Identite, Filiation Et Parente Dans Les Romans Du Graal En Prose (Histoires de Famille. La Parente Au Moyen Age) (French Edition) 9782503554945, 2503554946

Les rcits arthuriens mettent en scne un temps horizontal, organis autour de la fi gure du roi Arthur, ce qui rend toute

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Identite, Filiation Et Parente Dans Les Romans Du Graal En Prose (Histoires de Famille. La Parente Au Moyen Age) (French Edition)
 9782503554945, 2503554946

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IDENTITÉ, FILIATION ET PARENTÉ DANS LES ROMANS DU GRAAL EN PROSE

Histoires de famille. La parenté au Moyen Âge Collection dirigée par Martin Aurell

19

IDENTITÉ, FILIATION ET PARENTÉ DANS LES ROMANS DU GRAAL EN PROSE Claire Serp

F

© 2015, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2015/0095/87 ISBN 978-2-503-55494-5 Printed on acid-free paper.

« Ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort » Nietzsche A mon père.

Remerciements

C

et ouvrage est un remaniement d’une thèse de doctorat soutenue en mai 2012. J’adresse ici mes remerciements aux membres de mon jury, Mme Maguelonne Teisseire, M. Philippe Haugeard, Mme le Professeur Laurence Mathey-Maille, et M. le Professeur Jean-Jacques Vincensini, ainsi qu’à mon directeur de thèse, M. le Professeur Armand Strubel, dont les conseils et les encouragements furent précieux pour l’élaboration de ce travail. Merci aussi à tous les miens et tout particulièrement à mon père et à ma grand-mère, ainsi qu’à Bartlomiej Banas, dont l’infinie patience ne s’est jamais démentie, et qui m’a accompagnée sur les chemins hasardeux du Graal.

Table des matières Introduction

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Première partie : De la relation problématique 25 à la figure de l’autorité : le poids du lignage Chapitre un : Origine du nom et noms des origines 27 Constructions onomastiques 28 Nommer et/ou inscrire dans le lignage 39 Chapitre deux : Engendrement et paternité 45 Engendrer : inscription du pouvoir du père au sein même de la construction grammaticale 46 Ressemblance et dissemblance 50 Images de la paternité : quand le Père devient Fils 61 Merlin, enfant sans père ou père sans « semblance » ? 66 Parrain et filleul : combler un vide narratif 68 Chapitre trois : D’amour et de haine : l’impossible succession 73 Des terres… 77 … Et des femmes 84 De l’amour à la mort : l’exemple de Gurgaran 88 Chapitre quatre : Lancelot, Perlesvaus, Mordred : peut-on échapper à la lignée du père ? 97 Lancelot, la hache et le sang 97 Perlesvaus : de « Par-Lui-Fait » à « Perd-Les-Vaux » 118 De la « dissimulation d’une relation incestueuse » au vocabulaire indo-européen 126 Mordred : on n’échappe pas à la lignée du père 136 Chapitre cinq : Relations avunculaires : parenté homosexuée 149 Emerger de l’indifférenciation narrative 153 Gauvain et Arthur 157 Différence de traitement de la relation avunculaire : le Conte du Graal et le Perlesvaus163 Chapitre six : Les relations au sein de la parenté hétérosexuée 171 La tante bénéfique 171 L’oncle et le pouvoir 175 Pères et filles 180

8

Table des matières

Deuxième partie : Figures féminines dans les romans arthuriens : De l’épouse à la mère 189 Chapitre sept : La (non ?) représentation du mariage dans l’univers arthurien 191 Stratégies matrimoniales et chevaliers arthuriens 192 Le mariage comme impasse narrative 200 Le mariage, lieu de la proles ?211 Chapitre huit : L’épouse assassinée 213 Tension et pulsion meurtrière au sein du couple 213 La femme fautive : soupçon ou réalité ? 218 Le personnage de la veuve 232 Chapitre neuf : Ambivalence de la figure maternelle235 Les mères « fautives » ? : Hélène, Evaine, Ygerne, et les autres 236 Oir, enfant et engendreure 246 Motifs et conséquences de l’abandon par la mère 248 Adultère et perturbations au sein du lignage 252 Les diaboliques 255 Le lien de mort 259 Le matricide dans le Conte du Graal et dans le Perlesvaus : vers une disparition de la faute initiale… 262 Chapitre dix : Images de la mère 275 Les voleuses de vie 276 Les bonnes mères 279 Chapitre onze : Métaphores de la mère 285 Beste Glatissante et autres figures animales 287 D’Eve et Marie 289 Troisième partie : Systèmes horizontaux Chapitre douze : Enjeux et problématiques du lien sororal Représentations du lien sororal Les « Fausses » Guenièvre Rivalités dans le couple sororal Chapitre treize : Fonctionnement narratif des fratries hétérosexuées Solidarité et sacrifice La sœur de Perceval/ Perlesvaus Relations conflictuelles Arthur, Morgue et les autres

299 301 301 307 312 319 319 326 328 332

Table des matières

9

Chapitre quatorze : Systèmes horizontaux 337 Lancelot et ses cousins 338 Uther et Pandragon 340 Fonctionnement de la fratrie 343 Venger la mort du frère 345 Constante dans le fonctionnement de la fratrie : l’indifférenciation narrative 348 355 Gémellité et Germanité Chapitre quinze : Hiérarchie au sein de la fratrie : Une source de conflits ? 365 Le parent pauvre 365 Les faux frères 366 Hiérarchie et succession 370 Lionel et Bohoort 373 La fratrie de Gauvain376 Valorisation des cadets dans la Queste381 Le cas des bâtards 382 Abel et Caïn : figures du conflit 392 Chapitre seize : Famille et fonctionnement narratif405 Parenté et exploitation des possibilités narratives : le lignage de Lancelot 405 Parentés et cohérence textuelle 416 Perlesvaus et Joseph d’Arimathie : vers une cohabitation des différentes parentés ? 430 Conclusion 433 Index 438 Liste des manuscrits consultés 444 Bibliographie 445 Œuvres 445 Ouvrages critiques  447

Introduction

L

es romans du Graal sont peu ou prou des histoires de familles, et ce  depuis le texte inaugural de Chrétien de Troyes, qui dirige la quête de Perceval d’un oncle roi à un oncle ermite. Le personnage chemine entre l’image du père absent et celle d’une mère morte, tandis qu’une de ses cousines connaît tous les secrets du Château du Roi Pêcheur. Généalogies, lignages et relations de parenté sont au cœur de la fiction et fixent, en amont, le cadre de la translatio des reliques (la « famille » des gardiens du Graal), et en aval celui de la société féodale et de la chevalerie, au sein desquelles l’appartenance familiale détermine le destin d’un individu (nomen omen, ou selon la mère de Perceval, « par le non conuist an l’ome1 »). La société aristocratique fonctionne de plus en plus, à partir du XIe siècle, selon un modèle généalogique, car le lignage se « verticalise2 » progressivement et la transmission des biens devient héréditaire. La famille s’enracine alors dans une terre qui donne son nom au lignage. Cette évolution de la société médiévale a des répercussions dans les romans arthuriens, dont la production s’étend sur une période relativement étendue. Lancelot, chez Chrétien de Troyes, émerge du néant et on sait peu de choses à son sujet : dans la majeure partie du récit, il n’a même pas de nom. Lorsqu’un romancier reprend ce même personnage, quarante ans plus tard, quelque chose a changé au royaume arthurien et l’ouverture du Lancelot nous ancre dans une structure lignagère extrêmement précise : En la marche de Gaule et de la petite Bertaigne avoit .II. rois anchienement qui estoient freire germain et avoient a femmes .II. serours germaines. Li uns des .II. rois avoit non li rois Bans de Benoïch et li autres rois avoit non li rois Bohours de Gaunes. Li rois Bans estoit viex hom et sa feme jovene et molt estoit bele et boine dame et amee de boines gens ; ne onques de lui n’avoit eu   Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, édité par Félix Lecoy, Honoré Champion, Genève 1998, p. 22. Toutes les citations de ce texte renverront à cette édition. 2   Le terme est emprunté à Howard Bloch, Etymologie et généalogie, une anthropologie littéraire du Moyen Âge français, traduit de l’anglais par Béatrice et Jean Claude Bonne, Seuil, Paris, 1989, p. 94–95. 1

12 Introduction enfant que .I. tout seul qui valés estoit et avoit non Lancelos en sournon, mais il avoit non en baptesme Galaaz3.

Le héros se trouve ainsi doté d’un nom, d’un réseau familial complexe, ainsi que d’une terre dont il est l’héritier. Le romancier prend également soin de nous narrer la vie de plusieurs de ses ancêtres. La famille « verticale » devient ainsi peu à peu une donnée essentielle du cycle arthurien ainsi qu’un élément déterminant pour comprendre la logique textuelle. Bien que le Graal soit l’héritage d’une famille, il marque également la fin d’un lignage, en la figure de Galaad. Le Saint Vase doit être trouvé par un individu qui est l’aboutissement d’une généalogie mais provoque dans le même temps une rupture dans le principe lignager puisque sa recherche permet de classer les chevaliers, non plus en fonction de leurs origines, mais en fonction de leurs mérites. Jusqu’à ces dernières années, les critiques s’étaient assez peu intéressés aux relations de parenté dans le cycle arthurien. Dans les études antérieures, on ne trouvait le plus souvent que quelques considérations générales intégrées à des articles portant sur d’autres thèmes et il n’y avait aucun ouvrage d’ensemble sur ce sujet. Un article, celui de Jacques Roubaud, allait marquer durablement toutes les recherches en ce domaine  : «  Généalogie morale des Rois-Pêcheurs, Deuxième fiction théorique à partir des romans du Graal »4. S’intéressant à ce qu’il qualifie de « trouble » généalogique dans la lignée du Roi Pêcheur, l’auteur émettait l’hypothèse d’un inceste caché, « hors texte », qui expliquerait non seulement les difficultés de Perceval à comprendre sa propre identité, mais également les glissements au sein des données familiales. Bien que Daniel Poirion, dans « L’ombre mythique de Perceval dans le Conte du Graal 5 », montre que cette hypothèse est à nuancer, la critique reprendra fréquemment la théorie de Jacques Roubaud et ce motif de l’inceste dans la famille de Perceval sera désormais considéré par certains comme une donnée essentielle du récit.

­  Lancelot, Roman en prose du XIIIe siècle, édition critique avec introduction et notes par Alexandre Micha, Tome 1, Genève, Librairie Droz, 1978 p. 1. Toutes les citations du Lancelot renverront à cette édition  : Lancelot, Roman en prose du XIIIe siècle, édition critique avec introduction et notes par Alexandre Micha, Tome 1 à 9, Genève, Librairie Droz, 1978 à 1982. 4   Jacques Roubaud, «  Généalogie morale des Rois-Pêcheurs, Deuxième fiction théorique à partir des romans du Graal  », dans La Critique générative, numéro 16 et 17 de la revue Change, Paris, 1973, p. 230–249. 5   Daniel Poirion, «  L’ombre mythique de Perceval dans le Conte du Graal  », Cahiers de civilisation médiévale, III, 1973, p. 191–198. 3

Introduction

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Les outils de la psychanalyse ont également été utilisés pour étudier les relations de parenté dans le cycle arthurien et c’est le cas notamment d’Henri Rey-Flaud, dans Le Sphinx et le Graal. Les titres de certains chapitres montrent clairement le point de vue adopté : « Perceval à l’ermitage, Œdipe à Colone », ou encore « Le graal : le signifiant de la Chose ». Voilà l’explication qu’il donne de la scène du Graal : Le père, la Chose et l’interdit, tels sont les trois termes qui se nouent pour constituer le secret du graal et de la scène primitive. Ainsi la question fatidique : « A qui fait-on le service du graal ? » n’a-t-elle de fatidique que si on la replace dans le discours poétique du mythe où elle désigne la mise en place dans l’inconscient du sujet du signifiant primordial (…) pour dire que le graal est hors d’atteinte, que la Chose est interdite6.

La perspective d’Henri Rey-Flaud, qui ne manque certes pas d’originalité, semble cependant poser plus de questions qu’elle n’en résout7. C’est dans un article de Jean-Guy Gouttebroze, « Famille et structures de parenté dans l’œuvre de Chrétien de Troyes8 », que pour la première fois une réflexion globale sera menée sur la relation entre le récit et des structures familiales historiques. Il s’intéresse à l’œuvre de Chrétien en montrant l’articulation entre un héritage historique, c’est-à-dire les récits celtiques dont s’inspire Chrétien, «  modèles élaborés dans une société clanique9  », et la famille telle qu’elle se conçoit à l’époque de l’auteur. Cet article est fondamental dans la mesure où il met en relation un registre de la fiction, avec ses codes esthétiques/rhétoriques, ses origines multiples (l’héritage antique, le « mythe ») et un contexte social et idéologique que l’on peut reconstituer à travers les documents d’archives. Toutefois, une réflexion sur les racines « celtiques » du roman « breton » ne peut évacuer la zone d’ombre et le

  Henri Rey-Flaud, Le Sphinx et le Graal, Payot, Paris, 1998, p. 101.   Yves Durand, par exemple, a vivement critiqué la méthode d’analyse freudienne appliquée à la littérature, et notamment aux contes : « la perspective réductrice typique de la méthode utilisée se développe ici de façon quelque peu stéréotypée. Le conte est ramené à une occurrence dramatique structurée précisément sur l’un de ces motifs. L’univers du conte se confond ainsi à un catalogue de thèmes psychanalytiques. La méthode n’est pas interprétative, car elle ne dit pas comment l’on passe du système signifiant du conte au motif psychanalytique indiqué ». Yves Duran, L’Exploration de l’imaginaire, L’Espace bleu, Paris, 1984, p. 288. 8   Jean-Guy Gouttebroze, «  Famille et structures de parenté dans l’œuvre de Chrétien de Troyes » dans Europe, numéro 642, Paris, octobre 1982, p. 77–96. 9   Idem p. 82. 6 7

14 Introduction

flou conceptuel que constitue cette référence à une civilisation dont on ne sait que peu de choses, en particulier concernant les structures familiales. En fait, si les historiens puisent abondamment dans la littérature, les littéraires pour leur part utilisent beaucoup moins l’Histoire. Cette distorsion s’explique en partie par la conscience très nette que les littéraires ont de la singularité de leur objet et de l’autonomie - du moins partielle - de ses règles de création. Cette posture peut également se comprendre comme une réaction contre des tentatives d’« historicisation » sommaires du fait littéraire. Cependant l’Histoire s’est rapprochée de la littérature dès lors qu’elle s’est intéressée à l’imaginaire, aux mentalités et aux croyances, notamment sous l’impulsion de l’Ecole des Annales et de pionniers comme Georges Duby ou Jacques Le Goff. A partir du moment où le texte de fiction n’est plus un simple document et qu’il participe d’un ensemble plus vaste, l’interface est en place et permet des transitions. Ces cinq dernières années, deux colloques ont apporté leurs contributions à la recherche concernant la parenté dans le cycle arthurien et ont pleinement utilisé les connaissances fournies par les historiens : Lignes et lignages dans la littérature arthurienne10, et L’Imaginaire de la parenté dans les romans arthuriens (XIIe‒XIV e siècles)11. Si les participants au premier colloque sont en totalité des littéraires et commencent tout juste à s’intéresser à l’Histoire et à l’anthropologie, c’est dans le deuxième ouvrage, composé de travaux d’historiens et de littéraires, que se trouve menée une réflexion mêlant littérature et Histoire. Le rapport introductif donne le ton : La parenté structure, définit et encadre la vie de l’homme du Moyen Âge. Il n’est donc pas étonnant qu’elle devienne également l’une de ses obsessions. Par des biais fort divers, tous les textes de fiction mettent en scène, problématisent, idéalisent ou ternissent tel ou tel aspect de l’univers complexe et touffu que représente la famille. Etudier les rapports que l’imaginaire entretient avec les lignages est l’une des voies les plus prometteuses pour percer le brouillard du Moyen Âge et pour mieux connaître sa société12.

  Lignes et lignages dans la littérature arthurienne, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2007. 11   L’Imaginaire de la parenté dans les romans arthuriens (XIIe–XIV e siècles), édité par Martin Aurell et Catalina Girbea, Brepols, Turnhout, 2010. Le colloque de Rennes de 2006, Enfances Arthuriennes, sous la dir. De D. Hüe et C. Ferlampin-Acher, Orléans, Paradigme, 2006, ne s’intéresse pas vraiment aux relations de parenté, mais plutôt aux enfances des héros et aux origines des récits. 12   L’Imaginaire de la parenté dans les romans arthuriens (XIIe–XIV e siècles), op. cit., p. 7. 10

Introduction

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Ce type de travail avait déjà été effectué, sur un autre corpus, par Philippe Haugeard, pour qui il était essentiel de relier le contexte et l’œuvre lorsque l’on étudiait les relations de parenté. Dans son ouvrage, Du Roman de Thèbes à Renault de Montauban, Une genèse sociale des représentations familiales13, il montre la façon dont les données historiques peuvent apporter un éclairage particulier au corpus étudié en menant, par exemple, une réflexion sur la représentation du droit d’aînesse. Il interroge l’imaginaire de la parenté dans les textes en les confrontant à la réalité socio-historique de la période étudiée : L’objet de notre étude14 est étroitement lié à la nature des textes sur lesquels elle s’exerce. Né dans le milieu des grandes familles féodales au cours du XIIe siècle, le roman est un genre littéraire éminemment aristocratique ; le roman courtois, préparé par la chronique et le roman antique (ou d’Antiquité), véhicule une représentation du monde qui est celle de la chevalerie, et répond aux aspirations, pourtant contradictoires dans les faits, des différents états, ou des différents niveaux hiérarchiques, d’une classe sociale dont elle promeut les valeurs communes, lui donnant ainsi, au-delà des disparités politiques et économiques, une unité et une homogénéité idéologiques15.

Ce type de réflexion trouve également sa pertinence dans le corpus arthurien, même si mettre en relation la littérature et l’Histoire exige certaines précautions. En effet, cela implique une forme de simplification de la donnée historique ainsi qu’une obligation de fixer une sorte de « norme » : les règles régissant les relations familiales variant d’une région à l’autre et ne s’appliquant pas de façon uniforme dans le temps et l’espace, il est donc nécessaire de schématiser les pratiques et de choisir la perspective la plus large. En ce qui concerne la transmission des biens, par exemple, c’est le système de primogéniture qui s’était imposé au XIIIe siècle et c’est à partir de ce présupposé (qui est forcément réducteur) que l’on peut analyser la succession et la transmission des biens dans le corpus, en s’intéressant à la relation entre l’identité du personnage et sa position dans la fratrie. Cette hétérogénéïté se retrouve d’ailleurs au sein même des textes et si, dans un château, une demoiselle célibataire est maîtresse du lieu et d’elle-même, cette situation paraît inconcevable quelques épisodes plus loin.   Philippe Haugeard, Du Roman de Thèbes à Renault de Montauban, Une genèse sociale des représentations familiales, Collection Perspectives Littéraires, Paris, PUF, 2002. 14   C’est-à-dire les relations familiales. 15   Philippe Haugeard, Du Roman de Thèbes à Renault de Montauban, Une genèse sociale des représentations familiales, op. cit.,p. 13. 13

16 Introduction

La littérature offre en fait une image déformée et décalée chronologiquement de la société, en particulier à cause de l’inertie du système et de la prégnance des codes génériques. Pour Jacques Heers : Les types sociaux « littéraires » (…) évoluent très lentement ; le plus souvent ils se figent et perpétuent ainsi, pendant plusieurs siècles, d’une façon stéréotypée et tout à fait conventionnelle, des schémas invariables qui n’ont que de lointaines ressemblances avec la réalité16.

L’univers arthurien illustre parfaitement cet état de fait, tout en le rendant encore plus complexe, puisqu’il s’agit de faire coïncider deux temporalités (et donc deux temps historiques ?) diamétralement opposées. Erich Auerbach considère que le roman arthurien présente un « cadre (…) rigide17 » en ce qui concerne la structure sociale18. C’est dans L’Historia regum ­britanniae de Geoffroy de Monmouth de 1138 qu’apparaît pour la première fois la figure du roi Arthur, mais il est maintenant admis que l’auteur s’est inspiré de récits beaucoup plus anciens, probablement d’origines celtiques. Le cadre de  la cour arthurienne est un lieu qui, selon Erich Auerbach, est plus proche de l’univers du conte que d’une quelconque structure sociale historique et pour Alexandre Micha, les romans de Robert de Boron nous p­ résentent une sorte de temps mythique permettant le mélange de générations et la longévité extrême de certains personnages. Dans les faits, la cour ne possède pas d’implantation géographique précise et le roi se déplace dans le royaume de Logres, passant de ville en ville. Les chevaliers se retrouvent lors de tournois ou de banquets qui assurent la cohésion du groupe et cette organisation sociale rapelle le Haut Moyen Âge, où les groupes de parenté étaient très larges et présentaient ce que Didier Lett appelle une « faible conscience généalogique19 ». Ils étaient constitués autour d’une parenté essentiellement horizontale20, que les historiens appellent Sippe :

16   Jacques Heers, Le Clan familial au Moyen Âge, Etude sur les structures politiques et sociales des milieux urbains, Quadrige, Presse Universitaire de France, Paris 1974, p. 3. 17  Erich Auerbach, Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, traduit de l’allemand par Cornélius Heim, collection TEL, Gallimard, Paris, 1996, p. 141. 18  Il étudie en particulier le roman de Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion. La problématique d’Auerbach est la mimesis, la reproduction plus ou moins fidèle des réalités dans un cadre stylistique. La représentation de la société et de ses structures est pour lui en « retard » sur l’évolution des conditions réelles. 19   Lett Didier, Famille et parenté dans l’occident médiéval V e–XV e siècle, op.cit., p. 9. 20   Howard Bloch parle de «  groupe horizontal étalé dans le présent  » dans Etymologie et généalogie, une anthropologie littéraire du Moyen Âge français, op.cit., p. 94–95.

Introduction

17

Dans un premier temps, la Sippe n’est qu’un groupe assez flou et incertain d’alliés ; qui ne connaît ni résidence fixe, ni « maison »21.

K. Schmidt considère que ce type de clan correspond à une société politique où la seule façon de faire fortune est de s’agréger à la maison du roi, en y vivant parmi les «  nourris  »22. Effectivement, chez Chrétien de Troyes, les chevaliers gravitent autour de la figure royale mais ne possèdent pas de territoires définis : ils n’ont pas d’espace social et politique en dehors de la cour, ce qui leur permet de vivre continuellement dans l’entourage d’Arthur, qui distribue richesses et honneurs. Ils ne semblent pas avoir d’autres parents que ceux qui sont présents à la cour, les absents étant relégués dans une sorte d’espace narratif où ils n’existent qu’à peine. Gauvain, se retrouvant dans ce qui paraît être le château familial (ce qu’il ignore manifestement), le Château de Roche de Ganguin, ne reconnaît ni sa mère, ni même sa sœur et il s’en faut de peu qu’il ne l’épouse23. Perceval, en dehors de sa mère, ne reconnaît pas les membres de sa famille avant que ces derniers ne s’identifient. Dans le Perlesvaus, Gauvain arrive par hasard dans le château où il est né et découvre ainsi ses origines, de même qu’Arthur qui apprend sa propre histoire lors de son passage au château de Tintagel (Perlesvaus, 728). Le seul espace existant narrativement est donc celui de la cour d’Arthur et personne ne se soucie d’un quelconque territoire familial. Cette organisation sociale, qui allait de soi chez Chrétien de Troyes, commençait peut-être à paraître archaïque aux yeux des hommes du XIIIe siècle, pour qui la cohésion des groupes se faisait désormais autour d’une terre qui devenait héréditaire. La famille s’organise peu à peu autour d’un ancêtre commun, donc d’une généalogie, et le principe de primogéniture se généralise. De tels bouleversements dans l’imaginaire de la parenté ne pouvaient être ignorés par les auteurs de récits arthuriens et c’est Robert de Boron qui, le premier, ressent le besoin de jutifier la structure arthurienne qui apparaissait désormais, non plus comme une norme, mais bien comme étant une « grant merveille24 ». Merlin prévient Utherpendragon de ce qui va arriver :

  Heers Jacques, Le Clan familial au Moyen Âge, Etude sur les structures politiques et sociales des milieux urbains, op. cit., p. 25. 22   K. Schmidt, cité par Jacques Heers, Le Clan familial au Moyen Âge, Etude sur les structures politiques et sociales des milieux urbains, op.cit., p. 25. 23   Conte du Graal, v. 9043 et suivants. 24   Merlin, roman du XIIIe siècle, de Robert de Boron, édition critique par Alexandre Micha, collection Textes Littéraires français, Droz, Genève, 2000, p. 189. Toutes les références au Merlin renverront désormais aux pages de cette édition. 21

18 Introduction Vos verrez demain ce que onquies ne cuidates veoir, car je asserai cinquante des plus prodeshomes de votre terre ne ja, puis qu’il i avront sis, en lors païs ne en lor terres ne vorront retorner ne d’iqui partir. (Merlin, 187–188)

Le roi invite donc les chevaliers à le rejoindre et à s’asseoir à la Table Ronde qui vient d’être instaurée. Le récit opère un aller-retour chronologique : il ne présente pas la Table Ronde comme étant une organisation normale, héritée d’une tradition antérieure, mais comme une nouveauté : les chevaliers ont des terres et vivent avec leurs familles, ce qui correspond à la société du XIIIe siècle, mais ils décident soudain de se rassembler autour du roi pour vivre à la cour, ce qui les ramène à un système proche de la Sippe, dont il a été question plus haut : Sire, nos n’avons mie en talant que nos de ci nos movons jamais, ne que nos soions eu leu que nos ne resoions chascun jor a ore de tierce a ceste table ; et ferons venir noz femes et noz enfanz et toz noz estaiges en ceste vile et einsis vivrons au plaisir Nostre Seingnor, quar tiels est notre coraiges or (…), et si nos merveillons molt que ce puet estre (…). (Merlin, 189)

Le monde arthurien au XIIIe siècle doit donc se construire selon une double logique  : l’organisation même du récit autour de la figure centrale du roi25 implique un temps qui n’avance pas et un récit qui se déroule dans un « temps horizontal ». Il ne peut y avoir de succession, puisque tout le récit est centré autour du roi Arthur. Mais avec le Lancelot ou le Perlesvaus, le temps se verticalise, la généalogie des personnages s’invite dans le cycle arthurien et les héritiers, comme Galaad, entrent dans le roman. La parenté est l’espace privilégié pour étudier la coexistence entre ces deux logiques car le héros arthurien a un rapport complexe à sa propre histoire familiale. Bâtards, enfants enlevés, adultères volontaires ou non… Tous ces motifs, fondamentaux, interrogent profondément la notion de héros et entretiennent une relation étroite à la construction narrative du personnage. Cet ouvrage se propose de mettre en relation les structures familiales dans lesquelles s’intègrent les personnages et la construction narrative de leur identité, pour tenter de définir l’influence que peut avoir la parenté sur leurs trajectoires individuelles. Par identité narrative nous entendons l’ensemble des composantes qui forment un personnage, à savoir son nom, sa place dans la famille et dans la société, ainsi que ses principales caractéristiques physiques et morales. La filiation et la parenté sont plus difficiles à appréhender.

  Organisation héritée des récits antérieurs.

25

Introduction

19

D’un point de vue anthropologique, la notion de parenté dépasse largement le sein de la famille. Nous retiendrons ici la définition qu’en donne Martin Aurell : La notion de «  parenté  » englobe tous les rapports de famille verticaux et horizontaux, agnatiques et cognatiques. Ce terme est envisagé dans son ­acception la plus large, et concerne aussi bien la filiation que l’alliance, c’est-à-dire les liens du sang ou du consentement, de même que la parenté ­charnelle et la parenté spirituelle26.

La notion de filiation est à entendre non seulement dans le sens de la parenté, c’est-à-dire la relation verticale qui peut relier des individus, mais également par métaphore, dans le sens de filiation textuelle, car les relations intertextuelles sont primordiales dans les romans arthuriens. Le corpus pris en compte s’étend sur toute la première moitié du XIIIe siècle. Il comprend la Vulgate 27 qui forme un ensemble cohérent, ainsi que le Perlesvaus. Le Joseph d’Arimathie28 raconte les origines du Graal, ainsi que son acheminement jusqu’à la Grande-Bretagne et narre l’histoire des ancêtres des gardiens du Graal. Il est le roman des origines, de la généalogie et de la transmission. Le Merlin, après avoir narré la vie du héros éponyme, nous présente la conception, la naissance puis l’arrivée au pouvoir d’Arthur. Fils illégitime, le roi parvient tout de même à s’imposer en tant que souverain, grâce à l’intervention divine et à son mérite personnel. Le romancier raconte également l’instauration de la Table Ronde, sous l’impulsion de Merlin. Le nœud du récit est la filiation « perturbée » d’Arthur, qui place d’emblée la fiction arthurienne sous un éclairage sombre. Entre l’adultère 26   Martin Aurell et Catalina Girbea, «  Rapport introductif  », dans L’Imaginaire de la parenté dans les romans arthuriens (XIIe‒XIV e siècles), op. cit., p. 7. 27   «  On appelle cycle de la Vulgate le tout formé par la réunion de cinq textes distincts selon un ordre fixe, et leur intégration en un ensemble romanesque qui permet de suivre l’itinéraire du Graal depuis l’époque du Christ jusqu’à la fin du royaume arthurien ». Irène Fabry, « Composition cyclique et illustration de l’épisode de Grisandole (Suite Vulgate du Merlin) », dans Cycle et collection, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 214. 28   Appelé aussi l’Estoire del saint Graal. Pour Gérard Gros, ce texte « est le premier des livres du Lancelot-Graal par la chronologie des aventures, ce qui ne signifie pas qu’il fut écrit en premier. Composé dans la troisième décennie du XIIIe siècle, vraisemblablement entre 1226 et 1230, Joseph, postérieur à Merlin et au Lancelot en prose, apparaît peu après la Queste, et sous la plume d’un autre auteur. Histoire préliminaire par le sujet, ce texte est probablement rédigé comme une suite rétrospective  ». Le Livre du Graal, édition préparée par Daniel Poirion, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard, tome I, Paris, 2001, p. 1665. Toutes les citations du Joseph renverront à cette édition.

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du début et l’inceste de la fin, la thématique de la parenté explore les zones troubles : la chute du royaume est inscrite dans ses origines, à travers la perversion des relations familiale. Au centre du cycle se trouve le Lancelot qui marque un tournant dans la narration. Il nous fait suivre les aventures des chevaliers arthuriens à travers un jeune homme qui renoncera à tout par amour de la reine. Ce roman est celui des pères : d’une part parce que certains héros découvrent l’identité de leurs géniteurs et doivent reconquérir leurs héritages, d’autre part parce que plusieurs des personnages deviennent pères à leur tour, en particulier Lancelot. La Queste del Saint Graal 29 sera donc le roman du fils de Lancelot, qui devra accomplir la destinée de son géniteur. La chevalerie arthurienne est disqualifiée et les élus seront conduits à s’éloigner de la cour et à rompre leurs attaches avec la Table Ronde. Le dernier roman du cycle, La Mort le roi Artu30, marque l’effondrement de l’univers arthurien, mettant ainsi fin à l’aventure de la Table Ronde31. Les fils s’opposent aux pères et l’inceste32, qui a permis la naissance d’un héritier d’Arthur, amène le chaos dans un royaume où la succession est, justement, impossible. A ce cycle nous avons choisi d’ajouter le Perlesvaus33, qui est une sorte de miroir à la Queste34. Dans ce roman, la famille et la transmission des biens (le Graal devient un héritage, plutôt qu’une récompense) sont fondamentales, et le triptyque que forment le Conte du Graal, la Queste et le Perlesvaus ­permet d’aborder la parenté selon une perspective nouvelle. Ces œuvres se situent dans une fourchette chronologique relativement restreinte, première moitié du XIIIe siècle et appartiennent toutes aux romans

29   Toutes les citations renvoient à l’édition suivante  : La Queste del Saint Graal, édition d’Albert Pauphilet, Honoré Champion, Paris, 2003. 30   Toutes les citations renverront à l’édition de Jean Frappier La Mort le roi Artu, roman du XIIIe siècle, Droz, Genève, 1996. 31   Le cycle lui-même semble construit comme une généalogie : les ancêtres, les pères, les fils, puis l’anéantissement final de la famille par la destruction de tous les héritiers. 32   Non seulement Mordred, mais également Lancelot ou Gauvain qui peuvent être considérés comme fils symboliques d’Arthur. 33   L’édition retenue sera celle d’Armand Strubel qui a été préférée à l’édition de Nitze (plus ancienne et moins accessible) : Le Haut livre du Graal, éditions Lettres Gothiques, Le Livre de Poche, Paris, 2007, que nous désignerons sous le titre de Perlesvaus. 34   Même si le Perlesvaus pose d’importants problèmes de datation (problèmes sur lesquels nous reviendrons), on peut fixer sa production dans une fourchette le rapprochant de la création de la Vulgate.

Introduction

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arthuriens en prose. En outre, dans l’ensemble du corpus, le système de parenté a une importance considérable : il est intrinsèquement lié à la narration, à la différence des textes de Chrétiens de Troyes, où un personnage comme Lancelot n’avait pas besoin de liens familiaux pour s’intégrer au roman. La prise en compte du public auquel s’adressent les auteurs les incite à proposer des modèles idéaux ou à s’intéresser à des problématiques qui préoccupent la société aristocratique. Pour Doris Desclais Berkvam : La littérature romanesque se présente et se veut non pas miroir mais, en quelque sorte, guide d’une société courtoise et chevaleresque. Michel Zéraffa explique ainsi la naissance, au XIIe siècle, de cette nouvelle littérature : « Le Roman a été conçu pour des hommes voulant être situés dans une continuité historique, et qui avaient en outre conscience de constituer un certain niveau dans une société. A l’ordonnance globale, systématisée et en partie surnaturelle que proposait le récit mythique, le roman opposera l’expression d’un ordre établi par un groupe s’instituant en classe et aimant à retrouver dans le romanesque son histoire concrète et datée, ainsi que les traits concrets de sa puissance, de ses plaisirs »35.

Cette étude est construite autour de trois grandes sections. La première aborde le problème de la relation au père (ou à celui qui incarne la figure de l’autorité au sein du groupe familial), qui est un élément primoridal dans l’imaginaire de la parenté. Le père espère voir dans le fils un prolongement de lui-même ainsi qu’un héritier des terres familiales. La transmission est donc un point central dans cette relation verticale, mais le fils peine parfois à incarner l’idéal rêvé par sa famille et c’est souvent dans le conflit que se développent leurs rapports. En contrepoint à ce lien agnatique apparaissent dans le roman les figures féminines. La position de la femme au XIIIe siècle demeure problématique : la conquête (ou la défense) de la dame est essentielle dans la dynamique arthurienne, toutefois les personnages féminins sont profondément dépendants de leur statut familial. La construction narrative de la demoiselle, de l’épouse ou de la mère est intrinsèquement liée à sa positon au sein du lignage, les stratégies familiales ayant une influence directe sur son identité. Face à l’autorité qu’incarnent les pères/oncles, et dans une moindre mesure les mères/tantes, il est nécessaire de comprendre les relations qui s’établissent au sein des groupes horizontaux, la fratrie étant une notion

35   Doris Desclais Berkvam, Enfance et maternité dans la littérature française des XIIe et XIIIe siècles, Honoré Champion, Paris, 1981, p. 7.

22 Introduction

essentielle pour comprendre le fonctionnement des personnages. L’ancrage du lignage dans des terres héréditaires, l’application progressive des règles de primogéniture, l’exclusion des bâtards de l’héritage paternel, tout cela a eu une grande influence sur le fonctionnement des fratries, et l’on trouve, dans le corpus, des indices de ces préoccupations lignagères. Entre solidarité et conflit, amour et haine, mépris et jalousie, rien n’est jamais simple au sein du couple adelphique. Le cousinage, expurgé de la plupart des tensions inhérentes à la fratrie, apparaît alors comme le lien horizontal idéal, car exempt de tout soucis d’héritage. Enfin, bien que l’étude de la représentation de la parenté dans les enluminures soit un vaste sujet qui mériterait qu’un ouvrage entier lui soit consacré, nous avons parfois enrichi notre propos d’une étude de l’iconographie. Pour établir le texte du Lancelot en prose, Alexandre Micha a choisi de suivre en priorité le manuscrit référencé Cambridge, Corpus Christi Collège Library 4536, qu’il compare avec dix-sept autres manuscrits37. Le texte de référence ne comprenant pas d’enluminures, Alexandre Micha a donc choisi des illustrations issues d’autres manuscrits. Dans le tome VI par exemple, les illustrations proviennent du B.N. fr. 120 et du B.N. fr. 116. Ce choix d’enluminures issues du XVe siècle s’explique par le fait que dans les manuscrits plus anciens, les images sont souvent très abîmées et assez peu visibles. Analyser l’iconographie dans le cycle est complexe et pour Irène Fabry, qui a traité un épisode dans la Suite Vulgate : Il faut souligner l’absence d’un cycle iconographique type qui serait décliné avec diverses variations. Même fondées sur la même version textuelle du Merlin et sa Suite Vulgate (alpha ou bêta, version longue ou version courte), les enluminures étudiées diffèrent largement d’un manuscrit à l’autre. Les artistes recomposent et réutilisent des images dont l’agencement et la réalisation, à l’échelle d’un roman et a fortiori du cycle du Graal, sont toujours nettement distincts. Si l’on applique la notion de cycle iconographique à l’objet de notre étude, il faut donc trouver d’autres critères de définition que l’existence d’un modèle permettant la réutilisation d’un certain nombre de réalisations iconographiques préétablies véhiculées par une tradition (…)38.

36   Ce manuscrit est consultable ici  : http://parkerweb.stanford.edu/parker/actions/page_ turner.do?ms_no=45. Le Lancelot occupe le volume 2, de la section 85r à la section 262r. 37   Pour la liste complète ainsi que leurs références, voir Lancelot, Roman en prose du XIII e siècle, Tome 1, op. cit., p. X et suivantes. 38   Irène Fabry, «  Composition cyclique et illustration de l’épisode de Grisandole (Suite Vulgate du Merlin) », dans Cycle et collection, op. cit., p. 214.

Introduction

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C’est ainsi qu’elle formule les problématiques liées à l’iconographie : Quelle est la réponse spécifiquement iconographique au défi lancé par la création du cycle textuel de la Vulgate, quelles sont les modalités de son traitement illustratif et quelles relations existent entre les programmes iconographiques de différents manuscrits39 ?

Ayant fait le choix de traiter le sujet de façon diachronique, nous nous sommes appuyés sur une vingtaine de manuscrits, allant du XIIIe au XVe siècle, extraits de la Bibliothèque Nationale de France40.

  Ibidem. François Garnier a parfaitement résumé la complexité de la relation entre le texte et l’image au Moyen Âge : « Dans l’étude des enluminures en particulier, la relation entre l’image et le texte pose de nombreux problèmes. Pour s’en tenir aux remarques utiles à l’étude du langage iconographique, on peut faire une triple distinction. Ou bien l’image est une réplique fidèle du texte, une transposition visuelle de l’expression verbale. (…) Ou bien l’imagier présente les mêmes faits, les mêmes idées de l’écrivain, mais sous une forme différente. (…) Ou bien l’imagier interprète le texte au point d’exprimer des idées et de décrire des faits qui ne sont pas présentés à l’écrit  ». François Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Âge, Signification et Symbolique, Le léopard d’or, Paris, 1982, p. 16. Pour l’ensemble de l’analyse des enluminures, nous nous sommes appuyés sur les ouvrages de François Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Âge, signification et symbolique, op.cit., ainsi que Le Langage de l’image au Moyen Âge, Grammaire des gestes, Le léopard d’or, Paris, 1989. 40   A ce sujet, voir la liste des manuscrits utilisés en fin d’ouvrage. 39

Première partie

De la relation problématique à la ­figure de l’autorité : le poids du lignage

Chapitre un Origine du nom et noms des origines

L

e nom d’un personnage est un des éléments déterminants de son identité, toutefois, étudier le système onomastique dans un texte littéraire se révèle être extrêmement complexe car les modifications qui ­s’imposent lentement dans la société le sont de façon fragmentaire dans la littérature. Le cycle arthurien s’organise autour de personnages comme Arthur ou Gauvain qui viennent de récits très anciens1, mais dans le même temps, sous l’influence des différents romanciers, de nouveaux personnages intègrent la narration. En dépit d’une très grande richesse onomastique, plusieurs personnages ont des noms phonétiquement très proches, voire parfois totalement identiques. Cette proximité a conduit des critiques à formuler l’hypothèse que certains protagonistes n’étaient que des doubles de leurs homologues. Au sujet de Guenièvre, on peut lire concernant sa demi-sœur : Guenièvre ne sort pas indemne de cette confrontation avec son double2. Il répudie ensuite Guenièvre pour son double3. La « fausse » Guenièvre n’est qu’une image dédoublée de la « vraie »4.

Les similitudes entre Gaheriet et Guerrehet conduisent également Anne Berthelot à écrire que Guerrehet : « n’est jamais qu’un doublet créé pour atteindre le nombre fatidique de quatre5  ».  Même constat concernant les

1   A ce sujet nous renvoyons à l’étude de Roger Sherman Loomis, Arthurian tradition and Chrétien de Troyes, Colombia University Press, New York, 1952, en particulier p. 54 et suivantes, « The transformation of proper nouns ». 2   Bénédicte Milland-Bove, La Demoiselle arthurienne, Ecriture du personnage et art du récit dans les romans en prose du XIIIe siècle, Honoré Champion, Paris 2006, p. 304. 3   Josseline Bidard et Arlette Sancery, L’Angleterre et les légendes arthuriennes, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Paris, 1997, p. 68. 4   Leupin Alexandre, Le Graal et la littérature, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1992, p. 121. 5   Anne Berthelot, «  Bohort, Blanor, Blihobéris…: A quoi sert le lignage de Lancelot  ?  » dans Lancelot – Lanzelet, Hier et aujourd’hui, Pour les 90 ans d’Alexandre Micha, Actes de Colloques et ouvrages collectifs, vol. 29, Reineke-Verlag, Greifswald, 1995, p. 16.

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

textes anglais, puisque Claire Vial considère au sujet de Gaheriet et Guerrehet (Gareth et Gaheris chez Thomas Malory) qu’ils : Ont des prénoms presque interchangeables  ; à nouveau on pense à la ­possibilité de dédoublement d’un seul et même personnage dans un récit antérieur6.

Elle développe en outre une forme de caractérisation psychologique des personnages basée, justement, sur leur proximité onomastique et étend cette hypothèse à l’ensemble des personnages, évoquant : Des frères dont les prénoms sont si semblables que l’on songe à un dédoublement purement mécanique d’un seul personnage (…)7.

Elle en arrive à la conclusion que les auteurs jouent sur la proximité onomastique pour créer une « poétique de la fratrie8 ». Il est certes probable que les auteurs aient été sensibles aux jeux d’allitérations et d’assonances possibles dans la construction des noms, cependant les similitudes entre ­Gaheriet et Guerrehet, par exemple, n’ont rien, d’un point de vue historique, de très original. Constructions onomastiques Dans le Haut Moyen Âge, les noms, au sein d’une même famille, étaient créés en reprenant des éléments onomastiques : Soit en opérant une variation thématique, reprenant un ou deux éléments de leur propre nomen afin de créer un nouveau nom (…), soit en donnant à l’enfant le nom entier du père ou de la mère. Il existe un troisième mode de transmission, par allitération ou répétition de la lettre initiale du nom du père ou de la mère (…)9.

A cette période, la variation thématique était plus courante que la transmission directe du nom, illustrant ce que Didier Lett appelle la «  faible

  Claire Vial, « Entre création et destruction : les liens adelphiques dans les récits arthuriens de langue anglaise  », dans Frères et sœurs  : les liens adelphiques dans l’Occident antique et médiéval, op. cit., p. 158. 7   Ibidem. 8   Idem, p. 157. 9   Didier Lett, Famille et parenté dans l’occident médiéval V e–XV e siècle, op. cit., p. 16 et suivantes. Dans ce chapitre, l’auteur montre de multiples exemples de créations de noms à partir de reprises et de variantes d’éléments onomastiques. 6

Origine du nom et noms des origines

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­profondeur généalogique ». On utilisait aussi parfois une ou plusieurs ­syllabes provenant des parents ou des grands-parents. Ce système de reprise était la base même de l’onomastique médiévale et en effet on trouve dans le corpus un nombre très important de personnages dont le nom est construit grâce à ce procédé : le fils de Claudas a pour nom Claudin et son frère porte celui de Dorin. Ban de Bénoyc transmet son nom à son filleul Banin, de même que Galehot a un filleul du nom de Galehodin10. Parfois seule la première lettre du nom, ou un phonème rapproche deux individus. Le fils aîné de Mordred a pour nom Melehan, tandis que les deux fils de Pharien s’appellent respectivement Anguins et Tatains (Lancelot, VII, 232). Broadas a deux fils, appelés Belyas le Noir et Brisdam (Lancelot, V, 179). Dans certains cas, la transmission onomastique d’un élément du nom du père se double d’un surnom ou de l’ajout d’un nom de lieu. Trahan le Gai habite le Gai Château et donne à ses fils non seulement une proximité onomastique, mais également un surnom, puisqu’ils s’appellent Mélian le Gai et Drien le Gai (Lancelot, I, 195). Les exemples dans le corpus se trouvent par dizaines, ce qui montre bien que la création du nom du fils (ou du filleul) grâce à un système de répétitions ne peut être analysée comme une façon de construire un « double ». Certes, pour l’homme médiéval les fils sont des prolongements du père, mais ce « dédoublement » a pour origine la relation intrafamiliale et non la construction narrative. Concernant la fratrie de Gauvain, les noms de quatre des cinq frères procèdent de cette reprise phonétique. L’impulsion ne provient pas du nom du père, Loth, mais de celui de Gauvain qui, dans la légende arthurienne est un des personnages les plus anciens. Le fait que l’onomastique de la fratrie soit construite de son nom montre que, symboliquement, il est à considérer comme étant le véritable chef du lignage11, le décalage entre le nom de Mordred et celui de ses frères suggèrant ainsi que ce dernier est en dehors du lignage, ou du moins en dehors de la partie masculine du lignage. Son nom l’exclut d’emblée et il est phonétiquement plus proche du nom de la sœur d’Arthur (Morgue/

  On note l’importance de l’emploi du suffixe – in pour construire de nouveaux noms. Ce suffixe a différents sens, notamment celui de « relation à un personne connue », « qui appartient à  » ou encore une valeur de diminutif (http://www.cnrtl.fr/definition/-in). Et effectivement ces personnages, d’un point de vue narratif, ne sont pas des « doubles », mais bien des prolongements de leurs pères/oncles. 11   Plusieurs récits expliquent le fait qu’il n’y ait pas de rapport entre le nom du père et le nom du fils : dans le Perlesvaus, par exemple, l’enfant est nommé par le prud’homme qui fera tout pour lui sauver la vie. Dans d’autres textes, il porte le nom de l’ermite qui l’a baptisé. 10

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

Morgause) que de celui de son frère12. Cette proximité pourrait expliquer le glissement de sa filiation. En effet, alors que dans le cycle en prose il est le fils d’une des sœurs d’Arthur, non nommée, dans les récits plus tardifs et notamment les récits anglais, il devient le fils de Morgause13. Lorsque la fratrie est très nombreuse, on se trouve face à une forme de dissolution de l’élément onomastique. Le nom de la mère n’étant le plus souvent pas donné, il devient difficile de trouver le fil(s) onomastique. Le grand-père de Perlesvaus, Gai le Gros, a eu douze fils14 : –  Julain le Gros – Gosgallian –  Brun Brandalis –  Bertholé le Chauve –  Brandalus de Galles –  Elinant d’Escavalon – Calobritius –  Méralis du Pré du Palais –  Fortuné de la Lande Vermeille –  Meliarman d’Albanie –  Galerian de la Blanche Tour –  Aliban de la Gaste Cité Entre le grand-père de Perlesvaus et son propre père, seul le surnom semble donc s’être transmis. La circulation d’éléments onomastiques paraît alors se faire de frère en frère et on peut déceler plusieurs grands ensembles : à Julain le Gros peuvent être associés Gosgallain (Gros Julain ?), Galerian, Elinant d’Escavalon, Galerian de la Blanche Tour, Aliban de la Gaste Cité, Meliarman d’Albanie. Le passage au deuxième ensemble se fait en partie grâce à l’assonance en [ã], à laquelle vient s’ajouter la labiale [b]. Cet ensemble est composé de Brun de Brandalis, Brandalus de Galles, Bertholet le Chauve.

12   Régine Le Jan précise que le système de dénomination est bilatéral : « les éléments de noms et les noms entiers circulent entre les côtés masculins et féminins, des noms paternels pouvant aller aux filles et des noms maternels aux garçons », dans Famille et pouvoir dans le monde franc (VII e–X e siècle), essai d’anthropologie sociale, Publication de la Sorbonne, Paris, 1995, p. 225. 13   Chez Geoffroy de Monmouth, il est le fils d’Anna, mais il n’y a pas le même trouble concernant son lignage. 14  Voir Perlesvaus, p. 130–132.

Origine du nom et noms des origines

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Le troisième groupe intègre des noms qui sont proches d’autres occurrences, mais sans appartenir à l’ensemble  : Méralis du Pré du Palais et Calobritus peuvent se rapprocher de Brun de Brandalis, et de Meliarman d’Albanie15. Enfin, il y a un nom qui n’entre pas dans le système : Fortuné de la Lande Vermeille, mais ce nom a peut-être des origines extérieures au lignage. En effet, la prédominance de ce système de construction implique que le père doit avoir de solides raisons pour ne pas transmettre son nom, ou une partie de son nom à son fils. Le père de Gauvain a renoncé à nommer son enfant permettant ainsi au prud’homme qui le baptise de choisir son nom. Grâce à cela, la force de l’enfant croîtra chaque jour à midi (La Mort le roi, 198). De la même manière c’est le cadet qui héritera du nom de Bohoort de Gaunes car l’aîné possède une tache de naissance en forme de lion qui décide de son patronyme. Perlesvaus porte ce nom sur la décision du père, qui s’assure ainsi qu’il n’oubliera jamais ce qu’a subi sa famille (Perd-les-Vaux). Nomen omen : Lionel étranglera un lion, et Perlesvaus reprendra son héritage. Un second type de construction s’impose lentement dans le corpus : la répétition pure et simple d’un nom existant déjà dans le lignage du personnage. Au Moyen Âge, la façon de nommer un enfant a en effet évolué et peu à peu la combinaison de variantes et de reprises d’éléments qui dominait est remplacée par un système de répétition : A partir du VIIe siècle, d’abord dans les milieux aristocratiques, le système de répétition du nom l’emporte de plus en plus sur celui de la variation. On commence alors à attribuer à l’aîné un nom davantage porteur d’une mémoire familiale, puisé plutôt dans le stock anthroponymique paternel16.

On attribue ainsi aux enfants des noms déjà portés dans les familles par des aïeux. A l’origine, on choisissait le nom indifféremment du côté maternel ou paternel, puis avec l’affirmation de la primogéniture, la lignée paternelle s’impose. On constate que ce procédé est utilisé lors l’insertion de nouveaux personnages dans le cycle arthurien : Lancelot porte le nom de son grandpère, Bohoort de Gaunes donne son nom à son second fils, de même que Galaad porte celui d’un ancêtre17. Ce type de reprise d’un nom préexistant

  Des passages existent entre les ensembles  : Brandalus de Galles, Meliarman d’Albanie et Aliban de la Gaste Cité ont également une certaine proximité onomastique. 16   Didier Lett, Frères et sœurs, Histoire d’un lien, Payot, Paris, 2009, p. 103. 17   Sur l’importance du nom et sa fonction programmatique, voir le chapitre quatre. 15

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

est essentiellement présent dans la famille de Lancelot et le roman du même nom montre d’ailleurs un tournant majeur dans la construction onomastique des personnages arthuriens. D’un point de vue historique, dès le IIIe siècle, le système était simplifié18 et il ne restait plus que : Le cognonem (surnom) qui demeure pendant les huit siècles suivants le seul attribut onomastique des hommes et des femmes et qui se perd à la mort de chaque individu19.

Didier Lett souligne le fait que ce système onomastique traduit le rattachement à une famille restreinte, raison pour laquelle, en ce qui concerne le Haut Moyen Âge, il préfère au terme de cognonem le terme de nomen proprium. Pour Régine Le Jan, le Haut Moye Âge « vit sous un système germanique de nom unique20 ». Passée cette période, les noms dans la noblesse évoluent en deux temps. Ils commencent par associer à leur propre nom un surnom, Robert Fossier notant que : A partir de 1025 ou 1050, trop de noms ou de surnoms d’ancêtres prestigieux s’étaient galvaudés (…). La tendance naquit, dans l’aristocratie, d’affubler d’un sobriquet, d’un surnom, d’abord un homme puis ses parents assez proches. Quelques-uns pouvaient ne faire référence qu’à un trait physique ou moral personnel et rien moins que transmissible, mais d’autres, assurés de durer, évoquaient un exploit ou un type d’activité21.

Par la suite, le peuple associant leurs propres noms à des noms de métier, le surnom disparaît peu à peu au profit d’un nom de famille composé de la particule « de » et d’une mention géographique. Ce phénomène est à associer à l’évolution de la société ainsi qu’à la modification de la perception de la famille dont il a été question en introduction. Le patrimoine se trouvant au centre de la dynamique familiale et se transmettant de façon héréditaire, la

18  Sous l’empire romain les individus possédaient trois noms mais ce système était progressivement tombé en désuétude. 19   Didier Lett, Famille et parenté dans l’occident médiéval V e–XV e siècle, op. cit., p. 15. 20   Régine Le Jan, Famille et pouvoir dans le monde franc (VII e–X e siècle), essai d’anthropologie sociale, op. cit., p. 224. 21   La Famille occidentale au Moyen Âge, Préface de Georges Duby, Pierre Guichard, JeanPierre Cuvillier, Pierre Toubert, Robert Fossier, Editions Complexe, 2005, p. 197. Pour Régine le Jan, l’apparition du nomen paternum et du surnom « aux XIe et XIIe siècles, ont marqué une rupture en matière de désignation puisqu’elles ont entraîné l’abandon du système unique ». Famille et pouvoir dans le monde franc (VII e–X e siècle), essai d’anthropologie sociale, op. cit., p. 224.

Origine du nom et noms des origines

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différenciation onomastique des familles se fait alors grâce aux terres qu’elles occupent : Par la transmission héréditaire du château, du patrimoine, qui maintenant donnait aussi le nom de famille22 (…), la lignée paternelle l’emportait définitivement sur les autres formes de parenté23.

Ces modifications dans la dynamique familiale auront pour conséquence la modification du système onomastique : Les puissantes familles (…) quittent la maison du roi et se fixent en un groupe familial de nature très différente (…). Le groupe (…) possède une terre, une maison qui est le berceau de la race et lui donne son nom24.

Les noms intègrent ainsi progressivement une indication géographique, les transformant en noms composés. On peut légitimement s’interroger sur la manière dont la fiction (qui mêle personnages très anciens et créations nouvelles) a été impactée par ces évolutions sociétales qui touchent à la fois à la vie de tous les jours, mais également à la perception de la parenté. Premier point à souligner, il y a une différence fondamentale entre les textes antérieurs au XIIIe siècle et ceux écrits après le Lancelot en prose. Dans les romans du XIIe siècle, écrits par Chrétien de Troyes, les noms simples sont les plus présents. Dans le Conte du Graal par exemple, 88,2 % sont des noms simples, contre 11,8 % de noms composés25. Dans le Lancelot, la construction onomastique est différente. Non seulement les noms ­composés représentent près de 23 %, mais si l’on tient compte des personnages qui ne

  Par exemple le père de Lancelot est le roi Ban de Bénoyc car il occupe le royaume du même nom. 23   Voir l’article de Karl Ferdinand Werner, « Liens de parenté et noms de personne » dans Famille et parenté dans l’occident médiéval, op. cit., p. 27. 24   Heers Jacques, Le Clan familial au Moyen Âge, Etude sur les structures politiques et sociales des milieux urbains, op. cit., p. 25. 25   Nous appelons noms simples ceux qui ne sont pas construits à l’aide d’une particule (exemple : Avarlan), ainsi que ceux comprenant deux noms successifs (Brun Brandalis). Les noms composés pris en compte sont ceux construits grâce à la particule « de » suivie d’une indication géographique (Frolle D’Allemagne). Les surnoms sont les termes qui sont accolés au nom et qui donnent une précision sur le personnage (caractéristiques physiques ou morales : Méliadus le Noir). Enfin, nous appelons qualifications sociales les termes : Roi/Dame/Comte/ Duc (tous les termes indiquant que le personnage gouverne un lieu), suivi d’une précision géographique  (Le Duc de Northumberland). Nous avons exclu les termes de chevaliers ou demoiselles, car ces derniers ne sont presque jamais associés à des indications de lieu. Ils ne sont pas non plus comptabilisés dans les surnoms, car il n’est pas question de nom propre. 22

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

sont identifiés que par leurs caractérisations sociales suivies d’un nom de lieu, la présence des noms composés passe à 33,8 %, c’est-à-dire quasiment le triple de ce que l’on trouvait chez Chrétien de Troyes. 135 personnages dans le Lancelot sont identifiés par un terme les plaçant dans la hiérarchie sociale (Dame, Seigneur, Roi…) suivi d’un groupe prépositionnel indiquant un lieu : Textes Conte du Graal Merlin Lancelot Lancelot (en intégrant les qualifications sociales) Merlin+Continuation

Noms simples

%

Noms composés

%

Total des noms

45 30 264 264

88,2 % 88,2 % 77,2 % 66,2 %

626 4 78 135

11,8 % 11,8 % 22,8 % 33,8 %

51 34 342 399

41

74,5 %

14

25,5 %

55

Le Merlin, qui a été écrit avant le Lancelot contient peu de noms composés. Cette étude a été faite sur le Merlin de l’édition Pléiade27, (pages 571–774). Ce choix se justifie par le fait que contrairement à l’édition d’Alexandre Micha, on trouve dans les pages suivantes (pages 774–805) un « ajout ». La première partie, écrite aux alentours de 1200–1210, est une transposition en prose d’un texte probablement beaucoup plus ancien en vers, la deuxième partie est une continuation, qui a été écrite après le Lancelot en prose et dont le but est de faire la jonction entre le Merlin et le Lancelot28. Tandis que le système onomastique prévalant dans la première partie du Merlin est semblable à ce que l’on rencontrait chez Chrétien, on trouve, dans la deuxième partie, le système qui a été mis en place à partir du Lancelot en prose : dans le Merlin il n’y a que 4 noms composés en 208 paragraphes, alors qu’on en trouve 10 en 27 paragraphes dans le récit de transition, ce qui constitue près de 50 % des nouveaux noms présents29. En intégrant donc le texte écrit après le Lancelot, les noms composés passent à 25 %. 26

Si on prend en compte la référence au statut social, ainsi que Méliant de Liz, dont le nom composé ne porte pas d'indication de lieu, on arrive à 8 noms composés, soit 15,1 %. 27  Le Livre du Graal, tome I, comprenant Joseph d’Arimathie, Merlin, Les Premiers faits du roi Arthur, édition préparée par Daniel Poirion, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard, Paris, 2001. 28   A ce sujet, voir la notice du Merlin de Robert de Boron, dans Le Livre du Graal, tome 1, op. cit., p. 1798. 29   Dans les pages 774–805, on trouve 21 nouveaux noms, 11 simples et 10 composés. 26 

35

Origine du nom et noms des origines

% Sur- Total noms+ des noms noms composés

Textes

Noms simples sans surnom

%

Surnoms

%

Conte du Graal Lancelot Lancelot (en intégrant les qualifications sociales) Queste

41

80,4 %

4

7,8 %

11,8 %

19,6 %

51

191 191

55,8 % 47,9 %

73 73

21,3 % 18,3 %

22,8 % 33,8 %

44,1 % 52,1 %

342 399

63

75,9 %

11

13,3 %

10,8 %

24,1 %

83

50

72,5 %

7

10,1 %

12

27,5 %

69

La Mort le roi

Noms composés

(17,4%)

Dans le même temps, chez Chrétien, les noms simples ne sont presque jamais suivis d’un surnom. Sur 51 occurrences, seules quatre sont construites de cette manière, soit 7,8 % des noms : Yvain l’Avoltre, Agravain li Orguilleus, Girflet fils de Nut et Perceval le Galois30. On constate que dans le texte du XIIe siècle, seuls 19,6 % des noms sont construits avec un surnom ou de façon composée. Ce chiffre est beaucoup plus important dans le Lancelot, roman du XIIIe siècle, et représente près de la moitié des occurrences. Les surnoms ne sont pas très variés et constitués le plus souvent d’un trait de caractère (« li Gai » ou « li Hardi  » reviennent fréquemment), ou d’une caractéristique physique. Dans ce dernier cas, on trouve le plus souvent des couleurs  : le Noir, le Roux… . De façon plus marginale, on rencontre la mention de la « nationalité » du personnage, comme Malaquin le Galois, mais cette dernière construction est assez rare, car il semble que la mention de l’origine d’un personnage dans le Lancelot soit presque toujours précisée à l’aide d’un nom composé. 

30   Cette dernière occurrence est particulière. C’est la façon dont Perceval se nomme lorsqu’il rencontre sa cousine et cette dernière change son surnom en Perceval « li cheitis » (Conte du Graal, 113).

36

De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

Noms simples sans surnom

%

surnoms

%

Noms % Surnoms Total com+ noms des posés composés noms

Perlesvaus

58

66,7 %

5

5,7 %

33,3 %

87

Perlesvaus (en intégrant les qualifications sociales)

58

61 %

5

39 %

95

Textes

24 (27,6 %) 5,3 % 32 (33,7 %)

Les statistiques dans la Queste et La Mort le roi, sont plus difficiles à appréhender. Les noms composés dans la Queste ne sont pas aussi présents que ce que l’on pourrait attendre (10,8 %), étant donné que sa rédaction est postérieure à celle du Lancelot. Ce fait s’explique par l’importance des personnages bibliques dans ce roman. Plus d’une vingtaine de noms sont tirés de la Bible (Adam, Caïn31, Eve…) et viennent donc d’un fond archaïque. Les surnoms sont beaucoup plus nombreux que les noms composés. Enfin, dans le dernier texte du cycle, la tendance se renverse nettement et ce sont les noms composés qui sont les plus présents. Qu’en est-il du Perlesvaus  ? La datation est problématique. Dans son introduction, Armand Strubel pose cette question au sujet du roman  : « Un témoin archaïque ou un écho tardif ?32 ». Il présente l’hypothèse de Nitze, pour qui les dates oscillent entre 1191 et 1212, « avec une probabilité pour une composition immédiatement après 120033 ». Armand Strubel relève néanmoins que cette date, qui en ferait un texte antérieur aux romans cycliques, reste problématique, car elle ne cadre pas avec « une écriture très élaborée, une syntaxe complexe, une maîtrise du récit comparable à celle des grands romans cycliques34 ». D’autres critiques comme Ferdinand Lot ont suggéré que le roman pourrait être postérieur au Lancelot et le dateraient de 1230‒1240. L’étude du système onomastique permet d’apporter de nouveaux arguments en faveur d’une datation plus tardive :

    33   34   31 32

Il est à signaler qu’il existe une occurrence où Abel est doté d’un surnom : Abel le Juste. Le Haut livre du Graal, op. cit., 2007, p. 99. Ibidem. Idem, p. 100.

Origine du nom et noms des origines

37

La présence de surnoms est assez faible, mais les noms composés représentent plus d’un tiers des occurrences. L’étude de ces noms composés suggère qu’il y a une forme de coexistence entre les deux systèmes, comme si le roman marquait un état transitoire entre le surnom et le nom composé. En effet, c’est le seul roman où l’on trouve des noms comprenant les deux systèmes onomastiques  : par exemple Julain Le Gros des Vaux de Camaalot, ou encore Marin le Jaloux du Petit Gomoret35. L’importance des noms composés est, nous semble-t-il, un argument supplémentaire en faveur d’une datation plus tardive du roman que la fourchette proposée par Nitze, c’est-àdire une écriture postérieure à celle du Merlin. La fréquence d’apparition des noms composés, ainsi que la persistance du surnom en plus du nom suggère que le texte se situe peu après le Lancelot. Le Joseph d’Arimathie, quant à lui, se présente comme étant un roman des origines, et notamment des origines onomastiques. Il explique comment le Graal est arrivé en Grande-Bretagne. Ecrit après le Lancelot, la Queste, et le Perlesvaus, il remonte le récit pour en narrer le commencement, mais il doit concilier des données contradictoires : en effet, il y a une concurrence entre Perlesvaus et Galaad dans la réussite du Graal. Le Joseph a choisi le personnage de Galaad, mais il ne met pas de côté de façon définitive les données du Perlesvaus, comme le montre l’étude onomastique. Bien que les noms soient en majorité simples (ce qui s’explique par le fait que le roman remonte dans le temps), l’auteur donne sans cesses des explications sur l’onomastique. Les noms de lieu, par exemple, sont fréquemment suivis ou précédés d’un récit élucidant l’origine de cette dénomination et éclairant rétrospectivement les lieux évoqués dans les autres romans. Il ne s’agit parfois que d’une reprise d’histoires racontées dans le cycle, mais davantage développées. Ce faisant, le romancier justifie la dénomination choisie pour un lieu, ce qui montre bien qu’il s’agit en fait de remonter aux origines à la fois mythiques, mais aussi linguistiques, des romans du Graal. Concernant les personnages, le romancier prend soin de justifier les noms ou surnoms des protagonistes les plus célèbres du monde arthurien. On apprend par exemple pourquoi Pellehan sera qualifié de Roi Méhaigné (Joseph, 556), ou encore pourquoi tous les gardiens du Graal seront appelés Roi Pêcheur  : le douzième fils de Bron, Alain le Gros, est choisi par Josephé pour aller pêcher, car le Saint Vase ne nourrit pas les pécheurs. Le jeune

35   Lorsque les deux systèmes coexistent dans un même nom, ce dernier a été comptabilisé avec les noms composés.

38

De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

homme va jeter ses filets dans un étang voisin et ne ramène qu’un poisson, mais suite à l’intervention divine, il suffit à nourrir tous les pécheurs. Dès lors, «  furent tout cil apelé puissedi le Riche Pescheour qui servirent del Saint Graal » (Joseph, 488). Ce récit « des origines » remplace et complète l’explication qui est donnée dans les autres romans du cycle, ancrant l’histoire de ce nom dans un temps mythique. Alain le Gros est d’ailleurs important dans le récit, puisque plusieurs personnages portent ce nom36. Cependant, dans la Queste, il n’est pas fait allusion à un quelconque personnage portant le surnom de « Le Gros », mais il renvoie directement à la famille de Perlesvaus, puisque c’est à la fois le surnom de son père et celui de son grand-père. Dans le Joseph, l’un des « Alain le Gros » est en fait non pas l’ancêtre de Perlesvaus, mais celui de Lancelot (Joseph, 404). Ainsi, même si le récit ne le rattache pas à l’histoire de Perlesvaus, il fait apparaître ce surnom dans le temps des origines, justifiant ainsi que ce nom soit donné par la suite à des membres d’un lignage. Du côté des gardiens du Graal, on trouve un Josué dans les ancêtres de Pellès. Dans la Queste, le personnage est le beau-frère de Salomon mais ne fait pas partie directement de la famille qui a en charge le Graal. C’est par contre dans le Perlesvaus qu’il sera un des membres de la lignée qui garde le Saint Vase. Le Joseph permet donc de «  découvrir  » l’origine des noms propres qui sont repris avec le système de répétitions37. En effet, c’est la vie des ancêtres des héros du cycle que l’on découvre dans le roman, la présence de ces « ancêtres » permettant ainsi de montrer que les personnages ne sortent pas du néant, mais sont issus d’une succession généalogique38. Enfin, le roman déroule des listes de noms, comblant ainsi les « trous » dans les lignages les plus importants, comme celui de Lancelot (Joseph, 562) ou celui de ­Pellès (Joseph, 554). Le néant généalogique que l’on trouve dans les romans de Chrétien de Troyes paraît alors bien lointain.

  Voir par exemple Joseph, 487, 404.   La temporalité rend les choses complexes : le Joseph, en reprenant à postériori certains noms du cycle arthurien suggère que les patronymes utilisés dans les textes postérieurs (d’un point de vue de la narration et non de l’écriture) sont une reprise de ceux des « aïeux », alors qu’en fait c’est le Joseph qui procède du système de répétitions. Certains noms sont évoqués (par exemple Méliant ou Hector, Joseph, 357) en dehors du lignage dans lequel on les trouve dans les autres romans mais cela permet toutefois de les lier aux origines du Graal. 38   Voir par exemple Joseph, 404. 36 37

Origine du nom et noms des origines

39

L’étude faite sur le Merlin a donc montré clairement que c’est dans le Lancelot que se produit pour la première fois un glissement du système onomastique dans le cycle arthurien. Le roman illustre un croisement entre un système onomastique figé, hérité, et la création de nouveaux noms qui prennent en compte les réalités sociales dans lesquelles le récit a été écrit. Cette imbrication de plus en plus étroite entre l’identité d’un personnage et son ancrage géographique s’étend même aux protagonistes les plus anciens du royaume arthurien. Non seulement au hasard de leurs aventures ils se voient dotés d’une histoire lignagère, mais cette famille est également nantie de terres héréditaires. Ce qui se joue dans le cycle arthurien du XIIIe siècle, c’est le «  croisement  » des imaginaires de la parenté et la coexistence de structures anciennes, représentées notamment par les noms simples, avec les bouleversements qui ont profondément modifié la société depuis le XIIe siècle. Les changements onomastiques s’imposent lentement, mais de façon très inégale dans les textes du corpus. Il devient alors fondamental, dans les romans du XIIIe siècle, de savoir d’où l’on vient, pour savoir où l’on va. Nommer et/ou inscrire dans le lignage Outre le nom, d’autres éléments permettent d’identifier un personnage, comme le souligne Bénédicte Milland-Bove : Juste après le nom, dans la construction de l’identité, vient en effet la place dans une famille, dans une lignée39.

Dans le corpus étudié, la figure paternelle, omniprésente, incarne à elle seule l’ensemble du lignage, au point d’éclipser parfois les protagonistes euxmêmes. Dans la construction narrative de certains personnages, la mention de la filiation est souvent indissociable de leur identité. C’est le cas d’un chevalier gardien d’un gué que rencontre Lancelot. On apprend qu’il avait pour nom « Aly­bons, li fiex au vavasor del Gué la Roine » (Lancelot, VII, 308). Les autres mentions portent la même indication : « se fu partis d’Alibon, le fil au vavassor  » (Lancelot, VII, 311), «  le jor anchois qu’il i venist, si encontra Alibon, le fil au vavassor del Gué de la Roine » (Lancelot, VII, 334). En effet, dans les épisodes qui précèdent, ce vavasseur a pris une telle importance que son fils ne peut être qu’un prolongement narratif du père et qu’il

  Bénédicte Milland-Bove, La Demoiselle arthurienne, Ecriture du personnage et art du récit dans les romans en prose du XIII e siècle, op. cit., p. 82.

39

40

De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

n’existe non pas grâce à son nom comme il est de coutume, mais bien grâce à sa filiation40, ses propres actions s’avérant insuffisantes pour lui permettre d’acquérir une forme d’autonomie narrative. Girflet lui aussi est presque toujours suivi de la mention « le fiex Do41 » de même que Tor, « li fiex Arés ». Certains personnages très célèbres n’échappent pas à cet état de fait. Lorsque Yvain est le héros, il n’est fait mention que de son nom. Mais dès qu’il est nommé avec d’autres chevaliers, sa filiation est précisée, comme si elle était déterminative de son identité et qu’il n’était pas reconnaissable sans cela : « de celui lieon porta missire Yvain, li filz lo roi Urien » (Lancelot, VIII, 132), est-il dit au sujet du lion vaincu par Lionel dans une des variantes du manuscrit. Lorsque Arthur part à la chasse, il est accompagné de plusieurs chevaliers, dont « mesire Yvain, li filz le roi Urien42 » (Lancelot I, 102). Les deux Yvain sont différenciés par rapport à leurs places dans le lignage. L’un est « mesire Yvains, li fiex au roi Urien », l’autre est « Yvains l’Avotres43 ». Les occurrences sont trop nombreuses pour être toutes citées44, mais il est remarquable que l’identité passe par le père, alors même que le roi Urien est moins célèbre qu’Yvain dans la légende arthurienne45. En l’absence du père, certains personnages ne peuvent accéder à leur histoire familiale et la mère (ou la femme) échoue à les insérer dans une lignée verticale. Nous reviendrons plus en détails sur l’histoire de Perceval, mais il faut tout de même en dire quelques mots. Chez Chrétien, le jeune homme grandit sans connaître ni le nom de son père, ni son propre nom. Lorsqu’il se retrouve dans le Château du Graal, il ne reconnaît pas les membres de sa propre famille et apparaît coupé de ses deux lignées. Dans le Perlesvaus, non seulement le père a choisi le nom de son fils, mais il est également vivant lorsque ce dernier grandit. Il en découle qu’il n’est aucunement fait allusion à une quelconque méconnaissance de Perlesvaus de son propre nom. Le jeune homme connaît son histoire familiale, comme l’indique la discussion qu’il a avec son père et sa mère autour de la tombe mystérieuse.

  A ce sujet, voir la notion d’identité par rattachement dans le chapitre cinq.   Lancelot VIII, 37, 62, 134, 142, 144, 336, 346, Lancelot I, 135, Lancelot II, 90, Lancelot V, 109… 42   Sur la différence entre « messire » Yvain et Yvain l’Avoultre, voir le chapitre quinze. 43   Cependant la référence même à sa bâtardise est une manière de le rattacher à la figure paternelle et de lui permettre de s’incarner en tant que fils du roi Urien. 44   Voir par exemple Lancelot, I, 102, 15, 176, 305, II, 402, IV, 244, 248, 256, Queste, 94… 45   L’important n’étant peut-être pas tant le fait qu’ils soient les fils d’Urien, mais le fait qu’ils soient fils de roi. 40 41

Origine du nom et noms des origines

41

Si l’on compare les personnages de Lancelot, Bohoort et Perceval, qui sont tous trois séparés de leurs pères, la différence est perceptible, en particulier au niveau onomastique. Perceval, nous l’avons dit, est élevé par sa mère et ne connaît donc ni son nom, ni son histoire familiale. Lancelot est orphelin de père dès le début du roman et il est élevé par la Dame du Lac. Là encore, en dépit de signes qui se multiplient concernant son identité (rencontre du prud’homme qui trouve qu’il ressemble à Ban etc.…), il ne connaît pas non plus sa propre histoire . Certaines similitudes rapprochent leurs parcours respectifs : –  Ils sont orphelins de pères très jeunes. –  Ils sont élevés par des femmes. –  Ils passent leur enfance dans des lieux isolés. Bohoort et Lionel, eux aussi, sont orphelins, mais ils ne seront jamais coupés de leur lignage. Leur histoire comprend deux des trois points évoqués plus hauts. Ils perdent leur père presque en même temps que Lancelot et sont élevés dans un lieu isolé : ils sont tout d’abord enfermés chez Pharien qui doit les protéger pour que Claudas ne les retrouve pas, puis ils sont emprisonnés46. Mais Pharien n’est pas un allié de Bohoort de Gaunes, au contraire. Le roi l’a déshérité car il avait tué un autre chevalier et c’est ce qui l’a poussé à se rendre chez Claudas pour lui offrir ses services. Mais la reine lui ayant épargné la mort dans le passé, il décide de prendre en charge les enfants et devient même leur protecteur, risquant sa vie pour les sauver. Les deux enfants sont donc élevés par des hommes (Pharien et Lambègue, même si plus tard ils rejoindront Lancelot au Lac) qui ont un rapport avec leur histoire familiale et ils seront enfermés dans la tour de Gaunes, qui fait partie de leurs terres. La différence entre les trois personnages et la raison pour laquelle ils n’ont pas le même rapport avec leur parenté paraît donc être le fait que, pour être inscrit dans une histoire familiale, peut-être faut-il être élevé par un homme. Arthur est élevé par Antor. Certes, il ne connaît pas sa véritable origine, mais il est tout de même inscrit dans une lignée, même si ce n’est pas la sienne. Il est en effet convaincu d’être le fils d’Antor et le frère de Keu. Sa propre histoire a été remplacée par une autre, fictive, mais tout de même présente.

46   On peut remarquer toutefois que bien que ce lieu les isole, ils ne sont pas isolés, car leur prison n’est pas en dehors du monde à proprement parler.

42

De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

En ce qui concerne Galaad, il est également séparé de son père, mais il n’ignore pourtant rien de sa propre naissance. En outre il n’est pas élevé par sa mère, mais par son grand-père, comme le romancier le précisera à plusieurs reprises47, ce qui explique qu’il sache tout de sa famille. Pour Didier Lett, analysant le rôle des pères dans les Miracles de Saint Louis : C’est donc le père qui sert à inscrire l’enfant dans une famille. C’est lui qui crée le lien de filiation48.

Même absent, il influence le futur de son fils, en particulier lors du choix du nom de l’enfant. Si on observe attentivement les différentes versions de la naissance de Merlin, on constate que l’origine du nom et sa détermination morale sont intimement mêlées. Dans le Merlin de Robert de Boron, le nom est choisi par l’ermite qui lui donne celui de son aïeul (Merlin, 43). Le prophète est alors un personnage positif qui, grâce au baptême et à la foi de sa mère, échappe à l’emprise du mal. Peut-être parce que le nom qu’il porte l’inscrit dans le lignage de l’ermite, et donc de Dieu. Dans la version proposée par l’édition Pléiade, c’est également un personnage positif, mais le nom est donné par la mère et l’auteur insiste sur ce point : Si come mes peres ot non. Et lors le misent en un panier (…) puis commandent que il soit bauptisiés et que il ait le non de son taion de par sa mere et cil prodom ot non Merlins. (Merlin, Le Livre du Graal, tome I, 595)

A l’inverse, dans le Lancelot en prose, Merlin est un personnage diabolique. La plupart des critiques ont relevé le fait que cela est probablement dû à l’absence de baptême, cependant un autre élément est à prendre en compte : dans cette version, c’est le père de Merlin, et donc un démon, qui décide du nom de l’enfant. Gauvain, dans le Perlesvaus, reçoit son nom du seigneur du lieu, qui s’appelle lui-même Gauvain (Perlesvaus, 798)49. Le vassal prend en outre le soin de laisser une lettre où il est précisé « que il estoit de roial lignage de part et d’autre » et Gauvain, même s’il ne connaît pas les circonstances exactes de sa

  Voir par exemple Lancelot, VI, 241.   Didier Lett, « Des “nouveaux pères” au Moyen Âge ? Les fonctions paternelles dans les Miracles de Saint Louis  » dans Conformité et déviances au Moyen Âge, Actes du deuxième colloque international de Montpellier, Université Paul Valéry, 25–27 novembre 1993, Les Cahiers du C.R.I.S.M.A., no2, Montpellier, 1995, p. 231. 49   On remarque que c’est le vassal qui décide du nom de l’enfant. Le père n’est apparemment pas au courant que sa maîtresse est enceinte, même s’il l’épousera ensuite. 47 48

Origine du nom et noms des origines

43

naissance, sait de quel lignage il est issu. Dans La Mort le roi Artu, c’est grâce à son père que Gauvain voit sa force croître à midi chaque jour. En effet : Quant ce fu chose qu’il fu nez, li rois Loth, ses peres, qui moult en estoit liez, le fist porter en une forest, qui pres d’ilec estoit, a un hermite qui en la forest manoit ; et estoit cil preudons de si seinte vie que Nostre Sires fesoit tote jor por lui miracles de torz redre­cier et d’avugles fere veoir, et meint autre miracle fesoit Nostre Sires por l’amor de cel preu­dome. Li rois i envoia l’enfant pour ce qu’il ne voloit mie qu’il receüst baptesme d’autre main que de la soie. Quant li preudons vit l’enfant et il sot qui il fu, il le bautisa volentiers et l’apela Gauvain, car einsi estoit li preudom apelez ; et fu li enfes bautisiez endroit eure de midi. (La Mort le roi, 197–198)

Même s’il ne le présente pas lui-même à l’ermite, c’est sous son impulsion que l’enfant lui est amené car c’est lui qui décide de laisser le choix du nom au saint homme50. Ce faisant, il est à l’origine de la grâce qui sera accordée à son fils aîné. Nommer au Moyen Âge, et dans le cycle arthurien, n’est donc pas anodin. Le nom est si intimement mêlé à l’individu que les romanciers ont peu à peu modifié leur façon de nommer leurs personnages, nous donnant de précieuses indications sur leur façon de concevoir non seulement la parenté, mais également de penser la relation père/fils.

 Dans son étude sur les pères dans les Miracles, Didier Lett précise qu’ils jouent un rôle fondamental  : «  on leur attribue certaines fonctions qui correspondent à la norme historiographique  : plus que la mère, ils «  présentent  » l’enfant, prennent la décision qui enclenche véritablement le processus miraculeux, se servent de leur force physique et s’absentent pour des raisons économiques ». Didier Lett, « Des “nouveaux pères”  au Moyen Âge ? Les fonctions paternelles dans les Miracles de Saint Louis » dans Conformité et déviances au Moyen Âge, op. cit., p. 234.

50

Chapitre deux

Engendrement et paternité

L

e fonctionnement de la relation père-fils au Moyen Âge est difficile à appréhender car, comme le remarque Didier Lett « les historiens se sont beaucoup moins intéressés à la paternité1 » et dans la plupart des études globales, « la place du Moyen Âge est faible ». On trouve néanmoins une constante, c’est l’importance de la figure paternelle dans la dynamique familiale. Dans un système religieux et successoral dominé par les hommes, la soumission au père est d’une importance capitale et Jean Delumeau résume ainsi la situation : Au XIIe siècle, l’idée d’une race élue où, par le sang, se transmet la vertu – à l’origine l’aptitude à régner – paraît bien être reprise à son compte par l’ensemble de la société chevaleresque. Ce modèle dominant serait ainsi descendu de degré en degré, au fur et à mesure de la dégradation des structures étatiques pour aboutir, à la fin du XIe siècle, à ce que les familles les plus modestes de l’aristocratie adoptent « les règles successorales et les coutumes familiales » propres jusqu’alors « aux rois et aux ducs, puis aux châtelains ». Ces règles et ces coutumes supposent l’existence d’une « filiation essentiellement agnatique et d’orientation verticale » (G. Duby). Ce qui est essentiel ici, c’est le lien biologique : la transmission du sang2.

Cette survalorisation du rôle paternel ne concerne pas seulement la transmission des terres et du patrimoine. Jean Delumeau a relevé que de nombreuses théories sur la procréation affirmaient que la semence masculine était plus importante que la participation féminine lors de la conception d’un enfant : La semence masculine est réputée posséder, au dire d’Aristote et de ses successeurs, l’omnipotence fécondatrice. (…) Dès lors, et avec des divagations sans nombres jusqu’à la découverte tardive de la fécondation de l’ovule par le

  Didier Lett, «  Des “nouveaux pères” au Moyen Âge  ? Les fonctions paternelles dans les Miracles de Saint Louis » dans Conformité et déviances au Moyen Âge, op. cit., p. 223. 2   Jean Delumeau, Histoire des pères et de la paternité, Larousse, Paris, 2000, p. 38.

1

46

De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

spermatozoïde (1875), les partisans de la supériorité, dans la procréation, de la semence masculine sur celle de la femme restent nombreux3.

Certaines théories avançaient en effet que toutes les caractéristiques de l’enfant venaient du père tandis que la femme n’était que le réceptacle de la semence. Lors de la conception d’Hélain le Blanc, voilà la description qui est donnée de l’acte de procréer : Li germes congrue el ventre a la feme tant qu’il a os et char et sanc, et tot le cors formé. (Lancelot, II, 198)

L’occurrence suggère que le ventre de la femme (en position ici de complément circonstanciel de lieu) n’est qu’un endroit propice où peut s’épanouir et grandir le fœtus. Engendrer : inscription du pouvoir du père au sein même de la construction grammaticale On peut relever trois grands types de construction du verbe «  engendrer » dans notre corpus, la plus courante comprenant un sujet masculin, sans aucune référence à la mère, y compris en complément. Cette construction, qui concerne essentiellement trois personnages, n’est pas anodine et procède d’un effacement volontaire de la figure maternelle. Lancelot arrive dans un château et apprend qu’il s’agit du lieu où a été conçu Hector qui s’avère être son demi-frère : Ce fu li rois Ban de Benoÿc qui l’engendra (Lancelot, IV, 222). Je sai vraiement que li rois Ban de Benoyc qui vos engendra engendra celui Hestor que vos me dites (Lancelot, IV, 223). Jut a li et engendra celui Hestor dont je vos cont (Lancelot, IV, 223). Si m’aïst Diex, fait ele, il est vostre freres, car li rois Ban de Benoÿc l’engendra (Lancelot, IV, 227).

Les trois premières occurrences se trouvent dans la bouche d’un cousin de l’oncle maternel d’Hector. Il sait qui est Lancelot et lui apprend

  Idem p. 79. A ce sujet, voir aussi Didier  Lett, «  L’ “expression du visage paternel”. La ressemblance entre le père et le fils à la fin du Moyen Âge  : un mode d’appropriation symbolique  »,  Cahiers de recherches médiévales et humanistes,  4  |  1997, mis en ligne le 15 janvier 2007. URL : http://crm.revues.org//972, qui résume les deux principaux courants : celui d’origine hippocratique, qui reconnaît l’existence d’un sperme féminin qui contribue à la procréation, bien que dans une moindre mesure que le sperme masculin, et celui d’origine aristotélicienne, qui, sans nier l’existence d’une semence féminine, considère qu’elle n’a aucune action sur la formation de l’embryon. 3

Engendrement et paternité

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l’existence de son demi-frère. Ce faisant, il rattache Hector au glorieux lignage du héros, d’autant qu’il ne cesse de présenter Lancelot comme « li mieldres chevaliers del monde » (Lancelot, IV, 224). Dans les deux occurrences qui suivent, la mère d’Hector ajoute la notion de fratrie, bien que son fils soit un bâtard. Elle insiste sur la filiation agnatique pour renforcer le lien fraternel car elle souhaite demander à Lancelot de veiller sur Hector. Elle n’a donc pas intérêt à rappeler au héros que le jeune c­ hevalier n’est en fait que son demi-frère. Sa stratégie est de s’effacer totalement dans la narration de la conception d’Hector, pour ne laisser de place qu’à la lignée du père, lien par lequel s’établit la relation adelphique. Ce n’est qu’une fois le lien prouvé (grâce à un anneau donné par Ban), qu’elle emploie le terme de « filz », montrant ainsi l’inquiétude légitime d’une mère. Dans sa dernière recommandation, elle fait intervenir subtilement les différents liens de parenté pour s’assurer que Lancelot prendra en compte sa demande :  Biaux douz sire, por Deu et por l’ame vostre bon pere, pensez d’Estor mon fil et vostre frere. (Lancelot, IV, 229)

L’omniprésence de la figure paternelle et le silence concernant l’identité de la mère est donc une stratégie mise en place visant non seulement à identifier un personnage, mais également à produire une argumentation dans le but d’obtenir une faveur. Dans l’épisode de la Petite Aumône, la mention de la mère n’est pas faite, pour un motif évident : le litige opposant la reine et les barons porte sur l’identité du père, car ces derniers sont persuadés que l’enfant que la reine porte est un bâtard : Nos est avis que li rois Elier de qui nos tenons noz terres et qui s’en est alez ne savons en quel leu n’angendra pas cest anfant, car nos avons contez les diz et les mois si que nos cuidons de voir qu’il soit conceuz et engendrez en avoutire, ne n’a droit et reaume. (Lancelot, V, 87)

La précision de la filiation maternelle n’est pas nécessaire. De même, lorsqu’un mystérieux ermite élucide pour Mordred les circonstances de sa conception, c’est sur la lignée agnastique qu’il insiste, puisque c’est sur elle qu’a porté le mensonge entourant le personnage : Cuides tu, fait li prodom, que li rois Loth d’Orcanie t’engendrast ausi com il fist tes autres freres ? Et Mordrez respont que li rois Loth d’Orcanie l’engendra voirement (…). Ainz t’engendra uns autres rois qui mielz vaut et qui plus fist de toutes choses que cil ne fist que tu tiens a ton pere. Et la nuit qu’i t’engendra li fu avis a son songe que de lui issoit uns serpenz qui li ardoit toute sa terre et li occioit touz ses homes (Lancelot, V, 220–221).

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Ce ne sera que dans le message écrit, qui prédit sa propre mort et qui sonne comme une malédiction, qu’il associera le père et la mère, plaçant ainsi le parricide et l’infanticide sous le sceau de l’inceste : Os tu, Mordrez, par cui main je doi morir, saches vraiement que li rois Artus qui t’engendra en la fame le roi Loth d’Orcanie, ne fera mie mains de toi que tu as fet de moi, car se tu me coupas la teste, il te ferra par mi le cors si durement que aprés le cop passera li rais dou souleil. Et ceste merveille mosterra Diex seulement en toi et lors abaissera li granz orguiex de la chevalerie de la Grant Bretaingne, car aprés cel jor ne sera nus qui li rois Artus voie se ce n’est en songe. (Lancelot, V, 223)

Cette occurrence, grâce à l’emploi de la préposition « en » montre bien que la femme est un « réceptacle » de la participation masculine4. L’effacement de la figure maternelle dans la construction du verbe « engendrer » n’est donc pas anodin et procède d’une véritable stratégie du dévoilement identitaire. Deux éléments peuvent expliquer ce type d’emploi : le premier concerne le soupçon de bâtardise qui pèse sur les personnages arthuriens et qui oblige les protagnosites à confronter sans cesse la paternité réelle à la paternité supposée. Le second point est le fait qu’en ce qui concerne Hector et Mordred, le lignage du père (réel) est le plus prestigieux (mais aussi le plus problématique en raison du caractère illégitime de la naissance) ce qui pourrait expliquer qu’on le mentionne davantage. Le terme d’«  engendrer  », lorsqu’il associe les deux parents, ne les place jamais en sujets grammaticaux, la mère étant généralement rejetée en position de complément. La mention de la génitrice se fait principalement

4   Dans le Lancelot, on trouve le même type d’occurrences concernant Lohot. La précision de l’identité  de la mère du personnage est importante, puisqu’il est le fils bâtard d’Arthur et que Guenièvre n’en est pas la mère : « Lohot li fiex le roi Artu qu’il engendra en la bele damoisele, qui avoit non Lisanor  » (Lancelot, VII, 347). Parmi les autres occurrences du verbe « engendrer », trois concernent Lancelot en tant que père et se trouvent dans la bouche de la reine, qui ne tient probablement pas à penser à la mère de Galaad (Queste, 14 et 20). Une autre concerne Adam et Eve, « car Adam ot engendré et sa feme conceu Abel le juste » (Queste, 215), la femme étant ici associée à la procréation grâce au verbe «  concevoir  ». Ce terme est issu du latin concipere et signifie « recevoir ». Dans la seule occurrence où les deux parents sont associés, les deux verbes sont présents : « lor donna tel fruit engendrer et concevoir » (Lancelot, IV, 210), ce qui montre bien la séparation des rôles des parents. Enfin deux occurrences concernent Bohoort, l’une en tant que fils, l’autre en tant que père : « fors a cele hore qu’il engendra Elyan le Blanc » (Queste, 166), « vos estes li plus felons et li plus desloiax qui onques issit d’aussi preudome come li rois Boorz fu, qui engendra moi e vos » (Queste, 189).

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lorsqu’on évoque le personnage de Galaad. Les circonstances de la conception du héros et l’importance du lignage maternel (à l’origine même de la conception) rendent cette précision fondamentale. Cependant, ce n’est pas tant la mère elle-même qui est nommée, que son lignage. Elle n’a d’existence que dans sa relation au Roi Pêcheur et dans la naissance de son fils. En effet, elle n’est jamais nommée dans les occurrences du verbe « engendrer », alors même qu’on connaît son prénom : Il avoit esté engendrez en la fille le roi Pellès (Queste, 20). Cil (…) que messire Lancelot engendra en la fille le Riche Roi Pescheor (Queste, 9). Pense ele bien que ce soit Galaad, que Lancelot avoit engendré en la fille au Riche Roi Pescheor  (Queste, 10). Car tu l’engendras en la fille le Roi Pescheor, et einsi descendoit il de toi (Queste, 137). Car tu sez bien que la fille le roi Pellés coneus charnelment et ilec5 engendras tu Galaad  (Queste, 138). Et cil Galaad que tu engendras en cele demoisele (Queste, 138). Et li rois li dit les noveles de sa bele fille qui ert morte, cele en qui Galaad fu engendrez (Queste, 259).

L’existence narrative de la mère de Galaad est limitée : ce qui importe, ce n’est pas tant qui elle est, mais de qui elle est. En tant que mère, elle incarne en fait une médiation entre deux hommes, Lancelot et le Roi Pêcheur, devenant ainsi le point de jonction entre deux lignages. Le dernier type de construction du terme « engendrer » sert à mettre en valeur le personnage dont il est question. Le verbe est employé à la voix passive et le fils se trouve en position de sujet grammatical. Merlin est présenté de cette manière : « Voirs fu que Merlins fu engendrés en feme par dyable et de diable mismes » (Lancelot, VII, 38). Cette formule met en avant le protagoniste et relègue le père au second plan. La mère, quant à elle, n’a pas d’identité et ne se définit que par sa féminitié même, ou peut-être par son humanité, par opposition au « dyable »6.

  Le terme d’«  ilec  » signifie «  alors  », mais aussi «  en ce lieu-ci  ». On retrouve l’idée que la femme n’est qu’un réceptacle qui permet la croissance de la semence masculine. Voir Dictionnaire de l’ancien français, A.J Greimas, Larousse, Trésors du Français, Paris, 1979, article « ilec » p. 316. 6   En ce qui concerne Lancelot, il trouve cette inscription prophétique sur la dalle d’une tombe : « cil la levera legierement, et lors sera engendrez li granz lions en la bele fille au roi de la Terre Forainne » (Lancelot, IV, 202). La dimension métaphorique et l’importance du « granz lions » explique que le nom du père soit passé sous silence, d’autant que peu avant, le romancier signale que « li lieparz i mestra main, de qui li granz lions doit issir ». 5

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Le terme d’ « engendrer » dans notre corpus n’est donc employé qu’avec un sujet masculin, suggérant ainsi que dans la logique arthurienne, la lignée agnatique prédomine. Cette inscription de la lignée paternelle au sein même de la construction grammaticale du verbe « engendrer » est poussée à un point extrême lorsque l’auteur évoque les sentiments d’Arthur envers ­Lancelot et Gauvain, évoquant le « rois, qui tant les amoit come s’il les eust de sa chair engendrez » (Queste, 21), comme si, dans la métaphore de la parenté chevaleresque, toute intervention féminine avait disparu et que le roi assumait une fonction matricielle. Ressemblance et dissemblance Cette omniprésence de la figure paternelle a des conséquences importantes sur la construction de l’identité narrative du fils. Ninienne explique à Lancelot ce qu’est la chevalerie et ce faisant, elle lui raconte l’origine de l’inégalité entre les lignages : Non pas por che qu’il fuissent au commenchement plus gentil homme ne plus haut de lignage li un de l’autre, car d’un peire et d’une meire deschendirent toute gent, mais quant envie et covoitise commencha a croistre el monde et forche commencha a vaintre droiture, a chele eure estoient encore pareil, et un et autre, de lignage et de gentilleche (…). A cheste garantie porter furent establi chil qui plus valoient a l’esgart del commun des gens. Che furent li grant et li fors et li bel et li legier et li loial et li preu et li hardi, chil qui des bontés del cuer et del cors estoient plain (…). Quant li ordre de chevalerie commencha, fu devisé a chelui qui voloit estre chevaliers et qui le don en avoit par droite election qu’il fust cortois sans vi­lonie, deboinare sans felonie, piteus envers les souffra­tex et larges et appareilliés de secoure les besoigneus, pres et apparelliés de confondre les robeors et les ochians, drois jugieres sans amour et sans haine, et sans amour d’aidier au tort por le droit grever, et sans haine de nuire au droit por traire le tort avant. (Lancelot, VII, 249–250)

Au commencement, le choix des candidats à la chevalerie s’est donc porté sur ceux qui faisaient montre des qualités les plus rares, la hardiesse, la loyauté, le courage, la courtoisie… On comprend donc en filigrane que l’ancêtre d’un lignage est un homme d’exception, qui a été choisi entre tous pour ses grandes qualités et que ses descendants héritent d’une part de ses vertus. Bien que Lancelot insiste sur le fait que les qualités du cœur (­ Lancelot, VII, 248) sont développées par les individus et sont indépendantes de la naissance, le roman ne cesse de placer les héros face à leur histoire familiale. Ninienne

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développe l’idée que si les parents sont de bon lignage, leur héritier ne peut qu’être un bon chevalier7 : Et se vous saviés qui vostre peires fu ne de quel lignage vous estes estrais de par vostre meire8, vous n’avriés pas paor d’estre preudomme, si com je quit, car nus qui de teil lignage fust ne devroit pas avoir corage de malvaistié. (Lancelot, VII, 257–258)

Et Lancelot lui-même n’échappe pas à la contradiction, car bien qu’il soit convaincu que l’on peut développer ses qualités personnelles, lorsqu’il apprend l’identité de Lionel et comment ce dernier a tué le fils de Claudas, il le félicite et l’encourage à poursuivre ainsi, car «  fiex de roi, che m’est avis, doit avoir assés plus proeche que autres hons. » (Lancelot, VII, 174). Il semble ainsi pris entre deux aspirations contraires. D’une part il affirme que les qualités personnelles sont les plus importantes, d’autre part, avant qu’on ne lui révèle son identité, il désirait être de noble lignage : Ne je ne sai combien je sui gentiex hom de lignage. Mais par la foi que je doi vous, je ne me deigneroie pas esmaier de che dont je l’ai veu plo­rer. Et l’en me fait entendant que d’un homme et d’une feme sont issus toutes gens ; je ne sai pas par quel raison li un ont plus de gentilleche que li autre, se on ne la conquert par proeche autresi com on fait les terres et les autres honors. Mais tant sachiés vous bien de voir que se li grant cuer faisoient les gentiex hommes, je quideroie encore estre des plus gentiex. (Lancelot VII, 195)

Il résout cette contradiction en différenciant les «  gentiex hom de lignage », dont il ne sait s’il fait partie, et les « gentiex hommes » de cœur. Néanmoins, lorsque Ninienne lui révèlera qu’il est de haut lignage, il finira par avouer « car a che me ferés vous venir ou je ne quidai ja ataindre ne je n’avoie de riens nule si grant desirier comme de gentilleche avoir » (Lancelot, VII, 196). Pour l’auteur du Lancelot, être fils de roi ou de reine a une incidence presque magique sur l’enfant. Lanvales raconte à Eliezer, son père,   A plusieurs reprises Lancelot sera face à des personnages qui justifieront leur attitude par leurs origines et à qui il rappellera que la noblesse de cœur prévaut sur le reste (voir par exemple Lancelot, VII, 76). Ce qui prime, c’est ce que l’on fait, pas ce que l’on est. Cette défense des qualités personnelles de la part du héros vient du fait que lui-même ignore tout de son propre lignage. Ne pouvant se reposer sur les qualités intrinsèques de sa famille, mais convaincu de sa propre valeur, il ne peut que développer un discours sur les qualités individuelles de chaque homme. 8   On constate là encore, dans la formulation ambiguë de Ninienne, que l’important en ce qui concerne la mère de Lancelot n’est pas tant son identité ou ses qualités personnelles, mais à quel lignage elle appartient, permettant de fait de croiser deux lignées masculines. 7

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comment son épouse a dû se battre pour prouver la légitimité de l’enfant : les barons refusant de croire sur parole la reine qui affirme que son fils a été conçu durant son mariage, l’un d’eux propose de déposer le nouveau-né dans l’antre de deux lions9 : Li lions est rois et sires de toutes les bestes del monde et de si franche nature et de si haute que, se il trouvoit fil de roi de droit pere et de droite mere et il n’eust plus de .II. anz d’aage, ja ne li feroit mal. (Lancelot, V, 88)

On retrouvera mention de cette croyance lors de la guerre entre Edouard III et Philippe de Valois. Le roi d’Angleterre demanda à Philippe de prouver qu’il était le vrai roi de France (aux environs de 1340). Il proposa différentes épreuves et l’une d’entre elles était de se présenter devant des lions affamés sans être blessé, car ces derniers n’attaquent pas les vrais rois10. Le roi de France déclina la proposition mais Lanvales, pour sa part, passera le test avec succès, prouvant ainsi qu’il est de sang royal. Pour les personnages eux-mêmes, le lignage est déterminant dans les ­relations sociales ou amicales qu’ils entretiennent les uns avec les autres et il permet à l’auteur des raccourcis narratifs : si le père est digne de confiance, le  fils l’est aussi. Galehot déclare à Lancelot qu’il lui fait entièrement confiance car : Il est voirs que vos estes plus haus hom de moi et plus gentilx, kar vos fustes filx de roi et je sui filx d’un povre prince. (Lancelot, I, 74)

Et ce alors même que le jeune homme est roi de plusieurs provinces et qu’il a sous ses ordres d’autres souverains, tandis que Lancelot, lui, n’est qu’un chevalier errant11. Quoi qu’il fasse, Galehot, qui a tout de même réussi à se construire un immense fief et à mettre en danger le royaume d’Arthur, ne sera jamais l’égal de Lancelot qui lui est fils de roi. La Queste se détachera nettement de ce discours. Ce n’est plus le lignage qui détermine la valeur d’un individu, mais ses actions et sa relation à Dieu,

  Sur le lien entre la royauté et cet animal, voir l’article d’Elena Cassin, « Le lion et le roi » dans Revue de l’histoire des religions, tome 198 n°4, 1981. p. 355‒401. http://www.persee.fr/ web/revues/home/prescript/ article/rhr_0035‒1423_1981_num_198_4_4828. 10   Voir Elena Cassin, « Le lion et le roi », art. cit., p. 356, ainsi que Marc Bloch, Les Rois thaumaturges, étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, Préface de Jacques Le Goff, NRF, éditions Gallimard, Paris, 1983, p. 256–257. 11  Hector par exemple, en raison de sa bâtardise, n’osera pas dire à ses cousins qu’ils appartiennent à la même famille, alors même qu’il accomplit de nombreux exploits chevaleresques. 9

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toutefois cette affirmation paraît purement rhétorique, car les héros sont tous issus d’un noble lignage. Néanmoins, c’est un bâtard qui réussira la quête du Graal, ce qui montre peut-être que la religion permet d’échapper au péché des parents. Bohoort a une conversation avec un prud’homme qui affirme qu’il doit être un très bon chevalier, car : Li « bons arbres fet le bon fruit », vos devez estre bons par droi­ture, car vos estes le fruit del tres bon arbre. Car vostre peres, li rois Boors, fu uns des meillors homes que je onques veisse, rois piteus et humbles ; et vostre mere, la reine Eveine, fu une des meillors dames que je veisse pieça (…). Et puis que vos en estes fruit vos devriez estre bons quant li arbre furent bon. (Queste, 165)

Mais le jeune homme n’est pas d’accord et postule que le baptême remet les compteurs à zéro : Tout soit li hons estrez de mauvés arbre, ce est de mauvés pere et de mau­vese mere, est il muez d’amertume en dolçor si tost come il reçoit le saint cresme, la sainte onction ; por ce m’est il avis qu’il ne vet pas as peres ne as meres qu’il soit bons ou mau­vés, mes au cuer de l’ome. (Queste, 165)

Toutefois, il n’est pas sûr que l’auteur adhère lui-même à ces édifiantes déclarations. En effet, Galaad affirme ce que l’on doit au lignage, après avoir appris que Mélyant est fils de roi : Et cil dist que len l’apeloit Melyant et estoit filz au roi de Danemarche. Biaus amis, fet Galaad, puis que vos estes chevaliers et estrez de si haut lignage come de roi et de roine, or gardez que chevalerie soit si bien emploiee en vos que l’anors de vostre lignage i soit sauve. Car ausi tost com filz de roi a receue l’ordre de cheva­lerie, il doit aparoir sor toz autres chevaliers en bonté. (Queste, 40)

Le lien entre la parenté de Mélyant et la royauté exige de lui qu’il soit au dessus des autres et qu’il fasse preuve de qualités exceptionnelles. Il est un peu paradoxal que Galaad, qui défend le mérite et la responsabilité individuelle auprès de son père, donne un tel pouvoir au lignage. Mihaela Voicu synthétise ainsi la relation entre lignage et mérite individuel dans la Queste : (…) L’histoire de Lancelot et Galaad nous dit que l’excellence du sang favorise la transmission des vertus mais ne les garantit pas. Autrement dit, l’appartenance à un lignage offre la virtualité que l’effort personnel actualise12. 12   Mihaela Voicu, « Le fils, autre même que le père : Lancelot et Galaad dans le LancelotGraal », dans L’Imaginaire de la parenté dans les romans arthuriens (XII e–XIV e siècles), op. cit., p. 71.

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Cette importance des lignées agnatiques dans le corpus permet aux auteurs de développer le thème de la ressemblance physique et morale entre pères et fils, motif relativement courant dans les romans au Moyen Âge13. Deux personnages sont identifiés grâce à leur ressemblance physique avec leurs pères, et tous deux font partie du lignage de Lancelot. Il s’agit tout d’abord du héros lui-même. Léonce de Paerne affirme que l’enfant qui a appelé Lionel « cousin » est le fils du roi Ban. Comme Lambègue lui répond que c’est impossible, car il est censé être mort, Léonce explique : Tant sachiés vous bien, fait Leonches, que chis enfes fu fiex au roi Ban de Benoÿc, ne nule figure d’omme ne resam­bla onques autresi bien com il fait a lui (…). Tant sachiés vous bien que che est il. Jel connois bien a son samblant, issi le me dist li cuers. (Lancelot, VII, 197–198)

Déjà dans la forêt, Lancelot avait rencontré un vavasseur qui avait vu en lui le fils du roi Ban : Commenche a pen­ser a l’enfant qui il puet estre, car il li est avis que il sorsamble et si ne seit a qui ; si i pense moult longement tant qu’il li ramenbre qu’il ­resamble miex le roi de Benoïch que nul autre homme14. (Lancelot VII, 79)

13   A ce sujet, voir Doris Desclais Berkvam : « les ressemblances toujours frappantes, morales et physiques, des enfants à leurs parents sont sans cesse remarquées d’une œuvre à l’autre ». Doris Desclais Berkvam  Enfance et maternité dans la littérature française des XII e et XIII e siècles, op. cit., p. 18. Voir également Didier Lett : analysant des miracula de la fin du XIIe siècle, il note, au sujet de la mort d’un enfant qui ressemblait à son père, que « le père est d’autant plus bouleversé par la maladie puis par la mort de son fils, qu’il retrouvait sur le visage de son enfant (lieu où s’exprime toujours le plus fortement la ressemblance) ses propres traits ; vision quotidienne qui lui procurait la sécurité d’avoir assuré une postérité. En dupliquant son image, comme son propre père l’avait fait, il pouvait mourir en paix. La disparition de ce double, en brisant le miroir, plonge le père dans une profonde douleur et une grande insécurité ». « L’ “expression du visage paternel”. La ressemblance entre le père et le fils à la fin du Moyen Âge : un mode d’appropriation symbolique », dans 4 | 1997, mis en ligne le 15 janvier 2007. URL : http://crm.revues.org//972. 14   Plus tard, lorsque la mère d’Hector verra Lancelot, elle l’identifiera immédiatement, car « si li sambla qu’ele veist le roi Ban de Benoÿc, car il n’a home el monde, s’il eust veu le roi Ban et puis Lancelot, qu’il ne deist qu’il fust ses filz » (Lancelot, IV, 226). Ici, le romancier va au-delà de la simple ressemblance et le jeune homme semble être l’incarnation vivante de son père. La réaction de la mère d’Hector n’est d’ailleurs pas dénuée d’ambiguïté : « quant ele voit celui qu’ele ot tant desirré, si li baise la bouche et les ieuz et plore de joie et de pitié » (Lancelot, IV, 227). Pendant quelques instants, c’est Ban qu’elle voit à travers Lancelot, cet homme qu’elle a aimé, dont elle a eu un fils et qu’elle a ensuite attendu toute sa vie en pure perte.

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Il interroge l’enfant qui ne peut répondre à ses questions, mais « si ne l’en puet li cuers issir de che qu’il ne penst a cheste chose et quide savoir que li enfes soit fiex de son signour » (Lancelot VII, 80). La reconnaissance du personnage grâce à la ressemblance physique avec le père est intimement liée à l’amour que les vassaux portaient à leurs seigneurs. Leurs cuers les convainquent, si la semblance ne suffit pas, comme si la loyauté et l’amour qu’ils éprouvaient pour Ban se transféraient automatiquement sur le fils qu’ils reconnaissent intuitivement. Cette ressemblance si frappante entre père et fils paraît particulièrement forte dans le lignage de Bénoyc, puisqu’elle se transmet également à l’enfant de Lancelot. Au début de la Queste, on amène un adolescent au héros pour qu’il le fasse chevalier et il s’émerveille de sa beauté. Lors de leur retour à la cour, Bohoort déclare à Lionel qu’il s’agit du fils de leur cousin, car : Il n’avoit onques veu home qui tant resemblast Lancelot come cil fesoit (…), car il resemble molt bien mon seignor15. (Queste, 3)

Mais plus largement, Galaad « retrait a celui lignage (celui de la fille du Roi Pêcheur) et au nostre trop merveilleusement » (Queste, 3). Pour la première fois, il est fait allusion à une ressemblance, non pas avec la mère ellemême, mais avec tout son lignage16. Cette double filiation n’est pas anodine : du côté paternel, il descend du roi David, et par sa mère, il est rattaché au lignage de Joseph d’Arimathie17, ce qui montre bien que Galaad n’est pas

15   Il n’est pas anodin que dans les deux cas, c’est un fils unique qui ressemble au père. Didier Lett relève que  «  dans l’ensemble de la documentation médiévale, les ressemblances sont beaucoup plus souvent perçues lorsqu’il s’agit du fils aîné ou d’un fils unique. Dans l’étude qu’il a menée sur l’île grecque de Karpathos, Bernard Vernier a noté que les habitants disent plus facilement que la marque de ressemblance est très forte dans le cas du premier né ou d’un enfant unique, comme si toute la puissance de la semence était concentrée dans un enfant ». Didier  Lett, «  L’ “expression du visage paternel”. La ressemblance entre le père et le fils à la fin du Moyen Âge  : un mode d’appropriation symbolique  »,  dans Cahiers de recherches médiévales et humanistes, op. cit. 16   Il est « exceptionnel qu’ils (les lettrés du Moyen Âge) reconnaissent des traits physiques et moraux semblables entre la mère et son enfant (…), la ressemblance entre la mère et le fils, résultat d’un manque de puissance du mâle qui a engendré, est difficilement pensable  ». Didier Lett, « L’ “expression du visage paternel”. La ressemblance entre le père et le fils à la fin du Moyen Âge : un mode d’appropriation symbolique », art. cit. Mais nous avons déjà montré qu’en fait, la mère n’est qu’une médiation entre le Roi Pêcheur et Lancelot, c’est donc à son grand-père, davantage qu’à sa mère qu’il ressemble. 17   A ce sujet, voir la note 1 du paragraphe 8, du Livre du Graal, Tome III, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard, Paris, 2009, p. 1585.

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le fils de deux individus, mais bien l’aboutissement de deux lignages. Ce n’est d’ailleurs pas Lancelot qui identifie Galaad, mais ses oncles18. L’adolescent reste totalement silencieux et ne confirme ni n’infirme les déclarations de Bohoort et Lionel. Lancelot l’interroge également sur son identité mais Galaad reste évasif. Le père reste aveugle aux similitudes physiques, alors même qu’elles sont évidentes pour tous, au point qu’un jeune homme explique à la reine : Et resemble a Lancelot et au parenté le roi Ban si merveilleusement que tuit cil de laienz vont disant por voir que il en est estrez19. (Queste, 10)

L’emploi du terme de « merveille » montre que l’on dépasse la simple ressemblance pour entrer dans une dimension presque magique de la relation agnatique. La différence avec le Lancelot est perceptible. Alors que le héros n’avait de ressemblance qu’avec son propre père, dans la Queste, la généalogie pèse davantage et ce n’est plus au père mais bien à l’ensemble de la parenté qu’il est rattaché. Pour Mihaela Voicu : L’étrange retard de Lancelot à identifier son fils prend maintenant tout son sens : la reconnaissance se produit seulement après que Lancelot ait confessé son péché avec la reine et commencé sa pénitence20.

Dans ce cas, si le péché empêche la reconnaissance, pourquoi la reine et Lionel, qui ne sont pas réputés pour leur pureté d’âme n’ont-il aucun mal à identifier Galaad ? Et pourquoi Lancelot ne parviendra-t-il pas non plus à identifier le fils de Bohoort ? L’absence de reconnaissance sert surtout à montrer, nous semble-t-il, que Lancelot se situe en dehors de tout lignage (il

18   Le héros est à ce sujet fort peu perspicace et il ne reconnaîtra pas non plus son neveu. Lorsqu’une demoiselle lui présente un enfant, il s’enquiert de son identité et elle lui répond : « il n’a home el monde, s’il voit cest anfant et connoisse Boorz, qu’il ne die qu’il l’engendra » (Lancelot, V, 296). Il le regarde alors à nouveau et s’aperçoit enfin de la ressemblance : « il resgarde l’anfant et voit qu’il resamble bien a Boorz » (Lancelot, V, 297). Cette incapacité de Lancelot à reconnaître les membres de son propre lignage est peut-être la conséquence du fait que le jeune homme passera sa vie à essayer d’échapper aux obligations inhérentes à ce même lignage. 19   Après avoir vu combattre Galaad, la reine affirme qu’il est sans nul doute le fils de Lancelot, « car onques mes ne se resemblerent dui home si merveilleusement come il dui fesoient » (Queste, 14). 20   Mihaela Voicu, « Le fils, autre même que le père : Lancelot et Galaad dans le LancelotGraal », dans L’Imaginaire de la parenté dans les romans arthuriens (XII e–XIV e siècles), op. cit., p. 66.

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fera tout pour éviter de récupérer ses terres)21. La reine est le seul univers de Lancelot et son fils (ou son neveu) n’ont pas de place dans cet univers. La ressemblance physique entre Ban et Lancelot, puis Lancelot et Galaad, permet en fait aux personnages de combler une absence de connaissance. Lancelot ignore tout de son identité et ne peut donc pas révéler qui est son père. Les similitudes physiques permettent aux protagonistes qui gravitent autour de lui de pallier au silence qui pèse sur son identité  : elles placent Galaad dans le lignage élu et donnent la possibilité à ses oncles de le reconnaître, elles aident la reine à situer l’adolescent comme fils de Lancelot et il devient ainsi une preuve vivante de l’infidélité de son amant. Concernant les autres personnages, on ne signale que rarement des ressemblances physiques et l’attention est davantage focalisée sur les ­similitudes entre les caractères du père et celui du fils, comme si le mérite personnel n’était que peu de chose face aux lois du sang. Un des chevaliers du roi ­Claudas refuse de croire que Lancelot est le fils du roi Ban, car il méprise ce dernier qui s’est laissé déshériter et qui est mort de douleur. Il déclare donc que « de si mauvés roi ne porroit pas issir le millor chevalier del monde » (Lancelot, IV, 217). De même, lorsque Yvain refuse de tenir sa promesse et d’embrasser une vieille femme, elle lui déclare que : Onques ne fustes celui Yvain qui fu filz au roi Urien, car cil ne fu onques ne menterres ne boisierres. (Lancelot IV, 244)

En général, la caractéristique principale qui se transmet est la valeur guerrière. Bien que Mordred soit souvent présenté comme un traître, La Mort le roi Artu lui reconnaît un certain nombre de qualités, ainsi qu’à ses fils. ­Girflet, qui doit les combattre, s’inquiète car « cil dui fill estoient bon ­chevalier et aduré » (La Mort le roi, 252) et Lancelot se trouvera face au plus jeune, qui « portoit autiex armes comme ses peres souloit fere » (La Mort le roi, 256). Pour Doris Desclais Berkvam : La bonté ou la méchanceté de l’individu sont donc intrinsèques et inséparables de son hérédité, et en prêchant la pureté du lignage, on garantit la bonté de la progéniture22.

Bien sûr, le plus souvent, le fils rêve d’égaler le père. Mais tandis que les personnages secondaires ont souvent du mal à se montrer à la hauteur, tous

  A ce sujet voir le chapitre quatre.   Doris Desclais Berkvam Enfance et maternité dans la littérature française des XII e et XIII e siècles, op. cit., p. 18. 21 22

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les personnages principaux surpassent largement leurs géniteurs. C’est le cas de l’un des aïeux de Lancelot, qui donnera son nom au héros. En effet ce dernier était roi non par droit de naissance, mais parce qu’il avait conquis la royauté grâce à sa propre prouesse, dépassant ainsi ce à quoi il aurait pu prétendre : Il fu esleuz a roi, non mie que ses peres fust plus hauz que dus, mes par sa prouesce fu esleu a estre roi23. (Lancelot, V, 123)

Il fonde ainsi, grâce à ses qualités personnelles, la dimension royale du lignage de Bénoyc. Là encore le personnage de Galaad, aboutissement parfait de deux lignages, illustre cette transmission. Dans la Queste, il est annoncé que trois chevaliers achèveront la Sainte Quête et que « li uns des trois passera son pere autant come li lyons passe le liepart » (Queste, 77). Personne ne laisse Lancelot oublier la supériorité de son fils, et cela même dans la mort : sur sa propre tombe sera inscrit qu’il était le meilleur chevalier du monde, « fors seulement Galaad son fill » (La Mort le roi, 263). Lancelot n’est d’ailleurs pas dupe et tente de bénéficier de la valeur morale de son fils, déclarant : Puis que Nos­tre Sires a soffert que tel fruit est issuz de moi, cil qui tant est preudons ne devroit pas soffrir que ses peres, quiex qu’il soit, alast a perdicion, ainz devrait Nostre Seignor proier nuit et jor qu’il par sa douce pitié m’ostast de la male vie ou j’ai tant demoré. (Queste, 138)

Mais son interlocuteur se charge de le détromper. « Des pechiez mortiex porte li peres son fes et li filz le suen ; ne li filz ne partira ja as iniquitez au pere, ne li peres ne partira ja as iniquitez au filz » (Queste, 138), affirmation qui est en total désaccord avec la vision du Lancelot, pour qui on ne peut désolidariser le père et le fils24.

  On constate que la leçon donnée par l’édition Pléiade passe totalement sous silence le fait que le père de Lancelot était de plus basse naissance et que c’est par ses propres qualités qu’il a accédé à cette haute fonction. Le romancier se contente de la précision : « Quant il fu esleüs a roi… ». Le Livre du Graal, tome III, p. 517. 24   Il sera expliqué à Lancelot que s’il n’a pas réussi une épreuve, c’est à cause du péché de son père qui a commis l’adultère : « et d’autre part l’as tu perdu par .I. pechié que li rois Bans tes peres fist : car puis qu’il ot espousee ta mere qui encore vit jut il a une damoisele » (Lancelot, III, 293). On retrouve la même chose concernant le personnage de Merlin. Alors que dans le roman du même nom, l’auteur insiste sur le personnage de la mère et sur le baptême du prophète, l’auteur du Lancelot ne peut oublier l’origine du père et fait du personnage un être néfaste, peut-être parce que « il ne fu onques baptisiés » (Lancelot, VII, 41). Le texte conclut donc que Merlin « fu de la nature son peire dechevans et desloiaus » (Lancelot, VII, 41). 23

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Les fils n’ont de cesse de surpasser leurs pères et ce sera une constante des héros arthuriens. Lorsque le clerc d’Evalac critique la Trinité, Joseph reste interdit et ne sait que répondre. Son fils s’avance alors et transmet la malédiction divine. Dès lors il est au centre du récit. Ce n’est plus Joseph qui se déplace accompagné de son fils, mais Josephé, qui circule accompagné de son père (Joseph, 125). Lorsqu’ils se rendent au Temple, le diable, qui se trouve dans la statue de Mars, n’ose pas parler en présence de Josephé, car, explique-t-il « il a .II. angles avoec lui qui le conduient et gardent par tous lix ou il vait » (Joseph, 89). Et c’est en effet le jeune homme qui devient le porte-parole de Dieu. Dans une scène aussi curieuse qu’amusante, il se saisit d’un diable, lui passe sa ceinture autour du cou et le promène partout en ville, le saisissant par les cheveux lorsqu’il veut l’interroger. Arthur, Lancelot, Bohoort, Galaad, Josephé et même Merlin, tous iront au-delà de ce qu’ont accompli leurs pères. Il s’ensuit que ne pas être à la hauteur de la valeur du père, c’est trahir le lignage, ce qui est difficilement concevable pour les auteurs du cycle arthurien. Il existait un terme en ancien français, qui est demeuré en français moderne25, c’est celui de « forligner », qui signifie « trahir les vertus de ses ancêtres26, faire honte à ». Les occurrences se trouvent en général prises dans des tournures négatives qui suggèrent que justement, le personnage concerné ne déroge pas aux qualités intrinsèques du lignage. Claudas demande des nouvelles de Lancelot et lorsqu’il apprend que c’est un excellent chevalier, il conclut : Il ne forligne mie, s’il est bons chevaliers, car ses peres fu .I. des plus prodomes del monde de son aage. (Lancelot, V, 155)

La reine, pour sa part, reconnaît Galaad et ne s’étonne pas qu’il soit un excellent chevalier, car « autrement forlignast il trop durement » (Queste, 14). Le « forlignage » se fait toujours en rapport avec le père, à une exception près. Lorsque Lancelot voit Mordred vaincre deux chevaliers, il lui affirme que c’est : Plus beles chevaleries que je veisse faire a chevalier de vostre aage : si puet bien dire mes sire Gauvain que vos ne forligniez mie, ainz le resamblez de prouesce. (Lancelot, V, 215)

  Néanmoins, même si le terme se trouve encore dans les dictionnaires, son emploi est archaïque. 26   Dictionnaire de l’ancien français, op. cit., p. 274, article « forlignier ». Alexandre Micha, dans son glossaire le traduit également par « trahir les vertus ancestrales » (Lancelot, IX, 267). 25

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Lancelot établit donc une relation avec Gauvain, ce qui corrobore l’étude onomastique, à savoir que le neveu d’Arthur est le chef du lignage et assume le rôle du père. Une seule occurrence concerne un personnage féminin. La qualité valorisée est donc précisée, contrairement aux occurrences précédentes : c’est de la sagesse qu’a hérité la demoiselle. Une Dame a demandé à Guerrehet de sauver sa fille et lui a dit qu’en échange, il pourrait en faire ce que bon lui semble27. Mais lorsqu’il la requiert d’amour, la demoiselle se refuse à lui et la mère s’extasie : Certes, sire, se ele est sage, ele ne forligne mie, car ele fu engendree dou plus sage chevaliers que l’en seust. (Lancelot, IV, 39–40)

Cette admiration fait sourire. En effet, la sagesse de la demoiselle ne s’explique que par son engagement vis-à-vis d’un autre chevalier. Le fait que toutes les occurrences soient intégrées dans des tournures négatives vide le terme de sa possibilité sémantique 28. Dans le cycle LancelotGraal, la construction narrative du personnage, et notamment le choix de ses qualités, est inséparable de l’image du père et on ne peut trahir ses valeurs. L’auteur du Perlesvaus utilise l’image du « forlignage » dans une perspective légèrement différente, puisque le terme renvoie essentiellement à la religion. Pour ne pas trahir son lignage, Perlesvaus doit servir Dieu du mieux qu’il peut, ainsi que le lui explique sa mère : Gardez que vos soiez tot adés en son serviche, ne vos delaiez por nule pensee, mais soiez en son conmandement autresi au vespre et al matin ; si ne forlignerez mie vostre lignage et Damnedieus vos en doinst pensee et corage et volenté issi con vos l’avez conmenchié. (Perlesvaus, 616)

C’est la seule occurrence du terme dans le roman29, ce qui montre le déplacement de perspective. Contrairement au Lancelot, la seule possibilité de « forlignage » dans le Perlesvaus est de s’éloigner de Dieu, Père symbolique, qui remplace la figure omnipotente du père.

  Sur ce personnage, voir le chapitre neuf.   Ou virtualisante, avec l’emploi de l’adverbe « autrement » dans l’occurrence concernant Galaad (Queste, 14). 29   Même lorsqu’un membre est néfaste au lignage, comme par exemple le Roi du Château Mortel, il est le «  plus desloiaus  » du lignage, mais le terme de «  forligner  » n’est pas employé. 27 28

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Images de la paternité : quand le Père devient Fils L’importance de la figure paternelle implique qu’elle soit utilisée pour figurer d’autres types de relations que celles intra-familales. Les métaphores de la filiation dans notre corpus sont peu fréquentes. Contrairement à l’image attendue de l’arbre30, dans la Queste, elle est materialisée par des fleuves sortant du ventre d’un homme : A cel tens fu avis au roi Ewalac que d’un suen neveu, filz Nascien, issoit un grant lac, en tel maniere qu’il li issoit del ventre. Et de tel lac issoient nuef flum dont li uit estoient d’une grandor et d’une parfondece. (Queste, 135)

La qualité des futurs descendants se manifeste par la limpidité plus ou moins grande de l’eau. Lorsque l’image de l’arbre est évoquée, il ne s’agit pas de l’arbre et des branches, mais de la relation entre l’arbre et le fruit, et ne concerne donc pas une représentation verticale d’un lignage, contrairement aux fleuves, mais uniquement la relation père-fils  : «  vos devez estre bons par droi­ture, car vos estes le fruit del tres bon arbre » (Queste, 165) déclare un ermite à Bohoort. Mais ces représentations abstraites du lignage sont peu fréquentes31. Les relations entre les chevaliers de la Table Ronde sont également pensées en termes de parenté. Entre eux, ils s’appellent parfois frères et il faut donc un père à cette vaste fratrie. Ce rôle revient tout naturellement à Arthur, qui, lorsque Lancelot disparaît, « si em plore et fait grant duel ausi come s’il fust ses peres » (Lancelot, IV, 110)32. Pour Jean-René Valette : Si le roi Arthur apparaît bien comme le père de la chevalerie terrienne dans le droit fil des romans courtois, Galaad s’offre, pour sa part, comme ce Christ chevalier autour duquel s’organise (…) l’éloge d’une nouvelle chevalerie33.

  On retrouve l’image de l’arbre dans le Tristan en prose, dans la bouche de Lancelot : voir Tristan en prose, tome 1, édition présentée par Joël Blanchard et Joël Quéreuil, sous la direction de Philippe Ménard, Paris, Champion, 1997, p. 494. Pour son analyse, voir l’introduction de Christine Ferlampin-Acher à l’ouvrage Lignes et lignages dans la littérature arthurienne, op. cit., p. 15 et suiv. 31   Elles apparaissent essentiellement dans la Queste et dans le Joseph. 32  Arthur lui-même est qualifié de fils de Largesse : « et qui velt veoir le fil Largesce meesme, si voie le roi Artu » (Lancelot, V, 163). 33   Jean-René Valette, «  Filiation charnelle et adoption filiale  : l’imaginaire de la paternité dans la Queste del Saint Graal », dans L’Imaginaire de la parenté dans les romans arthuriens (XII e–XIV e siècles), op. cit., p. 47–48. 30

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Dans la Queste, l’image du père prend une nouvelle dimension, en particulier au début du roman  : «  les aim aussi com s’il fussent mi fil ou mi frere » (Queste, 17), affirme le roi en parlant des membres de la Table Ronde. Lorsque les chevaliers jurent de partir en quête du Graal, Arthur se désole, car il a peur qu’ils ne reviennent pas vivants et « li rois, qui tant les amoit come s’il les eust de sa chair engendrez » (Queste, 21). Le roi fait alors de violents reproches à Gauvain, qui est l’instigateur de cette quête et le sentiment paternel n’est exprimé que pour mieux souligner le conflit latent à la Table Ronde, le roi n’hésitant pas à dire à Gauvain qu’il l’a trahi : Gau­vain, Gauvain, vos m’avez trahi ! Onques ma cort n’amenda tant de vos come ele en est ore empoiriee. Car ja mes ne sera honoree de si haute compaignie ne de si vaillant come vos en avez ostee par vostre esmuete. Ne encore ne sui je pas tant corrouciez por aus come je sui por vos deus. Car de tote l’amor dont home porroit amer autre vos ai je amez, et ne mie ore premierement, mes des lors primes que je conui les grans bontez qui dedenz vos estoient herbergiees. (Queste, 21)

Plus tard les frères de la Table Ronde s’entretueront, disqualifiant ainsi la parenté guerrière et charnelle. La Queste montrera que la seule famille sur qui l’on peut compter, qui aime et protège, est la famille spirituelle car elle seule est expurgée de la jalousie et de la violence qui contaminent les relations familiales. Lorsque Bohoort a besoin de conseils, il s’adresse à un prêtre, lui demandant « que vos me conseilliez com li peres doit conseillier le fil » (Queste, 164). A l’inverse, lorsqu’un chevalier manque à ses devoirs envers Dieu, ce dernier lui reproche son attitude en employant les termes de parenté : « tu ne m’as pas esté fil mes fillastre » (Queste, 131). Emmanuèle Baumgartner traduit le terme par « fils indigne »34, tandis que A. J. Greimas donne pour traduction de « fillastre » : beau-fils, gendre35. Dans les deux cas, on constate que le terme suggère un degré inférieur à celui de la filiation naturelle. Si le chevalier se montre bon chrétien, il peut attendre de l’aide de Dieu et de ses représentants sur terre, qui se montrent alors aussi attentionnés qu’un membre de la parenté  : Lancelot se retrouvant seul sur une nef, «  il avoit requis le Haut Mestre et dit qu’il ne l’oubliast pas, mes son pain li envoiast come li peres doit fere a son fil » (Queste, 249). S’étant amendé, le héros est

  La Quête du Saint-Graal, traduit par Emmanuèle Baumgartner, édition Honoré Champion, Paris, 2003, p. 125. 35   Dictionnaire de l’ancien français, op. cit., article « Fil », p. 267. 34

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devenu digne de l’intervention divine et se trouve rassasié. Lorsque tous les chevaliers sont réunis au château du Graal, ils voient sortir du Saint Vase un homme pieds nus, les mains et le corps ensanglantés. Il s’adresse alors aux chevaliers présents : Mi chevalier et mi serjant et mi loial fil, qui en mortel vie estes devenu esperitel. (Queste, 270)

Puis déclare à Galaad : « Filz si nez et si espurgiez come hom terriens puet estre  » (Queste, 270). La parenté familiale a donc été remplacée par la parenté spirituelle. En référence à Dieu36, le terme de « Père » peut être employé avec ou sans majuscule37. Banin prie Dieu de lui venir en aide et s’adresse au « peires dous » (Lancelot, VII, 24)38. Mais ce type d’occurrences est peu fréquent, car la relation à Dieu n’est pas primordiale pour l’auteur du Lancelot. Lorsqu’il évoque la Trinité, il se contente d’en citer ses trois composantes, sans développer ce thème  : «  Naie, par foi, fist Joseph, ains sui crestiens et croi el Pere et el Fiz et el Saint Esperit » (Lancelot, II, 336)39, déclare Joseph d’Arimathie à un Sarazin, pour le convaincre de devenir chrétien. Dans la Queste, la référence au père est le plus souvent associée à la figure du Christ40 ce qui montre implicitement que le Fils est l’incarnation du Père. 36   L’utilisation du terme de « père » en référence à un prêtre est marginale. Lorsque Arthur décide de se confesser, il s’adresse aux prêtres et aux archevêques : « Je vieng, fait il, a vous com a mes peres si voeil a Dieu rejehir mes grans felonies en vostre oiance » (Lancelot, VIII, 15). Dans la Version Courte, la relation père-fils est une métaphore de la relation entre le roi et le Pape : « Lors li manda li apostoiles de Rome comme par obedience comme a son fill que il laissast sa feme que il avoit novelement prise » (Lancelot, III, 89). Plus généralement, les textes attribuent le terme de Fils à Jésus et celui de Père à Dieu sauf dans la Queste où Jésus est régulièrement appelé Père. 37   Dans le Lancelot en particulier. Mais dans la Queste et dans le Joseph le terme de Père en référence à Dieu prend le plus souvent une majuscule, du fait notamment qu’il est très souvent employé en apostrophe. On peut noter que les manuscrits de références sont du XIIIe et XIVe siècle et que l’emploi de la majuscule en dehors du début de phrase se généralisant au XIVe siècle, cela peut expliquer les différences d’emplois. On peut également considérer que dans la Queste et le Joseph, contrairement au Lancelot, Dieu n’est pas juste un idéal abstrait. Il est présent dans la narration comme un personnage à qui l’on s’adresse et qui agit sur ce qui l’entoure. Les prières qu’on lui fait ne restent pas sans réponse. 38   Lorsque Gauvain assiste au cortège du Graal, les chevaliers présents remercient Dieu de la grâce qu’il leur fait : « Beneois soit li pieres des ciels » (Lancelot, II, 384). 39   Voir aussi Lancelot, V, 124. 40   Souvent la formulation est la suivante « Biax douz peres Jhesucrist » (Queste, 110, voir aussi 131, 164, 175). La notion est renforcée par celle d’homme lige  : «  cui hons liges je sui » (Queste 192, 193, 247, 253, 254, 255, 257, 263…). Comparativement, La Mort le roi ne

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Le ­Perlesvaus, pour sa part, lie davantage les trois éléments de la Trinité et le roman se place sous son égide. Chaque branche commence par l’évocation du « non del pere et del fil et del saint esperit » (par exemple Perlesvaus, 178) et c’est un élément essentiel dans la dynamique narrative. Alors qu’Arthur est devant une chapelle, il assiste à la célébration d’une messe. Une magnifique dame est présente, avec son fils, à qui elle déclare : Sire, fet ele, vos estes mes pere, e mes filz, e mes sire, e garde de moi e de toz. (Perlesvaus, 150)

Ce discours provoque la perplexité d’Arthur, qui entend nommer l’enfant à la fois «  fils  » et «  père  »41. La dame remet ensuite le nourrisson à l’ermite et, à sa place, le roi voit soudain le corps du Christ souffrant, puis l’enfant réapparaît. Les trois demoiselles apperçues par Gauvain à La ­Fontaine Magique ne font soudain plus qu’une, avant de redevenir trois. Lorsque le jeune homme demande des explications à ce sujet, le prêtre refuse de lui répondre, car, dit-il : Ne doit on pas descovrir les secrés al Sauveor, ains les doivent cil garder ­secreement a cui eles sont comandees. (Perlesvaus, 334)

Il s’agit en fait d’une figuration de la Trinité, même si le caractère féminin des personnages qui l’incarne est surprenant. L’identification entre le père, le fils et l’époux se retrouve dans certains textes religieux. Jacques Dalarun, par exemple, cite un des sermons de Geoffroy de Vendôme, dans lequel il développe les relations spirituelles « conçues en termes familiaux » : (…) « Car le père et époux de cette vierge est son fils », il est vrai que, dès les premiers siècles Ephrem et Pierre Chrysologue avaient successivement développé l’idée d’une Marie « sœur, épouse et servante du Seigneur  (…)42 ».

Alors que dans le Lancelot, la Trinité est seulement évoquée et que l’auteur du Perlesvaus ressent le besoin d’expliciter ce mystère et d’insister sur l’unité de la Sainte Trinité, le Joseph d’Arimathie va plus loin, et sous prétexte d’expliquer au roi Evalac ce concept, l’auteur, à travers Joseph, développe une  longue argumentation pour en prouver la réalité (Joseph, 46).

comprend qu’une seule occurrence de Jésus en position du père : « Jhesucrist, pere, ne me juge pas selonc mes meffez » (La Mort le roi 221). 41   L’utilisation de l’hyperbate renforce ici l’idée d’une accumulation difficilement conciliable. 42   Jacques Dalarun, Dieu changea de sexe, pour ainsi dire, La religion faite femme, XI e–XV e siècle, Fayard, Paris, 2008, p. 52.

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Il ­commence par narrer la naissance de Jésus, suite à la visite du Saint Esprit puis insiste sur la notion de virginité de Marie, avant, pendant et après l’accouchement. Lorsque Jésus arrive en Egypte, toutes les statues présentes dans les temples se brisent. L’identification entre le Père et le Fils se fait alors, car Joseph explique : « icele senefiance faisoit le vrais Dix en sa petitece » (Joseph, 44). Puis évoquant divers miracles, il insiste sur le fait que ses disciples, voyant tout cela, comprennent que Jésus est vraiment Dieu (Joseph 45). A diverses reprises, Evalac tente de montrer des incohérences dans le discours de Joseph, lui permettant ainsi de poursuivre sa démonstration. Lorsqu’il demande si c’est parce qu’il est mort pour les hommes que le Christ est Dieu, Joseph répond : Et pour ce fu il vestus de mortel char : pour ce ne laissa il mie estre Dix, mais il prist ce que il onques n’avoit eü : ce fu mortalités (…) si renvoia son Fil pour rachater home de pardurable mort. (Joseph, 46)

Le Christ est donc l’incarnation mortelle de Dieu sur terre, ce qui rend possible l’identification entre le Père et le Fils. Puis il ajoute la notion de Saint Esprit et conclut ainsi : Li Peres est parfais Dix : si a parfaite deïté en trinité sans fin et sans commencement ; selonc l’umanité est il morteus. Et pour ce, que il sont .III. personnes, n’est il que uns seus Dix, et ces .III. personnes furent bien amenteües au commencement del monde quant li Peres fist toutes choses, quant il dist : Faisomes home a nostre ymage samblant a nous . Ceste parole dist le Peres a son chier Fil (…). (Joseph, 47–48)

Comme si l’explication de Joseph n’était pas suffisante, le roi Evalac est également gratifié d’une vision, qui reprend, sous forme de symbole, le concept de Trinité. Il voit trois arbres, si étroitement liés qu’il est presque impossible de les distinguer les uns des autres. Chacun porte une inscription : « Cist fourme (…), Cist salve, (…) Cist purefie » (Joseph, 54). Même si Evalac semble convaincu, il interroge ses clercs et l’un d’eux critique la Trinité  : en effet, si la déité doit être tripartite, cela signifie qu’aucune des trois ne peut être parfaite et entière à elle seule. Et si l’une est parfaite, les deux autres ne servent à rien. Joseph ne trouve alors rien à répondre à cela et demeure abasourdi, ce qui pousse son fils à intervenir. Il n’est plus alors question d’arguments, mais de menaces. Le roi va être attaqué et son ennemi aura le dessus. Quant au clerc, il deviendra muet et aveugle. Dans les trois textes, la Trinité est donc présente de façon très différente. Evoquée, explicitée, justifiée. L’argumentation présentée par Joseph n’est pas

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sans rappeler le quatrième Concile de Latran, de 1215, qui insistait justement sur la Sainte Trinité : Cette exposition ou formule de foi est qu’il n’y a qu’un seul Dieu en trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; mais une seule essence, une substance et une nature très simple ; que le Père ne reçoit l’être de personne, que le Fils reçoit son entité du Père seul, et que le Saint-Esprit reçoit la sienne à la fois des deux premiers, sans commencement, toujours, et sans fin ; que le Père engendre ; que le Fils est engendré ; que le Saint-Esprit procède ; qu’ils sont consubstantiels et égaux en tout43.

L’auteur du Joseph semble se faire un devoir d’argumenter longuement, comme s’il lui était nécessaire de convaincre ses lecteurs, en prenant le soin de présenter des thèses contradictoires, pour mieux les réfuter. Ce faisant, il dépasse le cadre du roman et ce passage apparaît davantage comme un moment d’éducation que comme un élément faisant réellement avancer l’intrigue. Merlin, enfant sans père ou père sans « semblance » ? La paternité de Dieu est libérée de toute contrainte matérielle. Il est symboliquement le père de tous les hommes, ainsi que celui de Jésus mais tout cela se fait sans contact charnel. Le diable, pour sa part, est beaucoup plus… pragmatique. Lorsque les démons prennent la décision de créer un antéchrist, ils décident de copier point par point la naissance de Jésus et choisissent une jeune fille vierge. Mais contrairement à l’intervention divine, il est question d’une conception qui ne peut être faite de pur esprit, puisqu’un démon fait remarquer : Je n’ai point de pooir de concevoir ne de faire semence en feme, mes se je avoie le pooir, jel porroie bien faire, car je ai une femme qui fait et dit quant que je voil. (Merlin, 22)

Anne Berthelot relève que dans les traités de démonologie du Moyen Âge : Les diables, incubes ou succubes, ne sont en fait jamais capables de produire une progéniture ; les incubes fécondent les femmes qu’ils ont séduites avec la semence qu’ils ont volée aux hommes sous leur forme succube. Selon cette théorie (…) Merlin ne serait jamais que fils « de père inconnu » (…). Mais dans ce cas bien sûr ; il n’aurait rien de diabolique (…)44.

  Concile de Latran IV, 1215, extrait du Dictionnaire universel et complet des conciles, tome 1, colonnes 1058‒1059, http://books.google.fr/books/Dictionnaire+universel+et+complet+ des+conciles. 44   Anne Berthelot, « De Merlin à Mordred, enfants sans pères et fils du diable », dans Lignes et lignages dans la littérature arthurienne, op. cit., p. 44, note 4. 43

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L’un des diables évoque alors le fait qu’il existe un démon capable de prendre l’apparence d’un homme, chose si rare qu’un seul d’entre eux en est capable : Et li autre dient : « Il i a tel de nos qui puet bien pren­dre semblence d’ome et habiter a femme ; mais il covient que il la praingne au plus priveement qu’il porra45 ». (Merlin, 22)

L’important ici c’est qu’il n’est pas humain. Il dissimule sa véritable « semblance » sous celle d’un homme. Dans le Lancelot, les circonstances de la conception de Merlin sont totalement différentes. Sa mère refuse de coucher avec un homme qu’elle aurait vu au préalable. Un démon décide de profiter de la situation, rejoint nuitamment la demoiselle dans sa chambre et la séduit : La damoisele le tasta, si senti que il avoit le cors moult gent et moult bien fait par samblant ; et neporquant diables n’a ne cors ne autre menbre que l’en puisse manoier, car espiriteus cose ne puet estre manoie et tout deable sont chose espiriteus ; mais deable entreprenent a le fie cors de l’air, si qu’il samble a cheus qui les voient qu’il soient formé de car et d’os. (Lancelot, VII, 40–41)

Sous forme de dérivation, le terme de « semblance » est là encore présent à deux reprises. On parle souvent de Merlin comme l’enfant sans père, comme si un démon n’entrait pas dans la catégorie des pères possibles : Merlins fu engendrés en feme par dyable et de diable mismes, car pour che fu il apelés li enfes sans pere. (Lancelot, VII, 38)

Or, il a un père, mais ce dernier ne l’a pas engendré sous sa réelle semblance. Peut-on alors réellement affirmer que c’est un enfant sans père ? Cette expression, injurieuse dans la bouche d’un enfant qui déteste Merlin, est-elle autre chose qu’une insulte ? Nous avons déjà fait allusion au constat de Doris Desclais Berkvam : Les ressemblances toujours frappantes, morales et physiques, des enfants à leurs parents sont sans cesse remarquées d’une œuvre à l’autre46.

Merlin n’échappe pas à la règle. Sauf que physiquement, il ne peut ressembler à personne. Et paradoxalement sa ressemblance au père est justement son

  Ce n’est pas le futur « père » qui s’arrange pour pousser la demoiselle à la faute. Le démon capable de concevoir n’arrive qu’au moment précis où il doit agir (voir Merlin, 38). 46   Doris Desclais Berkvam, Enfance et maternité dans la littérature française des XII e et XIII e siècles, op. cit., p. 18. 45

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

absence de semblance47, car personne ne sait quelle est l’apparence réelle de Merlin48. De son père, il héritera aussi de la possibilité de connaître le passé ainsi que d’autres savoirs plus mystérieux49 : Li fu de la nature son peire dechevans et desloiaus et sot quan­ques cuers pooit savoir de toute perverse science. (Lancelot, VII, 41)

En outre, c’est le père qui choisit le nom de Merlin (Lancelot, VII, 41). La différence entre les deux textes consiste donc en la présence ou non du père : dans le Merlin, le démon se contente de l’engendrer et disparaît. Dans le Lancelot, il a une plus grande influence, puisqu’il choisit le nom de l’enfant. Merlin n’est donc pas un enfant sans père. Parrain et filleul : combler un vide narratif Enfin, concernant les images paternelles, il faut aborder la place du parrain, qui est une figure assez peu présente dans la littérature, comme en témoigne le titre de l’article de Denis Collomp, « Le parrainage : une parenté spirituelle peu exploitée50 ». Dans le corpus, nous n’assistons jamais à la rencontre entre un parrain et son filleul et la relation de parrainage relève davantage d’une forme de légitimation d’un personnage que d’une réelle démarche de parenté spirituelle. Il est de tradition, chez les chrétiens, de choisir, lors du baptême, un parrain et une marraine. Ces derniers doivent, en cas de décès des parents, prendre soin de l’enfant. Dans le corpus, le filleul n’apparaît qu’après la mort ou la disparition du parrain. Au début du Lancelot, un personnage qui « estoit apelés Banyns, filleuls au roi Ban de Benoyc » va prendre une importance particulière. Lorsque Ban

 Arthur sera engendré par Uther, alors qu’il a la « semblance » du Duc de Tintagel. Est-ce une coïncidence s’il ne sera jamais fait allusion à une quelconque ressemblance entre le père et le fils ? 48   Dans un article sur Merlin, Anne Berthelot analyse les différentes apparences du personnage et leurs significations, mais elle ne les met pas en relation avec la « semblance » du père. Anne Berthelot « Merlin Saildanach : “homme sans qualités” et “hero with a thousand faces” », dans Façonner son personnage au Moyen Âge, études réunies par Chantal Connochie-Bourgne, Senefiance 53, Actes du 31e colloque du C.U.E.R.M.A, 9‒10-11 mars 2006, Aix-en-Provence, PUP, 2007, p. 55–67. 49   « Qui sot toute la sapience qui des dyables puet deschendre » (Lancelot, VII, 38). 50   Denis Collomp, « Le parrainage : une parenté spirituelle peu exploitée », dans Les Relations de parenté dans le monde médiéval, Senefiance, no 26, C.U.E.R.M.A, Aix-en-Provence, 1989, p. 9–25. 47

Engendrement et paternité

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part avec sa femme et son fils, il laisse son château à son sénéchal, mais ce dernier le trahit, en allant voir Claudas et en promettant de lui remettre la ville. Pour lutter contre la traîtrise de cet homme, aucun membre du lignage de Ban n’est présent : en effet, le roi est mort, son fils n’est encore qu’un nourrisson, ses neveux sont des enfants de bas âge et son frère n’apparaîtra dans le récit que pour y mourir de chagrin. Personne ne peut donc assumer le rôle de défenseur des terres et du lignage ni devenir le porte-parole de Ban. C’est au milieu de ce vide narratif qu’apparaît Banin. L’onomastique renforce la proximité entre les deux personnages. Pour Didier Lett : La parenté spirituelle, dégagée de tous liens charnels, laisse surtout son empreinte sur l’âme ; si des ressemblances physiques existent entre parrain et filleul, c’est uniquement parce que le corps est le miroir de l’âme. La parenté spirituelle fonctionne comme une parenté à part entière : elle possède (…) un inceste spirituel, une transmission de prénoms et une théorie des ressemblances. Si l’on retrouve celle-ci comme élément constitutif d’un système de parenté, c’est bien la preuve, comme le pense Bernard Vernier, qu’elle participe activement au mode d’appropriation symbolique des enfants51.

Et c’est bien en tant que fils symbolique que le personnage va s’illustrer dans le récit. Banin, se doutant de la traîtrise du sénéchal, sonne l’alerte, s’organise pour combattre les chevaliers de Claudas qui ont investi la ville, puis se replie dans une des tours avec quelques compagnons. Là, il tient le siège, lutte et tue un grand nombre des chevaliers de Claudas. Voyant sa valeur, ce dernier décide d’essayer de le convaincre de rejoindre ses gens, car un homme aussi valeureux pourrait lui être particulièrement utile (Lancelot, VII, 13). Banin et ses compagnons, affamés après un très long siège, décident de se rendre, en échange de la promesse de Claudas de les protéger et de défendre leurs droits. Ce dernier accepte et lorsque le sénéchal qui avait trahi Ban demande au roi de tenir sa promesse et de lui donner les terres du roi défunt, Banin intervient, l’accuse de traîtrise et exige un combat singulier pour prouver son bon droit. Claudas voit là un moyen commode de se débarrasser du sénéchal qu’il méprise pour sa trahison et de s’attacher le filleul de l’ancien roi. Il offre au traître les terres de Ban, précisant que, s’il perd le combat, c’est Banin qui en aura la charge, à la condition qu’il devienne son vassal. La démarche de Claudas est subtile et non dénuée d’intelligence : en mettant

51   Didier Lett, « L’ “expression du visage paternel”. La ressemblance entre le père et le fils à la fin du Moyen Âge : un mode d’appropriation symbolique », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, op. cit.

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

Banin, qui fait partie du lignage de Ban, sur le trône, il s’assure de la loyauté des sujets de Bénoyc (qui autrement pourraient se révolter contre l’usurpateur), tout en se garantissant la fidélité de celui à qui il fait don de ces terres, grâce au lien vassalique. Banin parvient à vaincre le traître mais lorsque Claudas veut lui donner la terre pour qu’elle devienne son fief et que ses descendants en héritent, il refuse avec mépris car il ne veut rien recevoir de Claudas. Il s’exclut ainsi d’un héritage qui, en l’absence des autres membres du lignage de Ban, aurait pu lui revenir, et laisse en suspend la question de la possession des terres. Plus tard, on retrouve le personnage à la cour d’Arthur. Comme beaucoup de « jeunes », tel que les définit Georges Duby, il a réussi à s’enrichir par ses propres moyens : Il avoit guerroié le roi Clau­das moult longuement et maint grant damage li avoit fait, et tant avoit prins del sien et tant gaaignié al gueroier que richement et a bel harnois s’en estoit partis de la terre soi quart de chevaliers. Joines bachelers autresi com il estoit, si s’en estoit venus en la maison le roi Artu. (Lancelot, VII, 238)

Lorsque Arthur lui demande son nom, le jeune homme précise avec fierté que Ban était son parrain et à ce souvenir, ses yeux se remplissent de larmes. Cela plonge aussitôt le roi dans de sombres pensées, Banin apparaissant comme un reproche vivant de sa propre incapacité à défendre son vassal  : Ban est mort car Arthur n’a pas rempli son rôle de seigneur : Je pensoie a la gregnor honte que onques m’avenist, puis que je portai primes corone : che estoit au roi Ban de Benoÿc qui estoit un des plus preudommes que je eusse, qui fu mors el venir a moi ; et ja en ai eu clamor ne onques encore ne l’amendai  : si en ai si grant honte que ne puis grignor avoir. (Lancelot, VII, 242)

Déclare le roi à Gauvain. Banin donne au roi quelques nouvelles de la reine Hélène, puis il disparaît du récit car il a assumé son rôle. Sa fonction semble se résumer à n’être que la représentation vivante du lignage de Ban : il mène le combat contre Claudas, rappelle à Arthur son manquement, puis retourne au néant car entre-temps, Lancelot et ses cousins ont grandi. A la disparition de Banin succède immédiatement la décision de la Dame du Lac d’envoyer Lancelot chez le roi pour y être fait chevalier. Banin n’a fait que combler l’intervalle temporel, dans l’attente d’un fils en âge de devenir chevalier. Lorsque Galehot décide de rester à la cour d’Arthur, il demande à Baudemagu de gérer ses terres et lui fait promettre que s’il meurt, il devra les

Engendrement et paternité

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remettre « a Galehodin qui est mes niés et mes fillos » (Lancelot, I, 82)52. L’appartenance au lignage de Galehot est ici dédoublée : il est à la fois familial (neveu) et spirituel (filleul). Cette double appartenance est d’autant plus étonnante qu’il n’a jamais été question dans le texte d’une sœur ou d’un frère de Galehot. Galehodin s’illustrera dans un tournoi où il montrera une grande vaillance (Lancelot, V, 188). Même s’il ne prendra pas dans le récit l’importance qu’y avait prise son oncle et parrain, il fera plusieurs apparitions dans le roman, manifestant un indéniable attachement à Lancelot, ainsi qu’un grand désir de le voir, comme s’il n’était que le pâle reflet de son parrain. Il semble que l’auteur regrette un personnage aussi riche que l’était le fils de la Belle Géante, Galehodin comblant le vide laissé par l’ami de Lancelot.Ainsi, la référence au parrain se fait donc in absentia de ce dernier et sert, en l’absence du représentant du lignage, à assurer une continuation au personnage absent, un autre prenant en charge sa fonction narrative et/ou sociale53.

  Dans l’un des manuscrits, Galehodin est le fils de Galehot. Voir Lancelot, I, 82, note 2. Il a d’ailleurs certaines caractéristiques physiques de son oncle/père, puisqu’ils font partie des chevaliers les plus grands du monde (Lancelot, V, 199). 53   Dans le Perlesvaus, Gauvain découvre sa propre histoire et la façon dont sa mère, enceinte de lui, a demandé au seigneur du lieu d’abandonner l’enfant pour qu’il meure. Gauvain apprend que le seigneur du manoir l’a tenu sur les fonds baptismaux et qu’il lui a donné son propre nom (Perlesvaus, 798). Cette allusion aux fonds baptismaux suggère qu’il est en fait le parrain de Gauvain, mais le terme n’est pas employé. Refusant d’abandonner le nourrisson à la mort, il l’emmène dans un pays étranger, avec de l’argent et une lettre expliquant ses origines. A sa mort, on peut supposer qu’il n’a pas d’enfant, puisqu’il « laissa a monseignor Gauvain son fillloel cest chaastel » (Perlesvaus, 800). Il agit en fait comme un père, puisque non seulement il lui transmet son nom et le sauve de la mort, mais il lui transmet également son patrimoine. 52

Chapitre trois

D’amour et de haine : l’impossible succession

L

e lien père/fils apparaît donc comme primordial dans la construction des personnages. On constate toutefois que la narration met très peu en scène des manifestations d’amour au quotidien entre les protagonistes et il faut souvent une circonstance exceptionnelle pour qu’il se manifeste1. Olivier de Laborderie, analysant L’Historia Regum Britanniae, fait le constat suivant : Si les bons rapports entre eux semblent constituer la norme et sous-tendent le mode habituel de succession au trône, qui se fait généralement de père en fils (ou, plus exceptionnellement, de mère en fils ou de père en fille…), ils restent cependant implicites et on ne trouve, en dehors de l’épisode du roi Leir et de ses filles, aucune manifestation d’amour paternel ou filial2.

En général, il transparaît dans l’inquiétude manifestée pour les membres de la famille. Lorsque Ban est désespéré par la destruction de son dernier château, il s’inquiète immédiatement pour sa femme et son fils, demandant à Dieu de les protéger3, et le romancier lie en partie la mort du père à l’angoisse qu’il ressent pour son enfant. En effet, lorsque le fils est menacé, l’angoisse paternelle peut se manifester avec une violence qui peut avoir des conséquences sur sa propre intégrité physique. Dans l’épisode du chevalier

  Nous avons une occurrence où un jeune homme aide Lancelot à s’équiper, « et li aide com il feist a son pere » (Lancelot, II, 47), ce qui donne une idée des tâches que pouvaient accomplir les fils d’un chevalier. 2   Olivier de Laborderie, « Solidarité lignagère, luttes familiales et légitimité du pouvoir dans l’Histoire des rois de Bretagne de Geoffroi de Monmouth  », dans La Parenté déchirée  : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 298. Il ajoute que « l’amour et la confiance, généralement réciproques, entre oncle et neveu apparaissent en revanche très souvent au fil du récit », ce qui se retrouvera également dans le corpus. 3   « Et de mon cheitif fil, sire, vous remenbre qui est si jones orphenins » (Lancelot, VII, 25). De même lorsqu’il avait décidé de quitter son château pour implorer l’aide d’Arthur, il n’a emmené que sa femme, son fils et un seul écuyer, pour les mettre à l’abri. 1

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

emprisonné dans un coffre, lorsque le père voit son fils gravement blessé, sans grand espoir de guérison : Il en devint muet et sort et si en perdi le pooir de tos les menbres que onques puis n’issi fors de son lit. (Lancelot, I, 199)

On assiste à une forme de mimétisme de la blessure physique, comme si le lien entre eux était tel que le père endurait les tourments de son fils : l’un ne peut sortir du coffre, l’autre ne peut se mouvoir hors du lit. La guérison du fils entraîne d’ailleurs miraculeusement celle du père, alors même qu’il n’est pas sur les lieux et qu’il ne peut donc pas savoir que son enfant est sauvé : Si tost com vos l’en eustes geté, si fu mesires mes peres garis. (Lancelot, I, 200)

La manifestation la plus spectaculaire d’amour paternel se retrouve alors dans les scènes de déploration. Face à la mort du fils, tout est oublié. On rappelle les qualités du mort, le père se pâmant sur le corps avec moult sanglots. C’est une scène attendue et somme toute classique de la littérature4. Le lien entre père et fils l’emporte sur toute autre forme d’engagement. Un ermite décide de rompre sa retraite et de reprendre les armes lorsque son fils vient le voir et lui explique que Ségurade l’a totalement déshérité : « comme li peires le vit en tel angoisse, si l’en trambla li cuers » (Lancelot, VIII, 328)5. Cet abandon (provisoire) de l’état d’ermite est une manifestation de faiblesse que celui qui raconte l’histoire tente d’excuser : « car toute vois iert il hom charnex ». C’est une impulsion viscérale qui le conduit à secourir son fils, s’opposant ainsi à sa vie spirituelle. Se rendant peut-être compte qu’abandonner la vie érémitique pour reprendre les armes est un sacrilège, le père justifie ainsi sa décision : s’il partait combattre les infidèles, on ne lui reconnaîtrait que des mérites, par conséquent : Dont irai je mon fil vengier qui crestiens est, si li aiderai encontre cels qui sont en lieu de mescreans. (Lancelot, VIII, 329)

  Claude Thiry, pour sa part, considère au contraire que la plainte funèbre constitue un discours « aussi vivace que tenace » (Claude Thiry, « De la mort marâtre à la mort vaincue : Attitudes devant la mort dans la déploration funèbre française », dans Death in Middle Ages, Actes du Colloque international du 21, 22, 23 mai 1979, Leuven University Press, Louvain, 1983, p. 239.). Il relève les éléments qui sont toujours présents, notamment « la Mort comme une force cruelle et sournoise qui leur inspire haine et mépris, traduits en malédictions et insultes », et « l’impact du décès sur les survivants ». 5   Venger le père est un motif assez peu présent et le plus souvent il est évoqué sans être développé : le frère de Druan voue une haine farouche à Gauvain car ce dernier a tué son père. Il est prêt à tout pour le venger (Lancelot, IV, 11). 4

D’amour et de haine

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Le raisonnement est spécieux, mais suffisant, car le lien familial dans le Lancelot l’emporte sur toute autre considération. Les rois ne sont pas exempts non plus de ces inquiétudes. Baudemagu, bien qu’il soit une figure ambivalente du père, ne cesse de s’inquiéter pour son enfant. Lorsque Méléagant attaque Lancelot, le père du jeune homme « est molt a malaise por son fil » (Lancelot, I, 93), car il craint que Galehot ne venge son ami s’il devait lui arriver malheur. Il intervient à de nombreuses reprises pour le protéger bien qu’il ait conscience que son fils est en tort6 7. La force du lien d’amour entre père et fils amène donc parfois les personnages à enfreindre les règles de l’honneur. C’est l’inquiétude qu’il éprouve pour son père qui amène un jeune homme à le supplier de ne pas prendre les armes pour aller venger son frère, car il est déjà gravement blessé (Lancelot, IV, 7). Mais ce dernier le rabroue, car : Je ne lairoie mie por home que je n’alasse veoir celui qui ou cuer m’a mis le duel qui jamais n’en istra ; et saiches que de tant com tu en as dit t’en sai je mauvés gré. (Lancelot, IV, 8)

Le père rappelle également que, s’il mourrait, ce serait à lui, son fils, de venger son oncle « por l’amor » de lui. Cet épisode suggère que l’amour ne doit pas se diriger vers un membre du clan en exclusivité, mais être au service de l’honneur de l’ensemble des membres de la famille. Doit-on en déduire que l’honneur est plus important que l’attachement familial ? Un fils éploré vient annoncer à sa mère que leur seigneur est sur le point d’être mis à mort (Lancelot, VIII, 348) car le fils du Duc a été tué et comme il « ot grant duel de son fil » (349), il a décidé de punir celui qu’il estime être, à tort, coupable. La tristesse du fils de l’homme accusé est en contradiction totale avec l’attitude de son père, qui n’hésite pas à déclarer :

  Voir également Lancelot, II, 138 où un chevalier n’hésite pas à assiéger un château parce que ses occupants ont emprisonné son fils. 7   Le père est également celui qui conseille. Deux chevaliers viennent à la cour pour entrer à la Table Ronde, mais Arthur les refuse car personne ne sait rien de leur « chevalerie » (Lancelot, V, 178). Leur père leur conseille de tendre un pavillon et de jouter contre tous ceux qui se présenteront, pour se faire connaître. Mais ce conseil est tout de même assez ambigu car le père précise qu’ils auront ainsi l’avantage sur les chevaliers qui viendront, ces derniers étant fatigués par leur voyage, tandis qu’eux seront frais et dispos. A la lumière de ces conseils, le refus d’Arthur apparaît donc comme totalement justifié. Le père, par ce conseil, montre son indignité et son manque de courtoisie, et ses fils ne méritent donc pas de devenir chevaliers de la Table Ronde. Ils partageront d’ailleurs un sort commun puisque Lancelot les tuera tous les trois. 6

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

Il volsist miex al mien essient que ses fiex et li miens qui la esta fust mors que li fiex mon seignor le duc. (Lancelot, VIII, 349)

La hiérarchie qu’il établit entre les fils est surprenante : le lignage du seigneur doit passer avant son propre lignage et un vassal doit être prêt à donner sa vie et celles de ses proches pour sauver celle du fils de son seigneur. Le père n’a même pas la délicatesse de faire cette déclaration hors de la présence de son propre enfant.S’agissant des personnages principaux, les sentiments entre père et fils sont encore plus problématiques, notamment la relation entre Lancelot et son fils qui semble déséquilibrée. Lorsque le héros devient fou, il est soigné dans le château du Graal. Hector le retrouve et demande à la fille du roi Pellès où se trouve Galaad. Elle lui explique qu’il est élevé par son grandpère, mais qu’il le verra sûrement bientôt car « si le porroiz par tens veoir, car je sai bien que il ira convoier son pere, quant il partira de cest païs » (Lancelot, VI, 241). Pourtant, durant la période où Lancelot se trouve là-bas, il n’est fait aucune mention du fait qu’il voit son fils et lorsque Hector lui apprend que la reine veut le revoir, il décide immédiatement de partir et en informe Pellès (et là encore, il n’a aucune pensée pour son fils). Ce dernier l’annonce à Galaad qui fait alors une demande touchante, celle d’un petit garçon qui aimerait passer du temps avec son père : Il fera sa volenté, mais ou que il aille, je volrai estre si pres de lui que je le voie souvent. (Lancelot, VI, 241)

Un chevalier suggère alors d’envoyer Galaad dans une abbaye tenue par la sœur de Pellès, qui se trouve près de Camaalot, ce qui lui permettrait de voir souvent son père. Mais Lancelot paraît totalement indifférent à la présence de son fils non loin de chez lui. La différence avec Hector, par exemple, est flagrante. Dès qu’il voit la fille du roi Pellès, il lui demande des nouvelles de l’enfant, puis lorsqu’avec Lancelot ils se rendent au château du Graal, il demande à voir l’enfant (alors que son père s’en désintéresse totalement). A la fin du roman, il est précisé que Lancelot, Bohoort et Lionel vont souvent voir l’enfant, cependant cette affirmation semble purement rhétorique : au début de la Queste, une demoiselle viendra chercher Lancelot pour l’amener dans cette abbaye et lui ne cessera de demander pourquoi ils se rendent en ce lieu, ce qui montre bien qu’il n’est jamais venu voir son fils et qu’il ne sait pas qu’il réside là. Il l’adoube chevalier sans même le reconnaître. Peu à peu, la situation s’inverse et c’est le père qui est soudainement en demande de relation avec son fils tandis que ce dernier reste à distance. Lorsqu’on annonce à Galaad qu’il doit se séparer de son père, le jeune homme :

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Si cort a son pere et le bese molt doucement et li dist tout em plorant : Biax doux sires, je ne sai se je vos verrai ja mes. (Queste, 252)

Le jeune homme ne l’appelle pas père et le terme ne se trouve pas en apostrophe : alors que Lancelot l’appelle « filz », ce dernier l’appelle « sire ». L’occurrence du terme « père » qui suit immédiatement est : « biaux peres Jhesucrist, vos merci je » (Queste, 253), ce qui montre bien que la parenté spirituelle l’emporte sur tous les autres types de liens. Galaad est déjà tout entier tourné vers sa quête et lorsque son père le supplie de prier pour lui, il lui répond que c’est à lui de prier pour lui-même. Cette distance entre le père et le fils est une nécessité : Lancelot est celui qui, à cause de son amour et de sa luxure, est devenu indigne du Graal. Plus il est éloigné de son fils, moins le lecteur sera tenté de faire un rapprochement entre les deux personnages. Galaad doit se démarquer de façon très claire de son père, pour ne pas être associé à ses péchés. Des terres… Enfin, on peut délimiter de façon assez claire deux motifs principaux de disputes au sein du couple père-fils : la possession des terres et la possession des femmes. Dans le système patrilinéaire qui prévaut à l’époque de l’écriture des textes étudiés, le père dispose d’une toute puissance sur ses fils. Dans l’histoire de la Petite Aumône, le jeune homme déclare : « vos estes mes peres et mes sires emprés Deu » (Lancelot, V, 85), c’est-à-dire que seul Dieu peut surpasser l’autorité du père. Le système médiéval est source de tensions car le père est omnipotent et répartit comme bon lui semble l’héritage. Georges Duby analyse ainsi la situation : A la fin du XIIe siècle, le fils aîné parvenait normalement à l’âge adulte et recevait les armes entre seize et vingt-deux ans, c’est-à-dire alors que le père, dans la cinquantaine, tenait encore fortement en main le patrimoine et se sentait très capable de le gérer seul8.

Ce qui était souvent source de conflits dans la mesure où le « jeune » : Revenu dans la maison paternelle, s’ennuie. Il étouffe ; il a goûté pendant sa tournée l’indépendance économique (…) il lui en coûte désormais d’en être privé. (…) Les tensions s’aggravent contre la puissance paternelle9.

  Georges Duby, La Société chevaleresque, Flammarion, Paris, 1979, p. 134.   Idem, p. 134–135.

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Ce constat amène Georges Duby à considérer que les jeunes gens au XIIe siècle étaient semblables à : Une meute lâchée par les maisons nobles pour soulager le trop-plein de leur puissance expansive, à la conquête de la gloire, du profit et de proies féminines10.

Parfois, il n’y a entre pères et fils qu’une simple divergence d’opinions. Ladomas n’hésite pas à protéger Hector contre son père, car même si Hector a tué Maltaillé son frère, il lui a sauvé la vie. Préférant éviter la colère de son père, il fait enfermer le jeune homme dans une chambre à part, pour « que ses gens ne le voient ne il ne ses peires » (Lancelot, VIII, 322). Lorsqu’une cousine lui demandera la garde du chevalier pour qu’il l’aide à sauver sa sœur, le père et le fils accepteront tous deux, ce qui permettra d’éloigner celui qui était source de tensions. On constate toutefois que la plupart du temps, les conflits ne s’apaisent pas et les romanciers montrent sans cesse qu’il existe une méfiance innée des pères à l’égard des fils, ainsi qu’une crainte fondamentale que les enfants ne tentent de dérober les terres familiales. L’exemple le plus frappant est celui de Dorin. Claudas, lorsqu’il doit se rendre à la cour d’Arthur, laisse ses terres à un oncle plutôt qu’à son fils car il craint que ce dernier ne s’en empare : Mais je vos larai ma terre toute, car je ne voel en nule fin que mes fiex en soit tenans jusqu’à chel eure que vous savrois que je serai mors. (Lancelot, VII, 57)

En effet, son fils : Avoit non Dorins ; si estoit si fiers et si desmesurés et si viguereus que ses peires ne l’osoit encore faire chevalier, car il avoit paour qu’il ne li courust sus, si tost com il avroit pooir (...). (Lancelot, VII, 53–54)

Le roi insiste donc sur le fait que ses hommes-liges ne doivent en aucun cas mettre Dorin à la tête de son royaume, car il ne fait aucun doute que ce dernier ne le lui rendra jamais. Sa peur est telle qu’il refuse même de le faire chevalier, le maintenant dans un état de dépendance pour s’assurer un meilleur contrôle sur lui. Claudas repousse ainsi la succession, ce qui n’est guère étonnant pour un personnage qui semble avoir traversé les générations. Lorsqu’il explique au roi Ban pourquoi il s’acharne sur lui, il affirme que c’est à cause du père d’Arthur. C’est donc un personnage que l’auteur place pour une part dans le temps mythique d’Utherpendragon, et non seulement il

  Idem, p. 142.

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survit durant la « deuxième » génération, c’est-à-dire celle d’Arthur, mais également à la « troisième » génération qui est incarnée par Lancelot. A la fin du Lancelot, il se battra même contre Lionel et Bohoort. Face à un père qui traverse le temps, la succession est impossible. Dès lors, Dorin n’a pas vraiment de place dans l’histoire. Alors que Claudas règne allègrement sur les royaumes qu’il a dérobés, il fait promettre que son propre fils, si lui-même venait à mourir, n’aurait que le royaume de la Terre Déserte tandis que les autres terres seront rendues à Bohoort et Lionel, car il considère que son fils : Avra asés, s’il est preudom, ne riens ne seroit en li bien emploié, s’il estoit mavais, ne dedens un an ne voel je mie qu’il soit d’une seule roie de ma terre tenans. (Lancelot, VII, 58)

L’absence de confiance de Claudas envers Dorin est on ne peut plus évidente, mais il n’est pas totalement épargné par l’aveuglement paternel : lorsque qu’il revient dans son royaume, Patrice lui raconte toutes les exactions commises par Dorin qui « avoit fait maint mal en la terre et viles brisies et proies prises et hommes ochis et navrés » (Lancelot, VII, 69). Claudas fait mine de ne pas comprendre et répond, un peu hors-sujet il faut bien le dire, que « il a droit, car fiex de roi ne doit estre destorbés de lar­guece qu’il voelle faire » (Ibidem). Pour Martin Aurell, bien que les pères fassent tout pour réprimer la révolte des jeunes gens, elle est « secrètement admirée par le senior qui la subit, car elle lui rappelle ses propres séditions de jeunesse11 ». Tout l’épisode de la guerre du Duc de Kallès, qui occupe de nombreuses pages du Lancelot, est centré sur un problème de répartition d’héritage. Le Duc a six fils et une fille. Lorsqu’il la marie, il décide de lui donner la moitié de sa terre, ce à quoi s’opposent violemment ses autres enfants. Les frères déclarent « qu’il ne se lairoient mie deseriter por home qui fust nez » ­(Lancelot, IV, 93). Le père refuse de tenir compte de leur avis et, face à cette rébellion, il va plus loin en décidant de laisser toute sa terre à son gendre : Coment, fist li peres, si ne porrai pas fere a ma volenté de la terre que j’ai conquise par ma prouesce ? Certes si ferai, et por ce que vos em parlez, revest je orandroit le chevalier qui ma fille avra de tote ma terre emprés ma mort. Et se vos volez terre avoir, si la conquestez ausi com je fis ; car par mon chief de la moie n’avrez vos jamais point. (Lancelot, IV, 93)

11   Martin Aurell, «  Rompre la concorde familiale  », dans La Parenté déchirée  : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 23.

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Ce que le père revendique ici, c’est la possibilité de jouir librement de ce qu’il a gagné et il met ses fils au défi de gagner eux-mêmes leurs propres terres. Ce discours est assez semblable à celui que Claudas tient au sujet de Dorin : ils doivent prouver leur valeur. En filigrane, on lit peut-être le fait que le père estime ses fils indignes de ses possessions : « si la conquestez ausi com je fis ». Ses fils n’ont apparemment jamais rien accompli et le père, en leur déniant la possibilité d’hériter, veut peut-être les pousser à montrer leurs qualités. Mais les événements prendront un tour différent. La colère des jeunes gens se tourne vers leur futur beau-frère et ils jurent que : « se li che­valiers retenoit le don de lor terre, aseur fust il qu’il an morroit » (Lancelot, IV, 93). En effet, sitôt le mariage célébré, alors que le chevalier emmene sa future épouse sur ses terres, les frères les attaquent. Sans que l’on sache exactement comment, la sœur est tuée dans le combat12. Les jeunes gens commencent alors une guerre contre leur père, s’emparant de tout ce qu’ils estimaient devoir leur revenir13. La violence contamine peu à peu toute la parenté : le propre frère du Duc vient l’aider, mais il est tué par ses neveux. Ce n’est alors plus le père qui déshérite ses fils mais ses « fil qui or me vuelent deseriter » (Lancelot, IV, 96). Les neveux de Kallès décident d’aider leur oncle contre ses propres fils et l’avunculat prend ici toute sa dimension. Ses neveux sont de meilleurs « fils » que ses propres enfants. Le Duc montre des chevaliers à Gaheriet en lui déclarant : Ce sont mi anfant, fait li dus, ce sont cil qui m’ont mis a povreté ; et qui de cels .VI. m’avroit mis au desus il avroit ma guerre afinee14. (Lancelot, IV, 107)

  Dans le Lancelot, le fratricide est peu représenté et semble déranger l’auteur (voir le chapitre treize). L’utilisation de la voix passive permet de laisser planer un doute sur les circonstances de la mort de la jeune fille : « avint par ne sai quele aventure que la damoisele qui lor suer estoit fu occise » (Lancelot, IV, 93). 13   On constate que les chevaliers de l’ancienne génération (la fratrie de Gauvain) prennent position pour le Duc, tandis que la nouvelle génération (Lancelot) aide les fils contre leur père. Cela montre bien qu’ils sont dans une dynamique de succession, tandis que les autres sont dans un temps figé, celui des pères. Il n’est pas anodin non plus que ce soit Lancelot qui tue le père des chevaliers. Le romancier ne semble donner raison ni à l’un ni à l’autre des deux camps, néanmoins, on ne peut que ressentir un certain malaise face au fait que Lancelot défend des fils qui apparaissent comme des enfants indignes et agressifs. L’auteur évite soigneusement de juger ce conflit, mais la rébellion contre le père et le meurtre du gendre et de la sœur semblent tout de même faire pencher la balance de la culpabilité du côté des jeunes gens. 14   Le terme d’ « afinee » signifie « terminée », mais le mot « afin » désigne aussi les parents et alliés et il n’est pas exclu que l’auteur joue sur l’ambivalence des termes dans l’expression « guerre afinee », car c’est bien d’une guerre d’afin dont il s’agit. 12

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On voit bien ici le paradoxe. Ceux qui sont ses propres enfants doivent être vaincus pour que la guerre puisse prendre fin15. Lancelot prend parti pour les fils et même si ces derniers mentent pour le convaincre de les aider, il jure que « il ne lairoit jamés les .V. freres devant que li dus fust deseritez » (Lancelot, IV, 159). Il tue finalement le Duc et ses fils pourront tout à loisir profiter de ces terres, obtenues en accélérant artificiellement le processus de transmission16. Pour René Girard, « le parricide c’est l’instauration de la réciprocité violente entre le père et le fils, la réduction du rapport paternel à la “fraternité conflictuelle”17 ». En effet, tout posséder alors que le fils ne possède rien et avoir le pouvoir de décider de qui possédera après lui, c’est pour le père une forme de contrôle et donc de violence à l’égard de ses enfants. Généralement, c’est après la mort du chef de famille qu’ont lieu les guerres de répartition. Ici, le fait que le père ait anticipé de son vivant la transmission de son patrimoine a aboli la distance père/fils et provoqué une guerre fratricide (la sœur est tuée la première) dans laquelle le père sera pris. Un autre motif de conflits dans la succession concerne le don des terres se faisant à l’extérieur de la parenté. Une demoiselle explique à Bohoort que son père a rendu de nombreux services au Duc Galenin et que ce dernier18, en échange : Le donna a mon pere en guerredon de son servise voiant touz cels de cest païs, si que mes peres le puepla de la gent de cest païs. (Lancelot, IV, 265)

A la mort des deux hommes, la demoiselle hérite de la terre et les gens lui prêtent hommage. Mais le fils du Duc ne l’entend pas de cette oreille : il pénètre sur ses terres et tue tous ceux qui ne veulent pas lui jurer fidélité (Lancelot, IV, 266). La demoiselle se plaint alors auprès du roi Pellès mais le jeune homme proteste de sa bonne foi en invoquant ses droits :

  Cette histoire de rivalité entre un père et ses fils a beaucoup intéressé les enlumineurs et a été représentée à de nombreuses reprises dans les manuscrits. 16   Selon les textes, le parricide est plus ou moins puni. Dans le Joseph, le seigneur de Charabel est foudroyé par Dieu car il a assassiné son père pour obtenir son héritage (Joseph, 398). 17   René Girard, La Violence et le sacré, Hachette Littératures, Paris, 1972, p. 114. 18   Ils ont probablement fait partie de la même bande de «  jeunes  », telle que la définit Georges Duby, puisque ce qui pousse le père à aider le Duc, c’est « por ce que en anfance orent esté compaingnon d’armes » (Lancelot, IV, 265). 15

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Si l’an fis araisnier de par le roi Pellés de la Terre Foreinne et il dist que nus ne l’am blas­meroit qu’il n’eust tort, car li chastiaux estoit suens par eritage comme celui que ses peres avoit fermé19. (Lancelot, IV, 266)

Il conteste donc le don que son père a fait, sous-entendant que le Duc ne l’a donné au père de la Demoiselle que pour un temps déterminé et qu’à sa mort, le château doit revenir dans le patrimoine de son lignage et donc lui échoir en héritage. Fréquemment, les problèmes de succession provoquent de graves tensions au sein même de la famille. Un fils de Claudas apparaît à la fin du roman, alors qu’il n’en avait jamais été question jusqu’alors. Peut-être l’auteur a-t-il senti que faire combattre le vieux seigneur qui avait atteint un âge canonique n’était pas très crédible20. Claudin combat courageusement contre les chevaliers d’Arthur et lorsqu’il voit son père mal en point, il lui demande de ­quitter la mêlée et d’aller chercher des renforts21. Mais la relation entre les deux personnages n’est pas vraiment idyllique. En présence de Claudin, Claudas regrette son premier fils, déclarant à Lionel : Se Dorins mes filz que vos occeistes eust vescu jusqu’a ore, il avoit si bon conmancement d’estre prodom, que je sai bien qu’il fust orendroit li plus prodons dou monde ; mais vos l’oceistes, dont je sui mis a honte et a povreté ; car s’il fust vis, ja a son vivant ne fusse el point ou je sui. (Lancelot, VI, 116)

Alors que son autre fils fait de son mieux pour l’aider à conserver ses terres et qu’il risque sa vie, son admiration posthume pour Dorin manque singulièrement de délicatesse. D’autant que cela suppose que Claudin est moins bon chevalier et que son fils aîné aurait réussi là où son cadet est en train d’échouer22. Les deux personnages vont alors s’éloigner de plus en

  Il s’agit non seulement d’une transmission, mais le caractère symbolique du lieu est renforcé par le fait que c’est le père qui a fait bâtir ce château, ce qui le lie d’autant plus au patrimoine familial, car ce n’est ni un don ni une conquête. 20   Au début, Claudin semble être un avatar de Claudas mais à la fin de l’épisode les personnages se sépareront nettement et le fils aura une identité totalement différenciée de celle de son père. 21   Dans la leçon donnée dans l’édition Pléiade, bien que son fils soit dans une situation périlleuse, lorsque les barons veulent s’armer et courir au plus vite au secours de Claudin, son père leur dit d’aller lentement pour arriver avec des chevaux frais au combat (p. 684), prenant ainsi le risque d’arriver trop tard. 22   Jusqu’alors Dorin apparaissait plutôt comme le mauvais fils, dont il craignait la trahison, alors que Claudin a toutes les qualités d’un excellent chevalier. Le père, figure du traître, marque-t-il ainsi qu’il préfère celui qui lui ressemble le plus ? 19

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plus, jusqu’à la rupture. Apprenant que Lancelot arrive avec des renforts, Claudas demande conseil à son fils qui est « l’ome el monde ou il plus se fioit23  » (Lancelot, VI, 165), mais il n’obtient pas la réponse à laquelle il s’attendait : Je ne vos en sai conseillier, car vos avez tant meffait a Lancelot come a celui que vos dese­ritastes, des qu’il estoit petiz anfes au bercel, et del duel que ses peres ot de la terre que vos li tolistes morut il. Si sai bien que nus ne vos porroit garantir, s’il vos tenoit. Et vers le roi Artus avez vos tant meffet que onques de lui ne daingnastes vostre terre tenir, ainz la meistes en la subjection de Rome : si ne voi en nule manniere conment il vos pardonnassent lor maltalant. (Lancelot, VI, 165–166)

Claudin souligne le double manquement de son père  : d’une part il a déshérité Lancelot, d’autre part il a trahi Arthur en refusant de lui prêter hommage, lui préférant Rome. La réponse du père est glaciale : « puis que autrement ne me sez conseillier (…) je em penserai bien ». Il tourne les talons, prend un écuyer, quitte discrètement la ville assiégée et part pour Rome. Il fait envoyer un message à ceux qui sont restés en péril de mort : « qu’il facent la millor fin qu’il porront » (Lancelot, VI, 166). Il abandonne donc son fils sans un regard en arrière, sans même se demander si Lancelot et Arthur ne se vengeront pas sur son enfant des méfaits que lui-même a commis. Claudin est toutefois un excellent chevalier qui respecte les règles de l’honneur. Lorsque ses barons proposent de brûler la cité, il refuse, par « amitié » pour Bohoort et Lionel. En outre, il a confiance en Lancelot, qui « est trop bons chevaliers, et bons chevaliers ne fera ja mal a autre bon chevalier, s’il ne li a trop mesfait ou s’il n’a le deable ou cors » (Lancelot, VI, 167‒168). Par ses actions, Claudin gagne ses lettres de noblesse et sera épargné par les chevaliers arthuriens car, conscient qu’il a perdu la guerre, il renie symboliquement son père en offrant les clés de la ville à Arthur, rendant ainsi un héritage qui n’était pas le sien. En refusant de conseiller à son père de poursuivre une guerre qu’il estimait injuste, Claudin s’est nettement détaché de son lignage. Tandis que Dorin et Claudas s’illustraient par la violence et la trahison, il semble être un être à part qui n’a de commun avec son père que son nom. Au

  Le terme de «  fiance  »  signifie «  confiance, foi, certitude  » mais aussi «  hommage, fidélité  » (Dictionnaire de l’ancien français, op. cit., article «  Fiance  » p. 266.) Il est très souvent employé dans le cadre des relations familiales. Lorsque Pharien demande de l’aide à Lambègue, il le fait parce que c’est son neveu et « li hons el monde ou il plus se fioit » (Lancelot, VII, 49). 23

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début du Lancelot sont énumérées plusieurs qualités de Claudas, comme le fait qu’il est bon chevalier. Les deux fils incarnent en fait les deux facettes du père : la trahison et la vaillance. En s’éloignant de la traîtrise qui caractérise son père, Claudin est un personnage très original qui se détache de l’héritage moral de Claudas pour devenir un chevalier irréprochable. … Et des femmes La possession des terres n’est pas la seule source de tensions entre générations. Lancelot chemine en compagnie d’une demoiselle dont il a la garde. Un chevalier s’approche et décide de s’en emparer, mais le père de ce dernier le lui interdit. Se produit alors une dispute entre les deux hommes : « Par foi, fet li peres, se tu es musars, tu ne feras mie tes folies devant moi, kar por ce que tu es mon filz dois tu fere mon com­mandement, et je ne vueil pas que tu a cest chevalier te combates. » Et cil jure que si fera. « Fui, fet li peres, kar tu n’as pas pooir la ou je sui. (Lancelot, II, 30)

Les termes de « commandement » et de « pooir » montrent bien ce qui se joue entre le père et le fils : la toute-puissance paternelle ne doit jamais être remise en question. Le fils s’obstine, déclarant qu’il suivra Lancelot jusqu’à ce qu’il puisse l’affronter. Le père ne renonce pas à son autorité et décide également de les accompagner pour empêcher son fils de combattre sans son consentement. Dans la Version Courte, la scène se teinte même d’un certain ridicule, puisque l’interdiction du père se révélant insuffisante, ce dernier décide d’employer la force : Li peres le trait arriere .II. fois ou .III., mes cil n’en veut riens faire por sa deffense. Et li peres apele une partie de ses amis et le fait illuec prendre et loier et dist qu’il li convendra maugré sien esploitier a sa volenté. (Lancelot, III, 289)

Il le fait attacher, comme un animal turbulent qu’on ne peut contrôler, au mépris de la dignité même du jeune homme. C’est par la violence et la contrainte qu’il affirme son autorité parentale puis propose à son fils de suivre Lancelot pour voir de quelle sorte de chevalier il s’agit. La tension entre les deux hommes va d’ailleurs déterminer leurs identités et dans la suite du roman, le père sera appelé « li vavassors qui ne laissa son fiz combatre24 ». Ce qui pousse le père c’est la crainte de le voir blessé, mais ce faisant, il lui

  Voir par exemple Lancelot, II, 32,38, ou encore dans la Version Courte, Lancelot, III, 295.

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refuse aussi l’accès à la femme, l’empêchant ainsi d’évoluer et de quitter le statut de « jeune ». Pour Georges Duby : La « jeunesse » peut (…) être par conséquent définie comme la part de l’existence comprise entre l’adoubement et la paternité25.

Méléagant éprouvera une frustration assez similaire. Les relations entre le roi Baudemagu et son fils sont très ambiguës. Lorsque le jeune homme est jaloux de Lancelot, son père, au lieu de tenter de soigner l’amour propre blessé de son fils, insiste lourdement sur le fait que Lancelot est effectivement meilleur chevalier et qu’il est davantage connu et loué (Lancelot, I, 88). Les premières critiques de Méléagant envers Lancelot apparaissent au moment où Baudemagu semble préférer le héros à son propre fils, vantant abondamment ses prouesses : « la nuit, la ou li rois Baudemagus ses peres looit ­Lancelot, en dist il une parole qui bien apartint a home felon » ­(Lancelot, I, 86). La jalousie peut alors apparaître comme le motif principal de cette querelle, dont l’enjeu est symboliquement l’amour du père. La rivalité ne fera que croître entre les deux hommes, alimentée non seulement par l’attitude de Baudemagu envers Lancelot mais aussi par celle de leur seigneur Galehot qui aime son ami plus que tout. Lors d’un tournoi, Méléagant blesse Lancelot et son père, loin de commenter le fait qu’il ait réussi à le toucher, ce qui représente tout de même un exploit, le renvoie dans leurs terres, là encore, comme un enfant turbulent26 car il craint la vengeance de Lancelot. Au lieu de l’admiration attendue, Baudemagu se comporte comme si son fils, en ayant blessé son adversaire, avait commis une faute. Dès que Lancelot arrive dans son royaume, le roi s’empresse de le mettre en garde contre son propre fils. Certes, il ne veut pas que Méléagant meure dans le combat contre le héros (il demande à plusieurs reprises à Guenièvre d’intervenir pour qu’il ne soit pas tué), mais lorsqu’il voit son fils dans une mauvaise position, il déclare : Et si m’est il bel, si m’aït Dieu, mes qu’il n’i soit mors ne afolés. (Lancelot, II, 66)

Baudemagu éprouve une forme de plaisir à voir son fils ainsi humilié, humiliation d’autant plus forte que son père intervient devant tous les chevaliers pour demander à Lancelot de cesser le combat.

  Georges Duby, La Société chevaleresque, op. cit., p. 131.   L’auteur précise que Méléagant est renvoyé chez lui contre son gré.

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On apprend également que c’est lui qui a empêché Méléagant d’avoir des relations sexuelles avec la reine. En effet, cette dernière a préservé sa vertu durant tout le trajet en disant qu’elle ne coucherait avec lui qu’une fois qu’ils seraient mariés devant son père. Mais dès qu’elle voit Baudemagu, elle se jette à ses pieds, le suppliant de la protéger. Non seulement le roi interdit le mariage, mais en outre, il installe la reine dans une pièce où elle peut s’enfermer tandis que lui-même dort tout près, s’assurant ainsi de pouvoir intervenir si nécessaire. En interdisant à Méléagant l’accès à la femme, Baudemagu lui interdit non seulement de passer à l’âge adulte, mais aussi, symboliquement, d’accéder à la souveraineté27. Cristina Alvares considère que : Se mettant du côté de Lancelot, Baudemagu s’assume résolument comme ­rival de son fils. Les efforts du père pour faire renoncer le fils à la femme  contrarie l’ardeur sexuelle de Méléagant. L’agressivité de celuici découle de l’angoisse de la castration dont l’autorité paternelle menace constamment le fils28.

Lancelot finira par tuer Méléagant. Peu de temps après, Lancelot se rend à la cour de Baudemagu. Il refuse tout d’abord de dire son nom car il craint la réaction du père, puis finit par dévoiler son identité. Et là, à la stupéfaction générale, le roi se précipite vers lui… pour l’embrasser ! Même Lancelot est stupéfait : Ha, sire, por Dieu ne me fetes joie, kar certes vos nel devez mie fere, kar se vos saviés com je vos ai meffet, vos me harriés sor tos les homes del monde. (Lancelot, II, 246)

Mais le roi, qui sait ce que Lancelot a fait, ne semble pas perturbé outre mesure de se trouver face à son meurtrier. Il répond tranquillement qu’il a connaissance des événements dont Lancelot parle, mais qu’il « nel vueil mie del tot savoir (…) et por ce que je ne vueil mie la vérité savoir… » (Lancelot, II, 246). En effet, tant qu’il a la joie d’être avec Lancelot, il ne veut pas parler d’une chose qui le chagrine car le héros est l’homme qu’il aime le plus au monde et il rêve de devenir son compagnon. Evidemment on assistera à la scène classique de déploration, mais on ne peut s’empêcher d’éprouver un certain malaise : l’amour que Baudemagu porte à Lancelot est en effet   Sur les relations entre la reine et la souveraineté, voir l’article de Marie-Thérèse Brouland, « La souveraineté de Gwenhwyfar-Guenièvre » dans Lancelot ‒ Lanzelet, Hier et aujourd’hui, op. cit. p., 53–65. 28   Cristina Alvares « Le conflit père-fils dans Le Chevalier à la Charrette » dans Les Relations de parenté dans le monde médiéval, op. cit., p. 124. 27

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plus proche de l’amour paternel que celui qu’il éprouve pour Méléagant qu’il semble bien vite oublier. Dans Le Chevalier à la charrette, la relation entre Lancelot et Baudemagu est encore plus intense, et Charles Méla parle de : (…) La préférence avouée de Baudemagu pour Lancelot  : «  ce père l’eût désiré pour fils ! » Dans la bouche du roi de Gorres, la gloire de Lancelot a toujours brillé de l’éclat le plus pur ; l’autre l’a paré de toutes les vertus de ce monde. Il suffit d’écouter ce cri d’amour qui lui échappe, quand il cède à la douleur d’imaginer le héros mort ou au martyre (…). Il le jette à la face de Méléagant, auquel il a depuis toujours retiré son amour. Ce dernier est le fils maudit d’un Père dont Lancelot est l’élu29.

L’abandon symbolique du père, à travers la préférence pour l’autre, l’étranger, n’est-ce pas ce qui pousse Méléagant à vouloir affronter Lancelot ? Tuer cet autre qui a pris sa place dans le cœur de son père, c’est s’affirmer comme meilleur chevalier et donc, peut-être, regagner cette estime, cet amour perdu. Mais Méléagant n’avait en fait aucune issue. S’il tue Lancelot son père le déshérite : Tant saches tu, fet ses peres, se il est occis par toi, ja plain pié n’avras de mon roialme, kar traïtres ne murdrieres ne sera ja hiretiers après moi. (Lancelot, II, 80)

S’il ne le tue pas, il reste ce fils « maudit » dont parle Charles Méla et donc indigne de prendre la succession. Cela le conduit inévitablement à la mort, car on ne peut surpasser le meilleur chevalier du monde et cette reconnaissance du père lui sera refusée même après qu’il ait été tué, puisque cela n’amènera pas Baudemagu à renier l’amour qu’il porte à Lancelot ni même à vouloir le venger en poursuivant son meurtrier. Le père, en régulant la sexualité de son fils, montre son emprise sur lui et l’empêche symboliquement d’accéder à la paternité et donc à l’âge d’homme30.   Charles Méla, La Reine et le Graal, La conjointure dans les romans du Graal de Chrétien de Troyes au Livre de Lancelot, éditions Seuil, Paris, 1984, p. 308. 30   Dans la Queste, trois frères sont pris de passion pour leur sœur et abusent d’elle. Elle va légitimement se plaindre à leur père qui prend immédiatement la décision de les chasser. Mais ils se rebellent et l’emprisonnent. Il ne sera délivré que par Galaad et ses amis. Ce motif de la femme comme point névralgique de tensions dans les relations père-fils est fréquent, au point que dans La Mort le Roi Artu, Bohoort énumère plusieurs personnages qui sont morts ou qui ont souffert à cause d’une femme. Il est notamment question du fils du roi David qui «  com­mença la guerre encontre son pere par esmuete de fame  » (La Mort le roi, 70). En effet, Amnon, son demi-frère, viola leur sœur, Tamar. Absalon assassina donc son frère pour venger sa sœur et se trouva en guerre contre son père. A ce sujet, voir Xavier Storelli, « La 29

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De l’amour à la mort : l’exemple de Gurgaran Dans l’exemple de Baudemagu, le père n’était pas directement responsable de la mort de son enfant. Cependant, dans le corpus, on trouve un nombre important d’occurrences où la violence contamine les relations intrafamiliales au point de provoquer la mort d’un des membres de la parenté. Parfois, elle est accidentelle ou provoquée de façon indirecte. Le juge en charge du procès de la mère de Merlin provoque la mort de son vrai père en menant une enquête sur la moralité de sa génitrice, alors que le devin a tenté de l’en dissuader. A plusieurs reprises, l’enfant le prévient  : «  se vos m’en creez, vos quiterez ma mere et lairez ester a enquerre de la vostre  » (Merlin, 64–65), et il ajoute, s’adressant à la mère « se il le voloit (acquitter la mère de Merlin) faire, je m’en soufferoie volontiers  ». Ironie du sort, l’enfant affirme au juge (qui pense que son père est mort) qu’il va trouver son vrai père vivant. Merlin force alors la mère à avouer qu’elle a commis l’adultère avec un prêtre puis prenant le juge à part, il lui annonce que lorsque sa mère rentrera chez elle, informera le prêtre que leur fils est au courant du caractère illégitime de sa naissance et qu’alors : Si avra tel paor et tel duel que ses cors nou porra soufrir : lors s’en fuira por paor de toi, et deables cui il a tant servi et cui oevres il a toz jorz faites l’en menra a une iaue et la se noiera tous seus. (Merlin, 69)

Pourquoi une telle terreur chez le père ? Il est persuadé que « si com li juges venroit, (…) il l’occirroit  » (Merlin, 70). Pourquoi le prêtre serait-il plus coupable que la mère31, qui a elle-même, non seulement commis l’adultère mais a aussi monté la machination pour faire endosser la paternité de l’enfant à son époux, avec qui elle était alors en froid ? Le juge a pardonné à sa mère, mais pourtant son vrai père : Dist que miauz li vient que il se tue que li juges le feist morir de vilainne mort et de despite voiant le siecle. (Merlin, 70)

C’est une véritable terreur qui s’empare de l’homme et le diable en profite pour provoquer sa noyade. Le juge, en menant son enquête, a donc provoqué

figure d’Absalon dans la famille royale anglo-normande (XIe–XIIe siècle) » dans La Parenté déchirée : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 321–341. 31   Certes d’un point de vue religieux, il a trahi ses vœux, mais du point de vue de la logique strictement familiale, c’est la mère qui a trahi ses vœux de mariage.

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la mort de son vrai père. Que signifie dès lors la morale qui suit l’épisode ? « Por ce desfant cist contes que nus hom iriez ne fuie les genz, que deables repaire plus tost et tient compaignie as genz seules que as autres » (Merlin, 70). Aurait-il dû attendre son fils ? Le juge l’aurait-il tué ? A aucun moment il n’en manifeste l’intention. Cet épisode met en exergue la peur irrationnelle des pères envers les fils. Dans un certain nombre de cas, le meurtre du père n’est même pas justifié, comme si la pulsion violente était latente et ne demandait qu’à se manifester. Un ermite explique à Lancelot qu’il a bien fait de tuer Marlan, car il est le roi des Marches d’Ecosse, mais c’est pourtant le pire homme de la terre. Deux jours auparavant, il a pendu son propre père à un chêne, sans qu’aucun motif ne soit donné à cet acte et « ce fu la greingnor cruautez que chevaliers feist onques a pere » (Lancelot, 212), car la pendaison est la mort du manant et tuer son père de cette manière, c’est ajouter l’insulte au meurtre. Le parricide permet à l’auteur, en peu de lignes, de tracer le portrait d’un homme cruel et félon et donc de justifier, à posteriori, l’acte de Lancelot. Dans l’épisode de Mauduit, un chevalier épouse la fille d’un géant, qui a elle-même un fils. L’homme l’élève comme son propre enfant et lorsqu’il atteint l’âge de quinze ans, son «  parrastre  » le fait chevalier. Peu après il contrarie son beau-père qui le frappe. Mauduit se met alors en colère et le tue, ainsi que sa mère (Lancelot, IV, 252). On peut supposer que c’est la nature même de Mauduit (en partie géant) qui le pousse naturellement vers la barbarie mais sa première victime sera celui qui lui a servi de père. L’auteur de la Queste estime que la violence au sein du couple père/fils s’est généralisée : Car li filz n’amoit le pere ne li peres l’enfant, par quoi li anemis les emportoit en enfer tout pleinement. Quant li Peres des cielx vit qu’il avoit en terre si grant durté que li uns ne conoissoit l’autre ne li uns ne creoit l’autre ne parole que prophetes li deist, ainz establis­soient toute jor noviax diex, et il envoia son fil en terre et por cele durté amoloier et por fere les cuers des pecheors tendres et noviax32. (Queste, 37–38)

L’affirmation est curieuse. Avant l’arrivée du Christ sur terre, l’amour entre père et fils était inexistant, c’est donc qu’il n’est pas inné, mais qu’il s’agit d’un acquis dû à la chrétienté : sans la famille spirituelle, l’amour familial ne peut exister et il n’existe pas de bonheur dans le cercle familial s’il n’est

32   On relève qu’il y a une sorte de paradoxe dans la logique divine : pour faire cesser la violence entre père et fils, il envoie son propre fils vers la mort.

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soumis à Dieu. Le Père des cieux est donc le seul qui mérite d’être appelé « père ». Pour Didier Lett : (…) Au Moyen Âge, tout chrétien est d’abord fils de Dieu et le Nouveau Testament va jusqu’à refuser d’attribuer à l’homme,  «  le N ­ omdu- Père » : « N’appelez personne “votre père” sur la terre, car vous n’en avez qu’un, le Père céleste » (Matthieu, 23, 9). Aussi, les médiévistes qui étudient les pères, rencontrent d’abord un Père inaccessible. Cette paternité est parfaite car dégagée de tous liens charnels ; elle s’incarne ici-bas dans des « avatars terrestres du Père » : l’abbé, à la tête de son monastère, devient le père de ses moines qui se désignent entre eux comme des frères ; chaque chrétien est engendré symboliquement par son parrain, père spirituel33.

Cette parenté spirituelle s’oppose à la parenté charnelle, contaminée par la violence : Car a cel tens estoient si desreez genz et si sanz mesure par tout le roiaume de Gales que se li filz trovast le pere gisant en son lit par achaison d’enfermeté, il le tresist hors par la teste ou par les braz et l’oceist erranment ; car a viltance li fust atorné se ses peres moreust en son lit. Mes quant il avenoit que li filz ocioit le pere, ou li peres le filz, et toz li parentez moroit d’armes, lors disoient cil del païs qu’il estoient de haut lignage. (Queste, 95)

La mention de la violence qui contamine les relations familiales n’est pas anodine. Le meurtre entre père et fils, selon l’auteur de la Queste, est une preuve, pour les aristocrates, que l’on est de haut lignage34. L’assimilation entre le parricide/infanticide et la noblesse est d’une grande violence. Mourir de maladie est quelque chose d’infamant qui doit être remplacé par le meurtre, symbole de la mort au combat. La supplique de Perceval qui suit immédiatement éclaire la signification de ce qui précède : Li prie qu’il le gart en tel maniere qu’il ne chiee en temptacion ne par enging de deable de par mauvese pensee, mes einsi come li peres doit garder li filz, le gart et norisse. (Queste, 95)  Didier  Lett, «  Pères modèles, pères souverains, pères réels  »,  Cahiers de recherches médiévales et humanistes, op. cit. 34   Martin Aurell souligne en ce qui concerne le parricide que « seuls des peuples à la sauvagerie proverbiale sont censés le pratiquer à grande échelle dans un passé lointain, à l’image des Galois, que Chrétien de Troyes disait « par nature plus abrutis que le bétail des pâturages » (…). Le fantasme renvoie à des primitifs, nullement évangélisés », Martin Aurell, « Rompre la concorde familiale », dans La Parenté déchirée : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 15. Le texte de la Queste précise effectivement qu’il s’agit des Galois, mais cette phrase s’inscrit dans un contexte où la parenté est sans cesse critiquée. 33

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Seule la relation au Père divin est exempte de toute forme de violence. Dieu protège et nourrit ses fils, comme devrait le faire un vrai père. Il existe un passage très curieux dans le Perlesvaus qui permet de s’interroger sur la barbarie inhérente à la relation père/fils. Lorsque Gauvain tente de pénétrer sur les terres du Roi Pêcheur, il ne peut passer les automates qui décochent des carreaux d’arbalètes. Un prêtre lui dit alors que pour pénétrer dans ce lieu, il devra d’abord ramener l’épée qui a servi à la décollation de saint Jean Baptiste. Il prend soin de préciser que le roi qui l’a en sa possession est « li plus fel rois mescreant (…) qui vive » (Perlesvaus, 282). Un peu plus loin, Gauvain rencontre un bourgeois qui lui confirme que ce roi est cruel et félon, et qu’aucun chevalier n’est jamais revenu de son royaume. Lorsque le héros pénètre sur les terres de Gurgaran, les gens pleurent et se lamentent car le fils du roi a été enlevé. Gauvain obtiendra l’épée s’il s’engage en échange à tout faire pour sauver l’enfant. La plupart des critiques ont souligné la barbarie du géant qui a enlevé le fils du roi et Anne Berthelot, pour sa part, reprend les caractéristiques liées au gigantisme, à savoir qu’ils sont « fondamentalement mauvais35 » : (…) Les combats singuliers contre les géants (…) sont ceux qui laissent le plus affleurer la violence brute habituellement refoulée derrière le masque des règles courtoises. Le géant (…) se venge a priori sur son otage, qu’il met à mort de la manière la plus cruelle36.

Certes, mais on peut légitimement se demander qui incarne réellement la barbarie du gigantisme et qui incarne la civilisation. Au début de la Branche VI, lorsque Gauvain se rend chez le roi Gurgaran, il passe d’abord par les terres du Roi du Guet. Voilà la description qui est faite de ce pays : Voit une tere molt bele et molt riches et un grant enclos de murs de quoi la tere et li pais estoit enclos, et duroit molt loig la closture. Il vient cele part et n’i voit qu’une entree. Et entre la dedens et voit le plus bel païs que nus veïst onques et le mieus garni, et le plus biaus vergier. Li païs n’estoit pas larges plus de .iii. liues galesches et avoit en mi une tor haute desor une roche sor quoi une grue s’aairoit et crioit quant nus estranges entroit el pais. (Perlesvaus, 302)

Tout est hauteur et démesure dans ce lieu et ce n’est pas un hasard si Armand Strubel traduit un « grant enclos de murs » par « un mur de

35   Anne Berthelot, « Violence et passion, ou le christianisme sauvage de Perlesvaus, Le Haut Livre du Graal », dans La Violence dans le monde médiéval, op. cit., p. 26. 36   Idem p. 25.

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c­ lôture gigantesque  » (Perlesvaus, 302). Le pays où vit Gurgaran semble donc se trouver à l’intérieur de ce royaume, puisque pour s’y rendre, Gauvain ne franchit pas de nouvelles murailles. La réalité des choses dans ce pays paraît également être fluctuante : lorsqu’il demande à un clerc si le lieu où se trouve le Bon Chevalier est loin d’ici, il obtient cette curieuse réponse : «  Sire, fait li clers, oïl, a vostre oés, mais g’i vendrai plus tost que vos ne feriés » (Perlesvaus, 306). La distance varie donc d’un individu à l’autre et les gens ne semblent pas non plus être ce qu’ils paraissent, puisque Gauvain voit trois demoiselles, puis tout à coup : Aprés s’asient desus le piler, puis s’en revont ariere, mais al raler sambla monseignor Gauvain qu’il n’i en eüst qu’une. (Perlesvaus, 306)

L’épée elle-même semble participer à ces « semblances » mouvantes : Mesire Gauvain le regarde a grant merveille et le covoite ore plus que onques mais, et voit qu’ele est autresi grans conme un autre espee, et quant ele est el fuerre misse, si ne samble pas li foerres ne l’espee de longor de .ii. espanes. (Perlesvaus, 310)

Les distances, l’apparence et la taille ne sont donc plus des repères crédibles dans le monde de Gurgaran et la taille du géant ne peut plus être un indice fiable pour l’identifier comme tel. L’apparence du géant est effrayante et lorsque Gauvain s’approche de son repaire, la terre tout autour est effectivement ravagée. Cependant le chemin pour y accéder est tellement étroit que Gauvain lui-même, une fois débarrassé de son cheval, a du mal à passer. Une fois arrivé en haut, il constate que le fils du roi est vivant. Le géant ne l’a donc ni tué ni dévoré et il n’est pas non plus dans une situation de prisonnier souffrant de son enfermement : il est tranquillement assis sous un arbre et joue aux échecs avec son ravisseur. La mention des échecs est importante car ce jeu est synonyme de civilisation et d’intelligence. Il participe à la formation du chevalier et on peut rappeler que Lancelot, enlevé par la Dame du Lac, apprend lui aussi ce jeu dans sa prime enfance37. Lorsque le géant se sent blessé à mort, il retourne vers le jeune homme et le tue, comme si le plus important pour lui était qu’il ne revienne jamais chez son père. Il tente ensuite d’emmener Gauvain dans son repaire. Cette précision est curieuse. Il n’essaie pas de le tuer, mais de l’entraîner là où il vit. Le destine-t-il à être son nouveau compagnon pour jouer aux échecs ? Le géant

37   « Des eschés, des tables et de tous les jeus qu’il pooit veoir aprist si legierement que quant il vint en l’eage de bachelerie, nus ne l’en peust ensengnie » (Lancelot, VII, 71).

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trébuche et Gauvain le tue. En fait, sans l’intervention du champion envoyé par son père, le fils du roi ne serait pas mort. Anne Berthelot analyse ainsi la réaction de Gurgaran lorsqu’on lui rapporte la mort de l’enfant : En dépit de ses manifestations de douleur, le roi ne semble pas autrement ému de la mort de son fils ; il se déclare satisfait, et confirme son intention de récompenser comme promis son champion38.

Le roi fait alors déposer le corps de son fils dans un récipient d’airain, le fait cuire, et le donne à manger à son peuple. Cet épisode est un miroir inversé de l’histoire de la Beste Glatissante, où les enfants dévoraient la mère. Pour Anne Berthelot : Il semble y avoir un lien étroit entre cette pratique cannibale et le géant mort, dont la tête suspendue aux portes de la ville vient s’intercaler entre les préparatifs « culinaires » du roi ; mais en l’absence de toute référence à l’Eucharistie, le festin auquel se livrent les païens de Gurguran paraît relever de la barbarie gratuite (…). Le rapport père/fils est évidemment décalqué de celui qui existe entre les deux premières personnes de la Trinité39.

Mais elle ajoute : Le banquet cannibale auquel Gurguran convie ses sujets excède la lecture allégorique qu’en effectue par la suite l’ermite préposé à cette tâche : il reste de cette scène un « surplus » dont toutes les explications ne peuvent rendre compte40.

En effet, cette scène nous pousse à nous interroger sur l’identité réelle de Gurgaran, qui semble davantage porteur de la barbarie, suite à la scène de cannibalisme, que le géant qui jouait aux échecs avec son fils. D’autant qu’on ne sait pas ce que sont devenus les chevaliers qui ont précédemment tenté d’obtenir l’épée41. Il n’est pas mentionné qu’ils ont été tués, mais qu’il y a eu « maint chevalier sont par chi passé qui por l’espee aloient qui onques ne repairerent  » (Perlesvaus, 284), idée reprise par un ermite qui affirme « maint chevalier ont par chi passé, qui onques ne retornerent » (Perlesvaus, 308). Ils semblent avoir disparus de la surface de cette terre et Gauvain ne saura jamais rien de leur sort, ne trouvant même pas une tombe qui nous

38   Anne Berthelot, « Violence et passion, ou le christianisme sauvage de Perlesvaus, Le Haut Livre du Graal » dans La Violence dans le monde médiéval, Senefiance, op.cit., p. 26. 39   Ibidem. 40   Idem, p. 34. 41   Chevaliers qui n’avaient pas à affronter le géant, puisque le fils du roi n’avait pas encore été enlevé.

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informerait de ce qui leur est arrivé. Lorsque l’on sait ce que Gurgaran fera du corps de son propre fils, on peut légitimement se demander ce qu’il est advenu de celui des chevaliers. Le nom même de Gurgaran est curieux dans la mesure où il porte en lui-même la notion d’« ingurgitation » : Les mythes médiévaux le disent aussi  : leurs géants aux formes immenses, avec leurs dévorations constantes, leur puissance inégalée. Ce Gurgunt, par exemple, « fils de Belen », dont la force aurait été effrayante et que Giraud de Cambrie décrit, au XIIe siècle, en dominateur de la Grande-Bretagne avant Cesar. Ses patronymes sont autant de symboles. Trois noms l’accompagnent, suggérant tous l’étymologie de «  Gargantua  »  : Gurguntius, Gurgant, ­Gremagoth. Trois noms comportant, tous aussi, le groupe sonore [grg], présent dans l’ensemble des langues indo-européennes pour « exprimer l’idée d’ingurgitation »42.

N’y a-t-il pas dans ce personnage des traces de gigantisme et l’ultime scène de dévoration, avant la conversion au christianisme ne peut-elle se lire comme la conjuration de sa propre barbarie, grâce à la dévoration d’une victime sacrificielle ? En effet, Gurgaran est présenté, avant la mort de son fils, comme un roi en position de faiblesse car il cherche en vain de l’aide auprès de son propre peuple. Son impuissance à lutter contre les agressions extérieures et l’enlèvement de son propre fils ont porté atteinte à l’autorité royale. Pour Francis Dubost, cette fonction royale est précaire : Mais elle est aussi vulnérable dans la personne du Fils, figure sacrificielle par excellence, puisque à la personne du Fils se rattache toute la thématique de la chair et du sang. La paternité n’est pas une force pour les rois, mais une faille par où s’introduit la violence dévastatrice43.

Ici, la dévoration du fils, suivie de la conversion, permet au roi de rétablir son autorité, au point d’ailleurs qu’il se retrouve en position d’ordonner à Gauvain : A toz ceaus qui ne voudrent en Dieu croire comanda il monseignor Gauvain qu’il lor coupast les testes. (Perlesvaus, 314)

Ce qui peut se lire de deux façons. En commandant ainsi à celui qui a tué le géant, il s’adjuge son prestige et s’affirme à nouveau comme une autorité

  Georges Vigarello, Les Métamorphoses du gras, Histoire de l’obésité, Edition Seuil, Paris, 2010, p. 23. 43   Francis Dubost, « Le Perlesvaus, livre de haute violence », dans La Violence dans le monde médiéval, Senefiance, op. cit., p. 189–190. 42

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suprême. Il donne l’ordre à Gauvain de punir à l’avenir ceux qui ne croiront pas en Dieu. Cependant cet ordre peut également se lire de manière plus immédiate : lorsqu’un roi païen se convertit, en général, il décrète que son peuple doit suivre son exemple. La directive donnée à Gauvain peut signifier que le chevalier doit décapiter immédiatement tous ceux qui refusent de se convertir en même temps que leur souverain et qui donc ne lui obéissent pas. Façon efficace de se débarrasser d’éventuels opposants. Il restaure ainsi en totalité l’autorité royale et cela passe par l’ingurgitation de la victime sacrificielle. Armand Strubel relève que dans la Topographia Hibernica de Giraud de Barri, on trouve la description d’une scène où un roi irlandais se baigne dans un chaudron dans lequel on a fait cuire une jument blanche44. La viande est ensuite mangée par ceux qui assistent à la cérémonie. Ce rituel était destiné à introniser le roi dont le pouvoir n’était plus contestable, une fois que la viande avait été mangée. Ici, il ne s’agit pas d’une intronisation, mais d’une restauration de la figure royale. Dans une perspective plus religieuse, le fils de Gurgaran semble assez proche de ce que René Girard appelle la « victime émissaire ». Le pays est en proie à la violence et le meurtre puis l’ingestion du fils permettent de rétablir la paix : « du fait même qu’elle est polarisée par l’immolation sacrificielle, la violence se calme et s’apaise (…)45 ». Pour développer son argumentaire, il utilise la métaphore de la nourriture, qu’il explique ainsi : La métaphore alimentaire est autorisée par le fait que la victime, le plus souvent, est un animal dont les hommes ont l’habitude de se nourrir, dont la chair est réellement comestible (…). La victime émissaire est souvent détruite et toujours expulsée de la communauté. La violence qui s’apaise passe pour être expulsée avec elle46.

Au château de l’Enquête, un ermite expliquera à Gauvain que le roi a ainsi voulu faire le sacrifice de son fils : Si volt tel sacrefise faire de son sanc et de sa char a Nostre Seignor. E por cho en fist il mangier tos chaus de sa tere et volt que lor pensee fust autretele com la soie. Et a si desrachinee sa tere de tote malvaise creance qu’il n’en i a point demoré. (Perlesvaus, 334)

Le romancier suggère en filigrane que le fils a servi de substitut au sacrifice du père et en cela il fonctionne effectivement comme une victime émissaire.

  Perlesvaus, note 1 p. 316–317.   René Girard, La Violence et le sacré, op. cit., p. 396–397. 46   Ibidem. 44 45

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La mort de l’enfant permet d’extirper les « malvaise creance » et fonde ainsi une ère nouvelle. Nous terminerons ce chapitre en évoquant la figure du petit-fils, qui est assez peu présente dans le corpus. Cela s’explique par le fait qu’au Moyen Âge, l’espérance de vie était relativement réduite et ne permettait que rarement la coexistence de trois générations. Dans La Mort le roi, les fils de Mordred sont en fait les petits-fils d’Arthur, mais le terme n’est jamais employé. Ces derniers n’hésiteront pas à suivre leur père dans sa rébellion contre leur grand-père. Le terme de petit-fils ne se trouve que dans le Joseph, à deux reprises, et dans les deux cas ils connaissent un destin tragique. La première occurrence concerne le Duc de Ganor. Possédé par le démon, il s’empare de son petit-fils et décide de le noyer dans une fontaine. Le nourrisson ne devra son salut qu’à l’intervention d’un prudhomme qui le sauvera in extremis. Le second n’aura pas cette chance. Agreste, après s’être converti, revient sur sa décision. Il tombe dans la folie, commence à se dévorer les mains et étrangle un de ses petits-fils, sa propre femme et l’un de ses frères. Là encore cet accès de démence est à mettre sur le compte du péché commis. Fils ou petit-fils, il ne fait pas bon être un possible successeur au royaume arthurien.

Chapitre quatre

Lancelot, Perlesvaus, Mordred : peut-on échapper à la lignée du père ? Lancelot, la hache et le sang Il est couramment admis par la critique que le personnage de Lancelot poursuit une quête initiatique, dont le but serait la recherche de son nom et, au-delà, de son identité. C’est notamment la thèse de Daniel Poirion qui parle d’ « enquête souterraine (qui) suit le chemin de l’analyse intérieure, de l’examen de conscience, de l’interrogation angoissée que l’on peut porter sur son propre mystère1 ». Cette même idée est développée par Howard Bloch qui considère que la recherche du nom et de l’identité du père est aussi importante dans l’économie du roman que l’histoire de sa relation avec la reine2. Si on reprend les différents épisodes où Lancelot est confronté à son passé, on constate que le personnage a en fait une relation beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît à sa propre histoire familale et qu’il n’aura de cesse de se débarrasser de son identité pour s’intégrer à l’univers arthurien. Certes, Lancelot manifestera une certaine curiosité durant son adolescence, mais il s’agira surtout pour lui de savoir s’il vient d’un noble lignage. Au demeurant, ce désir d’éclaircissement disparaîtra dès qu’il s’intègrera à la cour arthurienne et lorsqu’il découvre son nom à la Douloureuse Garde, loin d’être heureux de connaître son identité et son lignage, il est « courechiés » que la

  Daniel Poirion «  La Douloureuse Garde  », dans Approches du Lancelot en prose, études recueillies par Jean Dufournet, édition Honoré Champion, Paris, 1984, p. 41. 2   Howard Bloch, Etymologie et généalogie, une anthropologie littéraire du Moyen Âge français, op. cit., p. 283 : « La recherche de son nom et de celui de son père occupe autant de place, dans l’énorme fragment du cycle de la vulgate connu sous le titre de Lancelot propre, que l’adultère avec Guenièvre ou la quête du Graal oubliée ». On peut également citer Alexandre Micha, qui parle de l’importance de la recherche par le héros de son identité, dans Essais sur le cycle Lancelot-Graal, Publications Romanes et Françaises, CLXXIX, Droz, Genève, 1987, p. 89. 1

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demoiselle qui l’accompagne ait également vu son nom3, et il la « conjure de quanque il puet  » (Lancelot, VII, 332) de ne répéter à personne cette information. Le motif pour lequel il refuse que son identité soit divulguée est déjà perceptible dans la manière dont circule son nom : une fois connue, l’identité de Lancelot est transmise avec la précision de son lignage paternel (et donc avec une référence explicite à son héritage). A la Douloureuse Garde il découvre son nom ainsi : « Lancelos del Lac, li fiex au roi Ban de Benoÿc » (Lancelot, VII, 332), cette appellation sera reprise de façon exacte dans la lettre de la demoiselle enfermée4, puis lorsque cette dernière dévoilera à Gauvain l’identité du mystérieux chevalier5. Lorsque Gauvain révèle le nom du chevalier à la cour, il le fait de la manière suivante : « che fut, fait il, Lancelot del Lac, li fiex au roi Ban de Benoÿc  » et l’auteur, peu après, répète « et chi fu premierement conneus a cort li nons Lancelot del Lac, li fiex au roi Ban de Benoÿc », précisant que « mesire Gauvain aporta non en cort en teil maniere ». On constate que lors de la circulation du nom de Lancelot entre les personnages, il est fait allusion à chaque fois à son ascendance, ce qui le rattache à une famille et à un lignage. Se met alors en place une véritable stratégie du nom et cela sous l’impulsion de la reine : en effet, lors de la rencontre organisée par Galehot, Guenièvre déclare à Lancelot qu’elle connaît son nom. De nombreux critiques ont souligné l’importance de cette dénomination faite par la reine, mais sans pour autant expliquer la raison pour laquelle le nom a été tronqué : elle omet le lien qui relie le héros à son lignage : Ha, fait-ele, dont sai je bien qui vous estes : vous avés non Lancelos del Lac. (Lancelot, VIII, 109)

L’intégration à la cour arthurienne implique en effet d’être libéré des obligations liées à son héritage. Galehot, accablé par le poids de ses terres, n’aura de cesse de tenter de rattacher Lancelot à un lieu, loin de l’errance chevaleresque qui les sépare sans cesse. Mais lorsqu’il propose au jeune homme de l’aider à récupérer son héritage, celui-ci refuse et lie ce refus à son amour pour la reine :

  C’est d’ailleurs le sentiment de colère ou de honte qui prédomine chaque fois que quelqu’un apprend son identité, par exemple face à Gauvain « chil rougist si que tous li vis li escauffe et regarde la pucele moult ireement », voir également Lancelot, VIII, 97, 431… 4   La pucele (…) salue Lancelot del Lac, le fil au roi Ban de Benoÿc (Lancelot, VII, 401). 5   Ch’est Lancelot del Lac, li fiex au roi Ban de Benoÿc (Lancelot, VII, 426). 3

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J’ameroie miels a estre tos jors ansi com je sui hui que estre rois et avoir honor et la richesce par coi je perdisse ma dame la roine ne ele moi, ne je ne vueil avoir plus de seignorie que j’ai devant qu’i li plaise. (Lancelot, I, 76)

En effet, retrouver son royaume impliquerait de s’éloigner de la reine : Sire, fet Lancelos, je ne puis a nul home fere homage, se ce n’estoit par ma dame la roine, kar ele i a mise trop grant deffense. Et coment oseroie je homage fere a autrui, quant ele ne volt que je le feisse le roi Artu ? Ne a mon heritage conquerre ne metrai je ja compaignie, ne en l’autrui, que bel m’en soit, kar je le cuit molt plus legierement conquerre et molt a greignor honor. (Lancelot, I, 75)

Galehot lui rappelle pourtant que l’honneur l’exige  : «  Biais sire, fet Galehout, comment le cuidiés vos fere plus a honor ? Je ne sai mie greignor honor que conquerre par force son heritage » (Lancelot, I, 76). Mais Lancelot répond en plaisantant qu’il a l’intention de devenir si bon chevalier que ses ennemis s’enfuieront en courant : Je n’avrai si hardi enemi qui ost plain pié de mon heritage tenir, ains s’en fuiront de poor de moi sans atendre. (Lancelot, I, 76)

L’omniprésence du terme d’héritage montre bien qu’il se joue là quelque chose de fondamental et la reine, en tronquant son nom la première fois qu’elle le prononce, obéit donc à un impératif qui est de couper Lancelot de son lignage, dont les deux branches se révèlent être dangereuses pour leur amour. Par son lignage maternel, il est l’héritier de la quête du Graal. Par son père, il est l’héritier d’une guerre de reconquête et une fois à la tête de son royaume, il lui faudrait le gouverner6. Le système onomastique est une fois de plus révélateur. Alors que Bohoort, lorsqu’il se nomme, reprend le nom de son père7, le héros restera Lancelot du Lac et ne se revendiquera jamais

  D’un point de vue strictement onomastique, le nom du père résume d’ailleurs parfaitement les obligations du seigneur puisque d’après Robert Fossier, le « Ban » est « le pouvoir public, celui qu’a son possesseur d’ordonner et de punir. Il regroupe les notions romaines d’auctoritas (prestige moral), de potesta (puissance matérielle, notamment militaire), de districtum (droit de poursuivre, juger et punir) ». Article « Ban » dans le Dictionnaire du Moyen Âge, sous la direction de Claude Gauvard, Alain de Libera, Michel Zink, Paris, PUF, 2002, p. 129. Le nom du père contient donc toutes les obligations que Lancelot tente désespérément de fuir. 7   Voir par exemple Lancelot, V, 252 : « vos rendroiz a Lancelot de par Boorz de Gaunes son cousin ». 6

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comme Lancelot de Bénoïc8. La relation entre la terre, le nom et le lignage étant fondamentale au Moyen Âge, Galehot reprochera à son ami sa passivité concernant la spoliation dont il a été victime : Et l’endemain de nostre coronement si movrons a totes nos gens por conquerre le roialme de Benoÿc dont li rois Claudas de la Deserte vos a deserité : kar trop avés demoré a vengier la mort vostre pere et vostre deseri­tement et les grans dolors que vostre mere a eues. (Lancelot, I, 75)

Une question primordiale se pose alors  : Lancelot, chevalier déshérité, peut-il vraiment faire l’économie de la reconquête et de la vengeance même symboliques ? Plusieurs critiques ont relevé le fait que La Douloureuse Garde fonctionnait comme le château familial, en particulier dans La Mort le roi Artu. C’est le lieu de la révélation de l’identité du héros, ce sera aussi l’endroit où Lancelot se réfugiera avec la reine, une fois l’adultère découvert. Ce château deviendra également le point de ralliement de tous ses parents et alliés. Quelles relations existe-t-il entre La Douloureuse Garde, Claudas, Lancelot et la reconquête de son héritage ? Revenons à la description qui est faite de Claudas de la Déserte : Li contes dist qu’il avoit bien .IX. piés de lonc a le mesure des piés de lors ; si avoit le viaire noir et gros et les sorchiex velus et les iex gros et noirs, l’un loig de l’autre. Il avoit le neis court et reskignié et le barbe rousse et les cheveus ne bien noir ne bien rous, mais entremelés d’un et d’autre. (Lancelot, VII, 54)

Il s’agit donc d’un chevalier immense, qui est à la fois brun et roux9. Il est dit qu’il est bon chevalier, bien que félon, mais qu’il a tout de même une particularité significative : Maintenant jete un hauberc en son dos, si lache son hiaume a grant haste et prent son escu a son col et chaint une espee cleire et trenchant, puis a pris une hache grant et pesant dont li fers est leis et trenchans et la hanste fors et roide, de fer bendee. (Lancelot, VII, 130–131)

  Ce n’est qu’en de très rares occasions qu’il se définira par la filiation au père : Lancelot du Lac, fils du roi Ban de Bénoyc. 9   Les personnages « roux » sont souvent présentés de façon péjorative, voire diabolique. Sur ce type de personnage, voir l’article de Karine Ueltschi, «  La lignée mythique des Roux  : malédiction et sacralité  », dans L’Imaginaire de la parenté dans les romans arthuriens (XII e–XIV e siècles), édité par Martin Aurell et Catalina Girbea, Brepols, Turnhout 2010, p.165–179. 8

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Cette description détaillée de la hache n’est pas anodine et C ­ hristiane Raynaud explique que ce type de précision est «  rare dans les textes comme dans les images, au XIIIe10 ». En effet les armes chevaleresques par excellence sont l’épée et la lance, mais Claudas s’arme volontairement d’une hache et l’auteur insiste d’ailleurs : Et il estoit li hons el monde qui plus amoit hache en grant meilee et bien s’en sot aidier a grans caus doner. (Lancelot, VII, 131)

Ce personnage présente donc une double originalité : d’une part il est roux, ce qui est rare, mais il a en outre l’habitude d’employer une hache. Cette arme, au demeurant peu courante, sera très importante dans ce début du roman, en particulier lors de la conquête des terres de Bohoort de Gaunes, puisque lors de cet épisode, elle sera mentionnée dix-sept fois. Elle devient même l’instrument privilégié de la vengeance car lorsque Lambègue trahit son oncle et attaque Claudas malgré la promesse donnée, Pharien s’empare d’une hache et l’en frappe, puis met à mort un autre traître, Graiers, seigneur de Haut Mur. Il utilise donc pour défendre Claudas son arme de prédilection (Lancelot, VII, 168 et suivantes…). Christiane Raynaud relève que cette arme a une «  réputation détestable11 » puisque pendant longtemps elle demeure « l’arme des réprouvés, de la sale guerre et de son cortège d’horreurs12 ». Il faudra attendre le XVe siècle pour qu’elle soit réhabilitée et en effet, si l’on observe les représentations qui sont faites de Claudas dans les manuscrits du XIIIe siècle, la hache n’apparaît pas. Le roi est figuré dans la position assise, qui du XIe au XIIIe siècle est une position réservée à Dieu et aux personnages représentants le pouvoir ou l’autorité. Il porte le sceptre et la couronne, attributs classiques de la royauté (BNF 123). Cette image du roi est renforcée dans la première enluminure par le doigt pointé verticalement, qui exprime l’autorité et le commandement. Au XVe siècle, la hache a beaucoup perdu de sa mauvaise réputation. Et pourtant, même dans les manuscrits de cette époque, Claudas est représenté de la même manière, généralement assis, avec ou sans sceptre (BNF 118 et 111).

 Raynaud, Christiane, A la hache : histoire et symbolique de la hache dans la France médiévale, XIII e‒XV e siècles, Le Léopard d’Or, Paris, 2002, p. 337. 11   Idem p. 6. 12   Ibidem.

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

Seul un manuscrit nous le présente tel qu’il est décrit dans le texte13, c’est-à-dire équipé de ce qui ressemble à une hache. Il n’est plus présenté comme un roi, mais comme un guerrier : dans le BNF 111, il est vêtu d’une armure couleur cuivre (rappelant la couleur rousse de ses cheveux), debout devant une porte, portant une hache de la main droite et la main gauche posée sur la garde de son épée. La hache est en effet un des attributs des personnages ayant pour fonction d’être gardien d’une porte14, ce qui aura une certaine importance par la suite. Dans l’image suivante (BNF 111 Fol. 13), il est présenté brandissant cette arme au dessus de sa tête, en position de combat.

Claudas et ses espions, Cote  : Français 123, Fol. 169v, Lancelot du Lac, GrandeBretagne, XIIIe siècle.

  Il s’agit du manuscrit BNF Richelieu Manuscrits Français 111, daté des environs de 1480.   A ce sujet voir Christiane Raynaud, A la hache : histoire et symbolique, op. cit., p. 423.

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Lancelot, Perlesvaus, Mordred

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Élisabel devant Claudas, Cote  : Français 123, Fol. 144v, Lancelot du Lac, Grande-Bretagne, XIIIe siècle.

Mort de Dorien, Cote  : Français 118, Fol. 167v, Lancelot du Lac, France, Paris, XVe siècle.

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

Claudas et ses fils, Cote : Français 111, Fol. 5v, Lancelot du Lac, France, Poitiers, XVe siècle.

Claudas abusé par Saraïde, Cote : Français 111, Fol. 12, Lancelot du Lac, France, Poitiers, XVe siècle.

Lancelot, Perlesvaus, Mordred

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Claudas défendant la porte du palais, Cote : Français 111, Fol. 13, Lancelot du Lac, France, Poitiers, XVe siècle.

Mort du mari jaloux, Cote : Français 111, Fol. 163, Lancelot du Lac, France, Poitiers, XVe siècle.

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

Le manuscrit BNF 11115 est donc le seul à nous présenter le personnage armé d’une hache, détail d’importance vu le mépris qui pèse sur cette arme. Il convient d’être d’autant plus attentif aux occurrences de ce motif dans le texte. La Douloureuse Garde est protégée par une immense statue de ­chevalier : Desus l’autre mur en haut, desus la porte, si avoit .I. chevalier formé de cuevre et fu grans et corsus sor son cheval, armés de toutes armes, et tenoit en ses .II. mains une grant hache, si estoit lasus drechiés par en­chantement. Et tant com il fust en estant n’avoit garde li castiax d’estre conquis par nul homme, mais si tost com il entroit dedens le premiere porte, qui le castel devroit conquerre et il porroit le chevalier de cuevre veoir, tantost carroit a terre. (Lancelot, VII, 313–314)

Le château qui possède la clé de l’identité de Lancelot est donc gardé par un chevalier en tout point semblable à celui qui a déshérité Lancelot : grand, roux et armé d’une hache. Ce motif se démultiplie, puisque lorsque Lancelot retourne à la Douloureuse Garde pour mettre un terme définitif aux enchantements, il croise à nouveau « .II. chevaliers de coivre tresjetés » (Lancelot, VII, 415)16. Il voit ensuite un homme qui, à nouveau, porte sur lui cette couleur rouge : Qui ot la teste noire com arremens et par mi la bouche li vole flambe toute perse et li oeil li luisent comme carbon ardant, et ses dens sont tous autreteles. (Lancelot, VII, 416)

Là encore, cet homme : Tenoit en sa main une hache et com li chevaliers aproche, si le prent as .II. poins et le lieve en haut por lui desfendre. (Lancelot, VII, 416)

En filigrane, ne peut-on comprendre qu’en fait, Lancelot doit détruire la représentation symbolique de Claudas  ? En s’emparant de la Douloureuse Garde, le héros parvient à synthétiser ses deux identités. Il tue   Ce manuscrit, l’un des rares à montrer cette arme, la fait apparaître dans sept enluminures différentes. Mais à l’exception de Claudas, elle est toujours dans les mains d’anonymes (sergents, soldats) et jamais dans celles de chevaliers. L’exemple le plus probant est celui du meurtre du mari jaloux par Gueherret (voir BNF 111, Fol. 163). Alors que le romancier précise que ce meurtre se fait avec une hache, l’objet est absent dans les séries iconographiques, y compris dans les manuscrits qui représentent la hache. 16   Dans le Perlesvaus, Gauvain se retrouve lui aussi face à deux automates qui gardent l’entrée des terres du Roi Pêcheur. S’ils sont eux aussi en « keuvre » (Perlesvaus, 280), ils ne tiennent pas de haches mais tirent des carreaux d’arbalètes. 15

Lancelot, Perlesvaus, Mordred

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s­ ymboliquement celui qui l’a déshérité, mais il intègre aussi son enfance sous la férule de Ninienne, avec l’omniprésence de l’eau : Car toute la fortereche siet en une haute roche naïve et si n’est mie petite, car ele a de toz sans plus c’une arbaleste ne trairoit. Au pié de la roche de l’autre part cort li Hombres et d’autre part cort .I. grant rix qui vient de plus de .XL. fontaines qui toutes sourdent a mains d’une archie del pié de la tor. (Lancelot, VII, 312–313)

Il est donc entouré par une rivière et un ruisseau, ainsi que par une multitude de sources. La hache (et les connotations sexuelles qui s’y rattachent17) et l’eau (avec sa dimension fœtale) lui permettent, dans la Douloureuse Garde de rassembler deux principes, le masculin et le féminin, le père et la mère. Pour pénétrer dans ce qui deviendra son domaine, il devra d’ailleurs franchir deux murailles. Dans le Perlesvaus, Lancelot est confronté au motif de la hache lors d’un épisode très étrange. Arrivant dans une terre désertique, au milieu de laquelle se trouvent une ville et un palais en ruine il rencontre un chevalier armé d’une hache qui lui propose un étrange marché : Sire, fait li chevaliers, il covient que vos me trenchiés la teste de ceste hache, car de teil arme est ma mort jugié, ou je vos trencherai la vostre ! ‒Avoi ! Sire chevalier, fait Lancelot, que che est que vos dites ? ‒Sire, fait li chevaliers, cho que vos oés : faire le vos covient issi, puis que vos estes venus en ceste chitei ! -Sire, fait Lancelot, il seroit fous qui de cest juparti ne prendroit le meillor a son oés ! Mais jou serai blasmeis se jo vos ochi sans nul mesfait. -Certes, fait li chevaliers, n’en poés autrement partir ! -Biaus sire, fait Lancelot, vos estes si gens et si apers ! Coment est cho que vos veneis si cointement a vostre mort ? Vos savés bien que jo vos ochirai anchois que vos moi, puis qu’ensi est ! -Tout cho sai ge de voir, fait li chevaliers, mais vos me creantereis anchois que jo muire, que vos revenreis en ceste chitei dedens un an et que vos meterés vostre chief en autreteil abandon sans calenge, conme li miens iert mis. (Perlesvaus, 392)

Lancelot se saisit donc de l’arme qui est « voit molt trenchant et molt agu » et coupe la tête du chevalier. Au bout d’un an, il vient présenter sa tête à la hache, comme il l’a promis au malheureux chevalier, mais l’intervention d’une demoiselle permet à Lancelot d’être épargné et la ville est tout

17   Voir Raynaud,  Christiane, A la hache  :  histoire et symbolique de la hache dans la France médiévale, XIII e–XV e siècles, op. cit., p. 435.

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de même sauvée de la malédiction qui pesait sur elle. Christiane Raynaud analyse ainsi cet épisode : Le choix de la hache a une valeur symbolique forte : couper l’arbre sec permet aux autres de mieux donner, de renaître. Abattre la vaine gloire de ce monde donne accès aux vraies richesses.

L’objet est donc lié à la transmission et à la succession des générations. Mais ce motif ne s’arrête pas là. Symbole de son héritage reconquis, elle apparaît tout au long du Lancelot et pas seulement dans le début du roman. Arme à la signification ambiguë et complexe, elle a longtemps eu une connotation négative, car à l’origine il s’agissait d’un outil utilisé par le peuple comme arme. Dès lors, «  les historiens et les chroniqueurs relèvent avec ­complaisance son usage par les infidèles, les hérétiques, les anglais et ceux qu’ils considèrent comme des ennemis mortels18  ». Christiane Raynaud évoque même la « réprobation qui pèse sur l’utilisation de la hache19 ». Et pourtant dans le Lancelot, on trouve un certain nombre d’occurrences de cet objet20. C’est par exemple l’arme d’un géant qui a tué son parrain et sa propre mère (Lancelot, IV, 257), de même dans le Perlesvaus, où Gauvain se bat contre un géant qui « prent une grant hache qui dejoste lui estoit et vient vers monseignor Gauvain tos enteseis, et le quide ferir a .II. mains tres parmi le chief » (Perlesvaus, 312). Ce n’est que très rarement qu’elle est utilisée par des chevaliers, en général pour tuer des êtres indignes ayant commis des crimes envers des membres de la famille21. Un seigneur est jaloux de sa femme jusqu’à la folie et lorsqu’il la voit avec Sagremor dans le jardin, il la gifle violemment. S’ensuit un combat durant lequel Gueherret, armé d’ « .I. hache fort et grant » tue le mari indigne (Lancelot, IV, 45). On observe que même dans le manuscrit BNF 111, cette scène est représentée en évitant soigneusement cette arme (BNF 111, Fol. 163). Plus loin dans le roman, Gaheriet voit des chevaliers

 Raynaud, Christiane, A la hache : histoire et symbolique de la hache dans la France médiévale, XIII e‒XV e siècles, op. cit., p. 403. 19   Ibidem p. 367. 20  Le Joseph est le seul texte du corpus où la hache est mentionnée comme une arme du chevalier (voir par exemple Joseph, 107) et où on donne même différents termes : « fausars, haces danoises (…) ». Dès que leurs lances sont brisées, ils n’hésitent pas à combattre avec cette arme. Séraphé lui-même l’utilise de façon régulière. Peut-être est-ce parce que le roman est plus tardif que cet objet a une connotation moins négative. 21   Ce qui vient renforcer l’hypothèse que la hache est le fil conducteur entre Lancelot et son héritage. 18

Lancelot, Perlesvaus, Mordred

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­ almener son frère Mordred. Fou de rage, il s’empare de la hache d’un vilain m et massacre ceux qui l’entourent (Lancelot, V, 10). Etonnamment, le plus grand nombre d’occurrences concerne Lancelot, alors qu’il incarne le meilleur chevalier du monde et qu’il respecte tous les autres codes de la chevalerie, n’hésitant pas par exemple à rendre son épée à un adversaire pour poursuivre un combat. Et pourtant ce parfait chevalier emploiera à plusieurs reprises, suite à l’épisode de la Douloureuse Garde, une hache comme arme : Lancelot pénètre dans la forteresse de l’enchanteresse Camille et délivre Arthur et Gueherret. Il les amène à l’armurerie pour qu’ils puissent s’équiper : Il li fait desfermer puis fait traire le roi hors et Guerrehés aussi. Et li rois nel connoist mie, si se merveille moult qui il est. Lors les enmaine Lancelos et le cartrier as armeures et il s’arment isnelement ; et Lancelos voit une hache longue et clerc et bien tranchant qui pent a une queville, si le prent et reboute l’espee el feure. (Lancelot, VIII, 478)

Pourquoi Lancelot s’empare-t-il d’une hache, alors qu’il a sa propre épée, d’autant plus qu’il ne s’en servira pas ? La réponse se situe immédiatement après : le roi demande qui est ce chevalier qui vient de les sauver et Gauvain dévoile enfin au roi l’identité du jeune homme qui a vaincu lors des deux assemblées : Ha, Diex, fait le roys, qui est il ? - Ch’est, fait mesire Gauvain, Lancelos del Lac, cil qui vainqui lez .II. assamblees de vous et de Galahot qui chi est. (Lancelot, VIII, 478–479)

C’est donc armé d’une hache qu’il est présenté à Arthur. Peu après Lancelot menace Camille et utilise alors son épée, la hache n’apparaît donc qu’au moment de la révélation du nom de Lancelot au roi. Un autre passage lie étroitement la hache et le passé de Lancelot. Alors qu’il est en route pour délivrer Guenièvre, il rencontre un vavasseur, avec deux lévriers22, qui porte un chevreuil et qui propose au héros de venir chez lui pour partager sa chasse. Il passe la nuit chez l’homme qui est heureux lorsqu’il apprend que son hôte a ouvert la tombe de Galaad, car cela signifie qu’il sera aussi celui qui délivrera les gens de Gorre. L’homme explique également à Lancelot que seul celui qui réussira à la tombe de Symeu ­parviendra

22   Lancelot, III, p. 297. Il faut rappeler que les deux cousins de Lancelot seront changés en lévriers pour échapper à Claudas. En outre, ce personnage n’est pas sans rappeler le vavasseur qui, au début du roman, offre un lévrier à Lancelot qui vient de lui faire cadeau de son gibier.

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

au Graal23. Ils se rendent alors au passage du Pas des Perrons et c’est à cet endroit que Lancelot s’empare à nouveau d’une hache : Et .I. des serjans i acort, si le fiert grant cop de la hache ; et il saut sus, si ot grant honte de ce qu’il ot esté si au desous. Lors prent a celui la hache qui le cop li avoit doné et li esrace hors des mains et li dona tel cop que del capel et de la teste li fist moitiés. (Lancelot, III, 300)

Une fois le passage franchi, Lancelot devient le point de ralliement de tous les prisonniers, appelés « les escilliés24 » qui se soulèvent et se rassemblent autour de lui. C’est donc en s’emparant d’une hache qu’il pénètre dans le royaume où non seulement il délivrera tous les exilés (ce qu’il est lui-même), mais où il s’unira pour la première fois à la reine. Un autre passage clé du roman est l’épisode du Val sans Retour. Là encore, le lieu est gardé par des chevaliers armés d’une hache, dont Lancelot s’empare25 : Et Lancelos l’avise molt bien, si gete la hace que il tient et l’ataint el nasel del hiaume, si le trencha dusques as dens, si le porte a terre dedens la sale ; lors prent le hace qui estoit el degrés fichie, et li chevaliers ot au chaoir .I. cri geté. (Lancelot, III, 185)

La suite du combat se fait à la hache, plusieurs chevaliers arrivant successivement pour tenter d’empêcher Lancelot de passer. La présence du feu et des chevaliers gardiens armés de haches n’est pas sans rappeler la Douloureuse Garde26. Un des chevaliers s’enfuit, et pour le poursuivre, Lancelot doit traverser « .I. aigue qui par mi le val coroit » (Lancelot, III, 186). Lorsque la demoiselle qui lui a servi de guide tente de l’empêcher de traverser l’eau, il la rassure, en faisant allusion à son enfance dans le lac :   Dans la leçon donnée par l’édition Lettres Gothiques, lorsque le vavasseur lui dit cela, il murmure « Ha ! peres, pour coi pechas ? », faisant ainsi explicitement référence à son père. Lancelot du Lac, roman français du XIIIe siècle, tomes I à V, Textes présentés, traduits et annotés par François Mosès, d’après l’édition d’Elspeth Kennedy, Préface de Michel Zink, édition Lettres Gothiques, Le Livre de Poche, Paris, 1991 à 1999, tome 5, p. 148. 24   Lancelot III, 302, 305, 311. Ce terme est également celui qui est appliqué à « Bohors le Escilliés », p. 327, ce qui lie le lignage de Lancelot aux prisonniers de Gorre. 25   Dans l’édition de la Pléiade, l’auteur précise « et Lancelot esrace la hace qui el perron estoit ferue, si remest s’espee el fuerre » Le Livre du Graal, tome II, op. cit., p. 1215. Tout comme lors de la prise du château de l’enchanteresse Camille, le romancier suggère implicitement que ce n’est pas pour pallier à l’absence d’épée qu’il se saisit de la hache, mais que c’est un geste volontaire qui n’obéit à aucune nécessité apparente. 26   Mais aussi Claudas, qui allie le rouge, le noir et la hache. 23

Lancelot, Perlesvaus, Mordred

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Car autretant quide il avoir avantage en l’egue come cil, car certes il i fust noiés27.  (Lancelot, III, 186)

On connaît la suite. Il parvient à libérer les prisonniers, montrant à tous de façon éclatante qu’il est l’amant parfait par excellence. Toutes les occurrences où Lancelot s’empare d’une hache ont donc toujours deux composantes. D’une part, elles se situent à des moments fondamentaux de l’aventure du jeune homme, d’autre part, elles sont toutes étroitement liées au motif de la libération, motif qui aurait dû se développer dès l’adoubement de Lancelot. En effet, dans la logique médiévale, la vengeance et la reconquête de l’héritage sont essentielles dans la mesure où le patrimoine est l’essence même du lignage, puisqu’il détermine en partie le système onomastique. Mais ce motif de libération, faute d’avoir été totalement comblé, affleure sans cesse dans le texte. Chez l’enchanteresse Camille, à Gorre, au Val sans Retour, grâce à la hache, symbole de sa vengeance sur Claudas, il libère les emprisonnés, renouvelant ainsi sans cesse ce qu’il n’a pas encore réussi à faire sur ses propres terres. Lancelot, au lieu de tenter par tous les moyens de reprendre son héritage, fait tout, au contraire, pour s’en éloigner, refusant même de dévoiler son nom, car récupérer son héritage l’éloignerait de la reine. Mais ce qui rend possible cette indifférence à l’héritage paternel c’est qu’en s’emparant de la Douloureuse Garde, il a vaincu une représentation symbolique de Claudas. Il a fait de la forteresse le nouveau château familial dans lequel il viendra se réfugier chaque fois qu’il aura besoin d’un lieu sûr. En utilisant cette arme et en détruisant tous les Chevaliers à la Hache qui croiseront son chemin, il démultiplie le motif, opérant sans cesse une vengeance sur Claudas, réitérant la délivrance attendue. A la toute fin du roman, Lancelot devra tout de même retourner sur ses terres, mais ce qui le poussera ne sera pas le désir de reconquête de son héritage, mais le désir de venger la reine qui a été humiliée par Claudas. Une reconquête symbolique serait-elle insuffisante pour les hommes du Moyen Âge ? Le retour de Lancelot dans le royaume parternel ne semble répondre à aucune nécessité car Claudas gère parfaitement les terres de Ban et Bohoort. Il est «  sages  » (Lancelot, V, 152) et domine l’ensemble de ses conquêtes « par son grant sans et avoit tant fait par sa debonnaireté qu’i estoit moult amez de ses barons  » (Lancelot, V, 152). Les gens vivent donc de façon

27   L’édition Pléiade (Le Livre du Graal, tome II, op. cit.) donne le terme de nourri : « car je i fui nourris dès enfance » (p. 1219), de même que l’édition Lettres Gothiques, (Lancelot du Lac, roman français du XIIIe siècle, tome IV, p. 290) : « car g’i fui nouris ».

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

p­ aisible et ne sont nullement opprimés par la tutelle de ce roi usurpateur qu’ils ont, au contraire, fini par apprécier. De leurs côtés, les trois jeunes gens ne manifestent aucun intérêt pour leur héritage. Et pourtant… Une demoiselle, qui doit transmettre un message à la Dame du Lac de la part de la reine, est arrêtée en chemin par Claudas qui lui demande ce que sont devenus les trois enfants. Elle donne alors cette précision curieuse dont il n’a en aucun cas été question : Si saichiez, s’il estoient venu d’unne queste ou il sont, il viendroient ça o si grant gent que vos nes porriez soffrir em bataille une ore de jor  : si me merveil comment vos osez demorer en cest païs, car s’il viennent ça et il vos pueent tenir, touz li mondes ne vos garantiroit que il ne vos occeissent, car il vendront moult courroucié de lor terres que vos avez tant tenues a tort et les en avez deseritez, des qu’il erent petit anfant, dom il vos harront toz diz plus que nul home. (Lancelot, V, 155–156)

A en croire la demoiselle, la reconquête serait imminente, ils n’ont pas de plus chers désirs et s’en seraient déjà occupés s’ils n’étaient engagés autre part actuellement. D’où tient-elle de telles informations ? Il n’en a pas été fait mention précédemment et aucun des trois héros n’a manifesté une quelconque intention dans ce sens mais il n’en faut pas plus pour provoquer la peur chez Claudas et mettre le feu aux poudres. Désormais persuadé que la demoiselle a été envoyée par Lionel et Bohoort pour l’espionner28, il décide de la garder prisonnière. La reine envoie alors une lettre pour qu’on lui rende sa cousine mais il lui répond par des insultes, précisant qu’on devrait la brûler étant donné qu’elle est la reine la plus déloyale qui soit, car « ele fait couchier o li tel que je bien connois, qui est si vaillant et si preuz que il n’a plain pié de terre qui soie soit » (Lancelot, V, 167). On constate que dans sa réponse, Claudas dénigre Lancelot car il ne possède aucune terre, ce qui est faux puisqu’il est seigneur de la Douloureuse Garde. Mais ce qui lui est en fait reproché (et paradoxalement par celui qui craint cela plus que tout au monde), c’est de ne jamais avoir vengé sa honte et reconquis son héritage. Dans le même temps, lorsque le récit retourne à Lancelot, qui vient de délivrer Mordred29, un jeune homme lui conseille de quitter la ville au plus vite car les gens s’arment pour le punir d’avoir tué leur maître et ses deux fils. Il s’enquiert alors du nom du garçon : Je sui dou païs dont vostre peres fu sires et rois. (Lancelot, V, 176)

28   Lancelot n’est pas mentionné et sera, durant tout l’épisode de la reconquête, en retrait par rapport à ses deux cousins. 29   Qui est gardé par quatre serviteurs armés de haches…

Lancelot, Perlesvaus, Mordred

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Lancelot s’étonne et lui demande alors s’il connaît son identité, ce à quoi le garçon répond qu’il sait qu’il est Lancelot du Lac. Le héros se trouve ainsi confronté à un garçon dont l’identité même (car il n’a pas de nom) se définit par la relation à la terre paternelle et qui incarne symboliquement son héritage, au moment même où la reconquête de l’héritage, par le biais de la Reine et de l’affront de Claudas, est déjà en marche30. Mais c’est la reine qui décidera de porter la guerre chez Claudas : elle narre à Lancelot l’insulte dont elle a été victime, en prenant bien soin de lui rappeler que celui qui la lui a faite est :  Li rois Claudas de la Deserte Terre, cil qui vostre pere deserita et por qui vostre mere fu velee come cele qui avoit paor qu’il ne l’oceist. (Lancelot, VI, 30)

Lancelot, qui jusqu’alors ne s’était jamais plaint de la situation, raconte soudain à la reine que : Des lors que j’estoie em berçuel petit anfes, qui devoie estre oirs de Gaules et de Benoÿc et d’Aquitainne et un des plus riches hom del monde de mon aage, si me mist en povreté et me deserita del tout. Et mort an fusse je, se ne fust ma dame dou Lac qui me norri a mon escient si richement que onques filz de roi ne fu ausi richement norriz. Et tout ce qu’il m’avoit mesfet et de moi et de mon pere et del roi Boorz qui mes oncles estoit et de mes cousins avoie je mis en soufrance dusques atant que je veisse mon point. (Lancelot, VI, 30)

Soulignons au passage que la soi-disante «  occasion  » attendue par ­ ancelot ne se serait jamais produite si Claudas n’avait pas insulté la reine31. L Du reste, il ajoute immédiatement après la narration des torts qu’il a subis : Mais puis que la chose est ainsi montee que vos, qui riens n’em aviez forfet, l’avez comparé, je sui cil qui jamés ne sera granment a eise devant que vos an seroiz vengie si bien qu’il ne li remaindra plain pié de toute la terre qu’il tient. (Lancelot, VI, 30–31)

  On peut noter toutefois que lorsque Sarras a demandé au héros son identité, ce dernier répond qu’il est Lancelot du Lac et ajoute « je sui cil, fait il, qui fu filz le roi Ban de Benoÿc » (Lancelot, V, 145) procédant ainsi à un ancrage généalogique fort peu coutumier dans la bouche de Lancelot et qui, peut-être, est une prémice à ce qui suit. De la même manière, lorsqu’un écuyer lui demande pour don le château de la Montagne Interdite, Bohoort le fait chevalier et le lui donne, faisant ainsi de lui son « hom, por ce qu’il li avoit terre donnee dont il n’avoit point » (Lancelot, V, 186). On voit qu’en filigrane l’auteur développe le thème de la succession lignagère. En outre, peu après l’épisode avec Claudas, Bohoort découvre le fils de Lancelot tandis que le héros rencontre Hélain le Blanc. 31   Et qu’il avait refusé la proposition de Galehot de l’aider à reconquérir ses terres. 30

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

C’est de la vengeance de la reine qu’il s’agit, bien plus que d’une reconquête des terres qui ne sera qu’une conséquence annexe de la situation32. Il apparaît soudain comme incompréhensible que Lancelot n’ait pas tenté de récupérer son héritage et la reine, qui jusqu’alors ne s’en était jamais souciée, lui explique que même sans l’insulte de Claudas, tôt ou tard Lancelot aurait dû intervenir car : Vos le devez bien fere par droit, encor ne m’eust il riens mesfet, car il n’est nus qui ne puist veoir vostre honte de ce que vos l’avez si longuement soufert, qui estes li mieldres chevaliers dou monde et li plus renomez. (Lancelot, VI, 31)

On constate donc que se construit petit à petit tout un discours lignager qui ne faisait pas encore partie du personnage de Lancelot. Le terme de « deseriter » d’« oir » et de « droit » se retrouvent alors et y prennent place. Mais c’est la reine qui explique à Lancelot ce qu’il doit faire, qui le pousse à demander de l’aide à ceux de la Table Ronde et à faire mander son frère et ses deux cousins33. En outre, Lancelot ne va pas en personne récupérer son héritage mais il envoie sa parenté, aidée des chevaliers d’Arthur. Lorsque la Dame du Lac demandera à Lionel et Bohoort où se trouve Lancelot, ils lui expliquent qu’il est resté avec Arthur et « li dient por quoi il est remés34 » (Lancelot, VI, 121). Yvain finira par envoyer un messager demander de l’aide à Lancelot, mais ce dernier, bien que présent, ne se battra pas vraiment et restera très en retrait. Arthur combattra Frole en combat singulier, gagnant ainsi la Gaule

  Dans l’édition Pléiade (Le Livre du Graal, tome III, 670, op. cit.), Lancelot n’évoque pas le fait qu’il a été déshérité. La reine se contente de raconter son humiliation et il répond « vostre volonté en sera faite » (p. 671). Puis il explique à Lionel, Bohoort et Hector « la volonté de la roïne », montrant ainsi encore davantage que cette guerre est faite au nom de la reine et non pas dans le but de reconquérir son héritage. 33   Lancelot donne une réponse curieuse aux discours conquérants de Guenièvre : « Dame, fait Lan­celoz, tant m’avez vos dit que vostre volenté sera faite. Et bien sachiez que mar vit la damoisele qu’il tient en prison, car il la rendra ou il sera deseritez de la terre qu’il tient a toz les jorz de sa vie » (Lancelot, VI, 32). Est-ce à dire que si Claudas relâche la demoiselle, il renoncera à lui ôter ses terres ? En outre, il parle de la volonté de la reine comme si tout ne dépendait que d’elle. 34   La seule raison donnée au moment de débuter la guerre est le fait que le roi préfère le garder avec lui car il serait trop « a malaise » sans lui (Lancelot, VI, 65). Au besoin, ils viendront plus tard en renfort. Lancelot reste totalement muet et ne proteste pas face au désir du roi de le garder près de lui. Le motif pour lequel il ne va pas en personne récupérer ses terres semble bien léger, d’autant qu’à différentes reprises, il a déjà quitté la cour du roi alors que ce dernier tentait de le retenir. 32

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et ­Lancelot n’aura pas à combattre Claudas qui s’enfuit et on lui remettra les clés de la ville de Gaunes. Ainsi, bien que Lancelot ait tout fait pour échapper à son destin, il se retrouve devant le fait accompli et son histoire familiale le rattrape. Mais une dernière fois, il tournera le dos à son identité : Arthur lui déclare qu’il le fera roi à Noël et Lancelot répond que sous aucun prétexte il ne l’acceptera. Il se débarrasse du royaume de Bénoyc entre les mains d’Hector (qui en tant que bâtard ne devrait pas hériter), donne la Gaule à Lionel, et Gaunes à Bohoort. Mais ce dernier refuse et les motifs qu’il donne pourraient se trouver de la bouche même de Lancelot : Qu’est ce, sire, que vos volez fere ? Certes se je volsisse recevoir l’anor del reaume, nel deussiez vos mie soufrir, car si tost come je avrai reaume, il me couven­dra laissier toute chevalerie, ou je voille ou non, et ce seroit plus granz honor, se je estoie povres hom et bons chevaliers, que se je estoie riches rois recreanz. Et certes tout ausi conme je di de moi, di je de Hestor vostre frere, car ce sera pechiez mortex, se de si haute chevalerie com il est et de si grant prouesce l’ostez por devenir roi, car a couronne ne puet il faillir, s’il vit longuement, mes s’il laist ore chevalerie, il n’i recou­verra jamés ne ne li avenra si conme il m’est avenu. (Lancelot, VI, 170)

Gouverner un royaume est donc incompatible avec le fait d’être chevalier, affirmation curieuse, étant donné que Baudemagu et d’autres sont à la fois rois et chevaliers. Pour Dominique Boutet, le discours de Bohoort s’explique ainsi : Le statut royal est dévalorisé par rapport à la condition de chevalier. La royauté est conçue au mieux comme l’aboutissement d’une longue vie consacrée à la chevalerie35.

Mais c’est aussi et surtout parce que la fixité qu’impose la royauté est incompatible avec les destins de Lancelot et de Bohoort. L’un doit vivre près de la reine, l’autre doit se lancer dans la quête du Graal et donc aucun des deux n’est disponible pour gérer un royaume. En outre la répartition des terres faites par Lancelot est en fait problématique. En effet, les réticences de Bohoort en ce qui concerne Hector sont difficiles à comprendre dans la mesure où il ne commente pas le fait que son propre frère ait accepté la  Dominique Boutet, Charlemagne et Arthur, ou le roi imaginaire, Champion, Paris, 2004, p. 40. A ce sujet voir aussi l’ouvrage de Catalina Girbea, La Couronne ou l’auréole  : royauté  terrestre et chevalerie celestielle  dans la légende arthurienne (XII e–XIII e siècles), Turnhout, Brepols, 2007. 35

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Gaule. Seul lui et Hector sont concernés. Traditionnellement, c’est l’aîné qui hérite du nom du père et de la terre, conséquence de la primogéniture. Dès l’enfance, Lionel a conscience de cela, et lorsque Pharien refuse de lui obéir, il lui dit : Comment ? fait Lyoniax. Dont n’estes vous a moi, et vous et Bohors mes freires et ses maistres ausi ? Et il dient tout que oïl sans faille. ‒Dont vous commant je fait il, que vous ailliés trestout mangier, car je ne mangerai mais a nul jour devant chou que j’aie acompli un pensé ou je sui entrés. (Lancelot, VII, 110)

Ce qui montre bien que c’est Lionel qui est appelé à prendre la succession de son père en tant que seigneur et maître. Tout ce qui aurait donc dû lui revenir en tant qu’aîné, c’est-à-dire le nom et la terre, sont revenus à Bohoort. Ce brouillage de la succession empêchera la terre de Gaunes de retrouver un roi : Bohoort refusera la couronne tandis que Lionel héritera d’une terre qui n’est pas la sienne. Le royaume de Gaunes reste donc orphelin de roi, comme si, en l’absence de son véritable seigneur, il ne pouvait être gouverné par personne. En ce qui concerne celui de Bénoyc, on ne sait pas vraiment ce que décide Lancelot. Maintient-il son frère à sa tête ? Ecoute-t-il les conseils de Bohoort ? Tout ce que l’on sait c’est que « tant dist Boorz a Lancelot qu’il l’osta tout de son proposement, si dist au roi et a mon signor Gau­vain qu’il n’en feroit ore plus que fet en avoit » (Lancelot, VI, 170)36. Dernière marque d’indifférence de Lancelot envers une histoire qui n’a jamais vraiment été la sienne. Cependant Arthur s’inquiète, et « fu tant dolanz que nus plus » (Lancelot, VI, 170) car il laisse la terre sans seigneur légitime. Qu’en est-il de l’héritage spirituel de Lancelot ? A la naissance il porte un nom issu de son lignage, celui de Galaad, (qui était « le menor fiz de Joseph de Barimatie », « li haus rois de hosseliche » et « li premiers rois crestiens de Gales »). Comme nous l’avons déjà évoqué, nommer un enfant n’est pas un acte anodin. Pour Karl Ferdinand Werner : Le nom de personne, s’il était choisi parmi les noms présentés dans l’ascendance des deux côtés, pouvait l’être toutefois d’une manière qui exprimait un sens spécifique. En d’autres termes, le nom pouvait être porteur de signification37.

  Quelques pages plus tard, lors de l’épisode de la folie de Lancelot, on retrouve Lionel, Bohoort et Hector à la cour, comme si la reconquête de leurs terres n’avait jamais eu lieu. Sur la répartition des terres, voir le chapitre quinze. 37   Karl Ferdinand Werner dans son article « Liens de parenté et noms de personne », dans Famille et parenté dans l’occident médiéval, op. cit., p. 27. 36

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C’est ce qui se passe pour le héros : son nom de baptême est Galaad car c’est par son lignage que doit être achevée la quête du Graal et par celui qui portera ce nom : Et tout ainsi com li nons de Galaad avoit esté perduz en Lancelot par eschauffement de luxure. (Lancelot, IV, 211)

Cette phrase montre la fonction programmatique du nom38, et André Vauchez parle d’ «  une conception d’une sainteté, sinon héréditaire, du moins lignagère39 ». Pourtant, Lancelot perd son nom de baptême à cause, (ou grâce) au lignage paternel comme le lui apprend Symeu : Saches que tu as non en baptesme le non al saint home de lasus que tu as de la tombe geté, et je sui ses cosins germains, mais tes peres t’apela Lancelot por remenbrance de son aiel qui issi avoit non. (Lancelot, II, 36)

Et lorsqu’un vieil homme lui apparaît en songe, il lui dit : .I. home viels et anciens qui l’apela par son droit nom et dist : Lanceloz, biaux niés (…), je sui Lanceloz, qui fus rois de la Blanche Terre qui marchist au reaume de la Terre Foreinne, et sui tes aieux ; et por amor de moi et por honor t’apela li rois Bans mes filz Lancelot : ainsi as tu nom am batesme Galaad. (Lancelot, V, 114–115)

Charles Méla, dans La Reine et le Graal, analyse ainsi le fait que le héros porte le double nom de Lancelot/Galaad : Le premier nom reste longtemps en sommeil, jusqu’au jour où cette dualité s’avère incompatible et exige son report de père en fils, c’est-à-dire dans la génération de Lancelot à Galaad, désormais distincts40.

Et en effet, d’un point de vue narratif, le «  dédoublement  » père/fils permet d’explorer une possibilité narrative jusqu’alors impossible, celle de la quête mystique. Elle justifie également le fait qu’il y ait une telle ressemblance

  Le terme est employé par K.F. Werner dans Famille et parenté dans l’occident médiéval, op. cit., dans la discussion qui suit son intervention. « Il n’y a pas de doute que le nom est une sorte de programme : on a programmé la famille… » p. 38. Au sujet du lien notamment entre le lignage et la sainteté, lire l’article d’André Vauchez, dans le même ouvrage, « Beata stirps : sainteté et lignage en occident », p. 397–406. 39   Idem, André Vauchez, « Beata stirps : sainteté et lignage en occident », p. 403–404. 40   Charles Méla, La Reine et le Graal, La conjointure dans les romans du Graal de Chrétien de Troyes au Livre de Lancelot, op. cit., p. 332. 38

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entre les deux personnages41. Galaad n’existe que pour accomplir la destinée du père, ce qui explique peut-être qu’il ne se pose jamais de questions sur sa destinée. Il est entièrement tourné vers sa quête, au point que son absence totale de doute le rend parfois presque inhumain. Mais c’est peut-être parce que son père a expérimenté la faiblesse humaine, qu’il est, lui, prédestiné à la pureté et à la perfection. Sa conception même ne lui laisse aucun libre arbitre, puisqu’il est clairement dit que sa mère : Ne le fait mie tant por la biauté de celui ne por luxure ne por eschaufement de char come ele fait por le fruit recevoir dont toz li païs doit venir a sa premiere biauté. (Lancelot, IV, 210)

Contrairement à Lancelot qui se débat sans cesse pour échapper à son lignage, Galaad accomplira ce qui est attendu de lui et le romancier nous l’annonce avant même sa naissance. Jean-René Valette42 relève que Galaad, lorsqu’il chemine avec son père, lui déclare : A non Dieu, vos desirroie je a veoir et a avoir a compaignon sor toz tels del  monde. Et je le doi bien fere, car vos estes comencement de moi. (Queste, 250)

Il parle ici de commencement d’un point de vue « biologique » pourrait-on dire, mais, en filigrane, on peut également comprendre le terme d’un point de vue narratif. Le fils achève la destinée du père, comme son père avant lui. Perlesvaus : de « Par-Lui-Fait » à « Perd-Les-Vaux » Mordred et Perlesvaus, bien que dissemblables, ont un parcours étrangement similaire. D’un côté nous avons le héros chaste qui réussira la quête du Graal, de l’autre un être que les critiques nous présentent comme malfaisant, consumé par un désir incestueux qui le pousse vers sa belle-mère. Pourtant  Sur la ressemblance entre les deux personnages, voir l’article de Jean-René Valette, « Filiation charnelle et adoption filiale : l’imaginaire de la paternité dans la Queste del Saint Graal », dans L’Imaginaire de la parenté dans les romans arthuriens (XII e–XIV e siècles), op.cit., p. 47–61. Ce dernier insiste également sur la différence entre le père et le fils, au niveau des valeurs morales, en parlant de Lancelot comme du « chevalier de la dissemblance » et de la relation père/fils « à travers le composé charnel-spirituel Lancelot-Galaad » (p. 55). 42   Jean-René Valette, «  Filiation charnelle et adoption filiale  : l’imaginaire de la paternité dans la Queste del Saint Graal », dans L’Imaginaire de la parenté dans les romans arthuriens (XII e–XIV e siècles), op.cit., p. 50. 41

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ces deux personnages, bien que très différents, ont en commun le fait qu’à travers la figure paternelle, ils sont rattrapés par leur destin. Dans Le Conte du Graal, le père de Perceval est un de ces pères absents, mort de « duel » tout comme celui de Lancelot, de Lionel et de Bohoort. Ces pères ont failli. Jean-Claude Schmitt, analysant la notion de suicide au Moyen Âge explique que : Le maître-mot du suicide médiéval était « désespoir » (…). La Deseperatio n’était ni un sentiment, ni un état psychique, mais un Vice, le doute de la miséricorde divine, la conviction de ne pouvoir être sauvé, voire déjà le péché mortel en acte puisque la « désespérance » pouvait désigner aussi bien la cause immédiate du suicide que le suicide lui-même (…). La tentation du suicide est souvent vécue comme un long processus de désintégration sociale qui s’inscrit dans le temps et l’espace du récit4344.

Dans l’absolu, ces pères ne se suicident pas vraiment, mais c’est leur désespoir qui provoque leur mort soudaine. Ce faisant, ils sont en partie coupables de leur propre décès45, et laissent leurs enfants dans une situation difficile. Le corpus nous présente des pères qui ont failli et dont l’absence provoque de graves dysfonctionnements dans le cercle familial. Dans le Perlesvaus, on sait fort peu de choses sur le père, si ce n’est qu’il a été déshérité car il « kar il estoit anchiens chevaliers, si estoient tot si frere mors » (Perlesvaus, 606), c’est-à-dire qu’il n’était pas en état de se défendre seul et que personne, dans sa famille, ne pouvait lui venir en aide. Il mourra d’une blessure reçue après avoir vengé son frère (Perlesvaus, 1024). Lorsque le héros naît, son père choisit son nom : Il dist qu’il voloit q’il eüst non Pellesvax46, car li Sires des Mares li toloit la greigneur partie des Vax de Kamaalot, si voloit qu’il en sovenist son  fil par cest non47, se Dex le monteplioit tant qu’il fust chevaliers. (Perlesvaus, 166)

43   C’est en voyant son château brûler, château qui est le symbole de sa position sociale, que Ban meurt de douleur. 44   Jean-Claude Schmitt, «  Le suicide au Moyen Âge  », dans Annales E.S.C., numéro 1, Janvier-février 1976, p. 4. 45   Il y a un cas avéré de suicide « actif », il s’agit du grand-père de Merlin. Lorsqu’il découvre que son fils est mort, il se pend. Il laisse ainsi ses trois filles seules, sans protection. 46   Sous cette forme, le héros porte également le nom de son oncle maternel Pellès, grâce au système de variantes. 47   Ce désir que son fils n’oublie pas fait presque figure de prémonition, car le héros, justement, n’aura de cesse d’échapper à ce qu’implique ce nom.

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Il porte ainsi dans son identité même l’incapacité de son père à défendre ses biens et c’est un poids lourd à porter, mais son géniteur ne veut surtout pas que Perlesvaus oublie la honte qui lui a été faite. Ce n’est que plus tard, dans la bouche de sa mère, que l’on apprend que ce nom de Perlesvaus contient également une mission bien précise qui ne se limite pas à porter le souvenir d’une perte passée : Por ço vos mist il a non Perlesvaus en batesme, que il vos membrast de son damage et del vostre, et que vos l’aidissiés a rescoure se vos en eüssiez pooir. (Perlesvaus, 606)

Son destin est donc tout tracé : il a pour mission de récupérer les terres familiales, et tout particulièrement les Vaux de Camaalot48. Armand Strubel souligne que ce nom renvoie aux «  obligations lignagères provisoirement négligées49 » : Nomen omen : le destin du jeune gallois, qui a quitté trop vite le château paternel pour être fait chevalier, est d’abord familial50.

Parvenu à l’adolescence, le jeune homme a quitté sa famille sans avoir rempli la mission qui lui avait été attribuée. Sa faute est double : d’une part il n’a pas récupéré les Vaux, d’autre part il a tué le Chevalier Vermeil et le frère du chevalier en question fait désormais la guerre à sa mère. Le lien entre le déshéritement de la Veuve Dame et l’absence de Perlesvaus est affirmé dès le début du roman : Se cho estoit mes fius, jo n’euch onques mais joie qui a cestui s’apareillast ! N’esteroie pas desiretee de m’onor ne ne perdroie mon chastel que l’om me vielt tolir a tort. (Perlesvaus, 220)

La différence est remarquable. Dans les autres romans du corpus, les chevaliers rétablissent définitivement les dames et les demoiselles dans leur bon droit. Lorsque Gauvain interviendra pour aider la Dame, il ne la sauvera que provisoirement, laissant le château « en greignor pais qu’il ne l’eut trové » (Perlesvaus, 234). Cependant il n’a obtenu qu’un délai d’un an, comme si le sauvetage définitif ne pouvait se faire que par ce fils absent qui seul peut accomplir la tâche inscrite dans son nom. La sœur du héros suggère même   Sa mère est très souvent appelée «  la Veve Dame des Vaus de Camaalot  » (exemple Perlesvaus, 416). Donc le lignage de Perlesvaus est profondément lié à la terre, ce qui aura une importance toute particulière concernant le héros. 49   Perlesvaus, introduction, p. 19. 50   Idem, p. 20. 48

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une sorte d’impératif magique : « kar on m’a dit autresi que force ne aide de nul chevalier ne me porra secorre ne aidier des cest jor en avant se de mon frere non » (Perlesvaus, 596). On ignore qui a prononcé cette parole prophétique, mais en effet, lorsqu’elle récupère le drap dans la chapelle du Cimetière Périlleux, elle entend une voix qui lui affirme : « onques n’aiés fianche en aïe d’estrange chevalier a icest besoig, kar vos ne poez estre secorue se par vostre frere non » (Perlesvaus, 594). Les motifs se superposent : le père a perdu les Vaux, la mère est déshéritée, le Château du Graal est pris par le Roi du Château Mortel… Et chaque fois, seul Perlesvaus peut rétablir la situation, pour des motifs qui demeurent obscurs51. Nous avons évoqué plus haut la stratégie d’évitement mise en place par Lancelot pour ne pas avoir à reconquérir son héritage. Qu’en est-il de Perlesvaus ? Il est informé à de très nombreuses reprises de la situation de sa mère. Cahot le Roux se vante de lui avoir pris un de ses châteaux et Perlesvaus le tue mais ne prend pas la peine de poser des questions sur la situation de sa mère, décidant finalement de confier la terre aux serviteurs qui se trouvent là. La Demoiselle du Char l’informe ensuite de façon très claire de la situation d’Iglaïs : « vostre mere n’out onques mais si grant mestier d’aïe conme ele a hui en cest jor » (Perlesvaus, 480), de même que Gauvain, qui insiste, un peu choqué par l’absence de réaction du jeune homme. En effet, ses réponses à toutes ces demandes d’aide, à tous ces rappels de ce qu’il doit faire pour son lignage, sont pour le moins minimalistes. Il envoie ses salutations à Iglaïs (salutations qui ne lui parviendront jamais) et lui fait dire qu’elle le reverra bientôt, sans fixer de date et sans manifester une quelconque intention de s’y rendre. Parfois il ne répond même pas, ne pose aucune question et l’on pourrait presque se demander s’il a entendu ce qui vient d’être dit (Perlesvaus, 480). Lorsqu’un ermite lui assène le fait que « cil qui son pere et sa mere n’enore ne deut ne aimme Nostre Seignor » (Perlesvaus, 562), le héros paraît un peu agacé de ces rappels incessants  : « Je sai bien queus mes pensers est, encore ne le die ge a chascons » (Ibidem). Le nom qu’on lui attribue dans le texte est à cet égard extrêmement

51   Une voix prévient Dandrane que seul son frère pourra récupérer le château du Graal. Mais la mère n’est pas au courant de cela  ; pourtant, lorsqu’elle voit sa fille accompagnée d’un chevalier elle s’exclame : « je voi ma fille venir et un chevalier avoeques lui. Biaus sire Dieus, donés par vostre plaisir et par vostre volenté que ço soit mes fius, kar se ço n’est il, j’ai perdu mon chastel et mi oir ierent desireté ! » (Perlesvaus, 598). Il semble donc de notoriété publique (ou du moins lignagère) que seul le fils peut remédier aux malheurs familiaux.

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révélateur. Il ne veut pas être Perlesvaus et cache son identité chaque fois qu’il le peut. Il est « Par-Lui-Fait52 ». Il concède à Gauvain que « l’aide et le conseil de moi doit ele avoir par dete, et se je ainsi ne le faz, j’en doi avoir reproche a Dieu est estre blasmez conme recreans au siecle » (Ibidem), mais il s’empresse de changer de sujet, en demandant des nouvelles de Lancelot. Ce qui semble le décider à partir à la recherche de sa famille, c’est qu’il désire « aquiter la promesse que li rois Artus fist a sa seror » (Perlesvaus, 570), car il a peur que le roi en soit blâmé, ainsi que lui-même. On constate donc une différence entre les deux textes. Dans Le Conte du Graal le héros décide de lui-même de retourner voir sa mère tandis que dans le Perlesvaus, le jeune homme n’a de cesse de tenter d’échapper à ce retour. Il faudra une contrainte extérieure (la promesse du roi) pour le décider. Cependant, dès qu’il arrive dans le royaume de sa mère, l’auteur développe le thème de l’attachement à la terre, attachement qui paraît presque viscéral et auquel le jeune homme succombe peu à peu : Il out bien regardé le chastel et le pais environ, si li plout molt. (Perlesvaus, 596)

Sa sœur chevauche avec lui, lui expliquant la situation d’Iglaïs, mais là encore, c’est la terre qui est au centre de son argumentaire53, plutôt qu’un quelconque discours sur l’aide qu’un chevalier doit apporter à une Dame qui en a besoin : Ele le siut en plorant et li mostre les vaus de Kamaalot et les chastiaus qui ierent fermé es roches et es regors des montaignes et les grans praeries et la forest qui environ les achaignoit : Sire, fait ele, tot ce a tolu li Sires des Mores ma dame ma mere, ne nule chose ne covoite il tant conme cel chastel a avoir, et si aura il tempre ! (Perlesvaus, 598)

Pour le convaincre, sa propre mère développe le thème de l’héritage et de la possession des terres, allant jusqu’à préciser qu’elle renoncera à toute sa

  La première occurrence de ce nom se trouve dans la bouche de Joseus, qui a tué sa mère car elle lui a révélé qu’il ne règnerait pas sur la terre de son père mais que c’est son frère qui en hériterait. Ce dernier meurt et le père et le fils renoncent à gouverner la terre, qui reste sans roi. D’une certaine façon, eux-aussi ont refusé d’assumer ce qui leur était échu par lignage. « ParLui-Fait  » est le nom que lui donne son oncle l’ermite, bien qu’il connaisse parfaitement l’identité de son neveu. Cet oncle, en devenant ermite s’est « fait » lui-même puisqu’il s’est éloigné volontairement de la royauté pour suivre une voie qui lui est propre. 53   A différentes reprises l’auteur insiste sur la beauté des terres et du château de la Veuve Dame. Voir par exemple Perlesvaus, 216. 52

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seigneurie en sa faveur, et cet héritage, que Perlesvaus ne semblait pas pressé de récupérer, semble presque imposé par sa mère : Se Dieus plaist, vos recoverés bien vostre damage, kar ge ne claim mais nient en la terre puis que vos estes revenus ! Mais vengiés vostre honte por racroistre vostre honor, kar nus ne se doit laissier amenuisier de son droit envers malvais home ! (…) Biaus fius, cest chastiaus est vostre et ceste terre environ que l’on m’a toloite doit estre vostre par droit, kar ele moet de par vostre pere et de par moi. Mandez au Seignor des Mores qui tolue le m’a, que il la vos rende. Jo n’i claim mais nient, ains le vos quit, kar je n’ai mais que faire de tere fors que de tant ou li cors poet estre enterrez a la mort (…). (Perlesvaus, 602)

Ainsi la relation au père se définit par la perte et le manque. Manque de connaissances tout d’abord  : lorsqu’il est avec son fils devant la tombe, le père de Perlesvaus avoue ne pas connaître l’identité de celui qui se trouve là. Toute la lignée agnatique a failli : Car li sarqeuz i est ainçois que li peres mon pere fust nez, e onques n’oï dire a nului q’il seüst qu’il a dedenz, fors tant que les letres qi sont o sarqeu dient : qant li mieldres chevaliers du monde vendra ci, li sarqeuz overra, e verra on ce qu’il a dedenz54. (Perlesvaus, 166)

Ainsi, à chaque génération s’affirment la non-connaissance et le fait qu’ils ne sont pas les meilleurs chevaliers du monde : ils sont mis face à leur médiocrité. Des douze frères, aucun n’a survécu plus de douze ans en tant que chevalier. Le père de Perlesvaus lui-même est incapable de préserver son héritage. Bien qu’un écuyer dise qu’il était « biaus chevaliers et preudom » (Perlesvaus, 218), son nom n’est peut-être pas le plus glorieux à porter. Il est « Julains li Gros ». Georges Vigarello révèle qu’au Moyen Âge déjà, « un doute s’installe (…) sur la vertu de la grosseur, un conflit d’image même55 ». Certes, le gros est celui qui est puissant physiquement et qui peut manger à sa faim, mais lorsque l’on tombe dans le très gros, c’est alors l’image de l’excès qui prime, « vraie grosseur que celle qui entrave la mobilité jusqu’à

54   Catalina Girbea analyse le passage de l’ouverture de la tombe par Perlesvaus comme une sorte de rite de reconnaissance : « Il n’est donc pas suffisant que Perlesvaus soit charnellement la progéniture de la Veuve Dame ; lorsqu’il revient à la maison, il doit être de nouveau testé et légitimé comme membre du lignage ». Catalina Girbea, « L’avunculat et la crise familiale dans deux romans arthuriens du XIIIe siècle : entre fiction et réalité sociale » dans La Parenté déchirée : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 363. 55   Georges Vigarello, Les Métamorphoses du gras, Histoire de l’obésité, op. cit., p. 19.

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l’interdire56 »57. Et le père de Perlesvaus est justement dans l’incapacité de se mouvoir. Son nom, même s’il n’a pas les mêmes connotations péjoratives au Moyen Âge que de nos jours, renvoie davantage à l’opulence tranquille qu’à la valeur guerrière. Il s’est laissé dépouiller de son vivant parce qu’il était « anchiens chevaliers58 » (Perlesvaus, 606) et laisse à son fils un ­héritage en péril. Ses frères n’ont guère fait mieux. La femme et la fille de Calobritius vivent dans un état d’extrême pauvreté et le fils a été emprisonné sur une île par Gohart (Perlesvaus, 1014). Alibran de la Cité Ruinée (là encore le nom est révélateur de l’état de déchéance du lignage) a été tué par le Géant Roux. Julain est venu le venger, mais il a été blessé et meurt des suites de cette blessure (Perlesvaus, 1024). Elinant d’Escavalon est mort et son fils Alain a été tué par le Chevalier au Dragon. Julain n’a pas été capable d’éduquer son enfant, qui, alors qu’il est fils, petit fils et neveu de chevalier, ignore tout de la chevalerie. Il explique à Perlesvaus, en quelques mots, que les chevaliers sont les hommes qui ont « le plus de valeur ». Le lendemain, le jeune homme tue avec son javelot un chevalier, sans savoir que cela ne se fait pas (et pour cause, son père ne l’a en rien tenu informé des coutumes chevaleresques) puis décide de partir se faire armer par Arthur. Même présent (à la différence du Conte du Graal), le père n’a pas rempli ses obligations. Ainsi le portrait qui est dressé du lignage paternel n’est pas vraiment flatteur et on comprend que le héros ne s’y intéresse que fort peu59. Dans le Conte du Graal, la mère dit très explicitement la déchéance de la lignée du père, mais aussi de la sienne : « mes li mellors sont decheü » (Conte du Graal, v. 425).

  Idem p. 28.   Un roi a porté le même surnom, Louis le Gros et il n’était guère flatteur : Georges Vigarello rappelle que ce surnom lui a été donné vers l’âge de 46 ans, car il ne pouvait plus monter à cheval, et ce surnom suggérait « un affaiblissement physique patent », un « amollissement ». Les Métamorphoses du gras, Histoire de l’obésité, op.cit., p. 29. 58   On peut ici le comparer à Lancelot ou Arthur, qui se battent jusqu’à un âge fort avancé. En outre, lorsqu’il meurt, il ne reste à la dame que cinq chevaliers qui sont eux aussi trop vieux pour combattre. 59   Alors qu’il manifestera une grande tristesse à l’annonce de la mort de son oncle, il ne fera aucun commentaire sur celle de son père. Il assiste à l’enterrement de Pellès et il est furieux en apprenant qu’Aristor l’a tué, ce qui le met en « grant desirrier de prendre venjance de celui qui tel honte lui avoit faite » (Perlesvaus, 924). Il ne priera pour l’âme de son père et il ne manifestera de tristesse face à la mort de celui-ci qu’à la toute fin du roman, lorsqu’il arrivera par hasard devant la tombe de Julain. 56 57

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Au moment même où elle vient d’en vanter les qualités, elle déconstruit l’histoire familiale en déclarant de façon implicite que leur lignage a failli. Cependant on n’échappe pas à son destin : une fois revenu sur ses terres, il entre dans une logique lignagère de reconquête, prenant plaisir aux discours de sa mère comme s’il acceptait enfin son devoir. Ce retour du fils est d’ailleurs accompagné d’un signe divin, puisque le cercueil jusqu’alors clos s’est enfin ouvert et qu’on a appris l’identité de celui qui y repose60. La conquête du Château du Graal fonctionne sur le même schéma : on informe à plusieurs reprises le héros du danger encouru par le lieu, mais il ignore tous les avertissements. La Demoiselle du Char, sa mère, le Roi Ermite, tous le pressent de sauver le Château du Graal. Le Château du Graal et non pas le Graal lui-même. Il a été montré ailleurs que la conquête du Graal, dans le Perlesvaus, s’était déplacée vers la conquête du Château du Graal61. A plusieurs reprises l’auteur souligne le fait que le Roi du Château Mortel tient cette terre contre toute sorte de droits, car ce n’est pas lui qui doit en hériter. C’est ce que Dandrane affirme en insistant sur le principe de primogéniture : Si a ja saisi son chastel uns miens oncles, li rois de Chastel Mortel. Mais madame ma mere le deüst miels avoir kar ele est ainsnee ou mes freres ou ge62. (Perlesvaus, 596)

Idée reprise par le Roi Ermite, bien qu’avec plus de restriction, car « li chastiaus et la tere doit estre vostre » (Perlesvaus, 674) affirme-t-il au héros. Argument qui semble faire mouche, puisque Perlesvaus déclare « il n’est mie raisons   Identité fragmentaire au demeurant, puisqu’on ne connaît même pas son nom. Il semble que le cercueil clos avait nettement plus d’importance que la révélation du secret. 61   Voir à ce sujet, Claire Serp, « Mères, sœurs et oncles : Le Graal, une histoire de famille ? », dans L’Imaginaire de la parenté dans les romans arthuriens (XII e–XIV e siècle), op. cit., p. 141–155. 62   Catalina Girbea, dans son article «  L’avunculat et la crise familiale dans deux romans arthuriens du XIIIe siècle  : entre fiction et réalité sociale  » dans La Parenté déchirée  : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 361., écrit au sujet du Roi Pêcheur : « Sans descendance, il semble avoir comme seul héritier son neveu Perlesvaus ». Pourtant, l’auteur ne semble pas ici exclure les femmes de l’héritage, même si dans les faits, ce sera son frère qui en héritera, se substituant ainsi à sa mère. Le principe de primogéniture semble donc l’emporter sur le système agnatique et la transmission par les hommes. Les femmes ne renoncent au patrimoine que pour convaincre Perlesvaus de se battre pour lui. Le manuscrit de Nitze donne une leçon assez similaire : « Mes madame ma mere le deüst miels avoir, car ele est ainz nee, ou mes freres ou je meïsmes » (Perlesvaus ou Le Haut livre du Graal, éd. W. A. Nitze, Chicago, 1932–1937, réédition Phaeton Press, 1972, p. 227. 60

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que cil ait le chastel qui entrez i est ; mielz le doit ma mere avoir qui fu ainsnee apres le Roi Pescheor » (Perlesvaus, 676). En effet, il ne faut pas s’y tromper : le Graal n’est qu’un détail annexe dans la reconquête. Ce dont il s’agit, c’est bien de la récupération et de la répartition des terres au sein du lignage. Ce n’est pas par amour que Perlesvaus sauve sa mère, ou pour la gloire de Dieu qu’il récupère le Château du Graal, mais bien parce qu’il doit en être ainsi dans la succession lignagère, comme le montre son inscription au sein de son nom même. Il est celui dont les terres ont été perdues et qui doit donc les reconquérir. Bien que « Par-Lui-Fait », il n’échappe pas à « Perd-Les-Vaux ». Dieu lui-même se réjouit que le héros « out le chastel reconquis qui sien doit estre » (Perlesvaus, 692), comme si la divinité elle-même s’intéressait à la succession lignagère. Après avoir sauvé sa sœur d’un chevalier qui voulait l’épouser puis lui couper la tête, Perlesvaus ne repartira de Camaalot qu’après avoir constaté que « la terre fu tote aseüree et paisible » (Perlesvaus, 944). Mais il n’est plus libre, car il n’est plus « Par-Lui-Fait » : lorsqu’il se retrouve au Château des Cors, bien qu’il désire y rester, il explique qu’il doit partir et qu’il ne pourra revenir que lorsqu’il aura « faite la besoigne ma dame ma mere et l’autrui » (Perlesvaus, 1006). Il promet qu’il reviendra et qu’il n’en repartira si « ne fust por ma dame ma mere et por ma seror » (Perlesvaus, 1008). Le temps où il pouvait se promener comme bon lui semblait est donc révolu et il doit assumer ses obligations lignagères. Ce n’est qu’une fois que sa sœur et sa mère seront mortes qu’il montera sur une nef et disparaîtra sans que les gens ne sachent ce qu’il est advenu de lui. De la « dissimulation d’une relation incestueuse » au vocabulaire indo-européen Il n’est pas possible de réfléchir au personnage de Perceval sans se confronter à l’épineux problème de son lignage. Beaucoup d’hypothèses ont été émises, avec des succès divers, sur les variations généalogiques que l’on trouve au sein de la famille du jeune homme. Une des questions qui a occupé les critiques est la suivante : Perceval est-il le cousin ou le neveu du Roi Pêcheur ? D’éminents chercheurs ont pris position d’un côté ou de l’autre. Jean Frappier, par exemple, pense que le cousinage est le lien, ce qui est conforme aux déclarations de l’ermite dans le Conte du Graal, tandis que Jean Marx postule que Perceval est le neveu du Roi Pêcheur. Annie Combes résume ainsi la situation :

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Un long débat s’est développé depuis la fin du XIXe siècle pour résoudre le problème suivant : Perceval est-il le cousin ou le neveu du Roi Pêcheur ? La relation oncle-neveu fut notamment privilégiée par Jessie L. Weston, Jean Marx et William Roach. Le lien de cousinage fut reconnu entre autres par Jean Frappier, Roger Sherman Loomis, Thomas Kelly, plus récemment par Colette-Anne Van Coolput-Storms63.

Le texte de Chrétien de Troyes semble clair et l’ermite, lorsqu’il s’adresse au héros, élucide l’histoire familiale : Cil qui l’en en sert est mes frere, Ma suer et soe fu ta mere ; et del Riche Pescheor croi, qu’il est fix a icelui roi qu’en cel graal servir se fait. (Le Conte du Graal, v. 6415-6419)

Ils sont donc trois, deux frères et une sœur. Le frère de l’ermite a un fils, le Roi Pêcheur, et la sœur a un fils, Perceval. Donc le Roi Pêcheur et Perceval sont cousins. Mais dans les textes qui ont suivi, un brouillage se produit concernant l’identité de ce Roi Pêcheur. Dans les Continuations, le Vieux Roi et le Roi Pêcheur ont « fusionné » pour ne devenir qu’une seule et même personne, faisant ainsi remonter d’un cran générationnel le Roi Pêcheur, qui n’est plus alors le cousin, mais l’oncle de Perceval. Dans le Perlesvaus, le Roi Pêcheur fait partie d’une fratrie de quatre enfants, trois frères et une sœur, et il est l’oncle du jeune homme. L’origine de ce brouillage a une influence directe sur l’interprétation que l’on peut en donner64. L’hypothèse qui a eu le plus de succès est sans doute celle que Jacques Roubaud a émise dans un article de 197365, « Généalogie morale des Rois-Pêcheurs, Deuxième fiction théorique à partir des

63   Annie Combes, Les Voies de l’aventure, réécriture et composition romanesque dans le Lancelot en Prose, Honoré Champion, Paris, 2001 p. 262. 64   Jean-Jacques Vincensini pose la question suivante : « Ne peut-on dire, par conséquent, que la véritable culpabilité dans le Conte du Graal, est du côté du silence, de l’oubli, du manque ou de la rupture de conduites sociales harmonieuses et mesurées et non dans un inceste dissimulé, hypothétique secret refoulé du texte  ?  ». Jean-Jacques Vincensini « L’Allure mythique du Conte du Graal. Comment faire communiquer les mots, les actes et les êtres », dans Les Relations de parenté dans le monde médiéval, Senefiance, op. cit., p. 14. 65   Ou en tout cas qui a été la plus discutée…

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romans du Graal66  ». Récapitulant les différentes versions données de la famille de Perceval, il en arrive à l’hypothèse suivante : Le mystère sur la généalogie des personnages de la famille du Graal chez Chrétien et dans tous les romans que nous avons cités est dû à la dissimulation d’une relation incestueuse. Par cette hypothèse est rendu possible : a) le fait que Perceval appartient à la famille du Graal tantôt par son père et tantôt par sa mère, b) l’identification implicite du Roi-Pêcheur et du père de Perceval. S’expliquent aussi aisément : c) le flottement perceptible qui domine un peu partout sur les positions respectives des différentes générations, d) les contradictions et les hésitations dont font preuve non seulement les scribes et auteurs médiévaux mais aussi les spécialistes modernes de ces textes.

Cette hypothèse, qui est présentée comme telle par l’auteur67, a eu un succès tel qu’elle a été reprise de nombreuses fois. Certains l’ont maintenue sous forme de question, ou tout au moins d’hypothèse plausible, voire probable. Michel Blain, au sujet de la blessure du père de Perceval68, écrit : « on suppute quelque inceste, quelque meurtre, quelque malédiction se transmettant à chaque génération »69. Danielle Quéruel, pour sa part, choisit une forme interrogative : « quelque inceste caché empêcherait-il le héros de percer les secrets du Graal ?70 », de la même manière d’ailleurs qu’Anne-Marie PicardDrillien qui se demande, au sujet de l’errance de Perceval : « s’agit-il d’une faute sexuelle, d’un inceste qui apporte la confusion entre les générations, empêche la parole salvatrice  ?71  ». Danielle Buschinger développe également des arguments en faveur de la thèse de l’inceste, en se basant sur les

  Jacques Roubaud, « Généalogie morale des Rois-Pêcheurs, Deuxième fiction théorique à partir des romans du Graal », dans La Critique générative, op. cit., p. 230–249. 67   Dans le titre de son article il donne l’intitulé de « fiction théorique ». 68   Certains ont vu dans le fait que le père et le Roi Pêcheur aient une blessure assez similaire un argument en faveur de la thèse de l’inceste. Cette hypothèse est contredite par le fait que, comme le fait remarquer Alexandre Leupin, ce type de blessure, depuis le personnage de Alpasem « frappera désormais, avec régularité le lignage des gardiens du Graal ». Alexandre Leupin, Le Graal et la littérature, op. cit., p. 65. Certes le père n’est pas un des gardiens du Graal, mais c’est un type de blessure relativement fréquent dans le corpus (Voir par exemple Joseph, 152, où Josephé a la cuisse traversée par une lance). 69   Michel Blain, Douze mythes qui ont fondé l’Europe  : une table ronde de grands récits, L’Harmattan, Paris, 2007, p. 40. 70   Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, Danielle Quéruel, Ellipses, Paris, 1998, p. 67. 71  Anne-Marie Picard-Drillien, dans son article «  L’Enfant du “Torrent” ou le sujet de l’œuvre en puissance », dans Anne Hébert en revue, sous la direction de Janet M. Paterson et Lori Saint-Martin, Presse de l’Université du Québec, Québec, 2006, p. 106. 66

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s­ imilitudes entre la blessure du père et celle de l’oncle, et conclut : « le mystère de la famille est aussi difficile à dévoiler que celui d’Œdipe : c’est pourquoi l’identité du Roi Pêcheur est la clef de l’énigme72  ». Cependant elle reste sur un questionnement : « Chrétien a-t-il songé à un inceste sœur/frère, mais seulement de façon subliminale ?73 ». Des ouvrages critiques consacrent des chapitres entiers à la question de cet inceste, notamment Charles Méla, dans ses ouvrages La Reine et le Graal, La conjointure dans les romans du Graal de Chrétien de Troyes au Livre de Lancelot, et Blanchefleur ou le saint homme, ou encore Henri Rey-Flaud, qui intitule un de ses chapitres : « Le Conte du Graal : Œdipe en Brocéliande74 ». On observe un glissement progressif dans le discours critique et ce qui n’était qu’une hypothèse devient une affirmation ainsi qu’un élément servant de base à des argumentations diverses. Pour Jean R. Scheidegger : Lorsque, par exemple, la stéréographie dévoile dans le Lancelot-Graal la ­naissance incestueuse de Perceval, elle apparaît bien comme un lapsus, le révélateur du refoulé75.

Lors de la table ronde suivant une des interventions, Jean Claude Montel déclare, en faisant un parallèle avec Joyce : Au commencement était l’inceste. Telle est aussi, comme par hasard, la donnée cachée, subtilement, des généalogies compliquées du Roi Pêcheur dans le cycle arthurien76.

Il serait trop long de citer ici toutes les occurrences où l’inceste est présenté comme une donnée cachée de la généalogie du Roi Pêcheur, mais ce trouble généalogique pourrait-il avoir une autre origine qu’un «  inceste caché, c’est-à-dire non raconté explicitement77 » ?  Danielle Buschinger, «  L’inceste dans la littérature médiévale allemande  », dans Conformité et déviances au Moyen Âge, Actes du deuxième colloque international de Montpellier, Université Paul Valéry, 25–27 novembre 1993, Les Cahiers du C.R.I.S.M.A., no 2, Montpellier, 1995, p. 69. 73   Ibidem. 74   Henri Rey-Flaud, Le Sphinx et le Graal, op. cit., p. 172 et suivantes. 75   Jean R. Scheidegger, Le Roman de Renart ou le texte de la dérision, Publications Romanes et Françaises, Droz, Genève, 1989, p. 93. 76   Joyce et Paris, 1902… 1920‒1940…1975, Actes du Cinquième Symposium International, James Joyce, Paris, 16 Juin-20 Juin 1975, textes rassemblés par J. Aubert et M. Jolas, Publications de l’Université de Lille 3, CNRS, Paris, 1979, p. 70. 77   Jacques Roubaud, « Généalogie morale des Rois-Pêcheurs, Deuxième fiction théorique à partir des romans du Graal », dans La Critique générative, op. cit., p. 245. 72

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La plupart des critiques s’accordent sur le fait que les récits arthuriens s’inspirent de récits préexistants. Daniel Poirion, par exemple, évoque un Chrétien de Troyes «  travaillant sur un canevas de conte78  ». Chrétien lui-même fait allusion au « livre » (v. 67) que lui donne le Comte et dont s’inspire son récit79. A la fin du Perlesvaus, l’auteur écrit « Li Latins de cui cist estoires fu tretiez en romanz (fu pris) en l’Isle D’Avalon » (Perlesvaus, 1052). Précaution oratoire ou évocation d’une source ? Difficile à dire, mais on peut partir de l’hypothèse que des récits plus anciens existaient, dont se sont inspirés les auteurs du Moyen Âge80. Jean Frappier résume ainsi les faits : On a conjecturé de préférence ou bien que le livre était écrit en latin et constituait une sorte de bréviaire du Graal considéré comme relique chrétienne et vase liturgique, ou bien que Philippe d’Alsace avait remis au poète un « conte d’aventure » tout chargé de merveilleux breton81.

Une seule certitude, ces récits sont issus de langues indo-européennes (latin, celte…). Plusieurs chercheurs ont déjà exploré les origines de la légende arthurienne, comme par exemple Jean-Claude Lozac’hmeur, qui a fait des recherches poussées sur les origines possibles des noms des personnages, ou de certains motifs82. Si l’on admet l’idée que des textes antérieurs aient   Daniel Poirion, «  L’ombre mythique de Perceval dans le Conte du Graal  », Cahiers de civilisation médiévale, op. cit., p. 194. 79   Même si cette affirmation doit être prise avec précaution, étant donné que cette allusion à un livre antérieur est souvent utilisée au Moyen Âge pour légitimer un ouvrage. 80   Roger Sherman Loomis, par exemple, dans Arthurian tradition and Chrétien de Troyes, op. cit., p. 56 et suivantes, tente de retrouver dans les récits celtiques des avatars de personnages arthuriens et des motifs récurrents. Il souligne la difficulté de relier des sources probables et les récits de Chrétien  : «  Kittredge déclared that Chrétiens’s Arthurian poems stand at the end of a long course of development, and all the facts that we have noted confirm his dictum. Naturally, then, the problems involved in the analysis and the history of his work are complicated, and the task of tracing potions of it back to Celtic sources is not easy » p. 56 (sur l’origine des sources de Chrétien, voir aussi p. 463 et suivantes). Pour expliquer la double figure du père de Perceval, il développe l’idée que le personnage serait issu de deux traditions différentes : Bran et Pryderi (p. 354). Sur le père de Perceval, voir p. 347 et suivantes. 81   Jean Frappier, Chrétien de Troyes et le mythe du Graal, Etude sur Perceval et le Conte du Graal, SEDES, Paris, 1972, p. 53. Plus loin il résume ainsi les sources probables de Chrétien : « les théories générales sur l’origine du Graal se ramènent à trois : 1. La théorie de l’origine chrétienne (…), 2. La théorie d’une origine “rituelle” : un mythe païen (…), 3. La théorie d’une tradition celtique transmise aux romanciers français par les conteurs bretons », p. 164. 82  Voir par exemple de Jean-Claude Lozac’hmeur  «  Recherches sur les origines indoeuropéennes et ésotériques de la légende du Graal », dans Cahiers de civilisation médiévale 30, 78

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existé, ils étaient écrits dans une autre langue. Ne peut-on alors penser qu’à un moment ou à un autre de la transposition ou de la réécriture s’est posé le problème de la traduction ? Et c’est là que, selon nous, réside tout le mystère de la généalogie troublée du Graal, bien plus que dans un inceste supposé. Pour Daniel Poirion : Il ne faut pas réduire les significations dégagées par ces sciences humaines à quelques schémas supposés fondamentaux, mais surtout simplistes. C’est ainsi qu’il faut examiner avec méfiance toute explication par référence à l’inceste, au moment où certains philosophes, encouragés par les psychiatres, remettent en question l’universalité du tabou illustré par le mythe d’Œdipe83.

Judicieux conseil qui invite le lecteur à chercher une autre explication au mystère enveloppant le Roi Pêcheur. Trois problèmes majeurs se posent dans la généalogie. –  Chez Chrétien : Perceval est-il le cousin ou le neveu du Roi Pêcheur ? – Dans le Lancelot en Prose, on observe un flottement concernant les termes père/aïeul. –  Le personnage d’Amite, sœur ou mère de Perceval ? Jean Marx relève que dans les différents textes, le Roi Pêcheur a trois identités possibles : oncle, aïeul, ou cousin84. Quelle que soit la langue d’origine d’un récit source85, elle fait forcément partie des langues indo-européennes. Dès lors, une explication du brouillage généalogique se dessine. Benveniste, dans Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, parle du « conflit entre les termes pour “neveu” et “cousin” (qui) renaît dans la phase moderne des langues romanes86». Il avait déjà abordé ce sujet dans un article de 1965, « Termes de parenté dans les langues indo-européennes » :

1987, p. 44–63, ou encore « Origines celtiques des aventures de Gauvain au pays de Galvoie dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes », dans Actes du 14e Congrès International Arthurien, édité par C. Foulon, Rennes, 1985, tome I, p. 406–422. 83   Daniel Poirion, « L’ombre mythique de Perceval dans le Conte du Graal », dans Cahiers de civilisation médiévale, op. cit., p. 195. 84   Jean Marx, La Légende arthurienne et le Graal, PUF, Paris, 1952, p. 213 et suivantes. 85   Il ne s’agit évidemment pas de suggérer ici l’idée d’un texte entièrement écrit qu’il aurait fallu traduire, mais de sources, «  de mythe  » postule Daniel Poirion, auxquels les auteurs auraient pu emprunter certains éléments et certains personnages. 86   Emile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, 1- économie, parenté, société, Les Editions de Minuit, Paris, 1969, p. 207.

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Le latin a deux termes pour dénommer le « cousin » : sobrinus et consobrinus. L’un et l’autre sont restés en usage dans les langues romanes jusqu’à nos jours, mais non dans les mêmes langues ni avec le même sens : consobrinus a donné fr. cousin ; mais sobrinus est devenu en ibéro-roman le nom du « neveu », espagnol « sobrino », portugais « sobrinho »87.

Analysant différents textes, Benveniste montre comment en latin, alors que les termes sobrinus et consobrinus étaient censé signifier cousins, un ­glissement se produit : La succession de ces trois degrés de parenté, fratres, consobrini, sobrini établit exactement leur relation : les consobrini sont les fils de frères, et les sobrini sont les fils des consobrini. C’est bien ainsi d’ailleurs que les érudits romains l’enten­daient. Selon Festus, sobrinus est pairis mei consobrini filius et matris meae conso-brinae filius « le sobrinus est le fils du consobrinus de mon père, et le fils de la consobrina de ma mère ». Il n’y a donc pas à douter que tel est le rapport des deux termes : les sobrini sont issus des consobrini. (…) Nous devons poser au point de départ un sobrini (non attesté) dérivé directement de soror, et correspondant au terme lituanien seserynai « enfants de sœurs ». Ce sobrini, comme seserynai, était un adjectif, qui accompagnait un substantif « fils ou filles ». L’expression complète devait être *filii sobrini « fils de sœurs », *filiae sobrinae « filles de sœurs » (…). Alors qu’en grec ancien anepsiôs dénote le fils du frère du père (ainsi toujours chez Homère), terme homostathmique, on le voit passer en grec byzantin au sens de « neveu », terme hétérostathmique. Et tout pareillement sobrinus, terme homostathmique en latin, devient hétéro­stathmique en espagnol et en portugais où sobrino (sobrinho) signifie « neveu »88.

Dès lors n’est-il pas possible que la confusion généalogique soit issue d’interprétations différentes d’une même source ? Et qu’un même terme ait pu être compris de deux manières différentes, provoquant ainsi un trouble dans une même généalogie89 ? Un autre élément pourrait venir appuyer cette

87  Emile Benveniste, «  Termes de parenté dans les langues indo-européennes  », dans L’Homme, volume V, 1965 p. 5–10. 88   Ibidem. Il fait également remarquer, dans Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, qu’alors que dans la plupart des langues indo-européennes les dérivés de nepōs (lat) signifient neveu, en grec, anepsiós ne signifie pas neveu mais cousin. 89   Alexandre Leupin, parlant du flottement qui entoure l’identité de celui qui a été blessé (Pellehan, Pellès, Pellinor, Alain de Lile en Listenois) évoque la possibilité qu’il s’agisse de « pauvres raccords d’un auteur confronté à des sources divergentes » (Alexandre Leupin, Le Graal et la littérature, op. cit., p. 66). Pour lui, quelque soit le motif de « dissémination », cela « n’affecte pas son sens ».

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hypothèse90 : au sein même du Lancelot, on retrouve ce flottement au sujet de la généalogie de Perceval et les manuscrits diffèrent. Voici ce qui est dit dans le Lancelot en prose : Et l’autre fu fille au Roi Mahai­gnié, che fu li rois Pellés qui fu peires a Amite, meire Galaat, chelui qui vit apertement les grans mervelles del Graal. (Lancelot VII, 59)

Mais cette présence de Galaad est récente et dans les manuscrits les plus anciens, c’est le nom de Perceval que l’on retrouve, notamment dans le B.N 96, 98, 118, 121 etc. (voir appendice du Lancelot p. 464 et suivantes). Dans ces manuscrits, l’auteur affirme que « ce fut le roi Perlés qui fu pere ­Perceval »91. Dans le manuscrit Ars 3481, le terme « qui fu peres » est barré, dans le Cambridge 45, « fu li roi Pellés qui fu peres à la mere (Alexandre Micha précise que les trois derniers mots ont été grattés et réécrits) « a celui qui vit premierement les grans merveilles del Graal ». Dans le Manuscrit Roy. 19 C XIII, on trouve « al roi Pellés mahaingné, lo oncle Parceveau » ce mot étant barré et remplacé par Galaad. On trouve également dans certains manuscrits à la place de père le terme de « aieus » de Galaaz (B.N. 773, 753…). Donc dans les manuscrits du Lancelot, Pellès est parfois le père de Perceval (B.N. 96, 98, 118, 121 etc.), parfois le grand père « fu li roi Pellés qui fu peres à la mere (…) » (Cambridge 45), ou encore il est l’oncle « al roi Pellés mahaingné, lo oncle Parceveau » (Roy. 19 C XIII). Là encore, le vocabulaire indo-européen de la parenté fournit un début d’explication : Un terme commun à la plupart des langues indo-européennes désigne le « grand-père » : il est représenté par lat. auus, et les formes correspondantes. Mais, dans certaines langues, le sens offre une variante notable : ce n’est plus

90   Pour Jacques Roubaud, un des autres problèmes posés par la généalogie de Perceval est qu’il est issu des gardiens du Graal tantôt par son père, tantôt par sa mère. Dans le Didot-Perceval, par exemple (manuscrit de Paris), Alain le Gros est le fils de Bron, le Roi Pêcheur, qui est donc le grand père de Perceval. Les termes pour grand-père et pour oncle maternel sont presque identiques et sont issus de la même racine, qui désignent tantôt l’un, tantôt l’autre (Voir Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, op. cit., p. 224 et suivantes). Dès lors, l’hypothèse d’une confusion entre les deux termes est recevable et permet de restituer le lignage du Graal dans la lignée maternelle. 91   Le B.N. 753 semble réconcilier les deux personnages en les rattachant au roi : « se fut du roy Pellés qui fu pere Perceval et aious de celluy qui vit apertement les merveilles du saint Graal » (Lancelot, VII, 468).

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

« grand-père » mais « oncle » et spécialement oncle maternel92 (…). Corrélativement, le nom du « neveu », terme représenté dans toutes les langues à peu près, présente une variation de sens symétrique, tantôt « petit-fils », tantôt « neveu »93.

Un même terme peut donc être traduit de différentes manières, ce qui change radicalement l’arbre généalogique ainsi représenté. Les termes d’oncle et de grand-père sont parfois confondus, de même que les termes de petit-fils et de neveu. L’hypothèse d’un problème de traduction de sources antérieures n’est-elle pas plus plausible qu’un inceste « hors texte », d’autant que les glissements entre différents termes se retrouvent dans plusieurs romans arthuriens ? La deuxième question qui se pose est la suivante : Amite est-elle la mère ou la sœur de Perceval ? Jean R. Scheidegger, dans Le Roman de Renart ou le texte de la dérision s’interroge : Amite-Elyabel est-elle la mère ou la sœur de Perceval ? Les manuscrits hésitent, et l’un d’eux concilie les deux versions : le roi Pellès est le « peres a la mere » du héros du Graal, dit-il, avant de continuer par « cele fu sa seror94.

Elle est donc parfois la mère et parfois la sœur du héros. Coïncidence remarquable, le mot «  Amita  » en latin fait partie du vocabulaire de la parenté. Ce terme, comme souvent en latin, a différentes traductions possibles  : «  sœur du père95  », mais aussi «  sœur de l’aïeul, grand-tante96  ». Même s’il ne désigne pas la mère ou la sœur, il peut évoquer deux générations différentes, tout comme le brouillage généalogique97. En outre, Amite s’avère

  Emile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, 1- économie, parenté, société, op. cit., p 223. 93   Ibidem, 231. 94   Jean R. Scheidegger, Le Roman de Renart ou le texte de la dérision, op.cit., note 115, p. 93. 95   Emile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, 1- économie, parenté, société, op. cit., p. 230. Il fait remarquer que les formes celtiques ont connu deux développements distincts, d’une part en irlandais aue, moyen irlandais ōa (qui viennent de auios) désignent le petit-fils (au lieu du grand père) et de l’autre le gallois ewythr et le breton eontr qui signifient oncle. 96   Dictionnaire Gaffiot, p. 114, http://www.lexilogos.com/latin/gaffiot.p=114. 97   Elément intéressant, dans un article Monique Ornato relève qu’Amita peut aussi désigner la « demi-sœur de la mère » ce qui pourrait expliquer que l’on trouve « mère » ou « sœur », mais il s’agit là d’un emploi trop peu fréquent pour pouvoir réellement affirmer qu’il est à l’origine de la confusion généalogique («  Un réseau de parenté médiévale  », dans L’Etat moderne et les élites, XIII e–XVIII e siècles, Publications de la Sorbonne, Paris, 1996, p. 82). 92

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être un surnom : « si avoit non Amite en sornon et en son droit non Helizabel » (Lancelot, VII, 60). Il est bien entendu impossible de reconstruire la généalogie exacte telle qu’elle a peut-être été présente dans les textes sources. Il ne s’agit ici que d’une hypothèse parmi d’autres sur l’origine du trouble généalogique dans la lignée du Graal. Mais ces éléments, la proximité des termes de cousin et neveu, d’oncle et de grand-père, le surnom Amite, tout cela présente un faisceau d’indices concordants qui rend plausible l’hypothèse d’une erreur d’interprétation des termes de parenté. En l’absence des textes plus anciens, il est impossible de comprendre de manière exacte comment le cheminement des termes s’est effectué, dans la mesure où il s’agit probablement d’une succession de traductions différentes. Evidemment, ces explications de l’origine du problème généalogique peuvent paraître d’une trop grande simplicité et sont beaucoup moins séduisantes que des problèmes d’inceste « caché » et d’Oedipe et la psychanalyse semble plus attrayante que la linguistique. Mais Daniel Poirion, dans son article de 1973, suggérait de revenir au texte et recommandait la prudence : Ne lâchons pas la proie pour l’ombre, l’ombre mythique d’un Perceval trop vite confondu avec notre Œdipe98.

Il y a déjà un inceste affiché et assumé dans les récits arthuriens (celui d’Arthur et de sa sœur) et Chrétien évoque cette possibilité entre Gauvain et sa sœur : Le thème de l’inceste est ainsi évoqué avec ironie, sans tragique. Cette distance prise par rapport à lui peut nous faire douter que ce soit le mystère autour duquel tourne le roman99.

Si cette possibilité d’inceste est évoquée, alors pourquoi cacher celui qui planerait sur la naissance de Perceval ? Dernier point, si l’hésitation entre les neveux et les cousins est une révélation de l’inceste, alors nous voilà dans des situations familiales totalement inextricables et il faut relire tous les romans arthuriens à la lumière d’un inceste généralisé, car en fait… l’hésitation entre cousin et neveu est extrêmement fréquente. Dans le Lancelot, lorsque le héros parle de Lionel et

  Daniel Poirion, «  L’ombre mythique de Perceval dans le Conte du Graal  », Cahiers de civilisation médiévale, op. cit., p. 198. 99   Daniel Poirion, «  L’ombre mythique de Perceval dans le Conte du Graal  », Cahiers de civilisation médiévale, op. cit., p. 196. 98

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

Bohoort, il emploie le terme de « cousin », mais une des variantes le remplace par « neveu » (Lancelot, V, 7, manuscrit B). L’homme dont est amoureux Morgue est le neveu de la reine dans le Lancelot et devient son cousin dans la Version Courte (Lancelot, III, 193). Galaad, le neveu de Bohoort est appelé par ce dernier « cousin prochain » (Queste, 9). Et ces hésitations entre les deux termes ne se limitent pas au cycle de la Vulgate. Dans le Perlesvaus, le même personnage est appelé le « filz vostre oncle », c’est-à-dire le cousin de Perlesvaus (Perlesvaus, 654), mais il est appelé « neveu » juste après (Perlesvaus, 656). Plus loin dans le roman, Perlesvaus comprend que « c’estoit cil qui son neveu tenoit en prison » (Perlesvaus, 1018), puis, parlant du même personnage, « vous avez mis le fil mon oncle en prison » (Perlesvaus, 1020). La proximité et l’inversion des deux termes sont donc fréquentes et viennent renforcer, nous semble-t-il, l’hypothèse d’une confusion issue du langage indo-européen. Une étude linguistique des termes de la parenté dans les différents manuscrits de la littérature arthurienne pourrait peut-être permettre de comprendre comment les différentes confusions des termes ont pu se produire et ouvrir de nouveaux horizons dans les recherches sur la parenté dans les romans arthuriens. Mordred : on n’échappe pas à la lignée du père Mordred lui aussi se verra lentement conduit à assumer la gestion des terres de son père. Le fils/neveu d’Arthur est un personnage ambivalent. Martin Aurell et Catalina Girbéa100, analysant les différents textes où il est présent, relèvent que selon les auteurs, il s’agit d’un personnage positif ou négatif  : tandis que Geoffroy de Monmouth fait de lui un «  neveu félon, séditieux et incestueux101 », le texte dont il s’est probablement inspiré : Laisse croire que son auteur considérait Arthur et Medraut (Mordred) non pas, selon la version déformée par Geoffroi, comme des ennemis se combattant à mort à la bataille de Camlann mais au contraire comme des guerriers d’une même troupe tués ensemble par leurs adversaires. D’autres témoignages corroborent que Mordred apparaissait plutôt, dans l’historiographie et la littérature galloises, comme un guerrier sans reproche dans sa loyauté à Arthur102.

  Martin Aurell et Catalina Girbéa «  Mordred, “traître scélératissime”  : inceste, amour et honneur aux XIIe et XIIIe siècles  », La Trahison au Moyen Âge. Actes du colloque de l’Université de Lyon III (11‒13 juin 2008), Rennes, PUR, 2009, p. 133–149. 101   Ibidem. 102   Ibidem. 100

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Au départ, dans le corpus, rien ne le destine à être néfaste ni à être le maître des terres d’Arthur. Il est membre d’une fratrie soudée, mais il n’est pas l’aîné et le préféré du roi reste son frère Gauvain. Fils légitime (croit-il) du roi d’Orcadie, il mène la vie passionnante des chevaliers de son âge. Il est d’ailleurs, dans le Lancelot, gratifié à deux reprises de visions ayant un rapport avec le Graal, insigne honneur qui n’est pas donné à tout le monde. MarieGeneviève Grossel pose une question fondamentale à ce sujet : On peut se demander pourquoi Mordret, promis au mal, a eu par deux fois cette vision qui ne lui servira aucunement (…). Doit-on lire ces deux rencontres du cerf comme l’ultime chance laissée à Mordred d’assurer son salut, le signe de sa liberté103 ?

Mais est-il vraiment promis au mal ? Qu’est-ce qui fait réellement basculer le destin du personnage ? Lancelot a d’abord une vision très positive du jeune homme. Il assiste à son combat contre deux chevaliers et lui déclare : Par mon chief ci a .I. des plus beles chevaleries que je veisse chie pieça faire a chevalier de vostre aage : si puet bien dire mes sire Gauvain que vos ne forligniez mie, ainz le resamblez de prouesce. (Lancelot, V, 215)

La louange, de la part du héros, n’est pas mince, et il est évident que pour lui, Mordred est destiné à devenir un excellent chevalier. Lorsque le personnage se présente à l’hôte qui les héberge, il déclare, avec une fierté légitime « je sui niés le roi Artus et freres mon signor Gauvain et ai non Mordret, et cil miens compains a non Lancelot del Lac, filz le roi Ban de Benoÿc » (Lancelot, V, 218). En effet, il vit dans la bienheureuse ignorance de sa bâtardise et aurait probablement continué ainsi s’il n’avait fait la rencontre de «  l’ermite  ». La description du personnage qui va faire basculer le destin de Mordred est curieuse : Devant la tombe avoit .I. home vestu de robe blanche en samblance d’ome de religion, s’estoit a genouz et disoit ses proieres et ses oroisons ; mes il est si vielz et de si grant aage que cil qui l’esgardent dient qu’il n’oïrent onques mes parler de nul si viel home ; et neporquant moult estoit encore vertueus de son aage. (Lancelot, V, 219)

Il est de « semblance » de religieux, mais on ignore tout de lui, sauf que son âge est tel que personne n’a jamais vu d’homme aussi vieux. Quand ils s’approchent, «  si se dresce en estant assez plus viguereusement que il ne quidassent qu’il poïst fere  » (Lancelot, V, 219). Les apparences semblent   Edition Pléiade, Le Livre du Graal, tome III, op. cit., note 1, p. 1543.

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donc être différentes de la réalité… Alexandre Micha, en entête de page, fait figurer en titre « Mordret tue l’ermite » (Lancelot, V, 221), et c’est sous ce terme que tous les critiques parleront de cet homme. Mais à aucun moment le romancier ne l’appelle ainsi. Il est toujours qualifié de « prodons », ce qui montre que même s’il a « semblance » d’ermite et qu’il vit peut-être dans un ermitage, il n’en est pas un. D’ailleurs les chevaliers sont venus entendre la messe, mais l’homme ne la dira jamais. C’est le « vrai » ermite qui vit dans le lieu qui procèdera à la cérémonie. Qui est donc cet homme ? On ne le saura jamais, mais il apparaît comme étant particulièrement bien informé concernant la vie d’Arthur. En effet, dès que Lancelot et son compagnon se nomment, l’autre passe directement à l’attaque du pauvre Mordred qui apprend de façon on ne peut plus brutale le caractère illégitime de sa naissance. L’homme lui dévoile pêle-mêle qu’il sera à l’origine de la destruction de la Table Ronde, qu’il tuera son père et qu’à cause de lui toute sa parenté mourra. Il termine en lui assenant : « si te puez moult haïr, quant tant prodomes morront par tes oevres » ­(Lancelot, V, 220). Le jeune homme tente d’abord de garder son calme face à cette attaque qu’il considère injustifiée et qui est on ne peut plus infamante. Il répond posément qu’il ne peut en aucun cas tuer son père car ce dernier est déjà mort. Donc si cette affirmation est un mensonge, les autres le sont aussi. La question du vieil homme n’est là que pour rendre encore plus brutale la ­révélation : Cuides tu, fait li prodom, que li rois Loth d’Orcanie t’engendrast ausi com il fist tes autres freres ? (Lancelot, V, 220)

La comparaison avec les frères que Mordred aime et honore ne fait que marquer davantage la honte de sa propre naissance. Au moment même où il apprend qu’Arthur est son père (ce qui, en dépit d’une naissance illégitime, pourrait peut-être le rendre heureux), il apprend que ce dernier, la nuit où il l’a engendré, a fait un rêve terrible : un serpent sortait de son ventre, brûlait la terre, tuait tout le monde, puis tentait de dévorer le roi. La représentation même de cette atrocité a été peinte sur les murs d’une église. Le choc de découvrir qu’il est un bâtard, fruit d’un inceste, se double donc du fait que Mordred apprend que son père le tuera et qu’il tuera son père. A aucun moment l’autre ne laisse supposer qu’il pourrait échapper à son destin  : son avenir a été peint et l’homme prend également soin de l’écrire sur un morceau de parchemin. Tout est verrouillé pour ne ­laisser aucune issue au fils d’Arthur. N’est-ce pas cette révélation, et la façon dont elle est faite qui lance le processus par lequel le monde arthurien

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sombrera104  ? Sans cela, Mordred n’aurait-il pas continué à vivre sa vie de chevalier ? La mention temporelle dans la phrase du prud’homme ne laisse pas d’être ambiguë : Car tu n’as mie el conmance­ment de ta chevalerie esté trop fel105, ainz as esté debonnaires et piteux, mes des or en avant seras tu droit serpent et ne feras se mal non et occirras homes a ton pooir. (Lancelot, V, 221)

Il n’était donc pas voué au mal comme il a été vu plus haut. L’emploi du futur dans le contexte ressemble presque à une injonction. Pour Marie-­ Geneviève Grossel : Ce passage est le plus tragique de tout le cycle (…) : aucun choix, aucune liberté n’est laissée à Mordret qui ne peut voir qu’insulte gratuite dans les vociférations du vieillard ; le pire reste l’aspect totalement inéluctable d’un avenir tout tracé. Mordret ne peut que réagir avec la violence qui sera la sienne et qui marquera ainsi le début de la réalisation de la prophétie. On peut d’ailleurs appeler cela une malédiction plus qu’une prophétie106.

En effet, du point de vue de Mordred, il ne tue pas un ermite ou un homme de Dieu, mais quelqu’un qui «  dyablies il me disoit  » (Lancelot, V, 222). Certes sa violence est une erreur, mais elle répond à la violence de l’homme, qui, pour Mordred, est diabolique. C’est donc à partir (« mes des or en avant ») de cette révélation que tout va changer107 ! Changer non seulement Mordred, mais aussi ceux qui l’entourent. Bien que juste avant Lancelot se soit émerveillé du courage et de la valeur guerrière de son compagnon, il songe tout à coup que :   Sur ce point nous rejoignons l’avis de Martin Aurell et Catalina Girbéa « Mordred, “traître scélératissime” : inceste, amour et honneur aux XIIe et XIIIe siècles », dans La Trahison au Moyen Âge, op. cit., p. 146. 105   Il y a une certaine mauvaise foi de la part de l’homme (« trop fel »), car il n’a jamais été question d’une quelconque traîtrise de la part de Mordred. 106   Voir le Livre du Graal, tome III, op. cit., note 1, p. 1544. 107   Un autre élément vient corroborer cela. Précédemment dans le roman, Gauvain, alors qu’il est à Corbenic, assiste à un combat entre un serpent et des serpenteaux, qui s’entretuent. Lorsqu’il demande la signification de ce combat, un vrai ermite lui en donne la signification : «  Aprés, quant li rois sera revenus en son païs ausi com li serpens revint en la chambre, li corront sus si home ausi com li serpentel faisoient au serpent et duerra la bataille longuement tant qu’il ocirra els et els lui » (Lancelot, II, 389). Ce n’est donc pas, dans l’interprétation donnée, son fils qui le tuera, mais ses hommes. Un peu plus tard, Bohoort assistera à la même scène et c’est également une multitude de serpents qui tuent la représentation symbolique d’Arthur. 104

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S’il poïst trouver achoison raisnable par quoi i poïst Mordret occirre, il n’ot onques si grant joie d’ome occire com il avroit de lui, si nel laissast por l’amor de mon signor Gauvain. (Lancelot, V, 223–224)

Lancelot le tuera donc s’il en a l’occasion108. Les compliments qu’il lui avait prodigués ont été bien vite oubliés. Mordred est-il sensible à la soudaine animosité de Lancelot ? Perçoit-il le changement d’attitude de celui qui peu avant était un compagnon d’armes ? En effet, dès lors, pour lui, tout se complique. Ils se rendent à un tournoi où se trouvent également Hector et Gauvain. Durant les combats ils ont désarçonné Mordred. L’ont-ils reconnu ? Mon signor Gauvain et Hestor qui Mordret avoient pris, si li avoit Hestor arachié son hiaume de la teste et l’en­menoit em prison, quel gré qu’il en eust. (Lancelot, V, 229)

Il est bien précisé qu’Hector a ôté le heaume du jeune homme. Gauvain ne reconnaît-il plus son frère ? Ils tentent de l’emmener prisonnier, mais Lancelot intervient et le délivre. Puis trois des frères s’en prennent à Mordred : Et Guerrehez et Gueherez qui au matin estoient venu au tornoiement et mes sire Gauvain lor frere l’avoient pris et tant batu de lor espees et defolez as piez de lor chevaux que Mordrez ne cuide mie sanz mort eschaper, car il se sent tel atorné que il cuide vraiement morir entre lor mains ; et neporqua il est de si grant cuer et de si felon qu’il dist a soi meismes qu’il velt mielz morir que tenir soi pour outré : si andure tant com il puet et li laz de son hiaume est si fort lacié que mes sire Gauvain ne li puet esrachier le hiaume de la teste. Et por ce nel porent il connoistre, ainz l’atornerent tel que ce fu merveillle qu’il ne l’ocistrent illuec. Mais quant il virent qu’il n’i trouveroient plus et qu’il le porroient bien occirre, s’il voloient, si le laissierent entre les piez as chevaux. (Lancelot, V, 232)

Certes, ils semblent avoir une excuse (cette fois ils ne lui ont pas ôté son heaume), mais la façon dont ils le traitent est d’une grande violence. Ils ne se sont pas contentés de le combattre, ils l’ont frappé à plusieurs, l’ont foulé aux pieds avec leurs chevaux, se sont acharnés sur lui et malgré les nombreuses

108   Lorsque tous les quêteurs arrivent à la cour, Lancelot voit le serpent au Moutier de Saint Estiene et à nouveau il songe que pour changer l’avenir, il faudrait tuer Mordred : « si l’en destornast moult volentiers, s’il pooit estre, mais ne porroit, ce li est avis, sanz occirre Mordret et s’il l’ocioit, il aquieuderoit la haine de tout le parenté, qu’il ne voudroit en nule maniere, et pour ce le laist a occirre » (Lancelot, VI, 20). Le « ce li est avis » est important. Ce n’est que l’avis de Lancelot. Peut-être y a-t-il une autre solution, mais qui est inaccessible au héros. Peut-être également est-il trop tard, car la révélation a été faite.

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batailles dans tout le roman, c’est la seule occurrence de ce type : ce n’est pas ainsi que l’on traite un chevalier, même vaincu. Et pourtant, c’est Mordred qui est jugé sévèrement, car il préfère mourir que de s’avouer vaincu, ce qui, chez un autre, serait passé pour de la vaillance… Certes, lorsqu’ils se rendront compte qu’il s’agissait de leur frère, ils en seront « dolanz ». Mais Mordred n’hésite pas à dire : Et toz jorz avez vos envie vos .III. sor moi. (Lancelot, V, 237)

Comment comprendre cette phrase ? Est-ce un constat de l’acharnement des frères ? La leçon donnée par le texte de l’édition Pléiade est encore plus claire : « Avés vous envie sor moi ?109 ». Les frères protestent que s’ils avaient su qui il était, jamais ils ne lui auraient fait de mal. Ils ne s’excusent pas vraiment, mais insistent sur le fait qu’ils ne doivent pas être « blasmer », car ils ne savaient pas. Décidément, quelque chose a changé dans la vie de Mordred110. Lorsque tous les chevaliers partent, il les suit en litière et on s’attend alors à ce que ses frères veillent sur lui, mais ils décident de chevaucher séparément. Se pose alors la question de savoir qui va s’occuper du blessé. Gauvain s’en débarrasse : « eslisiez celui de vos toz qui mielz le doie conduire111 » (Lancelot, V, 239). Il ne se met pas dans la liste des chevaliers potentiels qui s’occuperont de son frère. C’est Yvain qui est désigné pour le conduire et aucun de ses frères ne s’est porté volontaire112.

 Marie-Geneviève Grossel traduit cela par : « Est-ce que vous m’en voulez pour quelque cause ? ». Livre du Graal, tome III, op. cit., p. 613. 110   Dans la première description qui est faite de Mordred, on trouve également la notion de rupture, sans que l’on sache ce qui s’est passé. Le romancier développe l’idée que d’une part, il est un excellent chevalier, d’autre part il est traître et félon, en concluant sur cette phrase curieuse : « Cil fu verraiement deables, cil ne fist onques bien fors les .II. premiers ans qu’il porta armes. Neporquant il fu molt bials de cors et de tos autres menbres. Il commença bel, mais ne le maintint mie loialment » (Lancelot, II, 411). Que s’est-t-il passé au bout de ces deux ans ? S’agit-il de la rencontre avec l’ermite ? Le roman ne le dit pas, mais il semble y avoir eu un tournant décisif dans sa vie. 111   Dans l’édition Pléiade, Gauvain décide qu’ils doivent chevaucher séparément, sans même se poser la question de son frère, comme si le sort de ce dernier ne le concernait pas. C’est Yvain qui fait remarquer qu’il serait bon qu’au moins un chevalier reste avec Mordred. Les autres en profitent pour le désigner et il se charge d’escorter le blessé (Livre du Graal, tome III, op. cit., p. 615). 112   La différence avec Lancelot et Hector est flagrante. Hector se plaint des coups reçus par Lancelot, mais Bohoort lui dit que c’est parce que son cousin ne l’a pas reconnu (en effet, Hector portait son heaume à la différence de Mordred). Les cousins et le frère de Lancelot ne l’auraient jamais laissé cheminer en litière sans l’accompagner et au contraire, ils font tout 109

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Une fois tous les quêteurs revenus, Lancelot voit le serpent dessiné et songe à nouveau à tuer Mordred, mais la responsabilité du fils d’Arthur concernant la chute du royaume arthurien ne sera plus évoquée avant le dénouement du cycle dans La Mort le Roi Artu. Au début de ce roman, Mordred est assez peu présent et c’est Agravain qui met en branle toute la machination pour dévoiler l’adultère de la reine et de Lancelot. Mordred ne prend la parole qu’une fois qu’Agravain a dit la vérité au roi. Tandis que son frère ne veut qu’attirer des ennuis à Lancelot, le discours de Mordred parle de loyauté : Tant comme nous le vous avons celé, si avons vers vous esté parjuré et desloial ; or nous en aquitons. (La Mort le roi, 109–110)

Ce qui était secret auparavant ne l’est plus car la reine et Lancelot se comportent follement. N’est-il pas du devoir des neveux d’Arthur de lui dire la vérité ? Tout bascule définitivement dans la vie de Mordred lorsque le roi, poussé par Gauvain, décide de quitter Logres et se demande à qui il va laisser la reine. Si Gauvain ne s’était pas tant impliqué dans cette guerre, c’est à lui que le roi aurait laissé son royaume. Lorsque les barons pensaient que le roi était mort, lors de l’épisode de la Fausse Guenièvre, ils avaient décidé d’élire un nouveau roi : Si dient li un qu’il le facent de Lancelot, por ce que joules est et si buens chevaliers que par proesce porra encore bien conquerre tot le monde. Et li autre dient que ce ne seroit mie biens, que se il estoit coronés et li rois Artus reve­noit, il ne li rendroit pas la corone por home ne por feme. « Mais faisons roi de mon seignor Gauvain son neveu qui plus est amesurés et qui plus volentiers ren­dra la corone, se li rois revient ». (Lancelot, I, 111)

Seul Gauvain paraissait être capable de résister à l’attrait du pouvoir. Lancelot lui-même était soupçonné de vouloir garder la couronne. Mais puisque Arthur doit partir faire la guerre à Lancelot, Mordred s’avance et propose de se charger de la reine. Il considère qu’« ele sera plus salvement, et plus asseür en devez estre, que se ele estoit en autre garde » (La Mort le roi, 166). Pourquoi le roi devrait-il faire davantage confiance à Mordred qu’à tout autre ? Peut-être parce qu’à ce moment du récit, le jeune homme n’a absolument aucune mauvaise intention à l’égard de la reine. Non seulement Arthur accepte, mais il étend en outre les ­prérogatives de

pour chevaucher avec lui. Chaque fois qu’ils apprennent qu’ils ont combattu les uns contre les autres, ils manifestent un vif désespoir.

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son neveu en lui confiant également la clé de tous ses trésors. Puis il fait jurer à tous qu’ils obéiront à Mordred, le plaçant de fait dans la position de futur roi. A aucun moment le roi ne doute de ce chevalier et personne ne proteste. Seule la reine s’inquiète, mais garde le silence. Tout ceci montre bien que Mordred n’est pas vu par l’ensemble des chevaliers comme un être néfaste. L’homme, qui sait tout de sa propre naissance, se retrouve donc en fait en possession de son héritage, sans qu’il l’ait vraiment voulu. En effet, le roi n’a d’autre enfant que lui. Héritage qui s’est fait longuement attendre, car le roi semble immortel et Mordred lui-même a déjà des enfants. Avait-il déjà de mauvaises intentions lorsqu’il s’est porté volontaire pour garder la reine ? Il faut observer la chronologie des faits pour comprendre la succession des événements. Il commence par faire appeler : A soi touz les hauz barons del païs et commença a tenir les granz corz et a doner les granz dons souvent et menu, tant qu’il conquist les cuers de touz les hauz honmes qui remés estoient en la terre le roi Artu, si enterinement qu’il ne pooit riens commander el païs qui ne fust autresi fete comme se li rois Artus i fust. (La Mort le roi, 171)

Il fait donc preuve de largesse, ce qui est caractéristique d’un très bon roi au point que les gens du pays le respectent autant qu’ils respectaient Arthur113. A plusieurs reprises par le passé, on avait d’ailleurs reproché au roi de négliger cela. Mordred, sans utiliser la force ou la félonie, gagne ainsi le cœur des gens du pays. Un détail pourtant mérite d’être souligné : en faisant cela il se comporte en héritier d’Arthur, mais oublie peut-être que si le roi lui a confié la clé de ses trésors, c’est pour qu’il puisse envoyer de l’argent à l’armée si le besoin s’en faisait ressentir. Il sort de son rôle de gardien de la reine, pour entrer dans celui de nouveau roi. Puis on apprend que : Si repera tant Mordrés avec la reine qu’il l’ama de si grant amour qu’il ne veoit pas qu’il n’en moreust, s’il n’en eüst ses volentez ; si ne li osoit dire en nule maniere. (La Mort le roi, 171)

C’est donc qu’il n’était pas amoureux auparavant de la reine et que c’est de bonne foi qu’il avait proposé de la garder. Il tombe amoureux fou, tout comme Lancelot n’avait pu résister à ses charmes. Tout comme Tristan aimera

  A ce sujet voir Martin Aurell et Catalina Girbéa «  Mordred, “traître scélératissime”  : inceste, amour et honneur aux XIIe et XIIIe siècles  », dans La Trahison au Moyen Âge, op. cit., p. 146.

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Iseult. Tout comme son grand-père Uther était tombé amoureux d’Ygerne, au point de tout faire pour la dérober à son propre mari. La similitude de vocabulaire est étonnante. Mordred « l’amoit si tres durement que nus ne poïst plus amer sanz mort par amors » (La Mort le roi, 202) tandis qu’Uther pour sa part sentait que : L’amor Egerne l’ocioit, que il ne pooit dormir ne reposer que il ne cuidast toz jorz morir (…) il ne porroit pas longuement vivre, s’il n’avoit confort de s’amor, et que a morir l’en convenroit. (Merlin, 202–203)

A aucun moment Mordred ne semble gêné par le fait que la reine est sa tante (ou sa belle-mère)114 et qu’il s’agit là d’un inceste. Mais n’est-il pas lui-même le fruit des amours d’un frère et d’une sœur  ? Même les barons ne semblent pas, ne serait-ce qu’un instant, tenir compte du fait qu’officiellement, Mordred est sur le point d’épouser sa tante et aucun ne proteste lorsqu’il déclare ses intentions. C’est cet amour qui le pousse à commettre la trahison dont tout va découler. Il n’agit pas par cupidité ou pour garder un royaume : le but premier est de faire croire que le roi est mort et qu’il donne la reine en mariage à Mordred. Le reste n’est qu’une conséquence annexe de son amour pour Guenièvre. Le contenu des fausses lettres constitue d’ailleurs une forme de vengeance de la part de celui qui est si longtemps resté dans l’ombre. En effet, Arthur n’a jamais reconnu son fils et ne l’a jamais traité comme tel115. Il glisse donc une allusion à sa naissance dans la missive qu’il fera lire devant tous : Je vos mant saluz com cil qui sui navrez a mort par la main Lancelot, et tuit mi home ocis et decoupé ; et il me prent de vos pitié plus que de nule gent por

114   Qui d’ailleurs a été désacralisée, car elle a été prise sur le fait pour adultère par Agravain et ses frères, et quoiqu’en disent le roi et Lancelot, eux ont pu constater qu’elle donnait à un de leurs pairs ce qu’elle n’aurait dû donner qu’au roi. En réalité, la reine et Mordred ne sont pas consanguins. Il s’agit donc d’un inceste de deuxième type (pour sa définition, voir le chapitre douze). Les critiques modernes ont été beaucoup plus sensibles et critiques à l’égard de Mordred qu’à l’égard de la Fausse Guenièvre, alors qu’ils commettent le même type d’inceste et que Mordred ne parviendra jamais à épouser la reine, à la différence de la demi-sœur de Guenièvre, qui sera l’épouse d’Arthur. 115   La figure d’Arthur en tant que père est toujours problématique. Dès le début du Lancelot en prose, il se voit doté d’un fils, Lohot, engendré avec une demoiselle du nom de Lisanor. Ce fils meurt peu après avoir été évoqué, d’un mystérieux « mal de la mort » (Lancelot, VII, 347) contracté dans la prison de la Douloureuse Chartre, une « enfremeté qu’il a prinse dedens le cartre » (Lancelot, VII, 356). Mort qui ne semble troubler personne, pas même le roi, et il n’est même pas sûr que Gauvain en informe son oncle (Lancelot, VII, 347).

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la grant loiauté que j’ai en vos trouvee ; et por pes vos pri ge que vos Mordret que ge tenoie a neveu ‒ mes il ne l’est pas ‒ que vos en faciez roi de la terre de Logres, car moi sanz faille ne verroiz vos jamés, car Lan­celos m’a navré a mort et Gauvain ocis. Et encore vos requier ge sus le serement que vos m’avez fet que la reïne doigniez a fame a Mordret ; et se vos nel fesiez, trop granz domages vos en porroit avenir, car se Lancelos savoit qu’ele ne fust mariee, il vendra seur vos et la prendra a fame, et c’est la chose par quoi m’ame seroit plus dolente. (La Mort le roi, 171–172)

Le roi sait que Mordred est son fils, dans la mesure où la reine elle-même est au courant, mais il n’a jamais officialisé cela, probablement honteux du fait qu’il l’a engendré avec sa propre sœur. Lorsque Mordred demande aux barons ce qu’ils vont faire, ils décident de se plier aux recommandations du roi, d’une part parce que cette demande émane d’Arthur, mais aussi, précisent-ils, parce que « il ne veoient entr’ex home qui si bien fust digne de tele enneure comme il estoit » (La Mort le roi, 173). A la reine, ils expliquent qu’ils ne connaissent pas de chevalier « qui si bien soit dignes de tenir un empire ou un roiaume com il est ; car il est preudom et bons chevaliers et hardis durement » ­(Ibidem). Pour tous il est le parfait successeur d’Arthur. George Duby remarque que la rébellion du fils contre le père est fréquente : L’histoire des grands lignages est pleine de telles discordes ; elles provoquent souvent un nouveau départ du fils, agressif celui-ci : le « jeune » fils aîné, entouré de ses jeunes compagnons, entre en lutte ouverte contre le vieux seigneur116.

La reine déclare à plusieurs reprises qu’il est fourbe, mais n’explicite jamais ce qui la pousse à le détester117. Elle se réfugie dans une tour pour échapper au mariage décidé par les barons. C’est alors que Mordred fait un pas de plus vers ce qui l’amènera à tuer son père. Voyant que la reine lui échappe, il demande une promesse dont lui seul connaît l’importance : il fait jurer à ses hommes qu’ils le défendront, y compris contre le roi Arthur. Il s’agit ici d’un basculement définitif dans la traîtrise, sans aucun retour possible : c’est bien une guerre contre son propre père qu’il prévoit. On pouvait considérer jusqu’alors qu’il était aveuglé par l’amour, mais soudainement, il se présente en vrai stratège et engage les barons à se lier à lui. Dès lors, le roi « comprend » que le serpent qu’il a vu sortir de lui et ravager sa terre se trouve être

  Georges Duby, La Société chevaleresque, op. cit., p. 135.   Est-ce parce qu’il est le fils de son époux, alors qu’elle-même n’a jamais eu d’enfant ? Ou parce qu’il fait partie de ceux qui ont révélé son adultère ?

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son propre fils. Dans le même temps, les chevaliers apprennent que Mordred est en fait le fils d’Arthur. Le nouveau roi a certes prévu de protéger ce qui est maintenant son royaume si le roi légitime revenait, cependant c’est Arthur qui déclare : Mes onques peres ne fist autretant de fill comme ge ferai de toi, car ge t’ocirrai a mes deus meins, ce sache touz li siecles, ne ja Dex ne vueille que tu muires d’au­trui meins que des moies. (La Mort le roi, 211)118

Entérinant ainsi le fait que le fils tuera le père et que le père tuera le fils. Que fait Mordred pendant ce temps ? D’une part il continue à attaquer la tour dans laquelle s’est enfermée Guenièvre, d’autre part il s’attache également le cœur de ses sujets : Il leur donoit si biax dons qu’il en estoient tuit esbahi ; si les conquist par tel maniere si sagement que cil s’otroierent si del tout a lui qu’il disoient bien devant et der­rieres qu’il ne leroient por riens qu’il ne li aidassent encontre touz homes, neïs encontre le roi Artu, s’il estoit einsi qu’aventure l’amenast en la terre. (La Mort le roi, 214)

Une partie de ses cadeaux provient des trésors d’Arthur, mais l’auteur précise qu’il reçoit également de nombreux cadeaux, en raison même de sa largesse, l’abondance suscitant l’abondance. Il a la conduite attendue de la part d’un bon roi, se comportant avec sagesse tandis que dans le même temps Arthur refuse par orgueil de demander de l’aide à Lancelot, alors même que tout le monde l’exhorte à le faire. Il n’écoute ni les conseils de son neveu ni ceux de ses barons. Il voit même en rêve Gauvain qui tente de le dissuader, tout d’abord de livrer bataille à Mordred, puis qui insiste pour qu’il demande de l’aide à Lancelot, le prévenant de l’issue tragique du combat s’il ne l’écoute pas. En refusant, Arthur va donc au devant de sa propre mort en toute connaissance de cause119. 118   A plusieurs reprises Arthur affirme son désir d’anéantir son fils : « Or sachiez bien que ceste desloiauté porchaça Mordrés, fet li rois Artus, dont il morra, se ge onques puis » (La Mort le roi, 219). De son côté, Mordred envoie un messager demander à Arthur de quitter sa terre, lui promettant qu’en échange il ne lui sera fait aucun mal. La démesure est clairement du côté du père. 119  Gauvain regrette qu’il précipite ainsi sa perte et Fortune lui apparaît en rêve, confirmant les prédictions qui lui ont été faites. Un tel aveuglement est d’autant plus surprenant que les signes du désastre se multiplient (inscriptions faites par Merlin, rêves, avertissements donnés par l’archevêque…). Certes, l’honneur commande à Arthur de récupérer ses terres, mais Dieu lui envoie des signes multiples lui indiquant qu’il doit éviter cette bataille, et, peut-être, laisser la place à sa descendance.

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Lorsque Mordred apprend que son père arrive, on lui signifie clairement qu’il ne vient que pour combattre contre lui120. Le nouveau roi craint que l’acte déloyal qu’il a commis ne lui porte tort121. Une médiation est-elle encore possible ? Mordred ne rejette apparemment pas cette possibilité et demande conseils à ses barons, mais ces derniers n’en ont qu’un : demander à Arthur de quitter cette terre qui appartient désormais à Mordred et s’il refuse, le combattre. Aucun d’eux ne parle en faveur d’Arthur et ne propose de lui rendre sa terre, ou ne s’interroge sur le retour de celui qu’on croyait mort. Une nouvelle ère a en effet commencé et l’ancien roi n’en fait plus partie. Ils insistent tous sur la légitimité de Mordred : Li mandez qu’il vuide la terre dont li preu­dome vos ont sesi (La Mort le roi, 215), nos metrons nos cors en aventure de mort ançois que nos ne vos garantissons la terre que nos vos avons donee. (La Mort le roi, 216)

Mordred est roi par droit d’élection et les barons sont satisfaits de sa façon de gouverner, même si, à l’origine, il a menti en faisant croire qu’Arthur était mort. Tandis que le roi multiplie les promesses de tuer Mordred de ses propres mains, ce dernier lui envoie un messager pour lui déclarer que s’il quitte le royaume, il aura la vie sauve. Il n’envisage pas de parricide, qui est rare au Moyen Âge, comme le souligne Martin Aurell : Si les fils se soulevant contre leur père, qui tarde à leur transmettre l’héritage, sont légion, l’action extrême du meurtre n’est pas courante. Le parricide est alors considéré comme la pire des aberrations122.

Cependant Mordred n’aura pas le choix et la réponse du roi est intéressante : Va dire a ton seigneur que ceste terre, qui est moie d’eritaje, ne vuiderai ge por lui en nule maniere. (La Mort le roi, 229)

Peut-être oublie-t-il un peu vite que Mordred, par son ascendance, peut également prétendre à cet héritage car il est le seul héritier direct du roi. La

  «  Si ne poez faillir a la bataille, car il ne vient seur vos por autre chose  » (La Mort le roi, 215). 121   « Quant Mordrés entent ceste nouvele, il en devint touz esbahiz et esper­duz, car moult doutoit le roi Artu et son efforz, et meesmement il a grant poor de sa desloiauté, qu’ele ne li nuise plus que autre chose. Lors se conseille de ceste chose a ceus ou il plus se fioit, et si demande qu’il en porra fere » (La Mort le roi, 215). 122   Martin Aurell, «  Rompre la concorde familiale  », dans La Parenté déchirée  : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 15. 120

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fin du message est sans ambiguïté : il fait dire à Mordred qu’il le tuera de ses mains. Ainsi lors de l’affrontement final, ce seront bien deux rois qui s’opposeront. Les gens se jettent devant Arthur ou devant Mordred pour les protéger, par amour pour eux et les frères de la Table Ronde s’entretuent. Mordred prend la vie d’Yvain son cousin et de Sagremor, son frère de lait. Alors qu’il ne reste que peu de survivants, le roi déclare : « por amour de cest coup veu ge a Dieu qu’il couvient ici morir moi ou Mordret123 » (La Mort le roi, 245). Le fils n’a alors plus le choix, « et Mordrés, qui bien connoist que li rois ne bee fors a li ocirre, nel refusa pas, einz li adresce la teste del cheval » (La Mort le roi, 245). Aucun des deux ne survivra à cette dernière passe d’armes. Ainsi, tout comme Perlesvaus, bien qu’avec des modalités différentes, Mordred est rattrapé par l’héritage du père. Pas à pas, révélation après révélation, déception après déception, rejet après rejet, il s’achemine lentement vers un destin dont il ne voulait pas, mais qui s’impose à lui. Il ne s’agit pas de prétendre que Mordred est innocent, mais de montrer les circonstances atténuantes d’un personnage bien trop souvent catalogué d’office comme un monstre. L’héritage, le combat à mort, tout cela est davantage orchestré par Arthur que par Mordred. Certes, à différentes reprises, il fera le mauvais choix, mais l’avancée irrémédiable vers le meurtre mutuel sera une responsabilité collective, d’un père qui n’a jamais reconnu son fils et l’a tenu à l’écart, et d’un fils qui, amoureux de la plus belle femme de la terre, n’attendra pas pour s’emparer de ce qui aurait dû lui revenir.

  Pas une seule fois Mordred, pour sa part, ne déclare qu’il va tuer Arthur. La violence dont le roi fera preuve à l’égard de son fils contaminera d’ailleurs les autres textes. Dans La Suite du roman de Merlin se trouve une scène terrible durant laquelle le roi, après avoir appris les circonstances de la conception de Mordred et les conséquences pour le royaume de Logres, décide de faire mettre à mort son propre fils. Merlin refusant d’identifier l’enfant en question, le roi décide d’abord de faire tuer tous les bébés et seule une intervention divine le fera changer d’avis. Il ordonne alors qu’on prenne les nouveaux nés et qu’on les mette dans un bateau que l’on poussera vers le large, sans capitaine ni équipage. Grâce à l’aide de Dieu, les enfants survivront et seront poussés sur des bords plus hospitaliers.

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Chapitre cinq

Relations avunculaires : parenté homosexuée

L

a relation oncle/neveu est souvent assez semblable à celle qui unit un père et un fils, mais la tension concernant les problèmes d’héritage est beaucoup moins présente. De fait, elle devient une sorte de relation filiale parfaite, car exempte des sources de tensions inhérentes à la relation père-fils. Dans le corpus, l’oncle est d’ailleurs un personnage omniprésent, qui, le plus souvent, éclipse celui du père. En effet, il apparaît que ces deux figures masculines ne peuvent que rarement coexister : lorsque la figure de l’oncle est présente, soit le père est mort, soit il se situe en dehors du récit. La réalité même de la vie au Moyen Âge faisait que très souvent les pères ne voyaient pas grandir leurs fils : Agé ‒ car il se marie tard pour des raisons économiques ‒, le père ne voit guère grandir son enfant ; celui-ci, bien souvent orphelin, est envoyé en apprentissage au loin ou hébergé, s’il est de souche noble, par un seigneur dont il sera le nourri1.

A l’inverse la figure du neveu est très présente mais manque souvent de consistance narrative et psychologique, l’oncle étant le personnage dominant. Adjuvant commode, puisqu’on peut s’y fier sans crainte, le neveu est celui à qui l’on confie certaines missions sans qu’il soit besoin pour cela de développer le personnage. Le lien avunculaire permet de leur donner une identité sans avoir recours à de longues descriptions car ils sont rattachés à un des personnages principaux, ce qui les ancre immédiatement dans le récit.  Intervient en général, pour expliquer ce qui les lie, le terme de « fiance » qui signifie « confiance, foi, certitude » mais aussi « hommage, fidélité2 ».

1   S. Melchio-Bonnet, dans Histoire des pères et de la paternité, sous la direction de Jean Delumeau, op. cit., p. 56. 2   Dictionnaire de l’ancien français, article « Fiance » op. cit., p. 266.

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

Les relations avunculaires où tout se passe bien sont les plus fréquentes. Il est évident que nous nous attacherons davantage à analyser les conflits, dans la mesure où leur rareté fait leur intérêt. Mais il faut garder à l’esprit que la relation oncle/neveu est beaucoup moins conflictuelle que celle entre père et fils. Il n’y a rien de plus crédible pour un homme du Moyen Âge, pour qui la famille est au centre du système social, que de confier ses secrets les plus intimes à un membre de son lignage. Qu’il soit utilisé pour introduire un messager3, un hôte d’une nuit4, ou encore un gardien des terres en l’absence d’un personnage principal5, l’oncle ou le neveu permet au romancier des « raccourcis » pour présenter des personnages sans grande importance et procède de ce qu’on pourrait appeler une actualisation rapide6. Lorsqu’un chevalier pense que sa femme le trompe et qu’elle a demandé à Sagremor et à son compagnon de le tuer, il se tourne alors naturellement vers son frère et un de ses neveux pour qu’ils le conseillent (Lancelot, IV, 42)7. Pharien, après avoir pris Lionel et Bohoort, demande à « sien neveu escuier » (Lancelot, VII, 36) de conduire la reine en sécurité dans une abbaye. La relation avunculaire permet donc de créer des adjuvants de moindre importance, sans avoir à développer le personnage qui devient une sorte de prolongement narratif    8 : il est celui aux côtés duquel on chevauche lorsque l’on part en guerre, Arthur se voyant confronté à l’empereur et à son neveu (La Mort le roi, 208)9.

  Lorsque Lancelot sort le chevalier du coffre, ce dernier envoie son neveu annoncer la bonne nouvelle (Lancelot, I, 194). Voir aussi Lancelot, I, 253. 4   Voir par exemple Lancelot, I, 306, II, 46. 5   Lancelot, VII, 49. 6   La relation tante/nièce est sensiblement identique. Gauvain chevauche avec une demoiselle et c’est chez la tante de cette dernière qu’ils passent la nuit (Lancelot, VIII, 347). Lorsque la Dame se désole parce que son mari va être mis à mort, sa nièce la console et propose que Gauvain combatte pour lui. 7   Lorsque Baudemagu est fait chevalier de la Table Ronde, c’est à son oncle qu’il laisse ses terres (Lancelot, V, 8). 8   On remarque que dans le Perlesvaus, le terme de « fils de la sœur » est souvent préféré à celui de neveu. Lorsque Claudas défie Lancelot, les motifs en sont les suivants : « kar il li a ocis le fil de sa seror, Melians del Gaste Manoir, et si ocist le pere Meliant autresi, mais le pere n’apartint mie le roi Claudas. Melianz fu filz de sa seror germaine si li poise molt de sa mort » (Perlesvaus, 864). La relation à la sœur est mentionnée deux fois et renforcée dans la deuxième occurrence par le terme de germain. Implicitement, cela suggère que le lien avec le neveu ou la nièce est important parce qu’il est une médiation dans la relation à la sœur : l’amour qu’on lui porte est reporté sur ses enfants. 9   Dans la Queste, Josephé chevauche avec deux de ses neveux et il est emprisonné avec eux (Queste, 84). Dans la vision du roi Evalach, c’est du ventre d’un de ses neveux qu’il voit sortir 3

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Lorsque l’oncle ou le neveu meurent, le survivant n’hésite pas à le venger et à poursuivre le coupable et on trouve une forme d’équivalence entre le neveu et le fils concernant la vengeance10, ce qui montre qu’après le fils, le neveu est celui qui est le plus proche dans la hiérarchie familiale. Le roi de Norgales ayant tué le fils du duc de Cambenic, ce dernier pour se venger tue un des neveux du roi, « Che est por mon fil que il m’avoit mort » déclare-t-il à Gauvain (Lancelot, VIII, 340) : la vie du neveu est donc considérée comme une contrepartie équitable à celle du fils. L’amour ou la gloire se rattachant au personnage de l’oncle s’étend au neveu comme c’est le cas entre père et fils : Claudas déclare à Pharien que s’il a épargné Lambègue, c’est à cause de l’amour qu’il lui porte (Lancelot, VII, 226). Lorsque Lancelot arrive dans une maison inconnue, on s’empresse de lui préciser que la tombe se trouvant là est celle de Leucan, qui « fu niés Josep de Barismachie » (Lancelot, VII, 306), de même que Symeu est lui aussi « niés Joseph de Barimatie » ­(Lancelot, II, 36) ce qui renforce le prestige du personnage cité. Lancelot lui-même accueille bien Lionel et Bohoort car il est convaincu qu’ils sont « neveu sa dame11 » (Lancelot, VII, 123) et le Perlesvaus, pour sa part, rattache le héros à Joseph par une relation avunculaire, puisque « cil Joseph fu oncles sa mere » (Perlesvaus, 128)12. Dans les stratégies matrimoniales, en l’absence de fils, le neveu le remplace et lorsque Galehot a conquis le Sorelois, il donne la fille du roi Gloier en mariage à un de ses neveux (Lancelot, VIII, 128), assurant ainsi grâce au système de l’héritage que cette terre entrera désormais dans son lignage. Il évite grâce à cela d’endosser le rôle d’usurpateur en utilisant une subtile stratégie matrimoniale. De fait, il n’existe que peu de tensions au sein du couple avunculaire concernant la transmission des terres et le Lancelot met d’ailleurs en scène un cas remarquable d’amour familial. Urien, oncle de Baudemagu, est en guerre contre Utherpendragon qui désire qu’il devienne son vassal. Durant la guerre, Urien est fait prisonnier mais déclare qu’il préfère mourir plutôt que de donner ses possessions. Baudemagu, à qui devaient revenir les terres

un grand lac d’où coulent neufs fleuves, représentations symboliques de ceux qui seront les descendants de son lignage (Queste, 135). 10   Voir par exemple Lancelot, VIII, 187. 11  Sans même le connaître vraiment, Hector laisse Galaad désarçonner Gauvain sans intervenir, « por ce qu’il le doit garder et amer come son neveu » (Queste, 196). 12   Voir aussi Perlesvaus, 590.

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à la mort d’Urien, ne supporte pas l’idée de la mort de son oncle et préfère sacrifier son héritage plutôt que d’assister à sa pendaison : Mais Baudemagus ses niés qui dedens le chastel estoit et a cui la terre devoit eschaoir en heri­tage ne pot soffrir la mort son oncle, si rendi la terre, por qu’il fuist sains et haitiés, et ce fu la chose par coi il monta puis en greignor pris : kar ce furent molt beles enfances, com il ne soffri la mort son oncle por covoitise de la terre avoir aprés lui. (Lancelot, I, 84)

L’amour qu’il porte à son oncle est mis directement en concurrence avec la « covoitise » qu’il pourrait éprouver, ce qui montre bien que c’est là le nœud de tension qui peut exister au sein de la parenté. Urien est délivré, cependant la terre a été dévastée. Plus tard, le roi réussit à reprendre son royaume et récompense celui qui a préféré l’amour à l’argent : Et aprés la reconquist li rois Uriens par les gens del païs qui li rendirent et pendi tos cels que Uterpandragon i avoit laissiés. Et aprés ce ne demora gueres que il fist coroner son neveu Bau­demagu et li dona tote la terre por la loialté qu’il li ot fete et por l’amor qu’il avoit a lui. (Lancelot, I, 84)

Cet épisode suggère que c’est donc le neveu et non le fils qui héritera des terres. Georges Duby relève que la transmission d’oncle à neveu était fréquente mais uniquement dans le cas où l’oncle était célibataire : Parmi les donations entre vifs, celles de l’oncle célibataire à l’un de ses neveux sont bien les plus nombreuses et celles dont l’usage se maintient le plus longtemps13.

Cependant le roi Urien n’est pas célibataire, il a deux fils : l’un est légitime, l’autre est bâtard mais tous deux sont élevés par Arthur. Il y a donc, dans le royaume arthurien, un déplacement dans le système de la parenté : celui qui est considéré comme le vrai fils est celui qu’on élève, c’est-à-dire le neveu (Baudemagu), tandis que le fils d’Urien, lui, est proche de son oncle Arthur. Cette situation est tout de même curieuse : Yvain, contrairement à Gauvain, est très souvent présent avec la mention de sa filiation : « Yvains, li fiex le roy Urien » trouve-t-on à de multiples reprises14, mais cette filiation n’est qu’onomastique et dans les faits, c’est bien Baudemagu qui

  Georges Duby, La Société chevaleresque, op. cit., p. 107.   Il n’appelle presque jamais Arthur son « oncle ». Il y a d’ailleurs une occurrence curieuse où Yvain déclare : « certes, damoisele, je cuit estre li hom qui plus l’aime en cest monde, fors li rois ses oncles » (Lancelot, I, 239), « ses oncles », déclare-t-il, et pas notre oncle (Voir aussi Lancelot, III, 139). Le personnage, bien que vivant chez Arthur, est donc, d’un point de vue 13 14

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est l’héritier d’Urien. Là encore se dessine une explication sur les raisons pour lesquelles Yvain n’a pas hérité des terres de son père : le personnage se trouve dans la même situation que Lancelot. Pris entre un temps vertical (son lignage) et un temps horizontal (un univers centré autour du roi Arthur et de la Table Ronde), l’auteur ne peut concilier les deux logiques : si Yvain avait hérité des terres paternelles, il n’aurait pu être chevalier à la cour d’Arthur et serait à la place de Baudemagu, dans cet autre monde, éloigné de tout et surtout de la cour, ne pouvant participer à l’ensemble des aventures arthuriennes. S’il ne s’agissait que de récompenser son neveu, Urien aurait pu répartir les terres entre les deux personnages, mais l’auteur souligne bien le fait qu’il donne « tote » la terre à Baudemagu15. La règle de succession semble d’ailleurs être d’oncle à neveu, puisque Baudemagu lui-même, lorsqu’il partira chez Arthur, confiera ses terres à son neveu, Paridés (Lancelot, V, 8). L’auteur de la Queste del Saint Graal lui-même, si critique à l’égard des relations familiales, valorise le couple oncle/neveu. Lorsque le Comte du Val déclare la guerre à Agaran, son oncle décide de cesser d’être ermite et reprend les armes pour aider son neveu. Le Comte, après avoir été fait prisonnier, finit par se réconcilier avec Agaran mais quand il apprend que c’est à cause de l’ermite qu’il a perdu la guerre, il envoie deux de ses neveux le tuer16. Emerger de l’indifférenciation narrative Dans le cadre de la construction narrative des personnages, il arrive (très rarement) qu’un personnage qui n’avait d’identité que par rattachement au lignage finisse par acquérir (mériter  ?) une identité qui lui soit propre et le dévoilement de son nom couronne ainsi son cheminement. Pharien, chevalier de Claudas, est convoqué par ce dernier qui a appris qu’il gardait et protégeait

onomastique et sémantique, rattaché davantage à son père qu’à son oncle, tandis que d’un point de vue matériel, il est séparé de son père et de la succession lignagère. 15   Lors de l’épisode de la Fausse Guenièvre, il est pourtant fait mention du fait qu’Yvain possède des terres. Gauvain suggère à Arthur que la reine soit «  envoier en la terre Yvain mon cosin ou ele sera molt honoreement » (Lancelot, I, 146). S’agit-il des terres familiales ? De terres données par Arthur ? De terres conquises ? L’auteur ne le précise pas. S’il s’agit des terres familiales, l’idée d’envoyer Guenièvre chez Baudemagu et Méléagant ne manque pas de piquant. 16  Voir Queste, 266, où Galaad, retournant à Corbenic, pleure de bonheur en revoyant l’oncle qui l’a élevé.

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en secret les fils de Bohoort de Gaunes. Se doutant qu’il ne s’en sortira pas sans dommage, il demande à l’ensemble de ses gens de promettre d’obéir à : Por un sien neveu chevalier qu’il avoit feissent autretant com il feroient pour lui meisme, car che estoit li hons el monde ou plus se fioit. (Lancelot, VII, 49)

Ce neveu est fidèle à la fois parce qu’il est chevalier de Pharien mais aussi et surtout parce qu’il est attaché à ce dernier par les liens du sang, cependant il n’a pas d’identité en propre : – « Un sien neveu chevalier » – « Son neveu » –  « Li chevaliers qui ses niés estoit » –  « Li niés Pharien » –  « Biaus niés » Dans les tournures « son neveu » et « qui ses niés estoit » le personnage est doublement rattaché à Pharien, d’une part sémantiquement par le mot de « neveu » mais aussi par l’emploi d’une tournure possessive. L’expression «  li niés Pharien  » est également explicite grammaticalement parlant. La construction du complément déterminatif du nom sans la préposition à ou de est d’un emploi assez restreint en ancien français. Geneviève Joly relève deux possibilités : dans le cas d’un rapport « d’appartenance »17 ou bien dans le rapport de « parenté-alliance »18. Ici, le rapport est double. Il y a effectivement une relation de parenté, mais également une relation d’appartenance dans la mesure où l’identité du personnage est en quelque sorte soumise à Pharien car c’est en fonction de ce dernier qu’elle existe. L’emploi du caractérisant possessif associé à l’article indéfini (« un sien neveu chevalier ») est lui aussi à double sens : il marque une valeur proche du numéral, mais il marque aussi l’insistance sur l’idée du possesseur19. Le chevalier n’a donc aucune autonomie, qu’elle soit narrative ou grammaticale et n’existe que grâce à cette relation de parenté. Au début de l’épisode, le personnage remplit parfaitement les fonctions qui vont de pair avec sa place dans la parenté. Il accompagne Pharien à la cour et lui voue une loyauté indéfectible, notamment lorsqu’il s’agit de prendre sa défense face à une accusation de trahison :

  Le terme est de Geneviève Joly. Souligné par nous.   Geneviève Joly, Précis d’ancien français, op. cit. p. 234–235. 19   Idem, p. 264–265. 17 18

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Sire, je desfenderai mon signour mon oncle de cheste trahïson, que il n’est pas traïtres. (Lancelot, VII, 50)

Grâce à un argumentaire subtil, il démontre que son oncle n’est pas un traître puisqu’il est de son devoir de protéger les enfants de son ancien seigneur à qui il n’a jamais retiré son hommage. Bien que personnage secondaire, durant ce bref passage, il prend une certaine ampleur narrative, effaçant presque le personnage de Pharien qui ne se défend pas et qui n’accepte de donner son gage que pour empêcher son neveu de le faire à sa place. Cependant cela ne suffit pas à lui assurer une certaine autonomie et le personnage ne sort de sa dénomination de « neveu » que pour l’échanger contre celle de « maître » de Bohoort, encore est-il pris dans un pluriel l’englobant lui et Pharien : Ensi est Lyoniaus et Bohors en prison en la tour de Gaunes et lor II. maistres avoec aus20. (Lancelot, VII, 53)

Ce rôle ne convient pourtant pas à sa nature impétueuse et il disparaît pour un temps du récit, restant dans l’ombre de Pharien. Lorsque les enfants sont emmenés par la demoiselle sous la forme de lévriers, il perd cette identité de « maistre » redevenant « le niés Pharien » et c’est finalement dans cet emploi que pourra vraiment s’affirmer son caractère. Il manifeste un courage indéniable lors de la guerre qui les oppose à Claudas, mais les premières tensions entre les deux hommes apparaissent à cause du roi usurpateur. Le neveu est en bonne posture pour tuer ce dernier, mais Pharien le lui interdit et l’autre réagit alors violemment face à ce qu’il considère comme étant une trahison, n’hésitant pas à insulter son oncle : Fiex a putain, traïtres (…). Chertes vil cuer et malvais aveis en ventre. ­(Lancelot, VII, 139)

La rupture est alors consommée entre l’oncle et le neveu, qui considère qu’en l’empêchant de tuer Claudas (ce qui aurait mit fin à la guerre), Pharien l’a trahi, ainsi que tout leur lignage. D’un point de vue narratif, il ne peut donc plus porter une dénomination qui le rattache à celui à qui il s’oppose et le personnage se voit soudain doté d’un nom qui lui est propre (Lambègue) et qui apparaît au moment où ses dénominations précédentes ne sont plus adaptées à son nouveau rôle. D’une part, il n’est plus le maître 20  Même s’il n’avait pas été fait référence à Pharien et à son neveu de cette manière précédemment, il est aisé de déduire du contexte qu’il s’agit d’eux, ce que confirme la suite du texte.

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de Bohoort puisque ce dernier a disparu (emmené par la demoiselle), d’autre part, il est en rupture totale avec la position adoptée par Pharien et ne peut donc plus être uniquement son « neveu », car il refuse de se plier aux choix de celui qui apparaissait comme le chef du lignage et dont il n’était qu’un prolongement. Il va dès lors entrer en totale opposition avec Pharien. Courageux, téméraire jusqu’à l’imprudence, mais aussi plein de démesure, Lambègue prend peu à peu une dimension telle qu’il fait éclater les limites de l’identité par rattachement, devenant un personnage complexe, acteur à part entière de l’histoire, pris entre des intérêts et des désirs antithétiques. Il monte une machination pour tuer Claudas, en dépit de la parole donnée à Pharien tout en sachant que son oncle sera déshonoré à jamais s’il atteint son objectif, mais sa haine est plus grande que ce qu’il doit à sa famille. Les deux chevaliers s’affrontent alors ouvertement et Pharien manque de peu de tuer son neveu, qui ne doit la vie qu’à l’intervention de sa tante. La situation devient inextricable et le personnage se trouve confronté à ses propres paradoxes : il hésite sans cesse entre se battre contre son oncle et venir à son secours. Les autres ne s’y trompent pas et concluent que « moult est fols qui s’entremet d’amis carneus » (Lancelot, VII, 172). Tout se passe comme si l’obtention de son nom21 ne pouvait se faire qu’en entrant en rébellion avec l’identité de rattachement, car en la brisant, Lambègue se libère de ce qu’on attend de lui et parvient à l’autonomie. Pharien commence à comprendre que l’autre n’est plus seulement son neveu, mais qu’il est également un chevalier qui prend désormais ses propres décisions. Il hésite à accepter que Claudas devienne son otage, car il n’est pas sûr qu’il pourra le garantir contre Lambègue sur lequel il n’a plus aucun contrôle et qu’il commence à craindre (Lancelot, VII, 146). Lambègue devient alors un personnage autonome. En compagnie de Léonce (et sans son oncle) il se rend dans le domaine de la Dame du Lac pour vérifier que Lionel et Bohoort sont vivants et durant cet épisode, il n’est pas fait mention de Pharien. Peu après, le jeune homme prend une ampleur tragique inattendue : en échange de son pardon aux chevaliers qui se sont rebellés contre lui, Claudas demande que lui soit livré Lambègue. Ce dernier décide héroïquement de se sacrifier pour sauver la ville de la destruction et va se constituer prisonnier auprès du roi. Il s’avance vers lui et, au lieu de

  Et donc d’une identité personnelle et clairement définie.

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lui demander grâce, il se tient dignement debout, attendant que Claudas lui coupe la tête : Oste son hiaume de son chief hors (…). Et Claudas a l’espee prinse, si le lieve en haut et fait semblant que ferir le voelle par mi le chief (…) mais Lambègue ne se muet de son estal. (Lancelot, VII, 224)

Séduit par tant de courage, Claudas lui laisse la vie sauve et lui propose généreusement de devenir un de ses compagnons. Après ce coup d’éclat, le personnage n’apparaîtra qu’épisodiquement dans le récit et retournera à une forme de néant narratif. Gauvain et Arthur On ne peut aborder les relations avunculaires sans évoquer la relation entre Gauvain et Arthur, couple qui a déjà été longuement étudié par la critique. Le jeune homme se présente davantage comme neveu d’Arthur que comme le fils du roi Loth. Pour Doris Desclais Berkvam : Le fait que c’est bien souvent chez son oncle maternel que l’on envoie le jeune garçon a été maintes fois noté et étudié. Les situations romanesques corroborent les raisons qu’en donne Georges Duby, à savoir que les hommes épousent souvent des femmes d’un rang supérieur au leur et que, par ­conséquent, l’oncle maternel possède une cour plus importante que celle du père22.

Dans le cas présent, non seulement Arthur dépasse en prestige le père de Gauvain, mais ce dernier est en outre absent du récit. D’un point de vue onomastique, il y a très peu d’occurrences où sa filiation est nommée et ces occurrences n’en sont que plus intéressantes. Dans le Lancelot, lorsqu’il précise qu’il est le fils du roi Loth, c’est autant pour se nommer que pour prévenir subtilement Galehodin que s’il s’en prend à lui et à ses compagnons, il ira au devant de graves ennuis : Ai a non Gauvain le filz le roi Loth d’Orcanie et sui niez le roi Artuz a cui nos somes tuit. Et cil chevalier sont tuit de l’ostel mon oncle et compaingnon de la Table Reonde. (Lancelot, V, 201)

22   Doris Desclais Berkvam, Enfance et maternité dans la littérature française des XII e et XIII e siècles, op. cit., p. 67.

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En effet, Gauvain et ses compagnons sont cernés par les hommes de Galehodin : la double précision de l’appartenance au lignage du roi Urien et aux chevaliers de la Table Ronde fonctionne comme une menace implicite qui portera ses fruits, d’ailleurs, car la mention de son identité met fin au conflit, Galehodin lui pardonnant volontiers la mort de ses hommes. Lorsque Ségurade, quant à lui, précise la filiation de Gauvain, l’omission volontaire de sa relation au roi Arthur peut être interprétée comme une marque de mépris, car il se vante de défendre sa cause contre n’importe qui, y compris contre « Gauvain le fil au roi Loth, se il i estoit ore » (Lancelot, VIII, 178). Enfin, on trouve une autre mention du roi Loth, dans une occurrence où il s’agit d’élucider des liens familiaux : Et il quars fu Galescalains qui estoit dux de Clarence et cosins germains mon seignor Gauvain de par le roi Lot son pere23. (Lancelot, I, 176)

Hormis ces rares exceptions24, Gauvain est toujours présenté avec une mention de la relation avunculaire25, ce qui est compréhensible car non seulement le roi l’a en partie élevé, mais également parce que grâce au système hypergamique, se rattacher à son oncle est beaucoup plus glorieux26. Cependant, dans le Perlesvaus, la mention de son lien avec Arthur lui vaut plus de déboires que de gloire : la plupart du temps il se présente seulement sous le nom de Gauvain, mais lorsqu’il mentionne sa relation avec Arthur se produit une sorte de décalage avec l’admiration attendue. L’auteur joue subtilement avec la gloire attachée à la parenté d’Arthur, dont Gauvain profite dans tous les romans arthuriens, et la détourne. La première fois qu’il mentionne son oncle, il se voit aussitôt insulté par une demoiselle (­ Perlesvaus, 210) et accusé 23   Dans la Version Courte, la formulation est identique : « li quars fu Galeschalains, li dus de Clarence, qui estoit cousins germains mon signour Gauvain de par le roi Loth son pere » (Lancelot, III, 70). 24   Dans La Mort le roi Artu, il existe un passage, déjà évoqué, où il est fait mention du père de Gauvain car c’est grâce à lui qu’il est doté du pouvoir de devenir invincible à midi (La Mort le roi, 197). 25   Sur la fausse pierre tombale à la Douloureuse Garde, l’inscription précise  : «  Chi gist Gauvain, li niés le roi Artu, et veés la la teste » (Lancelot, VII, 402). Il est également appelé neveu par la reine Guenièvre à différentes occasions. 26   Une exception cependant est à relever  : même si le père n’est pas nommé, lors des rites funéraires les personnages sont honorés en tant que fils de roi et pas en tant que neveux. C’est le cas par exemple des frères de Gauvain : « Guerrehet et a Agravain fist l’en fere deus sarquex si biax et si riches com l’en devoit fere a filz de roi » (La Mort le roi, 132). On retrouve sensiblement la même chose lors de la mort de Yvain L’Avoultre : « Quant il sorent qu’il ert filz de roi, et li firent tel servise come l’en doit fere pour mort » (Queste, 154).

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de faire partie du pire lignage qui soit. La seconde mention provoque l’attaque de chevaliers qui ont ordre de l’emmener au Château Orgueilleux, car la demoiselle du lieu tient absolument à le voir. En effet, elle est fermement décidée à le décapiter et à le mettre dans le cercueil prévu à côté du sien. La troisième fois, c’est pour lui signifier qu’il n’est pas à la hauteur du « vrai » Gauvain et mettre en doute sa virilité : une demoiselle entreprenante, ignorant le nom de celui à qui elle parle, lui déclare : Par Dieu, fait l’une a l’autre, se cho fust cil Gauvain qui niés est le roi Artu, il parlast a nos autrement et truissiens en lui plus de deduit qu’en cestui ! Mais cho est Gauvain contrefait ! Malement est emploiés l’onor c’on li a fait en ceste tente27. (Perlesvaus, 292)

Un peu plus tard, il arrive au Château de la Pelote et deux demoiselles s’asseyent près de lui, mais un nain surgit alors et les frappe au visage : Leveis vos, fait il, foles mal enseignies ! Vos faites joie a celui que vos deüssiés haïr ! C’est Gauvain, li niés le roi Artus, par qui vostre ante fu ochise !. (Perlesvaus, 320)

En fait, sur quatorze occurrences de la référence à Gauvain en tant que neveu du roi Arthur dans le Perlesvaus, une dizaine met Gauvain dans une situation déplaisante28, humiliante ou dangeureuse. Peut-être paradoxalement cela tient-il au fait que dans ce roman, Gauvain est un personnage plus positif et plus autonome. Il existe indépendamment de son oncle et sa propre valeur surpasse celle d’Arthur. Il n’en reste pas moins que dans le reste du corpus, la relation entre le roi et Gauvain est fusionnelle, voire même exclusive. Le roi n’hésite pas à affirmer, lorsque Lancelot disparaît, qu’il : Volsise mielz avoir perdu le reaume de Logres et touz mes neveuz fors solement Gauvain. (Lancelot, IV, 110)

Il a une nette préférence pour Gauvain et Gaheriet et n’en fait pas mystère29. Dans le Perlesvaus, c’est avec Gauvain qu’Arthur chemine et ils

  Voir aussi Perlesvaus, 295.   Pour les autres occurrences, voir pages 761, 769, 771, 773 (Gauvain accepte de jouter au pire), 883, 993. Il n’y a que trois occurrences positives  : pages 557, 637, 795. La dernière concerne les circonstances de la naissance de Gauvain (799). 29   Sur la tombe de Gaheriet figurera d’ailleurs la mention « li niés le roi Artu » et ne portera pas par contre mention de son père (La Mort le roi, 133). C’est un autre neveu qui s’assiéra à sa place à la Table Ronde : « el siege Gaheriet fu assis uns chevaliers qui fu niés au roi de 27 28

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deviennent compagnons de route, comme si la différence générationnelle était abolie, le caractère égalitaire de leur relation les rapprochant davantage du modèle du cousinage30. On constate toutefois que, dans le cycle Lancelot-Graal, le rapport hiérarchique, au fur et à mesure du récit, se modifie subtilement. A partir de la Quête, la position de domination d’Arthur est de moins en moins évidente, des tensions apparaissent et le roi reproche vivement à Gauvain son initiative, qui éloigne de la cour l’ensemble de ses chevaliers. La Mort le roi nous présente un rapport hiérarchique finalement inversé et c’est Gauvain qui peu à peu prendra toutes les décisions. Paradoxalement, ce sont les neveux qu’Arthur aime le moins qui remplissent le mieux envers lui leurs obligations familiales, à savoir protéger son honneur. Toutefois le roi refuse de croire Agravain lorsque ce dernier lui parle de l’adultère de la reine, montrant ainsi le peu d’estime qu’il lui porte. Certes il est précisé que c’est davantage pour nuire à Lancelot que « por le roi vengier sa honte » (La Mort le roi, 4) que l’homme raconte au roi ce qu’il sait, mais il protège néanmoins l’honneur du lignage en l’informant de sa honte. Ce faisant, il dépasse le cadre purement littéraire où il est de bon ton de garder le silence concernant les adultères commis, pour entrer dans une logique lignagère davantage en accord avec la société du XIIIe siècle. Gauvain, quant à lui, reste dans la logique du roman courtois et préfère braver l’autorité de son oncle. Alors que toute la cour (sauf le premier concerné) est au courant de la relation entre Lancelot et la reine, Arthur surprend ses neveux en train de discuter, sans savoir justement qu’ils parlent de cela. Exigeant de connaître le sujet de leur querelle, il se heurte à Gauvain qui refuse obstinément de répondre, préfèrant entrer en conflit ouvert avec le roi : Certes se vos deviez corrocier a moi et moi giter povre et essilié de ceste terre, si nel vos diroie ge pas. (La Mort le roi, 108)

Arthur finit par les menacer de les faire périr s’ils ne lui répondent pas. Gauvain et Gaheriet, peu impressionnés par ces menaces, quittent les lieux. Ce motif de la honte sur le lignage déchire d’ailleurs leur fratrie. Arthur devra menacer Agravain d’une épée pour lui faire avouer ce que ses frères refusent de lui dire :

Norgales » (La Mort le roi, 138). Sur la tombe de Baudemagu, il est également précisé que le meurtrier est Gauvain, le neveu du roi Arthur (Queste, 261). 30   Sur la relation fusionnelle entre cousins voir le chapitre quatorze.

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Ha ! sire, ne m’ociez mie ! Gel vos dirai. Je disoie a monseigneur Gauvain mon frere et a Gaheriet et a mes autres freres, que vos veez ci, que il estoient desloial et traiteur de ce qu’il ont soufert si lon­g uement la honte et la deshonneur que messire Lancelos del Lac vos fet. (La Mort le roi, 109)

Lancelot, en sauvant la reine, tue deux des frères de Gauvain31. Dès lors, ce dernier se pose en chef du lignage, oubliant toute logique courtoise et entrant dans une logique de vendetta familiale : lorsque Lancelot offre au roi de faire la paix, Arthur n’a pas le temps de répondre car son neveu intervient : Si seriez honis et vostres lignages abaissiés, si que vous n’avriés jamais honour, se vous faisiés pais a Lancelot. (La Mort le roi, 142)

Dès lors, il assume le rôle du défenseur de l’honneur du lignage, non parce que le roi a été trompé, mais parce que quelqu’un a fait couler leur sang. Gauvain prend alors le pouvoir dans la relation oncle/neveu32. Lorsque Arthur récupère Guenièvre en échange du départ de Lancelot, il intervient et déclare la guerre avant même d’avoir l’accord d’Arthur, qui se soumet finalement à tout ce qu’exige son neveu : « puis que Gauvains le velt, fet li rois, il me plest bien. Laissiés ma terre par deça la mer et alés en la vostre par dela » (La Mort le roi, 158), répond le roi lorsque Lancelot lui demande de confirmer ce que vient de dire Gauvain. La formulation « puis que Gauvains le velt » montre bien la distance que prend le roi vis-à-vis de cette décision et insiste sur le fait qu’il se soumet à une volonté extérieure. Le héros demande alors s’il aura la paix une fois revenu dans ses terres mais Gauvain intervient à nouveau : Poez estre, fet missire Gauvains, qu’a la guerre ne poez vos faillir, que vos ne l’aiez plus fort que vos ne l’avez eüe jusques ci, et durra tant que G ­ aheriez mes freres, que vous oceïstes malvaisement, sera vengiez de vostre cors ­meïs­mes. (La Mort le roi, 158)

Les choses s’envenimant entre Gauvain et Bohoort, le roi refuse leurs gages de bataille, préférant entériner la déclaration de Gauvain :

  On trouve alors une scène de déploration mais c’est Arthur, leur oncle (et non leur père) qui assume le rôle de parler de leurs qualités et de son désespoir face à cette perte. A ce sujet voir l’article de Claude Thiry, « De la mort marâtre à la mort vaincue : Attitudes devant la mort dans la déploration funèbre française », dans Death in Middle Ages, op. cit., p. 239 et suivantes. 32   A plusieurs reprises, le lien de parenté est renforcé par la mention de la relation homme/ seigneur lige, qui comprend des obligations militaires. Voir par exemple Lancelot, VIII, 438. 31

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Mais li rois refusa d’ambes deus les gages et dist que ceste bataille ne seroit otroiee en nule maniere, mais quant il seroient d’iluec parti, que chascuns feïst del mieuz qu’il poïst, et bien fust Lancelos asseür que ja si tost ne seroit en son païs qu’il troveroit la guerre greignour qu’il ne porroit quidier. (La Mort le roi, 159)

On a souvent cherché les responsables de la chute du monde arthurien. Pour certains, le coupable est Lancelot qui a eu une relation adultère avec la reine. Pour d’autres, il s’agit de Mordred, à qui Arthur a confié le royaume et la reine. Mais pourquoi ce dernier a-t-il été obligé de quitter sa terre ? Après le départ de Lancelot, Arthur retourne dans son royaume et tout se passe plutôt bien. Cela aurait pu durer indéfiniment, sans l’intervention de Gauvain : Or dit li contes que tout cel yver demora li rois Artus el roiaume de Logres tant aiese que nus plus, car il ne veoit chose qui li despleüst. Endementiers qu’il aloit chevalchant par ses viles et sejornant de jor en jor par ses chastiax la ou il les savoit muez aiesiez, l’amonesta tant messires Gauvains qu’il recomençast la guerre encontre Lancelot qu’il li acreanta come rois que, ja plus tost la Pasque ne seroit passee, qu’il iroit a ost banie seur Lancelot et tant se tra­veilleroit, s’il i devoit morir, qu’il abatroit les fortereces de Banoïc et de Gaunes en tel maniere qu’il ne leroit en mur pierre seur autre. Ceste promesse fist li rois a monseigneur Gauvain ; si li promist ce qu’il ne li pot mie tenir. (La Mort le roi, 165–166)

Le roi mène une vie paisible, mais son neveu le harcèle jusqu’à ce qu’il cède. Poussé par Gauvain, il promet de porter la guerre jusque dans les terres de Lancelot33. L’opposition entre le terme «  aiese  » et le terme «  l’amonesta » symbolise le pouvoir que Gauvain a pris sur le roi ainsi que le fait que c’est lui qui est à l’origine de la chaîne d’événements qui amèneront Mordred à la tête du royaume. Ce n’est d’ailleurs que lorsque Gauvain lui pose la question que le roi se demande soudain à qui il va laisser la reine : Et quant il durent mouvoir, messire Gauvains demanda a son oncle : Sire, en la qui garde leroiz vos madame la reïne ? Et li rois comença maintenant a penser a cui il la porroit lessier. (La Mort le roi, 166)

33   Lorsque le roi parle de la guerre à Gauvain, il confirme que c’est sous son impulsion qu’il a agi : « Gauvains, vos m’avez fet tel chose emprendre ou nos n’avrons ja enneur » (La Mort le roi, 181). Gauvain lui-même, lorsque le messager tente de le convaincre de ne pas engager un combat avec Lancelot, confirme que c’est bien lui qui les a engagés dans cette situation : « il est bien drois qu’ele soit afinee par moi et lui ; car il, ses cors, la comença, et je après ; puis qu’ele fu del tot lessiee, la fis je recomencier a mon oncle le roi Artu » (La Mort le roi, 183).

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Durant la guerre, il s’impose comme un (mauvais ?) chef militaire : le roi demande à ses barons par où commencer la guerre et Gauvain déclare qu’ils commenceront par la cité de Gaunes. Yvain lui explique que c’est une folie car c’est l’endroit le plus protégé des terres de Lancelot mais Gauvain refuse d’écouter ses conseils et le roi, une fois de plus, cède à ses désirs : « Gauvains, fet li rois, ore alons asseoir Gaunes, puis que vos le voulez » (La Mort le roi, 168). Une dame âgée viendra leur dire que ce choix va les mener au désastre, mais ils n’écouteront pas. Dans un moment de lucidité, Arthur comprend qu’il ne réussira jamais à gagner cette guerre et demande à Gauvain de trouver une solution. Ce dernier décide de combattre Lancelot lors d’un duel qui permettra de déterminer le vainqueur de cette guerre. Il ne demande pas son avis au roi et promet de lui-même, sans en référer à son oncle, de mettre fin au conflit si Lancelot remporte la victoire. Il sera gravement blessé lors du combat et mourra peu après, durant la guerre contre les romains. Cependant le lien entre l’oncle et le neveu est tellement fort qu’il perdure par delà la mort : Gauvain revient en songe pour tenter d’empêcher la destruction d’Arthur. Il le prévient qu’il court à sa perte s’il ne fait pas appel à Lancelot mais le roi refuse de l’écouter et son neveu s’éloigne en pleurant. Certes, Gauvain n’est pas le responsable du désastre arthurien, mais il y a activement participé. Enfin, tout comme Mordred ou Lohot, peut-être Gauvain meurt-il parce qu’Arthur ne peut avoir d’héritier. Cette place que le neveu du roi avait conquise à force de loyauté et d’amour, il ne pourra la maintenir. Pas de royaume arthurien sans Arthur. Ses fils, réels ou symboliques, doivent périr. Gauvain lui-même, dans le corpus, n’a pas d’héritier, comme si ce fils/neveu perpétuel ne pouvait accéder totalement à l’âge d’homme. Différence de traitement de la relation avunculaire : le Conte du Graal et le Perlesvaus Un autre neveu célèbre du monde arthurien est bien évidemment le personnage de Perceval. Dans le Perlesvaus, on ne trouve pas toujours, d’un point de vue sémantique, le terme de neveu : il est souvent remplacé par la périphrase « fil de sa seror ». Cette précision semble être faite, par exemple, pour marquer une limite très nette entre le neveu de Claudas et le mari de la sœur : Kar il li a ocis le fil de sa seror, Melians del Gaste Manoir, et si ocist le pere Meliant autresi, mais le pere n’apartint mie le roi Claudas. Melianz fu filz de sa seror germaine si li poise molt de sa mort. (Perlesvaus, 864)

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La double précision de «  seror  germaine34  » et du fait que le père de Méliant ne lui est rien montre que l’essentiel, dans l’enclenchement de la vengeance, est le lien adelphique. Paradoxalement, sans employer le terme de neveu, il renforce le lien entre les deux personnages grâce à l’amour que ­Claudas portait à sa sœur. La deuxième occurrence concerne l’assassin de Meliot de Logres : Messire Gavains en fist molt grant joie, si avint chose en cel point que Brudans, li filz de la sereur Brien des Illes, ocit Meliot de Logres, le plus cortois chevalier e le mielz vaillant qui fust o roiaume de Logres. (Perlesvaus, 1038)

Dans les deux cas, la mention de « fils de la sœur » concerne un meurtre. Dans le premier, il s’agit de la victime, dans le deuxième, du meurtrier. La mise en valeur du lien adelphique souligne en fait la relation entre le neveu et l’oncle car il ne s’agit pas de n’importe quel neveu. Le fils de la sœur est en effet élevé par le frère (comme dans le cas d’Arthur et de Gauvain) et c’est donc un lien plus fort que la simple relation avunculaire. Les autres occurrences concernent essentiellement la relation entre le Roi Pêcheur et Perlesvaus. Lorsque le Roi demande à Lancelot des nouvelles du jeune homme, il mentionne les deux lignages : Sire, fait li Roi Peschiere, sarés me vos dire noveles del fil ma seror et fu fils Julain le Gros des Vaus de Kamaalot, si l’apele on Perlesvaus  ?. (Perlesvaus, 466)

La relation horizontale semble primer sur la relation verticale : c’est parce que le Roi aime sa sœur qu’il s’enquiert du fils de celle-ci. Concernant le héros lui-même, dans Le Conte du Graal et le Perlesvaus, le traitement de la relation avunculaire est extrêmement différent, dans la mesure où il y a un déplacement de la faute. Dans le texte de Chrétien, le héros dîne avec le Roi Pêcheur qui est son cousin. Jamais il ne rencontrera son oncle et la relation qu’il a avec lui est une relation fantasmée, mais jamais réalisée : il est celui à qui on fait le service du Graal, cependant il reste totalement hors de portée de Perceval et, d’une certaine manière, hors de portée de la narration, car il est en dehors des limites du récit : personne ne pénètrera jamais dans la chambre à la suite du Graal et lui-même n’en sortira pas35. L’oncle de ­Perceval est donc

34   Sur l’importance du terme de « germain » dans la fratrie et tout particulièrement dans le Perlesvaus, voir le chapitre quatorze. 35   Tout du moins aucun des personnages principaux à travers lesquels on suit le récit.

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celui dont on parle sans cesse, mais qui n’apparaît jamais, un peu comme le père du héros qui est évoqué, mais que son fils n’a pu connaître. Le lien ne semble pas pouvoir se faire et le terme d’oncle n’est pas employé pour le nommer lorsque l’ermite élucide les relations familiales : Cil cui l’an an sert fu mes frere. Ma suer et soe fu ta mere. (Le Conte du Graal, vers 6199-6200)

L’oncle, « frère de la sœur », qui aurait pu l’élever et le conseiller, est une figure absente et il ne lui reste comme exemple masculin que celui de l’ermite, qui a choisi de se tenir éloigné du monde. Le récit ne mettant jamais en scène son oncle, Perceval assume seul la responsabilité du drame de la question non posée et de la non-reconnaissance du lignage36, et il n’y aura pas de relation avunculaire à proprement parler. Dans le Perlesvaus, le héros ne rencontrera pas non plus son oncle, cependant le Roi est tout de même présent dans le récit et rencontre d’autres personnages. Il n’est donc pas une figure abstraite. Sa relation avec le héros est en fait développée in absentia de Perlesvaus, le Roi ne cessant de parler de l’affection qu’il ressent pour lui : lorsque Lancelot arrive au Château du Roi Pêcheur, la première chose que lui demande le Roi, ce sont des nouvelles du fils de sa sœur et il réjouit du fait qu’il soit un excellent chevalier. Lancelot lui révèle alors que c’est à cause de lui qu’il est tombé en langueur, mais la réponse du Roi renverse la perspective : A ! Dieu, fait il, por coi ne le soi je donc ? Par lui sui jo cheüs en ceste langor et se je seüsse adonc que ce fust il, je fusse ore tos sains des membres et del cors ; et je vos prie molt, quant vos le verrés, que vos li dites qu’il me viegne vooir ançois que jo muire. (Perlesvaus, 466)

La faute ne repose donc plus uniquement sur le jeune homme, elle devient mutuelle. Certes, il est demeuré muet, mais si son oncle avait reconnu l’un des membres de son propre lignage, son neveu, il ne serait pas tombé malade. L’existence narrative de l’oncle permet donc de répartir la faute et d’atténuer ainsi la culpabilité du héros. Bien que les deux personnages ne se rencontrent jamais, ils se portent une affection mutuelle qui est affirmée à plusieurs reprises dans le récit, à la différence du récit de Chrétien. La relation avec l’oncle ermite est également très différente. Chez l’auteur champenois, le vieil homme renforce la culpabilité du héros en lui expliquant que c’est à cause de son péché qu’il a été privé de parole. En outre il lui assène qu’il serait   Sur le rapport entre le Graal et la non-reconnaissance du lignage, voir le chapitre neuf.

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déjà mort si sa mère n’avait pas intercédé pour lui auprès de Dieu. Voilà peu de réconfort et beaucoup d’admonestations de la part d’un oncle. Dans le Perlesvaus, le discours du Roi Ermite est radicalement différent : Biaus niez, vos avez droit, kar il chaï en langor par vos, et se vos i fussiez puis alez, il fust gariz, ce dient li pluisor ; je ne le sai mie certainement, mais jo quit que Damnedieus volt issi sa langor et sa mort, kar se sa volenté i fust, vos eüssiez faite la demande, mais il le volt issi ; si li devons graces rendre et aorer de can qu’il nos done, kar il a perveü a chascun canque a venir li est. (Perlesvaus, 676)

La faute de Perlesvaus se trouve ainsi ramenée à l’état de rumeurs ou de croyances, «  ce dient li pluisor  », son oncle lui expliquant qu’en ce qui le concerne, la langueur du Roi Pêcheur est davantage une volonté de Dieu que la conséquence du péché commis par le jeune homme. Le pense-til  ? Se contente-t-il de réconforter le héros  ? Difficile à dire, mais il est clair que cet oncle est beaucoup plus compréhensif que son homologue chez ­Chrétien. Pourquoi une telle différence de traitement dans la figure avunculaire  ? La relation familiale dans le Perlesvaus a davantage d’importance que dans Le Conte du Graal et se trouve même au centre de la narration  : il s’agit davantage de conquête d’héritages et de vengeances familiales que de quête mystique ! Il est donc cohérent que la relation entre l’oncle et le neveu soit davantage développée dans un roman où la famille s’avère primordiale. Du côté du père, les oncles ont tous été victimes d’un destin tragique. Seule la famille maternelle semble donc digne d’intérêt, si bien que Perlesvaus ne fera que trouver les tombes de ses oncles (et celle de son père) au fur et à mesure de son parcours, errant parmi les fantômes de sa lignée agnatique. La différence du traitement de la figure avunculaire ne se limite d’ailleurs pas aux relations avec le personnage principal : le conflit ouvert entre oncle et neveu est traité de façon particulière dans le Perlesvaus, comme le montre une comparaison avec le Lancelot. Lors de la guerre qui oppose Kallès à ses fils, la lutte intrafamiliale perturbe l’ensemble du lignage et contamine également la relation avunculaire, dans la mesure où les autres membres de la parenté sont contraints de prendre parti pour l’un ou l’autre camp. Le frère de Kallès vient l’aider et se retrouve donc confronté à ses neveux, qui le tuent : Car avant ier perdi .1. sien frere a .I. assemblee qu’il fist, si estoit moult bons chevaliers et moult li aidoit a maintenir sa guerre : si l’ocistrent si neveu, si com l’an dit. (Lancelot, IV, 94)

Relations avunculaires

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La dernière expression est révélatrice du malaise ressenti par l’auteur37. Le fait semble relégué dans une sorte de ouï-dire, le virtualisant en partie. Dans l’autre camp, les neveux de Kallès entrent en guerre pour défendre leur oncle, ce qui ne fait que souligner davantage l’indignité des fils du Duc qui n’hésitent pas à s’en prendre à l’ensemble de la parenté. Le principe de la faide s’applique alors pleinement et ce au sein même du lignage, et les fils de l’oncle mort prennent part au combat, puis lorsque Lancelot tue ­Kallès, ils feront leur possible pour le venger (Lancelot, IV, 307)38. L’origine du conflit est donc une lutte entre père et fils, qui a ensuite contaminé le reste du lignage. En effet, la guerre entre oncle et neveu est très souvent la conséquence d’une cause que l’on pourrait qualifier d’extérieure. Guerrehet sauve un vieil homme qui est sur le point d’être tué. Il explique que ceux qui s’en sont pris à lui sont ses neveux, car son propre fils a accidentellement tué sa cousine. Le vieil homme a proposé un dédommagement, mais ils ont refusé, et pour venger leur sœur, ils tuent le fils du vieil homme puis tentent également de s’en prendre à lui (Lancelot, IV, 14). La guerre entre l’oncle et ses neveux, là encore, n’a donc pas été directement provoquée par un problème relationnel mais n’est qu’une conséquence indirecte d’un autre conflit. Peu après, les frères et les neveux du Duc proposent de faire la paix. Il demande conseil à Guerrehet qui n’a aucune hésitation : Il sont si vostre ami charnel que en nule maniere ne vos loeroie la guerre a maintenir. (Lancelot, IV, 22)

Et effectivement, ils se réconcilient. Les deux occurrences précédemment analysées montrent bien que la guerre entre oncle et neveu apparaît à l’auteur du Lancelot comme étant contre-nature, davantage encore que celle entre père et fils, peut-être parce que l’oncle élevant son neveu, le lien avunculaire se développe de façon plus intime que celui de la filiation. Dans le Perlesvaus, le traitement est différent, mais là encore, l’origine du conflit est à chercher en dehors de la relation avunculaire : c’est une guerre fratricide qui met en scène le Roi du Château Mortel car il s’est emparé d’un héritage qui n’est pas le sien et lutte contre ses frères et sa sœur pour s’emparer de leurs biens. Bien que tout le monde reconnaisse la noirceur de son

  On trouvera également des précautions oratoires lorsque sera évoqué un fratricide (voir le chapitre treize). 38   Un autre détail qui montre la grave perturbation au sein du cercle familial est le fait que c’est la fille de celui qui tient Lancelot prisonnier qui le délivrera (Lancelot, IV, 307). 37

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âme, là encore il ne paraît pas naturel à l’auteur du Perlesvaus de mettre en scène un conflit oncle/neveu et il place à plusieurs reprises, dans la bouche de Perlesvaus, des justifications à la haine que l’on peut (doit ?) éprouver à l’encontre de cet homme : Damoisele, fait il, il est mes oncles, si ne le savoie mie grant tans a, ne del bon Roi Pescheor autresi en qui ostel jo fui, mais mes oncles li bons Rois Hermites le me dist. Si vos di por fin voir que li Rois del Chastel Mortel est li plus crueus et li plus felons qui vive, si ne le doit nus amer por la felenie et por la cruauté qui en lui est, car il a conmenchié a gerroier le Roi Pescheor mon oncle, si li calenge son chastel  ; et si vielt avoir la lance et le Graal. (Perlesvaus, 484)

Les arguments sont multiples  : Perlesvaus semble d’abord s’excuser du fait que le Roi est son oncle, en précisant qu’il n’est au courant que depuis peu39. Il explique ensuite que personne (et donc même pas son neveu) ne peut l’aimer, à cause de sa félonie. Enfin, plus subtilement, en plaçant le Roi Pêcheur en tant que son oncle et non pas en tant que frère du Roi du Château Mortel, il justifie sa prise de position en montrant qu’il soutient un oncle, ce qui l’oblige à faire la guerre à un autre oncle qui, lui, est indigne d’un quelconque sentiment. Lors du combat entre le Roi et Perlesvaus, le jeune homme connaît l’identité de son adversaire alors que son oncle, lui, ne sait pas qu’il s’agit de son neveu. Après plusieurs minutes de combat, il finit par reconnaître l’écu de Julain. Après avoir interrogé Perlesvaus, il comprend qu’il s’agit de son neveu et semble presque l’accuser lui reprocher de le combattre, en faisant apparaître l’ensemble des liens qui les relient, mais la réponse de Perlesvaus éclaire la situation selon un jour nouveau : Estes vos fius Yglaïs ma sereur qui fu sa moillier ? ‒Oïl, fait Perlesvaus, et Dandrane est ma soer. ‒Dont estes vos mes niez, fait li Rois del Chastel Mortel ! ‒Ce poise moi, fait Perlesvaus : je n’i ai ne preu ne honor, kar vos estes li plus desloiaus de tot mon lignage, et je savoie bien, quant jo vig ici, que c’estiés vos ; et por le grant deloiauté qui en vos est, guerriés vos le meillor roi qui vive et le plus preudome et la dame de cest chastel por ço qu’ele li aide a son pooir. Mais se Dieus plaist, il n’aura la garde de si mal home conme vos estes, ne li

  Dans la réalité, il semble que les conflits se fassent surtout entre oncle paternel et neveu (à ce sujet, voir Martin Aurell, « Rompre la concorde familiale », dans La Parenté déchirée : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 20–21), mais dans notre corpus, il n’y a pas vraiment de différence de traitement entre oncles paternels et oncles maternels. 39

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chastiaus n’iert ja obeïssans a vos, ne les saintes reliques que li bons rois a en sa garde ! Kar Deus ne vos aime mie tant conme il fait lui, et ge vos deffi tant conme vos le gerroiés et vos tieg a anemi. (Perlesvaus, 488)

La réponse de Perlesvaus constitue une reprise subtile de son argumentation précédente  : certes, il savait qu’il allait combattre son oncle, mais il le fait pour défendre un autre de ses oncles. En outre il considère que le Roi, en raison de sa déloyauté, peut être considéré comme étant déchu de son lignage, ce que souligne Perlesvaus. Enfin, c’est presque un choix divin car Dieu préfère le Roi Pêcheur au Roi du Château Mortel. L’oncle ne s’y trompe pas. Il comprend que son neveu ne tiendra pas compte de leur appartenance au même lignage : « li rois ot que ses niés ne l’a mie chier et qu’il s’aatist de lui faire mal (…) » (Perlesvaus, 490) et préfère s’enfuir. Le combat est donc reporté et une première étape de séparation symbolique du lignage se produit : Malvais rois, ne dites mie que jo soie de vostre lignage ! Onques mais chevalier del lignage ma mere ne s’en fui por autre chevalier se vos non  ! (Perlesvaus, 490)

Perlesvaus lui interdit désormais de mentionner le fait qu’ils font partie du même lignage40. Un peu plus tard, lorsque la Veuve Dame se désole du caractère néfaste du Roi du Château Mortel qui est tout de même un membre de leur lignage, Perlesvaus met un terme à ces déclarations en ­affirmant : Dame, fait Perlesvaus, vostre frere ne mes oncles n’est il mie puis qu’il renoie Dieu, ains est nostre anemis morteus et plus le devons haïr con estrange. (Perlesvaus, 616)

C’est donc un bannissement du lignage que Perlesvaus prononce, comme si cette ultime étape devait être franchie avant qu’il puisse tuer l’un de ses oncles. Dès lors, dans la bouche de l’ensemble du lignage, le Roi du Château

  Lorsque la sœur de Perlesvaus se désespère de ne pas trouver de l’aide, elle évoque ses oncles paternels et maternels : « Cil qui plus avoit grant pooir et grant valor gist en langor, li bons Rois Peschierres cui li rois de Chastel Mortel guerroie ; et autresi est il mes oncles et frere ma mere, et velt tolir sun frere sun chastel par sa felenie et por sa langor, et de si mal home n’atent ma dame aide ne secors » (Perlesvaus, 580). Un de ses oncles est ermite, l’autre est tombé en langueur et pour finir la nature même du Roi du Château Mortel explique qu’elles ne peuvent attendre d’aide de la part des frères de la mère. Du côté de son père, ils sont tous morts.

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Mortel peut être dénigré4142. Mais l’auteur, bien qu’adepte d’une forme de barbarie, ne franchira pas l’ultime transgression. Le Roi du Château Mortel se suicidera, épargnant ainsi à son neveu d’avoir à le tuer. Les autres personnages s’étonnent d’ailleurs de cette fin : Perlesvaus le vit et tuit li prodome hermite qui s’esmerveillierent de cel roi qui s’estoit ocis en itel maniere. (Perlesvaus, 690)

Mais ils concluent en affirmant qu’il est naturel que « la fin del mauvais home devoit estre malvaise »43. Ce qui précède montre bien que le lien oncle/neveu est fondamental et que l’auteur, bien que totalement décomplexé lorsqu’il évoque la violence, ne peut se résoudre totalement à la montrer dans les relations intrafamiliales, justifiant sans cesse l’opposition qui règne au sein du lignage de Perlesvaus. Le seul réel outrage que commettra le jeune homme sera de déposer le corps de son oncle dans un charnier, près d’une ancienne chapelle, avec tous les chevaliers qui ont été tués avec lui (Perlesvaus, 788). La précision sera d’autant plus importante qu’elle contraste avec la description de la tombe du Roi Pêcheur où l’intervention divine est manifeste. Ainsi, les relations avunculaires homosexuées, à de rares exceptions près, sont plutôt marquées par l’amour et la confiance. Ils partagent des liens très forts qui sont souvent plus intenses que ceux de la filiation directe. Lorsqu’apparaît un conflit, il est longuement légitimé, les auteurs allégeant la culpabilité des protagonistes, soit en virtualisant la violence (en la ramenant à des rumeurs), soit en prenant soin de montrer que la guerre ou le meurtre se justifient par le fait qu’un des membres du lignage a failli.

  D’un point de vue onomastique, « Mortel » s’oppose à l’éternité représentée par le Graal et qui est la base même de la parole chrétienne. Ne peut-on considérer qu’il incarne ainsi la faiblesse humaine, sa cupidité en étant l’illustration parfaite ? 42   Voir par exemple ce que dit le Roi Ermite à son neveu : « kar li chastiaus et la tere doit estre vostre, que c’est molt grant dolors quant cil qui estrait est de si tres haut lignage et de si saintisme, est traïtres Dieu et desloial au siecle » (Perlesvaus, 674). 43   L’auteur fait un assez long développement où il revient sur les liens familiaux et où il justifie le fait que d’un bon lignage soit sorti un aussi mauvais frère et nous reviendrons en détails sur les liens dans cette fratrie dans le chapitre quinze. 41

Chapitre six

Les relations au sein de la parenté hétérosexuée

C

ontrairement aux relations au sein de la parenté homosexuée, les conflits dans la parenté hétérosexuée sont beaucoup plus nombreux, mais dépendent essentiellement du sexe du parent qui est en position de force (le plus âgé).

La tante bénéfique La tante est un personnage assez rare, qui peine à s’imposer d’un point de vue narratif peut-être parce que d’un point de vue historique, les tantes n’avaient que fort peu de pouvoir sur leurs neveux et nièces. Peu avant de mourir, la reine Evaine est gratifiée d’une vision de ses enfants et de son neveu, ce qui lui permet de rassurer sa sœur sur le sort de Lancelot. Lorsqu’elle a la certitude qu’il est vivant, elle se pâme de joie1. C’est en fait le seul lien établi entre la reine et son neveu, hormis une allusion dans le texte, qui précise que le conte retourne à la mère de Lancelot et « a s’antain la roine de Gaunes » (Lancelot, VII, 86). Si le terme de tante est parfois employé dans le texte, il ne s’agit généralement que d’une brève allusion, sans réel développement d’un lien avunculaire. Le Duc de Clarence arrive chez une dame qui lui annonce : Vos estes mes cosins germains, fiz de mon oncle, et fumes norris ensamble a Escavalon et je fui fille vostre antain2, a la dame de Corbalain que vostre pere ama tant. (Lancelot, I, 182)

De la même manière, Joseus décline son identité auprès de Gauvain, il précise l’ensemble des liens de parenté qui le rattachent aux personnages du roman :   « Si sai bien que ele a teil joie de son neveu que ele s’en est pasmee » (Lancelot, VII, 94).   L’expression «  fille vostre antain  » reprend en fait en l’explicitant le terme de «  cosins germains », peut-être pour insister sur les liens de parenté qui unissent les deux personnages.

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Li rois Pellés est mes peres, qui hermites est en ceste forest, et li Rois P ­ eschieres mes oncles et li Rois del Chastel Mortel, et la Veve Dame de C ­ hamaalot m’ante (…)3. (Perlesvaus, 274)

En ce qui concerne les personnages principaux, le seul épisode développé d’une rencontre entre une tante et un neveu se trouve dans la Queste et concerne Perceval. La Dame, après la mort de son mari, est devenue une recluse (qui, même si elle vit retirée du monde, possède toujours des serviteurs). Perceval ne l’identifie pas immédiatement comme un membre de son lignage mais lorsqu’elle lui raconte qu’elle n’a pas toujours été dans cet état misérable et qu’elle a été reine de la Terre Gaste, il la reconnaît. Elle aura une influence décisive sur son neveu. Elle a une connaissance parfaite de la quête du Graal, puisqu’elle sait d’avance l’identité de ceux qui réussiront à trouver le Saint Vase (Queste, 73). Elle le prévient également que s’il s’acharne à poursuivre Galaad, il mourra, comme ses frères avant lui, lui annonce la mort de sa mère puis lui explique la signification des trois Tables. C’est également elle qui transmet au lecteur la prophétie de Merlin concernant le Siège Périlleux, ainsi que la signification de la venue de Galaad. Perceval se montrera sensible à ces avertissements, décidant d’abandonner la poursuite du fils de Lancelot. Lorsqu’il manifeste son intention de partir, elle lui annonce que s’il s’en va aujourd’hui, il le fera sans son autorisation, ce qui le décide à rester jusqu’au lendemain. Durant la dernière soirée qu’ils passent ensemble, elle l’exhorte à rester vierge, insistant sur l’importance de la pureté du corps pour réussir la quête du Graal. Même si elle n’a aucun réel pouvoir, elle dévoile certains mystères et se révèle être de précieux conseils. De fait, la tante a souvent un rôle de protectrice envers le neveu, tentant de le défendre si elle le sent menacé. Dans le Lancelot, c’est à cause d’un neveu de la reine que Morgue hait Guenièvre. En effet « si avoit en la maison le roi un chevalier ki niés la roine estoit, si avoit non Guiamors de Tarmelide » (Lancelot, I, 300‒301), qui avait des relations amoureuses avec la sœur du roi. La reine décide de mettre fin à cette relation : Elle vint a Guiamor, si li dist que mors estoit, se li rois le pooit savoir et si fist tant, que par proieres que par manaces, que il la forjura ; et il le fist legierement, que il ne l’amoit mie de tele amor que bien ne s’en consierrast. Quant

  Voir aussi La Mort le roi, 11 ou encore Lancelot, IV, 332, où Lancelot vient empêcher un mariage pour tenir une promesse faite à une demoiselle. On apprend que le chevalier qui doit l’épouser a déjà tué le neveu de sa future femme. L’a-t-il fait parce que ce dernier avait tenté de protéger sa tante ? Ou pour faire céder cette dernière ? Difficile à dire, car l’auteur reste muet sur la motivation du fiancé. 3

Les relations au sein de la parenté hétérosexuée

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Morgue vit que cil l’avoit issi laissiee por la roine, si en ot grant duel, et ele estoit de lui ençainte. (Lancelot, I, 301)

Toutefois, bien qu’elle soit reine, elle n’a pas suffisamment d’influence pour interdire cette relation et réguler la sexualité de son neveu. Elle est obligée de faire mention du pouvoir de son époux pour que ses menaces aient un réel impact. La demande de Guenièvre est finalement acceptée, non seulement parce qu’elle le supplie et qu’elle le menace, mais aussi et surtout parce qu’il n’est pas vraiment amoureux de Morgue. Cette dernière, abandonnée et enceinte de surcroît, vouera une haine tenace à la reine et n’aura de cesse de lui nuire. En fait, si les relations tante/neveu sont plutôt bonnes, cela peut en partie s’expliquer par le fait que la femme est dans l’incapacité de nuire à un homme de sa parenté. Elle peut critiquer, admonester, conseiller, mais étant dénuée de toute autorité légitime, elle n’a pas de réel pouvoir sur son lui. Le Perlesvaus se démarque là encore par une occurrence originale où la tante est en position de pouvoir vis-à-vis de son neveu. La situation est immédiatement tendue entre les deux personnages car la dame est à la fois la tante, mais aussi la Reine (des Tentes !), ce qui la place en position de pouvoir vis-à-vis de son neveu Clamados. Perlesvaus a tué Cahot le Roux, frère de la Reine des Tentes. En dépit de cela, dès que la Dame voit le héros, elle en tombe immédiatement amoureuse, ne pouvant détourner son regard de lui. Elle lui pardonne immédiatement le meurtre de son frère et le reçoit du mieux possible. Sur ces entrefaites arrive Clamados, son neveu, le fils de Cahot. Il vient réclamer vengeance, demandant l’autorisation de se battre contre Perlesvaus, le meurtrier de son père et de son oncle. On s’attendrait à ce qu’elle favorise son lignage, mais c’est sans compter sur l’amour qu’elle porte au jeune homme. Clamados, voyant l’accueil qu’elle fait à Perlesvaus ne manque pas de lui rappeler ce que son attitude a de choquant : Dame, fait il, vos vos faites grant honte vos meesmes et a tot vostre lignage, qui vostre anemi mortel et le mien avés assis dejoste vos ! Nus ne doit jamais avoir fiance en vostre amor ne en vostre aide ! (Perlesvaus, 428)

La Dame dédaigne ses reproches et se justifie en expliquant qu’elle doit accueillir et honorer tout chevalier se présentant chez elle. L’autre n’est pas dupe et comprend que loin d’être une aide, la relation de parenté qui l’unit à la Reine sera au contraire un frein : Si l’appel en vostre cort de murdre et de traïson, et vos pri que vos me tenés a droit, nient conme parent mais conme estrange, kar jo voi bien que li lignage n’en i aroit mestier ! (Perlesvaus, 430)

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

Il confronte subtilement les termes de la parenté («  parent  » et « lignage ») à celui d’ « estrange ». Cette opposition répond à une double exigence ; d’une part il montre qu’il n’attend nul favoritisme de la part de la Reine, d’autre part il anticipe le fait qu’en tant que parente, elle pourrait lui demander comme une faveur de ne pas se battre contre Perlesvaus. Lorsque le héros s’avance pour accepter le combat proposé par Clamados, la Reine intervient, exigeant que la décision du combat soit reportée au lendemain. Le fils de Cahot le Roux a alors une pensée qui résume bien la situation4 : Clamadoz est conmeüs de molt grant ire, et la roine des tentes honeure Perlesvaus de quan qu’ele poet. De cho est Clamadoz molt dolans et dist que nus ne doit avoir fianche en feme. Mais il l’en blasme a tort, car ço li fait faire la tres grant amor qu’ele a a lui, qu’ele seit bien que c’est li mieldres chevaliers del monde et li plus biaus, tant en est ele plus essauchié. (Perlesvaus, 430)

Ce qui est suggéré ici, c’est que lorsque la femme possède un pouvoir décisionnel, cela induit de graves conséquences sur le lignage (ici l’impuissance à venger le meurtre de ses parents), car elle se révèle incapable de contrôler ses sentiments. Méliot de Logres arrive alors, exigeant de se battre contre Clamados qui a tué son lion. Le neveu de la Reine insiste pour se battre d’abord contre Perlesvaus, d’une part car il a demandé le combat avant Méliot, d’autre part parce que le crime de Perlesvaus (meurtre du père et de l’oncle) est plus grave que le sien (avoir tué un lion). Armand Strubel commente ainsi ce passage : Le conflit des affaires d’honneur et de vengeance, au centre duquel se trouve Clamados, alternativement accusateur et accusé, exige de la part de la reine, autorité judiciaire en l’occurrence, une impartialité qu’elle n’a guère ; de fait, la dette de sang que veut réparer Clamados est plus grave que la perte du lion, où il peut invoquer la légitime défense ; mais la reine est avant tout soucieuse de préserver les intérêts de Perlesvaus et donne priorité à Méliot, peut-être avec le secret espoir de neutraliser Clamados. Tout son discours est destiné à sauver malgré tout les apparences d’une justice objective (« pour que personne ne puisse l’en blâmer ») Elle insiste, non sans rouerie, sur le seul détail vraiment choquant de l’épisode du lion, la tête accrochée à la porte. (Perlesvaus, note 1 p. 433)

4  Ce motif de la trahison des femmes pour l’amour d’un homme se retrouvera dans la relation père-fille.

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Lorsque Clamados est blessé durant son combat contre Méliot, ce n’est pas sans une certaine hypocrisie qu’elle s’exclame : Biaus niés, fait ele, vos estes navré molt durement, ce poise moi ; mais jo ne le puis amender. (Perlesvaus, 436)

L’emploi du terme de « neveu » doit sans aucun doute faire grincer des dents Clamados qui la supplie néanmoins de ne pas laisser partir Perlesvaus, pour qu’il puisse avoir sa bataille dès qu’il sera guéri. Il tente de faire jouer, non seulement leur relation de parenté, mais également le lien social qui les unit : Dame, fait il a la roine, encor vos pri je et requier, si conme ma dame et m’ante, que vos le chevalier qui mon pere ochist ne laissiés partir de ça dedens se il ne vos laist bons ostages que il revenra quant g’iere garis. (Perlesvaus, 438)

Ce que sa tante ne lui aurait peut-être pas accordé, sa Dame le lui doit. La Reine accède à cette requête car cela lui permettra de passer du temps avec Perlesvaus, mais le héros, lui, refuse, proposant plutôt de revenir dans un délai de quarante jours. Malgré l’insistance de la Reine, il part en laissant la Demoiselle du Char en otage à sa place. Peu après, il apprendra que Clamados a succombé à ses blessures et qu’il est donc quitte de ses promesses envers la Reine. Le fait que la tante représente l’autorité judiciaire et qu’elle soit donc en position de force vis-à-vis de son neveu provoque donc un conflit entre les deux personnages. Lorsque l’homme est dans la position de l’oncle plutôt que dans celle de neveu, le conflit est beaucoup plus présent et a pour noyau un motif presque toujours identique. L’oncle et le pouvoir Lorsqu’un homme meurt, c’est à son frère qu’il revient d’assumer l’autorité parentale. Il doit également assurer la protection de celle qui est désormais à sa charge, à savoir la fille de son frère5. Un « vilain » a réussi à s’emparer

  En tant que fille du frère, la nièce est porteuse des « caractéristiques » familiales : lorsque Lancelot tue plusieurs brigands, la nièce de l’un d’eux fait tout pour les venger et le jeune homme finit par la tuer accidentellement tandis qu’elle tente de l’empêcher de se défendre (Perlesvaus, 542 et suivantes...). Le romancier insistera sur la traîtrise de la demoiselle, qui, sur ce sujet, est en tout point semblable à son oncle.

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des terres de son voisin et ordonne que chacun lui envoie un enfant pour le servir. Mais l’un des hommes, qui a une nièce d’environ douze ans, refuse de la sacrifier car il sait qu’elle sera déshonorée (Lancelot, III, 155). Il amène donc le Duc de Clarence jusqu’au « vilain » pour qu’il le tue. Faisant cela, il assure la sécurité de sa nièce. Dans le Perlesvaus, c’est également l’amour qui est mis en scène dans la relation oncle/nièce. La sœur de Perlesvaus est très attristée de la maladie de son oncle (Perlesvaus, 225) et c’est à elle que sera faite l’annonce de la mort du Roi Pêcheur, ce qui l’affectera profondément : A ! Dieus, fait ele, or primes avomes nos perdu le greignor confort et le meillor ami que nos aviens, et ce me doit molt desconforter que je ne porrai estre secorue a cest prochain besoig par le bon chevalier dont jo quidoie avoir secors et aide. (Perlesvaus, 594)

Les motifs de son désespoir renvoient certes à un lien affectif, mais aussi et surtout au fait qu’il ne leur sera plus d’aucun secours. Plus généralement, l’oncle a le pouvoir de décider de l’avenir de la nièce et gère la question délicate du mariage6, ce qui n’est pas sans provoquer un certain nombre de tensions. Une des demoiselles du Lancelot n’a pas de nom et n’existe qu’en référence de son oncle, lui-même généralement identifié par ses seules caractéristiques physiques. « Nieche au nain7 » est le nom par lequel le romancier évoque la demoiselle qu’aime Hector. En mourrant, son père l’a confiée à son frère, le nain Groadain qui explique à Gauvain qu’il s’en occupe comme il le « feroie mon enfant » (Lancelot, VIII, 157). Il prend donc symboliquement la place du père, dans la mesure où il s’occupe de la demoiselle, gère ses terres et prend les décisions concernant son mariage. Son pouvoir est non seulement absolu, mais semble également particulièrement arbitraire. En effet, la demoiselle est amoureuse d’Hector, bon chevalier, qui l’aime aussi et que le nain lui-même l’apprécie : le mariage pourrait donc avoir lieu, mais Groadain, sans aucune justification, repousse les noces : Si desfendi a ma nieche, si chier com ele avoit m’amor et la son peire et s’onor meisme, que plus ne feist de ceste amor se par moi non ; et se ele nel faisoit, ele ne seroit jamais tenans de chose que ses peires eust tenu et tous jors avroit perdue moi et m’aide. (Lancelot, VIII, 158)

  Ou de la virginité : lorsque sa fille ne peut plus assurer le service du Graal car elle n’est plus vierge, le roi Pellès nomme sa nièce pour lui succéder (Queste, 267). Dans les occurrences où l’oncle est un religieux, il n’y a pas de conflit. Voir Lancelot, III, 290, IV, 65–66. 7   Par exemple Lancelot, VIII, 201. 6

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Elle doit entièrement s’en remettre à son oncle, sinon jamais il ne lui rendra les terres de son père. Il ne justifie en aucun cas sa demande qui ne semble être faite que pour tester l’obéissance de la jeune fille. Les ennuis maritaux de la Dame de Roestoc ne commenceront qu’après cette promesse et ne sont donc pas à l’origine du retardement de cette union. La cousine du nain interviendra plus tard pour forcer la demoiselle à laisser Hector partir en quête de Gauvain et elle maltraitera même le nain pour la faire céder, cependant la jeune femme restera inébranlable8. Ce n’est que l’intervention de la reine qui forcera la demoiselle à céder, puis elle disparaîtra du récit et le mariage, repoussé par l’oncle, n’aura jamais lieu  : Hector rejoindra les chevaliers errants et il n’y aura plus de place pour une épouse dans son nouveau mode de vie. La demoiselle n’est donc en aucun cas libre de disposer de sa personne et doit se plier aux désirs de son oncle, puis de sa cousine, sans avoir voix au chapitre. Bohoort, de son côté, rencontre deux demoiselles qui, après la mort de leur père, ont hérité des terres sur lesquelles elles règnent9. Cette pratique n’est pas rare, comme le relève Georges Duby : Fréquemment une fille, en l’absence de frère, recueille, bien qu’elle ait des oncles et des cousins, l’héritage paternel10.

Mais bien qu’elles soient en possession de leur héritage, elles n’en sont pas libres pour autant et un an et demi après, leur oncle arrive, comptant bien décider du mariage de l’aînée : Cel an meismes avint, bien demi an aprés la mort mon pere, que ­Gallidés, li sires del Blanc Chastel qui est a l’entree de Gorre, vint a nos et nos li feimes molt grant joie, com a celui qui nostre oncles estoit. Et il apela ma suer et moi a conseil, si dist a ma suer : Bele niece, je vos ai mariee. ‒ Bials oncles, dist ele, a cui ? ‒ A mon seneschal, dist il, qui molt est buens chevaliers, et vos i serois molt bien emploie et assenee richement. (Lancelot, II, 136)

La formule employée par l’oncle est dénuée de toute ambiguïté. « Je vos ai mariee » semble suggérer que tout est déjà consommé et que la cérémonie n’est qu’un détail. Il n’a évidemment pas consulté sa nièce, mais semble   Au sujet de la relation entre la demoiselle et sa cousine, voir le chapitre douze.   On constate que les pratiques successorales au sein du corpus sont très variables : la nièce du nain ne dispose pas de ses terres, qui sont sous la garde de son oncle, alors que les deux demoiselles ont hérité directement des terres paternelles. 10   Georges Duby, La Société chevaleresque, op. cit., p. 108. 8 9

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certain qu’elle se pliera à sa volonté. Lorsqu’elle refuse d’épouser le chevalier choisi par son oncle, car il est traître et déloyal, la réaction de l’homme ne se fait pas attendre : Et quant il l’oï, si le tint a grant des­daing11 de ce qu’ele avoit son commandement refusé, si dist que mal gré son l’avroit ele. Et ele qui molt corociee fu de ceste parole respondi par ire : Certes, dist ele, por pooir que vos aiés ne le prendrai je ja jor de ma vie. Et il fist donc son sairement qu’il li toudroit tote sa terre (Lancelot, II, 136)

Le refus d’obéissance est inconcevable pour l’oncle et le met en fureur, au point qu’il décide de lui déclarer la guerre. Plus tard, les deux sœurs parviennent à capturer leur cousin et refusent de le rendre à son père. L’oncle vient alors mettre le siège devant leur château. Bohoort intervient, combat le sénéchal (qui était le futur mari) et lui demande de se constituer prisonnier auprès de la demoiselle qu’il devait épouser. Cette dernière le fait attacher pieds et poings liés, lui et un de ses chevaliers, les fait mettre dans une catapulte et les renvoie dans le camp de son oncle. On peut s’interroger sur l’attitude des deux jeunes femmes : elles refusent l’autorité de leur oncle (cela est certes justifié, car le futur mari est un homme indigne) mais semblent incapables de réguler leur propre violence : Bohoort sera tellement choqué du sort réservé au sénéchal, qu’il partira sans les saluer et refusera désormais de leur adresser la parole. Lorsque le jeune homme parviendra à vaincre leur oncle Gallidés, il l’enverra lui aussi se constituer prisonnier permettant à l’oncle et à ses nièces de se réconcilier. L’homme promettra de leur rendre leurs terres et de ne plus leur faire la guerre, mais étrangement, le point d’origine du conflit, à savoir le choix d’un mari par l’oncle, n’est pas abordé. Le futur mari est mort, mais rien ne certifie que la demoiselle acceptera la prochaine proposition de son parent. Le mariage, et plus généralement la sexualité, se révèle donc être le problème majeur au sein de la relation avunculaire hétérosexuée. Lorsque Agravain est fait prisonnier par le Duc de Sorneham, c’est la propre nièce du Duc qui soigne le chevalier et qui lui permet de rester en vie durant ses sept semaines de captivité. La demoiselle leur promet que dès qu’ils seront guéris, (lui et son frère Guerrehet, qui a également été capturé), elle les fera

  Le terme signifie «  indignation, mépris, indignation, colère  », Dictionnaire de l’ancien français, op. cit., article « desdaignier », p. 164. 11

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sortir de prison, précisant que «  ja por paor de mon oncle nel lairoie  » (Lancelot, IV, 62). Ce faisant elle affirme deux choses : elle doit légitimement avoir peur de son oncle, car elle lui doit obéissance, mais en raison de l’amour qu’elle porte aux deux chevaliers, elle est prête à aller à l’encontre de son lignage. Plus tard, Gaheriet parvient à vaincre Sorneham et délivre ses frères. Le Duc est donc à la merci des trois jeunes gens et lorsqu’il s’étonne de la bonne santé d’Agravain, ce dernier lui explique que c’est sa propre nièce qui l’a sauvé. L’homme ne peut que faire contre mauvaise fortune bon cœur : Et li encommance a rire et dist que voirement sont cil de la Table Reonde plus chaanz que autre chevalier, car se il erent occis, si trouveroient il au mien esciant qui les feroit revivre et ce dist il por Agravain, – por vos qui ne valiez mie mains de mort et fustes mis en cele prison ou je ne cuidasse mie que vos vesquissiez .IIII. jorz et puis trouvastes de ma mesnie qui vos a gari ! Avint il onques mais si bele aventure a chevalier ? Certes nenil, a mon esciant. (Lancelot, IV, 91)

Le fait que c’est quelqu’un de sa propre «  mesnie  » qui a sauvé les deux jeunes gens sous-entend que face aux chevaliers de la Table Ronde, la loyauté familiale ne pèse pas bien lourd. La Mort elle-même est impuissante car quelqu’un parviendrait à les ressusciter. On décèle une pointe d’ironie ou de rancœur derrière cette affirmation, mais étant le prisonnier de Gaheriet, l’homme ne peut faire aucun reproche à sa nièce car il n’a plus aucun pouvoir, le jeune homme pouvant décider de le mettre à mort quand il lui plaira. Dans l’épisode de la Dame de Roestoc, le personnage féminin est cette fois en position de force, car elle est seule maîtresse d’elle-même : Ele estoit orfeline de peire et de meire et grant partie de ses carnex amis estoient mort et navré de la soie guerre et de la guerre le roi Artu, qui feme ele est lige. (Lancelot, VIII, 158)

N’ayant plus de famille, elle dispose d’une certaine autonomie. Un chevalier, Ségurade, la demande en mariage, mais en refusant sa proposition, elle perd bon nombre de ses parents et de ses chevaliers, certains étant tués, d’autres décidant de se mettre au service de Ségurade. Son refus de se marier avec lui, en dépit des conseils insistants de ses proches, a provoqué la destruction de la plus grande partie de ses terres. Elle répugne à cette union car elle n’est pas amoureuse de Ségurade : « mais ele ne le pot onques amer ne onques a fu si lie, se ele en oï parler, que ele n’en fust dolante »

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(Lancelot, VIII, 158)12. La situation s’envenime tellement que ses propres gens viennent la supplier d’accepter la proposition du jeune homme, ou ils iront tous se rendre à Ségurade pour éviter la mort. Elle se décide enfin à demander conseil à ses parents et c’est un oncle qui s’avance et qui porte ainsi la parole de l’ensemble du lignage  (Lancelot, VIII, 159). Il lui suggèrant d’accepter en posant une condition : durant une année entière, le prétendant devra combattre contre tous les chevaliers qu’elle lui enverra. S’il est tué elle sera libérée, mais s’il réussit, elle devra l’épouser. En l’occurrence, l’oncle se pose en pacificateur qui, en rétablissant son « pouvoir » sur sa nièce et en prenant le contrôle sur la situation, permet de réinstaurer l’ordre et de mettre fin à la guerre. On constate donc une sorte de paradoxe entre le discours des tantes et celui des oncles : dans la société médiévale, les hommes font tout leur possible pour préserver la pureté des femmes, mais dans les textes du corpus, ce sont les femmes qui poussent à la virginité (celle de Perceval) ou du moins qui mettent fin à des relations hors mariage (la reine). Les oncles au contraire entrent en conflit avec leur nièce à cause du mariage et des hommes qu’ils tentent de leur imposer. Dans le roman de chevalerie, les héros prennent toujours le parti des nièces, faisant leur possible pour empêcher les mariages forcés. La qualité de la relation avunculaire dépend donc de la place de l’homme et de la femme. La relation homosexuée est en général empreinte de respect et d’amour, tandis que la relation hétérosexuée, lorsque l’homme est en position de pouvoir, génère des conflits, qui seront également présents dans la relation père-fille. Pères et filles La fille, en tant que figure « positive » n’a là encore que peu d’existence narrative. En général, la fille est obéissante et ne se rebelle en rien contre les décisions du père, aussi étonnantes soient-elles. La mère de Galaad a obéi en tout point à son géniteur qui avait tout prévu à l’aide d’une vieille servante pour que Lancelot couche avec elle et engendre ainsi le futur héros du Graal. 12   Le romancier, en effet, ne donne pas d’autre justification. C’est un très bon chevalier  : « estoit li mieudres chevaliers du monde li plus hardis et li plus doutés et a a non Segurade » (Lancelot, VIII, 158). Beaucoup d’ailleurs abandonnent la dame au profit de Ségurade, ce qui montre bien sa valeur : « par chou que il es boins chevaliers et larges : si venoient a lui tout legier bacheler et laisoient ma dame por li, nis chil de sa terre, et moult volsissent volentiers qu’ele presist » (Ibidem).

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Même si elle n’a pas protesté, le fait que son père ait décidé pour elle poussera la jeune fille à lui en vouloir : elle lui reprochera amèrement le fait qu’à cause de ce qu’il lui a fait faire, elle est exclue du service du Graal. Assez fréquemment, il existe une tension entre le père et la fille, qui est assez semblable à celle existant entre le mari et la femme, ou l’oncle et la nièce, mais selon des modalités totalement différentes. Dans le cas de la relation avunculaire, le fiancé est choisi par l’oncle et c’est le refus de la nièce qui déclenche le conflit. Ici, il s’agit davantage du choix de la demoiselle, qui n’est pas en accord avec les désirs du père. Contrairement au fils qui a pour charge de reprendre les terres familiales, la fille est celle qui sera envoyée à l’extérieur car en se mariant, elle quitte le cercle familial pour s’intégrer à un nouveau lignage. Didier Lett explique que : Un fils succède à son père, une fille est une future épouse qu’il faudra doter et qui va amputer les biens familiaux. Le premier perpétue sa lignée, crée une descendance, la seconde, par alliance, aide à reproduire une autre « maison »13.

La cousine de Galescan se marie et quitte le cercle familial, semblant avoir totalement disparu pour tous ses parents, au point que le jeune homme « n’avoit oïes nules noveles de li, puis qu’ele avoit esté mariee14, si cuidoit bien qu’ele fust morte » (Lancelot, I, 182). Le roi de Norgales, lorsqu’il se rend compte que Gauvain a passé la nuit avec sa fille, en éprouve tellement de honte qu’il tente de ne pas ébruiter l’affaire, envoyant même les gardes se coucher. Il explique à sa femme la situation et comme elle se lamente, il la menace de la tuer, si elle ne fait pas moins de bruit (Lancelot, VIII, 382). En effet, il faut absolument cacher cette disgrâce : la fille est celle qui peut jeter l’opprobre sur la famille entière en n’adoptant pas une conduite convenable. Le terme de « honte » émaille l’ensemble de l’épisode : il est d’abord mentionné que le roi veut sa « honte chelee » (Lancelot, VIII, 383), puis lorsque le bruit réveille tous les chevaliers et que tous participent à la bataille, la mère de la jeune fille crie et insulte les gens autour d’elle « comme feme devee qui

  Didier Lett, L’Enfant des miracles, enfance et société au Moyen Âge, XII e‒XIII e siècle, Aubier, Collection historique, Paris, 1997, p. 162. 14   La locution conjonctive «  puis qu’ele  » a certes une valeur temporelle, mais elle peut également exprimer un lien de causalité. Le mariage de la jeune femme semble l’avoir fait tomber dans un néant narratif. Sur la double valeur de « puisque/ puis que » voir Geneviève Joly, Précis d’ancien français, Armand Colin, Paris, 1998, p. 378 et 381. 13

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ne puet sa honte cheler » (Lancelot, VIII, 385). Néanmoins, cas exceptionnel, le roi de Norgales pardonnera à sa fille et fera retomber toute la faute sur la servante de la jeune fille qui sera contrainte de s’enfuir. Elle expliquera à Gauvain : Mesire li rois et la roine l’aiment plus que aus meismes, car il n’ont plus d’enfans, ce lor est avis, car l’autre tienent il a perdue ; mais je fuisse morte, se je i fuisse trovee. (Lancelot, VIII, 391)

Aveuglement de parents qui pardonnent tout à la seule fille qui leur reste, préférant s’en prendre à la servante. Une situation récurrente dans le Lancelot évoque la relation qui s’établit entre la fille de la maison et un chevalier emprisonné, relation apparaissant souvent aux yeux de ses parents comme une trahison. Didier Lett relève qu’en général, dans la littérature, les filles se rebellent assez peu : Si les garçons se rebiffent parfois, les filles, en revanche, exceptées celles qui possèdent la force que donne la foi inébranlable en Dieu et qui sont en marche vers la sainteté, acceptent en général sans mot dire la volonté paternelle15.

Dans le roman de chevalerie, les filles se démarquent nettement de ce constat. Lorsque Sagremor est emprisonné par Mathamas, il souffre de la faim. La fille du seigneur s’en rend compte. Le romancier insiste sur l’amour que son père lui porte : Vint par mi le jardin une damoisele par aventure, bele et gente, et estoit fille Mathamas qui molt la tenoit chiere, qu’il n’avoit plus de tos enfans. ­(Lancelot, II, 297)

Elle expliqua alors à Sagremor que la coutume pour les prisonniers est de ne recevoir que du pain et de l’eau et cela une seule fois par jour. Elle se penche ensuite pour voir à quoi ressemble le prisonnier, car elle le connaît de nom et en a entendu grand bien : Lors le regarde la damoisele, si le vit bel et bien taillié de tos menbres, et voirement il ert uns des plus bials chevaliers de la Table Reonde : si li plot molt a regarder ; com plus l’esgarde, de tant li samble estre plus bials. (Lancelot, II, 298)

On voit apparaître en filigrane la tentation sexuelle : elle est séduite par la beauté du jeune homme et décide de contrevenir aux ordres de son père   Didier Lett, L’Enfant des miracles, enfance et société au Moyen Âge, XII e–XIII e siècle, op. cit., p. 177.

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en lui procurant de la nourriture. Bien entendu, elle le fait discrètement, tout en se réjouissant car par la fenêtre de sa propre chambre à coucher, elle peut voir la fenêtre de sa prison et «  si porrons des ores mes chescun jor parler ensamble, que nus ne nos verra » (Lancelot, II, 299). Lorsque Gauvain délivre Sagremor, il s’étonne de sa santé florissante, mais le jeune homme lui raconte que durant toute sa captivité, il a reçu des soins attentifs de la part de la fille de Mathamas : Et quant il le vit, si li dist qu’il n’avoit pas eu male prison : et de ce disoit il voir, kar molt li avoit aidé la file Mathamas et molt l’avoit honoré en la prison. (Lancelot, II, 348)

En agissant ainsi, elle a commis une forme de trahison envers son père, car elle a passé outre les règles instaurées concernant les prisonniers. Dans notre corpus se manifeste d’ailleurs sans cesse une forme de méfiance du père vis-à-vis de sa fille : lorsque la sœur de Méléagant exige la tête d’un chevalier, l’auteur nous en explique les motifs : Quant cil vit que ele ne l’ameroit, si dist al roi qu’il li avoit veu fere poisons por lui ocire et son fiz et por fere roi de celui que ele amoit : si l’en haï molt li rois et ses fiz. Aprés redist li desloials qu’il l’avoit trovee gisant avec le chevalier. Et li rois li otroia que, s’il le trovoit mes es chambres a la pucele, qu’il l’oceist. (Lancelot, II, 57)

Certes, le père a ordonné la mort du chevalier s’il s’avérait qu’on le trouvait dans la chambre de sa fille, mais il a cru, sans même s’interroger, qu’elle voulait l’empoisonner pour mettre son ami sur le trône. Il arrive que cette crainte soit justifiée, car dans des cas extrêmes, la légèreté de la fille peut provoquer la mort du père. Baudemagu a de la chance car sa fille n’a en fait jamais désiré sa mort et c’est le demi-frère de celle-ci qui paiera de sa vie l’aide qu’elle apportera à Lancelot : en le délivrant de sa prison, elle lui permettra d’être en temps et en heure sur le lieu du combat et le jeune homme tuera Méléagant. Dans l’épisode du neveu du Duc de Kallès, la responsabilité de la fille est évidente. Lancelot a tué le Duc et son neveu l’emprisonne dans une geôle pleine de serpents. Il se lamente jusqu’à l’arrivée d’une demoiselle qui lui demande son nom et apprenant qu’il s’agit de Lancelot, elle déclare : Se vos estes celui Lanceloz qui fu filz le roi Ban de Benoÿc, ici ne demorrez vos plus, que qu’il m’an doie avenir (…), car ce seroit trop granz domages, se vos encore moriez meesmement en si vilain leu. (Lancelot, IV, 304)

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On ne sait pas pourquoi elle tient autant à sauver Lancelot, si ce n’est à cause de sa réputation d’excellent chevalier. Elle revient et le fait sortir de prison à l’aide d’une corde. Un des hommes la voit et va le répéter à son père, mais pendant ce temps, la demoiselle a trouvé des vêtements au héros et lui déclare qu’elle veut s’enfuir avec lui car : Je ne voil laienz plus demourer por mon pere qui est trop fel et cruex. ­(Lancelot, IV, 308–309)

Le père envoie ses chevaliers qui sont sur le point de reprendre les fuyards lorsque Lancelot réussit à s’emparer d’une épée et à renverser la situation, massacrant presque tous les habitants du château. Il arrive alors dans une chambre et attaque, sans savoir de qui il s’agit, le père de la demoiselle, qui tente de s’enfuir en sautant par une fenêtre et qui meurt en se brisant le cou. Lorsque Lancelot annonce qu’il a tué tous ceux qu’il a croisés, la demoiselle s’inquiète tout de même pour son père. Elle l’a trahi et insulté, mais elle ne souhaitait pas sa mort. Elle demande à Lancelot s’il l’a tué, mais il répond qu’il ne le connaît pas et qu’il n’en sait rien. Elle part alors à la recherche de son corps : Lors quiert amont et aval son pere et quant ele nel troeve, si ne quide mie qu’il soit morz, ainz cuide qu’il soit foïz, si en est auques reconfortee. ­(Lancelot, IV, 313)

Ignorant sa mort, elle insiste pour qu’ils mettent le plus de distance possible entre eux et le château familial, car elle a conscience que sa trahison ne lui sera pas pardonnée : Sai bien que mes peres qui de ci s’an est alez ne finera mes hui de porchacier aide par tout la ou il la porra avoir et loing et pres  ; et s’il nos pooit sorprendre, il feroit son pooir de vos occire. (Lancelot, IV, 314)

Si elle précise que Lancelot sera tué, elle ne dit pas quel sort lui sera réservé, mais la suite du texte nous éclaire. Elle fait d’abord un songe durant lequel il lui semble qu’elle quitte une maison sombre et ténébreuse aux côtés d’un léopard. Puis elle se sépare du léopard et plus tard, se fait attaquer par un gros chien qui la fait brûler vive. Le léopard arrive alors et la sauve (Lancelot, IV, 315). Sous la forme du « viautre », c’est en fait son frère qui lui apparaît, comme elle le narrera elle-même à Lancelot16. On observe que le chevalier est symbolisé par l’animal sauvage, tandis que le membre de la famille apparaît

16   « Et li viau­tres si fu mes freres qui me prist a force com vos m’eustes laissie por aler au cri que nos avions oï » (Lancelot, IV, 329).

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sous la forme d’un chien17, animal domestique par excellence. Lancelot et la demoiselle seront ensuite séparés et lorsqu’il la retrouve, on l’a mise sur le bûcher18 sur ordre de son propre frère qui a justifié ainsi sa décision : Si me fist erranment mes freres despoillier et dist que por mon pere que j’avoie fait occirre morroie je de la plus cruel mort que chevaliers morut pieça ne damoisele aussi. (Lancelot, IV, 329)

La punition doit être à la hauteur du crime et le frère rend (non sans raison) responsable sa sœur de la mort de leur père. Il demande donc que le bûcher soit placé devant l’un des châteaux de leur père (décision hautement symbolique) et ordonne que tout le monde assiste à l’exécution pour qu’ils puissent voir la « jostise » qu’il applique. Ce faisant, il montre qu’il a pris la place de son père à la tête du lignage. Lorsque Lancelot la sauve, elle lui demande conseil car elle a tout perdu : Car a ma terre ai je des ore mais failli par la mort de mon pere dont chascuns me blasmera por vos. (Lancelot, IV, 329–330)

La formulation de la demoiselle est subtile : au lieu de dire qu’elle a trahi son lignage, elle remplace le terme par « terre », atténuant ainsi sa responsabilité. Lancelot la prend au mot, ne parlant absolument pas de sa famille et proposant de remplacer ses terres, puisqu’il ne peut remplacer son lignage : Je vos envoierai par tens, si com je croi, ou l’an vos donra terre et honor c’onques vostre peres n’en out autretant, se vos la volez prandre. ‒ Sire, fait ele, je sai bien que por amor de vos troverai je maint haut home qui assez me donra terre et honor, se vos l’an volez proier19. (Lancelot, IV, 330)

17   Le viautre est un chien « qui chasse l’ours et le sanglier », Dictionnaire de l’ancien français, op. cit., article « Veltre », p. 613. A ce sujet, voir Piétrement C.-A. « L’origine et l’évolution intellectuelle du chien d’arrêt » In: Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, III° Série. Tome 11, 1888. p. 320–373, http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ bmsap_0301‒8644_1888_num_11_1_5369 18   Le choix du bûcher pour mettre à mort la sœur qui a trahi la famille est tout de même curieux. Dans les romans, il est réservé aux femmes adultères (Arthur choisira le bûcher pour punir sa femme, de même que le Roi Marc) ce qui pourrait peut-être montrer qu’ici, la fille est tout autant punie pour avoir trahi le lignage que pour le soupçon d’une faute sexuelle. Dans tous les cas, le feu est purificateur. Dans le Perlesvaus, le lieu où Joseus a assassiné sa mère est sans cesse dévoré par les flammes. 19   On comprend la méfiance des pères envers les chevaliers errants qui, parfois, s’emparent des femmes par la violence. Dans la Queste, toute l’histoire du Château des Pucelles repose sur ce motif. Le Duc Lynor héberge sept chevaliers qui sont de passage. Durant la soirée, ils décident

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De la relation problématique à la ­figure de l’autorité

Peu après, il interviendra pour sauver une autre demoiselle qui elle aussi l’avait sorti de prison, réussissant à empêcher le mariage décidé par la famille de la demoiselle20. Derrière ces femmes (nièces et filles) qui trahissent leur lignage pour un chevalier errant, peut-être peut-on voir la réalisation du fantasme de la plupart de ces jeunes, à qui étaient en partie destinés les romans de chevalerie : La gloire allait aux ingénieux qui parvenaient à séduire une femme de leur condition et à la prendre : quel adolescent n’espérait pas enlever à la barbe de sa parenté une pucelle aux riches espérances21 ?

Certes la dynamique du roman de chevalerie empêche de poursuivre la narration qui amènerait le lecteur de la séduction au mariage, mais cela n’empêche pas l’auteur d’esquisser le motif de la conquête d’une riche demoiselle. Toutes ces femmes qui aident les chevaliers en trahissant leur lignage symbolisent à la fois l’angoisse d’un lignage, mais aussi le rêve des « jeunes », errant à la recherche d’un bon parti. Pour le chevalier errant, enfermé à tort ou à raison, elle représente un espoir car elle le prend en pitié et le sauve de la mort. Pour le lignage, elle est une traîtresse, qui abandonne l’honneur familial au profit d’un chevalier inconnu. Qu’est-ce qui pousse les demoiselles à prendre de tels risques ? Compassion ? Tentation sexuelle ? Sens de l’honneur ? Difficile à dire. Ce qui est certain, c’est que le choix entre la famille et le chevalier ne se fait jamais au profit du lignage.  Ce chapitre se clôt sur le constat que même s’il y a de nombreuses démonstrations d’amour et d’affection dans le corpus, les luttes ­intrafamiliales sont de partager la couche d’une de ses filles, mais cette dernière n’est pas consentante. Le Duc fera tout pour la défendre, mais il sera mis à mort, ainsi que sa fille et l’un de ses fils (Queste, 50). 20   Le père est en outre celui qui doit contrôler la sexualité de la fille. Dans le Perlesvaus, un homme a choisi une épreuve particulièrement cruelle pour choisir le futur mari de sa fille. Chaque chevalier doit ôter l’épieu qui est fiché dans une colonne et il est mis à mort lorsqu’il n’y parvient pas. Lancelot réussira l’épreuve mais le père trouvera une excuse pour ne pas lui donner sa fille et tenter de le tuer. La demoiselle est désespérée et aurait bien aimé pouvoir s’enfuir avec le héros. Lorsqu’elle apprend que son père a décidé de décapiter le jeune homme, elle envoie un messager le prévenir et l’aide à s’enfuir, ce dont elle se repentira d’ailleurs car Lancelot n’a nulle intention de l’emmener avec elle ou de l’épouser (Perlesvaus, 822). 21   Georges Duby et Perrot Michèle, sous la dir. De C. Klapisch-Zuber, Histoire des femmes en occident, tome II, op. cit., p. 333. Le nombre relativement important de filles se rebellant contre leur lignage est original, car, même dans la littérature, Didier Lett relève que : « Les filles, en revanche, (…) acceptent sans mot dire la décision paternelle. La “pucelle” qui est donnée en mariage au Vilain mire “n’osa contredire son père” (…) » Didier Lett, L’Enfant des miracles, enfance et société au Moyen Âge, XII e–XIII e siècle, op. cit., p. 177.

Les relations au sein de la parenté hétérosexuée

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un moteur puissant dans la logique narrative. La sexualité et le patrimoine sont les deux motifs principaux de conflits intergénérationnels, qu’il faut compléter par un troisième, plus subtil, qui apparaît d’ailleurs davantage comme une justification que comme un point d’origine. Martin Aurell, évoquant les origines des conflits au sein de structure familiale, choisit comme intertitre  : «  Vice, nature et autres déterminations22  ». Et effectivement, dans notre corpus, la révolte est toujours justifiée par la mauvaise nature du personnage à qui l’on s’oppose : la fille du Neveu de Kallès, après avoir trahi son père, déclare qu’il est trop « fel et et cruex », Mordred, alors qu’il est apprécié de tous ses barons et qu’il est excellent chevalier, devient dans le roman un homme déloyal dès qu’est mise en place la prédiction selon laquelle il tuera son père. Les frustrations qu’impliquent les différents jeux de pouvoir au sein de la parenté sont donc mises en scène dans le roman de la façon la plus violente qui soit, mais les romanciers ne peuvent faire l’économie d’une justification de cette violence, comme si dans la pensée médiévale, la rébellion contre le lignage, bien que toujours affleurante, ne pouvait se faire sans qu’en soit longuement expliquée la cause car autrement, elle représente une menace pour l’ordre social établi.

22   Martin Aurell, «  Rompre la concorde familiale  », dans La Parenté déchirée  : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 42.

Deuxième partie

Figures féminines dans les romans arthuriens : De l’épouse à la mère

Chapitre sept

La (non ?) représentation du mariage dans l’univers arthurien

E

baucher une image de la femme au Moyen Âge est complexe puisque la période s’étend sur plusieurs siècles et qu’elle varie selon la situation géographique et les catégories sociales. La plupart des historiens notent toutefois un élément fondamental, l’idée de la «  subordination ­initiale, nécessaire, du féminin »1. Il n’existe pas d’uniformisation des règles de succession à cette époque et selon les régions la femme jouit de plus ou moins de droits23. Dans la noblesse, la pratique de l’hypergamie valorise fortement la lignée féminine et place la femme au centre des tractations matrimoniales, tandis que dans le même temps, en partie sous l’impulsion de l’Eglise, la femme est une éternelle mineure qui incarne la faiblesse humaine puisque c’est elle qui a ­provoqué la chute originelle4. L’homme est supérieur à la femme, l’Eglise ne cesse de le marteler. Les religieux étant astreints au célibat et tenus de rester éloignés des femmes, leurs discours sont souvent assez rudes à l’égard de ces dernières.

  Duby Georges, Le Chevalier, la femme et le prêtre, édition Hachette, 1981, p. 29.   Martin Aurell parle du « flou » qui « préside aux systèmes de succession, qui oscillent entre le principe électif et le principe dynastique », ce dernier point suivant des règles fluctuantes « primogéniture, partage égalitaire avec les cadets, indivision, dévolution au fils ou au frère du défunt, exclusion des filles dotées… », Martin Aurell, « Rompre la concorde familiale : typologie, imaginaire, questionnements », dans La Parenté déchirée : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 19–20. 3   Il en est de même dans le corpus. Alors que dans le Lancelot des frères assassinent leur sœur parce qu’ils ne peuvent concevoir l’idée qu’elle hérite, dans le Perlesvaus, Iglaïs puis Dandrane s’offusquent de ne pas hériter du Château du Graal, car elles doivent en être les bénéficiaires, selon le principe de primogéniture. 4   «  L’homme a précédé  ; il conserve la préséance. Lui-même est image de Dieu. De cette image, la femme n’est qu’un reflet, second (…). La femme est fragile. L’homme fut perdu par elle, chassé du Paradis », Duby Georges, Le Chevalier, la femme et le prêtre, op.cit., p. 28. 1 2

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Figures féminines dans les romans arthuriens

La littérature médiévale offre une image contrastée de la femme, oscillant entre l’idéalisation de la «  dame  » par le lyrisme et le roman5, et l’image dégradée qu’en donnent, par exemple, les fabliaux, où la femme met tout en œuvre pour avoir accès à la jouissance et au pouvoir. Georges Duby relève que dans plusieurs sermons un thème est récurrent : « la femme est mauvaise, lubrique autant que la vipère, habile autant que l’anguille, de surcroît curieuse, indiscrète, acariâtre6 ». La façon dont la femme est représentée dans le roman arthurien est donc complexe, entre fantasme et manifestation d’une certaine réalité sociale. Face à Guenièvre, la femme « seigneur » de son amant, dont le pouvoir est sublimé par l’idéal courtois, se trouvent d’autres femmes, mal mariées ou prisonnières, qui subissent de plein fouet la violence masculine. Les demoiselles, profitant d’une liberté qu’elles n’ont pas dans la réalité, se promènent de forêts en forêts, mais sont en butte au rapt et à la menace de viol, bien qu’elles usent (et abusent) de leurs pouvoirs sur les chevaliers qu’elles rencontrent. Stratégies matrimoniales et chevaliers arthuriens  Dès le IXe siècle, le mariage hypergamique commence à se mettre en place, mais il ne sera pleinement présent qu’aux XIIe et XIIIe siècles. Différentes raisons peuvent l’expliquer et Didier Lett en retient deux : d’une part, l’« offre des femmes dépasse la demande7 », d’autre part, cela permet au seigneur de s’attacher plus fidèlement ses vassaux « en leur concédant la main de ses filles8 ». La conséquence logique de cette situation est que la filiation maternelle est mise en valeur, car c’est elle qui apporte le plus de prestige. En ce qui concerne Lancelot, le lignage sacré est celui de sa mère, car c’est par elle que le héros est rattaché au roi David, ainsi que le rappelle l’auteur à différentes reprises : Si haute dame vers Dieu et vers le siecle come chele qui est deschendue de la haute lignie le roi David (…). Elene qui est deschendue del haut lignage que vous establistes el regne aventureus a essauchier vostre non et la hauteche de  Au sein même du roman, certains personnages ne sont toutefois pas tendres avec les demoiselles : un seigneur affirme à Hector des Mares : « je ne valdroie miex que ele fust morte que vos : plus pert on en la mort d’un preudome que en la mort a toutes les puceles d’une terre » (Lancelot, VIII, 395), montrant ainsi que les femmes sont quantité négligeable. 6   Duby Georges, Le Chevalier, la femme et le prêtre, op.cit., p. 224. 7   Didier Lett, Famille et parenté dans l’Occident médiéval, Ve–XVe siècle, op. cit., p. 99. 8   Ibidem. 5

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vostre foi et a veoir vos grans repostailles (…). La desconsellie qui de chelui haut lignage est descendue (…). (Lancelot, VII, p. 23–25)

C’est également du lignage maternel que provient le nom de Galaad (qui était « le menor fiz de Joseph de Barimatie », « li haus rois de hosseliche » et « li premiers rois crestiens de Gales ») qui est le nom de baptême de Lancelot. L’axe vertical du lignage maternel est exalté : en amont, il a participé à la christianisation de la Grande Bretagne, en aval, l’un de ses descendants aura l’honneur de contempler les mystères du Graal. Il en sera de même dans le Perlesvaus : c’est par la mère que le héros est rattaché au lignage du Graal. Dans le corpus, on retrouve de nombreux détails faisant références aux réalités matérielles conséquentes au mariage hypergamique. Martin Aurell explique par exemple qu’une des contreparties du mariage hypergamique est le douaire : Le jeune guerrier obtient une alliance prestigieuse qui facilite son ascension sociale. Il paie néanmoins sa belle proie au prix fort du douaire, lui cédant l’usufruit de la moitié ou du tiers de ses biens en échange de la faible dot apportée par son beau-père9.

Et en effet, lorsque le roi Bohoort meurt, son épouse se réfugie « en un chastel qui estoit de son doaire, si avoit nom Montlair et estoit mervelles fort » (Lancelot, VII, 32)10. De la même manière, la cousine du Duc de Clarence lui explique que ce château fait partie de son douaire et qu’elle y réside depuis qu’elle est veuve : Ele tient cel chastel de son douaire et dist que molt avoit eu proudome a mari et bon chevalier, mes ne li avoit pas duré .XIX. ans ; si l’en estoit remés uns enfés molt biau valleton. (Lancelot, III, 126)

Ce sont les deux seules occurrences de ce terme car l’on trouve le plus souvent l’idée de dot11, même si le terme n’est pas utilisé en tant que tel et qu’il

  Martin Aurell, La Noblesse en Occident, Ve–XVe siècle, op. cit., p. 67.   Le douaire remplit donc ici pleinement la fonction définie par Didier Lett : « le douaire est censé assurer à la veuve et aux orphelins un gain de survie en cas de décès du chef de famille », Didier Lett, Famille et parenté dans l’Occident médiéval, Ve–XVe siècle, op. cit., p. 101. Dans les deux occurrences présentes, les femmes qui vivent dans le château donné en douaire sont veuves. 11   Martin Aurell explique qu’au cours du XIIIe siècle « la dot s’impose définitivement au détriment de l’ancien douaire » (La Noblesse en Occident, Ve–XVe siècle, op. cit., p. 127), et que cette progression de la dot s’inscrira dans un cadre de progression de l’hypogamie (p. 129). 9

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est présenté sous forme d’héritage. La Fausse Guenièvre exige que, si le roi ne la « reprend » pas pour épouse, il lui rende la Table Ronde : Ma dame vos deffent de par Dieu et de par li et de par ses amis que vos des ore en avant ne teigniés l’onor que vos preistes en li en mariage, c’est la Table Reonde12. (Lancelot, I, 26)

La même idée est reprise dans le Perlesvaus, puisqu’une fois la reine morte, le roi n’a plus de droits sur la Table Ronde : Madaglan vient à la cour et demande à ce que le roi la lui rende ou bien qu’il épouse sa sœur : Si vos mande que vos li gerpissiez la Table Reonde et rendez, kar vos n’i avez droit, puis que la roine est morte et il est li plus prochains de son lignage et cil qui mielz le doit tenir et avoir. (Perlesvaus, 846)

Le douaire et la dot sont pourtant deux choses distinctes : dans le premier cas, il s’agit d’une donation du mari à la femme, dont en général elle n’a que l’usufruit et à la mort de l’épouse le bien revient aux enfants du couple ou à la famille du mari. La dot, quant à elle, est ce qui est donné par le père au mari, lors des épousailles, pour l’entretien de sa fille. La demande de Madaglan, contrairement à ce que l’on pourrait penser, est donc légitime. En effet, « si elle (l’épouse) meurt avant son époux, ce sont les enfants légitimes ou, s’il n’y en a pas, des héritiers désignés par elle avant de mourir, qui héritent de la dot13 » et non pas le mari survivant. En déclarant indissolubles les liens du mariage et en refusant les divorces, sauf cas exceptionnel, l’Eglise a rendu extrêmement tendus les échanges matrimoniaux : choisir une femme pour un membre de la parenté, c’est établir une stratégie politique et territoriale qui risque d’être définitive. Dans les textes du corpus on trouve à de nombreuses reprises des indications de ces stratégies matrimoniales et des transactions patrimoniales qu’elles p­ rovoquent.   Dans la Version Courte, la formulation est équivalente : « et se vos prendre ne la volez, que vos li anveoiz la Table Reonde ausin garnie de bons chevaliers con vos la preites an li et an mariage » Lancelot, III, 25, puis l’allusion est reprise avec la notion d’héritage : « Por ce si vos requiert ma dame que vos li randoiz son heritage o vos la reprenez » (Lancelot, III, 25). Dans une note du Perlesvaus, Armand Strubel, faisant allusion au Lancelot, assimile également le don de la Table à une dot : « pour l’histoire de la Table Ronde, on pense au Lancelot en prose, dans l’épisode de la Fausse Guenièvre, dont l’envoyé rappelle à Arthur que c’est Léodagan de Carmélide, père de Guenièvre, qui a donné la table au roi -comme dot- en même temps que sa fille » (Perlesvaus, 846, note 2). 13   Didier Lett, Famille et parenté dans l’Occident médiéval, Ve–XVe siècle, op. cit., p. 103. Voir aussi Pierre Toubert, Les Structures du Latium médiéval, Le Latium méridional et la Sabine du IX e siècle à la fin du XII e siècle, Ecole française de Rome, 1973. 12

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Galehot vainc le roi Gloier qui avait une fille. Le vainqueur décide donc de marier un de ses neveux avec l’héritière de l’ancien roi, ce qui, certes, donnera à la jeune fille la possibilité de récupérer son héritage de façon indirecte, mais permettra également à Galehot de s’assurer la fidélité de celui qui sera à la tête du royaume. L’auteur prend bien soin de préciser que cette terre n’appartient pas à Galehot d’ « anchiserie14 », mais qu’elle a été conquise : Icele terre n’estoit mie Galahot d’anchiserie, ains l’avoit gaaignie par force sor le roi Gloier, le neveu al roi de Northumberlande ; et chil avoit esté ochis en la guerre, si en estoit remeise une soie fille petite, moult bele, dont la mere avoit esté morte au naistre. Celi faisoit Galahos garder moult honeraulement tant que ele fust grant, si le devoit doner a feme a .I. sien neveu qui encore estoit moult petis ; si li avoit toute la terre de Sorelois otroié a l’eure qu’il seroit chevaliers. (Lancelot, VIII, 128)

Outre le fait que le mariage est projeté alors que les deux protagonistes sont encore des enfants (pratique courante au Moyen Âge), cette savante tractation matrimoniale montre bien ce qui est en jeu dans cette institution : cette alliance permettra à Galehot de croiser les droits d’ « anchiserie », puisque l’héritière légitime en sera la reine, et les droits du conquérant, puisque le roi sera son propre neveu. La terre sera ensuite transmise de façon héréditaire et viendra enrichir le patrimoine du lignage. Le mariage permet donc ici de légitimer la possession des terres et donne de Galehot une image extrêmement positive car ce dernier, au lieu d’usurper la terre, l’intègre de façon subtile à son propre patrimoine. Lorsque Lancelot tue Caradoc avec l’aide d’une demoiselle, l’auteur du Lancelot explique que le roi pour la récompenser, lui donne la Douloureuse Tour. Cependant dans la Version Courte, pour qu’elle entre en possession de la terre, le roi la marie (sans lui demander son avis d’ailleurs) à Méliant : « Et celuy soir fu fais li mariages de li et de Meliant le Gay, car molt desiroit a avoir le castel, car molt li avoit fet Carados de mal et damage. Et li rois dona a la damoisele toute la terre que Carados tenoit » (Lancelot, III, 219). Cela s’explique par la datation un peu postérieure de la Version Courte, où la possession d’une terre par une demoiselle devient encore plus problématique. Le système d’alliances induites par le mariage pèse en général lourdement sur les personnages bien qu’il s’agisse d’un univers fictionnel : une ­demoiselle,

14   C’est-à-dire qui vient des ancêtres. Alexandre Micha le traduit par « par droit de succession ancestrale » (Lancelot, IX, 215).

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consciente de l’importance des stratégies matrimoniales, fait promettre à Hector de ne pas se marier pour des raisons de terres ou d’héritages : Creantés moi que jamais ne prendrés feme a nul jor se chele non que vous plus amerois que toutes les autres, ne pour terre ne por hiretage ne li fauserois. (Lancelot, VIII, 309)

Le mariage d’amour s’oppose ici au mariage de raison qui était monnaie courante15. Il n’est guère étonnant que cette demande soit placée dans la bouche d’une demoiselle : elle exprime un idéal auquel devait aspirer bon nombre de jeunes filles, mais qui, en pratique, était irréalisable : en effet, même si l’Eglise exigeait l’accord des deux conjoints, les futurs époux n’avaient pas vraiment voix au chapitre, un mariage ne se décidant pas à la légère dans la mesure où il engageait le lignage entier dans un système d’alliances. C’est donc l’ensemble du clan qui était concerné. Une autre demoiselle explique que son père, juste avant de mourir, lui a fait promettre qu’« ele ne se marieroit par conseil de parent que ele eust, se ses hon liges n’estoit » (Lancelot, VIII, 268). Une telle précision n’est pas anodine : les hommes liges font également partie de ses parents, mais ils sont plus proches d’elle que la parenté au sens large. En lui faisant promettre de ne tenir compte que de ses hommes liges, son père s’assure qu’elle se mariera dans l’intérêt de sa « mesnie » et qu’elle sera à l’abri d’éventuelles manipulations de parents plus éloignés qui pourraient tenter de la marier pour en tirer un bénéfice personnel. Lorsque ses parents (éloignés) décident de la marier, elle leur répond qu’elle ne le fera jamais sur leurs conseils. S’ensuit alors une guerre terrible. Elle tombe amoureuse d’un chevalier de grande valeur, Synados et ses hommes liges lui conseillent de l’épouser. Considérant qu’elle est déshonorée, ses parents lui 15   La promesse de mariage peut se faire dès le plus jeune âge des deux protagonistes. Lancelot croise une demoiselle qui lui explique que son père l’a promise en mariage alors qu’elle n’était qu’une enfant : « mais au darrien firent pais, por ce que mes peres me donna en mariage a .I. petit fil le roi qui n’avoit mie plus de .VI. anz et je estoie en l’aage de .V. anz » (Lancelot, IV, 180). Le père et la mère de la jeune fille meurent et c’est la reine de Sorestan qui a en charge les terres. Mais le jeune homme qu’elle devait épouser est tué juste après avoir été fait chevalier. La demoiselle demande alors à la reine de lui rendre sa terre, puisque le mariage ne peut avoir lieu, mais cette dernière refuse et décide de lui faire épouser son frère, à qui elle donne les terres de la demoiselle. Le but est là encore, grâce au mariage, de s’approprier un patrimoine. La demoiselle sortira Lancelot de prison en échange de la promesse d’empêcher cette union. Le comportement de la demoiselle suggère qu’en l’absence de prétendant choisi par son père, elle devrait devenir maîtresse d’elle-même, alors que la reine de Sorestan, elle, considère qu’elle peut disposer à sa guise de la jeune femme. Dans le Joseph, la femme d’Hippocrate n’a que douze ans lorsqu’elle l’épouse.

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font une guerre sans pitié et tentent de l’enlever pour pouvoir la marier selon leurs désirs. Seule l’intervention d’Hector la sauvera, en tuant le cousin de la demoiselle, ce qui, précise Synados, ne fera que rendre la guerre encore plus terrible. Cette forme de rébellion contre les parents les plus puissants du groupe familial provoque donc une grave rupture dans la cohésion du lignage, qui se traduit par une guerre violente et sans fin. Mais pour le chevalier qui épouse la demoiselle, l’hypergamie permet d’entrer en possession de terres, Synados disant clairement que depuis qu’il s’est marié, il possède « la dame et la terre » (Lancelot, VIII, p. 270). Dans l’épisode de la nièce du nain, lorsque la reine menace de la déshériter, celle-ci répond qu’elle s’en moque et que pour rien au monde elle ne renoncera à Hector. C’est alors le jeune homme qui paraît le plus soucieux de la perte de ces terres et qui finit par la convaincre de ne pas abandonner son héritage : le mariage constitue pour les hommes un ascenseur social, car bien souvent, dans les familles nobles, la généralisation du système de primogéniture excluait les cadets de l’héritage. Lorsque la mère est de bas lignage, cela pose un réel problème, y compris dans le cadre fantasmé du roman, alors qu’on pourrait supposer que la fiction néglige ce genre de détails. Lionel reproche à Hector de ne pas lui avoir révélé qu’ils étaient cousins. L’autre justifie son silence : Biaux sire, fet Hestor, vos estes .I. gentils hom et .I. hauz hom com cil qui est estrez de rois et de roines, et je sui .I. povres hom envers vos et de si bas lignage par devers ma mere que je ne cuidasse mie que vos me conneussiez a cousin, se ne fust par debonnaireté. (Lancelot, V, 37)

Bien que son père soit le roi Ban de Bénoyc, c’est le lignage de la mère qui pèse lourdement sur le jeune homme, bien plus que sa bâtardise. Georges Duby a relevé un certain nombre de modifications dans les textes littéraires à partir du XIIe siècle. Au trio « mari, épouse, amant marié », les poètes de la «  jeunesse  » ont proposé de substituer le trio «  mari, dame, jeune servant de courtoisie  »16. Cette nouvelle situation correspondait aux préoccupations lignagères et matrimoniales du public des romans de chevalerie. Reprenant les conclusions de Georges Duby17, Jean

  Georges Duby, La Société chevaleresque, op. cit., p. 142. Voir également Jean Frappier dans Amour courtois et Table Ronde, Publications Romanes et Françaises, Droz, Genève, 1973, p. 91. 17   Georges Duby, « Dans la France du Nord-Ouest, au XIIe siècle : les “jeunes” dans la société aristocratique », dans Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, septembre ‒ octobre 1964, p. 835–846. 16

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­ rappier développe l’idée d’un lien entre la littérature et la place réservée F aux jeunes dans la société médiévale. Les puînés, sachant qu’ils seraient privés de tout espoir d’héritage, partaient sur les routes, non sans espérer parvenir à épouser une riche héritière. La littérature chevaleresque, qui s’adressait principalement à ce public, reflète les préoccupations matrimoniales et lignagères de ces « juvenes » pour qui la seule possibilité de pouvoir acquérir des terres était donc le mariage : alors que son père voulait la marier à un chevalier de son choix, Agravain enlève la fille du roi de Norgales (qui est consentante). Même s’il n’y a pas eu de mariage proprement dit, le jeune homme a tiré bénéfice de cette relation : ils vivent dans un château qui leur a été donné par le duc de Cambenic, qui l’a pris par la force au père de la demoiselle. En outre le roi de Norgales, en prévision du mariage prochain de sa fille, lui avait remis la part de terres qui lui revenait, ainsi qu’un certain nombre de chevaliers qui lui avaient prêté hommage. Agravain se retrouve donc à la tête d’un domaine bien pourvu et d’une petite armée d’hommes à sa solde. Le tournoi permet également de conquérir une future épouse : Bohoort en remporte un qui a pour but de marier douze demoiselles, la plus belle et la plus riche étant réservée au vainqueur : Et ce n’est mie petite honor, mes grant, kar vos i avés tant gaagnié que vos poez prendre la plus bele de ces damoiseles a vostre oes, o tote l’onor et o tote la richesse que ele a. (Lancelot II, 188)

La valeur chevaleresque permet ainsi aux chevaliers présents de conquérir une femme mais aussi tous les biens qu’elle possède. Bohoort refuse l’offre qui lui est faite, mais doit tout de même marier douze chevaliers aux douze demoiselles. L’hypergamie ayant des limites, il demande au roi de le conseiller, dans la mesure où il veut « assenés chescune selonc son lignage », car « s’il n’asiet bien les damoiseles, la honte en sera soe et li damages a celes qui forfet ne l’averont ». L’écart entre la demoiselle et le chevalier ne doit donc pas être trop important. Dans le Perlesvaus une demoiselle explique à Lancelot que « mes peres est de graignor richece et de greignor pooir qu’il ne soit, si ne volsist mie otroier le mariage » (Perlesvaus, 470), raison pour laquelle elle a décidé de s’enfuir avec le jeune homme dont elle est amoureuse. Sa fuite se révèlera être une erreur car le chevalier, une fois la demoiselle en sa possession, ne voudra plus l’épouser. Lorsque l’hypergamie est refusée, la justification concerne toujours le manque de valeur du chevalier concerné, qui apparaît comme étant vil et  lâche, mais le romancier n’utilise que rarement comme argument la

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bassesse de son lignage18. Le roi Arthur lui-même n’échappe pas aux règles matrimoniales en vigueur. Guenièvre est fille de roi et de reine, tandis que lui n’est qu’un bâtard. La suivante de la Fausse Guenièvre insiste sur la situation des deux fiancés au moment du mariage : alors qu’Arthur vient à peine d’être couronné, Léodagan, lui, est l’un des plus grands rois du monde et l’un des plus respectés : Kar bien est chose seue que, quant vos fustes rois de Bretaigne coronés, si vindrent a vos noveles del roi Leodagan de Tarmelide qui estoit a cel point li plus preudom del monde, qui vesquist en totes les isles d’Occident et qui plus maintenoit en grant pris et en grant honor chevaliers. (Lancelot, I, 24–25)

Contrairement à ce qui est dit dans le Merlin, la Table Ronde devient ici un cadeau de mariage donné par Léodagan19. Si le mariage a été une imposture, le roi doit restituer la Table. Le mariage hypergamique est tellement ancré dans les mœurs que même dans le roman, lorsqu’un personnage y déroge, cela provoque des tensions dans le lignage. L’épisode d’Hélène sans Pair a pour origine la mésalliance commise par le chevalier  : il tombe amoureux d’une jeune fille qui est de plus bas lignage que lui et décide de l’épouser, allant en cela à l’encontre de sa parenté. C’est le motif de la haine initiale entre la jeune femme et la famille de son mari : Si l’en blasmerent moult si parent et si ami et moult en fu­rent dolant et moult dura la rancune d’ax et de ma seror. (Lancelot, VIII, 398)

Lorsqu’un des oncles du jeune homme lui reproche de délaisser les armes pour sa femme, implicitement, il lui reproche de déroger à ce que l’on attend d’un homme de haut lignage, pour rester avec une femme indigne de lui. Il suffit de se rappeler l’histoire d’Erec et Enide. La jeune fille est de haut lignage et lorsqu’elle voit que son mari délaisse la chevalerie, elle se lamente, faisant tout pour qu’il reprenne son rôle de chevalier. Mais Hélène, elle, n’est pas de noble origine. Sa passivité en voyant son ami rester près d’elle ainsi

  La dame de Roestoc refuse Ségurade car il est de moins noble origine et beaucoup plus vieux qu’elle. Son oncle lui suggère alors de demander à Ségurade de combattre pendant un an tous les chevaliers qu’elle lui enverra, ainsi il méritera son amour et elle ne sera pas blâmée de prendre un mari d’un rang inférieur. Mais par lâcheté, Ségurade poste des hommes pour empêcher que des chevaliers étrangers ne pénètrent sur ses terres. Cette action montre bien qu’elle a eu raison de le refuser : il n’a pas les qualités inhérentes à la chevalerie. 19   « Vos dona mesire li rois le plus haut don qui onques fust doné en mariage, ce fu la Table Reonde » (Lancelot, I, 25). 18

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que son intervention malheureuse montrent bien que cette hypogamie était une erreur : elle se vante d’être plus belle dame qu’il n’est bon chevalier, prétendant que sa beauté a davantage été louée que les prouesses de son époux. En faisant cela, « si parla .I. poi plus que mestier ne li fust » (Lancelot, VIII, 398) et sa vantardise, indigne d’une dame de haut rang, entraînera les conséquences que l’on sait : son époux l’enfermera dans une tour jusqu’à ce qu’on lui amène une femme plus belle qu’elle ou qu’un chevalier se montre meilleur que lui. Pendant ce temps, les parents du jeune homme ne se montrent pas inactifs, ne cessant de lui présenter les plus belles demoiselles qu’ils puissent trouver, car le mari a promis que si on lui amenait une dame plus belle que sa femme, « jamais ne gerrai o lui a mon pooir » (Lancelot, VIII, 399). Ils font leur possible pour réparer le tort causé au lignage, par ce mariage « a forche »20. Epouser une femme de plus basse naissance que soi, c’est en effet risquer certaines déconvenues. Lancelot voit un chevalier décapiter une demoiselle. Pour le punir de cet acte indigne, il lui ordonne de se rendre à la cour d’Arthur, de raconter toute son histoire et de s’en remettre au jugement de la reine et ses dames. Le chevalier explique qu’il a épousé la jeune fille : Por l’amor que je avoie a li l’espousai, encore fusse je riches hom de terre et d’amis et ele estoit povre pucele. (Lancelot, IV, 340)

En dépit de ses origines, il la traite comme une reine. Il l’emmène avec lui, mais alors qu’il l’avait laissée dans un pavillon, il revient et la trouve au lit avec un chevalier. Il tue ce dernier et décapite son épouse. Il est implicitement suggéré que le comportement de la jeune femme est la conséquence de son absence de noblesse. Le mariage comme impasse narrative Le mariage au Moyen Âge est donc un élément central des tractations familiales et a pour but d’augmenter le pouvoir de chaque lignage. « Qu’elle soit utilitaire, par les biens et le réseau de clientèle, qu’elle apporte, ou

20  Dans La Mort le Roi Artu, Gauvain explique que Lancelot a porté la manche de la Demoiselle d’Escalot, fille d’un vavasseur mais pour le roi c’est impossible car quelque soit la beauté de la jeune fille  «  ge ne porroie pas croire que il meïst son cuer en dame ne en demoisele, se ele n’estoit de trop haut afere » (La Mort le roi, 36). Dans le dernier roman du corpus, l’amour ou la beauté ne sont donc plus une raison suffisante pour aimer en dessous de son rang.

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p­ restigieuse, par sa valeur symbolique21 », l’union matrimoniale est toujours réfléchie et négociée, sans que l’amour y ait une part quelconque. La femme est un enjeu car elle facilite l’ascension sociale. Une fois le couple construit, le mariage doit être le lieu de la proles, la procréation et de l’officium parental, c’est-à-dire le devoir d’éducation chrétienne des enfants par le couple22. Ces trois facettes, lignage, procréation et éducation sont des éléments indissociables et font partie intégrante de la société médiévale. Nous avons vu dans ce qui précède que de nombreux couples se forment dans l’ensemble du corpus et que le mariage semble être un motif important, en particulier dans le Lancelot. Mais, fait remarquable, nous n’assistons jamais à aucune cérémonie. Soit le mariage a déjà eu lieu et les personnages relatent ses circonstances, soit il est envisagé de façon prospective, comme le but ultime d’un tournoi ou d’une guerre. Cependant, quand arrive le moment de procéder à l’union de deux personnages, l’auteur se désintéresse totalement du sujet. Parfois, évidemment, le mariage n’est pas possible, notamment lorsque la relation amoureuse se construit au sein de la relation triangulaire « mari, dame, jeune servant de courtoisie » dont il a été question plus haut. C’est le cas par exemple pour Lancelot et la reine Guenièvre  : les amants ne peuvent être réunis à cause des contraintes extérieures que représentent les structures sociales et doivent s’aimer de façon clandestine, en prenant garde de ne pas être découverts. Pourtant, un épisode du Lancelot évoque la possibilité d’une union entre les deux amants. Lors de l’épisode de la Fausse Guenièvre, Arthur décide de faire juger sa première femme, feignant de croire que toutes les accusations portées contre la reine sont vraies. Galehot, voyant Lancelot extrêmement inquiet pour la reine, lui fait alors cette proposition : S’il avient chose que mesire li rois se departe de li, dont Diex l’en deffende (…) je li donrai le plus bel roialme et le plus aaisié qui soit (…). Et lors porrois estre sovent ensamble et avoir tot en apert les choses que vos avés ore a tart et en repos ; et se vos voliés avoir a tos jors vostre joie sans vilonie et sans pechié, si vos porriés entreacompaignier par mariage, kar nus ne vos porroit miels marier en bone dame, ne ele en meillor chevalier : et tels est mes consels de vos amors fere durer a tos jors mes. (Lancelot, I, 34)

  Martin Aurell, La Noblesse en Occident, op. cit., p. 65.   A ce sujet, voir Pierre Toubert, dans La Famille occidentale au Moyen Âge, op. cit., p. 155–173.

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Le héros devrait être fou de joie à l’idée de pouvoir épouser celle qu’il aime plus que tout, pourtant il répond à peine, se contentant de répéter qu’il est inquiet pour sa dame mais qu’il ne prendra aucune décision sans son accord : Ha, sire, fet Lancelos, c’est li consels el monde qui miels me plairoit, se il venoit ensint a volenté a ma dame com a la moie. Mais il i a un grant peril qui trop m’esmaie, kar li rois a juré sor sains qu’il la fera destruire, si tost com il l’avra atainte de ceste chose. (Lancelot, I, 34–35)

Arthur finit par renier son épouse, la chasse, puis se remarie avec la Fausse Guenièvre. La suggestion de Galehot devient alors réalisable, mais une fois devenu possible, le thème du mariage n’intéresse plus l’auteur et cette union ne sera plus évoquée. Les amants pourraient tout de même vivre comme un couple, puisqu’ils demeurent ensemble chez Galehot, mais la reine impose soudain des limites à leur amour : Lancelot n’aura le droit que de l’embrasser et de l’enlacer mais il n’aura pas le « sorplus » (Lancelot, I, 152). En outre, le romancier se débarrasse rapidement de cette situation puisqu’il résume la vie des deux amants en une seule phrase pour le moins elliptique : « Ensint demora en Sorelois .II. ans la roine, et li rois Artus fu ausi en son païs et se il ot amee sa feme durement devant, encor ama il ceste deus tans après  » (Lancelot, I, 153). Dans La Mort du roi Arthur, le même schéma se produit : pris en flagrant délit d’adultère, les deux amants doivent se réfugier à la Joyeuse Garde. Ils y passent deux mois, mais là encore, leur vie est passée sous silence. L’auteur focalise son attention sur les récits de batailles entre le roi et les assiégés ainsi que sur les négociations entre Lancelot et Arthur pour que le roi récupère sa femme. Pour Mireille Demaules, l’installation de la reine en Sorelois ne conduit pas à l’union parfaite des amants car : Courtois en son essence, et donc fondé sur une relation triangulaire, l’amour entre Lancelot et Guenièvre ne peut pas se passer du tiers qu’est le roi. En l’absence du roi qui fait obstacle à leur amour, la reine en crée un nouveau par la continence qu’elle impose à Lancelot et qui lui permet de conserver sa position de domination sur lui. En outre, elle se protège ainsi de médisances propres à empêcher un éventuel retour en grâce auprès de son mari. Même loin de son royal époux, elle entend bien rester reine23 !

  Le Livre du Graal, tome II, op. cit., note 1 p. 1863.

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Effectivement, cette analyse explique que le mariage entre les deux amants ne soit pas possible. Mais qu’en est-il des personnages que ne se trouvent pas dans cette relation triangulaire. Est-il possible que, par mimétisme, cette impossibilité du mariage se soit étendue aux autres protagonistes, y compris à ceux qui sont célibataires  ? En effet, les projets d’union ne parviennent jamais à leurs réalisations : le mariage est sans cesse évoqué, souhaité, mais n’atteint jamais son point d’aboutissement. Agravain, les chevaliers du tournoi gagné par Bohoort, Hector, tous ces personnages devaient se marier, mais nous n’assisterons jamais à aucune cérémonie. Le problème concernant le mariage semble avoir des racines plus profondes  : les couples mariés présentés dans le corpus semblent s’être unis par amour, toutefois leur mariage ne paraît jamais leur apporter le bonheur et devient même source de conflits. Dans l’épisode d’Hélène sans pair, le mariage a provoqué une déchéance du mari qui délaisse le métier des armes, tout comme la femme de Keu d’Estraus qui a fait promettre à son époux de ne jamais quitter leur château tant que le Val sans Retour ne sera pas ouvert. : Ele me requist sor le sairement que je li avoie fet que je n’issise jamés hors de ceste porte jusqu’a cele ore que li Vals as Faus Amans seroit widiés, kar ausi me voloit ele metre en sa prison com je l’avoie mis en la moie. (Lancelot, I, 312)

Cette promesse explique l’absence de Keu d’Estraus à la cour d’Arthur pendant près de sept ans, comme si le mariage emprisonnait l’homme dans un néant narratif. La femme amoureuse paraît en effet avoir pour but ultime d’enfermer et de garder près d’elle celui qu’elle aime  : la Fausse Guenièvre ainsi que l’enchanteresse Camille capturent Arthur avant de le séduire et la dame de Malehaut garde Lancelot prisonnier car elle est tombée amoureuse de lui. Ce thème de la femme qui paralyse le chevalier est d’ailleurs récurrent dans le corpus, et s’incarne dans le motif du Val sans Retour : Morgue, trompée par celui qu’elle aime, décide de l’emprisonner dans un val grâce à la magie. Chaque fois qu’un chevalier y pénètre, il ne peut plus en sortir sauf s’il a toujours été d’une parfaite fidélité. Plus de deux cent cinquante jeunes gens se font ainsi emprisonner, jusqu’à l’arrivée de l’amant parfait qu’est Lancelot. Il parvient sans difficulté à briser l’enchantement, mais Morgue le maudit, car toutes les jeunes femmes en subiront les conséquences : Damoisele, fet Morgue, s’il est loials d’amors, c’est la grans honors et grant joie a s’amie ; mais plus de damage i a d’autre part que li preus et la joie ne

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monte de s’amie, kar il a saiens de beles damoiseles et de bien amans ki grant piece ont eus lor amis a lor volontés, por ce k’il ne pooient de saiens issir. Et puis k’il seront hors, si changera molt lor aferes, kar jamais autresi sovent ne seront mes en lor compaignie. (Lancelot, I, 299)

Mireille Demaules, analysant cet épisode, souligne que : En libérant les amants esclaves de leur dame, Lancelot les rend à la vie chevaleresque, ce qui souligne la liaison nécessaire de l’amour à la chevalerie. Par l’exercice de la liberté qu’il suppose, l’amour courtois se différencie donc de l’amour féerique comme de l’amour humain aliénant qui finit par exclure l’être aimé du monde dans lequel il vit et agit24.

La femme, que ce soit grâce au mariage ou grâce à la magie, immobilise l’homme, comme si la chevalerie était inconciliable avec le mariage. Plusieurs médiévistes ont développé l’idée que chez Chrétien de Troyes, le mariage représentait l’aboutissement de l’aventure chevaleresque. Pour Jean Frappier, « Chrétien (…) est un apologiste du mariage et de l’amour dans le mariage25 », car il a réussi à mettre en scène un « amour courtois dans les fiançailles et le mariage26 ». Il considère que l’auteur champenois a trouvé « la solution du mariage d’amour, synthèse admirable où la femme aimée devient à la fois l’épouse, la dame, l’amie27  ». Certes, Chrétien, contrairement à l’auteur du Lancelot, marie ses héros, mais peut-on réellement affirmer qu’il parvient à concilier amour conjugal et chevalerie ? Tout le début du roman le Chevalier au Lion est consacré au récit de la conquête de Laudine par Yvain, qui a tué son premier mari. Le récit ne cesse donc de tendre vers l’union de ces deux jeunes gens, multipliant les aventures, les stratagèmes et les empêchements. Enfin, grâce à l’aide de la servante de la dame, Yvain obtient la main de la Laudine et nous assistons au mariage des deux jeunes gens. Mais leur vie conjugale, tout comme dans le ­Lancelot, est  totalement passée sous silence, nos deux héros ne profitant guère de ­cette union : (Yvain) L’espousa et firent les noces. (…) Mes or est mesire Yvains sire Et li morz est tost oblïés ; Cil qui l’ocist est marïés

  Le Livre du Graal, tome II, op. cit., note 1 p. 1831.   Jean Frappier dans Amour courtois et Table Ronde, op. cit. p. 59. 26   Idem, p. 94. 27   Ibidem. 24 25

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En sa fame, et ensamble gisent, Et les genz aiment plus et prisent Li vif c’onque le mort ne firent. A ses noces bien le servirent, Qui durerent jusq’a a la veille Que li roys vint a la merveille De la fontaine et del perron28.

Il n’est donc fait aucune allusion à ce qui se passe entre les deux jeunes gens, à part le fait qu’ils « gisent » ensemble et qu’Yvain est très aimé par ses gens. Le roi Arthur arrive donc près du château d’Yvain, mais le mariage du héros semble déjà avoir eu des conséquences négatives, alors même qu’il vient d’avoir lieu. Alors que le héros était jusqu’alors considéré comme l’un des meilleurs chevaliers du monde, sa longue absence pousse le sénéchal Keu à insulter son ancien compagnon, car il se demande ce qu’est devenu celui qui avait promis de venger son cousin. Pour le sénéchal, il a dû s’enfuir et il n’est qu’un lâche (Le Chevalier au lion, v. 2180–2187). Yvain arrive alors pour défendre la fontaine de sa dame et se fait reconnaître, invitant le roi et sa suite à venir séjourner chez lui. Mais loin de se réjouir de la bonne fortune de leur ami, les chevaliers de la Table Ronde tentent de le convaincre de quitter sa femme pour courir les tournois en leur compagnie. Gauvain finit par dire à son ami : Comment ! Seroiz vos or de chix, (…) Qui pour lor femmes valent mains ? Honnis soit de Sainte Marie Qui pour empirier se marie ! Amender doit de bele dame Qui l’a a amie ou a fenme, Ne n’est puis drois quë ele l’aint Que ses pris et ses los remaint. (Le Chevalier au lion, v. 2482–2492)

Gauvain établit donc de façon explicite un lien entre le mariage de certains chevaliers et une déchéance, point de vue qu’il développe : Primes en doit vostre pris croistre. Rompés le frain et le chavestre, S’irons tournoier avec vous, Quë on ne vous apiaut jalous.

  Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, Lettres Gothiques, Le Livre de Poche, Paris, 1994, v. 2157–2175, p. 182–184. Les références renverront désormais à cette édition.

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Or ne devés vous pas songier, Mais les tournoiemenz ongier Et emprendrë a fort jouster, Quoi quë il vous doie couster. Assés songe qui ne se muet. Chertes, venir vous en estuet Sans vous envoier autre ensengne. (Le Chevalier au lion, v. 2499–2509)

Le vocabulaire employé rappelle les termes utilisés par l’auteur du ­ ancelot lors de l’épisode d’Hélène sans Pair  : le mariage est «  frain  » et L « chavestre », (frein et licol), le mari étant celui qui « ne se muet » et qui ne devrait pas « remaint » les prix et les louanges. Il s’agit d’un enfermement, d’une entrave dont on doit se libérer. Yvain, convaincu par les arguments de Gauvain, demande à sa femme l’autorisation de partir avec ses compagnons. Laudine accepte, mais à une seule condition, qu’il revienne dans un délai d’un an. Elle lui donne en outre un anneau qui protègera son amant : il ne pourra être ni emprisonné, ni perdre de sang, ni encourir le moindre mal tant qu’il le portera. Yvain quitte donc la jeune femme, mais le récit semble alors au point mort, comme si durant le temps où son héros était marié, rien ne pouvait se produire, la participation à des tournois étant insuffisante à constituer un moteur narratif. L’auteur comble en quelques phrases le délai d’un an « as tournoiemens vont amdui, / Par tous les lieus lau on tournoie. / Et li ans passa toutes voies » (Le Chevalier au lion, v. 2670–2671). Yvain a donc laissé passer le terme imposé et Laudine, furieuse, envoie une demoiselle annoncer à son mari qu’elle ne veut plus jamais le revoir. Le mariage étant « suspendu », le récit est soudain relancé et Yvain va alors tout faire pour reconquérir sa femme. Dès qu’il parviendra à la reconquérir, le récit s’arrêtera cette fois définitivement. Dans Erec et Enide, on retrouve le même procédé, bien qu’avec des modalités légèrement différentes. Tout comme Yvain, dès qu’il est marié, le héros abandonne toutes ses activités chevaleresques au bénéfice de son épouse : Mais tant l’ama Erec d’amors Que d’armes mais il ne chaloit N’a tournoiement mais n’aloit29.

  Chrétien de Troyes, Erec et Enide, Lettres Gothiques, Le Livre de poche, Paris, 1992, p. 200. Les références reverront désormais à cette édition.

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Là encore, l’entourage du chevalier s’insurge contre cette situation : Entr’ax sovent se dementoient De ce que trop l’amoit assez. Sovant estoit midi passez Ainçois que de lez li levast Tant et si bien que sa femme : (…) oï entredire Que recreanz estoit ses sire D’armes et de chevalerie : Mout avoit changie sa vie. (Erec et Enide, v. 2440–2463)

Un matin, alors qu’Enide pleure sur les qualités perdues de son mari, Erec l’entend et décide de partir à l’aventure, accompagné de sa femme pour qu’elle puisse juger par elle-même de ce qu’il en est. Ils sont mariés et chevauchent en couple, ce qui devrait nous fournir de précieuses informations sur la représentation du lien conjugal dans le roman de chevalerie. Mais Erec impose soudain un silence absolu à sa femme. Lorsque qu’elle prend la parole pour l’avertir d’un danger, il se met en colère. Après plusieurs combats remportés par son mari, la jeune femme comprend qu’elle a été folle de croire en sa déchéance. On remarque cependant que la prouesse du jeune homme se fait en l’absence symbolique de l’épouse puisqu’elle a l’interdiction de prononcer le moindre mot et qu’il n’est nullement fait mention d’une quelconque intimité entre eux durant ce laps de temps. Erec se réjouit car il a prouvé que le mariage ne l’avait pas amoindri. Fort de cette preuve, il décide de rentrer chez lui et de reprendre ses habitudes auprès de sa femme : Tout a vostre commandement Vuil estre des or avant Si con je estoie devant. (Erec et Enide, v. 4920–4922)

Il semble donc qu’un choix doit être fait, dans l’univers arthurien, entre la chevalerie et le mariage, comme s’il ne pouvait y avoir d’interpénétration de ces deux modes de vie. Cette idée est reprise dans une situation proche de celle du Val sans Retour : une jeune femme demande à son ami un don contraignant. En fait, elle lui a fait promettre de ne jamais quitter le verger où il a été fait chevalier tant qu’un autre chevalier ne parviendrait pas à le vaincre : Ainsi me cuida retenir Ma demoisele a lonc sejor  (…) Toz les jors que j’eüsse a vivre Avec li tenir en prison. (Erec et Enide, v. 6082–6089)

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Seule l’arrivée d’Erec le délivrera de son serment et comme Morgue et les demoiselles, la jeune femme se désolera de l’ouverture de sa prison d’amour. A son retour chez lui, Erec devient roi, car son père est mort et il disparaît alors des récits arthuriens, comme si son mariage, puis son héritage, l’avait relégué dans un arrière plan narratif où la chevalerie ne peut se manifester. En effet, parallèlement à la notion d’enfermement, le mariage renvoie les personnages à une forme de néant narratif dans l’ensemble de nos textes. Galescan retrouve par hasard une cousine dont il était proche mais qui avait disparu après son mariage : « mais il n’avoit oïes nules noveles de li, puis qu’ele avoit esté mariee, si cuidoit bien qu’ele fust morte. » (Lancelot, I, 182). Et le ­chevalier ajoute : Si sachiés bien de voir que je vos cuidoie bien del tot avoir perdue ; et se ce ne fust, je vos euisse pieça veue, si vos fuissiés en terre ou l’en vos puist trover. (Lancelot, I, 182)

Est-ce à dire que le mariage l’a reléguée dans une terre inconnue ou tout au moins inaccessible ? Dans le Merlin, une grande partie du roman narre l’arrivée au pouvoir du roi Utherpendragon et la passion folle qu’il éprouve pour Ygerne, qu’il tente de séduire par tous les moyens. Lorsque ses hommes finissent par tuer le duc de Tintagel, il peut enfin se marier avec celle qu’il aime, mais ce mariage les disqualifie immédiatement - lui et la reine - pour la suite du récit. Quelques lignes sont consacrées à la grossesse d’Ygerne, puis le récit nous informe de leur mort à tous deux. A la lumière de ce qui précède, peut-on encore affirmer que Chrétien avait davantage réussi la synthèse entre le mariage et l’amour courtois que ses successeurs ? Le chevalier, grâce à l’amour qu’il porte à sa dame, doit être capable de se dépasser, de devenir meilleur dans l’espoir d’obtenir les faveurs de sa maîtresse. L’amour dans le mariage produit le phénomène inverse  : loin d’être un élément déterminant du courage chevaleresque, il conduit à la déchéance du mari qui ne pense plus qu’à savourer les plaisirs de son union. Quelle que soit la modalité adoptée par les romanciers, le mariage aboutit donc à une impasse narrative. Soit il ne se produit jamais, soit il est narrativement passé sous silence, soit il contraint l’homme à abandonner la chevalerie, car il est synonyme d’emprisonnement. Pour Georges Duby, les « jeunes » qui aimaient ce genre de littérature étaient pris entre deux pulsions ­contradictoires : Ils rêvaient de saper l’institution matrimoniale dont ils étaient exclus, mais ils espéraient en même temps venir à bout de cette exclusion. Leur espoir était

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de se marier, en dépit de tous les obstacles. Aux termes de toute aventure, brille donc un mariage : la femme parfaite que l’on saisit, que l’on imprègne, dont on engendre de beaux fils30.

Pour Martin Aurell, le thème du mariage avilissant (il cite d’ailleurs à cette occasion Erec et Enide) est dû à « la frustration de quelques éternels célibataires (qui) transparaît dans la littérature qui leur est destinée31 ». En effet, « en dénigrant l’état marital, les cadets disent toute leur envie pour le sort de l’aîné, accaparateur d’héritage32 ». Dans le Lancelot, le plus important est le mouvement  : à différentes reprises, le héros devient fou car il est emprisonné et plusieurs des chevaliers séjournant dans le Val sans Retour meurent d’ennui et de maladie. Le roman courtois est fondamentalement un roman de la conquête, et il en est des femmes comme il en est des terres : elles ne sont narrativement intéressantes que tant qu’elles ne sont pas possédées. Georges Duby évoque le fait que pour les hommes, « une période de prédation lui est permise, temps de la prouesse et de la poursuite33 ». C’est bien de cela qu’il s’agit, nous semblet-il, dans le corpus : Lancelot refuse de reconquérir son héritage car cela lui imposerait de rester sur ses terres pour les gérer. Une fois conquise la Douloureuse Garde, il refuse d’y rester et l’abandonne, ne la retrouvant qu’à la toute fin du cycle. Il suffit de voir comment Galehot est prisonnier de ses responsabilités et comment sa mort est directement liée à son immobilité pour comprendre que tout ce qui représente la fixité dans le monde arthurien doit en être banni. Arthur lui-même, lorsqu’il se marie devient le « roi dormant », incapable même de garder Guenièvre ou de s’opposer à l’injure faite par certains chevaliers. Il tombe soudain dans la rêverie et seule la mise en mouvement de ses chevaliers partant en quête lui permet de reprendre conscience de ce qui l’entoure. Le Perlesvaus s’ouvre sur la mélancolie du roi. Certes c’est Guenièvre qui le pousse à aller en pèlerinage pour essayer d’implorer Dieu de l’aider à retrouver le goût des largesses mais cette brève aventure mise à part, il reste à la cour. Le motif de cet immobilisme est explicitement donné par une Demoiselle : « il ne se movera a piece sols de Cardoil, la ou il puisse, ains garde la roine, c’on ne li toille, ensi com j’ai oï tesmoignier » (Perlesvaus,

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Georges Duby, Le Chevalier, la femme et prêtre, op. cit., p. 237. M. Aurell, La Noblesse en Occident, Cursus, Armand Collin, Paris, 1996, p. 68. Idem p. 69. Georges Duby Le Chevalier, la femme et prêtre, op. cit., p. 239.

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172), dit-elle au roi, sans se douter qu’elle parle à l’intéressé lui-même. Etrangement, dès que la reine disparaît du récit, accablée par la mort de son fils, le roi part à l’aventure et vit la même chose que tous ses chevaliers : il se bat, participe à des tournois et voyage, accompagné en cela par son neveu Gauvain. Il n’est pas anodin non plus que dans Les Premiers Faits du roi Arthur, plus de la moitié du roman racontant les aventures du roi se déroule avant son mariage avec Guenièvre34. Mireille Demaules a souligné l’importance du motif de la prison dans le Lancelot : La prison est tout d’abord l’expérience d’un exil qui isole le captif de la cour, elle-même consternée par une disparition qui la prive de toute joie35.

Mais ce motif est directement lié, nous semble-t-il, à celui de la femme. Le lien exclusif et définitif à l’être aimé anéantit ce qui caractérise l’identité du chevalier, à savoir sa prouesse et son désir de conquête. Tant chez ­Chrétien de Troyes que dans le cycle Lancelot-Graal, il ne peut y avoir d’équilibre entre vie maritale et chevalerie car ce sont deux réalités inconciliables. Si l’amour courtois se fonde sur une relation triangulaire, c’est bien parce que la prouesse de l’amant ne peut se faire que loin de la dame. Lancelot, en présence de ­Guenièvre, est totalement paralysé et manque de se noyer car il ne guide plus son cheval, perdu dans sa contemplation : c’est bien là le risque, se perdre dans la contemplation de l’autre. Merlin lui-même, qui se confond avec la figure de l’auteur puisque c’est lui qui impulse la narration dans le texte éponyme en racontant à Blaise tous les événements, se perdra dans la contemplation de la femme. Chaque fois qu’il est avec Ninienne, il s’endort instantanément et se trouve dans l’impossibilité de coucher avec elle. Pour finir il est emprisonné de façon définitive dans une prison d’air. Le mariage est donc une impasse narrative, davantage parce qu’il est en totale opposition avec le procédé même d’écriture, basé sur l’entrelacement et donc le va-et-vient incessant d’un personnage à l’autre, qu’à cause de la relation triangulaire nécessaire à l’amour courtois. Représentant la fixité et la possession paisible, il ne permet pas au récit de se relancer et d’avancer dans sa logique conquérante et l’auteur, symbolisé par le personnage de Merlin, est contraint au silence par la Femme.

  Le Livre du Graal, tome I, op. cit., p. 1274.   Le Livre du Graal, tome II, op. cit., p. 1834.

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D’un point de vue historique, les chevaliers sont donc éternellement bloqués dans la période de leur «  jeunesse  », que Georges Duby définit par la partie d’existence comprise entre «  l’adoubement et la paternité36  ». Il insiste sur le fait que l’errance et le mouvement sont fondamentaux dans les descriptions de cette période particulière de leur vie. Le mariage, lieu de la proles ? Le dernier point qu’il est important d’aborder concerne la stérilité qui pèse sur les couples « légitimes ». La plupart des héros du monde arthurien sont conçus hors mariage. Lorsque Utherpendragon couche avec la reine Ygerne, ils ne sont pas mariés et leur union ne viendra qu’après. Mais une fois leur situation régularisée, Ygerne ne mettra plus d’enfant au monde et ils disparaîtront tous deux du récit, laissant le soin de l’éducation d’Arthur à Antor et à Merlin. Arthur lui-même a deux fils adultérins. Le premier est évoqué lors de la délivrance de la Douloureuse Chartre (Lancelot, VII, 347), il s’appelle Lohot et a été conçu avec une demoiselle du nom de Lisanor. Plus tard l’auteur révèle que Mordred est également le fils d’Arthur et de l’une de ses sœurs. Cependant, au sein de son couple légitime, aucun enfant ne naîtra jamais. Ni Yvain, ni Erec chez Chrétien n’auront non plus d’enfants. La procréation des héros arthuriens ne semble donc pas pouvoir se faire au sein d’une union légitime, mais devient généralement le fruit de la conquête violente de la femme (ou de l’homme). Ygerne est abusée par Uther, alors qu’elle a toujours refusé de coucher avec lui. Seul le stratagème de Merlin permet au roi de passer la nuit avec celle qu’il désire. Merlin est lui-même le fruit d’une union forcée entre sa mère et un démon. Et la liste se déroule sans fin, alternant la violence faite à la femme et celle faite à l’homme37. Yvain a un frère, qui porte le même nom que lui, mais qui est complété par le terme de « l’avoltre », signifiant bâtard. La naissance de Guenièvre elle-même est double, puisqu’en même temps qu’elle, naît sa sœur, fruit des amours ancillaires de son père. Lorsqu’enfin un enfant légitime naît au sein du couple, la famille est souvent bouleversée par la disparition ou l’inexistence d’un des deux parents. Arthur, Lancelot, Lionel, Bohoort et bien d’autres encore perdent très

  Georges Duby, La Société chevaleresque, op. cit., p. 130.   A ce sujet voir le chapitre dix.

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r­apidement leurs parents et sont élevés par des étrangers. Claudas de la Déserte élève seul ses fils, de même que Baudemagu et jamais il n’est fait mention des mères des enfants. Le mariage perd ainsi sa raison d’être car il n’est le lieu ni de la proles ni celui de l’officium parental, puisque la plupart des héros deviennent rapidement orphelins. Les personnages incarnant la stabilité sont frappés d’immobilisme (comme Arthur), ou encore n’existent pas narrativement. Ce sont les vavasseurs, par exemple, qui se contentent d’héberger les chevaliers, points fixes sans gloire. A la conquête de la femme, La Queste del Saint Graal substituera un élan beaucoup plus mystique. Le désir de Dieu remplacera le désir sexuel. Pour Ferdinand Lot, tandis que dans le Lancelot la femme et sa beauté sont la source même des vertus chevaleresques, dans La Queste del Saint Graal :  Cette beauté n’est qu’un piège, une tentation diabolique, ainsi que l’enseigne la doctrine de l’Eglise, et la passion inspirée par la femme à l’homme devient l’insurmontable obstacle à sa perfection morale (…). En place de l’ancienne trinité chevaleresque- fidélité à sa dame, prouesse et point d’honneur- se dressent les trois vertus théologales du Moyen Âge  : chasteté, ­charité et patience38.

Les femmes sont d’ailleurs bannies du récit dès le début de la Queste, comme le souligne Ferdinand Lot, car lorsqu’elles manifestent le désir de partir avec leurs amis, un religieux intervient et les éloigne. Précision étonnante d’ailleurs, car les femmes ne sont de toute façon pas admises à suivre leurs compagnons (qu’on se souvienne de la nièce du nain), c’est une loi implicite du monde arthurien. Elles attendent à la cour que leurs amis leur envoient prisonniers et prisonnières. Ici cependant, l’auteur les éloigne explicitement. Dans la Queste, on retrouve d’ailleurs de nombreuses allusions à Eve, sur laquelle nous aurons à revenir. La femme est celle qui « engine » l’homme, comme le fait celle de Salomon, dont il est dit clairement qu’elle le dirige. Dans le Joseph, la plupart des révélations spirituelles sont faites en dehors de la relation maritale : les « maris », Evalac, Mordrain, Joseph, sont enlevés à leurs femmes, soit par des ennemis, soit par Dieu lui-même et conduits dans des lieux isolés (prisons, îles…) où ils sont confrontés à des choix et à des tentations. Les femmes ne peuvent que se désoler des disparitions successives de leurs époux, priant pour qu’ils soient saufs.

  Ferdinand Lot, Etude sur le Lancelot en prose, H. Champion, Paris, 1984, p. 418– 419.

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Chapitre huit

L’épouse assassinée Tension et pulsion meurtrière au sein du couple  Les problématiques liées au motif du mariage nous amènent à nous intéresser à la place de la femme au sein des couples déjà mariés. Traditionnellement, le mariage représente pour la femme une forme de sécurité : elle n’est plus une jeune fille errant dans les forêts arthuriennes, mais devient une dame, qui règne, dans une certaine mesure, sur le château dans lequel elle vit avec son époux. Tandis que parmi les personnages qui ne font office que de figurants, l’épouse du vavasseur est présente mais n’a pas de personnalité ou de nom qui lui soit propre, dans les couples qui sont mis en scène et où l’on voit fonctionner les relations à l’intérieur de la cellule familiale, l’image du bonheur conjugal est mise à mal. La femme est représentée soit comme une menace, soit comme une victime. Dans la Queste, bien que l’épouse du roi Salomon lui vienne en aide et organise la transmission de l’épée au descendant de son époux avec intelligence et finesse, la présentation qui en est faite est fort peu élogieuse. En effet, Salomon est un homme sage, qui possède toutes les sciences de la terre mais il ne peut pourtant résister aux ruses de son épouse. Cet épisode permet à l’auteur de synthétiser la vision qu’il veut donner de la femme : Sanz faille, puis que fame veut metre s’entencion et son cuer en engin, nus sens d’ome mortel ne s’i porroit prendre ; si ne comença pas a nos, mes a nostre premiere mere. (Queste, 220)

Salomon se désespère de cette situation mais déclare qu’il a parcouru le monde entier sans réussir à trouver une « bone fame » (Queste, 220). Alors qu’il se demande pourquoi elles passent leur temps à mettre les hommes en colère, une voix lui répond : « Salemon, Salemon, se de fame vint et vient tristece a home, ne t’en chaille » (Queste, 220) car l’arrivée de la Vierge consolera les hommes de leurs souffrances. En dépit de la venue de celle qui compensera

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tous les torts causés par les femmes, on constate que les ­personnages féminins demeurent, dans le roman, une source de malheurs pour les hommes1. Les liens du mariage étant sacrés et indissolubles, que peuvent faire les maris lorsqu’ils souhaitent se débarrasser d’une épouse encombrante ? Un homme de basse extraction a été fait chevalier en raison de sa prouesse. Son seigneur décide également de lui donner sa fille en mariage mais le jeune homme finit par tuer son beau-père pour hériter de toutes ses terres, puis se débarrasse de son épouse désormais inutile en la faisant pendre (Lancelot, IV, 23‒30). Aristor d’Amorave utilise le même procédé : il enlève la sœur de Perlesvaus pour l’épouser et récupérer les terres de la Veuve Dame. Ce n’est pas la première fois qu’il agit ainsi et chaque fois, au bout d’un an, il tranche la tête de sa jeune épouse puis part à la recherche d’une nouvelle conquête (Perlesvaus, 792). Lorsque Arthur tombe amoureux de la Fausse Guenièvre et décide de la prendre pour reine, il ne peut pas se contenter de répudier sa femme ou de prétendre qu’elle n’est pas sa légitime épouse et s’en débarrasser. Il doit faire en sorte que : Je ne soie blasmés de mes clergies ne de mes barons. (Lancelot, I, 108)

Pour y parvenir, il exige que tous les barons viennent jurer que la Fausse Guenièvre est bien celle qu’il a épousée, ce qui lui permet d’éviter un vrai jugement qui ne lui serait pas forcément favorable. En effet, il est extrêmement difficile de répudier une épouse : Mais je la tendroie encontre Dieu, se plus le tenoie ; ne ja por le desevrement juise ne bataille n’iert fete, mais cele sera roine a cui ii preudome de cest regne s’acorderont. (Lancelot, I, 120)

Le roi n’a donc d’autre solution que d’essayer de faire exécuter Guenièvre : « il volsist bien qu’il le jujaissent a mort2 » (Lancelot, I, 123). Il commence par refuser le délai de quarante jours demandé, puis lorsqu’il voit que ses barons répugnent à la déclarer coupable car cela induirait sa condamnation à mort, il décide de la faire juger par les barons de Carmélide qui sont acquis à la cause de la Fausse Guenièvre. Il finit par obtenir qu’elle soit en partie « écorchée », puis chassée de son royaume à jamais. Lorsque Lancelot gagne

 Le Joseph reprend cet épisode en insistant encore davantage sur le caractère néfaste des femmes (voir par exemple Joseph, 253). 2   L’auteur tente d’atténuer la culpabilité du roi. D’un part sa nouvelle femme lui dit que s’il ne la fait pas condamner à mort, plus jamais il ne jouira de ses faveurs, mais aussi qu’elle « l’avoit l’autre sospris par medecines et par caraies » (Lancelot, I, 123). 1

L’épouse assassinée

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son duel judiciaire et que la reine est acquittée, le roi décide tout de même de garder sa nouvelle épouse, préfèrant exiler l’ancienne reine3. Durant tout l’épisode de la Fausse Guenièvre plane l’ombre de la mise à mort de la « première » épouse4. Dans La Mort le roi Artu, lorsque l’adultère de la reine est avéré, le roi exige à nouveau sa condamnation et l’auteur insiste à plusieurs reprises sur le fait que c’est Arthur qui a décidé de la mort de la reine5. S’il demande conseils aux barons, ce n’est pas pour la juger, mais uniquement pour décider du type d’exécution qui sera le plus approprié : Si le vos requier seur le serement que vos m’avez fet, que vos esgardoiz entre vos de quel mort ele doit morir ; que sanz mort n’en puet ele eschaper, se vos meïsmes vos teniez devers lui, en tel maniere que, se vos disiez qu’ele ne deüst pas morir, si morra ele. (La Mort le roi, 120)

Lorsque peu après il leur demande «  que doit l’en fere de la reïne par droit jugement  » (La Mort le roi, 121), ils répondent «  nos disons par droit jugement que de ceste chose seulement avoit ele mort deservie », la notion de « droit jugement » est ici une mystification, tout comme elle l’était dans l’affaire de la Fausse Guenièvre. Il ne s’agit pas de jugement, mais des modalités de l’application de la peine de mort. Les barons, d’ailleurs, ne s’y trompent pas et on ne sait pas vraiment ce qu’ils pensent de l’affaire car « a ceste chose s’acordent li un et li autre a fine force, car il voient bien que li rois le velt » (La Mort le roi, 121), ce qui confirme qu’ils ne font que valider une décision déjà prise. D’ailleurs, en dépit de la question que le roi a posée à ses barons, c’est également lui qui décidera qu’elle devra être brûlée vive. Alors pourquoi, en dépit d’une belle persévérance, le roi ne réussit-il pas à devenir veuf ? A deux reprises, la reine échappe à la mort ou à la répudiation grâce à l’Eglise. Lors de l’épisode de la Fausse Guenièvre, l’accusation de la demoiselle se base sur la religion : une telle situation fait vivre le roi « en pechié

  Le texte de l’édition Pléiade insiste encore davantage sur l’impossibilité pour un roi d’avoir à la fois sa femme et sa maîtresse  : «  on en diroit plus mal que bien se je tenoie ma feme espousee et ma soignant tout ensemble » (Le Livre du Graal, tome II, p. 1064). 4   Elle déclare d’ailleurs : « je n’ai mie si grant poor que li rois se departe de moi comme de ce qu’il ne me face livrer a mort » (Lancelot, I, 118). 5   On remarque que dans l’édition Pléiade, la culpabilité du roi est atténuée : il exige qu’elle soit jugée et « si esgarderent entre Mordret et Agravain que on le devoit ardoir quant ele en lieu del roi a laissié jesis un autre avoc li » (Le Livre du Graal, tome II, p. 1307). Ce n’est donc pas l’époux qui décide de la mort de sa femme, mais les deux frères qui avaient tout fait pour provoquer la perte de Lancelot et de la reine. 3

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mortel » (Lancelot, I, 23) car il a gardé Guenièvre comme sa femme « contre Dieu » (Lancelot, I, 26)6. Lorsque la Fausse Guenièvre insiste sur sa propre légitimité, elle fait appel à des justifications religieuses : Si vos vueil avoir a seignor et a com­paignon, si com Sainte lglise l’a establi. (Lancelot, I, 108)

Le poids de l’Eglise se fait sentir et l’on assiste à l’intervention même du Pape qui prend parti dans cette affaire :  Tant alerent les choses que le pape de Rome qui lors tenoit le siege le sot, si le tint a molt grant despit, quant si haus hom com li rois de Bretaigne avoit deguerpie sa feme sans le seu de Sainte Iglise : si a commandé que la ven­jance Nostre Seignor soit espandue par la terre ou il prist sa premiere feme, tant que il fust racordés par Sainte Iglise. En ceste maniere fu entredite la terre le roi Artu vint et un mois. (Lancelot, I, 153)

Daniel Poirion rappelle qu’en janvier 1200, le Pape Innocent III frappa d’interdit la France pour punir le roi Philippe Auguste d’avoir répudié sa femme et avoir fait casser son mariage sans raison valable, dans le but de se remarier avec Agnès de Méran7. L’épisode de la Fausse Guenièvre et l’implication du Pape seraient peut-être une réminiscence de cet événement. Dans le cadre fictionnel, c’est Dieu qui finit par mettre un terme à cette situation en frappant de maladie l’intrigante et son complice Bertelai. Le roi sera également victime d’un châtiment divin, ne devant son salut qu’à un ermite qui lui parlera avec une grande violence : La fus tu desloials ou tu guerpesis ta feme espose por une autre que tu tiens contre Dieu et contre raison, et de ce fus tu foimentie que tu li fausas la foi que tu li avoies creanté en Sainte Iglise, quant tu la feis jugier a destruire ; et por ce que tu t’en partis desloialment sans le congié de Sainte Iglise es tu escommuniés, ne biens ne te porroit pas avenir tant com tu soies en tel point. (Lancelot, I, 157)

Il n’est plus question de courtoisie ou de mensonge. Le roi a contrevenu aux lois de l’Eglise en rompant un mariage indissoluble. Même dans le contexte fort peu religieux du Lancelot (comparé par exemple au Perlesvaus, à la Queste ou encore au Joseph), on constate que la question de l’indissolubilité

  Elle insiste également sur le fait qu’il est scandaleux pour Arthur d’être dans une telle situation : « kar il n’apartient pas a roi que il tiengne feme en soingnan­tage » (Lancelot, I, 22). En tant que roi, on ne peut concevoir qu’il ait une concubine. 7   Voir la note 1 du paragraphe 136 de l’édition Pléiade, (Le Livre du Graal, tome II, p. 1863). 6

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du mariage demeure une question cruciale et extrêmement tendue, puisque le romancier insiste à de nombreuses reprises sur le péché que représente une séparation entre deux époux légitimes. Le roi finit par admettre que : Je croi bien que ce m’a neü que je la laissai sans le commandement de Sainte Iglise, kar il est drois que ce que Sainte Iglise met ensamble ne soit pas desevré sans Sainte Iglise8. (Lancelot, I, 158)

Lorsque la reine, après avoir été sauvée du bûcher par Lancelot, se réfugie à la Joyeuse Garde, c’est à nouveau le Pape qui oblige Arthur à reprendre sa femme et qui, là encore, le menace d’interdit : Dedenz celui terme avint que li apostoiles de Rome sot que li rois Artus avoit sa fame lessiee et qu’il prometoit qu’il l’ocirroit, s’il la pooit tenir ; et quant li apostoles ot oï que on ne l’avoit pas prise provee el meffait que on li metoit sus, si manda as arcevesques et as esvesques del païs que toute la terre que li rois Artus tenoit fust entredite et en escommunication, se il ne repre­noit sa fame et la tenist en pes et en honor, ensi comme rois doit tenir reïne. (La Mort le roi, 153)

Daniel Poirion rappelle que : La papauté se porte garante de la légalité des mariages princiers depuis que  le mariage est devenu un sacrement au XIIe siècle. Le trait concerne donc plutôt l’histoire des XIIe et XIIIe siècles que l’époque supposée du règne d’Arthur9.

En effet, à partir du XIIe siècle, suite à la réforme grégorienne, la question du mariage tend à devenir de plus en plus cruciale dans la pensée chrétienne. Ce sont deux théologiens, Gratien et Pierre Lombard, qui définissent ce que doit être l’union matrimoniale : le mariage devient peu à peu un sacrement comprenant un caractère indissoluble et une obligation de monogamie10. Il doit se faire entre deux partenaires consentants. Même si la répudiation

  Sur la toute puissance de l’Eglise dans le mariage, voir aussi Lancelot, I, 158 : « Je ne te donrai, fet li hermites, nul conseil fors de repairier a Sainte Iglise et se Sainte Iglise aporte que tu soies desparés, dont n’est pas li pechiés tuens ; et s’ele te commande que tu tiegnes a la premiere feme, si t’i tendras », ce que le roi accepte. En outre, lorsque la reine est totalement disculpée, c’est une importante délégation ecclésiastique qui va la chercher en Sorelois  : « frere Almustans et l’arcevesques de Cantorbire et li envesques de Wincestre et cil de Logres et autres enves­ques jusques .V » (Lancelot, I, 165). 9   Daniel Poirion, note 2, paragraphe 198, p. 1676 du Livre du Graal, tome III, p. 1676. 10  «  Une même union matrimoniale s’impose pour tous les chrétiens de l’Occident, monogamique et indissoluble, consensuelle et exogamique (au septième degré). En 1181, 8

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n’est pas immédiatement supprimée, l’Eglise tend à la faire disparaître en rendant de plus en plus difficile la séparation entre époux légitimes. ­Martin Aurell donne en exemple le conflit qui opposa l’évêque de Poitiers et Guillaume IX d’Aquitaine, au sujet du remariage de ce dernier, l’évêque allant jusqu’à l’excommunier. Il relève que «  nombreux sont les aristocrates contraints de plier devant les injonctions épiscopales et pontificales11 ». La réalité a donc des répercussions dans l’univers fictionnel, et même l’adultère féminin ne paraît pas être un motif suffisant pour légitimer une répudiation. Certes le Pape prétend que Guenièvre n’a pas été prise sur le fait, mais ils ont tout de même été surpris dans la même chambre et personne ne doute réellement de la nature de la relation entre Lancelot et la reine. Dans le Perlesvaus, Lancelot forcera un chevalier à remplir la promesse qu’il avait faite d’épouser une demoiselle. Ayant le choix entre la mort et le mariage, le jeune homme accepte d’épouser celle qu’il a enlevée. L’auteur revient à différentes reprises sur les mauvais traitements qu’il fait subir à sa femme, ce qui montre bien qu’une fois débarrassé de Lancelot, il n’a pas pu annuler le mariage ou répudier sa femme, d’autant que Lancelot avait pris la peine, à la demande de la jeune fille, d’aller témoigner auprès de son père que le mariage avait effectivement été célébré. Armand Strubel remarque que « le mariage improvisé organisé par Lancelot n’acquiert force de loi que s’il devient public et est reconnu par la société12 ». La femme fautive : soupçon ou réalité ? L’ombre majeure planant sur le mariage est indéniablement le soupçon d’adultère. Dans le Merlin, le devin signale que les deux tiers de l’assemblée sont infidèles à leurs conjoints. Toutefois le traitement réservé aux hommes et celui réservé aux femmes lors de la révélation de ces relations extraconjugales se révèle être totalement différent. L’adultère masculin, même s’il a un certain nombre de conséquences, est toujours moins gravement puni que l’adultère féminin13. Le roi Ban, alors le mariage devient un sacrement », Didier Lett, Famille et parenté dans l’occident médiéval V e–XV e siècle, op. cit., p. 103. 11   Martin Aurell, La Noblesse en Occident, V e–XV e siècle, op. cit., p.87. 12   Perlesvaus, note 1 p. 475. 13   Bien que le droit canonique sanctionne l’adultère chez les deux époux, le droit romain et germanique, pour leur part, ne parlent que de l’adultère féminin. A ce sujet, voir Didier Lett, Famille et parenté dans l’occident médiéval V e–XV e siècle, op. cit., p. 176.

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qu’il est marié depuis peu, couche avec une demoiselle, poussant la muflerie jusqu’à donner à sa maîtresse l’anneau qui lui a été offert par sa propre femme, qui en porte un similaire. Un jour la demoiselle en question rencontre Hélène, l’épouse légitime et tente de lui cacher l’anneau qu’elle porte. Peine perdue. La reine le voit et lui déclare qu’elle sait bien qui le lui a donné mais rien n’est dit sur ses sentiments face à cette preuve manifeste d’adultère. Le roi Ban ne subira jamais les conséquences de son acte et c’est Lancelot qui devra en payer le prix14 : à la tombe de Symeu, il apprend que son échec est en partie imputable à la faute sexuelle de son père : Les merveilles que vostre parens acomplira et tot ce avés vos perdu par le pechié de vostre pere, kar il mesprist une sole fois vers ma cosine vostre mere (…)15. (Lancelot, II, 37)

Mais cette punition semble plus rhétorique qu’effective et c’est en fait parce qu’il a une relation avec la reine qu’il sera écarté du Graal. Lorsque Arthur succombe aux charmes de l’enchanteresse Camille ou à ceux de la Fausse Guenièvre, il ne sera jamais inquiété, du moins par les hommes, même après qu’il eut été prouvé que la jeune femme était un imposteur. Dans le corpus, les romanciers s’intéressent en fait davantage au motif de l’adultère féminin, en montrant sans cesse que la femme est une engeance dont il faut se méfier. Le Merlin, par exemple, fait allusion à deux reprises à une pratique visant à anticiper les perturbations qu’engendre l’adultère, à savoir l’identité du géniteur d’un enfant. Dans le premier cas, c’est Uther qui déclare à Ygerne que « il n’avoit onques a lui geu nule foiz qu’il ne l’eust mise en escrit » (Merlin, 245). L’autre cas est plus étonnant puisque ce n’est pas le mari qui consigne par écrit les dates de leurs relations amoureuses mais l’amant : en effet, le prêtre qui a couché avec la mère du juge mettait « par escrit toutes les foiz » où il passait la nuit avec avec elle. En fait, personne n’a confiance dans les femmes et les romanciers montreront à différentes reprises que les hommes ont bien raison de se méfier. Au début du Lancelot, Pharien est marié à une très belle dame dont Claudas tombe amoureux. Ironie du sort, l’adultère est profitable au mari qui en est victime, puisque « pour l’amour de li fist il son signor senescal de toute la terre de Gaunnes

  On peut tout de même relever un détail curieux lorsqu’elle rencontre la femme de Ban : elle lui dit qu’elle est en route pour rendre visite « por parler a .I. mien oncle qui est conseillier le roi Claudas » (Lancelot, IV, 227). Elle est donc la nièce d’un de ceux qui sont responsables de la mort du roi qui fut son amant. 15   « Puis qu’il ot espousee ta mere qui encore vit jut il a une damoisele » (Lancelot, III, 293). 14

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et moult l’acrut de fiés et de beles rentes » (Lancelot, VII, 45). Lorsque le mari apprend son infortune, il enferme sa femme dans une tour, mais cela ne l’empêchera pas de le trahir une fois de plus : elle dévoile à son amant que Pharien garde les enfants de Bohoort de Gaunes, poussant le roi à « destruire » son mari, car « bien a dont a droit mort deservi » (Lancelot, VII, 48). Non seulement elle l’a trompé, mais elle fait ensuite tout son possible pour se retrouver veuve16. Mordred, rencontrant une demoiselle devant un pavillon, lui demande de l’héberger. Elle accepte puis, le chevalier la trouvant à son goût, il lui déclare son amour et tente de la séduire. Elle proteste tout d’abord qu’elle «  n’est mie si garçoniere qu’ele s’otroiast a deus  » (Lancelot, II, 415), mais la protestation est purement rhétorique, puisqu’elle se donne à lui peu après. L’ami de la demoiselle les rejoint et fait bon accueil au chevalier, sans se douter de son infortune. Lorsque Mordred propose à la demoiselle de venir partager son lit durant la nuit, elle proteste bien un peu en alléguant qu’il lui faut « sempres gesir avec mon ami » (Lancelot, II, 416), mais le neveu d’Arthur lui promet de la défendre s’ils sont surpris ensemble et il n’en faut pas plus pour qu’elle accepte. Bien évidemment, leur hôte les surprend, mais Mordred parvient à le vaincre et la seule possibilité d’échapper à la mort pour l’homme trompé est de jurer qu’il ne tiendra pas rigueur à la demoiselle de sa trahison. Amusant retournement de situation car, en général, c’est la femme qui risque la mort lorsqu’elle est convaincue d’adultère17. La mère de l’enfant mort, dans le Merlin, supplie ce dernier de ne pas révéler le fait que le prêtre était le père de l’enfant, car son mari la tuerait18. Dans les exemples qui précèdent, les femmes adultères ne sont pas réellement punies de leurs fautes. Paradoxalement, c’est la femme innocente qui semble payer le plus cher la méfiance qu’elle inspire aux hommes : dès qu’il y a une situation ambiguë, l’épouse est immédiatement considérée comme coupable, ce qui montre bien que l’infidélité féminine est une angoisse majeure. Lancelot apprend l’histoire de son aïeul dont il porte le nom  :

  Au début du Lancelot, il est également fait allusion à un homme tué à cause de sa femme : « un traïtor qui ochist piecha un mien pa­rent, moult preudomme chevalier, en son lit pour sa feme meisme » (Lancelot, VII, 77), mais il n’est pas donné plus de précision et on ne sait pas si la femme est coupable d’adultère ou si elle avait juste inspiré du désir au traître en question. Dans tous les cas, cela provoque la mort du mari. 17   Ici, il n’est pas dit que les deux personnages sont mariés, mais ils fonctionnent comme un couple. 18   « Nou dites mie mon seingnor, quar il m’ocirroit » (Merlin, 106). 16

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l’homme est devenu roi par élection, grâce à ses nombreuses qualités. Il a un cousin dont la femme est « jone fame et bele et o la grant biauté dont ele estoit garnie estoit ele si bonne fame et si religiouse qu’ele vestoit toz diz la haire emprés sa char » (Lancelot, V, 123–124). Le roi Lancelot et la dame s’éprennent l’un de l’autre, mais c’est un amour chaste et ils n’échangent pas même un baiser. Des rumeurs commencent cependant à se répandre et le frère du mari, défendant l’honneur du lignage, s’étonne de l’absence de réaction du chevalier : Moult estes mauvés, quant vos soffrez que li rois vostre cousins vos deshonore de vostre fame. (Lancelot, V, 124)

Lorsque son frère lui certifie que sa femme et son cousin le déshonorent, il s’étonne que son parent lui fasse subir un telle honte, mais ne paraît nullement surpris des soupçons pesant sur son épouse, qui est pourtant parée de toutes les qualités  : il a davantage confiance en son cousin qu’en son épouse. Finissant par croire les allégations de son frère, il décide de se venger du pseudo-amant en l’attaquant par traîtrise. La tête du roi Lancelot tombe dans l’eau et dès que quelqu’un tente de la sortir, la fontaine se met à bouillir. Le mari comprend alors qu’il a commis un péché19. Sa femme meurt le jour même où elle apprend la mort du roi Lancelot mais les circonstances de sa mort demeurent mystérieuses : Ele trespassa le jor meesmes qu’ele sot que il morut, et remest el chastel que nus n’en sot plus ne vent ne voie20. (Lancelot, V, 127–128)

Même si elle n’a pas eu de relations amoureuses avec le roi, la proximité qu’elle affichait avec lui prêtait le flanc à la rumeur et ils en payeront le prix. La femme semble, de toute façon, ne jamais avoir le bénéfice du doute. Lorsque Guerrehet s’allonge près d’une demoiselle sans voir que son mari est juste à côté, cette dernière pense qu’il s’agit de son époux et se donne à lui.

  Cette prise de conscience est peut-être ce qui sauve sa femme. Il comprend qu’il les a soupçonnés à tort, ce qui n’entraîne pas la punition de son épouse. Il mourra d’ailleurs peu après. 20   Dans l’édition Micha, une sorte de relation de cause à conséquence est établie entre la mort du roi et celle de la dame (« jor meesmes qu’ele sot que il morut »). La leçon donnée dans l’édition Pléiade est moins claire : « Ele fu morte cel jour meïsmes que li rois fu ocis, si remest el chastel en tel maniere que onques puis n’en sot nus ne vent ne voie (Le Livre du Graal, tome III, p. 520). A-t-elle été assassinée sur ordre de son mari ? Meurt-elle de désespoir ? Le mystère demeure. 19

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Lorsque ce dernier se réveille, il s’en prend au chevalier, mais aussi et surtout à sa propre épouse : Prant la damoisele par les tresces et dist que mar a amené avec li son lecheor gesir, car il s’an vangera orandroit. Et cele s’escrie et dist : Ha, frans hom, que me demandez vos ?  Ne ele ne savoit encor mie conment ele avoit esté deceue . (Lancelot, IV, 51)

Le désarroi de la demoiselle se renforce lorsque Guerrehet tue son mari. Elle couvre le jeune homme de reproches : Car me dites por quoi vos estes si tost venuz ceste part por moi tolir la joie del monde et des cielz, quant vos avez mon signor occis et la joie del ciel vos m’avez fait enfraindre, la sainte loi que Nostre Sires conmanda a garder as espousailles. (Lancelot, IV, 52)

Le sacrement du mariage exige une fidélité absolue des deux époux mais elle a enfreint cette loi sacrée. Une fois son mari enterré, le neveu d’Arthur la force à venir avec lui et elle n’aura d’autre choix que de le suivre. Grâce à une ruse, elle parviendra à se réfugier dans un couvent. Il arrive d’ailleurs une mésaventure assez semblable à Lancelot : épuisé, il arrive près d’un pavillon où il n’y a personne. Il éteint les lumières et se couche. Lorsque le chevalier revient, il croit que c’est sa femme qui dort là, il s’allonge et prend Lancelot dans ses bras, commençant à l’embrasser. Lorsqu’il se rend compte qu’il s’agit d’un homme, il pense immédiatement qu’il s’agit de l’amant de sa femme : Cil s’aperçoit tantost et cuide que ce soit li lichierres sa fame (…) : mar vos couchastes avec ma fame en mon pavillon meismes. (Lancelot, IV, 183–184)

On ne saura jamais ce qu’est devenue la femme faussement accusée. L’épouse la plus innocente est sans conteste celle de Marin le Jaloux, dans le Perlesvaus. Un nain mettra tout en œuvre pour lui attirer les pires ennuis : il rencontre monseigneur Gauvin et lui propose de l’héberger, alors même qu’il sait que son maître est particulièrement jaloux. Il déteste Gauvain à cause de sa réputation de séducteur et a interdit à sa femme de l’accueillir. L’épouse de Marin, par courtoisie, accepte néanmoins que le chevalier reste au château, se doutant toutefois que cela lui attirera de terribles ennuis. En effet, son mari s’emporte et jure que dès que Gauvain sera parti, sa femme le paiera très cher : il finira par la tuer d’un coup de lance. Sa désobéissance est donc cruellement punie. La jalousie est un défaut qui est souvent critiqué, mais qui est présent dans l’ensemble du corpus et qui cause bien des ennuis aux épouses. La fille du

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sire de la Bretesche raconte à Guerrehet qu’elle a été mariée à un homme qui « ert estrez de vilains » (Lancelot, IV, 25). Au début tout se passe bien mais très vite, le mari devient jaloux de tous les chevaliers qu’ils hébergent, l’accusant d’être attirée par eux. Un jour ils accueillent Lancelot mais le mari, furieux de voir qu’elle ne cesse de le contempler, exige qu’elle lui dise ce qu’elle pense de lui. Contre la promesse de ne pas lui en tenir rigueur, elle accepte et lui explique qu’il y a autant de mal en lui que de bien en Lancelot, soulignant que l’un a la hardiesse, le courage, la courtoisie, tandis que l’autre en est dépourvu. Le mari se venge en la traitant comme une chambrière et non plus comme une épouse, lui retirant toutes ses richesses et la faisant manger avec les serviteurs. La violence marque dès lors tous leurs rapports : quand elle accepte d’héberger deux chevaliers, le mari craint que « sa fame ne les eust mandez por lui occirre » (Lancelot, IV, 42)21. Il fait alors armer ses gens en cachette pour parer à toute éventualité. Tout s’accélère lorsque la Dame reçoit d’une demoiselle deux couronnes de fleurs et qu’elle en pose une sur sa tête et une sur celle de Sagremor, ce qui fait entrer son époux dans une colère noire, au point qu’il la gifle : Pute, tenez vostre loier de la honte que vos faites en mon ostel meismes. Certes trop fustes hardie, qui vostre lecherie feistes devant moi. (Lancelot, IV, 45)

Durant la bataille qui s’ensuit, Guerrehet le décapitera et l’épouse sera heureusement débarrassée d’un mari aussi jaloux que paranoïaque. Elle appelle aussitôt ses parents : Et quant il voient que li afaires est ainsi alez ; si sont lié et joiant, car moult haoient le chevalier et amoient la dame comme lor parante et come cele qui estoit debonnaire et cortoise. (Lancelot, IV, 46)

Les funérailles du mari ont lieu et l’auteur ajoute, peut-être non sans une certaine ironie, « onques la dame ne pot soufrir que si oste veillassent, ainz les fist couchier » (Lancelot, IV, 46). Les meurtriers de son mari passent ainsi une nuit paisible. Ces exemples illustrent deux points : faire une mésalliance empêche tout mariage heureux et marier les gens sans leur consentement peut amener à des drames. C’est une chose dont Hippocrate aurait dû se souvenir. Il rencontre la fille du roi de Sur dont il tombe amoureux22. Il demande

  Il explique à l’un de ses frères qu’il pense qu’elle «  me velt faire occirre, quant je serai couchiez » (Lancelot, IV, 42). 22   Elle n’a que douze ans lorsque Hippocrate décide de l’épouser (Joseph, 360), mais ce jeune âge n’est que mentionné et ne paraît pas être un obstacle à leur union. La jeune fille fera 21

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au roi de la lui donner en mariage et comme ce dernier a une dette envers lui, il accepte. Bien évidemment, la jeune fille n’est pas consultée, mais l’auteur ne laisse planer aucune ambiguïté sur les sentiments qu’elle éprouve : Sa feme, qui estoit de grant parenté, et qui dolente estoit en son cuer de ce que Ypocras l’avoit eü a feme, le haoit si mortelment qu’ele se penoit chascun jour de lui engingnier, par coi ele l’eüst mort. (Joseph, 362)

Elle tente d’abord de l’empoisonner, mais Hippocrate possède une coupe qui absorbe le poison et au grand désarroi de son épouse, il ne se rend même pas compte de ce qu’il vient de boire23. Lorsqu’il lui explique les vertus de sa coupe, elle parvient à s’en emparer et à s’en débarrasser. Plus tard, alors qu’ils sont en voyage, il lui explique qu’il ne faut pas manger la viande d’une truie en chaleur, car c’est un poison. Seul le bouillon dans lequel on aura fait cuire la viande peut servir d’antidote. La dame s’empresse donc de faire tuer l’animal et, toujours très organisée, précise bien au cuisiner qu’il doit jeter le bouillon. Puis elle fait servir la viande à son époux qui meurt enfin des effets du poison. Là encore, la mésalliance (« qui estoit de grant parenté ») paraît être le motif de la haine que l’épouse voue à son mari. Apprenant que le corps qu’on amène est celui de Gauvain, une dame se jette sur la dépouille, affirmant : Et ge i pert assez plus que nule autre, car ge i pert l’ome el monde que ge plus amoie ; et sachent bien tuit cil qui ceanz sont que ge n’amai onques home fors li, ne jamés n’en amerai nul autre tant com je vive. (La Mort le roi, 223)

Furieux, le mari qui a assisté à toute la scène frappe sa femme avec son épée et lui tranche le bras. Cet acte causera sa mort, puisque les autres chevaliers le tuent. C’est Bohoort qui résume le mieux la situation : le fils du roi David, Samson, Salomon, Hector, Achille, Tristan… Tous ont connu

d’ailleurs preuve d’une certaine maturité puisqu’elle mettra tout en œuvre pour assassiner son mari. Ce jeune âge, qui ne laisse pas de surprendre le lecteur moderne, était courant pour la période concernant le Moyen Âge. Didier Lett relève qu’en particulier dans le Haut Moyen Âge : « les filles de l’aristocratie (…) se marient très jeunes ». Il donne l’exemple de Ségolène, qui deviendra abbesse du Troclar près d’Albi durant le milieu de VIIe siècle, qui a été mariée à douze ans. Didier Lett et Danièle Alexandre-Bidon, Les Enfants au Moyen Âge, V e–XV e siècle, op. cit., p. 83. 23   La jeune femme avait pourtant pris un luxe de précautions, allant jusqu’à tester le poison sur des chiens, pour vérifier son efficacité.

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la mort à cause d’une femme  (La Mort le roi, 70‒71)  ! Lors de l’épisode où Lancelot oblige un chevalier à tenir sa promesse de mariage ­(Perlesvaus, 472), le fait que l’un des deux conjoints n’était pas consentant aura là encore de graves conséquences : le chevalier maltraite sa femme, se vantant auprès de Lancelot de la rendre malheureuse. Mais le jeune homme répond laconiquement :  Sire, fait Lancelot, vos ferez vostre plaisir, kar ele est vostre ! Veritez est que je la vos fis esposer, kar vos li voliez faire honte et vilonie, et que ses lignages eüst reproce de lui. (Perlesvaus, 724)

Idée reprise par Perlesvaus : « puis qu’ele est vostre, vos en devez faire vostre plaisir  » (Perlesvaus, 1026). En filigrane se lit l’autorité absolue du mari sur la femme et à l’encontre de laquelle, personne, pas même le héros, ne peut aller. A première vue, plusieurs des femmes dont nous venons de parler sont des victimes, décapitées, mises à mort, insultées, qui subissent de plein fouet le pouvoir de leur mari. Mais stigmatiser le mari et victimiser l’épouse serait une lecture anachronique qui ne cadre pas du tout avec la mentalité des hommes du Moyen Âge. En effet, si, dans les romans, les époux sont très souvent punis de leurs mauvais comportements24, une lecture plus attentive permet de se poser une question fondamentale : la fiction nous présente-t-elle vraiment des épouses irréprochables  ? Certes, dans l’épisode d’Hippocrate, il n’y a aucun doute concernant la culpabilité de la demoiselle. Mais certaines des femmes sont victimes d’une méprise ou encore ne commettent pas l’adultère au sens strict du terme. Pourtant, la femme ne semble jamais « ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente25», comme si elle méritait toujours, d’une façon ou d’une autre, les soupçons du mari. Guenièvre ne peut s’empêcher de songer que si elle est condamnée à mort lors de l’épisode de la Fausse Guenièvre, « ce m’avendra par mon pechié, por ce que j’ai meserré envers le plus preudome del monde  » (Lancelot, I, 117). En effet, elle est adultère et peut-être cette situation douloureuse est-elle la punition de sa faute. Dans l’histoire de l’ancêtre de Lancelot, même s’ils n’ont pas de relations sexuelles, les deux personnages éprouvent de l’amour l’un pour l’autre, l’épouse étant donc coupable, non seulement

  Quoique dans l’histoire de Marin le Jaloux le mari n’est non seulement pas puni, mais en outre son acte est légitimé après coup par une explication symbolique. 25   C’est ce que Racine dira de Phèdre, dans sa pièce éponyme. 24

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d’avoir éprouvé des sentiments pour un autre que son mari, mais elle a en outre, par son comportement, prêté le flanc à la rumeur. Même constat pour celle qui se jette sur le corps de Gauvain. Certes, elle n’a pas eu de relations charnelles avec lui (à son grand regret semble-t-il), mais elle avoue devant son époux qu’elle était amoureuse du neveu d’Arthur et on peut alors comprendre qu’il se venge de la honte qu’elle lui inflige, d’autant que la scène est publique. La demoiselle que Gueherret rencontre, même si elle ne le fait pas exprès, commet, en acte, l’adultère avec le chevalier. La part de culpabilité de la fille du sire de la Bretesche est encore plus prononcée : elle critique ouvertement son mari, le compare à Lancelot au bénéfice de ce dernier, provoquant sciemment la jalousie de son époux en hébergeant les deux hommes et en donnant, au vu et au su de son époux, et tout en sachant qu’il est d’une jalousie féroce, une couronne de fleur à Sagremor, tandis qu’elle-même se coiffe de la deuxième. On peut légitimement se demander si elle ne provoque pas exprès la série d’événements qui va la conduire au veuvage… Lors de l’épisode de Marin le Jaloux, la dame, en raison des règles de la courtoisie, n’a pas vraiment le choix et doit héberger le chevalier du mieux qu’elle peut, mais en faisant cela, elle contrevient aux ordres de son mari qui s’emporte face à sa désobéissance : Jo li avoie desfendu qu’ele ne herberjast mie monseignor Gauvain. (Perlesvaus, 236)

Il lui avait clairement interdit d’héberger ce chevalier en particulier et elle transgresse cette interdiction en toute connaissance de cause. En outre, l’épouse, lorsqu’elle constate que le nain a disparu et qu’il est sans doute parti avertir son époux qu’elle a désobéi, commet alors une deuxième transgression : en demandant à Gauvain de rester et de la protéger contre son époux, elle introduit un tiers dans sa relation conjugale. Certes elle aurait payé fort cher le fait d’avoir hébergé le jeune homme contre l’avis de son mari, mais l’aurait-il tuée ? Il la dénude et la fait fouetter jusqu’au sang, au point que l’eau du ruisseau en est rougie. Bien que cette punition paraisse extrême, il faut rappeler que la conséquence de la domination masculine dans le couple est que le mari a un droit de correction sur sa femme. La dame se met à crier et Gauvain arrive alors, ce qui met en rage l’époux et quand « il vit que monseignor Gauvain ne s’en iert pas aleis et une angoisse de jalousie li aluma le coer » (Perlesvaus, 246) : Or sai jo bien tot a certes qu’il n’i ot se vilonie non, et cho iert chose porparlee ! (Perlesvaus, 244)

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C’est la vue de Gauvain qui le convainc définitivement qu’elle l’a trompé. Il propose une joute contre Gauvain pour décider de la culpabilité de sa femme, mais à la première occasion, durant le combat, il la tue. Bien que le mari soit présenté comme le « jaloux » et le perfide, il ne paiera jamais son crime et la mort de l’épouse sera justifiée sur le plan mystique26 : elle symbolisait la Vieille Loi, abattue par un coup de lance sans espoir de ressusciter. Bien plus tard Lancelot combattra le mari qui s’en sortira avec une blessure, une réprimande et la promesse de ne plus attaquer le vavasseur qui avait eu la mauvaise idée d’héberger Gauvain. Conformément à la logique courtoise dont il a déjà été question, le chevalier errant est considéré comme un rival par le mari. Les querelles concernant l’adultère ne se font jamais entre voisins, mais entre mari et chevalier, l’épouse devant alors choisir son camp. Une dame héberge Lancelot. Son mari rentre et sans savoir qui se trouve chez lui, raconte qu’il a vu un chevalier faire de grandes merveilles. Sa femme finit par lui demander ce qu’il ferait s’il apprenait que ce chevalier avait été hébergé chez lui sans qu’on le lui dise. Il répond : S’il le savoient et il nel me disoient, il n’am porroient eschaper sanz mort. (Lancelot, IV, 199)

La dame décide donc de lui avouer que Lancelot réside chez eux car elle ne veut pas provoquer la « haine » (Lancelot, IV, 199) de son époux. En ne lui cachant rien, elle se comporte en parfaite épouse, mais s’attire alors les foudres du chevalier errant : Dame, dame, fait Lanceloz, vos me dites ore tant de honte en vostre ostel comme vos voldrez ; mais se je quidasse que vos fussiez si vilainne, je ne fusse anuit entrez en vostre hostel por pooir que vos eussiez. (Lancelot, IV, 200)

La fidélité au mari semble ainsi exclure celle au chevalier et réciproquement. De la même manière, lorsque Lancelot est prisonnier du sénéchal de Méléagant, l’épouse accepte de laisser le héros se rendre au tournoi, mais en ce qui concerne son mari on apprend que « s’il seust que par sa feme i fust alez, il l’eust morte » (Lancelot, II, 101). Ainsi la misogynie ne réside pas tant dans le fait que les femmes doivent subir la violence de leurs époux, mais dans le fait que, même si la violence du mari est critiquée voire sévèrement punie, elle est toujours mise en relation   Les crimes contre les femmes sont d’ailleurs rarement punis dans le Perlesvaus.

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de façon implicite avec une faute commise par la femme. Dans l’absolu, l’épouse mérite ce qui lui arrive car elle ne respecte pas l’obéissance ou la fidélité (morale ou physique) qu’elle doit à son époux. Il faut rappeler que ce sont les clercs qui rédigent ou recopient la plupart des textes. Pour Jacques Dalarun, ils vivent dans un univers mâle, éloignés pour la plupart des femmes : Que connaît-il de l’autre sexe, sinon le souvenir lancinant d’une mère mariée à douze ans, qu’il recompose pour la protéger de toute souillure ; le reste est voué en bloc à l’anathème27.

Et voilà la définition que Geoffroy de Vendôme donne de la femme : Ce sexe a empoisonné notre premier parent, qui était aussi son mari et son père, il a étranglé Jean-Baptiste, livré le très courageux Samson à la mort. D’une certaine manière aussi, il a tué le Sauveur, car si sa faute ne l’avait pas exigé, Notre Sauveur n’aurait pas eu besoin de mourir. Malheur à ce sexe en qui n’est ni crainte, ni bonté, ni amitié et qui est plus à redouter lorsqu’il est aimé que lorsqu’il est haï28.

Les femmes, dans le Lancelot, ne sont guère épargnées, mais pourquoi mettre en scène une telle tension au sein du couple marital  ? Chez Chrétien, notamment, il n’y a pas autant d’épouses malmenées. L’imposition progressive du mariage grégorien et l’impossibilité de répudier ou de se séparer d’une épouse ont-elles influencé la vision de la femme ? Le durcissement progressif de l’Eglise bloque en grande partie les stratégies matrimoniales et peut expliquer que dans le cadre fantasmé du roman, la femme soit mise à mort ou en tout cas mise en danger dès que les relations conjugales se tendent, chose que ne pouvaient pas faire les nobles dans la vie réelle. Le roman apparaîtrait alors comme un exutoire à une violence refoulée et à une impossibilité de se débarrasser d’une épouse devenue parfois très, très encombrante.   Jacques Dalarun, dans Histoire des femmes en occident, op. cit., p. 33 et suivantes. Même les femmes décrites de façon positive au cours du roman n’échappent pas, à un moment ou à un autre, à un éclairage plus sombre : c’est le portrait d’une dame vénale que nous dresse l’auteur lors de la mort de Galehot : en effet, lorsque la Dame de Malehaut l’apprend, elle est désespérée, non pas parce qu’elle l’aimait, mais « kar ele avoit perdu en la mort Galehout a estre dame de .XXX. roialmes et le devoit esposer dedens cel an » (Lancelot, II, 2). Et le romancier raconte peu après qu’elle est atteinte de « mal de la mort » (Lancelot, II, 99). La Version Courte est encore plus claire, liant directement la mort de la Dame à la perte de son riche parti : « La dame de Malohaut estoit morte et ce fu por le duel Galahot qui mors estoit, car en la mort Galahot perdi ele a estre dame de .XXX. roiaumes, car il l’eust a feme prise, se il vesquist cet an seulement » (Lancelot, III, 333). 28   Cité par Jacques Dalarun, dans Histoire des femmes en occident, op. cit., p. 37. 27

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Au milieu de toute cette violence, qu’en est-il des bonnes épouses  ? Evidemment, elles sont beaucoup moins nombreuses et les romanciers ne développent guère ce thème car le bonheur conjugal peut difficilement impulser un élan narratif. Généralement, lorsque les héros sont hébergés par des couples, la dame du lieu les traite fort courtoisement mais reste en retrait d’un point de vue narratif  29. Les rares épouses vertueuses qui parviennent à se frayer un chemin au milieu de l’anonymat nous tracent, en filigrane, le portrait de ce que doit être une femme parfaite. Paradoxalement, c’est le Perlesvaus, si dur avec les femmes qui nous en donne l’image la plus précise. La jeune fille que Lancelot a mariée de force au chevalier discourtois passe d’abord par une vie conjugale fort difficile, car en dépit de sa promesse de l’épouser, il était amoureux de quelqu’un d’autre30. Ne pouvant se débarrasser de son épouse puisque le mariage a été rendu public, son mari lui fait payer très cher cette union : il refuse qu’elle mange à sa table et la relègue à celle des serviteurs, l’injuriant et menaçant de lui couper la tête. Alors que Perlesvaus éprouve de la pitié pour elle, le discours de la dame est édifiant : Je li faz tote sa volenté et si ne puis avoir biau conmandement de lui ; ne ja por mal que il me face ne por vilonie que il me die, n’iere encontre lui de rien que il voille, kar je le voil avoir, si l’oi ! Benoiz soit Lancelot par qui ce fu ! Autretant con je l’amai el conmencement en sa santé, l’aim je or en sa maladie, et plus encore, por ce que je voil deservir que Dieus m’en sache meillor gré. (Perlesvaus, 1028)

Elle exécute les commandements de son époux sans un murmure, ne remettant jamais en cause aucun de ses ordres. Elle subit toutes les humiliations avec soumission et amour, sans jamais se départir de sa patience. Même lorsqu’il est atteint de la lèpre, ce qui aurait pu être un motif pour elle de séparation, elle ne l’abandonne pas. Son mari lui promet alors que s’il obtient la coupe d’or, il lui pardonnera tout. Perlesvaus réussira à la gagner lors d’un tournoi et la fera envoyer au chevalier malade, mettant ainsi fin aux tourments conjugaux de la dame (Perlesvaus, 1046). C’est donc par la 29  Parfois, elle a un rôle pacificateur. A différentes reprises, Arthur demande à la reine d’intervenir pour faire céder Lancelot ou même son neveu Gauvain. A ce sujet, voir Martin Aurell, « Rompre la concorde familiale », dans La Parenté déchirée : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 38. Mais ce thème de femme pacificatrice est peu exploité par les auteurs du corpus. 30   Ce qui, d’une certaine manière, est une juste punition, car elle s’est mariée sans l’accord de son père.

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soumission, quelque soit la situation, que la femme peut obtenir l’honneur dans le mariage. C’est d’ailleurs ce que prescrit l’Eglise, qui se fonde sur la Genèse dans laquelle Dieu dit à Eve : « Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi31  ». Dans le roman de chevalerie s’opposent donc deux images de la femme : la demoiselle célibataire n’est jamais aussi intéressante que lorsqu’elle est incontrôlable, menant les chevaliers d’aventures en aventures ou les poussant dans leurs retranchements. L’épouse, elle, doit au contraire se soumettre aux dictats de son époux et celles qui s’écartent de ce shéma sont impitoyablement punies. Dans le Joseph d’Arimathie, dont la logique ne suit pas exactement celle du roman courtois, la représentation de l’épouse diffère des autres textes du corpus : c’est une figure beaucoup plus positive alors que dans le même temps, la femme est vivement critiquée. La bonne épouse est incarnée par Eliap, femme de Joseph. Lorsque son époux disparaît, pendant plus de vingt ans, elle est considérée comme veuve puisqu’elle est « requise de marier par maintes fois » (  Joseph, 26), mais elle déclare qu’elle refusera de se remarier tant qu’elle ne saura pas avec certitude ce qu’il est advenu de son époux. Lorsqu’ils sont réunis et qu’ils pourraient enfin vivre maritalement, l’auteur développe la notion de chasteté dans le couple, qui représente l’idéal du mariage chrétien : l’union charnelle n’a pas pour but le plaisir, mais uniquement la procréation : Il ne gisoient pas ensamble come gent luxuriouse, mais come gent plaine de religion. (  Joseph, 58)

Ils n’ont de relations sexuelles que sur ordre de Dieu, dans le but unique de concevoir des enfants, sans qu’aucun plaisir ou désir de luxure ne se manifestent32. Cette chasteté est essentielle dans l’économie du roman. Le roi Evalac est baptisé par Joseph, mais bien que son neveu adopte immédiatement son nom chrétien (Nascien), Evalac, qui devrait s’appeler Mordrain après son baptême, ne change pas de nom immédiatement. Dans la bouche du diable, il est encore appelé Evalac et l’auteur se contente de l’appeler « li rois ». Que lui manque-t-il pour devenir réellement chrétien et porter enfin

  Genèse, III, 6.  C’est d’ailleurs une constante du roman. Les couples ne doivent avoir de relations charnelles que sur ordre de Dieu et doivent vivre le reste du temps comme frères et sœurs. Lorsqu’ils sont devant la mer, certains des compagnons de Josephé ne peuvent traverser. Une voix les informe alors de la raison pour laquelle ils sont punis  : «  chascuns de vous li voa de duer et de bouche qu’il tenra sa char chastement et netement jusques a tant qu’il eüssent congié de connoistre lor femes » (Joseph, 415). 31 32

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son nom de baptême ? Demandant à Joseph de lui expliquer un songe qu’il a fait, ce dernier lui explique qu’il doit brûler la statue qu’il possède ou « li Sains Esperis m’a commandé que je die a tout le monde a quele maniere vous le tenes » (  Joseph, 164). Quel est donc le péché commis par le roi, péché si particulier que lorsqu’il l’avoue, tout le monde en est stupéfait « car il ne quidoient ne il n’avoient onques mais de tel chose oï parler » (  Joseph, 165) ? Le roi possède une statue de femme, en bois : La plus bele qui onques fust veüe en guise de feme. Et gisoit le rois a li charnelment et le vestoit le plus richement q’il pooit. (  Joseph, 164)

Ce n’est qu’une fois qu’il l’a faite brûler que le romancier lui donne enfin son nom chrétien, Mordrain, comme si, symboliquement, l’entrée dans la chrétienté ne pouvait se faire que par la destruction de l’image de la femme tentatrice. Plus tard, lorsque la Dame qui incarne le diable l’interpellera, elle utilisera également le nom d’Evalac « por ce que ce estoit nons de dyable » (  Joseph, 201). Sa femme est pourtant une excellente épouse : elle n’hésite pas à convoquer Joseph pour avoir des informations sur ce qui va arriver à son époux, puis lui envoie une lettre le prévenant du danger encouru. Elle supplie également son propre frère, qui déteste pourtant son mari, d’aller lui prêter main forte, ce qui sauvera le roi (  Joseph, 100). On apprend alors qu’elle est en fait chrétienne, car sa mère, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, l’a faite baptiser. Sa bonne moralité lui vient de sa propre mère qui l’a instruite33 : En ceste maniere me chastoiia ma mere et douctrina de toutes iceles choses que ele savoit poourfitables m’estoient au cors et a l’ame, et a eschiver toutes iceles qui nuisans me pooient estre. (  Joseph, 138)

Une chose toutefois lui sera reprochée dans le roman, par l’intermédiaire de Josephé : Si vous ne contenés pas come crestiene : vous eüssiés piecha vostre signour osté de cele oscurté ou il est tant longement. (  Joseph, 142)

En effet, elle n’a pas rempli le rôle de conversion et d’admonestation que l’on pourrait attendre d’une épouse chrétienne34. Dom Jean Leclercq   Sur l’importance du rôle de la mère dans l’éducation, voir le chapitre neuf. L’épisode ressemble aux scènes de miracles où la mère vient présenter un enfant malade, sauf qu’ici, c’est la mère qui est souffrante et qui vient implorer un ermite de la guérir. Dieu l’ayant exaucée, elle se convertit, ainsi que sa fille. 34   Sur le rôle des femmes dans la conversion des maris, voir aussi Silvana Vecchio, dans Histoire des femmes en occident, tome II, op. cit., chapitre IV, p. 154–157. 33

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explique que, depuis la fin du Ve siècle, «  pour gagner à la foi un peuple entier, il importe de convertir le roi. Cette tâche revient à des épouses chrétiennes35 ». C’est cependant la seule chose que l’on peut reprocher à Eliap car elle est une épouse attentionnée et lorsque Mordrain disparaît, elle se désespère, tentant de savoir ce qu’il est advenu de lui. Une fois réunis, ils offrent l’image d’un couple qui s’aime et quand Mordrain apprendra la fausse nouvelle de la mort de son épouse, il en sera très affecté. La femme de Nascien, Flégentine, remplit elle aussi l’idéal de chasteté et de piété qui incarne la bonne épouse dans le Joseph. Ele estoit large en Diu et debonaire au siecle, et envers son signour loiaus et chaste. (Joseph, 223)

Dans une vision qu’elle a de son époux, il l’appelle d’ailleurs « bele douce suer » (Joseph, 225). En effet, en dehors de la procréation, les époux vivent comme frères et sœurs. Le personnage de la veuve Enfin, il faut aborder, dans ce chapitre consacré aux épouses, la figure de la veuve. En dépit du succès certain de la «  Veuve Dame  », mère de Perceval/Perlesvaus, le personnage de la veuve, bien que très présent, est assez peu développé d’un point de vue narratif dans le corpus. Il arrive que des chevaliers soient hébergés par l’une d’elles, mais cela ne provoque pas d’aventures particulières et aucune information n’est donnée sur ces personnages mis à part le fait qu’elles sont veuves36. Néanmoins, elles ne font presque jamais l’objet de remarques négatives. En effet, la veuve est celle qui vit dans la chasteté et qui se positionne donc en deuxième place dans la hiérarchie des états féminins, juste après la vierge et avant la femme mariée. Didier Lett relève que durant toute l’époque médiévale, « les clercs n’ont eu de cesse (…) de valoriser l’épouse qui choisit de ne pas se remarier, ce qui explique la part non négligeable de veuves parmi les bienheureuses des XIIIe et XIVe siècles37 ». Les reines sont en parfaite adéquation avec cette vision des choses : Hélène, Evaine ou encore Guenièvre se réfugient dans un couvent après la mort de leurs époux, quittant ainsi de façon définitive le   Dom Jean Leclercq, « Rôle et pouvoir des épouses au Moyen Âge », dans La Femme au Moyen Âge, édition Jean Touzot, Paris, 1990, sous la direction de Georges Duby, p. 88. 36  Exemples : Lancelot, VII, 437, Lancelot, II, 256, Lancelot, IV, 330, Queste, 88… 37   Didier Lett, Famille et parenté dans l’occident médiéval…, op. cit., p. 172. 35

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« marché » matrimonial et vivant chastement, en priant pour leurs enfants ou leurs époux. On observe toutefois dans l’univers arthurien qu’elles ne décident pas de s’enfermer dans un couvent par désir de piété, mais bien par crainte d’être malmenées voire pire, et c’est cela qui les conduit à prendre le voile. La Recluse, dans la Queste illustre parfaitement cette situation  : lorsque Perceval lui demande de quelle manière elle est passée du statut de reine à celui de recluse, elle lui explique que : Ce fu par poor de mort que je m’en afoï ça. Car vos savez bien que, quant vos alastes a cort, que mes sires li rois avoit guerre contre le roi Libran ; dont il avint, si tost come mes sires fu morz, que je, qui ere fame et poorose, oi poor qu’il ne m’oceist s’il me poïst prendre. (Queste, 80)

Elle prend toutes ses richesses et décide de faire construire une petite maison pour vivre à l’écart du monde, en sécurité. De fait, seule Ygerne se remariera, à peine quelques jours après que son mari ait été tué. Son remariage est habilement négocié par Ulfin et Uther et permet de donner à Arthur une forme de légitimité. Mais le temps du roman semble situer la scène dans un temps ancien et barbare, où celui qui a tué le seigneur du lieu le remplace dans le lit conjugal. La défense de la veuve est un enjeu fondamental de la chevalerie. La Dame du Lac explique à Lancelot que le devoir d’un chevalier est de défendre « les veves femes et les orphenins » (Lancelot, VII, 253) et lorsque Baudemagu prête serment à la Table Ronde il jure « que jamés a dame veve ne a damoiselle ne a povre gentil home desherité ne faudroit d’aide » (Lancelot, V, 7). C’est-à-dire qu’ils promettent de défendre ceux qui sont privés du soutien de leur famille. Lorsque Arthur manque à ses obligations, il est vivement réprimandé par un moine, qui lui reproche de n’avoir rien fait pour venger la mort du roi Ban : Sa feme remese veve desiretee et (…) qui par paour d’estre hounie et par angoisse s’est rendue none velee en un moustier. (Lancelot, VII, 100)

Puis lorsque Arthur est sur le point de perdre toute sa terre lors de la guerre contre Galehot, un « preudom » arrive au camp du roi et lui explique que c’est une punition divine car il a manqué à tous ses devoirs envers les pauvres et les déshérités, et que les « drois des veves et des orphenins est peris en ta signorie » (Lancelot, VIII, 13). La veuve se définit donc par son absence de mari, c’est-à-dire de son protecteur, ce qui la met dans une situation dangereuse et (hormis les veuves hébergeant les chevaliers) la plupart des occurrences nous présente ces

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femmes comme étant les victimes potentielles d’un déshéritement38. Iglaïs est la figure la plus emblématique de la veuve. Par un effet d’antonomase, elle est d’ailleurs presque toujours appelée la Veuve Dame, son identité même étant donc définie par la perte. Elle n’a d’existence que dans l’absence de son époux, absence qu’elle tente désespérément de combler, dès le début du roman, en faisant rechercher son fils. Ce dernier doit en effet revenir et prendre symboliquement la place du seigneur, devenant le protecteur du lignage. Lorsque Gauvain arrive pour la première fois chez elle, un écuyer lui explique que depuis que son époux est mort, elle « est demoree sans aiüe et sans confort » (Perlesvaus, 218). Dès qu’elle voit un chevalier errant, elle espère qu’il s’agit de son fils car ainsi : N’esteroie pas desiretee de m’onor ne ne perdroie mon chastel que l’om me vielt tolir a tort, por cho que jo n’ai seignor n’avoé. (Perlesvaus, 220)

La Veuve est en réel danger car elle vit dans un univers déserté par les hommes : il ne lui reste plus que cinq chevaliers, qui sont trop âgés, et des écuyers, qui sont trop jeunes. Quant à ses frères (qui vivent trop loin), l’un est impuissant, l’autre est devenu ermite, et le dernier, traître et félon, fait la guerre pour obtenir le Graal et la Lance qui saigne39. Gauvain réussit à obtenir un délai d’un an, mais en fait, il ne restitue pas le château à la Veuve. Il devient pour un an le gardien de la terre, mais au lieu de la transmettre à la dame légitime, il la donne aux cinq chevaliers qui sont avec elle. Cela montre bien que dans le Perlesvaus, une femme ne peut pas tenir un château sans une présence masculine. Lorsque le héros tue le Seigneur des Marais, ce n’est pas à sa mère que les chevaliers viennent rendre hommage, mais à Perlesvaus, et c’est également à lui qu’ils remettent les clefs des autres châteaux. Néanmoins, ce n’est que lorsque son fils est présent qu’elle a l’impression « qu’ele est dame de sa tere autresi bien conme ele fu onques mais » (Perlesvaus, 616). Dès le départ de son fils, elle est à nouveau en butte à la violence. Il ne fait pas bon être veuve au pays de la chevalerie.

  La femme du roi Ban n’est pas seulement veuve, elle est surtout « desiretee ».   Dans un tel contexte, où les hommes sont asexués parce qu’ils sont trop jeunes, trop vieux, parents ou religieux, il est difficile de ne pas se poser la question, très souvent évoquée par les critiques, de la symbolique sexuelle de la lance, enjeux des affrontements pour l’obtenir. Il n’est pas anodin que ce soit Gauvain, le séducteur impénitent, qui soit le premier à aider la Veuve Dame et à obtenir un délai. 38 39

Chapitre neuf 

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C

ontrairement aux hypothèses de Philippe Ariès qui a longtemps considéré qu’il n’y avait pas de «  sentiment de l’enfance  » au Moyen Âge1, de nombreux travaux ont montré depuis que l’amour parental et le désir d’éducation sont au centre de la dynamique familiale médiévale2. Dans une société où le père est souvent absent (travail, guerre, mort prématurée…), la femme a une importance toute particulière dans l’éducation des enfants. Didier Lett cite l’exemple du Manuel de Dhuoda, écrit par une mère à son fils et répertoriant les composants essentiels de l’éducation maternelle3. Trois thèmes sont développés  : le respect dû au père, le rappel des origines du lignage et du prestige de ses ancêtres, et pour finir, l’éducation religieuse, qui insiste sur la crainte de Dieu et sur le respect des préceptes de la foi. En se basant sur un certain nombre de documents (narratifs, hagiographiques, historiques etc.…), Didier  Lett montre que le sentiment d’amour maternel est extrêmement développé au Moyen Âge4. Dans le corpus étudié, dans la mesure où il n’y a que peu d’enfants en bas d’âge, le lien émotionnel entre la mère et les enfants est généralement évoqué à l’aide d’une comparaison qui montre, en filigrane, la prééminence de ce lien sur tout autre type de relation. Lorsque le peuple apprend que la reine est condamnée à mort, leur douleur est si intense qu’elle ne peut se comparer qu’avec la perte d’une mère : « font si grant duel com se la reïne fust

  Philippe Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Plon, Paris, 1973.   A ce sujet voir l’ouvrage de synthèse de Danièle Alexandre-Bidon et de Didier Lett, Les Enfants au Moyen Âge, V e–XV e siècle, op. cit. 3   Danièle Alexandre-Bidon et de Didier Lett, Les Enfants au Moyen Âge, V e–XV e siècle, op.cit., p. 78‒79. Alors que la formation aux armes revient aux hommes, les femmes, elles, sont chargées du reste de l’éducation : « la mère joue un rôle fondamental auprès de ses enfants quel que soit leur âge. C’est elle qui assure les principales fonctions éducatives ; lorsque l’enfant est tout petit, certes, mais aussi lorsqu’il est plus grand » (p. 110). 4   Danièle Alexandre-Bidon et de Didier Lett, Les Enfants au Moyen Âge, V e–XV e siècle, op.cit., p. 99. 1 2

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leur mere » (La Mort le roi, 122). De la même manière, la relation entre le chrétien et l’Eglise est comparée à celle d’une mère et de son enfant, ce qui nous instruit sur ce lien. C’est également par la métaphore du lien maternel qu’est représentée la Nouvelle Loi dans la Queste : lorsque l’allégorie des deux sœurs est expliquée à Perceval, l’ermite ajoute, au sujet de celle qui chevauche le lion : « bien te montra que ele ert ta mere » (Queste, 102). La réciprocité du sentiment d’amour est affirmée à différentes reprises, sauf qu’elle se teinte toujours, lorsque l’on parle du sentiment du fils envers la mère, de la notion de protection. Un abbé explique à Bohoort que les chrétiens qui pèchent sont, envers la Sainte Eglise : « fillastre ; et la deussent garder come mere, mes non font » (Queste, 185). Affirmation que l’on retrouve dans le ­Lancelot, sauf qu’il n’est plus cette fois question de tous les chrétiens, mais bien des chevaliers : Se Sainte Eglise est assaillie ne en aventure de rechevoir colp ne colee, li chevaliers se doit avant metre por la colee soustenir comme ses fiex, car ele doit estre garantie par son fil et desfendue, car se la meire est batue ne ladengie devant son fil, s’il ne la venge, bien li doit estre ses pains veés et ses huis clos. (Lancelot, VII, 250–251)

La relation entre la mère et l’enfant n’est donc jamais évoquée en tant que telle, probablement parce que pour les romanciers, l’amour qu’elle suppose est une évidence qu’il n’est pas besoin de développer. En outre, l’un des traits caractéristiques du héros arthurien est le fait qu’il n’est presque jamais élevé par ses parents légitimes. Les mères « fautives » ? : Hélène, Evaine, Ygerne, et les autres Le début du Lancelot situe le héros au sein d’un cercle familial relativement précis. Parents, oncle, tante, rien n’y manque. Cependant les passages où Lancelot est en présence de sa mère sont assez peu nombreux et relativement problématiques : lorsque les parents du héros quittent Trèbes, c’est un écuyer qui est en charge de l’enfant, portant le berceau devant lui sur sa monture (Lancelot, VII, 10). Ce n’est donc pas la mère qui le transporte avec elle. On peut comprendre que la difficulté de chevaucher en tenant un enfant dans un berceau devant soi soit à l’origine de cet arrangement. Néanmoins, lorsque la reine voit revenir le cheval de son mari, elle demande à l’écuyer de se saisir de la monture et « si dist au vallet qui avoec aus estoit qu’il le prenge. Chis met l’enfant a terre et court prendre le cheval » (­ Lancelot, VII,

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25–26). La reine ne prend donc pas l’enfant pour l’en décharger, laissant l’écuyer le poser au sol au pied des chevaux. La leçon donnée dans l’édition Pléiade précise même que c’est à la demande de la reine qu’il pose l’enfant par terre : Si dist a l’esquier qui illuec estoit venus avos aus que il prenge le ceval et si mete jus l’enfant et voist prendre le cheval : et il si fist5.

Pourquoi ne lui a-t-elle pas demandé de lui passer l’enfant pour l’en décharger, quitte à ensuite le déposer en sécurité ? Il semble que le romancier prenne soin d’éviter le moindre contact physique entre la mère et l’enfant. En entendant le cri poussé par l’écuyer, elle se précipite vers le tertre où était monté son époux et « si en est tant esbahie qu’ele laise son fil a terre devant les piés des chevax » (Lancelot, VII, 26), laissant son nourrisson dans une situation extrêmement dangereuse. Elle se lamente longuement sur le coprs de son époux mais, tandis que son mari s’était inquiété de l’avenir de sa femme et de son fils, suppliant Dieu de les prendre en pitié, la reine ne pense qu’à elle-même, se plaignant de « ses grans dolours dont ele a trop » (Lancelot, VII, 26). Seule concession faite à quelqu’un d’autre qu’elle-même, elle regrette les qualités de son seigneur. Son égocentrisme est tel que : Si ne desire nule rien se la mort non et moult le blasme que tant demeure (…). (Lancelot, VII, 26–27)

…Oubliant totalement qu’il lui reste un fils dont elle est l’unique parente et l’unique soutien. La douleur de la reine est exclusivement centrée sur elle-même et le personnage ne semble avoir que peu d’interactions avec son époux ou son enfant. Certes, elle s’évanouit sur le corps de Ban, mais à aucun moment elle ne le serre contre elle ou ne le touche de quelque manière que ce soit. Le roi Ban ne s’y était pas trompé. Sur le point de mourir, il se désolait pour sa femme des malheurs qui l’attendaient car, pensait-il, « sa feme ert moult jone dame et a moult grant aise nourie » (Lancelot, VII, 23). Lorsque Hélène se souvient enfin de son fils, ce n’est pas parce qu’elle s’inquiète de lui, mais parce que dans son désespoir, il est le seul réconfort qu’elle possède « ne jamais ne veut estre confortée par autre riens » ­(Lancelot, VII, 27).

  Le Livre du Graal, tome II, op. cit., p. 29.

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Et ce n’est qu’à ce moment qu’elle prend conscience que son fils, cette source de réconfort possible, a pu être tué par les chevaux. Comme prise de folie, échevelée, elle se précipite au bord du Lac et voit une demoiselle près de lui. Elle devrait être soulagée que quelqu’un ait pris soin de l’enfant en veillant sur lui, mais elle déclare : Bele douce amie, pour Dieu, laisiés l’enfant, car des ore en avant avra assés mesaise et duel, car en si grande orfenineté est hui keüs comme chil qui a perdus toute joie. (Lancelot, VII, 27)

Elle refuse les soins que la demoiselle est en train de lui prodiguer, considérant que désormais l’enfant n’éprouvera que « duel ». Pourquoi interdire à Ninienne de le toucher ? Peut-être parce que les gestes de la Dame du Lac sont ceux qu’elle-même aurait dû avoir. En effet la jeune femme : Le tenoit tout nu en son giron et l’estraint et serre moult durement entre ses mameles et li baise les iex et la bouce menuement. (Lancelot, VII, 27)

Quelle image est plus maternelle que celle d’une femme désemmaillotant un bébé pour le couvrir de caresses ? Cela rappelle les soins prodigués par une mère, tout comme la mention du sein qui renvoie à la dimension nourricière de la femme. En miroir, l’absence totale de gestes de tendresse et de surveillance dessine une image problématique de la figure maternelle : certes, il ne s’agit pas de dresser le portrait d’une mère indigne puisque lorsqu’elle croit son enfant mort, elle est désespérée. Mais en négligeant de développer le thème de la relation mère-fils, l’auteur suggère de façon subtile qu’Hélène n’est pas la mère qu’il faut à Lancelot6. En le déshabillant, Viviane le coupe de son identité par un geste symbolique : elle ôte Lancelot de son berceau (« hors ») et le dépouille des dernières traces de son identité, les linges qui l’entourent. Deux termes nous intéressent ici : celui de « desliié » qui en

  Javier Benito, dans son article, arrive à la même conclusion, sans évoquer les raisons pour lesquelles Hélène est indigne d’élever son fils : « Mère biologique du héros de ce cycle, elle ne doit pas être digne de l’élever, il mérite sans doute mieux, et ce sera le rôle de la Dame du Lac ». Javier Benito, « Vers une abstraction de la figure de la Mère au XIIIe siècle : Nimiene, Mère éducatrice », dans La Mère au Moyen Âge, Bien dire et bien apprendre no 16, Revue de Médiéviste, textes réunis par Aimé Petit, Actes du colloques du Centre d’Etudes Médiévales et Dialectales de Lille, Université Charles De Gaulle, Lille, 1998, p. 32. Un ermite qui croisera la reine lui expliquera la même chose, sans donner la moindre justification : « Et sachiés que s’il fust avoeques vous, que vous fusiés encore dame de la terre de Benoÿch, il ne fust pas plus aise com il est, la ou on le nouris » (Lancelot, VII, 91). La précision est importante : même s’il n’avait pas été déshérité, Lancelot aurait été plus heureux dans une autre famille.

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ancien français veut certes dire « découvrir, dévoiler » mais aussi « délier de sa foi (…) action de délier, de dégager7 » et le terme de « nu ». C’est dégagé de tout ce qui le rattachait à sa famille que Lancelot pénètre dans le Lac. Symboliquement, en le faisant entrer nu dans l’eau, serré contre son sein, la Dame du Lac procède à une nouvelle naissance du héros. Concernant Hélène, ce n’est qu’une fois dépouillée de tout ce qu’elle possédait qu’elle va radicalement changer  : elle fait le don d’elle-même et de toutes ses richesses à Dieu, en décidant de devenir nonne. C’est donc aussi une nouvelle naissance pour le personnage puisqu’en perdant tout ce qui faisait son identité (richesses, honneur…), elle devient autre. Le flottement est perceptible dans le texte grâce au polyptote formé sur le verbe être : Je sui la plus desconsellie feme del monde (…). Moi ne puet gaires caloir orendroit qui je soie (…). Voirement sui je la roine as grans dolors (…). Qui que je soie, faites moi nounain. (Lancelot, VII, 28–29)

La dernière occurrence montre que le personnage se pose une question fondamentale sur sa nouvelle identité et d’ailleurs le romancier ne lui fera que peu de place dans la suite du récit. Sa sœur suit un parcours assez similaire  : peu après le décès de son époux elle décide de quitter le château assiégé par Claudas, non par crainte de ce qui pourrait arriver à ses propres enfants, qui en sont pourtant les héritiers légitimes, mais « pour paour que il ne li feist honte, s’il la peust par forche prendre » (Lancelot, VII, 32). Elle s’enfuit alors accompagnée de ses deux enfants. Alors qu’elle traverse une forêt, un chevalier l’intercepte et décide de prendre les deux enfants qui étaient dans un berceau fixé sur un sommier. Elle ne cesse alors de s’évanouir de douleur, mais le chevalier lui propose la chose suivante  : si elle le laisse emporter ses enfants, elle aura la vie sauve et son honneur restera intact. Le romancier ne nous cache rien des pensées et l’argumentaire de la reine : Quant la roine che voit, si ne seit que faire, que se ele laise ses .II. enfans, ele ne les quide jamais ra­voir, et d’autre part s’ele chiet es mains de son anemi mortel, ele crient assés avoir honte et dolor  ; si s’apense que miex li vaut prendre de .II. maus le mains mauvais que avoir l’un et l’autre, car pour la soie honte, se l’en li fait, ne remendra il mie de ses .II. enfans que il ne soient livré a mort. Lors dist qu’ele metera ses .II. enfans en le garde Nostre

  Dictionnaire de l’ancien français, op. cit., p. 167. Nous avons déjà montré de quelle manière Lancelot fera tout pour s’écarter de ses devoirs lignagers. Le terme de « deslié » est ici augural.

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Signour et en la main del chevalier et dist qu’ele les i aime miex a metre que il fussent desmenbré devant ses iex meismes. (Lancelot, VII, 35)

Elle sait qu’elle ne les reverra jamais si elle accepte le marché, mais elle a peur d’être déshonorée. Et c’est cela qui l’emporte, le reste ne servant que de justification à un choix qui peut paraître égoïste, car à aucun moment il n’est dit que ses enfants seront livrés à la mort. Au contraire, le chevalier a bien pris soin de préciser qu’il comptait les élever et en prendre soin, justifiant même cela par le fait que s’ils reprenaient leurs terres, ils seraient assez reconnaissants pour l’aider à retrouver les siennes. A aucun moment non plus il n’est question de les « démembrer » devant ses yeux. La crainte de leur mort n’est que l’argument trouvé par la reine pour justifier son choix, qui est surtout motivé par le fait que c’est pour elle-même qu’elle a peur. Elle aurait pu décider de rester avec ses fils et de partager leur sort. Effectivement, le chevalier lui a précisé que si elle tombait aux mains de Claudas, elle devrait subir le déshonneur, mais il n’a jamais été question qu’il la livre à ses ennemis. L’homme fera d’ailleurs exactement ce qu’il a dit : il emmènera les enfants chez lui et prendra soin d’eux. La dernière supplication de la reine n’est pas celle que l’on attend de la part d’une mère : à savoir lui demander de prendre soin de ses fils. Non. C’est à elle-même qu’elle pense, le suppliant de se dépêcher de la conduire hors de cette forêt, pour qu’elle ne soit pas capturée par ses ennemis8. Ce n’est qu’une fois en sécurité qu’elle pensera enfin à ses deux enfants, suppliant le chevalier de les protéger quoi qu’il arrive. Il la rassure en répétant qu’il en prendra soin, les élèvera et ne les remettra pas à Claudas. Elle a une dernière occasion de changer d’avis et de demander à les accompagner, mais elle reste muette. Elle non plus n’est pas celle qui faut à ses fils. Elle ira rejoindre Hélène, les deux femmes étant meilleures sœurs que mères9. Ainsi, même si elle y est en partie contrainte, Evaine sacrifie ses enfants plutôt que de prendre le risque de se faire déshonorer en tentant de les

  «  De ceste forest me jetés hors, que par autrui ne soie prinse ne destorbee  » (Lancelot, VII, 35).  9   Lorsqu’elles se retrouvent, elles commencent par se plaindre mutuellement : « l’une vit l’autre desiretee et essillie, qui tant soloient estre hono­rees et de grant pooir » c’est-à-dire qu’elles regrettent leurs pertes matérielles, puis l’auteur ajoute « d’autre part avoient moult grant joie de che qu’eles se veoient ensamble  » (Lancelot, VII, 36). Ce n’est qu’à la fin de leurs lamentations qu’elles évoquent la perte de leurs enfants. Le lien sororal semble être primordial et le romancier insiste à de nombreuses reprises sur le réconfort qu’elles y puisent. 8

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p­ rotéger. Tout comme Hélène s’était précipitée en laissant son fils, Evaine abandonne les siens aux soins d’un autre. Saraïde (l’envoyée de la Dame du Lac) aura, elle, le geste d’une mère, puisqu’elle se jettera devant Claudas et sera touchée par le coup d’épée destiné aux enfants. Ce faisant, elle sera défigurée, se sacrifiant alors que la mère de Lionel et Bohoort avait été incapable de le faire. Plus tard dans le récit, on retrouve les deux sœurs dans l’enceinte d’un couvent, menant une vie de saintes femmes : c’est un moyen commode pour l’auteur de se débarrasser de ces mères devenues inutiles. Ce choix narratif peut s’expliquer par le contexte du XIIIe siècle : Jacques Dalarun relève qu’entre le XIIe et le XIVe siècle, on assiste dans toute l’Europe à « l’éclosion de la sainteté féminine », car beaucoup de femmes décidaient de vivre dans un couvent, semblant «  témoigner tout à la fois d’une volonté d’ascèse ‒­ rupture, goût pour la plus haute difficulté ‒ et d’un désir ou d’un réel besoin de protection10 ». Il était donc dans l’air du temps de devenir sainte, pourrait-on presque dire, et le besoin de protection des deux reines ainsi que leur choix de s’isoler (de faire pénitence ?) les conduisent tout naturellement à entrer au couvent. Un autre élément peut expliquer ce dénouement, c’est le prénom même d’Hélène ainsi que sa place dans la légende arthurienne. Chez Wace, comme le souligne Emmanuèle Baumgartner11, elle est la mère de l’empereur Constantin et une sainte dans la tradition chrétienne. Excellente mère, figure civilisatrice, le personnage a peut-être influencé l’auteur du Lancelot, qui semble avoir à cœur, dans la suite du roman, de conduire la reine vers une sainteté dont elle était fort éloignée à l’origine. Pour Emmanuèle Baumgartner, il est possible : Qu’Hélène, mère de Lancelot soit également descendante de sainte Hélène, s’il faut bien voir dans la phrase devant les estraignes peuples lor aviés doneee, une allusion au miracle de la Croix et à la victoire de Constantin12.

Evaine, par contamination, est également touchée par la grâce, même si c’est dans une moindre mesure. Lorsqu’elle apprend que ses deux enfants ont été sauvés de Claudas mais que personne ne sait ce qu’ils sont devenus, elle dépérit, angoissée de ne rien savoir de leur sort : le romancier nous dresse soudain le portrait d’une mère aimante, souffrant de la perte de ses fils. Ses

  Article de Jacques Dalarun, « Hors des sentiers battus », dans Femmes, Mariages, Lignages, XII–XIV siècles, Mélanges offerts à Georges Duby, De Boeck Université, Bruxelles, 1992, p. 87. 11   Emmanuèle Baumgartner, «  Sainte(s) Hélène(s)  », dans Femmes, Mariages, Lignages, XII–XIV siècles, op.cit., p. 43 et suivantes. 12   Idem p. 51. 10

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enfants étant élevés par d’autres, elle pourra enfin acquérir le statut de mère, mais son discours reste ambivalent  : elle prie pour que ses enfants soient vivants, mais s’ils sont morts, elle ne souhaite pas le savoir : Et s’il estoient mort, ele n’en querroit ja a savoir, car ele ne voldroit trespaser del siecle s’en boine consiense non. (Lancelot, VII, 234)

Aurait-elle donc mauvaise conscience ? Considère-t-elle qu’elle ait une part de responsabilité dans le fait qu’ils aient été livrés à eux-mêmes  ? Il semble qu’à la toute fin de sa vie, elle prenne conscience qu’elle n’a pas fait tout ce qu’elle aurait dû en tant que mère et il ne lui reste que l’infime espoir qu’ils aient survécu… sans elle. Durant ses oraisons, elle a soudain une vision de trois enfants et songe aussitôt qu’il pourrait s’agir de ses deux fils, mais elle n’en est pas certaine : ils restent en effet des étrangers pour elle et ce n’est qu’en se réveillant qu’elle constatera que leurs noms sont inscrits dans sa main. Elle meurt peu après. Hélène pour sa part reviendra dans le récit de façon discrète. La première fois, il est fait allusion au pouvoir de ses prières : Lancelot rêve d’un vieil homme qui lui explique qu’il doit accomplir une aventure dans la Forêt Périlleuse et que s’il la mène à bien, ce ne sera que grâce à sa mère qui prie pour lui jour et nuit (Lancelot, V, 114). Dans la Version Courte, Lancelot apprend par Symeu qu’il a raté son aventure en partie à cause du péché commis par son père qui a trompé la reine Hélène. Mais la seule information que retient le héros est que sa mère est encore vivante et il en éprouve « si grant joie que a paine le vous porroit nus dire » (Lancelot, III, 294). Elle reviendra une dernière fois à la fin du roman, au moment où Lancelot est sur le point de reconquérir son héritage, et, dans le camp, demandera à voir son fils. On ne sait rien des paroles qu’ils échangent, si ce n’est qu’ils se font «  moult grant joie  » (Lancelot, VI, 169), puis elle décède huit jours plus tard. Lancelot la fait enterrer avec les honneurs dus à une dame de sa qualité, mais on ne sait rien des sentiments du héros face à ce fantôme du passé. Didier Lett a relevé que la figure de la « mère cruelle », c’est-à-dire du sentiment anti-maternel se retrouve dans presque toutes les Vitae de saintes13, donnant pour exemple Angèle de Foligno, qui remercie Dieu d’avoir fait mourir toute sa famille (dont son mari et ses enfants) ce qui lui a permis de

13   Alexandre-Bidon et de Didier Lett, Les Enfants au Moyen Âge, V e–XV e siècle, op.cit., p. 103, voir également Didier Lett, L’Enfant des Miracles, Enfance et société au Moyen Âge, op. cit., p. 244.

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se consacrer à la religion. Dans La Queste del Saint Graal, la mère de Galaad elle-même regrette d’avoir eu une relation avec Lancelot, ‒ et donc d’avoir eu Galaad ‒ car cela l’éloigne du cortège du Saint Graal. Reniement fort peu charitable de la mère de celui qui contemplera les merveilles de Dieu14. Il semble que, dans le cas d’Evaine et d’Hélène, le processus soit inversé : ce n’est qu’une fois entrées en religion qu’elles développent un lien maternel avec leurs enfants et que la figure des deux reines en tant que mères se dessine lentement. Les autres femmes des romans arthuriens n’échappent pas à la tentation d’échanger leur vie (ou leur vertu) contre celle d’un de leurs enfants. Dans le Lancelot, une femme explique à Guerrehet qu’alors qu’elle traversait la forêt avec un écuyer, elle a été capturée par un chevalier qui lui a promis de la mettre en prison si elle ne lui donnait pas ce qu’il lui demandait : Si fist aporter les sainz et me fist jurer tout erranment que je une moie fille qui est toute la plus bele pucele que l’en saiche en cest païs li donroie a faire ses volentez de quel ore qu’il m’en requerroit. Et je doutoie sa prison, si creantai a faire quanqu’il me conmanda. (Lancelot, IV, 29)

On retrouve ici le même procédé que dans le cas de la mère de Bohoort et Lionel, sauf qu’au lieu de donner ses enfants à un homme qui prétend qu’il va les protéger, elle accepte, contre un sauf conduit, de livrer sa fille à un chevalier pour qu’il en fasse son bon vouloir. Et les déclarations qu’elle fait ensuite montrent bien que l’honneur est plus important que tout : Je ne voldroie gueres mielz que ma fille fust a lui qu’ele fust trainee a chevax, car il est li plus traïtres dont vos oïssiez onques parler et si est estraiz des plus mauvais vilains de cest païs. (Lancelot, IV, 29)

Dans ce cas, pourquoi lui remettre la fille qu’elle aurait dû protéger ? Le motif de la traîtrise se mêle subtilement à celui de la basse naissance. La dame raconte en outre que le chevalier a tué sa précédente épouse mais ne manifeste aucune culpabilité à l’idée que c’est elle qui a promis de livrer sa fille pour assurer sa propre sécurité. Au contraire : Si n’en sai que dire fors que je voudroie mielz qu’ele fust morte que vive, car plus tost en avroie je oublié le duel que je n’avrai ore. (Lancelot, IV, 30)

  Elle n’élève d’ailleurs pas son enfant. Lorsque Hector lui demande des nouvelles de Galaad, elle lui répond qu’il est chez son père « ou il a touz diz esté norriz » (Lancelot, VI, 241). 14

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Elle tente tout de même d’échanger sa fille contre l’un de ses châteaux mais le chevalier reste intraitable. Bien que la demoiselle obéisse à sa mère, son discours est empreint de dureté. Elle fait remarquer à sa mère que son désespoir est légitime, car, bien qu’en âge de se marier, elle doit partir avec ce chevalier, payant ainsi une dette qui n’est pas la sienne. Sa mère, jamais à court d’idées, lui ordonne alors de se parer du mieux possible et de séduire Guerrehet car ainsi il se battra pour la sauver. Ce conseil, étant donné le contexte, paraît totalement déplacé et ce « plan » ne rassure d’ailleurs en rien la jeune fille : « Dame, fait ele, ce est en aventure et pour ce rai je grant paor » (Lancelot, IV, 32). Cette mère, qui utilise les charmes de sa fille pour se sauver elle-même puis pour tenter de réparer son erreur, faute doublement : elle ne protège pas sa fille et ne remplit pas non plus la part qui lui est dévolue dans l’éducation de son enfant : Préserver le corps féminin de tout contact qui entacherait sa valeur fondamentale, la chasteté. Le contrôle de la sexualité des filles apparaît comme le domaine privilégié de la pédagogie maternelle, le seul dont la mère soit réellement responsable15.

En promettant à Guerrehet, en charge du sauvetage de sa fille, de la lui donner pour « faire vostre volenté16 » (Lancelot, IV, 34), elle déroge à son rôle de mère. Et lorsqu’elle manifestera sa fierté de savoir que sa fille a refusé de se donner à son sauveur, le chevalier n’aura pas le courage de lui expliquer qu’il ne s’agit pas d’un sursaut de vertu de la part de la demoiselle, mais que tout simplement elle avait déjà donné son amour à un autre homme17. Le problème de l’honneur est ici déplacé : il ne s’agit pas de protéger la vertu de sa fille, mais de la donner au meilleur chevalier possible, sans pour autant qu’il ne soit question de mariage. Il n’est pas non plus anodin que cette femme soit en fait la même que celle dont il a été question plus haut et dont le mari, terriblement jaloux, était persuadé qu’elle avait invité Sagremor et Guerrehet pour l’assassiner. Cet épisode éclaire sous un jour nouveau ce personnage et permet de s’interroger sur la moralité pour le moins ambiguë de cette figure féminine. On retrouve cette tension entre honneur et protection dans le Merlin à tavers le personnage d’Ygerne. Uther, alors même qu’il sait qu’il est le père de l’enfant, interroge sa femme pour voir ce qu’elle lui répondra au sujet de   Silvana Vecchio dans Histoire des femmes en occident, op. cit., p. 166.   L’allusion sexuelle est ici très claire. 17   Lorsque le chevalier explique qu’elle a repoussé ses avances, la mère précise que sa fille ne « forligne mie, car ele fu engendree dou plus sage chevaliers que l’en seust » (Lancelot, IV, 40), ajoutant ainsi l’aveuglement à l’immoralité. 15 16

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sa grossesse. Elle ne lui cache rien de ce qui est arrivé la nuit de la conception de l’enfant. Le récit est au discours indirect et l’auteur multiplie les tournures passives, en insistant sur la paternité et en mettant à distance la mère : Cel home engendra cel oir dont el estoit grosse et bien savoit que il avoit esté engendrez la nuit que ses sires fu ocis. (Merlin, 246)

Uther réutilise cette formulation pour renier l’enfant et amener sa mère à le renier également : Cist oirs qui de vos naistra n’est ne miens ne vostres raisonablement. ­(Merlin, 246)

Curieuse déclaration. L’affirmation que cet enfant n’est pas de lui (bien que dans les faits cela soit faux) est compréhensible, mais nier l’identité de la mère, voilà qui est problématique. Il s’agit en fait d’un stratagème de la part d’Uther pour amener son épouse à renier son enfant avant même qu’il ne naisse, ce qui l’empêchera ainsi de lui donner un nom et un statut. L’auteur procède sans cesse à une mise à distance de la figure maternelle, la cantonnant au rôle de ventre porteur, soulignant ainsi que cette conception s’est produite sans son consentement : «  Cel home engendra cel oir dont el estoit grosse  », «  avoit esté engendrez », « qui de vos naistra » (Merlin, 246), « engendreure qu’elle a dedanz soi ». (Merlin, 247)

Uther la prévient qu’elle va bientôt accoucher en lui déclarant sèchement : Vos deliverrez a l’aïe de Dieu de cel enfant que vos avez ou cors. (Merlin, 251)

Lorsque son époux lui avait demandé d’abandonner l’enfant dès sa naissance, la reine n’avait pas protesté. Il lui ordonne, la veille de son accouchement, de demander à une de ses femmes de prendre l’enfant, sitôt sa délivrance, et de le donner au premier homme qu’elle croisera. Là encore la reine ne tente même pas d’argumenter, pas plus que lorsqu’il lui ordonne de faire jurer à ses femmes de ne jamais dévoiler le fait qu’elle ait eu un enfant. Ainsi le roi multiplie-t-il les demandes de reniements à Ygerne, sans que jamais cette dernière ne proteste. Seule concession à son rôle de mère, elle demandera à la femme chargée de remettre l’enfant de regarder attentivement celui qui prendra le nouveau né, peut-être dans le but de le retrouver plus tard. Mais cette « mère », en ne tentant même pas de protester, ne justifie-t-elle pas le fait que son fils soit élevé par une autre ?

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Oir, enfant et engendreure Les termes employés pour désigner Arthur appellent d’ailleurs un commentaire : il s’agit de celui d’« oir » (« héritier, descendant »18) et de celui d’«  engendreure  » (qui signifie «  progéniture, race, petits  »19). Pour cerner correctement le terme d’ « oir », il faut regarder l’ensemble des occurrences (peu nombreuses au demeurant) où il apparaît. Dans le Lancelot, il est en général associé à la notion d’héritage qui se transmet : Claudas promet à un chevalier « la senescau­chie de Gaunes a tous jors mais a vous et a vostre hoir » (Lancelot, VII, 49), c’est-à-dire qu’il rend héréditaire la possession de la terre20, de même que Gauvain qui promet à un chevalier « en guerredon de son servise cest chastel a lui et a ses oirs toz les jorz de sa vie » (Lancelot, V, 203). Ce terme apparaît également dans l’épisode du roi Eliezer qui s’est retiré du monde pour vivre en ermite. Son fils lui raconte que lorsque sa mère était enceinte, les barons l’ont accusée de porter un bâtard : « si distrent que li anfes qui de li istroit, fust filz ou fille, ne porroit estre droiz oirs, car en avoltire estoit engendrez21 » (Lancelot, V, 86). Le terme de « droiz » renforce ici le sens d’héritier par la notion de légitimité. Dans La Queste del Saint Graal, le terme est employé au sujet d’Eve, peu après avoir été chassée du Paradis et l’on retrouve également le lien entre l’ « oir » et l’héritage : Tost ausi come s’ele parlast a ses oirs qui aprés li estoient a venir, car ele ert encore pucele ; et li rains senefioit ausi come se ele for deist : Ne vos esmaiez mie se nos somes gité de nostre heritage : car nos ne l’avons mie perdu a toz jorz. (Queste, 212–213)

Le terme se trouve également à deux reprises dans le dernier roman du cycle, chaque fois en relation avec un lieu géographique très précis. Le

  Dictionnaire de l’Ancien Français, op. cit., article «  Oir  », p. 421. Dans le glossaire du Merlin, J. Frappier donne la définition d’ « héritier », op. cit., p. 305. Jacques Roussineau, dans le glossaire donné dans La Suite du roman de Merlin, le traduit de deux façons : « enfant » ou « descendant », p. 760. Didier Lett, pour sa part, le traduit par le mot d’ « héritier », dans L’Enfant des Miracles, Enfance et société au Moyen Âge, op. cit., p. 22. 19   Dictionnaire de l’Ancien Français, op. cit., article « engeindre », p. 204. 20   Cette transmission aux héritiers ne semble pas automatique, puisqu’il est nécessaire de le préciser. 21   Voir également dans le même épisode : « Devant que les genz seussent que je fusse droiz oirs », « ne nel tandrons nos pas a droit oir, puis qu’il est avoutres » (Lancelot, V, 87). La dernière occurrence du Lancelot concerne l’histoire de la Fontaine qui bout. La dame possède toutes les vertus : « Et ansi la connurent cels qui estoient fil et oir del Haut Pere ». 18

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roi Arthur se désole de la mort des chevaliers de la Table Ronde : « grant povreté le roiaume de la Grant Bretaigne, dont li oir estoient molt renomé de proesce qui ci gisent mort » (La Mort le roi, 246), l’héritage étant ici plus symbolique. Puis lorsque Yvain meurt, un de ses parents se désole «  Sessoigne est apovriee de son meillor oir » (La Mort le roi, 232). Il est clair que dans ce roman, la notion d’héritage est sous-entendue, car il est devenu indissociable de la transmission de la terre. Le Joseph emploie le terme de façon beaucoup plus métaphorique. Célidoine parvient à convertir le roi Label, alors que ses sujets refusent de le faire. Il s’adresse alors aux autres hommes présents : « li rois s’enpatira comme fix et oirs de Jhesu Crist » (   Joseph, 312). Le terme est traduit par « héritier » : il s’agit là d’une filiation spirituelle. A cette exception près, le mot porte donc toujours un double sème  : celui d’héritier biologique, mais aussi celui d’héritier (légitime) d’une terre ou d’un bien. La première fois où Ygerne parle de l’enfant, elle emploie le terme d’ « oir », mais justement pour avouer que l’enfant qu’elle porte n’est ni de son mari actuel, ni de son mari précédent. Elle sait donc qu’il ne pourra en aucune manière être un héritier potentiel. Uther reprend le terme, lui aussi pour préciser que justement cet « oir » ne peut être ni le sien ni celui de sa femme. En effet, même si la reine en est la mère, le roi lui dénie le droit de déclarer cet enfant comme son héritier. Et pourtant, là encore, il emploie ce terme au lieu de celui, plus neutre, d’enfant. En utilisant le mot d’« oir » au sujet d’Arthur, alors même que ses parents sont en train de le renier pour obéir à Merlin, l’auteur ancre paradoxalement l’enfant dans la succession lignagère. Tandis qu’il fait dire à ses personnages que l’enfant ne peut être l’héritier, il déconstruit ce même discours de façon subtile, en employant sans cesse le terme d’« oir », montrant par là qu’Arthur est l’hériter légitime de la Bretagne22, au moment même où son destin semble l’éloigner du trône. Lorsque Uther va parler à Antor, il parle de l’enfant en ces termes : « un enfant  » (Merlin, 249), car il ne souhaite pas avouer qu’il en est le père. Arthur est donc un héritier sans terre et un fils sans parents. En parallèle, l’enfant d’Antor et de son épouse est toujours associé à un déterminant possessif, que ce soit dans la bouche d’Uther « vostre fil », dans celle du père « mon enfant » ou dans celle de la mère « mon fil » (Merlin, 249–250). 22   Il est d’ailleurs le seul «  oir  ». Uther et Pandragon eux-mêmes seront appelés enfants ou fils. Seul Arthur sera systématiquement associé au terme d’«  oir  », même s’il s’agit de tournures négatives.

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Cette marque de possession n’empêche pas le schéma évoqué plus haut de se produire : même si Antor et sa femme savent que faire nourrir leur enfant par une autre le « desseverrai », et le « desnaturerai » (Merlin, 250), ils se plieront à la volonté d’Uther car leur seigneur « tant fait et tant promet a faire ». Ils obéissent donc non seulement par reconnaissance et loyauté mais aussi dans l’espoir qu’ils pourront en retirer un bénéfice. La mère, se pliant à la volonté de son époux, fait passer le bien-être de son enfant après celui d’un autre et Keu en paiera le prix : il sera médisant et grossier en raison du semi abandon de sa mère, car bien qu’élevé au sein de sa famille, le lien charnel a été rompu. Motifs et conséquences de l’abandon par la mère L’abandon d’Arthur par sa mère paraît d’abord sans grande conséquence puisqu’il sera élevé dans une famille noble et qu’il montera sur le trône. Et pourtant… Régine Le Jan précise que la mère, au sein des familles nobles, est celle qui : S’occupe de l’éducation des enfants, assure la continuité de la mémoire familiale (…)23.

Silvana Vecchio, pour sa part, souligne le fait que la femme, grâce à sa gestion de la maisonnée, est celle qui empêche les dérèglements sexuels, et notamment l’inceste : Seule la vigilance soutenue de la femme peut empêcher que la maison, lieu par excellence de la légitime sexualité matrimoniale, ne se transforme en un lieu de dérèglements sexuels, de fornication ou, pis encore, d’inceste24.

En se basant sur les discours moraux à l’époque médiévale elle montre que la femme est astreinte à la fidélité et ne doit avoir qu’un seul partenaire sexuel car : Les conséquences de l’adultère féminin sont à coup sûr plus lourdes : elles comprennent un éventail de fautes qui va de la luxure à la trahison, du sacrilège au vol ; elles comportent de graves dommages pour les enfants tant légitimes, dépouillés de leur héritage par la présence des bâtards, qu’illégitimes, exposés par l’incertitude de leur naissance au risque de l’inceste25.   Régine Le Jan, Femmes, pouvoir et société dans le haut Moyen Âge, op. cit., p. 21.   Silvana Vecchio dans Histoire des femmes en occident, op. cit., p. 169–170. 25   Idem p. 154–155.

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C’est sur l’illégitimité de l’enfant que le roi se base pour l’éloigner. En effet, Ygerne, lorsqu’elle est avec Uther, si elle n’est pas adultère (puisque son mari meurt au même moment) du moins a-t-elle des relations sexuelles en dehors des liens sacrés du mariage. Et elle a déjà des enfants d’un premier lit. En laissant son époux éloigner l’enfant sans l’instruire de son lignage, elle est à l’origine de l’inceste de son fils puisque Arthur ignore que la demoiselle qu’il vient de séduire est en fait sa soeur. Le fait qu’il soit apparenté à elle par la lignée maternelle renforce la culpabilité de la mère. Le motif du héros élevé dans une famille autre que la sienne est courant dans la littérature : Œdipe ou d’autres l’ont illustré. En outre, chez les Celtes, il était de tradition courante de faire élever les fils par des membres de la parenté, notamment par l’oncle maternel. L’auteur réutilise ce motif, mais les temps ont changé : au XIIIe siècle, la famille est au centre des préoccupations et tout est fait (alliances matrimoniales etc…) pour la renforcer. Ne peut-on alors voir dans ce schéma de mère indifférente ou égoïste une façon de rationaliser une structure familiale sentie comme singulière pour le public de nos romans ? En effet, la particularité dans les textes du corpus est que cet éloignement semble toujours mis en relation avec une faute initiale de la mère. L’abandon, pour les garçons, est toujours suivi de conséquences positives : Lancelot, Arthur, Gauvain, Lionel, Bohoort sont abandonnés ou enlevés, mais sont toujours recueillis par des personnages bénéfiques. Le destin des filles est sensiblement différent. Il est en général soumis au risque de la violence sexuelle. Une autre hypothèse expliquant la séparation entre la mère biologique et l’enfant serait le fait que certaines de ces mères sont veuves. Didier Lett, prenant pour exemple la mère de Perceval, montre que, pour un homme du Moyen Âge, il y a, dans l’idée d’une éducation purement féminine : Quelque chose d’insupportable pour les hommes que l’on perçoit très bien dans l’exaspération de Gornemant de Goort quand Perceval ne cesse de répéter tout ce que sa mère lui a enseigné26.

Bien que la situation entre les trois reines Hélène, Evaine et Ygerne paraisse identique, il nous semble que les motifs de la séparation entre la mère et l’enfant répondent à des exigences différentes. Concernant le roi Arthur, son éloignement du trône permet à l’auteur de le confronter à l’épreuve du choix de Dieu. Il n’hérite pas des terres parce qu’il en est l’« hoir » légitime, mais parce qu’il réussit l’épreuve de   Didier Lett, L’Enfant des Miracles, Enfance et société au Moyen Âge, op. cit., p. 157.

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l’épée. Il s’écarte ainsi de la loi des hommes qui utilise le principe de succession pour n’être que le choix de Dieu, comme l’explique Merlin : « que li pueples conoisse que par s’election (celle de Dieu) sera rois sanz election d’autre home », « vos verroiz senefiance de l’election Jhesu Crist » (Merlin, 263‒264). Lorsque l’épée apparaît, le romancier insiste à nouveau sur le fait que le futur roi « seroit rois de la terre par l’election Jhesu Crist » (Merlin, 269). Dans le texte de Robert de Boron, la révélation qu’Arthur est le fils d’Uther n’est d’ailleurs jamais faite. Même si les barons tentent d’abord de repousser son sacre car ils sont gênés par le fait qu’il est de basse naissance, Arthur finit par conquérir leur loyauté et s’impose comme roi grâce à ses qualités personnelles (par exemple la largesse, Merlin, 287). Dans les paragraphes qui ont été ajoutés après l’écriture du Lancelot pour faire la transition entre les deux textes et que nous avons évoqués lors de l’étude onomastique27, la première chose que fait l’auteur est, justement, la révélation de l’identité d’Arthur, ce qui montre bien qu’à partir du Lancelot, où le temps se verticalise, le mérite individuel n’est plus suffisant et s’explique, se justifie ou se renforce grâce à la notion d’héritier légitime. Ou bien elle le remplace. En effet, lorsque Merlin raconte la naissance d’Arthur, puis son élection en tant que roi, le sens des lettres sur le perron a changé. Il déclare que Dieu a fait apparaître l’épée pour : « Mostrer l’essai a tout le pueple qu’il est drois oirs28 »

Lorsque Merlin raconte la naissance d’Arthur, seul le mot d’« enfant » est employé, le terme d’« hoir » n’arrivant qu’au moment de la révélation de l’identité d’Arthur et donc de son ancrage et de son authentification dans la succession lignagère. Il ne s’agit donc plus ici de mérite individuel. En outre, le fait qu’il soit le fils d’Uther n’est pas suffisant car il n’est qu’un bâtard. Même si un peu plus tard Merlin souligne le fait que c’est Dieu qui a élu Arthur, les barons déconstruisent le discours du prophète en se moquant de la parole de l’« enchanterres29 ». C’est par la force qu’Arthur prendra le pouvoir  : lors de la scène de la bataille contre les barons, il se retrouve entièrement couvert de sang, au point qu’on ne peut même plus distinguer la couleur originelle de son armure. C’est donc sur le sang et sur la force guerrière que le continuateur fonde la royauté arthurienne, tandis que Boron, lui, la fondait sur les qualités personnelles du roi. Deux facettes  Voir Le Livre du Graal, tome 1, op. cit., p 776 et suivantes.   Idem, p. 780.  29   Idem, note 1 p. 1799. 27 28

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de la même royauté, qui n’est pas sans rappeler la répartition tripartite définie par Georges Dumézil  : force guerrière et fonction productrice, la fonction sacerdotale (sacrée) étant ici incarnée par Merlin et l’archevêque. L’éloignement du cercle familial initial était donc nécessaire pour affirmer les qualités individuelles du héros et c’est par sa force physique ou morale qu’il parvient au statut de roi. Concernant le personnage de Lancelot, il nous semble que cet éloignement a des motivations différentes. Nous avons vu en introduction que des tensions se produisaient à cause du croisement entre deux temporalités différentes, d’une part le temps arthurien, horizontal, et d’autre part le temps du Lancelot, profondément vertical. En raison de son ancrage géographique et généalogique, Lancelot n’appartient pas à l’univers arthurien. Pris dans une logique à la fois épique et mystique, son destin semble tout tracé, loin de la cour d’Arthur : tout d’abord, récupérer son héritage en menant une guerre contre Claudas, puis réussir la quête du Graal. Eloigner Lancelot de sa mère, c’est d’une certaine manière le délier de ses obligations lignagères, c’est-àdire, à la fois de la quête, mais aussi de la reconquête de ses terres. Il sera élevé dans ce lieu de transition que représente le domaine du Lac, qui incarne l’autre monde (car il est protégé par un enchantement) et que personne ne peut atteindre, si ce n’est avec l’autorisation de la Dame. Mais c’est surtout le lieu d’un temps intermédiaire, puisqu’il est ancré dans trois temporalités différentes. Tout d’abord, celle du début du roman : Ninienne intervient dans les affaires de Gaule et non seulement elle enlève Lancelot, mais elle fera également évader Lionel et Bohoort. Cependant elle fait également partie du temps arthurien, puisque c’est elle qui explique à Lancelot ce qu’est la chevalerie, qui arme le jeune homme et qui l’emmène jusqu’à la cour pour qu’il soit adoubé. Enfin, elle appartient à un autre temps, plus mythique celui-là, celui de Merlin, qui lui a appris tous les enchantements qu’elle connaît et qui était amoureux d’elle. En maintenant le brouillage sur l’identité de Lancelot, puisqu’elle l’appelle successivement « Biau Trouvé », « fil de roi », « Riche Orphelin », la Dame du Lac en fera un parfait chevalier et lui permettra d’aller à la cour et de rencontrer la reine dont il tombera amoureux. Guenièvre, d’ailleurs, fera tout pour maintenir Lancelot éloigné de son nom et de son identité qui ne lui permettraient pas de vivre dans l’univers arthurien. Ainsi, la séparation initiale d’avec la mère n’est peut-être pas seulement un moyen de valoriser les qualités personnelles du héros. Elle procède d’une logique narrative qui impose, pour que le héros puisse intégrer la légende arthurienne, la séparation d’avec un poids lignager qui est en totale contradiction avec la logique

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narrative du cycle arthurien. Elle permet de soustraire ses personnages à ce qu’on pourrait appeler un temps « historique », pour les plonger dans un temps « romanesque ». Adultère et perturbations au sein du lignage Le sens même du mot adultère met en relation un homme et une femme dans une relation de couple, il arrive cependant que la pratique de l’adultère opère un brouillage identitaire des enfants. Il n’est donc pas à considérer comme un dysfonctionnement dans des relations horizontales, mais bien comme un élément introduisant une grave perturbation dans la succession lignagère. Si la femme adultère (ou supposée comme telle) est un motif assez fréquent, ses conséquences sur le lignage sont assez rarement évoquées. C’est le Merlin qui l’explore le plus : lors du jugement de la demoiselle enceinte du démon, Merlin prend la parole pour défendre sa mère et emploie des mots très durs pour stigmatiser le comportement des gens de l’assemblée. Il déclare que, si l’on devait brûler tous les adultères, au moins les deux tiers des gens présents devraient périr. Puis il précise son attaque, en s’en prenant directement au juge : Je sais miauz qui fu mon pere que vos ne savez qui fu le vostre, et vostre mere set miauz qui vos engendra que la moie ne sait qui m’engendra. (Merlin, 62–63)

En procédant ainsi, Merlin s’en prend à l’identité même de celui qui prétend juger sa mère et déplace le problème. La mère est sommée de dire qui est le père de l’enfant. En dénonçant la bâtardise du juge, Merlin annule la question de l’identité du père, en montrant que la paternité est toujours supposée, mais jamais certaine. Dès lors, par effet de miroir, le juge se retrouve dans la position de devoir, s’il maintient son exigence et sa sentence, de faire mettre à mort sa propre mère. Merlin tente de convaincre le juge de ne pas enquêter davantage sur son histoire familiale (ce qui n’est pas sans rappeler le schéma Œdipien), mais l’homme s’obstine, ce qui aura des conséquences dramatiques. L’enfant raconte alors la conception de son accusateur et c’est le portrait d’une mère légère et amorale qu’il dresse : en froid avec son mari, elle couche avec son prêtre. La transgression de l’interdit religieux se double ici d’une suspicion de la part même de l’amant qui note les dates auxquelles il couche avec la femme. Elle s’arrange pour faire endosser la paternité de son enfant à son mari. Durant les années qui suivent, elle poursuit sa relation adultère, couchant même avec son amant juste avant de se rendre à la

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convocation de son fils. C’est donc le portrait d’une femme à la sexualité impossible à maîtriser et qui pratique le mensonge avec un art consommé que nous dresse l’auteur. Le juge, mis face au brouillage de sa propre histoire familiale, décide de ne faire condamner à mort aucune des deux femmes. Merlin annonce alors que cette révélation provoquera la mort du père du juge. Le matricide a été évité, mais la mort du père sera la conséquence de la divulgation. Le romancier a donc opéré un curieux retournement de situation, où Dieu et diable se confondent, tout comme ils se confondent dans le personnage de Merlin : la femme qui a couché avec le diable se retrouve être la plus pure des deux mères, tandis que celle qui couche avec l’homme de Dieu est en fait la plus diabolique. La même situation se reproduit peu après. Merlin et les messagers du roi voient passer le cortège d’un enfant mort et il se met à rire, révélant que le prêtre qui chante devrait pleurer et que le père supposé, qui suit le cercueil, pleure un enfant qui ne lui est rien. Interrogée, la mère avoue son forfait et supplie les messagers de ne pas tout dévoiler à son mari car il la tuerait. Ces prêtres et ces mères adultères sont des miroirs inversés de l’histoire de Merlin : tandis que le fils du démon fait les œuvres de Dieu, les hommes de Dieu font les œuvres du diable. Le seul soupçon d’adultère chez la femme est parfois suffisant pour provoquer des perturbations au sein du lignage. Dans l’épisode de la Petite Aumône, un roi converti à la nouvelle religion décide de partir seul, errant durant plus de trente années. Dieu permet que son fils le retrouve et lui raconte tous les malheurs que son départ a valus à sa mère et à lui-même. L’enfant, nommé Lanvalet car c’est le nom qui était inscrit sur son front lorsqu’il « parti del ventre sa mere » (Lancelot, V, 86), a été engendré le jour même du départ du roi, ce qui permet aux vassaux de contester la légitimité de l’enfant en accusant la mère d’adultère. Un jeu subtil se fait alors autour du terme d’ « oir » et de la différence entre « oir » et « droit oir ». Les affirmations que l’enfant est un bâtard se multiplient, les barons estimant que son enfant : Ne porroit estre droiz oirs, car en avoutire estoit engendrez (…),   jamais ne lor eschaperoie devant que les genz seussent que je fusse droiz oirs(…). Li rois Elier de qui nos tenons noz terres (…) n’angendra pas cest anfant, car nos avons contez les diz et les mois si que nos cuidons de voir qu’il soit conceuz et engendrez en avoutire, ne n’a droit el reaume, ne nel tandrons nos pas a droit oir, puis qu’il est avoutres  ; et por ce couvient il que vos façoiz tant que vos soiez creue qu’il l’engendrast. (Lancelot, V, 86–87)

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Le soupçon d’adultère produit donc une forte mobilisation contre l’enfant à venir, non parce que les barons souhaitent prendre le pouvoir, mais bien parce qu’ils exigent que ce soit un héritier légitime qui monte sur le trône. Il s’agit d’une dimension magique de la royauté, qui s’était déjà manifestée lors de la naissance de l’enfant (inscription du nom). Ils décident alors de le mettre dans une fosse où se trouvent deux lions et si Lanvalet est réellement «  fil de roi de droit pere et de droite mere  » (Lancelot, V, 88), il ne sera pas dévoré. Tout comme Daniel avait été protégé, Dieu intervient et devient pour l’enfant « escuz et deffandemenz » (Lancelot, V, 89). Lorsque les barons reviennent et voient que l’enfant a survécu, ils entérinent sa légitimité et le sacrent roi une fois arrivé à l’âge adulte. Durant tout l’épisode, on peut observer que c’est l’identité du père qui est fondamentale, car la transmission de la royauté se fait surtout par le lien agnatique. Dans l’épisode de la Fausse Guenièvre, c’est également l’adultère du père qui est la cause des malheurs de la reine. La nuit même où il l’engendre, il couche avec la femme de son sénéchal et donne le même nom aux deux fillettes qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau, ce qui permettra à la bâtarde d’usurper la place de sa sœur, jusqu’à ce que Dieu mette un terme à cette ignominie. L’adultère permet donc un brouillage identitaire et une possible usurpation des places sociales prédéterminées par la naissance dans le fonctionnement de la société du Moyen Âge30. La seconde perturbation de la succession lignagère induite par l’adultère est la stérilité. Même si l’on sait aujourd’hui que l’agénésie dans un couple peut provenir des deux conjoints, au Moyen Âge, « c’est presque toujours la femme qui en est rendue responsable31 ». En effet, la stérilité est ressentie comme « une marque du péché32 », péché qui est forcément du côté de la femme. Lancelot et Guenièvre, tout comme Tristan et Iseult n’auront pas d’enfants. Dans Le Chevalier, la femme et prêtre, Georges Duby analyse ainsi la stérilité des deux reines : Le fort de la production littéraire n’enseigne-t-il pas, avec toujours plus d’insistance, que l’amour, l’amour de corps et de cœur, s’accomplit dans le mariage et dans cette procréation légitime refusée aux femmes infidèles, aux

30   On remarque dans ce qui précède que lorsque le mari commet l’adultère, il n’est jamais inquiété et ce sont ses proches qui payent le prix de ses écarts de conduite. L’adultère féminin est évidemment plus grave car il est le seul à être indécelable et risque de produire un brouillage dans la ligne de succession. 31   Alexandre-Bidon et Didier Lett, Les Enfants au Moyen Âge, V e–XV e siècle, op.cit., p. 24. 32   Ibidem.

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Guenièvres trop brûlées de passion pour que leur sperme demeure fécond. La loyauté, la maîtrise de soi durement acquise, valeurs viriles, garantissant, par la ferme union du couple sous l’autorité maritale, l’enracinement du lignage et la perpétuation de la dynastie33.

En effet, un enfant au sein de ces trios dont un des membres est le roi produirait une grave perturbation dans le système de la succession. Dans l’ensemble du corpus, hormis dans le Perlesvaus sur lequel nous reviendrons, la reine est toujours stérile, à la différence du roi d’ailleurs. Arthur a deux fils adultérins : dès le début du Lancelot en prose, il se voit doté d’un enfant, Lohot, engendré avec une demoiselle du nom de Lisanor. Il est également le père de Mordred. Mais il n’a pas d’enfants avec la reine, ce qui montre bien que c’est elle qui est stérile. Les diaboliques Plus terribles encore que les adultères sont les figures des mères diaboliques. Les médiévistes ont souvent analysé le personnage de la mère de Merlin, mais ne se sont pas vraiment intéressés à la mère de la demoiselle elle-même. Lors du conseil des démons, les diables ont décidé de créer un Antéchrist et pour cela de s’attaquer à la famille : De celle femme ou dyables avoit si grant part. (Merlin, 23)

La femme est donc déjà connue d’un des démons qui précise qu’elle fait et dit tout ce qu’il désire. Il s’agit de la grand-mère de Merlin et elle est la cause des malheurs de la famille car ils les choisissent à cause de cette femme. En outre, c’est elle qui explique comment « engingnier » (Merlin, 24) son propre mari, ouvrant ainsi la porte au diable : il suffit de le mettre en colère. Le demon s’acharne alors sur eux, au point d’étrangler le fils du couple. L’auteur évoque le désespoir du père, mais rien n’est dit de la mère, qui est la cause de tous ces malheurs, comme ne manque pas de le préciser le romancier : Et lors (le diable) ala a la feme par qui il ot ce gaaingnié. (Merlin, 26)

Il la pousse à mettre fin à ses jours, ce qui est une mort digne d’une femme qui s’était donnée toute entière au diable, le suicide étant toujours, au Moyen Âge, « du côté du diable », accusé de provoquer le désespoir34. En s’étant

  Georges Duby, Le Chevalier, la femme et le prêtre, op. cit., p. 238.   Didier Lett, L’Enfant des Miracles, Enfance et société au Moyen Âge, op. cit., p. 129.

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pervertie, la mère a amené le malheur sur l’ensemble de la famille et c’est l’origine, selon nous, de la fragilité morale de ses filles. Le diable parvient en effet très aisément à les pervertir. La première sœur est enterrée vivante pour avoir eu des relations sexuelles avant le mariage. Blaise vient alors parler aux deux jeunes filles restantes et : Mout les aprant bien et anseigne (…). Et li prodon li enseigna molt sa creance et les vertus de Jhesu Crist a croire et a aimer. (Merlin, 28)

Ce discours sous-entend que la mère des jeunes filles n’avait pas procédé à leur éducation morale et religieuse35. Pour la plus jeune sœur, cet enseignement arrive trop tard et observe un subtil glissement dans le texte concernant la présence du démon36 : tandis qu’il est dit que la mère « fait et dit » ce que veut le démon, qu’elle est en son « pooir » et qu’elle fait sa « volenté » (Merlin, 22‒23), la plus jeune fille, elle, est « celle ou le deables estoit ». Cette « intériorisation » du mal n’est pas sans rappeler le fait qu’au Moyen Âge on pensait que par le lait, la femme transmettait ses qualités mais aussi ses défauts à ses enfants. Dès lors ne peut-on considérer qu’elle a transmis son absence de moralité à ses filles ? Seule l’aînée semblera écouter avec attention les enseignements qui lui sont prodigués. Le religieux, voyant qu’elle est réceptive, lui explique que si elle suit ces préceptes : Vos serez m’amie et ma fille en Dieu. (Merlin, 28–29)

En remplaçant sa filiation en partie diabolique par celle, symbolique, de l’Eglise grâce à la médiation du prêtre, la jeune fille sera sauvée et échappera, du moins en partie, aux machinations des démons, contrairement à sa sœur, qui, poussée par le diable, s’adonnera à la prostitution. Mais cela ne sera pas suffisant. Cette tentative d’éducation peut-être un peu tardive

  On peut comparer cette situation à celle de Sarracinte, dans le Joseph d’Arimathie, dont nous avons parlé précédemment. Bien qu’elles vivent chez les païens, elle a éduqué sa fille dans la foi chrétienne et en fera une excellente épouse. 36   La leçon donnée dans l’édition Pléiade développe davantage encore la bassesse morale de la plus jeune des sœurs : lorsque le religieux parle, « la mainsnee vausist bien qu’il fust ars en cendre » (Le Livre du Graal, Tome 1, p. 578). D’ailleurs, bien que l’auteur prétende reprendre les données du Merlin, la faute est déplacée sur le personnage de la sœur et c’est elle qui s’adonne au diable et à cause de qui toute la famille souffre : « avoit une serour moult folle : et estoit abandonnee a tous homes. Et ses peres et sa mere et uns siens freres qu’ele avoit en estoient tout mort de male mort, car li dyables les avoit entechiés si com li contes de Merlin li devise » (Le Livre du Graal, tome II, p. 42). En outre, le nom de Merlin vient de Blaise et non de sa mère. 35

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ne pourra empêcher la jeune fille de commettre une erreur en se mettant en colère (péché grâce auquel le diable avait réussi à obtenir son père), ce qui permettra au démon de la mettre enceinte. Les critiques ont souvent évoqué la force de caractère de la jeune femme. Pourtant, elle ne nous semble pas être plus solide moralement que ses sœurs  : en effet le diable attendra deux ans qu’elle commette une mauvaise action, mais, voyant qu’elle ne se livre à aucun acte répréhensible, il décide de procéder de la même manière qu’avec ses sœurs, c’est-à-dire de provoquer les événements. Et la demoiselle commettra l’erreur fatale dès la première tentative du démon pour la déstabiliser. Blaise lui-même ne s’y trompe pas. « Tu ies toute plaine de deable et deables converse encore entor toi » (Merlin, 41), lui reproche-t-il, montrant ainsi qu’elle n’est pas totalement différente de sa sœur prostituée et qu’elle n’a pas complètement échappé à l’influence de sa propre mère. L’éducation religieuse qu’elle a acceptée compensera en partie sa faute et les sauvera tout de même, elle et son enfant, de la damnation et de l’emprise des démons : la demoiselle accepte de faire toutes les pénitences données par Blaise, mais lorsque les gens se rendent compte qu’elle est enceinte, elle est emprisonnée pour attendre sa délivrance et son jugement. Elle met son enfant au monde et quand les femmes qui l’ont assistée le lui montrent, elle ne s’en saisit pas et s’exclame : « Cist enfes me fait grant paor ». (Merlin, 51). Réaction somme toute compréhensible, dans la mesure où l’enfant naît entièrement recouvert de poils et que la demoiselle sait qu’elle sera mise à mort à cause de cette naissance. Suivant les conseils de Blaise, elle exige qu’il soit immédiatement baptisé et choisit pour nom celui de son propre père. En le nommant selon la coutume, elle intègre l’enfant à son lignage. En outre, elle accepte de le nourrir, ce qu’aucune autre femme n’accepterait de faire. Cependant, lorsqu’elle le prend dans ses bras c’est pour lui reprocher d’être la cause de sa mort prochaine : « par vos prendrai mort », « l’avoit Diex soffert a naistre et concrié en son cors por sa mort et por son torment » (Merlin, 53). Mais l’enfant se met à rire, lui affirmant qu’elle ne mourra pas à cause de lui. Stupéfaite, elle lâche Merlin qui est blessé et les femmes l’accusent immédiatement d’avoir voulu nuire à son nourisson. En dehors de cet épisode où elle ne le prend dans ses bras que pour mieux le lâcher, elle n’aura jamais de gestes de tendresse envers son fils. Figure ambivalente donc que la mère de Merlin. D’une part, elle sauve son fils de la damnation, d’autre part elle ne sera jamais vraiment liée à lui. Merlin résume très bien la situation : il parle d’elle comme du « vaissel » (Merlin, 72) dans le lequel les démons l’ont conçu et de l’erreur qu’ils ont commise en choisissant sa mère qui s’est efforcée de vivre de la meilleure

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façon possible. Lorsque le prophète annonce à sa mère son départ ainsi que celui de Blaise, ce n’est pas son fils qu’elle tente de retenir, ne manifestant pas la tristesse coutumière dans ce genre de situation. Elle plaide pour que le religieux reste avec elle, et ce faisant, elle ne se pose pas en mère de Merlin, mais en fille de Blaise et de son propre fils : elle se soumet à toutes les décisions prises par son enfant et semble considérer le religieux comme son père, car elle vit avec lui et a toujours scrupuleusement suivi à la lettre tous ses enseignements. Elle disparaîtra du récit dès que son fils s’éloignera d’elle, car une fois sa tâche accomplie (mettre au monde Merlin), elle n’a plus d’utilité narrative. Dans le Lancelot, la responsabilité de la mère de Merlin est aggravée. C’est une demoiselle qui refuse de coucher avec un homme qu’elle verrait de ses yeux (Lancelot, VII, 41 et suiv.). Une nuit, un diable s’introduit dans sa chambre, et après l’avoir longuement touché, elle en conclut qu’il est fort bien fait et se donne à lui sans plus de façon. Elle est donc totalement volontaire, et n’a pas le désir d’élévation morale du personnage du Merlin. Elle néglige d’ailleurs de faire baptiser son fils, lui donnant le nom ordonné par le diable. Le magicien apparaît alors comme un personnage néfaste, engendré par le diable et qui accomplit ses œuvres. Et c’est Ninienne, qui est la représentation même de la bonne mère, qui mettra fin à ses agissements. Les autres personnages du corpus n’échappent pas non plus à la lignée maternelle. Mauvais sang ne saurait mentir. Caradoc est : Le plus felon et le plus cruel del monde, et si est li plus grans chevaliers que nus sache, kar il est graindres de Galehout, li fix a la Jaiande, qui est plus grans demi pié que chevaliers de la maison le roi Artu. (Lancelot, I, 198)

Au soupçon de gigantisme qui pèse sur le personnage se mêle la nature dangereuse de sa mère qui est « la plus desloials riens qui onques fust ne qui onques n’ot pitié de mal qu’ele veist fere » (Lancelot, I 199)37. Le terme de « desloyal » revient à plusieurs reprises pour la qualifier38, et à cela se mêle le fait qu’elle « estoit trop fors sortis­seresse » (Lancelot, I, 340). Le caractère négatif semble donc être un trait de famille et Caradoc n’est en somme que le digne fils de sa mère. Mais paradoxalement, ce sombre personnage

 La Version Courte renforce le caractère diabolique de la mère : le gigantisme est directement lié à la mère qui est décrite comme une « mere et grande et vielle et hydeuse » (Lancelot, III, 166), ce qui renforce la responsabilité de la femme dans la barbarie du fils. En outre, c’est elle qui a conçu le coffre où est enfermé Méliant (voir Lancelot, III, 132). 38   Voir aussi Lancelot, I, 203. 37

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aurait également pu être classé dans la catégorie des bonnes mères. Certes on peut supposer que c’est parce qu’elle est en partie maléfique que son fils est aussi félon, mais elle met tout en œuvre pour venir en aide à son enfant, ne le trahissant à aucun moment39. C’est même la seule en qui il aurait dû avoir confiance. Sa mère lui avait prédit qu’il ne pourrait être tué, si ce n’est par une épée en particulier. Durant des années, c’est sa mère qui en avait eu la garde et le chevalier pouvait commettre impunément ses basses actions. Mais il tombe amoureux et à la garde maternelle il a substitué celle de la demoiselle qu’il gardait prisonnière et dont il était épris. Mal lui en prit. Elle s’empresse de le trahir en donnant l’épée à Lancelot et Caradoc mourra décapité pour cette erreur de jugement. Ainsi la mère diabolique, même si elle ne fait que passer dans le récit, pervertit la famille même, en y introduisant le diable et en lui donnant la possibilité d’agir sur les autres membres du lignage. A cause des carences qu’elle induit, la figure de la mère diabolique amène de graves perturbations au sein de la famille. En ne procédant pas, et pour cause, à l’éducation morale et religieuse de ses filles, la grand-mère de Merlin les livre sans défense aux assauts du diable40, les amenant à des fautes de plus en plus graves : la première aura des relations sexuelles hors mariage, la seconde deviendra prostituée, et la dernière tombera enceinte d’un démon. Le lien de mort L’infanticide est fort peu représenté dans le corpus. A côté de ce que l’on pourrait qualifier de « pulsions inconscientes » de meurtre, comme celle de laisser un enfant abandonné au pied des chevaux, on ne trouve qu’un seul cas de tentative d’infanticide, encore la mère se décharge-t-elle sur un autre du soin de mettre fin à la vie de l’enfant. L’auteur du Perlesvaus, lorsqu’il parle d’Arthur, se contente de raconter sa conception, en évoquant la nuit d’amour d’Ygerne et d’Uther et en soulignant le fait que le roi est né dans le péché mais que ça ne l’empêche pas d’être le meilleur roi du monde. Mais il ne s’attarde pas sur le sujet. Par 39   Il existe une autre occurrence où un chevalier félon est accompagné de sa mère, mais le personnage n’est qu’évoqué, et l’auteur ne donne aucune information sur elle. Voir Lancelot, IV, 75. 40   Là encore le manuscrit de la Pléiade va plus loin : la formulation du prêtre, lorsqu’il déplore les malheurs arrivés à la famille est pour le moins ambiguë « Li Diables est encore en vous » (Le Livre du Graal, tome I, p. 582).

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contre, il évoque plus longuement l’histoire de Gauvain et c’est là qu’apparaît le motif de la mère cruelle et infanticide : enceinte du roi Lot, avec qui elle n’est pas mariée, la demoiselle demande au vassal chez qui elle vit (sans qu’on sache vraiment le lien entre eux d’ailleurs) de prendre l’enfant et de l’amener dans un endroit où il mourrait41. Elle précise même que s’il ne le fait pas, elle trouvera quelqu’un d’autre pour s’en charger. Là encore, le motif de l’abandon est la réputation de la mère : « ne volt mie qu’il fust seü » (Perlesvaus, 798). Il faut sauvegarder les apparences et l’on peut d’ailleurs trouver curieux qu’avant de le faire emporter dans un lieu pour qu’il soit tué, elle le fasse mettre « en un molt bel vaissel ». En faisant cela elle lui offre aussi, symboliquement un nouveau « ventre » pour une nouvelle naissance. On se rappelle que c’est par le terme de « vaissel » que Merlin qualifiait sa propre mère42. Cette image de l’enfant présenté à son destin dans un riche « vaissel » est doublée ici du fait que c’est en contemplant les images peintes de sa naissance et de son histoire personnelle que Gauvain apprend tout cela. Gauvain ne doit la vie (et son nom) qu’au vassal qui refuse de voir l’enfant périr43. Il emmène Gauvain dans un pays étranger, avec une lettre expliquant son origine ainsi qu’une forte somme d’argent et il le remet à un couple de braves gens. Plus tard, ils l’emmèneront au Pape qui, constatant sa haute naissance, se chargera de lui. Là encore, l’enfant, pour grandir en tant que héros, devait être éloigné du cercle familial, qui avait tenté de le faire tuer. La cruauté de la mère, qui décide froidement de faire mettre à mort son enfant pour protéger sa réputation, est renforcée ici par son caractère inutile. En effet, comme Gauvain semble s’émouvoir de sa naissance illégitime, le prêtre le rassure, en lui précisant que le mariage entre sa mère et Lot, son père, a été célébré. L’abandon est donc présenté à posteriori comme totalement inutile. D’un part, cela fait entrer Gauvain dans ce qui semble être le schéma familial des héros arthuriens, d’autre part cela permet de renouer avec les récits antérieurs narrant les enfances de Gauvain44. Le vassal qui a

  « Si pria al preudome de ça dedens qu’il le portast la ou il fust periz, et se il ce ne faisoit, ele le feroit faire a autrui » (Perlesvaus, 798). 42   Dans le Joseph, le terme de « vaissel » est explicité : « beneoite Virgene Marie qui le fill Dieu conchut en son precieus vaissel, c’est ses precious costés » (Joseph, 265). 43   La proximité phonétique entre « vaissel » et « vassal » est tout de même curieuse. 44   A ce sujet voir Armand Strubel, Le Haut livre du Graal, op. cit., note 1 p. 801, qui souligne le parallèle entre cette histoire et les récits consacrés au Pape Grégoire le Grand, ainsi qu’avec un roman en latin De ortu Walwabii. 41

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sauvé Gauvain fait office de parrain puisqu’il laisse en héritage à son « filloel  » (Perlesvaus, 800) le château et les terres alentours. Il est cependant remarquable qu’aucun jugement négatif ne soit porté sur la mère, alors même que l’infanticide est un crime sévèrement réprimé au Moyen Âge. Le prêtre qui narre l’histoire ne fait aucun commentaire, pas plus que Gauvain lorsqu’il l’apprend. Cela s’explique probablement par le fait que « noircir » le portrait de la mère du jeune homme porterait préjudice au héros lui-même, alors que dans le même temps l’auteur semble affectionner particulièrement Gauvain, même si ce dernier n’est pas l’élu qui réussira la quête du Graal. La dimension mythique du héros (par l’abandon et le destin glorieux qui est ensuite le sien) ne doit pas être abîmée par le jugement moral que l’on pourrait porter sur sa génitrice. L’infanticide est donc un tabou extrêmement puissant. Bien que dans les relations pères/fils la violence soit omniprésente, la pulsion de mort allant de la mère vers l’enfant est donc très marginale. L’inverse est aussi vrai, même si elle est un peu plus représentée. Porter atteinte à la mère, c’est porter atteinte aux fondements même du lignage ce qui fait du matricide l’apanage même de la barbarie. Dans le Lancelot, la seule scène de matricide se fait dans la famille d’un géant. Arthur se rend dans le pays des géants qui «  vivoient aussi comme bestes » (Lancelot, IV, 251). Il les massacre mais un jour il rencontre la fille d’un géant qui tient dans ses bras son bébé. Arthur veut la tuer, mais voyant sa beauté, l’un des chevaliers s’avance et demande la main de la géante. Arthur la lui accorde ainsi que toute la terre. L’enfant, arrivé à l’âge de quatorze ans, tue son père adoptif qui venait de le frapper et tandis que sa mère se précipite : « il trest s’espee, si occist sa mere et li remest la terre en tel manniere » (Lancelot, IV, 252). Après l’avoir tuée, il prend le pouvoir, réduit le peuple en esclavage et viole toutes les demoiselles qu’il rencontre. Le matricide est ici l’illustration de la barbarie des géants qui ne peuvent être civilisés : le chevalier, en décidant d’épouser une étrangère et de devenir le « parrastre » (Lancelot, IV, 252) du géant, a lui-même créé les conditions de sa propre mort. Il existe également une situation que l’on peut considérer comme étant un matricide involontaire, c’est lorsque la mère décède lors de l’accouchement. Bien que dans le corpus on ne trouve que très rarement d’allusions à cet état de fait, il existe un nombre extrêmement important de personnages dont la mère n’est jamais évoquée. Dans ces romans où l’homme règne en maître, on pourrait considérer que les mères sont absentes parce qu’elles n’intéressent pas nos romanciers. Plus probable pourtant est l’hypothèse que cette absence de mère est une réalité de la vie médiévale. Le

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peu de connaissances et de solutions médicales faisait qu’à cette époque, un nombre très élevé de femmes mourrait lors de leur premier accouchement45. Dans le Lancelot, on ne trouve qu’une seule mention de la mort de la parturiente : Galehot possède une terre qu’il a gagnée grâce à une guerre durant laquelle le seigneur légitime du lieu a été tué. Il a prévu de marier l’un de ses neveux à la fille du roi tué « dont la mere avoit esté morte au naistre » (Lancelot, VIII, 128). Le matricide dans le Conte du Graal et dans le Perlesvaus : vers une disparition de la faute initiale… On ne peut parler de matricide sans évoquer le lignage de Perceval. La mère du héros est un personnage très particulier : dans Le Conte du Graal, elle est l’archétype de la mère possessive maintenant son fils dans l’ignorance de son propre lignage dans le but de le sauver de sa destinée. En effet, ses deux frères ont été tués peu après avoir été faits chevaliers, provoquant ainsi la mort de leur père, désespéré. Perceval, en ne se retournant pas lorsque sa mère s’évanouit, commet une forme de matricide  : c’est une des données fondamentales du roman puisque le silence de Perceval dans le château du Roi Pêcheur est présenté comme la conséquence du péché du jeune homme. Cependant, dans le Perlesvaus, qui se présente comme la suite du roman de Chrétien, la mère du héros est toujours vivante, ce qui ne peut être un «  oubli  » de l’auteur. Il devient alors inévitable de s’intéresser à l’articulation entre les deux romans et à la raison de la disparition de cette faute initiale. Chez Chrétien de Troyes, la mère du héros le maintient dans l’ignorance de son nom, de son lignage et des devoirs qui lui incombent en tant que chevalier. Elle n’assume donc pas son rôle de femme de noble lignage, car elle aurait dû non seulement procéder à son éducation religieuse, mais également lui inculquer sa place dans le lignage. Lorsqu’elle comprend qu’elle ne pourra retenir son fils plus longtemps, elle tente maladroitement de combler l’ignorance dans laquelle elle l’a si longtemps maintenu, en lui parlant de son lignage, mais ces révélations arrivent trop tard et le jeune homme « antant mout petit a ce que sa mere li dit » (Conte du Graal, v. 487–488). Loin d’accepter le discours de celle qui s’érige soudain en chef du lignage, rôle qu’elle

  A ce sujet voir Claudia Opitz, dans Histoire des femmes en occident, tome II, op. cit., p. 374.

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avait jusqu’à présent refusé, il la renvoie à la dimension de mère nourricière dans laquelle elle s’était toujours cantonnée : « A mangier, fet il, me donez. / Ne sai de coi m’areisonez » (Conte du Graal, v. 489–490). Elle ne pourra que tenter en catastrophe de lui donner une vague éducation religieuse, que le héros n’écoutera qu’à peine46. La mère n’ayant pas assumé son rôle de vecteur de la connaissance, le lien entre le savoir et le lignage se multiplie. Lors des deux premiers passages du Graal, le héros « n’osa mie demander / del graal cui l’an an servoit » (Conte du Graal, v. 3232), puis «  li vaslez ne demanda / del graal cui l’an an servoit » (Conte du Graal, v. 3280–3281). Il ne pose pas la question et l’auteur ajoute : « et si ne set cui l’an an sert. / Et si le voldroit il savoir » (Conte du Graal, v. 3290). En restant dans l’ignorance de celui à qui l’on fait le service du Graal, Perceval reste aussi dans l’ignorance de son propre lignage. En raison du silence de sa mère, il arrive en étranger dans sa propre famille et c’est bien ainsi qu’il repartira : lorsque le roi lui remettra l’épée, il sera précisé « Et li sires an revesti / celui qui leanz ert estranges » (Conte du Graal, v. 3147). Ce « vaissel » qu’il contemple symbolise également son propre lignage, mais il l’ignore et c’est cette ignorance même qui le rend muet. «  Vaissel  », n’est-ce pas le terme employé dans le Merlin pour évoquer la figure de la mère ? Ce terme se retrouve également dans le Joseph, le fils de la Vierge étant « conchut en son precieus vaissel » (Joseph, 265). Les critiques ont déjà souligné la dimension phallique de la lance qui saigne. En contemplant ce « vaissel », métaphore de la mère et la lance, métaphore du père, ne serait-ce pas son propre lignage que  contemplerait Perceval, sans en connaître l’origine, puisque c’est à un ancêtre de son lignage que le Graal est servi et que c’est lui qui devrait en assurer la transmission et la continuation. Le « vaissel », comme pour Merlin ou pour Gauvain, c’est le lieu de l’origine. Même lorsque Perceval prend soudainement conscience de son identité, il ne sera appelé que par son prénom suivi d’une précision d’appartenance géographique « le Galois », mais il continue de tout ignorer de son lignage, ce qui laisse planer quelque chose d’inachevé dans la découverte de son nom : Et cil qui son non ne savoit devine et dit que il avoit

  On retrouve dans le discours de la mère les trois composantes  évoquées plus haut dans le Manuel de Duhoda : l’évocation du père, du lignage et des ancêtres, ainsi que l’éducation religieuse. 46

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Percevax le Galois a non, et ne set s’il dit voir ou non, et il dit voir, si ne le sot. (Conte du Graal, v. 3559–3563)

Le polyptote formé sur le verbe savoir, associé aux tournures négatives, montre bien cet état d’inachèvement. D’ailleurs, sa cousine, en se présentant elle-même, montre que le nom est dérisoire : son identité n’est définie que par la place qu’elle occupe dans le lignage et elle accable le héros de son savoir : Je te conuis mialz que tu moi, que tu ne sez qui ge me suis. (Conte du Graal, v.3582–3583)

Bien qu’ils aient été « norrie » ensemble, le héros ne peut la reconnaître, du fait de sa propre « étrangeté ». La demoiselle souligne d’ailleurs la fragilité de l’identité du héros hors du lignage, puisqu’elle modifie à volonté son nom, le faisant passer de « Percevax le Galois » à « Percevax li Cheitis ». Non seulement elle connaît le héros, mais elle est aussi au fait des éléments constitutifs de l’histoire familiale, qu’il s’agisse de la mort de sa mère « je le sai, fet la dameisele, si veraiement » (Conte du Graal, v. 3601) ou de l’épée offerte par la propre cousine du jeune homme « je sai bien ou ele fu fete / et si sai bien qui la forja » (Conte du Graal, v. 3644–3645). Didier Lett relève qu’il y avait une profonde méfiance de l’Eglise envers l’éducation faite par les mères. Il considère que l’histoire de la mère de Perceval met en scène cette méfiance, montrant comment l’éducation féminine « bloque le processus de reproduction sociale ; elle ne lui apprend pas son métier de chevalier et ne lui donne pas la culture de son ordre47 ». Durant tout l’épisode du Château du Graal et de la rencontre avec sa cousine, ce n’est pas tant le fait de ne pas avoir demandé qui est reproché à Perceval, mais celui de ne pas savoir, c’est-à-dire de ne pas avoir eu la connaissance préalable du lien qui l’unit aux habitants du lieu. L’ermite souligne cela en analysant sa faute : certes « tu ne demandas de la lance ne del graal » (Conte du Graal, v. 6184) mais aussi et surtout : Quant tu del graal ne seüs cui l’an an sert, fol sans eüs

  Didier Lett, L’Enfant des Miracles, Enfance et société au Moyen Âge, op. cit., p. 156. Dans le Lancelot, par exemple, on trouve un homme qui explique que tout son lignage le critique car à trente ans il n’est toujours pas chevalier. En effet, lorsqu’il était enfant, il a rêvé que Gauvain l’adoubait (Lancelot, VIII, 192). Il raconte alors son rêve à sa mère qui lui fait promettre de n’accepter d’être fait chevalier que par le neveu du roi. Cette promesse le maintiendra loin de la chevalerie (et près de sa mère…).

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Cil cui l’an an sert fu mes frere. Ma suer et soe fu ta mere (…). (Conte du Graal, v. 6197 et suiv.)

Pour Philippe Ménard : La question où il est mentionné (c’est-à-dire le Graal) vise à faire connaître à Perceval que le Vieux Roi est un de ses parents (…). Il fallait instruire le héros et lui faire savoir qu’il avait une famille dans ce château48.

Dans le Perlesvaus, c’est bien ainsi que l’a compris l’auteur  : seule la connaissance du lignage aurait pu éviter le désastre, car lorsque Lancelot apprend au roi que le chevalier silencieux se trouve en fait être son propre neveu, l’autre se désole : A ! Dieu, fait il, por coi ne le soi je donc ? Par lui sui jo cheüs en ceste langor et se je seüsse adonc que ce fust il, je fusse ore tos sains des membres et del cors49. (Perlesvaus, 466)

L’oncle qui aurait donc dû également savoir qu’il s’agissait de son neveu. Ce déplacement de la faute peut être justifié par le fait que dans ce roman, la mère de Perceval est toujours vivante. Ce choix de l’auteur d’effacer le matricide alors même qu’il est le continuateur du roman de Chrétien ne peut s’expliquer que si, dans le Conte du Graal, a été effectué un rachat de la faute. L’épisode des gouttes de sang sur la neige a retenu l’attention de l’ensemble de la critique. Il s’agit d’un passage poétique où le héros songe à sa bienaimée. Perceval, alors qu’il se dirige vers les tentes, voit une oie blessée et se précipite vers elle. Sur la neige il contemple longuement les gouttes de sang qui lui rappelle la femme aimée. Pour Lorenza Maranini, l’élan qui le pousse vers l’animal blessé est l’instinct du chasseur50. Jean Frappier a relevé que la source de cet épisode est une saga irlandaise, L’Exil des fils d’Usnech : Deirdre51, une jeune fille, aperçoit un corbeau en train de boire le sang d’un veau sur la neige et déclare que l’homme dont elle tombera amoureuse devra avoir les cheveux noirs comme le corbeau,   Philippe Ménard, dans son article « Graal ou lance qui saigne », dans Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees, Hommage à Francis Dubost, Honoré Champion, Paris, 2005, p. 430–431. 49   Perlesvaus, 466. 50   Lorenza Maranini, « Educazione dell’uomo e amore materno nel Conte del Graal », in Humanitas, numéro 12, p. 1284, 1946, cité par Jean Frappier, Chrétien de Troyes et le mythe du Graal, Etude sur Perceval et le Conte du Graal, op. cit., p. 131. 51   Les sonorités de ce nom ne sont pas sans rappeler celui que l’auteur du Perlesvaus donnera à la sœur du héros : Dandrane. 48

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les joues rouges comme le sang et le corps blanc comme neige52. Les mêmes éléments se retrouvent dans le Peredur, d’origine celtique  : un faucon a tué un canard, et un corbeau mange la chair de l’oiseau. Les trois couleurs lui rappellent la femme aimée53. Certes, Perceval, à la vue des couleurs, se remémore Blanchefleur, mais un certain nombre d’éléments concordants peuvent nous orienter vers une interprétation plus symbolique de la scène. Premièrement la situation de la scène est symétrique à celle du départ de Perceval. Lorsque la mère de ce dernier meurt, c’est parce qu’il a décidé de partir à la recherche d’Arthur et de ses chevaliers. La scène des gouttes de sang se situe immédiatement après qu’Arthur et ses chevaliers aient décidé de partir à la recherche de Perceval. Dans la forêt, ce dernier avait rencontré des hommes à qui il avait demandé qui ils étaient. Ici, ce sont  les chevaliers qui viennent à sa rencontre. La mention des oiseaux (oie, faucon54) rappelle également le début du roman. Le récit s’ouvre sur Perceval écoutant le chant des oiseaux (Conte du Graal, v.71–72) et dès qu’il pénètre dans la forêt de sa mère : (…) Le dolz tan le resjoï et por le chant que il oï des oisiax qui joie feisoient : totes ces choses li pleisoient. (Conte du Graal, v. 87‒90)

Le premier jour qui suit son départ du manoir familial, il se lève au moment où les oiseaux se mettent à chanter : « Au main, au chant des oiselez / se lieve et monte li vaslez » (Conte du Graal, v.633–634). Immédiatement après son départ, il trouve une tente surmontée d’un aigle et c’est là qu’il connaîtra son premier baiser. Les oiseaux sont donc une donnée importante en ce qui concerne les « enfances » du héros et donc le château familial. En outre le frère même de Perceval a eu les yeux dévorés par les corbeaux55 :

  Jean Frappier, Chrétien de Troyes et le mythe du Graal, op. cit., p. 134.   Idem p. 135. 54   Le faucon est également un oiseau qu’on utilise pour chasser et le Roi Pêcheur est appelé ainsi, justement parce qu’il est celui qui « ne puet chacier » (Conte du Graal, v. 3510) et qui se contente donc de pêcher. 55   Le terme de « gente », en outre, est très proche de celui de « gent », du latin genitum, qui revoie à la naissance et à la problématique de la parenté. Le mot de Gent en ancien français signifie aussi « race », « extraction ». Voir le Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IX e au XV e siècle, par Frédéric Godefroy (1881), consultable sur : http:// www.micmap.org/dicfro/?d=gdf&w=gent. 52 53

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De l’ainzné avindrent mervoilles Que li corbel et les cornoilles Anbedeus les ialz li creverent. (Conte du Graal, v. 475–477)

Enfin, le héros contemple cette scène, appuyé sur une lance, qui, comme l’ont souligné les critiques, n’est pas sans rappeler la lance qui saigne et donc le château de son oncle. Cet oiseau, qui tombe à terre et vers lequel Perceval se précipite, ne lui permet-il pas d’accomplir une forme de réconciliation avec son lignage ? Le comportement de Perceval est curieux. Certes c’est un chasseur, mais il a vu les tentes du roi et sait qu’il y recevra un bon accueil et qu’il n’a donc pas besoin de trouver de nourriture. L’élan qui le pousse vers l’oiseau semble irrépressible et n’est pas expliqué, comme s’il demeurait une zone d’ombre sur cette scène. Le geste qu’il a, à ce moment précis, est en fait celui qu’il aurait dû avoir lorsque sa mère est tombée évanouie au pied du pont. Dès lors s’explique peut-être également la chronologie de cet événement : la mort de la mère se passe à la belle saison, probablement au printemps tandis que la chute de l’oiseau se passe, selon la chronologie relevée par Frappier, une vingtaine de jours après la pentecôte, ce qui nous situe au début de l’été. En dépit de la saison, le sol est couvert de neige, comme si toute cette scène se passait dans un « hors temps ». Les deux situations semblent être parallèles. Chez les celtes, l’oiseau est le symbole de la vie après la mort : Les oiseaux, qui ont le pouvoir de quitter la terre en s’envolant, ont été assimilés tout naturellement à la libération de l’esprit quittant le corps après la mort, idée qui s’est perpétuée dans le symbolisme chrétien médiéval (…) idée de l’oiseau emblème de la vie après la mort56.

L’oie est également considérée comme une messagère de l’autre monde57. Enfin, ce qui provoque la chute de l’oiseau, c’est qu’elle a été éblouie par la neige, tout comme la mère du héros est morte parce que son fils a été ébloui par les chevaliers. Perceval lui-même, au début du roman, est le chasseur par excellence. Il déclare aux chevaliers que ses javelots lui permettent de tuer « oisiax et bestes ». Ne peut-on voir dans cette scène du faucon blessant une oie un reflet symbolique de la scène initiale entre Perceval et de sa

  Miranda Green, Mythes Celtiques, Editions du Seuil, 1995, p. 149.   Dictionnaire des symboles, J. Chevalier et A. Gheerbrant, Laffont, Paris, 1982. Elle fait en outre, chez les bretons, l’objet d’un interdit alimentaire. Dans la mythologie, Némésis, déesse qui a en charge de venger le matricide, est représentée sous la forme d’une oie. 56 57

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mère ? Certes, lorsqu’il contemple le sang sur la neige, c’est au visage de son amie qu’il pense. Mais le sang ici n’est pas seulement l’élément déclencheur de sa rêverie. Il renvoie de façon très claire au problème de la parenté58. Il faut également rappeler que lorsqu’il est chez Blanchefleur, c’est le souvenir de sa mère qui le fait quitter la jeune femme et en particulier le souvenir de sa mère s’effondrant sur le pont : Mes a autres choses li tint : De sa mere li resovint Que il vit pasmee cheoir Talant a qu’il l’aille veoir. (Conte du Graal, v. 2915–2918)

Dans les deux circonstances où il fut intime avec une femme, le motif de la mère est présent dans l’esprit du héros. A cause de la fascination que les chevaliers exerçaient sur le jeune homme, sa mère s’était écroulée sur le sol. Ici, à cause de la fascination que les gouttes de sang provoquent chez Perceval, ce sont les chevaliers qui se retrouvent au sol. Les termes entre les deux scènes sont très proches : Keu « se pasme » et tous « cuident tuit que il soit morz » (Conte du Graal v. 4301), tout comme la mère de Perceval « jut pasmee en tel meneiere / come s’ele fust cheüe morte » (Conte du Graal, v. 622–623). Immédiatement après avoir vaincu Keu, le jeune homme retourne à la contemplation de « cele sanblance » (Conte du Graal, v. 4306). Alors qu’il n’avait jeté qu’un regard trop bref à sa mère au moment de son départ, il se perd ici dans une contemplation excessive des gouttes de sang, comme s’il devait compenser son manque d’attention précédent. Enfin le terme de « sang » a également le sens de parenté : « le sang est considéré, au Moyen Âge, comme un principe vital essentiel du corps humain  ; à ce titre, il est susceptible de symboliser l’individu ou une relation entre individus, en particulier la relation de parenté59 ». Le romancier ajoute d’ailleurs que ce sang « si sanbla natural color » (Conte du Graal, v. 4169). Dans ce contexte le terme est surprenant d’autant que le premier sens de « natural » signifie « qui est de naissance60 », mais il prend tout son sens si on le lie à la scène augurale du matricide.

  Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que la femme est un vecteur entre Perceval et sa mère. Lorsqu’il embrasse la demoiselle du Pavillon, il lui déclare « mout meillor beisier vos fet / que chanberiere que il et / an tote la meison ma mere, que n’avez pas la boiche amere » (v. 723–726). 59   Dictionnaire du Moyen Âge, op. cit., p. 1280. 60   Dictionnaire de l’ancien français, op. cit., p. 405. 58

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Dans l’épisode qui suit immédiatement, Perceval arrive chez Arthur et la Laide Demoiselle intervient pour lui rappeler qu’il doit retourner chez le Roi Pêcheur pour lui demander à qui l’on fait le service du Graal, et « por coi cele gote de sanc / saut par la pointe del fer blanc » (Conte du Graal, v. 4632–4633). Le rouge et le blanc, à nouveau, sont là lui rappellant qu’il doit repartir en quête de son lignage. Les conséquences, s’il ne le fait pas, auront un impact direct sur les liens familiaux, puisque les femmes deviendront veuves et les pucelles orphelines. Au vu de tous ces éléments, ne peut-on émettre l’hypothèse que le héros, en se précipitant vers l’oiseau, animal psychopompe et lié à son histoire familiale, accomplit enfin le geste attendu envers sa mère ? A travers le sang, c’est son propre lignage qu’il contemple. Certes, il ne parvient pas à une révélation immédiate, mais Perceval, au contraire de ses compagnons, décide de partir à la recherche du château du Graal et donc à la recherche de son lignage et de son identité réelle, comme si la rencontre précédente avec l’oie avait fait basculer le récit. Ces éléments pourraient expliquer que dans les Continuations la faute de Perceval est atténuée, voire effacée. Le Lancelot met également en scène le départ de Perceval, mais en fait, c’est Agloval, son frère, qui est le vrai responsable de la mort de sa mère. Alors qu’il discute avec elle, il lui explique qu’il veut emmener son frère pour le faire chevalier, ce à quoi elle répond : J’en voil, fet ele, que il soit o moi tant com je vivrai conme celui que je aim de si grant amor que je morroie maintenant, s’il partoit de moi, car de toutes mes pertes et de toutes mes mescheances n’ai je plus de confort. (Lancelot, VI, 184)

Agloval décide cependant que « trop seroit granz domages, se si biaux anfes conme son frere iert usoit sa jouvente entor sa mere » (Lancelot, VI, 184) et demande donc à Perceval s’il veut venir avec lui à la cour où le roi le fera chevalier. L’enfant est ravi et accepte. Ils mettent donc en place un stratagème : Perceval prétendra accompagner son frère un bout de chemin, mais il ne fera en fait jamais demi-tour. Lorsque la dame apprend que son fils ne reviendra pas, elle ne cessera de pleurer et finira par en mourir61. Ainsi

  Là encore la mère est possessive et prétend garder l’enfant pour elle seule, comme une sorte de compensation. Elle déclare à Agloval : « et puis que li autre sont mort, je gar­derai le remanant, que ja, se Diex plest, por dolor qui m’aviengne, nel perdrai. Ha, biaux filz, ne savez vos que je avoie jadis si bele mesnie de .VI. filz dont Dame Diex m’a si taillie qu’il ne m’a laissié fors que vos que je ne quidoie pas hui matin avoir ? » (Lancelot, VI, 184). Lorsqu’elle meurt, 61

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la scène initiale de Chrétien de Troyes est-elle totalement occultée et la responsabilité du fils, encore enfant, est amoindrie. La culpabilité est épargnée au héros, dans la mesure où l’écuyer, le seul à être au courant de la mort de la mère, sera tué par un chevalier, avant même qu’il ne parvienne à rejoindre les deux frères pour les informer de la situation. Il existe plusieurs séries d’enluminures représentant Perceval et Agloval. Dans le BNF 342, la mère se trouve derrière Perceval. Elle a la main posée sur sa tête en signe de protection mais Perceval est tout entier tourné vers son frère, qui est assis, pour être à la hauteur de l’enfant. Les deux frères ont les mains tendues l’un vers l’autre. En ce qui concerne le BNF 116, la Veuve Dame présente à Agloval son frère Perceval. L’enfant est debout au milieu des deux autres personnages. S’il a la main gauche posée sur sa mère, sa main droite et son visage sont résolument tournés vers son frère. Agloval pour sa part a la main droite ouverte, en signe d’acceptation62, tandis que sa main gauche repose sur l’épaule de l’enfant, ce qui signifie qu’il pousse l’enfant ou l’encourage à faire quelque chose. Si cet épisode dans le roman est assez court, il a néanmoins eu un succès certain auprès des illustrateurs, puisqu’on le retrouve dans plusieurs manuscrits.

Perceval présenté à son frère, Cote : Français 342, fol. 39v (1274)

c’est à cause de l’amour qu’elle lui porte, car « tant aimoit Perceval com mere pooist plus amer fil » (Lancelot, VI, 188). La leçon donnée par l’édition Pléiade précise, au moment de sa mort, « cele qui tant aimoit Perceval que ele ne s’en pooit consiurer » (Le Livre du Graal, tome III, p. 759). C’est bien la relation fusionnelle entre les deux qui est la cause du décès de la mère. 62   Voir François Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Âge, Signification et Symbolique, op. cit., p. 174–177.

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Perceval présenté à son frère, Cote  : Français 116, fol. 593v (daté des environs de 1470)

La Queste reprend les données du Lancelot, précisant que la mère du héros a eu le temps de se confesser avant de mourir. Même si elle est apparue en rêve à Perceval pour le blâmer, aucune culpabilité ne pèse sur le jeune homme car elle ne l’accuse pas de l’avoir tuée mais de l’avoir « presque maubaillie » (Queste, 74). Lorsque sa tante lui dit qu’elle est morte de douleur à cause de son départ, il se contente de répondre « a souffrir le me covient, car a ce repairerons nos tuit » (Queste, 74). Enfin, c’est dans le Perlesvaus que le détournement de la faute originelle est la plus spectaculaire. Elle est en effet totalement effacée, puisque la mère du héros est toujours vivante. Cependant la donnée initiale du Conte du Graal n’a pas totalement disparu  : ne pouvant effacer une telle tâche dans l’histoire familiale, le romancier la déplace dans une autre branche du lignage des gardiens du Graal et celui qui s’en rend coupable devient le propre cousin de Perlesvaus. Gauvain rencontre un écuyer qui semble éprouver une grande tristesse et lorsque le chevalier l’interroge, l’autre explique qu’il a tué sa mère :

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Por cho qu’ele dist que ne seroie pas rois aprés la mort mon pere, ains me feroit on moine ou clerc ; et mes autres freres qui mors est, auroit le roiaume. (Perlesvaus, 274)

En dévoilant la stratégie lignagère du père, la mère a outrepassé ses droits et la conséquence est immédiate  : elle est mise à mort63, ce qui entraîne immédiatement ce qu’elle avait annoncé. Joseus, pour tenter de réparer son péché, donne sa vie à l’Eglise. La mort de sa femme permet également au père de Joseus de devenir un ermite exemplaire et c’est lui qui dévoilera au héros les secrets de son lignage. Le matricide engendre donc un élément positif : la conversion à la vie religieuse de ceux qui se destinaient aux honneurs et aux richesses de la vie terrestre. Mais il a son pendant négatif : la terre n’a plus de roi et lorsque l’oncle de Perlesvaus s’emparera par la force du Château du Graal, il ne se heurtera à aucune opposition au sein même de son lignage, comme si la violence dirigée envers la mère avait pour conséquence la suppression de la violence chez le père et le fils, mais aussi la suppression de la capacité à défendre les biens familiaux. Les conséquences positives semblent néanmoins l’emporter : tout comme Perlesvaus avait été lavé de la faute initiale, il en est de même pour Joseus. En effet, en dépit du crime qu’il a commis et le fait qu’il soit ermite, aucun chevalier ne le surpasse « de son coer ne de son hardement » (Perlesvaus, 522). Il prendra également une part active à la reconquête du Château du Graal, puis y résidera avec le héros. Enfin, lorsque Perlesvaus partira, son cousin s’enfermera dans le château, ne vivant que de « ce que Damedex li envoioit » (Perlesvaus, 1050), reproduisant ici l’image de son oncle, nourri par le Graal. Mais bien que lignage du héros soit épargné par la souillure du sang maternel, la malédiction ne disparaît pas totalement, retombant sur le château où a été commis le meurtre : Joseus le fius le roi Pelles i ocist sa mere  ; onques puis li chastiaus ne fina d’ardoir et si vos di que de cel chastel et d’un autre movera li fus de coi li siecles traira a fin !  (Perlesvaus, 1022)

  Pour Catalina Girbea, la mère semble avoir un « pouvoir décisionnel, (qui) est peut-être une réminiscence de la matrilinéarité propre à la société celtique ». Elle relève également une variante intéressante dans le manuscrit de Bruxelles, qui, au lieu de la mention de la mort du frère, porte la mention « frere qui meinnez est ». Ce qui provoque la colère de Joseus pourrait donc être le fait que son jeune frère héritera de ce qui lui est dû. Catalina Girbea, « L’avunculat et la crise familiale dans deux romans arthuriens du XIIIe siècle : entre fiction et réalité sociale » dans La Parenté déchirée : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 362. 63

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Cette situation est curieuse. Alors que le péché que constitue le matricide n’est reproché à aucun des personnages, c’est le lieu même du meurtre qui subit les conséquences de cet acte contre-nature. La précision temporelle « onques » montre bien que les deux sont liés, mais le romancier reste muet sur cet autre château d’où doit également partir le feu qui détruira le monde. En outre, même si c’est du lieu du matricide que partira le terrible feu, il n’est pas présenté comme la cause de la fin du monde, ce qui laisse planer un étrange mystère sur ces deux châteaux.

Chapitre dix

Images de la mère

A

u Moyen Âge, les femmes subissaient plutôt qu’elles ne choisissaient les grossesses car les moyens de contraceptions étaient limités1. Dans ce contexte, c’est généralement l’homme qui est à l’origine de l’acte de procréation, que ce soit dans les liens sacrés du mariage, grâce au viol ou encore grâce à la supercherie (Uther et Ygerne par exemple). Dès lors, le problème de la mère célibataire apparaît. Il a déjà été évoqué le cas de la mère de Gauvain dans le Perlesvaus : l’angoisse de la grossesse hors mariage l’a conduite à tenter un infanticide. On sait qu’au Moyen Âge, la sexualité hors mariage était considérée comme étant un péché grave et que les jeunes filles étaient précisément surveillées pour éviter ce déshonneur à la famille. Dans le Merlin, la mère du prophète doit être mise à mort car elle est enceinte sans être mariée et elle est enfermée dans une tour en attendant son accouchement, puis son exécution. Sa propre sœur a été mise à mort car elle était enceinte. La cruauté de son châtiment est extrême, puisque, de nuit, elle est enterrée vivante2. Mais ces deux romans sont les seuls à développer la notion de la punition de la mère célibataire et l’auteur du Lancelot se montre beaucoup plus conciliant. La mère d’Hector des Mares, par exemple, ne semble pas avoir souffert de ce statut : elle a non seulement mis au monde un fils en dehors du mariage, mais elle a également pu l’élever3. L’enfant a d’ailleurs reçu en partie le nom de son grand-père, le «  Dus des Mares  » (Lancelot, IV, 223). La conception de Merlin reprend elle aussi le thème de la mère célibataire. Lorsque que l’on se rend compte qu’elle est enceinte, « si s’en esmervella mout tous li

  A ce sujet, voir Georges Duby et Michèle Perrot, Histoire des femmes en occident, op. cit., p. 374 et suivantes. 2   La punition prévue pour la mère de Merlin semble être la mort par le feu. Voir Merlin, 54–55. 3   La seule punition de cet acte sera que le péché (évoqué brièvement) du père retombera sur Lancelot qui ne réussira pas une épreuve à cause de cela. Mais la mère, à aucun moment, ne semble subir ou craindre un châtiment. 1

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Figures féminines dans les romans arthuriens

peuples » (Lancelot, VII, 41), mais personne ne crie au déshonneur4. Lohot, le fils d’Arthur, est un bâtard qui a pour mère une demoiselle du nom de Lisanor qui ne semble pas avoir eu le moindre problème en donnant naissance à un enfant hors des liens sacrés du mariage5. Mais bien que certaines femmes échappent aux conséquences de leurs actes, toutes ne sont pas logées à la même enseigne. Deux femmes semblent craindre l’état de mère célibataire. Il s’agit tout d’abord de Ninienne  : lorsqu’elle demande à Merlin de lui enseigner des enchantements, elle le justifie par le fait que son père la tuerait s’il savait qu’elle couche avec lui. Cette crainte n’est peut-être qu’un artifice pour forcer le fils du diable à lui dévoiler tous ses secrets, mais elle semble tout à fait plausible au jeune homme qui lui apprend tout ce qu’elle désire savoir. La deuxième femme est la sœur même d’Arthur. En effet, la haine tenace que Morgain éprouve pour Guenièvre est liée à un enfant. La reine a un neveu, Guiomar, qui a des relations amoureuses avec la sœur du roi. Elle les surprend et menace le jeune homme de mort s’il ne cesse pas toute relation avec Morgain. La jeune femme est désespérée car : Ele estoit de lui ençainte, si ot assés greignor duel. (Lancelot, I, 301)

Lorsqu’elle comprend que le jeune homme l’a définitivement abandonnée, elle décide de s’enfuir. Mais son désespoir et sa fuite sont-ils à mettre en relation avec le fait qu’elle est enceinte et doit le cacher, ou avec le désespoir d’avoir perdu celui qu’elle aimait ? Dans tous les cas, l’auteur du Lancelot semble toujours traiter le sujet avec une sorte de complaisance, ou tout au moins d’indifférence amusée qui est très éloignée de l’angoisse présente dans le Perlesvaus. Les voleuses de vie Dans les exemples évoqués, la conception de l’enfant est accidentelle et n’est dûe qu’à la relation entre deux jeunes gens. Cependant deux mères se

  On remarque que la conception de Merlin se fait après la mort du père de la jeune fille, ce qui facilite peut-être la tolérance à l’égard de la demoiselle. 5   Sur le problème de la mère célibataire, voir Catherine Blons-Pierre, « Le statut de la mère célibataire dans la littérature médiévale », dans Bien dire et bien apprendre, la Mère au Moyen Âge, textes réunis par Aimé Petit, Actes du colloques du Centre d’Etudes Médiévales et Dialectales de Lille, Revue de Médiéviste, no 16, Université Charles De Gaulle, Lille, 1998, p. 35–49. 4

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démarquent dans le corpus : celle d’Hélain et celle de Galaad. En effet, ces deux jeunes filles sont à l’origine même de l’acte sexuel qui les amènera à procréer. Ce faisant, loin de se faire imposer une maternité non voulue, elles dérobent à l’homme choisi sa propre paternité en le forçant à devenir père alors même qu’il ne le souhaite pas. Bohoort est le cousin de Lancelot et l’une de ses principales caractéristiques est sa curieuse disposition d’esprit concernant les femmes. Alors que l’ensemble des autres chevaliers n’ont de cesse d’obtenir l’amour des demoiselles qu’ils sauvent, Bohoort, pour sa part, reste toujours d’une remarquable discrétion. Gagnant à l’occasion d’un tournoi le droit de se marier avec une très belle demoiselle, il décline l’offre, au grand désespoir de cette dernière. Elle déclare alors à une servante qu’elle en mourra si elle ne peut l’avoir . Usant d’un anneau enchanté, la servante contraint Bohoort à avoir une relation charnelle avec sa maîtresse. En effet, lorsqu’il le met à son doigt, son cœur se transforme, lui qui était jusqu’à présent : Ore de froide nature et vierges en volonté et en oevre. (Lancelot, II, 196)

Se précipitant au chevet de la demoiselle, il passe la nuit avec elle. La Dame du Lac, informée de la chose par des sortilèges, s’étonne, car : Je cuidoie, fet ele, qu’il deust estre virges tot son aage. Si en fu assés dolente quant ele le sot et sans faille Boors avoit porposé a estre virges tos dis. ­(Lancelot, II, 198)

Bohoort est donc abusé par la jeune femme. Dieu, prenant pitié de leur « virginité corrompue » intervient pour que cette nuit d’amour ne soit pas vaine et donne un fruit, rachetant par là leur péché. L’état de mère célibataire est donc la conséquence d’une intervention divine puisque le Seigneur décide  que cette union charnelle aura pour conséquence un enfant. Ainsi, loin d’être une catastrophe, cette grossesse est en fait une bénédiction divine. La demoiselle ne montre d’ailleurs aucune inquiétude à l’idée d’être enceinte, mais demande tout de même à Bohoort de revenir la voir d’ici six mois, pour que, si d’aventure elle le fût, il reconnaisse qu’il est le père : S’il avenoit par la volenté de Dieu que vos me laississiés ençainte, je voldroie que tesmoignissiés que li enfés fust vostres et que l’en seust nostre errement par vos. (Lancelot, II, 199)

Hélain le Blanc, futur empereur de Constantinople, naîtra de cette unique rencontre. Par sa décision même de forcer Bohoort à coucher avec elle, la jeune femme se trouve donc à l’origine de l’acte de procréation, ce qui est, dans ce milieu où les hommes malmènent les femmes, un retournement

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de situation pour le moins surprenant. Lorsqu’elle rencontre ­Lancelot, son fils a deux ans. Bien qu’elle se plaigne du fait que Bohoort n’est pas revenu dans le temps imposé, elle ne semble aucunement avoir souffert de son état de mère célibataire et montre tant d’amour à son fils, lui baisant les yeux et la bouche, qu’il semblait que l’enfant « fust Diex meismes » (Lancelot, V, 296)6. La conception de Galaad est sensiblement analogue, à une différence près : la mère d’Hélain a une relation avec Bohoort poussée uniquement par un désir charnel et le fait qu’elle tombe enceinte n’est qu’une circonstance accessoire. Concernant la mère de Galaad, la relation sexuelle a pour unique but la procréation. Brisane, la servante de la jeune femme, entraîne Lancelot jusqu’au lieu où se trouve la fille du Roi Pêcheur. En accord avec le père de la demoiselle, elle trompe Lancelot en lui faisant croire que la reine Guenièvre l’attend et après lui avoir fait boire une coupe pleine de « poison », elle l’emmène dans la chambre où se trouve la jeune fille. La prenant pour Guenièvre, Lancelot s’unit à elle et ils engendrent ainsi Galaad. Cependant la conception de celui qui sera la « flor » de toute chevalerie laisse une sensation de malaise… Bien que ce soit la servante qui mette en place le stratagème pour les faire coucher ensemble, c’est bien le père de la demoiselle lui-même qui avait ordonné qu’ils aient une relation sexuelle. La machination dont est victime Lancelot et surtout la scène pénible au cours de laquelle le jeune homme, fou de colère d’avoir été trompé, veut tuer la demoiselle provoque un certain malaise chez le lecteur7. L’auteur a bien senti qu’une conception aussi… profane ne laisserait pas de choquer. En effet, dans un roman où la verticalité du temps pèse sur des personnages qui ne peuvent totalement se dérober au poids de leur généalogie, il est difficile de justifier que Galaad échappe aux circonstances de sa conception. Dans le Joseph8, Galaad est marqué d’une souillure originelle : lorsque le roi rêve de la descendance de son neveu Célidoine, il voit en songe que des fleuves sortent d’un lac symbolisant

  Elle peut donc entrer dans la catégorie des bonnes mères, même si on ne saura jamais quel sera le résultat de l’éducation donnée à l’enfant par une mère célibataire. 7   Dans le Merlin, les femmes étaient les victimes des supercheries des hommes ou des démons. La mère de Merlin et celle d’Arthur sont toutes deux victimes des « complots » masculins. Dans le Lancelot, la tendance s’inverse nettement et ce sont les hommes qui font les frais des machinations féminines, même si pour Galaad, elle paraît être à l’initiative du père. 8   Qui, nous le rappelons, est postérieur au Lancelot et donc encore davantage soumis aux impératifs lignagers du XIIIe siècle. 6

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son neveu. L’un des cours d’eau représente Galaad. Ce fleuve est boueux au commencement, ce qui signifie que : Sera conceüs et engendrés em pechié mortel, del huitisme qui sera chaus et luxurious, et sera sa naissance aussi come celee et couverte, pour ce qu’il ne sera mie engendrés en mere moullier ne selonc la loy de Sainte Eglyse, mais en fornicacion et en pechié mortel : et pour ce aparut il tourbles et espés au conmencement. (Joseph, 410)

Pour cet auteur, il est important de souligner que la mère du jeune homme ne sera pas « mere moullier ne selonc la loy de Sainte Eglyse » et cette illégitimité (symbolisée par la boue) ne peut être effacée d’un trait de plume, contrairement à ce que fera l’auteur du Lancelot, qui, lui, multipliera les arguments visant à montrer qu’il s’agissait de la volonté de Dieu : Si (dieu) lor donna tel fruit engendrer et concevoir que por la flor de virginité qui iluec fust corrompue et violee fu recouvree une autre flor de cui bien et de cui tandror mainte terre fu replenie et rasouagie (…), de ceste flor perdue fu restorez Galaad li verges (…). Einsinc fu recouvree flor pour flor, car en sa nessance fu flor de pucelage estainte et maumise ; cil qui puis fu flor et mireor de chevalerie (…). (Lancelot, IV, 210–211)

Quant à la demoiselle, en digne héritière de sa sainte famille, elle : Ne le fait mie tant por la biauté de celui ne por luxure ne por eschaufement de char come ele fait por le fruit recevoir dont toz li païs doit venir a sa premiere biauté. (Lancelot, IV, 210)

Certes… Elle regrettera d’ailleurs de ne plus pouvoir servir dans le cortège du Graal, mais cela ne l’empêchera pas plus loin dans le roman de s’unir à nouveau à Lancelot, sans que la conception de Galaad puisse justifier ce nouvel écart de conduite. Les bonnes mères Enfin, il existe, parmi ces femmes indignes ou indifférentes, quelques figures maternelles présentées de façon positive, mais elles restent problématiques. Nous avons déjà évoqué le fait que dans une partie du corpus la stérilité de la reine Guenièvre était une probable conséquence de sa relation adultère. Dans le Perlesvaus, pourtant, Guenièvre est présentée comme une mère aimante. La première fois où il est question de Lohot, un ermite raconte la mort du jeune homme à Perlesvaus. Son identité est uniquement agnatique : « Lohout le fius le roi Artu » (Perlesvaus, 572), « Lohous estoit partis de la cort le roi Artu son

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pere9 » (Perlesvaus, 574). Plus tard, une demoiselle arrive à la cour avec un coffret contenant la tête d’un chevalier assassiné. Une lettre dévoile son nom et son identité et le roi fait la fait lire à la cour :  Ces letres dient que li chevaliers dont li chief est en cel coffre out a non ­Lohous, et fu filz le roi Artu et la roine Guenievre. (Perlesvaus, 706)

A l’annonce de la mort de son fils, la reine s’évanouit, puis se saisit de la tête et la reconnaît à une blessure que son fils s’était faite lorsqu’il était enfant. Mais au moment même où l’auteur nous présente Guenièvre sous les traits d’une mère, elle disparaît du récit, devenant une sorte de fantôme retranché dans ses appartements. Nous n’aurons de ses nouvelles qu’à travers les autres personnages car elle ne paraît plus à la cour. Retirée dans sa chambre, personne ne peut la sortir de son affliction. Le deuil du roi finit par s’apaiser et à la demande de Lancelot et de Gauvain, il part en pèlerinage. Lancelot ne cherche ni à voir la reine, ni à la consoler, comme s’ils n’existaient plus l’un pour l’autre. La prédominance du sentiment maternel sur le sentiment amoureux se manifeste d’ailleurs dès l’annonce de la mort de Lohot, puisqu’il est fait mention du « does qu’ele menoit de son fil, dont nus ne le ­ ancelot. Un pooit acesser » (Perlesvaus, 708), sous-entendu, nul, pas même L écuyer explique à Gauvain que : La roine en maine tel doel por le roi et por la mort de son fil, que li pluisor dient qu’ele morra. (Perlesvaus, 778)

Tout fonctionne comme si son rôle de mère était inconciliable avec son identité narrative : au moment même où elle apparaît comme telle, son personnage se désagrège. Elle sera enterrée à côté de la tête de son fils, qui repose dans la tombe même du roi Arthur, ce qui marque symboliquement que le fils a pris la place du père… et de l’amant. Paradoxalement, la mère idéale est incarnée par une femme qui n’a pas d’enfants. La Dame du Lac, dès son premier contact avec Lancelot, a des gestes maternels, le démaillotant et le serrant contre son sein. Une fois dans le domaine du Lac, elle est en totale adéquation avec le rôle réservé à la mère dans l’éducation des garçons au Moyen Âge. En effet, si les garçons doivent être éduqués par les hommes, le rôle des femmes : Se manifeste dans le contrôle du travail accompli par les maîtres et les précepteurs choisis par le mari10.   Voir aussi : « le filz le roi » Perlesvaus, 546.   Silvana Vecchio dans Histoire des femmes en occident, op.cit., p. 167.

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Dans le roman, on observe que ce n’est pas un homme qui a choisi les maîtres de Lancelot mais bien la Dame du Lac elle-même. De même, elle expliquera le rôle de la chevalerie à l’adolescent, comme si sa nature de « faé » lui permettait d’assumer la part masculine mais aussi la part féminine d’éducation de Lancelot. Dans le Lancelot, elle est celle qui a réussi à emprisonner Merlin dans une prison dont il ne sortira jamais : en s’appropriant ses pouvoirs, elle conjugue en elle les deux magies, masculine et féminine, la sienne propre car elle connaît « les forches des paroles et des pieres et des erbes » et « savoit par Merlin quanques ele savoit de nigremanche » (Lancelot, VII, 38).  Le double principe masculin/féminin est également développé dans le vocabulaire employé pour exprimer la relation entre la Dame et Lancelot : on retrouve très souvent le terme de « norrir11 », qui signifie certes « élever », mais qui rappelle également une des coutumes du Moyen Âge qui consistait à envoyer les fils des vassaux vivre en qualité de nourris « à la cour de leur seigneur, pour le servir, le garder et s’y former au métier des armes. Cette vie en commun créait, entre le seigneur et le « nourri » un lien, dont les romans et les chansons de geste nous montrent l’extraordinaire puissance12 ». C’est également elle qui apprendra au héros les règles de la chevalerie, ainsi que la signification de toutes les pièces d’armures. Lorsqu’elle l’amène au roi Arthur, ce dernier proteste, car il est de coutume que ce soit le seigneur qui fournisse les armes, mais elle refuse et insiste pour qu’il soit fait chevalier avec les armes qu’elle lui a elle-même données. L’affirmation de son ambivalence la pousse même à déclarer au roi : Et se vous volés, vous le ferés chevalier ; et se vous nel volés faire, si me porca­ cherai aillors et anchois le feroie je meismes chevalier qu’il ne le fust. (Lancelot, VII, 268)

Ainsi, elle n’est pas seulement la mère adoptive de Lancelot, mais elle est aussi son « père » et son seigneur, puisqu’elle est prête à le faire elle-même chevalier13. La différence avec Perceval est flagrante : tous deux sont élevés par des femmes appartenant à la noblesse, mais dans le premier cas, l’éducation exclusivement féminine de Perceval le conduira au désastre, dans le second cas, l’ambivalence du personnage même, qui détient le pouvoir et le savoir à

  Voir par exemple Lancelot, VII, 44 : « La dame qui le nourisoit ».   Lancelot du Lac, édition Lettres Gothiques, op. cit., note 1, p. 133. 13   Cette ambivalence dame/seigneur est tout à fait dans la logique courtoise et c’est d’ailleurs la reine qui symboliquement fera Lancelot chevalier. 11 12

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la fois féminin (gestes maternels) et masculin (devoir seigneurial) conduira le héros à devenir un parfait chevalier. C’est d’ailleurs l’« amors de pitié et de noureture » (Lancelot, VII, 244) que la Dame du Lac éprouve pour son fils adoptif, qui n’est pas tout à fait identique à l’amour « charnel14 ». Les liens du sang sont primordiaux et l’auteur utilise la comparaison avec les liens consanguins pour définir l’amour que lui porte la dame15 : Et quant ele l’en ot porté, il ne fait pas a demander s’ele le tint chier, car ele le gardoit plus doucement que nule autre feme ne pooit faire, qui porté ne l’eust en son ventre. (Lancelot, VII, 43)

Cette affirmation montre bien que quelque soit cet amour, il ne peut dépasser celui des liens du sang, alors que dans les faits, la Dame du Lac est bien le personnage le plus maternel du corpus. La suprématie de l’amour de la Dame semble à chaque fois se heurter à la barrière infranchissable de la mère biologique : Car je aim les enfans plus que nule autre, fors lor meire  (Lancelot, VII, 194), j’ai en vous mise toute l’amor que meire poroit mettre en son enfant. ­(Lancelot, VII, 257)

Toutefois, elle a les gestes maternels que n’avait pas eu sa mère biologique, au point que pour un observateur extérieur : Si li commenche a baisier les iex et la bouche moult doucement, que nus nel veist qu’il ne quidast qu’il fust ses enfes. (Lancelot, VII, 86)

Lorsqu’elle décide d’envoyer Lancelot à la cour pour qu’il y soit fait chevalier, la scène est touchante, puisqu’elle « s’es­crieve a plorer et est tele conree c’un seul mot ne li puet dire de la bouche, car li seglout li entrerompent sa parole trop durement » et que « si li vient l’iauwe del cuer as iex amont » (Lancelot, VII, 245). La vision positive qui est donnée de la Dame peut s’expliquer par le fait qu’étant donné la forte mortalité des femmes au Moyen Âge ainsi que le modèle marial prôné par l’Eglise, « une femme seule, (veuve ou non mariée), éduquant un enfant qui ne lui est pas lié par le sang, est fortement louée16 ».   A ce sujet voir Lancelot du Lac, édition Lettres Gothiques, tome 1, op. cit., note 2, p. 393.   Dans le même temps, la légitimité de l’autorité de la Dame du Lac est justifiée par le fait que Lancelot pense vraiment qu’elle est sa mère « et bien quidoit pour voir que ele fust sa meire » (Lancelot, VII, 44), « comme a vous, qui estes ma dame et ma meire » (Lancelot, VII, 195). 16   Didier Lett, L’Enfant des Miracles, Enfance et société au Moyen Âge, op. cit., p. 233, mais uniquement si elle parvient à donner une double éducation masculine (même assumée par des 14 15

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La plupart des personnages étant adultes, c’est la seule image de la mère « agissante » que nous livrera le corpus, qui développe davantage les figures de mères « lointaines », qui, enfermées dans un château, manifestent leur amour en priant pour leur fils pour lequel elles s’inquiètent17. Encore plus rare, dans ce monde typiquement masculin, est la description de la relation mère-fille. Dans le Perlesvaus, Dandrane est le bras agissant de sa mère, et de ce fait, on ne les voit que peu ensemble. Encore ces rares moments sont-ils consacrés à évoquer le fils/frère absent. Tout au long du récit, elle manifeste une vive inquiétude pour sa mère, en proie à la guerre, ainsi que pour sa situation, qui est directement liée à celle de la Veuve Dame. Elle agit sur le récit comme un « retardateur », ne cessant de gagner du temps, trouvant des chevaliers pour repousser les échéances dramatiques imposées par ses ennemis. Dans le Joseph, la mère de Sarracinte est une bonne mère, dans la mesure où elle participe à la conversion de sa fille et l’instruit de ses devoirs chrétiens. Mais elle est peu présente et l’on ne sait que fort peu de choses à son sujet et sur sa relation avec sa fille, si ce n’est qu’elles se sont toutes deux converties, et qu’elles doivent garder le secret vis-à-vis du reste de leur famille (Joseph, 131 et suivantes).

maîtres) et féminine, comme nous avons tenté de le montrer plus haut. Didier Lett relève que dans l’hagiographie, la marraine est toujours vierge ou veuve : « Elle est, comme Marie, mère sans connaître d’homme » et donc une mère idéale (p. 236). 17   Voir par exemple la mère d’Hector, Lancelot, IV, 229, ou encore Lancelot, I, 192 et suivantes où c’est cette fois un fils qui s’inquiète pour sa mère.

Chapitre onze Métaphores de la mère

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n certain nombre de figures allégoriques sont induites par une comparaison avec la mère. Dans La Mort le roi Artu, par exemple, le roi se plaint amèrement de la Fortune et du changement qui s’est effectué : « tu me fus jadis mere, or m’ies tu devenue marrastre » (La Mort le roi, 221), idée qu’il reprend peu après avoir tué Lucan : « Fortune qui m’a esté mere jusque ci, et or m’est devenue marrastre » (La Mort le roi, 247). Le jeu d’opposition entre « mère » et « marâtre » illustre l’idée évoquée plus haut dans le roman que la Fortune est une roue changeante. Lancelot, pour sa part, se lamente car il est enfermé dans une geôle pleine de serpents, soupirant qu’il est plus mal loti que le pire des hommes, qui au moins, lorsqu’ils meurent «  reviennent il a lor premiere mere, or est la terre, et sont anfoï dedenz » (Lancelot, IV, 301). Dans les deux exemples qui précèdent, la mère fantasmée est présentée comme une figure positive, qui protège, ou tout au moins qui a protégé et que l’on regrette. La mère, présentée de façon virtuelle, est donc une sorte d’idéal, un baromètre pour exprimer la force d’un sentiment d’attachement et la valeur d’un lien. Il a déjà été fait mention du peuple qui, pensant que la reine allait être mise à mort faisait « si grant duel com se la reïne fust leur mere » (La Mort le roi 122). La réciprocité du lien se manifeste, même dans le monde animal. Lancelot voit passer un cerf blanc, qui est gardé par six lions1, « qui l’aloient gardant ausi chierement par samblant conme la mere son anfant » (Lancelot, V, 133). Conséquence logique de la force de ce lien, la mère permet d’insulter de la pire manière qui soit. Injurier la mère, c’est insulter l’ensemble du lignage. Didier Lett le formule ainsi : Les injures les plus blessantes s’attaquent à la famille et remettent en cause l’honneur d’in individu, par des insultes à caractères sexuels, ou faisant référence à des origines familiales infamantes2.

  L’explication de cette allégorie ne sera pas donnée dans le Lancelot. Il faudra attendre la Queste pour apprendre que les lions (réduits au nombre de quatre) sont les évangélistes et que le Cerf est une représentation de Jésus Christ. 2   Didier Lett, L’Enfant des Miracles, Enfance et société au Moyen Âge, op. cit., p. 240. 1

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L’expression « fils de pute », dont le succès ne s’est jamais démenti au fil des siècles, est employée à diverses reprises, mais elle est presque toujours associée à une autre caractéristique péjorative, notamment en étant renforcée par le mot «  failli3  ». Lorsque le roi et la reine de Norgales surprennent leur fille au lit avec Gauvain, la mère se met en colère, mais paradoxalement, ce n’est pas à sa fille qu’elle s’en prend, mais aux serviteurs qu’elle insulte, la connotation sexuelle de l’injure prenant ici toute sa saveur : « Que faites vous, fil a putain failli ? Que n’ochiés vous cel traïtor qui laiens est ? » (Lancelot, VIII, 385). L’insulte portant sur la mère se renforce donc par le manque de valeur du personnage auquel s’adresse l’injure. La notion de traîtrise s’y trouve également souvent associée : en effet, la prostituée est celle qui trahit tous les hommes, dès lors, le « fils de pute » est évidemment lui aussi un traître. L’affront est d’autant plus grave qu’il se produit parfois au sein même de la famille : Pharien et Lambègue ne sont pas d’accord sur le traitement à infliger à Claudas et le jeune homme, en parlant de son oncle déclare que c’est un : « fiex a putain, li traïtres, li faillis » (Lancelot, VII, 161), puis lorsque ce dernier l’attaque pour protéger Claudas, il réitère la même insulte, avec à nouveau la notion de traîtrise4 (Lancelot, VII, 161). Ce qui choque le jeune homme, c’est que son parent manque au lignage en défendant son ennemi. L’oncle perd patience à son tour et s’en prend à son neveu, lui retournant l’accusation de traîtrise  : «  mors estes, fiex a putain, traïtres  ! Chertes mar m’i avés honi et me ferés tenir por traïtor » (Lancelot, VII, 170). En effet, en ne respectant pas la promesse faite à Claudas de ne pas l’attaquer, il manque au lignage et met en péril l’honneur de la famille toute entière. Voleur5, bâtard6, meurtrier7, traître, mécréant8, l’expression «  fix a putain  » est donc toujours associée aux pires méfaits, ce qui montre que l’insulte faite à la mère est réservée aux personnages les plus sombres… ou à la colère la plus noire.

 Voir Lancelot, VII, 161, 407, VIII, 226. Le terme de « failli » employé ainsi signifie faible, lâche, méchant en général. 4   La même insulte se retrouve lorsqu’un vavasseur trahit Yvain l’Avoltre. Voir Lancelot, VII, 346. 5   Voir par exemple Lancelot, VIII, 412. 6   Lancelot, VIII, 229. 7   Lancelot, VII, 15. 8   Lancelot, III, 297. 3

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Beste Glatissante et autres figures animales La maternité, réelle ou métaphorique, n’est pas seulement incarnée par les personnages humains. On trouve dans le Perlesvaus un épisode assez curieux, celui de la Beste Glatissante : le héros pénètre dans une forêt et voit une croix vermeille, près de laquelle se trouvent un chevalier et une demoiselle. Un bête d’une grande beauté arrive soudain, l’air doux et les yeux semblables à des émeraudes (Perlesvaus, 422). Elle porte dans son ventre des chiots qui hurlent et lorsqu’ils en sortent, ils la dévorent. Le Roi Ermite expliquera que la bête signifie « Nostre Seignor » (Perlesvaus. 668) et que les chiens sont en fait les juifs qui n’eurent pas confiance en Dieu. Le fait que Jésus soit représenté par une bête sur le point de mettre bas paraît singulier, cependant l’auteur du Perlesvaus est coutumier de ces senefiances étranges9. La scène, barbare et sanglante, appelle quelques commentaires notamment parce qu’il s’agit d’un épisode que l’on retrouve dans d’autres romans du cycle. Edina Bozoky  a relevé dans un manuscrit de la bibliothèque nationale (mss 112, livre IV, folio 152) une explication de l’épisode de la Beste Glatissante10. L’histoire est racontée par le roi Pellehan : la fille d’un roi appelé Ypomenes s’éprend de son propre frère et tente de le séduire. Voyant qu’il se refuse à elle, elle fait un pacte avec le diable. En échange de son amour il lui explique comment se venger. Elle accuse son frère de l’avoir violentée : il est condamné à mort et le roi ordonne qu’il soit dévoré par des chiens affamés. Peu avant de mourir, son frère la maudit et sachant qu’elle est enceinte des œuvres du diable, il lui déclare qu’à la naissance de la chose qu’elle a dans le ventre, le monde entier pourra constater que le diable en est le père. Il ajoute que parce qu’elle a livré son corps aux chiens « aura ceste beste dedans son ventre chiens » et que Galaad sera celui qui « par sa venue morra la doloreuse porteure de ton ventre ». L’élément fondamental de ce récit, c’est que le caractère sexuel des « origines » de la bête, sexualité liée à la parenté dans ce qu’elle a de plus sombre, à savoir le désir d’inceste. Dans le Perlesvaus, les chiots ne peuvent sortir du ventre de leur mère et cela alors même qu’ils sont arrivés à maturité11. Mère étouffante donc que

  Voir par exemple l’explication de la mise à mort de la mère de Méliot.  Edina Bozoky  : «  La “Bête Glatissant” et le Graal. Les transformations d’un thème allégorique dans quelques romans arthuriens », dans Revue de l’histoire des religions, Tome CLXXXVI, 2 octobre 1947, p. 127–149. 11   Le motif de cette mère qui étouffe ses propres enfants rappele la mère du héros dans Le Conte du Graal, qui refusait de le laisser partir. 9

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cette « Beste », qui finit par se faire dévorer par ceux qu’elle a engendrés. En outre, la gestation de cette « mère porteuse12 » est problématique, dans la mesure où elle porte des enfants qui ne sont pas de sa race. Détail qui n’est pas anodin, dans un roman où le soupçon d’adultère et où la parentalité sont des problèmes récurrents (voir par exemple le personnage de Gauvain ou d’Arthur). Cette parturiente, qui mettra bas des enfants contre-nature, ne peut-elle symboliser le brouillage du lignage omniprésent dans le cycle arthurien ? C’est par la séparation ou le meurtre de la mère que l’on peut parvenir à vivre sa destinée. C’est suite au matricide que Joseus et le Roi Ermite ont pu atteindre une perfection proche de la sainteté. Dans l’explication religieuse elle-même se produit un brouillage de la succession car la mère est en fait une représentation du Fils13. Dans le Joseph, on retrouve un motif assez semblable de dévoration de la mère par ses enfants. Mordrain voit son pain emporté par une créature diabolique, peut-être parce que d’essence purement féminine. En effet, en ce qui concerne cette race d’oiseau, « si les a la mere sans compaingnie de malle » (Joseph, 203), et les enfants qu’elle porte sont d’une « si grande froidure » que même la mère ne peut le supporter. Devant se frotter sur une pierre brûlante pour survivre, elle commence alors à se consumer, ce qui réchauffe les œufs. Lorsque les bêtes sortent de leurs coquilles, elle-même est réduite en cendres. Les oiseaux se nourrissent alors des restes de leur mère « et quant ils ont mangié toute la poudre qui ist de lor mere, ja puis ne gousteront d’autre chose » (Joseph, 204). Les enfants sont au nombre de trois, deux mâles et une  femelle. Les deux mâles s’entretuent alors et il ne reste que la femelle appelée « serpens lyons ». Peut-être le caractère exclusivement féminin de l’engendrement de cet oiseau est-il à l’origine de son caractère monstrueux car la femme est l’incarnation privilégiée du diable au point que dans la Queste   Le terme est emprunté à Armand Strubel, Le Haut livre du Graal, op. cit., note 1, p. 625.   Dans la Continuation du Perceval par Gerbert de Montreuil, les chiots dévorent la bête puis s’entretuent. Explication pour le moins pragmatique : la bête signifie l’Eglise et les chiots ceux qui bavardent pendant la messe. Dans La Suite du Merlin, Arthur voit la bête, mais Merlin se contente de préciser qu’il s’agit d’un des mystères du Graal et aucune explication ne sera jamais donnée. Mais elle est tout de même liée au motif de la famille puisque le seul qui pourra apprendre la vérité au sujet de cette bête doit être issu du lignage du chevalier qui poursuit la bête. Edina Bozoky rappelle (à la suite de Nitze) que l’origine probable de ce motif est un récit gallois Kulhwch et Olwen, que l’on retrouve dans la légende de Henwen et dans le livre de Guillaume de Malmesbury : Gesta Regum Anglorum. Dans ce texte, le roi Edgar fait le rêve d’une chienne « prégnante » dont les chiots aboient dans son ventre et la signification de ce rêve est qu’après la mort du roi, des gens attaqueront l’Eglise. 12

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ou dans le Joseph, c’est sous les traits d’une femme que le diable viendra tenter les héros. Dans tous les cas, la figure maternelle prend ici une dimension angoissante qui ne semble pouvoir être vaincue que par un acte violent, la dévoration, représentation extrême et absolue de sa fonction nourricière. D’Eve et Marie Enfin, la religion se présente comme le lieu privilégié de la métaphore maternelle, dans la mesure où l’Eglise n’a eu de cesse de remplacer la parenté « charnelle » par la parenté spirituelle. C’est essentiellement dans La Queste del Saint Graal que l’on trouve ce type d’allégorie. Perceval rêve que deux femmes viennent le visiter et un ermite lui explique alors que celle qui chevauche un lion représente la Sainte Eglise, « et bien te montra que ele ert ta mere » (Queste, 102), ajoute l’ermite, car elle vient l’avertir des dangers qui le guettent. Tous les chrétiens sont en effet les fils de l’Eglise. L’idée est développée à différentes occasions, par exemple lors de l’explication de l’épisode du roi Amant et des deux sœurs. L’une d’elle est l’Eglise, qui est triste et affligée, car les chrétiens pêcheurs « la deussent garder come mere, mes non font » (Queste, 185). Cette assimilation de l’Eglise à la figure maternelle est classique au Moyen Âge, en particulier dans la deuxième partie du XIIIe siècle14. Deux autres figures majeures de la religion au Moyen Âge sont associées au motif de la mère, Eve et Marie. Jacques Dalarun, dans Histoire des femmes en occident, relève entre ces deux femmes : Une antonymie : Eve, Marie ; l’une symbolisant plutôt les femmes réelles et l’autre la femme idéale. Pour des raisons de stratégie ecclésiale, de discipline cléricale, de promotion d’une morale neuve, Eve est en ce tournant des XIe et XIIe siècles accablée plus qu’à l’ordinaire (…)15.

La Queste, fidèle à sa tradition misogyne, revient longuement sur le ­personnage d’Eve en établissant une progression dans la présentation du personnage. La première mention d’Adam et Eve ne fait pas de distinction entre eux et évoque leur péché lorsqu’ils suivirent les conseils du diable (Queste, 103). Il est ensuite question du diable, qui « s’acointa de la moillier Adam, la premiere fame de l’umain lignage ; et tant la gueta et   A ce sujet voir Didier Lett, L’Enfant des Miracles, Enfance et société au Moyen Âge, op. cit., p. 88–89. 15   Jacques Dalarun, dans Histoire des femmes en occident, op. cit., p. 57.

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engigna qu’il l’ot esprise de pechié mortel » (Queste, 113). Enfin, elle est qualifiée d’«  Eve la pecheresse  » (Queste, 210). A première vue, l’auteur semble plutôt tolérant à l’égard de la jeune femme, puisqu’il insiste sur le fait que Dieu : « apela Adam premierement. Et il estoit reson qu’il en fust plus achai­sonnez que sa faine » (Queste, 212). Le fait qu’Adam soit davantage coupable qu’Eve est à priori surprenant, mais la suite du récit donne une explication : Ele estoit de plus foible complexion, come cele qui avoit esté fete de la coste de l’ome16 ; et si fust droiz qu’ele fust obeissanz a lui ne mie il a li. (Queste, 212)

Dans le Joseph, l’indignité de la femme est exprimée de façon plus subtile : le romancier assure que le Christ a reçu le baptême « del plus haut home qui onques nasquist de feme corrompue : ce fu sains Jehans Bauptistres » (Joseph, 49)17, comme s’il s’étonnait que de quelque chose d’aussi vil qu’une femme puisse sortir quelqu’un d’aussi saint18. Lorsque l’homme mystérieux de la nef conseille à Mordrain de se méfier des mauvais conseils, il lui demande de se rappeler « conment Adans li premiers hom fu decheüs pour ce qu’il s’asenti a l’amonnestement le dyable par le conseillement de a feme » (Joseph, 198)19. La femme, étant plus faible moralement et physiquement, doit toujours être sous la domination masculine, car on doit la guider et s’occuper d’elle. Dans la Queste, il est raconté que c’est Eve qui emporte puis qui plante un rameau de l’arbre de vie, mais le romancier semble éprouver le besoin de réitérer l’évidence de la supériorité masculine : Et qui voldroit demander au livre por quoi li hons ne porta fors de paradis le raim plus que la fame, car plus est li hons haute chose que la fame, a ce respont il que li porters dou rainsel n’apartenoit pas a l’ome se a la fame non.

  Pour Geoffrey de Vendôme (fin du XIe siècle) par exemple, la femme est inférieure à l’homme car elle a été créée en second, pour lui venir en aide, à partir d’une côte de l’homme. A ce sujet voir J. Dalarun, Histoire des femmes en occident, op. cit., p. 38. Odon de Cluny (Xe siècle) évoque lui aussi longuement le personnage d’Eve, mettant en garde ses moines contre les femmes. 17   Daniel Poirion traduit d’ailleurs « feme corrompue » par « fille d’Eve ». 18   Lorsque l’auteur raconte comment Jésus refusa de juger la femme adultère, il développe l’idée que ce n’est pas par tolérance, mais parce que toute l’humanité est pécheresse : « tu amentois autrui meffais, et les tiens çoiles, dont tu es tant entechiés » (Joseph, 240). Il parle de « la grant ordure dont tous l’umains lignages fu fourmés », montrant par là que l’humanité est une race fondamentalement indigne. 19   Dans l’ensemble du Joseph d’Arimathie, l’indignité de la femme est sans cesse soulignée et seule Marie échappe à sa condition. Voir par exemple Joseph, 251, 263, 264, 349 etc. 16

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Car la ou la fame le portoit sene­fioit il que par fame estoit vie perdue et par fame seroit restoree20. (Queste, 213)

S’ensuit un commentaire sur la virginité, qui est pour l’auteur la vertu la plus haute21, conformément à la pensée médiévale pour qui il existait trois états  : la virginité, le veuvage et pour finir le mariage. Peu après, les descendants d’Eve «  contoient li un as autres de lignee en lignee coment lor premiere mere l’avoit planté » (Queste, 219). Les figures féminines sont inlassablement confrontées à l’image d’Eve : si la femme de Salomon trompe tout le monde, on ne doit pas s’en étonner : Car sanz faille, puis que fame veut metre s’entencion et son cuer en engin, nus sens d’ome mortel ne s’i porroit prendre ; si ne comença pas a nos, mes a nostre premiere mere. (Queste, 220)

La faute originelle et le caractère trompeur des femmes (conséquences de l’attitude de la première « mère22 ») sont ainsi sans cesse rappelés. L’auteur montre en fait les trois états de l’évolution du personnage d’Eve  : femme d’Adam, puis pécheresse et enfin première mère de l’humanité à qui elle transmet son caractère néfaste23. Dans les faits, la Queste s’intéresse davantage à la pécheresse qu’à la rédemptrice. La figure de la Vierge apparaît le plus souvent, non pour ses vertus propres, mais bien pour contrebalancer l’influence négative d’une autre femme : Par fame estoit vie perdue et par fame seroit restoree24. Et ce fu senefiance que par la Virge Marie seroit li heritages recovrez qui perduz estoit au tens de lors25. (Queste, 213)

  Cette idée est reprise dans le Joseph et permet de réaffirmer la supériorité masculine : « plus haute chose est hom que feme ». Mais le fait que ce soit la femme qui porte le rameau signifie que c’est par une femme que la vie a été perdue, et que c’est également par une femme que la vie sera restituée (Joseph, 252). 21   Jacques Dalarun relève que sous l’influence de Cluny, puis de la reforme grégorienne, on a assisté à la « suprématie sans partage de la virginité » Histoire des femmes en occident, op. cit., 49. 22   Cette expression de « première mère » se retrouve à différentes reprises : voir par exemple Queste, 224 et 251. Dans la Genèse (II 16–20), elle est appelée « Mère » de tous les vivants. 23   Ce personnage est totalement absent du Lancelot et de La Mort le Roi Artu. Le Merlin se contente, au début du roman, lors du conseil des démons, de parler du Christ qui est allé chercher aux enfers tous les pécheurs, dont Adam et Eve, mais il n’est pas fait allusion à la dimension maternelle du personnage. 24   Affirmation courante au Moyen Âge, que l’on retrouve chez Jérôme « mort par Eve, vie par Marie » ou chez Augustin « par la femme la mort, par la femme la vie » (cité par Jacques Dalarun, dans Histoire des femmes en occident, op. cit., p. 42). 25   Voir aussi Queste, 220–221. 20

292

Figures féminines dans les romans arthuriens

Dans la perspective religieuse du roman, Marie n’est pas évoquée pour donner une vision positive de la femme, au contraire. Elle est un idéal impossible à atteindre, «  projetée par les hommes hors de portée des femmes d’ici-bas26 » et ne fait que souligner le caractère néfaste de toutes les autres. Elle est celle, trouve-t-on plus loin dans le roman, en qui « entra li filz Dieu (…), que onques sa virginité n’en fu maumise ne empoiriee (Queste, 235). Dans le Joseph, le romancier insiste sur sa pureté et semble avoir à cœur de démontrer qu’elle était vierge avant, pendant et après l’accouchement27. Mais là encore, bien qu’elle soit évoquée, la Vierge n’est pas une figure salvatrice. Dans le roman, nombreuses sont les affirmations que les femmes sont foncièrement mauvaises et passent leur temps à tenter de tromper les hommes. Pour l’auteur du Joseph, ce sont des êtres indignes, dont il faut se méfier28. Le Perlesvaus montre une fois encore son originalité en opérant un renversement total de cette perspective  : Eve n’est présente que dans un passage, où son caractère maternel est sous-entendu. Bien que l’auteur reprenne le thème de la femme trahissant le lignage humain, il ne développe pas le sujet : Par Evain fu Adans traïs et tot li pules qui adont estoit et li siecles qui est a venir s’en doura a tos jors mais. Por cho que Adans fu li premiers hom, l’apele il rois, car il fu nostre pere terriens, et sa moillier roine. (Perlesvaus, 324)

Et là où dans la Queste il n’était question que du « fruit29 », apparaît la pomme : « par la poume que Eve fist mangier Adan, alerent autresi en infer li bon conme li malvais » (Perlesvaus, 326). Mais le romancier s’intéresse davantage à la femme rédemptrice qu’à celle qui a causé la chute. Au XIIe siècle, on avait assisté, dans la société médiévale, à un essor du culte marial30 :

26   Jacques Dalarun, in Histoire des femmes en occident, op. cit., p. 57. L’idée est reprise par Chiara Frugoni « (la Vierge) selon une proposition qui, avant tout, nie le corps féminin et ses fonction (…) constitue le modèle que toute femme doit imiter » p. 443, « Marie est un exemple inimitable » p. 469. 27   La virginité de la mère de Dieu est comparée à une porte que l’on franchirait sans l’ouvrir (Joseph, 45) et Josephé et ses disciples ne cessent de démontrer ce point de foi. Voir par exemple Joseph, 164, 283, 295,434–435, 437–438. 28   L’histoire d’Hippocrate est à cet égard révélatrice. 29   Ce qui est fidèle à la tradition biblique. En effet dans la Genèse il n’est nullement dit que ce fruit était une pomme. 30   Voir Jacques Dalarun, Histoire des femmes en occident, op. cit., p. 43 et suivantes.

Métaphores de la mère

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Piété filiale pour la Mère du sauveur, confiance en l’indéfectible intercession de celle qui est « refuge du pêcheur », « espoir des hommes31 » (…). Marie est la Mère par excellence, dans le sein de laquelle le fils indigne peut venir enfouir sa honte32.

Et en effet, dans le Perlesvaus, la figure de la Vierge est omniprésente et ne cesse d’étendre son influence positive33. Dès le début du roman, on assiste à l’intercession de la Vierge pour l’âme d’un pécheur : Arthur entend une dispute dans une chapelle et comprend que les anges et les démons réclament tous l’âme d’un ermite qui vient de mourir. Les démons argumentent du fait qu’il a plus longtemps servi le mal que le bien. Il semble qu’ils soient sur le point de l’emporter, car les voix des anges « se sont acoisiees » (Perlesvaus 147), mais soudain Marie intervient, déclarant qu’au moment de sa mort il était du côté du bien et qu’il appartient donc aux anges. Vaincus, les démons se retirent, tandis que : La doce Mere Dieu prent l’ame de l’ermite, qi estoit partie du cors, si la commande as angles, qu’il en facent present son chier fill en Paradis. (Perlesvaus, 146)

De nombreux épisodes nous présentent des personnages priant devant une «  ymage de Notre Dame  »34. En général, ce sont des femmes qui implorent la Vierge d’intercéder en leur faveur, à deux exceptions près : un écuyer, tout d’abord, est terrorisé car il se trouve nez à nez avec un tas de cadavres. Il implore « la mere au Sauveor » (Perlesvaus, 712). Le fait qu’il ne soit pas encore chevalier et qu’il soit mort de peur permet de l’associer à un univers féminin et lorsque Lancelot va voir ce qui le terrifie ainsi, il ne peut s’empêcher de rire et de se moquer de l’adolescent. La deuxième exception est plus difficile à saisir et il faut d’abord analyser la manière dont fonctionne la prière masculine pour la comprendre. Lorsque Gauvain décide d’aider Gurgaran à retrouver son fils, il déclare «  jo ferai vostre bosoigne se Deus plaist et sa douce mere  » (Perlesvaus, 310). De la même manière, Lancelot décide d’aller au Château du Graal malgré les

  Geoffroy de Vendôme.   Jacques Dalarun, Histoire des femmes en occident, op. cit. p. 44. 33   Pourquoi une telle différence entre la Queste et le Perlesvaus ? Jacques Dalarun relève qu’au XIIIe siècle, la part néfaste d’Eve paraît « s’amenuiser » (Histoire des femmes en occident, op. cit., p. 60). Cette glorification de la figure mariale au dépend de celle d’Eve nous semble être un argument de plus en faveur d’une datation plus tardive du Perlesvaus. 34  Exemples : Perlesvaus, 212, 588, 592, 590, 578, 717. 31 32

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Figures féminines dans les romans arthuriens

mises en garde d’un ermite et finit par conclure « Damnedeus et sa douce mere (…) me consaut a son plaisir et a sa volonté ! » (Perlesvaus, 464). La prière masculine adressée à la mère de Dieu demeure rare et consiste essentiellement à implorer la bienveillance de Dieu à l’égard d’une action entreprise. Ces différences dans la construction du discours religieux tiennent à la dynamique même du récit : les demoiselles parcourent le monde arthurien à la recherche de l’aide qui leur est nécessaire, tandis que les chevaliers, agissant, n’ont besoin que de la bénédiction de la divinité. Lorsque Lancelot se recueille devant la statue de la Vierge se trouvant dans le tombeau de la reine, ce n’est pas la mère du Chrits qu’il adore, mais le corps de la femme aimée. La prière à Marie devient donc le prétexte à une prière païenne et la figure de l’amante se superpose à celle de la Mère. Les prêtres eux-mêmes s’étonnent d’une telle dévotion : Un clerc vint as hermites et si lor dist c’onques mais nus chevaliers si doucement pria merci Deu ne sa douce mere con li chevaliers fait qui dedenz la chapele est. (Perlesvaus, 826)

Cet épisode montre clairement que la prière à la Vierge, bien que très présente dans le roman, est essentiellement féminine, comme s’il était impensable, dans cette « mâle » société, qu’un homme demande de l’aide à une femme, fût-elle la mère du Christ. On ne peut toutefois limiter l’influence de Marie aux seules prières, car, essentielle dans la pensée théologique, elle s’impose dans la dynamique narrative du Perlesvaus. A l’arrière plan narratif, elle est particulièrement présente, sous la forme de statues35, ou encore de chapelles dédiées à sa personne36. Mais elle est également nécessaire à l’eschatologie même mise en place par l’auteur, puisqu’elle s’incarne véritablement, devenant actante dans le récit  : lors de la scène de transsubstantiation, bien que son nom ne soit pas prononcé, c’est Marie qui donne l’enfant au prêtre (Perlesvaus, 150). Peu avant, elle avait déclaré : « vos estes mes peres, e mes filz, e mes sire  » (Perlesvaus, 150)37. Marie est également   Voir par exemple Perlesvaus, 824.   Voir par exemple Perlesvaus, 710. Didier Lett relève qu’entre 1140 et 1260, la majorité des cathédrales gothiques sont consacrées à la Vierge et que la représentation de Marie dans sa fonction maternelle se multiplie, tandis que « le Christ enfant apparaît davantage dans la documentation », Didier Lett, L’Enfant des Miracles, Enfance et société au Moyen Âge, op. cit., p. 18. 37   Cette affirmation se retrouve notamment chez Geoffroy de Vendôme : le Christ est « Père, époux de cette vierge, il est aussi son fils », cité par Jacques Dalarun, dans Histoire des femmes en occident, op. cit., p. 46. 35 36

Métaphores de la mère

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intimement liée au Graal, puisque « la mere Dieu estoit (dans la chapelle où apparaît le Graal) del samedi dusqu’al lundi que li serviches fu finés » (Perlesvaus, 592). Plus largement, les objets du Graal sont liés d’une façon ou d’une autre à la figure mariale. Gauvain est chargé de trouver l’épée de la Décollation de Saint Jean Baptiste. La mère du Saint est une cousine de Marie et l’enfant sera « sanctifié » par la visite que cette dernière fait à Elizabeth, alors enceinte. L’ange Gabriel était apparu à Zacharie et lui avait annoncé la naissance à venir d’un fils qui «  sera rempli de l’Esprit Saint déjà dès le ventre de sa mère38 ». Cependant le père refuse de croire que sa femme est enceinte et pour le punir, l’ange le rend muet. A la naissance de l’enfant, la famille de Zacharie décide de l’appeler comme son père mais Elizabeth, sa mère, exige qu’il soit appelé Jean. Zacharie cède et écrit sur une tablette que l’enfant devra être appelé Jean : il retrouve alors la parole. Devenu adulte, Saint Jean Baptiste sera décapité pour avoir insulté la mère de Salomé. On constate que le personnage oscille entre la mère bénie et idéale, la sienne et celle du Christ39, et la mère indigne et incestueuse Hérodiade40. Comme nous l’avons déjà vu, la Beste Glatissante, allégorie de Nostre Seignor, est enceinte, et l’une des deux têtes amenées au début à la cour du roi est celle de la mère du lignage humain. Dans son rêve, la reine Jandrée a la vision de la mise au monde du Christ (avec la réaffirmation au passage de la virginité de Marie, avant, après et pendant l’accouchement Perlesvaus, 970), puis voit le Christ souffrant sur la croix et la Vierge, présente à ses pieds, incarne la mère souffrante (Perlesvaus, 970). Enfin, Marie, en tant que mère du Christ, apparaît comme fondamentale dans la Nouvelle Loi. La conversion passe par l’acceptation de l’existence de la Vierge. Les chevaliers qui tentent de l’imposer croient non seulement en Dieu, mais aussi « en sa douce mere » (Perlesvaus, 734), et lorsque Lancelot brisera les idoles dans le royaume de Madaglan, il fera construire des statues représentant Dieu et sa mère (Perlesvaus, 678). En fait, dans toutes

  Luc 1, 13–60.   La Vierge est d’ailleurs parée de toutes les grâces : elle a la voix si douce que tout ceux qui l’entendent en éprouvent de la joie (Perlesvaus, 146) et l’auteur insiste sur sa beauté, déclarant par exemple qu’elle est si belle que « totes les biautez du monde ne se porroient conparer a sa biauté » (Perlesvaus, 150). 40   Selon les évangiles de Marc (6, 17) et de Mathieu (14, 1), Saint Jean reprochait au roi d’avoir épousé la femme de son demi frère, qui était également sa nièce. 38 39

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Figures féminines dans les romans arthuriens

les ­aventures de « conversion », il est fait mention à chaque fois que les nouveaux croyants doivent accepter le concept de l’immaculée conception41.   Ainsi, dans la tradition arthurienne, la vision de la mère est extrêmement perturbée. Morte ou tenue à l’écart de son enfant, elle n’influence que peu le héros et il apparaît que cette rupture est la condition préalable à la manifestation de la valeur du personnage. Dans le cas de Perceval, la mère, trop présente, doit être éliminée du récit pour que le héros découvre pleinement son potentiel. A la différence de Lancelot, qui est un héros dès ses « enfances » la présence de la mère de Perceval bloquera longuement toutes les capacités du jeune homme. Mais la mère reste une figure fragmentaire, difficile à appréhender. Hormis dans le Perlesvaus, lors du rêve de la reine Jandrée où l’on assiste à un accouchement, le caractère biologique de la maternité n’est jamais évoqué. Le Merlin nous fait assister à la naissance de deux des héros du cycle arthurien et ne peut donc passer sous silence cet élément. Mais les grossesses de la mère de Merlin et de celle d’Arthur sont esquissées en quelques lignes. Dans les deux cas, c’est davantage l’identité du père qui est au centre de la narration que la grossesse elle-même. L’accouchement est évoqué dans une phrase fort brève, « einsi remest laiens et ot enfant, si com Dieu plot » (Merlin, 49), et « einsi fu cil nez. Et quant les femmes le reçurent de terre (…) ». La fonction nourricière de la mère est évoquée dans une phrase tout aussi brève : « sa mere le norri et alaita tant que il ot .IX. mois » (Merlin, 52). Pour Ygerne, l’état de maternité est davantage évoqué puisque Uther « si mist sa mein seur son ventre et li demenda de cui estoit grosse » ­(Merlin, 245). Ce geste, intime s’il en est, évoque de façon subtile la déformation du corps féminin. Mais nous sommes dans un roman d’hommes et ce thème n’intéresse pas l’auteur. Il ne s’agit pour lui que de raconter l’origine du monde arthurien et le cycle narratif semble ici suivre le cycle biologique  : Le Merlin, roman racontant l’origine du monde arthurien met en scène les naissances, le Lancelot les enfances et l’âge adulte42, enfin La Mort le Roi nous montre la vieillesse et la mort des personnages. 41   La Reine du Cercle d’or déclare  : «  devrai je bien savoir que vostre loi vault miels que la nostre, et que Dieus nasqui de femme  » (Perlesvaus, 652), les habitants du Château Tournoyant agissent «  en l’onor del Sauveor et de sa douce mere  »  (Perlesvaus, 650). Par opposition, Le Roi du Château Mortel a « Dieu renoié et sa douce mère » (Perlesvaus, 678) car il a rétabli l’Ancienne Loi. 42  Le Lancelot commence après la naissance du héros, alors qu’il n’est qu’un bébé. Pourtant, les illustrateurs ont fait une large place dans leurs représentations à la naissance du héros, ce qui est d’autant plus curieux que le romancier reste totalement silencieux à ce sujet.

Métaphores de la mère

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Dans tous les cas, la mère parfaite est une mère fantasmée, hors de portée des hommes, et surtout des autres femmes. C’est la fée, mère adoptive, qui est parée de toutes les vertus43, ou encore la Vierge, qui est l’impossible idéal à atteindre. Elles seules, semble-t-il, échappent à la souillure d’Eve et à la chair corrompue ou corruptrice. Adultères, indifférentes ou diaboliques, la projection de la figure maternelle semble cristalliser autour d’elle les angoisses liées à la nature féminine, ressenties puissamment par les hommes du Moyen Âge, qui observaient les grossesses d’un œil à la fois inquiet et fasciné. Le Perlesvaus résout cela en cristallisant la figure maternelle dans celle de La Vierge, qui, malgré son enfantement, échappe à la souillure par la préservation de sa virginité.

  En raison peut-être du fait qu’elle est célibataire (et vierge ?) et qu’elle devient mère en échappant à la souillure de la procréation. 43

Troisième partie

Systèmes horizontaux

Chapitre douze

Enjeux et problématiques du lien sororal

L

a relation entre membres d’une même fratrie se construit selon des modalités différentes en fonction du sexe des membres qui la composent. En outre :

A cause de la faible espérance de vie, la coexistence entre frères et sœurs a des chances d’être plus fréquente que celle entre les enfants et les parents. Ces derniers, tôt disparus, le lien adelphique est, avec le lien conjugal, le plus puissant qui unisse les individus au Moyen Âge1.

Représentations du lien sororal Dans le corpus, la norme semble être une forme de solidarité entre sœurs. Hélène et d’Evaine fonctionnent narrativement de façon totalement symétrique. Elles épousent deux frères, deviennent veuves en même temps, perdent leurs fils, puis se réfugient dans le même monastère. Lorsque l’une s’évanouit, la seconde se pâme aussitôt (Lancelot, VII, 37), et l’auteur joue sur les similitudes entre les deux femmes : La roine de Benoÿc menoit moult bele vie et moult sainte et ausi faisoit la roine sa seur (Lancelot, VII, 86) (…). Il n’estoit nule nuis que entre lui et sa seur ne relevassent .III. fois al mains por faire lor orisons et lor proieres (Lancelot, VII, 94) (…). Si en fu moult courechie et sa seror meisme (Lancelot, VII, 232).

La maladie les affecte de façon similaire, et elles finissent par être prises dans un pluriel qui leur fait perdre leur individualité : « tant furent les .II. serors roines en Roial Moustier que moult furent brisies de veillier et de juner et de plorer et de penser nuit et jor » (Lancelot, VII, 232). Le romancier insiste sur

  Didier Lett, Les Enfants au Moyen Âge, V e–XV e siècle, op. cit., p. 118.

1

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Systèmes horizontaux

le fait que « la roine n’avoit en tout le monde c’une se­ror, (che fu ma dame) la roine de Benoyc » développant ainsi le caractère exclusif de leur relation, tout comme la précision qu’elles étaient «  serours germaines  » ­(Lancelot, VII, 1) dédouble le lien sororal. En dépit de leurs ressemblances, une hiérarchie s’établit entre les deux sœurs : c’est la mère de Lancelot qui mène la vie la plus pieuse et qui semble bénéficier d’une légère supériorité morale et physique. Elle se livre à deux prières nocturnes, mange avec les autres sœurs et passe ses nuits dans le dortoir, vaquant à ses occupations avec des chaussures si éculées que ses pieds sont en contact avec le sol. Elle ne mange pas non plus de viande. Evaine, de complexion plus faible, tombe rapidement malade et elle mourra la première. Contrairement aux décès presque simultanés de Ban et Bohoort, Hélène ne la suivra pas dans la tombe, mais disparaît toutefois de manière symbolique. Dès l’annonce de sa mort : Si li fu fait si grans honors laiens comme a roine et moult en fist grant duel sa suer, la roine de Benoÿc. Mais a ceste fois ne parole plus li contes d’eles ne de lor compaignie, ains retorne a parler del roy Artu. (Lancelot, VII, 236)

Le récit se désintéresse de la survivante, comme si en l’absence de sa sœur, elle ne pouvait avoir d’existence narrative indépendante2. Nous avons tenté de montrer que les deux femmes n’avaient pas été de bonnes mères. En fait, elles se définissent essentiellement par le lien sororal et les illustrateurs euxmêmes semblent hésiter sur la manière de représenter les deux frères, Ban et Bohoort, mariés aux deux sœurs, Hélène et Evaine. Dans le BNF 113 et le BNF 19162, les deux familles sont mises en scène en couples, avec une nette séparation entre les deux groupes de personnages3. Dans le BNF 113, Ban de Bénoyc est totalement tourné vers son épouse, une main posée sur son bras, contemplant sa femme et son fils. Hélène porte Lancelot dans ses bras. A droite, Evaine est également tournée vers son mari et son fils Lionel. Elle tient dans ses bras son plus jeune fils Bohoort. Le père a une main posée sur la taille de son épouse et son autre main effleure les cheveux de son fils. La position des deux couples donne l’impression qu’ils sont tournés exclusi-

  Comme lors de l’épisode de la mort de Ban et Bohoort, il arrive fréquemment que le décès d’une demoiselle entraîne la mort de sa sœur, par un effet de mimétisme. C’est le cas par exemple des filles du Comte Sevain : « si furent les .II. puceles mortes, car l’une ne vesqui après l’autre que .II. mois » (Joseph, 92), la conjonction de coordination « car » insistant sur le caractère consécutif des deux morts. 3   Dans le BNF 19162, les deux familles sont nettement séparées, mais les deux sœurs sont au centre de l’image et semblent faire le lien entre les deux hommes. 2

Enjeux et problématiques du lien sororal

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vement vers leurs familles respectives et il n’y a aucune interaction entre les deux groupes. Même s’ils portent les attributs de la royauté, par exemple la couronne, aucun n’est représenté en position de majesté, la mise en scène de la famille étant plus importante que celle de la royauté. L’iconographie du BNF 118 et de l’Arsenal 3479 est très différente : le placement des personnages dans le BNF 118 montre clairement que l’illustrateur a préféré montrer les liens fraternels, plutôt que l’amour conjugal. A gauche se trouvent les deux frères. Au centre, Ban et Hélène ont les épaules qui se touchent, la position de Ban montrant sa supériorité : il présente son visage de face4. En ce qui concerne les autres protagonistes, le fait qu’ils soient tous assis à la même hauteur suggère une forme d’égalité entre les personnages représentés, ce qui explique que celle qui doit être la nourrice est assise en contrebas, sur les marches de l’estrade. On relève que Bohoort de Gaunes, à gauche, est le personnage le plus petit, peut-être parce que, même s’il est évoqué dans le récit, il n’apparaît jamais en tant que personnage agissant. Les liens semblent étroits entre tous les personnages et l’enfant, que l’on peut supposer être Lancelot5, se tient debout entre les deux sœurs, le visage tourné vers sa mère. A sa ceinture s’accroche un enfant plus jeune, probablement Lionel. L’enlumineur s’intéresse essentiellement aux relations fraternelles : les pères n’ont pas de réels contacts avec le reste de leurs familles, même si le regard de Ban semble dirigé vers son fils. Les deux sœurs, quant à elles, ne tiennent pas leurs enfants sur les genoux, contrairement aux enluminures précédentes, mais elles tiennent chacune une des mains de Lancelot. L’enlumineur du manuscrit Arsenal 3479 a lui aussi choisi de représenter les quatre personnages en mettant en exergue les liens fraternels plutôt que conjugaux. Le placement est identique : ils sont répartis à droite et à gauche, deux par deux, par fratrie. Là encore les épaules de Ban et Hélène sont les seuls indices qu’il s’agit en fait de deux couples. Un seul enfant apparaît dans l’enluminure, accroché à la robe de sa mère. Cette dernière tend une main vers lui, paume ouverte. Le fait que son bras soit plié et non tendu montre qu’il ne

  Pour François Garnier, la présentation d’un personnage de face correspond à la position de majesté. François Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Âge, Signification et Symbolique, op. cit., 141. 5   Il est difficile d’identifier exactement les enfants. Au début du roman, Lancelot est un nourrisson, mais il semble tout de même être l’aîné des cousins puisque c’est lui qui sera adoubé le premier. On peut donc en déduire que le nourrisson est Bohoort. Dans tous les cas, le lien entre les deux enfants les plus âgés semble très fort. 4

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Systèmes horizontaux

Ban de Benoyc, Bohoort et leurs familles, Cote  : Français 19162, fol, 372 (1280–1290)

Ban de Benoyc, Bohoort et leurs familles, Cote : Français 113, fol, 150 (daté des environs de 1470)

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Ban de Benoyc, Bohoort et leurs familles, Cote : Français 118, fol. 155 (début du XVe siècle)

Ban de Benoyc, Bohoort et leurs familles, Cote : Arsenal 3479, fol. 339 (daté des environs de 1405)

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Systèmes horizontaux

s’agit pas d’un geste pour repousser l’enfant, mais plutôt d’une acceptation. Contrairement aux illustrations précédentes, aucune des deux femmes ne le touche. Les deux frères tiennent également leurs sceptres. La disparition des autres enfants suggère qu’il s’agit là de représenter Ban et Bohoort, ainsi que Hélène et Evaine, beaucoup plus que les familles de Benoyc et de Gaunes. Ainsi observe-t-on, d’un point de vue iconographique, une hésitation  : le couple fraternel semble avoir plus de puissance narrative (et expressive) que le couple marié. Cette tentation des illustrateurs de valoriser le lien sororal s’explique par le fait que la sœur est en général le personnage qui fait preuve du plus grand dévouement, n’hésitant pas à braver les hasards d’un voyage pour aider les membres de la fratrie. Dans le Lancelot, une demoiselle arpente le monde arthurien sans se soucier du danger, dans le but de trouver un chevalier capable de sauver sa sœur qui a été enlevée. Le romancier insiste sur son courage, car il « n’est si estrange leu ou ele n’alast par couvant que sa suer fust délivrée » (Lancelot, IV, 128). Cependant tous ses efforts sont vains, car le chevalier qui l’a enlevée : Ne randre ne la me voloit por proiere ne por donner. (Lancelot, IV, 127)

La demoiselle en question est enfermée dans une tour et celui qui l’a capturée a été blessé en combattant deux autres chevaliers qui tentaient de la sauver, ce qui permet à Lancelot de la délivrer. L’emprisonnement d’une demoiselle dans un lieu inaccessible qui la soustrait au monde et donc à l’amour de sa sœur est un motif qui revient à plusieurs reprises dans le corpus. C’est la sœur d’Hélène sans Pair qui partira à la recherche d’un chevalier capable de délivrer la jeune femme. Elle fera tout pour faire sortir Hector de prison, contre la promesse qu’il ira sauver sa sœur (Lancelot, VIII, 394). Enfin, le personnage de la sœur permet de démultiplier à l’infini les demoiselles qui errent dans les forêts arthuriennes6. Elles n’ont pas plus de

  Il permet également d’accélérer les aventures secondaires. Lancelot ayant été empoisonné, il passe la nuit chez une veuve. Point n’est besoin de partir à la rechercher d’un médecin car par un heureux hasard, la dame a une « seror qui plus an set au mien esciant que fame del monde » (Lancelot, IV, 331). Lors de leurs errances, les demoiselles proposent également de passer la nuit chez une de leurs sœurs (concernant les fratries hétérosexuées voir aussi Lancelot, VIII, 191).

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nom que leurs sœurs7, ce qui finit par donner des identités « à rallonge », au point que le romancier lui-même ne semble plus très bien savoir qui est qui. Yvain et Lancelot, durant leur recherche de Gauvain, croisent une demoiselle, « suer a cele qui avoit mené le duc al chastel ou il se combati as quatre eskermissors » (Lancelot, I, 254). Elle permet de faire le lien entre les aventures du duc et les deux héros, qui se rejoignent ainsi. Paradoxalement, cela permet de donner une cohérence aux errances des chevaliers, qui finissent toujours par croiser la sœur (ou la cousine) d’une demoiselle qui a aidé un de leurs compagnons et qui justifie ainsi le fait qu’on puisse aveuglément lui faire confiance. Elles créent des points de jonction réguliers entre les personnages, qui se retrouvent ainsi les uns les autres et sont un outil narratif permettant ainsi l’entrelacement des aventures, qui est le principe même du roman arthurien. Les « Fausses » Guenièvre La vie n’est cependant pas toujours rose au sein du couple sororal  : face aux liens d’affection et au dévouement illimité, se trouve un certain nombre  d’occurrences où les jeunes filles se livrent des guerres sans pitié, allant même jusqu’à tenter d’obtenir la vie de la sœur tant haïe, comme lors de l’épisode des deux Guenièvre. Si l’on observe l’ensemble des textes de la légende arthurienne, la femme d’Arthur a de nombreuses facettes : femme courtoise, reine dépravée aux multiples amants, mère aimante, personnage secondaire sans caractéristique particulière... Dans le Lancelot, notamment, elle est confrontée, à plusieurs reprises, à des « images8 » d’elle-même : outre l’épisode de la Fausse Guenièvre, on trouve également une usurpation de son identité lors de l’engendrement de Galaad. Quelle est la relation entre la

  Le lien sororal est en fait un marqueur d’identité très fort : régulièrement les jeunes femmes s’interpellent non par leurs noms, mais par le terme de « sœur », mis en apostrophe. C’est le cas par exemple entre Hélène et d’Evaine (Lancelot, VII, 236–237) ou encore entre les sœurs de Hongrefort (Lancelot, II, 145). On ne trouve qu’une seule occurrence d’une apostrophe ne concernant pas deux membres de la même famille : il s’agit de Lancelot, interpellant une des demoiselles du Lac. Cette apostrophe, lorsqu’on connaît l’abnégation des demoiselles du Lac, permet de montrer le respect et la confiance que Lancelot leur accorde (voir par exemple Lancelot, VII, 401). 8   Nous préférons le terme d’image à celui de double, qui, comme nous l’avons déjà expliqué, ne nous semble pas légitime. 7

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conception de Guenièvre et ces usurpations d’identité ? L’auteur ne donne que peu d’informations sur l’histoire de la Fausse Guenièvre : Il fu voirs que li rois Leodagan de Tarmelide ot un senescal que il ama molt et il avoit une des plus beles dames del monde a fame. Si la commença li rois a amer par amor, si dist li contes qu’el ot une trop bele fille de lui et ce fu cele qui aloit chalenjant la Table Reonde contre la roine Guenievre et ele avoit non Guenievre autresi. (Lancelot, I, 95)

On apprend donc l’origine de cette Fausse Guenièvre, sœur bâtarde de la reine, mais l’auteur prend soin de préciser : Si estoient ansdeus si d’une samblance que la ou eles furent norries connoissoit l’en a apine l’une de l’autre. (Lancelot, I, 95)

Cette ressemblance physique s’explique par le fait qu’elles ont toutes deux le même père et il a déjà été évoqué la place prépondérante de l’homme dans la procréation. Comment s’étonner alors que ses deux filles se ressemblent, indépendamment de la mère ? Il est vrai toutefois que cette similitude physique va au-delà de la simple ressemblance et quelque chose d’étrange plane autour de ce lien sororal, alors même qu’elles ne sont jamais appelées sœurs. Les deux femmes fonctionnent en fait comme des jumelles métaphoriques9. Didier Lett relève que : La littérature médiévale a privilégié une gémellité métaphorique, car (…) la gémellité par le sang ne permet pas d’atteindre la relation parfaite, un des deux frères apparaissant toujours comme un « cadet atténué10 ».

Certains ont vu, dans la similitude de leur nom, un argument pour montrer que la Fausse Guenièvre n’était qu’un double maléfique de la reine, hypothèse remise en question par l’étude onomastique qui a clairement montré que la répétition d’un nom au sein d’un même lignage était monnaie courante au Moyen Âge. Généralement, le but était de s’assurer   A la différence d’Ami et Amile, qui se ressemblent mais aussi et surtout qui éprouvent l’un pour l’autre un sentiment très fort, les deux Guenièvre, certes sont semblables, mais la reine ne paraît pas connaître sa demi-sœur. En outre, bien qu’elles aient été élevées dans le même château (puisque l’on n’arrivait pas à les distinguer) elles ne semblent pas avoir développé un quelconque lien sororal. SurLa ressemblance physique entre les deux jeunes filles n’est pas totalement mystérieuse, dans la mesure où elles ont le même père. A ce sujet, voir Didier Lett, « L’ “expression du visage paternel”. La ressemblance entre le père et le fils à la fin du Moyen Âge : un mode d’appropriation symbolique » dans Cahiers de recherches médiévales et humanistes, op. cit. 10   Didier Lett, Frères et sœurs, Histoire d’un lien, op. cit., p. 26–27. 9

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qu’un patronyme perdurerait dans une famille et que « le nom choisi serait porté par un enfant qui vivrait longtemps11  ». Peut-on supposer ici que le roi Léodagan n’ayant pas d’autres enfants, sa seconde fille aurait eu à charge de remplacer Guenièvre s’il était arrivé quelque chose à l’aînée ? Le caractère illégitime de cette sœur ne change rien au choix onomastique, ce qui ne constitue pas un cas isolé : Yvain lui-même a pour frère le bâtard « Yvain L’Avoltre » ? Une brève allusion est faite à la tentative menée par la Fausse Guenièvre pour prendre la place de sa sœur par « traïson » mais elle a été « desavancié ». Cette machination ne peut-elle se lire comme une tentative de prendre possession de ce qui aurait été sien si sa sœur n’avait pas existé ? L’usurpatrice affirme à plusieurs reprises son identité, se réclamant de sa généalogie, tout d’abord par la voix de l’une de ses servantes  : «  Ma dame qui a vos m’envoie a non la roine Guenievre, la fille le roi Leodagan » (Lancelot, I, 19). Par écrit, ensuite, son identité est réaffirmée selon les mêmes termes  : «  la roine Guenievre, la fille al roi Leodagan, salue le roi Artu » (Lancelot, I, 22). Dans la Version Courte se trouve la même présentation par la demoiselle et dans sa lettre elle ajoute « vos receustes ma dame de la main lo roi Leodagan qui ses peres fu » (Lancelot, III, 25). Lorsque le roi lui demande de prouver son identité, il lui demande de faire venir les barons du pays pour qu’ils lui affirment qu’elle est bien « fille le roi Leodagan ». On fait venir des chevaliers qui avaient fait partie de la cour de Léodagan et qui connaissaient donc la princesse. Ils jurent tous de bonne foi qu’elle est la fille du roi de Carmélide. Anne Berthelot analyse ainsi la situation : La bâtarde détourne l’attention de la généalogie royale - on s’attendrait à apprendre de quel lignage maternel est issue la future reine de Logres - et fait ipso facto planer les pires doutes au sujet de la respectabilité d’une héritière née dans des circonstances aussi équivoques, et dont l’identité est sans cesse problématique12.

  Idem, p. 67.   Anne Berthelot, « Guenièvre, princesse de Carmélides, reine de Logres », dans Reines et princesses au Moyen Âge, Actes du cinquième colloque international de Montpellier, Université Paul-Valéry, 24–27 novembre, 1999, p. 677–693, Volume II, Les cahiers du C.R.I.S.I.M.A. numéro 2, 2001, p. 684. Point remarquable également, la reine ne prendra pas la parole pour se défendre. C’est Gauvain, lors de la lecture de la missive, qui intervient et qui répond à sa place, puis Galehot ainsi que d’autres chevaliers. Ce que la reine éprouve pour sa demi-sœur demeure un mystère. 11 12

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En effet, la Fausse Guenièvre est réellement la fille du roi Léodagan et les barons ne se parjurent donc pas. La seule chose pouvant dissiper le doute sur l’identité des deux femmes serait le recours à la généalogie maternelle, ce que le romancier ne fait pas13. En raison de l’adultère du père, un trouble se produit donc dans la succession généalogique et de fait, l’identité de Guenièvre sera toujours problématique14. Sa sœur est un être à la sexualité envoûtante, comme si son géniteur lui avait transmis cet aspect de sa personnalité, l’adultère suggérant une incapacité à se contrôler. La narration de son pseudo « enlèvement » donne une chronologie très précise des événements : La fu ele esposee, si com les letres le devisent a, et la nuit geustes avec li. Et quant vos relevastes por aler a chambre, si fu ma dame traïe et deceue. ­(Lancelot, I, 25)

Le soi-disant échange a donc eu lieu après la nuit de noces, ce qui obéït à une double exigence : d’une part, le mariage ayant été consommé, il n’est plus contestable, d’autre part, cela permet une justification au fait que la Fausse Guenièvre n’est plus vierge, alors même qu’elle a refusé tous les partis proposés. Les deux sœurs se disputent donc le même homme et à travers lui, les honneurs qui sont liés au titre de reine. La Fausse Reine n’hésite pas à faire chanter le roi, suggérant que s’il ne la prend pas pour femme, elle demandera la restitution de la Table Ronde. Voyant que le roi hésite, elle le fait prisonnier puis lui déclare : Et por ce que vos estiés li plus preudom del monde, vos ai je pris par force, quant je ne vos poi avoir par debonaireté. (Lancelot, I, 108)

Quelle vie a menée cette sœur bâtarde ? Le romancier ne nous le révèle pas, mais il ne s’agissait probablement pas d’une vie chaste, car elle semble être une experte dans les jeux de l’amour et c’est bien ainsi qu’elle séduit Arthur : « et tant com il demora en la prison, gisoit tos jors la damoisele avecques lui » (Lancelot, I, 107). Une fois que le roi a succombé à ses charmes, elle

13   Il n’y a que deux occurrences où il est fait mention de la mère et elles se trouvent dans la bouche du roi qui déclare aux barons que la Fausse Guenièvre prétend « qu’ele fu fille a vostre seignor et a sa feme » (Lancelot, I, 121) puis dans celle de Bertelai qui reprend cette affirmation : « sacree come roine et fu fille au roi et a la roine de Tarmelide » (Ibidem). 14   Peut-on alors s’étonner que la fille du Roi Pêcheur usurpe si facilement l’apparence de l’amante de Lancelot ?

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dévoile enfin ses vraies motivations : en réalité, elle veut obtenir tout ce que possédait sa sœur : Je vueil, fet ele, que vos me creantés a prendre a feme voiant tot vostre barnage et que vos me tendrois por espuse et por roine. (Lancelot, I, 108)

C’est-à-dire l’amour, le pouvoir… et la reconnaissance. Arthur décide de chasser Guenièvre, mais elle ne s’estime pas encore satisfaite et fait dire au roi, par l’entremise d’un de ses chevaliers : La roine enrage de ce que vos volés doner terre a vostre soignant, et sachiés que se nus de vos chevaliers li done terre, ele en morra de duel. (Lancelot, I, 147)

Cette dernière exigence montre bien qu’il ne s’agit pas seulement de cupidité15. Ce qu’elle veut, c’est l’anéantissement total de sa sœur, l’idée même qu’elle vive sur les terres d’Arthur lui étant insupportable. Et il semble que cette disparition doive passer par la souffrance de la sœur tant jalousée, puisque l’usurpatrice exige, dans une lettre, que Guenièvre soit « livree a martire et a des­truction  » (Lancelot, I, 23), Bertelai proposant qu’on lui coupe les cheveux et qu’on lui arrache la peau des mains et des doigts. L’origine de cette haine est peut-être à chercher du côté du statut de sœur bâtarde. Quelle était sa place dans le château de Léodagan ? Dans la lettre qu’elle envoie, où elle inverse leurs deux identités, elle parle de Guenièvre (et donc d’elle-même) comme celle qui était «  ma chambriere et ma serve » (Lancelot, I, 22). Les termes nous éclairent en creux sur le rôle qu’elle-même tenait auprès de la reine : rien de plus qu’une servante, pas même une dame de compagnie. Dès lors, on comprend sa rancœur et son envie : bien qu’elles soient physiquement semblables, le « hasard » de la naissance lui a donné cette place où elle n’est rien. Dans cet épisode, c’est toute la frustration des enfants nés bâtards que l’on peut lire en filigrane. Et cela explique également qu’elle insiste sur la filiation agnatique : elle aussi est la fille de Léodagan. La bâtarde jalouse celle qui possède tout, rêvant de la supprimer pour devenir… Elle. En effet, c’est l’identité même de sa sœur qu’elle convoite. Mais la vraie reine, défendue par Lancelot, échappera à la mort préméditée

  Françoise Héritier qualifie ce type de relations d’inceste de deuxième type, c’est-à-dire « la mise en rapport de deux consanguins de même sexe qui partagent le même partenaire sexuel : c’est entre eux qu’existe l’inceste » Françoise Héritier, dans Une Pensée en mouvement, Edition Odile Jacob, Paris, 2009, p. 179. 15

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par la Fausse Guenièvre et cette dernière devra subir une punition divine pour avoir désiré (et obtenu) le mari de sa sœur. Rivalités dans le couple sororal Le Lancelot n’est pas le seul roman à mettre en scène la rivalité sororale et on trouvait déjà ce motif, bien qu’atténué, chez Chrétien de Troyes. ­Tiébaut a organisé un tournoi et l’aînée de ses filles est particulièrement fière de son ami, qu’elle considère comme étant le plus beau chevalier du monde. Elle ne cesse de vanter ses mérites et lorsque sa sœur cadette émet des doutes sur le jeune homme, tentant de lui démontrer qu’un autre le dépasse en qualités, elle tente de gifler sa jeune sœur et elle est retenue in extremis par ses dames. La deuxième fois qu’elle fait l’éloge de son ami et que sa sœur la contredit, elle la gifle pour de bon, ajoutant la violence ­physique à la violence verbale : Vos, garce, vos fustes si baude Que par vostre male avanture/ osastes nule criature Blasmer que j’eüsse loee ! (Conte du Graal, v. 5012–5016)

Elle s’acharne alors à dévaloriser Gauvain parce que sa cadette l’a défendu : « por sa seror que ele het » (Conte du Graal, v. 5180). La plus jeune demande alors à Gauvain de prendre part au tournoi et de vaincre l’ami de sa sœur, ce que le jeune homme parvient aisément à faire. La cadette s’amuse alors à souligner le ridicule et la faiblesse du prétendant malheureux. La haine et la jalousie entre les deux sœurs sont terribles et s’incarnent symboliquement dans le combat des deux chevaliers, car la valeur de chacune d’elle est proportionnelle à la valeur de celui qui se bat pour elle. Martin Aurell analyse ainsi la scène : Faut-il voir dans le pugilat entre les sœurs de Tintagel, qui vont jusqu’à s’arracher les tresses, de l’ironie misogyne de la part de Chrétien ? Ce serait peutêtre appliquer à tort au texte nos sensibilités contemporaines, qui exorcisent par le rire la crainte de la violence féminine, devenue une transgression insupportable. De fait, Chrétien décrit avec une certaine gravité ces deux scènes où fusent les insultes et les coups de l’aînée envers la cadette, victime suscitant la pitié du public du roman16.

16   Martin Aurell, «  Rompre la concorde familiale  », dans La Parenté déchirée  : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 29.

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Une haine profonde oppose les deux sœurs et le lien sororal devient, dans l’ensemble du corpus, un des lieux privilégiés du conflit familial. C’est en utilisant sa sœur que le diable obtiendra la chute de la mère de Merlin. Lorsque la vieille tentatrice vient pour convaincre la plus jeune de s’adonner à la luxure, elle lui fait miroiter le plaisir qu’elle pourrait en retirer. La cadette, la plus faible moralement, a souvent été présentée comme une fille perdue. Cependant, si on analyse précisément les arguments présentés par la vieille femme, l’un d’entre eux semble l’avoir particulièrement touchée : Vostre suer est ainznee de vos, si en avra ançois a son hues qu’ele ja soffrir voille que vos point en aiez  ; et quant ele en avra, si ne li chaura de vos. (Merlin, 31)

La demoiselle songe que sa sœur, justement, paraît tellement absorbée par ses pensées qu’elle ne lui fait pas « bele chiere ». En effet, l’aînée, ne cessant de penser aux malheurs qui frappent sa famille et aux explications de Blaise, n’a pas le temps de s’occuper de sa cadette. Et c’est cela qui semble décider la jeune fille : elle déclare à la tentatrice : Certes vos me deistes voir, car ma suer ne chaut17 de moi. Et cele respont : ‒ Je le savoie bien. Encor l’en chauroit il mains, se ele avoit la soue joie, ne nos ne somes por nule autre chose faites que por avoir joie d’ome. (Merlin, 32)

C’est donc un sentiment d’abandon qui pousse la demoiselle dans la voie du péché et qui la décide à quitter le domicile familial. L’aînée se rend alors chez Blaise pour lui raconter les derniers événements et ce n’est qu’alors qu’il est trop tard qu’elle se préoccupe enfin de sa sœur, faisant grand « duel » de l’avoir perdue. Deux années passent durant lesquelles le diable ne trouve nulle faille. Il décide alors d’utiliser le lien sororal pour pousser la jeune fille dans ses derniers retranchements. En voyant sa cadette avec laquelle elle n’a apparemment eu aucun contact depuis son départ, elle ne lui dit aucune parole aimable, ne tentant même pas de la faire revenir à la raison. Il faut suivre attentivement la dispute pour en comprendre le mécanisme : Et quant la suer vint a l’ostel son pere, si estoit ja grant piece de nuit et amena .I. grant tropiau de garçons et vindrent tuit dedanz l’ostel. Et quant sa suer les vit, si en fu molt iriee et dist  : Bele suer tant com vos voilloiz cele vie mener ne devez pas ceanz venir, car vos me ferez avoir blasme, dont je n’eusse mestier. Quant cele oï dire que por li avroit blasme, s’en fu molt iriee et palla

17   Il s’agit ici du verbe « chaloir », qui signifie se « préoccuper », « importer ». Dictionnaire de l’ancien français, article « chaloir », op. cit., p. 95.

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comme celle ou deables estoit ; si mesama sa seror et dist qu’ele faisoit mielz que ele et se li mist sus que li bons hom la tenoit en mauvestié et, se les genz le savoient, qu’ele seroit arse. Quant celle oï que sa suer li metoit tel deablie sus, si se corroça et dist que elle alast hors de sa maison et celle dist que ausis avoit ele esté son pere com au suen et que ele n’en istroit pas. Et quant celle oï qu’ele n’en voloit eissir, si la prist par les espaules, si la voloit giter hors. Et celle se revenga, et li garçon qui estoient avec li venu si la pristrent, si la batirent moit durement. (Merlin, 37)

La seule parole de la future mère de Merlin à l’égard de sa sœur prend la forme d’un reniement : elle exige qu’elle quitte les lieux pour que sa propre réputation n’en souffre pas. Dès lors, la cadette se met à détester sa sœur, l’accusant de mener, elle aussi, une mauvaise vie. Lorsque l’autre lui ordonne de quitter la maison, la cadette lui rappelle de façon subtile qu’elles sont sœurs : elles ont le même père. Mais ce rappel du lien sororal ne touche pas l’aînée et c’est elle qui la première emploie la force pour jeter sa sœur hors de chez elle(s). On connaît la suite. Oubliant de prendre les précautions suggérées par Blaise, elle s’endort et le diable en profitera pour s’unir à elle. Elles se blessent mutuellement : la cadette se sent rejetée, tandis que l’aînée se sent insultée par le fait que ce soit sa propre sœur qui « li metoit tel deablie sus ». Dans La Queste del Graal, le lien sororal est utilisé pour incarner le combat symbolique entre l’Ancienne et la Nouvelle loi : une jeune femme explique à Bohoort que sa sœur était aimée du roi Amant qui avait remis entre ses mains sa terre et ses hommes. Mais elle se comporte mal et voyant cela, le roi la chasse et la remplace par sa sœur cadette. La demoiselle critique vivement sa sœur, expliquant à Bohoort qu’elle a instauré de mauvaises coutumes, sans entrer dans les détails. A la mort du roi, sa sœur aînée lui déclare la guerre pour tenter de reprendre ce qui lui a appartenu. Elle s’empare de la plupart des terres de sa sœur, mais là encore cela ne lui suffit pas, car la rivalité sororale a toujours un caractère extrême. Elle ne cessera pas avant de l’avoir déshéritée « dou tout » (Queste, 169). Bohoort parvient à rétablir le bon droit de la cadette, mais cela ne met pas fin à la guerre car « tant com ele pot la guerroia l’autre puis toz les jorz de sa vie, come cele qui toz jorz avoit envie sus li » (Queste, 174). La relation entre cousines se calque sur le lien sororal. Si la plupart du temps la solidarité est de mise, il arrive que des conflits surgissent. L’épisode le plus représentatif est celui de la nièce du nain  : la Dame de Roestoc doit trouver un chevalier qui parviendra à vaincre Ségurade, sinon elle devra l’épouser. Elle prie alors sa cousine de demander à son ami (Hector des Mares) de combattre pour elle, lui permettant ainsi d’échapper à ce mariage

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abhorré. Face au refus de la demoiselle, qui a peur pour celui qu’elle aime, elle lui rappelle que la solidarité est de mise au sein du lignage : J’ai en vos mout grant fianche car se tous li monde me failloit, si me devriés vous aidier  (…), sui morte, quant la riens ou je plus me fioie m’est faillie. (Lancelot, VIII, 170–171)

La Dame de Roestoc tente de convaincre sa cousine en jouant sur l’opposition entre la «  fianche / fioie  » et «  failloit/ faillies  ». Dans la première proposition la « fianche » concerne directement la demoiselle, tandis que le « failloit » concerne le reste du monde, où plutôt tous ceux en qui elle ne peut pas avoir confiance car ils sont en dehors du lignage. Le refus de l’amie d’Hector provoque une inversion des termes : c’est la demoiselle qui a « faillies » en refusant son aide. En trahissant la « fianche » familiale, elle met en péril sa cousine. Le lien horizontal échouant à la convaincre, la Dame de Roestoc menace alors l’oncle de la demoiselle, qui reste cependant inflexible. Cette absence de solidarité, ainsi que son refus de voir combattre son ami amènent les autres personnages à la juger de façon très sévère. Sa cousine considère même qu’elle est « la plus desloiax creature qui onques fust nee » (Lancelot, VIII, 199) et dans la bouche de la reine apparaît à plusieurs reprises le terme de « felenesse » (Lancelot, VIII, 201). Pour Howard Bloch, «  la situation du héros, en même temps que les limites de sa liberté, est déterminée par ses devoirs à l’égard du clan ; même son caractère semble hérité18 ». Et en effet, en tant que nièce de nain, elle ne peut être qu’un personnage négatif. En préférant l’amour à la solidarité envers le lignage, la demoiselle se met dans une position difficile. Lorsqu’on compare les deux cousines, on constate que la demoiselle manque de finesse, tandis que la Dame de Roestoc, elle, utilise avec subtilité sa parenté : pour ne pas s’opposer à son lignage, elle a accepté d’épouser Ségurade, tout en gagnant du temps dans l’espoir qu’il finira par être tué. Elle contourne, ou plutôt elle utilise, les contraintes sociales pour se soustraire à ses obligations. La demoiselle, quant à elle, entre en conflit ouvert avec son lignage et finira par être broyée par la puissance de la logique lignagère : la reine lui ôtera ses terres pour la forcer à céder, puis Hector, refusant qu’elle soit déshéritée à cause de lui, partira en quête de Ségurade. Il oubliera bien vite celle qui avait tout sacrifié pour lui.

  Howard Bloch, Etymologie et généalogie, une anthropologie littéraire du Moyen Âge français, op. cit., p. 130.

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L’analyse de ces différents épisodes montre qu’en fait, le point d’achoppement au sein de la sororité (ou du cousinage) est toujours identique. Si les hommes se battent pour les terres, les femmes, elles, se battent pour les hommes : La jalousie des sœurs (…) se donne souvent à voir à l’adolescence, à l’approche du mariage. C’est le moment où se joue leur avenir et où elles entrent en concurrence les unes avec les autres19.

Et en effet, le point central du conflit paraît être le fiancé, ou le mari, qui s’interpose entre les sœurs, transformant la simple rivalité en haine pure et simple20. Dès lors, la bonne entente au sein de la sororité (ou du cousinage) paraît être la conséquence d’une absence de rivalité autour du mariage et de la sexualité. Les reines de Ban et de Bénoyc ne sont pas en opposition car elles sont mariées avec deux hommes de même noblesse puisqu’ils sont frères germains. De la même manière, les deux filles du roi de Norgales ont choisi deux frères, puisque l’une est l’amie d’Agravain et l’autre s’est promis de donner sa virginité à Gauvain (Lancelot, VIII, 235). Ainsi, il n’y a aucune rivalité entre elles et la sœur aînée s’amuse même de la promesse que s’est faite sa cadette (Lancelot, VIII, 235). Dans le Perlesvaus, Arthur et Gauvain se trouvent confrontés à deux sœurs très entreprenantes qui ne cessent de s’offrir à eux, mais tous deux refusent de succomber à leurs charmes. On ne trouve pas de rivalité entre elles, mais plutôt une sorte de complicité pour accéder à la sexualité (Perlesvaus, 768 et suivantes). L’aînée des sœurs de Hongrefort n’est pas en position de faire un excellent mariage car son oncle tente de lui imposer une mésalliance. Les deux sœurs se soutiennent alors mutuellement, car en refusant cette union, elles risquent d’être déshéritées. Lorsque l’aînée part en quête de Bohoort, elle laisse tout naturellement la gestion de ses terres à sa sœur, en lui demandant de les lui rendre lorsqu’elle reviendra (Lancelot, II, 135–166).

  Didier Lett, Frères et sœurs, Histoire d’un lien, op. cit., p. 128–129.   Les hommes sont à la fois les enjeux, mais aussi les instruments (Bertelai, Gauvain…) de la haine qu’elles se portent. Dans le Lancelot, Gaheriet rencontre une demoiselle qui a été déshéritée par son « serorge » : le comte de Valigues a marié l’une de ses filles à un « chevalier moult felon  ». A la mort du père, le beau-frère s’occupe des terres de la jeune fille, mais lorsqu’elle décide de se marier, il tue son prétendant et refuse de lui rendre son patrimoine. La sœur de la jeune fille déshéritée n’intervient à aucun moment pour rétablir son bon droit et profite, de fait, des biens mal acquis. 19 20

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Bien qu’étant le lieu du fictionnel, le roman utilise ainsi les rivalités existantes au sein même de la cellule familiale, dans un monde où le mariage détermine pour les femmes l’accès à une position sociale. Il les transforme en aventures chevaleresques, permettant ainsi de sublimer les tensions mais aussi et surtout de les résoudre au bénéfice de la sœur injustement spoliée, présentant ainsi un monde idéal où les cadettes prennent enfin leur revanche.

CHAPITRE treize Fonctionnement narratif des fratries hétérosexuées Solidarité et sacrifice Les rôles au sein de la fratrie dépendent du sexe de chacun des enfants. Pour Isabelle Réal : Dans la relation entre frères, solidarité rime avec égalité et réciprocité. Dans celle qui les unit à leurs sœurs, la différence de sexe rend la relation dissymétrique. Entre un homme investi de la potestas et une femme qui en est naturellement dépourvue, l’autorité protectrice est forcément unilatérale. La faiblesse juridique des femmes nécessite donc la protection des hommes de leur famille, père ou frères1.

Le frère a donc pour rôle essentiel de protéger la sœur, en particulier du viol, et ce sera une constante dans le corpus. Cette notion de protection revêt un caractère presque sacré, un idéal que l’on vise à atteindre : un chevalier devant protéger deux demoiselles jure qu’il les gardera «  a honor com se eles estoient mes serors » (Lancelot, VII, 410) et le roi, confiant la reine à Galehot, lui demande de la garder « come vostre germaine seror » (Lancelot, I, 148), ce que Galehot jure en reprenant ces termes exacts. Au moment de la lui rendre, il déclare que « ele ne fust ja si gardee a vostre honor, se ele fust ma suer germaine2 » (Lancelot, I, 169). Derrière ce serment de p­ rotéger une femme comme si elle était sa propre sœur, se lit la promesse non seulement

  Isabelle Réal, « Représentations et pratiques des relations fraternelles dans la société franque du Haut Moyen Âge (VIe–IXe siècles)  » dans Frères et sœurs  : les liens adelphiques dans l’Occident antique et médiéval, op. cit., p. 76. Bien que la période étudiée par Isabelle Réal soit légèrement antérieure à nos textes, la plupart de ses remarques peuvent s’appliquent au corpus. 2   Le terme de « germaine » vient évidemment renforcer le terme de sœur. Cette promesse venant de Galehot peut apparaître comme paradoxale, dans la mesure où il ne veut qu’une chose, que Guenièvre et Lancelot soient ensemble. Mais on ne peut pas douter du fait que s’il avait une sœur, il serait enchanté qu’elle soit avec Lancelot. 1

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de ne pas abuser soi-même de la demoiselle, mais également de se porter garant qu’elle sera à l’abri de toute atteinte sexuelle3. Il est impensable de ne pas protéger la sœur et cela quelles qu’en soient les conséquences. Un ermite raconte à Yvain comment trois frères ont été chassés de la Table Ronde pour avoir protégé leur sœur. A l’époque d’Uther, si un chevalier ne portait pas de marques de blessures, il n’avait pas le droit de s’asseoir et on demande donc à un jeune chevalier de quitter la table. Humilié, il décide de se venger en enlevant une des demoiselles qui faisaient le service. Les frères de la jeune fille assistent à la scène mais durant le règne d’Utherpendragon, personne n’était autorisé à se lever tant que le repas n’était pas terminé, sous peine d’être chassé. L’amour qu’ils éprouvent pour leur sœur et leur désir de la protéger sont plus importants que leur statut social : ils quittent la Table et vont s’armer dans le but de poursuivre le ravisseur. La réaction du roi ne se fait pas attendre : Quant li rois vit qu’il orent ce fait, si les fait oster des escriz et dist que jamais a la Table ne ser­roient tant com il vesquist et il suirent tant celui qui lor suer emportoit qu’il l’ataindrent a l’entree d’unne forest ; si li coururent sus. (Lancelot, IV, 249)

Dans ces circonstances, les règles imposées par Uther paraissent barbares, peut-être parce qu’une fois encore, elles sont inconciliables avec la fidélité que l’on doit au lignage, et qu’elles renvoient à une autre temporalité, étrangère à l’auteur du Lancelot. Le sacrifice des jeunes gens s’avèrera d’ailleurs inutile, puisqu’ils seront tous tués par le ravisseur4. Les chevaliers ne sont d’ailleurs pas les seuls à prendre la défense des femmes du lignage et dès son plus jeune âge, le frère doit faire acte de protection. Le Duc de Clarence a réussi à vaincre un homme qui avait enlevé une demoiselle et lui avait coupé les tresses. Le vaincu lui demande grâce  : le Duc décide alors de donner l’épée à la demoiselle et ôte la ventaille du casque du chevalier pour qu’elle tranche elle-même la tête de son agresseur. C’est un geste terrible à faire pour

  Lorsque sept frères tentent de violer la fille du Duc Lynor, ce dernier est tué, ainsi que l’un de ses fils, qui s’est probablement interposé pour défendre sa sœur (Queste, 50). 4   Lorsque le frère est dans l’incapacité physique de défendre sa sœur, il n’hésite pas à supplier un autre chevalier de lui venir en aide. Yvain parvient à vaincre une bande de « larons » qui s’en étaient pris au château du jeune homme et qui menaçaient sa sœur (Lancelot, I, 191). Le lien familial est plus important que toute considération et pour le jeune homme : « ne chaut gaires al vaslet de ses gens qu’il a perdues, quant sa mere et sa seror en sont eschapees » (Lancelot, I, 192). 3

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une demoiselle et la Version Courte dévoile l’ambivalence de ses sentiments : « si feroit ele volentiers, mes ses cuers ne le peust soufrir » (Lancelot, III, 149). Son jeune frère, qui n’est encore qu’un écuyer, s’interpose, prenant alors en charge l’acte meurtrier et lorsque la jeune fille en pleurs déclare finalement qu’elle préfère que son agresseur meure, il lui tranche la tête, exécutant ainsi sa vengeance (Lancelot, I, 222). A l’inverse, lorsque le frère est tué, les demoiselles, ne pouvant seules prendre en charge la violence nécessaire à la vengeance, partent en quête d’un homme pouvant tuer le coupable (voir par exemple Perlesvaus, 518, 770…). Les chevaliers arthuriens apparaissent alors comme des substituts aux membres masculins du lignage qui auraient dû assumer la vengeance. Dans certains cas, les demoiselles n’hésitent pas à se sacrifier elles-mêmes pour essayer de sauver leurs frères. Une demoiselle est enlevée par Guerrehet et ses frères tentent d’intervenir pour faire échouer le rapt, mais ils sont gravement blessés durant le combat. Elle supplie alors le neveu d’Arthur : Puis qu’il est ainsi que vos de .III. de mes freres m’avez essillié, por Dieu ne me honnissiez mie del tout, au mains me leissiez cestui, si me sera conforz des autres. (Lancelot, IV, 55)

La situation opère un renversement du schéma classique : le frère n’intervient plus pour épargner à la sœur une sexualité imposée mais c’est au contraire la sœur qui met en péril sa virginité pour sauver la vie du frère5. La ­ uerrehet, demoiselle jure ainsi de ne jamais se donner à un autre homme que G s’il accepte de les épargner. Elle tiendra sa promesse en lui échappant et en se réfugiant dans un couvent : elle ne se donnera effectivement à aucun autre homme, quel qu’il soit. Une autre sœur n’hésite pas à mettre sa vie en péril en se jetant aux pieds de Lancelot : Car vos m’avez tant domagié en cest jor d’ui que vos avez occis mon pere et un mien frere qui bons chevaliers ert, et un autre navré si durement que je ne cuit mie qu’il am puist eschaper sanz mort : por ce m’est il avis que ce sera trop grant pechié, se vos plus me mesfaites. (Lancelot, V, 175)

Il sera sensible à ses supplications et épargnera les survivants. Lorsqu’elles ne peuvent empêcher la mort de leurs frères, elles expriment un désespoir qui n’est pas sans rappeler les déplorations lors de la mort d’un mari. Lancelot

  Cette situation est très rare dans le corpus, peut-être parce qu’elle est ressentie comme anormale par les romanciers. L’épisode ne se termine jamais par le viol de la demoiselle car elle parvient chaque fois à s’échapper et ne pâtit donc pas de l’incapacité de son frère à la protéger.

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décide de venir en aide à une demoiselle qui « arachoit ses chevox et esgratinoit sa face » (Lancelot, IV, 280) car son frère a été enlevé. Mais au désespoir d’avoir perdu un frère s’ajoute, pour les demoiselles, la peur d’être enlevées ou déshéritées, car elles perdent toute protection. La demoiselle rencontrée par Lancelot déclare d’ailleurs au héros : « je voldroie assez mielz estre morte que vive : car s’il l’ocient, il a .I. chevalier en ceste païs qui me deseritera » (Lancelot, IV, 280)6. Si la mort du frère fait courir aux demoiselles les hasards du viol ou du déshéritement, la mort de la sœur est vécue, elle, comme une agression que rien ne peut justifier, la solidarité adelphique l’emportant sur tout autre lien familial. Lorsque leur sœur est tuée accidentellement par un de leurs cousins, des frères déclarent la guerre à leur oncle et à son fils. En effet, «  la mort violente d’une sœur entraîne un devoir de vengeance semblable à celui qui lie les frères7 ». L’oncle propose un dédommagement pour essayer d’empêcher la vendetta : Si desfierent moi et mon fil, et je lor vuel amender por metre pais entre nos. Mais il dient qu’il n’en feroient riens, si vindrent hui matin en ma meson et occistrent mon fil devant moi, dont je suis si dolanz que je cuit bien morir de duel. (Lancelot, IV, 15)

Mais rien ne peut compenser la perte de la sœur, hormis la mort de leur cousin. Ils auraient également tué leur oncle si Guerrehet n’était pas intervenu. Lorsque Perlesvaus réussira à vaincre le Seigneur des Marais, il lui signifiera qu’il le punit de la honte et des douleurs qu’il a infligées à sa mère et à sa sœur. Sa vengeance sera terrible, noyant le seigneur dans une cuve emplie de sang. Celui qui attaque le sang est puni par le sang. Il déclarera ensuite à Aristor, qui avait enlevé Dandrane, qu’il est décidé à lui couper la tête, pour l’offrir à sa sœur, en guise de dédommagement (Perlesvaus, 932).  Et il ne s’agit pas de menaces en l’air. Il se rendra là où sa sœur est retenue et jettera la tête à ses pieds. Sans s’émouvoir outre mesure devant ce cadeau sanglant, elle la fera jeter dans une rivière (Perlesvaus, 942). Il s’ensuit que lorsqu’un homme déroge à son devoir de protection envers l’une des femmes de sa famille, les autres personnages lui rappellent ses obligations. Perlesvaus ne cessera de se heurter à des chevaliers ou à des ­demoiselles

  Voir aussi Lancelot, IV, 167. Sur le rapt dans la maison du frère, voir Lancelot, IV, 217.  Isabelle Réal, «  Représentations et pratiques des relations fraternelles dans la société franque du Haut Moyen Âge (VIe–IXe siècles) » dans Frères et sœurs : les liens adelphiques dans l’Occident antique et médiéval, op. cit., p. 77. 6

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qui lui narreront sans répit les errances de sa sœur, partie à sa recherche, car elle-même et sa mère courrent le risque d’être déshéritées. Il n’aura plus le choix et devra remplir ses obligations lignagères. Il affirme alors ironiquement à celui qui a enlevé Dandrane qu’il est venu assister aux noces de sa sœur (Perlesvaus, 930) avant de le décapiter. Il déclare ensuite à Iglaïs que si sa sœur souhaite se marier, « nos le metrons en aucon bon lieu, la ou ele iert honoreement » (Perlesvaus, 944). Le pluriel du pronom personnel montre bien que la mère seule ne peut décider de cette union, et que c’est en fait le membre masculin du lignage qui choisira le futur époux8. Après la mort de Guenièvre, lorsque Madaglan vient réclamer la Table Ronde (car il est son plus proche parent) il en profite pour tenter de marier au mieux sa propre sœur, la reine Jandrée, exigeant du roi Arthur qu’il l’épouse. Il prépare ses troupes, fermement décidé à déclarer la guerre en cas de refus. Lui et sa sœur sont complices et ont pour but la conquête de la Bretagne, qui pourrait se faire de façon pacifique grâce à ce mariage. De la même manière, Hargadabran : Estoit frere a la damoisele de la Roche et par li avoit ele fait la traïson del roi Artu et de ses compaignons, car il baoit a prendre toute Bertaigne, puis qu’il avoit le cors le roi et mon seignor Gauvain. (Lancelot, VIII, 470–471)

Dans ces deux occurrences, il ne s’agit pas de protéger la sœur d’avances sexuelles, mais au contraire d’utiliser sa féminitié pour élever socialement l’ensemble du lignage9. Lorsque la sœur occupe une position sociale supérieure à celle de son frère, il arrive que ce soit elle qui intervienne pour arranger un mariage au mieux des intérêts de la famille. Dans le corpus, ce schéma est assez rare et s’explique en général par le fait que la sœur est, ou a été, mariée à un seigneur, ce qui l’amène donc à jouir d’un statut supérieur au reste du lignage. Isabelle Réal relève que : Les femmes ne sont toutefois pas totalement dépourvues de pouvoir de protection, même si celui-ci est indirect. Lorsqu’elles accèdent par leur mariage à un niveau de puissance supérieur à celui de leur propre famille, elles permettent à leur frère de s’élever dans l’échelle sociale et politique (…)10.

  Dans le Perlesvaus, il arrive fréquemment qu’un jeune homme se charge, en l’absence du père, de la gestion du mariage de sa sœur. 9   A l’inverse, lorsqu’une sœur choisit un homme sans l’aval de son frère, elle doit généralement se méfier de ce dernier : quand Morgue se rend compte qu’elle est enceinte, elle préfère s’enfuir de la cour plutôt que d’avouer cette relation à Arthur. 10  Isabelle Réal, «  Représentations et pratiques des relations fraternelles dans la société franque du Haut Moyen Âge (VIe–IXe siècles) » dans Frères et sœurs : les liens adelphiques dans l’Occident antique et médiéval, op. cit., p. 77. 8

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Le frère de la reine de Sorestan souhaite épouser la fille du Duc de Rocedon, bien que cette dernière ne soit pas d’accord. La reine soutient son frère, au grand désespoir de la demoiselle en question : N’a mie .III. semainnes que .I. suens freres me demanda a fame et ele m’i donna. Ele le me fist fiancier maugré mien, si le revesti de toute ma terre et an doivent estre les noces de diemanche an .VIII. jorz. (Lancelot, IV, 181)

Il n’est ici nullement question d’amour. Le mariage permet au frère de la reine d’obtenir des terres, lui assurant ainsi une position sociale. Lancelot viendra interrompre les épousailles et le frère s’enfuira pour ne pas avoir à se battre. La reine n’aura pas d’autre choix que de rendre les terres à la fille du Duc. Le pouvoir de la sœur ne se limite cependant pas à un pouvoir social et peut revêtir différentes formes. Lors de l’épisode du Château Enragé, trois frères deviennent fous chaque fois qu’ils voient un chevalier chrétien et seule une personne parvient à les calmer : il s’agit de leur sœur qu’« ils doutent tant que il n’osent trespasser son conmandemant de chose qu’ele voille, kar il maumetroient molt de gent s’ele n’estoit » (Perlesvaus, 958). On ne sait pourquoi ils la redoutent à ce point ni d’où vient l’influence qu’elle exerce sur eux11. Didier Lett explique que la sœur aînée au Moyen Âge a un rôle important dans la dynamique familiale. Souvent c’est elle qui « s’occupe de ses frères et sœurs12 » et ce faisant, elle exerce une forme d’autorité sur eux, même si elle est limitée. Le pouvoir quasi surnaturel de la sœur vivant au Château Enragé pourrait alors être considéré comme une forme de réminiscence d’une autorité symbolique.  Le cadre fantasmé du roman permet aux demoiselles de jouir d’une certaine liberté et certaines ne tiennent pas compte des considérations lignagères, n’écoutant que leur cœur. En général, ce n’est possible qu’en l’absence des parents biologique. La situation d’une fratrie vivant dans le même c­ hâteau, en l’absence de tout parent est fréquente dans le corpus, ­probablement parce   Lorsque Perlesvaus tue ses frères, elle commence par se désespérer, mais finit par tomber amoureuse du héros et songe que ses frères étant morts, elle pourrait fort bien confier son château et ses terres au héros. Elle ne manifeste aucunement le désir de se venger et finira par devenir une sorte de sainte, après s’être convertie (Perlesvaus, 964). L’amour a tendance à faire oublier le devoir de vengeance : lorsque la reine des Tentes tombe amoureuse de Perlesvaus, les demoiselles sont étonnées, voire choquées, qu’elle oublie aussi vite le meurtre de son frère (Perlesvaus, 428) et seule la passion violente et soudaine qu’elle éprouve peut justifier qu’elle ignore ce qu’elle doit à son lignage. 12   Didier Lett, Les Enfants au Moyen Âge, V e–XV e siècle, op. cit., p. 118. 11

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qu’en raison de l’espérance de vie réduite à l’époque médiévale, ce type de schéma familial était courant13. Lorsque l’objet de l’amour d’une demoisellle est un chevalier de renom, comme Lancelot, les frères ne jugent pas trop sévèrement les jeunes filles, mais elles sont tout de même punies indirectement. Lors de l’épisode où Lancelot se fait empoisonner, celle qui le soigne tombe amoureuse de lui. Constatant que ses sentiments ne sont pas partagés, elle s’alite, tombant gravement malade. Son frère s’inquiète pour elle, mais ne lui reproche à aucun moment d’être tombée amoureuse (Lancelot, IV, 136 et suivantes). De même que le frère de la Demoiselle d’Escalot : Lors vint la damoisele a son frere et li descouvri meintenant trestout son pensé ; et si li dist qu’ele amoit Lancelot de si grant amor que ele en estoit a la mort venue, se il ne fesoit tant qu’ele en eüst toute sa volenté. Et cil en est trop dolenz ; si li dist : Bele suer, en autre leu vos estuet baer ; car a cestui ne porriez vos pas avenir. (La Mort le roi, 42)

Le jeune homme ne s’offusque même pas de ce qu’elle lui avoue, car la santé défaillante de sa sœur est tout ce qui lui importe. Il ne peut que la plaindre, sachant très bien que Lancelot aime ailleurs. Loin d’en vouloir au chevalier, les deux frères d’Escalot lui demandent s’ils peuvent rejoindre « sa compaignie et que il i fussent comme chevalier de sa baniere ; que il ne le leroient mie por autre seigneur » (La Mort le roi, 66). La demoiselle utilise leur décision pour tenter de faire fléchir le héros : Par mort departira mes cuers de vostre amor. Et ce sera li guerredons de la bone compaignie que mes freres vos a portee des lors que vos onques venistes en cest païs. (La Mort le roi, 68)

Mais Lancelot reste inflexible et la demoiselle mourra de désespoir peu après. Ainsi, tandis que les pères et les oncles exercent une répression ­violente sur les filles en ce qui concerne la sexualité, les frères, eux, sont davantage complices de la sœur tendrement aimée14.

  Voir l’épisode du Pauvre Chevalier qui vit seul avec ses deux sœurs (Perlesvaus, 362). Par extension du nom du frère, elles sont d’ailleurs appelées dans la suite du roman les deux Pauvres Demoiselles (Perlesvaus, 566). C’est un autre de leurs frères qui, apprenant leurs malheurs, n’aura de cesse de les rejoindre pour les aider et Lancelot lui confiera le cheval qu’il compte leur offrir (Perlesvaus, 388). 14   La sœur porte également un amour inconditionnel à son frère. Dandrane déclare que l’amour qu’elle porte à son frère est tel qu’il lui permet également de pardonner au chevalier qui est responsable de la maladie de son oncle : « Se por l’amor de mon frere n’estoit, jo le 13

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Le personnage de la sœur est donc très présent dans l’ensemble du corpus, fournissant un grand nombre de canevas d’aventures chevaleresques. D’un point de vue narratif cependant, on constate que, bien qu’elles soient à l’origine de plusieurs quêtes, elles-mêmes, en tant que personnages, ne sont en général que très peu développées. Celles qui sortent de l’anonymat n’en sont que plus importantes. La sœur de Perceval/ Perlesvaus Au sein la dynamique familiale des gardiens du Graal, la sœur est un personnage de premier plan15. Dans le Perlesvaus, la mère du héros, attaquée de toute part, évoque à plusieurs reprises ses frères, mais leurs situations ne leur permettent pas de l’aider, car l’un est ermite et l’autre, outre le fait qu’il vit très loin, est en butte aux assauts d’un autre de ses frères qui veut le déshériter16. Elle est la plus âgée de la fratrie et suite à la mort du Roi Pêcheur elle devient l’héritière légitime du Château du Graal, comme ne manque pas de le rappeler le romancier à différentes reprises. A la mort d’Iglaïs, sa dépouille accompagnera celle de son frère et sera traitée avec le même respect et la même dévotion, puisqu’elle sera elle aussi emmenée sur la nef ­(Perlesvaus, 1050). La sœur de Perlesvaus/Perceval sera le personnage qui occupera le plus de place dans les récits évoquant la quête du Graal17. Elle agit d’abord comme un guide, permettant de faire le lien entre Perlesvaus et son lignage (dans

maudiroie molt, mais jo aim tos chevaliers por l’amor de lui ; mais par le fol sens al chevalier est cheüs li Rois Peschierres mes oncles en langor ». (Perlesvaus, 224) 15  Généralement, dans le Perlesvaus, le lien adelphique semble l’emporter sur le lien avunculaire. Lorsque le Roi Pêcheur parle de Dandrane, il ne l’appelle pas sa nièce, mais « la fille ma seror » (Perlesvaus, 344) et lorsque le Roi du Château Mortel identifie Perlesvaus, il comprend qu’il est « fius d’Iglaïs ma sereur » (Perlesvaus, 488). Une demoiselle affirme à Clamados qu’il est « fius de ma seror », (Perlesvaus, 416. Voir aussi Perlesvaus, 522, 864). Ce type de formulation dédouble le lien de parenté. Pour s’identifier auprès de Lancelot, Joseus explique que « sa mere est soer germaine mon pere », au lieu de préciser qu’elle est sa tante. C’est, semble-t-il, une manière d’insister sur l’amour que l’on porte au neveu ou à la nièce, qui est en fait une extension de la figure de la sœur aimée. 16   Cela n’empêche pas le Roi Pêcheur de s’inquiéter pour elle et de demander de ses nouvelles (exemple Perlesvaus, 466). 17   A ce sujet voir notre article, Claire Serp, « Mères, sœurs et oncles : Le Graal, une histoire de famille ? », dans L’Imaginaire de la parenté dans les romans arthuriens (XII e–XIV e siècles), op. cit., p. 141–155.

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la mesure où c’est elle qui le conduit jusqu’à sa mère), ou entre Perceval et ses compagnons, qu’elle rassemble. Elle cherche son frère désespérément, l’allant « querre par tos les roiaumes » (Perlesvaus, 468) mais a une connaissance étonnante des mystères entourant le Graal18. Elle paraît être la seule à connaître la prophétie de la femme de Salomon et c’est elle qui bravera les dangers du Cimetière Périlleux, parvenant à s’emparer du Drap sans lequel son frère ne peut avoir la victoire (Perlesvaus, 542 et suivantes). On ne saura d’ailleurs jamais pourquoi sans cet objet il échouerait. Enfin, c’est elle qui, la première, apprendra la mort du Roi Pêcheur ainsi que la chute du Château du Graal. Figure poignante du sacrifice, elle n’hésite pas à couper ses cheveux pour faire un baudrier à l’épée de Galaad (Queste, 227), puis à donner sa vie pour être sûre que Perceval et ses compagnons pourront poursuivre leur route (Queste, 240). Elle mourra, vidée de son sang pour sauver une dame qui ne le méritait pas, mais son sacrifice s’avère inutile puisque Dieu punira les habitants du lieu en les tuant tous, ce qui est une manière non seulement de l’éliminer du récit, une fois qu’elle a rempli sa fonction, mais également de minimiser son sacrifice en le faisant apparaître rétrospectivement comme étant totalement inutile. Dans le Perlesvaus, elle aura une épaisseur psychologique et narrative qui dépasse la figure de la « sainte sœur » et après avoir rempli son rôle de guide, elle continuera à exister dans le récit, puisqu’elle sera victime d’un rapt. Ce nouvel événement la recontextualise dans sa féminité, puisqu’elle doit affronter la violence sexuelle d’Aristor, qui désire l’épouser. Nous sommes loin de l’idéal quasi désincarné de la jeune fille de la Queste. Mais même dans le Perlesvaus, la sœur du héros du Graal ne peut pas se séparer totalement de la pureté absolue qu’elle incarne dans l’imaginaire arthurien. Bien que l’éventualité d’un mariage soit évoquée, elle le refusera, préférant mener une vie chaste. Cependant cette possibilité narrative et le fait que ce soit elle qui prenne seule la décision de rester dans le château de son frère, lui permettent d’acquérir une forme individualité. Tandis que la Queste fait mourir la sœur de Perceval d’une manière absurde, le Perlesvaus, au contraire, en fait une figure exemplaire, qui choisira de passer sa vie à aider sa famille, n’éprouvant pas de plus grand bonheur que de rester auprès d’eux. En compagnie de sa mère, elle mènera une « sainte vie et religieuse » (Perlesvaus, 1046).

18   Elle est sur ce point assez proche du personnage de la cousine chez Chrétien, qui détient, non seulement une grande connaissance du lignage, mais aussi des événements.

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Relations conflictuelles Isabelle Réal analyse le fait que le frère, ayant davantage de droits et de pouvoirs que les filles et n’étant pas en concurrence avec elles concernant l’héritage, a des relations plus apaisées avec ses sœurs qu’avec ses frères : Comme elles ne jouent pas à égalité sur le même terrain avec leurs frères, il n’existe pas de compétition entre eux, ce qui expliquerait que leur relation, rarement conflictuelle, soit montrée comme positive19.

Et effectivement, les romanciers nous présentent essentiellement des relations harmonieuses entre frères et sœurs. Les conflits au sein de la fratrie hétérosexuée sont rares dans le corpus et il faut généralement un motif grave pour rompre la concorde familiale. On constate des différences importantes entre les romans du corpus dans la manière de traiter les discordes au sein de la fratrie20. Dans le Lancelot, le motif est assez rare, malgré l’ampleur du roman. On ne trouve que trois occurrences de fratricides (ou de tentatives) et chaque fois, l’auteur prend la peine de justifier la situation. Lorsque Lancelot est sauvé par une demoiselle dont le père l’avait emprisonné, il provoque la mort de ce dernier. Plus tard le frère retrouve la jeune fille et décide de la faire mettre à mort, car en libérant Lancelot, elle a provoqué les ­circontances de la mort du père, commettant, indirectement, un parricide. Il décide de faire brûler vive sa sœur, à cause de son « pere que j’avoie fait occirre » (Lancelot, IV, 329). Le fratricide est alors justifié par le caractère monstrueux de ce qui est reproché à la demoiselle. Il ne s’agit pas de violence gratuite, mais de « jostise ». Le second cas a déjà été évoqué : il s’agit de l’histoire du Duc de Kallès. Il marie sa fille et décide de lui donner la moitié de ses terres. Les frères s’insurgent, mais le père refuse de revenir sur sa décision et augmente même la part attribuée à la demoiselle. Les jeunes gens décident alors de se ­débarrasser  Isabelle Réal, «  Représentations et pratiques des relations fraternelles dans la société franque du Haut Moyen Âge (VIe–IXe siècles) » dans Frères et sœurs : les liens adelphiques dans l’Occident antique et médiéval, op. cit., p. 92. Voir aussi Didier Lett : « le frère et la sœur, devant assumer une fonction sociale distincte, entrent rarement en concurrence  ». Didier Lett, Frères et sœurs, Histoire d’un lien, op. cit., p. 168. 20   Ce qui est un argument supplémentaire en faveur de l’hypothèse d’auteurs multiples du Lancelot-Graal. Car face au malaise ressenti dans la mise en scène de la guerre fratricide dans le Lancelot, on trouve une description totalement décomplexée de l’inceste et du meurtre dans la Queste. A ce sujet nous nous permettons de renvoyer à notre article, « Fratrie, fraternité et fratricide dans le cycle Lancelot-Graal », dans Frères et sœurs : les liens adelphiques dans l’Occident antique et médiéval, op. cit., p. 201–211. 19

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de leur beau-frère mais durant le combat, la sœur est tuée. Le romancier prend soin d’atténuer la culpabilité des frères : Et avint par ne sai quele aventure que la damoisele qui lor suer estoit fu occise. (Lancelot, IV, 93)

Comme s’il était inconcevable pour l’auteur de mettre en scène le meurtre volontaire de la sœur par ses propres frères, la voie passive, avec absence de complément d’agent, ainsi que l’expression «  par ne sai quele aventure  » permet de laisser planer un doute sur l’identité réelle du coupable et sur les circonstances de sa mort, qui paraît accidentelle. Enfin, la troisième occurrence de fratricide concerne Méléagant. Avant même que Lancelot n’intervienne, le conflit couvait déjà au sein du couple adelphique car le jeune homme est persuadé que, dans le passé, sa sœur a voulu le tuer : un amoureux éconduit a tout fait pour la discréditer auprès de sa famille, car elle en aimait un autre : Ele amoit un des plus bials chevaliers del monde et jovene enfant. Quant cil vit que ele ne l’ameroit, si dist al roi qu’il li avoit veu fere poisons por lui ocire et son fiz et por fere roi de celui que ele amoit : si l’en haï molt li rois et ses fiz. (Lancelot, II, 57)

Le père l’autorise donc à tuer le chevalier, s’il le trouve dans la chambre de sa fille. Le traître amène alors le jeune homme jusqu’à la chambre de la demoiselle sous un faux prétexte, puis il le tue. Dans la Version Courte, c’est Méléagant qui est à l’origine du meurtre, car c’est sur son ordre que l’homme dont sa sœur est amoureuse est mis à mort : Cele damoisele estoit suer Meleagant, si l’avoit cis chevaliers mellee a son pere et li avoit dit qu’ele amoit .I. chevalier pour ce qu’ele ne le voloit amer et le chevalier avoit il ocis par le commandement Meleagant. Aprés dist il qu’ele avoit apareillié venin pour aler envenimer Meleagant  ; et pour ce avoit ele enhaï cel chevalier, et nonpourquant il l’avoit maintes fois proié d’amours. Et ele li otroia par couvent qu’il se combateroit au chevalier qui la roine venoit querre et les escilliés, et ele pensoit bien, puis qu’il avoit tel cose emprise, qu’il estoit de haute proeche et que cil ne duerroit ja a lui. (Lancelot, III, 311)

Il y a toutefois un point commun aux deux versions : la demoiselle est soupçonnée de vouloir empoisonner son frère (et son père dans une des deux versions) et c’est là le motif de la haine qui se développe entre eux. Mais peut-être y a-t-il une rivalité plus profonde entre les deux personnages, qui serait à chercher au sein même de la dynamique familale. En fait ils ne sont pas frère et sœur « germain », puisque la demoiselle est « al roi

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­ aldemagu de Gorre de sa deeriaine feme » (Lancelot, II, 57). La Version B Courte est encore plus précise dans l’élucidation de leur lien de parenté : Ne Meleagans n’estoit ses freres que d’une part, car il n’avoient mie une mere ; et por ce le haoit ele que il l’avoit tote desiretee outre la volenté le roi Baudemagus. (Lancelot, III, 323)

L’idée est ici développée que parce qu’ils ne sont que demi-frères, il y a des tensions concernant le patrimoine familial. Peut-être le roman suggère-til en filigrane que Méléagant a pris possession des terres que la demoiselle avait reçu de sa propre mère et donc sur lesquelles il n’avait aucun droit. Il s’agirait là de la justification de la haine que la demoiselle éprouve envers son frère, la réduction de la fraternité au seul lien agnatique justifiant peut-être le fait qu’il n’existe aucun amour entre eux, comme s’ils n’appartenaient pas tout à fait à la même famille : est li hom mortels ei monde que je plus has, ne mes freres ne fu il onques21, kar il m’a deseritee et pis m’a fet que tos li mons. (Lancelot, II, 105)

Même s’ils ont le même père, ils ne se sont donc jamais comportés comme frère et sœur, ce qui justifie pleinement le fait que la fille de Baudemagu fera tout son possible pour obtenir la mort de celui qu’elle n’a jamais aimé22. Sa parenté ne s’y trompera d’ailleurs pas : Si tost com li parent sorent qu’ele avoit Lancelot osté de la prison, si distrent qu’ele l’avoit fait por Meleagan ocirre  ; si le pristrent a force et l’acheisonerent de sa mort et distrent que, s’ele ne trovoit qui l’en desfendist, qu’il feroient de lui justice si grant com l’en doit fere de cele qui son frere ocist. (Lancelot, II, 209)

Toutefois, pour les personnages, le fratricide, quel qu’en soit le motif, est injusitifable et aucun chevalier n’accepte de la défendre : Ce dient li un et li autre qu’ele est atainte del meffet que l’en li met sus : si l’ont jugiee, ce m’est vis, a ardoir le matin. (Lancelot, II, 210)

21   La tournure restrictive montre que la fraternité n’est pas seulement un lien de sang mais qu’elle se construit grâce à un ensemble de comportements (fidélité, protection, amour…). 22  Morgue elle-même n’est que la demi-sœur d’Arthur, comme l’auteur ne manque pas de le souligner : « Il fu voirs que Morgue fu fille al duc de Tin­tajuel et a Egerne sa feme, qui puis fu roine de Bre­taigne et feme Uterpandragon, et de li fu nes li rois Artus qui en li fu engendrés al vivant le duc par la traïson que Merlins fist. Quant Egerne s’en vint a Uter­pandragon ki l’esposa, si amena avec li Morgain, sa fille » (Lancelot, I, 300). Cela explique peut-être que dans les Continuations, Morgue vouera une haine farouche à son demi-frère.

Fonctionnement narratif des fratries hétérosexuées

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A nouveau, le bûcher est choisi comme punition, ce qui semble être le sort réservé aux crimes les plus graves, notamment à ceux concernant les membres du lignage. L’auteur du Lancelot paraît mal à l’aise avec le concept du fratricide, prenant toujours le soin de le justifier longuement. On constate également que dans ce roman, le motif du conflit dans les fratries hétérosexuées a toujours pour origine un homme étranger au lignage et donc une cause extérieure à la logique familiale. L’inceste lui-même, s’il est brièvement évoqué, n’est pas développé. Tandis que le romancier semble prendre plaisir à raconter l’origine des événements (circonstances de la conception de Merlin, origine de la haine de Morgue…) il ne raconte pas la conception de Mordred, alors que les continuateurs s’empresseront de le faire (dans Les Premiers faits du roi Arthur, et dans La Suite du Merlin par exemple). Seul le personnage de Mordred prouve que cet événement a eu lieu et le vieil homme, qui est pourtant si bien informé, passe sous silence l’inceste, et évite soigneusement d’employer les termes de frère et sœur concernant Arthur et la femme de Loth  : «  li rois Artus qui t’engendra en la fame le roi Loth d’Orcanie  » (Lancelot, V, 223). L’auteur de la Queste, à l’inverse, met en scène plusieurs conflits dont l’origine est à chercher au sein même de la logique familiale, c’est par exemple au travers de la fratrie que seront illustrés les sept péchés capitaux. Lorsque Galaad, Perceval et Bohoort, après avoir été attaqués, massacrent tous les habitants d’un château, un ermite leur explique que les seigneurs du lieu avaient tué leur propre sœur car ils avaient conçu pour elle une « tres fole amor que il en eschaufferent outre mesure » (Queste, 232). Ils la violent, mais elle va se plaindre à leur père, le Comte Hernoul23. Furieux, les frères la tuent et lorsque l’homme décide de les chasser du château, ils l’enferment dans une prison, puis mènent mauvaise vie. Au fratricide et à l’inceste, ils ajoutent les méfaits envers l’Eglise, se mettant à tuer tous les prêtres et faisant détruire les chapelles du château. Ce motif se retrouve dans le Joseph : lorsque Célidoine tente de convaincre Label de se convertir, il lui prouve que grâce au pouvoir divin, il sait tout de son passé et qu’il connaît son plus noir secret : il a tué sa propre sœur car elle refusait de coucher avec lui. A la différence de la Queste, l’âme de Label est sauvée, car il se convertit et il ne sera donc jamais puni de son crime. Célidoine lui-même ne semble pas choqué par ce crime et considère qu’il mérite d’être sauvé (Joseph, 297). L’explication sous-jacente du fratricide dans les deux romans étant bien évidemment le paganisme.

  Ici, contrairement à Arthur et à la reine d’Orcadie, l’inceste est volontaire : il ne se fait pas par ignorance, mais de façon concertée et commune aux trois frères, triplant ainsi la faute. 23

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Systèmes horizontaux

La Queste met également en scène une relation incestueuse entre cousins. Lorsque Bohoort doit choisir entre sauver son frère et sauver une demoiselle qui est emmenée de force, il choisit cette dernière. Elle lui explique alors les circonstances de son enlèvement : Ce est uns miens cou­sins germains, que je ne sai par quel engin de deable li ane­mis l’avoit eschaufé a ce qu’il me prist celeement chiés mon as pere, et m’en aporta en ceste forest por moi despuceler. Et s’il l’eust fet, il fust mors del pechié et honiz dou cors, et moi desennoree a toz jorz mes. (Queste, 176)

Elle ajoute que s’il était parvenu à ses fins, cinq cents hommes auraient trouvé la mort, car, peut-on supposer, le viol aurait entraîné une guerre entre les deux familles. Détail intéressant, les femmes ne survivent jamais à l’inceste24. Elles sont le plus souvent assassinées par leur frère, peu après la relation non consentie. Dans le cas de la demoiselle sauvée par Bohoort, un ermite explique au jeune homme que si le chevalier était parvenu à violer sa cousine : Et s’il fust einsi avenu que ele en si ort pechié eust perdu son pucelage, Nostre Sires en fust corrociez a ce qu’il fussent andui dampné par mort soubite ; et einsi fussent perdu et en cors et en ame. (Queste, 187)

La demoiselle aurait donc subi la même punition que son cousin, alors même qu’elle n’était en rien responsable de la situation. Arthur, Morgue et les autres On ne peut parler de fratrie hétérosexuée sans évoquer les enfants d’Ygerne. La plupart des sœurs d’Arthur n’ont pas de noms qui leur soient propres. En fait, elles n’ont d’existence qu’au travers de leurs propres fils. Yvain, Gauvain et les autres neveux d’Arthur ont été envoyés à la cour pour y vivre et à travers eux, ce sont les fils de la sœur qui sont nourris par le roi. Est également mentionnée une fille, Laure de Carduel, qui est « fille le roi de Norbellande et de la seror le roi Artu » (Lancelot, VIII, 134–135). On ne sait pas grand-chose au sujet de ces femmes d’ailleurs. Sont-elles encore en vie ? Ont-elles déjà rencontré Arthur ? Eprouvent-ils les uns pour les autres un quelconque sentiment ? Première certitude, deux d’entre elles

24   Lorsqu’il est imposé de force. Dans le cas d’Arthur et de sa sœur, ils ont commis l’inceste de façon involontaire, mais ils étaient tous deux consentants en ce qui concerne la relation sexuelle.

Fonctionnement narratif des fratries hétérosexuées

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l’ont rencontré. La première, la femme du roi Loth, l’a côtoyé avant de savoir que le roi était son frère et a eu une relation sexuelle avec lui, concevant Mordred. Nous avons déjà évoqué le fait qu’en renonçant à son propre enfant, Ygerne porte en partie la responsabilité de l’ignorance d’Arthur et donc des circonstances qui l’amèneront à commettre l’inceste. Pour René Girard, l’inceste est presque une composante obligatoire de l’accession à la royauté. Il relève qu’il faut le rattacher : A l’ensemble rituel dont il fait partie, et d’abord aux autres transgressions dont le roi doit se rendre coupable en particulier lors de son avènement. (…) On lui fait commette des actes de violence  ; il arrive qu’on lui donne des bains de sang25 (…), la nature éclectique de la transgression incestueuse révélant clairement quel genre de personnage le roi est appelé à incarner, celui du transgresseur par excellence (…)26.

Morgue, pour sa part, est la seule des sœurs qui vit à la cour, ou en tout cas qui y a vécu, avant que la reine ne persuade son ami de la quitter alors qu’elle était enceinte. Elle s’enfuit mais interfèrera ensuite à plusieurs reprises dans la vie de son frère. Cependant, à aucun moment dans les textes du corpus, n’est exprimé un quelconque sentiment fraternel, sauf à la toute fin du cycle. Cette situation s’explique par les conditions même de la vie d’Arthur : il n’a pas pu développer de liens adelphiques avec ses sœurs dans la mesure où ils n’ont pas grandi ensemble. Ils n’ont découvert leur parenté qu’une fois qu’ils étaient déjà adultes, ou tout au moins adolescents. Ils ont poursuivi leur chemin et se sont éloignés en raison de leurs mariages respectifs. La seule qui fréquentera vraiment Arthur sera Morgue et c’est donc elle qui jouera le rôle le plus important dans la vie du roi. Elle est celle qui crée le Val sans Retour, où les amants infidèles sont emprisonnés et, bien entendu, la plupart de ces hommes sont chevaliers de la Table Ronde. Alors qu’elle-même a dû fuir la cour à cause de l’amour, elle règne sur un monde où les femmes sont pleinement heureuses. Elles peuvent avoir leurs amis pour elles, car ils ne sont plus sollicités par la chevalerie et elle incarne alors la force contraire à celle d’Arthur : tandis qu’il impulse la dynamique narrative en poussant ses chevaliers à se dépasser et à partir en quête, elle les retient dans une prison d’amour, cet immobilisme les faisant disparaître du récit.

25   Lors de la bataille contre les barons qui refusent qu’il soit fait roi, Arthur est entièrement couvert de sang. 26   René Girard, La Violence et le sacré, op. cit., p. 158.

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Lorsque Morgue parvient à capturer le héros, elle tombe amoureuse de lui mais cet amour paraît plus rhétorique que réel, car il n’est mentionné qu’une fois, sans qu’il en ait été réellement question avant27. En outre, elle n’hésitera pas à le faire chevaucher avec une demoiselle qui fera tout pour le tenter, attitude pour le moins étrange pour une femme amoureuse. Lorsqu’elle contemple les images que Lancelot a peintes, sa première pensée est pour son frère : S’il l’avoit tout paint, je feroie tant que mes freres li rois Artus venroit ça et li feroie connoistre les faiz et la verité de Lancelot et de la roine. (Lancelot, V, 53–54)

Cette idée est d’autant plus étonnante que le roi paraît totalement indifférent vis-à-vis de sa sœur. Lorsqu’elle a fui la cour, il ne s’est manifestement posé aucune question, n’a pas cherché à la retrouver et ne sait même pas où elle vit. Alors même qu’il est hébergé chez elle, il ne la reconnaît pas, bien qu’elle tente de le mettre sur la voie : Sachiez que il n’a fame el monde qui plus vos aint que ge faz ; et ge le doi bien fere, se del tout ne faut charnel amour. (La Mort le roi, 60)

L’emploi du verbe « devoir » montre que l’amour entre frère et sœur est une sorte d’impératif moral, auquel on ne peut déroger. Cependant, le roi ne comprend pas l’allusion et s’enquiert à nouveau de son identité. Finalement, elle s’en offusque : Je sui vostre plus charnel amie et si ai a non Morgain et sui vostre suer ; et vos me deüssiez mieuz connoistre que vos ne me connoissiez . Et il la regarde et la connoist. (La Mort le roi, 60)

La révélation est progressive : tout d’abord le fait qu’ils sont de la même famille, puis le nom et enfin la mention du lien adelphique. Une fois l’identité dévoilée, le contact semble renoué et il manifeste une vive joie de la revoir. Il se comporte en frère, justifiant son attitude en disant qu’il la croyait morte, sans que l’on sache ce qui l’a poussé à croire cela. Il lui propose de revenir à la cour en sa compagnie : Ge cuidoie que vos fussiez morte et trespassee de cest siecle ; et puis que il plest a Dieu que ge vos ai trouvee saine et haitiee, je vos enmenrai avec moi a Kamaalot, quant ge me partirai de ceianz, si que vos demorroiz desormés en avant a cort et feroiz compaignie a la reïne Guenievre ma fame. (La Mort le roi, 60)

27   Quelques pages plus loin, au contraire, le romancier précise qu’elle le hait, à cause de la reine.

Fonctionnement narratif des fratries hétérosexuées

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Mais la mention de la reine est une erreur, bien que le roi ne le sache pas. Elle refuse sa proposition : son avenir n’est plus au sein de sa famille charnelle (qui l’a trahie d’une certaine manière) car elle en a choisi une autre. Lorsqu’elle quittera ces lieux, elle partira à Avalon, là où «  les dames conversent qui sevent toz les enchantemenz del siecle » (La Mort le roi, 60), peut-être parce que ces femmes lui ressemblent et qu’elle n’a reçu qu’indifférence et agression de la part de sa vraie famille. Il est clair qu’elle se méfie de son frère et lorsqu’il lui demande de lui parler d’elle, « ele l’en dist partie et partie l’en ceile ». Lorsque le roi, contemplant la chambre aux images, comprend que ­Lancelot, son frère d’armes, l’a trahi, c’est vers sa sœur (c’est-à-dire sa famille charnelle) qu’il se tourne, en l’interpellant par leur lien de parenté : « Bele suer » lui dit-il d’abord, avant de l’interroger. Après lui avoir fait jurer qu’elle lui répondra honnêtement, il lui demande de tout lui dire au sujet des images, ce qu’elle s’empresse de faire en lui expliquant la relation entre la reine et Lancelot28. Elle le pousse ensuite vivement à venger sa honte, mais le roi éprouve encore des doutes : « si com vos me dites », modère-til, expliquant qu’il ne se vengera que s’il parvient à les prendre sur le fait. Même s’il lui a fait jurer de dire la vérité, il n’a pas une confiance absolue en sa sœur et quand il constate que Lancelot a quitté la cour, « moult li fesoit mescroire les paroles que il ot oïes de Morgain sa sereur » (La Mort le roi, 75).   A la fin du roman, lorsque la fratrie chevaleresque aura failli, c’est vers la fratrie charnelle que le roi se tournera en dernier recours. La chronologie des faits est extrêmement curieuse. Comme s’il savait que sa sœur allait venir le chercher, le roi, gravement blessé, ordonne à Girflet de partir et de le laisser seul au bord du lac : Lors commence a penser, et en ce pensé li viennent les lermes as euz ; et quant il a esté grant piece en ce pensé, si dist a Girflet : Il vos en couvient aler de ci et partir de moi a tel eür que, jamés que vos vivoiz, ne me verroiz. ‒ Par tel couvent, fet Girflet, ne partirai ge de vos en nule maniere. ‒ Si feroiz, fet li rois, ou autrement vos harrai ge bien de mortel haïne. ‒ Sire, fet Girflet, comment porroit ce estre que ge vos lessasse ici trestout seul et m’en iroie ; et encore me dites vos que ge ne vos verrai jamés. (La Mort le roi, 249)

28   La haine que Morgue porte à Lancelot et à la reine est tellement évidente que lorsque Bohoort informera le héros que le roi est au courant, il ajoutera que si c’est une femme qui l’en a averti, ça ne peut être que Morgue, « la suer le roi Artu » (La Mort le roi, 114).

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Pourquoi ce soudain désir de solitude ? A-t-il la préscience que sa sœur va venir le chercher ? Souhaite-t-il mourir seul ? Lorsque Girflet lui demande où il compte aller, le roi refuse de répondre, ce qui sous-entend qu’Arthur connaît déjà sa destination. Le romancier laisse planer le mystère. On ne sait si le roi a réussi à entrer en contact avec sa sœur ou s’il a été surpris de la voir arriver. Alors qu’il s’agit d’un des moments les plus dramatiques de toute la légende arthurienne, au lieu de suivre le personnage principal, le romancier s’intéresse soudain à Girflet, chevalier sans importance s’il en est, et c’est à travers ses yeux qu’on assiste à l’étrange scène de la nef. Il voit : Venir parmi la mer une nef qui estoit toute pleinne de dames ; et quant la nef vint a la rive iloec endroit ou li rois estoit, si vindrent au bord de la nef ; et la dame d’eles tenoit Morgain, la sereur le roi Artu, par la main et commença a apeler le roi qu’il entrast en la nef ; et li rois, si tost comme il vit Morgain sa sereur, se leva erranment en estant de la terre ou il se seoit, et entra en la nef, et trest son cheval aprés lui, et prist ses armes. Quant Girflet, qui estoit el tertre, ot tout ce regardé, il retorna arrieres quanqu’il pot del cheval trere, et tant fet qu’il vient a la rive ; et quant il i fu venuz, il voit le roi Artu entre les dames et connoist bien Morgain la fee, car meintes foiz l’avoit veüe ; et la nef se fu eslongniee de la rive en pou d’eure plus qu’une arbaleste ne poïst trere a uit foiz ; et quant Girflet voit qu’il a einsi perdu le roi, il descent seur la rive. (La Mort le roi, 250)

Les dames ne descendent pas le chercher alors même qu’il est mortellement blessé. Morgue appelle le roi pour qu’il la rejoigne, comme s’il devait volontairement monter sur le bateau, sans intervention physique de leur part. Ce qui décide le roi, c’est bien le fait de voir sa sœur (« si tost »), comme si au moment même de l’effondrement du monde arthurien, au moment où la fratrie guerrière s’est révélée être une impasse, le seul refuge se trouvait être la parenté, non dans sa dimension guerrière, mais bien dans sa dimension féminine. Et Mordred, fruit de l’inceste, ne symbolise-t-il pas l’extrême repliement du lignage sur lui-même ?

Chapitre quatorze Systèmes horizontaux

I

sabelle Réal, analysant les structures de parenté à l’époque mérovingienne, souligne l’importante représentation de la fratrie dans la documentation. Les frères interviennent dans toutes les étapes de la vie  : mariage, guerre, héritage… Mieux encore, ce lien particulier faisait l’objet d’une représentation idéale projetée par la société : aux normes sociales, héritées des traditions romaines et germaniques, qui projetaient un idéal d’entraide et d’affection réciproque au sein de la fratrie, se superposait l’idéal chrétien qui rappelait avec force ces attitudes, tout en élargissant le champ fraternel au-delà des liens du sang à une fraternité spirituelle unissant tous les chrétiens entre eux. Une vision universaliste du lien fraternel qui montre à quel point, aux yeux de la société qui la génère, cette relation est puissante et suffit à nous prouver qu’elle est au cœur du système social1.

Dans le corpus, les différentes fratries ainsi que les liens de cousinage ont une importance fondamentale. Le terme de « frère » est généralement employé pour exprimer les liens d’amour et de solidarité2, qu’il s’agisse du cadre de la parenté chevaleresque, familiale ou religieuse. La plupart des romans nous montrent des fratries dont les membres sont déjà adultes. On ne sait absolument rien de l’enfance de Gauvain et de ses frères, pas plus que de celle des frères de Perceval. Dans la documentation historique, la situation est sensiblement la même :  Isabelle Réal, «  Représentations et pratiques des relations fraternelles dans la société franque du Haut Moyen Âge (VIe–IXe siècles)  » dans Frères et sœurs  : les liens adelphiques dans l’Occident antique et médiéval, op. cit., La plupart de ses remarques s’appliquent au corpus, d’une part parce qu’il y a une persistance du lien fraternel dans les siècles suivants, bien que la primogéniture ait provoqué des conflits et des jalousies, d’autre part parce que, comme il a déjà été dit, le corpus reprend des textes ou tout au moins des trames de récits antérieurs. 2   Lorsque les membres d’une fratrie se retrouvent, on assiste à de grandes démonstrations d’affection, essentiellement sous forme d’embrassades. Melian, constatant que Drian est vivant et en bonne santé, se précipite vers lui et « li fet tant de joie com il puet plus, aprés baise son frere » (Lancelot, I, 196).

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Elle (la documentation) passe sous silence la fratrie dans l’enfance (…). Les situations décrites concernent donc presque exclusivement les relations entre adultes, sortis de la cellule d’origine, mais qui, au cours de leur existence continuent à entretenir des liens3.

On ne sait donc que peu de chose de ce qui se passe au quotidien dans le couple adelphique. En général les plus jeunes frères servent de messagers ou d’écuyers à leurs aînés (Lancelot, II, 398). Lorsque l’écart d’âge n’est pas très important, le frère qui n’est pas le seigneur du lieu a un rôle de conseiller : un seigneur accueille Guerrehet et Sagremor dans son château, mais il est persuadé que sa femme les a fait venir pour le faire assassiner. Ne sachant quelle attitude adopter, il demande conseil à son frère et à deux jeunes gens qui sont ses neveux (Lancelot, II, 240). Il suivra point par point leurs conseils. La relation fraternelle n’est ainsi qu’esquissée au détour des différentes aventures. Aussi, dans le corpus, la moindre description d’une forme d’intimité est particulièrement intéressante pour comprendre la dynamique narrative au sein de la fratrie. Lancelot et ses cousins Le Lancelot est le seul roman du corpus à nous offrir une image des liens fraternels dans l’enfance. Cette période n’est évoquée que très brièvement, ce qui rend les éléments nous éclairant sur la relation entre jeunes frères d’autant plus précieux. Le récit relate tout d’abord la captivité de Lionel et Bohoort. Dès les premières lignes, l’auteur insiste sur la profondeur du lien qui les unit : Si avint que li doi enfant s’asistrent au mangier ensamble comme chil qui onques ne manjoient se a une escuele non. (Lancelot, VII, 108)

Symboliquement, ce partage d’écuelle renvoie au partage de nourriture et c’est ce thème qui sert d’abord à montrer leur forte cohésion4. Le rôle premier des parents est de nourrir les enfants. En leur absence (ils sont orphelins), la nourriture permet de faire le lien entre les deux garçons et de renforcer leurs

 Isabelle Réal, «  Représentations et pratiques des relations fraternelles dans la société franque du Haut Moyen Âge (VIe–IXe siècles) » dans Frères et sœurs : les liens adelphiques dans l’Occident antique et médiéval, op. cit., p. 81. 4   Partager son écuelle peut également être une marque de respect  : «  Pour honorer son invité, l’hôte peut le convier à partager son écuelle, comme le fait Gornemant en accueillant Perceval », Claude Roussel, « Moyen Âge : motif anthropologique et littéraire de l’hospitalité dans la littérature médiévale », dans Hospitalités : hier, aujourd’hui, ailleurs, études recueillies par Alain Montandon, Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2004, p. 79. 3

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sentiments. Lorsque Lionel se lève de table, refusant de manger car il ne peut s’empêcher de songer à Claudas qui l’a déshérité, Pharien tente de le faire revenir en précisant que : Si en devés vous faire le samblant por l’amor de mon signour vostre freire qui sans vous ne mangeroit pas. (Lancelot, VII, 110)

Ce thème se développe durant tout l’épisode où ils sont dans la tour. ­Lionel refuse de manger et si Pharien parvient tout de même à nourrir Bohoort ce n’est qu’avec de grandes difficultés : « ne ja n’i eust mangié, se Lyoniax nel fesist a forche faire et neporquant moult li greva » (Lancelot, VII, 112–113). Physiquement, ils sont extrêmement proches. Lorsqu’ils arrivent à la cour de Claudas où ils ont été convoqués, ils ont un geste touchant : Li doi enfant se sont entrepris main a main et vienent devant Claudas a grant compaignie de chevaliers et de vallés. (Lancelot, VII, 115)

On peut voir dans ce geste enfantin le besoin de se rassurer l’un l’autre, face à tant de gens inconnus et potentiellement hostiles. Ils éprouvent une grande complicité et lorsque Lionel attaque Claudas, Bohoort, sans s’être concerté avec son frère, participe à l’action. Ils sont totalement complémentaires : l’un s’empare de l’épée et l’autre du sceptre. Lionel attaque Dorin, tandis que Bohoort le protège en frappant tous ceux qui approchent. Lorsque Dorin les poursuit, ils le frappent tous deux et le blessent à mort (Lancelot, VII, 118). A ce duo va bientôt s’ajouter un autre enfant, à savoir Lancelot. Dès qu’il les rencontre, le jeune garçon leur manifeste immédiatement une grande affection car il pense qu’il s’agit des neveux de la Dame du Lac. Mais ces sentiments deviennent de plus en plus profonds : Moult ama Lancelos la com­paignie as .II. enfans et comment que che fust, ou de nature ou de grace que Diex lor eust douné ou por che que neveu sa dame quidoit qu’il fuissent. (Lancelot, VII, 123)

Ce qui est suggéré ici, c’est que cet amour pourrait venir du fait qu’ils se sont inconsciemment reconnus, comme si la parenté était un lien magique. Immédiatement, ils deviennent très proches, Lancelot les plaçant à part dans son entourage : Ne pot onques puis estre si acointes ne si privés de nul comme des .II. enfans et tenoit tous les autres ausi comme ses serjans, mais ches .II. tenoit il comme ses compaignons demaine5. (Lancelot, VII, 123)

  Le terme de « demaine » le place toutefois en position de seigneur par rapport à ses deux cousins, ce qui se confirmera dans la suite du roman.

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Alors que les autres sont ravalés au rang de serviteurs, les deux autres enfants deviennent compagnons de Lancelot et le trio fonctionne alors comme une nouvelle fratrie, puisqu’ils reproduisent ce qui se passait entre Lionel et Bohoort : Et des le premier jor ne manjoient s’a une escuele non et gisoient tout troi ensamble sour une couche. (Lancelot, VII, 123)

A la nourriture est ajouté le motif du partage de lit qui montre la proximité physique. Dernier point, Lancelot répartit, entre eux trois, tous les cadeaux de celle qu’il pense être sa mère. Chaque matin, dans sa chambre, il trouve une couronne de roses : dès que les enfants viennent vivre avec lui, il brise la couronne pour en faire trois et ainsi chacun des « frères » a la sienne (Lancelot, VII, 188- 189). Il fait tout ceci en étant persuadé qu’ils n’appartiennent pas à la même famille, puisqu’il se croit le fils de la dame et qu’eux sont fils du roi de Gaunes. Le lien horizontal le plus fort, après la fratrie, est en fait le cousinage et c’est ainsi qu’il les appellera, reconnaissant inconsciemment ses véritables cousins, comme si la nature et le lien du sang étaient plus forts que tout. Il expliquera ainsi à sa Dame l’emploi du terme cousin : Ensi me vint li mos a la bouche par aventure, que onques garde ne m’en dounai. (Lancelot, VII, 195)

Ce lien perdure à l’âge adulte et les scènes de retrouvailles entre eux sont fréquentes et toujours très démonstratives. Lorsque Lancelot, chevalier depuis déjà plusieurs années, retrouve Bohoort, qui vient d’être adoubé, il se comporte comme s’ils ne s’étaient jamais séparés : « si fet a Boort molt grant joie, si le baise molt dolcement » (Lancelot, II, 111), l’appellant immédiatement « cousin ». L’éloignement géographique et temporel n’a en rien émoussé le lien tissé entre eux. Uther et Pandragon Un des exemples les plus intéressants de fratrie à l’âge adulte est celui d’Uther et de Pandragon. Contrairement aux autres fratries, on peut voir leurs relations en dehors des situations classiques du roman de chevalerie (combat et vengeance) et assister à leur complicité. La confiance qu’ils ont l’un en l’autre est absolue. Lorsque Pandragon décide de partir en Northumberland à la recherche de Merlin, il laisse la direction de l’armée et du siège à Uther. L’origine de la relation de confiance entre Merlin et Pandragon vient du fait que Merlin a sauvé la vie d’Uther. Il sait en effet qu’Angis a prévu de pénétrer dans sa tente durant la nuit pour

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le tuer et il le prévient. Uther ne le croit pas mais décide tout de même de veiller toute la nuit. Il parvient à tuer le traître au moment où il pénètre dans sa tente. Merlin raconte alors à Pandragon la façon dont il a sauvé son frère et le jeune homme assure que : Se ce est voirs que vos m’avez mon frere einsis sauvé, que je ne vos doi jamais douter ne mescroire. (Merlin, 137)

Quand les deux jeunes gens se retrouvent enfin, le roi lui raconte la mort d’Angis, et Uther, stupéfait, se demande bien comment il peut être au courant. Pandragon, en ne lui révélant pas d’où il tient cette information, taquine Uther et « rit a son frere » (Merlin, 139). Merlin s’aperçoit alors que pour gagner l’amour des deux jeunes gens, il doit comprendre et utiliser leur façon de fonctionner en tant que frères. Il constate que leur relation est basée sur l’amitié et les plaisanteries mutuelles, comme il l’explique à Blaise : Ils sont jone home et jolif et je ne les porroie en nule meniere atraire a m’amor si bien come por faire grant partie de lor volonté et por els mestre en joie et en beles risees. (Merlin, 141)

Il décide alors de porter à Uther de fausses lettres, de la part de la dame dont il est amoureux. On observe que c’est le frère cadet qui sera la victime amusée des plaisanteries de Merlin, et cela avec la complicité de son aîné. Chaque fois qu’il sort de la tente et qu’il y retourne, le prophète change d’apparence, ce qui désoriente Uther et fait rire Pandragon qui a bien compris que le jeune homme qui a apporté les lettres et l’homme âgé qui avait prévenu Uther au sujet d’Angis sont en fait une même et seule personne. Pandragon est ravi de taquiner son frère comme le montre le champ lexical de la joie : « rire molt durement », « molt grant joie » (trois occurrences), « commencerent a rire », « riant » (…). Cet épisode, développé plus que nécessaire et d’une utilité narrative limitée, est néanmoins le seul de l’ensemble du corpus à montrer une relation adelphique dans une sorte de quotidien, loin des angoisses liées aux combats ou aux quêtes. Beaucoup plus que Merlin, c’est le roi qui fait durer la supercherie, interrogeant son frère et s’amusant de son incompréhension. Lorsque les saxons attaquent à nouveau, Merlin leur annonce que l’un d’eux mourra dans la bataille. Il leur fait alors jurer que celui qui survivra transformera le lieu de la bataille en cimetière, le plus beau et le plus riche qui ait jamais existé (Merlin, 170). Il leur ordonne aussi d’être loyaux et courageux et de faire bonne figure aux barons. On ne sait rien de ce que ressentent les deux frères à l’annonce que l’un d’eux perdra la vie dans la bataille. Peu avant le début du combat, le prophète annonce à Uther qu’il ne mourra pas.

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Le jeune homme est très heureux, mais ne semble pas réaliser que cela signifie que son frère ne survivra pas à cette journée. Après la bataille, le nouveau roi fait assembler les corps des chevaliers tombés au combat, « i traist le cors de ses amis », puis « Uitier fist aporter le cors son frere en la compoignie de ses homes » (Merlin, 175). Ce détail est important. Son frère était son ami, avant même d’être son roi. Et ce sont les amis des morts qui choisissent les inscriptions que portent les tombes : Uther fait élever la tombe de son frère au dessus de toutes les autres, mais décide de ne rien écrire, car l’élévation du corps montre suffisamment que Pandragon était le seigneur de toute cette terre. Cette absence d’inscription ne suggère aucunement que le jeune homme est indifférent à la mort de son frère, au contraire. Il décide de fusionner leurs deux identités pour « honor de son frere » et pour rappeler le dragon qui leur a annoncé la victoire : il prend alors le nom de « Uiterpandragons » (Merlin, 178). La contraction onomastique permet donc au nouveau roi de faire perdurer l’image de son frère durant son propre règne, comme si ce dernier, en mourant, devenait une partie intégrante de lui-même. Irène FreireNunes considère pour sa part que la fusion onomastique n’a pas de réel lien avec la relation adelphique, puisqu’elle se contente d’être une simplification de la figure royale : Objectivement on a besoin d’un seul roi, et le dédoublement de la figure en Uther et Pandragon, qui sera corrigée plus loin par l’adoption des deux noms par le véritable roi de Grande-Bretagne, nuit plutôt à l’économie narrative6.

Cette affirmation peut être nuancée par le fait que la relation avec Merlin s’est faite au travers de la relation adelphique. C’est en jouant avec la complicité des deux frères que le prophète a trouvé sa place près du roi et a définitivement gagné sa confiance. Même face aux barons qui tentent sans cesse de discréditer la figure du prophète, Utherpendragon ne retirera jamais son amitié à Merlin, car ce dernier l’a payé au prix du sang. Loin de nuire à l’économie narrative, l’existence des deux frères permet au fils du démon de séduire le futur roi et de montrer ses pouvoirs. Il n’y aura jamais de tension entre les deux frères et Utherpendragon fera tout son possible pour réaliser ce que Merlin lui a demandé concernant le tombeau de son frère. Il enverra de nombreux bateaux pour aller chercher en Irlande les pierres réclamées, mais ses hommes n’y parviendront pas et c’est Merlin qui finalement, par « force d’art », édifiera Stonehenge.   Irène Freire-Nunes, Le Livre du Graal, tome I, op. cit., notice p. 1754.

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Fonctionnement de la fratrie D’un point de vue narratif, l’appartenance à la fratrie permet l’identification sociale d’un personnage secondaire. Un moine arrive à la cour pour dénoncer la situation de la reine de Bénoyc, mais les autres chevaliers hésitent à le croire. Ce n’est qu’une fois que le religieux a été identifié que sa parole a une réelle portée : Sire, creés chestui de che qu’il vous dira, car ses pa­roles doivent retenir et li roi et li prinche. (…) ‒ Com­ment ? fait li rois. Qui est il dont ? ‒ Sire, fait Hervis, ch’est Adragains li Bruns, li freires Mador le Noir, le boin chevalier de l’Isle Noire. (Lancelot, VII, 99)

La mention du frère sous-entend que le nom seul du personnage n’est pas suffisant pour, soit le rendre crédible, soit l’identifier, si lui-même n’est pas connu à la cour. La suite du texte étoffe encore l’histoire familiale : A chel tans vivoit li rois Uriens, si honera moult le preudomme por amour de Mador son frere. (Lancelot, VII, 99)

C’est-à-dire qu’il n’a pas de valeur intrinsèque puisqu’il n’est admis et aimé que parce qu’il est le frère de Mador. Lorsqu’un autre jeune homme vient annoncer à la cour que la Douloureuse Garde a été conquise, personne ne le croit. Il propose au roi de le pendre s’il ment, mais ce n’est que la révélation de son appartenance lignagère qui lui permettra d’être cru : alors qu’il est agenouillé devant le roi, son frère entre et le reconnaît : Comment ? fait li rois. Aiglins, est che dont vostre freires ? ‒ Oïl, sire, fait il, sans faille. ‒ Dont est il bien creables, fait li rois, que il n’en mentiroit mie. ‒ Par foi, fait Aiglyns, le mentir n’oseroit il faire, mais ch’est si grant chose que je meismes en seroie en doutance, se je ne l’avoie veu. (Lancelot, VII, 335)

Il n’est crédible que parce qu’il bénéficie de la confiance que l’on accorde à son frère, qui lui est (re)connu7. Le rattachement adelphique permet ainsi de créer de façon rapide des personnages de moindre importance, procédé très fréquent dans le corpus, et similaire à ce que l’on trouve concernant les personnages féminins. Dans un système patriarcal où tout passe par l’hérédité et la filiation agnatique, il est remarquable que l’identification et la reconnaissance se fassent grâce au lien adelphique plutôt que grâce à la mention de la filiation. Hector joute contre des chevaliers, dont l’un est « freres

  Dans les énumérations de chevaliers, le procédé est fréquent : voir Lancelot, VII, 256, 388…

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au seignor de la Falerne » (Lancelot, VIII, 257) et les chevaliers d’Arthur capturent Aramont, « si estoit freres Agleot, le roi des Saines » (Lancelot, VIII, 440)8. En général, les groupes horizontaux poursuivent le même but. Ils présentent une unité physique et psychologique, probablement parce qu’ils sont liés par le sang. Galescalain doit combattre des chevaliers qui sont dans un souterrain et ils sont « .IIII. homes a merveille grans et corsus » (Lancelot, I, 224) : aucun n’a d’identité individuelle. Les deux fils de Trahan s’appellent Drien le Gais et Melian li Gais, ce qui sous-entend une similitude de caractère (Lancelot, I, 195) tout comme le nanisme affecte plusieurs membres d’une même fratrie : Gauvain a tué un nain et plus tard il se fait insulter par un autre. Il apprend alors qu’il s’agit du frère du premier (Perlesvaus, 322). La manifestation de cette proximité entre frères prend deux formes essentielles et complémentaires : la solidarité et la vengeance. Gauvain doit combattre un sénéchal qui est un personnage déloyal et le frère de ce dernier tente d’empêcher le combat en tuant le cheval de Gauvain pour que ce dernier n’arrive pas à temps. Il sera pendu pour ce forfait, sur les ordres même de son seigneur (Lancelot, VIII, 353). Dans le Perlesvaus, la Veuve Dame ne peut faire l’économie d’expliquer pourquoi aucun de ses frères n’est venu l’aider, car le manquement de la fratrie paraît incompréhensible : Car mi frere me sont trop loigtaig, car le Roi Peschieres est cheü en langor et li rois Pellés de la Basse Gent a gerpie sa terre por Dieu et est entrés en un hermitage ; li rois del Chastel Mortel a autretant de felonie et de malvaistié en lui conme cil .ii. ont de bien en aus, qui assés en i ont. Cil ne me feroie ne secors ne aïe, car il calenge le Roi Pescheor mon frere, le sien et le saintisme Greal, et la lanche dont la pointe saine chascon jor. (Perlesvaus, 222)

La description précise des motifs de leur absence prouve la nécessité de justifier le fait qu’ils la laissent seule face à la guerre qu’elle doit livrer. De la même manière, alors qu’il était en vie, le père de Perlesvaus a été déshérité car il était trop âgé pour se défendre et que « si estoit tot si frere mors » (Perlesvaus, 606).   Voir aussi « Herlions li rois, si estoit freres al roi de Norhonberlande », (Lancelot, II, 97), ainsi que Lancelot, II, 172, 361, V, 26, La Mort le roi, 76, 232. L’inverse est également vrai : les « malédictions » s’étendent également aux membres de la fratrie. Dans l’histoire du « jeu du décapité », Lancelot coupe la tête d’un chevalier avant de venir lui-même offrir sa tête. Celui qui s’apprête à le mettre à mort est le propre frère du décapité et on peut légitimement penser que s’il avait tué Lancelot, il aurait été le prochain à poser son cou sur le billot (Perlesvaus, 740–742).

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Les païens mêmes, qui sont en général représentés de façon très négative, ne dérogent pas à la solidarité. Joseph rencontre un sarrasin qui, lorsqu’il apprend qu’il est médecin, lui demande immédiatement de venir voir son frère, malade depuis plus d’un an d’une plaie à la tête (Lancelot, II, 330). Mais il est tué par un lion et Joseph est escorté devant le frère malade. La vie du frère semble être le prix à payer pour la conversion : si Joseph parvient à ressusciter son frère pour qu’il puisse lui parler, l’homme acceptera de devenir chrétien. Le miracle accompli provoquera d’ailleurs la conversion de tous les sarrasins présents. Bien entendu, la solidarité fraternelle s’étend aux générations suivantes. Le frère du Duc de Kallès vient l’aider à combattre, immédiatement, les fils du frère prennent fait et cause pour lui (Lancelot, V, 125). Une faide est justifiée par un homme expliquant « chil qui le navra fu li hons el monde que je plus aimai, car il estoit freres ma meire » (Lancelot, VII, 431). Ces exemples montrent que l’amitié fraternelle perdure jusqu’à l’âge adulte et que la force du lien se transmet à la génération suivante, ce qui peut expliquer non seulement la complicité oncle/neveu, mais aussi la proximité entre cousins. Venger la mort du frère Conséquence logique, si l’amour se transmet, la vengeance également. Lorsqu’un jeune homme tente de convaincre son père de ne pas combattre : Car se mes freres n’eust en son parenté que toi et que je fusse morz, si en deusses tu guerre venjance por l’amor de moi. (Lancelot, IV, 8)

Il s’agit là d’un motif important dans la dynamique romanesque  : le meurtre du frère déclenche généralement la logique de faide. Ce terme, d’origine germanique est défini ainsi par Soazick Kerneis : Le groupe familial est collectivement responsable des actes commis par un des siens et la réparation du dommage intéresse tout le clan (…). Venger les siens est un devoir conditionné par l’honneur (…). Au Moyen Âge, l’honneur nobiliaire impose toujours la faide9.

Elle ajoute que, normalement, la violence « ne doit pas être débridée », mais dans le corpus, la faide n’a souvent pas de réelle limite et les meurtres s’enchaînent. En général la guerre se déclare entre les deux lignages et la logique de vengeance réciproque fait que chaque mort entraîne une n ­ ouvelle

  Soazick Kerneis, article « Faide », dans Dictionnaire du Moyen Âge, op. cit., p. 514.

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riposte. L’épisode le plus développé concerne le chevalier enferré où les deux partis enchaînent les représailles et où rien ne semble pouvoir arrêter la violence. Les chevaliers arthuriens prennent régulièrement part à ces guerres, soutenant l’un ou l’autre camp. Toute l’histoire du déshéritement de la mère de Perlesvaus est liée à une faide, dont l’origine ne se trouve même pas dans le roman : le héros (dans le Conte du Graal ) a tué, à l’aide de l’un de ses javelots, le Chevalier Vermeil, et c’est le frère de ce dernier qui livre une guerre sans pitié à la Veuve Dame (Perlesvaus, 170 et 222)  : l’obligation de vengeance transcende les liens familiaux et se transmet par filiation textuelle. Plus intéressants sont les exemples de violence «  contrôlée  », par exemple lors de l’épisode concernant Arramant. Son jeune frère, croyant qu’il a été tué, est plongé dans ses pensées et omet de saluer un jeune garçon qu’il croise alors qu’il est à cheval. Ce dernier, furieux, le blesse si gravement, qu’il meurt peu de jours après. Le meurtre du frère déclenche la colère d’Arramant : De ceste aventure fui je tant dolens com nus plus : si dis qu’il seroit bien vengiés ne ja ne remaindroit por le lignage al vaslet. (Lancelot, II, 232)

Il se rend alors à un pavillon où Lancelot se trouve avec un chevalier et enlève le meurtrier de son frère. L’écuyer en question a un frère chevalier qui envoie Lancelot pour essayer de sauver le garçon. La suite logique devrait être la mise à mort de l’écuyer par Arramant, mais lorsque Lancelot l’interroge, il dévoile quelle était son intention : il avait prévu, non pas de le tuer, mais de le faire jeter en prison, car, dit-il à Lancelot, il n’aurait retiré que de la honte à commettre un tel acte, à cause, peut-on supposer, de la jeunesse du coupable. Le but était donc de l’enfermer à vie, ce qui aurait vengé la mort de son frère, sans provoquer une nouvelle vengeance. Cette manière de penser est pour le moins singulière dans le corpus, mais montre la valeur du chevalier concerné. Lancelot se réconcilie immédiatement avec lui, car il apprend en outre qu’il s’agit d’un cousin de Mélian : cette parenté explique que le chevalier se comporte avec noblesse car il fait partie d’un lignage que le héros apprécie. Mais cette famille est également engagée dans une faide terrible. Le jeune homme a-t-il tiré leçon de ce qui est arrivé à Mélian et Drian ? Difficile à dire. Toujours est-il que cette limitation de la violence est très rare et a une valeur ­édifiante. Voilà comment l’auteur conclut cet épisode : « si est tornee lor ire et lor dolors en joie et en pes » (Lancelot, II, 233). Le cousin a également une place de choix dans la dynamique de vengeance. Meliadus le Noir raconte qu’alors qu’il chevauchait avec ses frères :

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Encontrames un chevalier que nos haions de mortel haine por un nostre cosin germain qu’il avoit ocis. Nos le preimes tot erraument et por ce que greignor ven­jance en volions prendre que de l’ocirre, tantost le liames a la coe d’un de nos chevals. (Lancelot, II, 121)

Contrairement à l’exemple précédent, le fait que le chevalier soit épargné n’est pas un effet de clémence ou de pitié, mais a pour but l’humiliation publique de l’assassin. Ils rencontrent la reine, qui, prise de pitié, exige qu’ils relâchent leur captif. Comme ils refusent (la vengeance passant apparemment avant l’obéissance due à la reine), elle envoie ses chevaliers le leur reprendre de force et les frères de Méliadus sont tués dans la bataille. Cela pousse le chevalier à un serment extrême : il jure de tuer tous ceux qui passeront par là et qui se déclareront chevaliers de la reine. Il en massacrera un grand nombre avant d’être vaincu par Lancelot (Lancelot, II, 121). Enfin, la vengeance d’un frère est un devoir si sacré que Mador n’hésitera pas à s’attaquer à la reine elle-même. Il apprend la mort de son frère et en lisant l’inscription sur sa tombe et il découvre que Guenièvre est accusée de lui avoir donné un fruit empoisonné. Il est fermement décidé à le venger : Car moult estoit mes freres preuz, et tant l’anmoie de bon cuer comme freres doit amer autre ; si en querrai la venjance tele com ge porrai. (La Mort le roi, 84)

Il sacrifie tout à cette vengeance, puisqu’il commence par rendre au roi Arthur la terre qu’il tient de lui. Au lieu de s’en prendre aux proches de Guenièvre, il réclame justice, décidé à se battre contre le chevalier qui sera prêt à défendre la reine. Il s’agit là d’une forme de régulation de la violence inhérente à la vengeance familiale10. Lancelot vaincra Mador, mais lui laissera la vie sauve et la résolution du conflit se fera donc sans mort supplémentaire. Lorsque le chevalier noir attaque Arthur, ce n’est pas parce que le roi s’en est pris physiquement à son frère, mais parce qu’il a reçu en cadeau, de la part de Cahus, un chandelier qui était à côté du corps de son frère (­ Perlesvaus, 158). La moindre honte infligée au frère doit en effet être vengée. Dans la dynamique narrative, outre la création d’aventures principales, la vengeance d’un frère ou d’un cousin permet de créer une extension à une aventure précédente, en démultipliant un personnage. Lancelot a vaincu Karados, seigneur de la Douloureuse Tour qui capturait de nombreux jeunes gens. Son frère Teriquam emprisonnera à son tour plusieurs chevaliers, dont Hector, et Lancelot devra également le vaincre. Il est le seul à pouvoir se

  Voir aussi Lancelot, V, 77.

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c­ harger de cette mission, ce que ne manque pas de signaler Sagremor, comme si les deux frères devaient mourir de la même main, poussant ainsi les similitudes à l’extrême : Mais se Lanceloz fust vis, il n’eust ja a lui duree ne plus que Karados li Granz, li sires de la Dolerouse Tor qui fu frere a cestui deable. (Lancelot, IV, 172)

Alors que Lancelot cherchait Gauvain et a tué Karados pour le délivrer, il recherche maintenant Lionel et il tuera Teriquam pour sauver son cousin et son demi-frère. Les deux aventures sont donc sensiblement identiques. L’aventure de Melian, le chevalier enferré, est ainsi dédoublée par celle de son frère Drien, chevalier enfermé dans un coffre. Le frère, en prenant en charge les responsabilités du mort, permet ainsi de renouveller une même aventure : un chevalier, qui avait pour tâche de garder un lieu, est tué. Le frère hérite alors de cette tâche. Druan et Sorneham ont mis un cor sur le Tertre aux Chaitis qu’ils gardent. Si l’un d’eux est vaincu, il doit souffler dans le cor pour prévenir son frère, qui viendra immédiatement prendre la relève. Lorsque Druan est tué, son frère devient presque fou et son unique but devient la vengeance, au point que « il ne quiert ore vivre avant, se il ne le vanche de celui qui l’a occis » (Lancelot, IV, 7). La vie est comme mise en suspens suite à la mort du frère et la vengeance devient un motif obsessionnel. Elle peut être conduite de deux manières différentes et les conséquences sont alors différentes : lorsqu’elle suit les règles imposées dans la société, l’accusateur demande un combat singulier contre le coupable, ou le représentant du coupable. La vengeance est alors limitée à un individu. Lorsqu’elle est menée de façon « sauvage » et p­ ersonnelle, c’est-àdire que le survivant poursuit le meurtrier ou les membres du lignage du coupable, la violence contamine les deux lignages et provoque une guerre entre les familles. L’économie du roman, tout en la condamnant, s’intéresse davantage à la violence sauvage, car elle permet aux chevaliers de s’illustrer en tant que régulateurs de la violence qui contamine la société médiévale. Constante dans le fonctionnement de la fratrie : l’indifférenciation narrative Si on analyse l’emsemble des occurrences du corpus, on découvre donc certaines constantes dans le fonctionnement des relations horizontales : – La règle de base est la solidarité et la complicité. En général, tous les membres du lignage horizontal poursuivent un même but.

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– Ils se manifestent une grande affection et les scènes de retrouvailles sont l’occasion d’effusions, qu’on ne rencontre pas par exemple dans les relations pères/fils. – La situation sociale étant héréditaire, le lien familial est doublé le plus souvent par un lien social, c’est-à-dire la chevalerie, et renforce donc la fraternité familiale par la « fraternité » chevaleresque. – Il y a une similitude dans leur comportement et dans leurs actions : ils combattent et/ou sont tués par les mêmes personnages. –  La vengeance du frère ou du cousin est un puissant moteur narratif. – Enfin, à de rares exceptions près, il n’y a pas d’opposition binaire, contrairement au roman de Thomas Malory par exemple. En effet, Claire Vial relève que chez cet auteur, dans les fratries : Les paires fraternelles ont tendances à se comporter soit sur le mode de l’indifférenciation, soit sur celui de la polarité : le bon, le méchant ; l’avisé, l’irréfléchi (…). Cette binarité montre à quel point le récit arthurien se rattache aux archétypes de l’imaginaire littéraire ou psychologique (…). Toutes les interprétations sont possibles, par exemple l’idée que les deux tempéraments opposés qui s’expriment au sein du duo représentent l’extériorisation des tendances contradictoires au cœur de chacun, lecteur compris11.

Le corpus s’intéresse davantage à la ressemblance, mettant parfois en scène ce que nous qualifierons d’indifférenciation narrative : la fratrie devient en fait, en elle-même, un personnage à part entière. Il s’agit là d’une forme extrême de solidarité. Lorsqu’il est question des fils du Duc de Kallès, aucun n’a d’identité individuelle, c’est-à-dire qu’ils n’ont ni noms, ni caractéristiques physiques qui permettent de les identifier au sein de la fratrie. Lorsqu’ils se rebellent contre leur père, il n’y a aucun meneur et aucun ne porte la parole des autres : Si saillirent avant li frere et distrent qu’il ne se lairoient mie deseriter por home qui fust nez. (Lancelot, IV, 93)

La formulation donne l’impression qu’ils se sont tous avancés et ont parlé en même temps. Tous les verbes les concernant sont pris dans un pluriel indifférencié, y compris lorsqu’il s’agit d’actions très graves comme par

11   Claire Vial, « Entre création et destruction : les liens adelphiques dans les récits arthuriens de langue anglaise  », dans Frères et sœurs  : les liens adelphiques dans l’Occident antique et médiéval, op. cit., p. 157.

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exemple le meurtre : « il oïrent ce », « si distrent », « si li saillirent li frere a l’ancontre et l’ocistrent » (…). Ce faisant, la rébellion contre leur père s’explique par le fait que la seule loyauté dont ils sont capables concerne le lien adelphique. Ils sont davantage frères que fils et ne ressentent aucune culpabilité à combattre leurs aînés. N’accomplissant jamais d’actions individuelles, ils n’ont donc pas de personnalités narratives. Pour Henry James : Qu’est ce qu’un personnage sinon la détermination de l’action ? Qu’est ce que l’action sinon l’illustration du personnage12 ?

Leurs actions étant donc toujours collectives, leur identité en tant que personnage est donc également collective. Dans la Queste, sept frères ont établi de mauvaises coutumes. Là encore, on ne connaît ni leurs noms, ni leurs caractéristiques physiques. Ils parlent et agissent d’une même voix et sont totalement inséparables. Lorsqu’ils s’avancent pour défier Galaad, ce dernier s’étonne qu’ils viennent tous le combattre en même temps, ce qui va à l’encontre des règles de la chevalerie : « Tiex est l’aventure et la costume » (Queste, 47), répondent-ils sans plus de précisions. Même si Galaad tente de les séparer les uns des autres et parvient à en jeter un à terre, les autres « le fierent tuit ensemble sor l’escu » (Queste, 48). Il parvient à en vaincre trois de plus, puis s’attaque « a cels qui devant lui estoient ». Ils ne peuvent même pas coordonner leurs attaques pour tenter de le surprendre de plusieurs côtés à la fois. Durant le combat, ils sont incapables d’une réflexion individuelle, combattant de façon mimétique, accomplissant les mêmes actions en mêmes temps. Leurs pensées même sont identiques, puisqu’ils « ne cuident mie que il soit hons terriens », ils s’ « esmaient mout car il voient que il nel pueent remuer de place » (Queste, 48)13. Cette absence totale d’individualité montre donc qu’il ne s’agit pas là de sept personnages, mais d’une entité, qui fonctionne de façon unilatérale. La fratrie peut donc être un personnage à elle seule et ce n’est que dans ce type de parenté que l’on trouve cette indifférenciation14.   Henry James, dans The Art of Fiction, cité par Tzvetan Todorov, Les Hommes-récits, Paris, Le Seuil, 1971, p. 78. 13   Toute la suite de l’épisode continue dans la même veine. Ils sont fatigués (à midi), paniquent puis s’enfuient tous en même temps. 14  Le Perlesvaus présente une exception à cette construction narrative et l’auteur fait à chaque fois un effort d’individualisation. Certes les fratries nombreuses sont moins fréquentes, mais dans la plupart des cas, les membres de la fratrie possèdent toujours une individualité très forte. Dès le début du roman, l’auteur fait un effort de nomination et identifie de façon très claire les 12

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Analysant le roman Renaut de Montauban, Alain Labbé écrit, au sujet de Renaut et de ses frères : Les quatre frères se trouvent placés dans la configuration impersonnelle la plus favorable à l’instauration d’une entente complète et d’une solidarité indéfectible (…), jamais une ombre prolongée entre ceux qui semblent si souvent agir comme les quatre parties d’un seul être15.

Un peu plus loin, il emploie le terme de « tétramorphe16 » fraternel pour exprimer ce type de relation fusionnelle. Dans le corpus, il semble que la fusion soit encore plus totale, puisque les frères n’ont ni individualité ni identité. Dans les enluminures, on constate, notamment dans les manuscrits du XVe siècle, que bien que l’on se dirige vers une représentation de plus en plus réaliste, les frères sont également représentés de façon de plus en plus similaire. Si on se penche sur cet épisode des sept frères, on remarque que dans le manuscrit le plus ancien (BNF 342), ils ne sont pas représentés. On trouve une tour, symbolisant le château, d’où sortent deux personnages armés. Trois protagonistes suffisent à suggérer la bataille durant laquelle Galaad l’emporte sur les sept frères symbolisant les péchés capitaux. Durant les siècles suivants, les enlumineurs ont trouvé une façon d’illustrer cette technique narrative grâce au « double silhouetté17 » : Dans le groupe au double silhouetté le rapport entre les personnages qui le constituent est beaucoup plus étroit et durable que celui qui rassemble une foule en général. Il s’agit d’une communauté de condition, de vie ou d’intérêt. Elle peut unir deux individus ou davantage18.

Dans le BNF 112 par exemple, on ne voit que les casques des autres frères. Seul le premier est représenté intégralement. Son corps est renversé en arrière, ce qui montre qu’il est en train d’être vaincu. Les autres forment un groupe indistinct. Dans l’ensemble des manuscrits, le nombre même de frères, sept, comme les péchés, varie dans la représentation, alors même qu’il est porteur

différents membres du lignage. Il nommera même les frères du père de Perlesvaus, leur offrant, post-mortem, un destin individuel, qui sera raconté au héros tout au long de son périple. 15   Alain Labbé, «  Renaut et ses frères  : Une complicité du sourire  », dans Miscellanea Mediaevalia, Mélanges offerts à Philippe Ménard, Etudes réunies par J. Faucon, A. Labbé et D. Quéruel, Tome 1, Honoré Champion, Paris, 1998, p. 770. 16   Idem, p. 775. 17   Voir François Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Âge, Grammaire des gestes, op. cit., p. 67 et suivantes. 18   François Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Âge, Grammaire des gestes, op. cit., p. 67.

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Combat de Galaad et des sept frères, Cote : Français 342, fol. 73 (1274)

Combat de Galaad et des sept frères, Cote : Français 116, fol. 618v (daté des environs de 1470)

Systèmes horizontaux

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Combat de Galaad et des sept frères, Cote : Français 120, fol. 530 (début du XV e siècle)

Combat de Galaad et des sept frères, Cote : Français 112, fol. 14 (daté des environs de 1470)

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Lancelot devant le pavillon des deux frères, Cote : Français 115, fol. 531v (daté des environs de 1470)

d’une symbolique très forte dans le récit19. Ce qui importe ici, c’est que les frères sont en fait un seul personnage. Dans l’enluminure représentant Lancelot devant la tente des deux frères, les personnages, qui n’ont pas d’identité individuelle, sont tous deux de profil. Bien que la couleur de leurs vêtements diffère légèrement, leur posture est identique, à l’exception de la position de leurs pieds, qui marque le mouvement et l’action. Les enlumineurs ont ainsi réussi à illustrer, au sens propre du terme, la façon dont le roman envisage le lien adelphique. Le frère est une figure du semblable qui fonctionne comme une extension d’un même personnage, sorte de « double silhouetté » narratif.

  Ils sont six dans le BNF 120 et 116, deux dans le BNF 342, huit dans le BNF 112…

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Gémellité et Germanité Le cas le plus extrême de la proximité adelphique (en dehors de l’indifférenciation narrative) est évidemment la gémellité. La naissance de jumeaux était ressentie comme anormale au Moyen Âge. Conséquence logique, les jumeaux biologiques sont presque totalement absents du corpus. La seule occurrence se trouve dans le Perlesvaus, mais ce roman, remarquable du point de vue de la personnalisation des protagonistes, joue à la fois sur la ressemblance et sur la dissemblance des jumeaux. Lancelot rencontre un chevalier à la recherche de son frère. La première similitude évoquée concerne leurs équipements : Sariés me vos dire noveles d’un autre chevalier qui porte un vert escu, autretel com jo le port ? Si est mes frere. (Perlesvaus, 368)

On sait que l’équipement du chevalier est porteur de caractéristiques (couleurs, symboles…) qui leur permettent de s’identifier. Or, ils possèdent le même écu, ce qui étonne Lancelot, puisqu’il demande : A il plus de chevaliers en vostre païs qui portent iteus armes com vostre escu et le soen ? ‒ Certes, sire, nenil. (Perlesvaus, 368)

Lancelot lui demande ensuite d’ôter son heaume et lorsqu’il voit son visage, il est étonné par la ressemblance entre les deux frères : « vos le resamblés molt bien (…), ne jo ne vi onques plus samblant a autre que vos avés le sien » (Perlesvaus, 370). Le chevalier donne alors au héros l’explication de cette ressemblance : « il me doit bien resambler et jo lui, car nos fumes jumel », mais s’empresse aussitôt de marquer la différence entre eux deux, puisque son frère : « nasqui avant moi, et il a plus sens et valor de chevalerie » (Perlesvaus, 370). Il est en outre aimé par la plus belle demoiselle de la région. Bien que jumeaux, ils ne sont donc pas totalement identiques et l’ordre de naissance, même si l’écart n’est que de quelques minutes, a un impact sur les personnages. Seul l’aîné est d’ailleurs identifié d’un point de vue onomastique et porte le nom de Gladoain. Lorsque Lancelot lui apprend que son frère a été tué, le chevalier est désespéré : Se il est mors, cho est molt grant dolors a mon oés, car j’ai perdu mon conseil et mon confort, et ma vie, et ma terre sans recouvrer. (Perlesvaus, 370)

Loin des larmes et des lamentations bruyantes qui accompagnent généralement l’annonce de la mort d’un frère, l’auteur du Perlesvaus montre les sentiments du jeune homme de façon subtile et délicate. Lorsqu’il se met enfin à pleurer, Lancelot le rabroue vivement, lui déclarant qu’il ne sert à rien de

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se lamenter, car on ne peut pas revenir en arrière. Le chevalier a donc hérité de toutes les possessions de son frère, mais le romancier prend soin d’opposer le bien matériel à la perte qu’il a subie : « Chis chastiaus fu mon frere et ore est miens ; che poise moi de cho qu’il m’est escheüs en itel maniere » ­(Perlesvaus, 372). Lorsque Lancelot mettra un terme à l’épisode en tuant celui qui a usurpé les terres de Gladoain, l’auteur conclut par la constatation suivante : « Li chevaliers demora dolans de son frere qu’il out perdu et joious de sa tere qu’il ravoit » (Perlesvaus, 376). Une fois de plus, le Perlesvaus démontre son originalité : non seulement les jumeaux sont clairement séparés l’un de l’autre, mais ils sont en outre une figure positive, et s’attirent la sympathie des héros. Parlant de la gémellité, Martin Aurell écrit : Les frères homologues, complémentaires et opposés, vivent en parfaite symbiose, mais aussi dans une profonde rivalité qui aboutira à l’assassinat du double20.

Même si le frère n’est pas ici responsable de la mort de son jumeau, on observe que la gémellité (même symbolique comme c’est le cas dans l’épisode de la Fausse Guenièvre), est toujours synonyme de mort, comme si ces deux figures du semblable ne pouvaient coexister : l’un des jumeaux trouve toujours la mort. Le second élément renforçant la proximité entre deux membres du même lignage concerne la notion de germanité. Ce terme vient du latin et signifie à l’origine « frère de sang » chez les romains. Il désigne des enfants nés de même père et de même mère, puis par extension ce terme a été utilisé pour désigner des cousins proches, c’est-à-dire dont les parents sont frères ou sœurs. Didier Lett relève que les termes associés à « germain » sont : Soror et frater, parfois flanqués de germanus ou de carnalis. Lorsque ces adjectifs n’apparaissent pas, il faut sans doute considérer ces termes dans une large acception : l’ensemble des enfants nés d’un même père ou d’une même mère mais aussi, à cause de la très forte mortalité parentale déjà évoquée, ceux qui ne partagent qu’un parent biologique qu’aujourd’hui nous appellerions « demi-frères » ou « demi-sœurs », termes très récents, n’apparaissant sans doute pas avant le XIXe siècle21.

  Martin Aurell, «  Rompre la concorde familiale  », dans La Parenté déchirée  : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op.cit., p. 28. 21   Didier Lett, «  Les frères et les sœurs, “parents pauvres” de la parenté  », dans Frères et sœurs, ethnographie d’un lien de parenté, revue semestrielle Médiévales, numéro 54, Presses universitaires de Vincennes, Paris, 2008, p. 11. 20

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Dans le corpus on ne trouve effectivement pas de différenciation dans la terminologie concernant, par exemple, les demi-frères. Hector est toujours désigné comme étant le frère de Lancelot (alors qu’il n’est en fait que consanguin22) et c’est le même terme que celui désignant la relation entre Lionel et Bohoort par exemple, qui eux sont des frères germains23. L’emploi du terme dans le Lancelot n’est donc pas anodin : en général, lorsque deux personnages sont frères, le terme de «  germain  » n’est pas précisé, puisque pour l’auteur cela semble être le présupposé. Il est cependant employé à deux reprises dès l’ouverture du roman pour qualifier les familles de Ban de Bénoyc et de Bohoort de Gaunes : « qui estoient freire germain et avoient a femmes .II. serours germaines » (Lancelot, VII, 1)24. Le caractère curieux de ce mariage est renforcé ici par le terme de « germains », qui insiste sur la symétrie parfaite entre les deux couples. Pour Martin Aurell : Deux frères épousent deux sœurs, selon une pratique matrimoniale redondante qui vise à renforcer l’alliance entre deux maisons. Les garçons nés de ce mariage, « cousins parallèles » aussi bien du côté du père que de la mère, feront preuve d’une solidarité guerrière inébranlable25.

Cette double « germanité » explique probablement la force du lien unissant Lancelot, Lionel et Bohoort, qui va au-delà du simple cousinage. Ce mariage croisé n’est pas la seule occurrence de sœurs aimant des frères et la demoiselle qui vit avec Agravain expliquera à Gauvain que sa propre sœur a promis de lui donner sa virginité (Lancelot, VIII, 235). Le plus souvent dans le corpus, la germanité concerne le cousinage. Le terme «  germain  » est alors utilisé pour renforcer le lien de parenté, par exemple avec un personnage connu26. Yvain rencontre une demoiselle 22   On emploie le terme de consanguin lorsque deux frères sont liés par le père et utérin lorsque le lien adelphique se fait par la médiation de la mère. 23   Cependant, le romancier ne ressent jamais le besoin de le préciser, probablement parce que dès le début de l’histoire, l’auteur explique très clairement les liens unissant les parents de Lionel et Bohoort. 24   Il s’avère en fait que les deux frères ont également une sœur : « Sire, fet ele, ma dame ma mere fu suer germaine le roi Ban de Benoyc ; si le maria li rois en ceste terre, mais ele ne vesqui mie longuement, kar ele morut dedens les II. premiers ans » (Lancelot, II, 400). 25   Martin Aurell, «  Rompre la concorde familiale  », dans La Parenté déchirée  : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 25. 26   De nombreuses occurrences précisent que Lionel et Bohoort sont les cousins germains de Lancelot (alors qu’il n’est jamais précisé qu’ils sont frères germains). Dans leur cas, la germanité est double, puisqu’elle concerne à la fois leur père et leur mère. Pour Lionel et Bohoort, le fait d’être cousin germain du meilleur chevalier du monde est très valorisant.

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pendue par les tresses qui regrette que Gauvain ne soit pas là. Il lui précise immédiatement qu’il est le « cosins germains » (Lancelot, I, 239)27 de celui qu’elle cherche, comme si la germanité permettait de compenser le fait qu’il n’était pas Gauvian lui-même mais ce qui s’en rapprochait le plus. Dans les énumérations de chevaliers, il est parfois fait mention de ce type de lien, par exemple concernant Galescalain, cousin germain de Gauvain (Lancelot, I, 70)28. En général il n’est pas précisé par quel parent s’établit la germanité et on ne trouve qu’une seule occurrence où la précision est donnée29. Elle concerne Galescalain : Cousins germains mon signour Gauvain de par le roi Loth son pere. ­(Lancelot, III, 70)

Dans le contexte médiéval, la précision que le lien se fait par le père (qui est roi) valorise bien évidemment le personnage concerné. Le procédé consistant à s’identifier par la mention de la germanité est parfois poussé à l’extrême, amenant les personnages à se présenter d’une manière absurde : Guerrehet enlève une demoiselle qui lui dit qu’elle n’est pas d’assez bas lignage pour accepter de se donner à lui, car elle fait partie de la famille de : Mes sires Lanceloz del Lac et Boorz li Essilliez et Lyonniaux ses freres ; tuit cil .III. sont mi cousin presque germain et se Diex les amenoit ceste part et je poïsse a aux parler, je vos feroie mercier de la honte que vos m’avez faite. (Lancelot, IV, 58)

La notion de «  presque  » germanité montre l’importance de ce lien, mais n’a pas vraiment de sens. Elle aimerait pouvoir se glorifier d’être leur cousine germaine, mais ne l’étant pas, elle mentionne tout de même le lien, comme si le fait de l’évoquer, bien qu’en le déconstruisant, la rapprochait des trois jeunes gens. En effet, ils sont « germains » ou ils ne le sont pas, mais ils ne peuvent l’être « presque »30.

  Voir aussi Lancelot, III, 139.   Voir aussi Lancelot, III, 117 ou encore VII, 182, où Léonce de Paerne est le cousin germain du roi Bohoort, et c’est donc tout naturellement lui qui est envoyé pour vérifier si les fils du roi sont vivants. 29   Elle se trouve dans la Version Courte. 30   Il existe une occurrence où le terme de « germain » est suggéré sans être employé. Lancelot appelle Lionel « cousin », ce qui étonne Léonce de Paerne qui commence à se douter que les deux enfants ont des liens de parenté : « s’il apele mon signor son cousin, car je quit qu’il le soit et de peire et de meire, et si le quit miex savoir que par quidier ». Lorsque Lambègue lui répond, il emploie le terme : « Comment ? fait Lambegues, quidiés vous qu’il soit ses cousins 27 28

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Le cousin germain devient alors, après le frère ou la sœur, la personne en qui l’on peut avoir une confiance absolue. Lorsque la reine est torturée par l’absence de Lancelot, elle ne peut partager sa peine avec personne : Car il n’avoit mes ame laienz a cui ele osast dire son pensé, puis qu’il s’en estoient alé. Ce li ert avis des or mais qu’ele ne trouvera nul confort, car ele n’a el monde si charnez ami a cui ele deist la verité de ses amors. (Lancelot, IV, 118)

Le fait de ne pas pouvoir se confier finit par la rendre malade. Dans sa chambre se trouve une demoiselle qui s’avère être sa cousine « germainne et ot non Elibel et ce ert la riens et monde a cui ele deist plus tost ceste chose, se ele a fame le deist ». Mais elle ne peut bien sûr rien dire et frôle la folie, se levant et enlaçant l’image qu’elle croit être Lancelot. La demoiselle intervient alors et la force à se recoucher. Le lendemain matin, la reine décide de demander à la demoiselle de porter un message, lui précisant qu’elle doit absolument garder le secret et qu’elle ne sait pas à qui d’autre elle pourrait confier cette tâche. La demoiselle la rassure immédiatement : Il n’est riens au monde que je poïsse faire que je ne feisse, et bien saichiez qu’il n’a fame el monde qui si bien vos celast de voz afaires, s’il vos plaisoit a dire le moi, que je feroie. Et je le doi bien faire par nature, car je sui de vostre lignage la plus prochainne que vos aiez et de vos atant je mes biens a avoir, se nul en ai. Et quant vos me faudroiz, tuit li autre me faudront : et por ce vos doi je bien servir en toutes les mannieres qu’il vos plaira por vostre grace avoir et vostre bonne volenté. (Lancelot, IV, 121)

La fidélité est ici justifiée par la proximité des deux femmes au sein du lignage et par la notion de « nature ». A la toute fin du cycle, alors que la reine, enfermée dans une tour, est assiégée par Mordred, elle décide d’envoyer un message à Lancelot pour qu’il vienne la sauver. Elle ne sait à qui se fier, et finalement fait appel à Labor, qui est : Cousins germains la reine ; et c’estoit li hom del monde ou la reïne se fiast plus tost au grant besoing, fors Lancelot. (La Mort le roi, 176)

L’association avec le terme de « fiance » est évidente, car la germanité et la confiance vont de pair31. La demi-sœur de la reine, elle aussi, se fiera à

germains ? Nei de par qui ? Ja n’estoit il cha en ariere de tous les hommes del monde nus qui freires fust au roi Bohort, ne ma dame la roine n’avoit en tout le monde c’une se­ror, che fu ma dame la roine de Benoÿc » (Lancelot, VII, 197). 31   Dans le cadre masculin, Galehot a choisi comme sénéchal son cousin germain, le Roi des Cents Chevaliers (Lancelot, VIII, 78). Le terme est également employé en association aux

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sa cousine germaine. Lorsqu’elle envoie quelqu’un porter son message, c’est tout naturellement vers elle qu’elle se tournera : Por ce t’ai je ci envoié mon cuer et ma langue, c’est Clice, ma cosine germaine, qui ces letres te porte. Si te mant que tu la croies de quanqu’ele te dira de par moi, car c’est cele qui set ausi grant partie de mes anuis come je fas, et si le set com ele doit. (Lancelot, I, 23)

La proximité est telle entre les deux femmes que l’une est le prolongement de l’autre, une re-présentation de la Fausse Guenièvre. La cousine germaine semble donc être la confidente des « affaires de cœur » et la Dame de Malehaut se confiera également à sa cousine germaine dès qu’elle sentira qu’elle commence à tomber amoureuse (Lancelot, VIII, 32). A l’opposée, la cousine germaine de la fille du roi Pellès lui présente une image d’elle-même, mais une image parfaite qui n’a pas subi la souillure du péché de chair, puisque « estoit entree en son leu une soue cousine germainne, niece le roi, virge de char et de volenté » (Lancelot, IV, 271)32. Le cousin germain est donc, dans la ligne généalogique, la personne en qui l’on place sa confiance, immédiatement après le frère ou la sœur. Le terme s’étend également à la parenté métaphorique ou virtuelle et le mot apparaît alors pour exprimer la force d’un lien qui, à l’origine, n’est pas familial. Il permet alors de combler l’absence de relation familiale par l’affirmation forte d’un autre type de lien. Saraïde est envoyée par la Dame du Lac pour sauver Lionel et Bohoort. Au péril de sa vie (puisqu’elle s’interpose entre le roi et les enfants et reçoit le coup d’épée qui leur était destiné), elle les sauve et les amène à sa dame. L’auteur précise qu’elle prend grand soin d’eux : L’en ne doit pas demander se li enfant orent bien chele nuit lor estovoir, car la damoisele en pensa autretant et plus assés com s’il fuissent si freire ger­main ambedui. (Lancelot, VII, 122)

Le contexte sous-entend qu’elle s’en occupe encore mieux que s’ils étaient simplement ses frères. Pour rassurer le roi, Galehot promettra de

termes qui permettent à un personnage de se rattacher à un autre protagoniste déjà évoqué. Par exemple Lancelot rencontre un chevalier qui déclare être le « cosins germains » du Pauvre Chevalier (Perlesvaus, 564, 568). Celui qui a enlevé la Dandrane, Aristor d’Amorave, est en fait le cousin germain du Seigneur des Marais, que Perlesvaus a tué. 32   Conséquence logique de la confiance induite par la relation de germanité, sa mention permet parfois d’ouvrir des portes et d’obtenir de l’aide. Lorsque Galescalain décide d’aller chez Karadoc, lieu très dangereux pour lui, sa cousine lui rappelle : « n’obliés pas que vos ne li diois que vos estes mes cosins germains et li hom el siecle que je plus aim » (Lancelot, I, 186).

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garder la reine comme sa « germaine seror » (Lancelot, I, 148) et une des variantes du manuscrit ne portant pas la mention de « germain » écrit à la place l’expression « comme sa seror et plus honorablement »33. A la mort de Gauvain, tous les chevaliers le pleurent, « comme s’il fust cousins germains a chascun » (La Mort le roi, 221) et il est remarquable que le terme de cousin germain soit préféré à celui de frère, alors même que les relations entre les chevaliers de la Table Ronde sont pensées en termes de fratrie. Il arrive que le terme permette d’intensifier une tension dramatique. Un seigneur perd un de ses cousins et lors de la scène de deuil, « chil commenchent moult durement a plorer, et li sires plus que tout li autre, car li uns estoit ses cousins germains et jones enfes et moult fust preudons, se il vesquist » (Lancelot, VIII, 266). Le caractère tragique de la perte est donc ici renforcé par l’emploi de ce terme. De la même manière, il rend encore plus grave une attaque entre l’un des membres du lignage : Claudas hait Lancelot car il a tué Méliant qui était « filz de sa seror germaine si li poise molt de sa mort » (Perlesvaus, 864). Le terme apparaît parfois tardivement, comme s’il justifiait, à postériori, une situation : Hector rencontre un chevalier blessé par son propre cousin qui croyait qu’il couchait avec son amie. Lors de l’explication du chevalier le terme de germain n’apparaissait pas, pourtant, lorsque qu’Hector se rend auprès du coupable, il lui reproche son acte en ces termes : Or, fait Hector, est ce por che que tu as navré le chevalier sans defier, qui tes cousins ger­mains estoit et amis a chele puchele la ? (Lancelot, VIII, 251)

Comment Hector sait-il qu’ils sont cousins germains ? Le déduit-il parce qu’en général les cousins sont germains ou l’emploi du terme ne sert-il qu’à accentuer la gravité du crime ? Le Perlesvaus, pour sa part, n’envisage pas d’autre relation de cousinage que la germanité. Il y a très peu d’occurrences du terme de cousin, ce qui s’explique par le fait que l’auteur préfère employer les termes de «  fils de sœurs » ou « fils de frère ». Le terme de « germain » permet tout d’abord de relier Perlesvaus aux autres héros du cycle arthurien. Lorsque Lancelot s’identifie auprès de l’ermite, ce dernier s’empresse de dire au jeune homme : Veés chi vostre cosins : li rois Ben de Benuic fu cosins germains vostre pere. (Perlesvaus, 402)  La Version Courte fusionnera les deux expressions  : «  comme sa seror germaine et plus honorablement » (Lancelot, III, 83) et Galehot expliquera que « je n’eusse pas si estroi­tement gardé ma seror germaine comme j’ai fet li  ». Cela lui permettra d’obtenir de l’aide d’une demoiselle qui vit sur place.

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Les deux emplois du terme « cousin » suggèrent le fait que l’auteur fait la distinction entre les différents degrés de cousinage. Ban et Julain sont cousins germains, tandis que leurs fils ne sont que « cosins ». Le terme permet également d’étendre la famille, par exemple celle du Graal, la demoiselle qui a soigné Perlesvaus s’avérant être en fait la cousine germaine du Roi Pellès (Perlesvaus, 404). Une demoiselle reproche à Lancelot d’avoir forcé un chevalier à épouser la fille qu’il avait enlevée car c’est elle-même qu’il devait épouser. Elle déclare alors à Lancelot que ce n’est pas la première fois qu’il lui cause du tort, puisqu’il a déjà tué « mon oncle et mes trois cosins germains » (Perlesvaus, 476). Il semble que dans ce roman, la précision, chaque fois qu’il y a une vraie germanité, soit nécessaire, comme si elle n’allait pas de soi, contrairement aux autres textes du corpus. Lorsqu’une demoiselle appartenant au lignage d’un brigand décide de tendre un piège à Lancelot, c’est parce qu’il a tué son oncle, et ses trois « cosins germains34 » (Perlesvaus, 542) mais un peu plus loin, les brigands sont furieux lorsqu’ils voient que la demoiselle a été tuée, car elle était leur « cosine » (Perlesvaus, 550). L’absence du terme germain peut suggérer qu’il s’agit de d’autres cousins, qui eux sont peut-être des cousins de deuxième degré35. On ne trouve que peu d’occurrences du terme de « germain » concernant la fratrie dans ce roman. Dans le contexte individualisant du Perlesvaus, le terme n’apparaît que lorsque les frères ne sont pas différenciés. Dans l’épisode du Château Enragé, ils sont trois « frere germain » (Perlesvaus, 958) qui, lorsqu’ils voient le héros, deviennent fou furieux, tentant de le tuer. Dieu intervient et les empêche d’approcher du jeune homme. Ils enragent alors, finissant par se jeter les uns sur les autres et par s’entretuer. On peut se demander si cette indifférenciation n’est pas la cause de leur folie, car ils n’existent pas intellectuellement et se comportent comme des animaux enragés. Leur absence de personnalité les pousse à retourner leur violence les uns contre les autres. Les autres occurrences concernent la famille de Perlesvaus. Le jeune homme affirme à Iglaïs qu’elle doit finir sa vie dans le Château du Graal qui a appartenu au Roi Pêcheur, «  qui fu vostre frere germain  » (Perlesvaus, 944), le terme renforçant ici sa légitimité. S’agissant des frères du père de Perlesvaus, là encore, la germanité est précisée et mise en relation avec une   Lors du « jeu du décapité », les deux demoiselles expliquent à Lancelot qu’elles n’ont pas cessé de perdre « ou frere ou oncle ou cosin germain » (Perlesvaus, 742). 35   C’est-à-dire que ce ne sont pas leurs parents qui étaient frères et sœurs, mais, par exemple, leurs grands-parents. 34

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c­ ommunauté de destin : « il furent tuit frere germain et molt preudome, si ne vesqui chascun que .xii. ans chevaliers, fors que li uns ». Le jeune homme apprendra le destin de certains de ces frères qui, tous, ont subi de graves pertes : ils n’ont pas réussi à gagner les guerres dans lesquelles ils étaient engagés. Enfin, lorsque le roi du Château Mortel se suicide, le roman justifie son caractère diabolique : Josephes nos recorde que l’on ne se doit mie esmerveillier se il a en .iii. frere ne en quatre qui germain sunt36, un malvais ; et si est grant merveille, ce dist, quant un seul malvais n’enpire le sorplus des bons (…). (Perlesvaus, 690)

Il évoque ensuite l’histoire d’Abel et Caïn, « frere germain », ce qui n’a pas empêché Caïn de tuer Abel. La germanité est ici utilisée pour marquer, non une ressemblance, mais bien une différence.

  Voir aussi Perlesvaus, 692.

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Chapitre quinze Hiérarchie au sein de la fratrie : Une source de conflits ?

Le parent pauvre Le premier type de hiérarchie, avant un quelconque ordre de naissance, prend en compte la fortune et le pouvoir que l’on possède. Le seigneur, ou la dame, accueille parfois des membres de son lignage et bien qu’il ne soit pas toujours indiqué quel personnage est le plus âgé, celui qui occupe la plus haute position sociale semble prendre soin du parent le plus pauvre. Cette situation, fréquente dans les relations verticales (avunculaire le plus  souvent) s’étend parfois aux relations horizontales  : la reine Guenièvre a près d’elle deux cousins germains et les différentes situations suggèrent qu’elle les a accueillis pour les aider à s’élever socialement : lorsqu’elle demande à sa cousine de porter un message, elle lui précise que si elle lui est loyale, elle lui fera « plus de bien que onques damoisele n’eust par reine » (Lancelot, IV, 122). Si Labor a une place de chevalier à la cour, n’est-ce pas en raison de son appartenance au lignage de la reine (La Mort le roi, 176) ? Lorsque le cousin est seigneur de ses terres, il fonctionne de la même manière que le personnage de l’oncle : Hector intervient au beau milieu d’une bataille et parvient à aider les chevaliers qui sont en train de se défendre, mais certains sont tués. L’un d’eux est le cousin du seigueur, « jones enfes et moult fust preudons, se il vesquist (Lancelot, VIII, 266). La mention de la jeunesse du garçon décédé suggère qu’il a été envoyé chez son cousin, qui est « sire », pour y être nourri et éduqué. Le personnage qui a une position sociale supérieure semble ainsi pourvoir aux besoins des autres membres du lignage et Morgue par exemple, apparemment la seule sœur d’Arthur qui soit célibataire, vit à la cour de son frère jusqu’à ce qu’elle soit contrainte de s’enfuir. Galehot et Claudas ont tous deux nommé leurs cousins en tant que sénéchaux, tandis qu’Arthur, à la demande de son père adoptif, a choisi celui qu’il a longtemps considéré comme son frère. Il désigne également, pour mener

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l’un des corps de bataille contre Galehot, « Aguiscanz li rois d’Escoche1, qui cousins estoit le roi Artu » (Lancelot, VIII, 56)2. Du côté des personnages féminins, la Dame de Malehaut se confie à sa cousine qui « estoit germaine et toute dame de sa maison », c’est-à-dire qu’elle est une sorte de gouvernante dans la maison de sa cousine. Plus généralement on trouve un grand nombre d’épisodes où le seigneur vit avec son ou ses frères3, et on peut légitimement penser que celui qui n’a pas en charge la seigneurie est un cadet, qui, étant célibataire, vit chez son aîné en tant que chevalier. Dans ce cas, très fréquent, ce frère assume le rôle de conseiller4. On mentionne parfois explicitement la pauvreté du parent qu’on héberge et à la solidarité se mêle la reconnaissance. Emprisonnée par son mari en raison de son adultère, la femme de Pharien est désespérée et ne sachant vers qui se tourner, elle fait appel à : Un sien cousin, varlet povre homme a qui ele avoit fait bien. (Lancelot, VII, 46)

Ce dernier trahit Pharien, qui est pourtant son seigneur en informant Claudas de la situation désastreuse dans laquelle se trouve la dame. Ce terme de « valet » se retrouve à plusieurs reprises dans ce schéma familial5. Le nombre important d’occurrences évoquant ce type de situation s’explique par le fait qu’il s’agit d’un fonctionnement fréquent dans la société médiévale : le motif imprègne donc l’ensemble du tissu narratif et permet la construction d’un réseau serré de liens entre les différents personnages. Les faux frères Le personnage du beau-frère est assez peu présent mais il est toujours mis en relation avec un éventuel conflit. Dans le Lancelot, c’est un personnage qui   Dans le Perlesvaus, la reine Jandrée a pour chef des armées son propre frère.   L’auteur précisera plus tard qu’il est également le cousin de Gauvain (Lancelot, I, 113). En fait, il est le neveu d’Arthur, puisqu’il est le fils d’une de ses demi-sœurs. Sur le frère ou le cousin ayant un rôle militaire, voir aussi Lancelot, VIII, 336, où le frère du Duc de Norgales n’hésite pas à intervenir auprès de Gauvain pour qu’il vienne combattre à leurs côtés. 3   Chez les sarrasins la situation est identique, voir Lancelot, II, 335, où un sarrasin vit avec son frère qui est le roi du lieu. 4   Voir par exemple Lancelot, V, 123, où l’ennemi de l’ancêtre de Lancelot, pensant que sa femme le trompe, prend conseil auprès d’un de ses frères. 5   Issu généralement d’une famille noble, le valet, au Moyen Âge, était envoyé à la cour d’un seigneur pour y apprendre le métier des armes, ainsi que les bonnes manières. Voir aussi Lancelot, III, 228. Parfois on trouve également le terme d’écuyer, voir Lancelot, II, 226. 1 2

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n’est qu’esquissé et qui se fait assassiner peu après qu’il ait été mentionné. Lors du mariage de la fille du Duc de Kallès, les frères s’interposent. Ils ne protestent pas contre le fait que leur sœur ait une part des terres, leur violence se polarise en fait immédiatement contre cet autre, le futur mari, affirmant qu’ils « ne se lairoient mie deseriter por home qui fust nez » (Lancelot, IV, 93). Le père ne s’y trompe pas et déclare « revest je orandroit le chevalier qui ma fille avra de tote ma terre emprés ma mort. » (Lancelot, IV, 93). La sœur apparaît comme un détail négligeable puisque la terre est donnée avec la fille, le problème étant donc bien le futur beau-frère que les fils menacent de mort : « si distrent que se li che­valiers retenoit le don de lor terre, aseur fust il qu’il an morroit  » ­(Lancelot, IV, 93). Le père ne se laisse pas impressionner et le romancier établit une distinction entre le fait de posséder la terre et celui de la « revêtir » : Ainz donna sa fille toute sa terre et an revesti celui qui panre la voloit. ­(Lancelot, IV, 93)

Le chevalier en question n’a jamais la parole, il ne possède même pas de nom. Une fois la demoiselle épousée, il chevauche pour la conduire dans son pays, mais « si li saillirent li frere a l’ancontre et l’ocistrent et toz cels qui o lui estoient » (Lancelot, IV, 93). Cette convoitise supposée des terres par le beau-frère est confirmée par une des aventures de Gaheriet. Une demoiselle lui explique que son père, le Comte de Valigues n’avait que deux enfants, elle et sa sœur, qui a été mariée par le père à un chevalier « moult felon » (Lancelot, IV, 62). Un an après le mariage, le père meurt et la demoiselle reçoit sa part des terres, mais elle préfère demander à son beau-frère de s’en occuper, en attendant de se trouver un mari6. Elle le revêt non seulement de ses terres, mais demande que ce soit lui qui reçoive toutes ses « rantes ». Tout se passe bien jusqu’à ce que, sur les conseils des barons de la demoiselle, elle décide de se marier à son tour. Elle revêt de toute sa terre le jeune homme qu’elle a prévu d’épouser et en informe alors son beau-frère qui assassine le futur mari, puis s’en prend à sa belle-sœur lui reprochant d’être trop « hardie, qui d’autrui terre faisoie don » (Lancelot, IV, 63). La jeune fille s’étonne, car elle ne l’a revêtu que de sa propre terre, mais son beau-frère la détrompe aussitôt : Autre querez, car a cele avez vos failli, car je la tandrai maugré vostre conme cil qui sires en est et mestres. (Lancelot, IV, 64)   «  Por ce que hom estoit et plus redoutez de moi, recevoir touz les homages de cels qui tenoient de moi terre  » (Lancelot, IV, 63). Cette précision est curieuse mais il arrive très souvent dans le corpus que des demoiselles gèrent seules leurs terres même si cela les met dans des situations périlleuses.

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On ne sait pourquoi le beau-frère affirme qu’elle a failli à sa terre. Peutêtre est-ce parce qu’elle n’a pas été capable de la gérer seule et qu’elle a eu besoin de son « serorge », qui ne fait qu’indirectement partie de son lignage. La seule certitude est qu’il a pris goût au fait d’être maître de la terre et qu’il ne compte pas y renoncer. Un des hommes de la demoiselle lui suggère alors d’aller se plaindre auprès de la Dame de Roestoc, mais le beau-frère a nié les accusations qui sont portées contre lui, affirmant, non sans aplomb : Que la terre ne me toloit il mie, ainz la tenoit de par mon pere qui donnee la li avoit el mal de la mort, et prez estoit qu’il le monstrast vers .I. chevalier, se nus estoit si hardiz qu’il le volsist prouver. (Lancelot, IV, 64)

Aucun des hommes de la fille du Comte n’ose combattre le beau-frère et elle doit demander un répit de quinze jours. Elle part à la recherche de Lancelot qui lui doit un service. Si elle ne le trouve pas, elle est résolue à aller voir son beau-frère et : Li crierai merci qu’il me doinst au mains mon vivre comme a pucele deseritee. (Lancelot, IV, 65)

On ne saura jamais ce que pense la sœur de la demoiselle de l’attitude de son mari. Il est toujours appelé « serorge » et non pas mari de la sœur, ce qui établit une distance entre les deux jeunes femmes permettant de ne pas mettre en cause le lien adelphique. Se met ensuite en place un duel judiciaire, qui est décrit de façon très précise : la Dame appelle Guidan (le beaufrère, soudain doté d’un nom) et Gueheriet, qui s’est proposé pour défendre la demoiselle. Elle rappelle les motifs de la querelle puis fait prêter serment à chacun des deux chevaliers. Guidan n’hésite pas à jurer «  que li peres a la damoisele li avoit donnee la terre dont ele le contralioit » (Lancelot, IV, 80), alors même qu’il sait que c’est faux. Lorsqu’il perdra le combat contre Gueheriet, il préfèrera se jeter dans la rivière plutôt que de se déclarer vaincu et de rendre les terres. En fait, la demoiselle a eu tort de faire confiance à un homme somme toute extérieur à son lignage7.

  Dans le Lancelot, on ne trouve qu’un seul beau-frère présenté de façon positive, cependant le terme de « serorge » n’est pas employé. Il s’agit de Makabrez, dans l’histoire de la Petite Aumône, qui, lorsqu’il voit que la femme de son frère est en difficulté, la défend : « deseritee l’eussent, se ne fust li rois Maka­brez vostre frere qui li aida a maintenir sa terre contre ses anemis » (Lancelot, V, 86). Le choix du terme de frère du roi, plutôt que de celui de beau-frère de la reine montre que la fidélité dont il fait preuve envers la reine est davantage due au lien adelphique qu’à une réelle valorisation du beau-frère.

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Le Joseph, pour sa part, renverse la situation : la méfiance naturelle envers le beau-frère sera contredite par l’attitude de l’homme en question. Evalac, en guerre contre Tholomé, est sur le point d’être vaincu, lorsqu’il voit arriver une troupe en armes. L’homme qui chevauche en tête ôte alors son heaume et Evalac le reconnaît, non sans surprise : Si aperchut bien que e estoit uns siens serourges, un des homes del monde qu’i plus quidoit que plus le haïst. (Joseph, 101)

Contrairement à l’occurrence précédente, Sarracinte est intervenue pour pousser son mari à venir en aide à son frère. L’auteur évoque à plusieurs reprises la mésentente entre les deux hommes, qui semble plus spontanée que basée sur un réel point de discorde. Evalac lui-même est stupéfait par l’attitude de son beau-frère et observe : Seraphé a qui il avoit fait tantes fois outrages, si vit qu’il i aloit tant vigherousement encontre ses anemis, et pou s’amour se metoit en tel peril : il en ot grant pitié que il en conmencha a plourer (…) et dist  : Si m’a mort et confondu qui tel ami m’a tolu. ( Joseph, 106)

Si Evalac a été insultant envers son beau-frère, c’est parce que ses proches lui recommandaient de se méfier de Nascien. On ne connaît rien de leurs motivations, mais il semble que le mari de la sœur inspire la méfiance au premier abord. Voyant qu’il est prêt à se sacrifier pour lui venir en aide, le roi regrette amèrement de s’être mal comporté avec lui par le passé et supplie Dieu de le protéger dans les combats à venir. S’émerveillant de voir ce que son beaufrère fait pour lui, il commence alors à lui faire confiance et ils se feront finalement baptiser ensemble. Leurs rapports se rapprochent ainsi peu à peu de la relation fraternelle, comme si en l’absence de lien biologique, la « fiance » devait se construire de façon spectaculaire. Lorsque Sarracinte s’inquiète de voir son mari affligé, elle n’ose lui demander ce qu’il lui arrive et demande alors à Nascien d’intervenir ( Joseph, 168), qui devient un médiateur dans leur relation de couple. Le beau-frère, s’il est d’abord vu comme un usurpateur, peut donc parfois devenir un personnage positif mais il doit pour cela gagner la confiance du lignage de son épouse. Toutefois, l’entourage du roi ne voit pas les choses ainsi et cette proximité leur paraît presque anormale  : lorsque Mordrain disparaît alors qu’il était seul avec son beau-frère, c’est immédiatement sur ce dernier que retombent les soupçons. On l’emprisonne et le peuple lui-même pense que ce ne peut être que lui qui a fait disparaître le roi ( Joseph, 173). Dans la Queste, il n’est pas fait allusion au conflit entre le roi et son beau-frère puisque la narration

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développe ce qui s’est passé après la guerre contre Tholomé. Ils sont présentés comme des chevaliers vivant en bonne entente et faisant la guerre ensemble. Nascien est particulièrement mis en valeur, puisqu’un ermite raconte à Lancelot qu’Evalac a fait un rêve dans lequel il voyait un grand lac sortir du ventre d’un de ses neveux, fils de Nascien. Se déroule alors la généalogie qui va du fils de Nascien jusqu’au roi Ban. (Queste, 128)8. Hiérarchie et succession La règle générale dans le corpus concernant l’héritage semble être la primogéniture masculine9, cependant, analyser les principes de succession dans le corpus est très compliqué dans la mesure où, au Moyen Âge, les règles sont fluctuantes, y compris au sein d’une même région. Anita Guerreau-Jalabert explique que : Contrairement à ce que l’on lit trop souvent, le système de parenté médiéval est un système cognatique, dans lequel on ne décèle en définitive aucune inflexion unilinéaire (…). Le cognatisme s’accompagne d’une égalité de principe entre tous les héritiers quel que soit leur sexe10.

Elle ajoute toutefois que les choix de transmission (primogéniture, unigéniture, indivision…) s’accompagnent généralement d’une limitation des droits des cadets et de ceux des filles. Pour Martin Aurell, « un certain flou préside aux systèmes de succession, qui oscillent entre le principe électif et le principe dynastique11 ». Il s’ensuit que dans ce miroir déformé de la société   Une seule autre occurrence du terme « serorge » est présente dans la Queste, mais elle est ambiguë : une voix parle à Salomon et lorsqu’il demande quel sera le dernier chevalier de son lignage, elle lui déclare : « uns hons virges en sera la fins, et cil sera autant meillors chevaliers de Josué ton serorge come cele Virge sera meillor de ta fame » (Queste, 221). Lorsqu’on connaît l’ampleur de la différence entre la femme de Salomon, qui ne cesse de mentir et de manipuler son mari et la Vierge Marie, on peut légitimement se demander quel genre de chevalier est Josué. 9  Le Perlesvaus, comme nous l’avons déjà mentionné, est un cas à part puisqu’il nous présente un système de primogéniture dont les femmes ne sont pas exclues. 10   Anita Guerreau-Jalabert, « Observations sur la logique sociale des conflits dans la parenté au Moyen Âge » dans La Parenté déchirée : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 416–417. 11   Martin Aurell, «  Rompre la concorde familiale  », dans La Parenté déchirée  : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 19. Il ajoute que les règles sont très variables  : « primogéniture, partage égalitaire avec les cadets, indivision, dévolution au fils ou au frère du défunt, exclusion des filles dotées… » p. 20. 8

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qu’est la littérature, il est difficile de dégager une constante dans les règles de succession. Lorsque le roi Constant meurt, le royaume échoit d’abord à son fils aîné, Moine, bien qu’il soit trop jeune pour gouverner. Les barons doutent sérieusement de ses capacités, mais ils le mettent tout de même sur le trône parce qu’il en est l’héritier légitime, jusqu’à ce que certains changent d’avis et l’assassinent. Au retour de ses frères, Pandragon, le plus âgé, devient roi, puis à sa mort, Uther monte sur le trône. Certes, il y a un semblant d’élection de la part des barons, mais, sans grande surprise, l’ordre de succession est respecté12. Pour Olivier de la Borderie : Les questions de succession au sein du royaume de Bretagne, qui génèrent l’immense majorité des conflits familiaux, font surgir trois problèmes récurrents, dont les deux premiers sont souvent directement liés : le droit d’aînesse, l’indivisibilité ou le partage du royaume entre héritiers et la possibilité pour les femmes de régner13.

Le corpus s’éloigne de ce constat puisqu’à de rares exceptions près, la plupart des conflits mettent en scène la solidarité du lignage, qui lutte contre des familles adverses. Même si l’aîné semble être celui qui dirige les terres familiales, les frères semblent vivre le plus souvent en bonne entente14. Concernant les femmes, la situation est très variable  : lorsqu’elles sont appelées « demoiselles », il semble qu’elles ne prennent possession de leur héritage qu’une fois mariées et qu’en attendant, un des hommes de la famille gère leurs biens. Mais ce n’est pas toujours le cas. La Dame de Roestoc dirige ses terres et on ne sait pourquoi elle est qualifiée de Dame. A-t-elle déjà été mariée ? Le romancier ne le précise pas. Sa liberté est tout de même limitée et elle sera contrainte de céder à la pression de sa famille concernant son mariage. Dans le Perlesvaus, la reine Jandrée règne seule sur son pays. Est-elle veuve d’un précédent mariage ? Difficile à dire. Morgue elle-même,

12   On remarque toutefois que bien que les trois frères aient successivement régné, c’est le cadet qui gouvernera le plus longtemps et qui réalisera le plus de choses. Non seulement il engendrera Arthur, mais c’est également lui qui, sur les indications de Merlin, fondera la Table Ronde. Didier Lett considère que cette valorisation des cadets dans la littérature est une forme de revanche des puînés. Didier Lett, Frères et sœurs, Histoire d’un lien, op. cit., p 89 et suivantes. 13   Olivier de la Borderie, « Solidarité lignagère, luttes familiales et légitimité du pouvoir dans l’Histoire des rois de Bretagne de Geoffroi de Monmouth », dans La Parenté déchirée : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 307.  14   Le principe de primogéniture s’imposera de façon progressive (mais inégale selon les régions) à partir du Xe siècle. Dans le corpus, c’est souvent ce type de répartition qui domine.

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sans être mariée, vit dans l’opulence et est maîtresse de son domaine. Dans la Queste, les deux sœurs se battent pour posséder le même héritage. Aucune n’est mariée, mais cela ne semble pas s’opposer au fait qu’elles dirigent leurs terres et la demoiselle qu’aime Agravain possède également des terres car son père les lui a remises avant son mariage. Il n’y a donc aucune harmonisation dans les règles de succession et elles diffèrent dans le roman au gré du cheminement chevaleresque, sans que cela semble poser un quelconque problème à l’auteur ou aux protagonistes. On constate cependant que l’héritage semble moins problématique pour les femmes lorsqu’elles n’ont pas de frères. Dans l’affaire du Duc Kallès, les fils trouvent intolérable que leur sœur reçoive une telle quantité de terres. Souvent, les chevaliers passent la nuit dans des châteaux où se trouvent des fratries hétérosexuées mais dans ce cas, le frère est présenté comme étant le seigneur du lieu, tandis que la sœur semble demeurer dans la maison de son frère sans posséder un quelconque pouvoir décisionnel. Claudie DuhamelAmado relève, au sujet des femmes : L’altération du principe égalitaire du partage, encore respecté au Xe siècle, les chasse progressivement et de façon irréversible du patrimoine foncier, une exclusion frappante au XIIe siècle puisqu’on y voit l’évolution tendre à la fixité d’une dot en numéraire15.

Mais elle ajoute : Quelques femmes échappèrent au sort commun, héritières de seigneuries dont on peut penser qu’elles assument pleinement la direction16.

Les femmes recevaient une part d’héritage dans le Haut Moyen Âge, mais en ont été progressivement exclues. Le fait que le corpus croise des temporalités différentes explique peut-être ces fluctuations dans les pratiques successorales. Narrativement, le pouvoir de l’aîné se manifeste de différentes manières. Lorsque le roi refuse deux chevaliers à la Table Ronde, c’est l’« ainznez » qui prend la parole pour défendre leur honneur et affirmer qu’Arthur entendra bientôt parler d’eux (Lancelot, V, 178). Ce faisant, il se pose en porte-parole du lignage. Hébergé chez un vavasseur, Lancelot a besoin d’un guide et c’est

15   Claudie Duhamel-Amado, «  Femmes entres elles  : filles et épouses languedociennes  » dans Femmes, Mariages, Lignages, XII–XIV siècles, op. cit., p. 127. 16   Ibidem.

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le plus vieux des frères qui l’accompagnera, alors même qu’il refuse que les autres viennent avec eux (Lancelot, II, 42)17. Dans le cas où le père est vivant (situation assez peu fréquente), il manifeste généralement une nette préférence pour son fils aîné et bien que ce soit Claudin qui porte le nom le plus proche du sien, Claudas préfère Dorin, son fils aîné : non seulement il ferme les yeux sur ses défauts, mais il déclare aussi à son fils cadet que les choses seraient différentes si Dorin était toujours vivant, sous-entendant que Claudin n’est pas à la hauteur. L’aîné, peut-être en raison de son décès, incarne une sorte de fils idéal que Claudas regrette sans cesse. Arthur lui-même, père symbolique de ses neveux, a toujours marqué une nette préférence pour l’aîné. Lionel et Bohoort Au début du Lancelot, la supériorité de Lionel, qui est l’aîné, ne fait aucun doute. Lorsque Pharien utilise Bohoort pour tenter de le convaincre de manger, Lionel se met en colère, affirmant son pouvoir sur son cadet : Dont n’estes vous a moi, et vous et Bohors mes freires et ses maistres aussi ? (Lancelot, VII, 110)

Il a pris conscience que Claudas l’avait déshérité alors que c’est lui qui aurait dû monter sur le trône. Il parle d’ailleurs de « mon iretage » (­ Lancelot, VII, 186), sans mentionner son frère, suggèrant ainsi que l’ensemble des possessions de Bohoort de Gaunes devait lui revenir. Dans l’épisode qui suit, le romancier se concentre essentiellement sur le personnage de Lionel et lors de son arrivée à la cour de Claudas, toute l’attention est focalisée sur lui : Et Lyoniax si vint teste levee qui moult fu biax et regarda par mi le palais moult fiere­ment et pres et loing, si sambloit bien a le contenance et al vis gentiex hom et de haut parage. (Lancelot, VII, 115)

Claudas lui-même n’accorde pas même un regard au cadet : Apela Lyonel dont il prisoit moult le samblant et la maniere, car il disoit qu’il n’avoit onques enfant veu de qui il prisast plus le ma­niere et le contenanche. (Lancelot, VII, 116)

Il lui tend une coupe et l’invite à boire. La Demoiselle du Lac s’occupe également en priorité de l’aîné, lui donnant en premier la couronne de fleurs   Voir aussi Lancelot, III, 304.

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qui le garantira contre la violence de Claudas, puis le recouvrant d’une cape pour le dissimuler. C’est également Lionel qu’elle placera devant elle sur sa monture, tandis qu’elle remettra Bohoort à un écuyer (Lancelot, VIII, 121). Lorsque Pharien pense avoir perdu les deux enfants, il se lamente au sujet de « Lyonel son signor en sa complainte et les Bohoort son frere après » ­(Lancelot, VII, 116). Une fois adulte, Lionel demeure le légitime héritier des terres de Bohoort de Gaunes18, et lorsque Lancelot délivre Banin, filleul du roi qui avait combattu contre Claudas au début du roman, ce dernier demande : Sire, fait Banyns, et de Lyonnel mon signor et vostre cousin, savez vos nouveles ? (Lancelot, V, 112)

A la fin du roman se posera d’ailleurs le problème de l’héritage. La répartition faite par Lancelot ne respecte pas les règles classiques de succession : il donne son propre royaume à Hector, Lionel se voit doté de la Gaule et c’est Bohoort, qui n’est pourtant pas l’aîné, qui hérite du royaume de Gaunes (Lancelot, VI, 169). On peut évoquer deux raisons au fait que Bohoort se retrouve à la première place dans la ligne de succession : tout d’abord, à la fin du roman il apparaît comme étant meilleur chevalier que son frère. Non seulement il est chaste, mais il a en outre développé des qualités personnelles qui le mèneront à être un des héros de la quête du Graal, tandis que Lionel, lui, sera humilié à différentes reprises. Didier Lett explique que :  Si le cadet est souvent moins bien situé sur un plan juridique, il est parmi les frères le plus valorisé dans la littérature, et ce, depuis les écrits bibliques19.

En effet, comme dans la Bible où Dieu préfère l’offrande d’Abel le plus jeune des deux frères, Dieu honorera davantage Bohoort, durant toute la quête du Graal. Philippe Haugeard, analysant les relations de parenté dans divers romans du Moyen Âge fait remarquer au sujet du Protheselaüs de Hue de Rotelande : Le texte met en évidence une disjonction entre héritage social et hérédité biologique : Daunus hérite du statut social de son père, Protheselaüs en est le double vivant ; l’aîné assure la continuité sociale du père défunt, le cadet en est la réincarnation physique, morale et guerrière. Il y a là quelque chose qui devait être obscurément senti comme une anomalie par l’homme du Moyen Âge20.

  En tant qu’aîné, il sera évidemment fait chevalier avant son frère.   Didier Lett, Frères et sœurs, Histoire d’un lien, op. cit., p. 86. 20   Philippe Haugeard, Du Roman de Thèbes à Renault de Montauban, Une genèse sociale des représentations familiales, op. cit., p. 206. Lorsque Lancelot combattra les fils de Mordred, le 18 19

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En outre, Bohoort porte le nom du père et pour Philippe Haugeard : Le fils hérite du nom du père parce qu’il devra hériter un jour de ses terres et de son titre. Tout se passe donc comme si le caractère héréditaire du fief conduisait le personnage à canaliser ou focaliser son désir de perpétuation symboliquement exprimé par la transmission du nom - sur un seul individu de sa descendance, à savoir l’héritier potentiel21.

La répartition faite par Lancelot ne respectant pas l’ordre de naissance, le problème de la succession aura du mal à être réglé : si Hector et Lionel acceptent ce que Lancelot leur offre, Bohoort, pour sa part, refusera la couronne. Les raisons évoquées sont certes acceptables (il ne pourra plus être chevalier s’il devient roi), mais n’expliquent en rien le fait qu’il demande à Lancelot de ne pas donner la couronne à Hector. Il prétend que ce serait un péché mortel car il est si bon chevalier qu’il deviendra sûrement roi grâce à sa propre chevalerie, mais on ne peut cependant oublier qu’Hector est un bâtard et dans la logique lignagère qui sous-tend l’ensemble du Lancelot, le vrai problème n’est-il pas plutôt le fait qu’un enfant illégitime ou un fils cadet ne peut hériter d’un royaume si le frère aîné (ou le fils légitime) est vivant ? Plus tard, dans La Mort le roi Artu, Lancelot fera une nouvelle répartition des royaumes : Boort, ge vos requier que vos teingniez l’enneur de Benoïc, et vos Lyonniaus, vos avroie celui de Gaunes qui fu vostre pere. (La Mort le roi, 164)

Même imparfaite (puisque c’est Bohoort qui devient roi du fief qui aurait dû revenir à Lancelot), cette répartition est beaucoup moins problématique et sera acceptée par les deux cousins de Lancelot. Lionel, en tant qu’aîné, entrera en possession de son héritage légitime et les deux frères sont alors appelés «  rois  » à différentes reprises, prouvant ainsi que cette nouvelle répartition des terres est davantage acceptable que la précédente. Au sein du groupe, Lancelot étant le plus âgé, il a le pouvoir sur ses deux cousins, assumant ainsi le rôle de seigneur. Le père de Lancelot luimême surpassait son propre frère et l’on peut supposer qu’il était l’aîné. Lorsqu’un chevalier affirme que Bohoort de Gaunes était un des rois les plus justes du siècle, il s’empresse d’ajouter : « fors li rois Ban de Benoÿch son premier qu’il rencontrera sera le cadet, qui porte les mêmes armes que son père : « si encontra le fil Mordret le plus juenne et le connut bien as armeüres, car il portoit autiex armes comme ses peres souloit fere » (La Mort le roi, 256). 21   Philippe Haugeard, Du Roman de Thèbes à Renault de Montauban, Une genèse sociale des représentations familiales, op. cit., p. 207–208.

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frere » (Lancelot, VII, 33)22. Lancelot hérite donc de ce titre de « sire », prenant toutes les décisions concernant ses cousins. Il est le premier à être emmené au Lac, ainsi que le premier à être fait chevalier. Lionel lui servira d’écuyer dès son arrivée à la cour, portant son bouclier et son heaume lors des batailles ­(Lancelot, III, 53) et transmettant les messages de Lancelot à la reine ­(Lancelot, III, 14). Lorsque le jeune homme sera en âge d’être adoubé, il demande à Lancelot d’en parler au roi, puis son « seigneur », le prenant par la main, l’amène devant Arthur et présente sa requête. Le héros passera toute la nuit dans l’Eglise avec Lionel et si le jeune chevalier est accepté à la Table Ronde, c’est certes pour sa prouesse (il vient d’étrangler le lion) mais aussi par respect pour Lancelot (Lancelot, III, 67). Il s’intéresse également au sort de Bohoort au moment où il doit être fait chevalier, demandant à Lionel de lui transmettre ses conseils, notamment celui de ne jamais rester trop longtemps dans un même lieu s’il veut accroître sa chevalerie. Il lui interdit même de rester à la cour (Lancelot, II, 130) puis lui fait envoyer une épée (celle de ­Galehot), comme le fait traditionnellement un seigneur. Il renouvellera son geste lorsque Bohoort aura à combattre un géant (Lancelot, V, 19). De leur côté, les deux cousins n’ont de cesse de retrouver Lancelot dès qu’il disparaît de la cour23, et Bohoort n’hésitera pas à monter à son tour sur une charrette pour défendre l’honneur du chef de son lignage. Dans le dernier texte du cycle, le rapport hiérarchique s’affirme encore davantage et les deux cousins déclarent à Lancelot qu’ils le reconnaissent comme leur seigneur et qu’il n’a qu’à leur « commandez » (La Mort le roi, 164). La fratrie de Gauvain La hiérarchie dans la fratrie de Gauvain ne respecte pas non plus totalement l’ordre de naissance même si l’aîné est sans conteste le chef du lignage. Préféré d’Arthur, sur qui il a une ascendance incontestable, il rappelle son lien avec le roi lorsqu’il se nomme, tandis que ses frères, eux, s’identifient en référence à leur aîné, précisant sans cesse qu’ils sont les frères de Monseigneur Gauvain. En tout il surpasse ses frères, comme nous l’explique l’auteur du Lancelot : Mesire Gauvain fu li aisniés de tos ses freres et fu molt bials chevaliers de son grant et bien tailliés de tos menbres ; si ne fu ne trop grans, ne trop petis,   Voir aussi Lancelot, VII, 191, où Léonce supplie la Dame du Lac de prendre soin de Lionel et de son frère, car ils sont les fils du plus prud’homme qui soit « salve l’onor au roi Ban qui ses freires fu ger­mains et ses sires ». 23   Voir par exemple lors de l’épisode de la folie de Lancelot, Lancelot, III, 333. Le héros partira lui aussi à la recherche de Lionel (Lancelot, IV, 231). 22

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mes de bele stature ; si fu plus chevalerous de son aage que nus de ses freres. (Lancelot, II, 408)

Supérieur d’un point de vue chevaleresque, il semble également être celui qui a le plus de succès auprès des demoiselles. Loyal envers Arthur, courtois et accessible à la pitié, il incarne la perfection chevaleresque (Lancelot, II, 408‒409) et possède même la capacité de voir sa force doubler tous les jours à midi. Lionel lui aussi, en tant qu’aîné portera un signe particulier, à savoir une tache de naissance en forme de lion, ce qui lui vaudra son nom. Aucun des deux ne portent le nom du père, contrairement à la coutume, mais ont été nommés en fonction de leurs particularités (le lion pour Lionel et le nom de l’ermite qui l’a baptisé pour Gauvain). Le second frère dans l’ordre de succession est Agravain. Un peu plus grand que son frère, il n’a clairement pas ses qualités morales, car « trop orgueillous fu et plains de vilaines paroles, et fu envious sor tos homes » (Lancelot, II, 410). La différence entre les deux frères est donc très importante et ne semble pas tenir compte du fait qu’Agravain est, après Gauvain, le suivant sur la ligne de succession. Le troisième frère, Gaheriet, est le plus gracieux des cinq frères, bien qu’il ait une petite imperfection physique : il a le bras droit plus long que le gauche, précision pour le moins curieuse. Ce paradoxe n’est pas le seul puisqu’il est le « plus amesurés que nus de tos ses freres et li plus desreés, quant ire le sosprenoit ». Il fait également de très grandes prouesses, mais sa modestie lui interdit d’en parler : « cil fist assés de hautes proesces ne onques n’en dist nule, se force ne li fist dire ». Après Gauvain, c’est le neveu préféré d’Arthur (La Mort le roi, 129) et celui qui est le plus valorisé dans le cycle. Vient ensuite Gueherret, qui, selon l’épisode de la révélation de l’adultère, est le frère préféré de Gauvain24. D’une grande endurance, bien qu’il n’ait pas la prouesse de son frère aîné, il « fu buens chevaliers et preus et enprenans, il ne fina onques tos les jors de sa vie de querre aventures ». Il a un faible pour les femmes, qui le lui rendent bien (Lancelot, II, 410) et dans le cas contraire, il n’hésite pas à employer la force. Le plus jeune est bien sûr Mordred. Même si durant ses deux premières années de chevalerie il s’est bien comporté, la description qui en est faite est négative, car elle le décrit tel qu’il est après cette période. Il est le pire chevalier de la fratrie, bien qu’il soit le plus grand en taille, et deviendra envieux et traître.

24   Dans les faits, c’est de Gaheriet que Gauvain est le plus proche (Voir La Mort le roi, 131 et 220). C’est d’ailleurs dans sa tombe qu’il demandera à reposer après sa mort.

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Ainsi, bien que l’aîné soit le meilleur chevalier et que le cadet soit pire qu’un « deable », la vaillance des autres frères ne peut être mise en relation avec leur place au sein de la fratrie. Gauvain, tout comme Lancelot, est présenté comme étant le chef de l’ensemble de la parenté horizontale : lorsque le roi se demande ce qu’il va faire de la reine qu’il vient de répudier, le jeune homme intervient et propose de l’envoyer « en la terre Yvain mon cosin ou ele sera molt honoreement » ­(Lancelot, I, 146) et cela sans même demander l’avis du jeune homme. A diverses reprises Yvain lui-même affirme que Gauvain est son seigneur ­(Lancelot, I, 239)25, ne s’opposant jamais à ses décisions. Cette fratrie a particulièrement intéressé les enlumineurs. Le BNF 112 nous présente les retrouvailles de Gauvain et d’Agravain. Ils sont penchés l’un vers l’autre, se tenant mutuellement les avant-bras, comme s’ils étaient sur le point de s’étreindre. Leurs mouvements sont identiques et la position de leurs jambes suggère que c’est un élan d’affection qui les a poussés l’un vers l’autre. Ils sont vêtus de manière quasiment similaire (hormis le couvre-chef ), ce qui renforce le lien fraternel. La chevauchée de Gauvain et Gaheriet, cherchant Lancelot, a également retenu l’attention des illustrateurs, et peut être considérée comme formant une série. C’est la rencontre avec le chevalier mort qui est représentée dans le BNF 111, ce qui annonce une aventure et justifie donc une illustration. Le corps du chevalier est d’ailleurs sur la droite, ce qui signifie que c’est l’élément le plus important de l’image26. Mais certains enlumineurs se contentent de montrer deux frères chevauchant, comme si cette scène simple méritait une enluminure. Dans le BNF 122, Gauvain chevauche avec Gaheriet et les deux personnages sont, là encore, dans une position assez similaire. Mais ils ne portent pas les mêmes armes ni les mêmes habits et la couleur de leurs destriers est différente. Gauvain précède légèrement son frère et il tient ses mains devant lui, paumes ouvertes peut-être dans un geste d’étonnement. Même s’il y a une certaine similitude, les personnages sont donc présentés de façon différente. Le même épisode, un peu plus d’un siècle plus tard est illustré de manière très différente. Si, là encore, les deux montures sont de couleurs différentes, les personnages sont parfaitement symétriques dans le BNF 116. En outre ils portent des armoiries identiques, comme si le temps passant, la fratrie permettait de suggérer une assimiliation de ses différents membres. Les retrouvailles entre Gauvain et Agravain dans le BNF 112 nous présentent les   Voir aussi Lancelot, III, 139.   Voir François Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Âge, Signification et Symbolique, op. cit., p. 89.

25 26

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Gauvain et Gaheriet cherchant Lancelot, Cote  : Français 111, fol. 270 (daté des environs de 1480)

Gauvain et Agravain se retrouvant, Cote : Français 112, fol. 118 (1470)

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Gauvain et Gahariet cherchant Lancelot, Cote : Français 122, fol. 275v, (1344)

Gauvain et Gahariet cherchant Lancelot, Cote : Français 116, fol. 681v, 1470

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deux frères face à face, miroir l’un de l’autre. Seule la couleur de leur couvrechef et le fait que Gauvain soit légèrement plus grand les différencient. Nous avons qualifié d’indifférenciation narrative les situations où des frères fonctionnaient comme un seul personnage, et il semble que la fratrie, d’un point de vue iconographique, tende vers cette indifférenciation. Valorisation des cadets dans la Queste Certains critiques ont considéré que les cadets étaient valorisés dans le roman de chevalerie, peut-être parce qu’ils étaient le public privilégié de ce type de littérature. Ce point de vue peut, nous semble-t-il dans le corpus, être nuancé concernant certains personnages. Bohoort l’emporte sur son frère aîné en raison de ses qualités spirituelles, ce qui n’est somme toute pas surprenant dans la mesure où les cadets se tournaient fréquemment vers une carrière religieuse. Mais c’est bien Lionel qui se posera en successeur et qui manifestera le plus le désir de succéder à son père. Lors de l’épisode des fils du roi Constant, si l’aîné se comporte en mauvais roi, c’est uniquement à cause de sa jeunesse et du fait qu’il n’a pas été formé à gouverner (Merlin, 76‒77)27. Le fait que Pandragon meure lors de la bataille a conduit certains critiques à y voir l’affirmation de la supériorité d’Uther en tant que roi. Ce point de vue est discutable : s’il semble être le préféré de Merlin, peut-être est-ce avant tout parce qu’il est le plus maniable. En tant que roi, Pandragon ne commettra aucune erreur et se comportera toujours avec une grande dignité. Uther, quant à lui, a un point faible qui sera largement exploité par Merlin, à savoir les femmes. C’est en prenant l’apparence du messager de la dame dont Uther est amoureux que Merlin se jouera de lui, avec l’aide amusée de Pandragon. Il ne manifestera pas une grande vivacité d’esprit, mettant beaucoup plus de temps que son frère à comprendre qu’il s’agit en fait de Merlin, encore ne le comprendra-t-il que parce que son frère le lui révèlera. Une fois roi, il met du temps à construire le cimetière demandé par Merlin. Certes, il s’empresse d’obéir lorsque ce dernier l’envoie chercher les pierres, mais il devra très vite avouer son impuissance. Enfin, il tombe amoureux de la femme d’un de ses seigneurs et son incapacité à se contrôler provoquera une guerre ainsi que la mort du mari d’Ygerne. La Queste est un des rares textes mettant en scène une survalorisation des cadets, qu’il s’agisse de fratrie masculine ou féminine, probablement parce

27   Les barons reprocheront cela à Vertigier, qui en tant que seigneur le plus puissant, aurait dû aider le jeune roi à comprendre les rouages du pouvoir.

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qu’il n’est plus question d’héritages, mais bien de supériorité morale. Perceval et Bohoort, deux des trois héros du Graal sont des cadets et lorsque la Recluse parle à Perceval de ses frères, elle le met en garde contre le risque qu’il fasse les mêmes erreurs qu’eux : « avez vos talent de morir aussi com vostre frere, qui sont mort et ocis par lor outrage  » (Queste, 72–73). Leur mort est mise en relation avec leur comportement, permettant ainsi à Perceval de montrer sa supériorité en renonçant à combattre Galaad. Bohoort décide d’abandonner son frère pour venir en aide à une demoiselle, montrant ainsi que la parenté spirituelle est supérieure à la parenté charnelle. Un ermite lui confirme qu’il a eu raison de mettre « arriere dos toute naturel amor por amor de Jhesucrist : si alastes la pucele secorre et lessastes vostre frere mener en peril » (Queste, 187), prouvant ainsi sa supériorité morale. Paradoxalement, si Bohoort est le meilleur des deux frères, c’est justement parce qu’il a mis de côté le « naturel amor », au profit de l’amour spirituel. Lorsque le jeune homme prend parti au milieu d’une querelle d’héritage entre deux sœurs, c’est la cadette qu’il défend car la guerre entre les deux jeunes femmes est en fait l’allégorie de la lutte entre la Nouvelle Loi, c’est-à-dire l’Eglise (la cadette) et l’Ancienne Loi, «  li anemis  » (l’aînée) (Queste, 185). Dans la vision de Lancelot se trouvent deux chevaliers, auxquels Dieu s’adresse. C’est avec l’aîné qu’il est le plus dur, lui déclarant qu’il n’a pas été un fils pour lui mais un « fillastre » (Queste, 131), tandis que le cadet monte au ciel28. Cette perspective religieuse et morale sera abandonnée dans le dernier texte du cycle et l’on reviendra à la logique lignagère sous-tendant les autres romans du cycle Lancelot-Graal. Cette survalorisation peut donc avoir pour origine, non seulement le fait que les puînés étaient le public privilégié de ces romans, mais également le fait que les cadets étaient souvent destinés à l’Eglise, leur supériorité morale s’expliquant peut-être par le fait que dès l’enfance, ils recevaient une éducation légèrement différente de celle de leurs aînés. Le cas des bâtards  Enfin, encore plus mal loti que les cadets, nous trouvons les bâtards. Bien qu’ils fassent partie du cercle familial, ils occupent une place à part. Il a déjà été évoqué le fait qu’au Moyen Âge il n’existait pas de termes recouvrant la

28   Dans la Bible, c’est d’ailleurs le cadet, Abel que Dieu préfère, tandis que Caïn commettra un fratricide.

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notion de demi-frère. Le terme employé est « frère » auquel s’ajoute parfois le mot de « germain ». Mais la bâtardise constitue une perturbation suffisamment grave de la logique lignagère pour qu’elle doive être mentionnée et on la retrouve sous les mots de « bast » ou d’ « avoutre ». Le terme d’« avoutre » vient du verbe « avoltrer/-ir » qui signifie « commettre l’adultère » ou « traîter de bâtard ». « Avoltre/avuiltre » peut donc être « celui qui commet l’adultère » ou le « bâtard »29. Celui de « bast », dans l’expression « fils de bast » signifie « fils naturel », ou encore « bâtard30 ». On pourrait en déduire que le «  bast  » est un simple bâtard, tandis que l’« avoltre » serait un enfant adultérin, mais les choses ne sont malheureusement pas aussi simples. En effet, hormis Yvain, les bâtards ne sont jamais appelés par l’un de ces termes31. On trouve le terme d’« avoutire » avec le sens d’adultère lors de l’épisode de la Fausse Guenièvre32. La demoiselle, après l’avoir enlevé, déclare à Arthur qu’ils vont enfin pouvoir vivre ensemble alors qu’il est demeuré si longtemps « en avoutire » et lorsqu’un ermite reproche au roi sa conduite, il lui déclare qu’il est resté trop longtemps « en si grant pechié com est avoltires ». Peu d’occurrences évoquent une naissance illégitime et en général elles ne sont pas directement associées à l’enfant, mais à la situation. La première occurrence concerne Lanvales. Les barons sont persuadés qu’« en avoutire estoit engendrez » et refusent de le considérer comme le fils du roi : Ne nel tandrons nos pas a droit oir, puis qu’il est avoutres. (Lancelot, V, 87)

Le «  droit oir  » s’oppose ici à la bâtardise car le caractère supposément illégitime de sa naissance l’exclut donc totalement de la succession du royaume. En fait, Lanvales n’est pas un bâtard, ce que son exposition aux lions permettra de prouver. La deuxième occurrence concerne la conception de Galaad : Et cil connut ceste em pechié et en avoutire et contre Deu et encontre Sainte Eglyse. (Lancelot, IV, 210)

Le terme semble ici impropre  : ni Lancelot ni la fille du Roi Pêcheur ne commettent l’adultère, dans la mesure où aucun d’eux n’est marié. Le

  Article « avoltrer », dans le Dictionnaire de l’ancien français, op. cit., p. 52.   Article « bast », dans le Dictionnaire de l’ancien français, op. cit., p. 59. 31   Et pourtant la liste des bâtards est longue  : Arthur, Merlin, Galaad, Mordred, Hector, Hélain… 32   Voir aussi Lancelot, VIII, 13. 29 30

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r­ omancier prendra bien garde à dissocier Galaad du péché de ses parents. Il en est de même dans le Merlin où le romancier explique que : Et en ce tens estoit costume que feme qui estoit reprise d’avoutire, s’ele ne s’abandonoit plenierement a toz les homes, que l’en en faisoit jostice. ­(Merlin, 27)

Mais la demoiselle a eu des relations sexuelles avec un «  bachelier  » (Merlin, 26‒27) mais tous deux étant célibataires, ils n’ont donc pas pu commettre d’adultère. A la lumière des deux occurrences qui précèdent, on peut conclure que bien que le Dictionnaire de l’ancien français ne le mentionne pas, le terme d’ « avoutire » peut parfois signifier « relations sexuelles en dehors du mariage », sans notion de rupture de foi conjugale d’un des deux partenaires. La dernière mention se trouve dans le Merlin et concerne effectivement l’adultère puisque le terme apparaît lors du procès de la mère de Merlin dans une des variantes du manuscrit : Lors saut avant Merlin qui mout fu iriez et dist que ce ne sera mie si tost que ele soit arse, car se il voloit faire justice de touz ceus et de toutes celes qui ont esté en avoutire a autrui que a lor seignors et que a lor fames, il en avroit ja ars les .II. parties ou plus de touz cez et de toutes celes qui ci sont (…). (Merlin, 59–60)

Mais la précision qui suit le terme d’« avoutire » est un pléonasme si le terme signifie adultère, puisque cela consiste à avoir des relations sexuelles avec quelqu’un d’autre que son mari ou sa femme. La précision « a autrui que a lor seignors et que a lor fames » suggère donc que dans cet épisode, il ne s’agit pas de relations sexuelles, mais de rupture de fidélité, ce qui confirme que le terme, dans le Merlin, peut avoir les deux sens. Enfin, le bâtard le plus célèbre (et le plus assumé ?) du cycle arthurien est sans aucun doute le neveu d’Arthur, Yvain l’Avoultre, appelé aussi, de façon beaucoup plus marginale, « Yvain de Bast »33. Le roman semble hésiter entre les deux termes, au point qu’on trouve même une occurrence où il est appelé « Yvain li Avoutres, cil qui estoit fil Urien de bast34 ». 33   L’occurrence où il est appelé Yvain de Bast concerne son frère : « ferir .I. chevalier moult preu qui avoit non Galeguinans, si estoit freres mon signor Yvain de bast » (Lancelot, VIII, 49). Comme ce personnage n’est pas mis en relation avec Gauvain et ses frères, on peut supposer que Galaguinan est un frère utérin mais on ne sait rien de ce personnage. 34   Une des variantes porte la mention « fil de Basturien ». Selon le Dictionnaire de l’ancien français, op. cit., p. 59, le terme de « bast » apparaît dans les textes aux environs de 1268. Il se peut donc que « Urien fils de bast » soit un ajout tardif, mal employé.

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Vivant à la cour avec son frère et ses cousins, il n’est pas doté de caractéristiques négatives et à première vue, il n’y a pas de différences avec les autres membres de la fratrie. Il chevauche avec les membres de sa famille et fait partie de la Table Ronde, ce qui montre que sa bâtardise n’est pas un frein à sa situation sociale. Une analyse plus fine montre tout de même certaines différences. Dans son appellation, tout d’abord, il lui est sans cesse rappelé sa naissance. Alors que son frère est appelé « mesire Yvain » et précise sans cesse qu’il est le cousin de Gauvain, lui-même n’a pas droit dans le corpus au rappel de ces liens, pas plus qu’au terme de « messire ». Dans la Queste, haut lieu du massacre des chevaliers de la Table Ronde, le bâtard sera le premier tué, conséquence de sa propre violence. En effet, lorsqu’il croise Gauvain, sans le reconnaître, il le provoque immédiatement, avant même de s’enquérir de son identité. Gauvain, à qui aucun chevalier n’avait encore proposé de jouter, accepte immédiatement et dès la première passe, il transperce Yvain de sa lance, le blessant à mort. « L’avoultre » sera la première victime de Gauvain. Cependant, bien qu’il demande à être enterré comme un chevalier, les prêtres de l’abbaye tiendront compte du fait qu’il est fils de roi : Il le firent ensevelir bel et richement, en un drap de soie que li frere de laienz li aporterent quant il sorent qu’il ert filz de roi, et li firent tel servise come len doit fere pour mort, et l’enfoïrent devant le mestre autel de laienz, et mistrent une bele tombe sus lui, et i firent son non escrire et le non de celui qui l’ocist. (Queste, 154)

La nuance est subtile : il n’est pas enterré comme fils de roi, mais son corps est recouvert d’un riche tissu. Lorsque les frères de Gauvain seront enterrés, l’ensemble de leur sépulture sera celle de fils de roi : A Guerrehet et a Agravain fist l’en fere deus sarquex si biax et si riches com l’en devoit fere a filz de roi. (La Mort le roi, 132).

Dans le Perlesvaus, c’est le fils d’Yvain l’Avoultre qui est sacrifié dès le début du roman. Le jeune homme est élevé à la cour, puisqu’il y est écuyer et il est choisi par le roi pour l’accompagner en pèlerinage car il est considéré comme un jeune homme valeureux. Cependant sa moralité n’est pas irréprochable, comme si être le fils du bâtard laissait des traces : voyant la dépouille d’un chevalier reposer dans une église, il n’hésite pas à s’emparer du chandelier en or placé là pour l’honorer. Bien que ce ne soit pas pour son p­ rofit ­personnel (il veut l’offrir au roi), ce vol lui coûtera très cher puisqu’il en mourra. Son père sera très affecté par son décès et demandera au roi d’offrir

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le chandelier à l’Eglise Saint-Paul de Londres. Par la suite, Yvain l’Avoultre sera gravement blessé par Keu (qui n’a jamais été considéré comme un bon chevalier). On constate toutefois que le bâtard est appelé « monseignor » (Perlesvaus, 828), alors que dans les autres textes du corpus, le terme est réservé au frère légitime. Certaines occurrences réconcilient les deux éléments, créant ainsi un paradoxe curieux, puisqu’il est appelé « monseignor Yvain l’avoutre » (Perlesvaus, 830)35. Cependant, aussi positive que soit l’image des bâtards, il ne faut pas oublier que le terme reste une insulte, même si dans le corpus il n’a pas le succès qu’il connaît à l’époque moderne36. On trouve une occurrence savoureuse de cet emploi dans le Lancelot. Agravain est gravement blessé et seul le sang d’un chevalier peut le guérir. Ses serviteurs prennent du sang à Gauvain sans connaître son identité. Un jeune homme, qui s’avère être Mordred, se met alors à pleurer en se rendant compte que celui qu’ils ont gravement blessé est en fait leur frère. Agravain, guéri, se met en colère contre lui : Que est che, fait il, fiex a putain, bastars, de quoi faites vous doel ? Dont ne veés vous que je sui garis ? (Lancelot, VIII, 229–230)

Connaissant les origines de Mordred, on ne peut douter que l’auteur s’amuse avec son lecteur, car ce qui apparaît dans la bouche d’Agravain comme étant une insulte, n’est en fait que la vérité pure. Enfin, d’autres bâtards sont présents dans le cycle arthurien, sans qu’ils soient appelés « avoltre » ou « bast ». Lorsque Lancelot rencontre ­Hector, il est très heureux car c’est un bon chevalier. Que ce soit dans son discours ou dans son attitude, jamais il ne lui montrera que sa bâtardise a une quelconque influence sur leurs relations et le romancier n’utilisera jamais de termes soulignant sa naissance illégitime. Hector ressent toutefois qu’au sein du lignage il a une place à part. Il n’a jamais osé se manifester auprès de son frère ou de son cousin, alors même qu’il connaissait leur lien de parenté. Lorsque Gaheriet s’en étonne, Hector donne une première justification :

  Il existe un autre personnage appelé Anuret le Bâtard mais on ne sait pas grand-chose que lui, si ce n’est qu’il est le frère de Nabigan des Roches que Gauvain a tué et qu’il veut venger. A cette occasion, il semble avoir pris la succession de son frère à la tête de ses chevaliers. Il aura le bras droit coupé par Arthur mais on ignore ce qu’il devient ensuite (Perlesvaus, 838). 36   Dans les romans étudiés, le terme d’«  avoultre  » n’est pas utilisé en apostrophe pour insulter un autre personnage. 35

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Biaux sire, fait il, se je deisse qu’il fust mes freres, il est de si grant cheva­ lerie et de si grant afaire que il ne m’an daingnast mie croire par aventure ne ne cuidast que ce fust voirs : si en eusse grant honte, se il me refusast a frere. Mais puis qu’il en set or la verité par autre que par moi, je me porrai faire connoistre a lui, se Diex donne que je le truise ou tart ou tost, et ce sera par tans, car si tost com je avrai cheval, je ne finerai d’aler devant que je l’aie trouvé ; et se il ceste chose tient a meffait, ge li amanderai tout a sa volenté. (Lancelot, V, 36–37)

Lancelot étant un chevalier exceptionnel, il aurait pu ne pas croire à leur lien de parenté et son humiliation aurait été terrible. Il explique ensuite à Lionel qu’il n’a pas mentionné leur lien de parenté car : Vos estes .I. gentils hom et .I. hauz hom com cil qui est estrez de rois et de roines, et je sui .I. povres hom envers vos et de si bas lignage par devers ma mere que je ne cuidasse mie que vos me conneussiez a cousin, se ne fust par debonnaireté. (Lancelot, V, 37)

Ce n’est donc pas tant de sa naissance illégitime dont il a honte, mais du lignage de sa mère qui lui paraît indigne de celui de Lionel et Lancelot37. On retrouve cependant le premier motif évoqué : la peur de ne pas être reconnu au sein du lignage paternel. Lionel balaye tout cela en lui répondant que si son silence avait perduré, lui-même aurait pensé qu’Hector le méprisait car il a été dépossédé de toutes ses terres (Lancelot, V, 37). Bien que Lancelot manifeste une profonde affection à son demi-frère, on ne peut nier qu’Hector n’a pas la même place dans le lignage que ses cousins. Lorsque le héros décidera de donner Bénoyc à Hector, Bohoort convaincra Lancelot d’y renoncer38. En outre, il dispose librement de son frère et cela sans même lui demander son avis, chose qu’il ne fera jamais avec ses cousins. Quand il propose au roi de faire la paix, il lui propose : De devenir vostre home entre moi et Hestor mon frere ; et vos fera honmage toz mes parentez, fors seulement les deus rois, car ge ne voudroie mie qu’il se meïssent en autrui servage. (La Mort le roi, 190)

37   Bien qu’il soit un enfant né hors mariage, il n’a pas été renié par la famille de sa mère, dans la mesure où son grand-père est le Duc des Mares et qu’il porte cette ascendance dans son propre nom : on le connaît au début de ses aventures sous le nom d’Hector des Mares. 38   Normalement, au XIIIe siècle, les bâtards étaient déjà exclus de l’héritage. La répartition entre tous les enfants mâles en parts égales, y compris les bâtards semble être une pratique qui avait perduré jusqu’aux environs du Xe siècle. A ce sujet voir Didier Lett, Frères et sœurs, Histoire d’un lien, op. cit., p. 99–100.

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Enfin, à la fin du roman, lorsque Bohoort pense que Lancelot a disparu, il dispose à son tour de son cousin, lui déclarant : Je vueill aler en nostre païs ; si vendroiz avec moi ; et quant nos serons la venu, prenez celui des deus roiaumes qui mieuz vos plera, quar vos avroiz a bandon le quel que vos voudroiz. (La Mort le roi, 260)

Mais Hector ne semble pas pouvoir devenir roi et, cette fois, c’est lui qui refuse le royaume de son père39. Il décide de partir à la recherche de son frère, qu’il finira par trouver dans un ermitage. Lionel et Bohoort seront alors appelés « roi » tandis qu’Hector et Lancelot se contenteront d’être « chevaliers ». Dans la Queste, il sera gravement humilié. Un ermite lui explique en effet un songe qu’il a fait : il ne verra jamais aucun des mystères du Graal (Queste, 159) car on l’accuse des pires péchés : orgueil, envie et toutes sortes de vices, bien que l’on n’assiste à aucun moment à l’une de ces actions répréhensibles. Il semble bien que ce soit sa bâtardise qui soit à l’origine du noircissement de son portrait, car rien dans les romans du cycle ne suggère qu’il ait eu un comportement immoral. Paradoxalement, Lancelot aura davantage de chance que lui, alors même qu’il a une relation adultère avec la reine. Durant le séjour de Lancelot à Corbenic, les portes ne s’ouvriront pas pour Hector, qui devra repartir sous les quolibets et les insultes. Jean N. Faaborg, dans son ouvrage Les Enfants dans la littérature française du Moyen Âge, considère qu’il faut distinguer les différents types de bâtardise qu’elle classe en deux catégories principales : –  Les simples bâtards, fils de deux personnes libres. – Les bâtards adultérins, dont l’un des parents au moins est marié. Dans ce cas, le père ou la mère a violé la foi conjugale qu’il devait à son époux légitime et l’a trahie40. A de rares exceptions près, cette distinction nous paraît cohérente dans le corpus dans la mesure où les bâtards, selon s’ils sont adultérins ou simples bâtards, ne sont pas tout à fait considérés de la même manière. Tout d’abord :

39   Tout comme il refusera systématiquement toutes les seigneuries qui lui seront proposées, comme si au XIIIe siècle, un bâtard ne pouvait plus régner sur un domaine. Voir par exemple Lancelot, II, 353 : « Cele nuit offrirent cil de laiens a Hestor la seignorie del chastel, mes il n’en ot talent del prendre, ains s’em parti al matin entre lui et Dodinel et errerent tant qu’il vindrent al jor devisé a la Blanche Crois a l’issue de la forest ». 40   Jean N. Faaborg, Les Enfants dans la littérature française du Moyen Âge, Etudes Romanes, Copenhague, 1997, p. 57.

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Là où les premiers (bâtards adultérins) sont souvent élevés par le père, avec ses enfants légitimes, les derniers (simples bâtards) restent en règle générale avec leur mère41.

Et en effet, Galaad, Hélain le Blanc et Merlin42 seront tout trois élevés par leurs mères. Concernant les enfants adultérins, il y a différentes possibilités. Yvain l’Avoultre et la Fausse Guenièvre sont élevés dans la maison du père. Mordred aussi, bien que cet état de fait soit davantage lié à l’avunculat, qu’à une décision paternelle. Arthur est un cas particulier et sera élevé par d’autres parents, à la demande de Merlin. Dans le Perlesvaus, en ce qui concerne Gauvain, on ne sait pas vraiment si on peut le classer dans la catégorie des bâtards. Sa mère a d’abord voulu le faire mettre à mort, puis son parrain le fait élever au loin mais Gauvain apprendra que ses parents se sont mariés. Cela lui donne-t-il le statut d’enfant légitime ? Difficile à dire. Toutefois, d’autres bâtards adultérins sont élevés par leurs mères. Jean Faaborg explique que c’est ainsi que cela se passe lorsque la mère est de si bas lignage (par exemple une serve) que le père se désintéresse totalement de ces enfants. Il n’y a pas de cas de femmes d’aussi basse condition dans le corpus, mais Hector sera élevé par sa mère et se plaindra auprès de Lionel de la bassesse de son lignage maternel, alors même que son grand-père est Duc. Dans le Merlin, le juge est élevé par sa mère d’une part parce qu’elle a pris soin de faire croire à son mari qu’il s’agit de son fils, d’autre part parce que son véritable père étant prêtre, cela le met dans l’impossibilité de s’occuper un enfant. La deuxième raison pour laquelle cette distinction nous semble cohérente, c’est qu’il semble que lorsque la naissance de l’enfant illégitime est associée à la rupture de la fidélité conjugale, il existe une notion de faute qui influe sur le père ou sur l’enfant, notion qui est beaucoup moins présente dans le cas d’enfants issus de deux parents célibataires. Galaad, dès sa conception, est exempté d’une quelconque faute : l’auteur développe une argumentation montrant que c’est la volonté de Dieu : Si (dieu) lor donna tel fruit engendrer et concevoir que por la flor de virginité qui iluec fust corrompue et violee fu recouvrée une autre flor de cui bien et de cui tandror mainte terre fu replenie et rasouagie (…). De ceste flor perdue fu restorez Galaad li verges (…). Einsinc fu recouvree flor pour flor, car en sa

  Ibidem.   Le cas de Merlin est particulier. On ne voit pas vraiment comment un diable pourrait élever un enfant et il se retrouve donc logiquement avec sa mère. 41 42

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nessance fu flor de pucelage estainte et maumise ; cil qui puis fu floret mireor de chevalerie. (Lancelot, IV, 211)

Toutes ces explications justifient le fait que ni Galaad ni son père ne subiront jamais aucun reproche. Dominique Boutet considère que si Galaad est un bâtard, c’est : Parce que ce type de naissance est le seul qui permette d’unir deux êtres d’exception pour réaliser les desseins de Dieu43.

Ces deux êtres d’exception doivent nécessairement être libres, nous semble-t-il, ainsi l’adultère ne vient pas corrompre la conception de l’enfant car cela le placerait sous le signe du serment trahi. Les circonstances de la conception d’Hélain sont identiques et, en outre, ses deux parents sont vierges : Ensi sont li virge mis ensamble, filz de roi et fille de roine et de roi. Ce dont il n’avoient onques riens seu lor aprent nature : si s’entraprochent si charnelment que les flors de la virginité sont espandues entr’els : si ovra tant a cele assamblee la grace de Dieu et la volenté devine que la damoisele conçut Helain le Blanc qui puis fu empereres de Costantinople (…). Et por ce, se cist assamblemens fu fes par pechié et par ignorance des enfans, ne remest il pas que Diex n’en eust pitié, si ne soffri mie que lor virginités fust corrumpue por noient, ains i mist si haut fruit que de .II. si jovenes hantes ne descendi d’icel tens nul arbre plus puissant. (Lancelot, III, 197–198)

Dieu intervient alors pour que leur virginité ne soit pas perdue et leur donne un fils qui fera de grandes choses. Il ne sera jamais reproché ni à Lancelot ni à Bohoort la naissance de leurs fils, qui auront tous deux un destin hors du commun. Le cas des bâtards adultérins est beaucoup plus problématique : lorsque Arthur est sur le point de perdre la guerre contre Galehot, un prud’homme vient lui parler de toutes les erreurs qu’il a commises et il commence par évoquer le fait qu’il est le fruit d’un adultère : Ne­porquant tu ses bien que tu ne fus engendrés ne nes par assamblement de loial mariage, mais en si grant pechié com est avoltires. (Lancelot, VIII, 13)

Ce discours lui rappelle que le royaume sur lequel il règne ne lui a pas été donné en héritage, mais par la grâce de Dieu. L’adultère semble donc peser

43   Dominique Boutet, « Bâtardise et sexualité dans l’image littéraire de la royauté (XIIe–XIIIe siècles) » dans Femmes, Mariages, Lignages, XII–XIV siècles, op. cit., p. 67.

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sur le fils qui n’avait normalement droit à rien. Arthur sera d’ailleurs un personnage ambigu dont la force morale laisse à désirer, sombrant souvent dans la mélancolie. Pour Dominique Boutet : Le roi, mainteneur de l’ordre du monde, est en même temps l’expression vivante du désordre fondamental qui marque le terrestre (…). Ainsi la littérature transfigure-t-elle un problème d’idéologie politique (les bâtards ont-ils droit au trône, et quelle doit être leur place dans les lignées des rois ?) pour résoudre des questions plus anciennes, plus profondes, qui intéressent directement la place de la royauté dans un ordre du monde44.

En ce qui concerne Ban de Bénoyc, sa faute ne retombe ni sur lui, ni sur son fils illégitime, mais bien sur le pauvre Lancelot, comme le lui explique Symeu : Tot ce avés vos perdu par le pechié de vostre pere, kar il mesprist une sole fois vers ma cosine vostre mere. (Lancelot, II, 37)

Le roman met explicitement en relation ce qui a été perdu avec l’adultère du père de Lancelot. Quant à Mordred, sa conception adultérine est agravée par l’inceste commis, ce qui fera retomber sur lui une lourde faute. Ainsi la bâtardise n’est pas quelque chose qui empêche un destin exceptionnel et semble même être parfois une condition à ce même destin. Pour Dominique Boutet : Pour Arthur comme pour Charlemagne et sans doute pour Anséis, la bâtardise n’est pas, au XIIe siècle, un thème fondamental, porteur de sens  : elle apparaît plutôt comme un accident de parcours. Ce ne sera déjà plus le cas des cycles en Prose du XIIIe siècle, qui en font une exploitation tout autre : les bâtards jouent un rôle nouveau dans les plans supposés de la Providence. Deux nouveaux bâtards viennent en effet sur le devant de la scène athurienne : Galaad et Mordred, dyptique tragique autour duquel s’organise l’écriture romanesque, et dont les résonances conduisent infailliblement à faire juger par les auteurs la bâtardise d’Arthur lui-même dans une perspective « celestielle » et « apocalyptique »45.

L’auteur du Merlin prendra soin de tuer le mari d’Ygerne juste avant la conception d’Arthur, permettant ainsi qu’il ne soit qu’un simple bâtard, et

  Idem p. 68.   Dominique Boutet, « Bâtardise et sexualité dans l’image littéraire de la royauté (XIIe–XIIIe siècles) » dans Femmes, Mariages, Lignages, XII–XIV siècles, op. cit., p. 66. Il ajoute qu’au XIVe siècle cela deviendra une « tâche qui corrompt les lignages royaux » p. 55. 44 45

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pas un bâtard adultérin. Galaad et Mordred ne sont pas non plus égaux face à la bâtardise : la faute morale pèse sur l’enfant adultérin, tandis que le simple bâtard peut prétendre à une destinée exceptionnelle. Abel et Caïn : figures du conflit Les querelles, les conflits et les haines entres frères et sœurs sont bien moins représentés que les rapports affectifs46.

Cette constatation de Didier Lett peut également s’appliquer au corpus : généralement les fratries sont soudées et solidaires et les occurrences de conflits étant rares, elles sont d’autant plus importantes. Le fratricide remonte aux origines de nombreuses cultures. Dans la Bible, la fratrie est déjà le lieu du premier crime. Rome elle-même est fondée sur un fratricide. Saint Marc Girardin, intitulant un de ses chapitres de cours de littérature dramatique « De la haine fraternelle : Abel et Caïn (…) », remarque que : Les inimitiés fraternelles ouvrent, pour ainsi dire, l’histoire sainte et l’histoire profane. Abel et Caïn, Atrée et Thyeste, Etéocle et Polynice, Rémus et Romulus inaugurent, par leurs haines meurtrières, l’origine de la société humaine ou les commencements des empires (…). Entre frères, en effet, il faut s’aimer ou se haïr : l’indifférence n’est point de mise47.

En effet, il ne semble pas y avoir de demi-mesure au sein de la fratrie. En miroir à la solidarité et à l’amour, se trouvent les conflits fratricides. Ces tensions au sein du couple adelphique sont aussi rares que violentes et l’histoire d’Abel et Caïn est souvent évoquée48. La Queste convoque ces figures mais les données généalogiques semblent être réorganisées. Alors que dans la Bible, Abel est le fils cadet et qu’il est assassiné par son frère aîné, la narration de cet épisode dans le roman est étrange. Eve semble connaître charnellement Adam une première fois : Aprés comanda Diex a Adam qu’il coneust sa fame, ce est a dire qu’il geust a li charnelment, einsi come nature le requiert que li hons gise o s’espouse et l’espouse o son seignor. Lors ot Eve virginité perdue et des lors en avant orent charnel assemblement. (Queste, 214)   Didier Lett, Frères et sœurs, Histoire d’un lien, op. cit., p. 123.   Saint Marc Girardin, Cours de littérature Dramatique, ou de l’usage des passions dans le Drame, tome 2, édition Charpentier, Paris, 1863, p. 156. 48   Sur le personnage de Caïn, voir Cécile Voyer, « Image de l’exclusion et de la transgression : Caïn, frère maudit », dans La Parenté déchirée : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 379–401. 46

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L’Arbre de Vie est d’abord blanc, ce qui symbolise la virginité. Après leur relation sexuelle, il aurait dû perdre sa couleur, mais ce n’est pas le cas. Est-ce à ce moment que Caïn a été engendré ? Rien n’est dit à ce sujet. Longtemps après, Dieu ordonne à Adam et Eve de s’unir : Et quant il orent geu ensemble, si orent fete novele semence en quoi lor granz pechiez fu auques alegiez ; car Adam ot engendré et sa feme conceu Abel le juste, qui son Criator servi premierement en gré de rendre dismes loiau­ment. Einsi fu Abel li justes engendrez desoz l’Arbre de Vie au vendredi, ce avez vos bien oï. (…) Et tantost en avint une merveille, que li Arbres, qui devant avoit esté blans en totes choses, devint ausi verdoiatiz come herbe de pré (…). Et ce qu’il perdi la blanche color et prist la vert senefie que la virginité estoit alee de cele qui planté l’avoit. (Queste, 215–216)

Le récit manque de clarté. L’Arbre change de couleur lorsque Eve perd sa virginité, alors que l’auteur avait déjà évoqué sa première relation avec son époux : elle n’était donc plus vierge. Il s’établit donc un certain flottement qui semble suggérer qu’Abel pourrait être l’aîné des deux frères49. Sinon, pourquoi l’arbre n’a-t-il pas changé de couleur ? On ne sait en effet absolument rien de la naissance de Caïn50. Au début du récit tel qu’il nous est conté dans la Queste, même s’il n’y a pas de conflits entre les deux fils, Caïn paraît déjà être d’un moins bon naturel qu’Abel. Alors que l’un des frères offre à Dieu ce qu’il a de mieux, l’autre ne lui donne que ce qu’il a de plus vil. La conséquence en est que la fumée des offrandes d’Abel est blanche et odorante, tandis que celle de Caïn est noire et puante. Devant ce signe manifeste de la préférence de Dieu (qui est un père symbolique), il connaît les affres de la jalousie : Quant Cayns vit que Abel ses freres estoit plus beneurez en son sacrefice qu’il n’estoit, et que plus le recevoit Nostre Sires en gré que le suen, si l’em pesa mult, et moult en acoilli en grant haine son frere, et tant qu’il l’en haï outre mesure. (Queste, 216)

  Lorsque Dieu leur ordonne de s’unir, c’est parce qu’il veut que « de ces deus voloit establir l’umaine ligniee por restorer la disieme legion des anges » (Queste, 215), ce qui sous-entend l’idée qu’ils n’ont pas encore conçu d’enfants. 50  Sur l’Arbre de Vie, voir Corin Braga  : «  Ce nouvel Arbre de vie est aussi un double dendromorphe d’Adam et Eve et de l’humanité. Sa couleur change en fonction des événements qui affectent la famille primordiale. Avant que les protoparents ne découvrent la sexualité, il est blanc symbole de la virginité ; à la conception d’Abel, il devient vert, emblème de la fécondité ; et suite au fratricide commis par Caïn, il se teint en vermeil comme le sang du frère tué », Le Paradis interdit au Moyen Âge: la quête manquée de l’Eden oriental, L’Harmattan, Paris, 2004, p. 64. 49

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Sa haine ne surgit donc pas ex nihilo, mais elle est motivée par le fait que Dieu marque une nette préférence pour son frère. Toutefois, dès la conception même d’Abel, il était destiné à être le préféré de Dieu car on le nomme Abel le Juste. Lorsque Dieu maudit Caïn, il limite sa malédiction à ce seul être, mais pas à ses descendants. L’Arbre devient vermeil, mais on ne sait ce qu’il advient du frère maudit. L’auteur explique alors que Caïn était en fait la préfiguration de Judas, tandis qu’Abel était celle du Christ. Dans la Queste, l’épisode du premier fratricide ne semble être qu’un élément adjacent au récit concernant l’Arbre de vie car il n’est pas développé ou mis en relation avec l’un des personnages du roman. La façon dont l’auteur du Perlesvaus exploite ce motif est très différente. L’épisode apparaît lors du suicide du Roi du Château Mortel. Pour Julien Ribot, le Roi du Château Mortel est un « avatar canaïque de la famille51 ». Mais est-il vraiment une figure de Caïn  ? En effet, même si l’on sait qu’il fait la guerre à son frère, lorsqu’on apprend la mort du Roi Pêcheur, on ne sait rien des circonstances de son décès et le Roi du Château Mortel ne peut donc pas être le symbole d’un fratricide. L’allusion à Caïn sert en fait à justifier le caractère néfaste de l’oncle de Perlesvaus, au sein d’une fratrie qui sert Dieu. Elle apparaît juste après son suicide, alors qu’il vient de se planter son épée dans le corps, tombant alors du haut des remparts. Ce suicide étonne les hommes présents mais ils trouvent une conclusion à cet acte : « il disent selonc le jugement de l’Escripture que la fin del mauvais home devoit estre malvaise, autresi fu la fin de cel roi dont je vos di » (Perlesvaus, 690). Le suicide au Moyen Âge représentait un crime : Assurément, le suicidé était considéré avant tout comme l’auteur d’un crime, non comme sa victime (…) A en juger par les actes de la pratique, le suicide apparaissait bien comme la victoire du diable52, dont les tentations s’étaient insinuées dans l’âme au défaut de l’ « espérance » (…). Et l’accomplissement du suicide marquait le triomphe des puissances du Mal53.

  Julien Ribot, Le Bestiaire dans le Haut Livre du Graal, Perlesvaus, édition Le Manuscrit, Paris, 2008, p. 66. 52   A ce sujet, voir l’épisode du suicide du père du juge dans le Merlin. 53   Jean-Claude Schmitt, «  Le suicide au Moyen Âge  », dans Annales E.S.C., numéro1, Janvier-février 1976, p. 4. Voir aussi Didier Lett : « Au Moyen Âge, il est exceptionnel qu’un suicide soit mis en scène, car la mort volontaire est une grave insulte à l’encontre de Dieu qui seul peut donner et reprendre la vie (…), il s’agit aussi (et surtout) de la damnation dans l’audelà », dans « Le diable, la jeune fille et le saint ; le suicide de Salerna », dans Le Temps des jeunes filles, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1996, p. 200. 51

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Non seulement le Roi du Château Mortel a volé le Château du Graal et a trahi son lignage, mais il connaît en outre la plus mauvaise fin qui soit. Il a déjà été évoqué la manière dont le héros justifiera son combat contre son oncle en l’excluant du lignage. Insérer dans la famille qui a été élue pour garder le Graal un personnage aussi négatif que le Roi du Château Mortel nécessitait apparemment une justification et c’est sous l’égide de Josephé qu’elle nous est donnée : Josephes nos recorde que l’on ne se doit mie esmerveillier se il a en .iii. frere ne en quatre qui germain sunt, un malvais ; et si est grant merveille, ce dist, quant un seul malvais n’enpire le sorplus des bons ! Kar malvaistiez si est agüe et aspre et souduianz, et debonaireté etsimplece et humilitez sont en bontez. Kaïn et Abel furent frere germain, si tua Kaïn son frere : l’une chars traï l’autre et enginne. Mais ço est grant dolor, ce dist Josephes, quant les chars qui une doivent estre se desoivrent par malvaistié et por souduire li uns l’autre. Josephes nos recorde por cel malvais roi qui si fu traïtres et soudaians, et si fu del lignage le bon soudoier Josep Abarimacia ; icil Josep fu ses oncles et cil malvais roi fu frere le Roi Pescheor, germains et frere le bon roi Pelles qui gerpi avoit sa terre por Dieu servir en hermitage, et frere a la Veve Dame, la mere Perlesvaus, la plus loiaus qui onques fust en la Grant Bretaigne ; tot cil lignage fu el serviche Nostre Seignor adés, tres le conmencement desqu’en la fin, fors icel malvais roi qui fina si malvaissement conme vos oez. (Perlesvaus, 690)

Plusieurs éléments sont à souligner dans ce récit : tout d’abord, la similitude entre la fratrie du Roi Pêcheur et celle de Caïn. Ils sont frères « germains », ce qui renforce leur proximité. L’auteur retourne ensuite la situation : ce qui aurait pu apparaître comme un élément négatif (l’un des frères est un monstre) ne fait que souligner la force morale des autres membres du lignage. Non seulement il n’est pas surprenant qu’un des frères soit ainsi, puisque la première fratrie de l’humanité comportait déjà ce type d’individu, mais il est même exceptionnel que les autres frères ne se soient pas laissés contaminer par sa déchéance morale. Comme si ces éléments n’étaient pas suffisants, l’auteur rappelle qui sont les autres membres du lignage de la famille du Graal en insistant sur leurs qualités, comme s’il voulait absolument éviter qu’on juge mal la famille de Perlesvaus à cause du mauvais frère. Enfin, on constate que ce n’est pas Perlesvaus qui tue son oncle car comme nous l’avons déjà démontré, assassiner un membre de sa propre famille n’était pas compatible avec les devoirs du héros. L’allusion à Caïn vient renforcer cette hypothèse : en effet, dans la Bible, Dieu refuse qu’on tire vengeance du fratricide54. Pour Thierry Hentsch : 54   « L’Éternel lui dit : Si quelqu’un tuait Caïn, Caïn serait vengé sept fois. Et l’Éternel mit un signe sur Caïn pour que quiconque le trouverait ne le tuât point », Genèse, 4, 15.

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Le bref épisode de Caïn n’est donc pas la simple conséquence du « péché originel », mais bien une allégorie de la jalousie et de la justice. Il s’agit de sanctionner la jalousie meurtrière du coupable sans déclencher la mimésis interminable de la vengeance. Si Caïn est tué d’avoir tué, l’entretuerie n’aura plus de fin55.

Ainsi, si le romancier a préféré mettre en scène un suicide plutôt qu’un meurtre par le neveu, peut-être est-ce pour que la violence qui mine la famille de l’intérieur soit définitivement éradiquée. Le Roi provoque sa propre mort ce qui rend Perlesvaus innocent de ce crime. Ce faisant, il respecte indirectement le commandement de Dieu, qui interdit que l’on se venge de Caïn56. Martin Aurell relève que : Pour les hommes du Moyen Âge, la lutte intrafamiliale est une aberration, contraire aux lois de la nature qui devraient imposer la concorde aux consanguins. Ils cherchent donc à expliquer l’inexplicable par des arguments sur lesquels il importe de se pencher, car ils révèlent une perception du phénomène de la violence, significative de leur mentalité57.

Et en effet, le fratricide est en réalité quasiment absent du corpus car généralement la résolution du conflit se fait avant la fin fatidique. Guerrehet rencontre un vieux chevalier en guerre contre ses neveux car son fils a accidentellement tué leur sœur. Le neveu d’Arthur parviendra à rétablir la paix et alors que le vieux chevalier est en position de déshériter son frère et ses enfants, il leur propose de faire la paix (Lancelot, IV, 17). L’auteur insiste d’ailleurs davantage sur le conflit avec les neveux, son propre frère (père de ses neveux) n’apparaissant qu’au moment de la réconciliation. Dans la Queste, il existe un épisode où la tentation du fratricide contamine le lignage de Lancelot. Il s’agit de l’épisode où Bohoort décide de sauver une demoiselle inconnue plutôt que son propre frère. Il le voit pourtant couvert de sang et il sait que s’il n’intervient pas, il ne reverra jamais son frère « sain ne haitié » (Queste, 175). Il commet donc une forme de trahison envers son lignage, bien qu’un ermite lui explique qu’il a eu raison de choisir la demoiselle qui aura un enfant de grande valeur, tandis que Lionel, lui, n’est qu’un fruit pourri (Queste, 186). Dès qu’il a sauvé la demoiselle, il part à la recherche   Thierry Hentsch, Raconter et mourir : L’Occident et ses grands récits, édition Bréal, 2002, p. 114. 56   A ce sujet, voir Patrick Ringgenberg, «  Les romans du Graal racontent comment, au milieu des guerres jaillies du meurtre de Caïn, l’homme peut reconquérir la paix anhistorique d’Adam », dans Miroirs du Moyen Âge, éditions Les Deux Océans, Paris, 2006, p. 83. 57   Martin Aurell, «  Rompre la concorde familiale  », dans La Parenté déchirée  : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 42. 55

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de son frère et quand un homme lui annonce que ce dernier est mort, il décide de retrouver son corps, pour le faire enterrer comme on doit le faire pour un fils de roi. L’étranger lui désigne alors le cadavre d’un homme sur le sol, couvert de sang : « il le resgarde et conoist, ce li est avis, que ce est son frere » (Queste, 178). Il commet alors une deuxième trahison envers son lignage, car il prend un autre pour son frère58. Certes, dans le même temps il manifeste un très grand désespoir à l’idée que Lionel soit mort, mais il se console aussitôt en déclarant qu’il se tournera vers un nouveau compagnonnage : Et puis qu’il est ainsi, biax douz freres, que la compaignie de nos deus est departie, Cil que j’ai pris a compaignon et a mestre me soit conduisierres et sauverres en toz perilz. Car des or mes n’ai ge a penser fors de m’ame, puis que vos estes trespassez de vie. (Queste, 178)

Le choix de la famille spirituelle semble être la conséquence de la perte de son frère mais dans les faits, dès le début de la Queste, il avait déjà choisi la fratrie spirituelle. Soulevant le cadavre de son frère pour le mettre devant lui sur son cheval, il se rend compte que son corps ne pèse rien, mais ne se pose pas davantage de questions. Il demande à l’homme s’il y a une chapelle ou un cimetière où il pourrait l’enterrer. Alors qu’ils passent la nuit dans un château, l’autre lui dit qu’il a eu tort de laisser tuer son frère pour sauver une inconnue, puis il lui annonce qu’une dame va lui déclarer son amour et que, s’il refuse ses avances, il provoquera la mort de son cousin Lancelot. Dans les deux épisodes, c’est une femme qui s’interpose entre Bohoort et son lignage. Dans le premier cas il devait la sauver, dans le deuxième, il devait succomber à la tentation sexuelle : mais chaque fois, il s’agit en fait de sacrifier un membre de son lignage et de s’éloigner de sa famille pour se rapprocher de Dieu. Lorsque la dame lui fait des avances, et bien qu’il pense que la vie de son cousin est en jeu (ce qui est faux mais il l’ignore), il choisit de préserver sa chasteté, montrant ainsi sa supériorité morale : selon l’idéal chrétien, il doit en effet renier sa propre famille pour vivre pleinement dans celle du Christ. Comment s’étonner alors de la violence de la réaction de Lionel, qui n’est absolument pas dans la même démarche spirituelle, lui qui a toujours été dans une logique lignagère ? Lorsque les deux frères se retrouvent, leur réaction est diamétralement opposée : tandis que pour Bohoort, rien n’a changé entre eux, Lionel pour sa part considère que le jeune homme, en ne venant pas à son secours, a renié le 58   On se souvient que ce qui cause en partie la maladie du Roi Pêcheur, c’est que Perceval n’a pas reconnu un membre de son lignage.

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lien adelphique. Le héros du Graal interpelle son frère en l’apostrophant ainsi : « Biau frere, quant venistes vos ci ? » (Queste, 188). Lorsque Lionel répond, il l’interpelle par son prénom, ignorant la mention de la relation fraternelle : Boort, Boort, il ne defailli mie avant ier en vos que je ne fui ocis, quant li dui chevalier me menoient batant et vos me lessastes aller, que onques ne m’aidastes, ainz alastes aidier a. la damoisele qui li chevaliers emportoit, et me lessastes en peril de mort. Onques mes freres ne fist si grant desloiauté, et por celui meffet ne vos aseur je fors de la mort : car bien avez mort deservie (…). (Queste, 188)

Lionel ne connaît pas les raisons du choix de Bohoort et ne sait pas non plus qu’il est considéré par les ermites de la quête comme étant un fruit pourri. Il est obsédé par le fait que son frère l’a laissé se faire emmener sans lui venir en aide. Il met donc fin à tout lien entre eux, lui déclarant qu’il ne devra plus rien attendre de lui si ce n’est la mort et que s’ils se croisent alors qu’il est armé, il le tuera. Bohoort « se met devant lui a genouz a terre et li crie merci a jointes mains59 » (Queste, 189), mais Lionel, pris dans une logique lignagère, n’est pas capable de pardonner un comportement qui lui est totalement étranger et il lui rappelle subtilement qu’en l’abandonnant, il a renié leur propre père : Car certes vos estes li plus felons et li plus desloiax qui onques issist d’ausi preudome come li rois Boorz fu, qui engendra moi et vos. (Queste, 189)

Il ordonne alors à Bohoort de se défendre, car il va l’attaquer, même s’il doit pour cela profiter de l’avantage que lui donne sa monture. Peu lui importe la honte qui en sortira, le plus important pour lui étant de punir le manquement de son frère. L’auteur prend soin de préciser que c’est le diable qui développe en Lionel l’envie de tuer son propre frère. Bohoort reste à genoux mais Lionel le renverse avec son cheval, le piétine et lui brise des os. Tandis que son frère est évanoui, il se jette sur lui, fermement décidé à lui couper la tête. Deux hommes s’interposent successivement pour empêcher le fratricide mais sont tués par Lionel. Bohoort, qui a repris connaissance, s’empare de son épée, enfin décidé à se défendre, mais Dieu l’en empêche  : s’il touche son frère

  Ce geste n’est pas sans rappeler l’hommage vassalique, où le vassal devient l’homme de son seigneur : « L’impétrant qui cherche à se “recommander” à un plus puissant se présente sans arme, s’agenouille, place les mains entre celles de celui qui deviendra son maître ». Robert Fossier, article « Hommage », du Dictionnaire du Moyen Âge, op. cit., p. 684. 59

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il le tuera, alors il doit préférer la fuite. Même si la figure de Caïn n’est pas évoquée lors de cet épisode, la construction est symétrique : le frère aîné s’en prend au cadet parce Dieu lui a manifesté sa préférence. Cet épisode n’est pas non plus sans rappeler la scène biblique du sacrifice d’Isaac : Dieu n’interrompt le meurtre que lorsqu’il constate qu’Abraham est prêt à sacrifier sa famille. Bohoort semble en fait accomplir une sorte de rite initiatique permettant la séparation de sa famille charnelle en montrant, une dernière fois, que Dieu est plus important que tout le reste. Les illustrateurs ont été marqués par la scène qui oppose Bohoort et Lionel dans la Queste et l’on retrouve une série extrêmement étendue de cet épisode60. L’ermite a un rôle prépondérant, mais selon les manuscrits, il occupe différentes places et tous les illustrateurs n’ont pas choisi de représenter le même instant dans la scène. Dans le manuscrit le plus ancien, le BNF 342, Lionel se tient devant Bohoort, qui est agenouillé. Son frère le tient par le casque, prêt à le décapiter. L’ermite est debout, sur le point de tenter d’interrompre Lionel. Dans le BNF 343, Bohoort a un rôle passif : il est couché sur le sol, apparemment inconscient et l’ermite est allongé sur lui, le protègeant de son corps et le tenant dans ses bras. Le BNF 112 montre Lionel sur le point de décapiter l’ermite et là encore Bohoort est allongé sur le sol, en position passive. Dans les deux enluminures, Lionel est en position dominante, au dessus des deux autres personnages, l’épée brandie, ce qui montre qu’il est celui qui décidera de la suite des événements. Dans le BNF 120, cette dimension est renforcée par le fait qu’il est à cheval. Vu la hauteur à laquelle il se trouve, il semble peu probable qu’il réussisse à blesser l’un des deux autres protagonistes, mais ce qui importe à l’illustrateur, c’est de souligner l’impuissance de Bohoort (qui ne se compromet donc pas dans un combat fratricide) et l’agressivité incontrôlable de Lionel. La violence inhumaine du jeune homme est suggérée par le fait que l’ermite a le front ensanglanté. L’enlumineur du BNF 111 choisit pour sa part de montrer la scène peu de temps après : l’ermite est déjà mort, sa tête est tranchée et de son cou jaillit un flot de sang. Bohoort a les deux bras repliés contre lui, ce qui montre

  On remarque que concernant le combat fratricide, c’est essentiellement la scène entre Bohoort et Lionel qui a intéressé les enlumineurs. La scène, par exemple, où Canaam tue ses frères a été très peu représentée (un seul manuscrit dans ceux étudiés, le BNF 113. Ce manuscrit montre aussi le miracle des tombes de Canaam et de ses frères). Par contre de nombreux manuscrits illustrent son exécution. 60

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son incapacité d’agir61, tandis que ses mains ouvertes, paumes rejetées vers l’extérieur suggèrent qu’il accepte son sort et qu’il se refuse à tuer son frère. Son corps, en position déséquilibrée, illustre son angoisse et sa détresse. D’un point de vue diachronique, on constate donc que les illustrations sont de plus en plus sanglantes.

Lionel menaçant Bohort l’Essillié, Cote : Français 342 (1274)

Lionel tuant l’ermite, Cote : Français 343, fol 47 (daté des environs de 1380–1385)

61   François Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Âge, Signification et Symbolique, op. cit., p. 217.

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Lionel tuant l’ermite, Cote : Français 112, fol 159, (début du XV e siècle)

Lionel tuant l’ermite, Cote : Français 120, fol. 552 (début du XVe siècle)

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Lionel menaçant Bohort l’Essillié, Cote : Français 111, fol. 258 (daté des environs de 1480)

On constate donc, en analysant les différentes enluminures, que tous les illustrateurs ne sont pas sensibles aux mêmes éléments : qu’est ce qui est le plus important dans la dispute entre Lionel et Bohoort ? La violence dirigée envers un membre du lignage, ou celle dirigée envers un membre de l’église ? Un fait seul est sûr, c’est que la violence dirigée envers un autre chevalier paraît totalement secondaire. En effet, sur l’ensemble des manuscrits étudiés, seul le BNF 111 nous montre Calogrenant s’avançant pour tenter d’intervenir, mais son rôle n’intéresse apparemment pas les illustrateurs ce qui montre que pour les contemporains du texte, la violence au sein de la fratrie guerrière est moins grave que celle à l’encontre des deux autres types de parenté. Pour l’auteur de la Queste, la fratrie se trouve donc être le lieu où peut se manifester l’intervention diabolique. Ce qui a provoqué une rupture dans le lien adelphique, c’est le fait que Bohoort ne mette pas le lignage au dessus de  tout. Le diable parvient à contaminer Lionel parce qu’il réussit à s’introduire dans son esprit en utilisant la fêlure provoquée par l’abandon de son frère, tout comme dans le Merlin, la mère de ce dernier avait été mise en colère par sa propre sœur.

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Mais le fratricide n’a pas eu lieu, car il demeure très marginal dans le corpus. Le plus souvent, seule la folie peut pousser un homme à tuer son frère. Egreste, après s’être converti, décide de revenir à ses anciennes croyances. Alors qu’il vient d’ordonner qu’on brûle une croix, il est soudain pris de folie, étrangle son jeune fils, sa femme et « son frere » (Lancelot, II, 324), puis se suicide en se jetant dans les flammes. C’est également le diable qui poussera Chanaan à assassiner ses douze frères (Joseph, 508) car bien qu’il soit l’aîné, les autres sont davantage aimés de Dieu que lui. Il finit par se convaincre que si Dieu lui manifeste de la colère, c’est à cause du péché (imaginaire) de ses frères, ce qui le pousse à les assassiner. La jalousie est donc la faille par laquelle le diable pourra s’emparer de lui. En guise de punition, il sera enterré vivant et sa tombe se mettra à brûler. Ainsi il est remarquable que contrairement à la réalité historique, où la guerre au sein de la fratrie a pour origine des problèmes d’héritages, dans le corpus, le fratricide a deux causes : l’inceste et la folie. Mais derrière ces deux aspects se cache généralement la figure du diable, comme si les romanciers avaient besoin d’incarner, au sens propre du terme, la jalousie inhérente au lien adelphique.

Chapitre seize Famille et fonctionnement narratif Parenté et exploitation des possibilités narratives : le lignage de Lancelot Dans un article de 1995, intitulé « Bohort, Blanor, Blihoberis… : A quoi sert le lignage de Lancelot ?1 » Anne Berthelot relève que dans les diverses Continuations, la famille de Lancelot connaît un énorme succès, les auteurs créant de nouveaux personnages en les intégrant à la famille horizontale, sur deux générations, celle des rois Ban de Bénoyc et de Bohoort de Gaunes, et celle de Lancelot. Ce choix narratif s’explique par le fait que les amours adultères du héros ainsi que la sainteté de Galaad interdisent toute progression verticale. Les continuateurs créent donc de nouveaux héros et assurent leur notoriété en les reliant à Lancelot par des liens de parenté. Jean Marx, dans son article « Wace et la matière de ­Bretagne » a écrit : Il semble qu’il y ait là comme une fantasmagorie où s’évoquent les contes qui circulent et peut-être aussi, comme M. Jean Frappier y avait songé, comme un programme idéal que le poète déroule devant nous, comme une suggestion dont il sait qu’il ne pourra pas réaliser tous les personnages2.

Dans le corpus, nous pouvons émettre l’hypothèse que les auteurs utilisent la parenté pour explorer plusieurs possibilités narratives d’un même personnage, provoquant ainsi des prolongements d’un même protagoniste, chacun devenant ensuite autonome, poursuivant une voie qui a été écartée pour un des héros du roman. Plusieurs critiques ont évoqué la possibilité que Bohoort soit un double de Lancelot. Pour Frank Brandsma :

  Anne Berthelot, « Bohort, Blanor, Blihoberis… : A quoi sert le lignage de Lancelot ? » dans Lancelot ‒ Lanzelet, Hier et aujourd’hui, op. cit., p. 15–26. 2   J. Marx, «  Wace et la matière de Bretagne  », in Mélanges de langue et de littérature du Moyen Âge et de la Renaissance, offerts à Jean Frappier, Publications Romanes et Françaises, tome II, Librairie Droz, Genève, 1970, p. 774. 1

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From the beginning, Bohoort is Lancelot’s double3.

Mais la prudence s’impose. Faire des cousins de Lancelot des doubles de ce dernier ne serait-il pas un peu réducteur ? Peut-être permettent-ils, au contraire, d’explorer toute la dimension narrative du héros, non pas copie, mais nuance d’un même protagoniste. Dès le début du roman, Lancelot est un personnage d’une grande complexité et l’auteur devra abandonner certains éléments pour en privilégier d’autres. Si on simplifie à l’extrême, on peut considérer que le héros possède trois grandes possibilités narratives : – La chanson de geste ou le récit épique4 : le héros est ancré dans une logique lignagère dès le début du roman. Son père et sa mère sont déshérités et lui-même n’a plus de terres. On pourrait donc s’attendre à ce que la suite du roman soit principalement axée sur ce thème,

  Frank Brandsma, The Interlace Structure of the third part of the Prose Lancelot, Rochester, New York, 2010, p. 131. Voir aussi V. Bertolucci-Pizzorusso, «  I cavalieri del Pisanello  », dans Morfologie del testo medievale, Bologna, 1989, p. 79, cité par François Suard, « Bohort de Gaunes, image et héraut de Lancelot », dans Miscellanea Mediaevalia, Mélanges offerts à Philippe Ménard, op. cit., p. 1297. 4   Il existe évidemment des contraintes formelles, mais l’important ici, ce sont bien sûr les thématiques de la chanson de geste  : «  exploits héroïques, mais aussi histoire relatant ces exploits, lignage héroïque, ensemble de textes relatant les exploits d’un même héros ou d’un même lignage (…). La chanson de geste a en effet pour fonction, du moins à ses origines, d’exalter les valeurs fondatrices de la civilisation médiévale, qui est guerrière, féodale et chrétienne. La première de ces valeurs est la défense d’un territoire conçu comme un foyer dynamique de civilisation, face à une altérité inacceptable (…) ». Elle explore également le rapport difficile des féodaux avec le pouvoir royal. Voir Dominique Boutet, article « Chanson de geste  », dans le Dictionnaire du Moyen Âge, op. cit., p. 254. Certains thèmes peuvent également se rapporter à l’épopée. Les premières épopées étaient les épopées bibliques. Il s’agissait au départ de construire une poésie valorisant une culture chrétienne, comme Virgile avait en son temps valorisé la culture romaine. Puis peu à peu s’est développée l’épopée historique et profane en particulier autour du personnage de Charlemagne. « C’est la légitimation du pouvoir politique et militaire de grandes familles qui a donné à l’épopée profane l’occasion de se développer, pour sa capacité de transformer en héros mythique le protagoniste de l’histoire beaucoup plus que pour son pouvoir de diffusion ». Anne-Marie Turcan-Verkerk précise qu’au XIIIe siècle, en Italie par exemple, on compose de nombreux poèmes épiques « exaltant familles, villes ou royaume… ». Voir Anne-Marie Turcan-Verkerk, « Epopée historique et profane », article du Dictionnaire du Moyen Âge, op. cit. p. 490–492. Voir également Alexandre Micha, De la chanson de geste au roman, Publications Romanes et Françaises CXXXIX, Droz, Genève, 1976, ainsi que Dominique Boutet, La Chanson de geste, Paris, PUF, 1993. 3

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c­ ’est-à-dire la façon dont Lancelot récupèrera son héritage. On serait alors dans une logique de chanson de geste qui raconterait une guerre entre clans. Pour Howard Bloch « la chanson de geste (…) est la forme poétique de l’histoire familiale5  » dans la mesure où elle retrace les combats d’un clan, ses guerres, de façon transgénérationnelle, puisque les descendants héritent des conflits de leurs parents. – La quête mystique  : il fait partie du lignage qui doit mettre fin aux enchantements de Bretagne et qui doit accomplir la quête du Graal. Toute sa succession généalogique avait pour but la réalisation de cette quête et il porte cela dans son nom de baptême même. – Le roman courtois : dès qu’il est fait chevalier, il tombe éperdument amoureux de la reine, sans qu’il y ait de retour possible. L’histoire se centre alors sur l’amour entre le chevalier et sa dame. On le sait, le romancier choisira de s’intéresser aux amours entre Lancelot et Guenièvre mais il lui faudra tout de même faire quelque chose du « surplus » de narration qu’il ne peut exploiter. Car bien que les données narratives du personnage soient en contradiction les unes avec les autres, l’auteur ne peut débarrasser le héros de son épaisseur biographique ni de son héritage matériel et spirituel. D’autres personnages se chargeront alors de réaliser les possibilités narratives qui ont été mise de côté, les romanciers utilisant pour cela les deux cousins du héros, ainsi que son fils. La répartition des données narratives de Lancelot entre les deux cousins se fait dès le début du roman. Lorsqu’ils sont présentés à Claudas, ils se rebellent et tuent son fils. En effet, le tuer, c’est l’empêcher d’hériter d’une identité (à travers les terres de Gaunes et de Bénoyc) que son père a usurpée. Lionel ne s’y trompe pas. Lorsqu’il frappe Claudas, il s’empresse aussitôt de lui ôter la couronne qu’il porte et il la jette au sol : Et il fiert a .II. mains le couroune contre le pavement del palais (…). Lioniax ot saisie l’espee qui a le terre fu keüe, si le lieve en haut a .II. mains a teil vertu com il avoit. Et Bohors prist le cheptre qui a la terre gisoit, si en commenchent grans caus a departir la il pooient ataindre. (Lancelot, VII, 117–118)

Les deux enfants accomplissent là un geste symbolique  : en ramassant l’épée et le sceptre, ils se réapproprient la royauté  : Lionel prend la fonction guerrière (épée), tandis que Bohoort, à travers le sceptre, s’empare de

5   Howard Bloch, Etymologie et généalogie, une anthropologie littéraire du Moyen Âge français, op. cit., p. 133.

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la dimension magique et religieuse. La couronne (destinée à Lancelot ?) est totalement brisée et reste au sol. Dorin, fils de Claudas, est donc tué par les attributs même de la royauté usurpée, c’est-à-dire que Lionel lui tranche d’abord la main (opérant ainsi une forme de castration guerrière), tandis que Bohoort l’achève en lui ouvrant le crâne avec le sceptre. Cette répartition des deux objets sera respectée dans la suite du roman. Lionel sera dans une logique guerrière tandis que Bohoort sera entraîné dans une quête spirituelle. Les enlumineurs se sont particulirement intéressés la représentation de cette scène. On assiste à la mort de Dorien, frappé par Lionel et Bohoort. On peut voir que leur mouvement est quasiment identique. A l’arrière plan (BNF 118), Claudas est en position de majesté, mais sa main posée sur sa barbe, sous son menton, indique la souffrance de voir son fils blessé. Les deux assaillants ont tous deux le bras droit en l’air, brandissant un objet pour frapper le fils de l’usurpateur. Leurs mains gauches sont tendues vers Dorien. L’illustrateur a pris certaines libertés avec le texte. En effet, il est dit que Lionel s’empare de l’épée (et donc de la dimension guerrière de la royauté), tandis que Bohoort, quant à lui, s’empare du sceptre, et la couronne reste à terre (Lancelot, VII, 117–118). Ici la couronne est effectivement au sol, mais elle ne semble pas être celle de Claudas, car il la porte sur la tête. Bohoort, pour sa part, tient dans sa main un cercle doré qui ressemble également à une couronne. On voit le front sanglant de Dorien, qui tente de se défendre, mais il ne pourra résister aux assauts conjugués des deux frères. La position des deux frères est parallèle et c’est une des constantes lors de la représentation de la fratrie. Lorsqu’ils sont sous la forme des lévriers (BNF 112), ils sont également parfaitement identiques, hormis la couleur de leurs pelages et de leurs colliers. Claudas, rendu fou de douleur par la mort de son fils n’est plus représenté en position de majesté. Il semble hors de lui, l’épée levée, cherchant les deux enfants pour les tuer. Saraïde tient les deux laisses, mais l’illustrateur la montre le visage ensanglanté, suite à la blessure que lui a infligée le roi. L’intérêt manifesté par les illustrateurs pour cette scène montre clairement que quelque chose de fondamental se joue ici, c’est-à-dire, nous semblet-il, une répartition symbolique des données narratives. Concernant Lionel, dès sa naissance, il est doté de cette dimension de « héros mythique6 » dont

6  Anne-Marie Turcan-Verkerk, « Epopée historique et profane », article du Dictionnaire du Moyen Âge, op. cit., p. 490–492.

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Mort de Dorien, Cote : Français 118, fol. 167v (début du XV e siècle)

Claudas abusé par Saraïde, Cote : Français 112, fol. 5v (daté des environs de 1470)

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parlait Anne-Marie Turcan-Verkerk, ce qui en fait un héros potentiel de chanson de geste :  Li vallés ot non Lyoniax por une grant merveille qui avint a son naistre, car si tost com il issi del ventre de sa meire, si trova on une taque vermeille en mi son pis qui estoit en forme d’un lyon et li enfes l’avoit embrachie a .II. bras et par mi le col autresi com por estrangler. (Lancelot, VIII, 132)

La suite de l’histoire (omise dans le manuscrit de référence d’A. Micha mais corrigée d’après les autres manuscrits) est ajoutée en note : Moult fis en son pis, et tant qu’a un jor q’il ocist en la maison lo roi Artu le lieon coroné de Libe qi a la cort estoit amené (…) puis la tache ne li parut en mis le pis. (Lancelot, VIII, 132)

Au début du Lancelot en prose, le déshéritement de Lionel, Bohoort et Lancelot est également dû à un manquement du roi, qui ne respecte pas son obligation d’aide et d’assistance envers ses vassaux. Le roi Ban lui demande de l’aide, mais Arthur, pris par ses propres guerres, ne lui répondra jamais. Ce manquement lui sera d’ailleurs reproché à plusieurs reprises7. Si l’on compare avec une chanson de geste célèbre, Raoul de Cambrai8, la situation initiale est identique. Tout commence à cause d’un problème d’héritage. Le père de Raoul de Cambrai meurt et son fils est trop jeune pour être mis en possession de sa terre. Le roi donne donc à un chevalier qui lui a rendu de grands services, Giboin du Mans, non seulement la main de la mère de Raoul, la dame Aalais, mais aussi toutes ses terres, sauf Cambrai qui devra revenir à l’enfant quand celui-ci sera en âge de porter les armes. Le déshéritement de Raoul est donc imputable au roi9. Lancelot se désintéressera de son héritage, alors même qu’à plusieurs reprises le romancier prend soin de préciser que tous les chevaliers des rois Ban et Bohoort étaient prêts à défendre leurs seigneurs légitimes. Tenu dans l’ignorance de sa situation et de ses origines par la Dame du Lac (personnage qui, comme nous l’avons déjà démontré, est ancré dans plusieurs temporalités), Lancelot échappe à la logique lignagère qui pourrait découler de la   Voir par exemple Lancelot, VII, 96.   Toutes les références au texte renvoient à Raoul de Cambrai, Chanson de geste du XII e siècle, introduction, notes et traduction de William Kibler, collection Lettres Gothiques, édition le Livre de Poche, Paris, 1996. 9   Voir par exemple Raoul de Cambrai, p. 38. Pour William Kibler, dans l’introduction au texte Raoul de Cambrai, « déshérité et insulté par un seigneur tyrannique, le héros entre en révolte et se trouve par la suite en position ambiguë, tiraillé entre des devoirs incompatibles », p. 7. 7 8

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situation initiale du roman et c’est alors le personnage de Lionel qui assume cette charge narrative. L’ouverture du roman montre la lutte de Pharien et de certains chevaliers pour aider leurs seigneurs à reprendre possession de leurs terres et le récit se concentre sur le personnage de Lionel. Si l’on considère leurs caractères, les deux cousins présentent des similitures troublantes : Et che fu li plus deffernés cuers d’enfant qui onques fust que Lyonel, ne nus ne retraist onques si naturelment a Lancelot com il faisoit ; et Galehos (…) l’apela une fois cuers sans fraim, por che qu’il nel pooit vaintre par chastoier (…). (Lancelot, VII, 108)

Cette propension à l’emportement rapproche les deux personnages et se retrouve également dans sa façon de se manifester10. Lorsque Pharien explique à Lionel qu’il a été déshérité par Claudas, l’enfant réagit très violemment : Quant li enfes l’entent, si li engrose li cuers et boute des piés la table jus et puis saut en mi maison tous corechiés, et li œil li rougisent de mautalent et li vis s’esauffe ; si est avis a chaus qui l’esgardent que par tout le vis li doie li sans salir11. (Lancelot, VII, 110)

Pour William Kibler : Bien qu’il possède toutes les qualités (…) ‒ prouesse, fidélité, héroïsme, enthousiasme ‒ le héros révolté est souvent affecté d’une tare tragique, d’une propension à la violence ou à la rancune par exemple…12 ».

Lionel et Lancelot remplissent donc tous deux les conditions pour entrer dans une logique guerrière de reconquête, mais c’est Lionel qui va assumer la destinée possible de Lancelot, à savoir une guerre de clans pour la reconquête de leurs terres. Il jure à Pharien qu’il ne mangera pas tant qu’il ne se sera pas vengé de Claudas, dût-il y laisser la vie. Son discours en cette circonstance est d’ailleurs très révélateur : Coi ? fait Lyoniax. Dont ne sont chil de chest païs tout mi homme ? Si me garandiront a lor pooir et i meteront consel et paine (…)13. Et se je mur por

 Le personnage de Raoul de Cambrai, héros de chanson de geste par excellence, est également célèbre pour ses colères et sa démesure (plus loin dans l’histoire, sa rage l’aveuglera au point qu’il brûlera vives toutes les religieuses d’un couvent). 11   En ce qui concerne Lancelot, voir Lancelot, VII, 72. 12   William Kibler, dans l’introduction au texte Raoul de Cambrai, Chanson de geste du XII e siècle, op. cit., p. 7. 13   Allusion ici au serment vassalique. Le vassal doit jurer aide et conseil (Auxilium et consilium) au seigneur. 10

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mon droit conquerre, bien soit la mors venue, car miex me vient il morir a honor que vivre hounis et desiretés en terre, et plus en sera m’ame aise, quant je m’en serai vengiés  ; car qui desirite fil de roi, chertes assés li taut la vie (Lancelot, VII, 111–112)

Pour Lionel l’héritage est un droit que l’on doit (re- ?) conquérir. Renoncer à ce droit signifie accepter la honte, donc ne plus être le fils et perdre ainsi l’honneur. Une naissance placée sous le signe du mythique, un amour passionnel qui le lie à sa terre, un désir de vengeance que rien ne peut freiner, un caractère emporté, parfois violent, Lionel assume une part du destin qui aurait dû être celui de Lancelot. Il témoigne d’une idéologie lignagère pour laquelle l’attachement au domaine familial est à la fois une appartenance clanique, mais est aussi un facteur d’identité : la royauté ne peut être usurpée et doit revenir de droit au fils de sang. Ne plus avoir ses terres, c’est ne plus être fils de roi. Dans le même temps, même s’il est déshérité et qu’il est élevé dans le domaine du Lac, Lancelot porte le prénom de Galaad. Il est le descendant de David et de Joseph d’Arimathie, ce qui en fait donc l’héritier de la quête du Graal. Mais il ne pourra remplir cette donnée narrative, dans la mesure où il tombe amoureux de la reine, son parcours rejoignant ainsi ceux des chevaliers terriens. Bohoort ayant ramassé le sceptre, il aura en charge d’accomplir l’héritage mystique de Lancelot. Au début du récit, tant que dure la guerre lignagère, on ne sait que peu de choses sur lui, comme s’il ne pouvait trouver réellement sa place dans le roman. Lorsqu’il réapparaît, il se donne pour nom Bohoort l’Exilé, portant ainsi la marque de son déshéritement. Le personnage a deux caractéristiques principales : il vénère Lancelot et il manifeste un farouche désir de rester vierge14, condition sine qua non pour réaliser la quête du Graal. On ne sait rien des raisons de ce choix, la seule explication plausible étant qu’il doit accomplir cette possibilité narrative. Un chanoine déclarera que Lancelot aurait dû suivre l’exemple de Bohoort et ainsi la quête du Graal aurait été achevée par celui qui y était prédestiné. Mais nous savons que la relation adultère que le jeune homme entretient avec la reine l’exclut de cette quête. Bohoort aura un contact avec le Graal, mais cependant avec une limite :

14   Il se bat même contre un des frères de Gauvain qui avait osé dire que ce dernier était le meilleur chevalier du monde et il n’hésitera pas, devant toute la cour, à monter en charrette par amour pour son cousin.

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Boorz, ne vien plus avant, car tu n’ies pas dignes de veoir plus que veu as des secrees choses de ceanz. Et se tu sus cestui deffens ies si hardiz que tu viengnes avant, saches que tu n’en eschaperas ja sanz perdre le pooir des membres si conme d’aller et de veoir (…). (Lancelot, V, 271)

Même s’il prend en charge une partie de la quête mystique, il ne peut totalement remplacer son cousin comme il le lui sera signifié : Et nonporquant se Lanceloz vostre cousin se fust aussi bien gardez, com vos avez porposé vos a garder, el commencement de sa chavalerie, il meist tout ce a fin dont vos tuit estes ore en painne. (Lancelot, V, 268)

Alexandre Micha emploie le terme de «  confrontation15  » au Graal pour marquer la différence avec les chevaliers tels que Gauvain qui devront se contenter de voir passer l’objet saint sans avoir de réel contact avec lui. La confrontation de Bohoort et du Graal est possible justement grâce à la vie chaste qu’il a menée jusqu’alors : Et li chapelain li demanda de son estre et il li dist toute sa vie, que onques rien ne l’en cela ; si le trueve de si bonne vie et de si religieuse que il s’en merveille tout, quant il sot qu’il n’avoit onques pechié fors en une fame et ce fu en la fille Brandegoire, cele qui de lui avoit eu Elyam. (Lancelot, V, 259)

Mais Bohoort ne peut totalement réussir à assumer cette part narrative de Lancelot, et cela pour deux raisons : tout d’abord, il n’est pas Lancelot et bien qu’il soit issu du même lignage, il ne peut accomplir des tâches qui ne lui étaient pas destinées à l’origine. Ensuite, Bohoort, lui aussi, s’est en partie perdu dans les méandres du roman courtois, puisqu’il a été abusé par une femme, perdant ainsi sa virginité. Et dans le contexte du Graal, si la chasteté est admirable, elle ne peut rivaliser avec la virginité. Cette possibilité narrative n’est donc pas menée jusqu’à son terme avec le personnage de Bohoort et intervient alors le propre fils de Lancelot. Pour Howard Bloch : Sa conception intervient hors de tout désir sexuel (…). Galaad, seul capable de mener à son terme l’aventure du Graal, a lui-même transcendé le désir, puisque sa perfection consiste en une chasteté qui exclut même tout désir d’union. (…) Galaad, produit d’une conception presque immaculée et second Christ dans le lignage de celui-ci, se soustrait à toute généalogie16.

  Voir la note 28, Lancelot, V, 258.   Howard Bloch, Etymologie et généalogie, une anthropologie littéraire du Moyen Âge français, op. cit., p. 286.

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Nous ne rejoignons pas Howard Bloch sur ce dernier point. Au contraire, Galaad est le produit de toute une généalogie dont il accomplit le destin : il n’est conçu que pour accomplir l’héritage spirituel de Lancelot, à savoir la réussite de la quête du Graal, qui délivrera le royaume des enchantements. Son nom même montre qu’il est là pour réussir là où son père a échoué. Il est l’aboutissement d’une possibilité narrative, présente dès le début du Lancelot et grâce à lui, les trois données essentielles du roman parviendront toutes à leur terme. Avec la conception de Galaad, le temps rattrape l’univers arthurien. La prédestination, verticalisation à l’extrême du temps, est incarnée par le fils de Lancelot, qui n’est mis au monde que pour accomplir le destin de sa lignée, repoussé par le péché de Lancelot. Mais il est également le dernier de son lignage, car tout a été exploité. Cet enfant, non désiré, mais inévitable, marque le début de la fin. En avançant de façon décisive vers le Graal, la légende s’achemine vers son achèvement, car se trouve dénoué tout ce qui avait été esquissé au début du Lancelot. La fin du cycle nous montre le retour des seigneurs légitimes dans leurs royaumes. Lancelot se sépare définitivement de sa possibilité d’être le héros d’une chanson de geste ou d’une quête mystique  : à la fin du Lancelot, il renonce au trône et à la gloire spirituelle pour retourner à la cour d’Arthur aux côtés Guenièvre. Dans la Queste, Galaad achève la quête du Graal. La Mort le roi mettra un terme au roman courtois en dévoilant l’adultère de Lancelot et de la reine. Trois romans donc, qui dénouent au fur et à mesure trois possibilités narratives. Si les cousins et le fils de Lancelot sont les plus aboutis au niveau de la construction du récit et de ses possibilités, ils ne sont pas les seuls. Dans le Perlesvaus, le procédé est moins utilisé, ou en tout cas de façon différente. Tout d’abord, on peut songer qu’en ce qui concerne le héros, ses frères et ses oncles sont là pour montrer ce qui arrive lorsqu’on choisit l’aventure purement chevaleresque. Mort violente et déchéance matérielle sont le lot de ceux qui s’engagent dans cette voie17. Concernant Arthur, les récits qui le mettent en scène en tant que chevalier « errant » se situent généralement avant son mariage. Dans le Perlesvaus, le roi est marié et père de famille mais son fils Lohot est assassiné et ­Guenièvre meurt peu après. Le roi se retrouve alors libre de mener la même vie que ses 17  Dans le Conte du Graal, la mère du héros sait que l’aventure chevaleresque mène généralement à la mort et elle fait donc tout son possible pour empêcher son dernier fils de suivre le même chemin.

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chevaliers  : il part à la rencontre des aventures en compagnie de Gauvain, participe à des tournois et doit même résister aux avances de demoiselles entreprenantes. A la fin du cycle se trouve la célèbre scène où Mordred et Arthur s’entretuent. C’est le point culminant de la bataille qui marquera la fin du monde arthurien, mais Lancelot en est absent. Lorsqu’il revient dans le royaume d’Arthur, celui qui avait convoité la reine est déjà mort mais il faut pourtant un adversaire à Lancelot permettant d’illustrer son retour et le faisant participer, a posteriori, à la grande bataille. Pour combler cette frustration du lecteur (et de l’auteur ?), Mordred se voit tout à coup doté de deux fils, qui semblent surgir ex nihilo : Vindrent avant li dui fill Mordret qui avoient a Wincestre demoré por garder la vile, se mestiers fust, et les avoit Mordrés lessiez dedenz. Cil dui fill estoient bon chevalier et aduré. (La Mort le roi, 252)

La bataille de Salesbieres est ainsi dédoublée, mais il ne reste plus beaucoup de chevaliers célèbres à faire s’entretuer : Il montent sus les chevaus et assemblent a eus a pleinne bataille ; si poïssiez veoir a l’encontrer meint chevalier verser et morir, et meint cheval ocirre et meint estraier, dont li seigneur gisoient par terre les ames parties des cors. La bataille dura jusqu’a eure de none, car il avoit grant gent d’une part et d’autre. (La Mort le roi, 254–255)

Pour renforcer la tension dramatique et préparer le combat de Lancelot, le fils aîné de Mordred, Melehan, joute contre Lionel, le blessant à mort. Bohoort le venge en tranchant la tête du traître. La bataille est longue et incertaine puis Lancelot rencontre le deuxième fils de Mordred. Tout est fait pour que ce fils soit le prolongement narratif du bâtard d’Arthur : Le connut bien as armeüres, car il portoit autiex armes comme ses peres souloit fere ; et Lancelos, qui trop mortelment le haoit, lesse corre l’espee trete. (La Mort le roi, 256)

S’il n’est pas un prolongement narratif de son père, pourquoi Lancelot le haïrait-il, alors même qu’il n’en a jamais été question ? Le combat entre Lancelot, Lionel, Bohoort et Mordred a en fait lieu par procuration. A la fin du Lancelot, lorsque les trois cousins vont récupérer leurs terres, alors qu’ils sont déjà adultes et d’un âge respectable, Claudas est encore sur le trône, bien qu’il soit de la génération de leur propre père. L’auteur se rend bien compte que mettre en scène un combat entre lui et Lancelot serait pour le moins problématique. Apparaît alors un nouveau fils dont là encore, il

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n’avait jamais été question, et qui porte le nom de Claudin. C’est ce dernier qui assumera la gestion de la guerre contre le lignage du héros, mais il choisira une voie différente de celle de son père : il se réconcilie avec les héros et leur rend leurs terres, ce qui en somme était ce qu’avait prévu de faire Claudas à sa mort18. Ce faisant, Claudin apparaît d’abord comme étant le prolongement de son père, puis il prend une certaine autonomie en décidant de son propre chef de se réconcilier avec ses adversaires. La mère de Galaad a également un destin qui se divise en deux. Elle est d’abord une magnifique demoiselle, vierge, qui fait le service du Graal et son destin semblait tout tracé, mais Lancelot tombant amoureux de la reine, il ne peut assumer la quête qui est échue à sa famille. Le père de la demoiselle décide donc de provoquer la naissance d’un nouvel héritier qui sera plus apte à réussir la destinée familiale, mais ce faisant, la demoiselle est obligée d’abandonner sa première donnée narrative, à savoir être la servante du Graal. Apparaît alors une cousine germaine qui a exactement les mêmes caractéristiques que la fille du Roi Pêcheur : Et por ce en estoit ele ostee et estoit entree en son leu une soue cousine germainne, niece le roi, virge de char et de volenté. (Lancelot, IV, 271)

Sa soudaine apparition dans la narration est provoquée par la perte de la virginité de sa cousine, comme si elle n’avait été créée que pour cela. Elle prend automatiquement la place de sa parente19. Les membres de la parenté permettent ainsi d’explorer ou de poursuivre des possibilités narratives, ils ne sont donc pas simplement des doubles car ils sont à la fois semblables et dissemblables. Ils explorent une des données d’un personnage, qui a été écartée dans la narration, à cause des diverses péripéties vécues par les héros. Cela montre la richesse du matériel narratif, et la façon originale que les auteurs médiévaux ont d’exploiter la complexité des personnages. Parentés et cohérence textuelle Il a été montré précédemment que l’on peut définir trois grands types de parenté :   Au début du roman on apprend qu’il a prévu de rendre les terres à leurs héritiers légitimes après sa mort. 19   On pourrait également citer ici la figure des « neveux ». Galehodin et Banin ne semblent apparaître dans le récit que pour être des prolongements narratifs de personnages disparus. 18

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–  La parenté charnelle –  La parenté chevaleresque/guerrière –  La parenté spirituelle Au sein de la narration, leur représentation reste inégale, l’auteur valorisant parfois un type de parenté, mais les deux autres restent très présents. Lorsque l’auteur procède à une valorisation excessive d’un des systèmes de parenté, on constate que cela déclenche une rupture de l’équilibre narratif qui perturbe la cohérence textuelle du cycle. Le Merlin met au centre de la narration la parenté chevaleresque, qui est l’impulsion même permettant au système arthurien de fonctionner : lorsqu’est racontée la création de la Table Ronde, la parenté chevaleresque s’impose d’elle-même, les barons s’installant à la cour avec femmes et enfants (Merlin, 189) et fondant la Table Ronde. Arthur s’impose grâce à son mérite personnel et ses origines, ainsi que le caractère illégitime de sa naissance, passent au second plan. En parallèle se trouve la parenté charnelle, illustrée par le personnage de Constant et de ses fils, ainsi que par le thème de la transmission du royaume20, mais ce type d’organisation sociale ne peut rivaliser avec celle qui sera mise en place par Arthur et Merlin, ce qui provoque d’ailleurs la jalousie des personnages demeurant dans une logique lignagère : lorsque des barons veulent occuper le siège laissé libre à la Table Ronde, ils l’expliquent ainsi : Nos l’essaierons molt volontiers et il i a en noz lignaiges de molt prodomes qui volontiers s’i asseront. (Merlin, 191)

Et en effet, celui qui décide de s’y asseoir est « de molt grant lignaige et riches hom et posteïs de la terre » (Merlin, 193), cependant ce siège n’est pas réservé à un homme de haut lignage, mais à un chevalier de grande valeur. Lors de l’épisode de l’épée du Perron, les hommes les plus riches et de plus haut lignage veulent tous tenter l’épreuve en premier, mais l’archevêque rappelle la perspective du Merlin, expliquant que celui qui y parviendra ne sera pas forcément de haut lignage, mais qu’il sera élu par Jésus Christ (Merlin, 269‒270). Lorsque Arthur y parvient, les barons, véritable incarnation de la logique lignagère, sont atterrés, refusant qu’un « garçon » devienne leur seigneur. L’archevêque se met alors en colère, demande au jeune homme de remettre l’épée et lance comme défi : Or alez, seingnor riche home, si essaiez se vos l’en porroiz oster. (Merlin, 280)

  La parenté la moins présente étant sans conteste la parenté spirituelle.

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A chaque épreuve, le lignage est mis en balance avec la valeur personnelle et le choix de Dieu. Finalement, Arthur est élu roi avant même que l’on sache qu’il est en fait le fils d’Uther, prouvant ainsi le fait que les chevaliers sont égaux indépendamment de leurs origines. En reléguant le lignage au second plan, il permet l’instauration de la parenté guerrière et l’origine du roman arthurien se confond alors avec l’origine de la chevalerie. Le roman suivant dans le cycle, le Lancelot, parviendra à une certaine harmonie entre les trois types de parenté. Bien que les premiers épisodes nous présentent la tentation d’un repli vers l’identité lignagère21, la rencontre avec la reine modifie la dynamique narrative et le romancier continue finalement à mettre en avant la parenté chevaleresque. Le roman nous présente des individus, avant de nous présenter des lignages. Les chevaliers quêtent seuls, ou à deux ou trois, leur but étant souvent de retrouver l’un d’entre eux, considéré comme perdu. Ils sont solidaires, indépendamment du lignage auquel ils appartiennent, comme le montre par exemple l’amitié qui unit Lancelot et Gauvain. Pour s’intégrer à la cour, il faut de toute façon rompre avec le lignage, puisque l’errance chevaleresque n’est pas compatible avec la gestion d’un patrimoine. Certes, à travers la fratrie de Gauvain et le cousinage de Lancelot, la parenté charnelle est présente, mais n’est pas le principe directeur du fonctionnement des personnages. C’est le personnage de Galehot qui illustre le mieux la tension entre parenté chevaleresque et parenté charnelle22. Il s’agit, tout comme Lancelot, d’un jeune chevalier et comme lui il est récent dans la littérature arthurienne. Il est présenté comme étant « le plus preudom qui orendoit soit de son eage » (Lancelot, VII, 439) et Gauvain précise même que « s’est li homme el monde plus amés de sa gent et qui plus a conquis son eage, car il est joines bachelers » (Lancelot, VII, 440). Galehot nous est donc présenté explicitement comme un personnage faisant partie d’une autre génération que celle d’Arthur : tout comme Lancelot, il appartient à ce que nous pourrions qualifier de « nouvelle génération ». L’auteur le dote également d’une double ascendance, mythique et lignagère : en effet, s’il est le fils d’une géante, il règne également sur un immense royaume et il est pris dans un réseau de parenté et d’amis « charnels ». Son château est décrit comme étant une : « tor forte et haut desor la roche » et   Avec par exemple les thématiques de la chanson de geste (guerre entre lignages, problèmes d’héritage, perte des terres familiales…). 22   Sur le personnage de Galehot, voir Philippe Ménard, « Galehaut, prince conquérant dans le Lancelot en prose » dans Lancelot ‒ Lanzelet, Hier et aujourd’hui, op. cit., p. 263–275. 21

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« si seoit li chastials en une roche naïve, en haut… ». Marie-Luce Chênerie fait remarquer que : La montagne ou quelque autre verticalité devinrent dans le roman arthurien les symboles de l’orgueil qui défie toute souveraineté, en particulier celle d’Arthur, à cause de ses chevaliers, les rivaux personnels de ces puissances guerrières23.

Ce château s’appelle justement l’Orgueilleuse Garde et Galehot a prévu d’y enfermer Arthur pour pouvoir prendre sa place24 : il s’agit donc d’un lieu d’opposition (et de refuge) à la royauté arthurienne. Le jeune homme est donc à la tête d’un solide patrimoine, ne désirant aucunement s’intégrer à la parenté chevaleresque car il obéit à une logique familiale, supportant les devoirs qui incombent à un chef de lignage. Mais sa rencontre avec Lancelot sera déterminante et le héros convaincra le fils de la Géante de laisser la victoire à Arthur, son amitié pour le chevalier l’emportant sur ses devoirs de chef de guerre. S’ensuit alors un étrange chassé-croisé : Lancelot suit Galehot dans son royaume, où il demeurera longtemps avec son ami et avec Lionel. Ce faisant, il opère, d’une certaine manière, un repli lignager25, tandis que dans le même temps ses frères de la Table Ronde tentent de le rejoindre pour le ramener au roi qui veut avoir près de lui celui que tout le monde nomme déjà le meilleur chevalier du monde. Lancelot doit alors choisir entre deux univers inconciliables, ce que Gauvain a très bien compris, puisqu’il déclare à Arthur : Sire, vous avés perdu Lancelot, se vous n’en prendés garde, car Galahot l’enmenra au plus tost qu’il pourra, car il est plus jalous de lui que nuls chevaliers de jouene dame. (Lancelot, VIII, 482)

Tant que Lancelot est en Sorelois, et donc en dehors de l’espace arthurien, l’histoire se désintéresse de lui et se concentre sur Gauvain, Hector et

 Marie-Luce Chênerie, « L’aventure du chevalier enferré », dans Approches du Lancelot en prose, op. cit., p. 81. 24   Le romancier met clairement en relation le lignage et cet épisode : en effet, un personnage vient informer le roi que s’il est en train de perdre la guerre, c’est d’une part parce qu’il est le fils bâtard d’Uther, d’autre part parce qu’il n’a pas empêché Claudas de déshériter les familles de Ban et Bohoort. 25   L’auteur insiste sur l’isolement des personnages : « li roialmes de Sorelois par devers la terre le roi Artu estoit clos d’une seule aigue qui moult estoit grans et roide et parfonde (…). Ensi estoit la terre de Sorelois close par devers le roialme de Logres » (Lancelot, VIII, 129). C’est également en traversant l’eau (le Lac) que Lancelot sera éloigné de son lignage au début du roman. 23

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ses compagnons. Il faudra attendre que le neveu du roi, représentant symbolique de l’univers arthurien, vienne le chercher en Sorelois pour que Lancelot réapparaisse dans le récit. Galehot n’est pas dupe et tente d’abord d’empêcher Gauvain de rencontrer son ami : il emmène Lancelot sur l’Ile Perdue où se trouve une forteresse, là encore entourée d’eau. Pressent-il déjà que son amour pour le héros sera la cause de sa mort ? Gauvain s’étonne de ce comportement, si éloigné de la logique de la Table Ronde et affirme que « chou est grant vilonie a son oels quant il por .II. chevaliers s’est enserrés » (Lancelot, VIII, 422)26. Mais c’est un combat perdu d’avance pour Galehot et il doit admettre sa défaite : c’est finalement lui qui intègrera le monde arthurien, acceptant ainsi d’entrer dans la parenté chevaleresque. Il quitte son royaume pour s’intégrer à la Table Ronde, mais il sait déjà que cela va l’éloigner de son ami : « nous sommes venu la ou jou vous perdirai » (Lancelot, VIII, 483). Etre chevalier de la Table Ronde va le contraindre à chevaucher de façon solitaire et il sera forcément séparé de Lancelot. En outre, les obligations lignagères pèsent sur Galehot, comme il tente de l’expliquer à son ami : Il covendra que je m’an aille en mon païs, por ce que maintes genz lo me tandroient a mauvaitié, se ge demoroie tot adés en la maison lo roi Artu. (Lancelot, III, 5)

Se devant à ses sujets et à son royaume, il ne peut totalement se détacher des données narratives mises en place lors de sa présentation. Pour garder Lancelot, il tente de l’éloigner de la cour en lui proposant de le faire couronner roi et de l’aider à retrouver son héritage c’est-à-dire de replacer la parenté charnelle à la première place, ce qui l’attacherait à une terre et mettrait fin à ses errances, mais ce sera un échec. Lancelot doit rester dans l’entourage d’Arthur pour vivre avec Guenièvre et il ne tardera pas à quitter Galehot pour poursuivre ses aventures. Le fils de la Géante finit par mourir de désespoir. Pour Philippe Ménard, il y a une dichotomie fondamentale entre Galehot et les chevaliers d’Arthur : Observons que notre héros (Galehot) n’appartient pas au simple monde des chevaliers errants. Il a un statut supérieur. Il est le maître d’amples terres, de pays entiers à la façon d’un roi. (…) Il a dans son entourage des rois dont il a triomphé, tel le Roi des Cent Chevaliers. Le personnage tranche sur les autres. Il est au-dessus du monde ordinaire27.

 Gauvain sous-entend que Galehot et son compagnon se sont enfermés par crainte d’être retrouvés par lui et ses compagnons. 27   Philippe Ménard, « Galehaut, prince conquérant dans le Lancelot en prose » dans Lancelot ‒ Lanzelet, Hier et aujourd’hui, op. cit., p. 267. 26

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Et en effet, Galehot n’a pu se détacher de son lignage (à la différence de Lancelot et de ses cousins qui ont été déshérités) et ne s’est donc pas intégré pleinement à la parenté chevaleresque28 : il ne peut se plier à la logique narrative du roman de chevalerie. Marie-Luce Chênerie fait remarquer à juste titre que : Dans le Lancelot plus qu’ailleurs, la technique narrative combine les effets de synchronie et de diachronie, en superposant les générations, en figurant une errance où le déplacement dans l’espace équivaut à une remontée dans le temps ; ou bien les temps s’enchevêtrent, dans un présent intemporel (…)29.

Dans ce roman, où l’auteur doit progressivement débarrasser le héros de son épaisseur biographique pour l’intégrer au monde arthurien, le personnage de Galehot apparaît donc comme une tentative de mélanger des temps différents : celui du XIIIe siècle, avec ses préoccupations et ses angoisses, et celui du présent inaltérable du temps arthurien. Mais ces deux réalités ne sont malheureusement pas conciliables. La Queste présente un tournant décisif dans le cycle car elle marque le premier renversement dans la répartition des trois types de parenté30. Le Siège Périlleux avait d’abord été occupé par Josephé qui était « sacrez et beneiz de la main Nostre Seignor » (Queste, 75), mais être de son lignage ne suffit plus et ceux qui tenteront de s’y asseoir sans y avoir été invité par Dieu le paieront de leur vie. L’auteur opère d’abord une dévalorisation de la parenté charnelle, qui devient le lieu du conflit. Le cousin germain tente de violer sa cousine, des frères commettent l’inceste avant de commettre le fratricide et Lionel et Bohoort, qui s’étaient illustrés jusqu’alors par leur complicité, s’en prennent l’un à l’autre. Le motif est en fait la non-reconnaissance (comme valeur) du lignage. Bohoort croira voir le cadavre de son frère, alors qu’il ne s’agit pas de lui. Gauvain ne reconnaîtra pas son cousin Yvain l’Avoltre et le tuera en joute. Galaad abandonne son père car il doit cheminer avec ceux qui sont devenus sa nouvelle famille. C’est d’ailleurs par le biais de la parenté charnelle que seront incarnés les sept péchés capitaux : « par les set chevaliers doiz tu 28   On note un effacement de la parenté spirituelle dans le Lancelot, qui apparaît comme étant plus rhétorique qu’effective. 29  Marie-Luce Chênerie, « L’aventure du chevalier enferré », dans Approches du Lancelot en prose, op. cit., p. 94–95. 30   Pour une étude centrée sur la fratrie, nous nous permettons de renvoyer à notre article : Claire Serp, « Fratrie, fraternité et fratricide dans le cycle Lancelot-Graal », dans Frères et sœurs : les liens adelphiques dans l’Occident antique et médiéval, op. cit., p. 201–211.

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entendre les set pechiez principaus qui lors regnoient ou monde » (Queste, 55), est-il expliqué à Gauvain. Les sœurs se battent pour des questions d’héritage et l’histoire d’Abel et Caïn sera longuement racontée. On ne peut donc plus compter sur la solidarité lignagère car il faut mettre « arriere dos toute naturel amor por amor de Jhesucrist » (Queste, 187). Les événements antérieurs au roman sont d’ailleurs réinterprétés : dans le Lancelot, Ban meurt de douleur en pensant à sa femme et à son fils et en voyant brûler son château, symbole de son lignage. Dans la Queste, la parenté charnelle ne peut être à l’origine de la mort du grand-père de Galaad et le décès de Ban n’a plus la même origine : Assez fu plus preudons et de sainte vie que mainte gent ne cuiderent, qui cuiderent que le duel de sa terre l’eust mort, mes non fist ; ainz avoit toz les jorz de sa vie requis Nostre Seignor qu’Il le lessast partir de cest siecle quant il l’en requerroit. Si mostra bien Nostre Sires qu’Il avoit oïe sa proiere : car si tost come il demanda la mort dou cors, il l’ot et trova la vie de l’ame. (Queste, 136)

Le désespoir mortel est remplacé par une intervention divine : il ne s’agit donc plus de la manifestation de la douleur d’un père et d’un mari. Dans son article intitulé «  Rompre la concorde familiale  », Martin Aurell pose, en intertitre, la question suivante : « La religion brise-t-elle les solidarités familiales ? ». Il cite différents passages de la Bible évoquant le fait qu’il faut se détacher de la parenté charnelle pour vivre pleinement la parenté spirituelle : « Si quelqu’un vient à moi, s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple (Luc 14, 26). » Ces mots du Christ détonnent sur l’ensemble de son message sur la charité. C’est pourquoi ils sont habituellement lus au sens allégorique. Ils n’en mettent pas moins l’accent sur la radicalité de l’engagement chrétien, qui entraîne parfois des ruptures avec l’entourage familial31.

La multiplication des conflits au sein du lignage aurait donc pour but, dans la Queste, d’amener certains personnages à s’éloigner de leur famille pour se consacrer à leur quête spirituelle. Encore plus grave est la dévalorisation de la fraternité guerrière. Même si la Recluse rappelle à Perceval la « douçor et (…) la fraternité qui doit estre

31   Martin Aurell, «  Rompre la concorde familiale  », dans La Parenté déchirée  : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, op. cit., p. 50.

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entre cels qui en sont compaignon » (Queste, 77), les chevaliers s’entretuent et Gauvain avouera avoir massacré pas moins de dix-huit chevaliers. Finalement, on apprend au début de La Mort le roi que trente-deux d’entre eux ont perdu la vie, au nombre desquels on compte des chevaliers célèbres tel Baudemagu ou Yvain l’Avoltre. En fait, ce que veut montrer la Queste, c’est la déchéance de la Table Ronde qui a perdu ses valeurs : Gauvain ayant rêvé de taureaux devant un râtelier, un ermite lui explique que les animaux auraient dû être au pré, symbole d’« humilité et patience » (Queste, 156) : Por ce que humilité ne puet estre vaincue ne pacience, i fu la Table Reonde fondee, ou la chevalerie a puis esté si fort par la douçor et par la fraternité qui est entr’ax, que ele ne pot estre vaincue. (Queste, 156)

La fraternité guerrière a peu à peu été contaminée par le vice : Li torel estoient orgueilleux et tuit vairié ne mes troi. Par les toriaux doiz tu entendre les compai­gnons de la Table Reonde, qui par lor luxure et par lor orgueil sont chaoiz en pechié mortel si durement que lor pechiez ne pueent atapir dedenz els, ainz les estuet paroir par dehors, si qu’il en sont vairié et tachié et ort et mauvés ausi come li torel estoient. (…) (Queste, 156).

Le romancier en profite donc pour critiquer l’orgueil de caste des chevaliers et ce sera ce péché qui les empêchera de réussir la quête du Graal et qui provoquera la mort de la plupart d’entre eux : Ce est a dire que cil qui revendront seront si essorbé de pechié que li un avront ocis les autres. (Queste, 157)

Ils ne sont donc plus une force unie et cohérente et ce qui faisait leur identité même de chevaliers, l’errance en quête de nouveaux défis, leur est également refusé, puisqu’ils ne trouvent plus d’aventures à mener à bien. Pour que le roman de chevalerie fonctionne narrativement, il fallait que la fraternité guerrière soit érigée en valeur supérieure. Etant donné que dans l’avant-dernier roman du cycle ce n’est plus le cas, on assiste à une progressive déliquescence du monde arthurien et donc à une déconstruction progressive de la structure narrative. Dans la mesure où il n’y a plus d’aventures profanes, il n’y a plus de chevalerie terrestre. D’un point de vue narratif, la logique du récit est étroitement liée au retour à la cour puisque Arthur fait mettre leurs aventures par écrit. Mais dans la Queste, la cour n’est plus le point de ralliement des chevaliers et le retour auprès du roi semble presque être accidentel. Cependant, la chevalerie célestielle s’avèrera églament être une impasse : une fois la quête terminée, Galaad disparaît du récit et il n’y a pas de

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r­ enouvellement des aventures32. Les autres personnages n’ont d’autres possibilités que de choisir entre la vie érémitique (comme Perceval33), ou le retour à la cour (comme Lancelot qui retombe dans ses péchés). Dans la Queste, le centre du récit s’est déplacé et la hiérarchie des parentés a été renversée, fragilisant la structure sociale arthurienne et l’acheminant vers sa destruction. Ce qui lui portera le coup de grâce sera en fait un nouveau bouleversement de la hiérarchie des types de parenté qui, cette fois, sera définitif. Après la Queste, la narration a du mal à se relancer car il n’y a plus d’errances ni d’aventures. La Mort le roi met en scène, dès les premiers épisodes, une discorde au sein même de la chevalerie : Agravain déteste Lancelot, ne rêvant que de lui nuire, et il désire également venger le déshonneur de son oncle, mais son frère Gauvain, quant à lui, reste fidèle à la solidarité entre chevaliers. De graves tensions apparaissent d’abord entre le roi et le lignage de Lancelot. Arthur n’est plus tout puissant et la parenté du héros n’hésite pas à l’affronter au moindre signe d’agression : lorsque le roi, sachant que Bohoort a blessé Lancelot sans le savoir, lui déclare qu’il va regretter amèrement d’avoir touché le chevalier inconnu : Et Hestors, qui cuide que li rois ait dite ceste parole par mal de Boort, saut avant toz corrou­ciez et pleins de mautalent, et dist au roi : Sire, se li chevaliers muert de la plaie, si muire ; car certes de sa mort ne nos puet avenir maus ne doutance. (La Mort le roi, 21)

La première pensée d’Hector est donc que le roi veut s’en prendre à son cousin et lui-même n’hésite pas à s’en prendre verbalement à Arthur. Plus tard, lorsque le roi demandera à Bohoort de rester à la cour avec sa parenté, il refuse et le roi « ne l’en osa plus proier » (La Mort le roi, 49). Le soupçon mutuel et le manque de respect contaminent les relations entre les chevaliers. Le roi est conscient de ces tensions latentes et lors d’un tournoi, lorsqu’il se rend compte que Lancelot va combattre, il interdit à Gauvain et Gaheriet de prendre les armes : Mes messire Gauvains ne porta pas icelui jor armes ne Gaheriez ses freres, einz leur avoit li rois desfendu, por ce qu’il savoit bien que Lancelos i ­vendroit ; si

32   A la différence du Perlesvaus : dans ce roman, le Graal n’est pas un but en soi et l’auteur s’intéresse à la notion de chevalier apportant la chrétienté et convertissant les peuples, ce qui permet des rebondissements narratifs inépuisables. 33   Et comme Bohoort, qui, sans prendre l’habit religieux, reste dans l’ermitage avec Perceval jusqu’à la mort de ce dernier. C’est le chevalier le moins « pur » et c’est donc le seul qui manifeste le désir de retourner à la cour (Queste, 279).

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ne vouloit pas que il s’entrebleçassent, se au jouster venist, car il ne volsist mie que mellee sorsist entr’eus ne mau­talenz. (La Mort le roi, 13)

Ce qui est suggéré ici, c’est que la fratrie chevaleresque est en danger et la cour n’a plus la même aura que dans le Lancelot. Lorsque le héros s’absente longuement, Arthur s’en étonne car « ne vi pieça qu’il lessast autant ma cort comme il a fet ores » (La Mort le roi, 34). La reine, persuadée que son amant la trompe avec la Demoiselle d’Escalot, affirme à Bohoort qu’elle ne veut plus revoir Lancelot à la cour, il rétorque : Ce poise moi ; et puis que vos envers mon seigneur avez empris si grant haïne, li nostre n’ont pas bon demorer ceanz. (La Mort le roi, 37)

L’expression «  li nostre  » symbolise le repli lignager  : ils ne font plus partie de la fratrie de la Table Ronde et ne sont plus maintenant que des seigneurs dans une cour étrangère. Leur allégeance va à leur parenté et aux chevaliers qui composent leur suite et le romancier développe cette idée : Nos querrons tant mon seigneur que nos le trouverons, se Dieu plest  ; et quant nos l’avrons trové, nos demorrons en cest païs, se il li plest, entor aucun haut home. Et se li demorers en cest païs ne li plest, nos nos en irons en noz terres a noz homes, qui moult sont desirrant de nos veoir ; car piece a que il ne nos virent. Et sachiez veraiement, dame, fet Boorz, que nos n’eüssons mie tant demoré en cest païs comme nos avons, se por l’amor de mon seigneur ne fust, ne il n’i eüst pas tant demoré aprés la Queste del Seint Graal fors por vos. (La Mort le roi, 37)

Tout est dit. L’attrait que la cour exerçait sur les personnages a pâli. En fait, ils ne restent que parce que leur seigneur a une liaison avec la reine. Lancelot et ses cousins ne sont plus des « jeunes » et ils n’ont plus à chercher la gloire ou la richesse. L’éloignement de leurs propres terres est tout à coup ressenti comme une anomalie : « et se nos le poions mener el roiaume de Gaunes ou en celui de Benoïc, onques si bone oeuvre ne feïsmes » (La Mort le roi, 38), déclare Bohoort à Lionel et à Hector. Pour Corinne Denoyelle : Alors que le Lancelot propre ou la Queste du Graal sont plutôt centrés sur des itinéraires d’individus, la Mort le Roi Artu raconte des destinées collectives et souligne fortement les oppositions entre les lignages34.

34   Corinne Denoyelle, « Etude pragmatique des relations langagières entre les chevaliers des lignages du roi Lot et du roi Ban : évolution entre la Mort le roi Artu et le Tristan en prose », dans Lignes et lignages dans la littérature arthurienne, op. cit., p. 101.

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En effet, lorsque les cousins du héros quittent la cour, ils le font avec tout « li lingnajes le roi Ban » (La Mort le roi, 38). En fait, Lancelot et ses cousins ne sont plus seuls (contrairement à ce qui se passait dans le Lancelot) et se déplacent sans cesse avec leur « compaignie ». Lorsque Lancelot se prétend trop malade pour assister à un tournoi, il exige que « Boorz et Estors et Lionaus et li chevalier de lor compaignie i alassent » (La Mort le roi, 4). En outre Lancelot se voit doté de son propre écuyer (La Mort le roi, 6), ce qui n’était jamais arrivé jusqu’alors35 : il n’est plus seulement chevalier, il est devenu un seigneur qui a en charge des jeunes gens. Lorsque le roi de Norgales apprend qu’il se trouve tout près, il se réjouit d’apprendre que «  li parent au roi Ban36 » (La Mort le roi, 39) sera présent. Ce rappel du père montre qu’on se trouve face à une vision verticale du temps, et le regroupement du lignage en « compagnie » empêche toute errance chevaleresque : difficile de rencontrer une aventure qui permettra de prouver sa valeur individuelle alors qu’on se déplace avec une petite armée. Un chevalier « des Tentes » aurait bien du mal à les loger et personne ne se risquerait à provoquer en joute un homme entouré par une telle multitude de gens. Même les tournois ne sont plus courus de façon individuelle mais opposent deux armées distinctes. Alors que dans le Lancelot il n’y avait pas de plus grand honneur que de devenir chevalier de la Table Ronde, La Mort le roi suggère une nouvelle perspective : ce dont rêvent les deux frères d’Escalot, ce n’est pas d’être acceptés à la cour d’Arthur : Icelui jor meïsmes proierent li dui frere d’Escalot a Lancelot que il fussent de sa compaignie et que il i fussent comme chevalier de sa baniere ; que il ne le leroient mie por autre seigneur (…). Et il dist que si fera il volentiers et que il leur donra terres el heritages et roiaume de Benuyc ou el roiaume de Gaunes. (La Mort le roi, 66–67)

Lancelot se présente soudain comme concurrent direct d’Arthur, puisque c’est à son propre groupe que les chevaliers souhaitent s’agréger et qu’il est maintenant apte à distribuer des honneurs et des terres. La seule chose qui pouvait inciter Lancelot à rester à la cour était la reine, mais lorsqu’elle refuse de le voir il décide, sur les conseils de Bohoort, de quitter la cour. Gauvain, stupéfait, lui déclare :   Cet écuyer est tellement lié à l’image de Lancelot qu’il lui interdit de paraître sur le champ de bataille car on le reconnaîtrait immédiatement (La Mort le roi, 13). Dans les romans précédents, c’étaient des chevaliers rencontrés au hasard qui assuraient ponctuellement le rôle d’écuyer. 36   On trouve près d’une vingtaine d’occurrences du terme de « parenté » dans ce roman. Face à cela, le roi se déplace avec « grant plenté de ses chevaliers por lui fere compaignie » (La Mort le roi, 5). Voir aussi La Mort le roi, 28. 35

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En non Dieu, fet messire Gauvains, ja en tel maniere, se Dieu plest, ne vos departiroiz de ceanz, einz atendroiz monsei­gneur le roi37. (La Mort le roi, 72)

Mais Lancelot lui-même ne respecte plus le roi et il quitte la cour sans attendre le congé d’Arthur. Bohoort pousse d’ailleurs son cousin à se concentrer sur leur propre lignage : il lui suggère de ne pas tenter de voir Guenièvre car elle finira par le faire chercher et, à la place, il devrait rester avec eux : Et vos avez ci avecques vos vo mesniee bele et gente et grant partie de vostre parenté, par quoi vos vos devriez moult esjoïr, car il vos feront compaignie, se il vos plest, en quel que leu que vos voilliez aller. (La Mort le roi, 74)

Lancelot résiste à ce repli lignager et préfère chevaucher seul, comme doivent le faire les chevaliers. Hector, pour sa part, a compris que quelque chose a changé au royaume arthurien et il déclare : Vos verroiz encore entre nostre parenté et le roi Artu la greigneur guerre que vos onques veïssiez et tout por ceste chose. (La Mort le roi, 83)

Il sait que l’on s’achemine lentement vers une guerre entre lignages et que, tôt ou tard, la parenté d’Arthur découvrira l’adultère de la reine. Lors de l’épisode de la vengeance de Mador, le roi exhorte Guenièvre à demander de l’aide à Bohoort, mais elle aussi a compris que tout a changé : Ge ne cuit mie qu’il feïssent tant por moi, a ce qu’il ne tiennent riens de vos, einz sont d’une terre estrange. (La Mort le roi, 101)

La rupture est consommée : ils ne font plus partie de la Table Ronde mais sont des chevaliers étrangers de passage à la cour. En fait, les seuls personnages à défendre la parenté chevaleresque se trouvent être Gauvain et Lancelot lui-même. Le neveu d’Arthur, lorsque ses frères parlent de l’adultère de la reine, refuse de dénoncer son ami, préférant l’amitié chevaleresque à sa parenté. Il déclare même à son oncle qu’il serait prêt à défendre Lancelot de l’accusation d’adultère contre n’importe quel chevalier, fût-il le plus brave. Lors du tournoi de Wincestre, Lancelot, alors même qu’il sait que ses cousins et son frère combattent pour les gens du château, décide, selon la logique de la chevalerie, de soutenir ceux de l’extérieur qui sont en difficulté, ainsi sa gloire sera-t-elle plus importante. Tandis que Gauvain n’hésite pas à chevaucher avec la parenté de Ban, Lancelot pour sa part manifeste le désir de rester à la cour d’Arthur. Ce faisant, ils parviennent tant bien que mal à maintenir un équilibre et à sauver, pour un temps, la fraternité guerrière. Gauvain

  Au sujet des refus, de la part du lignage de Lancelot, de rester à la cour, voir aussi La Mort le roi, 82. 37

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fait preuve d’une certaine subtilité : étant avec Bohoort lorsqu’ils retrouvent Lancelot, il évoque le tournoi de Wincestre car il sait que c’est Bohoort qui a blessé son cousin. Il s’en amuse, à la grande de honte du jeune homme. En soulignant le fait que c’est le propre cousin de Lancelot qui l’a blessé, il suggère qu’on ne peut se fier à la parenté charnelle : Assez parlerent a cele foiz de cele chose ; et messire Gauvains en reprenoit volentiers la parole por ce qu’il veoit que Boorz en estoit ausi honteus et ausi maz come s’il eüst fet le greigneur meffet del monde. (La Mort le roi, 54)

Les tensions vont cependant aller en s’intensifiant et Arthur lui-même, incarnation de la chevalerie, succombe peu à peu aux sirènes du lignage. Hébergé chez Morgue, il est tout de suite impressionné par la richesse du lieu et le faste avec lequel il est accueilli : Li rois n’avoit onques veü en sa vie nule table si plenteïve de riche vesselemente d’or et d’ar­gent comme cele estoit, et se il fust en la cité de Kamaalot et il feïst son pooir d’avoir grant richece de mes, si n’en eüst il pas plus que il en ot la nuit. (La Mort le roi, 58)

Le lignage est donc source d’une telle richesse que la cour elle-même n’aurait pu lui en apporter davantage. Avant même de reconnaître sa sœur, il est frappé par son train de vie et par le grand nombre de personnes qui l’entoure alors que lui-même, dans le même temps, a de plus en plus de mal à rassembler ses chevaliers autour de lui. Lorsque dans la chambre aux images, le roi voit sa honte étalée sous ses yeux, Morgue explique qu’elle a tout fait pour garder Lancelot en prison, l’empêchant ainsi de rejoindre la reine. Sa fidélité s’oppose donc à l’attitude de Lancelot qui a trahi non seulement son roi, mais également, à travers lui, l’ensemble de la Table Ronde. Elle s’oppose également à l’attitude de Gauvain et Gaheriet. En effet, lorsque Arthur surprend ses neveux en train de parler de sa honte, il insiste pour qu’on lui dévoile ce qu’il se passe, mais durant tout le passage, les deux jeunes gens préfèrent garder le silence, sans que l’on sache s’ils mentent au roi ou s’ils croient réellement à l’innocence de Lancelot38. Gauvain comprend que, vraie ou fausse, cette histoire risque de provoquer à l’avenir « tieus max que onques a vostre tens n’avint si grant » (La Mort le roi, 108) et ils quittent la salle, accablés, car une guerre entre les deux lignages se profile à l’horizon :

38   Bien qu’il soit précisé que l’entourage du roi est au courant de l’adultère, il n’est pas dit explicitement que les deux frères l’étaient.

Famille et fonctionnement narratif

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La cort sera destruite et honnie, a ce que Lancelos avra en s’aïde tout le pooir de Gaule et de meint autre païs. (La Mort le roi, 108)

Les autres neveux d’Arthur justifient leur dénonciation en expliquant qu’ils le font pour l’honneur de leur oncle, qui est aussi leur roi, et que c’est aux membres du lignage de l’informer de la honte qui pèse sur lui. Le roi se tournera vers eux lorsqu’il décidera de surprendre les amants. Tant que Lancelot et Gauvain maintenaient un semblant de fraternité guerrière, le monde arthurien pouvait continuer à fonctionner, mais une fois l’adultère découvert, Lancelot, en sauvant la reine, portera atteinte au lignage de Gauvain en tuant (sans le savoir), trois de ses frères. Bien que le héros propose à plusieurs reprises une conciliation, la faide est en marche et ne prendra fin qu’à la mort de Gauvain, qui est enfin entré, lui aussi, dans une logique lignagère. La seule chose qui aurait pu éviter le désastre, comme le fantôme de Gauvain l’expliquera à Arthur, aurait été de faire revenir Lancelot et de lui demander de l’aide. C’est-à-dire restaurer la fraternité guerrière. En mettant de côté la rivalité des lignages et la haine que le roi peut vouer à Lancelot39, Arthur aurait pu réinstaurer la parenté chevaleresque, elle seule capable de structurer le roman et de s’opposer à la logique lignagère qui a contaminé l’univers arthurien. Mordred, qui provoquera la bataille finale et qui tuera Arthur, incarne à lui seul le repliement du lignage sur lui-même car il est le fruit d’un inceste, les relations endogamiques présentant un risque d’ « asphyxie par repliement des lignages40 ». Pour Lévi Strauss, le refus de l’inceste montre « la prééminence du social sur le naturel, du collectif sur l’individuel41 »42. Et c’est bien cela le problème : cette prééminence de la parenté a empêché le fonctionnement de la fraternité de la Table Ronde, qui est au centre de la logique narrative du roman de chevalerie. Une fois cette parenté structurante mise à mal, l’univers arthurien se désagrège.

39   Qui est directement, ou indirectement responsable de la mort de ses neveux. On peut rappeler par exemple que dans le Lancelot, Baudemagu avait pardonné au héros le meurtre de son propre fils, devenant ainsi un chevalier de la Table Ronde. 40   Jean-Guy Gouttebroze, « La conception de Mordred, dans La Mort du roi Arthur ou le crépuscule de la chevalerie, Etudes recueillies par Jean Dufournet, Honoré Champion, Paris, 1994, p. 113–131. 41   Lévi Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Mouton, Berlin, 1967, p. 52. Sur l’analyse de l’inceste, voir les chapitres I, II et XXIX. 42   A ce sujet voir l’article d’Anne Berthelot, « De Merlin à Mordred, enfants sans pères et fils du diable », dans Lignes et lignages dans la littérature arthurienne, op. cit., p. 42.

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Systèmes horizontaux

Perlesvaus et Joseph d’Arimathie : vers une cohabitation des différentes parentés ? Le Perlesvaus et le Joseph d’Arimathie parviendront à une forme de réconciliation des différentes logiques de narration : la parenté spirituelle est mise au premier plan, mais cette parenté, loin de dévaloriser la relation familiale comme cela avait été le cas dans la Queste, y est au contraire étroitement associée. Père et fils cheminent ensemble dans le premier volet du cycle, tandis que dans le Perlesvaus, le Graal devient un héritage familial. Dans ce contexte, la parenté chevaleresque n’a que peu de place, mais elle n’est plus indispensable dans la mesure où les aventures profanes sont remplacées par des aventures ayant pour but la christianisation. Les récompenses des tournois ne sont plus des demoiselles ou des châteaux, mais des reliques. La dimension horizontale dans le Perlesvaus demeure prépondérante. Bien que le début du roman se présente sous la forme d’un déroulement généalogique, c’est bien le lien fraternel qui prime : la mention du « fils de la sœur », par exemple, permet d’horizontaliser une relation verticale, dans la mesure où l’affection et l’identité ne se transmettent pas directement de l’oncle au neveu, mais passent par la médiation de la sœur. Lorsque Arthur chevauche avec Gauvain, il a été libéré du poids de sa famille (femme et fils) et semble redevenir jeune chevalier, croisant des demoiselles entreprenantes ou participant à des tournois. Libéré de son rôle d’époux, de père (et de roi ?), il est rétabli dans la relation horizontale à l’origine de son propre mythe. La cour n’est plus au centre du récit et face au Camaalot du roi Arthur se trouve un nouveau Camaalot, créé autour du personnage de Perlesvaus, le château de son père portant le même nom que celui d’Arthur. L’auteur parvient ainsi à entremêler les aventures profanes (jeu du décapité) et les aventures spirituelles (conversion des peuples), mais certaines quêtes ne peuvent être accomplies que grâce au lien fraternel : sans le drap obtenu par Dandrane, Perlesvaus n’aurait pu sauver les terres de sa mère et sans son frère, la jeune fille aurait été mariée de force puis mise à mort. Cependant, en dépit de cette tentative de réconciliation des différents modes de fonctionnement, la faible représentation de la parenté chevaleresque finit par avoir un impact sur la narration : Keu tue Lohot (fils d’Arthur mais également frère d’armes) et de nombreux chevaliers trahissent Arthur, tandis que lui-même trahira Lancelot. Le roi doit combattre ceux qui l’ont trahi et cette dimension occupe le dernier tiers du roman. Sur ce point, le roman rejoint en partie La Mort le roi et peut-être est-ce un indice d’une

Famille et fonctionnement narratif

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datation plus tardive du Perlesvaus. Martin Aurell fait remarquer, au sujet de l’aristocratie au XIIIe siècle, que : Leurs rebellions, riposte au retour en force de la couronne, forment la toile de fond de l’histoire de l’aristocratie au XIIIe siècle43.

L’irruption de la parenté charnelle dans l’univers arthurien ne peut-elle être considérée comme une manifestation de cette nouvelle situation ? Difficile à dire, mais il n’en reste pas moins que la parenté, quelle qu’elle soit, est une partie intégrante de la structure narrative, qui détermine l’orientation du roman. Chevalerie, spiritualité, lignage, les récits luttent contre des aspirations contraires, l’Histoire minant l’histoire jusqu’à la mener à sa propre destruction.

  Martin Aurell, La Noblesse en Occident, op. cit., p. 122.

43

Conclusion

G

eorges Duby avait intitulé l’un de ses ouvrages : Mâle Moyen Âge, de l’amour et autres essais. Le roman arthurien, miroir déformant de la société chevaleresque, est profondément un monde d’hommes. Dès la conception des personnages, la figure du père est omniprésente. Il engendre, tandis que la mère n’est que le « vaissel » qui conçoit. D’un point de vue narratif, le père transmet son nom, tout ou en partie, ainsi qu’un certain nombre de caractéristiques physiques et morales. Les personnages sont donc déterminés, à de rares exceptions près, par leur lignée agnatique, les traîtres donnant naissance à des traîtres, et les hommes de bien à des héros. L’anonymat ou la méconnaissance de l’identité d’un personnage est alors presque impossible : Lancelot, puis Galaad seront identifiés grâce à leurs ressemblances physiques au père. En outre, la fonction programmatique du nom ou l’emploi d’un surnom, montre que les héros sont les descendants d’un lignage et ne peuvent donc jamais se séparer tout à fait de la lignée agnatique. Galaad échappe au poids matériel de son lignage, mais il devra accomplir toutes les promesses que contient son nom et remédier aux manquements de son propre père. Son héritage est spirituel et sa conception même obéit à une logique généalogique. Son cheminement l’amènera donc à une conclusion contradictoire. D’une part il remplira ce qu’il doit à son lignage, en réussissant la quête du Graal, d’autre part, il en marquera la fin. Si l’amour au sein de la relation père-fils est assez peu représenté, car allant de soi, les auteurs utilisent les querelles d’héritage comme un moteur narratif, en particulier celles concernant les personnages secondaires. Ces conflits permettent aux chevaliers de choisir l’un des deux camps (le plus souvent ils combattent du côté de celui ou celle qui est dépossédé). Tandis que, dans la Queste et dans le Joseph, les aventures sont essentiellement spirituelles, dans le Lancelot, elles sont le plus souvent « lignagères ». Il s’agit en fait de régler des querelles intrafamiliales, ou de participer à une guerre opposant deux familles. Au centre de ces conflits se trouvent deux motifs : les femmes et les terres. Ces deux éléments menacent souvent l’harmonie des relations verticales. Le père doit asseoir sa domination sur des fils qui, pour leur part, ne peuvent accéder à l’âge adulte que dans la succession ou le mariage. Prendre la terre, c’est devenir maître de soi. Prendre femme, c’est fonder un nouveau foyer et

434 Conclusion

devenir maître de sa propre famille. La question de l’héritage devient alors un point névralgique. En l’absence du père, l’oncle assume les responsabilités familiales. La prise en charge des fils de son frère ne pose aucun problème, puisque ces derniers sont à même de gérer eux-mêmes leurs héritages. Il n’y a donc que peu de conflits opposant les oncles et les neveux et les romanciers semblent répugner à exposer des tensions au sein de ce type de relations verticales. Lorsque l’oncle doit prendre en charge une fille, se pose alors la question cruciale du mariage de cette dernière. Que la relation mise en scène soit celle d’un père et de sa fille ou d’un oncle et de sa nièce, le point d’achoppement reste le plus souvent la question du futur mari. En effet, face aux alliances stratégiques proposées par le lignage, se trouvent des chevaliers errants qui, bien souvent, détournent les jeunes filles du droit chemin. C’est alors la peur de la honte qui pourrait retomber sur le lignage qui pousse les pères à contrôler autant que possible le choix du futur mari, mais le roman semble prendre plaisir à mettre en scène ce que les pères craignent le plus. Des demoiselles qui trahissent leur lignage pour un chevalier, le plus souvent emprisonné par leurs familles. Figure salvatrice, la jeune fille nourrit, soigne et fait évader le jeune homme, mais elle provoque aussi parfois la mort du père. Cette ambivalence de la femme se retrouve dans l’ensemble du corpus. Bien que le roman de chevalerie soit destiné à un public de jeunes gens ayant pour ambition de conquérir une femme de haut lignage, le mariage, dans le corpus, est un motif ambigu. Si dans les couples déjà mariés les stratégies matrimoniales mettent nettement en valeur une relation hypergamique, il n’empêche que chevalerie et mariage ne font pas bon ménage, si l’on peut dire, puisqu’aucune union n’est célébrée. En effet, comment être à la fois chevalier errant et bon mari, vivre à la cour d’Arthur et gérer un patrimoine ? La chevalerie arthurienne implique un mouvement perpétuel, autour de la figure centrale d’Arthur. Ce qui est en contradiction avec les obligations maritales et lignagères. Ce qui intéresse les romanciers, c’est la notion de conquête et non celle de la jouissance de la chose conquise. Les héros sont donc des «  jeunes  » perpétuels, puisqu’ils ne se marient jamais. La conséquence en est que la plupart des enfants sont illégitimes, car justement conçus hors mariage. L’immobilisme que semble incarner le mariage atteint également la capacité à procréer. Erec, Yvain, Uther, et surtout Arthur n’auront pas d’enfants légitimes, alors même qu’ils ont eu des bâtards. Le seul fils légitime d’Arthur, dans le Perlesvaus, mourra assez vite, suivi de peu par sa mère, entrainant par la même occasion la libération d’Arthur, devenu veuf.

Conclusion

435

La violence marque les rapports entre époux. Le mariage, depuis le XIIe siècle étant progressivement devenu indissoluble, cette tension peut se lire en filigrane dans le corpus. Contrairement aux fabliaux, où mésalliances et discordes provoquent le rire, la cruauté des châtiments dans le roman de chevalerie ne laisse pas de place à l’amusement. Feu, poison, armes, écorchement, tout est bon pour se débarrasser de l’autre, et l’homme est sans cesse en butte à la trahison (réelle ou supposée) de celle qu’il aime. L’adultère apparaît comme une angoisse majeure dans le corpus, les chevaliers errants semblant incarner la tentation sexuelle. Dès lors, les bonnes épouses sont celles qui ont pour première vertu la chasteté, et cela au sein même du couple. Sarracinte, Eliap et les autres n’ont pas de relations charnelles, même dans le cadre légitime du mariage. Seule la demande expresse de Dieu, dans un but de procréation, peut les faire renoncer à leur abstinence. La figure de la mère devrait alors être valorisée, puisqu’elle est la conséquence logique de l’état de femme mariée, mais le roman de chevalerie est un roman d’hommes, même si la Dame est censée y régner en maître. La mère est une figure discréditée, car incapable d’éduquer correctement le futur chevalier. La mère de Perceval a élevé seule son fils et l’éducation purement féminine fait du héros un niais, incapable non seulement de faire ce qui est attendu d’un chevalier, mais également de reconnaître les membres de sa famille. Le Graal devient ainsi la représentation du sang et de la lignée. Héritage ou symbole d’un lignage, il ne s’agit plus de savoir ce qu’est l’objet, mais qui le possède, c’est-à-dire quel lignage. Mais la mère de Perceval a échoué à la transmission de la mémoire familiale. Les héros sont tous retirés à la garde maternelle. Arthur, Lionel, Bohoort, Galaad, Lancelot, Merlin… Aucun n’est élevé par sa mère et la famille mononucléaire est discréditée. Entre des mères fautives et des pères absents, le lignage échoue à élever ces futurs héros qui, paradoxalement, seront ceux qui reviendront sauver le lignage et l’héritage familial. Ils doivent d’abord être Autres1, avant de pouvoir devenir eux-mêmes, fondant ainsi symboliquement une nouvelle aire dans le lignage, comme ces ancêtres mythiques qui ont fondé leur maison. Lancelot prouve sa valeur, Arthur est élu par Dieu, Perlesvaus devient un des meilleurs chevaliers du monde, évangélisant les païens pour la gloire de Dieu. Même s’ils sont tous de haut lignage, ils doivent prouver leur valeur et s’élever ainsi au dessus des autres fils de roi.

 Arthur sera fils d’Antor, Lancelot sera l’enfant du Lac, Perlesvaus, Par-Lui-Fait…

1

436 Conclusion

Seule la sœur échappe à la stigmatisation de la figure féminine. La complicité au sein des fratries hétérosexuées est au-delà de tout soupçon. Même Morgue, personnage néfaste s’il en est, reviendra chercher son frère lors de la chute du monde arthurien. Figure poignante du sacrifice, qui préfère donner sa vie plutôt que de risquer la mort du frère, la sœur se démarque de la figure de la mère ou de celle de l’épouse. Enfin, dans ce cadre temporel rigide qu’incarne l’univers arthurien, la relation horizontale s’impose d’elle-même. Certes, la rivalité au sein du couple adelphique est présente, mais elle s’exprime essentiellement au sein des fratries homosexuées. La jalousie peut perturber le fonctionnement familial, car frères et sœurs convoitent souvent la même chose. Cependant, c’est au sein de la sororité que les conflits sont les plus violents. L’organisation même du monde arthurien permet l’exaltation des relations horizontales. D’un point de vue militaire, les chevaliers sont considérés comme frères. D’un point de vue spirituel, c’est un lien adelphique qui unit tous les chrétiens sous la domination du Père. D’un point de vue narratif, les liens horizontaux permettent de développer pleinement le potentiel de chaque personnage, en faisant suivre à chaque membre du lignage des trajectoires différentes, mais complémentaires. Le cousinage, par exemple, symbole d’une fratrie idéale, est le lieu privilégié pour exploiter les différentes possibilités narratives de Lancelot. Mais dès la Queste, le bouleversement dans la hiérarchie des différentes parentés va perturber fortement la logique narrative. La parenté guerrière est reléguée au second plan, plus grave, elle devient synonyme de péché. Une fois les desseins de la parenté spirituelle accomplis, le cycle peine à relancer la solidarité guerrière. Alors que vivre à la cour d’Arthur, dans le Merlin, apparaissait comme une grande merveille, dans le dernier roman du cycle, cela n’est plus possible. L’auteur ne peut plus ignorer l’insertion du lignage qui s’est faite à partir du Lancelot et le repliement de la parenté vers ses propres valeurs, symbolisé par Mordred, fruit de l’inceste, provoque l’implosion de l’univers romanesque.Ce qui se joue dans le corpus arthurien du XIIIe siècle, c’est la succession. Dès le Lancelot, l’onomastique se modifie subtilement pour faire du lignage une donnée essentielle qu’on ne peut ignorer. Le temps horizontal est soudain transpercé de part en part par des lignes verticales, qui vont lentement détruire l’univers de la Table Ronde. L’apparition soudaine des fils dans une narration où le temps n’avance pas force la marche du récit. La succession est en branle, bien que les fils soient éliminés plus souvent qu’à leur tour. La Table Ronde se battait contre les périls extérieurs et individuels.

Conclusion

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Peu à peu elle est détruite de l’intérieur, car les conflits deviennent intérieurs et collectifs : la guerre entre les lignages s’impose lentement. C’est la parenté qui structure et gouverne l’ensemble des romans arthuriens de ce corpus mais c’est également elle qui, paradoxalement, les conduira à leur propre destruction.

Index Adam 36, 48, 289, 291, 392, 393, 396 Agravain 35, 142, 144, 158, 160, 178, 179, 198, 203, 215, 316, 357, 372, 377, 378, 379, 385, 386, 424 Angis 340, 341 Aristor d’Amorave 214, 360 Arramant 346 Arthur 16, 17, 18, 19, 20, 27, 29, 34, 40, 41, 48, 50, 52, 59, 61, 62, 63, 64, 68, 70, 73, 75, 78, 82, 83, 96, 109, 114, 115, 116, 124, 135, 136, 137, 138, 139, 142, 144, 145, 146, 147, 148, 150, 152, 153, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 1­85, 194, 199, 200, 201, 202, 203, 205, 209, 211, 212, 214, 215, 217, 219, 222, 226, 229, 233, 246, 247, 248, 249, 250, 251, 255, 259, 261, 266, 269, 276, 278, 280, 281, 288, 293, 296, 307, 309, 310, 311, 316, 321, 323, 330, 331, 332, 333, 336, 344, 347, 365, 366, 371, 372, 373, 376, 377, 383, 384, 386, 389, 390, 391, 396, 410, 414, 415, 417, 418, 419, 420, 423, 424, 425, 426, 427, 428, 429, 430, 434, 435, 436, 446, 447, 448, 450, 453, 456, 457, 462, 464 Avunculaire 149, 150, 151, 158, 163, 164, 165, 166, 167, 171, 178, 180, 181, 326, 365 Ban de Bénoyc 29, 33, 98, 100, 197, 302, 357, 391, 405 Banin 29, 63, 69, 70, 374, 416 Bâtard 40, 47, 48, 52, 53, 115, 137, 138, 152, 197, 199, 211, 246, 250, 252, 253,  276, 286, 309, 375, 383, 384, 385, 386, 388, 390, 391, 392, 415, 419, 460 Beau-frère 38, 80, 316, 329, 366, 367, 368, 369 Bohoort 31, 41, 48, 53, 55, 56, 59, 61, 62, 76, 79, 81, 83, 87, 99, 101, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 119, 136, 139, 141, 150, 154, 155, 156, 161, 177, 178, 193, 198, 203, 211, 220, 224, 236, 241, 243,

249, 251, 277, 278, 302, 303, 304, 305, 306, 314, 316, 331, 332, 335, 338, 339, 340, 357, 358, 360, 373, 374, 375, 381, 382, 387, 388, 390, 396, 397, 398, 399, 402, 405, 406, 407, 410, 412, 413, 415, 419, 421, 424, 425, 426, 427, 428, 435 Bohoort de Gaunes 31, 41, 101, 154, 220, 303, 357, 373, 374, 375, 405 Cahot le Roux 121, 173, 174 Clarence, Duc de 171, 176, 193, 320 Claudas 29, 41, 51, 57, 59, 69, 70, 78, 79, 80, 82, 83, 100, 101, 102, 103, 105, 106, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 150, 151, 153, 155, 156, 157, 163, 164, 212, 219, 239, 240, 241, 246, 251, 286, 339, 361, 365, 366, 373, 374, 407, 408, 409, 411, 415, 419 Claudin 29, 82, 83, 373, 416 Confiance 83, 121, 149, 173, 174, 315, 359, 369 Cousin 46, 54, 55, 99, 126, 127, 131, 132, 135, 136, 141, 148, 164, 178, 197, 205, 221, 271, 272, 277, 322, 332, 340, 346, 347, 348, 349, 357, 358, 359, 360, 361, 362, 365, 366, 374, 376, 385, 386, 387, 388, 397, 412, 413, 421, 424, 427, 428 Cousinage 126, 127, 160, 316, 337, 340, 357, 361, 362, 375, 418, 436 Cousine 11, 35, 78, 112, 167, 177, 181, 193, 208, 264, 295, 307, 314, 315, 327, 332, 358, 359, 360, 362, 365, 366, 416, 421 Dandrane 121, 125, 168, 191, 265, 283, 322, 323, 325, 326, 430 Dorin 29, 78, 79, 80, 82, 83, 339, 373, 408 Dot 193, 194, 372 Douaire 193, 194 Drian 337, 346 Eliap 230, 232, 435 Engendrer 46, 48, 49, 50, 68, 279, 389 Epouse 17, 21, 52, 64, 80, 89, 126, 144, 172, 177, 178, 180, 181, 186, 189, 193, 194, 196, 197, 198, 199, 200, 202, 204, 206, 207, 213, 214, 215, 218, 219, 220,

Index

221, 222, 223, 224, 225, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 243, 245, 247, 256, 261, 302, 314, 315, 323, 324, 327, 362, 367, 369, 436 Evaine 171, 232, 236, 240, 241, 243, 249, 301, 302, 306, 307 Evalac 59, 64, 65, 212, 230, 231, 369, 370 Eve 36, 48, 212, 230, 246, 289, 290, 291, 292, 293, 297, 392, 393 Faide 167, 345, 346, 429 Fausse Guenièvre 142, 144, 153, 194, 199, 201, 202, 203, 214, 215, 216, 219, 225, 254, 307, 308, 309, 310, 312, 356, 360, 383, 389 Fiancé 172, 316 Fille 49, 55, 60, 66, 73, 76, 79, 80, 89, 121, 124, 133, 151, 167, 171, 174, 175, 176, 177, 180, 181, 182, 183, 185, 186, 187, 194, 195, 196, 198, 199, 200, 213, 214, 218, 222, 223, 226, 229, 231, 243, 244, 246, 256, 258, 261, 262, 265, 276, 278, 283, 286, 287, 290, 308, 309, 310, 311, 313, 316, 320, 321, 324, 326, 327, 328, 329, 330, 331, 332, 360, 362, 367, 368, 383, 390, 394, 413, 416, 430, 434 Filleul 29, 68, 69, 71, 374 Fils 20, 29, 30, 31, 35, 37, 39, 40, 41, 42, 43, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 68, 69, 70, 71, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 98, 100, 112, 113, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 127, 132, 133, 134, 136, 139, 142, 144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 154, 157, 158, 163, 164, 165, 166, 167, 172, 173, 174, 181, 186, 191, 209, 210, 211, 212, 224, 234, 235, 237, 238, 240, 241, 242, 245, 246, 247, 249, 250, 253, 255, 257, 258, 261, 262, 263, 265, 267, 269, 272, 275, 276, 278, 280, 281, 282, 283, 286, 289, 293, 294, 295, 301, 302, 303, 308, 320, 322, 332, 340, 342, 344, 345, 349, 350, 358, 361, 362, 366, 367, 370, 371, 372, 373, 374, 375, 376, 381, 382, 383, 384, 385, 388, 389, 390, 391, 392, 393, 396, 397, 403, 407, 408, 410, 412, 413, 414, 415, 417, 418, 419,

439

420, 422, 429, 430, 433, 434, 435, 436, 447, 449, 454, 456, 458, 463 Flégentine 232 Forligner 59, 60 Fraternité 81, 328, 330, 337, 349, 421, 422, 423, 427, 429, 461 Fratricide 80, 81, 167, 328, 329, 330, 331, 382, 392, 393, 394, 395, 396, 398, 399, 403, 421, 461 Fratrie 15, 21, 28, 29, 30, 47, 61, 80, 127, 137, 160, 164, 170, 301, 303, 306, 319, 324, 326, 328, 331, 335, 336, 337, 338, 340, 343, 344, 348, 349, 350, 361, 362, 365, 376, 377, 378, 381, 385, 392, 394, 395, 397, 402, 403, 408, 418, 421, 425, 436, 459 Frère 29, 30, 41, 46, 47, 69, 71, 74, 75, 78, 80, 87, 109, 114, 115, 116, 119, 120, 121, 122, 125, 127, 129, 132, 137, 140, 141, 144, 148, 150, 164, 165, 166, 168, 173, 175, 176, 177, 178, 183, 184, 185, 191, 196, 211, 221, 223, 231, 266, 269, 270, 271, 272, 283, 287, 295, 309, 319, 320, 321, 322, 323, 324, 325, 326, 327, 328, 329, 330, 331, 332, 333, 334, 335, 337, 338, 339, 341, 342, 343, 344, 345, 346, 347, 348, 349, 354, 355, 356, 357, 359, 360, 361, 365, 366, 367, 368, 369, 370, 372, 373, 374, 375, 376, 377, 378, 381, 382, 383, 384, 385, 386, 387, 388, 392, 393, 394, 395, 396, 397, 398, 399, 400, 402, 403, 421, 424, 427, 430, 434, 436, 463 Gaheriet 27, 28, 80, 108, 159, 160, 161, 179, 316, 367, 377, 378, 379, 386, 424, 428 Galehot 29, 52, 70, 71, 75, 85, 98, 99, 100, 113, 151, 195, 201, 202, 209, 228, 233, 262, 309, 319, 359, 360, 361, 365, 376, 390, 418, 419, 420, 421 Galescalain 344, 358, 360 Gauvain 17, 20, 27, 29, 31, 42, 43, 50, 59, 60, 62, 63, 64, 70, 71, 74, 80, 91, 92, 93, 94, 95, 98, 106, 108, 109, 116, 120, 121, 122, 131, 135, 137, 139, 140, 141, 142, 144, 145, 146, 150, 151, 152, 153, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 171, 176, 177, 181, 183, 200, 205, 206, 210,

440 INDEX 222, 224, 226, 227, 229, 234, 246, 249, 260, 261, 263, 264, 271, 275, 280, 286, 288, 293, 295, 307, 309, 312, 316, 323, 332, 337, 344, 348, 357, 358, 361, 366, 376, 377, 378, 379, 380, 384, 385, 386, 389, 412, 413, 415, 418, 419, 420, 421, 423, 424, 426, 427, 428, 429, 430, 457, 459 Géant 89, 91, 92, 93, 94, 108, 261, 376 Germain 11, 150, 164, 329, 347, 356, 357, 358, 359, 360, 361, 362, 363, 383, 395, 416, 421 Girflet 35, 40, 57, 335, 336 Gladoain 355, 356 Grand-mère 6, 255, 259 Grand-père 30, 31, 38, 42, 55, 76, 96, 119, 133, 134, 135, 144, 275, 387, 389, 422 Groadain 176 Guenièvre 27, 48, 85, 86, 97, 98, 109, 144, 146, 153, 158, 161, 172, 192, 194, 199, 201, 202, 209, 210, 211, 214, 215, 218, 225, 232, 251, 254, 276, 278, 279, 280, 307, 308, 309, 310, 311, 319, 323, 347, 365, 407, 414, 420, 427, 448, 450 Guerrehet 27, 28, 60, 158, 167, 178, 221, 222, 223, 243, 244, 321, 322, 338, 358, 385, 396 Gurgaran 88, 91, 92, 93, 94, 95, 293 Hector 38, 46, 48, 52, 54, 76, 78, 114, 115, 116, 140, 141, 151, 176, 177, 192, 196, 197, 203, 224, 243, 275, 283, 306, 314, 315, 343, 347, 357, 361, 365, 374, 375, 383, 386, 387, 388, 389, 419, 424, 425, 427 Hélène 70, 199, 203, 206, 219, 232, 236, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 243, 249, 301, 302, 303, 306, 307, 448, 449 Héritage 12, 13, 20, 22, 31, 68, 70, 77, 79, 80, 81, 82, 83, 98, 99, 100, 108, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 121, 122, 123, 124, 125, 143, 147, 148, 151, 152, 167, 177, 191, 194, 195, 197, 198, 208, 209, 214, 242, 246, 247, 248, 251, 261, 272, 328, 337, 370, 371, 372, 374, 375, 382, 390, 407, 410, 412, 414, 418, 420, 422, 430, 433, 434, 435

Héritier 12, 20, 51, 99, 114, 121, 125, 143, 147, 153, 163, 245, 246, 247, 249, 250, 253, 254, 286, 371, 374, 375, 383, 412, 416 Hippocrate 196, 223, 224, 225, 292 Hypergamie 158, 191, 192, 193, 197, 198, 199, 434 Iglaïs 121, 122, 191, 234, 323, 326, 362 Jésus 63, 64, 65, 66, 285, 287, 290, 417 Joseph d’Arimathie 19, 34, 37, 55, 63, 64, 230, 256, 290, 412, 430, 446 Kallès, Duc de 79, 183, 328, 345, 349, 367 Lambègue 41, 54, 83, 101, 151, 155, 156, 157, 286, 358 La nièce du Nain 177, 197, 212, 314 Lignage 11, 12, 21, 22, 25, 27, 29, 30, 31, 38, 39, 40, 41, 42, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 69, 70, 71, 76, 82, 83, 90, 97, 98, 99, 110, 111, 116, 117, 118, 120, 121, 122, 123, 124, 126, 128, 133, 150, 151, 153, 155, 158, 159, 160, 161, 165, 166, 168, 169, 170, 172, 173, 174, 179, 181, 185, 186, 187, 192, 193, 194, 195, 196, 197, 198, 199, 200, 221, 234, 235, 249, 252, 253, 255, 257, 259, 261, 262, 263, 264, 265, 267, 269, 271, 272, 285, 286, 288, 289, 292, 295, 308, 309, 315, 320, 323, 324, 326, 327, 331, 332, 336, 346, 348, 351, 356, 358, 359, 361, 362, 365, 368, 369, 370, 371, 372, 376, 386, 387, 389, 395, 396, 397, 402, 405, 406, 407, 413, 414, 416, 417, 418, 419, 421, 422, 424, 426, 427, 428, 429, 431, 433, 434, 435, 436, 448, 450, 451, 463 Lignée 12, 31, 33, 38, 39, 40, 41, 47, 50, 97, 100, 123, 124, 133, 135, 136, 166, 181, 191, 249, 258, 414, 433, 435, 462 Lionel 31, 40, 41, 51, 54, 55, 56, 76, 79, 82, 83, 112, 114, 115, 116, 119, 135, 150, 156, 197, 211, 241, 243, 249, 251, 302, 303, 338, 339, 340, 348, 357, 358, 360, 373, 374, 375, 376, 377, 381, 387, 388, 389, 396, 397, 398, 399, 400, 401, 402, 407, 408, 410, 411, 412, 415, 419, 421, 425, 435

Index

Mador 343, 347, 427 Malehaut, Dame de 228, 360, 366 Mari 105, 106, 108, 144, 150, 163, 172, 178, 180, 181, 186, 193, 194, 195, 197, 199, 201, 202, 203, 204, 206, 207, 208, 217, 219, 220, 221, 222, 223, 224, 225, 226, 227, 228, 229, 231, 233, 236, 237, 242, 244, 247, 249, 252, 253, 254, 255, 280, 302, 312, 316, 321, 333, 366, 367, 368, 369, 370, 381, 384, 389, 422, 434 Mariage 52, 80, 86, 88, 144, 145, 151, 172, 176, 177, 178, 179, 181, 186, 191, 192, 193, 194, 195, 196, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 205, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 212, 213, 214, 216, 217, 218, 222, 223, 225, 228, 229, 230, 244, 249, 254, 256, 259, 260, 275, 291, 309, 310, 314, 316, 317, 323, 324, 327, 337, 357, 367, 371, 384, 387, 390, 414, 433, 434, 435 Marie 64, 65, 86, 128, 137, 139, 141, 205, 260, 283, 285, 289, 290, 291, 292, 293, 294, 295, 370, 406, 408, 410, 419, 421, 445, 446, 450, 451, 455 Marin le Jaloux 37, 222, 225, 226 Marraine 68, 283 Mauduit 89 Méliadus le Noir 33 Mère 11, 12, 17, 21, 28, 30, 40, 41, 42, 43, 46, 47, 48, 49, 51, 54, 55, 58, 60, 67, 71, 73, 75, 88, 89, 93, 107, 108, 118, 120, 121, 122, 124, 125, 126, 128, 131, 132, 133, 134, 144, 166, 169, 171, 172, 180, 181, 185, 189, 192, 193, 196, 197, 211, 219, 220, 228, 231, 232, 234, 235, 236, 238, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 248, 249, 251, 252, 253, 255, 256, 257, 258, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 272, 275, 276, 277, 278, 279, 280, 281, 282, 283, 285, 286, 287, 288, 289, 291, 292, 294, 295, 296, 297, 302, 303, 307, 308, 310, 313, 314, 322, 323, 324, 326, 327, 330, 340, 346, 356, 357, 384, 387, 388, 389, 402, 406, 410, 414, 416, 422, 430, 433, 434, 435, 436

441

Mordrain 212, 230, 231, 232, 288, 290, 369 Mordred 20, 29, 47, 48, 57, 59, 66, 96, 97, 109, 112, 118, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 162, 163, 187, 211, 220, 255, 331, 333, 336, 359, 374, 377, 383, 386, 389, 391, 392, 415, 429, 436, 447, 449, 456 Morgue 29, 136, 173, 203, 208, 323, 330, 331, 332, 333, 334, 335, 336, 365, 371, 428, 436 Nain 159, 176, 177, 222, 226, 315, 344 Nascien 61, 230, 232, 369, 370 Neveu 56, 57, 61, 71, 73, 83, 122, 124, 125, 126, 127, 131, 132, 134, 135, 136, 142, 143, 145, 146, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 174, 175, 183, 195, 210, 222, 226, 229, 230, 264, 265, 276, 278, 286, 321, 326, 339, 345, 366, 377, 384, 396, 420, 427, 430 Nièce 150, 170, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 197, 212, 219, 295, 314, 315, 326, 434 Nommer 31, 43, 64, 116, 157, 165, 460 Oncle 11, 29, 46, 71, 73, 75, 78, 80, 101, 119, 122, 124, 127, 129, 131, 133, 134, 135, 136, 144, 149, 150, 151, 152, 153, 155, 156, 157, 158, 159, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 199, 219, 236, 249, 265, 267, 272, 286, 315, 316, 322, 325, 345, 362, 365, 394, 395, 424, 427, 429, 430, 434, 458 Onomastique 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 36, 37, 39, 41, 60, 69, 99, 111, 152, 153, 157, 170, 308, 342, 355, 436, 437 Pandragon 247, 340, 341, 342, 371, 381 Parenté 1, 3, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 18, 19, 20, 21, 22, 28, 32, 33, 39, 41, 43, 47, 50, 53, 56, 61, 62, 63, 68, 69, 77, 80, 81, 86, 88, 90, 100, 114, 116, 117, 118, 125, 127, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 138, 140, 149, 152, 154, 158, 161, 166, 171, 173, 174, 175, 186, 192, 193, 194, 196, 199,

442 INDEX 218, 224, 232, 249, 266, 268, 287, 289, 315, 326, 330, 333, 335, 336, 337, 339, 345, 346, 350, 356, 357, 358, 360, 370, 374, 378, 382, 386, 387, 402, 405, 416, 417, 418, 419, 420, 421, 422, 424, 425, 426, 427, 429, 430, 431, 436, 437, 447, 448, 449, 450, 451, 452, 453, 454, 455, 456, 457, 458, 459, 461, 462, 463, 464 Parents 17, 29, 32, 48, 51, 53, 54, 67, 68, 80, 100, 174, 179, 181, 182, 196, 200, 211, 223, 234, 236, 247, 265, 301, 338, 356, 357, 362, 384, 388, 389, 390, 407, 458 Parrainage 68, 69, 70, 71, 90, 108, 261, 389, 451 Paternité 45, 46, 48, 61, 66, 85, 88, 90, 94, 118, 149, 211, 245, 252, 447, 452, 462 Patrimoine 33, 45, 71, 77, 81, 82, 111, 187, 195, 316, 330, 372, 418, 419, 434 Perceval 11, 12, 13, 17, 35, 40, 41, 90, 119, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 133, 134, 135, 163, 164, 165, 172, 180, 232, 236, 249, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 281, 288, 289, 296, 326, 327, 331, 337, 338, 382, 397, 422, 424, 435, 445, 451, 455, 460 Père 5, 6, 11, 12, 13, 20, 25, 28, 29, 30, 31, 33, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 45, 46, 47, 48, 49, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 63, 64, 66, 67, 68, 69, 71, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 95, 96, 97, 99, 100, 107, 110, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 128, 130, 131, 132, 133, 134, 136, 138, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 153, 157, 158, 159, 161, 164, 165, 166, 167, 169, 173, 174, 176, 177, 178, 180, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 193, 194, 196, 197, 198, 208, 211, 214, 218, 219, 220, 228, 229, 235, 242, 243, 244, 247, 252, 253, 254, 255, 257, 258, 260, 261, 262, 263, 272, 275, 276, 277, 278, 280, 281, 287, 295, 296, 302, 308, 310, 314, 316, 319, 323, 324, 328, 329, 330, 331, 344, 345, 349, 350, 351, 356, 357, 358, 362, 365, 367, 372, 373, 374, 375, 377, 381, 385, 388,

389, 390, 391, 393, 394, 396, 398, 406, 407, 410, 414, 415, 416, 421, 422, 426, 430, 433, 447, 451, 454, 458, 463 Perlesvaus 17, 18, 19, 20, 29, 30, 31, 36, 37, 38, 40, 42, 60, 64, 71, 91, 92, 93, 94, 95, 97, 106, 107, 108, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 130, 136, 148, 150, 151, 158, 159, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 172, 173, 174, 175, 176, 185, 186, 191, 193, 194, 198, 209, 214, 216, 218, 222, 225, 226, 227, 229, 232, 234, 255, 259, 260, 261, 262, 265, 271, 272, 275, 276, 279, 280, 283, 287, 292, 293, 294, 295, 296, 297, 316, 321, 322, 323, 324, 325, 326, 327, 344, 346, 347, 350, 355, 356, 360, 361, 362, 363, 366, 370, 371, 385, 386, 389, 394, 395, 396, 414, 424, 430, 431, 434, 435, 446, 448, 453, 454, 457, 459, 461, 463, 464 Petit-fils 96, 134 Pharien 29, 41, 83, 101, 116, 150, 153, 154, 155, 156, 219, 286, 339, 366, 373, 374, 411 Relation adelphique 47, 341, 342 Roestoc, Dame de 177, 179, 314, 315, 368, 371 Roi du Château Mortel 60, 121, 125, 167, 168, 169, 170, 296, 326, 394, 395 Roi Pêcheur 11, 12, 37, 49, 55, 91, 126, 127, 129, 269, 278, 310, 326, 362, 383, 394, 395, 416 Roi Pellès 362 Roi Salomon 38, 212, 213, 224, 291, 327, 370 Saraïde 241, 360, 408, 409 Ségurade 74, 158, 179, 180, 199, 314, 315 Sœur 17, 27, 29, 64, 71, 76, 78, 80, 81, 87, 120, 122, 126, 127, 129, 131, 134, 135, 144, 145, 150, 163, 164, 165, 167, 169, 171, 172, 176, 183, 185, 191, 194, 211, 214, 239, 254, 256, 265, 275, 276, 302, 306, 307, 308, 309, 310, 311, 312, 313, 314, 316, 317, 319, 320, 321, 322, 323, 324, 325, 326, 327, 328, 329, 330, 331,

Index

332, 334, 336, 357, 359, 360, 365, 367, 369, 372, 396, 402, 428, 430, 436 Succession 15, 18, 20, 38, 73, 78, 79, 80, 81, 82, 87, 108, 113, 116, 126, 132, 135, 153, 191, 195, 247, 250, 252, 254, 255, 288, 310, 370, 371, 372, 374, 375, 377, 383, 386, 407, 433, 436 Tante 134, 144, 150, 156, 170, 171, 172, 173, 175, 236, 271, 326 Tor 40, 348 Uther 68, 144, 211, 219, 233, 244, 245, 247, 249, 250, 259, 275, 296, 320, 340, 341, 342, 371, 381, 418, 419, 434

443

Vengeance 85, 100, 101, 111, 114, 144, 151, 164, 166, 173, 174, 321, 322, 324, 340, 344, 345, 346, 347, 348, 349, 395, 396, 412, 427 Veuvage 215, 226, 291, 434 Veuve 193, 220, 230, 232, 233, 234, 282, 283, 306, 371 Yvain 35, 40, 57, 114, 141, 148, 152, 153, 158, 163, 204, 205, 206, 211, 247, 286, 307, 309, 320, 332, 357, 378, 383, 384, 385, 389, 421, 423, 434 Yvain l’Avoltre 35, 286, 421, 423

Liste des manuscrits consultés Arsenal 33471 (milieu du XIIIe siècle) BNF2 110 (XIIIe‒XIVe siècle) BNF 339 (milieu XIIIe siècle) BNF 123 (milieu XIIIe siècle) BNF 342 (1274) BNF 19162 (1280–1290) XIVe siècle : BNF 122 (daté des environs de 1344) BNF 343 (daté des environs de 1380‒1385) XVe siècle : Arsenal 3479 (daté des environs de 1405) BNF 118 (début du XVe siècle) BNF 119 (début du XVe siècle) BNF 120 (début du XVe siècle) BNF 112 (daté des environs de 1470) BNF 113 (daté des environs de 1470) BNF 114 (daté des environs de 1470) BNF 115 (daté des environs de 1470) BNF 116 (daté des environs de 1470) BNF 121 (troisième quart du XVe siècle) BNF 111 (daté des environs de 1480)

  Il apparaît dans le catalogue de la Bibliothèque Nationale de France sous les références suivantes : Bibliothèque de l’Arsenal, cote, Arsenal 3347. 2   Nous mettons sous la référence BNF les manuscrits issus de la Bibliothèque Nationale de France. Ils apparaissent dans le catalogue sous la cote Français 110, 118 etc. 1

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