Islam et voyage au Moyen Age: histoire et anthropologie d'une pratique lettrée 9782020400626

Le voyageur musulman du Moyen Age parcourt le monde moins en curieux qu'en arpenteur, en géomètre chargé de poser l

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French Pages 344 [330] Year 2000

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Table of contents :
Introduction
1:
L'invitation au voyage
2: À l'école du désert
3:
Le prix du voyage
4: Autopsie d'un regard
5:
L'arrivée à Dieu
6: Le séjour dans les marches
7:
Le voyage et son écriture
Conclusion:
Le voyage au bout du même
Liste chronologique des principaux récits de voyage cités
Liste Chronologique
Bibliographie
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Islam et voyage au Moyen Age: histoire et anthropologie d'une pratique lettrée
 9782020400626

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HOUARI TOUATI

ISLAM ET VOYAGE A

AU MOYEN AGE Histoire et anthropologie d'une pratique lettrée

DU CENTRE NATIONAL DU LIVRE

OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS

ÉDITIONS DU SEUIL 27 rue Jacob, Paris

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CE LIVRE EST PUBLIÉ DANS LA COLLECTION

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L'UNIVERS HISTORIQUE

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ISBN 2-02-040062-6

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É ditions du S euil, octobre

2000 �re

Le Code de la propri�� Intellectuelle Interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisa tion coUective. Toute représentation ou reproduction Intégrale ou partielle faite par quelque pnx;édé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue conuefaçon sanctiooœe par \el ani clel L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectue e.

www.seuil.com

Ren1erciements

Ce travail a bénéficié dans sa première année de l'appui fman­ cier de l'Alexander von Humbold Stiftung. À cette fondation, j'exprime ma gratitude. À George R. Khoury, à Avram Udovitch et à Frank E. Vogel vont mes remerciements: le premier pour m'avoir accueilli au Seminar für Sprachen und Kulturen des Vorderen Orients de l' université de Heidelberg, le deuxième pour m'avoir accueilli à l ' université de Princeton et permis de travailler à la Firestone Library et le troisième pour m ' avoir invité à l'uni­ versité Harvard où j ' ai complété ma bibliographie à la Widener Library. Les matériaux utilisés dans ce travail ont été, en grande partie, exposés dans le cadre de mon séminaire de l'EHESS; que les étudiants et les collègues qui m ' ont donné l ' occasion de les expérimenter trouvent eux aussi, dans ces lignes, remerciement. Pour leur lecture, en partie ou en totalité, du manuscrit et leurs sug­ gestions, ma reconnaissance va à Lucette Valensi, Jean-Claude Schmitt, François Hartog, Françoise Micheau et Richard Figuier. Ma gratitude va enfin à Anne Varet-Vitu, cartographe au Centre de démographie historique de l' EHESS, qui III 'a aidé à établir les itinéraires de voyage insérés dans ce livre.

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Provinces et métropoles de l'islam selon le géographe Muqaddasî (xe siècle) SAQÂ1JBA

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Le monde musulman est divisé en quatre parties. Chaque partie est détainée dans les cartes qui figurent dans les chapitres concernés: li (p. 66), 1 et IV (p. 98 et 100), TI (p. 210).

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Introduction

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Les lettrés du Moyen Age musulman ont été des forcenés du voyage. Aussi ont-ils cultivé avec passion l ' art de la pérégrination. Le voyage a été - pour la plupart - l 'épreuve de leur vie. Parce qu ' il les faisait naître dans la souffrance à la condition savante, ils l ' ont assumé comme une figure de la métamorphose doublée d ' une expé­ rience du douloureux . Sans doute n'auraient-ils pas apprécié qu ' on le réduisît à une « servitude », à un « poids » qui pèserait sur le travail efficace - « le poids des semaines ou des mois perdus en chemin

[ . . l; de la faim, de la fatigue, parfois de la maladie, de ces mille cor­ .

vées qui rongent les j ours en pure perte 1 ». Mais leur rapport au voyage ne s ' arrête pas là. Après tout, l ' initiation définit non pas

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savoir mais une expérience 2. Ds sont allés plus loin, en estimant que

le voyage est un rouage nécessaire au fonctionnement de leur institu­ tion scientifique . L' idée que « les vérités que nous allons chercher si loin n'ont de valeur que dépouillées [des servitudes du voyage] 3

»

C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, 1955, 13. Encore que depuis peu les anthropologues nous aient appris que les situations hennéneutiques et pragmatiques auxquelles ils sont confrontés sur le terrain pré­ supposent cette expérience, J. Bazin, « Interpréter ou décrire. Notes critiques sur la connaissance anthropologique », in J. Revel et N. Wachtel (éd.), Vile école pour les sciences sociales, Paris, 1996, 401-420. Voir l'intéressante introduction de R. Guidieri à B. Malinowski, Journal d'un etlmoRraphe, trad. T. JoIns, Paris. 1985. Renversant les perspectives lévi-straussiennes, J. Clifford décrit ce qu'il appelle the institutionalization offieldwork à )u fin du XIXe et nu début du XXe siècle comme un chapitre d'une history of travel Routes Travel (IIul Trallslatioll ill the Late 1'.wentieth-Century, Harvard University Press, 1997, 64. Pour une unalyse de la ten­ sl on entre ethnologie et voyage, voir aussi M. Augé, « Voyuge et ethnographie. La vie. comme récit », in L' flomme, 15 J, 1999, 11-19. 3 . C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, op. cit., 14. 1. 2.

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INTRO D U C T ION

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le leur aurait même paru dangereuse car leur est restée étran re. el1 � port"e en " elle d Inqu l etants effets d'assombrissement de leur . . honzon ep l stemologl que. y souscrire, c'était d'une certaine manière enco rage : la mise en péril du voyage 4 . Précipiter sa fin. C est dIre qu � leur attachement au voyage n 'est pas de supersti­ . tIon, de nostalgIe ou de tradition mais de méthode 5. Rivés à un monde où intellectualité et aventure faisaient bon ménage, ils ont collectivement œuvré pour défendre le principe selon lequel on ne peut habiter le savoir sans embarquer à bord du voyage. De ce ménage à deux, nous voudrions faire le portrait, en empruntant nos matériaux à l 'une des périodes les plus fécondes de l 'islam : celle qui va du VIlle au XIIe siècle. Le terminus a quo marque la nais­ sance, puis le développement de la rihla en tant que « voyage [en quête de savoir] », le terminus ad quem l 'avènement de la rihla en tant que « récit de voyage ». Deux moments forts et deux gros pro­ blèmes à résoudre: le temps de la rihla-voyage et le temps de la rihla-récit. L'écart constaté est si grand que la première question qui vient à l 'esprit est de savoir pourquoi les lettrés musulmans ne se sont éveillés à l'idée de composer des rihla-récits de voyage que bien longtemps après avoir beaucoup voyagé. Les raisons de cet hiatus, on s'en doute, ne sont pas que temporelles. Il faudra les inventorier et les expliquer. Mais auparavant, il faudra examiner les raisons de la rihla-voyage et dire pourquoi les lettrés musul­ mans ont eu besoin d 'en faire un symbole de haute intellectualité. Qu ' a de vraiment particulier et original l a manière islamique de voyager et d'obtenir des résultats cognitifs, discursifs et narratifs qui méritent qu'on lui consacre un livre? B ien qu'opérant avec les mêmes moyens que l 'expérience occidentale du voyage et de son écriture, elle est cependant foncièrement différente. Avec elle, on ne peut pas dire que « le voyage est toujours un mouvement vers l 'autre, un face-à-face avec l'autre 6 ». Ce que peut dire l 'Occident

?

4. Par le livre, par exemple.

5. Dire, par ex�mple: «Les Arabes, plus que tous les autres peuples, parce que nomades par ataVIsme, ont été de grands voyageurs» (P. Charles-Dominique ' Voyageurs arabes, XI) relève de l'ineptie. Céard, «Voyages et voyageurs à la Renaissance», 6 in Voyager à la Renai:ssance, Actes du colloque de Tours de 1983, sous la direct ion de J. Céard et . Pans . Margohn, , 1987, 605. Pour une illustration récente de cette explication ' VOIT Chesneaux, L'Ar t du voyage, Paris, 1999.

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I NT R O D U CT I O N

qui, selon qu ' il a articulé son identité dans u n rapport a u passé ou au futur, à l' étranger ou à la nature, a conçu l 'écriture du voyage et son héritière , l ' ethnologie, comme une « herméneutique de l' autre 7 ». Le voyage de Grèce ou d 'Italie a constitué pour lui une relllontée dans le telnps où, à travers les pierres et les morts, il a pris langue avec ceux qu ' il s 'était donnés pour ancêtres: Grecs et ROIllains 8. Le voyage exotique, en particulier celui qui menait dans

le Nouveau Monde, lui a permis de fonder une autre altérité au luiroir de laquelle il s 'est interrogé sur sa vieillesse autant que sur sa singularité. Ce n ' est pas d ' une telle relation - hi storique et anthropologique - à l 'autre qu ' en islam le voyage et ses produits discursifs tirent leurs effets de sens. Au lieu de relever d ' une her­ méneutique de l ' autre, ils ressortiraient plutôt à une construction exégétique du même. Car, bien qu ' infonné par la géographie de Ptolémée 9, l ' horizon des voyageurs dont on va s ui vre les péré­ grinations dans ce livre n 'est pas de toujours repousser plus loin les frontières connues de l' œkoumène mais de réitérer un espace géograph iquement délimité appelé par les u n s « demeure » (ou « territoire ») de l ' islam (dâr al-islâm), par les autres mamlaka ou « empire » de l ' islam. L ' enjeu d ' une telle construction est de faire en sorte que cette unité à la fois géoreligieu se et géopolitique devienne un espace dogmatiquement garant de la vérité d ' un vivre­ ensemble voulu par Dieu. Pour y parvenir, nos v oyageurs l ' ont sillonné de leurs inces sants va-et-vient pendant près de quatre

7. M. de Certeau, L' Écriture de /' histoire, 231. 8. Il est intéressant de voir comment H. Harder analyse le voyage d'Italie comme «une œuvre collective d'une grande homogénéité», Le Président de Brosses

9. C'est l'occasion de rappeler que ce travail de la «mêmeté» s'est, en partie au moins, fait avec des instruments épistémologiques et herméneutiques que les musul­ mans n'ont pas hésité à aller chercher chez les autres, notamment «gens du Livre» et Grecs. C'est dire qu'il n'y a pas dans ce travail obsession de «fermeture», de «suture» ou d'«autisme», il y a simplement volonté de construire une identité, c'est-à-dire une ligne de frontière qui me fait moi dans ma singularité par rapport aux autres. C'est une manière de construire son «égocentrisme». Il y a aussi la manière grecque. Les Grecs ont choisi pour se définir une autre modalité: au lieu du prin� ipe du même, c'est celui de différence qu'ils ont privilégié. Ce qui n'a pas empec�é pour autant leur « ethnocentrisme [d'être] total». En même temps, ils n'ont pas hésl� à emprunter aux « Barbares» leurs dieux, leurs techniques et leurs savoirs, . A. Momlghano, Sagesses barbares, Paris, 1979. et le voyage en Italie au XVIIIe siècle, 435.

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I N TR O D U C TI O N

par le s aturer de sens d ' i sl am ité sièc les. À la longue , ils ont fini Parc e qu'ils se sont collec tiveme nt identif iés à cette tâch e, le sté une gra nde répu ­ fonda teurs du savoi r islaln ique ont m anife gnan ce à transgresse r des frontiè res géographique s qu ' il s av aie n t eux-lllêllles érigée s en barriè re s religie uses et culturell es autou r



de cet espace de droit, de paix et de salut qui porte le nom de dâr al-IslâllllO• Siège canon ique de la Umma , «une entité bien définie et pourta nt quelqu efois fuyant e », cet espace s ' oppos e, co mme l'eau au feu, au reste du monde habité qualifi é, religie usement, de «territoire de l ' Infidél ité » (dâr al-kufr) ou, de manière plus belli­

Il

queu se, de «territoire de la guerre » (dâr al-harb). Il est, bien sûr, arrivé que les artisans de cette mise en adé­ quation entre u n texte - celui de l ' i s l am - e t un e sp ace - celui de 1'«empire » islamique - soient allés ailleurs. Force est cepen­ dant de constater que lorsqu ' il s ont été amenés à le faire, ils ne l'ont j amais fait p our des raisons de c uriosité scientifique ou

culturelle, et encore moins religieuses, ainsi que l ' a si bien montré A. Miquel dan s sa passionnante géographie humaine du monde musulman médiéval 1 2 La plupart n ' on t v oyagé hors du domaine •

de l ' islam que dans le cadre d ' ambassades o u de missions gouver­ nementales 1 3. En 842, «le calife Wâthiq, ayant vu en rêve que la muraille élevée par Alexandre le Grand entre nos contrées et Gog et Magog a été ouverte, cherche une personne c apable pour aller sur les lieux et examiner l 'état où elle était » : c ' est le fameux .10. C'est � que B. Lewis a montré dans Comment l'Islam

a �ans, 1984. VOIr aussi A. Miquel, « L'Europe vue par les Arabes jusqu'en l'an mil », découvert l' Euro pe,

H. Lo�cel et Miquel, Lumières arabes sur l'Occident médiéval, 66-8 1 . L'auteur concJut a �ne « Europe mal connue », une «Europe conçue comm e une série de m�mbra dlJect� ». Il es� inté �ssant de voir un lettré marocain en voyage officiel en � France recounr, en plelO milIeu du XIX e 'siècle , à la " d'lque me'd"lev,ale de , rè g le JUTI . « l'intérêt des m . us. u1 n ans ' » S: G , ll1er, Travel of a Moroccan Sc/lOlar in France i n , U nJversJly 0 f CalIfomIa Pre 1 2 ss 199 11. G. E. Vo n Grunebaum L'Identlfe cu turelle de l'Islam 78. 12 . . . M'lque, 1 La Géof.:rapille humame . d u mo mi e musltlllUlIljUsqu ail III1 lieu du XIe siècle, Paris, 1967-19 88 4 vol 13. Pour une époqu e p J ' ' tan ve, H S.yne de l époque mameluke é> .t . L .LRoust, purlnnt des ulémas d'Egypte et e e .sou venun leur confie de nombreuses IDIS­ Sions politiques e t souvent e n l P délIcates [ . . envoyée Baraka Khân a I l est rare qu'une ambassade ux F' ·rancs ou aux M un o� P1 US l" eur ongo 1 s ne compte pus, dans ses rangs, s Jurisconsultes» Essai s r e d-Dm Ahmad b. Taimî d / octrines sociales et politiques de Takiya , Le C ire I R1A O , h , 1 9 3 9 , 4 1 -4 2 . ID

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I N T RODUCT ION

S allâl n l 'I nte rprète 14. Lorsque, entre 92 1 et 923, Ibn B utlân «voya ge che z les Bulgares de la Volga », c ' est comme «envoyé du cali fe Muqtadir auprès d u roi des S aqâliba » qu ' il le fait 15. «O fficiellelnent il s'agit de perfectionner, préciser, raffiner l'islam de ce p euple. En réalité, on veut tourner un obstacle. Le commerce des Bulgares [ . . . ] passe jusque-là, en descendant la Volga, par un autre peuple. Ce sont les Khazars, partiellement judaïsés et vassaux du grand ennelni, Constantinople. » Au siècle suivant, Abû Dulaf dit s 'être rendu en Chine dans des conditions analogues 16. Quatre siècles plus tard, le voyageur maghrébin Ibn B attûta se rendra lui aussi dans ce p ays, et auparavant à Constantinople, dans le cadre d ' atnbassades. Quand ils n'ont pas été des diplomates ou des hommes en mission, ces voyageurs ont été des prisonniers, comme ce Hârûn b. Yahiâ qui a donné à l 'islam sa première description de Constantinople à la fin du IXe siècle 17 ou encore des marchands : rédigée en 85 1 , La Relation de la Chine et de l'Inde (qui offre un intérêt qu' «aucun texte aujourd' hui connu ne peut lui disputer ») est {>récisément l 'œuvre de l ' un d 'eux 18 . A ce tableau concordant, il n 'y a que l 'Enquête sur l'Inde de Bîrûnî (m. 442 / 1 050) qui déroge. Seulement, l 'Inde qu' il connais­ sait de manière approfondie, notre savant ne la décrit p as comme il l'a vue mais comme il l ' a entendue et lue. On le voit d ' ailleurs donner à l'ouïe - et plus encore au livre - un primat de méthode sur la vue. Le lecteur est, dès lors, invité à un voyage m o ins dans une Inde réelle que de livres et de culture : « l ' Inde fonda-

14. Nous connaissons le récit de voyage de cet interprète grâce au géographe du IXe siècle Ibn Khurdâdhbeh, Kitâb al-masâ/ik wa'I-Mamâ/ik, éd. M. J. de Goeje, Leyd�, 1889. S ur ce récit, voir E. Zichy, « Le voyage de Sallâm, l'interprète, à la muraIlle de Gog et Magog » , in Korosi Csoma Archivllm, l, 1921-1925, 190-204.

Contre toute attente, le voyageur ne se dirige pas vers la Chine mais vers le Caucase, d'où il revient par l'Oural. 15. Ibn Fadlân, Voyage chez les Bulgares de la Volga, trad. de l'arabe par M. Canard et limina ire d'A. Mique l, Paris, 1988. 16. Voir la traductio n de son récit de voyage dans G. Ferrand, Relations de voyages et !extes gé g raphiques arabes, persans et turks, l, 208-229. � , v, 17. VOlr A. Vasslhe « HârOn ibn Yahiâ and his Descripti on of Constantinople » , . , m Seml,'! artum Kondako vianum, 5, 1932, 149-163, et M. Izeddin et P. Therriat, « Un , �n so �mer arabe à Byzance au IXe siècle : Haroun ibn Yahiâ », in Revue d'études ISlamlques, 1941-1947, XV, 41-62. 18. Relation . . , texte établi, traduit 1948. .

et édité par J. Sauvage t, Paris, 13

INTR O D UCTI ON

l11entale 19». L'élninent savant médiéval perpétue ainsi une tradi­

tion qui relnonte à cet au t re grand voyage dans les livres qu 'a été le l11ouvel11cnt de traduction de la belJe époque 'abbâside. Il n'est d �ailleurs pas le seu l à s'être intéressé à l 'Inde. De )' Andalousie à l'Irak, des lettrés l11usu h nans ont rêvé de conquérir la sagesse de cette lointaine ct néatl1110ins proche partie du monde. D'où vient cet engouel11ent ex clusi f ? De ce que la sagesse indienne bénéficie, depuis le 111ilieu du VIlle sièclc, d 'une aura que ne lui auront dispu­ tée que le corpus scientifico-philosophique grec et les traditions politico-littéraires persanes. En distinguant dans les «catégories des nations» deux sortes, les «nations ayant cultivé les sciences» et les «nations n'ayant pas cultivé les sciences 20», le grand siècle 'abbâside avait en effet décidé que, plus que tous les autres peuples, seuls les Grecs, les Persans et les Hindous avaient une sagesse à lui transmettre. Par contre, parmi les contemporains, ni les Rûm - Romains ou / et Byzantins 21 -, ni les Chinois et les Turcs, ni les Kurdes et les Noirs, tenus pour être, tout au plus, des représentants doués de l'homo faber, n ' avaient obtenu de lui de quoi satisfaire sa curiosité intellectuelle. Les Noirs au bas de l'échelle, les Rûm et les Chinois au sommet, ces peuples entraient, à des degrés divers, dans la catégorie des «nations manuelles ». De toute nécessité, ce n ' est pas à ces rares hommes-frontières de la trempe de Bîrûnî que ce livre est dédié. TI est consacré à une autre classe de voyageurs aussi infatigables, mais dont le poids numérique, sociologique et intellectuel est autrement plus impor­ tant, et dont l'action dans la construction de l'identité de l'islam est plus décisive: ces voyageurs ne se sont jamais déplacés que dans 19. Louis Renou, L'Inde fondamentale, études d ' indi anisme réunies et présen­ tées par Charles Malamoud, Paris, 1978. 20. Sur ce grand partage, on peut consu lter avec intérêt Ibn Sâ1id (m. 462/

1070). Le Livre des catégories des natiolls, trull. R. Bluchèrc, Puris,

1935.

21. Un des esprits les plus éclairés du IXo siècle. Jfihiz (Ill. 255/868), kur conteste leur tiJi ati on avec les Grecs et estime l'islulll plus digne d'en être l'héritier inteJJeclU�J. Au siècle. l'Andalou Sâ1id C!stime c e penllunt 'lu'ils fOllt partie , des « natI On s cJvlh!)ées ». Ce n'est donc pas un husard si c'est en Andalousie que l'on observe les premières tradu c t ions du latin à l'ambe, voir Ibn Ju ljul (mort après

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Tabaqât al·Atibbâ' wu 1·llukamlJ', éd. R al-S uyyid, Le Caire , 1955. Pour une mIse, au point réce te sur celle question, voir Ch. llUfIlC!tt, « lfanslating Activity in � , MedIeval Spam », JO S. K. Jayyusi, The Leuacy Of Islamie Spai", Leyde 1994 II

�4).

1036-1058.

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INTR O DUCTIO N

les limites de la « demeure de l ' islam». Qu ' ils aient voyagé en masse et qu ' ils ne se soient pas aventurés ailleurs, c ' est précisé­ ment ce qui nous semble faire leur intérêt d 'étude. Pour vérifier une telle allégation, nous avons découpé notre enquête de telle manière qu 'elle puisse multiplier les angles d'éclai­ rage du point de vue de la Tradition, de la langue et de l 'espace. Le questionnement sur l ' activité des traditionnistes devra permettre de comprendre comment un champ du savoir - en l 'occurrence celui des traditions prophétiques - a produit une véritable épistémologie du voyage qui a fini, grâce à toute une série d ' inflexions, par se répandre dans l 'ensemble du savoir islamique aussi bien sur ...

son versant religieux que profane. A l ' occasion, l 'étude montrera comment les traditionnistes ont donné à la UI11111a - la communauté émotionnelle des musulmans - un fondement dogmatique qui accorde son idéal de vie à celui que représentent le Coran et la Sunna, c 'est-à-dire la Tradition islamique. La preuve de la diffu­ sion de l ' outillage conceptuel de l 'étude de s traditions (hadîth) dans le savoir islamique nous est offerte par l ' exemple de la philo­ logie :. en allant dans le désert pour recueillir de la bouche des Bédouins la langue pure et en revenir pour la colliger dans des dictionnaires et des lexiques, les linguistes ne se sont assurément pas comportés autrement que leurs collègues traditionnistes. Eux aussi, en arrimant, pour des considérations religieuses, la langue arabe à un horizon linguistique - les parlers bédouins les plus purs -, ils ont fmi par en faire la langue de l ' islam et de ses savoirs fondamentaux. Quand, plus tard, les géographes leur ont emboîté le pas, à l ' appui d ' un appareil notionnel emprunté au droit, ils ont fait de la vue un principe de connaissance du domaine de l ' islam déployé pour des raisons politico-dogmatiques comme un espace unitaire et centralisé. On se serait fmalement contenté de l ' éclairage de la Tradition, de la langue et de l ' espace si une classe de lettrés - les mystiques n ' avait joué qu ' un rôle mineur dans la définition de l ' islam. Les membres de cette classe, qui sont par vocation de grands voya­ geurs, ont joué un rôle essentiel dans une culture qui est, tout compte fait, le produit d ' un miracle. Dans la mesure où ils ont conçu leur savoir comme un système d' arpentage de l ' espace, ils ne pouvaient laisser indifférent. Partageant en effet avec les géo-

I NT R O D U C T I O N graphes l e principe dogmatico-Iégal que «rien ne vaut un fait constaté » , i l s ont fait du voyage l'instrument principal de leur hennéneutique de l ' espace. Ils ont alors parcouru «la demeure de

l ' islmn » de 111anière à en faire, dans le tracé de leur errance, un espace spirituel. A ces pérégrinations fondatrices de savoirs sont venues s 'ajouter d ' autres dont la finalité est plus rituelle. L'une d ' elles est consi­ dérée en particulier à cause de la possibilité qu ' elle offrait à celui qui l ' entreprenait de défendre, tantôt de manière guerrière, tantôt ...

de Inanière toute symbolique et rituelle, les territoires de l ' islam: nous voulons parler du séjour à la frontière. Parce qu ' il n 'est pas resté sans voix ni lettre, ce séj our n ' a pas contrarié le voyage dans sa fonction dogmatique de machine à produire de l 'écrit. COlnme d ' autres cultures antérieures ou contemporaines, la culture islamique médiévale a combiné, dans un même mouvement, ritu a­ lité et intellectualité. É tudier un déplacement comme celui qui conduisait dans les limes peut projeter de nouvelles lumières sur son épistémê. Jusqu ' ici, notre propos n ' a consisté qu ' à préciser le cadre de réponse qui permet de dire pourquoi le v oyage est parvenu en

islam à s 'ériger en geste intellectuel de fondation. li reste encore à dire comment il s ' y est pris. Pour cela, il faut interroger le voyage à la lumière des codes anthropologique et épistémique de l ' intel­ lectualité islamique médiévale. Du point de vue anthropologique, la culture savante islamique a été fortement travaillée par les deux ordres de la literacy et de l ' oralité. Aussi a-t-elle discuté, depuis le Ville siècle, de la question

de savoir si le livre pouvait valablement remplacer le maître et être le dépositaire de son autorité. Globalement, la réponse a consisté à dire non, et à reconnaître ainsi au maître la suprématie, au motif que les livres ne parlent pas par eux-mêmes et qu ' il faut, en toute circonstance, une autorité pour les faire parler. En jouant le maître contre le livre, la culture islamique a institué la règle selon laquelle on ne peut accéder à la condition savante en s ' autorisant de soi. On n 'y parvient que par filiation. Pour cela, les lettrés musulmans du Moyen  ge ont décidé qu ' il n ' y a de savoir légitime qu ' autorisé et de savoir autorisé que généalogique. D ' où l ' importance du voyage pour une telle structure : les candidats au savoir qui veulent s ' ins-

I NT R O D U C T I O N énéalogie s pres t i g i eu ses y sont conviés à se rappro­ crire dans des g

plus renol ll l ll és de leur époque - ceux pour les­ her des InaÎt res les nn � i res bi og raph i que s médiéva ux, « on plie ucls, disent les d i c t i o ge ct on charge les bet es». bag '- a tif, e C� tte rép onse est doxolog iq ue. Malgré son caractèr prescrip que se dévelo ppe, à son ombre , el l e n"a pas ce p endant e l np êché une « solut i on tnarg inale» qui a pen n i s au livre de s 'aménager une



dans le dispos iti f d'enselnble de la haute éduca tion médié­ vale. Par tout u n ensetnble d'artif ices - notamment j uridiq ues -, le livre est, en tant que support didactique et scienti fique, sorti de sa

place

tnarginalité dès le IXc siècle. Porté par un prodigi eux mouve ment scie�tifique et littéraire, il a fini p ar s'impos er comme un outil de connaissance fondamental. Son succès a fait craindre à ses farouches opposants que sa large socialisation ne porte atteinte au prin cipe de voyage. Peut-être est-ce à long terme ce qui s ' est passé. �1ais, à moyen terme, c ' est le contraire qui s 'est produit. Une bibliophilie d' État relayée par la formation d'un marché internatio­ nal du livre ont considérablement élargi, entre le IXe et le Xe siècle, le cercle du voyage 22. L'explication anthropologique - qui, après tout, peut être reconduite aussi bien dans le contexte de la Chine du VIe siècle 23 que dans celui de l 'Europe du XVIIe siècle - resterait insuffisante si on ne prolongeait l ' interrogation sur le voyage qu'elle sous-tend par un décryptage du fonctionnement du socle épistémiq ue de la culture islamique médiévale. Tant il est vrai que 22. Grâce à un mécénat d' État et privé, des expéditions ont même été oroani­ sées pour aller, jusqu'à Byzance et en Inde, chercher les trésors de « la saoess� des Anciens Mais si l'entreprise a bel et bien eu pour commanditaires des m:Sulmans, ses agents son� en gé�éral des non-musulmans, chrétiens pour la plupart. ,�3. La Chme, qUI a eu de grands voyageurs, s'est comportée comme le monde de 11sIam : ses voyageurs à l'étranger ont d'nbord été des diplomates, des émissaires , �n lers , o� �s pns de guerre, Les lettrés chinois n'iront à l'étranger que lorsque. à � partiT du IV slècle le bou dd hi. s m e s mstnlle duns leur pnys et qu'ils devront uller en ' Inde chercher Je� h,�res sacr� s dont ils avnient besoin. Comm ence nlors un grand mo�vem�nt de pelennag qUI, se contin unnt pendnn t plus de six s ièc les peut être � regardé co'}lme un des faits le plus cOllsidé rnbles de l'histoire de ln civilisation du s monde Cc" voyageur" sUI'ré" 'lU'1 ne se son , t pas contentés d' nl le r cn Inde ont aUSSI. parcouru tout Je mon de 1.. U\)U , ddJu 'que », M lUS ' en dehors de cet espace religieux il s ' . ' som ne se . guere aven turé N. ' ' Au nu 'l'Jeu du X 1" Siècle ' leurs voynges en Inde prennent f�1Il " 1 1 S cessent d'aU �r d' �s � pays, à cause du tri omphe l oc al de l'ishun et du déclin , rapide d b ».

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u Changhaï,

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m e mdJen, Ed. Ch vannes, Les Voyageur a s chinois,

17

Paris-

INTR O D U CTION

c 'est l ' ordre symbolique de cette dernière qui a donné au savoir

-

islamique - le 'ilm sa structure et ses codes de savoir généa­ logiquement constitué. L'«écoute» tient sa place d' institution pri­ mordiale de cette structure. Sous le nom de samâ" terme qu' on peut aussi rendre par « audition», la culture savante médiévale en a fait l ' une de ses principales institutions internes. Que son organe l 'ouïe - soit érigé en source de connaissance nous met en présence d 'un paradigme. Par commodité, nous l ' avons appelé «paradigme de l 'écoute ». On mesure le poids que le voyage occupe en son sein

lorsqu 'on se rappelle que son dispositif fonctionne à l 'efficace généalogique. En s 'articulant à un tel paradigme, la Tradition n'a pas empêché des disciplines profanes de revendiquer 1 '«audition» comme une instance fondatrice et d' organisation. Comme elle n'a pas empêché l'émergence d'un autre paradigme à la fois concurrent et congruent: le 'iyân, qui, à l ' instar de l ' autopsie c hez les Grecs anciens 24,

désigne 1 '«action de voir de ses propres yeux ». Ainsi est établie la primauté de l 'ouïe et de la vue comme sources principa es d� connaissance sensible en islam médiéval. Le 'iyân saura lUI aussI s 'articuler au voyage, et donner naissance à un principe de connais­ sance et de description inédit. Mais, à l ' instar de l ' ouïe, il a dû auparavant s 'opposer au livre pour le récuser cette fois-ci, non pas

!

au nom du maître, mais au nom de l ' expérience personnelle et directe de l 'observateur 25. Dans la mesure où cette rencontre entre l 'oreille et le voyage, l 'œil et le voyage, a besoin d'être historici­ sée, ce livre voudrait aussi en être le récit.

24. Défmissant l'autopsie, M. Detienne écrit: « [Elle est] non certes à la manière des acolytes gantés et vêtus de blanc que l 'enquête policière charge de regarder dedans le corps du délit, mais à la façon du témoin qui serait un œil vivant » , «La leçon d'histoire », in Dionysos mis à mort, Paris, 1977, 51. 25. Il est intéressant de constater combien le renouveau du voyage et du récit de voyage en Europe de la Renaissance s'est fait sur des bases similaires. C'est sous les credo latins d' experientia magistra rerum et d'« unus testis oculatus, valet auri­ tas decem que l'on retrouve tels quels et de manière proverbiale en islam - que ce reno�veau s ' �st effectué. Voir Fr.-Marc Gagnon, « Experientia est rerum magistra. . SavOl� empmque et culture savante chez les premiers voyageurs au Canada », in Quest�ons d � culture, Institut québécois de recherche sur la culture, 198 1, et N. DOlfon, L Art de voyager, 49-60. »

-

«

»

CHAPITRE 1

L'invitation au voyage

Pourquoi les lettrés de l ' islam ont-ils inventé le voyage? De quels lettrés s ' agit-il? Et pour quel usage? Pour répondre à ces

questions, le grand orientaliste 1. Goldziher accréditait, à la fin

du XIXe siècle, la thèse selon laquelle ce sont les spécialistes de

la Tradition qui ont initié, au tout début du Ville siècle, la rihla­

voyage. Les traditionnistes s'en seraient servi comme d'une machine de guerre contre leurs opposants «raisonneurs » (les as' hâb al­

ra'y

«les gens de l ' opinion » ) pour collecter, authentifier et harmoniser les Dits prophétiques 1 . =

Loin d 'être démentie, cette idée continue, depuis un siècle, de

faire des adeptes. Beaucoup lui ont apporté leur caution 2. Certains même sont allés jusqu ' à soutenir que l ' origine du voyage - en tant que pratique lettrée - est beaucoup plus ancienne et qu 'elle se

confond fmalement avec l ' histoire de l 'islam depuis ses origines 3.

Le grand trésor de l ' orientalisme moderne, l'Encyclopédie de 1. 1. Goldziher, Muhammedanische Studien, II, 33-34, 176-1 80, trad. L. Bercher sous le titre: Études sur la Tradition, 40-4 l, 218-222. 2. Citons notamment N. Abbott, Qur' anic Commentary and Tradition, 40-43, et G. H. Juynboll, Muslim Tradition, 66-70. 3. « Migration, pilgrimage and travel in Islam are as old as the religion itself. The Prophet M uhammad made his famous archetypal Hijra [Migration] from Mekka !O Medina in AD 622 [ ] ; the Ha)} [Pilgrimage] of Farewell enacted by the Prophet III AD 632 provided the paradigm for aIl future pilgrimages to the sacred Ka'ba in Mekka; while a much q uoted hadfth portrays the Founder of Islam counselling his fol1ower s that they should seek knowledge even as fur as China. The concep t of . 'hl ,;, [Travel] in search of knowledge thus became, etc. », écrit 1. R. Netton en intro­ ctt on à l'ouvrage collectif Golden Roads. Migration, Pi/grimage and Travel in . al edlev and Modern Islam, p. x. . ..

: �

19

CHAPITRE 1

l'Islam, porte la m�rque de cette double méprise 4 . La question ui





se p �se �st e saVOIr comment les traditionniste s auraient pu cr er u,:e InStItut�on comme la rihla-voyage, à une époq ue où eux­ , . mernes n eXIstaIe nt pas encore. Nous ne

�isposons d'aucune preuve sérieuse qui atteste l'exis­

tence collectIve de ces spécialistes de la Tradition avant la fin du

VIlle siècle. Quant à la «science prophétique

», dont ils se sont fait

les promoteurs, tout concorde pour attester qu'elle n'a atteint son

niveau de maturité que durant la première moitié du !Xe siècle. Que

par

des

arrangements généalogiques et doctrinaux, ils se soient

donné des origines lointaines et préoccupés d'auréoler du prestige

du passé leur entreprise n'est qu'un épisode de 1 ' « invention de la tradition 5 ». Car, comme en témoigne l'une des sources les plus

anciennes, les Tabaqât d'Ibn Sa'd (m. 230/845), un dictionnaire

biographique qui, rappelons-le, participe de cette entreprise de généaIogisation du savoir, ceux que les traditionnistes se donnent

pour ancêtres manifestaient la plus grande aversion à l'égard de ce qui fonne les procédés et les usages de leurs supposés héritiers.

A commencer par 'Abd-Allah b. Mas'ûd (m. 32/652), la figure

fondatrice de l'intellectualité religieuse à Koufa. Un témoin venu

l'écouter pendant toute une année dans son cercle d'étude affmne

ne l'avoir entendu dire qu'une seule fois: «Le Prophète a dit.

Pour ensuite, «pris d'un grand regret » , s'excuser qu'il ne se rap­

»

pelait pas vraiment si le Prophète avait dit «quelque chose de plus que cela, qui s'en rapprochait ou qui était en deçà 6 ». Un autre disciple l'a vu, à une autre occasion, regretter d'avoir dit: «J'ai

entendu le Prophète dire. » Mais lorsque le maître se ressaisit, il

Une teJJe idée est bien ancrée chez les chercheurs musulmans. L'un d'eux, criti­ quant Goldziher, écrit que «la rihla a commencé à l'époque des Compagnons du Prophète. Quand ce dernier est mort et que les guerres de conquête ont éparpillé les phalanges des combattants en Dieu parmi les Compagnons dans les régions nouvel­ lef!1�nt islamisées, la rihla a vu le jour », Ziyâd M. MansOr en introduction à son édltIon d� Mu Jam d'AbO Bakr al-Ismâ 'îJî (m. 425/ 1033), r, 102. 4. VOIr, du même I. R. Netton, l'art. « Rihla », in E12, VIII, 546. 5. Co�me Je rapp�IJe E. Hob�bawm, « "Invented traditions" is taken to mean a set o �rachce� [ ] whlch seek to mculcate certain values and norms ofbehaviors b pe tlt lon ' WhlCh autom tically ir lies continuity with the past CreaI ou inventedJ 'Y � �� H 0bsbawm, «Inventmg TraditIOn» 1-14 . EH ' 0bs baw m & T. Ranger, Th»' e Invention o/Tradition, Cambrigde Univ rsity SS, 19 6. Ibn Sa'd, Tabaqdt, Ill, 156.



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...



20

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L ' IN V I TATION A U V O YA G E

était trop tard. Le l.apsus éta�t fait: «Il tremb la de toutes parts, et ses vêtements aussI. » Il avaIt cependant eu le temps de rectifier: «Je pense qu ' il a dit à peu près ceci ou quelque chose qui s'en rap­ proche 7. » Ce disciple était coraniste et jurisconsu lte 8. À la mort de son maître, il est sollicité pour prendre sa succession afin d'être, à son tour, soumis à la question. Le texte arabe dit nas' a19, qui est la fonne verbale tirée de la racine s.' a.l. L'utilisation de ce verbe est significative de la méthode casuistique des nlasâ' il équivalent des quaestiones latines - qui avait englobé tout le champ du savoir depuis la théologie jusqu ' à la médecine. On sait que cette méthode n'a pas vraiment été celle des traditionnistes qui préféraient les usages qu'ils tiraient du verbe haddatlza (:,s LXIX, l ,..' 90Târ9îkh F , « À propos du manuscrit "Arabe 6726 B � , Pan ���-���; � 9-2 1 2. MUlû�OCalh� 0 ,

1.

Arab a l-Awwalfn) " » , in Revue d'étu des islamIques, L 57

,

'

CH APITRE II faut bien reconnaître que son auteur anonym e pastiche avec ju s­ tesse la méthode qui av ait été celle des logographes et des philo­ logues du siècle. La nouvelle classe de lettrés profanes, dont Asma ' î était un Inembre fondateur, a souvent poussé les s iens,

VIlle

corps et âme, sur les chemins poussiéreux de la connaissance. Issue en partie au moins du monde religieux, elle n ' a certes pas exclu toute considération religieuse de ses enquêtes linguistiques. Mais en même temps la spécificité de son activité lui a permis de rendre caduque la motivation pieuse comme seule source de création et de justification d ' un domaine de connaissance. Sa sortie au moins partielle hors de la religion lui a donc permis de donner à la curiosité et à l' intérêt profanes assez de force pour justifier par eux-mêmes les enquêtes linguistiques que ses membres ont entreprises auprès des Bédouins. Ainsi, à l 'instar des collige urs de traditions qui se rendaient à La Mecque et à Médine dans le seul souci de rencontrer des transmetteurs de hadîth-s, philologues et logographes se sont rendus dans les deux lieux saints de l 'islam non point pour s'acquitter d'obligations rituelles, mais uniquement dans l 'espoir de rencontrer des Bédouins et de les interroger sur leurs parlers, leurs poésies et leurs traditions. Des récits montrent celui que l'on tient pour le fondateur de l'école philologique de Basra, Abû 'Amrû b. al-'Alâ' (m. 154 ? / 770 ?), recueillant, à La Mecque, des vers d'un membre de la tribu des Banû 'Udhrâ auxquels la tradition arabe rattache l'invention de l ' amour courtois. Son contemporain et com­ patriote Hasan b. Ja'far al-Diba'î, qui, semble-t-il, « ne prenait pas une route, ne se déplaçait pas pour quelque motif sans avoir sur lui ses planchettes de bois », est de même montré consignant sur l ' une d'elles les vers déclamés par un Bédouin face à la Ka' ba 3. Les savants des autres provinces musulmanes, qui étaient en quête de connaissance de la langue arabe, ont eux aussi recherché ses dépositaires bédouins ainsi que les grands maîtres des métro­ poles irakiennes. Une anecdote est significative de l' essor de tels déplacements : nous sommes à Koufa dans le cercle d ' étude du l exicographe Ibn al-A 'rabî (m. 23 1 / 845) 4. Le maître explique des

3. Sarrâj, Masâri' al- ' Ush'shâq, JI, 75, 204.

4. Grand amateur de livres, ce philologue et spécialiste en lectures coraniques a l'une des bibliothèques les plus importantes du Koufa de son époqu e, Ibn ndé fo Khallikân, Wafayât al-A 'yân, l, 204.

S8

À L' ÉC OLE D U DÉ S ER T vers di ffi ciles. à un audi toire com posé d ' une centaI' ne de personnes d e to utes natIo ns. Deux tnemb res de l ' assistance qui chuch 0 ten t par l " agac er ; I l les interromp t . en tre eux f·Inlssent et dit à l ' . De ns-t ? l u vie ' And alou où sie D ' » ! « répond l ' impétrant i i� tre a : Et 1 « is toi à ? Pu D ' Isbîjâb [dans le Sind] . » Étonné midé . � . . semI nmre rapp roch er les limites les plus extrêmes de VOI r son du monde nlu sulman (et sans doute fier d ' attirer des auditoires venant de pay s aussi lointa ins), le savan t lingu iste déclame des vers de circonstance que l ' assista nce n ' a pas manqué de noter 5• Certains de ces jeunes gens venus de loin ont acquis en Irak même réputa­ tion de philologue ou de grammairien. Ils venaient en particulier des régions orientale s du monde musulman, comme les célèbres Akhfash de Balkh (m. 2 1 5 / 8 3 0) et Abû Hâtim du Sijistân (m. 255 / 868) 6 qui ont tous deux fait souche à Basra en se rattachant à son école de grammaire et de langue. Depui s l ' époque de son fondateur 7, l ' école de Basra a déve­ loppé une conception puri ste de la langue qui fait des parlers bédouins tout à la foi s son idéal littéraire et son horizon linguis­ tique 8• L' engouement pour la langue des Bédouins atteint son plein développement sous le règne du calife Hârûn al-Rashîd (786-809). À Basra, deux élèves du maître ont joué un rôle fondamental dans

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5. Ibn Khallikân, Wafayât al-A 'yân, IV, 308. 6. Sayrafi, Akhbâr al-Nahwiyyîn al-Basriyyîn , 1 03 ; Ibn al-Nadîm, Fihrist, 64. 7. Une source du IXe siècle décrit le séminaire d'étude d'Abû 'Arnrû b . 'Alâ' (m. 1 54 ? / 770 ?), à B asra, comme fréquenté par « les quêteurs de science, les hommes de lettres, les Bédouins connaisseurs de la langue claire et correcte, et les délégations venues du Désert » , Ibn al-Nadîm, Fihrist, 42. Cette même source montre un autre membre de l 'école de Basra - « qui n'était pas un Bédoum » - voyager dans le Désert au milieu du VIlle siècle et « apprendre des Bédouins co�ais­ seurs de la langue arabe », op . cit. , 48. Abû Bakr al-Sûlî (m . 335 / 94 6) a écn t un Kitâb Akhbâr Ab12 'Amr12 b. al- 'AM' qui, malheureusement, ne nous est pas parvenu, Ibn Khall ikân, Wafayât, IV 359. , 8. Qiftî, In bâh al-Ruwwât, II, 1 06, 377. Cet idéal linguistique nAe s'est pas cepen­ dant fixé sans réticences ni polémiq ues. Car il y a, à Basra meme, des sa�ants linguistes pour récuser l a prétendue pureté de langue des Bédouins. O� n�us �It que les coranistes et grammairiens ' Abd-Allah b . Is 'hâq (m. 1 1 7 / 735) et îsa b. U�ar (m. 1 49 / 766) « calom n iaient les Arabes bédouins » en s'attaquant à leur réputation de connaisseurs de l a langue pure. 'îsâ b. ' Umar aurait même dénoncé � hez le grand poète Nâbi gha al-Dhubyânî des solécismes qui trahissent une défectuosité de .langue. À la différence d'AbO ' AmrO b • al-'Alâ ' t les deux anticonformistes prônaient, en ' �ondée lInItatlO� des juristes irakiens de leur époque, une démarche plus spé cul aUve SUr le raISonnement analogique. .







59

l C H A P IT R E I

1 qu e : A b O ' Ubayd a (m . 21 0? sti i gu lin e m ris pu l a prOln ot io n de c e ai s l ' éc ol e de K� ufa. n' est . 8) 82 / 3 1 2 . (In î a' Sln 82 5 1) et A b romo tio n des parler� �doUl O S qui est ex clu e de ce Inouvem en t de p s e n�l lnents : K isâ' i prés en tan ts l es pl � re s se de ux de r pa nu ute so / 8 22 ) . On Sa i q,u en plus d ' avoir (111 . 1 83 1 / 799 1) et Farrâ ' (In . 207 mier a fré qu en te, � B asra, le cercle . eu des Inaîtres ko ufi ote s, le pre 1 ) et seJ ou mé c he z les 79 / 75 1 . (m d lna Ail d ' étu de de Khalîl b. que l� rival té en tre . les deux éc oles Bé douins du Hijâz 9. Il semble ni l a fre qu en tat lon des m aîtres n ' ait pas exc lu les con vergen ces ' un Kis â 'î venu de Koufa étudier de l'école adverse : à l 'exemple d 2 1 4 / 829 ), autre grande figure à Basra, Abû Zayd al-A nsarî (m . ur, est allé fréquenter les de l'école de Basra formé par son fon date maîtres de Koufa. l Il revient toutefoi s à l 'éco le de B asra d ' avoi r déve oppé une méthode qui a consisté à aller chercher chez les B édou ins les maté­ riaux grammaticaux , lexicaux et rhétoriques. Le lexicographe Ibn Durayd (m. 321 / 933) rapporte une anecdot e qui rend bien compte de ce souci. La scène se passe à Basra, dans le quartier des libraires. Plusieurs lettrés et acheteurs sont réuni s dans une l ibrairie qui, comme d'autres, faisait office de cabinet de lecture et de club litté­ �!t'e. Parmi eux, il y a un homme spécialement venu de Kou fa, sle�e, avons-nous dit, d ' une école philologiq ue rivale. Venant à f�Ull�eter la Réforme de la langue du grammairien koufiote Ibn al­ S�t. (m. 245 / 85 4), il loue son auteur et, profita nt de l ' occasion . soutient, d , . . , des qUl IUl est offerte Il evan l " t nte aSSista nce la supeno , ' ' l mgu lstes de Kou'fa 10 sur ce x de B asra. Les B asriens présents son t � scandalisés d'entendre protiere r de tels ?r�pos c h ez eux ; Ils cnent a la provocation. L'affaire 1 e r a semb le SI grave qu ' elle est po rte,e devant Riyyâshî (m 257 / 70), un représentant de la phi lol ogie de Basra présent d n s 1 e qu art . ier des , ,,1 l O b raues . A " 1 0 f4-"le nse d: l " etranger, celui qui a été l'élève d ' Asma 1 et d ' Abû Zayd al-Ans an ne daigne rép ondre que p ar ces m ots de mepns : « Nous autre s avons appris la langue des h a s urs d g azelle s et des mange urs � de gerb oi s es, eu x l ' ont pr se s hab itant s des terres cu lti vées

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9. Dhah abî. Siyar



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S ur cette écol�. v�jr1 3M2 �hdÎ nl- M .. wa' I.Nah w. Bagdud n�15z50 m l . Madrasat a l-Kilfa wa Manhajuhd 478 p.

.1 0. D ft lrâsâ t al·Lugha

XI



60



À L ' É C O L E D U D É S E RT

[Sa wâ d] et des fabri cants de farin e blan che I l . >> En cl air, les l i n g uistes de Basra ont acqu is leur savoi r auprè s des Bédo uins, ce ux de K oufa auprè s des paysa ns séden taires . Or la langue des Béd o uins est réputé e plus pure, plus claire ct plus bel le. Le lin­ gui ste entend ainsi réaffi flller que c ' est grâce à ses maîtres que la langue bédo uine est deven ue, sous ses variantes les plus inaltérées, « la dépositaire et la gardien ne de l ' idéal l inguist ique arabe en sa perfection inÎlllitable 12 » . À l ' appui de cette conception nostalgique de l a langue, les savants de Basra se sont mis à l ' école des Bédouins. Située en bor­ dure du désert, la cité irakienne se prête d' autant à leur entreprise qu' elle est un pôle d ' attraction pour les caravanes bédouines du Bahreïn, du Yamâma et du Najd. Avant même que les savants lin­ guistes de Basra aillent au-devant des Bédouins pour collecter leurs parlers, leurs poésies, leurs généalogies, leurs « jours fastes » , ceux­ ci sont venus à eux, par la nécessité des échanges économiques. Les B édouins qui fréquentent Basra descendent dans un fau­ bourg de la ville, situé à trois milles : le Mirbad, lieu d ' échange de toute la région 13. C 'est là que les linguistes élisent domicile. Car, à l 'instar des foires arabes anté-islamiques - mais aussi de ces souks marocains étudiés par l ' anthropologue C. Geertz -, le Mirbad est plus qu' un simple lieu d 'échanges commerciaux, il est un espace de communication et une véritable institution culturelle où poètes et rllapsodes viennent déclamer leurs œuvres. Ru'ba (m. 1 45 /762) 14 1 1 . Ibn aI-Nadîm, Fihrist, 64 ; Anbârî, Nuzha, 200. Deux ou trois générations auparavant, un disciple du fondateur de l'école de Basra, Abû Muhammad aI-Yâzidî (m. 202 / 8 1 7), avait jeté sur ses collègues de Koufa le même opprobre : « Nous [gens de Basra] nous sommes toujours efforcés de tirer conséquence de l ' analogie d'après la langue originelle des Arabes [Bédouins] jusqu ' au jour où des gens sont venus fonner leurs analogies en s'appuyant sur la langue des vieillards de Qatrubbul [une région d'Irak connue pour la qualité de ses vins] » , Anbârî, Nltzha, 83. 1 2. Bencheikh, Poétique arabe, 55. 13. Sur cette « halte caravanière » et son rôle culturel, voir Ch. Pellat, Le Milie" basrien et la formation de Gdhiz, Paris, 1 952 ; R. Blachère, Histoire de la littérature arabe, ID, 540-54 1 . 14. « Plusieurs philologues de B asra et non des moindres ont utilisé Ru 'ba comme informateur et comme juge du "bon usage" de la langue. Fixé fi Basra durant ses dernières années, son influence dans les milieux des grammairiens a pu être plus décisive encore que nous l 'entrevoyons dans le domaine de la collecte de la poésie archaïque », R. Blachère, Histoire de la littérature arabe, III, 527. 61

C H A P I TRE I l y a ré c i t é ses poésies d evant d e s aud i to i res composés des Inernb de l a tri bu bédou i n e des Tmn Î I TI . F a raz d a q et Jarîr 1 5 s ' y s res t l iv ré s à de féroc es j oute s p oé ti q ues so u s l arb i t rage d e x � conUlle le poèt e et sei gne ur triba l Râ' Î ( m. 9 0 ? / 7 0 9 ) 16 . C 'est d o n S ' ic i q u ASllla 'î (In. 2 1 3 / 8 2 8) v i ent cherc her l e !} ha rîb al- lugha . l « l e s nlots rares ct obscu rs » en usage chez es Bedou Ins . U n réc it l e nlontre en train de raconter u ne de ses to urnée s dans l e souk à '

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son lllaîtrc :

' jour, racontc-t -i 1 , je suis a J J é voir A bû ' AmfÛ b. aJ -' A Jâ . Lorsqu ' i l m ' a vu, il m ' a dem andé : "D'o ù viens -tu, Asm a'î ? - Du �1irba d, ai-je répon du. - Montre-moi ce que tu en as ramené", me dit-il. Je lui ai alors lu ce que j av ais noté sur mes planches. Après avoir médité six mots rares dont le sens lui éch appai t , il m'a lancé : "Th es devenu un expert en gharîb , ô Asma ' î ! " 17 » « Un

'

De ce travail de collecte d ' h apax en usage chez les Bédouins nous est parvenu un ouvrage d'Abû 'Ubayd b. Sallâm (m. 224/838), linguiste et juriste originaire de Hérat, dans l 'actuel Afghanistan. En 795, un voyage en Irak avait successivement conduit ce lettré à Basra, Koufa et Bagdad. Asma 'î, qui est sa principale référence, est aussi l 'un de ses maîtres 18. Mais il n 'y a pas que les linguistes qui fréquentent le Mirbad. Prosateurs et poètes citadins viennent y parachever leur maîtrise de la langue arabe. Natif de B asra, le célèbre Jâhiz (m . 255 / 868), qui a été un élève d 'Asma'î et d 'autres de ses condisciple s, a appris « la pureté de la langue » de la bouche de ses présumés détent eurs dans cet endroit 19. Le poète Abû Nuwâs (m. 200 / 8 1 5) , qui a étu dié sous la direction d ' un condiscip le d ' Asma 'î, a fait de même . Le premier avait marché sur les pas de l ' un des principaux fondateurs

J 5. S ur ces deux poètes au particularism e tribal. voir R. 8lnchère. Histoire de /" . "!'éraIU re arabe. lU, 484-494 et 497-505. Mais pl us que Fnrnzdnq. « d umnt tou [� Sl Vie, Jmr �8t resté al w:hé à son désert nalal » ; « sn v i e d u rant, il fut le portt.'- paro le Je champJOn des QaYHllcs contre les Yéménites » . J 6. ShaJ � ânj. R�wtJyal al·Lugha, 69. Tous deux marqueront le ur préférence pour Farazdaq. VOIr aussI BJachère. /lislojre de la /jll�m tu,.e ''l'abe. Ill. 479-482. J 7. YâqOl . Mu 'Jam al·JJulddn. 11, 202. 1 8. Ibn SaJJâm . AI· o,harfb al·muslIIlllaj, éd. M. M. ul-'Ab îdî. Carthage , s.d. . J 9. Ch. PeIJat, Le Milie U basrien el la lormaljoll de Gdlliz, Pnri . 1 954. s

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62

À L ' ÉCOLE DU D É S E RT rabe . le s econd sur ceu x de celui qui a révolutionn é l a de l a pro se a 20 : a sh 'shâr b . Bu 'd . poé sie a�abe . . . Cert a m s des m fonnateurs be dou lll s q U I fréq uen ten t le M l fbad ont ac cédé à la notoriété. Le Catalogu e d ' I bn al-Nadîm en donne



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t ou te u ne list e . Ceu x - l à n ' hésitent pas à fréquenter les cercles d'étude des linguistes. On sait , par exemple, que le cercle de YOnus b. Habîb (nl . 1 83 / 799) atti re « les étud i ants en l a n gu e et l es puristes des Bédouins et du Dé sert 2 1 » . Le cercle du fondateur de l'école de Basra ne déselnpl it pas d ' informateurs bédouins. L'un

d'eux senlble si bien connaître les parlers du Hijâz que tout ce que Basra cOlllpte COlnme linguistes se réfère à ses jugements et

à ses explications dès lors qu ' il s ' agit de mots ou d ' expressions hijâziennes 22. De ce monde d ' informateurs privilégiés, les femmes ne sont pas absentes. Un récit montre Abû Hâtim al-Sijistânî inter­ roger l 'une d ' elles sur une variété de grains dont il ne connaissait que le nom persan. C ' était une dame connue des colligeurs de la langue 23. Des infonnatrices comme elle, le Catalogue en donne toute une liste 24. À l ' occasion, on y apprend que, après avoir fréquenté les cercles des maîtres citadins, les B édouins les plus culti vés se sont eux-mêmes mis à enseigner et à composer des monographies linguistiques . Le Catalogue cite plusieurs proto­ �s de leurs production s . A B asra, Koufa et Bagdad, ces B édouins tenus pour des conser­ vateurs des parlers de leurs tribus ont fini par devenir des figures familières des cercles d 'étude et des salons littéraires. Leur arbi­ trage est partout reconnu. Lors de la controverse organisée chez le vizir 'abbâside Yahiâ le B annécide - un honlme éclairé qui a joué un grand rôle dans le développement scientifique de son époque par son action de mécénat - cntre S ibawayh (nl . 1 80 ? / 796 ?), rcpré­ sentant de l 'école de Basra, et Kisâ'î (nl . 1 83 ? / 799 ?), tête dc file de l 'école rivale de Koufa, on fait appel aux lllc i l lcurs connaisseurs

1

20. Le ro

en questi on est l 'écri vllin pol i t ique Ibn nl-MlIlIUm,' (mort 62 �u 772)p; lesateur poète est son contemporain Bush 'shâr h. Bunl : tous deux unt ':tê forméli a Basra. 2 1 . Anbârî, Nllzlta . 22. Jâhiz, Bayân, I,I I49, 22S .

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�. AI·Amâlf, III, 540 ; I bn MandhOr, LI.\'III1 , X I I I, 39. . I bn aJ-Nadîm ,

Fihrlsl, 70.

63

C H A PIT R E I l " tranch e nt en faveur du repré Ils t scr De ' du s le par des ns béd oui � : ble-t-il, sorti ab attu de cett lbawa� h , s r \ l' t' scm fa, S sentant de, Kou . 1cS, ,' la « g ran de affliction » d ' avoir éprcuve . A en crOlrc sc � blO gr'lp c a m o rt s urve nue peu de tem ps subi l ' hunlilia tion sermt c :lUse, d � se partisans ont invoqué l a p a;. après. Pou r défend re sa 1nemo 1rc ' . H utm a che z lesque ls Ki sâ' î " bl' tl'C,S , « des Arabe s d e a tla ' , d cs ,u ' l Ile ' , qu 25 Dan s une autre po leml e ava it séjounlé pou r prcndre lang u m aître local de la (le 'î ma re en , org anis ée auparavant à Bas r� , t de l a philologi e de Koufa) , plllio logl' �) et D ab"i (un repres ent an B anû S a ' d , conn u pour sa c ' est un J �une ho1�11ne de l a t ' b des , uine , qui est sollici té p Our grande ll1enlonsatlon de l a po i bédo '-' 26 ' arbitrer les deux nvaux .

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Le séjour dans le Désert

Les savants de Basra ne se sont pas contentés d� collecter les . parlers du Désert des seuls Bédouins qui fréquentaient e�r ville. lis se sont aussi déplacés dans le Désert pour les recueillIT de la bouche de dépositaires dont l ' authenticité demeurait, à leurs yeu� , intacte du fait de leur éloigneme nt des grands centres de Vie urbaine , Car ils ont dépréci é les brassag es de populations entre Arabes et non-Arabes au point de les consi dérer comme un coup porté à la pureté de la langue bédo uine . Aus si, dans la v ille corrup­ trice, les informateurs priv ilég iés ont fmi p ar dev enir eu x-mêmes suspects , indignes de foi. On a mis en cau se leu r lon g séj o ur panni les sédentaires et les citadin s. De nombre use s ane cdo te s montrent en, effet les savants de B asr a reprendre leu rs infonn teu bé ou ins d rs a SOit par�e qu 'ils avaient mal pro no nc é u n mo t, fait un e faute de �a,mm �lfe o u donné un se ns in ex ac t à un m ot , so it p arce qu ' ils etaIent mc apables de c o mprendre et d ' . expl iqu er les poésie s de leurs contnb ules .



25 . I � 1 9 5 ; Qlftl", Inbâh, II, 358-35 9. � ,1t� 1 âh, II, 273 . 26. Qifti, Illbâh, III, 303, Le Kitdb bé al-dMQ

Khatib al-B aghdâdî, Târ fkh Ba hdâ Sur Je séjour de Ki sâ 'j da ns le dé sert vo r 1

lité d 'exemples d 'arbitrage des. e xpe rt '"") R. B J achère, II. Les sav ants ira kie ns

ll!m,s, Mélanges William ;;:� ;;�

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co m posé au X c siècle, offre qu�ou ms Sur O ir f" . ces l' n t'onnateurs bédoum� . V1 el leu n de l 'H ég ire », i n llute ".rs bédouin s aux IIc-IV� s lèC , Pa ns, 1 ' R. Blac hère, Analecta, Da ma 9 5 0 , 3 7 -4 8, repri s d s, 1 975 , 3 1 -42. . '

64

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À L ' ÉCOLE D U DÉS ERT Abû ' Alnrû b. al- ' Alâ' , le fondateur de l 'école, est, semble-t-il un des prelniers à parcour ir le Désert. Il a la chance d ' avoir véc a u H ijâz - il a étudié à La Mecqu e et à Médine -, au Yémen - où son père s 'était réfugié pour des raisons politiqu es - et en Syrie 27. Son exp érience du Désert, il la lie, dans un récit transmis par le mystique Thstarî (Ill. 283 / 896), aux persécutio ns de l ' impitoyab le gouvenleur d ' Irak Hajjâj (694-7 1 4). Dans ce fragment de récit de voy age, le narrateur raconte : « Nous avons fui Hajjâj en nous réfu­ giant dans le Désert des Arabes [Bâdiya] . Nous y sommes restés pend ant un certain temps à nous déplacer d ' un quartier à un autre. Un jour où je sortais de l ' un de ces quartiers, j 'ai entendu un vieux Bédouin déclamer des vers [sur la patience qui annonçaient en fait la mort du tyran] 28. » Fanatique de la langue pure des aèdes bédouins de l ' anté-islam, il se méfiait de la qualité de celle des poètes modernes dont il n' aimait pas les compositions. Il a souvent comparé, devant ses disciples, la production des premiers à « des pièces de brocart » , celle des seconds à « des pièces de laine fruste ». Fidèle à ce partage, il s 'est, semble-t-il, fixé pour règle de ne jamais emprunter de vers-témoins destinés à appuyer ses com­ mentaires philologiques qu 'aux poètes de la jâhiliyya, l ' époque du paganisme arabe 29. De l 'antique poésie bédouine, il aurait recueilli et consigné par écrit une masse s i importante qu ' une pièce de sa maison suffisait à peine à la contenir 30. Grâce à un récit qui le montre à La Mecque en train d 'interroger un nomade de passage, nous avon s eu un aperçu de ses investigations 3 1 . Un autre récit le montre, à La Mecque touj ours, développer d 'autres aspects de sa dém arche, en soumettant un Bédouin omanais à un véritable interrogatoire :



27. Jazari, Nihâya , l, 289. 28. Tustarî, Tafsîr, 123. Variante dans ' Abd'I-Ghânî b. Sa'îd, Kitâb lll-MlltllWârÎlI, f: 22 a m s. Zâhiriyya, nO 3807, où l'on apprend que le père d ' Abû 'Amrû a été fonc­ �

tIOnnaIre umayyade . 2? Ibn Rashîq, 'Umda, 90-91 . Il faisait exception pour son contemporain Jarir dont Il appréciait la poésie . . 39 · Ses biographes rapportent qu'il aurait brOlé ce matériel poétiqu e et le� lco­ graphIque à la suite d ' une crise de résipiscence. La tension sucré / profane q U i tra­ verse les études lingu istiques a été insupportable psychologiquement à ce maître des étUdes philologiques et coraniques. Sarâr j, Masâri' al-' Ush'shâq, l, 204.

31.

65

Itinéraire de J'oyage au X� siècle (III)

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Le Caire fus1âl

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À L ' ÉC OL E DU DÉ S ER T

De queUe tribu vien s-tu ? - Des Asad " - Desque ls , en part" " lCU 1 1er ?. - Des Nahd. - De quel pays es-tu ? - D'O man . - Et d'o'U te " nt VIe " ons la purete" de ta l angue ?. - Nous habIt dans une contrée recu lee ' [ . ] 32. » «

. .

Le savant de Basr a sollic ite ensuite son interl ocute ur de lui déc rire son pays et de lui parler des moyens d 'existence de ses hab itants. Car il ne se contente pas de poser à son informateur des ques tions ayant trait uniquement au parler de sa tribu. À la manière des ethnographes, il le soumet aussi à des questions relatives à la vie sociale et matérielle des siens (mode de production, d 'alimen­ tation, d ' habitat, etc .) et au mil ieu écologique dans lequel ces derniers vivent. Tout ce qui a trait au mil ieu naturel du Bédouin l 'intéresse. Ses questions portent donc autant sur la morphologie du sol, le climat, les plantes, les aniInaux domestiques et sauvages que sur les insectes. Mais c 'est en linguiste et non en ethnologue, en géologue ou en zoologiste que le savant opère. Après enquête, ces thèmes sont répertoriés et consignés dans des monographies distinctes qui porteront, chez Asma ' Î par exemple, les titres de Livre des arbres, Livre des palmiers ou Livre des plantes 33. Ces inventaires peuvent à leur tour entrer dans des œuvres plus larges, comme le Livre des descriptions de Nadr b. Shumayl (m. 203 / 8 1 8) un au tre membre de l 'école de Basra - dont la matière est classée dan s cinq tomes : 1 Q « La création de l ' homme, la noblesse, la générosité et les femmes » ; 2Q « Les repaires, l 'habitat, les mon­ tagnes et les collines » ; 3Q « Les chameaux » ; 4Q « Le bétail, les oiseaux , le soleil, la lune, la nuit, le jour, les laits, les puits, les bas sins, les boissons [ . . . ] » et 5Q « Les plantes cultivées, la vigne, les arbres, le vent, les nuages, la pluie ». On retiendra qu 'aucun ordre préc onçu ne préside de manière rigoureuse à l' organisatio� de ces listes énumératives. Cette absence de rigueur concerne aUSSI bie� les monographies que les sommes de cette époque. . A la sui te d ' Abû ' Amrû ses élèves ont contin ué de faIre du séj our dans le Désert une émarch e constit utive de leur trav ail de collecte de matériaux socio-historiques et linguistiqu es. 'Abd-

d

32 . SuyOtî. Muzhir, l, 92 ; Dhayl al-Amâli, 86. 33. Tous les trois publiés par A. Haffner et L. Cheikho dans Du ancIens rral"tés de philologie arabe, Beyrouth, 1914. "

67

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C H A P ITR

E II

Allah b . Sa 'îd al -Umawî, « qui n ' éta . it pa s u n B e'd OU ln . » , est déc nt voy ageur du Dé sert et un c olle c omme un cte ur des par lers trib aux ouc he la des de fusa/�â' u p�ler pur et correc t 34 . Abû Zayd al­ Ansan (m. 214/ 829) dIt n aVOIT eu que trois autorités : le maître





l ' éc o le Basra, un lo g o graphe de Koufa et les B édouin s d u Désert 35. D ans l ' i ntro duct io n de son Livre des préciosités, p ar exemple,

de

il in di que que toutes les « transmissions » qui y sont consignées lui vie nnent de son maître de Koufa et des « Arabes bédouins ». Parmi ces derniers, les plus cités s ont les B anû Kulayb, les B anû ' U qayl « hommes et femmes » , les B an û Tmnînl et les B anû Asad 36. Définissant ailleurs sa démarche, il rappelle que lorsqu ' il dit « Les Arabes ont dit » , il n 'entend par là que ce qu ' il a recueilli chez les B anû B akr (la tribu n ourricière du Pro phète), les B anû Kilâb, les Banû Hilâl et plus généralem ent chez les habitants du Naj d (lieu de résidence des Tamîln , des Rabî ' a, de seglnents de B anû Asad, etc.), de Médine et de ses environs TI. Dans le lot des élèves du maître de l 'école d e B asra, Asma'î (m. 2 1 3 / 828) est incontestablement celui qui c onnaît l e Inieux le Désert, ses habitants, sa poésie. Grâce à sa prodigieuse mémoire, on dit qu ' il retenait par cœur plus ieurs milliers d e pièces poétiques. D ' où le surnom de « diable de la poésie 38 » que l u i aurait donné le calife Hârûn al-Rashîd pour rendre h ommage à sa virtuosité. Mais, comme son maître, il n'accordait de crédit qu ' au x poètes archaïques. Les anecdotes concernant ses séj ours d an s le Désert parcourent en nombre les traités de langue de ses success eurs . Dan s l ' une d 'elles, on le v oit voyager avec u n copiste - peut-être lui sert-il d ' assistant 39• Dans une autre, on le voit courtiser, près d ' un puits, une belle Bédouine en lui déclamant des vers 40 . Dans une troiIbn al-Nadîm, Fihrist, 48 ; al-Azharî, Tahdhîb al-Lugha, l, 1 1 -1 2. Parmi les tribus dont il a colligé les récits et les mots rares, les biographes citent les Banû al­ Hârith, segment des Ka'b, Qiftî, Inbâh, TI, 1 20. 35 . Azharî, Tahdhîb al-Lugha, l, 2 1 . 3 6. Abû Zayd al-Ansarî, Nawâdir, éd. Muh. 'A. Ahmad, Le Caire, 1 98 1 , 142. 37. Ibn Hazm, Jamhara, 264. 38. Anbârî, Nuzha, 1 13. À son cercle d 'étude, observent ses biographes, il n'a jamais de notes écrites devant ses yeux ; il professait de mémoire à la manière ancienne. 39. Khatîb al-Baghdâdî, Târîkh Bag hdâd, IX, 3 63. hâ 40 . Khaûb al-Baghdâd.î, Târîkh Bag hdâd, J , 327 ; S arrâj, Masâri' al-'Ush's q,

34.

n, 22l.

68

À L ' É C O L E D U DÉS ERT

rroger un adolesce n t des Banû Asad ; dans une si ème, on le voit inte qu atri ème, faire réciter, chez les Banû ' Amir, des poèmes locau x à un membre de la tribu. Une c inquièm e le montre chez les Banû 'A nba, disc utant avec une Bédouin e. Certaine s de ces anecdotes le décrivent dans les positions les plus insolites. Dans l 'une d'elles, on le voit déployer un trésor d ' ingéniosité pour convaincre de jeu nes Bédouines qui s ' amusaient à échanger des vers de le laisser les écouter et prendre note du produit de leurs joutes. Conlme clIcs refu sent qu 'il s ' approche d ' elles, il cherche un endroit discret et tend l'oreil le afin de capter leurs chants. Un vieillard, qui le voit guetter les jeunes fi lles ct qui ne cOlnprend pas que l ' on puisse s'intéresser à des jeux puérils, lui lance : « Conllllent oses-tu consi­ gner par écrit les propos de ces 1l1 isérables naines [adllô ' J ? » Et voilà qu 'en sermonnant le linguiste, le vieil homme ajoute à sa liste un autre mot rare qu 'il ignorait ct qu ' i l note aussitôt dans ses bloc­ notes : dâni' , plur. adllâ ' , terme qui signi fie « sot, imbécile », mais aussi « vil, bas, Inéprisable » 41 . Les récits d'Aslna'Î panni les Bédouins sont si nombreux qu 'un certain nombre de lettrés se sont spécialisés dans leur transmission. Le savant de Basra était un boulimique collecteur de langue. Ce que lui fait observer un Bédouin étonné de le voir mettre par écrit toutes ses explications 4 2 . L' ouvrage le plus célèbre de ses narrationes est Les Récits d'Asma 'î de Raba'î (m. 329 / 940) 43. On peut légitimement soupçonner les très nombreuses anecdotes plus ou moins romancées qui mettent le grand philologue en scène dans le Désert d 'être l 'œuvre d'auteurs médiévaux tardifs. Mais il y a un papyrus égyptien remontant, selon N. Abbott, au début du siècle qui atteste que de tels récits circulaient du vivant de leur héros ou tout au moins dans le cercle de ses élèves immédiats 44. Parmi les condisciples d 'Asma'î, Abû Zayd al-Ansarî (m. 2 1 4 / 829), grand voyageur, a fait plusi eurs séjours dans le Désert.

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41 . Qâlî, Amâlî, l, 40. 42. Raba'î, Muntaqâ , j. �3 . Les Akhbâr al-Asma ' i nous sont parvenues dans la version abrégée de Dayâ' s, �tfd� al-Maqdisî (m. 643 / 1245), Muntaqâ, éd. ' Izz al-Dîn al-Tanûkhî, Dama Abbott, Studies in Arabie Literacy Papyri, Umv44. ersIty of Chicago Press , (doc. .

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1972, 79

4) .

69

III. Language and Literacy,

C H A P I TR E I I

Liv rant à l 'un de ses élè ves s a méthode de collecte d e 1 a 1 angue , 1. 1 . r: 0 . O o l U I J a I t saVO IT « Je ne d I S " Les Arabes ont dit" que l o rsque Je l' al en ten d u d es tno b us be' d ou Ines des Bakr, des B anû Kalb des B a "nu ' " b ou de ce II es q U I h abltent le haut ou le bas de l a S âfila K 1' l a sinon je ne dis pas " Les Arabes ont . dit" 45. » S ur les pas de leurs aîtres .

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les élèves d ' Asma ' î, comme ceux d ' Abû Zayd, ont con ti nué voyager dans le Désert 46 .

à

Quand ces pionniers de la langue arriv ent dans le Désert, les

Bédouins les reçoivent comme les sociétés exotiques accueillent les anthropologues : avec un mélange d 'étonnement anlusé et de curio­ sité. Asma'î, qui en fait l 'expérience, le dit dans un récit significatif de la manière dont les collecteurs de la langue ont opéré dans le Désert :

« J 'étais sur un âne que je conduisais avec zèle à la recherche d ' hapax [gharîb J en matière de traditions, de poésie ct de langue quand, dans le territoire de Dariyya [non loin de Médine] , j 'ai vu une espèce de toiture qui ressemblait à un grand parasol en tissu de poil ct qui abritait en son centre un cheval . L'endroit ombragé ser­ vait aussi de lieu de repos pour les chameaux et d 'enclos pour les moutons, Je suis descendu près du puits qui était à proximité. J'ai rempli l 'auge d 'eau pour abreuver mon âne, quand un jeune homme est sorti de la maison voisine. Il s 'est approché de moi et m'a salué. Quand j 'ai répondu à son salut, i l m 'a dit : "Je vois là quelqu 'un dont les vêtements sont ceux d 'un citadin mais dont la langue est celle d 'un Bédouin ! " J 'ai répondu : "Pour ce qui concerne les vêtements, tu as vu juste. Quant à la langue, où sont la pureté de vos expressions ? l 'aisance avec laquelle vous vous exprimez ? la capaci té naturelle que vous avez à fa i re de [beaux] discours ? la spontanéi té avec laquelle vous enrichissez les signifi­ c a ti ons ? Nous autres (c ita dins ] à l 'expression appau vrie torturons la l ang ue sans toujours atteindre le but reche rc hé et exprimer ce qu 'il y a dans nos cœurs." (Après lui avoir o ffert l ' hos pitalité, le j e une d 'homme d 'allure noble lui demande :] " Qu ' e st ce qui t'a fait venir dans ce rude et dur pays ? Le désir des belles m anières [adab] qui parent ceux qui les détiennent de leur be auté répond Asma 'î. Et c 'est, ajoute le jeune homme étonné, la seule raison de ta venue ici ? - Je n ' ai pas de souci plus grand ni de désir plu s -

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profond et d'envie plus pressante ! " 47 »

45. Suyûtî, Muzhir, 1, 9 1 . 46. Ibn al-Nadîm, Fihrist, 54. 47. Ruba'î, Fusûs, n, 3 14.

,

À L ' ÉCO L E D U D É S ER T

Ce récit est intéressant à plus d 'un. titre , car il dram ati se 1 a rep re' . ' citad ins ' 1 I· see , que 1 es 1 ettres se son t fal · Se n t ati o n ...1·d ea , te du nlon de , ,, , De du ser ecole t, les 1 . A lettr es n de ui la o d grande vill e ne sont bé : pou quement r coll uni e ter s l pas p � � � « l�gue clai re et pure » d e cont Au act es Bed OUins , Ils ont auss i appris une s es � blt�n s. m an le re ethl co-culturelle d etre au mond e centrée sur la lIl11rll wwa notio n derrière laquel le se profil e un ensenlble de règles sociales e in div iduelles mêlant courage , magnaninlité , constance , générosité , bienve illance. En agis sant d � la sorte , linguist es et logographes ont . fait du monde béd O Uin le Siège d ' une hunlanité adlllirable pétrie d 'un mâle caractère . On comprend qu ' ils aient convié les élites urbaines à devenir des zarif48, c 'est-à-dire des Illodèlcs de finesse et d'élég ance spirituelle, en recherchant la civilité du côté de la sauvage Bâdiya et de ses « frustes et rugueux » habitants. On se rappelle que malgré les critiques des linguistes de B asra prétendument plus proches des Bédouins que leurs col lègues de Koufa, l ' école de cette dernière n ' a pas hésité à se Inettre à l'écoute des habitants du Désert. Comme à Basra, les caravanes bédouines venaient régulièrement s ' approvisionner à Koufa 49. Les B édouins qui fréquentent régulièrement la ville au tournant du VIlle et du siècle sont les Ban û S a'd, les BanO ' Uqayl et les BanO Asad. Ibn al-A 'rabî (m. 23 1 / 845), par exemple, a enquêté parmi les deux premiers groupes, Ibn Kunnâsa chez le dernier 50. Un certain nombre de membres éminents de l 'école n ' ont pas hésité à faire le voyage dans le Désert. Abû 'Amrû al-Shaybânî, mort centenaire en 82 1 , est l 'un des tout premiers à y effectuer des séjours. Au rapport d'un linguiste mort à la fin du IXe sièc le, il aurait sillo nné le Désert avec un compagnon en emportant deu x récipients rempli s d'en�re . et n 'en serait sorti qu 'après les avoir épuisé s dans la consignati on de ses « au ditions » panni les B édouin s . On lui prête en effet









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se . .48 . Sur ce personnage, voir s. Enderwitz, « Du fatâ au zarif, ou comment on distIngue », in Arabica, 1 989, 1 25 - 142. « le heu de decharg� et 49. Comme le Mirbad de Basra, la Kunâsa de. Kouf ) a étaIt la VIlle

, e recharge des caravanes de chameaux » (Massignon qUI amm�° t fortement d 0

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la Bâdiya. Lieu d'échange entre citadins et nomades, « elle deVient un hau t h� u de , la poésie bédouine, à ' instar du Mirbad de Basra, à une éche lle plus redu ite » , l H. Djaït, AI-Koufa, 278. 50. Qiftî, Inbâh, m, 1 32, 1 6 1 . a

71

CHA PIT RE I I d ' �voir recue illi les poésie s de quelque quatre-vin gts tribus 5 1 . Avant l UI l fa meu x Ham mâd (m. 1 6 0 ? / 776 ? ), dit le « Trans mette u r » : � (Rawlya) , qui é tait considéré à son époque comme l ' un de s pl u s g ran d s c onnai sseurs de la poésie archaïque, a fait le voyage dan s l e D ésert. Ses biographes le montrent enquêtant chez les Banû A s ad e t les B an û ' U qayI 52 . I l était, nous dit-on, le plus proc he par l a m éthode de ses collègues de Basra d ' où sont issus certa ins de ses élèv es 53. L'un d ' eux, Khalaf al-Ahmar, mort vers 795, connu lui aussi comme collecteur de poésie archaïque, a séjou rné panni

les B édouins 54 . Le p l u s grand voyageur d u Désert d e Koufa reste, sans doute, Ki sâ'î (m . l 83 ? / 799 ?). Après avoir étudié chez les maîtres de sa ville natale, il s 'est rendu à Bagdad puis à Basra où il a sui v i l ' enseignement du célèbre Khalîl b. Ahmad (m. 1 75 /79 1 ), l 'auteur (au tnoins en partie) du premier dictionnaire de la langue arabe. Un jour, disent ses biographes, il fait la connaissance d ' un Bédouin qui fréquente le cercle du maître et qui lui rappelle avoir laissé derrière lui la pureté de langue (fasâha) qu ' il était venu chercher à Basra : celle-ci, lui dit-il, est chez les Asad et les Tamîm bédouins de la région de Koufa. Il se laisse convaincre d ' aller dan s le Désert lorsqu ' il apprend que le grand lexicologue auprès duquel il était venu étudier tenait sa connaissance de la langue « des tribus des déserts du Hijâz, du Najd et de Tihâma » . Emportant sur lui une grande quantité d' encre et de papier, « il entre dans la B âdiya » et en revient avec une masse considérable de matériaux l inguistiques et poétiques 55. Le récit de voyage contenu dans le manuscrit nQ 232 du Caire raconte dans quelles conditions Kisâ'î est allé se mettre à

l ' école des Bédouins dans le désert de Koufa.

Le récit montre son

5 1 . Ibn al-Nadîm, Fihrist, 68 ; Anbârî, Nuzhat, l, 96. n est aussi un transmetteur de traditions prophétiques reconnu et apprécié. 52. Azharî, Tahdhîb al-Lugha, l, 21. 53. On le voit dire u n jour à propos d'un mot : « J' ai entendu un mill ier de Bédouins dire le contraire de ce qu 'a rapporté Asma'î », Anbârî, Nuzha. 1 51. 54. Qiftî, lnbâh , II , 260 ; Suyûtî, Bughya, l , 55 4. 55 . Anbârî, Nuzha, 69 ; Yâqût, Mu 'jam al-Udabâ ' , XIII, 169. Qiftî cite pl usieurs anecdotes concernant son séjour chez les Bédouins et le montrant transcrivant I�U!S propos, lnbâh, II, 273. À son retour du Désert, il s'installe à Bagdad ; le calife e al-Rashîd le désigne comme précepteur de son fils Amîn q ui sera calife entre 80

Ha;u�

8 1 3.

72

À L ' É C O L E D U DÉS ERT

n arrateur faire la doub l.e. expé ri ��ce de l ' initia ti on intellectu elle et de la I1! pture avec le mIlIe u famI lIal. Le séjou r conc luant pann i les " BédoU Ins metamorphose le narrateur autant qu' il le conlble : « La fai m et la fatigue ont altéré si fortement le teint de mon visage et la coule ur de ma peau que je ressem blais à l ' un des leurs » , riconte­ t-il avec jubilation. Après avo ir appris de ses hôtes leur langue et leur poésie, il retourn e à Koufa. Mais il ne veut pas rentrer cllez lui avant que son maître et ses condisc iples constatent sur lui les trans formations subies au contact de ses éducateurs bédouins. Au lieu de retrouver immédiatem ent sa fanlille qui désespérait de le revo ir un jour, il se rend d ' abord à la nlosquée où son nU1Ître tenait son cercle. Devant tous les 1l1elllbres du cercle. il étale le savoir ramené du Désert. Ce n 'est qu ' une fois confinnation obtenue du maître que le narrateur retourne aux siens. Cet étonnant récit de voyage dans le Désert - le plus cOinplet que l ' on connaisse - a le mérite de Inontrer conlbien toute quête de savoir est une boulever­ sante expérience intellectuelle et initiatique. C'est un étudiant qui entre dans le Désert et c ' est un jeune savant qui en sort 56. Les preuves du bouleversement, le narrateur les porte et les apporte : il les porte sur lui cornille des lnarques de virtuosité, il les apporte avec lui dans ses transcriptions et ses cahiers de notes. S ' i l doit impérativelnent les montrer à son maître et à ses condisciples, c'est parce que, pour être validées, il faut qu'elles soient vues et recon­ nues par qui a compétence de le faire. Autour de lui, Kisâ 'î propage le séjour parmi les Bédouins c om me une dénlarche constitut ive de tout cursus de philologu e. S on principal élève Farrâ' (m. 207 / 822) a dû suivre le chemin qui a mené son maître au Désert. Devenu à la fin de sa vie un familier de la cour d'al-Ma' mûn (8 1 3-833), le calife le charge de composer un livre qui fasse la synthèse entre les traités fondam entaux de grammaire et tout « ce qu' il avait entendu des Bédouins 57 » . Durant l a deuxième moitié du IXe siècle, même si le séjour dans le D ésert reste une démarc he appréciée, on entend cependant 56. Kitâb al-Majâlis. ff. 98 b. Cet ouvrage deviendra . 57 . Anbârî. Nuzha . dlants s' arrach eront au prix fort du vivant déjà de

Udabâ'. VI , 28 14.

99.

b-l0l

73

,, ' le Kitâb al-H�d�d que .l.es etu­ son auteur, Yaqut, Mu jam a/­

CH A P I T R E I I

nl0ins fréquellllllent d ire q u e d e s linguiste s , d e s collecteurs de poésie ou des généalogistes l ' ont fait. Le s savants de cette époque

sont p l u s préoccupés par l a ln ise en ord re d e s matéri aux consi­

dérables que l e u rs aînés ont souvent ras s emblés d ans une belle pagai l le. G râce à eux, l ' étude de la langue et de ses produ its connaît cc que l ' on pourrait appe ler un « lnoment alexandri n . » Pour

nOlll brc d ' entre eux, la bib liothèque remp l ace l ' éco le du Désert.

A prè s la figure de « grand transmetteur » (râwiya) du VIlle siècle, de l ' auteur (111U ' aUlf) qui élnerge au tournant du IXe siècle, c ' est le tenlps de l ' éditeur (nlusann ij) . C 'est un homme de bibliothèque. Il travai lle en bibliothèque autant qu ' il trav aille l a bibliothèque :

depuis l 'essor extraordinaire du livre à la fin du VIlle siècle, souve­

rains, princes et puissants de ce monde en appellent à ses compé­ tences pour constituer ou administrer leurs bibliothèques souvent conçues sur le modèle de celle d ' Alexandrie . Son rôle : rassembler les livres, éditer les œuvres et commenter leur texte pour en tlXer la leçon. Son activité est donc à la fois technique et intellectuelle. Elle est celle d ' un bibliographe , d ' un éditeur et d ' un médiateur entre les œuvres, leurs auteurs et leurs lecteurs . Techniquement, il collige les « recensions » qui circulent à son époque et en établit le texte en comparant les copies et les variante s et en opérant des choix. Intellectuellement, c 'est un rôle immense qu ' il s ' arroge puisqu ' il décide de ce qui doit ou ne doit pas être édité , commenté ou cou­ vert de son autorité . Du coup, c ' est la culture intellectuelle de son époque qu ' il oriente et c ' est le lecteur qu ' il manipule dans le sens qu ' il souhaite. Redoutable par son travail, il rend problématique toute production écrite puisqu ' il peut décider que telle œuvre est authentique et telle autre est un pastiche, que telle version est digne d ' être transmise et telle autre indigne . Ses opérations de prédilec­ tion sont le tri, le classement, la mise en c irculation d ' énoncés que souvent il prend soin de complètement décontextualiser. Tout cela génère des formes spécifiques d ' écriture dont les modèles les plus récurrents sont le recueil , l ' anthologie et le dictionnaire . Ce travail de mise en écriture donne à la culture islamique un nouveau profil de lettré dont elle ignorait l ' existence avant le IXe siècle : le poly­ graphe . Parmi quantité d ' exemples que le libraire Ibn al-Nadînl offre, en 997 , dans son Catalogue, il Y a celui d ' un logographe du Xe siècle qui a composé un recueil d ' anecdotes concernant les 74

À L' ÉCOLE DU DÉSERT

poète s arabes, depui s l ' Antiq uité anté-i slami qu e jusqu ' à son épo qu e, en « 60 volum es », un recue il du même genre de « 5 000 feuil let s » conten ant exclusi vemen t les vers-té moins en usaoe chez les phi lolog ues, un autre recueil d ' anecdo tes crousti llantes oncer­ nant les poètes de l ' islam de « plus de 5 000 feuillet s », un diction­ naire des poètes de « plus de 1 000 feuillets », un dictionn aire des grammairiens de B asra de « plus de 3 000 feuillets », un diction­ naire des chanteurs arabes de « plus de 1 600 feuillets », un recueil de vers sur l ' amour de « plus de 3 000 feuillets » : en tout, c ' est une œuvre de « plus de 20 000 feuillets » que le polygraphe a écrite 58. Un tel effort de compilation est impensable sans l 'existence de bonnes bibliothèques et d ' une florissante industrie du papier. Il les alimente autant q u ' elles s ' en alimentent dans une vertigineuse chaîne de transfonnation. À cette intense activité de compilation à laquelle les plus grands philologues et logographes des IXe et Xe siècles se sont attelés au point d ' oublier le travail d ' enquête dans le Désert sont venues s'ajouter des raisons politiques. Une grande insécurité est provo­ quée par les Qannates montés du B ahreïn vers le Hijâz, l ' Irak et la Syrie. Lancé en 890, le mouvement extrémiste ébranle l 'empire en son cœur, paralysant le commerce, poussant au dépeuplement de régions entières et au pillage des caravanes du pèlerinage de La Mecque. Quand, en 930, les insurgés violent le sanctuaire de la Ka'ba et volent la Pierre noire, l 'épouvante des croyants est à son comble. Les B édouins qui les ont suivis dans leur action politico­ religieuse apparaissent alors aux c itadins sous un autre jour que celui sous lequel les avait représentés le romantisme des « grands trans­ metteurs » du VIlle siècle. Leur image n 'est plus celle d 'hommes à l 'honneur chatouilleux et à la loyauté indéfectible ni de gens géné­ reux et hospitaliers, mais de pillards sans foi ni loi aussi cupides que féroc es. L'époque agitée se rappelle soudainement que le Coran les avait traités de fieffés « hypocrites ». Une autre évolution, littéraire celle-là, fait que le Bédouin « au parler pur et correct » ne satisfait plus les goûts esthétiques des lettrés des grandes cités d ' Irak. Alors que, au début du IXe siècle, on considérait encore comme un grand plaisir le fait d 'écouter des



58. Ibn al-Nadîm, Fihrist, 147-9.

75

B S C S H 1 U FRGS

CHA PITRE II

B éd o u i n s él oq uen ts , a ' 1 a fin du sie . , cle on po uv ait estim er co Ib n B as sâm e qu e leu rs « mo ts ne son t pa s b eau s an s s o ul e r e l a e ro atio n . L' époque est v� ti � � b révolue où , à la u > o n de sa VOI r quel etaI t le mei lleur des peup les, un Ibn al-M q e u affa: q ( t;I0 rt v � rs inte ll ectu el de dou ble culture pers ane et arab rep o nda lt : le s B é dou ins . Les Ara bes béd ouins , disa it-il , sont « l � . � lu s sage s p armI les peup les cause de l ' authe nticit é de le u r et at de n ature [tItra] , de l 'équil ibre de la struct ure [de le urs u m e urs ? ] , de l ' exactitude de leur pensée et de la subtilité de leur . l � telh gen ce 60 » . Ce portrait idéal du nomad e arabe est alors coll ec­ , ti v ement partagé par les lettrés citadins . A la question du cali fe al-M ahdî (775-785) de savoir pourquoi on tient sur les Bédo uins u n discours et son contraire - « avidité et avarice » , « générosi té et prodigal ité » -, l e logographe de Koufa Haytham b. 'Adî (m. 207 / 822), auteur de plusieurs monographies linguistiques , ethnogra­ phiques, historiques et généalogiques sur les Arabes bédouins, répond en racontant l ' aventure insolite qui lui était arrivée dans le Désert. Ayant demandé une Bédouine l 'hospitalité, il est accue illi en l ' absence du m ari. De retour, celui-ci se montre préoccupé, car il n ' a pas de quoi le nourrir. Mais pour ne pas enfreindre la sacro­ s ainte règle de l ' hospitalité, il immole la monture de son hôte et lui offre d ' en consommer la chair. Puis il s ' en va et ne retourne que le lendemain. L ' histoire ne nous dit pas si le logographe a pu donnir après avoir consommé sa propre chamelle. Mais, au matin, il est s oulag é de voir le B édouin revenir avec plusieurs chameaux . Ils du étaient pour lui et devaient le dédomm ager de ce qu ' il avait per que l a veille 6 1 . Le mythe bédou in est sauf ! Nous somm es une épo l ' idéa l bédo uin est si forte qu ' un savant o ù l ' iden tific ation t de long ues annee B a sra qui avai t séjo urné dans l � Dés e� . dur� , re� te qu 11 obl Igea son fils a en revint s i subj ugu é par ses hot es t. r qu ' il pût prendre leur tetn au sol eil le cor ps end uit d ' hui le pou ' n 62 . · l aho t frappe' d ' fiSO Ma is le dra me arriv a ; l 'enfant mo uru

(� . 302 ! 9 14) ,

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Notre

1. Fück ,

'Ara biyya, 1 3 93. 7 Taw hîdî, Imtâ ', l, 7 2- .

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prod u Dése rt s e Cette présentatIOn des homme . s e Ites , bé dou i n eu � e s� r les bell S 9 élog tion erta diss gue lon une . longe en . siee ds lettres cltadms du VII I s ' affi che le romanti sme des gran 6 1 . Ibn Khall ikân, Wafayât, VI, 1 07 - 1 08. 6 2. Yâqût, Irshâd, VI , 29 7 .

59 . 6 0.

!

76

:



À L ' É C O LE D U D É S E R T

li ng u iste �vait en outr� un é lève qui aimait qu ' on l ' appelât « l e B édoU In » ou « le NOlf ». Il s 'endui sait d ' huile pour bronzer au sol eil et gagner ainsi « en ressemb lance avec les Bédouin s afin de justifi er son surn om 63 ». En héritiers de cet engouem ent pour la mode bédouin e, les plus be au x espri ts de la première moitié du IXe siècle ont continué à vou er admi ration pour tout ce qui venait du Désert. Jâhiz (m. 255 / 868 ) , qui est à la prose arabe du IXe siècle ce qu ' Ibn al-Muqaffa' est pour celle du VIne siècle, est l ' un de ces adrnirateurs. Dans son Livre des anima ux, i l va jusqu ' à soutenir qu 'il n'y a rien q ui soit parvenu des Grecs aux mu s ul ma n s , en matière de connaissance du mo n d e animal , que les Bédo u i n s ne connai ssaient déj à . Moins sérieux, on le voit dans une anecdote plaisante proposer à l ' un de ses amis persans - rnais bon connaisseur de l ' arabe qu 'il p a rl ai t avec éloquence - de lui forger une gé n é a log i e qu i le rattacherait à quelque tribu bédou ine afin de mieux se p réval o i r de ses talents oratoires et rhétoriques 64.

3. Une géographie de la langue pure

Toutes les tribus habitant le Désert n ' ont pas, bien sûr, la même qualité de pureté de langue. Selon qu 'elles vivaient dans l ' autarcie ou dans le brassage des campagnes et des villes, leur parler était rép uté inalt éré ou corrompu par les solécismes . S ' appuyant sur cette conc eption « archéologiqu e » de la langue, le grammairien Is ' hâq b. Ibrâhîm al-Farâbî (m. 350 ? / 96 1 ?) - qu ' il ne faut pas con fondre avec son compatriote le philosophe du même nom dessine une géographie linguistiqu e du pur et de l ' impur dont voici les conto urs :

« Panni toutes les tribus bédouines, écrit-il, celles dont on a recueilli les parlers, auxquelles on fait référence lorsqu' il s'agit de langue arabe et desquelles on a volontiers recueilli les idiomes, il y

63 . Yaq " ût, MU 'J"am a/-Udabâ' ' VII , 662 ,· Anbârî, Nuzha, 349, Suyûtî, Bughya, l,

498 .

. �. Yâqût, Irshâd, VI, 57. On connaît par ailleurs l 'exemple de quelqu'un qui était SI éloquen t qu 'on le surnommait « le Bédouin » , Qiftî, Inbâh, l, 27. 77

CHAPITRE I I

a les Q �y s , les Tamîm et les Asa d. Pre squ e tout ce qu i f . en m atlCre de lang ue arabe prov ient d ' elles . appU �l t aUtorit ' On s ' e ie pou � c � quI. c o nceme le glz a rîb [les "mots rare ] � l e e . s" r i s et l ' i . . aIson . tasri! [ InclIn et déclin aison"] . Vienn ent ens uite l e ab et le q � el ques [segm ents] des Kinâna et des Tâ' iyyîn [ . . ] H ùhaYl, . tr! bus, on n ' a guère recueil li les parlers . En gros, on n p e' aUtres 'a n.. d � s séden taires ni des nomades habitant les parti e s ngue s ésen sItu ees au voisinag e de nations étrangères. C'est ain si p as pri s langue des Lakhm et des Judhâm, en raison de le urO � '.a , nage avec les habitants d ' Egypte et les coptes [sic 1] . On n ' I SI­ non plus pris langue des Qudâ' a, des G hassân et des Iyâd p o as es mêlnes raisons de voisinage avec les habitants de Sy rie d ' u a t que l a plupart d ' entre eux sont chrétiens et lisent l ' hébreu . Com on n ' a pas � ri s la��ue des Taghlab et de � Yaman qui é taient, e , . nI des Bakr voisins des Mesopotamle, vOIsIns des B yzantIns, coptes et des Perses, ni des ' Abd al-Qays et des Azd de l ' O man qui étaient mélangés, dans le B ahreïn, aux Hindous et aux Perses ni des habitant§ du Yémen en rai son de leur brassage avec le � H indous et les Ethiopiens, ni des B anû Hanîfa et des habitants du Yamâma, ni des gens de Thaqîf et de Tâ' if à cause de leur mélange avec les marchands du Yémen qui résidaient parmi eux, ni des villes du H ijâz car ceux qui en ont recueilli l a langue ont trouvé leurs habitants, au moment où ils ont commencé à le fai re déjà mélangés à d ' autres nations et leurs parlers déjà corrompus 65. »

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,

Le philologue établit une hiérarchie entre les parlers des tribus habitant les régions centrales de la péninsule Arabique qu 'il cons ­ dère comme un parangon de la langue arabe et ceux des autre s tn­ lles bus bédouines . En fait, ce sont - selon les époques - telles ou te de tribus, telles ou telles régions qui sont prises comme témoins e nc�: « la langue pure et correcte » (fasâha), qu ' il s ' agisse d'élo qu la d'hapax ou de poésie. En matière de poésie, Abû ' Arnrû b. al-' A . èt s avait, p ar exem ple, d ' autres préférences . À ses yeux, les p � � reglOn ont le plus de clarté et de limpidité sont originaires d'une du . pl.a e la chaîne de montagnes qui s ' étend à la limite ouest lt "bîu l la un t e Mecque e La entre mer Roug la de d ' Arabi e le long d. Yémen : c ' est le p ays des Hudhay l, des Thaqîf et des Az de l' exc class e au contraire ces tribus au bas de sa hiérarchie le s p opu a lingu is tique en leur reprochant leurs contacts avec



q�l� �� ��:ce � �ons

65.

S uy ûû, Muz!zir, l , 2 1 1 .

78

À L ' É C O LE D U D ÉS E RT

n. II est vrai qu'il écri t au Xe siè cle d u Yéme . Bien q ue 1 eur pay . , s u centre SIn d marc OI h V and de Tâ'if à trois J'ou rs s oit d e ma rc he de ,. , ' Hudhayl qu Il dep La M ecque, les réc ie on t été con sidére's durant " . s slec 1es de 1 'Isla le s d eux premIer m com me détenteurs d'une .... ' ' . lies . . 66 grand e purete lInguIstIque . Voisins des Hudhayl, les habitants de l a cité m arc hande de Thaqif son t, �areillement, considérés com me les possess eurs d' une . de grande quahte langu � - tout comme leurs voisins de La Mecque. On remarquera q ue FarabI", les plac e du côté de l 'il npureté linau is­ tique. Une telle idée va à l'encontre de cette vérité dognlat ue­ ment fondée q ue si le Coran 67, q u i inc arne illlpec cable ment la norme linguistique des Arabe s , a été révélé à un nlclub re de la tribu des Quraysh de La Mecqu e, c ' est qu ' i l a été au Illoins en partie '

'



révélé dans la langue de cette dernière tri bu . Par conséquent , le par­ Ier qurayshite , q ui est un parler pur, doit être à son tou r consi déré comm e incarnant au pl u s haut point la nonne linguistiq ue des Arabes 68 . Ce syllogisllle dogrnatique, les philologues ont tenté de 66. Le p œte d u Prophè le de l 'islam. Hasséln h. 1l1âhil (m. en 660 ou en 673), les tenait, se mb le -t- i 1 , pour délenleurs. à son époque. de la plus grande purelé de langue, Ibn Rashiq, ' Umda , 88. Avant 790, Shâfi 'i (m. 204 / 8 1 9) - q u i n'a pas encore choisi de devenir juriste - aurail s éjou rn é chez eux durant de longues années. J I aurait recueilli de leurs transmelteurs poésies, « réci ts des jours fasles des Arabes » ct généa­ logies. Malgré son jeune âge, on le lenait pour un fin connaisseur de poésie hudhay­ lite. Ses talents d ' ex pert auraienl élé reconnus par le grand Asm a ' i en personne. On disait qu'il connaissait plus de J O 000 de leurs vers « avec leurs déclinaisons [i' �âh], leurs mols rares [glwrfb] et leurs thèmes [mo 'âllî) », Suyûtî, Muz ir, 1 �0 (citant Kh atib al-Baghdâdî). Jusqu 'à la fin de sO} vie, il aurait été sollicilé par les colhgeurs de poésie arabe qui faisaient le voyage d'Egypte pour profiter de ses talents de :< trans­ metteur » . Les linguistes médiévaux lui prêtent d 'avoir di t : « rendre connalss��ce en mat ière de langue des Bédouins, c'est comme prendre sCIence de la TradItIOn Prophétique chez les juristes », Azharî, 67. Le Coran se décrit l ui-mêm e comme « [une revelatI On] en langue arabe pure », XXVI, 1 95 . L' idée que le Coran est révélé en arabe y revien ! q � inze reprises. Les dogmaticiens ont fait de l'inimitabilité du Coran une preuve htteralre de sa révélation div ine. . 68. Ibn Khaldûn se fait l 'écho de cette vulgate lorsqu 'il écrit : « Les habl!udes l inguistiques [des descendants de Mudar] se sont corrompues au contact des et�an­ gers [ . . . ]. Si le dialecte des Qurayshites demeura le plus c?rr�ct e le plus pur, c e t .! parce que ce peuple ers. Ens �t , était, de toute part, très éloigné des temtOlr�s e�a.?g venaie nt les tribus a, O h ata �n, voisines : Thaqîf, H udhayl, Khuz â ' a, Banu Kma� �anû Asad, et Banûn Tamîm. Au contraire, les Rabî'a, Lakhm, Jud� am, o as�an Iy d, ud t e tal n ; â Q â' a et les Arabes du Yémen vivai ent loin des Qurayshlt�s e . e t-e 11e mcorVOISms des Perses, des Byzantins ou des Abys sins . AUSSI leur 1 angue e'ta1

h J,



Tahdh îb al-Lugha; J ', 4. .





.

.



79





C H A PITR E I l

l e c o n fo r t e r p ar d e s e x p l i ca t i o n s écono i ll ico - re l i g ie u s es l' , ' . 'lel J " 1 l I Z ( I n . 255 / X6X ) , l a grand e c i t é I narc hande de l ' A ra b i e a ()� d u n e l angu e c l a i re et pure précisérllent parce q u ' el le a ét e él c e n t re re l i g i e u x et éconoln Î tj u e des A rabes . A u x tri bu s bé g .clnd

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q U I l a f req u e n t a l e n t , e l le a u ra i t s u prend re l e u rs ex pres si on s l " l s � � b e l l e s , l eu rs Ill ots les In i e u x frappés et l e u r phrasé le p l u s pa f a i t . Le parler Illekk o i s aurai t a i n s i i ncarné au p l u s haut poi t la n l a n g u e arabe q u i est censée être une synth èse riche des ap p orts de tou s l e s i d iolnes l es m i e ux faits de l ' Arabie 69.

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au VIlle s i ècl e inscri t plus l arge ment la rév é l ation coran ique dans l e s pa r le r s du Hijâz. Selon un récit trans­ tn i s par l e l i ngui ste et gén é alog i s te AbQ ' Ubayda (m. 2 1 0 ? / 825 ?), l e Coran est révélé dans sept par l ers dont cinq sont i ssus de cette rég i on d e l ' A rabie qui longe la mer Ro u g e , entre le H ij âz ct le y étnen , et q u i a pour nOln Hawazân 70 . Elle est le pays des Sa'd et des J ashln , deux seg m en t s tribaux des Bakr, des Nasr et des Thaqîf. Abû ' U bayda estÏtn e que le parler le plus pur et le plus clair est celui des Banû S a ' d , en raison d' une tradition qui fait dire au Prophète : « J e s u i s le p l us éloquent des Arabes parce que je suis de Q u rays h et que j ' ai été é l ev é chez les Banû Sa 'do » En effet, il est attesté que la Inère n o u rri ci ère du jeune Muhammad est une sa' dite. Abû 'Ubayda partage avec s on maître Abû ' Amrû b. 'Alâ' l ' avis que les plus élo­ q uents des Ara b es sont ceux qui habitaient le plateau du Hawazân, e n bordure de la mer Rouge entre le Désert de Syrie et le Yémen 71. U ne au tre thèse c i rc u lan t

oire recte. Selon les phi lologues arabes, leur distance plus ou moins grande du territ , e q urayshite peut servir de règle pour apprécier le degré de pureté de leurs dial.ect � OIr V Muqaddim a, I I I , 1 266. Pour une bibli ographie critique de cette théone , R . Blachère, /listoire de la littérature arabe, l , 7 8. Ibn 69. J âhiz, Kilâb al-Amsâr, 1 77 -1 7 8. S uyOtî attribue faussemen t le propos à 111' ue o Fâri s ( m . 395 / 10(5), Muzhir, l , 1 2 8 . Pour expliquer l ' apparition de la lang mune de la poésie arabe à l 'époque anté-islamique, B roc kelmann use de s I11c�fi' argum ents : l( e te lan t:ue se constitua peu à peu, écrit-il ; grâce au co �merce cateur q u e fal salcnt naJtre les transhumances [ . . . ] et aussi au x p è lerm age s un centres rel i gieux comme La Mecque, elle puis a son abondant voc ab ulaire grand nombre de dialcctes ", E1 2 , 1, 408. 1 geste 70. SuyOtÎ, BUKhya, J I , 294. Grand connaisseur des généalogies et s o(l q e gu s an l s est co n si d é r é comme s le moins des Arabes, i l compétent dan condisciple Asma'î, BUKhya, II, 11 3 . une 7 1 . AbO ' Ubayda a longtemps séjourné chez les Ha wâzin . On l ' en te n leS Ir O V a s du fois, à A bQ Hâtim al-Sijistânî : « Plus d ' un parmi les détenteu rs

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80

À L ' ÉC O L E D U DÉ S ER T

Les généa l � gis tes arabes rattac hent les parlers de ces tribus à " u n e m eme famIlle : la ,lang ue des Mud ar. C'est à eux que le C oran empru nte sa 1 �n�ue. D ou 1: s rplu s d 'excellence que les lingu ist es leur ont confere. Selo n Abu Ubayda , le Livre de Dieu empru nte aussi à d�s p �rlers du Y éme � . D ' où sans doute les voyages que . certains h ngulstes ont effect ues au pays de la reine de Saba. Notre Farâbî lui-même compte un voyage au Yémen. C'est en s'insta l­ lant dans la localité de Zabîd qu ' il a cOinpos é son Divan de la ,



langue arabe 72.

Parmi les tribus considérées par Farâbî comme détentric es d'une grande éloquence, il y a les Tamîm. Dans leur cas, l'appré­ ciation du linguiste s ' inscrit dans une continuité qui remonte aux origines de l 'école de Basra. Le Inaître fondateur de cette dernière, 'Amrû b. 'Alâ ' , a séjourné chez eux pour recueillir leur parler. On le voit même à une occasion, entouré dans son cercle d'étude de certains de ses principaux élèves, expliquer à deux de ses collègues des différences linguistiques entre parlers des tribus du Hijâz et des Tamîm. Le maître appréciait beaucoup l 'éloquence de ces derniers qui ont donné aux Arabes quelques-uns de leurs plus grands poètes anté-isl amiques et islamiques, comme Jarîr et Farazdaq, ces éter­ nels rivau x . Le maître de B asra, qui n ' aimait pas la poésie des Modernes, ne faisait exception que pour Jarîr. Précisément parce qu ' il ne sortait presque jamais de son Désert natal. Confédération considérable de tribus, les Tamîm occupent, à l' avènement de l 'islam, un vaste territoire qui comprend une grande partie de l ' Arabie orientale : presque tout le Najd, une partie de la Yamâma et une partie du Bahreïn. Vers le nord-est, où ils avai�nt pour v oisins les Asad, autre tribu réputée pour son éloquence, lis pouvaient monter en transhumance jusqu ' aux abords de l 'Eu�hrate. Les Zayd et les 'Amr sont leurs deux principaux segments - ds ont peut-être donné aux grammairiens les deux personnages de leur Hawâzin dont le père ou le grand-père a connu l 'époque de la Jahiliyyo, [�té-isla­ m ique] m 'ont informé que . . . » , Suyûtî, Muzhir, Il , 3 1 6. La conféderatIOn de awâzin comprend les tribus des 'Amir b. Sa' sa 'a et les Thaqîf, av :c } esquels �b , l_ Uba!, �a était lié par un pacte de fraternité. « L'arrière des Haw �! n �> ' a aWly H aw azm, comprend les Jushâm b. Mu ' âwiya b . Bakr, les Nasr b . Mu et Ies S a' d b. Bakr. 72. Yâqûl, Mu 'jam al-Buldân , VI, 62.

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81

C H AP ITR E I I

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c a sui sti que ' S i au ' ., d eb ut du . s lec le - épo qu e de Farâ . .' h ng u l s es con tI nu ent enc ore à con sidérer les Tamîm com b m d-:t l es e� rs d un e gra nd e e en authenticité lin gu istique , cette rép . uta , ' ti n 1 men hra pas à la fin du sièc le. À cet épo e te que, J awharî (m. . ? ) =- auteur d ' un Imp � rtant dictionna re lexic ographiqu e s ej o ur ne che z leur s con tnb ules du NadJ . Il est intéress ant d c onstat r que s méthode de trava il est celle de ses dev anci ers d � � . s lec : « A un mem?re des Ban Tamîm du Najd q ui p uis ait � de 1 eau , J al. - raconte-t-Il - demande, en mettant le doigt sur l l1akhÎs [poulie dont le trou a été trop élargi à force d'usage et eà l aquelle une cheville en bois a été ajoutée pour empêcher tout j e u] c e que c ' était comme instrument. En fait, je voulais m'assurer si s on nom se prononçait nakhîs ou nahîs. Il m ' a répondu : "Nakhîs." J ' ai aj outé : "Le poète ne dit-il pas [dans tel vers qu' il cite] nahîs ?" TI m ' a rétorqué : "Nous n'avons jamais entendu cela de nos aïeux." 13 » Retenons de cette anecdote qu ' elle dramatise une question sur laquelle nous aurons l ' occasion de nous pencher, à savoir la supé­ riorité du témoignage direct sur le savoir livresque. Les deux termes ne sont en effet séparés, à l ' écrit, que par un point diacritique que







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même les copi stes ou les scripteurs les plus exigeants peuvent oublier de noter. Que dire de cette géographie de la langue ? Qu 'elle mêle dans le tracé de l ' éloquence arabe des considérations à la fois dogmatiques et historiques. Quand le deuxième calife de l ' islam ' Umar (m. 23 / 644) dit : « Ne lisent dans nos exemplaires du Coran que les jeunes gens de Quraysh et de Thaqîf » , et quand le troisième calife 'Uthmân et (m. 35 / 656) ajoute : « Prenez dictée du Coran chez les Hudhayl nce prenez scribe chez les Thaqîf » , les deux hommes font référe ers de tout à la fois à un principe dogmatique et historique : les parl de la l angue c es deux tribus s ' approchaient plus que tous les autres . Mais q�and dans laq uelle Dieu a révélé à Muhammad le Coran con sIgner Farâbî d i t que les lingu istes de son époque répugnent à ge et de Tâ' if « à cause de leur brass� qîf Tha de s gen des rs arle les p e d un du Yémen qui viv ent parmi eux », il us ave C les marc han ds . . . ' nge. des " nque qUI faIt d u me' l,\ SOC IO-h Isto . type de atif ic l exp . pn nc!' pe tOnS ec des popul at UX av er CIa mm co es ntr c ux e de ha b itants de ces

73.

Jawhari. Sihâh. Il.

979 . 82

À L' É C O L E D U D É S ERT

étran gères la source de corruption de leur parier. Déjà, au milieu d u VIl le siècle, on estimait qu ' il n'y avait plus rien à tirer du parier de « la ville du Prophète » , Médine. C 'est un grand connaisseur qui l'affinne : « J'ai séjourné , dit Asma'î, pendant un certain telnps à Médine ; durant toute la durée de mon séjour, je n'y ai pas trouvé une seule pièce de poésie saine. Je n'y ai rencontré que des pièces fautives ou forgées 74. » Soit ! Médine n'a jamais eu dans la jâhi­ liyya - l 'époque anté-islamique - de grands poètes capables d'exal­ ter ses talents d'éloquence. La Mecque non plus n ' a pas eu de grand poète avant ' Umar b. Abî Rabî'a (m. 93 / 7 1 1 ), et donc avant l'avènement de l 'islam. Comment ses habitants , les Quraysh , peu­ vent-ils avoir été considérés COlnme les détenteurs d ' une langue pure et correcte ? « Quelle preuve a-t-on du prestige qui s ' attachait, dans la Péninsule , au dialecte qurayshite , avant l'avènement de l' islam 75 ? » Aucune. 4. Une théorie du séjour dans le Désert

Le tournant du Xe siècle marque la résurgence d'un néo-bédoui­ nisme qui renoue avec le passé de l'école de Basra en inscrivant à l'ordre du jour le séjour dans le Désert comme une exigence scienti­ fique. n est animé par les plus grands philologues qui , à l 'imitation de leurs prestigieux aînés du VIlle siècle , se mettent à fréquenter le Désert : Ibn Durayd (m. 321 / 933), Azharî (m. 370 / 980), Ibn al-Jinnî (m. 372 / 982), Jawharî (m. 395 / 1 004) en sont les repré­ sentants les plus en vue. Ces savants ont effectué des séjours dans le Désert en même temps qu 'ils ont colligé des dictionnaires de la langue arabe qui comptent parmi les plus importants que le monde u�ulman ait connus depuis KhaIîl b. Ahmad (m. 1 75 /79 1 ). C'est d aIlleurs à ce dernier qu ' il s se réfèrent tous au point que leur prop re méthodologie n'apparaît que comme une systématisation a posteriori de l ' expérience des « grands transmetteurs » du siè cle. D ans la brève note d'introduction à son Dictionnaire, awharî réitère cette position méthodologique lorsqu'il rappelle au



j'nIe

74. YâqOt. lrshdd. VI. 1 1 0. 75 . R. Blachère. Histoire de la littérature arabe, 1 . 76. 83

CHA PITRE I I

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lecte u r qu e s a d em ' arch e , qU I. co ns lstm t en tro is po in t e . lon . par su r « l ' ? cqu I: s lt tran sm is sion orale [riwâya] de las ' st l ng p e �fect l on ne me nt par la réf lex ion pe rso nnelle [ dirâya] e ue , s.on So sa tI on da n s l 'en treti en [11 1 US IUÎfa ha ] de s vra is Arabes en 1 n U tIli_ eU r h a ta t da ns le D ésert 76 » . bi_ ' Il faut c pen dan t atte ndre Az har pou î r avo ir l ' exp osé le 1 � Us p ro g r� mm atlq u e qUI. ait jam ais été écr it pou r déf inir les tâch les lTIe tho des � u lexi c grap he. Rappelons brièvem ent l ' itinéraire ? ce sava nt natIf de Hera t, dans l ' actue l Afgh anistan : après avo' reçu une solid e form ation dans sa ville natale auprès de So n onc l mate rnel en partic ulier, Azharî décide de voyager en Irak. Désir ant d ' abo rd s ' acquitter de l ' obliga tion religie use du pèlerinage, il se rend, en 924 , à La Mecqu e et à Médine . Mais, sur le chemin du retour en Irak, il est fait prisonni er dans le « désert de Basra » où des tribus bédouines all iées aux Qannates sèment la terreur. Dans l ' introduction de son dictionnaire , il narre longuement cette dou­ loureuse expérience, 1110ins cependant pour s'apitoyer sur son sort que pour rappeler COlTIIllent, de manière inespérée, i l a pu se mettre à l ' école du Désert :

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« J ' ai été éprouvé par l ' enlèvement l ' année où les Qarmates ont attaqué les pèlerins à Habîr [sur le chemin de La Mecqu.e]. Les gens qui m ' ont pris sous leur joug, étaient des Bé?o.u�ns originaires pour la plupart de Hawaz ân. A Habîr, il s 'étaIt JOI�t à eux quelques groupes des Tamîm et des Asad [de l' Ar�ble centrale] . Ces gens-là avaient pour habitude de vivre dans le D�sert en cherchant, pour fourrager, les endroi ts arrosés par la p lUIe e en fréquentant les points d ' eau - ils vivaient du bétail duq�e ns ils tiraient leur nourriture. Avec leur naturel de vrais B édo UI d u Désert, ils parlaient une langue dans laquelle on ne renco trait presque pas de solécismes ni de termes abom �n�bl es. suis resté entre leurs mains durant une longue p enode. le da hiver, nous campions dans la Dahna' 77 et au printemp s n s



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t wharî e Jawharî, Silzâlz, l, 33 . Sur ce lexicographe, voir R. Bl achère, « Al -G lecta. achère , na . sa pl ace dans l ' év olutio n de la lexicographie arabe » , in R. B l 7 OIre Dam as, IFD, 1 9 5 , 2 1 -28 . . . le territ s s dan s SItuée du 77 . On ignore s ' i l .s 'agit « des. vastes .réglOns Désert . d un e n tout en l ' o reg a d l e nom ou ce portment aUSSI, âJ1· elles qUI, des Banû Tamîm » J(hal 1ik n Ib », Basra de t dans déser le « située d ans l e territ oire des Banû Sa'd

:

76 .



Wafayât, IV, 336.

84

À L ' ÉCOLE DU DÉS ERT

Sammân 78 , sans compter que nous nous abre uvions dans les deux itâr � . J ' ai beaucoup �rofit de � entretiens et des discu ssion s que . J avalS avec eux au pomt d aVOir appns un nombre consi dérable de termes et de récits . La plupart figurent en bonne place dans mon dictionnaire 80. »





Azharî ne raconte pas son aventure extraordinaire dans le Désert uniquement dans un esprit anecdotique. li en fait au contraire le fil qui rattache sa démarche aux prestigieux transmetteurs de la Basra du VIlle siècle. A ussi, dans l a méthode qu ' il préconise, place-t-il l' investigation dans le Désert au contact des Bédouins « au parler le plus clair et le plus correct » en tête de ses trois sources expé­ rimentales. Tant il est vrai que « tout ce que les grands savants ont pu écrire dans leurs livres ne peut relnplacer le témoignage direct [mushâhada] ni se substituer à l 'expérience et à la pratique acquises ». L' acquisition par transmission orale du savoir linguis­ tique auprès des maîtres de la discipline ne vient qu 'en deuxième position. Après quoi vient la lecture et la méditation des maîtres ouvrages, « comme le Kitâb a/- 'Ayn attribué à Khalîl b. Ahmad, puis les livres écrits à notre époque ». Parmi les ouvrages des contemporains qu ' Azharî déprécie, il y a un « Complément » (Takmila) au Kitâb a/- 'Ayn composé par Bushtî (m. 348 / 959), un philologue originaire de la région de Bukhâra. Azharî va longuement s ' attarder sur son cas. Le livre lui semble présenter tous les défauts contre lesquels il voudrait s ' éle­ ver. S on auteur s ' appuie sur des ouvrages qu ' il a lus sans en avoir reçu transmission de maîtres connus et reconnus. L'homme n ' a pas d'« audition » (sanzâ ') auprès d 'un maître qualifié. Pour justifier ou minimiser cette lacune, il a cru bon de s' appuyer sur des précédents célèbres qui, à ses yeux, autorisent licence. Deux illustres prédéces­ seurs lui semblent avoir été, dans son cas, Abû Turâb et Qutaybî. Azharî lui concède que les deux hommes n ' ont pas d'« audition » pour tous les livres qu ' ils citent. Mais il riposte aussitôt pour lui rappeler qu'ils ont eu des maîtres « dignes de foi » (thiqa) desquels 78. n peut s'agir soit d'un plateau qu 'Ibn Khallikân situe à la limite de la Dahna' sus-mentionnée, soit d'un endroit sablonneux situé à neuf jours de marche de Basra. n s'agit probableme nt du second. 79. Deux rivières en territoire des Banû Sa'd « du désert de Basra ». 80. Azharî, Tahdhîb al-Lugha,

J, 7.

85

CHAPITRE I I

ils ont appris le métier. Abû Turâb, par exemple, a fréqu enté « dant des années » Abû Sa 'îd l 'Ave ugle et « éco uté de l ui no de livres ». Puis il a voyagé à Hérat, en Afghanistan, et ent ndre . . ' u de Shmnr b . Hamdawa yh qUI, d ans sa � eunesse, av ait fré q u ent ' le sélninaire d ' Ibn A ' rabî (m. 23 1 / 8 45) a Koufa, et étudié avec l u « quelques-uns de ses l ivres », « cela sans compter tou t ce qu 'il . avait appris des Bédouins au parler clarr et correct et reten u de leur bouche ». Dans ces condi tions, commente Azharî :

P�n, � �

« Si Abû Turâb cite des hommes qu'il n ' a ni vus ni entendus , on peut bien le tolérer et se dire qu ' après tout i l doit avoir mémorisé ce qu ' il a lu dans les l ivres à l ' appui d 'une "audition" sûre . Dans ce cas, les propos de ceux qu ' il n ' a pas vus ne viennent que pour renforcer ceux qu ' il a entendus d 'autres, un peu comme le font les savants traditionnistes qui, lorsque, dans un c hapitre donné, une tradition prophétique leur paraît authentique parce qu'elle leur a été transmise par des rapporteurs d ignes de foi qui l'ont reçue d ' autres rapporteurs aussi dignes de foi qu ' eux, la suivent et s 'appuient sur elle, puis lui adjoignent des récits qu ' ils ont recueillis par autorisation de transmission [ijâza] 81. »

Azharî assimile ici le travail de collecte des philologues à celui des traditionnistes . C'est bien vrai que les uns et les autres ont été confrontés aux mêmes problèmes dès lors qu 'il s 'est agi de collecte et de critique des matériaux recueillis (récits, poésie , etc .). C e qu ' Asma 'î (m . 2 1 3 / 828) et les grands savants de son ép oque savaient déjà, d' autant que certains d'entre eux étaient aus s i des traditionnistes 82 . Un récit dont Asma' î préciséme nt est le hé r�s illustre le principe. Son éditeur Raba'î (m. 329 / 940 ) dit l ' av Olr r�çu d � s on maître Mubarrad (m. 280 / 893) qui l ' avai t e�tendu . du savant de B asra. Cet élève raconte qu'il étaIt ch�Z d un dI �clple son maltre lor�q �e s 'est présenté à sa porte un groupe de let.tre,S It venus du !