétation des Musiques Médiévales, dirigé par Marcel Pérès, comme en témoigne la discographie de l'ensemble Organum, fondé en 1982 à l'abbaye de Sénanque (chants de l'église de Rome et de l'église milanaise, polyphonie aquitaine et parisienne, etc). 1. J. MoRAWSKI,

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NOTES DES PAGES 10-13 12. Pour une orientation de lecture, on se reportera aux notes qui accompagnent les documents, et à la bibliographie générale, en fin de volume. 13. Sur la manière de faire des Psaumes une prière chrétienne, en utilisant à cette fin les brèves indications thématiques placées à leur tête dans les manuscrits, voir P. SALMON, Les "Tituli Psalmorum" des manuscrits latins, Paris, 1959. 14. La récitation des prières communes permit d'ailleurs de "christianiser" certaines pratiques suspectes, comme la cueillette des herbes médicinales. Reprenant le décret de Gratien, Thomas d'.Aquin écrit dans sa Somme théologique, en plein xme siècle: "Il est interdit aux chrétiens de se livrer à des "observations" ou incantations en recueillant des herbes qu'on nomme médicinales, sauf à se munir du Symbole divin ( = le Credo) et de la prière dominicale" (I!a 11ae 96, 4, citée par ].-Cl. SCHMITT, "Les 'superstitions' ",dans Histoire de la France religieuse sous la direction de]. LE GOFF et R. RÉMOND, 1. Des origines au XIV• siècle, Paris, le Seuil, 1988, p. 456). 15. Par exemple, les prières composées par saint Anselme, Rutebeuf ou Villon, que l'on trouvera dans ce recueil, ou encore certaines prières contenues dans les chansons de geste et les romans de chevalerie, et étudiées dans La prière au Moyen Age, ouvr. cité, en particulier par M. DE COMBARIEU, "La prière à la Vierge dans l'épopée'', p. 91-120. . 16. Cf. G. DUBY, Les trois ordres ou l'imagina ire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978; D. lOGNA-PRAT, "Le 'baptême' du schéma des trois ordres fonctionnels. L'apport de l'école d'.Auxerre dans la deuxième moitié du IXe siècle", Annales ESC, 1986/1, p. 101-126. 17. Cf A. GUILLAUMONT, "Le problème de la prière continuelle dans le monachisme ancien", dans L'expérience de la prière dans les grandes religions, sous la direction de H. LIMET et]. Rrns, Louvain-la-Neuve, 1980, p. 285-294. 18. Les femmes, qui jouent un rôle particulier dans l'enseignement de ces prières à leurs enfants, d'après sermons et exempta, gardent ainsi une place non négligeable dans la transmission de la foi. Sur le Pater chanté pendant la messe pour que les gens l'apprennent, cf.]ohannis Be/eth Summa de ecclesiasticis officiis, ch. 116 (fin xne s.), éd. H. DouTEIL, CCCM 41, 1976, p. 48. 19. La prière est en effet, selon la doctrine communément reçue au Moyen Age, l'une des trois œuvres de satisfaction pénitentielle, avec l'aumône et le jeûne. 20. P.-M. GY, "Evangélisation et sacrements au Moyen Age", dans Humanisme et foi chrétienne. Mélanges scientifiques du Centenaire de/ 'Institut Catholique de Paris, éd. c. KANNENGIESSER et Y. MARCHASSON, Paris, Beauchesne, 1976, p. 564-572, ici p. 569. 21. Par exemple Guillaume d'.Auvergne, qui rédigea vraisemblablement le De rhetorica diuina après être devenu évêque de Paris en 1228. L'ouvrage, composé pour enseigner comment il convient de prier, pl us que pour exposer une théologie de la prière, est édité parmi les œuvres complètes de son auteur (Paris, 1674, t. I, p. 336-406). Voir à son sujet l'étude de]. LINGENHEIM, L'art de prier de Guillaume d:A.uvergne, Lyon, 1934.

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NOTES DES PAGES 13-15 22. Cf. "Prière, III: Dans la tradition chrétienne" (A: du ne siècle au concile de Nicée, par A. MEHAT, et B: les Pères de l'Église du IVe au VIe siècle, par A. SOLIGNAC), OS 12/2, 1986, col. 2247-2271. 2 3. Oratio veut dire, selon les définitions le plus couramment citées au Moyen Age, oris ratio (Cassiodore), ou ordinatio dictorum (Alcuin); et orare, dicere (Isidore de Séville): voir J. CHÂTILLON, "Prière. III C: Prière au Moyen Age'', OS 12/2, 1986, col. 2272. 24. Cf. J .-Cl. SCHMITT, La, raison des gestes dans l'Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, p. 295-301. 25. Les prédicateurs, eux, s'adaptent, par le recours au sermo bumilis: cf. M. BANNIARD, Genèse culturelle del 'Europe (Ve - VIII• siècle), Paris, éd. du Seuil, coll. Points-Histoire, 1989. 26. Cf P.-M. GY, "Évangélisation et sacrements au Moyen Age", art. cité; J.-Cl. SCHMITT, "Du bon usage du Credo'', dans Faire croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du X/le au XVe siècle, Rome, Ecole française, 1981, p. 337-361. 27. Le texte de sa prière est donné dans ce volume, à la p. 80 28. Cette réflexion est "introvertie'', en dépit des ouvertures multiples de l'Occident latin, aux xne et XIII< siècles, vers les communautés non chrétiennes, qu'il s'agisse des Juifs, des Musulmans, et même des Bouddhistes. L'expérience et les pratiques de la prière propres à ces autres communautés ne semblent pas avoir retenu l'attention des écrivains et des imagiers appartenant à l'Église latine. Le franciscain Guillaume de Rubrouck lui-même, cet ethnologue avant l'heure, y fait seulement des allusions fugitives dans son récit de Voyage dans l'Empire mongol (1253-1255): voir le texte traduit et commenté par Cl. et R. KAPPLER, Paris, Payot, 1985, en particulier p. 171. Faut-il reconnaître là le poids de l'autorité du verset évangélique en Matthieu 6, 7: ''Quand vous priez, ne rabâchez pas comme les païens", qui a pu entretenir l'indifférence à l'égard des pratiques non chrétiennes de la prière? 29. Voir en particulier M. Mc CoRMICK, "The Liturgy of Warin the Early Middle Ages: Crisis, Litanies and the Carolingian Monarchy", Viator 15, 1984, p. 1-23. 30. "C'est par l'Église que le Seigneur accepte le sacrifice; c'est elle seule qui prie avec assurance pour ceux qui sont dans l'erreur" (Moralia XXXV, 8, 13) cité par A. SOLIGNAC, "Prière. III B: les Pères de l'Église", OS, 12/2, 1986, col. 2269. 31. Voir J .-Cl. SCHMITT, La, raison des gestes ... ouvr. cité, p. 289-3 20. 32. Un témoignage plus précoce sur l'évolution de la sensibilité envers !'Eucharistie apparaît déjà dans le manuscrit étudié par P. SALMON, "Un témoin des Prières avant et après la communion dans un manuscrit du XIIe siècle", Epbemerides liturgicae 95, 1981, p. 559-560. 33. Cf. P. PHILIPPE, "L' oraison dans l'histoire", dans L'oraison, Paris, éd. du Cerf, 1947. Cependant, en contrepoint, l'un des meilleurs témoins de la continuité de la tradition médiévale est, paradoxalement, Michel de Montaigne lui-même: venu en pèlerinage en 1581 à Notre-Dame de Lorette, il offrit au sanctuaire un 18

superbe ex-voto en argent qui le représentait avec toute sa famille (voir Léon E. HALKIN, "Montaigne et la prière", dans L'expérience de la prière dans les grandes religions, ouvr. cité, p. 4ll-417).

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Première partie Dire et faire ses prières

CHAPITRE

1

Des livres pour prier

LIVRETS DE PRIÈRES CAROLINGIENS

Vers la fin du vme siècle et pendant le 1xe siècle, d'assez nombreux manuels de dévotion ont été composés et copiés. Ces ouvrages, qu'on désigne du nom de libellus precum (livret de prières), contiennent des formules d'origine diverse, soit extraites des écrits des Pères ou des auteurs spirituels antérieurs, soit empruntées à des recueils liturgiques anciens, ou encore rédigées par le rédacteur carolingien. D'une façon générale, nous ne connaissons pas ces livrets sous leur forme originale, mais par l'intermédiaire de copies plus ou moins complètes, transmises avec d'autres textes dans divers manuscrits. Dom Pierre Salmon a naguère dressé une liste de plus de 220 manuscrits du VIIIe au xne siècle qui contiennent des prières carolingiennes, mais bon nombre de ces témoins ne conservent plus que quelques formules ou même une seule. Par les textes qu'ils renferment, par leur organisation, ces livrets, du moins ceux qui sont les mieux conservés, donnent l'impression d'avoir un ancêtre commun. Plus probablement, les divers rédacteurs ont puisé aux mêmes sources, mais ils semblent avoir le plus souvent réalisé un ouvrage original, en fonction des moyens dont ils disposaient et de lapersonne à laquelle le livre de prières était destiné. Même s'il est possible, un jour, de dresser une certaine généalogie des livrets carolingiens, l'absence d'éditions critiques et d'analyses des manuscrits rend incertaines toutes les conclusions auxquelles on pourrait actuellement aboutir. Aussi bien, la présentation des livrets de prières doit ici se limiter à la simple énumération de ceux dont le texte offre une certaine ampleur et, grâce à une édition ou une étude, un accès relativement facilel.

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DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

Recueils insulaires

Le plus ancien recueil se présente sous la forme particulière d'une prière unique, composée par un moine irlandais vers le milieu du vnre siècle, et attribuée plus tard (Xe-x1e s.) à saint Brendan, qui a fondé entre 558 et 564 le monastère de Clonfert (Cluain-Ferta) en Irlande2. Le texte primitif commence par une prière à la Trinité (c. 3 dans l'éd. Salmon); il se poursuit par une longue série de prières, dans laquelle on demande au Seigneur la libération, en invoquant l'œuvre de la création (c. 4): Libère-moi, Seigneur, toi qui le premier jour as fait la lumière... , le monde angélique (c. 5): Libère-moi, Seigneur, par tes archanges .. ., les interventions salutaires de Dieu dans l'Ancien Testament (c. 6): Libère-moi, Seigneur, comme tu as libéré Noé. . ., les interventions salutaires de Dieu dans le Nouveau Testament (c. 7): Libère-moi, Seigneur, comme tu as libéré le prêtre Zacharie du silence et Elisabeth de la stérilité. .. ; viennent ensuite une nouvelle prière à la Trinité (c. 8), une litanie des saints (c. 9), une lorica (c. 10) dans laquelle sont énumérés les membres du corps que la "cuirasse spirituelle" de la prière doit protéger, les lieux où son efficacité doit se faire sentir et les périls qu'elle doit permettre de conjurer, et enfin (c. 11) une confession des péchés avec une nouvelle invocation à la Trinité; pour conclure, on récite (c. 12) le Kyrie, le Pater, le Credo et une oraison qui demande à Dieu d'exaucer la prière. Ce livret présente différents types de la prière privée, inspirée principalement par les livres historiques de la Bible, et non par le psautier comme la prière liturgique; cette uniformité d'inspiration oblige à en faire remonter la composition vers le milieu du vrne siècle, alors que la tradition manuscrite ne fournit pas d'attestation antérieure au xre siècle. Les plus anciens livrets de prières conservés sont d'origine anglosaxonne et contiennent bon nombre de pièces d'origine irlandaise, c'està-dire analogues_ à l'une ou l'autre partie de la Prière de saint Brendan3. Dans le Book of Cerne, Cambridge, Univ. 2139 (LI. 1. 10), le libellus (99 folios) de l'évêque Aethelwald de Lichfield (818-830) - ou bien de l'évêque Aethelwald de Lindisfarne (721-740), mais cette interprétation paraît moins probable - tient la place centrale entre un recueil de chartes (XIIe - XIVe s.) de l'abbaye de Cerne et une collection de séquences liturgiques copiée au xve siècle. Ce libellus contient les récits de la Passion selon les quatre Evangiles (f. 1-40), puis (f. 40v-87v) une collection de prières (confessions de louange ou de pénitence, prières à Dieu, à la Trinité, à chacune des trois personnes divines, au Christ, à la croix, aux anges, à la Vierge, à saint Jean-Baptiste, aux Apôtres, à saint Pierre et à saint André) avec quel24

DES LIVRES POUR PRIER

ques hymnes et oraisons liturgiques; on trouve ensuite un psautier abrégé (f. 87v-98) et enfin une sorte de dialogue entre Adam et Ève et le Christ quand ce dernier est descendu aux enfers (f. 98v-99v). D'autres recueils moins étendus ou mutilés sont conservés dans les manuscrits Londres, British Library, Royal 2 .A. XX, 2e moitié du VIIIe siècle4, et Harley 2965 (Book of Nunnaminster) et 7653, tous deux de la fin du VIIIe ou du début du IXe siècle. La présence de péricopes évangéliques en tête de ces livrets est caractéristique; elle indique peut-être que leur lecture - en particulier celle des récits de la Passion - est une véritable prière.

Recueils Bavarois Sur le continent, les premiers livrets de prières semblent avoir été élaborés en Bavière. Le recueil le plus connu est le "Livret de Fleury" conservé dans le manuscrit Orléans, Bibl. Mun. 184 (161). Ce volume, en raison de son contenu et des caractères de son écriture, a certainement vu le jour en Bavière au début du IXe siècle, mais à une date ancienne, comme l'attestent (p. 1 et p. 355) des ex-libris du xe-xie siècle, il est passé à l'abbaye de Fleury-sur-Loire. L'édition procurée par Dom Martène a été reproduite par Migne à la suite des œuvres d'.AlcuinS. Le titre permet de caractériser ce recueil: "Prières que les saints Pères avaient coutume de dire (cantare) chaque jour pour louer et implorer la bonté (clementiam) de Dieu". Sur 66 formules, en effet, 26 sont attribuées à un auteur; d'autres6 appartiennent à la tradition de la prière liturgique ou privée, ou dissimulent sous l'anonymat leur composition récente, comme par exemple celles qui sont sans doute l'œuvre d'.Alcuin7. Le livret de Fleury est ainsi une sorte d'anthologie de la prière chrétienne. Le manuscrit de Munich (Munich, Bayer. Staatsbibl. Clm 14248), copié à Saint-Emmeran de Ratisbonne au début du IXe siècles, contient à la suite de la transcription des sermons de saint Augustin sur le psaume 118, un livret de prières, qui emprunte tout d'abord (f. 159v-163) à la liturgie des cantiques et prières d'origine biblique (cantique de Daniel; Te Deum; Gloria; cantique de Syméon; oraison dominicale; Symbole des Apôtres), et se poursuit (f. 163-172v) par une série de prières, dont une litanie (f. 168v-171v), analogues à celles que contiennent les manuscrits anglo-saxons et le livret de Fleury. C'est sans doute aux cercles irlandais de l'entourage de Virgile, archevêque de Salzbourg à partir de 767, qu'il faut attribuer la composition d'un 25

DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

recueil de modèles pour la prière personnelle et secrète, conservé dans les manuscrits Orléans, Bibl. Mun. 184 [161)), p. 240-255 et Munich, Bayer. Staatsbibl., Clm 14392 (1 ère moitié du IXe s.). Ce livret propose tout d'abord une sorte de rituel pour la prière du matin dans lequel s'insèrent des formules empruntées à la tradition irlandaise et anglo-saxonne, ensuite une litanie brève9, puis une prière analogue à celle de saint Brendan mais attribuée à saint Grégoire, et pour finir une longue confession qui oppose la louange de Dieu et l'indignité du pécheur: "Seigneur mon Dieu, tout-puissant, moi humblement je t'adore. Tu es le roi des rois et le seigneur des seigneurs; tu es le maître du monde (arbiter omnis saeculi); tu es le rédempteur des âmes; tu es le libérateur des croyants( ... ) Je confesse à toi, mon Dieu, que j'ai péché devant le ciel et devant la terre, en ta présence et en présence de tous les anges, à la face de tous les saints( ... ) N'abandonne pas ton serviteur seul et misérable, mais aide-moi Seigneur mon Dieu, et achève de m'apprendre ta science. Enseigne-moi à faire ta volonté, car tu es Dieu, mon maître, qui règnes dans les siècles des siècles. Amen".

Alcuin.

Tout en s'inspirant des modèles irlandais, Alcuin (t 804) a proposé une nouvelle forme de livret de prières, dans laquelle le psautier, comme dans la liturgie, tient une grande place. Dans une lettre que l'on date des environs de l'an 800, à l'archevêque Arno de Salzbourg, Alcuin décrit ainsi l'ouvrage qu'il a composé à l'intention de son amilü: "J'ai adressé à votre Dilection par mon fils Fridugise un manuel (manualem libellum) dont le contenu est abondant et divers, à savoir de brèves expositions sur les sept psaumes de la pénitence, sur le psaume 118, et pareillement sur les quinze psaumes des degrés 11 ; ce livret contient encore le psautier abrégé, qui est attribué au saint prêtre Bède et que ce dernier a confectionné en recueillant dans chaque psaume selon la vérité hébraïque les versets qui conviennent à la louange de Dieu et à la prièrel2; il contient encore le très bel hymne Sur la création en six jours et les six âges du mondel3; il s'y trouve la lettre sur la confession que nous avons rédigée pour les enfants et les jeunes élèvesl4; il s'y trouve l'ancien hymne sur les quinze psaumes des degrés 15; il renferme encore diverses prières et aussi le très noble hymne en vers élégiaques 16 sur une reine nommée Edildryde". Une copie 26

DES LIVRES POUR PRIER

à peine retouchée de ce manuel subsiste dans le manuscrit 106 de Cologne, dont il sera bientôt question. Alcuin, d'après la biographie écrite entre 821et829, "enseigna à Charlemagne pour chaque moment de sa vie, les psaumes de la pénitence avec litanie, oraisons et prières, les psaumes qui permettent une demande, ceux de la louange divine, ceux de la prière dans chaque tribulation, et aussi celui - il s'agit sans doute du très long psaume 118 - qu'il récitait pour s'appliquer lui-même à la louange divine", et le biographe invite celui qui veut en savoir davantage "à lire le petit livre d'Alcuin à Charlemagne Sur la manière de prier"l7. Ce De ratione orationis n'est pas un livret de prières, mais il s'identifie très probablement avec l'opuscule, désigné ordinairement sous le titre De psalmorum usu (De l'usage des psaumes), dans lequel Alcuin propose huit groupements thématiques de psaumes qui correspondent aux situations spirituelles suivantes: faire pénitence, implorer la miséricorde divine, louer Dieu, supporter les tentations, exprimer son dégoût de ce monde et sa soif de Dieu, manifester sa confiance en Dieu dans les tribulations, rendre grâces au Créateur, et enfin méditer les commandements célesteslB. Ce directoire fournira le cadre de plusieurs livrets de prières et servira de modèle pour organiser d'autres regroupements thématiques des psaumes. C'est encore sous l'influence d'A.lcuin, semble-t-il, que la prière privée s'est organisée à l'imitation de l'office liturgique. Dans une lettre à Charlemagne, que l'on date des premières années du 1xe siècle (801-804), Alcuin explique comment un laïc peut sanctifier chacune des heures par une courte prièrel9. Cependant, dans le texte édité, seule la prière du matin (à la dernière heure de la nuit) est indiquée, mais le texte peut être complété grâce à une série d'oraisons pour les différentes heures du jour et celle de complies (première heure de la nuit) que transmettent divers livrets de prières: la lettre, en effet, et la série d'oraisons font mention de la seconde et de la douzième heures, qui ne sont pas canoniques, mais introduites par Alcuin dans le cycle quotidien de la prière afin d'établir une correspondance entre ce dernier et le décalogue de Moïse: "Il y a pendant la nuit trois offices et pendant le jour sept, qui ensemble forment dix offices, que nous chantons en nous conformant aux dix sentences de la loi de Moïse"20. Dom A. Wilmart a naguère édité quatre livrets de prières d'après quatre manuscrits de la première moitié du IXe siècle, originaires de Tours ou dérivés d'un modèle tourangeau, et témoins de l'influence d'A.lcuin2I.

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DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

1. Le Libellus trecensis, du manuscrit Troyes, Bibl. Mun. 1742, f. 52v-80, écrit à Tours au début du 1xe siècle, contient d'abord une série de 18 prières

(dont les neuf orationes qui sont passées également dans le livret de Fleury), puis les huit courtes formules qui correspondent à chacune des heures de l'office et dont Alcuin est sans doute l'auteur, enfin les sept psaumes de la pénitence avec leurs preces (Kyrie; Pater; versets) et oraisons, qui tenaient la première place dans le livret envoyé par Alcuin à Arno de Salzbourg. 2. Le Li bel lus parisinus est conservé dans le manuscrit Paris, B.N., lat. 5596, f. 119v-134v, copié vers 820, d'après un modèle écrit à Tours. Il renferme d'abord un remaniement de la lettre d'Alcuin à Charlemagne sur la prière des heures22, puis une collection de douze prières parmi lesquelles la Prière que saint Martin évêque a proférée au tombeau de saint Pierre apôtre fournit un témoignage en faveur de l'origine tourangelle du recueil. 3. Le Libellus coloniensis est le manuscrit Cologne, Dombibl. CVI, Darmstadt 2106, copié vers 805, ou peut-être après 809 à Werden. Ce livret est proche du manuel de dévotion que vers 800 Alcuin a fait copier à l'intention de son ami Arno de Salzbourg et dans lequel les explications sur divers psaumes tiennent la plus grande place. Dans son édition, Wilmart n'a retenu que les prières proprement dites, et entre autres cette introduction à la récitation du Notre Père (p. 54): "Si tu fouilles la conscience des hommes, Seigneur, il n'est personne qui devant toi ne soit coupable. Si tu te souviens des paroles des hommes, Seigneur, personne ne se trouvera capable de parler devant toi. Si tu regardes les actions des hommes, Seigneur, personne n'est digne de t 'appeller père. Mais ne nous donne pas selon nos paroles, actions et mérites. Mais selon ta grande miséricorde, accorde-nous la vie éternelle, pour que nous l'obtenions par la prière de notre Seigneur Jésus-Christ ton fils, qui nous a enseigné à prier avec ces saintes paroles et à dire: Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié".

4. Le Magnus libellus turonensis est le manuscrit Paris, B.N., lat. 13388, composé à Tours vers le milieu du 1xe siècle. Cet ouvrage renferme plusieurs séries d'hymnes, de cantiques et de prières, mais l'élément le plus caractéristique est constitué par des "offices privés", avec psaumes, prières et oraisons, pour faire pénitence, confesser ses fautes, louer le Seigneur etc. .. ; le psautier abrégé de Bède est également transcrit dans ce manuscrit. 28

DES LIVRES POUR PRIER

Le dernier livret édité par Wilmart appartient à un type de manuel de

dévotion assez répandu en France vers le milieu du 1xe siècle et manifestement influencé par l'opuscule De psalmorum usu d 'Alcuin. Au nombre de ces livrets, analysés par J.-B. Molin, l'un des plus remarquables est celui que A. Duchesne a édité comme une œuvre d'Alcuin, sous le titre: Officia per ferias23. Ce livret est conservé dans le manuscrit Paris, B.N., lat. 1153 copié vers 850 à Saint-Denis-en-France, mais mutilé de telle sorte que le premier cahier et la fin manquent. Le rédacteur a réparti sur les jours de la semaine (per ferias) des groupements thématiques de psaumes avec antiennes et oraisons, litanies et prières. Ce développement du De psalmorum usu d'Alcuin conduit ainsi à constituer, parallèlement à l'office liturgique fondé sur l'histoire du salut, un office privé fondé sur la pratique de la vie vertueuse. Le livret de prières de Charles le Chauve date du début de la seconde moitié du IXe siècle; il est conservé à Munich (Schatzkammer) et a été édité par Felicianus à Ingolstadt en 158324. L'introduction est empruntée au début de la lettre d'Alcuin à Charlemagne sur la prière des heures (Epist. 304). L'opuscule débute par six prières du matin, dont la dernière est la Confession que le bienheureux Alcuin a composé pour le seigneur Charles empereur25. La partie principale du livret, où l'influence du De psalmorum usu d'Alcuin est manifeste, est occupée par des psaumes répartis en sept groupes sous sept titres différents: psaumes de la pénitence (Ps 6, 31, 3 7, 50, 101, 129, 142); psaumes pour ceux qui souffrent tribulations et tentations de la chair (Ps 16, 24, 30, 53, 66, 69, 85); psaumes d'actions de grâces (Ps 103, 104, 148); psaumes pour ceux qui sont affligés et comme abandonnés de Dieu (Ps 21, 63, 68); psaumes pour exprimer l'amour de la patrie céleste (Ps 41, 62, 83); psaumes pour ceux qui sont dans la douleur (tribulatis) et dans l'angoisse (Ps 12, 43, 54, 56, 70); psaumes après avoir obtenu la paix (Ps 33, 102, 144). Viennent ensuite la litanie des saints avec ses oraisons, puis quelques prières à réciter pendant la célébration de la messe, celles de l'adoration de la croix et celles de la fin du jour. Un bref évangéliaire (pour les grandes fêtes liturgiques et le commun des saints) fait suite au livret de prières. Sans ignorer l'opuscule d'Alcuin, au moins une autre organisation thématique du psautier a vu le jour et elle est transmise dans un livret original, édité sous le titre De psalmorum usu liber et attribué par erreur à Alcuin. Comme cet ouvrage est en quelque sorte le lieu de rencontre des différents genres de la prière privée à l'époque carolingienne, il fera l'objet d'une description plus complète et fournira l'un des textes publiés plus loin en traduction française26. 29

DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

Conclusion.

Les livrets de prières, d'après cette rapide présentation, ont été composés tout d'abord en Irlande au VIIIe siècle, puis vers la fin du même siècle en Angleterre et en Bavière où s'étaient établies plusieurs colonies irlandaises; enfin, dans les dernières années du VIIIe siècle, Alcuin a fait connaître plusieurs directoires pour la prière privée, qui ont donné naissance à des livrets dont l'organisation imite celle des offices liturgiques. De cette évolution résulte une certaine accumulation de textes dans des livrets de plus en plus complexes, sans rejet ou exclusion de certaines formules. Mais là encore une évolution se dessine. Dans les prières les plus anciennes, qui forment en quelque sorte le fond commun de tous les livrets, le croyant a une conscience si aigüe de son impuissance à faire le bien qu'il supplie Dieu, en employant volontiers l'impératif, de le libérer, de le protéger et même d'agir à sa place en quelque sorte; sa louange même, qui évoque la grandeur ou la sainteté de Dieu, de la création ou de l'œuvre du salut, devient prière d'intercession, comme par exemple dans cette formule empruntée à la prière de saint Brendan: "Je prie le Père par le Fils; je prie le Fils par le Père; je prie le Père et le Fils par l'Esprit saint et par toute créature dont la voix, l'action louent Dieu, afin que tous les vices soient éloignés de moi et que toutes les vertus soient enracinées en moi27". Une telle attitude témoigne d'une foi véritable, d'une confiance absolue en Dieu, mais aussi d'un grand pessimisme à l'égard de la nature humaine. Les auteurs ne tarderont guère à proposer des formules plus équilibrées, telle vers le début du IXe siècle, la première de la série des neuf prières que l'on rencontre dans plusieurs livrets et par exemple dans celui de Fleury28: "Prière au Père - Seigneur Dieu, Père tout-puissant, toi qui avant tous les siècles et de façon ineffable as engendré ton Fils qui t'est consubstantiel et coéternel, toi qui avec Lui et avec ton Saint-Esprit, lequel procède de toi et de ton Fils même, as créé tous les êtres visibles et invisibles qui existent, je t'adore, je te loue et je te glorifie. Soismoi propice, je t'en prie, à moi pécheur, et ne méprise pas en moi l'œuvre de tes mains, mais sauve-moi et aide-moi à cause de ton saint nom". Cette double évolution dans l'expression de la prière et l'organisation des livrets est le signe d'une adaptation rendue nécessaire par l'utilisation dans de nouvelles conditions d'ouvrages qu'une situation particulière avait 30

DES LIVRES POUR PRIER

incité à composer. Comme la prière privée relève de la libre initiative individuelle, la confection des livrets manifeste une volonté de l'organiser et de la contrôler. Sans doute l'exhortation à prier, pour être efficace, doit aussi fournir des modèles, mais cette loi est trop générale - que l'on se souvienne de la demande des disciples à Jésus (Le 11, 1) - pour justifier la composition de livrets, qui d'ailleurs proposent des textes souvent fort éloignés du modèle canonique de l'oraison dominicale. Par contre, la conversion au christianisme ne fait pas disparaître immédiatement les pratiques magiques et l'invocation des divinités qu'une longue tradition ont rendues coutumières. A leur point de départ les livrets paraissent destinés à se substituer aux formulaires des traditions magiques et religieuses du paganisme. Cette hypothèse permet d'expliquer la présence, même dans les recueils les plus tardifs, de formules qui paraissent étrangères à la tradition évangélique, et en même temps elle rend compte de la double évolution imposée par la diffusion des livrets à une époque et dans des milieux où avait beaucoup diminué le poids des traditions populaires du paganisme. Les livrets de prières témoignent de l'assimilation par le christianisme de formes et de pratiques religieuses qui lui étaient opposées, et aussi de la tendance à conformer la prière privée des chrétiens au modèle de la prière liturgique, qui n'est pas seulement celle des moines et des clercs, mais celle de toute l'Église. J.-P B.

LE PSAUTIER DE CHRISTINA DE MARKYATE

L'ouvrage improprement appelé le psautier de Saint-Alban, actuellement conservé à Hildesheim, à la bibliothèque de Saint-Godehard29, a appartenu jusqu'à sa mort à Christina.L'essentiel de l'œuvre a été réalisé avant 1123. Après cette date quelques mentions y ont été ajoutées jusques et y compris la mort de sa propriétaire. Pour comprendre les attitudes mentales et la sensibilité religieuse de cette jeune fille que nous connaissons aussi par la biographie qui lui a été consacrée (voir plus loin p. 92), il est important de prendre cet ouvrage comme un tout et d'abord d'en évoquer brièvement le contenu. Le livre est composé de 209 folios de parchemin. Par ordre d'entrée, il contient: - un calendrier et les tables du comput. 31

DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

- quarante miniatures enluminées pleine page. - la chanson de saint Alexis en français avec des miniatures. - la lettre du pape Grégoire le Grand (590-604) au reclus Secundinus, expliquant l'usage que l'on peut faire des images - en latin et en traduction française. - trois miniatures pleine page représentant le Christ et les pèlerins d'Emmaüs. - les cent cinquante psaumes (cent cinquante folios), dans la version gallicane du psautier latin avec les lettres ornées30. - une suite de cantiques caractéristiques des psautiers gallicans dont le texte est pris successivement dans Isaïe (Is 12, 3 et Is 38, 10-20), Samuel ( I Sam 2, 10), Exode (Ex 15, 1), Habacuc (Hab 3 ), Deutéronome (Deut 32, 1-21 et Deut 32, 22-43); texte du Te Deum; Daniel (Dan 3, 5 7-89), Luc (Le 1, 68-79: Benedicite Dominus), Luc (Le 1, 46-55: Magnificat), Luc (Le 2, 29-32: Nunc dimittis). Ces cantiques sont suivis de prières: Pater noster, Symbole des apôtres, Gloria in excelsis, Credo dit d'.Athanase (Quicumque vult). - des litanies. - plusieurs prières en latin caractéristiques de l'usage de l'Église de Westminster31. - deux miniatures pleine page représentant le martyre de saint Alban, proto-martyr d'.Angleterre, et David avec ses musiciens. La composition de cet ouvrage fait apparaître quelques faits frappants. Dépôt des vérités fondamentales de la foi, guide de la croyance et de la prière, il a, même si elle est infiniment plus discrète, une deuxième fonction. Le calendrier porte les grandes fêtes liturgiques, celles des grands saints de l'Église universelle et, en contrebas, des saints de la région d'origine de Christina: le sanctoral est marqué par l'abbaye de Ramsey, proche de Huntingdon où elle est née. Mais la jeune fille y a aussi fait porter, au fur et à mesure, le nom de ceux qu'elle a connus et aimés: ses parents, frères et sœurs, et ses amis. En un sens, ce calendrier tient donc du journal intime. S'y rassemblent les saints que l'on prie et les morts pour qui l'on prie, l'histoire sainte et l'histoire personnelle. Ainsi le temps vécu brodet-il sur l'intemporel: l'humble pèlerine laisse sa marque sur l'éternité, tel ce signe de croix qu'elle avait gravé un jour sur la porte du monastère. Dans ce recueil des "mots pour dire" la prière, elle a son mot à dire. Le texte lui-même est dans une très large proportion emprunté à !'.Ancien Testament. 0 n sait la place des psaumes dans l'apprentissage de la lecture et dans la prière, particulièrement monastique. Les cantiques sont en 32

DES LIVRES POUR PRIER

grande partie aussi tirés de livres de l'Ancien Testament. L'enluminure des lettres accompagnant le texte met constamment en scène le psalmiste: David est le personnage le plus familier du recueil. C'est lui le maître des moines, la destination monastique du psautier est évidente. Du point de vue du volume du texte, le message chrétien se limite aux prières majeures: Notre Père, Magnificat, Credo exprimant les vérités essentielles de la foi. Le Christ en revanche est omniprésent dans les images: celles qui illustrent les psaumes et surtout les grandes miniatures. Du temps de !'Ancienne Alliance, le peintre a représenté la Chute et l'expulsion du paradis terrestre; puis il passe à l'annonce de la naissance du Christ; onze tableaux racontent !'Enfance, dix la vie adulte de Jésus, cinq sa Passion, onze les événements qui ont suivi sa mort. L'iconographie est significative de la piété du temps, portée vers le Dieu fait homme, et les parallèles sont frappants avec les visions de Christina elle-même, à qui le Christ apparaît plusieurs fois, notamment sous la forme d'un nouveau-né. Dans son prieuré de Markyate elle reçoit à plusieurs reprises un mystérieux hôte doué d'un charisme extraordinaire et qui touche à peine aux aliments. Comment ne pas penser à ces représentations des pèlerins d'Emmaüs? La Vierge elle aussi se montre plusieurs fois à Christina; elle est très présente dans l'iconographie: en particulier elle est représentée - c'est une des toutes premières fois en Occident - lisant son livre de prières au moment de !'Annonciation, et au centre des apôtres le jour de !'Ascension et à la Pentecôte. En dehors du Christ, de la Vierge et de la Madeleine, les saints ne sont pas nombreux à sortir du rang. N'ont droit à un grand tableau qu'Alban décapité, saint Martin et saint Alexis. On connaît le succès de la légende de saint Alexis aux XIe et XIIe siècles. Il fait partie de ce contingent de laïcs mariés restés vierges dans le mariage. Il est intéressant de relever ici un divorce entre la biographie de Christina et la représentation picturale. Quand la jeune fille veut convertir son époux au mariage blanc, ce n'est pas l'exemple d'Alexis qu'elle lui vante mais celui de sainte Cécile. On peut voir là le désir, conscient ou non, de rendre dans le couple l'initiative de la chasteté à la femme. L'exaltation du culte de la Vierge à cette époque est explicite dans ce calendrier. L'Angleterre est pionnière dans le combat en faveur de l'Immaculée Conception, on le sait. Il est intéressant de vérifier que sa fête au 8 décembre est déjà portée ici, peut-être avant même que l'abbé Geoffrey(ll19-1146) ne la fasse inscrire au calendrier de Saint-Alban. Parmi les autres signes précieux d'une certaine féminisation de la sainteté, mentionnons aussi parmi les saints anglo-saxons bien représentés dans ce sanctoral, la proportion anormalement élevée de femmes32. Manifeste-

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DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

ment Christina a plaisir à invoquer ces figures féminines dont la vie est parallèle à la sienne: elles ont eu beaucoup de mal à conserver leur virginité. Rien n'illustre mieux l'espérance de la promotion féminine par le mariage avec Jésus que cette miniature33 presque confidentielle qui représente une petite nonne - sans doute Christina - conduisant au Christ une cohorte de moines. Ce "psautier" nous apparaît donc comme une excellente illustration de la prière à la fois commune et personnelle, monastique et féminine. Par-delà les mots des psaumes, c'est vers le Christ qu'elle se porte, représenté au jardin des Oliviers à genoux et en prière, et vers Marie que l'annonce de l'Incarnation surprend, une bible sous les yeux34. P. l'H.

LES LIVRES D'HEURES

Témoignage essentiel de la piété et de la prière des laïcs à la fin du Moyen Age latin, les livres d'Heures sont surtout connus par quelques prestigieux manuscrits dont les miniatures sont familières à un large public (certaines d'entre elles, comme les Heures du duc de Berry ont même "beaucoup servi", dans des reproductions trop souvent médiocres). S'ils constituent certes un splendide gisement artistique et forment une catégorie remarquable des manuscrits à peintures de cette époque, cela ne vaut que pour une partie d'entre eux; et bien que l'élément décoratif ait aussi une part importante dans nombre de recueils plus modestes qui ont été conservés (c'est pour cette raison qu'ils sont parvenus jusqu'à nous), c'est le contenu textuel que nous interrogerons ici. En France et dans le reste de l'Europe, notamment aux Pays-Bas et en Italie, ces ouvrages ont connu une diffusion extraordinaire, au point qu'on a pu en parler comme des "best-sellers" du Moyen Age. Ils sont venus en effet à point nommé, offrant l'énorme avantage de se présenter sous la forme de petits livres portatifs, mis à la portée des fidèles au moment où la lecture silencieuse était en plein développement. Malgré les injures du temps et des hommes, une quantité appréciable de ces ouvrages nous a été conservée: les seules bibliothèques publiques de France en possèdent plusieurs milliers. Ceci ne représente pourtant qu'une faible partie de la production, notamment en ce qui concerne les 34

DES LIVRES POUR PRIER

exemplaires les plus modestes. Leur analyse autorise toutefois une approche intéressante de la prière médiévale au XIVe et surtout au xvc siècle, qui fut l'âge d'or de ces manuscrits35.

La structure des livres d'Heures On suivra ici le schéma du chanoine V. Leroquais, qui distingue à juste titre trois éléments dans les livres d'Heures: essentiels, secondaires et accessoires.

Textes essentiels Le livre d'Heures, dont les premiers exemplaires paraissent au XIIIe siècle, s'est progressivement dégagé du bréviaire des clercs pour aboutir à un recueil non liturgique à l'usage des laïcs désireux des 'unir à leur façon à la prière officielle quotidienne de l'Église. On ne sera pas étonné qu'il emprunte au bréviaire son noyau essentiel; par ailleurs, la preuve est faite que le livre d'Heures a pu en retour remplacer le bréviaire dans les mains de certains religieux. Après un calendrier, présenté selon la pratique romaine et qui indique les fêtes du temporal et du sanctoral (et souvent les fêtes propres à tel ou tel usage diocésain ou monastique, ce qui peut aider à détecter l'origine du manuscrit), vient l'office de la Vierge, comprenant les Heures canoniales traditionnelles (les matines ne comptant le plus souvent qu'un nocturne), qui donnent son nom à ce type de recueil. La structure de ces Heures est immuable, mais c'est en étant attentif à la variété des antiennes, capitules et hymnes par exemple, qu'il est possible de déterminer avec le plus de certitude à quel usage liturgique correspond tel ou tel office. Suivent les Sept Psaumes de la pénitence, les litanies des saints (qui font parfois place à des saints locaux), puis l'office des défunts, composé le plus souvent des matines à trois nocturnes et des laudes. Dernier élément essentiel du livre d'Heures: les suffrages, dont la place et le nombre varient selon les recueils. Chaque suffrage contient une courte antienne, un verset et une oraison. Les plus courants, après ceux consacrés à la Trinité et à la Vierge, s'adressent aux intercesseurs particulièrement chers à la piété médiévale: Étienne, Christophe, Sébastien, Martin, Nicolas, Anne, Barbe, Catherine, etc. ; là encore peuvent se glisser des saints moins connus qui peuvent indiquer une dévotion locale ou personnelle.

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DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

Calendrier, office de la Vierge, psaumes de la pénitence, litanies des saints, office des défunts et suffrages sont le noyau essentiel du livre d'Heures. "Ils constituent en effet la cellule primitive qui s'est détachée du bréviaire, s'est agrégée d'abord au psautier, puis, après quelque temps, a abandonné celui-ci et s'est épanouie dans Je livre d'Heures proprement dit36".

Textes secondaires A ce noyau primitif se sont ajoutés un certain nombre d'éléments secondaires que l'on rencontre très régulièrement dans les livres d'Heures et qui en font partie intégrante: fragments des évangiles On 1, 1-14, Le 1, 26-28, Matth 2, 1-12 et Mc 16, 14-30) suivis de la Passion selon saintJean; Obsecro (prière à la Vierge qui a connu une vogue extraordinaire et dont les traductions ou adaptions en français sont nombreuses du XIVe au XVIe siècle), O intemerata (prière à la Vierge, aussi fréquente que la précédente et qui date probablement du xne s.; on en compte aussi beaucoup de traductions, dès le XIIIe siècle); Heures de la Croix et Heures du Saint Esprit (offices très courts, sans les laudes, chaque heure ne comprenant qu'une hymne, une antienne et une oraison); Les Quinze joies de la Vierge(' 'Douce dame de miséricorde, mère de pitié, fontaine de tous biens ..." dont la structure annonce les mystères du Rosaire), les Sept requêtes à Notre Seigneur ("Doux Dieu, doux Père, sainte Trinité et un Dieu ..."), une courte prière à la croix, sous la forme d'un huitain d'octosyllabes, qui suit les deux précédentes ("Sainte vraie croix adorée/ Qui du corps Dieu fut adornée... ). Bien souvent, ces trois derniers textes sont, avec parfois le calendrier, les seuls passages en français du recueil, qui est pour le reste en latin.

Textes accessoires De façon très aléatoire, au gré des fabricants de ces recueils, de ceux qui les commandaient, de leurs possesseurs successifs, on rencontre une quantité considérable de prières additionnelles, surtout en latin. Mais les textes en langue vulgaire sont aussi très abondants, qu'il s'agisse de textes dont on possède un seul témoin (unica) ou de nombreuses copies.

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DES LIVRES POUR PRIER

Richesse et diversité du contenu des livres d'Heures Cette présentation schématique ne doit pas en effet dissimuler le caractère très mouvant de la réalité: il est rare que deux livres d'Heures manuscrits aient la même exacte configuration. Et cela en raison principalement de la variation des éléments accessoires; mais de grandes lignes de force se dégagent de cette diversité, comme l'avait déjà bien exprimé le chanoine Leroquais, orfèvre en la matière: "Des divers éléments qui composent le recueil, les prières des livres d'Heures sont peut-être la partie la plus riche, la plus pittoresque et la plus variée, celle où se reflète le mieux l'âme du Moyen Age. Ce qui lui donne une saveur particulière, c'est qu'on y rencontre, je ne dis pas exclusivement, mais le plus souvent, la prière extraliturgique, la prière privée, celle qui a jailli spontanément de l'âme populaire, qui a traduit à un moment donné ses besoins et ses aspirations. Elle n'a pas l'allure solennelle de la prière ecclésiastique : c'est une conversation immédiate, simple et sans apprêt, humble et confiante, avec Dieu ou avec les saints. La valeur de ces différentes compositions est assez inégale: les unes sont d'une inspiration très élevée, les autres ne dépassent guère le niveau des besoins matériels et terrestres; toutes néanmoins sont riches de sève et de piété sincère. Ces prières sont nombreuses:( ... ) le nombre des formules en langue latine dépasse cinq cents. Les prières en langue vulgaire sont moins fréquentes, j'en ai toutefois compté plus de deux cents37". Très tôt, on a traduit intégralement en français des livres d'Heures (les premières traductions semblent être nées en Angleterre dans la deuxième moitié du XIVe s., ainsi Londres, British Library, Harley 273 et Stuttgart, Landesbibl., Cod. Brev. 75 ). Les recherches actuelles permettent de confronter, pour les XIVe et xve siècles, une quinzaine de traductions différentes, la plupart en vers, concernant des usages liturgiques variés, dont des éditions choisies seraient riches d'enseignements à tous égards. Mais surtout, une masse considérable de prières, à l'origine en latin, ont été progressivement traduites ou adaptées, chacune de multiples façons et, même si les livres d'Heures n'en ont pas l'exclusivité, on les y trouve en rangs serrés (quand ils ne sont pas d'origine biblique, liturgique ou patristique, ces textes puisent souvent leur matière dans les Libelli precum). Les choix des textes les plus fréquemment copiés, traductions ou adaptations, ne sont pas indifférents: ils nous apprennent ou nous confirment des thèmes chers à la sensibilité religieuse médiévale, nous permettent d'en saisir les harmoniques et nous renseignent aussi sur leur 37

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évolution à travers une large tranche chronologique qui s'étend du milieu du XIIIe au début du XVIe siècle. Il s'agit d'abord des prières usuelles (Ave, Pater, Credo, auxquels on peut joindre pour la place qu'ils ont occupée dans la pédagogie religieuse les Commandements de Dieu et de l'Église), des textes intéressant la dévotion mariale (les prières à la Vierge occupent une part considérable de l'ensemble, avec notamment les nombreuses joies de la Vierge auxquelles font pendant les Douleurs), des prières au Christ en croix (nombreuses traductions des Heures de la Croix ou de la Passion et adaptations diverses du thème des Sept paroles du Christ en croix, à partir d'un texte attribué à Bède le Vénérable), des prières témoignant de la dévotion à !'Eucharistie, etc. On n'oubliera pas non plus les nombreuses prières aux saints, qui nous donnent un bon reflet de ce type de dévotion avec ses préférences, ses modes, ses limites et ses richesses. Dans quelques cas, à vrai dire assez limités, telle rubrique, telle prière ou tel passage (qu'il s'agisse d'ailleurs d'un texte français ou latin) peuvent offir des relents que nous qualifierions aujourd'hui de superstitieux. Ces marges de la piété sont de toutes les époques et le Moyen Age n'en a pas l'apanage, mais il est évident que, si elles ont pu trouver quelque asile dans ces recueils non liturgiques où il est intéressant de les observer, une telle hospitalité eût été inacceptable dans les livres liturgiques (on pourrait en dire autant de certaines miniatures). S'il n'est pas toujours facile de remonter à l'original latin qui se dissimule sous les diverses traductions, il faut bien reconnaître que les adaptations en français, si elles ne sont pas d'authentiques créations (la thématique et le modèle latin sont sous-jacents), gardent cependant une certaine originalité au regard de la langue. Sans compter, bien sûr, qu'un nombre appréciable de textes ne doivent rien au latin mais sont bel et bien composés directement en français, et que parfois même (assez rarement à vrai dire) leur auteur est connu. Il est fréquent que ces textes soient copiés d'une façon qui laisse à désirer (fautes grossières, textes tronqués, vers incomplets), ce qui surprend particulièrement lorsque l'ouvrage est d'une calligraphie soignée et riche en enluminures de qualité. S'il s'agit là d'un aspect irritant pour l'éditeur moderne, il n'y a pas lieu de s'en étonner outre mesure: cela tient, pour une part, aux conditions dans lesquelles étaient faites ces copies (en particulier lorsqu'elles se faisaient dans des ateliers sous la dictée d'un tiers), mais aussi au fait que la plupart de ces textes appartenaient à une tradition orale dont le support écrit était en l'occurrence une simple commodité à valeur de stimulus. Il est bien probable que les "usagers" étaient moins 38

DES LIVRES POUR PRIER

choqués que ne peut l'être le lecteur d'aujourd'hui devant une copie négligée. Mais au fait, les possesseurs de livres d'Heures les lisaient-ils?

La destination des livres d'Heures La fonction de ces ouvrages a été diverse. Les plus prestigieux d'entre eux,

commandés par de riches mécènes ou des princes, étaient évidemment destinés à être collectionnés comme des objets d'art plutôt qu'à être feuilletés quotidiennement (servaient à cela d'autres exemplaires usuels). Des recueils beaucoup plus modestes, mais cependant agréablement décorés (parfois en série), ont connu un destin analogue: celui de servir de fairevaloir à leur propriétaire; et l'on sait que dans les inventaires qui les mentionnent, les livres d'Heures étaient plus souvent comptés avec les bijoux et l'orfèvrerie que rangés parmi les livres de lecture. Mais l'arbre ne doit pas cacher la forêt et si ces recueils ont pu parfois être détournés de leur fonction primitive, et réduits par exemple au rôle d'accessoire de la toilette féminine ou utilisés comme un sauf-conduit superstitieux, les témoignages sur la récitation quotidienne des Heures abondent. On sait que lorsqu'un chroniqueur veut résumer d'une formule flatteuse la piété d'un haut personnage, il manque rarement d'y faire allusion et il n'est guère par ailleurs de portraits de l'époque où les personnages ne soient représentés avec un livre d'Heures (c'est même le cas de la Vierge dans certains tableaux de !'Annonciation): autant de clichés sans doute, mais que de nombreuses anecdotes viennent corroborer et qui s'appuient sur une réalité trop importante pour être négligée. Il reste cependant bien difficile d'évaluer l'utilisation effective dans la pratique de ces recueils, de toute façon réservés à la petite minorité de ceux qui savaient lire et avaient les moyens de les posséder (du moins à l'état de manuscrit, car l'imprimerie diffusera de façon surprenante ces ouvrages et à des prix très bon marché). Quelle a été dès lors l'audience des prières des livres d'Heures? Sontelles jamais sorties des milieux cléricaux, lettrés et dévots où elles ont vu le jour? La réponse est complexe et dépend de la nature des textes. Il est probable que le rayonnement de certains d'entre eux a été très limité: ainsi telle prière de circonstance, qui nous est parvenue en un seul exemplaire n'a pas dû franchir le cadre familial ou paroissial où elle est née; son élévation spirituelle ou ... sa longueur pouvait rendre telle autre peu apte à être aisément récitée chaque jour. Mais un bon nombre de textes ont connu

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une popularité certaine. On peut la mesurer, encore qu'il s'agisse d'une indication fragile dans l'état actuel des documents, au nombre des attestations qui nous sont restées, et parfois aussi aux nombreuses variantes qui témoignent que le texte appartenait autant et plus à la tradition orale qu'à la tradition écrite.

L'enseignement des livres d'Heures Il reste que ces textes peu connus, de tradition mouvante, ont, à leur manière mais indiscutablement, tissé la vie chrétienne, notamment du xme au début du XVIe siècle, au même titre que l'attente inquiète d'une bonne récolte, l'espérance de la paix du royaume et de l'unité de l'Église, ou que la hantise de la peste. Si on laisse de côté quelques passages qui sentent l'huile et nous paraissent trop bavards, on est frappé par l'accent de sincérité de la grande majorité de ces prières, qui sont souvent des textes du quotidien, reflet d'un dialogue tout simple du chrétien avec son Dieu et ses saints de prédilection. La prière de louange et d'action de grâces n'est pas absente (elle est même au cœur du livre d'Heures avec l'Office de la Vierge par exemple); cependant la prière de demande y tient une bonne place, et le fidèle ne manque pas souvent de dresser la liste de ses besoins matériels: meilleure santé, heureux accouchement, retour sans encombre d'un être cher parti en voyage, en pèlerinage ou à la guerre et, par dessus tout, la grâce d'une bonne mort. Un trait frappe en effet, lorsqu'on parcourt les prières des livres d'Heures, c'est l'individualisme sous-jacent à la plupart des textes. Nous sommes à une époque où la dévotion privée prend le pas sur la prière liturgique. "On est loin de la liturgie, prière ecclésiale vécue dans l'assemblée et contemplation des merveilles du Seigneur. Le peuple songe moins à rendre grâce qu'à se sauver. L'action de grâces des siècles anciens, si visible dans la liturgie, fait place à la dévotion, à la méditation, aux œuvres qui sauvent. La pratique religieuse devient affaire de dévotion individuelle. Le sentiment religieux, pieux, dévot, devient une fin en soi38". Il est d'ailleurs symptomatique que plus on avance dans le temps, plus le livre d'Heures accorde une place importance à ce que V. Leroquais nommait l'élément accessoire, aux prières privées, au point de devenir parfois des "livres d'Heures sans heures": s'ils ont la structure de ce type de recueil, il y manque l'essentiel, les Heures de la Vierge et des défunts (ainsi Paris, Bibl. nat., fr. 19243); ou encore on se trouve devant des livres si gonflés 40

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de prières diverses que l'office de la Vierge y semble un prétexte, noyé dans la masse des autres textes (ainsi Metz, Bibl. mun., 600). Ces ouvrages, qui se répandent dès le XIVe siècle, accentuent la tendance du livre d'Heures à s'éloigner de la liturgie et à devenir un instrument de piété personnelle; ils n'en sont pas moins des sources précieuses pour qui veut pénétrer la prière médiévale.

Livres d'Heures et livres de prières De même en effet que le livre d'heures s'était détaché au XIIIe siècle du bréviaire pour devenir le recueil autonome que nous connaissons, il devait à son tour, et tout en poursuivant son propre développement, donner naissance un siècle plus tard, pour la même clientèle laïque, au livre de prières où la prière liturgique est souvent absente, au profit d'une dévotion privée souvent prolixe, échappant largement au contrôle officiel de l'Église (mais qui reste cependant orthodoxe). L'importance des livres de prières ira croissant au xve et surtout au XVI"' siècle. La composition de ces recueils, dans lesquels la part du latin et celle du français varient selon le destinataire, offre un contenu assez constant. On y trouve la plupart du temps les prières usuelles de la vie chrétienne et des prières pour le matin et le soir; des prières au Christ et des méditations sur la Passion; des prières à la Vierge et notamment l'Obsecro et l'O intemerata, habituellement en français; des prières aux saints, le plus souvent sous forme de suffrages. Mais aussi viennent fréquemment s'insérer des prières à dire pendant la messe, notamment lors de l'élévation et de la communion. Si ces thèmes sont les plus fréquents, ils se concrétisent dans une grande diversité de textes et, du moins pour les textes en français, ces livres de prières sont le lieu privilégié des unica. Paradoxalement, ces ouvrages vont favoriser une meilleure participation des fidèles à la messe, leur permettant souvent de "synchroniser" certaines prières, dites à voix basse, avec les temps forts de l'office, plutôt que d'y assister passivement ou en récitant des Pater sans fin; ils seront aussi une aide à la méditation et à la contemplation intérieure. On peut penser à cet égard que les livres d'Heures et de prières nous ont conservé des morceaux choisis, dont le noyau essentiel est composé de prières à Dieu et à la Vierge qui, "par transitions à peine perceptibles( ... ) se prolongent dans la vaste littérature de méditation, de contemplation, d'exercices pieux39".

P.R.

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NOTES DES PAGES 23-26

NOTES 1. Les différents aspects de la prière privée à l'époque carolingienne sont abordés par: P. SALMON, Analecta liturgica, Città del Vaticano, 1974 (Studi e testi 273); l'auteur a lui-même présenté ses recherches dans: Esprit et Vie. L:A.mi du Clergé, 83, n° 48, novembre 1973, p. 697-700, et ibid. 85, n° 45, novembre 1975, p. 646-651. Voir aussi: J. CHAZELAS, "Les livrets de prières privées du IX< siècle. Essai sur la théologie morale et la psychologie des fidèles", dans Positions des thèses. Ecole nationale des Chartes, 1959, p. 19-20. - Tradition manuscrite des livrets de prières: P. SALMON, "Livrets de prières de l'époque carolingienne'', R. Bén. 86, 1976, p. 218-234; "Livrets de prières de l'époque carolingienne. Nouvelle liste de manuscrits", R. Bén. 90, 1980, p. 147-149. Sur les litanies, voir: M. CoENS, ''Anciennes litanies des saints'', Recueil dëtudes bollandiennes, Bruxelles, 1963 (Subsidia hagiographica 3 7), p. 131-322. H. BARRÉ, Prières anciennes del 'Occident à la Mère du Sauveur, Paris, 1963 (riches informations sur la tradition manuscrite des prières). - Essai sur l'origine des livrets de prières: R. CoNSTANTINEscu, ''Alcuin et les Libelli precum de l'époque carolingienne'', Revue d'Histoire de la spiritualité, 50, 1974, p. 17-56. 2. Ed. P. SALMON, "Oratio sancti Brandani'', CCM, 47, 1977, p. v-xxxviii et 1-31. 3. Sur ces livrets, voir Dom A.B. KuYPERS, The book of Cerne, Cambridge, 1902; P SALMON, Analecta liturgica, p. 123 (édition du Book of Nunnaminster et du ms. Londres, Harley 7653). 4. Edité à la suite du Book of Cerne par A.-B. KuYPERS, p. 201-22 5. 5. Dom E. MARTÈNE, Tractatus de antiqua Ecclesiae disciplina in diuinis celebrandis officiis, Lyon, Anisson, 1706, p. 619-663; De antiquis ecclesiae ritibus, 3, Anvers, 1737, col. 655-694; texte reproduit dans PL 101, col. 1383-1416; voir A.-G. MARTIMORT, La documentation liturgique de Dom Edmond Martène, Città del Vaticano, 1978 (Studi e testi 279), p. 508. 6. Par exemple, PL 101, col. 1399 B - 1400 C: neuf prières qui se retrouvent dans plusieurs livrets; cf. H. BARRÉ, Prières ... , p. 11-13. 7. PL 101, col. 1404-1405: Deus inaestimabilis misericordiae; 1408-1410: Mise-

rere, Domine, miserere Christe; Adesto lumen uerum. 8. Sur ce livret, voir M. FROST, ''A Prayer Book from St Emmeran, Ratisbon", The journal of Theological Studies, 30, 1929, p. 32-45. 9. Editée par M. CoENS, ''Anciennes litanies ... ", p. 196. 10. Ed.: MGH, Epist., t. 4, Berlin, 1895, p. 417: Epist. 259.; PL 100, col. 407-408: Epist. 156. 11. PL 100, col. 570-638. 12. CCL 122, p. 452-470. 13. CCL 122, p. 407-411; ICL 12514. 14. ALCUIN, Epist. 131; MGH, Epist., 4, p. 193-198, ou PL 101, col. 649-656. 15. PL 100, col. 637-640; ICL 167; inc.: ''Ad Dominum clamaueram, dum tribulatus fueram' '.

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NOTES DES PAGES 26-33 16. ICL 582; PL 95, col. 204-205: BÈDE, Hist. eccl., IV, 20; inc. :"Alma Deus Trinitas, quae saecula cuncta gubernas". 17. Cf. PL 100, col. 101. 18. Ed. dans PL 101, col. 465-468; une meilleure édition a été procurée par D. DE BRUYNE, Préfaces de la Bible latine (Pro manuscripto), Namur, 1920, p. 102-103; traduction française dans La Maison-Dieu, n° 21, 1950, p. 57-59; analyse par J.-B. MOLIN (voir plus bas), p. 116-120. 19. Ed. dans MGH, Epist., t. 4, Berlin, 1895, p. 462-463: Epist. 304; PL 101, col. 509-510. 20. ALCUIN, Epist. 304, éd. citées. 21. Dom A. WILMART, Precum libelli quattuor aeui karolini nunc primum publici iuris facti cum aliorum indicibus, Prior pars (seule parue), Rome, 1940. 22. C'est-à-dire Epist. 304, saufles six dernières lignes, et les oraisons pour les différentes heures du jour. 23.J.-B. MOLIN, "Les manuscrits de la Deprecatio Gelasii. Usage privé des psaumes et dévotions aux litanies", Ephemerides liturgicae, 90, 1976, p. 113-148. - Officia per ferias: A. DUCHESNE, Alchuuini abbatis (. . .)opera(. . .), Paris, 1617, col. 177-210: "Magistri Albini Flacci Alchuuini, officia per ferias, seu Psalrni secundum dies Hebdomadae singulos, quibus in Ecclesia cantantur, dispositi. Cum orationibus, Hymnis, Confessionibus, et Letaniis. Nunc primum eduntur ex bibliotheca Illustrissimi uiri lac. Aug. Thuani, in supremo Regis Consistorio Conciliarii"; reprise avec quelques modifications arbitraires par FROBEN (Ratisbonne, 1777), d'où PL 101, col. 510-612. 24. Liber precationum quas Carolus Caluus imperator Hludouici Pii (... ) filius sibi adolescenti pro quotidiano usu ( ... )in unum colligi et literis scribi aureis mandauit. In honorem et usum Maximiliani serenissimi principis ac( ... ) Guilhelmi comitis palatini Rheni (... )in lucem editus ... curante Feliciano [NIGUARDO] episcopo Scalensi. - Ingollstadii, ex typogr. D. Sartorii, 1583, in 8 °, xl-175 p. , fig. et encadrements (B.N., Rés. B. 27746). 25. PL 101, col. 1404-1405. 26. Voir p. 142-157. 27. Oratio s. Brandani, c. 11, lig. 11-14; CCM 47, p. 20. 28. PL 101, col. 1399 B, lig. 14-C, lig. 3. 29. Ce psautier a fait l'objet d'une belle publication par O. PACHT, C.R. DoDWELL, F. WoRMALD, The St. Albans Psalter, ed. The Warburg Institute-University of London, Londres, 1960. 30. Pour les origines du psautier gallican cf.]. MEARNS, The Canticles of the Christian Church Eastern and Western in early and medieval Times, ed. Cambridge University Press, Cambridge, 1914, p. 58 sq. 31. Le texte de ces prières se trouve dans le Missale ad Usum Ecclesiae Westmonasteriensis, ed. J. Wickham Legg, Henry Bradshaw Society, 1897, t. III, 1309-1310. 32. Cf. The St. Albans Psalter, p. 26.

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NOTES DES PAGES 34-41

33. Ibid., p. 244. 34. Pour d'autres exemples de livres de prières des XI• et XII• siècles, on pourra consulter: D. H. TURNER, "The Prayer-Book of Archbishop Arnulph li of Milan", R. ben. 70, 1960, p. 360-392; Id., "A l'welfth-Century Psalter from Camaldoli'', R. ben. 72, 1962, p. 102-130;]. LEMARIÉ, "Le Pontifical d'Hugues de Salins, son Ordo Missae et son Libellus Precum '; Studi Medievali, 3• série XIX, I, 1978, p. 363-425; P. SALMON, "La composition d'un Libellus precum à l'époque de la Réforme grégorienne", Benedictina 26, 1979, p. 285-322;]. LEMARIÉ, "Le Libellus precum du Psautier de Saint-Michel de Marturi Florence, Bibl. Laur. codd. Plut. XVII, 3 et Plut. XVII, 6, Studi Medievali, 3• série XXII, Il, 1981,

p. 871-906. 35. Repères bibliographiques:]. P. HARTHAN, L'âge d'or des Livres d'heures, trad. par M. DAUBIES, Amsterdam, Elsevier, 1977. - A. LABARRE, "Heures", DS 7/1, 1969, col. 410-431. - V. LEROQUAIS, Les Livres d 'Heures manuscrits de la Bibliothèque nationale, Paris, 1927, 2 vol. + 1 vol. de pl.; Supplément aux livres d'Heures manuscrits de la Bibliothèque nationale, Mâcon, 1943. P. RÉZEAU, Les Prières aux saints en français à /afin du Moyen Age, Genève, Droz, 1982-1983, 2 vol.; Répertoire d'incipit des prières françaises à !afin du Moyen Age, Genève, Droz, 1986. - P. SAENGER, "Prier de bouche et prier de cœur. Les livres d'heures du manuscrit à l'imprimé", dans Les usages de l'imprimé, sous la dir. de R. CHARTIER, Paris, Fayard, 1987, p. 191-227. - K. V. SINCLAIR, Prières en ancien français. Nouvelles références, renseignements complémentaires, indications bibliographiques, corrections et tables des articles du 'Répertoire' de SONET, Hamden (Connecticut), Archon Books, 1978; Prières en ancien français. Additions et corrections aux articles 1-2374 du 'Répertoire' de Sonet. Supplément. Préface de M. J. W ALKLEY, Townsville (Australie), James Cook University, 1987 (Capricornia, 7}; French devotional texts of the Middle Ages. A bibliographie Manuscrtpt Guide, Wesport (Connecticut), 1979, 1982, 1988, 3 vol. - ]. SONET, Répertoire d'incipit de prières en ancienfrançais, Genève, Droz, 1956. 36. V. LEROQUAIS, t. 1, p. XXIII. 3 7. op. cit., p. XXIX 38. Fr. VANDENBROUCKE, dans la Maison-Dieu, n° 69, 1962, p. 63-64. 39. P. BoGLIONI, dans Foi populaire, foi savante, Paris, 1976, p. 144.

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CHAPITRE

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LES PAROLES DE LA PRIÈRE

Prière dite de saint Patrick Saint Patrick (ou Patrice) est considéré comme l'évangélisateur de l'Irlande. On sait pourtant qu'avant qu'il ne débarque dans l'île, venant de Bretagne (ouest de l'Angleterre), le pape Célestin avait envoyé une mission chrétienne en 431, et qu'il devait y avoir des communautés chrétiennes dans le sud où des colonies romaines avaient été fondées. Dès le vue siècle cependant la tradition locale, s'appuyant sur le récit de saint Patrick lui-même, ne retenait que la mission de celui-ci. Vers 432, saint Germain d'Auxerre l'aurait fait évêque et l'aurait chargé d'aller évangéliser ce pays celte, farouchement attaché à ses traditions païennes et à ses druides. Cette hymne en vers rythmiques est également attribuée à saint Patrick. Elle est écrite en vieil irlandais. La recherche récente a montré qu'elle datait en réalité du VIIIe siècle et qu'il fallait l'attribuer à un moine. Elle appartient au genre de la lorica - nom latin de la cuirasse - prière de protection caractéristique de la culture et de l'expression du sentiment religieux dans les pays celtes 1. Intelligence de Dieu pour me conduire, Oeil de Dieu pour regarder devant moi, Oreille de Dieu pour m'entendre, Parole de Dieu pour parler pour moi, Main de Dieu pour me garder, Chemin de Dieu pour me précéder, Bouclier de Dieu pour me protéger, Armée de Dieu pour me sauver Des filets des démons, Des séductions des vices,

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DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

Des inclinations de la nature, De tous les hommes qui me désireront du mal, De loin et de près, Dans la solitude et dans une multitude. J'appelle aujourd'hui toutes ces forces entre moi et le mal Contre toute force cruelle, impitoyable qui attaque mon corps et mon âme, Contre les incantations des faux prophètes, Contre les lois noires du paganisme, Contre les lois fausses des hérétiques, Contre la puissance de l'idolâtrie, Contre les charmes des femmes, des forgerons et des druides, Contre toute science qui souille le corps et l'âme de l'homme. Que le Christ me protège aujourd'hui Contre le poison, contre le feu, Contre la noyade, contre la blessure, Pour qu'il me vienne une foule de récompenses. Le Christ avec moi. Le Christ devant moi. Le Christ derrière moi. Le Christ en moi. Le Christ au-dessous de moi. Le Christ au-dessus de moi. Le Christ à ma droite. Le Christ à ma gauche. Le Christ en largeur. Le Christ en longueur. Le Christ en hauteur. Le Christ dans le cœur de tout homme qui pense à moi. Le Christ dans la bouche de tout homme qui parle de moi. Le Christ dans tout œil qui me voit. Le Christ dans toute oreille qui m'écoute! Je me lève aujourd'hui Par une force puissante, l'invocation à la Trinité, La croyance à la Trinité La confession de !'Unité Du créateur du monde, Je me lève aujourd'hui Par la force de la naissance du Christ et de son baptême

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L E S P A R 0 L E S D E L A P RI È R E

Par la force de sa crucifixion et de sa mise au tombeau, Par la force de sa résurrection et de son ascension, Par la force de sa venue au jour du jugement. Je me lève aujourd'hui Par la force des ordres des chérubins, Dans l'obéissance des anges, Dans le service des archanges, Dans l'espoir de la résurrection pour la récompense, Dans les prières des patriarches, Dans les prédictions des prophètes, Dans les prédications des apôtres, Dans les fidélités des confesseurs, Dans l'innocence des vierges saintes, Dans les actions des hommes justes. Je me lève aujourd'hui Par la force du ciel Lumière du soleil, Eclat de la lune, Splendeur du feu, Vitesse de l'éclair, Rapidité du vent, Profondeur de la mer, Stabilité de la terre, Solidité de la pierre. Je me lève aujourd'hui, Par la force de Dieu pour me guider, La croyance en la Trinité, La confession de l'Unité Du créateur du monde. Au Seigneur est le salutl Au Seigneur est le salut, Au Christ est le salut. Que ton salut, Seigneur, soit toujours avec nous. Amen2 ! La préface de cette hymne explique que saint Patrick l'aurait composée

pour disposer d'une "cuirasse" de la foi le protégeant, lui et ses moines, contre tous les dangers, qu'ils viennent du monde, des hommes et des démons. Elle devait lui être aussi une sauvegarde contre lui-même, ses péchés et la mort subite, et protéger son âme après sa mort. Nous savons 47

DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

aujourd'hui que cette attribution est fausse: le moine anonyme qui a composé cette prière au vrne siècle - trois siècles après - rendait son texte plus vénérable s'il le faisait passer pour l'œuvre du patron de l'Irlande. Le contexte historique de l'île est profondément différent de ce qu'il était au ve siècle. Le christianisme celtique est devenu conquérant: il a exporté dans toutes les directions des missionnaires - notamment Colomban. L'Église irlandaise s'est organisée, les monastères sont très nombreux, ses scriptoria parmi les plus actifs de tout l'Occident chrétien. Son activité conciliaire est importante et les pénitentiels vont passer sur le continent. Cependant l'expression religieuse, comme l'hagiographie, reste fidèle à ses traditions. Elle exalte la lutte contre le paganisme et manie volontiers l'incantation. On est frappé par les qualités de cette prière, puissante et tendre à la fois. L'homme si faible en face de la nature et du mal, tire sa constance et sa confiance de l'appui divin qui peut tout :je me lève aujourd'hui revient six fois; l'invocation divine fait largement appel à l'anthropomorphisme: Intelligence de Dieu, Oeil de Dieu, Oreille de Dieu, Parole de Dieu, Main de Dieu. Sont successivement invoqués la Trinité, le Créateur et le Christ, les anges et, après les créatures célestes, les grands hommes, dans l'ordre à la fois historique et hiérarchique de leur passage sur terre: les patriarches, les prophètes, les apôtres, les confesseurs et les vierges saintes. On remarquera l'absence de Marie. Dans les litanies postérieures elle sera en revanche invoquée immédiatement après la Trinité puisqu'elle a été le temple du Verbe. Elle n'est présentée ici qu'indirectement par la force de la naissance du Christ. L'action de grâces au Créateur couvre l'ensemble du cosmos, les quatre éléments: le feu avec l'éclair, l'eau, l'air, la terre. Ici-bas le combat est permanent et le danger multiforme. L'Irlande du VIIIe siècle est beaucoup moins sauvage que celle du ve siècle mais son peuple reste sensible au conflit manichéen des forces du bien et du mal: même si les druides et les idoles ont disparu, la magie demeure, comme l'attestent les documents contemporains. Comme dans de nombreuses cultures la sorcellerie est la spécialité des femmes et de certains métiers, liés notamment au feu et à la transmutation des éléments: le forgeron fabrique le fer avec de la terre et du feu. Le combat se joue aussi à l'intérieur de l'homme, guetté par les démons qui l'entrainent aux séductions du vice et aux inclinations de la nature. Dans cette invocation demeure manifestement quelque chose de magique: la force du verbe seule n'est pas étrangère à sa vertu. Mais la foi ardente qui la porte lui donne une farouche beauté. P. l'H.

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LES PAROLES DE

LA PRIÈRE

POÈMES DE FWRUS DE LYON SUR LES PSAUMES

Né dans la région lyonnaise vers 785-790, Florus, qui est demeuré diacre, a été le secrétaire et le conseiller théologique des évêques de Lyon, jusqu'à sa mort survenue vers 860. Sa principale activité littéraire est d'avoir extrait des ouvrages des Pères de nombreux commentaires des livres de !'Écriture ou des dossiers sur différentes questions de liturgie, de droit ou de théologie. Il a pris une part active à deux querelles théologiques, l'une vers 835-840, dirigée surtout contre Amalaire, sur l'interprétation symbolique de la liturgie, l'autre après 850, au sujet de la prédestination et de l'interprétation de la théologie augustinienne de la grâce. Les poèmes sur les psaumes 26 et 27 ne sont pas datés, mais ils appartiennent, semble-t-il, à la dernière période de la vie de Florus. En effet, la prière du psalmiste, qui est appel au secours et promesse de louanges, est sensiblement modifiée par Florus, pour lequel l'effort de l'homme n'est pas séparable de l'action de la grâce divine. Cette méditation originale sur les psaumes reflète la réflexion théologique suscitée par la querelle sur la prédestination, et ces deux poèmes, entre autres, nous permettent d'atteindre la prière personnelle d'un théologien3.

Psaume XXVI

1. Dieu, pour moi pure lumière; pour moi force vivifiante; Je ne craindrai donc ni les ténèbres, ni les droits de la mort. Par ce défenseur ma vie a enfin l'abri d'un rempart, Aucune funeste terreur ne m'obligera à quitter le camp, 2. Mais je tiendrai en total mépris les puissantes forces de mes ennemis, Qui s'avancent rapides pour accabler ma chair sous les maux. Voici qu'en immense tourbillon ils s'abattent sur mon âme: Leur énergie tombe; en triste défaite ils succombent. 3. Si donc ils restent dans leur camp ou se préparent au combat, Je bannis la crainte de mon cœur et remplis mon esprit d'espérance. 4. J'ai demandé une seule chose au Seigneur du ciel et de la terre Et je la réclamerai avec ardeur de toute la force de mes vœux: Demeurer toutes mes années derrière les murailles du Christ; Que toujours embrasé pour lui d'un saint amour Je visite sans cesse les parvis sacrés de son temple éternel. 49

DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

5. Lui, en effet, lorsque de sauvages combats m'entouraient de toutes parts, Il m'a caché dans sa propre demeure, me couvrant des voiles sacrés, Et longtemps il m'a réconforté à son ombre bienfaisante. 6. Lui, dans l'imprenable citadelle d'une haute cîme il m'a transporté, Et par bonté au-dessus de mes cruels ennemis il m'a élevé Au sommet qui m'autorise à mépriser les combats dans la plaine. Je franchirai donc les portiques vénérables du temple sacré Pour dévotement à l'autel du Christ offrir mes louanges Et dans l'allégresse dire des hymnes et des cantiques: 7. 0 Dieu, très doux juge suprême de l'empire céleste, Ouvre des oreilles favorables aux cris de l'affliction, Et regarde avec pitié les pleurs que je verse en gémissant. 8. Toi, ma face et mon esprit te désirent, mon cœur te réclame, Je recherche, Père très bon, ton regard et ta face. 9. Ne détourne pas tes yeux pleins de bonté, ni ton saint visage, Et ne délaisse pas Seigneur ton serviteur au milieu de la lutte. Sois plutôt pour moi un clément et fidèle protecteur Et ne m'abandonne pas, méprisé, aux monstres redoutables. 10. Moi, sans doute, de sauvages parents m'ont autrefois abandonné, Mais le Seigneur si bon m'a secouru avec grande tendresse. 11. Ouvre pour moi le chemin direct à travers les sentiers sinueux, Et de ta loi fais briller la lumière éclatante, Pour que je ne me jette pas, ignorant, vers mes ennemis prêts pour le combat, Mais que sous ta conduite je traverse en sûreté les colonnes adverses. 12. En effet, des témoins mensongers m'ont entouré de toutes parts; Cependant leurs vains mensonges ne nuiront en rien à l'innocent, Mais la langue mensongère portera sa propre condamnation. 13. Du moins, j'ai confiance dans le Seigneur, car de joies sans nombre, Dans la terre des vivants, heureux je jouirai sans fin. 14. Attends le Seigneur bienveillant avec un cœur persévérant, Résiste toujours avec courage aux armes des adversaires: Qui ne cède pas remportera les biens éclatants du royaume éternel.

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LES PARO LES DE

LA PRIÈR E

Psaum e XXVII

(verset 1) 1. A Toi, créateu r des cieux, D'un cri profon d et supplia nt ]'adres se vœux et prière : Dans ta bonté tends l'oreille. 2. Car si envers tes paroles Je montre un cœur indigne, A ceux-là je suis sembla ble Que le lac profon d englou tit.

(verset 2) 3. Entend s de l'orant angoissé, Père très-haut, le murmu re, Quand vers les temples du ciel J'élève mes bras étendu s. (verset 3)

4. Avec les mécha nts, je t'en prie, Et la foule des crimin els,

Ne me jette pas dans !'Enfer Du châtim ent qui dévore ;

5. De langue et bouch e trompe uses Ils parlent de paix au procha in, Mais cachen t la guerre cruelle, Farouches, au fond de leur cœur: (verset 4) 6. A eux donc, juge excellent, Accorde un juste traitem ent; De tourme nts, d'astuc e et ruse Frappe la foule des mécha nts. 7. Que la main aux actes iniques Et la vie rempli e de fraude Soient vengés avec justice : Fraude tombe par fraude vaincue.

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DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

(verset 5) 8. Que maison revêtue d'un fard Trompeur s'écroule pour toujours! Qu'esprit ignorant le divin Soit dans d'épaisses ténèbres! (verset 6) 9. Grâces au prince des cieux! De son serviteur suppliant, Clément, il dota d'un grand don Les vœux et la voix plaintive. (verset 7) 10. Il protège le combattant L'aide, préserve, relève: Par faveur de sa volonté ]'obtiens d'éclatants triomphes. 11. Après donc de graves périls, La chair, libre de la douleur, Va fleurir et le neuf éclat Du radieux salut revêtir. 12. Aussi d'un esprit résolu Au conducteur de ma gloire Louanges dues dédierai Et douces hymnes chanterai.

(verset 8) 13. Car sa puissance célèbre Domine la force des saints; Car lui-même réserve au Christ L'abondante joie du salut. (verset 9) 14. Sauve, créateur excellent, Le peuple par sang racheté Et enrichis-le de butin, Héritage de ta gloire.

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LES PAROLES DE

LA PRIÈRE

15. Que ta main puissante, toujours Le gouverne et le protège; Que les biens d'en haut l'exaltent Aux siècles de l'âge sans fin. J.-P. B.

PRIÈRE DE SAINT ANSELME A LA VIERGE.

Saint Anselme (vers 1033-1109) est une des grandes figures du XIe et début du XIIe siècles. D'origine italienne, il se fait moine au Bec, en Normandie, une des plus prestigieuses abbayes bénédictines d'Occident. Il y est prieur, puis abbé en 1078. En 1093, comme son prédécesseur Lanfranc, il est appelé par le roi d'Angleterre et duc de Normandie, sur le siège primatial de Cantorbery. Sa vie a été mouvementée et très riche. On connaît ses démêlés avec les deux rois Guillaume II et Henri 1er qui lui ont valu l'exil. Son ceuvre théologique est importante. Qui n'a entendu parler des preuves de l'existence de Dieu de saint Anselme? Son Pourquoi Dieu s'est fait homme est une étape capitale dans l'élaboration de la théologie. Les Prières et Méditations ont été écrites à des dates diverses, la plupart avant 1085. Leurs dédicataires sont variés: la Vierge, la Croix, la Madeleine. Anselme veut stimuler dans les cceurs l'amour et la crainte de Dieu. Chaque prière n'est pas à lire d'un trait mais pas à pas jusqu'à ce que le cceur batte et soit préparé à la prière intérieure. Anselme a écrit trois prières à la Vierge. La première exprime la conscience du péché qui empêche de prier et la confiance que Marie est plus forte que le péché. La deuxième est une réflexion sur le juge qui inspire la crainte et sa mère qui peut aider le pécheur. La troisième, la plus belle, a été écrite à la demande d'un moine. La richesse de sentiments qu'elle porte fait date dans l'histoire de l'affectivité médiévale. On sait qu'à partir des XIe et xne siècles se développe le culte de la Vierge. Un demi-siècle avant saint Bernard, saint Anselme exalte son amour pour Marie.

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DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

Prière à Marie pour obtenir son amour et celui du Christ Marie, Marie la grande, plus grande que les bienheureuses Maries, la plus grande des femmes, c'est toi, grande et très grande dame, c'est toi que mon cœur veut aimer, toi que ma bouche souhaite louer, toi que mon esprit désire vénérer, toi que mon âme affectionne de prier, car c'est à ta protection que se recommande toute ma substance. Efforcez-vous, profondeurs de mon âme, efforcez-vous tant que vous pouvez, si vous pouvez quelque chose, vous toutes en mon intime, de louer les mérites, d'aimer la béatitude, d'admirer l'éminence, d'implorer la bienveillance de celle dont le patronage vous est, chaque jour, nécessaire. En ayant besoin, vous le désirez; le désirant, vous l'implorez; l'implorant, vous l'obtenez; et si ce n'est selon votre désir, c'est néanmoins au-dessus, voire à l'encontre de votre mérite. Reine des anges, Dame du monde, Mère de celui qui purifie le monde, je confesse que mon cœur est par trop impur pour ne pas rougir à juste titre de porter les yeux sur toi, si pure, et pouvoir dignement parvenir à porter les yeux sur toi, si pure. Toi donc, Mère de/ 'illumination (Ps 26, 1) de mon cœur, toi la nourrice du salut de mon esprit, que tout le fond de mon cœur te conjure tant qu'il peut. Exauce-moi, Dame, sois-moi propice; aide-moi, toute-puissante, pour que soient purifiées les souillures de mon esprit, illuminées mes ténèbres (Ps 17, 29), embrasée ma tiédeur, éveillée ma torpeur. Alors, de même que ta bienheureuse sainteté a été exaltée au-dessus de tout, après ton Fils suréminent à tout, par ton Fils tout-puissant, à cause de ton Fils glorieux, par ton Fils béni, de même mon cœur te reconnaîtra et vénérera au-dessus de tout, après mon Seigneur et mon Dieu On 20, 28), celui de tous, ton Fils; de même il t'aimera et t'implorera avec affection, non pas celle du désir, né de mon imperfection, mais celle que doit quiconque a été fait et sauvé, racheté et ressuscité par ton Fils. Génitrice de la vie de mon âme, nourrice du réparateur de ma chair, lactatrice du sauveur de toute ma substance! Mais que diraije? La langue me manque car mon esprit est à court. Dame, ma Dame, tout l'intime de mon cœur est provoqué à te rendre grâces pour de si grands bienfaits, mais je ne puis en penser qui soient dignes et j'ai honte d'en présenter qui ne le soient pas. Que dirai-je, en effet, qui soit digne de la Mère de mon créateur et sauveur, elle dont la sainteté purifie mes péchés, dont l'intégrité me donne l'incorruptibilité, dont la virginité fait de mon âme l'amante de son Seigneur et l'épouse de

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LES PAROLES DE

LA PRIÈRE

son Dieu? Oui, qu'offrirai-je qui soit digne de la génitrice de mon Dieu et Seigneur, elle dont la fécondité me délivre de la captivité, dont l'enfantement m'exempte d'une mort éternelle, dont le fruit me restitue à moi-même, égaré, et me reconduit de l'exil de la misère à la patrie de la béatitude? Bénie entre les femmes, le fruit béni de tes entrailles (Le 1, 42) m'a donné toutes ces choses dans la régénération de son baptême, les unes en espérance et les autres en réalité, bien que moi-même, en péchant, je m'en sois si bien privé que je ne tiens ni la réalité ni à peine l'espérance. Mais quoi? Si, par ma faute, elles se sont évanouies, serai-je ingrat envers celle par qui m'ont été gracieusement donnés tant de biens? A Dieu ne plaise que j'ajoute cette iniquité à une autre iniquité (Tite 3, 5). Je rends grâces, plutôt, de les avoir eus, je m'afflige de ne plus les avoir, je prie pour les avoir. j'en suis certain, en effet, de même que, par la grâce du Fils, j'ai pu les trouver, de même, par les mérites de la Mère, je puis les retrouver. Dame, porte de la vie, seuil du salut, voie de la réconciliation, accès à la recouvrance, je t'en conjure donc, par ta fécondité salvatrice, fais que me soient concédés le pardon de mes péchés et la grâce de bien vivre, et que, jusqu'à la fin, ton serviteur que voici soit gardé sous ta protection. Cour de l'universelle propitiation, cause de la réconciliation générale, vase et temple de la vie et du salut des univers, je réduis par trop tes mérites quand en moi seul, petit homme vil, je recense tes bienfaits, dont le monde aimant se réjouit et proclame, dans sa joie, qu'ils sont les siens. Car toi, Dame admirable de singulière virginité, aimable de salutaire fécondité, vénérable d'inestimable sainteté, tu as montré au monde son Seigneur et son Dieu qu'il ignorait, tu as rendu visible au monde son Créateur qu'il ne voyait pas auparavant, tu as conçu pour le monde le Restaurateur dont, perdu, il avait besoin, tu as enfanté au monde le Réconciliateur que, coupable, il n'avait pas. Par ta fécondité, Dame, le monde pécheur est justifié, damné il est sauvé, exilé il est ramené. Ton enfantement, Dame, a racheté le monde captif, guéri le monde malade, ressuscité le monde mort. Enveloppé de ténèbres, le monde était soumis aux embûches et oppressions des démons; illuminé par le soleil né de toi, il évite leurs pièges et terrasse leurs violences. Le ciel, les astres, la terre, les fleuves, le jour, la nuit et toutes choses soumises au pouvoir et au service des hommes, se félicitent d'avoir perdu leur gloire, ô Dame, puisque tu les as en quelque sorte ressus55

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cités et, par une grâce ineffable, rénovés. Car toutes étaient comme mortes: ayant perdu leur dignité congénitale qui était de favoriser la domination ou les usages de ceux qui louaient Dieu - ce vers quoi elles avaient été faites - elles étaient accablées par l'oppression, flétries par l'usage de ceux qui servaient les idoles - ce pour quoi elles n'avaient pas été faites. Mais ces mêmes choses, comme ressuscitées, sont dans la liesse dès qu'elles sont régies par la domination, embellies par l'usage de ceux qui confessent Dieu. Elles ont comme exulté d'une grâce nouvelle et inestimable quand ce fut Dieu lui-même, leur créateur lui-même, qu'elles ont non seulement senti, au-dessus d'elles, les régir invisiblement, mais encore vu, parmi elles, les sanctifier visiblement en usant d'elles. C'est par le fruit béni des entrailles bénies de Marie bénie que ces biens si grands sont provenus pour le monde. Mais pourquoi, Dame, dis-je que seul le monde est plein de tes bienfaits? Ils pénètrent les enfers, surpassent les cieux. Par la plénitude de ta grâce, en effet, ceux qui étaient en enfer sont en liesse, libérés, et ceux qui sont au-dessus du monde se réjouissent, restaurés. Par le même glorieux Fils de ta glorieuse virginité, assurément, tous les justes décédés avant sa vitale mort exultent d'être arrachés à leur captivité, et tous les anges se félicitent de la restitution de leur cité à demi ruinée. 0 Femme merveilleusement singulière et singulièrement merveilleuse, par qui les éléments sont rénovés, les enfers cicatrisés, les démons piétinés, les hommes sauvés, les anges réintégrés! 0 Femme pleine et plus que pleine de grâce, tu fais reverdir toute créature aspergée par la surabondance de sa plénitude (Le 1, 3; Jn 1, 16) ! 0 Vierge bénie et plus que bénie, par ta bénédiction toute nature est bénie, non seulement la nature créée par le Créateur mais aussi le Créateur par la créature! 0 Vierge grandement exaltée que s'efforce de suivre l'affection de mon âme, par où fuis-tu la fine pointe de mon esprit? 0 belle à regarder, aimable à contempler, délectable à aimer, par où débordes-tu la capacité de mon cœur? Attends, Dame, l'âme infirme qui te suit. Ne te cache pas, Dame, à l'âme myope qui te cherche (Lam 3, 25). Aie pitié de l'âme languissante qui soupire après toi. Merveille que le lieu sublime où je contemple Marie! Rien n'égale Marie, rien sinon Dieu n'est plus grand que Marie. A Marie, Dieu a donné son Fils lui-même, seul engendré de son cœur, égal à lui, qu'il aimait comme Lui-même, et de Marie Il s'est fait un Fils, non pas un autre mais le même, en sorte qu'il fut par nature l'unique, le même

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LA PRIÈRE

et le commun Fils de Dieu et de Marie. Toute nature a été créée par Dieu, et Dieu est né de Marie. Dieu a créé toutes choses et Marie a engendré Dieu. Dieu a fait toutes choses et Lui-mêmes 'est fait de Marie et Lui-même a ainsi refait toutes choses qu'il avaitfaites. Celui qui a pu faire toutes choses de rien n'a pas voulu refaire ces choses violées sans se faire d'abord Fils de Marie. Dieu est donc le père des choses créées, et Marie la mère des choses recréées. Dieu est le père de la constitution de toutes choses, et Marie la Mère de la restitution de toutes. Car Dieu a engendré celui par qui toutes choses ont été faites, et Marie enfanté celui par qui toutes ont été sauvées. Dieu a engendré celui sans qui n'est absolument rien, et Marie enfanté celui sans qui rien n'est tout à fait bien. Oh! vraiment le Seigneur est avec toi (Le 1, 32), toi à qui le Seigneur a donné que toute nature ne doive qu'à toi d'être avec lui! Marie, je t'en conjure par la grâce selon laquelle le Seigneur a voulu être avec toi, et toi avec Lui, fais à cause d'elle, selon cette même grâce, que ta miséricorde soit avec moi. Fais que l'amour de toi soit toujours avec moi, et que le souci de moi soit toujours avec toi. Fais que la clameur de ma détresse - tant qu'elle persiste - soit avec toi, et que le regard de ta tendresse - tant que je subsiste - soit avec moi. Fais que la congratulation de ta béatitude soit toujours avec moi, et que la compassion de ma misère - autant qu'il m'est expédient - soit avec toi. De même, ô plus qu'heureuse, qu'il est nécessaire que périsse tout homme qui se détourne de toi et que tu cesses de regarder, il est de même impossible que périsse tout homme qui se tourne vers toi et que tu regardes. Car de même, ô Dame, que Dieu a engendré celui en qui toutes choses vivent, de même, ô toi, fleur de virginité, tu as engendré celui par qui revivent les choses mortes. Et, comme Dieu a, par son Fils, préservé du péché les anges bienheureux, ainsi a-t-il par ton Fils, ô toi parure de pureté, sauvé du péché les hommes misérables. De même, en effet, que le Fils de Dieu est la béatitude des justes, de même, ô toi, salut de fécondité, ton Fils est la réconciliation des pécheurs. Car il n'est pas de réconciliation sinon celle que toi, chaste, tu as conçue; pas de justification sinon celle que toi, intègre, tu as nourrie dans ton sein; pas de salut sinon celui que toi, vierge, tu as enfanté. Tu es donc, ô Dame, la Mère de la justification et des justifiés, la génitrice de la réconciliation et des réconciliés, la parente du salut et des sauvés.

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0 bienheureuse confiance, ô sûr refuge! La Mère de Dieu est notre Mère. La Mère de celui-là seul en qui nous espérons, et que seul nous craignons, est notre Mère. La Mère, dis-je, de celui qui seul sauve, seul condamne, est notre Mère. Mais, ô bénie, exaltée non pour toi seule mais pour nous aussi, que vois-je de si grand, de tellement aimable, nous advenir par toi, qu'en le voyant je me réjouis, et m'en réjouissant, n'ose le dire? Car si toi, Dame, tu es sa Mère, tes autres fils ne sont-ils pas ses frères? Mais quels frères, et de qui? Dirai-je d'où vient la joie de mon cœur, ou me tairai-je de peur que ma bouche soit accusée d'orgueil? Mais, ce que je crois en aimant, pourquoi ne pas le confesser en louant?] e le dirai donc, non pour faire le superbe, mais pour rendre grâces. Celui qui a fait que, par génération maternelle, il soit de notre nature et que, par restitution de la vie, nous soyons fils de sa Mère, Lui-même nous invite à nous dire ses frères (Matth 12, 49). Ainsi notre Juge estil notre frère. Le Sauveur du monde (1 Jn 4, 14) est notre frère. Bref, notre Dieu, par Marie, s'est fait notre frère. Avec quelle certitude alors devons-nous espérer? Ainsi consolés, pouvons-nous craindre, quand salut ou damnation dépendent de l'arbitrage d'un bon Frère ou d'une tendre Mère? De quelle affection devons-nous aussi aimer ce frère et cette Mère? Avec quelle familiarité les fréquenterons-nous? Avec quelle sécurité nous réfugierons-nous vers eux? Avec quelle douceur serons-nous reçus dans notre fuite? Que ce bon Frère nous remette donc nos fautes, que Lui-même détourne le châtiment que, fautifs, nous avons mérité, qu'il nous donne ce que, pénitents, nous demandons! Que cette bonne Mère prie et supplie pour nous, qu'elle demande et obtienne ce qui nous est expédient! Qu'elle implore son Fils pour ses fils, !'Unique pour les adoptés, le Seigneur pour ses serviteurs! Que le bon Fils entende sa mère pour ses frères, !'Unique pour ceux qu'il a adoptés (Gal 4 ,5), le Seigneur pour ceux qu'il a libérés! Marie, combien nous te devons! Dame Mère, par qui nous avons un tel Frère, par quelles grâces et quelles louanges te rétribuer? Grand Seigneur, Toi, notre plus grand Frère (Rom 8, 29), grande Dame, toi notre meilleure mère, enseignez à mon cœur avec quelle révérence il doit penser à vous. Toi qui es bon et toi qui es bonne, Toi qui es doux, et toi qui es douce, dites et donnez à mon âme l'affection avec laquelle se délecter de vous en se souvenant de vous, se réjouir en se délectant et profiter en se réjouissant. Gavez-la, 58

LES PAROLES DE

LA PRIÈRE

enflammez-la de votre dilection. Que de votre continuel amour languisse mon cœur, se liquéfie mon âme et défaille ma chair (Col 2, 5). Puissent les entrailles de mon âme brûler de la douce ferveur de votre dilection au point que se consument les entrailles de ma chair! Puisse l'intime de mon esprit se gaver de la douceur de votre affection au point que se dessèche la moelle de mon corps! Seigneur, Fils de ma Dame, et Dame, Mère de mon Seigneur, si moi je ne suis pas digne, comme je le devrais, d'être béatifié par votre amour, vous n'êtes certes pas indignes d'être aimés, vous qui devez l'être ainsi et plus encore. Très bienvaillants, ne refusez pas à ma requête ce dont je me confesse indigne, pour que ne vous soit pas ôté ce dont vous ne pouvez certes pas nier être dignes. Donnez ainsi, très tendres, donnez, je vous en conjure, à mon âme suppliante, non pas à cause de mon mérite mais du vôtre, donnez-lui de vous aimer autant que vous en êtes dignes. Car, si vous ne voulez pas me donner d'avoir ce que je désire, veuillez du moins ne pas me refuser de vous rendre ce que je vous dois. Peut-être suis-je présomptueux de parler, mais c'est bien votre bonté qui me rend audacieux. Je parlerai donc encore à mon Seigneur et à ma Dame bien que je sois poussière et cendre (Gen 18, 2 7). Seigneur et Dame, n'est-il pas beaucoup mieux pour vous de donner gratuitement à qui demande ce que lui-même ne mérite pas que d'être privés de ce qui vous est dû justement? Cela en tout cas est d'une miséricorde à proclamer, ceci d'une injustice à prohiber. Dispensez donc, très tendres, votre grâce, pour recevoir votre dû. Faites-moi, vous-mêmes, la miséricorde qui me convient et qui vous sied, pour que je ne vous fasse pas, moi, l'injustice qui ne convient ni ne sied à personne. Soyez-moi vous-mêmes miséricordieux, je vous en conjure, pour que je ne vous sois pas, moi, injuste, ce que j'exècre. Donnez, bienveillant et bienveillante, et ne soyez pas difficile [devant] ma requête, donnez à mon âme de vous aimer - ce qu'elle ne demande pas injustement et que vous exigez justement - pour qu'elle ne soit pas ingrate devant vos biens - ce dont elle aurait justement horreur et que vous ne punissez pas injustement. Certes, Jésus Fils de Dieu, et toi, Marie sa Mère, vous voulez - et il est équitable - que tout ce que vous aimez soit aimé de nous. Bon Fils, je te supplie donc par la dilection dont tu aimes ta Mère: de même que tu l'aimes vraiment et la veux aimée, de même donne-moi de l'aimer vraiment. Bonne Mère, je te supplie par la dilection dont tu

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DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

aimes ton Fils: de même que tu l'aimes vraiment et le veux aimé, de même obtiens-moi de L'aimer vraiment. Voici qu'en effet je demande que se fasse ce qui est vraiment en votre volonté: pourquoi, dès lors, à cause de mes péchés, ne se ferait pas ce qui est en votre pouvoir? Toi qui aimes les hommes et en as pitié, Th as pu aimer tes coupables jusqu'à en mourir (Phil 2, 8), pourrais-tu refuser ton amour et celui de ta Mère à celui qui Te prie? Mère de celui qui nous aime, tu as mérité de le porter dans ton ventre et de l'allaiter à ton sein (Le 11, 27), ne pourrais-tu et ne voudrais-tu pas obtenir son amour et le tien à celui qui le réclame? Que mon esprit vous vénère comme vous en êtes dignes, que mon cœur vous aime comme il est équitable, que mon â~e vous chérisse comme il lui est expédient, que ma chair vous serve comme elle le doit, et que ma vie s'y consume, pour qu'à jamais toute ma substance psalmodie: Béni soit le Seigneur à jamais, ainsi soit-il, ainsi soit-il (Ps 88, 53)4. Il serait dommage de briser le flux de cette longue prière par des coupures. Il s'y mêle constamment la réflexion la plus sûre sur le mystère de l'Incarnation et l'effusion lyrique de la piété. On sait combien à partir surtout du XIe et xne siècles la dévotion chrétienne en Occident s'est portée sur le Christ fait homme et sur la Vierge. C'est en mystique qu'Anselme s'adresse à Marie, conscient de l'impuissance du langage à exprimer le tropplein de l'amour, malheureux de vérifier que les "entrailles de la chair" font écran à l'expansion de l'âme. Déluge d'apostrophes, d'exclamations, d'interrogations, phrases souvent sans verbe, allitérations - que malheureusement la traduction supprime - ne trompent pas. Anselme est un maître de la rhétorique et ne l'oublie jamais, mais son cœur est ardent: rien de convenu, d'artificiel ou d'ampoulé dans cette action de grâces à la Vierge et à son Fils. On y sent l'incapacité à embrasser dans une seule étiquette tout ce qui fait la "merveilleuse singularité et la merveille singulière" de la Mère de Jésus. Tour à tour, l'auteur utilise des métaphores empruntées à l'ordre cosmique: elle est l'illumination dans les ténèbres; à l'ordre théologique: elle est la porte, le seuil, la voie, la Reine des anges, le temple, le vase de vie. Elle concentre tous les superlatifs puisqu'elle est la plus grande après Dieu trine. En elle se concilient les inconciliables: elle est la virginité et la fécondité, la Vierge et la génitrice, la nourrice, la lactatrice. En elle s'inversent les signes: elle a apporté en enfantant le salut de l'humanité. Anselme rappelle brièvement sa place dans l'économie de la Rédemp-

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LES PAROLES DE

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tion. La créature, "le petit homme vil", inique et misérable avait été par le péché voué à la mort et à la damnation: les enfers se peuplaient et le ciel se vidait. Jusqu'au jour béni de l'.Annonciation. Dieu dans son infinie bonté pour les hommes pourtant si ingrats s'est donné un Fils en s'incarnant dans une vierge. Seule de toutes les femmes elle a été, par décision divine, choisie comme tissu vivant où se suturent l'.Ancienne et la Nouvelle Alliances, Dieu et l'homme, et où la mort devient promesse de salut. Immense espérance qui va vider les enfers et gonfler les cohortes célestes. Marie se trouve donc au nœud théologique où s'abolit la stratification des rapports de parenté ordinaires. Comme toutes les créatures elle est fille de Dieu, mais elle en est aussi l'épouse, la mère et la sœur. Sœur de tous les hommes, elle en devient la Mère par sa maternité surnaturelle. Mère de tous les justifiés, réconciliés, sauvés par le sacrifice du Père qui a immolé son Fils unique, elle ne peut donner que tendresse et miséricorde. Puisqu'elle est la mère du Sauveur, le Christ est donc le frère des hommes: fruits de l'immense circulation de Dieu qui est amour, comment n'écouteraient-ils pas les plaintes qui montent vers eux? Ce que demande Anselme, ce ne sont pas des misérables faveurs, c'est d'abord d'être capable d'aimer pour mériter - autant qu'un homme puisse y prétendre de l'être aussi, et de ne pas paraître trop indigne aux yeux du Père. Puisque Marie est la métaphore de l'Eglise tout entière en même temps que celle de chaque âme particulière, elle est porteuse d'espoir. P. l'H.

PRIÈRE ENVOYÉE PAR ABÉLARD A HÉLOÏSE Le philosophe Abélard (1079-1142), éloigné de sa femme Héloïse après leur

séparation en des circonstances dramatiques et leur double profession de foi monastique, est amené à lui écrire, alors qu'elle est abbesse du Paraclet, de longues lettres de direction spirituelle pour apaiser les tensions qui sont le résultat de cette situation, car Héloïse ne se résigne pas à oublier leur passé commun. A la fin d'une de ces lettres, il lui propose une prière pour obtenir la grâce de transformer leur union humaine en une union en Dieu. Cette prière est donc la conclusion voulue par Abélard, et sans doute acceptée par Héloïse, à leur douloureuse aventure. 61

DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

Dieu qui au début de la création humaine as sanctifié le très grand sacrement de mariage en créant la femme d'une côte de l'homme, et qui as élevé les noces à d'immenses honneurs, en naissant d'une femme mariée et en commençant tes miracles à une noce, toi qui jadis, comme il t'a plu, as autorisé ce remède à l'incontinence de ma nature fragile, ne méprise pas les prières de ton humble servante: je les dépose, suppliante, à la vue de ta majesté, pour mes excès et pour ceux de l'homme qui m'est cher. Pardonne, Dieu très bon, plutôt la bonté même, pardonne à nos crimes si nombreux et si grands, et que l'immensité de nos fautes fasse l'expérience de la multitude de ton ineffable miséricorde. Je t'en prie, punis nos fautes dans la vie présente pour nous épargner dans la vie future; punis-nous à l'instant pour ne pas nous punir éternellement. Utilise sur tes serviteurs la verge de la correction et non le glaive de la colère. Fais souffrir la chair pour préserver la santé de l'âme. Sois pour nous un guérisseur et non un vengeur, sois indulgent plutôt que juste, sois un père miséricordieux plutôt qu'un maître sévère. Metsnous à l'essai, Seigneur, mets-nous à l'épreuve des tentations, comme le prophète le demande pour lui-même (Cf. Ps 25, 2), et c'est comme s'il disait en clair: Regarde d'abord nos forces et mesure selon leurs capacités le poids des tentations; car ainsi saint Paul le promet à ceux qui te sont fidèles : "Dieu est fidèle, il ne vous laissera pas tenter audelà de vos forces, mais avec les tentations il suscitera aussi les ressources pour les supporter" (1 Cor 10, 13). Th nous as unis, Seigneur, et tu nous as séparés quand il t'a plu et comme il t'a plu. Maintenant, Seigneur, ce que tu as commencé dans ta miséricorde, achève-le plus miséricordieusement encore; ce qu'une fois tu as séparé dans le monde, unis-le à toi éternellement dans le ciel, toi notre espoir, notre héritage, notre attente, notre consolation, Seigneur, toi qui es béni dans les sièclesS.

RUTEBEUF: LA PRIÈRE DE THÉOPHILE

Très populaire au Moyen Age, la légende de Théophile a été illustrée par deux grands auteurs du XIIIe siècle, Gautier de Coincy et Rutebeuf, contemporain de saint Louis, dont la transposition dramatique compte parmi

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LES PAROLE S DE

LA PRIÈRE

les plus anciens témoins de notre théâtre. Cédant au péché de vaine gloire après une vie toute de droiture et de piété, Théophile prête hommage au diable par une charte écrite de son sang. Il ne tarde pas à se repentir. N'osant alors se tourner vers le Dieu qu'il a renié et dont il craint le courroux, il implore la "très douce Dame que chacun doit aimer", la médiatrice dont le secours n'a jamais fait défaut au pécheur repentant. D'une grande sobriété, qui en accentue le pathétique , cet appel à la miséricord e de Marie - la Vierge au large manteau de la peinture gothique - est en même temps une belle prière d'adoratio n envers la "reine blanche et pure", seule capable d'illumine r nos ténèbres.

Prière de Théophil e 0, reine belle et sainte, Vierge glorieuse, Dame pleine de grâce Par qui tout bien renaît, Qui vous appelle à l'aide Est sauvé de sa peine ; Qui vous donne son cœur, Au royaume éternel Retrouvera la joie. Fontaine jaillissante Et délectable et pure, Rends mon âme à ton fils ! Je me suis mis, jadis, A votre doux service, Mais j'ai tôt succombé . Par celui qui attise Le mal et le bien brise Je suis ensorcelé. Désensorc elez-moi! Car votre volonté Est bonne et généreuse, Ou je serai plongé, Par le verdict de Dieu, Au tréfonds du malheur.

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DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

Dame sainte Marie, Prends et change mon cœur, Mets-le à ton service, Ou jamais n'aura fin Ni baume ma douleur: Serve sera mon âme. Ce sera dure épreuve Si, avant mon trépas, Ne peut s'unir à vous L'âme qui le désire. Laissez-moi mériter Le salut de mon âme. Dame de charité Qui, par humilité, Portas notre salut, Qui tous nous a sauvés De douleur et de honte Et du putride enfer, Dame, je te salue! Je n'ai pas de salut Sans toi, c'est vérité. Fais donc qu'avec Tantale Du dévorant enfer Je ne fasse héritage. L'enfer attend mon âme Et sa porte est ouverte : Je paie ma démesure! Ce sera dure perte, Preuve de ma folie, Si j'en fais ma demeure. Accepte mon hommage, Tourne ton doux visage. ]'ai mérité mon sort Et j'ai donné des gages. Mais, au nom de ton Fils, Sauve-moi du malheur.

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LES PAROL ES DE

Ainsi qu'en un vitrail Entre et sort le soleil Sans jamais l'entamer, Ainsi tu restas vierge Quand Dieu, au haut des cieux, Te rendit mère et dame. Resplendissant joyau, Tendre dans ta piété, Ecoute ma prière. Accepte de sauver De la flamme éternelle Mon corps vil et mon âme. 0 reine généreus e, Illumine mon cœur, Efface mes ténèbres ; Qu'à toi je puisse plaire Et ta volonté faire! Donne-m oi cette grâce. Bien longtemp s j'ai suivi Le chemin de la nuit Où compte m'entraîn er Cette engeance maudite ... Dame, ne permets pas Qu'ils commett ent ce crime. Homme vil et souillé, j'ai bien longtemp s vécu Vautré dans le péché. 0 reine blanche et pure, Prends-m oi donc en ta main, Soigne-moi, guéris-moi. Que la vertu divine Qui est entière en toi Fasse luire en mon cœur La céleste clarté Et montre le chemin A mes yeux aveuglés.

LA PRIÈRE

DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

Le rapace pillard A fait de moi sa proie : Je serai dépecé! Il me tourmente tant ... Dame, prie ton cher Fils Que je sois délivré. Défendez-mo i contre eux, Vous qui savez ma faute, Tirez-moi de leurs mains. Vous qui là-haut siégez, Refusez-leur mon âme, Qu'aucun d'eux ne la voie6 ! G.H.

L'ORAISON DITE DE CHARLEMAGNE Le texte qui suit est extrait d'un gros recueil pieux compilé dans le Nord

de la France à la fin du XIIIe ou au début du XIVe siècle, mi-psautier, milivre de prières (Bruxelles, Bibl. royale 9391). Il comprend 101 alexandrins monorimes (à la manière des laisses des chansons de geste), qui évoquent les épisodes de la vie de Jésus: nativité et enfance; guérison du lépreux; passion et crucifixion, le morceau le plus long; sépulture, résurrection et ascension. Entre l'enfance et la guérison du lépreux s'intercalent la création et la faute d'Adam et Eve, dans l'intention d'expliquer par le péché originel la somme des calamités qui accablent les pauvres humains. Ce morceau est un calque des prières du plus grand péril, ou Credo épiques, que l'on rencontre dans tant de chansons de geste: le héros, dont la situation est désespérée, se tourne vers Dieu, le prend à partie en lui rappelant les faits saillants de l'histoire sainte et/ou de l'histoire évangélique, auxquels il réaffirme solennelleme nt son adhésion, sommant, au nom de cette foi, le Christ tout puissant de le délivrer du danger qui le menace7. Il s'agit donc d'une prière littéraire, qui fut composée pour être déclamée en public par un récitant avant de trouver refuge dans un livre personnel. Le patronage de Charlemagne, aussi attractif que fictif, était censé lui conférer authenticité et efficacité.

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LES PAROLES DE

LA PRIÈRE

Seigneurs, bons chrétiens, prêtez-moi attention un instant. Celui qui dira la prière que vous allez m'entendre réciter Ne sera de la journée assassiné ni étranglé, Tant elle est de grande sainteté. Je vais vous l'apprendre, si vous voulez l'écouter; Charlemagne la dit telle que vous l'entendrez. - Glorieux Seigneur, Père, qui souffris sur la croix, Tu fus conçu et naquis de la sainte Vierge, Le corps de la sainte pucelle abrita ta chair. Toute ta parenté, beau doux Seigneur, était juive, Et tout ton grand lignage, le plus noble. A Bethléem, beau Seigneur, tu vis le jour Et fus enveloppé de pauvres langes; Dans la crèche avec les bêtes tu fus déposé. Aussitôt, Seigneur, la sainte étoile laissa resplendir sa clarté, Tous les oiseaux du bois chantèrent à gorge déployée, Les bergers aux champs firent sonner leurs cors. Par ta naissance, le monde fut racheté. Hérode et les Juifs enragés ne le supportèrent pas; Il fit saisir tous les enfants en bas âge Et les fit décoler avec les épées tranchantes. Dieu te guida quand on t'emporta( ... ] Puis tu vécus sur terre trente-deux ans passés. Tu façonnas Adam, vrai Père spirituel, Du limon de la terre; telle fut ta volonté. C'est de lui que nous sommes issus, c'est notre père charnel, A partir duquel tu créas Eve, par qui le monde est peuplé; En paradis, beau Seigneur, tu les installas; Tous les biens de la terre leur furent abandonnés, Excepté le fruit d'un pommier, qui leur fut défendu. Mais Adam en mangea, par la faute du diable; Eve lui en fit manger, tant il était enivré. Pour cela nous sommes tous tombés dans une profonde misère [... ] Dieu, tu guéris Malchus qui était tout rongé de lèpres; Il était lépreux du corps, du visage et du nez, Le premier homme sur terre à en être affecté, Je l'ai souvent entendu dire à de savants clercs lettrés. Il te lia à la colonne quand tu y fus mené,

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DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

Et toi-même, Seigneur Dieu, commandas Que jamais, par sa faute, aucun lépreux ne soit purifié; Et jamais nul ne le sera, en vérité, jamais à ta parole un seul mot ne manquera. Judas se comporta en traître et en voleur infâme, Quand il te vendit contre de l'argent sonnant, Mais il n'en eut que trente deniers: voilà le prix auquel tu fus acheté. Un mardi soir eut lieu la tractation, Le jeudi soir tu fus pris et mené à la torture. Quand on t'eut battu et frappé à la colonne Et qu'on t'eut, beau Seigneur Dieu, bandé les yeux, Sur le mont de Calvaire tu fus supplicié. Là, beau Seigneur, tu eus les pieds et les mains cloués, On te planta un clou dans les pieds et dans les paumes, D'églantine et d'épines fut ta tête couronnée, Tout environnée de joncs marins aigus, Tellement que le sang clair courut le long de ton visage. Sainte Marie était là, tout éplorée, L'affliction de la glorieuse Vierge était telle, Elle serrait le bois de la croix dans ses mains avec tant de force Que le sang en jaillit et descendit à terre. Nul clerc, si lettré fût-il, ne saurait dire Quelle fut l'angoisse de celle qui te porta en ses flancs. Dieu, tu la regardas avec une immense pitié, Tu la réconfortas avec une immense tendresse, Tu la confias à saint Jean, ton ami le plus cher, Afin qu'il la gardât pendant trois jours, Jusqu'à ce que tu fusses, Seigneur, ressuscité de mort. Alors Longis te frappa de la lance dans les flancs, Il n'avait jamais vu la lumière depuis l'heure de sa naissance; Le sang, le long de la hampe, descendit jusqu'à ses poings, Il en frotta ses yeux, aussitôt il fut illuminé. Seigneur, il demanda pardon ; tu connus ses pensées, Et sur le champ tout son méfait lui fut pardonné. Ton cœur, beau doux Seigneur, fut si profondément entamé Que jusqu'au Golgotha ton sang s'écoula. "Deus meus'; dis-tu, et tu mourus. Nicodème vint, qui était si sage; Saint Joseph9 te reçut, quand tu fus détaché:

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LES PAROLES DE

LA PRIÈRE

Pilate lui en avait accordé la faveur. Avant l'heure de vêpres tu fus ôté de la croix, Couché et déposé à l'intérieur du vrai sépulcre. Les trois Marie vinrent te visiter, Portant, pour oindre tes plaies, l'onguent Le plus précieux que l'on saurait jamais se procurer: Tu n'étais pas là, tu t'en étais allé. Là se trouvait l'ange vermeil au corps de feu; Il leur dit que tu étais déjà ressuscité de mort, Et elles s'en allèrent, tristes de ne pas t'avoir trouvé. Seigneur Dieu, tu avais dirigé tes pas vers l'enfer; Tu en délivras tes amis et tes bien-aimés, Qui avaient jadis accompli tes commandements, Et ceux qui ne t'avaient pas aimé y demeurèrent pour toujours. Jamais plus jusqu'au Jugement personne n'en sera expulsé. Tu remis les clefs du paradis à saint Pierre. Sous les yeux de tous les apôtres tu montas au ciel; Tu recommandas le baptême, c'est le signe de notre foi chrétienne. Aussi vrai, vrai Dieu, que tu souffris sur la croix Et que ce que j'ai dit est pure vérité, Je te prie de me protéger de toute honte et de toute infamielO. G.H.

ORAISON DÉVOfE D'UN FRÈRE MINEUR LANGUEDOCIEN La prière qui suit est tirée du manuscrit d'Assise, Bibl. Conv. Chiesa Nuova

9, f. 86, recueil de textes franciscains en langue d'oc, copiés au XIVe siècle par le frère Mineur Mathieu de "Bouzigues ... dans l'évêché d'Agde" (fol. 95v). Ce manuscrit exceptionnel conserve, au début, la seule version occitane connue de la Legenda major de saint Bonaventure, puis d'autres traductions en langue d'oc de textes latins fondateurs de l'ordre franciscain. L"'oraison dévote" est copiée au milieu de traités du fameux théologien joachimite Pierre Jean Olivi, natif du Languedoc en 1248-1249, dont les écrits de tendance "spirituelle" connurent accusations et réhabilitation avant d'être sévèrement proscrits par Jean XXII. Le recueil d'Assise con-

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DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

tient ensuite la traduction partielle de l'Évangile selon saint Jean (chapitres XII, XIII, XVII), puis un dernier opuscule de Pierre jean Olivi, sur la manière dont on peut rendre grâces à Dieu des bienfaits reçus de lui. La prière présentée ici développe ce même thème, cher à saint François d'.Assise, à qui l'on attribue une autre prière dont l'écho résonne dans ce texte: "Dieu, tout bien, souverain bien, bien total, toi qui seul es bon ... 11 ". Bon Jésus, doux au-dessus de tout ce qui est, fais-moi, Seigneur, cette grâce de t'aimer de tout mon cœur, que je te craigne souverainement, que j'aie pour toi la plus grande révérence, le zèle le plus fort pour tout ce qui est ton honneur, si bien que tout ce qui serait ton déshonneur me remplisse de la plus forte colère, à l'instar de l'homme le plus dévôt à ta gloire, surtout si de quelque manière j'étais, moi, la cause de tels déshonneurs commis contre ta bonté. Donne-moi, Seigneur, par ta grande bonté, de reconnaître ta seigneurie, de t'adorer avec la plus grande humilité, car je suis ta créature, de savoir connaître tes bienfaits, de t'en rendre grâce en tout temps, de tout mon entendement. Donne-moi encore, Seigneur, de te bénir, de te louer et de te magnifier en toutes choses avec la plus grande joie et la plus grande allégresse, que je te demeure soumis et obéissant, que je sois pleinement et en tout temps rassasié de ta très douce suavité, si grande que nul ne pourrait l'exprimer quand il est à ta sainte table, en compagnie de ta Mère sacrée, Marie, Vierge et dame, de tes saints anges, de tes saints apôtres et de tous tes amis. Tandis que moi, pécheur, de tout bien je suis indigne, 70

LES PAROLES DE LA PRIÈRE

toi, Seigneur, tu es le bien, sans terme et sans fin, Amen12. G. B.-L.

LES PadRES DU PRÔNE A PROVINS

Dans la pratique ancienne de l'Église, la seconde partie de la messe, qui suivait la liturgie de la parole, s'ouvrait sur une grande prière d'intercession, appelée la prière des fidèles ("oratiofidelium")I3. Cette prière subsista sans doute à titre facultatif dans les paroisses, après l'unification liturgique décidée par Charlemagne pour le royaume franc. La tradition de l'oratiofidelium, en tout cas, demeure présente dans les livres de certains liturgistes. Réginon de Prüm (t 915), repris par Burchard de Worms (965-1026) donne la règle selon laquelle "les jours de fête et les dimanches, après le sermon que l'on fait au peuple au cours de la messe, il faut que le prêtre exhorte les fidèles à répandre des prières au Seigneur, ensemble, pour les divers besoins, pour les rois et les chefs des églises, pour la paix, pour la peste, pour les malades alités de la paroisse, pour les derniers défunts. A chacune de ces prières, le peuple dira en silence l'oraison dominicale. Quant au prêtre, après chaque invitation à prier, il conclura solennellement par les oraisons appropriées" 14. Quelques formulaires de la fin du Moyen Âge, insérés dans des rituels, gardent la trace de ces prières, dites "prières du prône", du mot latin praeconium (publication) lui-même formé sur praeco (crieur public). L'un des plus anciens témoins français signalés est celui de Saint-Quiriace de Provins: copié sur la page de garde du missel de la collégiale, il peut être daté du x1vc siècle. En voici le texte, tout nourri de vigoureuse simplicité is. Prions pour la paix: que Dieu l'envoie du ciel sur la terre. En premier, pour tout l'état de sainte Église, pour notre saint père le pape, pour les patriarches, pour les cardinaux, pour les archevêques et pour les évêques : que notre Sire par sa grâce leur donne de si saintement gouverner le menu peuple, que ce soit à la louange de la cour de paradis. Priez pour les fruits de la terre: que Dieu les sauve et multiplie en 71

DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

telle manière que son service en soit fait, et son peuple soutenu. Priez pour ceux qui ont cure d'âmes, spécialement pour votre curé, et pour ceux qui l'aident à gouverner: que notre Sire leur donne d'en rendre bon compte au jour du Jugement. Priez pour toutes gens de religion 16, de quelque religion qu'ils soient: que selon l'état dans lequel ils furent fondés, ils maintiennent leurs vœux et leurs promesses jusqu'à la fin. Priez pour tous autres clercs qui ont le service de Dieu à faire, et spécialement pour nous qui sommes ici assemblés, moi pour le faire, et vous pour ouïr: qu'il nous donne de faire et à vous d'ouïr, en telle manière que ce soit à la louange de Dieu et au profit de nos âmes17. Priez pour la sainte terre d'Outremer et de Constantinople: que Dieu la rende à la chrétien té 18. Priez pour tous princes de la terre, et spécialement pour le roi de France, pour sa femme, pour ses enfants, et pour son bon conseil: que Dieu leur donne d'ainsi gouverner le royaume que nous puissions vivre en paix au dessous d'eux. Priez pour tous marchands, de quelque marchandise qu'ils usent loyalement: que Dieu leur donne de faire telle marchandise, que ce soit au salut de leur âme. Priez pour tous ceux qui font la charité du pain bénit: que Dieu les tienne en vraie foi jusqu'à la fin. Priez pour tous pèlerins et pèlerines: que Dieu les mène et ramène pour le salut de leur âme et de leur corps. Priez pour toutes femmes enceintes: que Dieu leur donne grâce que le fruit de leur ventre soit présenté au saint font de baptême. Priez pour tous ceux qui sont en grâce : que Dieu les y tienne; et pour tous ceux qui sont en péché: que Dieu les en rejette brièvement. Priez pour tous ceux qui sont en la prison de Notre Seigneur19: que Dieu leur donne de souffrir patiemment jusqu'à la fin. Priez pour tous les laboureurs des terres: que Dieu leur donne de faire tel labeur qui soit pour le salut de leur âme. Priez pour tous les bienfaiteurs del 'église de céans, pour les vivants: que Dieu les mène à bonne fin; et pour les morts: que Dieu les délivre. Priez aussi pour toutes les âmes dont les corps gisent ou reposent au cimetière de l'église de céans, et en tous autres cimetières: que Dieu leur fasse vraie miséricorde. Amen. Dites aussi maintenant Pater noster, Ad te levavi, et De profundis20. 72

LES PAROLES DE

LA PRIÈRE

Chaque semaine, à la messe du dimanche, ces invitations à prier les uns pour les autres revenaient donc, dans un ordre immuable qui semblait devoir refléter l'ordre providentiel du monde. Les prières du prône affirmaient sans détours la distinction majeure des clercs et des laïcs, la hiérarchie des fonctions parmi ceux qui gouvernent, et la diversité des états et des conditions dans le peuple chrétien. Mais l'Église multiple se retrouvait une, dans cette prière commune qu'elle faisait en vue d'obtenir pour chacun, petits et grands, vivants et morts, la grâce nécessaire. Car tout est, à l'évidence, dans la main de Dieu: paix et prospérité, foi saine, œuvres fécondes, salut éternel. D'un lieu de culte à l'autre, et d'un siècle à l'autre, les mots semblent à peine varier. Mais certaines formules se déplacent dans le texte; d'autres s'ajoutent, s'enrichissent ou se perdent. A Provins, on ne prie pas seulement pour la reconquête de la Palestine, mais aussi pour celle de la "terre de Constantinople". Il est tentant d'y voir l'effet lointain du rôle joué dans l'occupation du Péloponnèse par les Champenois, au premier rang desquels s'illustra Geoffroi de Villehardouin. A Provins encore, les prières pour les fruits de la terre et pour les marchands sont dans une position insolite. La première, apparemment, rompt l'ordonnance massive des hiérarchies cléricales; mais n'est-elle pas aussi le rappel discret du devoir de payer la dîme? La seconde donne aux marchands une place de prédilection dans l'Église, analogue à celle qu'ils occupent dans la société provinoise, mais exceptionnelle au regard des autres formulaires, qui les associent aux laboureurs, en faisant même passer ceux-ci les premiers. Signe des temps: au siècle où s'amorce le déclin des foires de Champagne, les marchands gardent ici l'avantage acquis. Les prières du prône sont encore les premiers catéchismes, dont les formules se gravent dans les mémoires des illettrés, fondements de leurs certitudes fermes et simples. Quand les juges de Rouen demandèrent à Jeanne d'.Arc si elle se savait en état de grâce, elle leur répondit par les mots même des prières du prône que redisait chaque dimanche, à la messe, le curé de Domrémy: "Si je n'y suis, Dieu m'y veuille mettre; et si je y suis, Dieu m'y veuille tenir" 21 . N.B.

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DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

PRIÈRE POUR ÉLOIGNER LA TEMPÊTE

Cette prière est le développement d'une courte invocation, à l'origine en latin, destinée à écarter tout danger de celui qui la récitait ou la portait sur lui; ils 'agissait d'une prière à la croix, fondée sur l'efficace du signe de croix, suivie ou non d'une oraison. On trouve cette invocation par exemple dans le manuscrit de Paris, B.N ., lat. 13300, f. 26-26v (Ecce crucem Domini, fugite partes adverse... ), et dans Londres, British Library, Sloane 2356, f. 88-89 (Vees chi le crois de Nostre Singneur. .. ). Dans le manuscrit du Vatican, Bibl. apost., Reg. lat. 315, f. 16, cette prière brève est explicitement ru briquée contre la tempête: "Contre la foudre et contre la tempeste, en faisant le signe de la croix, diras cette oraison: Veez ci la croix Nostre Seigneur ]hesucrist.. .''. Le texte retenu ici, seulement connu par le manuscrit du Vatican, Bibl. apost., Reg. lat. 315, f. 18v-21, en est une amplification, explicitement consacrée elle aussi à éloigner la tempête22. Contre la tempête tu diras cette oraison et en la disant tu feras le signe de la croix( ... ): "Voici la croix de Notre Seigneur Jésus-Christ, fuyez éléments hostiles et retirez-vous. Le lion de la lignée de Juda a vaincu, racine de David, Dieu en soit loué ;Jésus-Christ a vaincu le diable, Jésus-Christ règne, Jésus-Christ commande. Tempête, je te conjure par Notre Seigneur Jésus Christ et par les noms des trois rois Gaspard, Melchior et Balthasar qui vinrent à Bethléem visiter et adorer NSJC23 et qui lui offrirent or, encens et myrrhe. Je te conjure, tempête, par ces cinq noms, c'est à savoir Barbatha, Labrathala, Hael, Fyel, Kyndiel. Je te conjure, tempête, par le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et par la sainte Vierge pucelle, Marie, mère de NSJC; par les Anges et par les Trônes, par les Seigneuries et par les Principautés, par les Puissances et par Chérubins et Séraphins24, et par toutes les légions des anges de paradis; et par le ciel et par la terre et par toutes les choses qui sont en eux. Je te conjure, toi, tempête, par toutes les choses que Dieu a faites et par toutes les Vertus des cieux, et par la mer et par toutes les choses qui sont en la mer. Je te conjure, tempête, par les soixante-douze disciples de NSJC et

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LES PAROLES DE

LA PRIÈRE

par les soixante-douze noms en hébreu, en grec et en latin par lesquels Dieu est nommé. Je te conjure, tempête, par les douze apôtres et les trois patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, et par les trois enfants qui furent mis en la fournaise ardente, Sydrach, Mysach et Abdenago. Je te conjure, tempête, par les quatre évangélistes, par saint Matthieu, saint Marc, saint Luc et saint Jean, et par les soixante-douze langueszs; et par ce saint nom, JCNS "Tetragramaton"26. Je te conjure, tempête, par l'annonciation et par l'incarnation de NSJC et par la nativité de NSJC et par la circoncision de NSJC et par l'épiphanie de NSJC, par l'avènement de NSJC, par sa prédication, par son jeûne, par sa tentation, par sa transfiguration, par sa trahison, par son arrestation, par son supplice, par la manière dont il fut tourné en dérision, par la passion de NSJC, par la croix de NSJC, par les clous, par la lance, par les plaies de NSJC, par la douleur et l'angoisse et par les larmes de Notre Dame sainte Marie, mère de NSJC, par le sépulcre de NSJC, par la résurrection de NSJC, par l'ascension de NSJC, par la venue du Saint-Esprit. Je te conjure, tempête, par la sainte mort de NSJC; le jour du vendredi fut élevée la croix sur laquelle le Fils de Dieu Jésus Christ fut mis et supplicié pour nous pécheurs. Agyos o Theos, yskyros, athanatos, ymas eleyson27. Je te conjure, tempête, par les noms de Dieu qui suivent: Hely, Heloy, Alpha et Omega, Commencement et Fin, Abracula, Paix, Vie, Vertu, Uriel, Sauveur, Grand Roi, Deus, Sabbaoth, Adonay. Je te conjure, tempête, par tous les saints moines et ermites et par les saintes vierges et continentes, et par tous les saints et les saintes de Notre Seigneur Jésus-Christ et par toutes les messes qui sont chantées et célébrées aujourd'hui, et par toutes celles qui ont été chantées et célébrées dans le passé, et par tous ceux qui les ont chantées et célébrées. Et par tout le pouvoir et la puissance de NSJC, et par toutes les choses qui peuvent être dites à l'honneur de Dieu et de la Vierge Marie bénie et de tous les saints et de toutes les saintes de paradis. Je te conjure, tempête, de ne pas t'abattre sur notre terroir ni sur un autre terroir où tu pourrais nuire. Je te conjure, tempête, par la vertu de toutes les choses que j'ai dites, de ne nuire ni à nous ni à nos régions, ni à nos biens, mais de tomber dans un lieu désert, où personne n'habite, ou en un autre lieu où tu ne puisses nuire. Amen."

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DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

Ce type d'incantation, qui tente de conjurer le danger par une série de nominations et d'énumérations aussi exhaustives que possible, et ponctuées sur le manuscrit de nombreux signes de croix à valeur immunisante, est à rapprocher de la prière des 72 noms de Dieu, à laquelle elle fait d'ailleurs allusion, et que plusieurs manuscrits nous ont transmise28. Dans les deux cas, certains passages sont à la limite de l'orthodoxie, les mots, parfois bizarres, et les formules prennent nettement le pas sur l'invocation: comme il est dit vers la fin du texte, il s'agit plus d'une conjuration superstitieuse "par la vertu de toutes les choses qui peuvent être dites", que d'une remise confiante de soi dans la bonté de Dieu. P. R.

PRIÈRE D'UN LAÏC À LA VIERGE

Cette prière à la Vierge Marie, à l'usage d'un laïc du xvc siècle exerçant une charge, figure à la fin d'un livre d'Heures (Rouen, Bibl. Mun. 339 (A 553), fol. 173-178v). Sa présence dans un tel manuscrit est signe d'un choix de son possesseur, ce qui en augmente l'intérêt. Elle est connue par plusieurs manuscrits: livres d'heures ou recueils de prières. La version éditée ici29 a été choisie pour son ton de sincérité et de spontanéité. Hé, très glorieuse Vierge pucelle, Marie, Mère de Jésus-Christ le vrai roi tout-puissant, reine glorieuse, qui êtes refuge, consolation et réconfort de tous les déconfortés, aide et défense des pauvres pécheurs contre toutes les adversités, vous qui les gardez de tout péril et de toute tribulation par votre très grande douceur et votre miséricorde, veuillez mon cœur et mon âme visiter et enseigner dans les tribulations et les tentations de cette douloureuse vie, qui fortement me guerroient en maintes manières, auxquelles par moi-même je ne puis échapper sans votre aide. Très douce et glorieuse pucelle, Vierge Marie, je n'ai à qui recourir sauf à vous. Qu'il vous souvienne, douce Dame, de la douce Annonciation que le Sauveur de tout le monde vous envoya quand il se voulut tant humilier qu'il voulut en vous descendre et en vos précieux flancs prendre chair humaine pour nous racheter, pauvres pécheurs. Veuillez ouvrir les oreilles de votre très grande douceur à

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LES PAROLES DE

LA PRIÈRE

mes prières, pauvre pécheur, car pour nos péchés le Père, le Fils et le Saint-Esprit se voulurent en vous héberger. Ainsi, douce Dame, il vous appartient d'être l'avocate des pauvres pécheurs. Ainsi, Dame, vous êtes la chambre de toute la Trinité. C'est pourquoi, douce Dame, je me viens rendre et mettre en votre doux enfant mon âme, mon cœur, mon corps, mon honneur et tout ce que vous m'avez prêté en cette mortelle vie. Je vous en prie, douce Vierge Marie, soyez mon avocate envers Celui que vous portâtes, qui est Sauveur de tout le monde, qu'il veuille étendre sur moi sa grâce qui est sans nombre, moi qui l'ai tant courroucé et si souvent ému par les horribles péchés que j'ai commis, car très longuement, par l'incitation de l'Ennemi, j'ai vécu dans les sept péchés mortels. C'est pourquoi, à jointes mains je vous crie merci, Mère de Dieu, de tous les péchés que j'ai faits, dits ou pensés en quelque manière que ce soit. Hé Dame, vous êtes la fleur de lis de virginité et d'humilité, la rose de grâce et de douceur, la lumière de toute clarté. Veuillez donc, Dame, mettre en mon cœur toute pureté, afin que je puisse ôter de moi tout péché, que pour quelque honneur ou joie terrestres je ne puisse perdre la droite voie d'humilité. Veuillez m'envoyer votre grâce, afin que je puisse connaître parfaitement et aimer de tout mon cœur et de toute ma pensée mon Créateur et vous-même, et reconnaître les biens que vous m'avez faits et me faites. Donnez-moi la force, le sens et la puissance de gouverner ce que vous m'avez confié à garder, à la louange du Créateur, à la vôtre et au profit de mon âme. Veuillez, douce Dame, arroser mon esprit et ma pensée de vraie patience contre toutes les adversités qui me peuvent venir en ce siècle. Dame qui êtes lumière de toute clarté, veuillez m'éclairer de telle manière que, quand sera venue l'heure de l'angoisseuse mort, vous daigniez, très douce Dame, en ce moment de grand besoin, être auprès de moi, pauvre pécheur, en m'aidant et me défendant du pouvoir et des tentations de !'Ennemi, en me donnant toujours vraie foi, vrai amour, vraie espérance et vraie connaissance de mon Créateur et de vous. Et, en ce moment présent, veuillez me garder toute ma vie sans présomption et dans la crainte des peines d'enfer, mais sans désespérance. Hé très douce Vierge Marie, Mère de Dieu, saint Bernard dit que jamais personne ne vous requit dans l'affliction, que vous ne lui veniez en aide. Très douce Dame, je viens m'en remettre à vous, en très grande affliction de cœur, et vous prier qu'en souvenir de votre très doux cher enfant, vous me veuillez prendre dans vos mains et votre garde,

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DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

de telle manière que vous me gardiez et défendiez de tous ceux et toutes celles qui me voudraient du mal, car l'envie et la médisance me courent sus : veuillez, douce Dame, m'en garder et m'en défendre, et me conserver mon honneur et mon état, que je mets tout entier à votre service. De même, veuillez sauver tous mes bienfaiteurs et mes amis, les morts et les vifs. Aux vifs veuillez donner bonne vie et bonne fin, et les tenir en votre service; des morts veuillez avoir pitié et merci. Veuillez, douce Dame, amender ceux qui me veulent du mal et apaiser leur cœur envers moi, et le mien envers eux, et nous maintenir en votre service. Douce Dame, veuillez m'octroyer cette grâce que j'aie toujours en mon cœur mémoire et compassion de la mort de votre doux cher enfant et de la douleur que vous souffrîtes quand vous le vîtes mourir pendant en la croix, afin que par vos douces prières je puisse venir à la joie de paradis. Laquelle puissent nous donner par leur grâce le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Amen. Les thèmes de cette prière trouvent leurs racines dans des conceptions théologiques: Incarnation, maternité divine, Passion, Rédemption, conscience de la place de la créature dans la création, de ses devoirs envers le Créateur, d'une mission reçue, avec, en contrepoint, l'évocation de la condition pécheresse de l'homme et la foi en la miséricorde de Dieu. La maternité divine est fortement marquée: de son rôle dans l'Incarnation et la Passion découle son rôle auprès des hommes. Dans ce texte les idées, les termes mêmes ne sont pas neufs; on y voit des réminiscences de prières plus anciennes, notamment de l'Obsecro te; le Souvenez-vous y est cité... Mais, si le texte en lui-même n'est pas original, il tire toute sa valeur de son caractère d'authenticité. On y trouve l'expression d'un homme de foi, qui s'engage tout entier dans sa prière. M.H.

FRANÇOIS VILWN: BALLADE POUR PRIER NOTRE-DAME

Dame du ciel, reine de la terre, Impératrice des infernaux paluds, Accueillez-moi, votre humble chrétienne, 78

LES PAROLES DE

LA PRIÈRE

Que je sois admise parmi vos élus, Bien que jamais n'aie eu le moindre mérite. Vos bienfaits, ma dame, ma maîtresse, Sont bien plus grands que je ne suis pécheresse; Sans eux personne ne peut gagner Ni obtenir les cieux; je l'affirme de tout mon cœur: En cette foi je veux vivre et mourir. A votre Fils dites que je suis sienne; Que par lui soient mes péchés effacés, Qu'il me pardonne comme il pardonna à l'Egyptienne30 Ou au clerc Théophile31, Qui grâce à vous fut délié et absous, Bien qu'il eût donné sa parole au diable. Préservez-moi de jamais en faire autant, Vierge qui portâtes sans souffrir de déchirure Le sacrement qu'on célèbre à la messe32: En cette foi je veux vivre et mourir. Je suis une pauvre vieille femme, Qui ne sait rien, qui n'a jamais su lire. A l'église dont je suis paroissienne, je vois Peints un paradis, où sont des harpes et des luths, Et un enfer, où des damnés sont bouillis. L'un me fait peur, l'aufre joie et allégresse. Fais-moi avoir la joie, haute déesse A qui doivent recourir tous les pécheurs, Débordants de confiance, sans négligence ni paresse: En cette foi je veux vivre et mourir. Vous portâtes, Vierge digne, princesse, Jésus qui règne à jamais. Le Tout-Puissant, revêtant notre faiblesse, Laissa les cieux et nous vint secourir, Offrit à la mort sa resplendissante jeunesse. Notre Seigneur est tel, tel je le reconnais: En cette foi je veux vivre et mourir33.

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DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

D'un style uni, d'une simplicité de ton et de vocabulaire accordée à l'humilité d'une foi naïve et absolue, la ballade de Villon traduit autant les sentiments du poète envers la Vierge que ceux de sa mère: "...Je n'ai d'autre château ni d'autre forteresse Où me retrancher, corps et âme, Quand la cruelle détresse m'assaille; Ma mère non plus, la pauvre femme", confie-t-il dans les vers précédents de son Testament. Certes, c'est la mère qui remet son destin entre les mains de Marie; mais les paroles qu'elle prononce sont celles que lui dicte son fils: c'est lui qui donne forme à la prière, qui transmue la supplique en poème et qui le signe (l'accrostiche de l'envoi est une marque de propriété). Derrière la confiance aveugle et la foi sans faille de la mère se lit ainsi l'angoisse de faillir du fils; derrière la sérénité paisible d'une vieille femme se devinent les tourments d'un homme au bord du désespoir. G.H.

UNE PRIÈRE TALISMAN

L'oraison qui suit a été trouvée dessous la sépulture de Notre Dame, et tout homme qui la dira une fois par jour ou qui la portera sur soi ne périra jamais ni par le feu ni par l'eau, il ne restera pas sur le champ de bataille et ne sera pas vaincu par ses ennemis. De plus, toute femme qui est en travail d'enfant sur laquelle on lira cette oraison ou sur le ventre de laquelle on la posera, sera délivrée heureusement de son enfant. En outre, la Vierge Marie apparaîtra à celui ou à celle qui la dira tous les jours, trois jours avant son trépas: "Seigneur Dieu, vous qui êtes Fils de Dieu le Père et roi des anges et des patriarches et Fils de la Vierge Marie, miséricordieuse et digne de toute louange. Et, Vierge Marie, qu'il te plaise prier Dieu pour moi, afin qu'il veuille me pardonner mes péchés passés et à venir. Et vous, ô Onze mille Vierges, qu'il vous plaise prier Dieu qu'il me garde des périls, ainsi que mes bons amis, ceux qui souhaiteraient qu'il en soit ainsi.

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LES PAROLES DE

LA PRIÈRE

Vierge Marie, porte de paradis, palais des anges, fleur de ceux qui espèrent, salut pour tous, Vierge Marie, qu'il te plaise ne pas m'abandonner à l'heure épouvantable du jour du jugement qui approche. Et qu'il te plaise prier Dieu qu'il veuille me donner honneur et plaisir toujours et à jamais sans fin, à moi et à tout le peuple. Amen." Sous plusieurs variantes, cette prière a été très diffusée à partir du xve siècle34. Conservée dans de nombreux livres d'Heures manuscrits, elle figure aussi dans beaucoup d'imprimés; rien d'étonnant qu'on en rencontre encore des avatars à notre époque35. Le succès de la prière vient moins de son texte, qui est somme toute assez passe-partout (l'invocation aux Onze mille Vierges étant ici une variante ponctuelle du manuscrit), que de la rubrique qui le précède. Elle est ici particulièrement détaillée: la plupart du temps, seule la "provenance" du texte (tombeau de la Vierge) est mentionnée. Les rubriques conférant à telle ou telle prière une valeur de talisman ne sont pas rares, mais elles sont peu nombreuses à réunir autant d'éventualités: noyade, incendie, guerre, accouchement, apparition de la Vierge avant la mort. Le côté quelque peu magique est encore souligné par le fait que la prière est efficace du seul fait qu'on la "portera sur soi". P. R.

LES TROIS PRIÈRES DU BON CHRÉTIEN

L'intérêt de cette "doctrine et instruction des chrétiens", extraite d'un livre de prières manuscrit du début du XVIe siècle, est de nous montrer concrètement le corpus des connaissances religieuses que tout chrétien était tenu de posséder et de savoir exprimer explicitement le cas échéant (Pater, Ave Maria, Credo), étant bien entendu, comme le précise le: "Notez", que pour tout le reste il lui fallait adhérer implicitement à la croyance de l'Eglise. Il n'en allait pas autrement au XIIIe siècle. On remarquera que les sept pétitions du Pater sont mises en relation avec les sept vertus (trois vertus théologales, quatre vertus cardinales) et que la salutation angélique se présente sous sa forme moderne, en deux parties36; c'est un des premiers exemples 81

DIRE ET FAIRE SES PRIÈRES

d'.Ave Maria complété, que l'on pourra comparer avec le texte commenté

du

x1vc siècle. Doctrine et instruction des chrétiens

Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, amen. S'ensuit le Livre de Jésus. Et premièrement la sainte oraison dominicale qu'il a faite, en laquelle est contenu ce qu'on doit demander à Dieu: Notre Père qui es aux cieux, sanctifié soit ton nom, ton royaume nous advienne, ta volonté soit faite en la terre comme au ciel. Donnenous aujourd'hui notre pain quotidien et pardonne-nous nos péchés comme à tous nous pardonnons, et ne souffre pas que nous soyons vaincus en tentation, mais garde-nous du mal, amen. En cette oraison de Notre-Seigneur, l'on demande à Dieu les sept vertus: la première est foi; la seconde espérance; la troisième charité; la quatrième tempérance; la cinquième justice; la sixième prudence; la septième force. La salutation angélique: Je vous salue Marie, pleine de grâce, NotreSeigneur est avec vous, vous êtes bénie plus que toutes les femmes, et béni est le fruit de votre ventre, Jésus-Christ, amen. Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous pécheurs et pécheresses, amen. Le Credo où sont contenus les douze articles de la foi que chaque chrétien doit croire fermement sous peine d'être à toujours privé de paradis: Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre; et en Jésus-Christ son fils, un seul Notre Seigneur, qui fut conçu du Saint-Esprit, naquit de la Vierge Marie, souffrit sous Ponce Pilate, fut crucifié, mourut et fut enseveli, descendit aux enfers, le troisième jour ressuscita de mort, monta aux cieux, est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant, et après viendra juger les vifs et les morts. Je crois au Saint Esprit, à la Sainte Eglise catholique, à la communion des saints, à la rémission des péchés, à la résurrection de la chair, à la vie éternelle, amen. Notez: la foi parfaite pour être sauvé, c'est de croire tout ce que la Sainte Eglise croit. G.H.

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NOTES DES PAGES 45-71

NOI'ES 1. En latin dans le texte. 2. Ce document, traduit du gaëlique, se trouve dans G. OoTTIN, Les livres de saint Patriceap