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RAISON ET QUÊTE DE LA SAGESSE Hommage à Christian Jambet
BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES
SCIENCES RELIGIEUSES
VOLUME
188
Illustration de couverture : Hikma – terme arabe signifiant sagesse et philosophie.
RAISON ET QUÊTE DE LA SAGESSE Hommage à Christian Jambet
Sous la direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi Avec le soutien de l’Institute of Ismaili Studies
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La Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent quatre-vingts volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignants à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…). Directrice de la collection : Vassa Kontouma Secrétaires d’édition : Cécile Guivarch, Anna Waide Comité de rédaction : Andrea acri, Mohammad Ali amir-moezzi, Jean-Robert armoGathe, Samra azarnouche, Marie-Odile Boulnois, Laurent coulon, Gilbert dahan, Vincent Goossaert, Andrea-Luz Gutierrez-choquevilca, Christian JamBet, Séverine mathieu, Gabriella Pironti, Ioanna r aPti, Jean-Noël roBert, Arnaud sérandour.
© 2020, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2020/0095/367 ISBN 978-2-503-59353-1 e-ISBN 978-2-503-59354-8 DOI 10.1484/M.BEHE-EB.5.122643 Printed in the EU on acid-free paper.
PRÉFACE
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Jambet est un ami de trente ans. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois sur les bancs des séminaires de Henry Corbin, à l’Ecole pratique des hautes études, à l’escalier E de la Sorbonne, au mitan des années 1970. Il ne se rappelle certainement pas de moi à cette époque. J’avais à peine dix-huit ans et je venais d’arriver de mon Iran natal. Quant à lui, il était déjà un philosophe en vue, issu des premiers rangs de la Gauche prolétarienne et des chefs de file des manifestants de mai 68, à la fois proche de Corbin, de Sartre et de Foucault. De surcroît, il commençait à s’adonner à la dure discipline orientaliste des études iraniennes et islamiques ; ce qui augmentait encore l’intérêt que suscitait le jeune penseur. Nous avons commencé à nous côtoyer régulièrement une quinzaine d’années plus tard, lorsqu’au début des années 1990, il accepta de publier ma thèse, Le Guide divin, dans son excellente collection « Islam spirituel », chez ce magnifique éditeur qu’était et demeure Verdier. Cette belle maison d’édition de Lagrasse, fondée par quelques figures parmi les anciens mao-s comme Gérard Bobillier, Benny Lévy et Christian lui-même, illustrait sans doute la curieuse attirance de ces derniers pour les aspects mystiques et philosophiques des religions. Ils y trouvaient sans doute, de part et d’autre, des utopies similaires : de fascinantes perspectives sotériologiques, d’attachantes et en même temps terribles autorités tutélaires, de rudes et grisants dépassements de soi vers des horizons proclamés libérateurs. Quant à moi, ignorant tout cela à l’époque, j’étais simplement fier d’être publié à côté de savants que j’admirais : Corbin – encore lui – , Hermann Landolt, Roger Deladrière ou Pierre Lory. Mon amitié avec Christian allait de pair avec notre collaboration scientifique. Nous avons dirigé ensemble des ouvrages collectifs ; il a contribué de très nombreuses fois à des livres que j’ai édités et nous avons écrit un livre ensemble, Qu’est-ce que le shi’isme ? À partir des hristian
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Raison et quête de la sagesse. Hommage à Christian Jambet
années 2000, nous déjeunions ou dînions de plus en plus l’un avec l’autre ou en famille ; nous parlions de plus en plus longuement de nos nombreuses passions communes : le cinéma français d’après-guerre, les néo-platoniciens, Gershom Scholem ou Jorge Luis Borges. Et bien sûr de cet islam fascinant et sophistiqué qu’on appelle le shi’isme ainsi que ses grands sages, des Imams historiques aux philosophes modernes, des mystères du château fort d’Alamût aux ambigüités de la révolution iranienne. Sans oublier cette terre paradoxale qu’est justement l’Iran, ses poètes, ses arts et singulièrement son cinéma, son histoire et sa culture aussi sublimes que tragiques ; l’Iran, depuis toujours terre d’invasions, de massacres et de renaissances sans nombre. J’ai pu ainsi entre-apercevoir quelques délicieuses complexités de Christian : une grande sensibilité couverte souvent d’un air faussement bourru qui rappelle quelque chose de Jouvet ou de Gabin ; une intelligence intuitive capable de capter, au-delà des connaissances philologiques et philosophiques, les profondeurs spirituelles des sages de tous bords ; une capacité d’indignation intacte qui frise parfois le déraisonnable. Nous avons partagé beaucoup de joies (son élection à l’Ecole fut l’une des plus intenses), d’évènements mémorables, de moments de franches et complices rigolades mais aussi de douloureuses pertes d’amis communs, Shahrokh Meskoub, Abdelwahab Meddeb, Michel Cazenave, Dariush Shayegan… Bref, Christian est un ami de trente ans. Dans le volume que vous avez entre les mains, une vingtaine d’amis, de collègues, d’anciens et actuels étudiants de Christian se sont réunis pour présenter leurs recherches sur les nombreux domaines de compétence de notre récipiendaire : la philosophie en général et la philosophie islamique en particulier, la mystique musulmane, la littérature persane, les aspects historiques, intellectuels et spirituels des deux principales branches du shi’isme, l’imamisme duodécimain et l’ismaélisme. Ils rendent ainsi hommage à l’homme et à son œuvre considérable qui ont marqué, depuis plusieurs décennies, les études iraniennes et islamiques et d’une manière plus générale le paysage intellectuel français. Je tiens à remercier de tout cœur les contributeurs et plus particulièrement l’un d’entre eux, mon ami Farhad Daftary, directeur du département académique de l’Institut d’études ismaéliennes de Londres, dont l’aide précieuse a permis la fabrication de cet ouvrage dans d’excellentes conditions. Mohammad Ali Amir-Moezzi
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ENTRETIEN DE CHRISTIAN JAMBET AVEC MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI
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ne vous prédisposait à vous intéresser à la philosophie islamique, si l’on considère votre formation en philosophie et vos engagements de jeunesse, et pas davantage à cette relation intime qui se noue en cet espace de pensée entre la pratique de la philosophie et la révélation religieuse. Comment en êtes-vous venu à vous consacrer exclusivement à la philosophie en islam au point de vous absorber, comme philosophe, dans cet univers des textes constitutifs de la philosophie islamique ? Il est vrai que mes années de formation coïncidèrent avec plusieurs pensées nouvelles, par exemple l’anthropologie de Lévi-Strauss, de Jean-PierreVernant, le « retour au sens de Freud » dont l’enseignement du Dr Lacan nous donnait, chaque semaine, l’étonnant spectacle. Je partageais mon temps entre l’étude des Anciens (de Platon à Sartre) et la lecture fiévreuse des Modernes (de Marx en sa version althussérienne aux Cahiers pour l’analyse, de Blanchot ou Bataille aux premières publications de Derrida). Sous la férule de mes maîtres je déchiffrais le grec du Lachès et je découvrais Heidegger et Wittgenstein. Surtout, le formalisme et la logique du concept m’entraînèrent à lire Jean Cavaillès. Je me destinais à l’épistémologie quand le 3 mai 1968 je fus éconduit avec plusieurs autres de la Sorbonne, tenant sous mon bras le Cours d’algèbre de Roger Godement. J’étais loin de m’imaginer en lecteur de Suhrawardī ! Un tel syncrétisme dynamique avait étrangement trouvé son accomplissement dans mon ralliement à la révolution culturelle chinoise et au maoïsme. Je n’étais pas seul en ce cas et, des khâgnes du quartier latin à l’École normale, ce fut un fier élan de pensée et d’action. Lorsque j’ai lu plus tard l’autobiographie du philosophe et savant médiéval Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī, où il conte la façon dont il trouva la certitude lorsqu’il comprit que la vérité n’était autre chose que ce que décide le guide divin illuminé par l’intellect, lorsqu’il se rallia à l’ismaélisme ien
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des « Assassins », je crus me retrouver tel que j’étais en 1966. Nos collègues sinologues savent mieux que moi l’océan qui séparait un tel imaginaire de la réalité sanglante de la révolution culturelle, mais je puis m’autoriser de la boutade de Henry Corbin, le soir où il m’interrogea sur les Gardes rouges et où je lui récitai un de leurs chants, Pour naviguer en haute mer, il faut compter sur le pilote… : « C’est tout à fait ce que disent nos shî’ites ! » Peut-être est-ce la raison d’une sorte de continuité d’intuition platonisante qui m’anime encore aujourd’hui dans ma recherche, intacte mais sous des visages toujours divers, venue de l’expérience nourrie de romantisme politique qui me conduisit jusqu’à la Cité interdite en 1969, me faisant préférer la conversion à la vie d’usine au concours d’entrée rue d’Ulm. Après que cette expérience eut pris fin en 1973, je me délivrai douloureusement du marxisme – l’amitié de Maurice Clavel et de Michel Foucault m'a puissamment aidé – sans toutefois renoncer à comprendre, en historien et en philosophe, les racines et les ressorts cachés des mouvements enthousiastes, messianiques, souvent calamiteux, où la révolution ne se résume pas à la décapitation d’une classe ou d’un roi mais s’étend à la réformation complète de l’homme. J’y fus encouragé par l’indulgence de Maurice de Gandillac qui permit ma réinsertion dans l’Université. Avec l’un de mes plus chers camarades, Guy Lardreau, je me donnais un vaste programme d’étude. Tandis que Lardreau se mettait à l’étude de l’Orient chrétien, se formait en syriaque et en copte, je fus conquis à l’Orient islamique par la lecture de Louis Massignon et par Les mystiques musulmans de Marijan Molé et je me mis à l’étude de l’arabe et du persan. Protégés par notre vie provinciale et professorale, nous nous encouragions mutuellement, soutenus par les esprits libres d’Henri-Charles Puech et de Henry Corbin. Tout ceci pour vous répondre enfin ! La philosophie en islam m’est apparue assez tôt pour ce qu’elle est vraiment, un ensemble de courants contraires, des pensées subversives des extrémistes shî’ites aux calmes et majestueux édifices de l’ordre cosmologique, politique et scientifique des falāsifa et de leurs héritiers, un monde où le poème rivalise avec le concept, où la mystique affleure sous la surface de la dialectique. J’eus la chance de ne pas connaître les frontières qui trop souvent isolent l’étude des néoplatoniciens de l’islam de celle des adeptes de la philosophie illuminative ou qui disjoignent la philosophie des impérieuses inspirations religieuses. J’ai eu très vite un goût prononcé pour les continents de la pensée islamique tenus pour étrangers à la philosophie, les zones frontalières, les syncrétismes coruscants, les réappropriations imaginaires des Grecs et les mixtes avec les sagesses orientales, les 10
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figures aberrantes et rebelles se renversant en figures de maîtrise spirituelle. Réciproquement, je n’ai cessé de revenir aux questions théologico-politiques, qu’elles soient posées par les penseurs d’islam les plus hostiles à la lettre de la sharīʿa ou qu’elles naissent d’un désir métaphysique d’ordre, de la volonté de justifier l’ordre de l’être et l’ordre du bien. Toujours nous sommes confrontés à des pensées qui s’interrogent sur la souveraineté, sur l’autorité du sage et sur la légitimité de l’ordre qu’il institue. Surtout, j’appris à lire les philosophes d’islam par goût de la vérité qui les point et non pour l’importance qu’ils eurent dans le passé. Ils ne recherchent pas seulement des réponses aux questions détaillées qui leur sont venues des Grecs, ils pensent leur temps et conçoivent l’essence de leur religion. Ils écrivent pour penser le tawḥīd, l’unité et l’unicité divine qui fonde l’ontologie de l’islam, pour définir la fonction du guide humain assimilé au guide divin, toutes spéculations sans lesquelles nous ne pouvons comprendre la guerre civile que connaît le monde musulman depuis son origine et qui s’est étendue à l’échelle de la planète. Des rencontres avec des maîtres ont affermi votre volonté de vous consacrer, en philosophe, à la philosophie islamique. Vous avez eu mainte fois l’occasion d’évoquer votre rencontre avec Henry Corbin. Sans relativiser l’importance de cette rencontre, n’y a-t-il pas eu des philosophes, des intellectuels, des poètes qui ont participé, contre toute attente, à l’enracinement de votre vocation, sans qu’ils appartiennent à l’horizon de pensée de l’islam ? Au sortir d’une période toute dominée par les Modernes, je connus une sorte de conversion et de libération grâce aux maîtres qui me firent connaître plus sérieusement les Anciens. Je veux parler de Maurice de Gandillac qui m’orienta vers les platoniciens de la Renaissance, de Pierre Thillet qui m’enseigna Plotin et me fit découvrir le « Plotin arabe » au moment où Henry Corbin me fixait un objectif de recherche à long terme, « La Théologie dite d’Aristote et ses échos dans le monde chrétien et le monde musulman ». Cette fameuse Théologie, faussement attribuée au Stagirite et composée de paraphrases arabes de quelques passages des Ennéades de Plotin, Pierre Thillet m’aida à la déchiffrer et j’accompagnai cette étude d’une initiation au néoplatonisme et aux théologies médiévales, en suivant les leçons de René Roques à l’EPHE. Mon intérêt pour les gnosticismes et les dualismes se tempéra grâce à la lecture de Plotin, de Proclus, de Scot Érigène, plus tard de Damascius traduit par Marie-Claire Galpérine, la petite-fille de 11
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Léon Bloy qui incarnait une forme de platonisme spontané. Aussi spontané et comme allant de soi était le néoplatonisme de Jean Trouillard, venant chaque semaine dans notre petit groupe au séminaire de René Roques, et à qui je dois quelques influx décisifs. C’est à la liberté plotinienne et aux entretiens avec J. Trouillard, à la lecture de ses livres et articles, tout ceci combiné à ce que je tirais du livre de Jean-François Marquet sur Schelling, Liberté et existence, que je dois d’avoir conçu mes travaux sur l’ismaélisme de langue persane comme je l’ai fait, en plaçant au centre de l’interprétation du phénomène messianique de l’ismaélisme d’Alamût le problème métaphysique de la liberté. Une liberté conçue, non sous les traits de la « liberté des modernes » mais comme résurrection et assimilation à la liberté de l’Un. La clé me permettant d’ouvrir les portes de ces théologies sans archive, ou presque, m’autorisant à comprendre le geste de spontanéité créatrice « au-delà de la Loi » instaurant une religion purement spirituelle me fut donnée par mes maîtres en néoplatonisme et par mes guides dans l’histoire de l’idéalisme allemand, et je pense singulièrement aux travaux de mon ami Jean-Louis Vieillard-Baron qui, précisément, nouait avec bonheur platonisme et hégélianisme. Grâce à lui, grâce à J. Trouillard qui me fit découvrir l’œuvre de Blondel, ma conversion à une philosophie de l’acte d’exister entendu comme pure liberté et expression de l’unité « au-delà des essences » m’engagea à comprendre Platon en un sens opposé à ce que je nommais « conception politique du monde ». Ce Platon un peu baroque et pour tout dire, fort éloigné de la réalité infiniment plus compliquée de son œuvre, fut confirmé en mes spéculations hasardeuses par ma lecture quelque peu infidèle de André-Jean Festugière. Il faut dire aussi que l’esprit qui régnait dans la « sodalité » fondée par Henry Corbin, « L’université de Saint-Jean de Jérusalem » en laquelle H. Corbin m’avait introduit (« vous êtes de l’église invisible ! ») en me prédisant le sort de N. Berdiaef, (« il faut être passé par le communisme pour en sortir »), était un prodigieux ferment de liberté et de savoir. Mon étude des philosophies shî’ites fut ainsi vivifiée par les inspirations recueillies auprès des spécialistes de l’ésotérisme occidental, Bernard Gorceix ou Antoine Faivre, par les conférences de J. F. Marquet, par la présence du jeune hégélien Bernard Mabille et par les aperçus de la mystique juive dont mon ami Charles Mopsik me communiquait par ailleurs le goût. H. Corbin souhaitait me placer sous l’égide de G. Scholem pour me former, mais je me contentais de le lire ; l’effort pour connaître les auteurs arabes et persans était déjà bien assez douloureux pour que j’y joigne l’hébreu et l’araméen ! Mes véritables 12
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études ont commencé alors et elles se confondent avec les dix années où je montai, chaque semaine, l’escalier conduisant à l’EPHE. Là, Guy Monnot fit l’essentiel pour discipliner et former mon esprit menacé toujours de quelque extravagance. Titulaire de la chaire « Exégèse coranique », le P. Guy Monnot me contraignit utilement aux apprentissages indispensables à l’islamologie, en rebutant pour commencer mes manies de philosophe. Le premier travail qu’il me confia portait sur les pauses à respecter dans la psalmodie et la prière ! Il n’est rien de plus austère et de plus minutieux que l’exégèse coranique, et rien de plus essentiel en islam, même chez les philosophes. Guy Monnot me fit étudier la littérature secondaire, le déchiffrement des manuscrits, la liturgie, la prophétologie, mais aussi les richesses du poème en Iran. Il découvrit que Shahrastānī, le pionnier de l’histoire des religions, dont il publia le chef-d’œuvre traduit par ses soins et ceux de Jean Jolivet et de Daniel Gimaret, était crypto-ismaélien : un encouragement de plus pour moi à m’enfoncer dans la littérature ismaélienne ! Mais surtout, je découvris que la philosophie, en terre iranienne, est indissociable de la poésie. Pour aider à cela, je pouvais compter sur Shahrokh Meskoob, un grand intellectuel iranien réfugié à Paris après la révolution islamique, qui me fit traduire, jour après jour, aussi bien Sadegh Hedayat que certains chants du Shāh-Nāmeh. Viscéralement hostile aux religieux, Meskoob était un fin lecteur des poètes persans, ses livres en témoignent, et il me fit découvrir Jalāloddīn Rūmī qui ne devait plus me quitter et dont j’ai, un peu plus tard, publié une traduction. Le maître des études persanes, Charles-Henri de Fouchécour m’admit dans l’équipe qu’il pilotait à l’Institut d’études iraniennes de Paris III, où je fis la connaissance de la belle et bigarrée troupe des jeunes iranologues dont les projets me sortaient du cadre de l’islamologie proprement dite. Le livre monumental de Fouchécour, Moralia, Les notions morales dans la littérature persane (que vous avez vous-même traduit en persan) me causa un choc salutaire. L’œuvre de H. Corbin m’avait un peu trop orienté vers l’ontologie et la métaphysique, en me laissant négliger cette dimension essentielle de la pensée persane et c’est à Fouchécour que je dois de m’être intéressé aux enseignements moraux, au sens le plus large du terme, lesquels sont les clés de la vie cultivée, mais aussi les fondements des doctrines du salut. C’est à lui aussi que je dois d’avoir compris comment la poésie, la mystique et l’éthique se nouent indissolublement.
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Dans l’ordre de pensée et de représentation circonscrit par l’islam, vous avez fait le choix de la philosophie, non de la mystique et de la théologie, et non plus de la philosophie arabe, la falsafa, mais le choix de celle qui s’est construite dans le monde iranien et y prospère. Comment expliquez-vous ce choix d’une certaine figure de la philosophie que H. Corbin appelait « illuminative », et le choix de l’Iran comme lieu d’apparition de cette philosophie ? Au vrai, je n’ai pas choisi. Et surtout, je n’ai pas choisi de séparer les disciplines que vous avez évoquées. Il est certain que le travail d’édition que j’ai mené à bien après la disparition de H. Corbin, celui de sa traduction inachevée du manuel synthétique de la philosophie illuminative de Sohravardī, Ḥikmat al-ishrāq, un travail de cinq années, m’a ouvert aux richesses de la tradition ishrāqī, de telle façon que je fusse déterminé à en poursuivre l’étude. Cependant, il n’y faut voir aucune hostilité à la falsafa. Sans la lecture de Fārābī, je n’aurais pu rien comprendre aux conflits d’interprétation qui ont opposé les savants shî’ites ismaéliens entre eux et aux autres philosophes. Sans la lecture d’Avicenne il n’est pas d’entrée possible dans la philosophie islamique. La falsafa ne cesse pas avec la mort d’Averroès. Elle perdure et conditionne toutes les philosophies jusqu’au moment où elle se noue avec d’autres traditions de pensée, le soufisme d’Ibn ‘Arabī par exemple. J’ai plutôt choisi – si j’ai choisi ! – deux moments de la philosophie qui sont postérieurs à l’âge d’or de la falsafa, j’ai déjà mentionné l’ismaélisme tardif, mon premier pôle d’intérêt et d’étude, et les systèmes philosophiques apparus au xviie siècle de notre ère. La mystique islamique est à découvrir principalement sur le continent où se sont ramifiées les multiples écoles du soufisme sunnite, et Pierre Lory sait mieux que quiconque les disciplines variées qui les animent. La théologie est souvent identifiée aux écoles du Kalâm et, en ce sens, elles n’entrent pas frontalement dans mon champ de recherche. En revanche, les philosophes que j’essaie de comprendre ne cessent de se référer aux théologiens et d’emprunter aux mystiques. Par eux-mêmes ils se veulent de vrais théologiens, puisque la métaphysique conduit, selon eux, inévitablement au savoir le plus nécessaire, celui de l’essence, des attributs et des actes de Dieu. La métaphysique se transforme ipso facto en théologie authentique, que ces penseurs opposent à la théologie du Kalâm, jugée par eux infondée et pure dialectique argumentative. Tout autant, ils situent l’expérience mystique au sommet de l’ascension qui conduit le sage à « s’assimiler à Dieu ». La composition qu’ils effectuent, empruntant à l’exégèse spirituelle, aux enseignements du soufisme spéculatif, aux 14
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dits des imâms, aux philosophes antérieurs, est d’une richesse telle que les frontières disciplinaires s’effacent. Ce syncrétisme apparent recèle des structures théologiques et des édifices rationnels impressionnants. Parvenue au terme de son histoire, la philosophie islamique est un formidable moment de synthèse doctrinale. Il se trouve que cela s’est produit dans le cadre de l’islam shî’ite tel qu’il était devenu, assez loin mais en même temps secrètement fondé dans son sens originaire tel que vous l’avez vous-même magistralement élucidé. C’est ce moment qu’il m’importe d’étudier et qui, aujourd’hui, importe à un grand nombre de chercheurs. Pourquoi ? Parce qu’il est, tout à la fois, un moment de conclure et un moment d’ouverture. Il conclut l’histoire de la métaphysique islamique en saturant l’espace des problèmes et des solutions, il ouvre la voie à un temps postérieur, en fixant le cadre dans lequel la philosophie a pensé les conditions théologico-politiques de l’évolution idéologique de l’islam shî’ite mais aussi les échappées hors de cette évolution. Le grand conflit entre islam spirituel et islam politique y trouve ses prémisses. Mon choix fut de les étudier, sans anachronisme mais sans oublier notre temps présent, afin d’apporter ma contribution à la compréhension de la tragédie de l’islam, de ses flambées comme de ses agonies. Ce souci en rejoint un autre : aider à connaître des philosophies trop souvent négligées, parce qu’elles sont tardives et qu’elles n’ont pas toujours le style des œuvres de la falsafa. Souvent, nous sommes tentés de revenir au cadre de la philosophie médiévale parce que le lien entre l’étude de la philosophie de langue arabe qui s’est élaborée entre le xe et le xiiie siècle de notre ère s’harmonise avec l’étude des autres philosophies médiévales. Mon champ d’investigation est autre, pour les raisons que je viens de dire, mais aussi parce qu’il intègre massivement le grand mouvement de transformation de la philosophie qui s’amorça chez Sohravardī puis chez les lecteurs d’Ibn ‘Arabī. Les spécialistes d’Ibn ‘Arabī ont été souvent des antiphilosophes, je pense par exemple au regretté Michel Chodkiewicz, mais ils nous ont magistralement aidé à comprendre la synthèse entre mystique, métaphysique et éthique où s’est pensé « l’homme parfait » en islam. L’idéal de la perfection, que les philosophes trouvent dans le prophète ou l’imâm, est un sujet d’étude capital. Il synthétise les leçons du néoplatonisme, celles du soufisme, celles de la prophétologie mystique ou de l’imamologie shî’ite et, comme tel, il suffit à éclairer à peu près toutes les postulations que la religion des savants a su argumenter et assumer.
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Depuis vingt ans, la plupart des ouvrages que vous avez publiés, sous la forme de traductions, d’articles, d’essais de synthèse, portent sur le philosophe iranien Mullā Ṣadrā Shīrāzī (m. 1640). Votre « mission » de philosophe, si c’est bien une mission, semble être de comprendre, chaque fois plus précisément, de façon plus nuancée, la philosophie de Mullā Ṣadrā, que vous avez rendu connaissable, aimable et même familier. Quelle est cette amitié élective qui vous lie à cet homme ? Vous avez raison de parler d’amitié élective, parce que Mullā Ṣadrā, lorsque je le lis et le médite, me semble converser avec moi, me guider dans l’immense labyrinthe de son œuvre tandis que je l’interroge, l’interprète et parfois force la porte de ses convictions secrètes. Je ne pratique pas publiquement sur lui les opérations classiques que recommande l’histoire de la philosophie, critique des sources, repérages des emprunts et généalogie des concepts, ou plutôt je garde le plus souvent les résultats de ces travaux pour moi ou pour mes élèves. Lorsque j’étudie Mullā Ṣadrā, je cherche à le comprendre et à le faire comprendre, car je garde de l’enseignement de mes maîtres cette leçon : avant d’expliquer un penseur par les conditions externes à son œuvre, il faut le lire et lire toute son œuvre, et en saisir les significations et l’unité d’intention, le mouvement original de l’esprit qui l’anime. Dans le cas qui nous occupe, l’œuvre est immense, océanique. J’essaye de ne pas parler sur Mullā Ṣadrā ou de Mullā Ṣadrā, je ne fais pas de lui le sujet d’une sociologie de la philosophie iranienne ou un cadavre sur la table de dissection. Je traduis intégralement ce que je lis, ce qui est indispensable à mon effort de comprendre, puis je reviens aux allusions, à la fréquence des redites, je cherche à saisir le moment où le philosophe se livre. C’est pourquoi j’écris selon la perspective – Mullā Ṣadrā professe expressément une philosophie des perspectives en soutenant qu’aucune totalisation conceptuelle n’épuise la vérité de l’être. Je respecte le mieux possible l’ordre des raisons, en une exégèse qui a pour fin idéale de rejoindre le texte. On connaît la fiction où J. L. Borges rédige la biographie et la bibliographie de Pierre Ménard, auteur du « Quichotte » où il dit que « l’histoire est mère de la vérité ». Double étrange du roman de Cervantès, le « Don Quichotte » de Ménard révèle que l’œuvre est une sorte de palimpseste. Ainsi m’apparaît de plus en plus l’œuvre de Mullā Ṣadrā, et il s’agit pour moi de restituer en une langue étrangère à la sienne ses livres préexistants. Cela parce que ses livres sont effectivement des palimpsestes où il me faut déchiffrer des arcanes sous l’apparente compacité de la construction doctrinale. Ainsi, dans sa somme de métaphysique, de physique, de théologie, d’eschatologie, « les Quatre 16
Entretien de Christian Jambet avec Mohammad Ali Amir-Moezzi
Voyages », Mullā Ṣadrā signale par certains signes – nous dirions des sous-titres – qu’il en vient à dire sa doctrine la plus pure, et il invite à rapprocher ces divers moments d’écriture disséminés dans l’ensemble du livre. Les livres inspirés par le soufisme d’Ibn ‘Arabī éclairent les livres de facture plus philosophique, les courts traités disent plus directement ce qu’enveloppent les exercices fastidieux mais nécessaires de réfutation et de démonstration, et il est encore bien d’autres exemples de cette écriture en palimpseste qui caractérise aussi les œuvres de ses maîtres, de ses disciples et de ses opposants. Cette œuvre est intégralement placée sous le signe de l’exégèse, elle est donc pour moi un motif essentiel à ma pratique de la philosophie, qui se veut entièrement vouée à l’exégèse. Ce n’est pas tout à fait ce que Leo Strauss a défini comme l’art d’écrire sous la persécution, mais cela s’en approche. Il faut accorder autant d’importance à ce qui n’est pas dit au moment où cela devrait logiquement se dire, qu’à ce qui se dit en lieu et place de ce qui est occulté. Mais il me reste à répondre à votre question la plus incisive : pourquoi lui et non un autre ? Ma réponse ne peut être aussi simple qu’il faudrait. J’ai rencontré Mullā Ṣadrā grâce au cours que Henry Corbin a consacré à l’explication de l’une des épîtres les plus synthétiques, « La sagesse du Trône », et j’en ai retiré le sentiment d’une œuvre qui résumait, tout en tranchant dans ses problèmes, la métaphysique islamique reconduite à ses fondations. Si mon vœu, comme est celui de tous les islamologues, est de comprendre ce qui fait l’originalité des religions que le mot « islam » désigne par une fausse unification, je découvris chez Mullā Ṣadrā un prodigieux effort de composition destiné à configurer l’un des plus importants tableaux de la religion et de la philosophie islamiques. Si les auteurs ismaéliens de l’époque d’Alamût me convoquaient à des figures de l’ordre révolutionnaire, Mullā Ṣadrā, shî’ite imamite mais aussi grand lecteur concordiste des philosophes et des soufis, me permet de comprendre toujours mieux la pensée de l’ordre en islam, de l’ordre nécessaire et splendide de la création, du mouvement de l’être et l’ordre éternel de l’intelligible qui surplombe le monde en devenir. Mon goût des pensées du désordre s’affronte en lui, en sa lecture, non sans rebuffades, à mon goût pour l’espace épiphanique de la beauté et de la générosité de l’être. Peut-être me suis-je donc trouvé une affinité élective avec un penseur qui faisait son deuil des entreprises temporelles et qui se réfugiait dans la splendeur de l’intelligible.
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Raison et quête de la sagesse. Hommage à Christian Jambet
Les philosophes de votre génération ne répugnent pas, la maturité venant, à composer des ouvrages généraux sur leur philosophie, laissant ainsi entendre que les études tatillonnes sont l’affaire des jeunes gens qui ont à faire leurs preuves. Votre travail donne à voir un tout autre cheminement qui va à l’inverse de celui des philosophes contemporains, parfois de vos amis. Comment justifiez-vous cela, notamment auprès de ceux qui vous poussent à consentir enfin à délivrer votre philosophie en énonçant quelques propositions générales ? Je suis toujours un de ces jeunes gens, si la jeunesse, comme le dit joliment Marc Fumaroli, est « la saison hérétique de la vie ». Notre âge, lui, n’est pas si jeune et il est l’âge de l’histoire, singulièrement pour ce qui concerne la pratique de la philosophie. Je suis, il est vrai, très sceptique lorsque se présente une idée générale. J’admire que les derniers grands philosophes français – Lachelier, Bergson, Lavelle, Blondel, Sartre – aient su construire quelque chose comme un système de la vérité. Il va sans dire que je lis Bergson avec une admiration jamais démentie et fort égoïste lorsqu’il m’aide à comprendre ce qu’est le mouvement essentiel de l’être chez Mullā Ṣadrā. Il reste que j’ai été marqué à vie, au début de mes études, par le cours que Hegel prononça à Berlin afin de décrire l’histoire de la philosophie sous les traits de la vérité et de la raison se dévoilant progressivement, par négations et disparitions successives, dans l’histoire de l’esprit. Hegel décidait que la tâche du philosophe désormais était prise dans le lien de l’historicité, du dévoilement de l’historique. Ma lecture de jeunesse d’un grand hégélien, Alexandre Koyré, n’a pas peu fait pour me déprendre des idées générales et me convertir à la recherche historique constitutive de vérités philosophiques plus humbles mais aussi plus solides. Regardez comment Michel Foucault rédige son dernier livre, longtemps laissé inédit, Les aveux de la chair. Il s’efface entièrement dans la simple énonciation des Pères de l’Église qu’il lit pour nous et qu’il commente à peine. Je suis pénétré de cette conviction que le temps des idées générales est mort, mangé par l’idéologie et par les conflits politiques que l’idéologie soutient. Je ne crois pas que la philosophie soit aujourd’hui l’érection d’une vision du monde singulière et propre à un individu dissertant sur la nature, l’histoire ou la politique. Je cherche à m’effacer dans l’exercice de la philosophie, souvent un exercice d’admiration, et je cherche à laisser mes convictions propres percer sous le manteau des objets d’histoire que je convoque. Oui, j’ai eu et j’ai des convictions philosophiques, mais elles ne peuvent paraître que dans le miroir des œuvres ou des moments d’histoire dont je fais l’exégèse, à la manière figuriste 18
Entretien de Christian Jambet avec Mohammad Ali Amir-Moezzi
tant prisée à l’Âge classique, singulièrement par Pascal et ses amis. C’est dire que l’histoire de l’esprit parle en figures. Enfin, l’exercice philosophique est un exercice de dépaysement, d’altérité et de dérangement. Je travaille à présent dans l’œuvre de l’un des plus vifs opposants à Mullā Ṣadrā, et qui lui doit pourtant beaucoup, celle d’un philosophe peu connu et encore peu étudié, Qāḍī Saʿīd Qommî. Mon dessein est là encore de décentrer notre regard, de manifester ce qui reste enfoui sous la lettre des œuvres comme autant de visions fixées par une imagination qui façonne son monde intelligible. Cela n’a rien d’original, puisque c’est très exactement la finalité du métier d’historien que doit devenir le métier du philosophe. S’il n’est pas douteux que vous soyez un philosophe, il n’est pas douteux que vous êtes aussi un professeur. Vous avez été professeur toute votre vie. En quoi votre naturel philosophe trouve-t-il dans l’enseignement la forme de son épanouissement ? En quoi le professorat donne-t-il à votre nature sa forme la plus réussie ? Lorsque j’ai commencé d’enseigner la philosophie en classe terminale, j’ai maudit le temps passé à corriger les copies, à préparer des cours et à parler de façon aussi simple qu’exacte des grands auteurs du programme. Puis l’illusion de perdre mon temps s’est transformée en son contraire. Dans la khâgne où j’ai fait le plus long de mon parcours de professeur, j’ai eu la chance aujourd’hui enviable d’une totale liberté et d’un temps long permettant de s’engloutir dans les textes et de les expliquer sans défaillance. Jamais aucun de mes élèves n’a su « ce que je pensais », j’ai pratiqué cet effacement dont je fais l’éthique du professeur et de l’exégète. Effacement qui est l’autre face de l’intervention de celui qui explique aussi fidèlement que possible un auteur. Le cours de philosophie est une somme d’explications et rien ne m’a donné plus de joie que ce moment où un élève vous dit « je suis devenu spinoziste ! » parce que la lecture prolongée de l’Éthique l’a sorti de la vase du nihilisme et des illusions. Ce pouvait être aussi bien Descartes, Hegel ou Péguy – puisque j’avais toute liberté de lire avec mes élèves qui que ce fût, sans frontières. Je me suis seulement donné pour règle de ne jamais évoquer devant mes élèves les auteurs dont je lisais les œuvres pour avancer dans l’étude de la philosophie islamique. Règle élémentaire de probité, ne pas mélanger les genres. J’ai simplement appliqué en Khâgne la liberté professorale et l’humilité exégétique – jamais une idée générale – que j’avais reçues de mes études à l’EPHE. Lorsque la section des sciences religieuses de l’EPHE m’a fait le grand honneur 19
Raison et quête de la sagesse. Hommage à Christian Jambet
et le grand plaisir de m’accueillir en son sein, je n’ai fait rien d’autre que poursuivre mon chemin sur cette voie que je n’avais jamais abandonnée. L’enseignement porte non sur des programmes tout faits, mais sur le programme se faisant, celui qui est encadré par les règles et les limites de la discipline, mais qui n’est pas le récital de ce qu’on sait parce qu’il est la découverte en chantier de ce qu’on lit. Quel plus beau métier, quel métier plus indépendant d’un vil pédagogisme, que celui de professeur, puisque le professeur de philosophie est un homme libre de lire, de découvrir et cela tout son temps, et qui a ce merveilleux pouvoir d’éprouver sa compréhension en l’exposant avec toutes ses difficultés à des élèves et des auditeurs que rien n’oblige à l’écouter ? Je ne vois qu’un seul équivalent, celui de l’interprète musical. La philosophie vivante fait alors acte de présence dans l’exercice de son enseignement qui est celui de sa création continuée.
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Raison et quête de la sagesse. Hommage à Christian Jambet « Conversion et métamorphose de l’âme en islam shî’ite », Métamorphose et conversion, Cahiers du Groupe d’études spirituelles comparées 12 (2008), p. 119-138. « La Rose, la mort et le calame », Nunc 15, Hommage à Salah Stétié (mars 2008), p. 21-28. « Louis Massignon et le messie de l’islam », dans Louis Massignon et le Maroc : Une parole donnée, éd. P. M. Borrmans, Casablanca, Fondation du roi Abdul-Aziz, 2008, p. 189-204. « “Les flambeaux dans les jardins du ciel”. Puissance de l’imaginal et transfiguration de la nature », Bachelardiana 3 (2008), p. 53-62. « Les pensées arabes et persanes », vingt-cinq textes arabes et persans présentés, traduits et annotés par Ch. Jambet dans Philosophies d’ailleurs, éd. R.-P. Droit, t. II, Paris, Hermann, 2009, p. 171-348. « Averroès et la fin de la philosophie islamique », Qantara. Magazine des cultures arabe et méditerranéenne 71 (Printemps 2009), p. 51-54. « “L’essence de Dieu est toute chose”. Identité et différence selon Ṣadr al-Dīn Shīrāzī (Mullā Ṣadrā) », dans Le Shî’isme imāmite quarante ans après : Hommage à Etan Kohlberg, éd. M. A. Amir-Moezzi, M. M. Bar-Asher, S. Hopkins, Turnhout, Brepols (Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses 137), 2009, p. 269-292. « Sagesse de la résurrection », Ligne de risque 24 (février 2009), p. 22-33. « Pensée iranienne, philosophie arabe », Qantara, Magazine des cultures arabe et méditerranéenne 75 (Printemps 2010), p. 40-43. « Similitudes gnostiques dans l’islam shî’ite », dans Les textes de Nag Hammadi : Histoire des religions et approches contemporaines, Actes du Colloque international réunis par J.-P. Mahé, P.-H. Poirier, M. Scopello, 11-12 décembre 2008, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2010, p. 45-59. Compte rendu de : Etan Kohlberg et Mohammad Ali Amir-Moezzi, Revelation and Falsification. The Kitâb al-qirâ’ât of Ahmad b. Muhammad al-Sayyârî, Leyde – Boston, 2009, dans « Bulletin critique », Arabica 57 (2010), p. 506-510. « L’héritage d’Avicenne au xviie siècle : le Commentaire de la Métaphysique du Shifā’ par Mullā Ṣadrā », I, « La perfection selon les philosophes et leurs adversaires », Annuaire EPHE, Sciences religieuses 120 (20112012), p. 75-80. « L’exégèse du verset du Trône par Mullā Ṣadrā Shīrāzī », dans Islam : Identité et altérité : Hommage à Guy Monnot, éd. M. A. Amir-Moezzi, Turnhout, Brepols (Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses 165), 2013, p. 263-310. « Les modèles plotiniens du “dévoilement des lumières” dans les courts traités de Qāẓī Saʽīd Qummī », Annuaire EPHE, Sciences religieuses 121 (2012-2013), p. 147-154. 28
Bibliographie de Christian Jambet « Religion du savant et religion du vulgaire : Remarques sur les intentions du commentaire du Livre de la preuve par Mullā Ṣadrā », Studia Islamica 109 (2014), p. 208-239. « La mort en islam », dans La mort et ses au-delà, éd. M. Godelier, Paris, CNRS Éditions (« Bibliothèque de l’Anthropologie »), 2014, p. 159-177. « “Heureux les étrangers !” Variations sur une tradition islamique », dans Figures de l’altérité, éd. R.-P. Droit, préface de P. Caye, Paris, Presses Universitaires de France, 2014, p. 201-237. « La fin des temps selon l’islam shî’ite et l’apocalypse coranique », dans Apocalypse : l’avenir impensable, Esprit (juin 2014), p. 44-53. « Exégèse et philosophie dans le commentaire coranique de Mullâ Sadrâ », Mélanges de l’Université Saint-Joseph LXIV (2014), p. 127-147. « Le retour du catholicisme dans la politique, 1968-1978 », dans Maurice Clavel, Journaliste transcendantal. Colloque organisé par l’Académie catholique de France en hommage à Maurice Clavel : 20 mars 2014 au Collège des Bernardins à Paris, éd. J.-L. Vieillard-Baron, Paris (Parole et Silence), 2016, p. 61-76. « La question du fondement de l’étant : du Raffermissement de la croyance (Taqwīm al-īmān) de Mīr Dāmād aux Clés de l’invisible (Mafātīḥ al-ghayb) de Mullā Ṣadrā », Annuaire EPHE, Sciences religieuses 122 (2013-2014), p. 179-182. « L’hégémonie prophétique selon le commentaire du Livre de la Preuve de Kulaynī par Mullā Ṣadrā », Annuaire EPHE, Sciences religieuses 123 (2014-2015), p. 285-291. « L’intelligence mystique dans la philosophie de Mullā Ṣadrā », dans Mystique et philosophie dans les trois monothéismes, éd. D. Cohen-Levinas, G. Roux, M. Sebti, Paris, Hermann, 2015, p. 239-251. « Préface », dans Abdelwahab Meddeb, Instants soufis, Paris, Albin Michel, 2015, p. 9-27. « Ésotérisme et néoplatonisme dans l’exégèse du verset de la lumière (Coran 24, 35) par Qāḍī Saʽīd Qummī », dans L’Ésotérisme shi’ite : ses racines et ses prolongements, éd. M. A. Amir-Moezzi, Turnhout, Brepols (Bibliothèque de l’École des Hautes Études Sciences religieuses 177), 2016, p. 573-600. « Intelligence divine, intelligence humaine : la philosophie comme éducation de l’âme selon Avicenne, Sohravardī et Mullā Ṣadrā », Annuaire EPHE, Sciences religieuses 124 (2015-2016), p. 381-392. « Le ḥadīth de la création des noms divins et son exégèse par Mullā Ṣadrā », dans Gnose et manichéisme : entre les oasis d’Égypte et la route de la soie. Hommage à Jean-Daniel Dubois, éd. A. Van den Kerchove, L. G. Soares Santoprete, Turnhout, Brepols (Bibliothèque de l’École des Hautes Études Sciences religieuses 176), 2017, p. 915-938.
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Raison et quête de la sagesse. Hommage à Christian Jambet « “S’assimiler à Dieu dans la mesure du possible” (Théétète 176 b) : Un impératif platonicien dans son interprétation en philosophie islamique », Bulletin de la Société française de Philosophie CXI/4 (octobre-décembre 2017), p. 4-45. “Foreword” (p. xv-xx), dans : Spiritual Resurrection in Shiʽi Islam : An Early Ismaili Treatise on the Doctrine of Qiyāmat. nouvelle édition avec trad. angl. de Haft bāb by Ḥasan-i Maḥmūd-i Kātib, éd. et trad. S. J. Badakhshani, Londres – New York, I. B. Tauris, 2017. « Ésotérisme et pouvoir révolutionnaire chez les ismaéliens d’Alamût (les “assassins”) », Politica Hermetica 31 (2017), p. 19-31. « Le Logos/Intellect selon l’herméneutique philosophique dans l’islam iranien (xviie siècle) », dans Issues of Interpretation : Texts, Images, Rites, éd. C. Altini, Ph. Hoffmann, J. Rüpke, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2018, p. 143-154. « L’Homme parfait. Métaphysique de l’âme et eschatologie selon Qāẓī Saʽīd Qummī (m. 1695) », Annuaire EPHE, Sciences religieuses,125 (20162017), p. 411-423. « L’adoption de la “sagesse illuminative” par les philosophes de l’Iran safavide : Le commentaire du Livre de la sagesse illuminative (Ḥikmat al-ishrāq) de Suhrawardī par Mullā Ṣadrā », Annuaire EPHE, Sciences religieuses 126 (2017-2018), p. 505-513. « Le problème de la certitude dans la philosophie de Suhrawardī », Studia graeco-arabica 8 (2018), p. 255-268.
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« PRIÈRE DE PÈLERINAGE ENGLOBANT » (AL-ZIYĀRA AL-JĀMI‘A) (ASPECTS DE L’IMAMOLOGIE DUODÉCIMAINE XVII)* Mohammad Ali Amir-Moezzi
L
a religion musulmane, aussi bien dans sa dimension savante que dans ses aspects dits populaires, accorde une importance considérable au pèlerinage ou la visite (ziyāra) des tombes des saints ainsi qu’aux invocations qui accompagnent cette pratique. La littérature primaire tout comme les études consacrées au sujet sont pléthoriques 1.
*. Cet article est le dix-septième d’une série consacrée à l’imamologie duodécimaine. Les dix premiers sont réunis maintenant dans M. A. Amir-Moezzi, La religion discrète. Croyances et pratiques spirituelles dans l’islam shi’ite, Paris 2006 (chapitres 3 et 5 à 14) ; les suivants se trouvent dans id., ‘Alī, le secret bien gardé. Figures du premier Maître en spiritualité shi’ite, Paris 2020 (chapitres 1 et 5 à 9). Je remercie de tout cœur mon ami, le Professeur Meir Bar-Asher, pour sa lecture attentive de cet article et ses observations pertinentes. 1. On trouvera un bon état de la question jusqu’à l’année 2000 dans l’article fort documenté de C. Mayeur-Jaouen, « Lieux sacrés, lieux de culte, sanctuaires en islam. Bibliographie raisonnée », dans A. Vauchez (éd.), Lieux sacrés, lieux de cultes, sanctuaires. Approches terminologiques, méthodologiques, historiques et monographiques, École Française de Rome (n° 273), Rome 2000, p. 149-170 ; dans le même volume, ead., « Tombeau, mosquée et zâwiya : la polarité des lieux saints musulmans », p. 133147. Voir des bibliographies plus récentes dans G. Stauth (éd.), On Archeology of Sainthood and Local Spirituality in Islam. Past and Present, Crossroads of Events and Ideas. Yearbook of the Sociology of Islam 5, Bielefeld (Allemagne), 2004 ; S. Chiffoleau et A. Madoeuf (éd.), Les pèlerinages au Maghreb et au Moyen-Orient. Espaces publics, espaces du public, Publications de l’Institut français du Proche-Orient, Beyrouth 2005. Les adversaires de cette pratique, principalement des Ḥanbalites médiévaux jusqu’à leurs adeptes wahhābites actuels (partisans des points de vue agressifs et rigoristes d’Ibn Taymiyya m. 728/1328), ont toujours été extrêmement minoritaires en islam ; voir à ce sujet I. Goldziher, Muhammedanische Studien, Halle 1890, p. 357366 ; M. U. Memon, Ibn Taymîya’s Struggle against Popular Religion, La Haye – Paris 10.1484/M.BEHE-EB.5.123360
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Dans ce paysage d’ensemble, le shi’isme occupe une place de choix pour une raison doctrinale définie dès ses sources les plus anciennes. Commençons par dire que le pivot central de la religion shi’ite est la dévotion mystique à l’égard de la figure du Guide (imām), et la pratique religieuse par excellence de ce culte est la prière, non pas la prière canonique quotidienne (ṣalāt), le devoir de tout musulman en général, mais l’invocation surérogatoire (du‘ā’) dans ses différentes modalités. Le grand al-Kulaynī (m. vers 329/940-941), consacre un des huit Livres de ses Uṣūl min al-Kāfī à la prière surérogatoire (Kitāb al-du‘ā’), en mettant cette pratique sur le même plan que les notions religieuses fondamentales auxquelles il consacre les autres Livres de sa Somme, comme l’Unicité divine (K. al-tawḥīd), la Connaissance et l’Ignorance (K. al-‘aql wa l-jahl), la Science initiatique (K. faḍl al-‘ilm), la Preuve c’est-à-dire la personne de l’Imam (K. al-ḥujja) ou encore la Foi et l’Incroyance (K. al-īmān wa l-kufr) 2. Pour ce qui est du contenu de ce « Livre de la prière » (comme tous les autres), il s’agit bien sûr des hadith-s remontant aux imams consacrés à la prière surérogatoire et à toutes autres formes d’invocations. D’ailleurs, parmi les livres attribués à ces derniers, au premier chef le Nahj al-balāgha attribué au premier imam, ‘Alī b. Abī Ṭālib, ou la Ṣaḥīfa sajjādiyya attribué au quatrième, ‘Alī b. al-Ḥusayn Zayn al-‘Ābidīn, le premier contient un grand nombre de prières et le second est, dans sa totalité, un recueil d’invocations 3. La littérature primaire, illustrée par plusieurs genres, est immense et nous y avons déjà consacré une étude monographique 4. On ne va donc pas revenir sur ce qui a été exposé dans celle-ci mais si on ne devait retenir que deux noms parmi les grands auteurs de cette littérature, ce serait ceux d’Abū Ja‘far al-Ṭūsī (m. 460/1067) et son Miṣbāh al-mutahajjid,
1976, p. 14-20 ; S. Beyoglu, « The Ottomans and the Islamic Sacred Relics » dans K. Ciçek (éd.), The Great Ottoman-Turkish Civilisation, vol. 4, Ankara 2000, p. 26-44. 2. Sur al-Kulaynī et son œuvre voir maintenant M. A. Amir-Moezzi, La Preuve de Dieu. La mystique shi’ite à travers l’œuvre de Kulaynî (ixe-xe siècle), Paris 2018. 3. Il existe de très nombreuses éditions des deux ouvrages. Sur le premier voir par ex. l’étude classique de L. Veccia Vaglieri, « Sul ‘Nahj al-balāghah’ et sul suo compilatore ash-Sharīf ar-Raḍī », Annali dell’Istituto Universitario Orientale di Napoli, n° spécial 8 (1958) ; sur le second, la belle introduction de W. Chittick à sa traduction anglaise du livre, The Psalms of Islam, Londres 1988. 4. M. A. Amir-Moezzi, « Notes sur la prière dans le shi’isme imamite » dans M. A. AmirMoezzi, C. Jambet et P. Lory (éd.), Henry Corbin : philosophies et sagesses des religions du Livre, Turnhout 2005, p. 65-80 (« Bibliothèque des Hautes Études 126 ») (repris dans M. A. Amir-Moezzi, La religion discrète, chapitre 11, p. 277-294).
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« Prière de pèlerinage englobant »
considéré comme le livre fondamental de la prière imamite et surtout une douzaine d’ouvrages de Raḍī al-Dīn Ibn Ṭāwūs (m. 664/1266) où l’auteur expose un véritable programme spirituel concernant l’ordre dans lequel ses livres doivent être lus et la façon dont les prières qu’ils transmettent peuvent être récitées, répétées et méditées 5. Dans le riche ensemble des invocations shi’ites, les prières de pèlerinage sur les tombes des imams ou d’autres saints ou saintes occupent un rang singulièrement important 6. Rien que dans la monumentale encyclopédie des hadith-s shi’ites de Muḥammad Bāqir al-Majlisī (m. 1110/1699), les Biḥār al-anwār, près d’un millier de pages sont consacrées aux pèlerinages sur les tombes des imams et les prières s’y rapportant, de loin bien plus que les chapitres consacrés au pèlerinage de La Mecque 7. Le sujet
5. Sur ces ouvrages, leurs titres et leurs éditions voir « Notes sur la prière dans le shi’isme imamite », p. 68-69 (dans Henry Corbin) et 281-282 (dans La religion discrète). Sur Ibn Ṭāwūs, voir l’ouvrage fondamental d’E. Kohlberg, A Medieval Muslim Scholar at Work : Ibn Ṭāwūs and his Library, Leyde 1992. 6. Il existe un nombre assez important d’études sur les pèlerinages shi’ites, surtout selon des points de vue sociologique, anthropologique ou économique ; voir par ex. ‘A. Anwâr, « Les pèlerinages chez les Persans », dans Les pèlerinages, n° III, Paris 1960, p. 139155 (collection « Sources orientales » du Seuil) ; M. Bazin, « Qom, ville de pèlerinage et centre régional », Revue géographique de l’Est 13/1-2 (1973), p. 77-136 ; J. Berque, « Hier à Najaf et Kerbela » dans id., De l’Euphrate à l’Atlas, vol.1, Paris 1978, p. 168189 ; T. Battesti, « Le garant des gazelles : le pèlerinage de l’Emâm Reza à Mashad en Iran », Civilisations 38/2 (1988), p. 143-178 ; N. Hakami, Pèlerinage de l’Emâm Rezâ : étude socio-économique, Tokyo 1989 ; Y. Nakash, « The Visitation of the Shrines of the Imams and the Shi’i Mujtahids in the Early Twentieth Century », Studia Islamica 81 (1995), p. 153-164 ; Y. Richard, « Le culte des saints en Iran » dans H. Chambert-Loir et C. Guillot (éd.), Le culte des saints dans le monde musulman, École française d’Extrême-Orient, Paris 1995, p.147-157 ; id., « Qom, un lieu sacré en Iran », dans M. A. AmirMoezzi (éd.), Lieux d’islam. Cultes et cultures de l’Afrique à Java, Paris 1996, p. 60-69 ; M. A. Amir-Moezzi, « Jamkarân et Mâhân : deux pèlerinages insolites en Iran », dans ibid., p. 154-166 ; S. Mervin, « Sayyida Zaynab :banlieue de Damas ou nouvelle ville sainte chiite ? », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (22, juillet-décembre 1996), p. 149-162 ; N. Haider, The Origins of the Shī‘a, New York 2011, p. 243 sqq ; P. Khosronejad (éd.), Saints and their Pilgrims in Iran and Neighbouring Countries, Wantage (Grande Bretagne) 2012 (en particulier ch. 1 : Kh. Sindawi, « The sanctity of Karbala in Shiite thought », p. 21-40 et ch. 2 : T. Morikawa, « Pilgrimage to the Iraqi ‘Atabat from Qajar era Iran », p. 41-60) ; S. Parsapajouh, « La châsse de l’Imam Husayn. Fabrique et parcours politique d’un objet religieux de Qom à Karbala », Archives des Sciences Sociales des Religions 174/2 (2016), p. 49-74. 7. Al-Majlisī, Biḥār al-anwār, sur la base de l’édition Kumpānī, 110 vols, Beyrouth (3e édition), 1403/1983, tout le Kitāb al-mazār, vol. 100, p. 101-457 et des centaines de pages dans les volumes 101, 102 et 103. On trouve de précieuses informations sur
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Mohammad Ali Amir-Moezzi
mérite d’être développé. En effet, en se fondant sur les hadith-s remontant aux imams, surtout dans le corpus ancien des traditions imamites, on a la nette impression que le pèlerinage sur les tombes des imams (plus particulièrement celles de ‘Alī et d’al-Ḥusayn) est spirituellement supérieur au ḥajj. Est-ce parce que ce dernier, pèlerinage à la Maison de Dieu transcendant et lointain, est un devoir imposé à tous les musulmans, ceux que le shi’isme appelle « la masse » (al-‘āmma), et que par conséquent il s’agit d’un acte de culte exotérique, alors que la visite des tombes sanctuaires des imams est un signe de dévotion à l’égard des manifestations terrestres de Dieu, maîtres des fidèles shi’ites (appelés l’élite, al-khāṣṣa) et donc un acte central de la religion ésotérique ? Abū l-Qāsim Ja‘far b. Muḥammad al-Qummī dit Ibn Qūlūya/Qūlawayh (m. 368 ou 369/978-979), auteur d’une des plus vieilles compilations de traditions monographiques sur la visite des tombes des imams, à savoir le Kāmil al-ziyārāt, y rapporte un grand nombre de traditions allant dans le sens que l’on vient d’indiquer (ces traditions vont être reprises après lui par d’innombrables autres sources). Au cours de plusieurs assez longs chapitres, Ibn Qūlūya rapporte des dizaines de traditions remontant à plusieurs d’entre les imams où la visite de la tombe d’al-Ḥusayn est présentée comme équivalente, selon les différents hadith-s, au petit pèlerinage à La Mecque (‘umra), au grand pèlerinage à La Mecque (ḥajj), aux deux ensemble ou encore à plusieurs dizaines de grands pèlerinages à La Mecque 8. D’autres chapitres rapportent des traditions, toutes remontant à l’imam Ja‘far al-Ṣādiq, selon
le sujet dans les introductions des éditeurs de certains ouvrages de prières shi’ites, par ex. celles de A. Īrānī Qomī à ses éditions du Fayḍ al-dumū‘ de Muḥammad Ibrāhīm Nawwāb Tihrānī, Téhéran 1374 solaire/1995 et du Sharḥ-i du‘ā’-e ṣabāḥ de Muṣṭafā b. Muḥammad Hādī Khū’ī, Téhéran 1376 solaire/1997 ; celle R. Ja‘fariyān à l’anonyme Nuzhat al-zāhid, Téhéran 1376 solaire/1997 ou encore l’introduction de J. Jahānbakhsh à sa traduction persane de la Farḥat al-Gharī d’al-Majlisī, Téhéran 1379 solaire/2001. 8. Ja‘far b. Muḥammad Ibn Qūlūya, Kāmil al-ziyārāt, éd. B. al-Ja‘farī (sous la direction de ‘A. A. al-Ghaffārī), Téhéran 1375 solaire/1987, chapitres 63 à 66, p. 167-180. Il est utile de préciser que le mot ziyāra, littéralement « visite », signifie aussi bien le pèlerinage, la visite de la tombe sanctuaire d’un imam que la prière récitée à cette occasion. Le titre du livre d’Ibn Qūlūya veut donc dire « Le (Livre) parfait des pèlerinages/ des prières de pèlerinage ». Cette homonymie signifierait que chaque pèlerinage sur la tombe d’un imam est prière et que chaque prière de pèlerinage, récitée même chez soi, équivaut à un voyage jusqu’au sanctuaire d’un imam ? Ce qui va être exposé plus loin semble confirmer cette hypothèse. Pour l’époque ancienne, voir aussi les monographies suivantes : al-Shaykh al-Mufīd (m. 413/1022), Kitāb al-mazār, Qumm 1409/1988 ; Ibn al-Mashhadī (m. 594/1198), al-Mazār al-kabīr, éd. J. al-Qayyūmī al-Iṣfahānī, Qumm 1419/1998.
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lesquelles la tombe d’al-Ḥusayn est constamment visitée par les esprits des prophètes et des anges, circulant entre ciel et terre 9. Dans un autre hadith, attribué au même imam, il est dit que le fidèle qui visite la tombe d’al-Ḥusayn est comme s’il visitait Dieu sur son trône (…kāna ka-man zāra llāh fī ‘arshihi) 10. Ailleurs, le même imam déclare la même chose au sujet du pèlerinage sur les tombes de ‘Alī et de Muḥammad 11. Mais l’assertion sans doute la plus audacieuse sur la supériorité de la tombe des imams, et plus singulièrement celle de ‘Alī, se trouve dans le propos suivant attribué encore une fois à Ja‘far al-Ṣādiq lequel reproche à un fidèle
9. Kāmil al-ziyārāt, chapitres 38 et 39, p. 120-124. 10. Ibid., chapitre 59, n° 1, p. 159. Ces exemples montrent l’importance accordée par Ibn Qūlūya au pèlerinage au sanctuaire d’al-Ḥusayn à Karbalā. En effet, presque deuxtiers de sa volumineuse compilation y sont consacrés. De très nombreuses traditions, rapportées dans le corps de plusieurs chapitres, décrivent la supériorité de la terre (arḍ, turba) de Karbalā à celle de La Mecque (par ex. chapitres 88 à 90, p. 272-287). Par ailleurs, il est dit que la pratique populaire de la géophagie est absolument interdite sauf dans le cas de la terre de la tombe d’al-Ḥusayn (chapitres 91-95, p. 288-300 ; sur le sujet voir G. Vajda, « De la condamnation de la géophagie dans la tradition musulmane : ‘Abd al-Raḥmān b. Muḥammad Ibn Manda, Taḥrīm akl al-ṭīn wa ḥāl ākilihi fī l-dunyā wa l-ākhira », Rivista degli Studi Orientali LV/I-II [1981], p. 5-38). Il est intéressant de noter que dans la tradition n° 3 du chapitre 95, p. 300 (attribuée soit à Ja‘far al-Ṣādiq soit à ‘Alī al-Riḍā, le compilateur ne le précise pas), la terre de la tombe d’al-Ḥusayn est comparée à la chair (laḥm) de l’imam ; le parallélisme avec l’eucharistie est saisissant. Il est vrai que la tradition commence par la mention de la création d’Adam à partir de l’argile (ṭīn), ce qui implique que la chair de l’être humain tire son origine de la terre mais la très inhabituelle formulation wa yuḥillu [Lâh] ‘alayhim akl luḥūminā (« Dieu a rendu licite pour nos fidèles le fait de manger notre chair ») interpelle et pose question. 11. Kāmil al-ziyārāt, chapitre 60, n° 4, p. 163. Il est vrai qu’après al-Ḥusayn, ‘Alī et la visite de sa tombe occupent la place la plus importante dans le Kāmil al-ziyārāt ; en même temps, il est à plusieurs reprises répété qu’en tant que Figures spirituelles les Quatorze Infaillibles (ma‘ṣūm), à savoir Muḥammad, sa fille Fāṭima, Alī et les onze imams descendants de ces deux derniers sont identiques et que la visite du sanctuaire de n’importe lequel d’entre eux équivaut à la visite des sanctuaires de tous les autres (par ex. ce hadith attribué à l’imam Mūsā al-Kāẓim : « … Celui qui visite le premier d’entre nous [les Infaillibles ; i.e. celui qui visite la tombe du premier d’entre nous] visite en même temps le dernier d’entre nous et celui qui visite le dernier d’entre nous visite le premier car celui qui aime le premier d’entre nous aime le dernier et celui qui aime le dernier aime le premier » [man zāra awwalanā fa-qad zāra ākhiranā… man tawallā awwalanā fa-qad tawallā ākhiranā]) ; ibid., chapitre 108, n° 13, p. 350. Sur la polysémie des termes appartenant à la racine WLY dans le shi’isme (comme le mot tawallā dans la tradition citée), voir M. A. Amir-Moezzi, « Notes à propos de la walāya imamite (Aspects de l’imamologie duodcimaine X) », Journal of the American Oriental Society 122/4 (2002), p. 722-744 (maintenant dans La religion discrète, chapitre 7).
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d’avoir négligé le pèlerinage sur la tombe sanctuaire de ‘Alī : « …Tu as eu tort… Ne rends-tu pas visite à celui à qui Dieu Lui-même rend visite, accompagné de Ses anges, Ses prophètes et Ses fidèles ?… Sache que le Prince des initiés (amīr al-mu’minīn ; i.e. ‘Alī) est le Guide suprême auprès de Dieu… » 12. Les fidèles se rendent à La Mecque pour visiter le sanctuaire de Dieu, accomplissant ainsi un devoir imposé par la religion exotérique de la Loi (islām) ; or c’est Dieu Lui-même qui visite le sanctuaire de ‘Alī, maître par excellence de la religion ésotérique de la foi (īmān). La supériorité absolue du sanctuaire de l’imam sur celui de La Mecque souligne implicitement la supériorité absolue du bāṭin sur le ẓāhir, de l’ésotérique sur l’exotérique, de l’esprit sur la lettre, de la religiosité intérieure sur l’orthopraxie. C’est sans doute dans ce registre que le shi’isme insiste aussi sur l’importance du pèlerinage spirituel, de la visite en esprit des tombes des imams. Dans un dialogue entre l’imam Ja‘far al-Ṣādiq et son disciple Ḥanān b. Sadīr al-Ṣayrafī, en présence d’autres fidèles à Médine, il est rapporté : L’imam : « Ô Ḥanān b.Sadīr, est-ce que tu visites la tombe d’al-Ḥusayn (appelé ici par sa kunya Abū ‘Abdallāh) une fois par mois ? » Le disciple : « Non ! » L’imam : « Une fois tous les deux mois ? » — Non. — Une fois par an ? — Non. — Pour quelle raison tu manques ainsi d’honorer ton maître (sayyid) ? — À cause de l’absence de moyens et de la grande distance de la destination. — Veux-tu que je t’enseigne un pèlerinage (ou une prière) agréé (ziyāra maqbūla) à distance ? — Comment puis-je lui rendre visite à distance mon seigneur ? — Le vendredi, ou n’importe quel autre jour, purifie-toi, enfile ton vêtement le plus propre, monte sur le toit de ta demeure ou dans le désert, oriente la direction de ta prière vers la tombe (d’al-Ḥusayn), en accord avec ce que Dieu déclare « De quelque côté que vous vous tourniez, là se trouve la Face de Dieu » (Coran 2 :115) 13. Ensuite récite l’invocation
12. Ibid., chapitre X, n° 1, p. 35. Sur le sens technique du terme mu’min dans le shi’isme, à savoir « le fidèle initié » aux enseignements ésotériques des imams, nettement distingué du muslim, simple musulman fidèle de la religion exotérique, voir M. A. AmirMoezzi, Le Guide divin dans le shi’isme originel, Paris – Lagrasse 1992 (2005), index s.v. 13. Selon la théologie shi’ite, l’imam est « l’Organe » de Dieu, moyen par lequel Dieu
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Ibn Qūlūya consacre également le chapitre 104 de sa compilation, ainsi que certaines traditions du chapitre 105, à des prières de pèlerinage spirituel adressées à l’ensemble des Infaillibles et notamment aux imams parmi ces derniers 15. Cependant, après cette introduction, nous allons nous tourner vers un autre auteur, le célébrissime contemporain et compatriote d’Ibn Qūlūya, à savoir Abū Ja‘far Muḥammad b. ‘Alī al-Qummī dit Ibn Bābūya (Bābawayh) al-Shaykh al-Ṣadūq (m. 381/991-992). Celui-ci rapporte une prière de visite, aussi bien physique que spirituelle, à l’ensemble des imams, de loin la plus célèbre du genre et appelée al-ziyāra al-jāmi‘a al-kabīra. 1. Ibn Bābūya, l’imam ‘Alī al-Hādī et la Ziyāra jāmi‘a Les prières de pèlerinage spirituel sont des « concentrés » de l’imamologie mystique 16. Beaucoup d’entre elles ont été commentées, à
intervient dans la création. L’imam est la Main de Dieu, son Œil, sa Langue, son Oreille, son Coeur… et surtout sa Face (wajh) grâce à laquelle on se dirige vers Lui ; voir le bel ouvrage posthume de H. Corbin, Face de Dieu, Face de l’Homme, Paris 1983 ; aussi M. A. Amir-Moezzi, Guide divin, p. 116 et note 225 (pour les sources) ; id., La religion discrète, index sub wajh ; aussi M. Terrier, « Noms divins et hommes divins dans la gnose shî‘ite imâmite (viii/xiv-xi/xviie siècles) », Revue de Théologie et de Philosophie 150 (2019), p. 335-356. La mention du verset coranique semble impliquer que la prière peut être récitée dans n’importe quelle direction. Plus haut, il est dit que la prière peut être pratiquée de préférence le vendredi mais aussi à n’importe quel jour de la semaine, sur le toit de la maison où dans le désert. De fait, ce qui paraît caractériser le pèlerinage spirituel c’est la grande liberté de l’orant dans sa mise en pratique. 14. Ibn Qūlūya, Kāmil al-ziyārāt, chapitre 96, n° 7, p. 303-304. Les autres traditions du même chapitre, de même teneur, concernent la visite spirituelle des imams morts ou vivants. Sur le pèlerinage spirituel des Nuṣayrīs sur la tombe d’al-Ḥusayn voir M. M. Bar-Asher, A. Kofsky, The Nuṣayrī-‘Alawī Religion, Leyde – Boston – Cologne 2002, p. 128-136. 15. Ibid., chapitres 104 (appelé ziyāra li-jamī‘ al-a’imma ; la tradition n° 1 de ce chapitre, p. 330, est une reprise de la fin de la tradition n° 1 du chapitre 100, p. 318) et 105, p. 330-337. Pour d’autres prières de pèlerinages spirituels, transmises des sources anciennes, voir al-Majlisī, Biḥār al-anwār, vol. 99, p. 126 sqq. 16. Il existe peu d’études académiques sur le sujet (contrairement aux études
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travers les âges, par des théologiens, des philosophes ou des soufis duodécimains. La plus célèbre et la plus prisée d’entre elles, de l’avis de tous, et de loin la plus longue, est « la prière du pèlerinage englobant » (al-ziyāra al-jāmi‘a), titre auquel on ajoute souvent l’adjectif « grande » (al-kabīra). Il s’agit en fait d’un hadith remontant au dixième imam ‘Alī b. Muḥammad al-Hādī al-Naqī (m. 254/868). Elle est rapportée apparemment pour la première fois par Ibn Bābūya al-Ṣadūq (m. 381/991-992) dans sa grande compilation des traditions juridiques, un des « Quatre Livres » (al-kutub al-arba‘a) de Hadith imamite, le Kitāb man lā yaḥḍuruhu l-faqīh (« le Livre de celui qui n’a pas auprès de lui un juriste ») 17. Bien que la prière commence par la description
hagiographiques et confessionnelles qui sont innombrables) ; à part l’introduction déjà mentionnée de W. Chittick à sa traduction anglaise d’al-Ṣaḥīfa al-sajjādiyya, on peut citer les pages de H. Corbin sur « la prière des Quatorze Infaillibles » (appelée par erreur « la prière des douze imams »), attribuée à Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī (m.672/1274) dans En Islam iranien, Paris 1971-1972, vol. 1, p. 70-73 ; ou encore M. A. Amir-Moezzi, « Notes sur la prière dans le shi’isme imamite » ; et maintenant la belle étude de M. Terrier, « La tombe comme isthme (barzakh) entre les vivants et les morts », Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée 146 (2020), p. 29-46 ; voir aussi A. Straface, « The Calling of the Roots of Truth : the Prayer in al-Sijistānī’s Ismaili Views » dans A. Pelliteri, M. G. Sciortino, D. Scari, N. Elsakaan (éd.), Re-Defining A Space of Encounter. Islam and Medirerranean : Identity, Alterity and Interactions, Leuven – Paris – Bristol 2019, p. 37-45. Pour une recherche comparative, le lecteur trouvera de passionnants éléments dans Ph. Hoffmann et A. Timotin (éd.), Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité, Turnhout (Belgique), 2020. 17. Appelé également Faqīh man lā yaḥḍuruhu l-faqīh (« Le juriste de celui qui n’a pas auprès de lui un juriste »), éd. al-Mūsawī al-Kharsān, 5e édition, Téhéran 1390/1970, chapitre 225, tradition n° 2 (n° 1625 de la numérotation continue), vol. 2, p. 370-376. La ziyāra jāmi‘a est également rapportée dans un autre ouvrage d’Ibn Bābūya, ‘Uyūn akhbār al-Riḍā, éd. M. al-Ḥusaynī al-Lājevardī, Téhéran 1378/1958, vol. 2, chapitre 68, p. 272-278, mais ici elle semble avoir été ajoutée postérieurement au texte de l’ouvrage et ce pour plusieurs raisons : ce livre d’Ibn Bābūya concerne les enseignements du 8e imam al-Riḍā alors que notre prière est attribuée au dixième al-Hādī, y compris dans les Uyūn ; le texte vient juste après la prière de pèlerinage sur la tombe d’al-Riḍā et avant les bénédictions liées à ce pèlerinage ; il semble ainsi être une interpolation ; enfin la chaîne de transmission comporte ici quatre noms de plus par rapport à sa chaîne de transmission dans le Kitāb… al-faqīh, soit six noms ; ce qui est étrange car, tenant compte des dates du dixième imam et d’Ibn Bābūya il ne devrait pas y avoir entre eux plus de deux ou trois intermédiaires. Voir aussi al-Ṭūsī, Tahdhīb al-aḥkām (un autre des Quatre Livres), vol. 6, p. 77-81. Par ailleurs, sur les Quatre Livres (al-kutub al-arba‘a) que les Duodécimains finissent tardivement par considérer comme des sources d’autorité en Hadith, voir M. A. Amir-Moezzi, la Preuve de Dieu, p. 145-146.
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d’un rituel dans la tombe sanctuaire d’un imam, les commentateurs sont unanimes pour considérer que cette prière peut aussi servir lors d’un pèlerinage spirituel à l’ensemble des tombes sanctuaires des imams. Ibn Bābūya est trop connu pour être brièvement présenté ici 18. Certains l’ont décrit comme un des fondateurs du rationalisme imamite de l’époque bouyide. Cet avis est sans doute à nuancer fortement. Il est vrai qu’Ibn Bābūya présente les doctrines ésotériques de manière plus « modérée » que certains de ses prédécesseurs comme al-Ṣaffār al-Qummī, al-Kulaynī et d’autres, mais il les présente quand même massivement. Ce n’est pas le cas des tenants de la tradition rationaliste théologico-juridique à commencer par son propre disciple al-Shaykh al-Mufīd (m. 413/1022) 19. Peut-être la seule doctrine très présente dans la tradition originelle qu’Ibn Bābūya réfute catégoriquement est la thèse de la falsification du Coran 20. Même son Kamāl al-dīn, première grande compilation monographique sur l’Occultation du douzième imam, ouvrage qui semble chercher à « rationaliser » la ghayba, rapporte un nombre impressionnant de doctrines en relation directe avec l’ésotérisme et les enseignements secrets du shi’isme 21. Le fait qu’Ibn Bābūya transmet un texte aussi ésotérique 18. Voir par ex. A. A. A. Fyzee, « Ibn Bābawayh », Encyclopédie de l’Islam, 2e éd. ; M. Macdermott, « Ebn Bābawayh », Encyclopedia Iranica ; voir aussi Āghā Bozorg al-Ṭihrānī, al-Dharī‘a ilā taṣānīf al-shī‘a, Téhéran – Najaf 1353-1398/1934-1978, vol. 2, p. 226 sqq. ; ‘Umar Riḍā Kaḥḥāla, Mu‘jam al-mu’allifīn, Istanbul 1951-1955, vol. 11, p. 3 ; Khayr al-Dīn Zirikli, al-A‘lām, Le Caire 1954-1959, vol. 7, p. 159sq. ; C. Borckelmann, Geschichte der arabischen Literatur, Weimar 1898, S 1, p. 321 ; F. Sezgin, Geschichte des arabischen Schrifttums, Leyde 1967, vol. 1, p. 544 ; S. Ḥ. Mūsawī Kharsān, Faqīh-e Rayy. Zendegī nāme va āthār-e Shaykh Ṣadūq, traduction persane (de l’arabe) de ‘A. Mīrzā Muḥammad, Téhéran 1377 solaire/1999. 19. Sur la tradition ésotérique originelle pré-bouyide et la tradition rationaliste théologico-juridique d’époque bouyide voir M. A. Amir-Moezzi, Guide divin, Introduction, surtout parties I-1 et I-2 ; aussi id. et C. Jambet, Qu’est-ce que le shi’isme ?, Paris 2004, surtout les parties I et III. 20. Voir notamment Ibn Bābūya, Risālat al-iʻtiqādāt, Téhéran 1317/1899-1900, p. 98 ; traduction anglaise d’A. A. A. Fyzee, A Shi’ite Creed, Oxford 1942, p. 85 ; E. Kohlberg, « Some Notes on the Imāmite Attitude to the Qur’ān », S. M.Stern, A. Hourani and V. Brown (éd.), Islamic Philosophy and the Classical Tradition : Essays Presented to R. Walzer, Oxford 1972, p. 209-224 (p. 214) ; M. A. Amir-Moezzi, Guide divin, p. 222 ; E. Kohlberg, M. A. Amir-Moezzi, Revelation and Falsifiction. The Kitāb al-qirā’āt of Aḥmad b. Muḥammad al-Sayyārī, Leyde 2009, p. 27. 21. M. A. Amir-Moezzi, Guide divin, p. 53 ; id., Religion discrète, p. 326 sqq. ; et surtout la monographie de R. Vilozny, « What Makes a Religion Perfect : al-Ṣadūq’s (d. 381/991) Kamāl al-dīn Revisited » dans M. A. Amir-Moezzi (éd.), éd. avec M. De Cillis, D. De Smet et O. Mir-Kasimov, L’ésotérisme shi’ite, ses racines et ses
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qu’al-Ziyāra al-jāmi‘a – que certains n’ont pas hésité de lier au ghuluww, à l’ultra-shi’isme – en plus là où on l’attend le moins, c’est-à-dire au sein d’un ouvrage juridique, tout cela semble corroborer l’appartenance du grand savant à la tradition originelle ainsi qu’une certaine pratique de « la garde du secret » (taqiyya) de sa part, pratique qu’ailleurs il présente comme une obligation canonique dans le shi’isme 22. La Ziyāra jāmi‘a a été rapportée, après Ibn Bābūya, par d’innombrables sources pour retrouver une place de choix dans le dernier grand recueil imamite de prières, les Kulliyyāt Mafātīḥ al-jinān du Shaykh ‘Abbās al-Qummī (m. 1359/1941) 23, en passant par les Biḥār al-anwār d’al-Majlisī Le Second 24. Elle a connu de nombreux commentaires dont les huit parmi les plus célèbres sont répertoriés par Āghā Bozorg Ṭihrānī dans sa monumentale encyclopédie bibliographique des ouvrages shi’ites, al-Dharī‘a, déjà mentionnée 25. Parmi ces commentaires, dont certains sont de véritables sommes mystiques et philosophiques, contentons-nous de citer celui de Muḥammad Taqī al-Majlisī (m. 1659/1070, dit Majlisī Le Premier et père de l’auteur des Biḥār al-anwār) dans sa Rawḍat al-muttaqīn, commentaire du Kitāb man lā yaḥḍuruhu l-faqīh d’Ibn Bābūya, et sa paraphrase persane appelée Lawāmi‘-i ṣāḥibqarānī ; le gigantesque Sharḥ al-Ziyāra al-jāmi‘a al-kabīra du philosophe mystique Shaykh Aḥmad al-Aḥsā’ī (m. 1241/1826), éponyme de l’École des Shaykhiyya ; livre que Henry Corbin étudia lors de ses séminaires des années 1968-1969 et 1969-1970 à l’École Pratique des Hautes Études 26 ;
prolongements/ Shi’i Esotricism, its Roots and Developments, Turnhout 2016, p. 473491. Sur l’édition de Kamāl al-dīn voir la note suivante. 22. Ibn Bābūya, Risālat al-i‘tiqādāt, p. 44 sqq. ; A Shi’ite Creed, p. 29 ; id., Kamāl al-dīn wa tamām al-ni‘ma, éd. ‘A. A.Ghaffārī, Qum 1405/1985, vol.1, p. 253 et 288 et vol. 2, p. 312sq., 330, 371, 385, 434, 647 sqq. Sur la taqiyya et ses différentes dimensions voir maintenant E. Kohlberg, « Taqiyya in Shī‘ī Theology and Religion » dans H. G.Kippenberg, G. G.Stroumsa (éd.), Secrecy and Concealment. Studies in the History of Mediterranean and Near Eastern Religions, Leyde 1995, p. 345-380 ; M. A. Amir-Moezzi, « Dissimulation tactique (taqiyya) et scellement de la prophétie (khatm al-nubuwwa) (Aspects de l’imamologie duodécimaine XII) », Journal asiatique 302/2 (2014), p. 411-438. 23. Il existe plusieurs dizaines d’éditions de ce livre qui rapporte une des meilleures versions de notre prière. L’édition utilisée dans la présente étude est celle parue à Téhéran 1376 solaire/1998 (9e édition), avec traduction persane interlinéaire (calligraphié par Ṭ. Khoshnevīs Tabrīzī), p. 704-712. 24. Vol. 99, p. 126-134. 25. Al-Ṭihrānī, al-Dharī‘a, vol. 13, p. 304-306. 26. Voir maintenant le recueil des résumés des séminaires de H. Corbin, Itinéraire d’un enseignement, Téhéran 1993, p. 107-110 et 118-124.
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al-Anwār al-lāmi‘a fī sharḥ al-Ziyāra al-jāmi‘a du grand savant al-Sayyid ‘Abdallāh Shubbar al-Ḥusaynī (m. 1242/1827) ; ou encore al-Shumūs al-ṭāli‘a fī sharḥ al-Ziyāra al-jāmi‘a du théologien al-‘Allāma al-Sayyid Ḥusayn al-Hamadānī (m. 1344/1915). Il existe de chacun de ces commentaires plusieurs éditions ; il existe beaucoup d’autres commentaires en arabe (par ex. ceux de Jawād al-Karbalā’ī, Muḥammad Taqī al-Najafī al-Iṣfahānī, Sayyid Ja‘far al-Kashfī) aussi bien qu’en persan (par ex. le même al-Najafī al-Iṣfahānī, Sayyid Diyā’ al-Dīn Astarābādī, l’ayatollah Jawādī Āmolī). Il est enfin à noter que des ouvrages exégétiques consacrés à « la Prière du pèlerinage englobant » continuent à être rédigés encore de nos jours, comme c’est le cas du dernier savant cité. Comme nous l’avons déjà dit, « la Prière de pèlerinage englobant » est attribuée au dixième imam des shi’ites duodécimains. ‘Alī b. Muḥammad al-Ḥādī al-Naqī (212-254/828-868), dit Abū l-Ḥasan (al-thālith) al-‘Askarī 27. Il aurait vécu paisiblement pendant les califats pro-mu‘tazilites et pro-‘alides des deux successeurs d’al-Ma’mūn, à savoir al-Mu‘taṣim et al-Wāthiq. Les choses changèrent radicalement avec l’avènement d’al-Mutawakkil (règne de 232 à 247/847-861), que certains considèrent comme le « fondateur » du sunnisme traditionaliste, notamment à cause de la doctrine du « Coran incréé » déclarée celle de l’État, certainement en réaction à la thèse mu‘tazilite du « Coran créé », défendue autoritairement par al-Ma’mūn et ses deux successeurs. Le califat d’al-Mutawakkil est également marqué par sa répression féroce des Mu‘tazilites, des Alides (la destruction complète du mausolée de l’imam al-Ḥusayn à Karbalā en est une illustration), des Juifs, des Chrétiens et de diverses révoltes armées. Vers 250/864, l’imam fut soupçonné d’avoir des activités subversives. On ne trouva rien de suspect chez lui à Médine mais il fut néanmoins contraint de venir vivre avec sa famille en Irak, dans la capitale Sāmarrā. Il passa les dernières années de sa vie en résidence surveillée dans le camp militaire de la ville (d’où son surnom al-‘Askarī qui sera également et pour la même raison celui de son fils al-Ḥasan, le onzième imam). Il fut probablement assassiné par empoisonnement sur ordre du calife al-Mu‘tazz, fils et successeur d’al-Mutawakkil, pendant la décennie de véritable chaos qui suivit l’assassinat de celui-ci par des soldats turcs.
27. D. M. Donaldson, The Shiite Religion, Londres 1933, p. 209-216 ; H. Laoust, Les schismes dans l’islam. Introduction à une étude de la religion musulmane, Paris 1977, p. 146-147 ; W. Madelung, « ‘Alī al-Hādī », Encyclopedia Iranica. Aucune de ces études ne mentionne l’attribution de la Ziyāra jāmi‘a à cet imam.
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‘Alī al-Ḥādī est un imam discret si l’on en juge d’après le nombre peu important de traditions qui lui sont attribuées dans le corpus de Hadith imamite. On peut raisonnablement penser que les conditions particulièrement difficiles de sa vie surveillée y ont été pour quelque chose. Son enseignement propre demeure donc peu connu. Cependant, un phénomène intéressant le concernant frappe le chercheur. Dans le Kitāb al-rijāl, célèbre ouvrage prosopographique du Shaykh al-Ṭūsī (m.460/1067), classé selon la liste des disciples des imams, un grand nombre parmi ceux du dixième imam sont accusés de ghuluww (« extrémisme » shi’ite) : Muḥammad b. ‘Abdallāh b. Mihrān al-Karkhī et al-Ḥasan b. ‘Alī b. Abī ‘Uthmān (qui étaient tous deux disciples du neuvième imam déjà), Aḥmad b. Hilāl al-Baghdādī (qui sera également disciple du onzième imam), Isḥāq b. Muḥammad al-Baṣrī (lui aussi se retrouve dans le cercle des élèves intimes du onzième imam), al-Ḥusayn b. ‘Ubaydallāh al-Qummī, al-Ḥasan b. Muḥammad b. Bābā al-Qummī (également disciple du onzième imam), ‘Alī b. Yaḥyā al-Dihqān, ‘Urwa al-Nakhkhās al-Dihqān, Fāris b. Ḥātim al-Qazwīnī, al-Qāsim al-Sha‘rānī al-Yaqṭīnī, Abū ‘Abdallāh al-Mughāzī, Muḥammad b. al-Ḥasan al-Baṣrī (qui a été également disciple du neuvième et du onzième imam) 28. Cette liste appelle plusieurs remarques : d’abord, on sait combien l’accusation de ghuluww (comme celle de zandaqa dans le sunnisme ; tous deux signifiant en gros « hérésie ») est ambiguë sous la plume des tenants du shi’isme rationaliste et des hérésiographes de l’époque bouyide (et al-Ṭūsī a été l’un et l’autre) 29. Nous croyons avoir pu montrer, à travers plusieurs études, qu’une distinction nette entre un shi’isme « modéré » et un shi’isme « extrémiste » à l’époque ancienne s’avère artificielle car relevant du registre hérésiographique. Par ailleurs, dans la quasi-totalité des cas, « l’hérésie extrémiste » semble être synonyme de l’ésotérisme shi’ite 30. Enfin, le fait qu’un disciple soit accusé de ghuluww et même parfois, selon les hérésiographes, chassé par un imam, 28. Al-Shaykh al-Ṭūsī, Kitāb al-Rijāl, Najaf 1380/1961, respectivement p. 400, 401, 410, 411, 413, 414, 418, 420, 421, 423, 426. 29. M. A. Amir-Moezzi, Guide divin, p. 313 sqq. ; id., « Al-Ṣaffâr al-Qummî (m. 290/902-3) et son Kitâb baṣâ’ir al-darajât », Journal asiatique 280/3-4 (1992), p. 221-250 (repris et développé dans id., Le Coran silencieux et le Coran parlant. Sources scripturaires de l’islam entre histoire et ferveur, Paris 2011, chapitre IV). 30. M. A. Amir-Moezzi, « Heresy », Encycopedia of the Quran ; id., “Aspects de l’imamologie duodécimaine I: remarques sur la divinité de l’Imam”, Studia Iranica 25/2 (1996), p. 193-216 (repris dans La religion discrète, chapitre 3); id., « Les Imams et les Ghulāt. Nouvelles réflexions sur les relations entre le shi’isme ‘modéré’ et le shi’isme ‘extrémiste’ », Shi’i Studies Review 4 (2020), p. 3-41.
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et que pourtant l’on retrouve curieusement dans le cercle des intimes du ou des imams suivants, cela semble montrer que le chef d’accusation est factice et relèverait plutôt du devoir de « la garde du secret » (taqiyya) ; autrement dit, le disciple n’est pas accusé et chassé pour les doctrines secrètes qu’il a transmises mais parce qu’il les a transmises 31. Un autre point frappe le lecteur de « la biographie » du dixième imam dans les sources imamites, comme le chapitre sur cet imam dans la partie « historique » du Kāfī d’al-Kulaynī ou dans le Kitāb al-Irshād d’al-Shaykh al-Mufīd : une lourde insistance sur ses pouvoirs surnaturels 32. Or, la capacité à accomplir des miracles est toujours présentée, entre autres, comme une conséquence de la Science initiatique (‘ilm) et sa présence insistante chez un imam est souvent le symbole de l’importance de ses enseignements ésotériques et mystiques 33. Peut-on conclure que l’imam ‘Alī al-Ḥādī, à cause de la surveillance constante dont il était victime, aurait surtout donné un enseignement secret, ésotérique lequel, par définition, a laissé peu de traces écrites sous forme de hadith-s dans le corpus des grandes compilations duodécimaines ? Cette hypothèse pourrait également expliquer la nature du plus célèbre texte qui lui est attribué c’est-à-dire justement notre « Prière de pèlerinage englobant » qui, comme on l’a déjà signalé et comme on le verra plus bas, est un exposé particulièrement dense des doctrines imamologiques mystiques et ésotériques présenté sous forme de prière. Vue sous cet angle, l’attribution de la Ziyāra jāmi‘a à l’imam ‘Alī al-Ḥādī semble plausible.
31. Phénomène étudié dès Le Guide divin, p. 314 sqq. et surtout la note 690, p. 315 ; étude reprise et développée dans « Les Imams et les Ghulāt ». 32. Al-Kulaynī, al-Uṣūl min al-Kāfī, éd. J. Muṣṭafawī avec traduction persane, 4 vols., Téhéran s.d. (le 4e vol. est traduit par H. Rasūlī Maḥallātī et date de 1386/1966), vol. 2, p. 422-430 ; al-Mufīd, Kitāb al-Irshād, éd. Mūsawī al-Miyāmawī, Téhéran 1377/1957, p. 307-314. 33. M. A. Amir-Moezzi, « Savoir c’est Pouvoir. Exégèses et implications du miracle dans l’imamisme ancien (Aspects de l’imamologie duodécimaine V) » dans D. Aigle (éd.), Miracle et Karāma. Hagiographies médiévales comparées, Turnhout 2000, p. 251-286 (repris dans La religion discrète, chapitre 6). Sur les enseignements du dixième imam contenus dans la Ziyāra jāmi’a et leurs correspondances avec les hadith-s des autres imams, voir maintenant Bilal Muhammad, « The Historicity of Ziyāra (sic) al-Jāmi’a al-Kabīra », Berkeley Institute for Islamic Studies (24 juillet 2020) (revue en ligne).
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2. Traduction commentée des extraits de la Ziyāra jāmi‘a Le texte est celui rapporté par Ibn Bābūya (Kitāb man lā yaḥḍuruhu l-faqīh, éd. al-Mūsawī al-Kharsān, 5e édition, Téhéran 1390/1970, chapitre 225, tradition n° 2 = n° 1625 de la numérotation continue, vol. 2, p. 370-376 ; voir ci-dessus note 18 ; désormais désigné par le sigle F) et par ‘Abbās Qummī (Mafātīḥ al-jinān, Téhéran 1376 solaire/1998 – 9e édition –, avec traduction persane interlinéaire, p. 704-712 ; voir ci-dessus note 24 ; désormais M). Il s’agit d’une longue invocation dans une belle prose arabe souvent formée de courtes sentences rimées entre elles par série de deux ou trois 34. Nous ne le traduisons pas dans sa totalité, non seulement à cause de l’espace imparti au présent travail mais aussi parce qu’il contient un assez grand nombre de formules eulogiques, de notions répétitives et de termes synonymes dont la traduction peut s’avérer lassante pour le lecteur. Dans les notes explicatives, nous n’utilisons pas, à quelques exceptions près, les nombreux commentaires de la Prière dont nous avons mentionné précédemment un certain nombre mais seulement les données issues des propos censés remonter aux imams notamment dans le corpus ancien du Hadith imamite, et surtout les études qui ont exploité ce corpus 35. La version française de la prière est suivie de la transcription du texte traduit. [F : p. 370 ; M : p. 704] Muḥammad b. Ismā‘īl al-Barmakī rapporte de Mūsā b. ‘Abdallāh al-Nakha‘ī 36 qui déclare : « J’ai demandé à Alī b. Muḥammad b. ‘Alī (le dixième imam)… : “ô descendant de l’Envoyé de Dieu ! Enseigne-moi une prière efficace et parfaite pour accompagner mon pèlerinage auprès
34. La longueur et la langue de la prière suscitent une question : comment peuvent mémoriser une telle prière des millions de shi’ites non-arabophones ou même arabophones dont un pourcentage non négligeable est illettré ? Lors d’une mission de recherche à Najaf et Karbalā en 1975, le signataire de ces lignes posa la question à un haut dignitaire religieux. Celui-ci répondit qu’étant donné l’importance et la densité de chaque mot de la prière, même l’apprentissage par cœur et la compréhension de deux sentences suffisent pour que le pèlerinage spirituel du fidèle soit agréé. 35. Les thèmes abordés dans la Prière et les sources anciennes afférentes sont étudiés et présentés dans un certain nombre de publications scientifiques ; c’est pourquoi, afin d’éviter la prolixité dans les notes qui suivent, le lecteur est souvent renvoyé à ces publications savantes. 36. Sur le premier, une des sources d’Ibn Bābūya à Qumm, voir al-Ardabīlī, Jāmi‘ al-ruwāt, Qumm 1331 solaire/1953, vol. 2, p. 68-69 ; sur le second, peu connu des ouvrages prosopographiques, voir ibid., p. 278.
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« Prière de pèlerinage englobant » de n’importe lequel d’entre vous”. Il répondit : “Lorsque tu atteins le seuil du sanctuaire (de n’importe lequel parmi les imams ou les Infaillibles) sois en état de pureté complète (ghusl), arrête-toi et récite les deux professions de foi (sur l’unicité de Dieu et la mission prophétique de Muḥammad). Lorsque tu entres dans le sanctuaire et que tu découvres la tombe, arrête-toi et répète trente fois la formule ‘Dieu est plus grand’ (allāhu akbar). Ensuite fais quelques pas en n’écartant pas trop les jambes, dans un état de dignité et de sérénité et puis arrête-toi et répète encore trente fois la formule ‘Dieu est plus grand’. Puis, tiens-toi à côté de la tombe et répète quarante autres fois la même formule afin qu’elle soit dite cent fois en tout” 37 ». Commence alors à réciter cette prière : « Salut sur vous, membres de la demeure de la prophétie, lieu d’établissement [le texte alterne constamment entre le pluriel et le singulier] de la mission prophétique,
37. À cet endroit, ‘Abbās Qummī (M : p. 704), citant et complétant le commentaire d’al-Majlisī le Premier, donne une explication intéressante de ce rituel : les sentences de cette prière peuvent provoquer chez certains fidèles des formes de ghuluww (sous-entendu : les fidèles risquent de considérer que les imams partagent la divinité avec Dieu) et c’est pour éviter ce sentiment qu’il est demandé à l’orant de déclarer un nombre de fois si important que « Dieu est plus grand » (formule que l’on traduit souvent et par erreur : « Dieu est grand ») c’est-à-dire quelle que soit la grandeur des imams, Dieu est encore plus grand qu’eux. La remarque apporte une explication intéressante, surtout dans le contexte de la théologie de l’imam, à l’énigmatique formule « Dieu est plus grand » (pourquoi cet usage de l’élatif, sans article défini, au lieu du superlatif, al-akbar, plus logiquement attendu ? Il est évident que Dieu est plus grand ! Dieu est plus grand que quoi ?). L’imam est le lieu de manifestation des Noms et Attributs de Dieu, l’Organe au moyen duquel Dieu intervient dans la création mais Dieu, dans Son Essence insondable, reste absolument transcendant et supérieur à tout (voir par ex. M. A. AmirMoezzi, La Preuve de Dieu, Première Partie, chapitre V où les sources sont indiquées). C’est dans ce cadre que les imams ne cessaient de dire :« Ecartez de nous le statut seigneurial et ensuite vous pourrez dire à notre sujet ce que vous voulez » (nazzilūnā ‘ani l-rubūbiyya wa qūlū fīnā mā shi’tum), autrement dit, malgré sa nature théophanique, l’imam est créé et non créateur. Pour les sources et les variantes du hadith, voir al-Majlisī, Biḥār al-anwār, vol. 25, p. 289, 347 sqq., 366 sqq. Pour une variante courante (« Considérez-nous comme des êtres créés et ensuite vous pourrez dire à notre sujet ce que vous voulez ») et les débats à son sujet voir al-Ḥasan b. Sulaymān al-Ḥillī, Mukhtaṣar al-baṣā’ir, éd. Mushtāq al-Muẓaffar, s.d. s.l. (réimpression Qumm 1379/1959), p. 280 sqq. Par ailleurs, sur certains rituels qui peuvent accompagner les pèlerinages sur les tombes des imams voir Ibn Qūlūya, Kāmil al-ziyārāt, chapitres 79-82, p. 213-263.
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Mohammad Ali Amir-Moezzi interlocuteur des anges, point de descente de la révélation 38. Mine de la miséricorde, trésoriers 39 de la connaissance, le point ultime de la dignité… Sur vous la miséricorde de Dieu et Ses bénédictions ». …thumma qul : al-salāmu ‘alaykum yā ahla bayti l-nubuwwa wa mawḍi‘a l-risāla wa mukhtalafa l-malā’ika wa mahbiṭa l-waḥy wa ma‘dina l-raḥma wa khuzzāna l-‘ilm wa muntahā l-ḥilm… wa raḥma(t) u llāh wa barakātuh. Salut sur les imams de la guidance, les lampes des nuits obscures, les repères de la piété, les possesseurs de la sagesse et de l’intelligence, refuge des hommes. Légataires [M : p. 705] des prophètes, le symbole suprême (de Dieu, al-mathal al-a‘lā, voir Coran 16 :60, 30 :27), l’appel le plus magnifique (vers Dieu), preuves de Dieu pour les habitants du bas-monde, de celui de l’au-delà et des mondes originels 40. Sur vous la miséricorde de Dieu et Ses bénédictions. Al-salāmu ‘alā a’imma(t)i l-hudā wa maṣābīḥi l-dujā wa a‘lāmi l-tuqā wa dhawī l-nuhā wa ulī l-ḥujā wa kahfi l-warā wa waratha(t)i l-anbiyā wa l-mathali al-‘lā wa l-da‘wa(t)i l-ḥusnā wa ḥujaji llāh ‘alā ahli l-dunyā wa l-ākhira wa l-ūlā wa raḥma(t)u llāh wa barakātuh.
38. Ces formules sont autant d’allusions claires au fait que les imams continuent la mission prophétique de Muḥammad. Grâce à eux, Dieu continue à faire connaître Ses messages aux humains, plus singulièrement aux fidèles des imams à travers les enseignements inspirés de ces derniers ; sur ce sujet et les sources anciennes voir M. A. Amir-Moezzi, « Dissimulation tactique (taqiyya) et scellement de la prophétie (khatm al-nubuwwa) ». 39. Le texte alterne, comme on vient de le signaler, entre le singulier et le pluriel, sans doute pour souligner le fait que les imams ou les Infaillibles sont identiques dans leur nature et que leur ensemble forme une unité indissociable (thème constant dans le Hadith shi’ite ; voir ci-dessous le texte afférent à la note 48). Ces trois sentences semblent souligner la caractéristique fondamentale de l’imam sur terre à savoir sa Science, le fait qu’il est le maître initiateur par excellence (‘ālim) ; voir E. Kohlberg, « Imam and Community in the Pre-Ghayba Period » dans S. A. Arjomand (éd.), Authority and Political Culture in Shi’ism, New York 1988, p. 25-53 (repris dans id., Belief and Law in Imāmī Shī‘ism, Aldershot 1991, article XIII) ; M. A. Amir-Moezzi, Guide divin, partie III-2 (« la Science sacrée »). 40. Ces sentences sont des allusions à ce que l’on pourrait appeler la double nature de l’imam : sa nature divine qui fait de lui un homme théophanique grâce à qui Dieu se manifeste dans l’être ; sa nature humaine grâce à laquelle il est le guide par excellence, le garant du salut de l’humanité ; R. Arnaldez, « Lāhūt et Nāsūt », Encycopédie de l’Islam, 2e édition, s.v. ; M. A. Amir-Moezzi, Preuve de Dieu, partie I, chapitre 5. Pour « les mondes originels » voir plus bas.
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« Prière de pèlerinage englobant » Salut sur les lieux de la connaissance de Dieu, les demeures de la bénédiction de Dieu, les mines de la sagesse de Dieu, les gardiens des mystères de Dieu, les porteurs du Livre de Dieu, les héritiers du Prophète de Dieu, les descendants de l’Envoyé de Dieu. Sur vous la miséricorde de Dieu et Ses bénédictions 41. Al-salāmu ‘alā maḥāll ma‘rifa(t)i llāh wa masākin baraka(t)i llāh wa ma‘ādin ḥikma(t)i llāh wa ḥafaẓa(t) sirri llāh wa ḥamala(t) kitābi llāh wa awṣiyā’ nabiyyi llāh wa dhurriyya(t) rasūli llāh wa raḥam(t)u llāh wa barakātuh. Salut sur les appelants vers Dieu, les guides vers l’agrément de Dieu, les installés dans l’ordre de Dieu, les parfaits dans l’amour de Dieu [F : p. 371], les sincères dans l’unification de Dieu… Sur vous la miséricorde de Dieu et Ses bénédictions. Al-salāmu ‘alā l-du‘āt ilā llāh wa l-adillā’ ‘alā marḍāti llāh wa l-mustaqirrīn fī amri llāh wa l-tāmmīn fī maḥabb(t)i llāh wa l-mukhliṣīn fī tawḥīdi llāh… wa raḥma(t)u llāh wa barakātuh. Salut sur les guides qui appellent (vers Dieu), les chefs qui orientent, les seigneurs qui dirigent, les gardiens qui protègent. (Salut sur vous) les gens du Rappel, les seigneurs de l’ordre, le Reste de Dieu, les meilleurs de Ses créatures et son Parti 42. (Vous) le récipient de la Science de Dieu,
41. Les sentences soulignent encore une fois le statut de l’imam en tant que détenteur de la connaissance et de la sagesse et sur son rôle en tant qu’herméneute par excellence des messages prophétiques ; voir par ex. M. A. Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le Coran parlant, chapitre III ; id., « ‘Alī et le Coran (Aspects de l’imamologie duodécimaine XIV) », Revues des Sciences Philosophiques et Théologiques 98.4 (Oct.-Déc. 2014), p. 669-704 ; M. M. Bar-Asher, « The Authority to Interpret the Qur’an » dans F. Daftary, G. Miskinzoda (éd.), The Study of Shi’i Islam. History, Theology and Law, Londres – New York 2014, p. 149-163. 42. Le texte utilise des expressions coraniques concernant des notions positives en les appliquant aux imams : respectivement ahl al-dhikr, ulū l-amr, baqiyyat allāh (l’expression énigmatique « le Reste de Dieu » est invariablement identifiée, dans l’exégèse imamite, aux imams et plus singulièrement au dernier d’entre eux, l’Imam occulté et le Sauveur attendu), khiyara, ḥizb allāh. Il s’agit d’une illustration de ce que nous avons appelé ailleurs « le commentaire personnalisé » du Coran dans le shi’isme, c’està-dire le fait d’y percevoir derrière les notions positives des allusions aux forces de la Connaissance, à savoir les Guides et leurs fidèles, tout comme derrière les notions négatives les adversaires de ceux-ci ; voir M. A. Amir-Moezzi, « Le Tafsīr d’al-Ḥibarī (m. 286/899). Exégèse coranique et ésotérisme shi’ite ancien », Journal des savants (janvier-juin 2009), p. 3-23 (repris et augmenté dans id., le Coran silencieux et le Coran parlant, chapitre III et plus particulièrement p. 118-124).
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Mohammad Ali Amir-Moezzi Sa preuve, Son chemin, Sa lumière, Son argument. Sur vous la miséricorde de Dieu et Ses bénédictions. Al-salāmu ‘alā l-a’imma(t)i l-du‘āt wa l-qāda(t)i l-hudāt wa l-sāda(t)i wulāt wa l-dhāda(t)i l-ḥumāt wa ahli l-dhikr wa ulī l-amr wa baqiyya(t) i llāh wa khiyaratih wa ḥizbih wa ‘ayba(t)i ‘ilmih wa ḥujjatih wa ṣirāṭih wa nūrih wa burhānih wa raḥma(t)u llāh wa barakātuh. Je témoigne qu’il n’y a de dieu si ce n’est Dieu… Et je témoigne que vous êtes des Guides sur le sentier droit et bien orientés, des infaillibles, privilégiés, rapprochés, pieux, sincères, élus. Vous obéissez Dieu, debout pour appliquer son ordre et réalisez Sa volonté. Vous êtes victorieux grâce à la générosité de Dieu, choisis par Sa science, agréés [M : p. 706] en Son mystère, élus pour Son secret, ennoblis par Sa puissance… Vous louez la Gloire de Dieu, vous glorifiez Son rang, vous rendez grâce à Sa générosité… Vous accomplissez la prière canonique, vous payez l’aumône, vous ordonnez le bien et interdisez le mal, vous effectuez le vrai combat saint en Dieu… [F : p. 372] Et le Réel est avec vous, en vous, de vous et par vous ; vous êtes Ses Gens et Sa mine (ou « l’endroit où il est gardé en secret ») 43. Ashhadu an lā ilāha illā llāh… wa ashhadu annakum al-a’imma(t) u l-rāshidūn al-mahdiyyūn al-ma‘ṣūmūn al-mukarramūn al-muqarrabūn al-muttaqūn al-ṣādiqūn al-muṣṭafawn al-muṭī‘ūn li llāh al-qawwāmūn bi-amrih al-‘āmilūn bi-irādatih al-fā’izūn bi-karāmatih iṣṭafākum bi-‘ilmih wa artaḍākum li-ghaybih wa khtārakum li-sirrih wa jtabākum bi-qudratih… fa ‘aẓẓamtum jalālah wa akbartum sha’nah wa majjadtum karamah… aqamtumu l-ṣalāt wa ataytumu l-zakāt wa
43. Comme beaucoup d’autres textes sur la double nature des imams, la Prière effectue régulièrement des basculements entre l’imam en tant que Guide terrestre, avec ici une insistance particulière sur sa condition créaturelle et son respect des devoirs religieux canoniques, et l’imam en tant qu’homme théophanique, lieu de manifestation de Dieu (désigné ici par le nom divin al-ḥaqq). La mention des devoirs imposés par la Loi souligne l’importance de l’équilibre à garder entre les aspects exotérique et ésotérique de la Loi. La seule chose qui semble en effet distinguer les Shi’ites « extrémistes », désavoués de ce fait par les imams, c’est leur antinomisme (ibāḥa), le fait qu’ils se prétendaient « libérés » des contraintes des pratiques religieuses comme la prière canonique, l’aumône, ordonner le bien et interdire le mal, grâce à la découverte du sens caché, de l’ésotérique de ces pratiques. Autrement dit, pour eux, la découverte de l’ésotérique les dispensait de l’exotérique ; voir M. A. Amir-Moezzi, « Les Imams et les Ghulāt », passim ; M. Astaryan, Contrversies in Formative Shi’i Islam. The Ghulat Muslims and Their Beliefs, Londres – New York 2017, p. 157-161.
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« Prière de pèlerinage englobant » amartum bi l-ma‘rūf wa nahaytum ‘ani l-munkar wa jāhadtum fī llāh ḥaqq jihādih… wa l-ḥaqq ma‘akum wa fīkum wa minkum wa ilaykum wa antum ahluh wa ma‘dinuh. Vous détenez le legs de la prophétie ; le retour des créatures se fait vers vous ; le comptage de leurs actes revient à vous 44 ; vous possédez l’arbitrage juste (ou « la parole tranchante ») 45 ; les signes de Dieu sont auprès de vous [M : p. 707], Ses décisions en vous, Sa lumière et Son argument avec vous, Son ordre dirigé vers vous. Celui qui est votre allié, est allié de Dieu et celui qui vous est hostile est hostile à Dieu ; celui qui vous aime, aime Dieu et celui qui vous déteste, déteste Dieu ; celui qui se réfugie auprès de vous, se réfugie en Dieu… Wa mīrāthu l-nubuwwa ‘indakum wa iyābu l-khalq ilaykum wa ḥisābuhum ‘alaykum wa faṣlu l-khiṭāb ‘indakum wa āyātu llāh ladaykum wa ‘azā’imuh fīkum wa nūruh wa burhānuh ‘indakum wa amruh ilaykum man wālākum fa-qad wāla llāh wa man ‘ādākum fa-qad ‘āda llāh wa man aḥabakum fa-qad aḥabba llāh wa man abghaḍakum fa-qad abghaḍa llāh wa mani ‘taṣama bikum fa-qadi ‘taṣama bi-llāh… Je témoigne que cela (la walāya, le statut et la fonction de l’imam) vous précédait dans le passé et qu’il restera en vous dans le futur 46 ; (je témoigne que) vos esprits, vos lumières et vos argiles sont uniques,
44. Les imams, et singulièrement le premier d’entre eux, ‘Alī, sont considérés comme des arbitres eschatologiques du Jugement dernier ; c’est ce qui indique le titre de ‘Alī, « l’arbitre du Jardin et du Feu » (qasīm al-janna wa l-nār) ; voir M. A. Amir-Moezzi, La religion discrète, index s.v. 45. Faṣl al-khiṭāb, énigmatique expression coranique (Coran 38 :20), utilisée au sujet de David : « Et Nous avons renforcé son royaume. Nous lui avons donné la sagesse et le faṣl al-khiṭāb » ; le Coran ne l’explique pas mais elle est traduite par « l’art de prononcer des jugements » (Denise Masson), « l’art d’arbitrer » (Régis Blachère), etc. Le sens littéral c’est la vigueur, la force, le tranchant de la parole, de l’allocution. Dans la bouche des imams, elle signifie soit le jugement juste soit « la Parole efficace » dans le sens « magique » c’est-à-dire la parole aux pouvoirs surnaturels. Ici, utilisée après des notions eschatologiques de « retour » (à la vie) et du « comptage » des actes (iyāb al-khalq… wa ḥisābuhum), elle semble avoir la première signification ; voir M. A. Amir-Moezzi, Guide divin, p. 233-234 : id., Religion discrète, index s.v. 46. Sur la walāya, sa centralité dans la religion shi’ite, sa complexité et ses multiples significations (alliance divine, amour à l’égard de l’imam et solidarité avec ses coreligionnaires, le statut de l’imam, sa nature théophanique…) voir M. A. Amir-Moezzi, « Notes à propos de la walāya imamite (Aspects de l’imamologie duodcimaine X) », Journal of the American Oriental Society 122/4 (2002), p. 722-744 (maintenant dans Religion discrète, chapitre VII) ; M. M. Dakake, The Charismatic Community : Shī’ite
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Mohammad Ali Amir-Moezzi magnifiés et purifiés, les uns provenant des autres ; Dieu vous a créés comme des lumières tournant autour de Son trône 47. Dieu nous a privilégiés (i.e. nous, les fidèles des imams) grâce à vous… Il nous a marqués par votre Alliance, magnifiant de la sorte notre création, purifiant nos personnes, pardonnant nos fautes 48. Nous sommes proches de Dieu grâce à notre allégeance à votre égard 49, connus de Lui [M : p. 708] par notre sincérité à votre endroit… Ashhadu anna hādhā sābiqun lakum fīmā maḍa wa jārin lakum fīmā baqiya wa anna arwāḥakum wa nūrakum wa ṭīnatakum wāḥida ṭābat wa ṭahurat ba‘ḍuhā min ba‘ḍ khalaqakumu llāh anwāran fa-ja‘alakum bi-‘arshih muḥdiqīn ḥattā manna ‘alaynā bikum… mā khaṣṣanā
Identity in Early Islam, New York 2007. La sentence est lapidaire et difficile à saisir : ashhadu anna hādhā sābiqun lakum fīmā maḍā wa jārin lakum fīmā baqiya. Il nous semble qu’il s’agit d’une allusion à la préexistence de la walāya, dans les mondes spirituels d’avant le monde sensible, puis sous forme de lumière dans les différents « alliés » ou « amis » de Dieu (awliyā’, a’imma) de l’Histoire terrestre, enfin sa présence actuelle et future, notamment à travers l’imam caché et ses compagnons, jusqu’à la fin des temps ; voir U. Rubin, « Pre-existence and Light. Aspects of the Concept of Nūr Muḥammad », Israel Oriental Studies 5 (1975), p. 62-119 ; id., « Prophets and Progenitors in Early Shī’a Tradition », Jerusalem Studies in Arabic and Islam 1 (1979), p. 41-65 ; M. A. Amir-Moezzi, Guide divin, passim (tout le livre est structuré selon ces trois « moments » de l’être de l’imam, sa préexistence, son existence et sa surexistence). 47. Les différentes déclarations de cette sentence corroborent notre hypothèse émise à la note précédente sur la dimension cosmique préexistentielle des Infaillibles. En effet quelques aspects des données cosmo-anthropogoniques y sont mentionnés : la succession des créations allant de l’être spirituel à l’être matériel en passant par l’être de lumière, la procession des lumières les unes des autres ou encore la circumambulation des entités lumineuses des Infaillibles autour du trône divin ; voir M. A. Amir-Moezzi, Guide divin, parties II-1 (« Les mondes d’avant le monde. Le Guide-Lumière »), p. 75-95 et II-2 (« L’humanité adamique. Le ‘voyage’ de la Lumière »), p. 96-112 ; id., La Preuve de Dieu, Première Partie, chapitre IV (« La Preuve au-delà du temps »), p. 71-90. 48. Dès les univers spirituels d’avant le monde, les fidèles font effectivement partie des « êtres purs » (au même titre que les anges et les prophètes) initiés par les entités lumineuses préexistentielles des imams ; voir Guide divin, p. 84 sqq. 49. Il s’agit de la notion shi’ite de taslīm (allégeance) qui fait des Shi’ites des Gens de l’allégeance (musallim). Ceux-ci se distinguent ainsi des Musulmans ordinaires (muslim, mot qui a la même graphie que musallim), adeptes de la religion exotérique seule, celle de la soumission à la Loi, islām. C’est la raison pour laquelle dans le shi’isme une nette distinction est faite entre l’islām et les muslim-s d’une part, l’īmān (littéralement « la foi » et techniquement le shi’isme comme religion de l’enseignement ésotérique des Imams) et les mu’min-s (les croyants, i.e. les fidèles initiés des Imams) d’autre part. Voir M. A. Amir-Moezzi, Preuve de Dieu, p. 167, tradition n° 461 et p. 256, traditions n° 1009 sqq. ; voir aussi ci-dessus note 13 et le texte afférent.
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« Prière de pèlerinage englobant » bihi min walāyatikum ṭīban li-khalqinā wa ṭahāratan li-anfusinā wa tazkiyatan lanā wa kaffāratan li-dhunūbinā ; fa-kunnā ‘indahu musallimīn bi-faḍlikum wa ma‘rūfīn bi-taṣdīqinā iyyākum… [F : p. 373] Que mes parents, ma famille, tout ce que je possède et mes ancêtres vous servent de rançon ; je prends Dieu comme témoin et je prends vous-mêmes comme témoins que j’ai foi en vous et en ce que vous croyez 50 ; je ne crois pas en votre ennemi ni en ce que vous rejetez. Je perçois votre rang et je perçois la perdition de votre adversaire. Je vous aime et j’aime ceux qui vous aiment et je déteste vos ennemis. Je suis en paix avec ceux qui sont en paix avec vous et je combats ceux qui vous combattent. Je considère vrai ce que vous déclarez vrai et mensonger ce que vous dites mensonger… 51 Je mets en pratique ce que vous ordonnez et je trouve refuge auprès de vous. Je viens vous rendre visite et trouver rempart et abri auprès de vos tombes… [M : p. 709] Bi-abī antum wa ummī wa ahlī wa mālī wa usratī wa ushhidu’llāh wa ushhidukum annī mu’min bikum wa bi-mā āmantum bih kāfir bi-‘aduwwikum wa bi-mā kafartum bih mustabṣir bi-sha’nikum wa bi-ḍalāla man khālafakum muwālin lakum wa li-awliyā’ikum mubghiḍ li-a‘dāikum wa mu‘ādin lahum silmun li-man sālamakum wa ḥarbun li-man ḥārabakum muḥaqqiqun li-mā ḥaqqaqtum wa mubṭilun li-mā abṭaltum… ‘āmilun bi-amrikum mustajīrun bikum zā’irun lakum lā’idhun ‘ā’idhun bi-qubūrikum… Je suis avec vous, oui je suis avec vous et non avec d’autres que vous ; j’ai foi en vous ; je ressens de l’amour envers le dernier parmi vous exactement comme ce pour quoi je ressentais de l’amour envers le premier d’entre vous : et je me dissocie, en prenant refuge auprès de Dieu, de vos ennemis 52… Que Dieu me consolide, toujours et tant que je suis
50. Dans les nombreuses sentences qui suivent, une insistance particulière est mise sur les notions de « foi » (īmān) et de « croyants fidèles » (mu’min) dans leurs sens techniques shi’ites expliqués dans la note précédente. 51. Ces sentences illustrent la « vision dualiste » du shi’isme, fondée sur les couples d’opposés de Bien et de Mal, de connaissance et d’ignorance, etc. et d’une manière générale sur la notion de Combat cosmique entre les forces de la lumière et celles des ténèbres. Cette vision du monde est indissociable d’une seconde, « la vision duelle », fondée sur des couples complémentaires de l’apparent et du caché, de l’exotérique et de l’ésotérique, de la lettre et de l’esprit ; voir M. A. Amir-Moezzi et C. Jambet, Qu’est-ce que le shi’isme ?, Partie I, chapitre premier. 52. Il s’agit, toujours dans le cadre de la vision dualiste du monde, du couple walāya/ barā’a (amour et fidélité à l’égard des imams/détestation et dissociation à l’égard de leurs adversaires) ; voir E. Kohlberg, « Barā’a in Shī‘ī Doctrine », Jerusalem Studies in Arabic
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Mohammad Ali Amir-Moezzi en vie, dans mon alliance avec vous, dans mon amour à votre égard, dans ma fidélité à votre religion et qu’Il me procure succès dans mon obéissance envers vous et qu’Il me fortifie par votre intercession 53. Que Dieu fasse de moi un des meilleurs parmi vos amis, de ceux qui suivent scrupuleusement votre appel, de ceux qui rapportent vos œuvres, de ceux qui suivent votre chemin et s’orientent d’après votre guidance. Fa ma‘akum ma‘akum lā ma‘a ghayrikum āmantu bikum wa tawallaytu ākhirakum bimā tawallaytu bihi awwalakum wa bari’tu ilā llāh min a‘dā’ikum.fa-thabbatanī llāhu abadan mā ḥayītu ‘alā muwālātikum wa maḥabbatikum wa dīnikum wa waffaqanī llāh li-ṭā‘atikum wa razaqanī shafā‘atakum wa ja‘alanī min khiyār mawālīkum wa l-ṭābi‘īn limā da‘awtum ilayh wa ja‘alanī mimman yaqtaṣṣu āthārakum wa yasluk sabīlakum wa yahtadī bi-hudākum. Qu’Il me place parmi ceux qui seront ressuscités en votre compagnie, qui vous accompagnent dans votre retour, qui profitent de votre gouvernement, qui s’élèvent grâce à votre sécurité, qui deviennent forts pendant votre prise de pouvoir, qui auront demain le regard illuminé par votre vision 54.
and Islam 7 (1986), p. 139-175 ; M. A. Amir-Moezzi, « Notes à propos de la walāya imamite ». Le Combat cosmique entre les Gens de la Connaissance et ceux de l’Ignorance parcourt toute l’histoire de la création mais à l’époque islamique, il a lieu entre les Infaillibles et leurs fidèles d’une part et leurs adversaires d’autre part. Ces derniers sont principalement, selon le shi’isme, les trois premiers califes, la quasi-totalité de ceux qu’on appelle les Compagnons du Prophètes, les califes omeyyades et abbassides et les partisans de ceux-ci ; voir E. Kohlberg, « Some Imāmī Shī‘ī Views on the ṣaḥāba », Jerusalem Studies in Arabic and Islam 5 (1984), p. 143-175 (= Belief and Law, article n° 9) ; M. M. BarAsher, Scripture and Exegesis in Early Imāmī Shiism, Leyde 1999, chapitre V. 53. Sur l’emploi du terme « religion » (dīn) au sujet des doctrines et enseignements des imams, voir M. A. Amir-Moezzi, « Considérations sur l’expression dīn ‘Alī. Aux origines de la foi shi’ite », Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft 150/1 (2000), p. 29-68 (= Religion discrète, chapitre I) ; sur la notion d’intercession (shafā‘a), voir M. M. Bar-Asher, Scripture and Exegesis, chapitre IV, partie II.5, p. 171-189. 54. Ces dernières sentences appartiennent évidemment au registre eschatologique : l’avènement du Sauveur, le retour à la vie (raj‘a) des imams du passé, la victoire des forces du Bien, le gouvernement du monde par celles-ci et la délivrance des fidèles des Amis de Dieu ; voir M. A. Amir-Moezzi, Guide divin, Partie IV-3 (« Le Retour et le Soulèvement : aspects ésotériques »), p. 279-301 ; id., « Eschatology in Imami Shiism », Encyclopaedia Iranica, s.v. ; id., « Raj‘a », Encyclopaedia Iranica ; E. Kohlberg, « Raj‘a », Encyclopédie de l’Islam, 2e éd., s.v. ; S. Anthony, The Caliph and the Heretic. Ibn Saba’ and the Origins of Shī‘ism, Leyde – Boston 2012, p. 76-81 et index s.v. raj‘a. Voir aussi les réflexions subtiles de C. Jambet, Se rendre immortel, suivi du Traité de la résurrection de Mollâ Sadrâ Shîrâzî, Paris 2000, surtout la première partie ;
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« Prière de pèlerinage englobant » Wa ja‘alanī mimman… yuḥsharu fī zumratikum wa yakirru fī raj‘atikum wa yumallaku fī dawlatikum wa yusharrafu fī ‘āfiyatikum wa yumakkanu fī ayyāmikum wa taqirru ‘aynuh ghadan bi-ru’yatikum. Que mes parents, moi-même, ma famille et tout ce que je possède vous servent de rançon ; celui qui cherche Dieu commence par vous, celui qui unifie Dieu accepte ce qui provient de vous [F : p. 374], celui qui s’oriente vers Dieu tourne sa face vers vous 55. Mes seigneurs, Je ne peux compter vos vertus ; je suis incapable de louer la profondeur de votre nature ; je ne peux décrire votre rang. Vous êtes la lumière des bons, les guides des bienfaiteurs et les preuves du Puissant. C’est par vous que Dieu a commencé et terminera 56, grâce à vous qu’Il [M : p. 710] fait tomber la pluie salvatrice, qu’Il empêche le ciel de se briser sur terre… 57 Bi-abī antum wa ummī wa nafsī wa ahlī wa mālī man arāda llāh bada’a bikum wa man waḥḥadahu qabila ‘ankum wa man qaṣadahu tawajjaha bikum ; mawāliyya lā uḥṣī thanā’akum wa lā ablughu min al-madḥ
id., Mort et résurrection en islam. L’au-delà selon Mullâ Sadrâ, Paris 2008, notamment la première partie. 55. Le texte est lapidaire, particulièrement dense : man arāda llāh bada’a bikum wa man waḥḥadahu qabila ‘ankum wa man qaṣadahu tawajjaha bikum. Il semble concentrer en lui les fondements de la théologie mystique de la Figure de l’imam, souvent désignée par le terme technique de tawḥīd (littéralement « unification de Dieu ») : pour être une réalité agissante dans la vie du fidèle, Dieu se manifeste dans un être théophanique, s’incarne dans un Guide, sinon Il reste une abstraction, une notion spéculative, une sorte d’idole métaphysique inaccessible. Cette doctrine est illustrée, selon d’innombrables commentateurs, par la réponse de ‘Alī à un savant juif qui lui demande : « ‘Alī, vois-tu le Seigneur que tu adores ? » ; ‘Alī : « Je n’adorerais pas un Dieu que je ne verrais pas » (voir par ex. al-Kulaynī, Uṣūl min al-Kāfī, Kitāb al-tawḥīd, chapitre IX, n° 6, vol. 1, p. 131 ; Ibn Bābūya, Kitāb al-tawḥīd, éd. al-Ḥusaynī al-Ṭihrānī, Téhéran 1398/1978, chapitre VIII, n° 6, p. 109) ; par ex. M. A. Amir-Moezzi, Guide divin, partie III-3 (« Excursus : ‘la vision par le cœur’ »), p. 112-145. Voir également les réflexions fines de H. Corbin, Paradoxe du monothéisme, Paris 1981 ainsi que celles de C. Jambet, Le gouvernement divin. Islam et conception politique du monde. Théologie de Mullâ Sadrâ, Paris 2016, Troisième Partie. 56. Formule dense et difficile : bikum fataḥa llāh wa bikum yakhtimu llāh. On peut également traduire : « c’est par vous que Dieu a ouvert et fermera » (sa création ?) ou encore « c’est par vous que Dieu inspire et scelle/confirme » (les cœurs, les esprits ?) La sentence a été de très nombreuses fois commentée. 57. Notion très présente dans le corpus de Hadith shi’ite : les imams sont les garants de l’équilibre cosmique et de la pérennité de la vie sur terre ; M. A. Amir-Moezzi, « Cosmogony and Cosmology in Twelver Shi’ism », Encyclopaedia Iranica. La même doctrine appliquée, dans le soufisme, à un certain nombre de saints est bien connue.
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Mohammad Ali Amir-Moezzi kunhakum wa min al-waṣf qadrakum wa antum nūru l-akhyār wa hudātu l-abrār wa ḥujaju l-jabbār bikum fataḥa llāh wa bikum yakhtimu llāh wa bikum yunazzilu al-ghayth wa yumsiku l-samā’ an taqa‘a ‘alā l-arḍ. Que mes parents, moi-même, ma famille et tout ce que je possède vous servent de rançon. Votre prière est dans toutes les prières, vos noms dans tous les noms, vos corps dans tous les corps, vos esprits dans tous les esprits, vos âmes dans toutes les âmes, vos vestiges dans tous les vestiges, vos tombes dans toutes les tombes 58… Bi-abī antum wa ummī wa nafsī wa ahlī wa mālī dhikrukum fī l-dhākirīn wa asmā’ukum fī l-asmā’ wa ajsādukum fī l-ajsād wa arwāḥukum fī l-arwāḥ wa anfusukum fī l-nufūs wa āthārukum fī l-āthār wa qubūrukum fī l-qubūr…
Bibliographie Amir-Moezzi, M. A., « ‘Alī et le Coran (Aspects de l’imamologie duodécimaine XIV) », Revues des Sciences Philosophiques et Théologiques 98.4 (Oct.-Déc. 2014), p. 669-704. –, ‘Alī, le secret bien gardé. Figures du premier Maître en spiritualité shi’ite, Paris 2020. –, « Al-Ṣaffâr al-Qummî (m. 290/902-3) et son Kitâb baṣâ’ir al-darajât », Journal asiatique 280/3-4 (1992), p. 221-250 (repris et développé dans id., Le Coran silencieux et le Coran parlant, chapitre IV). –, “Aspects de l’imamologie duodécimaine I : remarques sur la divinité de l’Imam”, Studia Iranica 25/2 (1996), p. 193-216 (repris dans La religion discrète, chapitre III).
58. Le texte trouve ici un élan universel remarquable. La réalité divine de l’imam, de l’homme théophanique, lieu de manifestation de Dieu, est présente, comme une lumière sainte, partout et en tout ce qui marque l’homme, son existence, sa vie physique et spirituelle jusque dans sa mort. La présence manifestée de Dieu vit dans tout ce qui constitue l’humain (corps, esprit, âme), dans tout ce qui le relie à Dieu (sa prière) et à ses semblables (son nom, ses vestiges), dans sa mort (sa tombe). Ainsi dans toute prière c’est l’homme déifié ou Dieu humanisé qui est invoqué, c’est lui qui est nommé dans chaque nom, lui qui est présent dans chaque corps et chaque âme, lui qui est visité lors de chaque pèlerinage. Par ailleurs, chez Ibn Bābūya, la Prière se termine par un court texte d’adieu (al-wadā‘) c’est-à-dire l’adieu que le pèlerin peut réciter au moment du départ du sanctuaire ; ce qui semble indiquer que cette prière d’adieu est récitée lors d’un voyage physique auprès de la tombe de l’imam et non à la fin d’un pèlerinage spirituel. D’ailleurs ‘Abbās Qummī et un certain nombre des commentateurs de la ziyāra jāmi‘a ne le reproduisent pas.
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« Prière de pèlerinage englobant » –, « Considérations sur l’expression dīn ‘Alī. Aux origines de la foi shi’ite », Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft 150/1 (2000), p. 29-68 (repris dans La religion discrète, chapitre I). –, « Cosmogony and Cosmology in Twelver Shi’ism », Encyclopaedia Iranica. –, « Dissimulation tactique (taqiyya) et scellement de la prophétie (khatm al-nubuwwa) (Aspects de l’imamologie duodécimaine XII) », Journal asiatique 302.2 (2014), p. 411-438. –, « Eschatology in Imami Shiism », Encyclopaedia Iranica. –, « Heresy », Encycopedia of the Quran. –, « Jamkarân et Mâhân : deux pèlerinages insolites en Iran », dans id., (éd.), Lieux d’islam. Cultes et cultures de l’Afrique à Java, Paris 1996 (2006), p. 154-166. –, La Preuve de Dieu. La mystique shi’ite à travers l’œuvre de Kulaynî (ix-xe siècle), Paris 2018. –, La religion discrète. Croyances et pratiques spirituelles dans l’islam shi’ite, Paris 2006 (2015). –, Le Coran silencieux et le Coran parlant. Sources scripturaires de l’islam entre histoire et ferveur, Paris 2011 (2020). –, Le Guide divin dans le shi’isme originel. Aux sources de l’ésotérisme en islam, Paris – Lagrasse 1992 (2005). –, « Les Imams et les Ghulāt. Nouvelles réflexions sur les relations entre le shi’isme ‘modéré’ et le shi’isme ‘extrémiste’ », Shi’i Studies Review 4 (2020), p. 3-41. –, « Le Tafsīr d’al-Ḥibarī (m. 286/899). Exégèse coranique et ésotérisme shi’ite ancien », Journal des savants (janvier-juin 2009), p. 3-23 (repris et augmenté dans le Coran silencieux et le Coran parlant, chapitre III). –, « Notes à propos de la walāya imamite (Aspects de l’imamologie duodcimaine X) », Journal of the American Oriental Society 122/4 (2002), p. 722744 (maintenant dans La religion discrète, chapitre VII). –, « Notes sur la prière dans le shi’isme imamite » dans M. A.Amir-Moezzi, C. Jambet et P. Lory (éd.), Henry Corbin : philosophies et sagesses des religions du Livre, Bibliothèque des Hautes Études n° 126, Turnhout (Belgique), 2005, p. 65-80 (repris dans La religion discrète, chapitre XI, p. 277-294). –, « Raj‘a », Encyclopaedia Iranica. –, « Savoir c’est Pouvoir. Exégèses et implications du miracle dans l’imamisme ancien (Aspects de l’imamologie duodécimaine V) » dans D. Aigle (éd.), Miracle et Karāma. Hagiographies médiévales comparées, Turnhout 2000, p. 251-286 (repris dans id., La religion discrète, chapitre VI). –, et C. Jambet, Qu’est-ce que le shi’isme ?, Paris 2004 (2015). –, voir aussi Kohlberg. Anonyme, Nuzhat al-zāhid, éd. R. Ja‘fariyān, Téhéran 1376 solaire/1997.
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AU MÉMORIAL DE MOLLĀ ṢADRĀ : TROIS VUES CONTEMPORAINES DE LA THÉOLOGIE SHI’ITE Constance Arminjon
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our les historiens de la philosophie comme pour les savants shi’ites iraniens contemporains, Ṣadr al-Dīn Shīrāzī dit Mollā Ṣadrā (m. 1640-1641) est à la fois un des plus éminents philosophes de l’Islam et l’un de ceux qui incarnent le mieux l’originalité de la philosophie islamique. Parangon de l’intégration des traditions philosophiques et mystiques antérieures, le philosophe de l’époque safavide illustre la relation indissociable de la théologie et de la philosophie dans l’épistémè islamique 1. Pour les clercs shi’ites, il est en outre, au sens plein du terme, une figure tutélaire : Mollā Ṣadrā représenterait par excellence l’approche philosophante qui distingue la théologie shi’ite des autres théologies musulmanes et notamment l’ashʿarisme. En lui attribuant la synthèse de courants philosophiques et mystiques, sunnites et shi’ites, et en assimilant « la théologie shi’ite » aux « principes des philosophes [ou des « sages », ḥokamā] de l’islam 2 », les clercs font valoir un
1. Sur la synthèse opérée par Mollā Ṣadrā, les références sont nombreuses. Voir par exemple Ch. Jambet, Le Gouvernement divin. Islam et conception politique du monde, CNRS Éditions, Paris 2016, p. 171. À partir du même constat, R. Seidel étudie les transformations de la philosophie dans l’Iran contemporain. Cf. R. Seidel, « Reading Kant in Teheran. Towards a Reception of the Iranian Reception of European Philosophy », Asiatische Studien / Études Asiatiques LXIV/3 (2010), p. 681-705, ici p. 686-687. Sur le lien indissociable entre philosophie et sciences religieuses en Islam, voir Ch. Jambet, Qu’est-ce que la philosophie islamique ?, Gallimard, Paris 2011 ; Id., Le Gouvernement divin, p. 17. 2. C’est ainsi que l’ayatollah Jawādī Āmolī présente la théologie shi’ite. ʿA. Jawādī Āmolī, Dīn shenāsī [La Connaissance de la religion], Markaz-e nashr-e 10.1484/M.BEHE-EB.5.123361
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Constance Arminjon
principe cardinal de l’islam shi’ite que l’on pourrait définir comme un éclectisme qui fait primer la « consanguinité des esprits » sur les strictes considérations confessionnelles 3. Cet éclectisme, qui se nourrit aussi de la conviction de la communauté de destinée des branches de l’Islam, anime leurs propres visions du devenir de la théologie islamique. Dès les premiers efforts de diffusion de la philosophie et des savoirs européens au xixe siècle, certains penseurs shi’ites se sont interrogés sur les caractéristiques respectives des systèmes de savoir de l’Europe et de l’Islam 4. Au milieu du xxe siècle, la diffusion des savoirs étrangers avait acquis une portée telle que certains clercs jugèrent nécessaire de réfuter en tant que telle la philosophie européenne, désormais perçue comme « occidentale ». Les théologiens shi’ites, iraniens pour la plupart mais aussi iraquiens, identifièrent la théologie philosophique de Mollā Ṣadrā à la philosophie islamique, et l’érigèrent en instrument de combat pour affronter la philosophie d’un « Occident » tout aussi essentialisé. C’est avec l’armature de la philosophie ṣadrienne que Moḥammad Ḥosayn Ṭabāṭabā’ī, dit ʿAllāmeh Ṭabāṭabā’ī (1903-1981), enseigna à Qom au début des années 1950 sur la « philosophie occidentale 5 ». À partir de Esrā, Qom 1380 AHS/2001, 8e éd. 1394/2015, p. 44. La même interprétation du rôle de Mollā Ṣadrā dans l’histoire de la philosophie islamique est donnée par Hamidreza Ayatollahy, qui était professeur à l’Université ʿAllāmeh Ṭabāṭabā’ī à Téhéran lorsque parut son article « Philosophy in Contemporary Iran », Revista Portuguesa de Filosofia 62, 2/4, Entre Razão e Revelação : A « Logica » da Dimensão Semíta na Filosofia / Between Reason and Revelation: the « Logic » of the Semitic Dimension in Philosophy (décembre 2006), p. 811-816. Le professeur iranien souligne en outre la pérennité de l’héritage doctrinal ṣadrien jusqu’à aujourd’hui. 3. Cf. M. A. Amir-Moezzi et Ch. Jambet, Qu’est-ce que le shi’isme ?, Fayard, Paris 2004, p. 37. Le constat des deux auteurs me paraît singulièrement bien condensé par la formule de Proust : « […] ce qui rapproche, ce n’est pas la communauté des opinions, c’est la consanguinité des esprits ». M. Proust, À la recherche du temps perdu, II, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, Paris 1992, p. 13. 4. Ce fut le cas par exemple de Jamāl al-Dīn Asadābādī (1838-1897), qui perçut un contraste entre la philosophie européenne et la philosophie islamique. Il ne chercha pourtant pas à en élucider les causes. H. Pakdaman, Djamal-ed-Din Assad Abadi dit Afghani, préface de M. Rodinson, G.-P. Maisonneuve et Larose, Paris 1969, p. 221, 240-246 ; R. Ranjbar, « La Perception de la philosophie moderne occidentale dans les écrits des penseurs iraniens de l’époque qâjâr », thèse de doctorat sous la dir. de Y. Richard, Université Sorbonne nouvelle, Paris 2017, p. 7-9, 358-359. 5. U. Gösken, « Perception of Western Modernity from the Gaze of Sadraism: Muhammad Husayn Tabâtabâ’î’s and Murtadâ Mutahharî’s Critique of Modern Western Philosophy », International Journal of Persian Literature 1/1 (2016), p. 142-163, ici p. 145-147. Publié en 1959, l’ouvrage Falsafatunā (Notre philosophie) du clerc iraquien
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ses cours et avec l’aide d’un de ses élèves, Mortaẓā Moṭahharī (19201979), il rédigea l’une des premières et des plus volumineuses critiques des philosophies européennes modernes : Oṣūl-e falsafeh wa rawesh-e re’ālīsm (Les Principes de la philosophie et la méthode du réalisme 6). Au terme d’une décennie de pouvoir révolutionnaire en Iran, et au regard d’autres phénomènes dont la circulation croissante des savoirs et des personnes, la tradition théologique shi’ite et, plus largement, musulmane, a été reconsidérée dans des perspectives plus diverses 7. Classique voire scolaire dans l’historiographie, la question de la continuité de l’héritage théologique est une question existentielle pour ceux qui en sont les dépositaires institutionnels : les ulémas. Elle traverse les œuvres de ceux qui veulent défendre la théologie qu’ils ont reçue, aussi bien que celles des auteurs qui s’emploient à la refonder. Au sein du clergé iranien, l’ayatollah Jawādī Āmolī (1933- ) figure par excellence parmi les premiers, et le ḥujjat al-islām Moḥammad Mojtahed Shabestarī (1936- ) parmi les seconds. Résolu à convertir « l’islam historique » en « islam spirituel », le ḥujjat al-islām Moḥsen Kadīwar (1959-) ne se soucie pas moins d’être fidèle à la tradition des Imâms 8. Pour l’historien lui-même, la question cesse d’être scolaire s’il prête attention aux brèches créées par l’institutionnalisation de la théologie révolutionnaire de Khomaynī ; s’il observe les multiples affluents philosophiques, juridiques, poétiques et mystiques de la théologie shi’ite. Délibérément ou non, les trois clercs se confrontent à l’œuvre de Mollā Ṣadrā. Il m’est
Muḥammad Bāqir al-Ṣadr (1935-1980) est aussi emblématique de cette approche réductionniste qui récuse indifféremment Descartes, Kant et Marx. M. B. al-Ṣadr, Falsafatunā, Dār al-Taʿāruf, Beyrouth 1980, 19982. Il en va de même de l’ouvrage plus ample et méthodique de Ṭabāṭabā’ī cité dans la note suivante. 6. La publication des cinq volumes a été étalée entre la fin des années 1950 et les années 1980. M. Ḥ. Ṭabāṭabā’ī, Oṣūl-e falsafeh wa rawesh-e re’ālīsm, introduction et notes de M. Moṭahharī, 1re édition complète 1362 AHS/1983, Ṣadrā, Qom 2004. 7. J’ai tenté une historisation de la théologie musulmane contemporaine dans Vers une nouvelle théologie en islam. Critiques et efforts de refondation, manuscrit inédit pour l’habilitation à diriger des recherches. Les penseurs shi’ites iraniens embrassent l’ensemble de l’Islam dans leurs réflexions. Concomitamment, en islam sunnite, des théologiens turcs et des philosophes égyptiens se sont interrogés sur les formes possibles d’une « nouvelle théologie » – yeni kelam en turc, kalām jadīd en arabe. 8. Dans un ouvrage collectif paru en 2002, Kadīwar publia un texte intitulé « Az eslām-e tārīkhī beh eslām-e maʿnawī [De l’islam historique à l’islam spirituel] ». Ce texte est devenu le premier chapitre de son livre Ḥaqq al-nās. Eslām wa ḥoqūq-e bashar [Le Droit des gens. L’islam et les droits de l’Homme], Kawīr, Téhéran 1387 AHS/2008, 4e édition 1388/2009.
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impossible de proposer une étude complète de la place qu’occupe sa pensée dans leurs doctrines. Dans leurs définitions de la religion et dans certains aspects de leurs dogmatiques, nous pouvons toutefois découvrir trois vues de la théologie shi’ite où Mollā Ṣadrā apparaît sans cesse, protéiforme. La religion immuable dans l’État révolutionnaire : l’ayatollah Jawādī Āmolī Comme ʿAllāmeh Ṭābāṭābā’ī, l’ayatollah ʿAbdollāh Jawādī Āmolī défendit à son tour la théologie métaphysique shi’ite. Son propos se distinguait pourtant à maints égards de celui de son maître. Celui-ci avait récusé les philosophies européennes pour enrayer l’intérêt qu’elles suscitaient en Iran 9. Mais ces philosophies n’y étaient pas alors connues au point de devenir un instrument de critique des fondations de la théologie shi’ite. C’est à une telle critique que devait répondre au contraire Jawādī Āmolī. En quelques décennies, le paysage intellectuel et religieux de l’Iran contemporain s’était renouvelé de manière décisive. Dans une série d’articles inaugurée en 1988, le philosophe laïc Sorūsh (1945- ) mit en question l’épistémologie qui informait les savoirs religieux islamiques. En se situant dans le sillage de la philosophie kantienne, il reprocha à Jawādī Āmolī de vouloir faire fi des évolutions de la philosophie et de l’épistémologie survenues depuis Mollā Ṣadrā. Dans le même temps, il rappelait que ce dernier avait en son temps innové 10. Il s’interrogea en outre sur les fonctions et les formes de la « théologie nouvelle » ou « moderne » – kalām-e jadīd 11. Une courte décennie plus tard, Sorūsh exposa ses vues sur « Le pluralisme religieux », contestant les principes de la théologie musulmane des religions 12. Sans jamais nommer le philosophe, c’est pour réfuter ses thèses que Jawādī Āmolī rédigea un ouvrage
9. U. Gösken, « Perception of Western Modernity… ». 10. ʿA-K. Sorūsh, Qabẓ wa basṭ-e te’ūrīk-e sharīʿat. Naẓariyeh-ye takāmol-e maʿrefat-e dīnī [Contraction et expansion théoriques de la Loi religieuse. Théorie de l’évolution de la connaissance religieuse], Ṣerāṭ, Téhéran 1370 AHS/1991, 5e éd. 1375/1996, voir en particulier p. 37-39 ; 321 ; 323-327 ; 414. Plusieurs fois enrichi, l’ouvrage rassemble une série d’articles et d’enseignements donnés par l’auteur à l’Université Imām Ṣādeq à Téhéran. 11. ʿA-K. Sorūsh, Qabẓ wa basṭ-e te’ūrīk-e sharīʿat, Ire Partie, « Compréhension de la religion et nouvelle théologie ». Voir en particulier p. 65-66 ; 78-86. 12. Id., Ṣerāṭhā-ye mostaqīm [Voies droites], Ṣerāṭ, Téhéran 1378 AHS/1999. L’ouvrage rassemble l’article inaugural, homonyme, paru en 1997 dans la revue Kiyān ; un
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au titre éloquent, Dīn shenāsī (La Connaissance de la religion), paru en 2001 13. Si Sorūsh fut sans doute le premier auteur shi’ite à livrer une critique épistémologique des savoirs islamiques et de certains dogmes, des efforts analogues furent menés dès le milieu des années 1990 par Shabestarī, qui était un clerc. Au même moment, sans mettre en doute la dogmatique ni la théologie shi’ite des religions, Kadīwar livrait une critique à la fois épistémologique, théologique et juridique des fondements doctrinaux de l’État iranien 14. Aussitôt après, il conçut une critique du droit islamique – et non seulement shi’ite – ainsi que les bases de sa refondation 15. Au tournant du xxe siècle, le langage et l’objet des débats théologiques différaient donc dans une grande mesure de ceux des décennies précédentes. Or, comme le montrent les ouvrages de Kadīwar et d’autres, cette transformation ne découlait pas seulement de la plus grande familiarité que certains penseurs cléricaux et laïcs avaient acquise avec des philosophes européens et américains. Conjointement avec les évolutions des savoirs et de la culture au sens plus large, la mise en œuvre de la théologie révolutionnaire de l’ayatollah Khomaynī dans et par les institutions de la République islamique iranienne bouleversa la théologie, le droit et les institutions religieuses shi’ites. Aux termes de la Constitution du nouvel État (article 5), « [d]urant l’absence de l’Imâm du Temps 16 [… : formule eulogique], dans la République islamique d’Iran, l’autorité de commandement et l’imâmat de la communauté 17 sont assumés par un savant juriste honnête, vertueux, bien informé, courageux et administrateur efficace, qui jouira de la confiance de la majorité du peuple 18 […] ». Avec une concision extrême, cet article consacrait une révolution de l’imâmologie et de la théologie de l’histoire shi’ites.
débat avec Moḥsen Kadīwar intitulé Plūrālīsm-e dīnī (Le Pluralisme religieux), ainsi que d’autres textes de Sorūsh. Je reviendrai plus loin sur le débat avec Kadīwar. 13. A. Jawādī Āmolī, Dīn shenāsī. 14. M. Kadīwar, Andīsheh-ye siyāsī dar eslām [La Pensée politique en islam], 3 vol., I, Naẓariyehhā-ye dowlat dar feqh-e shīceh [Les Théories de l’État dans le droit islamique shi’ite] ; II, Ḥokūmat-e welā’ī [Le Gouvernement fondé sur la welāyat], Nashr-e nay, Téhéran 1377 AHS/1998, 2e édition 1378/1999 ; III, Ḥokūmat-e enteṣābī [Le Gouvernement par désignation], 1379-1380/2000-2001. 15. M. Kadīwar, Ḥaqq al-nās. 16. Walī-e ʿaṣr. 17. Welāyat-e amr wa emāmat-e ommat. 18. J’indique ici le texte de l’article 5 de la Constitution inaugurale adoptée à l’automne 1979. Cet article a été amendé lors de la révision de la Constitution en 1989. Qānūn-e asāsī-e jomhūrī-e eslāmī-e Īrān [Constitution de la République islamique d’Iran],
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Alors que Sorūsh et Shabestarī dévoilaient peu à peu l’historicité de la connaissance religieuse et de la révélation elle-même, et qu’ils redéfinissaient la nature de la religion, Jawādī Āmolī défendit dans La Connaissance de la religion l’épistémologie, la théologie fondamentale et la théologie des religions du shi’isme classique. Mettant au jour les corrélations entre la théologie fondamentale et la théologie juridico-politique, les deux premiers ont visé à les refonder conjointement. Tout en faisant valoir la cohérence et la pérennité du système théologico-juridique de l’Islam, l’ayatollah a été un artisan et un théoricien de l’institutionnalisation de la théologie révolutionnaire. Comment intégrer le temps de la révolution dans une théologie orientée vers la parousie de l’Imâm du temps ? L’homme politique serait-il temporel tandis que l’homme savant et méditant, priant et agissant dans les autres sphères sociales serait quasi atemporel ? Ou encore, comment penser le dédoublement de l’Imâm en Imâm du temps et en Imâm de la Révolution ? Si compétent soit-il, un savant juriste peut-il assumer la parfaite autorité de l’Imâm infaillible ? Dès 1979, certains clercs libanais avaient jugé impossible le dédoublement de la théologie de l’histoire et de l’imâmologie ainsi que la substitution du juriste à l’Imâm 19, tandis que l’Iraquien Muḥammad Bāqir al-Ṣadr chercha à les théoriser 20. Comme de nombreux clercs iraniens dont l’ayatollah Jaʿfar Sobḥānī (1929- ), Jawādī Āmolī a contribué activement à ce dédoublement sans véritablement le formaliser. Dans son parcours institutionnel, il a été successivement homme d’État puis prédicateur et théologien dans la ḥowzeh de Qom. Membre de l’Assemblée Constitution de 1979 et texte amendé en 1989, éditée par Jahāngīr Manṣūr, 100e édition, Ketāb-e Dīdāwar, Téhéran 1391 AHS/2012. 19. Tel est le cas de Muḥammad Jawād Mughniyya (1904-1979) et de Muḥammad Mahdī Shams al-Dīn (1936-2001). Le premier publia en 1979 al-Khumaynī wa al-dawlat al-islāmiyya (Khomaynī et l’État islamique). En 1990, le second publia une édition remaniée de son ouvrage Niẓām al-ḥukm wa al-idāra fī al-islām (Le Système de pouvoir et d’administration en islam). Dans des perspectives légèrement différentes, les deux clercs libanais récusaient la théologie révolutionnaire au nom de la théologie de l’histoire, de l’imâmologie et du droit shi’ites. 20. M. B. al-Ṣadr, Al-Islām yaqūdu al-ḥayāt [L’Islam dirige la vie], 1979, rééd. Dâr al-Tacâruf, Beyrouth 2003. Voir en particulier les livres IV et V de l’ouvrage, Khilāfat al-insān wa shahādat al-anbiyā’ [Le Califat de l’homme et le témoignage des prophètes] et Manābiʿ al-qudra fī al-dawlat al-islāmiyya [Les Sources de la puissance dans l’État islamique]. Pour une analyse des œuvres, qu’il me soit permis de renvoyer le lecteur à mon ouvrage Chiisme et État. Les clercs à l’épreuve de la modernité, CNRS Éditions, Paris 2013, chap. IV.
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des experts de la Constitution en 1979, il faisait partie du groupe chargé de rédiger les principes généraux (oṣūl-e kollī) et les buts (ahdāf) de la Loi fondamentale de la République islamique d’Iran. Puis il occupa d’importantes fonctions dans le nouvel État, en particulier au sein du pouvoir judiciaire. Depuis 1999, il a cessé d’exercer des charges dans les institutions du gouvernement. Il est aujourd’hui imâm du Vendredi de Qom et membre de la Société des professeurs de la ḥowzeh de Qom. Il se consacre à l’enseignement et à la publication 21. Dans son œuvre écrit, il aborde presque tous les domaines du savoir religieux classique ainsi que certaines questions de philosophie et de politique contemporaines 22. Il traite des deux branches dans lesquelles s’est ramifiée la culture philosophique de l’Iran contemporain : la « philosophie transcendante » (ḥekmat-e moteʿāliyeh) et les « philosophies déterminées » (falsafehhā-ye moẓāf 23). De la première branche relèvent deux ouvrages spécifiquement consacrés à Mollā Ṣadrā : Raḥīq-e makhtūm. Sharḥ-e ḥekmat-e moteʿāliyeh, qui est un commentaire de l’œuvre majeure de ce dernier, Al-Ḥikmat al-mutaʿāliya fī al-asfār al-ʿaqliyyat al-arbaʿa (La Sagesse suréminente dans les quatre voyages de l’intellect) ; Falsafeh-ye Ṣadrā (La Philosophie de Ṣadrā 24). Dans ce vaste polyptique, la théologie dogmatique classique apparaît juxtaposée et non articulée à la théologie politique révolutionnaire en matière de laquelle il a rédigé un livre, L’Autorité du savant juriste 25.
21. A. P. Dahlén, Islamic Law, Epistemology and Modernity. Legal Philosophy in Contemporary Iran, Routledge, New York – Londres 2003, p. 126. Le chercheur reprend la biographie officielle présentée sur le site de l’ayatollah, http://javadi.esra.ir/home. Une courte notice est aussi présentée sur le site de l’Assemblée des experts. www. majlesekhobregan.ir. Dernière consultation le 25 avril 2020. 22. Un site Internet spécifique est dédié à la présentation de l’œuvre de Jawadī Āmolī. Malgré son abondance, la bibliographie qui y est présentée n’est pas exhaustive. La date de la première édition de ses ouvrages n’est pas toujours indiquée. http://maarej. esra.ir/asar-book. 23. C’est ainsi que sont présentées les deux sous-rubriques de la rubrique « philosophique » (falsafī) de son œuvre. Comme le suggère l’adjectif moẓāf qui est un terme des grammaires persane et arabe, les « philosophies déterminées » désignent des branches de la philosophie, dont par exemple la philosophie du droit, l’épistémologie, etc. Cf. http://maarej.esra.ir/asar-book. 24. A. Jawādī Āmolī, Raḥīq-e makhtūm. Sharḥ-e ḥekmat-e moteʿāliyeh, 5e éd., s.d., 5 vol. Le titre est difficile à traduire, raḥīq signifiant « pur » et makhtūm « scellé » ; l’expression coranique signifiant « pur nectar cacheté ». Id., Falsafeh-ye Ṣadrā, 1387 AHS/2008. 25. Sur le site dédié à l’œuvre de l’ayatollah, Dīn shenāsī figure dans la rubrique de
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Dans Dīn shenāsi déjà cité, Jawādī Āmolī veut rappeler à Sorūsh et à ses émules la doctrine shi’ite sur la nature de la religion, sa source, son essence et son langage, ainsi que sur les rapports entre raison et religion. Il traite enfin du pluralisme religieux, qu’il récuse 26. Il récapitule les doctrines de la révélation et de la prophétie exposées au cours de l’histoire de l’islam. Comme nous l’avons vu plus haut, il identifie la théologie shi’ite à la doctrine des « philosophes de l’islam ». D’après sa typologie, Mollā Ṣadrā est un représentant par excellence de cette théologie philosophique 27. Alors qu’il vise à contester l’historicité de la connaissance religieuse et de la religion, l’ayatollah ne montre pas les brèches que la théologie révolutionnaire a causées dans la théologie ṣadrienne. Figure tutélaire de la métaphysique et de l’épistémologie prédominantes dans les écoles religieuses shi’ites, Mollā Ṣadrā est absent du volet théologico-politique du polyptique. Y aurait-il sa place ? Sans refuser la place du droit shi’ite dans la société, le théologien de l’époque safavide n’a pas traité de l’autorité temporelle du savant en religion. Mais selon lui, « le savant juriste et le gestionnaire politique ne méritent pas de recevoir l’autorité 28 ». Avec force, l’œuvre de Jawādī Āmolī illustre la difficulté d’insérer la temporalité de la révolution dans un ordre immuable, de situer un Guide étatique dans l’imâmologie duodécimaine. Le prophète intérieur au temps des droits de l’Homme : « l’islam spirituel » de Kadīwar sous l’ombre de Mollā Ṣadrā À la différence de Jawādī Āmolī, Moḥsen Kadīwar ne s’est pas fait l’apologiste de la théologie philosophique de Mollā Ṣadrā. Il n’a pas non plus été en position de le faire. D’une génération plus jeune que l’ayatollah, le clerc a pourtant cherché à deux reprises au moins à perpétuer le legs philosophique du théologien safavide. Alors qu’il était encore étudiant en sciences islamiques, il rédigea un article sur « Les pensées neuves et la valeur de la pensée philosophique de Ṣadr
théologie fondamentale et dogmatique (kalām), tandis que Welāyat-e faqīh, paru en 1383 AHS/2004, est inscrit dans celle de droit savant (fiqh). 26. ʿA. Jawādī Āmolī, Dīn shenāsī. L’auteur consacre un chapitre à chacune des questions. 27. Ibid., p. 44. 28. Ch. Jambet, Le Gouvernement divin, p. 15, 17, 310.
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le prince des théologiens 29 ». Dans ce texte paru à l’automne 1993, Kadīwar résume la doxa sur Mollā Ṣadrā qui a cours chez les historiens de la philosophie dans l’Iran de la fin du xxe siècle. Dans cette représentation, le théologien du xviie siècle reste la figure tutélaire qui permet de faire front contre les subversions internes de l’ordre philosophique, et contre l’hégémonie philosophique de « l’Occident ». Une décennie plus tard, en s’appuyant sur une notion formulée par Mollā Ṣadrā, Kadīwar conçut une audacieuse reconstruction des fondements du droit (uṣūl al-fiqh) et du droit savant (fiqh) shi’ite et même islamique. Sans se déprendre de la dogmatique shi’ite, il entendait transformer dans son ensemble la théologie juridique et la doctrine de la foi. Il renonçait aussi à toute approche apologétique de l’islam. Révolutionnaire, sa doctrine juridique avait une visée tout autre que celle des théoriciens de l’autorité du savant juriste. À rebours de ces derniers en outre, non seulement il ne niait pas l’historicité de sa tradition religieuse, mais il en arguait pour repenser le droit et la théologie fondamentale. Arrêtons-nous sur les deux moments de son œuvre. L’étude de Kadīwar sur la philosophie de Mollā Ṣadrā est scolaire à deux titres et par là même doublement instructive. Elle constitue d’abord un des travaux réalisés par l’auteur au début de sa formation académique. Lorsqu’elle parut, ce dernier venait d’obtenir un Master en théologie et sciences islamiques au Centre Tarbiyat-e modarres de l’Université de Qom. Parallèlement, il poursuivait ses études religieuses dans la ḥowzeh de la même ville. Il a été l’élève de plusieurs personnalités éminentes du clergé non étatique comme étatique, dont les ayatollahs Montaẓerī (1922-2009) et Jawādī Āmolī lui-même. Après avoir reçu de Montaẓerī sa licence d’ijtihād en 1997, Kadīwar devient ḥujjat al-islām. Tout en étudiant, Kadīwar enseigne à Qom, dans des écoles
29. M. Kadīwar, « Andīshehhā-ye jadīd wa arzesh-e tafakkor-e falsafī-e ṣadr al-mota’allehīn ». Suivant un usage ancien, Kadīwar désigne Mollā Ṣadrā par un jeu de mots dans lequel il donne à une partie du nom de la personne son sens propre, puis la place dans un rapport d’annexion avec un terme qualifiant cette personne. Ici, ṣadr, première partie du nom du théologien, et qui signifie « premier », « prince », est construit avec mota’allehīn, littéralement « ceux qui sont rapprochés de Dieu », c’est-à-dire les théologiens. Ce texte parut d’abord sous la forme d’un article dans Kayhān-e andīsheh 5, mehr-ābān 1372 AHS/sept.-nov. 1993, p. 86-103. Kadīwar l’a ensuite inclus dans Daftar-e ʿaql. Majmūʿeh-ye maqālāt-e falsafī-kalāmī [Au registre de la raison. Recueils d’articles philosophiques-théologiques], Enteshārāt-e eṭṭelāʿāt, Téhéran 1377 AHS/1998, 2e éd. 1387/2008, p. 55-87.
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religieuses et dans des universités, en particulier à l’Université Mofīd 30. Par sa forme, son propos et son argumentation, l’article de Kadīwar sur « Les pensées neuves et la valeur de la pensée philosophique de Ṣadr le prince des théologiens » est également un précieux document sur le contenu et les méthodes de l’enseignement de l’histoire de la philosophie dans les dernières décennies du xxe siècle en Iran. Sous la forme d’une typologie, le jeune auteur présente les principales écoles de pensée ayant marqué l’histoire de la philosophie islamique. Suivant ses termes, Mollā Ṣadrā a opéré une synthèse des quatre écoles prédominantes : l’école péripatéticienne (mashshā’ī) qui se distingue par sa méthode démonstrative ; l’école de la philosophie « illuminative » (eshrāqī) ; l’approche « mystique » (ʿerfānī) et l’approche « théologique » (kalāmī). Pour étayer son argument, Kadīwar juxtapose des citations d’auteurs de statuts divers qui ont traité de l’apport du théologien safavide à la philosophie islamique. Il cite ainsi successivement Henry Corbin, ʿAllāmeh Ṭabāṭabā’ī ainsi que des ouvrages d’universitaires iraniens 31. D’après l’ensemble des personnes citées, Mollā Ṣadrā s’est distingué en conjoignant la philosophie, la pensée mystique et les textes révélés 32. Procédant encore par classification et par compilation de citations, notre auteur récapitule les types de nouveauté que l’on peut déceler dans la philosophie islamique en général et dans celle de Mollā Ṣadrā en particulier : tel est le propos de son article. À l’appui de trois « philosophes contemporain » – ʿAllāmeh Mīrzā Abū al-Ḥasan Ḥosaynī Qazwīnī, ʿAllāmeh Ṭabāṭabā’ī et Mortaẓā Moṭahharī – , il assure que les idées nouvelles du théologien peuvent être 30. Voir l’autobiographie sur le site de l’auteur, https://kadivar.com. Voir aussi S. Amir Arjomand, « Civil Society and the Rule of Law in the Constitutional Politics of Iran Under Khatami », Social Research 67/2, Iran Since the Revolution (2000), p. 283-301, ici p. 290. 31. Parmi les nombreuses références, relevons S. Ḥosayn Naṣr, « Mokhtaṣarī az tārīkh-e falsafeh-ye Īrān » [Abrégé de l’histoire de la philosophie de l’Iran], dans Maʿāref-e eslāmī dar jahān-e moʿāṣer [Les Savoirs islamiques dans le monde contemporain], p. 42-43, s.e., s.l.n.d. Kadīwar cite ensuite de longs extraits de Henry Corbin, tirés de D. Shayegan, Henry Corbin. La topographie de la pensée spirituelle en islam iranien, Paris 1990, trad. persan B. Porhām, Āfāq-e tafakkor-e maʿnawī dar eslām-e īrānī, Enteshārāt-e Āgāh, Téhéran 1371 AHS/1992, p. 232-233. Notons aussi une citation de ʿAllāmeh Ṭabāṭabā’ī, « Tārīkh, ḥayāt wa rawesh-e falsafī-e Mollā Ṣadrā [L’histoire, la vie et la méthode philosophique de Mollā Ṣadrā], Barresīhā-ye eslāmī [Études islamiques] », p. 298. 32. M. Kadīwar, « Andīshehhā-ye jadīd wa arzesh-e tafakkor-e falsafī-e ṣadr al-mota’allehīn », p. 56-65.
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classées en quatre catégories : 1° les questions à propos desquelles Mollā Ṣadrā a multiplié les preuves et consolidé les bases ; 2° les questions qui, d’après leur intitulé, avaient été traitées avant lui, mais dont en fait il a totalement renouvelé le contenu ; 3° les questions de logique, de physique, de théologie et de mystique qu’il a abordées « sous forme de questions philosophiques » ; 4° les questions pour lesquelles il a innové à tous égards. Dans cette dernière catégorie, il range quatorze innovations dont la thématisation philosophique de la véracité – ou authenticité – de l’existence (eṣālat-e wojūd) ; le mouvement essentiel ; la solitude de l’âme entre ce monde et l’autre monde ; la démonstration de la résurrection des corps ; l’affirmation selon laquelle le temps est la quatrième dimension. Après quelques citations, il énumère d’autres innovations de Mollā Ṣadrā 33. Dans la troisième et la quatrième parties de son article, Kadīwar résume et discute un ouvrage sur l’histoire de la philosophie iranienne, Tārīkh-e falāsefeh-ye īrānī (Histoire des philosophes iraniens 34). À l’encontre de l’auteur de ce livre, qu’il laisse dans l’anonymat, il juge opportun de comparer la philosophie occidentale et la philosophie islamique. Il faut s’interroger sur le critère de la force d’une philosophie par rapport à une autre. Selon lui, la philosophie islamique se distingue par la quête d’une vision plus juste, plus vraie et plus rigoureuse du réel : « La philosophie n’est pas une science expérimentale ». Cette caractéristique, insiste notre auteur, a même été reconnue par des penseurs « occidentaux », et tout spécialement par Corbin 35. Kadīwar renvoie à un recueil d’entretiens de ʿAllāmeh Ṭabāṭabā’ī avec le philosophe français 36. Dans sa conclusion, il fait valoir que le recours à Mollā Ṣadrā permet de préserver la philosophie authentique de l’Islam contre les attaques des modernistes iraniens et de l’Occident. Dans le monde contemporain, affirme-t-il enfin, la philosophie ṣadrienne est l’une des pensées humaines les plus proches du réel. Elle a une valeur universelle 37.
33. Ibid., p. 66-72. 34. Il n’indique pas le lieu ni la date d’édition ni l’éditeur. 35. M. Kadīwar, p. 82. 36. M. Ḥ. Ṭabāṭabā’ī, Shīʿeh. Majmūʿeh-ye modhākerāt bā prōfesōr Hānrī Korbin, Enteshārāt-e Resālat, Qom s.d. Il existe d’autres éditions de ce recueil, dont l’une a été préparée par Seyyed Hādī Khosrowshāhī et ʿAlī Aḥmadī, et qui est parue en 1976. 37. M. Kadīwar, « Andīshehhā-ye jadīd wa arzesh-e tafakkor-e falsafī-e ṣadr al-mota’allehīn », p. 87.
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Quoiqu’elle soit scolaire et orientée par une vision apologétique, l’étude de Kadīwar sur Mollā Ṣadrā se démarque déjà de l’approche de Jawādī Āmolī. Certes, elle se borne à un état de la question complété par une péroraison qui perpétue la polémique contre les philosophies européennes engagée dans les années 1950. Mais le motif même de l’article, la recherche des caractères novateurs de la philosophie ṣadrienne et plus généralement de la philosophie telle qu’elle est pratiquée en Islam, témoigne d’une préoccupation absente sinon rare chez ses maîtres de la génération précédente. Pour défendre la philosophie islamique, Jawādī Āmolī ne fait pas valoir sa nouveauté. Pour lui, cette considération affaiblirait même l’argumentation. C’est parce que la philosophie d’islam est pour lui anhistorique qu’il la prétend universellement valable. Dans l’esprit de l’ayatollah, l’une des principales preuves de la supériorité de la philosophie islamique réside dans sa métaphysique confluant avec la révélation coranique, ainsi que dans sa physique stable 38. De pair avec les innovations fécondes, Kadīwar tente au contraire de mettre au jour la formation historique de sa tradition. L’historiographie est en fait devenue l’une des méthodes distinctives de sa critique. Or son interprétation de l’histoire du droit et des doctrines de la foi islamiques a été infléchie pour des motifs existentiels. C’est ainsi que l’auteur explique pourquoi il en est venu à critiquer l’ensemble de la tradition juridique islamique et à théoriser sa refondation. Proche de Montaẓerī dont il a été le disciple, il a été fortement influencé par les critiques que celui-ci a exprimées contre certaines pratiques du gouvernement iranien à la fin des années 1980, puis par sa mise à l’écart de la succession de Khomaynī. Durant le premier mandat du président Moḥammad Khātamī (de 1997 à 2001), de fortes tensions éclatent entre le courant réformateur et le pouvoir judiciaire iranien. À Ispahân, Kadīwar, qui est alors ḥujjat al-islām, déclare publiquement que le terrorisme est interdit par la loi islamique. À la fin de février 1999, il est arrêté. Jugé par le Tribunal spécial du clergé (Dādgāh-e wīzheh-ye rowḥāniyat), il est condamné en avril 1999 à une peine
38. Outre Dīn shenāsī, voir aussi l’ouvrage de J. Āmolī sur les droits de l’Homme, Falsafeh-ye ḥoqūq-e bashar [La Philosophie des droits de l’homme], 1375 AHS/1996, Markaz-e nashr Esrā, Qom, 6e éd. 1389/2010. J’ai proposé une analyse de cette œuvre dans Les Droits de l’Homme dans l’islam shi’ite. Confluences et lignes de partage, Éditions du Cerf, Paris 2017, chap. V, « Défense et illustration de la métaphysique du droit shi’ite. L’ayatollah Javâdî Âmolî et son école ».
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d’emprisonnement 39. Selon ses propres mots, son enquête sur les droits de l’Homme dans le droit islamique a débuté durant sa détention 40. À sa sortie de prison, le clerc recommence à enseigner à Téhéran. Il participe aux débats en cours en Iran sur les droits de l’Homme, le pluralisme religieux et la sécularisation. En 2008, Kadīwar quitte l’Iran pour les États-Unis où il occupe, jusqu’à aujourd’hui, des postes universitaires 41. Avant de s’expatrier, Kadīwar a rassemblé ses réflexions sur les droits de l’Homme dans l’ouvrage déjà cité, Le Droit des gens, paru en 2008. Dans le premier chapitre, « De l’islam historique à l’islam spirituel », il récuse les conceptions musulmanes apologétiques des droits de l’Homme. Disqualifiant le culturalisme qui les sous-tend, il affirme l’universalité des droits de l’Homme énoncés dans les textes onusiens. En conséquence, il entame un inventaire critique de la tradition juridique islamique. Après avoir passé en revue les débats menés en islam shi’ite sur la modernisation du droit islamique, il conclut à l’inadéquation des solutions proposées par les savants juristes. Tout en lui reconnaissant des avantages pratiques, il critique celle de Khomaynī : selon lui, la religion d’État instituée sous son égide a dénaturé la religion, de sorte que la foi, la spiritualité et la conscience religieuse ont été anéanties. Tandis que Jawādī Āmolī allègue la contingence des principes onusiens pour contester leur validité, Kadīwar refuse de confondre les réquisits de l’islam avec les décisions inévitablement contingentes d’une autorité étatique 42. Pour que la religion reste religion, assure-t-il, il faut transmuer « l’islam historique » centré sur l’obéissance à la Loi en un « islam spirituel » axé sur la foi pleinement libre de l’individu. À cette fin, Kadīwar doit redéfinir conjointement le champ d’application du droit islamique, certains principes du droit substantiel ainsi que la doctrine de la foi. Force lui est aussi de repenser les sources du droit. Et c’est à l’appui d’une notion élaborée par Mollā Ṣadrā qu’il opère une innovation décisive dans la théorie des fondements du droit. Comme il
39. S. Amir Arjomand, « Civil Society and the Rule of Law in the Constitutional Politics of Iran Under Khatami », p. 290. 40. M. Kadīwar, Ḥaqq al-nās, chap. « L’Imâm Sajjād et les droits de l’Homme ». Kadīwar conclut son chapitre le 29 farwardīn 1379 AHS/17 avril 2000 à la prison d’Evin. 41. Depuis l’automne 2009, il est chercheur de rang professoral (research professor) en Études islamiques à l’Université Duke en Caroline du Nord. Cf. https://religiousstudies.duke.edu/people/mohsen-kadivar ; voir aussi le site de l’auteur, www.kadivar.com. 42. M. Kadīwar, Ḥaqq al-nās, p. 28-29.
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le rappelle, la méthodologie juridique shi’ite a postulé de longue date la congruence de la raison et de la Loi révélée. Même s’il ne l’indique pas ici, il sait et a déjà montré – par exemple dans son étude présentée plus haut – que le théologien safavide formalisa ce principe et en étendit la portée : « La preuve de Dieu est seulement l’intellect, qui est le messager intérieur 43 » (al-rasūl al-dākhilī). Pour marquer la congruence entre révélation et raison, Mollā Ṣadrā confère ainsi à la seconde le statut de « prophète intérieur ». D’après Kadīwar, ce principe est resté purement virtuel dans l’application du droit islamique. Il convient désormais de lui restituer sa pleine effectivité. Dieu sage, écrit notre clerc, a permis qu’à toute époque l’humanité puisse comprendre justement, « soit avec un prophète intérieur [ici rasūl-e bāṭenī] – la raison – , soit avec un prophète apparent [rasūl-e ẓāherī] – Muḥammad [formule eulogique abrégée 44] ». Or la rationalité moderne conçoit des principes moraux nouveaux qu’il faut adopter. Il n’y a donc pas, assure-t-il, de contradiction entre raison et révélation, qui sont l’une et l’autre des dons de Dieu 45. Liberté de la foi et agnosticisme métaphysique : la théologie musulmane moderne d’après Shabestarī En opérant, stricto sensu, une révolution de la doctrine de la foi, des fondements du droit et de la théologie juridico-politique shi’ites, Kadīwar concourt à un renouvellement décisif de la théologie. Toutefois il n’a pas mis en question les méthodes ni le contenu de la dogmatique ni de la théologie des religions. En outre, comme nous avons essayé de le montrer, si inventive que soit son interprétation de Mollā Ṣadrā, il se place sous son ombre pour concevoir sa doctrine de l’islam spirituel. Contemporain de Jawādī Āmolī, élève comme lui de ʿAllāmeh Ṭabāṭabā’ī et de Khomaynī, le ḥujjat al-islām Moḥammad Mojtahed Shabestarī a entrepris au contraire de déconstruire l’entier édifice de la théologie shi’ite, avant de jeter les bases d’une « théologie nouvelle » ou « moderne » (kalām-e jadīd) – selon ses propres termes. Dès son premier livre, Hermenūtīk, ketāb wa sonnat (Herméneutique, Livre
43. Mollā Ṣadrā, Sharḥ al-uṣūl min al-Kāfī, I, al-ʿAql wa al-jahl, Téhéran 1384 AHS/2005, p. 532. Je suis heureuse de remercier Christian Jambet de m’avoir appris l’origine de la notion de « prophète intérieur » à laquelle recourt Kadīwar. 44. M. Kadīwar, Ḥaqq al-nās, p. 155. 45. Ibid., p. 156.
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et Tradition, 1996), il affirme l’inanité de l’apologétique et l’obsolescence des théologies fondées sur le dogmatisme métaphysique 46. Avec la conscience d’être précurseur, il promeut de manière didactique l’herméneutique philosophique qu’il a découverte en Europe. Alors qu’il était devenu mujtahid, il fut invité en 1969 à diriger le Centre islamique de Hambourg, créé à l’instigation de l’ayatollah Borūjerdī (m. 1961) et dont l’ayatollah Beheshtī (1928-1981) était alors recteur. Il dirigea cette institution de 1971 à 1978. À la faveur de son séjour en Allemagne, il découvrit, dans des textes en langue allemande, la critique herméneutique des Écritures chrétiennes, les théologies chrétiennes et la philosophie européenne contemporaine. De retour en Iran en 1979, Shabestarī s’engagea dans la lutte pour le respect de la justice et des droits de l’Homme. Pendant quelques mois, il prononçait les sermons préliminaires de la grande prière, tandis que l’ayatollah Ṭāleqānī était prieur du Vendredi à Téhéran. Dès l’été 1979, il déplorait que le clergé se fût emparé de toute la structure du pouvoir. En février 1980, il devint pourtant député de Shabestar, sa ville d’origine, dans le premier Parlement de la République islamique d’Iran. Mais à partir de 1981, il se consacra surtout à l’enseignement : à la Faculté de théologie de l’Université de Téhéran, il enseigna la théologie et la mystique chrétiennes, l’histoire du christianisme et du judaïsme, l’hérésiographie et la mystique musulmanes 47. Depuis sa retraite en 2005, il a approfondi son œuvre critique tout en livrant des propositions pour refonder la dogmatique. Dans sa critique herméneutique des fondations philosophiques de la théologie musulmane, dans sa redéfinition de la foi comme dans ses efforts pour repenser les dogmes, Shabestarī se confronte immanquablement à Mollā Ṣadrā. Son premier ouvrage, Hermenūtīk, ketāb wa sonnat, est à tous égards programmatique. À la lumière de l’herméneutique de la compréhension de Heidegger et de Gadamer, il présente les principes de l’herméneutique philosophique dans l’intention expresse
46. M. M. Shabestarī, Hermenūtīk, ketāb wa sonnat. Farāyand-e tafsīr-e waḥī [Herméneutique, Livre et Tradition. Le processus de l’exégèse de la Révélation], Ṭarḥ-e now, Téhéran 1375 AHS/1996, 7e éd. 1389/2010. 47. Cf. Y. Richard, « Un théologien chiite de notre temps, Mojtahed Shabestari », dans M. A. Amir-Moezzi, M. M. Bar-Asher et S. Hopkins (éd.), Le Shî’isme imâmite quarante ans après. Hommage à Etan Kohlberg, Brepols, Turnhout 2009, p. 363-371. Voir aussi l’autobiographie présentée par l’auteur sur son site Internet, www.mohammadmojtahedshabestari.com.
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de les appliquer aux savoirs islamiques 48. Puis il déploie une critique épistémologique de l’ensemble des savoirs religieux islamiques, dont la théologie 49. Or non seulement sa critique est sans doute la plus exhaustive qui ait été menée jusqu’ici en Islam contemporain, mais notre auteur insiste sans cesse sur la nécessité de rebâtir les fondations philosophiques de la pensée islamique. Pour résoudre les problèmes auquel le monde musulman est aujourd’hui confronté, assure-t-il, il faut établir une philosophie et une épistémologie nouvelles. Il faut prendre en considération le fait que les religions révélées font face depuis quelques siècles à une philosophie et à des sciences nouvelles 50. S’il critique tous les savoirs religieux avec acuité, il vise principalement la discipline de la théologie. Comme Jawādi Āmolī et Kadīwar, il récapitule l’histoire des courants théologiques de l’islam sous la forme d’une typologie dans laquelle Mollā Ṣadrā est cité comme un exemple de la doctrine de révélation exposée par « certains philosophes musulmans ». S’il différencie les approches des théologiens et celles des théologiens philosophes, il montre que les doctrines des uns et des autres reposent sur un postulat commun : celui selon lequel « le contenu de “la parole révélée” est un ensemble d’informations sur le monde de l’existence 51 ». À la différence des deux autres clercs, Shabestarī distingue les approches de la théologie philosophique – sunnite et shi’ite – et celle d’Ibn ʿArabī qu’il juge comparable à celle de certains théologiens protestants contemporains tels Karl Barth et Paul Tillich 52. Par cette analogie et d’autres, notre auteur illustre l’éclectisme dont Mollā Ṣadrā est reconnu comme un paradigme. Or tout au long de son œuvre, l’éclectisme le conduit à de tout autres sources et visions de la théologie islamique. À l’encontre de son ancien condisciple, Shabestarī s’emploie à démontrer la péremption de ce qu’il appelle « la pensée théologique traditionnelle de l’islam contemporain », qui consiste principalement dans l’héritage de la métaphysique et de la dogmatique ṣadriennes 53. Après avoir rappelé 48. J. Grondin, L’herméneutique, Presses Universitaires de France, Paris 2006, 20143, chap. III et V. 49. Cf. C. Arminjon, « Acclimater l’herméneutique philosophique en islam : Shabestarî, de la critique des méthodes exégétiques à la théorie de l’historicité du Coran », Revue de l’histoire des religions 236/1 (2019), p. 121-149. 50. M. M. Shabestarī, Hermenūtīk, ketāb wa sonnat, p. 90-91. 51. Ibid., p. 139. 52. Ibid., p. 140-144. 53. Voir en particulier le chap. XV de Hermenūtīk, ketāb wa sonnat, « Critique de la pensée théologique traditionnelle de l’islam contemporain ».
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les principales doctrines de la révélation élaborées en Islam, il examine les fonctions assumées par la théologie musulmane classique, ainsi que les principales questions qui ont été son objet. Outre l’élucidation du contenu de la foi, la théologie musulmane s’est caractérisée par la démonstration des dogmes et par l’apologétique. Les questions dont la théologie a traité sont l’existence ou la non-existence de Dieu, l’essence et les attributs de Dieu, la nature de la prophétie, le statut des prophètes et la vie future. Selon le clerc, la théologie musulmane se distingue aussi par l’idée que les dogmes sont démontrables par la raison. Mais à notre époque le climat de pensée a changé : « […] il n’y a plus de place pour le dogmatisme philosophique ni scientifique 54 […] ». Au cours des derniers siècles, poursuit-il, l’Homme a commencé à critiquer toutes les catégories de connaissance. Or « la critique n’est pas de nature à avoir des frontières ». Certains croient qu’il n’y a donc pas de vérité, mais ils se trompent totalement. Il ne faut pas confondre la question de la vérité avec la possibilité qu’a l’être humain de critiquer toute question. Dans le climat de pensée contemporain, « la méthode de démonstration » n’est pas adéquate. L’Homme est un être qui questionne. En conséquence, « […] dans un tel climat, la théologie ne peut plus avoir la structure et les particularités qu’elle avait auparavant, ni rechercher les buts qui étaient auparavant les siens […] On s’interroge aujourd’hui prioritairement sur le rôle de la religion et non sur la conformité ou la non-conformité des propositions religieuses avec le réel 55. ». Shabestarī a la conscience aiguë que le monde musulman est parvenu aujourd’hui au croisement historique de deux voies d’appréhension de la religion. À rebours de Jawādī Āmolī, il juge vaine toute tentative de restauration de l’épistémè qui a informé la dogmatique. Avec un optimisme patent, il souligne que le climat de pensée en Iran n’est pas fermé puisque la philosophie « occidentale », l’épistémologie et les sciences humaines y sont enseignées. Les étudiants des ḥowzeh eux-mêmes vont se former en Occident 56. Pour mettre en œuvre son constat, Shabestarī commence par redéfinir la nature et les réquisits de la foi. Dès la fin de son premier livre, il met en question la doctrine classique de la foi en appelant à clarifier la notion même de foi et en affirmant qu’elle est un « choix existentiel » et conscient. Il annonce déjà en outre que le contenu de la foi ne 54. M. M. Shabestarī, Hermenūtīk, ketāb wa sonnat, p. 184-188, ici p. 188. 55. Ibid., p. 188-189. 56. Ibid., p. 192.
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peut être stable 57. Paru un an plus tard, son livre Īmān wa āzādī (Foi et Liberté) est tout entier consacré à l’élucidation des dimensions de l’expérience religieuse 58. Comme il l’a fait pour les doctrines de la révélation, il récapitule les conceptions de la foi distinctives des principaux courants théologiques de l’islam. Suivant de nouveau un usage scolaire, il recourt à une typologie et distingue trois principales doctrines : celles des ashʿarites, des muʿtazilites et des théologiens-philosophes. Notons aussi qu’il reprend la typologie classique de l’islam shi’ite, déjà observée chez Jawādī Āmolī, qui range dans la troisième catégorie des théologiens sunnites et shi’ites indifféremment. Selon Shabestarī, pour les théologiens philosophes, « la réalité de la foi consiste en une connaissance philosophique des réalités du monde de l’existence ». La foi consiste en un perfectionnement spéculatif. « Aujourd’hui, rappelle notre auteur, la théologie courante dans le monde shi’ite est l’héritage de ces philosophes. » D’autre part, malgré leurs divergences, les trois doctrines de la foi classiques ont en commun de supposer que « la réalité de la foi est “de nature religieuse-légale”, c’est-à-dire que Dieu dit ce qu’est la réalité de la foi 59 ». De même qu’il avait pris soin de différencier les doctrines de la révélation des théologiens philosophes et celle d’Ibn ʿArabī, l’auteur met en relief la spécificité de la conception de la foi de ce dernier. Comme précédemment, il cherche un point d’appui dans la « tradition » pour étayer son innovation. Car il cherche à différencier le plus exactement possible les dimensions de l’expérience religieuse afin de dévoiler la spécificité de la foi. La confrontation avec Mollā Ṣadrā me semble ici particulièrement éclairante. Du théologien safavide, notre auteur a conservé la conscience vive de la différence essentielle entre deux types de religiosité : selon Christian Jambet, Mollā Ṣadrā met en lumière « un conflit entre deux types de religiosité, qui peuvent éclore aussi bien chez des savants shî’ites instruits de l’ésotérique comme de l’exotérique, mais attachés à une religion, lien social et communautaire, qui n’engage que l’acte public de la profession de foi, et non le cœur, que chez ceux qui produisent leur propre salut […] Il est remarquable que la dualité des pôles, ignorance et science, démons et anges, ennemis de la vraie foi et parti de Dieu,
57. Ibid., p. 200-204. 58. M. M. Shabestarī, Īmān wa āzādī, 1376 AHS/1997, 3e édition, Ṭarḥ-e now, Téhéran 1379/2000. 59. Ibid., p. 16-18, ici p. 18.
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se manifeste aussi parmi les savants 60. ». S’il souligne la singularité et la place décisive de l’expérience du cœur, Shabestarī ne s’en tient pas à une dichotomie. À la lumière des bouleversements causés par la théologie révolutionnaire, il distingue au moins quatre composantes ou dimensions dans la religiosité : l’adhésion à un contenu dogmatique et le perfectionnement spéculatif ; l’observance des prescriptions de la Loi ; l’idéologie religieuse ; enfin la foi. Sur ce point, il concorde parfaitement avec Kadīwar. En outre, comme ce dernier, il n’entend pas seulement rappeler que la foi du cœur est la condition d’une foi authentique. Nos deux clercs s’appliquent à dissocier la foi du cœur et l’observance de la Loi, puis à déduire les corrélats juridiques d’une telle disjonction. S’il s’accorde avec Kadīwar, Shabestarī recourt à d’autres méthodes et repense avec plus d’audace la nature de la foi. En s’inscrivant dans l’héritage kantien, il est parvenu à une forme d’agnosticisme métaphysique. Il ne proclame donc pas seulement la nécessité de modifier substantiellement la doctrine de la foi et, partant, une partie du droit savant. Il s’emploie conjointement à distinguer la foi de l’adhésion à des contenus propositionnels. Selon lui, l’exercice de la liberté de pensée ne requiert pas seulement la pleine reconnaissance de la liberté de conscience dans le droit des pratiques sociales. La liberté de pensée signifie aussi que l’on ne « soit captif d’aucun dogme ni d’aucune affection ni d’aucun sentiment 61 ». L’homme, être limité, ne peut au demeurant savoir ce qu’est Dieu, qui est l’Être absolu. La théologie a envisagé les attributs de Dieu en affirmant par exemple qu’Il était savant, puissant, miséricordieux. Ces attributs ainsi mentionnés conviennent à la nature limitée de l’homme. « Mais qui sait vraiment ce qu’est cet absolu 62 ? » Il ne faut, poursuit Shabestarī, enfermer Dieu dans aucune représentation, pas même philosophique. L’homme doit admettre que toutes ses représentations de Dieu sont « susceptibles d’être changées 63 ». Peut-on voir là une fidélité à l’apophatisme de Mollā Ṣadrā 64 ? Je ne peux l’assurer, mais il est peut-être permis de voir ici une « consanguinité d’esprit » entre le théologien safavide et le théologien moderne. Au contraire, il
60. Ch. Jambet, Mort et résurrection en islam. L’au-delà selon Mullâ Sadrâ, Albin Michel, Paris 2008, p. 105-106. 61. M. M. Shabestarī, Īmān wa āzādī, p. 23. 62. Ibid., p. 25. 63. Ibid., p. 27. 64. Cf. Jambet, Le Gouvernement divin, p. 191.
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paraît difficile de voir une quelconque réminiscence du premier dans l’insistance avec laquelle le second révèle l’historicité de l’expérience religieuse. Outre l’impossibilité de parvenir jamais à une représentation adéquate de Dieu, Shabestarī met en évidence le caractère historique de l’expérience de la foi. Sur cette question aussi, il sait qu’il contredit la théologie classique : « l’expérience historique de la foi n’est pas prise en considération dans la théologie traditionnelle 65 ». De différenciation en décantation, Shabestarī parvient à ce qu’il considère comme la nature essentielle de la foi : selon lui, celle-ci consiste dans l’expérience foncièrement singulière que l’homme a de rencontrer Dieu dans un dialogue : « Dans la prière, l’être humain fait l’expérience de parler à une personne absolue, de se tourner vers une personne quoiqu’il ne voie pas celle-ci […] l’homme qui prie dit “tu” à Dieu […] la foi, dans cette définition que je présente, n’est pas la croyance […] la foi n’est pas la certitude. La foi n’est pas non plus science ni philosophie. Qu’est donc la foi ? La foi est un “agir” […] la foi est un face-à-face avec Dieu 66 ». Ayant découvert la nature expérientielle de la foi, Shabestarī préconise d’accorder la fonction et l’objet de la théologie musulmane à cette réalité : « La théologie doit exposer et rendre vivante cette expérience religieuse 67. » Après avoir redéfini la fonction et l’objet de la théologie islamique, le théologien a progressivement cherché à jeter les bases d’une nouvelle dogmatique. Quoique ce panneau soit encore inachevé, l’auteur a critiqué le dogme sur la nature du texte coranique en cherchant à démontrer que celui-ci était humain et historique. Dans un nouveau geste éclectique, Shabestarī a conjoint l’herméneutique de Ricœur et la philosophie du langage de Wittgenstein pour affirmer que la doctrine de Mollā Ṣadrā sur la nature du Coran impliquait l’impossibilité d’une compréhension universelle du texte sacré 68.
65. M. M. Shabestarī, Īmān wa āzādī, p. 93. 66. Ibid., p. 36-37. 67. Ibid., p. 42. 68. M. M. Shabestarī, Qerā’at-e nabawī az jahān [Lecture prophétique du monde], II, « Lecture prophétique du monde (2). Parole de Dieu et parole de l’Homme. Précompréhensions de l’exégèse libre du Coran », 22 bahman 1387 AHS/10 février 2009 ; IV, « Hypothèses préalables d’une exégèse libre du Coran (3). La théorie de Mollā Ṣadrā et l’incompréhensibilité du Coran », 27 bahman 1387/15 février 2009. Cet ouvrage est une série inédite de 15 articles que l’auteur a diffusée sur son site Internet, www. mohammadmojtahedshabestari.com. Les textes ne comportent pas de pagination.
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Conclusion Classique, scolaire et existentielle, la question de la continuité de l’héritage théologique l’est à la fois pour les clercs et pour les historiens. Professeurs dans la ḥowzeh de Qom ou à l’Université, les premiers recomposent les enseignements des courants théologiques de l’islam qu’ils appréhendent comme des « écoles » (maktab). Il incombe aux seconds de saisir les rythmes de la pensée religieuse et les dissonances, recherchées ou recouvertes, qu’introduisent les théologiens. Au mémorial de Mollā Ṣadrā les trois savants ne cessent de retourner. De visite en visite, ils conçoivent un pan de l’histoire de la théologie shi’ite. De leurs confrontations avec leur Maître tutélaire un conte pourrait être tiré. Jawādī Āmolī apparaîtrait comme le gardien d’un mausolée de marbre et de ciment, Kadīwar comme un disciple aussi fidèle qu’inventif. Shabestarī enfin prendrait congé du Maître avec une rigoureuse déférence, non sans fécondes réminiscences. Bibliographie Amir Arjomand, Said « Civil Society and the Rule of Law in the Constitutional Politics of Iran Under Khatami », Social Research 67/2 (été 2000), p. 283-301 Amir-Moezzi, Mohammad Ali et Jambet, Christian, Qu’est-ce que le shi’isme ?, Paris 2004 Arminjon Hachem, Constance, Chiisme et État. Les clercs à l’épreuve de la modernité, Paris 2013 –, Les Droits de l’Homme dans l’islam shi’ite. Confluences et lignes de partage, Paris 2017 –, « Acclimater l’herméneutique philosophique en islam : Shabestarî, de la critique des méthodes exégétiques à la théorie de l’historicité du Coran », Revue de l’histoire des religions 236/1 (2019), p. 121-149 Ayatollahy, Hamidreza, « Philosophy in Contemporary Iran », Revista Portuguesa de Filosofia 62, 2/4, Entre Razão e Revelação: A « Logica » da Dimensão Semíta na Filosofia / Between Reason and Revelation: the « Logic » of the Semitic Dimension in Philosophy (décembre 2006), p. 811-816 Dahlén, Ashk P., Islamic Law, Epistemology and Modernity. Legal Philosophy in Contemporary Iran, New York – Londres 2003 Gösken, Urs, « Perception of Western Modernity from the Gaze of Sadraism: Muhammad Husayn Tabâtabâ’î’s and Murtadâ Mutahharî’s Critique of Modern Western Philosophy », International Journal of Persian Literature 1/1 (2016), p. 142-163 81
Constance Arminjon Grondin, Jean, L’herméneutique, PUF, Paris 2006, 20143 Jambet, Christian, Mort et résurrection en islam. L’au-delà selon Mullâ Sadrâ, Albin Michel, Paris 2008 –, Qu’est-ce que la philosophie islamique ?, Gallimard, Paris 2011 –, Le Gouvernement divin. Islam et conception politique du monde, Paris 2016 Jawādī Āmolī, ʿAbdollāh, Falsafeh-ye ḥoqūq-e bashar [La Philosophie des droits de l’homme], Qom 1375 AHS/1996 , 6e éd. 1389/2010 –, Dīn shenāsī [La Connaissance de la religion], Qom 1380 AHS/2001, 8e éd. 1394 / 2015 Kadīwar, Moḥsen, « Andīshehhā-ye jadīd wa arzesh-e tafakkor-e falsafī-e ṣadr al-mota’allehīn », dans Daftar-e ʿaql. Majmūʿeh-ye maqālāt-e falsafī-kalāmī [Au registre de la raison. Recueils d’articles philosophiques-théologiques], Téhéran 1377 AHS/1998, 2e éd. 1387/2008, p. 55-87 –, Andīsheh-ye siyāsī dar eslām [La Pensée politique en islam], 3 vol., I, Naẓariyehhā-ye dowlat dar feqh-e shīceh [Les Théories de l’État dans le droit islamique shi’ite] ; II, Ḥokūmat-e welā’ī [Le Gouvernement fondé sur la welāyat], Téhéran 1377 AHS/1998, 2e édition 1378/1999 ; III, Ḥokūmat-e enteṣābī [Le Gouvernement par désignation], 1379-1380/2000-2001 –, Ḥaqq al-nās. Eslām wa ḥoqūq-e bashar [Le Droit des gens. L’islam et les droits de l’Homme], Téhéran 1387 AHS/2008, 4e édition 1388/2009. Mughniyya, Muḥammad Jawād, al-Khumaynī wa al-dawlat al-islāmiyya [Khomaynî et l’État islamique], Beyrouth 1979. Pakdaman, Homa, Djamal-ed-Din Assad Abadi dit Afghani, préface de Maxime Rodinson, Paris 1969 Proust, Marcel, À la recherche du temps perdu, II, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris 1992 Qānūn-e asāsī-e jomhūrī-e eslāmī-e Īrān [Constitution de la République islamique d’Iran], Constitution de 1979 et texte amendé en 1989, éditée par Jahāngīr Manṣūr, 100e édition, Téhéran 1391 AHS/2012. Ranjbar, Reza, « La Perception de la philosophie moderne occidentale dans les écrits des penseurs iraniens de l’époque qâjâr », thèse de doctorat, Université Sorbonne nouvelle – Sorbonne Paris Cité, Paris 2017 Richard, Yann, « Un théologien chiite de notre temps, Mojtahed Shabestari », dans Mohammad Ali Amir-Moezzi, Meir M. Bar-Asher et Simon Hopkins (éd.), Le Shî’isme imâmite quarante ans après. Hommage à Etan Kohlberg, Turnhout 2009, p. 363-371 al-Ṣadr, Muḥammad Bāqir, Falsafatunā (Notre philosophie, 1959), Beyrouth, 2e édition révisée 1998 –, Al-Islām yaqūdu al-ḥayāt [L’Islam dirige la vie], 1979, réédition Beyrouth 2003 Seidel, Roman, « Reading Kant in Teheran. Towards a Reception of the Iranian Reception of European Philosophy », Asiatische Studien / Études Asiatiques LXIV/3 (2010), p. 681-705. 82
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LOUIS MASSIGNON, DU JIHĀD À L’HOSPITALITÉ Souâd Ayada
L
Massignon (1883-1962) est peut-être le plus grand islamisant français du xxe siècle ; il est assurément le plus original. S’il fut un savant reconnu, professeur au Collège de France et directeur d’études à l’École pratiques des hautes études, sa vie, plus que tout autre, excède ce que peut en révéler la réussite académique. S’il fut l’auteur d’une œuvre immense frottée à tous les domaines du savoir, de l’archéologie à la mystique en passant par la géographie, la sociologie et le droit, c’est dans des écrits disparates qu’elle se donne, dans des monographies ou des articles qui manifestent la plus haute érudition sans se conformer tout à fait aux règles de la méthode historico-critique. L’œuvre polymorphe qu’il nous laisse déconcerte : en lieu et place d’exposés distanciés présentant des recherches, des sources et des objets délimités, le lecteur découvre une écriture et un style où la subjectivité ne s’éteint pas à l’épreuve de l’objectivité du savoir mais se voit convoquée, par elle, à sa vérité. Louis Massignon est inclassable ; il l’est d’abord, comme le souligne Christian Jambet, parce qu’il « […] réalisa cette chose qui semble impossible : modeler la matière de l’érudition dans la langue singulière du grand écrivain 1 ». L’exercice de la traduction de l’arabe joua un rôle capital dans la transformation de la langue française de Louis Massignon en langue d’écrivain. Un art unique fait d’un passage obligé pour l’orientaliste arabisant une décision d’interprétation qui dévoile, dans une fusion parfaite, le sens vrai de l’original arabe. Parmi bien d’autres, les « locutions ouis
1. L. Massignon, Écrits mémorables, Paris 2009, textes établis, présentés et annotés sous la direction de Ch. Jambet par F. Angelier, F. L’Yvonnet et S. Ayada. L’expression citée figure dans la préface, « Pour Massignon », par Christian Jambet. 10.1484/M.BEHE-EB.5.123362
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théopathiques 2 » sont une réussite indiscutable où la traduction s’impose au point de faire oublier ce qu’elle traduit. De même que traduire, c’est révéler par-delà le souci de l’exactitude ce qui ne s’atteint que par le sentiment de la langue arabe, de même écrire, c’est témoigner, au creux d’un sentiment de la langue française qui s’accommode d’allusions, de confusions, parfois d’incorrections, de l’affinité originelle du langage et de la vérité. Ce pouvoir de dévoilement se manifeste tout particulièrement dans des expressions qui ne sont jamais, chez lui, les heureuses trouvailles d’un habile littérateur. Le lecteur est saisi, séduit par la puissance évocatrice et l’effet de vérité de formules telles que la « courbe de vie » et le « point vierge ». Louis Massignon ne forge pas des concepts qui seraient les outils de la pensée argumentative – il se moquait de la geste philosophique – il crée, dans la matière de la langue, des halos de signification caractéristiques d’un mode singulier de « présentation de l’idée 3 ». Ce mode de présentation de l’idée, qui porte les stigmates de la manière sémitique, arabe, telle qu’il l’a lui-même définie, est à l’œuvre dans l’article que nous nous proposons d’étudier. Dans « La guerre sainte suprême de l’islam arabe 4 », un art elliptique, une écriture gnomique où « l’idée jaillit de la gangue de la phrase comme l’étincelle du silex 5 », là où l’on ne l’attend pas, autorise un traitement crypté, paradoxal, éminemment suggestif de la question du jihād. L’Histoire d’al-Ḥallāj La vie d’islamisant de Louis Massignon commence en 1908 avec la rencontre de la figure et de l’œuvre d’al-Ḥallāj. Elle s’épanouit et s’accomplit dans l’effort sans cesse reconduit, approfondi et élargi pour
2. L. Massignon traduit ainsi les shaṭḥiyyāt, les paradoxes des soufis, ces proférations où le mystique se fait le « porte-voix » inerte d’où sort la parole de Dieu (Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, 19682, p. 120). 3. L’expression est de Louis Massignon. Elle est notamment explicitée dans « Pro Psalmis. Défense de l’aspect qu’assume l’idée dans les langues sémitiques », Écrits mémorables, II, p. 182-189. 4. L. Massignon, « La guerre sainte suprême de l’islam arabe », Les Lettres nouvelles 7/12 (1959) [revue dirigée par Maurice Nadeau], repris dans Écrits mémorables, I, p. 427-443. 5. Id., « L’arabe, langue liturgique de l’islam », Les Cahiers du Sud (1935) ;« L’Islam et l’Occident », Les Cahiers du Sud (1947) [revue dirigée par Jean Ballard, Marseille], articles repris dans Écrits mémorables, II, p. 197-202. Pour la citation, cf. p. 198.
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comprendre la signification transhistorique du témoignage de celui qu’il appelait le « martyr mystique de l’islam » et pour en saisir la valeur universelle. « La guerre sainte suprême de l’islam arabe » est l’un des derniers articles que notre auteur consacre à al-Ḥallāj. Il y concentre, en offrant la première traduction française 6 de la qiṣṣa Ḥusayn al-Ḥallāj, sa vision ultime de celui qui fut son témoin essentiel. Le texte traduit serait du xiiie siècle. Il s’agit d’une qissa, d’une histoire centrée sur un héros unique et qui appartiendrait, selon Louis Massignon, au genre de la littérature épique. La qiṣṣa Ḥusayn al-Ḥallāj a aussi les traits d’une qaṣīda 7 : elle dresse le panégyrique du héros dont elle présente la vie, de la naissance à la mort. Elle ressemble, enfin, aux « chantefables » de la littérature médiévale par sa composition dramatique qui alterne des parties narratives en prose avec des passages versifiés. Bien qu’elle soit l’œuvre d’un compilateur instruit – elle contient en effet des fragments du dīwān authentique d’al-Ḥallāj – elle est « populaire, pleine de dialectalismes », composée pour être dansée et chantée. L’histoire raconte ce qui advint à al-Ḥallāj « quand l’extase fondit sur lui au Nom de Dieu ». Elle rapporte, avec force détails, « ce qu’il a subi des vicissitudes des événements », de sa naissance à son martyre. Nous ne nous attarderons ni sur l’effroi et la beauté sublime de l’histoire qui nous est contée ni sur la puissance de la traduction et de ce qu’elle révèle d’enracinement dans ce qui fut la tâche d’une vie. Aucun résumé, aucun commentaire ne peut se substituer à la lecture en première personne. Nous nous en tiendrons à quelques remarques sur la manière dont l’expérience d’al-Ḥallāj est appréhendée et décrite dans la qiṣṣa Ḥusayn al-Ḥallāj et sur l’utilisation dont elle fait l’objet. Le mot « mystique » n’appartient pas au lexique de l’islam et n’y trouve aucun équivalent littéral. Louis Massignon n’hésite pas, cependant, à l’utiliser : pour lui, la pratique et la théorie du soufisme constituent la mystique musulmane. Dans le vaste continent du taṣawwuf, il choisit pour modèle al-Ḥallāj et privilégie un certain type d’expérience mystique, non celle qui se réalise dans les visions médiatrices de la beauté théophanique et de l’amour pacifiant, mais celle qui se cristallise
6. Louis Massignon vient de publier en 1954 l’édition critique du texte arabe dans le volume d’hommage à l’iranologue H. S. Nyberg : Donum natalicium H. S. Nyberg oblatum, Uppsala 1954, p. 102-117. 7. Nous reprenons, dans ces citations, les termes et expressions de Louis Massignon qui introduisent sa traduction.
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dans un amour absolu de l’absolu, au risque de la désobéissance et de la damnation, et qui s’accomplit dans une union sans reste, dans l’anéantissement de soi et la mort volontaire. On a souvent reproché à Louis Massignon de se complaire dans l’hystérie extatique à laquelle prédisposait la voie mystique dessinée par al-Ḥallāj. On a moins souvent souligné sa position critique dans les discussions suscitées par la notion de mystique, son souci d’en clarifier le sens et son refus que l’expérience mystique puisse faire l’objet d’extensions analogiques 8. On a rarement tiré les enseignements de son approche « littéraire » de l’expérience mystique. Celle-ci, parce qu’elle s’énonce dans un témoignage et se formule dans des écrits qui ne la rendent accessible que grâce à des transmissions, est inévitablement « stylisée » dans une forme, certes inadéquate, mais véridique. Il convient de relier l’article que nous étudions, « La guerre sainte suprême de l’islam arabe », à l’Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane 9 et à l’ensemble des textes où Louis Massignon envisage la question de la composition et de la mise en forme des écrits mystiques. Parmi ces textes, « L’expérience mystique et les modes de stylisation littéraire 10 » offre une perspective très éclairante qui, bien qu’elle distingue l’écriture mystique de ce qu’on appelle la littérature, s’attache à étudier les procédés littéraires auxquels l’expérience mystique se soumet nécessairement pour s’exprimer dans des textes. Parce qu’il appréhende l’expérience d’al-Ḥallāj aussi comme linguiste, Louis Massignon n’a aucune réticence à parler de littérature mystique. Son objectif est d’interroger la « valeur exacte », la « crédibilité », le « genre de réalité » attaché aux « données expérimentales que nous fournit la littérature mystique ». Il déplore toutefois les « navrantes variations littéraires sur un amour de Dieu » qui rabaissent l’expérience mystique ; il se montre sévère à l’égard des « effusions 8. Les travaux d’Henri Bremond et de Jean Baruzi ont donné au mot et à la notion de mystique une incontestable extension. Louis Massignon refuse toutefois de concevoir, à la manière d’Henri Bremond, la contemplation esthétique comme une forme d’expérience mystique. Il ne se reconnaît pas davantage dans la perspective philosophique, où domine la psychologie religieuse, défendue par Jean Baruzi. 9. L. Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, 19221. 10. L. Massignon, « L’expérience mystique et les modes de stylisation littéraire », Paris 1927 (quatrième numéro de Chroniques du Roseau d’Or) ; Id., Écrits mémorables, II, p. 286-301. Toutes les citations qui suivent sont extraites de ce texte.
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mystiques » qui annulent les autres « aspects de la vie religieuse » et qui exploitent les ficelles juteuses de l’« exhibitionnisme affectif ». La vertu de la littérature mystique est de délivrer du penchant à la mauvaise littérature qui la guette quand elle se satisfait de n’être que littérature. Cette vertu est, pour Louis Massignon, une vertu sémitique. C’est par l’étude de la philologie sémitique, arabe en l’occurrence, que Louis Massignon est amené à examiner les écrits mystiques. Ces textes ont, écrit-il, « un accent, une force d’expression, non plus littéraire, mais supra-littéraire, une allusion instigatrice ». Ils tirent leur spécificité du fait de dévoiler les « fins dernières du langage, qui n’est pas un simple outil commercial, un jouet esthétique, ou un moulin à idées, mais qui peut faire accéder au Réel ». Le langage est, en effet, un « harpon destiné à tirer l’âme à Dieu : pour sa liesse ou son dam ». Il accomplit cette destination dans les « confidences des mystiques », chez des « auteurs “excentriques” dont les phrases, exaspérantes […] se trouvent gauchir si savamment le sens des mots et la coupe des propositions, afin d’enlever comme avec des ailes le lecteur hors de ses repères coutumiers. » Il use notamment de locutions théopathiques ou de paradoxes (shaṭḥiyyāt) pour dire l’amour de Dieu et la fureur de mourir pour Lui en Lui. Les textes mystiques composent pourtant une littérature qui a ses traits propres. Des modes de stylisation littéraire y sont à l’œuvre, parce que la « commotion divine » dont les mystiques reçoivent confidence ne saurait s’exprimer à l’état brut. Faisons l’hypothèse qu’il soit possible de recueillir et de transmettre, telles quelles, les confidences des mystiques : « elles seraient aussi inintelligibles qu’illisibles ». L’expérience mystique n’est énonçable que si elle est d’emblée « retouchée » et assimilée en un « récit homogène » qui substitue à « l’introspection immédiate une rétrospection pleinement intelligible 11 ». Succèdent à cette formation originelle les transformations introduites par les auditeurs, les secrétaires, etc., qui « régularisent les phrases », « redressent les images », harmonisent les témoignages « suivant les percées symétriques d’une biographie syncrétisée ».
11. Sur les notions d’introspection et de rétrospection, cf. L. Massignon, « Introspection et rétrospection. Le sentiment littéraire des poètes et l’inspiration proprement mystique – comment ils s’explicitent et comment les différencier – exemples tirés des poètes musulmans arabes », Philosophies (mars 1925), revue dirigée par Pierre Morhange ; Id., Écrits mémorables, II, p. 280-286.
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Louis Massignon dévoile ainsi la finalité de la stylisation littéraire de l’expérience mystique : construire la biographie d’une vie exemplaire, d’une « vie significative », faire le récit d’une « expérience humaine totale, où des allusions substantielles étaient proférées, alliées à des exemples d’héroïsme, dans une mise en scène divinement concertée, pouvant faire poindre chez d’autres le désir et le secret d’une sublimation réelle de notre misère commune ». L’histoire d’al-Ḥallāj est typique de cette construction biographique qu’autorise la stylisation littéraire de l’expérience mystique. La « sympathie spirituelle » qu’elle crée avec le martyr devenu le personnage héroïque d’une épopée singulière est le moyen de satisfaire « un besoin impérieux d’édifier », au nom de la conviction qu’il n’y a pas « de plus haute leçon à léguer ». Toute expérience mystique est l’expérience d’un témoignage qui prend une forme discursive stylisée pour se communiquer. L’édification par le témoignage s’effectue selon un processus que Louis Massignon qualifie de contagion et dont il souligne le caractère ambivalent. Si ce processus confère aux commotions mystiques une « force d’expansion sociale […] dans le sens le plus légitime » – est légitime, par exemple, la « vulgarisation » des oraisons de certains mystiques qui se retrouvent dans la liturgie et permettent ainsi aux saintes âmes d’aimer Dieu –, il peut aussi être à l’origine d’une expansion funeste, fruit d’une « contagion désolante et dangereuse que le voisinage des mystiques peut procurer à certains spectateurs, curieux accourus sans mandat ». Dans l’histoire d’al-Ḥallāj, l’expérience mystique est littérairement stylisée dans une épopée populaire dont le héros conduit la « Guerre Sainte Suprême 12 », al-jihād al-akbar. La contagion et l’expansion sociale qui en procèdent y prennent une figure déterminée : elles visent le plus grand nombre des hommes, autrement dit la masse de ceux, qui, étrangers à l’expérience mystique, la regardent en « spectateurs » ignorants et séduits ; elles ont pour thème fédérateur qui enrôle les « curieux accourus sans mandat » le jihād, le combat qu’il faut conduire l’âme renforcée. L’épopée d’al-Ḥallāj, « ce combattant tué par Dieu à la Guerre Sainte, ce Lion de la Jungle du Dévoilement, ce guerrier intrépide et sincère […] 13 » a en effet fourni la matière de « sermons » que des prédicateurs adressaient à ces « gens du peuple » partis « volontaires
12. Louis Massignon fait le choix des majuscules. 13. Louis Massignon attribue ce propos à ‘Aṭṭār. Voir son étude « L’œuvre hallagienne d’Attār », Écrits mémorables, I, p. 478-504.
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au front de la Guerre Sainte ». Elle a, selon Louis Massignon, servi d’exhortation à l’héroïsme pour les Mujāhidūn du Delta du Nil qui allaient combattre à Damiette les Croisés en 1219 et en 1249. Répondre à Ernest Renan La traduction française de la qiṣṣa Ḥusayn al-Ḥallāj est précédée d’analyses très suggestives placées sous les auspices de Renan ; le nom de Renan est, en effet, le premier mot de l’article. Pour Christian Jambet, toute l’œuvre de Louis Massignon peut se « lire comme une réponse à Ernest Renan 14 ». La piste de lecture ainsi tracée n’est féconde qu’à la condition d’en accepter le présupposé : on répond à celui qui vous pose une question qu’on juge pertinente et qui vaille la peine qu’on y consacre son œuvre, on dialogue avec celui dont on partage le cadre de pensée, fût-ce un cadre qui vous conduise à des conclusions diamétralement opposées. Les travaux d’arabisant et d’islamisant de Louis Massignon s’insèrent, sans réserve critique à son endroit, dans le schéma méthodologique que Renan a fixé pour la philologie et la science des religions. Ils admettent le couple des Aryens et des Sémites, le partage qui, au xixe siècle, prétend résumer la division originelle de l’humanité inscrite dans les structures des langues 15. Notons, cependant, la rigueur à laquelle se conforme Louis Massignon, son insistance sur les limites et les dangers que présente la transformation d’une différence philologique en scission ethnique. Soulignons aussi la fermeté avec laquelle il répugne à emprunter la voie aventureuse des considérations sur les races 16.
14. L. Massignon, Écrits mémorables, I, préface, p. xii. 15. F. Hartog, La Nation, la religion, l’avenir. Sur les traces d’Ernest Renan, Paris 2017, p. 84. L’auteur note qu’au xixe siècle le nouveau couple des Aryens et des Sémites rend secondaires les partages fameux sur lesquels l’Europe s’est construite, celui des Grecs et des Barbares, celui des païens et des chrétiens et celui des Anciens et des Modernes. 16. Ernest Renan n’eut pas cette fermeté ; homme du xixe siècle, il ne connut pas les effets politiques mortifères des glissements ethniques et des égarements « racialistes » suscités par le couple Aryens/Sémites. Rappeler ses positions quand elles sont clairement énoncées (« Je suis donc le premier à reconnaître que la race sémitique, comparée à la race indo-européenne, représente réellement une combinaison inférieure de la nature humaine », Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, I, 1855, p. 28) ne doit pas oblitérer d’autres propos guidés par l’éthique de la science et nourris à une pensée moins univoque. Renan a rappelé maintes fois son attachement à
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Le partage entre les langues sémitiques et les langues indo-européennes correspond à un schème de pensée aujourd’hui dépassé. Les études philologiques récentes reposent toutefois sur un postulat qu’elles n’ont pas inventé et dont Ernest Renan et Louis Massignon reconnaissaient déjà la validité et la portée théorique : le primat de la langue. Toute langue constitue un donné pour les sujets parlants, une matière première qui précède les locuteurs. Le philologue et le linguiste sont nécessairement matérialistes, même quand ils sont par ailleurs adaptes d’un progressisme spirituel d’une mystique radicale. La pensée ne se forme qu’en s’inscrivant dans la lettre, elle ne s’exprime pleinement qu’en habitant la langue qui la fait exister et la configure. Louis Massignon, comme Ernest Renan, reconnaît à la langue un pouvoir constituant : la culture, cet ensemble de représentations, de mœurs, d’institutions, de croyances, de productions de l’esprit procède de ce pouvoir. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les hommes se rapportent à leur langue comme à un dépôt sacré qu’il faut préserver des contaminations étrangères, de la normalisation et de l’uniformisation technocratiques. L’étude des langues sémitiques fut pour Renan la voie royale de formation de son œuvre qu’il désigne lui-même comme un « ensemble de vues historiques, philosophiques, littéraires 17 ». Elle le conduisit à mettre au jour le lien substantiel entre cette famille de langues et ce qu’il appelle religion. S’agissant des peuples sémitiques, deux mots, écrit-il, qui « ont servi de symbole à l’esprit dans sa marche vers le vrai, celui de science ou de philosophie leur furent presque étrangers ; mais toujours ils entendirent avec un instinct supérieur, avec un sens spécial, si j’ose le dire, celui de religion. » Cette intuition immédiate leur permit de saisir « la forme religieuse la plus épurée 18 ». « La conscience sémitique […] comprend merveilleusement l’unité, elle ne sait pas atteindre la multiplicité. Le monothéisme en résume et en explique tous les caractères » 19. la philologie, une discipline technique et « spéciale », autrement dit une science qui, comme telle, n’autorise pas les généralités et les extrapolations. Il n’a pas manqué de souligner les limites du vocabulaire qu’il utilisait pourtant : « […] la dénomination de sémitiques ne peut avoir d’inconvénient, du moment qu’on la prend comme une simple appellation conventionnelle et que l’on s’est expliqué sur ce qu’elle renferme de profondément inexact. » (Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, I, p. 26). 17. E. Renan, Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, I, p. 22. 18. Ibid., p. 27. 19. Ibid., p. 29. On a souvent insisté sur le rapport de supériorité établi par Renan
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Se limitant à ce qu’autorise la linguistique, Louis Massignon tire la même conclusion : « les langues sémitiques sont l’organe exclusif de ce que j’appelle la révélation de l’Unique » 20. Il souligne l’autre trait essentiel de ces langues, intimement lié au monothéisme : ce sont des langues prophétiques. Il approfondit l’intuition fondatrice de Renan selon laquelle la langue, la religion, les formes de la pensée ou modes de présentation de l’idée, la littérature en ses genres, forment une sorte de système. Louis Massignon éprouve cette unité transcendantale de la représentation sémitique à partir de l’étude de la langue arabe dont il apprécie la beauté et les ressources propres dans des termes qui rappellent ceux du maître de la philologie sémitique. On a peu relevé dans l’œuvre de Renan la fascination pour l’arabe 21, l’admiration pour une langue qui est présentée comme l’accomplissement parfait des langues sémitiques. Louis Massignon sera sur ce point un fidèle disciple : c’est le même accent qui est mis sur la singularité d’une langue qui, en refusant d’écrire les voyelles, procède à une « calcination littérale 22 », réduit ses textes à une « sorte de squelette, excellent pour l’étude anatomique du langage 23 » ; ce sont les mêmes expressions qui servent à la caractériser : « roideur métallique 24 » pour l’un, « durcissement métallique 25 » pour l’autre ; c’est la même insistance sur sa dimension « gnomique » :
entre les peuples indo-européens et les peuples sémitiques, les uns possédant tout ce qui manque aux autres. On a parfois oublié de noter ce qui, à ses yeux, constituait l’« apport » sans équivalent du sémitisme : « […] mais qui osera dire qu’en révélant l’unité divine, et en supprimant définitivement les religions locales, la race sémitique n’a pas posé la pierre fondamentale de l’unité et du progrès de l’humanité ? » 20. L. Massignon, « Interprétation de la civilisation arabe dans la culture française », Congrès de l’Unesco 1946, Paris 1947 ; Id., Écrits mémorables, II, p. 219-236. Pour la citation, cf. p. 222. 21. E. Renan, Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, I, p. 342 : « […] le plus étrange et le plus inexplicable est peut-être la langue arabe elle-même. Cette langue […] se montre à nous soudainement dans toute sa perfection, avec sa flexibilité, sa richesse infinie, tellement complète […] ». 22. L. Massignon, « L’arabe, langue liturgique de l’islam », Écrits mémorables, II, p. 199 : « Cette calcination littérale […] a facilité à l’arabe son rôle de langue de culture scientifique, nominaliste et dénationalisante ». 23. E. Renan, Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, I, p. 21. 24. Ibid., p. 440. 25. L. Massignon, « L’arabe, langue liturgique de l’islam », Écrits mémorables, II, p. 198.
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un « pédantisme 26 » fait de proverbes et de paraboles pour Renan, un « durcissement dans l’abstraction » et un « rôle de condensation 27 » selon Massignon. Si les deux savants s’accordent sur les aspects structurels des langues sémitiques et sur leur « vocation » religieuse, ils portent des regards divergents sur leur valeur et leur mérite, et formulent des appréciations différentes. En effet, quand l’un soumet les langues sémitiques à une critique négative, l’autre prononce inlassablement une défense acharnée de la langue qui en est l’expression la plus parfaite, l’arabe. Quand l’un considère la singularité des langues sémitiques à partir de leur fixité sclérosée qui interdit tout développement historique, l’autre l’envisage comme un legs divin et le signe d’un privilège transhistorique. Renan appréhende les langues sémitiques – et avec elles les formes de la conscience et de la représentation qu’elles dessinent – pour dresser le relevé de tout ce qui leur manque et de tout ce qu’elles ne permettent pas. Il use et abuse du mot « limites 28 » pour faire l’histoire et la théorie de langues et de cultures de privation. C’est ainsi à l’aune de ce que possèdent les langues et les peuples indo-européens, de ce qui constitue leur singularité mouvante et leurs ressources historiques, qu’il apprécie, en vis-à-vis, l’ordre sémitique de la langue et de la culture. Louis Massignon prend l’exact contre-pied de cette perspective dont il inverse les termes : il transforme la singularité en privilège, et le privilège en primauté ; il considère la vocation transhistorique comme un « choix de Dieu » qui scelle une élection et impose une supériorité ; il juge la plasticité des langues et des cultures indo-européennes comme autant de signes de leur consentement au devenir historique, voire de leur compromission avec l’ordre du monde. L’interprétation du christianisme forme le nœud d’un dialogue qui se transmue en opposition. Pour Renan, la « réussite » du christianisme tient au mouvement historique qui l’a conduit à se déjudaïser et à se mouler dans l’aryanisme. Elle résulte de l’abandon du désert pour mener une « vie incessamment créatrice 29 », du renoncement à la tente
26. Renan parle de la « sagesse gnomique des Sémites ». 27. L. Massignon, « Comment ramener à une base commune l’étude textuelle de deux cultures : l’arabe et la gréco-latine », Lettres d’humanité, II, Paris 1943 (Bulletin de l’Association Guillaume Budé) ; Id., Écrits mémorables, II, p. 203. 28. Notons que même quand il évoque le désert, milieu naturel des Sémites, Renan le présente comme ce qui, paradoxalement, suscite une expérience des limites. 29. E. Renan, Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, I, p. 30.
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et à la tribu pour envisager les « questions d’aristocratie, de démocratie, de féodalité, qui renferment tous les secrets de l’histoire des peuples ariens 30 ». Elle doit beaucoup au long processus d’édulcoration de la vertu sémitique au contact des vertus païennes et à l’adoucissement de son intransigeance monothéiste sous l’effet des séductions du multiple que les croyances aryennes ont véhiculées et entretenues. Louis Massignon interprète tout autrement cette réussite : la prise du christianisme en Occident, devenu grâce à lui et malgré lui l’espace spirituel du progrès de la raison, signifie son échec. Faisant sienne la phrase célèbre du Pape Pie XI 31, il résume sa position dans une vibrante exhortation, « Soyons des Sémites spirituels 32 ». C’est qu’il faut rappeler « avec force » le christianisme à ses origines et prendre Renan au pied de la lettre, non pas pour que les chrétiens se mettent à imiter les « sémites littéralistes », mais pour qu’ils comprennent réellement la Bible en remontant « à la pure unité du dessein qui l’a inspirée, à la Personne du Juge qui y est annoncé, et que nous attendons […] ». En 1949 33, dans le cadre de discussions sur l’exégèse biblique, Louis Massignon invoque la fidélité à l’Alliance primordiale qui fut scellée « dans le désert 34 ».
30. Ibid., p. 37. 31. En 1938, Pie XI dit aux Chrétiens : « Spirituellement, nous sommes des Sémites » 32. L. Massignon, « Soyons des Sémites spirituels », Dieu Vivant 14, « Sur l’exégèse biblique » (1949) ; Id., Écrits mémorables, I, p. 39-47. 33. L’article paraît en 1949 dans le cahier 14 de la revue Dieu Vivant, dans un dossier sur l’exégèse biblique qui contient, notamment, deux lettres de Paul Claudel. Louis Massignon y prend la défense des tenants de l’exégèse « inspirée » représentée par Claudel et réfute les arguments des partisans de l’exégèse littéraliste. En faisant de la proposition de Pie XI un impératif, quelques mois après la création de l’État d’Israël, il se situe au-delà du seul débat exégétique. Voici ce qu’il écrit à Paul Claudel le 28 octobre 1949, ce dernier vient de lire son « magnifique article » dans Dieu Vivant : « je remercie Dieu de nous avoir réunis pour livrer bataille à ces misérables déserteurs de la parole divine […] » ; il poursuit en visant explicitement ceux qui laissent « enseigner, dans les séminaires, qu’Abraham n’a jamais existé » et que son Dieu était un « mythe ». C’est bien la question de savoir si le christianisme doit absolument rester une religion sémitique qui est l’objet véritable de la polémique. 34. Il faudrait prendre le temps de présenter ce texte important et commenter les lignes sur lesquelles il s’achève. Louis Massignon convoque, pour dépasser un conflit intellectuel qui se joue entre chrétiens et juifs, un poète musulman, al-Ṭirimmāḥ. Celui-ci, en témoignage de fidélité à la « promesse inscrite dans les Saints Livres », partit « au rezzou, dans le désert ; sachant, s’il y était tué, de quelle rançon divine le meurtre du martyr est payé ».
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La question sémitique cristallise un désaccord profond entre les deux savants qui porte sur le sens de la religion et son destin. Renan invite ses contemporains à renoncer à être des Sémites pour que soit abandonné ce qui, dans la religion comme telle, freine le progrès de la science, contrarie le libre épanouissement de la conscience et les développements féconds de la raison, les trois traits constitutifs des temps modernes. Il exhorte l’Occident chrétien à se déprendre de la religion en ce qu’elle obscurcit ce qu’il appelle, non sans une certaine religiosité, l’avenir. « Sémites » est pour lui le nom propre d’un passé qui est le temps et le nom de la religion. La religion, c’est ce passé qu’il faut dépasser, par la science, au nom de l’avenir 35. Louis Massignon renverse ces propositions : il presse les Occidentaux de son temps à rester des Sémites pour que soient préservées et entretenues, non seulement dans le secret de leur croyance, mais aussi dans leurs manières de vivre et de pensée, la Parole du Dieu-Un reçue par Abraham 36. Pour lui aussi, « Sémites » est le nom même du monothéisme, et l’autre nom de la religion. Mais ce nom porte un impératif dont il ne saurait être question de se déprendre ; il faut, au contraire, approfondir la vérité qui le leste et en faire la mesure des avancées historiques de l’esprit humain. Le triomphe de la raison, le progrès et la science ne sont des œuvres de l’esprit que s’ils se rattachent au substrat religieux originel qui les précède et les dépasse. La religion est ce passé qui vit au présent et survit au futur ; elle donne à chacune de ces trois dimensions sa texture propre et fait du temps une réalité une, continue et homogène. L’avenir est le maître-mot du progressisme spiritualiste de Renan et la « foi en l’avenir », la nouvelle religion au principe des croyances qui conviennent à la modernité. Louis Massignon, parce qu’il se fait une tout autre conception du temps – celle qui repose sur les notions de providence et d’eschatologie –, ne peut se reconnaître dans cet optimisme progressiste qui relègue la religion au stade de l’enfance de l’humanité et n’en retient que les formes compatibles avec les desseins de l’homme
35. F. Hartog, La Nation, la religion, l’avenir. Sur les traces d’Ernest Renan, p. 127 sq. Le progrès, concept central de la pensée de Renan, est soutenu par une sorte de mystique de l’avenir. 36. Il serait intéressant de comparer la manière dont Renan et Massignon présentent Abraham : pour l’un, c’est le père mort depuis longtemps et qui appartenait à un passé révolu jusqu’à ce que l’islam, religion tard venue, ne lui redonne un présent ; pour l’autre, c’est une figure transhistorique qui, par la force de son témoignage, acquiert une présence qui se conjugue au passé, au présent et au futur.
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nouveau. La religion n’est pas, à ses yeux, condamnée à s’adapter au monde moderne en prenant des formes diffuses et édulcorées. Elle est plutôt ce qui met en échec le progressisme en se révélant foncièrement incompatible avec la modernité, irréconciliable avec ses valeurs et critique de ses prétentions. La religion, malgré l’opération que lui fait subir Renan, est par nature une force antimoderne. Par son attachement sans concession au sémitisme, Louis Massignon signifie qu’il est, à sa manière, un antimoderne 37. La religion s’accomplit en s’effaçant dans le mode de vie apaisé et confiant des Modernes. Cette thèse, que l’on pourrait attribuer sans difficulté à Renan, Louis Massignon la conteste en soutenant que la religion, révélée en sa vérité par les Sémites, se parachève dans l’expérience mystique. La méditation de la courbe de vie de deux Sémites, celle d’Abraham qui tout à la fois « invente » la religion vraie et ébauche les traits de la mystique, et celle d’al-Ḥallāj qui confère un contenu précis à la mystique, lui permet de conduire sa réfutation. Au nom d’Abraham sont, en effet, associés le monothéisme et la croyance inébranlable, mais aussi l’amour éperdu de Dieu, l’abandon à sa Volonté et le sacrifice ou l’acceptation de la mort. La foi de celui que le Coran appelle l’intime de Dieu 38 s’exprime dans des états mystiques, au premier chef le « détachement plénier vis-à-vis des choses qui passent, dégoûtent, et qu’on rejette […] 39 ». Quant au nom d’al-Ḥallāj, il énonce ce qu’il faut entendre par mystique : le don intégral de soi et l’anéantissement en Dieu. Dans « La syntaxe intérieure des langues sémitiques et le mode de recueillement qu’elles inspirent 40 », Louis Massignon présente sa pensée métaphysique, de manière condensée mais complète, à travers la correspondance établie entre la structure grammaticale des trois familles
37. Louis Massignon manifeste une grande proximité avec les écrivains antimodernes. Cf. A. Compagnon, Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris 2005. 38. Coran IV : 125 : « Dieu a pris Abraham pour ami » (Trad. D. Masson). 39. L. Massignon, « Comment ramener à une base commune l’étude textuelle de deux cultures : l’arabe et la gréco-latine », Écrits mémorables, II, p. 213. Il fait allusivement référence à Coran VI : 76 : « Lorsque la nuit l’enveloppa, / il vit une étoile et il dit : / “Voici mon Seigneur !” / Mais il dit, lorsqu’elle eut disparu : / “Je n’aime pas ceux qui disparaissent” » (Trad. D. Masson). 40. L. Massignon, « La syntaxe intérieure des langues sémitiques et le mode de recueillement qu’elles inspirent », Technique et contemplation, Bruges 1949 (Études carmélitaines) ; Id., Écrits mémorables, II, p. 236-245.
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de langues, l’intuition du divin que chacune détermine et le type d’expérience spirituelle que chacune appelle. Ainsi, la syntaxe des langues sémitiques nourrit la représentation d’un Dieu unique et souverain, Principe absolu ou Cause première « qui oblige les causes secondes à s’humilier ». C’est à la véritable transcendance qu’elle donne accès, grâce à la « dialectique d’autorité 41 » qu’elle utilise. La « confrontation avec l’ineffable » est, en milieu sémitique, le terme de l’ascension dialectique. Celle-ci « ne nous rend pas compte du mystère divin, mais nous y fait pénétrer ». La dialectique se parachève dans une mystique qui est un abandon total à Dieu et un renoncement à soi. Les langues sémitiques ont pour « mode de recueillement » l’anéantissement en ce Néant qui est la véritable théophanie. Dans ce dispositif de pensée construit sur un jeu de correspondances, la mystique d’al-Ḥallāj opère comme une expérience cruciale et une intuition fondatrice. Elle fixe la définition de la mystique, de la religion et du langage, et scelle définitivement la rupture avec Renan. « La guerre sainte suprême de l’islam arabe », en apportant une nouvelle défense d’al-Ḥallāj, porte la dernière attaque contre Renan. « Renan avait coutume de dire que les littératures sémitiques n’ont ni épopée, ni drame, ni roman. » Louis Massignon commence ainsi « La guerre sainte suprême de l’islam arabe » ; il fait allusion aux maintes fois où l’auteur de l’Histoire générale et système comparé des langues sémitiques a souligné la pauvreté des littératures formées dans les langues des Sémites. Qu’attendre, en effet, dans le domaine de la formalisation littéraire, de peuples qui ont été obnubilés par une seule idée : « simplifier Dieu, écarter sans cesse toutes les superfétations qui tendent à s’ajouter à la nudité du culte pur ? 42 » Et « que faire pour l’épopée de ce Jéhovah solitaire, qui est Celui qui est ? Quelle lutte engager contre le Dieu de Job, qui ne répond à l’homme que par des coups de tonnerre ? 43 » La théologie des Sémites, si fruste et si vide de contenu qu’elle ne mérite pas d’être qualifiée de théologie, interdit la construction imaginaire nécessaire à la mythologie 44. Et sans mythologie, il est impossible que des hommes développent les vertus créatrices à l’œuvre dans l’épopée, mais aussi dans le drame et le roman.
41. Louis Massignon distingue, sans vraiment la définir, ce qu’il appelle « dialectique d’autorité » de la dialectique philosophique. 42. E. Renan, Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, I, p. 31. 43. Ibid., p. 37. 44. Ibid., p. 31 : « […] les Sémites n’ont jamais eu de mythologie. La façon nette et
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Renan conçoit l’épopée comme la matrice générique de toute la littérature. Il en attribue le privilège aux peuples aryens qui, au travers de la mythologie, ont introduit le « panthéisme en religion » et laissé « flotter indécises les limites de Dieu, de l’humanité et de l’univers » 45. Il indique les raisons et les effets de son absence chez les Sémites. L’esprit sémitique condamne le panthéisme qu’il assimile à un polythéisme idolâtrique et décide de limites nettes et infranchissables entre Dieu, le monde et les hommes. C’est pourquoi il manifeste « l’absence complète d’imagination créatrice, et par conséquent de fiction » 46. S’il est très doué pour la poésie, c’est dans les limites qu’imposent la poésie parabolique et la poésie lyrique dont la qaṣīda arabe, centrée sur un héros unique dont l’action n’est rien d’autre que la forme prise par une passion première, nous offre la meilleure illustration. Les Sémites ignorent la poésie narrative ou dramatique. La fiction dont ils sont capables « ne s’élève jamais au-dessus de l’apologue 47 ». Louis Massignon prend le contre-pied de ces propositions. Il affirme que se trouvent dans toutes les littératures « les trois stades de la “mobilisation” de la pensée de l’auditoire », épique, dramatique et romanesque. Il soutient que l’histoire d’al-Ḥallāj possède tous les traits constitutifs de l’épopée ainsi que des éléments relevant du drame et du roman. Le personnage du mystique y prend la stature du héros, non pas celle du héros national, mais celle du héros de la religion authentiquement et intégralement comprise et intériorisée. La narration, mêlant l’histoire et le mythe, présente ses actes comme des « exploits » légendaires et ne répugne pas à utiliser les ressorts du merveilleux. Elle souligne la grandeur sublime d’un héros à la psychologie simple et aux sentiments clairs, qui n’est animé que de la passion de l’Unique. Cette passion forme son voyage, l’objet et le sujet de sa quête ; c’est elle qui place sur son chemin des adversaires qu’il lui faut affronter. Si, à travers son héros, toute épopée construit une mémoire et ouvre le champ aux identifications, alors il faut admettre que l’histoire d’al-Ḥallāj est bien une épopée.
simple dont ils conçoivent Dieu […] excluait ces grands poèmes divins, où l’Inde, la Perse, la Grèce ont développé leur fantaisie […] ». 45. Ibid., p. 31. 46. Ibid., p. 35. 47. Ibid., p. 35.
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Louis Massignon n’a eu de cesse de montrer qu’existent des épopées sémitiques 48, les Sémites étant, comme les autres peuples, attachés à des figures tutélaires et exemplaires qui expriment leur génie propre et donnent une unité à leurs croyances et à leurs représentations. Il s’est efforcé d’en dégager les traits singuliers tels qu’ils se manifestent dans l’épopée d’al-Ḥallāj. L’« islam arabe », c’est-à-dire l’islam tel que la langue arabe le configure, a pour personnage épique un héros paradoxal, un saint errant dont la seule aventure, qui trouve sa résolution dans la mort volontaire, est celle que lui vaut l’amour de Dieu. L’épopée qui lui convient décrit les péripéties d’une âme défaite qui va à la défaite, veut la défaite nécessaire et annoncée ; elle raconte la recherche d’une gloire étrange qui se dévoile dans l’abandon, l’effacement et la disparition. Nous sommes loin de l’épopée aryenne qui faisait l’admiration de Renan, loin du chant revigorant d’Homère, loin d’Ulysse et de son intelligence médiatrice, loin des combats virils qui s’achèvent par des victoires, loin de la vie et de ce qui en fait « une lutte 49 ». Ici, le chant se fait « hymnaire 50 », l’intelligence renoncement à la médiation discursive et la victoire défaite. C’est que la lutte engagée n’est pas pour la vie, mais pour la mort. L’épopée du jihād et l’islam Dans la culture de l’islam, l’épopée d’al-Ḥallāj constitue une référence imaginaire essentielle. Il n’est pas exagéré d’affirmer qu’elle contient, comme le poème de Majnūn, les « véritables fondations de la conscience 51 » islamique, ses racines secrètes et discrètes qui font contrepoint à ses racines apparentes et ostensibles. L’épopée du mystique est la légende cachée de l’islam, le vis-à-vis sombre et mortifère de sa légende conquérante et dominatrice. C’est le livre noir des musulmans qui vérifie, en parasitant leur évidente simplicité, les enseignements de leur livre blanc, le Coran, en un drame pathétique où la vérité se juge à l’épreuve de la mort, dans un roman où le croyant est requis par ce qui le dépasse et dépasse la religion.
48. L. Massignon, « Pro Psalmis. Défense de l’aspect qu’assume l’idée dans les langues sémitiques ». Il cite le cantique de Déborah et les psaumes de David. 49. E. Renan, Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, I, p. 31. 50. L. Massignon, « Pro Psalmis. Défense de l’aspect qu’assume l’idée dans les langues sémitiques », p. 187. 51. Hegel, Cours d’esthétique, III, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenck, 1997, p. 310.
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L’épopée dramatique d’al-Ḥallāj est l’épopée de l’islam, la seule forme d’épopée qu’il est capable de produire par lui-même, dans sa langue liturgique, l’arabe, et sans subir d’influence étrangère 52, celle dans laquelle s’expriment sa théologie et sa métaphysique dans leur état premier, avant que les catégories de la philosophie grecque ne les modifient. Elle a pour contenu ce que les islamologues appellent, d’après un ḥadīth fameux du Prophète, le jihād majeur, al-jihād al-akbar 53. Notons, ici, les choix, de lexique et de traduction, de Louis Massignon : quand il évoque de manière générale la notion de jihād, il ne lui adjoint pas de qualificatif, ni celui de majeur ni celui de mineur ; il traduit le jihād par la « guerre sainte » et al-jihād al-akbar par la « guerre sainte suprême ». Dans un entretien avec Alphonse Dupront de 1959, l’année de la publication de « La guerre sainte suprême de l’islam arabe », Henry Corbin 54, disciple critique de Louis Massignon, tente de présenter la spécificité du jihād. L’historien de la Croisade conduit le dialogue et en fixe l’objet en des termes lumineux : cerner dans l’Orient musulman ce qui s’offre comme expérience historique similaire à celle qu’ont vécue les Occidentaux dans « l’état collectif de guerre sainte » dont la Croisade est, dit-il, l’expression la plus accomplie. Alphonse Dupront aborde la discussion, convaincu de ce que le jihād est l’exact équivalent en islam de la guerre sainte pour la chrétienté. C’est pourquoi il n’hésite pas à introduire ainsi la prise de parole de son interlocuteur : le « jihād, c’est-à-dire l’idée musulmane de la guerre sainte ». Le malaise d’Henry Corbin est patent au début de la discussion. Il tient à son refus de traduire jihād par « guerre sainte », ce qu’il indique explicitement : non, le jihād n’est pas la guerre sainte des musulmans ; c’est, dit-il, « le combat, jihād veut dire simplement combat, veut dire guerre, veut dire lutte ». Henry Corbin ne rechigne pas à situer ce combat dans l’horizon de ce qu’Alphonse Dupront appelle le « monde de l’islam orthodoxe ». Le jihād figure bien au nombre des obligations légales auxquelles le
52. En terre d’islam, les épopées se sont développées dans le monde iranien et indien en réactivant un genre qui, dans ces cultures, s’enracine dans l’anté-islam. 53. Au retour d’une de ses expéditions, le Prophète aurait dit à ses Compagnons : « Nous voici revenus du jihād mineur pour nous livrer au jihād majeur ». À ceux qui lui demandèrent ce qu’était le jihād majeur, il répondit : « celui du cœur » ou « la lutte de l’homme contre ses passions ». 54. A. Dupront, H. Corbin, La croisade et le djihad, émission radiodiffusée de Pierre Sipriot 1959. Les passages que nous citons dans ces paragraphes sont extraits de l’entretien.
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musulman doit se soumettre, et le Coran est clair en la matière : mener le combat pour la foi en Dieu, Un et transcendant, est un impératif. Reste, toutefois, à déterminer la nature de cette foi et la manière dont elle se rapporte à la révélation. Si le tawḥīd, c’est-à-dire l’attestation de l’unicité divine, constitue le foyer de la profession de foi du musulman, il s’entend de deux manières, au gré d’un partage qui renvoie à la division interne 55 du contenu même de la révélation islamique. Au tawḥīd exotérique, qui règle les représentations et les pratiques des musulmans « orthodoxes », répond en effet le tawḥīd ésotérique qui guide les shī‘ites, singulièrement les ismaéliens. Henry Corbin, pour situer son propos à la hauteur de la « métaphysique de la Croisade » dont se réclame Alphonse Dupront 56, choisit d’envisager le jihād dans l’islam « non-orthodoxe » et minoritaire, selon les termes de son interlocuteur 57. Le tawḥīd ésotérique que prône l’ismaélisme a pour corrélat le jihād ésotérique qui désigne un combat spirituel et intellectuel, et un combat « au sens proprement métaphysique ». C’est ce combat intériorisé et intérieur pour Dieu, révélé dans son Livre interprété, qui forme l’exact vis-à-vis en islam du « combat Dieu présent » qui justifie la Croisade 58. Louis Massignon n’ignore pas que le sens du mot jihād ne saurait être rendu par la notion de guerre sainte. Il adopte, pourtant, cette traduction convenue et fait sienne la correspondance qu’Alphonse
55. Voir, notamment, la présentation de ce partage dans le recueil d’articles rassemblés sous le titre Le Paradoxe du monothéisme, 1981. 56. Alphonse Dupront attribue l’expression « métaphysique de la Croisade » à Paul Alphandéry dont il vient de reprendre le manuscrit laissé inachevé et d’établir l’enseignement donné à l’EPHE. Voir P. Alphandéry et A. Dupront, La Chrétienté et l’idée de Croisade, deux vol., Paris 1954-1959. 57. Henry Corbin, fidèle aux principes épistémologiques de Gaston Bachelard, soutient que les formes « hérétiques » et minoritaires d’une religion offrent les clés de la compréhension de son « orthodoxie » majoritaire. 58. Les deux savants mènent un véritable dialogue qui, partant des différences indépassables entre les mondes formés par l’Occident chrétien et l’Orient musulman, vise la mise au jour de points d’unité. Alphonse Dupront conçoit cette unité à partir de la guerre sainte, « combat pour l’unité » qui conduit à la paix des vivants ; il croit entrevoir dans le jihād un combat analogue. Henry Corbin, perplexe à l’égard de tout dialogue de monde à monde, de religion constituée à religion constituée, conçoit une unité des marges, l’unité des ésotéristes qui « font combat les uns avec les autres, non les uns contre les autres », convaincu que seuls l’ésotérisme de la guerre sainte et l’ésotérisme du jihād peuvent se répondre et œuvrer à cette paix des vivants qu’Alphonse Dupront appelle de ses vœux.
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Dupront reconduit comme une évidence avant qu’elle ne soit interrogée par Henry Corbin. Sans doute ce choix médité de traduction relèvet-il de l’art d’écrire et du style d’un savant qui se veut aussi écrivain. Parler de guerre sainte dresse bien mieux que les traductions exactes la « grandiose scénographie de l’unité 59 » qui se joue. Mais l’essentiel réside dans la volonté de restituer, intacts, les fondements théologiques et métaphysiques du jihād et de réactiver, sur un mode inversé, la correspondance qui est communément établie entre la Croisade et le jihād : ce n’est pas la Croisade qui sert de grille herméneutique au jihād, c’est l’islam qui, en inventant la guerre sainte, a fourni à la chrétienté le modèle de la Croisade 60. Louis Massignon n’envisage pas le jihād à la manière d’Henry Corbin, à partir d’une division interne à la religion islamique qui lui conférerait deux aspects. S’il mentionne bien le « jihād akbar », il n’utilise pas la notion de jihād mineur et ne cherche pas à distinguer deux formes du jihād. Il ne qualifie pas la guerre physique, matérielle que mènent les musulmans sur les fronts où ils combattent les ennemis qui les menacent et menacent leur territoire, de guerre sainte mineure. Sans doute son antiphilosophie le rend-elle hostile à tout modèle explicatif général qui fabriquerait des concepts, produirait des schèmes herméneutiques, en appellerait à des scissions internes et convoquerait des partages dialectiques. Elle le rend, assurément, étranger aux spéculations abstraites qui témoignent d’un esprit de système. La différence de l’exotérique et de l’ésotérique, la logique du caché et de l’apparent ne sont pas pour lui des outils d’intelligibilité de la religion. La philosophie, littérature aryenne par excellence dirait-il, est incapable de comprendre la religion, phénomène foncièrement sémitique. La sociologie, l’histoire et la géographie nous donnent accès aux manifestations visibles du religieux et nous permettent d’en saisir la signification. Mais la religion comme telle ne se reconnaît que dans l’expérience personnelle qu’elle configure et qui, en se transformant en expérience mystique, dévoile sa vérité ultime.
59. Nous reprenons l’expression d’Alphonse Dupront. 60. Voici ce qu’écrit Louis Massignon : « Vivien, dans Aliscans, n’est qu’un reflet du Mujāhid (héros musulman de la Guerre Sainte), comme la Croisade (que l’Église grecque n’a jamais admise théologiquement) est la réaction latine et normande contre le Jihād musulman ». Le commentaire de cette position excède les limites de notre article.
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L’expérience mystique d’al-Ḥallāj est modélisatrice parce qu’elle constitue l’expérience « suprême 61 » du jihād. Louis Massignon ne la présente pas comme une forme à part du jihād. C’est qu’il ne conçoit pas que l’on puisse distinguer, sans s’enfermer dans des abstractions confuses, le jihād ésotérique du jihād exotérique, le jihād caché du jihād apparent, le jihād majeur du jihād mineur. La vie d’al-Ḥallāj, telle du moins qu’il l’a établie en 1922, remet en question la pertinence de ces distinctions : le même homme, qui devient le martyr mystique de l’islam, n’éprouve aucune réticence à s’engager comme volontaire sur le front de la guerre et à mener le jihād physique pour « la conversion des infidèles 62 ». C’est un seul et même combat que livrent les simples gens qui s’engagent, obéissant à l’impératif que leur impose leur foi, pour étendre le domaine de l’islam et défendre son territoire, et que réalise al-Ḥallāj au plus haut degré. Le jihād ne se distribue donc pas dans des formes ou des aspects qui compromettent l’unité et la simplicité de sa nature. S’il se présente à différents degrés, du plus bas au plus élevé, il forme une réalité une qu’anime un mouvement de perfectionnement par intensification. Aux partages qu’utilisent ses collègues islamologues pour cerner la nature divisée du jihād, Louis Massignon préfère l’approche qui jauge le jihād sur l’échelle de l’intensité de l’expérience vécue. L’expérience du mystique se situe à l’extrême bout de cette échelle, là où le combat atteint son intensité maximale. C’est qu’il n’y a qu’un seul combat, pour Dieu, jusqu’à la mort. Et comment mieux exprimer par les mots ce combat au plus haut que de le nommer guerre sainte ? En traduisant jihād par guerre sainte, Louis Massignon a toute latitude pour développer une conception théologique et métaphysique de la guerre. Celle-ci n’est pas l’affaire des hommes en tant qu’ils sont englués dans leur finitude et déterminés par leurs désirs d’expansion et de domination. Ce n’est pas un art où le calcul stratégique sert la recherche de l’intérêt. La seule guerre qui mérite d’être qualifiée de guerre est celle que les hommes font pour l’Unité Divine. Et les ennemis que l’on combat dans la guerre ne sont pas des ennemis d’hommes, mais
61. Notons que Louis Massignon choisit de traduire akbar par suprême, et non par majeur. 62. L. Massignon, La Passion de Hallâj, I, Paris 1975, p. 66 : « Second grand voyage apostolique, avec, comme but avoué, la conversion des infidèles, des Turcs […]. Pour y parvenir, il dut se joindre à une des caravanes […], sous la protection des émirs samanides qui encourageaient les Muṭṭawi‘a “volontaires” du jihâd et de l’apostolat. »
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les « ennemis irréconciliables de l’Unité Divine 63 ». Dans la guerre, Dieu est à la manœuvre, à l’origine et à la fin : il est la cause efficiente et la cause finale, l’objet et le sujet du combat qui ne peut être qu’un « combat à outrance 64 ». C’est Dieu qui, à travers les hommes, mène la guerre pour Lui, pour son Unité et pour sa Souveraineté. Louis Massignon rapporte cette conception aux orientations fondamentales de la théologie islamique telles qu’elles furent fixées par al-Ash‘arī. De manière allusive, il inscrit la notion de guerre sainte dans un horizon de pensée où Dieu, dont la puissance constitue un attribut essentiel, est l’agent de tout acte. La puissance éternelle qui revient à Dieu est puissance de créer, c’est-à-dire de faire passer du non-être à l’être : « Dieu crée toutes choses directement, sans l’intermédiaire de causes secondes 65 ». Une telle représentation, qui s’est constituée comme « théologie populaire » et qui imprègne aussi bien l’imagination commune que la littérature, est « profondément “occasionnaliste” ; […] il n’y a pas d’enchaînements raisonnables de causes secondes ; Dieu recrée, à chaque instant, la trame, miraculeuse, des événements » 66. L’acte humain, même volontaire, est créé par Dieu et « acquis » par l’homme. En théologie ash‘arite, Dieu seul agit ; l’homme est agi « sous les coups les plus inattendus de la Providence prédestinante » 67. La signification métaphysique du jihād s’éclaire à l’aune d’une théologie qui distingue de manière radicale les natures divine et humaine. Comment l’homme peut-il se rapprocher de quelque façon d’un Dieu étranger et impénétrable, qui est la Cause de tout et qui peut tout ? Louis Massignon répond ainsi à cette question : « La distance transnaturelle qui sépare l’Essence divine imparticipable de notre nature humaine ne peut être franchie que par la guerre, violence et ruse : “violenti rapiunt” 68 ». La guerre est l’unique médiation qui s’offre à l’homme pour se rapprocher de Dieu, c’est la seule promesse d’une rencontre qui, bien que voulue par Dieu, ne peut s’effectuer que par transgression, c’est le temps singulier d’une attente qui ne peut trouver son objet
63. L. Massignon, « La guerre sainte suprême de l’islam arabe », Écrits mémorables, I, p. 428. 64. Ibid., p. 428. 65. D. Gimaret, La Doctrine d’al-Ash‘arī, Paris 1990 (Patrimoines Islam), p. 285. 66. L. Massignon, « La guerre sainte suprême de l’islam arabe », Écrits mémorables, I, p. 427-428. 67. Ibid., p. 427. 68. Ibid., p. 428.
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que dans la mort, laquelle est sa condition et sa fin. La référence à peine esquissée au verset de l’Évangile 69 fournit à la guerre ainsi conçue une justification. Louis Massignon fait sienne l’interprétation maximaliste du passage : « Ce sont les violents qui emportent le Ciel. Il se faut faire grande violence, et combattre avec grande force ses ennemis pour acquérir le Ciel » 70. Il a sans doute en mémoire l’exégèse inspirée qu’en propose Léon Bloy 71. Cette tradition exégétique de la Bible, représentée non seulement par Léon Bloy mais aussi par G. K. Chesterton, ne s’immisce pas ici sous l’effet d’une réminiscence fortuite. Elle guide Louis Massignon dans son interprétation de l’islam, et singulièrement du jihād. Elle rend raison de son écriture et de l’étrangeté de son style de pensée, elle l’encourage dans la pratique du renversement et de l’inversion dont jaillit, en un libre exercice d’herméneutique spirituelle et symbolique, l’étincelle de la vérité. « Pour que nous le rejoignions, Dieu nous a imposé de lutter contre Sa prédestination : et ce stratagème n’est que le voile de Sa sainteté […] 72 ». L’art du paradoxe culmine dans cette proposition qui énonce le sens ultime du jihād : la guerre que nous menons pour Dieu – ou plutôt que Dieu mène à travers nous pour Lui – « nous attire à Lui à travers le sacrifice violent de la vie » 73. La mort, en signifiant la réussite de cette attirance dans la proximité enfin atteinte, désigne dans ce combat l’échéance finale qui marque la victoire ; et c’est Dieu qui la donne. Dans la guerre sainte suprême, Dieu a pour Nom « le Tueur 74 » et il fait de la mort le désir secret des combattants, des véritables croyants. 69. Matthieu, XI, 12 : « […] le royaume des cieux se prend par violence, et ce sont les violents qui l’emportent », La Sainte Bible contenant l’Ancien et le Nouveau Testament, traduite en français sur la Vulgate par M. Lemaistre de Sacy. 70. C’est l’interprétation retenue par le Dictionnaire universel de l’Écriture sainte. 71. « Soyons donc, si nous le pouvons, ces aigles, ces violents, ces passionnés, ces infatigables, ces martyrs, ces persécutés et ces persécuteurs et comprenons enfin que l’étonnante Parole est vraie de toutes manières : Regnum cœlorum vim patitur et violenti rapiunt illud. », Propos d’un entrepreneur de démolitions, Œuvres de Léon Bloy, II, éd. J. Bollery et J. Petit, Mercure de France, Paris 1964, p. 18. 72. L. Massignon, « La guerre sainte suprême de l’islam arabe », Écrits mémorables, I, p. 428. 73. Ibid., p. 428. 74. « Le Tueur » ne figure dans aucune des listes de Noms divins. Cf. D. Gimaret, Les Noms divins en Islam. Exégèse lexicographique et théologique, Les Éditions du Cerf, Paris 1988 (Patrimoines Islam), p. 327-331. Dans le Coran, Dieu est à plusieurs reprises désigné comme celui qui « fait vivre et fait mourir ». L’interprétation proposée par la
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L’ivresse de la mort L’expérience du mujāhid al-Ḥallāj est modélisatrice en ceci qu’elle actualise les ressorts qui structurent l’imaginaire de la mort en islam. Comment, en effet, si Dieu est le Tueur 75, ne pas vouloir mourir, ne pas désirer la mort comme l’objet dévoilé et mis à nu du mouvement qu’est la vie ? La mort est bien le Maître absolu. Si la conscience commune et servile en a peur, et se dérobe à son évocation et à sa venue, celle du combattant fervent de la guerre sainte l’admire et la recherche pour vivre, enfin, le face-à-face libérateur. Il n’y a d’héroïsme qu’à l’épreuve de la mort. La leçon vaut pour toute épopée, mais dans l’épopée sémitique, celle de l’islam arabe, il n’est de héros que mort sous les coups de Dieu. Louis Massignon répète cela inlassablement : le guerrier, qui a vendu « sa vie à Dieu », est « tué par Dieu ». Il se délecte en visions poétiques et doloristes qui magnifient la mort et présentent Celui qui la donne sous les plus beaux atours. « Dieu est l’Archer […] qui vise les cœurs vaillants comme une cible qu’Il ne saurait manquer. » Il pare de la robe de pourpre 76 celui qui a aimé Le rencontrer. « J’ai aimé la rencontre de Dieu : mourir martyr 77 », dit al-Ḥallāj. Nombre de références coraniques habitent, sans être explicitement citées, le propos de Louis Massignon. Retenons les plus significatives, notamment celles qui présentent comme vivants ceux qui sont morts au jihād (II : 154 ; III : 169) 78 et certaines de celles qui évoquent la mort en des termes positifs ou comme un dévoilement désiré (III : 143 ; XXIX :
majorité des théologiens distingue « faire mourir » et « tuer », l’acte de tuer (qatl) relevant d’une puissance humaine. Dans une perspective ultra ash‘arite, Louis Massignon attribue l’acte de tuer à Dieu, l’homme ne donnant la mort que par acquisition. 75. L. Massignon, « La guerre sainte suprême de l’islam arabe », Écrits mémorables, I, p. 439. Deux vers théopathiques écrits par al-Ḥallāj à l’annonce de sa condamnation à mort vont dans ce sens : « Si toi tu es notre hôte, Je reste en tout le Maître / Ma nature est de tuer les hommes, et Ma Loi le rend licite. » 76. L. Massignon, « La guerre sainte suprême de l’islam arabe », Écrits mémorables, I, p. 428. Il attribue au poète arabe Ibn al-Rūmī les vers suivants qui évoquent le guerrier tué au combat : « Les lances l’ont paré d’une robe d’honneur teinte dans son sang. – Elle a brillé devant Dieu comme une pourpre ; L’étreinte des encuirassés l’a étreint et enlacé, – comme l’enlacement des Houris aux yeux baissés. » 77. Ibid., p. 440. 78. « Ne dites pas / de ceux qui sont tués dans le Chemin de Dieu : / “Ils sont morts !” / Non !… / Ils sont vivants, / mais vous n’en avez pas conscience. » ; « Ne crois surtout pas / que ceux qui sont tués / dans le chemin de Dieu sont morts. / Ils sont vivants ! » (Trad. D. Masson).
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57 ; L : 19) 79. La mort, non pas symbolique ou spirituelle, mais réelle y apparaît comme l’objet de l’attente et de la fascination. Cela ne signifie pas que rechercher la mort comme telle soit licite : vouloir mourir est, en islam, interdit, le suicide ou la quête injustifiée du martyre y sont assimilés à des crimes. Mais la mort volontaire a un statut privilégié dès lors qu’on l’inscrit dans la conception du témoignage qui lui donne un sens. En arabe, dans la langue liturgique de l’islam, c’est la même racine verbale qui se retrouve dans trois vocables : celui qui désigne le témoignage, au premier chef celui de l’existence de Dieu-Un (la profession de foi) ; celui qui nomme la mort endurée pour la religion (le martyre) ; celui qui qualifie l’individu mis à mort au nom de la religion (le martyr). La mort volontaire, dont le martyre d’al-Ḥallāj est la typification, n’est en rien un suicide. C’est le secret spirituel de la mort naturelle. La faute d’al- Ḥallāj, qui l’expose à la condamnation des hommes et au supplice, est d’avoir dévoilé ce secret 80 par son amour de Dieu devenu furie de dévoilement. Nous avons là affaire à une expérience qui nous situe aux antipodes de ce souci de soi que les sages philosophes entrevoient dans le souci de la mort. Ici, nul souci de la mort puisque la mort est l’objet du désir, d’un désir impérieux qui ne supporte aucune transaction ; nulle raison ici, avec ses limites et sa modération, mais la folie qui saisit celui qui est en proie au souci de l’Autre. Louis Massignon décrit une fureur acharnée de mourir qui n’est pas sans évoquer la « furie du disparaître 81 » qui, selon Hegel, caractérise la conscience fanatique dont l’homme de la Terreur et le musulman fervent sont l’archétype. D’alḤallāj à Robespierre, il en va du témoignage de ce que l’Absolu existe, qu’on l’appelle Dieu ou Liberté. C’est la même « confession négative » de l’Absolu, la même pensée duelle contrainte à l’alternative où la mort a toujours le dernier mot. Une différence de taille, cependant, distingue le mystique du révolutionnaire : quand l’un est celui qui est tué, l’autre
79. « Oui, vous souhaitiez la mort avant de la rencontrer ; / mais vous l’avez vue et vous l’attendez. » ; « Tout homme goûtera la mort. / Vous serez, ensuite, ramenés vers nous. » ; « L’ivresse de la mort fait apparaître la Vérité : / voilà ce dont tu t’écartais ! » (Trad. D. Masson). 80. C’est là ce qui distingue la mystique d’al-Ḥallāj de celle de son maître al-Junayd. Elle pousse le dévoilement jusqu’à livrer « le secret du Créateur (=l’Union) », l’union ne pouvant avoir lieu que par la mort de la créature. 81. « Die Furie des Verschwindens ». Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. J.-P. Lefebvre, p. 394.
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est celui qui tue, quand l’un ne veut que sa propre mort, l’autre veut la mort des autres, quand l’un recherche l’anéantissement de soi, l’autre vise l’anéantissement de tous ceux qui ne sont pas lui. L’islam, dès ses débuts, valorise le témoignage par le sang. La vision magnifiée du témoin mort au combat trouve de nombreux échos dans les traditions qui ont pour thème l’amour de la mort 82. Notons, toutefois, un infléchissement important dans ces récits : l’évocation de la mort a la primauté et elle l’emporte sur celle du combat. Ainsi, la guerre suprême que livre le mystique par le fanā’ n’est pas à proprement parler une guerre, c’est une mise à mort. Le jihād akbar dont Louis Massignon écrit l’épopée efface toute évocation de l’ennemi et par conséquent de la guerre, fût-elle sainte. C’est que le combat n’est pas ici mené contre des ennemis, il est conduit pour l’Ami, avec l’Ami et il ne veut que l’Ami. Al-Ḥallāj exprime cela de la manière la plus radicale : « Tuez-moi et brûlez-moi. Dans mes os périssables vous trouverez le secret de mon Ami 83 ». Dans son jihād, il n’y a qu’un seul ennemi, le soi qui fait obstacle à l’union, la vie de ce monde qui voile la vraie vie. La mort supprime l’ennemi et introduit dans le cercle de l’Ami. De la mystique à la politique, du jihād à l’hospitalité Louis Massignon envisage le jihād comme une expérience mystique. S’il n’a jamais contesté que ce fût aussi, en islam, une obligation légale, au même titre que la prière, l’aumône, le jeûne et le pèlerinage, il ne s’est guère appesanti sur ses aspects juridiques, historiques et géopolitiques. Il n’ignorait pas la doctrine de la guerre et de la paix qui s’est construite autour de la notion, les élaborations des juristes pour définir le cadre et les limites de cette obligation, mais cela l’intéressait pour autant que cela importe aux sociétés musulmanes. L’essentiel était pour lui ailleurs, dans la « calcination de l’humanité » dont témoigne le jihād exorbitant d’al-Ḥallāj.
82. Ghazali mentionne deux traditions éloquentes : « Question : Qu’aimerais-tu de ce que tu aimes ? Réponse : La mort. J’aime la mort car seul l’aime le fidèle. La mort libère le fidèle de la prison. » ; « Il se trouve un homme dans le paradis qui se lamente. Pourquoi te lamentes-tu lui demande-t-on ? Voici sa réponse : Je pleure parce que je n’ai été tué pour Dieu qu’une seule fois et je désirais retourner et être tué pour lui plusieurs fois. » 83. L. Massignon, « La guerre sainte suprême de l’islam arabe », Écrits mémorables, I, p. 439.
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Bien qu’il n’utilise pas la notion de jihād mineur, Louis Massignon sait que la guerre sainte physique que les musulmans conduisent contre les païens, les juifs et les chrétiens est un combat matériel, militaire et armé inscrit dans l’histoire et de nature politique. Comment conçoit-il que le combat sur le chemin de Dieu puisse se manifester dans des réalités si antinomiques, dans une mystique d’amour dont le maître mot est l’abandon, et dans une politique de l’inimitié obnubilée par la défense et l’extension de l’empire de l’islam ? Si la mystique et la politique s’abreuvent ici à une même source, l’islam comme religion tout à la fois de l’amour et de la Loi – ou plutôt de l’amour de l’amour et de l’amour de la Loi – la circulation de l’une à l’autre n’emprunte pas les chemins attendus. Pour Louis Massignon, le jihād mineur n’est pas l’expression politique du jihād majeur que promeut la mystique. Il faut chercher hors de ce qui s’offre comme une évidence, dans une forme radicale de la disponibilité et de l’abandon confiant, l’expérience politique qui soit le reflet de l’expérience mystique de la guerre sainte suprême. L’hospitalité, l’accueil inconditionnel de l’autre est, au gré d’un renversement étonnant, l’exact vis-à-vis politique de ce qui, en mystique, s’éprouve comme sacrifice de soi. Dans le même temps où il fait d’al-Ḥallāj le témoin essentiel, Louis Massignon introduit les deux thèmes majeurs de sa pensée qu’il réfère explicitement à l’islam : la Visitation de l’Étranger et l’hospitalité sacrée. Ainsi noue-t-il autour de la conversion au monothéisme, en un lien paradoxal très suggestif, la mort volontaire du mystique entendue comme sacrifice et l’hospitalité due à l’Étranger. La politique du jihād mystique n’est donc pas la conduite de la guerre. C’est l’accueil inconditionnel de l’autre, au mépris des lois de la réciprocité et de l’échange, dans une relation hors la loi qui excède le système des normes. L’hospitalité procède de l’intériorisation du sacrifice. Louis Massignon tire cette leçon de l’enseignement d’Abraham. Celui-ci ne fut-il pas le premier des mystiques dont le témoignage signifiait sacrifice et renoncement, jusqu’à l’anéantissement ? N’a-t-il pas, le premier, fait de la philoxénie la seule politique à la mesure de la proximité vécue avec Dieu ? Pour Abraham, c’est la face de Dieu qui se manifeste dans la face de l’Étranger. C’est pourquoi celui-ci m’oblige tandis qu’il n’est, lui, obligé à rien. En se faisant hospitalité, la guerre sainte devient un combat intérieur contre tout ce qui, en nous, opacifie la disposition à la disponibilité. Elle touche ainsi au secret de l’intériorité, à ce dont on doit parler avec pudeur. Mais la guerre sainte qui est en nous compose un lieu 110
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singulier du paysage spirituel des musulmans qui appelle notre attention. Donnons, pour finir, la parole à Louis Massignon. Mieux que quiconque sans doute, il a saisi quelque chose du secret dérangeant de l’âme musulmane : « […] Cette défense, cette revendication d’une certaine manière de vivre et de mourir ensemble, la civilisation arabe la continuera, s’il le faut, les armes à la main. Il y a là aussi ce devoir de “guerre sainte”. Les Musulmans n’aiment pas beaucoup en parler maintenant, mais il reste inscrit au fond de leurs cœurs, au fond de leurs pensées et c’est une des choses, d’ailleurs, pour lesquelles je les admire, car il y a des bornes sociales, des points vierges, ici-bas, sur lesquels il ne faut faire aucune concession » 84. Bibliographie Alphandéry, Paul, Dupront, Alphonse, La Chrétienté et l’idée de Croisade, 2 vol., Albin Michel, Paris 1954-1959 (Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité). Bloy, Léon, Propos d’un entrepreneur de démolitions, dans Œuvres de Léon Bloy, éd. Joseph Bollery, Jacques Petit, II, Mercure de France, Paris 1964. Compagnon, Antoine, Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, Paris 2005 (Bibliothèque des idées). Le Coran, Trad. D. Masson, Gallimard, Paris 1967 (La Pléiade). Corbin, Henry, Le Paradoxe du monothéisme, L’Herne, Paris 1981. Alphonse Dupront, Henry Corbin, La croisade et le djihad, émission radiodiffusée de Pierre Sipriot, 1959. Gimaret, Daniel, La Doctrine d’al-Ash‘arī, Les Éditions du Cerf, Paris 1990 (Patrimoines Islam). Gimaret, Daniel, Les Noms divins en Islam. Exégèse lexicographique et théologique, Les Éditions du Cerf, Paris 1988 (Patrimoines Islam). Hartog, François, La Nation, la religion, l’avenir. Sur les traces d’Ernest Renan, Gallimard, Paris 2017 (L’esprit de la Cité). Hegel, Cours d’esthétique, III, trad. Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck, Aubier, Paris 1997. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Trad. Jean-Pierre Lefebvre, Aubier, Paris 1991. Massignon, Louis, Écrits mémorables, 2 vol., textes établis, présentés et annotés sous la direction de Christian Jambet par François Angelier, François L’Yvonnet et Souâd Ayada, Robert Laffont, Paris 2009 (Bouquins).
84. L. Massignon, « Interprétation de la civilisation arabe dans la culture française », Écrits mémorables, II, p. 230.
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Souâd Ayada Massignon, Louis, La Passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj, martyr mystique de l’Islam exécuté à Bagdad le 26 mars 922, 4 vol., Gallimard, Paris 19752. (Henrik Samuel Nyberg), Donum natalicium H. S. Nyberg oblatum, Uppsala 1954.
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THE FIGURE OF IBLĪS IN THE IKHWĀN AL-ṢAFĀ’RELATED ESOTERIC LITERATURE Carmela Baffioni
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this article, I return to a text that I have been studying for some years: an “Addition” to Ep. 50 of the Ikhwān al-Ṣafā’ “On the Various Kinds of Administration” that I have edited for the project supported by the Institute of Ismaili Studies, London (IIS). The Addition is found in the Istanbul MS Esaf Efendi 3638, and I have recently edited it for the first time. 1 It deals with Adam’s fall 2 and can be understood in Ismaili terms. Unlike similar additions I have found in other MSS examined for the IIS project, this one did not seem to me to be part of, nor to resemble, any section of the Risāla al-Jāmi‘a, the “crown of the Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’”, which I am also translating into English according to the new edition provided by Wilferd Madelung and Mourad Kacimi. 3 As n
1. Cf. W. Madelung, C. Uy, C. Baffioni et al., On God and the World. An Arabic Critical Edition and English Translation of Epistles 49-51, New York 2019, p. 237-277 (introduction, text and translation; Arabic text at p. 242-250). 2. The title runs as follows: “Chapter on the knowledge of the Universal Adam and his wife and of the universal Iblīs, of the tree and of the interdiction [not to eat] of it; of what happened of the issue with regard to this in the initial condition; of the disobedience that occurred in the world of the [Universal] Soul, of how the sequence of the issue was and how the effusion of the faculty of the [Universal] Soul was in the first of the human individuals and in the Adamic form – namely, [in] the particular Adam, the disobedient, on whom the interdiction of eating the vegetal tree fell; and [on] its explanation from its beginning in the initial state of the elements till the moment of his manifestation in the microcosm, as what appeared in the elements in potentiality appeared [later] in the world of composition in actuality.” (fol. 280a4-8). 3. As the new edition is not yet completed, I refer to Ghālib’s edition. M. Ghālib, ed., Al-Risālat al-Jāmi‘a. Tāj Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ wa Khullān al-Wafā’, ta’lifu al-imām al-mastūr Aḥmad b. ‘Abdallāh b. Muḥammad b. Ismā‘īl b. Ja‘far al-Ṣādiq, Beirut 1984. 10.1484/M.BEHE-EB.5.123363
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I proceeded with my translation, however, I realized that many of the ideas expounded in that Addition were also to be found scattered in the text of the Jāmi‘a. As my translation is a work in progress, I limit myself here to the first part of the Jāmi‘a, which comments on the “propaedeutic” treatises. 1. The Purpose of the Texts The first point to approach is the purpose of the Jāmi‘a and the Addition. In the Jāmi‘a, at the beginning of Chapter 31, the author(s) address Text 1: […] those who have neither science nor comprehension […] of the tale [khabar] of Adam, the serpent and Paradise, of what happened about the state of the angels, of the tale [qiṣṣa] of Iblīs and of what we have clarified with a speech consisting in an abridged form and a summarized discourse, [but] profound as [min] [its] wisdom in investigations, through [esoteric] interpretation, of the meanings included in the clear verses of Revelation [tanzīl] […] (p. 81, 3-7 ed. Ghālib).
The Addition in the Istanbul MS is meant to re-establish truth against the false interpretation of the history of Adam. In Chapter 1 we read: Text 2: Those who are based on the Sharīʿa and those who claim to be close to their opinion have a false interpretation of what God […] mentioned in His book […] [about] what occurred in the tale [qiṣṣa] of Adam, the angels, the wicked Iblīs and the tree, [and] similar things mentioned in the revealed books […]. In this Chapter we want to mention […] an explanation for those souls that are absent-minded and for those hearts that are distracted […] (fol. 280a14-18).
Reading the purpose of the Addition in its Chapter 4 4 we realize that the relationship with Iblīs involves the particular Adam, the father 4. “This chapter of this Epistle follows, on the meaning of the particular Adam – understanding by him the first of the human forms […] –, [of] his Iblīs, of his wife and of the tree; all in all, [a chapter] according to the meaning of the interpretation of those who spoke on that, which is related to the first of those who spoke on that, which was [in its turn] related to the first of the qāʾims in the human cycles who existed at the end of the first Cycle of Unveiling. [It is a chapter concerning] the Adam supported by the perfection of the male, [on] his wife who obeyed him, [on] the pure progeny spread from them, [and on] Iblīs, absent – like his progeny – at its [= of the Cycle of Unveiling] beginning, [but] present at its end – the one who expected the pure worship, but [in reality], by opposing to his Lord, desired to be associated [with Him]. [It is a chapter concerning] the existence of the Adam who became manifest at the beginning
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The Figure of Iblīs
of humankind, and the imām, and it is not always easy to distinguish between them: the explanation of the story of Adam, Iblīs, Adam’s wife and the tree is immediately related to “the first of the qāʾims in the human cycles who existed at the end of the first Cycle of Unveiling”. In this regard, Iblīs and his progeny are said to have been “absent at the beginning of the Cycle of Unveiling, but present at its end – namely, at the beginning of the Cycle of Occultation”. We read that Iblīs aimed at “pure worship”. According to a widespread interpretation, Iblīs refused to prostrate himself before Adam because that would have been an act of adoration of an entity other than God – hence, in his mind, he would have committed the sin of polytheism. But – the text adds – merely by opposing his Lord he desired to be associated with Him – namely, he fell into the sin of polytheism when he wanted to avoid such a situation: in fact, as becomes clear below, because Adam symbolizes the imām during the Cycle of Occultation, by opposing Adam Iblīs appropriates to himself functions proper to God alone: (i) judgement – he judges the imām to be ignorant of the real meanings of the names; and (ii) knowledge – he considers himself to be, at that moment, the sole repository of the divine eternal forms. Adam – who became manifest at the beginning of the Cycle of Occultation – was defeated by Iblīs through seduction, ruse and treachery; he therefore disobeyed God, even though God had bestowed on him the knowledge of future events as well as “the letters” – according to the symbolical interpretation of the alphabet, the knowledge of the things named with the names formed by those letters. But when Adam disobeyed, the letters “combined with each other in a way contrary to the disposition at the time of the Cycle of Unveiling”. The issue of the names is echoed in the Jāmi‘a, though not developed in the same terms as in the Addition, but – as I hope to demonstrate – all the topics mentioned in Text 2 above are variously echoed of the Cycle of Occultation; the victory of Iblīs over him through seduction, ruse and treachery; his [= Adam’s] association with his [= Iblīs’s] children, and [his] resistance to the Lord of the Imperative, who had delivered to Adam the legacy of what will come to pass; and had given to him of the letters of the names by which the knowledge of things is extracted, after [their] composition and aggregation. However, [after Adam’s fall] they combined with each other in a way contrary to the disposition at the time of the Cycle of Unveiling, when those letters were separated in the subtleties of speculations while [li] lights were united to them as they [= the speculations] were free from disobedience and deprived of error and the infamous faults – and the [letters] were not veiled from their reading and their dispositions.” (fol. 281b8-16).
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in the Jāmi‘a. In Chapter 53, 5 the foundation of religion and – what is here the same thing – of supreme knowledge are summarized as consisting in: 1) God and His godhead; 2) what He originated and proceeded from His origination; 3) the Cycle of Unveiling, when the Active Intellect transfused the divine emanation and generosity in the Universal Soul; 4) the Cycle of Occultation, when particular souls acquired the prescribed science, theoretical allusions and worship; and 5) Adam and Iblīs (cf. p. 126, 18-127, 4). Let us begin with Adam and Iblīs, and with the Cycles of Unveiling and Occultation. These topics are closely interlinked in the Jāmi‘a. 2. Adam The Risāla al-Jāmi‘a speaks of Adam in the following terms. He Text 3: […] was one of the individuals of the physical world, and he was the beginning of [1] the cycle [al-amr] witnessed in this time of ours, of [2] what is designed of [acts of] worship, deeds and works, even though these had already branched off, multiplied and expanded in the length of time […], as well as of [3] the advent of the prophets and sages with the revelation and tidings [received] from the heavenly hosts (p. 127, 8-12).
The text then explains why Adam was mortal: Text 4: As Adam was a body endowed with contrary natures, annihilation was necessary for him, and his permanence was a period predestined for him for the cycle [al-amr] to be perfected and the decree [ḥukm] realized (p. 127, 13-14).
The text continues, stating that God subsequently: Text 5: […] called him [= Adam] to Himself (tawaffāhu Allāh ilayhi), set his level permanent in his children, and [made] his position conserved [as being] inherited by the chaste prime of his children: every time a predecessor passes away, a successor follows him. Thus, the level [is] permanent and the degree conserved – and that is the degree of prophecy […]: in [the same] position as Adam’s, he [= the prophet
5. The numeration of Chapters in Ghālib’s edition is added by myself.
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The Figure of Iblīs of every Cycle] raised [qāma], acted as His [= God’s] representative in the education of His progeny, and set forth His call, and all of them [are like] Adam in relation to him [= God] (p. 127, 14-19).
As we see, the Adam-imām is established also in the Jāmi‘a besides Adam as the first human being. 3. Iblīs The description of Iblīs follows in Chapter 54. Iblīs may have been either a human individual or one of the jinns (he is usually understood to have been one of the jinns in the Jāmi‘a 6), but – the text now says – he came to Adam only in human form, 7 so that Adam might be able to understand what he was saying. As a proof of the more or less hidden interest in the “names” in the Jāmi‘a, I note that this is one of the many passages that emphasise the importance of language and logic in the story of Adam and Iblīs. 8 6. Cf. e.g. p. 72, 13; 77, 14; and 208, 11 Ghālib. 7. As to the serpent, that is a Biblical heritage missing in the Qur’an. In the part of the Jāmi‘a considered here, the serpent is mentioned four times (p. 73, 9, 16 and 18; and 81, 4 Ghālib); in the Addition, it is never mentioned. 8. For example, in Chapter 27 the etymology of the name Iblīs is explained as coming from the verb ablasa, ‘to be perplexed’ and, consequently, to stray from the right path. That happened when Iblīs was ordered to worship Adam. His false inference led him to set himself among the “sublime”, even though God advised him that he “was not among the sublime” (cf. p. 72, 5-10; see later, Text 13). In Chapter 51, the etymology of the expression “ūlū’l-‘azm” (‘of firm determination’) referred to some prophets and messengers is explained. They were called so, “because they were determined to interrupt the foundation of the disobedience to God laid by Iblīs, and to bring Adam’s (ṣ) progeny out of the fault in which Iblīs had thrown them” (p. 124, 8-10). The presence of the abbreviated eulogy demonstrates that Adam is here the imām; the whole context is quoted later, in Text 40. More generally, with regard to the author(s)’s interpretation of the forbidden tree in Chapter 31, we read that “Those who are acquainted with Arabic language know the soundness of what we have said” (p. 84, 4), and the importance of language is stated together with “the propaedeutic and philosophical rational sciences” and “the divine sciences and the prophetical, revealed books” (p. 84, 5-6). Not even those who know the legal sciences only are able to comprehend the author(s)’s claims, “and deviate from the speech about that” (p. 83, 6-8). Therefore, nobody professing whatsoever religion should approach the Jāmi‘a before having studied the whole encyclopaedia and having purified himself (before having “awakened from the slumber of negligence and the sleep of ignorance”) – one thing being linked to the other (p. 84, 8-11). The readers of the Jāmi‘a must also be extremely proficient in logical demonstration (“exaggeration in the perfection of the speech and the putting in execution of the demonstration”, p. 84, 16).
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Since Iblīs assumed a human form, God pronounced against him the same judgement He pronounced against His creatures – that Iblīs was to be annihilated at the end of times, and therefore, temptation was not eternal. In fact: “nothing remains in the state of eternal duration of what [is] under the sphere of the Moon in its whole” (p. 128, 5-6). However: Text 6: […] an enemy rises in front of every prophet […] and it is Iblīs […]; and as every prophet [is] like Adam, so every enemy of God and His Friends [is] like Iblīs, and his [= Iblīs’s] level is conserved for his [= Adam’s] children and progeny for the whole period of the Cycle of Occultation (p. 128, 9-12).
Two important themes are introduced here: the perpetuation of Iblīs’s temptation in the whole Cycle of Occultation, and the total destruction of Iblīs at the end of time. 3a. The perpetuation of Iblīs’s temptation The first theme is also stated in Chapter 53, where the purpose of the Epistle is said to be the explanation of “the secrets of the true sciences and of [the part of] the religious Law that is symbolically expressed” (p. 126, 7-8) with regard to: Text 7: […] the condition of Iblīs when he was in the state of permanence and eternal duration with regard to Adam seducing the communities generation after generation and tribe after tribe in the passing of ages and the vicissitudes of time – and he does not cease [to be] so until the day of the established moment: does he remain with that body with which he seduced Adam, or with another? How is his composition? Is he similar to the form of man, or to another form? (p. 126, 9-13). 9
In Chapter 51 we read that, as a consequence of Adam’s repentance: Text 8: […] Iblīs was sad, his envy and his insistence [in tempting Adam] increased, and he began to seduce his [= Adam’s] children, to spread hostility and evil among them, to teach them deception, treachery and saying untruth, and set ruses for them. Each prophet who appeared and messenger that was sent is a mercy from God, praise Him, [Who] sent him to His creatures to put them on the alert and warn them (p. 122, 18-123, 1).
9. In Chapter 51 the object of the Jāmi‘a is indicated in “the knowledge of the Satans, of the cursed Iblīs, and of his troop of hypocrites” (p. 118, 13).
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The Figure of Iblīs
Each prophet in fact tells the tale of Adam and Iblīs: prophets and messengers – in an uninterrupted succession – were sent “to bring Iblīs’s aspiration to an end” (p. 123, 4-5). Each prophet and messenger: Text 9: […] has an Iblīs within [ma‘ahu] himself. He makes [his] sincere advice manifest to him, and harbours enmity towards him; he plans for him the corruption of his state [amrihi, here and later], and rallies the community against him; his most constant purpose is the corruption of his state through ruse and treachery, since the prophet in his age and the messenger in his time are like Adam in his epoch, and the people of that age are his children, his scion and his progeny (p. 123, 13-17).
3b. The final annihilation of Iblīs In the Jāmi‘a there are also many passages concerning the second theme, that of the final, total annihilation of Iblīs. In Chapter 51 we read that at the end of times the total loss [halāk] of Iblīs’s tribe occurs, and no trace of him remains (p. 123, 12; see also later, Text 38). About the Abālisa and Satans Chapter 28 says: Text 10: They exist in every time with everyone God […] charged among His Prophets, messengers, imāms, and caliphs, until their extinction and annihilation occurs with the cessation of the Cycle of Occultation and the appearance of the Cycle of Unveiling. At that [moment] Iblīs, the damned, will be slaughtered […] (p. 74, 16-18).
And Chapter 29 says that the Abālisa and Satans among jinns and humans cease with the advent of the new Cycle of Unveiling – and with them, we infer, Iblīs (cf. p. 76, 12-13). In the Addition only a short passage deals with the final destruction of Iblīs and with the Abālisa in the Cycle of Occultation – those that, in Ikhwānian contexts, Yves Marquet indicated as the “anti-caliphs”: 10 Text 11: The Cycle of Occultation [instead] is a period […] preordained for the concealment of Iblīs the Devil, and of the tempters who followed him (fol. 281a28-29).
10. Y. Marquet, La philosophie des Iḫwān al-Ṣafāʾ, Alger 1973, part. p. 570-571. A negative representation of the caliphs of the prophets is found in Ep. 22 “On Animals” (B. Bustānī, ed., Rasāʾil Ikhwān al-Ṣafāʾ wa-Khullān al-Wafāʾ, 4 vol., II, Beirut 1957, p. 361, 4ff). Among the negative mentions, note also khulafā’ al-shayāṭīn in Ep. 52 “On Magic” (B. Bustānī, ed., Rasāʾil Ikhwān al-Ṣafāʾ wa-Khullān al-Wafāʾ IV, p. 381, 385, 5) indicating the caliphs of the devils in the period of concealment of the true imām.
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3c. Iblīs as the last survivor of the Cycle of Unveiling The Jāmi‘a also frequently describes Iblīs as the last survivor of the Cycle of Unveiling. Similarly Chapter 31 opposes him to Adam, “the first individual who was appointed as successor in the Cycle of Occultation” (p. 85, 1-2). More broadly, in Chapter 27 Iblīs is said to have been “one of the individuals that remained of the end of the first Cycle of Unveiling, still attached to some of its conditions, and informed about some of its objects of intellection” (p. 72, 11-13). This concept is expanded in Chapter 4 of the Addition, where we read: Text 12: When Iblīs, who was the last one to remain of the people of the Cycle of Unveiling, saw that [that] Adam did not give names composed of letters [in the correct disposition] – indeed, he was giving the people of his Cycle names without knowledge of meanings, abstracted from their matter –, he disdained His order to obey and said, I am better than he: Thou didst create me from fire, and him from clay 11 – meaning that he had read those names without aggregation or composition, through a luminous investigation and a rational consideration, free of turbid faults. But when he resisted with this [kind of] resistance, he was veiled from that view, was turned upside down, became confused, ceased from that consideration and was veiled from it, and it was said to him, get out, for thou art of the meanest (of creatures), 12 for your resistance and your opposition (fol. 281b21-25).
After Eve disobeyed, and Adam and Eve were chased from Paradise, the forms turned into incomprehensible letters, and the Cycle of Occultation began. 13 Chapter 4 of the Addition also recalls some lines of Chapter 31 of the Jāmi‘a, where the author(s) repeat that Iblīs “was a remainder of the people of the Cycle of Unveiling” (p. 87, 2), and add that, for this reason, God ordered him to prostrate himself before Adam together with other angels. But because of his pride, his false syllogism and the hostility towards Adam he harboured in his heart, he was incapable to
11. Quotation of the second part of Qurʾan 7:12. On the higher rank of Iblīs, since he was created of fire, whereas Adam was created of clay cf. also Qur’an 2:33; 15:26-36; 17:64; 18:49; 20:116, and 15:27, we created man of dried clay, of black shaped mud. 12. Quotation of the second part of Qurʾan 7:13. 13. For the expulsion from the garden of Iblīs see Qurʾan 7:12; 17:66. Chapter 28 of the Jāmi‘a claims that Iblīs sinned in full freedom, as a result of a choice of him (p. 74, 13).
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obey. Instead, through treachery and trickery, he placed Adam in fault – and after Adam, his entire progeny: after Adam, each prophet had an Iblīs who seduced him, from whom humankind was put on the alert. We can incidentally remark that the false syllogism is here grounded on the higher rank of fire above earth that, as stated also in the Qur’an, should prove the superiority of Iblīs over Adam. This false inference is discussed also in the Jāmi‘a, 14 but in Chapter 1 the false syllogism that led Iblīs astray is indicated in his pretension to be among the highest angels – those who were not ordered to prostrate themselves before Adam; that was the cause of his punishment: Text 13: Iblīs made a supposition [fa-ẓanna] and his supposition [ẓunnuhu] was false, he drew a syllogism [qāsa] and his syllogism [qiyāsuhu] was mistaken: that he was [one] of the sublime angels. Then God, praise Him, spoke to him [and] taught 15 him that the matter [al-amr] was contrary to his supposition, and that his syllogism was a mistake: Art thou haughty? Or art thou one of the high (and mighty) ones?. 16 So, God expelled him from the assembly [jumla] of those of whom he had supposed to be [part] and imagined that his rank [manzila] was [like] their rank (p. 17, 8-11).
4. The Cycle of Unveiling, the Cycle of Occultation The pride of Iblīs that caused his disobedience has its roots in the full knowledge achieved in the Cycle of Unveiling. In this regard, he cannot be compared with Adam, who – as we infer from Chapter 25, where the tale is put in the mouth of a “sage” who becomes God’s spokesman – was created in the Cycle of Occultation:
14. Cf. C. Baffioni, Appunti per un’epistemologia profetica. L’Epistola degli Iḫwān al-Ṣafā’ “Sulle cause e gli effetti”, Napoli 2006, p. 138. 15. Note that the same word introducing the teaching of the names to Adam in Qur’an 2:30 is used here. 16. Quotation of the second part of Qur’an 38:75. Iblīs’s understanding is enounced above; but cf. Yusuf Ali’s commentary on the Qur’anic words: “[…] it is asked, are you really sufficiently high in rank to dispute with the Almighty? Of course he was not”. ‘A. Yūsuf ‘Alī, The Meaning of the Holy Qur’ān, New Edition with Revised Translation, Commentary and Newly Compiled Index, Beltsville (MD) 2006, p. 1176, n. 4230. Iblīs is unable to accept that man, “as fashioned by Allah’s creative power into something with Allah’s spirit breathed into him, his dignity is raised above that of the highest creatures” (Ibid., n. 4229).
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Carmela Baffioni Text 14: When God, praise Him, created Adam and dwelled him in the Garden […], He charged him not to approach the tree he had made him know, forbade him to eat from it and advised him that it was stored until a determined time, that through it the return to the beginning occurs, that its fruits did not seem good, that it was not permissible to eat them except at the end, that it was the remainder of the first Cycle of Unveiling and [it would remain forbidden for] the period of the Cycle of Occultation in which God, praise Him, decreed that Adam [would be] the first of those appointed as His successors; 17 [God also informed Adam] that the fruits of that tree were veiled in their perianth, hidden under their leaves, concealed in its branches, veiled and hidden, [and that] a creature in the Cycle of Occultation has no cognizance of it and [cannot] arrive to it, or take [= eat] anything of it, except in the time [God] decreed and at the moment [He] kept secret (p. 66, 11-67, 3).
In the Cycle of Unveiling, the Jāmi‘a says, the true natures were clear to the intellects thanks to a continuous emanation of generosity from God to the Universal Soul, through the Active Intellect (cf. p. 85, 8-10). The beautifully appropriate hendiadys of the text (min al-ifāḍāt wa’l-jūd al-muttaṣil bihā) recalls the general claim of the Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ and the Addition as well. On the other hand the Cycle of Occultation began when particular souls wished to unite themselves with natural individuals: at that time God: Text 15: […] set things in couples [muzdawija], succeeding to each other, so that they pointed at His unicity and divine power – indeed, He does what He wants and rules what He wishes, with nobody mending His rule or refusing His sentence. God […] said to the angels while addressing them and teaching them what it would be, Indeed, I will make upon the earth a successive authority [Qur’an 2: 30] and the speech that came from them, mentioned in His lofty Book, revealed in the language of His honoured messenger. And when [it was] the time of the Cycle of Occultation […] and of the occurrence of its world, God revealed [anzala] His rule, established His sunna, and gave His law, taught Adam the names, and ordered him to teach the angels to whom He had ordered to prostrate themselves before him (p. 85, 12-19).
In the Cycle of Occultation, prophetic revelations substitute full knowledge of the Cycle of Unveiling. This passage also confirms that
17. Namely, the mustakhlafūn. The Addition does not mention Adam’s caliphate.
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the names taught to Adam are the first divine revelation of our Cycle; though the mention of the names is missing in the manuscript that ascribes the Jāmi‘a to al-Majrīṭī, 18 it is particularly important because the names are the core of the Addition. The most striking contrast between the two is the opposition between God’s unity and uniqueness and the duplicity of creation; the duplicity reflects on the “names” as well, which – as is clarified in this passage of Chapter 2 of the Addition – result from aggregation and composition. 19 And we read: Text 16: Know O my brother that God, may He be honoured and glorified, created the world in couples [azwājan] harmonised with each other, perfected them by His wisdom, assessed them through His work and applied to them the names of what was to come and appear from them (fol. 280b9-10). 20
The addition also claims that in the Cycle of Unveiling the letters were in isolation, separate from each other yet “not veiled from their reading and their dispositions”. 21 In its turn the cited Text 12 can be understood much better if we supplement it with another passage of Chapter 27 of the Jāmi‘a, where Iblīs’s envy is explained by the fact that he would have wished to be charged himself with the caliphate that God reserved to Adam. 22 He therefore misled Adam, proposing that he study what he was not entitled to know: “the science of the Cycle of Unveiling” (p. 73, 6). He also turned animals against Adam by saying that he was of a species different from theirs – and every other danger they faced would have been caused by such diversity. At first the animals ignore Iblīs, but when eventually some of them ask for evidence of his speech Iblīs – if I understand the Arabic correctly – resorts to teaching them “questions concerning what he had acknowledged of the science of the Cycle of Unveiling” (p. 73, 15-16) and says to the serpent that Adam has forgotten them. 23 18. Cf. Ghālib’s ed., p. 85, n. 3 and his introduction, p. 14. 19. Cf. Text 12 above. 20. Cf. also in Chapter 2 of the Addition: “Afterwards [God] set the beginning in the prime roots as a complete creation […] He has power […] on the coming-to-be of what was in couples [aḍʿāfan]” (fol. 280b12-15 passim). 21. Cf. the last part of the passage quoted above, n. 4. 22. This issue would deserve a separate discussion. 23. Language and adorned speech still play a relevant role in the tale. See above, n. 8.
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5. The “Perfect Form” Let us come back to Text 11 above, in which the Cycle of Occultation is also said to be the period: Text 17: […] in which this Perfect Form is absent, as, by the dictates of wisdom, he will only be bestowed to the disobedient world and the forgetful man at the end of the period preordained for the concealment of Iblīs the Devil, and of the tempters who followed him (fol. 281a28-29).
The “Perfect Form” [al-ṣūra al-tāmma] is the qā’im; he will be manifest only after the defeat of Iblīs, who has gained power during the Cycle of Occultation. In Chapter 2 of the Addition, the “Perfect Form” is also called “the pure soul” (al-nafs al-zakiyya, cf. fol. 281a32). Later we read: Text 18: The period of the rising of this [Pure] Soul issued from the hidden power [= of legitimate imāms in occultation?] with the return of the particular souls to the Universal Soul, [occurs] after repentance is complete, when the rational soul has been freed from disobedience and [from] its acknowledgment of Iblīs, and when it has split away and dissociated itself from him from that time [in which he was tempted] till to the attainment of complete obedience (fols 281a35-b2).
This is an allusion to the end of times. Both the context and the appellatives are found in the Jāmi‘a. For example, in Chapter 29 we read: Text 19: At the time of the Cycle of Unveiling, the power of the [irascible appetitive soul 24] was weak […] and the rational soul subjugated it, because the Universal Soul helped it [ayyadathā] with the appearance of the Pure Soul and the intellectual emanations, the disappearance of the natural matters [umūr], the destruction of the beautiful things of [this] world, the origination of the hereafter [amr al-ākhira], the second birth, the new resurrection [ba‘th], and the major resurrection [qiyāma] (p. 75, 7-10).
In the Jāmi‘a, the “Pure Soul” is also mentioned in one of the most extensive expositions of the story of Adam and Iblīs, which is in
Iblīs’s initiative appears all the more striking, if one considers the hardness with which mute animals are condemned to disappear at the end of times (see infra, Text 41). 24. To which the “spiritual Iblīs” is being compared.
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Chapter 25. We have already read the passage describing the prohibition to Adam of eating from the tree. 25 The moment in which the tree can be eaten, a moment God had kept secret when He created Adam, is: Text 20: […] when the Cycle of happiness comes to light at the appearance of the Pure Soul in the second Day of Judgment, when the Universal Soul is dignified by virtue [li-faṣl, here and later] of [God’s] eternal decree [qaḍā’]; at that [moment], the lotus tree in the seventh heaven 26 will seem good, and through it the second birth will occur (p. 67, 3-5).
The text then tells that Adam had been thoroughly informed by God about the tree, but disobeyed because Iblīs “had come to him in the form of a sincere, loyal and tender [friend]” (p. 67, 11). His eloquence is striking: how could it happen that God, Who provided Adam with various sorts of science, wisdom and knowledge He had not taught to anyone before him, Who gave preference to him over all the angels, even setting him as a teacher for them – the teacher of the “names of what will be” –, how could it happen that God concealed from him the knowledge that would have raised him to the rank of the noblest angels – the ones who had not been ordered to prostrate themselves before him (cf. p. 67, 12-16)? Certainly, the envious Iblīs cannot allow Adam to be destined on the Day of Resurrection to the rank from which he himself has been excluded! So Iblīs reveals to Adam – who has now realized that this is knowledge that “I need and cannot do without” (p. 67, 18-68, 1) – that it is “the science of resurrection, of the advent of the second birth, of the emergence [of the mahdī] by virtue of [God’s] eternal decree, and of the modality of the emergence of the spiritual forms, free from the material individuals in the abode of permanence” (p. 68, 1-3). Possession of such knowledge ensures immortality, which escapes Adam because he does not belong to the “people of the Cycle of Unveiling”: they are spiritual beings free from matter, and, as such, endowed with eternal permanence (cf. p. 68, 5-7). This confirms our hypothesis regarding the first part of the Chapter, that Adam was created within the Cycle of Occultation. 27 If it were not so he would have been a pure spirit and hence himself immortal.
25. It is Text 14 above. 26. Qur’an 53:14; cf. also 53:16, 34:16, 56:28. Here, the lotus tree in the seventh heaven is the same as the forbidden tree. 27. See above, p. 121-122.
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For that reason Adam desired to be informed about “how the Cycle of Unveiling is, how the people of that time will receive and comply with it, and how the level of the Pure Soul is in that time” (p. 68, 8-10). And he fell. 6. The Forbidden Tree Chapter 25 of the Jāmi‘a introduces several relevant topics, the most important being, of course, the forbidden tree. But Chapter 31 speaks differently of the forbidden tree, and even mentions the “serpent” (p. 81, 4 28). This Chapter contains a defence of the author(s) of the Jāmi‘a against the adversaries of their interpretation. As we have noted above, 29 it addresses “those who have neither science nor comprehension”, who could profit from the Jāmi‘a if they knew the real meaning of the story of Adam. If I understand the text correctly, it opens with two alternatives: i) if they said that the forbidden tree is – as most learned men think 30 – a tree that exists on this earth, they would strip the tale of its allegorical meaning because that would mean that God prevented Adam from eating of it only because it would be harmful to his body; but if this were the case, every tree on the earth would be equally harmful; ii) if, on the other hand, a person of little discernment said that the trees of Paradise are different from those that grow in this world, then he should also explain how such a tree could be harmful to Adam – and similar to those of this world. In this case, what would Iblīs’s speech in Qur’an 7:20 31 mean? And how could Adam have desired to eat some-
28. See above, n. 7. 29. Cf. Text 1. 30. The expression ‘ulamā’ al-‘āmma is the same as in the Addition at fol. 280b3, where it indicates the general community, to which the elect, al-khāṣṣa, are opposed. More precisely, the passage mentions “the interpreters among the [members of] the community who are learned in the new religious Law”. The expression al-sharīʿa al-muḥdatha may refer to the situation described at the beginning of the text, but according to Wilferd Madelung is a mere allusion to Islamic religion. 31. The text refers to the second part of the verse: “Your Lord only forbade you this tree, lest ye should become angels or such beings as live forever” (Yusuf Ali’s translation). See his commentary at p. 349, n. 1006: “Our first parents […] were innocent in matters material as well as spiritual. They knew no evil. But the faculty of choice, which was given to them and which raised them above the angels, also implied that they had the
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thing so base when he was the prime of God’s creation? 32 On the other hand, admitting that either God set among the trees of Paradise something noxious, which would become the cause of the riot of His creation, or that He created everything delicious and pure and prohibited it to Adam, it would mean that “evil is an act of God” (cf. p. 81, 8-83, 3). This “esoteric interpretation” (ta’wīl, p. 83, 5) demonstrates that these people Text 21: […] did not think over, and did not ponder on this Qur’an in which examples are quoted that point at the hidden meanings, the subtle secrets and the obscure issues that only God and the firm in science know, regarding that delicious tree whose root is firmly fixed, and its branches (reach) to the heavens – It brings forth its fruit at all times, by the leave of its Lord. So Allah sets forth parables for men, in order that they may receive admonition, 33 and the evil tree is torn up by the root from the surface of the earth: it has no stability, 34 [and it is] a tree that springs out of the bottom of Hell-fire: the shoots of its fruit-stalks are like the heads of devils: truly they will eat thereof and fill their bellies therewith 35 (p. 83, 5-12).
Some pages later the author(s) indicate that the forbidden tree in the Cycle of Occultation is: Text 22: […] the stored remainder, the veiled deposit and the ark of the presence of God [tābūt al-sakīna] 36 in which [there is] the remainder of what was made over [as a legacy] to Moses and the family of Aaron – that they were not [able to] approach or [to] draw something from; the angels bear it until it is brought to him who is worthy of it, of the scion of Ismā‘īl 37 (p. 86, 4-6).
capacity of evil, which by the training of their own will, they were to reject. They were warned of the danger. When they fell, they realized the evil”. The Qur’anic quotation is indicated as 7:19 in Ghālib’s edition, p. 82, n. 2. 32. At p. 82, 6-9 approximately the same qualities listed by Iblīs in Chapter 25 are repeated. 33. Quotation of Qur’an 14:24 (second part) and 25. 34. Quotation of the second part of Qur’an 14:26. 35. Quotation of Qur’an 37:64-66. 36. This expression hints at the Ark of the Covenant, which is called in Hebrew aron ha-berit ָארֹון ַה ְב ִּרית. I thank my colleague and friend Giancarlo Lacerenza for this remark. 37. These lines seem to contain an exaltation of the Arabs – perhaps of the prophet of Islam. A clear exaltation of Muhammad and of ahl al-bayt is found at the end of Text 9 that reports the Prophet’s saying “to his wife and his spouse: ‘We and you, O ‘Alī, are
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Subsequently the author(s) reveal that the forbidden tree is: Text 23: […] the tree whose root is steadfast [in the ground] and whose ramification [is] in the sky, eating of which is granted at every time, its Lord willing, 38 delicious and pure, chaste and immaculate, the lotustree in the seventh heaven, not as those who accomplish atrocious crimes in faults and sins said. Indeed, the first commentator had already spoken the truth, summed up and said, It is a tree of terra firma, because a tree in terra firma is the root of the straightness of the world and the matter of their [= of its inhabitants] nourishment, the most numerous of the advantages, and the most elevated of plants; through it the structure of earth [is formed] and of what [man] [is] on it; it is the most elevated nourishment and the most delicious, it is wholesome to the body and empowers strength, makes flesh grow and blood copious: it is the matter of life […] With this esoteric interpretation [ta’wīl] the commentator reminded what the meaning of the speech bears in the exoteric [side of] the commentary [tafsīr], because that is the reality searched for through the meanings of the examples quoted. He had veiled with that [= the exoteric commentary] this revered meaning […] so that the troop of the cursed Iblīs do not come upon it (p. 86, 7-17).
I am at present unable to add anything to this esoteric Chapter, except that in the title of the Addition, the interdiction is referred to a “vegetal” tree. 39 But with regard to the “first commentator”, Chapter 4 about Adam’s fall is said to be based on “the meaning of the interpretation [taʾwīl] of those who spoke on that, which is related to the first of those who spoke on that, which was [in its turn] related to the first of the qāʾims in the human cycles […]” (fol. 281b9-10). So it seems that the Addition also considers the first interpreters to be the closest to the truth.
the fathers of this community’” (p. 123, 17-18). The text continues as follows: “Indeed, [he is] the messenger God defended, guarded from his Iblīs, instructed him [so that] his [= Iblīs’s] ruse against him was not perfected, neither was [it so] against the people of his Family [ahl baytihi], from whom God removed the filth and whom purified with a purification. They [are] those to whom God alluded with His saying, be He exalted, For over My servants no authority shalt thou have [Qur’an 15:42, first part], and with His saying, Except Thy servants among them, sincere and purified (by Thy grace) [Qur’an 15:40]” (p. 123, 18-124, 1). 38. The words “eating […] willing” are missing in the copy ascribed to Majrīṭī (see Ghālib’s ed., p. 86, n. 4). 39. See above, n. 2.
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We have already mentioned in the context of Chapter 31 Iblīs’s disobedience to God’s order to prostrate himself before Adam 40 by means of his boasting, false syllogism, dissimulation and hostility. 41 Iblīs seduced Adam and every prophet and messenger after him (cf. p. 87, 3-11). It happens so: Text 24: […] until God brings up the second birth, creation returns to its beginning, the truth resorts to its followers, the evil tree is destroyed […] and no trace of it remains on the surface of the earth, for His speech, it is torn up by the root from the surface of the earth: it has no stability. 42 At that [moment], the tree of certainty will appear, and around it the people of religion will be assembled, among the sublime believers, the gnostic, the godly servants of God. The reign of the good will begin, and the reign of the evil will be nullified. The praiseworthy Qur’an will recommence, at the moment of the perfection of the years of the determined appointed time. The Sun will rise from its West, white and pure after its veiling; then, the West will become the East, and the East the West; the stars bearers of a felicitous token will rise, and the infelicitous will be nullified. Mars will become like Jupiter in its happiness, the system [amr] of the sphere will be straightened (yastaqīmu), and no star will remain in it that was enemy to those who were governed by it; they will look at each other with the look of love and desire, and they will cast their lights on the earth to illuminate [it]. That [will happen] when the earth will be altered into something other than earth and heavens, and the Universal Soul will stand out and empty the particular souls from the human bodies 43 (p. 87, 12-88, 8).
This passage suggests a Golden Age. It recalls some lines of the encyclopaedia, 44 but as there is still no agreement about the timing of the Jāmi‘a, we cannot state that this age is different from the moment in which the work was composed. It seems to me more relevant that in terms of the importance accorded to logic in our contexts the new age
40. See above, p. 120-121. 41. Such qualities of Iblīs are highlighted in G. Calasso, « Intervento di Iblīs nella creazione dell’uomo. L’ambivalente figura del “nemico” nelle tradizioni islamiche », Rivista degli Studi Orientali 45 (1970), p. 71-90. The article addresses the Syrian author Muḥammad ibn Badr al-Dīn al-Shiblī (14th century). 42. Quotation of the second part of Qur’an 14:26. 43. At this point, eschatological quotations from Qur’an 39:68-70, 2:21, 99:1, 99:7-8 and 41:46 follow. See the following of this passage in Text 25 below. 44. Cf. e.g. Ep. 4 “On Geography”, I, p. 181, 14-182, 6 Bustānī; Ep. 44 “On the Belief of the Ikhwān al-Ṣafā’ and of the School of the Spiritual Ones”, IV, p. 18, 2-19 Bustānī.
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is represented through a series of oppositions: second birth / beginning, evil tree / tree of certainty, good / evil, West / East, beneficial planets / maleficent planets, enmity / love. It is in fact the end of this world and the moment in which the Universal Soul manifests her action. As we shall see later, the Day of Judgement and the Resurrection are connected with the action of the Universal Soul; this is also in the Addition. 7. Fall and Redemption, and the Role of the Universal Soul The “eating of the tree” is an allegory for the disclosure of a forbidden secret concerning – and belonging to – the Cycle of Unveiling and the “Pure Soul”. This was the consequence of its premature disclosure – and here the sinner seems to be the imām of his time: 45 Text 25: When Adam disclosed something of this matter to the people of his Cycle and expressed it symbolically to the people of his age, his matter clashed with it, his disgraceful act came to light, the veil from his genitals was raised, he infringed what had been prescribed for him, he made opposition to the commandment of his Lord, committed what He had forbidden to him, the wild beasts felt distaste for him, and the angels separated from him, to whom obedience and yielding to His order had been ordered (p. 88, 18-89, 3).
The Addition describes Adam’s fall as follows: Text 26: The rational soul is the particular Adam, the appetitive faculty is its Iblīs, who leads astray through [evil] whispering, 46 and the forbidden tree is Nature. Nevertheless, the Universal Soul continues to set the forms in which she is interwoven, and [at the same time] she [continues to] wish to become similar to her cause [= the Intellect]. So, she made him 47 fall and went back on her word. Her first [step], because of the eminence of [her] faculty, [was] to apply her concern to the fall; therefore […] [Adam] was joined from the first term [= the Universal Soul] to the second term [= the Prime Matter]; [as] the Universal Soul is beyond the commission of errors, he argued [with her] and forgot. Then, the rational soul [definitely] set itself apart [from the Universal Soul] and fell […] towards what was disposed under itself [i.e., Nature]. [The Universal Soul] settled
45. Despite the imām’s infallibility and impeccability, his error might be understood to indicate the premature disclosure of truths belonging to the Cycle of Unveiling. See also Text 40. 46. Cf. for this term Qur’an 114:4. 47. The text refers to man – i.e. to Adam.
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The Figure of Iblīs [Adam] [there] and linked to him her own enemy with inseparable devilish insinuation […] So, the rational soul is Adam, the animal [soul is] Eve, the appetitive [soul is] Iblīs, and Nature [is] the tree that it was forbidden to eat from. When Nature was separated and assembled with [the Universal Soul’s] enemy in the same abode, the same garden, and the same dwelling, it [= the rational soul] feared, and Adam was afraid of having fallen into error (fol. 281a5-12).
The Jāmi‘a also notes that, after the fall, “speech was withdrawn” (p. 69, 8) from Adam. This is clearly an allusion to God’s revelation to Adam of the names, which – according to my interpretation of the Addition – in the Cycle of Unveiling stayed in an isolated form, but could be read and understood according to their real meaning. 48 On the other hand it is connected with the reason given in the Addition for Iblīs’s disobedience in Text 12. But this passage introduces several other elements common to the Jāmi‘a and the Addition. First of all the role of the Universal Soul in the fall and redemption: this is connected with the emanation process, which plays a relevant role in the Addition – and not only in the contexts related to Adam and Iblīs. 49 The Universal Soul keeps her intermediary role between the Active Intellect and Nature. Because of her wish to be united with Matter she leads Adam astray, but because of the excellence of her faculty she continues to pass to the rational soul the – now tarnished – forms she has received from the Intellect. It is once again worth noting that that is the cause of the erroneous combination of the letters described in Chapter 4 of the Addition (Text 12). Text 26 also provides a comparison between the rational soul and the particular Adam, the appetitive faculty and Iblīs, and the forbidden tree and Nature – Eve is eventually compared to the animal soul (fol. 281a11). Being joined to Prime Matter, Adam argues with the Universal Soul and forgets God’s warning – in other words the rational soul is separated from the Universal Soul and left alone in front of its enemy. An animal soul and an appetitive soul are then formed besides Adam and identified with Eve and Iblīs respectively. Adam’s fault is
48. See above, p. 123. 49. I have dealt with this topic in my paper “Su caduta e redenzione: ipostasi neoplatoniche, scritture e gerarchie ismailite” read at the Conference Sapienza, fede e dialogo. Giornate di studio in memoria di Agostino Cilardo (Naples, 26-29 November 2018), forthcoming.
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here explained with the reduction of the rational soul to the level of the two inferior souls. Because of the nobility of the Universal Soul, however, she passes to mankind God’s Imperative to obey Him. 50 These comparisons recall Text 19; the point is more broadly clarified later in the same chapter: Text 27: The Satan of the body and the Satan of the soul [have their seat] with the body devoid of the light of wisdom, in which the irascible soul has subdued the rational soul, and has attracted it to itself; [the rational soul] follows its volition, and becomes similar to it […] (p. 76, 14-16).
In Chapter 51 the relationship between Adam’s fall and the rational soul is described as follows: Text 28: Likewise, the rational soul is the chief and the queen [malika] of the body, and every time there is in it [= the body] an instrument through which and from which its [= of the soul] acts, works, wonders [can] be manifest […] from potentiality to actuality among the matters [al-mawādd] attached to it from the Universal Soul; with it [= the soul] [something] is conjoined to it [that] seduces, dupes and draws it to the natural appetites and their pleasures, incites it to all what has been forbidden to it, and it [= the soul] takes [= eats] what against which it had been put on the alert […] The Nature and its sensible pleasures, and the absorption in the slumber of ignorance and the sleep of negligence are the tree approaching to which had been forbidden, and eating of it hindered […]; and the rational soul is in this situation like Adam, and the appetitive soul is like Iblīs the seducer […]. For that [reason], when the rational soul was subjugated by the irascible soul and approached it, it hurried towards its appetites and was wholeheartedly abandoned to its pleasures; it fell into error, the rational lights separated from it, the veil was raised on its genitals, the cloth of the God-fearing was taken off it, and it deserved penalty and disgrace (p. 120, 19-121, 12). 51
The ending of Text 25 above is here recalled. But here we see the other side of the coin – redemption. The Jāmi‘a adds that when “speech was withdrawn from him” 52 Adam “confided in his Lord, gained access to Him through the qā’im in that time […] and
50. See fol. 281b2-6. 51. Some lines later we find the mention of the lesser and the greater jihād (p. 121, 16-18). 52. See above, p. 131.
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through the owners of the high stations of that time […]” (p. 69, 8-10) and abandoned his arrogance. So God forgave him and his wife and sent an angel to teach them the basis of civilization. In Chapter 31 we read: Text 29: When he repented, turned repentantly to God, asked his Lord’s forgiveness, God forgave him, granted pardon to him, put him in possession of the earth, [let him] hold of it where he wanted, taught him civilization, sowing and planting, and that became the inheritance for his scion after him (p. 89, 3-6).
Adam’s forgetfulness is also mentioned in the Jāmi‘a in Chapter 51 when Qur’an 20:115 53 is cited in support of the fact that God had warned Adam against Iblīs and the tree that symbolized him, but Adam forgot. 8. Perfect Worship and False Adoration After Adam’s repentance, “by inspirational help, inspiration and revelation” (p. 69, 16) God ordered him “to carry out the divine Law and to prostrate himself before God, […] and to multiply his progeny” (p. 69, 17-18). An esoteric science was available to Adam and it made him became “the first prophet” and at the same time assured his happiness in this world “until his appointed time is perfect” (p. 70, 2) in order to regain Paradise. This topic is only vaguely suggested in the Addition, but the exhortation to prostrate himself before God recalls an important theme. In Chapter 3 of the Addition we read: Text 30: The real nature of the resurrection mentioned in the Qurʾan and in the books of the prophets as a symbol and a sign of that to which the wise men alluded through parables, and of the order 54 of warning them [= the souls] thereby to the purity of deeds, is in reality the resurrection of the rational soul with the burdens of the worship of God, may He be glorified and honoured, that are imposed and committed to it, and [through] repentance, turning repentantly to God and asking for [His] pardon, at the apparition of the Pure Soul to whom that order [of warning souls] has been imparted for everything [= the particular souls] that returns to him and precedes him (fol. 281a30-33).
This passage confirms that worship was imposed on humankind by the prophets so that souls might be purified and, eventually, rewarded by God.
53. See Text 40 below. 54. Cf. Qurʾan 24:63.
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Both the Addition and the Jāmi‘a also speak of false worship; and the pivotal element is language in its various aspects. Chapter 29 of the Jāmi‘a says that there may be a “false adoration” based on ornamented speech. A Satan – everyone who obeys his irascible soul (p. 77, 4) – is: Text 31: […] among those who speak [min ahl al-qawl] of the exterior [side] of the duty [taklīf] regarding the questions of revelation [al-tanzīl] […]; the ornament of the speech gives them an elegant style, makes worship manifest, and conceals deception and faithlessness […] he is among those who are attached to the matters of the esoteric interpretation [al-umūr al-ta’wīliyya] and to the hidden, angelic secrets in the prophetical, revealed books; he gives people an elegant style [in] the ornament of what is cunning, and alludes to [different] stations with men to whom [other] men are equal, and places the vulgar and the base in the station of the revered and high-ranking. He worships one he has not been ordered to worship, and invites to obey one obeying whom is vane; he is between an inferior limit [that] raises him above his station, and gives him what he does not deserve, and a superior limit [that] degrades him from his station and sets him in an improper place (p. 77, 5-14).
The Satans of the jinns, 55 on the other hand, “interpret the Book of God with a mistaken interpretation [bi-ghayr ta’wīlihi] and legitimize what God prohibited and prohibit what God legitimized” (p. 77, 16-17). In Chapter 4 of the Addition we read: Text 32: For that [reason] the Cycle 56 of Occultation came after that Adam, with his progeny, was charged with 57 the names: among them [= Adam’s progeny] [there was] he who worshipped a name without meaning, he who worshipped a meaning and did not conceal it with a name, and he who knew the name and was sure of the meaning – for this one, worship was perfect [fa-kamalat] (fol. 281b19-21).
55. Cf. also Chapter 44 (p. 110, 10-12 Ghālib) containing a brief description of the “Satans of the nations”, and Chapter 52 (p. 125, 9-15 Ghālib) that indicates the “Satans of their time” as those who neglect the call of the prophets. When they die, they become Satans “in actuality”. 56. The copyist’s ignorance (or wish to conceal) the term satr is also confirmed here, at fol. 281b19, where he has dūna instead of dawr. He writes here, however, clearly satr. For further details see my commentary on the Addition in On God and the World, p. 266-267, n. 140. 57. The allusion is to Qurʾan 2:30 ff.
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The author(s) of the Jāmi‘a claim that “we do not speak the speech of he who searches with his speech the vanities of the world” (p. 89, 10-11). They only look for “the face of God and abode of the hereafter” (p. 89, 12) and: Text 33: […] the story the learned have said and the sages have translated, the prophets have expressed in symbols and explained, the sunna of which [belongs to] the God-fearing a’imma, which they have handed over to their high-born caliphs, so that it was a remembrance for those who remember […] (p. 89, 12-14).
They indicate a proof of their sincerity in Qur’an 15:36, where Iblīs speaks to his Lord: Text 34: O my Lord! Give me then respite till the Day the (dead) are raised (p. 89, 18).
These words, the author(s) say, refer to: Text 35: […] the cessation of the Cycle of Occultation that is a period in which the memory of Adam and Eve is extended, of the true nature of resurrection, namely, the procession of sciences without hiddenness or veil, of their coming out from the Cycle of Occultation to the Cycle of Unveiling, and of His saying, exalted be He, Respite is granted thee till the Day of the Time Appointed, 58 of the saying of Adam and Eve, Our Lord! We have wronged our own souls 59 when they made opposition to the commandment, fell in [their] fault, their clothes were taken off them, the veil was raised from their genitals: they began to sew together, for their covering, leaves from the Garden, 60 when they unveiled what they were ordered of with its veil, preservation and conservation. That was a veiled pledge, namely, a pledge that heavens and earth are not [capable of] to carry, neither [are] the mountains, But they refused to undertake it, being afraid thereof: but man undertook it – he was indeed unjust and foolish, 61 and His saying, Man is a creature of haste: soon (enough) will I show you My Signs; then ye will not ask Me to hasten them!, 62 and from haste remorse [came] (p. 89, 19-90, 10).
58. Quotation of Qur’an 15:37-38. 59. Quotation of the first part of Qur’an 7:23. Ghālib, p. 90, n. 3 mistakenly refers to 9:22. 60. Quotation of the central part of Qur’an 20:121. Ghālib, p. 90, n. 4 mistakenly refers to 7:21. 61. Quotation of the second part of Qur’an 33:72. 62. Quotation of Qur’an 21:37.
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The passages concerning Adam’s oblivion 63 demonstrate that the covenant with God in the Jāmi‘a corresponds in the Addition to the heavenly truths emanated by the Active Intellect to the Universal Soul (Text 26). This is confirmed at the beginning of the cited passage. At the advent of the new Cycle of Unveiling, we infer, the adoration of the personages hinted at in Text 32 is perfect. Finally, in the Jāmi‘a the sages “who spoke of the true natures of things through shining demonstrations and cogent proofs” (p. 85, 2-3) say that angels – the former caliphs of God on the earth – were of a species different from that of humans: spiritual individuals whose worship consisted in tasbīḥ, taqdīs, tahlīl and takbīr. Worship is the main topic of Ep. 50, – and the frequent mentions of worship in the Addition link it to that treatise beyond any doubt: tasbīḥ, taqdīs, tahlīl and takbīr are the kinds of the philosophical worship in Ep. 50. 64 The contexts related to the fall and to false adoration lead us to another important issue common to the Addition and the Jāmi‘a, that of the second birth, the resurrection. 9. The Resurrection We have already seen passages in which resurrection is connected with the appearance of the Pure Soul. 65 But Texts 18-20 also emphasise the link between resurrection and the redemption of the Universal Soul. Chapter 3 of the Addition says: Text 36: The resurrection[, instead,] is the rising of the Universal Soul in the perfection [kamāl] of the pure worship once she is free from the lower movement, and [rather] wishes to raise up him who had been detached from her by [his] fall to the low world [ʿālam al-sufl] (fol. 281b2-3).
Here we are confronted to another kind of “pure worship”, different from that ascribed to Iblīs at the beginning of the Addition. 66 And in the Jāmi‘a we read:
63. See above, p. 130-133. 64. The same list occurs in Epistle 50. See my translation of the epistle in On God and the World, p. 219. 65. See above, p. 124-126. 66. See above, p. 115.
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The Figure of Iblīs Text 37: […] at the attainment [from the part] of [the various] things of their perfection and of their being in the noblest of their states and the most perfect of their ends in excellences the [Universal] Soul relinquishes Nature all at once and resorts to the attachment to the [Active] Intellect, without turbidity contaminating her, by being in no way subjoined to Nature, or being hampered by anything. So, she receives from him the universal emanation, and the pure generosity, and at that [moment] it comes to her a pleasure, a favour, a splendour and a delight that no eye sees, no ear listens to, and of which [there is] no idea in the human heart (p. 76, 6-11).
In Chapter 51 there is another parallel between the purification of the soul and the moment when Adam repented: Text 38: When the rational soul succeeds in contrasting the irascible appetites that are its Iblīs and its enemy, the irascible soul despairs of the fall of the rational soul in its nets, it is sad, is despised and dies; he [= Iblīs] is killed and dies with it [= the irascible soul] [wa-huwa qatluhā wa-mawtuhā]: do not you see His saying, praise Him, So turn (in repentance) to your Maker, and slay yourselves (the wrongdoers); that will be better for you […], 67 which [means that] when the determined time in which the unveiling of the true natures and the cessation of the Veil [occur], with the death of Iblīs out of the violence of [his] sadness, the chagrin, the grief and the remorse, his killing happens too, and the killing of his troop, the extinction of his horses and men and the total loss [halāk] of his tribe, and no trace of him remains (p. 123, 6-12).
And the Addition says: Text 39: By his [= of the Pure Soul] apparition, and by what preexisted in front of him, God distinguishes the wicked from the good, 68 and the procession of knowledge occurs in the souls of the people of science – who […] are the heirs of the prophets […] –, and [also in] those who are neglectful of his [= of the Pure Soul] knowledge and of his preceding deeds [mā sabaqa min ʿamalihā] –, those for whom the word of torment is right at his apparition (fol. 281a33-35).
67. Quotation of the central part of Qur’an 2:54. 68. These lines remind us of Epistle 50. See the English translation in On God and the World, p. 231-232.
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The general conclusion of the author or authors after Text 9 is also interesting: Text 40: [It is clear] through demonstration that he who has been put on the alert […] from something evil does not fall in that. Adam’s falling into error occurred, and the ruse against him [could] be perfected, because that was the beginning [li-annahu kāna al-bidāya]. 69 God, praise Him, had made a covenant with him, and informed him that Iblīs was an enemy for him and his wife, had put him on the alert from him, and had forbidden it [= the tree] to him, but he forgot, and We found on his part no firm resolve. 70 And those who came after him of his progeny, God, praise Him, had informed them of what had happened regarding Adam and his Iblīs, told them his tale, had put them on the alert from him and his deed, and had called the prophets and messengers of Adam’s progeny “ūlū’l-‘azm” [of firm determination] 71 […] But Adam had, of determination, nothing similar to what they had, because he [was] the first one his enemy duped, until he threw him into error because of his oblivion, and he ate of the tree that had been forbidden [to him] (p. 124, 2-12).
Once again, in this passage, the personage of Adam clearly doubles as the human progenitor and the imām. 10. Conclusions Let us now pass to some provisional conclusions. If my analysis of the cited contexts is correct, a connection between the Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ and Ismailism seems to be clear. In particular, and even though there are noticeable differences, I hope to have demonstrated that the Addition of the Istanbul MS can be considered to be a sort of summary of the ideas regarding Adam’s fall and the temptation of Iblīs proper to the Jāmi‘a. Despite the suspicions of some scholars – recent and less recent – nobody is interested in any forced placement of the Ikhwān al-Ṣafā’ among the ranks of Ismailis, either for ideological reasons or as an easy way to escape the obvious contradictions noticeable in the Rasā’il. My aim is rather to provide textual evidence in favour of the existence of links between the Brethren of Purity and Ismaili ideas and doctrines.
69. Namely, of the Cycle of Occultation. 70. Quotation of the second part of Qur’an 20:115. 71. On this appellative see above, n. 8.
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I wish to call attention again to some lines of Chapter 29 of the Jāmi‘a – those that follow Text 19. They claim that, when the new Cycle of Unveiling begins: Text 41: […] there not will be at that time any animal soul, and for that [reason] no animal will exist in a time like that, because the sphere will be shaped in its perfect form. And since the perfect form exists, and it [is] the form of man in perfection, it is necessary that at that time the appearance of all things is in perfection; and as the forms of all animals are defective with respect to perfection, it is necessary that in that time nothing exists in state of defect, and for that [reason] it is necessary through demonstration that silent animals, 72 turned upside down, do not exist in a time like that, and that they are annihilated, become extinct, and pass away, until they are [no longer] seen, and [that] the whole world is of the human form, that is the most beautiful of forms as [He] said, praise Him, We have indeed created man in the best of moulds. 73 And at that [moment] man, with his noble, spiritual and subtle soul, will be a king that can do without silent animal[s] and is no longer in need of them. And [it has been established] through demonstration that when man [can] do without the tool [ālah] which he needed in a certain time, he does not deteriorate with its loss and does not suffer with its cessation and non-existence. So, there is neither permanence for animal[s] the day of resurrection, nor existence for them according to the species they are in now – indeed they gradually progress until they overtake the form of perfection in their [various] stations […] 74 (p. 75, 11-76, 6).
In this claim, that at the new Cycle of Unveiling humans will have no further need of animals as it happened in the life in this world, language is still approached in positive terms – the despised animals are “silent” – but the situation is contrary to that in Eden, when Adam had friendly relationships with animals, and lost their love after his fall. The Addition seems to reflect even this new situation: Text 42: The true nature of the Cycle of Unveiling [is] the return of the particular soul to the Universal Soul in the sincerity of [its] obedience, once it has become free from natural passions and mundane attractions, the appetitive soul is dead, the animal circle destroyed [taʿṭīl], and the
72. That is, not endowed with articulated language. This is the strongest possible opposition to the ṣāmit of every prophet. 73. Quotation of Qur’an 95:4. 74. This consideration is remarkable; but we should wonder what is meant by manāzil: each animal at its proper level?
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Carmela Baffioni human circle perfected [kamāl] at the manifestation of the perfect form that, with his [= the imām’s] advent [bi-qiyāmihā], restores [al-qāʾima] the states of resurrection, [having been] bestowed to the ruined souls hindered and secluded in bodies, which [are] for them a Fire kindled (to a blaze) 75 in columns outstretched 76 (fol. 281a25-28).
But let us come back to Text 41. Could its content be considered a sort of ante litteram “transomatosis” or even “metempsychosis”? As we know, this was not a doctrine maintained by the Fatimid Ismailis. Can a passage like this therefore re-open the question of “which” Ismailism can be related to the Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’, or at least, which Ismailism has been related to them in some periods of history? Unless, of course, we do not want to think that Ismaili Nizārī metempsychosis – if it is really at hand in the cited passage – was mainly maintained by extremist groups (ghulāt) who did not survive after the 3rd/9th century and mainly characterize early Islam. In the present case, our comparisons at least show that the Rasā’il were associated with Ismaili ideas and doctrines at a certain moment of history, probably besides the well-known Ṭayyibī reading studied by Daniel De Smet. 77 This obviously does not entitle me to claim that the Jāmi‘a may have been written earlier than is presently supposed. What seems to be certain at the moment, however, is that these lines can be related to the obscure words of Chapter 2 of the Addition (Text 42). Although the timing of the Jāmi‘a is still debated, if my hypothesis is sound, it must have been written at least some time before the dating of the Istanbul MS, that is 1287 C.E. On the other hand the MS provides no indication about the time at which the Addition was written. The copyist says the Addition was found “in a copy different from the original (aṣl)”, which, if I have not misunderstood the meaning of the ambiguous pronouns of his remark, should have been present also in the original and is like a seal for the contents of Epistle 50. As the term aṣl may indicate either an author’s holograph or a text from which other scripts are derived, the Addition
75. Cf. Qurʾan 104:6. 76. Cf. Qurʾan 104:9. 77. The dā‘ī Ibrāhīm b. al-Ḥusayn al-Ḥāmidī, d. 1162, is the one who first introduced the Rasā’il in the Ṭayyibī da‘wa.
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might be older, even much older, than the Istanbul MS, which is in any case extremely important for the transmission of the text of the Rasāʾil. 78 Bibliography Baffioni C., Appunti per un’epistemologia profetica. L’Epistola degli Iḫwān al-Ṣafā’ “Sulle cause e gli effetti”, Università degli Studi di Napoli “L’Orientale” (Dipartimento di Studi e Ricerche su Africa e Paesi Arabi) – Guida, Napoli 2006. Baffioni C., “Su caduta e redenzione: ipostasi neoplatoniche, scritture e gerarchie ismailite”, paper read at the Conference Sapienza, fede e dialogo. Giornate di studio in memoria di Agostino Cilardo (Naples, 26-29 November 2018), forthcoming. Calasso G., “Intervento di Iblīs nella creazione dell’uomo. L’ambivalente figura del ‘nemico’ nelle tradizioni islamiche”, Rivista degli Studi Orientali 45, 1970, p. 71-90. Ghālib M. ed., Al-Risālat al-Jāmi‘a. Tāj Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ wa Khullān al-Wafā’, ta’lifu al-imām al-mastūr Aḥmad b. ‘Abdallāh b. Muḥammad b. Ismā‘īl b. Ja‘far al-Ṣādiq, Dār al-Andalus, Beirut 1984. Madelung W. & C. V. Uy II; C. Baffioni; N. Alshaar ed. and transl., On God and the World. An Arabic Critical Edition and English Translation of Epistles 49-51, Oxford University Press – Institute of Ismaili Studies, New York 2019. Marquet Y., La philosophie des Iḫwān al-Ṣafāʾ, Études et documents, Alger 1973. Rasāʾil Ikhwān al-Ṣafāʾ wa-Khullān al-Wafāʾ, ed. B. Bustānī, Dār al-Ṣādir, Beirut 1957, 4 vol. Yūsuf ‘Alī ‘A., The Meaning of the Holy Qur’ān, New Edition with Revised Translation, Commentary and Newly Compiled Index, Amana Publications, Beltsville, Maryland 2006.
78. Of which the copyist was also aware. Cf. On God and the World, p. 238.
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INTERPRÉTATION ISMAÉLIENNE DU PÉCHÉ ORIGINEL SELON L’OUVRAGE ASĀS AL-TA’WĪL D’AL-QĀḌĪ AL-NU‘MĀN Meir M. Bar-Asher
L
propos de cet article est l’interprétation du péché originel, la consommation du fruit défendu de l’Arbre de la connaissance par Adam et Ève, par al-Qāḍī al-Nu‘mān (m. 363/974), l’un des plus importants prédicateurs (du‘āt) du shi‘isme ismaélien fatimide, et l’un des auteurs les plus prolifiques de cette branche de l’Islam. Selon la doctrine ismaélienne, la connaissance des secrets de la religion et leur diffusion auprès des croyants ne peuvent être identiques pour chacun car elles dépendent du niveau spirituel atteint par le croyant : celui qui tenterait de se hisser à un niveau auquel il n’aurait pas été initié causerait un dommage doctrinal et commettrait un péché. Al-Nu‘mān, comme d’autres prêcheurs ismaéliens, fonde ce concept dans l’interprétation de récits prophétiques contenus dans le Coran. En effet les doctrines enseignées par les prophètes coraniques constitueraient une version ésotérique de la religion ismaélienne, celle qui ne se révélera dans l’histoire qu’avec l’émergence du mouvement ismaélien (au iv/ixe siècles). Les paroles et les actes des prophètes coraniques furent interprétés comme des récits archétypaux anticipant le système de prédication (da‘wa) ismaélienne. Ainsi, la faute originelle d’Adam et Ève est un paradigme qui permettrait de mettre en perspective la pensée globale d’al-Nu‘mān. Cette étude porte sur l’Asās al-ta’wīl (La fondation de l’exégèse [allégorique]) d’al-Nu‘mān 1. Ce texte d’importance majeure est un écrit doctrinal de nature exégétique. Avant d’aborder le thème spécifique du e
1. ‘Arif Tamer, qui publia de nombreux textes ismaéliens, a préparé une édition de cet ouvrage sur la base des deux manuscrits dont il disposait. Faute d’un meilleur texte, les références sont ici faites à son édition (Beyrouth 1960) malgré les nombreuses erreurs qu’elle contient. 10.1484/M.BEHE-EB.5.123364
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présent article, je décrirai au préalable les grandes lignes de l’ouvrage sur la base de la description faite par al-Nu‘mān lui-même dans l’introduction de son œuvre. L’introduction traite des sujets généraux tels que les liens de cet ouvrage d’al-Nu‘mān avec ses autres écrits et la relation entre l’aspect exotérique (ẓāhir) et l’aspect ésotérique (bāṭin) du Coran. L’auteur aborde ensuite le thème principal : l’interprétation des récits coraniques des prophètes comme structure de l’imâmologie et de la prophétologie. Bien que l’auteur n’explique guère la structure de l’ouvrage, il est possible d’avoir une perception de celle-ci du fait qu’elle correspond à la structure cyclique et cosmique ismaélienne. Le texte se subdivise en six parties, chacune d’entre elles traitant d’un « imam-prophète-parlant » (imām/nabī nāṭiq). Chaque « imam-prophète-parlant » inaugure un cycle historique (dawr) parmi les sept différents cycles 2. Les six principaux prophètes, hérauts des six premières périodes de l’humanité, sont Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus et Muḥammad. À ceux-ci succèdent les prophètes secondaires. On aurait pu s’attendre à ce que l’Asās al-ta’wīl inclut également le dernier cycle, annoncé par Muḥammad b. Ismā‘īl, le dernier nāṭiq, mais l’auteur en a visiblement décidé autrement. Le fait que cet ouvrage ne présente pas de structure apparente peut avoir été intentionnel : l’auteur aurait tenu ainsi à dissimuler qu’il y manquait un chapitre en dépit de son intention originelle de l’inclure dans l’œuvre 3. Pourtant, dans son interprétation du verset « Une année suivra, durant laquelle les gens seront secourus et se rendront au pressoir (thumma ya’tī min ba‘di dhālika ‘ām fīhi yughāthu al-nāsu wa-fīhi ya‘ṣirūna » [Q. 12:49]) 4, l’auteur propose une explication possible quant à son abstention d’écrire la dernière partie : Cela signifie qu’après ces cycles devrait arriver le Maître du Temps [eschatologique] attendu, qui distinguera la vérité de l’imitation servile (taqlīd) 5 et en extraira les fines significations et la vraie connaissance, comme on presse des raisins ou des olives (kamā yu‘ṣaru al-‘inab wa-l-zaytūn) 6.
2. Les sept cycles sont les sept époques qui ponctuent le « temps historique » du début de la création jusqu’à la fin du monde. 3. Voir Asās al-ta’wīl, p. 319. 4. Les traductions des versets coraniques sont celles de D. Masson, Le Coran, Paris 1967. 5. Le sens semble être que le futur Sauveur réussira à extraire les significations intérieures des devoirs religieux exécutés de manière routinière. 6. Asās al-ta’wīl, p. 150.
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Les années de famine qui touchèrent l’Égypte, d’après la formulation explicite du texte coranique (ainsi que le texte biblique) symbolisent les cycles historiques qui se succéderont avant l’ultime cycle cosmique, c’est-à-dire le cycle eschatologique au terme duquel le Sauveur devrait se dévoiler. Au terme de cette même période eschatologique, comme l’enseignent de nombreux écrits ismaéliens, une nouvelle doctrine sera dévoilée, remplaçant l’islam dans sa forme existante. L’intégration d’un tel chapitre dans le livre aurait exigé de révéler certaines vérités ésotériques (et parmi elles une réserve vis-à-vis de la religion établie, c’est-à-dire de l’islam), ce que l’auteur, pour des raisons parfaitement compréhensibles, n’a pas cru bon de faire. C’est ce qui explique la structure proprement inachevée de l’ouvrage. Il y aurait encore beaucoup à dire sur les manières et les techniques qu’utilisent les commentateurs ismaéliens, et al-Nu‘mān parmi eux, mais laissons de côté cette question et concentrons-nous sur l’interprétation de la faute de la consommation du fruit de l’arbre de la connaissance, telle qu’elle est rapportée dans le premier chapitre du livre. Ce chapitre est dédié à Adam, qui est aussi le premier prophète parlant, celui qui annonce la « religion originelle d’Adam » (dīn Ādam al-awwal). La particularité de cette religion primordiale est qu’elle est vouée à réapparaître dans une nouvelle version comme ultime croyance eschatologique : la religion qui sera dévoilée à la fin des Temps ne sera qu’un retour au commencement 7. Néanmoins, selon la doctrine ismaélienne, la religion d’Adam de la fin des Temps ne serait pas entièrement identique à la religion originelle, mais inclura des éléments de chacune des religions qui furent dévoilées entre les deux 8. Il ne s’agit pas ici d’un simple retour cyclique mais d’un renouvellement qui distillera à sa manière l’essence des autres religions, ainsi qu’il y est fait allusion dans l’interprétation d’al-Nu‘mān du verset de la sourate 12 (Joseph) citée plus haut. L’essence du péché originel d’Adam et Ève La faute d’Adam et Ève relève de deux aspects distincts. Le premier aspect est une transgression des limites qui leur furent fixées. Cette transgression révèle un manque de compréhension du principe 7. Sur la notion du retour cyclique à l’origine, voir M. Eliade, Le mythe de l’éternel retour : Archétypes et répétions, Paris 1969. 8. Voir par example F. Daftary, A Short History of the Ismailis, Cambridge 1988, p. 53-54.
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hiérarchique, qui est le cœur de la doctrine ismaélienne. La consommation du fruit de l’arbre de la connaissance désigne la tentation d’Adam et Ève d’accéder à un savoir qu’ils n’étaient pas aptes à recevoir. Le second aspect est l’antinomisme, voire le libertinage (ibāḥa) incarné par leur acte. Selon les propos d’al-Nu‘mān, les réflexions sur ces deux aspects sont indissociables l’une de l’autre. Commençons par le premier aspect : la transgression des limites du savoir et le dommage causé au principe de la hiérarchie intrinsèque à l’acte. Le Jardin d’Éden dans lequel furent conduits Adam et Ève symbolise le « soutien divin [apporté à Adam] par l’intermédiaire du savoir spirituel, pur et subtil (al-ta’yīd bi-l-‘ilm al-rūḥanī al-ṣafī al-laṭīf) » 9. Adam et Ève étaient en effet assignés à leur niveau (ḥadd) grâce au ta’yīd divin, mais à défaut de s’élever vers la Science qui leur était accordée en fonction de leur niveau, ils se laissèrent tenter par Satan – lequel remplace le serpent biblique dans le récit coranique – qui les poussa à désobéir en ces termes : « Votre Seigneur vous a interdit cet arbre pour vous empêcher de devenir anges ou d’être immortels » (Q. 7:20). Satan les incitait ainsi à mener une vie sans lois et tomber ainsi dans le « libertinage (ibāḥa) ». Il les séduisit en leur démontrant que l’obéissance aux lois constituait un niveau inférieur ; celui du dur labeur et d’efforts (ḥadd al-ta‘ab wa-l-naṣab). Il leur recommanda de « quitter [ce niveau] pour s’élever à un niveau sublime angélique en s’affranchissant du niveau du monde matériel dense (al-‘ālam al-jismānī al-kathīf) » 10. En incitant Adam et Ève à transgresser les limites qui leur étaient imposées, Satan leur promet un bénéfice à deux niveaux : l’accession à un savoir plus élevé que celui qui était le leur ; et puis la délivrance du joug des lois de la religion. Il est important de souligner que ces deux bénéfices constituent des notions majeures dans la prédication ismaélienne (da‘wa). Par le biais de l’interprétation de la faute d’Adam – et en se basant sur les récits coraniques d’autres prophètes – al-Nu‘mān met en garde contre l’anticipation de l’ère eschatologique, pendant
9. Asās al-ta’wīl, p. 62. Le terme ta’yīd que j’ai traduit ici par « soutien divin » est un concept central dans la théologie ismaélienne qu’il est difficile de traduire par un seul mot. Pour ce terme, voir M. Ebstein, Mysticism and Philosophy in al-Andalus : Ibn Masarra, Ibn al-‘Arabī and the Ismā‘īlī Tradition, Leyde – Boston 2014, p. 64-72. Pour un article important traitant le concept du ta’yīd dans un contexte semblable à notre étude, voir B. Lewis, « An Ismaili Interpretation of the Fall of Adam », Bulletin of the School of African and Oriental Studies 9 (1937-1939), p. 691-704. 10. Asās al-ta’wīl, p. 66.
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laquelle (et uniquement à cette occasion) une nouvelle religion va être révélée d’une part, dans celle-ci les lois et devoirs religieux seront abolis d’autre part : Dieu leur a accordé (i.e. à Adam et Ève) le niveau des prophètes-envoyés en incluant leurs conditions et leurs obligations comme il leur était dû, c’est-à-dire la permission de ce qui est permis et l’interdiction de ce qui est défendu […] et [Dieu] a utilisé l’arbre duquel il les a empêchés de s’approcher et il leur a défendu d’en consommer le fruit, comme un signe du niveau du Résurrecteur du Temps [eschatologique] (qā’im al-zamān), assigné au temps de la résurrection [des morts], au cours duquel l’obéissance aux lois sera abolie […]. Alors la dimension cachée [de la religion] sera dévoilée et la dimension légale imposée sera annulée (wa-yakūnu al-taklīf fī ḥaddihi marfū‘an). La dimension cachée sera dévoilée à l’inverse de la situation (existante jusqu’alors) pendant la période des prophètes-envoyés précédents […] 11.
En ce qui concerne l’autre tentation de Satan – l’acquisition du savoir initiatique – ici aussi le danger contre lequel al-Nu‘mān met en garde est la tentation d’obtention incontrôlée de ce savoir, car celui-ci est un pouvoir et le pouvoir doit être géré par une forte hiérarchie 12. Les nombreuses répétitions de ces idées dans l’Asās al-ta’wīl, rapportées dans le style littéraire des récits des prophètes du Coran, ne consistent pas uniquement en une réflexion exégétique théorique, mais elles servent surtout comme un moyen de transmission des messages de la propagande ismaélienne vivante. Al-Nu‘mān consacre un effort particulièrement important dans cet ouvrage à ce que l’on pourrait qualifier d’« actualisation du Coran ». J’utilise ce terme en référence aux travaux des chercheurs biblistes sur « l’actualisation de la Bible », c’est-à-dire la transformation des paroles divines relatives à un contexte particulier en messages pertinents pour tous lieux et tous temps 13. La quête d’un savoir auquel on n’a pas droit implique une remise en question de la structure hiérarchique de la prédication ismaélienne. De la même manière, la perception allégorique des lois de la religion peut conduire 11. Ibid., p. 62-63. 12. Pour une étude approfondie de cette notion, existant aussi dans le shi‘isme imamite, voir M. A. Amir-Moezzi, « Savoir c’est pouvoir : Exégèses et implications du miracle dans l’imamisme ancien », dans Id., La religion discrète : Croyance et pratiques spirituelles dans l’islam shi‘ite, Paris 2006, p. 151-175. 13. Sur l’actualisation de la Bible, voir F. P. Dreyfus, Exégèse en Sorbonne, Exégèse en Église, Paris 2007.
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à l’antinomisme, danger inhérent à la doctrine ismaélienne – et de facto de toute approche allégorique des lois. L’histoire de l’ismaélisme nous enseigne qu’il y eut des circonstances où le potentiel antinomique devint effectivement réalité. Une illustration célèbre en est l’affirmation de Ḥasan ‘alā dhikrihi al-salām (m. 607/1166), souverain ismaélien d’Alamūt, selon laquelle l’ère de la résurrection était arrivée annulant ainsi l’application de la loi islamique 14. Le titre d’un autre écrit d’al-Nu‘mān – Ḥudūd al-ma‘rifa – qui n’est pas parvenu jusqu’à nous mais est mentionné dans d’autres ouvrages de l’auteur, nous renseigne encore sur l’importance qu’il accordait à la hiérarchie. Le titre de l’ouvrage contient deux notions : 1) La connaissance (ma‘rifa) à laquelle il faut aspirer, principalement la connaissance des secrets de la religion notamment la compréhension spirituelle du Coran ; les plus aptes à l’interpréter correctement sont capables de trouver ainsi tous les principes et secrets de la religion ; 2) Les niveaux (ḥudūd), c’est-à-dire les degrés de la hiérarchie de la prédication ismaélienne avec leurs secrets correspondants. Arrêtons-nous à présent sur le passage qui détaille le péché originel et sa punition : Ils ont transgressé les niveaux des prophètes-parlants (nuṭaqā’) qui leur avaient été assignés au niveau du Maître de la Résurrection (ṣāḥib al-qiyāma) ; ce que Dieu leur avait interdit. [De plus] ils ont étendu leurs mains vers ce qui ne leur appartenait pas, ils ont pris et consommé le fruit de l’arbre, et [de ce fait], ont chuté dans le péché et la désobéissance. Alors le soutien divin les a abandonnés. Telle est [l’interprétation] du vêtement de la crainte que Dieu a évoqué dans son Livre en disant : « Nous avons fait descendre sur vous un vêtement qui cache votre nudité et des parures ; mais mieux vaut le vêtement de la crainte révérencielle de Dieu ! » (Q. 7:26) 15.
L’auteur semble vouloir mettre son lecteur en garde : l’ambition de celui qui est en quête de connaître (‘ārif) les secrets de la religion est de dépasser les limites de la connaissance qui lui est permise. Du moment 14. Voir B. Lewis, Les Assassins (trad. de l’angl. M. Rodinson), Paris 1982, p. 110-112 ; F. Daftary, A Short History of the Ismailis, p. 138-141 ; Ch. Jambet, La grande résurrection d’Alamût, Paris 1990 ; voir en particulier chapitre III (« l’abolition de la loi »), p. 95-135. Sur l’appellation problématique « Assassins », attribuée aux Ismaéliens par leurs adversaires, voir F. Daftary, The Assassin Legends : Myths of the Isma‘ilis, Londres – New York 2001, p. 36-38. 15. Asās al-ta’wīl, p. 66.
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qu’un tel initié devient conscient du pouvoir que lui accorde sa science, il cherche à dépasser les limites qui lui sont imposées et s’expose au danger de la chute. Dans différents mythes de la chute par exemple « l’hymne de la perle » gnostique, 16 diverses explications de la chute du gnostique sont présentées : l’étroitesse de l’intelligence, l’orgueil, la négligence dans l’observance des lois divines ou d’autres faiblesses propres à l’individu. Parmi ces faiblesses, les plus répandues sont l’oubli, absence d’éveil ou le désir du monde matériel 17. Le remède de ces faiblesses et l’évitement de la chute s’obtiennent de diverses façons : le repentir, l’éveil ou l’anamnèse. Ce processus d’élévation et de chute de l’âme du croyant gnostique s’exprime au travers de différentes œuvres philosophiques et mystiques. Par exemple, l’Épître de l’oiseau d’Avicenne 18 ou encore le Poème de l’âme (al-qaṣīda fī-l nafs) 19 qui lui est attribué 20. Un autre exemple dans la littérature shi‘ite est le mythe de la Descente (al-habṭa) conservé dans l’ouvrage de Sulaymān al-Adhanī, le renégat Nuṣayrī du xixe siècle, al-Bākūra al-Sulyamāniyya fī kashf asrār al-diyāna al-nuṣayriyya, qui, malgré sa publication tardive, contient des concepts et des doctrines que nous savons provenir de la littérature Nuṣayrite-‘Alawites ancienne 21. Al-Nu‘mān mentionne deux des notions que nous avons évoquées dans le récit de la faute d’Adam : l’anamnèse (al-tidhkār) et le repentir (al-tawba). Arrêtons-nous sur ces deux éléments. En ce qui concerne l’anamnèse de la faute, on peut en trouver une expression dans l’acte de la confection des vêtements faits de « feuilles du jardin (waraq
16. Voir H. Jonas, The Gnostic Religion : The Message of the Alien God and the Beginnings of Christianity, Boston 1963, p. 112-129. 17. Ibid., p. 62-73. 18. Voir S. Taghi, The Two Wings of Wisdom : Mysticism and Philosophy in the Risālat uṭ-Ṭair of Ibn Sina, Uppsala 2000. 19. Voir H. Corbin, Avicenne et le récit visionnaire, Paris 1999 ; voir aussi Avicenna’s Allegory on the Soul : An Ismaili Interpretation, éd. W. Madelung, trad. T. Mayer, Londres 2016. 20. C’est également le cas d’autres récits d’Avicenne tels que les épîtres de Ḥayy b. Yaqẓān et Salāmān wa-Absāl. Voir Traités Mystiques d’Abou ‘Ali al-Hosain b. Abdallah b. Sina ou d’Avicenne, éd. M. A. F. Mehren, Leyde 1899. 21. Le livre fut publié à Beyrouth, n.d. Pour le mythe en question voir p. 59-62 (= édition du Caire 1990, p. 69-72). Le texte de ce mythe est cité aussi par R. Dussaud, Histoire et Religion des Noṣairîs, Paris 1900 (accompagné d’une trad. fr.), p. 70-73.
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al-janna) » (Q. 20:121), destinés à recouvrir la nudité d’Adam et d’Ève à partir de l’instant où ils en devinrent conscients. L’interprétation d’alNu‘mān est la suivante : Ils commencèrent (Adam et Ève) à s’attacher à la lumière de la sagesse grâce à l’anamnèse (al-tidhkār) pour recouvrir la nudité de ce qui était visible d’eux et de ce qui fut dévoilé au moment du départ du soutien [divin] (ta’yīd) et du fait de leur méconnaissance des niveaux (ḥudūd) [qui leur étaient supérieurs]. Nombreux parmi ceux qui se conduisent de la sorte 22 se perdent et tombent dans le libertinage [ibāḥa] 23.
L’expression « afin qu’ils se souviennent (la‘allahum yadhdhakkarūna) », fréquente dans le Coran et dont la signification dans le contexte coranique est méditer ou déduire un enseignement plutôt qu’un simple souvenir – est interprété par al-Nu‘mān tel qu’est habituellement comprise la notion d’anamnèse dans les textes gnostiques. Cet appel à se souvenir est destiné à éveiller le gnostique de son sommeil et à l’encourager à une réparation. On peut ainsi voir dans cette remémoration une réparation de l’oubli que le récit coranique évoque (à la différence du texte biblique) en référence à la faute d’Adam et Ève : « Nous avions établi autrefois un pacte avec Adam, mais il l’oublia (fa-nasiya), nous n’avons trouvé en lui aucune résolution ! » (Q. 20:115). Le second élément présent dans le processus de rédemption d’Adam et Ève est la repentance, évoquée plus haut. Ici le texte coranique fournit une confirmation explicite : « Adam accueillit les paroles de son Seigneur et revint à lui repentant (fa-talaqqā Ādam mi rabbihi kalimāt fa-tāba ‘alayhi) ! » (Q. 2:37), un verset que la tradition shi‘ite, dans ses différentes branches, considère comme une allusion aux Imams. En effet, le terme kalimāt (singulier : kalima) signifiant « la parole [divine] », identifiée au Verbe [divin] ou le logos 24, est interprété dans la tradition shi‘ite-imamite comme désignant certains ou l’ensemble des Imams 25. En revanche, dans la tradition ismaélienne ce terme n’est adressé aux Imams que dans son aspect extérieur, tandis que dans son aspect intérieur – le bāṭin – il désigne les ḥudūd, les degrés (dans la hiérarchie), c’est-à-dire les émanations
22. C’est-à-dire ceux qui ne comprennent pas le respect de la hiérarchie. 23. Asās al-ta’wīl, p. 66. 24. Voir par exemple Q. 3:45 et 4:171. 25. Voir par exemple Q. 2:37 et voir M. M. Bar-Asher, Scripture and Exegesis in Early Imāmī Shiism, Leyde – Jérusalem 1999, p. 108, note 78 ; p. 135, 185.
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divines, autant d’archétypes célestes des Imams, auxquelles le gnostique doit s’attacher pour réparer sa faute d’avoir tenté d’atteindre une connaissance qui ne lui était pas accessible : « Nous n’avons envoyé un Prophète que pour qu’il soit obéi avec la permission de Dieu. Si ces gens qui ont fait du tort à eux-mêmes venaient à toi en implorant le pardon de Dieu et que le Prophète demandait pardon pour eux, ils trouveraient sûrement Dieu prêt à revenir vers eux et à leur faire miséricorde » (Q. 4:64). Le repentir des pénitents n’est agréé que par la réception de Ses « paroles » (kalimāt) et [Dieu] ne pourra les absoudre qu’après que ces derniers auront imploré leur pardon et [aussi] après que les kalimāt auront sollicité leur salut ; c’est l’interprétation de la parabole de l’arbre que Dieu a interdit à Adam, de la consommation du fruit de l’arbre ainsi que de la découverte de sa nudité et de son intimité. Telle est l’interprétation ésotérique dans la mesure où il m’est permis de la présenter dans ce livre (fi-l-ḥadd al-mabsūṭ fī hādhā l-kitāb) 26.
Un midrash semblable à notre récit coranique On peut remarquer une ressemblance phénoménologique entre l’interprétation d’al-Nu‘mān du récit de la faute d’Adam et Ève et la célèbre parabole talmudique des quatre sages qui entrent dans le Pardès, un texte largement étudié. Citons d’abord la parabole : Nos Sages ont enseigné : Quatre hommes sont entrés dans le Pardès : Ben ‘Azzay, Ben Zoma, Aḥer 27 et Rabbi ‘Akiba. Ben Azzay n’y put jeter qu’un coup d’œil et en mourut. C’est de lui dont le Psaume dit : « Elle a du prix aux yeux de l’Eternel la mort de ceux qui l’aiment » (Psaumes 116 : 15) ; Ben Zoma, lui aussi, n’y jeta qu’un regard, et devint fou. C’est à son propos qu’il est écrit : « Trouves-tu du miel, n’en mange qu’à ta faim ! » (Proverbes 25:16) ; Aḥer coupa les plantations. C’est à son propos qu’il est écrit : « Ne permets pas à ta bouche de te rendre tout entier coupable ! » (Ecclésiaste 5:5) ; Rabbi ‘Akiba entra en paix et sortit en paix. C’est à son propos qu’il est écrit : « Entraîne-moi à ta suite ; courons ! » (Cantique des Cantiques 5:5) 28.
26. Asās al-ta’wīl, p. 66-67. 27. Àḥer (littéralement : l’autre) est une appellation péjorative du sage de la Michna, Elicha‘ b. Abuya ; Voir G. G. Stroumsa, « Aḥer: A Gnostic », dans B. Layton, éd., The Rediscovery of Gnosticism, Leyde 1981, vol. 2, p. 228-238. 28. Talmud de Babylone, Traité Ḥagiga (« sacrifice solennel »), 15b. Sur cette parabole,
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Comme dans l’interprétation ismaélienne de la faute d’Adam et Ève, on peut percevoir dans la parabole talmudique une expression du prix que l’ambitieux en quête d’un savoir ésotérique auquel il n’est pas initié serait amené à payer. Les quatre hommes impliqués dans « l’entrée dans le Pardès » (qui représente le jardin de la connaissance et de la proximité avec Dieu), ne sont pas des ignorants mais quatre éminents sages de la Michna ayant vécu au iie siècle de notre ère. Selon le récit talmudique, ils étudiaient les secrets de la création. Or, leur statut de grands experts de la Torah – dans le sens de la connaissance exotérique de la Loi Juive – ne leur garantissait pas d’accéder à une compréhension de la Torah au niveau mystique, évidemment plus élevé. En décrivant ce qui arriva à chacun des quatre protagonistes, le Talmud exprime l’idée selon laquelle trois d’entre eux n’étaient pas aptes à s’occuper de ce niveau et cette audace leur coûtât cher : Ben ‘Azzay paya de sa vie, Ben Zoma devint fou, et Elicha‘ ben Abuya « coupa les plantations », expression particulièrement énigmatique, qui est interprétée dans le Talmud comme une « sortie du droit chemin », c’est-à-dire qu’il renia sa foi. Le seul qui ait été à la hauteur est Rabbi ‘Akiba, le grand Tanna (maître de la Michna), considéré comme une autorité de premier ordre tant pour la connaissance exotérique de la Torah que pour sa dimension ésotérique, comme nous l’enseignent de nombreuses traditions talmudiques qui le décrivent comme se consacrant aussi à l’étude du sens caché de l’Écriture 29. Le fait que la parabole talmudique ne mentionne pas le Jardin d’Éden mais un jardin quelconque comme métaphore du monde de la connaissance ésotérique n’est pas important 30. De surcroît, je montrerai plus loin qu’al-Nu‘mān aussi considère le Jardin d’Éden comme une parabole.
voir Y. Liebes, Le Péché d’Elisha‘ : Les quatre hommes qui sont entrés dans le Pardès et la nature de la mystique talmudique (Ḥet’o shel Elisha‘ : Arba‘a she-nikhnesu la-pardes ve-tiv‘ah shel ha-mistiqah ha-talmudit), Jérusalem 1990 (en hébreu) ; N. Be’eri, Went Forth into Evil Courses : Elisha ben Abuya – Aḥer (Yatsa le-tarbut ra‘a), Jérusalem 2007 (en hébreu). 29. Pour la place de Rabbi Akiba dans la pensée mystique juive de l’époque mishnique, voir I. Gruenwald, Apocalyptic and Merkavah Mysticism, Leyde 1980 ; D. J. Halperin, The Merkabah in Rabbinic Literature, New Haven 1980 ; V. D. Arbel, Beholders of Divine Secrets: Mysticism and Myth in Hekhalot and Merkavah Literature, Albany – New York 2003. 30. Il est intéressant de remarquer que le jardin ésotérique appelé pardès, mot hébreu d’origine persane, est parvenu aussi jusqu’au Coran sous la forme de firdaws, désignant le Jardin d’Éden (voir Q. 18:107 et 23:11).
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La punition d’Adam et Ève est donc une déchéance du niveau auquel ils étaient parvenus vers un niveau inférieur. Comme nous l’avons vu, la grâce spirituelle qu’ils perdirent en essayant d’atteindre un niveau qui leur était interdit est le ta’yīd, que le commentateur désigne comme étant le « vêtement de la crainte (libās al-taqwā) » dont ils étaient recouverts. « Le vêtement de la crainte », que le Coran désigne comme l’un des signes divins, est remplacé à cause de la faute par un vêtement matériel, fait de feuilles des arbres du Jardin d’Éden, grâce auquel ils cachent leur nudité. « Le vêtement de la crainte », était, selon al-Nu‘mān, « la Parole [al-kalima] qui dissimulait par sa lumière toute l’obscurité intrinsèque à eux du fait même que le ta’yīd ne peut coexister avec la faute » 31. Le passage du « vêtement de crainte » au « vêtement matériel » semble illustrer aux yeux d’al-Nu‘mān – bien que cela ne soit pas dit explicitement – une déchéance allant du niveau de compréhension des mystères ésotériques de la religion vers un niveau de compréhension strictement extérieure. Il est probable que des Midrash sur « les habits de peau (kutnot ‘or) » que Dieu confectionna à Adam et Ève et dont Il les revêtit, soient là aussi une réminiscence des deux sortes de vêtements qui représentent l’état d’avant la faute en opposition à l’état qui lui succède. Les habits de peau selon le texte biblique – « Le Seigneur Dieu fit à Adam et à sa femme des habits de peau et les revêtit » (Genèse 3:21) – semblent être les homologues des feuilles du Jardin d’Éden mentionnées dans le Coran (waraq al-janna) à partir desquels Adam et Ève avaient cousu leur ceinture ; mais le Midrash évoque aussi la possibilité qu’il s’agisse des « habits de lumière (kutnot or) », expression certes différente de celle du Coran, mais semblable dans la mesure où elle souligne le caractère spirituel de ces vêtements. Voici les mots du Midrash : « Le Seigneur Dieu fit pour Adam et à sa femme des habits de peau et les revêtit » (Genèse. 3:21). « Habits de lumière » (kutnot or), trouvet-on écrit dans la Torah de Rabbi Meir […]. [Ces habits] étaient semblables aux vêtements d’Adam, évasés en bas, et étroits en Haut. […]. Rabbi Yoḥanan a dit : [Ces habits] étaient comme des vêtements raffinés en lin provenant de [la ville de] Bet She’an – « Habits de peau » (kutnot ‘or), c’est-à-dire : « épousant la peau » 32.
31. Asās al-ta’wīl, p. 66. 32. Voir Genèse Rabbah, traduit de l’hébreu par B. Maruani et A. Cohen-Arazi, Paris 1987, chapitre XX, § 12, p. 235 (avec des changements).
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D’un point de vue ontologique, les deux sortes de vêtements représentent deux entités distinctes ; et sur le plan épistémologique, ils représentent deux niveaux de connaissance de la vérité religieuse, le ẓāhir et le bāṭin, dualité que les commentateurs ismaéliens mentionnent de façon récurrente 33. Il existe aussi une ressemblance entre l’interprétation d’al-Nu‘mān du péché originel et celle proposée par Maïmonide de ce même péché dans son Guide des Égarés. Dans son commentaire sur les paroles tentatrices que le texte biblique met dans la bouche du serpent : « Et vous serez comme des dieux connaissant le bien et le mal » (Genèse 3:5), Maïmonide rapporte une question qui lui fut posée au sujet de ce verset. Il ressort en effet de ce verset, dit-il « que l’intention primitive dans la création de l’homme était qu’il fût comme le reste des animaux, sans intelligence et sans réflexion, et sans savoir distinguer entre le bien et le mal ; mais que, ayant désobéi, sa désobéissance lui mérita cette grande perfection particulière à l’homme, c’est-à-dire de posséder ce discernement, qui est à nous, qui est la chose la plus noble de notre existence et qui constitue notre substance. » 34 L’homme qui lui adressa cette question interrogea Maïmonide sur le sens littéral des versets, desquels il apparaît a priori qu’Adam et Ève acquirent un niveau plus élevé de discernement entre le Bien et le Mal grâce à leur grave péché. Ce à quoi répondit Maïmonide que de facto il n’est guère question ici d’élévation de niveau, mais au contraire de chute. En effet, Adam et Ève chutèrent de niveau de connaissance. 33. Cette distinction entre les habits de matière (peau) et ceux de lumière est connue aussi de la littérature nuṣayrite-‘alawite, où les habits de matière sont appelés qumṣān laḥmiyya bashariyya (vêtements de chair et de sang), contrairement aux habits de lumière appelés qumṣān nūrāniyya ; voir par exemple le catéchisme nuṣayrite-‘alawite intitulé Kitab ta‘līm diyānat al-nuṣayriyya, dans M. M. Bar-Asher et A. Kofsky, The Nuṣayrī-‘Alawī Religion: An Enquiry into its Theology and Liturgy, Leyde 2002, p. 192 et note 140 (la traduction en anglais) ; p. 217 (texte arabe). Au sujet de l’idée du vêtement de lumière que portaient Adam et Ève au Jardin d’Éden et ses origines, voir S. Brock, « Clothing Metaphors as Means of Theological Expression in Syriac Tradition », dans M. Schmidt , éd., Typus, Symbol, Allegorie bei den östlichen Vätern und ihren Parallel in Mittelalter, Eichstatt 1981, p. 11-40. Pour une étude pertinente du thème des vêtements d’Adam et d’Ève dans les sources midrashiques ainsi que dans la littérature syriaque, voir J. B. Witztum, « The Syriac Milieu of the Quran : The Recasting of Biblical Narratives », thèse de doctorat, Université de Princeton, Princeton 2011, p. 93-107. 34. Maïmonide, Le Guide des Égarés, trad. S. Munk, Paris 1881, première partie, chap. 2, vol. 1, p. 37.
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Interprétation ismaélienne du péché originel
Avant le péché, ils étaient à un niveau de discernement intellectuel, le niveau de connaissance « des choses intelligibles (ma‘qūlāt) », c’est-àdire la capacité de distinguer entre la Vrai et le Faux. Après leur faute, ils furent rabaissés à un niveau inférieur, celui de discernement entre les « choses célèbres (mashhūrāt) », c’est-à-dire un niveau de discernement moral entre le Bien et le Mal 35. Le point de ressemblance avec le texte d’al-Nu‘mān est particulièrement perceptible : l’audace de vouloir accéder à une connaissance interdite occasionne la chute et l’abaissement du niveau de perception. Conclusion En guise de conclusion, j’évoquerai quelques points importants qui se dégagent de l’interprétation d’al-Nu‘mān du péché originel. 1) L’approche d’al-Nu‘mān dans son commentaire sur le péché originel, comme dans ses autres commentaires de nombreux récits bibliques-coraniques, n’est pas purement théorique. Ces récits et les protagonistes de l’histoire servent à ancrer des idées ismaéliennes dans le Coran. Ils ont une double visée : (a) d’une part, démontrer la préexistence des réalités ismaéliennes. Selon la doctrine shi‘ite (pour ces points précis aussi bien dans l’ismaélisme que dans l’imamisme), les réalités exprimées par la religion des Imams existent depuis toujours, des milliers d’années avant leur apparition historique. Dans le cas de l’ismaélisme, il existait par cycles historiques secrets (adwār al-satr). La signification d’une telle approche hiéro-historique est que la vie des prophètes et autres personnages bibliques mentionnés dans le Coran a été réalisée selon la doctrine ismaélienne. En ce qui concerne le courant imamite, cette doctrine est minutieusement étudiée, entre autres, par E. Kohlberg 36, et dans plusieurs publications de M. A. Amir-Moezzi 37.
35. Ibid., p. 38. 36. « Some Shī‘ī Views of the Antediluvian World », Studia Islamica 52 (1980), p. 41-66 (republié dans E. Kohlebrg, Belief and Law in Imāmī Shī‘ism, Aldershot 1991, chap. 16 ; et récemment dans Id., In Praise of the Few: Studies in Shi‘i Thought and History, Leyde – Boston 2020, chap. 17, p. 327-348). 37. Tout particulièrement dans ces deux livres : Le Guide divin dans le shiisme originel : Aux sources de l’ésotérisme en Islam, Paris 1992, II, La religion discrète, déjà cité dans la note 12, et maintenant La Preuve de Dieu : La mystique shi’ite à travers l’œuvre de Kulaynî ixe-xe siècle, Paris 2018, p. 71-90.
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(b) Cependant l’objectif de ces récits est aussi une actualisation du Coran. Al-Nu‘mān les utilise pour prouver qu’ils sont valables non seulement à leurs époques particulières, mais aussi en tout temps et tous lieux, et que les défis auxquels les prophètes du passé durent se confronter sont les mêmes que pour les propagandistes ismaéliens actuels qui leur succèdent. Les principes de base de la doctrine ismaélienne – comme la centralité de la hiérarchie (tarattub), 38 et la dualité du ẓāhir et bāṭin et bien d’autres – sont également des principes qu’al-Nu‘mān perçoit comme essentiels à la réussite du système de la propagande ismaélienne de son époque. 2) On perçoit ici, comme ailleurs une certaine modération de l’auteur et une dissimulation des traits trop spécifiquement ismaéliens. Cette perception reflète une pensée doctrinale au service de la politique. La politique ismaélienne du caliphe al-Mu‘izz (qui régna de 341 à 365/953-975) – à la cour duquel al-Nu‘mān, passa une partie significative de sa vie, accordait plus d’importance aux messages universels qu’aux messages singuliers. Le récit d’Adam et Ève, comme les autres récits coraniques, servait de support pour formuler des messages politiques sous le couvert d’une interprétation du Coran. Dans ses autres écrits sur différents sujets, al-Nu‘mān avait l’habitude d’agir de la sorte avec la permission d’al-Mu‘izz 39. L’un de ses ouvrages qui reflète cette approche au niveau juridique est son livre Da‘ā’im al-islam (« les piliers de l’islam »), qui devint le corpus législatif de l’ismaélisme, et en particulier de la branche Musta‘li. Dans un article magistral qu’il a consacré à cet ouvrage, Ismail Poonawala a montré l’approche modérée et œcuménique d’al-Nu‘mān, exprimant des doctrines ismaéliennes avec prudence et précaution 40. (3) Al-Nu‘mān pensait que l’interprétation littérale du récit d’Adam et Ève était fausse et qu’il fallait impérativement l’écarter. Il est
38. Un doxographe important et perspicace comme Shahrastānī considérait ce principe comme l’un de deux piliers fondamentaux de l’ismaélisme. Voir G. Monnot, « Opposition et hiérarchie dans la pensée d’al-Shahrastānī », dans M. A. Amir-Moezzi, Ch. Jambet et P. Lory, éd., Henry Corbin : Philosophies et sagesses des religions du Livre, Turnhout 2005 (Bibliothèque de l’École des Hautes Études, 126), p. 93-103. Voir aussi T. Mayer, Key to the Arcana : Shahrastānī’s Esoteric Commentary of the Qur’ān, Londres 2009, p. 9-10, 27-28 and 44-45. 39. Notre auteur était aussi actif auprès des trois califes précédents à savoir al-Mahdī (m. 322/934), al-Qā’im (m. 334/946) et al-Manṣūr (m. 341/953). 40. I. Poonawala, « al-Qāḍī al-Nu‘mān and Isma‘ili Jurisprudence », dans F. Daftary, éd., Mediaeval Isma‘ili Historical Thought, Cambridge 1996, p. 117-143.
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impossible, dit al-Nu‘mān, qu’Adam et Ève aient été nus dans le Jardin d’Éden, comme semble le faire entendre le texte biblique. À l’inverse du shi‘isme imamite, le shi‘isme ismaélien n’accepte pas la notion de ‘iṣma (l’impeccabilité des prophètes). Selon al-Nu‘mān, les prophètes de la Bible et du Coran sont susceptibles de se tromper et de commettre des erreurs, comme il le montre justement dans son interprétation du récit d’Adam et Ève. Cependant il lui arrive à certains endroits d’émettre des considérations semblables aux commentateurs fidèles à la notion de ‘iṣma. Ainsi, concernant la nudité du couple, il déclare « qu’une telle attitude envers un prophète que Dieu a élu et privilégié est incompatible avec la sublimité divine (wa-llāhu ‘azza dhikruhu wa-‘alā ajallu min an yaf‘ala dhālika bi-nabiyyin qad [i]sṭafāhu wa-akramahu) » 41. Al-Nu‘mān conclut ses propos sur un ton particulièrement polémique, en disant que la Torah est la source des interprétations infondées qui présentent Adam et Ève sous cet angle. Comme de nombreux polémistes ayant critiqué le judaïsme, al-Nu‘mān voit dans les sages juifs contemporains de Muḥammad, « comme Ka‘b al-Aḥbār et ‘Abd Allāh b. Salām et leur entourage », 42 les responsables de l’intégration de ces traditions dans l’islam, et conclut qu’ils doivent être rejetés catégoriquement. Bibliographie al-Adhānī, Sulaymān, al-Bākūra al-Sulyamāniyya fī kashf asrār al-diyāna al-nuṣayriyya, éd. Beyrouth s.d. ; éd. Le Caire 1990. Amir-Moezzi, M. A., Le Guide divin dans le shiisme originel : Aux sources de l’ésotérisme en Islam, Paris 1992 (2005). –, La religion discrète : Croyance et pratiques spirituelles dans l’islam shi‘ite, Paris 2006 (2015). –, La Preuve de Dieu : La mystique shi’ite à travers l’œuvre de Kulaynî ixe-xe siècle, Paris 2018. –, « Savoir c’est pouvoir : Exégèses et implications du miracle dans l’imamisme ancien », dans Id., La religion discrète, p. 151-175. Arbel, V. D., Beholders of Divine Secrets: Mysticism and Myth in Hekhalot and Merkavah Literature, Albany – New York 2003. Bar-Asher, M. M., Scripture and Exegesis in Early Imāmī Shiism, Leyde – Jérusalem 1999.
41. Asās al-ta’wīl, p. 68. 42. Ibid.
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Interprétation ismaélienne du péché originel Monnot, G., « Opposition et hiérarchie dans la pensée d’al-Shahrastānī, » dans M. A. Amir-Moezzi, Ch. Jambet et P. Lory, éd., Henry Corbin : Philosophies et sagesses des religions du Livre, Turnhout 2005 (Bibliothèque de l’École des Hautes Études, 126), p. 93-103. al-Nu‘mān, al-Qāḍī., Asās al-ta’wīl, éd. ‘Arif Tamer, Beyrouth 1960. Stroumsa, G. G., « Aḥer: A Gnostic », dans B. Layton, The Rediscovery of Gnosticism, Leyde 1981, vol. 2, p. 228-238. Poonawala, I., « al-Qāḍī al-Nu‘mān and Isma‘ili Jurisprudence », dans F. Daftary, éd., Mediaeval Isma‘ili Historical Thought, Cambridge 1996, p. 117-143. Taghi, S., The Two Wings of Wisdom : Mysticism and Philosophy in the Risālat uṭ-Ṭair of Ibn Sina, Uppsala 2000. Witztum, J. B., « The Syriac Milieu of the Quran : The Recasting of Biblical Narratives », thèse de doctorat, Université de Princeton, Princeton 2011.
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POURQUOI L’HOMME PENSE-T-IL ? UNE HÉSITATION D’AVICENNE (SHIFĀ’, PSYCHOLOGIE, V, 1) Rémi Brague
a
viCenne passe à l’accoutumée pour un penseur spiritualiste, voire, depuis le titre malencontreux donné par Mehren à sa collection de petits traités du philosophe, « mystique ». Il y a au moins une exception, le philosophe allemand Ernst Bloch, qui fut l’un des très rares penseurs occidentaux à s’être intéressé à la philosophie arabe pour des raisons proprement philosophiques, et pas uniquement en tant que philologue et/ou historien des idées. Alors qu’il était encore professeur à l’Université de Leipzig, et donc en Allemagne de l’Est, il composa un bref article bizarrement intitulé « Avicenne et la gauche aristotélicienne » à l’occasion du millénaire de la naissance du philosophe, célébré en 1952 1. Il y fait ressortir un aspect inattendu d’Avicenne, qu’il qualifie de « matérialiste », terme bien vague, mais censé être « de gauche ». Mais le seul point d’appui pour cette interprétation d’Avicenne, qu’il ne lit qu’en traduction, est la façon dont ce philosophe aurait conçu la matière comme douée de certaines propriétés qui ne sont pas de nature purement passive, mais possèdent une certaine activité. Pourrait-on chercher ailleurs ?
Place du passage Le chapitre que je voudrais ici verser au dossier et commenter ouvre la cinquième et dernière partie du traité d’Avicenne sur l’âme. Je 1. E. Bloch, Avicenna und die Aristotelische Linke [1952], dans Id., Das Materialismusproblem, seine Geschichte und Substanz, Suhrkamp, Francfort 1972 (Gesamtausgabe, 7), p. 478-524. 10.1484/M.BEHE-EB.5.123365
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fonderai mes observations sur l’original arabe, tel que le texte en a été établi par Fazlur Rahman, et sur la traduction latine médiévale, magnifiquement éditée dans l’Avicenna latinus 2. Il en existe bien une traduction en français, faite dans les années cinquante par un érudit tchèque du nom de Ján Bakoš 3. Ce savant était parfaitement compétent quant à la philosophie arabe et familier de la langue d’Avicenne. Cependant, il est très dommage que son français ne satisfasse pas les exigences de l’élégance, ni même parfois celles de la correction. En conséquence, je laisserai sa traduction de côté. Le traité de l’âme d’Avicenne est la sixième section de la partie de sa monumentale encyclopédie qui traite des réalités naturelles (la physique). Il s’inspire très largement du Traité de l’âme d’Aristote. Cette section consiste en cinq chapitres. I : sur l’âme en général II : sur l’âme végétative et sur les sens du toucher, du goût, de l’odorat et de l’ouïe III : sur le sens de la vue IV : les sens internes, 2 : imagination, cogitative, sommeil et veille, les visions, véridiques et trompeuses, la prophétie, 3 : réminiscence et estimative (wahmiyya), qui ont besoin d’un organe corporel, 4 : les facultés motrices et la prophétie V : 1 : le chapitre qui va nous occuper ; 2 : l’âme rationnelle ; 3 : a) ce que l’âme humaine reçoit des sens ; b) elle a un commencement ; 4 : l’âme humaine est immortelle et ne passe pas d’un corps à l’autre ; 5 : intellect agent et intellect patient ; 6 : sur les différents niveaux d’action de l’intellect et sur son niveau suprême, l’intellect saint ; 7 : les opinions des Anciens sur les actions de l’âme et sur la question de savoir si elle est une ou multiple ; 8 : les organes de l’âme. On n’a pas de mal à le constater : le chapitre cinq, qui s’ouvre sur le passage à étudier, constitue une sorte de ligne de partage des eaux. Jusqu’à présent, Avicenne traitait des facultés des êtres vivants en général. Nous passons désormais à l’étude de facultés qui se rencontrent chez l’être humain à l’exclusion de tous les autres (202, 5-6/69).
2. Je cite F. Rahman, éd., Avicenna’s De Anima. Being the psychological part of Kitāb al-Shifā’, Oxford University Press, Londres 1959, puis S. van Riet, éd., Liber de anima seu sextus de naturalibus, t. 2, Brill, Leyde 1972. 3. J. Bakoš, éd. et trad., Psychologie d’Ibn Sīnā (Avicenne) d’après son œuvre aš-Šifā’, 2 vol., Académie tchécoslovaque des sciences, Prague 1956.
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Une hésitation d’Avicenne
Les éléments d’une anthropologie Ce glissement implique une sorte d’anthropologie. Dans le cours du chapitre, Avicenne met l’accent sur ce qui distingue les êtres humains du reste des animaux. Il commence par une description des besoins humains. Ceux-ci ne peuvent être satisfaits sans une certaine élaboration : la nourriture ne peut être consommée crue, il faut la préparer. Ceci implique une certaine division du travail. Le langage est une conséquence du besoin de communication entre des hommes qui coopèrent. L’homme, tel qu’il avait été prévu (fī wujūdi-hi al-maqṣūd fī-hi) (202, 8/69), doit être incapable de se passer d’une société afin de subsister. La question se pose : prévu par qui ? ou par quoi ? Deus, sive natura ? Quoi qu’il en soit, ce trait distingue l’homme des autres animaux. Chacun de ceux-ci doit et peut se tirer d’affaire tout seul et se contenter de ce que la nature lui offre. En revanche, l’homme, laissé à lui-même, mourrait ou vivrait une vie des plus mauvaises. Il y a là, explique Avicenne, une conséquence de son excellence (faḍīla) et de ce que les autres animaux ont de défectueux (202, 13/70). Il renvoie le lecteur à des développements à venir. Où se trouvent-ils ? L’éditrice de l’Avicenna Latinus mentionne dans une note Métaphysique X, 1. En fait, le chapitre pertinent est plutôt X, 2, dans lequel Avicenne développe le thème de la division du travail. L’homme a besoin de choses qui n’existent pas dans la nature, mais doivent être fabriquées par un art, élaborées par un travail (ma‛mūl), comme la nourriture et l’habillement (202, 15/70). D’où le besoin de l’agriculture et d’autres métiers (202, 20/70). D’où aussi la division du travail : A cuit le pain pour B, lequel tisse les vêtements de A (203, 2-3/70). D’où également la possibilité du commerce entre différents pays échangeant leurs produits (203, 3/70). L’homme doit posséder une faculté qui lui permette d’établir une communication avec ses compagnons (sharīk) au moyen de signes conventionnels, et Avicenne dit qu’il possède cette faculté par nature (ṭab‛) (203, 6/71). Le son est spécialement adapté à cette fonction, puisque l’on n’a pas besoin de tourner son corps, alors que des signaux visuels, par exemple des gestes, supposent l’attention de celui ou ceux à qui l’on fait signe. Les autres animaux peuvent émettre des sons (203, 18/72), mais ceux-ci signifient uniquement par nature (ṭab‛) (204, 1/72), alors que le langage humain est par convention (waḍ‛) (204, 2/72). 163
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Les animaux ont des techniques, spécialement les oiseaux qui construisent des nids, ou les abeilles. Mais ce qu’ils font, ils le font par instinct (ilhām) et soumission (taskhīr) (204, 9/73) 4. La perception par l’homme de choses remarquables est suivie par une passion appelée admiration, qui provoque le rire ; en revanche, la perception de choses nuisibles est suivie par une passion de dégoût, qui provoque les larmes (204, 13-15/73-74). Les animaux n’ont aucun sens moral (204, 20-21/74), aucun sentiment de l’honneur. Ils n’ont pas de conscience du futur, mais vivent dans l’instant ; en conséquence, ils ne peuvent prévoir le résultat d’une conduite possible et faire sur la base de cette conscience le plan d’un comportement adapté (205, 11-/75). L’homme est capable de saisir des notions universelles, dépendantes de l’intellect et totalement abstraites de la matière. En outre, il peut saisir les réalités inconnues en partant de réalités intellectuelles qu’il connaît et en raisonnant par représentation (taṣawwur) et jugement (taṣdīq) (206, 11-13/76). Ces capacités appartiennent exclusivement à l’homme. La faculté qui caractérise l’homme de la façon la plus parfaite est la faculté spéculative (207, 13-14/78). Elle porte sur le vrai et le faux, ainsi que sur les modalités, alors que l’intellect pratique porte sur le bien et le mal (207, 15-17/78). Les principes de l’intellect spéculatif sont les principes premiers, alors que les principes de l’intellect pratique sont empruntés à des opinions autorisées (mashhūrāt, endoxa), des idées communément reçues, des opinions, des expériences flottantes (wāhin) tirées d’opinions, des expériences instables (207, 18-20/78-79). L’homme possède quatre instances judicatives (ḥākim) (208, 3-5/79) : sensorielle, imaginative-estimative, spéculative et pratique. Les principes qui éveillent la faculté commandante (ijmā‛iyya) et la poussent à mettre les membres en mouvement sont quatre : imaginative-estimative, intellect pratique, désir et colère. Les animaux ne possèdent que trois de ces facultés (208, 5-7/79-80). L’intellect pratique a besoin du corps, alors que l’intellect spéculatif n’en a besoin que dans certains cas et sous certains aspects, et il peut à la rigueur s’en passer (208, 8-10/80). L’âme humaine n’est pas 4. Ce dernier terme est absent de A. M. Goichon, Lexique de la langue philosophique d’Ibn Sina (Avicenne), Desclée De Brouwer, Paris 1938. L’expression est probablement tirée de passages du Coran comme XIV, 37.
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Une hésitation d’Avicenne
une de ces facultés, mais le substrat de toutes. Elle est une substance séparée, préparée pour trois sortes d’activités. Parmi celles-ci, certaines ne peuvent être parfaitement accomplies sans l’intermédiaire d’instruments (organes) et doivent recevoir d’eux, certaines ont quelque besoin d’eux, et certaines n’en ont nul besoin (208, 12-15/80). La dimension sociale Avicenne insiste sur le caractère social de certains comportements, et le mot société (mushāraka) apparaît cinq fois, deux fois au sens de « relation » (de l’esprit et du corps), et trois en l’acception qui est actuellement la nôtre, de « communauté » (202, 9/69 ; 203, 2/70 ; 204, 15/74) (208, 18.19/80). Les éléments de l’anthropologie d’Avicenne se rencontrent à plusieurs reprises chez des penseurs antérieurs. Certaines phrases proviennent assez directement de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote ou du Traité de l’âme, alors que d’autres rappellent la Politique, connue uniquement par transmission indirecte, puisque cette œuvre n’a pas été traduite en arabe. Ainsi : Nous ne délibérons pas sur le passé, le nécessaire ou l’impossible (207, 8-10/77-78 = Éthique à Nicomaque, VI, 2, 1139b7-9). Qui a une opinion n’a pas encore pour autant une conviction (208, 2-/79 = De anima, III, 3). Les êtres humains ne peuvent pas vivre bien s’ils restent seuls (202, 12-13/70 = Politique, I, 2, 1253a27-29). Certains détails méritent un examen plus attentif. Par exemple, tout se passe comme si les capacités mentales humaines dépendaient du besoin que les êtres humains ont de coopération, c’est-à-dire sur une faiblesse plutôt que sur une force. Ce qui constitue l’excellence (faḍīla) de l’humanité se fonde sur une faiblesse de base, à savoir son incapacité à consommer de la nourriture crue. Les éléments de notre passage sont des lieux communs, et même sonnent rebattus quand on les considère séparément. Un développement sur la division du travail comme constituant le fondement ultime de l’association politique est un lieu commun de la philosophie politique dans le monde islamique. On le trouve chez chaque philosophe de tradition aristotélicienne (faylasuf), et chez Ibn Khaldūn 5.
5. Voir M. Mahdi, Ibn Khaldûn’s Philosophy of History. A Study in the Philosophic Foundation of the Science of Culture, Allen & Unwin, Londres 1957, p. 187-188.
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Il se trouve même dans les sources grecques : chez Platon, d’abord implicitement, puis très explicitement 6. On le rencontre également chez Xénophon 7. Dans d’autres endroits, en l’occurrence dans ses considérations d’ordre métaphysique, Avicenne fait explicitement mention de la division du travail 8. Mais il fait usage de cette observation dans un autre but, d’abord afin d’expliquer la nécessité de mener une vie politique, dans le cadre d’une cité, madīna étant chez les traducteurs et les philosophes qui utilisent leurs travaux l’équivalent arabe du grec πολις. La Hidāya fait même intervenir le concept de tamaddun, littéralement « urbanisation », qui sera plus tard l’un des mots susceptibles de rendre l’idée de « civilisation » 9. Ensuite, Avicenne fait un pas de plus que les philosophes « païens », un pas que les penseurs musulmans font volontiers quand ils cherchent à mettre en lumière le fondement de la cité dans laquelle ils vivent : il déduit la nécessité d’une « loi » (sunna), puis celle d’un législateur, et finalement celle d’un Prophète. Cette déduction soulève des problèmes qui lui sont propres, et que nous pouvons laisser de côté pour l’instant. Ainsi, par exemple, la prophétie ressemble dangereusement à une sorte de phénomène naturel, rendu nécessaire par la nature sociale de l’humanité, et non comme un don qui lui aurait été octroyé par la gracieuse générosité de Dieu. Pour cette raison, entre autres, Avicenne fut l’objet de la suspicion de certains auteurs plus soucieux de ce qu’ils considéraient comme l’orthodoxie. Mais ceci est une autre histoire. Le même sujet est traité dans d’autres œuvres d’Avicenne. Le fait est bien connu, et l’on trouvera les références dans une note à l’Avicenna Latinus. C’est le cas du Livre des directives et des remarques 10. On trouve également l’idée, avant Avicenne, chez le seul philosophe antérieur (à l’exception d’Aristote, qui est toujours hors concours)
6. Platon, Charmide, 161e et République, II, 369d6-371e11. 7. Xénophon, Cyropédie, VIII, 2. 8. Avicenne, Shifā’, X, 2, éd. G. C. Anawati, Le Caire, p. 441ff. = Najāt, II, 2, éd. M. Fakhry, p. 338 ; Hidāya, éd. M. ‘Abduh, Le Caire 1954, § 188, p. 298, 2-10 ; tr. O. Lizzini, Le Muséon 108 (1995), p. 417-418. 9. Avicenne, Hidāya, p. 298, 8. 10. Avicenne, Livre des théorèmes et des avertissements, éd. J. Forget, Brill, Leyde 1892, p. 200, 1-15 ; tr. fr. A.-M. Goichon, Vrin, Paris 1951, p. 487-488.
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pour lequel il exprime quelque respect, al-Fārābī 11. On le trouve encore après lui, au xiiie siècle, dans un long passage de l’encyclopédie de Shahrazūrī 12. Un court-circuit et une reculade Que la division du travail, la collaboration entre travailleurs et l’échange de commodités entre ceux qui les produisent aient pour condition de possibilité le langage, il n’y a là rien qui présente une difficulté. C’est au contraire assez évident. La Bible hébraïque nous enseigne d’ailleurs la même leçon, par un argument a contrario, dans l’histoire de la tour de Babel : là où aucune langue commune n’existe, la coopération devient impossible et la société des nations se dissout (Genèse, 11, 7). Mais que ladite division du travail soit la cause du langage, et, partant, des facultés supérieures de l’intellect, voilà qui va moins de soi. Ce qui donc est original, voire surprenant, c’est le lien direct de causalité qu’Avicenne établit entre la division du travail et les facultés supérieures de l’esprit. Le seul fait qu’un traité de l’âme, et dans un passage qui traite des facultés propres à l’âme humaine commence par une description des besoins matériels de l’être animé est déjà révélateur. Grâce à ce court-circuit, la vie sociale apparaît comme le fondement dernier de la vie intellectuelle. Ici, nous sommes devant une sorte d’explication génétique des facultés mentales supérieures à partir des activités humbles de production de la subsistance. L’homme pense parce qu’il travaille. À ma connaissance, certes limitée, ce passage est unique chez Avicenne et chez les autres philosophes médiévaux d’expression arabe. On aurait pu s’attendre à ce qu’Avicenne continue par une généalogie en style matérialiste : la nécessité de la coopération produirait la communication au moyen du langage, qui provoquerait à son tour la formation de notions universelles. On se souvient de l’alternative entre
11. Al-Farabi, Virtuous City, éd. R. Walzer, Oxford University Press, V, 15, § 1, p. 228 ; éd. Y. Karam et al., Imprimerie catholique, Beyrouth 1980, ch. 26, p. 101/fr., p. 85. 12. Al-Shahrazūrī, cité par F. Rosenthal dans son introduction à sa traduction d’Ibn Khaldun, The Muqaddimah. An Introduction to History, Bollingen – New York 1958, t. 1, p. Lxxiv-Lxxv.
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Anaxagore (« l’homme pense parce qu’il a une main ») et Aristote, qui renverse la formule du penseur présocratique 13. La tendance du passage étudié aurait fait d’Avicenne un partisan d’Anaxagore. Or, Avicenne se place décidément du côté du Philosophe et d’une vision des choses téléologique. Pour lui, il se peut que certaines facultés soient corporelles, mais elles appartiennent au corps humain à cause de l’âme que l’homme est seul à posséder (206, 15-16/76). On pense, en écho, à une phrase énigmatique de Heidegger : l’homme a des oreilles parce qu’il est capable d’entendre, et non l’inverse (Wir hören nicht, weil wir Ohren haben. Wir haben Ohren und können leiblich mit Ohren ausgerüstet sein, weil wir hören) 14. Nous lisons sous la plume d’Avicenne une phrase quelque peu bizarre selon laquelle il existerait de cet état de choses d’autres causes, plus cachées, mais plus puissantes (203, 5/71). Mais il s’abstient de nous dire ce que ces causes pourraient être au juste. Le fait est d’autant plus surprenant que le chapitre est rempli de renvois à des explications antérieures ou à des développements encore à venir. J’ai compté sept de ces renvois (202, 13-14/70 ; 206, 12/76; 207, 2-4/77; 208, 15. 18-19/80, 209, 4. 11/81), ou même huit si l’on ajoute un kamā tabayyana (208, 12/80) qui peut renvoyer à des démonstrations faites par d’autres penseurs – Aristote par exemple. Que sont ces causes plus cachées et plus puissantes ? Nous sommes réduits aux conjectures. Pourquoi Avicenne se retient-il de les nommer, et même d’y faire allusion ? D’autres œuvres d’Avicenne nous en disent-elles plus long ? Tout se passe en tout cas comme si Avicenne s’était inquiété devant les conséquences de sa propre intuition et avait reculé devant elles.
13. Anaxagore, DK 59 A 102 = Parties des animaux, IV, 10, 687a8-18 cité avec approbation et commenté par Galien, De usu partium, I, 3, éd. G. Helmreich, Teubner, Leipzig 1907, p. 4, 2-5. 14. M. Heidegger, “Logos (Heraklit, Fragment 50)”, in : Vorträge und Aufsätze, Neske, Pfullingen 1954, p. 207.
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Bibliographie Avicenna’s De Anima. Being the psychological part of Kitāb al-Shifā’, éd. F. Rahman, Oxford University Press, Londres 1959. Avicenne, Hidāya, éd. M. ‘Abduh, Le Caire 1954, § 188, p. 298, 2-10 ; tr. O. Lizzini, Le Muséon, 108 (1995), p. 417-418. Avicenne, Liber de anima seu sextus de naturalibus, t. 2, éd. S. van Riet, Leyde, Brill 1972. Avicenne, Livre des théorèmes et des avertissements, éd. J. Forget, Brill, Leyde 1892, p. 200, 1-15 ; tr. fr. A.-M. Goichon, Vrin, Paris 1951, p. 487-488. Avicenne, Psychologie d’Ibn Sīnā (Avicenne) d’après son œuvre aš-Šifā’, éd. et trad. J. Bakoš, Académie tchécoslovaque des sciences, Prague 1956, 2 vol. Avicenne, Najāt, éd. M. Fakhry, Beyrouth 1968. Avicenne, Shifā’, éd. G. C. Anawati, Le Caire 1974. E. Bloch, Avicenna und die Aristotelische Linke [1952], dans Id., Das Materialismusproblem, seine Geschichte und Substanz, Suhrkamp, Francfort 1972 (Gesamtausgabe, 7), p. 478-524. Al-Farabi, Virtuous City, éd. R. Walzer, Oxford University Press, Oxford 1985 ; éd. Y. Karam et al., Imprimerie catholique, Beyrouth 1980. Galien, De usu partium, I, 3, éd. G. Helmreich, Teubner, Leipzig 1907. A. M. Goichon, Lexique de la langue philosophique d’Ibn Sina (Avicenne), Desclée De Brouwer, Paris 1938. M. Heidegger, “Logos (Heraklit, Fragment 50)”, dans Vorträge und Aufsätze, Neske, Pfullingen 1954. M. Mahdi, Ibn Khaldûn’s Philosophy of History. A Study on the Philosophic Foundation of the Science of Culture, Allen & Unwin, Londres 1957. F. Rosenthal, introduction à sa traduction d’Ibn Khaldun, The Muqaddimah. An Introduction to History, Bollingen – New York 1958, t. 1.
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a
que je travaillais à une traduction commentée du traité pseudo-pythagoricien Sur la royauté de Sthénidas, qui, comme la Lettre II attribuée à Platon, insiste sur le fait que le roi terrestre se doit d’imiter la divinité qui règne de façon diverse sur l’ensemble des choses, j’ai tout de suite pensé au chapitre VIII, intitulé « L’autorité de l’homme parfait », de l’ouvrage de Christian Jambet 1, Qu’est-ce que la philosophie islamique ? 2 Le contexte en est très différent, mais on peut percevoir, dans cet idéal de la fonction royale, un thème philosophique qui remonte au début de l’ère commune. Lors
1. Le contexte Face au Platonisme stoïcisé et aristotélisé que connut Cicéron (ier siècle avant l’ère commune), et contre lequel réagit violemment Numénius (iie siècle de l’ère commune), se fit progressivement sentir le besoin, chez les platoniciens, d’une philosophie moins centrée sur le monde des corps, plus religieuse. C’est alors que la pensée de Platon réapparut comme un moyen d’accéder à un autre ordre de réalités, celui de l’incorporel que seule pouvait appréhender l’âme. Ainsi se produisit chez les platoniciens cette renaissance à laquelle on donna le nom de moyen Platonisme. Pour les tenants de ce courant d’interprétation, les 1. Je suis très heureux de contribuer à ce volume d’Hommages à Christian Jambet qui nous fait l’honneur et le plaisir de participer chaque année au Séminaire Platonicien et Néoplatonicien organisé par Pierre Caye, Philippe Hoffmann et moi-même à l’École Normale Supérieure, rue d’Ulm. 2. Ch. Jambet, Qu’est-ce que la philosophie islamique ? Gallimard, Paris 2011 (Folio Essais. Inédit). 10.1484/M.BEHE-EB.5.123366
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membres de la Nouvelle Académie (IIIe-Ier avant l’ère commune) avaient été infidèles à un point essentiel de doctrine, rapporté par Numénius à Socrate et repris par Platon, mais appartenant de toute évidence à la tradition pythagoricienne. Lorsqu’Eusèbe cite son nom, il qualifie Numénius de « pythagoricien ». Numénius mentionne en effet le nom de Pythagore en plusieurs endroits dans son ouvrage Sur l’éloignement des membres de l’Académie par rapport à Platon. Il reproche aux platoniciens de n’avoir pas su, comme l’avaient fait les disciples de Pythagore, préserver dans sa pureté la doctrine de Platon qui n’était ni inférieure ni supérieure à celle de Pythagore (frag. 24, 14-22 des Places). Numénius va plus loin encore en établissant un lien entre Platon et Pythagore par l’intermédiaire de Socrate : D’ailleurs, sur les autres points, en éliminant certaines idées, et en en torturant d’autres, ils (les membres de l’Académie) ne s’en tinrent pas à l’héritage primitif ; partant de là, ils ne tardèrent pas, plus ou moins vite, à se diviser, de manière délibérée ou à leur insu, parfois même pour une autre raison peut-être non dénuée d’ambition. […] Platon, lui, pythagorisait : il savait bien que Socrate n’avait pas eu d’autre source pour tenir ces mêmes propos et qu’il avait parlé en connaissance de cause […] Bien avant eux, les disciples de Socrate s’étaient retrouvés dans la même situation, en donnant des discours de ce dernier des interprétations différentes […]. Voici la cause de ce désaccord : alors que Socrate posait qu’il y avait trois dieux 3 et en tirait un enseignement philosophique en suivant l’ordre qui convient, ses auditeurs ne comprenaient pas et pensaient qu’il disait tout cela au petit bonheur, et que, au vent de la fortune qui apporte la victoire, il allait tantôt dans un sens tantôt dans un autre, au gré du vent. (frag. 24, 10-14 et 47-56 éd. et trad. modifiée des Places)
L’intérêt de ce passage réside non pas dans sa vraisemblance historique, mais dans son contenu idéologique. Comme, selon lui, Socrate était pythagoricien, on comprend que Numénius soutienne que Platon, dont Socrate fut le maître, était un pythagoricien, et qu’il tenait le milieu entre la solennité de Pythagore et l’humanité de Socrate (frag. 24, 57-79 des Places). Par suite, la philosophie de Platon ne pouvait être dissociée de celle de Pythagore. On parvint dès lors à un Platon pythagorisant ou
3. Voir la Lettre II attribuée à Platon, dans Platon, Lettres, traduction inédite, introduction et notes L. Brisson, Flammarion, Paris 1987 (20044) (GF 466).
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à un Pythagore platonisant ; et cette conviction mena à la production de textes destinés à prouver la véracité de ce rapprochement entre Platon et Pythagore. Or, pour Numénius, le noyau de cette doctrine réside dans la doctrine des trois rois évoquée de façon obscure dans la Lettre II attribuée à Platon, mais rédigée au début de l’ère commune, et dont Numénius indique que son interprétation était déjà discutée. 2. La Lettre II La Lettre II s’inscrit dans un ensemble de lettres attribuées à Platon, et qui toutes sont inauthentiques, sauf la Lettre VII à mon avis. Outre la Lettre II plusieurs autres de ces lettres sont d’inspiration néopythagoricienne : la Lettre VI adressée à Hermias, tyran d’Atarnée, et à Erastos et Coriscos ; les Lettre IX et XII adressées à Archytas de Tarente et la Lettre XIII, adressée comme la Lettre II, à Denys le jeune, tyran de Syracuse. L’occasion de la Lettre II, inauthentique, est la suivante. Denys le jeune, qui a succédé à son père comme tyran de Syracuse et avec qui Platon a rompu par suite d’un différend concernant Dion, un membre de l’Académie, a envoyé à Athènes Archédème, un disciple d’Archytas. Archytas est ce pythagoricien qui dirigea Tarente pendant plusieurs années, et pour qui Platon avait la plus haute estime parce qu’il avait joué le rôle d’intermédiaire auprès de Denys le jeune pour que ce dernier accepte de le laisser retourner à Athènes. Dans cette lettre, Denys le jeune demande à Platon et à son entourage de se garder de toute parole et de toute action susceptibles de lui déplaire (310b-d) ; il veut savoir quel type de relations devait dès lors s’établir entre lui et Platon (310d-312c) ; il cherche à obtenir des précisions sur une petite sphère représentant le monde (312d) ; il demande à Platon de répondre à une question relative au « premier » (312d-314c) ; enfin il dit souhaiter régler un certain nombre de questions diverses (314c-fin). La Lettre II est censée avoir été écrite peu après la rencontre de Platon avec Dion, évoquée dans la Lettre VII (350d-352a), lors des jeux Olympique d’août 360 avant l’ère commune. Dion, un membre de l’Académie, il faut le rappeler, allait peu après prendre le pouvoir à Syracuse, avant d’être assassiné par ses partisans.
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Mais avec les quatre autres lettres mentionnées plus haut, la Lettre II se rattache à cette entreprise de rédaction de textes pythagoriciens entre le premier siècle avant l’ère commune et le milieu du second après, dans un contexte médio-platonicien. Les deux moyens utilisés par les pythagoriciens pour préserver le secret de leur doctrine s’y retrouvent. Concernant la petite sphère et le « premier » roi, l’auteur de la lettre s’exprimera par énigmes, c’est-à-dire en employant un discours à double sens pour éviter toute diffusion intempestive. Le plus sûr d’ailleurs est de ne pas écrire : « Considérant donc ce qui vient d’être dit, prends garde de n’avoir jamais à te repentir d’avoir aujourd’hui fait tomber ces choses de façon indigne dans le domaine public. Or, la plus grande sauvegarde, c’est de ne pas écrire, mais d’apprendre par cœur, car il est impossible d’empêcher ce qui est écrit de tomber dans le domaine public. Voilà pourquoi je n’ai jamais rien écrit, moi, sur ces questions ; de Platon, il n’y a aucun traité les concernant et il n’y en aura pas non plus. Ceux qu’on lui attribue maintenant sont de Socrate, lorsqu’il était jeune et beau » (314b-c). On retrouve là l’exigence pythagoricienne du secret ; il faut éviter d’écrire et on doit s’exprimer oralement en utilisant un langage à double sens 4. Au cœur de la Lettre II, on trouve ce passage énigmatique : [312e] Autour du roi de toutes choses, se trouvent toutes choses ; c’est en vue de lui que tout existe et c’est lui qui est la cause d’absolument tout ce qui est beau. Autour du second, se trouvent les choses de second rang ; et autour du troisième, les choses de troisième rang. Cela étant, l’âme humaine, eu égard à ces choses, aspire à savoir de quelle sorte de choses il s’agit, en portant ses regards sur ce qui lui est apparenté, sans que rien ne [313a] la satisfasse. Eh bien, dans le cas du roi et des réalités dont j’ai parlé, on ne trouve rien d’apparenté.
Cette doctrine des trois rois doit par ailleurs être mise en parallèle avec celle des trois « uns » de Modératus de Gadès (Cadix en Andalousie) 5, un néopythagoricien qui vivait sous Néron (au pouvoir entre 54 et 68 de l’ère commune). 4. L. Brisson, « Usages et fonctions du secret dans le Pythagorisme ancien », dans Le secret, textes réunis par P. Dujardin, CNRS. – Centre régional de Publication/Presses Universitaires de Lyon, Lyon 1987, p. 87-101 ; Id., « Le secret comme instrument d’autorité chez Pythagore et les Pythagoriciens », dans Les mises en scène de l’autorité dans l’Antiquité. Actes du colloque « Expressions et représentations de l’Autorité dans les Mondes Anciens », organisé par le laboratoire ERAMA, et qui s’est tenu du 20 au 22 novembre 2013 à l’ENS de Lyon, ADRA – de Boccard, Nancy – Paris 2015, p. 113-129. 5. Voir la Notice par B. Centrone et C. Macris dans R. Goulet, éd., Dictionnaire des
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L’obscurité de ce passage s’accorde bien avec la pratique néopythagoricienne du langage à double sens, dont seuls les initiés pouvaient comprendre le sens profond. Ni les médio-platoniciens ni les néo-platoniciens n’arriveront à en proposer une exégèse, admise par tous 6. Si on s’en tient à l’exégèse médio-platoniciennes on peut admettre que le premier dieu est l’Un Bien de la République dont les formes intelligibles sont les pensées, que le second est l’Intellect démiurgique du Timée, et que le troisième, est l’Âme du monde qui, dans le Timée, prend le relais du démiurge, lorsque ce dernier se retire. En fait, il pourrait s’agir du même dieu, dont les fonctions seraient hiérarchisées. 3. Sthénidas Sur la royauté À l’époque impériale, des traités Sur la royauté 7 que l’on peut rattacher à la mouvance pythagoricienne circulèrent ; ils mettaient en rapport la politique, la cosmologie et la « métaphysique ». L’un de ces traités, attribué à un certain Sthénidas 8, reprend des thèmes que l’on retrouve dans la Lettre II de Platon. Il s’agit ici non de la filiation directe d’un texte sur un autre, mais de leur appartenance à un même contexte philosophique, celui du renouveau du Platonisme, associé à ce que l’on considérait comme la doctrine pythagoricienne, et cela entre le premier et le second siècle de l’ère commune. C’est dans ce contexte que l’on peut, me semble-t-il, situer ce passage du Sur la royauté de Sthénidas :
Philosophes Antiques, IV, éd. CNRS, Paris 2005, p. 545-548. 6. Pour une présentation synthétique de toutes ces interprétations, voir l’Introduction, à Proclus, Théologie Platonicienne, livre II, éd. et trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink, Les Belles Lettres, Paris 1974, p. xx-Lix. 7. Pour le texte de ce traité, voir H. Thesleff, The Pythagorean texts of the hellenistic period, Åbo Akademi, Åbo 1965, p. 187-188. 8. Cité par Jamblique, dans son catalogue des Pythagoriciens (V. Pyth. § 267), comme étant de Locres. Chez Jamblique, il s’agit de Sthenonídas. Pour Stobée (Anth. IV 7, 63) et pour Photius (Bibl. 115a18), c’est Sthenídas. Voir la Notice par C. Macris dans le Dictionnaire des Philosophes Antiques, IX, Paris 2018, p. 941-955. Pour le grec ancien, j’ai utilisé le système de translittération suivant : êta = e ; oméga = o ; dzèta = z ; thèta = th ; xi = x ; phi = ph ; khi = kh ; psi = ps. L’iota souscrit est adscrit (par exemple ei) ; et lorsqu’il s’agit d’un alpha, cet alpha est long = ai. L’esprit rude est noté h, et l’esprit doux n’est pas noté. Tous les accents sont notés.
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Luc Brisson Il faut que le roi soit un sage 9. Ainsi sera-t-il l’imitateur et le serviteur empressé 10 du premier dieu 11. Alors que ce dieu est par nature le premier roi et le premier souverain, notre roi est roi par naissance et par imitation 12. Alors que celui-ci règne sur tout, c’est-à-dire sur l’ensemble des choses 13, celui-là règne sur la terre. Alors que celui-ci administre 14 toujours toutes les choses 15, et qu’il ne cesse de posséder la sagesse en lui-même, celui-là acquiert la science 16 dans le temps. Il imitera le premier dieu de la meilleure façon possible, s’il fait preuve de grandeur d’âme 17 et de bienveillance et s’il restreint ses besoins, en manifestant une disposition paternelle à l’égard de ses sujets 18. C’est pour cela surtout que le premier dieu est considéré comme le père des dieux aussi bien que comme le père des hommes, parce qu’il est bienveillant à l’égard de tout ce qui est en son pouvoir, et ne cesse
9. C’est le thème de cette lettre. Le pouvoir se fonde sur le savoir. La consigne est évidente dans la République (V 473c-e). On la retrouve chez Eusèbe (Éloge de Constantin 5, 4) et dans deux discours de Thémistius (Discours II et VII) qui reprennent ce thème ; Thémistius fait explicitement référence à Platon et à Pythagore. Ces discours furent traduits en arabe. 10. L’assimilation à dieu est un thème platonicien. Pour y arriver, il faut tendre (phílos) vers ce savoir (sophía) que possèdent les dieux en pratiquant la philosophie (Phèdre 249c-d et Banquet 204a). Seuls les dieux sont sophoi, l’homme ne peut que tendre à la devenir. Pour ἀντίμιμος , voir Euryphamos (Stobée IV 915.10) et Philon (Vie de Moïse II 65) Pour ζηλωτὰς, voir Musonius (Stobée IV 283.26). 11. Sur le premier dieu, voir Alcinous (Didaskalikos 10, 164.19 sq.), Numénius (frag. 11 et 12) et la Lettre II du pseudo-Platon. On trouve déjà ce thème chez Cicéron (Rép. VI 13). On notera qu’il s’agit là du dieu suprême qui est le premier principe dans le moyen platonisme. 12. L’opposition entre phúsei et genései est très claire. Le dieu est roi en son être, alors que la royauté d’un être humain dépend de sa naissance. On retrouve là l’opposition que Platon instaure au début du Timée (28e-29a) entre l’être et le devenir. Le καὶ μιμάσει va expliquer de quelle façon l’être humain peut tenter de ressembler au premier dieu. Je suis Thesleff, car le texte est difficile à cet endroit. 13. Allusion au démiurge, car la formule fait référence à l’univers (Timée 29b). Voir aussi Aristote (De caelo I 9, 278b20). 14. Chez Platon, le verbe dioikeî s’applique à la cité (Pol. 297b8, Ménon 73a7-8. Rép. X 600a1, Lois II 667a1 et IV 714a1) ou à l’univers (Lois VII 809c8, X 896e2). 15. Sur l’opposition éternité (aeí) / temps (en khrónoi), voir Timée 37c-d. 16. Nouvelle opposition σοφίαν possédée par le dieu et ἐπιστάμαν acquise par l’homme. Voir Thémistius (Discours II et VII). Le roi doit imiter le dieu pour ce qui est de l’acquisition du savoir, première vertu de la partie supérieure de l’âme. 17. La série megalóphrona te kaì ámeron kaì oligodeéa correspond aux vertus des deux parties de l’âme les plus basses selon Platon : thumós et epithumía. Voir notamment Rép. VI 485d sq. 18. Comme le démiurge qui dans le Timée (28c) est le père de toutes choses.
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Du premier dieu comme modèle du roi humain jamais d’en prendre soin. Il ne lui suffit pas d’avoir été le fabricant de toutes choses, mais il nourrit, il enseigne tout ce qui est beau et il est le législateur qui régit toutes choses. Il faut que soit tel le roi qui sur la terre doit régner sur les hommes. Rien ne peut être beau qui n’a pas un roi et qui se trouve privé de chef. Sans sagesse et sans science, il n’est pas possible de régner et de diriger. Par conséquent, notre roi sera un imitateur et un serviteur de dieu, le roi sage et soumis à la loi.
De ce passage, on peut tirer deux éléments, concernant le premier dieu d’une part, et l’imitation de ce dieu par le roi mortel de l’autre. 3.1. Les trois dieux La mention du « premier dieu » nous oriente immédiatement vers la Lettre II, même si on peut aussi penser à Zeus qui, dans le mythe central du Phèdre, prend la tête de la troupe des dieux, des démons et des âmes. 1) Mais l’insistance avec laquelle il est rappelé que le premier dieu « est bienveillant à l’égard de tout ce qui est en son pouvoir, et ne cesse jamais d’en prendre soin », qu’« il nourrit, enseigne tout ce qui est beau et est le législateur qui régit toutes choses » nous oriente vers le Bien qui doit être rapproché du premier « un » de Modératus. Cette conjecture se trouve confirmée par l’identification de ce premier dieu avec « le premier roi et le premier souverain ». 2) Le fait que le premier dieu « vit toujours en possédant la sagesse en lui-même » nous renvoie à l’intellect, intellect dont les pensées sont les formes et qui se pense lui-même, une synthèse entre le premier moteur d’Aristote et le démiurge du Timée. Ce dieu est aussi « considéré comme le père des dieux aussi bien que comme le père des hommes », ce qui nous renvoie au démiurge du Timée, « père et fabricant du monde » (28c3-4). C’est aussi le cas pour « Il ne lui suffit pas d’avoir été le fabricant de toutes choses… ». 3) Enfin, le fait qu’« il administre toutes les choses » renvoie à l’âme du monde dans le Timée, fabriquée par le démiurge. Dans un contexte pythagoricien, le premier dieu se trouve interprété comme le premier « un » de Modératus. En fait, le premier dieu résulte d’une synthèse entre le Bien de la République et le démiurge du Timée chez Platon d’une part, et le Premier Moteur immobile chez Aristote. On comprend dès lors que chez Platon, les formes intelligibles soient ses pensées, et que chez Aristote, le Premier Moteur Immobile soit la Pensée de la Pensée.
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3.2. L’imitation du dieu Le roi mortel doit imiter ce dieu par son savoir 19 et par sa qualité morale. Comme on vient de le voir le premier dieu possède en lui-même la sagesse de façon permanente, ce qui correspond à la doctrine platonicienne. Voilà pourquoi le roi mortel imitera le dieu « en acquérant la science dans le temps où il se trouve ». Et il en va de même pour la qualité morale. Le roi humain cherchera à imiter le premier dieu de la meilleure façon possible, s’il se conduit ainsi : « Il imitera le premier dieu de la meilleure façon possible, s’il fait preuve de grandeur d’âme et de bienveillance et s’il restreint ses besoins, en manifestant une disposition paternelle à l’égard de ses sujets ». Il est dommage que cet idéal soit resté la plupart du temps qu’un idéal. Conclusion L’idéal politique qui veut que le roi terrestre imite le dieu qui règne sur toutes choses, qui est un thème bien connu des religions monothéistes, a donc des racines en philosophie, et cela dès l’époque impériale où l’on tente une synthèse entre Pythagore, Platon et même Aristote. Des traductions arabes d’auteurs postérieurs expliquent peutêtre l’influence de ces thèmes dans la philosophie islamique. Bibliographie Brisson, L., « Usages et fonctions du secret dans le Pythagorisme ancien », dans Le secret, textes réunis par Philippe Dujardin, Lyon, 1987, p. 87-101. Brisson, L., « Le secret comme instrument d’autorité chez Pythagore et les Pythagoriciens », dans Les mises en scène de l’autorité dans l’Antiquité. Actes du colloque « Expressions et représentations de l’Autorité dans les Mondes Anciens », organisé par le laboratoire ERAMA, qui s’est tenu du 20 au 22 novembre 2013 à l’ENS de Lyon, Nancy – Paris 2015, p. 113-129. Goulet, R. (éd.), Dictionnaire des Philosophes Antiques, Paris 2005. Jambet, C., Qu’est-ce que la philosophie islamique ?, Paris 2011. Thesleff, H., The Pythagorean texts of the hellenistic period, Åbo 1965.
19. « Par nature, sagesse et pouvoir important tendent à s’unir pour ne faire qu’un » (Lettre II 310e). On notera par ailleurs que la vertu dépend du savoir, et le vice de l’ignorance dans un contexte platonicien.
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QUE SONT LES HÉNADES ET À QUOI SERVENT-ELLES ? MÉTAPHYSIQUE ET THÉOLOGIE CHEZ PROCLUS Pierre Caye
Quand donc Platon nous dit dans les Lois que le divin est la mesure de tout, bien plutôt que l’homme, comme l’un de ses prédécesseurs a eu l’audace de l’affirmer quelque part, il faut comprendre dans quel sens Platon dit que l’un est mesure, et voir s’il ne définit pas là l’un au-delà du tout, et qui est, comme limite de tous les êtres, l’être même de tout et son bien-être, la précause (proaítion) des mesures qui sont dans chacun. (Proclus, In Parm., VII 1210.3-9 Steel)
s
’imPose au ve siècle ap. J.-C., dans l’École néoplatonicienne d’Athènes, chez Proclus et Damascius, un terme, jusqu’alors très peu utilisé dans la littérature philosophique, absent par exemple des écrits conservés de Jamblique aussi bien que des fragments des Oracles chaldaïques : l’hénade (henás) 1. Pourtant cette notion, que Proclus va abondamment développer, dans ses Éléments de Théologie (§ 113 à § 165) puis dans sa Théologie platonicienne (III, chap. 1 à 6), mais aussi, d’une façon plus diffuse sans être pour autant moins structurante, dans les livres VI et VII de son Commentaire au Parménide 2, « son
1. H. D. Saffrey, L. G. Westerink, « Introduction », dans Proclus, Théologie platonicienne, III, texte établi et traduit par H. D. Saffrey, L. G. Westerink, Les Belles-Lettres, Paris 1978, p. xiv. 2. « Le dialogue [le Parménide] concerne tous les êtres dans la mesure où ils sont les rejetons de l’un […] et, pour dire maintenant mon opinion, dans la mesure où ils sont tous déifiés. » (Proclus, In Parm, I 641.3-5 Steel ; trad. C. Luna, A. Ph. Segonds dans Proclus, Commentaire sur le Parménide de Platon, Tome I/2, Livre I, texte établi, traduit et annoté par C. Luna, A. Ph. Segonds, Les Belles-Lettres, Paris 2007, p. 33). 10.1484/M.BEHE-EB.5.123367
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traité sur les choses divines » 3, apparaît incontournable dans l’évolution du néoplatonisme, assurant un double rôle d’articulation, à la fois entre l’être et l’un, et entre la métaphysique et la théologie. Mieux encore, Proclus va faire des hénades un véritable système que l’on est en droit d’appeler l’hénadologie. Cette construction systématique est une pièce centrale de l’interprétation proclusienne de la différence hénologique, c’est-à-dire de la différence entre l’un et l’être et contribue à renforcer la singularité de l’École d’Athènes par rapport aux autres courants platoniciens voire néoplatoniciens antérieurs. À cet égard, je soutiendrai deux thèses concernant Proclus : La première thèse que je soutiens ici est que Proclus est certainement le penseur capital qui, s’il n’a certes pas inventé la différence hénologique (cette invention spéculative revient à Plotin), a cependant réussi à la démontrer et à la justifier du point de vue de la métaphysique, à prouver que la formule de la première hypothèse du Parménide « L’un n’est pas » ou du Livre VI de la République « le Bien au-delà de l’Être » n’est pas simplement un insoutenable paradoxe, fruit du démon hyperbolique de Socrate dont se rit Glaucon dans la République 4. Proclus réussit ainsi à surmonter les apories ou les difficultés que l’on trouve par exemple chez Plotin en particulier dans le Traité 39 [Ennéades VI, 8] sur la Liberté et de la Volonté de l’Un, où l’on a parfois (mais pas toujours il est vrai) l’impression d’un retour au médio-platonisme, c’est-à-dire à une doctrine de l’assimilation de l’un à l’intellect au point de réintroduire la convertibilité de l’un et de l’être et, ce faisant, la présence du multiple au niveau du principe suprême. Mais Plotin n’avouet-il pas lui-même faire preuve ici d’un certain relâchement dans son discours 5 ? Mieux encore, l’hénologie de Proclus semble aussi pouvoir surmonter et résoudre avant l’heure l’aporie fondamentale de la métaphysique formulée par Damascius dans son Traité des Premiers principes 6, selon laquelle le principe ne peut être ni hors du tout, ni dans le tout. Je résume l’argument de Damascius : 1.Soit le principe est radicalement séparé, il n’est donc en relation avec rien, et par conséquent il n’est le principe de rien du tout, et n’est au
3. Ibid., VII 1155.21 Steel. 4. Platon, République, VI, 509c. 5. Plotin, Traité 39 [VI, 8], 13, 4-5. 6. Damascius, De princ., § 1 I, 1.4-5 CW et 1.8-10 CW.
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fondement d’aucune réalité. Origène le platonicien, au moment même de la genèse de la doctrine, à l’époque de Plotin, dénoncera dans l’un un principe anupóstaton, anúparkton, sans réalité ni fondement. 2.Soit le principe est en relation avec la totalité de l’être, et il n’est alors qu’une partie de cette réalité, soumise, en tant que partie, à sa totalité, et il ne saurait donc être tout simplement principe. Cette aporie joue un rôle fondamental dans l’ensemble de l’histoire de la métaphysique même si, à mes yeux, seules deux écoles ou traditions philosophiques ont réussi à en proposer une solution digne d’intérêt : – L’idéalisme allemand, qui a essayé de répondre au second lemme de ce dilemme, autrement dit qui s’est efforcé de fabriquer de la différence et de la principialité (ce qui fait que le principe principie) à partir de la relation, c’est-à-dire à partir de cette coappartenance problématique du principe à la totalité dont celui-ci se revendique le principe : différence que l’on est en droit de qualifier de différence ontologique entre l’être et les étants, et plus précisément entre la dynamique de l’Être et l’ordre des étants. – Le néoplatonisme, en particulier le néoplatonisme de Proclus, qui lui a au contraire essayé de résoudre le premier lemme, c’est-à-dire de produire de la relation, de l’ordre et du monde à partir de la séparation absolue. Et c’est en quoi Proclus est le penseur décisif de la différence hénologique. Ce qui me conduit à affirmer une deuxième thèse, à savoir que la théorie des hénades joue un rôle considérable dans cette résolution, théorie que Proclus, à la suite de son maître Syrianus 7, met en place de façon somme toute inédite, quels que soient les débats sur la paternité et de la notion et du terme 8. Les hénades remplissent en effet une fonction d’articulation entre d’une part la première hypothèse du Parménide « l’un n’est pas », l’un n’est rien du tout, qu’il faut entendre dans son sens le plus littéral, comme rien du Tout, ce qui renvoie à la question de l’inconvertibilité radicale de l’un et de l’être, du principe de cohérence de la réalité (un) et de son principe d’existence (être), et d’autre part la seconde hypothèse « l’un est », davantage encore « il est le tout » :
7. Voir sur ce point l’étude de H. D. Saffrey OP, « Introduction », dans Proclus, Théologie platonicienne, III, p. Li-Lii. 8. Sur la place et la signification du terme hénade dans la littérature philosophique antérieure, voir infra, p. 171
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autrement dit, l’hypothèse de l’unitotalité de l’être. Bref, les hénades sont appelées à jouer un rôle privilégié d’articulation entre le principe dans sa plus grande solitude et le monde dans sa plus grande extension. L’hénade, dit Proclus dans ses Éléments de Théologie, – et cette définition ouvre l’ensemble de la problématique – , est « theós », divinité 9. Et de même « tout dieu en tant que dieu est une hénade » 10. Autrement dit, seule l’hénade, mais non pas l’intellect ou la psuchḗ, peut diviniser, rendre theîon, divin le reste de la réalité 11. Si l’intellect ou l’âme sont néanmoins eux aussi divins, ce n’est pas par eux-mêmes mais en raison de leur participation à leur hénade. Si toute hénade parfaite est un dieu, symétriquement tout dieu est une hénade parfaite : « Πᾶς θεὸς ἑνάς ἐστιν αὐτοτελής, καὶ πᾶσα αὐτοτελής ἑνὰς θεός » 12. Il n’y a pas de dieu, et en particulier de dieu du panthéon olympien, qui ne remplisse pas une fonction hénadologique (et j’expliquerai bientôt ce que j’entends par fonction hénadologique). Il existe ainsi une parfaite convertibilité entre la théologie et l’hénadologie. L’hénadologie est la fondation métaphysique de la théologie néoplatonicienne, mais aussi la fondation théologique de la métaphysique, en tant que cette métaphysique ellemême repose sur la différence hénologique. Ou, pour le dire plus précisément, la différence hénologique est le fondement métaphysique de l’hénadologie qui elle-même est le fondement théologique de la procession ontologique. L’hénadologie, en tant qu’elle s’affirme comme la question fondamentale de l’articulation de l’un premier, de l’un pur et simple à l’être, ouvre le monde des dieux. L’hénadologie est donc bien l’opératrice essentielle de la théologie néoplatonicienne de Proclus D’un point de vue épistémologique, on est donc en droit d’affirmer que la théologie, en tout cas la théologie scientifique (epistēmonikḗ theología), naît à l’articulation des deux premières hypothèses métaphysiques du Parménide ;
9. Proclus, Elem. Theol., prop. 114, p. 100.16 Dodds. 10. Proclus, In Parm., VI 1066.17 Steel. 11. « Chacune de ces réalités est divine non par la médiation de l’âme (car elle-même n’est pas originairement un dieu), ni par la médiation de l’intellect (qui lui-même n’est pas identique à l’un) […], mais elle est divine par la médiation de l’unification (hénōsis). » (Ibid., prop. 165, p. 144.2-7 Dodds ; trad. P. Caye). Et Proclus de préciser : l’âme rend chaque chose animée (émpsukhon) c’est-à-dire dotée de la faculté de se mouvoir soi-même ; l’intellect lui procure une constance éternelle et un ordre parfait, mais seule l’unification rend divine. 12. Proclus, Elem. Theol., prop. 114, p. 100.16-17 Dodds.
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mieux encore c’est à la théologie que revient dans le néoplatonisme le soin de résoudre le dilemme du principe exprimé par Damascius, le soin d’engendrer l’être à partir non pas de l’un mais, de façon plus radicale encore, à partir de son incoordination et de son imparticipabilité. Cette première définition de l’hénade appelle quelques remarques préalables sur le statut de la théologie dans le néoplatonisme. Première remarque : La théologie néoplatonicienne, ou tout simplement, pour s’en tenir au titre du dernier ouvrage de Proclus, la théologie platonicienne, est l’antithèse de la théologie chrétienne, quelles que soient les médiations et les conciliations qu’a tentées entre ces deux traditions l’histoire postérieure de la philosophie depuis le Pseudo-Denys. La théologie néoplatonicienne est une théogonie, c’est-àdire une fabrique des dieux, au service d’une cosmodicée, c’est-à-dire d’une justification de la bonté du monde, de son ordre et de son harmonie. La théologie chrétienne est d’abord une cosmogonie, une théologie créationniste, ou c’est Dieu qui fabrique, et non pas les dieux qui sont fabriqués, et cela au service d’une théodicée, c’est-à-dire d’une justification de Dieu, de son existence, de sa justice et de sa bonté. Le premier principe néoplatonicien, l’Un pur, n’a, de son côté, nul besoin de preuve ni moins encore de justification. Deuxième remarque : La théologie platonicienne est donc une théogonie comme chez Hésiode dont on ne saurait assez souligner l’influence sur l’École d’Athènes. Simplement si, chez Hésiode, les dieux naissent de la parole poétique, dans le néoplatonisme ils naissent de la différence hénologique, et plus généralement de la métaphysique du Parménide qui porte ainsi la métaphysique au rang d’une poétique divine c’est-à-dire de ce qui fabrique du divin : le Parménide est un hymne, dit Proclus : un hymne adressé à l’un de la première hypothèse 13, ou encore, dit-il plus tardivement, « un hymne de la genèse des dieux et de tout ce qui existe à partir de la cause ineffable et inconnaissable de l’univers » 14, ce qui s’adresse alors non plus à la première mais à la seconde hypothèse. D’une certaine façon, ainsi défini comme
13. « Mais il est clair à ceux qui ont divisé les genres divins que Platon montre que l’un est au-dessus de tous les ordres, en adressant à l’un, par ces négations, un hymne théologique (ἀλλὰ δῆλός ἐστι τοῖς τὰ θεῖα γένη διῃρημένοις ὃτι τάξεων ὃλων ὑπερτερον αὐτὸ δείκνυσιν, ὒμνον διὰ τῶν ἀποϕάσεων τούτων ἓνα θεολογικὸν ἀναπέμπων εἰς τὸ ἒν) » (Proclus, In Parm, VII 1191, 25-27 Steel ; trad. fr. A. Ed. Chaignet, dans Proclus le philosophe, Commentaire sur le Parménide, III, E. Leroux, Paris 1903, p. 25). 14. Proclus, Théol. Plat., I 7, p. 31.25-27 SW.
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hymne, le Parménide occupe le même rang que les Oracles chaldaïques ou les Rhapsodies orphiques. Il est aussi une parole poétique capable d’enclencher le processus théogonique. Et de fait nous verrons que non seulement les hénades articulent, au sein même de la théologie scientifique, métaphysique et théologie, mais elles articulent aussi, dans le cadre de la théologie dans sa généralité, la théologie scientifique à la théologie révélée. Troisième remarque : se pose alors la question du rapport de la métaphysique et de la théologie. Je défends l’idée que la métaphysique, à travers le Parménide, mais aussi à travers le Philèbe, structure la théologie et la met au service de sa lutte contre l’entropie qui menace la procession de l’être et la condamne au néant ; la théologie, et avec elle la théurgie, sont en quelque sorte l’ancilla metaphysicae. Trop attachés certainement au témoignage de Marinus sur la dévotion avec laquelle son maître Proclus pratiquait les rites orphiques ou chaldaïques, nous ne prêtons pas assez attention, au début du Commentaire au Parménide, à la prière propitiatoire où Proclus fait l’éloge de son maître Syrianus venu, dit-il, se comparer, voire se substituer, aux statues cultuelles, aux rites et aux cérémonies sacrées pour le salut des hommes présents et à venir 15. Lire le Parménide avec Syrianus et Proclus « devient l’acte religieux par excellence » 16, signe de ce que « l’activité philosophique elle-même est devenue, par son objet propre, un culte rendu aux dieux. » 17 Car, aux yeux de Proclus, la théurgie, du moins dans son aspect le plus matériel et sensible qui l’assimile à la magie blanche, ne saurait favoriser ni même accompagner la remontée de l’âme au principe : « N’espérons donc pas persuader le maître des discours vrais par
15. Proclus compare à deux reprises le philosophe au culte sacré, au début de la Théologie platonicienne (I 1, 6.21-23 SW) où il dit simplement que Porphyre, Amélius et leurs disciples sont « comme (ὣσπερ) des statues cultuelles », mais aussi, auparavant, au début de son Commentaire au Parménide, où Proclus utilise non pas ὣσπερ, mais ἀντί, c’est-à-dire « à la place de », pour dire que Syrianus et son enseignement non seulement sont semblables au culte, mais, plus radicalement encore, viennent le remplacer afin d’assurer le salut du monde (Id., In Parm., I 618.7-9 Steel). 16. H.-D. Saffrey, « La Théologie platonicienne de Proclus, fruit de l’exégèse du Parménide » Revue de Théologie et de philosophie 116 (1984), p. 9, repris dans Id., Recherches sur le néoplatonisme après Plotin, Vrin, Paris 1990, p. 181. 17. Id., « Quelques aspects de la spiritualité des philosophes néoplatoniciens : de Jamblique à Proclus et Damascius », Revue des sciences philosophiques et théologiques 68 (1984), p. 169, repris dans Id., Recherches sur le néoplatonisme après Plotin, p. 213.
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un vain déluge de paroles ni par une fantasmagorie de rites artificiellement enjolivés » 18. Je conclurai mon étude par cette question au sujet de laquelle la critique est assurément loin de s’accorder 19. Je ferai enfin une dernière remarque qui touche un point de méthode : il est facile à partir de l’hénadologie de développer l’ensemble de la théologie néoplatonicienne. Je me contenterai ici de traiter les hénades proprement dites, considérées comme l’articulation fondamentale de la différence hénologique et du monde, articulation que j’ai donc qualifiée de « théogonique ». Le terme henás est un terme platonicien, qui signifie chez Platon tout autre chose que ce que Syrianus ou Proclus entendent. En particulier, ce terme chez Platon ne possède aucune connotation théologique. Dans le Philèbe de Platon, le mot henás indique l’aspect unitaire de l’idée dans sa relation à l’un : Dès qu’on entreprend de poser l’homme-un, le bœuf-un et le bien un, voilà sur quelle sorte d’unité (perí tôn henádōn) le travail de la division engendre la controverse 20.
C’est dans ce sens encore que Plotin (Traité 34 [VI, 6], 9.33) ou Alexandre d’Aphrodise utilise, très rarement il est vrai, ce terme 21. Il apparaît, dans ce passage, que Platon pose une équivalence univoque entre l’hénade, la monade, la forme ou l’idée que le néoplatonisme va précisément dissocier. La dimension unitaire de l’hénade se retrouve certes dans le néoplatonisme de Proclus, mais selon une tout autre conception plus conforme à la logique de la différence hénologique. Les hénades sont les modalités de l’un, ses différents modes d’unification, les différentes façons
18. Proclus, « Extraits du Commentaire de Proclus à la philosophie chaldaïques », fragment II, dans Oracles Chaldaïques, texte établi et traduit par E. des Places, Les BellesLettres, Paris 1971, appendice V, p. 207. 19. C. Steel défend, pour sa part, la thèse contraire, à savoir que Proclus soumet le Parménide aux besoins de l’exégèse des Oracles chaldaïques, dans son article « Le Parménide est-il le fondement de la Théologie platonicienne ? » dans Proclus et la Théologie Platonicienne, Actes du Colloque international de Louvain (13-16 mai 1998), en l’honneur de H.-D. Saffrey et L. G. Westerink, éd. A. Ph. Segonds, C. Steel, Les Belles Lettres, Paris 2000, p. 373-398. 20. Platon, Philèbe, 15a5-6 ; trad. A. Diès dans Platon, Philèbe, texte établi et traduit par A. Diès dans Platon, Œuvres complètes, IX/2, Les Belles-Lettres, Paris 19664, p. 7. 21. Voir l’étude de H. D. Saffrey dans Proclus, Théologie platonicienne, III, p. xi-xvii.
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selon lesquelles l’un se donne à être participé par l’être : « chacun des dieux n’est rien d’autre que de l’un participé (tò metekhómenon hén) » ainsi que Proclus définit les hénades dans son Commentaire au Parménide 22. En tant que simples modalités de l’un, les hénades sont suressentielles (huperoúsioi) 23 tout en étant participées de l’être. Elles sont en réalité, comme toutes les autres instances principielles de la seconde hypothèse du Parménide – le noûs, l’âme –, à la fois mais distinctement imparticipables et participées 24. Elles [les hénades] sont dites procéder, directement de l’un comme ses manifestations. Elles sont des modalisations de l’un premier, antérieures à toute détermination ontologique 25.
De fait, les hénades ne sont pas des substances, des ousíai, mais possèdent simplement une idiótēs, un caractère. Une hénade, c’est l’un auquel se trouve ajoutée une idiótēs, une modalité d’unification. Cependant, tout en étant suressentielles et unitaires, c’est-à-dire de même lignage que l’un premier, les hénades en tant qu’elles sont multiples (et elles le sont nécessairement par leur statut même de modalisation) échappent à la première hypothèse de l’un pur pour se rattacher à la seconde hypothèse de l’un qui est 26. S’il est vrai que l’hénade est une émanation ou une donation de l’un, et sans aucun doute sa seule production pleine et entière, il est cependant nécessaire de rappeler ici le grand principe néoplatonicien selon lequel l’un donne ce qu’il n’a pas ou plus exactement ce qu’il n’est pas 27, ou encore selon lequel « il faut qu’il ne soit aucune de toutes les choses afin que toutes puissent venir de lui » 28,
22. Proclus, In Parm., VI 1069.6 Steel ; trad. fr. C. Luna, A. Ph. Segonds dans Proclus, Commentaire sur le Parménide de Platon, t. VI, livre VI, texte établi, traduit et annoté par C. Luna, A. Ph. Segonds, Les Belles-Lettres, Paris 2017, p. 45-46. 23. Proclus, Théol. Plat., I 26, p. 114.9 SW ; Id., In Parm., VI 1066.20 Steel. 24. Id. In Parm., VI 1049.13-14 Steel ; 1062.20-26 Steel ; sur cette dernière référence, voir infra, note 47. 25. V. Vacanti, « Hénologie, hénadologie, théologie chez Proclus et dans le néoplatonisme après Plotin », thèse de doctorat soutenue en 2006 à Paris, à l’EPHE sous la direction de Ph. Hoffmann, p. 40. 26. Voir sur ce point, Proclus, In Parm., VI 1067.7-10 Steel. 27. Plotin, Traité 49 [V 3], 14, 19. 28. Proclus, In Parm., VI 1076.24-25 Steel.
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de sorte que, pour émaner de l’un, les hénades n’en sont pas pour autant les attributs ni par conséquent ne sauraient le pluraliser, et que « l’un se trouve ainsi séparé de toute la multiplicité des hénades » 29. Avant Jamblique, le néoplatonisme ignore la doctrine des hénades divines. Plotin par exemple conçoit les dieux au-dessous de l’un comme des substances illuminées par l’un et non comme des modalités de l’un même. Damascius en témoigne : « Les philosophes antérieurs à Jamblique supposent une multiplicité de dieux à la manière que voici : ils disent qu’il n’y a qu’un unique dieu au-dessus de l’être (huperoúsion) et que les autres dieux ont la forme de l’être (ousiṓdeis), étant divinisés par les illuminations qui viennent de l’un (apò toû henòs ellámpsesis), et que la multiplicité des hénades suressentielles n’est pas formée d’existences parfaites en elles-mêmes (tò tôn huperousíon plêthos henádôn ouk autotelôn hupostáseôn) [il est à noter qu’hupóstasis et ousía sont ici dissociées : si l’un n’a pas d’hupóstasis, ses hénades, ses modalités, en ont une ; et si les hénades n’ont pas d’ousía elles ont néanmoins une hypostase], mais est formée d’illuminations venues du seul dieu et des divinisations données aux substances 30 ». Il revient sans doute à Jamblique d’instaurer entre l’un et l’être intelligible un nouvel ordre intermédiaire sous la forme des nombres divins, que Jamblique néanmoins ne rattache pas nommément aux « hénades », et qu’il relie à la première hypothèse au risque de contrevenir à la solitude et à la simplicité de l’un 31. D’où la nécessaire mise au clair de la fonction médiatrice des hénades entre l’un et l’être, à laquelle s’attelle Proclus à la suite de son maître Syrianus. Mais à quoi correspondent ces modes d’unification ? Ils correspondent aux 14 niveaux où, dans le Parménide, une certaine forme d’unité s’associe à chaque fois à un degré d’être, puisque, selon
29. Ibid., VI 1091.20-21 Steel. 30. Damascius, De princ., III, 64.7-14. CW ; trad. mod. J. Combès. Damascius, Traité des premiers principes, III, De la procession des unifiés, texte établi par L. G. Westerink et traduit par J. Combès, Les Belles-Lettres, Paris 1991, p. 64. 31. J. Dillon, « Iamblichus ant the origin of the doctrine of henads », Phronesis 17 (1972) p. 102-106 ; Id., « Jamblichus and henads again », dans The divine Iamblichus philosopher and Man of gods, Londres 1993, p. 48-54 ; D. Clark, « The Gods as Henads in Iamblichus », The International Journal of the Platonic Tradition 4 (2010), p. 54-74 ; S. Mesyats, « Iamblichus’ exegesis of Parmenides’ hypotheses and his doctrine of divine henads » dans E. Afonasin, J. Dillon, J. F. Finamore, éd., Iamblichus and the foundations of late platonism, Brill, Leyde – Boston 2012, p. 151-175.
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l’interprétation du Parménide par Proclus, il y a le même nombre de parties de l’un que de l’être 32. La procession est double, ontologique et hénologique, à la fois parallèle et simultanée l’une à l’autre. L’articulation de la seconde hypothèse en 14 syllogismes conditionnels établit 14 conclusions qui révèlent ainsi, dit Proclus « le caractère propre à chaque classe divine, en quoi consiste leur mutuelle communion et comment se produit à intervalle régulier la distinction des degrés » 33 « Par cette seconde hypothèse du Parménide et sa succession de modalités d’unification on a la révélation de toute la hiérarchie divine. » 34 Ces 14 formes d’unité qui s’associent à l’être, tout en gardant leur existence autonome, Proclus les appelle donc des hénades. Chaque classe d’hénades possède ainsi une caractéristique typique (idiótēs), révélée dans chacune des affirmations de la seconde hypothèse du Parménide, une spécificité qui de la sorte ne se réduit jamais au caractère typique des autres hénades (voir le tableau en fin d’article). Les hénades, c’est-à-dire les modalités de l’unification, apparaissent chez Proclus non comme l’intelligible pur, mais comme l’essence même de l’intelligibilité du monde intelligible, « la toute première multiplicité (tò prṓtiston plêthos), celle qui se trouve dans les dieux 35 […] ; ce qui vient immédiatement après l’un » 36, « sans intermédiaire (amésōs) » 37, ce qu’il faut appeler, précisément parce que l’un en est cause à titre premier (prṓtōs), des « hénades » 38, à partir desquelles se déploie la procession des êtres comme constitution des mondes intelligibles, intelligibles-intellectifs, et enfin intellectifs 39. On comprend mieux désormais pourquoi le Parménide devient ici le dialogue théologique par excellence pour le néoplatonisme.
32. Proclus, Théol. Plat., III 4, p. 15.10-11 SW 33. Ibid., I 12, p. 55. 21-23SW ; trad. H. D. Saffrey, L. G. Westerink. Proclus, Théologie platonicienne, I, texte établi et traduit par H. D. Saffrey, L. G. Westerink, Les BellesLettres, Paris 1968, p. 55. 34. V. Vacanti, Hénologie, hénadologie, théologie…, p. 366. 35. Proclus, In Parm., VI 1091.14 Steel. 36. « […] intelligible en tant que ce qui vient immédiatement après l’un. » (Ibid., VI 1090.16 Steel). 37. Ibid., VI 1101.3 Steel. 38. Ibid., VI 1101.4-5 Steel. 39. « Si en revanche on appelle noûs tout l’intelligible (pân tò noētòn), alors on ignore la différence qui existe entre les êtres divins (hoì theíoi) et la génération processive des êtres qui s’opère selon la mesure [les mondes intelligibles-intellectifs] ». (Ibid., VI 1090.8-11 Steel).
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Il serait au demeurant judicieux ici de parler moins d’hénades que de classes d’hénades. Les 14 caractéristiques n’indiquent que des classes générales. Le nombre exact des hénades est au-dessus de l’esprit 40 ; il n’est connu de science précise que des dieux, note Proclus, 41 même si le Parménide nous en offre une idée humaine et philosophique et que, comme le signale Proclus dans les Éléments de Théologie, leur nombre reste limité, en raison même de leur proximité à l’un 42 (et pour éviter en outre de tomber dans le panthéisme). Cette assimilation de la classe des dieux aux 14 modes d’unification de la seconde hypothèse du Parménide n’est possible que parce qu’antérieurement Syrianus, le maître de Proclus, « examinant toutes les classes d’êtres intermédiaires entre le Premier et le royaume d’Ouranos » 43, fut le premier à reconnaître l’existence dans la deuxième hypothèse non pas d’un seul degré de réalité, mais de cette procession graduelle déductive selon un véritable « plan (plátos) » 44. Les affirmations du Parménide ne sont pas rangées de façon aléatoire, mais chaque affirmation contient la déduction d’une forme d’unité, de sorte qu’« il faut examiner à quelle classe divine correspond chacune des conclusions de la seconde hypothèse, ce qui conduit, précise Proclus, à diviser la seconde hypothèse à ses articulations. » 45 Chaque classe d’êtres, à son propre niveau et en fonction de son caractère typique (idiótēs), est une certaine expression de la totalité. Elle constitue un « monde » (diákosmos) en soi où prédomine un caractère typique. C’est pourquoi on a affaire ici à une véritable théologie scientifique dans laquelle les différentes processions et les propriétés des classes divines sont analysées et déduites de façon rationnelle. Les hénades sont la tête de série des processions de l’unification, de même que les monades sont les têtes de série des processions de l’être
40. Proclus, Elem. Theol., prop. 129, p. 114.16 Dodds. 41. Proclus, In Tim., III 12.27-30 Diehl. 42. Proclus, Elem. Theol., prop. 149, p. 130.20-22 Dodds. 43. Proclus, Théol. Plat., IV 3, p. 70.5-11 SW ; trad. H. D. Saffrey, L. G. Westerink. Proclus, Théologie platonicienne, IV, texte établi et traduit par H. D. Saffrey, L. G. Westerink, Les Belles-Lettres, Paris 1981, p. 70. 44. Proclus, In Parm., VI 1061.27-28 ([…] plátos estìn en toîs noētoîs). 45. Ibid., VI 1063.2-4 ; trad. fr. C. Luna, A. Ph. Segonds dans Proclus, Commentaire sur le Parménide de Platon, Tome VI, Livre VI, p. 37.
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et de ses formes intellectives 46. Il importe de ne pas confondre les deux, la procession des unifications que forment les hénades étant à la fois distincte et parallèle par rapport à la procession de l’être. De même que la première âme a engendré des âmes et de même que l’unique intellect universel a fait venir à l’existence des intellects, de la même façon l’Un a produit des hénades, d’une part des hénades parfaites par elles-mêmes qui transcendent leurs participants [les hénades imparticipables], et d’autre part des hénades qui sont comme le principe d’unification des autres choses qu’elles unifient et dans lesquelles elles se trouvent [les hénades participées] 47. Platon a présenté comme étant au-dessus du corporel les trois causes et monades [ce que l’historiographie appelle habituellement les hypostases], je veux dire l’âme, l’intellect tout premier et l’Unité au-dessus de l’intellect, puis à partir de ces principes comme de monades il produit les séries qui leur sont propres, celle propre à l’Un, celle propre à l’Intellect, celle propre à l’Âme 48.
L’hénadologie définit donc cette procession propre de l’Un au sein de l’Être. Les hénades n’étantifient pas, mais se contentent d’unifier tout comme l’un dont elles sont la modalité. Il est même possible d’affirmer que tout ce qui contribue à l’unification est hénadologique et donc divin. On peut dire, note Proclus dans son Commentaire au Parménide, que « par leur participation à l’un, chacun des êtres dans sa propre classe, se trouve déifié, même si l’on parle des tout derniers êtres 49 ».
46. Sur cette distinction entre l’hénade et la monade, voir Proclus, Elem. Theol., prop. 115, p. 102.9-12 Dodds. « Tandis que la monade est comme une réduction de l’être à l’unité, il serait plus juste de dire que l’hénade est la communication active de cette force d’unité par laquelle le Bien suprême […] se laisse participer. » (H. D. Saffrey, L. G. Westerink, « Introduction », Proclus, Théol. Plat., III, p. Lvi). Voir aussi sur la radicale opposition entre la monade et l’un, Proclus, In Parm., VI 1084.8-14 Steel. Sur l’analogie de proportionnalité entre hénades et monades, voir Proclus, Théol. Plat., III 5, p. 17.23-18.14 SW. L’hénade est la monade de la procession de l’un (Ibid., I 3, p. 14.5-11 SW). Mais il arrive que Proclus assimile aux monades les hénades en tant que celles-ci sont participées par les êtres : ibid., III 6, p. 20.3 SW. 47. Proclus, In Parm., VI 1062. 20-26 Steel. ; trad. fr. C. Luna, A. Ph. Segonds dans Proclus, Commentaire sur le Parménide de Platon, Tome VI, Livre VI, p. 37. 48. Proclus, Théol. Plat., I 3, p. 14.5-11 SW. 49. Proclus, In Parm., I 641.5-6 Steel ; trad. C. Luna, A. Ph. Segonds dans Proclus, Commentaire sur le Parménide de Platon, Tome I/2, Livre I, p. 33.
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Il faut noter que la déification n’est pas anthropologique, mais cosmologique ; elle concerne non seulement l’homme mais l’ensemble du réel. Et Proclus de conclure : « Être unifié est la même chose qu’être déifié » 50, car « ce qui divinise tout être, c’est l’Un » 51. Ainsi, dans le néoplatonisme de Proclus, seul l’un, et non l’intellect, comme chez Aristote, ou l’âme, comme chez Platon, rend divin. Autrement dit, ce n’est pas en tant qu’intellect ou en tant qu’âme que l’un et l’autre sont divins mais uniquement parce qu’ils participent de l’un, parce qu’ils sont unifiés par l’intermédiaire des hénades. Tel est le sens de cette coappartenance essentielle de l’hénadologie et de la théologie. L’unité qui rassemble toute réalité est non seulement la condition de son existence, mais est aussi en tant que telle la marque de la divinité, le processus de divinisation de cette réalité. Il ne s’agit pas pour autant d’un panthéisme. Seuls sont des dieux (theoí) les hénades, ce qui est unifié est simplement divinisé (non pas theós mais theîon), touché par la grâce de l’hénade. Mais comment procède cette divine fonction unifiante des hénades ? Les hénades sont dites par Proclus « hupárxeis heniaíoi » 52 , fondements à la fois simples et unitaires. Lorsqu’elle se rapporte aux dieux, l’húparxis n’est rien d’autre que cette instance, ou plus précisément, ce soubassement propre à chaque divinité « selon lequel les dieux possèdent le fait d’être dieux (kath’hàs ékhousi tò eînai theoí) » 53, sans autres activités ni fonctions. En tant que simple et unitaire, de même lignage que l’un, ces hupárxeis sont nécessairement comme les hénades dont elles sont l’húparxis, suprasubstantielles, huperoúsioi : « L’húparxis des dieux surmonte les êtres » 54. Davantage, si les hénades sont bien dites suprasubstantielles, au-delà de la substance, c’est précisément en raison de l’húparxis que chacune a en propre : Chacun des dieux, est comme l’Un-Premier, suprasubstantiel (huperoúsios) au titre de l’húparxis qui lui est propre (kàta mèn tḕn oikeían húparxin) et par laquelle il est un dieu 55.
50. « Tὸ ἡνῶσθαι τῷ τεθεῶσθαι ταὐτόν. » (Ibid., I 641.7-8. Steel). 51. Ibid., VI 1066.17-18 Steel. 52. Proclus, Théol. plat., III 3, p. 13.12 SW. 53. Proclus, In Parm., VI 1128.24 Steel. 54. Proclus, Théol. plat., I 3, p. 15.13-14 SW. 55. Ibid., III 4, p. 17.6-8 SW.
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Nous rencontrons ici l’un des termes fondamentaux du néoplatonisme de Proclus, son marqueur privilégié, celui d’húparxis, que la tradition scolastique occidentale traduit de façon un peu abstraite par subsistentia, et qui vient compléter un autre terme non moins fondamental, celui d’hupóstasis, que l’on traduit habituellement de façon non moins abstraite par « existence ». On ne trouve pas le terme d’hupóstasis chez Plotin. Il se retrouve certes dans le titre de son traité 10 Sur les 3 hypostases principielles (Περὶ τῶν τριῶν ἀρχικῶν ὑποστασεῶν), mais nous devons ce titre à Porphyre dans le cadre de son édition des 54 traités de Plotin en 6 Ennéades. Si Plotin n’utilise pas hupóstasis, cependant il fait souvent usage d’un certain nombre de ses paronymes et en particulier du verbe huphístemi ; en revanche la thématique de l’hyparxis est totalement absente de son œuvre. En tant que chaque réalité à la fois procède et reste en soi, ou encore en tant que « chaque cause séparée qui est à la tête d’une multiplicité engendre une double multiplicité : l’une séparée et semblable [à la cause, cest-à-dire à l’un], l’autre inséparable des participants » 56, le néoplatonisme est nécessairement soumis à un double discours qui explique la plupart de ses paradoxes voire de ses contradictions. Ce dédoublement est plus net encore en ce qui concerne les hénades puisque celles-ci chevauchent la ligne fondamentale entre le substantiel et le suprasubstantiel qui, dans le néoplatonisme, se substitue à la ligne platonicienne de la République entre l’intelligible et le sensible. Au nom de l’être, de la médiation que l’hénade organise entre l’un pur et l’un qui est, celle-ci est essentiellement puissance. Si l’un est uniquement et indissociablement húparxis, si les réalités substantielles s’accomplissent dans leur activité, l’hénade, dit Proclus, « est principalement puissance (dúnamis) » 57, de sorte que « tous les êtres tiennent leur perfection de la puissance des dieux » 58. Il reste que cette définition pose problème et n’a de sens en réalité que pour la participation aux hénades, et non selon leur imparticipabilité. Proclus à cet égard tient un double discours : à peine a-t-il référé la puissance de diffusion de l’hénade à son être, qu’il se rétracte aussitôt en précisant que cet être est en réalité le « pré-être », l’antérieur à l’être (proeînai) 59. Et il en va de même de la
56. Proclus, In Parm., VI 1062.18-20 Steel ; trad. C. Luna, A. Ph. Segonds dans Proclus, Commentaire sur le Parménide de Platon, Tome VI, Livre VI, p. 37. 57. Ibid., VII 1151.21-24 Steel. 58. Proclus, Elem. Théol., prop. 144, p. 126.23 Dodds. 59. « […] alors que les dieux rayonnent leurs biens sur les étants par leur être même
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dúnamis de l’hénade qui elle-même est en réalité antérieure à la puissance, antériorité qui correspond précisément à l’húparxis. De fait, si l’hénade est, par définition, unitaire, heniaíos, de même lignage que l’un (et c’est bien là la condition de sa médiation entre l’un pur de la première hypothèse et l’un-qui-est de la seconde), alors elle ne peut être composée à la fois de dúnamis et d’húparxis : soit la dúnamis de l’hénade se substitue à son húparxis, mais, dans ces conditions, en tant que la dúnamis est par essence relation 60, l’hénade perd son exērēiménē huperokhḗ 61, sa supériorité soustraite de toute réalité substantielle, dont pourtant elle tire précisément sa force propre ; soit la dúnamis de l’hénade n’est rien d’autre que la force de son húparxis en tant que cette force, une fois participée par les réalités substantielles, devient, par cette participation même, dúnamis. La dúnamis doit être alors comprise non plus comme puissance, mais simplement comme faculté de l’hénade, et la faculté de l’hénade comme propriété de son individualité dont témoigne son húparxis 62. Comme l’un, les hénades ne sont donc en réalité qu’húparxis pure, qui ne devient dúnamis qu’en tant que l’hénade unitaire, au contraire de l’un pur, est susceptible d’être participe. L’húparxis heniaîos ne peut donc être, comme l’un, qu’húparxis alors que les substances, les ousíai possèdent à la fois l’húparxis, la dúnamis et l’enérgeia : le fondement, la puissance et l’activité. Aux yeux de Damascius il revient à Proclus et à son maître Syrianus d’avoir les premiers clairement distingué l’húparxis de l’ousía 63. L’húparxis doit se dire à propos des dieux et l’ousía seulement à propos des réalités qui leur sont suspendues. L’existence des dieux ne consiste pas dans l’être, la vie et l’intellect, mais elle est au-dessus d’eux ; les dieux les conduisent et les maintiennent sans se limiter à eux 64.
ou bien plutôt par leur antériorité à l’être. […] (ἐκείνων αὐτῷ τῷ εἶναι, μᾶλλον δὲ προεῖναι, τἀγαθὰ τοῖς οὖσιν ἐπιλαμπόντων). » (Ibid., prop. 122, p. 108.8-9 Dodds). Voir aussi Id., In Parm., VII 1212.24 Steel. 60. Proclus, Théol. plat., III 24, p. 84.12-13 SW. 61. Proclus, Elem. Théol., prop. 124, p. 110.17 Dodds. Voir aussi Id., In Parm., VII 1212.23 Steel. 62. E. P. Butler, « The Intelligible gods in the Platonic Theology of Proclus », Méthexis XXI (2008), p. 140. 63. Damascius, De princ., III, 149.18-19 CW. 64. Proclus, Théol. Plat., I 26, p. 114. 18-21 SW.
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Les hénades ne sont donc pas divines parce qu’elles se communiquent à l’être ni parce que, par le moyen de cette communication, elles se feraient puissance. Ce sont les théologies postérieures dont notre temps, aussi athée soit-il, reste encore tributaire qui font de la communication et de la diffusion la manifestation divine. La communication est source d’entropie, et aucune divinisation n’est dans ce cadre envisageable. Il n’y a au contraire divinisation que dans la lutte contre l’entropie. Il faut nécessairement que la divinité trouve une autre voie que celle de la puissance pour diviniser le reste du réel. Si l’hénade se communique à l’un-qui-est par sa dúnamis, elle n’est en réalité déificatrice que par son húparxis, c’est-à-dire par le fondement, le soubassement par la participation duquel le reste de la réalité peut faire preuve de puissance et d’activité, non pas directement par émanation, mais simplement parce que l’hénade, en tant que pure húparxis, contribue à l’unification des réalités, une unification qui se réalise de façon autoconstitutive pour chaque réalité, à partir d’elle-même sous le couvert de l’un. Les hénades sont imparticipables en tant que telles, autrement dit elles ne communiquent pas une substance qu’elles ne possèdent pas (puisqu’elles mêmes n’ont rien de substantiel mais ne sont que de pures modalités), mais elles sont tout de même participées en tant qu’elles servent de référence aux réalités qui s’unifient sous leur couvert selon la logique de l’analogie de proportionnalité a/b = c/d : l’unification a de b est à b ce que l’unification c de d est à d. Et, de fait, à l’húparxis heniaîos des hénades répond l’húparxis de chaque réalité, ce qui est présent et subsistant en chaque chose et qu’active notre rapport à l’un-principe par la médiation des hénades, médiation par laquelle l’un-principe règle et mesure l’húparxis de chacun, en tant que l’un premier est, comme le définit Proclus, le métron de tout húparxis 65. Les hénades sont ainsi ce par quoi l’un mesure, c’est-à-dire proportionne, son rapport à la réalité. Les êtres divinisés (anges, démons, âmes) […] possèdent en eux comme une semence de l’un lui-même. Et c’est par cet un qu’ils imitent les dieux et exercent avec eux la providence pour tous. Ils ne sont pas euxmêmes des dieux et des hénades, mais seulement congénères à l’un 66.
65. Ibid., V 9, p. 32.13 SW. 66. V. Vacanti, Hénologie, hénadologie, théologie…, p. 293.
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Chaque réalité reçoit sa propre húparxis par le fait qu’elle participe, par la médiation des hénades, de l’unité. « En fait, son húparxis correspond avec la semence de l’un en eux. Le fondement (húparxis) en chaque être jaillit d’un au-delà de son essence. » 67 L’húparxis conduit à l’hupóstasis c’est-à-dire à la sédimentation et à la stabilisation de chaque réalité dans sa classe d’être (la sédimentation et la stabilisation exprimant le sens le plus propre du terme grec d’hupóstasis), sédimentation et stabilisation qui sont la condition même de son existence. Toute hypostase, note Proclus, est ainsi composée d’hénades 68. L’hénade ou mieux encore son húparxis henaîos forme la structure de toute réalité ou mieux encore de son hypostase. Ainsi, rien ne peut donc accéder à l’existence sans être unifié, et rien ne peut être unifié sans en passer par une hénade. Et c’est pourquoi in fine Proclus est en droit d’affirmer, dans son Commentaire au Timée, que « tous les êtres sont les rejetons des dieux » 69. La procession du réel n’est pas unique mais dédoublée : la procession de l’être qui procède de l’intellect, et la procession de l’un qui procède des hénades (et non de l’un qui est lui parfaitement improcessible). Proclus de façon plus radicale encore affirme dans les Éléments de Théologie que la multiplicité (et donc la procession) est elle aussi « formée ou bien d’être unifiés (ex hēnōménōn) [par les hénades = procession de l’être] ou bien des hénades elles-mêmes (ex henádōn = procession de l’un) » 70, de sorte que l’ensemble de la réalité exprimée par la seconde hypothèse se résumerait à la dialectique de l’être et des hénades, des unifiés et des unitaires, et mieux encore de la procession hénologique et de la procession ontologique. Il en est ainsi parce que « le “il est” (esti) et le “il est unifié” (hḗnōtai) ne sont pas la même chose » 71. La procession de la réalité, ou plus exactement la part de la réalité qui procède relève ainsi par essence de la dyade. Or, il existe, chez Proclus, un parallélisme entre les deux processions ; non seulement l’une ne va pas sans l’autre, mais elles sont correspondantes et simultanées. De fait, les classes d’être qui participent des hénades sont en nombre égal aux classes d’hénades : « Autant il y d’hénades participées, autant de classes
67. Ibid. 68. Proclus, In Parm., VII 1220.11-12 Steel. 69. Id., In Tim., I 209.13 Diehl ; trad. A. J. Festugière dans Proclus, Commentaire sur le Timée, Tome II, Livre II, trad. et note A. J. Festugière, Vrin – CNRS, Paris 1967, p. 30. 70. Proclus, Elem. Theol., prop. 6, p. 6.22 Dodds. 71. « Οὐδε ταὐτον τὸ ἐστι καὶ τὸ ἥνωσθαι. » (Ibid., prop. 115, p. 102.1 Dodds).
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d’êtres qui y participent. » 72 À chaque niveau d’être correspond une classe d’hénades, et les deux séries sont totalement coextensives. Et de fait, c’est par la participation des êtres aux hénades, c’est-à-dire par leur unification, que commence toute procession de la réalité. L’unification est la condition de la procession ontologique, même si la procession ontologique, soumise à la skédasis, à la dissémination, à la dispersion, menace toute unification. Rien ne peut s’unifier et donc accéder à l’existence sans en passer par une hénade. Si tous les êtres sont les rejetons des dieux, ainsi que l’affirme Proclus, c’est parce que la procession des êtres ne s’accomplit pas seulement par succession continue, ce qui suit tenant chaque fois son existence des causes immédiatement antérieures [ce qui renvoie à la procession ontologique proprement dite], mais encore c’est directement des dieux que dérivent d’une certaine manière toutes les choses, lors même qu’on les dirait être les plus éloignées des dieux, lors même que l’on parlerait de la matière elle-même [procession hénadologique] 73.
Il apparaît, de ce passage du Timée, qu’il existe donc deux types de procession qui se redoublent : d’une part, la procession ontologique par la chaîne causale, et d’autre part la procession hénologique, par l’unification au moyen des hénades. Mais inversement, sans l’être, il n’y aurait nul monde, nul faire monde, nulle diakòsmēsis, et donc nulle procession de l’un comme de l’être. La procession hénadologique constitue ainsi l’épanchement intégral de la fonction unificatoire de l’un et de sa force originelle de cohésion. Il est un grand principe méthodologique dans le néoplatonisme : l’ordre, successif du point de vue analytique, est, du point de vue synthétique, du point de vue du tout, concomitant, et c’est la raison pour laquelle Proclus peut affirmer non seulement le parfait parallélisme des deux processions, mais aussi leur parfaite simultanéité. Il reste néanmoins que, du point de vue analytique, la procession hénadologique précède la procession de l’être (malgré leur parallélisme), puisqu’« il est évident [aux yeux de Proclus] que c’est en se conformant à l’ordre des hénades que procède l’ordre des êtres » 74 ; Proclus dit encore que les êtres sont suspendus aux
72. «Καὶ ὃσαι αἱ μετεχόμεναι ἑνάδες, τοσαῦτα καὶ τὰ μετέχοντα γένη τῶν ὂντων. » (Proclus, Elem. Theol., prop.135, p. 120.3-4 Dodds). 73. Proclus, In Tim., I 209.15-19 Diehl ; trad. A. J. Festugière dans Proclus, Commentaire sur le Timée, Tome II, Livre II, p. 30. 74. « […] δῆλον δὴ ὃτι κατὰ τὴν τῶν ἑνάδων τάξιν ἡ τῶν ὂντων πρόεισι τάξις.»
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hénades 75 ou, de façon plus imagée, que l’húparxis des dieux chevauche les êtres (hē tôn theôn húparxis epokheîtai toîs oûsi) 76. Ce qui conduit le père Saffrey à définir ici l’ontologie « comme une partie dérivée de l’hénologie » 77. Pourquoi est-il nécessaire de poser une hiérarchie de la procession hénologique sur la procession ontologique ? Parce qu’il existe une immense différence entre la procession de l’un et celle de l’être. La procession de l’être est entropique, elle est de l’ordre de l’húphesis, de l’abaissement, voire de la skédasis, de la dispersion. Or il n’y a pas d’abaissement dans la procession de l’un, et donc pas d’entropie. La procession hénadologique est non seulement non-entropique, en tant qu’elle n’est pas affectée par la dispersion, mais mieux encore elle est néguentropique en ce qu’elle retient la procession ontologique elle-même de tomber dans le néant 78. C’est la raison pour laquelle elle est dite par Proclus sōstikón, conservatrice et salvatrice, parce qu’elle tient et maintient la procession de l’être qui s’y trouve suspendue ; or c’est précisément parce que la procession hénadologique est non-entropique que la procession de l’être peut s’y suspendre, y trouver accroche. Aussi l’hénade apparaît-elle bien comme l’expression de la transcendance du bien, de son exhaussement (huperokhḗ), en tant précisément que sa procession est non-entropique : le thème de la surabondance exprimant précisément l’absence d’entropie. Si la procession hénadologique était entropique, elle serait de même nature que la procession de l’être et témoignerait ainsi de la convertibilité de l’être et de l’un au niveau de la procession, et donc de l’impossibilité de maintenir la différence hénologique. La possibilité de la différence hénologique repose sur la différence entropie/néguentropie entre les deux processions. Mais en quoi et pourquoi est-on en droit de qualifier la procession hénadologique de non-entropique en elle-même et de néguentropique à l’égard de son autre, l’être ? Il y a deux raisons à cela : 1) Toute procession, aussi bien ontologique qu’hénadologique, repose sur une dialectique de l’imparticipable et du participé, de (Proclus, Elem. Theol., prop.136, p. 120.22-23 Dodds). 75. Ibid., prop. 137, p. 120.33-34 Dodds. 76. Proclus, Théol. Plat., I 3, p. 15.13-14 SW. 77. H.-D. Saffrey, « Introduction » dans Proclus, Théologie platonicienne, III, p. Lviii. 78. « Toutes choses sont reliées (ἐνδέτεται) aux dieux et y sont enracinées (ἐνερρίζωται), et pour cette raison elles sont sauvées (σῴζεται). En revanche si un être s’écarte (ἀποστὰν) des dieux et s’en isole (ἒρημον) tout à fait, il s’effondre dans le néant (εἰς τὸ μὴ ὂν ὑπεξίσταται) et disparaît (ἀϕανίζεται) parce qu’il est entièrement privé de ce qui assure sa cohésion (τῶν συνεχόντωνω αὑτο πάντῃ στερούμενον). » (Ibid., prop.144, p. 126.28-32 Dodds).
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l’immanence et de la transitivité. Avant de se distinguer, la réalité, que ce soit sous forme hénadologique ou ontologique, forme un tout-ensemble, une union : union des formes dans l’être, la vie, la pensée, ou union des hénades dans l’un. Ces hénades hénologiques et, de l’autre côté, ces formes ontologiques sont en tant que telles imparticipables. Seraient-elles participables qu’elles seraient transitives et non pas immanentes, et qu’elles passeraient ainsi de l’ordre de la communion à celles de la distinction, de l’ordre de la demeurance (monḗ) à celle de la procession. Ce n’est qu’une fois soumises à la transitivité que les formes ou les hénades peuvent être participées. Or, il y a entre les hénades de l’un et les formes de l’être une différence radicale d’union. De fait, note Proclus dans les Éléments de théologie, « le fond des dieux est mieux enté dans l’être-unifié que les êtres. » 79 Il précise, dans son Commentaire au Parménide que, parce que les hénades sont des modalités de l’un, leur union est beaucoup plus forte que la koinōnía ou (comm)union qui règne entre les formes : « Toutes les hénades, sont les unes dans les autres et sont unies les unes aux autres, et leur union (hénōsis) est beaucoup plus forte que la communion et l’identité (koinōnía kaì tautótês) qui sont [dans les êtres] […] L’union, en tant qu’elle concerne les hénades, est bien plus unitaire [heniaîon, et non pas hēnōménon, unifié, comme pour la communion des formes], indicible et insurpassable que celle que l’on trouve dans les formes, car toutes sont en toutes, ce qui ne se produit pas pour les formes, puisque celles-ci participent bien les unes des autres mais ne sont pas toutes en toutes. Mais bien que telle soit l’union qui se trouve là-haut [dans les hénades], néanmoins leur pureté est une merveille et sans aucun mélange (amigḗs), et la propriété (idiótēs) de chaque hénade est beaucoup plus parfaite que l’altérité des formes (hétérótēs), puisqu’elle conserve les êtres divins sans confusion (asúnkhuta) et bien distinctes leur facultés propres (oikeías dunámeis). » 80 Si toutes les hénades sont unies entre elles, c’est parce qu’elles demeurent dans l’un, et elles demeurent dans l’un parce qu’elles ne sont que de simples modalités de l’unification. Mais elles se distinguent les unes des autres par l’idiótēs (ce en quoi elles sont bien des modalités), parce que chaque
79. «Ἡ τῶν θεῶν ὓπαρξις ἐν τῷ ἡνῶσθαι τῶν ὂντῶν μᾶλλον ὑφέστηκε. » (Proclus, Elem. Theol., prop.132, p. 116.34-118.1 Dodds). 80. Proclus, In Parm., VI 1048.9-20 Steel ; trad. C. Luna, A. Ph. Segonds dans Proclus, Commentaire sur le Parménide de Platon, Tome VI, Livre VI, p. 16.
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hénade effectue, à partir de l’un, une procession différente 81. Proclus distingue donc clairement le mode de procession par unité (hénōsis) qui correspond à l’hénadologie de celui par identité (tautótēs) qui correspond à la procession des formes 82 : les hénades ne sont ni identiques ni différentes de l’un : ni différentes parce qu’elles ne sont que des modalités de l’un ; ni identiques parce qu’elles ont chacune une spécificité propre qui les distingue les unes des autres et les multiplie. Elles sont au-delà de l’identité et de la différence, ce qui est la marque qu’elles sont de même lignage que l’un, au contraire de l’être. C’est la raison pour laquelle la procession par unité est néguentropique en raison de la force d’union de sa demeurance, de son au-delà de l’identité et de la différence, tandis que la procession par identité est entropique parce qu’elle implique de la différenciation. À cet égard, Damascius précise bien que la participation ontologique (méthexis) n’est pas une union (hénōsis), parce que la participation implique que le participé et le participant soient distincts l’un de l’autre et séparés par une limite 83. Cette première raison explique en quoi la procession hénadologique n’est pas soumise à l’entropie. 2) Il existe une deuxième raison qui explique pourquoi cette même procession est non seulement à l’abri de l’entropie, mais mieux encore néguentropique, que non seulement elle ne subit pas l’entropie de l’être, mais qu’elle permet mieux encore de préserver l’être de sa propre entropie et de sauver les étants. Telle est la signification de sa bonté (agathótēs) et de sa surabondance au sens le plus propre du terme, dont dépend in fine sa fonction sotériologique (sōstikòn). Si la procession hénadologique permet aux hénades de rester imparticipables, séparées, à l’abri dans l’ermitage de l’un, tout en procédant et en étant participés, de sorte de pouvoir contribuer à la divinification de l’être et du monde, c’est parce que la procession hénadologique se fait par analogie de proportionnalité. Autrement dit, chacun participe de l’hénade en fonction de son degré ontologique et surtout de son epitēdeiótēs, de sa capacité à participer de l’hénade qui lui est appropriée. Autrement dit, on ne participe de l’hénade qu’à la mesure du processus d’unification qui s’engage au niveau de chaque húparxis. Dans le cadre de ce type d’analogie, 81. Ibid., VI 1051. 8-10 Steel. 82. Voir sur ce point In Parm., I 745.19-20 Steel ; voir aussi Théol. Plat., III 3, p. 12.5-8 SW. 83. Damascius, De princ., III, 170.11-12 CW.
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l’un-principe et sa modalité hénadologique ne servent que de référence ; mais cette simple fonction référentielle, ce « autour duquel », perì hó dit Proclus 84, est ce qui permet que cette égalité a/b = c/d ne tombe pas dans une pure équivocité, en comblant, par la consistance même de sa référence, le grand vide entre b et d que rien sinon ne pourrait remplir et qui jetterait nécessairement le monde dans une multiplicité infinie (apeirákis ápeiron) et par conséquent dans une entropie non moins infinie. L’unification par proportionnalité et référence illustre en réalité le primat, dans l’ensemble du néoplatonisme, et non seulement chez Proclus, de la conversion vers l’un (epistrophḗ) sur la procession à partir de l’intellect : l’être émane, tandis que nous retournons à l’un. C’est en se tournant vers l’un que se stabilise la procession de l’être. En tant que telle, l’unification est en soi-même un processus néguentropique, tandis que la procession ontologique est entropique. En revanche la procession des formes relève non pas d’une analogie de proportionnalité mais d’une analogie d’attribution, l’analogie de la participation, la méthexis, où la forme se dégrade dans le mouvement même de sa procession abaissante selon un processus d’entropie de plus en plus accélérée à mesure que les formes procèdent. Rappelons-le : il y a autoconstitution des substances non par les formes mais uniquement par l’instance d’unification de la substance au niveau de son húparxis. Il existe donc, malgré leur parallélisme, une discordance radicale entre les deux séries de procession, hénédologique et ontologique. Thomas Whittaker repère cette discordance en ce que, pour Proclus, « même si toutes choses ne sont pas également présentes aux dieux, les dieux sont également présents à tous », autrement dit, l’hénade infra-intelligible n’est pas moins hénade que l’hénade au niveau intelligible 85. Et si Whittaker peut ainsi affirmer un tel paradoxe dans le cadre d’une philosophie où la hiérarchie joue pourtant un si grand rôle, c’est parce que la procession hénadologique n’est pas entropique. Cette discordance mieux encore permet de résoudre une redoutable contradiction que note à juste titre Henri-Dominique Saffrey : si les hénades appartiennent à la seconde hypothèse du Parménide, alors elles sont contraires à l’un selon le grand principe interprétatif de Syrianus, repris par Proclus,
84. Proclus, Théol. Plat., II 9, p. 59.10 SW et p. 60.26 SW. 85. T. Whittaker, The Neo-Platonists: A Study in the History of Hellenism, Cambridge University Press, Cambridge 19182, p. 175.
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selon lequel tout ce que l’on nie de l’un est affirmé de l’être 86 ; dans ce cadre, il faudrait donc nier de l’un ce que l’on dit des hénades qui pourtant sont des modalités de l’un, et nier des hénades ce que l’on dit de l’un 87. Le père Saffrey est conduit à faire ce genre de remarque aporétique parce que sa propre interprétation privilégie le parallélisme sur la discordance, au risque de faire des hénades des entités substantielles (ousiṓdēs) et non pas unitaires (heniaîon), selon une lecture et une compréhension des hénades en définitive plus proches de Damascius que de Proclus. Un tel paradoxe est insoutenable et ne peut être résolu que si on affirme que le grand principe de Syrianus (il faut nier de l’un de la première hypothèse du Parménide ce que l’on affirme de l’être de la seconde hypothèse) ne vaut que pour la procession ontologique, et non pas pour la procession hénadologique qui pourtant découle elle aussi de la seconde hypothèse, affirmation qui elle-même impose une distinction radicale entre les deux processions. C’est précisément parce que les hénades, tout en participant à la seconde hypothèse et en contribuant à sa constitution, ne sont pas contraires à la première hypothèse, qu’elles forment un pont entre l’un de la première hypothèse et l’être de la seconde et nous permettent ainsi de penser de façon constructive et positive, ni aporétique, ni négative, la différence hénologique. Par la médiation des hénades, les étants participent de l’un imparticipable en lui-même. Les hénades assurent le lien et la communication entre l’un absolument imparticipable et les êtres participants 88. Les
86. « Ce que Parménide nie dans la première hypothèse, il l’affirme dans la seconde » (Théol. plat., III 23, p. 82.21-22 SW) ; voir aussi Id., Théol. Plat., II 10, p. 61.19-21 SW et n. 5 dans Proclus, Théologie platonicienne, livre II, texte établi et traduit par H. D. Saffrey, L. G. Westerink, Les Belles-Lettres, Paris 1974, p. 61 ; Théol. Plat., I 12, p. 57.23-25 SW ; In Parm., VI 1062.12-14 Steel ; VI 1075.15-16 Steel ; VI 1079.3-4 Steel ; VI 1085.13-14 Steel ; VII 1142.11-12 Steel. Sur ce principe proclusien, fondamental pour la compréhension de la différence hénologique, voir sur ce point H. D. Saffrey, « Introduction », dans Proclus, Théologie platonicienne, I, texte établi et traduit par H. D. Saffrey, L. G. Westerink, Les Belles-Lettres, Paris 1968, p. Lxvii-Lxx. 87. H.-D. Saffrey, « La Théologie platonicienne de Proclus, fruit de l’exégèse du Parménide », p. 8, repris dans Id., Recherches sur le néoplatonisme après Plotin, p. 180. 88. « En effet, l’être, de par sa nature propre, est dissemblable par rapport à l’un (ἀνόμοιόν ἐστι πρὸς τὸ ἓν) ; car l’essence, c’est-à-dire ce qui a besoin d’une unité qui lui vient d’ailleurs, ne peut pas être reliée à ce qui est au-delà de l’être (ὑπερούσιον), la toute première unité (πρώτιστη ἔνωσις), et elle en est très éloignée ; au contraire les hénades des êtres, qui sont venues à l’existence à partir de l’hénade imparticipable et transcendant toutes choses [ce que Proclus appelle aussi l’hénade des hénades, c’est-àdire l’un], peuvent non seulement réunir les êtres à l’un, mais aussi les convertir vers
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hénades sont la multiplicité première participée par les êtres, qui sert ainsi d’intermédiaire entre l’un et les êtres. C’est en quoi elles relèvent de la deuxième hypothèses du Parménide et non de la première, tout en étant pourtant les modalités de l’un pur et simple 89. Le fait que les hénades, pourtant de nature suressentielle, commandent et structurent la seconde hypothèse, conduit à y introduire la différence hénologique au sein même de cette dernière. À travers les hénades, la seconde hypothèse n’est plus celle de l’un qui est ou encore du tout-un, mais celle par laquelle les êtres sont reconduits à l’un pur grâce à leur divinification. Si le Traité 39 de Plotin donne, en certains passages, l’impression que la multiplicité de la seconde hypothèse remonte au niveau de la première hypothèse, l’hénadologie proclusienne marque au contraire la descente de l’un pur au niveau de la seconde hypothèse, mieux encore la présence, au sein de l’être, de « l’au-delà de l’être » sous sa forme multiple (tà huperoúsia) que représentent les hénades 90. Telle est le sens ultime de l’ontologie proclusienne. De fait si l’hénadologie est multiplicité, ce n’est que parce qu’elle est la multitude suressentielle, mais au demeurant finie, des dieux 91, et non la multiplicité de l’être attirée par l’infini. Il revient à l’un multiple de l’hénadologie de diviniser l’existence de l’être et, ce faisant, de convertir les êtres pour les reconduire à l’un. La question essentielle est de comprendre l’articulation entre l’un, les hénades et les êtres. La tripartition un-hénades-êtres correspond à la tripartition de la théorie de la participation dans les Éléments de Théologie : L’un imparticipable (améthekton), les hénades participées (metekhómena) et les ousíai participantes (metekhónta) 92. On ne participe à l’un imparticipable que par la médiation des hénades en rappelant que tous les êtres sont soumis aux hénades des dieux, en tant qu’existants, c’est-à-dire en tant qu’unifiés. Cette triade permet assurément d’expliquer les rapports entre le premier principe et les êtres dérivés et, d’une façon plus générale, les rapports de participation. La médiation de l’hénade permet en effet de concilier l’imparticipabilité
elles-mêmes [c’est-à-dire vers les hénades]. » (Proclus, Théol. Plat., III 3, p. 13.12-18 SW). 89. Proclus, In Parm., VI 1068.3-1069.6 Steel. 90. Sur les hénades comme « au-delà de l’être » multiple, Proclus, Théol. Plat., III 3, p. 14.8-9 SW. 91. Proclus, In Parm., VI 1068.34 Steel. 92. Proclus, Elem. Théol., Prop. 23, p. 25.22-29 Dodds.
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du principe avec la participation du dérivé. Sans cette médiation, soit il n’y aurait pas participation, soit le principe perdrait toute la souveraineté que lui procure son imparticipabilité. On ne peut pas passer, sans l’intermédiaire de l’un, à la multiplicité des intelligibles : c’est un principe fondamental du néoplatonisme 93. Il revient aux hénades d’assurer cette médiation. En effet, les hénades sont multiples et la multiplicité des êtres dérive non pas directement de l’unicité de l’un, mais de la multiplicité des hénades 94. Il appartient encore aux hénades et non à l’un de conduire la procession ; et c’est en quoi les hénades relèvent bien de la seconde hypothèse. La conduite de la procession ontologique par les hénades se fait alors selon l’unification (kath’ hénōsin) et non selon l’existence ou la substance. Or la multiplicité des hénades est modale, non pas réelle. L’hénadologie permet ainsi d’éviter de penser la procession de la multiplicité de l’être comme si elle partait d’un principe en puissance de tout. L’un pur principiel ne contient rien, même à l’état totalement indifférencié, il n’est en puissance de rien puisqu’il est au-delà de la puissance comme le rappelle Proclus à de nombreuses reprises 95. Il s’agit ainsi de libérer l’un de toute causalité directe à l’égard des intelligibles et de l’être. L’un n’engendre à proprement dit que des hénades, c’est-à-dire des modalités de l’unification, le reste des réalités étant produit par l’intellect universel unique ou par l’âme unique 96. Les hénades sont causes de l’existence des intelligibles, mais uniquement en tant qu’elles sont cause de leur unification. Il ne faut donc pas dire que les causes de toutes les choses sont dans l’un, sinon, en disant cela, de penser que l’un est cause de tout en tant qu’il est cause des hénades 97.
93. « Il n’est pas vrai que l’ensemble multiforme des idées intelligibles vienne aussitôt après le Bien qui ne comporte absolument aucune trace de multiplicité. » (Proclus, In Tim., III 12.22-24 Diehl ; trad. fr. A. J. Festugière dans Proclus, Commentaire sur le Timée, tome IV, Librairie philosophique Vrin, Paris 1968, p. 29). 94. Proclus, In Parm., I 707.5-9 Steel et VI 1101.1-3 Steel. 95. Proclus, Théol. plat., II 7, p. 51.7-8 SW. Et de même, dans son Commentaire au Parménide, Proclus affirme l’antériorité du principe à la puissance : « Ce qui transcende toute puissance [ou plus exactement ce qui s’en trouve soustrait et affranchi] (δυνάμεως ἁπάσης ἐξῃρημένον). » (In Parm., VII 1150.20 Steel). 96. Ibid., VI 1062.20-26 Steel. 97. Ibid., VII 1220. 7-9 Steel.
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Pierre Caye Et c’est en quoi l’un transcende réellement toutes les autres causes et en est séparé 98.
En tant que médiatrices, les hénades doivent fonder la présence universelle de l’un jusque dans la nature corporelle. Les illuminations des hénades arrivent jusqu’à la matière : L’ensemble de participants aux divines hénades part de l’être et s’achève à la nature corporelle. Car le premier participant est l’être et le dernier est le corps (et ainsi nous disons que les corps sont divins) 99.
Il y a donc, à travers leur relation aux hénades, des corps divins ou en tout cas divinisés. Grâce aux hénades, « tout est plein de dieux » 100. Ni l’intellect ni l’âme n’ont une influence d’une telle portée. Seul l’un au moyen de ses hénades touche l’ensemble de la réalité et la transfigure, d’où le fait que seul l’un est proprement et radicalement universel. L’hénadologie permet ainsi de régler la fameuse antinomie du principe que formule Damascius et que nous avons évoquée en introduction. Cette aporie, Plotin l’avait déjà formulée à sa façon, près de deux siècles et demi auparavant, sous cette forme : « Comment l’un imparticipable est-il en mesure d’engendrer la multiplicité des êtres ? Comment la multiplicité pourrait-elle venir de lui 101 ? Comment de l’absolue simplicité de l’un l’extrême complexité du réel peut-elle procéder ? » L’hénadologie a pour tâche de répondre à de telles questions. Il est clair que les hénades ont pour but de séparer plus encore l’un de l’être, en plaçant, au sein même de la seconde hypothèse, un niveau qui reste encore purement hénologique. Il s’agit de garantir la séparation et la soustraction de l’un par rapport au reste du réel, de justifier son imparticipabilité, de défendre son inviolabilité et de soutenir son ineffabilité 102. Proclus réfute tout ce qui tend à assimiler le sommet de la seconde hypothèse à l’un. L’un en tant qu’un est totalement absent de la seconde hypothèse. Mais il revient aux hénades d’occuper cette place. L’hénadologie est la propagation et la diffusion moins de l’un que de la différence 98. Proclus, Théol. Plat., III 7, p. 29.17-18 SW. Trad. H. D. Saffrey, L. G. Westerink, Proclus, Théologie platonicienne, III, p. 29. 99. Proclus, Elem. Theol., prop.139, p. 122.21-24 Dodds. Voir aussi Proclus : « […] en effet la participation (méthexis) s’étend jusqu’à la substance corporelle (ousía sōmatikḗ). » (Id., In Parm., VI 1067.6-7 Steel). 100. Id., Elem. Theol. prop. 145, p. 128.20 Dodds. 101. Plotin, Traité 49 [V, 3], 15.3-4. 102. V. Vacanti, Hénologie, hénadologie, théologie…,p. 50.
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hénologique, au sein même de tous les degrés de l’être. Il ne s’agit pas d’accéder à l’unitotalité, mais simplement de rappeler que toute unification se fait sous le couvert de la différence hénologique, constamment réitérée, signifiant par conséquent l’impossibilité au contraire de toute unitotalité, ou encore rappelant que la présence de l’un dans les êtres ne peut se signaler que par son retrait et son absence ; et c’est précisément cette propagation de la différence hénologique dans l’ensemble de la réalité ontologique par la médiation des hénades qui fait que cette théologie polythéiste où « tout est plein de dieux » n’est pas pour autant panthéiste, où tout est dieu. Ce qui est en définitive divin ici c’est précisément de rendre pensable et plus encore opératoire la différence hénologique. Ce qui est divin est moins la présence de l’un que la néguentropie que sa différence permet ; est divine la sōtēría par l’un de l’être 103 ou plus exactement de « tout ce qui n’est pas l’un » 104. Et de fait, dans le néoplatonisme comme dans la plupart des religions, il n’y a pas de théologie sans sotériologie ; l’unification sauve les étants et les étants ainsi sauvés sont divinisés par leur salut même. Simplement il s’agit ici d’une sotériologie cosmologique et non seulement anthropologique qui concerne l’ensemble de l’être, une sotériologie hic et nunc, sans outre-temps ni outre-lieu, sans délai ni au-delà : une sotériologie qui assurément n’est pas étrangère aux soucis de notre temps. Il importe maintenant de concilier, voire d’unifier la théologie métaphysique que nous venons de décrire à la théologie révélée et à la théurgie c’est-à-dire à la pratique théologique que suivent les cercles néoplatoniciens de l’école d’Athènes. Proclus dénombre quatre types de théologie, selon les modes d’expression des réalités divines 105 : au moyen des mythes comme les Orphiques ; au moyen des nombres et des figures mathématiques comme les Pythagoriciens ; sous l’inspiration divine comme les Oracles chaldaïques, et enfin selon le mode scientifique (kat’epistēmḗn), par la voie de la dialectique, ce « qui est le propre, précise Proclus, de la philosophie de Platon » 106. Mais, quelle qu’elle
103. « […] Lui [l’Un] grâce auquel tous les êtres sont sauvés et existent (σᾡζεται καὶ έστιν). » (Proclus, In Parm., VI 1087.26-27 Steel). 104. Plotin, Traité 49 [V, 3], 15.11-12 ; voir aussi Id., Traité 9 [VI, 9], 8.39-42. 105. Proclus, In Parm., I 646.16-647.18 Steel ; Id., Théol. Plat., I 4, p. 19.23-20.25 SW. 106. Id., Théol. Plat., I 4, p. 20.19-20 SW
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soit, toute théologie est d’abord une science des noms, une nomination ; simplement les noms de la théologie platonicienne sont les noms premiers de la métaphysique. L’unification des quatre théologies, leur sumphōnía, est sans aucun doute l’un des objectifs majeurs de l’École d’Athènes, mais une telle conciliation ne va pas de soi. Je prétends ici fournir non pas la clef de cette unification, mais seulement quelques éléments de réflexion concernant en particulier le rapport de la théologie platonicienne avec les Oracles chaldaïques. À cet égard je me contenterai de signaler deux points : le premier concernant le rapport de la théologie rationnelle à la théologie révélée ; le second la place de la théurgie dans le dispositif néoplatonicien. L’hénadologie a pour thèse que l’organisation logique des hypothèses du Parménide n’est que le reflet de l’ordre réel de la hiérarchie des dieux. « Selon Proclus et Damascius, les attributs du Parménide désignent symboliquement les classes des dieux. » 107 C’est pourquoi on a affaire à « une véritable “théologie scientifique” dans laquelle les processions différentes et les propriétés des classes divines sont analysées et déduites de façon rationnelle » 108. Encore faut-il pouvoir justifier, note de façon critique Carlos Steel, « pourquoi tel attribut peut être considéré comme “symbole” de telle classe divine » 109. Toute interprétation théologique du Parménide dépend de « l’établissement d’équivalences exactes entre la séquence des attributs de l’Un-qui-est et la procession des classes divines » 110. Or, note enfin Carlos Steel, la correspondance n’est jamais parfaite. La table des équivalences exactes entre la séquence des attributs de l’un-qui-est et la procession des classes divines apparaît le plus souvent forcée, voire extravagante comme pour la justification de l’hebdomade 111. Pour Carlos Steel, le Parménide ne fournit pas en réalité le fondement de la théologie scientifique de Platon comme Proclus le prétendait mais, à l’inverse, l’interprétation du Parménide dépendrait « d’un a priori systématique théologique » 112, déjà constitué et superposé à la lecture du Parménide, comme si Proclus
107. V. Vacanti, Hénologie, hénadologie, théologie…, p. 349. 108. Ibid. 109. C. Steel, « Le Parménide est-il le fondement de la Théologie platonicienne ? », p. 383-384. 110. Ibid., p. 386. 111. Ibid., p. 391. 112. Ibid. p. 384.
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avait voulu entièrement couler le Parménide de Platon dans le moule des Oracles chaldaïques. Bref la métaphysique est ici considérée comme une ancilla theologiae. Ce qui minimise fortement le projet de théologie rationnelle de Proclus. De mon côté je me ferai l’avocat de Proclus pour défendre la thèse exactement inverse, en soulignant le primat du Parménide sur les Oracles chaldaïques, et plus généralement le primat de la métaphysique sur la théologie ; mieux encore, j’essaierai de montrer la parfaite fusion de ces deux savoirs fondamentaux sous le couvert du Parménide qu’il faut considérer à la fois comme l’accomplissement de la métaphysique et comme la matrice de la théologie néoplatonicienne. Je ferai à cet égard quatre remarques : 1) Pour pouvoir expliquer Proclus par Proclus il est utile de faire preuve à l’égard de celui-ci de générosité herméneutique, en assumant toute la part de contradiction, de forçage logique, de rhétorique parfois vaine, de paradoxes souvent difficilement surmontables, quand précisément l’interprétation généreuse peut leur donner un sens plus riche et plus fécond. Ce qui vaut, au demeurant, autant pour Plotin ou Damascius. Il me semble que l’hénadologie enrichit considérablement la portée et la singularité de la rupture métaphysique que représente la différence hénologique, engagée mais encore inaccomplie par Plotin. Autrement dit, si on considère que la différence hénologique est une affaire sérieuse et non pas une vaste blague socratique comme le pense Glaucon, alors il faut assumer les incohérences que révèle un strict parallélisme entre les Oracles chaldaïques et le Parménide. 2) S’il est vrai que le sens du Parménide est souvent très fortement sollicité pour l’adapter aux Oracles chaldaïques, l’inverse est non moins vrai : les Oracles chaldaïques sont commentés par Proclus à travers le Timée et le mythe central du Phèdre de Platon pour mieux les adapter au Parménide. Faut-il rappeler que les Oracle chaldaïques, rédigés au temps de Marc-Aurèle, avant la naissance du néoplatonisme et donc avant les ruptures que celui-ci produit au sein de la tradition philosophique dite médio-platonicienne, négligent totalement la première hypothèse et ignorent la différence hénologique 113 ; davantage, chez Proclus, aucun passage des Oracles ne semble non plus pouvoir
113. « Si l’on admet que les Oracles chaldaïques ont été composés dans un contexte médio-platonicien, on ne peut rien y trouver concernant l’Un et les hénades […] » (L. Brisson, « Les Oracles chaldaïques dans la Théologie platonicienne », dans Proclus et la Théologie Platonicienne, p. 123).
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être associé aux hénades 114, les Oracles n’intervenant, dans la Théologie platonicienne, que dans la seconde partie du livre III (chap. 7 à 28), après la partie consacrée aux hénades (chap. 1 à 6) 115. Quant aux dieux « chaldaïques » du diacosme intelligible (Père, Puissance, Intellect), les Oracles se contentent de reprendre la terminologie de la Lettre II de Platon. Dans ces conditions, il me semble difficile d’affirmer que Proclus a coulé le Parménide dans le moule des Oracles. C’est dire aussi que la relecture de ces derniers à travers la seconde partie du Parménide ne peut nécessairement que modifier leur sens. 3) Si la métaphysique de Proclus revêt une dimension sinon irrationnelle du moins extra-rationnelle qui contraste avec la volonté affichée de déduction géométrique qui caractérise les Éléments de Théologie, la Théologie platonicienne ou le Commentaire au Parménide, ce n’est pas parce que Proclus se soumettrait entièrement aux Oracles chaldaïques, mais parce qu’il opère au sein de la métaphysique du Parménide, à partir précisément de la différence hénologique, absente, rappelons-le, des Oracles chaldaïques, une opération qui, pour rester étrangère à l’histoire de la métaphysique aussi bien antérieure que postérieure, reste pourtant entièrement métaphysique. Cette opération consiste à substituer l’hénadologie à l’aitiologie. Ce n’est plus le deus ut causa qui est principe de rationalité, mais c’est l’unification qui est, selon l’expression même de Proclus au chapitre IX du livre II de la Théologie platonicienne, une causalité acausale (anaítiōs aition) 116, ne relevant ni de la cause efficiente, ni de la cause formelle ni même de la cause finale 117. 114. Ibid., p. 124. 115. Ibid., p. 123. Voir aussi la remarque d’H.-D. Saffrey sur la place seconde sinon secondaire des Oracles chaldaïques dans la Théologie platonicienne : « Et d’ailleurs le lecteur de la Théologie platonicienne ne sera pas sans observer que la référence aux Oracles dans les livres II et III qui traitent du premier dieu et des dieux intelligibles sont rares et plutôt décoratives. Tandis qu’en arrivant aux livres IV à VI qui traitent des dieux intellectifs et hypercosmiques, c’est-à-dire de ceux qui entrent dans le sujet du Timée, les références se multiplient et deviennent de plus en plus significatives. » (H.-D. Saffrey, « Proclus, diadoque de Platon » dans Proclus, lecteur et interprète des Anciens. Actes du colloque international du CNRS de 1985, CNRS, Paris 1987, p. xxvi, repris dans Id., Recherches sur le néoplatonisme après Plotin, p. 156). 116. Proclus, Théol. Plat., II 9, p. 58.24 SW. 117. Ibid., 58.19-59.4 SW. Voir aussi Id., In Parm., VI 1132.2-5 Steel. Aussi bien dans le Commentaire au Parménide que dans la Théologie platonicienne, Proclus ne cesse d’hésiter entre une conception pancausale du premier principe, à la fois origine, fin et centre de toutes choses (In Parm., VI 1115.23-28 Steel), et une conception acausale ou encore supracausale, au-delà de toute causalité (hupèr aítion : ibid., 1123.28
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Métaphysique et théologie chez Proclus
Cette substitution est la clef du passage, dans le néoplatonisme, du métaphysique au théologique, mais ce passage, qui bouleverse la théologie révélée, s’opère au sein même de la métaphysique. Proclus fait donc du Parménide, – et la Théologie platonicienne, qu’il faut toujours lire en ayant sous les yeux le Commentaire au Parménide en témoigne assez –, le livre révélé de la théologie néoplatonicienne, la théogonie de Platon. Quant aux Oracles chaldaïques, ils se contenteraient d’assurer le passage, au sein de ce vaste monde de la magie antique qui revêt d’innombrables formes rivales, d’une action sur les causes à une action sur les hupárxeis, les semina unius déposés dans les âmes par le Bien, au service non pas de la transformation du réel ontologique mais de la conversion et du salut des âmes. 4) Je conclurai par une dernière remarque, concernant la théurgie. Comme l’avoue le père Saffrey, on ne sait en réalité que peu de choses sur celle-ci 118 en raison du caractère souvent secret de ses cultes, réservés aux initiés. Ensuite, même si Proclus, rangé parmi les « hiératiques » 119, se consacrait lui-même à la théurgie, il n’est pas aisé de faire le lien entre les pratiques théurgiques de son temps et sa théologie métaphysique sinon au prix d’interprétations forcées et décevantes. Je vais pourtant me risquer à une explication générale et très brève du lien entre hénadologie et théurgie. La théurgie se donne essentiellement pour tâche d’organiser la remontée aux hénades au moyen des súmbola signifiant les sunthḗmata que celles-ci laissent de leur idiótēs au cours de la série de leur procession. La théurgie est l’epistrophḗ de l’un, la remontée de la procession hénadologique à partir de la semence de l’un dans l’âme, de même que la contemplation est la remontée de la procession ontologique à partir des noeroì lógoi, des raisons intellectuelles
Steel), qui s’impose comme la conséquence incontournable de la différence hénologique. Disons, pour accorder ces deux discours contraires, que l’un est pancausal quoad nos mais acausal en lui-même comme Proclus l’affirme dans son Commentaire au Parménide pour justifier la conception pancausale de l’Un : « Car il est enseigné ici comment l’Un se comporte par rapport aux autres et non pas par rapport à lui-même. » (Ibid., VI 1115.20-21 Steel). 118. H.-D. Saffrey, « La théurgie comme phénomène culturel chez les néoplatoniciens (iv-ve siècles) », Koinonia 8/2 (1984), p. 171, repris dans Id., Recherches sur le néoplatonisme après Plotin, p. 61. Sur notre manque d’informations concernant les Oracles chaldaïques, Id., « Les néoplatoniciens et les Oracles chaldaïques », Revue des Études augustiniennes 27 (1981), p. 209-210, repris dans Id., Recherches sur le néoplatonisme après Plotin, p. 63-64. 119. Damascius, In Phaed., I, § 172. 1-3 Westerink.
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présentes elles aussi dans cette même âme 120. La théurgie est ainsi la conséquence de cette substitution de l’hénadologie à l’aitiologie, qui elle-même substitue des symboles aux formes de l’être. L’hénadologie marque ainsi le passage au sein du platonisme et du néoplatonisme d’une philosophie de l’âme à une philosophie de l’un ; plus précisément encore, elle marque la substitution à l’âme de son húparxis comme semence de l’un. Il en est ainsi parce que, à partir de Jamblique, la thèse plotinienne selon laquelle une part de l’âme demeure toujours là-bas, en haut, de sorte que l’âme ne s’incarne jamais tout entière 121, n’est plus reçue par l’école néoplatonicienne : toutes les âmes sont le résultat pour Proclus d’un abaissement tel que l’âme elle-même n’a plus de patrie naturelle où elle puisse spontanément retourner 122. Et c’est précisément parce que l’âme ne peut plus naturellement retourner dans la patrie de l’esprit que se développe dans le néoplatonisme des techniques théurgiques qui, par leur technicité même, suppléent ce manque de naturalité et de spontanéité. La théurgie est donc à la fois l’instrument et le symptôme de ce passage de l’âme à son húparxis, puis de son húparxis aux hénades et donc à l’un ; elle est, en tant que telle, le corollaire de la construction hénadologique. Ou encore, on est en droit de dire, pour rester au sein du néoplatonisme et de sa sotériologie, de cette philosophie selon laquelle il n’est rien qui puisse échapper au néant sans le couvert de l’un, que l’hénadologie marque le passage de l’unifié (les monades, les formes, les êtres) à l’unitaire (les hénades), pour mieux affirmer la souveraineté absolue de l’un et de sa différence jusqu’au cœur de l’être dans tout le déploiement qu’offrent à celui-ci les arcanes de la seconde hypothèse.
120. Pour Proclus toute âme est composée d’être et un : dans l’ordre ontologique, de noeroì lógoi, copies des substances intelligibles (eikónes tôn noerôn ousiôn), et, dans l’ordre hénologique, de symboles divins (theîa súmbola), images des hénades divines et de leurs signes inconnaissables (agálmata tôn agnṓstōn sunthēmátōn) (Proclus, « Extraits du Commentaire de Proclus à la philosophie chaldaïques », fragment V, dans Oracles chaldaïques, p. 211). 121. Plotin, Traité 15 [III 4], 3, 21-27 ; Traité 2 [IV 7], 13, 12-13 ; Traité 6 [IV 8], 8, 1-6 ; Traité 10 [V 1], 10, 10-31 ; Traité 27 [IV 3], 12, 1-5. 122. « Et il ne faut pas dire non plus qu’une part de l’âme demeure là-haut, afin que nous puissions par le moyen de cette part établir un contact avec les intelligibles […] et il ne faut pas supposer non plus que l’âme soit consubstantielle aux dieux […] » (Proclus, In Parm., IV 948.16-24 Steel ; trad. C. Luna, A. Ph. Segonds dans Proclus, Commentaire sur le Parménide de Platon, Tome IV/1, Livre IV, texte établi, traduit et annoté par C. Luna, A. Ph. Segonds, Les Belles-Lettres, Paris 2013, p. 173).
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Métaphysique et théologie chez Proclus Modalités d’unification, mondes ontologiques, ordre des dieux selon Proclus et Damascius Modalités d’unification
Mondes ontologiques
Ordre des dieux
1
L’un-qui-est
1re triade des intelligibles : être
Père (OC*) – Oeuf ou Ether (RO**)
2
La totalité
2e triade des intelligibles : La vie intelligible – l’Eternité (Aiôn)
Puissance (OC) – Nuée ou Tunique blanche (RO)
3
Multiplicité pure ou illimitée
3e triade des intelligibles : Intellect (OC) – Phale vivant-en-soi – l’Intellect nès-Eriképé-Métis intelligible (νοῦϛ) – les intelli- (RO) gibles soumis à la mesure
4
Multiple (selon le nombre)
1re triade des intelligibles-intellectifs : la vie substantielle – l’Empyrée
Les 3 Yinges (Ἲυγγες) (OC) – les trois nuits (RO).
5
Tout-parties
2e triade des intelligibles-intellectifs : la vie – la voûte céleste
Les 3 mainteneurs (Συνοχεῖϛ) (OC) – Ouranos (RO).
6
Commencement, milieu, fin (Figure)
3e triade des intelligibles-intellectifs : la vie intellective – la voûte subcéleste
Les 3 Télétarques (Τελετάρχαι) (OC) – les Hécatonchires (RO).
7
En un autre, en le même
Le sommet des intellectifs – l’Intellect substantiel ou noûs katharós
Au-delà simple (Ἃπαξ επέκεινα) (OC) – Kronos (RO)
8
En mouvement, en repos
Le centre des intellectifs – l’Intellect vital ou noûs zôogónos
Hécate (OC) – Rhéa (RO)
9
Identité et différence
Le terme des intellectifs- l’Intellect intellectif
Le démiurge (OC) – Zeus (RO) – 7e divinité – dieux immaculés – les kourètes (RO) – dieux sources (OC)
10
Semblable, dissemblable
Diacosme hypercosmique : âme – hypostase
Dieux chefs (OC) et assimilateurs (ἀρχαί, ἀϕομοιωτικοί) – Dieux de l’Olympe ***
* Ordre des dieux selon les Oracles chaldaïques (OC) ** Ordre des dieux selon les Rhapsodies orphiques (RO) *** Zeus, Poséidon, Pluton, Artémis, Perséphone, Athéna, Apollon, Korybantes.
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11
En contact, séparé
Diacosme hypercosmiqueencosmique
Dieux détachés du monde (ἀπόλυτοι)les azones – Les 12 dieux de l’Olympe****.
12
Égal, inégal selon la quantité continue
1er ordre du diacosme encosmique
Étoiles et planètes
13
Égal, inégal selon la quantité discrète
2e ordre du diacosme encosmique
Les dieux sublunaires
14
Égal, inégal selon le temps
3e ordre du diacosme encosmique
Les âmes universelles (démons, anges, héros).
**** L’ensemble du panthéon olympien distribué selon les quatre triades hypercosmiques-encosmiques dans l’ordre suivant : triades démiurgiques (Zeus, Poséidon, Héphaïstos), gardienne (Hestia, Athéna, Arès), vivifiante (Déméter, Héra, Artémis), élévatrice (Hermès, Aphrodite, Apollon).
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Métaphysique et théologie chez Proclus
Bibliographie Sources Damascius, Traités des Premiers principes, texte établi et traduit par L. G. Westerink, J. Combès, 3 vol., Les Belles-Lettres, Paris 1986-1991. The Greek Commentaries on Plato’s Phaedo, vol. II, Damascius, éd. L. G. Westerink, North-Holland Publishing, Amsterdam – Oxford – New York 1977. Oracles Chaldaïques, texte établi et traduit par E. des Places, Les BellesLettres, Paris 1971. Platon, Œuvres complètes, sous la direction de L. Brisson, Flammarion, Paris 2011. Plotini opera, éd. P. Henry, H. R. Schwitzer, 3 vol., Oxford 1964-1983. Plotin, Traités 1-54, éd. L. Brisson, J. F. Pradaud, 9 vol., Flammarion, Paris 2002-2010. Proclus, Théologie platonicienne, texte établi et traduit par H. D. Saffrey, L. G. Westerink, 6 vol., Les Belles-Lettres, Paris 1968-1997. Procli in Platonis Parmenidem Commentaria, éd. C. Steel, 3 vol., Clarendon Press, Oxford 2007-2009. Proclus, Commentaire sur le Parménide de Platon, 8 vol., texte établi, traduit et annoté par C. Luna, A. Ph. Segonds, Paris, Les Belles-Lettres, 2007-2017. Proclus, The Elements of Theology, éd. E. R. Dodds, Clarendon Paperbacks, Oxford 20042. Procli Diadochi in Platonis Timaeum commentaria, 3 vol., Teubner, Leipzig 1903-1906. Proclus, Commentaire sur le Timée, trad. et note A. J. Festugière, 5 vol., Vrin – CNRS, Paris 1966-1969.
Études Brisson, Luc, « Les Oracles chaldaïques dans la Théologie platonicienne », dans Proclus et la Théologie Platonicienne, Actes du Colloque International de Louvain (13-16 mai 1998) en l’honneur de H.-D. Saffrey et L. G. Westerink, éd. A. Ph. Segonds, C. Steel, avec l’assistance de C. Luna, A. F. Mettraux, Leuven, University Press – Paris, Les Belles-Lettres 2000, p. 373-398. Butler, Edward P., « The Intelligible gods in the Platonic Theology of Proclus », Méthexis XXI (2008), p. 131-143. Caye, Pierre, Comme un nouvel Atlas. D’un état meilleur que la puissance, Les Belles-Lettres, Paris 2017. Clark, Dennis, « The Gods as Henads in Iamblichus », The International Journal of the Platonic Tradition 4 (2010), p. 54-74. Dillon, John,« Iamblichus ant the origin of the doctrine of henads », Phronesis 17 (1972), p. 102-106. 213
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KHAYRKHWĀH-I HARĀTĪ AND THE POST-MONGOL REVIVAL IN NIZĀRĪ ISMAILI LITERARY ACTIVITIES IN PERSIA Farhad Daftary
o
n the death of the Fatimid caliph-imam al-Mustanṣir in 487/1094, the unified Ismaili daʿwa and community split into two rival factions, Nizārī and Mustaʿlian, named after two of the deceased imam’s sons who had claimed his heritage. The original heir-designate Nizār was deprived of his succession rights through the machinations of the all-powerful Fatimid vizier, al-Afḍal, who installed Nizār’s much younger half-brother al-Mustaʿlī to the Fatimid throne. Al-Mustaʿlī and the later Fatimid caliphs were also acknowledged as imams by the daʿwa headquarters in Cairo and the Ismaili communities in Egypt and Yemen, as well as a large faction in Syria. Nizār himself refused to pay homage to al-Mustaʿlī and fled to Alexandria where he rose in revolt but was defeated and killed in 488/1095. By the time of the Nizārī-Mustaʿlian schism of 487/1094, Ḥasan-i Ṣabbāḥ, who preached the Ismaili daʿwa on behalf of the Fatimids within the Saljūq dominions in Persia, had emerged as the leader of the Persian Ismailis. He had already begun to follow a policy largely independent of the Fatimid regime. Ḥasan’s seizure of the stronghold of Alamūt in Daylamān in 483/1090 had, in fact, signalled the initiation of the Persian Ismailis’ revolt against the Saljūqs as well as the foundation of what would become the Nizārī Ismaili state. 1 In al-Mustanṣir’s succession dispute, Ḥasan supported Nizār’s cause and severed his
1. F. Daftary, “Ismaili-Seljuq Relations: Conflict and Stalemate”, in E. Herzig and S. Stewart, ed., The Age of the Seljuqs: The Idea of Iran, VI, London 2015, p. 41-57; reprinted in F. Daftary, Ismaili History and Intellectual Traditions, London – New York 2018, p. 223-237. 10.1484/M.BEHE-EB.5.123368
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Farhad Daftary
relations with the Fatimid regime and the daʿwa headquarters in Cairo which had supported al-Mustaʿlī. By this decision, Ḥasan-i Ṣabbāḥ founded the Nizārī Ismaili daʿwa on behalf of the Nizārī imams, Nizār and his descendants, who then remained inaccessible until 559/1164. The Nizārī Ismaili state, centred at Alamūt, with a network of fortresses and territories scattered in different parts of Persia and Syria, lasted some 166 years until it was destroyed by the Mongols in 654/1256. From early on, the Nizārī Ismailis were preoccupied with a revolutionary campaign against the ardently Sunni Saljūqs, whose alien rule was detested also by the Persians of different social classes, as well as their survival in an extremely hostile milieu. As a result, they produced military commanders rather than theologians. Furthermore, Ḥasan-i Ṣabbāḥ (d. 518/1124) and his seven successors at Alamūt used Persian, rather than Arabic, as the religious language of their community. This explains why the literature of the Persian-speaking Nizārīs of Persia, Afghanistan and Central Asia has continued to be written in this language. The use of Persian in preference to Arabic also made it very difficult for the Nizārīs of Persia and adjacent Persian-speaking eastern lands to have ready access to the Ismaili literature produced almost exclusively in Arabic in Fatimid times, with the major exception of the works of Nāṣir-i Khusraw (d. after 462/1070), which were all written in Persian. Only the Syrian Nizārīs, who continued to use Arabic, preserved some of the earlier Ismaili Arabic texts. Be that as it may, the Persian Nizārī Ismailis did not produce a substantial literature. Nevertheless, they did maintain a sophisticated intellectual outlook and a literary tradition, elaborating their teachings in response to changed circumstances. In the doctrinal domain, only a handful of Nizārī Ismaili texts have survived directly from the Alamūt period. These include the Haft bāb (Seven Chapters) of a certain Nizārī historian and poet Ḥasan-i Maḥmūd-i Kātib (d. ca. 644/1246), 2 and a few Ismaili works written during the final decades of the Alamūt period and attributed to Naṣīr al-Dīn Ṭūsī (d. 672/1274), 3 who spent some three decades in the Nizārī fortress communities of Persia and
2. Ḥasan-i Maḥmūd-i Kātib, Haft bāb, ed. and tr. S. J. Badakhchani as Spiritual Resurrection in Shiʿi Islam: An Early Ismaili Treatise on the Doctrine of Qiyāmat, London 2017. 3. Naṣīr al-Dīn Ṭūsī, Tawallā va tabarrā, Maṭlūb al-muʾminīn and Āghāz va anjām, ed. and tr. S. J. Badakhchani as Shiʿi Interpretations of Islam: Three Treatises on Theology and Eschatology, London 2010.
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Khayrkhwāh-i Harātī and the Post-Mongol Revival
converted to Ismailism during that period as explained in his spiritual autobiography. 4 There is also the Rawḍa-yi taslīm (Paradise of Submission), perhaps co-authored in some fashion by Ṭūsī and Ḥasan-i Maḥmūd-i Kātib, representing the single most important source on the Nizārī Ismaili teachings of the period. 5 The Nizārī Ismailis of the Alamūt period also maintained a historiographical tradition in Persia. They compiled chronicles in Persian, recording the events of their state according to the reigns of the successive lords of Alamūt, starting with the Sargudhasht-i Sayyidnā which covered the life and career of Ḥasan-i Ṣabbāḥ himself. 6 All the Nizārī chronicles, kept at the famous library at Alamūt and other strongholds in Persia, perished in the Mongol invasions. However, some of these histories and other Nizārī documents were seen and used in writing their own Ismaili histories by three Persian historians, namely ʿAṭāMalik Juwaynī (d. 681/1283), Rashīd al-Dīn Faḍl Allāh (d. 718/1318) and Abu’l-Qāsim ʿAbd Allāh Kāshānī (d. ca. 738/1337), who remain our main sources on the Nizārī Ismaili daʿwa and state in Persia during the Alamūt period. The Nizārī Ismailis of Persia became completely disorganised in the aftermath of the destruction of their state and fortresses in 654/1256. Those who survived the Mongol massacres entered a new phase of their history, living clandestinely outside their traditional fortress communities in Persia, adopting taqiyya or dissimulating measures under different external guises. Many of them migrated to Badakhshān and Sind, where Ismaili communities already existed. The news of the execution of Imam Rukn al-Dīn Khurshāh, the last lord of Alamūt, in Mongolia
4. Naṣīr al-Dīn Ṭūsī, Sayr va sulūk, ed. and tr. S. J. Badakhchani as Contemplation and Action: The Spiritual Autobiography of a Muslim Scholar, London 1998. See also F. Daftary, “Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī and the Ismailis of the Alamūt Period”, in N. Pourjavady and Ž. Vesel, ed., Naṣīr al-Dīn Ṭūsī, philosophe et savant du xiiie siècle, Tehran 2000, p. 59-67; reprinted in his Ismailis in Medieval Muslim Societies, London 2005, p. 171-182. 5. Naṣīr al-Dīn Ṭūsī, Rawḍa-yi taslīm, ed. and tr. S. J. Badakhchani as Paradise of Submission: A Medieval Treatise on Ismaili Thought, London 2005; French translation, La Convocation d’Alamût. Somme de philosophie ismaélienne, tr. Ch. Jambet, Lagrasse 1996. See also Ḥasan-i Maḥmūd-i Kātib, Dīwān-i qāʾimiyyāt, ed. S. J. Badakhchani, Tehran 2011. 6. See F. Daftary, “Persian Historiography of the Early Nizārī Ismāʿīlīs”, Iran: Journal of the British Institute of Persian Studies 30 (1992), p. 91-97; there is a shorter version in his Ismailis in Medieval Muslim Societies, p. 107-123.
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Farhad Daftary
in the spring of 655/1257, dealt another demoralising blow to the confused and displaced Nizārīs who were now also deprived of the guidance of a centralised leadership, which they had enjoyed during the Alamūt period. Henceforth, the different Nizārī communities developed on a local basis and independently of one another. The central daʿwa organisation located at Alamūt had also disappeared, and its functions would now be taken over by a loose network of autonomous dāʿīs and pīrs in various regions. Many Nizārī Ismaili groups in the Iranian world, where Sunni Islam prevailed until the rise of the Safawids, now disguised themselves as Sunni Muslims. Meanwhile, a group of Nizārī dignitaries had managed to safely conceal Rukn al-Dīn Khurshāh’s son, Shams al-Dīn Muḥammad, a minor, who had succeeded to the Ismaili imamate in 655/1257. Shams al-Dīn was taken to Ādharbāyjān in northwestern Persia, where he lived clandestinely as an embroiderer, whence his nickname of Zardūz. Certain allusions in the Safar-nāma (Travelogue) of Nizārī Quhistānī, the first post-Alamūt Ismaili poet, indicate that he may have seen Imam Shams al-Dīn Muḥammad in Tabrīz in 679/1280. 7 The Nizārīs of Persia and adjacent regions did not seem to have produced any doctrinal works during the earliest post-Alamūt centuries. Only the versified works of Ḥakīm Saʿd al-Dīn Nizārī Quhistānī (d. 720/1320), a poet and government official from Bīrjand, Quhistān, in southeastern Khurāsān, remain extant from that period. His vast Dīwān, containing some 10,000 verses in ghazal form has now been published. 8 It was in the early post-Alamūt times that Persian Nizārīs, as part of their taqiyya practices, concealed themselves under the mantle of Sufism, without establishing formal affiliations with any of the Sufi ṭarīqas or orders, then spreading in Mongol Persia. The origins and early development of this phenomenon remain rather obscure, but the practice gained wide currency among the Nizārī Ismaili communities of different regions. The earliest recorded evidence of this relationship is found in the works of Nizārī Quhistānī. In fact, he may very well have been the first post-Alamūt Nizārī author to have chosen poetic and Sufi forms of expression for concealing Ismaili ideas, a model adopted by many later Nizārī authors of Persia, Afghanistan and Central Asia. He 7. See N. Eboo Jamal, Surviving the Mongols: Nizārī Quhistānī and the Continuity of Ismaili Tradition in Persia, London 2002, p. 124-135. 8. Ḥakīm Saʿd al-Dīn b. Shams al-Dīn Nizārī Quhistānī, Dīwān, ed. Maẓāhir Muṣaffā and presented by Maḥmūd Rafīʿī, Tehran 1371-1373 Sh./1992-1994, 2 vols.
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Khayrkhwāh-i Harātī and the Post-Mongol Revival
was also the first Nizārī Ismaili author to use Sufi terminology such as khānaqāh, darwīsh (dervish), qalandar (wandering dervish) as well as pīr and murshid, terms used by Sufis in reference to their spiritual guides. 9 Shams al-Dīn Muḥammad, who in certain legendary accounts has been confused with Mawlānā Jalāl al-Dīn Rūmī’s spiritual guide, Shams-i Tabrīz, died around 710/1310, after an imamate of almost half a century. An obscure dispute over his succession to the imamate split the line of the Nizārī Ismaili imams and their followings into two rival branches, designated as Qāsim-Shāhī and Muḥammad-Shāhī (or Muʾminī). The Muḥammad-Shāhī imams, who initially had more followers in Persia, Central Asia and Syria, transferred their seat to India in the 10th/16th century and by the end of the 12th/18th century this line had become discontinued. The Qāsim-Shāhī community has survived to the present time, and their last four imams have acquired prominence under their hereditary title of Aga Khan. Henceforth, our discussion is related solely to the Qāsim-Shāhī Nizārī Ismailis. As noted, the meagre literature and the traditions of the Persian and Central Asian Ismailis, dating to the early post-Alamūt times, attest to the fact that Nizārī Ismailism had become increasingly infused with Sufi teachings and terminology, for which the ground had been prepared during the Alamūt period. At the same time, the Sufis themselves, who like the Ismailis relied on taʾwīl or esoteric exegesis, began to use ideas which were more widely attributed to the Ismailis. As part of this Ismaili-Sufi coalescence, the Nizārī Ismailis began to adopt Sufi ways of life even outwardly. Thus, it is related that Imam Shams al-Dīn Muḥammad and his immediate successors, in the Qāsim-Shāhī line, lived clandestinely as Sufi pīrs, while their followers adopted the typically Sufi title of murīd or disciple. This would not have been readily possible if there had not been common doctrinal grounds between these two esoteric traditions in Islam. 10
9. Ibid., vol. 1, p. 583-584, 617, 632-633, 634-635, 642-643, 660, 674-675, 724-725, 753-754, 795, 860, 866, 880, 881, 966-968, 994-995, 1359-1360, and elsewhere. See also L. Lewisohn, “Sufism and Ismāʿīlī Doctrine in the Persian Poetry of Nizārī Quhistānī (645-721/1247-1321)”, Iran: Journal of the British Institute of Persian Studies 41 (2003), p. 229-251. 10. See F. Daftary, “Ismāʿīlī-Sufi Relations in Early Post-Alamūt and Safavid Persia”, in L. Lewisohn and D. Morgan, ed., The Heritage of Sufism, III, Late Classcial Persianate Sufism (1501-1750), Oxford 1999, p. 275-289.
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Farhad Daftary
By the middle of the 9th/15th century, Ismaili-Sufi interaction had become well established in the Iranian world. Due to the close relations between Persian Sufism and Nizārī Ismailism, it is often difficult to ascertain whether a certain post-Alamūt Persian treatise was written by a Nizārī author influenced by Sufism, or whether it was produced by a Sufi exposed to Ismaili teachings. As an early instance of this Ismaili-Sufi relationship mention may be made of the celebrated Sufi poem, in mathnawī form, entitled Gulshan-i rāz (The Rose Garden of Mystery) and a later commentary on it by a Nizārī Ismaili author. This Sufi versified work was composed in 717/1317 by Maḥmūd-i Shabistarī, a Sufi shaykh and poet from Ādharbāyjān. The Nizārī Ismailis of Persia and Central Asia consider Gulshan-i rāz to be part of their literature, and as such, it was chosen to be partially commented upon in Persian by a Nizārī author. This anonymous Ismaili commentary consists of the Ismaili interpretations, or taʾwīlāt, of selected passages from Shabistārī’s poem of some one thousand couplets. 11 Owing to their close relations with Sufism in post-Alamūt times, Persian-speaking Nizārīs have also regarded some of the greatest mystic poets of Persia as their co-religionists and selections of their works have been preserved by the Nizārī Ismailis of Persia, Afghanistan and Central Asia. Amongst the most prominent of such poets, mention may be made of Sanāʾī (d. ca. 535/1140), Farīd al-Dīn ʿAṭṭār (d. ca. 627/1230), and Jalāl al-Dīn Rūmī (d. 672/1273). The Nizārīs of Badakhshān, now divided between Tajikistan and Afghanistan, also regard ʿAzīz al-Dīn Nasafī (d. 661/1262), a celebrated local Sufi master and author, as a co-religionist and they have preserved his treatise, Zubdat al-ḥaqāʾiq, as an Ismaili work. 12 The Persian-speaking Nizārīs have continued to use verses of these and other mystical poets of the Iranian world in their social and religious ceremonies.
11. This Ismaili commentary, entitled Baʿḍī az taʾwīlāt-i Gulshan-i rāz, was edited and translated into French with commentaries by H. Corbin, in his Trilogie ismaélienne, Tehran – Paris 1961, text p. 131-161, translation p. 1-74. See also F. Daftary, Ismaili Literature: A Bibliography of Sources and Studies, London 2004, p. 161. 12. See Zubdat al-ḥaqāʾiq, in Panj risāla dar bayān-i āfāq va anfus, ed. A. E. Bertel’s, Moscow 1970, p. 91-207. See also A. E. Bertel’s and M. Bakoev, Alphabetic Catalogue of Manuscripts found by 1959-1963 Expedition in Gorno-Badakhshan Autonomous Region, ed. B. G. Gafurov and A. M. Mirzoev, Moscow 1967, p. 63-64, 81-82, and F. Daftary, Ismaili Literature, p. 166.
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Khayrkhwāh-i Harātī and the Post-Mongol Revival
Meanwhile, by the middle of the 9th/15th century, the imams of the Qāsim-Shāhī Nizārīs had emerged in the village of Anjudān, near Qum in central Persia, initiating the so-called Anjudān revival in Nizārī daʿwa and literary activities. With Mustanṣir bi’llāh, who carried the Sufi name of Shāh Qalandar and succeeded to the imamate around 868/1463, the imams of this Nizārī branch became definitely established in the locality, which served as their seat for almost two centuries until the end of the 11th/17th century. A number of tombs of these imams, including the mausoleum of Mustanṣir bi’llāh who died in 885/1480, are still preserved in Anjudān. 13 Meanwhile, the Nizārīs were still obliged, in predominantly Sunni Persia, to observe taqiyya and hide their beliefs mainly in the guise of Sufism. However, the general religio-political situation of Persia had gradually become more favourable for the activities of the Ismailis. Taking advantage of the changed circumstances, including the spread of Shiʿi tendencies and ʿAlid loyalism through Sunni Sufi orders, the imams now began to reorganise and reinvigorate their daʿwa activities to win new convers and reassert their central authority over various Nizārī communities, especially in Persia, Central Asia and India, where the Ismailis had been led for long periods by independent dynasties of pīrs. The imams gradually replaced these powerful local leaders with their own loyal dāʿīs who would also ensure that the religious dues were delivered to the imam’s central treasury at Anjudān. The Anjudān renaissance also witnessed a revival in the literary activities of the Nizārī Ismailis, especially in Persia, where the earliest postAlamūt doctrinal works were now produced. In this context, the earliest known text, reflecting important details on Ismaili-Sufi relations, is the Pandiyāt-i javānmardī (Admonitions on Spiritual Chivalry), containing the religious admonitions of Imam Mustanṣir bi’llāh, the thirty-second Nizārī Ismaili imam. 14 In this book, later translated into Gujarātī and sent to India for the guidance of the Nizārīs there, locally known as Khojahs, the imam’s admonitions start with the sharīʿat-ṭarīqat-ḥaqīqat categorisation of the Sufis, describing ḥaqīqat as the bāṭin of sharīʿat which could be attained only by the believers (muʾmins) through the spiritual path or ṭarīqat. The Pandiyāt further explains, in line with 13. See W. Ivanow, ”Tombs of Some Persian Ismaili Imams”, Journal of the Bombay Branch of the Royal Asiatic Society, New Series 14 (1938), p. 52-56, and F. Daftary, “Anjedān”, Encyclopaedia Iranica II, p. 77. 14. Mustanṣir bi’llāh (II), Pandiyāt-i javānmardī, ed. and tr. W. Ivanow, Leiden 1953.
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Farhad Daftary
the Nizārī Ismaili teachings of late Alamūt times, that ḥaqīqat essentially consists of recognising the spiritual reality of the imam of the time. 15 The Nizārīs of the Anjudān period had by and large adopted the teachings of the Alamūt period, as the current imam retained his central importance in the Nizārī doctrine, and the recognition of his true spiritual reality remained the prime concern and duty of his followers. Similar ideas are reiterated in other doctrinal works of the early Anjudān times, including especially those written by Khayrkhwāh-i Harātī, who wrote a few decades after Mustanṣir bi’llāh (II). Muḥammad Riḍā b. Khwāja Sulṭān Ḥusayn Ghūriyānī Harātī, better known as Khayrkhwāh-i Harātī, was a Nizārī Ismaili dāʿī (or pīr), a prolific author as well as a poet with the pen name (takhalluṣ) of Gharībī, derived from the name of one of his contemporary imams, Gharīb Mīrzā, also known as Mustanṣir bi’llāh (III), like his grandfather. 16 According to the evidence in his mausoleum at Anjudān, Gharīb Mīrzā, the thirty-fourth imam, who had succeeded to the imamate around 899/1493, died in 904/1498. Khayrkhwāḥ was born into a prominent Nizārī Ismaili family in Ghūriyān, near Harāt, in present-day western Afghanistan, in the final decades of the 9th/15th century. He died not long after 960/1553, the latest date mentioned in his writings. Thus, he lived during the first century of the Anjudān period in post-Alamūt Nizārī history. Khayrkhwāh, whose works were recovered and published by W. Ivanow (1886-1970), the foremost pioneer of modern Ismaili studies, may be regarded as one of the most important Nizārī literary figures of the early Anjudān period in the Iranian world. Khayrkhwāh’s works, all written in Persian, have been preserved by the Nizārī Ismailis of Central Asia, who have played a major role in preserving the literary heritage of the Nizārīs of Alamūt and post-Alamūt times, all written in the Persian language. 17
15. Ibid., text p. 2-3, 11, 13, 14, 34-36, 54-58, 65-68, and elsewhere. 16. On Khayrkhwāh and his works, see W. Ivanow, Ismaili Literature: A Bibliographical Survey, Tehran 1963, p. 142-144; I. K. Poonawala, Biobibliography of Ismāʿīlī Literature, Malibu (CA), 1977, p. 270-275; F. Daftary, Ismaili Literature, p. 123-124; his “Kayrkvāh Herāti”, Encyclopaedia Iranica XVI, p. 182-183, and his “Khayrkhwāh-i Harātī”, Encyclopaedia of Islam, New edition, volume XII, Supplement, p. 527-528. 17. For more details, see F. Daftary, “Ismaili Literature in Persian in Central and South Asia”, in A History of Persian Literature, volume IX, Persian Literature from Outside Iran, ed. J. R. Perry, London – New York 2018, p. 173-188.
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Khayrkhwāh-i Harātī and the Post-Mongol Revival
Khayrkhwāh’s writings are extremely valuable for understanding the Anjudān revival in post-Alamūt Nizārī Ismailism and the contemporary Nizārī teachings, which were basically rooted in the Nizārī teachings of the late Alamūt period as reflected in Naṣīr al-Dīn Ṭūsī’s Ismaili works, especially the Rawḍa-yi taslīm. Khayrkhwāh’s Faṣl dar bayān-i shinākht-i imām (On the Recognition of the Imam), composed around 952/1545, is a summary of the author’s views on the central Ismaili doctrine of the imamate and other contemporary Nizārī teachings. 18 Here, Khayrkhwāḥ repeatedly emphasises the duty of the faithful to recognise and obey the current imam, and his chief representative or ḥujjat, then more commonly called pīr. It seems that Khayrkhwāh may have introduced certain ideas of his own, especially on the status of the ḥujjat, a position claimed by himself. 19 Khayrkhwāh’s works, especially his Risāla, 20 are also of historical value and shed light on various aspects of the Nizārī Ismaili communities of his time in Khurasān and Afghanistan, as well as the imam’s manner of administering the affairs of the daʿwa. For instance, he clearly reveals that by the early decades of the 10th/16th century direct contacts had been established between the imams and their followers in those regions as well as in India, from where dāʿīs, pīrs and other Ismaili dignitaries travelled regularly to the headquarters of the daʿwa to see the imam of the time. In the autobiographical section of his Risāla, Khayrkhwāh relates how the imam had sent a messenger, a certain Mīr Maḥmūd, summoning his father, Khwāja Sulṭān Ḥusayn, who resided at Harāt as a dāʿī, together with another Ismaili dignitary (Khwāja Qāsim), to the daʿwa
18. This work was first edited and translated by W. Ivanow, in his Ismailitica, in Memoirs of the Asiatic Society of Bengal, 8, 1922, p. 3-49. For subsequent editions and translations of the Faṣl, by Ivanow himself, and published by the Ismaili Society, Bombay, see F. Daftary, Ismaili Literature, p. 123-124. This work may also have carried the title Maʿdin al-asrār (The Mine of Mysteries); see Shafique N. Virani, “Early Nizari Ismailism: A Critical Edition and Annotated Translation of Khwajah Qasim Tushtari’s Recognizing God”, Iran: Journal of the British Institute of Persian Studies 57.2 (2019), p. 247-248. 19. See F. Daftary, The Ismāʿīlīs: Their History and Doctrines, Cambridge 20072, p. 439-441 and 653, where references to Khayrkhwāh’s works are cited. 20. Khayrkhwāh-i Harātī, Risāla, in his Taṣnīfat, ed. W. Ivanow, Tehran 1961, p. 1-75. The Taṣnīfāt also contains his Qiṭiʿāt (p. 77-111) as well as selections from his Ashʿār or poetry (p. 113-132). The Risāla was originally lithographed by Sayyid Munīr Badakhshānī (1882-1957), in Kitāb-i Khayrkhwāh-i munwaḥḥid-i waḥdat, Bombay 1333/1915, p. 1-98.
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Farhad Daftary
headquarters at the imam’s residence. This was evidently because the imam intended to designate Khayrkhwāh’s father as the dāʿī of Khurāsān, Badakhshān and Kābul. 21 However, Khwāja Sulṭān Ḥusayn was murdered in Khurāsān by brigands while travelling to see the imam. Subsequently, the contemporary imam, probably Mustanṣir bi’llāh (III), better known under his Sufi names as Gharīb Mīrzā or Shāh Gharīb (d. 904/1498), apparently designated Khayrkhwāh himself, then only nineteen years old, to the position of chief dāʿī or ḥujjat, also called pīr, of Khurāsān and Badakhshān, to the discontent of some elder members of the community who objected to Khayrkhwāh’s young age and lack of qualifications. At any rate, Khayrkhwāh now embarked on his own hazardous journey to see the imam. He does not mention Anjudān by name as the site of the imam’s residence, but from some of the neighbouring localities mentioned by him, such as Maḥallāt, 22 it is clear that he went to Anjudān for his audience with the imam, whose name is not given either. Doubtless, it was still crucial for the Nizārīs not to divulge information on their imam’s identity and place of residence. By Khayrkhwāh’s time, in the early Safawid period, the term pīr had acquired wide currency among the Nizārī Ismailis of Persia, Central Asia and South Asia. It was used in reference to dāʿīs of different ranks, the chief dāʿīs of any Nizārī community, as well as the persons of the imam himself and his ḥujjat or chief representative. Khayrkhwāh has also preserved unique details in his Risāla on how different pīrs arrived at Anjudān during the fortnight that he spent there, bringing with them the religious dues collected in their communities. He relates interesting details on how carefully the imam appraised these dues and how he punished those emissaries who had misappropriated the funds, referred to as ḥaqq-i imām. 23 Khayrkhwāh relates that having been assured of his trustworthiness, the imam did actually appoint him as the dāʿī of Khurāsān and neighbouring regions. 24 In fact, he claims to have been designated as the chief pīr (pīr-i kull), 25 a higher position yet than just a pīr. At the same time, Khayrkhwāh does not fail to exaggerate the significance and attributes of the rank of pīr in the Nizārī daʿwa hierarchy, probably to enhance the importance of his own appointment.
21. Khayrkhwāh, Risāla, in his Taṣnīfāt, p. 35ff. 22. Ibid., p. 51. 23. Ibid., p. 45-46, 55. 24. Ibid., p. 46ff. 25. Ibid., p. 34, 50.
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Khayrkhwāh-i Harātī and the Post-Mongol Revival
Khayrkhwāh was indeed an ambitious man as well as a keen observer of the affairs of the Nizārī daʿwa, then successfully spreading in Persia, Badakhshān and the Indian subcontinent. In this context, his autobiographical account contains valuable information also on the intense rivalry that existed among various Nizārī pīrs, who challenged one another’s competency and continuously vied for receiving the imam’s favour, 26 notwithstanding the fact that by then the imams had already largely asserted their authority over the various communities of their followers. Meanwhile, the advent of the Safawids and the proclamation of Twelver Shiʿism as their state religion in 907/1501, promised more favourable opportunities for the activities of the Nizārī Ismailis and some other Shiʿi communities in Persia. The Nizārīs were now, in fact, able to reduce the intensity of their taqiyya practices for a while. However, the new optimism was short-lived, as the Safawid monarchs and their sharīʿat-minded ʿulamāʾ soon suppressed all popular forms of Sufism and those Shiʿi movements which fell outside the boundaries of Twelver Shiʿism. The Nizārī Ismailis, too, received their share of persecution. For instance, Shāh Ṭāhir al-Ḥusaynī (d. ca. 956/1549), the most famous imam of the Muḥammad-Shāhī line, who had acquired wide popularity in Persia, was obliged to flee to India in 926/1520 where he acquired prominence in Ahmadnagar at the court of the Niẓām-Shāhī rulers of the Deccan. Later, the second Safawid monarch, Shāh Ṭahmāsp (930-984/1524-1576), persecuted the Qāsim-Shāhī Nizārīs of Anjudān and had their thirty-sixth imam, Murād Mīrzā, executed in 981/1574. Under the circumstances, the Nizārī Ismailis of Persia adopted Twelver Shiʿism as a new form of disguise. By the time of Shāh ʿAbbās I (995-1038/1587-1629), the greatest Safawid monarch, the Persian Nizārīs had become rather successful at dissimulating under the mantle of Twelver Shiʿism. A long term result of such taqiyya practices was that in due course many Persian Nizārī groups in urban and remote rural areas either disintegrated or were assimilated into the more dominant Twelver Shiʿi communities of their milieux. This phenomenon explains why by the end of the Anjudān revival, coinciding roughly with the demise of the Safawids, the Nizārī Ismaili daʿwa had been quite successful in Central Asia, Afghanistan and several regions of South Asia, notably Sind and Gujarāt, while the Nizārī Ismailis had all but lost their prominence in their original homeland, Persia.
26. Ibid., p. 94ff. and elsewhere.
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Farhad Daftary
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ḤAMĪD AL-DĪN AL-KIRMĀNĪ AND MUʿTAZILISM AN ENQUIRY INTO AN OPAQUE RELATIONSHIP* 1 Maria De Cillis
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is well-known that as one of the most renowned Ismaili dāʿīs of the Fatimid age, Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī (d. after 411/1020) attempted to create a complex system of thought, blending together Ismaili traditions – including gnostic cosmological elements – and philosophical strands mainly drawn from Fārābian Neoplatonism. Through logical and philosophically charged sophisticated proofs, al-Kirmānī’s writings seem often to reflect a distinctive Muʿtazilite approach towards composite doctrinal issues. Indeed, some of the arguments adopted in treatises such as al-Maṣābīḥ fī ithbāt al-imāma and his magnum opus, the Rāḥat al-ʿaql, might lead to a view of him as an enthusiast supporter of that theological school, as were numerous Shiʿi theologians of his time. Upon reflection however, a much more stratified outlook surfaces: in his Tanbīh al-hādī wa’l-mustahdī, focusing on the religious rites and the blessings derived from their practice, al-Kirmānī is often openly critical of the Muʿtazilites who in his view, included the Zaydīs, whilst comparing Muʿtazilite doctrines to the positions of the Magians in the Risālat Mabāsim al-bishārāt bi’l-imām al-Ḥākim bi-Amr Allāh. Moreover, in his al-Aqwāl al-dhahabiyyah, designed to criticise the philosophical views of Abū Bakr Muḥammad ibn Zakariyyāʾ al-Rāzī (d. 313/925) on the exclusive salvific role of reason, al-Kirmānī binds intellectual reasoning to the necessity of the imamate and prophecy as tools on the path to redemption, thus implicitly denouncing some t
*. Some of the arguments in this paper are developments from my monograph: Salvation and Destiny in Islam: The Shiʿi Ismaili Perspective of Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī, London – New York 2018. 10.1484/M.BEHE-EB.5.123369
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Muʿtazilite stances. In addition, al-Kirmāni’s original taʾwīl (esoteric hermeneutical interpretation) of the story of the prophets Moses and Shuʿayb (Qurʾan 7:143) presented in his Kitāb al-riyāḍ, reveals the dāʿī’s attempt to justify, by presenting theistic views on predestination, the legitimacy of the Fatimid imam-caliphs’ role. This paper aims to probe al-Kirmānī’s understanding of what Muʿtazilite thought really entailed and what aspects he could consider suitable enough to serve his Fatimid political/doctrinal agenda. 1 On Spiritual Guidance, Human Actions and the Necessity of the Revealed Law In the treatise titled al-Maṣābīḥ fī ithbāt al-imāma devoted to attesting to the indispensability of the imamate, after having demonstrated the existence of the divine reward in the afterlife, al-Kirmānī moves on to show the importance and necessity of good actions. 2 He resorts to the notion of God’s justice (ʿadl) and, in a very Muʿtazilite approach, claims that the idea that humans deserve reward (istiḥqāq al-jazāʾ) is linked to believing that humans are the source of those good deeds (aʿyān al-aʿmāl) that are suitable for the worship of God. 3 The human soul, al-Kirmānī explains, is prone to acquiring evil dispositions and the continuation (istimrār) of this habit (ʿāda) causes it to produce vileness (radhāla). However, through acts of devotion (ʿibādāt) humans can acquire virtues (faḍāʾil). Such acts of devotion, which are classified as good actions – as our author words it – are necessary for the training (riyāḍa) of those souls who pursue the nobility of perfection (sharaf al-kamāl). 4
1. On rational theology in the medieval world of Islam and the current state of scholarship see, M. A. Amir-Moezzi and S. Schmidtke, ‘Rationalism and Theology in the Medieval Muslim World: A Brief Overview’, Revue de l’histoire des religions 226/4 (2009), p. 613-638. 2. Al-Kirmānī, al-Maṣābīḥ fī ithbāt al-imāma, ed. M. Ghālib, Beirut 1969, ed. and tr. by P. E. Walker as Master of the Age. An Islamic Treatise on the Necessity of the Imamate, London – New York 2007; Arabic text p. 18-24, English text p. 53-58. 3. Ibid., Arabic text p. 21-22 and p. 24, English text p. 56-57 and 59. On the Muʿtazilites’ discussion on the nature of God’s actions, see Muḥammad Ibn Ishāq Ibn al-Nadīm, al-Fīhrist, G. Flügel, ed., Leipzig 1871-1872, p. 256-259. 4. Al-Kirmānī, al-Maṣābīḥ fī ithbāt al-imāma, Arabic text p. 24-25, English text p. 59-61.
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Al-Kirmānī, it should be borne in mind, speaks of two different types of perfections: a first perfection (al-kamāl al-awwal) which, as De Smet explains, regards the existence of the essence of the entity and functions as the bearer of its attributes (mawṣūfa) and, a second perfection (al-kamāl al-thānī) which relates to the nobility (sharaf) of this essence and acts as the attribute (ṣifa) of the essence. 5 In order to attain to their second perfection, also designated as the second emanation (al-inbiʿāth al-thānī), human beings need a specific kind of knowledge, imparted by prophets and imams, which pertains to them only potentially and that, differently from a primary form of knowledge that concerns the mere preservation of bodies, 6 gives instruction on how to attain ultimate happiness and final salvation. The passage from potentiality into actuality of such second knowledge requires exercise (riyāḍa), suffering (ʿanāʾ), acquisition (iktisāb) and following the example (iqtidāʾ) of those who receive spiritual assistance from Heaven, ‘the spiritually supported ones’ (muʾayyadūn min al-samāʾ). 7 All material beings, al-Kirmānī explains, are endowed with an active principle which is alternately called ‘life’ (ḥayāt), ‘form’ (ṣūra), ‘soul’ (nafs) or nature (ṭabīʿa). 8 Emanated from the realm of the separate intelligences, this principle acts as a dynamic force which makes all bodies achieve their goals by developing in accordance to their natural dispositions. 9 All corporeal beings except humans are able to have access to
5. D. De Smet, La quiétude de l’intellect. Néoplatonisme et gnose dans l’oeuvre de Ḥamîd al-Dîn al-Kirmânî (xe/xie s), Leuven 1995, p. 151, citing al-Kirmānī, Rāḥat al-ʿaql, ed. M. Ghālib, Beirut 1967, p. 177. On this topic, see also D. De Smet, “‘Perfectio prima’ – ‘perfectio secunda’, ou les vicissitudes d’une notion”, Recherches de Théologie et Philosophie Mediévales 66/2 (1999), p. 254-288. 6. Al-Kirmānī, Rāḥat al-ʿaql, ed. M. Ghālib, Beirut 1967, p. 286. 7. Ibid., p. 447. The term muʾayyadūn (literally, the ones given support from Heaven) obtains its meaning from the notion of taʾyīd which features in the Qurʾan and refers to a special kind of support or spiritual aid which God bestows on believers striving against enemies. See for example, Q 3:13; 8:26, 62; 9:40; 58:22. On taʾyīd see, among others, Ikhwān al-Ṣafāʾ, Rasāʾil Ikhwān al-Ṣafāʾ wa khullān al-wafāʾ, Beirut 1957, II, p. 127; Ikhwān al-Ṣafāʾ, Jāmiʿat al-jāmiʿa, ed. ʿĀ. Tāmir, Beirut 1970, II, p. 36; Ibrāhīm b. al-Ḥusayn al-Ḥamīdī, Kitāb kanz al-walad, ed. M. Ghālib, Wiesbaden 1971, reprinted Beirut 1979, p. 104-105, 269. On al-Kirmānī’s views on taʾyīd see his Rāḥat al-ʿaql, p. 190, 517, and 585. 8. D. De Smet, La quiétude de l’intellect, p. 324, n. 63. Cf. Plotinus, Enneads, III.8.2. 9. In similar terms, the Ikhwān al-Ṣafāʾ explained nature (ṭabīʿa) as the power of the Universal Soul (al-nafs al-kullī) which flows in the sublunary bodies, leading them towards their natural ends. On this topic, see J. Esots, ‘Nature according to Ḥamīd
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their second perfection both through the inner force of their ‘soul’ and through the external influx (fayḍ) of the celestial bodies. 10 For humans, however, the attainment of the second perfection and the accomplishment of their return to the world of the intellects depends on the aid provided to their souls by the Universal Intellect (al-ʿaql al-kullī), which manifests itself in the forms of the prophets and the imams. Indeed, the very notion of a second perfection for human souls reveals al-Kirmānī’s Ismaili concept of the imamate. In fact, al-Kirmānī reiterates, human souls attain to their second perfection exclusively through the guidance and instruction (taʿlīm) of the muʾayyadūn min al-samāʾ. 11 A strong Muʿtazilite resonance is to be found in al-Kirmānī’s words declaring that God has made the substance of the soul (jawhar al-nafs) a life (ḥayāt), a being capable (qādir) of doing both good and evil (fāʿil al-khayr wa’l-sharr) and of choosing between obedience and disobedience (al-ṭāʿa wa’l-maʿṣiya). 12 This appears to fit most of the Muʿtazilites’ ideas regarding the ability humans have, independently from the divine Revelation and the religious Law, to detect what is right from what is wrong and conscientiously to opt for one or the other. 13 Indeed, it is important to signal that according to the Muʿtazilites, there exists a distinction between necessary (self-evident) (ḍarūrī) knowledge and acquired (muktasab) knowledge. Part and parcel of necessary
al-Dīn al-Kirmānī (d. after 411/1020-1021) and Mullā Ṣadrā (d. 1050/1640): Ismaili Influence on a Twelver Thinker or Dependence on Common Sources?’ in O. Mir-Kasimov, ed., Intellectual Interactions in the Islamic World. The Ismaili Thread, London – New York 2019, p. 254. 10. On this topic, see M. De Cillis, Salvation and Destiny in Islam, p. 74-77. 11. Al-Kirmānī, Rāḥat al-ʿaql, p. 447. 12. Al-Kirmānī, al-Maṣābīḥ fī ithbāt al-imāma, Arabic text, p. 18, English text, p. 53. 13. See for instance the position of ʿAbū’l-Hudhayl (d. 226/841-2), head of the Muʿtazilite School of Baṣra. Through his theory of moments, he propounded that thanks to a necessary capacity to distinguish between right and evil actions, any individual would be able to attain an understanding of the notion of justice independently from Revelation. Accordingly, any agent (as a powerful being – qādir and a knowing individual – ʿālim) represented a ‘moral situation’ so that no human action could actually transcend a ‘moral qualification’. On ʿAbū’l-Hudhayl, refer to Abūʾl-Ḥasan al-Ashʿārī, Maqālāt al-Islāmiyyīn wa ikhtilāf al-Muṣallīn, H. Ritter, ed., Istanbul 1929-1930 and republished Wiesbaden 1980, p. 232 and p. 418; ʿAbd al-Raḥīm Ibn Muḥammad al-Khayyāṭ, Kitāb al-Intiṣār wa’l-radd ʿalā Ibn al-Rawandī al-mulḥid, A. Nader, ed., Beirut 1957, p. 60. See also M. De Cillis, Free Will and Predestination in Islamic Thought. Theoretical Compromises in the Works of Avicenna, al-Ghazālī and Ibn ʿArabī, London – New York 2014, p. 10-13.
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knowledge is moral principles. Fundamental moral principles take on the form of universal moral propositions (e.g., injustice is evil), with reason apt to judge whether an action is an instance of a given class of acts. Notwithstanding this view, according to the majority of the Muʿtazilites, not all universal moral propositions are known necessarily as in the example ‘all lies are evil’: what is ḍarūrī, in the given instance, is the evilness of lies when these do not prevent harm or engender benefits. Consequently, the Muʿtazilites would argue, we are obliged to conclude that we can classify all lies as evil only through rational proofs. 14 In order to prove the existence of a universal moral knowledge, members of the Baṣran School of the Muʿtazila formulated a specific proof expressed by the thought that should a person have the option of lying or telling the truth knowing that the consequences of both acts would be equal in terms of benefits or harm, they would tell the truth. 15 This, from a Muʿtazilite perspective would have demonstrated that one necessarily knows that ‘it is evil to lie’. The fact that such a choice is issued also by unbelievers (i.e. people not instructed by divine Revelation) would have proven that moral propositions are indeed known by reason. For al-Kirmānī, like for the majority of the Muʿtazilites, man is mostly essentially good, noble and receptive to knowledge. Particularly, the Ismaili dāʿī is convinced that the soul’s essence – even if as a living substance is devoid of any useful knowledge at the beginning of its existence – is still to be perceived as ‘a locus for acquired understanding in being itself a substance’. 16 Taking these points into account, it becomes clear that it is the Muʿtazilites’ muktasab kind of knowledge that al-Kirmānī adopts in his theoretical schema: the human soul is able to pursue the path towards damnation and punishment rather than choosing salvation and reward (jazāʾ) merely due to lack of essential
14. On the above example and arguments see S. Vasalou, Moral Agents and their Deserts. The Character of Muʿtazilite Ethics, Princeton 2008, p. 15-17. 15. If people knew that they ‘could obtain a needed dirham either through lying or telling the truth, they would not choose lying over truthfulness, but would inevitably choose the latter’. Al-Qāḍī ʿAbd al-Jabbār Abu’l-Ḥasan al-Asadābādī, al-Mughnī fī abwāb al-tawḥīd wa’l-ʿadl: VI/1 al-Taʿdīl wa’l-tajwīr, ed. A. Fuʾād al-Ahwānī, Cairo 1962, p. 214-215. The translation is from S. Vasalou, Moral Agents and their Deserts. The Character of Muʿtazilite Ethics, p. 17. 16. P. E. Walker, Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī: Ismaili Thought in the Age of al-Ḥākim, London – New York 1999, p. 100.
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maʿrifa. Yet, the human soul has the potentiality to acquire sufficient knowledge to redemption by following the instructions of the spiritually chosen teachers. Indeed, the Qurʾanic notion of the essential fiṭra – featuring also in a well-known prophetic tradition 17and quoted by our author in the Risālat mabāsim al-bishārāt bi-al-Imām al-Fātịmī al-Hạ̄kim bi-Amr Allāh – is employed to show the original state of purity and goodness in mankind as well as to compare the divisions in the umma to previous instances of religious splintering which had drawn religious practitioners onto the path of error. 18 In fact, al-Kirmānī establishes a series of parallelisms by likening those who opposed ʿAli to the Jews, the Twelver Shiʿa to the Christians and the Muʿtazilites to the Magians (majūs). 19 The latter, in particular, have nothing in common with the Jews, he explains, nor with the Christians or the Muslims, and they also differ from the positivists (or Sunnis) (ahl al-ẓāhir), the Twelvers and, above all, from the true believers (i.e. the Ismailis). 20 The notion of a human-potentially-acquired-knowledge plays a significant role in the soteriological thought of al-Kirmānī: undeniably, individual souls have access to some form of sensory knowledge through their bodies but, informing them of the existence of a somewhat external, real knowledge, are intelligent forces conveying to individual souls the absolute necessity of a spiritually designated teacher. If, on the one hand, thanks to its innate intellectual potentialities, the human soul is hypothetically capable of making decisions and carrying out choices, on the other hand, the human soul fully actualises its rational ‘faculty’, as a proper capacity of discrimination and discernment, only when it
17. ‘No one is born except according to intrinsic nature (fiṭra), but their parents make them Jews, or Christians or Magians’. Al-Bukhārī, Saḥīḥ al-Bukhārī tr. by M. M. Khan as Translation of the Meanings of Sahih al-Bukhari, Arabic-English, II (ḥadīth n 440 and 441), New Delhi n.d., p. 247-248. 18. Al-Kirmānī, Risālat mabāsim al-bishārāt bi-al-Imām al-Fātịmī al-Hạ̄kim bi-Amr Allāh, ed. H. Khadḍụ̄r, Salamiyya 2007, p. 32-33. 19. The latter association is probably linked to the prophetic tradition reported in S. Abū Dawūd: “Narrated Abdullāh ibn Umar: The Prophet said, ‘The Qadariyyah are the Magians of this community. If they are ill, do not pay a sick visit to them, and if they die, do not attend their funerals.”’ S. Abu Dawūd, Model Behaviour of the Prophet (Kitāb al-Sunnah), Book 41: ḥadīth 4674. 20. Al-Kirmānī, Risālat mabāsim al-bishārāt bi-al-Imām al-Fātịmī al-Hạ̄kim bi-Amr Allāh, p. 35; see also H. Haji, A Distinguished Dāʿī under the Shades of the Fatimids: Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī and His Epistles, London 1998, p. 46-47.
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reaches a sufficient degree of closeness with the Universal Intellect 21 – the cosmological correspondent of the Enunciator-prophet (nāṭiq) belonging to the world of religion (ʿālam al-dīn) – that, ultimately, operates as the soul’s true rational faculty (al-quwwa al-nāṭiqa). 22 However, we have had occasion to mention that, even as a rational faculty, the soul begins its existence without adequate knowledge of what is most beneficial for it. 23 And it is the guidance provided not only by divinely chosen individuals such as prophets and imams but also by the revealed Law that allows human beings to enter the path to reward and salvation. The recompense itself, as al-Kirmānī elucidates, is the form (ṣūra) of a divine principle which, providentially and impartially, proves that there is a distinction between the good obedient soul (al-nafs al-khayr al-ṭāʾiʿ) and the disobedient wicked soul (al-nafs al-sharīr al-ʿaṣiyya). 24 And it is exactly because these differentiations are in place that reward and punishment exist. If on the one hand, our author seems to suggest that the human soul has not yet a fully developed knowledgeable dimension to itself except after the instruction/guidance it receives by spiritually supported teachers, on the other hand, al-Kirmānī appears to hint at the fact that the soul has the power-to-act (qudra) and the capacity-of-choosing (ikhtiyār) between obedience and disobedience so that it is rewarded or punished accordingly. 25 Consequently, al-Kirmānī specifies, the human species (nawʿ al-bashariyya) has been made legally capable (mukallaf) through command and prohibition (taḥt al-amr wa’l-nahy). 26 That is, the human being has been made morally responsible under the Law because the latter clearly defines what is praiseworthy and what is not.
21. On a similar argument see D. De Smet, ‘Loi rationelle et loi imposée. Les deux aspects de la šarīʿa dans le chiisme ismaélien des xe et xie siècles’, Mélanges de l’Université Saint-Joseph 61 (2008), p. 515-544. 22. Al-Kirmānī, Rāḥat al-ʿaql, p. 168-170; M. De Cillis, Salvation and Destiny in Islam, p. 100-101; on al-Kirmānī’s methodology called the balance of religion (mīzān al-diyāna) proving his understanding of the harmony occurring amongst all expressions of existence, see D. De Smet, ‘Mīzān al-diyāna ou l’equilibre entre science et religion dans la pensée ismaélienne’, Acta Orientalia Belgica 8 (1993), p. 249-250. 23. Al-Kirmānī’s, al-Aqwāl al-dhahabiyyah, ed., Ṣalāh al-Ṣāwī, Tehran 1977, p. 28. 24. Al-Kirmānī, al-Maṣābīḥ fī ithbāt al-imāma, Arabic text p. 18-19, English text p. 53-54. 25. Ibid., Arabic text p. 19, English text p. 54. 26. Ibid., Arabic text p. 19, English text p. 54. The English translation has been slightly modified.
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Even more significantly, in contrast to some of the philosophers’ insistence on the sole intellectual component of worship and devotional acts, al-Kirmānī clarifies that the human soul requires external instruction and, as Walker defines it, a ‘programme of habituation’, instilling in the soul the virtues – such as wisdom (ḥikma), purity (ʿiffa) and probity (ʿadāla) – it cannot achieve on its own. Such qualities are obtainable through the acts prescribed by the revealed Law rather than by sheer philosophical speculation. 27 Unquestionably, we can sense a significant shift from the general Muʿtazilite understanding regarding the dispensability of the divine Revelation. According to al-Kirmānī, as God has provided humans with the power of discernment (tamyīz) by means of which they can distinguish themselves from other species, any human soul who has chosen to pursue the instruction of the spiritual intelligences will be rewarded and, conversely, any soul who has pursued the pleasures of worldly sensations will be punished. 28 This is achievable because man has a basic understanding of what makes something good or evil although this is not sufficient for gaining real insights into the reality of things. Obviously, such a perspective is different from what the Muʿtazilite would have argued; indeed, their metaphysics established the existence of entitative accidents (maʿānī) as ontological grounds to which created entities owe the possession of most of their attributes. This implied, for the Muʿtazilites, that humans are capable of necessarily perceiving moral attributes and that they are consequently capable of enquiring about their ontological nature. 29
27. P. E. Walker, Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī, p. 52-53. On the legacy between Shiʿi Islam and the philosophical formation, see the introductory session of Ch. Jambet, “Ésotérisme et Néoplatonisme dans l’exégèse du verset de la lumière (Coran 24,35) par Qāḍī Saʿīd Qummī”, in M. A. Amir-Moezzi, M. De Cillis, D. De Smet and O. Mir-Kasimov, eds., L’ésotérisme shiʿite: ses racines et ses prolongements/Shiʿi Esotericism: Its Roots and Developments, Turnhout 2016, p. 573-574. 28. Al-Kirmānī, al-Maṣābīḥ fī ithbāt al-imāma, Arabic text p. 19, English text p. 54-55; al-Kirmānī, Rāḥat al-ʿaql, p. 506. 29. Undoubtedly, for the rationalist mutakallimūn, the acquisition of knowledge was to be seen as a uniform and causal process. Human minds could, by processing data obtained through observation, including but not limited to Revelation, make universalisable moral pronouncements, this meaning that reason does not produce normative positions but attains them by processing information reached through the external world. See S. Vasalou, Moral Agents and their Deserts. The Character of Muʿtazilite Ethics, p. 21.
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We have mentioned that in order to undermine the Muʿtazilite outlook of the rational apprehensibility and, therefore, the objective ground of moral values, al-Kirmānī propounds that the ability to acquire true knowledge pertains to the human soul only potentially and that to lead the soul away from its essential status of imperfection there are intelligent powers acting providentially. God, in fact, al-Kirmānī specifies, created the world of the Intellect and the Soul and made it an abode (dār) from which He emanates the blessings of His word (barakāt kalimat Allāh). 30 It is well-known that one of the main theological and doctrinal tenet held by the Muʿtazilites – directly linked to the principle of the ethical nature of God as being just – is the idea that humans are responsible for their actions. Rather than speaking of pure human free will or sheer divine predestination, al-Kirmānī instead proposes a via media following a ḥadīth reported on the authority of Imam Jaʿfar al-Ṣādiq (d. 148/765) who, speaking of free will versus predestination, stated: ‘lā jabr wa-lā tafwīḍ wa-lākin amr bayn amrayn’ (neither there is [complete] necessitarianism nor [complete] delegation but something in between). 31 In particular, al-Kirmānī propounds that divine providence (al-ʿināya al-ilāhiyya) plays a fundamental role in the unfurling of humans’ deeds and final destiny. He explains that divine providence manifests itself at different levels across the whole creation 32 and acts as an all-encompassing principle of order in multiple ways such as in regulating the preservation in existence (and rank) of all entities and,
30. Al-Kirmānī, al-Maṣābīḥ fī ithbāt al-imāma, Arabic text p. 20, English text p. 55. 31. Muḥammad b. Yaʿqūb al-Kulaynī, ed., al-Uṣūl min al-kāfī, ed. ʿA. A. Ghaffārī, Tehran 1375/1955; repr. Beirut 1405/1985, vol. 1 p. 160, ḥadīth no. 13; M. J. McDermott, The Theology of al-Shaikh al-Mufīd, Beirut 1978; al-Shaykh al-Ṣadūq Ibn Bābūya, Risālat al-iʿtiqādāt al-imāmiyya, Tehran 1370/1992, tr. A. A. A. Fyzee as A Shīʿite Creed, Oxford 1942, p. 32-33; W. Madelung, ‘Imamism and Muʿtazilite Theology’, in. T. Fahd (ed), Le Shīʿīsme imāmite, Paris 1970, p. 18, n. 1. 32. Al-Kirmānī, Rāḥat al-ʿaql, p. 249, 261; D. De Smet, La quiétude de l’intellect, p. 247-248, 347. Divine Providence surfaces in the constitution of the intellects, in assigning to each of them their place and role in the cosmic hierarchy, in making each intellect correspond to its sphere, in determining the position and function of celestial bodies, and in granting each entity a specific place and role in the universe. See al-Kirmānī, Rāḥat al-ʿaql, p. 223, 321; D. De Smet, La quiétude de l’intellect, p. 347.
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through intermediaries, in spurring all existents towards their ultimate actualisation (i.e. the realisation of their potentialities, of their completeness and roles in the cosmic hierarchy). 33 As we have elucidated in another work, 34 it is not exclusively at the level of the celestial bodies that providence operates if we consider that it is from the world of the Soul or the world of Holiness (ʿālam al-quds), which is in the larger cosmic sense the Spirit of Holiness (rūḥ al-quds), that the emanation of the individual souls proceeds. It is the world of the Soul which conveys to sublunar souls the magnanimities of the oneness of God (karamāt waḥdāniyyat Allāh) as a gratuitous favour (dafʿan). 35 According to al-Kirmānī, this occurs because the human souls resemble, even if in an imperfect way, the souls and the intellects of the celestial realm, individual souls being traces (āthār) of the Universal Soul. 36 More specifically, the substances of the souls (jawāhir al-anfus) are believed to be of the same kind as the world of the Intellect and the Soul (ʿālam al-ʿaql wa’l-nafs) and this makes them fit to receive the foregoing divine gift. It is the potential intellectual nature of the human soul that prompts the celestial entities to ‘retain a providential responsibility for human beings’. 37 According to al-Kirmānī, providence extends also to all creatures other than humans; these are subjected to comprehensive predestination, unfurling through the activity of the intelligential Pleroma upon the world of Nature. However, this is not a whimsical obligation but rather a supervising, providential, harmonic force which simultaneously (i) allows each being, by merely following its inner natural dispositions
33. Al-Kirmānī, Rāḥat al-ʿaql, p. 417. 34. M. De Cillis, Salvation and Destiny in Islam, p.67-83; al-Kirmānī, al-Maṣābīḥ fī ithbāt al-imāma, Arabic text p. 26, English text p. 61; P. E. Walker, Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī, p. 101. 35. Al-Kirmānī, al-Maṣābīḥ fī ithbāt al-imāma, Arabic text p. 20, English text p. 55. Divine providence comes from above (min fawqin) and it is in all existing beings (fī kull shayʾ min al-mawjūdāt); it radiates from the intelligences and penetrates every existent and through this act (fa-kāna bi-dhālika fiʿil) it acts as nature, as a power (al-quwwa) flowing from the world of divinity (al-ʿālam al-ilāhiyya) in the ranks of bodies (al-ajsām). See al-Kirmānī, Rāḥat al-ʿaql, p. 224-225. 36. On this topic, see P. E. Walker, Early Philosophical Shiism. The Ismaili Neoplatonism of Abū Yaʿqūb al-Sijistānī, Cambridge 1993, p. 55, 99-100; Id., ‘The Universal Soul and the Particular Soul in Ismā‘ilī Neoplatonism’, in P. Morewedge (ed.), Neoplatonism and Islamic Thought, New York 1992, p. 149-166. 37. P. E. Walker, Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī, p. 101.
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and naturally complying with the laws of external forces, to live and develop in the best possible way, and (ii) directs each existent towards its principle and towards the implementation of tawḥīd. Nonetheless, distinct from minerals, plants and animals, the human beings subtract themselves from this cosmic determinism because, according to our author, they are ultimately free. What providential determinism provides for all other existents does not suffice for humans to attain their ultimate perfection: a life led ‘selon la nature’, as De Smet explains, will not permit them to upgrade themselves from the animal level to that of a rational human being. 38 Compliance with providential determinism must come through a wilful submission, through a conscious desire to reach complete actualisation, which, for a human soul, means to accomplish a passage from its innate status of intellect in potentia (bi’l-quwwa) to the acquired status of intellect in actuality (bi’l-fiʿl) (i.e. the fullest actualisation of both the practical and theoretical rational faculties). This passage occurs, as we have already elucidated, when the human soul chooses to follow the redeeming teaching of a spiritually appointed guide. It should be kept in mind that the repositories of the teaching coming from the world of the Soul or the world of Holiness are the recipients of an emanation that is bequeathed in the form of regulations (rusūm) and utterances (aqwāl) which, in turn, are brought forward by the messengers (rusul) as laws (sharāʾiʿ) and scriptures (kutub). 39 Therefore, al-Kirmānī reiterates, divine laws are necessary and cannot be obliterated since they are the objectified facet of that wisdom (ḥikma) and knowledge (maʿrifa) – that is, the flux coming from the world of Holiness – that is converted into attainable forms of sensation such as letters (ḥurūf) and written precepts (waḍāʾiʿ). 40 Instinctively one might argue that, al-Kirmānī’s reading of providence resembles the Baṣran Muʿtazilite concept of ethical objectivism and its particular use of the notion of luṭf (divine assistance or benevolent grace). This concept was usually applied to God’s act of providing human beings with the assistance necessary to fulfil the obligations imposed on them. Now, significantly, the obligations in question were identified by the Baṣran Muʿtazilites as being rational in nature 38. D. De Smet, La quiétude de l’intellect, p. 350-351. 39. Al-Kirmānī, al-Maṣābīḥ fī ithbāt al-imāma, Arabic text p. 26, English text (slightly modified) p. 61. 40. Ibid., Arabic text p. 26, English text (modified) p. 61.
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(ʿaqliyyāt) this meaning that divine Revelation – as a necessary assistance from an ethical God – would serve the well-being (maṣlaḥa) of mankind in their fulfilment of rationally known truths. And it is indeed because these truths were considered to be rationally known truths – either fulfilled or not fulfilled by rational humans – that reward and punishment are in place. Hence, in the views of the Baṣran Muʿtazilites, the injunctions of the Revelation become instrumental means sub-serving the inherently necessary ʿaqliyyāt. 41 Such a kind of Revelational luṭf, we can speculate, is transformed by al-Kirmānī’s philosophical theology in the providential guidance offered to humankind by the entities of the celestial Pleroma down through all the members of the ḥudūd al-dīn. On many occasions, in his Rāḥat al-ʿaql, al-Kirmānī expounds that the human soul’s perfection revolves around many things which are brought together essentially by two elements: i) the Law and ii) the Imam. The Law includes the regulations governing the two forms of worship (marāsim al-ʿibādatayn) by knowledge and action. In one of them, he specifies, is the shaping of the soul (taṣwīr al-nafs) and in the other there is its rectification (taqwīmuhā) which renders the human soul, through its perfection, the channel (majran) of the macrocosm (al-ʿālam al-kabīr). The latter includes the celestial spheres and stars as well as the natural powers. These things are said to correspond to the prophetic work (al-ṣanʿa al-nabawiyya). As for the second element, the Imam, he is acknowledged as the one who unites the dignitaries of the religion’s hierarchy, who preserves the religious Law, unfurls (baṣara) its characteristic traits (maʿālimuhā), and calls to knowledge and action according to it. These ḥudūd, by means of their place (bi-makānihim) (in the hierarchy of the world of religion) and their teachings (bi-taʿlīmihim), make the human being truly human (insān). 42 The identification of the religious Law and the Imam as the two elements around which the perfection of the human soul revolves establishes a mandatory nature for both. Again, in al-Maṣābīḥ fī ithbāt al-imāma, al-Kirmānī identifies human deeds with the laws (sharāʾiʿ) and their regulations (aḥkām) and norms (sunan), 43 hinting at the necessary character underpinning them 41. S. Vasalou, Moral Agents and their Deserts. The Character of Muʿtazilite Ethics, p. 49. 42. Al-Kirmānī, Rāḥat al-ʿaql, p. 164. 43. Al-Kirmānī, al-Maṣābīḥ fī ithbāt al-imāma, Arabic text p. 24-25, English text p. 59.
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both. Specifically, al-Kirmānī indulges in a series of demonstrations in order to prove that this world, the world of Nature, is not the domain of reward. He takes into account humans’ authorship of actions and, rather unexpectedly, he does so from a Muʿtazilite optic: ‘human beings are responsible for actions (kāna al-bashar fi’l-dunyā rahīn al-ʿamal)’, al-Kirmānī holds, and for this reason it can be proven that this world is the abode of deeds (al-dunyā dār al-ʿamal) rather than the abode of recompense. More explicitly, this realm is described as the abode of acquisition (dār al-iktisāb). To prove this point al-Kirmānī adopts yet again a Muʿtazilite way of reasoning and states that because the reward is the result of good actions, it can be stipulated that actions are prior to the recompense with the latter required to be deserved (istiḥqāq al-jazāʾ) by divine justice. 44 Our author, however, also specifies, in a rather non-Muʿtazilite tone, that the recompense is granted only in relation to a previous acquisition (lā yakūn illā bi-sābiq al-iktisāb) which is the outcome of deeds or thoughts: ‘Because there is no other way (lā sabīl) for the soul to acquire action if not through the individual’s bodily manifestation, nor to acquire thoughts and beliefs if not through instructions (taʿālīm) and postulates (mawḍūʿāt), which are all in this world, it becomes clear that our world is indeed the abode of acquisition’. 45 The Role of the Individual ʿaql from Some Ismaili Perspectives In his reply to the argument advanced by Abū Ḥātim Aḥmad b. Ḥamdān al-Rāzī (d. 322/934) in his Aʿlām al-nubuwwa (The Proofs of Prophecy) on the essential hierarchical order existing amongst humans which is manifested in the diversity of distinctions and ranks across mankind, 46 the Persian physician and controversial philosopher Abū Bakr Muḥammad ibn Zakariyyāʾ al-Rāzī is reported to have upheld that, in truth, no man is singled out or denied any form of knowledge. If not Cf. al-Kirmānī, al-Risāla al-Kāfiya, ed. M. Ghālib, in Majmūʿat rasāʾil al-Kirmānī, Beirut 1969, p. 152. 44. Al-Kirmānī, al-Maṣābīḥ fī ithbāt al-imāma, Arabic text p. 32, English text p. 66-67. 45. Ibid., Arabic text p. 22, English text p. 57. The English translation has been slightly modified. On these topics see M. De Cillis, Salvation and Destiny in Islam, p. 85-90. 46. Such orders and ranks, A. Ḥ. al-Rāzī suggests, account both for the discrepancy occurring between the master and the disciple, the superior and the inferior etc., and for the necessity of taʿlīm and the guidance of infallible prophets and imams. A. Ḥ. al-Rāzī, Aʿlām al-nubuwwa, ed. and tr. T. Khalidi as The Proofs of Prophecy, Provo (Utah) 2011, p. 2-3.
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everybody is able to attain the intellectual level of a faylasūf, Abū Bakr seem to have propounded, this is not due to the deficiency in individuals but merely to their decision not to engage in rational investigations. 47 Abū Ḥātim al-Rāzī criticises this position and explains that indeed God has selected a few individuals to be teachers and others to be pupils, some to be leaders and some to be led. This is so, he states: In order that commands and prohibitions are put in place, obedience and sin are made clear, servanthood is established and rewards and punishment are instituted in accordance with their acts, freely done and not through compulsion (bi-ikhtiyār lā bi-ijbār)’. 48
It is interesting to note that, in a clear Muʿtazilite tone, Abū Ḥātim al-Rāzī entrenches the necessity of the imams and the prophets’ teachings as well as their mandate as an act of divine wisdom and mercy. 49 His discourse is grounded on clear Muʿtazilite rational arguments: to claim that God has chosen not to have diversity in ranks and classes among mankind would entail that the Most Merciful has not wished for what is mostly beneficial for humankind (i.e. the teaching and guidance of the most excellent human beings who are meant to lead the community towards salvation). Abū Ḥātim al-Rāzī is levelling against Muḥammad b. Zakariyyāʾ al-Rāzī – whom he calls heretic (mulḥid) – the Muʿtazilite principle of God’s justice implying the belief that God can only do what is salutary (advantageous, aṣlah) for human beings. Interestingly, a similar argument, calling on divine mercifulness, is put forward by Muḥammad b. Zakariyyāʾ al-Rāzī when he discusses the creation of the world which he interprets as an expression of God’s pity towards the Soul in preventing the latter’s incarnation into the world. 50 Abū Ḥātim al-Rāzī shows his Shiʿi posture when he discusses the issue of imitation (taqlīd) by linking this with the Muʿtazilite principle of taklīf mā lā yuṭāq: I maintain that people of truth and justice (ahl al-ḥaqq wa’l-ʿadl) do not permit imitation with regard to principles such as knowledge of God’s unity (maʿrifa al-tawḥīd), the question of prophecy (amr al-nubuwwa)
47. Ibid. 48. Ibid., p. 4. 49. Ibid., p. 6. On the link between Shiʿi Islam and the Muʿtazilite principles of God’s ʿadl (Justice) and luṭf (Grace or Kindness), see N. Haider, Shīʿī Islam: An Introduction, Cambridge 2014, p. 18-30. 50. A. Ḥ. al-Rāzī, The Proofs of Prophecy, p. 17.
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Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī and Muʿtazilism and the proof for the imamate (amr al-imāma). But once… [these] are established and verified, it is thereafter permissible to imitate the true, just and knowledgeable imam (wa baʿda dhālika yaʿjūz al-taqlīd li’l-imām al-ḥaqq al-ʿādil al-ʿālim)… If imitation were dropped after knowledge of these principles, as stated above, and all mankind are enjoined (kullaf al-nās kulluhum) to attain perfection, they would be enjoined to perform what they cannot endure. God, exalted and majestic, is more just and merciful to His creatures than to act thus toward them ‘and charges not any soul except with what it can bear [Q. 2:286].’ 51
Regarding the issue of free will vs predestination, despite having previously entailed that human acts occur without any form of necessitating compulsion, Abū Ḥātim al-Rāzī however implicitly condemns the views of those who uphold that human beings are capable of mastering their destiny, doing what God neither desires nor determines (mā lā yurīduhu Allāh wa lā yuqaddiruhu) thus associating themselves with God in His power. 52 Rather, he proposes the middle ground – typical of the early Imami position on the issue – pointing to a preference for an intermediate position between pure necessitarianism (jabr) and empowerment (qadar). As observed above, Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī himself espoused the same view. He was very much involved in the discussions relative to the issue of destiny and predestination (qaḍāʾ wa’l-qadar) which he analyses mainly in his Kitāb al-riyāḍ, 53 developing explanations which conveyed his Fatimid Ismaili views on the imamate, the necessity of the religious Law and the need to reassess or correct some incarnationistic/ trasmigrationist allegations which had been wrongly associated with Ismaili thought. 54 We shall return to this work later in this paper.
51. Ibid., p. 26. Similar arguments also ibid., p. 48-49. Abū Bakr al-Rāzī employs the same view that God is far too compassionate to impose on human beings burdens heavier than they can bear when he rebukes the restrictions and austerities imposed on monks, hermits or any other practice aiming at mortifying the body through excessive deprivations and self-inflicting pain. See Abū Bakr al-Rāzī, al-Ṭibb al-rūḥānī, translated into English by A. J. Arberry as The Spiritual Physick of Rhazes, London 1950, p. 10-11, p. 13. 52. Ibid., p. 31. 53. Al-Kirmānī, Kitāb al-riyāḍ, ed. ʿĀ. Tāmir, Beirut 1960. Extracts from chapter viii in this paper refer to the Arabic text in the yet unpublished edition by F. M. Hunzai and H. Landolt. 54. M. De Cillis, Salvation and Destiny in Islam, particularly Part II, p. 109-259.
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In another of his works, al-Aqwāl al-dhahabiyyah (The Golden Sayings), al-Kirmānī felt it necessary to rebut Muḥammad b. Zakariyyāʾ al-Rāzī’s stances on the nature of the soul, the dispensability of prophecy and his defence of transmigration which he had developed in his al-Ṭibb al-rūḥānī. 55 Mostly pursuing Abū Ḥātim al-Rāzī’s arguments presented in the Aʿlām al-nubuwwa, al-Kirmānī accentuates his criticism and endeavours to clarify that, contrary to Muḥammad b. Zakariyyāʾ al-Rāzī’s understanding, ʿaql does not merely indicate reason or common sense, but as the Latin intellectus, it is to be identified with an instrument assisting humankind towards salvation (ʿaql al-hidāya). 56 In Section One from the Third chapter of his al-Aqwāl al-dhahabiyyah, al-Kirmānī reports an entire extract from Muḥammad b. Zakariyyāʾ al-Rāzī’s al-Ṭibb al-rūḥānī discussing the excellence and praise of reason: On what he [Muḥammad b. Zakariyyāʾ al-Rāzī] recalls in the first faṣl from his book al-Ṭibb al-rūḥānī on the excellence of reason (ʿaql) and its glorification/praise and what has been established with regard to it and its correction (iṣlāḥuhu) from [Abū Ḥātim al-Rāzī’s] Proofs of Prophecy. Muḥammad ibn Zakariyyā al-Rāzī upholds in his al-Ṭibb al-rūḥānī that: ‘Indeed God – Exalted be His name – has bestowed upon us reason (ʿaql) to the extent that we might thereby attain and achieve every benefit within the essence of such as us [are able] to attain and achieve; indeed, it [reason] is God’s – Exalted be His name – most beneficent (āʿẓam) and most useful (anfaʿ) blessing to us […] Through reason we are elevated above irrational beings, […] by reason we have apprehended obscure and remote questions, things that were secret and hidden from us; by it we know the shape of the earth and the heaven, the dimension of the sun, moon and other stars, their distances and motions; by it, we have even reached understanding of God – Exalted be His name – who is the most useful of all that we have sought to reach (āʿẓam mā istidraknā) and the most profitable of our attainments (anfaʿ mā aṣabnā). […] it is that [ʿaql] whereby we give shape to our
55. On the doctrine of the transmigration of the soul see S. Schmidtke, ‘The Doctrine of Transmigration of Soul according to Shihāb al-Dīn al-Suhrawardī (killed 587/1191) and His Followers’, Studia Iranica 28 (1999), p. 237-254. 56. See S. H. Nasr’s introduction to al-Kirmānī’s al-Aqwāl al-dhahabiyyah, Ed. Ṣalāḥ al-Ṣāwī, Tehran 1977, p. 3.
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Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī and Muʿtazilism intellectual acts (afʿaālunā al-ʿaqliyya) before they become manifest to the senses, so that we see them as though we had sensed them, then we represent these images in our sensory acts so that they correspond with what we have represented and imagined […] We must not give passion the mastery over it, for passion is the blemish of reason […] preventing the man endowed with reason (al-ʿāqil) from finding his right guidance and righteousness of his affairs. 57
Al-Kirmānī feels the need to clarify his own views on the nature of the ʿaql. We say: we keep the ʿaql in high esteem as the greatest of blessings to us; as that by which we can comprehend this world and the next; by it we are elevated from irrational beings, by reason we have apprehended hidden and secret affairs [such as] the use of ships and the principles allowing us to reach distant seas, and the manufacturing of minute [things]; [we have apprehended] obscure matters, the understanding of the distant, higher bodies and the work of arithmetic; [we have apprehended] how to give shape to the minute things and how through it [reason] we attain sensory perception (ḥiss). 58 … Indeed the intellects of the prophets are for existents; they are ‘the spiritually supported ones’ (al-muʾayyadūn min al-samāʾ) and ‘the chosen ones from the world of the Soul’ (al-muṣṭafawūn min ʿālam al-nafs) and the[ir] designated lives (al-aḥiyāʾ al-makhṣūṣūn) are from them through the magnanimity/nobility of the recipients of favours from the world of the Soul (bi’karāmāt al-mamnūḥīn min ʿālam al-nafs), and through them the accomplished imams (al-aʾimma al-mubalaghūn) reach the degree of perfection (rutbat al-kamāl) through teaching (taʿlīm) and the perfection of their being (al-kāʾinūn) perfect through their [the prophets’] perfection; for our souls are within our being like living animals just as our souls [reach] perfection through our bodies which are naturally leaving; they are joined [our souls] by the blessings (li’l-faḍāʾil) of truthfulness (ṣidq), justice (ʿidāl), generosity (sakhāʾ), courage (shujāʿ), piety (waraʿ), faith (amān), loyalty (wafāʾ), religion (diyān), abstinence (zuhd), virtuousness (ʿiffa), forbearance (ṣabr) over worldly affairs and pride (anafa) rectitude (intiqām) protection (ḥimaya), mental acumen (dhakāʾ), sagacity (fiṭna), understanding (ʿilm), knowledge (maʿrifa), cautioning (tanbīh) on all those 57. Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī, al-Aqwāl al-dhahabiyyah, p. 23-24. This excerpt features in Muḥammad ibn Zakariyyāʾ al-Rāzī, al-Ṭibb al-rūḥānī, translated into English by A. J. Arberry as The Spiritual Physick of Rhazes, London 1950, p. 20-21. 58. Ibid.
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Maria De Cillis affairs which are apparent; [they gain] insight (idrāk) into the hidden affairs through a ready allusion (ishāra) and [clear] indication (taʿrīḍ) and boldness (iqdām) over [certain] affairs whilst forwardness (jurʾa) and discernment (ḥilm) over [other] affairs… So it is right and it has been [already] established that the ʿaql is the most beneficent of blessings to us; it is that by which we can comprehend this world and the next not by our [own] intellects but indeed by the prophets’ intellects (God’s blessings be upon them); it has been said that our intellects are in potentiality (qāʾima bi’l-quwwa) for it is an attribute (ṣifa) of [our] intellects [to have] an instructed perfection (al-kāmal al-muʿallama) [which is attainable] through inspiration (waḥy), spiritual support (tāʾyīd) and belief (iʿtiqad) and through which they [our intellects] pursue the truth (ḥaqq), [and without which] they are misled from the truth in whose sea have drowned the pronouncers of deduction (al-qāʾilīn al-istidlāl) and those who are shackled by the idea of attaining perfection through their own intellects; for they are turned off from [attaining] the benefits from the blessing of the perfection which is prophetic (nabīyyan) and are turned toward the limited idle knowledge which is worldly (dunyan) in their foolishness to choose evil (safīhā li-sūʾ ikhtiyārhum). 59
Mentioning the possibility of choosing evil over good obviously implies that, for al-Kirmānī, the human soul, whose substance (jawhar al-nafs) – as he specifies in his al-Maṣābīḥ fī ithbāt al-imāma – is considered capable (qādir) of doing both good and evil (fāʿil al-khayr wa’lsharr) and of choosing between obedience and disobedience (al-ṭāʿa wa’l-maʿṣiya), has also the power-to-act (qudra) and the (acquired) knowledge (ʿilm) to distinguish between right and wrong. 60 As previously explained, it has above all the capacity-of-choosing (ikhtiyār) between obedience and disobedience to the Law (sharīʿa) so that it is rewarded or punished accordingly. And even when all these capacities are acknowledged for the soul, it still remains imperative for it to have a regulating/governing principle (siyāsa) by which the good, obedient soul is distinguished from the disobedient, wicked one. 61 In fact, in al-Aqwāl al-dhahabiyyah, al-Kirmānī stipulates that God has established for human souls commandments, prohibitions and exhortations acting as medical prescriptions aiding to cure spiritual illnesses
59. Al-Kirmānī, al-Aqwāl al-dhahabiyyah, p. 26-27. 60. Al-Kirmānī, al-Maṣābīḥ fī ithbāt al-imāma, Arabic text p. 18, English text p. 53. 61. Ibid, Arabic text p. 19, English text p. 54.
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and indeed, the Prophet has issued a law for the souls in his community combining in it the obligatority of two forms of worship by act and by knowledge (ʿibāda bi’l-ʿamal wa ʿibāda bi’l-ʿilm wa’l-maʿrifa). 62 In the excerpt quoted above in translation, the Ismaili dāʿī appears to strongly criticise the proponents of deduction (qāʾilīn al-istidlāl) and those who are chained by the idea of attaining perfection through their own intellects; indeed, here it is an indirect reference to some amongst the mutakallimūn and the falāsifa who were inclined to advocate the dispensability of revelation and the supremacy of reason. So if on the one hand, our author quite openly embraces the idea of human free will – the hallmark of Muʿtazilite thought – on the other hand, he unmistakeably ties the idea of salvation not merely to the intellectual efforts of the human ʿaqls. Al-Kirmānī’s language is undeniably permeated with Ismaili resonances reiterating the idea that human intellects may accomplish their return to the world of the intellects depending on the help provided to their souls by the Universal Intellect but only through the prophets and the imams. Significantly, in the above excerpt, it is stressed that it is in particular by the chosen ones from the world of the Soul (al-muṣṭafawūn min ʿālam al-nafs) and the recipients of favours from the world of the Soul (al-mamnūḥūn min ʿālam al-nafs) that the imams reach their degree of bulūgh, leading humans to the accomplishment of their two perfections – i) existence, and ii) the intellectual actualisation and the profession of tawḥīd in an optimum way – through their taʿlīm. 63 Another contentious issue against the philosophers – and to a certain extent the rationalist Muʿtazilite – is presented by al-Kirmānī in his Rāḥat al-ʿaql. Here, he denounces the philosophers and those who believed in the purely intellectual element of worship and in the dispensability of supererogatory acts such as the five pillars of Islam – prayer (ṣalāt), charity (zakāt), fasting (ṣawm), pilgrimage (ḥajj) and holy war (jihād), to which, surely following the teachings of Imām Muḥammad al-Bāqir quoted by Qāḍi al-Nuʿmān (d. 364/974) in his Da‘ā’im al-Islām, 64 al-Kirmānī adds a sixth one, namely, the state of purity (ṭahāra). He specifies that these, in their entirety, depend on a seventh element
62. Al-Kirmānī, al-Aqwāl al-dhahabiyyah, p. 114-115. 63. Al-Kirmānī, Rāḥat al-ʿaql, p. 224-225, 287-288, 370-371, 418; D. De Smet, La quiétude de l’intellect, p. 347. See also M. De Cillis, Salvation and Destiny in Islam, p. 57-58; 77; 97. 64. Al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿāʾm al-Islām, ed. A. A. A. Fyzee, Cairo 1963, Prologue 2.
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which is the cause of their existence (sabab wujūdihā), identified with the enunciator-prophet (nāṭiq). Al-Kirmānī draws then a parallelism with the six physical parts of a human being: two legs, two hands, one head and a torso depending in their entirety on their seventh part by which they exist. Such an element is identified with the developing soul (al-nafs al-nāmiyya), probably corresponding to the seventh pillar of walāya acknowledged in Ismailism. The enunciator-prophet is presented as the cause responsible for the very existence of the doctrinal ẓāhirī aspects, or the ritual components, belonging to the realm of devotional worship; undoubtedly, it is because the nāṭiq has brought forward the Qurʾanic scripture that such things are in existence. Conversely, the developing soul is identified as the cause for the existence of bodily parts, hinting at the idea that the soul is truly the motor-force for those acts supporting the existence of the body itself. As a substance found only in bodies, the human soul attains the first perfection through its own body even though, between the individual body and the soul, it is to the latter that it is more correct to ascribe any action. 65 The inextricable necessary complementarity between the intellectual and the practical components of religious observance and worship are yet again highlighted by al-Kirmānī in his Tanbīh al-hādī wa’l-mustahdī. 66 In this text the Muʿtazilites, ‘on their misled path towards doubt (shakk) and error (ḍalāl)’, are accused of having centred their speculative theological apparatus merely on the importance of actions, thus overlooking the double form of worship by deeds and knowledge which is key to al-Kirmānī’s philosophical theology. 67 In so doing, the Muʿtazilites have embraced views similar to those who – like the Zaydiyya – have denied the absolute, bounding authority of Muhammad’s designation (naṣṣ) of his successors (imāms and awliyyāʾ). 68 Similarly to the people of demonstration and speculation (ahl al-istidlāl wa’lnaẓar), namely, the philosophers, the Muʿtazilites argued for the
65. Al-Kirmānī speaks of nature/soul’s active component as the mover of the corporeal universe in its totality and its parts. See al-Kirmānī, al-Maṣābīḥ fī ithbāt al-imāma, Arabic text p. 19, English text p. 54. 66. Al-Kirmānī, Tanbīh al-hādī wa’l-mustahdī, MS 723, Special Collection Unit at The Institute of Ismaili Studies Library, p. 204-205. 67. Ibid., p. 205. 68. Ibid.
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superiority of reason and the latter’s capacity to deduce rules relative to the worship of God (ʿibādat Allāh) beyond the prescriptions of the religious Law or the guidance of a teacher (muʿallim). 69 Focusing on the 20th faṣl in the eighth chapter of the Kitāb al-riyāḍ, we wish now to look at al-Kirmānī’s view on the story of the prophets Moses and Shuʿayb as reported in Qurʾan 7:143. By proposing an original taʾwīl (esoteric hermeneutical interpretation) of such a verse, al-Kirmānī’s standpoint on the roles of Moses and Shuʿayb specifically reveals his attempt to set within a rather Ashʿarite theistic framework his Ismaili belief in the absolute necessity of spiritual guidance, reiterating the importance of the members of the Ismaili religious hierarchy as well as the legitimacy of the Fatimid imam-caliphs. It should be remembered that al-Kirmānī penned the Riyāḍ with the intent of resolving a long-standing dispute by correcting the doctrinal divergences that had emerged amongst his highly-estimated colleagues Abū Ḥātim Aḥmad b. Ḥamdān al-Rāzī, Muḥammad b. Aḥmad al-Nasafī (d. 331/942), and Abū Yaʿqūb Isḥāq b. Aḥmad al-Sijistānī (d. c. 361/971) within the daʿwa. One such attempt is advanced when al-Kirmānī tackles the nature of the concept of taʾyīd which, our author argues, is responsible for linking the spiritual world to the corporeal dimension through the transmission of a specific kind of knowledge that renders the imams not only the depositaries of the sharīʿa, 70 but also the individuals capable of carrying out its esoteric interpretation. 71 Significantly,
69. Ibid., p. 127-128. 70. Al-Sijistānī states that what is revealed to the inspired person becomes a legal source (nāmūsan aṣliyyan) whose use (istiʿmāl) is incumbent for the duration of his cycle (dawrihi) (see al-Sijistānī, Kitāb al-Yanābīʿ, Kitāb al-Yanābīʿ ed. M. Ghālib, Beirut 1965, p. 172-173; English trans. P. E. Walker as The Wellsprings of Wisdom: A Study of Abu Yaʿqub al-Sijistani’s Kitāb al-Yanābīʿ, Salt Lake City 1994, p. 111). This suggests that, according to al-Sijistānī, the religious law as a legal source produced by the Prophet/ inspired person preserves its necessary validity within the limits of one prophetic era. Hence, the prophets of all eras cannot set aside the use of the sharīʿa with the exception of the first and the last who are not meant to bring forth laws but spiritual truths. On this topic see also, D. De Smet, ‘Loi rationelle et loi imposée’, particularly, p. 521-529. 71. On the term taʾyīd and its link with the concept of imdād (aid, assistance, sustentation, increasing, succouring, reinforcing) see M. Eibstein, Mysticism and Philosphy in al-Andalus, Ibn Masarra, Ibn al-ʿArabī and the Ismāʿīlī Tradition, Leiden – Boston 2014, p. 65-67. In relation to al-Sijistānī’s thought, Hirji defines taʾyīd as ‘the divine gift of fortitude and the capacity to accept divine teaching and knowledge’. See Hirji, A Study of al-Risālah al-bāhirah, ‘taʾyīd’ in index, p. 233. See also H. Corbin, Trilogie ismaélienne, Tehran – Paris 1961, p. 19, note 23.
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for Ismaili writers like al-Kirmānī, taʾyīd does not flow down directly from God but rather, from the Pleroma of the intellects and reaches the prophets, the imams and the corporeal ḥudūd of the daʿwa via the intermediary of other spiritual entities such as al-Jadd (Fortune-Majesty), al-Fatḥ (Opening-Unveiling) and al-Khayāl (Vision-Imagination) – often referred to respectively as the Pen (qalam), the Tablet (lawḥ) and the three archangels Gabriel, Michael and Serafiel. 72 The author of the Iṣlāḥ [al-Rāzī] spoke regarding the interpretation of a verse from the story of Moses (peace be upon him): ‘“Oh my Lord, show (Thyself) to me that I may look upon Thee.’ God said: ‘By no means can thou see Me; but look upon the Mount.”’ [Q. 7:143]. This request for God to unveil Himself to him [Moses] was above (fawqa) what was destined for him (quddira) from the limit (ḥadd) of the Antecedent. In saying to him [Moses], ‘by no means can Thou see Me; but look upon the Mount’ it was made clear that he could not attain that, and he was ordered (umira) to restrict (bi’l-iqtiṣār) [himself] to what
72. The early mention of these three entities seems to have occurred in the no longer extant Sīrat al-Nāṣir li-Dīn Allāh Aḥmad ibn al-Ḥādī by ʿAbd Allāh b. ʿUmar al-Hamdānī which survives in extracts in Abū al-Jamr Musallam b. Muḥmmad b. al-Jaʿfar al-Laḥijī’s Kitāb Akhbār al-Zaydiyya bi’l-Yaman. On the meaning of these names, see al-Sijistānī’s chapter on al-Jadd, al-Fatḥ and al-Khayāl in his Kitāb al-Iftikhār, ed. I. K. Poonawala, Beirut 2000, p. 116-122; Id., ‘Risālat Tuḥfat al-mustajībīn’, in ʿĀ. Tāmir (ed.), Khams Rasāʾil Ismāʿīliyya, Salamiyya 1956, p. 145-155; see also the description of the spiritual ranks in Jaʿfar b. Manṣūr al-Yaman, Sarāʾir wa-asrār al-nuṭaqāʾ, ed. M. Ghālib, Beirut 1984, p. 18-26; H. Corbin, ‘Étude préliminaire’, in Nāṣir-i Khusraw, Jāmiʿ al-ḥikmatayn, ed. H. Corbin and M. Muʿīn, Tehran – Paris 1953, p. 91-112; H. Halm, Kosmologie, und heilslehre der frühen Ismāʿīlīya. Eine studie zur Islamischen gnosis, Wiesbaden 1978, p. 72; S. Nomoto, “Early Ismāʿīlī Thought on Prophecy Prophecy according to the Kitāb al-iṣlāḥ by Abū Ḥātim al-Rāzī”, PhD Thesis, McGill University, Montreal 1999, p. 187; D. De Smet, ‘La fonction noétique de la triade al-Jadd, al-Fatḥ et al-Khayāl. Les fondements de la connaissance prophétique dans l’ismaélisme’, in H. Biesterfeldt and V. Klemm (ed.), Differenz und Dynamik im Islam/Difference and Dynamism in Islam: Festschrift für Heinz Halm zum 70 Geburtstag/Festschrift for Hanz Halm on his 70th Birthday, Würzburg 2012, p. 319-336; A. Straface, ‘The Representation of al-Jadd, al-Fatḥ and al-Khayāl in the Ismaili Literature: Some Examples and Further Remarks’, in M. A. Amir-Moezzi, M. De Cillis, D. De Smet and O. Mir-Kasimov (ed.), L’ésotérisme shiʿite: ses racines et ses prolongements/Shiʿi Esotericism: Its Roots and Developments, Turnhout 2016, p. 423-440; P. Filippani-Ronconi, ‘The Soteriological Cosmology of Central-Asiatic Ismāʿīlism’, in S. H. Nasr (ed.), Ismāʿīlī Contributions to Islamic Culture, Tehran 1977, p. 102-103.
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Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī and Muʿtazilism proceeds towards him through al-Jadd, and it was made clear to him [Moses] that his request was not within the capability of al-Jadd or of any other subtle thing like him. We [al-Kirmānī] say: … Moses (peace be upon him) did not have a conversation with the highest dignitaries [i.e. the Intellect/Antecedent and the Soul/Follower] but with the lower ḥudūd (al-ḥudūd al-sufliyya) because he had not yet reached the degree of nāṭiq-ship (darajat al-nuṭq), and [because] he asked the author/possessor of the command (ṣāḥib al-amr) for something whose time had not yet arrived. This is because it was a time of interval (zamān fatra), during which the people of the truth were undergoing tribulation, disguise and concealment from [their] opponents and those who would do them harm. He [the author of the command/Shuʿayb] said: “[God] said: ‘By no means can Thou see Me.”’ This means you will not see Me do any of that’, and I shall not give you any command at this time. Indeed there is a time and a season for everything, but this time is not the time for taking them, namely, the [members of the] community (umma), away from pursuing their whims (ittibāʿ ahwāʾ) and it is not the time to respond to [other] matters, [and making them follow] a regulated policy (qawānīn al-siyāsa) for what we say to you will not be accomplished [now]. … In telling him [Moses] of his mistake, when he requested [to see] the most sublime face, Shuʿayb (peace be upon him) wanted to teach him that he had asked for something out of reach that would not be completed at that time, at the hands of someone with power (quwwa) and support (najad) and preparedness (ʿudda) and organisation (ʿidda) [like Moses had]. How could that be? From his [Moses’] perspective he was very high ranked in the daʿwa, a great worldly leader, and he had support, and money and men [at his disposal] and sovereignty. He [Shuʿayb] said to Moses (peace be upon him) you have discovered that this thing will not be accomplished at this time for it is very difficult, and do not consider that I have forbidden anything to you out of meanness or that I have delayed you reaching your station (ithār li-taʾkhīrik ʿan manzilatik). ‘But look upon the Mount’ means this man who has the worldly power and the capacity and the preparedness; ‘if it abides in its place, then shalt thou see Me’, means that if he stayed steady (thabita) on what He had ordered him [to do and not to do] He [God] would have enabled (amkana) him with the power and assistance that he had to expound the rulings of the policy of the truth and complete it. 73
73. Al-Kirmānī, Kitāb al-riyād, forthcoming ed. H. Landolt and F. Hunzai, p. 141-144.
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Al-Rāzī employs Qurʾan 7:143 to explain the gradual formation of prophethood through the encounter with celestial beings. In the Iṣlāḥ, al-Rāzī had explained that nāṭiq-ship is achieved through the bestowal by the Intellect and the Soul of those spiritual faculties (al-Jadd, al-Fatḥ and al-Khayāl) upon the highest dignitaries of the earthly hierarchy (i.e. the nāṭiq, the asās and the imām). Specifically, he argued, the lord mentioned in the above quotation is only the high spiritual entity of the Follower (al-tālī) who instructs Moses as well as other dignitaries below the rank of the nāṭiq. Whilst the tālī is tasked with granting spiritual faculties upon the dignitaries directly, the Antecedent (al-sābiq) does so through intermediaries (wāsiṭāt) such as al-Jadd. 74 In the Riyāḍ, al-Kirmānī works on the same concepts. The foregoing passage suggests that the capacity to attain a direct vision of one of the higher spiritual beings such as the Follower is ‘above what is destined for him [Moses] from the rank of the Antecedent’. Contrary to what both al-Rāzī and al-Sijistānī held, according to al-Kirmānī, Moses did not entertain a conversation with any of the celestial dignitaries but simply with a member of the lower corporeal ḥudūd, Shuʿayb. By propounding this, he was trying to reinforce the belief that only in the cycle of the final qiyāma humans will be admitted to a direct contact with all the highest spiritual dignitaries. By stressing this concept, al-Kirmānī is strenuously endeavouring to prove that the reign of the Fatimid Imam-caliph al-Ḥākim did not signal the end of the era of Islam nor that of human hiero-history – this implying the denial of the imam’s divinity and of his status as the lord of the final Resurrection – as had been suggested by some splinter Shiʿi groups like the Druzes. 75 From the above excerpt it is also quite clear that al-Kirmānī attempts to dispense with the Muʿtazilites’ views regarding humans’ choices and the lack of real innate knowledge and frames a predestinarian outlook within an Ismaili soteriological setting. 76 The reader might sense that Translation is ours in M De Cillis, Salvation and Destiny in Islam, p., 229-233. 74. Al-Rāzī, Iṣlāḥ, p. 185-186. On the meanings and roles of the Follower and the Antecedent and their identification with the Universal Intellect and the Universal Soul as discussed by al-Rāzī, al-Sijistānī and al-Kirmānī see al-Kirmānī, Kitāb al-riyāḍ, particularly bāb 8. 75. On these topics, see M. De Cillis, Salvation and Destiny in Islam, p. 234-240. Al-Kirmānī tackled these extremist views particularly in his Risālat Mabāsim al-bishārāt bi’limān al-Ḥākim and his al-Risālat al-Wāʿiẓa ʿan masāʾil al-māriq min al-Dīn al-Ḥasan al-Farghānī al-Ajdaʿ, ed. M. Ghālib, in Majmūʿa rasāʾil al-Kirmānī, Beirut 1969. 76. On Moses falling into unconsciousness and his successive awakening being
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an ‘Ashʿarite’ element is put in place here, acting as a counter current to the picture of Muʿtazilite influence scattered throughout al-Kirmānī’s writings. The wish expressed by Moses in the Qurʾanic verse was certainly that to liberate his community from false beliefs; yet he is warned by Shuʿayb that despite his power and preparedness, the allotted time for his mission to be accomplished had not yet come. The Arabic words generally referring to time (waqt and zamān) are mentioned in this passage six times in order to convey the sense of a divine determinism for events which will take place only when their decreed time is meant to occur. Particularly significant is the expression zamān al-fatra: in Ismaili literature it generally refers to the idea that, in each prophetic cycle, an interval (fatra) occurs between the presence of the seventh imam and the advent of the nāṭiq who would inaugurate the new era, during which time the seventh imam is represented by his deputies. 77 In the Iṣlāḥ, al-Rāzī holds that the time preceding Moses’s nāṭiq-ship was such an inter-regnum during which the community of believers was made vulnerable under the mis-guidance of an illegitimate daʿwa’s leader. Until the return of the absent imam, al-Rāzī propounds, one of twelve adjuncts (lawāḥiq) was to act as the imam’s chief and deputy. It is important to notice that during this fatra, Shuʿayb served as the missionary leader of the twelve deputies. 78
compared to al-Sijistānī’s idea of the Soul’s incarnation in the physical world, see M De Cillis, Salvation and Destiny in Islam, p. 234-236. 77. F. Daftary, The Ismāʿīlīs. Their History and Doctrines, Cambridge 20072, p. 226227. Jaʿfar ibn Mansūr al-Yaman speaks of the fatra as a period between two nāṭiqs. See his Kitāb al-Kashf, R. Strothmann ed., London – New York – Bombay et al. 1952, p. 74. Closely linked to Fatimid Ismailism, the Ṭayyibī tradition maintained that, in their hiero-history the Islamic era was to be divided in cycles of concealment (satr) and manifestation (kashf or ẓuhūr) during which the imams were either hidden or visible to the public. The first period of satr concluded with the appearance of ʿAbd Allāh al-Mahdī. This time was followed by a period of ẓuhūr which lasted until the concealment of the twenty-first Ṭayyibī imam, al-Ṭayyib. On this topic see Daftary, ibid, p. 238-239. On the use of these concepts in Nizarī Ismailism see Id., p. 380-381; Ibn al-Walīd. ʿAlī b. Muḥammad, al-Risāla al-mufīda, ed., tr. and introduction by T. Mayer and W. Madelung as Avicenna’s Allegory on the Soul: an Ismaili Interpretation, London 2016, p. 78-79. 78. Shuʿayb’s role defines the difference occurring between the appointed imam (mustaqarr) and an imam who is merely a depositary or curator (mustawdaʿ), performing the functions of the true imam whilst the latter is in concealment during particularly dangerous times. On this difference, see H. Corbin, Temple and Contemplation,
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When al-Rāzī, in his taʾwīl of the Qurʾanic verse reported in the Riyāḍ suggests that Moses had requested the unattainable (mā lā yanāluhu), he was probably denouncing al-Muʿizz’s pretentious claim to the imamate. 79 Al-Kirmānī, on the other hand, focused on legitimising the succession of all Fatimid imams (down to al-Ḥākim), uses the reference to zamān al-fatra to counter-argue al-Rāzī’s position and emphasise both the rightfulness of al-Muʿizz (as an imam-caliph) and the lawfulness of his successor’s appointment. As well as time, al-Kirmānī emphasises the value of compliance: if Moses, like al-Muʿizz and all other Fatimid imam-caliphs, stands firm in his appointed station without breaching the limits which have been assigned to him, he will be made capable of carrying out his mission. This could be a subtle hint at the need for all Fatimid imam-caliphs to acknowledge their roles as representatives of the imam in satr, discharging the function of the expected qāʾim who will spiritually appear upon the final Qiyāma. 80 Conclusions All in all, it is evident that al-Kirmānī was able to absorb some of the Muʿtazilites’ outlooks without compromising the outright Ismaili nature of his soteriological plan. It would have been unseemly to propound anything different from the idea of humans being responsible for their own actions if he wished to remain faithful to the notion of the indispensability of the Law as a divine principle of discernment through London – New York 1986, p. 167. See also Shuʿayb’s significance in Jaʿfar ibn Mansūr al-Yaman, Kitāb al-Kashf, p. 97. I am very grateful to Fârès Gillon for the references to this text. 79. Al-Rāzī implicitly denounces the illegitimacy of an unidentified ‘leader of the daʿwa’ claiming the imamate for himself. This could be a reference to a Fatimid caliph, probably al-Muʿizz, given the correspondence between Moses as the fourth nāṭiq and al-Muʿizz as the fourth Fatimid imam. Al-Rāzī, Kitāb al-Iṣlāḥ, ed. Ḥ. Mīnūshihr and M. Muḥaqqiq, Tehran 2004, p. 312; S. Nomoto, “Early Ismāʿīlī Thought on Prophecy according to the Kitāb al-iṣlāḥ by Abū Ḥātim al-Rāzī”, PhD Thesis, McGill University, Montreal 1999, p. 345. David Hollenberg argues that al-Rāzī did not recognise the Fatimid Imams in North Africa as the Imam’s deputies, but that he did view himself in such a role. D. Hollenberg, Beyond the Qurʾān. Early Ismāʿīlī Taʾwīl and the Secrets of the Prophets, South Carolina 2016, p. 23, note 80 and p. 112. Hollenberg refers also to P. Crone and L. Treadwell, ‘A New Text on Ismailism at the Samanid Court’, in C. F. Robinson (ed.), Texts, Documents and Artefacts. Ismaili Studies in Honour of D. S. Richards, Leiden – Boston 2003, p. 37-67. 80. M. De Cillis, Salvation and Destiny in Islam, p. 234-246.
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knowledge and deeds, by which reward or punishment are assigned to mankind. Contrary to the Muʿtazilites’ propositions, however, al-Kirmānī speaks of a necessary Law whose message, in its esoteric and exoteric aspect, is safeguarded yet disclosed by prophets and imams – illuminated representatives of the intellectual blessings dispensed upon humans from a providential Pleroma; it is a Law for whose implementation each and every member in the daʿwa plays a distinct role beckoning humans onto the path towards salvation. The emphasis on humans’ choice to either embrace or not the spiritual guidance offered by the imamate system and the stress laid on men’s willingness to obey or disobey the injunctions of the Law certainly frames al-Kirmānī’s thought within a quasi-Muʿtazilite context. And yet the criticism of the misunderstood role of reason as the exclusive force able to guarantee reward and redemption independently from revelation, together with the prominence accorded to the guidance of the spiritually supported members of the ḥudūd al-dīn, sets al-Kirmānī’s standpoint far beyond the purely rationalist mutakallimūn and, to a certain extent, far beyond the philosophers. Al-Kirmānī’s need to ensure the legitimate role of the Fatimid imams and his preparedness to harmonise the often discordant views of some Ismaili peers imbues his theological system with a rigorous cohesiveness which, despite some opaque concessions, is not ready to leave any room for misapprehension in his unambiguous Ismaili programme. Selected Bibliography al-Ashʿārī, Abūʾl-Ḥasan, Maqālāt al-Islāmiyyīn wa ikhtilāf al-muṣallīn, ed. H. Ritter, Istanbul 1929-30 – Wiesbaden 1980. Amir-Moezzi, M. A. and Schmidtke, S., ‘Rationalism and Theology in the Medieval Muslim World: A Brief Overview’, Revue de l’histoire des religions 226/4 (2009), p. 613-638. Daftary, F., The Ismāʿīlīs. Their History and Doctrines, Cambridge 20072. De Cillis, M., Free Will and Predestination in Islamic Thought. Theoretical Compromises in the Works of Avicenna, al-Ghazālī and Ibn ʿArabī, London – New York 2014. De Cillis, M., Salvation and Destiny in Islam: The Shiʿi Ismaili Perspective of Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī, London – New York 2018. De Smet, D., ‘Mīzān al-diyāna ou l’équilibre entre science et religion dans la pensée ismaélienne’, Acta Orientalia Belgica 8 (1993), p. 247-254.
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L’HOMME DE LA FIN (QUELQUES RÉFLEXIONS À L’OCCASION DE LA FIN DE TOUTE CHOSE) Vincent Delecroix
La raison eschatologique : une vieillerie
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pourrait penser que la savante et lumineuse exégèse que Christian Jambet aura si patiemment livrée de la pensée de Mullā Ṣadrā relève exclusivement de l’histoire de la philosophie, quand même elle intéresserait aussi, pour des raisons évidentes de sources et d’influences, la philosophie occidentale et non la seule philosophie en Islam. Ce ne serait pas d’ailleurs en diminuer le mérite. Et bien sûr, au philosophe des religions, fût-il « contemporanéiste », aucune spéculation sur la fin de toute chose ne doit être étrangère. Mais y a-t-il aussi moyen de regarder ces spéculations autrement que comme des productions, certes spectaculaires, d’une « raison » eschatologique dont on aurait désormais du mal à concevoir la légitimité, magnifiques bibelots de la rationalité religieuse exposés au musée de l’histoire des idées ? La naïveté condescendante d’un tel regard renseigne assez sur les prétentions et les oublis d’une philosophie qui, de se croire heureusement sécularisée, se sent par là autorisée à délaisser ce qui au contraire pourrait lui être essentiel. Le criticisme kantien quant à lui n’avait pas jugé si naïvement, faisant droit à la question de la fin de toute chose et liant indissociablement la critique des prétentions spéculatives et théoriques qui y répondaient à la reconnaissance d’une validité incontestable de la question. Non seulement la raison ne délire pas lorsqu’elle pose cette question – certes d’une manière qu’il faut éclairer et réguler –, non seulement elle ne peut pas ne pas la poser, mais elle se n
10.1484/M.BEHE-EB.5.123370
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trahirait elle-même de la réputer indifférente. Si la philosophie doit se méfier des « savoirs » objectifs qui prétendent y satisfaire, elle doit tout autant se méfier d’une « raison » qui la tiendrait pour inepte ou infantile. Quelle est la forme, le mode, la nature de cette raison dont le « savoir » de la fin de toute chose est ou serait l’objet ? Cette question constitue l’enjeu majeur de l’exégèse philosophique des spéculations eschatologiques et messianiques. Il est sûr que la raison philosophique s’y trouve en singulier péril, quand elle n’y est pas purement et simplement révoquée. Mais ses prétentions s’y trouvent aussi directement concernées – pour autant du moins qu’elle n’y voit pas simplement les traces coupables d’une inspiration religieuse, les divagations visionnaires d’une raison enivrée, à moins qu’elle ne s’y montre au contraire trop étroitement soumise à l’autorité d’une révélation historique. Si l’on reste un tant soit peu kantien à ce sujet, on ne pourra bien sûr regarder le congé gnostique ou spirituel donné à la sobre raison que comme l’indiscutable symptôme du délire ; mais on n’en prendra pas moins au sérieux ce que cette même raison révèle d’elle-même en s’y laissant embarquer, et peut-être même l’exigence qu’elle relaie d’une existence qui se pense authentiquement dans sa destination morale. Qu’est-ce qui pense en nous ce savoir ? Et qui est celui qui en a ou en aurait la possession ? Quel est le sujet, autrement dit, ou le type de sujet qui non seulement pense mais peut connaître la fin de toute chose ? La question devrait plutôt s’énoncer d’une autre manière : que devenons-nous dans cette connaissance – ou dans cette pensée ? Il n’est pas sûr que de telles questions, qui parcourent le commentaire de l’Épître du rassemblement, ne nous concernent plus, malgré ce qu’elles requièrent apparemment de croyance ou de foi quant à leurs réponses. Qui est ce « nous », du reste ? Sans doute des individus qui, pour beaucoup, ne croient plus à ces choses-là, mais pourtant y pensent sans cesse, serait-ce sous un mode informe et inavoué. Justement parce qu’ils n’y croient plus, ils pourraient avoir plus de facilité à interroger une telle persistance et à l’interpréter autrement que comme le symptôme d’une sécularisation inachevée de la pensée, autrement aussi, hypothèse un rien plus généreuse, que comme l’inévitable contrepartie, errante ou ridicule, de la puissance de la pensée. Salto mortale ? Il faudrait ici s’arrêter – ou sauter. La critique des philosophes par Mullā Ṣadrā s’est retournée à leur avantage : si en effet le saut de la foi est requis pour ce genre de préoccupations, la raison philosophique s’en gardera. La philosophie occidentale s’est remise de l’ivresse schellingienne, de la « croyance » du Fichte de la Destination 260
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de l’homme, et même de l’ascèse de Kant en la matière. Mais à vrai dire, la censure à l’égard d’un tel savoir est plutôt susceptible d’exercer un renouvellement de la question. L’aspiration à la « connaissance » de la fin de toute chose peut être dite fin de la raison elle-même, non pas au sens des bornes infranchissables contre lesquelles elle viendrait inexorablement donner du front, non pas au sens où, emportée par son élan et sa prétention au savoir suprême, elle s’y abîmerait fatalement dans le délire du visionnaire, mais au sens de sa finalité ultime. Aussi bien les contributions à l’histoire de la raison eschatologique peuvent-elles intéresser directement une philosophie qui continuerait de se rendre sensible à une telle finalité. Ce n’est pas seulement en esthète qu’on appréciera ces objets et ces constructions baroques ou qu’on goûtera ces atmosphères de fin du monde, moins encore en positiviste. Mais ce n’est pas non plus en raison de la résurgence de schèmes apocalyptiques de pensée, plus ou moins réactualisés aujourd’hui à l’occasion des périls évidents encourus par la planète. La « raison » philosophique, en perpétuelle construction et déconstruction, y trouve son intérêt. Au sens kantien d’un intérêt pratique qui la soutient, car c’est la raison pratique en nous qui élabore authentiquement une telle question ; mais aussi intérêt d’une raison qui percevrait dans cette question l’occasion de se renouveler, peut-être de se sauver. Une science de la Fin relève assurément de l’amphibologie : la métaphysique spéculative en est la victime consentante lorsqu’elle ne connaît la fin que comme terme et non comme finalité et qu’elle ignore alors que la « fin de toutes choses » n’a de sens pour la raison pure qu’au titre d’un événement moral. Les idées qui nourriront alors une telle science, demeurant par nécessité obstinément vides, la voueront à la stérilité, alors qu’elles sont au contraire susceptibles d’acquérir « une réalité pratique objective » 1. La spéculation sur la fin de toute chose, à l’intelligence de laquelle C Jambet aura fourni une monumentale contribution, est ainsi l’inévitable malédiction de la raison métaphysique, surtout et paradoxalement lorsqu’elle se croit délivrée de l’autorité d’une révélation – car alors le secours de l’herméneutique lui est refusé et son seul expédient 1. E. Kant, « Das Ende aller Dinge », dans Id., Gesammelte Schriften, éd. Académie royale des sciences de Prusse, Walter De Gruyter, Berlin 1912, p. 333 = « La fin de toutes choses », trad. H. Wismann, dans Œuvres philosophiques, t. III, éd. F. Alquié, Gallimard, Paris (« Pléiade »), p. 316.
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ne peut plus résider que dans la stratégie de Münchhausen, qui consiste à se sortir du marais en tirant sur sa propre perruque. Le Texte ne porte évidemment aucune garantie inverse que son effort pour comprendre cette fin serait davantage couronnée de succès ; mais du moins, imposant une déviation herméneutique, il aura eu longtemps cet avantage immédiat de lui rappeler à chaque instant le sens d’une telle spéculation, qu’elle semble au contraire inévitablement oublier lorsqu’elle se prétend connaissance objective. Son inévitable échec, elle ne le doit pas tant aux limites infranchissables qui lui sont imposées par la finitude de l’entendement et que viendrait heureusement transcender la Révélation de ce qui lui échapperait toujours, que de cet oubli de sa vocation première. Elle a oublié d’où vient réellement la question de la fin de toute chose, parce qu’elle l’a transformée en pure spéculation sur la logique du monde créé et que son seul enjeu, en définitive, n’est plus que décider si le monde est fini ou infini. Le fait que la connaissance métaphysique de la fin de toutes choses relève ainsi des effets incorrigibles de l’illusion transcendantale, en sorte qu’elle sombre nécessairement dans la contradiction et les antinomies, ce fait toujours vérifié n’est en réalité que l’effet d’une déviation dont Kant, dans la modernité, a clairement établi le principe pervers : la faculté théorique dans son usage purement spéculatif s’est affranchie de la conduite de la raison morale. C’est ainsi que « la raison qui ne se contente pas facilement de son usage immanent, c’est-à-dire pratique, a également ses mystères. » 2 Paradoxalement les spéculations religieuses, leurs doctrines eschatologiques ou messianiques, paraissent de ce point de vue moins vulnérables à de telles tentations – qu’elles suscitent pourtant inévitablement – car moins sujettes à l’oubli de leur vocation pratique. Les régulières condamnations que de telles traditions formulent par exemple à l’encontre des hasardeux calculs apocalyptiques en fournissent l’exemple : le « savoir » des choses dernières ne relève pas plus d’un calcul, quelque sophistiqué qu’il pourrait être, que de la simple et rêveuse révélation dont croit faire l’expérience l’esprit visionnaire. Et ce n’est pas que ce savoir aurait des implications – c’est bien le moindre – sur la conduite des hommes, en tout cas de l’homme qui en jouirait : c’est qu’il est de nature éthique ou moral.
2. Ibid., p. 335 ; p. 319.
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Ce que la perspective grossièrement kantienne – et évidemment anachronique – que l’on vient d’évoquer suggère, ce n’est donc pas tant l’obsolescence de ces grandioses constructions qu’au contraire leur consubstantialité avec les intérêts ultimes de la raison ou même l’expérience et les fins de l’homme. Et la sobriété dont doit faire preuve cette raison n’est que la contrepartie de la claire intelligence du sens de ses spéculations, c’est-à-dire d’abord de leur nécessité morale, c’està-dire aussi bien vitale ou existentielle. Pour condamnables, à des yeux modernes et kantiens, que soient les prétentions gnostiques, elles témoigneront toujours de ce fait d’une légitimité originelle minimale. Compte tenu en revanche de leur inévitable gauchissement, qui leur donne l’aspect fantastique d’une science de la fin, il reste cependant à savoir ce que la philosophie moderne et contemporaine pourrait faire de cette préoccupation légitime. Renouvellement de la métaphysique ? Que la métaphysique – la science de l’Être en tant qu’être – se confonde avec un savoir de l’être divin la fait certes impitoyablement encourir l’accusation, devenue commune pour ne pas dire banale, de sa falsification destinale en ontothéologie. Ce caractère n’est évidemment pas annulé mais au contraire renforcé, lorsque la métaphysique ellemême se voit « dépassée », voire contestée, dans l’illumination et le savoir gnostiques. C’est évidemment ce qui fait la limite, rédhibitoire, que la philosophie moderne, après Kant et malgré l’emportement des philosophies romantiques et idéalistes, n’est pas prête à transgresser, de crainte – crainte fondée – de sombrer dans un mysticisme qui ne pourrait du reste même plus se soutenir de croyances véritables. Mais son orientation, pour ne pas dire son emportement messianique cependant pourrait bien, d’une manière ou d’une autre, en corriger au contraire la tendance. Dans la mesure où elle est en effet susceptible d’accorder, comme le souligne Christian Jambet chez Mullā Ṣadrā 3, à ce que Ernst Bloch appelait des « mythes d’évasion d’une subversion humaniste », autrement dit des mythes eschatologiques, un privilège incontestable sur les mythes de création, 4 elle se donne la possibilité 3. Ch. Jambet, La fin de toute chose. Apocalypse coranique et philosophie, Albin Michel, Paris 2017, p. 177 : « La science eschatologique est plus noble que celle de l’origine ». 4. E. Bloch, Atheismus im Christentum. Zur Religion des Exodus und des Reichs, § 15,
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de s’ouvrir elle-même sur une « autre métaphysique », celle que Bloch, encore, nommait « ontologie du non-encore-être » et qui conférait au préfixe méta- dans « métaphysique » le sens du futur 5 : la métaphysique comme science de l’origine – jusque dans la forme du principe de raison – est statique autant qu’ontothéologique, quand au contraire l’accueil dans la philosophie des mythes eschatologiques viendrait à l’appui d’une métaphysique dynamique dont l’horizon est évidemment politique et révolutionnaire. Quant aux contributions de la raison eschatologique au renouvellement, dans la philosophie contemporaine occidentale, des formes mêmes de la raison, que ce soit dans le sens d’une critique de l’historicisme hégélien et marxien ou que ce soit au profit d’une déconstruction de l’ontothéologie (dont l’horizon éthique et politique est explicitement assumé), elles laissent suffisamment voir ainsi qu’elles sont autre chose que les séquelles d’une histoire mal sécularisée. Il est vrai que l’on doit un tel renouvellement à un motif messianique qui, non pas tant chez Bloch (en tout cas pas celui de l’Athéisme dans le christianisme), certes, que chez Rosenzweig par exemple, prolongeait moins l’eschatologie qu’il ne la contestait au contraire. Opposant un messianisme juif à l’eschatologie chrétienne, ce qui était visé, assurément, c’était la parfaite affinité entre cette eschatologie chrétienne et la grande métaphysique occidentale dont Hegel avait en quelque sorte constitué le point d’achèvement, quand au contraire il s’agissait de faire valoir une violente hétérogénéité du motif messianique au Logos. Le topos d’une « eschatologie occidentale » 6 sécularisée et convertie dans la Modernité en philosophie de l’histoire a sans doute eu, en son temps, le mérite de permettre une critique bienvenue de ces mêmes philosophies de l’histoire dont on pouvait estimer, à tort ou à raison, qu’elles avaient non seulement infecté la philosophie occidentale mais contribué idéologiquement aux catastrophes politiques récentes : la justification de la guerre et la production de « religions politiques », dont l’État totalitaire marquait le point d’aboutissement apocalyptique, en étaient supposé représenter les résultats les plus flagrants. La « raison
Surkhamp Verlag, Frankfurt a/main 1968 = L’athéisme dans le christianisme, § 15, trad. E. Kaufholz et G. Raulet, Gallimard, Paris 1978. 5. Ibid., § 17. 6. J. Taubes, Abendlänlische Eschatologie, Matthes und Seiz Verlag, Berlin 1991 = Eschatologie occidentale, trad. R. Lellouche et M. Pennetier, Éditions de l’éclat, Paris 2009.
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eschatologique » n’avait pas seulement survécu à la modernité, mais constitué souterrainement sa colonne vertébrale, jusqu’à réaliser, volontairement ou involontairement, ce qu’annonçaient les prophéties apocalyptiques dont elle continuait à charrier les représentations, y compris sur le mode « optimiste » des idéologies du progrès ou même de la fin hégélienne de l’histoire. Mais de telles interprétations, inaugurées notamment par l’Histoire et salut de Karl Löwith, 7 n’étaient pas seulement grevées par les simplifications abusives et les arrière-pensées idéologiques propres aux « théorèmes de la sécularisation » : elles rendaient également incompréhensible la manière dont des motifs eschatologiques, ou plus proprement messianiques, avaient pu servir, et servent encore plus que jamais, à défaire ces mêmes philosophies de l’histoire et tâcher de neutraliser ses effets désastreux. Or la ressource offerte par une raison eschatologique non pas au service de ces totalisations téléologiques de l’histoire mais justement contre elles ne se limitait pourtant pas à reconvertir cette raison en raison simplement pratique. Il est vrai que, au regard d’une science de l’histoire dont le savoir absolu n’est pas seulement le point terminal mais également le point de vue totalisant constitutif, la prudence kantienne paraissait évidemment de bon aloi : l’interprétation morale du cours de l’histoire et plus spécifiquement des événements derniers, et l’incommensurabilité qu’elle présupposait entre la temporalité des phénomènes naturels et le « royaume intelligible » auquel participe la raison pratique, évitait de transformer un « savoir » philosophique de l’histoire en gnose 8. Mais l’édulcoration morale du sens messianique en était le prix à payer, dans le sens également de cet « anti-réalisme » qui, chez Kant, constitue la condition drastique de l’acceptation de la foi religieuse au sein de la philosophie.
7. K. Löwith, Weltgeschichte und Heilsgeshehen. Die theologischen Voraussetzungen der Geschitsphilosophie, J. B. Metzler Verlag, Berlin 2004 = Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, trad. M.-C. Challiol-Gillet, S. Hurstel et J.-F. Kervegan, Gallimard, Paris 2002 8. L’infiltration de la philosophie moderne, et plus particulièrement de la philosophie politique, par les motifs de la Gnose est l’une des thèses (critiques) majeures de Voegelin dans La nouvelle science du politique. Voir E. Voegelin, The New Science of Politics. An Introduction, The University of Chicago Press, Chicago – Londres 1952, chap. IV = La nouvelle science du politique, trad. S. Courtine-Bellamy, Éditions du Seuil, Paris 2000.
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Il est révélateur à ce titre que les promoteurs, au début du xxe siècle, d’un tel renouvellement n’ont pas jugé absurde d’engrener ce messianisme sur une réinterprétation du dernier Kant, d’une manière spectaculaire et franchement hétérodoxe qui autorisait Bloch à parler, dans L’Esprit de l’utopie, d’un « Kant messianique » 9. En réalité la conjonction entre les conceptions messianiques du temps et leur teneur fondamentalement politique favorisait une réinterprétation radicale de la dimension pratique du motif eschatologique ; mais elle se soutenait également d’un « réalisme » qui pouvait renouer avec la croyance messianique « authentique ». Non pas certes au sens d’une immanentisation dont les philosophies de l’histoire étaient censées constituer les productions ou les opérateurs, ce qui pourtant constitua toujours aussi la tentation du marxisme de Bloch, mais bien au sens d’une transcendance réelle de la temporalité messianique et d’une réalité de son événement final. Si la philosophie pouvait s’y renouveler et s’arracher à la fascination du Logos hégélien de la métaphysique occidentale, le messianisme réciproquement y regagnait une teneur proprement philosophique. L’homme de la fin L’embranchement de la philosophie au messianisme, et du messianisme sur la philosophie possède le singulier effet de recharger la teneur éthique et politique de l’un et de l’autre. Là encore le commentaire de Christian Jambet sur la doctrine eschatologique de Mullā Ṣadrā, malgré l’évidente hétérogénéité de celle-ci aux traditions et à l’espace de pensée de cette philosophie contemporaine, fournit de précieuses indications pour comprendre ce que peut signifier – double et contradictoire signification, on va le voir – le prolongement philosophique du messianisme. Dans son commentaire de l’Épître du rassemblement, C Jambet a soin de souligner ce qui semble constituer l’un des points les plus importants de la doctrine de Mullā Ṣadrā : la coïncidence entre le mouvement terminal de l’esprit dans la connaissance de la fin de toute chose et cette fin elle-même 10. Inscrivant par l’herméneutique ésotérique de la doctrine eschatologique ou messianique le motif néoplatonicien de 9. E. Bloch, « Die Gestalt der unkonstruierbaren Frage », dans Geist der Utopie, Suhrkamp Verlag, Frankfurt a/Main 1964 = « La forme de la question inconstructible », dans L’esprit de l’utopie, trad. A.-M. Lang et C. Piron-Audard, Gallimard, Paris 1977. 10. Ch. Jambet, La fin de toute chose, p. 187.
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l’ascension par degré, reversion du procès de la création, et de l’unification de l’âme avec le premier principe ou l’Intellect, et convertissant la narration des événements de la fin des temps à la forme gnostique, une telle herméneutique induit l’identification de la modalité spécifique de la connaissance de la fin avec son objet lui-même : non seulement le savoir de la fin de toute chose est l’expérience même de cette fin, mais il en est, de ce fait, l’événement même. Celui qui parvient à une telle connaissance réalise en quelque sorte son objet. Ainsi l’homme qui « connaît » la fin, dans l’effort surhumain de la régression au Principe de toute chose, est-il aussi l’homme de la fin, le dernier homme. L’homme de la fin n’est pas celui qui vient à la fin, mais l’homme – le dernier – que devient celui qui pense, connaît ou voit adéquatement, c’est-à-dire selon le mode éthique qui lui convient, la fin. Cet homme de la fin n’est donc pas l’accident ultime d’une histoire parvenue à sa fin et partageant avec quelques autres le privilège circonstanciel d’en être le contemporain : c’est l’effort ascendant de la raison en lui, terminé en vision, qui assure cette contemporanéité ; et, inversement, la fin de toutes choses non pas se révèle dans un savoir prophétique ou simplement prédictif ou anticipateur, mais s’accomplit dans cette vision même. La coïncidence de cet effort et de « l’événement » de la fin montre alors suffisamment que ce dernier n’est pas un temps homogène à « notre » temps. Mais il n’est pas seulement « hors temps » : il déconstruit la conception linéaire du temps dont le récit messianique – exotérique – inscrivait les événements de la fin au terme de l’histoire. Et c’est ici que les instruments dont dispose la métaphysique « traditionnelle » se montrent limités, sinon fautifs, car ils ne connaissent qu’une seule perspective à partir de laquelle peut se penser le rapport entre le temps et l’éternité. Que la perception ou saisie de la fin de toutes choses soit au contraire tributaire de perspectives différenciées, seul une herméneutique permet de l’établir 11. Sans le guide de la raison herméneutique, le savoir suprême des dernières choses – l’eschatologie – resterait à la fois fautif et sans intérêt, car la qualité temporelle de l’événement est indissociable de sa signification. L’herméneutique d’un Texte ou d’un ensemble de textes religieux dont la teneur ou l’orientation sont non seulement incontestables mais dominantes permet au contraire d’inscrire dans le savoir métaphysique possible de la fin de toute chose une
11. Ibid., p. 126.
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forme messianique rebelle à la traditionnelle métaphysique du temps, y faisant également pénétrer ou maintenant de manière indissociable la signification éthique inhérente au messianisme. Que cette expérience procède de la substitution de « l’axe vertical d’une ascension de monde en monde et d’une unification du multiple » à « l’axe du futur temporel » est corrélatif d’un « changement de perspective » sur le temps que permet seule la conversion de la science métaphysique de la fin de toutes choses en savoir gnostique. Toutefois la même herméneutique convertit inversement le récit messianique à une conception du temps qui contredit ou subvertit la forme narrative, elle-même liée aux conceptions « ordinaires » du temps et de l’histoire. L’homme de la fin n’est donc pas seulement celui qui vit la fin et vit dans la fin : il est également et par là même celui qui découvre et expérimente la nature du temps véritable, celui de la réintégration qui renverse la procession de la création, temps qui se résout en pure éternité présente. Si libérer du temps signifie certes d’abord libérer l’interprétation des temps messianiques de la conception historique du temps qui l’envahit, cela signifie bien aussi, littéralement, libérer du temps l’événement de la Fin. L’expérience qu’en fait l’homme de la fin, dans son savoir, n’est pas tant celle d’un autre temps que celle de son abolition. Neutralisation métaphysique du messianisme, et relance Ce que montre de manière tout aussi claire et décisive le commentaire de Christian Jambet, c’est donc l’effet de neutralisation que la gnose suscite dans l’interprétation temporelle et historique du messianisme. La verticalité du temps de la fin par rapport au cours de l’histoire temporelle, la substitution du schème ascendant de l’âme à la linéarité horizontal des événements qui se polarise sur le futur, en un mot l’interprétation spirituelle et gnostique du « récital eschatologique » 12, inhibent en conséquence toute tentative de traduire dans l’action historique un tel savoir : « elle ne prépare pas à faire l’histoire. Elle métamorphose l’histoire – ce lieu naturel de la conscience shī‘ite – en un avènement supérieur à l’histoire » 13. L’hétérogénéité du temps messianique, affirmée contre l’interprétation strictement temporelle et historique, n’a
12. Ibid, p. 186. 13. Ibid., p. 187.
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ici, en raison de sa teneur à la fois cosmique et spirituelle, que le sens du présent de l’événement ultime réalisé, « événement éternellement présent dans l’âme gnostique » 14. La conversion par la métaphysique gnostique du récit ou du drame eschatologique en motion spirituelle 15 peut bien éventuellement révéler une structure pseudo-narrative, celle du récit de l’ascension de l’âme et de la réintégration de toute chose en leur principe dans la souveraineté du Dieu ; mais, si l’on peut dire, la métaphysique ne connaît que ce genre de récit dont les effets de neutralisation se retrouvent analogiquement dans l’interprétation purement morale qu’aura pu en proposer le Kant de La fin de toutes choses. Le temps ou plutôt le mouvement de cette ascension n’y est pas seulement « hors temps » : il constitue l’opérateur par lequel le temps est lui-même neutralisé, absorbé et dissout dans le présent éternel de l’événement réalisé : la souveraineté de Dieu y est accomplie, qui ne connaît pas l’histoire. Et il n’est pas tout à fait impertinent de voir dans cette conversion et cette neutralisation l’effet majeur de la métaphysique. Se libérer des eschatologies historiques et des philosophies de l’histoire a pour spectaculaire contrepartie de convertir le schème messianique, susceptible pourtant d’être mobilisé, comme on l’a dit, pour en dissiper les prestiges et les falsifications, en réalité purement spirituelle concernant uniquement le devenir de l’âme du gnostique. La percée que réalise, au sein de l’histoire ou simplement du temps, la métaphysique comme connaissance de la fin de toutes choses – connaissance qui, dans tous les sens du terme, réalise cet événement – mène à un « espace mental » pour lequel l’histoire et l’action dans l’histoire relèvent de l’illusion. Or si de ce fait « le messianisme temporel s’efface » 16, c’est bien sûr et en définitive sa force politique qui s’en trouve neutralisée par l’interprétation spirituelle et gnostique de la fin de toute chose 17. L’homme de la fin n’est certainement pas un agent politique et le quiétisme mondain 14. Ibid. 15. Ibid., p. 188. 16. Ibid., p. 185. 17. Ch Jambet peut ainsi souligner le fait qu’une telle herméneutique « n’éprouve pas le drame connu par la théologie politique de l’ismaélisme » (Ibid., p. 188). Il faudrait prendre évidemment le terme de « drame » dans l’acception d’abord littéraire d’un genre narratif : une telle théologie politique est tributaire d’une mise en intrigue des événements messianiques, dont on peut supposer qu’elle correspond sinon à une interprétation littérale de la tradition, du moins qu’elle se garde d’en spiritualiser intégralement le récit.
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est l’effet spectaculairement contraire ou paradoxal de la formidable motion par laquelle l’ensemble des étants s’ébranle jusqu’à leur réintégration ultime. Le sens théologico-politique conféré au schème messianique dans la philosophie contemporaine, à l’initiative remarquable de Rosenzweig et de Benjamin, est exactement inverse, tout en en conservant pourtant le caractère décisif de l’hétérogénéité à l’histoire. C’est que l’interprétation purement spirituelle y est justement congédiée. Elle n’en exige pas moins une forme d’ascèse à l’égard de l’histoire, comme l’indique d’ailleurs explicitement Benjamin dans ses fameuses Thèses sur l’histoire 18 ; son effet toutefois n’est pas de nous arracher au temps mais de bouleverser nos conceptions de l’histoire – de bouleverser « la tâche de l’historien » –, bouleversement « métaphysique » nécessaire à une action politique émancipatrice qui aura été fourvoyée jusque dans le marxisme ordinaire par les idéologies du progrès 19. Le présent y change corrélativement de nature, comme on le voit à l’interprétation qu’en donne par exemple Benjamin. Certes il n’est pas ce présent fugace que consomme le déroulement temporel de l’histoire, non « point passage, mais arrêt et blocage du temps. » 20 Mais ce « blocage messianique des événements » 21 n’est certainement pas l’éternel présent de la souveraineté réalisée de Dieu : il est la porte étroite par laquelle peut entrer le Messie à chaque instant 22. Si l’instant est cette porte étroite par laquelle le Messie est susceptible d’entrer dans le temps et non l’âme gnostique d’en sortir, ce n’est évidemment pas au profit de cette sanctification de l’histoire à laquelle procèdent au contraire les philosophies eschatologiques de l’histoire. S’il
18. W. Benjamin, « Über den Begriff der Geschichte », dans Gesammelte Schriften, I-2 (chap. X), Surkhamp Verlag, Frankfurt a/Main 1974, p. 690-708 = « Sur le concept d’histoire », trad. M. de Gandillac, dans Œuvres, III, Gallimard, Paris 2000 (« Folio essais »), p. 435 : « Les objets que la règle claustrale assignait à la méditation des moines visaient à leur enseigner le mépris du monde et de ses pompes. Les réflexions que nous développons ici servent une fin analogue. (…) Nous voudrions suggérer combien il en coûte à notre pensée habituelle d’adhérer à une vision de l’histoire qui évite toute complicité avec celle à laquelle ces politiciens continuent de s’accrocher. » 19. Ibid., XIII, p. 439 : « L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire est inséparable de celle d’un mouvement dans un temps homogène et vide. La critique de cette dernière idée doit servir de fondement à la critique de l’idée de progrès en général. » 20. Ibid., XVI, p. 440. 21. Ibid., XVII, p. 441. 22. Ibid, Appendice B, p. 443.
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est l’élément fondamental ou la catégorie indispensable de la tâche de l’historien, et non pas la catégorie du théologien gnostique, c’est au sens où cette tâche doit se voir renouvelée par une autre construction de la temporalité historique dont l’objectif est assurément politique et révolutionnaire. Interruption et irruption qui vont de pair, effraction dans le temps qui pulvérise la continuité historique, cet instant messianique hétérogène est la condition de l’action politique, tout en délivrant l’avenir des sortilèges de cette même continuité : ce n’est pas un hasard si la dernière « thèse » de Benjamin rappelle l’interdiction faite aux Juifs de « sonder l’avenir » et de « s’en instruire auprès des devins » 23. Le point d’articulation théologico-politique se situe au lieu même de ce présent, lequel interdit aussi bien de placer la venue du Royaume à la fin de l’histoire comme à son télos 24 que de la confondre avec la souveraineté réalisée de Dieu. Si la convocation du motif messianique dans la philosophie du xxe siècle semble suivre ainsi le rebours de l’opération par laquelle la philosophie a pu le « dés-historiciser », c’est assurément que l’articulation entre la philosophie et la « religion » (ou le théologique, comme médiation entre la religion et la philosophie) s’y fait elle-même dans un sens inverse. Chez Bloch, chez Benjamin, plus discrètement chez Adorno et même chez Rosenzweig qui promeut pourtant une philosophie religieuse de la révélation, ce motif n’est pas pris dans un discours, littéralement théologique de ce fait, sur l’être divin et surtout son unité, mais convoqué au contraire au profit de l’intelligibilité de l’étant multiple, historique, existant et surtout au profit de l’action dans l’histoire. Or il est évidemment trop simple de rapporter cette différence, ou plutôt cette très exacte inversion des directions, au caractère ancillaire de la philosophie dans un cas et son émancipation à l’égard de la « religion » dans l’autre, puisqu’on ne pourrait tout simplement pas comprendre dans ce dernier cas comment on pourrait légitimement parler d’articulation théologico-politique. Le fait que le motif messianique soit mobilisé par « l’historien matérialiste » ne plaide pas plus en faveur
23. Ibid. C’est la commémoration et la courbure de l’instant présent sur le passé, arrachant ce passé à son engloutissement dans « l’histoire des vainqueurs » qui désensorscellent l’avenir. 24. Voir aussi à ce propos le « Fragment théologico-politique » de Benjamin. W. Benjamin, « Theologisch-politisches Fragment », dans Gesammelte Schriften, II-1, p. 203204 = « Fragment théologico-politique », trad. M. de Gandillac, dans Œuvres, I, p. 263-264.
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d’une simple sécularisation de ce motif, opération d’immanentisation exactement contraire à la fonction que l’historien, pourtant matérialiste, lui assigne. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison que, dans un commentaire lapidaire, Jacob Taubes pouvait dire du jeune Benjamin qui comptait faire fructifier philosophiquement le messianisme, qu’il croyait véritablement au Messie, à un Messie personnel. Il est plus légitime, aux yeux d’une philosophie de la religion en tout cas, de rapporter une telle opposition de direction à une inversion de la raison eschatologique elle-même, c’est-à-dire à une contradiction, interne à la philosophie, de la métaphysique. S’il est une occasion de rendre un peu moins convenue la qualification de la métaphysique comme ontothéologie, c’est bien celle-là : la désignation de la métaphysique comme ontothéologie ne signifie rien d’autre ici que ce tropisme de l’unité et de la souveraineté de l’Étant suprême dans laquelle disparaît le multiple comme se dissipe une ombre, dans lequel la différence des étants se résorbe et se dissout intégralement 25. C’est précisément contre le privilège accordé par cette ontothéologie à l’unité et à la souveraineté, dont on voit bien évidemment qu’il soutient une certaine politique ou une certaine articulation théologico-politique, c’est contre ce privilège offert par un monothéisme strict dont l’affirmation essentielle écrase et anéantit littéralement la description du monde, contre ce privilège, « monotono-théiste » comme disait plaisamment Nietzsche, de l’Un qui finit par allégoriser le schème messianique, c’est donc contre la subordination du messianisme à l’ontothéologie que réagit cette raison eschatologique contemporaine. Ce qui se laisse voir notamment lorsque ce motif messianique est, à chaque fois, mobilisé d’abord contre l’hégélianisme, c’est-à-dire contre toute philosophie de l’absolu, car la formidable machine à sanctifier l’histoire qu’on y trouve cache en réalité le motif gnostique qui l’anéantit à la fois dans l’absolu et au profit d’une conscience absolue habitant dans une histoire achevée et intégralement spiritualisée : il n’y a pas tant de différence, du moins aux yeux de cette philosophie contemporaine, entre ce philosophe qui peint le gris sur le gris quand le monde est achevé et que la chouette nocturne de Minerve accompagne, et le gnostique qui jouit de l’Unité du présent éternel. L’homme de la fin, quiet et absolu, parfait, y représente l’achèvement et la réalisation de la métaphysique comme ontothéologie, une
25. Ch. Jambet, La fin de toute chose, p. 196 : « L’entéléchie de toute chose, sa perfection substantielle se réalise ainsi par sa destruction. »
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ontologie que Bloch aurait dit « statique » et dont, d’un point de vue théologique cette fois, la figure de Dieu comme Souverain de l’Être est la clef 26. Royaume et politique négative On comprend qu’il n’est pas indifférent pour Christian Jambet de souligner le type d’herméneutique gnostique et spiritualiste qui caractérise la démarche de Mullā Ṣadrā, au regard de la « résurgence des motifs révolutionnaires du messianisme immanite » 27 au xxe siècle et de la vigueur actuelle des « lectures les plus militantes de l’eschatologique coranique, spécialement dans le monde sunnite, mais aussi dans le monde shī‘ite », dont on connaît aujourd’hui les effets directs et indirects. En outre le fait que la concurrence de ces traditions herméneutiques, voire leur opposition violente, puisse être tributaire d’une partition, également centrale dans la métaphysique gnostique de Mullā Ṣadrā et présentant un contraste tout aussi tranché, entre « religion du savant » et « religion des ignorants », 28 engage assurément, comme on vient de le rappeler, le destin de l’articulation entre religion et philosophie. Mais la raison eschatologique n’est pas non plus condamnée par la métaphysique à liquider la teneur d’historicité du « récital eschatologique » qu’elle convoque. Par suite elle n’en neutralise pas non plus les effets révolutionnaires. Décisive est bien entendu la figure du Royaume qui s’y dessine. À dire vrai, le fait que le Jour divin signifie la restitution intégrale ou prenne la forme d’une apocatastase dont on sait qu’elle n’est évidemment pas étrangère non plus à certaines traditions chrétiennes dont la philosophie moderne a pu s’emparer, ne pose sérieusement un problème que du point de vue de la fonction qu’on lui attribue par rapport à l’histoire. La restitution de toute chose n’est pas non plus étrangère, comment pourrait-il en être autrement, au messianisme d’un Benjamin. Mais l’effet d’une telle supposition témoigne, là encore, de cette inversion de la raison eschatologique que l’on vient d’évoquer. Elle est due
26. Ibid., p. 197 : « Mullā Ṣadrā a travaillé à réaliser la mise en forme de l’ontologie de l’islam en vue d’une seule et importante démonstration, celle de la toute-puissance et de l’omniscience de Dieu ». 27. Ibid., p. 192. 28. Voir Ch. Jambet, Le gouvernement divin du monde. Islam et conception politique du monde, chap. IV, CNRS Éditions, Paris 2016.
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assurément à une caractéristique métaphysique essentielle, clairement mise au jour par Hermann Cohen dans la Religion de la raison et que Rosenzweig aura systématisé et radicalisé : l’Être se dit au futur. Au rebours d’une prétendue « métaphysique de l’Exode », qui interprétait l’auto-nomination de l’Éternel, dans la révélation mosaïque, comme identité de Dieu à l’Être des Grecs, comme identité de l’Être au présent éternel – pour ne pas dire, en langage derridien, comme identité de l’être à la présence –, l’affirmation hébraïque du ’ eyeh ’ ašer ’ eyeh indique suffisamment pour ces philosophes que l’Être est l’Inaccomplissement même. Le Dieu n’est pas présent mais à venir, ce qui fait que le Royaume, qui affirme sa souveraineté absolue et la rédemption intégrale de l’être de l’étant, appartient lui-même à un futur absolu, un futur éternellement futur. C’est dans ce futur qui ne passe jamais, qui n’est pas non plus l’objet d’une anticipation ou d’une espérance qui le viserait comme le terme d’une histoire téléologique, mais d’une prière, que se « donne » le Royaume. C’est ce qui fait qu’il est tout l’opposé de l’image qu’en donne une métaphysique gnostique, pour laquelle, quant à elle, « le Royaume est appelé à s’absorber intégralement dans l’unité du seul Réel, Principe absolu de l’être » 29. Mais à ce futur absolu correspond également un radical néant de savoir. Le Royaume ne peut et ne pourra jamais être l’objet d’une gnose qui coïnciderait avec l’événement même de sa réalisation. Pour la philosophie contemporaine qu’on évoque ici, cette censure définitive n’a pas le sens d’une humilité ou d’une modestie retrouvée de la raison, pas plus que d’un fidéisme. En bloquant l’élévation de la raison à la vision de la réalité du Royaume accompli, elle interdit tout simplement d’en neutraliser la force. Elle produit de ce fait une politique ou même une théologie politique sous condition négative. « Tant que le monde est ce qu’il est, toutes les images de réconciliation, de paix et de repos ressemblent à celles de la mort. » 30 On pourrait dire que l’interprétation du Jour divin, telle que le commentaire de C Jambet la restitue, soutient positivement ce qu’Adorno énonçait ainsi dans un esprit de critique : aucune différence en effet entre la réintégration plénière de tout étant dans l’Unité absolue de l’être et la mort, mort du monde que la mort au monde du gnostique accomplit. Si l’image du 29. Ch. Jambet, La fin de toute chose, p. 197. 30. Th. W. Adorno, Negative Dialektik, III, 3, § 5, « Nihilismus », Surkhamp Verlag, Frankfurt a/Main 1966 = Dialectique négative, trad. Collège de philosophie, Payot, Paris 1992, p. 298.
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Royaume ne pouvait être enveloppée dans la négativité que l’on vient d’évoquer, elle n’aurait jamais pour vertu que de permettre de conclure « cette paix prématurée avec le monde » dont parle Bloch dans l’Esprit de l’utopie à propos de Hegel. En introduisant dans la raison eschatologique la négativité radicale par laquelle cette image doit se donner au contraire, la philosophie contemporaine pense lui restituer son double rôle de Jugement porté sur le monde et d’horizon utopique. Cet horizon utopique n’a lui-même aucune consistance positive, sinon il ne serait rien d’autre que ces images, peut-être enchanteresses mais pas moins mortifères, de réconciliation, et il n’a pour fonction que de travailler négativement, mais par là de manière pragmatiquement efficace, le rapport à la fois théorétique et pratique (politique) au monde. L’effet d’une herméneutique gnostique du Dernier jour, Christian Jambet le souligne, est d’anéantir la réalité du mal 31. Les théodicées modernes de Leibniz à Hegel, et même les théodicées contemporaines 32, sont à peine moins radicales dans leur négation de la réalité du mal. C’est assurément contre ce que l’on pourrait nommer un « effet de théodicée » inhérent à la métaphysique qu’auront réagi des philosophies convoquant le motif messianique. Mais elles ne prétendaient pas seulement par là soutenir une critique ou une action révolutionnaires dans le monde : elles visaient également et peut-être tout d’abord à produire un savoir vrai du monde. Parce qu’elle n’est pas l’objet d’un savoir et tant qu’elle constitue un objet discontinu et hétérogène à la métaphysique, la figure messianique diffusera à l’inverse la lumière d’un savoir authentique sur le monde, c’est-à-dire d’abord un savoir du mal dont la forme même de savoir n’anéantit pas fallacieusement la réalité. « La connaissance, écrivait Ardono au terme de ses Minima moralia, n’a d’autre lumière que celle de la rédemption portant sur le monde : tout le reste s’épuise dans la reconstruction et reste simple technique. » 33 Mais si en conséquence « la seule philosophie dont on
31. Ch. Jambet, La fin de toute chose, p. 188 : « La métaphysique intègre l’ensemble des créatures dans une commune restauration où le mal disparaît parce qu’il révèle son inexistence foncière ». 32. Voir par exemple R. Swinburne, Providence and the Problem of Evil, Clarendon Press, Oxford 1998. 33. T. W. Adorno, Minima Moralia. Reflexionen aus dem beschädigten Leben [1951], Surkhamp Verlag, Frankfurt a/Main 1951, § 153, « Zum Ende », p. 480 = Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. E. Kaufholz et J.-R. Ladmiral, Payot, Paris 1991, p. 230
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puisse encore assumer la responsabilité face à la désespérance, serait la tentative de considérer toutes les choses telles qu’elles se présenteraient du point de vue de la rédemption » 34, il faut comprendre que ce point de vue constitue une condition épistémologique du savoir du monde, et la seule, exactement inverse à celle du point de vue sub specie aeternitatis de l’Absolu. Assurément ce que découvre la lumière du « dévoilement intégral » que prend en charge cette philosophie, ne présentera pas l’aspect qu’en offre la vision métaphysique : « Il faudrait établir les perspectives dans lesquelles le monde soit déplacé, étranger, révélant ses fissures et ses crevasses, tel que, indigent et déformé, il apparaîtra un jour dans la lumière messianique. » 35 Tel est le spectacle qui s’offre au regard de l’homme de la fin. Bibliographie T. W. Adorno, Minima Moralia. Reflexionen aus dem beschädigten Leben [1951], Surkhamp Verlag, Frankfurt a/Main 1951, § 153, « Zum Ende », p. 480 = Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. E. Kaufholz et J.-R. Ladmiral, Payot, Paris 1991. –, Negative Dialektik, III, 3, § 5, « Nihilismus », Surkhamp Verlag, Frankfurt a/Main 1966 = Dialectique négative, trad. Collège de philosophie, Payot, Paris 1992. W. Benjamin, « Theologisch-politisches Fragment », dans Gesammelte Schriften, II-1, p. 203-204 = « Fragment théologico-politique », trad. M. de Gandillac, dans Œuvres, I, p. 263-264. W. Benjamin, « Über den Begriff der Geschichte », dans Gesammelte Schriften, I-2 (chapitre X), Surkhamp Verlag, Frankfurt a/Main 1974, p. 690-708 = « Sur le concept d’histoire », trad. M. de Gandillac, dans Œuvres, III, Gallimard, Paris 2000 (« Folio essais »). E. Bloch, Atheismus im Christentum. Zur Religion des Exodus und des Reichs, § 15, Surkhamp Verlag, Frankfurt a/main 1968 = L’athéisme dans le christianisme, § 15, trad. E. Kaufholz, G. Raulet, Gallimard, Paris 1978. E. Bloch, « Die Gestalt der unkonstruierbaren Frage » dans Geist der Utopie, Suhrkamp Verlag, Frankfurt a/Main 1964 = « La forme de la question inconstructible », dans L’esprit de l’utopie, trad. A.-M. Lang, C. Piron-Audard, Gallimard, Paris 1977. Ch. Jambet, La fin de toute chose. Apocalypse coranique et philosophie, Albin Michel, Paris 2017.
34. Ibid. 35. Ibid.
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L’homme de la fin Ch. Jambet, Le gouvernement divin du monde. Islam et conception politique du monde, chap. IV, CNRS Éditions, Paris 2016. E. Kant, « Das Ende aller Dinge », dans Id., Gesammelte Shriften, éd. Académie royale des sciences de Prusse, I, 8, Walter De Gruyter, Berlin 1912 = « La fin de toutes choses », trad. H. Wismann, dans Œuvres philosophiques, t. III, éd. F. Alquié, Gallimard, Paris (« Pléiade »). K. Löwith, Weltgeschichte und Heilsgeshehen. Die theologischen Voraussetzungen der Geschitsphilosophie, J. B. Metzler Verlag, Berlin 2004 = Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, trad. M.-C. Challiol-Gillet, S. Hurstel et J.-F. Kervegan, Gallimard, Paris 2002. R. Swinburne, Providence and the Problem of Evil, Clarendon Press, Oxford 1998. J. Taubes, Abendlänlische Eschatologie, Matthes und Seiz Verlag, Berlin 1991 = Eschatologie occidentale, trad. R. Lellouche, M. Pennetier, Éditions de l’éclat, Paris 2009. E. Voegelin, The New Science of Politics. An Introduction, The University of Chicago Press, Chicago – Londres 1952, chap. IV = La nouvelle science du politique, trad. S. Courtine-Bellamy, Éditions du Seuil, Paris 2000.
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son commentaire aux Ishārāt VII, 18, où Avicenne cherche à montrer que le Principe connaît les particuliers de manière universelle et invariable, expliquant en quoi consiste cette manière de « percevoir les particuliers sur un mode universel » (idrāk al-juz’iyyāt ‘alā l-wajh al-kullī), voici ce que Naṣīr al-dīn al-Ṭūsī écrit de la forme par laquelle on a une connaissance universelle des particuliers : « cette même forme correspondrait à d’autres mondes, si de fait ils existaient, semblables à celui-ci (tilka l-ṣūra bi-‘aynihā munṭabiqa ‘alā ‘awālim ākhar law haṣalat fī l-wujūd mithl hadha l-‘ālam bi-‘aynihi), car c’est une forme universelle qui correspond aux particuliers qui surviennent en leur temps sans changer quand ils changent » 1. Dans ce riche énoncé se trouve affirmée, d’un même coup, la pensée 1) d’autres mondes, 2) de mondes similaires au nôtre, 3) l’hypothèse contrefactuelle de leur existence – leur possibilité ? Du reste, cette idée, comme on le voit, se trouve thématisée dans le contexte de la théorie de la science divine. Nous voudrions montrer que Naṣīr Ṭūsī, à défaut du nom, approche de la chose qu’on connaît sous le nom de « mondes possibles ». Il s’agirait de savoir d’abord en quoi consiste cette notion, que notre auteur construit, « d’autres mondes, s’ils existaient, semblables à celui-ci ». Et quelle est la nécessité qui y conduit. Bref, de savoir quel est ce concept, quelles sont ses conditions, et quelles sont ses raisons. Nous ne pouvons pas jurer que Ṭūsī en est l’inventeur, mais à tout le moins, nous pouvons indiquer un changement remarquable dans la théorie de la pluralité des ans
1. Abū ‘Alī Ibn Sīnā, al-Ishārāt wa al-tanbīhāt li-ḥakīm Abū ʻAlī Sīnā, bā sharḥ khāja Naṣīr al-dīn Ṭūsī wa Quṭb al-dīn Rāzī, éd. K. Fayḍī, vol. 3, Maṭbūʻāt dīnī, Qum 1383/2004, p. 337. 10.1484/M.BEHE-EB.5.123371
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mondes telle qu’elle a cours jusqu’alors dans la théologie et la philosophie islamiques, changement de point de vue par lequel on passe d’un concept cosmologique à un concept épistémologique de « pluralité des mondes », à quoi nous pourrions désormais ajouter « possibles ». Presque rien ne change, presque tout change : on pense bien toujours « d’autres mondes », mais en les pensant comme « s’ils existaient de fait », c’est-à-dire en postulant d’emblée leur irréalité, on passe d’un problème de cosmologie à un problème purement modal. I. Le problème de la pluralité des mondes Dans une récente étude de la correspondance entre Avicenne et Bīrūnī, P. Hullmeine a mis en lumière la position philosophique agnostique de Bīrūnī quant à l’existence du vide et à l’existence d’une pluralité de mondes 2. Sur la question de l’existence d’« autres mondes », le correspondant d’Avicenne introduit dans un contexte théorique classique, celui de la tradition interprétative du De Caelo d’Aristote, à l’encontre de laquelle il s’inscrit, des éléments coraniques faisant droit à l’existence d’autres mondes (le barzakh comme intermonde, limite entre mondes). Les arguments de cet échange épistolaire, en tout cas, qu’ils soient pour ou contre, restent inscrits dans le cadre doctrinal fixé par Aristote, dont les raisons de réfuter la pluralité des mondes tiennent principalement 1) à la théorie de la matière première, 2) à la théorie des éléments, 3) à la théorie du mouvement. Ce qui est sûr, c’est que, dans ce contexte, on trouve déjà telle quelle l’idée 1) d’autres mondes, 2) de mondes similaires à celui-ci, voire identiques (spécifiquement ou numériquement ; par leur forme, leur matière, leurs éléments et/ou les mouvements, actions, dispositions de ceux-ci). Notons que Bīrūnī admet la possibilité d’autres mondes 1) au nom de la cosmologie aristotélicienne elle-même, autrement dit pour des raisons physiques, 2) au nom de la Toute-puissance de Dieu, autrement dit pour des raisons théologiques. Et de manière générale, que cette possibilité est le résultat d’un agnosticisme, fondé sur une conception des limites de la connaissance : c’est une espèce d’asylum ignorantiae. Autrement dit, le fond de l’affaire est quand même bien une raison épistémologique. Il n’en demeure pas moins que le concept en reste
2. P. Hullmeine, « Al-Bīrūnī and Avicenna on the Existence of Void and the Plurality of Worlds », Oriens 47 (2019), p. 114-144.
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cosmologique, en ce sens que ces autres mondes « possibles » existent peut-être réellement, avec le nôtre (cette condition est essentielle), et encore en grande partie pour des raisons physiques. Et pourtant, nombre d’éléments sont déjà là, qui préparent une pensée de « mondes possibles » au sens purement modal, mais qui ne sont pas encore considérés en ce sens : la distinction entre « ce monde » et « le monde » en général (la « forme du monde »), entre l’espèce « monde » et l’instanciation individuelle de notre monde. Ce sera en tout cas la matrice conceptuelle de Ṭūsī. Notons enfin qu’Avicenne produit une réponse non moins curieuse qu’inédite contre l’idée de pluralité des mondes : rien ne doit échapper à l’humaine raison en tant que sommet de l’échelle de l’être (en tout cas sublunaire) – tout être ou toute perception de degré inférieur doit être inclus dans le degré supérieur. Il n’y a donc pas de reste, pas de supplément, hors du monde. Pour P. Hullmeine, faute de traces antécédentes, la résurgence du problème de la pluralité des mondes daterait en tout cas de l’époque d’Avicenne, certains arguments en faveur de la possibilité du vide et de la possibilité des autres mondes reposant sur un même ressort : on ne sait pas ce qu’il y a au-delà de l’univers. On se donnera une idée du contexte théorique des discussions de cette question en étudiant les passages des sommes théologico-philosophiques de Fakhr al-dīn al-Rāzī : cela donnera l’occasion de voir comme le complexe problématique n’a pas évolué depuis Avicenne, et permettra de prendre la mesure du déplacement de ce complexe opéré par Ṭūsī par rapport à son meilleur ennemi. D’abord, cela devient un article et un lieu commun des traités théologiques de l’ash‘arisme avicennisant de Rāzī, sous le titre « Qu’il n’y a qu’un monde (Fī bayān anna l-‘ālam wāḥid) ». Ensuite, il n’y a pas d’équivoque : la question est cosmologique. Elle prend place en conclusion d’une seconde partie (« Sur l’état des corps simples ») composée de deux chapitres : « Des corps célestes (al-ajsām al-falakiyya) », « Des corps matériels (al-ajrām al-‘unṣuriyya) », conclusion comportant trois articles : 1) « Que les corps simples ont des qualités », 2) « Qu’il n’y a qu’un seul monde », 3) « Que les corps célestes précèdent les corps matériels et que l’espace cosmologique précède l’espace physique ». Puis il n’y a pas de doute que Rāzī prend Avicenne comme la référence sur la question, rapportant ses arguments sous le nom du « maître » (al-shaykh). Enfin, la principale question traitée est celle de la pluralité des mondes – et singulièrement de la pluralité des Terres –, non celle de la possibilité des mondes. 281
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Ces arguments sont les suivants : (1) métaphysique et théologique : l’un ne peut produire que de l’un, une cause ne peut avoir qu’un seul effet, en particulier Dieu ne peut créer qu’un monde ; (2) physique : – il ne peut y avoir de vide – à plus forte raison entre les mondes : les cieux doivent tous être contenus les uns dans les autres. – les mêmes natures ne peuvent tendre vers des lieux différents : il serait absurde qu’il y ait deux mondes « de même forme » (i.e. formés des mêmes éléments en l’occurrence). C’est là que les ennuis commencent et que Rāzī déploie une batterie d’objections et de réponses : mais « de manière générale, tout ce que [les philosophes] avancent là-dessus est contredit par les corps célestes : il est évident que cette preuve est faible ». Voici les contre-arguments en faveur de la thèse de la pluralité des mondes : – Deux Terres peuvent être spécifiquement ou numériquement différentes : la nature de la Terre ne comporte que la tendance vers un centre, tandis que la nature de telle ou telle Terre comporte la tendance vers tel ou tel centre. – Il n’y a pas de raison que ce qui est le cas du monde sublunaire ne le soit pas du monde supralunaire, et réciproquement ; or si les éléments tendent tous et toujours vers un même lieu, les cieux et les astres tendront aussi tous et toujours vers une même position. Si c’est leur matière qui les en empêche, celle des éléments peut donc aussi bien empêcher ceux-ci de tendre vers un même lieu. – Enfin, rien n’empêche de penser que dans un autre monde, les éléments seraient d’une tout autre nature. Bref, il peut exister plusieurs univers car d’une certaine manière, si l’on ne peut dire que le centre est partout et la circonférence nulle part, on peut au moins dire qu’il peut y avoir plusieurs centres donc plusieurs univers. Et la coupure entre les mondes sublunaire et supralunaire est de plus en plus mise à mal. Après tout, n’a-t-on pas de part et d’autre une même chose, à savoir des corps ? A en croire Rāzī, l’argumentation philosophique repose avant tout sur l’idée d’une homogénéité de composition de l’univers d’abord, et de nature des éléments ensuite : 1) même s’il y a plusieurs « mondes » (‘awālim), ils ne forment qu’un univers (kull), 2) ces mondes, avec leurs éléments, doivent être de même espèce, donc en un même lieu. Et par suite, sur un certain principe de raison : si divergence il y a entre ces 282
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mondes et leurs éléments, elle ne peut être ni par soi (car leur nature est spécifiquement identique), ni due à d’autres raisons (ni les cieux, qui ne causent que la limitation spatiale des éléments, ni des causes contraignantes, qui ne peuvent « trouer » les cieux, ni forcer les mondes et leurs éléments à « sauter » de leur lieu naturel). Quant à savoir qui sont les partisans de la pluralité des mondes, et même s’il y en a réellement, c’est ce qu’on ne peut décider : ce n’est peut-être qu’un lieu commun de somme théologique. Toujours est-il que « ceux qui soutiennent qu’il y a plusieurs mondes » (il faut donc croire qu’il y a des partisans de cette thèse), se fondent sur une forme d’effondrement modal, de non-impossibilité : il suffit qu’il ne soit pas impossible qu’il y ait plusieurs mondes, pour qu’il y ait plusieurs mondes. Leur raison serait la suivante : le concept de monde n’exclut pas la pluralité. Et ainsi, s’il doit y avoir plusieurs mondes, nul inconvénient à reconnaître qu’ils sont tous coéternels. On est donc dans un cas de non-impossibilité conceptuelle. On fait un pas en avant vers la possibilité logique, même si on en est encore loin. Réponse (est-ce le dernier mot de Rāzī ?) : « ce n’est pas parce que ce concept n’entraîne pas une telle impossibilité que de fait ce n’est pas impossible ». Bref, de même que le partisan de la pluralité des mondes soutient que rien n’empêche cette pluralité, de même le partisan de l’unité du monde soutient que rien n'empêche que quelque chose empêche cette pluralité 3. Notons que Ṭūsī se trouve encore confronté au même problème par certains de ses correspondants : Pour [les philosophes], l’astronomie est basée sur le fait que les mouvements célestes ne peuvent pas être différents les uns des autres. Or cela n’est pas certain, car il est plausible que la sphère des fixes et les planètes varient à cause des mouvements d’autres astres qu’ils ne connaissent pas, car ils ne démontrent pas qu’il n’y a que neuf cieux. Et quand bien même ce serait le cas, certains pourraient varier à cause des mouvements des autres. Et alors presque toute l’astronomie serait invalidée. Comment donc le prouver ? (« Lettre à ‘Izz al-dīn Abū l-Riḍā Sa‘d ibn Manṣūr ibn Kammūna al-Baghdādī ») 4.
3. Fakhr al-dīn al-Rāzī, al-Mabāḥith al-mashriqiyya fī ‘ilm al-ilāhiyyāt wa al-ṭabī‘iyyāt, éd. Muḥammad Muʿtaṣim Billāh al-Baghdādī, Intishārāt dhawī l-qurbā, Qum 1428, p. 151-155. 4. Naṣīr al-dīn Ṭūsī, Ajvebat al-Masā’el al-Nasīrīyat, éd. ‘A. Nūrānī, Institute for Humanities and Cultural Studies, Téhéran 2005, p. 26.
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Ce problème reste donc circonscrit à un simple problème d’astronomie, sur la base d’un lien entre notre connaissance de la structure de l’univers (du nombre des cieux) et la diversité des mouvements célestes. La question de la pluralité des mondes se trouve singulièrement réduite à la possibilité concrète de découvrir d’autres planètes, d’autres astres, voire d’autres cieux. Voici un abrégé de la réponse de notre auteur, tirée d’une autre épître : [Les philosophes] ne réfutent pas qu’il puisse y avoir une différence, due aux mouvements d’autres cieux, ou même à ceux-ci d’ailleurs. Ils prouvent qu’un même ciel de mouvement uniforme, non variable relativement à son centre, varie relativement à l’infinité des autres points, intérieurs et extérieurs. S’il y a une différence, cela ne réfute pas les astronomes, mais ils doivent savoir comment se produit cette variation parmi les choses invariables, en se fondant sur leurs principes : c’est cela, l’astronomie. Quant au nombre, ils n’affirment pas catégoriquement qu’il n’y en ait que neuf maximum, mais ils admettent qu’il puisse y en avoir plus. Ils disent seulement qu’il ne peut pas y en avoir moins. (« Lettre à Muḥammad ibn Husayn al-Mūsawī ») 5.
Plusieurs remarques. D’abord, cette profession négative d’ignorance qui autorise à concevoir la possibilité d’autres mondes se trouve transformée en l’idée positive d’un progrès indéfini d’une science, une ignorance actuelle est une possibilité de découverte future. La question touche donc la recherche scientifique, et la nature et l’objet de la science astronomique : la question de savoir s’il peut y avoir d’« autres mondes » s’est réduite à la question de savoir s’il existe d’« autres corps célestes (aflāk) ». Pas moins, mais pas plus non plus. Cela réduit considérablement la portée du problème : nul enjeu métaphysique, théologique. Dans l’hypothèse où il existerait d’autres cieux : « si ces corps diffèrent de ceux dont parlent [les astronomes] en ce que leur mouvement n’est pas le même, cela ne relève pas de leur science. D’autant moins qu’on n’appellerait pas ces corps supposés des astres, dans la mesure où ils seraient de nature différente. Or les astronomes n’ont pas à disputer avec des gens pour qui pourrait exister autre chose que des astres ». Étonnant : on peut bien découvrir d’autres corps célestes au-delà des corps connus, ce ne seront pas forcément des corps célestes stricto sensu parce qu’ils auront éventuellement des mouvements différents de ceux de notre univers, donc ils seront de nature différente : ils ne seront donc pas l’objet de la science 5. Ibid., p. 37.
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astronomique, puisqu’une science a un objet, de même espèce. Donc ils n’ont aucun intérêt pour les astronomes. Et de poursuivre : « s’il étudiait l’astronomie, il saurait que cette question ne touche pas les astronomes, car leur science est fondée sur la recherche des principes qui peuvent produire la différence empirique des mouvements perpétuels de cieux aux mouvements homogènes, quel que soit leur nombre ». Encore plus étonnant : l’astronomie n’a pas à connaître, au fond, la composition de l’univers (nombre des astres, types de mouvements etc.). L’observation de faits ne peut jamais consister qu’en un constat de multiplicité et de différence. On peut bien disputer pour savoir s’il y a neuf, une vingtaine, une cinquantaine de corps célestes : cela n’a réellement aucun intérêt. Mais c’est avec l’explication causale qui doit réduire à l’unité cette multiplicité empirique que commence la science. Dès lors, sur les faits, les astronomes ne sont pas catégoriques. Leur seul précepte est le suivant : « nous avons trouvé des principes en vertu desquels il peut y avoir une telle différence empirique ». Mais il peut y avoir d’autres modèles descriptifs et étiologiques possibles et l’agnosticisme est érigé en règle : « Si quelqu’un trouve un autre principe en vertu duquel la même chose est possible, et qui de fait y est soumise, nous ne savons pas si les cieux sont tels que nous le disons en réalité, ou tels qu’il le dit lui ». Ṭūsī invoque l’exemple d’« Occidentaux » (maġāriba) qui contestent le modèle ptolémaïque, sans toutefois que cela suscite la moindre controverse en astronomie 6. II. Nouvelle conception de la science divine Un problème avicennien classique : la connaissance universelle des particuliers Le problème de la pluralité des mondes a ainsi été vidé de contenu. C’est en un tout autre sens que Ṭūsī va poser le problème des « autres mondes », mondes qui « s’ils existaient, seraient semblables à celui-ci », de mondes inactuels différents mais isomorphes. Revenons donc au passage des Ishārāt par où nous commencions : Indication. Les choses particulières peuvent être connues comme le sont les universelles, dans la mesure où elles sont nécessaires par leurs causes, quand on les rapporte au principe de leur espèce qui existe dans leur individu, par lequel elles sont particularisées. Par exemple, une éclipse particulière : car on peut penser que si elle se produit, c’est parce
6. Ibid., p. 30-31.
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Maxime Delpierre que toutes ses causes particulières concourent. La raison les comprend ou les pense comme elle pense les universaux : non comme une perception particulière et temporelle, dont on juge qu’elle a lieu maintenant, avant, ou après, mais comme quand on pense qu’une éclipse particulière se produit quand la lune apparaît, événement particulier qui a lieu à tel moment, dans telle position. Ensuite, cette éclipse peut bien se produire sans même que le Principe intelligent sache si elle a bien eu lieu ou non, même s’il la connaît de la première manière. En effet, c’est là une autre perception, particulière, qui n’apparaît qu’avec l’objet perçu, et disparaît avec lui. Alors que cette première sorte de connaissance subsiste pour toute une durée indéfinie, même si c’est la connaissance d’un particulier : on sait qu’au cours du passage de la lune entre telle et telle position, il y aura une éclipse déterminée, à un moment déterminé à partir du moment où elle entre dans le premier de ces deux états. Or on sait cela de manière constante, avant que l’éclipse ne se produise, pendant, et après (VII, 18) 7.
Il est clair qu’on est là devant un problème de théorie de la connaissance (la connaissance des particuliers), considéré sous un rapport théologique (la science divine). Sans entrer dans le détail, rappelons seulement qu’en bonne philosophie, il ne peut pas y avoir de connaissance des particuliers. Il n’y a de connaissance que de l’universel. Le particulier peut bien être perçu : senti, imaginé, mais intelligé, non. Connu, non. Problème : est-ce à dire que Dieu ne connaît pas les particuliers ? Stricto sensu, oui. Autrement dit, il y aurait une contradiction entre la théorie philosophique de la connaissance et la doctrine théologique de l’omniscience divine : si Dieu ne connaît pas les particuliers, les perçût-il d’autre façon, il ne connaît pas tout. Réponse d’Avicenne : il les connaît, mais sur un mode universel. D’ailleurs, s’il connaissait le particulier en tant que particulier, il changerait, non moins que ses objets. Dieu ne cesserait pas de changer, ce qui ne se peut. Soit. C’est là que les ennuis commencent : qu’est-ce qu’une connaissance universelle du particulier ? C’est à cette question que notre paragraphe est censé répondre. On voit qu’Avicenne distingue deux modes de perception : une perception universelle, stable (l’intellection), une perception particulière, changeante (la sensation, l’imagination). Le problème précédent est
7. Abū ‘Alī Ibn Sīnā, al-Ishārāt, VII/18, vol. 3, p. 334-335.
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donc résolu à moindres frais : Dieu connaît bel et bien le particulier dans la mesure même où c’est une perception universelle. Théorie de la connaissance et théologie vont donc bien ensemble. Explications de Ṭūsī. Avant toutes choses, deux prémisses. Premièrement, l’universalité et la particularité de la perception sont affaire de représentation (taṣawwur), non de jugement (taṣdīq) – où elles sont exprimées par les quantificateurs existentiels et/ou temporels qui s’appliquent aux représentations dont le jugement est formé. Deuxièmement, le « principe » de l’espèce instancié dans les individus et qui individualise, c’est la nature des choses, ṭabī‘a, ou l’« universel physique ». Une nature est principe d’individuation, non pas en tant que nature, mais en tant que particulière (encore une fois, l’un ne provient que de l’un) – voilà pourquoi il faut que le principe de l’espèce soit dans l’individu. Elle peut aussi être instanciée dans d’autres, ce n’est pas ici le problème. En tout cas, cette nature, considérée avec ses propriétés individuelles, est perceptible par « ostension » (ishāra), soit de manière sensible, cependant que, abstraite, considérée sans ces propriétés, elle est connaissable par définition et démonstration, soit de manière intelligible. On voit en quel sens une nature particulière peut être connue sur un mode universel. En vérité, pour notre commentateur, l’explication de cette connaissance universelle du particulier est très simple : sans même aller jusqu’à l’explication nomologique qui permet de prévoir par exemple un phénomène physique, il n’y a qu’à distinguer perception sensible et intelligible, concrète et abstraite, et l’affaire est réglée. Il n’y a vraiment pas de quoi donner lieu toutes les discussions qui ont pu avoir cours sur cette question. Ce qui est intéressant, c’est bien plutôt ce qui suit : Cela étant établi, nous disons que tous ceux qui perçoivent les causes des êtres engendrés, dans la mesure où ce sont des natures, mais aussi leurs états particuliers et leurs modes d’être – rencontre, éloignement, contact, distance, composition, décomposition, par exemple – dans la mesure où ils appartiennent à ces natures, et les choses qui se produisent en même temps qu’elles, avant, et après, dans la mesure où tout cela se produit à des moments qui se délimitent réciproquement, de manière à ce que rien du tout ne leur échappe, ceux-là se forment une image du monde, qui correspond à tous ses universaux et particuliers, qu’ils soient stables, ou passent et se renouvellent, et aient lieu à un moment plutôt qu’un autre, tels qu’ils sont réellement, sans aucune différence. Cette même forme correspondrait à d’autres mondes s’il y 287
Maxime Delpierre avait de fait un monde semblable à celui-ci, car c’est une forme universelle qui correspond aux particuliers qui surviennent en leur temps, sans toutefois changer quand ils changent. Voilà ce que c’est que percevoir les particuliers de manière universelle. Revenons au commentaire de l’ouvrage 8.
La fin de ce paragraphe nous fait voir clairement que Ṭūsī a conscience de son originalité. Une fois n’est pas coutume, dérogeant à ses principes exégétiques, il s’éloigne du texte, de la lettre d’Avicenne. C’est dans un contexte rigoureusement identique qu’on trouve encore la notion « d’autres mondes » sous le calame de notre auteur, avec une mention explicite des Ishārāt, dans sa lettre à Bayārī, en réponse à une question « Sur la doctrine philosophique de la connaissance divine des particuliers » : Le premier mode de connaissance (universel et rationnel) consiste à comprendre toute l’infinité du temps a parte ante et a parte post, avec toutes ses parties supposées, tous les événements temporels et chronologiquement datés, tous les rapports qui lient les événements successifs, toute la distance qui sépare un événement de ceux qui ont lieu après, et avant, et tel que cela s’est réellement produit, tous les lieux traversant toutes les directions et tous les êtres spatiaux qu’ils contiennent, toutes leurs positions les uns par rapport aux autres dans telle ou telle direction, le haut et le bas, le devant et le derrière, la droite et la gauche, et tout ce qui en est composé, et toute autre manière de les situer de manière sensible que la grandeur de l’étendue qu’il y a entre eux, conformément à la réalité. On l’appelle universelle, parce que si on la conçoit avec toutes ces propriétés, elle n’est cependant pas la connaissance des êtres temporels et spatiaux qui sont dans notre monde. C’est-à-dire que cette pensée est celle d’universaux naturels (kulliyyāt ṭabī‘iyya), qui ne deviennent particuliers qu’en tant que forme de ce monde, mais qui n’en est pas moins un universel rationnel (kulliyya ‘aqliyya), dans la mesure où elle correspond en substance à la forme d’autres mondes semblables à celui-ci (tajawhur muṭābiqihā li-ṣuwar ‘awālim ġayr hadhā l-‘ālam hiya amthāl hadhā l-‘ālam). La connaissance de Dieu, dans la mesure où il les produit de cette manière, les spécifie tous, et ils deviennent particuliers de ce point de vue 9.
8. Ibid., p. 337. 9. Naṣīr al-dīn Ṭūsī, Ajvebat al-Masā’el al-Nasīrīyat, p. 45.
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Dans ce second extrait, il n’est pas spécifié que ces autres mondes n’existent pas, mais on peut le supposer. On retrouve l’idée que ces mondes ne sont pas réalisés : ce que nous traduisons ci-dessus faiblement par « en substance » est plus fort, il s’agit d’une substantialisation (tajawhur), d’un devenir-substance (la forme du monde correspond à celle d’autres mondes s’ils se substantialisaient). Ce sont bien des mondes non actualisés. Un autre détail différent, qui peut être plus contrariant, est que, littéralement, la forme pensée est dite pouvoir correspondre aux formes (au pluriel) d’autres mondes. À chaque monde possible sa forme ? Nous ne croyons pas. En vertu du premier extrait, il existe une et une seule forme du monde actuel correspondant à plusieurs mondes possibles. Notons que, sans s’y réduire, la théorie de la science divine est étroitement liée à la question de la bonté de Dieu, de l’existence du mal et de la liberté de l’homme : les questions qui suivent de près notre premier passage ont trait à l’existence du mal relativement à la science de Dieu (comment le mal peut-il être compris dans le Décret divin ?), relativement à la liberté et au déterminisme, et à la justice de Dieu (comment l’homme peut-il être châtié pour des actes connus de toute éternité et produits de toute nécessité par Dieu ?) (Ishārāt, VII, 23-26). Il semble que ce soit une question de même ordre qui précipite la théorie des mondes possibles dans l’Occident chrétien : pour justifier la compatibilité entre la prescience divine et la liberté humaine, ce sont les jésuites qui, modifiant la théorie thomiste de la science divine, introduisent la notion de science moyenne pour éviter un ultra-déterminisme 10. Après Molina, Suarez serait celui qui aurait fait passer une notion de « monde possible » d’un « concept cosmologique utilisé dans le cadre d’une argumentation physique » à un « concept épistémologique, utilisé dans le cadre d’une argumentation théologico-morale » 11. Cependant, bien que Ṭūsī approche d’un concept de mondes possibles dans le contexte de la théorie de la science divine et que celle-ci débouche
10. En distinguant trois degrés de science : une science de simple intelligence : du pur possible, dans l’entendement divin ; une science moyenne : des déterminations des volontés humaines, après que Dieu les connaît par son entendement mais avant qu’il les détermine par sa volonté (moyenne donc, car intermédiaire entre la connaissance et la volonté divines, entre le pur possible et le possible actuel) ; une science de vision : du possible actuel, déterminé par la volonté divine. 11. J. Schmutz, « Qui a inventé les mondes possibles ? », Cahiers de Philosophie de l’Université de Caen, Les Mondes possibles 42 (2006), p. 35.
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sur des questions de théodicée, il n’y a aucun lien, en tout cas explicite, entre cette esquisse de théorie des mondes possibles et lesdites questions : selon toute apparence, dans la pensée de Ṭūsī, la conception de ces mondes possibles reste tout étrangère à un contexte problématique « théologico-moral ». On approche d’une conception purement modale des mondes possibles, mais tout en restant tributaire d’un cadre problématique cosmologique, où se mêlent les questions épistémiques de la nature de la connaissance, théologiques de l’omniscience divine, et de l’invariabilité de Dieu, cosmologique du scénario de la création du monde. En aucun cas l’esquisse d’un concept de mondes possibles n’est liée à la problématique du choix divin. En aucun cas elle ne le peut, à partir de la théologie avicennienne. Une proposition anti-avicennienne ? Un problème de compatibilité entre le nécessitarisme intégral d’Avicenne et le concept de mondes possibles. On a rappelé qu’Avicenne s’oppose à la théorie de la pluralité des mondes (actuels) – entendue, en cela, en un sens aristotélicien. Mais quid d’une pluralité de mondes possibles ? On peut gager que dans son ontologie nécessitariste, cette question aurait été dépourvue de sens. Avicenne semble penser le possible dans son rapport au nécessaire, non moins qu’Aristote pense la puissance dans son rapport à l’acte. La possibilité n’est qu’un point de vue pris sur la chose, abstraction faite de l’existence de sa cause : le possible par soi n’est qu’une abstraction ; en fait, il est nécessaire par un autre. Lorsqu’Avicenne divise l’être en nécessaire par soi et possible par soi, il n’est guère probable qu’il conçoive un possible pur. L’idée d’un possible pur ou possible logique semble étrangère à sa pensée. Ainsi, dans les Ishārāt, quand il évoque la division de l’être en nécessaire et possible (II, IV, 9), c’est pour introduire la preuve de l’existence de Dieu (de l’être nécessaire par soi), qui repose sur le fait que, les possibles par soi dépendant d’une cause, aucun ne peut être la cause des autres, ni de chacun, ni de tous : il faut donc qu’il y ait une cause première. Et le possible supposé en soi est en fait en relation à la cause nécessaire qui sous-tend son existence et susceptible lui-même d’entrer dans une relation causale avec un autre. Ensuite, quand le possible est réintroduit dans la doctrine de la création, c’est pour établir non plus seulement que Dieu est l’être nécessaire par soi, mais une cause nécessaire par soi, ou nécessitante : car tout possible est adventice par essence (V, 7) et le possible dépend par 290
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essence d’une cause nécessaire (V, 10). Bref, de quelque manière qu’on considère la chose, l’ontologie du possible dépend de la théorie de la causalité efficiente : est possible ce qui dépend d’une cause. Le possible signifie donc, au sens métaphysique (ontologique, théologique et cosmologique), quelque chose comme (1) une « essence-non-en-tantqu’existante » (un être de raison négativement déterminé) (2) susceptible d’être causée par Dieu (« faisable » ou « existentiable ») – ou un autre possible d’ailleurs. Mais cette essence n’est jamais « pure » : elle existe toujours déjà, au moins mentalement (ce n’est jamais qu’une essence existante non considérée comme existante), et ce créable n’est jamais pur : car il ne peut pas ne pas être produit à l’existence, dans la mesure où il ne peut manquer d’être causé nécessairement par une cause : tout effet dépend d’une cause complète, et tout possible dépend d’une cause nécessaire (wājib al-‘illiyya). Un possible supposé « pur » en ce sens n’est autre chose qu’un possible considéré en tant que sa cause n’est pas complète, autrement dit abstraction faite de certains paramètres, conditions et raisons de sa réalisation. En vertu de l’implication réciproque de la cause et de l’effet, talāzum al-‘illa wa l-ma‘lūl, il n’y a pas de pur possible. Les conditions conceptuelles de la notion de mondes possibles a. La forme du monde Ce qui est clair, c’est que la science universelle du particulier est la connaissance d’une forme qui subsume plusieurs objets possibles, fussent-ils des mondes. En quoi consiste la forme du monde ? Ce sont (1) les natures (causes spécifiques des individus instanciées en eux), (2) leur position spatiale relative, (3) leur situation temporelle relative. Or, à partir du moment où il y a du jeu entre la forme du monde et le monde réel, se produit le paradoxe d’une forme qui correspond bien au monde tel qu’il est de fait (kamā ‘alayhi l-wujūd), sans différence (ġayr mughāyira), mais qui peut correspondre aussi bien à d’autres mondes, s’il y en avait. Forme du monde non différente du monde, et qui pourtant correspond à d’autres mondes, dans la mesure où ils seraient semblables au nôtre. Semblables par la forme, autant dire isomorphes. Ainsi, il paraît y avoir entre la forme du monde et le monde réel la même différence qu’entre un universel et ses instanciations individuelles : une nature spécifique est dans tel individu, mais pourrait tout aussi bien être dans d’autres.
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Cette notion de « forme du monde » semble ainsi au premier abord nous renvoyer à une distinction tout aristotélicienne (De Caelo, I, 9, 5) : la distinction de la forme et de la matière, ou plutôt de la forme séparée et de la forme incorporée, qui coïncide elle-même avec une distinction entre l’espèce et l’individu : […] Si [le ciel] est une chose particulière, l’être de ce ciel-ci et l’être du ciel pris absolument seront des choses différentes. Donc ce ciel-ci sera différent du ciel pris absolument : ce dernier est pris comme forme et figure, le premier comme quelque chose de mélangé à la matière. Mais des choses qui ont une figure et une forme déterminées, il y a ou il peut y avoir plusieurs individus déterminés. En effet, s’il existe des Formes, comme certains l’affirment, il est nécessaire qu’il en soit ainsi, mais cela n’est pas moins vrai si rien de tel n’existe de manière séparée. Dans tous les cas, en effet, où nous voyons cela, à savoir que la substance formelle se trouve dans la matière, les êtres de même forme sont plusieurs et même en nombre infini. De sorte qu’il existe plusieurs cieux, ou qu’il peut en exister plusieurs. Tels sont les arguments qui peuvent faire supposer qu’il existe ou qu’il peut exister plusieurs cieux 12.
Mais c’est pour en tirer une conclusion contraire, car Aristote formule cela comme un argument ad hominem proposé par un adversaire : Que, donc, la définition de la forme sans la matière et celle de la forme dans la matière soient différentes l’une de l’autre on le dit avec raison, et tenons-le pour vrai. Il n’y a néanmoins aucune nécessité à conclure de cela qu’il existe plusieurs mondes, ni qu’il peut en exister plusieurs, s’il est vrai que ce monde-ci est composé de l’ensemble de la matière, comme cela est le cas 13.
Ainsi, le principe de sa réponse, c’est que si l’être du ciel en général et l’être de ce ciel particulier sont bien deux choses différentes kata logon, de fait, ils coïncident, car le ciel épuise toute la matière existante et est composé de tous les corps naturels et sensibles actuels : il ne laisse rien en dehors de lui (en particulier : ni espace, ni temps, ni vide). On voit tout de suite en quoi la question de la pluralité des mondes possibles appartient à un contexte problématique tout à fait autre. Le problème est avant tout cosmologique, on l’a dit (d’un point de vue simplement terminologique, il est question d’autres cieux possibles
12. Aristote, Traité du ciel, trad. C. Dalimier et P. Pellegrin, Paris 2004, p. 141. 13. Ibid., p. 141-143.
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plutôt que de mondes), mais surtout, le ciel possible s’entend en un sens très faible, puisqu’il s’agit d’un ciel actuel possible, et non d’un ciel possible absolument parlant. Aristote ne peut pas concevoir l’idée d’un pur possible, d’un possible inactuel et qui ne s’actualisera jamais. Dans son ontologie de la substance et de l’actualité, l’idée n’a guère de sens. Reste que Ṭūsī remotive, dans un nouveau contexte problématique, cette notion de forme du monde, mais pour la détacher cette fois de l’actualité du monde. La notion de forme du monde comme essence du monde en général distincte de l’essence de ce monde-ci. Ce qui donne la notion « d’autres mondes s’ils existaient ». b. Le dualisme réel et mental : intelligible/sensible Si cette conception d’une pure « forme du monde » est possible, c’est qu’on peut séparer l’universel du particulier. On voit bien le profit que Ṭūsī peut tirer de la distinction avicennienne entre perception universelle et particulière. La question disputée permet de reconnaître de manière exhaustive trois niveaux de connaissance : – perception universelle des universaux ; – perception universelle des particuliers ; – perception particulière des particuliers. Le problème de Ṭūsī, c’est de faire en sorte que, dans la conception philosophique de la science de Dieu, « le poids d’un atome n’échappe pas à Sa connaissance ». Il va de soi que cela suscite une cascade de problèmes, dont le principal est l’impossibilité où est Dieu de penser le multiple changeant sans être lui-même multiple et changeant. Il ne nous appartient pas de régler cette question, qui nous éloignerait de notre sujet, mais nous voudrions simplement signaler ceci, pour justifier que la science divine universelle s’étende jusqu’au particulier, que Dieu est la pensée qui se pense et, ce faisant, il crée le premier effet, l’intellect premier, lequel se pensant cause le second effet etc. : vu que pour Dieu, penser, c’est faire, et que l’un ne peut produire que de l’un, de même que Dieu, du coup, ne peut causer le multiple par essence, mais seulement de manière concomitante, Dieu pense le multiple non pas par essence, mais de manière concomitante. Cependant, cela pose plus de questions que cela n’en résout. En effet, d’abord, on sait que pour Dieu, penser, c’est créer. Soit. Mais alors où sont ces autres mondes qui n’existent pas ? C’est-à-dire : quel est leur statut ontologique ? Selon toute apparence, ils ne peuvent être dans l’entendement de Dieu, faute de quoi ils existeraient aussi dans le 293
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monde. Il doit être bien impossible que Dieu pense une région des purs possibles. Car dès lors qu’un possible est pensé par Dieu, il n’est déjà plus pur, il est déjà actuel : pour Dieu, c’est une même chose que penser et faire (être). Ensuite, cette difficulté se redouble par cette raison : il y a apparence que, la forme du monde restant la même pour tous ceux qui se ressemblent, ce qui varie d’un monde à l’autre, ce sont les particuliers temporels changeants. Si ce monde et les autres ont une même forme universelle intelligible, il faut croire que ce qui les distingue, ce sont les particuliers sensibles qui les composent. Faut-il alors penser ces autres mondes qui n’existent pas comme des complexes de substances individuelles possibles ? Si Dieu ne peut penser d’autres mondes possibles en général (faute de quoi il les produirait), il semble ne pas pouvoir, à plus forte raison, penser d’autres individus possibles. D’autant moins, d’ailleurs, que 1) il ne connaît pas que la forme du monde (les lois de structure horizontale qui règlent les rapports d’individus possibles, une espèce de fonction dont les variables seraient substituables), mais aussi les particuliers actuels de ce monde (les individus réels connus de proche en proche de manière concomitante dans l’échelle verticale de production des êtres à travers leurs principes supérieurs universels) et que 2) ces particuliers, il ne peut les connaître comme tels. Bref, si l’on voit mal comment Dieu penserait d’autres mondes possibles, on voit encore moins comment il penserait d’autres individus possibles les habitant, qui sont pourtant l’étoffe de ces mondes. Enfin, nous décidons de comprendre de manière un peu faible que ces autres mondes ressemblent au nôtre (mithl hādhā l-‘ālam bi-‘aynihi, amthāl hādhā l-‘ālam), ce qui est peut-être un parti pris faible. Pourquoi pas, au fond, des mondes « identiques » au nôtre d’une certaine manière ? Être mithl, c’est être idem. Si ces autres mondes sont plus ou moins identiques au nôtre, on ne sait rien de la loi d’identité qui ferait qu’ils seraient « comme » le nôtre, ni même s’il y aurait une loi d’identité transmondaine des individus qui les composent et les habitent. Remarquons que cela fait au moins deux différences majeures avec la théorie de Leibniz : Dieu peut penser de purs possibles inactuels (au sens fort : dussent-ils ne jamais se réaliser). Il peut penser non seulement un monde, mais des individus possibles : c’est qu’il n’y a nulle contradiction pour Leibniz à connaître le particulier comme tel. Dans un cadre strictement aristotélicien, on a dit que cela ne se conçoit pas : l’individu est indéfinissable. Mais Leibniz a transformé l’individu en notion complète. Ainsi, il doit distinguer des niveaux de possibilité du plus général au plus particulier : 294
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– la région des purs possibles, espace logique commun à tous les possibles : – « choses idéales » ou « ordres » : temps, étendue, mouvement et continu en général ; – « formes simplissimes » : les notions des espèces ; – la région des notions vagues et des notions approchantes ; – la région des substances individuelles possibles 14. Mais la différence, et elle est de taille, c’est que Dieu peut penser (1) de purs possibles, (2) des individus comme tels. c. Une théorie de la structure : primat de la relation sur la substance Dans ce sempiternel débat sur la science divine du particulier, un autre exposé n’est pas sans intérêt. Dans le Maṣāri‘ al-muṣāri‘ dirigé contre Shahrastānī, Ṭūsī s’attache à montrer, en fonction de la nature des objections ici formées, d’inspiration ismaélienne, et où c’est la transcendance de Dieu qui est avant tout en question, que, précisément, la condition d’une connaissance universelle du particulier est la transcendance à l’égard de l’espace et du temps. La condition à laquelle un sujet peut avoir connaissance de tous les particuliers matériels sans exception, c’est d’être dégagé de l’élément de la particularité matérielle : pour connaître tous les particuliers sensibles, il faut n’en être pas un. Or il semblerait que le principe d’individuation soit avant tout spatio-temporel. Autrement dit, pour connaître tout ce qui a lieu dans l’espace et se passe dans le temps, il faut avoir un même rapport à tous les lieux et à tous les temps (mutasāwī l-nisba ilayhi), et pour cela, n’être pas dans l’espace et dans le temps : seul ce qui est radicalement dégagé de ces conditions peut percevoir tout ce qui en est déterminé. Il est flagrant que la situation des termes dans un ensemble est affaire de relation : pour situer un terme dans le temps, il s’agit de le situer par rapport aux autres événements temporels ; pour situer un terme dans l’espace, il s’agit de le situer par rapport aux autres choses spatiales. Dans l’espace, c’est la position, dans le temps, la succession des choses qui sont connaissables. D’où l’insistance sans cesse mise sur l’évaluation des distances (al-masāfa au point de vue spatial, al-mudda
14. S. Madouas, « L’Adam vague et la constitution des mondes possibles : une pensée modale de l’individu », dans D. Berlioz, F. Nef, éd., L’Actualité de Leibniz. Les Deux labyrinthes, Décade de Cerisy, Franz Steiner Verlag, Stuttgart 1999 (Studiana Leibnitiana Supplementa 34), p. 372-373.
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au point de vue temporel) entre les termes, et de manière générale, sur la notion des rapports. Particulièrement instructive est cette opposition de la conception triviale, c’est-à-dire théologique, de la connaissance des particuliers, et de sa conception philosophique : Voilà ce que signifie la connaissance des particuliers sur un mode universel, et non ce que soutient l’adversaire, à savoir que si l’on connaît l’homme, on connaît Zayd et ‘Amr, car cette connaissance ne se rapporte pas au temps de Zayd, aux parties de son corps, ni à son rapport à tous les autres êtres temporels et spatiaux. Telle est la doctrine d’Avicenne et des autres philosophes 15.
Connaître un universel, ce n’est pas connaître les particuliers qui l’instancient, mais c’est connaître l’ensemble des relations internes des individus (la combinaison de leurs parties corporelles entre elles) et externes (leur combinaison avec les autres individus spatio-temporels). Le Principe connaît les rapports, singulièrement ceux d’antéro-postériorité (‘ilmuhu bi nisab al-ba‘ḍ ilā l-ba‘ḍ wa taqaddum al-ba‘ḍ ‘alā l-ba‘ḍ) 16. Ainsi, il semble que nous ayons un peu avancé sur la nature triplement relative de cette connaissance universelle des particuliers : (1) non-rapport spatio-temporel du sujet de connaissance aux autres êtres spatiaux temporels, (2) égal rapport de ce sujet à tous les temps et tous les lieux, (3) connaissance par ce sujet de tous les rapports spatio-temporels des êtres spatio-temporels. Aussi la forme du monde semble-telle être comme une structure globale, une loi générale d’organisation, et les mondes possibles comme autant de variations possibles sur cette loi de structure. La conception modale des mondes possibles semble soutenue par une conception d’ordre nomologique du monde. Ces « autres mondes » inactuels isomorphes au nôtre, ayant une même forme, obéissent à une même loi de structure. Ce que cela nous indique, c’est que l’ontologie nasiréenne prend un tour relationnel plutôt que substantiel : d’une certaine manière, dans la science divine, il faut bien que la connaissance des relations l’emporte sur la connaissance
15. Naṣīr al-dīn Ṭūsī, Maṣāri‘ al-muṣāri‘, éd. W. Madelung, Institute of Islamic Studies, Wisdom of Persia, Téhéran 2004, p. 149. 16. Naṣīr al-dīn Ṭūsī, al-Murāsalāt bayna Ṣadr ud-Dīn-i Qōnawī wa Naṣīr ud-Dīn-i Ṭūsī (Annäherungen der mystisch-philosophische Briefwechsel zwischen Ṣadr ud-Dīn-i Qōnawī und Naṣīr ud-Dīn-i Ṭūsī), éd. G. Schubert, Franz Steiner Verlag, al-Nasharāt al-islāmiyya, Beyrouth – Stuttgart 1995 (Bibliotheca Islamica, 43), p. 114.
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des substances. Il paraît infaillible qu’au plan aussi bien ontologique qu’épistémologique, la relation de choses précède paradoxalement lesdites choses, que celles-ci ne viennent que remplir une structure qui leur préexiste. Dieu ne connaît pas Pierre, Paul, Jacques, mais il sait où et quand Pierre est né, où et quand Paul est né, du coup combien de temps Paul est né après Pierre et à quelle distance etc. C’est en cela que la substance individuelle est secondaire par rapport aux relations substantielles. Mais certains points nous paraissent encore problématiques. Première difficulté : c’est qu’on ne voit pas bien comment il pourrait exister d’autres mondes ayant la même forme que le nôtre, sachant que cette loi de rapports détermine non pas seulement des lieux vides pouvant être occupés par n’importe quel individu qu’on voudra, mais s’étend jusqu’aux relations d’individus déterminés : Dieu semble connaître les rapports entre particuliers actuels, à défaut de connaître ces particuliers eux-mêmes – du moins il connaît, et ne connaît que leurs propriétés de quiddité (humanité, rationalité etc.) et de relations spatio-temporelles (position, distance, datation, durée etc.). On voit bien que la connaissance universelle du particulier est autre chose que la connaissance de l’universel générique ou spécifique dans le particulier, il ne s’agit certainement pas de s’exhausser de la connaissance de la substance première à celle de la substance seconde : il ne suffit pas de connaître l’homme en Pierre, Paul et Jacques pour avoir d’eux une connaissance « sur un mode universel ». Sachant qu’un « autre monde semblable au nôtre » doit être un monde qui conserve les rapports entre les individus, cela veut-il donc dire qu’un autre monde semblable au nôtre serait un monde où Pierre et Paul, au lieu de naître respectivement en un lieu x1 au moment t1 et en un lieu x2 au moment t2 séparés respectivement par une distance d1 et une durée Δt1, naissent respectivement, disons, au lieu x2 au moment t2 et en un lieu x3 au moment t3 séparés respectivement par une distance d2 et une durée Δt2 telles que d1 = d2 et Δt1 = Δt2 ? Mais comment cela serait-il possible, sans que toutes les autres relations au sein de cet autre monde en soient elles-mêmes affectées et ne puissent pas être conservées telles quelles ? De plus, il semble y avoir une différence non négligeable entre la connaissance des rapports entre Zayd et ‘Amr et la prévision de l’éclipse : on a connaissance que dans telles ou telles conditions, elle doit avoir lieu, indépendamment du fait qu’elle a lieu ou non. Mais pour connaître les rapports entre Pierre, Paul et Jacques, ne faut-il pas d’abord savoir qu’ils existent ? On va voir que non.
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On a dit d’une part que Dieu connaît la forme du monde qui correspond à plusieurs autres mondes possibles semblables, d’autre part que cette forme est déterminée par un complexe de relations spatio-temporelles et causales. Autrement dit, si chez Leibniz, une certaine structure spatio-temporelle, c’est-à-dire relationnelle déterminée, détermine la compossibilité de certains possibles, i.e. en dernière instance un monde possible, à l’exclusion de tous les autres, ici, cette même structure détermine la subsomption de tous ces mondes semblables sous une même forme, détermine l’isomorphisme de ces mondes possibles : il nous semble que la forme du monde, si l’on veut bien entendre par là l’organisation spatio-temporelle des natures, loin qu’elle soit le principe d’individuation d’un monde possible, est le principe d’identité de plusieurs mondes possibles, à vrai dire de tous les mondes possibles conformes au nôtre, soit une espèce de principe d’identité transmondaine. Deuxième difficulté : la structure du monde est garantie par un complexe de relations spatio-temporelles et causales. Mais alors, dira-t-on : comment distinguer entre plusieurs mondes inactuels, s’il est vrai que la forme du monde est sa structure spatio-temporelle, alors que les déterminations spatio-temporelles ne peuvent appartenir qu’à ce qui est instancié dans le monde actuel ? Réponse : il faut donc supposer comme un stade intermédiaire entre la forme du monde pensée par Dieu et la réalisation spatio-temporelle du monde actuel : c’est la relation d’ordre antéro-postérieure. L’antérieur et le postérieur se disent en plusieurs sens (selon l’essence, la nature, le degré de perfection, la causalité etc.) – en particulier selon la position, qui comprend le lieu (devant/derrière, haut/bas, gauche/droite), et selon le temps (avant/après). Et de fait, l’antérieur et le postérieur sont des « propres » (ẖāṣṣa) du temps (ou de l’espace) mais non pas des critères définitionnels, car cela ferait un cercle : si on peut les concevoir comme temporels, spatiaux etc., à l’inverse le temps et l’espace présupposent la conception de l’antérieur et du postérieur. Il n’est pas temps de discuter du statut ontologique de l’antérieur et du postérieur, mais ils sont, si l’on ose dire, le « temps » d’avant le temps, l’« espace » d’avant l’espace 17 : c’est de l’espace-temps formel, abstrait. Bref, notre relation est toute trouvée : il faut bien que la relation
17. Quand nous disons que l’antérieur et le postérieur précèdent l’espace et le temps, c’est d’un point de vue purement conceptuel, ce sont des conditions a priori, des conditions de possibilité : car Ṭūsī y insiste, dans l’existence, ils sont forcément concomitants.
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d’ordre précède l’instanciation concrète. On peut connaître la situation relative de termes spatio-temporels les uns par rapport aux autres avant même leur instanciation dans l’espace et le temps. Sans nous engager trop avant dans ces histoires, car elles excèdent largement notre sujet, une référence au modèle cosmogonique de Ṭūsī s’impose, qui propose un modèle encore plus épuré, puisqu’il s’agit du « monde » supralunaire et au-delà, des substances spirituelles pures, indépendantes de l’espace et du temps, Dieu et les intellects premiers. En effet, formulant les lois en vertu desquelles l’un peut produire un multiple, en dépit du principe métaphysique selon lequel l’un ne produit que de l’un, notre auteur a inventé un modèle mathématique combinatoire 18 fait pour justifier sans contradiction logique, et sans infraction à l’évidence empirique, la possibilité même de la création, sans transgresser ce principe métaphysique avicennien par excellence. Pour Avicenne, le Principe produit un premier effet (le premier intellect) : dès lors, il existe déjà un multiple (non pas une multiplicité de choses, mais une multiplicité d’aspects de choses) (i‘tibārāt, jihāt) : l’existence, conférée à l’effet par sa cause, une essence, dans la mesure où cet effet est différent de sa cause. Or de cette essence et de cette existence découlent à nouveau d’autres aspects, en fonction de leurs divers rapports, soit au Principe, soit à ce seul effet : connaissance de soi, connaissance de sa cause, possibilité, nécessité. Et, en fonction de ces aspects, les uns constitutifs (essence, existence), les autres concomitants (connaissance de soi, de sa cause, nécessité, possibilité), notre premier effet déclenche en cascade une série descendante de causations d’êtres inférieurs de telle sorte que, au degré inférieur, une multiplicité non plus seulement d’aspects, mais de choses, est produite (un intellect, une sphère) etc. Oui, mais tout ceci est bien arbitraire : premièrement, il n’y a pas de raison de supposer que dans la création, l’essence précède l’essence plutôt que l’inverse. Voire, les deux sont vrais : l’un sub specie entis, l’autre sub specie rationis. Du coup, il y a au moins deux scénarios possibles de création. Deuxièmement, il n’y a pas de raison de supposer que c’est l’existence qui produit la connaissance de soi et de sa cause, tandis que l’essence produirait la nécessité et la possibilité plutôt que l’inverse etc. Cela nous donne autant de nouveaux scénarios
18. R. Rashed, « Combinatoire et métaphysique : Ibn Sīnā, al-Ṭūsī et al-Ḥalabī », dans R. Rashed, J. Biard, éd., Les Doctrines de la science de l’antiquité à l’âge classique, Louvain 1999, p. 61-86.
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de création possibles. En vérité, on peut les multiplier ad libitum 19. En d’autres termes, des lois de relation étant données entre termes, ceux-ci sont infiniment interchangeables, en telle façon qu’il y a une infinité de scénarios de création possibles : on n’est pas loin de l’idée de mondes fictionnels, et on voit bien que le formalisme de Ṭūsī a pris sa source dans l’habitude de penser au conditionnel, de manière hypothétique : le modèle avicennien est correct si et seulement si l’existence précédait l’essence et que l’existence produisait la connaissance, et l’essence, les modalités. Mais si (1) l’essence précède l’existence, et si (2) l’essence produit la connaissance et l’existence les modalités (or on n’en peut rien savoir), alors etc. Dieu a pu produire le monde de telle façon, mais aussi bien de telle ou telle autre, mais selon une loi de relations stable : de telle ou telle façon au point de vue du contenu, mais d’une seule façon au point de vue de la forme du monde. Voire en la circonstance, l’idée de contrefactualité n’est peut-être pas correcte, dans la mesure où, en matière de raisonnement contrefactuel, la connaissance du fait précède nécessairement les hypothèses contrefactuelles. Or en l’occurrence, on ne connaît (presque) aucun fait (on ne connaît à peu près que les effets de degré prochains du rang où nous sommes) : les hypothèses portant sur la création relèvent d’un raisonnement par abduction. d. Vers le concept d’un possible pur ? Il faut bien noter que Ṭūsī ne mentionne en aucun cas, à la lettre, de « mondes possibles ». S’il les qualifiait d’un point de vue modal, on peut d’ailleurs gager qu’il les appellerait des « mondes impossibles », puisque leurs conditions de réalisation n’existent pas : un effet dont la cause n’existe pas n’est rien moins qu’impossible. Oui, mais impossible pour des raisons extérieures, non en soi. Ainsi, pour concevoir d’autres mondes qui n’existent pas, mais en soi non impossibles, il faut supposer au moins implicitement une révolution de la conception du possible, suffisante en tout cas pour penser du contrefactuel, du possible qui n’existe pas et n’existera éventuellement jamais. Or il semble que ce soit en partie d’Avicenne lui-même que Ṭūsī le tienne, grâce à sa logique des modalités. D’abord, notons qu’il existe une logique purement propositionnelle des modalités, indépendante des états de choses. Pour Avicenne, les
19. Abū ‘Alī Ibn Sīnā, al-Ishārāt, VI/38, vol. 3, p. 267-277.
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termes « nécessaire », « possible », « impossible » désignent soit la « matière » (mādda), soit la « modalité » (jiha) des propositions : on pourrait dire que celles-ci correspondent à peu près à ce qu’on pourrait appeler respectivement modalité de re et de dicto : Sache que la « matière » n’est pas la même chose que la « modalité ». La différence, c’est que la matière désigne [le] rapport réel (fī nafs al-amr) [du prédicat au sujet], alors que la modalité désigne ce qu’on comprend et pense, quand on étudie telle proposition (mā yufham wa yutaṣawwar ‘inda l-naẓar fī tilka l-qaḍiyya), du rapport du prédicat au sujet, qu’on lui applique ou non ces termes [d’impossible, possible, nécessaire], et qu’ils correspondent ou non à leur matière. (Ishārāt, I, 4, 1) 20.
En ce qui concerne la modalité de possibilité (Ishārāt, I, 4, 3) : La possibilité a d’abord été définie, par convention (wuḍi‘a), comme la négation de l’impossibilité. Le possible en ce sens se dit du nécessaire, et de ce qui n’est ni nécessaire ni impossible, mais non de l’impossible, auquel il s’oppose. Et ce, si on le considère du point de vue de l’affirmation. Mais si on le considère du point de vue de la négation, il doit se dire aussi de l’impossible et de ce qui n’est ni nécessaire ni impossible, mais pas du nécessaire. La possibilité s’oppose alors à la nécessité des deux extrêmes [nécessité de l’affirmation et nécessité de la négation]. Mais puisqu’elle doit se dire de ce qui n’est à la fois ni nécessaire ni impossible dans les deux cas, on en a transposé le nom pour désigner ce qui n’est ni nécessaire ni impossible. La première possibilité est une possibilité générale, ou en tout cas qui s’y ramène, et la seconde, particulière ou restreinte, laquelle est opposée aux deux nécessités à la fois : la possibilité, en elle-même, n’est pas la même chose que la négation de la nécessité, mais c’en est un sens dérivé et ce, parce qu’elles signifient deux choses différentes 21.
En vertu de ce deuxième sens, affirmativement, « ce qui peut être » (al-mumkin an yakūn), équivaut à « non pas ce qui ne peut pas être et peut être nié nécessairement » (ġayr al-mumtani‘ an yakūn wa qābil ḍarūrat al-salb), et négativement, « ce qui peut ne pas être » (al-mumkin an lā yakūn) équivaut à « non pas ce qui ne peut pas ne pas être et peut être affirmé nécessairement » (ġayr mumtani‘ an lā yakūn wa qābil ḍarūrat al-ījāb). Cette possibilité stricto sensu est la négation de toute
20. Ibid., vol. 1, p. 228. 21. Ibid., p. 237.
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nécessité d’essence, du côté de l’affirmation (nécessité stricto sensu) comme du côté de la négation (impossibilité). Possible sera ce qui ni ne peut pas être, ni ne peut pas ne pas être. Au total, la possibilité a quatre sens : – la non-impossibilité = possibilité générale (nécessité + possibilité stricto sensu) = sens premier ; – la non-impossibilité et la non-nécessité (possibilité stricto sensu) = sens dérivé ; – la non-nécessité = sens « quasiment le plus propre » 22 ; – la possibilité future (al-imkān al-istiqbālī), autrement dit, le futur contingent 23 = sens le plus restreint. Comme par hasard, l’exemple du futur contingent est notre fameuse éclipse, dont Dieu connaît les lois de production, sans même savoir si elle a eu lieu, a lieu, ou aura lieu : « ce n’est pas un possible pur », lā yakūn mumkinan ṣirfan. Le futur contingent n’est pas une possibilité pure, parce que (1) il est déterminé (comme futur), (2) il ne traduit qu’un état épistémique, en l’occurrence d’ignorance (les futurs contingents sont les possibles « dont on ne sait s’ils existeront ou non le moment venu »), alors que (3) ils sont, de fait, soit nécessaires, soit impossibles. Chez Avicenne, il se produit avec le futur contingent une sorte d’effondrement modal : le possible n’a plus vraiment lieu d’être appelé possible, parce qu’il est en fait soit nécessaire, soit impossible : « Si l’on déduit le fait d’exister au présent d’une nécessité d’exister, le fait de ne pas exister au présent ne doit pas moins être déduit d’une nécessité de ne pas exister. » Bref, toute la possibilité du futur contingent ne tient qu’à sa dimension future, parce qu’une fois dans le présent, soit il est, soit il n’est pas, de toute nécessité dans les deux cas. Aristote aurait dit au mieux : il est nécessaire que le possible « soit-ou-ne-soit-pas » dans le futur (au sens composé), mais Avicenne va plus loin : il est nécessaire « qu’il soit » ou « qu’il ne soit pas » (au sens divisé). Dès lors, la messe
22. Le plus propre, parce qu’il est « le plus proche du juste milieu entre l’affirmation et la négation ». Mais quasiment seulement, parce que, en vertu des deux sens ci-dessus, ce troisième est équivoque : « c’est comme si, deux noirs étant donnés, on en appelle un seul « noir » par exemple : on ne dira pas, alors, que le noir se dit de lui et de sa classe selon le particulier et le général ». Exemple : l’homme peut écrire. 23. On peut disputer longtemps quant à savoir si « futur contingent » rend bien, à la lettre, l’expression al-mumkin al-istiqbālī : les disputeurs argueront que possible n’est pas contingent etc. Il n’importe : il est clair qu’il s’agit ici de ce que la tradition a appelé par convention le futur contingent. Il suffit.
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est dite : il n’y a plus rien de contingent. Il n’y aura plus dans un tel système que des faits nécessaires, dans un sens ou dans l’autre (nécessaires stricto sensu ou impossibles). Pour concevoir « d’autres mondes, s’ils existaient », il faut en avoir les moyens conceptuels, au moins de manière implicite. Ṭūsī a-t-il les moyens de penser des mondes possibles en un sens purement modal ? Cette question en contient deux : premièrement, a-t-il les moyens de penser un fait purement logique ? La logique est supposée en tout cas libre de tout engagement ontologique : elle a pour objet les intelligibles premiers et seconds, autrement dit de purs êtres de raison. Cependant, il n’en est pas moins évident que la logique est pensée en fonction de l’ontologie, qu’elle ne fait que préparer. En ce sens, l’ontologie est peut-être moins fondée sur la logique que l’inverse, celle-ci ne fournissant jamais qu’une justification rétrospective des intuitions de celle-là. Si dans l’ordre des raisons, la logique précède l’ontologie, dans l’ordre des choses, c’est celle-ci qui précède celle-là. Ainsi, quand Avicenne distingue les matières et les modes des propositions, le bénéfice ontologique qu’on peut tirer de cette opération est évident. Ou plutôt le coût ontologique, car cela est déjà gros de conséquences nécessitaristes. Et il n’est que de constater les exemples choisis (éclipse, mouvement d’un mobile, écriture de l’homme), pour comprendre que cette logique des modalités n’est pas ontologiquement neutre. Deuxièmement, Ṭūsī a-t-il les moyens de penser ces autres mondes comme purement possibles – au sens de possibles inactuels et éventuellement à jamais non actualisés ? Une proposition illustre l’ambivalence de la notion de possible : « la possibilité stricto sensu (al-imkān al-khāṣṣ), vu qu’elle revient à nier des deux extrêmes (affirmation et négation) toute nécessité d’essence (al-ḍarūra al-dhātiyya), se dit des autres formes de nécessité, conditionnelles (sā’ir al-ḍarūrat al-mashrūṭa) ». Ce qu’on comprend immédiatement, c’est qu’un être possible en soi peut aussi bien être nécessaire par un autre (wājib bi-ġayrihi) – c’est en ce sens que nous disions que la logique est déjà grosse des conséquences ontologiques. Et il paraît clair que, en vertu de l’analyse du futur contingent, il n’y a aucun possible qui ne doive s’actualiser : si Ṭūsī dégage une notion de « possibilité pure » (al-imkān al-ṣirf) au sujet du futur contingent (en tant que sa modalité de possibilité réside dans sa détermination d’être futur), c’est-à-dire sans causes actuelles, ces causes existeront à un moment et ce possible existera alors nécessairement (ou nécessairement pas).
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En tout cas, pour qu’on puisse concevoir « d’autres mondes, s’ils existaient », il y faut certaines conditions conceptuelles : cela suppose la représentation d’un possible inactuel ou possible pur 24. À tout le moins, un monde possible peut être dit possible au sens 1 (non impossible en soi) et au sens 2 (ni nécessaire, ni impossible en soi) – et 3 à plus forte raison (non nécessaire). Peut-être au sens 4 (seulement futur), c’est ce qu’il nous faudra voir – auquel cas, en fait il n’y aurait pas vraiment de pur possible, c’est-à-dire non actuel et qui ne sera jamais actualisé. Ces trois premiers sens sont à peu près dénués d’engagement ontologique. Les modalités se « définissent » négativement les unes par les autres. Au quatrième, la causalité intervient déjà. Le statut ontologique de la possibilité et du possible : « où » sont les autres mondes ? Nous avons vu qu’un problème dans la conception d’un possible logique pur est le suivant : la possibilité est un intelligible second. Il doit donc bien y avoir un intellect pour le penser. Or si c’est l’intellect divin, il ne saurait manquer d’existencier ce possible, car pour Dieu, penser et faire (être), c’est tout un. En d’innombrables occasions qu’il ne nous appartient pas de détailler ici, Ṭūsī, à la suite d’Avicenne, est mis en demeure d’expliquer le statut ontologique du pur possible, entendu cette fois-ci comme le « possible-avant-son-existence », en tout cas de l’essence possible. En effet, si la possibilité est un intelligible second, c’est qu’elle est le concomitant d’un intelligible premier, à savoir l’essence qualifiée de possible. La question du statut ontologique du possible est ainsi indissociable de celle du statut ontologique de l’essence. De même que l’essence ne peut être déjà quelque chose avant d’exister, sinon elle existerait avant que d’exister, de même, le possible en soi ne peut être déjà quelque chose avant que d’exister, sinon il ne serait
24. Sans sur-interpréter le texte, on peut remarquer ceci : autre chose est de dire que la possibilité stricto sensu se dit des autres sortes de nécessité (que celle qui est par soi), autre chose qu’elle ne se dit que de ces sortes de nécessité. À la lettre, dans cette proposition de Ṭūsī, la possibilité stricte n’est ni réduite, ni équivalente à la nécessité conditionnelle. (Au point de vue ontologique : si tout être nécessaire par un autre est nécessairement possible en soi, tout possible en soi n’est pas nécessairement nécessaire par un autre). De là à dire qu’il y aurait donc un espace logique du pur possible, c’est sans doute excessif, mais le fait est qu’on ne peut déduire ici l’équivalence de la possibilité stricte et de la nécessité conditionnelle, du possible en soi et du nécessaire par un autre.
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déjà plus seulement possible, mais existant, voire nécessaire. Mais il ne peut pas non plus ne pas être, parce que d’une part, le non-être pur est l’impossible, et d’autre part on ne conçoit pas que le pur non-être soit quelque chose (ait une propriété positive comme la possibilité). Ṭūsī n’a cessé de récuser l’idéalisme platonicien. Il n’y a pas d’essences possibles subsistant par elles-mêmes. Du coup, il a aussi récusé la proche position mu‘tazilite de la subsistance (thubūt). Il n’y a pas de tiers mode d’« être » extérieur à l’être et au non-être. Pire : la subsistance est un mode d’« être » non seulement extérieur, mais antérieur à l’être : la subsistance s’oppose directement à l’inexistence ou à l’impossibilité, et l’existence n’en serait qu’un mode. Ainsi, pour Ṭūsī, étant entendu que le possible ne peut pas ne pas exister d’une certaine manière, sans toutefois que ce soit de manière autosubsistante, il ne restait plus qu’une solution : il n’a d’existence que mentale. Oui, mais peut-être pas dans n’importe quel intellect : possiblement tous sauf un ? En effet, on a vu que rien ne peut être dans l’entendement divin qui ne soit ipso facto conduit à l’existence dans le monde extérieur. Pire : qui soit non seulement existant, mais nécessaire. Peut-on penser que, en l’occurrence, s’il y a d’autres mondes possibles semblables au nôtre et qui n’existent pas, ils sont au mieux pensés par le philosophe, mais ne doivent même pas être pensés par Dieu en tant que tels, faute de quoi ils existeraient, et ils existeraient nécessairement ? Y aurait-il moins de choses dans le ciel et sur la terre que n’en rêve notre philosophie ? Le philosophe peut-il penser plus qu’il n’est permis à Dieu de penser ? De fait, si l’on se réfère au commentaire ultérieur de Quṭb al-dīn al-Rāzī, Dieu ne saurait guère penser quoi que ce soit de possible : Explication : le possible est par essence indifférent à l’être comme au non-être : s’il y a des raisons qu’il existe, il existe nécessairement ; s’il y a des raisons qu’il n’existe pas, il ne peut pas exister. Quand on ne pense pas les raisons qu’il a d’exister ou non, on doute s’il existe ou non. Mais si l’on connaît ses raisons d’être, on sait qu’il doit exister, et si l’on connaît ses raisons de ne pas être, on sait qu’il est impossible et qu’il n’est pas quand il peut être ou ne pas être. Quand on connaît la plupart de ses raisons d’être, on croit qu’il existe, cette conviction (ẓann) l’emporte dans la mesure où l’on connaît plusieurs causes. […] Puisque Dieu comprend toutes les causes de chaque possible, il comprend nécessairement tous les possibles, qu’ils ne doivent pas exister quand
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Maxime Delpierre il connaît leurs raisons de ne pas exister. Ainsi, il n’y a rien de possible dans la science de Dieu, parce qu’il est au-delà du doute (munazzih ‘an al-taraddud) 25.
Bref, pour Dieu, rien ne balance (taraddud) entre être et non-être. Rien n’est indifférent à l’être et au non-être, rien n’est ontologiquement neutre (ni être, ni non-être), rien n’est égal (mutasāwī) : rien n’est possible. Du point de vue de Dieu, tout existe, ou n’existe pas, est nécessaire, ou impossible. Cela dans la mesure où Dieu enveloppe la série complète des causes et des effets, depuis les causes premières jusqu’aux derniers effets. Mais alors que pense-t-on quand on pense « d’autres mondes, s’ils existaient » ? Cela n’a même pas de sens de penser que Dieu, pas plus que quiconque d’ailleurs, pourrait penser plusieurs mondes, dans la mesure où on en a une connaissance par forme et que, à une seule et même forme correspondent plusieurs instanciations individuelles différentes possibles. Tout au plus peut-on penser qu’il y a d’autres mondes possibles, non quels ils sont, puisqu’ils correspondent tous à une même forme, seule pensable. Cette question en amène une autre : on pourrait se demander si Dieu pourrait penser non pas d’autres mondes, mais d’autres formes du monde, correspondant à des mondes non isomorphes au nôtre. Il est probable que Ṭūsī répondrait par la négative à cette question : il doit n’y avoir qu’une et une seule forme du monde, faute de quoi il faut croire que toute autre « forme du monde » supposée correspondrait tout simplement à autre chose qu’à un monde, bref, ne serait pas réellement « forme du monde ». Un monde qui correspondrait à une autre forme ne serait un monde que de manière équivoque. Ainsi, Dieu ne pense que la forme du monde, qui peut correspondre à plusieurs instanciations possibles, mais il ne pense en acte aucune de ces autres instanciations individuelles – de toute façon il ne le peut même pas, dans la mesure où le particulier en tant que tel est inconnaissable. Bref, on peut penser l’existence d’autres mondes, peut-être pas celle d’autres formes du monde, car ce serait penser d’autres essences du monde, ce qui ne se peut. Dernière difficulté : s’il y a du pur possible, suffirait-il donc qu’il soit seulement pensable en droit (par quoi il faudrait entendre : pensable par tout intellect supposé, quel qu’il soit, sans nécessairement être pensé de fait) ? Il semble que cette hypothèse soit trop forte. Il ne semble pas que 25. Abū ‘Alī Ibn Sīnā, al-Ishārāt, vol. 3, p. 335-336.
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Ṭūsī conçoive un possible-non-existant : tout au plus voit-on paraître chez lui la notion d’un possible-en-tant-que-non existant, considéré (bi-i‘tibār) comme non-existant : le possible existe toujours, mais dans un intellect – au moins un, et, semble-t-il, fût-il quelconque. La possibilité, comme intelligible second, et l’essence possible, comme intelligible premier, existent donc bien, sans préjudice respectivement pour leur nature de possibilité et leur attribut de possible, mais seulement en tant qu’êtres de raison. La modalité et le modalisé ont donc bien une réalité mentale. Pour reprendre la distinction avicennienne entre lā bi-sharṭ et bi-sharṭ lā, le possible est une essence de fait immanquablement existante mais considérée indépendamment de l’existence (une « essence-existante-non-en-tant-qu’existante »). On a pu constater que, historiquement, le problème des autres mondes possibles naît donc quand meurt celui des autres mondes réels. Mais ce n’est pas une simple coïncidence, c’est une co-implication : il y a comme une exclusion réciproque des deux questions. Rappelons-nous le mot de Leibniz : J’appelle monde toute la suite des choses et toute la collection de toutes les choses existantes, afin qu’on ne dise point que plusieurs mondes pouvaient exister en différents temps et en différents lieux. Car il faudrait les compter tous ensemble pour un monde, ou si vous voulez pour un univers. (Théodicée, § 8).
De même, on a vu que pour les philosophes (dans la relation qu’en fait Rāzī), il ne peut y avoir plusieurs mondes, car ils formeraient un seul univers (kull). La condition, pour s’interroger sur la possibilité d’autres mondes inactuels, c’est que soit réglée la question de la possibilité d’autres mondes actuels. C’est qu’on dispose d’une « image du monde » qui ne laisse aucun fait en dehors de soi, mais seulement des états de choses purement potentiels. III Enjeu eschatologique On va voir Ṭūsī remotiver le thème des autres mondes dans un autre contexte, qui nous signifie peut-être la raison ultime pour laquelle notre auteur a besoin d’une théorie des mondes possibles. Il s’agit d’un article de foi de théologie duodécimaine : « Il est possible de créer un autre monde ». Le cadre problématique change encore : il ne s’agit plus d’astronomie (la recherche d’autres astres), il ne s’agit plus de théologie de la création (les scénarios de création du monde), il s’agit d’eschatologie : 307
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la possibilité d’un autre monde ne signifie plus la possibilité d’autres cieux, ni la possibilité d’autres instanciations de la forme-monde, mais la possibilité d’un au-delà. Il ne s’agit plus de la manière dont le monde aurait pu être, mais de la manière dont un monde pourra advenir. Par là même, les présupposés théologiques changent aussi de nature : la possibilité des mondes n’est plus tant subordonnée à la doctrine de la science divine, qu’à celle de la puissance divine. Au privilège d’un attribut divin se substitue celui d’un autre : car dans la théologie duodécimaine, la science n’est certes plus aussi fondamentale que chez le Dieu des philosophes. Entretemps, une théologie de la Toute-puissance s’est substituée à une théologie de l’omniscience chez Ṭūsī. La fin du monde Mais pour cela, il faut déjà rompre en visière avec un point de doctrine typique des philosophes : l’éternité du monde. Car il ne s’agit plus de soutenir que d’autres mondes étaient possibles avant le nôtre mais, aussi bien, après. Mais pour qu’il y ait un après possible à notre monde, il faut bien qu’il y ait une fin à celui-ci. C’en est donc fini du monde infini dans le temps. À nouveau, ce n’est pas notre objet d’étudier les arguments contre l’éternité du monde, mais nous n’en retenons qu’un, qui nous semble plus significatif. Qūnawī élève dans ses lettres à Ṭūsī un certain nombre d’objections contre l’éternité du monde, fondées en particulier sur une thèse de physique avicennienne : la limite des forces physiques. Or si les forces physiques sont finies, on ne voit pas comment le mouvement perpétuel serait possible et plus généralement comment le monde serait éternel. Voilà pour l’esprit général des objections. Mais il en est une qui retient plus particulièrement notre attention : si les forces célestes influencent les événements du monde terrestre et si elles sont finies, elles ne peuvent produire la fin du monde ; en particulier elles ne suffisent pas à produire l’extinction de l’espèce humaine. Or pour le mystique, il se pourrait bien que certaines forces, configurations, conjonctions célestes inconnues des hommes, en tout cas inconnaissables par l’expérience, l’observation ou les règles géométriques, provoquent une conflagration universelle – lesquelles forces devraient être infinies pour pouvoir venir à bout de tout l’univers. Et même à supposer que les forces corporelles sont finies, il se pourrait aussi bien qu’il y ait quelque autre cause d’extinction, d’origine divine, et connue par Dieu seul. Bref, il se pourrait faire que l’espèce humaine en particulier, et les 308
Esquisse d’un concept de mondes possibles chez Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī
êtres du monde en général, cessent d’exister un moment puis renaissent en ce monde, à l’identique ou différemment. Et notre auteur de répondre qu’il est en effet possible que non seulement l’espèce humaine, mais toutes les espèces, cessent d’exister un certain temps puis recommencent à exister (ce qui n’est déjà plus avicennien au moins sous deux rapports : non seulement les espèces ne seraient pas éternelles, mais ce qui a cessé d’exister pourrait exister à nouveau – on sait qu’un principe avicennien est que al-ma‘dūm lā yu‘ād : en termes ontologiques, ce qui n’est plus ne peut pas être derechef ; en termes eschatologiques, ce qui a cessé d’exister ne sera pas ressuscité) 26. Ce qui est éternel pour un philosophe, ce n’est pas ce qui est res-suscité par Dieu (i‘āda), mais ce qui subsiste en raison de sa consistance ontologique propre (baqā’). Mais pour notre auteur, il serait possible que les espèces de ce monde cessent d’exister, puis recommencent à exister en ce monde, à l’identique ou non. Un autre monde Or on peut aller plus loin, il ne s’agit pas seulement d’un retour des espèces du monde au monde, mais de la configuration d’un autre monde. Cela dit, la question de la possibilité d’un autre monde se trouve prise dans un nouveau complexe de questions : elle précède immédiatement les articles de la disparition du monde (‘adam al-‘ālam), ses modalités, et la résurrection des corps. Il y a plus : la possibilité d’autres mondes, envisagée jusqu’alors seulement à titre d’hypothèse contrefactuelle, est affirmée de manière catégorique dans Tajrīd al-i‘tiqād (6e Partie : « De la résurrection, de la promesse et de la menace et autres questions connexes ») : Deux choses semblables (mithlayn) ont un même mode d’être (ḥukm wāhid) et la tradition atteste qu’une telle similitude (tamāthul) est possible. 1. Qu’il est possible que [Dieu] crée un autre monde (imkān khalq ‘ālam ākhar). Cela exclut qu’il soit sphérique, qu’il doive y avoir du vide, et que les êtres de même nature soient différents (ikhtilāf al-muttafiqa).
Commentaire d’al-‘Allāma al-Ḥillī :
26. Naṣīr al-dīn Ṭūsī, al-Murāsalāt bayna Ṣadr ud-Dīn-i Qōnawī wa Naṣīr ud-Dīn-i Ṭūsī, p. 122.
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Premièrement, la question est essentielle, car il s’agit du fondement de l’eschatologie : « Sache que la doctrine de la résurrection repose sur cette question, c’est pourquoi il l’expose dès le début du chapitre. » Ce n’est pas rien : la possibilité qu’un autre monde soit créé n’est rien moins que la base de l’eschatologie. Ultimement, donc, les deux questions sont liées qui consistent à savoir si Dieu peut créer un autre monde et si notre monde est fini (dans le temps, puisque dans l’espace, la question est dès longtemps réglée) : il faut que notre monde soit périssable pour qu’un autre soit créable, que notre monde cède la place pour qu’un autre l’occupe. Deuxièmement, on a droit, comme il est courant, à un catalogue d’opinions qui fait état des divergences doctrinales sur cette question : 1. pour les « Anciens », c’est impossible. 2. pour les « hommes de religion », c’est un fait communément accepté : – par un argument rationnel : notre monde est possible ; or deux choses semblables ont les mêmes propriétés ; donc un monde semblable au nôtre est forcément possible. CQFD : il peut exister un autre monde. – par un argument traditionnel : « Celui qui a créé les cieux et la terre ne pourrait-il pas les créer de nouveau ? Mais oui ! Car il est le Créateur qui ne cesse de créer, celui qui sait tout » (36 : 81). Remarques : Ḥillī relate l’opinion des Anciens telle qu’on l’attend. Mais on est étonné de voir qu’il y a comme un consensus des gens de religion sur cette affaire. Où les philosophes modernes (les avicenniens) figurent-ils dans ce tableau ? Précautionneusement contournés par cette dichotomie. Car rappelons-nous qu’Avicenne est fermement aristotélicien sur cette question, il devrait figurer du côté des awā’il plutôt que des milliyūn. Mais est-ce à dire que les avicenniens ne sont donc pas du côté de la religion ? Ensuite, s’il est vrai que le problème de la science divine persiste (« Celui qui sait tout »), il est subordonné à celui de la puissance (« Celui qui a créé les cieux et la terre ne pourrait-il pas les recréer ? »). Cela dit, on peut nuancer le propos : certes, la modalité du possible semble se subordonner à l’attribut divin de la puissance, à l’inverse de ce qu’on observait chez les philosophes, pour qui ce que Dieu peut, c’est ce qui doit être en soi possible. De fait, le premier attribut divin dans la théologie duodécimaine de Ṭūsī est la puissance. Mais dans sa formulation, Ṭūsī ne fait aucunement référence à Dieu : il est seulement possible qu’un autre monde soit créé, imkān khalq ‘ālam ākhar. Cela semble être une possibilité immanente au monde même. Et de fait, quand on suit la démonstration que propose Ḥillī, la possibilité 310
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d’un autre monde relève bien, non pas de la Toute-puissance de Dieu, mais d’un raisonnement basé sur l’identité de propriétés de choses semblables, singulièrement de la modalité de possibilité du monde. Enfin, le problème de Ṭūsī-Ḥillī n’est pas un problème de pluralité des mondes : il suffit qu’il y ait un et seul autre monde pour garantir la possibilité de la résurrection. C’est donc plutôt un problème d’alternative : la possibilité d’un autre monde. Lui-même réductible à un problème d’identité : la possibilité d’un monde semblable (tamāthul). Et Ḥillī de poursuivre : l’énumération des trois impossibilités (la sphéricité, le vide, la différence de natures identiques) serait un moyen indirect (par une allusion, une ishāra) de réfuter l’argument des Anciens contre la possibilité d’autres mondes. Ce sont les raisons pour lesquelles les Anciens rejetteraient la possibilité d’un autre monde, sur la base d’une inférence fausse : si d’autres mondes étaient possibles, alors (i) ils seraient nécessairement sphériques, (ii) il y aurait nécessairement du vide, (iii) des éléments de même nature serait en fait différents. En effet : – (Obj. 1) s’il existait un autre monde et si un monde a par nature une forme sphérique, ce devrait être une sphère. Or, que les deux sphères s’intersectent ou non, il devrait y avoir du vide. – (Obj. 2) s’il existait un autre monde dans lequel il y ait les mêmes éléments que dans le nôtre (feu, air, eau, terre), et si des êtres de même nature ne peuvent avoir des propriétés concomitantes différentes, autrement dit s’ils tendent respectivement vers les lieux propres à ces éléments, alors il doit y avoir une force qui exerce éternellement sa contrainte sur eux. Réponses de Ḥillī : – (Rép. 1) l’autre monde n’est pas nécessairement sphérique. Et à supposer que ce soit le cas, il n’y a pas nécessairement de vide : il est possible que l’autre monde s’imprime dans le volume de certains corps célestes et que la sphère enveloppante les contienne tous deux. – (Rép. 2) il n’y a pas de raison que l’autre monde ne puisse avoir une réalité différente de celui-ci. Et à supposer que ce soit le cas, il n’y a pas de raison que leurs deux lieux différents ne puissent leur être naturels 27.
27. al-‘Allāma al-Ḥillī, Kashf al-murād fī sharḥ Tajrīd al-i‘tiqād, Mu’assasat al-a‘lamī li-l-maṭbū‘āt, Beyrouth 1988, p. 376-377.
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On observe une « régression » du contexte problématique de la question de la possibilité d’un autre monde : on revient à des arguments non plus strictement métaphysiques, mais physiques (la sphère, le vide, les éléments). Ce retour en arrière est étonnant : cela laisse à penser que la possibilité d’un monde de l’au-delà est de même nature que la possibilité d’un même univers physique. On est loin du ressort de l’argument précédent, fondé sur la théorie de la science divine comme connaissance des particuliers sur un mode universel : le monde est, quant à son contenu, un non-être, ou affecté de non-être (ma‘dūm), alors que sa réalité essentielle réside dans sa forme, c’est-à-dire dans l’ensemble de ses relations. Un monde est essentiellement un réseau ou un complexe de relations abstraites : Dieu calcule. Non, ici, retour à la question cosmologique, même si, il est vrai, elle dépend d’un principe métaphysique, à savoir un problème d’identité (imkān al-tamāthul). Il est remarquable que, en dépit du changement radical de ligne argumentative, ce soit un problème qui ne quitte pas Ṭūsī : qu’un autre monde possible soit semblable au nôtre. Aussi la question des mondes possibles a-t-elle profondément à voir avec une sorte de principe de substituabilité des identiques (si l’on accepte de donner à mithl un sens fort, « semblable » non en un sens lâche, mais à la limite « identique » en un sens), tel que les termes substituables ne sont pas deux objets du monde, mais deux mondes. Même dans ce cas, coincidentia substitui sibi possunt. Problème de réplication où les deux termes ne sont pas indiscernables, mais aussi semblables qu’il est possible, puisqu’il faut au moins une différence garantissant que ce même monde soit autre, que l’on parle bien de deux mondes, et non pas en définitive d’un seul et même monde. Songeons à cette expérience de pensée de Leibniz : Voici une autre supposition bien plus convenable. Il se peut que dans un autre lieu de l’univers ou dans un autre temps il se trouve un globe qui ne diffère point sensiblement de ce globe de la terre où nous habitons, et que chacun des hommes qui l’habitent ne diffère point sensiblement de chacun de nous qui lui répond. Ainsi il y a à la fois plus de cent millions de paires de personnes semblables, c'est-à-dire des personnes avec les mêmes apparences et consciences ; et Dieu pourrait transférer les esprits, seuls ou avec leur corps, d’un globe dans l’autre sans qu’ils s’en aperçussent. […] Au reste, parlant de ce qui se peut naturellement, les deux globes semblables et les deux âmes semblables des deux globes ne le demeureraient que pour un temps ; car, puisqu’il
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Esquisse d’un concept de mondes possibles chez Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī y a une diversité individuelle, il faut que cette différence consiste au moins dans les constitutions insensibles qui se doivent développer dans la suite des temps (Nouveaux Essais sur l’entendement humain, II, 27).
Dans ce cas, pour Leibniz, ces deux mondes sont discernables par Dieu et les esprits, en vertu de la considération « [des] intervalles et rapports externes des temps et des lieux, et même [des] constitutions internes, insensibles aux hommes des deux globes ». Si bien que deux hommes ayant la même « conscienciosité », mais appartenant à deux globes différents, seraient bien différents. On conçoit que cette question a dû préoccuper Ṭūsī pour une raison eschatologique : il faut bien que le futur ressuscité soit aussi proche que possible du mort d’aujourd’hui. La substituabilité est à considérer de manière diachronique, non synchronique, « dans la suite des temps », puisqu’à la lettre, un autre monde va remplacer celui-ci. Cela permet pour finir de nous demander si notre auteur conçoit un monde possible au sens d’un possible inactuel et à jamais inactuel, bref comme la conception purement modale d’une manière dont le monde aurait pu être. C’est ce qui semble être le cas lorsqu’il évoque la science divine et les divers scénarios de création. Mais on voit bien qu’ici, le but avoué est d’ouvrir l’espace d’un monde à venir. La question de la possibilité d’autres mondes inactuels semblables à celui-ci prend concrètement la forme de la possibilité de la vie dernière. Le monde possible, ici, est le monde de résurrection, un monde futur. Certes, de même que le monde possible n’est jamais appelé « possible », l’autre monde n’est pas non plus appelé « futur ». Cependant, on voit bien qu’il est destiné à se réaliser, que l’inactuel n’est pas voué à le rester. Il n’en est pas moins vrai que le monde « futur » n’est pas futur au sens où l’est une éclipse, qui est actuellement soit nécessaire, soit impossible. Or, s’il était vrai que la théorie des mondes possibles, dans le contexte eschatologique, pût se rapporter à la doctrine de la puissance divine (premier des attributs divins), on en aurait confirmation : la puissance étant liée au choix (Dieu est premièrement et avant toute chose qādir mukhtār dans la théologie duodécimaine), rien n’est stricto sensu nécessité à être (ījāb), le monde futur à plus forte raison : on aurait alors le cas d’un autre monde possible (imkān khalq ‘ālam akhar), d’une certaine manière « futur », et « purement » possible, au sens où il ne sera nécessaire sous aucun rapport, ni sous celui de l’affirmation, ni sous celui de la négation, c’est-à-dire ni nécessaire stricto sensu, ni impossible, même pas au présent et dans son actualité même. Il deviendra actuel, sans toutefois être nécessaire. Car la puissance se caractérise avant 313
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tout par une espèce de facticité de ce qu’elle produit (ḥudūth) : aussi, de même que c’est la création du monde qui prouve la puissance et le choix divins, de même c’est peut-être la puissance et le choix divins qui justifient la recréation possible d’un autre monde. On peut être tenté de voir un rapprochement entre ces deux faits. Mais Ṭūsī n’en dit pas assez pour qu’on puisse en être sûr. Ainsi, on a vu Naṣīr Ṭūsī transformer la question de la possibilité des mondes. Héritant de la question de la possibilité de la pluralité des mondes, qui est d’ordre cosmologique, c’est-à-dire s’entend comme la possibilité de l’existence d’autres corps célestes, et porte spécifiquement sur l’unité ou la pluralité, il touche du doigt une conception purement modale des mondes possibles, comme autres manières d’être possibles du monde comme il va, à l’occasion de l’explication de la doctrine avicennienne de la science divine et de la question de la connaissance divine des particuliers. L’enjeu n’est plus donc ni cosmologique – ce sont des mondes inactuels – ni numérique : il s’agit moins d’une question d’unité que d’identité. De là, c’est la conception du monde qui change et prend un tour nettement formel. On passe d’un problème de pluralité des mondes à un double problème d’alternatives et d’identité transmondaine. Mais à partir de là, thématisée en eschatologie comme fondement de la doctrine de la résurrection, la question revient à ses présupposés initiaux : le monde futur doit être un monde physique (et pour cause : la résurrection corporelle est un article de foi fondamental), le monde possible n’est plus purement inactuel, il suffit qu’un et un seul monde soit possible enfin. Notablement, la question des alternatives, même si elle se combine bien avec la nouvelle théologie duodécimaine de Ṭūsī, qui est une théologie de la toute-puissance divine, n’est pas directement liée avec la question de la connaissance et de la volonté divines. Apparemment, la question du choix divin et celle des mondes possibles restent déconnectées. Pour cela il aura fallu, quoiqu’en s’appuyant sur lui, s’éloigner d’Avicenne sur au moins trois points fondamentaux. D’abord, de l’affirmation, aussi explicite qu’il est souhaitable, qu’il n’y a pas d’autres mondes possibles – qui a pu être tournée à condition d’avoir une nouvelle conception du « monde ». Ensuite, de l’ontologie ultra-nécessitariste, qui ne laisse pas de place à des alternatives, et rend par avance caduque la conception d’un possible pur, tout possible en soi étant nécessaire par une cause extérieure – là où l’idée d’autres mondes possibles laisse affleurer quelque chose qui n’est, n’en déplaise à tous ceux qui veulent congédier cette notion de l’ontologie musulmane, pas loin 314
Esquisse d’un concept de mondes possibles chez Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī
d’être de la contingence (la possibilité d’être ou de ne pas être ou la possibilité d’être autrement). Enfin, des principes ontologiques ou psychologiques qui ont à voir avec l’eschatologie (ce qui n’est plus ne peut plus être, l’âme survit au corps) – c’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles Ṭūsī ne peut pas adhérer à fond au nécessitarisme intégral d’Avicenne : il y va de la résurrection, or la résurrection est fondée sur le fait qu’il y a au moins un autre monde possible. Et ce renversement s’opère, autant qu’il est possible, sur la base des principes mêmes d’Avicenne : ainsi, en logique, Avicenne tend d’une certaine manière le bâton pour se faire battre en inaugurant une conception purement logique des modalités, qui permet de dégager l’idée d’un « possible pur », ni nécessaire, ni impossible. Cette esquisse de concept de mondes possibles retourne l’avicennisme comme un doigt de gant. Qu’on se figure Leibniz essayant de se débrouiller avec les doctrines de Spinoza, qui ont son assentiment, et pourtant vont contre son sentiment : on prendra la mesure de la différence qui sépare Ṭūsī d’Avicenne. C’est le « monde à l’envers ». Bibliographie al-‘Allāma al-Ḥillī, Kashf al-murād fī sharḥ Tajrīd al-i‘tiqād, Mu’assasat al-a‘lamī li-l-maṭbū‘āt, Beyrouth 1988. al-‘Allāma al-Ḥillī, Kashf al-murād fī sharḥ Tajrīd al-i‘tiqād, Maktabat al-Muṣṭafawī, Qum s. d.. Aristote, Aristotelis De caelo libri quattuor, éd. D. J. Allan, Oxford 1936 (Scriptorum classicorum bibliotheca oxoniensis). Aristote, Traité du ciel, P. Pellegrin, C. Dalimier (éd.), Garnier Flammarion, Paris 2004. Aristote, Traité du ciel suivi du Traité Pseudo-Aristotélicien Du monde, Tricot, J. (éd.), Vrin, Paris 1949 (Bibliothèque des textes philosophiques). Bardout, J.-C., Jullien, V., Cahiers de Philosophie de l’Université de Caen, Les Mondes possibles 42 (2006). Berjak, R., Iqbal, M., « Ibn Sīnā – Al-Bīrūnī’s Correspondence », dans Islam & Science, Center for Islam and Science 1 (2003), p. 91-98, 253-260 ; 2 (2004), p. 57-62, 181-187 ; 3 (2005), p. 57-62, 166-170. Bīrūnī, Abu Rayḥān, Ibn Sīnā, Abū ‘Alī, al-Asʾila wa al-ajwiba, Questions and answers : including the further answers of al-Bīrūnī and al-Maʿṣūmī’s defense of Ibn Sīnā, éd. S. H. Nasr, M. Muḥaqqiq, Anjuman āthār wa mafākhir farhangī (Society for the appreciation of cultural works and dignitaries), 322, Téhéran 1383/2005. Hullmeine, P., « Al-Bīrūnī and Avicenna on the Existence of Void and the Plurality of Worlds », Oriens 47 (2019), p. 114-144. 315
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LE PRÉTENDU SYNCRÉTISME NUṢAYRI-NIZARITE EN SYRIE AU XIIE SIÈCLE : UN MYTHE DE LA RECHERCHE ? Daniel De Smet
Le pillage, par les nuṣayris, de la citadelle nizarite de Maṣyāf en 1809, ouvrit la voie à l’éclosion des études ismaéliennes. En effet, parmi le butin figurait un manuscrit arabe, anonyme et sans titre, qui entra en possession de Jean-Baptiste Rousseau, consul-général de France à Alep, à la fois fervent collectionneur de manuscrits et orientaliste dans ses moments de loisirs. Encouragé et pressé par l’enthousiasme de Sylvestre de Sacy, très impatient de prendre connaissance de ce qui s’avérait être le premier manuscrit ismaélien « authentique » connu en Occident, Rousseau publia en 1811 une étude sur son contenu, suivie l’année d’après, de la traduction annotée de quelques extraits. Il prit soin d’inclure, dans ses deux articles, les corrections et remarques formulées par son illustre maître 1. L’examen du texte amena Rousseau à une conclusion remarquable : « Ces sectaires croient à l’infusion de la divinité qui s’est successivement incarnée, selon eux, dans la personne de plusieurs prophètes, et notamment dans celle d’Ali ; et à la métempsycose, deux dogmes
1. J.-B. Rousseau, « Mémoire sur les Ismaélis et les Nosaïris de Syrie », Annales des voyages de la géographie et de l’histoire 14 (1811), p. 271-303 ; Id., « Extraits d’un livre qui contient la doctrine des Ismaélis », Annales des voyages 18 (1812), p. 222-249. Sur les événements de Maṣyāf en 1809 et la provenance du manuscrit, voir J.-B. Rousseau, « Mémoire », p. 290-291, 303 n. 1 ; Id., « Extraits », p. 223-225 ; J. L. Burckhardt, Travels in Syria and the Holy Land, J. Murray, Londres 1822, p. 151-153 ; F. Daftary, The Ismā‘īlīs. Their History and Doctrines. Second Edition, Cambridge University Press, Cambridge 2007, p. 27. 10.1484/M.BEHE-EB.5.123372
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impies qu’ils ne professaient point originairement, et qu’ils ont probablement empruntés des Nosaïris, leurs voisins » 2. Voici la première attestation de la thèse du syncrétisme nuṣayri-nizarite, qui sera vouée à une longue postérité. Dans les pages qui vont suivre, je tenterai d’en retracer l’histoire et les enjeux, tout en rouvrant le dossier à la lumière des connaissances actuelles de l’histoire doctrinale de l’ismaélisme. Ma conclusion sera qu’il s’agit tout simplement d’un mythe de la recherche. Dans ses notes de bas de page au « Mémoire » de Rousseau, Sylvestre de Sacy relativise les propos de son disciple : l’infusion de la divinité et la métempsycose sont des thèses répandues dans le shi‘isme bien au-delà des limites du nuṣayrisme ; même si les ismaéliens (fatimides) n’admettaient pas ouvertement ces dogmes, « du moins en étaient-ils bien peu éloignés » 3. Le génie du père fondateur de l’islamologie européenne transparaît dans cette remarque perspicace, qui, nous le verrons, sera confirmée par la suite de notre étude. Cela n’empêche que Sylvestre de Sacy se montrait déçu par le manuscrit de Maṣyāf. Il juge son contenu de « beaucoup trop moderne » pour nous donner une idée précise de la doctrine « primitive » des ismaéliens. Il vaut donc mieux, selon lui, se rabattre sur les sources connues à l’époque : les écrits druzes et les témoignages des historiens, en particulier al-Maqrīzī et al-Nuwayrī 4. À l’arrière-plan de cette assertion surprenante figure une conviction qui traverse toute l’œuvre de Sylvestre de Sacy : les doctrines religieuses se corrompent au fil du temps et perdent leur pureté originelle au contact avec d’autres doctrines (le syncrétisme) ou par l’influence subversive des hérésies. Tout en admettant que les traités druzes sont issus d’un mouvement ismaélien dissident, de Sacy les considérait plus proches de l’ismaélisme des origines pour la simple raison qu’ils sont de quelques siècles antérieurs au système nizarite exposé dans le manuscrit de Maṣyāf. Transféré à la Société asiatique de Paris, ce manuscrit a été édité en 1874, avec une traduction française, par Stanislas Guyard 5. Entre-
2. J.-B. Rousseau, « Mémoire », p. 281 ; Id. « Extraits », p. 223 n. 1 : « Ceux qui auront lu attentivement ma Notice sur les Ismaélis concevront facilement que cette doctrine, à quelques modifications près, est la même que celle des Nosaïris qui, bien qu’ennemis naturels de ces Ismaélis, leur ressemblent beaucoup sous le rapport de l’idiome, du costume, et je puis même dire, des habitudes sociales ». 3. J.-B. Rousseau, « Mémoire », p. 281, n. 1. 4. Ibid., p. 272-273, n. 3. 5. S. Guyard, « Fragments relatifs à la doctrine des Ismaélîs », Notices et extraits des
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temps, un autre manuscrit nizarite avait été découvert près d’Alep par Joseph Catafago, dragoman du consul-général de Prusse en Syrie, un certain Von Wildenbruch, qui l’offrit au missionnaire américain Henry De Forest. Il s’agit d’un texte doctrinal anonyme et sans titre. De Forest reçut un second manuscrit du consul-général (provenant lui aussi de Catafago ?) : une Risāla fragmentaire rapportant une conversation du cinquième imam shi‘ite Muḥammad al-Bāqir avec un disciple nommé Khālid b. Zayd al-Ju‘fī 6. Le missionnaire légua ses manuscrits à l’American Oriental Society, qui chargea Edward Salisbury de les traduire en anglais 7. Enfin, dans une lettre écrite à Beyrouth le 19 août 1848 et adressée à la Société asiatique, Catafago dit avoir reçu récemment un manuscrit ismaélien relatant les miracles de Rāshid al-Dīn Sinān (m. 589/1193), le « Vieux de la montagne » : Faṣl min al-lafẓ al-sharīf, compilé par le dā‘ī Abū Firās al-Maynaqī (m. 937/1530 ou 947/1540). Stanislas Guyard se chargea par la suite d’éditer et de traduire ce manuscrit 8. Ainsi, en l’espace d’un demi-siècle, s’était constitué un corpus de
manuscrits de la Bibliothèque nationale et autres bibliothèques 22 (1874), p. 177-428 ; paru séparément sous le même titre, Imprimerie nationale, Paris 1874. Toutes nos références à cet ouvrage suivront la pagination des Notices et extraits. 6. Selon H. Halm, « Das “Buch der Schatten”. Die Mufaḍḍal-Tradition der Ġulāt und die Ursprünge des Nuṣairiertums (I) », Der Islam 55 (1978), p. 264, il s’agirait en fait de Jābir b. Yazīd al-Ju‘fī, disciple d’al-Bāqir et figure éminente de la « tradition d’al-Mufaḍḍal » ; sur lui, voir Ibid. (II), Der Islam 58 (1981), p. 29-35. Toutefois, le nom de Khālid b. Zayd al-Ju‘fī apparaît également chez l’auteur ṭayyibite Idrīs ‘Imād al-Dīn (m. 872/1468), Kitāb Zahr al-ma‘ānī, éd. M. Ghālib, al-Mu’assasa al-jāmi‘iyya lildirāsāt wa-l-nashr wa-l-tawzī‘, Beyrouth 1991, p. 179. 7. E. Salisbury, « Translation of Two Unpublished Arabic Documents Relating to the Doctrine of the Ismâ’ilis and Other Bâtinian Sects », Journal of the American Oriental Society 2 (1851), p. 257-324 (sur la provenance du manuscrit, voir p. 262-263 ; la traduction du traité nizarite commence à la p. 299, la première partie de l’article comprenant la traduction d’un traité de polémique anti-ismaélienne, acquis lui aussi par De Forest) ; Id., « Translation of an Unpublished Arabic Risâleh by Khâlid Ibn Zeid El-Ju’fy », Journal of the American Oriental Society 3 (1852), p. 167-193. Le texte arabe de ces deux écrits nizarites n’a, à ma connaissance du moins, jamais été publié et j’ignore ce qu’est devenu le manuscrit. Les traductions de Salisbury sont malheureusement imprécises et il n’est pas toujours facile d’identifier les termes arabes qui figuraient dans l’original. 8. « Lettre de M. Catafago », Journal asiatique 4/12 (1848), p. 485-493 ; S. Guyard, « Un grand maître des Assassins au temps de Saladin », Journal asiatique 7/9 (1877), p. 324-489 (la traduction y figure p. 387-450, l’édition du texte arabe p. 452-489).
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textes nizarites syriens de langue arabe, susceptible de révéler la doctrine de cette redoutable secte des « Assassins », sur laquelle les historiens avaient tant disserté sans être capables d’en percer les secrets 9. Guyard s’était aperçu que les doctrines nizarites ne concordaient pas avec ce qu’il connaissait de l’ismaélisme fatimide, principalement par l’intermédiaire d’al-Maqrīzī et d’al- Shahrastānī, aucun texte fatimide n’étant disponible à l’époque. Il en conclut que l’ismaélisme nizarite avait été perverti par Rāshid al-Dīn Sinān sous l’influence du nuṣayrisme, allant même jusqu’à imaginer que le « Vieux de la montagne » pourrait être un ancien nuṣayri converti à l’ismaélisme 10. Cette thèse du syncrétisme nuṣayri-nizarite fut adoptée par René Dussaud, le pionnier des études nuṣayries, qui la formula sous une forme toute particulière. Selon lui, les nuṣayris sont un peuple qui, à l’instar des fameux Sabéens de Ḥarrān, était resté païen jusqu’en pleine époque islamique, où ils furent convertis par des missionnaires ismaéliens. « Passant directement du paganisme à l’ismaélisme », les nuṣayris n’hésitèrent pas à transformer leur nouvelle religion en y intégrant des croyances issues de leur passé païen. Le nuṣayrisme devient alors une perversion de l’ismaélisme, qui sera à son tour perverti par Rāshid al-Dīn et les siens, lorsque ceux-ci y introduisent des concepts nuṣayris étrangers à la doctrine ismaélienne originelle 11. La découverte d’une vaste littérature ismaélienne dans les bibliothèques nizarites et ṭayyibites de l’Inde, notamment grâce aux travaux de Wladimir Ivanow 12, et le discrédit dans lequel tombait progressivement la « légende des Assassins » en partie en réaction contre les livres 9. Les principales sources arabes, persanes et latines connues à l’époque sur les nizarites de Syrie avaient été réunies par C. Defrémery, « Nouvelles recherches sur les Ismaéliens ou Bathiniens de Syrie, plus connus sous le nom d’Assassins, et principalement sur leurs rapports avec les états chrétiens d’Orient », Journal asiatique 5/3 (1854), p. 373-421 ; 5/5 (1855), p. 5-76. 10. S. Guyard, « Un grand maître », p. 355 : « Râschid al-dîn avait donc sucé le lait de l’hérésie et vraisemblablement sa religion première était la religion noṣairie. Ainsi s’expliquent les altérations qu’il fit subir dans la suite aux dogmes ismaéliens et dans lesquelles on ne peut méconnaître une influence noṣairie ». Nous savons maintenant que Rāshid al-Dīn est issu d’une famille shi‘ite duodécimaine originaire des environs de Baṣra ; voir F. Daftary, The Ismā‘īlīs, p. 367. 11. R. Dussaud, Histoire et religion des Noṣairís, Émile Bouillon, Paris 1900, p. 43, 45, 51, 54, 104, 127, 157 ; Id., « Influence de la religion noṣairî sur la doctrine de Râchid ad-Dîn Sinân », Journal asiatique 9/16 (1900), p. 61-69. 12. W. Ivanow, A Guide to Ismaili Literature, Royal Asiatic Society, Londres 1933 ; Id., Ismaili Literature. A Bibliographical Survey, Ismaili Society, Téhéran 1963.
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de Bernard Lewis et Marshall Hodgson aux titres provocateurs 13, ont fait que notre corpus de textes nizarites syriens, inclus dans des publications qui eux aussi respirent l’atmosphère des « Assassins » et du « Vieux de la montagne », a été boudé depuis la seconde moitié du xxe siècle. Heinz Halm, une des figures les plus marquantes de ce renouveau des études ismaéliennes, a même émis un jugement très sévère à leur égard. Selon Halm, et contrairement à ce qu’affirment plusieurs sources hérésiographiques, l’ismaélisme ne serait pas issu des milieux ghulāt khaṭṭābites de Kūfa, dont le nuṣayrisme est l’héritier direct. Au contraire, l’ismaélisme représenterait une tradition shi‘ite différente et indépendante, créée de toutes pièces par des propagandistes venus d’Iran, qui auraient introduit dans un mythe gnostique préexistant (« eine gnostische Kunstmythos »), mais dont l’origine reste obscure, des thèses et des termes empruntés au néoplatonisme arabe. La présence de doctrines partagées avec les mouvements ghulāt, dont celui des nuṣayris, dans certains textes ismaéliens, comme le Kitāb al-Kashf attribué à Ja‘far b. Manṣūr al-Yaman, ou la littérature ṭayyibite du Yémen et nizarite de Syrie, est dès lors qualifiée comme un phénomène secondaire dû au syncrétisme. La thèse du syncrétisme nuṣayri-nizarite, dont nous avons vu qu’elle remonte jusqu’à Jean-Baptiste Rousseau, est ainsi réhabilitée. Les textes publiés par Guyard et ceux traduits par Salisbury reçoivent le label de « Mischtraktate », « typisch ismailitisch-nuṣairische Mischprodukte » qui ne font pas le poids contre la multitude des « rein ismailitischen Texte ». D’où le verdict final : « Für den Ganze der ismailitischen Lehre, vor allem jedoch für deren Genese, sind sie ohne Bedeutung » 14.
13. M. Hodgson, The Order of Assassins. The Struggle of the Early Nizārī Ismā‘īlīs against the Islamic World, Mouton, La Haye 1955 ; B. Lewis, The Assassins : A Radical Sect in Islam, Wiedenfeld and Nicholson, Londres 1967 ; trad. fr. A. Pélissier, Les Assassins. Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval, Berger-Levrault, Paris 1982. Ces ouvrages furent mal accueillis par Wladimir Ivanow, comme en témoigne sa correspondance avec Henry Corbin : S. Schmidtke (éd.), Correspondance Corbin-Ivanow. Lettres échangées entre Henry Corbin et Vladimir Ivanow de 1947 à 1966, Peeters, Louvain 1999 (index s.v. Hodgson et Lewis). Corbin à son tour récusa l’emploi du nom « Assassins » pour désigner les ismaéliens nizarites : H. Corbin, « Huitième centenaire d’Alamût », Mercure de France (févr. 1965), p. 285-304. Enfin, Daftary donna le coup de grâce : F. Daftary, The Assassin Legends. Myths of the Isma‘ilis, I. B. Tauris, Londres 1994 ; trad. fr. Z. Rajan-Badouraly, Légende des Assassins. Mythes des Ismaéliens, Vrin, Paris 2007. 14. H. Halm, Kosmologie und Heilslehre der frühen Ismā‘īlīya. Eine Studie zur
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Curieusement, Halm ne prend pas en considération la littérature nizarite de langue persane, qui s’est développée en Iran (notamment à Alamūt), à mille lieues des centres nuṣayris, et dont l’étude, depuis les travaux pionniers d’Ivanow, a connu un bel essor, notamment grâce à Jalal Badakhchani et Christian Jambet. Moins fortuné a été le sort des écrits nizarites syriens en arabe, auxquels peu de chercheurs récents se sont intéressés, à l’exception toutefois d’Yves Marquet 15. Pourtant, le corpus des textes s’est sensiblement élargi par l’infatigable labeur d’‘Ārif Tāmir, le savant de Salamiyya, dont les nombreuses éditions sont malheureusement peu fiables 16. De surcroît, les écrits nizarites arabes semblent avoir subi des altérations au cours de leur transmission 17, ce qui ne facilite en rien leur étude, d’autant plus que les manuscrits accessibles aux chercheurs sont très rares, les bibliothèques ismaéliennes de Syrie (si elles n’ont pas été détruites par les événements récents) restant fermées aux profanes. Dans les pages qui vont suivre, je me propose de revisiter l’ancienne thèse du syncrétisme nuṣayri-nizarite, en me concentrant sur les trois thèmes majeurs qui seraient le produit de ce syncrétisme : (1) la divinisation de l’imam ou de son représentant, qui prend les devants sur le prophète ; (2) la pentade divine et (3) la réincarnation. Je me baserai principalement sur les textes connus au xixe siècle (ceux de Guyard et
islamischen Gnosis, Franz Steiner, Wiesbaden 1978, p. 142-168, en particulier p. 164167 ; Id., « Das “Buch der Schatten” » (I), p. 263-265 (« Nuṣairisch-ismailitischer Synkretismus »). Tout comme l’avait fait Guyard bien avant lui, Halm envisage la possibilité (p. 263) que Rāshid al-Dīn serait d’origine isḥāqi ou nuṣayri. 15. Y. Marquet, Poésie ésotérique ismaïlienne. La Tā’iyya de ‘Āmir b. ‘Āmir al-Baṣrī, Maisonneuve & Larose, Paris 1985 ; Id., Abû Firâs al-Maynaqî. L’Épître des sept degrés, Albouraq, Beyrouth 2002 ; Id., « Grades et heptades d’imams dans la Risāla Kāfiya, traité ismaélien nizarite du 8e/14e siècle », Journal asiatique 273 (1985), p. 139-160. 16. On les trouvera répertoriées dans I. Poonawala, Biobibliography of Ismā‘īlī Literature, Undena Publications, Malibu 1977, p. 287-297 ; F. Daftary, Ismaili Literature. A Bibliography of Sources and Studies, I. B. Tauris, Londres – New York 2004. Le cas de la Risāla al-mudhhiba attribuée au Qāḍī al-Nu‘mān et qui n’a été transmise que par les nizarites de Syrie, montre que Tāmir n’hésitait pas à manipuler les textes qu’il éditait ; voir D. De Smet, « The Risāla al-Mudhhiba Attributed to al-Qāḍī al-Nu‘mān : Important Evidence for the Adoption of Neoplatonism by Fatimid Ismailism at the Time of al-Mu‘izz ? », dans O. Alí-de-Unzaga (éd.), Fortresses of the Intellect. Ismaili and Other Islamic Studies in Honour of Farhad Daftary, I. B. Tauris, Londres – New York 2011, p. 309-315. 17. Voir le « tripatouillage vraiment stupéfiant » qu’aurait subi un texte d’al-Maynaqī selon Y. Marquet, Abū Firās, p. 25.
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de Salisbury) 18, car c’est à partir d’eux que la thèse du syncrétisme a été formulée. Nous verrons que la doctrine qu’ils véhiculent ne présente que peu de ressemblances avec le nuṣayrisme, mais se rattache aux thèses enseignées à Alamūt, tout en ayant des particularités rapprochant le nizarisme syrien du ṭayyibisme yéménite. « Je suis celui qui régit le monde, le maître du Commandement et de la Volonté » (anā al-mudabbir walī al-amr wa-l-irāda) Cette courte phrase est tirée de la « noble parole » (al-lafẓ al-sharīf) de Rāshid al-Dīn Sinān, une sorte de sermon dans lequel le chef nizarite révèle sa divinité à ses disciples 19. En voici les passages les plus significatifs : [Après que Rāshid al-Dīn se soit occulté au monde à deux reprises] La terre s’écria et les cieux s’agitèrent, en implorant : « Ô Créateur des créateurs (bārī al-barāyā), ô Miséricordieux ! ». Alors, je me suis manifesté comme Adam, tandis que la mission (da‘wa) était [représentée par] Ève […]. Le cycle d’Adam et sa mission passèrent et sa Preuve (ḥujja) expira, par clémence de notre part envers les créatures. Puis, je me suis manifesté dans le cycle de Noé et les créatures furent submergées pendant ma mission. Par ma clémence et ma bienveillance ceux qui ont cru en ma science furent sauvés, alors que les créatures qui avaient renié ma Preuve périrent. Puis, je me suis manifesté dans le cycle d’Abraham […]. J’ai percé le bateau, tué le jeune homme et élevé le mur 20, le mur de la mission. Par ma bienveillance et ma clémence furent sauvés ceux qui ont cru en ma mission. Puis, je me suis adressé à Moïse en un discours apparent et non voilé. J’étais Aaron, la porte (bāb) pour celui qui s’interroge (sā’il). Puis, je me suis manifesté comme le Seigneur Messie et j’ai effacé avec ma main bénie les péchés 18. Ces textes seront désignés par les sigles suivants : S1 (le texte nizarite traduit par Salisbury dans JAOS 2 [1851]) ; S2 (la conversation entre al-Bāqir et al-Ju‘fī traduite pas Salisbury dans JAOS 3 [1852]) ; G1 (le manuscrit arabe publié par Guyard dans « Fragments ») et G2 (le manuscrit arabe des anecdotes sur Rāshid al-Dīn Sinān publié par Guyard dans JA 7/9 [1877]). 19. G1, p. 194. Notons que G2 porte le même titre de Lafẓ al-sharīf, bien qu’il ne s’agisse pas d’un discours, mais plutôt d’une collection de récits légendaires sur la vie de Rāshid al-Dīn. 20. Allusion à l’histoire racontée dans Cor. 18:65-82. La tradition islamique identifie le sage qui fut l’auteur de ces trois exploits avec al-Khiḍr ; voir M. Bjerregaard Mortensen, « Sourate 18 », dans M. A. Amir-Moezzi et G. Dye (éd.), Le Coran des historiens, vol. 2a, Le Cerf, Paris 2019, p. 715-721.
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Daniel De Smet de mes enfants. Le premier disciple qui se présenta à moi fut Jean Baptiste (Yūḥanā al-Ma‘mūdānī), tandis qu’en apparence (bi l-ẓāhir) j’étais Simon. Puis, je me suis manifesté comme ‘Alī à l’époque (al-zamān), et je me suis caché par Muhammad, tandis que celui qui énonça ma connaissance fut Salmān. Puis s’éleva Abū Dharr, celui qui parmi les enfants de la vieille mission (al-da‘wa al-qadīma) [prépara] réellement l’avènement du Résurrecteur de la résurrection, présent et existant. Mais la religion n’a pas été achevée pour vous avant que je ne me sois manifesté à vous comme Rāshid al-Dīn. M’a reconnu celui qui m’a reconnu et m’a renié celui qui m’a renié. La vérité se déploie et ceux qui l’attestent progressent en chaque cycle et époque. Je suis le maître de la génération […], je suis le témoin et le surveillant, le patron de la clémence au commencement et à la fin. Que la transformation des formes (taqallub al-ṣuwar) ne vous induise pas en erreur, de sorte que vous diriez : « Un tel est passé, un tel est venu ». Je vous dis que tous les visages (wujūh) ne forment qu’un seul visage aussi longtemps que le Maître de l’existence (ṣāḥib al-wujūd) sera dans l’existence, présent, existant […]. Je suis celui qui régit le monde, le maître du Commandement et de la Volonté. Celui qui me connaît intérieurement (bāṭinan) adhère à la vérité, mais la connaissance de moi n’est pas parfaite sans [la connaissance] de ce que je dis. Mon serviteur, obéis-moi et connais-moi d’une connaissance vraie. Je te rendrai vivant comme moi et tu ne mourras plus ; je te rendrai riche et tu ne seras plus pauvre ; je te rendrai puissant et tu ne seras plus humble. Écoutez et priez, afin que vous en tiriez le bénéfice. Je suis celui qui est présent (al-ḥāḍir) et vous êtes présents par ma présence. Je suis le proche (al-qarīb) qui ne s’occulte pas. Si je vous punis, c’est par ma justice ; si je vous pardonne, c’est par ma générosité et ma grâce. Je suis le maître de la miséricorde, le patron du pardon, la vérité manifeste 21.
Cette oraison relève du genre des « sermons des imams », dans lesquels ceux-ci proclament ouvertement leur divinité. Citons comme exemple un sermon du 5e imam Muḥammad al-Bāqir, auquel le fameux transmetteur Jābir b. Yazīd al-Ju‘fī, mort à Kūfa vers 128/745, prétend avoir assisté : Nous sommes les faces du Miséricordieux, les maisons du Juge (al-dayyān), les langues du Seigneur le plus éternel, ses aspects cachés (ghuyūbihi) dans tout ce qui est manifeste […]. Je suis la cause des
21. G1, p. 17-19.
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Le prétendu syncrétisme nuṣayri-nizarite en Syrie au xiie siècle causes (‘illat al-‘ilal), la face cachée de l’éternité, celui qui n’a pas de semblable. Je suis le tout du tout (kull al-kull) ; c’est moi qui ai créé la lumière […]. Je suis l’élevé, le grand… 22.
Certes, cette tradition est transmise dans un traité nuṣayri. Cela n’empêche que des prêches du même type sont très répandus dans l’ensemble de la littérature shi‘ite, aussi bien imamite qu’ismaélienne. Mohammad Ali Amir-Moezzi en a retracé l’histoire dans la tradition imamite duodécimaine, mettant en lumière une continuité qui se prolonge en Iran jusqu’au xixe siècle. Ainsi, Ja‘far Kashfī (m. 1850) rapporte un prône de ‘Alī dans lequel celui-ci aurait déclaré du haut de la chaire de la mosquée de Kūfa : Je suis la face de Dieu, je suis l’œil de Dieu, je suis la main de Dieu, je suis la langue de Dieu, je suis la lumière de Dieu […]. Je suis celui qui manifeste la puissance sur terre […]. Je suis le maître de la première création […]. Je suis celui qui régit (mudabbir) le monde […]. Je suis le maître des étoiles et celui qui les régit sous le commandement de mon Seigneur (bi-amr rabbī) […]. Je suis le créateur et le créé (anā al-khāliq wa-l-makhlūq), […] 23.
Mais c’est surtout dans la littérature nizarite de langue persane que le genre fleurit, en rapport direct avec la proclamation publique de la divinité de l’imam lors de la Grande Résurrection à Alamūt en 1164. En témoigne ce célèbre passage du Rawḍat al-taslīm de Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī (m. 672/1274), que nous citons dans la belle traduction de Christian Jambet : Dieu l’a [i.e. l’Imām] revêtu de l’habit de Sa propre unité et lui a octroyé Sa propre surexistence éternelle. Il lui a fait don d’un attribut d’entre Ses propres Noms et Attributs, afin qu’il en opère la manifestation et que les lumières de ce Nom, les effets de cet Attribut deviennent manifestes par lui. Sa parole est la parole de Dieu, son opération est l’opération de Dieu, son Impératif est l’Impératif de Dieu, son Verbe est le Verbe de Dieu, son jugement est le jugement de Dieu, sa volonté est la volonté de Dieu, sa science est la science de Dieu, sa puissance est
22. R. Strothmann, éd., Esoterische Sonderthemen bei den Nusairi, Akademie Verlag, Berlin 1958, § 10, p. 7 (de la partie arabe) (Abhandlungen der deutschen Akademie der Wissenschaften zu Berlin. Klasse für Sprachen, Literatur und Kunst. Jahrgang 1956, Nr. 4). 23. M. A. Amir-Moezzi, La religion discrète. Croyances et pratiques spirituelles dans l’islam shi‘ite, Vrin, Paris 2006, p. 105-107 ; translittération du texte arabe p. 108, n. 93.
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Daniel De Smet la puissance de Dieu, sa face est la face de Dieu, sa main est la main de Dieu, son audition est l’audition de Dieu, sa vue est la vue de Dieu. Pour lui il est juste de dire : « Nous sommes les Noms de Dieu les plus beaux, Ses Attributs les plus éminents », ce qui veut dire : « Je suis le Nom suprême et l’Attribut suprême de Dieu concrétisé et personnifié ». « J’ai connu Dieu avant que ne fussent créés les cieux et la terre ». « Nous sommes établis par Dieu de sorte que, puisque nous sommes près de Lui, nous sommes Lui ». « Je suis celui qui élève les cieux et je suis celui qui étend la terre, je suis le Premier et je suis le Dernier, l’Apparent et le Caché. Je suis celui qui sait toute chose » 24.
La ressemblance avec le Lafẓ al-sharīf de Rāshid al-Dīn Sinān saute aux yeux, si ce n’est que le texte de Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī se rapporte au supérieur hiérarchique de Rāshid, l’imam nizarite d’Alamūt, Ḥasan II ‘alā dhikrihi al-salām, qui y proclama la Grande Résurrection en 1164 25. En effet, Rāshid al-Dīn n’était probablement qu’un simple dā‘ī, envoyé en Syrie pour y diriger la da‘wa au nom de l’imam résidant à Alamūt. Or, le Lafẓ al-sharīf laisse entendre qu’il se faisait passer luimême pour l’imam, voire pour le Résurrecteur, ce qui expliquerait sans doute la brouille, signalée par plusieurs historiens, entre lui et Ḥasan II, qui avait à plusieurs reprises tenté en vain de se débarrasser de son rival 26. Analysons le texte de plus près. L’idée inhérente à ce genre de « sermons des imams » est que la divinité se manifeste à travers l’histoire en des personnes distinctes, qui revêtent des formes différentes, mais dont l’essence est toujours la même. Il s’agit de la « transformation des formes » (taqallub al-ṣuwar) suite à laquelle des « visages » différents apparaissent, masquant tous un seul et même « visage ». Ainsi, Rāshid al-Dīn s’attribue le parcours suivant : il apparaît d’abord sous la forme d’Adam ; dans le cycle de Noé, il se manifeste dans un personnage
24. Naṣīr al-Dīn al-Tūsī, Rawḍat al-taslīm, trad. Ch. Jambet, La convocation d’Alamut, Verdier, Lagrasse 1996, p. 294-295. 25. Ch. Jambet, La grande résurrection d’Alamût. Les formes de la liberté dans le shi’isme ismaélien, Verdier, Lagrasse 1990, p. 35-43 ; M. Hodgson, Order, p. 148-157. 26. F. Daftary, The Ismā‘īlīs, p. 370-371 ; B. Lewis, « Kamāl al-Dīn’s Biography of Rāšid al-Dīn Sinān », Arabica 13 (1966), p. 231, 248-249. Nous ne pouvons exclure la possibilité que le texte reflète la manière dont la personne de Rāshid al-Dīn a été perçue par les nizarites syriens à une date postérieure, alors que lui-même n’aurait jamais tenu de tels propos. Toutefois, les sources historiques nous apprennent que certains de ses partisans le vénéraient de son vivant comme un dieu ; voir B. Lewis, « Kamāl al-Dīn’s Biography », p. 241.
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anonyme ; au cours du cycle d’Abraham, il est le sage dont l’histoire est contée dans Cor. 18:65-82 (mais comme faisant partie de l’histoire de Moïse !) et que la tradition islamique identifie avec al-Khiḍr ; sous Moïse, il prend les traits d’Aaron ; puis, il se manifeste en Jésus, tout en revêtant l’apparence de Simon ; il réapparaît dans ‘Alī, caché par Muhammad et énoncé par Salmān ; enfin, Abū Dharr 27 prépare, dans « l’ancienne da‘wa » l’avènement (dans la « nouvelle mission ») du qā’im al-qiyāma, Rāshid al-Dīn Sinān. Le cycle est clos : en tant que nouvel Adam, Rāshid al-Dīn préside à la Résurrection finale, et se pose ainsi en concurrence directe avec Ḥasan II à Alamūt 28. Les personnages dans lesquels la divinité apparaît ne sont pas des prophètes (à l’exception de Jésus, flanqué par Simon, tandis qu’Adam n’est généralement pas considéré comme un prophète dans l’ismaélisme) 29, mais bien des imams, en particulier ceux que la tradition shi‘ite considère comme les légataires de leurs prophètes respectifs : Aaron, Simon et ‘Alī. Al-Khiḍr, identifié avec Dhu l-Qarnayn (Alexandre le Grand), était dans l’ismaélisme nizarite de langue persane le prototype de l’imām qā’im, l’imam résurrecteur 30. Il s’ensuit que l’imam prend les devants sur le prophète, ce qui est un trait marquant de la « nouvelle mission » ou « ismaélisme réformé » d’Alamūt, pour employer une expression d’Henry Corbin. Le Lafẓ al-sharīf présente Rāshid al-Dīn comme une divinité, porteuse d’attributs et de noms divins que l’islam réserve généralement à Allāh. Pourtant, le texte ne précise pas de quel aspect de la divinité il est la manifestation terrestre. Nous pouvons exclure d’emblée qu’il
27. Salmān et Abū Dharr, Compagnons du Prophète fidèles à ‘Alī, jouent un rôle métahistorique dans les mouvements ghulāt et le nuṣayrisme, mais ce sont des figures emblématiques pour tous les shi‘ites, y compris les ismaéliens. 28. Comparé aux écrits nizarites de langue persane, notre corpus de textes syriens reste discret sur le thème de la Résurrection et de l’abolition de la charia qui en est la conséquence directe. Toutefois, les sources historiques rapportent que Rāshid al-Dīn avait publiquement rompu le jeûne en plein ramadan, marquant ainsi l’abrogation de la loi islamique ; voir B. Lewis, « Kamāl al-Dīn’s Biography », p. 241-242. 29. D. De Smet, « Adam, premier prophète et législateur ? La doctrine chiite des ulū al-‘azm et la controverse sur la pérennité de la šarī‘a », dans M. A. Amir-Moezzi, M. Bar-Asher et S. Hopkins (éd.), Le shī‘isme imāmite quarante ans après. Hommage à Etan Kohlberg, Brepols, Turnhout 2009, p. 187-202. 30. Ḥasan-i Maḥmūd-i Kātib, Haft bāb, éd. et trad. J. Badakhchani, Spiritual Resurrection in Shi‘i Islam. An Early Ismaili Treatise on the Doctrine of Qiyāmat. Foreword by Christian Jambet, I. B. Tauris, Londres – New York 2017, p. 56 (trad.), p. 14-15 (éd.).
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s’agirait de l’incorporation ou de l’« incarnation » du Principe ultime, le Créateur (mubdi‘) inconnaissable et ineffable, qui échappe à toute forme d’entendement et demeure, par conséquent, hors du système. Confondre le prophète ou l’imam avec ce Principe ultime est considéré par tous les courants ismaéliens comme du ghuluww, de l’« exagération », une absurdité impie dont ils accusent, à tort ou à raison, les isḥāqiyya et les nuṣayriyya 31. Dès lors, prophètes et imams sont les « lieux de manifestation » (maẓāhir) d’un principe divin secondaire, c’est-à-dire qui procède de l’Ultime par création ou émanation. Dans la plupart des cas, il s’agit des hypostases plotiniennes : l’Intellect universel ou Devançant (sābiq) et l’Âme universelle ou Suivant (tālī). En fonction de la préséance qu’on accorde à l’un ou l’autre, le prophète manifeste l’Intellect et l’imam l’Âme, ou vice-versa. Toutefois, en examinant le corpus de textes qui est à la base de cet article, nous constatons que le nizarisme syrien semble renouer avec une vieille doctrine ismaélienne, encore défendue par Abū Ya‘qūb al-Sijistānī (m. vers 361/971), mais qui avait été abandonnée par la plupart des auteurs fatimides, suite aux critiques de Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī (m. vers 411/1020). Elle se caractérise par la présence, entre le Principe ultime et l’Intellect universel, d’un intermédiaire portant différents noms : le Commandement (amr), la Volonté (irāda), le Vouloir (Mashī’a) ou la Parole (kalima) 32. Si ces termes se rencontrent fréquemment dans la littérature fatimide et ṭayyibite, ils ne s’y réfèrent plus à une entité précédant l’Intellect, mais à l’Intellect lui-même : une fois prononcé, le Commandement ou le Verbe se confond avec l’Intellect. Or, dans un passage de S1, qui demeure relativement obscur probablement suite à la traduction maladroite de Salisbury, nous apprenons que du Mystère des mystères, le Caché des cachés, dont l’essence échappe à toute sensation et à toute conjecture, procède un seul Commandement, voilé par les lettres kāf et nūn (qui forment ensemble 31. D. De Smet, « Kufr et takfīr dans l’ismaélisme fatimide. Le Kitāb Tanbīh al-hādī de Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī », dans C. Adang et al. (éd.), Accusations of Unbelief in Islam. A Diachronic Perspective on Takfīr, Brill, Leyde – Boston 2016, p. 92-97 ; Id., « The Intellectual Interactions of Yemeni Ṭayyibism with the Early Shi‘i Tradition », dans O. Mir-Kasimov (éd.), Intellectual Interactions in the Islamic World. The Ismaili Thread, I. B. Tauris, Londres 2020, p. 318-320. 32. D. De Smet, « Le verbe-impératif dans le système cosmologique de l’ismaélisme », Revue des sciences philosophiques et théologiques 73 (1989), p. 397-412 ; Id., La Quiétude de l’Intellect. Néoplatonisme et gnose ismaélienne dans l’œuvre de Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī, Peeters, Louvain 1995, p. 120-124.
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l’impératif créateur kun, « sois ! »). Il s’agit de la Parole, de la Volonté ou du Vouloir, qui est porteur de toutes les perfections et puissances et se manifeste par conséquent comme le premier créateur de l’univers. Il produit le Précédant (sābiq) ou Intellect universel, lui aussi muni d’une essence parfaite et divine, ainsi que d’une force créatrice par laquelle il génère le Suivant (tālī) ou Âme universelle 33. Plus loin, il est spécifié que Dieu (Allāh) se réfère à la Parole dont le voile extérieur est l’Énonciateur (nāṭiq) ou Devançant 34. Enfin, la dernière partie de S1, intitulée « La connaissance du rang de l’imam », identifie explicitement l’imam au Commandement et à la Parole. L’imam devient ainsi le créateur du Devançant et du Suivant ; il est « le premier et le dernier, l’apparent et le caché ». Il incombe au disciple de professer son unité (tawḥīd) et d’obéir à ses Énonciateurs 35. Une doctrine analogue se trouve dans un fragment de G1 qui se présente comme une conversation intime avec Dieu (munājāt) attribuée à al-Mu‘izz li-dīn Allāh (m. 365/975). Le calife fatimide, à la fois imam ismaélien, s’y exprime entre autres dans les termes suivants : Mon Dieu […] tu as fait exister tes créatures à partir de moi et tu as fait procéder de moi ton monde dans les essences, les noms et les attributs. Je ne suis ni uni à toi, ni séparé de toi […]. Je suis ta puissance, ta démonstration (burhān), ta volonté (irāda) et ton lieu (makān). En dehors de moi, tu n’as aucun voile (ḥijāb) et comment parvenir à toi sans porte (bāb) ? […] Tu es moi (anta anā) pour autant que j’ai la puissance et la grandeur et que j’ai créé par toi tes amis (awliyā’), instauré tes anges et tes prophètes. […] Mon Dieu, tu as fait apparaître toutes les créatures par moi et tu as créé de moi tous les envoyés et prophètes. Je suis un fils pour toi, alors que tu es mon père ; je proviens de toi comme une émanation (fayḍ). Mon Dieu, je me suis manifesté aux créatures afin qu’elles te connaissent à partir de tes dignitaires (ḥudūd). […]. Je suis le maître de la permanence ; sur moi repose l’essence des Énonciateurs et la parole (nuṭq) est en moi. […] Je te contemple dans tes verbes divins (kalimātika al-ilāhiyya), tes verbes saints […] Tu te manifestes par moi et je me manifeste par toi ; par moi, tu interdis et tu ordonnes. Qui me connaît te dépouille de tout attribut et qui parvient jusqu’à toi par mes dignitaires, te connaît […] 36.
33. S1, p. 299-301. 34. Ibid., p. 311-312. 35. Ibid., p. 321-324. 36. G1, p. 224-227.
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L’imam fatimide al-Mu‘izz est décrit dans ce passage comme la première créature, qui entretient une relation intime avec son Créateur, tout en portant les noms et attributs de ce dernier. Il figure à son tour comme cause de l’émanation des êtres inférieurs, y compris les envoyés, les prophètes et les dignitaires de la da‘wa. Pour autant qu’il crée les prophètes, l’imam est nécessairement supérieur à eux. Il est le lieu dans lequel Dieu manifeste sa Parole et sa Volonté. Bien que le texte ne soit pas explicite, al-Mu‘izz ne semble pas correspondre à l’Intellect universel, comme le pensait Guyard 37, mais plutôt à une entité supérieure, plus proche du Créateur ultime : la Parole ou le Commandement. Il va sans dire qu’une telle exaltation de l’imam-calife fatimide serait impensable dans la littérature ismaélienne « orthodoxe » de l’époque, tout comme le rapport intime entre le Créateur et sa première créature qui en forme l’arrière-plan. Un autre fragment de G1 esquisse une cosmologie qui laisserait perplexe plus d’un auteur fatimide. Y sont distingués trois mondes différents : le monde des sens et de l’imagination, le monde de l’intellect et le monde divin, qui s’élève au-dessus des deux autres pour autant qu’il les produit et les gouverne 38. Il y a donc un niveau de réalité supérieur à l’Intellect universel, un niveau englobant probablement le Créateur ultime et sa manifestation : la Parole ou le Commandement. Un schéma analogue se rencontre dans les textes nizarites persans. Pour Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī la divinité, comprise comme la source ultime de l’existence, est tellement transcendante à l’univers qu’elle ne peut en être la cause ; n’étant pas cause, elle ne peut produire un effet. Elle s’élève au-delà de l’existence et de la non-existence, de la temporalité et de l’éternité, de la nécessité et de la contingence ; aucun attribut d’essence ou de relation ne lui est applicable. Inconnaissable et ineffable en soi, Dieu se manifeste par son Impératif (amr) ou Parole (kalima), qui agit comme première cause et reçoit toutes les qualifications de perfection et de complétude précédemment niées de l’essence divine. En d’autres termes, la Parole divine est le Dieu révélé, la divinité dont parlent les textes révélés. En sa qualité de première cause, la Parole produit le premier Intellect, puis par l’intermédiaire de ce dernier, l’Âme
37. S. Guyard, « Fragments », p. 350. 38. G1, p. 360. Dans le système fatimide, l’Instaurateur transcendant instaure l’Intellect, qui en tant que premier être créé se situe au sommet du monde intelligible ; il est « la première limite » au-delà de laquelle il n’y a plus « rien », aucune « réalité », si ce n’est la présence inconnue et imperceptible de l’Instaurateur qui demeure à l’extérieur de l’univers ; voir D. De Smet, Quiétude, p. 190-191.
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universelle. Parfait en son essence et en son acte, l’Intellect régit le monde intelligible, tandis que l’Âme, imparfaite par rapport à l’Intellect, gouverne et anime le monde sensible 39. Chaque membre de cette triade Parole - Intellect - Âme a son lieu de manifestation (maẓhar) sur terre, à savoir respectivement l’imam, sa preuve (ḥujja) et son prophète. Al-Ṭūsī ne pourrait être plus clair à cet égard : La Parole élevée, le premier Intellect et l’Âme universelle ont chacun un lieu de manifestation en ce monde. Le lieu de manifestation de la Parole élevée est l’imam qui se situe au-delà de la représentation et de l’imagination (taṣawwur wa taṣwīr) et s’élève au-dessus de la description (waṣf) et de la négation [des attributs] (tanzīh). Le lieu de manifestation du premier Intellect est la preuve (ḥujja) suprême de l’imam qui donne forme à la perfection. Le lieu de manifestation de l’Âme universelle est le prophète qui au début du cycle donne aux âmes l’aptitude à recevoir cette forme, qui est la perfection ultime 40.
Cette triade est typifiée dans les personnes pré-existentielles de ‘Alī, Salmān et Muhammad. Salmān correspond, en sa qualité de ḥujja de l’imam, à l’Intellect agent des philosophes et à Gabriel, l’ange de la révélation. Dès lors, il est supérieur au prophète, pour autant que celui-ci ne fait que recevoir l’enseignement de Salmān 41. Nous avons rencontré cette même triade dans le Lafẓ al-sharīf, où Rāshid al-Dīn déclare : « Je me suis manifesté comme ‘Alī et je me suis caché par Muhammad, tandis que celui qui énonça ma connaissance fut Salmān ». Or, c’est précisément la présence de cette triade dans les textes nizarites de Syrie qui a été invoquée comme un argument en faveur de la thèse du syncrétisme nizarite-nuṣayri 42. En effet, la théologie nuṣayrie repose entièrement sur la triade ‘Alī Muhammad - Salmān, mais celle-ci y est formulée d’une façon qui diffère sensiblement de l’ismaélisme nizarite. Outre le fait que Salmān est
39. Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī, Sayr wa sulūk, éd. et trad. J. Badakhchani, Contemplation and Action. The Spiritual Autobiography of a Muslim Scholar, I. B. Tauris, Londres – New York 1999, § 24-27, 30, p. 35-37, 39 ; Id., Rawḍat al-taslīm, éd. J. Badakhchani, Mīrāth-e maktūb, Téhéran 2014, p. 8-20 ; Ch. Jambet, Convocation, p. 129-146. 40. Al-Ṭūsī, Rawḍat, § 330, p. 95 ; Ch. Jambet, Convocation, p. 282. 41. Al-Ṭūsī, Rawḍat, § 381-384, p. 111-113 ; Ch. Jambet, Convocation, p. 311-313 ; cf. ibid., p. 317 n. 13-14 ; p. 319 n. 20. 42. Ainsi R. Dussaud, Religion, p. 157-158 ; Id., « Influence », p. 68 ; H. Halm, Kosmologie, p. 153 (Salmān ne jouerait aucun rôle dans la littérature ismaélienne).
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généralement subordonné à Muhammad, la triade nuṣayrie articule les trois aspects de la divinité autour des notions de « Sens » (ma‘nā = ‘Alī), de « Nom » (ism = Muhammad) et de « Porte » (bāb = Salmān) 43. G1 contient un passage qui pourrait être lu comme une attaque contre cette conception nuṣayrie de la divinité : On dit : Celui qui vénère le Nom est infidèle (kafara) et celui qui vénère le Nom et le Sens est associationniste (ashraka : “il accorde à Dieu des associés”). La connaissance de cela n’est atteinte que par un ange rapproché, un prophète envoyé ou un croyant dont Dieu a mis le cœur à l’épreuve quant à la foi 44.
Une variante plus explicite de ce même passage apparaît dans S2, où l’imam Muḥammad al-Bāqir met Khālid b. Zayd al-Ju‘fī sévèrement en garde contre ceux qui vénèrent le ism et le ma‘nā. Voici ses propos, d’après la traduction de Salisbury : And know thou, O Khalid, that the meaning of that is, that whoever worships the Ism, is an unbeliever ; and the Ism is that with which the Sâbiḳ is named, so that one is certainly an unbeliever, inasmuch as he worships that on the ground of its being the Creator, – meaning the Sâbiḳ. And whoever worships the Ism and the Ma‘nâ – meaning the Sâbiḳ and the Tâly –, is a polytheist. But whoever knows that the Amr of the Creator, – let it be exalted ! – made these two Roots, he believes in its unity, and worships it 45.
L’imam indique clairement ce qui, selon lui, pose problème dans la thèse incriminée : le Sens et le Nom y sont injustement identifiés au Principe ultime, alors qu’en réalité il s’agit de deux entités créées 43. M. Bar-Asher et A. Kofsky, The Nuṣayrī-‘Alawī Religion. An Inquiry into its Theology and Liturgy, Brill, Leyde – Boston 2002, p. 7-41 ; Y. Friedman, The Nuṣayrī‘Alawīs. An Introduction to the Religion, History and Identity of the Leading Minority in Syria, Brill, Leyde – Boston 2010, p. 73-81. 44. G1, p. 198 ; cf. D. Hollenberg, « Anta anā wa-anā minka (“You are me, and I am from you”) : A Quasi-Nuṣayrī Fragment on the Intellect in the Early Ismā‘īlī Treatise Kitāb Ta’wīl ḥurūf al-mu‘jam », dans J. Lowry et S. Toorawa (éd.), Arabic Humanities, Islamic Thought. Essays in Honor of Everett K. Rowson, Brill, Leyde – Boston 2017, p. 56-57. Tout en reconnaissant la présence d’une terminologie nuṣayrie dans ce qu’il considère comme « a quasi-Nuṣayrī fragment » inclus dans un traité ismaélien, Hollenberg admet ne pas pouvoir expliquer ce passage dans le cadre de la théologie trinitaire du nuṣayrisme. Il n’envisage pas la possibilité qu’il s’agirait en fait d’une polémique ismaélienne anti-nuṣayrie. 45. S2, p. 188.
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par le Commandement, le Amr, du Créateur. Or, pour tout ismaélien, confondre le Créateur avec la créature est synonyme de ghuluww, une hérésie à laquelle s’adonneraient en particulier les nuṣayris 46. Il est intéressant de noter que le texte identifie le Nom avec le Devançant et le Sens avec le Suivant, les deux « racines » ayant été créées par le Commandement. Telle serait la doctrine « véridique » enseignée par l’imam. Nous pouvons conclure de ce qui précède que la présence de la triade ‘Alī - Muhammad - Salmān dans les textes nizarites de Syrie n’est pas le résultat d’un syncrétisme avec le système rival des nuṣayris, puisqu’elle se trouve également dans le nizarisme persan, tel qu’il fut proclamé à Alamūt. Au contraire, toute tentative d’établir un tel syncrétisme, en établissant un rapport avec la triade ma‘nā - ism - bāb des nuṣayris, est explicitement condamnée comme une forme de polythéisme impie. La pentade divine Il ressort des textes analysés jusqu’à présent que l’imam (que ce soit Rāshid al-Dīn ou al-Mu‘izz) occupe le rang suprême du Commandement ou de la Parole, créant successivement le Devançant et le Suivant. La promotion de l’imam vers une position aussi élevée est caractéristique du revirement doctrinal que constitue la « réforme » nizarite. L’identification du Devançant ou Intellect avec la preuve de l’imam et celle du Suivant ou Âme universelle avec son prophète font partie de ce même revirement, étant en rupture avec la tradition ismaélienne antérieure. Il n’est dès lors guère surprenant que des traces d’un système plus conventionnel, mettant en équivalence le Devançant avec le prophète-énonciateur et le Suivant avec l’imam, se retrouvent dans nos sources nizarites syriennes. S2 propose même une sorte de synthèse entre les deux systèmes. Le Commandement est maintenu au rang le plus élevé : à chaque fois que le Coran mentionne Dieu ou le Seigneur, il se réfère en fait au Commandement ou au Verbe, qui, en tant que créature elle-même dépouillée de noms et d’attributs, demeure clairement distinct du Créateur ultime, ineffable et inconnaissable. Le Commandement crée le Devançant (Muhammad, l’Intellect) et le Suivant (‘Alī, l’Âme), les deux Racines qui sont à la fois créées et créatrices. Muhammad génère à son tour les
46. Voir supra.
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êtres spirituels et ‘Alī les êtres corporels, bien qu’une équivalence totale existe entre les deux Racines. Aussi, les quatre-vingt-dix noms divins sont-ils partagés entre le Devançant et le Suivant 47. À plusieurs reprises, l’imam al-Bāqir exhorte Khālid à ne pas professer des doctrines extravagantes au sujet de ‘Alī, allusion possible aux thèses des nuṣayris 48. Dans un certain nombre de cas, le couple Devançant - Suivant est élargi par la triade spécifiquement ismaélienne al-Jadd, al-Fatḥ et al-Khayāl, formant ainsi une pentade de principes divins qui peuplent le monde intelligible 49. Si la fonction habituelle des trois derniers membres consiste à servir d’intermédiaires dans le processus complexe de la révélation prophétique, l’imam al-Bāqir attribue dans S2 un rôle créateur à chaque composante de la pentade. Ainsi, explique-t-il, l’univers est un grand homme (un macranthrope) dont l’intellect a été créé par le Sābiq, l’âme par le Tālī, le cœur par al-Jadd, les sens par al-Fatḥ et la croissance par al-Khayāl 50. Un peu plus tôt dans son entretien avec Khālid al-Ju‘fī, l’imam avait fait une équation, elle aussi inhabituelle, identifiant al-Jadd avec Fāṭima, al-Fatḥ avec al-Ḥasan et al-Khayāl avec al-Ḥusayn 51. Il enchaîne immédiatement en citant un hadith dans lequel le Prophète Muhammad déclare (dans la traduction de Salisbury) : I have derived names for them from some of my names. For I am al-Maḥmūd, and this is Muḥammad ; and I am al-‘Ālī, and this is ‘Alī ; and I am Fāṭim, and this is Fāṭima ; and I am al-Iḥsān, and this is al-Ḥasan ; and I am al-Muḥsin, and this is al-Ḥusayn 52.
47. S2, p. 171-176, 179-184. Ainsi, p. ex., l’imam explique que al-raḥmān est un des noms de ‘Alī, tandis que al-raḥīm est un des noms de Muhammad (S2, p. 169-170). 48. S2, p. 171, 184. 49. S1, p. 312 ; S2, p. 171, 185, 192. Sur la fonction des membres de cette triade, voir D. De Smet, « La fonction noétique de la triade al-Jadd, al-Fatḥ et al-Khayāl. Les fondements de la connaissance prophétique dans l’ismaélisme », dans H. Biesterfeldt et V. Klemm (éd.), Differenz und Dynamik im Islam. Festschrift für Heinz Halm zum 70. Geburtstag, Ergon Verlag, Wurzburg 2012, p. 319-336 ; A. Straface, « The Representation of al-Jadd, al-Fatḥ and al-Khayāl in the Ismaili Literature. Some Examples and Further Remarks », dans M. A. Amir-Moezzi et al., (éd.), L’ésotérisme shi‘ite, ses racines et ses prolongements, Brepols, Turnhout 2016, p. 423-440. 50. S2, p. 192. 51. Ibid., p. 185. Généralement, al-Jadd, al-Fatḥ et al-Khayāl sont considérés comme des noms ésotériques se référant respectivement à Gabriel, Michaël et Séraphiel ; voir D. De Smet, « Fonction noétique », p. 321 ; A. Straface, « Representation », p. 434-436. 52. S2, p. 185 ; cf. ibid., p. 177-178. Cela ne signifie pas pour autant que l’auteur
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L’imam en conclut que tous ces noms se réfèrent au Devançant. Par conséquent, les membres de la pentade portent les noms des cinq ahl al-bayt, qui en tant que principes divins se sont manifestés dans les formes corporelles des personnages connus sous ces noms. Mais en réalité, les cinq ne forment qu’une seule entité : le Devançant ou Intellect universel. Nous reconnaissons ici la doctrine des Mukhammisa, un mouvement ghulāt proche des Khaṭṭābiyya (Kūfa, viiie siècle). Cette doctrine forme le noyau de l’Umm al-kitāb, ouvrage transmis en traduction persane par les ismaéliens nizarites d’Asie Centrale, mais qui exerça aussi une grande influence sur le nuṣayrisme 53. La thèse mukhammisa véhiculée dans S2 serait-elle alors un cas de syncrétisme nuṣayri-nizarite ? On pourrait en effet reconnaître la pentade des Mukhammisa dans la notion nuṣayrie des cinq aytām ou « orphelins », une pentade de principes créateurs qui ont généré le monde 54. Mais, les auteurs nuṣayris ont fait subir à la doctrine originelle une transformation profonde, en ce sens que les cinq « orphelins » ne sont pas identifiés avec les ahl al-bayt et qu’ils sont subordonnés à la triade Ma‘nā - Ism - Bāb. La ressemblance avec S2 est donc très ténue. En revanche, la doctrine mukhammisa apparaît dans le ṭayyibisme yéménite à partir du xiie siècle, avec des références explicites à des traditions issues des milieux khaṭṭābites 55. Tout semble donc indiquer que des éléments issus de ces courants ultra-shi‘ites ont été conservés dans les milieux ismaéliens, où ils remontent à la surface conjointement dans le ṭayyibisme et le nizarisme, dès que le contrôle de l’« orthodoxie » fatimide disparaît et cela sans que les nuṣayris n’y soient pour quelque chose. Si présence des nuṣayris il y a dans nos textes nizarites syriens, elle semble plutôt négative. En effet, l’auteur de S2 mentionne « un certain parti qui prétend que le lieu (manzila) de Fāṭima est une personne de sexe masculin », thèse qu’il qualifie d’erronée 56. Ce « certain parti » pourrait bien être celui des nuṣayris, dont il est bien connu qu’ils masculinisent Fāṭima 57.
masculinise Fāṭima, une thèse qu’il rejette d’ailleurs explicitement, comme nous le verrons sous peu. 53. M. Asatryan, Controversies in Formative Shi‘i Islam. The Ghulat Muslims and their Beliefs, I. B. Tauris, Londres – New York 2017, p. 154-155. 54. Cette question est abordée par Y. Friedman, Nuṣayrī-‘Alawīs, p. 85-87. 55. D. De Smet, « Intellectual Interactions », p. 311-314. 56. S2, p. 176. 57. Y. Friedman, Nuṣayrī-‘Alawīs, p. 135-136.
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G1, pour sa part, cite un hadith mukhammisa qui multiplie les pentades à tous les niveaux. Le Prophète aurait déclaré : « J’ai reçu de cinq ; j’ai donné à cinq ; entre moi et mon Seigneur, il y a cinq ; moi et les gens de ma famille nous sommes cinq ». En voici l’explication : Les cinq de qui le Prophète a reçu sont : le moine Baḥīrā, Maysara, Zayd b. ‘Amr, ‘Amr b. Nufayl et Khadīja bt. Khuwaylid 58. Les cinq auquel il a donné sont : le fondement (asās), le missionnaire (dā‘ī), la preuve (ḥujja), l’imam et le légataire (waṣī). Les cinq qui sont entre lui et Dieu sont : l’Intellect, l’Âme, al-Jadd, al-Fatḥ et al-Khayāl. Quant à sa parole : « moi et les gens de ma maison nous sommes cinq », il s’agit de Muḥammad, ‘Alī, al-Ḥasan, al-Ḥusayn et Fāṭima 59.
Certains de nos textes privilégient une pentade plus « philosophique ». Ainsi, dans S1, la pentade Intellect - Âme - al-Jadd - al-Fatḥ et al-Khayāl, coexiste avec la lignée Intellect - Âme - première Matière (al-hayūlā al-ūlā) - corps absolu - corps et sphères célestes, une succession qui semble inspirée des Ikhwān al-Ṣafā’ 60. Plus problématiques sont les propos attribués à l’imam fatimide al-Mu‘izz dans G1 : Je t’ai expliqué les cinq êtres spirituels supérieurs, les dignitaires (ḥudūd) présents. De ces cinq êtres essentiels nommés, deux sont vivants : l’Esprit (rūḥ) et l’Âme (nafs) ; un est passif : il s’agit de la nature appelée “matière” (hayūlā) parmi les anciens philosophes, avec laquelle sont produits les êtres composés qui tombent sous les sens ; et deux sont ni vivants, ni actifs, ni passifs : le vide (khalā’) et le plein (mala’) 61.
58. Tous auraient, selon la tradition islamique, été parmi les premiers à avoir reconnu la mission de Muhammad. 59. G1, p. 248. 60. S1, p. 300-303 ; cf. G. de Callataÿ, Ikhwan al-Safa’. A Brotherhood of Idealists on the Fringe of Orthodox Islam, Oneworld, Oxford 2005, p. 19-20. La présence des Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ dans la littérature nizarite syrienne mériterait une étude à part entière. On rapporte que Rāshid al-Dīn étudia à Alamūt la philosophie et les Rasā’il (C. Defrémery, « Nouvelles recherches », p. 6 ; B. Lewis, « Kamāl al-Dīn’s Biography », p. 231). Par ailleurs, le ms. arabe 2309 de la BnF, un manuscrit nizarite syrien, s’ouvre avec des extraits tirés des Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ et de la Risāla al-Jāmi‘a ; voir P. Casanova, « Notice sur un manuscrit de la secte des Assassins », Journal asiatique 9/11 (1898), p. 152. 61. G1, p. 220. S. Guyard, « Fragments », p. 332 et ailleurs dans ses commentaires, traduit ces deux derniers termes par « espace » et « temps » ; voir toutefois S. Guyard, « Un grand maître », p. 332 n. 1.
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Outre l’anomalie qui place à la tête de la pentade l’Esprit (faisant doublon avec l’Âme) au lieu de l’Intellect, le passage est un unicum pour autant qu’il inclut le vide et le plein parmi les cinq principes supérieurs du monde intelligible. Il prend une allure suspecte lorsque nous constatons que le même texte apparaît dans le Mufaṣṣal fī sharḥ al-Muḥaṣṣal d’al-Kātibī (m. 657/1276), mais cette fois-ci attribué aux Sabéens de Ḥarrān. Par ailleurs, l’Esprit y est remplacé par Dieu ; au lieu du vide et du plein nous y trouvons le temps et l’espace 62. Nous obtenons ainsi les cinq substances éternelles d’Abū Bakr al-Rāzī, parfois attribuées également à Jābir b. Ḥayyān, aux Sabéens de Ḥarrān et à l’Empédocle arabe 63. Ces mêmes substances réapparaissent dans les récits sur Maymūn al-Qaddāḥ et son entourage, qui auraient créé de toutes pièces la doctrine impie de l’ismaélisme à partir d’éléments empruntés aux philosophes et aux astrologues 64. Dès lors, la plus grande prudence s’impose et il serait téméraire de vouloir tirer des conclusions de ce passage isolé 65. Réincarnation des âmes ignorantes La métempsycose (tanāsukh) a toujours été un sujet délicat dans l’ismaélisme. Rarement affirmée de façon explicite, souvent réfutée dans ses formes les plus extrêmes liées à la théorie du maskh ou réincarnation en des corps animaux, elle est pourtant présente à l’arrière-plan de maint système ismaélien partant de la conviction que l’âme humaine ne peut se détacher de ses attaches corporelles que par l’acquisition de la science salvatrice de l’imam. L’âme ignorante ou impie, celle qui ignore
62. « Les Hernânites (sic) prétendent qu’il y a cinq êtres primitifs dont deux vivants et actifs, un passif, et deux ni vivants, ni actifs, ni passifs. Les deux êtres vivants et actifs sont Dieu et l’Âme […]. Le troisième être primitif est la matière qui est passive […]. Les deux derniers êtres primitifs sont le temps et l’espace » (traduction de Schmölders citée dans D. Chwolsohn, Die Ssabier und der Ssabismus, Akademie der Wissenschaften, Saint-Pétersbourg 1856, II, p. 492). S. Guyard, « Fragments », p. 341, note 18, avait déjà fait ce rapprochement, mais il était persuadé qu’il s’agissait d’une doctrine ismaélienne authentique. 63. D. De Smet, Empedocles Arabus. Une lecture néoplatonicienne tardive, Koninklijke Academie, Bruxelles 1998, p. 114. 64. Ainsi, Ibn al-Nadīm, Kitāb al-Fihrist, éd. G. Flügel, Vogel, Leipzig 1871, p. 188 ; cf. S. Guyard, « Un grand maître », p. 332 n. 1. 65. Dans D. De Smet, « La fonction noétique », p. 323, j’avais suggéré qu’il pourrait s’agir d’une interpolation malveillante, mais alors faite par qui ?
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ou refuse cette science, reste liée à un substrat corporel lui interdisant l’accès au monde intelligible. Elle demeure donc sur terre, obligée de s’unir à un nouveau corps 66. Le fragment 16 de G1 est un texte exceptionnel, en ce sens qu’il exprime cette doctrine de façon très explicite : Dieu Très-Haut a dit : « Ne s’est-il pas écoulé pour l’homme un laps de temps durant lequel il n’était pas quelque chose dont on fasse mention ? » (Cor. 76:1) 67. Sache que l’homme c’est l’âme créée longtemps avant le corps. Lorsque l’âme est apparue avec la forme du corps, elle s’est mise à penser et à connaître, jusqu’à intelliger à partir de lui [le corps] les intelligibles (ma‘qūlāt), c’est-à-dire connaître l’imam de l’époque et du temps. Lorsqu’elle connaît, elle s’élève vers son monde lumineux, comme Dieu Très-Haut l’a dit : « Nous sauverons ensuite ceux qui craignaient Dieu et nous y [dans la Géhenne] laisserons les injustes agenouillés » (Cor. 19:72). L’agenouillement (juthuww) c’est le fait d’y [en enfer] retourner (al-ma‘ād). Aussi longtemps qu’elle ne connaît pas l’imam de l’époque et du temps, [l’âme] retourne dans le monde de la génération et de la corruption, le monde des corps et le lieu des douleurs, jusqu’à ce qu’elle connaisse l’imam de son temps et se soit soumise à son obéissance. Dès qu’elle le connaît, elle se libère, elle est sauvée et elle s’élève. Mais si elle ne le connaît pas, elle ne cesse de revenir, jusqu’à ce qu’elle le connaisse après de longs espaces de temps et de [nombreuses] ères. Un des savants disait à son enfant : « Ô mon fils, cherche à la libérer en un seul temple (haykal) et non dans un second temple » 68.
La connaissance de l’imam est donc une conditio sine qua non pour échapper au cycle des réincarnations successives. Comme mentionné, ce texte fait exception par sa franchise. Un peu moins explicite est le fragment 12 de G1, qui néanmoins se réfère à la même doctrine :
66. Sur les différentes positions défendues par les auteurs fatimides, voir D. De Smet, « La transmigration des âmes. Une notion problématique dans l’ismaélisme d’époque fatimide », dans O. Mir-Kasimov (éd.), Unity in Diversity. Mysticism, Messianism and the Construction of Religious Authority in Islam, Brill, Leyde – Boston 2014, p. 77-110. 67. Pour tous les versets coraniques qui suivent, nous reprenons la traduction de D. Masson. 68. G1, p. 249-250. Le terme haykal désigne l’enveloppe corporelle de l’âme. Il est d’usage fréquent dans l’ismaélisme ṭayyibite.
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Le prétendu syncrétisme nuṣayri-nizarite en Syrie au xiie siècle Sache, ô mon frère, que les âmes répréhensibles ne cessent de revenir dans le monde de la génération et de la corruption, de la croissance et de la décrépitude, jusqu’à ce qu’elles intelligent de là les intelligibles, à savoir la connaissance de l’imam de l’époque et du temps 69.
Plus voilés sont les propos attribués à al-Mu‘izz dans le fragment 4. L’imam fatimide part de Cor. 39:42 : « Dieu accueille les âmes au moment de leur mort ; il reçoit aussi celles qui dorment, sans être mortes. Il retient celles des hommes dont il a décrété la mort. Il renvoie les autres jusqu’à un terme irrévocablement fixé ». L’auteur en développe un ta’wīl compliqué, qui se situe à deux niveaux différents : celui des dignitaires de la da‘wa et celui de l’âme. À l’instar de l’Âme universelle, l’âme individuelle est tiraillée entre les deux extrêmes que sont le monde intelligible et le monde matériel. Par sa faculté rationnelle, l’âme désire s’élever vers l’Intellect, ce qui n’est possible qu’avec l’aide de l’imam et de ses dignitaires. Inversement, la faculté concupiscente s’efforce à maintenir l’âme attachée au corps et à empêcher son ascension. L’âme dépravée, qui dominée par la concupiscence reste fermée à tout enseignement, est incapable de s’élever, même si à certains moments elle le souhaiterait, de sorte qu’elle retourne vers le corps. Nous sommes en présence de la doctrine néoplatonicienne des « deux faces de l’âme », qui n’implique pas nécessairement la métempsycose, bien que, vu le contexte des autres fragments, il s’avère probable que ce soit bien le cas ici 70. Particulièrement intéressant est le fragment 15, qui évoque le maskh ou métamorphose, la réincarnation d’une âme damnée dans un corps animal. S’appuyant sur un hadith attribué à ‘Alī et sur plusieurs versets coraniques (dont Cor. 2:171 : « Sourds, muets, aveugles ; ils ne comprennent rien » et Cor. 7:179 : « Voilà ceux qui sont semblables aux bestiaux, ou plus égarés encore »), l’auteur compare l’homme ignorant, restant sourd à l’enseignement libérateur, à un animal : « Qui n’a pas de science, n’a pas d’intellect ; qui n’a pas d’intellect est un animal avec
69. G1, p. 247. 70. Ibid., p. 218-224. S. Guyard, « Fragments », p. 337, note 10 ; p. 343, notes 27 et 29, y reconnaît en effet une allusion à la réincarnation. Sur les deux faces de l’âme dans le néoplatonisme ismaélien, voir D. De Smet, « La doctrine avicennienne des deux faces de l’âme et ses racines ismaéliennes », Studia Islamica 93 (2001), p. 77-89.
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une forme humaine ». Or, c’est précisément cela, précise-t-il, qu’est le maskh : « Quel maskh est plus fort que l’ignorance, l’opposition, la cécité et l’errance ? Celui qui erre est un animal » 71. La croyance au maskh, répandue dans les mouvements ghulāt, y compris le nuṣayrisme, est généralement rejetée dans l’ismaélisme (la branche ṭayyibite mise à part !) comme une absurdité contraire à la raison 72. L’auteur du fragment 15 s’inscrit dans cette tradition en donnant au maskh une explication purement métaphorique. Bien que ce texte ait été invoqué comme un argument en faveur du syncrétisme nuṣayri-nizarite 73, j’y verrai au contraire une réaction contre les spéculations nuṣayries sur les métamorphoses animales subies par les âmes impies. On pourrait m’objecter un passage de S1 qui mentionne une voie ascendante menant l’âme purifiée de la condition humaine à la condition angélique, et une voie descendante transformant les hommes damnés en animaux aux formes de plus en plus hideuses. Cette déchéance suit les sept degrés de l’enfer, chaque âme s’arrêtant au niveau qui convient à ses crimes, pour y recevoir la punition qu’elle mérite. Pour autant qu’on puisse en juger par la traduction de Salisbury, ce texte semble inspiré du Kitāb al-Shajara, attribué à un dā‘ī carmathe du nom d’Abū Tammām (xe siècle). Cela s’explique sans doute par le fait que cet ouvrage a été intégré dans le Kitāb al-Īḍāḥ du nizarite syrien Abū Firās al-Maynaqī 74. Une fois de plus, nul besoin d’invoquer une quelconque influence nuṣayrie. Autre objection, G2 relate les exploits de Rāshid al-Dīn, parmi lesquels figue la capacité de communiquer avec des âmes humaines réincarnées dans divers animaux : un serpent découvert au milieu de la
71. G1, p. 249. 72. Sur le maskh et autres formes de réincarnation dans les mouvements ghulāt et le nuṣayrisme, voir D. De Smet, « Scarabées, scorpions, cloportes et corps camphrés. Métamorphose, réincarnation et génération spontanée dans l’hétérodoxie chiite », dans A. Vrolijk et J. Hogendijk (éd.), O ye Gentlemen: Arabic Studies on Science and Literary Culture in Honour of Remke Kruk, Brill, Leyde – Boston 2007, p. 39-54 ; M. Bar-Asher et A. Kofsky, The Nuṣayrī-‘Alawī Religion, p. 62-66 ; Y. Friedman, The Nuṣayrī-‘Alawīs, p. 102-107. Pour la critique ismaélienne, voir D. De Smet, « Transmigration », p. 82-93. 73. S. Guyard, « Un grand maître », p. 361 ; R. Dussaud, Histoire, p. 122. 74. D. De Smet, « Isma‘ili-Shi‘i Visions of Hell. From the “Spiritual” Torment of the Fāṭimids to the Ṭayyibī Rock of Sijjīn », dans C. Lange (éd.), Locating Hell in Islamic Traditions, Brill, Leyde – Boston 2016, p. 244-250.
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route raconte son histoire ; un singe qui se reconnaît dans l’effigie d’un roi figurant sur une pièce de monnaie ; un taureau qui s’enfuit d’une boucherie en confiant à Rāshid al-Dīn qu’il a déjà été abattu sept fois en ce même endroit ; une jument qui se plaint de sa métamorphose, ayant été la fille d’un roi 75. Nous sommes ici dans le domaine des contes et des légendes. Des récits analogues semblent avoir circulé dans les montagnes syro-libanaises dans diverses communautés religieuses, dont les nuṣayris et les druzes, bien que la doctrine druze, héritière de l’ismaélisme, rejette la réincarnation animale. Dans le domaine du folklore, tout comme dans celui des pratiques religieuses populaires, il y a eu indéniablement des influences mutuelles entre des groupes partageant un même espace géographique 76. Conclusion Ces éléments folkloriques mis à part, la thèse du syncrétisme nuṣayri-nizarite repose sur peu d’éléments concrets si on se fonde sur le corpus de textes qui en est à l’origine depuis Jean-Baptiste Rousseau au début du xixe siècle. Nous avons vu que le nizarisme syrien partage le revirement doctrinal inauguré à Alamūt : considéré comme le lieu de manifestation de la Parole ou du Commandement divin, l’imam est divinisé et, dès lors, considéré comme supérieur au prophète. La proclamation publique par l’imam de sa propre divinité marque la Grande Résurrection. Or, dans nos textes, l’imam résurrecteur n’est pas Ḥasan II, mais Rāshid al-Dīn Sinān, le chef de la da‘wa nizarite de Syrie, théoriquement soumise à Alamūt. Autre particularité du nizarisme syrien est l’idée que la divinité se déploie en cinq principes éternels. Cette pentade n’a qu’un rapport lointain avec les cinq « orphelins » du nuṣayrisme, mais elle se rattache directement à la doctrine des Mukhammisa, transmise par la dite « tradition d’al-Mufaḍḍal ». Celle-ci est représentée dans nos textes par le membre de la famille al-Ju‘fī qui sert d’interlocuteur à l’imam al-Bāqir dans S2 et par Muḥammad b. Sinān, transmetteur d’un hadith
75. G2, p. 438-441. 76. Des récits du même genre, voire identiques (comme celui du singe et de la pièce de monnaie), ont été recueillis parmi les ismaéliens, les nuṣayris et les druzes de Syrie par l’anthropologue T. Besterman, « The Belief in Rebirth of the Druses and Other Syrian Sects », Folk-Lore 39 (1928), p. 133-148.
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sur l’intellect dans G1 77. Certes, cette « tradition d’al-Mufaḍḍal » a joué un rôle important dans l’élaboration du nuṣayrisme, mais elle apparaît en même temps dans les deux branches rivales de l’ismaélisme (le nizarisme syrien et le ṭayyibisme yéménite), liée à la doctrine mukhammisa des pentades et sans rapport direct avec les nuṣayris (ce qui est évident dans le cas du ṭayyibisme). Il semble donc y avoir eu dans l’ismailisme post-fatimide une résurgence simultanée d’anciennes traditions shi‘ites 78. Pour autant que l’on puisse détecter dans nos textes des allusions au nuṣayrisme, celles-ci prennent des allures polémiques. Ainsi, la vénération du Ma‘nā et du Ism, telle qu’elle est prônée par un « certain groupe », est taxée d’erronée, tout comme la masculinisation de Fāṭima, tandis que la doctrine du maskh est expliquée comme une simple métaphore pour exprimer qu’un homme dépourvu de science n’est qu’un animal dans un corps humain. D’ailleurs, « on sait que les nuṣayris sont les ennemis du Seigneur Rāshid al-Dīn », nous dit G2 79. Qu’aurait-il alors emprunté à leur doctrine ? Par conséquent, il est exagéré de considérer nos textes comme des produits hybrides. Ils ont certes des particularités par lesquelles ils se distinguent des ouvrages nizarites en langue persane, ce qui est dû au fait que le nizarisme syrien a connu un développement autonome, qui s’est encore accru après la chute d’Alamūt. La théorie de la Résurrection y est moins développée, l’antinomisme n’est pas abordé de façon explicite, mais surtout y est intégré tout un fonds de notions shi‘ites anciennes, qui apparaissent en même temps dans le ṭayyibisme, cet autre courant de l’ismaélisme post-fatimide de langue arabe. De plus amples recherches sur les écrits nizarites syriens permettraient d’établir d’autres parallèles avec la doctrine ṭayyibite. Ainsi, Bo Hollenberg a découvert un manuscrit indien ṭayyibite (Ms. arabe 1283 de l’Institute of Ismaili Studies de Londres) contenant des parties de G1 80. Autre fait troublant, signalé au début de notre article (n. 6), Khālid b. Zayd al-Ju‘fī, le héros du texte nizarite S2, dont je n’ai pu tracer l’identité (il s’agirait d’une erreur pour Jābir b. Yazīd al-Ju‘fī selon Halm), est également mentionné par le ṭayyibite Idrīs ‘Imād al-Dīn, ce qui nous
77. G1, p. 246-247. Sur Muḥammad b. Sinān, voir H. Halm, « Das “Buch der Schatten” (I) », p. 236-241. 78. D. De Smet, « Intellectual Interactions », en particulier p. 300-306, 311-314. 79. G2, p. 435. 80. B. Hollenberg, « Anta anā », p. 51-52.
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laisse supposer que les deux courants ont employé des sources communes. Décidément, les frontières doctrinales au sein de l’ismaélisme sont beaucoup plus poreuses qu’on pourrait le croire à première vue. Bibliographie Amir-Moezzi, Mohammad Ali, La religion discrète. Croyances et pratiques spirituelles dans l’islam shi‘ite, Vrin, Paris 2006. Asatryan, Mushegh, Controversies in Formative Shi‘i Islam. The Ghulat Muslims and their Beliefs, I. B. Tauris, Londres – New York 2017. Bar-Asher, Meir et Kofsky, Aryeh, The Nuṣayrī-‘Alawī Religion. An Inquiry into its Theology and Liturgy, Brill, Leyde – Boston 2002. Besterman, Theodore, « The Belief in Rebirth of the Druses and Other Syrian Sects », Folk-Lore 39 (1928), p. 133-148. Bjerregaard Mortensen, Mette, « Sourate 18 », dans Mohammad Ali AmirMoezzi et Guillaume Dye (éd.), Le Coran des historiens, vol. 2a, Le Cerf, Paris 2019, p. 693-731. Burckhardt, John Lewis, Travels in Syria and the Holy Land, John Murray, Londres 1822. Casanova, Paul, « Notice sur un manuscrit de la secte des Assassins », Journal asiatique 9/11 (1898), p. 151-159. Catafago, Joseph, « Lettre de M. Catafago », Journal asiatique 4/12 (1848), p. 485-493. Chwolsohn, Daniel, Die Ssabier und der Ssabismus, Akademie der Wissenschaften, Saint-Pétersbourg 1856. Corbin, Henry, « Huitième centenaire d’Alamût », Mercure de France (févr. 1965), p. 285-304. Daftary, Farhad, The Assassin Legends. Myths of the Isma‘ilis, I. B. Tauris, Londres 1994 ; trad. fr. Zarien Rajan-Badouraly, Légende des Assassins. Mythes des Ismaéliens, Vrin, Paris 2007. Daftary, Farhad, Ismaili Literature. A Bibliography of Sources and Studies, I. B. Tauris, Londres – New York 2004. Daftary, Farhad, The Ismā‘īlīs. Their History and Doctrines. Second Edition, Cambridge University Press, Cambridge 2007. de Callataÿ, Godefroid, Ikhwan al-Safa’. A Brotherhood of Idealists on the Fringe of Orthodox Islam, Oneworld, Oxford 2005. Defrémery, Charles, « Nouvelles recherches sur les Ismaéliens ou Bathiniens de Syrie, plus connus sous le nom d’Assassins, et principalement sur leurs rapports avec les états chrétiens d’Orient », Journal asiatique 5/3 (1854), p. 373-421 ; 5/5 (1855), p. 5-76. De Smet, Daniel, « Le verbe-impératif dans le système cosmologique de l’ismaélisme », Revue des sciences philosophiques et théologiques 73 (1989), p. 397-412. 343
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L’ÉQUIPEMENT ET LA PARURE DES ROIS ACCOMPLIS DE BĀBĀ AFḌAL KĀSHĀNĪ UN SINGULIER MIROIR DES PRINCES PERSAN DE LA PREMIÈRE MOITIÉ DU VIIe/XIIIe SIÈCLE Eve Feuillebois
Afḍal al-dīn Kāshānī, un penseur persan original Afḍal al-dīn Muḥammad b. Ḥusayn Kāshānī, aussi appelé Bābā Afḍal 1, est un philosophe et un poète spécialiste du quatrain. Les dates de sa vie sont incertaines : il serait né entre 582/1186 et 592/1195 et serait mort après 654/1256 ou 664/1265 (Nafīsī), mais certains savants le font disparaître dès 610/1213 (Mīnuvī), ou prolongent au contraire son existence jusqu’au début du xive siècle (Browne). Nous connaissons très peu de choses de sa vie, si ce n’est qu’il fut marié, eut plusieurs enfants et subit une période d’emprisonnement de la part d’un gouverneur local suite à des accusations de sorcellerie. Il naquit et vécut à Maraq, un village de montagne situé à quarante kilomètres au Nord-Ouest de Kāshān ; ce lieu accueille d’ailleurs son tombeau qui demeure une destination de pèlerinage. Certaines sources lui attribuent une proximité (improbable) avec le penseur chiite Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī (m. 672/1274) ou le grand poète Saʿdī de Chiraz (m. 691/1292), auteur du Gulistān et du Bustān 2.
1. Qu’il me soit ici permis de remercier Charles-Henri de Fouchécour qui, durant mon année de licence à la Sorbonne Nouvelle, attira mon attention sur cet auteur et m’en fit pressentir l’importance. Une brève présentation du texte étudié ici figure dans C.-H. de Fouchécour, Moralia. Les notions morales dans la littérature persane du 3e-9e au 7e-13e siècle, Éditions Recherche sur les civilisations, Paris 1986, p. 434-435. 2. Pour sa biographie, voir W. C. Chittick, « BĀBĀ AFŻAL-AL-DĪN », Encyclopaedia Iranica III, Fasc. 3, p. 285-291, consulté en ligne le 17 février 2020, DOI : 10.1484/M.BEHE-EB.5.123373
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Les quatrains de Bābā Afḍal, peu originaux mais de facture élégante, connurent un certain succès, et certains d’entre eux circulèrent même sous le nom de ʿUmar Khayyām (m. 515/1122), mathématicien et astronome persan qui, de manière posthume, fut à l’origine d’une célèbre tradition sceptique s’exprimant à travers le quatrain entre les viie/xiiie et ixe/ xve siècles. Les quatrains de Bābā Afḍal traitent de manière récurrente les thèmes de la futilité du monde terrestre, de la correspondance entre macrocosme et microcosme, et de la connaissance de soi. Bien qu’il soit mieux connu en Iran pour sa poésie que pour son œuvre en prose, cette dernière est d’une tout autre importance : il est l’un des rares philosophes à écrire en persan et non en arabe. Il composa des traités philosophiques, théosophiques, éthiques et logiques dans la tradition de la falsafa, mais destinés à l’« honnête homme » et non au « spécialiste », d’où l’emploi d’une langue simple et claire, et la création d’équivalents persans remplaçant les termes arabes usuels. Il s’appuie sur Avicenne plus que tout autre philosophe, mais ne cite explicitement qu’Aristote et Hermès 3. Du point de vue confessionnel, Mīnuvī 4 et Fouchécour estiment que Bābā Afḍal fut ismaélien, ce que réfute Chittick 5 qui le considère plutôt comme un soufi, bien qu’il reconnaisse qu’il n’emploie aucunement la terminologie soufie ; il évite en tout cas soigneusement tout vocabulaire évoquant trop directement l’ismaélisme. La dénomination Bābā (« père ») était fréquemment utilisée pour désigner un maître soufi (mais pas exclusivement), et l’auteur qualifie ses disciples de « frères dans la foi » (barādarān-i dīnī) ou de « compagnons véridiques » (yārān-i ḥaqīqī), appellations qui évoquent davantage les initiés d’un dāʾī ismaélien que les élèves d’un shaykh soufi (que l’on aurait plutôt qualifiés de
http://www.iranicaonline.org/articles/baba-afzal-al-din, W. C. Chittick, The Heart of Islamic Philosophy. The Quest for Self-Knowledge in the Teachings of Afdal al-Din Kashani, Oxford University Press, Oxford 2001, J. Rypka, “Bābā Afḍal”, Encyclopédie de l’Islam, consulté en ligne le 19/02/2020, URL: http://dx.doi.org.prext.num.bulac. fr/10.1163/9789004206106_eifo_SIM_0974. 3. Publications de ses œuvres : Muṣannafāt-i Afḍal-al-Dīn Muḥammad Maraqī Kāshānī, éd. M. Mīnuvī and Y. Mahdavī, Intishārāt-i Dānishgāh-i Tihrān, Téhéran 1331/1952 et 1338/1958, 2 vol. (désormais abrégé en Muṣannafāt, suivi du no de page) ; Dīvān-i Ḥakīm Afḍal-al-Dīn Muḥammad Maraqī Kāshānī (Bābā Afḍal), éd. M. Fayḍī, Ḥ. ʿĀṭifī, ʿA. Bihniyā et ʿA. Sharīf, Kāshān, Idāra-yi Farhang va hunar-i Kāshān, 1351/1972 ; Rubāʿiyyāt-i Afḍal-al-Dīn, éd. S. Nafīsī, Téhéran 1331/1952. 4. Muṣannafāt, introd., p. vii. 5. W. C. Chittick, « BĀBĀ AFŻAL-AL-DĪN », op. cit.
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L’Équipement et la parure des rois accomplis
murīdān). Bābā Afḍal affirme certes dans un de ses ouvrages que la meilleure voie est le sunnisme, mais il peut s’agir de dissimulation tactique. Nous pensons qu’il fut un crypto-ismaélien, mariant une discrète doctrine ismaélienne avec une vulgarisation de la falsafa, comme le firent avant lui les Frères de la Pureté ou Nāṣir Khusraw (m. ca 464/1072). L’exposition la plus complète de son système philosophique se trouve dans ses ouvrages majeurs, ʿArḍ-nāma (« Livre des Présentations 6 »), Jāvidān-nāma (« Livre de l’éternel ») 7, Madārij al-kamāl (« Les Degrés de la perfection ») 8, Rāhanjām-nāma (« Traité de l’accomplissement de la voie ») 9, Risāla dar ʿilm va nuṭq (« Traité de la connaissance et du discours rationnel ») 10, Sāz va pīrāya-yi shāhān-i purmāya (« L’Équipement et la parure des rois accomplis »). Il est également l’auteur de traductions persanes d’ouvrages grecs à partir de leurs adaptations arabes 11, ainsi que de traités mineurs et de lettres pour la plupart adressées à ses « compagnons ». L’impact de la pensée de Bābā Afḍal n’est pas encore bien connu, si ce n’est que Mullā Ṣadrā traduisit le Jāvidān-nāma en arabe sous le titre Iksīr al-ʿārifīn (« L’Élixir des gnostiques ») 12. De fait l’épistémologie de Bābā Afḍal, impliquant l’unité de la Connaissance, du connaissant 6. Il s’agit, plus exactement, des « plans » de l’existence ou des catégories d’êtres dans le cosmos, organisés en quatre degrés ascendants. 7. Traité consacré aux différentes sciences de ce monde et à celle qui les surpasse toutes, la connaissance de soi, puis à l’explication des concepts d’Origine et de Retour (mabdāʾ et maʿād). 8. Traité dédié aux degrés de l’existence de l’homme depuis la nature jusqu’à l’intellect qui permet d’accéder à la connaissance de soi. La perfection humaine consiste à équilibrer les facultés de l’âme grâce à la gouvernance de l’intellect. 9. Dédié à la connaissance de soi comme voie d’accès à la perfection humaine. 10. Traité de logique aristotélicienne, dédié aux deux aptitudes spécifiquement humaines que sont la connaissance et la parole (dānistan va guftan). 11. Risāla-yi tuffāḥa (« Livre de la Pomme »), traduction du Liber de pomo, ouvrage de tradition pseudo-aristotélicienne, Risāla-yi nafs-i Arisṭūṭālis (« Traité de l’âme selon Aristote »), version persane du De Anima d’Aristote, Yanbūʿ al-ḥayāt (« La source de Vie »), traduction d’un traité hermétiste, et Mukhtaṣarī dar ḥāl-i nafs (« Précis de l’âme »), attribué à Avicenne. Ces traductions reflètent l’obsession de l’auteur pour l’étude de l’âme. 12. Voir Mullā Ṣadrā, Rasāʾil, éd. et trad. japonaise de S. Kamada, Tokyo 1984 ; W. C. Chittick, Mulla Sadra, The Elixir of the Gnostics : A Parallel English-Arabic Text, Provo (UT) 2003. Voir aussi M. Aminrazavi, « Afḍal-al-Dīn Kāshānī », dans S. H. Nasr et M. Aminrazavi, éd., An Anthology of Philosophy in Persia, IV, From the School of Illumination to Philosophical Mysticism, I. B. Tauris – The Institute of Ismaili Studies, Londres – New York 2012, p. 230-233.
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et du connu, est devenue un concept central au sein de l’École d’Ispahan : connaître implique de devenir un avec l’objet de la connaissance (ittiḥād al- ʿāqil wa’l-maʿqūl). Un miroir des princes philosophique Ce qui retiendra ici notre attention, c’est le Sāz va pīrāya-yi shāhān-i purmāya, sorte de miroir des princes assez différent des ouvrages ainsi désignés dans la culture persane. Dans la civilisation musulmane, les contours du souverain musulman juste ont été définis à la fois par le discours juridico-religieux (droit, théologie et philosophie) et par un art profane du gouvernement d’origine persane, s’illustrant dans les miroirs des princes. Dans ces derniers, les idéaux de la royauté et du gouvernement juste sont décrits en des termes étonnamment similaires pendant des siècles, en dépit d’environnements géographiques et linguistiques diversifiés et d’évolutions culturelles importantes. Ils intègrent, adaptent et développent des idées d’origines diverses, présentes dans la région entre le Nil et l’Oxus depuis l’Antiquité : la pensée hellénistique, la littérature pehlevie de l’Iran sassanide, la sagesse orale de l’Arabie préislamique, et bien sûr l’éthique musulmane 13. À partir du ive/xe siècle, trois modèles différents émergèrent peu à peu. Le miroir de type homélitique se basait sur le Coran et la Tradition et insistait sur le fardeau de la responsabilité qui avait été confiée par Dieu au souverain. Le miroir de type « philosophique » se basait sur la pensée hellénistique et se concentrait sur les aspects pratiques du gouvernement de soi, de son entourage et de l’État. Le troisième type, le plus répandu en Perse et abondamment irrigué par la pensée morale et politique sassanide, s’efforçait d’allier conseil et divertissement ; il est notamment représenté par le Qābūs-nāma (terminé vers 475/1082) de ʿUnṣur-al-Maʿālī Kaykāvūs ou le Siyāsatnāma de Niẓām-al-Mulk Ṭūsī (m. 485/1092).
13. C.-H. de Fouchécour, Moralia ; Dj. Khaleghi-Motlagh, « Adab in Iran », Encyclopaedia Iranica I, p. 432-439, consulté en ligne le 06/10/2019, URL : http://www. iranicaonline.org/articles/adab-i-iran ; L. Marlow, « Advice and advice literature », Encyclopaedia of Islam, THREE, consulté en ligne le 06/10/2019, DOI : http://dx.doi. org.prext.num.bulac.fr/10.1163/1573-3912_ei3_COM_0026; J.-C. Vadet, Les idées morales dans l’islam, PUF, Paris 1995.
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Le traité ici étudié appartient au second modèle, celui qui s’enracine dans la falsafa pratique 14, elle-même héritière de la pensée hellénistique à travers la traduction de certaines œuvres de Galien 15, d’Aristote 16 et de Plotin 17, ainsi que des recueils de Dicta attribués à différents penseurs grecs 18. L’éthique devint au sein de la falsafa un sujet étudié notamment au prisme de la médecine spirituelle : on considérait les vices comme étant des maladies spirituelles affectant l’âme humaine qu’il fallait traiter par des méthodes similaires à celles servant à soigner les maladies physiques. C’est cette approche que l’on retrouve dans Fī’l-ḥīla li-dafʿ al-aḥzān (« De la façon de combattre la tristesse et le
14. Pour ce paragraphe, voir R. Walzer et H. A. R. Gibb, « Ak̲h̲ lāḳ », Encyclopédie de l’Islam, consulté le 17/02/2020, DOI: http://dx.doi.org.prext.num. bulac.fr/10.1163/9789004206106_eifo_COM_0035 et P. Adamson, « Ethics in philosophy », Encyclopaedia of Islam, THREE, éd. K. Fleet, G. Krämer, D. Matringe et al., consulté le 17/02/2020, DOI: http://dx.doi.org.prext.num.bulac. fr/10.1163/1573-3912_ei3_COM_26243. 15. Le Peri Ethon de Galien, dont l’original grec est perdu, fut traduit par Ḥunayn b. Isḥāq (m. 260/873) sous le titre de Kitāb fī al-akhlāq, et de nombreux auteurs ultérieurs s’en inspirèrent (al-Bīrūnī, al-Masʿūdī, Abū Sulaymān al-Sijistānī, Abū al-Ḥasan al-Ṭabarī, al-Marwazī). Ḥunayn traduisit également un résumé établi par Galien de certains des dialogues de Platon (La République, le Timée, les Lois) sous le titre de Jawāmiʿ kutub Aflāṭūn (« Œuvres complètes de Platon ») sur lequel al-Fārābī s’est appuyé pour composer son résumé des Lois de Platon. Deux autres traités éthiques attribués à Galien ont inspiré la pensée musulmane : Fī taʿarruf al-rajul ʿuyūb nafsihi (« De la connaissance par l’homme de ses propres fautes ») et Fī ann al-akhyār yantafiʿūn bi-aʿdāʾihim (« De la manière dont les élus tirent profit de leurs ennemis ») qui figurent parmi les sources d’al-Ṭibb al-rūḥānī (« La Médecine spirituelle ») de Muḥammad b. Zakariyyāʾ al-Rāzī et du Tahdhīb al-akhlāq (« Le Raffinement des mœurs ») d’Abū ʿAlī Miskawayh. 16. L’Éthique à Nicomaque d’Aristote était connue des philosophes musulmans sous le nom d’al-Nīqūmākhiyya. Elle fut également traduite en arabe par Isḥāq b. Ḥunayn et commentée par al-Fārābī et Averroès. Ce fut également une source d’inspiration pour Jamʿ bayn raʾyay al-ḥakīmayn (« L’accord entre les avis des deux sages ») d’al-Fārābī, al-Saʿāda wa al-isʿād (« Du bonheur et de la manière de rendre heureux ») d’Abū al-Ḥasan al-ʿĀmirī et Tahdhīb al-akhlāq d’Abū ʿAlī Miskawayh. 17. Voie d’entrée du néoplatonisme dans la falsafa, la Théologie (Uthūlūjiya) dite d’Aristote est une œuvre indépendante en arabe s’inspirant d’une partie des Ennéades de Plotin, qui inspira profondément la métaphysique et l’éthique de la philosophie musulmane. 18. Nawādir al-falāsifa (« Propos subtils des philosophes ») de Ḥunayn b. Isḥāq, al-Saʿāda wa al-isʿād d’Abū al-Ḥasan al-ʿĀmirī, Ṣiwān al-ḥikma (« Le Réceptacle de la sagesse ») d’Abū Sulaymān al-Sijistānī, al-Ḥikma al-khālida (« La Sagesse éternelle ») de Miskawayh.
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chagrin ») de Yaʿqūb b. Isḥāq al-Kindī (m. 258/872) 19, al-Ṭibb al-rūḥānī (« La médecine spirituelle ») de Muḥammad b. Zakariyyāʾ al-Rāzī (m. 313/925) 20, et Tahdhīb al-akhlāq (« Le Raffinement des mœurs ») d’Abū ʿAlī Miskawayh (m. 421/1030) 21. Une seconde approche, basée sur la classification grecque des sciences, considère l’éthique comme une science parallèle à la politique (siyāsat al-mudun). Abū Naṣr al-Fārābī (m. 339/950) développa une réflexion qui fut décisive pour l’appréhension de l’éthique de la politique dans le monde musulman et dont de nombreux éléments apparaissent dans les traités de Bābā Afḍal et Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī. Selon al-Fārābī, la bonne ou mauvaise santé d’une cité dépend de l’équilibre ou du déséquilibre des traits moraux de ses habitants, lequel est déterminé par le gouvernant. De manière analogue au médecin qui connaît parfaitement le corps et peut ainsi guérir les maladies qui en affectent le fonctionnement, le souverain connaît les âmes humaines, leurs perfections et leurs défauts, et en comprend les répercussions au niveau des actions humaines, ce qui lui permet de corriger les déséquilibres et de coordonner la coopération des individus entre eux, tout comme les organes coopèrent au bon fonctionnement du corps. Il guide ainsi l’ensemble des citoyens vers la félicité (saʿāda) et la perfection. Parmi les
19. Selon al-Kindī, la mélancolie est une maladie de l’âme provoquée par la privation de l’objet désiré ou l’impossibilité d’atteindre son but. L’homme doit apprendre à se contenter de peu, ne pas se réjouir de l’obtention de biens terrestres éphémères et futiles, et ne pas s’attrister de leur perte. Le traitement de la mélancolie réside dans l’affermissement graduel de l’âme, lequel doit devenir un habitus. Une autre source de chagrin est la crainte de la mort qui est tout aussi vaine puisque la mort n’est pas un mal, mais l’accomplissement de la condition humaine. Ces idées ont intéressé des philosophes plus tardifs, tels qu’al-Rāzī, Miskawayh and Ibn Sīnā. 20. Al-Rāzī qualifie l’éthique de « médecine spirituelle », établissant une analogie avec la médecine corporelle (al-ṭibb al-jismānī). Sous l’influence de Platon, il estime que tout comme la médecine des corps repose sur l’équilibre des humeurs, celle des âmes s’appuie sur l’équilibre des actions et des passions qui ne doivent être ni en excès ni en défaut. Une âme en bonne santé est à l’origine d’actes vertueux, tandis qu’une âme en mauvaise santé commet des actes mauvais. Il ne s’agit donc pas seulement d’une question de santé individuelle, mais d’un problème social et politique. 21. Miskawayh consacre les sixième et septième parties de son ouvrage à la description de diverses maladies de l’âme et aux moyens de les soigner, ainsi qu’à divers sujets en rapport avec la médecine de l’âme, comme la mélancolie et la peur de la mort. Il y développe l’idée d’une double félicité : la première consiste en la pratique des vertus telle qu’elle peut être soutenue par la Loi religieuse, et la seconde, supérieure, aboutit à une vie de contemplation, où l’on atteint Dieu par la connaissance.
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vertus civiques, la justice (ʿadl) et la philia (maḥabba) sont les plus importantes, car elles favorisent la cohésion de la société. Elles sont agissantes dans la « Cité idéale », gouvernée par un sage dont l’intellect s’est joint à l’Intellect Agent 22. La division tripartite de la philosophie pratique (ʿamalī) en gouvernement de la cité, économie de la famille et éthique individuelle, permettant conjointement d’atteindre la félicité, fut pleinement développée par Avicenne (m. 428/1037), bien qu’elle soit déjà attestée dans la tradition arabe ultérieure 23. Contrairement aux falāsifa dont la réflexion resta une affaire de spécialistes, Miskawayh 24 contribua, plus que tout autre, à la popularité de l’éthique philosophique, grâce à un mode d’expression plus accessible, et grâce à sa démonstration de la compatibilité de la philosophie morale grecque avec les principes fondamentaux de l’Islam. Cette « islamisation » de l’éthique grecque facilita son intégration, tout particulièrement à l’Est de l’Empire musulman. L’Adab al-dunyā wa’l-dīn (« Morale profane et religieuse ») d’al-Māwardī (m. 450/1058) combine des matériaux traditionnels avec des idées philosophiques et ascétiques. Une synthèse plus vaste et plus essentielle fut effectuée par le théologien Abū Ḥāmid al-Ghazālī (m. 505/1111) qui contribua à l’ancrer dans la pensée soufie (Iḥyāʾ ʿulūm al-dīn, « La Revivification des sciences religieuses », 2e livre du 3e quart). La pensée éthique de Miskawayh se perpétua également dans la littérature persane, avec notamment Akhlāq-i Nāṣirī (« Éthique nasiréenne », ou dédiée à Nāṣir) de Naṣīr al-dīn al-Ṭūsī (m. 672/1274). Cet ouvrage, contemporain de L’Équipement et la parure des rois accomplis, présente deux spécificités importantes : d’une part, son auteur y délaisse la Loi religieuse pour se concentrer exclusivement sur la loi
22. À l’instar de Platon et d’Aristote, al-Fārābī insère sa discussion de l’éthique dans ses œuvres ou chapitres dédiés à la politique, tels que Iḥsāʾ al-ʿulūm (« Catalogue des sciences »), Mabādiʾ ārāʾ ahl al-madīna al-fāḍila (« Sur les principes des opinions des habitants de la cité idéale »), Kitāb al-siyāsat al-madaniyya (« Du gouvernement des cités »), Fuṣūl al-madanī (« Aphorismes de l’homme d’État ») et Risāla taḥṣīl al-saʿāda (« Traité sur l’obtention de la félicité »). 23. Cf. Shifāʾ (« Livre de la guérison de l’âme »), ʿUyūn al-ḥikma (« Les sources de la sagesse ») et surtout Kitāb al-Siyāsa (« Livre de la politique »). 24. Miskawayh (Miskūya, m. 421/1030), Traité d’éthique (Tahdhīb al-akhlāḳ wa-taṭhīr al-aʿrāq, éd. C. Zurayq, Beyrouth 1967, trad. fr. M. Arkoun, 2e éd., Damas 1988), al-Ḥikma al-khālida (« La Sagesse éternelle », éd. ʿA. Badawī, Le Caire 1952). Pour une étude détaillée de cet auteur, voir M. Arkoun, L’humanisme arabe au ive/xe siècle. Miskawayh, philosophe et historien, Vrin, Paris 1982.
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naturelle ; d’autre part, il y examine conjointement, pour la première fois en persan, les trois branches de la philosophie pratique, soit l’éthique (tahdhīb al-akhlāq), l’économie domestique (tadbīr al-manzil) et la politique (siyāsat al-mudun) 25. Si l’économie domestique est totalement absente de L’Équipement et la parure des rois accomplis, des similitudes sont observables au niveau des deux autres parties, même si le traité de Bābā Afḍal est à la fois moins détaillé et plus spécifique sur certains aspects, comme nous essayerons de le démontrer. Les deux traités sont axés sur la philosophie pratique, influencés par la pensée ismaélienne, et s’intéressent aux comportements humains, en particulier celui du roi. L’équipement et la parure des rois accomplis sont composés d’une introduction, de trois discours successifs et d’une conclusion. L’introduction est déjà remarquable par sa longueur et son contenu. Elle débute par une brève louange adressée à une entité désignée par des pronoms (ān, ū, vay, « Celui-là », « Lui »), qui est l’aboutissement de toute parole et grâce auquel nous connaissons le Bien/Beau (nīkū’ī), celui qui nous est proche et qui montre le chemin menant à la quiétude (ārām). On constate l’absence de toute discussion de l’Unicité divine, et pour cause : ce n’est aucunement à Dieu tel que nous l’entendons communément que s’adresse cette louange, mais bien à l’Intellect, Premier Être, Cause Première et Bien pur. De même, nous ne rencontrons
25. Converti à l’ismaélisme, Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī s’est trouvé un mécène en la personne du gouverneur ismaélien Muḥtasham Nāṣir al-dīn ʿAbd al-Raḥīm b. Abī Manṣūr auquel il dédia Akhlāq-i nāṣirī en 633/1245. La première partie s’appuie sur le Tahdhīb al-akhlāq de Miskawayh. Les deuxième et troisième parties s’inspirent du Kitāb al-Siyāsa d’Ibn Sinā, d’al-Siyāsa al-madaniyya d’al-Fārābī et d’al-Ḥikma al-khālida de Miskawayh. Sur cet auteur, voir H. Daiber et F. J. Ragep, « al-Ṭūsī, Naṣīr al-Dīn », Encyclopédie de l’Islam, consultée en ligne le 17 février 2020, DOI : http://dx.doi.org.prext.num.bulac. fr/10.1163/9789004206106_eifo_COM_1264, S. H. Nasr, « Afḍal al-dīn Kāshānī and the Philosophical World of Khwāja Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī », dans M. E. Marmura (éd.), Islamic Theology and Philosophy: Studies in Honor of George F. Hourani, Albany 1983, p. 260, M. T. Mudarris Raḍavī, Aḥvāl va āthār-i Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī, Bonyād-i Farhang-i Irān, Téhéran 1354/1975. Publications de l’Éthique nasiréenne de Ṭūsī : Akhlāq-e nāṣirī, éd., introd. et notes M. Mīnuvī et ‘I. R. Haydarī, Khwārazmī, Téhéran 1356/1977 ; The Nasirean Ethics, trad. angl. G. M. Wickens, G. Allens, Londres 1964. Désormais, la référence au texte original sera abrégée en Akhlāq-e nāṣirī, suivi du chapitre concerné et du numéro de page.
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aucune louange adressée au Prophète, pourtant incontournable dans les miroirs des princes islamiques, puisque Muḥammad est le premier modèle, inégalable, du souverain musulman 26. Autre curiosité, contrairement à la très grande majorité des miroirs de prince, celui-ci n’est dédié à aucun personnage en particulier, mais contient un rapide hommage aux chefs de file (pīshvāyān), enseignants (āmūzandagān) et guides (rāhnamāyān) du passé 27. L’identité de ces personnages mystérieux peut être déduite de l’emploi du terme pīshvā qui renvoie dans un premier temps à l’idée de modèle ou de guide (en particulier en matière religieuse), mais qui désigne aussi dans le langage ismaélien de l’époque l’une des fonctions de l’Imam, celle de Guide vers la Connaissance réelle 28. Les « enseignants » et les « guides » pourraient alors s’identifier à la hiérarchie des instructeurs ismaéliens, les dāʿīs, le recours à des termes persans permettant d’éviter d’user d’un vocabulaire dénotant immédiatement l’ismaélisme. Il est bien entendu également possible de comprendre ces mots dans un sens plus philosophique, celui des sages, philosophes et prophètes, chargés de conduire l’humanité sur la Voie droite. L’auteur s’adresse ensuite au Réel (Ḥaqq-i taʿālā) qui a bien voulu illuminer son âme (ravān) de l’Éclat de son Être (furūgh-i hastī-yi ū), de sorte que celle-ci a été purifiée de la pollution de la nature corporelle (ṭabʿ-i jismānī) et brille de l’éclat de l’Intellect (khirad), étant ainsi devenue un miroir qui reflète l’ensemble des êtres de ce monde. L’anthropologie qui découle de cette affirmation peut être explicitée par un autre traité de l’auteur, Madārij al-kamāl 29 : l’homme est composé d’une âme et d’un corps ; la première a vocation à se réaliser en intellect grâce à l’illumination par son principe, le Premier Intellect, tandis que le second est un instrument passager à dominer, dont la matérialité est susceptible de distraire l’âme de sa contemplation. L’homme parvenu à sa perfection connaît toute chose, parce qu’il se connaît luimême et que son être contient tout le créé, point sur lequel nous reviendrons bientôt. C’est donc une révélation en provenance de l’Intellect que Bābā Afḍal s’apprête à offrir à son lecteur, révélation qui a provoqué chez lui
26. Muṣannafāt, 83. 27. Ibid. 28. Ch. Jambet, La grande résurrection d’Alamût. Les formes de la liberté dans le shî’isme ismaélien, Verdier, Lagrasse 1990, p. 300. 29. Muṣannafāt, 3-52.
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un renversement de perspective : auparavant les créatures lui semblaient être le fondement et la réalité (aṣl va ḥaqīqat), alors qu’il comprend maintenant qu’elles ne sont que des traces et des similitudes (athar va timthāl), tandis que la nouvelle connaissance qu’il a acquise représente le véritable fondement et la réalité 30. Au début du Rahanjām-nāma 31, l’auteur distingue en l’existence (vujūd) deux aspects qu’il fait dériver des sens de la racine arabe WJD qui peut signifier « être », mais aussi « trouver » : l’existence est ainsi « être » (būdan) et « trouver » (yāftan). Or l’existence qui se limite à « être » est imparfaite ; elle ne devient parfaite que complétée par l’actualisation de « trouver » 32. L’homme qui atteint ce degré d’existence englobant « être » et « trouver » connaît désormais toutes les existences qui sont inférieures à la sienne dans leur réalité (ḥaqīqat), et non plus comme une « ressemblance imparfaite » (mithāl). Ce passage signifie donc que Bābā Afḍal estime avoir ce degré d’existence et ce stade de perfection. Pour qui Bābā Afḍal écrit-il et dans quelle intention ? La fin de l’introduction et la conclusion nous fournissent quelques pistes. L’auteur indique son souhait de composer un guide concis, traitant des nobles traits de caractère (makārim al-akhlāq) utiles aux souverains (sarvarān) et aux rois (shāhān), afin qu’ils puissent profiter de son étude et en nourrir leur pratique du pouvoir, leur conseillant d’étudier son livre chaque jour afin que leur compréhension s’affine avec le temps et l’aide de Dieu 33. Il ne s’agit nullement de s’adresser à tout souverain, mais uniquement aux « meilleurs d’entre les hommes », ceux qui sont dignes de cette royauté spécifique. La suite du texte nous éclairera sur leur réelle identité. Dans son chapitre conclusif, il leur oppose les rois qu’il a pu observer et qui ne correspondent en rien à la royauté idéale qu’il s’efforce de promouvoir. Loin d’atteindre la perfection humaine, ces rois sont au contraire très inférieurs à leurs propres sujets, car leurs pulsions ne sont pas maîtrisées par leur intellect. Ils se montrent tyranniques et cruels, avides et colériques, peu enclins à la recherche du savoir et des bonnes mœurs. Ils ne remplissent en rien les conditions d’une bonne
30. Ibid, 83. 31. Ibid, 58 sqq. 32. Il existe selon lui quatre degrés d’existence : l’être potentiel (būdan bi-quvvat) et actuel (būdan bi-fiʿl). De même, « trouver » peut exister en puissance – c’est le degré de l’âme (nafs) ou de l’ipséité (khud) – ou en acte – c’est le degré de l’intellect (khirad). 33. Muṣannafāt, 85.
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gouvernance, mais leur domination ressemble plutôt à celle qui prévaut chez les bêtes féroces, de sorte que leur royauté est d’emblée vouée à la ruine 34. Le premier discours débute avec l’étymologie du mot pādshāh (« roi » en persan) : l’auteur le décompose en deux unités de sens, shāh qui signifiait dans la langue ancienne « Seigneur » (khudāvand) 35 et pād, dont la racine renvoie à l’idée de « protéger » et de « garder ». Ainsi, la mission du roi est de protéger les êtres de la confrontation avec ce qui leur est contraire (mukhālif), car le contraire d’une chose est susceptible de lui nuire, en l’affaiblissant, voire en provoquant son anéantissement. Au contraire, ce qui lui est propice (muvāfiq) préserve et renforce l’être, l’amenant à sa perfection/son accomplissement (tamāmī). Le roi est précisément celui qui préserve les êtres et rend parfait ce qui était imparfait ; autrement dit, il n’est contraire à aucun être et propice à tous 36. Cette réflexion, que nous retrouverons développée plus loin, débouche sur l’exposé de la cosmologie d’Afḍal al-dīn Kāshānī : il existe une hiérarchie entre les êtres, dont certains sont contraires et d’autres propices, et il est du devoir du gouvernant d’en avoir conscience, d’affaiblir la nuisance des premiers et de renforcer la vertu des seconds. Cosmologie : la hiérarchie des êtres et le mouvement circulaire La métaphysique, la cosmologie et l’ontologie ne sont généralement pas abordées dans les miroirs de prince, ou alors de manière marginale, alors qu’elles forment le fondement de la pensée éthique de Bābā Afḍal. Tout part d’une entité qui se situe au-delà de l’être et du non-être et qu’il appelle l’ipséité 37 du Réel (huviyyat-i Ḥaqq). Celle-ci peut être identi-
34. Ibid, 108-110. 35. Terme persan pouvant désigner à la fois le maître, le prince, ou Dieu. C’est aussi le nom que les sources persanes donnent aux Seigneurs ou imams d’Alamut. Cf. F. Daftary, Les ismaéliens. Histoire et traditions d’une communauté musulmane, Paris, Fayard, p. 1998, p. 180. 36. Muṣannafāt, 86-87. 37. Huwiyya est un mot abstrait créé pour exprimer en arabe les subtilités de la philosophie grecque, composé du pronom personnel huwa (« lui ») et de la terminaison des termes abstraits –iyya. Sa meilleure traduction est « ipséité ». Le mot peut s’appliquer à l’Un, aux Intelligences, et aux êtres sensibles. Chez Avicenne, elle signifie la « substance-sujet » par opposition à māhiyya, la quiddité, l’essence. Ḥaqq est un nom divin qui signifie le Réel. Cf. A. M. Goichon, “Huwiyya”, Encyclopédie de
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fiée à l’Un des philosophes 38, et plus encore à l’Instaurateur (Mubdi‘) de la pensée ismaélienne, même si ce terme spécifique n’est jamais employé par l’auteur 39. Bābā Afḍal ne nous dit rien de ce Réel inconnaissable et inexprimable, si ce n’est qu’il est à l’origine de toute chose. De sa Lumière apparaît en effet, d’une manière indéfinissable, un premier Être unique que l’auteur appelle l’Être parfait (hastī-yi muṭlaq), et qu’il identifie à ce que les anciens ont appelé tantôt « Premier Intellect » (ʿaql-i avval) 40, tantôt « Intellect universel » (ʿaql-i kull), tantôt l’Islam, consultée en ligne le 13 mars 2020, DOI : http://dx.doi.org.prext.num.bulac. fr/10.1163/9789004206106_eifo_SIM_3011 38. Al-Kindī parle de la Cause première, de l’Un, de l’Infini et de l’Éternel. L’objet de la métaphysique d’al-Fārābī et d’Avicenne est l’Être nécessaire en lui-même. Du point de vue des philosophes, même si l’Être nécessaire reste inconnu de la majorité des hommes, il est tout de même possible de déduire un certain nombre d’affirmations à son propos et surtout de l’identifier d’une certaine manière à Dieu. Le concept de l’Un divin découle à la fois du néoplatonisme et de l’insistance du Coran sur l’unicité de Dieu. Pour Avicenne, Dieu est l’unique être dont l’essence (ḥaqīqa) est existence (donc le seul être nécessaire). Dieu est l’absolue ipséité (huwiyya) et il est pure vérité (ḥaqq) : on retrouve ces deux désignations associées chez Bābā Afḍal. Cf. M. C. Hernandez, Histoire de la pensée en terre d’Islam, Desjonquères, Paris 2005, p. 181, 211, 261. 39. D. De Smet a retracé l’origine de l’idée de l’Un inconnaissable jusqu’au Parménide de Platon et aux Ennéades de Plotin. Elle connut une réinterprétation lors de son passage en arabe dans la Pseudo-théologie d’Aristote où l’Un devint le Créateur, Allah, le Dieu du Coran. Parallèlement à son influence sur la falsafa, cette relecture islamique du néoplatonisme fut repensée par l’ismaélisme de façon beaucoup plus radicale : l’Ultime est tellement différent de sa création que celle-ci ne pourra jamais l’appréhender ou l’exprimer de quelque manière que ce soit, bien que la raison humaine soit capable de déduire l’existence d’un principe ultime qui se trouve à l’origine de l’univers. Dès lors, seul l’Intellect, Premier Être contenant en germe toutes les créatures, peut faire l’objet de la connaissance humaine. Cf. D. De Smet, La philosophie ismaélienne. Un ésotérisme chiite entre néoplatonisme et gnose, Cerf, Paris 2012, p. 55-60. Voir aussi Ch. Jambet, La grande résurrection d’Alamût, Verdier, Lagrasse 1990, p. 157 sq. (sur Sijistānī) et p. 161 (sur Naṣīr Khusraw). 40. Muṣannafāt, 88. ʿAql correspond, dans la spéculation néoplatonicienne, à l’Intellect, soit la première entité à émerger de la divinité, suivie de l’Âme (nafs) et de la Nature (ṭabīʿa). En falsafa, al-Fārābī a introduit la théorie néoplatonicienne de la « procession » divine dans le système cosmologique aristotélicien en prenant soin de préserver l’unicité de Dieu. De Dieu ne procède directement que l’Intelligence, qui constitue le monde des idées divines. De cette intelligence naît à son tour la puissance qui engendre la première sphère, puis les autres Intelligences des sphères jusqu’à l’Intellect Agent, chargé du monde sublunaire. De lui naissent l’âme, la forme et la matière. Pour Avicenne également, la multiplicité ne découle pas directement de l’Un. De Dieu ne procède directement qu’un seul être, la Première Intelligence, à partir de laquelle émanent tous les autres êtres créés, les autres intelligences avec leurs âmes et leurs
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« Première Nature » (ṭabīʿat-i ūlā) 41. Cette équivalence entre les dénominations est également soulignée par Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī dans Rawḍat al-taslīm, à l’exception de « Première nature » : les trois termes « Intellect premier », « Intellect Agent » et « Intellect universel » s’appliquent à la même réalité, renvoyant à divers aspects de celle-ci. On parle d’Intellect Premier parce qu’il s’agit du premier existant, le seul à avoir reçu l’existence sans médiation. Cette entité est également appelée Intellect Agent parce que c’est grâce à elle que les choses passent de la puissance à l’acte. Enfin, on peut également la qualifier d’Intellect universel, dans la mesure où toutes les intelligences particulières sont des « traces » de lui 42. Nāṣir Khusraw parle, quant à lui, de « Premier Être » (hast-i avval) dans Jāmīʿ al-Ḥikmatayn 43. Éternel, c’est-à-dire sans début (azal) et sans fin (abad) 44, cet Être parfait englobe la totalité de la multitude des êtres du cosmos qui sont contenus dans une fraction déterminée de l’Éternité, Dahr 45. Bābā
sphères, chacune donnant naissance à la suivante jusqu’à la dixième, l’Intellect Agent, en charge du monde sublunaire. Cf. M. C. Hernandez, Histoire de la pensée en terre d’Islam, p. 212 et 276. Dans la pensée ismaélienne, en revanche, cet « Être parfait » s’identifierait plutôt à la seconde hypostase néoplatonicienne, l’Âme (noûs), le Dieu révélé et le démiurge (mudabbir) du monde intelligible et sensible, objet d’une connaissance accessible à l’homme, contrairement au Réel restant hors de portée. En lui, l’Instaurateur a mis toutes les perfections et toutes les formes dont procédera la multitude des êtres qui peuplent le monde intelligible et le monde sensible. Cf. D. De Smet, La philosophie ismaélienne, p. 60-75. 41. À comprendre au sens aristotélicien de « cause » ou, en termes avicenniens, de « principe premier » (madba’ awwal), et à ne pas confondre avec la troisième hypostase néoplatonicienne. 42. Rawḍat al-taslīm, traduit en français dans Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī, La convocation d’Alamut, trad. Ch. Jambet, Verdier, Lagrasse 1996, p. 145 (chap. 4) ; texte arabe dans Paradise of Submission, A Medieval Treatise on Ismaili Thought, éd. et trad. S. J. Badakhchani, I. B. Tauris – The Institute of Ismaili Studies, Londres – New York 2005, p. 29. 43. Naser Khosrow, Jâmi’ al-hikmatayn, éd. H. Corbin et M. Mu’in, Téhéran 1332/1953, p. 147 et Ch. Jambet, La grande résurrection d’Alamût, p. 165. 44. Lorsque sous l’influence de la philosophie grecque, le problème de l’éternité du monde fut discuté en islam, on créa deux équivalents arabes pour les termes grecs signifiant éternel a parte post (abad) et éternel a parte ante (azal). Selon les philosophes musulmans, qui suivent le point de vue d’Aristote, les deux s’impliquent réciproquement, de sorte que le temps et le monde sont éternels dans les deux sens, ce qui fut rejeté par les théologiens pour lesquels la création implique un début et une fin. Pour l’ismaélisme par contre, azal n’a ni début ni fin, tandis qu’abad a un commencement, mais pas de fin. 45. Cf. l’aeon néoplatonicien, qui est la mesure de la durée du monde intelligible,
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Afḍal distingue trois sortes de temporalité : zamān est la temporalité terrestre, dahr est la temporalité suprasensible, et vujūd / huwiyya est le principe de toute chose, au-delà du temps et de l’éternité 46. Les êtres (ou existants, mawjudāt) de ce monde se déploient à partir de cette origine, tout en se divisant en deux catégories principales hiérarchisées : les « racines » (uṣūl), qui sont simples (mufradāt), et les « branches » (furūʿ), qui en sont dérivées, se révélant donc engendrées (mutavalladāt) et composées (murakkabāt). Bābā Afḍal est, à notre connaissance, le seul auteur à utiliser les termes de « racines » et de « branches » dans ce sens spécifique. C’est donc à partir de l’intellect qu’émergent, dans un premier temps, les racines que sont l’Âme (nafs) et la Nature (ṭabīʿat). Aucune précision n’est donnée sur les modalités de cette émergence, cependant il est possible de déduire du texte qu’elles sont fixes (thābit) et non entachées de non-être, et que la Nature est soumise à l’Âme. L’auteur s’éloigne ici de la falsafa et de sa conception de la création comme une procession de dix intelligences. Il adopte au contraire le schéma néoplatonicien, déjà présent chez les Frères de la Pureté (Ikhwān al- Ṣafā’), de la lumière de l’Intellect donnant naissance aux deux hypostases de l’Âme et de la Nature 47. Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī adopte lui aussi cette cosmologie,
distincte de la mesure de la durée du monde sensible : le premier est incommensurable et infini, le second est mesurable et fini. Par exemple, al-Rāzī distingue le temps absolu ou universel, « mouvement de l’éternité », indépendant du monde créé et de son mouvement, et le temps particulier ou déterminé. 46. Voir M. Aminrazavi, « Afḍal-al-Dīn Kāshānī », p. 230-233. Cf. H. Corbin, Temps cyclique et gnose ismaélienne, Paris 1982, p. 39-69 et 92-96 et Ch. Jambet, La grande résurrection d’Alamût, p. 48-49. 47. Dans le néoplatonisme, l’Intellect est à l’origine de deux hypostases : la Psychè plotinienne, être parfait dont la perfection est cependant dérivée de l’Intellect, et la Nature (Physis), « réceptacle » passif des formes des êtres reçues de l’Âme. Chez les Frères de la Pureté, Dieu crée à partir de « la lumière de Son Unicité » une substance simple, l’Intellect, puis l’Âme universelle à partir de la lumière de l’Intellect, puis la Matière à partir du mouvement de l’Âme, et finalement la multiplicité des choses à partir de la Matière. Au nombre des choses multiples, on compte les Corps célestes et les objets physiques, composés des quatre éléments et divisibles en minéraux, végétaux et animaux. Dans l’ismaélisme, cette représentation de l’apparition du cosmos se manifeste dès le début du xie siècle en Irak dans le Livre de la quiétude de l’Intellect de Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī (m. vers 1021). Cet auteur synthétise deux traditions philosophiques : d’une part, la production des trois premiers intellects (Intellect, Âme, Nature) d’origine néoplatonicienne, d’autre part, la génération des neuf sphères célestes et du
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en remplaçant toutefois le terme de Nature par celui de Matière (hayūlā, transcription du grec hylè), à ne pas confondre avec la matière dont le monde sensible est formé 48. À partir de l’Âme et de la Nature apparaissent deux catégories de « racines » mobiles (jumbanda) qui sont faites d’un mélange d’être et de non-être. D’une part, les substances 49 ou corps célestes (gawharān-e āsmānī) sont agitées d’un mouvement constant et circulaire qui découle de l’Âme 50. D’autre part, les substances élémentaires (gawharān-i ʿunṣūrī, au nombre de quatre, l’eau, la terre, l’air et le feu) sont animées par la nostalgie et le désir (shawq va irādat) qu’elles éprouvent pour leur source, la Nature, en un mouvement fini, déterminé par un début (mabdaʾ) et une fin (nihāyat) 51. Chaque « racine » est la protectrice de sa « branche », tout comme le roi protège et garde ses sujets : la Nature règne sur les substances élémentaires ; l’Âme règne sur les substances célestes, lesquelles induisent le mouvement des substances élémentaires, ainsi que sur la Nature ; enfin, le Premier Intellect règne sur l’Âme et tout ce qui est subordonné à cette dernière 52. Les « branches » sont, quant à elles, des êtres composés, dont il existe quatre catégories, hiérarchisées entre elles, et issues du mélange des quatre éléments en conséquence du mouvement des sphères : les minéraux (gawhar-i maʿdanī), les végétaux (gawhar-i nabātī), les animaux (jānvar), et les hommes. Cette conception du monde matériel, héritée d’Aristote, est partagée par les Frères de la Pureté et les falāṣifa. Chaque catégorie s’avère plus sophistiquée que la précédente sur le mode cumulatif, puisqu’elle possède à la fois les caractéristiques des catégories précédentes et un élément spécifique qui détermine sa
monde sublunaire par les dix intellects, conceptualisée par les philosophes musulmans al-Fārābī et Avicenne. D. De Smet, La philosophie ismaélienne, p. 75-81. 48. Cette cosmologie se trouve notamment explicitée dans Rawḍat al-taslīm, Naṣīral-Dīn Ṭūsī, La convocation d’Alamut, p. 147 (chapitre VI) et Paradise of Submission, p. 30-32. 49. Le mot persan gawhar est antérieur à l’arabe jawhar et désigne déjà la « substance » (l’ousia aristotélicienne). 50. Contrairement aux philosophes musulmans et à d’autres auteurs ismaéliens (comme al-Kirmānī ou Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī), l’auteur ne juge pas pertinent de traiter ici de l’émanation successive des sept Intellects, dont le dernier génère la matière, celle des quatre éléments, bien qu’il explique le mouvement des substances célestes (sphères) et des substances élémentaires. 51. Muṣannafāt, 88. 52. Ibid., 86-87.
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supériorité par rapport à celles-ci. Les minéraux sont les êtres les moins complexes : ils résultent du mélange et de l’union de différentes substances élémentaires en résultat des mouvements célestes. Les végétaux résultent du même mélange, mais reçoivent en outre la puissance de se mouvoir, caractéristique des corps célestes. Lorsque la puissance du désir, caractéristique de l’Âme, s’ajoute au mélange précédent, il en résulte l’animal (jānvar). Enfin l’homme apparaît si à tous ces éléments cumulés se conjugue un lien à l’Intellect Premier 53. En ce monde, l’homme est donc la créature la plus parfaite et la plus noble ; il joue également un rôle fondamental dans l’économie du salut des créatures, toutes catégories confondues. Nous avons vu comment la hiérarchie des créatures s’était déployée à partir de l’Intellect ou Être Parfait : ce mouvement descendant de l’Intellect Premier jusqu’aux substances élémentaires est appelé par Bābā Afḍal « Origine de l’Être » (mabdaʾ-i vujūd) ; la royauté y est décroissante depuis l’Intellect, puis l’Âme, ensuite les substances célestes et enfin les substances élémentaires. À ce mouvement descendant correspond le mouvement ascendant du « Retour de l’Être » (maʿād-i vujūd), au sein duquel la royauté est croissante depuis le degré des minéraux jusqu’à celui de l’homme, en passant par les végétaux et les animaux 54. Ces deux termes, mabda’ et maʿād, appartiennent au vocabulaire de la théologie et de la philosophie musulmane. Le maʿād désigne le « lieu du retour », avec l’idée d’un mouvement circulaire reconduisant à la source. Il apparaît dans le Coran avec le sens du retour à Dieu des créatures. Il est associé à la racine BD’ (« commencer »), en rapport avec la Création. Dieu initie (yabda’u) la création, puis la ramène vers lui (yuʿīduhu). Dieu est qualifié des deux noms al-Mubdi’ et al-Muʿīd. Les théologiens ont compris l’iʿāda comme étant une seconde création après la mort, donc une résurrection ; maʿād est donc le lieu où les hommes sont ressuscités auprès de Dieu. Dans le soufisme, le maʿād ne signifie plus seulement la résurrection, mais exprime aussi l’idée d’ascension de l’âme vers Dieu en ce bas monde, tandis que le mabda’ désigne l’origine de toute création, et donc Dieu en tant que créateur. L’association des deux termes apparaît notamment chez Sanā’ī de Ghazna dans le Sayr al-‘ibād min al-mabda’ ilā’l-maʿād (« Le Voyage des serviteurs de Dieu de l’Origine au point de Retour »), chez ‘Azīz
53. Ibid., 90. 54. Ibid., 91.
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al-Dīn Nasafī, dans la quatrième partie de son Kitāb al-insān al-kāmil (« Livre de l’homme parfait »), et chez Najm al-Dīn Dāya Rāzī dans Mirṣād al-‘ibād min al-mabda’ ilā’l-maʿād (« Le Sentier des hommes de Dieu depuis l’Origine jusqu’au Retour »). Dans l’ismaélisme, ces deux termes apparaissent également en association, désignant un processus cosmique dans lequel s’insèrent les âmes individuelles : la descente à partir de l’Intellect Premier de tous les existants au cours du mabdā’ et leur remontée par degrés vers leur origine (maʿād) en traversant un monde hiérarchisé. C’est dans ce dernier sens qu’il faut entendre le texte de Bābā Afḍal 55. Seule la royauté de Dieu ne comporte pas de degrés. Le degré des êtres dépend de leur proximité ou de leur éloignement par rapport à Lui. Le Premier Intellect est le vice-régent (khalīfa) de Dieu dans l’ordre de l’Origine des êtres. Par contre, l’homme est le vice-régent de Dieu dans l’ordre du Retour, car il ramène l’être des différents existants vers leur source, le Premier Intellect. Pour ce faire, il les fait remonter, palier par palier, en se servant des facultés attractives (jādhiba) et répulsives (dāfiʿa) qui résident en chacun d’eux 56. Le schéma suivant figure les deux mouvements de descente et remontée des êtres vers le Réel, en un mouvement circulaire.
55. R. Arnaldez, “Maʿād”, Encyclopédie de l’Islam, consulté en ligne le 23 février 2020, DOI : http://dx.doi.org.prext.num.bulac.fr/10.1163/9789004206106_eifo_SIM_4712. 56. Muṣannafāt, 92.
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Psychologie et éthique : la perfection de l’âme humaine Sur ces prémices cosmologiques vient s’articuler une réflexion psychologique et éthique. Toutes les créatures se différencient par leur « type » d’âme et les facultés qui la caractérisent. Toutes possèdent cependant une faculté attractive (jādhiba) et une faculté répulsive (dāfiʿa), leur permettant de rechercher ce qui leur est bénéfique et d’écarter ce qui leur est contraire. Dans les substances végétales, la faculté attractive réside dans la recherche de nourriture qui participe à la croissance de la plante, tandis que ce qui ne peut être assimilé est éliminé grâce à la faculté répulsive. Chez les animaux, la concupiscence (shahvat) et l’irascibilité (ghaḍab) tiennent lieu de faculté attractive et répulsive. Les hommes disposent, quant à eux, de facultés nombreuses et diversifiées : les sens (quvvat-hā-yi ḥissī), l’imagination (quvvat-i mukhayyila), la mémoire (quvvat-i ḥāfiẓa), la faculté cogitative (quwwat-i mufakkira) et la faculté intellective (quvvat-i ‘āqila) 57. Cette question de l’âme, de ses degrés, de ses facultés et de son perfectionnement fut abondamment discutée par la philosophie musulmane. La synthèse néoplatonicienne prévalut en métaphysique chez al-Kindī 58. Al-Fārābī précisa la différence de l’homme par rapport aux autres créatures, et élabora considérablement la réflexion sur l’intellect (‘aql) en s’appuyant sur l’aristotélisme 59. Continuant cette synthèse entre 57. Ibid., 91-92. 58. En accord avec la vision pythagorico-platonicienne, al-Kindī définit l’âme humaine comme étant une substance simple, immatérielle, éternelle, qui est unie accidentellement et temporairement au corps dont elle est le principe de vie. Al-Kindī affirme, conformément à la vision néoplatonicienne cette fois, que la substance de l’âme est analogue à la substance du Créateur, comme la lumière du soleil est analogue au soleil. Quand l’âme quitte le corps, elle rejoint le « monde réel » sur lequel brille la lumière du Créateur et elle participe à toute la connaissance. Toutes les âmes n’y parviennent cependant pas immédiatement ; certaines subissent une purification par étapes avant de rejoindre le monde intelligible et de jouir de la vision intellectuelle de Dieu. Cf. M. C. Hernandez, Histoire de la pensée en terre d’islam, p. 182, 184, et M. Fakhri, Histoire de la philosophie islamique, Cerf, Paris 1989, p. 107-109. 59. Pour al-Fārābī, l’homme partage certes l’âme avec les autres êtres vivants, mais il la possède au plus haut degré. Il existe en effet plusieurs degrés de l’âme : l’âme végétative, propre aux plantes, est chargée des fonctions de conservation et de reproduction ; l’âme sensible, dévolue aux animaux, régit les fonctions motrices ; l’âme rationnelle, particulière à l’homme, gouverne les fonctions intellectuelles. L’intellection se produit grâce à cinq sens externes (vue, ouïe, goût, odorat, toucher) et sens internes : l’imagination, le sens commun, le discernement et la mémoire. Chaque degré de l’âme est inclus dans celui qui lui est supérieur, de sorte que l’homme ne possède pas trois âmes : l’âme
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aristotélisme et néoplatonisme, Avicenne compléta et affina la distinction des facultés de l’âme et la définition de la spécificité de l’homme 60. Dans Akhlāq-i nāṣirī, Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī s’approprie la conception avicennienne de l’âme, substance simple, comportant des degrés. L’âme végétative (nabātiyya) est commune aux plantes, aux animaux et aux êtres humains ; elle possède trois facultés, nutritive (quwwa ghādhiya), liée à la croissance (nāmiya) et reproductive (muwallida). L’âme animale (ḥayawāniyya), qui n’appartient qu’aux animaux et humains, est douée de deux facultés : la perception par le sens (q. darrāka) et le mouvement volontaire (q. muḥarrika). La première fonctionne grâce à des sens externes (vue, ouïe, odorat, goût et toucher) et à des sens internes (sens commun, imagination, réflexion, estimative, mémoire). Le mouvement volontaire inclut deux choses : l’attraction vers le bien, appelée faculté concupiscible (q. shahwāniyya) et la répulsion envers le mal, appelée faculté irascible (q. ghaḍabiyya). L’âme humaine, enfin, n’appartient qu’à l’homme et inclut la faculté intellective qui permet de percevoir sans organe dédié et de distinguer entre les choses perçues. L’intellect humain est à la fois spéculatif (connaissance des réalités) et pratique (contrôle, distinction entre le bien et le mal, gouvernance de la rationnelle (al-nafs al-nāṭiqa) comprend les deux précédentes. La partie la plus noble de l’âme humaine est l’intellect. S’appuyant sur la tradition aristotélicienne, al-Fārābī différencie l’intellect spéculatif et l’intellect pratique. L’intellect se perfectionne en connaissance selon quatre degrés : intellect en puissance (‘aql bi’l-quwwa), intellect en acte (‘aql bi’l-fi‘l), intellect acquis (‘aql mustafād) et intellect agent (‘aql fa‘‘āl). L’ultime degré du savoir consiste en l’union de l’homme avec l’Intellect agent, but ultime de l’existence humaine. Cf. M. C. Hernandez, Histoire de la pensée en terre d’islam, p. 216-219. 60. Pour Avicenne, l’homme occupe la place la plus importante dans la hiérarchie du monde terrestre grâce à la qualité de son âme. L’âme est la perfection du corps humain ; avant son union au corps, elle est en puissance et ne s’actualise que lorsqu’elle est jointe au corps. Elle incorpore différents degrés : l’âme végétative, perfection du corps naissant, croissant, se nourrissant et se reproduisant ; l’âme sensitive ou animale, perfection du corps doué de mouvement volontaire ; l’âme rationnelle, perfection du corps capable d’actes conscients. L’âme survit à la séparation d’avec le corps qui n’est pour elle qu’un outil à son service. Pour percevoir Dieu et se comprendre elle-même, elle doit agir seule, car le corps est alors insuffisant, voire handicapant. La mort et la séparation d’avec le corps permettent à l’âme d’entrer dans son existence véritable. L’âme rationnelle ou intellect jouit de facultés rationnelles : le sens commun, l’imagination, la cogitative, l’estimative et la mémoire. L’intellect humain est illuminé par l’Intellect agent qui le fait passer de la puissance à l’acte, puis le fait parvenir à sa perfection, celui de l’intellect acquis (‘aql mustafād) ou intellect saint (‘aql qudsī), en union avec l’Intellect agent. Cf. M. C. Hernandez, Histoire de la pensée en terre d’islam, p. 278-284.
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vie) 61. On constate la grande simplification opérée par Bābā Afḍal dont le principal but est de mettre en exergue la supériorité et la spécificité de l’homme par rapport aux autres créatures, ainsi que les moyens par lesquels il agit sur elles, ce qui constitue l’objet de son second Discours.
Selon Bābā Afḍal, la substance (māya) 62 dont est fait l’homme incorpore l’ensemble des existants, « racines » et « branches », simples et composites, depuis l’Intellect jusqu’à la terre, et depuis la terre jusqu’à l’âme rationnelle (nafs-i gūyā) 63. Ce que chaque existant a reçu de son Origine (madbaʾ), il le confie à l’homme afin que ce dernier le restitue au point de Retour (marjaʾ, maʿād) 64. L’homme dispose pour cela de nombreux outils. Il perçoit les corps (ajsām) grâce aux puissances
61. Akhlāq-e nāṣirī, 1er Discours, partie 1, chap. 3, p. 56-58, et The Nasirean Ethics, p. 42. Cf. aussi Th. de Crussol des Epesse, La Psychiatrie médiévale persane. La Maladie mentale dans la tradition médicale persane, Springer, Paris 2010, p. 46-65. 62. Équivalent persan de l’arabe dhāt et du grec oûsia, signifie la substance (substrat ou équivalent du sujet) ou bien l’essence (aussi māhiyya), ensemble des qualités constitutives caractéristiques d’une espèce, par opposition aux accidents (ʿarāḍ). Dans les faits, les deux significations (substance et essence) sont souvent combinées ou confondues. 63. Équivalent persan de l’arabe nafs nātiqa, « âme rationnelle », degré de l’âme correspondant au ‘aql, intellect. 64. Muṣannafāt, 92.
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corporelles (quvvat-hā-yi jismānī) et les accidents (ʿarāḍ) 65 grâce aux sens (quvvat-hā-yi ḥissī). Il perçoit certaines réalités non sensibles 66 grâce à sa faculté estimative (gamān) et saisit l’ipséité des choses (ḥaqīqat va khudī) grâce à sa conscience (khudī va āgahī), héritée de l’union avec l’intellect (khirad). Il a également la capacité de traduire les significations intelligibles (maʿānī-i ‘aql) en paroles et en actes (guftār va kardār), ce qui lui permet donc d’enseigner et de gouverner efficacement. Pour parvenir à sa perfection, l’homme doit tenir compte de son caractère composite, associant une forme sensible et apparente (ṣūrat) et une réalité essentielle cachée (maʿnī) 67, soit un corps et une âme. Nul homme ne devrait se contenter de posséder la seule forme humaine et ses seuls attributs corporels 68, ni s’arrêter à ses spécificités animales 69 ou sataniques (khavāṣṣ-i dīvī va shayṭānī) 70, car tout cela n’est pas suffisant pour définir son humanité. Il ne sera pas réellement et complètement homme tant qu’il n’en possédera pas également toutes les spécificités essentielles et spirituelles (khavāṣṣ-i maʿnavī va ruḥānī). De même que les hommes peuvent présenter des déficiences au niveau de leur corps, tous ne sont pas égaux en ce qui concerne leur lien avec l’Intellect (khirad-i aṣlī) ou la Première Âme (nafs-i avval). L’intellect de l’homme ordinaire se trouve par rapport à l’Intellect universel comme la lueur nocturne par rapport à l’éclat d’un soleil au zénith 71.
65. Dans son introduction, l’auteur avait distingué dans les créatures deux choses : ce qui relève de leur substance (gawhar), existante par elle-même, et ce qui relève des états, accidents et attributs (ḥālāt, aʿrād va ṣifāt), n’existant qu’à travers la substance à laquelle ils sont rattachés. Comme exemples d’accidents, il cite les couleurs, les sons, les odeurs, les goûts et les sensations tactiles. 66. Telles que l’harmonie ou l’opposition (muvāfiqat va mukhālifat), l’amitié et l’adversité (dūstī va dushmanī), la domination et le fait d’être dominé (ghālibī va maghlūbī). 67. Couple de mots souvent employés ensemble dans le soufisme, le premier renvoyant à la forme ou à l’extériorité des choses, tandis que le second signifie l’intériorité, la réalité profonde (ẓāhir va bāṭin). Ils peuvent être mis en relation avec la création d’Adam, dont le corps est une forme faite d’argile, et dont l’âme est le souffle de vie instillé dans cette forme par Dieu. 68. Tels que le fait de marcher sur deux jambes, ou de posséder une peau nue, non recouverte de poils. 69. Comme dormir, manger, émettre des sons ou s’enfuir. 70. Il s’agit ici de vices, comme l’orgueil, l’entêtement, la désobéissance, l’avidité, l’avarice, la lâcheté. 71. Muṣannafāt, 94.
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Lorsqu’un homme progresse vers sa perfection et qu’il rejoint l’Âme universelle dans son ascension, ses désirs se mettent au diapason de celle-ci, et il ne souhaite rien d’autre que ce qu’elle fait advenir, se trouvant en parfaite harmonie avec elle. Quant à l’union à l’Intellect premier, elle se manifeste par l’apparition de certitudes (yaqīn-hā) qui font profondément évoluer son mode de connaissance : les savoirs jusque-là acquis par imitation des autorités et ouï-dire (taqlīd va ḥikāyat) sont désormais accessibles indépendamment de l’assistance des sens et de l’apprentissage (taʿlīm) 72. Seuls ces liens directs avec l’Intellect et l’Âme permettent à un homme d’atteindre sa réelle perfection (tamāmī), celle-ci se manifestant par des signes spécifiques. Au nombre de ceux-ci figure l’équilibre des facultés animales (iʿtidāl-i quvvat-hā-yi ḥayvānī), de sorte que chacune d’entre elles soit parfaite dans sa spécificité, que toutes soient également développées, qu’aucune ne présente une déficience ou un excès, et que toutes soient soumises à l’intellect (khirad), tels des sujets obéissant à un roi. Si l’une d’elles (par exemple, la concupiscence ou l’irascibilité) est en excès, l’homme sera plus proche de l’animal que de l’humain. Mais si l’une d’elles est déficiente et dominée, cette faiblesse rejaillira sur l’homme tout entier. Si les facultés animales sont indisciplinées et rebelles, elles se révoltent contre leur roi, l’Âme, et prennent le pouvoir, faisant leur propre malheur ainsi que celui de leur gouvernant 73. Il s’agit donc bien d’atteindre un équilibre, un juste milieu, et une maîtrise par l’intellect de ces puissances, et non de les anéantir comme pourrait le conseiller le courant ascétique. Le corps et les facultés animales sont indispensables au progrès de l’homme, car l’humanité est enracinée dans l’animalité. Affaiblir celle-ci, c’est priver l’âme de sa
72. Muṣannafāt, 94. 73. La perfection humaine est l’objet d’un autre traité de l’auteur, Madārij al-kamāl. Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī dans l’Éthique nasiréenne parle, quant à lui, des trois facultés de l’homme, l’âme bestiale (ou faculté concupiscible), l’âme sauvage (faculté irascible) et l’âme angélique (faculté rationnelle). Il établit des parallèles entre elles et les trois âmes citées dans le Coran (incitant au mal, blâmante, et pacifiée), ainsi qu’avec les animaux qui les désignent dans la philosophie grecque : le cheval, le chien et le porc. L’homme ressemble à un cavalier qui part à la chasse juché sur sa monture et accompagné d’un chien. Si c’est l’homme qui dirige, la monture, le prédateur et lui-même recevront leur dû. Si c’est la monture qui dirige, elle n’obéira pas au cavalier, ira où bon lui semble, mettant en danger cavalier et chien. Si c’est le chien qui dirige, il entraînera les deux autres dans de vaines et périlleuses querelles. Akhlāq-e nāṣirī, 1er Discours, partie 1, chap. 6, p. 76-79, et The Nasirean Ethics, p. 56-58.
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monture et de l’outil indispensable à son perfectionnement 74. La même idée est exprimée par Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī dans l’Éthique nasiréenne à l’aide d’une analogie très parlante : l’ascète qui réprime sa concupiscence et son irascibilité s’expose à devenir soit un fauve (par excès), soit une femme (par déficience) et perd, dans les deux cas, le contrôle de soi. Il ne s’agit donc pas d’annihiler ces puissances animales, ce qui reviendrait à s’autodétruire, mais de les mettre au service de l’intellect 75. À côté de ces facultés sensorielles liées à la forme humaine et donc visibles, il en existe d’autres cachées car relevant de la réalité essentielle (maʿnā) de l’homme. Alors que les premières sont présentes dès la naissance, les secondes existent uniquement potentiellement et doivent donc être « actualisées ». Il peut arriver qu’elles ne passent jamais de la puissance à l’acte avant la mort (az quvvat bi fiʿl). Peu d’êtres humains sont parfaits à la fois selon la forme et selon la réalité essentielle. Plus rares encore sont ceux qui, étant parfaits, sont capables d’amener les imparfaits à la perfection. Parmi ces facultés supra-sensorielles, la plus élevée est l’intellect, faculté capable de recevoir les formes immatérielles 76. Lorsque l’intellect humain passe de la puissance à l’acte, il domine et maintient en harmonie les puissances animales, végétales et naturelles, ce que l’on désigne par les mots « courtoisie » ou « civilité » (adab va farhang) 77, qui sont également employés pour qualifier
74. Muṣannafāt, 94-95. 75. Jambet, La convocation d’Alamût, p. 82-85 et p. 262-264 pour la traduction française du texte de Ṭūsī. 76. Ṭūsī discerne quant à lui quatre sortes d’intellect. L’intellect matériel est seulement la possibilité de recevoir les formes immatérielles, à l’image de l’enfant qui joue au professeur qu’il deviendra peut-être un jour. L’intellect habitus accueille les formes immatérielles et peut passer de la connaissance immédiate de ceux-ci à leur connaissance théorique. L’intellect en acte s’actualise depuis les réalités nécessaires jusqu’aux réalités théoriques et vice-versa. L’intellect acquis contient en lui-même toute forme intelligée qui s’y manifeste sans excès ni défaut comme dans un miroir. Jambet, La convocation d’Alamût, p. 160. 77. Le mot adab, concept-clé du savoir-vivre de l’aire islamique, semble avoir été considéré comme un équivalent de sunna au sens préislamique (coutumes louables des ancêtres), avant de voir son sens s’élargir considérablement au iie/viiie siècle pour signifier un savoir-être d’origine persane, une morale pratique. Il est tentant de penser que l’adab serait en quelque sorte l’équivalent persan d’akhlāq, correspondant au frahang pehlevi (devenu farhang en persan). Il aurait donné naissance d’une part à un adab de cour, alliant érudition et savoir-vivre raffiné, et d’autre part à un adab religieux inspiré de la Sunna du Prophète, synonyme d’akhlāq. Vers la fin du iiie/ixe siècle, adab profane et adab religieux se rapprochèrent et s’enrichirent d’apports nouveaux. À la
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les comportements vertueux de l’homme sage. En effet, la puissance de l’intellect se manifeste dans les vertus éthiques, telles que la générosité, la sollicitude, la droiture et la constance 78. Ceux qui ont atteint la perfection humaine en termes de forme et de réalité essentielle portent des signes qui ne sont visibles qu’aux yeux des parfaits, à moins qu’ils ne décident de les manifester. Cette remarque est surprenante si le roi est censé gouverner ouvertement, mais pas si l’auteur parle de l’imam, pôle du monde et véritable vice-régent de Dieu, ne régnant cependant pas forcément de façon manifeste. Parmi ces signes, il y a notamment la conscience de ce lien à l’Être infini (vujūd-i muṭlaq) qui est la Lumière divine 79. En effet, tout existant en ce monde retournera à son origine, et la voie du retour contient des degrés croissants où l’homme occupe la place la plus haute dans l’ordre de la Remontée, car il est le seul à atteindre à la fois la forme extérieure et la réalité essentielle de tous les existants, ce qui est le signe qu’il a « rejoint » l’Être infini (payvastigī va vuṣūl). C’est alors seulement qu’il devient réellement (bi ḥaqīqat), nécessairement (bi vājib) un homme ; auparavant il
même époque se développa également un adab soufi, lui aussi ancré dans les vertus prophétiques et axé sur l’éducation de l’âme. Les frères de la pureté (Ikhwān al-Ṣafāʾ), influencés par la pensée ismaélienne, ont joué un rôle important dans la popularisation de l’adab philosophique et de son but suprême, le raffinement éthique (tahdhīb al-akhlāq). Cette préoccupation ismaélienne se retrouve chez de nombreux auteurs plus tardifs, comme Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī, dont l’influence a largement dépassé la sphère ismaélienne proprement dite. Cf. P. Adamson, « Ethics in philosophy », Encyclopaedia of Islam, THREE, éd. K. Fleet, G. Krämer, D. Matringe, J. Nawas, E. Rowson, consulté le 17/02/2020, DOI : http://dx.doi.org.prext.num.bulac.fr/10.1163/1573-3912_ei3_ COM_26243 et Gh. Avani, M. I. Waley et A. Pakatchi, « Ethics », dans W. Madelung et F. Daftary (éd.), Encyclopaedia Islamica, consulté en ligne le 17/02/2020, DOI : http:// dx.doi.org.prext.num.bulac.fr/10.1163/1875-9831_isla_COM_037156. 78. Muṣannafāt, 95. L’auteur explique que chaque savoir spécifique à une espèce possède un nom particulier, par exemple la médecine pour le savoir qui permet de maîtriser la croissance humaine, ou l’agriculture pour la capacité à maîtriser la croissance des plantes et des arbres. La gouvernance des vies et des interactions des groupes sociaux relève de la Loi, de la politique et du savoir-vivre (sharīʿat va siyāsat va ‘ilm-i farhang). La connaissance des nobles et vils traits de caractère, de leur discernement, la manière d’atteindre les premiers et de se purifier des seconds forment la matière de la courtoisie et de la civilité (adab va farhang), ces termes recoupant également celui d’akhlāq. 79. Muṣannafāt, 96. À noter qu’il ne s’agit pas de Dieu ou de l’Un, mais de l’Intellect Premier ou Être Premier, une nuance fondamentale qui rapproche l’auteur de la pensée ismaélienne plus que du soufisme.
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était uniquement la potentialité de devenir un homme (mumkin) 80. Le « roi » de Bābā Afḍal est un Homme parfait en relation avec l’Intellect et contenant en lui-même le cosmos. Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī dans l’Éthique nasiréenne parvient à la même conclusion en l’exprimant différemment. La perfection de l’homme est de deux sortes, de même que l’âme rationnelle dispose de deux facultés, théorique et pratique : la première tend à l’acquisition des sciences susceptibles de lui faire comprendre le monde et découvrir le vrai But de toute créature ; la seconde ordonne et équilibre les diverses facultés de l’âme, puis régule les affaires de la cité de sorte que tous les hommes puissent parvenir à la félicité. La perfection spéculative et la perfection pratique ne vont pas l’une sans l’autre, même si la première est le point de départ et la seconde l’aboutissement. Lorsque l’homme atteint cette perfection, il devient un monde en lui-même, un microcosme comparable au macrocosme ; il devient le vice-régent de Dieu parmi les créatures, « l’Homme parfait absolu » (insānī tāmm-i muṭlaq), qu’aucun voile ne sépare de la divine Présence, ce qui représente la félicité suprême 81. Contrairement à Bābā Afḍal, Ṭūsī identifie explicitement le roi-philosophe de la falsafa avec l’imam ismaélien. Au sommet de la pyramide des êtres animés se trouve donc l’homme, qui est le terme et le but de la création, son aboutissement, sa perfection, puisqu’il récapitule en lui les propriétés des règnes inférieurs, plus celle qui lui est spécifique, l’intellect. Capable d’appréhender aussi bien le monde corporel que le monde intelligible, il est un « abrégé » du monde, un microcosme englobant l’ensemble des créatures. Ce rang implique des responsabilités : c’est dans ce sens que l’on peut dire que l’homme est roi des créatures et vice-régent de Dieu : il doit faire participer l’ensemble de celles-ci au Retour, les guider pour qu’elles parviennent à leur perfection respective. 80. Muṣannafāt, 97. 81. Akhlāq-e nāṣirī, 1er Discours, partie 1, chap. 6, p. 69-71, et The Nasirean Ethics, p. 51-52. Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī parle de trois sortes de félicité : psychique, physique et civique. Les sciences qui s’intéressent à la félicité psychique sont la correction des dispositions, la logique, les mathématiques, les sciences naturelles, la science divine ; celles de la félicité physique sont la médecine et l’astrologie ; celles de la félicité civique sont les sciences religieuses et profanes. La santé de l’âme s’acquiert par l’acquisition des vertus (sagesse pour la faculté spéculative, courage pour la faculté irascible, continence pour la faculté appétitive, justice pour la faculté pratique) et l’élimination des vices (au nombre de huit, opposés aux quatre vertus par excès ou indigence). Akhlāq-e nāṣirī, 1er Discours, partie 2, chap. 8-10, p. 149 sqq, et The Nasirean Ethics, p. 112 sqq.
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Politique : royauté humaine et guidance cosmique Une fois qu’un être humain est devenu effectivement un homme grâce à la connexion avec l’Intellect Premier, il devient apte à gouverner tous les êtres inférieurs à l’humanité par des moyens à la fois légaux, politiques, médicaux et moraux (bi tadbīr-i sharīʿatī va siyāsī va ṭibbī va khulqī). Puis, à mesure qu’il s’améliore, il acquiert la capacité à gouverner également les humains « ordinaires » parce qu’il leur est supérieur hiérarchiquement, comme l’homme est supérieur à l’animal, ou l’animal à la plante. Parmi les hommes, celui qui a le rang de roi surpasse tous les autres en noblesse de caractère et excellence du comportement. Par son excellence (hunarmandī), il rend les autres excellents 82. La perfection du roi réside dans son intelligence qui contient toutes les qualités et aptitudes nécessaires au gouvernement ; l’intelligence est en effet capable de transfigurer l’âme en y remplaçant le mal par le bien, et les défauts par des qualités 83. Le roi ne désire ardemment que la conscience, l’éveil, la connaissance et l’intelligence (āgāhī, bīdārī, dānish va khirad) ; il fréquente surtout des personnes savantes, trouve joie et félicité (shādī va tāza dilī) dans l’augmentation de son savoir plus que dans tout autre chose. S’il s’intéresse au monde sensible, c’est uniquement dans le but d’activer le lien de celui-ci avec l’Intellect selon les capacités et les limites de chaque chose. Il ne se préoccupe pas de renforcer la vie sensible et de préserver la santé des corps, car il les sait périssables : la vie et la conscience font partie des accidents qui affectent les corps, tandis que la mort et l’inconscience font partie de leur réalité essentielle ; les premières sont étrangères et les secondes naturelles au corps 84. Le roi s’efforce d’ordonner la vie de ses sujets, afin d’assurer à chaque créature les conditions idéales pour que son intelligence passe de la puissance à l’acte. Car tant que les hommes ne sont pas libérés du souci d’eux-mêmes et des autres, ils ne se détournent pas de leurs actes sensibles pour s’adonner, par la pensée (bi fikr va andīsha), à la recherche de la connaissance et de l’union à l’Intellect. Si tout homme 82. Muṣannafāt, 97-98. 83. Ibid., 101-103. 84. L’idée est appuyée par deux des rares citations coraniques de Bābā Afḍal, 18/103104 (« Dis : vous ferai-je connaître ceux dont les actes sont les plus inutiles ? Et ceux dont l’effort se perd dans la vie de ce monde et alors qu’ils pensent avoir bien agi ? ») et 25/23 (« Nous avons considéré les œuvres qu’ils ont accomplies, nous n’avons trouvé que de la poussière disséminée. »).
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aspire à la perfection dès le sein de sa mère, il n’y parviendra cependant que si sa vie sensorielle est gouvernée et ordonnée, afin qu’il puisse se consacrer à la réflexion, trouver la voie et cheminer vers le lieu de son Retour (anjām). C’est uniquement pour cette raison que l’ordonnancement de la vie sensorielle fait partie des missions du roi 85. Une des spécificités du roi réside dans son harmonie avec tous les êtres et l’absence d’antagonisme avec eux. En ce monde, les choses s’altèrent parce qu’elles sont le lieu d’oppositions et d’antagonismes (par exemple, la mort s’oppose à la vie) ; seul l’intellect ne possède pas d’opposé. Parce que l’homme est la seule créature douée d’intellect, il est aussi l’être le plus proche de l’harmonie universelle. L’homme accompli connaît toutes les compatibilités et oppositions existantes ; il les fait cohabiter dans son âme, les annulant l’une par l’autre. La justice (ʿadl) n’est rien d’autre que cette capacité à annuler l’opposition de choses opposées. Celui qui y parvient est réellement le vice-régent de Dieu 86. Une autre caractéristique du roi est sa richesse et son absence de besoin (tavāngarī va bī-niyāzī) qui sont la marque de la perfection, de même que leurs contraires, la pauvreté et le besoin, sont des signes d’imperfection. Il ne s’agit évidemment pas de la richesse au sens propre, de la possession d’argent et d’objets, mais d’une richesse spirituelle. L’absence de besoin résulte de la domination de l’intellect sur toutes les facultés, car seul l’intellect échappe à toute altération et à tout changement (taghayyur). À travers le changement, toute créature cherche la plénitude et la perfection, mais l’intellect est parfait en soi : il est tout ce qu’il perçoit et il perçoit toute chose ; il est donc parfaitement riche et totalement dénué de besoin. De même, le roi est riche, parce qu’il est doué de l’intellect 87. Le roi est également caractérisé par la clémence et la patience (ḥilm) 88 qui découlent de la capacité à maîtriser les facultés concupiscible et irascible. Au contraire, l’impatience naît de l’agitation causée
85. Muṣannafāt, 97-99. 86. Ibid., 99-100. 87. Ibid., 100. 88. Notion complexe englobant la patience, la mesure, la pondération, la longanimité, l’indulgence, la mansuétude, la maîtrise de soi, la douceur. L’adjectif ḥālim est appliqué à Dieu et à Abraham. Pour Ghazālī, ḥilm est maîtrise de soi et soumission des passions à la raison. Ch. Pellat, « Ḥilm », Encyclopédie de l’Islam., consulté en ligne le 27/02/2020, DOI : http://dx.doi.org.prext.num.bulac.fr/10.1163/9789004206106_eifo_SIM_2868.
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par ces mêmes puissances lorsqu’elles ne sont pas maîtrisées. Une autre qualité royale est l’humilité (tavāḍuʿ) qui consiste à se montrer généreux et magnanime avec ses sujets. Une personne ne peut être humble que si elle dispose de suffisamment d’élévation pour la partager avec ceux qui en manquent. Le roi est aussi doué de courage (shajāʿat) que l’auteur décrit négativement à travers une typologie de la crainte (tars). Il existe deux sortes de peur : certains craignent pour leur intelligence, d’autres pour l’intégrité de leur corps. Toutes deux sont absurdes, dans la mesure où l’intellect ne peut être affecté, tandis que le corps est inévitablement voué à la décrépitude et à la mort. La peur est le fruit de l’estimative (gamān) et de l’imagination (khiyāl) qui prévalent lorsque l’intellect est faible, et l’homme déficient 89. Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī consacre un chapitre de l’Éthique nasiréenne 90 au gouvernement et aux bonnes manières du roi. Le souverain idéal doit tout d’abord s’efforcer de posséder sept qualités : une bonne ascendance (pour s’attirer le respect), un haut dessein (renforcé par un constant travail sur soi), une opinion ferme, une grande résolution, l’endurance face à la souffrance et à l’adversité, la richesse (afin de ne pas convoiter le bien d’autrui) et le recours à des assistants choisis en fonction de leurs qualités et aptitudes. On notera qu’il s’agit de qualités plus concrètes et plus « incarnées » que celles que Bābā Afḍal attribue au roi. L’analyse qui fait de l’intelligence la source de toutes les qualités est également une spécificité de cet auteur. La condition sine qua non de l’exercice de la vice-régence (khilāfat) est la reconnaissance consciente et la certitude de l’identité de Celui qui l’a appointé comme souverain sur les hommes. Dans le cas contraire, sa royauté est assimilable à celle exercée sur les éléments ou les végétaux : ceux-ci ne sont conscients ni d’eux-mêmes, ni de ceux qui les gouvernent, et encore moins de Celui qui leur a appointé un gouverneur. Celui qui gouverne en sachant qu’il obéit à l’Intellect Premier perpétue 89. Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī discute également de la peur dans le cadre de la présentation des vices. Elle fait partie des maladies qui affectent la faculté irascible de l’homme et ne lui apporte que perte en ce monde et punition dans l’autre. Celui qui a peur perd en effet de vue les choses spirituelles et matérielles qui requièrent son attention. L’une des peurs les plus communes est celle de la mort : elle provient de l’ignorance de ce qu’est la mort, de la crainte de la souffrance ou de celle du châtiment. Or l’âme est éternelle et ne disparaît pas avec la dissolution du lien avec le corps ; la mort est naturelle et advient inévitablement car elle fait partie de l’essence de l’homme. Akhlāq-e nāṣirī, 1er Discours, partie 2, chap. 10, p. 186-188, et The Nasirean Ethics, p. 136-138. 90. Akhlāq-e nāṣirī, 3e Discours, chap. 4, p. 300-312, et The Nasirean Ethics, p. 226-237.
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une royauté stable et bénéfique, à l’inverse des royautés inconscientes de leur Commanditaire, qui sont éphémères et chaotiques. Autrement dit, le califat n’est légitime que s’il est exercé par l’Intellect. Or l’Intellect ne se lie qu’à l’âme (ravān), non au corps (jasad), car l’Éternel ne se joint pas à l’éphémère. Par ce lien avec l’Intellect, l’âme devient elle-même intellect. Ceci est possible grâce à la pensée (andīsha) qui n’interrompt sa recherche qu’après avoir atteint la certitude ; alors elle atteint la quiétude de l’accomplissement/union (ārām-i vuṣūl) 91. L’âme est donc appelée à s’assimiler à l’Intellect, ce qui équivaut à une forme de divinisation, même si l’Intellect n’est pas Dieu, mais seulement Sa Face révélée. Dans son troisième discours, Bābā Afḍal se penche sur le rôle de la royauté. Comme il l’avait annoncé dans sa réflexion étymologique du début du premier discours, la principale mission du roi consiste à protéger et garder (parvardan) ses sujets, c’est-à-dire à les faire progresser afin qu’ils parviennent à leur perfection en fonction de leurs aptitudes qui varient en qualité et en quantité. Il existe deux moyens principaux de créer les conditions du progrès : d’une part, apporter toute l’aide nécessaire à ceux qui sont capables d’atteindre la perfection, d’autre part, éloigner d’eux tout ce qui est susceptible de nuire à leur quête. Puisque la perfection des hommes réside dans l’intelligence, il convient de favoriser leur éducation en leur assurant la proximité de personnes savantes, et de leur fournir les emplois ou tâches les mieux à même d’assurer leur progression. Cependant, comme on l’a vu, les hommes ne sont pas égaux en ce qui concerne leur aptitude à développer leur intellect. C’est pourquoi il revient au roi d’identifier les catégories d’hommes et leurs dons respectifs, afin de gouverner chaque groupe de la manière la plus profitable 92. Dans l’Éthique nasiréenne 93, Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī précise que le genre humain, en tant que plus noble espèce de l’univers, mène une vie très complexe et présente des besoins divers qui ne peuvent être assurés que par la collaboration de tous à l’œuvre commune, chacun selon ses capacités. Cela n’est possible que grâce à la diversité des aspirations, opinions, métiers et dons : selon l’adage grec, « si tous les hommes étaient égaux, ils périraient tous ». Cette coopération et combinaison est appelée la vie civilisée (adab) et l’homme est naturellement un 91. Muṣannafāt, 103-104. 92. Ibid., 104. 93. Akhlāq-e nāṣirī, 3e Discours, chap. 1, p. 245-251, et The Nasirean Ethics,p. 187-192.
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citoyen. Ceci exige cependant une organisation, le gouvernement, qui assure le contentement de chacun de son sort, des moyens suffisants pour vivre, et une protection de ses droits contre les abus d’autres individus. Le gouvernant se distingue des autres hommes par la divine inspiration ; il est capable d’amener chacun à sa propre perfection. Au fil des siècles, nous dit Ṭūsī, on lui a donné divers noms, mais les musulmans des temps présents l’appellent l’imam, et sa fonction est qualifiée d’imamat 94. Il insiste sur le fait qu’un roi n’est pas une personne possédant un royaume, une armée et des richesses, mais plutôt celui qui mérite réellement la royauté, même si extérieurement personne ne prête attention à lui 95 : il s’agit évidemment dans son cas de l’imam ismaélien. L’originalité de Bābā Afḍal est de définir négativement ceux dont la progression doit être encouragée : là où Ṭūsī met l’accent sur la progression de toute l’humanité grâce à la royauté/imamat, chacun s’améliorant selon ses capacités, Bābā Afḍal parle en premier lieu de ceux qui ne sont pas capables (mustaʿidd) d’atteindre la perfection ultime. Il distingue ainsi deux catégories de personnes qui n’atteindront pas la perfection humaine. Bien que déficientes, certaines d’entre elles ont cependant des dons pour une branche du savoir, comme l’architecture, les mathématiques, la médecine, la chancellerie ; elles excellent dans cette discipline et méritent de diriger les autres individus exerçant le même art ou la même profession. La majorité des gens n’a cependant aucune aptitude particulière dans aucun domaine : cette deuxième catégorie se divise à son tour en deux classes, les « faibles » (ḍaʿīfān) et les ignorants (ahl-i jahl). Les faibles ont été créés à partir d’une substance de mauvaise qualité et souffrent de déficiences physiques et/ou intellectuelles (muḥarrika/mudarrika). À cause de cette faiblesse, ils ne peuvent nuire aux chercheurs de perfection, au contraire des ignorants qui sont à la fois
94. Bien entendu, le mot imamat est également employé par les sunnites pour désigner la guidance de la Communauté musulmane, soit le califat. Ṭūsī marque bien la différence entre le possesseur de la Loi et le Régulateur : toute génération n’a pas besoin d’un possesseur de la Loi (prophète, ou même imam visible), mais à aucun moment le monde ne peut se passer d’un Régulateur (imam caché ou ḥujja représentant l’imam sur terre). 95. Bābā Afḍal explique quasiment dans les mêmes termes la différence entre la royauté réelle et la royauté illusoire de ceux qui accumulent territoires, richesses, serviteurs et armées.
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déficients et nuisibles. En effet, ces personnes incapables de progresser se rendent en outre coupables d’actes non profitables ou dommageables qui peuvent faire perdre temps et énergie aux hommes à haut potentiel. À cette catégorie appartiennent ceux qui flattent leurs sens avec des plaisirs grossiers (dépravés) ou se laissent aller à leurs penchants destructeurs (voleurs, meurtriers) 96. Le roi doit avant tout protéger les meilleurs des hommes contre les déprédations des ignorants, mais rien n’est dit de ce qu’il pourrait faire pour les classes déficientes des faibles et des ignorants. L’état d’esprit de Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī est tout autre : puisque les hommes ont besoin de la solidarité de tous pour vivre, la perfection de chaque individu dépend également de tous les autres membres de son espèce. La royauté/imamat s’intéresse donc à tous, y compris les plus déficients, afin de leur faire atteindre le degré d’excellence auquel ils peuvent prétendre en dépit de leurs faibles moyens. Le principal souci du roi est de mettre chacun à la place où il sera le plus utile à toute la Communauté 97. Pour cela il lui faut déterminer le rang de chacun en fonction de son mérite et de ses aptitudes. Il détermine cinq catégories 96. Muṣannafāt, 105. La discussion des types d’hommes apparaît également chez Naṣīral-Dīn Ṭūsī (Akhlāq-e nāṣirī, 3e Discours, chap. 3, p. 297-300, et The Nasirean Ethics, p. 211-226). Il y oppose la Cité vertueuse à trois types de cités dépourvues de vertu : la Cité ignorante, la Cité impie et la Cité errante. Dans la Cité ignorante, les hommes ne se servent pas de leur faculté rationnelle et ne vivent pas de manière civilisée. Dans la Cité impie, les hommes asservissent leur intellect à leurs facultés inférieures, ce qui affecte négativement la vie civilisée. Dans la Cité errante, les hommes inventent leur propre loi et construisent une société qu’ils croient civilisée. 97. Selon Ṭūsī, même dans la Cité idéale, tous ne possèdent pas l’intellect au même degré. La société est faite d’un mélange de quatre classes qui se combinent comme les quatre éléments. Les hommes de plume (experts en diverses sciences, juges, secrétaires, comptables, astronomes, médecins et poètes) correspondent à l’élément Eau, parce que de leur existence dépend l’ordonnancement de ce monde et de celui à venir. Les hommes d’épée (guerriers, soldats, gardiens de l’état et des frontières) correspondent à l’élément Feu et contribuent à l’organisation correcte du monde. Les hommes de négociation (marchands, commerçants, artisans, collecteurs de taxe) correspondent à l’élément Air, car sans leur aide la vie quotidienne serait impossible. Les paysans (agriculteurs et éleveurs) correspondent à l’élément Terre ; ils nourrissent la communauté et assurent ainsi sa survie. Une telle mise en correspondance avec les quatre éléments prouve que toutes ces classes sont également indispensables à l’humanité. Akhlāq-e nāṣirī, 3e Discours, chap. 4, p. 300 sqq, et The Nasirean Ethics, p. 230 sqq. Ṭūsī fustige par ailleurs ceux qui vivent dans un isolement splendide, sûrs de leur perfection individuelle, alors que l’absence de coopération avec le reste de l’humanité représente l’injustice suprême : de telles personnes profitent du travail de la collectivité sans rien
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de personnes : 1° celles qui sont bonnes par nature et dont le bien est communicable, 2° celles qui sont de bonne nature sans que ce bien soit communicable, 3° celles qui ne sont ni bonnes ni mauvaises, 4° celles qui sont mauvaises par nature mais dont le mal n’est pas communicable, 5° celles qui sont mauvaises par nature et dont le mal est communicable. On note un recoupement partiel avec les catégories définies par Bābā Afḍal. Ṭūsī consacre par ailleurs un long chapitre 98 à la philia, l’amour qui assure la cohésion des sociétés et la coopération des hommes, discussion absente de l’œuvre de Bābā Afḍal. Un des points communs des deux auteurs est d’envisager le roi comme le médecin de la société 99. Pour Bābā Afḍal, le plus simple moyen de gouverner les hommes est de réfléchir à soi-même, à ses divers états physiques et diverses facultés spirituelles, afin de considérer comment leur viennent la perfection ou la déficience, la complétude ou la corruption, et quelle sorte de science est utile à leur amélioration. Le roi trouvera en lui-même des exemples de la multitude de situations observées dans le monde. Sa propre concupiscence lui servira à comprendre celle des jouisseurs parmi ses sujets, sa propre indolence celle des oisifs, son avidité celle des voleurs, sa violence celle des assassins. Il en sera de même pour les excellents traits de caractère qui l’aideront à renforcer ces qualités chez les savants, les hommes pieux et les esprits nobles. S’il est parfaitement maître de lui-même, il maîtrisera également son royaume et ne commettra ni erreur ni négligence 100. L’État et la communauté sont donc comparés au corps du roi, tandis que celui-ci est la plus haute faculté administrant ce corps, l’intellect. Pour le roi, gouverner ses sujets équivaut à gouverner son âme, ce qui nous renvoie à l’idée de l’homme comme microcosme. De même que le médecin assure la bonne santé du corps par l’équilibre des humeurs, il maintiendra en équilibre les diverses catégories de personnes, en plaçant chacune à la place qu’elle mérite et où elle pourra exceller. La motivation de toutes ses décisions sera le bénéfice de ceux
offrir en échange. Akhlāq-e nāṣirī, 3e Discours, chap. 1, p. 251-257, et The Nasirean Ethics, p. 195-211. 98. Akhlāq-e nāṣirī, 3e Discours, chap. 2, p. 258-279, et The Nasirean Ethics, p. 195-211. 99. Une telle vision découle du Mabādiʾ ārāʾ ahl al-madīna al-fāḍila où al-Fārābī reprend l’analogie médicale de Galien, comparant le gouvernant idéal à un médecin prenant soin des âmes de son peuple, la cité étant comparée à un corps et son roi au cœur. 100. Muṣannafāt, 106-107.
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qui peuvent prétendre à la certitude, et tous ses autres sujets seront gouvernés de manière à leur porter assistance. Connaissant la totalité des hommes à travers la connaissance qu’il a de lui-même, il n’en négligera aucun. Il discernera les aptitudes de chacun et saura les amener à leur perfection. Il n’exigera d’eux que ce qui est à leur portée, afin de s’assurer du succès de leur progression. Celui qu’il voit doué dans un travail manuel, il ne lui confiera pas une tâche intellectuelle ; celui qui est appelé à de nobles missions, il ne lui assignera pas une tâche subalterne. Il suivra en cela l’exemple de la Nature première qui n’attend pas d’une âme végétale qu’elle effectue le travail de l’âme animale, ni de la puissance attractive qu’elle agisse comme la puissance répulsive. Ainsi, il sera le véritable roi des existants dans leur cheminement vers le Retour, et le juste calife de Dieu dans l’éducation de ses subordonnés 101. Bābā Afḍal n’entre pas dans les détails pratiques de cette organisation, contrairement à Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī qui consacre les trois derniers chapitres de son Éthique nasiréenne à des considérations concrètes, proches de celles des miroirs des princes classiques. Au nombre de celles-ci, le partage des biens communs avec équité et selon les besoins de chacun, la connaissance de la Loi, la mesure et la miséricorde dans le châtiment, la tenue d’audiences pour les plaignants, la surveillance du pays à l’aide d’espions, le souci de la sécurité des frontières et des routes, la réduction du temps consacré à ses plaisirs personnels, la préférence de la paix à la guerre, mais l’aptitude à mener celle-ci quand elle est inévitable, etc. Il traite également des devoirs et du savoir-vivre des sujets et de l’entourage du prince, ainsi que des relations à entretenir avec les amis, les ennemis et les diverses couches de la société 102. Conclusion L’Équipement et la parure des rois accomplis de Bābā Afḍal Kāshānī est un miroir des princes particulier en ce qu’il ne contient pas les conseils concrets que l’on s’attend à y trouver et qu’il renferme au contraire une réflexion métaphysique inhabituelle dans ce genre d’ouvrage. Il présente quelques ressemblances avec cet autre miroir des princes, plus systématique et infiniment plus célèbre, qu’est l’Éthique nasiréenne de Naṣīr-al-Dīn Ṭūsī. 101. Ibid., 107. 102. Akhlāq-e nāṣirī, 3e Discours, chap. 4-7, p. 300-340, et The Nasirean Ethics, p. 232-258.
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L’éthique de Bābā Afḍal s’enracine dans une cosmologie et une ontologie rigoureuses. L’univers est engagé dans un mouvement circulaire en deux temps : celui de l’Origine constitue une descente depuis le Premier Intellect jusqu’aux quatre éléments ; celui du Retour prend le chemin inverse sous la guidance de l’homme. L’Intellect et l’homme sont donc les deux vice-régents de Dieu. L’homme se distingue du reste des créatures car il est le seul à posséder une trace de l’Intellect universel, ce qui le rend éligible à la royauté sur le cosmos. L’homme peut s’unir à l’Intellect grâce à sa propre intelligence. Ce chemin passe par la connaissance de soi, moyen le plus direct d’atteindre la perfection humaine, laquelle mène à son tour à l’actualisation des potentialités du cosmos, ainsi qu’à l’organisation de la société. Se connaître soi-même, c’est accéder à l’ipséité qui réside au centre de l’être humain, se découvrir microcosme contenant en soi tous les degrés du macrocosme, et accompagner leur retour à Dieu, achevant leur perfection grâce à la sienne. Tel est le rôle du roi, Homme Parfait régnant réellement sur le monde, mais dont la royauté reste ignorée de la plupart des hommes. Il est évident que Bābā Afḍal ne parle pas ici des rois ordinaires de ce bas monde. Comme il insiste sur le fait que l’Ipséité du Réel se situe au-delà de l’être et de la causalité, ce qui est une thèse exclusivement ismaélienne, on pourrait supposer qu’il s’agit de l’imam. Mais lui dédier une description de la manière de parvenir à la perfection n’aurait aucun sens. Il est plus probable que Bābā Afḍal s’adresse à un hujja, voire un dāʿī. Le premier terme fut employé dès la fin du iiie/ixe siècle par les Qarmates pour désigner les chefs du mouvement en l’absence de l’imam ; c’est aussi le titre que revendiqua Ḥasan-i Ṣabbāḥ lorsqu’il prit la tête des Nizarites. Le second terme désigne les instructeurs s’occupant de l’initiation et de l’instruction (daʿwa), eux-mêmes organisés hiérarchiquement. Dans le nizarisme du cinquième seigneur d’Alamūt, Muḥammad (561/1166-607/1210), contemporain de notre auteur, l’imam invisible devint l’épiphanie de l’Impératif divin, et non plus seulement celle de l’Intellect, comme dans la pensée ismaélienne antérieure. En conséquence, le ḥujja, face visible de l’imam, fut désormais la manifestation de l’Intelligence universelle, remplaçant dans ce rôle le Prophète, tandis que le dāʿī devenait l’expression de l’Âme universelle 103. Cette opinion
103. Ch. Jambet, La grande résurrection d’Alamût, p. 358-359 et 361.
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apparaît notoirement chez Ṭūsī 104. Bābā Afḍal a-t-il confessé cette même vision de l’imamat ? C’est plus délicat à affirmer, étant donné l’absence de vocabulaire évocateur, mais l’hypothèse est séduisante. Bibliographie Adamson, P., « Ethics in philosophy », Encyclopaedia of Islam, THREE, éd. Kate Fleet, Gudrun Krämer, Denis Matringe, John Nawas, Everett Rowson, consulté en ligne le 17/02/2020, DOI: http://dx.doi.org.prext.num.bulac. fr/10.1163/1573-3912_ei3_COM_26243. Afḍal al-dīn Kāshānī, Dīvān-i Ḥakīm Afḍal-al-Dīn Muḥammad Maraqī Kāshānī (Bābā Afḍal), éd. M. Fayḍī, Ḥ. ʿĀṭifī, ʿA. Bihniyā et ʿA. Sharīf, Idāra-yi Farhang va hunar-i Kāshān, Kāshān 1351/1972. Afḍal al-dīn Kāshānī, Muṣannafāt-i Afḍal-al-Dīn Muḥammad Maraqī Kāshānī, éd. M. Mīnuvī and Y. Mahdavī, Intishārāt-i Dānishgāh-i Tihrān, Téhéran 1331/1952 – 1338/1958, 2 vol. Afḍal al-dīn Kāshānī, Rubāʿiyyāt-i Afḍal-al-Dīn, éd. S. Nafīsī, Téhéran 1331/1952. Aminrazavi, M., « Afḍal-al-Dīn Kāshānī », dans S. H. Nasr et M. Aminrazavi, éd., An Anthology of Philosophy in Persia, IV, From the School of Illumination to Philosophical Mysticism, I. B. Tauris – The Institute of Ismaili Studies, Londres – New York 2012, p. 230-233. Arkoun, M., L’humanisme arabe au ive/xe siècle. Miskawayh, philosophe et historien, Vrin, Paris 1982. Arnaldez, R., « Maʿād », Encyclopédie de l’Islam, consulté en ligne le 23/02/2020, DOI : http://dx.doi.org.prext.num.bulac. fr/10.1163/9789004206106_eifo_SIM_4712. Avani, Gh., Waley, M. I. et Pakatchi, A., « Ethics », dans W. Madelung et F. Daftary (éd.), Encyclopaedia Islamica, DOI: http://dx.doi.org.prext. num.bulac.fr/10.1163/1875-9831_isla_COM_037156. Chittick, W. C., The Heart of Islamic Philosophy. The Quest for Self-Knowledge in the Teachings of Afdal al-Din Kashani, Oxford University Press, Oxford 2001. Chittick, W. C., Mulla Sadra, The Elixir of the Gnostics : A Parallel English-Arabic Text, Provo (UT) 2003. Chittick, W. C., « BĀBĀ AFŻAL-AL-DĪN », Encyclopaedia Iranica III/3, p. 285-291, accessible en ligne, DOI : http://www.iranicaonline.org/ articles/baba-afzal-al-din Corbin, H., Temps cyclique et gnose ismaélienne, Berg International, Paris 1982.
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LE PRÉSENTISME APOCALYPTIQUE DES PREMIERS CHRÉTIENS François Hartog
P
our les tout premiers chrétiens, le présent est le dernier instant de la décision en faveur du Royaume de Dieu tout proche*. De fait, l’homme, qui ajourne sa conversion pour mettre ses affaires en ordre, est déjà perdu. Les quatre évangélistes montrent tous un Jésus Messie pour qui le temps presse : « C’est l’instant (kairos), dit-il, le règne de Dieu approche, convertissez-vous et fiez-vous à l’évangile » 1. Pour en convaincre ses auditeurs, il recourt à la parole (les paraboles et les disputes avec les pharisiens) et aux miracles (les guérisons, résurrections, expulsions de démons, et autres signes). En ces temps d’agitation messianique, il a le comportement attendu d’un theios anêr, de ces hommes divins, dont se moquera, au second siècle, Lucien de Samosate en les présentant comme des charlatans. Mais s’y ajoute une forte dimension d’urgence. Pour Jésus, dont le temps terrestre est compté, comme il le répète ; pour ses disciples, qui vont devoir bientôt se passer de lui ; pour ceux qui l’écoutent (espérant le prochain rétablissement du royaume d’Israël) ; pour ceux enfin qui décident de se débarrasser au plus vite de cet agitateur ayant le front de s’autoproclamer fils de Dieu. Pour tous,
* Entre Christian Jambet et moi, plus d’une fois nos conversations ont tourné autour du thème des apocalypses. Ces pages en sont un écho et un prolongement. Elles sont aussi l’occasion de lui redire mon admiration pour le savant qu’il a eu la force et la constance de devenir, en dépit d’un monde académique resté trop longtemps peu accueillant ; elles sont enfin un témoignage de notre vieille amitié. 1. Marc, 1, 15. 10.1484/M.BEHE-EB.5.123374
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tout se joue donc ici et maintenant. De cet horizon apocalyptique qui se rapproche, les premiers chrétiens, sans en être en aucune façon les initiateurs, participent pleinement 2. Prophètes et apocalypticiens Développés d’abord dans les milieux esséniens et chez les sectaires de Qoumrân, les écrits apocalyptiques ont connu une efflorescence entre le iie siècle avant et le iie siècle après J.-C. Littérature pour temps de crise et de trouble dans les rapports au temps, ces livres lient étroitement le temps de la fin et la fin des temps. De multiples signes annoncent, en effet, que proche est la fin, et que cette fin sera la fin ultime. C’est en ce point de basculement qu’intervient le savoir visionnaire de l’apocalypticien qui s’adresse à son présent, mais censément à partir d’un passé lointain d’où il voit ce qui va survenir. Mobilisant volontiers, en effet, de vénérables figures bibliques, tels Hénoch ou Elie, Daniel bien sûr, voire Abraham lui-même, convoquant activement les grands prophètes, les apocalypses ont servi à exprimer une résistance juive à l’hellénisme puis à la domination de Rome. Puisqu’avec la condamnation et la destruction imminente de ces puissances impies, elles annoncent l’advenue d’un nouveau royaume qui n’aura pas de fin. Le livre de Daniel, le IVe livre d’Esdras, les Oracles sibyllins sont emblématiques de cette effervescence apocalyptique. Dans le large corpus des apocalypses, le livre de Daniel occupe une position centrale, voire doublement centrale 3. Car il figure dans le canon de la Bible hébraïque (peu accueillante, pour dire le moins, aux textes à teneur apocalyptique) et il a été également retenu dans la Bible chrétienne. Mais avec, de l’une à l’autre, un statut différent. Pour les juifs, il est rangé parmi les Écrits (puisqu’au moment de sa rédaction, la prophétie est tenue pour close), alors que les chrétiens le comptent au nombre des prophètes (puisqu’il est archi-clair qu’il annonce la venue de Jésus Messie). La différence est majeure et hautement significative. Pour les juifs, Daniel relie la catastrophe de 587 avant J.-C. à celle
2. Pour un développement plus complet sur le présentisme apocalyptique chrétien, je me permets de renvoyer à mon livre, Chronos, L’Occident aux prises avec le temps, Gallimard, Paris 2020. 3. A. Lacocque, Le livre de Daniel, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel – Paris 1976. J. J. Collins, Daniel, A Commentary on the Book of Daniel, éd. F. M. Cross, Fortress Press, Minneapolis 1993.
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de 168 : la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor et son occupation par Antiochos IV. La profanation du Temple par le roi séleucide rejoue sa première destruction ordonnée par le souverain babylonien. Et, plus tard, celle de 70 après J.-C. par Titus viendra réactiver les précédentes. Comme si l’histoire n’était qu’une même catastrophe se répétant depuis le malheur initial, et la répétition des mêmes fautes et de leur châtiment. Daniel était un personnage biblique, moins fameux sans doute qu’Hénoch ou Elie, mais respectable et probablement plus disponible. Pour les rédacteurs du livre, Daniel est un jeune juif, devenu otage à la cour du roi de Babylone lors de l’exil. L’enjeu de la première partie du livre est de prouver la supériorité de Yahvé sur les autres dieux, pas prioritairement son unicité, en le faisant reconnaître comme le véritable maître des temps (chronous) et des moments (kairous) 4. Tel est le sens qu’il faut donner au rêve du roi. Alors que les mages, qui sont les devins officiels, déclarent forfait, seule la foi de Daniel en son Dieu lui permet d’apporter la réponse. Le roi a vu une immense statue dont la tête est d’or, la poitrine et les bras d’argent, le ventre et les cuisses de bronze, les jambes de fer et les pieds en partie de fer et en partie de céramique. Soudain une pierre, qui se détache sans aucune intervention humaine, réduit la statue en poussière des pieds à la tête. Il faut comprendre que quatre royaumes se succéderont, depuis le premier, celui des Assyriens jusqu’à celui des Grecs. Ils seront pulvérisés par la pierre et commencera un cinquième royaume qui, lui, n’aura pas de fin 5. Entre dans l’histoire, pour ne plus la quitter, le schéma de la succession (translatio) des empires, qui sera constamment repris jusqu’à l’époque moderne. Dans la seconde partie du livre, autre est la trame du récit. L’enjeu se déplace et se focalise sur l’abomination présente : celle de 168 avant J.-C. C’est elle dont il faut rendre compte, en l’insérant dans un schéma apocalyptique. Là, Daniel n’est plus l’interprète des visions royales, mais il est lui-même celui qui est visité par des visions pour lesquelles il a besoin d’un interprète. Depuis Babylone, où il est toujours censé se
4. Daniel, 2, 21 : « C’est lui [Dieu] qui change les temps et les moments ; et c’est lui qui renverse les rois et qui élève les rois ». 5. Daniel, 2, 29-45. A cette destruction correspond et répond, au chapitre VII, celle des quatre bêtes surgit de la mer, dont la quatrième, qui aboutit à Antiochos IV, est la plus cruelle.
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trouver, il voit l’arrivée de la catastrophe et du châtiment incarnés par Antiochos Epiphane. La « faute » est sur nous, dit-il, car nous avons « commis l’iniquité » et « péché » contre la loi de Moïse 6. Ainsi l’histoire a pour trame la faute des fils d’Israël, tandis que Dieu, maître des temps et des moments, agit à travers des instruments, qui peuvent être totalement négatifs, comme Antiochos IV, ou momentanément positifs, comme Cyrus permettant le retour de Babylone. On passe du registre de la prophétie à celui de l’apocalypse quand on a le sentiment que le mal a dépassé la mesure et qu’il n’est plus possible d’avoir prise sur le présent ou que tout ce qui reste à faire est d’être prêt pour le jour dernier, en priant pour sa venue. Nettement postérieur au livre de Daniel, le Quatrième livre d’Esdras se place néanmoins dans son prolongement, en soutenant également une perspective apocalyptique 7. Si Daniel est une réplique à l’abomination d’Antiochos, Esdras s’inscrit dans les suites de la crise de 70 après J.-C 8. Le lien entre les deux textes est immédiatement posé ou rappelé, puisque Esdras est censé se trouver à Babylone « la trentième année de la ruine de la Ville ». Lui aussi est un homme du vie siècle et de l’exil : le lien avec la catastrophe de 587, qui n’en finit jamais de se réverbérer et de se répéter, est donc souligné. C’est depuis Babylone qu’il leur est donné de voir la suite des temps jusqu’au jour du Jugement. Esdras est qualifié de « scribe de la connaissance du Très-Haut », car il a la charge de mettre par écrit ce que Dieu lui révèle. Il commence par s’interroger sur les desseins de Dieu. Pourquoi, se demande-t-il, les Babyloniens, qui sont loin de se conduire mieux que les juifs, ont-ils la domination et la gloire ? Suivent une série de questions auxquelles l’ange, dépêché à cet effet, répond ou répond qu’Esdras ne peut comprendre, car « ceux qui habitent sur terre peuvent seulement comprendre les choses de la terre » 9. Puis, il est visité par plusieurs visions qu’un ange encore interprète pour lui. Comme Daniel s’en prenait à la bête grecque, dont la treizième corne, la plus cruelle, correspondait à Antiochos le profanateur, Esdras, se référant à Daniel,
6. Daniel, 9, 6-13. 7. L’original était probablement en hébreu. Sa présence dans la Vulgate lui a assuré une extraordinaire diffusion p. Cxi. 8. Après le synode de Yabneh, Esdras, comme en réaction à la clôture du Canon de la Bible hébraïque, défend la légitimité de la littérature apocalyptique, p. Cxvi. 9. IV Esdras, 4, 21.
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son « frère », voit la dernière bête sous l’apparence d’un aigle, aux ailes multiples, qui représente l’empire romain à qui Dieu annonce que les temps sont achevés et qu’il doit « disparaître » 10. À Esdras qui demande si le temps passé surpasse le temps à venir, ou si c’est l’inverse, il est répondu, au moyen d’une parabole, que « la mesure du passé surpasse l’avenir » 11. Vieille, la création a aussi perdu la force de sa jeunesse, disent les apocalypses. Si bien, ajoute l’ange, que vous êtes moins forts que ceux qui vous précédèrent et que ceux qui vous suivront le seront moins que vous 12. De façon plus précise, la durée du monde est divisée en douze parties, et il s’en est déjà écoulé dix, en restent deux 13, annonce la voix du Seigneur. L’arrivée de la fin sera précédée de signes qui, pour un certain nombre d’entre eux, ont été révélés à Esdras. Mais, quand il veut savoir quand ils se produiront, il s’attire cette réponse : « Mesure soigneusement par toi-même et lorsque tu verras qu’une partie des signes que je t’ai prédits est passée, alors tu comprendras que le temps est venu où le Très-Haut va visiter le monde qu’il a créé » 14. Le guetteur peut donc toujours guetter, sans jamais risquer d’être catégoriquement démenti. L’imminence demeure, même si l’horizon peut toujours reculer. Puisque Dieu est toujours reconnu comme le seul maître des temps : « c’est lui qui gouverne les temps et ce qui arrive dans les temps » 15, proclame Esdras, tout comme Daniel, et comme tous les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Au total, l’apocalypticien est celui à qui Dieu accorde de voir ce qui est sur le point de survenir, soit un temps chronos préempté, pour ainsi dire, par l’imminence de la fin (kairos) et du Jugement (krisis). Il bénéficie d’une vision synoptique qui est l’équivalent de la vision divine du tota simul (tout en même temps) Mais, alors que Dieu voit « tout en même temps » dans l’éternité du présent, l’apocalypticien voit cette totalité comme par morceaux successifs (une vision après l’autre) ou sous différentes facettes, et il a, en outre, besoin d’un interprète : le plus souvent un ange envoyé par Dieu, qui lui explique ce qu’il a vu. Ensuite, le récit qu’il en fait ne peut que se plier à la diachronie de la
10. Ibid., 11, 45. 11. Ibid., 4, 44-50. 12. Ibid., 6, 54-55. 13. Ibid., 14, 11-12. 14. Ibid., 9, 2. 15. Ibid., 13, 58.
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narration : une phrase après l’autre, une scène après l’autre. Le synoptique de la vision ne peut que se monnayer en diachronie de la parole pour éclairer le temps (finissant) des hommes mauvais. La fin signifie le « Jour du jugement » : il est annoncé, différé, mais en marche, sinon en marche accélérée 16. Ainsi, dans l’Apocalypse dite des semaines, le patriarche Hénoch découvre toute l’histoire de l’humanité découpée en dix semaines, au terme desquelles « aura lieu le Jugement du monde » : « les premiers cieux passeront » ; alors, « des cieux neufs apparaîtront » ; ensuite « viendront des semaines nombreuses, sans fin où tous accompliront la vertu et la justice » 17. Telle est la « course » des temps, interrompue par la césure du Jugement. Le livre des Jubilés se présente comme une révélation faite à Moïse de la « répartition légale et certifiée du temps, des événements des années en leurs semaines et en leurs jubilés, pour toutes les années du monde » 18. À Moïse monté sur le Sinaï, Dieu montre « ce qui fut au commencement et ce qui adviendrait ». Car tout, « depuis la création » « jusqu’à la nouvelle création », se trouve avoir été consigné dans des tables. Jubilés, c’est une Bible parallèle mais avec toutes les dates, soit une chronologie universelle doublée d’un calendrier liturgique précis, puisque, à chaque grande date, correspond un événement à commémorer. Le temps du monde est probablement fixé à 4900 ans, soit 100 jubilés de 49 ans ; l’entrée dans la Terre promise intervient avec le 50e jubilé, soit au mitan de la durée totale du monde. « C’est sur les tables célestes que les divisions du temps ont été instituées, afin qu’ils [les enfants d’Israël] n’oublient pas les fêtes de l’Alliance et ne suivent pas l’erreur et l’ignorance des Gentils en observant (leurs) fêtes. » 19. De façon paradoxale, le livre mêle une chronologie tatillonne et ce temps, en fait, détemporalisé qu’est celui du calendrier. L’obsession des dates débouche sur la confection d’un « tiers-temps » 20, le temps calendaire à la fois guide, repère et carcan, puisqu’il ne passe que pour
16. Pour une approche interdisciplinaire et comparative, voir E. Aubin, Boltanski, C. Gauthier (éd.), Penser la fin du monde, CNRS Éditions, Paris 2014. 17. 1 Hénoch, 41, 15-17. Grand classique des Esséniens, le livre d’Hénoch est une compilation réunissant une série de révélations, rédigé entre le iie et le ier siècle avant J.-C. 18. Jubilés, Prologue. Rédigé en hébreu (seconde moitié du iie siècle avant J.-C) dans le milieu sacerdotal, le livre est contre la collaboration avec l’occupant grec et pour un strict respect de la Loi. S. A. Goldberg, La Clepsydre, p. 179-183. 19. Jubilés, 6, 35. 20. P. Ricœur, Temps et récit, III, Le temps raconté, Le Seuil, Paris 1985, p. 160.
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se répéter, en ordonnant jour après jour les gestes à accomplir. Or, est inséré dans Jubilés un curieux épisode qui vient interrompre le cours des récits bibliques. Après la mort d’Abraham se confirme, en effet, un cycle nouveau qui voit les humains vivre de moins en moins longtemps. A dire vrai, le phénomène a commencé après le déluge mais il n’a fait que s’amplifier, puisque même Abraham, parfait pourtant, n’a pas dépassé quatre jubilés « qu’il devint vieux, à cause du mal, et rassasié de jours », alors que les anciens bénéficiaient de dix-neuf jubilés. Ensuite, cela va aller de mal en pis jusqu’au jour du grand Jugement. Si quelqu’un arrive à un jubilé et demi (soixante-treize ans), on dira qu’il a vécu longtemps, mais que cette vie ne fut qu’une suite de calamités. Car cette génération mauvaise se vautrera dans la fornication, l’abomination et la profanation. Si bien que le Seigneur la livrera au massacre, à la captivité, à l’engloutissement. Et nul ne sera sauvé. Mais en attendant, « les têtes des enfants seront couvertes de cheveux blancs, et un nourrisson de trois semaines aura l’air aussi vieux qu’un centenaire. Leur taille dépérira du fait des tourments et de l’oppression » Et, pour finir, « beaucoup de sang sera répandu sur la terre, personne ne rassemblera les morts, personne ne les enterrera » 21. Or le récit ne s’arrête pas là. Étonnamment, surgit, en effet, ce schéma d’inversion du temps – puisqu’on naît vieux –, qui rappelle fortement le mythe des races, tel qu’au viie siècle l’a formulé Hésiode. Pour lui, rappelons-nous, l’âge de fer, le dernier, se divise en deux. Après le premier, celui dans lequel il vit et où les maux sont encore mêlés aux biens, en arrivera un second dans lequel toute justice aura disparu. Il se caractérisera, notamment, par la naissance d’enfants aux cheveux blancs et le renversement de toutes les valeurs 22. Mais, en avouant regretter « de ne pas être mort plus tôt ou né plus tard », Hésiode laisse entendre que cet état ne durera pas toujours et que s’ouvrira un nouveau cycle pour les mortels. Sera-ce la reprise à l’identique du précédent, avec la succession des âges, en repartant de l’âge d’or, ou une quelconque variante ? Il ne le précise pas. Or, dans Jubilés se produit également un retournement, mais il est d’un autre ordre, eschatologique celui-là. « En ce temps-là », les enfants « commenceront à étudier les lois, à en scruter les commandements et à retourner sur le sentier de la justice » 23. Si bien que, progressivement, les jours des humains commenceront à croître jusqu’à 21. Jubilés, 43, 9-25. 22. Hésiode, Les travaux et les jours, 174-202. 23. Jubilés, 23, 26.
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atteindre mille ans. Ils seront tous « des nourrissons et des enfants » et « accompliront leur vie dans la paix et la joie » 24. Le nouveau consiste à retrouver l’excellence de l’ancien. Après ce résumé d’une histoire de l’humanité, dont le prétexte a été la mort d’Abraham, le récit biblique (ordinaire) reprend son cours et les prescriptions liées au calendrier aussi. Logé au milieu de ce texte obsédé de dates, quel est donc le statut de cet intermède sans dates ? Sur le schéma apocalyptique vient se greffer une inversion du cours naturel du temps, elle-même suivie d’un retournement quand les enfants, reprenant le « chemin de la justice », redeviennent des zélateurs de la Loi, si bien que « tous leurs jours seront des jours de bénédiction et de guérison ». Grâce aux « enfants », tout rentre dans l’ordre et, en un sens, l’histoire, c’est-à-dire l’errance et le malheur, s’arrête. La leçon à tirer est que la stricte observance suffit à en préserver. L’apocalypticien guette les signes de la fin et, le plus souvent, ses visions l’aident à les identifier 25. Plus ils s’accumulent, plus la fin est proche, et plus l’urgence de sa mission est de les interpréter et d’en faire part, soit à quelques élus, soit à toute sa communauté. L’apocalypse est un calcul de la fin : quand, jusqu’à quand va durer ce monde mauvais où triomphent les méchants ? Pour quand le Jugement ? Mais cette fin, guettée, calculée et recalculée n’est pas la fin de tout, puisqu’il y a un après : avec de nouveaux cieux et une nouvelle terre, et le « lever des générations de justice » 26. Qui passera de l’autre côté et comment ? Un certain flou règne. Ainsi Jubilés semble confier ce rôle aux « enfants ». Mais lesquels ? Pour Hénoch, ce sont des justes, « les générations de justice » ? Certains textes, plus rarement, comme Daniel ou l’Apocalypse de Baruch, ménagent une place à une résurrection des élus. Quoi qu’il en soit, les apocalypses se conforment bien au balancement des grands textes prophétiques, qui font se succéder oracles de désolation et oracles de consolation 27. Après la punition, vient le pardon, après l’oubli de l’Alliance et le péché, viennent le renouvellement de l’Alliance et l’exaltation du « reste d’Israël » 28. Ce balancement s’ancre
24. Jubilés, 23, 28-29. 25. Par exemple, 1 Hénoch, 102, 1-3. 26. 1 Hénoch, 107, 1. 27. F. Hartog, « Prophète et Historien », Recherches de science religieuse 103/1 (janvier-mars 2015), p. 55-68. 28. Isaïe, 4, 2-3 : « En ce jour-là, le germe de Iahvé deviendra / l’éclat de la gloire, / le fruit du pays deviendra.la fierté et la parure / des survivants d’Israël / Et il adviendra que
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de part et d’autre de la catastrophe de 587 avant J.-C. Il y a les prophéties de malheur d’avant l’Exil et les prophéties de rédemption d’après l’Exil avec le Deutéro-Isaïe (ou même encore de l’Exil, avec Jérémie et Ézéchiel). Cette structure narrative introduit une temporalité singulière. Le prophète énonce moins ce qui va se passer qu’il n’analyse la situation historique présente. C’est seulement si la situation est méconnue ou mal interprétée par ceux qui ont le pouvoir, en l’occurrence les rois, que la catastrophe interviendra, que se déchaînera la colère de Dieu et qu’arrivera le Jugement. Le prophète est une « sentinelle de l’imminence », dont le rôle, disait Charles Péguy, « ne consiste pas à imaginer un futur mais à se représenter le futur comme s’il était déjà présent ». La situation n’est pas sans issue, mais l’histoire peut bel et bien s’interrompre et ne reprendre que dans l’au-delà d’une « tranche de néant ». Il y a donc chez les prophètes, pour utiliser une formule de Paul Ricœur, un « tragique de l’interruption » 29. Ce qui est unique. Quant à la reprise, elle est conçue sous le signe du nouveau : une nouvelle terre, un nouveau ciel, une nouvelle Alliance, un autre temps. Le nouveau se trouve donc valorisé, à ceci près, qui le différentie du nouveau des modernes, qu’il n’est pas conçu comme radicalement nouveau, inouï, inédit, relevant du jamais vu. Il est, au contraire, la reprise réussie de ce qui a été au début : un retour au temps du paradis. Ainsi, pour Hénoch, les générations nouvelles retrouveront la longévité des premières. Le nouveau se donne, comme répétition, mais, selon une juste observation de Ricœur, comme « répétition créatrice » 30. Si les apocalypses se coulent dans le mouvement général des prophéties, si elles participent de cette grande pulsation originelle, elles se focalisent sur le segment négatif du récit : sur le moment qui précède juste le basculement. Si les apocalypticiens partent également d’une analyse de la situation présente, ils ne voient plus, à la différence des prophètes, d’issue à la crise, et ils voudraient même pouvoir hâter la fin : d’où l’obsession d’en calculer le jour, en escomptant que Dieu veuille hâter les temps, puisque lui seul le peut. Les uns et les autres sont des diagnostiqueurs du présent, mais, alors que les prophètes font
celui qui restera Sion / et celui qui sera laissé à Jérusalem seront appelés saints, / tous ceux qui sont inscrits pour la vie à Jérusalem ». 29. P. Ricœur, « Temps biblique », dans M.Olivetti, éd., Ebraismo, Ellenismo, Cristianismo, Archivio di Filologia, CEDAM, Padoue 1985, p. 30. 30. Ibid., p. 31. Ce mode de pensée domine l’œuvre entière du Deutéro-Isaïe.
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de la politique, les apocalypticiens y ont renoncé ou n’en ont plus les moyens. Mis en forme au moment de la crise de 168-164, le livre de Daniel n’appelle pas à la révolte contre Antiochos IV. À quoi bon se révolter 31 ? Alors que les prophètes gardent la comptabilité des crises passées, l’apocalypticien n’en voit pas l’utilité puisqu’on entre dans ce qui sera la crise ultime, celle du Jugement. Prophétie et apocalypse sont deux formes d’une pensée de la crise et d’un temps saisi, transi, réduit par la conjonction finale de Kairos et de Krisis. Le Nouveau Testament et le futur apocalyptique Après l’évocation de cet horizon terminal à travers quelques-uns des livres qui témoignent de ces siècles d’effervescence apocalyptique, nous pouvons retourner vers les premiers écrits chrétiens. Pour une bonne part, ils participent de ce moment et de ce genre. Si certaines des apocalypses sont antérieures, à commencer par le livre de Daniel, comme Hénoch ou Jubilés, d’autres, telles Esdras ou Baruch, qu’on date du ier siècle après J.-C et, en tout cas, d’après la destruction du Temple, sont en gros contemporaines de la rédaction du Nouveau Testament. Cette remarque ne vise nullement à reverser le Nouveau Testament en bloc dans le genre apocalyptique, mais, par ce rapprochement, à mieux appréhender les formes temporelles mobilisées par les évangiles et, en particulier, les rapports au temps à venir qu’ils énoncent. La démarche vise à contextualiser, nullement à réduire. Marc, Matthieu et Luc, les trois évangiles synoptiques, ont chacun un chapitre expressément apocalyptique où se retrouvent le même scénario et bon nombre de versets identiques 32. On est à Jérusalem, peu de temps avant la Passion. Jésus est encore dans le Temple ou en train d’en sortir. Aux disciples qui admirent son architecture imposante, Jésus répond en évoquant sa destruction. « On ne laissera ici pierre sur pierre qui ne soit défaite », annonce-t-il. D’où, immédiate, la question des disciples, « dis-nous quand ce sera », et « quel signe l’annoncera ? ». Vu la date de rédaction des évangiles, de l’ordre de dix ou vingt ans après 70, la destruction annoncée a bel et bien eu lieu 33. À l’instar de Daniel, d’Esdras ou de Baruch, Jésus occupe donc la position de 31. F. Hartog, chap. « Polybe et Daniel », dans Id., Partir pour la Grèce, Flammarion, Paris 2018 (Champs Histoire), p. 84-97. 32. Marc, 13, 1-31, Matthieu, 24, 1-44, Luc, 21, 5-33. 33. Sauf peut-être l’évangile de Marc rédigé autour de 70 après J.-C.
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l’apocalypticien. Il décrit alors les signes (habituels) annonciateurs de la fin (le soleil et la lune s’obscurcissent, des étoiles tombent, des guerres, des famines se propagent, etc.). Matthieu se réfère même explicitement à Daniel et à « l’horreur dévastatrice » s’établissant dans le lieu saint, ce sera le signe qu’il faut fuir sans tarder et sans rien emporter 34. « Soyez prêts », « Veillez » sont les mots d’ordre. Puis arrivera le fils de l’homme, et ce sera le Jugement. Mais à côté de ce schéma apocalyptique attendu ou « classique », les synoptiques en insèrent un autre, plus spécifique, propre aux sectateurs de Jésus. Comme s’il y avait place pour une petite apocalypse au sein de la grande. Jésus prend de fait bien soin de préciser que, si la fin est proche, ce n’est pas encore elle. Auparavant, de faux Messies et de faux prophètes se lèveront, des persécutions s’abattront sur les disciples, qui seront « battus dans les synagogues » et seront « détestés de tous à cause de [son] nom ». Marc et Matthieu ajoutent même que la fin ne pourra intervenir que lorsque l’évangile aura été proclamé dans le monde entier 35. On a là un discours, en réalité, bien différent qui s’adresse moins aux disciples qu’à des communautés chrétiennes de deuxième, voire de troisième génération en butte à des tribulations, et visant à les conforter dans leur foi. Mais, en posant l’horizon d’une évangélisation du monde, il ouvre sur une histoire du Salut, c’est-à-dire sur une histoire conçue comme histoire du Salut. Rédigés entre 80 et 90, les Actes des apôtres vont dans le même sens. Après la résurrection, Jésus s’entretenant avec les disciples leur répète une dernière fois qu’ils n’ont pas à connaître les temps et les moments de la fin, mais, ajoutet-il, « le Saint Esprit surviendra sur vous et vous en recevrez la puissance et serez mes témoins dans toute la Judée et la Samarie et jusqu’au bout de la terre » 36. Il y a donc place pour une histoire, pour autant qu’elle soit portée par des témoins, puis, plus tard, par des témoins de témoins. Ce sera le projet même, au ive siècle, de l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée, mettant en récit cette chaîne témoignante. Cette perspective inédite, qui présuppose l’événement de la Pentecôte, sera, en effet, adoptée par l’Église, devenant même la principale raison d’être de l’Église missionnaire. Pour l’heure, toutefois, cette « incise » sitôt refermée, la grande apocalypse reprend ses droits et se répète l’annonce que « cette génération 34. Matthieu, 24, 15. 35. Marc, 13, 10, Matthieu, 24, 14. 36. Actes des Apôtres, 1, 7-8.
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ne passera pas, que tout ne soit arrivé. Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas » 37. Multiples sont, en effet les indications sur le fait que « l’heure vient », « l’instant », « le temps approche », « la dernière heure » est imminente. On est entré dans l’urgence apocalyptique. Krisis et Kairos approchent, si j’ose dire, main dans la main. Plus précise encore, cette notation : « Il y en a de ceux qui sont ici qui ne goûteront pas de la mort avant d’avoir vu le règne de Dieu ». Cette imminence s’inscrit aussi dans un cadre alors connu de tous, celui du retour d’Elie. Le retour du prophète Elie, qui a été enlevé au ciel, doit précéder de peu l’arrivée du Messie et donc le jour du Jugement. Or les évangiles convoquent à plusieurs reprises la figure d’Elie à propos de Jean Baptiste. En vertu de la lecture typologique, Elie devient le type de Jean Baptiste. Car il est essentiel de lui faire occuper une position analogue à celle d’Elie, afin de bien montrer qu’on se meut dans un contexte apocalyptique et qu’il a un rôle éminent à jouer, mais second : il lui revient d’annoncer celui qui vient. Il est « la voix qui clame dans le désert : Apprêtez le chemin du Seigneur, rendez droite ses chaussées » 38. C’est bien pourquoi il fait demander à Jésus « Es-tu celui qui vient ? » 39. Quand les disciples interrogent Jésus sur le retour d’Elie, il confirme que, en effet, Elie doit venir d’abord, mais il ajoute : « Elie est déjà venu », en la personne du Baptiste donc ; et, loin d’avoir été reconnu, il a fini décapité. « De même, ils vont aussi faire souffrir le fils de l’homme » 40. Les évangiles procèdent donc à une opération (réussie) de réduction-captation de l’enseignement de Jean Baptiste, tout en renforçant la légitimité apocalyptique de Jésus. Puisque Elie est « déjà venu », c’est un signe sûr que Jésus est bien le Messie que le Baptiste précédait : la fin est donc toute proche. Dans les évangiles synoptiques mais, plus largement, dans tous les écrits du Nouveau Testament, la vie de Jésus a certes une place dans le temps chronos, mais surtout elle manifeste ce temps autre qui est celui du kairos : Après que Jean (Baptiste) fut livré, rapporte Marc, Jésus vint en Galilée proclamer l’évangile de Dieu ; il disait : C’est l’instant, le règne de Dieu approche ; convertissez-vous et fiez-vous à l’évangile 41.
37. Matthieu, 24, 35. 38. Matthieu, 3, 3, qui cite Isaïe. 39. Luc, 7, 19. 40. Matthieu, 17, 11-12. 41. Marc, 1, 14-15.
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En fait, le grec ne dit pas « c’est l’instant », mais, de façon bien plus forte, le « Kairos est rempli, accompli » (peplêrôtai ho kairos). La venue de Jésus Messie coïncide avec la complétude ou la plénitude du temps : elle l’exprime. Paul, de son côté, met aussi fortement l’accent sur cette notion de plénitude, que reprendra, notamment, Augustin (plenitudo temporis). Cette qualité caractérise le temps nouveau ouvert par Jésus, qui fait justement qu’on doit le désigner comme Kairos. Car il en est, proprement, l’incarnation : l’annonce du moment décisif et le signe vivant de son imminence. Au sujet encore de l’imminence, l’évangile de Jean s’achève sur un verset concernant nommément « le disciple que Jésus aimait », Jean luimême. Ces quelques paroles ont beaucoup retenu l’attention, à commencer par celle des disciples. À une question de Pierre sur le sort qui lui est promis (à lui, le martyre), puis sur celui de Jean, Jésus répond « si je veux qu’il demeure jusqu’à ma venue, que t’importe ? ». Aussitôt, les disciples de se dire : « ce disciple ne mourra pas ». « Or, précise l’évangéliste, “Jésus n’a pas dit : Il ne mourra pas, mais : Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne” » 42. Ce qui, en effet, n’est pas la même chose, puisque le « jusqu’à » laisse complètement ouverte la question de la durée exacte. Taraudées par l’interrogation sur la fin, les apocalypses sont en quête de dates et de durées : quand, jusqu’à quand interrogent Daniel, Esdras ou Baruch, mais tout aussi bien les disciples qui demandent avec la même anxiété « Dis-nous quand cela sera, et le signe que tout cela va finir » 43. Mais la réponse, la même et dans les mêmes termes chez les synoptiques, est très précise : « Le jour et l’heure, personne ne les connaît, ni les anges des cieux, ni le Fils mais seulement le père » 44. Sur ce point capital, la position de l’Église ne variera jamais, et il ne peut en être autrement. Elle reprendra inlassablement au cours des siècles cette déclaration contre tous les mouvements apocalyptiques et autres millénarismes, qui ne sont donc rien d’autre que des hérésies. Si bien que, dans l’Église, la perspective apocalyptique se trouve tout à la fois maintenue et radicalement désapocalyptisée. Le Seigneur viendra, mais « comme un voleur dans la nuit » pour Paul ou, selon Marc, « Prenez garde, chassez le sommeil, car vous ne savez pas
42. Jean, 21, 21-23. 43. Marc, 13, 4. 44. Mathieu, 24, 36.
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quand c’est l’instant (kairos) » 45. Autrement dit, le temps nouveau, ce Kairos, qui s’est ouvert avec l’Incarnation, va durer jusqu’à la survenue du Seigneur, à savoir son dévoilement. Vient du même coup se loger un écart entre Kairos et Krisis. L’apocalypse, ce sera justement la fin de ce temps kairos. Pour ceux qui seront restés englués dans le seul temps chronos, comme pour ceux qui n’auront su demeurer dans le temps kairos (qui se sont « endormis » et n’ont pu « veiller »), commencera alors le châtiment sans fin. Tandis que pour les élus, les gens du Kairos, ce sera rigoureusement l’inverse. Ils ont œuvré, durement parfois, pour demeurer dans le flux du kairos : comme un barreur, repérant une veine de courant favorable, s’efforce d’y mener son bateau puis de l’y maintenir pour atteindre plus vite le port. Bibliographie Collins, John J., Daniel, A Commentary on the Book of Daniel, with an essay « The Influence of Daniel on the New Testament » by Adela Yarbro Collins, Fortress Press, Minneapolis 1993. Goldberg, Sylvie Anne, La Clepsydre, Essais sur la pluralité des temps dans le judaïsme, Paris 2000. Hartog, François, « Prophète et Historien », Recherches de science religieuse 103/1 (janvier-mars 2015), p. 55-68. Hartog, François, chap. « Polybe et Daniel », dans Id., Partir pour la Grèce, Paris 2018. Hartog, François, Chronos, L’Occident aux prises avec le temps, Paris 2020. Lacocque, André, Le livre de Daniel, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel – Paris 1976. Aubin-Boltanski, Emma et Gauthier, Claudine, éd., Penser la fin du monde, CNRS Éditions, Paris 2014. Ricœur, Paul, Temps et récit, III, Le temps raconté, Le Seuil, Paris 1985. Ricœur, Paul, « Temps biblique », dans Marco Olivetti, éd., Ebraismo, Ellenismo, Cristianismo, Archivio di Filologia, CEDAM, Padoue 1985.
45. Marc, 13, 33.
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QUELQUES REMARQUES SUR L’EXPRESSION DE L’AMOUR EN MYSTIQUE MUSULMANE ANCIENNE Pierre Lory
C
ette contribution vise à apporter un modeste éclairage sur la question fort débattue des débuts de la mystique dans la société musulmane. Plusieurs historiens de la pensée y ont consacré des travaux approfondis, depuis plus d’un siècle 1. Nous ne reviendrons pas sur leurs exposés, ni sur les problèmes inhérents à ce domaine précis : rareté de textes sûrs datant de l’époque concernée, mise par écrit assez tardive des enseignements anciens dans les grands manuels et recueils de soufisme rédigés à partir du ive/xe et du ve/xie siècles, fragmentation de ces paroles par citations isolées le plus souvent décontextualisées. On s’accorde généralement à distinguer d’une part les premières générations de pieux ascètes (ier-iie siècles), imprégnés d’une piété fondée sur la crainte de la toute-puissance divine ; et d’autre part les générations suivantes (fin iie-iiie siècles), où commence à se manifester une mystique au sens propre du terme 2. Bien évidemment, l’évaluation du moment de
1. Voir, pour ne citer que quelques exemples : L. Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, Paris 1999 ; P. Nwiya, Exégèse coranique et langage mystique – Nouvel essai sur le lexique technique des mystiques musulmans, Beyrouth 1970 ; M. G. S. Hodgson, The Venture of Islam, Chicago 1974, Vol. I, p. 359409 ; Ch. Melchert, « The transition from asceticism to mysticism at the middle oft he ninth century C.E. », Studia Islamica 83 (1996), p. 51-70 ; S. Sviri, « Sufism: Reconsidering terms, definitions and processes in the formative period of Islamic mysticism », dans G. Gobillot et J.-J. Thibon, éd., Les maîtres soufis et leurs disciples, 3e-5e siècles de l’hégire (ix-xie s.), Beyrouth 2012, p. 22-34. 2. Cette distinction est tracée d’ailleurs par plusieurs auteurs médiévaux de tendance soufie. Cf. plus tardivement Ibn Khaldūn, dans son chapitre sur « ‘Ilm al-tasawwuf » dans la Muqaddima, III, Beyrouth 1992, p. 59-80. Dans leur idée toutefois, la distinction part d’un présupposé théologique : les premières générations de musulmans auraient été 10.1484/M.BEHE-EB.5.123375
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l’émergence d’une mystique en islam dépend pour une large part de la définition précise donnée à ce terme 3. Il est généralement admis que la « mystique » suppose la recherche de l’intimité unitive avec Dieu et par l’expérience de moments extatiques, d’unions surnaturelles. Sur cette base, tous les ascètes des iie et iiie siècles hégiriens ne sont certes pas à considérer comme mystiques, tant s’en faut. Il a existé un courant de profonde piété, mais orientée dans un sens normatif et juridique 4. ‘Abd Allāh ibn Mubārak (m. 181/797), ou encore Ibn Ḥanbal (m. 241/855) lui-même en fournissent des exemples. Ces personnages, chefs de file et modèles pour beaucoup, engageaient à suivre une morale aussi rigoureuse que possible pour encadrer les passions humaines ; le but restant l’agrément de la volonté de Dieu, et la préparation au Jugement final. Il n’y est guère question de contact intime de l’individu avec la présence divine elle-même. Par opposition, un courant plus strictement mystique peut être repéré. Lui aussi est marqué par un fort ascétisme. Mais cette ascèse prend ici des nuances propres, positives 5. La figure d’un Ibrāhīm ibn Adham (m. 160/777) en fournit un exemple. Certes, Ibrāhīm ibn Adham se prive de nourriture, de sommeil, de confort. Mais il ne le fait pas seulement
dotées d’une foi pure et parfaite. Au fil des siècles, cette foi se mit à s’affaiblir du fait des distractions mondaines ; les croyants restés fervents furent désignés comme soufis, par soustraction en quelque sorte. Une telle attitude ne peut être avalisée par l’historien des idées. L’absence de documents sûrs ne nous permet pas de se faire une idée précise sur la spiritualité des croyants pieux du ier siècle hégirien. Un bon exemple nous est fourni par la figure de Ḥasan al-Baṣrī, revisitée par le travail de S. A. Mourad, Early Islam between Myth and History : Ḥasan al-Baṣrī and the Formation of his Legacy in Classical Islamic Scholarship, Leiden 2006. 3. La perspective méthodologique y est aussi essentielle, entre les approches plutôt « essentialiste » et d’autres plus « historiennes ». Ainsi, M. Sells prend-il comme point de départ le Coran ou les récits du Mi‘rāj (Early Islamic Mysticism, New York – Mahwah 1996, p. 29-56), alors que A. Karamustafa, après un bref rappel des premières périodes, préfère commencer son exposé avec l’école de Baghdad au iiie/ixe siècle (Sufism : The Formative Period, Berkeley – Los Angeles 2007, p. 1-37). Sur les questions de terminologie dans les débuts du soufisme, voir S. Sviri, « Sufism », p. 17-22. 4. V. Ch. Melchert, « The Piety of the Hadith Folk », International Journal of Middle East Studies 34/3 (2002), p. 425-439. 5. V. Ch. Melchert, « The transition from asceticism to mysticism… », p. 52 s., trace une frontière utile, mais à mon sens trop catégorique, entre « ascétisme » et « mystique ». Ibrāhīm ibn Adham, Fuḍayl ibn ‘Iyāḍ ou Shaqīq al-Balkhī témoignent d’un vécu personnel qui ne peut pas se ramener à la simple dévotion ascétique d’autres contemporains.
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pour infliger des contraintes à son âme charnelle (nafs) : sa passion positive pour la recherche du divin lui fait voir la vie sociale ordinaire comme une perte de temps insupportable. Nous lui devons des paroles poignantes sur l’amour divin 6. Fuḍayl ibn ‘Iyāḍ (m. 188/803) évitait quant à lui de parler de l’amour de Dieu – mais uniquement par crainte d’orgueil ou d’hypocrisie, non faute de sensibilité mystique 7. On peut considérer que le courant d’Ibrāhīm ibn Adham ou de Fuḍayl ibn ‘Iyāḍ représente une mystique au sens propre, même si elle n’est pas encore formulée par un lexique technique très précis – lequel n’apparaît qu’à la deuxième moitié du iiie/ixe siècle. Rābi‘a al-‘Adawiyya (m. 185/801) illustre plus encore ce surgissement de la mystique au sens propre 8. L’opposition entre les deux tendances de dévotion – ascèse pure et appel mystique – a pu être plus ou moins masquée par les apparences des pratiques voisines, mais elle n’en fut pas moins réelle. Elle se cristallisa d’ailleurs plus tard, notamment à l’occasion du procès dit de Ghulām al-Khalīl en 264/878, lequel portait sur la licéité des propos sur l’amour divin 9. Afin de mieux saisir et d’affiner les modalités de l’apparition de cette voie mystique, nous avons choisi de nous intéresser aux termes et thèmes qui dénotent l’amour : maḥabba, ḥubb, wudd, ‘ishq. Les nuances que chacun de ces termes implique, leur usage ponctuel chez les différents auteurs, sont sujettes à débat 10. Bornons-nous à noter pour le moment que, plus que les autres « états » intérieurs (aḥwāl) décrits dans le soufisme – comme la crainte, la patience, l’espoir etc. – l’amour investit l’âme du mystique, tout en ne lui appartenant pas en propre.
6. Abū Ṭālib al-Makkī, Qūt al-qulūb, II, Beyrouth 2005, p. 95, 100 ; Abū Nu‛aym al-Iṣfahānī, Ḥilyat al-awliyā‘, VIII, Beyrouth 1988, p. 25, 34-35. Sur l’ensemble des récits sur Ibrāhīm ibn Adham, voir R. Gramlich, Alte Vorbilder des Sufitum, I, Wiesbaden 1995, p. 135-282. 7. Abū Ṭālib al-Makkī, Qūt al-qulūb, II, p. 86 8. Le profil historique de Rābi‘a reste toutefois bien difficile à tracer, tant les sources la concernant sont éparpillées, tardives, souvent douteuses. C’est pourquoi nous n’aborderons pas les propos sur l’amour divin qui lui sont attribués. 9. Sur ce procès, voir Ch. Melchert, « The transition from asceticism to mysticism… », p. 65-66. Sur l’échange des arguments au sujet de l’amour divin entre Ghulām al-Khalīl et al-Nūrī, voir Sarrāj, Kitāb al-luma‘, Le Caire 1960, p. 492 ; et P. Nwiya, Exégèse coranique et langage mystique – Nouvel essai sur le lexique technique des mystiques musulmans, Beyrouth 1970, p. 317-318. 10. V. J. J. Thibon, « L’amour mystique (maḥabba) dans la voie spirituelle chez les premiers soufis », Ishraq 2 (2011), p. 649-650.
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Un mystique peut ressentir du repentir, de la crainte ou de l’espoir ; mais Dieu Lui-même n’est pas repentant, craintif, et Il n’espère rien. L’amour par contre apparaît partagé de quelque manière entre le dévot et son Dieu. Du coup, il peut désigner au mieux la portée du rapport le plus intime visé par le terme « mystique ». Si nous nous limitons à la seule littérature de portée mystique de ces premiers siècles, la diversité des propos apparaît clairement. L’ample chapitre sur l’amour d’Abū Ṭālib al-Makkī dans le Qūt al-qulūb, le Bāb al-maḥabba de la Risāla de Qushayrī, ou encore le Bāb fī dhikr al-maḥabba wa-sharā’iṭi-hā du Tahdhīb al-asrār de Khargūshī – sont composés pour bonne part de citations disparates de mystiques anciens, qu’il est souvent bien difficile de lier à des conceptions ou des expériences communes. Nulle unanimité n’apparaît sur le contenu à donner à cette notion d’amour, ni sur la fonction qu’il convient de lui attribuer. C’est précisément cette complexité qui justifie le choix du thème de ce chapitre. Il nous apparaît au final que les soufis de cette époque ancienne ont pu parler de l’amour (maḥabba, ḥubb, voire ‘ishq) selon trois acceptions. 1) Il s’agit chez certains d’une étape dans le cheminement, d’un état spirituel advenant à un stade précis de l’itinéraire de l’âme vers Dieu, puis se transformant en un autre état plus affiné. 2) D’autres figures spirituelles voient en lui un état permanent, la toile de fond de tout ce même itinéraire, se purifiant au fur et à mesure dans l’âme du soufi. 3) Enfin, l’idée apparaît que l’amour correspond à une nature profonde (fiṭra) qui lie les saints, les awliyā’, à leur Dieu, qu’il est la marque de leur élection prééternelle. Il est impossible bien sûr de passer en revue l’ensemble des textes et citations sur ce propos. Nous devrons nous contenter de quelques échantillons limités, forcément isolés de façon arbitraire. L’amour, un état provisoire Que la notion d’amour ait exprimé un état spirituel succédant à d’autres, apparaît dans les principaux manuels de l’époque ultérieure : ainsi par exemple dans les manuels de Kalābādhī 11 ou de Sarrāj 12. Le fait est attribué à des figures spirituelles a priori assez anciennes. Par exemple, reprenons un célèbre ḥadīth qudsī remontant à Ḥasan al-Baṣrī 11. Kalābādhī Abū Bakr, Kitāb al-ta‘arruf li-madhhab ahl al-taṣawwuf, Damas 1986, chapitre 51, « Qawlu-hum fī al-maḥabba », p. 109-111. 12. Sarrāj, Kitāb al-luma‘, « Bāb ḥāl al-maḥabba », p. 86-88.
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via ‘Abd al-Wāḥid ibn Zayd (m. vers 133/750), et qui aborde explicitement ce rapport d’amour. Nous ne pouvons être assuré de son ancienneté, vu ce qui a été dit supra à propos de Hasan (note 2). Il a pu cependant être énoncé par ‘Abd al-Wāḥid ibn Zayd, ce que suggère sa présence dans la notice consacrée à ce dernier par Abū Nu‘aym : ‘Abd al-Wāḥid ibn Zayd a rapporté d’après Ḥasan (al-Baṣrī) que l’Envoyé de Dieu a dit : Dieu Très-Haut a dit : « Si mon serviteur est préoccupé exclusivement par Moi, je mets tous son bonheur et son plaisir dans l’évocation qu’il fait de Moi. Et lorsque Je mets tout son bonheur et son plaisir dans l’évocation qu’il fait de Moi, il M’aime avec passion et Je l’aime avec passion (‘ashiqa-nī wa-‘ashiqtu-hu). Et lorsqu’il M’aime avec passion et que Je l’aime avec passion, Je lève le voile entre Moi et lui ; et Je deviens un repère devant ses yeux, dont il n’est jamais distrait quand les autres hommes le sont. Ces (serviteurs)-là, leur parole est la parole des prophètes (kalāmu-hum kalām al-anbiyā’). Ils sont les véritables héros. Ce sont eux dont Je me souviens lorsque Je veux châtier les habitants de la terre ; et alors je détourne mon châtiment de ces derniers » 13.
A priori ce ḥadith qudsī fournit une affirmation claire du rapport d’amour entre Dieu et son serviteur. L’emploi du verbe ‘ashiqa est en effet très expressif. Il implique qu’une passion aimante réciproque lie Dieu à ses saints. C’est l’expression même que Ghulām al-Khalīl imputa à Abū al-Ḥasan al-Nūrī pour affirmer que celui-ci était « un mécréant qui méritait la mort (rajul min al-zanādiqa damu-hu ḥalāl) » 14. Le terme de ‘ishq n’est pas coranique, et l’on considère généralement que son emploi est venu tardivement dans la littérature du soufisme. Une lecture attentive dénotera toutefois dans ce ḥadīth qudsī, une position assez mesurée. En effet, l’amour y est donné comme la troisième étape du parcours, après 1) l’effort de vigilance du serviteur, récompensé par 2) le plaisir à remémorer Dieu. Mais il n’est pas l’ultime degré du cheminement spirituel, lequel est atteint dans 4) le dévoilement, la contemplation. En d’autres termes, ce lien passionnel n’occupe qu’une place intermédiaire. Il n’est sans doute pas aboli par la contemplation, mais ne représente malgré tout qu’une étape vers elle 15. 13. Abū Nu‛aym al-Iṣfahānī, Ḥilyat al-awliyā‘, VI, p. 165. Sur ce ḥadīth qudsī, voir L. Massignon, Essai, p. 195-196, qui traduit « ‘ashiqa-nī wa-‘ashiqtu-hu » par « il Me désire et Je le désire ». 14. Sarrāj, Kitāb al-luma‘, p. 492. 15. D’autres citations de ‘Abd al-Wāḥid ibn Zayd sur l’amour divin peuvent être
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Mentionnons également, parmi bien d’autres exemples possibles, celui de Shaqīq al-Balkhī (m. 810). Son cas est encore plus parlant. Shaqīq a rédigé un bref mais dense traité intitulé Ādāb al-‘ibādāt 16. Dans ce texte, il place l’amour (al-maḥabba) au sommet de sa vision de l’évolution spirituelle. Plus exactement, l’amour vient compléter et subsumer trois autres étapes spirituelles antérieures et ordonnées en progression : 1) le renoncement (zuhd), qui peut aboutir à 2) la crainte (khawf), laquelle peut être complétée par 3) le désir du Paradis, et s’achever 4) dans l’amour (maḥabba). Ces quatre termes s’explicitent ici les uns par rapport aux autres. La maḥabba n’est pas vraiment définie, elle ne reçoit pas vraiment de statut « psychologique » ou spirituel précis en dehors de cette relation dynamique et progressive. Ce qui caractérise cette forme d’amour, c’est l’intensification de la Présence divine, selon la gradation recherche > crainte > désir > Présence personnelle contemplée. À bien y regarder, la notion d’amour chez Shaqīq al-Balkhī, malgré son expression novatrice et dynamique, reste encore très articulée à l’idée coranique fondamentale d’obéissance à Dieu. L’idée de châtiment et de récompense dans l’au-delà y joue un rôle actif. La pratique, l’ascèse (zuhd) sont autant de moyens d’agréer Dieu. Comme l’a fort justement fait remarquer P. Nwiya, l’amour correspond chez Shaqīq au fond au point extrême de l’intériorisation du désir envers Dieu, dans le sens du désir d’agréer sa volonté (riḍā) 17. Des remarques analogues peuvent être portées à l’endroit des textes d’Abū Sa‘īd al-Kharrāz (m. 286/899). Nous ne sommes certes plus ici dans une attitude simplement ascétique, prenant l’appel coranique à la lettre, car la recherche de la Présence divine est manifeste. Mais nous ne sommes donc pas complètement non plus sur le terrain de l’amour mystique tel qu’il se détachera comme thème autonome à partir de la fin du iiie siècle AH. Et nous sommes encore plus éloignés du soufisme plus tardif, qui verra dans l’amour un attribut de l’Essence divine elle-même.
trouvées notamment dans Abū Nu‛aym al-Iṣfahānī, Ḥilyat al-awliyā‘, VI, p. 156-157. 16. Publié par P. Nwiya dans Trois œuvres inédites de mystiques musulmans – Shaqīq al-Balkhī, Ibn ‘Aṭā’, Niffarī, Beyrouth 1986. 17. Cf. ses riches remarques de son ouvrage Exégèse coranique et langage mystique, Beyrouth 1970, p. 213-231.
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L’expression de l’amour en mystique musulmane ancienne
L’amour, état permanent dans l’âme Chez d’autres auteurs de cette même époque (iiie/ixe siècle), l’amour n’est plus simplement désigné comme une étape de l’itinéraire spirituel. Il devient comme l’arrière-fond permanent sur lequel se joue toute la vie spirituelle du mystique. Nous allons prendre ici comme repère l’œuvre d’al-Ḥārith al-Muḥāsibī (m. 243/857) 18. Nous pourrions citer bien d’autres figures spirituelles de la même époque, ou de la génération suivante. La pensée de Muḥāsibī présente toutefois cet avantage incomparable, qu’il est un auteur ayant rédigé une œuvre théorique substantielle et détaillée. Sa position concernant l’amour divin est toutefois paradoxale, car au fond il en fait bien peu souvent état. Il parle surtout du redressement de l’âme, de la lutte contre les défauts de l’ego, de l’évitement de l’hypocrisie. Le fondement de la piété de Muḥāsibī repose, comme chez ses prédécesseurs, sur le registre de l’obéissance. Muḥāsibī était en effet obnubilé par un discours qui ne serait pas dans la ligne du Coran et de la Sunna. La logique interne de l’amour selon Muḥāsibī apparaît dans un fameux texte cité par Abū Nu‘aym, et qui est peut-être le fragment d’un traité de Muḥāsibī consacré à l’amour 19. Il nous montre une orientation spirituelle distincte de celle de Shaqīq al-Balkhī ou de Kharrāz. Selon ce texte, l’amour vient de Dieu Lui-même : il est un bienfait, une grâce. C’est un point fondamental : les hommes par eux-mêmes seraient radicalement incapables d’aimer Dieu. D’autre part, cet amour est gratuit : en effet, Dieu n’a nul besoin d’aimer ou d’être aimé. Enfin, cet amour s’exprime par l’obéissance. L’acte d’obéissance est le lieu de l’amour donné par Dieu. En ceci, nous retrouvons les principes mêmes de la foi musulmane sunnite. Mais là où Muḥāsibī se démarque du croyant sunnite ordinaire, comme le remarque très justement Massignon, c’est qu’il propose une démarche, une discipline, qui vise à une transformation de la personne du chercheur 20. Il ne suffit pas d’appliquer la Loi, comme si les effets de l’effectuation de certains gestes extérieurs pouvaient induire un vrai amour chez celui qui les pratique.
18. Au sujet de l’œuvre d’al-Ḥārith al-Muḥāsibī on pourra se rapporter aux études de J. van Ess, Die Gendankenwelt des Ḥāriṯ Ibn Asad al-Muḥāsibī, Bonn 1961 ; et de G. Picken, Spiritual Purification in Islam – The Life and Works of al-Muḥāsibī, Abingdon, Oxon – New York 2011. 19. Abū Nu‛aym al-Iṣfahānī, Ḥilyat al-awliyā‘, X, p. 76-79. 20. L. Massignon, Essai p. 251.
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La base de la méthode de Muḥāsibī est un profond effort de discernement sur soi. L’intelligence (‘aql) est certes requise ici ; cependant, elle n’a pas ici à s’instaurer juge de ce qui est bon ou non selon sa propre démarche, mais de discerner lucidement ce qui est conforme aux commandements divins et à la grâce de Dieu. Comprendre ce qui est bon ou mauvais, juste ou injuste : cela correspond à ce qu’il faut aimer ou non. Tout d’abord, il est clair que l’amour des hommes pour Dieu passe par le renoncement à l’amour des choses de ce monde : l’amour de Dieu suppose la haine de tout le reste 21. Après, tout ce que Muḥāsibī pourra détailler avec son acribie bien connue, ce sont des variations autour de ce thème de l’obéissance (comme la crainte ou l’espoir, p.ex.). En ce sens, c’est bien l’amour envers Dieu qui finalise toute la démarche : mais il est défini comme rattaché à l’obéissance. En théoricien avisé, Muḥāsibī établit toutefois des distinctions fondamentales. Il écrit : « On dit que l’amour (pour Dieu, al-maḥabba) est entraîné par la mention des bienfaits (accordés par Dieu, al-ni‘am). L’amour a un premier degré, et un degré ultime. Le premier degré, c’est d’aimer Dieu pour l’appui et les grâces qu’Il nous accorde. Ibn Mas‘ūd a dit : ‘Les cœurs sont façonnés selon l’amour de ceux qui leur font du bien’. Le degré ultime, c’est d’aimer parce qu’il est du droit de Dieu Tout-Puissant de l’être (al-maḥabba li-wujūb ḥaqq Allāh). ‘Alī ibn Fudayl a dit : ‘Dieu Tout-Puissant est uniquement aimé parce qu’Il est Dieu’ » 22. Cette citation lapidaire résume bien la portée de la position de Muḥāsibī. L’amour est lié à l’idée de devoir : wujūb ḥaqq Allāh. Cette idée de devoir, du coup, oriente la compréhension de la position centrale de Muḥāsibī. En quoi consiste ce rapport réciproque d’amour entre Dieu et les hommes – à savoir plus précisément, les purs croyants ? Muḥāsibī affirme : Dieu aime les hommes en facilitant leur obéissance à son égard, dans l’exécution des actes obligatoires (farā’iḍ), puis éventuellement des actes surérogatoires (nawāfil). En effet : le Dieu de l’islam est un Dieu d’obéissance, et rien ne Lui plaît plus que d’être obéi. Par suite,
21. Plusieurs passages de l’œuvre muḥāsibienne insistent sur le renoncement pur ; on y trouve peu d’allusions à l’amour pour Dieu au sens mystique du terme. Ainsi le Kitāb al-Waṣāyā (= al-Naṣā’iḥ al-dīniyya, Beyrouth 2003) contient un passage où il est question de ḥubb, de aḥabba etc., mais en rapport aux actions : aimer les actions, les domaines que Dieu aime ou n’aime pas. On est dans le registre de la recherche du riḍā (K. al-Waṣāyā, p. 85-87). Ce passage n’est toutefois pas dénué d’intérêt pour notre propos : il y est constamment question de ce que Dieu aime en opposé de ce qu’Il déteste (yabghuḍu). 22. Ḥārith al-Muḥāsibī, Risālat al-mustarshidīn, Alep 1971, p. 180.
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comme nous venons de le voir plus haut, Dieu manifeste son amour, en permettant au dévot de lui vouer un culte de façon toujours plus pure. Dieu fournit aux hommes une Loi, des directives, afin de leur permettre de Lui obéir, et de L’aimer grâce à leur soumission fervente. Le point fondamental, et qui nous rapproche bien de la mystique, est celui-ci : la récompense de Dieu donnée à ses dévots, le signe de l’amour divin, c’est de ne penser qu’à Lui, de n’avoir que Lui comme souci. Ici, nous sommes clairement sur le terrain de la mystique, et non de la simple normativité juridique commune à tous les sunnites. Si un doute subsistait encore, les références qu’il fait à plusieurs soufis connus les éloigneraient. Si Muḥāsibī est toujours très réservé, pudique quant à ses propres élans spirituels, il n’hésite pas à citer des devanciers reconnus. Ainsi écrit-il : « Lorsque la nuit tombait, Rābi‘a al-‘Adawiyya disait : “La nuit est venue, les ténèbres se répandent partout, chaque amant s’est isolé avec l’être aimé ; et moi je me retire avec Toi, mon Bien-Aimé (maḥbūbī)” ». Muḥāsibī cite incidemment la maḥabba comme un état spirituel, dans une liste avec d’autres notions (riḍā, murāqaba…). Cela n’indique pas que l’amour soit une simple étape transitoire, comme c’était le cas chez ‘Abd al-Wāḥid, ainsi que nous l’avons vu plus haut. En fait, l’amour s’intègre chez lui dans un ensemble de mouvements spirituels ; il en est comme le fond permanent, certes, mais non pas vraiment le centre, le sommet ou le but. Il n’en représente qu’une des manifestations – majeures, certes, mais qu’on ne peut jamais isoler des autres. Le prisme spirituel de Muḥasibī peut être vu à partir de plusieurs entrées, dont l’amour est une des principales. Car le centre, c’est bien de respecter les droits de Dieu. Au fond, il me semble qu’on pourrait dire : le centre, c’est Dieu Lui-même. Tous ces examens de conscience n’ont de valeur que comme des moyens de rendre ses droits à Dieu. Quand ces droits sont donnés, l’état intérieur n’a plus vraiment d’importance. C’est Dieu qui est le but, pas l’homme. Autrement dit, si le mystique se sent envahi par l’état de l’amour, c’est bien, c’est une grâce. Mais ce n’est pas le but, cela n’implique pas l’essence même du rapport à Dieu, ni ne constitue une étape vers un but ultérieur. L’amour, marque de l’élection divine Une troisième conception de l’amour réciproque entre Dieu et ses serviteurs est plus radicale encore : ici, l’amour est vécu comme une empreinte divine marquant ses saints, dans un rapport réciproque intense. Nous allons prendre comme guide sur ce registre le grand mystique du 407
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siècle Dhū al-Nūn al-Miṣrī (m. 243/857 ou 245/859), que Christopher Melchert considère, selon sa propre classification, comme le premier mystique au sens plein en islam 23. Si Dhū al-Nūn n’a laissé aucune œuvre écrite, les paroles rapportées à son sujet sont fort abondantes, issues de sources variées, et permettent de reconstituer un enseignement complet 24. Il est éclairant pour nous à plus d’un égard. Dhū al-Nūn exprimera, discrètement mais clairement, l’idée que l’amour surgit du plus profond de la nature des hommes, de leur constitution primordiale. Certes, la mention de l’amour chez Dhū al-Nūn rejoint parfois des dimensions traditionnelles, celles du discours sunnite exotérique, se rapprochant de celui de Muḥāsibī. Il ne s’en sépare nullement ; au contraire, il professe vigoureusement la nécessité de l’obéissance à la Loi. L’amour est en effet parfois ramené chez Dhū al-Nūn à l’agrément, al-riḍā : chercher à agréer Dieu, et être satisfait de son propre destin 25. Toutefois, on se rend rapidement compte que cette position très sunnite peut résonner à un niveau variable de discours. Par exemple, l’agrément est à son tour ramené, comparé à l’amour d’un père. Abū Nu‘aym rapporte de lui cette prière : « Ô mon Dieu, accorde-moi de rechercher ton agrément en y agréant moi-même, comme un fils dont le père se réjouit, de par l’amour que j’éprouve pour Toi (li-maḥabbatī la-ka) ! » 26. On voit ici la tonalité qui sépare Dhū al-Nūn de Muḥāsibī, qui insistait sur la notion d’amour par devoir (wujūb). Un père est un père, et l’amour est forcément présent de façon intense s’agissant d’une figure paternelle. Du coup, il s’agit d’être vigilant quand Dhū al-Nūn parle d’agrément, riḍā. Son discours implique en effet un engagement spirituel et émotionnel particulier et profond. Ceci dit, il faut souligner que la portée de cet amour ne concerne que l’élite des croyants, à savoir les saints awliyā’, choisis de toute éternité pour devenir les aimés de Dieu. L’amour est la marque même de l’élection 27. Cette élection, Dhū al-Nūn l’aurait affirmée devant le calife al-Mutawakkil lui-même, du moins selon le discours que lui attribue iiie
23. Ch. Melchert, « The transition… », p. 51. 24. La synthèse la plus complète et référencée sur la vie, la pensée et la portée de Dhū al-Nūn est le dense article de M. Ebstein, « Dhū l-Nūn al-Miṣrī and Early Islamic Mysticism », Arabica 61 (2014), p. 559-612. 25. Cf. par exemple Abū Nu‛aym al-Iṣfahānī, Ḥilyat al-awliyā’, IX, p. 353, où cette position est clairement exprimée. 26. Ibid., IX, p. 342. 27. Ibid., p. 339.
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Abū Nu‘aym 28. Ce sermon a peu de chance d’être authentique ; mais il marque cependant clairement la déclaration d’indépendance des mystiques face à la prétention affichée des juristes de représenter la voie du vrai. Cet amour divin acquiert du coup une dimension transcendantale, quasiment cosmique. Il n’est plus seulement ici un ḥāl individuel vécu dans l’intimité, mais le sceau du destin profond que Dieu a décidé pour l’humanité, pour une humanité représentée en fait pas ses saints awliyā’. Cet amour de l’élite spirituelle entraîne une distinction de vocabulaire notable chez Dhū al-Nūn : l’amour se module entre le ḥubb, à la portée de tout croyant, et le wudd, réservé à la seule élite. Selon un passage de la Ḥilyat al-awliyā’ : « (…) J’ai entendu Dhū al-Nūn dire : ‘L’amour (ḥubb) envers Dieu est général, la tendresse (wudd) envers Dieu est particulière. Tous les croyants peuvent goûter à l’amour de Dieu et l’obtenir ; mais tout croyant n’obtient pas sa tendresse’. Puis Dhū al-Nūn se mit à déclamer des vers : Celui qui a goûté la saveur de la tendresse (widād) * protège tous les serviteurs de Dieu Celui qui a goûté la saveur de la tendresse * rejette tous les serviteurs de Dieu Celui qui a goûté à la tendresse * oublie la voie des serviteurs de Dieu Celui qui a goûté à la tendresse * devient familier du Seigneur des serviteurs de Dieu » 29.
Qu’est-ce que la nature profonde de l’amour dans le cœur des élus, des amants de Dieu ? Selon Dhū al-Nūn, l’amour n’est pas un état qu’il faudrait acquérir, qui demande effort ou préparation. Il surgit comme un réveil presque spontané après la cessation du péché 30 ; plus exactement, après la cessation de l’attachement à tout autre que Dieu, à tous les « amours » partiels qui les entourent dans ce bas-monde. C’est ce que suggère une parole rapportée par Sarrāj : « On interrogeait Dhū al-Nūn, et quelqu’un demanda : ‘Qu’est-ce que l’amour pur et sans souillure (al-maḥabba al-ṣāfiya allatī lā kadara fī-hā) ?’ Il répondit : ‘Aimer Dieu de façon pure et sans souillure consiste à évacuer de son cœur et de ses membres tout amour (autre), en sorte qu’il n’y demeure plus rien, et que toute chose (soit considérée) par Dieu et pour Lui (bi-Allāh
28. Ibid., p. 337. 29. Ibid., p. 377. 30. Ibid., p. 334.
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wa-li-Allāh). C’est ainsi que l’on devient l’amant de Dieu’ » 31. L’amour pur selon Dhū al-Nūn est donc doublement détaché du monde profane. Il est issu de Dieu Lui-même, puis doit se diriger vers Lui et remonter en totalité à Lui. L’amour est un don d’élection à ses saints, qui les libère des attachements, des chaînes de ce monde. Ainsi que l’exprime Dhū al-Nūn : « Ô Toi qui a dénoué le nœud du désir (‘uqdat al-raghba) dans le cœur de tes saints (awliyā’), Qui as effacé la passion mondaine de la pensée de ton élite (khāṣṣa) et des gens dédiés à l’amour, Qui leur a accordé les demeures de ta proximité et de ton alliance… » 32. La communauté des saints représente donc un groupe particulier, doté de son propre destin, obéissant à des règles qui lui sont adaptées. Une des marques de ce comportement, dérivant directement de l’amour issu de Dieu et remontant à lui, apparaît dans l’attitude face à la souffrance. Dhū al-Nūn parle d’une traversée de la souffrance dans la joie. L’amant de Dieu ne supporte pas les épreuves par simple patience et en serrant les dents, mais dans la joie 33. La souffrance est un lieu de grâce – voire de vrai bonheur. C’est le cas de la maladie notamment. Il faut la prendre comme telle, en profiter comme une occasion d’identifier l’élection divine qu’elle contient, et pour ainsi se rapprocher de Dieu. Selon Sarrāj : « Un des compagnons de Dhū al-Nūn tomba malade et lui écrivit en lui demandant de prier pour lui (ud‘u Allāh lī). Dhū al-Nūn lui écrivit en retour : ‘Ô mon frère, tu me demandes de prier Dieu pour qu’Il écarte de toi ses bienfaits. Sache, ô mon frère, que les hommes purs, les vrais aspirants à Dieu de façon totale, prennent plaisir à (ya’nas bi-) la maladie et aux maux ; en effet, ils leur donnent accès à la guérison. Celui qui ne considère pas l’épreuve comme une grâce (ni‘ma) n’est pas un sage (…) Mon frère, maintiens en toi la pudeur qui t’empêchera de te plaindre. Salut !’ » 34. On le voit, Dhū al-Nūn est catégorique : celui qui ne voit pas un bienfait dans la souffrance, n’a pas compris la véritable nature du rapport de Dieu aux hommes (ḥikma). On trouve donc bien ici quelque chose comme une théologie mystique de la souffrance : la souffrance est langage, la souffrance est message. Plus encore, elle est porteuse de grâce et donc d’amour. Ceci dit, ces expériences n’ont pas à être exhibées, bien au contraire. Nous retrouvons
31. Sarrāj, Kitāb al-luma‘ p. 88. 32. Selon Abū Nu‘aym al-Iṣfahānī, Ḥilyat al-awliyā’, IX, p. 336. 33. Voir par exemple ‘Abd al-Karīm al-Qushayrī, Al-Risāla al-Qushayriyya, Qom 1996, p. 89. 34. Sarrāj, Kitāb al-luma‘ p. 307
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ici un autre point récurrent à propos de l’expression de l’amour divin chez Dhū al-Nūn, c’est l’impératif de la discrétion totale. Dhū al-Nūn insiste : il est absolument essentiel de ne pas manifester publiquement les effets de l’amour divin. Nous trouvons ainsi chez Abū Ṭālib al-Makkī une variation par rapport à une anecdote rencontrée précédemment : « Dhū al-Nūn entra chez un de ses frères (= compagnons en mystique) qui faisait état de l’amour (divin, al-maḥabba). Il le vit en proie à une souffrance indescriptible. Dhū al-Nūn lui dit : ‘Il n’aime pas Dieu, celui qui ressent de la souffrance aux coups qu’il reçoit de Lui’. L’homme lui répondit : ‘Moi, je dis que n’aime pas Dieu, celui qui ne trouve pas du bonheur (yatana‘‘am) dans les coups qu’il reçoit de Lui’. Dhū al-Nūn répliqua : ‘Il n’aime pas Dieu, celui qui manifeste publiquement l’amour qu’il reçoit de Lui (shahara nafsa-hu bi-ḥubbi-hi)’. L’homme reprit alors : ‘Je demande pardon à Dieu, et je me repens auprès de Lui’ » 35. Nous touchons ici un point central. Dans ce cas précis, la souffrance n’est pas causée par la maladie, mais bien par l’état d’amour lui-même. D’une certaine manière, l’élection attachée à cet état est donc patente, immédiate. Le « frère » n’a donc pas de mal à trouver du plaisir à cette souffrance. Par contre, l’extériorisation de cette souffrance est suspecte. Elle déplace l’efficacité spirituelle hors du seul rapport Dieu/homme ; et le rapport homme/homme risque nuire, en définitive, à la sincérité (ikhlāṣ) du mystique. Nous voyons également ici que la sémantique du discours est pour partie déplacée. Si la souffrance devient un message d’amour, le terme même d’« amour », du moins selon l’emploi usuel chez les humains, change de sens. L’idée d’amour se situe à l’interférence entre rapport à Dieu et rapport aux hommes. Or, c’est le rapport à Dieu qui doit dominer tout, totalement. Ce qui est entendu par le terme « maḥabba » est donc d’un usage bien spécifique chez Dhū al-Nūn, distinct de ce que les hommes y mettent dans leurs vies ordinaires. Par voie de conséquence, le langage de l’intimité divine devient incompatible avec le discours public. De fait, Dhū al-Nūn témoigne de la nécessité d’un discours double, pour ne pas parler de « double discours ». C’est ce discours double que Muḥāsibī n’a pas tenu, précisément, lui qui a rédigé des ouvrages sur une psychologie mystique d’une façon qu’il voulait
35. Abū Ṭālib al-Makkī, Qūt al-qulūb, II, p. 109.
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univoque. Une citation connue de Dhū al-Nūn traduit l’usage de ce double niveau de langage, à savoir celui d’un langage pieux public, devant la masse (al-mala’) – et un autre langage pour la piété intime : (…) J’ai entendu Abū al-Fayḍ Dhū al-Nūn ibn Ibrāhīm dire : (…) « Ô mon Dieu, je T’invoque en public comme on invoque les seigneurs (al-arbāb), et je T’appelle en privé comme on prie les aimés (al-aḥbāb). En public, je dis “ô mon Dieu” (yā ilāhī), et en privé je dis “ô mon bien-aimé” (yā ḥabībī). Je Te désire, je professe que la seigneurialité (rubūbiyya) T’appartient, attestant que Tu es mon Seigneur, et que je retournerai à Toi’ » 36.
Il est essentiel de bien saisir le propos de Dhū al-Nūn ici. On peut bien sûr supposer qu’il fait allusion ici à une attitude de réserve destinée à ne pas choquer les simples croyants, ou bien à une prudence visant à ne pas éveiller les soupçons des juristes littéralistes. Rappelons-nous en effet qu’il a été convoqué devant le calife al-Mutawakkil à cause de certains de ses propos publics. Il nous semble toutefois qu’audelà de toute prudence, au-delà même de tout ésotérisme, Dhū al-Nūn souligne surtout le danger de toute ostentation pour la vie spirituelle elle-même, et tout particulièrement s’agissant de l’amour divin. Il suit en cela une tendance nettement malāmatiyya. Faire état de cet amour risque d’en pervertir la pureté et la force même, dans ce qu’elles ont de plus profond, de plus structurellement actif dans l’expérience mystique. Un autre court récit exprime bien l’origine de la discrétion à garder à propos de l’expérience de l’amour, selon Dhū al-Nūn : « Quelqu’un a rapporté : nous étions chez Dhū al-Nūn, et nous étions en train de parler de l’amour (tadhākarnā al-maḥabba). Dhū al-Nūn dit alors : ‘Arrêtez de mentionner cette question, car à peine les âmes (charnelles) l’entendent, qu’elles se mettent à y prétendre !’ » Puis il récita ces vers : La crainte et le chagrin dominent le pécheur qui découvre Dieu (idhā ta’allaha) Et l’amour convient au pieux, qui est pur de toute souillure 37.
Nous avons ici confirmation d’une clé de la position de Dhū al-Nūn quant à l’amour. Il était certainement lui-même « amant » (muḥibb, āshiq) mais s’interdisait de divulguer cet état, du moins trop publiquement. Il existe en effet un danger très grave dans le simple fait d’en 36. Abū Nu‘aym al-Iṣfahānī, Ḥilyat al-awliyā’, IX, p. 332. 37. ‘Abd al-Karīm al-Qushayrī, Al-Risāla al-Qushayriyya, p. 454.
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parler. Si un « frère » en parle, c’est qu’il confie son état à quelqu’un. Mais à l’instant même où il confie cet état, celui-ci peut s’altérer. Cela vaut sans doute pour plusieurs « états », mais en tout cas certainement pour l’amour, al-maḥabba. Car l’amour est la marque la plus sensible de l’élection. À qui appartient-il de dire « je suis un élu, je suis un bienaimé de Dieu » ? Dieu seul est en position d’en parler. Faire état de cet amour mène à une prétention (iddi‘ā’) de mauvais aloi, comme le signalait la citation plus haut. Dès lors apparaît la nécessité d’une parole indirecte, une parole où le « je » du mystique soit à tout le moins masqué. Ici, c’est la poésie qui exprime le mieux ce second étagement du discours. Soulignons l’importance des poèmes d’amour attribués à Dhū al-Nūn. Ils sont nombreux, trop nombreux pour avoir tous été forgés, mais aussi trop abondants et différents pour être tous authentiques. La Ḥilyat al-awliyā’ en cite un nombre appréciable, souvent longs, déclamés par Dhū al-Nūn luimême ou bien récités devant lui. Or il s’agit le plus souvent de poèmes d’amour. Souvent, ils sont explicitement religieux ; mais parfois, l’équivoque entre profane et mystique reste présente 38. Nous rejoignons ici la problématique commune à toute la poésie mystique de facture amoureuse ; en ce sens, le discours à étages multiples de Dhū al-Nūn nous fait entrer de plain-pied dans la littérature mystique du ive/xe siècle. Pour conclure, nous avons constaté au cours de ces aperçus se profiler la distinction entre trois perspectives spirituelles différentes exprimées par les mêmes termes désignant l’amour. Bientôt apparaîtra une quatrième vision : celle où l’amour n’est plus seulement un état psychologique ressenti par l’homme sous l’effet d’une grâce divine. Il sera chez plusieurs grands auteurs considéré comme une qualité de l’Essence divine elle-même, et non pas seulement une qualité des actes divins. Cette vision transparaît dans l’œuvre de Ḥallāj. Plus tard, Aḥmad Ghazālī et après lui la poésie lyrique de langue persane s’en feront les porte-parole explicites 39. Cette vision entraîne l’expression d’un amour
38. Et c’est ce qui retient notre attention. Voir par exemple le poème donné par Sulamī, Ṭabaqāt al-ṣūfiyya’, Le Caire 1986, p. 21, qui est resté célèbre (cf. Sarrāj, K. al-luma‘ p. 445, Abū Nu‘aym al-Iṣfahānī, Ḥilyat al-awliyā’, IX, p. 390, Ibn al-Jawzī, Ṣifat al-ṣafwa, Alexandrie 1994, II, p. 478). Voir également Sarrāj, K. al-luma‘, p. 318, où deux poèmes de lui sont cités. Voir aussi Abū Nu‘aym al-Iṣfahānī, Ḥilyat al-awliyā’, IX, p. 369 ; et 375, 383, 391. 39. J. E. B. Lumbard, « From hubb to ‘ishq: The Development of Love in Early Sufism », Journal of Islamic Studies 18 (2007).
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théophanique. Des grandes figures de la mystique et de la poésie témoigneront de la perception de l’amour divin dans les formes créaturelles, comme cela est apparent dans les œuvres de Rūzbehān Baqlī, d’Ibn ‘Arabī ou de Rūmī. Ces différentes perspectives ne s’opposent toutefois pas les unes aux autres. On constate plutôt qu’elles s’« emboîtent » les unes sur les autres. Aimer Dieu mène pour tous à Lui obéir. Cette notion d’amour dans l’obéissance, d’amour de la Loi, est une constante que l’on retrouve chez tous ces maîtres. Il n’y a pas rupture avec la morale sunnite ambiante ; mais plutôt passage à une octave supérieure. Terminons par une ultime remarque. Plus profondément encore, nos mystiques posent chacun à leur manière la question du sujet qui parle. Lorsque le mystique dit qu’il aime son Seigneur, qui parle à qui ? Qui est le centre intime de la conscience ? N’existe-t-il pas plusieurs niveaux, plusieurs foyers de la conscience humaine ? C’est peut-être la réponse à cette question que voulait masquer le discours à niveaux multiples proposé par Dhū al-Nūn. Bibliographie Ebstein, Michael, « Dhū l-Nūn al-Misrī and Early Islamic Mysticism », Arabica 61 (2014), p. 559-612. Gramlich, Richard, Alte Vorbilder des Sufitum, Wiesbaden 1995. Hodgson, Marshall G. S., The Venture of Islam, Chicago 1974, Vol. I, p. 359-409. Ibn ‘Arabī, al-Kawkab al-durrī fī manāqib Dhī al-Nūn al-Misrī, trad. R. Deladrière sous le titre La vie merveilleuse de Dhū-l-Nūn l’Egyptien, Paris 1988. Ibn Khaldūn, Muqaddima, Beyrouth 1992, 3 vol. Iṣfahānī Abū Nu‘aym al-, Ḥilyat al-awliyā‘, Beyrouth 1988. Kalābādhī Abū Bakr, Kitāb al-ta‘arruf li-madhhab ahl al-taṣawwuf, Damas 1986. Prés., trad. et annotation par R. Deladrière, Traité de soufisme, Paris 1981. Karamustafa, Ahmet T., Sufism: The Formative Period, Berkeley – Los Angeles 2007. Khargūshī, Abū Naṣr al-, Tahdhīb al-asrār, Beyrouth 2006. Lumbard, Joseph E. B., « From ḥubb to ‘ishq: The Development of Love in Early Sufism », Journal of Islamic Studies 18 (2007). Makkī, Abū Ṭālib al-, Qūt al-qulūb, Beyrouth 2005. Massignon, Louis, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, Paris 1999. Melchert, Christopher, « The transition from asceticism to mysticism at the middle oft he ninth century C.E. », Studia Islamica 83 (1996), p. 51-70.
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SOME ASHʻARĪ FEATURES OF SHAHRASTĀNĪ’S ESOTERIC THOUGHT Toby Mayer
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the case of writings expressing such a complex intellectual formation as that of Shahrastānī (d. 548/1153) we are confronted by a fundamentally uncontroversial instance of the exoteric/esoteric (ẓāhir/bāṭin) differential. In terms of his specific alignments, his exoteric identity was as a Shāfiʻī Sunnī in law and an Ashʻarī in Kalām whereas the esoteric nucleus of his thought was Ismāʻīlī. Shahrastānī, to be sure, could not have publicized his Ismāʻīlism in milieux such as the “university town” of Nishapur, the Niẓāmiyya college in Baghdad, or the court of the Seljuq sultan in Merv, in which he operated at various stages of his life. The careful maintenance of a public persona had long been enjoined on followers in Ismāʻīlī traditions, to the extent of equating piety (taqwa) itself with prudent dissimulation (taqiyya). 1 Thus, when our author recurrently refers to the “doctrine of the people of truth” (madhhab ahl al-ḥaqq) in his Kalām treatise the Nihāya, he means a quite different school of thought from that of the “people of truth” that he sometimes refers to in the discussion of scriptural arcana in his Qurʾān commentary. In the exoteric Nihāya it naturally alludes to positions broadly associated with Ashʻarism, but in the esoteric commentary it alludes to the system of über-orthodoxy, with its clear Ismāʻīlī complexion, that he attributes to the imamate. 2 n
1. See for example, J. W. Morris (ed. and tr.), The Master and the Disciple: An Early Islamic Spiritual Dialogue (A New Arabic Edition and English Translation of Jaʻfar b. Manṣūr al-Yaman’s Kitāb al-ʻĀlim wa’l-ghulām), London – New York 2001, p. 52 (Arabic), p. 123 (English). 2. E.g., Shahrastānī, Mafātīḥ al-asrār, ed. M. A. Ādharshab, Tehran 1429/2008, vol. 1 (hereafter, Mafātīḥ), p. 319-320, commenting on Q2:42: Do not clothe the true with the 10.1484/M.BEHE-EB.5.123376
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But an uncritical application of the standard models (an absolute public-private dichotomy, intellectual scission between a pseudo-self and authentic self, or subscription to a double-truth framework) may do violence to the fascinating structure of his thought. Rather than reading him as an intellectual schizophrene, careful consideration of the exoteric and the esoteric aspects of his corpus of works reveals that, while they obviously lack simple doctrinal uniformity, they are subtly much more interlinked than one would assume. Key organizational concepts like hierarchy (tarattub) and generality/specificity (ʻumūm/khuṣūṣ) in his higher thought entail that, despite his ultimate commitment to Ismāʻīlism, his approach to religious and philosophical truth situates teachings within a subsumptive hierarchy. Correspondingly, while he surely went on to criticize certain Ashʻarī teachings, he appears not to have simply privately divorced the school’s ideas wholesale. Vital features found in his more “esoteric” thought are in fact closely prefigured in his Kalām, and his higher thought often sees him, not relinquishing, but developing and extending his Kalām positions into an Ismāʻīlī setting. This chapter treats some key examples of such features, starting with the fundamental topic of his cosmology. Cosmological Equality and inequality The central role of hierarchy in Shahrastānī’s Ismāʻīlī cosmology distinguishes it, prima facie, from the Ashʻarī worldview. Hierarchical orders, whether cosmographic, ontological, causal, or noetic, conflict with Ashʻarī theistic occasionalism and atomism, and the school’s deflation of the status of any entities and processes subject to God’s sovereignty. The school’s causal theory famously disclaims secondary agents and secondary causal nexūs, so the complex architecture of intermediaries typifying the Neoplatonising Aristotelianism of Islamic philosophy (falsafa) is alien to classical Ashʻarism. While Shahrastānī indeed endorses an Ismāʻīlī version of that “philosophical” architecture in his esoteric thought, he nonetheless seems at pains to reconcile it with fundamental Ashʻarī sensibilities. His account of the cosmos presented in his critique of Avicenna (d. 428/1037), the Muṣāraʻa (“The Wrestling”, a major text within the Ismāʻīlī part of his corpus), emphatically false nor knowingly cover up the truth. Shahrastānī states that “the truth is the Command (al-amr)” (in his lexis, meaning the authority of the imamate), which “the people of truth” do not cover with the falsehood of mere opinions.
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Some Ashʻarī Features of Shahrastānī’s Esoteric Thought
involves a vertical arrangement of celestial intellects, souls, and bodies, such that the first or “universal” intellect “has a universal intellection from which emanates the absolute good upon everything by the medium of the soul, and existence ends up at [the first intellect], just as existence began with it, as a hierarchical series (silsila mutarattiba) connected to the Command of the Creator”. 3 Yet our author is intent on explaining how this grand cosmological hierarchy by no means entails that God depends on the members of the hierarchy in His causation of the whole. According to Shahrastānī, unlike Avicennian thinkers, the process of divine effectuation is not only of the First Intellect, with existence thereafter only descending by degrees through the ranks of subordinate intellects. Each element of the entire arrangement is instead viewed as directly effectuated by God, who Himself transcends existence (the upper bound of which is the Command, beyond the First Intellect). To treat the godhead as the uppermost member of the hierarchy and operating through the intermediate chain of agents would amount to the theological enormity of “associationism” (shirk) for our author. Thus in the quotation just given, Shahrastānī presents the Command, not God, as the apex of the existential hierarchy, and takes God to be quite outside the hierarchy. As he states in his critique of Avicenna: […] there is no existentialiser for beings other than God (exalted is He), the Necessary of Existence in Himself. Thus it is necessary for all contingents to be related to Him in the same way, without the mediation of an intellect, a soul, and a nature 4.
God’s grand cosmological “intermediaries” are not just spoken of as celestial intellects and souls in Shahrastānī’s higher thought, for in his commentary on the Qurʾān’s arcana (asrār al-āyāt) it is often angels who are specifically treated as God’s intermediary agents in creation. The fact that all such intermediaries have been commissioned as secondary causes does not mean that God’s creative activity assumes their instrumentality. He is outside this causational matrix and creates it directly, in entirety. 5
3. W. Madelung, ed., T. Mayer (tr.), Struggling with the Philosopher: A Refutation of Avicenna’s Metaphysics. A New Arabic Edition and English Translation of Muḥammad b.ʻAbd al-Karīm al-Shahrastānī’s Kitāb al-Muṣāraʻa, London 2001, p. 32, slightly amended. 4. W. Madelung, T. Mayer, Struggling with the Philosopher, p. 51. 5. In his Majlis-i maktūb which, like the Muṣāraʻa and the Qurʾān commentary, belongs
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In the specific context of this Ismāʻīlī critique of Avicennism, Shahrastānī does not enlist an Ashʻarī ontological analysis to make this point, but prefers an argument with an Avicennian background. He adapts Avicenna’s own analysis of contingent beings in terms of their ontological possibility or contingency (imkān al-wujūd), in view of the distinction of their quiddities from their existence, and uses it against him. According to Shahrastānī, through their intrinsic contingency in this basic sense, the generation in existence of the universe in its entirety is by God’s agency, albeit that it is arranged as a hierarchic sequence in many other respects. 6 Our author states: The secret of it is that the aspect through which contingents are in need of the Originator is their contingent existence, and existents are equal in regard to that aspect. So there is no difference between what is abstracted from matter [viz., celestial intellects or angels] and what is associated with matter from the point of view of contingency, nor in respect of contingent existence, and the two divisions are only disparate in rank for another reason. So it is appropriate that the First Principle is a principle for everything in a single manner, and the ‘intermediaries’ are [only] different due to the disparity of levels 7.
I.e., on the basis of their immateriality, spiritual entities are superior to material entities; however both kinds of entity are the same in having contingency of existence. Thus, despite their different gradation in relation to one another, in relation to the Creator they are equivalent. 8
to the Ismāʻīlī part of his corpus, Shahrastānī says: bī ānkih ūrā sharīk gūī dar khalq asbāb sākht dar khalqiyyāt wa īshān-rā farishtagān nām nihād, which Steigerwald renders as: “Sans qu’Il ait d’associé dans la creation, Il a fait des causes parmi les et les a nomées ”. Shahrastānī (m. 548/1153), Majlis: Discours sur l’Ordre et la creation, ed. and French tr. D. Steigerwald, Laval 1998, p. 82. Shahrastānī here states that just as God has no associate (sharīk) in creating, but has secondary causes (asbāb) in creation, who are His angels, He has no associate in guiding, but has secondary causes in guidance, who are His prophets. 6. While Shahrastānī roots this claim in Avicenna’s analysis of contingents, his restriction of agency to God in giving existence is of course opposed to Avicenna, who views any agent-cause (fāʻil) whatsoever as giving existence to its given effects: e.g., “The agent bestows from itself an existence upon another thing, which this latter did not possess”. Avicenna, The Metaphysics of The Healing, tr. M. Marmura, Provo 2005, p. 196. 7. W. Madelung, T. Mayer, Struggling with the Philosopher, p. 58. 8. It is valuable to trace such reasoning in Shahrastānī’s works. In the Ashʻarī context of the Nihāya, he presents this argument for God’s exclusive agency of existence using a more elaborate analysis which attempts to explain why contingent existents cannot themselves
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Some Ashʻarī Features of Shahrastānī’s Esoteric Thought
And the point does not just hold from the side of the uniform status of
existentiate anything: “Existentiation (ījād) is an expression for the bestowal of existence, so every contingent existent is dependent on existentiation by the Creator (glory be to Him) in regard to its existence, and the intermediaries are devices (muʻaddāt), not necessitating causes (mūjibāt), and this is the pivot of the issue… as for the argument against the philosophers, we say: if everything that exists through something else and is contingent in consideration of its own essence, could existentiate something, it would either existentiate it in consideration of the fact that it exists through something else, or in consideration of the fact that it is contingent in itself, or in consideration of both of these things together. However it may only existentiate in consideration of the fact that it exists through something else through a partnership with its own essence since it itself does not escape from its own essence, nor does its existence emerge from its own reality [i.e., quiddity], and [the latter] is contingent in existence in consideration of itself, and contingency in its nature is a privative nature, [so] if it had an effect on existence, it would have an effect through a partnership with privation, which is absurd” (A. Guillaume, ed. and tr., The Summa Philosophiae of al-Shahrastānī, Oxford 1934, Arabic text p. 56-57). In the Milal, in discussing the Ṣifātiyya, he has another presentation of these views. He presents the reasoning in question as follows: “According to them [viz., the philosophers who investigate more deeply, man huwa ashaddu taḥqīqan] that which is contingent of itself cannot bring anything into being, because if it did so it would be in conjunction with contingency. As contingency of itself is non-existential, the contingent left to itself is, therefore, nothing. Accordingly, if contingency produced an effect conjointly with nothing it would mean that nothing had an effect on existence; that, however, is impossible. Therefore there is in reality no cause that gives existence except the Being necessary of itself.” Shahrastānī views this as developing a more basic argument of the investigative philosophers (al-muḥaqqiqīn min al-ḥukamāʾ), that no body can bring another body into existence, based on its composition of matter and form – given that matter does not per se exist: “if a body produced an effect it would do so with both of its components [matter and form]… Matter, however, does not of itself exist, and therefore, if it produced an effect it would do so with its non-existence; but the latter is impossible, so, too, must be the former” (A. K. Kazi, J. G. Flynn, tr., Muslim Sects and Divisions: The Section on Muslim Sects in Kitāb al-Milal wa ’l-Niḥal by Muḥammad b. ʻAbd al-Karīm Shahrastānī (d.1153), London 1984, p. 83-84; for another presentation of this last argument that bodies cannot bring bodies into existence see A. Guillaume, Summa Philosophiae, Arabic text, p. 57). Note that Avicenna himself argues that matter as such cannot produce anything, in e.g., Avicenna, The Physics of the Healing, Books 1 & 2, translated, introduced and annotated by J. McGinnis, Provo (Utah) 2009, p. 48. It is clear here that in the argument that Shahrastānī deems to be the more profound of the two, contingency, with its non-existential status, is the equivalent of matter in the other argument, with its non-existential status. However, the matter-based argument would not work for immaterial, i.e., spiritual entities, and Shahrastānī’s whole point is that both material and spiritual entities are equally incapable of being agents of other existents. It is notable that he proposes that such philosophical arguments may underlie the earlier Ashʻarī Juwaynī’s (d. 478/1085) analysis of human acts and he thus evidently sees his own rendering of this reasoning as a philosophical way of developing Ashʻarī views (A. K. Kazi, J. G. Flynn, tr., Muslim Sects and Divisions, p. 83).
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ontic contingency throughout creatures, but also from the side of God. For the extreme transcendentalism of Shahrastānī’s higher theology, typical of Ismāʻīlism, also entails that the godhead can no longer be considered as relatively proximate or remote from anything in creation – the impact of His absolute transcendence is to unify the relation of all other entities to Him. With these ontologically flattened foundations as his deep premise, our author’s hierarchism is, nonetheless, in all other ways insistent: hierarchical structuring is proper to the very nature of existence, once it is manifested by God. He even claims that insofar as things exist at all they must fall into ranks relative to one another, supporting this claim with the prophetic ḥadīth “Human beings continue to prosper as long as they are different. When they become equal they are destroyed”. 9 In other words, from the absence of hierarchy follows non-existence, by contraposition – not just in the case of humans but all creational entities. The predication of existence Another noteworthy aspect of Ashʻarī ontology that Shahrastānī freely transposes to his Ismāʻīlī thought is the equivocity of existence. This is the doctrine that there are only discrete existents and existence lacks unity. Naṣīr al-Dīn al-Ṭūṣī (d. 672/1274) exultantly unmasks the provenance of the teaching in the course of his defence of Avicenna against Shahrastānī’s Ismāʻīlī critique: “As for the idea that existence is equivocal – that is [Shahrastānī’s] doctrine and is the doctrine of the Ashʻarīs and the dross of the Kalām theologians”. 10 In Shahrastānī’s higher thought its role is to confirm the Ismāʻīlī theology of utter transcendence. Thus, an alternative way of presenting God’s transcendence even of existence itself, is to claim that insofar as “existence” may be predicated of God, it must have a meaning detached from its sense for anything else, hence existence is equivocal. And so one way of interpreting Shahrastānī’s claim that existence is predicated equivocally might be that it only has equivocity when predicated of God on the one hand and of creatures on the other; when it is instead predicated
9. ʻAlī b. Ḥusām al-Hindī, Kanz al-ʻummāl, Hyderabad 1346/1927, vol. 3, p. 690, ḥadīth 8476. Quoted by Shahrastānī in T. Mayer, tr., Keys to the Arcana: Shahrastānī’s esoteric commentary on the Qurʾan, Oxford 2009, p. 59 (Arabic), p. 117 (English). 10. Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī, Maṣāriʻal-muṣāriʻ, ed. W. Madelung, Tehran 1383/2004, p. 88.
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of creatures existence is not equivocal but is univocal. This restricted, binary, interpretation of Shahrastānī’s doctrine would certainly correspond with the theory as it is presented by certain Ashʻarī thinkers. Rāzī (d. 606/1210), for example, in the next generation attributes the view that existence is predicated purely equivocally of the Necessary Existent and of contingents to “a huge group of Kalām theologians, such as Abu ’l-Ḥasan al-Ashʻarī and Abu ’l-Ḥusayn al-Baṣrī” 11. However, certain statements in the Ismāʻīlī part of Shahrastānī’s works arguably point to a theory of the predication of existence in which it is fully equivocal, not just in the binary way mentioned. He notably subscribes to this more radical version of the equivocity of existence in his scripture commentary, in discussing the arcana of Qurʾān 2:17: Their likeness is as the likeness of someone who kindles a fire. Our commentator proceeds to take this formulation of comparison highly literally: [God] says Their likeness is as the likeness of someone who kindles a fire and does not [just] say “as someone who kindles…” All parables in the Qurʾān are like that [understood: in principle but not always phrased in this way in practice] […] The arcanum in that is that, with variant existents, the specific properties of one cannot exist in any other one than it, even though the two different things might be found to be two things which resemble one another in essence, or two things which resemble one another in form, or two things of the same size. For they would [in that case] have to be absolutely identical. Rather, since the total properties of one of the existents cannot exist in any other one than
11. Fakhr al-Dīn al-Rāzī, al-Maṭālib al-ʻāliya, ed. A. al-Saqqā, Beirut 1407/1987, 9 vols, vol. 1, p. 291. Rāzī proceeds to give ten arguments against the teaching in question, preferring the view that existence has a meaning held in common when it is predicated of the Necessary and of contingents. He attributes this last view to Avicenna, but with an important difference: the latter believes that in the case of the Necessary this semantically common existence is uniquely not combined with any quiddity, whereas Rāzī himself holds that it is (ibid., p. 290-294). The position that existence has a common meaning covers both univocity (tawāṭuʾ) and ambiguity (tashkīk), but Rāzī seems to overlook the second of these and simply views existence as univocal. Avicenna himself and his adherents like Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī in fact upheld the ambiguity of existence: existence has a common meaning, but “modulated” in terms of priority/ posteriority, strength/weakness etc. Pace Rāzī, Avicenna did not propound the univocity of existence, as he does. Nevertheless, both Avicenna and Rāzī did reject the equivocity of existence, Shahrastānī’s position.
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Toby Mayer it, it must be said: the two of them are, as it were, identical, but are not the same. For something objectively the same is such that none of the attributes of the thing compared to it escapes it… 12
In sum, the scripture only says “the likeness of A is like the likeness of B” because to say “existent A is as existent B”, unqualifiedly, would mean “existent A is existent B” (compare Leibniz’s identity of indiscernibles). The fact that the Qurʾān tends to speak in this way is supposedly because distinct existents (al-mawjūdāt al-mutabāyina) are never truly comparable. Although our author does not here articulate the absolute discreteness of all existents in formal terms of the equivocity (al-ishtirāk al-lafẓī) of existence itself, it is no challenge to read his above comment as expressing that doctrine. Clearly, Shahrastānī in the more philosophical context of the Muṣāraʻa formulates this same point about the irreducible uniqueness of all entities in terms of existence’s equivocity. 13 He indeed can be interpreted, in the comment on Qurʾān 2:17, to go on to speak against the restriction of what he means by the equivocity of existence to the equivocity of God’s existence and creatures’ existence. For he reasons that since existences are absolutely discrete and mutually incomparable within creation, discreteness and incomparability a fortiori holds between creatures and their Creator. In terms of the equivocal predication of existence: since it is predicated equivocally of all creatures, it is a fortiori predicated equivocally of creatures and of God. In this way Shahrastānī states: His statement (exalted is He) There is nothing as His likeness (Q 42:11) does not entail affirming any likeness. 14 Nay, since affirming any likeness whatsoever amongst existents is absurd, in relation to Him (exalted is He) it is even more fantastic and extreme in absurdity… His
12. Shahrastānī, Mafātīḥ, p. 191-192. 13. Although in the quotation above from his Qurʾān commentary Shahrastānī refers to the attributes and specific properties owned by existents, it is clear that he simply means by this the given existent as such, so such specificities simply amount to its discreteness qua existent. As he states in the Nihāya: “The existence of the thing, and its individuum, its essence, its substantiality and its accidentality, according to us, are expressions for a single referent” (wujūd al-shayʾi wa-ʻaynuhu wa-dhātuhu wa-jawhariyyatuhu wa-ʻaraḍiyyatuhu ʻindanā ʻibārātun ʻan muʻabbarin wāḥid). A. Guillaume, Summa Philosophiae, Arabic text, p. 108. 14. This is an allusion to how some commentators read 42:11 to mean that God indeed has a likeness, with which nothing else is to be compared. This involves taking the
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Some Ashʻarī Features of Shahrastānī’s Esoteric Thought statement (exalted is He) There is nothing as His likeness means (and God knows best!) that there is nothing amongst existents which consists in what could be comparable to Him in any of the senses of comparison, neither in the manner of essence, nor in the manner of form, nor in the manner of size, for He (exalted is He) is sanctified above all of that. Then, “likeness” (mithl) is found in the whole Qurʾān on the basis of the same method of expression. So He said “Their likeness (mathal) is as the likeness of so and so…” 15
This passage thus arguably shows that for Shahrastānī in his esoteric, i.e., Ismāʻīlī, texts, existence is not just equivocal when predicated of God and creature, but it is equivocal when predicated of anything whatsoever. This would correspond with a fuller version of the theory than the simpler binary version Fakhr al-Dīn al-Rāzī attributes to the “huge group” of theologians. In the course of his works, Shahrastānī himself links the fuller version of the theory to prior Ashʻarīs. There is a highly relevant reference in his presentation of Ashʻarism in his great doxography, the Milal. In the section “The Ṣifātiyya”, he says: Abū Ishaq al-Isfarāʾinī [the major Ashʻarī thinker, d. 418/1027]… holds that God’s most proper characteristic is his “being”, kawn, which necessarily distinguishes him from all other beings. Some of the Ashʻarites say that we know for certain that there is nothing that exists which does not differ in some way from all other things, for otherwise it would mean that all existing things are alike and have the same characteristics. Now God is an existent. He must therefore be distinguished from other existents by a characteristic that is particular to him, though the mind cannot attain knowledge of it… 16
The teaching of these latter Ashʻarīs, as presented by Shahrastānī, is essentially at one with his own position in his Ismāʻīlī commentary on the Qurʾān’s arcana: “there is nothing that exists which does not differ in some way from all other things…”, and in the light of this, this would be what he means when he champions the equivocity of existence in the Muṣāraʻa. Whether we interpret Shahrastānī’s theory of the equivocal predication of existence as the binary version or as the unrestricted
words “His likeness” as quite literally affirming some entity that is comparable to God: There is nothing as His likeness. 15. Shahrastānī, Mafātīḥ, p. 191-192. 16. A. K. Kazi, J. G. Flynn, trad., Muslim Sects and Divisions, p. 84-85.
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version of the theory, it is clear, at any rate, that he completely naturalizes the equivocity of existence in his higher thought from the original milieu of his exoteric, Ashʻarī learning. The relevance of atomism Classical Ashʻarism has an atomist physical theory that Shahrastānī does defend in the course of his oeuvre. In exploring links between his Kalām thought and his Ismāʻīlī thought, it is worth noting patterns common to his Ashʻarī text Fī ithbāt al-jawhar al-fard (On Proving the Atom) 17 and his Muṣāraʻa, from the definitely Ismāʻīlī part of his oeuvre. In the Fifth Issue of the latter work, “On the Incipience of the World”, Shahrastānī argues against the Avicennian teaching that the world is pre-eternal. This is not without significance in itself, for our inquiry – he is here occupied with a pivotal issue differentiating Kalām cosmology from the philosophers’ cosmology, and with defending the former, albeit that his defence here has a firmly Ismāʻīlī context. The wider Ismāʻīlī framework for his detailed analysis of the problem of the world’s incipience is, for example, displayed when he says: [God] is the First and the Last, i.e., His existence is not temporal, and the Outward and the Inward, i.e., His existence is not spatial. 18 Such antonyms coincide in meaning in His case (exalted is He), and time and space are twins competing in a single womb, sucking from a single breast, and mollified in a single cradle. 19
This relates to our author’s distinctively Ismāʻīlī theology which insists that God must be elevated above all dyadicity. If creation is
17. I am incidentally unclear, having read the text mentioned, why Steigerwald says “Dans un bref opuscule (Masʾala fī ithbāt al-jawhar al-fard) qui a été édité en appendice du Nihāya, Shahrastānī rejette la théorie ashʻarite des atomes” (D. Steigerwald, La pensée philosophique et théologique de Shahrastānī (m. 548/1153), Laval 1997, p. 81, n 130). For he here presents the Avicennian arguments against the atom as “sophisms” (shubah) and says in the concluding part of the text: “we state here that the estimative faculty is only truthful on condition that it does not wind up at infinite parts, that being opposed to the intellect (wa dhālika khilāf al-ʻaql)” (A. Guillaume, Summa Philosophiae, p. 508 and 513). On the delusive role of the estimative faculty in Shahrastānī’s argument for atomism, see my discussion below in the chapter. 18. The quotations are from Qurʾān 57:3. 19. W. Madelung, T. Mayer, Struggling with the Philosopher, p. 90-91, slightly amended.
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structurally dyadic (e.g., Q 51:49: Of everything We created two kinds) the Creator Himself must transcend all dyads and antonyms (e.g., Q 2:22: Do not knowingly make rivals for God). Time and space can be taken to be a fundamental case of the dyadic character of creation, and this leads Shahrastānī to argue, not only that neither time nor space must be inflicted on God, who is above all such creational dyads, but also that they are equivalent to each other in the intrinsic impossibility of their being infinite. Now Avicenna freely affirms that the Necessary Existent is not spatial and moreover, as an Aristotelian thinker, accepts that space cannot extend outwards to infinity since that would involve the absurdity of an actualised infinite. The fact that he however believes that time, for its part, has no beginning and extends infinitely into the past is deemed by Shahrastānī to be a gross inconsistency in his views. For by claiming this the arch-faylasūf has precisely admitted a fully traversed or actualised infinity of past moments (completed by the present moment), and has moreover inflicted time on God, who supposedly occupies this infinite time-continuum just as any other beings occupy time. But instead, as Shahrastānī puts it: “[both] time and space are twins competing in a single womb, sucking from a single breast, and mollified in a single cradle.” It is in regard to his detailed arguments for the absurdity of the infinitude of time, a parte ante, that some connection is seen with his Ashʻarī defence of atomism in Fī ithbāt al-jawhar al-fard. In the Muṣāraʻa our author has drawn a parallel between the, as it were, self-limiting nature of time and that of space; but in the case of atoms, we are simply confronted by the microscopic, as opposed to the macroscopic, incompatibility of spatial realities with infinity – in this case by infinite subdivision. Asserting the delusive impact of the estimative faculty (wahm) is central to Shahrastānī’s arguments in the Muṣāraʻa against the infinite regress of time, the infinite extension of space, and now in Fī ithbāt al-jawhar al-fard, against the infinite divisibility of physical entities within space. To begin with the temptation of wahm in our consideration of time and its twin, space, he says: Avicenna said: “It is then conceivable for you in the judgement of the intellect to admit that He might have created the world temporally ahead of its time. If that is conceivable but He did not create, He was idle from generosity!” I reply: “Intellectual conceptualisation in regard to time is like intellectual postulation in regard to space – virtually identical. Thus the estimative faculty conceives of and the intellect postulates another world beyond the world, above and beneath, and postulates the 427
Toby Mayer volume of the universe as greater and lesser than it actually is – however, on condition that it be essentially finite, since the proof is established [viz., by Avicenna himself] that an infinite body is impossible. Likewise the intellect postulates a time or an existent temporally prior to the world – however on condition that it be finite, for an infinite time is impossible…” 20
In sum: Avicenna demonstrates the intrinsic finitude of space while holding that the estimative faculty indeed induces us to think of space beyond the limit of space; he should then accept that thinking of time before the absolute beginning of time (which Shahrastānī himself holds to be demonstrable on similar grounds) is likewise merely induced by the estimative faculty, and, as such, should be likewise dismissed. And so it turns out that in Fī ithbāt al-jawhar al-fard, Shahrastānī’s refutation of the Avicennian claim that bodies are infinitely divisible is highly comparable – attributing it to the operation of the estimative faculty. He begins by presenting certain absurdities which would arise from bodies’ infinite divisibility, such as that if we halve a body that is divisible to infinity, the half would in turn be infinitely divisible, so “it would follow that the lesser (namely, the half) would be the same as the greater (namely the totality)”. 21 The Avicennian rejoinder would be that the body’s infinite divisibility is only potential, not actual – and arguments such as the one presented by Shahrastānī would only hold true against an actual infinity of sub-parts in the body, which is not what is being proposed by the Avicennian. But Shahrastānī retorts: Can what you hypothesise potentially, in the mind, emerge into actuality? If it cannot, then the absurdity becomes quite evident, and the mere estimative faculty (al-wahm al-mujarrad) remains which points to the opposite of it [viz.,] the demonstration of the intellect. And if its emergence into actuality is [instead] feasible and we suppose its emergence into actuality, the absurd scenario which we mentioned is [indeed] entailed.
That is: the qualification, vital to the Avicennian argument for infinite divisibility, that actual divisibility to infinity is impossible, is taken by Shahrastānī as tantamount to admitting that it is only within the estimation that bodies can be endlessly subdivided, but in reality, they are only
20. W. Madelung, T. Mayer, Struggling with the Philosopher, p. 82, slightly amended. 21. A. Guillaume, Summa Philosophiae, p. 506.
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divisible to an absolute limit, the atom. This, then, is just like the case of spatial extension, which Avicenna holds must reach an absolute limit, even though the estimation urges one to suppose something more, the other side of the limit. As Shahrastānī puts it: This is as if one said: there is no body whatsoever except that another body is possibly contiguous with it, insofar as the estimation does not reach a limit and a terminus. Next, that does not indicate that an infinite body can be conceived to exist. Rather the continuity in regard to the body is feasible to a limit and does not wind up at this absurdity, namely, the conceivability of an infinite body, even though the estimation remains in the mode of estimative supposition (al-taqdīr al-wahmī) and that consists of what one fancies within the estimative faculty, consisting of a void external to the world, for one estimates a limit and a terminus for the universe, then one supposes a space and a void delimited by it – otherwise the empty void would be affirmed, whereas that is [in fact] contrary to the intellect and what it demonstrates. 22
Shahrastānī seems to have viewed atomism as a secondary problem that it was unnecessary to evoke, in itself, in his higher thought. He does not (to my knowledge) allude to it in the texts representing that aspect of his thought, like the Muṣāraʻa, the Majlis, and the commentary on scriptural arcana. But neither does he present any refutation of it in such texts. Whether atomism retains any role at all in his higher thought therefore cannot be answered categorically. All that can be said at this stage of research is that he did see it as a theory to defend against Avicennism in the area of physics, in much the same way that he defends certain positions in metaphysics against Avicenna in the Ismāʻīlī-inflected Muṣāraʻa. Perusal of Fī ithbāt al-jawhar al-fard shows that, not only does it typify Shahrastānī’s agonistic style of thought in the Muṣāraʻa, but it even has sections mirroring the structure of the Muṣāraʻa’s chapters: a presentation of Avicenna’s arguments; a section drawing out the absurd consequences (ilzāmāt) of those arguments; and a section to establish the truth of the issue. 23 Not only that, but as was just shown, the form of his argument in Fī ithbāt al-jawhar al-fard for 22. A. Guillaume, Summa Philosophiae, p. 506-507. For a discussion of Avicenna’s rejection of the extra-cosmic void, see J. McGinnis, “Avoiding the Void: Avicenna on the Impossibility of Circular Motion in a Void”, in P. Adamson (ed.), Classical Arabic Philosophy: Sources and Reception, London 2007, p. 74-89. 23. As he says: “The response to these sophisms [in the section presenting Avicenna’s own arguments] is in two ways: The first is the imposition of absurd consequences
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the finite divisibility of bodies (standing on the absurdity of an actual infinite and the claim that it is only contradicted by mere wahm) is very close to the form of his argument for the finitude of time, a parte ante, in the Muṣāraʻa. Moreover, it is possible to view his Ashʻarī belief in the finite divisibility of spatial realities as complementing his belief in the finite extendability of space, which is sealed into a dyadic relationship with time beneath the utterly transcendental Creator in Shahrastānī’s Ismāʻīlī system of cosmology. Within that system, space and time are both characteristically incompatible with infinitude – whether by extension or subdivision. 24 Human agency The physics of atoms and their accidents in Ashʻarī Kalām is intimately related to the philosophy of action and the school’s treatment of free will. The school’s distinctive theory of atomism directly implied a radical theistic necessitarianism: endurance (baqāʾ) is an accident of atoms and any such accident “does not endure for two moments” (al-ʻaraḍu lā yabqā zamānayn), so ceaselessly requires God’s agency. Ashʻarism was fully opposed to the libertarian (Qadarī or Muʻtazilī) doctrine that God delegates power to human beings who voluntarily opt to perform deeds, whether for good or ill. While Ashʻarism thus upheld a philosophy of action that in most respects appears as necessitarian as that of the Jabariyya (determinists), it pointedly opposed the laxism, or even antinomianism, associated with the Jabariyya, and instead asserted human answerability through the Ashʻarī doctrine of acquisition (iktisāb). It is a version of this ingenious Ashʻarī form of necessitarianism that Shahrastānī basically defended in his own Kalām treatise, the Nihāya, albeit somewhat ameliorated. 25 In relation to theodicy, the coherence of this Ashʻarī doctrine remains highly elusive: and objections. The second is to establish the truth (taḥqīq)” (A. Guillaume, Summa Philosophiae, Arabic text, p. 509). 24. At least, that is, by subdivision in the case of spatial realities/bodies. But the observation might be made that some of Shahrastānī’s arguments against infinite subdivision in bodies could also be applied to periods of time, notably his basic argument using the absurdity of an actual infinite, and the claim that it is contradicted only by wahm. Applied to time, this would of course produce an atomistic time-theory. While such a time-theory was certainly developed within Ashʻarism, I have admittedly not found it in works by Shahrastānī. 25. See A. Guillaume, Summa Philosophiae, Arabic text, p. 54-89.
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moral answerability turns on insisting that the status of the human is that of the “acquirer” (muktasib) in relation to the action and its attendant merit or demerit, even though the human individual is not its agent (fāʻil). Although the acquisition of the act (in the case of acts that are not simply reflexes) notionally devolves on the operation of will in the heart or mind, the freedom of that will is wholly contradicted by various other features of the Ashʻarī analysis. For instance, the capacity to perform the act is said to be delivered by God to the human only at the very moment of the act (al-istiṭāʻatu maʻa ’l-fiʻl), negating counterfactuality: the capacity cannot have been to perform the act in question or an alternative act, by the principle of non-contradiction. Moreover, the Ashʻarī analysis of the volition from which the acquisition of the act ensues, insists that it is itself a direct creation by God Himself, so it is clear that human will is entirely dictated by divine will. We do not will what we will. Thus Ashʻarī (d. 324/936), the school’s eponymous founder, states: That God wills everything which can be willed is also shown by His words: But you shall not will unless God wills (Q76:30). Thus He declared that we will only what He wills that we should will (fa-akhbara annā lā nashāʾu illā mā shāʾa an nashāʾahu). 26
Shahrastānī himself, in the Ashʻarī Nihāya, points to human sensation (iḥsās) as a subjective basis for the common-sense notion of our free agency – slender grounds indeed for answerability: […] the basis for giving [the human individual] moral answerability [is]… as it were [the human’s] sensation of the attributes proper to incepting [something]… even though they are not indicative of power originated [in the human]. 27
But our author also defensively stresses that Ashʻarī did affirm a certain facility (taʾattī) and enablement (tamakkun) that the human perceives in himself, and that devolves on the intactness of [his] physical constitution and confidence in facilitation (taysīr) corresponding with the course of nature (al-ʻāda, lit. God’s ‘custom’ in
26. Ashʿarī, Kitāb al-Lumaʿ, § 65. 27. A. Guillaume, Summa Philosophiae, Arabic text, p. 88.
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Toby Mayer creation) such that whenever the human individual begins to act and decides on something, God (exalted is He) creates for him a power and capacity conjoint with that action which He incepts within him. 28
But what of Shahrastānī’s “higher theology” works? Answering this question requires scrutiny of one of the most important dyads in his Ismāʻīlī system: the accomplished (al-mafrūgh ʻanhu) and the inchoative (al-mustaʾnaf). Shahrastānī explains the provenance of the terms in chapter 10 of his introduction to his Qurʾān commentary. 29 He draws the terms from a ḥadīth in which Muḥammad explained to his major companions Abū Bakr al-Ṣiddīq and ʻUmar b. al-Khaṭṭāb how to think about the antinomy that we seem to act as free agents in the temporal realm even though all is pre-ordained. Muḥammad invited his companions to think of the antinomy, with its two sides, in terms of a great angel – a paradoxical angel that is created half of fire and half of ice. It subsists without the fire melting the ice nor the melting ice extinguishing the fire. 30 Shahrastānī views this saying as a key to unlock this “antinomy of pure reason”. Through the synthetic symbol of the angel, he insists that the opposition of free will (pertaining to the inchoative perspective) and necessitation (pertaining to the accomplished perspective) can be removed. Indeed, in his higher system of ideas the two sides of the antinomy must be co-affirmed, just as the mysterious angel in the 28. Ibid., Arabic text, p. 87-88. 29. T. Mayer, Keys to the Arcana, p. 113 ff. 30. For the ḥadīth, see al-Shaykh al-Ṣadūq, Kitāb al-Tawḥīd, Qum 1387, p. 280. The ḥadīth may hark back to Jewish traditions of angels that combine fire and water, harmonized by God. See e.g., Talmud Yerushalmi, tractate on Rosh Ha-Shanah, II, 58a. The expressions amr mafrūgh and al-amr anifa are used in the ḥadīth as quoted by Shahrastānī, who however prefers to use the tenth form for the latter, hence musta’naf not ānif. In chapter 10 of Shahrastānī’s introduction to his commentary he equates the angel’s ice with the inchoative and its fire with the accomplished. This is somewhat counter-intuitive: ice is solid (so is more readily equated with the accomplished dimension) and fire is unsolid and mobile (so is more readily equated with the inchoative dimension). The oddity of the interpretation is almost certainly explained by Shahrastānī’s discussion in his Majlis. He here co-ordinates the imagery of the paradoxical angel with another narrative in which a gazelle appears to Moses (signifying the inchoative viewpoint) and Khiḍr (signifying the accomplished viewpoint). Half of the gazelle is raw and half has already been cooked. Khiḍr’s side being pre-cooked, he begins eating immediately and instructs Moses to light a fire to cook the gazelle on his side, if he wants to eat. Thus, through the separate culinary allegory, fire is associated in Shahrastānī’s mind with the state of being cooked, i.e., accomplished, and so rawness, i.e., the inchoative, becomes associated with its opposite, ice. Shahrastānī, Majlis, p. 107.
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ḥadīth is declared to subsist, ever-praising its Creator. Correspondingly, the Qurʾān itself speaks interchangeably in necessitarian and libertarian terms, compelling partisan exegetes to privilege one or other type of pronouncement, and mitigate the outward sense of pronouncements on the other side through interpretation. For our author, this privileging of one or other kind of verse is very wrong. This leads Shahrastānī to a thoroughly articulated version of “compatibilism”, asserting the absolute harmony of divine sovereignty and human free agency. His position is unusual insofar as it combines a hard interpretation of God’s omnipotence with a hard interpretation of human agency, despite the seeming violation of the principle of non-contradiction. In his higher theology works he rejects both the Muʻtazilī and Ashʻarī theories, which are diametrically opposed forms of incompatibilism. Thus he neither restricts divine sovereignty on behalf of human agency, like the Muʻtazilīs, nor does he restrict human agency on behalf of divine sovereignty, like the Ashʻarīs. He instead fully affirms both human agency and divine sovereignty. It is as if the paradoxical angel has released our thinker to strongly acknowledge both sides of the free will/divine sovereignty equation, whereas within the Ashʻarī framework Shahrastānī remains constrained to explain the sense that we have of our free will strictly in terms of absolute divine sovereignty, leaving it merely ostensible – a subjective impression within the individual. In his higher thought he instead wants to maintain a positive evaluation of human effort in his soteriology. In line with this, in his Qurʾān commentary Shahrastānī even proposes a modality of God’s knowledge that responds, ex post facto, to human actions in the inchoative. Since he takes the dimension of the inchoative as an integral part of the total “angel” of reality, he feels that his overall picture must include an aspect of God’s knowledge that faces towards the events of the inchoative dimension in a manner that is, as it were, itself inchoative – i.e., on the inchoative’s own terms. God’s apprehension of the data of the inchoative order cannot just be in terms of the accomplished order; after all, Shahrastānī’s Ismāʻīlī theology stresses God’s transcendence of dyadicity, so His relation cannot be confined to only one of the two dimensions, namely the accomplished. This inchoative facet of divine knowing, then, seems tantamount to an idea of God’s scientia media. 31 The idea testifies to the seriousness with
31. The term scientia media is from the thought of Luis de Molina, the 16th century
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which Shahrastānī acknowledges the inchoative aspect of reality, and thus free will on the level appropriate to it, in his higher thought. His comments on Qurʻān 2:6-7 are significant here: It is equal for those who disbelieve, whether you admonish them or do not admonish them – they will not believe. God sealed their hearts and their hearing, and there is a covering over their eyes. Theirs is a grievous punishment! Shahrastānī here limits the category of those whose hearts are sealed to naturally or essentially bad (and at the other extreme, naturally or essentially good) souls, leaving a huge neutral category of souls whose hearts remain unsealed. God’s imposition of responsibilities (taklīf) on the latter is part of a process of gauging their response and performance, whereas God’s imposition of responsibilities on the former is simply to make their involuntary nature manifest. 32 This shows that, in his higher thought, our author affirms free will for the intermediate majority. In the case of the essentially bad and good individuals, it is as though the accomplished intrudes into the inchoative and countervails its fluidity, whereas for these unsealed souls the inchoative can operate within its own ordained parameters. But the matter is complex, for even insofar as it operates within those open parameters, the inchoative may ultimately never be at variance with the reality of the accomplished. It therefore remains the case that the freely enacted lives of most souls (i.e., those in this intermediate, “unsealed”, category) must exist in toto within the accomplished dimension. According to Shahrastānī’s strong compatibilism, their acts trace out analytically, over time, what exists as a synthetic whole, outside of time, in the accomplished dimension. And so our author evidently speaks of the sealing in two ways: (1) the sealing of the naturally bad (nufūs al-ashrār allatī fī ṭabāʻihā ashrār) (and also, presumably, the naturally good), whereby the accomplished dimension effectively Spanish Jesuit theologian. Molinism postulates three kinds of divine knowledge: (1) God’s knowledge of intrinsically necessary truths (i.e., such non-contingent truths as the law of the excluded middle, or as “all bachelors are unmarried”); (2) God’s knowledge of truths which, while contingent, nonetheless directly result from God’s will and creative activity; (3) God’s “middle knowledge” (scientia media), which applies to acts that result from human volition, in line with the free will originally bestowed by God on the human race in His creation of it. 32. Shahrastānī, Mafātīḥ, p. 156. It follows from this that, according to Shahrastānī, God’s “imposition of an unsustainable responsibility” (al-taklīfu bi-mā lā yuṭāq) does hold true for the innately bad, in line with the Ashʻarī view; but it does not hold for the accidentally bad – marking his divergence from Ashʻarī necessitarianism.
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intrudes into, and countervails, the inchoative dimension, negating their free will; and (2) the ultimate “sealing”, so to speak, of even the accidentally bad or good whereby the accomplished does not intrude into the inchoative and does not counter free will, but must nonetheless be acknowledged in the normal way as enshrining the synthetic whole of an individual’s voluntarily enacted life. It is evidently in regard to (2) that Shahrastānī sometimes says of any symptom of latent unbelief and hypocrisy in all individuals on earth: “the origin of [all] these traits is the ‘sealing’ from which every impulse to doubt springs”. 33 However, this simply constitutes his affirmation of the attendant reality of the accomplished, concordant with and not countervailing the reality of the inchoative, thus not negating free agency within the latter’s proper parameters. In this way, in discussing scriptural arcana and also in his Majlis Shahrastānī speaks both as an unreconstructed necessitarian and as a libertarian – often within a single passage or even sentence. In the Majlis he has the immortal sage Khiḍr (whose perspective is the accomplished), explain to the prophet Moses (whose perspective is the inchoative): “my judgment does not imply human incapacity (ʻajz)”. 34 Khiḍr speaks within his rights and Moses speaks within his rights, with Khiḍr’s quoted comment stressing how their viewpoints are not really incompatible. Shahrastānī thus states in the Qurʾān commentary: “One must keep the twin principles in view on both sides, such that certainty arises in both viewpoints”. 35 Although identical actional data form both their contents, the indeterminacy of the inchoative is insulated for the majority from the determinacy of the accomplished. It is the case that A and B in a causal sequence, A→B, with modal possibility in the inchoative domain, so (A→B), have modal necessity in the accomplished domain: A ˄ B. Although we can no longer speak of the relation of A and B within the accomplished as a cause-effect sequence at all, their presence in the accomplished corresponds with their emergence in the inchoative as a cause-effect sequence. The fixity and necessity of the accomplished is understood to be congruent with the emergent and contingent character of realities within the inchoative. Although our fate is unknowable, it is yet certain.
33. Ibid. 34. Na az ḥukm-i man ʿajz lāzim mī-āyad (Shahrastānī, Majlis, p. 106, English translation mine). 35. Shahrastānī, Mafātīḥ, p. 138.
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To see the link between his exoteric and esoteric views, we must register the ameliorative features of Shahrastānī’s presentation of the Ashʻarī position in his Nihāya on the one hand, for these are evidently the features that gain fuller expression as “the inchoative” in his esoteric works; and on the other hand, we must register the impact of the accomplished in his esoteric works, for the eternal fixity of the accomplished incorporates the element of Ashʻarī necessitarianism. Even in his esoteric works Shahrastānī reserves some of his harshest comments for the libertarians (Qadarīs/ Muʻtazilīs) for their denial of the role of the accomplished. We saw above, in his discussion of the sealed in his Qurʾān commentary, that he holds that even in the case of the majority, there must be an ultimate correspondence of their voluntarily performed acts with the sheer determinacy of the accomplished. To be sure, within prior forms of Ismāʻīlī thought, this vital necessitarian aspect of our author’s two-sided compatibilism is hardly to be found, as prior Ismāʻīlī approaches to this issue were generally aligned with Muʻtazilism. 36 The
36. An authoritative guideline for both classical Ismāʻīlī and Twelver thinkers was the saying by imam Jaʻfar al-Ṣādiq (d. 148/765) (common to both these Shīʻī traditions) that the right stance was “Neither determinism nor delegation, but something between the two” (Kulaynī, Uṣūl al-Kāfī, ed. ʻAlī al-Ghaffārī, Tehran 1375/1955, vol. 1, p. 160, ḥadīth 13; see M. De Cillis, Salvation and Destiny in Islam, London 2018, p. 8). The denial of delegation, against first appearances, is not against the Muʻtazilī position, for Jaʻfar is not using “delegation” here in the sense that the Muʻtazilīs famously affirm. The key is his own gloss on what he means by denying delegation (tafwīḍ) in the formulation: it is that God does not delegate to humanity the freedom to make their own rules for acting, and so Jaʻfar is not in fact denying that God delegates power and freedom of will to humans in acting, to which he fully assents – aligning him after all with the Muʻtazilī philosophy of action. In this way Twelver theologians like al-Shaykh al-Mufīd (d. 413/1022) understood from Jaʻfar’s words “nor delegation” simply that God has imposed laws on humanity, not that He deprives them of the very capacity for voluntary action, which he takes for granted, just as in the Muʻtazilī/Qadarī doctrine. Thus the formula “Neither determinism (lā jabr) nor delegation (wa lā tafwīḍ), but something between the two” is taken to mean: (a) humans have free will (= lā jabr), and (b) humans have divine laws to (freely!) conform themselves to (= lā tafwīḍ). McDermott confirms: “Agreeing that jabr means forcing a man to an act, and that tafwīḍ means lifting prohibitions altogether, al-Mufīd [says]: ‘The mean between these two theses is that God empowered creatures for their acts and gave them ability for their deeds, and He set bounds and limits for them, and He forbade them to do evil by reprimanding and warning…’” (M. J. McDermott, The Theology of al-Shaikh al-Mufīd (d. 413/1022), Beirut 1978, p. 343-344, quoting Taṣḥīḥʿitiqādāt al-imāmiyya). The interpretation of thinkers from the Ismāʻīlī tradition is generally in step with this, such as the major Ismāʻīlī thinker Nāṣir-i Khusraw (d. circa 481/1088), in his Gushāyish va
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necessitarian component of the teaching is therefore Shahrastānī’s idiosyncratic concern, displaying his Ashʻarī roots. That said, his departure from the narrow Ashʻarī treatment of human acts to be seen in his Ismāʻīlī texts is all too clear: the inchoative affords our thinker much more ample and satisfactory grounds for moral answerability and free will, than God’s moment-by-moment enablement and facilitation, and the subjective sensation of agency in the human acquirer of the act. In his higher thought the inchoative is a true, integral part of the total picture: the “angel of fire and ice”. The Qurʾān’s status A striking continuity between Shahrastānī’s Ashʻarism and his Ismāʻīlī thought is his “theology of the Qurʾān”, that is, his theory of the scripture’s cosmological status. I argue that, here again, we witness a transposition of Ashʻarī thinking into a new Ismāʻīlī setting, generating a theory that is in turn distinct from prior Ismāʻīlī approaches. The theology of the scripture was a decisive issue for Kalām thinkers and their clashing definitions of “orthodoxy”. It had once been a bleeding boundary, and now there was a callus, hardened over the old divisions. The exacting historical battle through which the dogma which would shortly prevail in the Ashʻarī school emerged that God’s Word/Speech (hence, the Qurʾān) is uncreated, was the famous Miḥna (“Inquisition”) incepted by the ʻAbbāsid caliph al-Maʾmūn, and lasting from CE 833 till 848. The issue is explored at some length in our author’s Nihāya in which he proposes that the verse Are not the creation and the Command His? (Qurʾān 7:53) indeed shows that creation and the Command are two opposites (yataqābalān) and thus that the Command is definitely uncreated (ghayr makhlūq). Shahrastānī also ventures that the verse What We say to something when We will it is that We simply say to it ‘Be!’ and it is (Qurʾān 16:42) shows that the Command has priority to what is temporally incepted in the absolute sense, i.e., unqualifiedly (al-taqaddum
rahāyish. Thus, quoting Jaʻfar’s guideline, he states here that the presence of intellect in humans means that they should submit to God’s rules (hence lā tafwīḍ), but their possession of animality means that they are not simply constrained to submit, as angels are constrained (hence lā jabr) (Faquir M. Hunzai, Knowledge and Liberation, London 1998), Persian text p. 74-75, English text p. 113-114. Also see D. Gimaret, “Free Will in Twelver Shiʻism”, Encyclopaedia Iranica X, p. 202-204, and F. Daftary, F. M. Hunzai, “Free Will in Ismaʻili Shiʻism”, Encyclopaedia Iranica X, p. 204-205.
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ʻala ’l-ḥādithi ’l-muṭlaq), entailing the Command’s pre-eternality (azaliyya). 37 So much for his basic Ashʻarī stance in the Nihāya, but comparable formulations are found in Shahrastānī’s higher theology works. In the commentary on scriptural arcana, for instance, he refers to the kāf and nūn of kun (Arabic: “Be!”, God’s existentiating imperative, the epitomic essence of God’s speech) as “the first epiphany of the pre-eternal Command (huwa ’l-maẓharu ’l-awwalu li’l-amri ’l-qadīm)”. 38 Again, in discussing kun fa-yakūn (Be! and it is…) in 2:117, 16:42 etc., he states that God existentiates through the Command outside the time-continuum (lā fī zamān). 39 The Logos-Command, which he often refers to as an entire realm (ʻālam al-amr) beyond the realm of creation (ʻālam al-khalq), transcends time. And his Majlis also bears witness to these ideas, for the text begins with a declaration that the Command has the status of sempiternity (abadiyyat va sarmadiyyat). 40 The Command’s transcendence of time is also upheld in Ismāʻīlī cosmologies, but without its identification with the Qurʾān. In Ismāʻīlī cosmology (a form of which is espoused by our author in his relevant works) the Command is the Janus-faced cosmological, or rather, metacosmic, reality through which all else enters existence, facing the unknowable God on one side and creation on the other – virtually a demiurge. 41 But in step with the Ashʻarī school, our author does make his identification of the Command and the Qurʾān clear in his own Ismāʻīlī works. Indeed he even challenges the Ashʻarī school for not going far enough, for the classical Ashʻarī position was somewhat nuanced, taking the uncreated Word (i.e., the Command) to be distinct from its historical “expression” 37. A. Guillaume, Summa Philosophiae, Arabic text, p. 307. 38. Shahrastānī, Mafātīḥ, p. 125. 39. Shahrastānī, Mafātīḥ, p. 535. 40. “Si tu mets en rapport [le couple de] l’éternité (qidam) et de l’adventicité (ḥudūth) avec [le couple de] la création (khalq) et de l’Ordre (Amr), l’éternité appartiendrait à l’Ordre puisqu’il est éternel et perpetual; l’adventicité appartiendrait à la création puisqu’elle a un commencement et une fin” (agar qidam va ḥudūth-rā qismat kunī bar khalq va amr, qidam naṣīb-i amr āyad ki abadiyyat va sarmadiyyat ū-rā’st; ḥudūth naṣīb-i khalq āyad ki bidāyat va nihāyat ū-rā’st). Shahrastānī, Majlis, p. 80. 41. For example Nāṣir-i Khusraw views the Qurʾān in Muʻtazilī terms as created (āfarīda), or as having an ultimate source that was itself produced ex nihilo (padīd āwarda) by God, a source subordinate to the Command. Specifically: the Qurʾān’s inner meanings descend from the Universal Intellect through the mediation of the Universal Soul, and finally reach Muḥammad, whence they are transposed into the actual words inscribed in codices. Nāṣir-i Khusraw, Wajh-i dīn, ed. G. R. Aavani, Tehran 1398/1977, p. 72.
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Some Ashʻarī Features of Shahrastānī’s Esoteric Thought
(ʻibāra), “quotation” (ḥikāya) or “indicant” (dalāla) in the form of the Muslim scripture. Shahrastānī strongly criticises this impulse to demarcate the Command and its codical expression. He declares: [To] the Ashʻarī, given that he says: “God’s Speech is one of His attributes subsisting in His essence, and it is unitary – neither stories, nor reports, nor legal parameters and rulings, nor verses and words; what we recite and listen to are references to it and quotations from it”, [we reply:] the reference is not the referent and the quotation is not the original! 42
The accusation here is that the Ashʻarīs, as the price for affirming that the divine Speech (viz., the Command), is an essential (hence eternal) divine attribute, feel compelled to distinguish the historical scripture from it. 43 Shahrastānī himself, however, clearly rejects this distinction, and it should be emphasised that he rejects it in the definitely esoteric context of his commentary on the Qurʾān’s arcana. This, then, is a strong version of the doctrine that H. A. Wolfson termed “inlibration”, a bookbased, Muslim analogue of “incarnation” in Christianity. The Ashʻarī position, according to Shahrastānī, introduces an unwarranted separation between the Command and the scripture, whereas they should be radically identified. This is not to say that, in his scripture commentary, he himself does not also differentiate two dimensions in the Command: the Command qua accomplished (that is, as eternal), and the Command qua inchoative (that is, as promulgated historically); but the substantial identity of the Command and the Qurʾān is not – in his opinion – at all compromised by this differentiation of eternal and historical modalities within the otherwise unitary reality, whereas treating the Qurʾān merely as an extrinsic indicant of the Command does. In sum: Shahrastānī’s views on this issue are especially striking because he not only naturalises a “theology of the Qurʾān” that is historically associated 42. Shahrastānī, Mafātīḥ, p. 147. 43. In fact Shahrastānī’s criticism of Ashʿarī teaching on this score is also presented in similar terms in his Nihāya, which was of course largely formulated in defence of Ashʿarism. See A. Guillaume, Summa Philosophiae, Arabic text, p. 310-313. Shahrastānī here speaks of al-Ashʿarī as violating consensus by saying that what we recite is only God’s Word metaphorically not objectively (majāzan lā ḥaqīqatan). The Ashʿarī teaching resumes that of Ibn Kullāb (d.? 241/855), the theologian first credited with arguing for the eternality and uncreatedness of God’s Word, who felt obliged thereby to mark off the historically promulgated scripture from it, viewing it as only the temporal trace (rasm) and expression (ʿibāra) of God’s eternal Word, not identical with it.
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with Sunnism within Ismāʻīlī Shīʻism, but the theory in question is even interpreted by him more rigorously than in Ashʻarism, which he criticises for compromising the identity of the scripture with God’s uncreated Word. By contrast, the prevalent Shīʻī theory (whether Ismāʻīlī or Twelver) was aligned with Muʻtazilism, namely, the createdness of the Qurʾān. The strongly Ismāʻīlī element in our author’s own theory lies in his notion of the Command as a metacosmic reality at the ultimate bound of existence. His view is that the World of Creation comes about through the World of the Command and that the latter’s intelligible realities are enshrined in, thus attainable by the hermeneut through, the Qurʾān. This premise yields some of Shahrastānī’s most esoteric interpretations of the scripture, interpretations whose Ismāʻīlī character is, moreover, unmistakeable. To repeat: the synthesis of the Ashʻarī doctrine of inlibration and the Ismāʻīlī doctrine of the Command’s demiurgic function gives rise to an emphatically esoteric hermeneutics. The words and basic Arabic letters of the Qurʾān gain exponential significance, constituting a bodying forth of, and means of access to, the World of the Command, the very instrument of cosmogenesis. In discussing the “isolated letters” (muqaṭṭaʻāt) that incept many chapters of the Muslim scripture, Shahrastānī says that such “letters are the bases of all existents, whether celestial or terrestrial, simple or compound”. 44 Correspondingly he often reads the very shaping of the letters as of heightened significance. He proposes, for example, that the seven “paired” letters within the Arabic alphabet signify seven paired celestial entities and also seven paired sublunar entities. The letters in question (dāl/dhāl, rāʾ/zāʾ, sīn/shīn, ṣād/ḍād, ṭāʾ/ ẓāʾ, ʻayn/ghayn, and fāʾ/qāf) are described as “paired” because each two of them have an orthographic shape that is exactly the same, so they are only distinguishable by their pointing. According to Shahrastānī, the seven paired celestial entities that they signify are (1) spiritual beings (rūḥāniyyāt), i.e., the immaterial intellects that govern the seven planetary spheres of Ptolemaic astronomy: the Moon, Mercury, Venus, the Sun, Mars, Jupiter and Saturn; and (2) their given spheres. So the “pairing” in question supposedly means each intellect’s intimate relationship with its given sphere. As for the sublunar entities, the seven paired letters are taken to “signify (1) the seven corporeal beings paired with (2) their seven close supporters (awliyāʾuhā al-sabʻa)… each of
44. Shahrastānī, Mafātīḥ, p. 124.
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the pairs amongst them is in some particular era and on some particular task, they being from a starting point stopping short at Adam (peace be upon him), until the Resurrection”. 45 This last enigmatic interpretation needs interpretation. It has a deeper background without which it cannot be understood. In his discussion of the arcana of Qurʾān 2:62, our hermeneut will attack the Ṣābian teaching that God’s intermediaries with humanity must be the aforementioned spiritual entities from the heavens, not corporeal ones from earth, i.e., human prophets. This is a discussion to which Shahrastānī returns many times in his works, such as in the long debate that he presents between the Ṣābians and the “perennial monotheists” (Ḥanīfs) in his Milal, 46 and in his Nihāya. 47 So when our author specifically refers in this decryption to the seven earthly entities, he evidently means seven presiding prophets, and is in fact speaking of the seven cycles (adwār) familiar from Ismāʻīlī hiero-history, successively governed by Adam, Noah, Abraham, Moses, Jesus, Muḥammad and the culminant apocalyptic figure termed the Resurrector (al-qāʾim). According to this classical Ismāʻīlī theory, each speaking prophet (nāṭiq) is paired with his legatee (waṣī) who is silent (ṣāmit), so described because he safeguards the esoteric aspect of his specific speaking prophet’s message, and this divine responsibility is thence continued by the legatee’s descendants, who re-embody the legatee in each generation during the speaking prophet’s era. 48 All this, then, is what Shahrastānī must mean by his obscure reference here to the seven “close supporters” (or “friends”, or perhaps even “saints”, awliyāʾ) paired with the seven sublunar, corporeal equivalents of the seven celestial intellects, in the same way that the latter are intimately paired with their specific celestial spheres.
45. Shahrastānī, Mafātīḥ, p. 122. 46. Shahrastānī, al-Milal wa ’l-niḥal, ed. Amīr ʿAlī Muhannā, ʿAlī Ḥasan Fāʿūr, Beirut 1421/2001, p. 311-353. 47. A. Guillaume, Summa Philosophiae, Arabic text, p. 428-429. 48. Adam’s legatee was taken to be Seth, Noah’s Shem, Abraham’s Ishmael, Moses’ Aaron, Jesus’s Simon Peter, Muḥammad’s ʿAlī, and the prophesied future figure of the Qāʾim will combine within himself the role of prophet and of prophet’s legatee, so evidently in fact an exception to Shahrastānī’s arrangement of seven pairings. While the original Ismāʻīlī theory held that each lineage of imams starting from the given legatee in each of the seven cycles was similarly sevenfold, this was modified by the Fāṭimid caliphs, whose succession considerably exceeded the requisite number. See F. Daftary, The Ismāʻīlīs: Their History and Doctrines, Cambridge 1990, p. 139-141. Also see H. Corbin, Cyclical Time and Ismaili Gnosis, London 1983, p. 96-98.
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This example of the alphanumeric hermeneutics sometimes pursued by Shahrastānī in his commentary is presented here simply because it turns out to be transparently Ismāʻīlī – and yet has as its wider context his theology of the Qurʾān, with its patently Ashʻarī provenance. Such interpretations, with all their esoteric minutiae, assume that the text grants access to truths from a vantage point outside creation’s purview, because the scripture is a condensed facsimile of the World of the Command, a facsimile that has been bequeathed to humanity in the midst of creation. And the arcana to which our hermeneut is given access turn out to be, at bottom, Ismāʻīlī. The challenge is not the lack of data but its surfeit, not to demonstrate the existence of his Ismāʻīlism but to work out its exact character. There can be no serious doubt about the intensity of Shahrastānī’s Ismāʻīlism, which is often made quite explicit in his scripture commentary. He generally refers to Sunnīs there as “the commonalty” (al-ʻāmma) 49 but sometimes even uses the derogatory term al-Nāṣiba. 50 Thus his “esoteric religion” firmly, if secretly, sundered him from his exoteric identity, despite the fact that he brought much from his Ashʻarī Sunnī intellectual formation with him: you can take the man out of the Ashʻariyya, but you can’t take the Ashʻariyya out of the man.
49. E.g., Shahrastānī, Mafātīḥ, p. 280. In this passage (from a lengthy discussion of the arcana of 2:34, concerning Iblīs’s refusal to prostrate to Adam) he runs through a list of religious groups who are party, as it were, to that same act of refusal – Adam being the “deputy of the truth” (khalīfat al-ḥaqq) and the archetype of the “current, living, present Imām”. At the end of the list in question, Shahrastānī says “Just as Iblīs seceded from the deputy of the truth, likewise the Khārijites in this [Muslim] community seceded from the Imām of the time… [and] just as Iblīs did not profess the current, living, present Imām, the commonalty (ʻāmma, i.e., the Sunnīs) are likewise, and the expectant Shīʻa only profess the awaited, hidden Imām”. By a process of elimination, only the Ismāʻīlīs remain correct in their alignment, duly acknowledging the Imām – since the Khārijites, Sunnīs, and Twelver Shīʻa have each in turn been set aside in Shahrastānī’s list. 50. E.g., Shahrastānī, Mafātīḥ, p. 550. The term al-Nāṣiba derives from naṣaba lahu (“he acted with hostility towards him”), and was originally applied to members of the Khārijites because of their hostility towards ʻAlī. It becomes a Shīʻī term of derogation for the Sunnīs (also Ahl al-Naṣb and al-Nāṣibiyya).
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L’AUTHENTICITÉ DE LA RISĀLA FĪ ITHBĀT AL-NUBUWWĀT Meryem Sebti
D
sa Bibliographie d’Ibn Sina, Yaḥyā Mahdavī place la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt parmi les œuvres authentiques d’Avicenne 1. Cependant, Dimitri Gutas, ainsi que d’autres chercheurs avant lui 2, doutent de l’authenticité de cette épître. Pour ma part, je fais partie de ceux qui considèrent qu’il s’agit d’un pseudépigraphe, et je vais exposer les raisons qui motivent mon jugement. Ce texte, qui porte le nom d’« épître » (risāla), n’est pas cité dans les bibliographies anciennes d’Avicenne 3 ; il n’est ni mentionnée ni cité par al-Ghazālī et par Fakhr al-Dīn al-Rāzī, qui ont pourtant largement repris des pans entiers de la prophétologie avicennienne 4. Michael Marmura ans
1. Y. Mahdavī, Bibliographie d’Ibn Sina, Imprimerie Bank Melli Iran, Téhéran 1954, p. 2-3. Y. Mahdavī précise que George Anawati a pensé à tort que cette épître était une traduction en arabe du Mi‘rāj Nāmeh, épître rédigée en persan et attribuée à Avicenne, cf. Essai de Bibliographie avicennienne, Le Caire 1950. 2. D. Gutas donne une liste des chercheurs qui ont douté de l’authenticité de la Risāla fī Ithbāt al- nubuwwāt, cf. Avicenna and the Aristotelian Tradition, Brill, Leyde – Boston 2014, p. 485, note 38. 3. Elle n’est pas mentionnée dans la bibliographie d’Abū ‘Ubayd al-Jūzjānī qui fait suite à la biographie qu’il consacre à son maître, cf. Bibliographie d’Ibn Sina, p. 92-112. Elle n’est pas non plus mentionnée par Ibn Abī Uṣaybi‘a dans son ‘Uyūn al-Anbā’ fī Ṭabaqāt al-Aṭibbā’, éd., Beyrouth s.d., p. 457-458. M. Marmura précise dans son introduction qu’elle n’est citée par aucun des bio-bibliographes anciens, ni al-Qifṭī, ni Ibn Khallikān, ni al-Bayhāqī, ni Ben Aḥmad al-Kāshī. Cependant comme le dit bien Marmura dans l’introduction de son édition, cela ne constitue pas une raison suffisante pour contester l’authenticité d’une œuvre. En effet, de nombreux textes attribués aujourd’hui à Avicenne ne sont pas dans les bibliographies anciennes. 4. Sur ce point, cf. A.Shihadeh, The Teleological Ethics of Faḫr al-Dīn al-Rāzī, Brill, 10.1484/M.BEHE-EB.5.123377
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– qui a traduit et édité ce texte 5, le considérant comme authentique – fonde son jugement sur le fait que les thèses qui y sont élaborées sont pleinement avicenniennes : ce que je vais contester. M. Marmura précise dans la préface de son édition que le manuscrit le plus ancien contenant ce texte date du xiiie siècle (viie siècle de l’hégire). Il s’agit du manuscrit de Bursa Hüseyin Çelebi 1194 6 – datant de 675/1277 – que j’ai également pu consulter. Je vais m’attacher à montrer que les thèses exposées dans ce texte sont problématiques à maints égards. Une imprécision de vocabulaire, certaines approximations doctrinales, des raisonnements peu rigoureux d’un point de vue philosophique, des notions philosophiques qu’on ne retrouve dans aucun autre texte d’Avicenne, autant d’éléments qui laissent le lecteur perplexe et donne à penser que ce texte ne peut avoir été rédigé par Avicenne. Par ailleurs, une étude stylistique montre qu’une partie du vocabulaire utilisé dans ce texte est tout à fait inhabituelle chez Avicenne. En revanche, on y recense un grand nombre de termes et de doctrines que l’on retrouve dans des écrits appartenant au milieu de la philosophie ismaélienne, comme les Ikhwān al-Ṣafā et également chez des penseurs tels Shahrazūrī, ou Mullā Ṣadrā, qui ont repris certaines doctrines du Shaykh al-Ishrāq. À ce stade de mon travail, je n’ai pas d’hypothèse sur l’identité de l’auteur de ce texte. Étant donné que l’on retrouve des références communes entre ce texte et des penseurs comme Suhrawardī et Mullā Ṣadrā, il faut supposer soit qu’ils ont une source commune (que je n’ai pas identifiée), soit que ce texte est la source à laquelle
Leyde 2006 et F. Griffel, “Al-Ġazalī’s concept of Prophecy : The introduction of Avicennan Psychology into Aš‘arite Theology”, Arabic Sciences and Philosophy 14 (2004) p. 101-144. 5. Pour la traduction, cf. “On the Proof of Prophecies and the Interpretation of the Prophets’ Symbols and Metaphors”, dans R. Lerner, M. Mahdi, éd., Medieval Political Philosophy, Ithaca – New York 1993, p. 112-121 ; Risāla fī ithbāt al-nubuwwāt li Ibn Sīnā, Beyrouth 19912. C’est dans son introduction à son édition que M. Marmura expose les raisons pour lesquelles il considère cette épître comme authentique, p. 13-37. 6. Cf. D. Gutas, Avicenna and the Aristotelian Tradition, p. 489. J. Michot a décrit ce manuscrit : « Un important recueil avicennien du vii-xiiie siècle : le majmû῾a Hüseyin Ҫelebi 1194 de Brousse », Bulletin de philosophie médiévale 33 (1991), p. 121-129. Comme le précise Michot le manuscrit contient aussi bien des œuvres très importantes d’Avicenne tel le Commentaire à la Théologie d’Aristote que des œuvres inconnues jusqu’ici, qui lui sont attribuées.
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L'authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt
ces penseurs ont puisé. L’on pourra m’objecter que ces penseurs pourraient avoir repris à leur compte des passages d’un texte d’Avicenne, mais cette hypothèse me paraît faible étant donné que nulle part dans le corpus avicennien l’on ne retrouve certains des éléments doctrinaux présents dans la Risāla fī ithbāt al-nubuwwāt, alors que ce sont des doctrines communément partagées dans le corpus ishrāqī et présentes dans des textes ismaéliens. Du point de vue de l’édition critique du texte, j’ai pu constater après avoir examiné neuf manuscrits (dont je donne la liste plus loin) que l’édition de M. Marmura 7 (reprise quasiment à l’identique par J. B. Brenet en vis-à-vis de sa traduction) pose de très nombreux problèmes. Le texte est peu clair à certains endroits 8, et on pourrait penser que les différents copistes aient parfois tenté de suppléer à l’abscondité du texte au vu des très nombreuses variantes à ces mêmes endroits. A. L’analyse doctrinale A.a. Les thèses problématiques : Le potentiel et le possible 9 Suivons pas à pas le raisonnement qui ouvre véritablement l’épître 10. Toute chose se trouvant par essence dans une [autre] chose existe avec elle aussi longtemps que [cette autre chose] existe. En revanche, toute chose se trouvant par accident dans une [autre] chose existe en elle tantôt en puissance, tantôt en acte, et c’est lui qui en est l’actualisateur dans [l’être] où elle existe en puissance, [et cela] soit par un intermédiaire, soit sans intermédiaire 11.
L’argumentation de ce passage repose sur la confusion de deux conceptions du possible qu’Avicenne distingue très nettement. Pour Avicenne, la puissance et l’acte font partie des « accidents propres » (a‘rāḍ khāṣṣa) de l’existant en tant qu’existant (al-wujūd) au côté de 7. Risāla fī ithbāt al-nubuwwāt li-Ibn Sīnā. 8. Je donne des exemples plus loin, cf. p. 483. 9. Par souci de clarté, je cite toujours le texte de la Risāla fī ithbāt al-nubuwwāt en italique. 10. Sauf indication contraire, j’utilise la traduction de J. B. Brenet, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, intr. O. L. Lizzini, trad. et notes J. B. Brenet, Paris 2018. J. B. Brenet et O. Lizzini ont accolé un point d’interrogation après le nom d’Avicenne, sous-entendant qu’il y a un doute sur l’attribution de cette épître à Avicenne. Cependant, dans ses notes, J. B. Brenet tente de justifier cette attribution et ne la remet pas en question. 11. Ibid., p. 86-87.
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« un », « plusieurs », « universel », « particulier », « possible », « nécessaire », « cause » et « effet » (Shifā’, Métaphysique, IV, 1, p. 163, l. 1-3). Tout en étant inséparables de l’existant, les accidents propres ne permettent pas d’en dévoiler l’essence. Au chapitre IV du livre II de la Métaphysique du Shifā’ Avicenne précise que « les philosophes » ont opéré un « transfert » de la notion de puissance (quwwa) à celle de possibilité (imkān) : en partant de la notion commune de puissance qui signifie pouvoir agir ou ne pas pouvoir agir, ils ont conféré à la notion de « puissance » la signification de « possibilité ». Ce « transfert » de l’usage courant au sens ontologique, qu’Avicenne attribue « aux philosophes », est sans aucun doute une référence à Aristote (livre Θ de la Métaphysique) 12. C’est précisément ce transfert qui pose problème à Avicenne dans la mesure où il a pour effet que la notion de puissance se trouve alors inclure celle de possibilité/contingence et il s’agit là d’une conséquence qu’Avicenne ne peut accepter puisque Dieu est un être nécessaire par soi exempt de toute possibilité/contingence. Or, le fait même que Dieu agisse par son essence entraîne qu’il y a une certaine forme de puissance en Lui. Avicenne est donc conduit à infléchir les notions aristotéliciennes de puissance et d’acte afin de pouvoir penser Dieu comme cause efficiente tout en conservant le cadre général de la métaphysique aristotélicienne. Dans le Dāneshnāme-ye-Alā’ī, le chapitre consacré à la puissance et à l’acte 13 se divise en deux parties clairement distinctes. Dans la première, Avicenne traite de ce qu’il appelle la puissance passive (quvvat-e infiʻālī) et dans la seconde de la puissance active (quvvat-e fi‘lī). Dans la première partie, il commence par distinguer « l’acte de la réalisation », qui est celui de toute chose qui existe réellement de « l’acte d’agir sur une chose », et précise immédiatement que « beaucoup d’erreurs se produisent » concernant ce point. Il y a donc dans cet ouvrage une volonté de clarification relativement à la doctrine de la puissance et de l’acte, qui va conduire Avicenne à nettement différencier deux paires de notions qui sont subsumées sous la distinction puissance-acte chez Aristote : d’une part, la puissance comprise comme possible (au sens de contingent) et opposée au nécessaire (entendu comme acte d’être) et d’autre part, la puissance en tant que potentiel et opposée à l’actuel (ce qui a été actualisé).
12. Métaphysique, Θ 1. 13. Ilāhiyyāt Dāneshnāme-ye-Alā’ī, éd. Muḥammad Mu‘īn, Hamedan 1383/2004, p. 61-62.
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Le terme persan utilisé par Avicenne pour désigner le possible entendu comme contingent est « shāyad būdan » qui signifie « ce qui a la possibilité d’exister » 14. Cette possibilité d’être nous dit-il « est déjà quelque chose, de sorte que dès que la chose est réalisée [l’état d’être possible] ne resterait plus ». On a sans doute ici un écho au De Generatione et Corruptione 15où Aristote établit que pour qu’une chose commence à exister, elle doit exister en puissance avant d’être actualisée. Rien ne vient à l’être à partir du rien absolu. Avicenne reste donc fidèle au Stagirite quand il établit dans le Dāneshnāme-ye-Alā’ī que lorsqu’il est possible qu’une chose existe mais n’existe pas encore, on nomme puissance sa possibilité d’exister au moment où elle n’existe pas encore. Il ajoute que toute chose qui existe réellement est dite en acte et conclut : « c’est pourquoi l’on dit de toute chose qu’elle est en puissance ou en acte ». L’être possible ou contingent est tel qu’il nécessite une cause pour l’existencier, contrairement à l’être nécessaire qui n’a pas besoin d’une cause extérieure pour exister. Le point de départ de l’investigation avicennienne est ce qui existe en acte, donc nécessairement. Si tout ce qui existe est nécessaire, alors l’être n’aurait pas de cause, sinon, il ne serait pas nécessaire par soi. Les choses qui sont nécessaires par un autre ont besoin d’une cause qui les rend nécessaires, qui les font exister. Ainsi, la division de l’être selon Avicenne sur la base du nécessaire et du possible comprend trois parties : – Ce qui est nécessaire en soi et par soi – Ce qui est nécessaire par un autre – Ce qui est possible en soi et n’est pas nécessité par un autre Dans ce schème ontologique, la nécessité ne s’oppose pas à la possibilité ; ce qui s’oppose au possible, c’est le nécessaire par soi. Cela porte une conséquence majeure, notamment du point de vue cosmologique : les êtres matériels et les êtres sublunaires partagent le même statut ontologique ; ils sont les uns comme les autres possibles par soi et nécessaires par leur cause. En opposition à l’être nécessaire par soi, les choses qui sont nécessaires par leur cause dépendent de cette cause aussi longtemps qu’elles existent. Ainsi, l’Être nécessaire est acte pur exempt de possibilité. Tout ce qui n’est pas l’Être nécessaire dépend de sa cause : il est ontologiquement composé et possible.
14. « Shāyad būdan » peut aussi signifier « possibilité d’être ou de devenir », mais « exister » convient mieux au contexte ici. 15. De Generatione et Corruptione, I, 3.
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Dans un autre passage du même ouvrage 16, il établit une distinction explicite entre contingence et potentialité. Le potentiel et le possible/contingent ne sont pas identiques d’un point de vue ontologique : lorsqu’une chose est actualisée, elle cesse d’être potentielle alors qu’elle demeure possible ou contingente quand bien même elle est actualisée dans l’existence en tant que nécessaire. Cette distinction entre potentiel et possible est fondamentale pour Avicenne. C’est elle qui va l’autoriser à fonder une ontologie de la création tout en conservant les principes unificateurs de la métaphysique aristotélicienne que sont la puissance et l’acte. Dans le Kitāb al-Ishārāt wa-Tanbīhāt (Le livre des directives et des remarques) 17, Avicenne explicite plus nettement sa propre conception de la puissance. Il distingue par rapport à toute chose créée (al-ḥādith) la puissance d’exister (quwwa wujūdin) du sujet d’inhésion (al-mawḍūʻ) ; la première étant la possibilité (al-imkān) et la seconde l’être d’une chose en tant qu’il peut être actué (kawni-hi maqdūran ʻalay-hi), à savoir la potentialité dont il est doté à être actué. Dans le commentaire qu’il fait de ce passage Naṣīr al-Dīn al-Ṭūṣī 18 donne comme exemple pour le premier « le blanc peut exister » et pour le second « le corps peut devenir plus blanc ». On constate donc qu’Avicenne dissocie clairement la possibilité ontologique qui caractérise tout être créé de la capacité qu’a cette chose de réaliser une potentialité présente en elle.
16. « Tout ce qui peut exister mais n’existe pas encore, il faut que sa possibilité d’exister soit quelque chose. Or si, par sa possibilité d’exister, il n’y a rien de réel, la chose n’aurait possibilité de rien ; donc il n’y aurait pas de possibilité en elle ; donc il ne serait pas possible qu’elle existât ; donc elle ne serait jamais. Donc être possible est [déjà] quelque chose, de sorte que dès que la chose est réalisée, [l’état de possible] ne resterait plus », Avicenne, Le livre de Science, trad. M. Achena et H. Massé, Paris 1986, p. 175 (Ilāhiyyāt Dāneshnāme-ye-Alā’ī, éd. M. Mu‘īn, Téhéran 1951, p. 62). 17. « Tout être advenu était avant d’exister possible quant à l’existence. Et la possibilité de son existence a donc été actualisée. Cela n’est pas la même chose que le pouvoir de ce qui est doté de pouvoir, sinon si l’on disait de l’impossible “qu’il ne peut être actué parce qu’il n’est pas possible par soi” ça reviendrait à dire “il ne peut être actué parce qu’il ne peut être actué” ou encore “qu’il n’est pas possible par soi parce qu’il n’est pas possible par soi”. Il apparaît donc clairement que cette possibilité est autre chose que le fait que celui qui a le pouvoir ait ce pouvoir. Et il n’y a aucune chose concevable en soi dont l’existence ne soit pas dans un substrat, mais elle est relative [à un substrat] et a donc besoin d’un substrat. Par conséquent, l’être instauré est précédé d’une puissance à être et d’un substrat », Kitāb al-Ishārāt wa-l-Tanbīhāt, éd. J. Forget, Leyde 1892, p. 151. 18. Pour le commentaire de Naṣīr al-Dīn al-Ṭūṣī, cf. Naṣīr al-Dīn al-Ṭūṣī, Sharḥ al-Ishārāt wa-l-Tanbīhāt, al-muḥaqqaq al-farīd al-khawādja Naṣīr al-Dīn al-Ṭūṣī, éd. Āyatallāh Ḥasan al-Ḥasan Zādeh al-Āmolī, Qom 1386/2007, vol. 2, al-namṭ al-khāmis fī -l-ṣanʻ wa-l-inbidāʻ, al-faṣl al-sādis, p. 660-661.
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Or dans notre texte, il est fait une confusion entre ces deux conceptions du possible. La potentialité d’une chose est mise sur le même plan que sa contingence. Tout ce qui est contingent nécessite quelque chose de nécessaire afin que sa contingence soit effacée et qu’il puisse exister comme étant nécessaire par Dieu tout en demeurant possible par soi. Ce qui est nécessaire par soi est exempt de toute contingence. La potentialité (devenir intellect en acte quand on est intellect en puissance), qui est inscrite dans l’intellect de l’âme rationnelle est donc selon les termes mêmes d’Avicenne « un accident propre » de son essence. Elle n’est pas en un autre qui la possède par essence et lui octroie. En revanche, son existentiation vient d’un autre qui la fait être nécessairement, alors qu’en elle-même elle n’est que possible. L’auteur de l’épître, comme le montre le passage cité plus haut, confond le potentiel et le possible alors qu’Avicenne s’est efforcé de les distinguer en partant précisément d’une réflexion sur les degrés d’actualisation de l’intellect. Si l’on arguait que cela pourrait être un texte du jeune Avicenne, cette objection ne tiendrait pas dans la mesure où, comme je le montre par la suite, certains éléments de noétique présents dans ce texte correspondent à des doctrines qu’Avicenne a élaborées dans les ouvrages de sa maturité. A.b. Une argumentation fragile Dans le Traité de l’âme du Shifā’ 19, Avicenne dans le cadre de sa doctrine noétique aborde la question de la possibilité de la prophétie. La théorie du ḥads, de l’intuition, pose les fondements de la possibilité de l’existence d’un homme qui aurait une intuition pour toute solution recherchée. Un tel homme qui atteindrait le summum en termes de perfection cognitive serait le prophète. Ainsi, dans le Traité de l’âme du Shifā’, ce que nous lisons – ainsi que l’a noté avec raison Marmura 20 – est un argument qui pose que l’existence d’un intellect de telle sorte (i.e. susceptible d’avoir une intuition intellectuelle de tout le savoir) est possible. Dans la Risāla fī ithbāt al-nubuwwāt, il semblerait que l’auteur tente de fonder la nécessité psychologique de l’existence d’un tel intellect.
19. Traité de l’âme du Shifā’, éd. G. C. Anawati, S. Zāyid, Le Caire 1395/1975, V, 6, p. 219-220, ce passage est traduit, cf. p. 475. 20. M. E. Marmura, « Avicenna’s Psychological Proof of Prophecy », Journal of Near Eastern Studies 22/1 (janvier 1963), p. 49-56.
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Dans les phrases introductives à son traité, l’auteur s’adresse à un interlocuteur qui a des doutes quant à la possibilité de la prophétie et se plaint que les arguments qui la fondent sont soit douteux soit fantaisistes. Il s’agit donc pour lui de convaincre semble-t-il au moyen d’une argumentation qui n’aurait pas les défauts mentionnés. En réalité, dans le développement qui suit, on trouve trois arguments qui bien que liés, sont distincts. Le premier, qui est aussi le plus long, semble vouloir établir qu’il doit exister chez certains hommes une puissance, l’intellect angélique (al-῾aql al-malakī), qui reçoit la révélation. Ensuite, les prémisses du premier argument sont récapitulées, et un argument assez court est introduit qui lui, porte sur la finitude de l’âme humaine. Ayant établi dans le premier argument qu’il existe une puissance prophétique chez certains hommes, l’auteur conclut alors que l’homme qui possède une telle puissance se tient au sommet des êtres constituant le monde de la génération et de la corruption. Jusque-là, on ne voit pas vraiment de preuve qui fonde la nécessité de la prophétie et si preuve il y a, c’est dans le premier argument qu’il convient de la chercher. Marmura a montré qu’en dépit de son apparence logique, cet argument est truffé de difficultés logiques et linguistiques. Ses prémisses ne sont pas clairement exprimées de sorte que l’on ne voit pas comment l’on parvient à la conclusion, et par ailleurs, quand il touche à la question centrale de savoir quelle est la relation qui unit l’intellect du prophète aux intellects des hommes ordinaires – qui est une question centrale – l’argumentation est vague et ambiguë. Cet argument suppose connue du lecteur la théorie avicennienne de la prophétie. Il se pourrait que ce soit une glose ou une leçon sur cette doctrine. Le premier argument cherche à montrer que les intelligibles qui sont reçus par l’intellect de l’homme appartiennent essentiellement à un intellect toujours en acte, l’Intellect agent. Cet argument est suivi par la déduction de l’existence d’un intellect angélique, à savoir l’intellect prophétique. Les prémisses sont aristotéliciennes, mais le raisonnement présuppose la doctrine néoplatonicienne de la participation. 1) Si A existe en B essentiellement alors A est en acte aussi longtemps que B existe. 2) Si A existe en B par accident alors A est en B parfois en acte et parfois en puissance. 3) Si A existe en B essentiellement, alors B est toujours en acte, et est la cause qui fait passer les autres choses de la potentialité à l’actualité.
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4) Si quelque chose est composé de A et de B et si A peut exister sans B, alors B peut exister sans A. Ce que nous disent ces prémisses, c’est que dans tous les cas où on a une inhérence essentielle, on a aussi une existence en acte. Tout ce qui inhère essentiellement en quelque chose est toujours en acte. Mais tout ce qui existe en acte dans quelque chose d’autre n’inhère pas nécessairement de façon essentielle dans cette chose. Le texte donne ensuite des exemples pour ces cas : le feu et la lumière pour les trois premiers et la statue et la forme de l’homme pour le dernier. Ensuite il évoque une doctrine noétique inspirée de celle d’Avicenne avec les différents degrés de l’intellect, partant de l’intellect matériel pour atteindre l’intellect acquis. Ainsi puisque les seconds intelligibles ne sont pas toujours présents dans l’intellect matériel ou plutôt comme notre texte le dit, puisque « l’intellect acquis n’est pas en acte dans l’intellect matériel », donc son existence dans l’âme rationnelle n’est pas de l’ordre de l’essentiel. Par conséquent, il doit exister par essence dans autre chose, à savoir dans « l’intellect universel », « l’âme universelle » et « l’âme du monde ». Ici, on le voit, la conclusion repose présuppose un système émanatiste de type néoplatonicien. Comme le montre Marmura, l’argument repose sur une prémisse cachée : si une propriété inhère accidentellement dans une chose, elle doit exister essentiellement dans une autre. Ce serait donc là une cinquième prémisse. Ensuite l’auteur examine les modalités de réception des intelligibles des hommes ordinaires. Cette réception a lieu soit directement comme c’est le cas pour les intelligibles premiers, soit indirectement comme c’est le cas pour les intelligibles seconds. Donc, la réception directe n’est pas essentielle. Elle doit donc être essentielle pour un intellect. Cet intellect est l’intellect prophétique « qui est la cause en vertu de laquelle les puissances de l’âme sont réceptives ». Là, l’argument est difficile à suivre. On voit mal ce qui rend nécessaire l’existence d’une réception directe. Marmura a tenté de montrer que l’argument n’était pas si illogique qu’il semblait l’être de prime abord, mais il reconnaît lui-même que toute cette argumentation est faible et insatisfaisante d’un point de vue logique. Nous allons poursuivre notre étude doctrinale de ce texte en le lisant à la lumière de ce que l’on sait de la noétique avicennienne – de ce qui est développé dans ses ouvrages majeurs.
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Meryem Sebti Je dis donc : il existe en l’homme une puissance qui le distingue du reste des animaux et des autres choses ; c’est la [puissance] appelée l’« âme rationnelle ». On la trouve chez tous les hommes de façon absolue, mais pas dans le détail, puisqu’il y a quant à ses puissances, une disparité entre les hommes. Une première puissance [en elle] est apte à devenir [les] formes d’universels dépouillés de leurs matières. Elle n’a pas en ellemême de forme, et pour cette raison, par comparaison à la matière première on l’appelle l’« intellect matériel ». C’est un intellect parfaitement en puissance, au sens où le feu est froid en puissance, et non où il est brûlant en puissance. Une deuxième puissance [de l’âme rationnelle] possède une [certaine] capacité, un [certain] habitus à concevoir les formes universelles du fait qu’elle contient les opinions communément admises. Elle est [elle aussi], un intellect parfaitement en puissance, [mais] au sens [cette fois] où nous disons du feu qu’il possède une puissance de brûler. [Enfin], une troisième puissance conçoit les formes des universels intelligibles en acte ; les deux puissances précédentes, passant à l’acte, sont incluses en elle : on l’appelle « intellect acquis » 21. Son existence n’est pas en acte dans l’intellect matériel ; son existence n’est donc pas [dans cet intellect] par essence. Son existence dans [l’intellect matériel] procède ainsi d’un existentiateur, dans lequel il se trouve par essence, et
21. Ce passage pose de nombreux problèmes et est très probablement corrompu. D. Gutas en propose la traduction suivante : “[There exists in man] a third faculty, actually conceiving the forms of the universal intelligibles, which the former two faculties (the “material” and dispositional) follow, and the two [then] issue forth to actuality. It is called the acquired/active intellect”, D. Gutas, Avicenna and the Aristotelian tradition, p. 486487. Gutas note également que ce texte pose des problèmes d’édition (j’en examine un plus loin). Il note que la leçon retenue par Marmura « tu’khadhu bihā » (que bien sûr on pourrait lire « ta’khudhu bihā ») ne se trouve que dans un seul des manuscrits examinés par Marmura (en précisant toutefois que l’apparat de Marmura n’est pas clair). Pour ma part, j’ai consulté neuf manuscrits : Sep 1217 qui a la leçon : « yu’khadhu bihā » (folio 119) ; Mak 2007 qui a la leçon « yu’khadhu bihā » (folio 380) ; Ayasofya 4754 qui a « aḥadīhā » (folio 52) ; Ahmed III 1584 « yu’khadhu bihā » ou « tu’khadhu bihā », sans points diacritiques donc (folio 78) ; Fazil Ahmed 868 qui a « aḥadīhā » (folio 92) ; Ayasofya 4853 a « tu’khadhu bihā » (folio 60) ; Ayasofya 4849 a « yu’khadhu bihā » ou « tu’khadhu bihā », sans points diacritiques donc (folio 60) ; Ragib Pasha 1483 a « aḥaduhā » (folio 17) ; Bursa Hüseyin Çelebi 1194 qui a « tu’khadhu bihā » (folio 159). Il est donc difficile de trancher sans avoir fait une étude minutieuse de la tradition manuscrite et avoir établi un stemma. Pour ma part, à ce stade, je retiens la même leçon que Marmura étant donné sa présence dans le manuscrit de Bursa et dans la majorité des manuscrits que j’ai pu examiner. Pour la justification doctrinale de cette leçon, cf. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, note 15, p. 124-125.
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L'authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt par lequel ce qui est en puissance [dans l’intellect de l’homme] passe à l’acte. [Cet existentiateur] est ce qu’on appelle « l’intellect universel », « l’âme universelle » 22, ou « l’âme du monde » 23.
Dans ce passage, l’intellect matériel est comparé au feu en puissance « qui est une chose froide », pas dans le sens où « nous disons du feu qu’il possède une puissance de brûler ». Ensuite, l’intellect in habitu est également comparé au feu qui a la potentialité de brûler. Considérons dans un premier temps la définition que donne Avicenne du feu dans son Livre des définitions (Kitāb al-ḥudūd) : « Le feu est le corps dont la nature simple est d’être chaud, sec et en mouvement par nature afin de demeurer sous la sphère de la lune » 24. Avicenne utilise en effet l’exemple du feu qui est chaud par soi et dont l’essence est d’être participé. Il communique la chaleur qui lui appartient par essence. Comment faut-il comprendre « le feu est en puissance une chose froide » ? On pourrait penser que ce que l’auteur a en tête ici, c’est l’idée que le feu peut s’éteindre doucement et ainsi devenir de moins en moins brûlant (mais alors ce n’est plus du feu à proprement parler, c’est de la braise). Admettons que l’idée d’un feu qui a la puissance d’être froid ne soit pas absurde. Dans ce cas, l’auteur voudrait dire que l’intellect matériel serait comme un feu qui aurait refroidi. Cette idée est incompatible avec la doctrine noétique d’Avicenne selon laquelle l’intellect matériel est une pure puissance – semblable à la matière première – qui n’a encore jamais été actualisée. Ce n’est pas une entité qui était en acte et qui est devenue en puissance avant de passer de nouveau à l’acte (ce que serait l’exemple du feu froid si on acceptait l’idée que le feu puisse être froid en puissance). Dans la doctrine noétique d’Avicenne, l’homme est susceptible d’intelliger en puissance, mais il intellige en acte par participation à l’Intellect
22. Il s’agit ici de « al-nafs al-kulliya ». Cette expression est étrange ici, mais j’ai pu attester sa présence dans les neuf manuscrits à ma disposition. On trouve dans la Théologie d’Aristote l’expression « nafs al-Kull », p. 104, 12 (Uthūlūğiyā Ariṣṭāṭālīs, éd. A. Badawi, dans Aflūṭīn ‘inda-l-‘arab, Koweit 1977, p. 1-164). On retrouve l’expression « al-nafs al-kuliyya », dans le Traité de l’âme du Shifā’, IV, 4, p. 177, 7-10 dans un chapitre consacré à l’influence des âmes célestes sur le monde sensible. Mais dans la Risāla fī ithbāt al-nubuwwāt, elle est synonyme de « l’intellect universel » qui semble être l’Intellect agent et cela ne correspond pas aux doctrines connues d’Avicenne. 23. J. B. Brenet et O. Lizzini Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 88-90 (pour la traduction). J’ai modifié la traduction de J. B. Brenet. 24. Kitāb al-ḥudūd, éd. M. M. Fūlādvand, Téhéran 1987, p. 27.
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agent, qui est un pur intellect en acte. L’Intellect agent est le feu et l’intellect de l’homme participe de cette chaleur. Pour exercer son activité propre, l’intellect humain est subordonné à un principe transcendant. Pour rendre raison de cette subordination, Avicenne fait appel au thème néoplatonicien de participation. L’Intellect agent est un intellect en acte, et cet état lui appartient à titre substantiel. L’âme humaine est, quant à elle, un intellect par participation, seule une partie d’elle-même est capable d’intelliger. Le recours au thème de la participation pour expliquer la réalisation de l’intellect humain n’est pas compatible avec la thèse qui établit que l’âme est essentiellement une substance intellective, car ce qui est reçu par participation n’appartient pas au sujet qui le reçoit par essence ; il appartient à titre substantiel à la réalité dont il procède, en l’occurrence l’Intellect agent. Dans un tel cadre doctrinal, l’intellect ne peut être défini comme l’essence de l’âme, il est seulement l’une de ses puissances. L’Intellect agent est comme le feu qui communique sa chaleur, et la chaleur lui appartient par essence, mais elle est participée par ce qui la reçoit. Avicenne écrit dans les Ishārāt : « Cette puissance s’appelle “intellect en acte”, et ce qui fait passer de l’habitus à l’acte parfait et aussi de l’intellect matériel à l’intellect in habitu, c’est l’Intellect agent, il est le feu » 25. Dans d’autres passages du Kitāb al-Ishārāt wa l-tanbīhāt, ainsi que dans le Traité de l’âme du Shifā’ 26, l’activité de l’Intellect agent est qualifiée « d’illuminatrice ». La lumière 27 qui procède de l’Intellect agent et illumine progressivement l’intellect de l’homme est accueillie dans le lieu le plus adéquat qui soit pour préserver son éclat, précisément l’intellect de l’homme. Avicenne distingue en effet plusieurs degrés de l’intellect théorique. C’est une réflexion sur la nature de la potentialité qui lui permet dans le Traité de l’âme du Shifā’ de circonscrire les divers degrés que comprend l’intellect théorique. Ces degrés sont déterminés en fonction de la réceptivité de l’intellect à l’égard des formes intelligibles. C’est l’exemple de l’enfant qui apprend à écrire qu’Avicenne utilise pour illustrer la potentialité propre à l’intellect humain. Il distingue d’abord la potentialité propre à l’enfant qui est doté de la capacité d’apprendre à
25. Al-Ishārāt wa l-tanbīhāt, éd. J. Forget, p. 126-127. 26. Traité de l’âme du Shifā’, V, 5, p. 208. 27. La métaphore de l’intellect en acte avec la lumière provient d’Aristote, De anima, III, 5, 430 a 15.
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écrire, mais qui n’a pas encore commencé son apprentissage ; puis celle de l’enfant ayant appris les rudiments de la calligraphie ; et enfin, celle du calligraphe accompli, qui peut exercer son art dès qu’il le souhaite : La première puissance s’appelle « puissance absolue (muṭlaqa) et matérielle (hayūlāniyya) » ; la seconde s’appelle « puissance possible » (mumkina) et la troisième s’appelle « puissance parfaite » (kamāl al-quwwa) 28.
À ces trois degrés de puissance, Avicenne va faire correspondre trois degrés de l’intellect théorique : La puissance théorique a donc parfois une certaine relation de puissance absolue avec les formes abstraites dont nous avons parlé. Il en est ainsi lorsque cette puissance qui appartient à l’âme n’a pas encore reçu la perfection qu’elle est en mesure de recevoir, alors elle s’appelle « intellect matériel ». Cette puissance qui s’appelle « intellect matériel » est présente chez tous les individus de l’espèce, et elle ne s’appelle “matérielle” qu’en raison de sa ressemblance avec la disposition de la matière première, qui n’est pas par elle-même une certaine forme, mais qui est un lieu d’inhérence pour toute forme. Parfois [la puissance théorique] a une relation avec la puissance possible. C’est lorsque les intelligibles premiers au moyen desquels elle parvient aux intelligibles seconds ont déjà été actualisés dans la puissance matérielle. J’entends par intelligibles premiers les prémisses auxquelles l’assentiment n’est donné ni par acquisition ni parce que celui qui y adhère a conscience qu’il lui est possible de cesser d’y adhérer un seul instant ; comme notre croyance que le tout est plus grand que la partie et que les choses qui sont égales à une seule et même chose sont égales entre elles. Aussi longtemps que seul ce degré d’actualisation a été atteint, l’intellect est appelé « intellect in habitu » (‘aql bi-l-malaka). Il est possible de l’appeler « intellect en acte » par rapport au premier, car il n’est pas donné à la première puissance de penser quelque chose en acte ; quant à celle-ci, il lui est donné de penser lorsqu’elle entreprend de raisonner en acte. Parfois, elle a une relation à la puissance qui confère la perfection, c’est lorsque, après les intelligibles premiers, elle a réalisé en elle les formes intelligibles acquises, excepté qu’il ne lui est pas possible de les consulter et de revenir en acte sur elles comme si elles étaient conservées en elle, de sorte qu’elle pourrait consulter en acte ces formes et les intelliger, et intelliger qu’elle les intellige. Elle s’appelle alors « intellect en acte » (‘aql bi -l-fi‘l), car c’est un intellect qui intellige dès qu’il le souhaite sans avoir besoin d’un processus d’acquisition, bien qu’il soit
28. Traité de l’âme du Shifā’, I, 5, p. 39, 15-16.
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Meryem Sebti possible de l’appeler « intellect en puissance » en rapport à ce qui vient après. Parfois la relation est une certaine relation avec l’acte absolu, c’est lorsque la forme intelligée est présente en lui et qu’il la consulte en acte, et l’intellige en acte, et intellige qu’il l’intellige en acte ; alors ce qui est réalisé en lui s’appelle « intellect acquis » (‘aql mustafād). Il n’est appelé « intellect acquis » que parce que – comme il nous apparaîtra bientôt – , l’intellect en puissance ne passe à l’acte qu’à cause d’un intellect toujours en acte, et que lorsque l’intellect en puissance entre en jonction d’une certaine manière avec cet intellect en acte, s’imprime alors en lui une certaine espèce de formes qui sont acquises de l’extérieur. Ce sont donc là les degrés des puissances qui sont appelées « intellects théoriques ». Avec l’intellect acquis, le genre animal – et l’espèce humaine qui lui appartient – atteint sa perfection. Là, la puissance humaine est devenue semblable aux principes premiers de toute l’existence 29.
Nous voyons donc que les trois degrés de l’intellect théorique correspondent à trois degrés distincts de puissance. Chaque degré passe à l’acte non pas sous l’impulsion du degré supérieur comme le laisse penser notre texte, mais sous l’impulsion de l’Intellect agent. Ensuite concernant ce que dit notre texte de l’intellect acquis : On l’appelle « intellect acquis ». Ce dernier n’existe donc pas [toujours] en acte dans l’intellect matériel, et donc n’y existe pas par essence.
Comparons avec ce que dit Avicenne dans le Traité de l’âme du Shifā’ : Tant que l’âme humaine commune est dans le corps, elle ne peut recevoir l’Intellect agent d’un coup, mais elle est telle que nous l’avons décrite. Si l’on dit : « un tel connaît les intelligibles » alors cela signifie que dès qu’il le souhaite il rend présent (aḥḍara) la forme [de la chose connue] dans son propre esprit, et la signification de cela est que, dès qu’il le souhaite, il peut entrer en jonction avec l’Intellect agent de sorte qu’il intellige cet intelligible à partir de lui et non en ce que cet intelligible est présent en son esprit et qu’il est toujours représenté en acte dans son esprit, et non pas [non plus] tel qu’il soit comme il était avant l’apprentissage. La réalisation de cette modalité (wa taḥṣīl hādhā al-ḍarb) relève de l’intellect en acte. C’est la puissance qui se réalise en l’âme de sorte que celle-ci puisse intelliger grâce à cette puissance ce qu’elle souhaite [intelliger]. Lorsqu’elle le souhaite, elle entre
29. Traité de l’âme du Shifā’, I, 5, p. 39 (17-25) - 40 (1-19)
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L'authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt en jonction [avec l’Intellect agent] c’est alors que les formes intelligibles émanent en elle. Cette forme est l’intellect acquis en vérité, et cette puissance est l’intellect en acte en nous en vertu du fait que nous sommes capables d’intelliger 30.
On le voit, dans le Traité de l’âme du Shifā’, l’intellect acquis n’est pas autre chose que l’intellection en acte des intelligibles. L’intellect acquis n’est pas une chose qui inhère dans autre chose, c’est simplement la forme intelligible au moment où l’intellect en acte de l’homme, alors qu’il est en jonction avec l’Intellect agent, l’intellige et intellige qu’il l’intellige. C’est, il est vrai, une des doctrines les plus complexes de la noétique avicennienne du fait qu’il rejette ailleurs avec vigueur l’identification de l’intellect aux intelligibles. Juste après ce passage, nous lisons dans le Traité de l’âme du Shifā’ : Quant à l’intellect acquis, c’est l’intellect en acte en tant qu’il est parfait. Quant à la représentation des entités imaginées, c’est pour l’âme le fait de revenir vers la réserve des sensibles. La première [activité] est un regard vers le haut, et celle-là un regard vers le bas. Lorsque [l’âme] en a fini avec le corps et ses accidents, alors il est possible qu’elle entre pleinement en jonction avec l’Intellect agent. Elle rencontre là la beauté intelligible et le plaisir éternel ainsi que nous l’évoquerons en son lieu 31.
Avicenne poursuit : Sache que le savoir, qu’il soit obtenu par l’intermédiaire de quelqu’un ou [directement] par celui qui apprend, comprend des degrés divers. Parmi ceux qui cherchent à acquérir le savoir, certains sont plus enclins à la conception [intellectuelle], parce que leur disposition [relative à l’intellect en acte], qui est antérieure à celle que nous avons évoquée est plus puissante [à savoir celle qui est relative à l’intellect acquis]. Si l’homme possède cette disposition (isti῾dād) en lui-même et non grâce à un autre, cette disposition puissante s’appelle “intuition intellectuelle”. Cette disposition est plus développée chez certains hommes. Ils n’ont pas besoin de beaucoup [d’efforts] pour se joindre à l’Intellect agent, ni d’exercice, ni d’enseignement, mais ils ont une forte disposition pour cela ; comme si la disposition seconde était réalisée en eux, ou plutôt comme s’ils connaissaient toute chose d’eux-mêmes. Il s’agit là du plus haut degré que puisse atteindre cette disposition. Cette
30. Traité de l’âme du Shifā’, V, 6, p. 219, 4-7. 31. Ibid., p. 219, 8-16.
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Meryem Sebti disposition de l’intellect matériel doit s’appeler « intellect saint » : elle est du même genre que l’intellect in habitu, excepté qu’elle est [d’un degré] très élevé et qu’elle n’est pas commune à tous les hommes 32.
Nous voyons que pour Avicenne, le ḥads, l’intuition intellectuelle est un mode de disposition (isti῾dād) certes, très élevé, mais qui n’en reste pas moins une disposition. C’est une des modalités de l’intellect matériel. De plus, Avicenne conçoit l’intellect comme une puissance et non comme une substance, dès lors, comment l’intellect acquis serait-il inhérent en acte dans l’intellect en acte, qui n’est que la désignation d’une puissance de l’âme du point de vue de son actualisation par la forme au moment même où elle l’intellige ? Comment Avicenne pourrait-il placer sur le même plan ontologique l’intellect en acte, qui est une puissance, et l’Intellect agent, qui est une substance par soi, un être immatériel et éternel ? Comment pourrait-il à ce point être ignorant des subtilités de sa propre doctrine noétique ? L’intellect acquis n’est pas déterminé à partir de la potentialité comme les trois autres degrés distingués par Avicenne, mais à partir de l’actualité que lui confère un principe transcendant toujours en acte, l’Intellect agent. Lorsque l’intellect humain a atteint ce degré, les formes intelligibles sont présentes en lui et il les intellige en acte, ce qui nécessite qu’il soit en jonction avec l’Intellect agent, et c’est du point de vue de l’actualisation en lui des formes intelligibles qu’il est nommé « acquis ». Notre texte évoque quant à lui l’existence de l’intellect acquis dans l’intellect matériel. Ce n’est jamais ce que dit Avicenne dans le Shifā’ (ni ailleurs à ma connaissance) : l’intellect acquis est, selon sa noétique, une modalité de l’intellect matériel. L’intellect matériel n’est pas une substance de sorte que quelque chose puisse y inhérer, c’est une disposition de l’âme, une puissance : L’intellect matériel est une disposition pure de l’âme qui subsiste en nous tant que nous demeurons dans le corps 33.
Quant à la conclusion du passage : Cet existentiateur est ce qu’on appelle « l’intellect universel », « l’âme universelle », ou « l’âme du monde » 34.
32. Ibid., p. 219, 8-16. 33. Ibid., p. 213, 15-16. 34. J. B. Brenet, O. Lizzini Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 90 (pour la traduction).
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L'authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt
Nulle part dans ses œuvres connues, Avicenne n’identifie l’Intellect agent et l’âme du monde. Les intellects séparés et les âmes exercent des fonctions très distinctes dans sa cosmologie et dans sa doctrine de la connaissance. A.c. L’âme rationnelle est présente en tous les hommes Examinons à nouveau le passage de notre texte cité ci-dessus, mais sous un autre angle de lecture : Je dis donc : il existe en l’homme une puissance qui le distingue du reste des animaux et des autres choses ; c’est la [puissance] appelée l’« âme rationnelle ». On la trouve chez tous les hommes de façon absolue, mais pas dans le détail [de son déploiement], puisqu’il y a quant à ses puissances, une disparité entre les hommes.
Contrairement à ce que nous lisons dans ce passage, Avicenne exprime clairement la doctrine selon laquelle tous les hommes sont égaux s’agissant de la présence en eux de la puissance de rationalité : Il est nécessaire d’établir clairement que l’homme en tant qu’il est homme se distingue du reste des animaux par une puissance qui lui est propre parmi l’ensemble [des puissances] et au moyen de laquelle il appréhende les intelligibles universels. L’usage est d’appeler cette puissance « intellect matériel et âme rationnelle ». C’est par elle que l’homme est appelé « rationnel ». Cette puissance est présente en chaque homme, qu’il soit enfant ou qu’il soit parvenu à sa maturité ; qu’il soit fou ou sain d’esprit ; malade ou sain 35.
Pour sauver le texte, J. B. Brenet ajoute entre crochet [de son déploiement]. Mais ce que dit ce texte, c’est que l’âme rationnelle n’est pas la même chez tous les individus de l’espèce. C’est là une doctrine que l’on trouve chez Suhrawardī par exemple 36. Bien sûr Avicenne, lorsqu’il évoque l’intellect saint dans le Traité de l’âme du Shifā’ explique que tous les hommes ne sont pas égaux quand il s’agit de l’intellect saint 37,
35. Risāla fī-l-sa‘āda wa-l-ḥujaj al-‘ashara, éd. F. Toktaş, Ankara 2009, p. 36. 36. Voir p. 495. On trouve également cette doctrine chez Fakhr al-Dīn al-Rāzī. Sur ce point, voir A. Shihadeh, The Teleological Ethics of Fakhr al-Dīn al-Rāzī, p. 118. 37. « Cette disposition de l’intellect matériel doit s’appeler “intellect saint” : elle est du même genre que l’intellect in habitu, excepté qu’elle est [d’un degré] très élevé et qu’elle n’est pas commune à tous les hommes », Traité de l’âme du Shifā’, V, 6, p. 219, 14-16.
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mais ici, notre texte parle de l’âme rationnelle. Par ailleurs, il faut noter que dans ce passage, l’auteur de notre texte identifie l’âme rationnelle et l’intellect (il existe en l’homme une puissance qui le distingue du reste des animaux et des autres choses ; c’est la [puissance] appelée l’« âme rationnelle »). Plus loin dans le texte, nous pouvons lire : Maintenant étant donné que l’âme rationnelle, comme nous l’avons montré, reçoit parfois directement et parfois indirectement ; par conséquent, la capacité de recevoir directement ne lui appartient pas essentiellement mais par accident. Cette capacité doit donc exister essentiellement dans quelque chose d’autre duquel l’âme rationnelle l’acquiert. C’est l’intellect angélique (al-῾aql al-malakī) qui reçoit essentiellement sans médiation et sa réception est la cause en vertu de laquelle les puissances de l’âme sont réceptives 38.
Et plus loin encore : Le terme niche, lui désigne l’intellect matériel et l’âme rationnelle 39.
Pour Avicenne, l’âme rationnelle n’est pas l’intellect. L’intellect n’est qu’une des puissances de l’âme selon la doctrine avicennienne. Cette assertion ne correspond pas aux principes noétiques fondamentaux d’Avicenne, qui établit que l’âme ne peut être identifiée à sa puissance qu’est l’intellect. Il considère que l’âme humaine n’est strictement identique à aucune de ses puissances. C’est une substance immatérielle qui n’agit que par la médiation de ses puissances opératives. D’un point de vue ontologique, c’est la notion de forme participée qui autorise Avicenne à rendre compte de cette distinction ; d’un point de vue logico-métaphysique, c’est l’analyse des déterminations de l’essence de l’âme humaine qui fonde cette distinction. L’acte n’appartient pas à l’essence de l’âme, mais il lui est adjoint, comme l’existence, la multiplicité ou l’unité : c’est un complément ontologique ajouté à son essence. Les puissances opératives de l’âme font suite à son essence : ce sont des conséquents de son essence (lawāzim) 40.
38. Ma traduction, J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 93 (texte arabe). 39. Ibid., p. 100 (traduction). Le texte arabe est : وقوله مشكاة فهو عبارة عن العقل الهيوالني والنفس الناطقة Les neuf manuscrits que j’ai examinés (Sep 1217 ; Mak 2007 ; Ayasofya 4754 ; Ahmed III 1584 ; Fazil Ahmed 868 ; Ayasofya 4853 ; Ayasofya 4849 ; Ragib Pasha 1483 ; Bursa Hüseyin Çelebi) ont tous le « » و. 40. Ta῾alluq al-nafs bi-l-badan, éd. M. Sebti, « Une épître inédite d’Avicenne : Ta‘alluq al-nafs bi-l-badan (De l’Attachement de l’âme et du corps) : édition critique, traduction,
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Les puissances opératives de l’âme sont déterminées par Avicenne comme des conséquents de son essence : elles ne sont pas identifiées à son essence bien qu’elles trouvent leur principe en elle. L’activité intellectuelle – comme les autres activités de l’âme – ne prend pas sa source dans l’essence de l’âme, mais se surajoute à celle-ci. L’intellect est une puissance de l’âme. Dans la perspective de la psychologie avicennienne, l’identification de l’âme rationnelle à l’intellect aurait une conséquence grave : elle signifierait l’identification de l’âme aux formes intelligibles, puisque l’intellect n’est pas pour Avicenne autre chose que l’actualisation de la forme intelligible. L’intellect matériel – premier degré de l’intellect de l’homme – est, nous l’avons vu, une disposition de la substance de l’âme toujours présente en elle tant qu’elle est attachée à un corps. L’intellect matériel, comme les autres degrés de l’intellect, ne désigne pas une entité subsistant par soi comme les intellects séparés. Il caractérise la disposition d’une substance immatérielle à recevoir les formes intelligibles : Quant aux intellects par homonymie, ce sont des dispositions (aḥwāl) de l’âme, tels l’intellect matériel et l’intellect in habitu : ce ne sont pas des puissances qui subsistent par soi 41.
En établissant, d’une part, que l’intellect est une puissance de l’âme lui permettant d’appréhender les intelligibles et, d’autre part, que l’âme ne se réduit pas à cette puissance d’intelliger, Avicenne peut concevoir l’âme rationnelle comme une substance immatérielle par soi dotée d’une disposition à recevoir les formes intelligibles : L’âme, si elle était elle-même la forme intelligible, deviendrait sans aucun doute autre chose qu’elle-même. Or il n’en est rien, mais l’âme est ce qui intellige, et par “intellect” on entend seulement la puissance au moyen de laquelle [l’âme] intellige ou encore les formes de ces intelligibles en elle. [Ces formes] sont intelligées dans l’âme, et l’intellect, ce qui intellige et l’objet de l’intellection ne sont pas une seule et même chose en nous 42.
Il faut néanmoins noter qu’Avicenne lui-même dans certains passages, tel le cinquième livre du Traité de l’âme du Shifā’ – opère un glissement
introduction doctrinale et annotation », Documenti e Studi Sulla Tradizione Filosofica Medievale 15 (2004), p. 141-200, p. 198. 41. Mubāḥathāṭ, éd. Bidarfar, n° 866, Qom 1992, p. 309, 7-8. Ce même passage se trouve deux fois dans les Mubāḥathāṭ, cf. n° 613, p. 206, 8-9. 42. Traité de l’âme du Shifā’, V, 6, p. 213.
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de l’âme rationnelle à l’intellect, de sorte qu’on pourrait croire à leur identité. Ainsi, dans le chapitre deux du livre V intitulé « De l’établissement du fait que la subsistance de l’âme rationnelle n’est pas imprimée dans une matière corporelle », la démonstration repose sur le fait que « la substance qui est le lieu d’inhérence des formes intelligibles » ne peut être un corps ni inhérer dans un corps. Cette formulation laisse croire qu’il y a identification de l’âme et de l’intellect. Au chapitre cinq, il écrit que « l’âme humaine intellige d’abord en puissance puis intellige ensuite en acte ». Dans ces passages, l’âme rationnelle semble être identifiée à l’intellect. L’affirmation de la substantialité de l’âme est incompatible avec l’identification de l’âme à l’intellect, puisque cette faculté est une puissance qui ne peut passer à l’acte que grâce à l’intervention d’un principe séparé et qu’elle n’est rien avant l’intervention de ce principe. Or l’affirmation de la substantialité de l’âme rationnelle est une des thèses fondamentales de la psychologie d’Avicenne : elle seule autorise à fonder philosophiquement le thème religieux du salut individuel. Par ailleurs, il est vrai, comme le précise J. B. Brenet dans son annotation 43, que dans son œuvre de jeunesse, le Compendium sur l’âme, Avicenne identifie l’âme rationnelle et l’intellect ; mais si Avicenne était l’auteur de Ithbāt al-nubuwwāt, il ne pourrait s’agir d’une œuvre de jeunesse. En effet, dans ses œuvres de jeunesse, il ne distingue pas encore les quatre degrés de l’intellect. Il ne parle pas d’intellect acquis dans le Compendium sur l’âme. D’après le Compendium sur l’âme, le second degré atteint par l’intellect est « l’intellect en acte », qui « n’est pas autre chose que [la désignation] des formes intelligibles lorsqu’elles sont dans l’essence de l’intellect en puissance » 44. Là, Avicenne reste très proche de la Risāla fī-l-‘aql de Fārābī, qui définit l’intellect en acte comme suit : Lorsque les intelligibles que [l’intellect en acte] a abstraits de la matière sont présents en acte en lui, alors ces intelligibles deviennent des intelligibles en acte et ces intelligibles avant d’être abstraits de la matière étaient des intelligibles en puissance. Lorsqu’ils sont abstraits [de la matière], ils deviennent des intelligibles en acte en tant qu’ils deviennent des formes pour cette essence [i.e. l’intellect], et cette essence ne devient un intellect en acte que parce qu’elle est en acte les intelligibles. Que les intelligibles sont en acte et que [cette essence] est un intellect en acte : il s’agit d’une seule et même chose. Lorsque nous
43. J. B. Brenet, O. Lizzini Avicenne (?), Épître sur les prophéties, note 53, p. 138. 44. Mabḥath ῾an al-quwā al-nafsāniyya, dans Aḥwāl al-nafs, éd. A. F. al-Ahwānī, Le Caire 1952, p. 170, 11-12.
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L'authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt disons à propos [de cette essence] qu’elle intellige, cela ne signifie pas autre chose que le fait que les intelligibles soient devenus des formes pour elle, en ce qu’elle est devenue elle-même ces formes 45.
Le troisième degré d’actualisation de l’intellect est désigné par Avicenne dans Le Compendium sur l’âme comme « esprit sanctifié » (rūḥan muqaddasan) 46 ; seuls les prophètes (al-anbiyā’) et le prophète-législateur (al-rasūl) atteignent ce degré où la réalisation de la science est due à une inspiration divine (ilhām wa waḥī) obtenue par l’intermédiaire de la jonction avec l’intellect en acte transcendant et non par le biais d’une recherche démonstrative. Pour ce qui est de notre texte, l’assimilation de l’âme rationnelle à l’intellect a lieu à trois reprises ainsi que nous l’avons noté. Étant donné que dans ce texte la démonstration porte précisément sur le mode de fonctionnement de l’intellect, cette identification est problématique et douteuse. Elle n’est pas en soi un argument rédhibitoire en faveur de l’inauthenticité de l’épître, mais elle s’ajoute au manque de rigueur argumentative manifeste qui caractérise ce texte. Arrêtons-nous maintenant sur le passage suivant de notre texte : Une deuxième puissance possède une certaine capacité et habitus 47 (malaka) à concevoir les formes universelles – du fait qu’elle contient les notions communément admises. Elle est aussi un intellect parfaitement en puissance, comme nous disons du feu qu’il possède une puissance de brûler. Une troisième puissance conçoit les formes des universels en acte. Elle prend les deux puissances précédentes et les fait passer à l’acte. On l’appelle « intellect acquis » (al-‘aql al- mustafād) 48.
Ce passage est très problématique. En effet, comme l’a souligné D. Gutas 49 – selon les dires même de M. Marmura 50, tous les manuscrits que ce dernier a examiné contiennent « intellect en acte » (al-‘aql al-fa‘‘āl) au lieu « d’intellect acquis » (al-‘aql al- mustafād), excepté 45. Risāla fī-l-‘aql, éd. M. Bouyges, Beyrouth 1983, p. 15 (5-10), p. 16 (1-2). 46. Mabḥath ῾an al-quwā al-nafsāniyya, p. 171, 4. 47. J. B. Brenet traduit « malaka » par disposition. Je réserve le terme « disposition » pour isti‘dād. J’ai cité ici une version modifiée de la traduction de J. B. Brenet. Si on ne veut pas utiliser le terme latin d’habitus, on peut traduire malaka par « disposition stable ». 48. Ma traduction, J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 91 (arabe). 49. D. Gutas, Avicenna and the Aristotelian Tradition, p. 487. 50. Je cite le texte édité par J. B. Brenet, qui reprend l’édition de Marmura avec des modifications mineures.
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un seul manuscrit celui de Leyde (même le manuscrit de Bursa daté de 675/1277 contient al-‘aql al-fa‘‘āl). M. Marmura a examiné quatorze manuscrits 51 (il en a collationné six). Pour ma part j’ai pu examiner 5 autres manuscrits (différents de ceux que Marmura a étudiés) 52. Il s’agit de Sep 1217 (Ketabkhāne-ye madrese-ye Sepahsālār dar Ṭehrān) ; Mak 2007 (Ketabkhāne-ye Melli dar Ṭehrān) ; Ayasofya 4754 ; Ahmed III 1584 ; Fazil Ahmed 868. Tous ces manuscrits contiennent la leçon « al-‘aql al-fa‘‘āl ». Cela signifie que sur l’ensemble des manuscrits recensés par Y. Mahdavi, il en reste seulement quatre à examiner (un manuscrit indien, Asaf III, 728 ; un manuscrit d’Istanbul, Rageb Pasha 1483, et deux manuscrits iraniens, Razvin IV, I/590 et Sepahsālār 8371). La récurrence de cette leçon dans la quasi-totalité de la tradition manuscrite interroge et laisse dubitatif sur le choix éditorial de M. Marmura, qui a tenté de « sauver » le texte. Cependant, admettons même que le choix de M. Marmura puisse être justifié, le texte reste bancal. Voici en effet comment Avicenne caractérise l’intellect acquis dans le Traité de l’âme du Shifā’ : Considère maintenant et observe l’état de ces puissances [de l’âme], comment certaines en dirigent certaines autres, et comment certaines sont au service de certaines autres. Tu trouves l’intellect acquis (‘aql mustafād) qui dirige et qui est servi par le tout, il est le but ultime ; puis l’intellect en acte (‘aql bi l-fi‘l), qui est servi par l’intellect in habitu (‘aql bi l-malaka) ; puis l’intellect matériel (‘aql hayūlānī) – avec ce qu’il contient comme disposition –, sert l’intellect in habitu ; puis l’intellect pratique les sert tous 53.
Pour Avicenne l’intellect acquis n’est pas ce qui fait passer les deux précédents degrés de la puissance à l’acte, nous l’avons vu ; c’est la fonction de l’Intellect agent de faire passer l’intellect matériel au degré d’intellect in habitu, puis d’intellect en acte et enfin à celui d’intellect
51. Pour la liste des manuscrits, cf. Y. Mahdavī, Bibliographie d’Ibn Sina, p. 2-3. Le manuscrit de Beyrouth (Bibliothèque Orientale 410) contient une autre épître ainsi que Marmura lui-même l’avait noté, qui correspond au chapitre XIII intitulé fī ithbāt alnubuwwāt, de l’épître Fī Aḥwāl al-nafs. De même qu’il avait remarqué que Nuruosmaniye 4894 contient un texte en persan intitulé Risāla fī ithbāt al-nubuwwa lī Shaykh al-Ra’īs Abī ‘Alī Ibn Sīnā. Ma copie est mauvaise, mais de ce que j’ai pu en déchiffrer, il ne s’agit pas d’une traduction en persan du texte du même nom en arabe. 52. Je remercie Maroun Aouad, qui dirige le projet PhiC, par l’intermédiaire duquel j’ai obtenu les copies de ces manuscrits. 53. Traité de l’âme du Shifā’, I, 5, p. 40, 20-21, p. 41, 1-2.
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acquis. Ainsi, les leçons de tous les manuscrits exceptés celui de Leyde seraient justes. Mais alors, on serait face à un problème redoutable, puisque dans ce cas, ce que dirait notre texte c’est que l’Intellect agent serait intrinsèque à l’âme rationnelle. Ce qui s’oppose radicalement au fondement même de la noétique avicennienne. Poursuivons la lecture de notre texte : Ce dernier n’existe pas [toujours] en acte dans l’intellect matériel, et donc, n’y existe pas par essence. Son existence dans [l’intellect matériel] procède ainsi d’un existentiateur, dans lequel il se trouve par essence, et par lequel ce qui est en puissance [dans l’intellect de l’homme] passe à l’acte. [Cet existentiateur] est ce qu’on appelle « l’intellect universel », « l’âme universelle », ou « l’âme du monde » 54.
Le texte est encore problématique. Hormis la curiosité de l’assimilation ici de l’Intellect agent à « l’intellect universel », « l’âme universelle » ou « l’âme du monde », qui ne se trouve nulle part chez Avicenne 55, l’idée que la potentialité – inscrite dans les intellects matériels et qui leur permet de se réaliser pour devenir intellect habitus, puis intellect en acte et enfin intellect acquis – n’est pas par essence dans l’intellect, mais viendrait d’un existentiateur est étrangère à la noétique avicennienne. La puissance de devenir autre chose est, comme nous l’avons vu, un accident propre de la substance et ne dépend pas d’un principe extérieur. Ce qui dépend d’un principe séparé, c’est l’actualisation. Notre texte parle « d’existentiation » et confond ainsi deux notions philosophiques distinctes chez Avicenne, la potentialité et la possibilité ainsi que nous l’avons montré. A.d. La médiation Puisque la réception (al-qubūl) de celui qui possède par essence la puissance d’être reçu [se fait] de deux manières, soit par un intermédiaire, soit sans intermédiaire – de même puisque la réception de ce qui provient de l’Intellect agent se fait aussi de deux manières – par conséquent, la réception [de ce qui provient de lui] sans intermédiaire, c’est la réception des opinions communément admises et des vérités évidentes ; quant à la réception par intermédiaire, ce sont les
54. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 90 (traduction). 55. Dans les notes de sa traduction, J. B. Brenet note que dans son Livre des définitions (chap. 4, p. 20-23), Avicenne distingue « intellect universel », « intellect du tout », « âme universelle » et « âme du tout », Avicenne (?), Épître sur les prophéties, note 19, p. 129.
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Meryem Sebti choses intelligibles acquises par la médiation des organes [des sens] et des matières, tels les sens externes, le sens commun, l’estimative et la cogitative 56.
Que peut bien signifier l’assertion suivante : « Puisque la réception (al-qubūl) de celui qui possède par essence la puissance d’être reçu [s’effectue] de deux manières, soit par un intermédiaire, soit sans intermédiaire » ? 57 Voici le texte arabe : إما بواسطة وإما بغير واسطة,وإذا كان القبول ممن له القوّة المقبولة بالذات على وجهين.
J. B. Brenet traduit ainsi : « Puisque recevoir une puissance de la part de ce qui la possède par essence a lieu de deux façons, soit par un intermédiaire, soit sans intermédiaire ». Admettons que l’on retienne la traduction de J. B. Brenet qui tente de sauver le sens de cette phrase énigmatique, on est de toute façon face à une affirmation problématique. Nous avons vu en effet que la puissance entendue comme potentialité appartient à la substance dans laquelle elle est en tant qu’accident propre. Elle ne lui est pas octroyée par un principe transcendant. Ce qui provient de l’extérieur, c’est l’impulsion qui fait passer la puissance à l’acte. Là encore notre texte serait imprécis et confus du point de vue de l’argumentation philosophique. Si on lit le texte selon la traduction que je propose, on aurait une doctrine qui considère que certaines entités possèdent par essence la puissance d’être reçu par d’autres entités. Je ne vois pas trop alors à quoi correspondrait cette doctrine chez Avicenne 58. Puis, notre texte poursuit : Puisque l’âme rationnelle reçoit, comme nous l’avons montré, tantôt par médiation, tantôt sans médiation, la réception sans médiation ne lui appartient pas par essence, mais s’y trouve par accident. C’est dans un autre [être], donc, que [la réception sans médiation] se trouve par essence, et c’est de cet [autre être], qui la possède par essence, qu’elle
56. Ibid, p. 90-92 (traduction). J’ai modifié la traduction de J. B. Brenet. 57. J’ai examiné les 9 manuscrits à ma disposition et tous contiennent la même leçon pour cette phrase, sans variante aucune. 58. On trouve chez Suhrawardī une distinction dans la lumière des lumières, entre une part de réceptivité et une part d’activité (jiha al-qubūl wa jiha-l-fi‘l), mais là non plus, il ne s’agit pas d’une « puissance d’être reçu », cf. Ḥikmat al-Ishrāq, éd. H. Corbin, Téhéran 1994, p. 123.
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L'authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt est acquise [par l’âme]. [Cet être], c’est l’intellect angélique, lequel reçoit par essence sans médiation, et dont la réception donc, devient cause de ce que d’autres puissances que lui reçoivent à leur tour 59.
La notion « d’intellect angélique » est un hapax dans le corpus avicennien. Nous verrons que c’est en revanche une notion courante dans les traités de noétique ismaélienne. On se demande à quoi peut correspondre cet « intellect angélique » dans la hiérarchie des substances noétiques chez Avicenne. Le texte auquel on pourrait le comparer est un passage du cinquième livre du Traité de l’âme du Shifā’ dans lequel Avicenne distingue « l’intellect saint », qui est l’apanage de certains hommes seulement. L’intellect saint n’est pas un degré supplémentaire de l’intellect adjoint aux quatre autres ; il caractérise précisément l’état de réceptivité parfaite de certains hommes, qui est tel qu’il leur est donné de recevoir instantanément les formes intelligibles sans avoir besoin de recourir comme les autres hommes à un travail de préparation : Sache que le savoir (al-ta‘allum) – qu’il soit obtenu par l’intermédiaire de quelqu’un ou [directement] par celui qui apprend – comprend des degrés divers. Parmi ceux qui cherchent à acquérir le savoir, certains sont plus enclins à la conception [intellectuelle] (al-taṣawwur), parce que leur disposition (al-isti‘dād) [i.e. l’intellect matériel], qui est antérieure à celle que nous avons évoquée est plus puissante (aqwā). Si l’homme possède cette disposition en lui-même et non grâce à un autre, cette disposition puissante s’appelle « intuition intellectuelle » (ḥads). Cette disposition est plus développée chez certains hommes de sorte qu’ils n’ont pas besoin de beaucoup [d’efforts] pour se joindre à l’Intellect agent, ni d’exercice, ni d’enseignement, mais ils ont une forte disposition pour cela ; comme si une disposition seconde était réalisée en eux, ou plutôt comme s’ils connaissaient toute chose d’eux-mêmes. Il s’agit là du plus haut degré que puisse atteindre cette disposition. Cette disposition de l’intellect matériel doit s’appeler « intellect saint » (‘aql qudsī) et elle est du même genre que l’intellect in habitu, excepté qu’elle est [d’un degré] très élevé et qu’elle n’est pas commune à tous les hommes 60.
59. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 90-92 (traduction J. B. Brenet). 60. Traité de l’âme du Shifā’, V, 6, p. 219, 8-16. Ce passage a déjà été traduit plus haut, supra, p. 459-460, mais il m’a semblé préférable de le citer de nouveau par souci de clarté.
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C’est cette disposition singulière que désigne Avicenne par « intellect saint », alors qu’« intellect acquis » caractérise – ainsi que nous l’avons vu – non pas le degré de réceptivité de l’intellect, mais l’actualisation des formes intelligibles dans l’intellect. C’est pourquoi dans les ‘Uyūn al-Ḥikma, l’intellect acquis est déterminé comme le degré de l’intellect qui a reçu les intelligibles acquis : « Le troisième degré consiste à avoir en acte dans l’âme les intelligibles acquis, l’âme est alors un intellect en acte. Ces intelligibles eux-mêmes sont appelés “intellect acquis” » 61. Encore une fois notre texte opère des confusions étonnantes. La mention qui y est faite de la médiation qui, n’étant pas par essence dans l’âme rationnelle, est nécessairement dans un autre être qui la lui transmet est incompréhensible 62, et on peine à la rapporter à une doctrine connue chez Avicenne. J’ai tenté de recenser les passages du corpus avicennien dans lesquels il est question de médiation et je n’ai pas trouvé de passages qui puissent expliquer ce texte. Dans al-Samā‘ al-ṭabī‘ī, Avicenne définit la matière et la forme relativement à la notion de médiation de la manière suivante : Les principes proches d’une chose sont la matière et la forme. Il n’existe pas de médiation entre eux et la chose (wa lā wāsiṭa baynahumā wa bayn al-shay’), mais ils sont ses causes en tant qu’ils sont des parties qui la constituent sans médiation, bien que la constitution de chacune d’entre elles diffère et que celle-ci est une cause distincte de la cause qu’est celle-là. Cependant, peut-être advient-il que la matière soit une cause par médiation et sans médiation à la fois selon deux aspects distincts ; et que la forme soit une cause par médiation et sans médiation à la fois selon deux aspects distincts. Quant à la matière, c’est lorsque le composé n’est pas une espèce, mais est une variété (ṣinf) ; elle est donc une certaine cause de la cause. Toutefois, puisqu’il en est ainsi en tant que la forme est une partie du composé et une cause matérielle, il n’y a pas de médiation entre eux. Quant à la forme, lorsqu’elle est une forme véritable, de la catégorie de la substance et qu’elle constitue la matière en acte – la matière étant cause du composé, alors cette forme est la cause de la cause
61. ‘Uyūn al-Ḥikma, éd. Badawi, Le Caire, 1954. p. 43 62. « Puisque l’âme rationnelle reçoit, comme nous l’avons montré, tantôt par médiation, tantôt sans médiation, la réception sans médiation ne lui appartient pas par essence, mais s’y trouve par accident », J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 92 (traduction).
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L'authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt du composé (‘illa li-‘illa al-murakkab). Puisqu’il en est ainsi étant donné que la forme est une partie du composé et une cause formelle alors il n’y a pas de médiation entre eux 63.
Concernant la manière dont la puissance psychique meut sans médiation : Il ressort clairement quant à cette puissance psychique que, lorsqu’elle meut un membre apparent, elle choisit son mouvement et elle a conscience de son mouvement. Son mouvement n’est donc pas par essence sans intermédiaire, mais c’est plutôt le tendon et le muscle qui meuvent et à qui fait suite la motion de ce membre 64.
Pour Avicenne, l’âme intellige par la médiation de sa puissance intellectuelle, l’intellect ; de même qu’elle sent par la médiation de ses sens externes, et perçoit par la médiation de ses sens internes 65. Ainsi, la perception est l’élaboration par l’âme d’un donné sensoriel, par la médiation de ses sens, puisque le problème est de savoir comment l’âme immatérielle peut connaître quelque chose du monde matériel : Étant donné que l’âme a besoin d’un corps en vue de son perfectionnement, un corps a été créé pour elle afin qu’elle s’y attache. Étant donné qu’elle atteint sa perfection intellectuelle par l’intermédiaire des perceptions sensibles, elle a besoin de puissances sensibles dont les unes procurent [les perceptions] à l’extérieur et les autres ont pour fonction de conserver et d’acheminer vers l’âme [les perceptions ainsi] obtenues 66.
Notre texte semble confondre plusieurs doctrines de la noétique et de la théorie de la connaissance avicennienne. Ainsi, dans le Traité de l’âme du Shifā’, Avicenne explique que les intelligibles premiers sont les moyens grâce auxquels on parvient aux intelligibles seconds : La puissance théorique a donc parfois une certaine relation de puissance absolue avec les formes abstraites dont nous avons parlé. Il en est ainsi lorsque cette puissance qui appartient à l’âme n’a pas encore reçu la perfection qu’elle est en mesure de recevoir ; alors elle s’appelle « intellect
63. Al-Shifā’ : al-Ṭabīʿiyyāt, Al-Samāʿ al-ṭabīʿī, éd. S. Zāyid and I. Madhkūr, Le Caire 1983, p. 53, 16, p. 54, 1-9. 64. Ibid., p. 72, 13-14. 65. Pour la distinction entre sensation et perception chez Avicenne, cf. notre Avicenne. L’âme humaine, Paris 2000, p. 53 et ss. 66. Sharḥ Kitāb Uthūlūjiyā al-mansūb ilā Arisṭāṭālīs, p. 54, trad. G. Vajda, « Les notes d’Avicenne sur la Théologie d’Aristote », Revue thomiste 2 [1951], p. 346-406, p. 377.
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Meryem Sebti matériel ». Cette puissance qui s’appelle « intellect matériel » est présente chez tous les individus de l’espèce, et elle ne s’appelle « matérielle » qu’en raison de sa ressemblance avec la disposition de la matière première, qui n’est pas par elle-même une certaine forme, mais qui est un lieu d’inhérence pour chaque forme. Parfois, [la puissance théorique] a une relation avec la puissance possible. C’est lorsque les intelligibles premiers au moyen desquels elle parvient aux intelligibles seconds ont déjà été actualisés dans la puissance matérielle. Par « intelligibles premiers » j’entends les prémisses auxquelles l’assentiment n’est donné ni par acquisition ni parce que celui qui y adhère a conscience qu’il lui est possible de cesser d’y adhérer un seul instant : comme notre croyance que le tout est plus grand que la partie et que les choses qui sont égales à une seule et même chose sont égales entre elles 67.
Il semblerait qu’en reprenant ce passage, l’auteur de Ithbāt al-nubuwwāt a élaboré le commentaire confus que l’on a cité. Par ailleurs, pour Avicenne, l’Intellect agent est ce qui possède par essence et en acte ce que les intellects humains ne possèdent qu’en puissance, et il est ce qui les fait passer de la puissance à l’acte. Il est un acte pur, comme tous les intellects séparés, il ne possède pas de puissance par essence (si ce n’est la puissance au sens de la contingence ontologique, mais ce n’est pas ce que dit notre texte). Le texte semble effectuer une confusion entre acte et puissance. De plus, l’intellect acquis n’est pas dans un existentiateur dans lequel il se trouve par essence, et par lequel ce qui est en puissance [dans l’intellect de l’homme] passe à l’acte. L’intellect acquis est pour Avicenne l’intellect en tant qu’il intellige en acte comme nous l’avons rappelé. Si nous poursuivons l’analyse de ce même passage de la Risāla fī ithbāt al-nubuwwāt, il semble signifier que l’intellect, appelé ici « intellect angélique » correspond à l’Intellect agent. Cette lecture permet de donner un sens à la suite du texte où l’auteur affirme : La révélation est l’émanation, et la puissance angélique est cette puissance reçue, émanant qui procède sur le prophète comme si elle était une émanation continue avec l’intellect universel. Elle est rendue particulière, non pas essentiellement, mais accidentellement, en raison de la particularité du récepteur. Ainsi, les anges ont reçu des noms différents
67. Traité de l’âme du Shifā’, I, 5, p. 39, 17-25, p. 40, 1-2.
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L'authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt parce qu’[ils sont associés à des notions différentes] ; néanmoins, ils forment un seul ensemble qui est particularisé, non essentiellement, mais accidentellement en raison de la particularité du récepteur 68.
Si cette lecture est juste, alors on a là un hapax. Nulle part dans son corpus connu, Avicenne ne désigne l’Intellect agent de cette manière. Si en revanche, on lit le texte comme M. Marmura (et O. Lizzini 69 et Jean Baptiste Brenet à sa suite), on se trouve face à une thèse qui n’est pas du tout avicennienne. Dans ce cas, « l’intellect angélique » serait un intellect qui par essence serait différent des autres. Il serait la cause grâce à laquelle l’intellect des autres hommes s’actualiserait. Cette doctrine ne correspond pas à ce que nous avons établi dans notre étude de la prophétie de mode intellectuel chez Avicenne. Nous avons vu que le prophète faisait partie des arbāb et qu’à ce titre, il assure la diffusion de la lumière noétique dans le monde sensible, mais nulle part Avicenne affirme que c’est l’intellect du prophète qui fait passer celui des hommes de la puissance à l’acte comme le ferait l’Intellect agent. L’intellect du prophète est lui aussi dépendant de la jonction à l’Intellect agent pour être en acte. Notre texte semble fonder une distinction essentielle entre l’intellect de l’homme et l’intellect du prophète – que je n’ai pu trouver nulle part ailleurs dans le corpus avicennien. On pense ici à la doctrine plus tardive de Fakhr al-Dīn al-Rāzī 70 selon laquelle le prophète a un intellect parfait qui parfait celui des autres hommes. À l’époque d’Avicenne, les philosophes ismaéliens soutenaient également cette doctrine. Pour eux, le prophète est la condition nécessaire à toute rationalité ; l’exercice de la faculté rationnelle dépend de l’enseignement des prophètes qui prend ainsi la place de l’Intellect agent des philosophes. Le terme de « puissance angélique » appartient par exemple au vocabulaire noétique des Ikhwān al-Ṣafā’ 71. 68. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 97 (texte arabe). Voir mon analyse de ce passage plus bas. 69. O. Lizzini a traduit le texte en italien dans Angeli, G. Agamben et E. Coccia (éd.), Nerri Pozza, Vicenze 2009. 70. Al-Maṭālib al-῾āliya min al-῾ilm al-ilāhī, éd. A. Majāzī al-Saqā, 5 vol., Beyrouth 1987, livre VIII, p. 107. 71. Il s’agit de la faculté qui apparaît dans l’âme humaine à partir de quarante ans, cf. D. de Smet, « Les Ikhwān al-Ṣafā’ (Frères de la pureté) », dans M. Sebti, D. De Smet (éd.), Noétique et Théorie de la connaissance dans la philosophie arabe du ixe au xiie siècle, Paris 2019, p. 159-189. Voici comment les Rasā’il désignent la fonction prophétique : « Ainsi, les âmes prophétiques ne descendent dans le monde de la génération et de la corruption que pour libérer ces âmes enfermées dans la prison de la nature, noyées dans l’océan de la matière et attachées aux passions corporelles », Ibid., p. 186.
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Cependant, comme je l’ai dit, si on lit le texte ainsi, (ce qui n’est pas totalement absurde dans la mesure où il est question dans ce passage d’une des puissances de l’âme grâce à laquelle les autres puissances passent à l’acte), on ne sait plus comment lire le paragraphe qui suit et qui commence ainsi : « wa-l-waḥī hadhihi al-ifāḍa… » 72. Ces difficultés montrent bien le manque de rigueur de ce texte, qui ressemble plus à des notes ou à un commentaire informel qu’à un traité philosophique digne de ce nom. Poursuivons la lecture de notre texte 73 : Nous avons vu en outre que le récepteur et le reçu présentaient des différences, de puissance et de faiblesse [à recevoir], de facilité et de difficulté [à être reçu]. [Or], il est impossible que cela n’arrive pas à une limite. [S’agissant du récepteur], en effet, la limite, à l’extrémité de la faiblesse, est qu’il ne reçoive pas même un seul intelligible que ce soit par une médiation ou sans ; et la limite pour ce qui est de la puissance, est [à l’inverse] qu’il reçoive [tout] sans médiation. [Si donc l’on disait qu’il n’y a pas de limite], il y aurait alors une limite aux deux extrémités, ce qui est absurde, impossible. Du [reste], il est déjà apparu clairement que, pour une chose composée de deux éléments, si l’un d’eux peut exister séparément de l’autre, alors le second peut exister séparé du [premier]. [De fait], nous avons vu [qu’existaient] des choses qui [tantôt] ne reçoivent pas sans intermédiaire, [tantôt] reçoivent sans intermédiaire ; et nous avons trouvé des choses qui ne reçoivent [rien] des flux de l’intellect sans intermédiaire, et d’autres, [donc], qui reçoivent tous les flux intellectuels sans intermédiaire – puisqu’on atteint une limite à l’extrémité faible, [en effet] il est nécessaire d’atteindre une limite à l’extrémité puissante 74.
On attendrait ici comme alternative à « qu’il ne reçoive pas même un seul intelligible que ce soit par une médiation ou sans » – la proposition suivante « qu’il reçoive tous les intelligibles, avec ou sans médiation ». Si recevoir « sans intermédiaire » signifie recevoir les intelligibles seconds directement sans avoir besoin de recevoir les premiers intelligibles, on ne voit pas ici comment s’articule le raisonnement entre la question de la médiation et celle de pouvoir exister de manière autonome.
72. Voir mon analyse, plus bas p. 476-477. 73. Je n’examine pas le petit passage qui va de : « la propriété qu’ont les intelligibles… dont la réception est facile » (J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 92, 15-19, traduction). 74. Ibid., p. 92 (traduction J. B. Brenet très légèrement modifiée).
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L'authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt
Ce passage, très confus dans son argumentation, semble être une reprise maladroite du passage suivant du Traité de l’âme du Shifā’ : L’intuition est l’acte de l’intelligence (al-dhihn) par lequel elle saisit par elle-même le moyen terme ; cette puissance de l’intuition est la vivacité d’esprit (al-dhakā’). Parfois le moyen terme est acquis par apprentissage, même si les premiers principes de l’apprentissage sont toujours obtenus grâce à l’intuition, puisque tout savoir peut être ramené en définitive à certains principes qui ont été découverts par les maîtres qui les ont ensuite transmis aux étudiants. Il est possible que l’homme trouve la vérité par luimême et que le syllogisme se forme dans son intelligence sans [l’aide d’un] maître. L’intuition varie selon la quantité et la qualité. Quant à la quantité, c’est parce que certaines personnes ont, selon le nombre, plus d’intuition pour découvrir les moyens termes. Quant à la qualité, c’est parce que certaines personnes sont plus rapides dans le temps lorsqu’il s’agit d’avoir une intuition. Cette variation ne se limite pas, mais elle admet toujours l’augmentation et la diminution. Il faut donc qu’elle s’arrête du point de vue de la diminution à celui qui n’a absolument pas d’intuition ; il faut donc qu’elle s’arrête aussi du point de vue de l’augmentation, [à savoir] à celui qui possède une intuition pour toute solution recherchée, ou pour la plupart, à celui qui a une intuition dans le temps le plus rapide, le plus court. Il est donc possible que l’âme de certaines personnes soit disposée en raison de l’intensité de sa pureté et de la puissance de sa jonction avec les principes intelligibles à être inspirée, c’est-à-dire réceptive en toute chose à l’Intellect agent, de sorte que les formes qui sont dans l’Intellect agent s’impriment en elle, soit d’un coup, soit presque d’un coup, et non en ce qu’elle les accepte en vertu d’une autorité, mais selon un ordre qui inclut les moyens termes ; car ce qui est accepté en vertu d’une autorité concernant les choses qui ne sont connues que par leur cause ne possède pas de certitude rationnelle. Il s’agit là d’un mode de prophétie, ou plutôt de sa forme la plus haute, celle qui mérite le plus d’être appelée « puissance sainte ». C’est le degré le plus élevé des puissances humaines 75.
Notre texte poursuit : Les degrés d’excellence dans les choses se répartissent comme suit : parmi les êtres, certains sont subsistants par soi, et d’autres ne sont pas subsistants par soi, et les premiers sont les meilleurs. Ce qui subsiste par soi, ce sont soit des formes, des êtres qui ne sont pas dans des matières, soit des formes mêlées à des matières, et les premiers sont les meilleurs. Divisons [toutefois] le deuxième [groupe], puisque c’est là ce que l’on cherche. Les formes matérielles qui constituent les corps sont
75. Traité de l’âme du Shifā’, V, 6, p. 219, 21-23, p. 220, 1-13.
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Meryem Sebti soit croissantes, soit dénuées de croissance, et les premières sont les meilleures. Celles qui sont croissantes, soit constituent des animaux, soit ne constituent pas des animaux, et les premières sont les meilleures. Les animaux sont soit rationnels, soit non rationnels, et les premiers sont les meilleurs. Les [animaux] rationnels le sont soit en ayant un habitus, soit sans avoir d’habitus 76, et les premiers sont les meilleurs. Ceux qui possèdent l’habitus, soit passent à l’acte complètement, soit ne passent pas [à l’acte complètement], et les premiers sont les meilleurs. Celui qui passe à l’acte [complètement] le fait soit sans intermédiaire, soit par un intermédiaire, et le premier est le meilleur ; c’est lui qu’on appelle « prophète », et c’est avec lui que s’achèvent les degrés d’excellence dans l’ordre des formes matérielles. Et si tout ce qui est excellent domine et dirige ce qu’il surpasse, le prophète domine et dirige l’ensemble des genres qu’il surpasse 77.
La première remarque que nous pouvons faire à propos de ce passage concerne la question de l’habitus, la malaka (qui est une disposition stable). Si nous nous reportons à la doctrine connue de la noétique d’Avicenne, l’habitus est le degré de l’intellect dans lequel ce dernier a pris l’habitude de passer de la puissance à l’acte sous l’effet de sa jonction avec l’Intellect agent. Ainsi tous les intellects se perfectionnent, i.e. passent de la puissance à l’acte grâce à l’habitus qu’ils acquièrent progressivement. Il n’y a pas d’intellect qui ne soit doté de cet habitus, excepté peut-être l’intellect du prophète qui est, comme l’huile dont il est question dans le verset de la lumière, quasi illuminée, quasi en acte donc. Lorsque le texte dit : « Les [animaux] rationnels le sont (i.e. rationnels) soit en ayant un habitus, soit sans avoir d’habitus 78, et les premiers sont les meilleurs », on voit mal à quoi correspondrait chez Avicenne cette seconde catégorie d’animaux rationnels qui intelligeraient sans habitus. Il ne s’agit pas ici du prophète puisque ce dernier fait partie de la première catégorie (de celle dont il est dit : « et les premiers sont les meilleurs »). Notre texte poursuit : La révélation est l’émanation, et la puissance angélique est cette puissance reçue, émanant qui procède sur le prophète comme si elle était une émanation continue avec l’intellect universel. Elle est rendue particulière, non pas essentiellement, mais accidentellement, en raison de 76. J’ai modifié la traduction de J. B. Brenet qui traduit malaka par disposition, et je garde « disposition » pour traduire « isti῾dād ». 77. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 94-96 (traduction). 78. J’ai encore modifié la traduction de J. B. Brenet qui traduit malaka par disposition.
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L'authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt la particularité du récepteur. Ainsi, les anges ont reçu des noms différents parce qu’[ils sont associés à des notions différentes] ; néanmoins, ils forment un seul ensemble qui est particularisé, non essentiellement, mais accidentellement en raison de la particularité du récepteur 79.
Ce que nous lisons ici s’apparente beaucoup à une doctrine ismaélienne selon laquelle l’esprit d’Adam, qui est considéré par certains ismaéliens comme le premier prophète, est passé successivement dans les sept ulū al-῾azm (terme coranique « ulū al-῾azm min al-rusul ») 80, qui désignent « ceux qui sont doués d’une ferme résolution », à savoir les sept prophètes que sont Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Muḥammad, ‘Alī, et Muhammad b. Isma῾īl. Les ismaéliens développent en effet la doctrine selon laquelle « les anges », qui sont ici considérés comme les prophètes – puisqu’on l’a vu le prophète est l’homme doté d’un intellect angélique – ont reçu des noms différents, mais forment essentiellement une seule et même entité 81. Cette thèse ne se trouve nulle part chez Avicenne. J. B. Brenet traduit ce même passage ainsi : La révélation est le flux, et l’ange est cette puissance reçue et fluante, comme si elle formait sur lui [le prophète], un flux joint au flux de l’intellect universel, se divisant à partir de ce dernier, non par soi, mais par accident, du fait de la division du récepteur 82.
79. Ma traduction, J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 97 (texte arabe). 80. Coran, 46:35. 81. Cf. D. De Smet, « Les racines docétistes de l’imamologie shi῾ite », dans M. A. AmirMoezzi, éd., L’Esotérisme shi‘ite. Ses racines et ses prolongements, Turnhout 2016, p. 87-112. Voici comment Daniel De Smet caractérise la fonction prophétique chez les ismaéliens : « Les prophètes et leurs imams respectifs occupent sur terre le même rang hiérarchique que le premier Intellect dans le monde intelligible : ils en représentent le sommet, le summum de la perfection. Dès lors, leur intellect présente les mêmes caractéristiques que le premier Intellect : il s’agit d’un intellect qui est toujours en acte sans devoir passer de la puissance à l’acte, qui réunit en son essence les deux perfections et qui, en s’auto-intelligeant, connaît toutes choses. Étant parfaits en leur essence, leur action et leur science grâce au premier Intellect qui rayonne en eux, les prophètes et les imams figurent comme les principes qui actualisent l’intellect en puissance du croyant et lui font acquérir la seconde perfection. Par leur enseignement, ils jouent le rôle qu’alFārābī assigne à l’Intellect agent », « La Noétique ismaélienne : Abū Ya῾qūb al-Sijistānī et Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī », dans Noétique et Théorie de la connaissance dans la philosophie arabe du ixe au xiie siècle, p. 135. 82. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 96.
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On peut se demander ce que signifie cette définition de l’ange comme « puissance reçue et fluante » 83, alors que si l’on lit le texte tel que je l’ai fait, comme se référant à la puissance angélique de l’intellect (puissance que l’on trouve par exemple dans la noétique des Ikhwān al-Ṣafā ainsi que nous l’avons vu), la phrase devient compréhensible. Examinons la suite du texte : Le messager (al-rasūl) est celui qui transmet ce qu’il acquiert de l’émanation appelée « révélation », à nouveau quel que soit le mode d’expression réputé meilleur, pour la réalisation par le biais de ses opinions du bien du monde sensible par la gouvernance politique, et du monde intelligible par la connaissance 84.
On retrouve ici cette idée selon laquelle la révélation a pour effet de perfectionner la connaissance intelligible des hommes auxquels elle est adressée, ce qu’Avicenne ne dit pas explicitement dans ses autres textes sur la fonction prophétique 85. A.e. L’analogie coranique La définition de la lumière :
Lumière est un terme commun à deux acceptions, l’une essentielle, l’autre métaphorique. Dans son acception essentielle, [la lumière] désigne la perfection du diaphane en tant qu’il est diaphane, comme Aristote le dit. Dans son acception métaphorique, elle peut désigner deux choses : soit le bien, soit la cause qui conduit au bien. Ici, l’acception [qui convient] est l’acception métaphorique, dans ses deux sens. Je
83. Voici la définition que donne Avicenne de l’ange dans son Livre des definitions : « La définition de l’ange : c’est une substance simple, douée de vie, de langage (nuṭq ῾aqlī), intellectuelle, immortelle. L’ange est un intermédiaire (wāṣita) entre le Créateur (al-bārī) et les corps terrestres. Parmi ces anges, certains sont intellectuels, d’autres psychiques et d’autres corporels », le Kitāb al-ḥudūd (Livre des définitions), éd. M. M. Fūlādvand, p. 26. Pour l’angélologie avicennienne, voir mon « L’angélologie comme fondement de l’expérience prophétique chez Avicenne », à paraître dans Revue de Philosophie et de Théologie, [numéro spécial consacré aux anges et démons]. 84. Ma traduction, J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 97 (texte arabe). 85. Pour la suite du texte, allant de (fa-hadhā mukhtaṣar (…) wa taklīf ayḍan), elle est examinée dans la suite de mon étude sur les sources, voir p. 494.
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L'authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt veux dire que Dieu – qu’il soit exalté ! – est à la fois bien par essence et cause de tout bien. Tel est donc le statut [du terme] dans son acception essentielle et non essentielle 86.
Comme le note J. B. Brenet, la référence à Aristote est ici correcte 87. Cependant, si on examine attentivement la suite du raisonnement, on peut encore une fois s’interroger sur la paternité d’Avicenne. Pour Avicenne, la lumière est en soi lumineuse, et ce qui est illuminé est lumineux par participation. J’ai évoqué plus haut la reprise de cette doctrine néoplatonicienne de la participation dans le cadre de la noétique d’Avicenne. Voyons maintenant comment Avicenne définit la métaphore dans sa Poétique : Toute image ou fable passe soit par la ressemblance d’une chose avec une autre soit par le remplacement (tabdīl) : c’est cela la métaphore ou la représentation figurative (al-isti‘āra aw al-mijāz) 88.
Ce dont il est question dans notre texte n’est pas véritablement d’une métaphore, mais d’un raisonnement qui distingue, d’un côté, ce que la chose est en soi et d’un autre, ce que cette même chose confère à ce qui en participe. On trouve en revanche un usage semblable du terme « métaphore » chez Suhrawardī 89 dans le passage suivant : Son existence (i.e. celle de Dieu) est nécessaire, et tout ce dont l’existence est nécessaire, la vie est également nécessaire. Ainsi, le Vrai – exalté soit-il – est vivant, et tel qu’Il ne meurt jamais. La vie des autres [choses que Lui] provient de Lui par emprunt et ce qui est nommé « vie » dans les autres choses [que Lui] n’est que métaphore (wa ḥayāt-i dīgarān az ū musta‘ār ast wa nām-i ḥayāt bar dīgarān majāz ast).
Poursuivons notre lecture : Le terme niche, lui, désigne l’intellect matériel et l’âme rationnelle. Car les murs de la niche sont proches l’un de l’autre, [si bien qu’] elle est particulièrement prédisposée à l’illumination, parce qu’en tout ce dont les murs sont proches, la réflexion est plus intense et la lumière plus abondante. Et de même que l’intellect en acte est comparable au récepteur [de la lumière, c’est-à-dire au diaphane. Or, la meilleure des
86. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties (traduction), p. 100. 87. De anima, II, 7, 418 b 5-14. 88. Al-Shifā’, al-Shi‘r, éd. A. R. Badawī, Le Caire 1966, p. 32, 3-5. 89. Bustān al-qulūb yā rawḍat al-qulūb, dans Majmū‘a-yi Muṣannafāt-i Shaykh-i Ishrāq, éd. H. Corbin, Téhéran 1996, (4. Vol.), vol. 3, p. 390.
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Meryem Sebti [réalités] diaphanes est l’air, et l’air le meilleur est [celui de] la niche. Par conséquent, ce qui est symbolisé par la niche est l’intellect matériel, qui est à l’intellect acquis comme la niche est à la lumière. La lampe désigne l’intellect acquis en acte. De même en effet que la lumière, selon sa définition par les philosophes, est perfection pour le diaphane, ce qui le fait passer de la puissance à l’acte, l’intellect acquis est perfection pour l’intellect matériel, ce qui le fait passer de la puissance à l’acte, [si bien que] le rapport de l’intellect acquis à l’intellect matériel est analogue au rapport de la lampe à la niche. Il dit ensuite : dans un verre, parce que entre l’intellect matériel et l’[intellect] acquis, il est [encore] un autre niveau, un autre lieu, dont le rapport [à ces deux intellects] est comme le rapport que ce qui est entre le diaphane et la lampe [entretient avec eux] ; car ce n’est qu’en vertu d’un intermédiaire, à savoir la cuve à huile, que dans la vision la lampe est reliée au diaphane ; et c’est des cuves à huile que sort le verre, lequel, en effet, relève des [réalités] diaphanes qui reçoivent la clarté. Puis il dit après cela : semblable à une étoile brillante, pour signifier que [ce verre] est comme le verre pur et diaphane, et non comme le verre coloré, lequel n’est pas [purement] diaphane, puisque rien de ce qui est coloré n’est [purement] diaphane. Par « allumée à un arbre béni », un olivier, il entend la puissance cogitative, qui est sujet et matière des actes intellectuels, comme l’huile est sujet et matière de la mèche allumée. Ni de l’Orient ni de l’Occident [s’explique comme suit] : l’Orient, d’un point de vue lexical, est l’endroit d’où apparaît la lumière, et l’Occident, l’endroit où la lumière disparaît ; ainsi, de façon métaphorique, l’Orient est utilisé pour l’endroit où il y a de la lumière, et l’Occident, pour l’endroit où elle disparaît. Observe combien il est pris soin de l’allégorie et des conditions qui s’y attachent : la lumière est posée comme fondement du discours, puis [le texte 90] échafaude à partir de là en ajoutant les instruments de la lumière et ses sources. Ce qui, donc, est symbolisé par son expression : ni de l’Orient, ni de l’Occident, est ce que je dis [ici] : que la [puissance] cogitative, [prise] absolument, n’est pas l’une des puissances purement rationnelles, où la lumière apparaît absolument (et c’est ce qu’il veut dire en affirmant : un arbre… ni de l’Orient), ni l’une des [puissances] bestiales, animales, où la lumière est absolument absente (et c’est ce qu’il veut dire en précisant : ni de l’Occident)
90. J. B. Brenet met une majuscule à « texte » qu’il considère donc comme le Texte révélé, alors que je considère qu’il s’agit d’un texte source (peut-être les Ishārāt d’Avicenne) que l’auteur de l’épître commente. Idem pour la note suivante.
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L'authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt Quand il dit : et dont l’huile est près d’éclairer sans que le feu la touche, il loue la puissance cogitative. Puis en affirmant : sans que le feu la touche, il entend par [ce] toucher la jonction et le flux. Le mot feu [s’explique comme suit] : une fois que la lumière, prise en un sens métaphorique, a été comparée à la lumière réelle, à ses instruments et à ce qui s’y rattache, le porteur essentiel [de cette lumière métaphorique], qui en est la cause en autre chose, est comparé à ce qui est habituellement [considéré comme] le porteur [de la lumière réelle], à savoir le feu – car, bien que le feu n’ait pas de couleur, l’habitude commune le tient pour lumineux. Observe [à nouveau] combien il est pris soin des conditions [de l’allégorie]. Du reste puisque le feu entoure les éléments, [le texte 91] lui assimile ce qui entoure le monde – non pas en l’entourant [réellement], telle une voûte, mais en un sens verbal et métaphorique – à savoir l’intellect universel 92.
La première chose que nous pouvons observer concernant ce passage, c’est qu’il s’agit très probablement d’un commentaire de l’interprétation faite par Avicenne du verset de la lumière. En effet, à deux reprises l’auteur demande d’admirer les termes de l’allégorie. Or, l’allégorie qui est examinée ici est celle conçue par Avicenne entre les termes coraniques et ceux de sa doctrine noétique. De plus, il serait étonnant qu’un auteur musulman (ce qu’est notre auteur en toute vraisemblance au vu des formules d’eulogies qui suivent systématiquement la mention de Dieu et du prophète) interpelle le texte coranique dans les termes qui sont les siens : « Observe combien il est pris soin de l’allégorie et des conditions qui s’y attachent ». Il n’est pas concevable d’adresser un compliment de cette sorte au Texte révélé. De plus, il n’est pas question dans le Coran de ce qui entoure le monde et qui aurait été assimilé au feu. Il s’agit donc d’un texte dont notre texte est le commentaire. On trouve dans le long passage que je viens de citer l’assertion suivante : L’intellect acquis est perfection pour l’intellect matériel, ce qui le fait passer de la puissance à l’acte, [si bien que] le rapport de l’intellect acquis à l’intellect matériel est analogue au rapport de la lampe à la niche.
91. J. B. Brenet encore une fois met une majuscule à « texte » qu’il considère donc comme étant le Texte révélé. 92. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 100-104 (traduction).
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Nous avons vu que pour Avicenne, l’intellect acquis n’est pas un degré autonome, comme une hypostase, qui ferait passer le degré inférieur de la puissance à l’acte, mais que l’intellect acquis (qui est une puissance) n’est nommé « acquis » que du point de vue de l’actualisation en lui des formes intelligibles. De plus, il est dit dans le long passage que j’ai cité plus haut que : « (…) ni l’une des [puissances] bestiales, animales, où la lumière est absolument absente ». Il est vrai que l’on pourrait rapprocher cette affirmation d’un passage de Ḥayy Ibn Yaqẓān 93 dans lequel Avicenne considère les puissances concupiscibles et irascibles comme des compagnons respectivement glouton et violent. Cependant, comme le montre bien A. M. Goichon dans le commentaire qu’elle donne du passage en question, pour Avicenne, qui suit en cela Platon – reprenant l’exemple de l’attelage (Phèdre, 253d-254) –, ces puissances sont nuisibles si on les laisse dominer, mais dès lors qu’elles sont sous le contrôle de l’âme rationnelle, elles ont une certaine utilité : L’âme utilise ses compagnons si elle sait les commander ; en même temps elle accroît leur valeur en les élevant à une perfection qui dépend précisément de l’équilibre dans lequel elle maintient leur développement. Soumise à l’intelligence la « faculté irascible repousse ce qui est nuisible », la « faculté concupiscible conduit à ce qui est nécessaire ou utile » 94.
L’idée des puissances animales comme un domaine de pures ténèbres desquelles la lumière est radicalement absente n’est pas avicennienne. L’anthropologie d’Avicenne ne dénigre pas totalement le corps, et pour lui la venue au monde n’est pas une chute dans le monde des ténèbres, mais un passage nécessaire dans la voie qui conduit l’homme à la perfection.
93. « Le compagnon qui est sur la droite est un violent. Lorsque sa colère est surexcitée, aucun conseil n’arrive à le dompter. La douceur ne l’apaise pas, il est comme le feu dans le bois à flamber, comme un torrent sur la pente, comme un étalon lubrique, comme une lionne qui a perdu son petit. Celui qui est à sa gauche est un dégoûtant, un glouton, un étalon excité, rien que la terre n’emplira son ventre, rien que la poussière ne bouchera son appétit. Il est une lèche, une gourmandise, une dégustation, une avidité. Il est comme un porc que l’on a affamé et envoyé dans l’ordure », trad. A. M. Goichon, Le Récit de Ḥayy Ibn Yaqẓān commenté par des textes d’Avicenne, Paris 1959, p. 48. 94. Ibid, p. 59.
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Poursuivons notre lecture du texte : Celui qui a péri n’a péri (fa-mā halaka man halaka) que parce que la puissance estimative – qui appartient aux puissances animales qui émettent un jugement (al-ḥākim) 95 sur la forme abstraite [de la matière] en l’absence des sens – fait correspondre un leurre (kadhb) [à ce qui a été saisi par les sens]. L’impudente [puissance], qui porte la marque de l’intellect matériel, ne se départ, certainement pas, lorsqu’elle captive l’esprit, du doute dans ses imitations ni du rejet dans ses croyances ni de la corruption dans son attente, ni de la ruine à venir. Lorsqu’il est corrompu en raison de la forme qui est objet de croyance (fa-idhā fasada bi-l-ṣūra al-mu‘taqada) 96, [celui qui a disparu] trouve alors (wajada) 97 que l’âme rationnelle, dans les correspondances qu’elle a avec lui, a une espèce de correspondance dépourvue des formes nobles intellectuelles qui font passer l’âme rationnelle à l’acte. Or, elle a besoin (wa qad aḥwajat) 98 dans sa nature d’appréhender ce qui l’empêche [de passer à l’acte] de la même manière que la pierre qui a été soulevée et placée dans un autre lieu que son lieu naturel, le quitte ; ce qui l’empêche [de retomber] a été retiré, alors elle retombe en chutant vers le bas, retournant à sa nature. Il en est ainsi lorsque les instruments [de l’âme rationnelle], ceux dont elle faisait usage pour acquérir l’intellect acquis, sont corrompus ; tels les sens externes et les sens internes, à savoir l’estimative et la mémoire et la cogitative. Il reste donc [i.e. celui qui a disparu] plein de désir envers la nature [qui est celle de son âme] à acquérir ce qui parachève son essence, alors même qu’elle n’a pas l’instrument de [cette] acquisition 99.
95. Ce mot est dans tous les manuscrits sans exception que j’ai examinés. M. Marmura dans son édition (p. 56) l’omet dans le corps du texte ainsi que dans l’apparat critique. Il est étonnant que dans sa traduction (p. 119) il traduise ainsi, prenant en compte ce mot : “Indeed, all who have perished have suffered thus because they have conformed with the estimative faculty, which is the animal faculty that gives false judgments regarding the abstracte images when the senses are dormant”. 96. Leçon de Fazil Ahmed 868, Sep 1217, Ragib Pasha 1483, Ayasofya 4754 et Mak 2007. 97. J. B. Brenet a choisi « wajadat » sans justifier la provenance de cette leçon. Dans les neuf manuscrits que j’ai examinés on a « wajada », qui est aussi la leçon retenue par M. Marmura. 98. C’est la leçon de Hüseyin Çelebi 1194, Fazil Ahmed 868, Sep 1217, Ragib Pasha 1483, Ayasofya 4754 et Mak 2007. Dans son apparat (p. 56), M. Marmura précise que c’est aussi la leçon de Gotha (mais il omet de signaler que c’est également celle du manuscrit de Bursa). 99. Tout ce passage est très corrompu. Les variantes dans les manuscrits que j’ai consultés sont nombreuses et manifestent probablement les difficultés qu’ont eues les
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Ce passage est tellement confus que je renonce à le commenter. Comme je l’ai signalé en note, les variantes dans les neuf manuscrits que j’ai examinés sont très nombreuses (un coup d’œil sur l’apparat critique de M. Marmura permet de se rendre compte qu’il y a aussi beaucoup de variantes dans les manuscrits qu’il a collationnés). Les copistes ont sans doute tenté de suppléer par endroits pour donner du sens au texte. On ne peut traduire ce passage qu’en projetant ce qu’on croit en être la signification. J. B. Brenet a dû (sans justifier ses choix par le recours à l’examen des manuscrits) modifier l’édition de M. Marmura pour approcher un sens acceptable. M. Marmura et O. Lizzini ont quant à eux traduit de façon à sauver le sens en s’éloignant ostensiblement du texte. Poursuivons notre lecture du texte : Quelle plus grande calamité que cela peut-il y avoir, surtout si [l’âme] demeure pour l’éternité dans cet état ? Du fait de sa correspondance [à l’estimative] pour ce qui est des vices (al-khasā’is) 100 pratiques, il est douteux que l’âme demeure séparée de ses frères de malheur, alors qu’elle s’est déjà habituée à ce qui la fait correspondre [à leurs vices] et qu’elle ne s’oppose pas au plaisir appétitif sensible. Comment se pourrait-il que ce [plaisir] se réalise en elle alors qu’elle n’a pas avec elle de puissance appétitive et sensible ? Ce dit l’explique : « Ne tombe pas amoureux d’un voyageur ! Qu’il voyage ou qu’il meurt, tu resteras souffrant dans le feu ardent du désir » 101. Puisque la signification du châtiment et de la récompense a été brièvement clarifiée 102, discutons à présent de l’essence du Paradis et de l’Enfer. Nous disons : puisqu’il y a trois mondes, un monde sensible, un monde imaginatif et estimatif, et un monde intellectuel, [sache que] le monde intellectuel est le lieu de la permanence, à savoir le Paradis, que le monde imaginatif et estimatif, comme on l’a vu, est le monde de la perdition, et que le monde sensible enfin, est le monde des tombeaux 103.
copistes à le comprendre. Toute traduction ne peut être que très conjecturale. Le sens demeure confus, à la limite de la compréhension. 100. Il faut noter que dans le texte édité par J. B. Brenet, on lit ḥasā’is au lieu de khasā’is. Mais il s’agit simplement d’une coquille, puisqu’il traduit « vices ». 101. Pour le proverbe ainsi que pour la suite du passage jusqu’à « tombeau », j’ai repris la traduction de J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 113. 102. Le texte a « tabayyana » qui a le sens de clarifier par une explication un sujet (je n’ai pas suivi J. B. Brenet pour ce bout de phrase). 103. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 112 (traduction) et p. 113 (arabe).
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Pour la première partie de ce passage, qui va de « Quelle plus grande calamité » à « le feu ardent du désir », on est encore une fois surpris du manque de rigueur de ce texte. Encore une fois, comme pour le passage précédent, il y a beaucoup de variantes dans les manuscrits et il semble que les copistes ont essayé de construire un sens acceptable. On est aussi surpris par la conclusion du passage « Puisque la signification du châtiment et de la récompense a été brièvement clarifiée ». Difficile de lire dans ce qui précède un exposé clair sur le Paradis et l’Enfer. Par ailleurs, nous ne trouvons nulle part, dans les ouvrages connus d’Avicenne, l’idée selon laquelle il existe trois mondes, un monde sensible, un monde imaginatif et estimatif et un monde intellectuel. La puissance imaginative et la puissance estimative créent des formes par association et séparation, mais ces formes ne constituent pas un monde en soi. Bien sûr, il y a les âmes des sphères qui sont dotées d’imagination. Mais nous avons vu qu’Avicenne 104 est peu disert sur le statut de ces images et ne dit jamais qu’il existe un ῾ālam al-mithāl comme le feront Suhrawardī et ses épigones. De plus, encore une fois la dépréciation du sensible n’est pas une doctrine avicennienne. La caractérisation du monde sensible comme étant « le monde des tombeaux » ne se trouve pas dans les œuvres connues d’Avicenne 105. Philosophe mais aussi médecin, Avicenne a valorisé le corps, lui a donné un statut dans sa doctrine de la connaissance, mais aussi dans son anthropologie. L’âme humaine ne vient à l’existence que lorsqu’un corps est disposé à la recevoir. L’existence est un don de Dieu, une opportunité de réalisation et de perfectionnement pour l’âme. Le corps est un instrument (āla) 106 ; une monture (dābba), qu’il faut savoir abandonner lorsque le but du voyage est atteint et qu’elle se révèle alors encombrante 107 ; un royaume (mamlaka) sur lequel il faut régner 108. L’âme est l’ordonnatrice de ce royaume (al-mudabbira) et sa gouvernante (al-muṣarrifa) 109. 104. Sur le statut de l’imagination de l’âme des sphères et de leurs images, cf. mon « Re-presentation in Avicenna’s doctrine of knowledge », dans S. Mousavian, J. L. Fink, éd., The Internal Senses in the Aristotelian Tradition, Springer 2020, p. 83-113. 105. Dans son commentaire de la sourate al-Nās, Avicenne caractérise les puissances animales comme étant « ténébreuses », « obscures » et « troubles », cf. Tafsīr sūrat alNās, dans Al-tafsīr al-qur’ānī wa-l lugha al-ṣūfiyya fī falsafat Ibn Sīnā, éd. H. ῾Āṣī, Beyrouth 1983, p. 121-125. 106. Traité de l’âme du Shifā’, V, 3, p. 199. 107. Traité de l’âme du Shifā’, V, 2, p. 198. 108. Ibid. p. 199. 109. Traité de l’âme du Shifā’, V, 4, p. 207.
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Ailleurs, le corps est également décrit comme semblable aux vêtements (al-thiyāb) auxquels l’homme est tellement habitué, qu’il se les représente comme une partie intégrante de lui-même 110. Nous voyons ces métaphores utilisées par Avicenne, « royaume », « outil », « vêtement » ne sont pas négatives ou dépréciatives, bien au contraire. Le corps est conçu comme un moyen pour l’âme, elle se doit de l’utiliser à bon escient, de sorte qu’elle puisse une fois son but atteint l’abandonner. Le corps, comme un outil, n’est pas mauvais en soi ; ce qui est mauvais, c’est que le corps, au lieu d’être un moyen devienne une fin en soi. Nulle part Avicenne ne caractérise le sensible comme étant « le monde des tombeaux ». Cette caractérisation extrêmement négative et teintée d’une connotation morale va à l’encontre de la conception avicennienne du monde sensible. Poursuivons notre lecture : Sache ensuite, [toutefois], que l’intellect, pour la conception de la plupart des universels, requiert l’induction des particuliers, lesquels requièrent nécessairement les sens externes. Tu sauras ensuite que l’intellect, des sens externes jusqu’à l’imagination, puis l’estimative et la cogitative [tout] cela faisant partie de la Fournaise – emprunte une voie et un chemin étroits et difficiles, jusqu’à ce que [cet] intellect accède lui-même et qu’il intellige. Il voit alors comment il a emprunté un chemin et une voie [passant] dans le monde de la Fournaise. S’il le traverse, il atteint le monde de l’intellect, tandis que s’il s’y arrête, qu’il imagine que l’estimative est l’intellect et que ce qu’elle indique est vrai, il s’arrête alors dans la Fournaise, séjourne dans la Géhenne, périt et subit une immense perte. Tel est le sens de son discours sur la « voie » 111.
Encore une fois dans ce passage, nous pouvons constater que l’auteur commente un texte. Sinon il ne dirait pas « Tel est le sens de son discours sur la « voie » ». De plus, ni le vocabulaire ni les idées exprimées ici ne peuvent être rapportés à des textes connus d’Avicenne. La référence au vocabulaire eschatologique coranique pour expliquer le cheminement progressif de la connaissance a une résonance très peu avicennienne. L’identification des sens – externes et internes – à la voie qui conduit à la Fournaise n’est pas compatible avec ce qu’Avicenne
110. Traité de l’âme du Shifā’, V, 7, p. 225. 111. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 112-114 (traduction).
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écrit dans ses traités de psychologie. Les sens internes préparent l’âme à établir une jonction avec l’Intellect agent, ils ne sont pas des instruments de perdition de l’âme humaine. Si l’estimative conditionne nos jugements faux sur le monde, et limite l’horizon des hommes, leur laissant croire que seul le monde matériel qui les entoure existe 112, elle a une fonction indispensable dans le processus qui mène à la connaissance intellectuelle (excepté pour les hommes dotés d’un intellect saint) et de plus, elle permet de construire les propositions morales 113. Nulle part Avicenne ne considère que les sens qu’ils soient internes ou externes mènent l’homme à sa perdition. Sa psychologie se distingue au contraire, par rapport aux doctrines platoniciennes et néoplatoniciennes, par une réhabilitation du corps et par l’affirmation de sa nécessité dans le processus de réalisation de l’intellect (excepté pour le prophète d’un point de vue noétique, mais nous avons vu que les deux autres modalités de la prophétie – l’imagination puissante et la capacité d’agir sur la matière – mettent en œuvre des puissances corporelles). Quant à ce que le prophète Muḥammad – que la bénédiction et la paix soient sur lui ! – a transmis de son Seigneur Tout-Puissant, en disant : « dix-neuf y sont préposés » (Cor. LXXIV, 30), puisqu’on a déjà expliqué ce qu’était la Fournaise, et que nous avons montré qu’il s’agissait en somme de l’âme animale, puis montré que c’est elle qui demeurait éternellement dans la Géhenne, et, [puisque cette âme] est divisée en deux parties, une partie perceptive [théorique] et une partie pratique, que la pratique est concupiscible et irascible, que la théorique est [constituée des] représentations, par l’imagination des choses senties par les sens
112. L’estimative est une puissance judicative qui intervient dans tous les jugements relatifs au sensible. Ainsi, elle intervient dans les jugements mettant en cause des émotions comme la colère, la peine, le désir, etc. Pour Avicenne c’est de cette puissance psychique dont procèdent la plupart des activités animales (voir Traité de l’âme du Shifā’, IV, 3, p. 162). Comme le note Y. Michot : « L’estimative va souvent trop vite en besogne. Elle ne s’inquiète pas de l’insuffisance éventuelle du savoir, d’origine d’ailleurs assez floue, qui fonde ses jugements sans appel. Chose plus grave encore, sa prétention la conduit à limiter fortement l’horizon des hommes. Habituée aux choses corporelles, elle juge en effet irréels les êtres purement spirituels, elle les refuse avec la même aisance qu’elle entérine et impose au psychisme l’existence des créations les plus étranges de l’imagination », Y. Michot, La destinée de l’homme selon Avicenne : Le retour à Dieu (maʿād) et l’imagination, Louvain 1986, p. 149. 113. Sur cette question, cf. S. Vasalou, Ibn Taymiyya’s Theological Ethics, Oxford University Press, Oxford 2016, p. 58 et s. et aussi M. Marmura, dans Id., « Ghazali on Ethical premises, » Probing in Islamic Philosophy, Binghamton, New York, p. 261-265.
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Meryem Sebti externes, que ces choses senties sont [au nombre de] seize, que la puissance estimative qui juge ces formes d’un jugement non nécessaire est unique, eh bien, deux, plus seize, plus un, [font] dix-neuf, si bien qu’on a montré la véracité de son propos : « dix-neuf y sont préposés » 114.
Encore une fois, l’identification de la Géhenne à l’âme animale ne correspond pas à ce qu’écrit Avicenne dans ses écrits psychologiques. La distinction à l’œuvre dans ce passage entre la partie pratique (concupiscible et irascible) et une partie théorique (constituée des représentations) est aussi peu avicennienne, puisqu’Avicenne distingue les représentations intellectuelles des représentations par l’imagination et l’estimative, et que la distinction entre les puissances de l’âme s’opère pour lui entre celles (liées au corps) qui appréhendent ce qui est matériel et celles (immatérielles) qui appréhendent ce qui est immatériel 115. De plus, le comptage de dix-neuf sens et sensations effectué afin de correspondre au verset coranique a également une connotation fort peu avicennienne 116. Dans sa démarche philosophique, contrairement aux Ikhwān al-Ṣafā par exemple ou aux penseurs de l’ishrāq, Avicenne fait un usage moins systématique des citations coraniques. S’il considère que le Coran recèle une vérité métaphysique (que seul le philosophe peut mettre au jour), la démarche inductive fondée sur le syllogisme demeure pour lui la voie royale pour atteindre la connaissance. Même le prophète connaît au moyen de syllogisme 117. Poursuivons encore : Quant à ce qu’il dit : « comme gardiens du Feu, nous n’avons placé que les Anges » (Coran 74:31), il est de coutume dans la religion d’appeler « Anges » les puissances subtiles non sensibles. Quant à ce qu’a transmis le prophète Muḥammad – sur lui soit la paix – de son Seigneur Tout-puissant, que « l’enfer a sept portes, et le Paradis huit », et bien, puisque l’on sait que les choses que perçoivent les particuliers [concrets], comme les sens externes, qui sont cinq (et leur perception des
114. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 114 (traduction). 115. Sur ce point, cf. mon, « Representation in Avicenna’s doctrine of knowledge », p. 83-113. 116. Nous trouvons, en revanche, cette comparaison chez Mulla Ṣadrā, cf. p. 501-502. 117. Pour la doctrine du ḥads, ou intuition intellectuelle, qui est donnée au prophète au plus haut point, cf. mon « Avicenne » dans Noétique et théorie de la connaissance dans la philosophie arabe des ixe-xiie siècles, p. 267-309, voir aussi A. Eran, “Intuition and Inspiration – The Causes of Jewish Thinkers’ Objection to Avicenna’s Intellectual Prophecy (Ḥads)”, Jewish Studies Quarterly 14/1 (2007), p. 39-71.
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L'authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt formes comprend les matières [dans lesquelles ces formes se trouvent]), soit perçoivent en représentant [les formes] sans [leurs matières] : c’est le cas du dépôt des sens, appelé « imagination », puis d’une puissance qui les juge d’un jugement non nécessaire, à savoir l’intellect, [tout] cela fait huit. Lorsque les huit s’associent en un tout, elles conduisent à la félicité éternelle et à l’entrée dans le Paradis. En revanche, si [ne] sont présentes [que] sept d’entre elles, qui ne se parachèvent que par le huitième, c’est à la détresse éternelle qu’elles conduisent. Il est d’usage dans la langue qu’une chose conduisant à une autre soit appelée « sa porte ». Par conséquent, les sept [puissances] conduisant à l’Enfer sont appelées [elles aussi], « ses portes » 118.
Là encore, ni l’analyse stylistique ni l’analyse doctrinale ne permettent d’attribuer la paternité de ce passage à Avicenne. Les sens internes et externes ne sont pas les portes de l’Enfer pour Avicenne ainsi que nous l’avons souligné. Nous avons trouvé en revanche ce type de spéculation chez Mullā Ṣadrā 119. B. L’étude stylistique La doctrine de la prophétie d’Avicenne a eu une influence considérable notamment sur les théologiens ash‘arītes à partir du xiie siècle, mais également sur Suhrawardī. Dans une de ses épîtres rédigée en persan Yazdān shenākht (De la connaissance de Dieu) 120 on trouve des passages reprenant mot à mot des passages d’Avicenne consacré à la prophétie, notamment des passages du livre X de la Métaphysique du Shifā’. On pourrait donc penser que Suhrawardī et Mullā Ṣadrā auraient repris des passages entiers de la Risāla fī ithbāt al-nubuwwāt d’Avicenne. Or, selon mon hypothèse, ce texte a été rédigé par un penseur influencé à la fois par la pensée ismaélienne et ishrāqī. C’est à cette source qu’aurait puisé Mullā Ṣadrā. Lorsque nous effectuons une étude comparative stylistique de la Risāla fī ithbāt al-nubuwwāt, nous trouvons, en effet, de très nombreux points communs avec des textes ismaéliens et ishrāqī.
118. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 116. 119. Voir p. 501-502. 120. Voir Yazdān Shenākht, dans Majmū‘a-yi muṣannafāt-i Shaykh-i Ishrāq, éd. H. Corbin, Téhéran 1996 (4 vol.), vol. 3, p. 403-459, p. 453-454.
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Ainsi, si nous examinons les Rasā’īl ikhwān al-Ṣafā d’un point de vue doctrinal et stylistique, nous trouvons un certain nombre de points communs avec notre texte. Comme nous l’avons mentionné, la notion de quwwa malakiyya se trouve dans les Rasā’īl ikhwān al-Ṣafā 121 : والرابعة فوق هذه و هي التي ندعو إليها إخواننا كلهم في أي مرتبة كانوا و هي التسليم و قبول التأييد و مشاهدة الحق عيانا و هي القوة الملكية الواردة بعد خمسين سنة من مولد الجسد ،و هي الممهدة للمعاد.
Cette puissance angélique de l’intellect est propre au prophète. Elle passe de la puissance à l’acte (ainsi que le mentionne d’ailleurs notre texte) : و اعلم يا أخي بأن هؤالء القوم الذين تق ّدم ذكرهم هم ورثة أنبياء ّ للا و خلفاء رسله في األرض ،و أن الذي ورثوه منهم إنما هو العلم و اإليمان و التعبّد ،و قبول التأييد و اإللهام ،و الزهادة في الدنيا و ترك طلبها ،و الرغبة في اآلخرة و االشتياق إليها ،و ذلك أنهم متشبهون بالمالئكة في أفعالهم و أخالقهم و سيرتهم من تركهم الشهوات الجسمانية ،و إعراضهم عن اللذات الحسّية المركوزة في الطبيعة ،باالمتناع عنها بعد المقدرة عليها ،مع شدة مجاذبة الطبيعة لهم إليها ،و هم يتركونها باجتهاد منهم و عناية شديدة بعد الفكر و الرويّة ،و يختارون الشدة على الرخاء ،و التعب على الراحة ،و مخالفة الهوى و حمل ثقل التعبد على النفس؛ و ك ّل ذلك لمرضاة ّ للا و االقتداء بأنبيائه و رسله في سنّة الدين ،فال جرم أنهم مالئكة بالقوة ،فإذا فارقت نفوسهم أجسادهم ،كانت مالئكة بالفعل ،فهذا الذي كان الغرض من رباط النفس بالجسد ،أن تصير النفس الناطقة ملكا من المالئكة 122 بالفعل بعد ما كانت بالقوّة.
Ailleurs il est question de la puissance de l’ange qui est cœur de la prophétie : ثم اعلم أن الحكماء األولين قد تكلمت في فنون من العلوم ،و ضروب من اآلداب ،و غرائب من الحكم كثيرة ال يحصي عددها ّإال ّ للا الواحد القهار .فمنها من تكلم في تركيب األفالك و أحكام النجوم .و تكلّموا أيضا في الطب و الطبائع و الكائنات التي تحت فلك القمر .و قوم من العلماء الشرعيين ينكرون أكثره ،إما لقصور فهمهم عما وصف القوم ،أو لتركهم النظر فيها ،و اشتغالهم بعلم الشرع و أحكامه أو لعناد بينهما .و كذلك أيضا ان أكثر من ينظر في العلوم الحكمية ،من المبتدئين فيها و المتوسطين من بينهم ،يتهاونون بأمر الناموس و أحكام الشريعة و يزرون بأهله، و يأنفون من الدخول تحت أحكامه ،إال خوفا و كرها من قوة الملك الذي هو أخو النب ّوة .كل ذلك لقصور فهم الفريقين جميعا عن معرفة حقائق هذه األشياء المذكورة ،و لقلة علمهم أيضا بماهيّات الكائنات .123
La prophétie est considérée par les ikhwān al-ṣafā, comme une des puissances angéliques :
121. Rasā’īl ikhwān al-ṣafā, éd. Dār Ṣādir/ Dār Beyrūt, Beyrouth 1957 (4 vol.), vol. 4, p. 174. 122. Rasā’īl ikhwān al-ṣafā, vol. 1, p. 378. 123. Rasā’īl ikhwān al-ṣafā, vol. 3, p. 29.
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L'authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt واعلم أيها األخ أن النب ّوة هي أعلى درجة و أرفع رتبة ينتهي إليها حال البشر مما يلي رتبة المالئكة ،و أن تمامها في ست و أربعين خصلة من فضائل البشرية :األولى هي الرؤيا الصادقة ،و هي جزء من أجزاء النبوة كما قال النبي ،صلى ّ للا عليه و سلم » :الرؤيا الصادقة جزء من ستة و أربعين جزءا من أجزاء النبوّة « .و نحن قد فصّلنا الخمس و األربعين الخصلة الباقية و شرحناها في رسالة لنا بعد هذه تجدها إن شاء ّ للا .124
Nous trouvons également chez les ikhwān al-Ṣafā une référence à l’âme universelle qui émane sur les âmes individuelles comme le ferait l’Intellect agent sur notre âme (ce qui correspond à ce qu’on lit dans notre texte). Ce passage explique que lorsque les âmes individuelles se détournent du corps, elles peuvent s’unir à cette âme universelle et goûter les délices spirituels : و اعلم يا أخي أن فضائل النفس الكلية فائضة على األنفس الجزئية دفعة واحدة ،مبذولة لها دائم األوقات؛ ّ لكن األنفس الجزئية ال تطيق قبولها ّإال شيئا بعد شيء في مم ّر الزمان ،و المثال في ذلك ّ فيض األنفس الجزئية بعضها على بعض ،و ذلك أن األب الشفيق و المعلم الحريص على تعليم تلميذه ،يو ّد أن يعلم ك ّل ما يحسنه ،و يعلّمه لتلميذه دفعة واحدة ،و ّ لكن نفس المتعلم ال تقبل ّإال شيئا بعد الشيء على التدريج. ثم إن المانع لألنفس الجزئية قبول فيض النفس الكليّة دفعة واحدة هو ألجل استغراقها في بحر الهيولى و تراكم ظلمات األجسام على بصرها ،لشدة ميلها إلى الشهوات الجسمانية ،و غرورها باللذات الجرمانية ،فمتى انتبهت من نوم الغفلة و استيقظت من رقدة الجهالة ،و صحت من سكرة عمايتها ،و أفاقت من غمرة غشيتها ،و أخذت ترتقي في العلوم و المعارف ،و دامت على تلك ّ المالذ الحال ،لحقت بالنفس الكلية ،و شاهدت تلك األنوار العقلية و األضواء البهيّة ،و نالت تلك الروحانية و السّرورات ال ّديموميّة األبديّة ،التي كلّها أشرف و أعلى منزلة مما كان ،فوق ما تق ّدم قبله ،و دون ما يأتي بعده .و متى هي أعرضت ع ّما و صفنا ،و أقبلت على طلب الشهوات الجسمانيّة و الزينة الطبيعيّة ،بعدت من هناك و انحطّت إلى أسفل السافلين ،و غرقت في بحر الهيولى ،و غشيتها أمواجها ،و تراكمت على بصرها ظلماتها ،و إلى هاتين الحالتين أشار ،ع ّز اسمه ،بقوله تعالىَّ » : ور ِه َك ِم ْشكا ٍة فِيها ِمصْ باحٌْ ،ال ِمصْ با ُح للاُ نُو ُر السَّماوا ِ ضَ ،مثَ ُل نُ ِ ت َو ْاألَرْ ِ َ ُ ُ ُ فِي ُزجا َج ٍةُّ ، الزجا َجةُ كَأَنَّها َكوْ كَبٌ دُرِّيٌّ « اآلية .ثم قال تعالى » :أوْ َكظلما ٍ ت فِي بَحْ ٍر لجِّ ٍّي يَ ْغشاهُ ُ ُ ٌ َ َ ْ ْ حابٌ ع ب ق ف ُها ض ع ب مات ل ظ ، س ه ق ف ن م ٌ، ج م َ .موْ ٌج ِم ْن فَوْ قِ ِه ْض « اآلية .125 َ وْ وْ وْ َ َ َ ِ ِ ِ َ ٍ
On trouve chez les ikhwān al-Ṣafā l’idée selon laquelle il y a une procession des intelligibles qui provient ultimement de Dieu vers l’intellect universel, et de ce dernier vers l’âme universelle qui les émane sur les âmes individuelles :
124. Rasā’īl ikhwān al-ṣafā, vol. 4, p. 125. 125. Rasā’īl ikhwān al-ṣafā, vol. 2, p. 11-12.
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Meryem Sebti ّ ثم اعلم أن تلك المحاسن و الفضائل و الخيرات كلّها إنما هي من فيض و إشراق نوره على،للا و هي. و من النفس الكليّة على الهيولى، و من العقل الكلّي على النفس الكليّة،العقل الكلّ ّي على ظواهر األشخاص و األجرام التي من،الصورة التي تري األنفس الجزئية في عالم األجسام .126 محيط الفلك إلى منتهى مركز األرض
On trouve aussi dans les Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā l’évocation du Trône qui est porté par huit entités, et le fait que l’enfer est doté de sept portes و إذا تأ ّملت أيضا و اعتبرت وجدت الثمانية و العشرين حرفا التي في اللغة العربية المماثلة لثمان و هي )ا ل ف ي م ن د و(؛ و مفاعيل، هجاؤها ثمانية أحرف،و عشرين منزلة من منازل القمر ، و هي أجزاء العروض؛ و أجناس ألحان غنائهم أيضا ثمانية،أشعار العرب أيضا ثمانية أجزاء و النّيّران، و حملة العرش ثمانية، و قد قيل إن للجنان ثماني مراتب.كما سنبيّن في فصل آخر .127 و قد بينّا في رسالة البعث و القيامة حقيقتها،سبعة أبواب
Examinons à présent les similitudes entre notre texte et les textes ishrāqī Prenons, la mention de la triade Pythagore, Socrate et Platon qui est mentionnée dans notre texte : De même les plus grands philosophes de la Grèce, comme Pythagore, Socrate et Platon, ainsi que ses prophètes, usaient dans leurs livres de symboles et d’indications, où ils enfouissaient leurs secrets 128.
On ne trouve, à ma connaissance, cette triade mentionnée nulle part chez Avicenne. En revanche, elle est très couramment citée dans les œuvres ishrāqī où elle présente une hiérarchie de philosophes qui fondent la science philosophique. On la retrouve à plusieurs reprises sous la plume de Shahrazūrī, notamment dans son introduction à Ḥikmat al-Ishrāq de Suhrawardī : و هذه الحكمة الذوقيّة ق ّل من يصل اليها من الحكماء و ال يحصل ّاال لالفراد من الحكماء المتألّهين و هؤالء منهم قدماء سبقوا ارسطو زمانا كاغاثاذيمون و هرمس و انباذقلس و فيثاغورس.الفاضلين .و سقراط و افالطون و غيرهم من االفاضل االقدمين الذين شهدت االمم المختلفة بفضلهم و تق ّدمهم بل لهم بحوث و، فلم يكونوا خالين عن البحث،و هؤالء و ان كان اكثر و كدهم االمور الذوقيّة .129 تحريرات و اشارات منها تقوّى امام البحث ارسطاطاليس على التهذيب و التفصل
126. Rasā’īl ikhwān al-ṣafā, vol. 3, p. 285. 127. Rasā’īl ikhwān al-ṣafā, vol. 1, p. 217. 128. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 98 (traduction). 129. Majmū‘a-yi muṣannafāt-i Shaykh-i Ishrāq, éd. H. Corbin, Téhéran 1996 (4 vol.), vol. 2, p. 5, al-Muqaddima li-Shams al-Dīn Moḥammad al-Shahrazūrī ‘alā Kitāb Ḥikmat al-Ishrāq.
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On la retrouve de nouveau sous la plume de l’un des deux commentateurs de Ḥikmat al-ishrāq (soit Shahrazūrī soit Quṭb al-Dīn al-Shirāzī, plus probablement Shahrazūrī) édité dans le second volume des œuvres complètes du Shaykh al-ishrāq : و انّما كان امام الحكمة ّ ألن االمام هو القدوة ،و القدوة للباحثين هو ارسطو ،و هو حسنة من حسنات افالطون ،و م ّمن لزمه نيّفا و عشرين سنة .و كان افالطون مع البحث الصحيح و الكشف الصريح الذوق التا ّم و التجرّد الذى ليس وراءه تجرّد ،و لهذا كان امام الحكمة النظريّة و رئيس الحكمة العلميّة و غيرهما :أى و كذا هو ذوق جميع الحكماء الذين كانوا قبل افالطون من زمان هرمس الهرامسة المصر ّ ى المعروف بادريس النب ّى الى زمان افالطون ،و العظماء الذين بينهما كانباذقلس و تلميذه فيثاغورس ،و تلميذه سقراط ،و تلميذه افالطون و هو خاتم أهل الحكمة الذوقيّة؛ و من بعده فشت الحكمة البحثيّة ،و ما زالت فى زيادة الفروع الغير المحتاج اليها حتّى انطمست االصول المحتاج اليها .و انّما س ّمى هرمس والدا ألنّه أوّل من دوّن الحكمة و النجوم و الطلسمات و كثيرا من العجائب ،ث ّم تداولت حكمته بين تالمذته ،و انتشرت منهم حتّى انتهت الى هؤالء العظماء … الذين هم أهل يونان .130
La mention de ces trois sages grecs se retrouve plusieurs fois dans le corpus de Shahzazūrī, notamment dans les Rasā’il al-shajara al-Ilāhiyya fī-l ‘ulūm al-ḥaqā’iq al-rabbāniyya : و المبدأ الثاني للفلسفة من فيثاغورس بن ميثاخورس الذي من جزيرة ساميا و هو المس ّمي للفلسفة بهذا االسم الذي معناه » محبّ الحكمة « .و كان قد لقي تالميذ سليمان بن داود -على نبيّنا و عليه السالم بمصر و استفاد منهم و دخل هناك إلى بيوت المتألّهين المرتاضين؛ و تأ ّمر عليهم برياضات و مجاهدات عظيمة و علوم عميقة شاهدوها منه؛ و لم يكن يتم ّكن من الدخول إليهم ّإال الرجل الشريد الفريد .و تتلمذ أيضا للحكيم المعظم الربّاني أنباذقلس و هو أخذ عن لقمان اآلخذ عن داود النبي .ث ّم سقراط المحبّ عن فيثاغورس ،و أفالطون أخذ عن سقراط ،و أخذ أرسطاطاليس عن أفالطون و صحبه نيّفا و عشرين سنة .131
Ou encore : الوجه الثالثّ : إن المتق ّدمين من الحكماء كأفالطن و سقراط و فيثاغورس و غيرهم من األفاضل، كانوا يرون ّ أن جواهر العالم الجسماني كظ ّل و شبح لجواهر العالم األعلى الروحاني؛ و مرادهم بكونها ّ ظال أنّها تكون معلولة لتلك الجواهر العقلية،و جوهر العلة متقدم على جوهر المعلول بالذات ال بالوجود الذي هو أمر اعتباري؛ فإذا كان جوهر العلة أقدم من جوهر المعلول و كان المعلول مستفادا من جوهر العلة ،فالعلة أكمل و أتم من جوهر المعلول ،فكيف يتساويان في كمال الجوهرية و تمامها؟ فيجب أن يكون ال محالة جوهر العلة أكمل من جوهر المعلول ،و هو معنى الشدة التي ذكرناها .132
130. Dhayl muntakhabhāyé az sharḥé rāji‘ be muqadameyé ketāb Ḥikmat-al-Ishrāq, dans Majmū‘a-yi muṣannafāt-i Shaykh-i Ishrāq, éd. H. Corbin, vol. 2, p. 300. 131. Rasā’il al-shajara al-Ilāhiyya fī -l-‘ulūm al-ḥaqā’iq al-rabbāniyya, éd. Najafqulī Ḥabībī, Téhéran 1373/1994 (3 vol.), vol. 1, p. 16. 132. Ibid., vol. 3, p. 140. On retrouve de nouveau cette mention plus loin dans le texte, vol. 3, p. 572 :
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La mention de ces trois sages se retrouve également dans le Commentaire de Ḥikmat al-Ishrāq de Suhrawardī par Shahrazūrī : فالقسم األول :يعنى به معاينة المعانى و المجردات مكافحة ال بفكر و نظم دليل قياسى او نصب تعريف ح ّدى او رسمى ،بل بانوار اشراقية متتالية متفاوتة لسلب النفس عن البدن و تتبيّن معلقة تشاهد مجردها و يشاهد ما فوقها مع العناية االلهية .و هذه الحكمة الذوقية ق ّل من يصل اليها من الحكماء و ال تحصل اال لالفراد من الحكماء المتألّهين الفاضلين و هؤالء منهم قدماء سبقوا ارسطو زمانا ،كاغاثاذيمون ،و هرمس ،و انباذقلس ،و فيثاغورس ،و سقراط ،و افالطون ،و غيرهم من االفاضل االقدمين الذين شهدت االمم المختلفة بفضلهم .133
On trouve dans notre texte une citation apocryphe d’Aristote dans laquelle il explique – se défendant contre Platon, qui lui fait le reproche – d’avoir divulgué dans ses ouvrages des vérités, qu’il aurait fallu taire que même s’il a divulgué des secrets dans ses livres, il les a rédigés d’une façon telle qu’ils sont inaccessibles aux gens du commun : وأما أفالطون فقد عذل ارسطاطاليس في إذاعته الحكمة وإظهاره العلم حتى قال ارسطاطاليس :إنّي وإن عملت كذا ,فقد تركت في كتبي مهاوي كثيرة ال يقف عليها إال القليل من العلماء العقالء .134
On trouve une citation quasi identique dans un contexte à peu près similaire (reproche de Platon à Aristote) dans un extrait des deux commentaires sur l’introduction de Ḥikmat al-Ishrāq (donc encore une fois soit Shahrazūrī soit Quṭb al-Dīn al-Shirāzī, mais très probablement Shahrazūrī, puisqu’on retrouve cette citation dans son commentaire de Ḥikmat al-Ishrāq 135) : و لما عزل افالطون ارسطوطاليس على اظهاره للفلسفة ،اجاب :بانى و ان كنت اظهرتها و كشفتها قد اودعت فيها مهاويا و أمورا و غوامض ال يطّلع عليها اال الشريد الفريد من الحكماء ،اشار الى ما رمزه فيها. » علمت ّ أن وصول النفس المجردة إلى الكمال المذكور الذي لها إنّما يمكن عند تعلّقها باألبدان اإلنسانية ،فيجب ارتقاؤها إليها باالنتقال؛ و جميع الحكماء األوائل كهرمس و انباذقلس و فيثاغورس و سقراط و أفالطن و غيرهم من الحكماء الكبار أولي األيدى و األبصار ،و كذلك جميع األنبياء ،قائلون بالنقل صريحا و رمزا ،و كلهم أرباب كشف و ذوق و عروج؛ و ذلك كله يدل على صحة النقل و وجوب وقوع التناسخ؛ و كل عاقل فيجب عليه االقتداء بأهل الكشف و أرباب الوحي ،و قد أشارت الكتب المنزلة إلى حال التناسخ ،كما سيأتي ذكره بعد ذلك إن شاء ّ للا تعالى «. 133. Sharḥ Ḥikmat al-Ishrāq, éd. H. Ziai, Téhéran 1993, p. 4. On lit également, p. 21 : » و كذا هو ذوق جميع الحكماء من هرمس الهرامسة المصرى المعروف بادريس الى افالطون و الذي بينهما، كانباذقلس و تلميذه فيثاغورس و تلميذه سقراط ثم تلميذه افالطون ،و هو خاتم اهل الحكمة الذوقية و بعده فشت الحكمة البحثية و ما زالت في زيادة الفروع و الفصول غير المحتاجة اليها الى زماننا هذا حتى انطمست االصول الصحيحة و القواعد الحقة الصريحة و اشتغل باشياء ال حاصل لها «. Et aussi, p. 22 : » و قوله » كلمات االولين مرموزة « ،فان هرمس و انباذقلس و فيثاغورس و سقراط و غيرهم كانوا يرمزون في كالمهم و كانت مصنفاتهم و كتبهم مملوءة من ذلك و كانوا يصنعون ذلك لوجوه ثالثة «. 134. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 99 (texte arabe). 135. Sharḥ Ḥikmat al-Ishrāq, éd. H. Ziai, Téhéran 1993, p. 22.
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À ma connaissance, on ne trouve pas dans les ouvrages connus d’Avicenne ce type de citations d’Aristote dans lesquelles le philosophe persan évoque une quelconque science ésotérique aristotélicienne. Cette citation, dans le même contexte de critique de Platon, se trouve également dans Mukhtār al-ḥikam wa maḥāsin al-kilam de Mubashshir ibn Fātik (1019-1097) 136. Or cet ouvrage a été utilisé comme source par Shams al-Dīn al-Shahrazūrī pour composer son Nuzhat al-arwāḥ 137. On lit dans notre texte : Il existe en l’homme une puissance qui le distingue du reste des animaux : c’est la puissance appelée « âme rationnelle ». On la trouve chez tous les hommes mais avec des disparités 138.
On trouve chez Suhrawardī, la doctrine selon laquelle les âmes humaines ne sont pas égales entre elles quant à leur noblesse, leur sagesse ou leur ignorance en tant qu’elles ne procèdent pas toutes des mêmes principes : فصل پنجم در پديد كردن اختالف نفوس انسانى كه از مبادى حاصل و فائض مىشود بر چند و اختالف احوال ايشان چون قوّت و ضعف و شرف و خسّت و حكمت و جهل و، قسم است خيريّت و شرارت و رحمت و قساوت و حريّت و مملوكيّت بر حسب اختالف مباد يست بحكم آنكه و ايشان در جوهريّت مختلف. و اين حالت ايشان را طبيعى است، معلول مناسب علّت تواند بودن و ازين سبب است كه ايشان در اجرام و اضواء و ثبات و حركات مختلف افتادهاند كه،افتادهاند و ايشان اگر در جوهريّت يكسان بودندى پس در اين،جوهر ايشان در ذات خود اختالفى دارد .139 حاالت نيز يكسان بودندى
Voici la traduction de ce passage : Chapitre cinq sur la manifestation de la différence des âmes humaines qui se réalisent et émanent à partir des principes. Tu dois savoir que les âmes humaines qui procèdent des principes célestes sont de différentes sortes. La différence d’états qui les caractérisent relativement à la puissance, à la faiblesse, à la noblesse, à la vilénie, à la connaissance, à l’ignorance, aux biens et aux maux, à la compassion et à la cruauté, à la liberté et à la servitude est en fonction des différences des principes, pour la raison que le causé pourrait
136. Cf. D. Gutas qui la cite et la traduit, Avicenna and the Aristotelian tradition, p. 257. 137. Sur ce point, cf. E. Cottrell, « Le Kitāb Nuzhat al-arwāḥ wa rawdat al-afrāḥ de Shams al-Dîn al-Shahrazûrî l’ishrâqî : composition et sources », thèse de doctorat de l’École Pratique des Hautes Études, Paris 2004, p. 383-387. 138. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 88 (traduction). 139. Yazdān shenākht (De la connaissance de Dieu), dans Majmū‘a-yi Muṣannafāt-i Shaykh-i Ishrāq, vol. 3, p. 426.
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Meryem Sebti être conforme à la cause. Cet état qui est le leur est naturel. [Les âmes humaines] procèdent de substances différentes. C’est parce qu’elles procèdent de corps, de lumières, de principes stables et de mouvements différents que leurs substances [respectives] sont distinctes. Si elles procédaient d’une substance similaire alors dans ce cas, elles seraient aussi similaires.
Toute la seconde partie de l’Épître sur les prophéties fait usage d’un vocabulaire et de doctrines qu’on ne trouve nulle part dans les œuvres connues d’Avicenne. Certaines de ces doctrines sont même contraires à ce qu’Avicenne énonce ainsi que nous l’avons montré. Quant à ce que le Prophète – que la bénédiction et le salut de Dieu soit sur lui ! – a transmis de son Seigneur Tout-puissant lorsqu’Il dit – qu’Il soit exalté ! : « ce jour-là huit [d’entre les Anges] porteront au-dessus d’eux le Trône de ton Seigneur (69:17), nous disons qu’il est courant d’affirmer dans le cadre de la Loi que Dieu – qu’Il soit-exalté ! – est sur le trône. Entre autres choses cette expression signifie que le trône est le terme ultime des existants instaurés et corporels, et parmi les adeptes de la loi, les anthropomorphistes prétendent que Dieu – qu’Il soit exalté ! – est sur le Trône en lui étant inhérent 140 ».
Ce verset coranique est cité par Mullā Ṣadrā dans Asrār al-ayāt 141. Il est évident que le fait de citer ce verset coranique ne signifie rien en soi. Ce qui est étonnant, c’est qu’on retrouve dans ce texte de Mullā Ṣadrā beaucoup de similitude avec notre texte. Non seulement le vocabulaire, mais toute la doctrine sur les sens comme porte de l’Enfer. Il est bien entendu que Mullā Ṣadrā ne peut pas être l’auteur de notre texte, puisque le manuscrit de Bursa, contenant notre texte, est daté de l’an 1277, mais mon hypothèse, je le rappelle, est que notre texte et Mulla Ṣadrā puisent à la même source ou encore que Mulla Ṣadrā cite ce texte où se mêlent influences ismaéliennes et ishrāqī. On retrouve dans Asrār al-āyāt l’opposition qui traverse notre texte entre al-falāsifa et aṣḥāb al-sharā’ī῾ 142 :
140. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 106 (traduction). 141. Asrār al-āyāt, éd. M. Khājavī, Téhéran 1981, p. 90. 142. Asrār al-āyāt, éd. M. Khājavī, Téhéran 1981, p. 68. Ahl al-sharā’ī ῾ est une expression que l’on retrouve souvent dans cet ouvrage, ex, p. 71.
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L'authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt فبالنظر إلى الجهة العقلية قالت الفالسفة :إن العالم قديم ،و بالنظر إلى هويتها المتجددة قالت أصحاب الشرائع الحقة :إن العالم حادث .و القول الفصل هو الذي نطق به الكتاب اإللهي » :ما ِع ْن َد ُك ْم يَ ْنفَ ُد َو ما ِع ْن َد َّ ق « و لو اجتمعت فصحاء العالم كلهم على أن يأتوا بمثل هذا الكالم للاِ با ٍ الفصيح المعرب عن هذا المعنى اللطيف و المطلب الشريف على هذا الوجه من الوجازة و البيان، لما قدروا على ذلك » َو َّ للاُ يَقُو ُل ْال َح َّ ق َو هُ َو يَ ْه ِدي ال َسبيل «.
On y retrouve également la doctrine d’une âme universelle qui gouverne le monde : ور َو ال َّس ْق ِ ْ َو ُّ ور فِي َر ٍّ وع َو ْالبَحْ ِر ْال َم ْسجُور ور َو ِكتا ٍ ور َو ْالبَ ْي ِ ق َم ْن ُش ٍ ب َم ْسطُ ٍ ت ْال َم ْع ُم ِ الط ِ ف ال َمرْ فُ ِ ّ و لهذا جعلت مقام عيسى روح للا ،و كانت معجزته إحياء الموتى لغلبة روحانيته و تجرده و قوة حياته و نورانيته .و الطور يراد به العرش ،و الكتاب المسطور بالقلم األعلى ،هو صورة القضاء األول البسيط الثابت في الروح األعظم األول ،و الرق المنشور هو النفس الكلية المدبرة للعالم، و السقف المرفوع هو السماء الدنيا على المعنى الذي سبق .143
Dans cette même épître, comme dans notre texte 144, Mullā Ṣadrā mentionne les doctrines de l’âme d’Alexandre d’Aphrodise 145 : ألول أن النفس اإلنسانية عندهم جوهر عقلي و إنها عندهم أوال عقل بالقوة و إنما يصير عقال بالفعل بعد مزاولة االكتساب و تحصيل العلوم الحقيقية ،حتى يخرج ذاتها من القوة إلى الفعل، فقبل صيرورتها عقال كيف يبقى بدون البدن مستقل الوجود مفارق الذات ،فإن كل مفارقة الذات مستقل الوجود عندهم عقل بالفعل ،و كل عقل بالفعل كامل في العلم و المعرفة ،و المقدر خالفه، هذا خلف ،و لهذا وقع االختالف بين تالمذة المعلم األول و شراح كالمه في بقاء العقل الهيوالني بعد بوار البدن ،فذهب اإلسكندر األفروديسي إلى أن النفوس اإلنسانية إذا فارقت األبدان و هي هيوالنية ،فإنها تبطل إذ لم يتصور بشيء من الصور العقليه التي تقوم بها بالفعل ،و أما ثامسطيوس فإنه كان يخالفه في هذا الرأي و يرى أن هذه القوة باقية ،و أما رئيسهم أبو علي فقد مال إلى مذهب ثامسطيوس في أكثر كتبه و مال إلى مذهب اإلسكندر في بعض رسائله.
On trouve également dans Asrār al-ayāt la doctrine sur les sens internes comme porte d’entrée de l’Enfer ou du Paradis selon la manière dont ils ont été utilisés 146 :
143. Asrār al-āyāt, éd. M. Khājavī, Téhéran 1981, p. 69-70. 144. On trouve dans notre texte cette affirmation : « Cet intellect n’est pas comme le croyait d’Aphrodise (qui en a attribué l’opinion à Aristote) le Dieu vrai et premier, parce que cet intellect-là, s’il est un sous un certain rapport, est multiple en tant qu’il consiste dans les formes des multiples universels ; il n’est donc pas un en soi, mais un par accident, et il acquiert l’unité à partir de ce qui acquiert cette [unité] par soi, à savoir Dieu, l’Un, que sa grandeur soit magnifiée », J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 105-106 (traduction). 145. Asrār al-āyāt, éd. M. Khājavī, Téhéran 1981, p. 145. 146. Asrār al-āyāt, éd. M. Khājavī, Téhéran 1981, p. 218-219.
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Meryem Sebti و أبواب الجنان هي التي أشير إليها في القرآن بقوله تعالىَ :و ْال َمالئِ َكةُ يَ ْد ُخلُونَ َعلَ ْي ِه ْم ِم ْن ُكلِّ ت َع ْد ٍن ُمفَتَّ َحةً لَهُ ُم با ٍ ب ،و قوله :ال تُفَتَّ ُح لَهُ ْم أَبْوابُ السَّما ِء َو ال يَ ْد ُخلُونَ ْال َجنَّةَ ،و قولهَ :جنَّا ِ َ ُ ُ ْ ْواب َجهَنَّ َم خالِ ِدينَ فِيها ،و قوله: ب أ وا ل خ د ا تعالى: بقوله إليه المشار هي النيران أبواب و ، ْاألَبْوابُ َ َ َ ُ ُ ْ ُ َ ْ ب ِم ْنهُ ْم ج ُْز ٌء َم ْقسُو ٌم ،لكنهم با ك ل ب ْوا ب أ ة ع ب س ها ل قوله: و ُها، ب ْوا ب أ ت ح ت ف و ُها ؤ جا ذا ٍ ِ لِّ ٍ َ َ َ ِ َ َحتَّى إِ اختلفوا في تعيين ماهيتها فقيل هي المدارك السبعة ،و هي الحواس الخمس الظاهرة و الحاستان الباطنتان يعني الخيال و الوهم ،أحدهما مدرك الصور و اآلخر مدرك المعاني الجزئية ،و هذه األبواب كما أنها أبواب النيران فهي أبواب الجنان ،إذا استعملها اإلنسان في الطاعات و فيما خلقها ّ للا ألجله ،و للجنة باب ثامن مختص هو باب القلب ،و قيل هي األعضاء السبعة التي وقع التكليف بها ،و قيل هي األخالق السيئة للجحيم ،و مقابالتها من األخالق الحسنة للجنة ،و هي مثل الحسد و الكبر و البخل و العجب و النفاق و غير ذلك ،فال يبعد أن يكون لها سبعة جوامع ،لكل منها شعب كثيرة ،أو هي أبواب ،و القول األول أقرب إلى الصواب ،فإن كال من المشاعر السبعة باب إلى الشهوات الدنيوية التي ستصير نيرانات محرقة في اآلخرة ،و هي أيضا أبواب إلدراكات المعارف التي يثاب بها في الجنة ،و إن كال منها فيه باطن و ظاهرِ ، باطنُهُ فِي ِه الرَّحْ َمةُ َو ظا ِه ُرهُ ِم ْن قِبَلِ ِه ْال َعذابُ ،و إذا غلقت أبواب النيران فتحت أبواب الجنان ،بل هي على شكل الباب الذي إذا فتح على موضع انسد عن موضع آخر ،فعين غلقه على منزل عين فتحه إلى منزل آخر إال باب القلب و هو الباب الثامن ،فإنه مغلق دائما على أهل الحجاب الكلي و الكفر ،و هو مختص بأهل الجنة و ال ينفتح ألهل النار » ،فَطُبِ َع عَلى قُلُوبِ ِه ْم فَهُ ْم ال يَ ْفقَهُونَ « ،و النار لها على األفئدة اطالع ال دخول لغلق ذلك الباب عليها ،فما ذكر ّ للا من أبواب النار إال السبعة التي يدخل منها الناس و الجان ،و أما الباب المغلق الذي ال يدخل فيه أهل الكفر و االحتجاب ،فباطنه محل اإليمان و العبودية .
Si on poursuit l’examen d’autres œuvres du corpus de Mullā Ṣadrā, on trouve d’autres points communs frappants avec notre texte. On lit dans notre texte : Concernant ce que le Prophète – sur lui soit la paix ! – a transmis de son Seigneur Tout-puissant, que « sur l’Enfer [passe] une voie dont la caractéristique est d’être plus tranchante qu’un sabre et plus fine qu’un cheveu ; que celui qui l’aura traversée sera sauvé, tandis que celui qui en tombera sera perdu » 147.
La première chose à noter et que cette citation est introduite comme étant un verset coranique (Concernant ce que le Prophète – sur lui soit la paix ! – a transmis de son Seigneur Tout-puissant). Or, elle ne l’est pas. On trouve dans al- Ḥikma al-muta῾ālīyya fī-l-asfār al-῾aqliyya al-arba῾a de Mulla Ṣadrā l’évocation de l’une des voies de l’Enfer dont la caractéristique est d’être plus tranchante qu’un sabre et plus fine qu’un cheveu 148 :
147. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 108 (traduction). 148. Ch. Jambet explique comment Mullā Ṣadrā interprète la sourate l’Ouvrante : « Guide-nous sur la voie droite ». Il fait intervenir le symbole du Sabre en affirmant que
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L'authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt األنبياء و األولياء و أتباعهم و هي المراد بقوله تعالى ا ْه ِدنَا الصِّراطَ ْال ُم ْستَقِي َم المدعو للمصلي في كل صالة المشار إليه في قوله تعالى قُلْ ه ِذ ِه َسبِيلِي أَ ْدعُوا إِلَى َّ صي َر ٍة أَنَا َو َم ِن اتَّبَ َعنِي للاِ عَلى بَ ِ َ راط َّ ْ رْ ض األ ي ف ما و ت َّماوا س ال للاِ الَّ ِذي لَهُ ما فِي و قوله إِنَّ َ ص ٍ ِ َ ِ ص ِ راط ُم ْستَقِ ٍيم ِ ك لَتَ ْه ِدي إِلى ِ ِ فاالستقامة عليه و التثبت في المشي فيه هو الذي كلف للا به عباده و أوجب عليهم و أرسل رسله ألجل ذلك إليهم و أنزل الكتب بسببه عليهم -و باقي الصراط الذي يمشي عليها الموجودات ليس شيء منها هذا الصراط المختص بأهل للا ألن كال منها ينتهي إلى غاية أخرى غير لقاء للا و إلى منزل آخر غير جوار للا و غير دار الجنان و منزل الرضوان كطبقات الجحيم و دركات النيران فالقوس الصعودية ال تنقطع إليه تعالى إال بسلوك اإلنسان الكامل عليها إِلَ ْي ِه يَصْ َع ُد ْال َكلِ ُم الطَّيِّبُ تاب َو ْال َع َم ُل الصَّالِ ُح يَرْ فَ ُعهُ و االستقامة عليها هي المراد بقوله تعالى فَا ْستَقِ ْم كَما أُ ِمرْ تَ َو َم ْن َ ك َو ال ت ْ َط َغوْ ا و االنحراف عنه يوجب السقوط عن الفطرة و الهوى إلى دار الجحيم و الهبوط َم َع َ في جهنم التي قيل لها هل امتألت و تقول هل من مزيد و وصفه بأنه أدق من الشعر و أحد من السيف ألن كمال اإلنسان منوط باستعمال قوتيه أما القوة النظرية فإلصابة الحق و نور اليقين في سلوك األنظار الدقيقة التي هي في الدقة و اللطافة أدق من الشعر إذا تمثلت بكثير و أما القوة العملية فبتعديل القوى الثالث التي هي الشهوية و الغضبية و الفكرية في أعمالها لتحصل للنفس حالة اعتدالية متوسطة بين األطراف غاية التوسط -ألن األطراف كلها مذمومة يوجب السقوط في الجحيم و منزل البعداء و األشقياء المردودين و قد علمت أن التوسط الحقيقي بين األطراف المتضادة بمنزلة الخلو عنها -و الخلو عن هذه األطراف المسمى بالعدالة منشأ الخالص عن الجحيم و هي أحد من السيف -فإذن الصراط له وجهان أحدهما أدق من الشعر و اآلخر أحد من السيف و االنحراف عن الوجه األول يوجب السقوط عن الفطرة إِ َّن الَّ ِذينَ ال ي ُْؤ ِمنُونَ بِ ْاآل ِخ َر ِة ع َِن الصِّراط لَنا ِكبُونَ و الوقوف على الوجه الثاني يوجب الشق و القطع كما قيل وقف عليه شقه -و ِ ضيتُ ْم بِ ْال َحيا ِة ال ُّد ْنيا ِمنَ ْاآل ِخ َر ِة و بقوله يُ ْس َحبُونَ فِي ض أَ َر ِ إليه اإلشارة بقوله تعالى اثَّاقَ ْلتُ ْم إِلَى ْاألَرْ ِ ْال َح ِم ِيم و وجه ذلك أن هذه العدالة ليست كماال حقيقيا ألن ذلك منحصر في نور العلم و قوة اإليمان و المعرفة بل هي أمر عدمي و صفة نفسانية عدمية اعتدالية من جنس أطرافها و الركون إليها و االعتماد عليها يوجب اإلخالد إلى الدنيا -ألنها من الدنيا أيضا و حب الدنيا رأس كل خطيئة .149
Revenons maintenant à notre texte 150 : Son propos 151 « ce jour-là », « l’heure », « la résurrection », leur sens est celui qu’a rappelé le Législateur [quand il a dit] que « toute âme meurt, et renaît » 152. Et puisque la vérification de [ce qu’est] l’âme humaine est plus certaine lors de la séparation [d’avec le corps], la promesse [de récompense], la menace [de châtiments] et les choses de ce genre ont été placées à ce moment-là.
cette voie est « plus fine et aiguisée que le sabre », cf. Mort et Résurrection en Islam. L’au-delà selon Mullâ Sadrâ, Paris 2008, p. 193-194. 149. Éd. ῾A. Ṭabāṭabāī et Ḥ. Sabzivarī, Dār Iḥyā’ al-Turāth al-῾arabī, 9 vol., Beyrouth 2002, vol. 9, p. 284-285. Cet exemple est cité dans de nombreuses autres œuvres de Mullā Ṣadrā, voir par exemple, al-Ḥashriyya, dans Majmū῾ Rasā’il falsafī, vol. 2, éd. A. A. J. Valani, Téhéran 1389, p. 224. 150. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 108 (traduction). 151. J. B. Brenet traduit « quant à ces expressions » mais l’arabe a bien « qawluhu ». 152. Le ḥadīth est « man māta faqad qāmat qiyāmatuhu ».
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Meryem Sebti
Ces trois termes relevant du vocabulaire de l’eschatologie musulmane : « ce jour-là », « l’heure », « la résurrection » se trouvent dans la même ayat coranique (45 : 26-27). Cependant, s’il s’agissait d’une citation du Coran, l’auteur aurait très probablement écrit : « qawluhu ta῾āla » comme dans les autres occurrences du texte. Il semblerait que nous ayons ici, encore une fois, une citation que l’auteur de notre texte commenterait. L’expression al-wa῾d al-wa῾īd que l’on trouve dans notre texte 153 est utilisée à plusieurs reprises par Mullā Ṣadrā notamment dans al Ḥikma al-muta῾ālīyya fī-l-asfār al-῾aqliyya al-arba῾a 154. Examinons à présent le passage suivant de notre texte : Nous disons : puisqu’il y a trois mondes, un monde sensible, un monde imaginatif et un monde intellectuel, [sache que] le monde intellectuel est le lieu de la permanence, à savoir le Paradis, que le monde imaginatif et estimatif, comme on l’a vu, est le monde de la perdition, et que le monde sensible, enfin est le monde des tombeaux.
Et comparons avec ce qu’écrit Mullā Ṣadrā dans Mafātīḥ al-ghayb 155 : على أن العوالم ثالثة و المشاعر اإلدراكية منحصرة في ثالثة الحس لعالم الطبيعة و الدنيا و الخيال لعالم الحساب و األخرى و العقل لعالم المآب و العقبى و أما الوهم فهو يدرك المعاني مشوبة بالحس أو الخيال من جهة إضافتها و تعلقها بالمواد فليس يختص به نشأة غير نشأة العقل المختلط المقيد بالمادة فالوهم شبيه بالعقل و ليس بعقل كما أن الشيطان شبيه بالملك و ليس بملك و للا سبحانه خلق الوجود في نشئات ثالث و عوالم ثالثة أولها الدنيا و أوسطها البرزخ و آخرها العقبى فالدنيا داثرة هالكة و كذا الحس لكونه عبارة عن انفعال اآللة و العالمان اآلخران باقيان و كذا الخيال و العقل و قد أقمنا البرهان على تجرد القوة الخيالية عن البدن الطبيعي و عالمه فضال عن تجرد القوة العاقلة فالنشأة المتوسطة بين النشئات العقليات و النشئات الحسيات هي معاد النفوس المتوسطة بين المالئكة و بين الحيوانات اللحمية فهي مع تجردها عن هذا األبدان غير متجردة عن التعلق باألبدان المعلقة فيبقى بحيوانيتها في دار الجزاء مثابة أو معاقبة و إن الدار اآلخرة لهي الحيوان لو كانوا يعلمون من الناس من زعم أن فينا نفسا إنسانية مجردة و أخرى
153. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 109 (texte arabe). 154. Éd. ῾A. Ṭabāṭabāī et Ḥ. Sabzivarī, Dār Iḥyā’ al-Turāth al-῾arabī, 9 vol., Beyrouth, 2002, vol. 6, p. 326 ; 370 et vol. 9, p. 198 ; 230. 155. Mafātiḥ al-ghayb, Téhéran 1984, p. 553. On trouve aussi la mention des trois mondes dans le commentaire de Mullā Ṣadrā au Verset de la lumière : « Nous t’avons indiqué que les mondes et les modes d’être étaient au nombre de trois : le monde des sens, ce bas monde, le monde des mystères et de la fin dernière, le monde de la sainteté et du refuge », trad. Ch. Jambet, Mullâ Sadrâ Shîrâzî, Le Verset de la lumière. Commentaire, Belles-Lettres, Paris 2009, p. 123.
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L'authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt حيوانية و أخرى نباتية و الجمهور على أن النفس فينا واحدة هي الناطقة فقط و لها قوى و مشاعر و آالت فإن لك أن تقول أحسست فغضبت و أدركت فحركت فمبدأ الكل أنت و أنت نفس شاعرة و .كل القوى من لوازم هذه و كال القولين رفع عن الثواب
La description des trois mondes n’est pas semblable à celle que nous avons dans notre texte, néanmoins la désignation de trois mondes distincts, sensible, imaginatif et intellectuel est commune aux deux textes. Par ailleurs, nous trouvons dans ce texte l’idée que l’estimative est diabolique. À comparer avec notre texte où il est dit que l’estimative est le monde de la perdition : Sache que le monde intellectuel est le lieu de la permanence, à savoir le Paradis, que le monde imaginatif et estimatif, comme on l’a vu, est le monde de la perdition, et que le monde sensible, enfin est le monde des tombeaux… S’il le traverse, qu’il imagine que l’estimative est l’intellect et que ce qu’elle indique est vrai, il s’arrête alors dans la Fournaise, séjourne dans la Géhenne, périt et subit une immense perte 156.
Examinons à présent le passage suivant de notre texte : Quant à ce que le prophète Muḥammad – que la bénédiction et la paix soient sur lui ! – a transmis de son Seigneur Tout-puissant, en disant : « dix-neuf y sont préposés » (Cor. 74 : 30), puisque nous avons montré que c’est elle qui demeurait éternellement dans la Géhenne, et [puisque cette âme] est divisée en deux parties, une partie perceptive [théorique] et une partie pratique, que la pratique est concupiscible et irascible, que la théorique est [constituée des] représentation, par l’imagination, des choses senties par les sens externes, que ces choses senties sont au nombre de seize, que la puissance estimative qui juge ces formes d’un jugement non nécessaire est unique, et bien, deux, plus seize, plus un, [font] dix-neuf, si bien qu’on a montré la validité de son propos : « dixneuf y sont préposés » 157.
On trouve, encore une fois, ce type de spéculations, étrangères à la pensée d’Avicenne, dans les Mafātiḥ al-ghayb de Mullā Ṣadrā 158 : ًار إِ َّال َمالئِ َكةً َو ما َج َع ْلنا ِع َّدتَهُ ْم إِ َّال فِ ْتنَة َ س َعةَ َع ْ ِ » َعلَ ْيها ت:قال تعالى َ ْشرَ َو ما َج َع ْلنا أَص ِ َّحاب الن .« لِلَّ ِذينَ َكفَرُوا
156. J. B. Brenet, O. Lizzini, Avicenne (?), Épître sur les prophéties, p. 112-114 (traduction). 157. Ibid, p. 114 (traduction). 158. Mafātīḥ al-ghayb, Téhéran 1984, p. 671-673.
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Meryem Sebti ت َسبْقا ً و اعلم أن مدبرات األمور في برازخ عالم الظلمات هي المشار إليها بقوله فَالسَّابِقا ِ ت أَ ْمراً فهي في عالم الكبير الجسماني هي ملكوت الكواكب السبعة و البروج االثنا فَ ْال ُم َدبِّرا ِ عشرية فالمجموع تسعة عشر و كذا في عالم الصغير اإلنساني هي رؤساء قوى المباشرة لتدبير البرازخ السفلية تسعة عشر سبعة منها مبادي القوى النباتية ثالثة منها األصول و أربعة منها الفروع و الخوادم و اثنا عشر منها مبادي القوى الحيوانية عشرة منها مبادي اإلحساس خمسة ظاهرة و خمسة باطنة و اثنتان منها مبدأ التحريك الشهوة للجذب و الغضب للدفع فالمجموع تسعة عشر كما مر فاإلنسان ما دام كونه محسوسا في الدنيا بهذه المحابس الداخلية و الخارجية مسجونا بسجن الطبيعة مقبوضا أسيرا في أيدي المؤثرات العلوية التسعة عشر و المؤثرات السفلية التسعة عشر ال يمكنه الصعود إلى عالم الجنان و دار الحيوان و معدن الرضوان و منبع الروح و الريحان فإذا لم يتجاوز العبد عن تسلط هذه المؤثرات و لم يتخلص عن حبسها و رقها و تأثيرها و تسخيرها فحاله في اآلخرة كما أفصح عنه قوله تعالى ُخ ُذوهُ فَ ُغلُّوهُ صلُّوهُ ثُ َّم فِي ِس ْل ِسلَ ٍة َذرْ عُها َس ْبعُونَ ِذراعا ً فَا ْسلُ ُكوهُ فإن القيامة داخل حجب السماوات ثُ َّم ْال َج ِحي َم َ و األرض و الدنيا ظاهرها كما تعيشون تموتون و كما تموتون تبعثون .فإذا انتقل من هذا العالم انتقل من السجن إلى سجين و كان هاهنا أيضا مسجونا محاطا بالجحيم و لكن ال يحس بها و سها عنها في غفلة و غطاء فإذا كشف عنه الغطاء أحس بها و انتقلت العذاب من باطنه إلى ظاهره فأبصره فكشفنا عنك غطاءك فبصرك اليوم حديد فيؤديه المالك إلى أيدي هذه الزبانية التسعة عشر التي من آثار تلك المدبرات فيتعذب في اآلخرة بها كما كان يتعذب بها في الدنيا من حيث ال يشعر و من كان على هدى من ربه مستويا على صراط مستقيم صراط للا العزيز الحميد و هو صراط جميع الموحدين من األنبياء و الصديقين و الشهداء أن هذا صراطي مستقيما فاتبعوه و ال تتبعوا السبل فتفرق بكم عن سبيله فيسلك سبيل الحق بنور الهداية و المعرفة و يصل إلى دار السالم و يسلم عن هذه المهلكات و يتخلص عن رق الدنيا و أسر شهواتها ضرب للا مثال رجال فيه شركاء متشاكسون و رجال سلما لرجل هل يستويان مثال الحمد هلل بل أكثرهم ال يعقلون المشهد التاسع عشر في اإلشارة إلى نعم الجنة و خازنها و محن الجحيم و مالكها و ما ينوط بها من شجرة طوبى و غيرها .قال بعض المحققين اعلم أن الخلق اتصف أوال بالوجود ثم بالعلم ثم بالقدرة ثم باإلرادة فإنه أتى عليه حين من الدهر لم يكن شيئا مذكورا و هذا غاية و غول الشيء في العدمية حيث ما كان مذكورا اسمه و معناه إذ رب معدوم يكون معلوما مذكورا ثم مضت عليه برهة من الزمان صار فيها أمرا بالقوة كالهيولى األولى و الجسمية المبهمة و التركيب ثم يصير مصورا بصورة الساللة من ماء مهين و هو في غاية الوهن و السخافة فيفسد إذا بقي حاله في أقل زمان بأدنى سبب من حر أو برد أو جفاف أو غير ذلك فأودعه للا في قرار مكين و حفظه عن اآلفات التي بصددها متقلبا في أطوار الخلقة حتى صار جنينا تلجه الروح و الحياة ثم طفال سميعا سان ِح ٌ اإل ْنسانَ ين ِمنَ ال َّد ْه ِر لَ ْم يَ ُك ْن َشيْئا ً َم ْذ ُكوراً إِنَّا َخلَ ْقنَا ْ ِ اإل ْن ِ بصيرا كما قال سبحانه هَلْ أَتى َعلَى ْ ِ ِم ْن نُ ْ صيراً ثم يقوى و يستكمله و يظهر فيه القدرة و الحركة ثم شاج نَ ْبتَلِي ِه فَ َج َع ْلناهُ َس ِميعا ً بَ ِ طفَ ٍة أَ ْم ٍ ينشأ منه التميز بين الضار و النافع فيصير بعد حصول هذه القوى مريدا للنافع و كارها للضار فيخرج من القوة إلى الفعل في اإلنسانية و حيث يكون المعاد عودا إلى الفطرة األصلية و رجوعا إلى البداية في النهاية فينبغي أن ينتفي منه هذه الصفات على الترتيب المعاكس للترتيب األول الحدوثي.
Dans ce passage des Mafātīḥ al-ghayb, comme dans notre texte, Mullā Ṣadrā prend appui sur le verset coranique pour établir le nombre des puissances de l’âme en prenant en compte les puissances végétatives, animales, sensitives pour arriver au nombre de dix-neuf et correspondre ainsi au Texte révélé.
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L’authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt
C. Conclusion Il ne m’a pas été possible, malgré mes recherches sur les sources de la Risāla fī ithbāt al-nubuwwāt d’identifier un auteur en particulier, dont je puisse dire qu’il pourrait en être l’auteur. Néanmoins, l’étude doctrinale et stylistique rattache ce texte à des influences à la fois ismaéliennes et ishrāqī. L’accumulation des approximations doctrinales, le manque de rigueur de l’argumentation, les expressions absentes de toutes les œuvres connues d’Avicenne telles : al-῾aql al-malakī ; al-nafs al-kulliyya (tel que notre texte en fait usage, à savoir comme âme qui fait passer l’intellect de l’homme de la puissance à l’acte) ; ῾ālam ḥissī, ῾ālam khayālī wa wahmī, ῾ālam ῾aqlī ; al-nafs al-ḥayawāniyya annahā al-bāqiyya al-dā’ima fī jahannami, et surtout la confusion d’éléments doctrinaux distincts chez le philosophe persan, tout cela remet fortement en question l’attribution de ce texte à Avicenne. On pourrait rétorquer, comme je l’ai mentionné, que si des éléments de notre texte se trouvent chez Suhrawardī et Mullā Ṣadrā, c’est parce que ces derniers auraient puisé dans cette œuvre d’Avicenne. Cela est peu probable dans la mesure où les thématiques présentes dans Ithbāt al-nubuwwāt sont propres à un courant philosophique étranger à Avicenne : les sens comme voie du cheminement vers le mal, le prophète – doté d’une puissance angélique – comme étant celui qui actualise l’intellect des hommes, l’importance de l’âme universelle dans le processus de procession sont autant de doctrines étrangères à la philosophie avicennienne. Le faisceau d’indices concordants que j’ai rassemblé permet, me semble-t-il, à défaut d’identifier un auteur de ce texte, de remettre sérieusement en question son attribution à Avicenne. Mon hypothèse est que ce texte est un commentaire – probablement de plusieurs textes – dont l’exégèse qu’a faite Avicenne dans les Ishārāt du Verset de la Lumière. Une lecture attentive montre un manque de construction et de rigueur qui font penser à des gloses (peut-être originellement dans les marges d’un manuscrit). La présence d’un extrait du commentaire bien connu d’Avicenne sur le Verset de la Lumière provenant du Kitāb al-Ishārāt wa-tanbīhāt a pu être à l’origine de cette mésattribution.
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Meryem Sebti
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DE L’ÉSOTÉRISME SHĪ‘ITE À LA PHILOSOPHIE SHĪ‘ITE MULLĀ ṢADRĀ, MĪR DĀMĀD ET LA QUESTION DU BADĀ’ Mathieu Terrier
P
les nombreuses questions et pistes de recherche nourries par nos échanges avec Christian Jambet, il y a celles des rapports entre Ṣadr al-Dīn Shīrāzī, dit Mullā Ṣadrā (m. 1045/1635-6) et son ancien maître Mīr Dāmād (m. 1040/1631), de leur appartenance à une même « école philosophique d’Ispahan » 1, de la nature et des enjeux de la « renaissance philosophique » dont ils furent les principaux acteurs, mais aussi de la qualification de leur pensée comme « philosophie shī‘ite » 2, une pensée qui se rattacherait au shī‘isme imāmite en tant que philosophie. Nous voudrions ici, en hommage à notre professeur et ami, examiner ces questions à travers l’étude d’un texte particulier de Mullā Ṣadrā, tiré de son œuvre exégétique, sur un point de doctrine des plus singuliers de l’imāmisme. À côté de sa production proprement philosophique, et en étroite relation avec elle, Mullā Ṣadrā entreprit en effet de commenter les deux sources scripturaires sacrées du shī‘isme que sont le Coran et le Ḥadīth des imāms. Pour ce dernier, il concentra ses efforts sur les Uṣūl al-Kāfī d’al-Kulaynī (m. 329/940-41), sans doute le recueil le plus canonique des traditions rapportées des imāms, le plus représentatif aussi de la doctrine originelle du shī‘isme 3. Mīr Dāmād avait composé une sorte d’ouvrage armi
1. Sur cette notion historiographique, voir S. Rizvi, « Isfahan School of Philosophy », Encyclopaedia Iranica XIV, p. 119-125. 2. Tel est le titre donné par Henry Corbin à son édition de deux œuvres de Sayyid Ḥaydar Āmulī (m. après 787/1385-6) : La philosophie shi‘ite, éd. H. Corbin et O. Yahia, Téhéran 1989 (1968). 3. Sur l’œuvre exégétique de Mullā Ṣadrā et son Commentaire des Uṣūl al-Kāfī en 10.1484/M.BEHE-EB.5.123378
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préliminaire à un commentaire philosophique de ce recueil, ouvrage relevant encore de la science du Ḥadīth 4. Mullā Ṣadrā entreprit un commentaire exhaustif du contenu des ḥadīths, projet monumental interrompu par sa mort. Son Sharḥ Uṣūl al-Kāfī embrasse tout de même les trois premières parties du recueil d’al-Kulaynī sur la Hiéro-Intelligence (‘aql), la Science sacrée (‘ilm) et l’Unicité divine (tawḥīd), plus le début de la quatrième sur l’imām comme preuve de Dieu (ḥujja). C’est dans le Kitāb al-tawḥīd que se trouve un chapitre consacré au badā’, l’un des dogmes les plus originaux, mystérieux et controversés du shī‘isme imāmite 5. Le terme de badā’, littéralement « apparition », signifie, principalement d’après les ouvrages hérésiologiques, l’apparition en Dieu, à certains moments de l’histoire humaine, d’un nouveau décret modifiant un décret précédemment exprimé, comme si Dieu changeait d’avis ou de volonté. Article de foi propre à l’imāmisme, il concentra depuis la période ancienne les critiques de théologiens sunnites, y voyant une atteinte à l’omniscience et à l’omnipotence de Dieu, mais aussi de shī‘ites non imāmites, zaydites ou ismā‘īliens, y voyant une preuve de la faillibilité des imāms. Encore défendu fermement par Ibn Bābūya (m. v. 381/991) à l’époque bouyide, ce dogme semble embarrasser les théologiens imāmites plus tardifs de tendance rationaliste comme al-Shaykh al-Mufīd (m. 413/1022) 6.
particulier, voir H. Corbin, En islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, 4 tomes, Paris 1971-1972, t. 1, « Le shî‘isme duodécimain » ; Ch. Jambet, Le gouvernement divin. Islam et conception politique du monde, Paris 2016, II, « Exégèses », p. 145-276. Voir aussi M. Rustom, The Triomph of Mercy : Philosophy and Scripture in Mullā Ṣadrā, Albany 2012 ; M. M. Dakkake, « Hierarchies of Knowing in Mullā Ṣadrā’s Commentary on the Uṣūl al-Kāfī », Journal of Islamic Studies 6 (2010), p. 5-44 ; J. Kaukua, « The Intellect in Mullā Ṣadrā’s Commentary on the Uṣūl al-Kāfī », dans S. N. Ahmad et S. Rizvi (éd.), Philosophy and the Intellectual Life in Shī‘ah Islam, Bloomsbury 2017, p. 158-183. Sur les Uṣūl al-Kāfī d’al-Kulaynī, voir M. A. AmirMoezzi, Le Coran silencieux et le Coran parlant. Sources scripturaires de l’islam entre histoire et ferveur, Paris 2011, chap. V, p. 159-206 ; Id., La preuve de Dieu. La mystique shi’ite à travers l’œuvre de Kulaynî (ixe-xe siècle), Paris 2018. 4. Mīr Dāmād, al-Rawāshiḥ al-samāwiyya fī sharḥ al-aḥādīth al-imāmiyya, éd. litho, Qumm 1405/1984-1985. 5. M. A. Amir-Moezzi, « Badā’ », Encyclopaedia of Islam III (2015), consulté en ligne le 21 avril 2020 http://dx.doi.org.prext.num.bulac.fr/10.1163/1573-3912_ei3_ COM_25083; M. Ayoub, « Divine Preordination and Human Hope : A Study of the Concept of Badā’ in Imāmī Shī‘ī Tradition », Journal of the American Oriental Society 106.4 (1986), p. 623-632. 6. Voir D. Sourdel, L’imamisme vu par le cheikh al-Mufīd, Paris 1974 [extrait de Revue
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C’est à l’époque safavide et avec Mīr Dāmād que cette notion revient sur la scène de la théologie imāmite. Le maître d’Ispahan lui consacra une épître intitulée Nibrās al-ḍiyā’ wa taswā’ al-sawā’ fī sharḥ bāb al-badā’ wa ithbāt jadwā al-du‘ā’ (« La Lampe de la clarté et le maintien de l’équité dans l’explication du chapitre du badā’ et la démonstration de l’efficacité de la prière votive »), dans laquelle il défend le badā’ selon trois voies : la théologie dialectique, avec une révision de l’histoire tragique des imāms ; la philosophie, avec la hiérarchie des mondes et des niveaux de réalité ; et la « science des lettres et des nombres » (‘ilm al-ḥurūf wa-l-a‘dād), avec des spéculations alphanumériques sur le badā’ et les imāms 7. Mullā Ṣadrā, comme nous le verrons, connaît bien cet ouvrage et inscrit son commentaire dans son sillage jusqu’à un certain point. La question du badā’ fait déjà l’objet d’un bref chapitre de sa somme philosophique al-Ḥikma al-muta‘āliya fī al-asfār al-‘aqliyya al-arba‘a (« La Sagesse suréminente dans les quatre voyages de l’intelligence »), rédigée avant le Sharḥ. Les pages de Mullā Ṣadrā commentant les ḥadīths imāmites sur le badā’ rassemblés par al-Kulaynī sont donc un lieu idoine pour étudier le rapport de ce philosophe à son ancien maître et à la tradition shī‘ite, mais encore sa pratique d’une « philosophie shī‘ite », à travers l’herméneutique des ḥadīths et l’élaboration conceptuelle d’une notion relevant de l’imāmisme primitif, ésotérique et non rationnel 8. Le chapitre des Uṣūl al-Kāfī sur le badā’ comprend dix-sept ḥadīths, la plupart attribués au sixième imām Ja‘far al-Ṣādiq (m. 148/765). Neuf traditions parlent expressément du badā’, huit y font allusion en d’autres termes, mais, comme l’on pourra s’en rendre compte, aucune n’en donne une définition précise ou des exemples concrets. Le commentaire de Mullā Ṣadrā est linéaire et détaillé, mais aussi cumulatif et
des Études Islamiques XL/2 (1972)], p. 73 [285]. 7. Mīr Dāmād, Nibrās al-ḍiyā’ wa taswā’ al-sawā’ fī sharḥ bāb al-badā’ wa ithbāt jadwā al-du‘ā’, éd. Ḥ. N. Esfahānī, Téhéran 1374 h.s./1995. Voir M. Terrier, « The Wisdom of God and the Tragedy of History: the Concept of Appearance (badā’) in Mīr Dāmād’s Lantern of Brightness », dans S. N. Ahmad et S. Rizvi (éd.), Philosophy and the Intellectual Life in Shī‘ah Islam, Bloomsbury 2017, p. 94-134. 8. M. A. Amir-Moezzi, Le Guide divin dans le shî‘isme originel. Aux sources de l’ésotérisme en islam, Lagrasse 2007, p. 47-48, notamment n. 82 sur la différence entre le non rationnel et l’irrationnel.
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progressif, visant à résoudre une série de problèmes concernant aussi bien la Science divine que la liberté humaine. Nous nous efforcerons de le suivre pas à pas en soulignant les traits originaux de sa démarche. Tradition 1 : Du cinquième ou du sixième imām (‘an aḥadihimā) : « Dieu n’est adoré (‘ubida) par rien comme par le badā’ ». Tradition 2 : Du sixième imām Ja‘far al-Ṣādiq (désigné par sa kunya Abū ‘Abdallāh) : « Dieu n’est vénéré (‘uẓima) [par rien] comme par le badā’ » 9. Commentaire Le commentaire de ces deux traditions, divisé en sept sections, constitue une vaste introduction occupant près de deux cinquièmes du chapitre 10. Comme pour justifier la place du badā’ dans le « Livre de l’Unicité divine », ainsi que le caractère aussi énigmatique que péremptoire de ces formules, Mullā Ṣadrā affirme d’emblée que « la question du badā’ fait partie des questions métaphysiques obscures et des connaissances théologiques épineuses, que nul ne connaît véritablement sinon un sage unitarien ayant consumé sa vie dans la science de l’unicité divine (‘ārif muwaḥḥid afnā ‘umrahu fī ‘ilm al-tawḥīd) » 11. Manifestement, un tel rang exige d’être philosophe et shī‘ite, mais plus encore, d’être un philosophe parfait, c’est-à-dire un sage, et un shī‘ite initié ou « dont le cœur a été éprouvé par Dieu pour la foi », selon l’expression d’un ḥadīth célèbre 12. La première section porte sur la signification littérale ou linguistique du terme. Le verbe badā/yabdū suivi de la particule li- désigne l’apparition à quelqu’un d’un nouvel avis (ra’y) conforme à l’intuition juste (ṣawāb). Les seules occurrences du verbe ainsi construit dans le Coran, citées plus loin par Mullā Ṣadrā, ne l’attribuent pas à Dieu mais à des hommes en mauvaise posture : « Il leur parut bon, ensuite, de
9. Muḥammad b. Ya‘qūb al-Kulaynī, Uṣūl al-Kāfī, Beyrouth 1426/2005, p. 84, § 1 ; Ibn Bābūya, Kitāb al-Tawḥīd, Beyrouth 1430/2009, p. 220, § 2. Les deux ḥadīths sont rassemblés dans une même tradition. 10. Ṣadr al-Dīn Muḥammad b. Ibrāhīm Shīrāzī (Mullā Ṣadrā), Sharḥ Uṣūl al-Kāfī, éd. M. Khājavī, 4 vol., Téhéran 1383 h.s./2004-2005, IV, p. 177-196. 11. Ibid., p. 177. 12. M. A. Amir-Moezzi, La preuve de Dieu, p. 261-264.
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l’emprisonner pour un certain temps bien qu’ils aient vu les Signes » (XII, 35) ; « Ce qu’ils ne pressentaient pas leur apparaîtra alors, de la part de Dieu » (XXXIX, 47) 13. De façon inattendue, Mullā Ṣadrā emprunte une première définition shī‘ite du badā’ au Kitāb al-milal wa-l-niḥal (le Livre des religions et des sectes) de ‘Abd al-Karīm al-Shahrastānī (m. 548/1153), un traité hérésiographique dépourvu de sympathie pour le shī‘isme imāmite. Cette définition est attribuée au révolté ‘alide al-Mukhtār al-Thaqafī (m. 67/687), figure du courant kaysānide considéré par les théologiens imāmites postérieurs comme appartenant aux branches shī‘ites « extrémistes » (ghulāt) : Le badā’ a plusieurs significations. Il y a le badā’ dans la Science divine, consistant en ce que quelque chose Lui apparaisse au contraire de ce qu’Il savait ; je ne pense pas qu’aucun homme intelligent puisse croire cela. Il y a le badā’ dans la Volonté divine, consistant en ce qu’une manière d’agir Lui apparaisse juste contrairement à ce qu’Il voulait et jugeait [précédemment]. Et il y a le badā’ dans l’Ordre divin, consistant en ce qu’Il ordonne [d’abord] quelque chose et ordonne ensuite le contraire 14.
Le commentaire suivant de Shahrastānī non cité par Mullā Ṣadrā, est ouvertement polémique : Mukhtār se mit à opter pour la thèse du badā’ car il prétendait posséder la science de ce qui advient, soit par révélation directe de Dieu, soit par une épître de l’imām. Quand il promettait à ses compagnons que quelque chose allait arriver d’une certaine manière, si cela arrivait tel qu’il l’avait dit, il en faisait une preuve de la vérité de sa prédication, et si cela n’arrivait pas ainsi, il disait : « Ceci est apparu à votre Seigneur » (qad badā li-rabbikum) 15.
Sortie de son contexte polémique, la définition d’al-Mukhtār reste valable pour Mullā Ṣadrā : le badā’ n’a pas lieu dans la Science divine mais dans la Volonté et l’Ordre de Dieu qui, toutefois, devront être compris comme des émanations de Sa Science. 13. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, p. 177-178 et 184; Mīr Dāmād, Nibrās, p. 55 pour l’explication linguistique et p. 57 pour le verset XXXIX, 47. À une exception près, nous empruntons les citations du Coran à la traduction de D. Masson, Paris, 2 vols., 1967. 14. Al-Shahrastānī, Kitāb al-milal wa-l-niḥal, éd. M. Badrān, 2 vol., Le Caire 1366/1947, 1375/1955, I, p. 132. 15. Ibid., p. 132-133.
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Dans la deuxième section, Mullā Ṣadrā, citant encore Shahrastānī, examine la critique de la doctrine shī‘ite formulée par le théologien zaydite Sulaymān b. Jarīr (iie/viiie siècle), transmise par l’hérésiographe shī‘ite al-Nawbakhtī (m. 310/922-3) et reprise par le théologien sunnite Fakhr al-Dīn al-Rāzī (m. 606/1210) – une polémique rapportée par Mīr Dāmād dès le début de son Nibrās al-ḍiyā’ 16. Là, ce n’est plus seulement al-Mukhtār, mais les imāms eux-mêmes qui se voient accusés d’avoir forgé la notion de badā’, comme celle de taqiyya, afin de défendre leur infaillibilité face aux échecs de leurs prédictions et aux incohérences de leurs déclarations : « Quand ils disent que le pouvoir et la puissance vont leur échoir, puis que les choses n’arrivent pas comme ils l’ont annoncé, ils disent : “Quelque chose est apparu à Dieu à ce sujet” (badā li-llāh ta‘ālā fīhi) » 17. À l’instar de Mīr Dāmād, Mullā Ṣadrā cite la réponse du philosophe et savant Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī (m. 674/1274) à Fakhr al-Dīn al-Rāzī, mais c’est pour mieux la réfuter, cette défense s’avérant encore plus pernicieuse que l’attaque. Il peut être utile de rappeler, ce que notre auteur ne fait pas, qu’al-Ṭūsī passa de longues années au service de la da‘wa ismā‘īlienne d’Alamūt avant de se convertir ou de revenir au shī‘isme imāmite. Il affirme ici que les imāmites ne soutiennent pas le badā’, car seule une tradition isolée (khabar wāḥid) en fait état et ils ne fondent pas leur doctrine sur une seule tradition. Cette pseudo-tradition, attribuée à l’imām Ja‘far al-Ṣādiq, concerne la désignation de son successeur, épisode à l’origine de la scission entre shī‘ites ismā‘īliens et imāmites : Ja‘far fit d’Ismā‘īl le détenteur de son statut [l’imāmat] après lui, mais il se manifesta, de la part d’Ismā‘īl, quelque chose qui ne le contenta pas. Alors il fit de Mūsa [al-Kāẓim, septième imām des duodécimains] son successeur. Et comme on l’interrogea à ce sujet, il dit : « Ceci est apparu à Dieu au sujet d’Ismā‘īl » (badā li-llāh fī ismā‘īl) 18.
16. Mīr Dāmād, Nibrās, p. 6-9. 17. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, p. 178-179. Shahrastānī, Milal, p. 141-142 ; Ḥasan b. Mūsā al-Nawbakhtī, Firaq al-shīʿa, éd. H. Ritter, Istanbul 1931, p. 55-56 ; Fakhr al-Dīn al-Rāzī, Muḥaṣṣal afkār al-mutaqaddimīn wa-l-muta’akhkhirīn min al-‘ulamā’ wa-l-mutakallimīn, dans Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī, Talkhīṣ al-Muḥaṣṣal al-ma ‘rūf bi-naqd al-Muḥaṣṣal, éd. ‘A. Nūrānī, Téhéran, Mu’assasa muṭāla‘āt-i islāmī, 1359 h.s./19801981, p. 421. 18. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, p. 179 ; al-Ṭūsī, Talkhīṣ al-Muḥaṣṣal, p. 421-422.
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La notion de badā’ servirait à sauver l’idée, fondamentale dans l’imāmisme, selon laquelle la désignation explicite (naṣṣ) d’un imām par son prédécesseur n’est que la traduction de la Volonté divine. De là à y voir un artifice rhétorique comme Sulaymān b. Jarīr et Fakhr al-Dīn al-Rāzī, il n’y a qu’un pas qu’al-Ṭūsī évite de franchir en rejetant, avec cette tradition, le dogme du badā’ lui-même. Mullā Ṣadrā s’étonne, se scandalise même : comment al-Ṭūsī peut-il nier le badā’ malgré les nombreuses traditions à ce sujet dans les recueils canoniques, à commencer par ce chapitre des Uṣūl al-Kāfī et un chapitre d’al-I‘tiqādāt (le Credo) d’Ibn Bābūya ? Et comment peut-il considérer une telle tradition, absente de toutes les sources autorisées, alors que de nombreux ḥadīths attestent que le Prophète avait reçu de l’ange Gabriel la liste des noms des douze imāms 19 ? En vérité, la tradition citée par al-Ṭūsī est acceptable dans deux versions augmentées, également citées par Mīr Dāmād dans son Nibrās al-ḍiyā’, sauvant la cohérence de la doctrine imāmite 20. La première : « Nulle affaire n’est apparue à Dieu comme ce qui lui est apparu au sujet de [mon fils] Ismā‘īl, quand Il l’a fait mourir avant moi pour faire savoir par-là qu’il n’était pas imām après moi » 21, confirme que la première circonstance du badā’ fut bien la succession du sixième imām, mais rationalise l’idée et ruine la prétention des ismā‘īliens. La seconde déplace la circonstance historique du premier badā’ : « Rien n’est apparu à Dieu (mā badā li-llāh badā’) comme ce qui lui est apparu au sujet d’Ismā‘īl [mon père], quand Dieu ordonna à son père [Abraham] de l’immoler, puis le racheta par une “prestigieuse victime” », en référence au verset XXXVII, 107 du Coran : « Nous le rachetâmes par une prestigieuse victime » 22. Dans la troisième section, Mullā Ṣadrā rapporte l’argumentation d’Ibn Bābūya dans le chapitre de son Credo consacré au badā’ : Les juifs disaient que Dieu s’était reposé de l’affaire (faragha min al-amr) [après la création]. Nous disons : Non ! Lui le Très-Haut est chaque jour occupé à quelque chose. Il fait vivre, fait mourir, crée, pourvoit à la subsistance et fait ce qu’Il veut. « Dieu efface et confirme ce qu’Il veut. La Mère du Livre se trouve auprès de Lui » (Coran, XIII, 39). Il n’efface que ce qui était et ne confirme que ce qui n’était pas.
19. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, p. 179-180. 20. Ibid., p. 179-180 ; Mīr Dāmād, Nibrās, p. 9. 21. Ibn Bābūya, Tawḥīd, p. 222, § 10. 22. Ibid., p. 222, § 11. Nous empruntons ici à la traduction du Coran de J. Berque.
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Mathieu Terrier [Ceci n’est pas un badā’ au sens où le disent les juifs et leurs successeurs 23]. Les juifs nous ont alors attribué la thèse du badā’, suivis par nos adversaires parmi les adeptes de différentes doctrines aberrantes (ahl al-ahwā’ al-mukhtalifa) 24.
L’intention polémique du propos est claire : assimiler les critiques des sunnites et des shī‘ites non imāmites à la position théologique des juifs – alors même que les shī‘ites sont fréquemment désignés par les sunnites comme « les juifs de cette communauté [l’islam] ». Mais pour ce qui nous intéresse, le sens de la tradition alléguée ici reste ambigu : l’effacement et la confirmation, l’intervention de Dieu « chaque jour » du temps de la création, est-ce seulement cela que les shī‘ites entendent par le badā’ ? Trois traditions du sixième imām permettant de préciser la notion. La première : « Dieu n’a missionné aucun prophète sans lui avoir enseigné l’affirmation de la servitude à Dieu (al-‘ubūdiyya), la négation de [l’existence] de semblables à Dieu, et le fait que Dieu retarde ou avance ce qu’Il veut » 25, désigne implicitement le badā’ comme l’acte, pour Dieu, d’avancer ou de retarder un événement prévu dans Son Décret, ce qui ne revient pas au fait de changer d’avis ou de volonté. Ibn Bābūya voit là l’origine de l’abrogation (naskh) des Lois révélées et des décrets divins par la Loi de Muḥammad 26 ; or l’abrogation (naskh) est une notion coranique admise par les shī‘ites comme par les sunnites 27. Nous verrons plus loin ce que Mullā Ṣadrā fait de cet argument. Les deux traditions suivantes : « Celui qui prétend que quelque chose est apparu à Dieu un jour qu’Il ne savait pas la veille, dissociez-vous de lui » ; « Celui qui prétend que quelque chose est apparu à Dieu d’une apparition avec regret [pour Son action précédente] (badā’ nadāma), celui-là est pour nous un infidèle (kāfir) à Dieu l’Immense », désignent le pseudo-badā’ que les opposants juifs, sunnites et shī‘ites attribuent aux imāmites, l’idée absurde selon laquelle Dieu changerait d’avis en
23. Passage non cité par Mullā Ṣadrā. 24. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, p. 181 ; Ibn Bābūya (al-Shaykh al-Ṣadūq), al-I‘tiqādāt fī dīn al-imāmiyya, éd. ‘A. ‘Abd al-Sayyid, Beyrouth 1414/1993, p. 40. 25. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, p. 181 ; Ibn Bābūya, Tawḥīd, p. 220, § 3 ; Id., I‘tiqādāt, p. 40. 26. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, p. 181 Ibn Bābūya, I‘tiqādāt, p. 41. Mīr Dāmād mentionne et réfute cette thèse dans Nibrās, p. 57, pour soutenir, comme nous le verrons, un rapport analogique et non causal entre badā’ et naskh. 27. É. Chaumont, art. « Abrogation », dans M. A. Amir-Moezzi (dir.), Dictionnaire du Coran, Paris 2007, p. 14-17.
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regrettant Sa décision initiale. Mullā Ṣadrā cite ici al-Nihāya d’Ibn al-Athīr (m. 606/1210) pour attester que le badā’, soit l’apparition d’une nouvelle vue ou opinion, n’implique pas nécessairement le regret de ce qui a été fait auparavant, car les facteurs du bien commun (maṣāliḥ) diffèrent selon les temps et les moments. Cet argument d’inspiration mu‘tazilite, attribuant à Dieu un calcul rationnel du bien commun, est classique et ne jouera pas grand rôle dans l’élaboration à suivre. Mullā Ṣadrā évoque expressément celui qu’il suit presque pas à pas depuis le début : Parmi [les croyances (i‘tiqādāt)], ce qu’a enseigné notre glorieux professeur (ustādhunā al-mufakhkham), notre maître vénérable surnommé Bāqir al-Dāmād al-Ḥusaynī, que son secret intime soit sanctifié, quand nous étions à son service, dans l’épître qu’il composa sur la vérification du badā’ et qui s’intitule Nibrās al-ḍiyā’ 28.
Ainsi, Mullā Ṣadrā aurait étudié la question du badā’ directement auprès de Mīr Dāmād, en tant qu’étudiant, scribe ou secrétaire, lors de la rédaction de son épître sur la question. En suit une citation importante : Le badā’ est à la génération (takwīn) ce que le naskh est à la législation [divine] (tashrī‘). Ce qui est « abrogation » dans l’Ordre de la législation (al-amr al- tashrī‘ī) et les statuts des êtres responsables (al-aḥkām al-taklīfiyya), est « apparition » (badā’) dans l’Ordre de la génération (al-amr al-takwīnī) et les êtres générés dans le temps. Le naskh est comme un badā’ dans la législation et le badā’ comme un naskh dans la génération. Il n’y a pas de badā’ dans le Décret divin (al-qaḍā’), pour la transcendance de Dieu-Vrai, les essences purement séparées d’entre les anges, ni dans le corps de la perpétuité (matn al-dahr) qui est l’enveloppe de toute production stable (…), le réceptacle du monde de l’existence tout entier. Le badā’ n’a lieu que dans la Détermination (al-qadar) et dans l’étendue temporelle qui est l’horizon de l’expiration et du renouvellement, l’enveloppe de la progression et de la succession, pour les êtres générés dans le temps et tout ce qui se trouve dans le monde du temps et de la matière (…). De même que la vérité du naskh est la fin du statut légal, l’interruption de sa continuité, non sa levée et sa suppression du réceptacle du réel advenant (wi‘ā’ al-wāqi‘), la vérité du badā’ est la cessation de la continuité de l’Ordre générateur, la fin de la jonction de l’Émanation (intihā’ ittiṣāl al-ifāḍa), touchant la
28. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, p. 182.
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Mathieu Terrier délimitation du temps de la génération et l’individuation du moment de l’Émanation, non la levée de l’être généré et causé hors du temps de sa génération, ni son abolition dans la limite de sa production 29.
On voit là apparaître plusieurs schèmes philosophiques que reprendra Mullā Ṣadrā à son compte. D’abord la distinction entre le plan du Décret (qaḍā’), correspondant au monde de l’Intellect, et le plan de la Détermination (qadar), correspondant au monde de l’Âme gouvernant la Nature. Ensuite, la notion néoplatonicienne d’émanation ou d’influx divin (fayḍ, ifāḍa, fayḍān), désignant l’engendrement de ces plans de réalité à partir de l’Un-Dieu. Mais nous verrons aussi Mullā Ṣadrā critiquer le raisonnement analogique de son ancien maître. Dans la quatrième section, intitulée « De la réfutation de ce que l’on a rappelé et de la démolition de ce que l’on a affirmé », Mullā Ṣadrā conteste d’abord l’assimilation par Ibn Bābūya du naskh et du badā’ avec la dérivation du premier à partir du second, arguant que le naskh n’est rejeté par aucun des savants sunnites (‘ulamā’ al-‘āmma) tandis que tous rejettent catégoriquement le badā’. Or, tel était sans doute la stratégie dialectique du théologien imāmite : contraindre les sunnites à admettre le badā’ pour ne pas se contredire. Le philosophe refuse un tel expédient, comme il juge insuffisante l’explication d’Ibn al-Athīr qui semble encore admettre la possibilité d’un changement dans l’Essence divine. Il convient donc « de repousser ces problèmes loin du croyant unitarien par une autre méthode » 30. Vient alors l’examen critique de l’enseignement du « noble professeur » (al-sayyid al-ustādh) : S’il est vrai que l’Ordre générateur est susceptible de fin et d’interruption comme l’est le cours des événements temporels sujets à l’extinction et au renouvellement, le badā’ s’oppose au [naskh] sous deux aspects. Primo, le badā’ peut se réaliser aussi dans l’ordre de la législation (al-amr al-tashrī‘ī), comme lorsque Dieu ordonna à Abraham d’immoler Ismaël (v. XXXVII, 102) (…). Deuzio, le naskh porte sur une unité équivoque (mubhama) appliquée à une espèce (naw‘iyya), susceptible de multiplicité, de renouvellement ou de continuité, tandis que le badā’ porte sur une unité numérique individuelle (‘adadiyya shakhṣiyya), comme dans l’histoire des deux Ismaël. En effet, l’immolation est un seul et même acte, le fait qu’un seul individu soit imām est
29. Ibid., p. 182-183 ; Mīr Dāmād, Nibrās, p. 55-57. 30. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 183.
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De l’ésotérisme shī‘ite à la philosophie shī‘ite une seule et même affaire à laquelle sont liés ensemble l’ordre et l’interdiction (al-amr wa-l-nahy). Où est donc la ressemblance avec le naskh et son cours ? 31
Autrement dit, la notion de badā’ est irréductible à l’approche générale qui est celle de la Loi et des sciences – naturelles comme religieuses –, car elle désigne un être ou un acte individuel, singulier, un individuum, ce dont il est acquis depuis Aristote qu’il n’est pas de science possible 32. C’est pourquoi le problème sera finalement traité dans le cadre de celui, classique mais renouvelé à cette occasion, de la Science divine des particuliers. Dans la cinquième section, Mullā Ṣadrā revient sur la « vérification du naskh » proposée par Mīr Dāmād : la découverte de l’expiration temporelle d’un statut légal apporté par un Prophète, en raison d’un changement du bien commun des créatures et du système (niẓām), selon l’argument mu‘tazilite. Mais la différence temporelle entre l’abrogeant et l’abrogé n’induit-elle pas une contamination de l’Essence de Dieu par le temps et le changement ? C’est pour éviter cette conséquence que les Juifs ont professé que Dieu s’était reposé de son œuvre, et que l’école du mu‘tazilite al-Naẓẓām (m. vers 221/836) a professé qu’Il avait extrait tous les existants du néant à l’existence d’un seul coup, sans antériorité ni postériorité, selon la théorie dite du kumūn (« latence ») et du ẓuhūr (« manifestation ») 33. Le passage suivant traite donc de la création dans ce qui semble une paraphrase de quelques pages du Nibrās al-ḍiyā’ : Tout de même que l’Essence de Dieu Très-Haut, Ses Attributs réels, Ses œuvres (shu’ūn) et Ses Noms sont sanctifiés de tout changement, de même il en va de Sa parole, de Son acte et de Son ordre : « [Son] Ordre est une seule parole, il est prompt comme un clin d’œil » (LIV, 50). Mais certains existants comme le temps, qui est l’enveloppe des choses changeantes (…), et le mouvement (…), sont changeants par essence, non par un changement accidentel, et instables par eux-mêmes, non par l’action d’un agent. [Ces existants que sont] le temps et le mouvement, par leurs ipséités étendues et instables, procèdent du Vrai, l’Instaurateur (al-jā‘il), l’Émanant (al-fayyāḍ), par une seule émanation et une seule instauration. Dieu est l’Instaurateur qui fit sortir les êtres créés ex nihilo (al-mubda‘āt),
31. Ibid., p. 184. 32. Aristote, Métaphysique, 1039b, 28-30, trad. J. Tricot, 2 vol., Paris 1991, I, p. 299. 33. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 185 ; Mīr Dāmād, Nibrās, p. 56-58.
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Mathieu Terrier les êtres générés (al-kā’ināt), les choses immuables et les choses changeantes, de la cache du pur non-être (katm al-‘adam al-ṣarīḥ) à l’existence dans l’âme du réel advenant (nafs al-wāqi‘) et l’enveloppe de la perpétuité (ẓahr al-dahr), en une seule fois perpétuelle (marra wāḥida dahriyya), non d’un seul coup instantané. […] Pour les êtres créés ex nihilo, ceci a lieu dans la perpétuité absolue (muṭlaq al-dahr) et au principe du réel advenant (aṣl al-wāqi‘). Pour les êtres générés, ceci a lieu en un temps spécifique à chacun d’eux, une partie du temps continu et unique, [temps] qui advient tout entier dans l’âme de la perpétuité (nafs al-dahr). […] Il est ainsi manifeste que le propos des juifs, « Il s’est reposé de Son œuvre », n’est intelligible que si ceci a lieu dans l’âme de la perpétuité et la contrée du réel advenant (…), de sorte que la démiurgie (ṣun‘) et la génération auraient lieu en une [certaine] limite, le repos et la cessation d’activité dans toutes les [autres] limites. Mais ceci fait partie des opinions mensongères (…). Bien plutôt, l’Ordre venant de l’Instaurateur est d’un seul tenant, l’Instauration de Sa part est une, l’Émanation est une (…), et le monde, à chaque instant, est nouveau après n’avoir rien été (ḥādith ba‘da ‘adam fī kulli waqt) 34.
On reconnaît les signatures de Mīr Dāmād que sont la notion de dahr, désignant la perpétuité du monde de l’Intellect et de l’Âme, située entre l’éternité absolue de Dieu (sarmad) et le temps naturel (zamān), et la thèse de la « nouveauté perpétuelle » du monde (ḥudūth dahrī) 35. Mullā Ṣadrā n’en fera guère usage et laisse là son ancien maître pour développer sa propre pensée. La sixième section est une version augmentée d’un chapitre des Asfār intitulé « De l’établissement de la thèse de l’hésitation (taraddud), de la soumission à l’épreuve (ibtilā’) et d’autres attributs semblables relatifs au Très-Haut ; de la thèse relative au badā’ telle qu’elle est rapportée de nos imāms impeccables, dont le récit à ce sujet est attesté ; et de ce qui en dépend comme l’exaucement des prières votives et le secours des affligés, conjointement à leur demande et sans coïncidence de causes naturelles » 36. Le dogme du badā’ est ainsi mis en relation
34. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 186-187 ; parallèle à Mīr Dāmād, Nibrās, p. 58-60 ; repris avec des modifications par Muḥsin Fayḍ Kāshānī, Uṣūl al-ma‘ārif, dans J. Āshtiyānī (éd.), Muntakhabātī az āthār-i ḥukamā-yi ilāhī-yi Īrān, 4 vols., Téhéran 1393 h.s./2014-2015, II, p. 177-294, voir p. 262. 35. Voir là-dessus M. Terrier, « De l’éternité ou de la nouveauté du monde : Parcours d’un problème philosophique d’Athènes à Ispahan », Journal Asiatique 299/2 (2011), p. 369-421. 36. Mullā Ṣadrā, al-Ḥikma al-muta‘āliyya fī l-asfār al-arba‘a, éd. M. ‘Aqīl, 3 vol.,
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avec un paradoxe théologique, l’attribution à Dieu de l’hésitation et de la mise à l’épreuve, mais aussi avec la question de l’efficacité de la prière votive (du‘ā’), qui intéresse autant la croyance populaire que la théologie savante. Or la même association de thèmes se trouve dans le titre du Nibrās al-ḍiyā’, mais le développement sur la prière votive est absent du texte qui nous est parvenu, manifestement incomplet 37. Mullā Ṣadrā donne ici une explication d’inspiration néoplatonicienne, peut-être proclusienne, basée sur une succession de classes d’intermédiaires entre l’Un-Dieu et la multiplicité des créatures. La reformulation de cette cosmologie dans les termes d’une angélologie et d’une lecture allégorique du Coran remonte à Suhrawardī (m. 587/1191) et était déjà intégrée par Mīr Dāmād. Mais elle prend chez Mullā Ṣadrā une importance décisive pour résoudre philosophiquement le problème du badā’ : Dieu possède, dans les couches et les entrailles du royaume des cieux et de la terre, des serviteurs d’essence spirituelle (rūḥāniyyīn) et des âmes régentes (nufūs mudabbirīn) dont le rang est juste inférieur à celui des [anges] devanciers rapprochés [de Dieu] (al-sābiqīn al-muqarribīn), car ceux-ci existent dans le ‘Illiyyūn supérieur et leur monde est le monde de l’Ordre et du Décret, tout entier exempt de renouvellement, de changement et de cessation 38. Ces êtres malakūtiens (al-malakūtiyyūn), bien qu’ils soient d’un rang inférieur aux [anges] devanciers rapprochés, sont eux aussi des serviteurs vénérables dont tous les actes sont obéissance à Dieu […]. Tout ce qui est ainsi, sa parole est la parole du Vrai, sa volonté et son jugement sont le détail de la Volonté du Vrai, de Son Jugement global et de son Décret irrévocable. Leur Livre, bien qu’il comprenne l’effacement et la confirmation, l’abrogation et la confirmation, n’est autre que l’explication (sharḥ) de la Parole du Vrai et la Table de Sa Détermination. Ainsi, la volonté de ces êtres s’anéantit dans la Volonté du Vrai, leur jugement dans Son Jugement, leur action dans Son Action, bien que leur volonté et leur jugement soient tous d’ordre psychique, partiel et temporel, à la mesure de leur existence (…). Leur obéissance à Dieu et à Son ordre est à l’image de l’obéissance, en nous-mêmes, des sens à l’âme raisonnable intellective (…). L’essence des sens, leur action et leur perception, appartiennent au monde inférieur, sujet à la multiplicité, au changement et à la division, tandis que
Beyrouth 1432/2011, II, p. 646-650. 37. La question de la prière votive est traitée dans le K. al-Qabasāt sans référence au badā’ . Voir infra, n. 46. 38. Selon la tradition musulmane shī‘ite et sunnite, le ‘Illiyyūn, évoqué dans les versets coraniques Lxxxiii, 18-19, désignerait un haut lieu du Paradis.
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Mathieu Terrier l’essence de l’âme raisonnable intellective, son action et sa perception, appartiennent au monde supérieur et noble, exempt de localisation, de division, d’usure et de corruption 39.
Ce sont donc des anges terrestres, « âmes régentes » dans la langue des philosophes ishrāqīs, qui sont chargés de détailler et de distribuer, dans le monde du temps et de l’espace, la Volonté et l’Ordre divins, lesquels, inséparables de l’Essence divine absolument une, sont en eux-mêmes synthétiques et immuables. Ces âmes et les cœurs de ces anges sont homologués aux « Feuillets » (ṣaḥā’if) et aux « Tables » (alwāḥ) de la Détermination, ainsi qu’au Livre de l’effacement et de la confirmation, en référence au v. XIII, 39 : « Dieu efface ou confirme ce qu’Il veut. La Mère du Livre se trouve auprès de Lui ». Ceux-ci sont l’exposé détaillé ou analytique du Décret divin (qaḍā’) synthétique désigné comme la « Mère du Livre » (umm al-kitāb) et la « Table gardée » (al-lawḥ al-maḥfūẓ) (v. LXXXV, 22) 40. Ces anges ou ces âmes du monde intermédiaire – le Malakūt ou le monde de l’Âme – sont les agents de l’effacement et de la confirmation, dans le monde sensible, des décrets immuables du monde intelligible, ceci parce qu’ils assument en eux-mêmes le changement dont est exempte l’Essence divine avec ses Attributs, son Ordre, son Décret et sa Science. L’analogie entre l’obéissance de ces anges à Dieu et l’obéissance des sens à l’âme intellective est typique de l’exégèse philosophique ; nous la retrouverons plus loin sous une autorité fameuse. C’est en référence à l’inscription des formes sur les Tables de la Détermination que Dieu s’est attribué à Lui-même l’hésitation dans le ḥadīth qudsī : « Je n’hésite en rien de ce que Je fais comme J’hésite à reprendre l’esprit de mon serviteur croyant, [car] il déteste la mort et Je déteste lui faire du mal » 41, et l’acte de mettre à l’épreuve dans le Coran : « Nous vous éprouverons pour connaître ceux de vous qui luttent, ceux qui sont constants » (XLVII, 31) 42. Le sujet propre de l’hésitation et de la mise à l’épreuve n’est pas l’Essence divine, mais le plérôme des anges et des âmes intermédiaires. Ces derniers étant absorbés de manière mystique dans l’obéissance à Dieu, et n’étant foncièrement
39. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 188-189. 40. Ibid., p. 189. 41. Source du ḥadīth : Kulaynī, Uṣūl, K. al-īmān wa-l-kufr, bāb man ādhā l-muslimīn, ḥ. 8, p. 513. 42. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 189-190.
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que des émanations de Son essence, le ḥadīth et le verset cités n’en sont pas moins exacts en un sens à peine métaphorique. Les lignes suivantes révèlent peut-être l’enjeu principal de cette démonstration du badā’ : N’était-ce la médiation de ces âmes susceptibles de recevoir successivement les formes volontaires sur elles (…), toutes les affaires seraient décrétées et irrévocables ; l’Émanation divine serait réduite à une quantité déterminée qui ne dépasserait pas les limites de la création ex nihilo ; nul événement nouveau n’adviendrait dans le monde et aucun être généré ne se renouvellerait ; les voies guidant les pèlerins de la demeure la plus basse à la demeure la plus haute seraient fermées ; les illuminations successives n’adviendraient plus aux âmes humaines qui ne pourraient sortir des ténèbres de l’éloignement pour la lumière de la proximité à Dieu. En somme, les degrés hiérarchisés du retour à Dieu (…) seraient invalidés. Or ceci, avec ce que cela implique, est réfuté aussi bien par les principes démonstratifs que par les textes coraniques. Il est donc manifeste que le renouvellement des connaissances et des états, comme l’apparition de volontés et d’actions nouvelles, sont permis et nullement exclus chez une certaine classe d’anges agents, avec l’autorisation de Dieu 43.
Ce que le badā’ engage avec lui, c’est donc la possibilité d’actes échappant au déterminisme naturel, ou d’événements radicaux, rendant pensables et possibles la liberté, le progrès spirituel et finalement le salut. En termes kantiens, la croyance dans le badā’ fonde l’espoir que coïncident finalement l’ordre de la liberté morale et celui de la nécessité cosmique. Or la possibilité du salut, nous dit Mullā Ṣadrā, est attestée aussi bien par la philosophie que par la révélation. Le badā’ et le naskh, phénomènes propres à l’histoire prophétique, reçoivent ainsi une explication inscrite dans le système néoplatonicien du monde : Nous disons alors : Quand l’âme d’un prophète ou d’un ami de Dieu [un imām] se conjoint à [ces anges], quand [le prophète ou l’imām] lit en eux ce que Dieu leur a révélé et a écrit dans leurs cœurs, il lui revient d’informer de ce qu’il a vu par l’œil de son cœur, contemplé par la lumière de sa vision intérieure, ou entendu par l’oreille de son cœur des crissements des calames de ces [anges] vénérables, comme Abraham a vu qu’il devait immoler son fils Ismā‘īl : quand il en a informé les gens et a voulu agir comme il était exigé de lui, sa parole était vraie et sincère, son acte était agréé de Dieu, car ils lui venaient d’une contemplation par
43. Ibid., p. 190.
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Mathieu Terrier dévoilement spirituel (min shuhūd kashfī). Puis, si son âme se conjoint à nouveau [aux anges] et voit dans ces tables autre chose que ce qu’il y avait vu d’abord (…), une telle affaire est appelée naskh ou badā’. La connaissance ne peut en échoir à aucune âme supérieure ou inférieure, angélique ou humaine, mais n’appartient qu’à Dieu Très-Haut, car elle fait partie de ce que Dieu s’approprie par essence. En effet, il n’est rien qui l’exige parmi les causes naturelles, rien qui la précède dans les formes perceptives supérieures ni dans les inscriptions de la Détermination. Il sera rapporté dans les ḥadīths de ce chapitre que Dieu possède deux sciences : « une science cachée et réservée, que nul ne connaît sinon Dieu… » 44.
Cette thèse aboutit à la distinction de deux types d’événements mondains et à la justification théorique de ce que l’on appelle communément le « paranormal » : Les événements advenant dans ce monde sont de deux sortes. Il y a ce qui advient en vertu de causes naturelles, antérieures, en adéquation avec les causes célestes et les formes agentes du Malakūt, de manière répétitive et nécessaire. Et il y a ce qui advient sur le mode de la rareté (‘alā sabīl al-nudra). Ce qui est de la sorte, sa cause peut partir de ce monde, comme la prière votive d’un homme influente sur et entendue par une classe [d’anges] du Malakūt supérieur dont il n’est pas exclu qu’elle reçoive influence et action, car ce sont des âmes attachées aux matières des sphères, connaissant les événements qui adviennent ou vont advenir dans le monde, qu’il s’agisse de formes corporelles ou psychiques. […] Pour la raison évoquée, on tire profit des prières votives et des offrandes (al-da‘awāt wa-l-qarābīn), surtout pour un profit général ; ainsi dans la prière de la pluie ou d’autres phénomènes rares comme l’engloutissement d’un peuple par les eaux, une éclipse ou un tremblement de terre. La plupart des miracles des prophètes sont de cette sorte, c’est-à-dire que la cause de leur advenue va de ce monde vers le monde des âmes universelles, lesquelles exercent leur influence sur ce qui leur est subordonné après avoir été influencées par la prière votive de l’homme ou ce qui s’y apparente. C’est pourquoi il faut s’opposer à l’idée que le mal est récompensé et escompter [au contraire] que le bien soit récompensé 45.
Cette réflexion sur la prière votive (du‘ā’) fait déjà l’objet d’un chapitre dans les Asfār, reprenant largement un exposé de Mīr Dāmād 46.
44. Ibid., p. 190-191. La citation est du début de la tradition 9, voir infra. 45. Ibid., p. 191. 46. Mullā Ṣadrā, Asfār, II, p. 650-657 ; Mīr Dāmād, Kitāb al-Qabasāt, éd. M. Moḥaqqeq,
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Pour rendre compte de la du‘ā’, objet d’une croyance particulièrement vive dans le shī‘isme, nos philosophes se fondent sur la Théologie du Pseudo-Aristote, le Plotin arabe, et sur une épître d’Avicenne 47. Mullā Ṣadrā insiste ici, de manière audacieuse, sur la possibilité d’une causalité s’exerçant du bas sur le haut, de l’homme sur l’ange, à condition que la prière votive corresponde à la Volonté providentielle de Dieu, tout se passant comme si l’orant prenait conscience avant les intelligences célestes de la traduction analytique du Décret divin. Le badā’ est aussi de cette sorte, étant l’apparition d’une affaire qui n’était pas escomptée en l’absence de causes terrestres et célestes antérieures ou en l’absence d’information sur elles de la part des âmes supérieures et inférieures, sauf au moment où [cette affaire] advient. Or tu sais que cela n’est pas impossible de la part d’une classe d’êtres malakūtiens qui ne sont pas originaires du ‘Illiyyūn mais intermédiaires entre les deux mondes : celui des Intelligences pures et des formes du Décret et celui des corps naturels et des formes générées matérielles. […] Ces âmes qui influent dans ce monde sont telles que tous leurs états, leurs actes, leurs perceptions et leurs influences, obéissent à Dieu et sont soumises à Son ordre comme nos sens le sont à nos intelligences. Tu peux dire justement : « J’ai vu et entendu », comme tu peux dire justement : « J’ai vu par mes yeux et entendu par mes oreilles », ou encore : « Mes yeux ont vu et mes oreilles ont entendu ». De même, il est juste de dire « Il est apparu à Dieu » (badā li-llāh) sous un aspect, « Il est exempt de tout changement, dénué de toute relation à une apparition (badā’) ou une manifestation (ẓuhūr) après n’avoir point été tel », sous un autre aspect 48.
Attribuer le badā’, l’« apparition » d’une volonté nouvelle, à Dieu, est analogue à attribuer la vision et l’audition au sujet psychique. Stricto sensu, seuls les anges sont sujets au badā’, comme seuls les organes sensoriels sont sujets à la sensation ; mais en un sens métaphorique
Téhéran 1977-2016, p. 449-460. 47. Uthūlūjīyā Arisṭāṭālīs, dans Aflūṭīn ‘inda l-‘Arab – Plotinus apud Arabes, éd. ‘A. Badawī, Kuwayt 1977, p. 77-78, correspondant à Plotin, Traité 28 (Ennéades, IV, 4), § 26 [1-5], 39 [30-35] – 40 [1-5], 42 [10-15], dans Id., Traités 27-29, éd. L. Brisson et J.-F. Pradeau, Paris 2005, p. 153-154, 184-185 et 186-187 ; Ibn Sīnā, al-Ta‘līqāt, éd. S. Ḥ. Mūsaviyān, Téhéran 1391 h.s./2012-13, § 146, p. 112-114, § 834-835, p. 452453 ; Id., Fī sabab ijābat al-du‘ā’ wa kayfiyyat al-ziyāra, dans Traités mystiques d’Avicenne, éd. M. A. F. Mehren, fasc. III, Leyde 1894, p. 44-48. 48. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 191-192.
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correct, l’on peut dire que Dieu est le sujet du badā’ comme l’on peut dire que l’âme intellective est le sujet de la sensation. L’analogie fait ainsi de l’attribution du badā’ à Dieu une preuve de Sa Toute-Puissance. Les deux points de vue articulés dans cette explication sont ceux de l’apophatisme (tanzīh), qualifiant Dieu par la négation de toute attribution créaturelle, et du théophanisme, reconnaissant Dieu dans l’infinité de Ses manifestations créaturelles. L’influence d’Ibn ‘Arabī se conjoint ici à la tradition imāmite : Le point de vue de l’apophatisme pur, c’est celui de la station de l’Unicité absolue (al-aḥadiyya) et du Mystère de l’Ipséité divine (ghayb al-huwiyya al-lāhūtiyya). L’autre point de vue est exprimé par un ḥadīth de l’imām Ja‘far : « [Dieu] S’est créé des amis qui, étant créés et vassaux (marbūbūn), se désolent et se contentent. [Dieu] fit de leur contentement Son propre contentement et de leur colère Sa propre colère. » 49.
Ces « amis de Dieu » sont bien sûr les prophètes et les imāms, dont les « états d’âme » manifestent et traduisent, dans le monde créé, les Sentiments immuables de Dieu. La septième et dernière section commence par une déclaration triomphale : Tu sais maintenant quelle est la justesse de la thèse du badā’ au sens de la manifestation d’un aspect de la droite raison (ṣawāb) et de l’intérêt général (maṣlaḥa) dans quelque affaire, après un état où cela n’était pas manifeste. Ceci n’est contredit par aucune règle de la religion ou jugement de la Loi explicite, ni affaibli par aucun principe philosophique ou loi rationnelle (…), mais confirmé par toutes ces voies. Ceux qui rejettent l’occurrence du badā’ ou l’interprètent dans un sens autre que son sens originel, ne le font que par manque de science (…), éloignement du rang des vrais savants unitariens, des docteurs parfaits qui, par la force de leur foi et de leur sagesse, voient l’unité dans la multiplicité sur le plan de la descente (nuzūlan), la multiplicité dans l’unité sur le plan de la montée (ṣu‘ūdan), et par la lumière de leur vision intérieure, contemplent tantôt le Vrai (al-ḥaqq) avec la créature (al-khalq) (…), tantôt la créature avec le Vrai 50.
L’attestation du badā’ se fonde ainsi sur la conjonction de trois sources : la Révélation scripturaire (shar‘), l’intelligence rationnelle
49. Kulaynī, Uṣūl, K. al-tawḥīd, bāb al-nawādir, ḥ. 6, p. 83. 50. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 192-193.
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(‘aql) et le dévoilement spirituel (kashf). Cette conjonction est la clé de la théologie véritable pour Mullā Ṣadrā, comme elle l’était pour son maître Mīr Dāmād et le sera encore pour son élève Fayḍ Kāshānī. Avec audace, Mullā Ṣadrā rallie alors un illustre prédécesseur à sa cause : Il est étonnant de voir le chef des philosophes de l’islam, Abū ‘Alī Ibn Sīnā, alors que nul n’insista plus que lui sur le fait que le Très-Haut ne se tourne pas vers le plus bas et ne fait rien en vue de lui, déclare, dans le Livre sur l’Origine et le Retour qui lui est attribué, dans un chapitre expliquant que le principe de l’influence peut se trouver dans les choses terrestres générées : « […] Quand une prière votive est exaucée, c’est par le fait d’une telle substance [une âme céleste capable d’imaginer et de sentir les événements]. À chaque fois qu’elle contemple les changements de la matière, elle intellige une forme du système du bien et de la perfection devant être ainsi, et elle agit de la sorte (…). La providence [prodiguée] par une telle substance consiste, pour tout défaut et tout mal pénétrant dans ce monde et ses parties, à les faire disparaître du bien et du système. Ceci ne doit pas être spécifique à une chose à défaut d’une autre. Si une prière votive n’est pas exaucée, c’est qu’il y a là quelque chose que [l’homme] ne connaît pas et peut-être que la Providence ne l’exige pas. […] Il y a des choses qui arrivent non par des causes naturelles passées, mais d’un seul coup, par cette cause non naturelle et nouvelle, comme des sortes d’animaux et de plantes qui ne sont engendrés ni par la voie de la reproduction, ni par des causes naturelles analogues, mais par génération spontanée. […] Il ne faut pas s’étonner et demander : “Comment quelque chose peut-il arriver par ces principes psychiques et non par la voie naturelle ?” Celui qui considère l’état de son corps et de son âme trouvera sans peine de quoi repousser cet étonnement de son esprit. En effet, il est de la nature de notre corps qu’y advienne la chaleur ou la froideur, le mouvement ou le repos, non selon ce qu’exigent les choses naturelles (…), mais d’après des lubies psychiques comme la colère, qui produit de la chaleur dans les organes sans qu’il y ait de causes naturelles à cela, ou comme les imaginations érotiques meuvent certains membres (…) 51. »
Selon cette nouvelle analogie entre le macrocosme et le microcosme, les anges agissent dans le monde naturel comme l’âme imaginative agit sur le corps dans les phénomènes psychosomatiques 52. Malgré 51. Ibid., p. 193-195 ; Abū ‘Alī Ibn Sīnā, al-Mabda’ wa-l-ma‘ād, éd. ‘A. Nūrānī, Téhéran 1363 h.s./1984-1985, p. 85-88. 52. Là-dessus, voir aussi Ibn Sīnā, Ta‘līqāt, § 146, p. 114 : « En effet, les éléments sont propres à subir l’action de l’âme. Ceci se vérifie dans nos corps : parfois, quand nous
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cette caution inattendue, Mullā Ṣadrā estime que l’attribution à Dieu du badā’ nécessite une explication supplémentaire. Et de reprendre le parallèle entre l’angélologie et la psychologie : La relation de ces intermédiaires psychiques avec Dieu est semblable à la relation des facultés [psychiques] avec l’âme rationnelle, facultés par lesquelles celle-ci effectue ses actes corporels. Car au contraire de ce qu’imaginent les hommes du commun, mais encore leurs savants, [ces facultés] ne possèdent pas des essences indépendantes et distinctes de l’essence de l’âme, mais sont absorbées en elle (mustahlika fīhā), existant par son existence à elle ; leurs perceptions et leurs actions ne sont rien d’autre que les perceptions et les actions de l’âme elle-même. L’âme possède toutefois un rang supérieur aux facultés qui découlent d’elle, par lequel elle réalise son essence une et intelligible. Il en va de même des anges et des prophètes de Dieu dans leurs actions, leurs actes d’obéissance, leurs intellections et leurs mouvements 53.
Revenant aux deux ḥadīths pour conclure ces longs prolégomènes, Mullā Ṣadrā retient du premier que l’on ne connaît pas de sagesse plus parfaite que celle qui se manifeste dans le badā’, le naskh et les phénomènes semblables, mais que la compréhension du bien commun dépendant d’eux dépasse l’intelligence humaine moyenne. Du second, il tire que « le comble de la vénération de Dieu de la part du serviteur est de connaître que Son Essence ne se limite pas au dépouillement et à la négation de l’aspect créaturel, pas plus qu’à l’assimilation et à la confusion avec lui », soit à l’apophatisme et au théophanisme envisagés séparément 54. Le badā’ demeure une vérité des plus ésotériques dont « la connaissance est ardue, presque impossible, sauf pour les savants enracinés dans la science » (al-‘ulamā’ al-rāsikhīn fī l-‘ilm) 55. L’expression fait référence au verset du Coran, III, 7 et à une qualité originellement attribuée aux seuls imāms infaillibles ; mais il semble que pour Mullā Ṣadrā, les philosophes parfaits ou les « vrais gnostiques » (‘urafā’) sont en mesure de comprendre, au terme de leur perfectionnement, ce que comprennent les Impeccables en vertu de leur surnature.
imaginons quelque chose, notre corps est altéré selon ce qu’exigent les états et imaginations de notre âme » ; repris dans Mīr Dāmād, Qabasāt, p. 453. 53. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 195-196. 54. Ibid., p. 196. 55. Ibid., p. 196.
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Tradition 3 : Du sixième imām, sur le verset « Dieu efface et confirme ce qu’Il veut » (XIII, 39) : « Dieu n’efface rien qui ne soit d’abord confirmé, et ne confirme que ce qui n’était pas » 56. Commentaire Cette tradition, déjà citée d’après Ibn Bābūya, est présentée comme une déduction rationnelle (istidlāl) du badā’ à partir du texte coranique, valant également pour le naskh malgré la différence essentielle entre les deux 57. Mullā Ṣadrā convoque une nouvelle autorité inattendue en la personne d’Ibn ‘Arabī, désigné comme « la langue des gnostiques, la fleur des chercheurs de vérité », pour un extrait des Futūḥāt makkiyya soutenant la notion d’hésitation (taraddud) de Dieu. Mullā Ṣadrā fait fi d’une phrase dans laquelle, quelques lignes plus haut, Ibn ‘Arabī déclare l’impossibilité du badā’ 58, pour reproduire ce propos : Par cet écrit [désigné par] « Il a décrété un terme [pour chacun de vous], un terme fixé [par Lui] » (VI, 2), et par ces Tables [de l’effacement et de la confirmation], Dieu s’est décrit Lui-même par l’Hésitation divine dont l’onde se propage dans l’hésitation génératrice (al-taraddud al-kawnī) et la stupeur (ḥayra) au sein des choses. […] Ceci parce que le Calame, écrivant sur la Table de l’effacement et de la confirmation, écrit une chose au moment où il vient à l’esprit d’un serviteur de faire cette chose. Puis Dieu efface cette écriture et cette pensée disparaît alors de l’esprit de cet individu. […] Si Dieu avait voulu le confirmer, Il ne l’aurait pas effacé. […] L’individu commet donc cet acte, ou y renonce, selon ce qui est confirmé sur la Table. […] N’était-ce cette réalité divine, deux choses ne différeraient pas dans le monde, nul ne dévierait jamais dans aucune affaire ni n’hésiterait à son sujet, mais toutes les choses seraient décrétées irrévocablement 59.
Là encore, le cœur de l’argument est la nécessité de la nouveauté et de la liberté dans le système de l’existence. Mullā Ṣadrā fait preuve d’une double audace en invoquant l’autorité, sur un point théologique
56. Kulaynī, Uṣūl, p. 84, § 2. 57. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 197. 58. Ibn ‘Arabī, al-Futūḥāt al-makkiyya, éd. Maktab al-buḥūth wa-l-dirāsāt, 8 vol., Beyrouth 1431-1432/2010, V, chap. 316, p. 115 : « L’abrogation (naskh) entre dans les Lois révélées et dans le jugement d’une même Loi. Elle signifie l’extinction de la durée d’un jugement, non sur le mode du badā’, car cela est impossible à Dieu ». 59. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 198. À partir de « Si Dieu avait voulu… », le texte ne correspond plus à celui d’Ibn ‘Arabī.
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et dans un commentaire des ḥadīths des imāms, plutôt qu’à des théologiens imāmites ayant traité du badā’, à des penseurs comme Ibn Sīnā et Ibn ‘Arabī qui n’avaient pas en vue de parler du badā’ et se voient « shī‘itisés » nolens volens. Cette double audace traduit bien la conviction selon laquelle seuls les hommes de la gnose (‘irfān) peuvent saisir le sens profond de la Révélation. Tradition 4 : Du sixième imām : « Dieu n’a missionné aucun prophète sans lui avoir enseigné l’affirmation de la servitude à Dieu (al-‘ubūdiyya), la négation de [l’existence] de semblables à Dieu, et le fait que Dieu retarde ou avance ce qu’Il veut 60. » Commentaire La dernière partie de cette tradition, déjà citée plus haut, est également interprétée comme une confirmation du naskh et du badā’ 61. Elle implique surtout, écrit Mullā Ṣadrā, de croire que Dieu est un être libre (mukhtār) dont la volonté se renouvelle, qui peut vouloir une chose et le contraire, faire une chose et le contraire, et non qu’Il est, comme le disent les philosophes (falāsifa), un agent sans finalité supplémentaire, auquel ne peut advenir aucune intention ni aucune action qui n’ait pas été, dont le jugement est inexorable et le décret nécessaire 62.
Cette sentence sur les philosophes, qui seraient incapables de penser Dieu comme être libre, explique l’étonnement de Mullā Ṣadrā de trouver un soutien chez leur « chef de file » Ibn Sīnā. Elle confirme surtout l’idée que le badā’ est une vérité supra-rationnelle et qu’il faut être plus qu’un philosophe, un véritable gnostique, pour la saisir. Mullā Ṣadrā ajoute que « la confirmation de la prophétie et de la mission législatrice se fonde sur la thèse de l’Agent libre, comme la confirmation de l’Artisan se fonde sur la thèse de la cause, du causé et de la nécessitation ». Autrement dit, si la théologie philosophique du Dieu Artisan appelle une théorie de la causalité et un déterminisme, la prophétologie – indissociable, dans le shī‘isme, de l’imāmologie – requiert quant à elle une théorie de la liberté divine. Et notre philosophe de
60. Kulaynī, Uṣūl, p. 84, § 3. 61. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 199. 62. Ibid., p. 200.
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critiquer Fakhr al-Dīn al-Rāzī pour avoir, dans son Mulakhkhaṣ, évoqué ces deux aspects sans les accorder, peut-être à cause de son inclination ash‘arite, car la connaissance de [cet accord] advient ou bien par la voie de l’audition, et ceci n’est possible qu’à celui qui suit les ḥadīths de nos imāms bien guidés, ou bien par la voie de la vision intérieure et de la lumière de la gnose.
Les objections malines et les interprétations erronées des savants non imāmites et imāmites étant éliminées, ce sont les contradictions apparentes des traditions imāmites elles-mêmes qu’il reste à résoudre. Mullā Ṣadrā conclut sur cette promesse : « Nous t’expliquerons comment concilier la parole du sixième imām : “Celui qui prétend que quelque chose est apparu à Dieu d’une apparition avec regret, celui-là est pour nous un infidèle à Dieu l’Immense”, et ces ḥadīths mentionnés à propos du badā’ » 63. Tradition 5 : Du cinquième imām, sur le verset : « Il a décrété un terme [pour chacun de vous], un terme fixé [par Lui] » (VI, 2) : « Il y a là deux termes, l’un irrévocable (maḥtūm) et l’autre suspendu [devant Dieu] (mawqūf) 64. » Commentaire Le premier terme est celui que le Décret éternel et universel a prescrit, d’après lequel tout homme doit nécessairement mourir un jour. Le second terme est celui d’un homme en particulier, car il n’est pas de temps fixé par décret pour tous les êtres. Le terme de la vie d’un homme est « suspendu » ou « en suspens » (mu‘allaq) et peut être avancé ou retardé. Ceci ramène Mullā Ṣadrā à la question de l’efficacité de la prière votive, avec en premier lieu un argument d’autorité traditionnelle : Dans les prières votives transmises par la tradition (al-ad‘iya al-ma’thūra), il y a la demande à Dieu de prolonger la vie. Si le terme [de la vie] n’était pas susceptible d’addition ou de soustraction, les prières votives transmises par la tradition n’auraient pas d’efficacité. Ceci aussi confirme le badā’ et le fait que ce qui advient n’est pas contraire au Décret irrévocable éternel 65.
63. Ibid., p. 200. 64. Kulaynī, Uṣūl, p. 84, § 4. 65. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 201.
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La tradition reçoit la confirmation de la raison philosophique dans le passage suivant, largement emprunté à Mīr Dāmād qui développait luimême des propositions d’Avicenne : Tu ne dois pas dire : « Si la demande, la prière (du‘ā) et la supplication d’exaucer un désir ou de couronner un acte de succès, sont telles que le Calame du Décret éternel détermine l’existence de leur objet et que leur confirmation est inscrite sur la Table gardée divine, quel besoin a-t-on se charger de la demande et de la requête ? Et si elle n’est pas telle que le Calame l’exécute et que la Table s’en imprime, pourquoi donc la prière et à quoi bon la demande ? » Car on repoussera cette objection en disant que la demande et la prière font aussi partie de ce qui découle du Calame du Décret éternel et s’inscrit de la Table [de la détermination] précédente sur la Table de cette Détermination (…), c’est-à-dire des causes, conditions et prémisses pour que se produisent leurs buts décrétés et déterminés de toute éternité. Parmi l’ensemble des causes de l’advenue de la chose demandée en prière, il y a la prière de celui qui prie, sa supplication et son humiliation. Les prières et les supplications sont à l’advenue des buts dans la réalité concrète ce que les réflexions et méditations sont à l’advenue des résultats et des sciences dans l’esprit. Les prières et les réflexions sont des ruisseaux [dérivant de] la mer du Décret et de sa Table gardée 66.
L’argument mobilise à nouveau l’analogie classique entre le macrocosme et le microcosme. Mais de manière originale, l’influence de la prière votive dans la production de réalités physiques est homologuée à l’influence de l’effort de réflexion dans la production de réalités mentales, ce qui fait correspondre le pouvoir théurgique de la prière au pouvoir théorétique de l’activité philosophique elle-même. Tradition 6 : Du sixième imām, sur le verset : « L’homme ne se souvient-il pas que Nous l’avons créé autrefois alors qu’il n’était rien ? » (XIX, 67) : « Il n’était ni déterminé ni généré (lā muqaddaran wa lā mukawwanan) ». Et sur le verset : « Ne s’est-il pas écoulé pour l’homme un laps de temps durant lequel il n’était pas quelque chose dont on fasse mention ? » (LXXVI, 1) : « Il était déterminé mais non mentionné » 67.
66. Ibid., p. 201-202 ; Mīr Dāmād, Qabasāt, p. 449-450 ; Ibn Sīnā, Ta‘līqāt, p. 112-113, repris dans Qabasāt, p. 452. 67. Kulaynī, Uṣūl, p. 84, § 5.
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Commentaire La présence de ce ḥadīth dans un exposé sur le badā’ ne va pas de soi. Mullā Ṣadrā fait pourtant immédiatement le lien : Son propos « il n’était pas déterminé » signifie que l’homme, avant d’être créé, n’était pas une chose, ni du point de vue de la détermination et de la conformation dans le monde des mesures de la Science, ni du point de vue de l’existence et du devenir dans les matières extérieures, ce qui est clair dans le badā’ 68.
Faut-il comprendre que la création de l’homme, telle qu’évoquée dans le v. XIX, 67, est le premier exemple de badā’ ? À l’objection qu’il se fait à lui-même : « L’homme faisant partie des réalités spécifiques dont la forme intelligible est conservée dans la Table gardée, comment se peut-il qu’il ne soit ni connu ni existant en quelque temps ? Cela n’implique-t-il pas nécessairement le renouvellement et le changement dans la Science divine ? », Mullā Ṣadrā répond que l’homme évoqué dans le v. XIX, 67 est son individualité partielle, laquelle n’est pas inscrite dans la Table gardée mais dans les « Tables de la détermination des âmes » (al-alwāḥ al-qadariyya al-nafsāniyya) qui, comme il a été vu, sont susceptibles de changement et de renouvellement, étant identique « au Livre de l’effacement et de la confirmation ». Ce changement n’affecte nullement l’Essence divine : « Bien plutôt, le temps tout entier, depuis toujours et à jamais, avec tout ce qui est en lui et avec lui, est présent pour Lui en ce qu’Il l’embrasse entièrement par Essence, Science, Dévoilement et Contemplation (muḥīṭ bi-jamī‘ihā dhātan wa ‘ilman wa kashfan wa shuhūdan), sans aucun voilement ni aucune apparition ou manifestation de quoi que ce soit » (min ghayr iḥtijāb wa lā badā’ wa lā sunūḥ amr) 69. Mullā Ṣadrā tient alors sa promesse faite plus haut : Cette vérification permet de résoudre la contradiction présumée des discours des imāms, certains ḥadīths confirmant catégoriquement le badā’, d’autres le rejetant tout aussi catégoriquement. Le cas est analogue à celui des paroles du Coran et de la Sunna, tantôt apophatiques (tanzīhāt), tantôt anthropomorphiques (tashbīhāt), et il est possible de les accorder suivant la même méthode. L’apophatisme pur (al-tanzīh al-khāliṣ) considère le rang de l’Essence divine en elle-même, avant
68. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 203. 69. Ibid., p. 203-204.
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Mathieu Terrier la création des choses et Son automanifestation dans Ses lieux épiphaniques (…). L’anthropomorphisme, comme il appert de nombreux versets coraniques et ḥadīths, considère Sa manifestation dans les espèces de la création et Son autorévélation dans les lieux épiphaniques de la multiplicité (wa tajallīhi fī majālī al-kathra) (…), comme le dit le TrèsHaut : « Où que vous soyez, Il est avec vous » (LVII, 4) (…) et comme le dit le Prince des croyants : « Je n’ai jamais vu aucune chose sans voir Dieu en elle » 70.
Il se confirme que la compréhension du badā’ passe par la conjonction d’une théologie de la théophanie et d’une théologie apophatique par-delà leur apparente contradiction, conjonction qui, nous l’avons vu, est l’apanage du gnostique. Analysant le ḥadīth de l’imām, Mullā Ṣadrā distingue trois états de l’individu. 1) Il n’est confirmé ni dans la Science divine, ni dans la génération, comme dit la Parole : « Il n’était rien ». La choséité (shay’iyya) désigne la quiddité (māhiya), sa négation implique la négation de l’être connu et de l’existence de la chose. C’est pourquoi l’imām dit : « Il n’était ni déterminé ni généré ». 2) Il se trouve dans la Science et la Détermination (taqdīr) mais non dans la génération et la conformation (taṣwīr), comme dans la Parole : « il n’était pas quelque chose dont on fasse mention », qui ne nie pas la choséité absolument. C’est pourquoi l’imām dit : « Il était déterminé mais non mentionné ». 3) Il est un existant généré, ce qu’il n’est qu’après avoir été une chose (1) et après avoir été déterminé et connu (2), car « tout ce qui existe dans la réalité extérieure, procédant de Dieu, doit être d’abord déterminé dans sa configuration, sa forme, sa mesure et sa position, auprès de Lui et dans un autre monde, afin qu’Il le crée. Il en est ainsi parce que tous Ses actes sont volontaires, précédés d’une Science et d’une Volonté » 71. Mullā Ṣadrā attribue ainsi à l’imām un système ontologique qui semble s’opposer à la thèse fondamentale de sa philosophie, selon laquelle l’existence ou l’acte d’être (wujūd) a la préséance sur la quiddité 72 ; mais nous le verrons plus loin revenir sur cette question.
70. Ibid., p. 204. 71. Ibid., p. 204-205. 72. Cette thèse fondamentale est exposée avec tous ses enjeux philosophiques et théologiques par Ch. Jambet dans L’acte d’être. La philosophie de la révélation chez Mollā Sadrā, Paris 2002.
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Tradition 7 : Du cinquième imām : « La Science [de Dieu] est deux sciences : une science réservée (makhzūn) auprès de Dieu, que nul [autre] ne connaît, et une science qu’Il enseigne à Ses anges et à Ses envoyés. Ce qu’Il enseigne à Ses anges et à Ses envoyés sera [tel qu’il est enseigné], Il ne fait mentir ni Lui-même, ni Ses anges ni Ses envoyés. De la Science réservée auprès de Lui, Il avance ce qu’Il veut, retarde ce qu’Il veut, confirme ce qu’Il veut 73 ». Commentaire Mullā Ṣadrā lit dans cette tradition une double division de la Science divine. La première, déjà évoquée plus haut, n’est pas exprimée par le ḥadīth. Elle distingue, au sein de la Science divine, la Science synthétique de l’Intellect ou du Décret (qaḍā’ī), confirmée dans la Table gardée auprès de Dieu, appelée par les philosophes « l’Intelligence simple » (al-‘aql al-basīṭ) ; et une Science analytique de l’Âme (tafṣīlī nafsānī), relevant de la Détermination (qadarī), comprise dans le « Livre de l’effacement et de la confirmation ». Et de citer à nouveau Ibn ‘Arabī à propos de la seconde Science : « C’est de ces Tables que descendent les Lois, les Feuillets et les Livres sur les envoyés. L’abrogation intervient entre les Lois et dans une même Loi entre les préceptes (…) » 74 ; puis à propos de la première : « Le Calame suprême confirme sur la Table gardée tout ce qui advient d’effacement et de confirmation de la part de ces calames. Dans la Table gardée, il y a donc : la confirmation de l’effacement dans ces tables, la confirmation de la confirmation et l’effacement de la confirmation » 75. La deuxième division, celle exprimée par le ḥadīth, concerne la Science analytique, selon le mode par lequel Dieu l’extrait et la manifeste à partir de la Table gardée. La première science est celle dont Dieu instruit Ses anges et Ses envoyés, elle comprend les lois universelles et les formes des corps célestes se répétant nécessairement dans la réalité extérieure. De [cette Science] viennent les avertissements des prophètes et les visions véridiques (…), mais aussi des événements exceptionnels que nul ne peut connaître sinon Dieu, car les causes de leur advenue peuvent
73. Kulaynī, Uṣūl, p. 84, § 6. 74. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 206 ; Ibn ‘Arabī, Futūḥāt, V, p. 115 ; la citation s’arrête juste avant le rejet du badā’, voir supra. 75. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 206 ; cette citation ne provient pas du même chapitre des Futūḥāt d’Ibn ‘Arabī.
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Mathieu Terrier partir de ce monde, comme les prières exaucées (…) et certaines actions des talismans. Ceci exprime le mélange des puissances célestes et des puissances terrestres, par l’échéance d’actions particulières, à des moments déterminés, afin de manifester des effets étranges 76.
Mullā Ṣadrā revient ainsi, de manière insistante, sur le thème de la prière votive et l’idée d’une interaction des puissances inférieures et supérieures. Cette science dont Dieu instruit ses anges, ses prophètes et sans doute ses imāms, ressemble beaucoup à la philosophie elle-même, et l’efficacité de la prière n’a plus rien de mystérieux au regard de la philosophie. La seconde Science analytique, celle que Dieu ne partage avec aucune de Ses créatures, est cette Science de l’individuum inaccessible à l’esprit humain : La seconde sorte est une science nouvelle et extraordinaire qui ne fait pas partie des lois universelles et des préceptes dont l’advenue des attendus dans la réalité extérieure est confirmée et répétée, mais des choses extraordinaires (nawādir). La parole de l’imām : « une Science réservée auprès de Dieu, que nul [autre] ne connaît », désigne cette seconde sorte [de Science]. Ce qui est signifié est que nul ne la connaît sauf lorsqu’elle advient [dans la réalité extérieure], non pas que [cette Science] appartient au Mystère détenu par Dieu seul et dont rien ne se manifeste jamais dans le monde du Témoignage 77 […]
Mullā Ṣadrā synthétise son commentaire en revenant sur la question centrale du chapitre : Sa parole : « Ce qu’Il enseigne à Ses anges et à Ses envoyés sera [tel qu’il est enseigné], Il ne fait mentir ni Lui-même, ni ses anges ni Ses envoyés », signifie que dans [cette 78] Science, il n’advient jamais de naskh ni de badā’, car elle consiste en lois universelles dont l’advenue [des attendus] est répétée (…). Sa parole : « De la Science réservée auprès de Lui, Il avance ce qu’Il veut, retarde ce qu’Il veut, confirme ce qu’Il veut », signifie que dans [cette 79] Science advient le naskh, le badā’ et ce qui suit leur cours, comme l’advenue de choses rares, l’apparition de phénomènes étranges et étonnants [telle] l’influence des prières exaucées pour repousser les maux après les avoir éprouvés 80.
76. Ibid., p. 206-207. 77. Ibid., p. 207. 78. L’édition donne : « la seconde sorte », en contradiction avec le sens. 79. L’édition donne : « la première sorte », en contradiction avec le sens. 80. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 207.
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De l’ésotérisme shī‘ite à la philosophie shī‘ite
Le badā’ relève de la Science réservée de Dieu et n’est connu des hommes de Dieu qu’au moment où il s’accomplit. Les imāms dans leurs traditions, et les philosophes dans leurs démonstrations, ne font qu’attester son existence et préciser ses conditions de possibilité, mais le contenu propre du badā’, existant sur un mode individuel et exceptionnel, dépasse les limites de toute intelligence créée 81. La prière votive, en revanche, reçoit un statut oscillant entre ce qui relève d’une philosophie ayant naturalisé le surnaturel et ce qui relève de cette Science divine supra-philosophique. Traditions 8 : Du cinquième imām : « Il est des affaires suspendues à Dieu (mawqūfa ‘ind Allāh), dont Il avance ce qu’Il veut et retarde ce qu’Il veut » 82. Commentaire Mullā Ṣadrā se contente de généraliser l’explication du cinquième ḥadīth 83. Tradition 9 : Du sixième imām : « Dieu possède deux Sciences : une Science cachée (maknūn) et réservée, que nul ne connaît sinon Lui, de laquelle procède le badā’ ; et une science qu’Il enseigne à Ses anges, Ses envoyés, Ses prophètes, et que nous [les imāms] connaissons 84. » Commentaire Cette tradition est identique à la septième avec l’association explicite des imāms aux anges et aux prophètes 85. Tradition 10 : Du sixième imām : « Rien n’apparaît à Dieu (mā badā li-Llāh shay’) qui ne soit dans Sa Science avant que cela Lui apparaisse 86. »
81. Une tradition du sixième imām affirme pourtant que Dieu fait connaître aux imāms le badā’ advenant dans Sa Science réservée : Kulaynī, Uṣūl, K. al-ḥujja, bāb anna l-a’imma ya‘lamūn jamī‘ al-‘ulūm, ḥ. 1, p. 145-6 ; M. A. Amir-Moezzi, La preuve de Dieu, p. 215. 82. Kulaynī, Uṣūl, p. 84, § 7. 83. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 208. 84. Kulaynī, Uṣūl, p. 84, § 8. 85. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 208-209. 86. Kulaynī, Uṣūl, p. 84-85, § 9
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Commentaire Mullā Ṣadrā rappelle la hiérarchie des niveaux de la Science divine et celle, correspondante, des plans de réalité créée : Cela signifie que la manifestation d’une chose, son apparition à Lui après son occultation (ba‘da l-khafā’), n’a lieu que pour la Science analytique de la Détermination, inscrite sur les Tables de la Détermination. Quant à la Science de Son Décret, inscrite sur la Table gardée, Il connaît en elle les choses telles qu’elles sont et seront jusqu’au Jour de la Résurrection, et avant qu’elles adviennent, d’une Science immuable et continue sans aucun changement. Par cette Science, Il connaît ce qui Lui apparaît (mā yabdū lahu) avant que cela Lui apparaisse. Il connaît (…) la confirmation de l’effacement après la confirmation et la confirmation de la confirmation après l’effacement, et tout cela est confirmation, production, naissance, perfectionnement, manifestation, sans aucun mélange avec l’obscurité, l’effacement, le défaut, la nouveauté et l’attente. Car le monde de l’Ordre (‘ālam al-amr) est tout entier acte sans puissance, présence sans absence, perfection sans défaut, durée sans extinction, fixité sans déplacement, manifestation sans obscurité. Nul ne connaît le sens de ce noble ḥadīth et la vérification du badā’ attribué à Lui, exalté soit-Il, sinon celui qui a réalisé le sens ésotérique du tawḥīd comme l’ont réalisé les parfaits gnostiques d’entre les hommes de vision intérieure et de dévoilement spirituel (al-‘urafā’ al-kāmilūn min ahl al-baṣīra wa-l-kashf) 87.
À nouveau, et conformément à l’intention d’al-Kulaynī, la connaissance du badā’ est liée à celle du tawḥīd ; mais il est remarquable que celle-ci soit une condition de celle-là et non l’inverse. Mullā Ṣadrā réitère on ne peut plus clairement que la compréhension du sens du badā’, à travers l’herméneutique des traditions des imāms, relève de la plus haute gnose (‘irfān) dont les sources sont la tradition scripturaire, l’intelligence philosophique et l’expérience mystique. Si la deuxième source est la moins revendiquée, elle n’est pas la moins exploitée et c’est bien en philosophe que Mullā Ṣadrā conclut ce passage, avec une nouvelle aporie : « Comment la Science divine antérieure confirme-telle ce qui ne Lui est pas encore apparu, [alors que] ce qui n’est pas apparu, c’est ce qui ne s’est pas manifesté, et que la science de quelque
87. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 209.
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chose n’est rien d’autre que sa manifestation à celui qui la connaît 88 ? » Cette aporie ne sera résolue que dans le commentaire du dernier ḥadīth, par l’examen des degrés de la Science divine productrice du réel. Traditions 11 : Du sixième imām : « Rien n’est apparu à Dieu à partir de l’ignorance 89. » Commentaire Mullā Ṣadrā reprend l’analyse précédente avec une citation cachée ou une paraphrase de Mīr Dāmād : Dieu connaissait la chose avant sa manifestation, d’une Science éternelle et permanente (azalī dā’im), d’une Intelligence conservée et immuable (…). La succession, le renouvellement, l’obscurité et la clarté n’ont lieu que dans les Tables de la Détermination. (…) L’Essence du Très-Haut enveloppe ce qui est passé et ce qui est à venir d’entre les formes des choses partielles et temporelles (…), d’une Science immuable et éternelle (thābit azalī), enveloppant la totalité en une seule fois ni temporelle ni instantanée mais perpétuelle (daf‘a dahriyya), comprenant tous les temps et toutes les fois liées à des instants 90.
Tradition 12 : Le sixième imām est interrogé par un disciple : « – Y a-t-il aujourd’hui quelque chose qui n’était pas hier dans la Science de Dieu ? – Non, celui qui dit cela, Dieu le précipite dans le malheur. – Vois-tu quelque chose qui fut ou qui sera jusqu’au jour de la Résurrection, qui ne soit pas dans la Science de Dieu ? – Non, [tout y est] depuis la création du monde 91 ». Commentaire Mullā Ṣadrā cite longuement une épître de Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī, appelé « le sceau des sages musulmans », sur la question de la Science divine. On sait que la négation de la Science divine des particuliers est un grief adressé aux philosophes par al-Ghazālī et nombre de théologiens. Le texte soutient l’attribution à Dieu de la Science des particuliers en la distinguant conceptuellement de son homonyme chez les
88. Ibid., p. 209-210. 89. Kulaynī, Uṣūl, p. 85, § 10. 90. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 210. La création « en une seule fois perpétuelle » (daf‘a dahriyya) est une notion empruntée à Mīr Dāmād. 91. Kulaynī, Uṣūl, p. 85, § 11.
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êtres naturels. Un être perceptif dépendant du temps et de l’espace perçoit nécessairement les choses par le biais d’un instrument sensible corporel ; sa perception est par là même changeante et partielle. Mais un être qui n’est temporel ni spatial a une perception complète embrassant toute chose sans distinction de lieu et de temps, « la relation de tous les temps et de tous les lieux à lui étant [pour lui] une relation unique ». La différence est illustrée par une métaphore inspirée du verset xxi, 104 : « Le jour où nous plierons le ciel comme on plie un rouleau sur lequel on écrit » : tandis que le lecteur du parchemin parcourt lettre après lettre, manquant toujours ce qui précède et ce qui suit, celui qui tient le parchemin plié dans sa main a une même relation avec toutes les lettres contenues et aucune ne lui échappe. « Cette espèce de perception n’est possible qu’à celui dont l’essence n’est ni spatiale ni temporelle, qui ne perçoit ni par un instrument corporel ni par l’intermédiaire de quelque chose ». Dieu connaît donc universellement les choses multiples et changeantes, sans aucune multiplicité ni aucun changement dans Son Essence 92. Mais pour Mullā Ṣadrā, Dieu possède deux autres sciences actives, qui précèdent et causent l’existentiation des choses dans la réalité extérieure. Ce sont les deux sciences déjà évoquées dans les septième et neuvième traditions : La première est une science changeante en elle-même (…), comprenant l’effacement, la confirmation, le naskh, le badā’, l’hésitation et la mise à l’épreuve, non pas dans Son Essence absolument une et nécessaire, mais dans les degrés intermédiaires et inférieurs des anges ou intelligences célestes. L’autre est une science préservée du changement et de la substitution, conservée pure du renouvellement et de la transformation, bien au-delà du naskh, du badā’ et de ce qui suit leur cours.
Au-dessus d’elles est la Science suprême de Dieu, absolument synthétique, désignée comme la Providence (‘ināya) ; elle est « l’Essence même du Très-Haut qui est toute l’existence et tout entier l’existence », rassemblant toutes les réalités intelligibles dans une existence unique. Mullā Ṣadrā énonce ici une thèse dont Christian Jambet a montré toute la force philosophique et théologique : l’Essence ou l’Existence
92. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 211-214 ; Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī, Ajwiba masā’il ‘Alī b. Sulaymān al-Baḥrānī, dans Ajwiba al-masā’il al-naṣīriyya, éd. ‘A. Nūrānī, Téhéran 1383/2004-2005, p. 71-108, voir p. 77-100.
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de Dieu est toute chose 93. La Science intellective du Décret est analytique par rapport à cette Science suprême, synthétique par rapport aux sciences de l’âme qui lui sont subordonnées. Au-dessus d’elle est la Science de la Détermination, comprenant le Livre de l’effacement et de la confirmation. Ces trois degrés de la Science divine précèdent celui dont al-Ṭūsī a traité, ce qui porte la division à quatre. Le changement n’est avéré que dans les deux derniers degrés et entièrement absent des deux degrés supérieurs 94. Traditions 13 : Du sixième imām : « Si les gens savaient quelle récompense se trouve dans la thèse du badā’, ils en parleraient sans cesse 95. » Commentaire Arguant que la particule law (« si ») exprime une condition irréelle ou impossible, Mullā Ṣadrā réaffirme que le dogme du badā’ n’est pas contredit par la philosophie et sa théorie de la causalité, mais que « sa saisie n’est facile qu’à celui qui appartient au rang ultime des puissances humaines et des intelligences théorétiques » 96. C’est dire que la récompense suprême dépend de la gnose comme d’une connaissance supra-rationnelle et salvatrice. Tradition 14 : Du sixième imām : « Nul prophète n’a jamais été investi de la prophétie avant d’affirmer pour Dieu cinq choses : le badā’, la Volonté (mashī’a), la prosternation, la vassalité et l’obéissance 97. » Commentaire Mullā Ṣadrā se contente d’un bref développement sur les vertus spirituelles de la prosternation et de l’obéissance à Dieu. Notons que dans la tradition, les deux premiers articles de foi – qui seront à nouveau liés dans la dernière tradition – relèvent de l’ésotérique de la religion ou de la théologie fondamentale, et les trois derniers de l’exotérique de la foi, de la morale, de la piété et du fiqh.
93. Ch. Jambet, « “L’Essence de Dieu est toute chose” : identité et différence selon Ṣadr al-Dīn Shīrāzī (Mullā Ṣadrā) », dans M. A. Amir-Moezzi, M. M. Bar-Asher et S. Hopkins (éd.), Le Shī’isme imāmite quarante ans après. Hommage à Etan Kohlberg, Turnhout 2009, p. 269-292. 94. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 214. 95. Kulaynī, Uṣūl, p. 85, § 12. 96. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 215. 97. Kulaynī, Uṣūl, p. 85, § 13.
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Tradition 15 : Du sixième imām : « Dieu Tout-Puissant a informé Muḥammad, la prière de Dieu soit sur lui et les siens, de ce qui fut depuis que ce monde est et de ce qui sera jusqu’à son anéantissement. Il l’a informé de ce qui y est irrévocable (maḥtūm) à l’exception de ce qui ne l’est pas 98. » Commentaire Mullā Ṣadrā ne fait guère de commentaire, cette tradition ne faisant que rappeler la leçon de la septième : la connaissance du badā’ fait partie de la Science réservée par Dieu à Dieu, inaccessible aux hommes de Dieu que sont le prophète et les imāms. Tradition 16 : Du huitième imām : « Dieu n’a missionné aucun Prophète sans l’interdiction du vin et l’attribution du badā’ à Dieu 99. » Commentaire Comme la quatorzième tradition, celle-ci met en balance l’exotérique et l’ésotérique de la religion, mais en les réduisant à deux termes emblématiques : l’interdiction du vin et le badā’. Elle pourrait contenir une intention polémique visant d’un côté les chrétiens, qui autorisent le vin, et de l’autre les juifs, qui rejettent le badā’. Mullā Ṣadrā se contente de juger cette tradition parfaitement claire en vertu de ce qui précède. Tradition 17 : On interrogea le savant [‘Alī] : « Comment est la Science de Dieu ? » Il répondit : « Il sait, veut, décide, détermine, décrète et exécute (‘alima wa-shā’a wa-arāda wa-qaddara wa-qaḍā wa-amḍā). Il exécute ce qu’Il a décrété, décrète ce qu’Il a déterminé et détermine ce qu’Il a décidé. Par Sa Science (‘ilm) advient la Volonté (mashī’a), par Sa Volonté advient la Décision (irāda), par Sa Décision advient la Détermination (taqdīr), par Sa Détermination advient le Décret (qaḍā’), par Son Décret advient l’Exécution (imḍā’). La Science précède la Volonté, la Volonté vient en deuxième, la Décision en troisième, et la Détermination s’applique au Décret par l’Exécution. Dieu Très-Haut est sujet au badā’ dans ce qu’Il sait quand Il veut, et dans ce qu’Il décide pour la Détermination des choses ; mais quand le Décret s’applique par l’Exécution, il n’y a plus de badā’. La Science est dans le connu avant son engendrement ; la Volonté est dans le créé
98. Ibid., p. 85, §14. 99. Ibid., p. 85, §15.
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De l’ésotérisme shī‘ite à la philosophie shī‘ite (munsha’) avant son être concret (‘ayn) ; la Décision est dans son objet avant sa réalisation ; la Détermination de ces objets connus précède leur différenciation et leur unification en un individu et un temps [donnés]. Le Décret par l’Exécution, c’est ce qui est conclu (mubram) au sein des êtres produits dotés de corps perceptibles par les sens, de couleurs, d’odeurs, de poids et de mesures, de tout ce qui rampe ou marche d’entre les hommes, les djinns, les oiseaux, les fauves, et de tout ce qui est perceptible par les sens. Dieu Très-Haut y est sujet au badā’ pour ce qui n’a pas encore d’être concret ; [mais] quand advient l’être concret connaissable et perceptible, il n’y plus de badā’. Dieu fait ce qu’Il veut. Par la Science, Il connaît les choses avant qu’elles ne soient. Par la Volonté, Il connaît leurs propriétés, leurs limites et leur naissance, avant qu’elles ne se manifestent. Par la Décision, Il distingue leurs personnes par leurs couleurs et leurs propriétés. Par la Détermination, Il détermine leurs temps [respectifs] et connaît la première comme la dernière [des choses]. Par le Décret, Il expose et montre aux hommes leurs lieux. Par l’Exécution, Il explique leurs causes et expose leur affaire. Ceci est la Détermination du Puissant et Savant 100. »
Commentaire Mullā Ṣadrā comprend d’emblée la question initiale comme portant sur la Science que Dieu possède des particuliers temporels et spatiaux. La hiérarchie des six degrés évoquée par le ḥadīth est d’abord expliquée par analogie avec la connaissance et l’action humaines. Le philosophe paraît toutefois embarrassé par le fait que le système décrit par l’imām ne correspond pas littéralement aux analyses précédentes. 1. La Science est le principe premier de toutes les actions libres (al-ikhtiyāriyya). Aucune action ne procède d’un agent libre sans avoir été précédée d’une intention (qaṣd) et d’une décision (irāda), et celles-ci ne procèdent de lui qu’après une conception (taṣawwur) et un assentiment (taṣdīq), qui constituent la connaissance. Mullā Ṣadrā emploie ici les termes consacrés de la théorie de la connaissance humaine dans la falsafa depuis al-Fārābī 101 ; mais pour préciser aussitôt qu’il s’agit ici de la Science divine éternelle (azalī) et essentielle (dhātī), relevant du
100. Ibid., p. 85, §16. 101. H. A. Wolfson, « The Terms taṣawwur and taṣdīq in Arabic Philosophy and their Greek, Latin and Hebrew Equivalents », The Muslim World 33/2 (1943), p. 114-128 ; M. Forcada, « Ibn Bājja on taṣawwur and taṣdīq : Science and Psychology », Arabic Science and Philosophy 24, issue 1 (2014), p. 103-126.
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Décret, conservée pure de tout changement, à l’origine de tout ce qui suit. « Il sait » veut dire alors : Dieu sait toujours, sans disparition ni substitution 102. 2. La Volonté (mashī’a) désigne la volonté absolue (muṭlaq al-irāda), qu’elle soit mise en œuvre ou non. Nous vérifions en nous-mêmes que la volonté absolue peut se séparer de la volonté résolue (al-irāda al-jāzima), comme lorsque nous désirons quelque chose mais n’entreprenons pas de la faire à cause d’un obstacle intellectuel ou légal 103. 3. La Décision (irāda) est le fait d’exécuter l’action ou d’y renoncer après l’avoir conçue avec sa finalité : le bien, l’utilité ou le plaisir. Mais Dieu, à la différence de nous, ne fait rien en vue d’un accident de Son Essence. On se demande alors encore quelle est la portée de l’analogie, d’autant plus que c’est à ce niveau que semble se situer le badā’. Cette distinction de la Volonté et de la Décision, ou de la volonté absolue et de la volonté actuelle – les termes mashī’a et irāda étant synonymes en arabe et généralement traduits par le même mot –, est d’origine imāmite et fait l’objet d’un bref chapitre des Uṣūl al-Kāfī suivant de peu celui sur le badā’ 104. On retrouve cette distinction dans l’œuvre d’Ibn ‘Arabī, peut-être reçue par le biais d’al-Ḥallāj : selon lui, de la volonté absolue de Dieu (mashī’a) dépend l’existence des choses telles qu’elles sont, et de sa Volonté actuelle (irāda) dépend l’existence d’une chose particulière dans le monde extérieur, ou son inexistence après avoir existé 105. 4. La Détermination (taqdīr) est expliquée par analogie avec la construction d’une maison. L’agent ayant décidé de faire advenir une maison dans la réalité extérieure, doit préalablement déterminer le lieu du bâti, le temps du début de la construction, les dimensions de l’ouvrage, sa forme, sa situation, sa couleur, etc.. 5. Le Décret (qaḍā’) est la nécessitation de l’action de la part de la puissance agente. Mullā Ṣadrā précise ici en quoi cette conception s’accorde, mais aussi contraste, avec celle de la philosophie, ici désignée comme « sagesse » (ḥikma) :
102. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 219. 103. Ibid., p. 219. 104. Kulaynī, Uṣūl, p. 86-87, § 17. 105. Ibn ‘Arabī, Fuṣūṣ al-ḥikam, éd. A. ‘Afīfī, Beyrouth 1423/2002, p. 165 et 187 ; commentaire de l’éditeur p. 276-277.
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De l’ésotérisme shī‘ite à la philosophie shī‘ite Car la chose qui n’est pas nécessitée n’existe pas, comme l’ont répété les sages, que l’action procède par libre choix, par nature ou autrement. La preuve en est consignée dans les livres de sagesse et certains livres de théologie (kalām). Aucun homme intelligent ne conteste ce principe, sauf les partisans d’Abū al-Ḥasan al-Ash‘arī qui nient la causalité (al-‘illa wa al-ma‘lūl). […] La différence entre cette nécessitation et l’existence de l’acte dans la réalité concrète est comme la différence entre la tendance du mouvement et le mouvement lui-même. La tendance peut se séparer du mouvement, comme tu le sens dans ta main en tenant une pierre immobile en l’air. […] Sa parole : « Il décréta » est une allusion à cette nécessitation dont nous avons rappelé qu’elle devait être avérée avant l’action, d’une antériorité par essence et non dans le temps (qabliyya bi-l-dhāt lā bi-l-zamān). Ce Décret n’a pas le même sens que le Décret éternel qui est la Science même [de Dieu], laquelle précède la Volonté, la Décision et la Détermination, comme tu le sais 106.
Mullā Ṣadrā prend ici acte du fait que le ḥadīth emploie les notions de Décret (qaḍā’) et de Détermination (qadar, ici taqdīr) en un autre sens que la terminologie philosophique qui est la sienne, un sens qui inverse leur relation hiérarchique. Ce constat ne le conduit pourtant pas à remettre en question l’harmonie du discours imāmite et du discours philosophique. 6. L’existentiation (ījād), synonyme de l’exécution. Elle aussi précède ontologiquement l’existence de la chose déterminée dans la réalité extérieure, comme le mouvement de la main précède celui de la clé 107. Dans le commentaire du passage suivant, Mullā Ṣadrā rabat sur le ḥadīth ses interprétations précédentes : Par son dire : « Dieu Très-Haut est sujet au badā’ dans ce qu’Il sait quand Il veut, et dans ce qu’Il décide pour la Détermination des choses », il veut exposer l’origine du badā’ et [dire] dans lequel de ces degrés il peut advenir. Par ce qui suit : « mais quand le Décret s’applique par l’Exécution, il n’y a pas de badā’ », il veut dire que le badā’ n’arrive ni dans la Science éternelle du Décret en elle-même, ni dans la Volonté et la Décision éternelles, ni après la réalisation de l’action par l’Exécution. Mais Dieu est sujet au badā’ dans le monde de la Détermination particulière et dans la Table de l’effacement et de la confirmation. Son dire « dans ce qu’Il sait » signifie qu’Il est sujet au badā’ dans ce qu’Il sait d’une Science universelle antérieure, comme le jugement de la mort de
106. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, IV, p. 220-221. 107. Ibid., p. 221.
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Mathieu Terrier tout homme s’appliquant à tel individu particulier ou à tel autre quand Il le veut d’une Volonté temporelle, ainsi qu’il est indiqué par l’adverbe « quand ». Son dire : « et dans ce qu’Il décide pour la Détermination des choses », veut dire que Dieu est sujet au badā’ en ce qu’Il prend d’abord une décision universelle, suivant le Décret universel, puis prend une autre décision particulière lors de Sa Détermination des choses particulières et temporelles (…). Il détermine [cette chose] selon ce qui Lui est apparu (mā badā lahu) dans ce degré. En réalité, ces changements et ces volontés particulières n’affectent qu’une espèce d’anges de Dieu qui sont les médiateurs de Sa Miséricorde et de Sa Générosité, dont toute l’activité n’est qu’obéissance [à Dieu] et adoration [de Dieu] 108.
Le philosophe réaffirme ici deux idées-forces de son herméneutique, absentes dans la lettre des traditions imāmites : la circonscription du badā’ au niveau de la Détermination (qadar) ou du « Livre de l’effacement et de la confirmation », thèse reçue de Mīr Dāmād ; l’attribution du badā’ littéralement aux anges terrestres et métaphoriquement à Dieu, thèse élaborée par Mullā Ṣadrā entre les Asfār et ce Sharḥ. Le commentaire du passage suivant fait preuve d’une liberté exégétique encore plus grande : Ensuite, [l’imām] voulut exposer que ces existants matériels possèdent une certaine sorte d’existence et de réalisation dans le monde du Décret divin, avant le monde de la Détermination analytique (…) où ils possèdent cette espèce d’existence matérielle et sensible (…). C’est pourquoi il dit : « la Science est dans le connu », car la science, qui est la forme de la chose dénuée de matière, est à son objet connu ce que l’existence (wujūd) est à la quiddité (māhiya) qui existe par elle. Ainsi, toute science est dans son connu, mieux dit, la science et le connu sont unis par essence et différents sous une certaine considération (…). De même que le connu par essence est ce à quoi la science s’unit et non ce qui est extérieur au lieu de la science (…), de même le créé est ce qui est avec la Volonté, au sens de ce qui est avec la Décision et la Science, et non de ce qui lui fait face dans la réalité extérieure 109.
Non seulement Mullā Ṣadrā rétablit ici l’ordre philosophique des notions de Décret et de Détermination, mais il introduit sa thèse ontologique fondamentale, la préséance de l’existence ou de l’acte d’être sur la quiddité, alors même que l’inverse semblait énoncé par l’imām
108. Ibid., p. 222-223. 109. Ibid., p. 223.
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dans la sixième tradition. Tout aussi librement, il procède ensuite à une digression sur le désir amoureux, manifestement inspirée d’Ibn ‘Arabī, soutenant la supériorité ontologique de l’objet imaginé sur son pendant sensible. Ce qui le reconduit à une lecture platonicienne du ḥadīth : Ainsi les existences des choses dans la Science de Dieu, la Volonté divine et la Décision seigneuriale, sont incomparablement plus puissantes et intenses en réalité (taḥaqquqan) que leurs existences générées et matérielles. Les premières sont comme la racine, les secondes comme les branches ; les premières sont les réalités essentielles, les secondes comme les images et les ombres [de celles-là], ainsi qu’il est dit dans la parole de Dieu : « Ce qui est auprès de Dieu est meilleur et plus durable » (XLII, 36) 110.
Au sein des êtres produits et sensibles, Mullā Ṣadrā identifie ce qui est « conclu » (mubram) aux substances célestes et aux individus vénérables – désignant sans doute les anges, les prophètes et les imāms –, et ce qui est « non conclu » aux autres êtres, susceptibles de badā’ avant leur réalisation et de naskh après elle. Ces êtres sont dits « dotés de corps » car leurs formes engendrées ne sont pas telles qu’elles étaient dans le monde intelligible, séparées de la matière et de toute dimension 111. Le philosophe résume alors une vision du monde encore plus éloignée de la lettre des traditions imāmites : Sache que les instruments de perception se limitent à trois : l’intellect, l’imagination et les sens. De même, les mondes se limitent à trois : le plus élevé est le monde intelligible, qui est le monde du Décret ; l’intermédiaire est le monde imaginal (al-‘ālam al-mithālī) qui est le monde de la Détermination ; le plus bas est le monde des sens qui est le monde matériel et ténébreux. L’homme parfait perçoit par son intellect les êtres intelligibles, par son imagination les êtres imaginaux, par ses sens les êtres particuliers matériels 112.
Les propositions décisives de l’imām sur la question principale : « Dieu Très-Haut y est sujet au badā’ pour ce qui n’a pas encore d’être concret ; [mais] quand advient l’être concret connaissable et perceptible, il n’y plus de badā’. Dieu fait ce qu’Il veut », confirment que le badā’ n’a lieu que dans le monde de la Détermination, dans ce qui a
110. Ibid., p. 224. 111. Ibid., p. 225. 112. Ibid., p. 226.
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pour nature d’être perçu par les sens, avant que l’être concret n’entre dans le monde de la génération. « Dieu fait ce qu’Il veut » signifie qu’Il fait, dans le monde de la génération, ce qu’Il veut dans le monde de la Conception et de la Détermination (‘ālam al-taṣwīr wa-l-taqdīr) 113. Les dernières phrases de l’imām synthétisent ainsi le mouvement de procession de la Science divine productrice de toute réalité, de l’Un au multiple, de l’universel au particulier et de l’intelligible au sensible. Dieu connaît les choses d’une Science éternelle, essentielle et divine, ou d’une Science intellective, identique au Décret, avant qu’elles n’entrent dans les mondes de la détermination et de la génération. Par la Volonté, Il connaît et crée dans Sa Science leurs propriétés universelles, leurs limites essentielles, leurs natures universelles et leurs formes intelligibles ; par la Décision, Il leur confère une première distinction individuelle ; par la Détermination, Il leur attribue leurs mesures, leurs formes et leurs temps propres ; par le Décret, Il nécessite leur existence dans le monde de la génération avec ses coordonnées spatiales ; et par l’Exécution, Il les existentie dans le monde extérieur. Conclusion Pour un penseur imāmite entendant faire de la théologie une science ou une connaissance rigoureuse, le dogme du badā’ représente un défi conséquent. Il obligea Mullā Ṣadrā, comme Mīr Dāmād avant lui, à un ijtihād philosophique, un effort d’interprétation intellectuelle des traditions non-rationnelles des imāms. Pour l’un et l’autre, le badā’ ne se comprend que dans un système rigoureusement hiérarchisé des modes de science et d’action divines, et dans une théologie syncrétique conjuguant apophatisme et théophanisme. Plus encore, il n’est compris que par une gnose réalisée par la conjonction de trois sources que sont la tradition scripturaire, la raison philosophique et le dévoilement spirituel. Mullā Ṣadrā se sépare toutefois discrètement de son ancien maître, auquel il n’oublie pas de rendre hommage, sur trois points dont un seul est explicitement formulé. En rejetant l’analogie du badā’ et du naskh, il congédie toute argumentation dialectique de nature de celle du kalām, mais fait surtout droit à une pensée de l’événement et de l’acte libre. En évitant toute référence à l’histoire tragique des imāms, il semble soucieux de sortir le badā’ du ghetto dogmatique dans lequel
113. Ibid., p. 226.
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De l’ésotérisme shī‘ite à la philosophie shī‘ite
les théologiens non imāmites l’avaient placé ; et au-delà de cette notion, de sortir l’enseignement des imāms du cercle communautaire pour en faire une révélation (pré-)philosophique universelle. C’est ce qu’il fait en excluant complètement la gématrie de Mīr Dāmād, se refusant à une herméneutique aussi ésotérique que les paroles des imāms eux-mêmes et s’en tenant, quoi qu’il en dise, à interpréter ces ḥadīths en philosophe. Alors peut-on parler de philosophie shī‘ite ? Nous le soutiendrons, dans la mesure où ces méditations procèdent d’une décision philosophique qui n’a de sens que pour un shī‘ite : celle de se faire l’herméneute de l’imām, soit d’endosser le rôle que l’imām se donne lui-même vis-à-vis de la révélation prophétique ; or, l’imām est l’herméneute de la Révélation parce qu’il est impeccable et infaillible (ma‘ṣūm) 114 ; l’herméneute du Ḥadīth imāmite doit lui-même, ne cesse d’affirmer Mullā Ṣadrā, conjoindre la connaissance rationnelle et l’intuition spirituelle, la rigueur apophatique et la vision théophanique, et atteindre le rang du parfait gnostique, rang tout juste inférieur à celui du Prophète et de l’Imām, bien supérieur à celui des docteurs de la Loi et des philosophes eux-mêmes. Shī‘ite est donc cette philosophie herméneutique s’efforçant, pour être digne de son objet et adéquate à sa fin, de devenir une gnose supra-philosophique. Elle demeure bien pourtant une philosophie, rien de plus et rien de moins, dans la liberté spéculative dont elle use vis-à-vis du dogme. En témoignent les différences d’interprétation entre Mullā Ṣadrā et Mīr Dāmād, comme les nombreuses fois où, dans ces pages, nous avons vu le premier s’éloigner de la lettre d’une Parole censément révélée et infaillible, mais aussi affronter l’écart entre cette parole et son propre système. Ceci montre encore que le Commentaire des Uṣūl al-Kāfī répond bien chez Mullā Ṣadrā à une décision philosophique et constitue un exercice philosophique, ceci parce que les paroles des imāms, pour être non rationnelles, constituent un appel ou une injonction à philosopher. À ce titre, le chapitre du badā’ est particulièrement révélateur de ce qui, dans l’ésotérisme shī‘ite, appelait l’avènement d’une philosophie shī‘ite.
114. Sur la construction de cette idée, voir M. A. Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le Coran parlant.
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Mathieu Terrier
Bibliographie générale Aflūṭīn ‘inda l-‘Arab – Plotinus apud Arabes, éd. ‘A. Badawī, Kuwayt 1977. Amir-Moezzi, Mohammad Ali, Le Guide divin dans le shî‘isme originel. Aux sources de l’ésotérisme en islam, Lagrasse 2007 (19921). Amir-Moezzi, Mohammad Ali, Le Coran silencieux et le Coran parlant. Sources scripturaires de l’islam entre histoire et ferveur, Paris 2011. Amir-Moezzi, Mohammad Ali, La preuve de Dieu. La mystique shi’ite à travers l’œuvre de Kulaynî (ixe-xe siècle), Paris 2018. Amir-Moezzi, Mohammad Ali, « Badā’ », Encyclopaedia of Islam, Third 2015, consulté le 21 avril 2020, http://dx.doi.org.prext.num.bulac. fr/10.1163/1573-3912_ei3_COM_25083. Āmulī, Sayyid Ḥaydar, La philosophie shi‘ite, éd. H. Corbin et O. Yahia, Téhéran 1989 (19681). Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, 2 vol., Paris 1991. Ayoub, Mahmoud, « Divine Preordination and Human Hope: A Study of the Concept of Badā’ in Imāmī Shī‘ī Tradition », Journal of the American Oriental Society 106.4 (1986), p. 623-632. Chaumont, Éric, art. « Abrogation », dans M. A. Amir-Moezzi (dir.), Dictionnaire du Coran, Paris 2007, p. 14-17. Le Coran, trad. D. Masson, Paris, 2 vol., 1967. Le Coran, Essai de traduction, trad. J. Berque, Paris 1995. Corbin, Henry, En islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, 4 tomes, Paris 1971-1972. Dakkake, Maria M., « Hierarchies of Knowing in Mullā Ṣadrā’s Commentary on the Uṣūl al-Kāfī », Journal of Islamic Studies 6 (2010), p. 5-44. Forcada, Miquel, « Ibn Bājja on taṣawwur and taṣdīq : Science and Psychology », Arabic Science and Philosophy 24/1 (2014), p. 103-126. Ibn ‘Arabī, Fuṣūṣ al-ḥikam, éd. A. ‘Afīfī, Beyrouth 1423/2002. Ibn ‘Arabī, al-Futūḥāt al-makkiyya, éd. Maktab al-buḥūth wa-l-dirāsāt, 8 vol., Beyrouth 1431-2/2010. Ibn Bābūya, Kitāb al-Tawḥīd, Beyrouth 1430/2009. Ibn Bābūya (al-Shaykh al-Ṣadūq), al-I‘tiqādāt fī dīn al-imāmiyya, éd. ‘A. ‘Abd al-Sayyid, Beyrouth 1414/1993. Ibn Sīnā, Abū ‘Alī, Fī sabab ijābat al-du‘ā’ wa kayfiyyat al-ziyāra, dans Traités mystiques d’Avicenne, éd. M. A. F. Mehren, fasc. III, Leyde 1894. Ibn Sīnā, Abū ‘Alī, al-Mabda’ wa-l-ma‘ād, éd. ‘A. Nūrānī, Téhéran 1363 h.s./1984-1985. Ibn Sīnā, Abū ‘Alī, al-Ta‘līqāt, éd. S. Ḥ. Mūsaviyān, Téhéran 1391 h.s./2012-2013. Jambet, Christian, L’acte d’être. La philosophie de la révélation chez Mollā Sadrā, Paris 2002.
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De l’ésotérisme shī‘ite à la philosophie shī‘ite Jambet, Christian, « “L’Essence de Dieu est toute chose” : identité et différence selon Ṣadr al-Dīn Shīrāzī (Mullā Ṣadrā) », dans M. A. Amir-Moezzi, M. M. Bar-Asher et S. Hopkins (éd.), Le Shī’isme imāmite quarante ans après. Hommage à Etan Kohlberg, Turnhout 2009, p. 269-292. Jambet, Christian, Le gouvernement divin. Islam et conception politique du monde, Paris 2016. Kāshānī, Muḥsin Fayḍ, Uṣūl al-ma‘ārif, dans J. Āshtiyānī (éd.), Muntakhabātī az āthār-i ḥukamā-yi ilāhī-yi Īrān, 4 vol., Téhéran 1393 h.s./2014-2015, II, p. 177-294. Kaukua, Jari, « The Intellect in Mullā Ṣadrā’s Commentary on the Uṣūl al-Kāfī », dans S. N. Ahmad et S. Rizvi (éd.), Philosophy and the Intellectual Life in Shī‘ah Islam, Bloomsbury 2017, p. 158-183. al-Kulaynī, Muḥammad b. Ya‘qūb, Uṣūl al-Kāfī, Beyrouth 1426/2005. Mīr Dāmād, Kitāb al-Qabasāt, éd. M. Moḥaqqeq, Téhéran 1977-2016. Mīr Dāmād, al-Rawāshiḥ al-samāwiyya fī sharḥ al-aḥādīth al-imāmiyya, éd. litho, Qumm 1405/1984-1985. Mīr Dāmād, Nibrās al-ḍiyā’ wa taswā’ al-sawā’ fī sharḥ bāb al-badā’ wa ithbāt jadwā al-du‘ā’, éd. Ḥ. N. Eṣfahānī, Téhéran 1374 h.s./1995. al-Nawbakhtī, Ḥasan b. Mūsā, Firaq al-shīʿa, éd. Helmut Ritter, Istanbul 1931. Plotin, Traités 27-29, éd. L. Brisson et J.-F. Pradeau, Paris 2005. Rizvi, Sajjad, « Isfahan School of Philosophy », Encyclopaedia Iranica XIV, p. 119-125. Rustom, Mohammad, The Triomph of Mercy : Philosophy and Scripture in Mullā Ṣadrā, Albany 2012. Al-Shahrastānī, Kitāb al-Milal wa-l-niḥal, éd. M. Badrān, 2 vol., Le Caire 1366/1947, 1375/1955. Shīrāzī (Mullā Ṣadrā), Ṣadr al-Dīn Muḥammad b. Ibrāhīm, Sharḥ Uṣūl al-Kāfī, éd. M. Khājavī, 4 vol., Téhéran 1383 h.s./2004-2005. Shīrāzī (Mullā Ṣadrā), Ṣadr al-Dīn Muḥammad b. Ibrāhīm, al-Ḥikma al-muta‘āliya fī l-asfār al-arba‘a, éd. M. ‘Aqīl, 3 vol., Beyrouth 1432/2011. Sourdel, Dominique, L’imamisme vu par le cheikh al-Mufīd, Geuthner, Paris 1974 (extrait de Revue des Études Islamiques XL/2 [1972]). Terrier, Mathieu, « De l’éternité ou de la nouveauté du monde : Parcours d’un problème philosophique d’Athènes à Ispahan », Journal Asiatique 299/2 (2011), p. 369-421. Terrier, Mathieu, « The Wisdom of God and the Tragedy of History: the Concept of Appearance (badā’) in Mīr Dāmād’s Lantern of Brightness », dans S. N. Ahmad et S. Rizvi (éd.), Philosophy and the Intellectual Life in Shī‘ah Islam, Bloomsbury 2017, p. 94-134. al-Ṭūsī, Naṣīr al-Dīn, Talkhīṣ al-Muḥaṣṣal al-ma‘rūf bi-naqd al-Muḥaṣṣal, éd. ‘Abdallāh Nūrānī, Mu’assasa muṭāla‘āt-i islāmī, Téhéran 1359 h.s./1980-1981.
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Mathieu Terrier al-Ṭūsī, Naṣīr al-Dīn, Ajwiba masā’il ‘Alī b. Sulaymān al-Baḥrānī, dans Ajwiba al-masā’il al-naṣīriyya, éd. ‘A. Nūrānī, Téhéran 1383/2004-2005, p. 71-108. Wolfson, Harry Austryn, « The Terms taṣawwur and taṣdīq in Arabic Philosophy and their Greek, Latin and Hebrew Equivalents », The Muslim World 33/2 (1943), p. 114-128.
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LES CONTRIBUTEURS
Mohammad Ali Amir-Moezzi est Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études/PSL et Senior Research Fellow à l’Institute of Ismaili Studies (Londres). Il compte parmi ses publications : Le Guide divin dans le shi’isme originel, Verdier, Lagrasse 1992, 2007 ; La religion discrète, Vrin, Paris 2006, 2015 ; le Coran silencieux et le Coran parlant, CNRS Éditions, Paris 2011, 2020 ; La Preuve de Dieu, Cerf, Paris 2018. Il a écrit avec Christian Jambet Qu’est-ce que le shi’isme ?, Fayard, Paris 2004, Cerf, Paris 2014. Il a dirigé Le Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, Paris 2007 et récemment avec Guillaume Dye, Le Coran des historiens, Cerf, Paris 2019. Constance Arminjon est maître de conférences en Histoire des doctrines de l’Islam contemporain à l’EPHE/PSL. Elle étudie les principaux domaines de la pensée islamique dans la perspective d’une histoire comparée de l’islam sunnite et du shi’isme duodécimain. Parmi ses publications : Chiisme et État. Les clercs à l’épreuve de la modernité, CNRS Éditions, Paris 2013 ; Les Droits de l’Homme dans l’islam shi’ite. Confluences et lignes de partage, Cerf, Paris 2017 ; Une brève histoire de la pensée politique en Islam contemporain, Labor et Fides, Genève 2017. Souâd Ayada, agrégée de philosophie et docteur en philosophie, est inspectrice générale de l’Éducation nationale. Après des travaux consacrés à la lecture occidentale de l’islam (Hegel et l’islam), elle s’est vouée à la présentation de grandes figures de la philosophie en terre d’islam (Avicenne, 2002). Sa réflexion, source d’études sur l’esthétique et la métaphysique islamiques, porte sur la signification du monothéisme (L’islam des théophanies. Une religion à l’épreuve de l’art, 2010). Elle a coédité avec d’autres, sous la direction de Christian Jambet, le recueil des articles de Louis Massignon (Écrits mémorables, 2009). 551
Raison et quête de la sagesse. Hommage à Christian Jambet Carmela Baffioni est Professeur d’histoire de la philosophie islamique à l’Università degli Studi di Napoli “L’Orientale”. Elle est Senior Research Associate à l’Institute of Ismaili Studies (IIS) de Londres. Membre correspondante de l’Accademia Nazionale dei Lincei, elle étudie la transmission de la pensée grecque à l’islam, les philosophes et les grands thèmes de la philosophie en islam. À l’IIS, elle participe très activement au grand projet de publication des Épîtres des Ikhwān al-Ṣafā. Elle a édité, traduit et commenté les épîtres 10-14 (Logique, 2010), 15-21 (Sciences naturelles, 2013), 39-40 (Sciences de l’âme et de l’intellect, 2017) et 50 (Dieu et le monde, 2019). Meir M. Bar-Asher est Professeur d’études arabes et islamiques à l’Université hébraïque de Jérusalem. Parmi ses publications : Scripture and Exegesis in Early Imāmī Shiism, Leyde – Jérusalem 1999 ; The Nuṣayrī-‘Alawī Religion: An Enquiry into its Theology and Liturgy, Leyde – Jérusalem 2002 (avec A. Kofsky) ; Le shi‘isme imāmite quarante ans après : Hommage à Etan Kohlberg, Paris – Turnhout 2009 (éd. avec M. A. Amir-Moezzi et S. Hopkins) ; Les Juifs dans le Coran, Paris 2019. Rémi Brague, membre de l’Institut (Académie des Sciences Morales et Politiques), est Professeur émérite aux Universités Paris I (Panthéon-Sorbonne) et Ludwig-Maximilian (Munich). Il a consacré une part importante de ses études à la philosophie, à la théologie et à l’histoire comparée des religions notamment les grands monothéismes. Parmi ses publications : La Loi de Dieu, 2005, Au moyen du Moyen Âge, 2006, Du Dieu des Chrétiens et d’un ou deux autres, 2008, Sur la religion, 2018. Luc Brisson, Directeur de Recherche [Émérite] au Centre National de la Recherche Scientifique (Centre Jean Pépin), s’est fait connaître par ses travaux sur Platon et Plotin: bibliographies, traductions et commentaires. Il a aussi publié plusieurs ouvrages sur l’histoire de la philosophie et des religions dans l’Antiquité. Parmi ses publications : Platon, les mots et les mythes, Maspero, Paris 1982 ; La Découverte, Paris 1995 ; Introduction à la Philosophie du mythe I, Sauver les Mythes, Vrin, Paris 1996, 2005 ; Platon, Les Lois, Introduction, traduction, notes et bibliographie par Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Flammarion, Paris 2006, 2 vol.
552
Les contributeurs Pierre Caye, ancien élève de l’École Normale supérieure, directeur de recherche au CNRS (Centre Jean Pépin), a consacré une part importante de ses recherches aux sources antiques de notre culture philosophique, artistique et politique. Il a récemment publié Critique de la destruction créatrice. Production et Humanisme, Les BellesLettres, Paris 2015 et Comme un nouvel Atlas. Un état meilleur que la puissance, Les Belles-Lettres, Paris 2017 consacré à l’étude de la différence entre être et Un dans le néoplatonisme. Farhad Daftary a été affilié à l’Institute of Ismaili Studies de Londres en 1988 où il est maintenant co-directeur. Il dirige depuis plusieurs décennies le Department of Academic Research and Publications. Il est l’auteur d’une vingtaine de livres et plus de 200 articles sur l’islam ismaélien dont le désormais “classique” The Ismailis: Their History and Doctrines, 1990 (20072); A Short History of the Ismailis, 1998; Ismaili Literature, 2004, History of Shi’i Islam, 2013; The Ismaili Imams: A Biographical History, 2020. Maria De Cillis est Senior Research Associate à l’Institute of Ismaili Studies de Londres. Elle est l’auteur de Free Will and Predestination in Islamic Thought: Theoretical Compromises in the Works of Avicenna, al-Ghazālī and Ibn ʿArabī, 2014 et Salvation and Destiny in Islam. The Shiʿi Ismaili Perspective of Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī, 2018. Elle a été co-éditrice de l’ouvrage dirigé par M. A. AmirMoezzi, L’Ésotérisme shi’ite, ses racines et ses prolongements/Shiʿi Esotericism: Its Roots and Developments, 2016. Vincent Delecroix, philosophe et romancier. Ancien élève de l’École Normale Supérieure. Il est Directeur d’études en « Philosophie de la religion » à l’École Pratique des Hautes Études – PSL. Grand prix de littérature de l’Académie française pour Tombeau d’Achille (Gallimard, Paris 2007) et l’ensemble de son œuvre romanesque. Derniers ouvrages parus : Apocalypse du politique, DDB, Paris 2016 ; Ascension (roman), Gallimard, Paris 2017 ; Non. De l’esprit de révolte, Flammarion, Paris 2018 ; Apprendre à perdre, Payot – Rivages, Paris 2019. Maxime Delpierre est normalien, professeur agrégé de philosophie et doctorant en islamologie à l’EPHE, sous la direction de Christian Jambet (titre de la thèse : « La formation de l’avicennisme iranien et l’œuvre de Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī : Étude du Commentaire d’al-Ishārāt wa al-tanbīhāt »). Il a été chargé de cours de philosophie arabe à 553
Raison et quête de la sagesse. Hommage à Christian Jambet l’EPHE et à l’École Normale Supérieure. Il a coédité et traduit, dans le cadre de l’atelier de traduction de Houda Ayoub à l’ENS, La Porte de Ghassān Kanafānī (Spartacus, 2019). Daniel De Smet est Directeur de Recherche au CNRS, membre statutaire du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (LEM). Il enseigne également la philosophie de langue arabe à l’Université de Louvain (KULeuven). Parmi ses publications : La Quiétude de l’Intellect : Néoplatonisme et gnose ismaélienne dans l’œuvre de Ḥamīd ad-Dīn al-Kirmānī (xe/xie s.), Peeters, Louvain 1995 ; Les Épîtres sacrées des Druzes : Rasā’il al-Ḥikma, Volumes 1 et 2, Peeters, Louvain 2007 ; La philosophie ismaélienne : Un ésotérisme chiite entre néoplatonisme et gnose, Cerf, Paris 2012. Eve Feuillebois est maître de conférences à l’Université Sorbonne Nouvelle, Elle a notamment publié : À la croisée des Voies célestes : Fakhr al-din ‘Erâqi. Pensée mystique et expression poétique en Perse médiévale, IFRI – Peeters, Téhéran – Paris 2002 ; Ethics and Spirituality : Sufi Adab (avec F. Chiabotti, C. Mayeur-Jaouen et L. Patrizi), Brill, Leyde – Boston 2016 ; L’Iran médiéval, Belles Lettres, Paris 2018 ; De l’ascèse au libertinage : les champs de la poésie mystique persane. Sanâ’i de Ghazna (1087 ?-1130 ?) et Attâr de Nishâpur (ca 1145 – ca 1221), Cerf, Paris à paraître en 2021. François Hartog, Directeur d’études émérite à l’École des hautes études en sciences sociales, y occupait une chaire d’historiographie ancienne et moderne. Il a notamment publié Régimes d’historicité, Présentisme et Expériences du temps, Points Seuil, Paris 2012 ; Chronos, L’Occident aux prises avec le temps, Gallimard, Paris 2020 ; Croire en l’histoire, Champs-Flammarion, Paris 2016 ; Partir pour la Grèce, Champs-Flammarion, Paris 2018. Pierre Lory est directeur d’études à l’EPHE, où il occupe la chaire de Mystique musulmane. Spécialisé dans la littérature mystique et l’ésotérisme en islam, il a publié notamment : Les commentaires ésotériques du Coran selon ‘Abd al-Razzâq al-Qâshânî, 1991 ; Alchimie et mystique en terre d’Islam, 2003 ; Le rêve et ses interprétations en Islam, 2003, 2014 ; La science des lettres en islam, 2004 ; La dignité de l’homme face aux anges, aux animaux et aux djinns, 2018.
554
Les contributeurs Toby Mayer est Senior Research Associate à l’Institute of Ismaili Studies (Londres). Il enseigne la philosophie islamique, le soufisme et l’exégèse coranique à l’IIS et à l’Université de Londres. Parmi ses livres : Keys to the Arcana: Shahrastani’s Esoteric Commentary on the Qur’an, Oxford 2009 ; et deux ouvrages avec Wilferd Madelung: Struggling with the Philosopher: A Refutation of Avicenna’s Metaphysics. À New Arabic Edition and English Translation of Shahrastānī’s Kitāb al-Muṣāra‘a, Londres 2001 ; et Avicenna’s Allegory on the Soul: An Ismaili Interpretation. An Arabic Edition and English Translation of ‘Alī b. Muḥammad b. al-Walīd’s al-Risāla al-Mufīda, Londres 2016. Meryem Sebti est chargée de recherche au CNRS (UMR 8230CNRS/ENS). Elle travaille principalement sur Avicenne et sa réception. Elle est, depuis deux ans, chargée de conférences invitée à l’EPHE, où elle a consacré son enseignement à la prophétologie d’Avicenne. Ses dernières publications sont : Avicenne. Le commentaire à Métaphysique Lambda d’Aristote, Marc Geoffroy, Jules Janssens, Meryem Sebti (éd. critique, traduction et annotation), Vrin, Paris 2014 ; Noétique et théorie de la connaissance dans la philosophie arabo-musulmane du ixe au xviie siècles, Meryem Sebti et Daniel De Smet (éds.), Vrin, Paris 2019. Mathieu Terrier, chargé de recherche au CNRS, est spécialiste des rapports entre le shi’isme, la philosophie et le soufisme. Il est l’auteur de : Histoire de la sagesse et philosophie shi’ite. L’Aimé des cœurs de Quṭb al-Dīn Ashkevarī, Cerf, Paris 2016. Il a codirigé, avec Sepideh Parsapajouh, Cimetières et tombes dans les mondes musulmans : à la croisée des enjeux religieux, politiques et mémoriels, dossier de la Revue d’étude des mondes musulmans et de la Méditerranée, 146, 2019. Il a coédité, avec Denis Hermann, Shiʿi Islam and Sufism: Classical Views and Modern Perspectives, I.B.Tauris, Londres 2020.
555
TABLE DES MATIÈRES
Préface
7
Entretien de Christian Jambet avec Mohammad Ali Amir-Moezzi
9
Bibliographie de Christian Jambet
21
« Prière de pèlerinage englobant » (al-ziyāra al-jāmiʻa) (Aspects de l’imamologie duodécimaine XVII) Mohammad Ali amir-moezzi
31
Au mémorial de Mollā Ṣadrā : trois vues contemporaines de la théologie shi’ite Constance arminjon
61
Louis Massignon, du jihād à l’hospitalité Souâd ayaDa
85
The Figure of Iblīs in the Ikhwān al-Ṣafā’-related Esoteric Literature Carmela Baffioni
113
Interprétation ismaélienne du péché originel selon l’ouvrage Asās al-ta’wīl d’al-Qāḍī al-Nu‘mān Meir M. Bar-asher
143
Pourquoi l’homme pense-t-il ? Une hésitation d’Avicenne (Shifā’, Psychologie, V, 1) Rémi Brague
161
Du premier dieu comme modèle du roi humain Luc Brisson
171
Que sont les hénades et à quoi servent-elles ? Métaphysique et théologie chez Proclus Pierre Caye
179
557
Raison et quête de la sagesse. Hommage à Christian Jambet Khayrkhwāh-i Harātī and the Post-Mongol Revival in Nizārī Ismaili Literary Activities in Persia Farhad Daftary
215
Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī and Muʿtazilism: An Enquiry into an Opaque Relationship Maria De CiLLis
229
L’homme de la fin (quelques réflexions à l’occasion de La fin de toutes choses) Vincent DeLeCroix
259
Esquisse d’un concept de mondes possibles chez Naṣīr al-dīn al-Ṭūsī Maxime DeLPierre
279
Le prétendu syncrétisme nusayri-nizarite en Syrie au xiie siècle : un mythe de la recherche ? Daniel De smet
317
L’Équipement et la parure des rois accomplis de Bābā Afḍal Kāshānī : Un singulier miroir des princes persan de la première moitié du viie/xiiie siècle Eve feuiLLeBois
347
Le présentisme apocalyptique des premiers chrétiens François hartog
385
Quelques remarques sur l’expression de l’amour en mystique musulmane ancienne Pierre Lory
399
Some Ashʻarī Features of Shahrastānī’s Esoteric Thought Toby mayer
417
L’authenticité de la Risāla fī Ithbāt al-nubuwwāt Meryem seBti
445
De l’ésotérisme shi’ite à la philosophie shi’ite. Mullā Ṣadrā, Mīr Dāmād et la question du badā’ Mathieu terrier
507
Les contributeurs
551
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BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES, SCIENCES RELIGIEUSES
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vol. 113 S. Mimouni (dir.) Apocryphité. Histoire d’un concept transversal aux religions du Livre 333 p., 2002, ISBN 978-2-503-51349-2 vol. 114 F. Gautier La retraite et le sacerdoce chez Grégoire de Nazianze iv + 460 p., 2002, ISBN 978-2-503-51354-6 vol. 115 M. Milot Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec 181 p., 2002, ISBN 978-2-503-52205-0 vol. 116 F. Randaxhe, V. Zuber (éd.) Laïcité-démocratie : des relations ambiguës x + 170 p., 2003, ISBN 978-2-503-52176-3 vol. 117 N. Belayche, S. Mimouni (dir.) Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition 351 p., 2003, ISBN 978-2-503-52204-3 vol. 118 S. Lévi La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas xvi + 208 p., 2003, ISBN 978-2-503-51534-2 vol. 119 J. R. Armogathe, J.-P. Willaime (éd.) Les mutations contemporaines du religieux viii + 128 p., 2003, ISBN 978-2-503-51428-4 vol. 120 F. Randaxhe L’être amish, entre tradition et modernité 256 p., 2004, ISBN 978-2-503-51588-5 vol. 121 S. Fath (dir.) Le protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion xii + 379 p., 2004, ISBN 978-2-503-51587-8 vol. 122 Alain Le Boulluec (dir.) À la recherche des villes saintes viii + 184 p., 2004, ISBN 978-2-503-51589-2 vol. 123 I. Guermeur Les cultes d’Amon hors de Thèbes. Recherches de géographie religieuse xii + 664 p., 38 ill. n&b, 155x240, 2005, ISBN 978-2-503-51427-7
vol. 124 S. Georgoudi, R. Koch-Piettre, F. Schmidt (dir.) La cuisine et l’autel. Les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditérrannée ancienne xviii + 460 p., 23 ill. n&b, 155 x 240. 2005, ISBN 978-2-503-51739-1 vol. 125 L. Châtellier, Ph. Martin (dir.) L’écriture du croyant viii + 216 p., 2005, ISBN 978-2-503-51829-9 vol. 126 (Série “Histoire et prosopographie” no 1) M. A. Amir-Moezzi, C. Jambet, P. Lory (dir.) Henry Corbin. Philosophies et sagesses des religions du Livre 251 p., 6 ill. n&b, 2005, ISBN 978-2-503-51904-3 vol. 127 J.-M. Leniaud, I. Saint Martin (dir.) Historiographie de l’histoire de l’art religieux en France à l’époque moderne et contemporaine. Bilan bibliographique (1975-2000) et perspectives 299 p., 2005, ISBN 978-2-503-52019-3 vol. 128 (Série “Histoire et prosopographie” no 2) S. C. Mimouni, I. Ullern-Weité (dir.) Pierre Geoltrain ou Comment « faire l’histoire » des religions ? 398 p., 1 ill. n&b, 2006, ISBN 978-2-503-52341-5 vol. 129 H. Bost Pierre Bayle historien, critique et moraliste 279 p., 2006, ISBN 978-2-503-52340-8 vol. 130 (Série “Histoire et prosopographie” no 3) L. Bansat-Boudon, R. Lardinois (dir.) Sylvain Lévi. Études indiennes, histoire sociale ii + 536 p., 9 ill. n&b, 2007, ISBN 978-2-503-52447-4 vol. 131 (Série “Histoire et prosopographie” no 4) F. Laplanche, I. Biagioli, C. Langlois (dir.) Autour d’un petit livre. Alfred Loisy cent ans après 351 p., 2007, ISBN 978-2-503-52342-2 vol. 132 L. Oreskovic Le diocèse de Senj en Croatie habsbourgeoise, de la Contre-Réforme aux Lumières vii + 592 p., 6 ill. n&b, 2008, ISBN 978-2-503-52448-1 vol. 133 T. Volpe Science et théologie dans les débats savants du xviie siècle : la Genèse dans les Philosophical Transactions et le Journal des savants (1665-1710) 472 p., 10 ill. n&b, 2008, ISBN 978-2-503-52584-6
vol. 134 O. Journet-Diallo Les créances de la terre. Chroniques du pays Jamaat (Jóola de Guinée-Bissau) 368 p., 6 ill. n&b, 2007, ISBN 978-2-503-52666-9 vol. 135 C. Henry La force des anges. Rites, hiérarchie et divinisation dans le Christianisme Céleste (Bénin) 276 p., 2009, ISBN 978-2-503-52889-2 vol. 136 D. Puccio-Den Les théâtres de “Maures et Chrétiens”. Conflits politiques et dispositifs de reconciliation (Espagne, Sicile, xvie-xxie siècle) 240 p., 2009, PB vol. 137 M. A. Amir-Moezzi, M. M. Bar-Asher, S. Hopkins (dir.) Le shīʿisme imāmite quarante ans après. Hommage à Etan Kohlberg 445 p., 2008, ISBN 978-2-503-53114-4 vol. 138 M. Cartry, J.-L. Durand, R. Koch Piettre (dir.) Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures 430 p., 2009, 978-2-503-53172-4 vol. 139 M. Yahia Šāfiʿī et les deux sources de la loi islamique 552 p., 2009, PB vol. 140 A. A. Nagy Qui a peur du cannibale ? Récits antiques d’anthropophages aux frontières de l’humanité 306 p., 2009, ISBN 978-2-503-53173-1 vol. 141 (Série “Sources et documents” no 1) C. Langlois, C. Sorrel (dir.) Le temps des congrès catholiques. Bibliographie raisonnée des actes de congrès tenus en France de 1870 à nos jours. 448 p., 2010, ISBN 978-2-503-53183-0 vol. 142 (Série “Histoire et prosopographie” no 5) M. A. Amir-Moezzi, J.-D. Dubois, C. Jullien et F. Jullien (éd.) Pensée grecque et sagesse d’orient. Hommage à Michel Tardieu 752 p., 2009, ISBN 978-2-503-52995-0 vol. 143. B. Heyberger (éd.) Orientalisme, science et controverse : Abraham Ecchellensis (1605-1664) 240 p., 2010, ISBN 978-2-503-53567-8
vol. 144. F. Laplanche (éd.) Alfred Loisy. La crise de la foi dans le temps présent (Essais d’histoire et de philosophie religieuses) 735 p., 2010, ISBN 978-2-503-53182-3 vol. 145 J. Ducor, H. Loveday Le sūtra des contemplations du buddha Vie-Infinie. Essai d’interprétation textuelle et iconographique 474 p., 2011, ISBN 978-2-503-54116-7 vol. 146 N. Ragot, S. Peperstraete, G. Olivier (dir.) La quête du Serpent à Plumes. Arts et religions de l’Amérique précolombienne. Hommage à Michel Graulich 491 p., 2011, ISBN 978-2-503-54141-9 vol. 147 C. Borghero Les cartésiens face à Newton. Philosophie, science et religion dans la première moitié du xviiie siècle 164 p., 2012, ISBN 978-2-503-54177-8 vol. 148 (Série “Histoire et prosopographie” no 6) F. Jullien, M. J. Pierre (dir.) Monachismes d’Orient. Images, échanges, influences. Hommage à Antoine Guillaumont 348 p., 2012, ISBN 978-2-503-54144-0 vol. 149 P. Gisel, S. Margel (dir) Le croire au cœur des sociétés et des cultures. Différences et déplacements. 244 p., 2012, ISBN 978-2-503-54217-1 vol. 150 J.-R. Armogathe Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l’Europe moderne. Quarante ans d’enseignement à l’École pratique des hautes études. 227 p., 2012, ISBN 978-2-503-54488-5 vol. 151 C. Bernat, H. Bost (dir.) Énoncer/Dénoncer l’autre. Discours et représentations du différend confessionnel à l’époque moderne. 451 p., 2012, ISBN 978-2-503-54489-2 vol. 152 N. Sihlé Rituels bouddhiques de pouvoir et de violence. La figure du tantrisme tibétain. 374 p., 2012, ISBN 978-2-503-54470-0
vol. 153 J.-P. Rothschild, J. Grondeux (dir.) Adolphe Franck. Philosophe juif, spiritualiste et libéral dans la France du xixe siècle. 234 p., 2012, ISBN 978-2-503-54471-7 vol. 154 (Série “Histoire et prosopographie” no 7) S. d’Intino, C. Guenzi (dir.) Aux abords de la clairière. Études indiennes et comparées en l’honneur de Charles Malamoud. 295 p., 2012, ISBN 978-2-503-54472-4 vol. 155 B. Bakhouche, I. Fabre, V. Fortier (dir.) Dynamiques de conversion : modèles et résistances. Approches interdisciplinaires. 205 p., 2012, ISBN 978-2-503-54473-1 vol. 156 (Série “Histoire et prosopographie” no 8) C. Zivie-Coche, I. Guermeur (dir.) Hommages à Jean Yoyotte 2 tomes, 1190 p., 2012, ISBN 978-2-503-54474-8 vol. 157 E. Marienberg (éd. et trad.) La Baraïta de-Niddah. Un texte juif pseudo-talmudique sur les lois religieuses relatives à la menstruation 235 p., 2012, ISBN 978-2-503-54437-0 vol. 158 Gérard Colas Penser l’icone en Inde ancienne 221 p., 2012, ISBN 978-2-503-54538-7 vol. 159 A. Noblesse-Rocher (éd.) Études d’exégèse médiévale offertes à Gilbert Dahan par ses élèves 294 p., 2013, ISBN 978-2-503-54802-9 vol. 160 A. Nagy, F. Prescendi (éd.) Sacrifices humains… 274 p., 2013, ISBN 978-2-503-54809-8 vol. 161 (Série “Histoire et prosopographie” no 9) O. Boulnois (éd.) avec la collaboration de J.-R. Armogathe Paul Vignaux, citoyen et philosophe (1904-1987) suivi de Paul Vignaux, La Philosophie franciscaine et autres documents inédits 452 p., 2013, ISBN 978-2-503-54810-4
vol. 162 M. Tardieu, A. van den Kerchove, M. Zago (éd.) Noms barbares I Formes et contextes d’une pratique magique 426 p., 2013, ISBN 978-2-503-54945-3 vol. 163 (Série “Histoire et prosopographie” no 10) R. Gerald Hobbs, A. Noblesse-Rocher (éd.) Bible, histoire et société. Mélanges offerts à Bernard Roussel 403 p., 2013, ISBN 978-2-503-55118-0 vol. 164 P. Bourdeau, Ph. Hoffmann, Nguyen Hong Duong (éd.) Pluralisme religieux : une comparaison franco-vietnamienne. Actes du colloque organisé à Hanoi les 5-7 octobre 2007 299 p., 2013, ISBN 978-2-503-55047-3 vol. 165 (Série “Histoire et prosopographie” no 11) M. A. Amir-Moezzi (éd.) Islam : identité et altérité. Hommage à Guy Monnot, O.P. 420 p., 2013, ISBN 978-2-503-55026-8 vol. 166 S. Bogevska Les églises rupestres de la région des lacs d’Ohrid et de Prespa, milieu du xiiie-milieu du xvie siècle 831 p., 2015, ISBN 978-2-503-54647-6 vol. 167 B. Bakhouche (éd.) Science et exégèse. Les interprétations antiques et médiévales du récit biblique de la création des éléments (Genèse 1, 1-8) 387 p., 2016, ISBN 978-2-503-56703-7 vol. 168 K. Berthelot, R. Naiweld, D. Stökl Ben Ezra (éd.) L’identité à travers l’éthique. Nouvelles perspectives sur la formation des identités collectives dans le monde gréco-romain 216 p., 2016, ISBN 978-2-503-55042-8 vol. 169 A. Guellati La notion d’adab chez Ibn Qutayba : étude générique et éclairage comparatiste 264 p., 2015, ISBN 978-2-503-56648-1 vol. 170 H. Seng Un livre sacré de l’Antiquité tardive : les Oracles chaldaïques 149 p., 2016, ISBN: 978-2-503-56518-7
vol. 171 Cl. Zamagni L’extrait des Questions et réponses d’Eusèbe de Césarée : un commentaire 358 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-55830-1 vol. 172 C. Ando Religion et gouvernement dans l’Empire romain 320 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56753-2 vol. 173 Ph. Bobichon Controverse judéo-chrétienne en Ashkenaz (xiiie siècle) Florilèges polémiques : hébreu, latin, ancien français (Paris, BnF Hébreu 712, fol. 56v-57v et 66v-68v) 305 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56747-1 vol. 174 (Série “Histoire et prosopographie” no 12) V. Zuber, P. Cabanel, R. Liogier (éd.) Croire, s’engager, chercher. Autour de Jean Baubérot, du protestantisme à la laïcité 475 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56749-5 vol. 175 N. Belayche, C. Bonnet, M. Albert Llorca, A. Avdeef, F. Massa, I. Slobodzianek (éd.) Puissances divines à l’épreuve du comparatisme : constructions, variations et réseaux relationnels 500 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56944-4 vol. 176 (Série “Histoire et prosopographie” no 13) L. Soares Santoprete, A. Van den Kerchove (éd.) Gnose et manichéisme. Entre les oasis d’Égypte et la Route de la Soie. Hommage à Jean-Daniel Dubois 970 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56763-1 vol. 177 M. A. Amir Moezzi (éd.), L’ésotérisme shi’ite : ses racines et ses prolongements / Shi‛i Esotericism: Its Roots and Developments vi + 870 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56874-4 vol. 178 G. Toloni Jéroboam et la division du royaume Étude historico-philologique de 1 Rois 11, 26 - 12, 33 222 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-57365-6 vol. 179 S. Marjanović-Dušanić L’écriture et la sainteté dans la Serbie médiévale. Étude hagiographique 298 p., 156 x 234, 2017, ISBN 978-2-503-56978-9
vol. 180 G. Nahon Épigraphie et sotériologie. L’épitaphier des « Portugais » de Bordeaux (1728-1768) 430 p., 156 x 234, 2018, ISBN 978-2-503-51195-5 vol. 181 G. Dahan, A. Noblesse-Rocher (éd.) La Bible de 1500 à 1535 366 p., 156 x 234, 2018, ISBN 978-2-503-57998-6 vol. 182 T. Visi, T. Bibring, D. Soukup (éd.) Berechiah ben Natronai ha-Naqdan’s Works and their Reception L’oeuvre de Berechiah ben Natronai ha-Naqdan et sa réception 254 p., 156 x 234, 2019, ISBN 978-2-503-58365-5 vol. 183 J.-D. Dubois (éd.) Cinq parcours de recherche en sciences religieuses 132 p., 156 x 234, 2019, ISBN 978-2-503-58445-4 vol. 184 C. Bernat, F. Gabriel (éd.) Émotions de Dieu. Attributions et appropriations chrétiennes (xvie-xviiie siècles) 416 p., 156 x 234, 2019, ISBN 978-2-503-58367-9 vol. 185 Ph. Hoffmann, A. Timotin (éd.) Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité 398 p., 156 x 234, 2020, ISBN 978-2-503-58903-9 vol. 186 G. Dahan, A. Noblesse-Rocher (éd.) La Vulgate au xvie siècle. Les travaux sur la traduction latine de la Bible 292 p., 156 x 234, 2020, ISBN 978-2-503-59279-4
À paraître vol. 187 N. Belayche, F. Massa, Ph. Hoffmann (éd.) Les « mystères » au iie siècle de notre ère : un « tournant » ? env. 550 p., 156 x 234, 2021 vol. 189 J. Vijgen, P. Roszak Reading the Church Fathers with St. Thomas Aquinas. Historical and systematical perspectives env. 550 p., 156 x 234, 2021, ISBN 978-2-503-59320-3
Réalisation : Cécile Guivarch École pratique des hautes études