Emotions de Dieu: Attributions Et Appropriations Chretiennes (Xvie - Xviiie Siecle) (Bibliotheque de L'Ecole Des Hautes Etudes, Sciences Religieu) (French Edition) 9782503583679, 2503583679


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Emotions de Dieu: Attributions Et Appropriations Chretiennes (Xvie - Xviiie Siecle) (Bibliotheque de L'Ecole Des Hautes Etudes, Sciences Religieu) (French Edition)
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ÉMOTIONS DE DIEU Attributions et appropriations chrétiennes (xvie-xviiie siècle)

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES

SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

184

Illustration de couverture : Emblemes ou devises chrestiennes composées par Damoiselle Georgette de Montenay, Lyon 1571.

ÉMOTIONS DE DIEU Attributions et appropriations chrétiennes (xvie-xviiie siècle)

Sous la direction de Chrystel Bernat et Frédéric Gabriel

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La Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent quatre-vingts volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignants à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…). Directrice de la collection : Vassa Kontouma Secrétaires d’édition : Cécile Guivarch, Anna Waide Comité de rédaction : Andrea acri, Mohammad Ali amir-moezzi, Jean-Robert armoGathe, Samra azarnouche, Marie-Odile Boulnois, Laurent coulon, Gilbert dahan, Vincent Goossaert, Andrea-Luz Gutierrezchoquevilca, Christian JamBet, Séverine mathieu, Gabriella Pironti, Ioanna r aPti, Jean-Noël roBert, Arnaud sérandour.

© 2019, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2019/0095/72 ISBN 978-2-503-58367-9 e-ISBN 978-2-503-58368-6 DOI 10.1484/M.BEHE-EB.5.116662 Printed on acid-free paper.

Avant-propos ÉMOTION ET DIVINITÉ : VALEUR HEURISTIQUE D’UN PARADOXE DOCTRINAL Chrystel Bernat Institut protestant de théologie Laboratoire d’études sur les monothéismes

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bjet d’une multiplicité d’approches, les émotions forment un champ de recherche fécond dont la complexité ne laisse indifférente aucune discipline des sciences humaines et sociales. Ethnologues et anthropologues, littéraires, sociologues, philosophes et historiens se relaient pour tenter d’en appréhender les ressorts, d’en fouiller les déclinaisons, les fonctions structurantes et les incidences sociétales. De la mélancolie au désir, voici l’homme harponné dans tous ses états, exploré en ses dimensions affectives multiples dont on cherche, depuis Lucien Febvre, à évaluer la force et la valeur motrice collective. Mais s’est-on jamais intéressé aux émotions de Dieu, à la dimension sensitive de la divinité ? Si d’ordinaire l’émotion, et au demeurant l’émotion en religion, est pensée dans le cadre d’une anthropologie, cette enquête vise à l’appréhender dans le champ historico-théologique et à considérer sa place dans l’économie croyante moderne, avec tous les paradoxes qui surgissent d’emblée au regard de l’immutabilité de la divinité et de l’altération que l’émotion suppose, en d’autres termes de l’incompatibilité entre le présupposé doctrinal et l’action d’anthropomorphisation du divin qu’elle sous-tend. L’émotion, telle une effraction affective entachée d’humanité, paraît impropre à l’absoluité divine sans cesser de constituer un nœud de débat théologique

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Chrystel Bernat central qui innerve les pratiques croyantes tout en questionnant la charge affective de la foi et le hiatus entre l’énoncé dogmatique et le vécu même de cette foi. La religion chrétienne constitue à ce titre un domaine essentiel où l’on peut observer une gamme riche et subtile d’émotions qui occupent une place décisive tant dans la rhétorique du prédicateur (avec le fameux movere), dans la musique de l’office, le chant et plus fortement le rite, que dans la pratique davantage intime de la lecture, de la méditation et de la prière. Jusque dans les formes d’écriture, la lyrique s’impose au centre du rapport à l’homme instauré dès l’Ancien Testament par et avec Dieu. Mais si l’émotion affleure des sources scripturaires et s’invite dans les pratiques chrétiennes, qu’en est-il des émotions de Dieu à proprement parler et de leurs usages ? Faut-il tenir la divinité pour indemne de tout émoi, dépourvue de pathos, dénuée ou dégagée de toute passion comme se plaisent à le défendre nombre de théologiens ? Que recouvre l’argument doctrinal qui postule que l’émotion ne saurait s’accorder à sa Toute-Puissance et qu’elle ne serait le caractère que de ce qui, par essence, est faillible, étant, par définition, comme éloignée de toute entité transcendante et nécessairement ancrée dans une corporéité vulnérable étrangère au Dieu monothéiste ? Comment alors interpréter la Passion rédemptrice, archétype de la souffrance extrême et dilection matricielle formant la pierre angulaire de toute l’économie théologique chrétienne à partir de laquelle l’humanité croyante puise consolation et félicité ? C’est à l’examen de ces énoncés et de ces maniements contradictoires des émotions divines que se prête la présente étude. Dieu ne serait point sensible mais pur esprit inaltérable ? Les Écritures le disent pourtant jaloux, tantôt en colère, tantôt attristé et compatissant, foncièrement miséricordieux et aimant. Ou seraient-ce déjà les émotions que lui confèrent les hommes, l’affect que les chrétiens s’arrogent et que les prédicateurs revendiquent à l’appui d’un paradoxe scripturaire qui promeut un Dieu d’amour et néanmoins un Dieu immuable ? Et si appropriations il y a, à quels titres, à quelles nécessités et fonctions répondent-elles ? C’est ici l’analyse de ces disjonctions, et plus fondamentalement l’évaluation de l’émotion dans les processus d’appartenance confessionnelle et dans les mécanismes d’appropriation des énoncés de foi qui nous intéressent au premier chef. Car à l’évidence, qu’il suscite rejet ou fascination, le Fils constitue d’emblée dans le récit chrétien un épicentre affectif et la croix une émotion immémoriale réversible 6

Émotion et divinité : valeur heuristique d’un paradoxe doctrinal – humaine et divine – sur lesquels repose l’équation croyante dont notre étude cherche à examiner les termes. N’est-ce pas en effet le Dieu fait homme qui doute sur le calvaire ? L’émotion serait-elle alors ce qui, précisément, extrait le divin de sa perfectibilité dans un témoignage d’amour ultime pour sa créature ou, au contraire, ce qui la magnifie en s’annonçant comme l’expression suprême de la Promesse ? En somme, faut-il tenir l’émotion divine pour dégradante ou pour manifestation souveraine de l’amour de Dieu venu par l’affect jusqu’à l’homme ? Comment théologiens et fidèles appréhendent le principe rédempteur qui, avec la croix, pose l’émotion divine au cœur du processus salvifique chrétien ? Palimpseste de l’émotion religieuse sans autre équivalent, la Passion résume-t-elle pour autant tout l’affect du divin ? Quels sujets agitent Dieu ? Peut-il être troublé par sa créature, à quels titres, sur quels modes ? L’incarnation doit-elle être tenue pour unique alternative à l’impassibilité divine ? À défaut, quel est le cadre de croyance dans lequel le Père même se trouve sujet à l’émotion ? Marginales, circonscrites ou fondatrices, les émotions divines ouvrent un champ d’enquête que les auteurs de ce volume se proposent d’arpenter dans une triple direction, ontologique, scripturaire et narrative. La complexité du sujet soulève une difficulté de méthode. Comment appréhender les émotions de Dieu ? Sont-elles liées à des énoncés doctrinaux, homilétiques, poétiques identifiables, font-elles l’objet de précautions rhétoriques caractéristiques ? Se départir de la donnée normative invite à considérer les mises en récit et la fortune narrative des émotions divines. Où se logent-elles et quel rôle occupent-elles parmi les sources chrétiennes, les données scripturaires, les élaborations homilétiques, les pratiques croyantes, les recompositions littéraires ? Comment l’émotion renseigne la piété moderne ? Où et comment, de l’énoncé dogmatique à l’appropriation croyante, agissent les émotions divines ? Quelles sont les considérations théoriques et les conséquences pratiques de l’appropriation des émotions de Dieu ? Tout l’intérêt de ce déplacement consiste à cerner ses effets herméneutiques et la valeur heuristique des émotions divines dans l’approche des contenus de croyances et des pratiques religieuses. En intégrant les traditions minoritaires, il s’agit d’explorer de manière symétrique les discours et les usages confessionnels des émotions de Dieu, d’estimer leur place dans les affirmations doctrinales et les constructions identitaires rivales, leur convocation dans l’agencement des luttes confessionnelles. Tout en examinant la nature et 7

Chrystel Bernat la typologie de ces émotions divines, à l’appui des dispositifs théologiques et socioculturels qui les encadrent, l’enquête se fixe pour objectif de considérer la façon dont les sociétés croyantes, théologiens et fidèles, s’emparent et mobilisent, c’est-à-dire requièrent ou prêtent à Dieu une émotion. Quel attrait théologique, quelle nécessité humaine ? Faut-il distinguer entre valeur théologique et intérêt dévotionnel de l’émotion, autrement dit entre valeur doctrinale et pertinence spirituelle, entre dogme et pratique croyante ? L’évaluation des émotions en religion constitue un observatoire de choix des glissements hétérodoxes. Dans cette optique, il importe de saisir les processus d’appropriation à l’œuvre et les formes de revendication dévotionnelles et spirituelles, apologétiques et polémiques de ces émotions divines, afin d’en considérer les emplois contradictoires et les phénomènes de redistribution, dans un principe de réversibilité qui anime la Promesse d’amour originelle annoncée par les prédicateurs aux chrétiens et revendiquée par eux. Aussi décisives qu’épineuses et disputées, les émotions de Dieu recouvrent un enjeu de taille, qui soulève la question de l’intelligibilité même du divin et des modes d’union de l’homme à Dieu. Touchant à différents régimes d’intensité de l’expérience religieuse, elles forment un chemin d’accès aux contenus de croyances et aux pratiques de foi qui offrent d’interroger les enjeux de la dimension empathique du christianisme et sa fonction vectorielle dans les mécanismes d’adhésion à une divinité transcendante.

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Introduction LES ÉMOTIONS DE DIEU : SITUATION ET HISTOIRE DU PROBLÈME * Frédéric Gabriel Centre national de la recherche scientifique Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités

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de disciplines multiples, les travaux sur les émotions sont désormais abondants et quadrillent un domaine reconnu et bien déterminé. Les différentes traditions historiographiques afférentes, anglo-saxonnes, italiennes, françaises ont atteint un âge de maturité et de synthèses, comme en témoignent encore des ouvrages récents 1. ssus

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Je remercie Chrystel Bernat pour la relecture très précise de cette introduction et les améliorations qu’elle a apportées, mais aussi pour les compléments qui sont signalés en lieu et place. Je remercie également Michel-Yves Perrin qui a relu l’ensemble de ce texte et qui m’a fait des remarques utiles. Toutes les inexactitudes restent miennes. 1. Voir B. sère, « Histoire des émotions : l’heure des synthèses. Notes critiques », Revue de l’histoire des religions 234/1 (2017), p. 119-132, qui recense : D. bOquet, P. naGy, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l’Occident médiéval, Paris 2015 ; C. CasaGrande, s. VeCChiO, Passioni dell’anima. Teorie e usi degli affetti nella cultura medievale, Florence 2015 ; B. H. rOsenwein, Generations of Feeling. A History of Emotions, 600-1700, Cambridge 2016. Pour une approche des mutations historiographiques et de la lente structuration paradigmatique de l’histoire des émotions, on lira avec profit D. bOquet, P. naGy, « Pour une histoire des émotions : l’historien face aux questions contemporaines », dans id., Le sujet des émotions au Moyen Âge, Paris 2009, p. 15-51 ; id., « Une histoire des émotions incarnées », Médiévales 61 (2011), p. 5-24 et id., « Una storia diversa delle emozioni », Rivista storica italiana 128 (2016), p. 481-520 (je remercie Chrystel Bernat pour ce complément et les trois références associées). Sur la période médiévale, on ajoutera : V. atturO, Emozioni medievali. Bibliografia degli studi 1941-2014, con un’appendice sulle risorse digitali, Rome 2015. 10.1484/M.BEHE-EB.5.117297

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Frédéric Gabriel À juste titre, ces recherches s’interrogent sur les émotions humaines, mais elles délaissent un pan a priori moins visible des sources qui aurait pourtant pu occuper une place non négligeable dans l’approche du phénomène, dans sa formalisation et dans les ressorts qui la fondent 2. En effet, les allusions aux émotions de Dieu sont minoritaires sinon rares, alors même que dans bien des périodes anciennes, l’anthropologie n’est pas sans lien avec les structures théologiques 3. Plus étonnant encore, ce vaste domaine de recherche sur les émotions n’a jamais été relié à un courant théologique précis qui s’est considérablement renouvelé au xxe siècle, dont la productivité ne faiblit pas 4, et qui revient sur l’attribut d’impassibilité, réévalué à l’aune de

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3. 4.

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À quoi il faut ajouter, pour notre chronologie : S. james, Passion and Action. The Emotions in the Seventeenth-Century Philosophy, Oxford 1997 ; B. besnier, P.-F. mOreau, l. renault (dir.), Les passions antiques et médiévales, Paris 2003 ; P.-F. mOreau (dir.), Les passions à l’âge classique, Paris 2006 ; J. COrriGan (éd.), The Oxford Handbook of Religion and Emotion, Oxford 2008 ; M. harbsmeier, s. möCkel (dir.), Pathos, Affekt, Emotion: Transformationen der Antike, Francfort 2009 ; D. Perler, Transformation der Gefühle. Philosophische Emotionstheorien, 1270-1670, Francfort 2011 ; J. lilequist (éd.), A History of Emotions, 1200-1800, Londres 2012 ; D. J. daVies, n. a. warne (éd.), Emotions and Religious Dynamics, Farnham – Burlington 2013 ; S. brOOmhall (éd.), Ordering Emotions in Europe, 1100-1800, Leyde 2015 ; S. brOOmhall (éd.), Early Modern Emotions. An Introduction, Abingdon – New York 2016 ; A. COrbin, j.-j. COurtine, G. ViGarellO (dir.), Histoire des émotions, t. 1 : De l’Antiquité aux Lumières, t. 2 : Des Lumières à la fin du xixe siècle, t. 3 : Des années 1890 à nos jours, Paris 20162017 ; V. Ferrer, C. ramOnd (dir.), La Langue des émotions, xvie-xviiie siècle, Paris 2017. Chrystel Bernat indique que c’est le cas notamment de la riche enquête ouverte en 1990 par D. Hervieu-Léger et F. Champion sur l’émotion religieuse, en particulier sur l’articulation entre spiritualité contemporaine et gestion humaine des affects, qui sans évacuer la théologie a privilégié l’approche psycho-religieuse centrée d’abord sur l’émotionnalisme communautaire et l’expression sensorielle de la foi : d. herVieu-léGer et F. ChamPiOn, De l’émotion en religion. Renouveaux et traditions, Paris 1990. Une exception : Mythos, rivista di storia della religioni a consacré en 2010 son numéro 4 au thème : Les dieux en (ou sans) émotion. Perspective comparatiste ; mais le christianisme y est peu présent. Parmi les auteurs emblématiques, mentionnons de manière chronologique, Isaak August Dorner, Brunett H. Streeter, James K. Mozley, Bertrand R. Brasnett, Dietrich Bonhoeffer, Kazoh Kitamori, Abraham Heschel, Jürgen Moltmann, Jean Galot, Eberhard Jüngel, Hans Urs von Balthasar, Terrence E. Fretheim, Paul S. Fiddes, Herbert Frohnhofen ; et plus récemment Marcel Sarot, Thomas G. Weinandy et Paul Gavrilyuk. Voir par ailleurs B. rinaudO, « Il problema della

Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème la souffrance que Dieu éprouverait. Cette souffrance, et plus largement la compassion de Dieu pour l’humanité, joue un rôle central dans cette relecture du christianisme qui donne alors une place théologique de choix aux émotions. Si ce courant théologique a connu des prémices dans l’anglicanisme de la seconde moitié du xixe siècle 5, pour se développer de manière plus marquée après la Seconde Guerre mondiale, il se prévaut d’éléments théologiques courants qui sont présents dès les premiers siècles de la théologie chrétienne. Aussi, pour comprendre comment se structure le problème des émotions de Dieu, est-il indispensable de prendre en compte le temps long de la théologie, seul à même de fournir un cadre d’intelligibilité. Attribuer à Dieu des émotions pose problème. D’emblée le sujet résiste, et c’est à cette résistance que se confronte le présent volume sur l’Europe chrétienne de l’époque moderne, dans le cadre d’une chronologie négligée par les travaux sur le Dieu souffrant. La difficulté est de plusieurs ordres et il importe de les préciser dès le début, puisqu’ils donnent forme au sujet lui-même et à son énonciation. Attributs divins et expressions bibliques Parler d’émotions de Dieu fait d’abord penser aux descriptions de la Bible hébraïque 6 : avant le Déluge, Dieu s’afflige dans son cœur de la méchanceté des hommes (Gn 6, 6) ; ses entrailles s’émeuvent, il fait preuve de tendresse (Jr 31, 20), il prend pitié de son peuple affligé (Is 49, 13 ; 54, 7-8) ; Yahvé aime Israël (Is 48, 14, Jr 31, 3), il éprouve

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“sofferenza di Dio” nel dibattito teologico contemporaneo », La Sapienza della Croce 3 (1996), p. 241-256 ; et 4 (1996), p. 339-348 (article centré sur Moltmann, Balthasar [voir Th. R. krenski, Passio Caritatis : trinitarische Passiologie im Werk Hans Urs von Balthasars, Einsieden 1990] et Galot). B. rinaudO, « Il dibattito sulla “sofferenza di Dio”. Contributo per la storia della teologia », La Sapienza della Croce 2 (1998), p. 127-135 et 3 (1998), p. 214-224. M. steen, « The Theme of the Suffering God: an Exploration », dans J. lambreCht, r. F. COllins (éd.), God and Human Suffering, Louvain 1990, p. 69-93, ici p. 73. J. K. mOzley, The Impassibility of God. A Survey of Christian Thought, Cambridge 1926, p. 3 ; M. sarOt, « A Moved Mover? The (Im)passibility of God », dans G. Van den brink, M. sarOt, Understanding the Attributes of God, Francfort 1999, p. 119-137, ici p. 122 : « YHWH is not only described as having a human appearance but also as having a soul (Judg. 10:16) and an anthropomorphic emotional life ».

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Frédéric Gabriel de la joie (Is 62, 5 ; 65, 19), et son Esprit est irrité par la révolte des Fils d’Israël, alors même qu’il faisait preuve d’amour et de pitié à leur égard (Is 63, 9-10 ; 64, 4-6 ; Jr 12, 8). De même, dans les Psaumes, Dieu est offensé par les hommes qui le bravent (78, 40-41) mais peut les sauver par amour (106, 8). Il peut aussi haïr et mépriser (Am 5, 21), ne plus aimer et détester (Os 9, 15). Parmi les plus célèbres émotions, rappelons surtout la jalousie liée à la colère. Avec « jalousie », le français contemporain est inapte à rendre l’hébreu qin’ah traduit en ζῆλος (zèlos) dans la Septante, puis en zelus et zelotypia dans la Vulgate. Ces termes renvoient à un rapport particulier de Dieu à son peuple élu et libéré d’Égypte, un rapport d’exclusivité absolue dans le cadre de l’Alliance 7. « Jaloux » est d’ailleurs un nom divin que Dieu dévoile lui-même en Ex 34, 14 (voir Ex 20, 5), même s’il faut convenir avec Antoine Dondaine d’un foisonnement nominatif qui interroge la difficulté humaine à appréhender sa complexité : « La pluralité de nos noms divins est-elle uniquement le fait de l’infirmité de notre intelligence 8 ? » Le nom « Jaloux » suppose, en réponse au statut d’Israël, une réciprocité qui ne saurait faillir ou faiblir. Toute atteinte à cet amour ardent provoque l’indignation et la colère de Dieu (Dt 32, 16-17), car avant même le livre d’Ézéchiel relisant l’Alliance à l’aune de l’allégorie matrimoniale 9, ce Dieu zélateur est un Dieu guerrier et vengeur. Bernhard Lang a insisté, parmi d’autres, sur cet aspect 10. Le

B. renaud, Je suis un Dieu jaloux. Évolution sémantique et signification théologique de qine’ah, Paris 1963. H. rOuillard-bOnraisin, « Remarques sur les noms divins bibliques », dans O. bOulnOis, b. tambrun (dir.), Les Noms divins, Paris 2016, p. 85-117, ici p. 113. Voir aussi D. C. Ortlund, Zeal without Knowledge: the Concept of Zeal in Romans 10, Galatians 1, and Philippians 3, Londres 2012 ; M.-C. GOmez-Géraud, « D’une traduction l’autre. Les humanistes devant la “jalousie” divine », dans V. Ferrer, J.-R. Valette (dir.), Écrire la Bible en Français au Moyen Âge et à la Renaissance, Genève 2017, p. 229239 ; et avec un spectre très large, H. rOuillard-bOnraisin (dir.), Jalousie des dieux, jalousie des hommes, Turnhout 2011. 8. A. dOndaine « Saint Thomas et la dispute des attributs divins (I Sent., d. 2, a. 3). Authenticité et origine », Archivum fratrum praedicatorum 8 (1938), p. 253-262, p. 254. 9. P. adnès, « Jalousie de Dieu », Dictionnaire de spiritualité, t. 8, Paris 1974, col. 79-93, ici col. 82. 10. B. lanG, « Le dieu de l’Ancien Testament est-il un dieu jaloux ? Essai de réponse », dans H. rOuillard-bOnraisin (dir.), Jalousie des dieux, jalousie des hommes, p. 159-171, ici p. 165 et 168. Plus largement, sur la colère de Dieu, voir J.-D. Causse, La haine et l’amour de Dieu, Genève 1999 (Lieux théologiques 33) 7.

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème feu du zèle trouve un écho dans le feu de la colère. La compréhension de la colère est donc intimement liée aux exigences que suppose l’amour premier et exceptionnel qui préside à l’Alliance. Les mentions de la colère sont fréquentes et rendent sensible à la dynamique de ces interactions (Ex 15, 7 ; 22, 23 ; Nb 14, 18 ; Dt 29, 27 ; Ch 25, 15, 34, 25 ; Ne 9, 17 ; Jb 42, 7 ; Ps 2, 5 ; 78, 5-6 ; 84, 6 ; Is 5, 25 ; 30, 27 ; Jr 4, 8 ; 30, 24 ; 42, 18 ; Ez 6, 12 ; 7, 8 ; 9, 8 ; Jl 2, 13 ; Ab 18) 11. Dès lors, les accidents de l’histoire ne remettent pas en cause l’élection, bien au contraire. Ils peuvent être compris et acceptés grâce à une causalité découlant de la nécessité divine qui oblige la communauté à l’observation des règles cultuelles et morales, lesquelles permettent de conserver sa cohésion et son identité. Ainsi, loin d’être aveugle, la colère divine met à l’épreuve l’Alliance face à des manquements et à des transgressions qui, réparés, doivent engager le peuple dans la voie de la réaffirmation de ce lien affectif unique, d’une fidélité exemplaire et d’un respect plus scrupuleux des commandements, tant il est difficile d’obéir à tous les impératifs de la transcendance. Faut-il pour autant prendre au pied de la lettre ces expressions issues de contextes narratifs, épiques, prophétiques très divers, dont on – je remercie Chrystel Bernat pour cette référence – ; R. miGGelbrink, Der Zorn Gottes. Geschichte und Aktualität einer ungeliebten biblischen Tradition, Fribourg 2000 ; id, Der zornige Gott. Die Bedeuntung einer anstößigen biblischen Tradition, Darmstadt 2002 ; M. arnOld, J.-M. Prieur (dir.), Dieu est-il violent ? La violence dans les représentations de Dieu, Strasbourg 2005 ; R. G. kratz, h. sPieCkermann (éd.), Divine Wrath and Divine Mercy in the World of Antiquity, Tübingen 2008 ; J.-P. albert, C. bOnnet, « La colère de Yahvé contre son peuple. Châtiment, dette et ordre cosmique », Mythos, rivista di storia delle religioni 4 (2010), p. 129-140 ; J. jeremias, Der Zorn Gottes im Alten Testament. Das biblisches Israel zwischen Verwerfung und Erwählung, Neukirchen-Vluyn 2011 ; J.-D. Causse, É. CuVillier, A. wénin, Divine violence. Approche exégétique et anthropologique, Paris 2011 (je remercie Chrystel Bernat pour cette référence) ; J.-M. durand, l. marti, th. römer (éd.), Colères et repentirs divins, Fribourg 2015. 11. F. miChaeli, Dieu à l’image de l’homme. Étude de la notion anthropomorphique de Dieu dans l’Ancien Testament, Paris – Neuchâtel 1950, p. 45 : « Il n’est pour ainsi dire pas de livres de l’Ancien Testament où il n’en est pas question ». J.-A. ChOllet, « Anthropomorphisme », Dictionnaire de théologie catholique, I/2, Paris 1923, col. 1367-1370, ici col. 1368, à propos de Dieu : « Tous les phénomènes de la vie sensible lui sont appliqués ». Voir également B. Méniel, « Colère humaine, colère divine : Moïse à la Renaissance », dans L. seCChi taruGi (éd.), Feritas, humanitas e divinitas comme aspetti del vivere nel Rinascimento, Florence 2012, p. 609-622 (je remercie Chrystel Bernat pour cette référence).

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Frédéric Gabriel connaît la complexité et la virtuosité linguistique ? Comment attribuer des émotions à Dieu avec des mots si humains 12 ? On vient justement de voir que la colère de Dieu n’est pas celle des hommes. Telle est bien la mise en garde classique qui prévaut, prenant la suite de la prudence dont font même preuve les rédacteurs de la période postexilique, en évitant les anthropomorphismes trop appuyés 13. Ainsi, le Targum se méfie de l’anthropopathisme, il l’évite, de même que ses commentateurs 14. En ce qui concerne la période couverte par notre volume, rappelons que Salomon Glassius consacre un chapitre de sa Philologia sacra à traiter De anthropopatheia lorsqu’il évoque les métaphores humaines appliquées à Dieu, avec la tristesse, la pénitence, la colère, la haine, la vengeance et le zèle (ou jalousie) 15, et Newton concède dans son Scholium generale (ii, 75) : « Allegorically it is said however that God sees, hears, talks, loves, hates, desires, gives, receives, is happy, is angry 16 ». Pour le dire avec un autre auteur du xViie siècle, « quoi que l’Escriture lui attribue [à Dieu] quantité de passions comme d’amour, de haine, de colère, de fureur, de tristesse, de joye, cela doit estre pris métaphoriquement, et d’une façon fort esloignée des 12. J. neusner, The Incarnation of God: the Character of Divinity in Formative Judaism, Philadelphia 1988. Dès son prologue, Neusner remarque (p. 1) : « When portrayed as a personality, in any Judaism, God is represented in an incarnate way, not merely by appeal to anthropomorphic metaphors, but by resort to allusions to God’s corporeal form, traits of attitude and emotion like those of human beings, capacity to do the sorts of things mortals do in the ways in which they do them, again, corporeally » ; de même (p. 4) : « God represented in human form, as a human being, corporeal, consubstantial in emotions and virtues » ; et plus loin (p. 173) : « The incarnation of God encompassed not only physical but also emotional or attitudinal traits ». 13. F. miChaeli, Dieu à l’image de l’homme, p. 72-73, 77-81. P. adnès, « Jalousie de Dieu », col. 84 ; et sur la postérité de ces problèmes : M. sheridan, Language for God in Patristic Tradition. Wrestling with Biblical Anthropomorphism, Downers Grove 2015. 14. A. wOlters, La colère divine dans l’Ancien Testament, mémoire de l’Institut national des langues et civilisations orientales, Paris 1983, p. 35 et 51 ; J. neusner, w. s. Green (dir.), Dictionary of Judaism in the Biblical Period, Peabody (Mass.) 1996, p. 39 ; A. berlin (éd.), The Oxford Dictionary of the Jewish Religion, 2e éd., New York – Oxford 2011, p. 54. 15. Salomon Glassius, Philologiae sacrae… libri quinque, Francfort – Hambourg 1653, livre V, traité 1, chap. 7, p. 1116-1117, 1129-1132. 16. Cité par R. de smet, K. Verelst, « Newton’s Scholium generale: the Platonic and Stoic Legacy – Philo, Justus Lipsius and the Cambridge Platonists », History of science 39/1 (2001), p. 1-30, ici p. 9.

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème imperfections et faiblesses humaines dedans ces mouvemens 17 ». Dans cette boucle du langage, qui part de l’homme pour tenter d’atteindre Dieu avant de revenir vers d’autres hommes – puisque l’on en revient toujours à l’interlocution d’un homme avec ses semblables – que parvient à véritablement désigner tel ou tel attribut, tel ou tel procédé rhétorique ? Le recours aux métaphores est-il l’indice d’un échec 18 ? La position thomasienne répond en distinguant les noms de Dieu relevant d’une analogie propre, qui excluent par principe la passion et préservent les attributs classiques, des noms relevant d’une analogie impropre comme la métaphore, qui parlent en réalité des effets de ces noms que nous donnons à Dieu. Il importe dès lors de différencier l’analogie propre des métaphores « à moins de céder à un anthropomorphisme prêtant à la nature divine les attributs de la corporéité 19 ». En outre, la question du vocabulaire inadéquat est corrélée à celle du sens réel de ces émotions, puisqu’il a bien fallu expliquer ce choix lexical. Philon d’Alexandrie énonce une position qui en vient à faire autorité : les représentations anthropomorphiques n’ont qu’une fonction pédagogique 20. Il neutralise ainsi leur éventuelle portée théologique, les émotions n’étant dès lors qu’un truchement visant l’efficacité, et ne disant rien de Dieu lui-même. À l’autre extrémité de l’arc chronologique, mais toujours dans le contexte des émotions de Dieu, une phrase de Marc Steen apporte une indication sur l’efficacité visée par ce genre de discours, indication qui vient compléter l’interprétation pédagogique, nécessairement replacée dans un contexte plus large : « Like all language, speech about God contains a social

17. Jean-Pierre Camus, Spéculations affectives sur les attributs de Dieu, les vertus de la saincte Vierge, et des saincts, Paris 1642, p. 285. 18. C. J. insOle, « Metaphor and the Impossibility of Failing to Speak about God », International Journal for Philosophy of Religion 52 (2002), p. 35-43, l’auteur concluant : « Metaphor is not a failure of language, but a perfectly healthy manifestation of it, which relies as much as literal language on substantial beliefs about that which we are describing » (p. 42-43). 19. G. emery, « L’immutabilité du Dieu d’amour et le problème du discours sur la souffrance de Dieu », Nova et vetera 74/1 (1999), p. 5-37, ici p. 32. 20. Philon d’Alexandrie, Quod Deus sit immutabilis, Paris 1963, p. 93-95. Il dit par ailleurs dans le De sacrificiis (Paris 1966, p. 153), que c’est une impiété d’attribuer des passions humaines à Dieu. Rappelons aussi que dans les Noms divins du corpus dionysien (par exemple 592C), les noms de Dieu sont des symboles qui ont avant tout une fonction pédagogique. Les anthropomorphismes sont évoqués en 597A-B.

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Frédéric Gabriel dimension of significance and a performative force 21 ». On est en réalité face à un mode de gouvernement et à un instrument de la justice divine dont peuvent se réclamer ses dépositaires 22. En relation avec l’interprétation philonienne qui a connu une postérité remarquable, on peut aussi faire appel à la sygkatabasis, la condescendance divine, qui s’adapte aux capacités humaines. Le terme apparaît notamment chez Jean Chrysostome à l’occasion du commentaire du sixième psaume : Lorsque vous entendez au sujet de Dieu ces mots : colère, courroux, gardez-vous de prendre ces mots dans une acception humaine et matérielle ; ce n’est là qu’un langage de condescendance. […] Nous balbutions avec des enfants et, fussions-nous très savants, nous descendons à leur niveau 23.

Ainsi, pour Chrysostome, « un Dieu éternellement impassible pouvait, sans nier son impassibilité, assumer le langage des passions humaines pour se faire comprendre d’hommes passionnés 24 ». Le terme n’est pas resté cantonné à la patristique ou à la scolastique. John Spencer a thématisé la sygkatabasis dans son De legibus Hebraeorum ritualibus et earum rationibus de 1686, l’idée première étant que « Dieu a exprimé sa révélation, non seulement dans le langage des hommes mais aussi dans leur univers mental, leurs conceptions, leurs coutumes 25 ».

21. M. steen, « The Theme of the Suffering God: an Exploration », p. 88. 22. K. latVus, God, Anger and Ideology: the Anger of God in Joshua and Judges in Relation to Deuteronomy and the Priestly Writings, Sheffield 1998, p. 84. 23. Cité par B. de marGerie, Introduction à l’histoire de l’exégèse, t. I : Les Pères grecs et orientaux, Paris 2009, p. 219, plus largement, voir p. 216-225. Voir aussi D. Finn, « Sympathetic Philosophy. The Christian Response to Suffering According to John Chrysostom’s Commentary on Job », dans N. V. harrisOn, D. G. hunter (éd.), Suffering and Evil in Early Christian Thought, Grand Rapids 2016, p. 97-119. 24. B. de marGerie, Introduction à l’histoire de l’exégèse, p. 220. 25. F. dreyFus, « La condescendance divine (synkatabasis) comme principe herméneutique de l’Ancien Testament dans la Tradition juive et dans la Tradition chrétienne », dans J. A. emertOn (éd.), Congress Volume, Salamanca 1983, Leyde 1985 (Supplements to Vetus Testamentum), p. 96-107, ici p. 96. Déjà, on trouve « chez Irénée l’idée d’une pédagogie fondée sur l’idée d’un peuple enfant passant progressivement à l’âge adulte » (ibid., p. 99). Voir I. G. ŽuPanOV, « Accommodation », dans R. azria, D. herVieu-léGer (dir.), Dictionnaire des faits religieux, Paris 2010, p. 1-4 (je remercie Chrystel Bernat pour cette référence).

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème Du côté protestant, on parle aussi d’accommodation 26. Dans son Contre Celse, Origène se situait déjà dans cette lignée interprétative de la pédagogie : […] dans la conversation avec de très petits enfants, on ne vise point à déployer son éloquence, mais on s’adapte à leur faiblesse, disant et faisant ce qu’on juge utile à la conversion et à la correction de ces enfants, considérés comme tels. Le Logos de Dieu, lui aussi, semble avoir dispensé les Écritures en proportionnant l’exposé qui convient à la capacité des auditeurs et au bienfait qu’ils en retireront. C’est bien, en général, cette manière d’annoncer les réalités divines qui est exprimée dans le Deutéronome : « Le Seigneur ton Dieu s’est adapté à toi comme un père s’adapte à son fils ». Le Logos parle de la sorte, adoptant les manières humaines pour le bien des hommes 27.

26. « Le concept d’accommodation est une notion théologique appartenant à la doctrine générale de l’inspiration de la Bible. Il a pour fin de surmonter la contradiction entre l’absolue véracité attachée aux livres saints, en vertu de leur origine divine, et les évidentes marques d’humanité qu’ils comportent (par exemple les anthropomorphismes prêtant à Dieu un corps, des passions, des repentirs ou la présence dans l’Ancien Testament de la cosmologie populaire de l’Antiquité) ». F. laPlanChe, « Accommodation », dans P. Gisel et L. kaennel (dir.), Encyclopédie du protestantisme, Paris – Genève 2006, p. 3. Voir aussi H. J. lee, The Biblical Accommodation Debate in Germany, New York 2017 – Je remercie Michel-Yves Perrin pour cette référence. Chrystel Bernat précise que la notion d’accommodatio Dei fut particulièrement prégnante dans la théologie réformée, en particulier calvinienne. Sur le sujet, voir G. s. sunshine, « Accommodation in Calvin and Socinius: A Study of Contrasts », M.A. thesis, Trinity Evangical Divinity School, 1985 ; plus anciens mais complémentaires : E. A. DOwey, The Knowledge of God in Calvin’s Theology, New York 1952 ; F. L. Battles, « God Was Accommodating Himself to Human Capacity », Interpretation 31 (1977), p. 19-38 ; m. i. klauber, G. s. sunshine, « Jean-Alphonse Turrettini on Biblical Accommodation: Calvinist or Socinian? », Calvin Theological Journal 25 (1990), p. 7-27 (singulièrement p. 9-12 et la définition qui en est donnée p. 9, n. 3) ; É. kayayan, « Accommodation, incarnation et sacrement dans l’Institution de la religion chrétienne de Jean Calvin : l’utilisation de métaphores et de similitudes », Revue d’histoire et de philosophie religieuses 75 (1995), p. 273-286 ; V. Bru, « La notion d’Accommodation divine », La revue réformée 201 (1998), p. 79-91 ; J. Balserak, Divinity Compromised. A Study of Divine Accommodation in the Thought of John Calvin, Dordrecht 2006 ; A. huiGGen, Divine accommodation in John Calvin’s theology. Analysis and assessment, Göttingen, 2011 (je remercie Chrystel Bernat pour ces références). 27. Origène, Contre Celse, t. 2, éd. et trad. M. bOrret, Paris 1968 (SC 136), livre IV, § 71, p. 359-361. De même Origène, Homélies sur Jérémie, trad. P. hussOn et P. nautin, t. 2, Paris 1977 (SC 238), p. 199 et 201. Cf. Salomon Glassius,

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Frédéric Gabriel Le rapport de description de la fonction paternelle et de la nécessité pédagogique institue une relation qui contribue malgré tout à exprimer la nature divine, même si la paternité va bien au-delà, comme le précise Claude Geffré 28. Les émotions ne sont que l’un des signes employés par Dieu pour se faire comprendre de ses créatures incapables de saisir l’altérité radicale de la transcendance, thème prédominant partagé par les théologiens protestants. Cette finitude sémantique est dépassée grâce à une communication affective, plus viscérale, à même de toucher n’importe qui. Ainsi, Quand on parle de la colère de Dieu, il s’agit non d’une passion [que Dieu] éprouve, mais d’un procédé qu’il adopte pour corriger par une méthode d’éducation plus sévère ceux qui ont commis de nombreux et graves péchés. Parler de la colère de Dieu et de sa fureur est un procédé pédagogique ; et telle est la pensée du Logos, clairement exprimée par le psaume sixième : « Seigneur ne me reprends point dans ta fureur, ne me corrige point dans ta colère » 29.

Origène insiste : « Il est bien clair que les expressions sur la colère de Dieu sont à prendre au sens figuré 30 » ; « l’Écriture s’exprime, à propos de Dieu, comme s’il avait des passions humaines 31 ». Le mode de lecture proposé (intentionnalité, analogie, pédagogie) donne accès à la fonction instrumentale du référent et à sa visée normative. Chez Augustin par exemple, nulle ambiguïté interprétative : « La colère

28.

29. 30. 31.

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Philologiae sacrae… libri quinque, p. 1129 : « Et ita voces, quibus humani ejusmodi exprimuntur affectus, priùs ab omni imperfectione depurandae mente fideli, atque sic de Deo ritè intelligendae sunt ». C. GeFFré, « Père comme Nom propre de Dieu », Concilium 163 (mars 1981), p. 67-77, ici p. 72 : « Le statut tout à fait propre du nom de Père nous confirme qu’il appartient au langage originaire sur Dieu dans sa différence avec le langage spéculatif de l’attribution, qu’il soit philosophique ou théologique, celui-là même qui commande des énoncés tels que : Dieu est simple, parfait, bon, immuable, infini, tout-puissant, etc. Il y a là toute la différence entre le langage religieux qui est celui de l’invocation et le langage philosophique qui est celui de l’attribution, qui procède par composition intellectuelle et où Dieu est en position de sujet d’un certain nombre de prédicats ». Voir aussi M. deneken, « L’affirmation de Dieu en Jésus-Christ. Voie négative et christologie : du Nouveau Testament à Chalcédoine », Revue des sciences religieuses 72/4 (1998), p. 485-501. Origène, Contre Celse, t. 2, p. 361-363. Ibid., p. 365. Origène, Contre Celse, t. 1, éd. et trad. M. bOrret, Paris 1967 (SC 132), livre I, § 71, p. 273. Nous soulignons.

Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème de Dieu n’est pas pour lui trouble de l’âme, mais le jugement qui inflige une peine au péché 32 ». Dès lors, tenter de comprendre Dieu ne revient-il pas à parler… de l’humanité ? Serait-ce le signe d’un anthropocentrisme ou d’un narcissisme indépassable ? Francis Fiorenza, repris par Marc Steen, soulignait : « In discussing the pain of God, we must be aware that we are first of all dealing not with God directly but with a question of our language about God 33 ». Pourtant, les positions des Pères ne répondent pas seulement à un problème d’expression, à une demande d’intelligibilité ou à des attaques antichrétiennes, elles rappellent un principe partagé par tous quand il s’agit de parler de Dieu : sa perfection. Émotions et perfection divine En effet, « Celse tourne en ridicule les passages de la Bible prêtant à Dieu des sentiments humains, des paroles de colère contre les impies, et des menaces contre les pécheurs 34 ». Pour Origène, au contraire, il s’agit de montrer la légitimité et la cohérence métaphysique du Dieu chrétien 35. Il reprend une formulation de Celse à laquelle il souscrit : « Dieu est exempt de toute passion 36 ». Opposés, les deux auteurs ont en commun une définition essentielle selon laquelle Dieu est immuable et impassible. Comment pourrait-il donc être soumis à des émotions qui indiquent un mouvement (perturbatio, commotio, affectio) ? On se déplace ici d’un corpus à un autre, de la Bible à la théologie, de quelques termes affectifs à un système, ou à un ensemble de textes qui travaillent à élaborer un système.

32. Augustin, La Cité de Dieu, 15, 25, trad. G. COmbès Paris 1980 (BA 36), p. 154155 : « Ira Dei non perturbatio animi eius est, sed iudicium qui inrogatur poena peccato ». Plus largement, voir J. M. hallman, « The Emotions of God in the Theology of St. Augustine », Recherches de théologie ancienne et médiévale 51 (1984), p. 5-19. 33. F. FiOrenza, « Joy and Pain as Paradigmatic for Language About God », Concilium 10/5 (1974), p. 67-80, p. 75 et M. steen, « The Theme of the Suffering God: an Exploration », p. 78. 34. Origène, Contre Celse, t. 2, livre IV, § 71, p. 359. 35. Les Pères défendant l’impassibilité répondent autant aux « païens » qu’aux gnostiques qui considèrent qu’un Dieu en colère ne peut être qu’un Dieu inférieur. 36. Origène, Contre Celse, t. 3, éd. et trad. M. bOrret, Paris 1969 (SC 147), livre VI, § 65, p. 343.

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Frédéric Gabriel Il est impossible de comprendre le problème des émotions de Dieu sans insister sur les attributs divins avec lesquels elles entrent en dissonance. Dans l’Antiquité, les émotions sont avant tout perçues comme étant foncièrement négatives, et pas seulement par les stoïciens dont les thèses sont largement reprises par Clément d’Alexandrie 37. Le pathos (traduit en passio) indique la passivité vis-à-vis d’une cause externe, et les passions sont décrites par Zénon comme des infirmités 38. Les pathè caractérisent la faiblesse humaine, le dérèglement de la raison, quand l’apatheia est la marque de la divinité – « Moi, je suis le Dieu et l’apatheia », lit-on chez Jean Climaque 39, et déjà chez Aristote (Métaphysique xiii, 1073 a 11), le théos apathès est un principe métaphysique 40. Il est logiquement et ontologiquement

37. Plus généralement, sur le sujet, voir M. sPanneut, Le stoïcisme des Pères de l’Église, de Clément de Rome à Clément d’Alexandrie, Paris 1957, ici p. 292-293. 38. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, dir. par M.-O. GOulet-Cazé, Paris 1999, p. 860 (VII 115). Voir l’étude de M. sPanneut, « Apatheia ancienne, apatheia chrétienne, Ière partie : l’apatheia ancienne », dans W. haase, h. temPOrini (éd.), Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt (ANRW), Teil 2, Principat, 36/7, Berlin 1994, p. 4641-4717 ; M. sPanneut, « L’apatheia chrétienne aux quatre premiers siècles », Proche-Orient chrétien 52 (2002), p. 165302, p. 169 : « Les penseurs chrétiens ne pouvaient échapper à cette réflexion ambiante sur le pathos, qui constituait un élément important de la koinè philosophique gréco-latine ». Le même auteur a proposé une synthèse : « L’apatheia divine, des Anciens aux Pères de l’Église », dans M. maritanO (dir.), Historiam perscrutari. Miscellanea di studi offerti al prof. Ottorino Pasquato, Rome 2002, p. 638-652. À compléter par M. sheridan, « The Controversy Over Apatheia : Cassian’s Sources and his Use of Them », Studia monastica 39/2 (1997), p. 287310. Cf. G. W. H. lamPe, A Patristic Greek Lexicon, Oxford 1961, p. 170-172 (« Apatheia-apathès ») et p. 991-995 (« Pathètos-pathos »). 39. Jean Climaque, Échelle sainte 29 = Patrologia Graeca 88, col. 1152B, cité par M. sPanneut, « L’impact de l’apatheia stoïcienne sur la pensée chrétienne jusqu’à saint Augustin », A. GOnzález blanCO, j.-m. blázquez martínez (éd.), Cristianismo y aculturación en tiempos del Imperio Romano, Murcia 1990, p. 39-52, ici p. 41. 40. Chrystel Bernat précise que l’opposition de l’émotion à la raison est l’une des origines de sa longue disqualification. Dans une notice synthétisant le statut des émotions en sciences sociales des religions, Yannick Fer souligne avec justesse qu’avant d’être envisagées par l’anthropologie culturelle comme autant de « pensées religieuses », les émotions, longtemps lues au prisme des dichotomies théologiques opposant l’âme et le corps, l’esprit et le cœur, la passion et la raison – l’entendement et la sensibilité selon la formule de Pierre Bourdieu –, furent durablement considérées comme un « ferment d’irrationalité » que Weber tient, dans la veine de la tradition intellectuelle occidentale, pour une intensité affective

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème inconcevable que Dieu soit soumis à un changement, qu’il soit substantiel ou accidentel 41. Dieu ne saurait être modifié, il est situé hors du monde périssable et du temps corrupteur. C’est comme si le contenu sémantique avait déteint sur l’histoire du concept d’impassibilité luimême : il n’aurait pas varié, serait éternel et aurait toujours été unanimement accepté. Le Théos apathès serait une évidence inscrite au cœur de la dogmatique : comment le Yahvé Sabaoth, le Kyrios Pantokratôr pourrait-il dépendre d’un élément de sa création, lui qui transcende le créé ? Déjà, Irénée de Lyon avait clairement énoncé qu’il est impie d’attribuer à Dieu des passions (Adversus haereses, 2, 28, 4 ; PG 7, col. 807-808). On connaît aussi un texte, vraisemblablement du iiie siècle, dont l’original grec ne subsiste plus qu’en traduction syriaque – À Théopompe, du passible et de l’impassible en Dieu 42 –, dépourvue de sens, et que le postulat sociologique de Durkheim considérait au mieux comme une forme élémentaire, nécessairement rudimentaire, de la vie religieuse. Y. Fer, « Émotion », dans R. azria, D. herVieu-léGer (dir.), Dictionnaire des faits religieux, Paris 2010, p. 312-316. Pour un contrepoint critique aux études sociologiques webériennes sur les affects, voir Jeanne FaVret-saada, « Weber, les émotions et la religion », Terrain, anthropologie & sciences humaines 22 (1994), p. 93-108. (Je remercie Chrystel Bernat pour ce complément). 41. E. R. wierenGa, The Nature of God an Inquiry into Divine Attributes, Ithaca – Londres 1989, p. 170-172. Plus largement, voir T. rüther, Die sittliche Forderung der Apatheia in den beiden ersten christlichen Jahrhunderten und bei Klemens von Alexandrien. Ein Beitrag zur Geschichte des christlichen Vollkommenheitsbegriffes, Fribourg-en-Brisgau 1949 ; H. FrOhnhOFen, Apatheia tou theou : über die Affektlosigkeit Gottes in der griechischen Antike und bei den griechischsprachigen Kirchenvätern bis zu Gregorios Thaumaturgos, Francfort 1987, et la recension nécessaire de A. le bOullueC, Revue des études anciennes 90/1 (1988), p. 255-256 ; M. sarOt, God, Passibility and Corporeality, Kampen 1992, p. 32-43. Pour les autres périodes, voir E. T. POllard, « The Impassibility of God », Scottish Journal of Theology 8 (1955), p. 353-364 ; R. E. Creel, Divine Impassibility: an Essay in Philosophical Theology, Cambridge 1986 ; H. blOCher, « Divine Immutability », dans N. M. de S. CamerOn, The Powers and Weakness of God: Impassibility and Orthodoxy, Édimbourg 1990, p. 1-22 ; I. A. dOrner, Divine Immutability: A Critical Reconsideration, trad. R. R. williams, C. welCh, Minneapolis 1994 – assorti de M. drewer, « Dorner’s Critique of Divine Immutability », Process Studies 31/1 (2002), p. 77-92 ; D. CastelO, The Apathetic God: Exploring the Contemporary Relevance of Divine Impassibility, Milton Keynes 2009 ; D. CastelO, « Continued Grappling: the Divine Impassibility Debates Today », International Journal of Systematic Theology 12/3 (2010), p. 364-372. 42. J.-B. Pitra, Analecta sacra, t. IV, Paris 1883, p. 100-120 et p. 360-276 pour la

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Frédéric Gabriel qui convient que si Dieu est impassible, il ne saurait être soumis à une passion, mais alors cette impassibilité contraindrait sa liberté, ce qui n’est pas admissible étant donné sa supériorité 43. Peut-on en Dieu penser à une opposition entre nature et volonté, ou serait-ce que sa nature engage sa volonté à refuser les passions ? La nature de Dieu n’étant soumise par principe à aucune nécessité, nature et volonté ne sauraient être distinguées, tandis qu’elles s’identifient. D’ailleurs, on ne peut pas non plus parler à son sujet d’une dualité âme-corps qui aurait pu être la cause de dissensions. Ainsi, en Dieu, « l’impassibilité de son essence n’empêche pas sa liberté », comme le résume Henri Crouzel, même s’il ne s’agit là que du début de l’argumentation de ce texte sur lequel nous reviendrons 44. Il importe donc de ne pas négliger la question de l’apatheia divine dans la patristique, puisque c’est ici que se déterminent en grande partie les polarités de la théologie sur le temps long. Au milieu du iie siècle « Justin proclame explicitement l’apatheia divine 45 », et cette thèse, c’est un fait acquis, est bien ancrée chez Clément d’Alexandrie, Eusèbe de Césarée, Épiphane de Salamine, Grégoire de Nysse, Jean Chrysostome, Cyrille d’Alexandrie. Les Latins défendent les mêmes positions, ainsi de Novatien, pour qui les passions de Dieu ne sont que des figures stylistiques, ou d’Arnobe pour lequel le Dieu chrétien se définit contre les dieux païens « remplis de passions 46 ». Dans ses Institutions divines (I, 3, 23 ; II, 8, 44) ou dans son Épitomé (3, 1), Lactance décrit un Dieu impassible, de même Hilaire de Poitiers, et l’on pourrait allonger la liste jusqu’aux plus grandes autorités médiévales, tels les conciles (en 1215, dans la profession de foi de Latran IV, Dieu est dit incommutabilis, Denzinger 800 47) ou un recueil aussi représentatif de la Tradition que le Liber sententiarum :

43.

44. 45. 46. 47.

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traduction latine. Cet écrit a été attribué à Grégoire le Thaumaturge, mais des doutes très importants ont été émis à ce sujet : L. abramOwski, « Die Schrif Gregors des Lehers “Ad Theopompum” und Philoxenus von Mabbug », Zeitschrift für Kirchengeschichte 89 (1978), p. 273-290. Nous suivons ici l’argumentation résumée par H. CrOuzel, « La passion de l’impassible. Un essai apologétique et polémique du iiie siècle », L’Homme devant Dieu. Mélanges offerts au Père Henri de Lubac, t. I : Exégèse et patristique, Paris 1963, p. 269-279, ici p. 270-271. Ibid., p. 270. M. sPanneut, « L’apatheia chrétienne aux quatre premiers siècles », p. 173. Ibid., p. 212. Sur Novatien, voir p. 211. Le terme est déjà utilisé par Léon le Grand dans une lettre de 447 à l’évêque

Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème On dit encore au sens propre que l’essence de Dieu seul est immuable, car elle ne change pas, ni ne peut être changée. D’où Augustin au livre V de La Trinité : « Les autres essences ou substances, dit-il, comportent des accidents, par lesquels s’effectue en elles un changement plus ou moins grand ; or, une telle chose ne peut arriver à Dieu ; et pour cette raison seule est immuable la substance ou l’essence qui est Dieu, à qui sans conteste sied l’être au plus haut point et au sens le plus vrai 48 ».

Dans sa systématicité si fortement architecturée, et avec l’héritage aristotélicien que l’on sait, Thomas d’Aquin renforce encore cette tradition déjà bien établie par les professions de foi officielles : les émotions supposent un corps, et comme Dieu est incorporel, il ne saurait avoir des émotions 49. Nulle coïncidence au fait que parmi les réponses les plus énergiques aux développements de la théologie du Dieu souffrant au xxe siècle, on compte celles des dominicains 50. Jean-

Turribius d’Astorga (Denzinger 285). Nous utilisons l’Enchiridion symbolorum dans l’édition de Peter Hünermann et Joseph Hoffman pour l’édition française (Paris 2001). 48. Pierre Lombard, Les Quatre Livres des Sentences. Premier livre, trad. M. OzilOu, Paris 2012, livre I, distinction 8, chap. II/22 sur l’immuabilité. 49. M. J. dOdds, The Unchanging God of Love. A Study of the Teaching of St. Thomas Aquinas on Divine Immutability in View of Certain Contemporary Criticism of this Doctrine, Fribourg 1986 ; W. hankey, « Aquinas and the Passion of God », dans A. kee, E. T. lOnG (éd.), Being and Truth: Essays in Honor of John Macquarrie, Londres 1986, p. 318-333 ; M. sarOt, « God, Emotion, and Corporality: A Thomist Perspective », The Thomist 58/1 (1994), p. 61-92 ; S.-Th. bOninO, « L’immutabilité de Dieu », dans G. GrassO, s. seraFini (éd.), Istituto San Tommaso : Studi 1997-1998, Rome 1999, p. 73-95. Plus largement sur la théorie thomasienne des passions et sa postérité, voir B. H. rOsenwein, « Who Cared about Thomas Aquinas’s Theory of the Passions? », dans D. bOquet, P. naGy (dir.), Histoire intellectuelle des émotions, de l’Antiquité à nos jours = Revue électronique du Centre de recherches historiques 16 (2016) [en ligne : https://journals. openedition.org/acrh/7420]. Sur la lecture anthropologique des émotions comme « pensées incorporées », éprouvées et émanant d’élans du corps, signalons à la suite de Y. Fer, les travaux de M. Z. ROsaldO, « Toward an Anthropology of Self and Feeling », dans r. A. shweder, r. a. leVine (éd.), Culture Theory: Essays on Mind, Self and Emotion, Cambridge 1984, p. 137-157 ; Y. Fer, « Émotion », p. 314-315 (je remercie Chrystel Bernat pour ce complément et ces deux références). 50. J.-H. niCOlas, « Aimante et bienheureuse Trinité », Revue thomiste 78 (avriljuin 1978), p. 271-292 ; J.-H. niCOlas, « La souffrance de Dieu ? », Nova et vetera 53/1 (1978), p. 56-64 ; G. emery, « L’immutabilité du Dieu d’amour ».

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Frédéric Gabriel Hervé Nicolas a même fait figurer son attaque en bonne place dans sa Synthèse dogmatique lorsqu’il parle de l’immuabilité qui aurait été « soudainement remise en cause par l’irruption dans le champ de la théologie de la théorie surprenante de la souffrance de Dieu ». Pour délégitimer aussitôt ses expressions, il concède malgré tout : « Non, certes, qu’on ne puisse trouver dans tout le cours de l’histoire, et le plus souvent dues à l’inspiration poétique, des évocations de la souffrance de Dieu 51 ». Pourtant, ce consensus philosophico-théologique officiellement affiché sur l’attribut d’immutabilité avait déjà soulevé des questions : la théologie chrétienne n’aurait-elle pas été trop dépendante de la philosophie grecque ? N’aurait-elle pas été subvertie par des principes (parménidiens, et néoplatoniciens entre autres) qui lui sont, au fond, étrangers 52 ? On rappellera le Platonisme dévoilé de l’arminien Jacques Souverain publié par Samuel Crell en 1700, à Amsterdam 53, ainsi que le potentiel critique et confessionnel d’une telle question chez Adolf von Harnack. Pourtant, cette thèse a été très fortement critiquée. Pour certains interprètes, ces idées bibliques n’auraient pas de rapport avec la réception postérieure de la philosophie grecque : Heribert Mühlen comprend cette immuabilité comme la « fidélité absolue de Dieu à son alliance 54 », et Michel Gervais affirme contre la thèse passibiliste que « les concepts d’éternité et d’invariabilité de Dieu ne sont donc pas d’abord le résultat d’influences helléniques sur la théologie chrétienne, mais bien au contraire des idées profondément enracinées dans le message biblique et qui lui sont d’ailleurs originales 55 ». La question est complexe, et avant même que Paul Gavrilyuk détruise

51. J.-H. niCOlas, Synthèse dogmatique. Complément : de l’Univers à La Trinité, Fribourg – Paris 1993, p. 131. 52. À supposer, bien sûr, que la pensée grecque se résume à une seule position concernant l’impassibilité divine, ce qui n’est pas le cas : voir P. GaVrilyuk, The Suffering of the Impassible God. The Dialectics of Patristic Thought, Oxford 2004, p. 170 par exemple. 53. w. Glawe, Die Hellenisierung des Christentums in der Geschichte der Theologie von Luther bis auf die Gegenwart, Berlin 1912, p. 115-132. Voir désormais l’édition (restituée d’après le manuscrit) procurée par Sylvain Matton à Paris en 2004. Plus largement, voir A. D. nOCk, Christianisme et hellénisme, Paris 1973 ; E. von iVánka, Plato christianus. La réception critique du platonisme chez les Pères de l’Église, Paris 1990. 54. M. GerVais, « Incarnation et Immuabilité divine », Revue des sciences religieuses 50/3 (1976), p. 215-243, ici p. 221. 55. Ibid., p. 215.

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème le grand récit impassibiliste (et l’opposition entre le Dieu biblique passionné et le Dieu impassible de la philosophie grecque), Martin Hengel a montré que la philosophie grecque avait déjà été utilisée et intégrée par le judaïsme du Second Temple, bien avant les chrétiens 56. Encore faut-il préciser, comme le remarque Gavrilyuk, la fonction de ces affirmations sur les attributs : Divine impassibility had its proper function in the framework of patristic negative theology and was not intended to rule out all emotionally colored characteristics of God or God’s involvement in creation. Divine impassibility served as an apophatic qualifier of all divine emotions and as an indicator of God’s perfect freedom over his emotions 57.

Quoi qu’il en soit, contre les figures du Dieu ému de la Bible hébraïque qui seraient sans pertinence théologique, les partisans de l’immuabilité reconnaissent une portée métaphysique à des syntagmes repérés dans le livre de Malachie 3, 6 (« Ego enim Dominus et non mutor » : « moi, Yahvé, je n’ai pas changé »), dans le psaume 102, 26-28 (« Tu autem, idem ipse est » : « toi tu restes […] le même »), dans le livre de Jacques 1, 17 (« Pater luminum apud quem non est transmutatio nec vicissitudinis obumbratio » : « Père des lumières, chez qui n’existe aucun changement, ni l’ombre d’une variation ») 58. Au milieu

56. P. GaVrilyuk, The Suffering of the Impassible God, notamment p. 46, 176-179 ; ce livre déterminant a été discuté par T. G. weinandy, New Blackfriars 86/1004 (2005), p. 454-455, par John A. mCGuCkin, Modern Theology 24/1 (2008), p. 125-127, et de manière approfondie et fort intéressante par Marcel sarOt, Vigiliae Christianae 60/2 (2006), p. 233-238. M. henGel, Hellenism and Judaism: Studies in their Encounter in Palestine During the Early Hellenistic Period, Philadelphie 1974. Voir aussi I. L. E. ramelli, « Origen, Patristic Philosophy, and Christian Platonism. Re-Thinking the Christianisation of Hellenism », Vigiliae Christianae 63 (2009), p. 217-263. 57. P. GaVrilyuk, « Theopatheia: Nestorius’s Main Charge Against Cyril of Alexandria », Scottish Journal of Theology 56/2 (2003), p. 190-207, ici p. 196. 58. On ajoutera Ex 3,14 (« Je suis qui je suis »), qui peut être interprété « dans le sens d’un essentialisme ontologique : l’aséité de Dieu s’oppose au mouvement, la transcendance absolue à un engagement dans l’histoire et l’éternité au temps ; aujourd’hui une saine exégèse de ce texte aboutit à y voir l’affirmation d’une présence qui, tout en restant toujours transcendante, entre en relation avec les hommes et se compromet dans une histoire ». E. jaCOb, « Le Dieu souffrant : un thème théologique vétérotestamentaire », Zeitschrift für die Alttestamentliche Wissenchaft 95 (1983), p. 1-8, ici p. 1.

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Frédéric Gabriel du xViie siècle, le fameux évêque de Belley, Jean-Pierre Camus, ne manque pas de rapprocher ces lieux dans ses Spéculations affectives sur les attributs de Dieu : En Dieu, dit saint Jacques (1 v. 17), il n’y a point de changement, ni d’ombre de vicissitude. Je suis Dieu et je ne change point, dit le Seigneur (Malach. 3, v. 6). Le changement aux choses muables procède de ce que les petites deviennent grandes, ou les grandes petites, mais Dieu est un Tout sans parties, qui ne peut ni croistre ni décroistre, tousjours très-grand d’une grandeur sans fin 59.

De même chez Georges Quantin, prédicateur ordinaire de Louis XIV : Je dis que Dieu est immuable, parce qu’il est dit dans les Nombres 23, Non est Deus sicut filius hominis ut mutetur. Dieu ne ressemble point au fils de l’homme qui change. Saint Jacques parlant de Dieu, dit Apud quem non est transmutatio nec vicissitudinis obumbratio. Chez lui il n’y a point de changement (Jac. 1). Le Psalmiste dit Les créatures changeront, et Dieu sera toujours le mesme. Et puis afin que Dieu peust changer, il faudroit qu’il peust devenir pire ou meilleur : or cela ne se peut penser d’un estre infiny ; qui ne peut acquérir de perfections nouvelles, ny perdre celles qu’il a ; donc il est immuable. On peut changer en cinq ou six manières, de nature, de lieu, de volonté, de quantité, et de qualité […] or tous ces changements ne se rencontrent point en Dieu 60.

Les émotions de Dieu se réduiraient-elles à une simple manière de parler, à une visée didactique, seraient-elles l’indice d’une inadéquation linguistique, d’une asymétrie insurmontable ? La question se pose à plusieurs étapes de la réflexion et ne saurait être définitivement écartée. Continuons sur le plan scripturaire, mais en quittant le strict point de vue de la théologie (que l’on nommerait aujourd’hui « systématique »), avec le célèbre De ira Dei de Lactance, même si cette œuvre est isolée et peu représentative des courants dominants 61.

59. Jean-Pierre Camus, Spéculations affectives sur les attributs de Dieu, p. 251, § 129 (L’Immutabilité de Dieu). 60. Georges Quantin, La theologie françoise, où l’on traite de Dieu & de ses attributs, de La Trinité, Paris 1669, p. 21. 61. J.-C. FredOuille, « Sur la colère divine : Jamblique et Augustin », Recherches augustiniennes 5 (1968), p. 7-13, ici p. 8.

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème Les émotions comme intelligibilité de l’action divine En effet, le De ira Dei témoigne d’une inflexion décisive dans l’histoire chrétienne de l’appréhension des émotions fortes que sont les passions : elles ne sont plus condamnées mais considérées, en Dieu, comme une force vive 62. « En somme, partisan de la vie en Dieu et de son jaillissement contre tout quies, Lactance, qu’il en souligne l’apatheia ou en défende certaines passions, exalterait la majesté et la transcendance de Dieu. L’apparente contradiction se résoudrait dans ce dépassement 63 ». Pour Michel Perrin, « Lactance adopte une position très originale de réhabilitation des passions ; en un mot, c’est l’intention et non l’intensité qui compte en la matière 64 ». L’impassibilité divine n’est pas immobilité, insensibilité, indifférence, perfection solipsiste, et il y a une spécificité radicale des émotions divines comme actions positives, ainsi de la colère qui est l’expression de la raison et de la vertu puisqu’elle mène les hommes à la justice et au respect du culte 65. Si Dieu aime les hommes bons, symétriquement, il s’emporte contre les vices et les mauvaises actions qui les caractérisent. Les émotions ne sont pas simplement pédagogiques – et délégitimées par cette réduction à l’utilité pragmatique : sans remettre en cause les autres attributs, elles révèlent la bonté du Créateur et surtout sa présence au monde, une présence historicisée 66. Intimement liées à l’Alliance, elles dépeignent « un Dieu sensible aux attitudes de l’homme, un Dieu qui se laisse émouvoir par le repentir, qui pardonne, qui répond à la prière et aux cris de détresse, qui revient de l’ardeur de la colère 67 ». Ce dont convient la théologie réformée post-révocatoire, 62. M. sPanneut, « L’apatheia chrétienne aux quatre premiers siècles », p. 214 et 296. D. bOquet, P. naGy, Sensible Moyen Âge, p. 26 : « La rupture par rapport à la tradition philosophique est significative : partant d’une entreprise apologétique de légitimation des colères divines dans la Bible, on aboutit à une remise en cause radicale de la nature perturbatrice de la passion ». 63. M. sPanneut, « L’apatheia chrétienne aux quatre premiers siècles », p. 216. 64. M. Perrin, L’homme antique et chrétien. L’anthropologie de Lactance, 250-325, Paris 1981, p. 485. 65. E. F. miCka, The Problem of Divine Anger in Arnobius and Lactantius, Washington 1943, p. 122, 127, 139. M. sarOt, « A Moved Mover ? The (Im)passibility of God », p. 125 : « God’s emotions are always in line with God’s justice and wisdom ». 66. J. J. wynne, Wrath Among the Perfections of God’s Life, Londres 2010, p. 202. M. sarOt, « A Moved Mover ? The (Im)passibility of God », p. 133-134. 67. M. GerVais, « Incarnation et Immuabilité divine », p. 225.

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Frédéric Gabriel soucieuse de favoriser le repentir après les abjurations massives et les conversions collectives des protestants arrachées par le programme d’union confessionnelle du prince, comme l’étudie Chrystel Bernat 68. Dans ce texte de Lactance, le but n’est pas tant d’expliciter telle ou telle émotion mais de comprendre la place du pathos comme expression du rapport de Dieu au monde et à sa créature. Cet aspect décisif a été mis en relief par l’un des grands noms de la voie passibiliste, souvent cité par Jürgen Moltmann : Abraham Heschel 69. En décembre 1935, il soutient à l’université de Berlin une thèse, supervisée par Alfred Bertholet, intitulée Das prophetische Bewußtsein publiée l’année suivante à Cracovie. La troisième partie est intitulée Die pathetische Theologie, mais c’est la version traduite et surtout largement réécrite, augmentée, qui va assurer à ce travail un écho certain. En 1962, la Jewish Publication Society of America publie ce livre de plus de 500 pages, simplement intitulé The Prophets. Plusieurs chapitres (12, 14-17) concernent la théologie du pathos, l’anthropopathie et la colère. Heschel prend le soin de préciser qu’il n’entend pas le pathos dans une acception courante, car il a bien conscience, lui aussi, de la résistance de son sujet : « For more than two thousand years Jewish and later Christian theologians have been deeply embarrassed by the constant references in

68. Voir Ch. bernat, « Chutes et défaillance : dénoncer l’infidélité à l’égard de la foi. Altérités intra-protestantes autour de la Révocation », dans Ch. bernat et H. bOst (dir.), Énoncer/dénoncer l’autre. Discours et représentations du différend confessionnel à l’époque moderne, Turnhout 2012, p. 127-146 ; ainsi que son chapitre dans le présent volume. 69. J. mOltmann, Le Dieu crucifié : la croix du Christ, fondement et critique de la théologie chrétienne, trad. de l’allemand par B. FraiGneau-julien, Paris 1999, p. 314-315 ; Id., Trinité et Royaume de Dieu. Contributions au traité de Dieu, trad. M. kleiber, Paris 1984, p. 41-42. Cf. E. jaCOb, « Le Dieu souffrant », p. 3-4. Voir P. riCCi sindOni, Heschel : Dio è pathos, Padoue 2002 ; M. A. Chester, Divine Pathos and Human Being: the Theology of Abraham Joshua Heschel, Londres – Portland 2005 ; P. Gamberini, Pathos e logos in Abraham J. Heschel, Rome 2009. Voir ci-dessous le chapitre de Gilbert Dahan. Signalons aussi en français la publication récente d’E. K. kaPlan, Abraham Joshua Heschel. Une biographie, Paris 2016. Chrystel Bernat signale les notes d’Alain BlanCy, « “Le Dieu crucifié” de Jürgen Moltmann », Études théologiques et religieuses 50 (1975), p. 321-333 et id., « Théologie trinitaire et éthique sociale chez J. Moltmann », ETR 57 (1982), p. 245-255, en particulier p. 248, qui revient sur le caractère pathétique du Dieu promu par Moltmann qui l’estimait ainsi davantage conforme aux données scripturaires et qui lui fit considérer, dans son Trinität und Reich Gottes, qu’à chaque action ad extra de Dieu correspondait une passion ad intra.

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème the Bible to the divine pathos 70 ». À l’opposé de Philon, mais aussi de Jehuda Halevi, de Maïmonide ou de Spinoza, Heschel considère que le pathos constitue une catégorie centrale de la théologie prophétique, à condition d’en préciser le sens : « Pathos is not an attribute but a situation 71 ». Cette interprétation est d’abord issue de l’importance de la présence lexicale du pathos, ensuite et surtout de sa nature intentionnelle et transitive 72. Il est le témoin par excellence de l’expression de Dieu dans sa relation dynamique avec ses créatures : si l’Alliance est de nature juridique, le pathos la complète par une implication affective et située dans l’histoire 73. On a toutefois pu souligner combien il est difficile de distinguer parole de Dieu et parole du prophète, puisque ce dernier se désigne comme expression du pathos de Dieu 74. Le pathos ne concerne pas la nature de Dieu mais bien l’indice d’une relation engagée avec son peuple. Commentant Heschel, Moltmann affirme ainsi que la colère de Dieu est un « amour blessé et donc un aspect de sa réaction envers l’homme. L’amour est la source et le fondement qui rend possible la colère en Dieu 75 ». Cette ligne interprétative n’est-elle pas déjà présente dans le Contre Julien, de Cyrille d’Alexandrie ? Il soutient en effet que « Dieu est donc jaloux, s’il faut employer un vocabulaire humain, au sens où il n’est pas sans souffrir lorsqu’il voit certains de ceux qu’il a créés se perdre misérablement 76 ». La théologie classique des attributs ne dit peut-être pas le tout de la relation de Dieu au monde et à ses créatures ; il y a aussi de la place pour une compréhension dialectique des propriétés qui témoigne des tensions entre Dieu et l’humanité. Ainsi « the secret of anger is God’s care 77 », et pour le dire plus largement

70. 71. 72. 73.

74. 75. 76.

77.

A. J. hesChel, The Prophets, New York 1962, p. 247. Ibid., p. 225, voir aussi p. 489. Sur la place centrale du pathos, voir ibid., p. 222. Ibid., respectivement p. 222 et 225. Cette dimension relationnelle des émotions, identifiée par les historiens du domaine, trouve dans sa déclinaison théologique sa pleine expression. Voir d. bOquet, P. naGy, « Une histoire des émotions incarnées », p. 5-24, notamment p. 10 (je remercie Chrystel Bernat pour ce complément). E. jaCOb, « Le Dieu souffrant », p. 4. J. mOltmann, Le Dieu crucifié, p. 317. Cyrille d’Alexandrie, Contre Julien, III (PG 76, 673A), cité par M.-O. bOulnOis, « Un Dieu jaloux qui fait des émules. Interprétations patristiques d’Ex 20,5, Nb 25,11 et Dt 32,21 », dans H. rOuillard-bOnraisin (dir.), Jalousie des dieux, jalousie des hommes, p. 249-276, ici p. 264. A. J. hesChel, The Prophets, p. 292, nous soulignons (il est remarquable que

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Frédéric Gabriel avec Marcel Sarot, « the passibility of God belongs to the central testimony of the Old Testament 78 ». Le poids accordé à cette qualité dans l’interprétation biblique est ici éloquent, et des théologiens catholiques comme le jésuite Jean Galot ont pu revendiquer plus globalement que « le Dieu transcendant a été trop fréquemment conçu comme un Dieu privé d’affectivité, un Dieu sans “passions” 79 ». On est pourtant encore loin de l’argument central utilisé par les passibilistes chrétiens pour situer les émotions au cœur d’une présence divine reliée à l’humanité, et faire de celles-ci l’emblème d’une Révélation qui modifie radicalement l’Histoire tout en complexifiant le sujet que nous abordons. Les événements par excellence, qui ont rendu encore plus aigu le problème de la cohérence des attributs et du sens des manifestations, sont bien sûr l’Incarnation et la Passion 80. L’Incarnation : un événement dans l’histoire des émotions Si l’on tient que Dieu est immuable et impassible, comment expliquer qu’il s’incarne en un homme soumis aux émotions ? Si Jésus est bien l’expression de la divinité, comment expliquer qu’il ne soit pas principiellement exempt des faiblesses humaines ? Pourquoi son héritage se concentre-t-il à ce point en une Passion ? Jürgen Moltmann a d’ailleurs noté : « Le mot “passion” a la double signification de souffrance et d’émotion forte et est, grâce à cette double signification tout à fait apte à exprimer la vérité centrale de la foi chrétienne 81 ». On comprend immédiatement la réitération de la divergence de deux

78. 79. 80. 81.

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les discours américains fort intéressants sur l’éthique du care négligent complètement l’immense corpus chrétien sur le sujet). « As a mode of pathos, it may be accurate to characterize the anger of the Lord as suspended love » (ibid., p. 295). Cf. P. renard, « Colère » dans F. ViGOurOux (dir.), Dictionnaire de la Bible, t. 2/1, Paris 1899, col. 833 : « de simples épreuves envoyées aux justes sont représentées comme des effets de la colère de Dieu, bien qu’en réalité elles ne soient que des manifestations de sa bonté ». M. sarOt, « A Moved Mover ? The (Im)passibility of God », p. 122, nous soulignons. J. GalOt, Dieu souffre-t-il ?, Paris 1976, p. 213. Sur les travaux de Galot, voir B. rinaudO, Il Dio Trinità e la sofferenza d’amore : la riflessione teologica di Jean Galot sul mistero della passibilità divina, Patti 2008. Voir notamment E. COCCia, « Il canone della passione. Il pathos di Cristo tra antiquità e medioevo », dans D. bOquet, P. naGy (éd.), Le sujet des émotions au Moyen Âge, p. 123-161. J. mOltmann, Trinité et Royaume de Dieu, p. 37. Voir aussi L. bellantOni,

Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème lectures, l’une plus exégétique, l’autre plus systématique, le va-etvient entre Écriture et théologie n’évitant pas les dissonances fécondes. Comme l’exprime clairement Joseph M. Hallman : « All four gospel authors show that Jesus had emotions, changes his mind and experienced weaknesses, even ignorance and fear. Nevertheless, the majority of writers argue, God does not change 82 ». Les résistances dépassent d’ailleurs largement la petite communauté en train de prendre forme au début de notre ère. À propos des païens, Lactance reconnaît en 305 : « Ils estiment indigne de Dieu de vouloir se faire homme, de se charger des infirmités de la chair, de se soumettre soi-même aux passions, à la douleur, à la mort 83 ». Pourquoi un Dieu, dans un acte contredisant terme à terme sa nature, voudrait-il se soumettre soimême aux passions ? Avant Lactance, un témoin précoce et célèbre a servi à légitimer la lecture passibiliste 84. Dans la première moitié du iie siècle, la Lettre aux Romains (6, 3) attribuée à Ignace d’Antioche lance cette célèbre revendication qui renvoie directement à la crucifixion : « Permettez-moi d’être un imitateur de la passion de mon Dieu 85 ». Non seulement la passion de Dieu est reconnue, proclamée – et cette formulation reconnaît que le Christ est Dieu – mais elle est célébrée comme un modèle à suivre pour le Salut. Son poids est donc décisif, d’autant qu’Ignace s’oppose au docétisme qui refuse de croire à une nature humaine dans le Christ, une nature sensible à la souffrance. D’autres phrases du même corpus vont dans le même sens de cette valorisation théologique et spirituelle de l’implication affective de Dieu dans le monde par son Incarnation. La Lettre à Polycarpe (3, 2) évoque « l’impassible qui pour nous s’est fait passible, qui pour nous

82.

83. 84. 85.

Nel mistero della sofferenza. Quando la luce del Golgota si posa sulla croce di Giobbe, Assise 2013. J. M. hallman, « The Seed of Fire: Divine Suffering in the Christology of Cyril of Alexandria and Nestorius of Constantinople », Journal of Early Christian Studies 5/3 (1997), p. 369-391, et p. 369 pour la citation. Du même auteur, voir The Descent of God: Divine Suffering in History and Theology, Minneapolis 1991. Lactance, Divinarum institutionum libri septem, IV, 22, 3 : « Negant Deo dignum ut homo fieri vellet seque infirmitate carnis oneraret, ut passionibus, ut dolori, ut morti se ipse subiceret », cité par J. GalOt, Dieu souffre-t-il ?, p. 19. J. K. mOzley, The Impassibility of God, p. 7. Ignace d’Antioche, Lettres, éd. et trad. P.-T. CamelOt, Paris 1998 (SC 10 bis), p. 115.

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Frédéric Gabriel a souffert de toutes manières 86 », l’apathès est devenu pathètos : là encore, la coïncidence entre Dieu et le Christ est explicite, comme le mouvement impliqué, d’une propriété à l’autre, et cette transformation s’est faite pour l’humanité. À la fin du même siècle, alors que de nombreux éléments dogmatiques qui nous sont familiers ne sont pas encore fixés, Noët prêche à Smyrne une doctrine qui défend l’unité divine (on a pu parler de « monarchianisme 87 ») contre les chrétiens qui distingueraient trop Dieu du Logos (avec le danger du dithéisme), laissant ainsi planer un doute sur la véritable divinité du Christ, ce doute pouvant aller jusqu’à l’adoptianisme. Insister sur le statut monothéiste de la théologie chrétienne conduit à ne pas séparer La Trinité en personnes mais à parler de modes (le Christ est un mode de manifestation du Dieu un et unique), d’où le nom de modalisme que l’on donne à un ensemble de doctrines. En l’état de la documentation, il ne nous reste que de rares textes contre Noët, qui aurait défendu la thèse selon laquelle « le Christ est Dieu, c’est lui le Père, puisque Dieu est un. Or le Christ a souffert, lui qui est Dieu. Donc le Père a souffert 88 ». Très tôt, on a donc pu refuser l’immutabilité classique pour mettre en avant une

86. Ibid., p. 149, voir aussi p. 65. Voir P. de labriOlle, « Apatheia », dans les Mélanges de philologie, de littérature et d’histoire anciennes offerts à Alfred Ernout, Paris 1940, p. 215-223, en particulier p. 217 ; M. maritanO, « Ignazio di Antiochia : “La passione del moi Dio” (Rom. 6,3) ; “Sangue di Dio” (Efes. 1,1) », dans F. taCCOne (éd.), Croce e identità cristiana di Dio nei primi secoli, Rome 2009, p. 11-36. 87. P.-T. CamelOt, « Monarchianisme », dans G. mathOn, G.-h. baudry, P. Guilluy (dir.), Catholicisme, t. IX/1, Paris 1983, col. 536-543. Voir surtout G. uríbarri bilbaO, Monarquía y Trinidad : el concepto teológico « monarquia » en la controversia « monarquiana », Madrid 1996, avec la recension détaillée de M. simOnetti, « Monarchia e Trinità. Alcune osservazioni su un libro recente », Rivista di storia e letteratura religiosa 33/3 (1997), p. 623-642. Plus largement, voir A. le bOullueC, La notion d’hérésie dans la littérature grecque, iie-iiie siècles, Paris 1985 ; M. simOnetti, Studi sulla cristologia del II e III secolo, Rome 1993. 88. Hippolyte, Contre les hérésies, fragment, étude et édition critique par P. nautin, Paris 1949, p. 236. Cf. Épiphane, Panarion, 57, 1. À propos de ce dernier reprenant l’Elenchos d’Hippolyte, Aline Pourkier fait remarquer : « on prête aux hérétiques que l’on veut confondre des arguments qu’ils n’ont pas employés effectivement, mais qu’ils auraient pu utiliser. On devance en quelque sorte leur argumentation. C’est alors un jeu pour l’hérésiologue que de retourner l’argument en question contre son auteur supposé ». A. POurkier, L’hérésiologie chez Épiphane de Salamine, Paris 1992, p. 142.

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème spécificité biblique et chrétienne 89. Dans cette configuration, la divinité du Christ implique nécessairement la souffrance de Dieu. Ce raisonnement des passibilistes peut paraître trop simple à ceux qui connaissent les subtilités christologiques des siècles postérieurs, mais il a le grand intérêt de lier le cœur de la foi à l’émotion emblématique d’un Dieu qui pâtit pour ses créatures, même si la conséquence du raisonnement a pu sembler excessive : Dieu est bien mort sur la croix. Si l’intention de Noët est la défense de l’orthodoxie monothéiste, loin d’être reçue, cette thèse a été condamnée à Smyrne, puis à Rome vers 200. L’épisode témoigne du choix majoritaire de l’impassibilité et du rejet dans l’hérésie des autres options. Le terme de patripassiens, souvent utilisé pour désigner les membres de ce courant minoritaire, désigne bien l’élément visé (Pater passus est), mais il apparaît chez Tertullien vers 210 pour attaquer un certain Praxeas, dont on n’est pourtant certain ni de l’existence ni de l’affiliation à Noët 90. Pour Marcel Sarot, rien n’indique d’ailleurs que Praxeas ait soutenu les thèses qui lui sont attribuées ni qu’il ait été patripassien ni même passibiliste 91. Patripassien se présente donc comme un terme de controverse destiné à délégitimer les modalistes qui s’opposent aux élaborations des premières doctrines trinitaires, Marcel Sarot allant jusqu’à dire que lesdits modalistes partageaient avec leurs opposants la thèse de l’impassibilité 92. Il est d’ailleurs fort possible que chaque parti n’ait pas

89. G. sGreVa, « Il movimento patripassiano : istanze positive per l’elaborazione del concetto cristiano di Dio », dans F. taCCOne (éd.), Croce e identità cristiana, p. 59-109, p. 60 (cette étude a également paru dans La Sapienza della Croce, 24/1-2, 2009, p. 9-39, et 24/3, 2009, p. 11-43). 90. M. slusser, « The Scope of Patripassianism », dans E. A. liVinGstOne (éd.), Studia patristica, vol. 17/1, Oxford 1982, p. 169-175. E. eVans (éd.), Tertullian’s Treatise against Praxeas, Londres 1948. Tertullien, Adversus Praxean, Gegen Praxeas ; Hippolyte, Contra Noëtum, Gegen Noët, übersetzt und eingeleitet von H. J. sieben, Fribourg-en-Brisgau 2001 (Fontes christiani 34). 91. M. sarOt, « Patripassianism, Theopaschitism and the Suffering of God. Some Historical and Systematic Considerations », Religious Studies 26/3 (1990), p. 363-375, p. 370. M. sarOt, « Patripassianism and the Impassibility of God », Svensk Teologisk Kvartalskrift 72 (1996), p. 73-81, p. 77 – je remercie chaleureusement l’auteur de m’avoir transmis une copie de cet article. M. sarOt, « Patripassianism », dans I. A. mCFarland, d. a. s. FerGussOn, k. kilby, i. r. tOrranCe (éd.), The Cambridge Dictionary of Christian Theology, Cambridge 2011, p. 375. 92. M. sarOt, « Patripassianism and the Impassibility of God », p. 79.

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Frédéric Gabriel entendu la même chose sous le terme de « Père 93 », à cette époque où les grands conciles n’ont pas encore fixé les définitions dogmatiques. Ainsi, contre la difficulté qu’ont eue les modalistes à penser la distinction du Père et du Fils, les théologiens élaborant la doctrine trinitaire sont conduits à leur opposer deux prosôpa – personae chez Tertullien – et une seule dynamis 94. Cette distinction permet à beaucoup d’auteurs d’attribuer les émotions à la partie humaine du Christ, sans que sa partie divine soit touchée, une solution classique. De ce point de vue, Logos et chair sont deux instances distinctes. Cependant, le problème de la continuité entre la divinité et l’humanité 95 reste posé, comme nous allons le voir. Mais ce qui compte ici, c’est que dans ce texte de Tertullien apparaisse pour la première fois l’équivalence entre passibilité et compassion du Père pour le Fils. Telle est la thèse attribuée à Praxeas : le Père n’a pas souffert lui-même, mais a souffert (compatitur) avec le Christ 96. Malgré cette différence d’accent entre le Fils qui pâtit et le Père qui compatit, Tertullien met en cause une indistinction des deux, sans compter que la compassion inclut la passion 97. Cela reviendrait à crucifier le Père 98, tandis que Tertullien affirme, à l’opposé, que « le Père est aussi étranger à la compassion que le Fils, de son côté, est étranger à la passion (impassibilis) du fait même qu’il est Dieu 99 ». De même, s’il propose une lecture de la colère de Dieu

93. Le Dieu indivis du Credo des apôtres pour les modalistes, et la première personne de La Trinité pour Tertullien. 94. G. sGreVa, « Il movimento patripassiano », p. 73 et 97. M.-Y. Perrin, « La “Grande Église” face aux défis d’un siècle », dans J.-R. armOGathe (dir.), Histoire générale du christianisme, t. 1, Paris 2010, p. 125-145, ici p. 131. Sur ces notions, voir A. milanO, Persona in teologia. Alle origine del significato di persona nel cristianesimo antico, Rome 1996 ; B. meunier (dir.), La personne et le christianisme ancien, Paris 2006. 95. Parfois jusqu’à convenir (y compris dans l’historiographie) des attributs humains du Christ sans en considérer l’effet ni l’action au sein du processus d’« humanation », ainsi que l’ont montré J.-C. sChmitt et J. basChet, « La “sexualité” du Christ », Annales ESC 46 (1991), p. 337-346 (je remercie Chrystel Bernat pour ce complément). 96. Tertullien, Contre Praxeas, 29. M. sarOt, « Patripassianism and the Impassibility of God », p. 78. 97. Tertullien, Contre Praxeas, 29, 5-6. M. sPanneut, « L’apatheia chrétienne aux quatre premiers siècles », p. 190. 98. Tertullien, Contre Praxeas, 1, 5 ; 10, 8. 99. Ibid., 29, 5-6, cité par M. sPanneut, « L’apatheia chrétienne aux quatre premiers siècles », p. 191.

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème comme signe de sa puissance, il maintient l’attribut d’immuabilité 100. Pourtant, dans son combat contre le gnosticisme et le monarchianisme, « sans nier l’apatheia, il prête à Dieu des sentiments », ou des passions, mais qui sont « conformes à la perfection divine 101 », et d’une tout autre nature que les passions humaines 102. Ainsi, sa position n’est pas univoque, et pour Michel Spanneut, il ouvre une « brèche dans le bloc hermétique de l’apatheia divine 103 ». Cette brèche est décisive, car entre les positions les plus extrêmes, les questions de dosage se reposent sans cesse dans les positions médianes quand les théologiens tentent d’éviter les paradoxes. Peut-être que les authentiques patripassiens étaient extrêmement rares, mais il est remarquable, pour notre sujet, que cette position ait été formalisée si tôt 104. Loin d’être anecdotique, la question des émotions de Dieu est liée au cœur même de l’élaboration du dogme. Sans pouvoir entrer dans le détail des controverses particulièrement complexes qui ont donné lieu à une littérature considérable, il importe de rappeler quelques idées-forces à partir des linéaments historiques proposés par les auteurs qui se sont particulièrement intéressés à l’interprétation de la souffrance du Christ. Quels que soient leurs partis pris et leur reconstruction, ils mettent en évidence ce qui est alors significatif pour eux. Tertullien n’est pas le seul à témoigner de la place théologique accordée aux passions divines. Même s’il maintient majoritairement, dans de nombreux passages de son œuvre, l’idée d’un Dieu apathès et immuable 105, et s’il attribue les pathè à la seule humanité de Jésus, Origène a prononcé, à Césarée de Palestine entre 239 et 242, 100. Tertullien, Contre Praxeas, 27, 6. M. sPanneut, « L’impact de l’apatheia stoïcienne sur la pensée chrétienne jusqu’à saint Augustin », p. 41. M. sPanneut, « L’apatheia chrétienne aux quatre premiers siècles », p. 183. 101. M. sPanneut, « L’apatheia chrétienne aux quatre premiers siècles », respectivement p. 183, 185. De même, voir p. 196. 102. Ibid., p. 193 et 195. 103. Ibid., p. 196 (cf. p. 209). Voir aussi J. M. hallman, « The Mutability of God: Tertullian to Lactantius », Studia Theologica 42 (1981), p. 373-393 ; D. rankin, « Tertullian and the Crucified God », Pacifica 10 (1997), p. 298-309. 104. M. sarOt, « Patripassianism and the Impassibility of God », p. 79. 105. J. M. hallman, « Divine Suffering and Change in Origen and Ad Theopompum », The Second Century: a Journal of Early Christian Studies 7/2 (1989), p. 85-98, ici p. 89-91 ; M. FédOu, « La souffrance de Dieu selon Origène », Studia Patristica 26 (1993), p. 246-250, p. 248 ; S. Fernandez eyzaGuirre, « ‘Passio Caritatis’ According to Origen In Ezechielem Homiliae VI in the Light of Dt 1,31 », Vigiliae Christianae 60/2 (2006), p. 135-147, ici p. 138-140. Voir aussi T. kObusCh,

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Frédéric Gabriel des homélies sur Ézéchiel qui évoquent une autre position. Dans la sixième homélie, ici centrée sur Ez 16, 2-16, et le thème de la miséricorde divine, il affirme à propos du Sauveur : Il descendit sur terre par pitié du genre humain, il a patiemment éprouvé nos passions avant de souffrir la croix et de daigner prendre notre chair ; car s’il n’avait pas souffert, il ne serait pas venu partager la vie humaine. D’abord il a souffert, puis il est descendu et s’est manifesté. Quelle est donc cette passion qu’il a soufferte pour nous ? La passion de la charité. Et le Père lui-même, Dieu de l’univers, « plein d’indulgence, de miséricorde » (Ps 102, 8) et de pitié, n’est-il pas vrai qu’il souffre en quelque manière ? Ou bien ignores-tu que, lorsqu’il s’occupe des affaires humaines, il éprouve une passion humaine ? Car « il a pris sur lui tes manières d’être, le Seigneur ton Dieu, comme un homme prend sur lui son fils » (Dt 1, 31). Dieu prend donc sur lui nos manières d’être, comme le Fils de Dieu prend nos passions. Le Père lui-même n’est pas impassible. Si on le prie, il a pitié, il compatit, il éprouve une passion de charité, et il se met dans une condition incompatible avec la grandeur de sa nature et pour nous prend sur lui les passions humaines 106.

L’empathie est présentée comme une première constatation qui détermine l’intentionnalité et la suite du récit : « D’abord il a souffert » (« primum passus est »), c’est parce qu’il a souffert qu’il vient partager cette vie de souffrance. La « passion de la charité », expression fameuse, caractérise sa manifestation et distingue la passion divine. Ainsi l’empathie avec les créatures précède et motive l’Incarnation, et cette antériorité indique que les émotions ne sont pas réservées à l’humanité et à la présence terrestre du Fils. Dans l’explication d’Origène, avec une continuité et une cohérence parfaites, l’empathie s’accomplit dans l’Incarnation et la Passion, avec tous les développements sur la kénose auxquels cette dynamique a pu donner lieu 107. La vie

« Kann Gott Leiden? Zu den philosophischen Grundlagen der Lhere von der Passibilität Gottes bei Origines », Vigiliae Christianae 46/4 (1992), p. 328-333. 106. Origène, Homélies sur Ézéchiel, trad. M. bOrret, Paris 1989, p. 229-231. On ne connaît ce texte que dans une traduction latine de Jérôme. 107. Voir M. arnOld, G. dahan, A. nOblesse-rOCher (dir.), Philippiens 2,5-11. La kénose du Christ, Paris 2013 ; M. dattOli, Il Cristo sofferente in Paolo. Genesi ed evoluzione, Rome 1992 ; Ch. Chalamet (éd.), Christologie de la kénose. Perspectives bibliques et systématiques, Études théologiques et religieuses 89 (2014), p. 289-393 (je remercie Chrystel Bernat pour cette référence).

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème humaine étant synonyme de souffrance, il ne pourrait y avoir de véritable Incarnation sans souffrance, sans émotions. Mieux encore, le fait d’éprouver des passions n’est pas restreint au Christ, Dieu lui-même comprend et s’approprie ces dernières, il est sensible à la prière – là encore, l’émotion s’inscrit dans une interlocution. Une triple continuité est pensée d’un même mouvement : entre le Verbe et le Christ, entre Dieu et le Verbe, entre Dieu et ses créatures, une même caritas faisant le lien. Dès lors, la réciprocité de l’amour intratrinitaire englobe l’ensemble du monde 108. Dans le cadre de ce passage, l’attribution de souffrances à Dieu paraît d’autant plus logique que le Verbe faisait preuve d’empathie avant de s’incarner. L’affirmation est forte, et on notera l’usage de la double négation : « Ipse Pater non est impassibilis 109 ». Quoique bien distingués, ici, Père et Fils participent d’une même passion de charité, leur souffrance est pensée de concert. Michel Fédou y voit « l’une des formules les plus audacieuses que nous ait léguées la tradition patristique », et pour Jürgen Moltmann, « parmi les Pères de l’Église, grecs et latins, [Origène] est le seul qui a osé parler théologiquement de la “souffrance de Dieu” 110 ». Bien loin de s’opposer frontalement à l’attribut d’impassibilité de la nature divine, comprendre la force de l’énoncé d’Origène suppose de reconnaître l’impassibilité 111 et de prendre conscience de la tension apportée par la charité : le texte précise bien que cette condition (des passions humaines) est « incompatible » avec la « grandeur de sa nature ». À côté de la nature divine définie classiquement, l’amour que Dieu et le Verbe portent à l’humanité permet à Origène d’échapper à la contradiction par le truchement de la caritatis passio ; or « la charité est le sommet de la perfection 112 ». Dieu et le Verbe ne souffrent pas

108. G. sGreVa, « La caritatis passio dal Figlio al Padre : risonanze di Ez 16,5 in Origene », La Sapienza della Croce 26/2 (2011), p. 313-336, ici p. 331-332. L’auteur évoque aussi les relations entre agape, caritas, eros et amor. 109. Origène, Homélies sur Ézéchiel, p. 230. 110. M. FédOu, « La souffrance de Dieu selon Origène », p. 247 – cf. M. sPanneut, « L’apatheia chrétienne aux quatre premiers siècles », p. 208 ; J. mOltmann, Trinité et Royaume de Dieu, p. 39 ; J. M. hallman, « Divine Suffering and Change in Origen », p. 94. 111. Pour une interprétation qui maximalise cette dimension, voir T. weinandy, « Origen and the Suffering of God », dans M. F. miles, E. J. yarnOld (éd.), Studia patristica, vol. XXXVI, Leuven 2001, p. 456-460. 112. H. de lubaC, Histoire et Esprit : l’intelligence de l’Écriture d’après Origène, Paris 1950, p. 243-244.

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Frédéric Gabriel comme des créatures, ils sont engagés dans la passion en raison de leur charité, et cet engagement est une action divine dans la mesure où ils prennent sur eux les passions humaines. Il n’est pas anodin que dans son élaboration d’une théopathie, Moltmann cite cette homélie quand il explique que l’apathie divine est un « énoncé comparatif » et non pas un « véritable axiome ». Entre l’impassibilité et la souffrance, il y a une troisième forme, la « passivité active, la libre ouverture à l’affliction pour autrui, c’est-à-dire la souffrance de l’amour passionné 113 ». Dès lors, « Dieu ne souffre pas comme la créature par manque d’être. En ce sens, il est impassible. Il souffre cependant par son amour qui est la surabondance de son être. En ce sens il est passible 114 ». Samuel Fernandez Eyzaguirre a montré, en outre, comment Origène modifiait la Septante dans la citation de Dt 1, 31 : Dieu et le Verbe s’adaptent aux manières d’être du genre humain comme un Père s’adapte au langage de son enfant, et l’on retrouve l’aspect pédagogique rencontré plus haut 115. Mais ici, il n’est pas seulement question de sémantique, d’éthique ou de normativité relative à l’Alliance : la tension exprimée par Origène en contexte homilétique s’inscrit dans une perspective salvifique. Il y a une « solidarité dans la souffrance » et le Christ prend sur lui les fautes des hommes, lui qui n’a pas commis de péché 116. Ce point précis nous conduit à rapprocher émotion, humanité et péché, et à se demander comment ces trois dimensions sont liées du point de vue du Christ. Dans cette homélie d’Origène – mais tel n’était pas son but –, les modalités de la souffrance dans le Christ ne sont pas précisées. Comme le remarque Michel Spanneut, pour lutter contre les docètes, les gnostiques et les ariens, Ignace d’Antioche, Clément d’Alexandrie, Irénée, Athanase (De l’incarnation du Verbe, 54) insistent sur les pathè du Christ. Mais, indice révélateur, chez Athanase, « le pathos du Christ est notre apatheia et la rédemption est une opération d’apatheia » ; « de Clément d’Alexandrie à Grégoire de Nysse, on dit le Christ apathèse, comme tout homme vertueux 117 ». L’homélie sur Ézéchiel n’est donc

113. J. mOltmann, Trinité et Royaume de Dieu, p. 38. 114. Ibid., p. 39. 115. S. Fernandez eyzaGuirre, « “Passio Caritatis” », p. 143 et 144 pour les autres textes d’Origène sur le sujet, voir aussi p. 146. 116. M.-J. rOndeau, Les commentaires patristiques du psautier (iiie-ve siècles), vol. 2 : Exégèse prosopologique et théologie, Rome 1985, p. 123 et 125. 117. M. sPanneut, « L’impact de l’apatheia stoïcienne sur la pensée chrétienne jusqu’à saint Augustin », p. 42.

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème pas le texte représentatif d’un courant dominant, mais il est éclairant de revenir sur le texte contemporain que nous avons déjà évoqué, À Théopompe, du passible et de l’impassible en Dieu, pour examiner la manière dont les deux plans sont dialectisés. Pour son auteur, Dieu, qui est au-dessus de toute vaine gloire, a affronté les passions dans son impassibilité pour les dominer : « Impassible en effet fut sa passion des passions ». Il a fait subir aux passions ce que les passions infligent aux hommes : « Par son impassibilité il est devenu la passion des passions 118 ».

Derrière ces formules qui jouent sur le renversement des positions et de la causalité qu’elles supposent, s’élabore une théologie de l’Incarnation et de la croix conçue comme un affrontement victorieux des passions. Les passions ne sont pas rapportées à une nature, elles ne décrivent plus un état, mais un moment de confrontation. Elles constituent des épreuves traversées par le Christ, qui a souffert la mort pour la dépasser – permettant ainsi aux hommes de la supporter –, et dans cette expérience, « la substance incorruptible de Dieu n’est pas modifiée par son contact avec les passions 119 ». En même temps, le mobile de tout cela est l’agapè de Dieu ; en un sens, Dieu est donc bien passible, c’est-à-dire en mesure d’éprouver des sentiments, « puisqu’il éprouve “la passion de l’amour” 120 ». Pourtant, les énoncés ne sauraient être aussi simples et univoques : comme le précise Henri Crouzel, « Dieu est impassible, mais non comme les hommes le représentent. Dieu est passible, mais infiniment au-delà de toute passion humaine 121 » (ainsi que l’affirme aussi un Pierre Du Bosc 122). Autrement dit, Dieu transcende les catégories et transforme les passions. Le Christ les ayant assumées pour les vaincre, il est une marque de l’impassibilité de Dieu. Là encore, l’objectif de ce texte – et son intérêt – est bien

118. H. CrOuzel, « La passion de l’impassible », p. 270-271. 119. Ibid., p. 271. Henri Crouzel a noté (p. 277) : « Le mot passion a, on a pu le remarquer, trois sens dans l’À Théopompe : la catégorie aristotélicienne, l’accident qui consiste à subir une action ; l’inclination, l’affection, le sentiment, sans que le sens moderne de tendance dominante et exclusive soit clair ; la Passion du Christ ». 120. Ibid., p. 278. 121. Ibid. 122. Pierre Du Bosc, Sermons sur divers textes de l’Ecriture sainte, Rotterdam 1687, p. 393-396 (je remercie Chrystel Bernat pour cette référence).

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Frédéric Gabriel la difficile conciliation dialectique de l’impassible et du passible 123. D’ailleurs, Crouzel, Hallman et Theo Kobusch font spontanément dialoguer ce texte avec Origène, son hypothétique auteur, Grégoire le Thaumaturge, étant parfois perçu comme étant l’un de ses disciples 124. La propatheia du Christ L’homélie sur Ézéchiel n’est d’ailleurs pas le seul texte d’Origène nous permettant de progresser dans la compréhension des émotions de Dieu. Dans un commentaire du psaume 4, 5, il est le premier auteur chrétien à avoir employé le terme de propatheia, issu de la psychologie stoïcienne, au sens de « mouvement non délibéré ni peccamineux » 125. Dans son commentaire sur Matthieu dont on ne conserve que le texte latin, tout indique que c’est bien à ce terme qu’il pense quand il parle du Christ 126. Dans cette lignée, l’idée de propatheia a permis, au siècle suivant, le développement d’une théorie subtile des souffrances du Christ. Un commentaire sur les psaumes attribué par Adolphe Gesché à Didyme d’Alexandrie (lointain disciple d’Origène), et datant du dernier quart du iVe siècle, s’oppose aux apollinaristes. Dans une perspective qui correspond au monophysisme, ces derniers veulent sauvegarder l’immutabilité du Verbe dans la lignée de la doctrine de la consubstantialité définie à Nicée, et en conséquence, ils défendent l’unité substantielle du Christ, en ne lui attribuant pas un νοῦς humain, qui conduirait inévitablement au péché 127. L’âme du Christ n’est donc pas humaine, elle correspond au Verbe lui-même et ne saurait être soumise à des passions : comment pourrait-on penser l’unité d’un Verbe immuable et d’une âme humaine changeante et pécheresse ? Chez

123. H. CrOuzel, « La passion de l’impassible », p. 275. 124. J. M. hallman, « Divine Suffering and Change in Origen », p. 94, et p. 95, note 65 : « The text is certainly from Origen’s time » ; T. kObusCh, « Kann Gott Leiden? ». 125. PG 12, col. 1141D-1144B. A. GesChé, La christologie du Commentaire sur les psaumes découvert à Toura, Gembloux 1962, p. 189 et 192. 126. Voir R. A. laytOn, « Propatheia: Origen and Didymus on the Origin of the Passions », Vigiliae Christianae 54/3 (2000), p. 262-282, ici p. 268-270. 127. Cf. C. A. beeley, The Unity of Christ: Continuity and Conflict in Patristic Tradition, New Haven 2012 ; et pour la période médiévale, le travail récent de M. GOrman, Aquinas on the Metaphysics of the Hypostatic Union, Cambridge 2017.

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème Apollinaire de Laodicée, « le Christ a souffert selon la chair et est demeuré impassible selon la divinité 128 », mais ses adversaires, comme Didyme, s’inquiètent, car une telle position remet en cause l’humanité du Christ dans la mesure où son âme doit être consubstantielle à l’humanité, avec pour particularité que cette âme n’est jamais tombée dans le péché (2 Co 5, 21), quoiqu’elle ait été soumise à des mouvements émotionnels 129. De par son état, de par sa constitution ontologique, pleinement divine et pleinement humaine, le Christ a ressenti la crainte, la peur, le chagrin, l’angoisse, etc., des mouvements typiques de l’âme humaine présents dans les Évangiles. Tout en tenant « la présence d’une âme humaine en Jésus », il s’agit de ne pas minorer « la transcendance divine du Verbe », et pour cela le commentaire de Toura recourt à la notion de propatheia 130, au sens de mouvement passager de l’âme, de trouble de brève durée : il reste furtif et n’envahit pas l’âme entière 131. La propatheia est « un état critique, quoique non peccamineux, de l’âme en proie à un trouble qui n’est pas encore pathos, moins encore péché 132 ». Pour Gesché, dans « le processus de dégradation d’une âme, on doit distinguer trois étapes : l’atteinte furtive de la propathie, l’envahissement des passions et le consentement proprement peccamineux 133 » (soit par intention, soit par action). La propatheia permet ainsi de défendre la pleine humanité du Christ tout en distinguant ses mouvements émotionnels d’un état peccamineux et, ce faisant, des conséquences extrêmes d’un passibilisme poussé à bout. En parlant de l’âme du Christ, le commentaire de Toura affirme ainsi : Étant donné qu’elle a été éprouvée en tout, hormis le péché, à (notre) ressemblance (He 4,15), nous lui attribuons la propathie. D’ailleurs, la propathie n’est pas un péché. Si, en effet, tu ne (lui) attribues pas cela, tu introduis une substance autre que l’âme, et (alors) elle ne possède pas la gloire et elle ne mérite pas de louanges ni de couronnes, n’ayant

128. J. liébaert, L’Incarnation. I. Des origines au concile de Chalcédoine, Paris 1966, p. 147. Plus récemment, C. A. beeley, « The Future of Apollinarian Research: An Essay Review », Zeitschrift für Antikes Christentum 21/3 (2017), p. 573-584. 129. A. GesChé, La christologie du Commentaire sur les psaumes, p. 131 et 134. 130. Ibid., p. 149. 131. Ibid., p. 152 et 155. 132. Ibid., p. 160. 133. Ibid., p. 183.

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Frédéric Gabriel pas connu de trouble. C’est ainsi que tu trouves dans l’Évangile qu’« il commença à ressentir effroi et angoisse » (Mc 14,33). Car ce « commencer à » n’est pas autre chose que la propathie 134.

Pour être pleinement humain, le Christ doit être véritablement confronté – par nature – aux mouvements de l’âme, mais pour être en même temps pleinement divin, il doit être exempt du péché. La propatheia exprime cette double conviction (impeccabilité divine et réalisme de l’Incarnation) sans réduire les souffrances du Christ à une illusion. Parallèlement, la présence du Verbe n’annihile pas les épreuves, elle empêche l’envahissement menant au péché 135. Il importe toutefois de ne pas oublier que ce commentaire de Toura n’a sans doute connu qu’une réception très faible, et c’est avec deux passages du commentaire sur Matthieu de Jérôme que la propatheia est connue et transmise : Entre pathos et propatheia, c’est-à-dire entre « passion » (passio) et « propassion » (propassionem), il y a cette différence que la « passion » est considérée comme un vice (reputatur in vitium), tandis que la « propassion », bien qu’il y ait là faute initiale (initii culpam), n’est cependant pas retenue comme chef d’accusation (non tenetur in crimine). […] Ce que nous avons dit plus haut sur la passion et la propassion, est également d’application dans ce passage. Pour montrer la vérité de l’homme assumé, le Seigneur a bien vraiment ressenti de la tristesse, mais non en sorte que la passion régnât dans son âme : c’est par une propassion qu’il a commencé à éprouver de la tristesse 136.

Chez Jérôme, le νοῦς humain que les apollinaristes refusent au Christ correspond au sensus 137. Il permet au Christ de ressentir pleinement les souffrances humaines, Jérôme en veut pour preuve le « mon âme est triste jusqu’à la mort » (« Tristis est anima mea usque ad mortem ») de Mt 26, 38 138. À côté du vrai corps humain, le Christ 134. Ibid., p. 164. 135. Ibid., p. 145, 146. 136. Jérôme, Commentarius in Evangelium Matthaei, respectivement : I = PL 26, col. 38D (sur Mt 5, 28) ; et IV = PL 26, col. 197AB (sur Mt 26, 37), cité par A. GesChé, La christologie du Commentaire sur les psaumes, p. 193 et 197. 137. M.-J. rOndeau, Les commentaires patristiques du psautier, p. 150. 138. Jérôme, Commentaire sur le psaume 108, 21, CCSL 78, p. 220, cité par M.-J. rOndeau, Les commentaires patristiques du psautier, p. 149 : « “Mon âme est triste jusqu’à la mort” (Mt 26, 38). Celui qui est triste possédait la faculté de sentir (sensum). En effet, si elle est insensible (insensibilis), l’âme n’a pas de

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème a bien eu une vraie âme humaine, même si l’un et l’autre sont restés exempts du péché. En effet, il faut « que le Seigneur ait assumé un corps et une âme pour sauver l’un et l’autre, c’est-à-dire pour sauver l’homme complet 139 ». Cette explication par la propatheia n’est pas restée circonscrite à l’Antiquité et à quelques commentaires bibliques : elle a été intégrée dans l’une des compilations médiévales les plus importantes, au troisième livre des Sentences. Dans la quinzième distinction portant sur les imperfections de l’homme que le Christ a assumées, Pierre Lombard énonce « que le Fils de Dieu a reçu une nature passible », en précisant : « une âme passible, une chair passible et mortelle » 140. La raison est donnée immédiatement : « Afin de prouver, en effet, qu’il a un corps véritable, il a assumé les défauts de notre corps : la faim, la soif et les choses de ce genre ; et, afin de prouver qu’il a une âme véritable, il a pris les défauts de notre âme, à savoir la tristesse, la crainte, la douleur et les choses de ce genre 141 ». Les émotions contribuent donc à prouver l’Incarnation et une erreur à ce propos est signalée : « le Christ, en tant qu’homme, a vraiment éprouvé et craint les douleurs, contre certains qui le nient 142 ». Pierre Lombard apporte même des précisions sur cette erreur :

sentiment (sensum), une âme insensible n’a pas de sentiment ni de douleur. Là, en effet, où il y a douleur et tristesse, là il y a sentiment » (« “Tristis est anima mea usque ad mortem” [Matth. 26, 38]). Qui tristis est, sensum habuit. Insensibilis enim anima sensum non habet, insensibilis anima non habet sensum neque dolorem : ubi enim dolor est et tristitia, ibi sensus est. Si ergo habuit tristitiam, si habuit dolorem, ergo habuit et sensum : nam sensus dolor est »). 139. M.-J. rOndeau, Les commentaires patristiques du psautier, p. 151. Par ailleurs, Marie-Josèphe Rondeau note que « si le champ sémantique de sensus est plus large chez Ambroise que chez Jérôme – et cela est plus net encore dans tel développement antiapollinariste du De Incarnatione où sensus revêt tous les sens possibles, intellectuel, moral et affectif, du mot noûs –, il reste qu’en choisissant le mot affectus, pour gloser anima ou sensus, Ambroise met comme Jérôme, quoiqu’avec un autre mot, l’accent sur l’affectivité de l’âme de Jésus » (ibid., p. 156). 140. Pierre Lombard, Les Quatre Livres des Sentences. Troisième livre, trad. M. OzilOu, Paris 2014, p. 271 ; de même p. 276 avec cette citation des commentaires sur les psaumes d’Augustin (ici sur Ps 87,3, PL 37, col. 1110) : « Car la douleur du corps ne peut être sans l’âme ; mais l’âme peut aussi souffrir sans que souffre le corps ». 141. Ibid., p. 271. 142. Ibid., p. 275.

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Frédéric Gabriel Mais, parce qu’il y en a plusieurs qui se sont trouvé avoir mal jugé au sujet de la perception sensible dans la passion de l’humanité du Christ, prétendant que le Christ homme aurait porté la ressemblance et l’image de la passion et de la douleur, mais qu’il n’aurait absolument pas ressenti la douleur ou la passion, faisons de manière incontestable ce que nous avons dit plus haut : les convaincre par les témoignages des autorités 143.

Après une phrase emblématique du Serviteur souffrant, figure annonciatrice classique chez Isaïe 53, « Il a vraiment porté nos langueurs, et il s’est chargé lui-même de nos douleurs 144 », Pierre Lombard utilise les citations de Mt 26, 28 et Mc 14, 33 et résume ce premier chapitre : Par ces autorités et par d’autres, il devient clair que le Christ a vraiment assumé un homme passible (vere passibilem assumpsisse hominem), et qu’il a aussi assumé en lui les défauts et les affections de notre faiblesse (defectus et affectus nostrae infirmitatis suscepisse), mais par sa volonté, non par la nécessité de sa condition 145.

Pour venir corroborer cette proximité avec la condition humaine, à l’exception notable du péché, Pierre Lombard enchaîne immédiatement avec le « premier mouvement » (propassio), et cite le commentaire sur Matthieu de Jérôme 146. Cette reconnaissance enregistre la conclusion de longs débats de l’Antiquité tardive où se formalisent les doctrines et où se fixe le dogme. En 375, par exemple, dans une lettre à Paulin d’Antioche (connue de Jérôme), le pape Damase Ier prenait déjà position contre les apollinaristes en ces termes, qui font bien comprendre les réticences des impassibilistes :

143. Ibid. 144. Ibid. Voir R. beatOn, Isaiah’s Christ in Matthew’s Gospel, Cambridge 2002 ; E. R. urCiuOli, « Gesù e il Servo sofferente. Il problema dell’auto-comprensione gesuana nei termini di Is 53 », Rivista biblica 58/2 (avril-juin 2010), p. 203227 ; et en dehors d’un contexte strictement chrétien : I. knOhl, The Messiah Before Jesus: The Suffering Servant of the Dead Sea Scrolls, Berkeley 2000 ; E. R. urCiuOli, « A Suffering Messiah at Qumran? Some Observations on the Debate About IQIsa », Revue de Qumran 94/2 (2009), p. 273-281. 145. Pierre Lombard, Les Quatre Livres des Sentences, p. 277. Pour le latin : Pierre Lombard, Sententiae in IV libris distinctae, t. II, Grottaferrata 1981, p. 97. 146. Pierre Lombard, Les Quatre Livres des Sentences, p. 278-279 ; et Pierre Lombard, Sententiae, p. 98.

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème De même qu’en confessant que [le Fils de Dieu] a pris un corps humain nous ne lui ajoutons pas par là les passions vicieuses des hommes, de même en disant qu’il a pris l’âme et l’esprit de l’homme (hominis animam et sensum) nous ne disons pas par là qu’il a été soumis au péché des pensées humaines. Mais si quelqu’un affirme que le Verbe a pris la place de l’esprit humain dans la chair du Seigneur, l’Église catholique l’anathématise (Denzinger 148).

Pour autant, dans son fameux Tome de 382, le même Damase, à l’occasion de la condamnation d’Apollinaire, de Diodore de Tarse et de Marcel d’Ancyre, précise bien les limites d’une telle attribution et maintient fermement l’impassibilité de Dieu dans le canon 14, tout en référant les souffrances du Christ à la kénose de Ph 2, 7 : Si quelqu’un dit que dans la souffrance de la croix, c’est Dieu qui ressentait la douleur, et non la chair et l’âme dont le Christ, Fils de Dieu, s’est revêtu – la forme d’esclave qu’il avait prise, comme dit l’Écriture – il est dans l’erreur (Denzinger 166) 147.

Ces textes sont un indice sûr du poids dogmatique qu’acquièrent les questions relatives à l’attribution des souffrances, des passions, des émotions, dans l’élaboration de la christologie et, partant, des doctrines trinitaires. Les théologiens qui abordent les émotions de Dieu ne s’engagent pas dans des digressions solipsistes, ils répondent à une nécessité dialogique imposée par les efforts déployés pour comprendre la Révélation en la personne du Christ. Depuis 325, le Credo de Nicée est fixé avec cet énoncé que tout chrétien connaît comme l’un des fondements de sa foi : Jésus-Christ « s’est incarné, s’est fait homme, a souffert » (Denzinger 125), même si la réception n’est pas immédiate et que la formule n’est vraiment reprise qu’à partir du milieu du iVe siècle. L’arianisme est condamné, et il est devenu courant de « relever une preuve de l’existence d’un sensus humain chez le Christ dans les passages de l’Évangile qui attestent l’existence chez lui d’émotions 148 ». Si les ariens acceptent la passibilité du Verbe, c’est qu’en développant le subordinationisme, ils font du Fils une créature créée, et donc pas vraiment un Dieu puisque la corporéité (et donc la passibilité) est pour eux l’indice d’une évidente infériorité ontologique 149. 147. Sur l’importance de la kénose chez Cyrille d’Alexandrie dans le même contexte : P. GaVrilyuk, « Theopatheia », p. 196-197. 148. M.-J. rOndeau, Les commentaires patristiques du psautier, p. 156. 149. G. lettieri, « Passione e/o impassibilità di Dio nella controversa ariana », dans

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Frédéric Gabriel À l’inverse, grand défenseur de Nicée, Athanase d’Alexandrie soutient que « le Verbe, en se faisant souffrant, reste apathès et transfigure les pathè », les passions n’existant ici que dans la chair 150. Contre les ariens, il parle ainsi du Christ : « Il était le souffrant et le non-souffrant ; souffrant parce que son propre corps souffrait et qu’il était dans le souffrant lui-même ; mais ne souffrant pas, parce que le Verbe par nature, étant Dieu, est apathès 151 ». La difficulté persiste, car comment tenir ensemble la divinité et la pleine humanité du Christ, et situer, au sein de la consubstantialité, les émotions, en précisant leur statut et leurs effets sans les neutraliser ? Unus de Trinitate passus est En effet, les résistances contre l’idée d’un Christ passible – et ses conséquences – sont vigoureuses. Dans un sermon de 431, Théodore de Mopsueste s’exclame : Nous, nous irions croire que l’Invisible, l’Incréé, l’Insaisissable, l’Incompréhensible est susceptible de souffrir ! Qu’il n’en soit rien […]. N’imaginons pas passible notre Libérateur, lui qui nous conduit des passions à l’impassibilité, et qui a accordé à ceux qui sont passibles, la grâce de l’impassibilité 152.

431 est surtout la date du concile d’Éphèse qui inclut les anathématismes de Cyrille d’Alexandrie contre Nestorius, anathématismes

F. taCCOne (éd.), Croce e identità cristiana di Dio, p. 37-57, en particulier p. 37, 42 et 45. 150. M. sPanneut, « L’apatheia chrétienne aux quatre premiers siècles », p. 224. Plus largement, voir X. mOrales, La théologie trinitaire d’Athanase d’Alexandrie, Paris 2006. 151. athanase, Lettre à Épictète, 6 = PG 26, col. 1060C, citée dans M. sPanneut, « L’apatheia chrétienne aux quatre premiers siècles », p. 225. Spanneut évoque une faille dans l’argumentation : « S’il défend éloquemment le Verbe contre toutes les faiblesses que les ariens intégraient à sa nature, faute de faire appel à l’âme du Christ, il laisse les pathè d’ordre psychologique sans porteur véritable. Exclus de la nature divine du Verbe, qui les assume seulement du fait de son Incarnation, ils se trouvent rattachés au corps, incapable de les produire à lui seul » (ibid.). Cf. ibid., p. 238 : « Athanase d’Alexandrie, bien qu’il eût peu présente à l’esprit l’âme du Christ, n’en attribua pas moins les pathè à l’homme, mais il prit grand soin d’en rapporter la propriété au Verbe. Cette tendance unitaire se double souvent du souci de réduire les pathè du Christ ». 152. Cité par J. GalOt, Dieu souffre-t-il ?, p. 14.

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème issus d’une lettre de Cyrille soutenant la foi de Nicée, le douzième et dernier énonçant : « Si quelqu’un ne confesse pas que le Verbe de Dieu a souffert dans la chair, qu’il a été crucifié dans la chair, qu’il a goûté la mort dans la chair et qu’il a été le premier-né d’entre les morts, en tant qu’il est la vie et vivifiant comme Dieu, qu’il soit anathème » (Denzinger 263 153). Le sujet est bien le Verbe, et non le Christ, ce qui interdit de séparer Verbe divin et corps humain en attribuant seulement à ce dernier les émotions. Il s’agit ici de donner tout son poids au « Verbe s’est fait chair » de Jn 1, 14. Or, précisément, pour Nestorius, dans la lignée de la théologie antiochienne et en opposition aux christologies arienne et apollinariste, le Verbe reste impassible dans la Passion. En effet, Nestorius refuse la conception de l’unité du Christ, la mise en commun des propriétés (nommée, après Léonce de Byzance au Vie s., « communication des idiomes 154 ») entre les deux natures christiques, et plus largement la formule « Dieu a souffert ». Il pose une alternative exclusive entre la souffrance de la part divine et celle de la part humaine : pour lui, affirmer que la part divine a souffert est paradoxal et blasphématoire 155. Pour ses adversaires, Nestorius a séparé trop radicalement les deux natures. Dans son livre emblématique sur la théologie de la souffrance de Dieu, Jean Galot résume ainsi la position de l’archevêque de Constantinople : Il estimait impossible d’attribuer au Fils de Dieu les propriétés de la chair, la naissance, la souffrance, la mort. Il ne refusait pas cependant tout lieu de « familiarité » (oikeiôsis), d’appropriation entre la Passion et le Verbe. Mais il écartait le genre de familiarité qui signifie une participation naturelle aux passions, comme c’est le cas de l’âme et du corps, et qui obligerait à dire que la passion de la chair a été passion du Verbe 156.

153. Pour une évaluation historiographique des courants interprétatifs à ce propos et une relecture de ces anathématismes, voir A. de halleux, « Les douze chapitres cyrilliens au concile d’Éphèse (430-433) », Revue théologique de Louvain 23 (1992), p. 425-458. 154. B. E. daley, « Idiomes (Communication des) », dans J.-Y. laCOste (dir.), Dictionnaire critique de théologie, Paris 2002, p. 551-552, p. 551. 155. P. GaVrilyuk, « Theopatheia », p. 200. 156. J. GalOt, Dieu souffre-t-il ?, p. 14. Voir de même P. GaVrilyuk, « Theopatheia », p. 124 et 126.

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Frédéric Gabriel Pour Nestorius, dire que le Verbe consubstantiel à Dieu est passible conduit nécessairement à une theopatheia, ainsi à l’idée d’un Dieu Père sujet aux émotions, impossible à accepter. Champion de l’union hypostatique, reconnue par Éphèse, Cyrille est son adversaire par excellence 157. Spanneut a rappelé qu’il continuait à défendre, dans la lignée d’Athanase, l’apatheia divine, mais on a vu que cette option n’excluait pas forcément les émotions de l’économie divine. Cyrille ne distingue pas deux sujets dans le Christ, mais ce qui relève de l’Incarnation et ce qui n’en relève pas. De fait, de nombreuses citations cyrilliennes montrent combien le Verbe a souffert selon la chair, tout en restant impassible selon sa propre nature, les deux plans sont décisifs pour comprendre l’Incarnation, qui, pour Cyrille, comporte bien quelque chose de paradoxal (mais avec une connotation positive) 158 : « Parce que le corps qui est devenu le sien propre a souffert ces choses, [le Verbe] en retour est dit avoir lui-même souffert pour nous » (PG 77, col. 48A) ; « Le Logos de Dieu a souffert en sa chair » (PG 76, col. 449BC) ; « Il a souffert à cause de nous et pour nous par la chair, selon les Écritures » (PG 75, col. 1340C) ; « le Verbe était uni à la chair, une chair pourvue d’une âme raisonnable : alors donc que cette chair souffrait, lui, impassible, avait la connaissance de ce qui se passait en elle […]. Et c’est ainsi qu’on dit qu’il a eu faim, qu’il a été fatigué, qu’il a souffert pour nous » (PG 75, col. 1377AB) ; le Fils de Dieu, « bien qu’il fût apathès selon sa nature propre, a souffert pour

157. J. F. keatinG, T. J. white, « Divine Impassibility in Contemporary Theology », dans id. (dir.), Divine Impassibility and the Mystery of Human Suffering, Grand Rapids (Mich.) 2009, p. 1-26, p. 13. Plus largement, voir M.-O. bOulnOis, Le paradoxe trinitaire chez Cyrille d’Alexandrie. Herméneutique, analyses philosophiques et argumentation théologique, Paris 1994 ; J. A. mCGuCkin, St. Cyril of Alexandria: the Christological Controversy. Its History, Theology and Texts, Leyde 1994 ; S. wessel, Cyril of Alexandria and the Nestorian Controversy: the Making of a Saint and of a Heretic, Oxford 2004 ; H. Van lOOn, The Dyophysite Christology of Cyril of Alexandria, Leyde 2009 ; et sur notre sujet précis : J. M. hallman, « The Seed of Fire » (avec l’étude de l’évolution de la position de Cyrille et une réévaluation de l’œuvre de Nestorius), et P. GaVrilyuk, « Theopatheia ». 158. P. GaVrilyuk, « Theopatheia », p. 201, et p. 202 : « Nestorius objected that to have recourse to paradoxical language of this kind meant only to beg the question. […] Nestorius argued that what Cyril called a paradox was in fact a lamentable contradiction for which the two-subject Christology had a cure ».

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème nous dans sa chair selon les Écritures […] et il était dans le corps crucifié, s’appropriant sans souffrir les souffrances de sa propre chair » (PG 77, col. 113A) ; « il souffrait sans souffrir » (PG 75, col. 1409D) 159. Cette dynamique paradoxale serait le signe que Dieu est devenu homme, et les émotions qu’il ressent ne sont pas de simples accidents, mais le signe d’une participation volontaire à l’une des dimensions de l’humanité, par philanthropie 160 (un terme aussi utilisé pour expliquer l’Incarnation). Les passions et la Passion représentent une appropriation volontaire de la condition humaine par le Verbe, appropriation qui est destinée à changer l’humanité. Si Dieu est compatissant en tant que Dieu, le Christ l’est aussi en tant qu’homme, la miséricorde divine devient alors compassion humaine, la science divine préexistante se fait expérience, et c’est par cette expérience que l’humanité est sauvée 161. Pourtant, malgré les avancées de la controverse, il est bien connu que ni le concile d’Éphèse ni les textes de Cyrille ne parviennent à des solutions qui résolvent les problèmes posés 162. Cyrille est d’ailleurs accusé d’être théopaschite (de paschein, souffrir, endurer), une autre catégorie particulièrement intéressante puisqu’après celle de « patripassien », elle contient dans son nom même le sujet de notre livre. Comme dans Théotokos, dans théopaschite, le théo renvoie au Verbe incarné 163, et le théopaschisme est notamment identifié à une formule : Unus de Trinitate passus est, ou Unus ex Trinitate passus est in carne, ou Unus ex Trinitate crucifixus 164.

159. M. sPanneut, « L’apatheia chrétienne aux quatre premiers siècles », p. 242 ; et J. Chéné, « Unus de Trinitate passus est », Recherches de science religieuse 53/4 (1965), p. 545-588, ici p. 560-561. Sur Cyrille en tant que défenseur de l’immutabilité divine, voir J. M. hallman, « The Seed of Fire », p. 372. 160. Pour une utilisation patristique, voir B. de marGerie, Introduction à l’histoire de l’exégèse, p. 223. 161. J. GalOt, Dieu souffre-t-il ?, p. 29-30. 162. J. liébaert, L’Incarnation, p. 198 ; J. M. hallman, « The Seed of Fire », p. 384, notamment : « Because Cyril never resolves the question of the suffering of the Logos or of the human soul of Jesus, his Christology opens the door both to the critique of Antioch with its emphasis on the suffering of the human soul of Jesus on the one hand, and to the suffering of the divine Logos in Monophysitism on the other ». 163. M. sarOt, « Patripassianism, Theopaschitism and the Suffering of God. Some Historical and Systematic Considerations », Religious Studies 26/3 (1990), p. 363-375, en particulier p. 372. 164. M. riChard, « Proclus de Constantinople et le théopaschitisme », Revue d’histoire ecclésiastique 38 (1942), p. 303-331 (article repris dans ses Opera minora,

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Frédéric Gabriel On a souvent dit qu’elle était issue de textes de Proclus (patriarche de Constantinople de 434 à 447 et adversaire de Nestorius), dans sa quatrième épître et dans son Tomus ad Armenios (PG 65, col. 876D877A et 865CD), mais à tort comme l’a prouvé Marcel Richard, qui remarque d’ailleurs que nommer le Verbe « un de La Trinité » est fort rare au Ve siècle 165. Ce qui est certain, c’est que ce genre de formule, d’origine apollinariste 166, se diffuse jusqu’à Rome, Antioche et Jérusalem. À l’inverse de certains auteurs qui accordent au terme de théopaschisme une acception très large 167, Marcel Richard précise : Je n’entends pas désigner par ce mot l’hérésie patripassienne, mais cette application du principe de la communication des idiomes qui nous fait dire que Dieu a souffert, a été crucifié, est mort pour nous. On sait qu’au début du Vie siècle la légitimité de ces formules était encore discutée dans le camp chalcédonien 168.

Dans le développement des idées christologiques liées à ce sujet, on a pu voir, là encore, une opposition entre les écoles d’Alexandrie et d’Antioche (farouchement opposée à ce courant). Émile Amann lit le concile d’Éphèse comme « la lutte autour des formules théopaschites. […] En d’autres termes, on sera suspect de “nestorianisme” pour refuser la formule ; suspect de “monophysisme” pour s’en faire le défenseur » 169. Mais c’est bien après Éphèse que la formule « L’un de La Trinité a souffert » devient l’emblème du théopaschisme. Le concile de Chalcédoine de 451 poursuit le travail christologique commencé à Éphèse : il condamne le monophysisme et déclare que les t. II, Turnhout – Leuven 1977, no 52) ; A. Grillmeier, Le Christ dans la tradition chrétienne I : De l’âge apostolique au concile de Chalcédoine (451), Paris 2003, p. 972 et surtout id, Le Christ dans la tradition chrétienne II/2 : L’Église de Constantinople au vie siècle, Paris 1993, p. 421-453. Voir aussi J. Chéné, « Unus de Trinitate passus est », p. 567-575. Nous abordons ces controverses du point de vue du sujet de notre volume, sans prétendre donner une vue d’ensemble de ces débats ni prétendre que notre sujet est à l’origine et au centre de ceux-ci. 165. M. riChard, « Proclus de Constantinople et le théopaschitisme », respectivement p. 331 et 326. Selon lui, cette maxime est un « cliché » qui a « alimenté la propagande monophysite » (p. 331), et au fond, Proclus était sans doute sur la même ligne que Théodoret de Cyr, c’est-à-dire contre le théopaschisme (p. 330). 166. Ibid., p. 329. 167. J. Chéné, « Unus de Trinitate passus est ». 168. M. riChard, « Proclus de Constantinople et le théopaschitisme », p. 323, n. 4. 169. É. amann, « Théopaschite (controverse) », Dictionnaire de théologie catholique XV/1, Paris 1946, col. 505-512, col. 506 pour la citation.

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème deux natures du Christ sont unies mais sans confusion ni séparation, et que les propriétés se distinguent selon les natures. Si le nestorianisme dissocie les deux natures, le monophysisme les unit au point que ses partisans en viennent à prétendre que la nature divine elle-même est passible (pathètès). Pour ses adversaires, le monophysisme conçoit l’Incarnation comme une transformation de la nature divine en nature humaine. C’est dans ce contexte que la profession de foi de Chalcédoine se réclame de Cyrille et condamne ceux qui prétendent soutenir que « du fait de la confusion [de la chair et de la divinité en une seule nature], la nature divine du Fils est passible » (Denzinger 300). Le concile a aussi allégué et légitimé, dans cette même session d’octobre 451, le célèbre Tome à Flavien de Léon le Grand (13 juin 449), où Jn 1, 14 est glosé par ces mots : « Étant maintenues sauves les propriétés de l’une et l’autre nature réunies dans une seule personne, l’humilité a été assumée par la majesté, la faiblesse par la force, la mortalité par l’éternité, et pour acquitter la dette de notre condition, la nature inviolable s’est unie à la nature passible » (Denzinger 293). Les modalités de l’union sont donc bien au cœur du problème. Le quatrième chapitre du même Tome détaille, en écho cette fois-ci aux Philippiens : « [le Christ] a pris la forme de serviteur ; Dieu impassible, il n’a pas dédaigné d’être homme passible » (Denzinger 294) 170. Déjà, en avril 442, Léon soutenait dans son troisième sermon Sur la passion du Seigneur : L’une et l’autre natures certes manifestent leur vérité par des actions distinctes, mais aucune ne brise son union avec l’autre. Rien ici qui soit exempt de réciprocité, l’humilité est toute dans la majesté, la majesté toute dans l’humilité ; l’unité n’amène pas la confusion, pas plus que la propriété ne rompt l’unité. D’une part le passible, de l’autre l’inviolable ; et cependant au même appartient l’ignominie auquel appartient aussi la gloire. Il est dans la faiblesse, lui qui est aussi dans la puissance ; le même est sujet à la mort et le même est vainqueur de la mort. Dieu a donc pris l’homme en sa totalité, il s’est uni à lui et se l’est uni à lui-même, par raison de miséricorde et de puissance, de telle manière que chacune des natures se trouvât dans l’autre et qu’aucune ne perdît ce qui lui est propre en passant dans l’autre 171.

170. Sur la place de Léon, voir par exemple H. künG, Incarnation de Dieu. Introduction à la pensée théologique de Hegel comme prolégomènes à une christologie future, Paris 1973, p. 645-646. 171. Léon le Grand, Sermons, trad. R. dOlle, t. III, Paris 1976, p. 55.

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Frédéric Gabriel Les conséquences de l’être du Christ et de son action sont clairement énoncées par Léon : il guérissait en les partageant les émotions de notre faiblesse et abolissait en s’y soumettant la peur de la souffrance à subir. C’est donc en nous que le Seigneur tremblait de notre frayeur, en sorte que, prenant notre faiblesse et s’en revêtant, il habillât notre inconstance de la fermeté issue de sa force 172.

Malgré la solution théologique forte de Chalcédoine, les controverses ne s’épuisent pas et reprennent même avec vigueur lorsque Pierre le Foulon (patriarche d’Antioche de 483 à 490) ajoute au Trisagion (« Dieu saint, Dieu saint et fort, Dieu saint et immortel ») : « qui fut crucifié pour nous ». Si, malgré ses ambiguïtés, la formule Unus de Trinitate passus est est utilisée pour défendre les options chalcédoniennes contre l’accusation de nestorianisme, on sait qu’elle a eu la faveur de Justinien (qui est comes, à cette époque), dans la lettre du 9 juillet 520 à Hormisdas. Celui-là précise, « pour éviter le soupçon de théopaschisme », que l’Un de La Trinité dont on parle renvoie bien à Jésus-Christ 173. Une fois empereur, Justinien n’a pas abandonné la formule et l’impose même dans la profession de foi qui ouvre son Code en 528 (1,1,5 : « post incarnatum unum ex Trinitate Dei Verbum »), tout comme dans l’édit du 15 mars 533 qui s’oppose aux Acémètes dont il veut faire des héritiers du nestorianisme (1,1,6) 174. En juin 533, ses envoyés font pression sur le patriarcat de Rome pour qu’il reconnaisse l’orthodoxie de la formule, ce qui advient après de fortes résistances. Plus important encore, la formule est défendue en 553 par le concile de Constantinople II (convoqué par Justinien pour condamner l’école d’Antioche et plaire aux monophysites) qui énonce dans son dixième canon : « Si quelqu’un ne confesse pas que celui qui a été crucifié dans la chair, notre Seigneur Jésus Christ, est vrai Dieu, Seigneur de la gloire et l’un de la sainte Trinité, qu’un tel homme soit 172. Ibid., p. 59, nous soulignons. Plus largement, voir G. D. dunn, « Divine Impassibility and Christology in the Christmas Homilies of Leo the Great », Theological Studies 62 (2001), p. 71-85. 173. A. le bOullueC, « Patristique et histoire des dogmes. 1 : Les écrits théologiques de Justinien et les controverses christologiques au Vie siècle », Annuaire de l’École pratique des hautes études, section des sciences religieuses 105, Paris 1996, p. 343-350, p. 344 ; A. Grillmeier, Le Christ dans la tradition chrétienne II/2, p. 448-451. 174. A. le bOullueC, « Patristique et histoire des dogmes », p. 345.

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème anathème » (Denzinger 432). L’union se réalise sur le plan de l’hypostase, et non pas des natures. Ici comme dans les édits de Justinien, il s’agit bien d’identifier sans la moindre ambiguïté le Verbe au Christ et de ne pas profiter de la consubstantialité trinitaire pour attribuer ses expériences aux deux autres personnes. Désormais, la formule qui avait fait tant scandale était légitimée par un empereur, par l’archevêque de Rome, et par un grand concile. Même si l’attribut d’impassibilité de Dieu reste l’un des fondements de la théologie chrétienne, les émotions sont désormais solidement implantées dans l’histoire dogmatique, et la présence de la souffrance du Christ de la profession de foi nicéenne a puissamment informé les nombreuses confessions suivantes et les christologies. Encore ne faut-il pas oublier que cette souffrance ne se comprend que dans le cadre plus général de l’amour porté à l’humanité. Au milieu du xViie siècle, le récollet Paschal Rapine de Saincte Marie évoque par exemple le Christ comme moyen du Salut en détaillant deux types d’amour liés l’un à l’autre : « Son Père lui a déclaré ses volontés, lui a demandé un amour pâtissant pour sauver les hommes, qui égalât son amour agissant, avec lequel il leur a donné l’être » 175. Rappelons aussi, sur ce God’s care croisé plus haut à propos d’Abraham Heschel, le Quis dives salvetur de Clément d’Alexandrie qui établit un lien direct entre amour, Incarnation et souffrance : Ce qui est inexprimable en lui est père ; ce qui a de la compassion pour nous est devenu mère. En aimant, le Père est devenu féminin, et le grand signe en est celui qu’il a engendré à partir de lui-même : le fruit enfanté par amour est amour. S’il est descendu lui-même, a revêtu l’humanité et accepté de subir les souffrances des hommes, c’était pour être mesuré à notre faiblesse par amour et nous mesurer en retour à sa propre puissance. Au moment de verser son sang et de s’offrir luimême en rançon, il nous laisse une nouvelle alliance : Je vous donne mon amour (Jn 13, 34) 176.

Sur cette ligne de réflexion, comment ne pas penser au Père maternel de Moltmann ? Revenant sur le sens littéral de la paternité divine, qu’il distingue du sens transposé relatif à la souveraineté

175. Paschal Rapine de Saincte Marie, Le christianisme naissant dans la Gentilité, t. III, Paris 1659, p. 26. 176. Clément d’Alexandrie, Quel riche sera sauvé ?, introduction et notes par C. nardi et P. desCOurtieux, Paris 2011, p. 195-197 (= Quis dives salvetur, 37, 2).

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Frédéric Gabriel universelle (à ce titre le Père est impassible), il considère le rapport de génération comme un lien qui implique que le Père prenne « part passionnément au destin du Fils : quand le Fils souffre, le Père souffre avec lui. Le Fils dépend de lui, mais lui aussi dépend du Fils, car ils sont un dans leur amour » 177. D’ailleurs, c’est dans « l’histoire du Fils » que la paternité est révélée et que la foi en un Dieu qui est « Père » peut être fondée, mais c’est un père maternel et trinitaire qui n’est pas lié à l’attribut classique d’impassibilité qui s’applique à la paternité métaphorique et au patriarcalisme théologique 178 : « Le Père ne peut pas rester intouché par la souffrance et la mort de son Fils. […] La capacité de souffrance de l’amour s’achève dans le sacrifice volontaire. C’est pourquoi l’être éternel de Dieu est don de soi » 179. Sinon quelle valeur attribuer au geste de sacrifice du Père offrant son Fils ? La communication des idiomes On ne saurait suivre ici tous les développements qu’offrent les thématiques évoquées précédemment, d’Hilaire à Agobard 180, de Théodoret à Thomas d’Aquin, d’autant que les périodes médiévales sont couvertes plus loin par les chapitres de Piroska Nagy et de Gilbert Dahan 181. Il importe cependant d’insister sur la communi-

177. J. mOltmann, « Le Père maternel. Le patripassianisme trinitaire surmonte-t-il le patriarcalisme théologique ? », Concilium 163 (1981), p. 79-86, p. 80. 178. Ibid., p. 82-84. 179. Ibid., p. 84-85. 180. Après J. merCer, « Suffering for Our Sake: Christ and Human Destiny in Hilary of Poitiers’s De Trinitate », Journal of Early Christian Studies 22/4 (2014), p. 541-568 ; voir la thèse récente de Roger Gil sur Hilaire de Poitiers questionné par l’humanité souffrante du Verbe incarné (université de Strasbourg, 2015). Y. COnGar, L’ecclésiologie du haut Moyen Âge, Paris 1968, p. 82, cite Agobard (en 817) : « Dieu a souffert pour rapprocher dans son sang tous ceux qui étaient éloignés ». On aurait pu également évoquer la postérité du Christus Patiens attribué à Grégoire de Nazianze – un centon d’Euripide publié pour la première fois à Rome en 1542 (voir F. trisOGliO, San Gregorio di Nazianzo e il Christus Patiens. Il problema dell’autenticità gregoriana del dramma, Florence 1996), la Cristopathia Juan de Quirós (Tolède 1552), le Christus patiens, de Stefano Tucci (dans les années 1570), ou celui de Hugo Grotius (Leyde 1617). 181. Voir également R. Viladesau, The Beauty of the Cross. The Passion of Christ in Theology and the Arts from the Catacombs to the Eve of Renaissance, Oxford 2005 ; K. madiGan, The Passions of Christ in High-Medieval Thought. An Essay on Christological Development, Oxford 2007 ; R. Viladesau, The Triumph of the

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème catio idiomatum ou antidosis idiômatôn, tirés d’idiôma, pour désigner les propriétés attribuées à un sujet 182. Il ne s’agit pas cette fois-ci d’un courant théologique ni d’une tendance minoritaire, mais bien d’un outil, car comme René Heyer a pu le noter, « si la communication des idiomes résulte d’une difficulté doctrinale, elle n’est pas en elle-même un enjeu doctrinal » 183. On a déjà rencontré à plusieurs reprises l’idée d’un partage réciproque des propriétés qui permet justement d’attribuer celles de l’homme à Dieu, comme dans « le Fils de Dieu est mort ». L’unique hypostase du Christ permet, par excellence, ce croisement des attributions, le parti nestorien étant bien sûr contre cette communication (refusant par exemple la formule Deus crucifixus et mortuus), et le parti monophysite estimant que cette communication n’est pas une simple attribution morale, ou une simple possibilité sémantique, mais qu’elle est réelle, ontologique, au point qu’il y a confusion des natures 184. Entre ces deux pôles, on peut considérer que

Cross. The Passion of Christ in Theology and the Arts from the Renaissance to the Counter-Reformation, Oxford 2008. À propos des représentations : R. dekOninCk, « “Ils inventèrent l’art de fabriquer des dieux”. Image du corps et corps des images entre paganisme et christianisme », dans P. sCOlas (éd.), Le corps, chemin de Dieu, Paris 2005, p. 125-143, ici p. 143 : « En se mesurant à l’Incarnation, l’art chrétien dut se confronter à toutes les ambiguïtés inhérentes aux statuts incertains de l’image anthropomorphe où se joue la complexe coalescence du sensible et du spirituel ». 182. M.-A. miChel, « Idiomes (Communication des) », Dictionnaire de théologie catholique VII/1, Paris 1922, col. 595-602 ; R. FaVre, « La communication des idiomes dans les œuvres de saint Hilaire de Poitiers », Gregorianum 17/4 (1936), p. 481-514 et Id., « La communication des idiomes dans les œuvres de saint Hilaire de Poitiers : obscurités – mérites – fondement objectif », Gregorianum 18/2-3 (1937), p. 318-336 ; R. heyer, « Dieu est né, il est mort. La communication des idiomes et l’énonciation théologique », Revue des sciences religieuses 67/2 (1993), p. 89-104 ; D. rankin, « Tertullian and the Crucified God » ; P. GOndreau, « St. Thomas Aquinas, the Communication of Idioms, and the Suffering of Christ in the Garden of Gethsemane », dans J. F. keatinG, T. J. white (dir.), Divine Impassibility, p. 214-245 ; W. PannenberG, Esquisse d’une christologie, Paris 19992, p. 377-392 (je remercie Chrystel Bernat pour cette référence) ; l’étude la plus englobante semble être celle de G. strzelCzyk, Communicatio idiomatum, la scambio delle proprietà. Storia, status quaestionis e prosprettive, Rome 2004 ; mais pour l’époque moderne, on se reportera à J. haGa, Was there a Lutheran Metaphysics? The interpretation of communicatio idiomatum in Early Modern Lutheranism, Göttingen 2012. 183. R. heyer, « Dieu est né, il est mort », p. 100. 184. J. GalOt, Dieu souffre-t-il ?, p. 17, précisait que « le concile de Chalcédoine

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Frédéric Gabriel Dieu s’étant incarné et ayant fait sienne la condition humaine, la communication des idiomes permet de mettre en mots la réalité de l’Incarnation, et précisément de décrire les émotions éprouvées par le Christ. Le simple fait de considérer que le Christ, Fils de Dieu, est né, a souffert et qu’il est mort suppose déjà la communication des idiomes 185. Tous les travaux sur la théologie de la souffrance de Dieu lui ont porté une attention notable 186. On date parfois cette règle de langage du Nouveau Testament lui-même (1 Co 2, 8 : « Ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de la gloire »), même si c’est Origène qui semble l’avoir explicitée le premier dans son De principiis (II, 6, 3) : « Toute l’Écriture parle en termes humains de la nature divine », et « la nature humaine à son tour

déclare que les deux natures sont inséparablement unies, mais sans confusion. Il ne s’agit donc pas d’attribuer à la divinité comme telle la souffrance de la Passion. La communication des idiomes n’implique nullement que la nature divine a souffert ; elle oblige à dire que le Verbe a souffert, mais il a souffert dans sa nature humaine ». Pour autant, un passibiliste comme lui tranche sans hésiter : « ce ne sont ni des liaisons grammaticales, ni des relations logiques qui ont introduit le principe de la communication des idiomes, et notamment l’affirmation que Dieu a souffert. Le principe repose sur la constitution ontologique du Christ, plus précisément sur l’unité de personne, et il a une valeur essentiellement ontologique. Il signifie que la personne divine du Verbe est réellement engagée dans la souffrance » (ibid., p. 25). Chrystel Bernat indique que Luther a critiqué (notamment dans son traité Sur les conciles et les Églises, 1539) le rejet de la communication des idiomes par Nestorius dont il entendait faire valoir l’inconséquence théologique : K. Blaser avec la coll. de Ch. Badet, Signe et instrument : approche protestante de l’Église, Fribourg 2000, p. 28, n. 33. Sur la Réforme et la position nestorienne, en particulier l’usage luthérien de la communication des idiomes dans l’élaboration eucharistique et la défense de la présence réelle du Christ dans la cène, voir notamment Y. COnGar, « Lutherana : théologie de l’eucharistie et christologie chez Luther », Revue des sciences philosophiques et théologiques 66 (1982), p. 169-197 ; R. GOunelle, « Les dessous de la réhabilitation d’un patriarche hérétique », dans F. Amsler et al., La christologie entre dogmes, doutes et remises en question, Paris 2002, p. 41-52, singulièrement p. 48-49 ; M. sChulze, « Martin Luther and the Church Fathers », dans I. BaCkus (éd.), The Reception of the Church Fathers in the West. From the Carolingians to the Maurists, Leyde 1996, p. 573-626 (je remercie Chrystel Bernat pour ce complément). 185. M.-A. miChel, « Idiomes (Communication des) », col. 596. 186. J. K. mOzley, The Impassibility of God, p. 10 ; J. mOltmann, Le Dieu crucifié, p. 267 ; J. GalOt, Dieu souffre-t-il ?, p. 16-18 ; M. sarOt, « Patripassianism and the Impassibility of God », p. 78-79 ; J. F. keatinG, T. J. white, « Divine Impassibility », p. 13.

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème y reçoit des titres qui appartiennent de droit à Dieu » 187. Du côté latin, David Rankin constate la présence de cet outil chez Tertullien 188. Si les natures ne subissent pas de modification, la communication des idiomes souligne que le Christ, en tant que personne unique, a les qualités des deux natures. Cyrille reste comme un ardent défenseur de la communication des idiomes, ainsi dans le De incarnatione Unigeniti : « Il faut donc reconnaître que le [Verbe] a donné à sa propre chair la gloire de l’opération divine en même temps qu’il a fait sien ce qui est de la chair, et qu’il en a revêtu sa propre personne par l’union de l’économie » 189. Au xViie siècle, dans son exposition systématique des dogmes, le jésuite Denis Petau a d’ailleurs été sensible à la présence de cette thématique dans les écrits de Cyrille, et au xxe siècle on prend encore ses Theologicorum dogmatum comme référence sur ce point 190. La formule théopaschite met particulièrement en relief cet échange des propriétés comme centre non seulement de la christologie, mais aussi des effets de l’Incarnation sur l’économie trinitaire. De toute évidence, le concile de Constantinople II enregistre une bonne fois pour toutes ce principe, même si les discussions portent sur le périmètre conféré à l’attribution logique et à l’attribution réelle. D’ailleurs, la communication rapporte le concret au concret, car l’on ne saurait croiser les propriétés avec un élément abstrait, ou croiser deux éléments abstraits entre eux. Parmi les auteurs qui ont fait date dans la réflexion sur la communication des idiomes, on compte Luther, très important chez Moltmann, qui écrit que « pour Luther la personne du Christ est déterminée par 187. Cité par B. E. daley, « Idiomes (Communication des) », p. 551 ; de même M.-A. miChel, « Idiomes (Communication des) », col. 596. Pour G. sGreVa, « Il movimento patripassiano », p. 97, la communication idiomatum émerge au Ve siècle, pendant les controverses d’Éphèse et de Chalcédoine. 188. D. rankin, « Tertullian and the Crucified God », p. 309 : « The communicatio idiomatum, which Tertullian does not identify explicitly, is an integral part of his Christology ». 189. Cyrille d’Alexandrie, De incarnatione Unigeniti, PG 75, col. 1241, cité par M.-A. miChel, « Idiomes (Communication des) », col. 598-599. Sur l’importance de Cyrille pour le sujet, voir D. rankin, « Tertullian and the Crucified God », p. 299. 190. M.-A. miChel, « Idiomes (Communication des) », col. 599, avec un renvoi au livre IV, chap. 15 (intitulé De mutua communicatione proprietatum, sive idiomatum) de ses Theologicorum dogmatum IV, Paris 1650, p. 379-387. Michel utilise d’ailleurs les douze règles de Petau relatives à l’application correcte de la communication des idiomes (col. 601).

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Frédéric Gabriel la personne divine. C’est pourquoi la personne divine souffre et meurt dans la souffrance et la mort du Christ. Il peut donc dire : Vere dicitur : Iste homo creavit mundum et Deus iste est passus, mortuus, sepultus » (WA, 39, II, 93 ss. 191). Comme l’a montré Dennis Ngien, Luther corrèle étroitement la doctrine de la communication et les thèmes passibilistes, et refuse de faire de cette doctrine, comme Zwingli, une simple praedicatio verbalis 192. Cette orientation correspond d’ailleurs à une dimension essentielle d’une œuvre qui a tant marqué la modernité 193. Sans confondre les deux natures humaine et divine du Christ, Luther est le réformateur qui semble les avoir le plus conjoint 194.

191. J. mOltmann, Le Dieu crucifié, p. 268, Luther est ici traité juste après un passage sur la communication des idiomes. Sur l’importance de la christologie de Luther à ce sujet, voir également, Yves COnGar, Martin Luther, sa foi, sa réforme, Paris 1983 (je remercie Chrystel Bernat pour cette référence). Plus récemment, voir R. heyer, « Dieu est né, il est mort », p. 99 et surtout J. haGa, Was there a Lutheran Metaphysics? 192. D. nGien, « Chalcedonian Christology and Beyond: Luther’s Understanding of the communicatio idiomatum », Heythrop Journal 45/1 (2004), p. 54-68. Chrystel Bernat précise : sur les différences majeures qui, sur ce point, distinguent les deux réformateurs, et s’expriment dans cinq principaux textes des deux théologiens établis en 1527 et 1528 lors de leur débat sur l’interprétation eucharistique – Wom Abendmahl Christi, Bekenntnis (WA 26, 321) ; Une exégèse amicale (Z V, 562758) ; Une réponse amicale (Z V, 771-794) ; Réponse chrétienne de Zwingli (Z V, 805-977) ; Deux réponses au livre de Luther (Z VI ii, 22-248) –, voir notamment F. wendel, Calvin, sources et évolution de sa pensée religieuse, Genève 19852, p. 166 sq. et P. StePhens, Zwingli le théologien, préface de A. Gounelle, Genève 1999, p. 76. 193. Les deux paragraphes qui suivent, de même que les notes qui s’y rapportent, sont de Chrystel Bernat. 194. Sans évacuer la douleur et la souffrance du Christ, son contemporain Huldrych Zwingli insiste plus nettement sur la distinction entre les deux natures du Fils : « Nous croyons que Christ a souffert, cloué sur une croix, sous le gouverneur Pilate ; mais c’est l’homme qui a ressenti l’âpreté de la souffrance, non le dieu qui, de même qu’il est “aoratos”, c’est-à-dire invisible, est aussi “analgétès”, c’est-à-dire qu’il n’est soumis à aucune souffrance ni sensation : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné” [Mt 27,46] est une parole de douleur, et “Pardonne-leur car ils ne savent ce qu’ils font” [Lc 23,34] est la parole du Dieu, qui n’a pas été blessé ». Et le réformateur zurichois de préciser : « Même si les attributs de la divinité sont appliqués à l’humanité, et inversement, ceux de l’humanité à la divinité, les natures ne sont pas pour autant confondues, comme si la divinité dégénérait ou s’affaiblissait en humanité, ou que l’humanité se muait en divinité ». H. ZwinGli, Exposition de la foi chrétienne (1531), présentation, traduction et notes par J.-F. GOunelle, dans Ch. bernat (éd.), Textes réformateurs

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème François Wendel précise qu’alors que Zwingli considère que ce qui est dit de l’humanité du Fils dans les Écritures n’est qu’un énoncé impropre, et tandis que Calvin restreint la communication des idiomes en insistant plus particulièrement sur la dissociation des natures (extra calvinisticum) au risque, argue-t-il dans l’Institution de la religion chrétienne, d’un « mélange confus, lequel ravisse à la déité ce qui lui est propre » (IRC II, 14, 7), Luther valorise en premier lieu l’unité de la personne du Christ (intra lutheranum) jusqu’à considérer le transfert réciproque des propriétés 195. Ce qui n’est pas sans raviver des controverses christologiques antiques et soulever de vives tensions entre les réformés (suspectés de nestorianisme) et les luthériens (accusés d’eutychianisme pour ne pas suffisamment dissocier les deux natures du Christ) 196. Plus fondamentalement, Martin Luther postule que « Dieu a voulu […] être connu par ses souffrances » 197, sur et par la croix, en un acte d’amour ultime scellé dans l’humiliation, afin d’éviter que l’homme

inédits, numéro spécial des Études théologiques et religieuses 92 (2017), respectivement p. 166 et 198 (p. 69 et 143 de l’éd. latine). 195. Il le fait en particulier, indique Wendel, dans la Grande confession de l’eucharistie que Luther rédige en 1528 : « Parce que la divinité et l’humanité forment en Christ une seule personne, l’Écriture attribue, en raison de cette unité personnelle, à la divinité tout ce qui concerne l’humanité et inversement » (WA 26, 321, cité d’après F. Wendel, Calvin, sources et évolution de sa pensée religieuse, p. 166). Chez Calvin, le transfert est seulement partiel, ainsi que le réformateur de Genève s’en explique dans son Commentaire sur Lc 2,40 : « Combien qu’il ait été en unité de personne Dieu et homme ensemble, il ne s’ensuit pas toutefois que tout ce qui était propre à sa divinité ait été communiqué à la nature humaine, mais en tant que besoin était pour notre salut » (ibid., p. 167). Sur le développement de ces distinctions intraprotestantes, voir ibid., p. 166-168 mais aussi les analyses décisives de M. lienhard, Luther, témoin de Jésus-Christ, Paris 1973, p. 173-176, 234, 345-359, et p. 380 et 384 sq. dans lesquelles l’auteur revient sur la « communication directe entre les deux natures », le « tout concret » formé par elles dans la théologie luthérienne, et le fait que le réformateur de Wittenberg tient que Dieu, véritablement présent en Jésus-Christ, a lui-même souffert sur la croix, et non pas seulement l’homme Jésus. L’usage de la communication des idiomes que le différend sur la cène renforce (en permettant notamment à Luther de revendiquer la présence réelle du Christ) lie de manière indéfectible, poursuit-il, l’humanité à la divinité avec pour corollaire de tenir Dieu pour participant à la souffrance humaine (ibid., p. 385-386). 196. R. GOunelle, « Les dessous de la réhabilitation d’un patriarche hérétique », p. 48-49. 197. Controverse tenue à Heidelberg 1518, MLO I, 136 (proposition 20).

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Frédéric Gabriel ne s’en tienne à une connaissance par la majesté, les attributs et les œuvres de gloire de la divinité, propres à le détourner d’une droite piété 198. D’où son insistance sur l’épreuve de la croix qu’il tient pour événement central et structurant de la foi chrétienne, Dieu s’y révélant sous son contraire (« sub contraria specie ») dans la faiblesse et la dégradation, tandis que la theologia gloriae demeure imparfaite à l’approcher et se trouve même contraire à la volonté de Dieu qui a « réprouvé » d’être connu par son unique force et qui a souhaité manifester sa justice dans l’humilité 199. La theologia crucis, déjà en gestation dans les 95 thèses de 1517 et plus clairement énoncée en 1518 dans les thèses 19 à 24 et leurs commentaires attenants de la Dispute de Heidelberg, défend que « la croix seule est notre théologie » (« Crux sola est nostra theologia ») 200. Luther veut faire entendre par là que ce qui sauve l’homme, c’est la foi en Christ crucifié, mis à l’épreuve de l’ignominie. Cette theologia crucis, qui a trait aux thèmes de la connaissance et de la préhension de Dieu, à la part du Dieu caché et du Dieu révélé dans l’abaissement, à l’inconnaissable, à l’incompréhensible et à l’appréhendable en Jésus-Christ 201, nous intéresse au 198. Jean-Daniel Causse considère que chez Luther la croix a aussi « pour sens de déloger l’être humain de sa prétention à connaître Dieu par ses propres moyens » : J.-D. Causse, « La symbolique de la croix », dans J.-M. Prieur (éd.), La croix. Représentations théologiques et symboliques, Genève 2004, p. 133-140 (ici p. 134). 199. « Donc, poursuit Luther, c’est en Christ crucifié qu’est la vraie théologie et la connaissance de Dieu » (MLO I, 136). Ce n’est pas ce que l’homme échafaude de Dieu à partir du présupposé de ses œuvres qui aide à sa connaissance, mais ce qu’il apprend de sa mort sur la croix (voir MLO I, 125 et 137, thèse et proposition 22). Voir également, M. lienhard, « Christologie et humilité dans la Theologia crucis du Commentaire de l’épître aux Romains de Luther », Revue d’histoire et de philosophie religieuses 42 (1962), p. 304-315 (en particulier p. 304-306 et n. 6, p. 305). 200. WA V, 176, 32. Sur la théologie luthérienne de la croix, voir en particulier W. von lOeweniCh, Luther’s theology of the cross, trad. H. J. A. bOuman, Belfast 1976 (1967) ; P. Bühler, Kreuz und Eschatologie. Eine Auseinandersetzung mit der politischen Theologie, im Anschluß an Luthers theologia crucis, Tübingen 1981 ; A. E. mCGrath, Luther theology of the cross: Martin Luther’s theological breakthrough, Oxford 1994 ; Y. jOO kim, Crux sola est nostra theologia: das Kreuz Christi als Schlüsselbegriff der Theologia crucis Luthers, Francfort sur le Main – Berlin – Bern 2008. 201. Voir notamment P. Bühler et al., Justice en dialogue, Genève 1982, p. 165 ; M. lienhard, Martin Luther : un temps, une vie, un message, Paris – Genève 1983, p. 59. Notons que la compréhension de la theologia crucis luthérienne

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème premier chef dans la mesure où elle postule que la connaissance de Dieu réside dans ce temps d’humanité christique douloureux (« l’on ne trouve pas Dieu sinon dans les souffrances et la croix », MLO I, 136) 202. Ce principe axial mène alors Luther à considérer que la divinité elle-même est affectée par la souffrance de l’homme Jésus 203, sans pourtant, comme le relève à juste titre Marc Lienhard à la suite de Paul Althaus, que le réformateur de Wittenberg ne verse dans la confusion patripassienne qui ne distinguait plus entre le Père et le Fils et tenait que sur la croix Dieu en personne fût crucifié. Marc Lienhard appelle, à ce titre, à préférer la notion de « déipassianisme » selon laquelle la souffrance de Dieu réside dans l’union de la divinité et de l’homme en Jésus-Christ 204. Quoi qu’il en soit, c’est à l’appui de la communication des idiomes que le théologien saxon défend le principe selon lequel Dieu souffre la mort en étant caché sub contrario tandis que l’humanité du Fils se trouve « traducta in divinitatem » c’est-à-dire, explicite Jean-Denis Kraege, « insérée dans (ou entraînée à) la divinité » 205. Pour autant, la théologie de la croix de Luther n’équivaut

donne lieu elle-même à diverses compréhensions, y compris parmi les théologiens les plus contemporains. Bernard Hort tient la théologie de la croix de Luther pour une connaissance de Dieu par la manifestation de son amour suprême (c’est uniquement dans le Christ crucifié qu’apparaît l’amour de Dieu), tandis qu’elle est pour Jean-Daniel Causse une connaissance de la divinité par le paradoxe (Dieu se révèle sur la croix depuis un lieu et un événement d’où il semble a priori exclu) et pour Hans-Christoph Askani (comme chez Pierre Bühler et Marc Lienhard) elle promeut une connaissance de Dieu par son contraire (Dieu montrant sa force dans la faiblesse) : voir leurs approches respectives dans A. Birmelé (éd.), Introduction à la théologie systématique, Genève 2008, respectivement p. 34-36, 256, 456-457. 202. Jean-Denis Kraege, qui a insisté sur ce caractère corrélatif de la christologie luthérienne, soulignant qu’elle ne peut se comprendre en dehors de la corrélation de Dieu et de l’homme, la qualifie de « crucicentrée » : J.-D. kraeGe, L’Écriture seule : pour une lecture dogmatique de la Bible, l’exemple de Luther et Barth, Genève 1993, p. 121-123. 203. M. lienhard, Luther, ses sources, sa pensée, sa place dans l’histoire, Genève 2016, p. 286. 204. Ibid., p. 286-287. « Pris en lui-même, de façon métaphysique, écrit Marc Lienhard, Dieu ne peut pas souffrir. Mais, selon Luther, le Dieu dont parle la foi est le Dieu présent dans la personne du Fils, dans le Christ, participant à la souffrance humaine. À l’encontre de Zwingli qui récusait une telle approche, Luther peut dire que si Dieu n’avait pas réellement souffert pour nous, nous ne serions pas sauvés ». 205. J.-D. kraeGe, L’Écriture seule, p. 121-122. Sur les variations d’interprétations,

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Frédéric Gabriel pas à une promotion de l’émotion divine 206. Elle sert avant tout sa réflexion sur la présence de Dieu parmi les hommes et l’interprétation de sa possible connaissance qui réside en l’humanité du Christ, qui seule lui permet de manifester qu’il est davantage qu’une transcendance impavide 207. Que le Fils souffre sur la croix ne doit pas mener à exalter sa souffrance (sinon à tomber dans l’écueil de l’idolâtrie), mais à considérer le paradoxe de la puissance divine qui se manifeste délibérément dans la plus humble des conditions, la condition humaine. Et cela quand bien même Luther a accordé une attention à la « conscience psychologique du Christ », en l’occurrence à la souffrance et au sentiment d’abandon dont s’emparent les théologiens du xixe siècle en inaugurant les études dites de la personnalité de Jésus et de la conscience qu’il avait de lui-même 208. Attribuer à Dieu des émotions conduit, on l’a vu, à une série de problèmes épineux qui ont toutefois l’avantage de mettre en relief certains points nodaux des élaborations doctrinales progressives concernant l’un des « mystères » de la Révélation chrétienne, qui est religion du Fils. Cette perspective stimule la réflexivité en déplaçant le point de vue classique des attributs divins, mais également en revenant sur la difficile expression humaine d’un sujet qui, transcendant, lui est par principe extérieur. De l’Ancien au Nouveau Testament, on est passé d’un Dieu que l’on décrit de manière anthropocentrée, à un Dieu qui se manifeste en homme. Il y a bien, dans ce récit, quelque chose d’entièrement nouveau que les chrétiens entendent valoriser par rapport au socle hébraïque dont ils veulent se distinguer : il ne s’agit plus de désigner (avec des anthropomorphismes), à distance, des réactions divines, mais de témoigner de la pleine participation divine, par l’Incarnation, aux émotions humaines, même si l’essence divine est

voir M. lienhard, Luther, témoin de Jésus-Christ, p. 62, n. 116. Voir également R. heyer, « Dieu est né, il est mort », p. 92. 206. Luther s’est même élevé contre l’« image émotive » qui menaçait, par la survalorisation de la nature humaine (qui ne peut à elle seule soutenir une action salvifique), d’attenter à la nature divine du Christ sans laquelle il ne saurait y avoir d’œuvre rédemptrice ; la divinité seule pouvant sauver les hommes (M. lienhard, Luther, témoin de Jésus-Christ, p. 380). 207. M. lienhard, Luther, témoin de Jésus-Christ, p. 386. Cette connaissance de Dieu va de pair avec la reconnaissance de l’action salvifique du Christ sur la croix (ibid., p. 378). 208. M. lienhard, Luther, témoin de Jésus-Christ, p. 380, 383.

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème irréductible à celles-ci. Il en va de l’enjeu de la proximité avec la divinité. À chaque fois, les émotions s’inscrivent dans les rapports de Dieu avec l’humanité, et ce rapport est d’autant plus signifiant que c’est le Verbe qui s’incarne, et que ce Verbe est aussi expression des émotions, l’expression rejoignant l’ontologie en un « mystère » qui reste toujours à interroger. Adolphe Gesché, qui a travaillé sur le commentaire de Toura, avait d’ailleurs indiqué l’importance ontologique de cette thématique : Dans l’Écriture, les qualifications que nous appelons morales ou affectives (amour, abaissement, humiliation) ne sont-elles pas plus métaphysiques que nous ne le pensons ? En ce sens que l’Écriture pense l’être de Dieu à partir de ce que nous appelons des catégories affectives, mais qui pour elle exprime la « nature » de Dieu. L’Ancien Testament qui parle de Dieu comme miséricordieux ; le Nouveau qui parle de Dieu comme amour, vont plus loin que nous l’entendons 209.

Des discours de statuts très divers ont tenté de saisir la profondeur de cette expression des émotions et de leurs conséquences à l’aune de leur historicité. Or, dans tous les travaux mentionnés plus haut, l’époque moderne est la grande absente 210 : qu’il s’agisse des études 209. A. GesChé, « Dieu est-il capax hominis ? », Revue théologique de Louvain 24/1 (1993), p. 3-37, ici p. 21. 210. Outre les travaux déjà allégués jusqu’ici, voir B. R. brasnett, The Suffering of the Impassible God, Londres 1928 ; J. Y. lee, God Suffers for Us: A Systematic Inquiry Into a Concept of Divine Passibility, La Haye 1974 ; W. MCwilliams, « Divine Suffering in Contemporary Theology », Scottish Journal of Theology 33 (1980), p. 35-53 ; W. hryniewiCz, « Le Dieu souffrant : réflexions sur la notion chrétienne de Dieu », Église et théologie 12 (1981), p. 333-356 ; Id., « La souffrance de Dieu : quelques réflexions préliminaires », Collectanea Theologica 51 (1981), p. 115-135 ; C.-S. sOnG, The Compassionate God, Londres 1982 ; T. E. Fretheim, The Suffering of God: An Old Testament Perspective, Philadelphie 1984 ; W. MCwilliams, The Passion of God. Divine Suffering in Contemporary Protestant Theology, Macon (Ga.) 1985 ; P. S. Fiddes, The Creative Suffering of God, Oxford 1988 ; C. Grant, « Possibilities for Divine Passibility », Toronto Journal of Theology 4/1 (1988), p. 3-18 ; K. dePOOrtere, A Different God. A Christian View of Suffering, Louvain 1995 ; E. Farley, Divine Empathy: A Theology of God, Minneapolis 1996 ; H. simOni, « Divine Passibility and the Probleme of Radical Particularity : Does God Feel Your Pain? », Religious Studies 33/3 (1997), p. 327-347 ; T. G. weinandy, Does God Suffer?, Notre Dame 2000 ; G. ward, « Suffering and Incarnation », dans id., The Blackwell Companion to Postmodern Theology, Oxford 2001, p. 192-208 ; J. B. POOl, God’s Wounds: Hermeneutic of the Christian Symbol of Divine Suffering, 2 vol.,

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Frédéric Gabriel sur la souffrance de Dieu (qui couvrent bien les périodes biblique, patristique, scolastique et contemporaine, mais en faisant l’impasse sur les xVie-xViiie siècles), et du vaste courant des histoires des émotions, qui ne traite pas des émotions de Dieu, sinon incidemment et sans en déployer l’extrême richesse, le domaine couvert par notre volume a été jusqu’ici notoirement oublié. En l’explorant, il ne s’agit pas pour nous de prendre position dans le débat théologique sur la souffrance de Dieu, mais de considérer un double angle mort des recherches, angle mort à la fois thématique de l’histoire des émotions et chronologique de l’histoire de la théologie, alors même que le croisement de ces deux domaines s’annonce fructueux. Dans un article intitulé « De la Passio aux passions », un grand auteur comme Erich Auerbach avait pourtant déjà signalé combien l’époque moderne correspond à une nouvelle conception de la passion. Rompant avec la notion passive de la psychologie grecque antique, elle devient alors active, elle est « noble feu créateur qui se prodigue en combats ou en sacrifices, et au regard duquel la sobre raison paraît quelquefois méprisable » 211. Surtout, après avoir distingué, au nom de l’impassibilité divine (rapportée à Thomas), l’amour de Dieu pour les hommes de la passio, il soulignait combien avec la Passion du Christ « on constatera la proximité entre les contenus “souffrance” et “passion amoureuse créatrice, extatique” […]. Partout le lecteur découvrira la puissante mise en relief de la Passion et l’intime proximité entre les contenus “souffrance” et “passion”, passio et fervor » 212.

Eugene (Or.) 2009-2010 ; D. bOquet, P. naGy, « L’efficacité religieuse de l’affectivité dans le Liber (passus priores) d’Angèle de Foligno », dans D. alFOnsi, m. VedOVa (éd.), Il Liber di Angela da Foligno : temi spirituali e mistici, Spolète 2010, p. 171-202 ; id., « Une histoire des émotions incarnées », p. 21 sq. (je remercie Chrystel Bernat pour ces deux références) ; R. lister, God is Impassible and Impassioned: Toward a Theology of Divine Emotion, Wheaton 2012. En revanche, le Sensual God d’Aviad Kleinberg (New York 2015), récemment traduit par Jacques Dalarun sous le titre Le Dieu sensible (Paris 2018), ne traite pas, contrairement aux apparences, de notre sujet, évoqué en moins d’une page (p. 58 de l’éd. française). 211. E. auerbaCh, « Passio als Leidenschaft », Publications of the Modern Language Association of America 56/3 (déc. 1941), p. 1179-1196 ; trad. D. meur : « De la Passio aux passions », dans E. auerbaCh, Le Culte des passions. Essais sur le xviie siècle français, Paris 1998, p. 51-81, ici p. 53. 212. Ibid., respectivement p. 59, 64-65.

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Les émotions de Dieu : situation et histoire du problème Avouons cependant que ce n’est pas Auerbach qui nous a mis sur la voie de notre thème, mais bel et bien une enquête précédente que nous avons consacrée, dans la même chronologie, à la notion de zèle 213. Plus englobante (on s’intéresse ici aux émotions au pluriel) et davantage recentrée sur la divinité, cette suite précise son angle de vue dans le sous-titre qui s’attache aux attributions et appropriations chrétiennes. Telles sont les deux dynamiques qui, au premier chef, concernent les émotions de Dieu, un objet qui a pu paraître curieux et qui suscite des réticences profondes. Les attributions renvoient au premier mouvement de l’anthropomorphisme pour penser et décrire Dieu, ainsi qu’à ses usages et à ses critiques dans le cadre, notamment, de la question classique des attributs divins. Se pose avant tout le problème de l’expression des émotions et de leur espace, forcément social, d’autant que la caritas divine coiffe une bonne partie des émotions identifiées 214. Cette caritas est renforcée par une filiation divino-humaine qui intensifie plus encore les rapports ainsi instaurés et les scènes de reconnaissance rendues possibles entre les hommes et Dieu, une reconnaissance en miroir : l’humanité reconnaît Dieu en tant que celui-ci reconnaît l’humanité en s’incarnant – pensons, en outre, aux martyrs qui partagent en retour la souffrance du Christ crucifié et en qui l’on reconnaît l’imitation du Sauveur. Par l’Incarnation, Dieu prend corps dans tous les sens du terme, et peut, plus encore qu’avant, être le sujet d’émotions, même s’il faut se défier de l’évidence que laisse supposer toute transposition sémantique. Mais précisément, le Dieu incarné vient partager la condition humaine et ses qualités, parmi lesquelles les émotions sont l’un des points de rencontre par excellence. Quant aux appropriations, elles permettent d’insister sur les modes d’appréhension humaine de la divinité et sur les gestes sociaux dans lesquels les « émotions de Dieu » sont impliquées ou requises, tant celles-ci débordent le sujet purement théorique et proprement théologique. Que fait-on de ces émotions que l’on prête à Dieu ? Par qui, dans quels cadres et à quelles intentions sont-elles mobilisées ? Quels en sont les usages croyants et les signifiances plurielles dans l’Europe

213. Ce livre fait suite à Ch. bernat, F. Gabriel (dir.), Critique du zèle. Fidélités et radicalités confessionnelles (France, xvie-xviiie siècle), Paris 2013. Les derniers paragraphes de cette introduction ont été rédigés à quatre mains. 214. Sur l’aspect structurant de la caritas, voir A. Guerreau-jalabert, « Spiritus et caritas. Le baptême dans la société médiévale », dans F. héritier-auGé, E. COPet-rOuGier (dir.), La parenté spirituelle, Paris 1995, p. 133-203.

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Frédéric Gabriel chrétienne, la valeur doctrinale et les nécessités humaines ? À quels titres sont-elles révélatrices de la difficulté à penser la divinité ? Jusqu’au xViiie siècle (une époque où la critique rationaliste sonne le glas de l’anthropomorphisme), cette enquête examine la spécificité des émotions de Dieu à partir des tensions interprétatives qu’elles révèlent, à l’aune des embarras sémantiques et narratifs, ontologiques, exégétiques et confessionnels saisis dans des cadres théologiques, homilétiques, et plus largement oratoires, théâtraux et proprement guerriers.

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ÉMOTIONS DE DIEU AU MOYEN ÂGE : DE LA PASSIVITÉ À LA COMPASSION Piroska naGy Université du Québec à Montréal

s

’intéresser aux émotions du Dieu des médiévaux fait d’abord buter sur un paradoxe qui n’a pas le privilège d’être médiéval. Depuis Lactance jusqu’à Thomas d’Aquin et au-delà, nous rencontrons une interrogation théologique : peut-on, ou ne peut-on pas, attribuer des émotions à Dieu ? Comment comprendre les émotions divines dans la Bible, alors même que les passions sont propres à l’homme ? Si les passions sont humaines, Dieu ne peut pas les éprouver, même si par ailleurs il ne peut être a-pathos. Et pourtant, indubitablement, le Seigneur de l’Ancien Testament se met en colère, est jaloux et se venge, ou bien encore se montre miséricordieux dans les contextes les plus divers ; dans les Évangiles, Jésus, le Dieu incarné, aime, souffre et pleure. Divers témoignages du Moyen Âge – chroniques, récits hagiographiques et spirituels, textes autobiographiques avant tout – rendent compte du fait que le Dieu de l’Occident médiéval se présente bien souvent dans les sources comme un Être émotif. Du point de vue de l’historien de la vie affective, ce constat paradoxal n’est pas si surprenant. Fondée sur la remise en cause du paradigme précédent, l’historiographie récente des émotions n’a cessé de révéler, depuis quinze ou vingt ans, la multiplicité des attitudes possibles face à la même émotion au sein des sociétés les plus diverses, ainsi que des transformations qui n’ont rien de linéaire ou d’uniforme 1.

1.

Pour une introduction théorique, voir J. PlamPer, Geschichte und Gefühl. Grundlagen der Emotionsgeschichte, Munich 2012 (trad. anglaise : The History of

10.1484/M.BEHE-EB.5.117298

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Piroska Nagy Cette recherche foisonnante bouleverse les certitudes d’une longue période dominée par une vision de l’évolution (essentiellement moderne) des émotions du « naturel émotif » au « rationnel maîtrisé », arrimée à l’opposition entre raison et émotions et à une vision des sociétés comme unités homogènes face à l’affectivité 2. Aujourd’hui, on ne croit plus à une fin du Moyen Âge où auraient régné des émotions irrépressibles, ni à l’idée que la modernité aurait inauguré l’âge de la raison. Au Moyen Âge, alors même que le rire est banni du monde monastique, chevaliers et seigneurs rient à gorge déployée lors des festins ; la colère est une expression juste de la part du puissant laïc, mais par ailleurs, elle est considérée comme un péché capital. À notre époque, les codes d’expression affective du milieu familial et du lieu de travail diffèrent largement dans n’importe quelle société prise en exemple. C’est pour rendre compte de cette multiplicité d’attitudes que l’on peut percevoir comme autant de compétences, que Barbara H. Rosenwein a proposé dès 2002 de repenser l’histoire affective des sociétés en termes de communautés émotionnelles, à concevoir au pluriel et comme superposables aux communautés sociales, qui se définissent par le partage d’une culture affective, de normes et de valeurs communes 3. Cette approche, qui permet de voir une société donnée comme un ensemble abritant plusieurs univers affectifs, qu’ils soient contigus, concentriques ou se recouvrant partiellement, peut paraître à première vue communautariste ; elle suppose toutefois l’existence possible d’une communauté émotionnelle hégémonique ou dominante

2. 3.

68

Emotions: an Introduction, Oxford 2015) ; deux applications très différentes de l’idée : B. H. rOsenwein, Emotional Communities in the Early Middle Ages, Ithaca 2006 et id., Generations of Feeling. A History of Emotions 600-1700, Cambridge 2015 ; D. bOquet, P. naGy, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l’Occident médiéval, Paris 2015. B. H. rOsenwein, « Worrying about Emotions in History », The American Historical Review 107/3 (2002), p. 821-845. Le terme apparaît simultanément dans B. H. rOsenwein, « Émotions en politique. Perspectives de médiéviste », Hypothèses 1 (2001), p. 315-324 et id., « Worrying about Emotions in History » ; développé dans id., Emotional Communities, il est analysé par D. bOquet, « Le concept de communauté émotionnelle selon B. H. Rosenwein », BUCEMA Hors-série 5 : De Cluny à Auxerre, par la voie des « émotions ». Un parcours d’historienne du Moyen Âge : Barbara H. Rosenwein (2013). En ligne, https://cem.revues.org/12535, consulté le 22 juillet 2016.

Émotions de Dieu au Moyen Âge dans une société. Les valeurs et le style affectifs de celle-ci teintent alors quantité d’autres, et peuvent définir la tonalité émotionnelle de toute une période ou d’un moment particulier 4. Dans cet esprit, tout en reconnaissant la place majeure de l’Église comme institution dominante de la période, de même que la valeur normative attribuée au Moyen Âge au discours théologique, il ne pourra s’agir de considérer ici que la « reine des sciences » serait la dépositaire d’un discours unique ou plus légitime qu’un autre à propos de l’émotion divine. Les intellectuels soucieux de théorie – et concrètement, de cohérence théologique – n’étaient pas les seuls à s’y référer. À l’inverse des théoriciens, certain(e)s se réclamaient de leur expérience propre. Aussi se doit-on, pour aborder les « revendications, attributions, appropriations » des émotions divines au Moyen Âge, de concevoir la société médiévale, déjà de longue durée, comme le foyer de multiples cultures affectives, et donc de multiples discours possibles sur l’émotion de Dieu. Déjà, ce Dieu est un et multiple : les émotions de Dieu le Père, du Seigneur de l’Ancien Testament, ne sont pas les mêmes que celles du Christ incarné, autant de modèles pour l’émotion humaine 5 ; dans les récits, le Saint-Esprit, peu défini en termes émotifs, change souvent de rôle. Enfin, bien que nous ne traiterons pas cette question ici, il convient de mentionner que la divinité médiévale est souvent considérée comme une Quaternité par les médiévistes lorsque l’on y inclut, comme le faisaient souvent les médiévaux euxmêmes, la Vierge, figure majeure d’amour et de compassion, au cœur du discours et de la dévotion tardo-médiévaux 6.

4. 5.

6.

C’est alors ce que William Reddy appelle un « régime émotionnel », lié au régime politique : W. M. reddy, The Navigation of Feeling. A Framework for the History of Emotions, Cambridge 2001. E. COCCia, « Il canone delle passioni. La passione di Cristo dall’antichità al medioevo », dans D. bOquet, P. naGy (dir.), Le Sujet des émotions au Moyen Âge, Paris 2008, p. 123-161 ; P. naGy, « Les larmes du Christ dans l’exégèse médiévale », Médiévales 27 : Du bon usage de la souffrance (1994), p. 37-50. L’idée vient de Jacques Le Goff, voir son ouvrage Le Dieu du Moyen Âge, Paris 2003, chap. ii ; elle est fréquemment reprise par les médiévistes français. Ailleurs, on trouve l’idée chez Carl Gustav Jung, voir par exemple Y. Farmer, « Trinité et quaternité chez C. G. Jung : Réflexions sur l’évolution historique du rapport à la transcendance », Laval théologique et philosophique 57/2 (2001), p. 291-304. Bien en amont, la « divine quaternité » apparaît dans un autre sens chez Raoul Glaber, Histoires, éd. et trad. M. arnOux, Turnhout 1996, livre I, chap. i, 2-3, p. 36-45.

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Piroska Nagy Dès lors, les questions qui doivent nous guider portent non pas sur l’existence ou la légitimité médiévale d’émotions divines, mais sur les raisons, les modalités et les contextes médiévaux qui les mobilisent, ainsi que sur leurs évolutions. De part et d’autre, de nouvelles questions émergent, qui nécessiteraient chacune autant de petites enquêtes approfondies : peut-on penser, par exemple, en lecteurs fidèles de Johan Huizinga, mais aussi de Grégoire de Tours, que Dieu était plus émotif à la fin du Moyen Âge qu’à ses débuts ? Autrement dit, en historien des cultures, peut-on espérer tracer un mouvement général dans l’évolution de l’émotion divine ? À défaut, quels peuvent être les moments et les contextes particuliers d’apogée, d’expansion ou de déclin de l’émotion divine ? Peut-on distinguer des milieux, des communautés affectives ou des moments qui favorisaient l’attribution d’une émotion à Dieu ? Enfin, chez des auteurs prolifiques pendant un temps long – on peut penser autant à Augustin qu’à Bonaventure parmi bien d’autres – qui ont rédigé des textes de natures différentes pour des publics différents, trouve-t-on des approches différentes de la question ? Sans pouvoir suivre tous ces chemins, je voudrais esquisser très modestement trois enjeux autour de l’émotion médiévale de Dieu. D’abord, il s’agira de rappeler la cartographie des émotions divines telle qu’elle est formulée entre la Bible et les Pères de l’Église latine, afin de montrer les voies par lesquelles les chrétiens d’Occident attribuent très tôt des émotions à Dieu. Laissant ensuite de côté les discours théoriques, j’étudierai le sort médiéval des émotions divines les plus emblématiques dans l’Ancien et le Nouveau Testament 7, d’abord à travers des témoignages, des preuves tangibles de la colère de Dieu, puis par le biais de comptes rendus d’expériences de la souffrance ou de l’amour divins. En termes chronologiques, ce parcours dessinera le passage de la passivité à la compassio, d’un monde où l’homme subit les émotions de Dieu à une société où il cherche à les vivre et à s’identifier à elles.

7.

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« Deus qui in ueteri populo zelum suum graviter exercuit, in nouo propter amorem Filii sui mitem et suauem se ostendit », Hildegarde de Bingen, Scivias, III, 5, 1, éd. A. Führkötter, A. CarleVaris, Turnhout 1978 (CCCM 43A), p. 409.

Émotions de Dieu au Moyen Âge Fondements bibliques et théologiques des émotions divines de l’Occident 8 Dans la Bible, riche en émotions de toutes natures et de toutes intensités 9, Dieu n’est ni insensible, ni impassible. Selon l’Ancien Testament, il est souvent emporté par la colère contre son peuple ; mais il se laisse aussi émouvoir par la fragilité de sa créature : « Lui, compatissant, en vérité pardonnait les iniquités sans anéantir ; il n’avait de cesse d’éloigner sa colère et de ne pas déclencher toute sa fureur. Mais il se souvenait qu’ils étaient chair, leur souffle qui s’en va et ne revient pas » (Ps 77, 38-39). Dans le Nouveau Testament, où la colère divine affleure souvent, l’avènement du Dieu-homme change la donne. Jésus est parcouru d’émotions variées, qu’il ne cherche aucunement à cacher ou à neutraliser : compassion, peur, amour, pitié, angoisse. Parmi elles, nous ne trouvons jamais d’émotions mauvaises – de la jalousie, de l’envie ou de la haine – seulement des émotions vertueuses, qui expriment sa juste colère ou contribuent au salut. Les émotions du Dieu incarné deviennent alors un sujet de questionnement théologique crucial pour les penseurs de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge : a-t-il éprouvé de la honte ou de l’indignation sous les quolibets et les crachats ? A-t-il souffert en esprit en sus de la douleur physique, lors de son supplice ? Les réponses, jamais neutres, contribuent à déterminer la nature même de Dieu. Le premier et principal commandement évangélique est le commandement d’amour, qui renvoie en miroir à celui éprouvé par Dieu pour les hommes : « Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15, 12). Il implique l’homme tout entier : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit » (Mt 22, 37), et permet de transcender la haine : « Aimez vos ennemis et obligez ceux qui vous haïssent » (Mt 5, 44). Cet amour, identifié à la charité, la caritas par lequel saint Jérôme († 420) traduit le grec agapè, désigne un attachement désintéressé et mesuré, engageant l’être entier, sa raison et sa volonté. L’amour-charité, sans excès ni passion, englobe dans un

8. 9.

Ce qui suit résume le traitement du sujet plus en profondeur qui peut se lire dans notre livre, cosigné avec D. Boquet, Sensible Moyen Âge, chap. i, p. 22-33. Sur le vocabulaire des émotions dans la Bible, voir B. H. rOsenwein, « Emotion Words », dans D. bOquet, P. naGy (dir.), Le Sujet des émotions, p. 93-106, ici p. 103.

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Piroska Nagy cercle, lequel a vocation à se dilater afin d’assurer le bien de l’autre et de soi-même. Il se distingue, sans s’y opposer, de l’amor, l’erôs des Grecs, cette tension désirante vécue comme irrépressible pour posséder un bien spirituel ou matériel 10. Les théologiens latins utilisent également le mot dilectio pour dire cet amour de l’esprit et de l’âme proche de la caritas, quoique plus individuel (il renvoie à electio : le choix) 11. Mais l’amour-charité, pour saint Jean déjà, est la quintessence même de Dieu : « Dieu est charité. Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui » (1 Jn, 4, 16). Dieu n’est pas seulement doué d’émotions, il est cette force affective de l’amour. Cette idée, qui allait s’enraciner dans le christianisme latin, n’allait cependant pas de soi pour les théologiens grecs. L’immense héritage philosophique gréco-romain, accumulé depuis Socrate et jusqu’au néoplatonisme de Plotin et au stoïcisme de l’Empire tardif, nourrissait la théologie chrétienne en formation. Pour ces écoles, un Dieu capable d’émotion – et particulièrement de colère – est un non-sens philosophique. Une passion est pour eux un dérèglement de la raison ; Dieu, principe agissant, est par nature apathès, exempt de toute passion. C’est sur cette base philosophique que la doctrine de l’apatheia divine s’impose, sans que cela signifie pour autant que l’absence de passions (l’impassibilité) se confonde avec l’incapacité de ressentir des émotions (l’insensibilité ou l’indifférence). Les théologiens grecs voient ainsi dans l’agapè (l’amour-charité) l’expression de la liberté totale du Logos : ils défendent une « apatheia sensible 12 ». Aussi cherchent-ils à comprendre la colère de Dieu non pas à la lettre, mais « selon un sens digne de Dieu 13 ». C’est en réponse à cette théorie de l’impassibilité divine que Tertullien († v. 220) apporte une modification importante à la compréhension

10. Voir A. nyGren, Erôs et agapè, 3 vol., Paris 1944-1952. 11. Voir H. Pétré, Caritas. Étude sur le vocabulaire latin de la charité chrétienne, Louvain 1948, p. 45. 12. M. sPanneut, « L’impact de l’apatheia stoïcienne sur la pensée chrétienne jusqu’à saint Augustin », dans A. GOnzález blanCO, J.-M. blázquez martínez (dir.), Cristianismo y aculturación en tiempos del Imperio Romano, Murcie 1990, p. 39-52, ici p. 46 ; à compléter par M. sPanneut, « Apatheia ancienne, apatheia chrétiennne », dans W. haase, H. temPOrini (éd.), Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, t. II, 36/7, Berlin 1994, p. 4641-4717. 13. Origène, Traité des Principes (Peri Archôn), 2, 4, 4, trad. M. harl, G. dOriVal, A. le bOullueC, Paris 1976, p. 102, cité dans Lactance, La Colère de Dieu, trad. Ch. inGremeau, Paris 1982 (SC 289), p. 22, n. 5.

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Émotions de Dieu au Moyen Âge de la colère de Dieu. En l’interprétant non pas comme un trouble de la raison mais comme l’expression de la puissance et de la justice de Dieu, il déplace le centre de gravité du débat, du terrain philosophique (la colère est-elle une passion ?) vers celui de la morale (est-elle bonne ou mauvaise ?). La colère de Dieu, exprimant désormais sa bonté, est aussi le pendant de la charité : « Si Dieu se met en colère, ce n’est pas un vice en lui mais le remède au nôtre 14 ». La rupture anthropologique avec la tradition grecque ne pourrait être plus claire. Partant d’une entreprise apologétique de légitimation des colères divines dans la Bible, on aboutit à une remise en cause radicale de la nature perturbatrice de la passion. En toile de fond se dessine une reconfiguration de toute l’anthropologie affective antique 15. C’est dans cette lignée que Lactance († v. 320) consacre un traité entier à La Colère de Dieu, où il engage le débat avec la théorie grecque de l’apathie divine. Il affirme que la question de la colère implique celle de la nature même de Dieu : si la colère était toujours une perturbation du jugement, le Dieu de la Bible serait un Dieu faible. Il explique donc, en reprenant l’argument de Tertullien, que la colère divine est d’une autre nature que la colère mauvaise des hommes : elle est l’émanation de la bonté et de la justice toutes-puissantes de Dieu, preuve de sa miséricorde. Allant plus loin encore dans l’argumentation contre un Dieu dont l’impassibilité est identifiée à l’indifférence et à l’immobilité, il propose un Dieu dont la providence et la toute-puissance s’expriment par les deux affects qui deviennent alors corollaires : l’amour des bons et la haine des méchants. Par cette proposition qui joue sciemment d’une assimilation entre l’immobilité et l’impassibilité, on passe du projet initial de légitimation de l’anomalie biblique d’un Dieu à la fois bon et irritable à l’exposé d’une doctrine qui fait de l’émotivité la condition même de la puissance de Dieu. Dans ce débat sur la colère divine qui a permis de formuler la figure d’un Dieu chrétien sensible à l’émotion, il s’agissait surtout de justifier la doctrine chrétienne fondée sur les Écritures dans une perspective apologétique. À l’inverse, la valeur ontologique attribuée très tôt à l’amour relève davantage d’une construction latine autonome, liée

14. Novatien, De Trinitate 5, cité dans Lactance, La Colère de Dieu, p. 21, n. 6. 15. Pour une mise en contexte plus large, voir le livre essentiel de P. brOwn, Le Renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Paris 1995 (éd. orig. 1988).

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Piroska Nagy avant tout au nom d’Augustin († 430) 16. Partant du constat commun à tous les philosophes païens selon lequel tous les hommes visent à être heureux, il rattache la nature désirante de l’homme au passage de la Genèse affirmant que l’homme a été créé « à l’image et la ressemblance » de Dieu. L’image et la ressemblance devenant dès lors les notions éclairant la relation entre l’homme et son créateur, l’homme éprouve un manque fondamental, un besoin impérieux d’être relié à son origine, sa source : une tension désirante, que seul l’amour peut à la fois réaliser et combler. C’est pourquoi, hors de toute injonction morale (il est bon d’aimer Dieu pour son salut), l’amour de Dieu est la seule voie qui puisse conduire à la béatitude. En aimant Dieu « de tout son cœur et de toute son âme », l’homme ne fait qu’accomplir sa destinée en œuvrant dans le sens de la ressemblance. L’homme augustinien expérimente ainsi, en vivant le manque, la nature profonde de son être qui est de revenir à son origine 17 ; tout comme l’amour est selon Augustin le lien politique par excellence qui fonde la communauté des hommes 18. Cette conception marquée par l’attraction néoplatonicienne de l’Un, une des sources de la mystique amoureuse médiévale, rencontre une autre voie d’identification de Dieu à l’amour qui trouve son origine dans le corpus dionysien (seconde moitié du Ve siècle). Fondée sur le principe du retour graduel du créé en Dieu, il s’agit d’un processus de déification de l’homme, une forme d’union en Dieu par la saisie affective 19. Cette métaphysique chrétienne de l’amour, en lien avec la dynamique de l’image et du retour à l’Un, se diffuse dans les 16. Sur cette centralité théologique, sociale, voire politique du lien d’amour, la bibliographie est considérable. Parmi les réflexions les plus stimulantes voir, selon des orientations différentes, A. nyGren, Erôs et agapè ; H. arendt, Le concept d’amour chez Augustin, trad. A.-S. astruP, Paris 1999 (éd. orig. 1929) et A. Guerreau-jalabert, « Caritas y don en la sociedad medieval occidental », Hispania 60 (2000), p. 27-62. 17. L’historien de la théologie Gunnar Hultgren parle de « l’ordre psychologico-ontologique » dans Le Commandement d’amour chez saint Augustin. Interprétation philosophique et théologique d’après les écrits de la période 386-400, Paris 1939, p. 121. 18. Voir E. COCCia, « Citoyen par amour. Émotions et institutions », dans D. bOquet, P. naGy (dir.), Ateliers du Centre de Recherches Historiques 16 : Histoire intellectuelle des émotions, de l’Antiquité à nos jours (2016). En ligne, https://acrh. revues.org/7348, consulté le 23 octobre 2016. 19. Pseudo-Denys, Noms divins, PG 3, col. 712 A, cité par R. jaVelet, Image et ressemblance au douzième siècle. De saint Anselme à Alain de Lille, t. II, Chambéry 1967, p. 24.

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Émotions de Dieu au Moyen Âge monastères d’Occident surtout à partir de la fin du xie siècle et façonne profondément la spiritualité chrétienne 20. Sa version dionysienne séduit dès l’époque des premiers Carolingiens et touche largement les milieux lettrés à partir du xiie siècle, en nourrissant particulièrement les spirituels des derniers siècles du Moyen Âge 21. Des preuves tangibles de la colère de Dieu Bien loin des préoccupations théologiques et anthropologiques des Pères, la colère divine intervient comme un facteur explicatif dans les textes historiques et narratifs médiévaux les plus divers, ainsi que parfois dans les actes de la pratique. Elle est un leitmotiv, un phénomène faisant organiquement partie du monde médiéval, qui joue un rôle actif dans les événements. On l’évoque dans un argumentaire pour expliquer des malheurs survenus, voire pour mobiliser l’auditoire ou les destinataires pour mettre en œuvre un changement (de comportement ou politique), que l’on peut comprendre comme une forme de conversion des mœurs. Le prototype de ce scénario se trouve dans la Genèse. La juste colère de Dieu se déchaîne la première fois contre les humains après la chute, la malencontreuse manducation de la pomme. Yahvé se promenant dans son jardin, lorsqu’il apprend qu’Adam et Ève savent qu’ils étaient nus, comprend qu’ils ont mangé du fruit de l’arbre de la connaissance ; il les chasse du Paradis et les maudit, ainsi que le serpent, instigateur du méfait. La colère divine n’est pas nommée par le texte mais s’exprime, d’emblée, par un geste : la punition de la malédiction. Les malheurs de l’humanité – la mortalité, la douleur de l’enfantement, le besoin de travailler pour se nourrir – deviennent des conséquences de cette juste colère qui punit la désobéissance à l’autorité divine. Comme Lactance et Origène le disent, la colère divine est l’expression de sa justice et elle la met en acte ; les humains la subissent. Dans la culture de l’Occident médiéval où l’écriture est, jusqu’au xiie siècle environ, l’apanage presque exclusif des moines et des clercs imbibés de culture biblique, la causalité historique reste

20. Sur cette tradition, voir R. imbaCh, I. atuCha (présentation et commentaires), Amours plurielles. Doctrines médiévales du rapport amoureux de Bernard de Clairvaux à Boccace, Paris 2006. 21. Expression de A. de libera, La Mystique rhénane d’Albert le Grand à Maître Eckhart, Paris 1994, p. 33.

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Piroska Nagy ainsi sertie dans les logiques d’une histoire providentielle. Ce schéma d’origine biblique est connu de tous, il appartient à la culture commune des chrétiens d’Occident. En utilisant l’analogie, instrument explicatif fondamental du raisonnement médiéval et particulièrement exégétique, les maux qui accablent les hommes s’interprètent comme autant de conséquences d’une juste colère divine, permettant alors d’expliquer le fléau imputable, en dernier lieu, aux péchés du nouveau peuple élu. La deuxième partie du scénario utilisant la colère divine dans les textes médiévaux invoque la Nouvelle Alliance, la venue du Sauveur : c’est bien l’institution de l’Église qui offre le cadre aux gestes salvateurs nécessaires pour remédier aux maux conséquents du courroux divin causé par les péchés. Pour bien comprendre la fonction de la colère divine dans la culture médiévale, je propose, comme je viens de le faire, de considérer ses mentions comme des scénarios ou des séquences, au sens où ils ont une logique et un déroulement clairs et connus dans la culture qui les utilise. Ces termes traduisent ici en français script, une notion utilisée en premier lieu par des psychologues, pour décrire une séquence d’actions prédéterminées et stéréotypées, définissant une situation bien connue 22. Des historiens – l’antiquisant Robert Kaster d’abord, suivi de la médiéviste Nira Pancer – l’ont appliquée à des séquences d’interactions affectives 23. Le script ou séquence de la colère divine non seulement explique un mal survenu mais, dans certains cas du moins, y propose un remède sous forme de conversion des mœurs au sens large. Au sens le plus élémentaire, le script de la colère est celui de la pénitence : la colère divine entraîne la prise de conscience du péché, la pénitence, et la réconciliation. Le fléau doit cesser si le peuple pécheur réforme sa conduite et convertit ses mœurs, en apaisant par là la colère divine. On peut aussi décrire ce script ou scénario en deux phases, diagnostic et thérapeutique ; ou, en termes presque platoniciens, ce qui s’éloigne de Dieu, ce qui permet de revenir à Lui. La première phase explicative part du récit-constat et propose une explication du fléau

22. R. C. sChank, R. P. abelsOn, Scripts, Plans, Goals and Understanding: an Inquiry into Human Knowledge Structures, Hilsdale 1977, p. 41. 23. R. A. kaster, Emotion, Restraint, and Community in Ancient Rome, Oxford 2005, p. 8 ; N. PanCer, « Les hontes mérovingiennes : essai de méthodologie et cas de figure », Rives nord-méditerranéennes 31 (2008). En ligne, https://rives. revues.org/2783, consulté le 10 août 2016.

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Émotions de Dieu au Moyen Âge considéré comme la manifestation de la colère divine ; la deuxième phase thérapeutique exhorte à une action concrète, pour se réconcilier avec Dieu : Diagnostic/explication : l’homme se détourne de Dieu

=> péchés

=> colère de Dieu

=> fléau(x) = punition

Thérapeutique/ remède : conversion des gestes/mœurs

=> action concrète permettant de redresser la situation

=> Dieu réconcilié

=> cessation du mal

Pour voir plus précisément le fonctionnement du scénario, écoutons Paschase Radbert, ancien abbé de Corbie, au moment du deuxième siège et de l’occupation consécutive de Paris par les Vikings en 856, lors de cette phase des attaques nordiques que les historiens aiment encore appeler « la grande invasion » du royaume franc (856862) 24. Le passage que nous transcrivons se trouve dans son commentaire des Lamentations de Jérémie, qu’il est alors en train de rédiger, au verset « Ils ne croyaient pas, les rois de la terre, et tous les habitants du monde, que l’oppresseur et l’ennemi franchiraient les portes de Jérusalem » (Lm 4, 12). Par un raisonnement typologique, Paschase établit un parallèle entre Jérusalem et Paris, qui symbolise ici l’Église entière, identifiée, à cette époque et sous la plume d’un auteur carolingien, à l’État carolingien qui entend embrasser tout le peuple chrétien 25 : Oui, à la lettre, cette cité fut fortifiée par le secours de Dieu et protégée par la garnison des anges tant qu’elle conserva la loi et la justice, tant qu’elle eut les vertus pour richesse ; et aucun roi, aucun être humain, n’eût pu croire que l’ennemi extérieur ou intérieur y pénétrerait, car le Seigneur avait affermi les barres des portes de la Cité et lui avait assigné la paix pour frontière 26. mais lOrsque Ceux qui déFendaient les bienFaits de dieu se détOurnèrent de lui, la garde

24. F. lOt, « La grande invasion normande de 856-862 », Bibliothèque de l’École des Chartes 69 (1908), p. 5-69 ; le terme reste en usage dans l’historiographie française, voir par exemple P. bauduin, Les Vikings, Paris 2004, p. 55. 25. M. de jOnG, « Sacrum palatium et ecclesia : l’autorité religieuse royale sous les Carolingiens (790-840) », Annales HSS 58/6 (2003), p. 1243-1269, ici p. 1255-1256. 26. « Cette cité… pour richesse » et « car le Seigneur… pour frontière » : passages décrivant l’état idéal des relations entre Dieu et son peuple : la vie dans les vertus entraîne la protection divine.

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Piroska Nagy divine les abandonna et ils devinrent la proie de l’ennemi. Il en va de même de notre Église, selon l’interprétation mystique : elle est, pour ainsi dire, déchirée en tous sens par les ennemis. […] Et aujourd’hui même nous ne redoutons pas moins que des pirates, assemblage de diverses bandes, atteignent le territoire de Paris et brûlent de tous côtés les églises de Christ voisines des rives de la Seine. Qui l’eût jamais cru, je vous prie, qu’un ramassis de brigands oserait de semblables entreprises ? Qui eût pu penser qu’un royaume si glorieux, si fortifié, si étendu, si peuplé, si vigoureux, serait humilié, souillé de l’ordure de pareilles gens ? […] Non, je ne pense pas que, il y a peu d’années encore, aucun roi de la terre eût imaginé, aucun habitant de notre globe eût consenti à ouïr que l’étranger entrerait dans Paris. Aussi me convient-il moins de commenter Jérémie que de pleurer et de me lamenter, car comme le verset suivant le fait connaître, ces malheurs multiples Ont POur Cause les PéChés du PeuPle, l’iniquité des Pasteurs et des Grands. C’est qu’en eFFet dePuis lOnGtemPs et OuVertement, POur ainsi dire, les juGements des justes sOnt tenus POur rien ; le sanG Verse sOn PrOPre sanG ; tOus en sOnt sOuillés et PartOut ils PrOmènent trOmPeries et FOurberies. […] Aussi la douleur du cœur doit-elle se traduire, comme je fais, par des cris et des gémissements, afin que, de concert avec le prophète, nous puissions déplorer nos mauvaises actions : Dieu brandit son glaive, il en menace nos cous et la hache est au pied de l’arbre, car notre esprit est rebelle au bien. Telle est la raison pour laquelle sévit le glaive des barbares, glaive sorti du fourreau du Seigneur. Voilà pourquoi, misérables que nous sommes, nous vivons impuissants, en butte aux atrocités des païens, aux guerres de cruels concitoyens, aux brigandages des ravisseurs, aux séductions, aux fraudes, et pourtant, chaque jour nous nous enflammons pour de plus grands crimes 27.

Dans cet extrait, j’ai mis en gras le passage qui décrit l’état idéal des relations entre Dieu et son peuple : la vie dans les vertus entraîne la protection divine. L’italique marque la description des fléaux, signes de la colère divine, conséquences des péchés commis, signalés par des Petites CaPitales. Ainsi, l’attaque et la conquête vikings se comprennent comme les expressions de l’ire de Dieu. Comme plusieurs de ses contemporains, Paschase attribue la défaite devant les Vikings aux

27. P. Radbert, Commentaire sur les lamentations de Jérémie, livre IV, PL 120, col. 1220 ; traduit par F. lOt, « La grande invasion normande », p. 14-15. Voir désormais l’édition critique : Expositio in Lamentationes Hieremiae libri quinque, éd. B. Paulus, Turnhout 1988 (CCCM 85).

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Émotions de Dieu au Moyen Âge déchirements des grands dans un empire carolingien en déroute. Les caractères gras et italiques permettent enfin de visualiser le remède proposé par Paschase afin de se réconcilier avec Dieu et de restaurer l’état idéal des relations : les pleurs, les lamentations, les cris et les gémissements, qui expriment la douleur du cœur, renvoient à la prise de conscience du péché. L’épicentre du raisonnement fait intervenir la colère divine, déchaînée par les iniquités des Francs, selon le scénario de la Genèse : lorsque les vertus furent remplacées par les vices, la punition divine n’a pas tardé ; l’unique remède serait le retour à une vie de vertu, qui ne peut être atteinte qu’en se repentant de ses péchés. Dans ce monde régi par Dieu, les agissements des hommes ne sont cependant pas dépourvus de valeur : les Francs, chrétiens, doivent être capables de défendre la foi contre ses ennemis, mais Dieu manifeste sa colère à juste titre si les hommes s’écartent du droit chemin. Comme souvent dans les écrits historiques utilisant le scénario de la colère divine, Paschase Radbert montre la direction à ses lecteurs, sans pour autant connaître le moment de réconciliation 28. D’origine biblique, ce schéma qui appartient à la culture commune des chrétiens d’Occident est connu de tous : il peut être actualisé dans diverses circonstances, lors d’attaques, d’invasions ou d’insuccès militaires mais aussi à l’occasion d’épidémies, de crises politiques ou économiques, et même d’intempéries et autres calamités naturelles. Nous le retrouvons à divers moments de la période viking en Occident, comme dans le fameux sermon au peuple anglais de Wulfstan II, archevêque de York entre 1010 et 1016 29, prononcé à l’époque de la dernière vague d’attaques danoises contre l’Angleterre. On le rencontre dans un chapitre des Histoires du chroniqueur bourguignon Raoul Glaber († 1047) qui décrit les iniquités des hommes au xie siècle et explique : « En raison des péchés du peuple, on vit se réaliser la phrase de Salomon : “Malheur à toi, terre 30 !” » Ailleurs, Raoul décrit une immense famine, qu’il interprète de même comme une punition

28. Sur la question du script, je remercie Xavier Biron-Ouellet pour ses suggestions. 29. Sermo Lupi ad Anglos, éd. D. Whitelock, Londres 1939, p. 33-52 ; Beowulf, A New Verse Translation, éd. R. M. Liuzza, Peterborough, Ont. 2000 , p. 196202. Version bilingue téléchargeable en ligne, http://www.phil-fak.uni-duesseldorf.de/fileadmin/Redaktion/Institute/Anglistik/Anglistik_I/Downloads/Archiv/ SS_07/WulfstSermo.doc, consulté le 25 juillet 2016. 30. « Propter peccata enim populi contigit tunc illud Salomonicum, quod ait : ‘Ve tibi

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Piroska Nagy des péchés des hommes : « Certains allèrent jusqu’à manger les algues des rivières pour échapper à la mort, mais en vain : il n’y avait d’autre moyen d’échapper à la fureur divine que de revenir à soi 31 » – ce qui, bien sûr, n’allait pas advenir : les lignes suivantes relatent un épisode d’anthropophagie causée par la famine, donc un péché qui aggrave encore le cas des hommes… Le scénario peut aussi être chargé d’une connotation eschatologique, ce qui alourdit l’injonction à la pénitence et à la conversion de mœurs ; fort souvent il est évoqué par bribes ou de manière allusive. Les récits mettant en œuvre ce scénario avec diverses variations pourraient être multipliés à peu près à chaque siècle, et dans des textes de natures variées. Il est plus intéressant d’évoquer un autre type d’usage de la colère de Dieu, moins fréquent. Révélée dans des visions au contenu prophétique, l’ire divine peut servir d’avertissement. Ainsi, Élisabeth de Schönau († 1164) rencontre la colère divine lors d’une vision cosmique (c’est-à-dire lors d’une vision où la sainte se voit, avec ses yeux intérieurs, s’élever dans les airs, et contempler la terre de l’extérieur, dans sa totalité sous la forme d’un globe, ou parfois l’univers entier) 32 : « De toute part dans le ciel [elle] vi[t] tomber comme des flèches de feu crochus sur la terre à la manière d’une épaisse chute de neige ». Comme elle s’inquiète qu’un feu si fort n’enflamme et ne consume toute la terre, l’ange qui l’assiste dans sa vision la rassure : « Ce n’est pas du feu, comme tu le crois, mais la colère de Dieu, qui viendra fondre sur la terre ». Il lui enjoint de révéler ses visions : « “Pourquoi caches-tu l’or dans la boue ? C’est

terre’ (Ecl 10,16). » R. Glaber, Histoires, livre IV, IV, 17, p. 252-253. Voir aussi p. 252, n. 45. 31. « Quidam vero fecere confugium evadende mortis ad radices silvarum herbasque fluviorum, sed nequicquam ; non ergo aufugium ire ultionis Dei nisi ad semetipsum. » R. Glaber, Histoires, livre IV, iV, 10, p. 242-243. 32. Sur les visions cosmiques, voir désormais les travaux de Patrick Henriet, que je remercie pour ce texte ; notamment « Espace et temps dans les visions cosmiques des saints », dans P. henriet, K. herbers et H-C. lehner (dir.), Hagiographie et prophétie (vie-xiiie siècle), Florence 2017 (Micrologus Library, 80), p. 111-126. Pour la définition de ce genre de vision, voir en amont P. COurCelle, « La vision cosmique de saint Benoît », Revue des études augustiniennes 13 (1967), p. 97-117 et P. hadOt, « La terre vue d’en haut et le voyage cosmique. Le point de vue du poète, du philosophe et de l’historien », dans J. sChneider et M. léGer-Orine (dir.), Frontiers and Space Conquest. The Philosopher’s Touchstone, Dordrecht/Boston/Londres 1988, p. 31-39.

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Émotions de Dieu au Moyen Âge la parole de Dieu qui est envoyée par ta bouche sur la terre, non pas pour être cachée mais pour être révélée à la louange et la gloire de notre Seigneur, ainsi que pour le salut de son peuple” ». Ayant dit ceci, l’ange éleva au-dessus de la sainte un fouet qu’avec grande colère et amertume, il abattit cinq fois sur elle, de sorte que les sœurs qui entouraient Élisabeth en vision étaient stupéfaites de voir son corps soumis à de violentes secousses 33. Ici, la colère divine qu’Élisabeth voit fondre sur la terre l’atteint dans son corps, à travers le geste de l’ange fouettard qui lui ordonne de révéler sa vision. Si nous n’apprenons pas de ce seul extrait la raison concrète du courroux divin, le but de son expression est, pour ainsi dire, classique : inviter le peuple de Dieu à la conversion des mœurs 34. Sans pouvoir l’explorer ici entièrement du fait de sa richesse et de sa complexité, il m’est nécessaire de signaler également une vision de Hildegarde de Bingen dans son Scivias, ou « Sache les voies » qui mériterait une étude à elle seule. L’ire de Dieu, désignée dans ce texte par le terme zelus en latin, est le sujet de la grande vision 5 de la troisième partie 35. Incarnée par une tête de feu, la colère divine est 33. « Et ecce angelus Domini veniens extulit me in sublime, ita ut omnes fines terre conspicerem. Et vidi quasi sagittas igneas hamatas ex omni parte de celo in terram cadentes secundum spissitudinem nivis. Tunc anxiata sum vehementer intra me, timens, hoc esse ignem, qui universam terram esset consumpturus. Et ait angelus ad me : Non est ignis, sicut putas, sed est ira dei, que ventura est in terram. Hec autem videre non cessavi usque ad horam sextam. Tunc paululum attraxi spiritum, et cepi redire ad me ipsam. Iterum autem venit angelus et stabat coram me dicens : Quare abscondis aurum in luto ? Hoc est verbum dei, quod missum est per os tuum in terram, non ut abscondatur, sed ut manifestetur ad laudem et gloriam domini nostri, et ad salvationem populi sui. Hoc dicto elevavit super me flagellum, quod quasi in iracundia magna quinquies mihi amarissime inflixit, totidemque vicibus concussa sum toto corpore, ita ut obstupescerent de concussione mea omnes sorores, que in circuitu mihi erant. » Die Visionen der hl. Elisabeth und die Schriften der Äbte Ekbert und Emecho von Schönau, éd. F. W. Roth, Brno 1884, I, 78, p. 37-38, cité par P. henriet, « Espace et temps », p. 124, n. 38. 34. Une autre apparition de la colère divine en contexte prophétique : Robert d’Uzès, Le livre des paroles, traduit dans le Livre des paroles de Robert : La parole rêvée, trad. P. amarGier, Aix-en-Provence 1982, 3-4, p. 104 ; « Les visions de Robert d’Uzès († 1296) », éd. J. biGnami-Odier, Archivum Fratrum Praedicatorum 25 (1955), p. 258-310. 35. Hildegarde de Bingen, Scivias, III, 5, CCCM 43A, p. 408-431. Traduction : Scivias. « Sache les voies » ou Livre des visions, éd. et trad. P. mOnat, Paris 1996, p. 472-497.

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Piroska Nagy exaltée par Hildegarde qui traite du problème du mal et des exemples bibliques de la vengeance divine avant d’adresser un avertissement à ses lecteurs. L’évocation ou l’allusion à la colère de Dieu, utilisée comme avertissement pour enjoindre à la pénitence, sous-tend souvent des gestes d’appel à la pénitence, comme au moment de la promulgation de la grande ordonnance de réformation du royaume de saint Louis en 1254. On pourrait en dire autant des divers mouvements en faveur de la paix, des alentours de l’An Mil au mouvement des Flagellants qui naît vers 1260 à Pérouse 36. On voit bien à partir de ces exemples que l’évocation de l’ire divine peut avoir une fonction très différente selon la nature des textes. Dans les textes historiques, hagiographiques et plus largement narratifs, elle sert le plus souvent à expliquer, à proposer une cause généralement admise à des événements négatifs survenus ; dans les visions – et ce serait le cas plus largement des textes spirituels, tout comme des documents normatifs – évoquer la colère de Dieu sert avant tout d’admonition pour motiver un changement de comportement, de politique ou de mœurs. L’émotion divine est subie par les humains ; elle vise à les faire réagir. Toutefois, dans les deux cas, le courroux divin met en œuvre le même script ou scénario d’origine biblique avec des variations selon le genre et donc le but du texte : dans le premier cas, c’est la première partie du script qui est invoquée ; dans le deuxième cas, la seconde partie. C’est bien ce scénario ou script qui commande et légitime l’inscription de la colère de Dieu dans l’univers des phénomènes médiévaux. Expériences individuelles d’émotions divines : l’amour et la souffrance Amour et souffrance sont solidement liés au cœur même du récit fondateur de l’anthropologie chrétienne. Fils de Dieu, le Christ est aussi Dieu incarné. Sa Passion survient par amour pour les hommes : Dieu sacrifie son Fils – et se sacrifie lui-même – afin de les sauver. Ce Dieu-amour est donc aussi amour-souffrance – un sentiment que l’on retrouve également chez sa mère Marie, sous une forme très accessible 36. M. Vallerani, « Mouvements de paix dans une commune de popolo : les flagellants à Pérouse en 1260 », dans R. M. dessi (dir.), Prêcher la paix et discipliner la société. Italie, France, Angleterre (xiiie-xve siècles), Turnhout 2005, p. 312-355.

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Émotions de Dieu au Moyen Âge aux gens du commun. Alors que cette partie du récit de l’histoire sainte qui permet de rapprocher l’humain et le divin autour des conséquences de l’Incarnation reçoit une attention sans cesse croissante à partir du xie siècle, il devient communément accepté que faire l’expérience de l’amour de Dieu implique celle de la souffrance. Lors de sa période de conversion, probablement vers 1294-1296 37, le Seigneur commence à parler à Angèle de Foligno († 1309) : Je suis l’Esprit Saint qui vins à toi pour te donner la consolation que jamais tu n’as goûtée. […] Ma fille, ma douce, ma fille, mon délice, mon temple, ma fille, mon délice, aime-moi, car je t’aime beaucoup, beaucoup plus que tu ne m’aimes. […] Je suis celui qui a été crucifié pour toi, qui a eu faim et soif pour toi, qui répandit son sang pour toi, tellement je t’ai aimée 38.

Elle ressent alors une grande douceur ; mais après le départ du Consolateur, Angèle vocifère et crie d’une voix stridente dans la basilique d’Assise, d’incompréhension et de douleur : « Amour non connu, et pourquoi me quittes-tu ? » (Amor non cognitus, et quare et quare et quare ?), et avoue au frère qui transcrit ses mots : « Je criais que je voulais mourir. J’avais une douleur énorme, car, au lieu de mourir, je demeurais ; alors, tous mes membres se disloquaient 39. » Cet épisode très connu de la vie d’Angèle, où l’expérience de l’amour divin est suivie par la souffrance de l’abandon dont le vécu (vivant encore, avec les membres disloqués) réplique l’épreuve du Christ sur la croix, donne le ton et le contexte de l’association entre amour et souffrance divins dans la culture et la littérature spirituelle des derniers siècles du Moyen Âge. Ces scènes d’échange d’amour et de souffrance sont ce que l’on qualifie communément de rencontres « mystiques ». Elles apparaissent en nombre sans cesse grandissant à partir des xiie-xiiie siècles dans l’hagiographie, mais aussi dans les 37. Pour la datation, voir D. bOquet, « Christus dilexit verecundiam. La honte admirable d’Angèle de Foligno et la cause des franciscains spirituels », Rives nord-méditerranéennes 31 : Histoire de la vergogne (2008). En ligne, http://rives.revues. org/2813, consulté le 12 octobre 2016. 38. A. thier, A. CaluFetti (éd.), Il Libro della beata Angela da Foligno (edizione critica), Grottaferrata 1985 (désormais abrégé Il Libro), Primus passus supplens, p. 180-182 ; Le Livre d’Angèle de Foligno, d’après les textes originaux (12851298), trad. J.-F. GOdet, Grenoble 1995 (désormais abrégé Le Livre), Premier pas supplémentaire, p. 74-75. 39. Il Libro, Primus passus supplens, p. 184 ; Le Livre, p. 77.

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Piroska Nagy écrits spirituels de leurs héros et héroïnes, qu’ils soient hommes ou femmes. Contrairement à la colère divine, dont les manifestations sont plutôt publiques et collectives, l’amour et la souffrance de Dieu s’expérimentent au Moyen Âge de façon individuelle, et en général dans le secret de l’intimité. Ici, il ne s’agit plus seulement de subir l’émotion de Dieu : on com-pâtit, autrement dit on aime ou souffre avec. La chronologie de ces expériences de l’émotion divine est également différente. Si la présence de la colère de Dieu dans les textes narratifs se densifie et se raréfie au rythme des péripéties pendant une très longue période de l’histoire chrétienne, les récits d’expériences personnelles de souffrance et d’amour de Dieu émergent, se multiplient et s’intensifient progressivement dans la seconde moitié du Moyen Âge. Pendant longtemps, on les a liées à la supposée (et beaucoup discutée) « naissance de l’individu » au xiie siècle ; il est aujourd’hui généralement admis qu’un sujet médiéval existe bel et bien au Viie comme au xie siècle, même si sa configuration anthropologique et ses formes d’expression sont différentes de celles de l’époque moderne, trop souvent prises pour canoniques 40. Il n’en reste pas moins que l’importance croissante accordée à la vie intérieure et à l’affectivité dont ces rencontres témoignent renvoie à une transformation profonde qui se déroule au cœur des mutations culturelles en cours en Occident pendant ces siècles centraux du Moyen Âge. Cette transformation touche conjointement l’image de Dieu et l’image de l’homme, la théologie et l’anthropologie, et se comprend comme l’arrivée à maturité de l’anthropologie affective de l’Occident médiéval. En lien étroit avec la 40. Au sein d’une bibliographie foisonnante, on peut retenir D. iOGna-Prat, « La question de l’individu à l’épreuve du Moyen Âge. Introduction générale », dans B. M. bedOs-rezak, D. iOGna-Prat (dir.), L’Individu au Moyen Âge. Individuation et individualisation avant la modernité, Paris 2005, p. 7-32 ; G. melVille, M. sChürer (dir.), Das Eigene und das Ganze. Zum Individuellen im mittelalterlichen Religiosentum, Münster 2003 ; O. bOulnOis, « Que cherchons-nous ? », dans id. (dir.), Généalogies du sujet de Saint Anselme à Malebranche, Paris 2007, p. 7-18 ; A. de libera, Archéologie du sujet, vol. I, Naissance du sujet, Paris 2007. Voir aussi l’entretien avec l’auteur, en ligne, http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article77, consulté le 23 octobre 2016. P. naGy, « Puissances médiévales de la passion incarnée », dans I. kasten (dir.), Machtvolle Gefühle, Berlin 2010, p. 311-329 ; pour un individu au Viie siècle, voir Valère du Bierzo, Œuvres autobiographiques, éd P. henriet et al., Paris, Belles Lettres, 2019 à paraître ; en attendant, P. henriet « Valère et ses démons », dans D. barthélemy, R. GrOsse (dir.), Moines et démons. Autobiographie et individualité au Moyen Âge central, Genève 2014, p. 13-25.

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Émotions de Dieu au Moyen Âge mise en forme de la théologie sacramentelle qui accentue l’importance de la médiation, se cristallise une attention croissante, désormais bien connue et analysée, prêtée à la personne humaine du Christ, le Dieu-homme 41. Dans le contexte d’une culture religieuse qui met à son centre l’Incarnation et la Passion, les passions ou émotions longtemps considérées comme des perturbations ou des mouvements de l’âme sont en passe de devenir un trait propre à l’homme, reliant le corps et l’âme. Au croisement des voies de la spiritualité monastique et des traductions scientifiques arrivant au cœur de l’Occident autour du xiie siècle, au point de rencontre de la philosophie naturelle, de la médecine et de la théologie, se cristallise un discours sur l’émotion, une psychologie tout à la fois savante et chrétienne 42, qui crée un terreau anthropologique fertile pour l’émergence de la mystique de l’affection incarnée, en dialogue avec les émotions divines. Dans ce qui suit, je propose d’esquisser, à l’aide de quelques exemples, la trajectoire de l’intensification et de la concrétisation des échanges affectifs entre dévots et Dieu, entre le xie et le xiiie siècles. Au tout début de cette période – dans sa Vita rédigée par Pierre Damien, vers 1042 – Romuald de Ravenne († 1027) s’adresse sur un ton chargé d’expression affective à Jésus, et reçoit son amour en retour. Le jeune moine, vivant alors en ermite au milieu des marécages du port antique de Ravenne est torturé, frappé, jeté à terre par les démons. Presque désespéré, il s’adresse à Jésus : « Cher Jésus, bien-aimé Jésus, pourquoi m’as-tu abandonné ? Est-ce que tu m’as donc entièrement livré entre les mains de mes ennemis ? » Ses mots provoquent la fuite des démons, « et aussitôt une telle componction d’amour divin enflamma le cœur de Romuald qu’il fondit en larmes comme la cire au soleil et il ne ressentit plus rien dans son corps meurtri de tant de coups 43. » Dans cet épisode d’une tonalité toute neuve au xie siècle, l’amour divin se 41. Voir avant tout A. VauChez, La Spiritualité du Moyen Âge occidental : viiiexiiie siècle, Paris 1994 ; R. FultOn, From Judgment to Passion. Devotion to Christ and the Virgin Mary, 800-1200, New York 2002. 42. Nous n’avons pas ici l’occasion de nous intéresser à ces discours scientifiques qui offrent une nouvelle place à l’émotion humaine. Ils constituent toutefois un pilier théorique fondamental des manifestations de l’émotion divine : à ce propos, voir D. bOquet, P. naGy, Sensible Moyen Âge, chap. Vi ; id., « Medieval Sciences of Emotions (11-13th c.): an Intellectual History », Osiris 31 (2016), p. 21-45. 43. P. Damien, Vita beati Romualdi, éd. G. tabaCCO, Rome 1957, chap. xVi, p. 40 ; trad. L. A. lassus, Saints Pierre Damien et Bruno de Querfurt, introduction de D. Giabbani, Namur 1962, p. 57.

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Piroska Nagy manifestant à Romuald est tout d’abord efficace : les démons, qui le torturaient depuis longtemps, disparaissent. Mais surtout, il est sensible : Romuald ressent dans son cœur enflammé par la componction, cette émotion de conversion particulière qui signale la venue de la grâce dans la littérature monastique depuis Grégoire le Grand, et qui s’exprime, sur le plan corporel, par les larmes 44. L’écriture de la Vita Romualdi précède d’environ 250 ans l’épisode du Liber d’Angèle, mais deux éléments clés concordent dans les deux textes. Le vécu de l’amour – bien qu’il soit exprimé autrement – et le sentiment d’abandon – bien qu’il intervienne dans un cas avant, et dans l’autre, après l’invasion de l’amour divin. Le cri de Romuald, citant le dernier cri de Jésus, « pourquoi m’as-tu abandonné ? », renvoie tout autant aux souffrances du Christ sur la croix que la torture que vit Angèle, analysée plus haut. Une première différence, de notre point de vue, mérite d’être soulignée : dans la Vie de Romuald, Jésus n’apparaît pas en personne pour lui dire « je t’aime » ; alors qu’Il noue un dialogue suivi avec Angèle, comme avec beaucoup de ses contemporain(e)s. Si une seconde différence concerne la dialectique des deux épisodes – Romuald est envahi par la componction divine en réponse à son cri d’abandon, alors que chez Angèle, le cri suit l’expérience et les mots d’amour –, dans les deux cas cependant, le dévot épouse la posture du Christ souffrant, en lien avec (avant ou après) la réception de l’amour divin. Amour et souffrance s’entrelacent, tout comme le fidèle et Dieu s’entrelacent à travers elles. Dans les deux textes, ces épisodes ne sont qu’un parmi d’autres, témoignant de la communication intime avec Dieu, sur un itinéraire où l’amour divin – signalé dans un cas par le don des larmes, premier charisme corporel de l’Occident médiéval 45, dans l’autre par les apparitions et échanges – guide son élu(e) à travers une série d’épreuves, vers sa sainteté et son salut. Sur ce chemin, pour Romuald, la présence divine et celle des larmes, qui en sont la preuve, composent une expérience non-figurative aux éléments inextricablement liés. Angèle quant à elle, comme plusieurs de ses contemporaines, rencontre Dieu sous diverses formes : il lui parle, intervient dans sa vie, lui fait toucher son corps… Avant l’épisode des mots d’amour cités plus haut, alors qu’Angèle monte vers Assise par une petite route, pour se rendre à l’église de Saint François 44. P. naGy, Le don des larmes. Un instrument spirituel en quête d’institution (ve-xiiie s.), Paris 2000, chap. ii, p. 124-133, et l’annexe, p. 421-430. 45. Voir ibid.

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Émotions de Dieu au Moyen Âge dans laquelle ses célèbres cris auront lieu, elle entend : « Je suis l’Esprit Saint qui vins à toi pour te donner la consolation que jamais tu n’as goûtée. Je vais venir avec toi, à l’intérieur de toi, jusqu’à saint François et personne ne comprendra. Je veux venir en parlant avec toi sur cette route 46. » Dès lors, une longue conversation s’engage entre Angèle, au départ incrédule, et l’Esprit. Plus tard, elle affirme voir Dieu, qui continue à l’assurer de son amour 47 ; la conversation devient alors régulière, sinon incessante. Le passage du type d’expérience décrit dans la Vie de Romuald à celui du Livre d’Angèle s’inscrit dans le contexte esquissé plus haut, dont le bref rappel ne suffit cependant pas pour expliquer la transformation de l’expérience elle-même, qu’il convient de mettre en rapport avec plusieurs évolutions entrelacées et parallèles touchant aux pratiques spirituelles, analysées récemment par Cédric Giraud 48. Depuis le xie siècle, le genre et la pratique de la méditation sont en plein développement, et d’abord dans les milieux monastiques et spirituels. À partir d’une tradition élaborée entre l’époque des Pères et les temps carolingiens, qui utilise les psaumes comme support de la méditation, une révolution s’esquisse à la fin du xie siècle, dans le milieu des moines réformateurs italo-normands 49. Jean de Fécamp († 1078) oriente la pratique de la prière méditative, au cœur de la lectio divina et étroitement liée à la manducation du texte biblique, vers une recherche affective de Dieu 50. Son œuvre principale est un long florilège méditatif destiné à une élite spirituelle 51. Parvenue à nous en trois rédactions différentes, elle a été diffusée dans sa rédaction ultime par son envoi à la fois à l’impératrice Agnès de Poitiers et à

46. Il Libro, Primus passus supplens, p. 180 ; Le Livre, p. 74. 47. Il Libro, Secundus passus supplens, p. 210 ; Le Livre, p. 90. 48. C. Giraud, Spiritualité et histoire des textes entre Moyen Âge et époque moderne. Genèse et fortune d’un corpus pseudépigraphe de méditations, Turnhout 2016, partie I, p. 33-256. 49. Voir aussi P. naGy, Le Don des larmes au Moyen Âge, chap. iii. 50. C. Giraud, Spiritualité et histoire des textes, p. 47. 51. J. leClerCq, J-P. bOnnes, Un maître de la vie spirituelle du xie siècle, Jean de Fécamp, Paris 1946 ; voir aussi L. manCia, « The Invention of a Suffering God. Emotional Reform at the Eleventh-Century Monastery of Fécamp », thèse de doctorat (en cours de publication), Université Yale, 2013, et en attendant : L. manCia, « John of Fécamp and Affective Reform in Eleventh-Century Normandy », Anglo-Norman Studies 37 (2015), p. 161-179 ; C. Giraud, Spiritualité et histoire des textes, p. 39-40 sq.

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Piroska Nagy une moniale inconnue. L’abbé de Fécamp y propose la contemplation affective dans un retrait total de ce monde vers un espace intérieur de silence permettant d’embraser l’amour divin. Dans ce texte, le lien à Dieu est encore spirituel, intérieur, avant tout l’objet d’un désir, d’un élan qui peut mener jusqu’à l’expérience du rapt amoureux, la vision de Dieu 52 : l’émotion est celle du fidèle en quête de réponse de son bien-aimé. À la génération suivante, avec Anselme de Cantorbéry, la pratique et le genre littéraire de la meditatio se distinguent de la lectio divina et de la tradition des libelli precum carolingiens. Des textes de prière de genre nouveau, servant de support privilégié à la méditation affective, détachent cette pratique de leur base biblique ; des recueils autonomes commencent à circuler 53. Entre le xie et la fin du xiie siècle, la pratique méditative, qui offre une place privilégiée à l’introspection et à la recherche affective de Dieu, gagne sa place autonome dans la vie régulière, pendant que les textes qui le supportent se multiplient 54. Au xiiie siècle se développe une iconographie qui la soutient 55 ainsi qu’une méthode systématisée sous la plume de Bonaventure 56 ; la pratique elle-même, longtemps l’apanage exclusif du monde des cloîtres, devient accessible à tous ceux et celles qui se vouent à une vie spirituelle, quel que soit leur statut juridique. Si ce processus méditatif promeut le rapprochement, sinon l’identification aux figures de l’histoire sainte dès ses débuts retracés ici, une

52. Jean de Fécamp, Confessio theologica, éd. J.-P. bOnnes, J. leClerCq, Un Maître de la vie spirituelle du xie siècle, Jean de Fécamp, Paris 1946, p. 182 ; C. Giraud, Spiritualité et histoire des textes, p. 41. 53. C. Giraud, Spiritualité et histoire des textes, p. 28, 47 ; en amont, voir A. wilmart, « La tradition des prières de saint Anselme. Tables et notes », Revue bénédictine 26 (1924), p. 52-71 et J.-F. COttier, Anima mea. Prières privées et textes de dévotion du Moyen Âge latin, Turnhout 2001. 54. C. Giraud, Spiritualité et histoire des textes, p. 58-82 sq. 55. Dans une bibliographie dense, voir avant tout S. rinGbOm, « Images de dévotion et dévotions imaginatives. Notes sur le rôle de l’art dans la piété du Moyen Âge », dans id., Les Images de dévotion, xiie-xve siècle, Paris 1995 (19691) ; J. F. hamburGer, Peindre au couvent : la culture visuelle d’un couvent médiéval, Paris 2000 ; id., The Visual and the Visionary: Art and Female Spirituality in Late Medieval Germany, New York 1998, chap. ii, p. 111-148. Une mise au point récente du point de vue des émotions : B. d’hainaut-zVeny, « L’ivresse sobre. Pratiques de “rejeu” empathiques des images religieuses médiévales », dans D. bOquet, P. naGy, Le Sujet des émotions, p. 393-413. 56. C. Giraud, Spiritualité et histoire des textes, p. 113-115.

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Émotions de Dieu au Moyen Âge étape importante sur ce chemin est franchie par Aelred de Rievaulx au xiie siècle – étape que les lignes extraites de La vie de recluse (De institutione inclusarum), écrite à sa sœur, illustrent bien : Voilà, ma chère sœur, quelques semences de méditations spirituelles sur la mémoire des bienfaits passés du Christ, sur l’expérience de ceux du présent, l’attente de ceux du futur. J’ai pris soin de les semer pour que naisse et croisse à partir d’eux avec plus d’abondance le fruit de l’amour divin, de sorte que la méditation suscite l’affection, que l’affection fasse naître le désir, que le désir suscite les larmes, des larmes qui soient le pain de tes jours et de tes nuits, jusqu’à ce que tu paraisses en sa présence, sois reçue en ses bras et que tu dises la parole du Cantique : mon bien-aimé est à moi et moi à lui (Cant 2, 16) 57.

Les étapes de la méditation affective décrites ici amènent progressivement la recluse, une vierge consacrée, donc épouse du Christ, à voir et à sentir Dieu, son amoureux. Il lui est promis que son désir de Dieu apporte l’embrassement, l’union mystique, au bout du chemin. La tradition exégétique qui assimile le Christ au bien-aimé et l’Église ou l’âme à la bien-aimée est également reprise par saint Bernard dans ses sermons sur le Cantique ; le succès ultérieur de cette figure exégétique est le plus souvent lié à son nom. Pourtant, Aelred de Rievaulx a écrit deux traités dont la visualisation théâtrale des scènes de la vie du Christ et une lecture participative (qui par là même devient un rejeu intériorisé de ces épisodes) sont les outils principaux : Quand Jésus eut douze ans (De Jesu puero) et La vie de recluse (De institutione inclusarum) cité plus haut. La méditation affective qu’ils promeuvent favorise le développement de l’imaginaire amoureux dans la description de ces rencontres qui, à partir de la même époque, la seconde moitié du xiie siècle, connaissent aussi une progressive incorporation. Lisons seulement une scène de La vie de recluse, pour mieux se figurer la démarche méditative proposée : Entre maintenant dans la maison de Simon le pharisien, et regarde ton Seigneur qui a pris place à table. Approche avec la bienheureuse pécheresse jusqu’aux pieds du Seigneur, baigne-les de tes larmes, essuie-les avec ta chevelure, couvre-les de baisers et de parfums. N’es-tu pas déjà tout embaumée de cette liqueur sacrée ?

57. Aelred de Rievaulx, De institutione inclusarum, 33, SC 76, p. 164-167, trad. de C. Giraud, Spiritualité et histoire des textes, p. 84, n. 206.

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Piroska Nagy Si jusqu’à présent il t’a refusé l’approche de ses pieds, insiste, prie, lève vers lui des yeux gonflés de larmes, et par de profonds soupirs et d’inexprimables gémissements arrache-lui l’objet de tes désirs. Lutte avec Dieu comme Jacob, pour qu’il prenne plaisir à se laisser vaincre. Il te semblera parfois qu’il détourne les yeux, qu’il fait la sourde oreille, qu’il te cache ces pieds que tu cherches à toucher ; peu importe, continue à la supplier à temps et à contretemps, à t’écrier : « Jusques à quand détournerez-vous de moi votre face (Ps 12,1) ? Jusques à quand crierai-je sans être exaucée (Ps 21, 3) ? Rendez-moi ô bon Jésus, la joie de votre salut (Ps 50,14). Car mon cœur vous a dit : J’ai cherché votre face ; Seigneur, je ne veux que votre face (Ps 26, 8). Mais comment refuserait-il à une vierge ces pieds qu’il a laissés baiser par une pécheresse ? […] » 58

L’originalité de la méthode proposée ici, qui va bien plus loin que ne faisaient les textes méditatifs de la période précédente, consiste à mettre en scène un échange affectif vivant et intense entre Jésus et la recluse à partir d’un épisode bien connu des Évangiles. La lectrice est invitée à entrer dans la scène évangélique, à y participer pleinement, en prenant le rôle de la pécheresse. Par les cris qu’elle doit pousser – extraits de psaumes bien connus par quiconque connaît la vie régulière – et par des recommandations visant à intensifier l’échange, l’auteur non seulement scénarise, mais aussi prescrit ce que sa lectrice doit vivre, visualiser et ressentir. Il décrit, en outre, les gestes et les émotions du Christ, qui peut refuser les avances dévotes. Marie-Madeleine, et la lectrice qui s’identifie à elle, ne doivent pourtant pas céder pour parvenir à ses fins : Jésus doit prendre plaisir à se faire aimer. Cette démarche méditative se répand au fur et à mesure que les textes la mettant en avant se diffusent et se multiplient ; elle devient la base de la pratique de dévotion au xiiie siècle. On la rencontre dans les vitae, où les échanges affectifs et corporels avec une figure divine ou d’autres figures de l’Histoire sainte deviennent de plus en plus fréquents, détaillés et intenses. Les auteurs prennent le soin de décrire de plus en plus les échanges imaginaires mettant en scène l’émotion divine et l’émotion humaine qui se mêlent et s’entrelacent ; la participation du corps, l’attention à l’incorporation des émotions prend de plus en plus de place dans les expériences et leur description. Prenons comme exemple la vita de Lukarde d’Oberweimar († 1309), une cistercienne allemande peu connue, contemporaine d’Angèle de 58. Ibid., 31, SC 76, p. 124-127.

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Émotions de Dieu au Moyen Âge Foligno, dont la seule trace subsistante est sa vita, écrite peu après sa mort par un auteur anonyme, très probablement cistercien 59. Entrée au couvent à douze ans, elle a des difficultés à s’intégrer à la communauté ; en revanche, dès le début du récit, elle connaît des visions et des apparitions. Sa seconde vision (relatée au chapitre 4 du récit qui en contient 98) met en scène Jean Baptiste qu’elle voit en prière, et qui lui accroche au cou une parure dorée qu’il porte sur le bras en expliquant : « Jésus veut que tu sois toujours ornée 60 ». Comblée par cette expression d’amour de son époux céleste, la cistercienne comprend alors ses souffrances qui soudainement prennent sens : elles deviennent les preuves de son élection. Sans surprise, dès le chapitre suivant, elle tombe malade et le restera jusqu’à la fin de sa vie. La Vita donne de nombreux détails sur ses souffrances et ses infirmités, récompensées dès le chapitre 6, et de manière régulière, par la présence, la consolation, les preuves d’amour de la Vierge et du Christ. Au chapitre 7, la jeune femme, remplie de désir ardent de recevoir la grâce, se voit en vision traverser une porte, derrière laquelle elle perçoit le Crucifié, encore vivant et sanguinolent, en souffrance. Lorsqu’elle se jette à genoux devant lui pour demander comment elle pourrait l’aider, elle voit d’abord le bras droit du Christ pendre douloureusement, qu’elle essaye alors de tenir tant bien que mal. Mais Jésus lui dit : « Joins tes mains à mes mains, tes pieds à mes pieds… Pour que je sois ainsi aidé par toi et que ce soit plus léger pour moi ! » Prenant la posture requise, qui réplique celle de Jésus sur la croix, Lukarde sent une douleur amère dans les pieds et les mains, comme une blessure intérieure, sans que de signes visibles apparaissent 61. L’imitatio littérale de la pose du Crucifié, dédoublée du contact corporel, lui transmet les stigmates qui restent dans un premier temps invisibles, intérieurs.

59. Anonyme, Vita venerabilis Lukardis monialis O.C. in superiore Wimaria, éd. J. de baCker, Analecta Bollandiana 18 (1899), p. 305-367 (désormais : VLO) ; voir A. M. kleinberG, Prophets in their Own Country. Living Saints and the Making of Sainthood, Chicago 1992, p. 99-125 ; P. naGy, « Sensations et émotions d’une femme de passion : Lukarde d’Oberweimar († 1309) », dans D. bOquet, P. naGy, Le Sujet des émotions au Moyen Âge, p. 323-351, et pour une bibliographie sur la sainte, P. naGy, « Sharing Charismatic Authority by Body and Emotions: the Marvellous Life of Lukardis von Oberweimar (c. 1262-1309) », dans V. Fraeters, I. de Gier (éd.), Mulieres religiosae: Shaping Female Spiritual Authority, Turnhout 2014, p. 109-126, n. 4, p. 110. 60. VLO, IV, p. 312. 61. VLO, VII, p. 314. Souligné par nous.

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Piroska Nagy Dans cette scène, on retrouve la méthode élaborée par Aelred : par la porte qu’elle traverse, elle entre dans un tableau représentant le crucifix, où elle peut s’engager dans un échange affectif, verbal, corporel avec le Christ en personne. Le partage de la souffrance christique marque le début de la longue transformation charismatique de Lukarde. Deux ans plus tard, la nuit de la saint Grégoire marque un moment décisif dans ce processus. La jeune femme reçoit la visite du Christ en la figure d’un beau jeune homme. Il s’assoit près de son lit, lui prend la main dans la main et la serre en disant : « je veux que tu souffres avec moi ». Par cette preuve et expérience de l’amour christique, Lukarde reçoit littéralement l’impression des stigmates dans son corps : si elle les porte depuis deux ans intus, ils apparaissent aussi foris et scellent sa destinée hors du commun. L’expérience de l’amour-souffrance divine est incarnée, aussi sensible que visible. Bien qu’elle tente de cacher ses stigmates, comme il se doit, une fois révélés à la communauté, ceux-ci font d’elle une eucharistie vivante, un corpus christi qui bat au rythme du calendrier liturgique tout au long de sa vie 62. La participation à la souffrance du Christ devient pour elle un état de vie permanent, qui assure tant son aura spirituelle au couvent que son salut. Le parcours que l’on vient de suivre de Romuald à Angèle et à Lukarde permet de saisir le fonctionnement et le déploiement progressif des expériences humaines de souffrance et d’amour divins. On le sait, les charismes affectifs incarnés sont le lot d’une élite spirituelle réduite : ces partages d’expériences émotionnelles qui surviennent lors d’un contact direct, de plus en plus souvent corporel, avec une figure divine sont les preuves et les témoignages de l’appartenance à cette élite de la compassio. Aussi, dès le début du xiiie siècle, les hommes et les femmes écartés (ou restant à l’écart) du sacerdoce cherchent-ils de plus en plus souvent à entrer directement en contact avec Dieu, en contournant la médiation ecclésiale : l’expérience sensorielle, incarnée et affective de Dieu leur procure une fama et une autorité spirituelle qui leur sont inaccessibles par la voie traditionnelle de l’institution.

62. Voir G. klaniCzay, « Illness, Self-inflicted Body Pain and Supernatural Stigmata. Three Ways of Identification with the Suffering Body of Christ », dans C. krötzl, K. mustakalliO, J. kuuliala (éd.), Infirmity in Antiquity and the Middle Ages: Social and Cultural Approaches to Health, Weakness and Care, Londres/New York 2015, p. 119-136.

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Émotions de Dieu au Moyen Âge Les scénarios peuvent sembler variés, selon que le héros ou l’héroïne du récit entre dans l’histoire sainte en tant que figure du Christ ou en prenant le rôle d’un(e) autre protagoniste de la scène rejouée. Pourtant, le déroulement du processus est identique : ces partages momentanés, lors de prières, de méditations, de rapts ou de visions, aident le ou la fidèle à rendre peu à peu permanent l’échange affectif avec Dieu, un état spirituel où l’on vit en compagnie de Dieu et en empathie avec lui – une expérience qui transforme l’existence entière. Romuald, qui s’adresse d’une nouvelle façon au Christ, lui parle en termes humains, amoureux, comme à son bien-aimé. Dans un épisode fondamental de la Vita, le saint ermite reçoit le don des larmes, mais aussi la révélation des mystères de l’Écriture, la contemplation de la divinité, autant de preuves de l’amour divin : Désormais, tant qu’il vécut et quand il voulut, il versait très facilement des flots de larmes et de nombreux mystères lui furent révélés. Fréquemment, une contemplation telle de la divinité le ravissait que, tout en larmes, brûlant d’une ardeur d’amour ineffable, il s’écriait : « Cher Jésus, ô cher, mon doux miel, désir ineffable, douceur des saints, suavité des anges », et autres choses semblables. Sous l’impulsion du Saint-Esprit, il disait cela d’une âme jubilante et nous sommes incapables d’exprimer de tels transports avec nos mots humains 63.

Angèle, sur son chemin, quitte tout et entre également dans une relation intime de compassion incorporée avec Dieu. Lukarde, on l’a vu, reçoit les stigmates, preuves de sa conformation au Christ ; dans la seconde partie de la Vita, elle en fait profiter ses sœurs. Ces rencontres impliquent une expérience sensorielle et affective faisant intervenir de manière conjointe le corps et l’âme, l’homme intérieur et l’homme extérieur, dont les frontières respectives sont alors transgressées ou estompées jusqu’à devenir floues ; l’union à Dieu leur faisant même disparaître leurs contours ou leur identité. Parfois, l’habitation par Dieu ne se fait pas affective mais anime plutôt des prophéties, comme chez Hildegarde, ou chez ceux qui disent explicitement que Dieu parle par leur bouche, tel le prédicateur visionnaire Robert d’Uzès à la fin du xiiie siècle, ou Marguerite Porète qui dit écrire son Miroir sous sa dictée.

63. P. Damien, Vita beati Romualdi, chap. 31, p. 67-68 ; trad. L. A. lassus, p. 82. Sur cet épisode, voir également P. naGy, Le Don des larmes, p. 177-178.

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Piroska Nagy Il convient, pour conclure, de revenir sur un point de théologie. Jésus, le médiateur, à la fois Dieu et homme, est certainement la figure trinitaire la plus populaire et la plus familière de la seconde moitié du Moyen Âge. À travers son amour-souffrance, il devient le modèle et le medium par excellence de l’affection incarnée. Le récit de sa vie, de la naissance à la mort, est repris dans le moindre détail tant par les textes de dévotion que par les prédicateurs qui prêchent, à partir du début du xiiie siècle, de plus en plus souvent en langue vulgaire ; leur font écho les textes et les images de dévotion, diffusés également aux derniers siècles du Moyen Âge en direction des laïcs. Pourtant, le Dieu dont nos héros et héroïnes rencontrent la souffrance et l’affection est tour à tour nommé Jésus, le Saint-Esprit, parfois simplement Dieu. Bien sûr, ce Dieu est humanisé ; mais il n’est pas nécessairement identifié comme étant Jésus-Christ. Les auteurs de nos récits ne semblent pas beaucoup se soucier de correction théologique, leurs lecteurs ou leurs auditeurs encore moins. Fait incontestable du monde médiéval, discutée sur le plan théorique dès les débuts du christianisme, l’émotion divine connaît un déploiement progressif en termes chronologiques pendant le Moyen Âge. Bien que les épisodes évoquant la colère de Dieu dans les chroniques et les divers textes narratifs ou normatifs soient récurrents dans la longue durée parce qu’ils participent à une explication chrétienne de l’histoire, l’essor de l’expérience humaine de l’émotion divine sous la forme de la participation à l’amour-souffrance christique permet de parler d’une véritable promotion de l’émotion de Dieu lors des derniers siècles médiévaux, recherchée par des individus de toute condition. Toutefois, cette valorisation reste circonscrite en termes de genre littéraire : l’hagiographie, les textes spirituels et dévotionnels, et l’iconographie qui leur est liée en restent les dépositaires privilégiés – des genres qui, à la faveur de leur diffusion en langue vulgaire auprès des laïcs, ne cessent de croître alors en popularité. Qu’elle se manifeste comme colère ou comme amour-souffrance, sous une forme subie ou activement recherchée dans la dévotion, l’émotion divine médiévale intervient au service de la dynamique de la conversion.

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–I–

Matrices bibliques et philosophiques, entre immutabilité de Dieu et anthropopathie

LES ÉMOTIONS DE DIEU DANS L’EXÉGÈSE MÉDIÉVALE Gilbert dahan Centre national de la recherche scientifique École pratique des hautes études, PSL Laboratoire d’études sur les monothéismes – IEA

e

lisant un commentaire contemporain de l’Exode, j’ai constaté que l’une des traductions « autorisées » américaines actuelles de la Bible 1 donne, pour l’affirmation divine d’Ex 20, 5 que nous traduisons généralement « Je suis un Dieu jaloux », ‫כי אנכי יי אלהיך אל קנא‬, « For I the lOrd your God am an impassioned God ». Cette traduction accompagne le commentaire de l’exégète américain Nahum Sarna, qui, préférant cependant la traduction habituelle « a jealous God », notait que la racine qn’, dont le sens premier était « devenir intensément rouge », en venait à désigner l’ardeur, le zèle, la rage et la jalousie 2. Déjà, la notion d’un « Dieu jaloux » heurte quelque peu notre conception d’une divinité transcendante, qui n’est pas affectée par les émotions humaines – et Bernard Renaud avait étudié soigneusement le transfert sémantique de la jalousie humaine à la jalousie divine 3. Mais la traduction impassioned, « passionné, sujet aux passions », est encore plus dérangeante. Comment un Dieu dont on nous répète qu’il n’a rien de commun avec les hommes peut-il être ainsi sujet aux aspects les plus caractéristiques de l’humanité, livrée aux émotions, aux passions ? Les savants n

1. 2. 3.

The New Jewish Publication Society Translation, Philadelphie 1989. La King James Version avait « For I the lOrd thy God am a jealous God ». Voir ci-après pour quelques traductions françaises. N. sarna, The JPS Torah Commentary. Exodus, Philadelphie 1991, p. 110. B. renaud, Je suis un Dieu jaloux. Étude d’un thème biblique, Paris 1963 (Lectio divina 36).

10.1484/M.BEHE-EB.5.117299

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Gilbert Dahan qui ont voulu tirer une théologie de l’Ancien Testament se sont heurtés à ce problème. Par exemple, Edmond Jacob consacre un chapitre à « La colère de Dieu » en relevant les occurrences nombreuses de cette expression dans la première partie de la Bible et explique par ailleurs le recours à un langage anthropomorphique par le fait que le Dieu de l’Ancien Testament est avant tout un Dieu vivant 4. Abraham Heschel mettait au cœur de son étude sur les Prophètes la notion de pathos divin, considéré comme le lien pouvant relier Dieu à l’homme, le prophète étant précisément celui qui, par un mouvement propre de « sympathie », transmet à l’homme l’émotion de Dieu 5. Le problème fait évidemment l’objet de nombreuses questions dans la théologie du Moyen Âge, ne serait-ce que parce qu’il est clairement formulé (et résolu) dans les Sentences de Pierre Lombard : Le commandement, l’interdiction et le conseil, bien qu’il s’agisse de trois choses différentes, sont désignés tout de même d’un seul mot, « volonté de Dieu », parce qu’ils sont les signes de la volonté divine. De la même manière, les signes de la colère sont appelés « colère », les signes de l’amour sont appelés « amour ». On dit que Dieu est en colère, et il n’y a aucune colère en Lui ; mais ce sont seulement les signes extérieurs, par lesquels Dieu est montré être en colère, qui sont appelés « sa colère ». Et c’est une figure de style (figura dicendi) selon laquelle ce qui est dit n’est pas faux mais vrai ; ce qui est vrai est voilé cependant par le nuage du trope 6.

Il serait très intéressant pour nous d’examiner les commentaires des Sentences, y compris ceux du xVie siècle, ou les textes qui reprennent ce passage, comme la Somme théologique de Thomas d’Aquin 7. Mais 4.

5. 6.

7.

98

E. jaCOb, Théologie de l’Ancien Testament, 2e éd., Neuchâtel 1968, p. 91-93 et p. 28-32. Voir également les considérations sur le « Dieu jaloux » de G. VOn rad, Théologie de l’Ancien Testament, trad. fr. E. de Peyer, t. I, 3e éd., Genève s. d., p. 179-185. A. hesChel, The Prophets, t. II, New York 1962. Sententiae, lib. I, dist. 45, c. 6, § 2, éd. de Quaracchi, t. I, Grottaferrata 1971, p. 310 : « Quare praeceptio et prohibitio et consilium dicantur Dei voluntas. Ideo autem praeceptio et prohibitio atque consilium, cum sint tria, dicitur tamen unumquodque eorum ‘Dei voluntas’, quia ista signa sunt divinae voluntatis. Quemadmodum et signa irae dicuntur ira, et dilectionis signa dilectio appellantur. Et dicitur iratus Deus, et non est ira in eo aliqua ; sed signa tantum quae foris fiunt, quibus iratus ostenditur, ira ipsius nominantur. Et est figura dicendi secundum quam non est falsum quod dicitur sed verum, quod dicitur sub tropi nubilo ombumbratur. » Notamment Summa theol. Ia, q. 3, a. 2 ; q. 59, a. 4, etc. Cf., par exemple, le

Émotions de Dieu dans l’exégèse médiévale je me limiterai ici principalement au traitement du problème dans l’exégèse, notamment du xiiie siècle. J’exposerai d’abord les principes généraux et j’étudierai l’exégèse de quelques versets montrant Dieu sujet à des émotions humaines : Gn 6, 6 ; Ex 20, 5 ; Job 2, 3. J’évacue totalement de cette étude le Nouveau Testament qui, nous proposant Dieu incarné dans un homme, fournit ainsi une réponse à l’interrogation fondamentale mais suscite en retour d’autres problèmes, tout aussi ardus. Principes d’exégèse Les principes généraux sont constamment rappelés dans les commentaires des versets choisis (et ailleurs, bien évidemment). Le premier est l’un des fondements de l’herméneutique médiévale : l’Écriture sainte transmet la Parole de Dieu dans le langage des hommes – ceci est vrai aussi bien pour l’herméneutique juive que pour l’herméneutique chrétienne 8. Je ne travaille que sur les textes chrétiens, mais je rappelle tout de même l’adage rabbinique très souvent cité, Dibera Torah, ki-leshon beney ’adam, « Les paroles de la Bible sont comme la langue des fils de l’homme » ; je relève que cet adage est cité dans les commentaires de David Qimhi et de Nahmanide sur Gn 6, 6. Dans mon ouvrage sur l’exégèse médiévale, j’avais également cité l’affirmation semblable d’André de Saint-Victor, Nostris, ut sepe dictum est, de Deo loquens scriptura sermonibus utitur (dans son commentaire d’Is 52, 5), « Comme cela a été souvent dit, l’Écriture, parlant de Dieu, utilise nos propres mots ». Mais j’aime aussi citer la belle explication de Pierre de Jean Olieu sur Gn 2, 19 :

8.

commentaire de Bonaventure sur I Sent., dist. 45, dub. 10, ed. minor de Quaracchi, Florence 1934, t. I, p. 648 (resp.) : « Dicendum quod irascibilis aliquo modo sonat in imperfectionem de ratione sui nominis ; et ideo dicunt aliqui quod nullo modo recipitur in Deo nisi transsumptive… Quia ira habet passionem coniunctam de ratione sui nominis, ideo non recipitur in Deo nec irascibilis nec ira, nisi transsumptive et sermone tropico. Et notandum quod Deus habet signa irae, non quae significant iram in ipso, sed quae significant iram in nobis et vere, quando in nobis sunt. » Voir G. dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval (xiiexive s.), Paris 1999, p. 38-45.

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Gilbert Dahan pour voir comment il les appellerait. Mais est-ce que Dieu ne savait pas cela d’avance ? Et est-il possible qu’il apprenne quelque chose à partir de nos actes ? Il faut dire que l’Écriture use souvent d’une telle manière de parler. En effet, elle parle de Dieu d’une manière humaine, comme une mère qui babille avec ses bébés pour leur apprendre ainsi progressivement à parler 9.

D’une manière moins imagée, le principe est constamment rappelé dans les commentaires, comme on en aura plus loin quelques exemples. Ses conséquences sont importantes : le côté « humain » de l’écriture biblique se trouve pris en compte – et, par exemple, il justifie le remarquable travail de critique textuelle entrepris notamment au xiiie siècle, mais aussi résout nombre de difficultés. Une autre manière d’expliquer les anthropomorphismes est d’y voir des figures de style, comme c’était le cas dans les Sentences. L’analyse des métaphores, particulièrement dans les textes prophétiques, permet d’apporter des réponses, avec notamment l’étude rigoureuse de la translatio, du transfert de sens 10. Mais dans les commentaires qui constituent le présent corpus, je n’ai trouvé qu’une seule identification comme métaphore, chez Nicolas de Gorran sur Gn 6, 6, dans les dubitabilia : Sur Touché de douleur dans son cœur, intérieurement. Il semble que cela soit mal exprimé, puisque la douleur est une passion. Or aucune passion ne concerne Dieu, donc la douleur non plus. Réponse. Au sens propre, la douleur n’est pas en Dieu mais seulement au sens métaphorique. On dit que Dieu a de la douleur quand il agit comme le fait d’habitude quelqu’un qui a de la douleur. Un homme dolent détruit la chose qu’il a faite ; ainsi dit-on que Dieu a de la douleur quand il a détruit l’homme qu’il avait fait 11.

Peter of John Olivi on Genesis, éd. D. FlOOd, St. Bonaventure (N. Y.) 2007, p. 123 : « Ut videret quid vocaret ea. Sed numquid hoc Deus bene praesciebat aut numquid ipse aliud potest addiscere ex operibus nostris ? Dicendum quod Scriptura saepe utitur tali modo loquendi. Loquitur enim de Deo humano more, quasi mater balbutiens cum infantulis suis, ut sic eos pedetemptim doceat loqui. » 10. Voir mon étude « Saint Thomas d’Aquin et la métaphore. Rhétorique et herméneutique », Medioevo 18 (1992 – paru en 1994), p. 85-117 [repris dans Lire la Bible au moyen âge. Essais d’herméneutique médiévale, Genève 2009 (Titre courant 38), p. 249-282]. 11. Ms. Paris, BnF lat. 14416, fol. 38v°b : « Item super illud : Tactus dolore cordis intrinsecus. Et videtur male dictum, quia dolor est passio, sed nulla passio cadit in 9.

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Émotions de Dieu dans l’exégèse médiévale Cependant les textes théologiques ont recours à la métaphore, dans leur étude des transferts de langage opérés pour désigner Dieu 12. En revanche, une autre figure de style est constamment nommée, celle que les exégètes médiévaux appellent antropospatos. On reconnaît un terme grec, ἀνθρωποπαθῶς. Le terme ne figure pas dans les lexiques courants du moyen âge, l’Elementarium de Papias ou les Derivationes de Huguccio de Pise – ni d’ailleurs dans la plupart des dictionnaires de latin actuels, en dehors de celui de Blaise (le latin chrétien) et du Mittellateinisches Wörterbuch 13. Il semble que le premier emploi attesté soit chez Jérôme, dans son commentaire de Jérémie 19, 3-5 ; Jérémie rapporte une parole de Dieu, qui va faire venir un malheur sur Jérusalem, parce qu’Il a été abandonné et qu’ont été construits des autels en l’honneur de Baal – comportements qui n’étaient pas « montés dans son cœur », nec ascenderunt in cor meum. Jérôme précise que le Seigneur n’a pas eu de telles pensées, n’a pas parlé de la sorte et qu’il ne peut ignorer ce qui va se passer ; mais on dit qu’il ignore les choses qui sont indignes de sa connaissance (Jérôme cite Lc 13, 27 et 2 Tm 2, 19). Ou bien ces affirmations et d’autres sont appliquées à Dieu ἀνθρωποπαθῶς 14. En dehors des textes qui reprennent Jérôme (dont la Glossa ordinaria), il ne me semble pas que ce mot apparaisse souvent avant le xiie siècle ; on le retrouve dans l’Historia scolastica de Pierre le Mangeur, notamment à propos de Gn 6, 6 – mais sans explication particulière :

Deo, ergo nec dolor. Responsio. Dolor dictus proprie non est in Deo, sed tantum dictus methaphorice. Dicitur enim Deus dolere quando facit sicut dolens solet facere. Homo dolens rem dolet quam fecit, sic dictus est Deus dolere quando hominem quem fecerat delevit. » 12. Par exemple, Thomas d’Aquin, Summa Theol. Ia, q. 19, a. 7, ad 1um, où il est question de Gn 6, 6. 13. A. blaise, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, nouv. éd. H. Chirat, Turnhout 1967 ; Mittellateinisches Wörterbuch bis zum Ausgehenden 13. Jh., éd. O. Prinz et J. sChneider, t. I, Munich 1967 (cite des textes d’Albert le Grand). 14. In Hieremiam prophetam, éd. S. reiter, Turnhout, 1960 (CCSL 74), p. 183184 : « Quae dominus nec cogitauit nec locutus est nec ascenderunt in cor eius, non quo deus futura nescierit, sed quo indigna sua notitia ignorare se dicat iuxta illud euangelicum : Recedite a me, operarii iniquitatis, nescio uos… Vel certe ἀνθρωποπαθῶς et haec de deo accipienda sunt sicut et alia. »

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Gilbert Dahan Ce qui est dit : Dieu touché de douleur à l’intérieur de son cœur, ne signifie rien d’autre que l’ampleur de l’offense divine échappait aux hommes. Ou bien c’est un antropospatos 15.

Mais les traités sur les figures de style dans l’Écriture, qui se multiplient durant le xiie siècle, consacrent des développements à ce terme. Voici par exemple la définition que donne Pierre le Chantre dans son De tropis loquendi, étudié par Luisa Valente : Antropospatos est un trope par lequel nos défauts ou les traits de notre corps sont attribués à Dieu. Recherche par toi-même des exemples dans le livre des Psaumes, comme ici : Ce sont tes mains, Seigneur, qui m’ont fait [Ps 118, 73] 16.

On trouve un développement très intéressant dans les Sentences de Robert de Melun. Le chapitre 3 de la troisième partie du livre I est consacré aux « termes qui sont dits convenir à Dieu de son point de vue et de notre point de vue », De vocabulis que Deo dicuntur convenire ex ipso et ex nobis. Après avoir déclaré qu’il est « impossible de dire quelque chose de Dieu véritablement ou au sens propre », Robert étudie les termes qu’emploie l’Église pour parler de sa trinité et de son unité. Il en vient à ce qui est utilisé avec un transfert de sens (translatio), à partir des mots qui nous concernent. Il faudrait citer tout ce long passage, vraiment passionnant ; en voici le début : Parmi les mots qui conviennent à Dieu et qui nous concernent, il y a ceux qui sont dits convenir au moyen de cette figure appelée antropospatos, c’est-à-dire disposition aux passions humaines [je traduis ainsi propassio, terme également cité plusieurs fois dans ce contexte], comme ceux-ci : se mettre en colère, être apaisé, se repentir, avoir de la douleur et autres du même type. On dit que ces mots conviennent à Dieu selon la propassio humaine, selon l’opinion de certains, parce

15. Éd. A. sylwan, p. 61-62 (PL 198, 1082) : « … Quod autem dicitur : Deus tactus dolore intrinsecus, forte nihil aliud est quam quod homines latebat quantitas diuinae offensae. Vel antropospatos est, . » Le passage entre < > ne figure que dans la PL. 16. « Antropospatos est tropus loquendi quo defectus nostri vel lineamenta corporis Deo attribuuntur. De hoc quere per te exempla in libro Psalmorum, ut ibi : Manus tue, domine, fecerunt me » : L. Valente, Phantasia contrarietatis. Contraddizioni scritturali, discorso teologico e arti del linguaggio nel De tropis loquendi di Pietro Cantore († 1197), Florence 1997, p. 208.

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Émotions de Dieu dans l’exégèse médiévale que, pour caractériser son action, nous lui assignons les affects des émotions humaines [c’est encore le terme propassio qui est employé]. […] Comment donc pourraient convenir à Dieu selon cette figure des mots tels que se mettre en colère etc. s’il n’y avait pas en cela une cause à partir de laquelle ces termes pourraient selon cette figure concerner Dieu ? Mais il semble que cela ne puisse être fait en aucun cas, puisque Dieu ne peut recevoir aucun effet dû à une émotion humaine 17.

Les notions conjuguées de participation et de transfert de sens permettent de résoudre cette difficulté : les mots de l’émotion humaine nous servent à traduire en des termes qui nous soient intelligibles des faits qui transcendent notre vocabulaire. À la fin du xiie siècle, les Regule celestis iuris d’Alain de Lille exposent plus brièvement l’antropospatos : Quand Dieu apparaît parlant de lui-même, on doit comprendre de deux manières cette prosopopée : d’une part, avec la figure appelée antropospatos, c’est-à-dire disposition aux passions humaines ; d’autre part, avec la figure appelée ydeotheos, c’est-à-dire spécifique à Dieu 18.

L’opposition entre ydeotheos et antropospatos est particulièrement significative. Dernier texte, contemporain d’Alain de Lille, sans doute influencé par lui, un De expositione sacre Scripture introduit l’antropospatos dans des considérations sur le langage allégorique : Nous parlons allégoriquement de la divinité, selon le mode humain, comme quand nous disons que Dieu a un utérus, comme ici : Je t’ai engendré de mon utérus avant la lumière du jour [Ps 109, 3], pour

17. Robert de Melun, Sententiae, lib. I, pars III, cap. 3, éd. R.-M. martin et R. M. Gallet, t. III/2, Louvain 1952, p. 27 : « Ex nobis vero ei illa (verba) conveniunt, que ei per illam figuram que antropospatos appellatur, id est humana propassio, convenire dicuntur, ut ista : irasci, placari, penitere, dolere et alia huiusmodi. Hec iccirco dicuntur secundum humanam propassionem ei convenire, ut quorundam habet opinio, quia his verbis de eo agendo humane propassionis affectus ei assignamus […]. Quomodo enim secundum hanc figuram haec vocabula : irasci etc. ei possent convenire, si causa in eo non esset ex qua secundum hanc figuram istis de Deo agi posset ? At hoc nequaquam fieri posse videtur, quia nullum effectum humane propassionis suscipere potest. » 18. Alain de Lille, Regulae caelestis iuris 36, éd. N. M. härinG, AHDLMA 48 (1981), p. 149. « …Cum Deus introducitur loquens de se, duplex intellegitur prosopopeia : una que dicitur antropospatos, id est humana propassio, alia que dicitur ydeotheos, id est diuina proprietas. »

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Gilbert Dahan montrer que c’est une naissance véritable, puisque dans la nature la naissance ne se fait qu’à partir de l’utérus… Et dans tous les exemples de ce genre, il y a une figure appelée antropospatos, c’est-à-dire disposition aux passions humaines [toujours l’expression humana propassio], quand nous voyons que nos passions sont attribuées à Dieu. Et remarquez bien que dans toutes les affirmations de ce genre, aucun accident n’est attribué à Dieu mais seulement à la créature, comme quand il est dit : Dieu punit l’homme 19.

Nous arrêterons là les considérations sur l’antropospatos, dont nous mesurons la richesse et voyons qu’elles entraînent la réflexion sur le langage des émotions dans des voies précises. Bien sûr, nous retrouverons le thème dans les commentaires des versets choisis. Mais, dès à présent, je note que l’ouvrage important et assez déconcertant du grand penseur juif américain Abraham Heschel, The Prophets, comporte un chapitre intitulé « Anthropopathy » ; la question du pathos ou des émotions divines est au centre de sa réflexion 20, nous y reviendrons en conclusion. En dehors des considérations générales qui précèdent, il m’a semblé utile de pénétrer au cœur des commentaires et j’ai choisi quelques versets dans lesquels l’Écriture attribue à Dieu des émotions. En dehors d’Ex 20, 5, qu’il me paraissait indispensable de prendre en compte, j’ai choisi deux autres versets pour lesquels les commentateurs s’interrogent précisément sur le fait que des réactions humaines soient référées à la divinité.

19. De expositione sacrae Scripturae, ms. BnF lat. 614, fol. 23v° : « Et allegorice loquimur de divinitate humano modo, ut cum Deus dicitur habere uterum, ut hic : Ex utero ante luciferum genui te [Ps 109, 3], ut ostendatur uera natiuitas, quia in naturalibus non solet esse natiuitas nisi ex utero, et est sensus : Ex utero genui te, id est eternaliter. Similiter dicitur habere oculos, ut ostendatur vere videre. Manus, ut ostendatur vere agere. Cor, ut ostendatur vere velle, non quod per ista agat. […] Et in omnibus huiusmodi est figura que dicitur antropospatos, id est humana propassio, quando passiones nostras videmus attribuere Deo. Et notate quod in omnibus huiusmodi nullum accidens attribuitur Deo sed creature, ut cum dicitur : Deus punit hominem. » 20. A. hesChel, The Prophets, p. 48-58.

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Émotions de Dieu dans l’exégèse médiévale Les commentaires de Gn 6, 6 Nous sommes après les généalogies concernant la descendance d’Adam et avant le récit de l’arche de Noé. Le mal s’est répandu sur terre et les humains ne cessent de commettre des actes répréhensibles. Alors ‫וינחם יי כי עשה את האדם בארץ ויתעצב אל לבו‬

Voici quelques traductions françaises : Bible du Rabbinat (1899) : et l’Eternel regretta d’avoir créé l’homme sur la terre et il s’affligea en lui-même ; Bible de Jérusalem (1998) : Yahvé se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre et il s’affligea dans son cœur ; Nouvelle Bible Segond (2002) : Le seiGneur regretta d’avoir fait les humains sur la terre, et son cœur fut affligé ; TOB (2010) : et le Seigneur se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre. Il s’en affligea. Voyons aussi les versions anciennes. D’abord la Septante : καὶ ἐνεθυμήθη ὁ θεὸς ὅτι ἐποιήσεν τὸν ἄνθρωπον ἐπὶ τῆς γῆς καὶ διενοήθη

Dans la traduction de la Bible d’Alexandrie, cela donne : « et Dieu se préoccupa d’avoir fait l’homme sur la terre, et il médita 21. » Symmaque traduit le premier verbe ἀπέστρεψεν, « il se retourna », le second διενοήθη comme les LXX ; Aquilas a pour le premier μετεμελήθη, « il se repentit », pour le second διεπονήθη, « il fut peiné » 22. Les vieilles latines ont, pour le premier verbe cogitavit, recogitavit et iratus est ; pour le second paenituit et (re)cogitavit 23. Le targum Onqelos paraphrase quelque peu : « Et dans sa Parole Dieu se ravisa [fit retour] d’avoir fait l’homme sur la terre et il dit dans sa Parole de briser leur force selon son bon plaisir » ; l’expression « dans sa parole » est une sorte d’atténuation des anthropomorphismes, la Parole (memra) de Dieu apparaissant comme une médiation entre

21. La Bible d’Alexandrie, t. I : La Genèse, trad. fr. M. harl, 2e éd., Paris 1994, p. 126-127. 22. Origenis Hexaplorum quae supersunt, éd. F. Field, t. I, Oxford 1875, p. 23. 23. Vetus Latina. Die Reste der altlateinischen Bibel, t. II, Genesis, éd. B. FisCher, Fribourg 1951, p. 105.

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Gilbert Dahan le Seigneur et sa création. Les deux autres targumim sont relativement proches du grec des LXX, surtout pour le second verbe 24 : « Il discuta en son cœur », « il débattit à leur sujet ». Jérôme est proche du texte hébreu : paenituit eum quod hominem fecisset in terra et tactus dolore cordis intrinsecus ; notons que plusieurs manuscrits donnent après in terra l’addition et praecavens in futurum, qui apparaît dans plusieurs des commentaires que nous étudions 25. La difficulté pour nous est bien le sens du premier verbe ‫ וינחם‬et de l’expression qui fait mention du cœur de Dieu ‫ – ויתעצב אל לבו‬les traductions françaises utilisées emploient toutes le terme d’affliction. Maïmonide consacre un chapitre du premier livre de son Guide des égarés au verbe ‫( עצב‬Guide I, 29), qu’il considère comme désignant la douleur et la souffrance ou bien l’action d’irriter, contrarier, être rebelle ; il cite Gn 6, 6 et traduit ‫ אל לבו ויתעצב‬par « il était irrité ou contrarié dans son cœur » ; dans son cœur signifie quelque chose que l’on ne prononce pas ou bien, selon l’autre signification, « l’homme contraria la volonté de Dieu en Lui-même » ; Maïmonide cite l’adage Dibera Torah 26… Le Guide a été traduit en latin au plus tard vers 1240 – mais il ne semble pas qu’il soit utilisé dans les commentaires de ce verset, pas même par Maître Eckhart qui, pourtant, se réfère très souvent à Rabbi Moyses. Le corpus des commentaires médiévaux de ce verset est d’une très grande richesse – non seulement parce que la Genèse est l’un des livres les plus commentés au Moyen Âge mais parce que les exégètes ont souvent exposé leurs idées sur le langage de l’Écriture à cet endroit. Du reste, une tradition de réflexion autour de ce verset est transmise au Moyen Âge et procurée par plusieurs textes de saint Augustin,

24. Voir les trad. fr. de R. le déaut, Targum du Pentateuque, t. I : Genèse, Paris 1978 (Sources chrétiennes 245), p. 114-117 : Neofiti 1 « Et il y eut regret devant Yahvé d’avoir créé l’homme sur la terre. Il discuta en son cœur (d’une solution) et acquiesça » ; Add. 27031 « Et Yahvé dans sa Parole se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre. Il débattit à leur sujet dans sa Parole. » 25. L’apparat critique de la Biblia sacra iuxta Latinam vulgatam versionem [= editio maior], t. I : Genesis, éd. H. quentin, Rome 1926, p. 162, relève l’addition dans de nombreux mss, notamment de tradition alcuinienne (Φ) et du xiiie siècle (Ω, considérés comme « parisiens »). Les correctoires de Hugues de Saint-Cher, de Guillaume de Mara et Sorbonne I n’ont pas de remarque à ce sujet ; la note de Sorbonne II (ms. BnF lat. 15554, fol. 148v°) est sibylline : « Et precauens in futurum. Al habent hoc, an tactus dolore cordis, al e contrario. » 26. Le Guide des égarés, trad. fr. S. munk, nouv. éd., Paris 1970, t. I, p. 99.

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Émotions de Dieu dans l’exégèse médiévale que Maître Eckhart met au centre de son commentaire 27 (Videndum quod Augustinus dicit…) : il s’agit essentiellement du début du De patientia, d’un passage du livre I des Confessions (I, iV, 4) et, surtout, de la question 52 des 83 questions diverses, « De eo quod dictum est Poenitet me fecisse hominem » ; je citerai le début de la question, dans la traduction de la « Bibliothèque augustinienne » : Les divines Écritures, pour nous élever du sens terrestre et humain jusqu’au divin et céleste, ont condescendu à ce langage qui est d’usage familier même entre les gens les plus incultes. Aussi les noms de ces passions auxquelles notre âme est sujette et que les gens les plus avisés tiennent pour parfaitement étrangères à Dieu, c’est sans hésiter que ces personnages par lesquels s’est exprimé l’Esprit saint les ont opportunément employés dans leurs écrits 28.

Maître Eckhart se réfère encore à « ce que disent les docteurs » – il s’agit des textes que nous avons évoqués tout à l’heure (Pierre Lombard, Thomas d’Aquin). Je ne pourrai évidemment pas analyser chacun des commentaires que j’ai utilisés, de Bruno de Segni à Dominique Grima ; j’essaierai de faire une présentation synthétique, en citant le plus souvent possible les textes. D’abord les principes généraux. Il est évident pour tous ces auteurs que « Dieu ne peut se repentir, ni souffrir, ni se mettre en colère » (Bruno de Segni 29) ; il est, par nature, immuable (incommutabilis). « Loin de nous de croire que Dieu souffre, se mette en colère, se repente, lui en qui il n’y a aucune perturbation qui serait due à la colère, à la douleur ou à un changement » (Rainaud de Saint-Éloi 30). Les principes herméneutiques que nous avons mentionnés dans la première partie sont ici énoncés et parfois expliqués. Le premier est que le langage humain est impuissant pour exprimer ce qui est relatif

27. Le commentaire de la Genèse précédé des Prologues, éd. et trad. fr. F. brunner, A. de libera, Éd. wéber, E. zum brunn, Paris 1984 (L’œuvre latine de Maître Eckhart 1), p. 530-533 (§ 217-219). 28. De diversis quaestionibus LXXXIII, q. 52, éd. et trad. fr. G. bardy, J.-A. beCkaert, J. bOutet, Mélanges doctrinaux, Paris 1952 (Bibliothèque augustinienne 10), p. 138-141. 29. PL 164, 177 : « Poenituit … sese de hominis creatione (etsi poenitere nequeat) poenitere dicit. Deus enim non poenitere nec dolere nec irasci potest… ». 30. Ms. BnF lat. 2493, fol. 46v°a : « Absit enim a nobis ut credamus Deum dolere, irasci et penitere, in quo nullius ire uel doloris aut mutacionis perturbatio est, sed semper eternus et incommutabilis est, illique summa quietas et quietudo est. »

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Gilbert Dahan à Dieu ; par exemple, Rupert de Deutz affirme qu’« aucune parole ne suffit à expliquer suffisamment comment Dieu sévit sans mouvement et punit sans se fonder sur une opinion (sine credulitate occidat), comment il peut se venger alors que sa miséricorde (pietate) est sauve et avoir de la fureur avec tranquillité 31 ». Mais ce langage humain est le seul dont nous disposions pour décrire les actions divines : pour Bruno de Segni, « toutes les fois que nous parlons de Dieu et toutes les fois que nous le faisons parler, nous utilisons les mots et les sentiments humains, humanis utimur verbis humanisque affectionibus 32 ». Rainaud de Saint-Éloi note que, dans ce verset, « Dieu parle selon nos usages et notre manière 33 ». Et la Glossa interlinéaire (reprise par Hugues de Saint-Cher) énonce le grand principe : Usitatis verbis nobis loquitur Scriptura, ut ex cognitis procedat ad incognita, « L’Écriture parle avec les mots que nous employons, pour que de ce qui est connu elle s’avance vers ce qui est inconnu 34 ». En effet, les auteurs sacrés font usage de notre vocabulaire dans une démarche pédagogique, comme le disait déjà Augustin, et en s’adaptant (coaptans se) à notre humble condition. Étienne Langton, dans son commentaire moral, anticipe la belle comparaison que nous avions trouvée chez Pierre de Jean Olieu : De même qu’une nourrice fractionne son élocution (frangit linguam) pour se mettre au niveau de l’enfant, de même l’Écriture sainte se met à notre niveau (contemperat se nobis). De là vient que l’émotion (affectus) de Dieu est exprimée comme celle d’un homme, parce que c’est en balbutiant comme nous le pouvons que nous faisons entendre les grandeurs de Dieu 35.

31. De sancta Trinitate et operibus eius. In Genesim, éd. Hr. haaCke, Turnhout 1971 (CCCM 21), p. 299 : « Laborat hic sermo diuinus et quasi in uersanda nimiae magnitudinis mole paene confringitur, dum illud intellectui nostro planum facere intendit, quod satis explicare nullus sermo sufficit, uidelicet quomodo Deus sine motu saeuiat et sine crudelitate occidat, quomodo salua pietate ultionem et cum tranquillitate agat uel habeat furorem. » 32. PL 164, 177 : « Ergo quoties de Deo loquimur et eum loquentem introducimus, humanis utimur uerbis humanisque affectionibus. » 33. Ms. BnF lat. 2493, fol. 46v°a : « Usu et more nostro loquitur istic Deus. » 34. Impression de Strasbourg 1481-1482, repr. Turnhout 1990, t. I. Cf. Hugues de Saint-Cher, Postilla, Lyon 1645, t. I, fol. 9v°a. 35. Ms. BnF lat. 355, fol. 15r° : « Tactus dolore cordis intrinsecus. Sicut nutrix frangit linguam ut se puero contemperet, ita sacra Scriptura contemperat se nobis. Hinc

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Émotions de Dieu dans l’exégèse médiévale Le terme antropo(s)patos apparaît, on l’a dit, chez Pierre le Mangeur et est souvent utilisé par la suite : on le trouve chez Nicolas de Tournai 36, Hugues de Saint-Cher qui, pour sa part, l’explique ainsi : « Quand ce qui appartient à l’homme est dit convenir à Dieu 37 », mais aussi chez Nicolas de Gorran 38 – on rappelle que celui-ci avait aussi utilisé le terme de métaphore, et Dominique Grima 39. Plus précisément, les commentaires explicitent la pensée de l’auteur sacré, qui utilise le vocabulaire humain des passions ou des émotions. Rainaud de Saint-Éloi donne une explication de paenitere, qui ne me semble pas présente ailleurs : « Le repentir de Dieu est le fait de se détacher des biens donnés aux hommes et de les laisser à leur libre arbitre 40 ». En revanche, celle de l’Historica scholastica de Pierre le Mangeur va être constamment reprise : « Je ferai ce que fait d’habitude l’homme qui se repent de ce qu’il a fait, il le détruit 41 ». Étienne Langton, après avoir cité cette explication, se réfère à l’enseignement qu’il a entendu chez « son maître » (a magistro nostro) et chez Jean Beleth (dont on ne connaît pas de commentaire de la Genèse), qui est en fait fondé sur l’étymologie (au sens médiéval) du mot : penitet, id est pena tenet, id est expectat me vel tenet me in cruce, quod dicere potuit

36.

37. 38.

39. 40. 41.

quod hic exprimitur affectus Dei tanquam hominis, quia balbutiendo prout possumus excelsa Dei resonamus. » Mais il semble qu’il ne maîtrise pas vraiment le sens du mot antropospatos ; cf. ms. BnF lat. 15572, fol. 118v°a : « Penituit. Antropospatos est et ponitur antecedens pro sequente, quasi diceret faciet Dominus quod facit homo qui penitet et mutabis opus suum. Tactus dolore. Per hoc notatur immensitas divine offense etc. Similiter antropospatos, humana passio, quando quod Dei est homini attribuitur [!]… ». Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 9v°a : « Tactus dolore. Hoc dicitur ut ostendatur aliquo modo immensitas divine offensae. Vel est antropopatos, quando scilicet Deo quod est hominis dicitur convenire. » Ms. BnF lat. 14416, fol. 36v°b : « Penituit eum quod… id est quod penitens facit de re facta facere ordinavit, scilicet destruere vel mutare. Siquidem Augustinus dicit quod in Deo non cadit penitentia vel dolor cordis, sed Scriptura utitur nostris verbis coaptans se nostre infirmitati, ut ex cognitis incognita cognoscamus. Est ergo figura antropospatos, id est humana propassio… ». Ms. BnF lat. 365, fol. 106v°b : « Penituit… Et est hic figura antropospatos, que est quando humana passio attribuitur Deo… ». Ms. BnF lat. 2493, fol. 46v°a : « Paenitudo uero Dei est quiescere a bonis datis hominibus et relinquere eos in libero arbitrio. » Éd. A. sylwan, p. 61 (PL 198, 1082) : « Iratusque Deus peccatis hominis dixit : Penitet me fecisse hominem, quasi Faciam quod solet facere homo penitens operis sui. Delet enim quod fecerat. »

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Gilbert Dahan dum in cruce erat 42 (ce texte se trouve dans le commentaire littéral et non dans le commentaire spirituel). La même étymologie figure chez Jean Halgrin d’Abbeville 43. Pour Dominique Grima, ce « repentir » indique que Dieu se dispose à changer les choses 44. Il y a aussi des explications intéressantes de tactus dolore cordis. Hugues de Saint-Victor voit dans l’expression l’amour que Dieu porte à l’humanité ; en effet, il n’est de douleur que pour un amour perdu. Quand nous perdons quelque chose dont nous ne nous soucions pas trop, nous disons : « Cela ne touche pas mon cœur. » Or, plus profond est l’amour, plus forte est la douleur. Ici, il est question de la destruction d’une chose aimée, et c’est à bon droit qu’il est affirmé qu’il y a une grande douleur 45.

Pour d’autres auteurs, ce qui est significatif est que l’intensité de cette douleur soit cachée (intrinsecus), comme l’observe Pierre le Mangeur. Hugues de Saint-Cher met l’accent sur « l’immensité de l’offense 46 ». Pour Dominique Grima, ces mots nous montrent que l’amour que porte Dieu à l’homme est tout intérieur ; Il se préoccupe certes de toutes les autres créatures, mais pour ainsi dire extérieurement, pour l’homme, il s’agit d’un « amour intime » et la douleur est donc encore plus grande 47. Je reviens au début du xiie siècle avec Rupert de Deutz, dont le commentaire des tourments de Dieu est assez saisissant :

42. Ms. BnF lat. 14414, fol. 147v°a : « Penitet me fecisse hominem, id est faciam quod homo penitens facere solet, quia delebo quod feci. Aliter a magistro nostro et a magistro Iohanne Beleth audivimus sic : Penitet, id est pena tenet, id est expectat me vel tenet me in cruce, quod dicere potuit dum in cruce erat. » 43. Ms. Troyes 1365, fol. 14r°b : « Penitet enim me fecisse hominem, id est pena tenet me, ut patet Ysa. xliii [24] : Verumtamen servire me fecisti in peccatis tuis, dicit Dominus, et Zach. xiii [6] : Quid sunt plage iste in medio manuum tuarum ? Et dicit : Hiis plagatus sum in medio eorum qui diligebant me. » 44. Ms. BnF lat. 365, fol. 106v°b : « Pen ergo Deum, id est mutare disposuit. » 45. PL 175, 46 : « Tactus dolore cordis. Nota. Non est dolor nisi de amore amisso. Unde, cum amittimus rem de qua non curamus, dicimus : Non attingit cor nostrum. Quanto igitur profundior erat amor, tanto altius tangit dolor. Hic vero agitur de rei dilectae destructione, et ideo merito dolor dicitur adesse magnus. » 46. Texte cité supra n. 37. 47. Ms. BnF lat. 365, fol. 106v°b : « Et tactus dolore cordis intrinsecus, ubi ostenditur amor Dei intimus ad hominem. Ad alias enim creaturas se habet amor divine cure quasi extrinsecus. Ea enim que diligimus propter aliud, ut extrinseca sunt amori. Illud vero propter quod alia diligimus amori intime inest. Sicut ergo ad destructionem eius quod intime diligimus sequitur dolor intimus, ex quo amor

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Émotions de Dieu dans l’exégèse médiévale Celui qui allait dire par l’intermédiaire de son prophète : Je parlerai comme une parturiente [Is 42, 14], a déjà parlé comme une parturiente. En effet, de même qu’une parturiente fait sortir ce qu’elle a conçu non sans éprouver de la douleur, et cependant préfère souffrir que de ne pas mettre au monde, de même Dieu ne profère pas la sentence de son jugement sans éprouver de la miséricorde et cependant ayant vaincu sa miséricorde préfère voir les malheurs des méchants plutôt que de ne pas proférer ce qu’il a conçu dans sa juste sentence. Pourquoi ? Parce qu’il est plus utile pour le malade d’enfoncer profondément le scalpel que de favoriser la putréfaction en se contentant de palper la plaie 48.

Sur un autre plan, il aurait fallu consacrer davantage de temps au commentaire important de Maître Eckhart, que je n’ai fait que mentionner. Après avoir examiné les textes d’Augustin et des « docteurs », il tente de « montrer comment Dieu est offensé et irrité au plus haut point par le péché et par le mal et que, pourtant, il n’est pas touché par la passion mais demeure en repos, imperturbable et calme ». Maître Eckhart développe et enrichit les réflexions sur les passions de Dieu 49. Les commentaires d’Exode 20, 5 Il m’a paru utile d’examiner aussi les commentaires du verset que j’évoquais au début de cette communication, Ex 20, 5, Je suis un Dieu jaloux. J’ai noté que l’exégèse contemporaine s’était bien occupée de cette expression. Comment a-t-elle été perçue par les exégètes du Moyen Âge 50 ? Je rappelle tout d’abord la formulation hébraïque : ‫כי אנכי יי אלהיך אל קנא‬, le mot posant problème étant qana’, que l’on traduit généralement par

intimus ostenditur precessisse, ita hic consequens ponitur, scilicet dolor intimus, ut ostendatur antecedens, scilicet amor intimus ad hominem precessisse. » 48. Éd. A. haaCke, p. 299 : « Qui per prophetam suum dicturus erat : Sicut parturiens loquar [Is 42, 14], utique iam quasi parturiens locutus est. Nam quemadmodum parturiens illud quod concepit non sine sensu doloris emittit, et tamen dolore mauult quam non emittere quod concepit ; sic Deus non sine sensu pietatis profert sententiam iudicii, et tamen uicta pietate miserias malorum mauult uidere quam non proferre quod iustitia dictante concepit. Quare ? Quia uidelicet utilius est morbo ferramentum altius imprimere quam palpando putredinem fouere. » 49. Maître Eckhart, Le commentaire de la Genèse, p. 530-537. 50. Pour la tradition patristique, voir l’étude de M.-O. bOulnOis, « “Dieu jaloux” : Embarras et controverses autour d’un nom divin dans la littérature patristique », dans Studia Patristica, t. XLI, Louvain-Paris 2010, p. 297-313.

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Gilbert Dahan « jaloux » ; Frank Michaeli faisait remarquer que cet adjectif a une connotation péjorative en français et que la référence au zèle paraît trop faible 51. On a vu qu’en anglais était proposé « impassioned ». William H. C. Propp parle de « possessivity », comme dans un amour romantique ou un mariage. Cette jalousie de Dieu est en effet toujours en relation avec le culte des autres dieux 52. Regardons rapidement les versions anciennes : LXX : ἐγὼ γὰρ εἰμι κύριος ὁ θεός σου θεὸς ζηλωτής

Les anciens dictionnaires traduisent le terme de ζῆλος par aemulatio, invidia, aegritudo. Les témoignages de vieilles latines donnent, pour ce verset, zelans, aemulator, zelotes 53. C’est ce dernier terme que choisit Jérôme : ego sum Dominus Deus tuus fortis zelotes. Le lexique de Forcellini met en relation l’adjectif zelotes avec la jalousie amoureuse 54. Papias observe que le mot a une valeur positive, « quand quelqu’un s’efforce d’imiter ce qui est meilleur », et une valeur négative « quand on souffre que quelqu’un soit meilleur. L’envie est tourmentée par le bonheur d’autrui 55. » Pour zelus, Huguccio de Pise dit : « Invidia et amor vel fervor bonus sive malus… dicitur ergo zelus invidia, amor, emulatio in bono sive in malo » ; comme Papias, pour zelotes, il donne l’exemple de Simon, l’un des Douze, qui a appartenu au mouvement des Zélotes (Mt 10, 4 ; Mc 3, 18, etc.) 56. 51. F. miChaeli, Le livre de l’Exode, Neuchâtel 1974 (Comm. de l’AT 2), p. 178 : « […] Ce serait plutôt l’amour passionné, exclusif, la passion ardente pour quelqu’un, et l’impossibilité de partager cette passion avec d’autres, car elle doit être totale. » 52. W. H. C. PrOPP, Exodus 19-40, New York-Londres 2006 (Anchor Bible), p. 171 : « Some argue that “zealous” or “impassioned” is a more accurate interpretation… Others regard jealous possessivity, as in romantic love of marriage… In fact, both meanings apply in v. 5 : Yahweh is jealous when Israel serves another god ; he is zealous in his vengeance. » Voir également L. kOehler et W. baumGartner, The Hebrew and Aramaic Lexicon of the Old Testament, nouv. éd. trad. angl. M. E. J. riChardsOn, Leyde-New York-Cologne 1996, p. 1109-1101 (s. v. ‫ קנא‬et ‫)קנאה‬. 53. Bibliorum sacrorum Latinae versione antiquae seu Vetus Italica, éd. P. sabatier, t. I, Reims 1743, p. 174. 54. E. FOrCellini, Totius latinitatis lexicon, nouv. éd., t. V, Padoue 1871, p. 454. 55. Ms. BnF lat. 7614, fol. 232r°b : « Zelus et in bonam partem accipi potest, cum quis nititur ea que meliora sunt emulari, et in malam partem, cum quis dolet alium se esse meliorem. Inuidia uero aliena felicitate torquetur. » 56. Uguccione da Pisa, Derivationes, éd. E. CeCChini et al., Florence 2004, p. 1308 :

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Émotions de Dieu dans l’exégèse médiévale Sauf erreur de ma part, il n’y a, dans l’ensemble des commentaires que j’ai lus sur le verset, qu’une remarque sur l’application à Dieu d’une émotion humaine ; elle se trouve dans le commentaire spirituel d’Étienne Langton ; il commence par définir le terme zelotes : Zèle (zelus) veut dire envie/jalousie, il veut dire aussi amour, mais au sens propre l’amour d’un homme à l’égard de sa femme, qui fait qu’il ne peut supporter les mouvements d’approche d’un autre (alterius accessus) vers elle. C’est de cette manière que le Seigneur dit : Ego sum zelotes, et te gardant avec sollicitude, je ne souffre pas que tu forniques avec les dieux étrangers 57.

Langton cite ensuite un assez long passage d’une homélie d’Origène, dont nous allons voir qu’elle est utilisée dans la Glossa marginale. Il cite une autre glose, également dans la Glossa marginale, mais en la développant : Ici on observe la grande bonté du Seigneur. Pour nous montrer sa bonté, il nous parle avec des émotions (affectibus) que nous connaissons et pour nous montrer son attention à l’égard de l’épouse , il s’attribue un affect qui nous est propre, la jalousie (zelotipia). C’est pourquoi Augustin dit ailleurs que Dieu se met au niveau de notre faiblesse tout comme une nourrice fractionne son élocution pour se mettre au niveau du petit enfant 58.

Nous avons vu cette comparaison à propos de Gn 6, 6. Mais c’est la seule considération générale que j’aie trouvée dans le corpus sur Ex 20, 5 et il n’est question nulle part d’antropospatos. « Hic zelus, -li, invidia et amor vel fervor bonus sive malus… Item a zelus hic zelOtes, id est emulator, quo nomine dictus est Symon apostolus… ». 57. Ms. BnF lat. 355, fol. 73r° : « Zelus dicitur invidia, dicitur eciam amor, sed proprie amor viri ad mulierem, pro quo sustinere nequit alterius accessus ad eam. Iuxta hunc modum dicit Dominus : Ego sum zelotes, et, sollicite te custodiens, non patior te fornicari post deos alienos. » 58. Ibid. : « Item alia glosa dicit : Hic notatur magna benegnitas Domini. Ut enim benegnitatem suam nobis ostenderet, nobis notis affectibus loquitur et, ut diligentiam suam ostenderet circa sponsam, affectum nostrum, scilicet zelotipie, sibi attribuit. Unde alibi dicit Augustinus quod Deus infirmitati nostre se contemperat sicut nutrix que infringit linguam ut contemperet se parvulo. » Il semble qu’Étienne Langton utilise la glose marginale suivante : « Ego sum dominus etc. Vide benignitatem Dei, ut nos doceat et perfectos faciat, fragilitatem humanorum affectuum non recusat ; omnia agit et patitur propter nos, notis et usitatibus nobis loquitur affectibus » ; il s’agit d’un texte d’Origène (voir infra n. 61).

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Gilbert Dahan Comme le fait Étienne Langton, les commentateurs s’intéressent au sens de zelotes ou de zelus. Presque tous relèvent une valeur positive (l’amour, la sollicitude) et une valeur négative (une jalousie possessive) : ainsi, Bruno de Segni 59 note que zelotes peut être compris comme « qui aime » ou bien « qui hait ». Cet amour, cette possession concernent proprement le couple : comme le dit Nicolas de Lyre, « zelus signifie proprement l’amour de l’époux envers son épouse, dans laquelle il ne souffre pas qu’il y a communication avec un autre 60 ». Les commentateurs vont tous référer l’expression à la relation quasi-conjugale qui unit Dieu à son peuple. Cette orientation apparaît dès l’homélie VIII sur l’Exode d’Origène, qui constitue l’une des gloses marginales et dont nous avons vu qu’Étienne Langton la citait assez longuement ; les homélies d’Origène sont traduites depuis longtemps en latin (et de fait ne subsistent que dans cette traduction). Le passage cité dans la Glossa est assez étonnant, en voici le début : Toute femme ou bien est en puissance de mari (sub viro) et soumise à ses lois, ou bien est courtisane et use de la liberté de pécher. Qui aborde une courtisane sait qu’il aborde une femme qui s’est prostituée et s’offre aux désirs de tous ; aussi ne peut-il s’indigner de voir avec elle encore d’autres amants. Au contraire, qui use d’un mariage légitime ne tolère pas que sa femme use du pouvoir de pécher mais il s’enflamme de zèle pour préserver la chasteté du mariage 61…

Origène applique cela à l’âme ou bien qui se prostitue aux démons ou bien qui est unie à un époux légitime, le Christ ou Dieu, qui est dit « jaloux » parce qu’« il ne tolère pas que l’âme qui s’est vouée à lui ait avec les démons des relations conjugales ». Il faut noter aussi que ce passage est précédé de ce qui, quelque peu transformé, constitue la seconde glose citée par Étienne Langton, qui contient, elle, le principe herméneutique dont nous avons parlé :

59. PL 164, 258 : « Ego … fortis et zelotes et quia fortis sum, vindicare me possum ; quia vero zelotes utrobique merita reddam. Zelotes enim qui diligit et qui odit intelligi potest. » 60. Biblia sacra cum Glossa ordinaria… et Postilla Nic. Lirani…, Anvers 1634, t. I, col. 669 : « Fortis zelotes. Zelus proprie significat amorem viri ad uxorem in quo non patitur alium communicare, et hoc modo dicitur Deus zelotes, quia non vult quod homo fornicetur cum diis alienis per idolatriam. » 61. Homélies sur l’Exode VIII, 5, éd. et trad. M. bOrret, Paris 1985 (Sources chrétiennes 321), p. 261-263. Voir l’ensemble des § 2-5 (p. 244-267).

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Émotions de Dieu dans l’exégèse médiévale Vois la bonté de Dieu : pour nous instruire et nous rendre parfaits, il ne refuse pas la faiblesse des passions humaines (humanorum affectuum). Qui, en effet, à entendre parler d’un Dieu jaloux ne s’étonnerait aussitôt et ne croirait à un vice de l’humaine faiblesse ? Mais c’est pour nous que Dieu fait et souffre tout et, pour que nous puissions être instruits, il parle de passions qui nous sont connues et familières 62.

Les exégètes médiévaux vont tous suivre cette ligne d’interprétation. Par exemple, André de Saint-Victor : Avec un amour semblable à celui d’un homme qui aime (qui zelat) sa femme d’un trop grand amour, ne supportant pas qu’elle manifeste à quiconque une marque d’amour, le Seigneur aime (zelat) son peuple, ne supportant pas qu’il entre dans une quelconque intimité avec des idoles ou ne lie avec elles un pacte 63.

La Glose interlinéaire surmontait le mot zelotes de cette note : « Ne supportant pas que dans l’âme qui m’a épousé il y ait le moindre soupçon 64. » Et de même, plus tard, après des considérations lexicologiques assez développées, Dominique Grima explique ainsi « Je suis un Dieu jaloux » : « C’est comme s’il disait à l’âme : je ne supporterai pas impunément que tu forniques avec des dieux étrangers, puisque tu m’as été mariée par la foi 65 ». Je relève aussi le commentaire mistice de Dominique Grima, qui consacre à la même expression une distinctio en six points illustrés chacun par une citation scripturaire et qui décrit le comportement du jaloux, qui regarde tout avec circonspection, y compris par les trous de la muraille, qui feint de s’éloigner et revient subitement, qui change de vêtement 66.

62. Éd. et trad. M. bOrret, p. 260-261. 63. Expositio super Heptateuchum, éd. R. berndt, Ch. lOhr, Turnhout 1986 (CCCM 53), p. 132 : « Zelotes. Simili illius qui ex nimio amor zelat uxorem suam, non ferens quod alicui aliquod signum amoris demonstret, Dominus populum suum zelat, non ferens quod aliquam cum idolis familiaritatem aut foedus ineat. » 64. « fortis zelotes] non ferens animam michi sponsatam aliqua suspicatione notari. » 65. Ms. BnF lat. 362, fol. 89v°a : « Hoc autem accipitur ut dicitur a zelo viri ad uxorem, quasi dicat anime : Impune non paciar te fornicari cum diis alienis, cum sis michi desponsata per fidem. » 66. Ibid., fol. 91v°a : « (Mistice) Ego sum dominus fortis et zelotes, 1° quia sicut zelotes sollicite ascultat de foris, Sap. i ; 2° quia videt per foramina, Cant. ii ; 3° quia fingit se longius ire, Luc. ultimo ; 4° quia redit subito, I Thess. iii ; 5° quia

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Gilbert Dahan Je citerai encore le commentaire de Nicolas de Tournai, qui au début reprend le texte de la Glose interlinéaire mais ajoute des considérations intéressantes, où l’on voit encore nettement l’influence de l’homélie d’Origène : Jaloux, ne supportant pas que dans l’âme qui m’a épousé il y ait le moindre soupçon, ce qui fait allusion aux adultères ; autrement, mon zèle à son égard serait excité pour protéger la chasteté du couple ; si elle ne se corrige pas, je lui donnerai l’acte de divorce (libellum repudii, Dt 24, 1). Toute âme en effet est une épouse du Christ et elle est chaste, ou bien est une prostituée et a la liberté de pécher et, de même que celui qui va vers une prostituée ne s’indigne pas si elle s’unit à un autre homme […] de même l’âme qui s’est prostituée avec les démons ou avec les vices, tantôt entre en elle l’esprit de fornication, tantôt l’esprit d’avarice et ainsi de suite, aucun n’enviant l’autre mais plutôt l’attirant, comme il est dit en Luc 11 [26], Il prend sept autres esprits plus mauvais que lui 67.

Les commentaires de Job 2, 3 Le troisième verset choisi sera Job 2, 3 ; il s’agit du dialogue étonnant entre Dieu et Satan, après l’épreuve subie avec succès par Job ; Dieu se félicite de l’attitude de Job et reproche à Satan de l’avoir incité à le perdre. Relisons le texte du lemme qui nous intéresse ici et les versions : ‫ותסיתני בו לבלעו חנם‬

Vulgate : tu autem commovisti me adversus eum ut adfligerem illum frustra

mutat habitum, Ys. lix ; 6° quia adultere non parcit, Prover. Vi … immo aufert adultere vestem bone fame… ». 67. Ms. BnF lat. 15572, fol. 164v°b : « Zelotes, non paciens animam michi desponsatam aliqua suspicione notari, ut alludat adulteriis, alioquin excitatur zelus meus in ea ut defendat coniugii castitatem, quod si non corrigitur, do ei libellum repudii xxiiii. Omnis enim anima vel sponsa Christi est et casta, vel meretrix et libertatem peccandi , et sicut nullus ad meretricem ingrediens indignatur si alteri coniugatur … sic ad animam demonibus vel viciis prostitutam modo intrat spiritus fornicationis, modo spiritus avaricie et huiusmodi, quorum nullus alteri invidet set pocius attrahitur, Luc. xi [26] Assumit septem spiritus nequiores se. »

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Émotions de Dieu dans l’exégèse médiévale (Le grec des LXX est ici assez différent : σὺ δὲ εἶπας τὰ ὑπάρχοντα αὐτοῦ διὰ κενῆς ἀπολέσαι, « tu m’as dit de détruire ses biens pour rien »). Quelques traductions françaises : Bible du Rabbinat : bien que tu m’aies incité à le ruiner sans motif ; Bible de Jérusalem : c’est en vain que tu m’as excité contre lui pour le détruire ; Nouvelle Bible Segond : alors que tu m’incites à l’engloutir sans raison ; TOB (2010) : et c’est bien en vain que tu m’as incité à l’engloutir. La difficulté est dans le verbe wa-tesyteni, rendu dans les traductions par « inciter », « exciter » et commovere par Jérôme. Aquilas emploie ἀνέσεισάς με, « tu m’as agité, tu m’as troublé ». Comme dans ce verset, avec la préposition be- il signifie « exciter contre quelqu’un ». On peut être évidemment surpris de voir que Dieu est « excité » ou, si l’on prend le latin de Jérôme, « mû » par quelqu’un. L’anomalie est bien relevée par les commentaires médiévaux. Ainsi, la Glose interlinéaire note que Dieu n’a pas à subir d’instigation mais que les coups que porte Dieu sont appelés « commotion », comme pour nous qui ne réagissons pas si nous ne sommes pas mus 68 (commoti). De même, dans les années 1230, Roland de Crémone, dont le commentaire de Job renouvelle l’approche de ce livre, s’interroge ainsi : Comment le Seigneur a-t-il été excité par Satan pour affliger Job en vain ? Dieu a-t-il suivi la volonté mauvaise de Satan, de sorte que la mauvaise volonté de celui-ci excite le très-haut ? Il ne peut pas être mû, puisqu’il est le seul à avoir l’immortalité comme l’immutabilité 69.

De même, Nicolas de Lyre affirmera qu’il ne faut pas comprendre que Dieu soit mû par quiconque, parce que sa volonté est immuable et éternelle. Mais sa volonté a des effets qui se produisent dans le

68. « Commouisti] Non quod Deus instigetur, sed secundum nos, qui nisi commoti non ferimus, ipsa Dei percussio commotio dicitur. » 69. Ms. BnF lat. 405, fol. 15r°b : « Sed quomodo Dominus a Sathan commotus est, ut affligeret Iob frustra ? Numquid malam voluntatem Sathan Dominus est secutus, ut eius voluntas altissimum commoveret ? Nec ipse moveri potest, quoniam solus habet immortalitatem sicut immutabilitatem. » Sur ce commentaire, voir A. dOndaine, « Un commentaire scripturaire de Roland de Crémone, le Livre de Job », Archivum fratrum praedicatorum 11 (1941), p. 109-137.

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Gilbert Dahan temps 70. Nicolas de Lyre ne mène pas à son terme ce raisonnement intéressant, qui permettrait de contribuer à résoudre le problème des émotions de Dieu en situant dans le temps, c’est-à-dire dans le temps de l’histoire humaine, les effets de sa volonté éternelle. Contrairement à ce qui était le cas pour Ex 20, 5, ici, les considérations herméneutiques sont assez nombreuses dans les commentaires. Le terme d’antropopatos est présent chez plusieurs auteurs, ainsi chez Albert le Grand : Tu m’as incité, c’est un anthropopathos, c’est-à-dire tu m’as mû pour que j’expose à ta mise à l’épreuve. Ps 105, 41 : les a livrés aux mains des nations, et ceux qui les haïssaient les ont dominés 71.

Il semble bien que le verset du psaume indique que Dieu a permis que cette mise à l’épreuve soit faite et que la formulation donne l’impression d’une émotion humaine qui aurait incité Dieu à agir ; dans le psaume, le verset précédent parlait de la « colère de Dieu enflammée contre son peuple ». Hugues de Saint-Cher a recours à l’antropopatos et ajoute aussi l’explication « selon la manière humaine » : Tu m’as incité. Le Seigneur dit cela à la manière humaine (more humano). En effet, ce n’est pas provoqué par les mots de Satan qu’il a fait cela. Mais nous, nous ne savons pas réagir si nous ne sommes pas mus (ou incités : commoti) [on reconnaît le texte de la glose]. C’est un antropopatos, comme en Gn 6, 6 72.

70. Biblia sacra cum Glossa ordinaria… et Postilla Nic. Lirani…, Anvers 1634, t. III, col. 36 : « Tu autem commovisti me adversus eum. Non est per hoc intelligendum quod Deus ab aliquo alio moveatur ad aliquid volendum de novo, quia voluntas eius est immutabilis et aeterna ; sed, sicut voluntate aeterna producit aliqua in tempore, ita ab aeterno voluit modum producendi et, sicut ipse ab aeterno disposuit flagellare Iob ad eius meritum et ut per hoc daretur aliis patientiae exemplum, sic etiam ab aeterno disposuit hoc fieri per ipsius Satan executionem et post eius petitionem, et quantum ad hoc dicit : Tu autem commovisti me, absque hoc quod sit aliqua mutatio in divina voluntate. » 71. Éd. M. weiss, Fribourg-en-Brisgau 1904, col. 42 : « Commovisti me anthropopathos, hoc est movisti ut eum tuae tentationi exponerem. Ps. [105, 41] : Tradidit eos in manus gentium et dominati sunt eorum qui oderunt eos. » 72. Hugues de Saint-Cher, Postilla, t. I, fol. 400r°a : « Commovisti me. More humano dicit hoc Dominus. Non enim verbis Satanae provocatus hoc fecit Dominus. Sed

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Émotions de Dieu dans l’exégèse médiévale Le commentaire de Thomas d’Aquin n’utilise pas ici le terme antropopatos mais cite le principe général, que « l’Écriture parle de Dieu de façon figurée (figuraliter), à la manière humaine » : De ce qui est dit tu m’as excité contre lui, il ne faut pas comprendre que Dieu soit incité par quelqu’un à vouloir ce qu’il ne voulait pas auparavant, comme c’est le cas habituellement pour les hommes ; en effet, il est dit en Nombres 23 [19] : Dieu n’est pas comme un homme pour mentir ni comme un fils d’homme pour changer. Mais ici l’Écriture parle de Dieu de façon figurée, à la manière humaine : en effet, quand ils veulent faire quelque chose pour quelqu’un, on dit que les hommes sont incités / excités (commoveri). Dieu agit comme il veut, mais sans aucune excitation (commotio) de son esprit, parce que c’est de toute éternité qu’il a eu dans l’esprit ce qu’il allait faire en vue de quelque chose. C’est de toute éternité que Dieu a décidé d’affliger temporairement Job, pour montrer que sa vertu était vraie 73.

Ces commentaires ont également des considérations d’un grand intérêt sur la suite du verset, « que je l’afflige en vain » mais nous ne sommes plus dans le cadre des émotions divines 74.

nos, nisi commoti, ferire nescimus. Et est anthropopatos, sicut ibi : Paenitet me fecisse hominem… ». 73. Éd. léonine, Rome 1965, p. 16-17 : « Ex hoc quod dicitur commovisti me adversus eum non est intelligendum quod Deus ab aliquo provocetur ad volendum quod prius nolebat, sicut est apud homines consuetum. Dicitur enim Num. xxiii [19] Non est Deus ut homo ut mentiatur, neque ut filius hominis ut mutetur. Sed loquitur hic Scriptura de Deo figuraliter more humano : homines enim, quando facere aliquid volunt propter aliquem ab illo commoveri dicuntur ; Deus autem vult quidem facere sicut et facit, hoc propter illud tamen absque omni mentis commotione, quia ab aeterno in mente habuit quid propter quod facturus esset. Disposuerat igitur Dominus ab aeterno Iob temporaliter affligere ad demonstrandum veritatem virtutis eius. » 74. On notera que l’interprétation christique de Grégoire le Grand aborde très différemment le problème ; cf. Moralia in Iob III, xiV, 26, éd. M. adriaen, Turnhout 1979 (CCSL 143), p. 131 : « Si beatus Iob Redemptoris nostri in passione positi speciem tenet, quomodo ad satan a Domino dicitur : Commouisti me aduersus eum ? Mediator quidem Dei et hominum, homo Christus Iesus, ut culpas nostrae transgressionis exstingueret, uenit mortalitatis flagella tolerare ; sed qui unius cum Patre eiusdem naturae est, quomodo per satan motum se aduersus eum Pater asserit, cum constet quod Patris Filiique concordiam nulla potestatis inaequalitas, nulla uoluntatis diuersitas interrumpat ?… ».

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Gilbert Dahan Conclusion Le problème des « émotions de Dieu » a été bien analysé par les exégètes du Moyen Âge et les solutions qu’ils proposent paraissent tout à fait intéressantes. J’aurais aimé aller plus loin dans l’analyse des textes théologiques : le passage des Sentences de Robert de Melun – qui examine avec un soin extrême la légitimité même de la notion d’antropospatos – est passionnant et il aurait été utile aussi de lire l’ensemble des réflexions qu’il fait sur l’utilisation d’un langage humain pour décrire ce qui concerne Dieu 75. Je n’ai pas non plus parlé de la critique des textes rabbiniques dans le contexte de la controverse de 1240 à Paris : le dossier de traductions de textes du Talmud et de Rashi qui a été confectionné à cette occasion contient un chapitre « De blasphemiis et quibusdam indignis de Deo dictis et scriptis in Talmut » ; y sont rassemblés les anthropomorphismes les plus choquants de la littérature rabbinique 76. Mais bien que nombre de maîtres parisiens aient assisté aux débats et que, par exemple, Thomas d’Aquin connaisse des fragments de la littérature rabbinique par le biais de ces discussions, il ne semble pas que celles-ci aient eu une incidence sur la littérature exégétique, du moins dans les discussions sur le langage de la Bible. Ce qui est caractéristique de l’herméneutique du xiiie siècle est précisément la réflexion sur le langage de l’Écriture, message divin dans les mots des hommes. Je voudrais conclure en citant de nouveau le livre d’Abraham Heschel, sur les Prophètes, qui, comme je l’ai déjà noté, met au centre de son étude la notion de pathos, et précisément de pathos divin, opposant précisément l’anthropopathie à l’anthopomorphisme et montrant que le Dieu de la Bible se perçoit non par un effort intellectuel abstrait mais davantage par une relation, privilégiée dans le cas des prophètes. Je vais seulement tenter de traduire deux brefs passages de cet auteur, dans le chapitre intitulé « Anthropopathy » : Les affirmations concernant le pathos [de Dieu] ne sont pas un compromis – des manières d’accommoder des significations plus élevées au niveau plus humble de l’intelligence humaine. Elles sont davantage

75. Sententiae, p. 19-39. 76. Ms. BnF lat. 16558, fol. 14v°b-18r°b. Voir Ch. merChaVia, The Church versus Talmudic and Midrashic Literature [en hébreu], Jérusalem 1970, p. 227-360 ; G. dahan, « Les traductions latines de Thibaud de Sézanne », dans Le Brûlement du Talmud à Paris, 1242-1244, éd. G. dahan, avec la collab. d’E. niCOlas, Paris 1999, p. 95-120, et l’ensemble du volume.

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Émotions de Dieu dans l’exégèse médiévale des accommodements des mots à des significations plus élevées. Les termes qui ont des connotations psychologiques reçoivent des connotations théologiques. Dans les expressions bibliques des émotions divines, qui sont toujours conditionnées et exigées d’un point de vue moral, la conscience religieuse fait l’expérience d’un pouvoir qui dépasse l’homme plutôt qu’elle ne conçoit une ressemblance avec l’homme. […] Toutes les expressions de pathos sont des tentatives de rendre compte du caractère vivant de Dieu. On ne doit pas oublier que toutes nos expressions concernant Dieu sont lamentablement inadéquates. Mais, prises comme des allusions plutôt que comme des descriptions, comme des affirmations au-dessous de la vérité plutôt que comme des descriptions adéquates, elles nous aident en nous faisant prendre conscience de sa réalité 77.

Je me demande dans quelle mesure ces réflexions, qui sont profondément ancrées dans la tradition scripturaire, ne recoupent pas celles des auteurs médiévaux, notamment ceux du xiiie siècle, beaucoup plus proches de la pensée biblique que de celle des philosophes grecs, au moins dans leurs réflexions sur le langage de l’Écriture : les notions de participation et d’analogie jouent un rôle majeur. Et peut-être ce philosophe imprégné d’Écriture sainte nous aidera-t-il aussi à avancer dans notre étude du thème de cette enquête.

77. The Prophets, t. II, p. 51 et p. 57 : « The statements about pathos are not a compromise – ways of accommodating higher meanings to the lower level of human understanding. They are rather the accommodation of words to higher meanings. Words of psychological denotations are endowed to a theological connotations. In the biblical expressions of divine emotions, which are always morally conditioned and morally required, the religious consciousness experiences a sense of superhuman power rather than a conception of resemblance to man. […] All expressions of pathos are attempts to set forth God’s aliveness. One must not forget that all our utterances about Him are woefully inadequate. But when taken to be allusions rather than descriptions, understatements rather than adequate accounts, they are aids in evoking our sense of His realness. »

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AFFECTIONES DEI : LES DÉBATS SUR LES PASSIONS DE DIEU DANS LA SCOLASTIQUE MÉDIÉVALE ET POSTMÉDIÉVALE Alberto FriGO Università degli Studi di Milano Dipartimento di Filosofia « P. Martinetti »

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question se laisse formuler d’une manière aussi simple que directe : étant donnés les multiples passages de la Bible qui semblent l’attester, force est pour le théologien de se demander s’il y a bien des passions en Dieu (« An Deus passionibus fieri obnoxius possit 1 »). La réponse à une telle quaestio est facile, voire presque banale. On en empruntera les éléments à deux textes choisis parmi beaucoup d’autres, venant de deux côtés de la frontière doctrinale du catholicisme moderne et datant l’un de 1577, l’autre de la moitié du xViie siècle. Cet « article », écrit le père Le Moyne dans ses célèbres Peintures morales, a

ne saurait être partagé d’opinions différentes : toutes les sectes n’y répondent que d’une voix : et les sceptiques mêmes qui font profession d’une philosophie douteuse et irrésolue, en demeurent d’accord avec les autres. Et en vérité s’il y a un calme perpétuel en la haute région de

1.

Girolamo Zanchi, De natura Dei et de divinis attributis, Heidelberg 1577, p. 224. Rappelons que l’opposition entre passiones et emotiones ne semble pas gouverner le lexique de la scolastique médiévale et postmédiévale. Pour le lexique de saint Thomas, voir J. M. ramírez, De passionibus animae in I-II Summae Theologiae divi Thomae expositio (qq. XXII-XLVIII), Madrid 1973, p. 22, et R. miner, Thomas Aquinas on the Passions: A Study of Summa Theologiae 1a 2ae 22-48, Cambridge 2009, p. 35-36.

10.1484/M.BEHE-EB.5.117300

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Alberto Frigo l’air : si les exhalations de la Terre ne sauraient porter jusque-là leur bruit et leur trouble : […] s’il y a un ciel immobile qui ne se ressent point des révolutions que souffrent les autres : croyons-nous que cette Nature souveraine et abstraite, entre laquelle et la matière, il y a toute une infinité d’espaces vides et de pays perdus, soit sujette à des altérations pareilles aux nôtres ?

Et le jésuite de multiplier les analogies : Accordons-lui [sc. à Dieu] pour le moins autant de tranquillité qu’à la Mer Pacifique, qu’on dit qui n’a pas les fougues et les saillies des autres : et qui ne se trouble jamais, ni ne change même de face quelque vent qui souffle. […] Au reste il n’est pas seulement éloigné de ces troubles grossiers, et de ces émotions sensibles et pesantes qui s’élèvent de la matière, et se forment de la graisse, et du sang des corps : il est même exempt de tous ces autres mouvements plus déliés et plus légers dont les âmes séparées et les intelligences sont capables.

Passio rimant avec perturbatio, on ne saurait admettre en Dieu aucune forme de passion, même sui generis, car « il y a bien autant de paix en ce haut Esprit, que sur la tête de certaines montagnes, où la poussière même ne se trouve point de vents qui la remuent ». Mais surtout, s’« il est impossible qu’il y ait des passions sans mouvement », rien n’est plus absurde que d’en attribuer à Dieu, car « en lui il n’y a point de distinction d’essence et d’accident, de principal et d’accessoire, de capacité et de plénitude ». En somme, Dieu ignore toute forme de pati car, conclut le père Le Moyne, « il ne saurait être sujet qu’à soi-même, et de soi-même : il ne saurait faire d’acquisition, ni de perte, il est actuellement et par nécessité tout ce qu’il peut être 2 ». Qu’en est-il alors des Écritures qui nous parlent si souvent « de la colère de Dieu et nous menacent de sa fureur et de sa haine » ? S’il y a des locutions qui signifient que Dieu « aliquid passum esse aut pati », répond le théologien réformé Girolamo Zanchi dans son De natura Dei et de divinis attributis, il faudra les entendre toutes « καταχρησικῶς per ανθρωποπάθειαν 3 », c’est-à-dire « selon la figure de style de l’anthropopathie ». Autrement dit, y reconnaître cette figure rhétorique

2.

3.

124

Pierre Le Moyne, Les peintures morales, Paris 1640, « S’il y a des passions en Dieu », p. 129-143, ici p. 129-131. Pour une mise au point récente sur Pierre Le Moyne, voir le numéro monographique de la revue Œuvres & Critiques 35/2 (2010). Girolamo Zanchi, De natura Dei et de divinis attributis, p. 224.

Passions de Dieu dans la scolastique médiévale dont la Bible fait souvent usage « quand Dieu emprunte les affections des hommes, et se fait quasi semblable à eux, soit en joie, tristesse ou autres passions, combien qu’il n’y soit sujet, et ce pour s’accommoder à leur rudesse », selon la définition de Calvin 4. Attribuer des passions à Dieu revient donc, dans le pire des cas, à méconnaître l’immutabilité et l’absence de toute forme de passivité ou d’impuissance qui caractérisent sa nature. Dans le meilleur des cas, cette attribution rappelle les limites infranchissables des analogies qui visent à rapprocher la vie divine des affects dont nous faisons l’expérience dans notre âme. Ce bref rappel des difficultés que pouvait susciter la question « an Deus passionibus fieri obnoxius possit », tout autant que de la netteté avec laquelle, à l’époque moderne, on rejetait une hypothèse dont on ne se lassait pas d’attaquer les contresens sinon les dangers 5, n’est présent que pour mieux introduire les débats théologiques dont on voudrait rendre compte dans les pages qui suivent. Car, en dépit de la fin de non-recevoir que l’on vient de rappeler, la grande majorité des théologiens du xVie et du xViie siècle a bel et bien reconnu la légitimité d’une attribution des passiones à Dieu, et cela dans le cadre d’une double opération conceptuelle. En revenant, d’une part, sur la notion de passion elle-même pour montrer au prix de quelle réinterprétation elle pouvait s’accorder avec la nature divine sans pourtant en limiter la perfection. En s’interrogeant, d’autre part, sur la liste des passions communément attribuées à l’âme humaine (désir, aversion, amour, haine, joie, tristesse, etc.) pour indiquer celles que Dieu pourrait plus légitimement faire siennes. Qu’est-ce qu’une passion divine et quelles passions peut-on à juste titre attribuer à Dieu ? C’est sur les enjeux de ce double questionnement et sur les débats qui ont permis de l’articuler que nous voudrions nous arrêter. Sans prétendre proposer une cartographie exhaustive, nous nous concentrerons sur l’analyse de la position de

4. 5.

Jean Calvin, Leçons et expositions familières de Jean Calvin sur les douze petits Prophètes [Genève 1560], Lyon 1565, p. 98. Voir par exemple Marin Mersenne, L’impiété des déistes, Paris 1624, p. 587-594 et John Milton, De doctrina christiana, I, 2 : « Hic igitur Aνθρωποπάθεια (quam figuram Grammatici ad excusandas poetarum de suo Iove nugas olim excogitarunt) Theologis, opinor non est opus ; scriptura sacra sine dubio, hoc satis cavit, ne quid vel ipsa indecorum aut indignum Deo scriberet, vel Deum de semetipso loquentem induceret » (The Works of John Milton, éd. F. A. PattersOn, et al., New York 1931-1938, vol. XIV, p. 32).

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Alberto Frigo quelques théologiens dont les thèses marquèrent en profondeur la discussion sur les passions divines à l’époque moderne, et prolongèrent, souvent en le renouvelant profondément, les synthèses élaborées par la grande scolastique. Finalement, au fil des affrontements doctrinaux et des prises de position très nuancées avec lesquelles chaque maître cherchait à se démarquer de ses prédécesseurs, c’est l’image même de Dieu qui s’en trouve modifiée. Il se peut que la thèse célèbre de Spinoza, « Dieu est exempt de passions, et nul affect de Joie ou de Tristesse ne l’affecte 6 » soit à comprendre comme un corollaire ultime et paradoxal de cette longue suite de débats. La définition thomiste des passions de l’âme Avant de se tourner vers les maîtres de la scolastique moderne, il est nécessaire de revenir à saint Thomas, car c’est dans le cadre des commentaires de la première partie de la Summa theologiae que le débat trouve son point de départ 7. Les formules parfois trop élusives de saint Thomas, voire ses silences, frayèrent la voie à des discussions qui vinrent compléter et tantôt contredire sa doctrine sur la nature des affects divins. De fait, étant donnée la définition des passions qu’il élabore dans la Summa theologiae, toute forme de « passiones in Deo » semblerait exclue d’entrée de jeu 8. Selon le Docteur angélique, la passion constitue un « appetitus sensitivi actio circa bonum et malum sensu et 6. 7.

8.

126

Spinoza, Ethica, V, § 17 : « Deus expers est passionum nec ullo laetitiae aut tristitiae affectu afficitur », trad. B. Pautrat, Paris 1999, p. 507. Voir B. jansen, « Die scholastische Philosophie des 17. Jahrhunderts », Philosophisches Jahrbuch 50 (1937), p. 401-444 ; id., « Zur Phänomenologie der Philosophie der Thomisten des 17./18. Jahrhunderts », Scholastik 13 (1938), p. 49-71 ; S.-Th. bOninO, « La scuola tomista nel secolo xV », dans I. biFFi et C. marabelli (éd.), La teologia dal xv al xvii secolo. Metodi e prospettive, Milan 2000, p. 57-70 ; Ph. léCriVain, « La Somme théologique de Thomas d’Aquin aux xVie-xViiie siècles », Recherches de science religieuse XCI/3 (2003), p. 397427 et J. sChmutz, « Bellum scholasticum. Thomisme et antithomisme dans les débats doctrinaux modernes », Revue thomiste CVIII/1 (2008), p. 131-182. Nous suivons ici l’excellente étude de R. miner, Thomas Aquinas on the Passions, et le commentaire de J. M. ramírez, De passionibus animae in I-II Summae Theologiae divi Thomae expositio. On se reportera utilement aux notes de Maurice Corvez dans saint Thomas, Les passions de l’âme, éd. M. COrVez, 3 t., Paris 1949-1952. Nous citons la Summa theologiae d’après la traduction parue aux éditions du Cerf (4 vol., Paris 1984-1986).

Passions de Dieu dans la scolastique médiévale imaginatione perceptum, cum aliqua deformi corporis mutatione 9 », ainsi un « mouvement de l’appétit sensitif, causé par l’imagination du bien ou du mal, qui imprime au corps quelque changement contraire à sa constitution naturelle 10 ». La définition constitue l’apport des trois articles de la question 22 de la Prima Secundae (« Y a-t-il des passions dans l’âme ? » ; « Dans sa partie appétitive, plutôt que dans sa partie cognitive ? » ; « Dans l’appétit sensible, plutôt que dans l’appétit intellectuel, appelé volonté ? ») qu’il conviendra de reprendre ici brièvement. Si l’on voit bien se produire en nous, comme personne ne saurait le contester, des phénomènes tels que les passions, celles-ci, en impliquant que le patient soit « attiré vers ce qui agit sur lui », relèvent sans aucun doute de la partie appétitive plutôt que de la partie cognitive de l’âme, et en particulier de l’appétit sensitif 11. Or, si dans les actes de la faculté de connaissance sensible il n’y va que d’une « transmutation immatérielle » (« l’organe ne reçoit que la représentation de la chose […] l’œil est modifié par l’objet visible, en ce sens qu’il reçoit l’image de la couleur, non la couleur elle-même »), dans ceux de l’appétit sensitif on constate au contraire une « transmutation physique » de l’organe corporel. Qui plus est, il s’agit d’une modification essentielle, car ce mouvement corporel accompagne toujours les actes de l’appétit sensitif, alors qu’il reste accidentel par rapport à ceux de la faculté sensible de perception (comme dans le cas de « la fatigue de l’œil quand il se fixe intensément, ou des lésions que lui inflige une lumière trop vive »). Étant un acte de l’appétit sensitif, il s’ensuit donc que toute passion de l’âme « à proprement parler, est accompagnée d’une transmutation corporelle ». La passion est ainsi un « motus appetitus sensitivi ex apprehensione boni vel mali cum aliqua mutatione non naturali corporis », et dès lors il ne saurait y avoir des passions « proprie loquendo » sans des phénomènes concomitants d’ordre corporel 12. Charles François d’Abra de Raconis, Summa totius philosophiae, Cologne 1629, II ; Ethica, p. 52. 10. Léonard de Marandé, Morales chrétiennes du théologien français, 1re partie, Paris 1645, p. 372. 11. Pour les détails de l’argument, voir J. M. ramírez, De passionibus animae, p. 27-34. 12. Passions proprie loquendo, car, comme saint Thomas le remarque à plusieurs reprises dans les articles de la question 22, on peut entendre le terme passio au sens large et affirmer à ce titre que les passions concernent aussi l’âme indépendamment de son union au corps, en tant qu’elle « implique une certaine potentialité, qui lui permet de recevoir et de pâtir, au sens où, selon Aristote, “comprendre 9.

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Alberto Frigo On pourrait néanmoins objecter qu’il reste à prouver que l’appétit sensitif constitue le seul et unique siège des passions. Pourquoi ne pas les attribuer aussi à l’appétit intellectuel, c’est-à-dire à la volonté ? La réponse de Thomas, dans l’article 3 de la question 22, vaut confirmation du caractère essentiel des « mutationes corporis » : Nous l’avons déjà dit, il y a passion au sens propre lorsque se produit une transmutation corporelle. Cette transmutation existe dans les actes de l’appétit sensible ; elle n’est pas spirituelle seulement, comme dans la perception sensible, elle est naturelle aussi. Or, l’acte de l’appétit intellectuel ne requiert pas de transmutation corporelle, parce que cet appétit n’est la faculté d’aucun organe. On voit ainsi que la notion de passion se vérifie, en un sens plus strict, dans l’acte de l’appétit sensible.

Il s’agit moins d’une argumentation que d’une fin de non-recevoir et Peter King ne se trompe sans doute pas lorsqu’il glose : « That is to travel in a small circle indeed 13. » En tout cas, saint Thomas ne se lasse pas de répéter que les actes de l’appétit sensitif impliquant nécessairement un organe physique, les passions ne relèvent pas essentiellement de l’âme, comme c’est le cas des pensées et des volitions. Au contraire, « la passion proprement dite ne regarde l’âme qu’accidentellement, c’est-à-dire en tant que le composé lui-même pâtit ». Étant donnés la

est un certain pâtir” ». De surcroit, l’attribution des passions à l’appétit sensitif comme à leur siège spécifique s’énonce toujours au comparatif (« Il est donc manifeste que la notion de passion se réalise mieux [magis proprie] dans la partie affective de l’âme que dans la partie appréhensive » ; « Il est donc évident que l’idée de passion se vérifie mieux [magis invenitur] dans l’acte de l’appétit sensitif que dans celui de la faculté de connaissance sensible, bien que l’un et l’autre soient les actes d’un organe corporel » ; « On voit ainsi que la notion de passion se vérifie, en un sens plus strict, [magis proprie] dans l’acte de l’appétit sensible que dans celui de l’appétit intellectuel »). Ce qui permet d’envisager, sinon de véritables passions, du moins une forme de passibilité de la partie appréhensive de l’âme et, comme on le verra dans les pages qui suivent, de l’appétit intellectuel. 13. P. kinG, « Dispassionate Passions », dans M. PiCkaVé et L. shaPirO (éd.), Emotion and Cognitive Life in Medieval and Early Modern Philosophy, Oxford 2012, p. 9-31, ici p. 23. Voir aussi id., « Aquinas on the Passions », dans S. maCdOnald et E. stumP (éd.), Aquinas’s Moral Theory: Essays in Honor of Norman Kretzmann, Ithaca 1998, p. 101-132 et id., « Late Scholastic Theories of the Passions: Controversies in the Thomistic Tradition », dans H. laGerlund et M. yrjönsuuri (éd.), Emotions and Choice from Boethius to Descartes, Boston 2002, p. 229-258.

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Passions de Dieu dans la scolastique médiévale distinction entre les deux appétits et le caractère essentiel des composantes somatiques de la passio, force est donc de conclure que les passions représentent le piètre privilège des hommes et des animaux, en tant qu’ils partagent le statut de créatures pourvues d’un appétit sensitif. S’en trouvent à l’inverse exclus tous les étants incorporels, qu’il s’agisse des anges, des âmes humaines séparées des corps, ou de Dieu. La doctrine thomiste des passions divines On devine facilement les difficultés qu’une telle définition suscite lorsque l’on cherche à attribuer des passions à Dieu. Saint Thomas consacre au sujet une quaestio entière de la Summa contra Gentiles 14, en montrant justement « quod in Deo non sunt passiones affectuum 15 ». Les arguments s’enchaînent les uns après les autres pour rejeter de la façon la plus nette l’idée que Dieu puisse être affecté par des passions : il n’y a en lui que la vie intellectuelle et il manque de toute forme d’appétit sensitif qui puisse constituer le siège des passiones ; item, son immutabilité interdit tout état passionnel, car celui-ci, de par son essence, « arrache en quelque manière le sujet qui en est affecté à sa disposition ordinaire, constante, naturelle » ; item, « l’élan de la passion tend, comme celui de la nature, à quelque chose d’unique […]. Or, la volonté de Dieu, de soi, n’est pas, dans le domaine des créatures, déterminée à un objet unique, si ce n’est d’après l’ordonnance de sa sagesse » ; enfin, les passions sont « le fait d’une chose qui existe en puissance » alors que Dieu est « acte pur ». Nul ne saura donc douter, conclut saint Thomas, que « toute passion, de par sa définition même, est à exclure de Dieu ». Pour autant, et d’une façon sans doute quelque peu inattendue, cette expulsion de la « passio qua passio » de la nature divine n’empêche pas le Docteur angélique de prolonger sa discussion avec une série de

14. Nous analysons ici les arguments des deux Sommes de saint Thomas sans prendre en compte les différences d’approches et les écarts de détail, l’enjeu étant surtout celui de reconstituer la doctrine thomiste telle qu’elle était reçue par la scolastique postmédiévale. Nous citons la Somme contre les Gentils d’après la traduction parue aux éditions du Cerf (Paris 1998). 15. Summa contra Gentiles, livre I, chap. 89. Pour un commentaire détaillé de ce chapitre, voir N. kretzmann, The Metaphysics of Theism: Aquinas’s Natural Theology in Summa contra gentiles, Oxford 2001, p. 226-254, en particulier p. 226-232.

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Alberto Frigo remarques qui visent à préciser à quel titre certaines passions « sont à écarter de Dieu, non seulement en raison de leur genre, mais aussi en raison de leur espèce ». Les passions sont spécifiées, d’une part, par leur objet, qui peut être le bien ou le mal, et d’autre part, à partir de la manière dont l’homme se comporte à l’égard de cet objet. Or, cela étant, si la tristesse et la douleur ne sauraient trouver place dans la vie divine, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont des passions, mais aussi, et à plus forte raison, parce que leur objet « est le mal déjà incrusté ». La même conclusion vaut également pour l’espérance et le désir, qui s’adressent à un bien à obtenir, « ce qui ne saurait convenir à Dieu, en qui la perfection est telle qu’elle ne peut souffrir qu’on y ajoute ». Et le verdict ne s’appliquera pas moins aux passions de la crainte, de la pénitence, de l’envie et de la colère, dans lesquelles le fait, respectivement, de porter sur le futur, d’impliquer un changement de disposition ou de tabler sur le désir du mal d’autrui se double d’un commun enracinement dans la passio fondamentale de la tristitia. En définitive, précise pour conclure saint Thomas, « toutes les autres passions, qu’elles soient des espèces de celles qu’on vient d’énumérer ou qu’elles en soient des effets, sont, pour des raisons semblables, exclues de Dieu 16. » Aux yeux de saint Thomas, Dieu ne saurait donc être affecté par de véritables passions ni a fortiori par des passions tristes telles que la tristitia elle-même ou ses dérivés. Mais la béance quelque peu paradoxale entre ces deux conclusions du chapitre 89 du premier livre de la Summa contra Gentiles (« Dieu n’est pas affecté par les passions » ; « Certaines passions sont de surcroît à écarter de Dieu, non seulement en raison de leur genre, mais aussi en raison de leur espèce ») suggère en même temps la possibilité d’une approche moins monolithique du thème des « passiones in Deo ». Car, en indiquant des passiones qui sont à exclure sans appel de la vie divine, saint Thomas laisse finalement entendre que d’autres pourraient y être admises, quitte à revenir sur leur statut des mouvements de l’appétit sensitif nécessairement accompagnés par une modification corporelle. À ce titre, il faudrait pouvoir indiquer des affectiones qui soient analogues aux passions et qui puissent, en même temps, être attribuées à des natures incorporelles. C’est là la stratégie qu’avait esquissée, quoique pour des fins strictement symétriques 17, saint Augustin dans les pages du De civitate Dei (IX, 5), lorsqu’il remarquait que « les saints

16. Summa contra Gentiles, livre I, chap. 89. 17. Voir P. kinG, « Dispassionate Passions », p. 19-20.

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Passions de Dieu dans la scolastique médiévale anges punissent sans colère et nous secourent sans compassion pour notre misère. Et pourtant, le langage courant leur attribue aussi ces passions, non qu’ils soient sujets à cette faiblesse, mais à cause d’une certaine ressemblance dans les œuvres ». Et saint Thomas d’ajouter, après avoir cité l’auctoritas augustinienne : « Lorsque l’on attribue l’amour, la joie et autres sentiments semblables, à Dieu, aux anges, ou aux hommes en tant que doués d’appétit intellectuel, on entend signifier l’acte simple de la volonté, qui produit des effets semblables, mais sans passion 18. » En l’absence d’un appétit sensitif, ces analogues des passions 19 que l’on trouve en Dieu seront donc de simples actes de la volonté qui partagent avec ceux de l’appétit sensitif le fait d’être des affectiones (ou, comme l’écrit tantôt aussi saint Thomas, des affectus 20), sans pourtant impliquer comme les passiones des effets corporels. L’argument est repris presque à la lettre dans l’article 82 de la première partie de la Summa theologiae, à propos de l’amour et du désir divins : L’amour, le désir, et les autres états affectifs peuvent se comprendre de deux façons. Parfois, comme des passions, c’est-à-dire des états qui proviennent d’une certaine perturbation de l’âme. C’est le sens habituel, et alors on ne les trouve que dans l’appétit sensible. – D’autres fois, ils signifient un simple état affectif, sans passion ou trouble de l’âme. En ce sens, ils sont des actes de la volonté. Et alors on peut les attribuer même aux anges et à Dieu. Or, dans ce cas, ils n’appartiennent pas à des puissances diverses, mais à une seule, qui est la volonté 21.

Il reste toutefois à comprendre en quoi ces « simplices actus voluntatis » ou « simplices motus 22 » peuvent-ils être rapportés d’une

18. Summa theologiae, Ia IIae, qu. 22, a. 3, ad 2. Voir aussi Summa theologiae, Ia, qu. 20, a. 1, ad 1 ; Ia, qu. 21, a. 3, co ; Ia, qu. 57, a. 4, co ; Ia, qu. 59, a. 4, ad 2 ; Ia, qu. 64, a. 3, co ; Ia, qu. 82, a. 5, ad 1 ; Ia, qu. 113, a. 7, ad 1, et Quaestiones disputatae de veritate, qu. 25, a. 3, ad 7 et qu. 26, a. 3, ad 14. 19. Voir P. kinG, « Dispassionate Passions », p. 25 : « These affections, acts of will that are not associated with “mental commotion” [animi concitatio], are not passions by definition. They are dispassionate passions, the volitional correlate to passions – call them “pseudopassions”. » 20. Ibid., p. 24 : « When he wants to speak of an action of the appetitive power generally, Aquinas uses the term “affection” [affectio]. Passions and volitions are equally affections, since they are appetitive acts that move their subject to action. » 21. Summa theologiae, Ia, qu. 82, a. 5, ad 1. 22. Voir Summa theologiae, Ia IIae, qu. 31, a. 4, ad 2, et Summa contra Gentiles, livre I, chap. 90 (operationes simplices).

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Alberto Frigo certaine manière aux passions 23. L’explication de saint Thomas passe par la distinction « dans les passions de l’appétit sensitif », de « ce qui est en quelque façon matériel, à savoir l’altération corporelle, et ce qui est formel, qui vient de l’appétit ». Dans le cas de la colère, par exemple, on distinguera la composante matérielle qui est « l’afflux du sang au cœur, ou quoi que ce soit de ce genre », de la composante formelle, c’est-à-dire « l’appétit de vengeance 24 ». Or l’élément formel des passions de l’appétit sensitif peut constituer aussi l’objet d’un acte de l’appétit intellectuel, c’est-à-dire de la volonté. On aura alors quelque chose d’analogue à la passion proprement dite, mais sans sa composante matérielle. Et, à ce titre, « l’acte simple de la volonté » pourra produire des effets en tout semblables à ceux de la passion : Les opérations de l’appétit sont spécifiées par leurs objets. On trouve donc dans l’appétit rationnel – la volonté, – des opérations spécifiquement semblables aux opérations de l’appétit sensitif, avec cette différence qu’il s’agit dans l’appétit sensitif de passions, en raison de la liaison de cet appétit avec des organes corporels, qu’il s’agit par contre dans l’appétit intellectif d’opérations simples 25.

Ayant légitimé l’affirmation de l’existence en Dieu de ces « dispassionate passions » proches mais aussi radicalement distinctes des « passiones appetiti sensitivii », saint Thomas peut revenir sur la liste des passions humaines et montrer lesquelles, une fois ainsi comprises, peuvent être à juste titre également attribuées à la nature divine. Pour ce faire, il conviendra de distinguer, en se tenant au seul élément formel, les passions qui « impliquent une certaine imperfection », comme le désir, la tristesse et la colère, de celles qui « n’impliquent aucune imperfection », comme « l’amour et la joie ». D’où la conclusion de saint Thomas : Donc, puisque rien dans ces mouvements appétitifs ne convient à Dieu quant à ce qui s’y trouve de matériel, comme on vient de le dire, on ne peut attribuer à Dieu que par métaphore ce qui implique une même imperfection du côté de ce qui est formel, pour exprimer la similitude

23. Voir D. westberG, « Emotion and God: A Reply to Marcel Sarot », Thomist 60 (1996), p. 109-121 ; S. D. FlOyd, « Aquinas on Emotion: A Response to Some Recent Interpretations », History of Philosophy Quarterly 15 (1998), p. 161-175. 24. Summa Theologiae, Ia, qu. 20, a. 1, ad 2. 25. Summa contra Gentiles, liv. 1, chap. 90.

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Passions de Dieu dans la scolastique médiévale des effets, ainsi qu’on l’a expliqué. Mais ce qui ne comporte aucune imperfection peut être attribué à Dieu au sens propre, comme l’amour et la joie, mais en excluant la passion, comme on vient de le dire 26.

Si, en général, on peut attribuer à Dieu des passions dépassionnées qui ne ressemblent aux passions véritables que par leur objet et leurs effets, il n’y a que l’amour, la joie et le plaisir qui soient proprement en lui : Étant donné que joie et plaisir ne sont pas, selon leur espèce, incompatibles avec Dieu, mais qu’elles le sont seulement comme passions, étant donné par ailleurs qu’elles se situent dans la volonté selon leur espèce et non comme passions, il reste donc qu’elles ne sont pas absentes de la volonté divine. […] Il est requis que l’amour existe en Dieu conformément à l’acte de sa volonté 27.

La joie et le plaisir seront dès lors définis comme « une sorte de repos de la volonté » de Dieu « dans son objet » : « Or, Dieu se repose souverainement en lui-même, objet premier de sa volonté, comme ne manquant absolument de rien en lui-même. » Il trouve donc « souverainement en lui-même sa joie et son plaisir », en se réjouissant de lui-même et de toutes les créatures en tant qu’elles participent du bien qu’il est. D’autre part, Dieu aime non pas en raison d’une passion, mais tout simplement en voulant le bien de l’aimé 28. Résumons : en faisant des passions des actes de l’appétit sensitif, donc des phénomènes relevant du composé corps-âme, saint Thomas semble exclure toute forme de passion qui affecterait Dieu. Pourtant, à côté des passions strictu sensu, le Docteur angélique décrit aussi des affectiones de l’appétit intellectuel qui en constituent les analogues volitifs. Ces pseudo-passions portent sur les mêmes objets que les passions et produisent des effets semblables, tout en en excluant la connexion nécessaire avec des « transmutationes corporales ». Toutefois, parmi ces passions dépassionnées, seuls la joie, le plaisir et l’amour peuvent légitimement être attribués à Dieu, puisqu’ils ne comportent, dans leur nature spécifique, rien de contraire à la perfection divine.

26. Summa Theologiae, Ia, qu. 20, a. 1, ad 2. 27. Summa contra Gentiles, livre I, chap. 90 et 91. 28. Voir Summa contra Gentiles, livre I, chap. 91 et Summa Theologiae, Ia, qu. 20 et qu. 59, a. 4, ad 2.

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Alberto Frigo Saint Thomas accomplit une double opération théorique : définir une forme d’affectio analogue aux passions et compatible avec la nature divine, et distinguer parmi ces quasi-passions celles qui se trouvent proprie et non pas seulement métaphoriquement en Dieu. Une telle opération n’était pas dépourvue de zones d’ombre 29. D’où la possibilité d’autres approches et d’autres réponses aux interrogations suscitées par l’idée d’une passion qui affecterait la nature divine. Il conviendra surtout de rappeler ici très brièvement la position de Duns Scot, le Doctor subtilis constituant sans aucun doute l’autre référence majeure, outre Thomas, des théologiens des xVie et xViie siècles que nous évoquerons plus bas. La définition scotiste des passions de l’âme Scot se démarque de la synthèse de saint Thomas en raison d’une approche radicalement différente de la notion même de passion 30. À ses yeux, loin d’être conçues comme des actes de l’appétit sensitif, les passions constituent des qualités distinctes des actes du sujet auquel elles sont attribuées, qui peuvent être causées dans toute sorte d’appétit par 29. Pour une discussion des limites et des difficultés de la solution thomiste, voir N. kretzmann, The Metaphysics of Theism, p. 231-238 et P. kinG, « Dispassionate Passions », p. 27-28, en particulier p. 28 : « The difficulty is whether such intellectualized volitional responses should count as emotions. They seem to leave out the feeling that is essential to emotion. […] Aquinas’s pseudopassions have enough of the features we might associate with emotions to be deserving of the name in their own right. Clearly Aquinas’s pseudopassions provide their subject with motivational force, though of a different character and order from that provided by the passions – namely to motivate dispassionately – and hence are analogous to the passions in being affections, in Aquinas’s technical sense. But this may not be enough. At best, we might think, Aquinas can only offer a pale volitional counterfeit of the real thing. » 30. Nous suivons ici O. bOulnOis, « Duns Scot : existe-t-il des passions de la volonté ? », dans B. besnier, P.-F. mOreau et L. renault (dir.), Les Passions antiques et médiévales : théories et critiques des passions, Paris 2003, p. 281-295, et I. drummOnd, « John Duns Scotus on the Passions of the Will », dans M. PiCkaVé et L. shaPirO (dir.), Emotion and Cognitive Life in Medieval and Early Modern Philosophy, p. 53-74. Voir aussi S. knuuttila, Emotions in Ancient and Medieval Philosophy, Oxford 2004, p 265-274 et D. Perler, « Duns Scotus über Schmerz und Traurigkeit », dans L. hOnneFelder, et al. (dir.), Johannes Duns Scotus: Die philosophischen Perspecktiven seines Werkes/ Investigations into his Philosophy: Proceedings of “The Quadruple Congress” on John Duns Scotus, 3e partie, St. Bonaventure (NY)/Münster 2010, p. 443-462.

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Passions de Dieu dans la scolastique médiévale l’objet vers lequel celui-ci tend ou qu’il fuit. Une telle approche de la notion de passion relève moins d’une analyse des mouvements de l’appétit sensitif, comme c’était le cas chez Thomas d’Aquin, que d’une théorie générale de l’appetitus. Autrement dit, Duns Scot explique les passions en termes d’inclinations de l’appétit en tant que tel, indépendamment de la présence d’une composante matérielle qui vienne accompagner ses actes. D’où l’affirmation que la volonté, malgré sa nature purement spirituelle, peut être affectée par les passions de la joie et de la tristesse. L’appétit rationnel peut constituer un sujet de passions au même titre que l’appétit sensitif, et cela non seulement d’une manière analogique, en accomplissant des « actes simples de la volonté » qui produisent des effets semblables à ceux des véritables passions. La démonstration de Scot peut être sommairement résumée de la façon suivante : à toute puissance cognitive on peut associer un objet qui est censé l’actualiser. Mais il y a, entre les objets, une différence de perfection. Or, en activant la puissance cognitive, un objet plus parfait produit un acte de connaissance plus parfait. La puissance cognitive sera dès lors inclinée vers les objets plus parfaits et qui la perfectionnent le plus fortement. La relation entre la puissance et son objet se dit alors convenientia. Ainsi, lorsque l’objet convenable active la puissance cognitive sensible, celle-ci trouve sa perfection dans ce passage de la puissance à l’acte et réalise son inclination. Cette perfection accidentelle qu’elle reçoit de la présence active de l’objet est une forme de plaisir sensible. La puissance étant alors une cause passive, le plaisir qu’elle reçoit comme une qualité accidentelle constitue une passion 31. Pour autant, précise Scot, le véritable siège de cette passion n’est pas la puissance cognitive ellemême mais l’appétit, car l’inclination ne relève que de celui-ci, alors que la puissance cognitive se charge de rendre présent l’objet qui sera la cause de l’inclination. En somme, il faut distinguer la puissance cognitive qui permet d’appréhender un objet, et l’appétit qui incline le sujet vers cette appréhension de l’objet. La puissance appétitive sera donc le véritable siège des passions et celles-ci, loin de constituer l’un de ses actes comme le voulait saint Thomas, seront à comprendre comme un accident, qui survient à l’occasion de la rencontre avec un objet qui perfectionne la puissance cognitive 32. 31. Voir Ordinatio, III, d. 15, n. 38-39 (Ordinatio. Liber tertius. A distinctione prima ad decimam septimam, éd. B. heChiCh, et al., Cité du Vatican 2006, p. 493-494). 32. Voir les textes cités et commentés par I. drummOnd, « John Duns Scotus on the Passions of the Will », p. 61-62, que nous résumons ici.

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Alberto Frigo Comme on le voit, une telle explication de la nature des passions n’impose aucune prise en compte d’un mouvement corporel, en pouvant s’appliquer à toute forme d’appétit, donc aussi, sans variation, à l’appétit intellectuel. Dès lors, Scot n’hésite pas à affirmer que les affectiones de la volonté, tout en n’impliquant pas des modifications physiologiques, sont de véritables passiones – voire les seules véritables passions de l’âme et non pas du composé âme-corps : Il y a des passions qui impliquent une mutation et une altération de la partie sensitive de l’âme, et qui s’accomplissent toujours avec une modification corporelle. Mais il y en a aussi qui ne sont que des passions spirituelles, sans modification d’organes corporels, et qui sont, elles, de véritables passions de l’âme 33.

La volonté est donc pleinement un sujet de passion, et en particulier elle se révèle passive lorsque l’affectent la joie et la tristesse 34. De même qu’un objet sensible, appréhendé par la faculté sensible de perception et vers lequel l’appétit sensitif incline cette dernière, peut produire du plaisir (ou, à l’inverse, de la douleur), de même un objet intelligible, saisi par l’entendement et vers lequel tend la volonté, est cause de joie (ou de tristesse). On pourra certes objecter que ce type de passions n’affecte pas véritablement la volonté, car celle-ci en dispose directement, de même qu’il est totalement en son pouvoir de vouloir ou de ne pas vouloir. Or, rétorque Scot, « cela est faux : car, si tu ne veux pas quelque chose, et cette chose arrive, affirmer que tu disposes de la tristesse que cela t’apporte n’a aucun sens 35 ». Les formules de Duns Scot étant souvent subtilement nuancées 36, on résumera son apport en rappelant la présentation ramassée qu’en proposent les commentateurs modernes. Citons deux exemples représentatifs de l’interprétation commune de la doctrine scotiste sur les passions de la volonté, qui ont de surcroît le mérite de bien souligner les écarts qu’on y relève par rapport à la synthèse thomiste. Selon Cajetan (1468-1534), 33. Ordinatio, IV, d. 49, qu. 7, § 5 (Opera omnia, éd. L. waddinG, vol. X, Lyon 1639, p. 495). 34. Voir Ordinatio, III, d. 15, n. 47 (Ordinatio. Liber tertius, p. 498) : « Sequitur approximatio huius obiecti, videlicet apprehensio quod volitum vel nolitum habet esse ; et ex hoc ultimo videtur sequi in voluntate passio ab obiecto ipso sic praesente, gaudium scilicet et tristitia. » 35. Ordinatio, III, d. 15, n. 48 (Ordinatio. Liber tertius, p. 499). 36. Sa doctrine, comme son affrontement avec saint Thomas, sont plus articulés que ne le laisse soupçonner la présentation schématique que nous en avons donnée ici.

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Passions de Dieu dans la scolastique médiévale Scot « pose l’existence dans la volonté non seulement des opérations, mais aussi des passions, les premières étant libres, les secondes naturelles, les premières produites par la volonté dans la volonté, les secondes dans la volonté par un objet 37 ». Juan Merinero López (1583-1663), théologien franciscain espagnol, précise pour sa part, que dans la doctrine scotiste « les passions de l’âme ne sont pas des opérations de l’âme, mais des impulsions ou des qualités qui découlent d’une certaine opération de l’âme, et cela autant lorsqu’il y a une modification corporelle que lorsqu’il n’y en a pas, comme dans le cas des passions de la tristesse ou de la joie », entendons : en tant qu’elles n’affectent que la volonté 38. Les passions divines dans la scolastique postmédiévale En ayant ainsi sommairement esquissé la toile de fond des positions des auteurs de la grande scolastique au sujet de la nature des passions et de la possibilité d’en admettre la présence en Dieu, nous pouvons désormais reprendre le double questionnement que nous avons énoncé en ouverture : qu’est-ce qu’une passion divine et quelles passions peut-on à juste titre attribuer à Dieu ? Les deux thèmes sont abordés par les théologiens de la première modernité dans le cadre du commentaire de la question 20 de la première partie de la Summa theologiae, sous la rubrique « De affectibus divinae voluntatis ». Pour ce qui est de la première question, la réponse est unanime : d’une part, tous les docteurs s’accordent à nier le caractère passif des passions attribuées à Dieu et, d’autre part, la position de saint Thomas sur les affectiones divines en tant que pseudo-passions est constamment reprise. Francesco Panigarola (1548-1594), célèbre prêcheur franciscain, en offre une formulation remarquablement claire lorsque, dans un sermon sur la peste, il s’interroge sur la colère de Dieu. La thèse est énoncée dès le départ avec la plus grande netteté : « En Dieu on ne peut admettre ni passion ni altération aucune. » Mais qu’en est-il des affects que l’Écriture sainte lui attribue ? « Nicolas de Lyre

37. Commentaire de Summa theologiae, Ia IIae, qu. 31, a. 3 (saint Thomas, Opera omnia, editio Leonina, t. IV, Rome 1891, p. 218) : « Circa dicta in quarto articulo, Scotica subtilitas discutienda occurrit. Ipse namque, ut superius allegatum est, ponit in voluntate non solum operationes, sed passiones ; illas liberas, istas naturales ; illas a voluntate in voluntate, istas in voluntate ab objecto. » 38. Cursus theologici iuxta doctoris subtilis Ioannis Duns Scoti mentem, t. I, Madrid 1668, p. 180.

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Alberto Frigo interprète tous ces passages qui se rencontrent en l’Écriture sainte de ses affections per modum, comme pour exemple poenituit, id est, se habuit in modum poenitentis ; Iratus est, id est, se habuit in modum irati, c’est bien quelque chose, mais non pas tout ». Et Panigarola de renvoyer son lecteur à saint Thomas qui explique excellemment que si la Bible attribue quelque passion à Dieu, c’est qu’il a fait quelques effets qui semblent être de la qualité de ceux qui sortent de nos passions, secundum effectum, non affectum. Par exemple, si quelqu’un avait fait quelque ouvrage dont il se repentit, que ferait-il ? Il le briserait, il le déferait. Dieu défaisant ce qu’il a fait, parce qu’il fait ce qui serait en nous un effet de repentir, nous disons qu’il se repent 39.

Au-delà de cette solution quelque peu expéditive, on pourrait s’attendre à ce que l’effort accompli par Scot pour penser de véritables passiones voluntatis ouvre la voie à l’affirmation d’une passivité divine. Cajetan rejette catégoriquement une hypothèse de ce genre : « Dans l’âme en tant que telle et dans l’appétit rationnel il n’y a pas de passions. » Scot pose certes l’existence des passiones spirituales à partir d’une conception de la passion comme qualité qui fait suite à l’opération de la volonté. Mais dans les choses immatérielles, passio ne signifie rien d’autre que réception : réception d’une chose appréhendée, dans le cas de l’entendement, et réception d’une chose de telle façon qu’elle nous attire vers quelque chose d’autre, dans le cas de l’appétit rationnel. Ce n’est qu’en utilisant le terme selon une acception métaphorique que nous avons pris l’habitude d’appeler « passions » les actes de la volonté qui ressemblent aux passions de l’appétit sensitif, comme lorsque nous appelons « haine » la volonté de vengeance. Or, conclut Cajetan, il s’agit d’« une façon de parler qui, selon moi, risque de tromper beaucoup de gens ». En d’autres termes, les passions de l’appétit sensitif sont de véritables opérations, et l’unique différence par rapport à celles de la volonté consiste dans le fait que les premières sont « permixtae cum passione corporali », ce qui ne se produit pas dans l’appétit rationnel 40. Des théologiens moins engagés que Cajetan dans la défense de l’orthodoxie thomiste montrent néanmoins à quel point la position de Scot s’articulait avec beaucoup de difficulté au nécessaire rejet de 39. Francesco Panigarola, Sermons, Lyon 1596, p. 594. 40. Commentaire de Summa theologiae, Ia IIae, qu. 22, a. 3 (saint Thomas, Opera omnia, editio Leonina, t. IV, Rome 1891, p. 172).

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Passions de Dieu dans la scolastique médiévale toute forme de passivité divine. À ce titre, Merinero Lopéz consacre un article entier (chose assez rare, à vrai dire) à se demander si les passions de la volonté qui sont formellement en Dieu se produisent en lui « sub ratione passionis ». La réponse (par la négative) n’est que trop évidente : « si de passionibus animi sentiamus cum Thomistis ». Mais qu’en est-il d’une approche s’appuyant sur la définition scotiste des passions ? Si nous nous tenons à la définition scotiste, il faut dire que les affections de la volonté que nous attribuons à Dieu ne sont pas en lui des passions, mais des opérations, car l’essence même de la passion est en contradiction avec sa présence dans la nature divine. La passion, selon les scotistes, est en effet une qualité qui fait suite à une opération de l’âme, par exemple la tristesse, qui est une qualité et se produit comme l’effet de deux causes partielles : le fait de ne pas vouloir un objet et son appréhension, en tant qu’il est présent. Or, il est impossible qu’il y ait en Dieu, étant donnée sa perfection sans limites, une impulsion ou une qualité qui soit causée dans sa volonté par ses opérations divines. Dès lors, toutes les passions qu’on lui attribue ne sont rien d’autre que des opérations de la volonté divine 41.

On le voit bien, l’argumentation relève plus d’un escamotage que d’une véritable réfutation. En effet, l’explication scotiste rend finalement bien plus complexe l’éviction de toute vie passionnelle de la nature divine, quitte à l’étayer, comme le fait implicitement ici Merinero Lopéz, par la contradiction entre la définition de la passion comme qualité accidentelle et l’immutabilité divine. En résumé, le

41. « Est enim passio animi iuxta Scotistarum sententiam, quidam impulsus, seu qualitas, secutus ad operationes animi, v.g. tristitia est quidam impulsus, seu qualitas, sequutus, et causatus in voluntate tamquam a duobus causis partialibus, ex nolitione alicuius obiecti, et apprehensione illius, ut praesentis ; et delectatio, seu gaudium impulsus, seu qualitas, causatus in voluntate, tamquam a duabus causis partialibus, ex volitione alicuius objecti, et apprehensione illius, ut praesentis. Repugnat autem esse in Deo ratione suae summae perfectionis aliquem impulsum, seu qualitatem, causatum in sua voluntate ex suis divinis operationibus. Unde cum supra diximus, in Deo esse gaudium, seu delectationem, nomine gaudii non intellegimus passionem, seu aliquem impulsus, seu qualitatem, secutuum ad volitionem objecti, de quo est gaudium, et apprehensio illius, ut praesentis (ut contingit in nobis) sed operationem divinae voluntatis, ut tendentem in obiectum praesens » (Cursus theologici iuxta doctoris subtilis Ioannis Duns Scoti mentem, t. I, p. 180). Cf. Theodorus Smising, Disputationum theologicarum, Anvers 1627, p. 511.

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Alberto Frigo consensus est total, du moins pour ce que nous avons pu vérifier : à propos de la première question – les passions en Dieu, sont-elles de véritables passions ? –, les théologiens s’accordant sur la réponse négative. Mais un tel consensus ne va pas sans difficulté. De la dénonciation d’un usage métaphorique chez Cajetan à la démonstration de Merinero Lopéz, on sent pointer une gêne envers la doctrine scotiste qui, en ouvrant les portes à des « passiones voluntatis », risque finalement de laisser entendre que des « passiones divinae voluntatis » sont également pensables. Les passions de Dieu Venons-en à la deuxième question : quelles passions, mieux, quelles pseudo-passions avons-nous le droit d’attribuer à Dieu ? Comme on l’a vu, saint Thomas offrait des indications discrètes, mais passablement cohérentes pour en dresser une liste 42. Commençons par les passions unanimement exclues de la vie divine. En Dieu, nulle espérance. Comment pourrait en effet s’accorder avec la perfection et la toute-puissance divines une passion (entendons une pseudo-passion) qui implique une tension vers un bien absent et difficile à obtenir ? « Deo autem nihil est difficile, si velit », résume Suárez 43. Gabriel Vázquez (1549-1604) déploie même une version difficilior de l’argument, qui s’énonce ainsi : lorsque l’on espère, on espère quelque chose qui nous devrait être octroyé par quelqu’un de supérieur à nous et de plus puissant que nous. Mais rien n’est plus puissant que Dieu, donc Dieu n’espère pas 44. D’ailleurs, il n’est pas non plus triste ni

42. On se reportera, pour la liste donnée par saint Thomas dans la Summa contra Gentiles, au commentaire par Francesco Silvestri (Sylvestre de Ferrare) des chapitres 89-90 du premier livre (Summa contra Gentiles, editio Leonina, t. XIII, Rome 1918, p. 241-245). 43. Opera omnia, t. I, Paris 1856, p. 219 et p. 215 : « Non potest esse desiderium vel spes [in Deo], cum [Deus] non possit ex parte carere bonitate sua intrinseca, quam solam necessario amat per hunc amorem, desiderium autem, et spes est solum de bono non habito. » Voir plus généralement, De divina substantia ejusque attributis, livre III : De attributis Dei affirmativis, chap. Vi : De divina voluntate ; chap. Vii : De actibus divinae voluntatis circa objecta creata, p. 217-221. 44. Commentariorum, ac disputationum in primam partem S. Thomae, t. I, Alcalá 1598, p. 687-688. Sur les tentatives d’attribution d’une forme de spes à Dieu, voir S. de Ferrare, dans Summa contra Gentiles, p. 242 : ne serait-il pas légitime d’affirmer que « poterit in Deo esse spes qua speret creaturam aliquid

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Passions de Dieu dans la scolastique médiévale affecté par une véritable souffrance (dolor). En lui, aucune place pour la tristitia, pas même pour ce malheur qui surgit face au spectacle de la souffrance d’autrui, et notamment à la vue de la douleur de nos amis. Citons encore Suárez : si la souffrance des hommes à laquelle Dieu se trouve confronté est un malum poenae, donc la conséquence d’un péché, c’est Dieu même qui l’a voulu ; si c’est au contraire un malum culpae, un manque de perfection dû à une action libre, l’homme est déjà devenu, par celle-ci, un ennemi de Dieu, qui n’a donc aucune raison de s’attrister de la souffrance de sa créature 45. Dieu n’espère pas, il ne s’attriste pas, il n’est même pas accablé par une véritable tristitia pour nos péchés 46. Inutile de s’attarder sur l’analyse d’autres passions comme la peur, l’audace ou le désespoir, car ce n’est que trop évident qu’elles sont strictement incompatibles avec la nature divine. Tournons-nous plutôt vers une passion qui semble au contraire symboliser d’une manière assez naturelle avec la conduite de Dieu, et notamment du Dieu de l’Ancien Testament : la colère. Suárez rappelle la position de saint Thomas pour qui l’ira, en impliquant une forme de tristitia, ne saurait être proprement attribuée à Dieu. La grande majorité des théologiens souscrivent au rejet thomiste, en associant à l’occasion les sources scripturaires et les auctoritates tirées d’Aristote et de la tradition stoïcienne, qui font de la colère la passion par excellence, puisqu’elle perturbe le plus profondément le corps et l’âme 47. On conclut donc que la colère ne se dit de Dieu que métaphoriquement et d’une manière tout extrinsèque, en passant sous obtenturam » ? La pseudo-passion de l’espoir, en tant qu’acte de la volonté, peut porter en effet non seulement sur un bien qui revient à celui qui espère, mais aussi sur un bien que l’on espère pour un autre, auquel on s’unit par l’amour. Pourtant, conclut Sylvestre de Ferrare, même entendu en ce sens, l’espoir n’a pas de place en Dieu, car il s’agit toujours d’un bien à venir, une dimension temporelle qui reste étrangère à la vie divine. Mais si on veut prendre le terme « espoir » au sens large, pour un acte de la volonté qui veut un bien pour autrui tout en sachant avec certitude qu’il lui reviendra, « sic non esset inconveniens dicere Deum sperare nobis beatitudinem. Sed hoc esset vocabulis abuti ». Voir aussi Valentin de Herice, Quatuor tractatus in I. partem S. Thomae distincti disputationibus, Pampelune 1623, p. 221-225. 45. Opera omnia, t. I, p. 218-219. 46. Voir Francisco Suárez, Opera omnia, t. I, p. 219 : si les hommes pèchent, Dieu « non dolet, necque tristatur. Maxime, quia licet sint aliquo modo contra voluntatem ejus, non sunt simpliciter ipsi involuntaria, […] tristitia autem non est, nisi ubi est proprium involuntarium ». 47. Ibid., p. 219 et 510.

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Alberto Frigo silence l’imperfection qui la caractérise. Pourtant, Lactance n’a-t-il pas consacré un opuscule célèbre à l’ira Dei, tout en montrant que la raison formelle de cet affect n’implique aucune forme d’imperfection ou de tristesse, ni la présence nécessaire d’une modification corporelle ? D’où la position du Suárez : à la différence de la tristesse ou du repentir qui se prédiquent seulement d’une manière équivoque de Dieu et de l’homme, la colère divine n’est pas si métaphorique. Elle consiste, exactement comme la colère humaine, dans un désir de vengeance, sans pourtant que ce désir soit causé, comme dans le cas de nos colères, par une quelconque forme de douleur : autrement dit, il y va d’une volonté de se venger qui fait l’économie d’une souffrance préalable qui la justifie 48. Après ce qu’il convient d’exclure et ce qui ne peut être admis qu’avec prudence, venons enfin aux passions qui semblent indiscutablement susceptibles d’affecter la volonté divine : l’amour et la joie. Sur cela, nulle controverse. Il serait absurde que le Dieu qui « est amour » (1 Jn 4, 16) n’aime pas et ne se réjouisse pas de sa propre perfection, en en tirant une souveraine forme de « gaudium sive delectatio ». Pour autant, qu’en est-il de la haine ? Saint Thomas s’était montré très réservé à ce propos 49. Au demeurant comment Dieu pourrait-il haïr ce qu’il a fait et qui est, comme le rappelle la Bible, bon à ses yeux ? Mais justement, Dieu n’a pas fait le péché, il peut donc le haïr. Dans le cas des hommes, il s’agira dès lors d’une haine qui

48. Ibid., p. 219 et 510 : « Ego vero existimo in suo formali conceptu [iram] non includere imperfectionem, ideoque quando Scriptura tribuit iram Deo, proprie intelligi, sicut quando tribuit vindictam. […] Dummodo admittamus, iram non ita duci metaphorice in Deo, sicut tristiam, poenitentiam et similes. […] Per iram vero significamus aliquem proprium actum Dei habentem convenientiam analogam cum ira hominis in eo, quod est intrinsecum illi, scilicet, in appetitu vindictae. Solumque differt, quod in Deo non habet illam causam, quam habet in nobis, scilicet tristitiam : et quia ex vi illius vocis significatur ille actus sub denominatione a tali causa, ideo quantum ad hoc dicitur actus ille non esse propria ira, sed propria vindicta. » Pour Vázquez au contraire la référence à la tristitia est comprise dans le concept formel de la colère, d’où son refus de l’attribuer à Dieu (Commentariorum, ac disputationum in primam partem S. Thomae, t. 1, p. 692-694). Un bon résumé des débats sur ce point se trouve dans J. merinerO lOPéz, Cursus theologici iuxta doctoris subtilis Ioannis Duns Scoti mentem, t. I, p. 178-180. 49. Voir Summa contra Gentiles, livre I, chap. 96 et Summa theologiae, Ia, qu. 20, a. 2, ad 4.

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Passions de Dieu dans la scolastique médiévale s’adresse aux individus en tant et seulement en tant que pécheurs. C’est là la position de Suárez, de Vázquez et de la plupart des docteurs. Finalement, il ne s’agit que d’une question de mots 50. En effet, le vrai débat se concentre ailleurs, et notamment autour de la passion du désir. Sur ce point la position de saint Thomas avait été nette : dans la plénitude divine, nulle place pour le « desiderium alicuius non habiti », nulle place pour une aspiration vers quelque chose qui ne serait pas déjà parmi les biens dont il jouit. Pourtant, il semble difficile d’ôter à l’esprit divin même le désir de notre salut. N’est-ce pas précisément ce désir qui constitue le soubassement ultime de sa miséricorde ? Il conviendra alors de distinguer : Dieu peut désirer notre bien non pas parce que celui-ci lui fait défaut, mais tout simplement parce qu’il veut et souhaite un tel bien pour nous. D’où la formule de la Première lettre à Timothée (2, 4), si centrale dans les débats sur la grâce des xVie-xViie siècles : « Deus vult omnes homines salvos fieri », « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ». Ainsi, Dieu désire notre bien, et en particulier le salut de l’humanité entière, d’une manière extrinsèque à son propre intérêt et donc en raison d’une sorte de bienveillance qui n’implique aucune forme de manque. Une telle solution impose pourtant des interrogations ultérieures. Si, en effet, Dieu désire notre bien non pas pour lui, mais pour nous, cela signifie que son action est foncièrement impuissante, car cela n’aurait aucun sens de souhaiter ce que l’on peut efficacement produire par le biais de ses propres forces. Autrement dit, admettre un désir divin de notre bien reviendrait à reconnaître qu’il y a en Dieu une forme de volonté qui, dans le cas des pécheurs et des damnés, ne produit pas l’effet qu’elle vise 51. Revenons alors à la formule paulinienne : quel est son statut ? Suárez souligne qu’il s’agit d’une véritable volonté, et plus précisément d’une

50. Francisco Suárez, Opera omnia, t. I, p. 218, et Gabriel Vázquez, Commentariorum, ac disputationum in primam partem S. Thomae, t. I, p. 689-692. Voir aussi Diego Granado, Commentarii in primam partem Summae Theologicae S. Thomae, t. II, Séville 1623, p. 55-56. 51. Valentin de Herice, Quatuor tractatus in I. partem S. Thomae distincti disputationibus, p. 368 : « Arrubal […] negat desiderium Deo. Probat : quia tunc est desiderium de re absenti, quando illam consequi non est in potestate volentis ; ergo cum in potestate omnipotentis sit quandocumque consequi bonum, non potest dici illud proprie desiderare : nam si vere desideraret consequeretur illud. » Voir Petrus de Arrubal, In primam partem D. Thomae tomi duo, Cologne 1630, p. 292.

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Alberto Frigo volonté conditionnée 52. Elle oblige « pour ainsi dire Dieu à mettre en œuvre les moyens qui permettent de réaliser ce qu’il veut, tout en reconnaissant qu’elle n’est pas un acte absolu, mais elle trouve dans son objet la condition de son accomplissement 53 ». On aura ainsi une volonté de Dieu « mixta, quae partim sit efficax, et quoad hanc partem impleatur ; partim vero inefficax, et quantum ad hoc praecise non impleatur ». Ou, plus précisément, une volonté antécédente efficace pour ce qui est des moyens, mais inefficace pour ce qui est de sa fin 54. En proposant une telle interprétation de la formule de saint Paul, Suárez s’oppose à saint Augustin, qui à maintes reprises avait paraphrasé le verset « Omnes vult salvos fieri » en écrivant « omnes homines salvos fieri qui salvantur ». Mais les oppositions ne manquaient pas non plus parmi les théologiens du xVie siècle. Les commentateurs renvoient le plus souvent à la réfutation orchestrée par le jésuite Diego Granado (1571-1632). Ce dernier remarque en effet que si le désir de Dieu est efficace, il est déjà réalisé et si au contraire il s’agit d’une volonté inefficace, il y va d’une volonté nécessaire dans son inefficacité, et donc d’une volonté qui porterait sur des objets inexistants, car non voulus par Dieu. Enfin, même si l’on parle d’une volonté mixte, efficace et inefficace, comme c’est le cas pour son souhait du salut de tous les hommes, en réalité ce n’est que sa composante efficace qui est une véritable volonté, car, quant à l’autre, en tant qu’inefficace, elle n’est qu’une forme de complacentia 55. On voit bien que l’enjeu dépasse largement la question des affectiones divines. Il y va au contraire de la logique même de la grâce et de ses corollaires en ce qui concerne la représentation de l’action de Dieu et son interaction avec le libre arbitre humain. À ce titre, c’est sans doute en raison de la place qu’il accorde à la collaboration de la liberté humaine à l’action de la grâce que Suárez insiste sur la possibilité d’un désir divin dont la réalisation ne reste incertaine qu’à cause de la part 52. Francisco Suárez, Opera omnia, t. I, p. 486-491. Cf. saint Thomas, Summa theologiae, Ia, qu. 19, a. 6, ad 1. 53. Francisco Suárez, Opera omnia, t. I, p. 490-491. 54. Diego Granado, Commentarii in primam partem Summae Theologicae S. Thomae, t. II, p. 42 et p. 43 : « Deus voluntate antecendente efficaci quidem quoad media, sed inefficaci quoad finem, velle libere omnes omnino homines salvos fieri, quia re vera voluit et in mundo constituit media generalia. » 55. Diego Granado, Commentarii in primam partem Summae Theologicae S. Thomae, t. II, p. 58. Voir aussi Rodrigo de Arriaga, Disputationes theologicae in primam partem D. Thomae, t. I, Anvers 1643, p. 253.

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Passions de Dieu dans la scolastique médiévale qu’y prend l’homme avec son consentement. Au couple miséricorde et justice qui permet de penser, en régime de grâce efficace, le partage de l’humanité en réprouvés et élus, Suárez préfère celui du désir et de la volonté : Dieu est animé par un véritable (et non pas métaphorique) désir de sauver ceux qu’il veut damner éternellement. La deuxième volonté est absolue et efficace, la première est conditionnée et s’accomplit « per simplicem tantum affectum 56 ». Presque passé sous silence par les quaestiones sur les passions divines des sommes de la grande scolastique, sinon tout simplement exclu de la liste des pseudo-passions, le désir de Dieu, entendons le désir qui est en Dieu, occupe au contraire une place non négligeable dans la théologie postmédiévale, et les débats que son statut suscite croisent et recoupent ceux sur la nature de la grâce et son économie. L’Éthique de Spinoza, après avoir longuement décrit un « Deus sive natura » dont l’essence ne se laisse pleinement saisir qu’au prix du rejet de toute forme d’anthropomorphisme, s’achève, dans les propositions 35 et 36 du cinquième livre, avec une doctrine de l’amour et de la joie divine qui ne manque pas de surprendre, car elle contredit la conclusion que nous avons nous-même citée en ouverture de cette étude : « Dieu est exempt de passions, et nul affect de Joie ou de Tristesse ne l’affecte » (V, § 17). Il s’agira ainsi de reconnaître la nécessité d’un « amour intellectuel infini » de Dieu pour lui-même et d’une « joie, s’il est encore permis d’user de ce vocable, qu’accompagne l’idée de soi ». « Liceat hôc adhuc vocabulo uti » : c’est là une remarque nécessaire étant donnée la nature de cette joie qui ne dérive pas d’un passage à une plus grande perfection, mais tout simplement d’une possession immuable et éternelle d’une perfection sans limites. Mais, en forçant la lettre du texte, on pourrait aussi voir dans ces quelques mots glissés par Spinoza, un dernier écho, sinon un dernier

56. Francisco Suárez, Opera omnia, t. XI, Paris 1858, p. 401 : « Est igitur in Deo, non metaphorice, sed vere et proprie voluntas salvandi eos quos in aeternum vult punire […] Necque hoc est ullum inconveniens, quandoquidem utrumque objectum bonum est in ordine ad diversas virtutes ; nam salus et beatitudo hominum per se amabilis est, et in Dei gloriam cedens ; et ad charitatem et misericordiam pertinet […] ; punire autem peccata pertinet ad justitiam […]. Deus praebet tali homini sufficentia auxilia quibus, si velit, poenam evadat et salutem consequatur ; ergo signum est habere Deum verum et proprium affectum, et, ut more nostro loquamur, desiderium ut talis homo non damnetur. »

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Alberto Frigo hommage, rendu par la philosophie moderne aux débats au fil desquels la scolastique médiévale et postmédiévale s’était inlassablement efforcée de définir la nature des affectiones Dei.

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LE DIEU DES SOCINIENS SERAIT-IL SUJET À TOUTES LES PASSIONS HUMAINES ? Brigitte tambrun Centre national de la recherche scientifique PSL, Laboratoire d’études sur les monothéismes

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’émOtiOn se définit comme une motion – un mouvement – qui accompagne un événement. Le latin emploie le terme de commotio et le grec celui de sugkinèsis mettant encore mieux en évidence le caractère relationnel de ce mouvement. Ainsi s’émouvoir, c’est se mettre en mouvement en corrélation avec un événement qui se produit. Dans la définition de l’émotion, la passivité n’est pas nécessairement comprise ; l’émotion n’est donc pas identique à la passion et l’on peut distinguer des émotions actives et des émotions passives. L’émotion est généralement rapportée à l’âme qui en serait le siège ; l’âme est en effet considérée comme le principe du mouvement dans les êtres vivants ; l’âme, dit-on, anime le corps en lui conférant le mouvement vital. Des êtres dépourvus de corps pourraient toutefois éprouver des émotions à condition d’être doués d’intellect ou de volonté, mais il n’est pas possible d’attribuer des émotions à des réalités éternelles, par exemple aux réalités mathématiques, dans la mesure où ces réalités ne sont pas dans le temps mais dans une éternité extra-temporelle. Des émotions peuvent-elles être attribuées à une divinité ? D’un côté, des récits considérés comme sacrés, des mythes, des oracles, parlent bien d’émotions de Dieu, de l’autre, une tradition philosophique qui s’est imposée en théologie depuis l’Antiquité tardive attribue à la divinité la perfection et lie à cette perfection l’immobilité ou du moins l’immutabilité, le repos étant considéré comme supérieur au mouvement. Il en résulte pour la théologie une très grande difficulté, voire une impossibilité théorique, à parler d’émotions de 10.1484/M.BEHE-EB.5.117301

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Brigitte Tambrun Dieu au sens propre. On ne pourrait désigner des émotions de Dieu qu’en un sens figuré, voire métaphorique. Les émotions divines de joie, de colère, de désir, d’espérance, etc., relèveraient soit d’un discours des hommes sur Dieu (non d’un discours de Dieu sur lui-même) donc d’une manière humaine de parler de Dieu, soit d’un discours que Dieu aurait lui-même exprimé dans un style populaire pour se faire comprendre de tous les humains – et non d’une élite de théologiens. Plus l’autorité est conférée à la seule Écriture, au détriment de la théologie des savants, et plus les émotions de Dieu, bien présentes dans les textes sacrés, devraient être considérées en un sens propre et non figuré : le Dieu de la Bible éprouverait pour l’humanité un amour véritable, il serait réellement courroucé, etc., sauf à considérer que Dieu tient sur lui-même un discours métaphorique adapté à la faible compréhension humaine. On notera que la rhétorique sur les émotions de Dieu, largement employée dans la prédication, peut s’appuyer sur les deux options. La question des « émotions de Dieu » engage donc les rapports entre, d’une part, des Écritures ou des Oracles, auxquels telle ou telle religion reconnaît une autorité et, d’autre part, la philosophie. Si la théologie est condamnée à ne penser les émotions de Dieu que sur un mode figuré voire métaphorique, c’est parce qu’elle endosse les présupposés d’une philosophie qui, premièrement, attribue à Dieu la perfection et, deuxièmement, empêche de penser le temps, et par conséquent le mouvement, comme un attribut divin. Si la théologie s’appuyait sur un autre type de métaphysique ne pourrait-elle pas interpréter en un sens plus propre les émotions divines et ainsi mieux comprendre les expériences divines et humaines relatées par le texte biblique ? C’est ce que propose à l’époque contemporaine la théologie du Process 1. Avant elle, dès le xVie siècle, le mouvement socinien s’engage lui aussi sur cette voie ; mais dans quelle mesure ? Revenons tout d’abord sur les présupposés philosophiques qui innervent la théologie classique. Le mouvement se définit comme un changement dans le temps. Or Platon énonce clairement dans la République (ii, 380e-381c) que les dieux sont immuables : « […] les choses les meilleures ne sont-elles pas celles qui sont le moins susceptibles d’être altérées et mises en mouvement par autre chose

1.

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Sur la théologie du Process, voir l’ouvrage de A. GOunelle, Le dynamisme créateur de Dieu. Essai sur la Théologie du Process, Paris 2013 (19811).

Le Dieu des sociniens serait-il sujet aux passions humaines ? qu’elles-mêmes 2 » (ii, 380e) ; « Il est […] impossible […], même pour un dieu, de vouloir s’altérer lui-même, mais il semble au contraire que chacun des dieux, parce qu’il est le plus beau et le meilleur possible, demeure dans sa forme propre éternellement et absolument » (ii, 381c). Mais pourquoi le dieu est-il immuable ? Parce que « le dieu, tout comme les choses qui concernent le dieu, est absolument parfait » (ii, 381b). L’immutabilité divine se déduit donc de la perfection divine et cette perfection implique une absence de changement : le dieu demeure dans sa forme propre ; changer, en effet, c’est passer, sinon d’une forme à l’autre, du moins d’un état à l’autre, ce qui présuppose un avant et un après, donc une temporalité. Or le dieu est éternel. La tradition platonicienne présuppose que le temps est une image mobile de l’éternité (Timée 37d-38a). Elle reconnaît néanmoins une divinité aux astres qui se meuvent d’un mouvement parfaitement régulier dans le ciel ; mais le dieu premier moteur des sphères célestes est bien, selon Aristote, immobile. La tradition néo-platonicienne, qui soutient la concordance entre Aristote et Platon, en vient, notamment à partir de Proclus, à distinguer l’éternité proprement dite (aiôn) qui se trouve hors du temps (elle concerne les divinités supérieures), la perpétuité (aidion) qui est une durée perpétuelle ou sempiternelle (elle concerne les êtres qui durent toujours, notamment les divinités astrales), et la durée temporelle qui est celle des êtres mortels 3. Mais il convient de noter que si l’on peut attribuer le mouvement à certaines divinités, il s’agit toujours d’un mouvement propre. Les dieux ne peuvent en aucun cas être mus par une cause efficiente extérieure. Il en résulte que les prières des hommes n’ont aucune efficace sur les dieux, ne les contraignent pas, ne les touchent même pas, et par conséquent ne les émeuvent pas. Par la prière et la théurgie, les hommes s’ordonnent aux dieux, se mettent en accord avec eux, ils agissent sur eux-mêmes, non sur les dieux. Le dieu ne peut donc pas manifester de la pitié ni de la colère. Les émotions des dieux relatées dans les mythes ou les oracles que les philosophes néoplatoniciens considèrent comme des récits sacrés et dont ils font l’exégèse sont alors interprétées d’une manière symbolique, dans le cadre d’une théologie négative et d’une théologie de l’éminence. On utilise des termes négatifs, ou péjoratifs, pour signifier que ce qui

2. 3.

Platon, La République, trad. fr. G. lerOux, Paris 2004 (20021), p. 157-158. Proclus, Éléments de théologie, proposition 44-55.

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Brigitte Tambrun se trouve en Dieu est éminemment supérieur aux biens humains. Or les présupposés de cette tradition philosophique, transmis notamment par Denys l’Aréopagite et ses traducteurs ou ses disciples, ont été unanimement assumés au moins jusqu’à l’époque moderne par une théologie chrétienne qui prétendait à la scientificité. Au xViie siècle, Descartes soutient encore que « Dieu n’est pas changé par un autre être », et que l’« on dit improprement que Dieu a certaines choses en haine, aime certaines choses 4 ». Une disjonction entre le Dieu dans le temps, dont on raconte l’histoire, et le Dieu de la raison ou le Dieu hors du temps des philosophes, est opérée par Spinoza au xViie siècle. Dans le Traité théologico-politique, au chapitre Vii « De l’interprétation de l’Écriture », Spinoza soutient que l’Écriture doit être interprétée par elle-même, et non par la philosophie, c’est-à-dire par la raison. Lorsque Moïse affirme « Dieu est un feu ; Dieu est jaloux 5 », comment comprendre ces affirmations ? Moïse en de nombreux passages enseigne clairement que Dieu n’a aucune ressemblance avec les choses qui sont visibles dans les cieux sur la terre ou dans l’eau. Par conséquent la formule « Dieu est un feu » ne peut pas être prise en un sens littéral ; le mot « feu » ne désigne pas ici un feu naturel, c’est donc une métaphore. Or, poursuit Spinoza, il faut s’écarter le moins possible du sens littéral. Conformément à l’usage de la langue hébraïque, la Bible lui donne bien une autre signification ; le mot « feu », précise Spinoza, s’emploie aussi pour la colère et la jalousie, ainsi par exemple en Job 31, 12. On peut accorder entre elles les deux affirmations de Moïse et conclure à bon droit que « Dieu est un feu et Dieu est jaloux sont une seule et même affirmation 6 ». Et le philosophe d’ajouter : « En outre, puisque Moïse enseigne clairement que Dieu est jaloux, et n’enseigne nulle part que Dieu est exempt de passions ou d’affections passives de l’âme, il faut sans réserve en conclure que Moïse a eu cette croyance, ou du moins a voulu l’enseigner, même si nous croyons, nous, cette thèse contraire à la raison 7 ». Il n’est pas permis « de forcer la pensée de l’Écriture pour la rendre conforme aux commandements de notre raison […], mais

4. 5. 6. 7.

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Dans les Cogitata metaphysica (II, chap. iV, § et chap. Viii, §), il se réfère à Is 59, 2. Cf. Ex 24, 17 ; Ex 34 ; Dt 4, 24. B. sPinOza, Œuvres, iii. Tractatus theologico-politicus. Traité théologico-politique, éd. F. akkerman, trad. et notes J. LaGrée, P.-F. MOreau, Paris 2012 (19991), p. 287. Ibid., p. 287.

Le Dieu des sociniens serait-il sujet aux passions humaines ? toute la connaissance de la Bible doit se tirer d’elle seule 8 ». Spinoza soutient donc que Moïse a parlé d’émotions de Dieu au sens propre. Mais comment oser dire que Moïse a cru ou voulu enseigner au peuple une morale, en lui racontant des récits dans lesquels Dieu se met vraiment en colère, se montre réellement jaloux ? Tout cela ne va-t-il pas en effet à l’encontre de l’idée de la perfection de Dieu ? On sait à quel point l’ouvrage de Spinoza a fait scandale. Le théologien réformé Pierre Jurieu (1637-1713) distingue lui aussi fortement l’Écriture (destinée au peuple) et la théologie (philosophique) des savants en conférant, pour sa part, l’autorité à l’Écriture. Or Jurieu dénonce l’approche des hétérodoxes sociniens qui, comme Spinoza, soutiendraient que l’Écriture attribue en un sens propre des émotions à Dieu. En 1690, il publie à La Haye le Tableau du Socinianisme, où l’on voit l’impureté, et la fausseté des Dogmes des sociniens, et où l’on découvre les mystères de la cabale de ceux qui veulent tolérer l’hérésie Socinienne. Dans cet ouvrage Jurieu déclare que le Dieu des sociniens est sujet à toutes les passions humaines. Le débat entre Jurieu et les sociniens est particulièrement intéressant parce qu’il révèle à quelles conditions il serait possible de penser théologiquement les émotions de Dieu. Mais tout d’abord, qu’est-ce que le socinianisme ? Pourquoi Jurieu veut-il, au Refuge, dénoncer le socinianisme et montrer qu’il est intolérable ? Comment rend-il compte de la doctrine socinienne sur les émotions ou sur les affects de Dieu ? Nous verrons que l’exposé de Jurieu a fait l’objet de critiques parmi les réformés, puis nous examinerons la véritable doctrine des émotions de Dieu développée par Johann Crell, l’auteur socinien que cite Jurieu, et nous préciserons dans les remarques conclusives à quelles conditions la théologie peut penser au sens propre des émotions négatives et pas seulement positives de Dieu. Les sociniens sont des hétérodoxes chrétiens qui ne se désignent pas eux-mêmes comme « sociniens » : ce sont leurs adversaires qui les nomment ainsi. Ce courant fait référence à deux juristes originaires de Sienne, Lélio Socin (1525-1562) et son neveu Faust Socin (15391604) 9. D’une part, Lélio et Faust Socin contestent la doctrine de la consubstantialité des personnes de La Trinité. Jésus-Christ est seulement un homme ; il n’est pas Dieu. Seul celui que Jésus appelle son 8. 9.

Ibid. Sur Lélio et Faust Socin, voir J.-P. Osier, Faust Socin ou le christianisme sans sacrifice, Paris 1996.

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Brigitte Tambrun Père est Dieu. Le Christ est un homme conçu de la vierge Marie et du saint-Esprit ; mais le saint-Esprit est une vertu de Dieu et non une personne. Dieu fait venir le Christ auprès de lui et l’instruit de la doctrine qu’il veut faire connaître à tous les hommes pour les sauver. Le Christ lui obéit jusqu’à la mort. Il force la porte de la mort et obtient ainsi l’immortalité. Tous les hommes qui croient en sa Parole, c’est-àdire en son enseignement, seront sauvés. Le repentir suffit au salut. Le Christ n’est donc pas un Logos préexistant de toute éternité. D’autre part – et ce point caractérise la doctrine des Socin qui sont des spécialistes du droit et de la justice –, la mort du Christ n’est pas un sacrifice. Lélio Socin remet en question la théorie de la « satisfaction » du Père qui a été élaborée par Anselme de Cantorbéry 10 et qui remplace l’idée d’un Christ victorieux des puissances mauvaises, du démon mais aussi de la Loi 11. La théorie d’Anselme de Cantorbéry (1033/1034-1109) vise à prouver rationnellement – en faisant appel à une théorie juridico-économique de la dette – la divinité du Christ aux juifs et aux musulmans qui ne la voient pas dans les Écritures. Il faut nécessairement, démontre Anselme, qu’il y ait un Dieu-homme tel que le Christ. Mais pour quelle raison ? Le péché originel a déclenché la colère de Dieu car il a porté atteinte à l’honneur de Dieu ; le péché a ainsi causé une dette envers Dieu. Mais l’homme ne peut pas s’acquitter de cette dette d’un prix infini ; en effet, tout ce qui appartient à l’homme appartient à Dieu son créateur. Il faut donc qu’un homme s’acquitte de la dette, mais seul un dieu peut s’acquitter de cette dette incommensurable. Le Christ offre alors sa vie volontairement, et ce don est d’un prix infini ; il plaît à Dieu. Ce libre don de soi du Christ ne peut pas payer directement la dette, mais il appelle de la part de Dieu une rétribution, et le Christ transfère ce contre-don aux hommes 12. C’est ainsi que s’opère la « satisfaction ». Il n’y a pas de remboursement

10. Anselme de Cantorbéry, Lettre sur l’incarnation du Verbe. Pourquoi un Dieuhomme, trad. fr. M. COrbin, A. GalOnnier, Paris 1988. 11. Sur cette théorie, voir G. aulén, Christus Victor. An historical study of the three main types of the idea of atonement, trad. angl. A. G. hebert, Londres 1931. 12. Or « C’est à qui le Fils voudra donner que le prix sera rendu par le Père ; car il est permis au Fils de donner ce qui est sien, et seulement possible au Père de rendre à d’autres ce qu’il doit » (Pourquoi un Dieu-homme, ii, 19). C’est ainsi que le don de soi du Christ, son sacrifice, satisfait le Père. Et le contre-don est transféré à d’autres, c’est-à-dire aux hommes.

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Le Dieu des sociniens serait-il sujet aux passions humaines ? de la dette, mais le Christ « satisfait » ; littéralement, il en « fait assez » pour que le Père donne quitus et que la dette soit remise. Il faut donc nécessairement qu’il existe un Dieu-homme, le Christ. Cette théorie de la « satisfaction » s’impose. Thomas d’Aquin la reprend et Calvin lui donne un sens plus pénal en s’appuyant sur Isaïe 53, 1-11 13. Calvin considère le Christ comme une victime expiatoire parfaitement innocente sur laquelle les péchés des hommes ont été transférés. La peine à laquelle nous étions obligés, dit-il, a été mise sur un innocent. Sur la croix, la malédiction qui nous était due et apprêtée pour nos iniquités a été transférée en la chair de Jésus-Christ (Romains 8, 3) afin que nous fussions délivrés. Le Christ en mourant – après avoir été jugé dans un tribunal – « a été offert au Père pour satisfaction : afin que l’appointement étant fait par lui, nous ne soyons plus tenus sous l’horreur du jugement de Dieu ». Mais Calvin précise bien que le Christ est notre prix et rançon parce qu’il est une victime propitiatoire offerte en sacrifice : c’est pour cette raison que l’Écriture fait mention du sang versé. Le sang de Jésus-Christ répandu « n’a pas seulement servi de récompense pour nous appointer avec Dieu, mais nous a été pour lavement à purger toutes nos ordures 14 ». Faust Socin, qui a affaire à des calvinistes (il correspond avec Jacques Couet du Vivier), conteste, en tant que juriste, toutes les théories de la satisfaction, en raison de la disproportion entre la faute et la peine, parce qu’il est injuste de punir un innocent, et parce que d’une certaine manière ces théories obligent Dieu, elles le lient dans un rapport de type do ut des. Or Dieu doit être absolument libre. Et selon Socin l’homme doit être libre aussi, sans quoi l’on ne pourrait pas lui imputer ses fautes. Socin soutient donc que Dieu n’a pas prédestiné l’homme de toute éternité, et qu’il agit et même réagit en fonction de ce que l’homme fait dans le temps. Faust Socin quitte Sienne, et au bout d’un long périple s’installe dans une Pologne qui le tolère ; ses disciples qui se recrutent dans l’Église mineure de Pologne (ou Frères polonais) diffusent ses idées. Mais en 1658, les « sociniens », comme on les appelle, sont chassés de Pologne et s’installent un peu partout en Europe occidentale, notamment près de Berlin, en Angleterre, et dans les Provinces-Unies. À l’époque de la révocation de l’édit de Nantes (1685), des sociniens 13. J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, version française de 1560, Genève, ii, 16, 5 et 6. 14. Ibid., ii, 16, 6.

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Brigitte Tambrun français qui avaient été réprimés en France par les calvinistes, passent au Refuge et cherchent à obtenir des bénéfices, notamment en Angleterre. Dans une lettre du 5 août 1690, Pierre Jurieu demande qu’on les dénonce. En même temps, les catholiques qui cherchent à diviser le Refuge utilisent des sociniens ou d’autres antitrinitaires pour provoquer des polémiques entre les protestants. C’est pourquoi Pierre Jurieu, soucieux de maintenir une stricte orthodoxie, écrit un ouvrage contre les sociniens dans lequel il cherche à montrer point par point pourquoi les sociniens ne peuvent pas être considérés comme des chrétiens et ne doivent pas être tolérés. Or, parmi les arguments que Jurieu avance contre les sociniens, l’un d’entre eux est en rapport avec la question des émotions de Dieu : Jurieu veut maintenir contre les sociniens la thèse calviniste de la satisfaction ; le péché déclenche la colère de Dieu. Mais en quel sens peut-on parler de colère de Dieu ? Calvin, dans le Commentaire sur l’Épistre aux Romains 1, 18 (« Car l’ire de Dieu se monstre clairement du ciel sur toute Infidélité et injustice des hommes, détenans la vérité en injustice »), explique que Ire est attribuée à Dieu, par une figure qu’on appelle Anthropopathie (C’est quand on attribue à Dieu les affections des hommes, combien qu’à la vérité il ne soit sujet à tels changemens) ; et se prend selon l’usage de l’Escriture, pour la vengence de Dieu : pource que quand il punit, il semble, selon nostre conception, qu’il se monstre comme courroucé. Ce mot donc ne signifie point aucune esmotion en Dieu, mais se rapporte seulement au sentiment du pécheur qui est par luy puni 15.

On note que, selon Calvin, la colère de Dieu n’est pas une émotion au sens propre, mais au sens figuré (Dieu se montre comme courroucé). Mais Jurieu qui veut combattre le fléau socinien force le trait : il maintient que Dieu est irrité par le péché et qu’il faut apaiser sa colère. La religion chrétienne apprend à l’homme « qu’il naist en peché, l’objet du mépris & de la colère de Dieu 16 » ; elle convainc l’homme « par

15. Commentaires de Jehan Calvin sur le Nouveau Testament. Commentaires sur l’Epistre aux Romains [1561], éd. C. badius, Paris 1855, t. III, chap. i, p. 24 et 25. 16. P. Jurieu, Le Tableau du Socinianisme, où l’on voit l’impureté, et la fausseté des Dogmes des sociniens, et où l’on découvre les mysteres de la cabale de ceux qui veulent tolérer l’heresie Socinienne. Divisé en deux parties, et en diverses Lettres aux vrays Fidéles. Première partie, La Haye 1690, p. 55.

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Le Dieu des sociniens serait-il sujet aux passions humaines ? mille raisons & mille expériences que Dieu est irrité contre luy, que sa justice veut être payée, satisfaite & appaisée 17 ». Bien plus, « la nature & la conscience seule dictent à l’homme qu’il est criminel, que Dieu est irrité contre lui, & qu’il n’a rien en main dequoi l’appaiser 18 ». Enfin, la religion chrétienne lui fait voir un Dieu descendant des cieux qui prend une nature humaine semblable à la sienne ; […] qui se met en état de pouvoir souffrir & de pouvoir mourir, & qui en effect en souffrant & en mourant expie tous ces pechés, que tous les lavements & les purifications charnelles n’avoient pu expier : qui offre un sacrifice & une victime à Dieu par laquelle toute la severité de sa justice est épuisée & toute l’ardeur de sa colere éteinte 19.

La religion chrétienne s’oppose ainsi, explique Jurieu, au socinianisme « qui étouffe toutes ces connaissances & persuade à l’homme qu’il n’est pas naturellement souillé, qu’il ne naist pas sujet à la malédiction, qu’il n’a pas besoin de satisfaction ni d’expiations ni de sacrifice pour appaiser la colère de Dieu » ; et que Dieu « pardonne sans satisfaction & ne demande que de la repentance pour l’expiation des plus grands crimes 20 ». Il faut donc prendre très au sérieux ce courroux divin que les sociniens sous-estiment en niant la satisfaction du Père par le Fils. Mais comment concevoir ces émotions violentes en Dieu ? On pourrait penser que Jurieu les entend en un sens littéral et propre. Or il n’en est rien : Jurieu a expliqué au préalable que Dieu « ne scait ce que c’est que colère, crainte, desirs, espérances 21 » ; « au lieu de passions il a des vertus infinies qui lui servent de passions ; une justice qui lui tient lieu de colère, une miséricorde qui luy sert de tendresse, de compassion & d’émotions d’entrailles ; une volonté sage & ferme qui lui tient lieu de desirs 22 ». Les passions de colère, tendresse, compassion, les émotions et les désirs, sont des noms qui désignent d’une manière négative les vertus correspondantes. Dans l’Antiquité tardive plusieurs traités ont mis en relation les vertus et les passions correspondantes, notamment le traité Sur les vertus et les vices (Peri

17. 18. 19. 20. 21. 22.

Ibid., p. 56. Ibid., p. 72. Ibid., p. 57-58. Ibid., p. 72, 73. Ibid., p. 52. Ibid.

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Brigitte Tambrun aretôn kai kakiôn) attribué à Aristote, et le traité Sur les passions (Peri pathôn) attribué à Andronicus de Rhodes. Nous comprenons que selon Jurieu les passions de Dieu sont en réalité une manière négative de désigner ses vertus. Pour quelle raison ? Sans doute parce que les vertus de Dieu dépassent toute vertu humaine. C’est donc par une manière de théologie négative que nous désignons, par les noms des passions, les vertus de Dieu : nous utilisons des termes négatifs pour signifier que les vertus divines sont absolument différentes des vertus humaines correspondantes et qu’elles leur sont infiniment supérieures. Mais pourquoi Dieu ne peut-il pas éprouver des émotions ? Parce que Dieu est immuable, qu’il ne peut pas passer d’un état à l’autre, qu’il ne peut changer. Selon Jurieu, Dieu vit dans l’éternité et non dans le temps : « Ce Dieu dès l’éternité a conceu & formé le plan d’un monde le plus propre à servir à la gloire de son Autheur », et dans ce plan sont entrés les esprits, la matière et « tous les évenements naturels, surnaturels, bons, mauvais & indifférents 23 ». Or Jurieu va jusqu’à dire que c’est grâce aux progrès de la philosophie que l’immutabilité divine est de mieux en mieux connue. En effet, les Anciens, explique-t-il, n’avaient pas une idée assez exacte de la parfaite immutabilité divine. C’est la philosophie qui perfectionne l’idée que nous avons de l’immutabilité divine à travers l’Écriture 24. L’affirmation de Jurieu déclenche une réaction de ses lecteurs 25, car en ardent partisan du principe de la sola scriptura, il soutient dans le Tableau du socinianisme, à l’occasion de sa défense de La Trinité consubstantielle, qu’il ne faut admettre d’autre autorité que l’Écriture et que la théologie a été contaminée par une mauvaise philosophie, d’abord platonicienne, ensuite aristotélicienne, qui a éloigné de la bonne réception de la doctrine évangélique clairement trinitaire 26. Face aux attaques, Jurieu répond alors, pour se défendre, que les sociniens n’ont pas une idée correcte de l’immutabilité divine et de ses plans éternels : ils le font agir d’une manière temporelle. Or, comme selon eux l’homme est libre, Dieu ne peut pas savoir à l’avance comment

23. 24. 25. 26.

156

Ibid. Ibid., p. 266, 268, 283, 356. Ibid., p. 580. Ibid., p. 267, 268.

Le Dieu des sociniens serait-il sujet aux passions humaines ? les hommes vont agir ; il ne peut pas prévoir les futurs contingents et il réagit en fonction de leur comportement 27. Le Dieu des sociniens est donc changeant : C’est un Dieu qui change, qui apprend aujourdhuy ce qu’il ne sçavoit pas hier, un Dieu qui se repent, qui a de la douleur & du chagrin, & qui par conséquent est quelquefois malheureux ; ou pour mieux dire très souvent, pour ne pas dire toûjours. Car comme les hommes se dérèglent perpétuellement & qu’il a une vraye douleur de leurs désordres, & une vraye colère de leurs iniquités, il faut qu’il soit toûjours dans les mouvements de la colère & de la douleur 28.

Mais Jurieu rend-il bien compte de la pensée des sociniens ? L’un de ses lecteurs, Isaac Jaquelot, ministre réformé, lui répond sous le couvert de l’anonymat, dans un Avis sur le Tableau du Socinianisme, que le socinien Johann Crell n’attribue aucunement à Dieu des passions déréglées, en renvoyant aux chapitres 29 et 26 du De Deo et ejus attributis de Crell 29. Si Dieu agit dans le temps, il n’en est pas pour autant versatile. Jurieu répond alors à son interlocuteur : j’ai appris avec surprise, que des gens sages se soyent laissé ebloüir par un passage qu’il cite, au sujet des passions que les Sociniens donnent à Dieu ; par ce que Crellius nie que les mouvements déreglés & les passions folles qui viennent de la matière dans les hommes se rencontrent en Dieu. Nous ne leur attribuons pas cela. Nous avoüons qu’ils donnent à Dieu des passions bien reglées ; ce sont pourtant des passions, & Dieu selon eux passe de l’une à l’autre, & ainsi il est le jouet des évènements comme nous 30.

Jurieu ridiculise-t-il les sociniens pour les rendre odieux ? Johann Crell joue-t-il sur les mots, lorsqu’il attribue à Dieu des affects bien réglés, en occultant les positions théologiques qu’il défend ? Dans le traité De Deo et ejus attributis [Dieu et ses attributs], ajouté en 1630 en tant que premier livre au De vera religione de Johann Völkel 31, le théologien socinien Johann Crell (1590-1633) aborde la question 27. 28. 29. 30. 31.

Ibid., p. 66. Ibid. Avis sur le Tableau du Socinianisme, [s. l.] 1690, p. 33. P. Jurieu, Le Tableau du Socinianisme, p. 101. Johann Völkel, De vera Religione Libri quinque, quibus praefixus est Johannis Crellii Franci Liber De Deo et eius Attributis, ita ut unum cum illis opus constituat, Racovie 1630.

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Brigitte Tambrun des « émotions » de Dieu dans plusieurs chapitres consacrés aux affects (affectus) de Dieu. Sa théorie présente trois points notables : Crell soutient, premièrement, l’impropriété plus ou moins importante du vocabulaire affectif, compensée par l’analogie entre affections humaines et affects divins (rappelons que l’analogie est une égalité de rapports) ; deuxièmement, il défend la temporalité de la vie divine ; troisièmement, il minimise les affects négatifs (pour pouvoir se passer de la théorie de la « satisfaction »). Ainsi, Crell se demande en premier lieu dans quelle mesure on peut parler des « affections » de Dieu. Il estime que l’Écriture, en raison de son mode d’expression populaire 32, est pleine de figures et de métaphores. Il allègue notre infantia, notre incapacité de parler 33. Il soutient que les termes sont déjà impropres dans le registre humain et que le problème ne fait que redoubler lorsque nous parlons du divin : « Nous disons que [les affections] sont des émotions parce que même lorsque nous parlons des affections humaines, il nous est nécessaire, à cause du manque de vocables, d’employer des métaphores à la place de termes propres 34 » – il faut ici rappeler que pour les sociniens, « Logos » et « Fils de Dieu » qui se trouvent bien dans l’Écriture sont également des expressions figurées qu’il ne faut surtout pas entendre au sens propre. Mais cette impropriété du langage est compensée par l’analogie. Il est vrai, qu’« il vaut mieux parler proprement qu’improprement, surtout quand on veut expliquer les choses avec plus de précision ; mais lorsque les termes propres font défaut […] personne n’interdit d’utiliser des termes impropres, surtout si l’on a averti ouvertement de l’impropriété 35 » ; car il existe bien une analogie entre les affections humaines et les affects divins : « en nous, les affections sont pour ainsi dire des émotions et des inclinations de l’appétit, pour lequel la

32. Johann Crell dans ibid., chap. xxVi, p. 90, c. 1, l. 7. 33. Ibid., chap. xxix, p. 99, c. 1, l. 15. 34. Ibid., p. 99, c. 1, l. 10-13. Il existe en français une traduction résumée de l’ouvrage de Crell, attribuée à l’abbé Talman [Tallemant] par le socinien Charles Le Cène (sous le titre De Dieu et de ses Attributs ou Perfections) ; elle constitue la première partie de Völkel, De la Vérité de la Religion Chrétienne, et se trouve en copie manuscrite dans le premier volume des Mélanges manuscrits de Charles Le Cène, conservés à la bibliothèque de la Huguenot Society of London. J’ai pour projet d’éditer ce texte, mais ici je propose ma propre traduction. 35. Johann Crell, dans De vera Religione, p. 98, c. 2, l. 63-68.

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Le Dieu des sociniens serait-il sujet aux passions humaines ? volonté divine embrasse en elle une force et une faculté analogue 36 ». Ainsi rien n’empêche que nous n’appelions « affections » certains actes de la volonté de Dieu 37. Que peut donc être une affection en Dieu ? L’affection en Dieu peut se définir par rapport à sa volonté. Selon Crell, les actes de la volonté de Dieu, actes qui découlent de son intelligence et de sa contemplation, sont de deux sortes : les affects et les décrets. Les affects ressemblent à nos affections et en portent le nom. Les affects sont, par rapport aux actes immanents de l’intellect divin, « pour ainsi dire des émotions (commotiones), surtout plus violentes (vehementiores) », des actes « par lesquels la volonté se porte plus violemment vers son objet, ou bien s’en écarte et s’en détourne 38 ». L’affect est donc un penchant violent ou une inclination véhémente de la volonté. Quant au décret, c’est une inclination de la volonté qui comporte en outre une résolution fermement conclue et formée, et approuvée d’un plein consentement. C’est ainsi que l’on distingue par exemple la colère (affect), de la décision de punir (décret). Dans les affects, la volonté est donc plutôt passive et mue qu’elle n’agit, soutient Crell, et dans les décrets c’est l’inverse, elle agit plutôt qu’elle ne pâtit. En deuxième lieu, si Crell peut définir les affections, même divines, comme des émotions (commotiones) – donc comme des mouvements de la volonté accompagnant des événements –, c’est parce que le Dieu des sociniens vit dans la temporalité, dans la durée, et

36. Ibid., p. 99, c. 1, l. 8-10. « C’est pourquoi, en considérant la nature des affections humaines, dont l’esprit de Dieu lui-même transfère par analogie et similitude les vocables à Dieu, nous devrons évaluer par quelque rapport la nature des actes de la volonté divine dont nous traitons » (ibid., p. 99, c. 1, 3-7). 37. « […] personne ne doit s’étonner que nous attribuions ainsi d’une manière absolue le terme d’affection [Affectus] à Dieu, puisque tout le monde reconnaît que l’Écriture lui attribue d’une manière absolue des noms d’affections spéciaux [specialia] en une infinité de lieux » (Johann Crell, De Deo et ejus attributis, chap. xxix, p. 98, c. 2, l. 51-54). Crell utilise ainsi la distinction thomiste entre passions génériques et passions spécifiques (Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, i, 89 : sur cette distinction, voir l’article d’Alberto Frigo dans le présent volume) – toute passion est spécifiée par son objet et certains objets ne conviennent pas à Dieu. Crell estime qu’il est moins impropre d’attribuer à Dieu des affections génériques que de lui attribuer des affections spécifiées « comme la colère, la fureur, la repentance, et d’autres noms similaires, ce que l’Écriture fait cependant partout » (Johann Crell, De Deo et ejus attributis, chap. xxix, p. 98, c. 2, l. 61-63). 38. Johann Crell, ibid., chap. xxix, p. 98, c. 1, l. 74.

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Brigitte Tambrun non dans une éternité extra-temporelle ; c’est un Dieu qui vit successivement dans le passé, le présent et l’avenir. Lorsque l’Écriture parle « des siècles des siècles », il ne faut pas comprendre cette expression comme une éternité absolue, mais comme une perpétuité, un temps de durée infinie : « l’éternité, dit Crell, est la durée sempiternelle d’une chose 39 », c’est une durée infinie ; et « Dieu est éternel parce qu’il a toujours été, et qu’il sera toujours 40 ». L’Écriture décrivant l’éternité de Dieu la comprend sous les trois différences du temps : le passé, le présent et l’avenir, quand elle dit que c’est celui qui est, qui a été et qui sera. Or c’est parce qu’il vit dans le temps, que le Dieu des sociniens est un Dieu pour lequel le mouvement, la motion et donc la commotion, l’émotion et, en fin de compte, l’affect, sont possibles. En dernier lieu, Crell s’applique à minimiser les affects négatifs. Tout d’abord, il refuse d’attribuer à Dieu des affects qui dénotent une relation au corps : on peut dire que les affects de Dieu ressemblent aux affections des hommes ; mais il faut toutefois apporter une restriction importante car « les désordres (perturbationes) que l’on remarque d’ordinaire dans les affections des hommes et des bêtes ne se produisent point en Dieu 41 » ; « et il faut dissocier de ces actes de la volonté de Dieu, tout ce qui est impur et tout ce qui évoque une agrégation au corps terreux, une imperfection ou une faiblesse 42 ». Mais les affects tels que la colère ou le désir de vengeance – qui ne sont pas liés au corps – ouvrent la porte à la théorie de la « satisfaction ». Crell opère alors une distinction entre affects joyeux et affects tristes : « Les affects de Dieu sont pour ainsi dire des émotions de la volonté divine. Or, en nous les affections sortent de la reconnaissance qu’une chose est agréable ou désagréable, favorable ou défavorable […]. Il en est de même en général pour les affects divins, bien que ce ne soient pas les mêmes choses, qui sont agréables pour Dieu et pour nous 43 ». On peut dire que la volonté de Dieu s’incline vers des choses agréables et qu’elle fuit les choses désagréables. Et pour minimiser les affects négatifs, Crell fait appel à la théorie de la béatitude divine : en réalité Dieu est bienheureux. En effet, dans l’Épître à Timothée, Paul attribue à deux reprises la béatitude à Dieu – et la béatitude est un

39. 40. 41. 42. 43.

160

Ibid., chap. xViii (« De Aeternitate Dei »), p. 41, c. 2, l. 25. Ibid., p. 41, c. 2, l. 32-33. Ibid., chap. xxix, p. 98, c. 2, l. 73-75. Ibid., chap. xxix, p. 98, c. 2, l. 75-p. 99, c. 1, l. 1. Ibid., p. 99, c. 1, l. 16 -27.

Le Dieu des sociniens serait-il sujet aux passions humaines ? bonheur constant, qui ne saurait connaître ni augmentation ni diminution. Comment la volonté de Dieu peut-elle se porter vers des choses agréables et s’écarter des choses désagréables si Dieu est bienheureux ? Et pourquoi ce déplaisir ne vient-il pas troubler la béatitude divine ? Tout d’abord, Crell répond que les affections négatives ne peuvent pas être attribuées à Dieu au sens propre : « la tristesse, la colère, la repentance et la crainte, sont vraiment attribuées à Dieu dans l’Écriture ; mais l’impropriété se trouve sous ces vocables 44 ». La « colère » de Dieu relève de la figure d’« anthropopathie 45 ». Or Crell soutient, comme on l’a vu, l’analogie entre les affections humaines et les affects divins. Il précise alors que, certes, « Dieu voit beaucoup de choses se faire, qu’il ne voudrait point qu’elles se fissent 46 » ; Dieu ne veut pas que les hommes s’entretuent, mais ceux-ci le font pourtant. Selon l’Écriture, Dieu est attristé dans son cœur à cause de leurs crimes. Néanmoins ce déplaisir de quelques actions humaines ne trouble point sa félicité, et ceci pour deux raisons : d’une part, ce mécontentement, « en quoi qu’il consiste pour lui, est englouti dans l’immense abondance et dans la grandeur des biens qui existent en lui, tout comme une goutte d’eau versée dans une fournaise, est consumée et s’évanouit 47 » ; d’autre part, « ces choses mêmes qui sont les plus mauvaises sous tout rapport, et les plus opposées à son excellente volonté, Dieu a su les convertir à la gloire de son nom, en vertu de sa sagesse supérieure et de sa puissance 48 ». Et Crell de conclure : « C’est pourquoi ces choses peuvent être en elles-mêmes déplaisantes et très peu agréables à Dieu, et pourtant, à cause de la fin vers laquelle il peut et a coutume de toujours les diriger, elles sont pour ainsi dire, forcées de servir son plaisir 49 ». C’est ainsi ce qui rend inutile – on l’aura compris – la théorie de la « satisfaction ». Notons que la position de Socin sur les émotions de Dieu relève d’une remise en question remarquable des présupposés philosophiques de la théologie classique. Dans le débat entre Jurieu et les sociniens, ce qui se joue, c’est une différence dans la manière de concevoir la vie et l’action divines. Pour Jurieu, l’action de Dieu est réalisée de toute

44. 45. 46. 47. 48. 49.

Ibid., p. 90, c. 1, l. 70-73. Ibid., p. 98, c. 2, l. 56 ; p. 99, c 1, l. 62. Ibid., chap. xxVi, p. 90, c. 1, l. 50-51. Ibid., p. 90, c. 1, l. 60-64. Ibid., p. 90, c. 1, l. 64-67. Ibid., p. 90, c. 1, l. 67-70.

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Brigitte Tambrun éternité et l’on retrouve bien ici la position de Platon dans le Timée : le temps n’est qu’une image mobile de l’éternité. Au contraire, dans le De Deo et ejus attributis, Johann Crell montre que les affects de Dieu sont pour ainsi dire des émotions, ou mieux des com-motions, c’està-dire des actes de la volonté de Dieu qui accompagnent d’une façon réglée les actions humaines dans le temps, sans plan préétabli de toute éternité. Comme l’ont souligné les adversaires des sociniens, leur Dieu ne serait pas tout-puissant, puisque l’homme est libre ; il ne serait pas omniscient puisqu’il ne peut pas prévoir les futurs contingents, et notamment ce que l’homme libre va décider de faire. Mais dire que le Dieu des sociniens éprouve toutes les passions humaines, comme le fait Pierre Jurieu, c’est caricaturer la doctrine du xViie siècle. En effet les sociniens modernes ne pensent pas que Dieu puisse proprement éprouver des émotions négatives telles que la tristesse ou la colère, à l’instar des hommes : ils ne veulent pas se laisser entraîner à leur insu vers des théories de la « satisfaction », très prégnantes à leur époque. Les intuitions de Faust Socin ont été reprises et développées à l’époque contemporaine dans le cadre de la théologie du Process. Ce courant insiste lui aussi sur la temporalité du Dieu biblique qui ouvre des possibles, émet des propositions, que l’homme a la liberté d’accepter ou de refuser. Dieu peut alors éprouver non seulement de la joie mais aussi des affections négatives. Ainsi, dans ce cadre, la Croix, loin d’avoir été prévue dans un plan divin, est un échec infligé à Dieu qui en est profondément affecté et affligé. Comme l’explique André Gounelle, dans son ouvrage sur la théologie du Process, Dieu, dans cette approche, reçoit de nous des joies, et surtout des peines. La Passion contredit la thèse de son impassibilité et manifeste sa grande vulnérabilité. À Golgotha, nous voyons que la gloire de Dieu consiste à aller jusqu’au bout de l’amour. Elle culmine dans l’ignominie de cette mort, où apparaît le vrai visage de Dieu, aimant et douloureux, et non pas souverain, majestueux et indifférent 50.

Une pensée théologique des émotions de Dieu passe donc nécessairement par une remise en question des attributs suréminents que la philosophie classique confère au divin.

50. A. GOunelle, Le dynamisme créateur de Dieu, p. 163-164.

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QUAND IL EST PARLÉ DE DIEU À LA MANIÈRE DES HOMMES : L’IRRITATION DE DIEU CHEZ PASCAL Laurent Thirouin Université de Lyon 2 Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités

Q

ue la loi était figurative. Ainsi s’intitule la dix-neuvième liasse classée des Pensées de Pascal. Sous la plume de l’auteur, le terme de « loi » désigne globalement l’Ancien Testament. Ce dossier rassemble donc les principes herméneutiques grâce auxquels le chrétien peut accéder aux richesses spirituelles de la première partie de la Bible. Un fragment lapidaire expose les écueils symétriques à éviter : « Deux erreurs : 1. Prendre tout littéralement. 2. Prendre tout spirituellement 1. » C’est ici, selon Philippe Sellier, le premier des quatre grands principes de la méthode exégétique de Pascal 2. On y décèle la mise en garde contre une spiritualisation systématique de l’Écriture. Il faut une règle qui sauvegarde la lettre. Dans ce texte, dicté, Pascal utilisait d’abord le verbe « interpréter » pour signifier la première des deux erreurs (« interpréter tout littéralement »). Il se corrige cependant et choisit le terme « prendre » : pour la symétrie, et sans doute pour la neutralité du terme. Interpréter littéralement n’offre pas grand sens pour lui. Ce serait une sorte de contradiction dans les termes. Interpréter, c’est échapper à la lettre 3. Pascal a une préoccupation

1. 2. 3.

Pascal, Pensées, éd. Ph. sellier, notes G. FerreyrOlles, Paris 2000, fr. 284. Ph. sellier, Pascal et saint Augustin, Paris 1970, p. 398. Comme le fait apparaître la définition de Furetière : « Interpréter, Faire entendre

10.1484/M.BEHE-EB.5.117302

163

Laurent Thirouin littéraliste, plus marquée que celle de saint Augustin – par laquelle, en tout cas, il se distingue des partis pris figuratifs qui se développeront à Port-Royal. Il s’agit aussi pour lui de sauver la lettre. D’où sa gêne quand la lettre est impossible à sauver – quand il est confronté à une fausseté littérale. C’est la difficulté qu’il soulève dans un fragment voisin, que je me propose de prendre ici comme fil conducteur, et dont voici le texte intégral : Figures. Quand la parole de Dieu, qui est véritable, est fausse littéralement, elle est vraie spirituellement. Sede a dextris meis : cela est faux littéralement, donc cela est vrai spirituellement. En ces expressions il est parlé de Dieu à la manière des hommes. Et cela ne signifie autre chose sinon que l’intention que les hommes ont en faisant asseoir à leur droite, Dieu l’aura aussi. C’est donc une marque de l’intention de Dieu, non de sa manière de l’exécuter. Ainsi quand il dit : Dieu a reçu l’odeur de vos parfums et vous donnera en récompense une terre grasse, c’est-à-dire la même intention qu’aurait un homme qui, agréant vos parfums, vous donnerait en récompense une terre grasse. Dieu aura la même intention pour vous parce que vous avez eu pour [lui] la même intention qu’un homme a pour celui à qui il donne des parfums. Ainsi iratus est, Dieu jaloux, etc. Car les choses de Dieu étant inexprimables, elles ne peuvent être dites autrement. Et l’Église aujourd’hui en use encore. Quia confortavit seras, etc. 4.

L’intention et la manière On notera en premier lieu la fermeté du principe liminaire, et le caractère tranquillement provocateur de sa logique, condensée dans un donc. « Cela est faux littéralement, donc cela est vrai spirituellement. » Ce texte a été retenu par les premiers éditeurs de 1670 et fait ainsi partie du volume originel des Pensées. Mais Port-Royal, reculant devant l’audace du donc, suit la leçon des deux copies, et transcrit :

4.

164

une chose obscure, la rendre claire. Jésus-Christ fut trouvé à 12 ans dans le Temple qui interprétait les escritures. Il les interpréta aussi aux Pèlerins d’Emmaüs […]. Cette énigme s’interprète en plusieurs façons. Il faut toujours interpréter les choses en bonne part. Joseph interpréta le songe de Pharaon. Daniel interpréta le songe de Nabuchodonosor, et même lui déclara ce qu’il avait songé ». Pascal, Pensées, éd. Ph. sellier, fr. 303.

L’irritation de Dieu chez Pascal littéralement dit (« cela est faux littéralement dit 5 »). Pour Pascal, la fausseté est en quelque sorte une preuve de vérité : une marque indubitable qu’il faille passer du littéral au spirituel. Là où la version de Port-Royal désigne une simple concomitance, Pascal voit une véritable implication. On est proche de l’alternative figure ou sottise, qu’il formule dans un autre fragment de la même liasse 6. Grand lecteur du Pugio Fidei de Raymond Martin, publié en 1651 par Joseph de Voisin, Pascal pouvait trouver dans les copieuses observations de l’éditeur un certain nombre d’échos à ses propres interrogations herméneutiques. Pourquoi le Pentateuque est-il encombré de considérations inutiles en apparence, et étrangères à l’exposé de la Loi 7 ? Après avoir abondamment cité Maïmonide, en hébreu et en traduction latine, et l’auteur plus récent du Seher Ha-Ikkarim (Livre des Principes, 1485), l’éditeur conclut la question par une référence à saint Augustin : Memorabile est quod observat S. Augustinus in libro contra mendacium cap. 10: quae in scriptura sacra secundum litteralem sensum aliquando mendacia sunt ea quatenus figurae sunt mysteriorum, verissima esse 8. [Il faut se rappeler ce qu’observe saint Augustin dans son livre Contre le mensonge au chap. 10 : que ce qui dans la Sainte Écriture apparaît parfois comme une fausseté selon le sens littéral, est très vrai en tant que figure des mystères.]

Tandis que les autorités rabbiniques évoquées par Voisin insistent toutes sur la coexistence des deux réalités, la littérale et la spirituelle, la supériorité de celle-ci n’impliquant pas de récuser celle-là, l’allusion à saint Augustin déplace le problème vers la fausseté pure et simple, et même vers le mensonge. Le Père de l’Église analyse dans la Bible des scènes de mensonge caractérisé, comme celle où Jacob usurpe la bénédiction de son père Isaac en se faisant passer pour Esaü.

5. 6. 7. 8.

Id., Pensées de M. Pascal sur la religion…, Paris 1670, p. 101. « Tous ces sacrifices et cérémonies étaient donc figures ou sottises. Or il y a des choses claires trop hautes pour les estimer des sottises » (Pascal, Pensées, fr. 298). R. Martin, Pugio fidei, Paris 1651, « Observationes Josephi de Voisin in Prooemium Pugionis Fidei », p. 77 (« De aliis quae in Pentateucho tractantur praeter praecepta »). Ibid., p. 79.

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Laurent Thirouin De tels épisodes, qui pourraient sembler une apologie de la fausseté, relèvent en réalité d’une autre lecture, et donnent la formule de l’herméneutique biblique. Quant à l’action de Jacob qui, sur le conseil de sa mère, semble tromper son père, si on l’examine attentivement et au flambeau de la foi, on y découvre un mystère et non un mensonge. Autrement, il faudrait traiter de mensonges toutes les paraboles, toutes les figures, qui ne peuvent se prendre à la lettre, mais renfermant un sens mystérieux et symbolique : ce qui ne peut s’admettre 9.

À travers cette notion de mystère, la fausseté littérale retrouve une valeur de vérité, et même de vérité supérieure. C’est bien évidemment dans ce cadre augustinien que s’inscrit Pascal. S’il faut ainsi trouver une manière de sauver le faux, si le faux doit être vrai d’une certaine manière, il n’y a pas en revanche de débat sur le lieu du problème, la fausseté littérale elle-même, sur son caractère de fausseté. Il est intéressant à cet égard de considérer la collection de lieux problématiques que réunit notre fragment. La première difficulté de la liste est issue du psaume 109, au verset 1 : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite ». Sede a dextris meis, selon le latin de la Vulgate, que cite Pascal. Cette formule figurée, et qui demande interprétation, possède un statut exemplaire pour l’auteur des Pensées, puisqu’une dizaine d’années auparavant, elle avait servi à son père, Étienne Pascal, à prendre sa défense, et à administrer au Père Étienne Noël une véritable leçon de rhétorique. Celui-ci affectait de se faire l’avocat de la nature, accusée selon lui par la physique nouvelle du crime d’admettre le vide. Le vide serait-il donc un crime ? Il ne s’agissait certes, pour le père jésuite, que de faire un bon mot et de tourner les choses plaisamment. Mais ce faisant, il enfreignait les règles de la métaphore, et manifestait son incapacité à comprendre l’usage et même parfois la nécessité des figures. Étienne Pascal le lui démontre avec vigueur, en prenant notamment comme exemple le passage du psaume 101.

9.

166

« Iacob autem quod matre fecit auctore, ut patrem fallere videretur, si diligenter et fideliter attendatur, non est mendacium, sed mysterium. Quae si mendacia dixerimus, omnes etiam parabolae ac figurae significandarum quarumcum que rerum, quae non ad proprietatem accipiendae sunt, sed in eis aliud ex alio est intellegendum, dicentur esse mendacia : quod absit omnino. » (saint Augustin, Contra mendacium, X, n. 24).

L’irritation de Dieu chez Pascal Vous ferez alors une réflexion sur les règles de la métaphore ; vous en remarquerez au moins la principale, capable toute seule de vous ôter la bonne opinion que vous avez conçue de celle sur laquelle vous avez fondé cette allégorie, et vous reconnaîtrez qu’il faut que le terme métaphorique soit comme une figure, ou une image du sujet réel et véritable qu’on veut représenter par la métaphore ; ce qui fait que le terme métaphorique ne peut point être adapté au sujet qui est directement contraire au premier […] Et l’Écriture en est toute remplie, parce que les divins mystères nous étant tellement inconnus, que nous n’en savons pas seulement les véritables noms, nous sommes obligés d’user de termes métaphoriques pour les exprimer ; c’est ainsi que l’Église dit que le fils est assis à la droite de son père ; que l’Écriture se sert si souvent du mot de Royaume des cieux ; que David dit : Lavez-moi, Seigneur, et je serai plus blanc que la neige ; mais en toutes ces métaphores, il est très certain que tous ces termes métaphoriques sont les symboles et les images des choses que nous voulons signifier, et dont nous ignorons les véritables noms 10.

Sede a dextris meis est ainsi le symbole d’un usage figuré – rendu indispensable par l’infirmité du discours – et de ces termes métaphoriques auxquels nous sommes condamnés, mais qui ne sont pas pour autant dépourvus de logique ni de justesse. La métaphore est ici une solution de secours, une échappatoire. Elle possède cependant sa rigueur intrinsèque. Le deuxième exemple de la liste renvoie encore Pascal à son histoire familiale – du moins quant au début de la phrase, puisqu’il s’agit d’un montage de deux expressions, tirées du livre de la Genèse. Dieu a reçu l’odeur de vos parfums… et vous donnera en récompense une terre grasse. La première formule concerne l’holocauste de Noé à la sortie de l’arche, et l’inauguration de l’alliance noachique 11. Cette satisfaction de Dieu devant une odeur ne peut évidemment être reçue littéralement. Les commentaires qui accompagnent la traduction d’Isaac Lemaistre de Sacy s’emploient à réduire l’incongruité de l’anthropomorphisme 12. Mais Pascal avait déjà utilisé ce passage en 1651,

10. Étienne Pascal au P. Noël, avril 1648 (Pascal, Œuvres complètes, t. II, éd. J. mesnard, Paris 1970, p. 595). 11. « Odoratusque est Dominus odorem suavitatis, et ait… » (Gn 8, 21). Sacy traduit : « Le Seigneur en reçut une odeur qui lui fut très agréable. » 12. Explication du sens littéral : « Dieu n’agit point par les sens comme les hommes, puisqu’il est un pur Esprit ; mais l’Écriture nous marque par cette expression d’autant plus proportionnée à nous qu’elle est plus sensible, que la reconnaissance et

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Laurent Thirouin dans une lettre à Gilberte et Florin Périer, pour illustrer la théologie sacrificielle qu’il proposait d’appliquer à la mort de son père. La citation de la Genèse devient l’expression du dernier temps qui vient couronner le sacrifice, celui de son acceptation par Dieu. Il est vrai qu’il y a encore une autre partie, après la mort de l’hostie, sans laquelle sa mort est inutile : c’est l’acceptation que Dieu fait du sacrifice. C’est ce qui est dit dans l’Écriture : Et odoratus est Dominus suavitatem. Et Dieu a odoré et reçu l’odeur du sacrifice. C’est véritablement celle-là qui couronne l’oblation ; mais elle est plutôt une action de Dieu vers la créature, que de la créature vers Dieu, et n’empêche pas que la dernière action de la créature ne soit la mort 13.

À ce passage du chapitre 8 de la Genèse, notre fragment accole une autre expression, tirée d’un chapitre ultérieur, afin d’exprimer la libéralité de Dieu en retour, et les marques de sa satisfaction. Dieu a reçu l’odeur de vos parfums… et vous donnera en récompense une terre grasse. Cette dernière formule provient des paroles d’Isaac, après que celui-ci précisément a senti l’odeur des vêtements de son fils aîné, portés par Jacob 14. Le patriarche prononce alors une longue et solennelle bénédiction, qui s’ouvre par ces mots : « Que Dieu vous donne une abondance de blé et de vin, de la rosée du ciel et de la graisse de la terre 15. » Le verset, artificiellement élaboré par Pascal, devient ainsi

l’action de grâce d’un homme humble et juste n’a pu être que très agréable à Dieu ». Explication du sens spirituel : « L’odeur des victimes brûlées est très désagréable aux sens […]. Elle n’a donc pas pu plaire à Dieu, qui d’ailleurs n’a point de corps, et qui ne peut être touché de tout ce qui est sensible et extérieur. Mais comme il a déjà été marqué au sacrifice d’Abel, Dieu reçut agréablement cet holocauste de Noé, comme le signe visible de l’adoration et de la soumission invisible avec laquelle cet homme de Dieu lui sacrifiait tout son cœur et tout son esprit, étant pénétré d’une profonde reconnaissance, de ce qu’au même temps qu’il venait d’exercer une si terrible vengeance sur tous les hommes criminels, il l’avait choisi lui seul avec sa famille, pour survivre au monde ancien, et pour devenir le principe d’un monde nouveau. » (La Genèse, traduite en français avec l’explication du sens littéral et du sens spirituel, tirée des saints Pères et des auteurs ecclésiastiques, Lyon 1682, p. 357 et 363). 13. Pascal, Lettre sur la mort de son père, dans Œuvres complètes, t. II, p. 854. 14. « Et Isaac, aussitôt qu’il eut senti la bonne odeur qui sortait de ses habits, lui dit en le bénissant : l’odeur qui sort de mon fils est semblable à celle d’un champ plein de fleurs que le Seigneur a comblé de ses bénédictions. » (Gn 27, 27, trad. saCy). 15. « Det tibi Deus de rore cæli et de pinguedine terræ abundantiam frumenti et vini » (Gn 27, 28).

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L’irritation de Dieu chez Pascal un concentré d’images anthropomorphiques, dans lesquelles l’homme comme le divin donateur paraissent portés par leur odorat et mus par un certain souci de satisfaction sensorielle. L’énumération du fragment 303 se poursuit avec des occurrences plus attendues. Les deux mots, Iratus est, sont une citation du prophète Isaïe 16. La mention du Dieu jaloux (« Deus zelotes ») provient du livre de l’Exode et de la promulgation du Décalogue. Interdisant à son peuple d’adorer les idoles, Dieu se présente comme « le Dieu fort et jaloux, qui venge l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération 17 ». Le dernier exemple enfin de fausseté littérale apporté par Pascal est une nouvelle citation d’un psaume – le psaume 147 – où la protection du Seigneur est chantée par les fidèles à Jérusalem « parce qu’il a fortifié les serrures de tes portes [quia confortavit seras], et qu’il a béni les enfants que tu renfermes dans ton enceinte 18. » Dans toutes ces citations, on remarquera que Pascal recourt volontiers au latin 19, comme pour bien montrer que ces expressions relèvent d’un code qui nous écarte d’une désignation transparente. Pour dire les choses de Dieu, on est pour ainsi dire contraint de parler une langue étrangère. À les considérer cependant d’un même œil, on constate que toutes ces faussetés littérales ne posent pas des problèmes exactement du même ordre. Ce ne sont pas des faussetés similaires. La gêne qu’elles suscitent est différente. Les unes sont des cas incontestables d’anthropomorphisme : qu’il s’agisse d’une représentation humaine de Dieu (« la droite de Dieu »), ou de l’évocation d’une action qui semble

16. « Ideo iratus est furor Domini in populum suum, et extendit manum suam super eum, et percussit eum : et conturbati sunt montes, et facta sunt morticina eorum quasi stercus in medio platearum. In his omnibus non est adversus furor ejus, sed adhuc manus ejus extenta. » (Is 5, 25) [« C’est pour cela que la fureur du Seigneur s’est allumée contre son peuple, qu’il a étendu sa main sur lui, et qu’il l’a frappé de plaies, que les montagnes ont été ébranlées, et que leurs cadavres ont été jetés comme de l’ordure au milieu des places publiques. Et néanmoins après tous ces maux sa fureur n’est point encore apaisée, et son bras est toujours levé » trad. Sacy]. 17. « Ego sum Dominus Deus tuus fortis, zelotes, visitans iniquitatem patrum in filios… » (Ex 20, 5). 18. Ps 147, 2. 19. Pour la formule Dieu jaloux, le manuscrit révèle que Pascal a hésité : il commence à écrire les premières lettres du mot zelotes, en latin encore, avant de se reprendre et de donner la forme française de l’adjectif.

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Laurent Thirouin bien plus appropriée à un homme (comme « fortifier des serrures de portes »). On n’imagine pas un Dieu serrurier, préoccupé de nos huisseries. Le traitement de ces problèmes par une lecture métaphorique suffit à les régler. D’autres expressions font allusion à une réaction de Dieu, proche de l’affect ; elles constituent subrepticement une psychologie divine. Recevoir l’odeur de parfums, donner en récompense une terre grasse : ces images suggèrent comme une séquence inassignable. Enfin certaines formules opèrent une véritable caractérisation de Dieu. Dieu furieux ? Dieu jaloux ? On touche là directement à des émotions de Dieu. Dans toutes ces expressions, concède Pascal, « il est parlé de Dieu à la manière des hommes ». On notera d’emblée la syntaxe de cette remarque : non pas Dieu parle à la manière des hommes, ou les hommes parlent de Dieu, mais il est parlé. La tournure impersonnelle signale en quelque sorte le caractère factice, désincarné, de cette parole. Elle consiste à se représenter, indirectement, une intention de Dieu : un Dieu qui n’éprouve pas, qui ne se comporte pas, mais qui se caractériserait par un objectif. Dans la pensée 303, un terme revient en effet obstinément, celui d’intention – pas moins de cinq fois en ces quelques lignes. Le raisonnement de Pascal repose ainsi sur la mise en opposition de l’intention à la manière. L’intention est spirituelle ; la manière est littérale. L’expression problématique reste de la sorte une marque. Elle désigne malgré tout une vérité : elle reste vraie, en ce qu’elle est une voie pour accéder à l’intention. Le lieu de l’intention se révèle ici le lieu de rencontre. Si une analogie était possible entre Dieu et les hommes, un point de contact où coïncideraient anthropologie et théologie, ce pourrait être celui de l’intention. À travers ces « figures », Pascal met en évidence une communauté d’intention : « l’intention que les hommes ont en faisant asseoir à leur droite, Dieu l’aura aussi… » ; « la même intention qu’aurait un homme qui, agréant vos parfums, vous donnerait en récompense une terre grasse. Dieu aura la même intention pour vous… ». Dieu et l’homme ont en commun d’être susceptibles d’intentions. Il y a là entre eux un point de ressemblance. Ici encore, une correction du manuscrit est instructive. Il s’agit d’une correction de premier jet, c’est-à-dire faite au fil même de la rédaction. À propos des parfums agréés par Dieu et des terres grasses données en récompense, Pascal commençait à écrire : « Dieu aura la même intention pour vous en voyant… ». Il se reprend immédiatement, et corrige : « La même intention pour vous parce que vous avez 170

L’irritation de Dieu chez Pascal eu pour lui la même intention… ». L’idée même d’un Dieu voyant et réagissant gêne visiblement Pascal par l’anthropomorphisme qui la sous-tend. La rédaction finale, aussi étrange et embarrassée semblet-elle, a l’avantage de mettre exactement en relation deux intentions, l’une étant la cause de l’autre. Tout le reste – les parfums, la récompense, la terre grasse – n’est qu’un moyen figuré de représenter ces intentions. Arrêtons-nous cependant sur ce terme d’intention. Pour le dictionnaire de Furetière, il désigne la « fin qu’on se propose en quelque action, [la] détermination de la volonté à certain dessein ». Selon cette logique, l’intention précède en quelque sorte la volonté 20, puisqu’elle la détermine (qu’elle en représente la détermination). Le lexicographe assortit sa définition d’une référence scolastique : « Les Philosophes disent que le premier en l’intention, est le dernier en l’exécution. » On reconnaît ici la maxime latine Finis est primus in intentione, ultimus in executione, formule thomiste 21 par laquelle on peut tenir, avec Aristote, que la fin est une cause antérieure à ses effets. C’est à travers l’intention que s’exprime cette cause essentiellement antécédente. Mais ces considérations analytiques et chronologiques n’ont pas vraiment lieu d’être quand il s’agit de Dieu, comme le souligne ailleurs Pascal, en se référant à un sermon de saint Bernard : « En Dieu la parole ne diffère point de l’intention, car il est véritable ; ni la parole de l’effet, car il est puissant ; ni les moyens de l’effet, car il est sage. Bernard, Ultimus sermo in Missus » (fr. 802). Entre l’intention première et l’effet ultime, cette pensée nous invite à décomposer l’acte en une chaîne causale : intention → parole → moyens → effet. Mais ce qui constituerait chez l’homme quatre moments de l’acte se trouve confondu en Dieu. Sa véracité, sa puissance, la sagesse de Dieu font qu’il ne peut y avoir qu’un seul moment : intention = parole = moyens = effet. Chacun de ses éléments, à sa manière, est le tout de Dieu. Se représenter l’intention de Dieu, c’est se représenter Dieu lui-même, pleinement accessible de la sorte par ses intentions – et non bien sûr par ses émotions. Autrement dit, l’évocation d’émotions de Dieu ne serait qu’un biais pour se figurer ses intentions, lesquelles sont une réalité de Dieu. Cette reformulation – réinterprétation de la manière en termes d’intention – diminue assurément le malaise devant certaines « faussetés

20. Ou, pour user d’un terme plus technique : la volition. 21. Voir par exemple Summa Theologiae I-II, q. 1 art. 1 ad 1, et passim.

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Laurent Thirouin littérales » de l’Écriture. En fait, elle ne résout pas la question, et ne supprime pas le problème des émotions de Dieu. Mais en sortant des simples considérations sur l’anthropomorphisme, elle situe peut-être le débat à son véritable point. Car le scandale demeure, aux yeux de certains esprits tellement épris de rigueur dans les distinctions, que cette communauté d’intention entre Dieu et les hommes leur est déjà intolérable. C’est évidemment à Spinoza que je pense. Devant le déplacement opéré par Pascal, les objections qui seraient les siennes sont faciles à énoncer. Elles sont capitales pour comprendre ce que signifie pleinement le refus des émotions de Dieu. Sous les considérations linguistiques ou rhétoriques, se révèle un enjeu théologique essentiel. Contre les dérives de l’anthropomorphisme, on n’est pas surpris de rencontrer Spinoza. L’auteur de l’Éthique est sans doute le philosophe le plus ferme à l’encontre de tout glissement indu d’une substance à une autre. C’est un objectif majeur de son œuvre que de lutter contre les confusions de cette sorte. « De même aussi ceux qui confondent la nature divine avec l’humaine, attribuent facilement à Dieu les affections de l’âme humaine, surtout pendant le temps qu’ils ignorent encore comment se produisent ces affections 22. » Mais le figurisme pascalien du fragment 303 ne saurait selon lui représenter une alternative à l’anthropomorphisme. Au contraire, il en constitue la manifestation essentielle, puisqu’en prêtant à Dieu des intentions, il entérine le principe même de la confusion ; il autorise toutes les superstitions. Le célèbre appendice à la première partie de l’Éthique est entièrement consacré à une critique du finalisme, dénoncé comme une pulsion naturelle de l’homme et la source psychologique de tous les préjugés qui l’éloignent d’une philosophie rationnelle. La première qualité de la science mathématique, et la raison pour Spinoza de sa fécondité philosophique, sont précisément de se développer en dehors de toute considération des causes finales. Dieu a-t-il des attentes des hommes et les a-t-il créés selon un projet ? C’est là une perspective inepte, et entièrement tributaire de nos cadres imaginaires que nous étendons à la divinité. L’idée d’intention, comme celle de création qui lui est corollaire, sont totalement exclues en ce qui concerne Dieu : « Si Dieu agit pour une fin, il désire nécessairement quelque chose

22. « Sic etiam qui naturam divinam cum humana confundunt, facile Deo affectus humanos tribuunt præsertim quamdiu etiam ignorant quomodo affectus in mente producuntur. » (Éthique I, prop. VIII, scolie 2, trad. Ch. aPPuhn).

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L’irritation de Dieu chez Pascal dont il est privé 23 ». La volonté de Dieu, marque extrême de l’illusion finaliste, est ainsi qualifiée par Spinoza, dans une formule souvent citée, d’asile de l’ignorance. En cherchant à représenter une intention de Dieu, Pascal ne ferait donc rien d’autre que de reproduire sous une forme plus essentielle la confusion originelle du vulgaire, et son incapacité à penser la nature de Dieu. Il n’est certes pas question ici de travailler à une quelconque réconciliation de ces deux pensées. Mais on percevra avec profit le lieu même de leur divergence. Quand saint Augustin, au seuil des Confessions, adresse à Dieu cette somptueuse invocation qui lance toute l’œuvre, il illustre exactement la perspective dénoncée par Spinoza. « Tu nous as faits pour Toi, et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en Toi. » Le Dieu de saint Augustin est à la fois créateur et demandeur ; il continue à appeler l’homme, dans l’attente d’une réponse qui seule pourrait conduire à un repos. Fecisti nos ad te 24. Ces quelques mots sont la formulation même d’une intentionnalité de Dieu (facere ad). Ce serait là une manière abstraite de définir un Dieu amour : un Dieu pourvu d’une intentionnalité – un Dieu qui ne s’achève pas en soimême, un Dieu insuffisant. Si le Dieu de Spinoza est objet d’amour (l’amour intellectuel de Dieu étant le terme même de l’Éthique), il n’est susceptible quant à lui d’aucun amour autre que l’auto-amour 25. L’idée chrétienne d’un Dieu amour est donc bien au cœur des difficultés, et éventuellement du scandale philosophique. Appliquera-t-on à Dieu la définition de l’amour telle qu’on la lit à l’article 79 du Traité des Passions de l’âme de Descartes : « Une émotion de l’âme causée par le mouvement des esprits, qui l’incite à se joindre de volonté aux

23. « Si Deus propter finem agit, aliquid necessario appetit quo caret. » (Éthique I, appendice). 24. Saint Augustin, Confessions, I, 1. « Tu nous as faits orientés vers toi », traduit l’édition de la Bibliothèque augustinienne (BA 13, Paris 1998), mais le français ne peut rendre, sans en limiter le sens, l’abstraction et la portée de la formule latine. 25. Éthique V, prop. 35 : « Dieu s’aime soi-même d’un amour intellectuel infini ». Certes, au bout du compte, toutes ces distinctions sont vouées à s’anéantir – corollaire de la prop. 36 : « Il résulte de là que Dieu, en tant qu’il s’aime luimême, aime aussi les hommes, et par conséquent que l’amour de Dieu pour les hommes et l’amour intellectuel des hommes pour Dieu ne sont qu’une seule et même chose. » (« Hinc sequitur, quod Deus, quatenus seipsum amat, homines amat, et consequenter quod amor Dei erga homines, et Mentis erga Deum Amor intellectualis unum, et idem sit »).

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Laurent Thirouin objets qui paraissent lui être convenables » ? Ce serait bien évidemment grotesque. Il s’agit là d’un amour passionnel et physiquement déterminé, incompatible avec l’idée de Dieu. Mais le même Descartes, cherchant à définir les passions de l’âme, recourait précédemment au terme d’émotion, comme le plus adéquat : « On peut généralement les définir, des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l’âme […] 26 » – à condition de préciser aussitôt que ces émotions spécifiques sont « causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits 27 ». Le terme d’émotion est insuffisant par lui-même pour décrire une passion de l’âme, car il s’applique aussi à la volonté – les volontés étant des « émotions de l’âme qui se rapportent à elle, mais qui sont causées par elle-même 28. » S’il fallait rester dans le cadre cartésien du Traité, on pourrait éventuellement rapprocher l’amour divin des « émotions intérieures de l’âme », définies à l’article 147 telles « des émotions intérieures qui ne sont excitées en l’âme que par l’âme même » – et qui chez l’homme se remarquent par leur coexistence éventuelle avec des émotions passionnelles contraires (par exemple la tristesse et la joie, chez le spectateur d’une tragédie 29). Il est possible, selon ce paradigme, de dégager l’émotion de la passion. Les émotions de Dieu, à commencer par la principale pour les chrétiens (l’amour), seraient ainsi des motions, à l’origine desquelles il est lui-même. Un cas extrême : l’irritation de Dieu Parmi toutes les émotions prêtées à Dieu dans les Écritures, une place particulière doit être réservée à la colère. Elle figure dans l’inventaire pascalien du fragment 303 : « Ainsi iratus est, Dieu jaloux, etc. Car les choses de Dieu étant inexprimables, elles ne peuvent être dites autrement. » La colère de Dieu, sa vengeance à apaiser, ajoute à la question de l’anthropomorphisme un problème supplémentaire : il faut ici non seulement prêter à Dieu des émotions, comparables à celles des hommes, mais une réactivité émotive qui s’apparente à un changement d’émotion. À l’affectivité problématique de la divinité

26. 27. 28. 29.

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Descartes, Les Passions de l’âme, art. 27. Ibid. Ibid., art. 29. Sur cette question difficile, on se reportera à J.-M. beyssade, « De l’émotion intérieure chez Descartes à l’affect actif spinoziste », dans id., Études sur Descartes. L’histoire d’un esprit, Paris 2001, p. 337-362.

L’irritation de Dieu chez Pascal se rajoute sa mutabilité. La colère de Dieu est une mutation ; elle est toujours présentée comme temporaire, ou remédiable : le Dieu bienveillant devient malveillant – évolution émotive peu compatible avec la pérennité de la divinité. Et qui plus est, l’homme lui-même serait à l’origine de cette mutation de Dieu. Pour Spinoza, l’idée d’une colère divine est le premier exemple de cette superstition, qui transforme les événements naturels en une expression de la volonté d’un Dieu 30. Pascal, qui s’est montré très sensible à l’impropriété théologique de cette émotion, ne laisse pas cependant de s’y référer : l’évocation d’un Dieu irrité (iratus) se trouve en effet à de multiples reprises sous sa plume. Cette fausseté littérale est-elle donc inévitable ? Avant l’époque des Pensées, dans la lettre sur la mort de son père (17 octobre 1651) déjà évoquée, le jeune Pascal mêlait aux paroles de consolation quelques accents d’inquiétude : Considérons donc la grandeur de nos biens dans la grandeur de nos maux, et que l’excès de notre douleur soit la mesure de celle de notre joie. Il n’y a rien qui la puisse modérer, sinon la crainte qu’il ne languisse pour quelque temps dans les peines qui sont destinées à purger le reste des péchés de cette vie ; et c’est pour fléchir la colère de Dieu sur lui que nous devons soigneusement nous employer 31.

Dans les Pensées, selon une théologie de la satisfaction en vigueur au xViie siècle, la mission de Jésus-Christ est conçue comme une réponse et une solution à la colère de Dieu : « [Jésus-Christ] devait lui seul produire un grand peuple élu, saint et choisi […], le réconcilier à Dieu, le sauver de la colère de Dieu » (fr. 504). La méditation connue comme Le mystère de Jésus présente l’agonie au jardin des Oliviers comme le moment où s’accomplit vraiment le salut de l’humanité. Le Christ est évoqué par Pascal, « délaissé seul à la colère de Dieu »

30. « Au milieu de ce grand nombre d’objets utiles que nous fournit la nature, les hommes ont dû rencontrer aussi un assez bon nombre de choses nuisibles, comme les tempêtes, les tremblements de terre, les maladies, etc. Comment les expliquer ? Ils ont pensé que c’étaient là des effets de la colère des dieux, provoquée par les injustices des hommes ou par leur négligence à remplir les devoirs du culte. » (« Inter tot naturæ commoda non pauca reperire debuerunt incommoda, tempestates scilicet, terræ motus, morbos etc. atque hæc statuerunt propterea evenire quod Dii irati essent ob injurias sibi ab hominibus factas sive ob peccata in suo cultu commissa ») (Éthique I, appendice). 31. Pascal, Œuvres complètes, t. II, p. 861 (je souligne).

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Laurent Thirouin (fr. 749). Mais, hors ces échos théologiques plus ou moins attendus, on est frappé de voir notre auteur introduire, de son propre chef, la colère de Dieu en des lieux scripturaires où elle ne figurait pas explicitement. C’est le cas pour plusieurs passages cités dans les dossiers « Prophétie ». Quand on a la curiosité de confronter au texte original les traductions établies par Pascal, les choix de celui-ci apparaissent souvent surprenants. Le fragment 718 cite ainsi le début du chapitre 50 d’Isaïe, dans lequel le Dieu d’Israël énonce ses griefs à l’endroit de son peuple, et rappelle sa puissance. Pascal traduit, et résume : Car je suis venu, et personne ne m’a reçu. J’ai appelé, et personne n’a écouté. Est-ce que mon bras est accourci, et que je n’ai pas la puissance de sauver ? C’est pour cela que je ferai paraître les marques de ma colère : je couvrirai les cieux de ténèbres et les cacherai sous des voiles.

Le texte de la Vulgate est beaucoup plus concret et imagé ; il énumère tous les désastres par lesquels Dieu se manifestera : « Ecce in increpatione mea desertum faciam mare, ponam flumina in siccum… 32 ». Cette increpatio, c’est-à-dire ce reproche, ces menaces du Seigneur, sont condensés par Pascal en une seule formule : les marques de ma colère. Le bruit menaçant et cosmique – le « bruit des menaces » selon la traduction de Sacy – est devenu une émotion de colère. La citation d’Isaïe se poursuit dans le même fragment 718 avec le chant du serviteur souffrant (« J’ai livré mon corps aux coups et mes joues aux outrages »). Pascal prolonge sa traduction, jusqu’à une nouvelle évocation de la colère de Dieu : Que ceux qui craignent Dieu écoutent donc les paroles de son serviteur ! Que celui qui languit dans les ténèbres mette sa confiance au Seigneur ! Mais pour vous, vous ne faites qu’embraser la colère de Dieu sur vous, vous marchez sur les brasiers et entre les flammes que vous-mêmes vous avez allumées. C’est ma main qui a fait venir ces maux sur vous : vous périrez dans vos douleurs.

32. Traduction de Sacy : « Si je veux, au seul bruit de mes menaces, je tarirai les eaux de la mer, je mettrai les fleuves à sec : les poissons n’ayant plus d’eau, pourriront et mourront de soif. J’envelopperai les cieux de ténèbres, et je les couvrirai comme d’un sac. » (Is 50, 2-3).

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L’irritation de Dieu chez Pascal Une fois encore, c’est sous la plume de Pascal qu’apparaît la colère. Le texte biblique se borne à exprimer, sous une forme métaphorique, le malheur des hommes, victimes d’un feu qu’ils ont eux-mêmes allumé. « Ecce vos omnes accendentes ignem, accincti flammis 33 ». Il n’est certes pas illégitime d’interpréter l’image du feu comme une expression poétique de la colère. Mais le Dieu d’Isaïe n’évoque pas sa colère. Pascal introduit dans la prophétie une phrase d’explication, absente de l’original, et particulièrement insistante : Mais pour vous, vous ne faites qu’embraser la colère de Dieu sur vous. Un dernier exemple nous entraînera vers le livre de Daniel et la prophétie des soixante-dix semaines, dont on sait toute l’importance qu’elle revêt aux yeux de l’auteur des Pensées. Le système herméneutique établi par Pascal au sujet des prophéties repose pour une grande part sur ce texte, auquel plusieurs pensées se réfèrent. Le passage concerné (Dn 9) est largement traduit au fragment 720, au milieu de nombreux extraits du même livre de Daniel, constituant le troisième dossier « Prophéties ». La traduction est copiée par une main étrangère, mais revue minutieusement et corrigée par Pascal, qui multiplie les commentaires en marge. Là encore revient la mention de la colère, absente du texte biblique, mais introduite par Pascal : « Après quoi, ce peuple ne sera plus votre peuple, ni cette cité la sainte cité. Le temps de colère sera passé, les ans de grâce viendront pour jamais. » Pourquoi cet apparent attachement de notre auteur à l’expression problématique de la colère de Dieu ? Lui qui a signalé le caractère inapproprié d’un tel anthropomorphisme semble s’obstiner à évoquer cette émotion dans ses écrits. Qu’exprime donc pour lui cette manière de prêter à Dieu une émotion qui ne saurait lui convenir ? Ou, pour reprendre les termes du fragment 303, quelle est la chose inexprimable, qui ne peut être dite autrement ? Sans justification plus explicite, nous en sommes réduits à mener l’enquête à partir des auteurs pratiqués par Pascal, et dont il partagerait les conceptions. L’un d’entre eux pourrait être Jean Boucher 34, auteur d’un ouvrage d’apologétique qui eut un certain retentissement – Les Triomphes de la

33. Traduction de Sacy : « Mais vous avez tous allumé un feu qui vous brûle, vous êtes environnés de flammes » (Is 50, 11). 34. Sur Jean Boucher (v. 1560-1631) – qu’il ne faut pas confondre avec le ligueur homonyme – cordelier au Mans, voyageur en Orient, poète spirituel, prédicateur, voir l’article de J. Dedieu dans le Dictionnaire de spiritualité, ainsi que du même

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Laurent Thirouin religion chrétienne 35. Selon Henri Gouhier, d’accord avec Jean Mesnard, Pascal a lu Boucher, qu’il cite parfois textuellement 36. Dans le livre second, contenant les questions touchant à l’Écriture sainte, est abordée la question de l’anthropomorphisme, plus difficile, selon l’auteur, que toutes celles précédemment proposées. Comment est-ce que cette Écriture peut être inspirée de Dieu, puisqu’elle propose plusieurs choses injurieuses et indignes de sa Divine Majesté, lui attribuant des parties corporelles, des yeux, des oreilles, une bouche, des épaules, un ventre, des mains et des pieds, et ce qui est plus injurieux, lui attribuant des passions d’esprit, disant qu’il travaille et se repose, qu’il sommeille et s’éveille, qu’il change ses œuvres, et se repent de quelques actions qu’il a faites, choses toutes indignes de la grandeur de sa Majesté infinie 37 ?

Dans la gradation du scandale, il est remarquable que les confusions les plus grossières, telle l’attribution à Dieu de « parties corporelles », sont jugées par le cordelier moins injurieuses à la divinité que les « passions d’esprit » et autres analogies qui pourraient nous sembler d’un ordre plus élevé. Et de fait, quelques pages plus loin, parmi toutes les impropriétés théologiques, figure en bonne place la question de la colère. Quand donc nous lisons dans l’Écriture Sainte ces paroles de repentance, de fureur, d’ire et de colère attribuées à Dieu, véritablement nous pourrions croire que tels discours sont indignes de lui, si d’aventure nous pouvions dire quelque chose qui fût digne de sa sainte majesté : mais les plus dignes louanges, vertus et perfections que nous lui attribuons, ne sont pas dignes de lui, car quelle vertu lui pouvez-vous donner qui ne soit indigne de sa grandeur 38 ?

35. 36. 37. 38.

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auteur, « Survivances et influences de l’apologétique traditionnelle dans les Pensées », Revue d’histoire littéraire de la France 38 (1931), p. 1-40. Jean Boucher, Les Triomphes de la religion chrestienne contenans les résolutions de trois cens soixante et six questions sur le subjec de la foy, de l’Escriture Sainte…, Paris 1628. H. GOuhier, Blaise Pascal commentaires, Paris 1971, p. 205 ; J. mesnard, « La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal », Revue d’histoire de la philosophie et d’histoire générale de la civilisation 11 (1943), p. 232. Jean Boucher, Les Triomphes de la religion chrestienne, livre II, question douzième (et non pas « deuxième »), p. 182. Ibid., p. 184.

L’irritation de Dieu chez Pascal L’énumération est suggestive : repentance, fureur, ire, colère. L’assimilation de ces émotions nous confirme que le problème tient moins ici pour l’auteur aux émotions elles-mêmes, qu’à la mutation qu’elles impliquent. Comment un être parfait pourrait-il changer de dessein, revenir sur une volonté première et s’en repentir ? Pour Jean Boucher, il n’est pas plus incongru de prêter à Dieu colère ou désir de vengeance que de le louer pour sa miséricorde 39 ou sa justice. Mais les premières émotions ajoutent à l’inadéquation une idée d’indétermination, d’inconsistance. Elles représentent donc le pire de l’anthropomorphisme. Face à cette difficulté, le cordelier esquisse une justification en plusieurs temps. Il remarque d’abord, quand elles s’appliquent à l’homme, que les émotions comportent toujours quelque chose d’impur, dont il faudrait les dégager si l’on veut les attribuer à Dieu. Quand bien même elles concourraient à la représentation d’une perfection, elles conservent nécessairement une part inadéquate. « Il en faut séparer l’impur et le défaut 40. » Autrement dit, les perfections humaines restent des marques de notre imperfection. Ce qui vaut pour la science ou la miséricorde divines se perçoit d’autant plus si l’on désigne sa justice vengeresse, c’est-à-dire sa colère. Lui attribuant la miséricorde, retranchons cette mollesse efféminée, et attendrissement du cœur qui sont des défauts très notables, et reconnaissons en lui une grande clémence et pure volonté de nous secourir puissamment en nos calamités et misères. Voulez-vous lui attribuer la justice vengeresse qu’on appelle ire ou colère ? Levez de là ce transport d’esprit, ce trouble de raison, cette agitation violente qui tyrannise les âmes de ceux qui sont esclaves de cette passion furieuse, et reconnaissez seulement en Dieu un jugement tranquille, par lequel il taxe et ordonne les supplices et les châtiments aux criminels selon leurs démérites, et cela s’appellera sa justice ou son ire 41.

Dans tous les cas, il s’agit d’extraire de la pseudo-émotion une pure volonté, laquelle est non moins présente dans le repentir divin, défini par Boucher comme « un pur, simple et immuable vouloir que 39. « Si vous l’honorez [Dieu] du titre de miséricorde, qui excelle parmi tous ses ouvrages, vous ne la trouverez pas en lui avec toutes ses parties : car miséricorde ne signifie autre chose qu’un attendrissement du cœur et mollesse de courage, qui se fond en pitié sur la misère d’autrui, chose qui désigne une grande imperfection indigne de Dieu » (ibid.). 40. Ibid., p. 185. 41. Ibid. (je souligne).

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Laurent Thirouin la chose soit telle qu’elle était auparavant 42 ». La confusion n’est pas tant créée par la métaphore elle-même que par notre propension préalable à identifier Dieu et l’homme. Si l’on se garde de cette erreur essentielle, le langage de l’Écriture n’a plus rien de déconcertant. La précaution indispensable tiendra ainsi à une règle : Il faut distinguer les substances et natures de Dieu et de l’homme, et leur attribuer des propriétés et qualités différentes selon la diversité de leurs propriétés naturelles, encore que plusieurs noms, épithètes et titres soient communs à l’un et à l’autre 43.

La communauté des qualités donne une impression trompeuse de similitude. Jean Boucher se contente de rappeler qu’une qualité n’a de sens que par rapport à une substance. Dès lors que les substances sont différentes, l’utilisation d’une même qualification n’introduit entre elles aucune conformité, ni même ressemblance. Pour ajouter quelques exemples, si nous parlons également d’un homme froid et d’une boisson froide, s’il nous arrive de qualifier une idée, aussi bien qu’une peinture, de brillante, nous ne suggérons en aucune manière une équivalence entre un homme et une boisson, ni entre une idée et une peinture. Le cordelier termine son examen en rappelant que la connaissance de Dieu par l’homme est relative aux facultés de l’homme : Ainsi par la connaissance que nous avons de Dieu, nous ne lui donnons pas les manières par lesquelles nous le connaissons : c’est-àdire, nous ne le connaissons pas tel qu’il est, mais tel que notre esprit le peut connaître : et partant si nous le connaissons par le moyen de diverses passions et affections humaines, et par les membres corporels, il ne s’ensuit pas qu’il soit en effet corporel, ni qu’il soit sujet aux passions des hommes 44.

Les émotions par lesquelles nous appréhendons la divinité cachent, nous l’avons vu, un pur vouloir. Comme le faisait Pascal dans le fragment qui nous sert de guide, l’exégèse de ces incongruités littérales ramène Jean Boucher à l’intention. Il est parlé de Dieu à la manière

42. Ibid. Ce changement de sentence et d’arrêt, continue Boucher, « se peut trouver même en l’homme sans changer de volonté : et à plus forte raison nous le devons attribuer à Dieu, que nous savons être immuable par nature. » 43. Ibid. 44. Ibid., p. 186.

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L’irritation de Dieu chez Pascal des hommes, soit. Mais si la colère de Dieu n’est pas une vraie colère, telle que les hommes peuvent l’entendre, si ses éléments passionnels ne sont qu’un biais d’expression recouvrant la manifestation d’une volonté pure, il reste que le retournement de cette volonté, le passage radical d’une bienveillance à une malveillance, constitue, au sens étymologique du terme, une émotion – un déplacement d’un point à un autre, un changement de dessein, dont on s’étonne de trouver la possibilité en Dieu. Aussi saint Augustin, dans la Cité de Dieu, a-t-il à cœur de dissiper cette impression. Ce que nous prenons pour un changement n’est encore qu’une illusion, une manière humaine de percevoir l’enchaînement des événements. L’inconvenance de la métaphore s’étend jusqu’au lien logique lui-même. On dit sans doute que Dieu change ses desseins (par métaphore l’Écriture dit même que Dieu s’est repenti), mais c’est par rapport à ce que l’homme attendait ou à ce que comportait l’ordre des causes naturelles, non par rapport à la prescience du Tout-Puissant 45.

Notre sentiment de la volonté de Dieu ne peut être que relatif à une perception très partielle, inscrite dans une temporalité humaine. Tout ce que nous pouvons en dire passe nécessairement par des expressions figurées, des locutiones tropicae, pour garder le terme de saint Augustin. Ainsi, l’idée même d’une colère de Dieu n’a pas plus de sens quant au principe que quant à la manière. Les méchants, il est vrai, font beaucoup de choses qui sont contre la volonté de Dieu ; mais il est si puissant et si sage qu’il fait aboutir ce qui paraît contredire sa volonté aux fins déterminées par sa prescience. C’est pourquoi, lorsqu’on dit qu’il change de volonté, qu’il entre en colère, par exemple, contre ceux qu’il regardait d’un œil favorable, ce sont les hommes qui changent, et non pas lui. Leurs dispositions changeantes font qu’ils trouvent Dieu changé 46.

45. « Deus enim etsi dicitur statuta mutare (unde tropica locutione in Scripturis etiam paenituisse legitur Deum), iuxta id dicitur, quod homo speraverat vel naturalium causarum ordo gestabat, non iuxta id, quod se Omnipotens facturum esse praesciverat » (saint Augustin, Cité de Dieu, l. 14, n. 11). 46. « Multa enim fiunt quidem a malis contra voluntatem Dei, sed tantae est ille sapientiae tantaeque virtutis ut in eos exitus sive fines quos bonos et iustos ipse praescivit tendant omnia quae voluntati eius videntur adversa. Ac per hoc cum Deus mutare dicitur voluntatem, ut quibus lenis erat verbi gratia reddatur

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Laurent Thirouin De quelque manière que l’on accommode la chose, Dieu ne saurait entrer en colère, ni changer sa volonté. Pour illustrer son raisonnement, saint Augustin prend l’image du soleil, doux et agréable en lui-même, qui devient importun et pénible pour des yeux malades, alors qu’il est resté le même en soi. La comparaison est éloquente, quoique encore inadéquate, car elle oppose un invariant – Dieu, le soleil – à un sujet versatile. Mais comme le fait aussitôt remarquer saint Augustin, citant saint Paul, la volonté même de l’homme ne saurait changer en lui sans l’opération de Dieu : « C’est Dieu qui opère en nous le vouloir même 47. » Quand nous parlons de la colère de Dieu, nous nous illusionnons donc entièrement. La langue nous contraint de nous représenter notre relation à Dieu sous un jour foncièrement inadéquat. Rendons, pour conclure, la parole à Pascal. Il traite spécifiquement de la passion de colère, à côté de l’avarice (c’est-à-dire de l’avidité) et de la jalousie, dans une pensée d’interprétation difficile, à laquelle il est impossible de ne pas se référer ici. L’occasion de sa réflexion est un passage du livre de la Genèse (14, 22-24), après la victoire d’Abraham sur les quatre rois coalisés, au moment où le patriarche refuse de prendre sa part du butin. Abraham ne prit rien pour lui, mais seulement pour ses serviteurs. Ainsi le juste ne prend rien pour soi du monde ni des applaudissements du monde, mais seulement pour ses passions, desquelles il se sert comme maître, en disant à l’une Va et Viens. Sub te erit appetitus tuus. Ses passions ainsi dominées sont vertus : l’avarice, la jalousie, la colère, Dieu même se les attribue ; et ce sont aussi bien vertus que la clémence, la pitié, la constance, qui sont aussi des passions. Il faut s’en servir comme d’esclaves et, leur laissant leur aliment, empêcher que l’âme n’y en prenne. Car quand les passions sont les maîtresses, elles sont vices, et alors elles donnent à l’âme de leur aliment, et l’âme s’en nourrit et s’en empoisonne (fr. 500).

Cette pensée, de toute évidence, relève de notre problématique. Elle semble présenter un Dieu qui accepterait qu’on lui attribue des passions, telle la colère, dès lors que celles-ci seraient dominées. « Dieu même se les attribue. » Comment comprendre cette auto-attribution ?

iratus, illi potius quam ipse mutantur et eum quodam modo mutatum in his quae patiuntur inveniunt » (ibid., l. 22, n. 2 – je souligne). 47. Ph 2, 13.

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L’irritation de Dieu chez Pascal Pascal veut-il confirmer par là une certaine validité du langage métaphorique quand il est parlé de Dieu ? C’est l’interprétation la plus commune. Dans l’annotation du passage, Gérard Ferreyrolles renvoie pour explicitation à notre fragment 303, sur les faussetés littérales. Une référence souvent sollicitée dans les notes des éditions est d’ailleurs le passage habituel du livre de l’Exode, déjà cité, où Dieu se fait connaître comme jaloux et vindicatif 48. S’il s’attribue avarice, jalousie, colère, n’est-ce pas la preuve qu’il y a dans ces passions une dimension positive, compatible avec la divinité ? Sans trancher sur ce point et sur l’étrange auto-attribution ici évoquée, on fera remarquer que dans cette pensée, il ne s’agit pas d’abord des passions (ou des pseudo-passions) de Dieu, mais bien de celles du juste. Pour ne pas être empoisonné par ses passions, l’homme doit accepter de les nourrir, en veillant seulement à réserver cette alimentation. Il ne faudrait pas que l’aliment des passions fût proposé à l’âme elle-même. De façon très éclairante, Ernest Havet imagine l’application possible de cette remarque à son auteur, et à des épisodes de l’œuvre de Pascal sans doute non dénués de passion. Quand Pascal écrivait les Provinciales, il ne pouvait empêcher que son amour-propre ne jouît des applaudissements du monde. Il sentait encore d’autres passions flattées en lui, comme la colère et l’amour de la vengeance. Que faire à cela ? Laisser à ces passions leur aliment et la force qu’elles en tirent, pour tourner cette force au profit de l’œuvre qu’il prétendait accomplir, la défense de la grâce de JésusChrist. Car la passion donne une grande puissance. Mais en même temps s’efforcer de dominer ces sentiments, au lieu d’en être dominé, et conserver la charité au fond de son âme 49.

48. « Je suis le Seigneur, votre Dieu, le Dieu fort et jaloux, qui venge l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération, dans tous ceux qui me haïssent » (Ex 20, 5). Voir les notes de l’editio major de Brunschvicg (fr. 502), et celles de Lafuma (fr. 603) ou Sellier (Paris 2011). 49. Pascal, Pensées, éd. E. haVet, Paris 1918, art. 25, fr. 104, « remarques ». Voir aussi la lecture de Lane M. Heller : « Le sens de l’épisode est que l’approbation et les louanges ne touchent pas le juste ; elles ne sont que pour ses passions qui, comme des domestiques, sont entièrement soumises au maître. Domptées de cette façon, toutes les passions (même l’avarice, la jalousie et la colère) deviennent des vertus et “Dieu même se les attribue”. Les passions de l’âme étant irréductibles, il faut les alimenter sobrement, mais tout en empêchant que l’âme en soit entachée » (L. M. Heller, « La perfection chrétienne dans la spiritualité de Pascal »,

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Laurent Thirouin Notre texte procède ainsi à une sorte de réhabilitation des passions, ou du moins à leur neutralisation. Pascal met sur le même plan vices et vertus, assimilables par leur composante passionnelle. En fait, de ce point de vue, colère et clémence ne sont ni vices ni vertus, mais une pure puissance d’agir, d’autant plus louable et salutaire qu’elle est dominée, subordonnée à la volonté. La colère est alors une pseudo-émotion, vidée de sa teneur passionnelle. Dieu peut aussi bien s’attribuer à lui-même cette colère, comme dans le passage du livre de l’Exode, ou recueillir comme un hommage et une glorification cette émotion humaine devenue vertu. Pour Pascal, la clef exégétique universelle est celle de la figure. C’est par ce moyen tropologique que l’Écriture se rend inséparable de la vérité et de la charité : qu’elle donne connaissance de la vérité tout en en limitant l’accès à ceux-là seuls qui sont disposés à l’aimer. Tournons-nous donc une dernière fois vers la liasse que Pascal consacre au caractère figuratif de la Loi : Mais Dieu n’ayant pas voulu découvrir ces choses à ce peuple qui en était indigne et ayant voulu néanmoins les produire afin qu’elles fussent crues, il en a prédit le temps clairement et les a quelquefois exprimées clairement, mais abondamment en figures, afin que ceux qui aimaient les choses figurantes s’y arrêtassent (je ne dis pas bien) et que ceux qui aimaient les figurées les y vissent (fr. 301).

La figure autorise une méprise ; elle est par elle-même discriminante et, d’un même geste, donne aux uns ce qu’elle refuse aux autres. Au lieu d’être conduits à la vérité, ces derniers en effet s’arrêtent à la figure. Tout est dans ce verbe « s’arrêter ». Il est ici crucial, et a suscité chez Pascal une hésitation. Dans l’interligne du manuscrit, l’auteur a ajouté entre parenthèses : « Je ne dis pas bien 50 ». Étrange

dans L. M. Heller et i. riChmOnd, Pascal, thématique des Pensées, Paris 1988, p. 98-99). 50. Voir le document sur le site www.penseesdepascal.fr, et le commentaire de D. Descotes : « Pascal a probablement ajouté cette remarque parce qu’il était insatisfait des termes auxquels elle se rapporte, sinon il aurait suivi son habitude, et les aurait barrés, pour s’exprimer autrement. […] Il est sans doute gêné par le verbe arrêter, associé aux choses figurantes, dans la mesure où s’arrêter à une chose, c’est précisément la considérer en elle-même, ne pas comprendre qu’elle en représente une autre, c’est-à-dire ne pas en saisir le caractère figurant. Pascal écrit je ne dis pas bien parce que c’est l’expression qui est maladroite, et non le fond de la pensée ».

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L’irritation de Dieu chez Pascal scrupule, manifestant à la fois gêne et détermination. Le commentaire stylistique est inhabituel chez lui ; normalement, il raye et remplace l’expression insatisfaisante. Mais en l’occurrence, il ne trouve pas de meilleur mot que le verbe s’arrêter pour désigner l’interruption d’un dynamisme herméneutique, d’un processus de signification. S’arrêter à la figure ne veut pas dire la scruter dans un souci d’interprétation, mais la prendre pour elle-même, la détruire donc en tant que figure – ne pas aller plus loin. Ces considérations pourraient sembler strictement exégétiques. Elles ne nous écartent pas pour autant de notre interrogation sur les émotions de Dieu, bien au contraire. « L’exégèse pascalienne demeure globale », souligne Philippe Sellier 51, c’est-à-dire qu’elle aborde les divers lieux de la Bible comme un tout, et qu’elle ne sépare pas travail sur les textes et réflexion de foi. L’arrêt interprétatif est un arrêt spirituel. Et la question de la figure impose au croyant de s’interroger sur le terme réel de sa foi. Figures. Pour savoir si la Loi et les sacrifices sont réalité ou figure, il faut voir si les prophètes, en parlant de ces choses, y arrêtaient leur vue et leur pensée en sorte qu’ils n’y vissent que cette ancienne alliance. Ou s’ils y voient quelque autre chose dont elles fussent la peinture. Car dans un portrait on voit la chose figurée. Il ne faut pour cela qu’examiner ce qu’ils en disent 52.

Arrêter sa vue : peut-être est-ce encore, autrement formulée, la question de l’intention. Le contraire d’une intention, c’est une immobilisation, un arrêt. Les émotions de Dieu sont donc certes à considérer dans un cadre figuratif – moins comme des émotions que comme des motions, des mises en mouvement. Il ne faudrait sans doute pas faire ce que je viens de faire depuis le début de cette étude : s’y arrêter !

51. Ph. sellier, Pascal et saint Augustin, p. 415. 52. Fr. 291 (je souligne) – résumé, avec la même formulation, en marge d’une pensée voisine : « Savoir si les prophètes arrêtaient leur vue dans l’Ancien Testament ou s’ils y voyaient d’autres choses » (fr. 298, je souligne).

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– II –

Combats et justice : dynamiques de l’émotion divine

« JAMAIS LE SOLEIL RADIEUX NE SE COURROUCE » L’INTERPRÉTATION CONFESSIONNELLE DE LA COLÈRE DIVINE DANS LE CONTEXTE RÉFORMÉ DES PERSÉCUTIONS (XVIe ET XVIIe SIÈCLES) Véronique Ferrer Université Paris Nanterre Renaissances – CSLF

l

a colère divine, dont l’Ancien Testament ne cesse de décliner les manifestations, de la jalousie à la fureur, a mis dans l’embarras les exégètes chrétiens soucieux de l’articuler à la religion de l’amour, incarné par le Christ. Origène résout la difficulté en attribuant l’expression des émotions à la nécessité pédagogique d’accommoder le langage sacré à l’homme, tandis que Lactance motive le portrait vétérotestamentaire de Dieu en père de famille, chargé de corriger ses enfants pour les ramener sur le droit chemin 1. La colère s’interprète alors non seulement comme l’instrument de la justice de Dieu, mais aussi comme le produit de son amour infini pour le juste, qu’il doit mener au salut. Dans le contexte des persécutions, celles qui marquent les premiers temps du christianisme comme celles qui ponctuent l’histoire de la Réforme, les Pères de l’Église et les exégètes protestants à leur suite, élaborent ainsi une spiritualité de l’affliction fondée sur

1.

Voir Lactance, La Colère de Dieu, éd. et trad. Ch. inGremeau, Paris 1982. L’introduction situe parfaitement les discussions sur l’interprétation de la colère de Dieu par les Pères. Les ouvrages sur la colère de Dieu dans l’Ancien Testament sont nombreux. Voir la synthèse proposée dans Un Dieu jaloux, éd. B. renaud, Cahiers Évangile 149 (2009). Voir enfin P. Gibert et D. MarGuerat (dir.), Dieu, vingt-six portraits bibliques, Paris 2002.

10.1484/M.BEHE-EB.5.117303

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Véronique Ferrer une réinterprétation de la colère de Dieu comme la manifestation de sa compassion. À la faveur d’un renversement des signifiés, les exégètes de la Bible font de la fureur divine l’expression visible d’une affection profonde. Même dans l’adversité, Dieu est miséricordieux : c’est la leçon que tire Martin Luther du Ps 4, 6 2. L’image poétique d’Agrippa d’Aubigné, « Jamais le soleil radieux ne se courrouce 3 », résume précisément ce paradoxe théologique, qui articule fondamentalement la colère à la pitié pour Dieu, la souffrance à la joie pour le fidèle, dans le cadre d’une dynamique pénitentielle. Sous la plume du poète engagé, la formule ne prend son sens qu’au regard d’une histoire sociale et politique, dont il entend éclairer les ressorts providentiels pour justifier les tribulations et inviter le fidèle à persévérer dans sa foi. C’est à la lumière du contexte des persécutions et des guerres qui secouent la France réformée des xVie et xViie siècles que j’interrogerai la colère de Dieu à partir d’un corpus de textes de spiritualité appliquée, c’est-à-dire d’ouvrages d’édification et de consolation, enracinés dans l’histoire immédiate. On peut dégager quatre moments forts dans l’histoire des réformés aux xVie et xViie siècles : le temps des persécutions 1530-1550 – ce qu’Agrippa d’Aubigné appelle la période des « Feux » ; le temps des guerres civiles, la période des « Fers », de la fin du xVie siècle d’abord (1562-1598), puis du règne de Louis XIII (1621-1629) ; enfin la répression des années 1650-1685, qui s’intensifie sous le règne de Louis XIV. En m’appuyant surtout sur la situation des Églises réformées sous Louis XIII, je m’intéresserai à l’instrumentalisation confessionnelle des émotions de Dieu par la pastorale réformée, à leur usage théologique et à leur sens anagogique. Il s’agira de montrer comment, en ces « desolations publiques 4 », « en ce temps calamiteux 5 », les réformés revisitent la colère de Dieu pour exalter une spiritualité de l’affliction propre à raviver une foi malmenée et consolider une Église fragilisée.

2. 3. 4. 5.

190

C’est la leçon que tire Martin Luther du Ps 4, 2, selon J.-L. Chrétien, La Joie spacieuse, Paris 2007, p. 78. C’est plus généralement l’interprétation de la colère divine dans l’herméneutique réformée. Agrippa d’Aubigné, Petites Œuvres meslees [1629-1630], éd. V. Ferrer, Paris 2004, L’Hyver, « Prière du matin », v. 6, p. 379. Timothée Le Duchat, Meditation sur le 10 chap. de Mt 11, 22, Sedan 1623, préface. Pierre Du Moulin, Du combat chrestien ou des afflictions, Sedan 1622, épître liminaire.

La colère divine dans le contexte réformé des persécutions De « l’usage des afflictions 6 » : colère et théologie Avant de mettre la théologie à l’épreuve de l’histoire, il importe de rappeler dans ses grandes lignes les principes de l’herméneutique réformée qui servent de socle aux manuels de spiritualité appliquée. Dans l’Institution de la religion chrétienne, dans le chapitre sur la vie chrétienne plus précisément, Jean Calvin revient, à la suite des premiers Pères de l’Église, de Cyprien et de Grégoire de Nazianze en particulier, sur le rôle fondamental de la colère divine dans l’itinéraire de l’âme vers le salut. Conformément à la leçon vétérotestamentaire, il associe la notion d’épreuve au châtiment et à la correction, rendue nécessaire par la nature même du pécheur : « C’est le bon plaisir du Père céleste d’exercer ainsi ses serviteurs, afin de les expérimenter 7 ». Par sa colère, Dieu « esprouve [la] patience » des fidèles « et les instruit à obeissance » suivant un cheminement précisément décrit par Paul : l’affliction suscite la patience, la patience l’épreuve et l’épreuve l’espérance (Rm 5, 3-4). Les afflictions constituent ainsi « les épreuves de notre foi 8 », qui conduisent sûrement vers le salut. L’herméneutique réformée justifie pleinement la colère divine en l’imputant à la folie de l’homme et en démontrant les bienfaits salutaires de l’affliction, propre à délivrer l’homme du péché : Mais puis que nostre ingratitude est telle que nous sommes plustost corrompuz par son indulgence que incitez à bien, il est plus que necessaire qu’il nous tienne la bride serrée et nous entretienne en quelque discipline, de peur que nous ne desbordions en telle petulance. Pour ceste cause afin que nous ne devenions fiers par trop grande abondance de bien, afin que les honneurs ne nous enorgueillissent, afin que les ornemens que nous avons selon le corps ou selon l’ame ne engendrent quelque insolence en nous, le Seigneur vient au devant et y met ordre, refrenant et domptant, par le remede de la croix, la folie de nostre chair 9.

6. 7. 8. 9.

Charles Drelincourt, Le Triomphe de l’Eglise sous la croix ou la gloire des Martyrs, Genève 1670 [rééd. augmentée de l’édition de 1629], p. 73. Pour cette citation et les suivantes, voir Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, éd. O. millet, Genève 2008, p. 1678. Samuel Durant, Meditation pour les Eglises reformées de France sur les afflictions de ce dernier temps, Sedan 1622, p. 60. Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, p. 1684.

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Véronique Ferrer Dès lors, les afflictions s’interprètent comme un instrument de la grâce divine et un témoignage de son amour : « en ce qu’il nous afflige par croix, il pourvoit à notre salut 10 ». D’où les vertus de « l’assiduelle affliction », de « la croix perpétuelle » pour accroître la foi et cheminer vers le salut : « […] tous ceux que le seigneur a adoptés et reçus en la compagnie de ses enfants se doivent préparer à une vie dure, laborieuse, pleine de travail et d’infinis genres de maux 11 » : Seigneur nous corrige par adversitez afin de ne nous point condamner avec ce monde. Nous avons donc à recognoistre la clemence et la benignité de nostre Père au millieu de la plus grande amertume qui soit aux tribulations, veu qu’en celle mesme il ne cesse d’avancer nostre salut. […] Car il nous afflige non pas pour nous perdre ou ruiner, mais pour nous delivrer de la condemnation de ce monde 12.

L’affliction possède la même fonction que le sacrement institutionnel : ramener l’homme vers la parole de Dieu, vers les promesses spirituelles. Elle relève de l’accomodatio, à savoir du souci pédagogique qui pousse Dieu à s’abaisser au niveau de l’homme pour lui parler un langage qu’il puisse comprendre 13. Le théologien Pierre Du Moulin, proche de la pensée calvinienne, a confirmé quelques décennies plus tard, dans son traité Theophile ou de l’Amour divin (1609), cette théologie des afflictions en insistant sur la fonction pédagogique de l’émotion divine : Il tient avec le pain de sa parole, la verge des afflictions : L’un qui nous nourrit, l’autre qui nous exerce ; L’un qui nous instruit, l’autre qui nous redresse […]. Tous deux également effect de son amour. Car Dieu nous humilie par les afflictions, et picque l’enflure de nostre orgueil. […] Il nous saoûle d’amertume en ceste vie, afin que nous aspirions à la vie future 14.

Ibid., p. 1695. Ibid., p. 1678. Ibid., p. 1685. Sur la théologie de l’affliction et de l’épreuve, voir les stimulantes analyses de R. Stawarz-luGinbühl, Un théâtre de l’épreuve. Tragédies huguenotes en marge des guerres de religion en France (1550-1573), Genève 2012, p. 58-106. 14. Pierre Du Moulin, Theophile ou de l’Amour divin Traicté contenant cinq degrez, cinq marques, cinq aides. De l’Amour de Dieu, La Rochelle 1609, dédicace à Anne d’Allegre, femme du Seigneur de Fervaques.

10. 11. 12. 13.

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La colère divine dans le contexte réformé des persécutions Comme Calvin, il interprète la rigueur divine comme la marque de son amour et la seule voie d’accès au salut. L’herméneutique réformée permet ainsi de résoudre le scandale de la misère du juste et de donner un sens aux calamités injustifiées qu’il subit. Au nom de la réversibilité des valeurs prônées par le Christ puis par Paul 15, l’adversité résultant de la colère de Dieu devient paradoxalement la marque de sa bienveillance et la preuve infaillible de l’élection du fidèle. Cette relecture de la colère biblique à la lumière de la dynamique spirituelle des afflictions, inspirée de Paul 16, permet, dans une perspective eschatologique, de redéfinir la persécution vécue par les chrétiens, en l’occurrence les réformés, comme une joie en devenir : « Mais la souveraine consolation est quand nous endurons persecution pour justice », « quand nous souffrons pour deffendre l’Évangile » par notre parole et par nos gestes 17. « […] notre cœur est enserré en la croix par l’aigreur naturelle d’icelle, d’autant il sera dilaté de joie spirituelle 18 ». Les représentants par excellence de cette souffrance en acte sont les martyrs, qui ressemblent aux « sainctz de tolerance », dont parle Calvin : « ils sont tellement points d’amertume qu’ils ont une joye spirituelle avec ; […] ils sont tellement pressez d’angoisse qu’ilz ne laissent point de respirer, se réjouissant en la consolation de Dieu 19 ». Ceux qui périssent en martyrs portent la croix du Christ, souffrent et meurent à son imitation, fortifiés par lui. Calvin contribue à l’éveil d’une conscience du martyre qui s’est enracinée profondément dans les mentalités réformées et qui a alimenté les argumentaires des méditations pastorales pour persuader les fidèles vacillants de persévérer dans leur foi à l’exemple de leurs illustres aînés 20. Cet horizon martyrologique, proposé à la fois comme programme de salut et utilisé comme instrument d’édification pour soutenir des fidèles en détresse, sert de base à la construction d’une identité confessionnelle engagée dans la tourmente de l’histoire. 15. 16. 17. 18. 19. 20.

Voir le discours des béatitudes : Mt 5, 3-12. 2 Co 12, 10. Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, p. 1686. Ibid., p. 1695. Ibid., p. 1691. Voir notamment Simon Goulart, Quarante tableaux de la mort (1606) et Agrippa d’Aubigné dans Les Tragiques (1616) et dans les Meditations sur les Pseaumes (1630). Sur l’utilisation et la fortune du Livre des martyrs de Jean Crespin (1554), voir F. LestrinGant, Lumière des martyrs. Essai sur le martyre au siècle des Réformes, Paris 2004.

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Véronique Ferrer La « povre et desolée Église 21 » : colère et histoire Au temps fort des massacres et des défaites, les réformés ressaisissent à nouveau frais la chaîne théologique colère/persécution-affliction/élection pour l’appliquer à l’histoire spirituelle de la communauté et à la situation politique de l’Église. Ils remettent aussi à l’honneur le thème de la colère divine, parfois étouffée dans l’exégèse calvinienne au profit de son résultat, l’affliction. Premier moment historique de cette résurgence thématique, que je ne développerai pas ici : le massacre de la Saint-Barthélemy, interprété comme un châtiment divin qui sanctionne le comble des péchés de l’homme. L’événement produit comme chacun sait une vague de conversions qui affaiblit la communauté réformée ; il contribue aussi à développer une spiritualité du repentir appliquée aux realia historiques comme le montre l’exemple des méditations de Théodore de Bèze ou celles d’Antoine de LarocheChandieu 22. Autre temps fort, la conversion d’Henri IV et l’instauration de la « fausse paix », dont les écrits spirituels et poétiques d’Agrippa d’Aubigné ont témoigné avec virulence. C’est au scénario vétérotestamentaire que recourt le poète pour expliquer l’échec du parti huguenot : l’engourdissement des protestants, la tiédeur de leur zèle, les compromissions ou les conversions enflamment la colère de Dieu contre son peuple. Dans la méditation sur le psaume 73, à travers la prosopopée de l’Église affligée, il dresse un réquisitoire sans appel contre l’apostasie qui mine la communauté réformée : Tu as desployé sur moi les flots de ta tempeste, et les mesmes rigueurs qui ont mis ton serviteur Job sur le penchant du desespoir. […] Il m’a frappee de l’ulcere mauvais depuis la teste jusqu’aux pieds. Ce qui representoit mon chef a esté troublé par l’esprit d’estourdissement : mon Conseil a failli, mes Levites corrompus, et ceux par lesquels j’interroguois la bouche du Seigneur, devenus frenetiques ; mes Balaams se sont accueillis à maudire Israël ; le mal est venu du Prophete, et mes autels ont porté le sacrifice des Baalims. Tu as fait fondre mon cœur, quand les Princes qui representoyent cette place ont baisé la pantoufle 21. Théodore de Bèze, Chrestiennes Meditations sur huict Pseaumes du prophète David, Genève 1581, Méditation sur le Psaume 102, p. 79. 22. Théodore de Bèze, Chrestiennes Meditations, et Antoine de La Roche-Chandieu, Meditations sur le Psalme XXXII. Traduictes de latin en françois et reveues par l’auteur mesme. Avec une preface à ceux qui se sont despartis de l’Esglise reformee. Ont esté aussi adjoustez cinquante octonaires sur la vanité du monde. Par A. Zamariel, Genève 1583.

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La colère divine dans le contexte réformé des persécutions de l’Ante-Christ, et sur les pieds impurs lesché le pur sang de leurs freres, et puis en sont devenus les bourreaux. […] Ce qui a causé tant de rognes qui tombent de ma peau, se donnent à l’apostasie en quittant mon corps affligé ; et ce qui angoisse mon ame apres les douleurs du corps, c’est que je suis environnee de froids et fols amis. Ce qui dort dans mon sein me tormente ; les plus privés de moi sont vis à vis de ma playe sans la sentir : l’ami de ma table leve son talon contre moi […] 23.

Dans la langue figurée de Canaan, l’Église décrit les effets de la colère divine en dénonçant la responsabilité de croyants corrompus, ceux qui renient leur foi et trahissent leurs coreligionnaires, ou en fustigeant la faiblesse de ceux qui cèdent à la pression de la politique royale. La production spirituelle qui accompagne la défaite de 1622 recourt aux mêmes arguments, sur lesquels je souhaiterais m’arrêter. Pierre du Moulin et Samuel Durant, tous deux pasteurs à Charenton, et Timothée Le Duchat, ministre de l’Église de Claye, publient à Sedan trois textes nés des conflits, respectivement : Du combat chrestien ou des afflictions (1622), Meditation pour les Eglises reformées de France sur les afflictions de ce dernier temps (1622) et Meditation sur le 10 chap. de Mt 11, 22 (1623) 24. La première guerre de religion menée par Henri de Rohan sous le règne de Louis XIII affaiblit le parti huguenot. Si la révolte protestante est amnistiée par la paix de Montpellier (18 octobre 1622), si l’Édit de Nantes est confirmé dans tous ses articles, les assemblées politiques demeurent interdites sans permission royale et la force militaire du parti se trouve considérablement affaiblie par la perte de quatre-vingts places fortes. Surtout,

23. Agrippa d’Aubigné, Petites Œuvres meslees, Méditation sur le Psaume 73, p. 223-227. 24. Signalons aussi le volume collectif : Prieres et meditations des fidelles affligez pour la persecution de l’Eglise, La Rochelle 1622. L’échec de cette première guerre de religion sous Louis XIII suscita toute une littérature de lamentation d’inspiration jérémienne, y compris dans le domaine poétique. Les guerres de religion donnèrent lieu aussi à des sermons « militants », proches dans l’esprit des méditations militantes. Voir par exemple les sermons publiés par Pierre Bérauld, L’espluchement de soy mesme ou Sermon faict au jeusne des Eglises réformées de France, célébré en celle de Montauban le IVe jour de mars MDCXXI, sur le verset du 2e chap. des Revelations du prophete Sophonie, Montauban 1622 ; La Froissure de Joseph, ou Sermon faict le XXIX jour de septembre MDCXXII en la solennité du jeusne celebré en l’Eglise de Montauban pour les fidelles de Montpellier assiegé, Montauban 1622.

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Véronique Ferrer les protestants sont confrontés à une vague de conversions, dont celle de François de Lesdiguières, grande figure politique de la noblesse protestante. La destruction des temples, l’éclatement de la communauté, l’exil forcé : tel est le désastre à la fois politique et spirituel que déplorent les pasteurs dans une littérature dévotionnelle réactive, qui puise sa force consolatoire dans l’interprétation biblique des événements. La persécution est présentée dans les textes comme un châtiment divin destiné à corriger la tiédeur des fidèles ainsi que leurs péchés ; elle prend le sens, dans l’horizon de la pénitence, d’un éveil spirituel en vue d’une régénérescence intérieure. Voilà qui renoue avec l’argumentaire topique des prophètes vétérotestamentaires et de l’herméneutique calvinienne : Nos consciences nous disent de par toy que les chastimens desquels tu visites aujourd’huy ton Eglise, ne sont point pour satisfaire à ta justice, mais pour repurger ta maison, et amener tes enfans à un vray amendement. O Seigneur nous le recognoissons ainsi, et en cela gist nostre singuliere consolation 25.

Les trois pasteurs imputent sans surprise la colère divine aux fautes des croyants ainsi qu’au refroidissement de leur zèle. Ainsi Pierre Du Moulin : […] apres les massacres qui nous ont diminuez, et les bannissemens qui nous ont esclatez, Dieu nous avoit restablis par une excellence delivrance, et estions un exemple miraculeux de la faveur de Dieu […]. Mais rien ne nous defaillant nous nous sommes defaillis à nous mesmes, et n’avons pas bien recogneu le temps de nostre visitation. […] On s’est mis à amasser des biens, au lieu de faire provision de bonnes œuvres. L’avarice et l’insolence se sont accreuës mais la piété s’est diminuée. Les querelles se sont allumees mais le zele s’est refroidi. Les habits ont esté somptueux et les aumosnes chiches […] 26.

Sous la généralité des mots se loge une charge virulente contre la communauté réformée qui a dérogé à ses devoirs filiaux en renonçant au combat spirituel dans lequel s’étaient illustrés les martyrs de jadis. Les protestants sous Louis XIII se distinguent par leur léthargie :

25. Samuel Durant, Meditation pour les Eglises reformées, p. 6. 26. Pierre Du Moulin, Du combat chrestien ou des afflictions, chap. 3, « Trois causes pour lesquelles l’Eglise de Dieu est sugette à estre affligee », p. 43 sq.

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La colère divine dans le contexte réformé des persécutions enclins aux compromissions et tentés par la conversion, ils se complaisent dans une paix confortable qui les éloigne de leur identité : « nous nous sommes defaillis à nous-mêmes », dit Pierre Du Moulin. Les pasteurs mettent en regard la constante ardeur des protestants d’hier, fidèles à l’Alliance spirituelle conclue avec Dieu, et la lâche froideur des protestants d’aujourd’hui, qui ajoutent au scandale de l’abjuration, celui de la trahison de leurs anciens coreligionnaires : Ceste genereuse noblesse, qui du temps de nos peres brusloit de zele, et estoit le support et l’ornement de l’eglise de Dieu, dont la vertu soustient encore nos vices, qui estoit sobre ; honneste et courageuse, estimant que perdre pour Jesus christ estoit un grand gain, tant liberale de son sang, tant chiche de la gloire de Dieu, a laissé une prosperité qui pour la pluspart n’est ardente qu’aux voluptez, n’est courageuse que pour les querelles, mais lasche et foible contre les vices, pleine d’une ignorance arrogante, preste de vendre ses freres pour peu d’argent, et tourner le dos à Dieu pour un morceau de pain 27.

Sont ici visés les apostats qui agissent par stratégie politique, par appât du gain ou par lâcheté. Non seulement ils se font « bourreaux de [leur] compagnie 28 », mais ils trahissent la mémoire de leurs pères, fervents défenseurs de la religion réformée. La déchéance spirituelle prend la forme d’une dégénérescence filiale que Dieu punit en persécutant les fidèles. Ainsi s’ouvre la méditation de Samuel Durant : Seigneur nostre bon Dieu et Pere, nous voyons et nous sentons aujourd’hui ton courroux allumé contre ta povre Eglise : tu as pris la verge en la main, pour la chastier de son iniquité : Et tu employes à cela les ennemis de ta gloire, qui ne pretendent point en faire à demy, et desquel le dessein est de nous exterminer entierement. Nous avons mérité ces châtiments, nous avons foulé aux pieds ta parole, nous n’avons point écouté tes menaces, nous avons fait pire que nos ennemis, nous avons toléré les blasphèmes contre Dieu, pire nous t’avons blasphémé 29.

Conformément au message vétérotestamentaire, la victoire des ennemis est attribuée au dévoiement spirituel et moral du fidèle. La colère de Dieu sert d’argument métaphorique pour désigner un mal

27. Ibid. 28. Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, VII, v. 136. 29. Samuel Durant, Meditation pour les Églises reformées, p. 1.

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Véronique Ferrer interne à la communauté réformée. Dans un discours collectif qui prend les allures d’une confession de fautes, la pastorale de Samuel Durant reprend à neuf le motif de la colère en l’articulant à la repentance collective et à la résistance confessionnelle : puisqu’aujourd’hui le Seigneur lave et frotte à bon escient les playes pourries de nostre corps avec le vinaigre cuisant de ses chastiments, il est de nostre devoir d’y apporter en son Nom l’huile de sa grace pour les adoucir, afin que le feu ne s’y mette et que vous ne soyez portés à la phrenesie ou au desespoir 30.

L’interprétation spirituelle permet ainsi de convertir la souffrance en joie et la colère en grâce : « Appren nous […] à admirer l’equité de ta procedure envers nous 31 ». Juste et salutaire, la colère s’interprète comme le témoignage de la gratuité divine à l’endroit du protestant opprimé : O seigneur, fai qu’ici nous nous ramentevions ce que ta parole nous enseigne : qu’il n’y a qu’un moment en ta fureur, mais toute une vie en ta faveur : que le pleur heberge chez nous le soir, mais que le chant de triomphe survient le matin ; que tu feras justice à ton peuple et changeras de courage envers tes serviteurs […] que tu es tardif à cholere, prompt à merci et de gratuité infinie 32.

La pastorale de Samuel Durant remotive le sens de la colère au gré de binômes actifs – fureur/faveur, tardif à colère/prompt à merci – en déséquilibrant le rapport au profit de la compassion divine : « un moment en ta fureur, mais toute une vie en ta faveur ». Le courroux de Dieu relève d’une stratégie spirituelle contrainte, d’une démarche pédagogique, où le fidèle doit apprendre à déchiffrer l’histoire du salut. C’est là la mission du pasteur que de se faire l’exégète de l’histoire terrestre, d’ordonner la confusion de l’actualité pour en dégager la signification transcendante et rendre aux événements « leur identité providentielle 33 ». C’est là le rôle de la dévotion que d’apporter guérison et consolation aux souffrances de l’histoire, aussi de justifier et d’atténuer la colère de Dieu.

30. 31. 32. 33.

198

Ibid. Ibid., p. 56. Ibid., p. 59-60. Voir M. Jeanneret, « Les Tragiques : mimesis et intertexte », L. D. Kritzman (éd.), Le Signe et le texte, Lexington 1989, p. 106.

dans

La colère divine dans le contexte réformé des persécutions « Des douceurs de l’affliction 34 » : colère et dévotion L’histoire prend un nouveau sens sous l’éclairage de la foi, qui en rajuste les écarts comme elle en répare les dysfonctionnements. Les livres de dévotion ont ainsi tendance à minimiser la représentation de la colère au profit de la compassion, de la miséricorde ou de la dilection. Les méditations sur les psaumes d’Agrippa d’Aubigné offrent un exemple de cette prédilection pour l’image d’un Dieu compatissant. Si l’on s’appuie sur les repérages établis par Marie-Madeleine Fragonard 35, les termes évoquant la colère divine (« colère », « ire », « courroux », « fureur ») sont au nombre de six dans toutes les méditations contre trente-cinq occurrences de mots liés à la bonté (« dilection », « douceur », « pitié », « compassion »). D’Aubigné dresse le portrait d’un Dieu tendre, attentif, « pitoyable, misericordieux, tardif à colere, et abondant en grace 36 », toujours prêt à secourir l’affligé et à réparer les injustices terrestres : « Je n’ai jamais eu mal ni destresse que je ne t’aye experimenté Dieu envers moi plein de bonté 37 ». Et l’auteur d’écrire : « Le ciel, qui n’est jamais ingrat, repare les fautes de la terre, et au manquement des sources terrestres, ouvre les siennes à payer la peine du bien esperant » 38. Mieux, il convertit le mal en bien, la souffrance en joie, les afflictions en délices : Il n’y a que Dieu tresbon et tres-sage qui sache envoyer le mal pour tourner son usage en bien, et d’un arsenal d’afflictions faire un cabinet de delices ; il a une reserve d’infirmités, blessures, haines, querelles, maladies, pauvretez, angoisses, prisons, gehennes, et mutilations de membres pour desployer sur nous, desquelles il tire sur nous toute fermeté, guerison, amitiez, concordes, santé, abondance, joye, liberté, plaisir et entiere perfection : et ces choses se tournent en bien quand par ses estranges moyens le corps est apprivoisé à suivre son ame franchement ; tout s’accorde ; l’ame feconde en pieté, l’esprit en jugement, les entrailles en charité, et la main prompte aux charitables actions :

34. Agrippa d’Aubigné, Traitté des douceurs de l’affliction (1600), éd. G. sChrenCk, Paris 2014. 35. M.-M. FraGOnard, La Pensée religieuse d’Agrippa d’Aubigné et son expression, Paris 2004, p. 100. 36. Agrippa d’Aubigné, Petites Œuvres meslees, Méditation sur le Psaume 88, p. 286. 37. Ibid., Méditation sur le Psaume 16, p. 301. 38. Ibid., Méditation sur le Psaume 84, p. 186.

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Véronique Ferrer tout cela reçoit une signalée benediction de Dieu quand les accidents qui ostent la veuë, laissent au corps ses libres fonctions jusques dans les derniers fumeaux pour louer le Seigneur 39.

La pastorale réformée du premier xViie siècle n’offre d’autre perspective au drame protestant qu’une solution eschatologique : les traités sur les afflictions s’achèvent en bonne logique sur la félicité éternelle, horizon gratifiant de l’opprimé patient et persévérant. Ils invitent le fidèle à l’invocation de Dieu et à la « meditation du salut » sur la base d’une comparaison entre guerre historique et combat spirituel, légitimée par le verset de Mathieu (10, 39) : « Et vous serez hays de tous, à cause de mon Nom : mais qui me soustiendra jusques à la fin, cestuy-là sera sauvé ». La perspective eschatologique transfigure en amont la colère de Dieu et en aval la tragédie historique. Non seulement elle permet de délivrer un message d’espérance au cœur du désespoir, mais elle donne tout son sens aux afflictions de l’histoire, qu’il ne s’agit plus seulement de supporter patiemment mais de désirer ardemment : Venez afflictions ; elles me sont douceurs pour Christ, qui m’est gain à vivre et à mourir : les pertes des biens me sont richesses, quand ils sont quittés pour Dieu. Vienne l’exil, que je sois banni des Idolatres, et eux de moi […].

D’Aubigné ne recule pas devant ce que l’on pourrait appeler une mystique de l’affliction qui renoue avec la spiritualité du martyre : Embrasse donc les afflictions les yeux au ciel, en disant, Quand tu me meurtrirois, si te beniroye ; embrasse la mort, desireux de dire de cœur & de bouche en sentant ces amertumes, Si est-ce que Dieu est tres-doux 40.

Il s’agit bien là d’une communion avec Dieu dans la souffrance. En écho à son traité intitulé Des douceurs de l’affliction 41, d’Aubigné redéfinit le concept chrétien de la douceur liée à l’amour divin, fort en vogue à la fin du siècle et au suivant, en l’associant aux souffrances et aux violences de l’histoire 42. L’adversité réjouit le croyant parce qu’il y

39. 40. 41. 42.

200

Ibid., Méditation sur le Psaume 16, p. 320. Ibid., Méditation sur le Psaume 73, p. 239-241. Agrippa d’Aubigné, Traitté des douceurs de l’affliction (1600). Voir l’éloge de la douceur par François de Sales dans son Introduction à la vie devote (1609), et dans son Traité de l’amour de Dieu (1616).

La colère divine dans le contexte réformé des persécutions rencontre Dieu comme la promesse d’un futur assuré. En spiritualisant la colère divine et la persécution des ennemis, l’affliction des justes et l’horreur des massacres, la foi les convertit en joie. On retrouve entre les lignes une apologie du martyre qui va aller en s’intensifiant au fil du siècle à proportion du renforcement de l’oppression et de la désillusion politique. C’est dans ce mouvement qu’il faut situer le traité de Charles Drelincourt, Le Triomphe de l’Église sous la croix ou la gloire des Martyrs, publié une première fois en 1629 après la dernière guerre de religion et en 1670 au cœur de la répression antiprotestante sous le règne de Louis XIV. Après la paix d’Alès en 1629, Louis XIII signe le 14 juillet de la même année à Nîmes un nouvel édit, qui interdit définitivement la possession des places de sûreté ainsi que la réunion d’assemblées politiques. C’est l’effondrement du parti huguenot, qui se voit désormais privé de sa puissance militaire et de son organisation politique. Ce démantèlement structurel s’accompagne d’une fragilisation confessionnelle. Tout en réaffirmant la liberté de conscience et la liberté de culte, l’édit appelle les réformés à se convertir au catholicisme. L’année 1629 sonne le glas des illusions politiques comme elle menace les Églises réformées à court terme. Les écrivains retrouvent les accents pathétiques de la déploration collective pour décrire cette nouvelle conjoncture. Toujours dans l’espoir de contrer les tentatives et les tentations de conversion, favorisées par la politique acharnée du clergé, ils renouent avec la consolation pragmatique, destinée autant à apaiser les coups de l’histoire qu’à résister à la persécution. Il faut donner des armes spirituelles au fidèle afin qu’il affronte les revers de l’histoire et qu’il persévère dans ses croyances malgré les démentis terrestres. Tel est bien le propos de Charles Drelincourt dans Le Triomphe de l’Église sous la croix ou la gloire des Martyrs. Il y élabore un argumentaire confessionnel sur la base d’une spiritualité de l’épreuve et du martyre, fortement inspirée de Calvin. Il inscrit d’emblée son discours théologique sur les afflictions dans le cadre historique des persécutions que subissent au présent les Églises réformées, comme le révèle sa longue apostrophe aux « Messieurs de l’Eglise romaine », « nos adversaires » : « tant s’en faut que nous doutions d’être la vraie Eglise, parce que nous sommes méprisés, haïs afligez au monde ; qu’au contraire nous douterions bien fort d’être le Peuple de Dieu si

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Véronique Ferrer toutes choses nous venaient à souhait 43 ». Il entend bien ramener à leur juste valeur les prospérités de l’Église catholique et les misères de l’Église réformée en s’appropriant les arguments de Paul et des Pères, ceux de Cyprien et de Grégoire de Nazianze en particulier. Reprenant les exemples des persécutions advenues au premier temps du christianisme, il rappelle le rôle structurant des afflictions dans la quête du salut, ce qui le conduit à légitimer et à tempérer la colère divine : Dieu qui est misericordieux et clément, avoit tempéré ses châtiments de telle sorte que tout ce qui estoit arrivé sembloit plutost une épreuve que non pas une persécution. Hélas, Seigneur, n’est-ce pas ce que nous pouvons dire à bon droit de tous les châtiments dont il t’a plu en ces derniers temps de visiter tes Eglises en tous les endroicts de l’univers 44 ?

La persécution, redéfinie en épreuve, entre ainsi dans une dynamique spirituelle qui en fait un agent actif de la régénérescence du fidèle. L’ensemble du deuxième chapitre s’applique à démontrer les vertus salutaires de l’affliction. Intitulé « Pourquoy l’Eglise de Dieu est tant afligée et persecutée au monde », il dresse une liste d’arguments justifiant la colère de Dieu et l’affliction du juste, où sont réactivés les arguments de l’herméneutique réformée : la nécessité de l’affliction (« Dieu ne nous affligeroit pas si cela n’estoit utile et necessaire pour sa gloire et pour nostre salut », p. 43) ; l’amour de Dieu pour le fidèle (« Comme le père chastie avec le plus de soin les enfans qu’il aime avec le plus de tendresse ; et que le Capitaine emploie aux plus rudes assauts les plus genereux soldats ; ainsi Dieu exerce par sa plus severe discipline les Fideles à qui il porte le plus d’amour », p. 44) ; l’élection divine (« il est nécessaire que nous soyons affligez parce que nous sommes enfans de Dieu », p. 46 ; « ceus là mesmes qui ont esté selon le cœur de Dieu, qui ont esté les plus aymez de Dieu et les plus favorisez du Ciel, ont esprouvé les afflictions les plus violentes », p. 48). De tels arguments prennent une résonance nouvelle en 1629 et en 1670 ; ils répondent à une urgence existentielle aussi bien qu’historique : affronter par une vie spirituelle intense les déboires de l’actualité. Il est nécessaire que la communauté « vaque » aux exercices de

43. Charles Drelincourt, Le Triomphe de l’Eglise sous la croix ou la gloire des Martyrs, p. 38. 44. Ibid., p. 71.

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La colère divine dans le contexte réformé des persécutions piété, pour « apaiser la colère de Dieu », affirme le pasteur à l’ouverture du Triomphe de l’Église. De même, Pierre Du Moulin en guise d’introduction à ses prières pour la Cène : Il n’est besoin mes freres de vous représenter les causes extraordinaires pour lesquelles nous sommes conviez à affliger nos ames et à sanctifier le jeusne par repentance. […] l’inimitié de Satan et du monde, la foiblesse de l’Eglise, le nom de Dieu qui est blasphémé, les vices qui croissent, le zele qui se refroidit, la main de Dieu levée pour nous frapper […] nous obligent à trembler sous sa main et à prevenir ses jugements par jeusne et par repentance 45.

Derrière le discours convenu du pasteur se glisse l’avertissement du militant. Sans perdre ses vertus consolatoires, la dévotion constitue la seule arme pour résister à une situation d’oppression et de guerre, le seul secours pour persévérer dans la vraie foi. Antoine La Roche-Chandieu en avait déjà pris conscience au lendemain du massacre de la saint Barthélemy : Si donc quelqu’un est en peine et en affliction, s’il est environné de dangers, s’il est assailli de maladie : que fera-il ? Il priera. Et que fera-il s’il est chassé de son pays, pressé de necessité, mesprisé, rejetté et destitué de tout secours ? Il priera. […] Voila le refuge et la consolation des fidelles en toutes leurs tribulations. […]. Pourquoy ne recourons-nous à la priere en ces temps qui sont si calamiteux et si miserables ? Les pauvres Eglises en la pluspart du monde sont renversees, les fidelles chassez de leurs pays, privez de leurs biens, et presques accablez d’afflictions et miseres 46.

Les pasteurs remotivent le sens des pratiques dévotionnelles en les corrélant à la situation politique de l’Église. Sous leur plume, la colère de Dieu devient un argument pour justifier la nécessité d’une dévotion intense et pour revaloriser des croyances que l’actualité menace

45. Pierre Du Moulin, Sainctes prieres, plus divers traitez… [Preparation à la S. Cène. Action de grâces apres la S. Cene. Sermon faict un jour de Cene. Instruction pour consoler les malades. Preparation à jeusne et repentance. De la toute puissance de Dieu et de sa volonté. Sermon sur le 16. vers. du 1. ch. de l’Epistre aux Romains. Sermon du jeusne et repentance. Priere et meditation de l’ame fidelle sur l’affliction presente de l’Eglise], Genève 1659, p. 6. 46. Antoine de La Roche-Chandieu, Meditations sur le Pseaume XXXII, p. 118-119.

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Véronique Ferrer de ruine. L’herméneutique calvinienne retrouve un regain de vigueur dans un militantisme dévotionnel mis au service de la résistance confessionnelle. La persécution historique transforme le discours spirituel en parole active. Dans des manuels de dévotion spécialement conçus pour les temps troublés, les pasteurs s’appliquent, moyennant une lecture spirituelle de l’histoire, qui doit beaucoup aux ressorts actifs de l’eschatologie et de l’apocalyptique, à retourner l’affliction terrestre en promesse divine, et à interpréter la colère de Dieu comme un signe externe de sa dilection infinie. Cette herméneutique gratifiante leur permet de justifier les déceptions de l’histoire pour exalter une spiritualité de la souffrance fondée sur le culte du martyre et sur la célébration des premiers réformés, ces croyants exemplaires qui allèrent jusqu’au bout de leurs convictions, sans jamais se départir de la vérité de l’Évangile. Les pasteurs invitent les chrétiens contemporains, en proie aux doutes et au découragement, à un travail de mémoire pour contrer l’adversité par l’imitation, pour conforter la foi par l’exemple, seul moyen d’œuvrer à la survivance d’une confession en péril. Ils ravivent l’histoire douloureuse et exemplaire de la communauté réformée, ils la produisent dans son intelligibilité devant une descendance oublieuse ou découragée. Non seulement, l’affliction possède des vertus spirituelles propres à justifier l’injustice terrestre et à consoler le fidèle, mais elle a aussi une fonction socialisante essentielle. La pastorale réformée utilise l’expérience de la souffrance comme un ciment social destiné à souder une communauté éclatée. Elle participe à la construction d’une identité confessionnelle reconnaissable à son engagement exemplaire pour Dieu ; elle sert de base en somme à la formation d’une élite spirituelle qui se distingue par sa capacité à endurer le martyre. L’itinéraire du salut ne saurait donc se concevoir sans un détour par l’histoire et par la société, où le fidèle prend conscience, dans le partage des misères, de son appartenance au peuple élu. L’affliction permet en somme, pour reprendre la formule du pasteur Charles Drelincourt, d’« établir sur la terre la véritable communion des saints 47 ».

47. Voir Charles Drelincourt, Les Visites charitables, ou les consolations chrestiennes pour toutes sortes de personnes affligez, Genève 1665-1669, préface : la consolation collective dans le partage des misères permet de réaliser « heureusement sur la terre la veritable communion des Saints ».

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DIEU À LA GUERRE LES ÉMOTIONS DE DIEU ET LA GUERRE DE QUATRE-VINGTS ANS AUX PAYS-BAS ESPAGNOLS Silvia Mostaccio Université catholique de Louvain Laboratoire de recherches historiques (LaRHis)

L

e socle de ma contribution est constitué de deux groupes que l’on pourrait désigner comme étant deux communautés émotionnelles 1 qui partagent à la fois un contexte de vie spatio-temporel, les Pays-Bas espagnols, et un engagement confessionnel militant dans le cadre de la reconquête catholique durant la guerre de Quatre-vingts ans (1568-1648). Cette révolte contre l’occupant espagnol a trouvé sa légitimation dans le droit de résistance au tyran au nom de la liberté de conscience et de la foi réformée 2. Mais c’est aussi, côté catholique, une guerre vécue comme étant une guerre juste, menée dans un véritable esprit de croisade, pour réaffirmer et défendre les droits du roi légitime et ceux de la foi catholique romaine 3. Le conflit militaire et le climat de conquête spirituelle furent des expériences partagées des deux côtés de la frontière confessionnelle et, ces dernières années,

1. 2. 3.

B. Rosenwein, Emotional Communities in the Early Middle Ages, Ithaca 2000. A. C. Duke, Reformation and Revolt in the Low Countries, Londres 2013 (19901) ; A. C. Duke, J. PoLLMann, a. spicer, Dissident Identities in the Early Modern Low Countries, Burlington 2009. P. Janssens (dir.), La Belgique espagnole et la Principauté de Liège (1585-1715), Bruxelles 2006 ; V. Soen, Y. Junot et F. Mariage (dir.), L’identité au pluriel. Jeux et enjeux des appartenances autour des anciens Pays-Bas, xive-xviiie siècles, Villeneuve-d’Ascq 2014.

10.1484/M.BEHE-EB.5.117304

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Silvia Mostaccio plusieurs recherches ont permis d’approfondir les connaissances non seulement par rapport à ce qui s’est passé du côté des Provinces du Nord, mais aussi du côté de celles que l’on appelait les provinces « de l’obéissance » et qui restèrent sous le contrôle espagnol. Il s’agit bien d’une guerre longue, sans fin apparente, qui connût une période de trêve entre 1609 et 1621 – les « Trente glorieuses » des archiducs Albert et Isabelle – pour glisser par la suite dans la terrible guerre de Trente Ans (1618-1648) 4. Les deux communautés étudiées ici sont d’une part les jésuites impliqués en tant qu’aumôniers militaires dans la mission militaire auprès de l’armée des Flandres, et d’autre part les carmes et carmélites déchaussés espagnols, qui arrivèrent aux Pays-Bas suite à l’invitation des archiducs à partir de 1607. Dans les deux cas, il s’agit de groupes qui se considérèrent comme étant appelés à une véritable action missionnaire en terre hérétique et qui utilisèrent l’écrit comme arme dans le combat mené contre cette hérésie. Qu’il s’agisse de manuels et de livres de prière pour les soldats, d’ouvrages de dévotion ou de théologie mystique, de correspondances ou d’ego-documents, comment les émotions de Dieu sont-elles mobilisées ? Quelle est la réponse émotionnelle de l’homme et quels sont les liens proposés entre ces émotions divines et humaines et l’action individuelle et collective des communautés engagées ? Il s’agit notamment de saisir le rôle dévotionnel des émotions qui, par les pratiques, peut produire une efficacité sociale 5. Telles qu’elles sont ici présentées, les émotions humaines que les religieux, ces professionnels de la dévotion, ont voulu canaliser auprès d’eux-mêmes ou des laïcs, sont une réponse aux émotions divines, et notamment aux émotions du Christ. En effet, qu’il s’agisse de la pastorale militaire jésuite ou des pratiques monastiques et missionnaires des carmes et carmélites, la figure du Christ reste centrale. C’est à lui, le Dieu fait homme, que l’on attribue des émotions et son

4.

5.

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C. Bruneel, et al. (dir.), Les “Trente Glorieuses” (circa 1600 – circa 1630) : Pays-Bas méridionaux et France septentrionale, aspects économiques, sociaux et religieux au temps des archiducs Albert et Isabelle, Bruxelles 2010. Sur les implications religieuses de cette guerre et pour une bibliographie relative au conflit : B. FOrClaz, P. Martin (dir.), Religion et piété au défi de la guerre de Trente Ans, Rennes 2015. D. BOquet, P. naGy (dir.), Politiques des émotions au Moyen Âge, Florence 2010 ; en particulier leur introduction : « L’historien et les émotions en politique : entre science et citoyenneté », p. 5-30.

Dieu à la guerre humanité en fait un modèle – inatteignable mais réel – aussi au niveau émotionnel. Un discours théologique centré sur l’incarnation est donc à la base du regard missionnaire et dévot qu’on analyse, quelles que soient les différentes déclinaisons de ce regard. Le regard des aumôniers militaires jésuites : Dieu de vengeance et Christus patiens Le Bruxellois Thomas Sailly fut le premier responsable de la missio castrensis, la mission militaire jésuite auprès de l’armée des Flandres (1587-1659) 6. Les jésuites n’étaient pas les seuls à s’intéresser à la pastorale militaire chez les Espagnols, mais entre la fin du xVie et la première moitié du xViie siècle, ils profitèrent aux Pays-Bas de la confiance des autorités militaires et de celle des archiducs. Les généraux Alexandre Farnèse et, plus tard, Ambrogio Spinola encouragèrent respectivement la naissance et le développement d’une telle initiative, qui rejoignait aussi la volonté de la Compagnie de Jésus à Rome d’engager une mission auprès de soldats risquant de basculer dans l’hérésie suite aux contacts fréquents avec les calvinistes 7. En effet, pour les nombreux Pères engagés auprès des armées en temps de conflits

6.

7.

L. BrOuwers, « Sailly, Thomas », dans Diccionario Histórico de la Compañia de Jesús : biográfico-temático, t. IV, Rome/Madrid 2001, p. 3463-3464. Sur cette mission, voir le point bibliographique de V. LaVenia, « In God’s Fields. Military Chaplains and Soldiers in Flanders during the Eighty Years’ War », dans M. mOndini, m. rOsPOCher (dir.), Narrating War. Early Modern and Contemporary Perspectives, Bologne/Berlin 2013, p. 99-112. Les pages d’Alfred Poncelet sont toujours importantes : « L’activité apostolique. Les aumôniers militaires », dans A. POnCelet, Histoire de la Compagnie de Jésus dans les anciens Pays-Bas, t. II, Bruxelles 1927, chap. xV, p. 405-422. Voir aussi G. Parker, El ejército de Flandes y el Camino Español 1567-1659. La logística de la victoria y de la derrota de España en las guerras de los Países Bajos, Madrid 1985, p. 213-214 ; Les jésuites dans les Pays-Bas et la Principauté de Liège (1542-1773). Exposition aux Archives générales du Royaume (1er février – 6 avril 1991), Bruxelles 1991, p. 67-68 ; X. rOusseaux, « Sur tous les fronts. Les missions des jésuites aux Pays-Bas et outre-mer », dans A. deneeF, X. DusausOit et al. (dir.), Les jésuites belges 1542-1992. 450 ans de Compagnie de Jésus dans les provinces belgiques, Bruxelles 1992, p. 45-48. Voir S. MOstaCCiO, « La mission militaire jésuite auprès de l’armée des Flandres pendant la guerre de Trente Ans. Conversions et sacrements », dans B. FOrClaz, P. martin (dir.), Religion et piété au défi de la guerre de Trente Ans, p. 183-202, en particulier p. 184-189.

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Silvia Mostaccio religieux, il s’agissait d’une véritable mission, au même titre que d’autres formes de missions de l’intérieur, relancées avec force par le général Claudio Acquaviva, qui régît la Compagnie de Jésus entre 1581 et 1615. Comme toute mission, celle menée auprès des armées nécessitait des outils spécifiques, notamment des livres, si possible illustrés, à utiliser lors des prédications, des prières collectives ou, tout simplement, à proposer à la lecture de ceux qui en étaient capables. Thomas Sailly ne s’est pas soustrait à ce besoin. Sur le modèle du confrère et maître Antonio Possevino, auteur de Il soldato cristiano (1569), Sailly rédigea son Guidon et pratique spirituelle du soldat catholique, publié à Anvers en 1590 8. Quelques années plus tard, à Bruxelles, un important recueil de litanies voyait le jour, le Thesaurus litaniarum ac orationum sacer 9, tandis qu’à la fin de sa vie, lors de sa dernière campagne militaire au Palatinat, Sailly composa son Memorial testamentaire, adressé tout particulièrement aux membres des confréries du Saint-Sacrement qu’il avait instituées dans l’armée 10. L’honneur de Dieu à rétablir Dans la première partie de son petit Guidon spirituel, Sailly explicite les raisons De la dignité et de l’excellence du soldat Chrestien 11. Celles-ci reposent sur la nécessité de rétablir l’honneur de Dieu.

Thomas Sailly, Guidon et pratique spirituelle du soldat chrestien. Reveu & augmenté pour l’armée de sa Mté Catholique au Pays-Bas par le R. P. Thomas Sailly Prestre de la Compagnie de Jesus, Anvers 1590. Sur le contexte de guerre sainte des catholiques (espagnols) dans les mêmes années, voir G. CiVale, Guerrieri di Cristo. Inquisitori, gesuiti e soldati alla battaglia di Lepanto, Milan 2009 ; en particulier « Iniziative gesuitiche », p. 35-46. Sur la relation entre Sailly et Possevino, et sur le traité de ce dernier, voir V. laVenia, « “Non arma tractare sed animas”. Cappellani cattolici, soldati e catechesi di guerra in età moderna », dans U. MazzOne (dir.), Christianity and Conflict in the Modern and Contemporary Ages, Annali di Storia dell’esegesi 26/2 (2009), p. 47-100 ; en particulier p. 59-70. 9. Thomas Sailly, Thesaurus litaniarum ac orationum sacer, cum suis adversus Sectarios Apologis Opera, Bruxelles 1598. 10. id., Memorial testamentaire composé en faveur des soldats combattans sous l’Estandart de la crainte de Dieu. Par le R. P. Thomas Sailly de la Compaignie de Iesus. Partie premiere dediée à monseigneur Ambroise Spinola Marquis des Balbases, Chevalier de l’ordre de la Toison d’or, du conseil de Sa Maiesté Catholique, Capitaine General de son armée au Palatinat Inferieur, &c., Louvain 1622. 11. id., Guidon et pratique spirituelle du soldat chrestien, chap. iii, p. 9-13. 8.

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Dieu à la guerre En effet, cette notion d’honneur divin, auquel l’hérésie aurait porté atteinte, se trouve au centre de toute une pastorale s’adaptant au contexte militaire qui est le sien. C’est l’accommodation propre au missionnaire jésuite, mobilisée dans le cadre de l’armée (et en particulier d’une armée espagnole), qui avait forgé son identité collective autour de l’imaginaire de la Reconquista des terres, de l’honneur et des âmes 12. Si celui de « l’honneur de Dieu » est le refrain de tout le livre, c’est surtout au troisième chapitre que l’honneur blessé est indiqué comme l’origine de la légitime vengeance de Dieu. C’est un Dieu réactif qui est mis en scène par Sailly : il se venge pour rétablir son honneur bafoué, et pour ce faire, il se sert de la furie des éléments naturels, des anges et, bien évidemment, « des valereux Capitaines, lesquels il esmeut pour défendre l’honneur de son Sainct nom, monstrant par cela combien est digne de louange la guerre honneste et légitime 13 ». Les généraux de l’armée de Flandres, et notamment Alexandre Farnèse, sont ici présentés comme les parfaits imitateurs d’Ignace de Loyola et, avant lui, de tout un ensemble de saints militaires, auxquels Sailly consacre la dernière partie de son Guidon 14. Les gravures représentants Farnese et Loyola confirment cette identification entre les héros de l’honneur divin 15. D’autre part, le thème de la vengeance de l’honneur n’est pas un monopole jésuite. Quelques années plus tard, en 1611, le carme déchaux Gracián de la Madre de Dios partageait ses activités aux Pays-Bas entre l’assistance spirituelle aux Espagnols de la cour de Bruxelles et aux monastères féminins de son ordre, l’activité d’écriture et de publication de ses nombreuses œuvres pour les lecteurs ibériques, flamands et du Nouveau Monde, et l’activité missionnaire auprès des soldats espagnols qu’il rejoignait régulièrement pour les confesser 16. Gracián rédigea aussi un livre pour les soldats, intitulé El soldado católico et présenté sous forme de dialogues entre trois soldats aux credos différents.

12. m. F. ríOs salOma, La Reconquista : una construcción historiográfica (siglos xvi-xix), Madrid 2011 ; A. PrOsPeri, Il seme dell’intolleranza. Ebrei, eretici, selvaggi : Granada 1492, Rome-Bari 2011. 13. Thomas Sailly, Guidon et pratique spirituelle du soldat chrestien, p. 12. 14. Sur la vie d’Ignace de Loyola, voir ibid., p. 301-308. 15. Ibid., p. [3] et 300. 16. W. ThOmas, « Jerónimo Gracián de la Madre de Dios, la corte de Bruselas y la política religiosa en los Países Bajos méridionales, 1609-1614 », dans

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Fig. 1. Alexandre Farnèse, général de l’armée des Flandres en prière, d’après Thomas Sailly, Guidon et pratique spirituelle du soldat chrestien, p. 3. © Bibliothèque Royale de Belgique, DR

Dans le quinzième colloque, il précise : « Castiga Dios a los que le afrentan y vuelve por su honrra como fuerte y zeloso y terrible contra los Príncipes y Reyes de la tierra 17 ». Dieu n’a pas d’alternative : face r. Vermeir, m. ebben, r. FaGel (dir.), Agentes e Identidades en movimiento. España y los Países Bajos siglos xvi-xviii, Madrid 2011, p. 289-312, en particulier p. 306-312 ; voir aussi H. Heijmans, « Au carrefour d’un projet missionnaire : l’œuvre de Gracián de la Madre de Dios (1545-1614) dans les Pays-Bas méridionaux », Mémoire de Maîtrise, Université catholique de Louvain, 2013. 17. Gracián de la Madre de Dios, El soldado católico, que prueba con historias, exemplos, y razones claras, en agradable y provechoso estilo, que los que no tienen letras, no han de disputar de la fee con los herejes, Bruxelles 1611, en particulier le Coloquio xV, p. 141-148, ici p. 144.

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Fig. 2. Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus, en prière, d’après Thomas Sailly, Guidon et pratique spirituelle du soldat chrestien, p. 300. © Bibliothèque Royale de Belgique, DR

à la désobéissance hérétique il doit rétablir son honneur et il doit donc s’engager dans la guerre. Dans cette perspective, tout bon catholique qui veut être auprès de Dieu et du Christ, n’a pas le choix : il doit partager avec lui le champ de bataille, en devenant l’instrument de sa vengeance. C’est le message que semblent véhiculer les martyrs militaires de la légion de Thèbes, qui clôturent avec leur martyre le Guidon de Thomas Sailly. La gravure les représente agenouillés au milieu d’une foule armée et entourés des bourreaux qui vont les exécuter du fait de leur foi chrétienne.

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Fig. 3. « Martyrs militaires de la légion de Thèbes », d’après Thomas Sailly, Guidon et pratique spirituelle du soldat chrestien, p. 274-275. © Bibliothèque Royale de Belgique, DR

À côté de l’image, une citation tirée d’une autorité de la spiritualité humaniste chrétienne, Thomas A Kempis, en propose l’interprétation correcte : « J’ayme mieux, mon Dieu, estre avec toy pelerin sur la terre, que posseder le paradis sans toy. Car là où tu es, là est le Paradis ; & où tu n’es par ta grace, la mort y est & l’enfer 18 ». Il vaut mieux être pèlerin sur la terre au côté du Christ que seul au Paradis sans lui. Et à présent, insistent les missionnaires, Dieu est à la guerre pour rétablir son honneur. 18. Thomas Sailly, Guidon et pratique spirituelle du soldat chrestien, p. 274-275. E. GarCía Gernán, « El “soldado católico” de Jerónimo Gracián de la Madre de Dios », Teresianum 62/1 (2011), p. 181-193.

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Dieu à la guerre La bataille contre le mal aux côtés d’un Dieu qui souffre Mais à côté de ce Dieu de vengeance, le manuel de Sailly renvoie aussi à un autre Dieu. C’est le Christ des douleurs qui monte au Calvaire pour y être immolé et pour régner sur le monde entier. Ce Christ souffrant est l’anneau de jonction entre ciel et terre et c’est autour de cette souffrance exhibée sans pudeur que se construit toute une démarche pastorale.

Fig. 4. « Adoration du Christ en croix sur le champ de bataille », d’après Thomas Sailly, Guidon et pratique spirituelle du soldat chrestien, p. 128. © Bibliothèque Royale de Belgique, DR

Les missions intérieures de la Compagnie de Jésus dans la première modernité sont désormais bien connues 19. Tout au long du pre-

19. L. Châtellier, La religion des pauvres. Les missions rurales en Europe et la formation du catholicisme moderne xvie-xixe siècle, Paris 1993 ; B. dOmPnier, « La Compagnie de Jésus et la mission de l’intérieur », dans L. Giard,

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Silvia Mostaccio mier siècle de son existence, le savoir-faire missionnaire jésuite a élaboré un parcours de conversion au catholicisme à partir de la vulgarisation de la démarche spirituelle résumée dans les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola. Écrits pour être pratiqués hors du monde pendant environ quatre semaines dans l’optique de saisir la volonté de Dieu et de se décider à la suivre – l’élection –, ces Exercices devaient mobiliser toute la puissance humaine – mémoire, rationalité et volonté (affectus) – en la tournant progressivement vers Dieu. « Composition de lieu », « application des sens » et « colloques » sont les outils privilégiés des Exercices. Ils sont souvent construits autour d’épisodes évangéliques auxquels le retraitant est invité à participer activement 20. Dans la composition de lieu, il s’agit de « nous représenter, comme par la vue de l’imagination, un lieu matériel mettant sous nos yeux ce que nous contemplons 21 ». Le retraitant construit ainsi le cadre spatio-temporel de sa méditation qui ne doit pas rester simplement rationnelle, mais dans laquelle il est invité à appliquer ses cinq sens pour trouver sa place aux côtés du Christ dans l’épisode évangélique qu’il est en train de revivre – avec ce que l’on appelle l’application des sens. Toute méditation doit se conclure par un « colloque », c’est-àdire un dialogue entre le Christ – ou la Vierge – et le retraitant : « Le propre d’un colloque est que se fasse comme une conversation d’un ami avec un ami ou d’un serviteur avec un maître 22 ». Dans le cadre des missions populaires auprès des rudes – et il est sûr que la grande majorité des soldats entrait dans cette catégorie –, ce chemin exigeant inspira de véritables modules pastoraux plutôt centrés sur la première et sur la deuxième semaine des Exercices. La première est consacrée à la prise de conscience des péchés commis, la deuxième est tournée vers la nécessité, pour chaque individu, de choisir son camp : aux côtés du Christ ou du diable. Si, dans le cadre des l. de VauCelles (dir.), Les jésuites à l’âge baroque. 1540-1640, Grenoble 1996, p. 155-179 ; B. majOrana, « Tra carità e cultura. Formazione e prassi missionaria nella Compagnia di Gesù », dans P. brOGGiO, F. Cantù, P.-a. Fabre, a. rOmanO (éd.), I gesuiti ai tempi di Claudio Acquaviva. Strategie politiche, religiose e culturali tra Cinque e Seicento, Brescia 2007, p. 219-260. 20. Concernant le texte des Exercices spirituels en français, et pour une introduction : Ignace de Loyola, Exercices spirituels, dans id., Écrits, traduction et présentation par M. Giuliani, avec la collaboration de P.-A. Fabre, L. Giard, Paris 1991, p. 35-268. Toutes mes citations renvoient à cette édition. 21. Ignace de Loyola, Exercices spirituels, 47, p. 79. 22. Ibid., 54, p. 85.

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Dieu à la guerre missions itinérantes dans les campagnes, les activités étaient concentrées sur une petite dizaine de jours intensifs, en ce qui est de la mission militaire, celle-ci était conçue pour profiter, entre les batailles, des longues pauses d’ennuis qui faisaient le quotidien du soldat. Via la correspondance des missionnaires, on sait que ceux-ci avaient l’habitude de réciter les litanies des saints et de la Vierge une fois par jour : les soldats – et avant tout les membres des congrégations mariales et du Saint-Sacrement – étaient invités à y participer 23. Comme on l’a vu, Thomas Sailly publie en 1598 le Thesaurus litaniarum ac orationum sacer, qui devait être la base de ces moments de mission à l’armée. Il s’agissait de rassembler les litanies catholiques à la Vierge, aux saints et aux trois personnes de la Trinité, en les répartissant sur les sept jours de la semaine. Comme Sailly le précisait en introduction de son livre, le texte de chaque litanie était expliqué dans le but déclaré de le défendre face aux thèses protestantes. En outre, toute litanie était accompagnée d’une gravure et d’un ou plusieurs « colloques » sur le modèle des Exercices spirituels. L’artiste qui collabora avec Sailly pour la réalisation de ces gravures sur bois fut Peter van der Borcht, et avec ces images, le jésuite choisit de privilégier la mobilisation des affects de ses lecteurs plutôt que leurs capacités intellectuelles 24. Évidemment, dans le contexte de la missio castrensis, la démarche universelle des Exercices spirituels est adaptée au contexte militaire, et cette adaptation passe notamment par les gravures. Les riches programmes iconographiques du Guidon et du Thesaurus s’organisent autour du Christ crucifié 25. C’est le cas, entre autres, de la gravure du Thesaurus qui illustre les litanies aux saints qui s’engagèrent à la guerre pour défendre la foi 26 : des militaires issus des classes sociales les plus élevées comme des plus humbles se retrouvent, revêtus de leurs magnifiques armures, à la place des trois Marie et de l’apôtre Jean aux pieds du Christ crucifié 27.

23. S. MOstaCCiO, « La mission militaire jésuite », en particulier p. 189. 24. R. dekOninCk, Ad imaginem : statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du xviie siècle, Genève 2005, en particulier p. 300304. Je remercie Ralph Dekoninck de m’avoir précisé que même les gravures du Guidon sont de Peter van der Borcht. 25. Thomas Sailly, Guidon et pratique spirituelle du soldat chrestien, p. 128. 26. id., Litaniae ad Sanctos ac Sanctas qui in bellis auxilio fuere Christianis, dans Thesaurus litaniarum, p. 163. 27. Ibid., p. 163.

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Fig. 5. « Saints militaires en adoration du Christ crucifié », d’après Thomas Sailly, Thesaurus litaniarum ac orationum sacer, p. 163. © Bibliothèque Royale de Belgique, DR

En suivant des pratiques iconographiques bien rodées dans la Compagnie de Jesús depuis les Adnotationes Evangelicae de Jérôme Nadal, la scène est construite de façon à laisser un espace vide qui devient la place de celui qui regarde l’image. Le regard se fait donc exercice de l’esprit et de l’émotion, il devient composition de lieu et le soldat qui est censé prier avec le petit livre des litanies de Thomas Sailly se retrouve lui aussi aux pieds du Christ mourant au Golgotha 28. 28. w. meliOn, « Christ as Subject and Source of Meditative Image-Making », dans id., The Meditative Art. Studies in the Northen Devotional Print 1550-1625, Philadelphie 2009, p. 3-35. Voir aussi A. Catellani, « Before the Preludes: Some Semiotic Observations on Vision, Meditation, and the “Fifth Space” in Early Jesuit Spiritual Illustrated Litterature », dans W. meliOn, r. dekOninCk, a. GuiderdOni (dir.), Ut pictura meditatio. The Meditative Image in Northen Art, 15001700, Turnhout 2012, p. 157-202.

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Dieu à la guerre En suivant le titre de la litanie correspondante, celle des martyrs – qui deviennent ici les seuls martyrs militaires –, le dévot doit méditer sur tous ceux qui ont donné leur vie sur le champ de bataille pour le Christ souffrant. Par la place qui lui est offerte dans l’image, le soldat se trouve inclus dans la théorie des martyrs potentiels, et la méditation à lire après le récit des litanies le pousse dans cette direction : les apôtres ont été les premiers « duces et capita verae religionis, et primi Idolatriae destructores ». Après eux, c’étaient aux martyrs anciens de tenir ce rôle, et maintenant il revient aux soldats catholiques du roi d’Espagne d’écrire une page nouvelle dans l’histoire de cette militia Christi. La gravure dont il est ici question ne fait que traduire en image le colloque que les Exercices spirituels proposent pour la première semaine : Imaginer le Christ notre Seigneur devant moi, cloué sur la croix. Lui demander dans un colloque, comment lui, le créateur, il en est venu à se faire homme, et comment, de la vie éternelle, il en est venu à la mort temporelle, et à mourir pour mes péchés. Ensuite, me regardant moi-même, me demander ce que j’ai fait pour le Christ, ce que je fais pour le Christ, ce que je dois faire pour le Christ. Le voyant ainsi suspendu à la croix, dialoguer selon mon inspiration 29.

Deux jours plus tard, dans les litanies du vendredi, tout se joue autour du Christ des douleurs qui monte au Calvaire 30. Ici, pour l’accompagner, on retrouve une autre milice : la milice spirituelle des religieux. Même dans ce cas, le sujet de la gravure qu’illustrent les litanies est issu de l’iconographie traditionnelle de la seconde semaine des Exercices spirituels. Dans le texte correspondant, le Christ est présenté par Ignace en tant que « roi éternel ». C’est ici qu’un Dieu conquérant par la souffrance s’adresse au retraitant : Ma volonté est de m’emparer de la terre entière et de tous les ennemis, et d’entrer ainsi dans la gloire de mon Père. C’est pourquoi quiconque veut m’accompagner doit aussi peiner avec moi, pour que celui qui me suit dans la peine me suive aussi dans la gloire 31.

29. Ignace de Loyola, Exercices spirituels, 53, p. 84-85. 30. Thomas Sailly, Thesaurus litaniarum, p. 231. 31. Ignace de Loyola, Exercices spirituels, 95, p. 104.

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Fig. 6. « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à lui-même, qu'il se charge chaque jour de sa croix, et qu'il me suive » Lc 9, 23 (voir aussi Lc 23, 26 Via crucis, « cinquième station, Simon de Cyrène aide Jésus à porter sa croix »), d’après Thomas Sailly, Thesaurus litaniarum, p. 231. © Bibliothèque Royale de Belgique, DR

Relativement au thème des émotions divines, il est intéressant de remarquer que cet appel du Christ est prononcé dans l’introduction à la deuxième semaine, où celui qui fait les Exercices se prépare à choisir son camp via la fameuse contemplation des deux étendards 32. La force qui motive sa réponse personnelle trouve son origine dans le dialogue face au Christ souffrant : les yeux gonflés, les épaules écrasées sous le poids de la croix, le regard soucieux du Père qui invite son fils à partager sa souffrance avec l’homme agenouillé face à lui.

32. Ibid., p. 122-126, 136-146.

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Dieu à la guerre Carmes et carmélites déchaux La période du gouvernement semi-autonome des archiducs Albert et Isabelle (1598-1621) est bien connue pour avoir favorisé une profonde uniformisation catholique des provinces du sud des Pays-Bas, restées sous le contrôle espagnol 33. Les ordres réguliers furent mobilisés dans le cadre d’un véritable projet politique et religieux pour assurer une présence efficace auprès des populations, ainsi qu’une activité dévote, une éducation et une production livresque proprement catholiques 34. Ces dernières années, des études se sont penchées sur le rôle plus spécifique joué dans ce cadre par l’ordre du Carmel reformé (les déchaux et les déchaussées) 35. Il manque encore cependant une recherche complète sur ce phénomène qui soit en mesure de proposer une interprétation faisant ressortir similitudes et différences entre les expériences contemporaines vécues en Espagne et en

33. Sur la re-catholicisation des Pays-Bas espagnols et ses enjeux, outre La Belgique espagnole et la Principauté de Liège de P. janssens, déjà cité, voir M. Venard, « La carte du Christianisme éclaté. En France et aux Pays-Bas », dans J.-M. mayeur, et al. (dir.), Histoire du christianisme des origines à nos jours, t. VIII : Le temps des confessions 1530-1620/30, Paris 1992, p. 403-474. Voir aussi P. arblaster, « The Archdukes and the Northen Counter-Reformation », dans W. duerlOO (dir.), Albert & Isabella, 1598-1621. Essays, Bruxelles 1998, p. 87-92 ; E. Put, « Les Archiducs et la réforme catholique : champs d’action et limites politiques », ibid., p. 255-266 ; C. Bruneel, et al. (dir.), Les “Trente Glorieuses”. Pays-Bas méridionaux et France septentrionale. Actes du colloque de Lille, 5 octobre 2007, Bruxelles 2012 ; C. Van whye (dir.), Isabel Clara Eugenia : soberanía femenina en las cortes de Madrid y Bruselas, Madrid 2011 ; L. DuerlOO, Dynasty and Piety. Archduke Albert (1598-1621) and Habsburg Political Culture in an Age of Religion Wars, Burlington 2012. 34. Sur le livre dévot illustré jésuite, notamment à Anvers : R. dekOninCk, Ad imaginem. Pour les livres visant les différentes catégories de femmes : S. mOstaCCiO, « Entre Réforme et Espagne : quelle éducation religieuse pour les femmes dans les Pays-Bas méridionaux après le concile de Trente ? », dans id. (dir.), Genre et identités aux Pays-Bas méridionaux. L’éducation religieuse des femmes après le concile de Trente, Louvain-la-Neuve 2010, p. 65-87. 35. C. Van whye, « Piety and Politics in the Royal convent of Discalced Carmelites in Brussels 1607-1646 », Revue d’histoire ecclésiastique 100/2 (2005), p. 457487 ; W. ThOmas, « Jerónimo Gracián de la Madre de Dios » ; E. jiménez PablO, « El movimiento descalzo en Flandes a principios del siglo XVII : ¿ Obediencia a Roma o fidelidad a España ? », ibid., p. 313-327. W. ThOmas, « Isabel Clara Eugenia y la pacificación de los Países Bajos meridionales », dans C. Van whye (dir.), Isabel Clara Eugenia, p. 181-201.

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Silvia Mostaccio France, sur les plans religieux, social, politique et culturel 36. Les premiers représentants de la famille carmélite réformée à s’établir aux Pays-Bas espagnols furent les carmélites déchaussées, invitées par l’archiduchesse Isabelle. Ana de Jesús (1545-1621), ancienne collaboratrice de Thérèse d’Avila et infatigable agent de la traduction et de la diffusion des écrits de la Mère dans toute l’Europe de l’époque, arriva à Bruxelles en 1607, après avoir contribué à la diffusion du Carmel en France. Elle a fondé les monastères de Bruxelles, Mons et Louvain avant de mourir à Bruxelles en 1621 37. Ana de San Bartolomé (15491626), première converse du Carmel reformé et assistante personnelle de Thérèse d’Avila jusqu’à sa mort, partagea avec l’aristocrate Ana Lobera de Jesús les conflits ibériques et français liés à l’institutionnalisation de l’expérience thérésienne. En 1612, elle a fini par s’établir à Anvers pour y fonder le premier Carmel reformé de la ville 38. Les soucis de cette première génération de religieuses espagnoles, qui se sentaient exilées en terre flamande, s’accumulaient : l’omniprésence hérétique ; l’intégration par les catholiques des Flandres de pratiques dévotes et d’attitudes spirituelles jugées clairement calvinistes par les

36. Il n’est pas possible ici de rendre compte de l’importante bibliographie en langue espagnole sur le premier siècle thérésien en Espagne, je me borne à renvoyer à l’excellente étude d’a. rOullet, Corps et pénitence. Les Carmélites Déchaussées espagnoles (ca 1560-ca 1640), Madrid 2015, et à sa bibliographie. Pour la France, dans l’attente de la monographie de Barbara Diefendorf, voir S.-M. MOrGain, Pierre de Bérulle et les Carmélites de France. La querelle du gouvernement 1583-1629, Paris 1995 ; B. HOurs (dir.), Carmes et Carmélites en France du xviie siècle à nos jours, Paris 2001. 37. Sur la fondation bruxelloise, voir l’article de C. Van whye, « Piety and Politics in the Royal convent of Discalced Carmelites in Brussels ». Sur cette religieuse, voir Anne de Jesús, Écrits et documents, éd. A. FOrtes, R. PalmerO, traduit de l’espagnol par C. COlOnGe, Toulouse 2001 ; C. tOrres, « A Nun and Her Letters : Mother Ana de Jesús », dans O. HuFtOn (dir.), Women in the Religious Life, Florence 1996, p. 96-118 ; Angel Manrique, Vida de la Venerable madre Ana de Jesús, Discipula et Compañera de la S.M. Teresa de Jesus y principal aumento de su orden. Fundadora de Francia, y Flandes, dirigida a la Ser.ma Infanta D. Isabel Clara Eugenia, Brusselas 1632 ; id., La peinture raccourcie de la Venerable Mère Anne de Jesús Fondatrice des Carmelines Deschaussées en France et en Flandres, et Prieure de Bruxelles, Anvers 1635. 38. Ana de San Bartolomé, Obras completas de la Madre Ana de San Bartolomé, éd. J. Urkiza, Burgos 1998 ; Crisóstomo Henríques, Historia de la vida, virtudes y milagros de la Venerable Madre Ana de San Bartolomé, Bruxelles 1632.

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Dieu à la guerre Espagnoles ; une politique archiducale pragmatique visant au dépassement des guerres de religion au nom d’une paix considérée comme nécessaire 39. L’étude de Jean Orcibal sur la rencontre du Carmel thérésien avec la mystique du Nord reste une base éclairante et pleine de charme pour saisir cette expérience, qui vit la longue tradition de la devotio moderna – avec sa mystique dense, discrète et presque abstraite – se confronter à la tradition beaucoup plus concrète (fastidieusement concrète) des enfants de Thérèse 40. Dans son étude, Orcibal insistait notamment sur la réaction préoccupée et unanime de carmes et des carmélites réformés face au manque de médiation entre Dieu et l’homme, manque qui était perçu comme normal dans les groupes de spirituels catholiques des Flandres. Il fallait réaffirmer de façon efficace et avec autorité la nécessité de ces formes de médiation qui faisaient la spécificité du catholicisme post-tridentin 41. Intellectuellement vigoureuse et appuyée sur un corpus documentaire solide, l’analyse récente d’Antoine Roullet sur la place du corps et de la pénitence dans l’univers des carmels réformés espagnols, nous aide à observer l’utilité de la médiation dont parle Orcibal à partir d’un nouveau point d’observation 42. En effet, avant d’être un dictat théologique des autorités ecclésiastiques, cette médiation est constitutive d’une expérience individuelle et collective de Dieu, qui, dans le vécu du Carmel thérésien, passe par tout le corps des religieuses. Le corps, éprouvé par des pénitences extrêmes et lieu de l’extase, devient l’espace irremplaçable d’une découverte expérientielle de Dieu qui repose sur une corporéité assumée et indispensable à la connaissance. Face à Dieu, à l’homme et à l’histoire, le regard de la première modernité européenne est habité par une sorte d’obsession concernant l’incapacité humaine à connaître la vérité. C’est un souci nouveau, nouveau comme les nouveaux mondes, comme les nouvelles façons de comprendre l’univers ou de confesser le christianisme : 39. Ana de San Bartolomé, Carta 324, dans Obras completas, p. 1240-1241 : elle parle de « destierro » à propos de sa vie loin d’Espagne. Il s’agit d’une lettre de la période 1618-1620 à un carme en Espagne. Sur cette « intolérance catholique », je me permets de renvoyer à S. mOstaCCiO, « Scrittura e militanza : due stagioni di donne cattoliche nei Paesi Bassi Spagnoli (secc. XVI e XVIII) », Rivista di storia delle donne 11/2 (2015), p. 109-128. 40. J. OrCibal, La rencontre du Carmel thérésien avec la mystique du Nord, Paris 1959. 41. Ibid., p. 18-22 (§ Les « spirituels » aux Pays-Bas). 42. A. ROullet, Corps et pénitence.

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Silvia Mostaccio une multiplication qui fascine et met en cause les repères univoques 43. Dans ce contexte, le regard du mystique doit être inséré dans les formes de connaissance qui perdurent, en se renouvelant. En effet, ce regard incarne ce qu’Alphonse Dupront a défini comme « une attitude de connaissance ». Le mystique « regarde », et donc « garde » en soi une réalité connue autrement 44. Cette connaissance passe par le corps traversé par l’expérience mystique. Le corps devient donc le lieu de frontière entre deux dimensions perçues comme étant réelles : la religieuse et Dieu, qui entre en contact avec elle en se dévoilant. Une fois de plus, comme précédemment dans le cas des aumôniers jésuites, c’est surtout par le biais du Christ et de sa double nature humaine et divine que Dieu se manifeste aux carmélites vivant dans les monastères flamands. L’enfant Jésus et l’homme des douleurs, qui vit la Passion ou la crucifixion, sont les manifestations les plus fréquentes de ce Dieu qui partage ses élans – ses émotions – avec ces moniales. « Niño Dios enamorado » : tendresse et effusion du sang par amour Parmi les visages de Dieu qu’Ana de Jesús avait connu avant son arrivée aux Pays-Bas, il y avait celui de la douceur : la douceur d’enfant qui pousse à la tendresse, la douceur de l’amant qui s’engage à jamais. Ce qui est intéressant dans ces topoï de la littérature mystique, c’est la tournure extrêmement concrète prise par le récit. Selon son hagiographe, Ana était en train de communier lors de la fête de la circoncision de Jésus. Soudain l’image du prépuce coupé de l’enfant se superpose à celle de l’hostie, au milieu de laquelle paraît l’enfant, qui remplit Ana de « suavité et douceur » et du désir d’avoir une goutte du sang versé par l’enfant 45. La réponse du petit se transforme en une déclaration d’amour et d’alliance symbolisée par la circonférence du prépuce et de l’hostie : « Je t’en donnerai non seulement une goute, mais encor tout celuy que i’ay, avec mon corps et mon ame 46 ».

43. J. C. Vuillemin, Épistème baroque. Le mot et la chose, Paris 2013. 44. A. DuPrOnt, Du sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris 1987, en particulier p. 235 et 213. 45. On retrouve des récits similaires chez Catherine de Sienne. Cf. I. POutrin, Le voile et la plume. Autobiographie et sainteté féminine dans l’Espagne moderne, Madrid 1995, p. 71-76. 46. Angel Manrique, La peinture raccourcie de la Venerable Mère Anne de Jesús, p. 41.

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Dieu à la guerre Nourrie par cette expérience mystique, Ana décide d’en faire profiter les autres moniales 47 et exerce aussitôt son autorité de prieure pour demander que l’on place une statue de l’enfant Jésus sur l’autel. Lors de la récréation du soir, « elle commanda que chascune à son tour allast faire des actes d’amour & d’adoration à ce Divin Enfant, & lui demandast une goute de son sang ». Désir de maternité et transport amoureux se superposent dans les gestes des religieuses qui pourtant ne reçoivent pas toutes la même réponse de leur époux/enfant. En effet, le mouvement d’amour de Dieu ne se manifeste qu’envers celles qui en ont été capables les premières. L’émotion de Dieu est donc ici le miroir de la capacité émotionnelle de l’être humain et il ne dédaigne pas de se manifester par la médiation d’une statue, en condamnant par les faits la coupable cécité des hérétiques iconoclastes 48. La superposition entre Jésus enfant et le Christ amant est fort présente, non seulement dans les réécritures hagiographiques masculines, mais aussi dans les textes rédigés directement par les religieuses. C’est bien à un enfant amoureux qu’Ana de San Bartolomé donne la parole à l’occasion de la prise du voile d’une religieuse du monastère d’Anvers, au début des années 1620 : Donde va con tanta gala, Niño Dios, enamorado ? « A buscar una zagala Que me ama y yo la amo. Hoy quedara desponsada en el talamo de amor. Es la ovejita hallada Que me cuesta mi dolor » 49.

47. Ces allers-retours entre expérience mystique et vie courante sont typiques des carmels réformés. Voir le cas de la florentine Maria Maddalena de’ Pazzi étudié, entre autres, par A. sCattiGnO, « Una comunità testimone. Il monastero di Santa Maria degli Angeli e la costruzione di un modello di professione religiosa », dans G. POmata, G. zarri, I monasteri femminili come centri di cultura fra Rinascimento e Barocco, Rome 2005, p. 175-204. 48. Statues et images de l’Enfant Jésus renvoient à une longue tradition franciscaine, plus généralement liée aux communautés féminines de la fin du Moyen Âge. G. jarOn lewis, By Women, for Women, about Women. The Sister-Books of Fourteenth-Century Germany, Toronto 1996, en particulier p. 100-105. 49. Ana de San Bartolomé, ¿ Dónde vas con tanta gala ?, dans Obras completas, p. 780.

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Silvia Mostaccio L’oxymore du Dieu/Enfant – « Niño Dios enamorado » – souligne la dimension paradoxale de l’expérience mystique – et plus généralement de l’amour divin –, alors que le dialogue amoureux renvoie au langage biblique du Cantique des Cantiques, très apprécié par les religieuses depuis le Moyen Âge 50. Mais à la continuité du discours amoureux s’ajoute ici la dialectique baroque entre amour et mort 51 : « El talamo de amor » semble avoir été façonné par la douleur de Dieu, et il annonce en même temps la vie de passion et de pénitence qui attend son épouse. Le partage amoureux est donc aussi partage d’une souffrance qui rejoint le topos du sang versé présenté plus haut. En effet, le modèle de sainteté du Carmel se construit à cette époque autour de la « sainteté sanglante » des proto-martyrs, en rejoignant par cette voie une référence de perfection partagée par l’ensemble des ordres religieux après le clivage confessionnel. Dans un souci apologétique de réaffirmation de la continuité entre l’Église des premiers siècles et le catholicisme moderne, la mobilisation du témoignage de la foi par l’effusion du sang est essentielle 52. Chez les carmélites, le modèle martyrial s’accompagne de la volonté de partager, grâce à une vie de pénitence qui recherche la souffrance physique, les inimitables souffrances du Christ ressenties lors de sa Passion rédemptrice 53. En outre, aux Pays-Bas espagnols, cette effusion vise tout particulièrement la reconquête des âmes égarées des calvinistes et anabaptistes pris pour hérétiques.

50. A. Matter, The Voice of My Beloved: The Song of Songs in Western Medieval Christianity, Philadelphie 1992. 51. En introduction au thème baroque de la mort et de l’amour : C.-G. DubOis, Le baroque : profondeurs de l’apparence, Bordeaux 1973, p. 64-67. 52. Pour les carmélites, voir A. ROullet, Corps et pénitence, p. 152-157. De manière plus générale, voir à tout le moins F. LestrinGant, « Les Pays-Bas espagnols dans le martyrologe catholique de Richard Verstegan (1587-1588) », dans M. BlanCO-mOrel, m.-F. Piéjus (dir.), Les Flandres et la culture espagnole et italienne aux xvie et xviie siècles, Lille 1998, p. 99-120 ; S. ditChField, « Leggere e vedere Roma come icona culturale (1500-1800 circa) », dans L. FiOrani, a. PrOsPeri (dir.), Roma, la città del papa. Vita civile e religiosa dal giubileo di Bonifacio VIII al giubileo di papa Wojtyla, Turin 2000 (Storia d’Italia, Annali 16), p. 33-72 ; en particulier p. 50-56 (« “Questa terra é tutta insuppata de sangue de’ martiri” : scavare alla ricerca della santità, da Antonio Bosio a Giovanni Marangoni »). 53. A. ROullet, « Un modèle indépassable », dans id., Corps et pénitence, p. 157-162.

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Dieu à la guerre La solitude de Dieu face à l’hérésie Les religieuses participent de cet effort de reconquête par le sang, et il est intéressant de constater que, dans ce contexte de véritable guerre sainte contre l’hérésie calviniste, l’expérience mystique pousse plus loin la connaissance de Dieu et de ses émotions, qui sont à la fois d’amour pour ceux qui partagent avec lui la lutte contre le mal, et de compassion pour les hérétiques susceptibles de se reconvertir. L’exemple fourni par Ana de San Bartolomé semble bien témoigner de ce ressenti individuel, qui devient vite communautaire par la pratique de la rédaction de lettres et de copies relatant des grâces mystiques, qui doivent être envoyées auprès des autres monastères aux Pays-Bas, en Espagne et en Italie 54. Ana raconte comment, en 1625, alors que les soldats d’Ernest de Mansfelt combattant avec les calvinistes hollandais semblaient pouvoir s’imposer sur les provinces catholiques, Dieu l’encourage, lors de la messe et de la communion, à demander davantage pour la Hollande : Me parecía que el Padre eterno me daba muestras que le pidiese más por el país de Holanda. Yo le dije: « ¡ Señor, hay tantos herejes ! » Y dieronme a entender que entresacaría algunos. Yo le presentaba las preciosas llagas de Jesucristo ; y entonces el Padre Eterno me mostró su corazón y entrañas abiertas como quien abre una vestidura por medio a un amigo ; y esto me dió un tal impetu de amor, como un borracho cuando ha bebido mucho vino sale de sí 55.

Dieu ne trouve pas une façon plus efficace pour faire expérimenter son amour, que d’ouvrir son cœur et ses entrailles 56 au regard de la religieuse. Cette vue, source de connaissance, provoque chez Ana un « impetu de amor » qui correspond à celui partagé par Dieu luimême et qui la laisse épuisée. Cet excès d’amour a été provoqué par le constat lassé d’Ana, « Seigneur, il y a tellement d’hérétiques ! » Aux

54. A. SCattiGnO, « Lettere dal convento », dans G. zarri (dir.), Per lettera. La scrittura epistolare femminile tra archivio e tipografia. Secoli xv-xvii, Rome 1999, p. 313-357. Les différentes copies des écrits de Ana de San Bartolomé recensées par Julián Urkiza lors de son édition des Opera omnia de Ana, témoignent de ces pratiques de construction d’une identité partagée par l’écriture (voir les « Introducciónes » aux différents textes dans les Obras completas). 55. Ana de San Bartolomé, « Relaciones de gracias místicas », dans Obras completas, p. 564-565. 56. Cf. Jr 31, 20 et Lc 1, 78.

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Silvia Mostaccio plaies du Christ – désignées par Ana comme le repère auquel elle s’attache pour donner du sens à sa lutte en terre protestante – s’ajoutent les entrailles de Dieu le Père, émus par l’amour envers la religieuse et la volonté de reconquérir les âmes des hérétiques. Ce Dieu qui lutte et qui aime ne veut pas se retrouver seul face à l’ennemi en terre hérétique, et c’est comme ça qu’il nous est présenté aussi dans la Vie d’Ana de Jesús qui, épuisée par de longues maladies, par le climat et par l’extranéité du catholicisme des Pays-Bas, songe à rentrer en Espagne. Une fois de plus, c’est lors de la messe et face à l’eucharistie que la voix de Dieu se laisse entendre : « Tu ne peux pas bien demeurer où je suis ? / Tu es venue pour moy, et tu t’en veux retourner pour toi 57 ? » Ana accepte donc de rester, et se retrouve engagée dans la lutte violente entre le bien et le mal. Lorsque la nuit s’installe, sa cellule devient un champ de bataille et le diable, furieux de toutes les démarches de la religieuse visant à assurer une présence véritablement catholique à Bruxelles (Ana avait obtenu l’installation des carmes déchaux dans la ville), s’acharne sur elle : « Rugissant comme un Lion, à qui on oste la proye, la tourmentoit cruellement par visions espouventables, puanteurs insupportables, menaces horribles, & autres semblables armes de sa malice 58 ». À l’amour de Dieu s’oppose ici la furie diabolique. Celle qui sera sa servante et compagne fidèle au Carmel de Bruxelles – la flamande Marguerite de la Mère de Dieu – raconte elle aussi, dans son récit autobiographique, la véritable guerre menée nuit après nuit entre les démons et Ana dans sa cellule. La puanteur, les coups, les hurlements ne se comptent plus dans cet espace d’où l’on voudrait chasser la religieuse pour éliminer son soutien spirituel et matériel à la guerre, menée par l’armée des Flandres espagnole 59. Femme guerrière et portrait accompli de la mujer varoníl espagnole, Ana est rongée par une seule question : « Faut-il que je meure dans le lict comme une couarde 60 ? »

57. Angel Manrique, La peinture raccourcie de la Vénérable Mère Anne de Jésus, p. 90. 58. Ibid., p. 88. 59. Margaret Van Noort, Spiritual Writings of Sister Margaret of the Mother of God (1635-1643), éd. C. Van wyhe, trad. S. Smith, Tempe 2015. 60. Manrique, La peinture raccourcie de la Vénérable Mère Anne de Jésus, p. 109. Sur ce modèle bien ancré dans la culture ibérique de l’époque, voir M. BlanCO, « L’Amazone et le conquistador ou les noces manquées de deux rebelles : à propos des Amazones aux Indes de Tirso de Molina », dans G. leduC (dir.),

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Dieu à la guerre Une fois de plus, au vécu qui rassemble les carmélites déchaussées de cette époque, se superpose ici la réalité d’une guerre réelle menée en dehors du cloître, à laquelle les religieuses se sentent pourtant appelées à contribuer. Les hagiographies espagnoles ne lésinent sûrement pas sur les violences perpétrées par les démons dans des monastères où les religieuses se distinguent par la sainteté de leur vie. Les cellules et le cœur, lieux de silence et de prière, sont le cadre de luttes physiques et psychiques 61. Aux Pays-Bas espagnols, toutefois, cette guerre se fait plus concrète et toute pénitence et souffrance typiques du cloître sont relues dans cette perspective. C’est le Christ qui exige une participation à ses souffrances, à partager au nom du lien d’amour entre lui et ses épouses : alors que Marguerite de la Mère de Dieu, alitée depuis plusieurs semaines voudrait se lever pour reprendre sa place à la cuisine, le Christ se manifeste, en lui commandant de ne pas quitter son lit, équivalent de sa croix 62. La lutte et la souffrance sont la face d’une médaille qui porte au revers le désir divin d’une parole partagée, aucun partage n’étant envisageable sans celui, préalable, de la souffrance 63. C’est grâce au détour par les écrits de Gracián de la Madre de Dios que le ressenti collectif face aux vécus individuels peut trouver un éclairage. Pendant les années passées à la cour de Bruxelles, le confesseur de l’ambassadeur d’Espagne auprès des archiducs prêche régulièrement lors de la prise solennelle du voile des carmélites du monastère royal dirigé par Ana de Jesús. Certaines de ces oraisons ont été publiées et on y retrouve une interprétation explicitement apocalyptique du rôle des religieuses. La femme de l’Apocalypse qui hurle dans les souffrances de l’enfantement est l’écho biblique de la

Réalités et représentations des Amazones, Paris 2008, p. 179-196, notamment p. 179-180. 61. A. ROullet, La lutte pour le salut, dans id., Corps et pénitence, p. 114-126. 62. « At five o’clock in the morning, with great effort I tried to see if I could get up out of bed; but at that moment it seemed to me that I saw Our Lord near me, dressed in purple, and He reprimanded me saying, “How is it you want to be stronger than I ? The worm wants to rise up against the pricks? Do not rise from this cross of your bed” ». Margaret Van Noort, Spiritual Writings. 63. « When I entered into prayer, many times I found God like a person awaiting another with whom to speak. Then He would say many endearing expressions to me or show me great love, or tell me some words of comfort, or warn me of something » (ibid.).

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Silvia Mostaccio religieuse dans le martyr du cloître 64. Une fois de plus, un fil rouge relit cette femme, les martyrs des premiers siècles, Thérèse d’Avila et les carmélites des Pays-Bas qui luttent pour enfanter un monde nouveau où l’hérésie, symbolisée par le dragon à sept têtes qui voudrait dévorer le nouveau-né, serait défaite. Ce n’est pas un hasard, d’après Gracián, si bon nombre de carmélites choisissent le prénom de Catherine : il s’agit de la proto-martyre qui eut la force de confondre et de convertir les païens arrogants de son temps 65. Les carmélites sont ainsi intégrées à l’effort de tout l’ordre du Carmel dans la lutte antihérétique, lutte que Dieu veut sans répit, jusqu’à la victoire. En effet, Werner Thomas a étudié l’attitude de Gracián de la Madre de Dios et de ses coreligionnaires à Bruxelles et à Anvers lors des négociations qui aboutirent à la Trêve des douze ans entre l’archiduc Albert et les Provinces du Nord (1609-1621) 66. Cette trêve est considérée comme contraire à la volonté de Dieu et elle témoigne de la primauté du politique sur le religieux. Face à cette réalité, Gracián choisit le registre des larmes comme le plus adéquat pour parler de l’état spirituel déplorable des hérétiques, auquel la politique machiavélienne des autorités politiques donne un aval indirect. Le genre littéraire biblique des Lamentations est donc mobilisé en 1611 pour susciter un changement d’attitude à la cour de Bruxelles : « Lloraré en diez lamentationes el miserable estado, en que el presente se halla el mundo, por aver crecido tanto el Atheismo », explique le carme dans le prologue de ses Diez Lamentaciones adressé à Bernardo de Roxas, Inquisiteur général d’Espagne 67. Ce constat de Gracián, rejoint les souvenirs d’Ana de San Bartolomé, car, dans son autobiographie, la religieuse se souvient des paroles que le Seigneur lui adressa lors de la négociation de la trêve : « No hagan paz con los enemigos, que ellos se hacen fuertes en sus errores y nosotras, en medio de ellos, nos perdemos ». 64. Gracián de la Madre de Dios, Velo de una Religíosa. Sermón predicado ante sus Altezas, quando tomó el velo la hermana Ana del Espiritu Sancto en el Monasterio de las carmelitas Descalças de Brusselas el segundo Domingo después Pasqua de Resurreccion de 1612, Bruxelles 1612. 65. id., Gloria del Carmelo, Bruxelles 1614, en particulier p. xxiii-xxiV. La référence renvoie à Catherine d’Alexandrie. 66. W. ThOmas, « Jerónimo Gracián de la Madre de Dios, la corte de Bruselas ». 67. Gracián de la Madre de Dios, Diez Lamentaciones del Miserable estado de los Atheistas de nuestro tiempo, en Brusselas 1611, notamment « Prologo », p. 3. Sur le contexte de cet ouvrage, W. ThOmas, « Jerónimo Gracián de la Madre de Dios, la corte de Bruselas », surtout p. 309-311.

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Dieu à la guerre Et la réponse a été la même quand l’archiduchesse a demandé à Ana de prier Dieu pour connaître son avis sur la trêve : « La paz me serà agradable y las treguas al contrario 68 ». La paix voulue par Dieu c’est la paix catholica, et non pas la pax hispánica du duc de Lerma et de l’archiduc Albert 69. Un Dieu conquérant et guerrier ne change pas d’avis.

68. Ana de San Bartolomé, Autobiografia de Amberes, dans Obras completas, p. 424-425. 69. Sur la pax hispánica dans ce contexte : W. ThOmas, « Jerónimo Gracián de la Madre de Dios, la corte de Bruselas », principalement p. 291, n. 7.

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LA DILECTION DIVINE USAGES ET ENJEUX D’UNE PROXIMITÉ ÉLECTIVE DANS LA LITTÉRATURE PASTORALE HUGUENOTE EN TEMPS DE PERSÉCUTION (XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES) Chrystel Bernat Institut protestant de théologie Laboratoire d’études sur les monothéismes

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est l’interprétation réformée de l’amour de Dieu en temps d’oppression religieuse, en l’occurrence durant les décennies charnières qui annoncent et suivent la révocation de l’édit de Nantes au cours desquelles les émotions de Dieu jalonnent sinon structurent le discours pastoral huguenot exposé au double défi de la résignation spirituelle des réformés et de leur accommodement avec la religion dominante du royaume ? Il s’agit là d’une période de profonde déflagration qui, au tournant des xViie et xViiie siècles, voit vaciller la communauté huguenote exposée au programme louis-quatorzien de catholicisation forcée, préparé dès la fin des années 1650 par une politique restrictive qui se veut très tôt dissuasive, puis entériné à l’automne 1685 par l’édit de Fontainebleau, et ponctuellement activé par la législation répressive de la première moitié du xViiie siècle. Une communauté qui, écartelée entre le devoir d’obéissance au roi et la fidélité à sa croyance, se trouve travaillée à partir des années 1670 par des clivages liés en particulier aux abjurations anticipées, puis consenties entre 1681 et 1685 avec plus ou moins de résistance, et à un nicodémisme prédominant qui menace toute perspective de survie du protestantisme au fur et à mesure que le compromis perdure et s’installe dans le siècle. Ce temps d’atermoiement dès les années 1670, puis de franche tension à partir de la décennie 1680 quant aux modalités de défense de la uelle

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Chrystel Bernat foi réformée, encore patent sous la Régence du duc d’Orléans (17151723) pourtant davantage clémente, s’avère une gageure pour les ministres protestants. Depuis l’exil au Refuge, ils tentent de trouver un sens aux souffrances endurées par leurs coreligionnaires sans pourtant consentir à la résignation d’un grand nombre d’entre eux afin d’éviter de participer à l’effondrement des communautés protestantes déjà fortement affectées par les conversions (fussent-elles de façade pour la grande majorité), ni à l’opposé consentir aux velléités d’insubordination que le maintien ou la réactivation ponctuelle de l’oppression religieuse en 1698 et 1724 éveille, mais aussi que les jeux diplomatiques et les ambitions politiques suscitent, en particulier lors de la guerre de Succession d’Espagne entre 1701 et 1714 et de la Triple Alliance de 1717 1. En ces temps durables de sujétion, l’impératif de résistance se heurte à la question lancinante parmi les huguenots de la loyauté politique. Les directeurs de conscience se doivent de combiner diverses logiques disjointes : tancer sans éloigner, soulager sans consentir, galvaniser sans révolter. L’amour divin appartient à cette équation homilétique, à la fois en qualité de motif et de seuil, de moyen et de rempart dans la guerre des cœurs qui s’annonce et s’ouvre pour plus d’un siècle, et avec plus ou moins de vigueur, jusqu’à ce que la liberté de culte, octroyée le 3 septembre 1791, mette un terme définitif au régime révocatoire. Cette période a donné lieu à une abondante littérature apologétique visant à soutenir la défense de la foi protestante. Avant d’en exposer la singularité, précisons que cette enquête poursuit (et c’est une façon

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Sur ce dernier point, voir en particulier l’instruction de Jacques Basnage étayée en trois lettres rédigées entre le 20 avril et le 19 juillet 1719, réunies dans un petit opuscule publié depuis son exil aux Provinces-Unies dans lequel le théologien frotté à la politique (diverses fois missionné pour des négociations par le Grand Pensionnaire Anthony Heinsius), ancien pasteur de Rouen, d’abord ministre de l’Église wallonne de Rotterdam en 1691 puis de l’Église française de La Haye à partir de janvier 1710, s’évertue à défendre les devoirs d’obéissance des réformés envers le prince tandis que l’Espagne ambitionne de jouer du mécontentement protestant pour soulever les huguenots du royaume contre le duc d’Orléans dans l’espoir d’asseoir Philippe V sur le trône de France en lieu et place du Régent : [Jacques Basnage], Instruction et lettre pastorale aux réformez de France sur la persévérance dans la foi, & la fidelité pour le souverain, Abraham Acher, Rotterdam 1719 (voir notamment la lettre signée du 15 juillet 1719, p. 5, 9-10, 23 sq.).

La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote d’en éclairer la teneur) celle, plus vaste, dédiée à l’histoire de la ferveur huguenote, appréhendée à travers la notion de chute, la critique homilétique de la tiédeur spirituelle, l’acception et la valorisation du zèle religieux, dernièrement à l’appui de l’analyse des discours consolatoires en temps d’épreuve 2. L’étude récente entreprise sur le langage de l’émotion dans la littérature de résistance protestante des années 1670-1700 a montré que le discours réformé du temps est aux prises avec une alternative contradictoire dès lors qu’il doit considérer l’intensité des afflictions afin de conforter les endurants et d’offrir aux renégats l’espoir d’une réconciliation, sans cependant se laisser aller au dolorisme au risque de convenir des faiblesses et d’excuser le renoncement de la plupart 3. De là les usages rhétorique et théologique ambivalents de l’amour divin, selon que les ministres du Refuge et les prédicateurs locaux entendent réconforter et soutenir les persévérants ou admonester les réformés les plus timides, selon aussi qu’à l’appui des Écritures leurs auteurs disputent au prince les droits de la conscience avec plus ou moins de virulence. Cette instrumentalisation de l’émotion divine à l’intensité fort inégale est cependant à replacer dans le cadre plus général d’une minoration protestante des affects, d’autant moins prisés qu’ils se présentent comme le siège d’une fragilité propice à la défection spirituelle. Cette tendance trouve l’une de ses sources dans la lecture théologique des événements qu’entreprennent les réformés, en particulier dans la proclamation d’une épreuve que les pasteurs annoncent aussi salutaire que prometteuse. Considérés au prisme de la Providence, les

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Ch. Bernat, « Chute et défaillance : dénoncer l’infidélité à l’égard de la foi. Altérités intraprotestantes autour de la Révocation », dans Ch. bernat, h. bOst (dir.), Énoncer/dénoncer l’autre. Discours et représentations du différend confessionnel à l’époque moderne, Turnhout 2012 (BEHE-SR 151), p. 127-146 ; Id., « Le zèle, matrice d’une homilétique combative dans la prédication de Claude Brousson (1689-1698) », dans Ch. Bernat, F. Gabriel (dir.), Critique du zèle. Fidélités et radicalités confessionnelles, France xvie-xviiie siècle, Paris 2013 (Théologie historique 122), p. 263-291 ; Id., « Laodicée et la tiédeur sacrilège. Plaidoyer contre le scandale de la timidité spirituelle dans l’œuvre apologétique de Claude Brousson (1647-1698) », Études théologiques et religieuses 90 (2015), p. 515-546. Ch. Bernat, « Protestantisme et fraternité : le langage de l’émotion. Les discours de consolation en temps d’épreuve v. 1670-v. 1700) », dans O. Christin, Y. KrumenaCker (dir.), Les protestants à l’époque moderne. Une approche anthropologique, Rennes 2017, p. 417-436.

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Chrystel Bernat tourments s’enchâssent dans une proximité élective qui doit encourager les affligés à tenir ferme. Projetées dans l’alliance, les vicissitudes annoncent le juste combat, symbolisent la condition même du fidèle serviteur. L’émotion se dissipe dans la perspective de la félicité éternelle promise aux persévérants, qui doit les engager à défendre leur foi pour espérer la connaître 4. En étant considérées comme une preuve paradoxale de l’élection – les tribulations étant la livrée des enfants de Dieu, exposés à la souffrance mais promis à la victoire –, il n’y a pas lieu, explique-t-on, de s’en émouvoir, mais au contraire d’apprendre à s’en réjouir au risque de mépriser la marque même de l’adoption divine et le signe avant-coureur d’une béatitude prochaine 5. L’émotion s’émousse dans les devoirs du chrétien qui commandent aux réformés d’endurer sans maugréer, les huguenots devant se résigner à la volonté de Dieu qui les appelle à souffrir pour sa cause sans qu’ils aient à considérer comme étrange une affliction qui sert en premier lieu à exercer leur foi 6 et à les interpeller sur leur conduite 7, leitmotiv

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Sur ces traits dominants du discours homilétique protestant, je me permets de renvoyer à deux études complémentaires : Ch. Bernat, « Les œuvres dans la Manne mystique de Claude Brousson : une sémiotique de l’engagement réformé sous la Révocation », dans C. bOrellO (dir.), Les œuvres protestantes en Europe. Préface de N. Stoskopf, Rennes 2013, p. 75-97 ; Id., « Vanité des excuses de ceux qui ont succombé souz la persécution : faiblesses humaines et engagement pour Dieu selon Gabriel Mathurin au temps de la Révocation et de l’apostasie », Études théologiques et religieuses 91 (2016), p. 417-447. Cette relecture biblique de la condition minoritaire des réformés et sa réversibilité théologique, qui se trouve au fondement du discours d’insoumission protestant, a donné lieu à une étude spécifique : Ch. Bernat, « Le paradigme du résidu dans les discours de résistance huguenots du xViie siècle : valorisation biblique d’une identité minoritaire », dans F. Brizay (dir.), Identité religieuse et minorités de l’Antiquité au xviiie siècle, Rennes 2018, p. 257-275. Interprétation prégnante au xViie comme au xViiie siècle. Voir pour exemples Pierre Du Moulin, Théophile, ou de l’amour divin. Traicté contenant cinq degrez, cinq marques, cinq aides de l’amour de Dieu, La Rochelle 1609, p. 7-8 (« Les maux leur deviénent biens, les afflictions corporelles leur sont exercices spirituels »), et pour le premier xViiie siècle [Jacques Basnage], Instruction et lettre pastorale aux réformez de France sur la persévérance dans la foi, pièce 3 : Lettre à un réformé de France sur la fidelité pour le souverain (La Haye, 15 juillet 1719), p. 5 et 7 sq. L’argument se fonde notamment sur Tertullien, Apologétique xxxVii, 3. Stigmatisant l’attitude des pécheurs endurcis, le pasteur de Charenton, Pierre Allix (1641-1717), considère que « l’état d’adversité » s’apparente à une interpellation bienveillante de Dieu qui doit mener le pécheur à réfléchir sur sa conduite ;

La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote de l’homilétique huguenote que la variable loyaliste n’atténue ni ne boursouffle d’un siècle l’autre. Cette lecture prévaut y compris parmi les réfugiés pourtant à l’abri des persécutions, ce dont témoignent les sermons manuscrits inédits d’Isaac Ponce, pasteur exilé aux Provinces-Unies, qui consonnent avec la littérature pastorale adressée aux réformés restés en France. Pensionné à Nimègue à partir de 1686 (où il meurt en 1739), l’ancien ministre de La Bastide de Virac s’indigne des méfaits de l’émotion des hommes qui brouille leur appréhension de la volonté divine, et s’agace des « transports » que la douleur de l’exil provoque, poussant les réformés à murmurer avec insolence contre Dieu et à l’envisager comme un maître cruel, barbare et injuste tandis qu’ils se doivent de faire un profit salutaire des disgrâces vécues et de réfléchir à leurs indignités 8. Le temps des hommes, prêche Isaac Claude (1653-1695), pasteur à Clermont exilé dès 1682 à La Haye, est « un tems de larmes », a fortiori celui des fidèles chrétiens qui est nécessairement « un tems de combat », le ministre appelant à considérer que « le juste […] a des maux en grand nombre. Dieu repaist ses élûs de larmes et les abbreuve de pleurs 9 ».

8.

9.

l’épreuve est une façon d’alerter les consciences et, ce faisant, d’engager le croyant à considérer sa fidélité. C’est bien dans « les adversités », écrit-il, que le fidèle perçoit les « marques de l’amour de son Dieu » : [Pierre Allix], Douze sermons de P. A. Ministre du Saint Evangile sur divers textes, chez Reinier Leers, Rotterdam 16852, p. 301 sq. (Sermon sur les malheurs de l’impénitence, Proverb. I 24, 25, 26, 27, 28 prononcé à Charenton le 28 décembre 1675, jour de jeûne). Bibliothèque universitaire de Leyde, Collections spéciales – Fonds de la Bibliothèque wallonne [désormais BU Leyde], BWA, MD 5.1 : sermon manuscrit d’Isaac Ponce, Le silence du fidèle dans les afflictions proposé dans un Sermon sur Pseau. XXXIX.10, s. d., non folioté [dorénavant n. fol.]. BU Leyde, BWA, MA 5 : Fragments d’une collection de sermons manuscrits et d’études théologiques d’Isaac Claude et de quelques autres pasteurs, ici sermon sur 2 Co 1,3-4, s. d., s. l. (n. fol.). « Si nous jettons les yeux sur Job, nous apprendrons non seulement par sa propre expérience mais aussy par ses paroles, qu’il y a un train de guerre ordonné […] sur la terre et que l’homme né de femme est de courte vie et plein d’ennuis. Si c’est là l’état lamentable de tous les hommes, il l’est sans doute d’une façon toute particulière à l’égard des fideles. Car leur condition dans ce monde n’est qu’un travail continuel, un tems de larmes, un desert où ils n’ont que ce que la nature desire, une secheresse où ils sont consumez, un tems de combat et de lutte […], en un mot une suite continue de misères. Le juste […] a des maux en grand nombre. Dieu repaist ses élûs de larmes et les abbreuve de pleurs ». Pierre Du Bosc (1623-1692) ne prêche pas autre chose : « La première leçon que Christ donne à ses disciples est qu’il faut souffrir pour son nom […].

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Chrystel Bernat Ce sont là autant de paradigmes théologiques qui court-circuitent la manifestation de l’émotion, à tout le moins en restreignent l’expression 10. Il importe donc de garder à l’esprit cette herméneutique de la tourmente révocatoire et les inflexions du discours huguenot qui, encore sous la Régence, conditionnent l’usage même des émotions divines et la lecture des déboires protestants. Cependant, si en ce régime d’énonciation huguenot, l’émotion des hommes se trouve minorée, qu’en est-il des émotions de Dieu ? Autrement dit, la minimisation des affects de la créature recouvre-t-elle une moindre appréciation des émotions divines ? Au reste, de quelle émotion s’agit-il exactement ? Faut-il considérer que la Passion résume à elle seule tout l’affect du divin ? Délaissant volontairement la colère, abordée pour la période dans le cadre de l’étude sur la chute spirituelle, l’examen des émotions de Dieu porte ici sur la dilection divine, émotion matricielle des Écritures, qui témoigne d’un Dieu aux prises avec le sort tumultueux de son peuple auquel les protestants pourchassés s’identifient. L’analyse s’attache en particulier à la considération huguenote de l’amour de Dieu et à l’attrait des potentialités affectives 11 de la divinité. Quelle compréhension

C’est pour cela qu’il déclare que celui qui ne prend pas sa croix et ne vient apres luy n’est pas digne de luy ». BU Leyde, BWA, MC 13 : Sermons et analyses de textes de l’Écriture par Du Bosc (l’attribution exigerait confirmation), ici analyse de Jn 12,26 (s. d.), p. 26. 10. D’autant que l’émotion proprement humaine est souvent perçue comme l’envers de la patience chrétienne, une agitation de l’âme et du cœur. Les théologiens distinguent cependant deux types d’émotions : les unes, les « émotions fiévreuses », bouillonnantes, violentes et déréglées, associées à l’emportement des peuples et au brasier des convoitises, sont à réfréner ; les autres, les « saintes émotions », associées au feu de la foi, sont au contraire une dignité chrétienne (par la sensibilité, le fidèle éprouve son amour pour Dieu, excitant et animant sa ferveur) qui permet d’endurer les afflictions, la condamnation à mort et jusqu’au supplice : voir notamment Charles Drelincourt, Consolations de l’âme fidele contre les frayeurs de la mort. Avec les dispositions & les préparations nécessaires pour bien mourir, Samuel de Tournes, Genève 16606, p. 46, 130, 153, 463 ; id., Les visites charitables ou les consolations chrétiennes pour toutes sortes de personnes affligées, Paris 1665, p. 5 A iij, p. 6, 338, 408 sq. et 413 ; Michel de Turrettin, Le silence du fidele affligé, ou deux sermons sur les paroles du Psaume 39, v. 10. Je me suis tû & je n’ai point ouvert ma bouche, parce que c’est toi qui l’as fait, chez Pierre Jaquier, Genève 1712, p. 2, 3, 17, 19. 11. J’emprunte l’expression à C. Chalier, Traité des larmes : fragilité de Dieu, fragilité de l’âme, Paris 20072 (2003), p. 11.

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote les réformés en ont-ils au cours de leur exclusion sociétale ? De quel Dieu, impassible ou troublé, se réclament-ils ? Si tant est qu’ils revendiquent un Dieu ému, à quel titre l’est-il et comment les protestants s’en expliquent ? Cette émotion divine ressort-elle d’une sensibilité, d’un sentiment, d’un trouble, d’une attention de Dieu ? Quelles en sont les caractéristiques ? Fondamentalement, qu’est-ce qui se joue au prisme de l’émotion entre Dieu et sa créature ? Est-on assuré qu’il faille, dans le domaine spirituel, l’appréhender sur le seul mode des passions dérégulatrices ? Quelle est la fonctionnalité du pathos divin en matière de foi et quel intérêt revêt une telle dimension sensitive de la divinité ? En d’autres termes, qu’implique-t-elle concrètement ? Cela pose en substance la question de la valeur théologique et de l’attrait homilétique de l’émotion prêtée à Dieu. En scrutant la gamme d’émotions de la dilection divine, il importera d’évaluer la place que tient l’exposé des émotions de Dieu dans le discours huguenot. C’est donc d’abord au rôle de l’affectivité divine dans la vie spirituelle des réformés et dans l’économie de résistance huguenote au long cours que s’intéresse cette enquête : quel discours combatif la dilection sert-elle et quelle fonction a-t-elle dans la compréhension protestante des afflictions ? Ainsi, quels usages les prédicateurs et les fidèles font de l’amour de Dieu, que nous révèlent-ils de la foi des huguenots et, pour le dire avec Marc Bloch, de leurs propres « dispositions émotives 12 » ? En somme, à quelle histoire sociothéologique s’articule l’usage des émotions de Dieu et quelle culture affective protestante en émane ? L’examen se fonde sur la production imprimée du second xViie siècle et du premier xViiie siècle, d’abord parue en France puis sortie des presses des Refuges hollandais, suisse et anglais. Sans négliger les grands représentants de la littérature apologétique réformée, l’enquête recourt à des auteurs moins prisés et, pour les mieux connus d’entre eux, à des écrits plus rarement convoqués, pour certains inédits. À la littérature pastorale la plus fameuse – manuels de Charles Drelincourt, prédications de Jean Claude et de Claude Brousson, écrits polémiques et lettres pastorales de Pierre Jurieu, d’Élie Merlat et de Benedict Pictet, instructions de Jacques Basnage –, se mêlent des sermons manuscrits inédits tirés des archives des Églises wallonnes conservées à Leyde,

12. M. BlOCh, Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, Paris 2012 (19211), p. 33.

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Chrystel Bernat des recueils de prières et de sermons imprimés, des lettres de consolation, des ouvrages d’édification et des traités théologiques anonymes, attribués ou signés par Charles Du Vernoy, Matthieu Larroque, Pierre Du Bosc, Isaac Claude, Pierre Allix, Gabriel Mathurin, Théodore de Beringhen, Élie Saurin, Michel de Turrettin et Isaac Ponce dont les textes, rédigés et parus pour la plupart entre le milieu des années 1660 et 1720, permettent de croiser les discours des protestants et de leurs pasteurs exilés qui souvent les épinglent. À partir de cette diversité énonciative, il s’agit d’appréhender l’histoire dans laquelle les huguenots convoquent l’amour de Dieu et s’en revendiquent, puis d’examiner les caractères et les manifestations qu’épouse l’amour divin, avant d’en identifier les usages théologiques discordants et l’intérêt proprement religieux qui lui est associé. Ce qui est ici une façon d’explorer la construction de ce motif théologique, d’évaluer les mises en récit de l’émotion divine et ses variables exégétiques, en cherchant à définir comment et pourquoi ce type de contexte social oppressif construit un Dieu ému. Quel attrait théologique, quelle nécessité humaine ? Convocations protestantes de l’amour divin : Une théologie sensitive de l’épreuve Comme en un jeu de miroirs, l’amour de Dieu, qui innerve les saintes Écritures, abonde dans les écrits huguenots. En revanche, l’asymétrie prévaut quant aux déclinaisons des émotions divines. Si les références bibliques directes aux émotions de Dieu et la gamme émotionnelle semblent somme toute restreintes – à l’amour, la jalousie, le plaisir, la tendresse, la colère auxquels s’ajoutent, dans le Nouveau Testament, les manifestations prédominantes de sa dilection que sont la charité et la miséricorde, mais aussi les pleurs du Christ lors de la résurrection de Lazare, ses larmes devant Jérusalem, son affliction et sa détresse au moment de la Passion –, l’usage en est incomparablement supérieur dans la littérature pastorale protestante qui, à l’appui du texte scripturaire, concède que « l’Escriture […] lui attribuë des désirs » et « de l’émotion d’entrailles 13 ». Même indirectement, l’émotion de 13. Pierre Du Bosc, Cinq sermons, assavoir : Les larmes de St Pierre, La Doctrine de la grâce, Les étoiles du ciel de l’Église, La censure et la condamnation des tièdes, Samuel de Tournes, Genève 168[5], pièce 4 : La censure et la condamnation des tièdes, en deux sermons sur les paroles de Jésus-Christ dans l’Apocalypse,

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote Dieu y est fréquemment convoquée. La minoration biblique est sans comparaison avec son utilisation homilétique qui, en cette longue période d’exclusion confessionnelle, permet de ménager un discours de compassion et de soutenir un devoir de résistance au nom même de l’amour divin et de l’affection que Dieu porte à son peuple opprimé, tendance qu’illustre en particulier la théologie de Gabriel Mathurin (1640-1718), ministre de La Réole engagé dans la révolte pacifique de 1683 avant son exil à Dordrecht et sa nomination à la tête de l’Église française d’Arnhem 14. Particulièrement présente dans l’homilétique réformée du dernier tiers du xViie siècle, l’émotion de Dieu n’a pourtant pas d’écrin littéraire unique, pas même de période exclusive. Dès avant l’amorce de la politique oppressive, la situation minoritaire des protestants arrache à la mi-xViie siècle des formules sans équivoques dont témoignent notamment en 1655 les sermons de Matthieu Larroque (1619-1684), pasteur à Vitré 15. On touche là à un topos de la littérature chrétienne qui relève de l’essence même du christianisme fondé sur l’amour du Créateur, matrice scripturaire autant que doctrinale venant articuler toute la production réformée, sinon chrétienne. À cet égard, si la révocation de l’édit de Nantes constitue un temps d’épreuve propice à la convocation de la dilection divine, tant pour consoler les affligés qu’interpeller les prostrés et menacer les apostats, si la lecture protestante des tourments s’effectue presque invariablement au prisme de l’amour et du désamour de Dieu consécutif à leur infidélité (à la fois source de sa déconsidération et raison de leur destitution), l’évocation de la dilection divine n’est pas l’apanage de la littérature pastorale combative des seules années 1680, mais s’étire tout au long du

chap. 3, v. 15-16. Prononcé à Charenton le 23 février et le 2 mars 1670, par Pierre Du Bosc, Samuel de Tournes, Genève 1685, sermon ii, p. 71. 14. Les feuilles de figuier, ou Vanité des excuses de ceux qui ont succombé souz la persécution, chez Abraham Troyel, La Haye 1687. Une étude approfondie lui a été consacrée, voir supra n. 4. 15. Cherchant à démontrer que même désolée, Sion (l’Église mystique) doit se persuader de la faveur céleste, le pasteur Matthieu Larroque, formé à l’académie de Montauban, reçu ministre en 1643, nommé dans l’Agenois puis à Vitré, prêche un Dieu affecté par le sort de ses fidèles, assurant que Dieu « a senti pour eux de l’émotion en ses entrailles » : La consolation de l’Église, ou sermon sur ces paroles de Zacharie, chap. 4, vers. 7, Grâce, grâce pour elle. Prononcé à Vitré par Matthieu Larroque, Ministre du S. Evangile audit lieu, Jean Lesnier, Saumur 1655, p. 35.

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Chrystel Bernat premier xViiie siècle, sa convocation restant étroitement liée aux cortèges des méfaits de l’oppression catholique qui subsiste en certaines provinces de manière parfois très vivace jusque dans les années 17501760. L’émotion divine affleure en effet des textes écrits dans le cadre du séisme révocatoire et de ses prodromes, mais tout autant de ses prolongements, du fait du maintien des persécutions et des afflictions pérennes des huguenots en divers registres : non seulement face à la désolation persistante des Églises (considérées « dans un deuil extrême » encore en 1718, et tout autant en 1727), mais également face aux aléas perdurant de la clandestinité et des errances au Désert, face aux tourments des déracinés et aux difficultés persévérantes des exilés dont chaque situation donne lieu à des considérations de l’amour de Dieu 16. L’appel au sacrifice par amour de Dieu déborde amplement le temps des dragonnades et l’espace même du royaume bourbon 17. Adressée tant aux protestants restés en France qu’aux réfugiés disséminés, cette littérature empreinte des émotions de Dieu relève pour l’essentiel de la littérature consolatoire. Le recueil de missives, rédigées sur près de quinze ans entre 1686 et 1700, par Théodore de Beringhen (1644-1703), ancien conseiller au Parlement de Paris expulsé de France après plusieurs années d’emprisonnement et exilé aux Provinces-Unies, fournit l’un des exemples les plus achevés de cette théologie affective de l’épreuve qui innerve la production huguenote du temps au-delà de la seule littérature pastorale 18. Ce qui n’exclut pas

16. Voir Les armes de Sion, ou Prières sur l’état présent de l’affliction de l’Église, chez Bernard André, Rotterdam 1718, préface p. *2v dont l’auteur anonyme (qui se dit fils d’un ancien pasteur de Grenoble) entend soutenir aussi bien les fidèles de France encore captifs que les « réfugiez […] dispersez dans tous les pais & les royaumes du monde » au chant de la dilection divine. 17. Ce dont témoigne la prédication d’Isaac Claude, pasteur ordinaire de l’Église wallonne de La Haye : voir notamment BU Leyde, BWA, MC 7 : Recueil de sermons manuscrits autographes prêchés par Isaac Claude à Clermont, Charenton et à La Haye où il se réfugia et où il fut pasteur de 1685 à 1695, pendant les années 1678-1695, ici sermon sur Rm 8,34-37 prononcé à La Haye le 17 décembre 1690 (n. fol.). 18. Cinquante lettres d’exhortation et de consolation sur les souffrances de ces derniers tems & sur quelques autres sujets ; écrites à diverses personnes par Monsr. D. V. B. pendant ses exils & ses prisons en France, & depuis que par ordre du Roi, il s’est retiré en Hollande, chez Jean Kitto, La Haye 1704. Sur l’auteur et la singularité de l’ouvrage : Ch. Bernat, « Désolation, vocation, exemplarité. Les lettres de consolation de Théodore de Beringhen (1686-1700) », Exercices de rhétorique 9 (2017). Numéro thématique Sur la consolation. Dossier Pratique de

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote cependant d’en trouver traces également dès avant la crise révocatoire dans les manuels de piété 19 et les recueils d’oraison de la première et de la seconde moitié du xViie siècle traquant l’indévotion et visant à l’édification des protestants, à l’instar du Théophile de Pierre Du Moulin édité en 1609 20 et des Consolations divines du pasteur d’Héricourt, Charles Du Vernoy (1606-1676), rédigées en 1666 à l’attention des fidèles exposés à divers types d’affliction 21. Ainsi, cette théologie sensitive imprègne aussi bien les sermons qui précèdent et répondent au drame de la Révocation que les ouvrages polémiques du début du xViiie siècle, à l’exemple du Traité sur l’amour de Dieu d’Élie Saurin paru en 1701, qui a pour lui, nous le verrons, de défendre le principe d’une dilection désintéressée et de s’interroger sur l’écueil d’une approche anthropomorphique de l’amour de Dieu 22. Lettres d’exhortation et traités apologétiques donnent aussi accès à un Dieu sensible. Les recueils de prières élaborés « pour dire dans le tems de l’afliction de l’Eglise » demeurent des lieux privilégiés d’énonciation de l’amour de Dieu et de sa compassion à l’égard des fidèles réformés 23. À l’évidence, l’évocation de la dilection divine s’épanouit en premier lieu dans les discours compassionnels. Elle émane des oraisons « composées en langage de l’Ecriture sainte » dans laquelle les auteurs affirment trouver – et cela nous intéresse au premier chef – une « certaine moüelle qui nourrit l’âme & un certain feu

19. 20.

21. 22. 23.

la consolation en Europe de l’Antiquité au xviie siècle, en ligne (https://journals. openedition.org/rhetorique/532). Charles Drelincourt, Consolations de l’âme fidele, p. 420, 448, 499, 693. Pierre Du Moulin, Théophile, ou de l’amour divin. Traicté contenant cinq degrez, cinq marques, cinq aides de l’amour de Dieu, La Rochelle 1609. Le premier pasteur de Charenton associe l’amour divin à une « liqueur que Dieu verse en nos âmes à petites gouttes » qui, par degrés, mène les croyants eux-mêmes au souverain amour. L’ouvrage, qui cependant traite moins de l’amour de Dieu que de celui que lui doit en retour le chrétien exemplaire, exhorte à demeurer en la dilection de Dieu comme dans l’antre de la félicité, l’amour divin étant considéré comme un maître d’abstinence de tout vice. Charles Du Vernoy, Les consolations divines pour les personnes affligées, tentées, malades & mourantes, Samuel de Tournes, Genève 1666. Élie saurin, Traité de l’amour de Dieu, 2 vol., chez François Halma, Amsterdam 1701. La réédition encore en 1727 des Armes de Sion, qui forment un recueil de vingt-six prières, à Genève chez Duvillard marque la persistance de ce type de discours huguenot dans le siècle.

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Chrystel Bernat qui l’échaufe 24 ». La dilection rejoint ici une intensité scripturaire, soutient (ou rencontre) une effervescence dévotionnelle. L’émotion de Dieu, en particulier son amour, est sous leur plume, ce qui génère et excite la foi du croyant. Provoquée, elle provoque. L’amour divin suppose d’emblée une réciprocité en même temps qu’il fonde une circularité : présent de toute éternité, prêchent les ministres, l’amour de Dieu anime les cœurs croyants, que la piété et l’épreuve activent à leur tour 25. Au plus fort de la tempête révocatoire, à l’heure des abjurations collectives des protestants, le discours sur le courroux de Dieu semble l’emporter à l’appui de la stigmatisation des lâchetés 26. La colère est l’émotion divine fréquemment brandie pour tenter d’extraire les réformés de leur engourdissement et pour les amener à repentance après la signature de leur conversion au catholicisme 27. Pourtant, si dans les écrits des années 1680, la colère de Dieu et la menace de sa vengeance prévalent, sa dilection en est le versant indissociable, qui se présente comme un mode de dialogue et le siège d’une médiation divine sans équivalent, qui après la transgression préside à la réconciliation. L’amour de Dieu en est le principe fondateur, la possibilité même, pourvu que le renégat néanmoins y consente. Là est la part du pécheur, nous le verrons. Déclinée dans le registre de la bénédiction, la dilection divine se trouve directement associée à l’une des « quatre grandes voix de Dieu » par lesquelles, écrit Beringhen, le Créateur s’adresse à sa créature : à côté de la voix de « l’Evangile » (qui permet, précise-t-il, de

24. Les armes de Sion, préface, p. *2vo. 25. Voir [Pierre Allix], Douze sermons, p. 380 (Sermon sur le Prophete Esaie, au chap. vii. vers. 14, prononcé le 25 décembre 1680). Sur ce rôle moteur de l’amour de Dieu, voir aussi Charles Drelincourt, Consolations de l’âme fidele, p. 463. 26. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur Jn 5,14 prononcé le 3 octobre 1683, s. l. (n. fol.). Aucune grâce divine n’est à espérer pour les méchants : [Gabriel Mathurin], Les feuilles de figuier, p. 47. 27. Parmi d’autres, citons BU Leyde, BWA, MD 5.1 : sermon manuscrit d’Isaac Ponce sur Ps 2,12 (Baisés le Fils, de peur qu’il ne se courrouce, et que vous ne perissiez en ce train, quand sa colère s’embrasera tant soit peu. Ô que bienheureux sont ceux qui se retirent vers lui), s. d. (n. fol.). Usage similaire au milieu du xViiie siècle lorsque l’athéisme et le libertinage ajoutent aux défis des pasteurs et aux méfaits perdurant des conversions et du nicodémisme persistant : Bibliothèque du protestantisme français, Ms. 717/1 : sermon de Jean-Paul Rabaut sur Ap. 3,15-16, 1764 (2e proposition d’épreuves, 3e livret, sermon 5).

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote répondre à la « vocation dont Dieu nous a honorez »), et en parallèle de la voix de ses « châtiments » (destinés à épurer la foi des contrevenants), celles de la « conservation » et de la « bénédiction » sont l’effet de son amour qui, selon l’auteur, protège et accompagne les réprouvés de sa grâce 28. La dilection désigne à cet égard une intensité d’amour qui tient ensemble élection et vocation 29. L’amour divin est d’abord cette émotion communicative entre le Créateur et sa créature 30. Pour unanimes que semblent les théologiens, doit-on cependant considérer, selon la formule d’Élie Saurin (1638-1703), que l’amour de Dieu, « qui fait l’essence du christianisme », est bel et bien cet « objet dont tous les chrétiens paroissent avoir la même idée 31 » ? Est-on assuré de cette lecture concordante ? Cela pose la question de son instrumentalisation et l’idée d’un usage variable selon le contexte, qui tantôt force, tantôt atténue tel ou tel trait de la dilection divine en jouant diversement des émotions qui lui sont associées. Un phénomène renforcé, dans toute la littérature révocatoire, par l’identification des protestants à l’Israël biblique qui, sans cesse, fait osciller la dilection de Dieu à l’égard d’un peuple élu mais égaré dont l’inconstance et la corruption le rendent indigne de son amour et l’expose à son ire 32. 28. [Théodore de Beringhen], Cinquante lettres d’exhortation et de consolation, lettre V : À une dame de ses amies refugiée en Hollande, en reponse à ce qu’elle lui écrivit le 25 juin 1686, De la Bastille, le 20 juillet 1686, p. 28-38, et p. 33-34 pour l’ensemble des citations. 29. Principe valorisé tant par les réformés que par leurs ministres, pour lesquels souffrir la cause de Dieu est une façon de répondre de sa vocation de fidèle mais aussi de se savoir « du nombre des plus chers enfans » de Dieu : BU Leyde, BWA, MA 5 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur 2 Co 1,3-4, s. d., s. l. (n. fol.). Voir supra n. 9. 30. Le thème est marquant déjà au xVie siècle : Pierre Du Moulin, Théophile, ou de l’amour divin, p. 6 (« cet amour […] est l’eschelle des cieux […]. C’est un commencement de l’union & communication que nous aurons avec Dieu au ciel »). 31. Élie saurin, Traité de l’amour de Dieu, préface, p. *1-*3v. 32. Sur cette appropriation protestante de l’histoire biblique des Hébreux, voir notamment Claude Brousson, La manne mystique du Désert, ou sermons prononcez en France dans les Déserts & dans les cavernes durant les ténèbres de la nuit & de l’affliction, les années 1689, 1690, 1691, 1692, & 1693, 3 vol., Henri Desbordes, Amsterdam 1695 et, parmi d’autres, le sermon Vii – La Chûte & le Relèvement de l’Église (Mi 7,7-10), p. 256 ; Jean Claude, Recueil de sermons sur divers textes de l’Écriture sainte prononcez par Jean Claude Ministre de l’Église réformée de Paris, chez Samuel de Tournes, Genève 1693, p. 95-96, 98. Cette lecture biblique a fait l’objet d’une étude fouillée que je ne reprends pas ici. Sur les représentations qui structurent le discours pastoral (en particulier broussonnien)

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Chrystel Bernat Si tant est cependant que l’amour divin est, comme l’affirme Saurin, un objet de commune considération parmi les chrétiens, comment se manifeste-t-il et à quelles émotions est-il précisément associé ? Déclinaisons de l’amour de Dieu : Le sentiment sans l’émotivité ? Soyons clairs, dans le registre de la dilection, l’émotion de Dieu, quoiqu’extrêmement prégnante, ne se dit que rarement de manière explicite. Elle se déduit pour l’essentiel des caractères et des expressions qu’épouse l’amour divin. Bien souvent, le feu de la colère arrache les plus vives émotions que fréquemment les auteurs agitent en contrepoint de l’effet de l’amour de Dieu. La dilection elle-même s’énonce souvent à revers d’un Dieu courroucé, aussi doux qu’irascible, irrité par l’infidélité des apostats, offensé par le blasphème du reniement, jaloux de sa gloire bafouée par l’adultère spirituel et les attitudes sacrilèges 33, sujet à la vengeance et à la fureur contre son peuple déloyal 34. Un Dieu que les sources décrivent « les armes à la main », « ni en grâce, ni appaisé » face à la révolte des siens, « prêt à [les] précipiter dans les enfers 35 », en état de guerre et dont il faut solliciter la paix et regagner l’amour, un Dieu « terrible » dont on espère la pitié et dont on redoute la réjection 36, un Dieu à la « rigoureuse justice », prêche le théologien genevois Benedict Pictet (1655-1724), dont il a fallu désarmer le bras, et à l’égard duquel, précise-t-il, il a fallu que Jésus-Christ meure « pour faire tomber les armes des mains de Dieu » et le réconcilier avec son peuple 37.

33. 34. 35. 36. 37.

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de la période révocatoire, je me permets de renvoyer à Ch. Bernat, Zèle et défaut de zèle au xviie siècle : la réjection des tièdes dans la prédication de Claude Brousson, Institut protestant de théologie, Paris 2011, p. 36-47 (Désolation du Peuple adultère et Jérusalem mystique : discours et représentations). Claude Brousson, La manne mystique du Désert, sermon xii : La ruine de la Jérusalem mystique & idolatre : & que le jugement devoit commencer par la Maison de Dieu (Ez 9,4-7), p. 164-166. Les armes de Sion, p. 17 (Prière pour les fideles en general qui sont persecutez). Ibid., p. 32 et 34 (Prière pour les fideles qui s’assemblent à l’écart en tems de persecution). Ibid., p. 43-44 (Prière pour toute sorte de personne dans l’afliction de l’Église) et p. 116 (Prière & complainte de l’Église affligée & captive). Benedict Pictet, La réconciliation des pécheurs avec Dieu, chez Cramer & Perachon, Genève 1710, p. 5-6, 32, 35.

La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote Ce Dieu sujet à l’émotion (d’amour et de colère) n’est pas sans lever de vives récriminations dans les milieux théologiques protestants, en particulier chez le pasteur et polémiste Pierre Jurieu (16371713), professeur à l’académie de Sedan contraint à l’exil dès 1681, qui voit dans la valorisation d’un Dieu émotif (qu’il associe à la théologie socinienne) une impiété insensée : Ce Dieu est un Dieu qui change à tout moment comme un homme, selon ce qui arrive qu’il n’avoit pu prevoir. Il se met en colere, il s’appaise, il craint, il desire, il a ses emotions, & ses passions toutes telles que les passions humaines, excepté qu’elles sont mieux reglées. Voilà […] une […] divinité qui ne vaut guère mieux que nous […]. Où se peut-il voir une impieté plus folle que de bâtir un Dieu ainsi fait 38 ?

L’émotion de Dieu, qui suppose altération et désordre, paraît inconcevable. Et pour ceux des théologiens qui conviennent d’une émotion divine, à l’instar de Pierre Du Bosc (1623-1692), celle-ci se trouve circonscrite à l’incarnation du Christ, les pasteurs s’appliquant à expliciter la nature singulière de l’émotion prêtée au Fils (dont ils entendent ainsi préserver la majesté) en s’évertuant à la dissocier – encore que de manière irrégulière – de celle du Père. Le pasteur de l’Église réformée de Caen, réfugié aux Provinces-Unies à partir du mois d’août 1685, s’en ouvre longuement : Je ne doute point qu’on ne soit surpris de voir le Seigneur Jésus dans l’état où saint Luc nous le représente. Quoy ! un Dieu avoir les larmes aux yeux, & l’exclamation à la bouche ! N’est-ce pas là, direz-vous, une émotion qui va trop loin, & qui semble indécente dans une personne divine, dont l’esprit se doit posséder dans une tranquillité éternelle ? Les larmes ne témoignent-elles pas une foiblesse indigne d’un Dieu ? Les payens mêmes ne les ont-ils pas défendues à leurs sages & à leurs héros ? N’ont-ils pas remarqué que leur Hercule ne pleura jamais ? Et leur divin philosophe Platon ne les a-t-il pas jugées si incompatibles avec la fermeté des grands hommes, qu’il ne les permet pas même aux femmes qui ont quelque chose de fort & de généreux ? L’Exclamation aussi ne procéde-t-elle pas d’un trouble, ou du moins d’un étonnement

38. [Pierre jurieu], Le tableau du socinianisme, où l’on voit l’impureté, & la fausseté des dogmes des sociniens, & où l’on découvre les mysteres de la cabale de ceux qui veulent tolerer l’hérésie socinienne. Divisé en deux parties, & en diverses Lettres aux vrays fidéles. Premiere partie, Abraham Troyel, La Haye 1690, Première lettre, p. 25-26.

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Chrystel Bernat d’esprit qui ne peut tomber dans un Dieu, dont l’entendement remply d’une lumière infinie est toujours maistre de luy-même, & ne peut jamais estre surpris a aucune chose présente ou avenir ? Comment donc Jésus peut-il pleurer, & joindre encore à ses larmes la véhémence d’un cry qui fait paroistre que son ame est toute ébranlée de l’objet qu’elle envisage ? Mes Frères, ne vous en étonnez pas. Jésus ne pleure & ne s’émeut pas icy comme font ordinairement les hommes. J’avoue que nos larmes sont presque toûjours des effets de nôtre foiblesse, parce qu’elles viennent du sentiment ou de nos maux, ou de ceux d’autruy. […] [l]es nôtres […] sont des larmes honteuses & reprochables, parce qu’elles marquent en nous de la bassesse de courage […]. Jésus […] ayant une puissance infiniment au dessus de toute celle des plus grands rois, a dû moins éprouver cette langueur d’esprit que les autres hommes. Aussi j’assigne une toute autre cause aux larmes & à l’exclamation de ce grand Sauveur. Je n’en cherche point le principe dans le sentiment de ses maux. II avoit trop de force & de constance pour ne les pas soutenir avec alégresse. Je ne le cherche pas non plus […] dans la compassion pour les maux d’autruy. II n’y estoit pas véritablement insensible, & je ne veux pas nier qu’elle n’ait eu part à l’émotion qu’il témoigne maintenant. Je rapporte donc ses larmes & son cry à la veüe du péché & de la malédiction divine, dont l’idée effroyable peut & doit troubler les ames les plus héroïques. Bien loin qu’il y ait de la foiblesse à pleurer dans cette veüe, au contraire il y a de la grandeur d’esprit […]. Jésus donc étant uny personnellement à la divinité, il ne pouvoit considérer le crime joint avec la malédiction de son Pere, sans en être fortement navré. Et si quelque chose méritoit qu’un Dieu pleurast, c’étoit sans doute la considération du vice, qui est l’horreur de Dieu, l’aversion de son cœur ; la détestation de ses yeux, le deshonneur de son nom, le renversement de ses loix, le mépris de sa nature, la cause de sa colère, & la matière de ses foudres. Je confesse que si Jesus-Christ n’eust été que Dieu simplement, comme il étoit avant son Incarnation, il n’auroit pas pleuré. Mais étant Homme & Dieu en une méme personne, il n’y avoit rien de plus juste que de voir son humanité sensiblement touchée des offenses qu’on faisoit à cette […] divinité qu’il portoit essentiellement en luy-même. Aussi certes, si l’on y prend garde de près, on trouvera que Jesus-Christ n’a jamais pleuré que pour ce sujet 39.

39. Pierre Du Bosc, Sermons sur divers textes de l’Écriture sainte, chez Reinier Leers, Rotterdam 1687, sermon ix : La journée de Jérusalem ou sermon sur ces paroles de Jésus-Christ en saint Luc, chap. 19, v. 42, p. 393-396. Tandis que Du Bosc insiste sur le fait que Jésus ne s’émeut pas « comme font ordinairement les hommes », Isaac Claude défend au contraire que pour être le frère des hommes, le Christ fut « d’une même substance […] tiré de la masse dont est formé tout

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote Quelles que soient les prudences exégétiques de certains, l’émotion de Dieu n’est pas qu’allégorique. N’en déplaise à Pierre Jurieu, nombre de ministres, à l’exemple de Claude Brousson (1647-1698), ancien avocat au Parlement de Toulouse gagnant bientôt les rangs des pasteurs du Désert, partisan d’une insoumission radicale des consciences dont l’homilétique à venir et les traités recoupent pourtant ceux du ministre de Rotterdam, n’hésitent pas à présenter un Dieu qui proteste, déteste et rejette à hauteur de son amour blessé : Il est constant que c’est cette fausse prudence, qui nous a fait le plus de mal […]. Si nous considérons […] la chose selon les maximes de l’Évangile, nos ménagemens ne servoient qu’à irriter davantage nôtre Dieu. Quand il s’agit des devoirs qu’il nous recommande […], il ne veut pas que l’on se rélache […]. Il proteste qu’il a de l’horreur pour les tiédes & pour les timides ; il dit qu’il vomira les uns de sa bouche, & que les autres n’auront point de part à sa félicité. Il ne veut pas des gens, qui craignent plus ceux qui peuvent tuer le corps, que celuy qui peut envoyer l’ame & le corps en la gê[hen]ne du feu. Il réjette les personnes qui cherchent à sauver leur vie par de laches & d’infidéles temporisemens […]. Il a en abomination ceux qui veulent servir à deux maîtres […] & il déteste encore plus ceux qui ont moins d’attachement à son service, qu’aux vanitez du siécle. […] : en un mot il maudit ceux qui font son œuvre lachement 40.

Jurieu a beau jeu de critiquer les sociniens. Bien des ministres réformés (à commencer par Du Bosc) manient la figure d’un Dieu juge qui condamne à mesure du déni de sa puissance 41, que l’on surprend sujet à l’indignation devant la couardise de ses enfants 42, exé-

le genre humain […] fait d’un même sang pour être ensuite sujet aux mêmes choses » (BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon prononcé à Clermont le 16 juillet 1679 et à La Haye le 28 mars 1683 [n. fol.]). 40. Claude Brousson, Apologie du projet des réformez de France, fait au mois de may 1683, pour la conservation de la liberté de conscience & de l’exercice public de religion, que les édits & traitez de pacification leur accordent. Contenant la suite de l’Etat des réformez. Où l’on rapporte les traitements qu’ont soufert & que soufrent encore ceux qui se sont assemblez pour prier Dieu dans les lieux que l’on a interdits au préjudice des édits de pacification, Pierre Du Marteau, Cologne 1684, p. 34-37. 41. Charles du Vernoy, Les consolations divines pour les personnes affligées, p. 142, 198. 42. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur Rm 8,18 prononcé à La Haye le 19 août 1689 (n. fol.).

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Chrystel Bernat crant ceux d’entre eux qui accomplissent médiocrement l’œuvre du Seigneur 43, un Dieu affecté aussi bien par la misère que par la révolte et l’endurcissement de son peuple, que les prédicateurs appellent surtout à ne pas tenter 44. Le Dieu de guerre venant châtier les infidèles côtoie ainsi le Dieu des armées engagé auprès des opprimés 45. Colère et miséricorde sont en réalité les deux versants d’un même amour, la preuve d’une dilection suprême qui tantôt châtie pour reprendre les égarés, tantôt protège pour préserver les chancelants et soutenir les persévérants. On se posait en exergue la question de la nature des émotions de Dieu, entre autres si la Passion christique résumait à elle seule tout l’affect du divin ? Elle en est la quintessence sans en être la totale expressivité. Car l’adultère comme la tiédeur spirituelle et la duplicité dévotionnelle sont autant de sujets, on le voit, qui, sous la plume des réformés des xViie et xViiie siècles, agitent Dieu 46. Ce qui ne signifie

43. BU Leyde, BWA, MC 13 : analyse de Jn 12,26 attribuée à Du Bosc (s.d.), p. 28. 44. Voir en particulier les prêches de Pierre Allix faisant valoir que mépriser l’amour de Dieu revient à l’inviter à notre destruction : « Ne l’obligez pas à prendre ce sceptre de fer avec lequel il doit briser comme des vaisseaux de terre ceux qui lui désobeïssent ». [Pierre Allix], Douze sermons, p. 381 (Sermon sur le Prophete Esaie, au chap. vii. vers. 14, prononcé le 25 décembre 1680). Voir également les sermons d’Isaac Claude qui se reprend de la vigueur initiale de sa prédication, biffant l’idée d’un Dieu « bourreau » : « Juge de tes maux par cette amour de Père que tu auras méprisée. Cette amour qui devait etre pour toi cette source feconde de bonheur et de felicité se convertira contre toi en fureur et en indignation et deviendra par un funeste changement ton persécuteur aussi bien que ton bourreau ton accusateur et ton juge. Mesure encore la grandeur de tes peines par l’infinité de sa toute-puissance. Ce ne sera pas le bras d’un homme qui se vengera de tes mepris et de ta prophanation. Ce sera celui de Dieu même ». BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude prononcé à Clermont le 5 février 1679 (n. fol.). 45. « Dieu est entré dans une funeste guerre contre nous », prêche en France et depuis l’exil le pasteur Isaac Claude (BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit prononcé à Clermont le 16 juillet 1679 et à La Haye le 28 mars 1683 [n. fol.]) qui manie un Christ disposé à condamner les méchants, sous sa plume les nicodémites que « la religion » qu’ils professent condamne infailliblement à la vengeance du Christ (BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit sur Rm 10,9 prononcé à Clermont le 20 octobre 1680 et à La Haye le 17 juillet 1689 [n. fol.]). Voir aussi infra n. 109. 46. BU Leyde, BWA, MD 5.1 : sermon manuscrit d’Isaac Ponce, Les sentiments de l’Eternel au sujet de l’Israël ingrat et rebelle proposez dans un sermon sur Pseau. LXXX1. 14, s. d. (n. fol.) ; [Gabriel Mathurin], Les feuilles de figuier, p. 11-12 ;

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote pas que l’émotion divine relève du seul domaine du courroux. Les manifestations de sa dilection ajoutent au contraire à cette gamme affective, et force est de constater qu’en régime protestant, l’émotion ne gagne pas seulement le Dieu fait homme (l’incarné) mais communément le Fils de Dieu et le Père 47, quand bien même l’incarnation du Fils serait tenue pour le mystère même de la dilection divine, et le Messie pour « le chef d’œuvre de l’amour de Dieu 48 », qui préside à la réconciliation de Dieu avec sa créature infidèle 49. Sans le dire systématiquement troublé par sa créature, la production huguenote – qu’il s’agisse de la littérature pastorale ou d’écrits du for privé – délivre cependant le portrait d’un Dieu ému, en l’occurrence attristé, par la détresse de ses enfants (« la perte d’un seul peuple lui cause tant d’émotion & tant de douleur 50 »), marque caractéristique de son amour. De fait, l’émotion de Dieu échappe de son empathie, qui « commande de pleurer avec ceux qui pleurent et d’avoir souvenance des

47.

48.

49.

50.

Les armes de Sion, p. 110, 112 (Prière & complainte de l’Église après que le chandelier de la Parole de Dieu lui a été ôté, tirée des lamentations du prophète Jérémie). BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude prononcé à Clermont le 4 décembre 1678 et à La Haye le 17 septembre 1684 (n. fol.), voir infra n. 70 (« l’Eternel […] est émû envers nous ») ; Les armes de Sion, p. 21 (Prière pour les fideles en general qui sont persecutez). « Le Messie étant le chef d’œuvre de l’amour de Dieu […] envisageons continuellement ce mystère [de l’incarnation du Fils] comme le mystère de l’amour de Dieu & de sa miséricorde envers nous, afin d’être touchés d’une vive reconnoissance & d’un amour réciproque pour lui ». [Pierre Allix], Douze sermons, p. 366, 380 (Sermon sur le Prophete Esaie, au chap. vii. vers. 14, prononcé le 25 décembre 1680). Voir également Charles Drelincourt, Consolations de l’âme fidele, p. 186, 448, 532. « Hors de Christ Dieu nous est ennemy. Nous sommes exposez à sa colère, et le glaive de sa justice pend sur nos têtes. Mais en Christ il devient notre Pere. […] Il [Christ] a tenpéré par sa bienheureuse incarnation la majesté infinie de Dieu […]. Il a eteint la haine que Dieu nous portoit à cause de nos péchés […]. Il a fait cesser la défiance de Dieu à l’égard des hommes et des hommes à l’égard de Dieu » : BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude prononcé à Clermont le 4 décembre 1678 et à La Haye le 17 septembre 1684 (n. fol.). Pierre du Bosc, Cinq sermons, pièce 4 : La censure et la condamnation des tièdes, en deux sermons sur les paroles de Jésus-Christ dans l’Apocalypse, Ch. 3, v. 15-16. Prononcé à Charenton le 23 février et le 2 mars 1670, par Pierre Du Bosc, sermon ii, p. 73.

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Chrystel Bernat emprisonnez 51 ». Elle émane de sa mansuétude. La compassion est l’un des traits majeurs de la divinité qui, s’étant mise dans la poussière et livrée à l’affliction avec le Fils, s’est exposée – dit-on – à la souffrance et connaît la douleur 52. On retrouve souvent dans cet écho sensitif de la Passion une invite à souffrir l’opprobre catholique. Certaines prières des réformés s’apparentent d’ailleurs à des mises en abyme du trouble du Christ sur la Croix éprouvant l’abandon du Père 53. L’appel à marcher dans la voie « frayée » par le Fils même de Dieu 54, laisse retentir son sacrifice, la peine de l’infamie et la joie indissociée de l’approche du Royaume : « Il nous montre par son exemple ce que nous devons faire et ce que nous devons endurer, et où est le soldat qui voyant son capitaine au milieu de la meslée tout couvert de sueur et de sang ne se sente embrasé d’une généreuse ardeur pour imiter son exemple 55 », interroge Du Bosc à l’appui d’une métaphore guerrière et d’une corporéisation qui aux substances (sueur et sang) conjoint le sentiment (la vitalité de la lutte et l’effervescence du combat). L’affection est aussi l’une des émotions qui domine un Dieu patient et lent à la colère, que l’on présente attentif aux marques de 51. Les armes de Sion, préface p. *3. 52. Ibid., préface p. *4 et p. 31 (Prière pour une personne qui a changé de religion mais qui s’en repent) ; Pierre Du Bosc, Cinq sermons, pièce 4, sermon ii, p. 72. 53. Les armes de Sion, p. 114 (Prière & complainte de l’Église affligée & captive). Sur les troubles du Fils, voir le Christ à « l’âme saisie de tristesse », prêché par Isaac Claude qui le présente « épouvanté » sur la croix, dès lors qu’il souffre une mort accablante, non pas tant, du reste, du fait du caractère infamant de la crucifixion que parce que sa mort « porte sur elle la malédiction du Père, une mort où il ne trouve rien de doux et d’agréable […] couverte de la foudre des cieux et qui porte sur elle la peine deue à tous les crimes des hommes », à l’opposé, soutient Claude, de celle des martyrs de l’Église qui ont pour eux de mourir « l’âme remplie de la paix d’en haut » acquise par le Fils : BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit prononcé à Clermont le 10 décembre 1679 (n. fol.). De même, le Christ de Pierre Du Bosc ne pleure que sur la considération du vice des hommes, et le « trouble epouvantable [qui] agita si violemment ses esprits » ne provient que de « cette vengeance effroyable qui alloit fondre sur sa personne chargée des crimes du genre humain ». Pierre Du Bosc, Sermons sur divers textes de l’Écriture sainte, sermon ix : La journée de Jérusalem, p. 395, 398. 54. [Théodore de Beringhen], Cinquante lettres d’exhortation et de consolation, lettre Viii : À Madame L.D.D.L.F. retenuë dans sa maison à Paris, par ordre du roi, après qu’on lui eut enlevé ses enfans ; trois fils mis aux Jésuites et quatre filles dans un couvent, De ma Tour [la Bastille], le 31 août 1686, p. 66-79, ici p. 71. 55. BU Leyde, BWA, MC 13 : analyse de Jn 12,26 (s.d.) attribuée à Du Bosc, p. 31.

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote repentance 56, sensible aux témoignages de foi ardents et réceptif aux larmes sincères (aux larmes de contrition), touché par les affligés qui le prient avec dévotion 57, et contristé, assure Beringhen dans la langue de Baruch, par les serviteurs révoltés d’Israël qui s’enfoncent dans le péché de l’apostasie 58. Du reste, comment envisager un Dieu d’équité impassible devant l’arbitraire dont les réformés se pensent les victimes (« comment n’aurois-tu pas pitié de nous 59 » s’interrogent-ils) ? Le Dieu de justice qu’ils convoquent n’est pas sans incidence théologique. Sensible à l’iniquité, ce Dieu suppose une perméabilité à la souffrance des hommes, devant laquelle il ne peut rester impavide sinon à convenir lui-même de l’injustice. De même, la paix espérée avec ce Dieu suppose qu’il soit accessible, suggère qu’il soit atteignable. Épris de charité, le Dieu que mobilisent les protestants est d’ailleurs doté d’un cœur vers lequel les réformés se tournent en espérant le faire fléchir et l’ouvrir au pardon. Il est aussi doté d’yeux et d’oreilles dont ils escomptent qu’il voit leur désolation, accueille leurs prières, entende leurs cris et reçoive leurs larmes comme autrefois celles du roi Ézéchias 60. Ils revendiquent un

56. [Pierre allix], Douze sermons, p. 307 (Sermon sur les malheurs de l’impénitence, Proverb. I 24, 25, 26, 27, 28 prononcé à Charenton le 28 décembre 1675, jour de jeûne) : la dilection divine est la voie offerte au rachat des pécheurs (« Dieu ne rejette jamais la repentance d’aucun de ses enfans ») ; [Jacques Basnage], Instruction et lettre pastorale aux réformez de France sur la persévérance dans la foi, pièce 1 : Instruction pastorale aux réformez de France (La Haye, 20 avril 1719), p. 9, 10, 11. 57. Les armes de Sion, préface, p. *4v-*5. 58. [Théodore de Beringhen], Cinquante lettres d’exhortation et de consolation, lettre Viii, p. 71. Voir également Charles Du Vernoy, Les consolations divines pour les personnes affligées, p. 69 ; Claude Brousson, La manne mystique du Désert, sermon x : La réjection des tiedes (Ap 3,15-16), p. 92. 59. Les armes de Sion, p. 21 (Prière pour les fideles en general qui sont persecutez). 60. L’Esprit même soupire et gémit, défend Charles Drelincourt, Consolations de l’âme fidele, p. 463-464 ; Les armes de Sion, préface, p. *4v, p. 19-22 (Prière pour les fideles en general qui sont persecutez) et p. 29 (Prière pour une personne qui a changé de religion et qui s’en repent) ; BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude prononcé à Clermont le 5 février 1679 (n. fol.) ; Pierre Du Bosc, Sermons sur divers textes de l’Écriture sainte, sermon ix : La journée de Jérusalem, p. 395, 398.

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Chrystel Bernat Dieu sensible aux remords dont ils ambitionnent l’attendrissement 61 et dont ils espèrent plus que tout émouvoir « les entrailles ». Pour litanique qu’elle soit, la formule est ici capitale. Dédoublement théologique des viscères et du cœur, les entrailles, siège des émotions divines et contrefort de l’amour divin, projettent au plus près de l’intimité de Dieu, au plus profond de sa miséricorde, dans le sein même de la dilection, désignant le repère de la compassion et de la mansuétude divines 62. Les entrailles sont en langage théologique l’expression achevée de l’émotion de Dieu. Elles sont, ajoute Du Bosc, l’expression de la grâce divine dans les catégories humaines, la représentation de l’affection même de Dieu. S’ouvrant sur le sujet, le pasteur de Caen se livre à une anthropomorphisation de la dilection divine, établissant une concordance entre les entrailles de la divinité (émues à l’instar de celles des hommes face à la misère) et celles de la mère (sensibles au malheur de ses enfants) : la grace misericordieuse, que les theologiens appellent tantost grace liberatrice, parce qu’elle nous delivre de la servitude du diable, du peché & de la mort, tantost grace medecinale, parce qu’elle remedie à nos maux […] les escrivains sacrés la nomment d’un mot qui signifie proprement entrailles, comme nous representant en Dieu une affection semblable à cette emotion qui se sait dans nos entrailles à la veue des miserables, & sur tout à cette emotion vehemente des entrailles maternelles dont les meres sentent si violemment les effets quand elles voyent arriver quelque infortune à leurs enfans 63.

Les résonances émotives proviennent encore de ce Dieu qui « pren[d] plaisir » à faire du bien (comme il prend plaisir, assure

61. Les armes de Sion, p. 10 sq. (Prière pour s’humilier devant Dieu à la vûë des Jugemens qu’il a déployez sur son Eglise). 62. Sur « l’émotion d’entrailles » de Dieu (qui s’ébranle face au malheur ou qu’il s’agit d’éveiller pour espérer susciter sa miséricorde), voir entre autres ibid., p. 21 (Prière pour les fideles en general qui sont persecutez) ; [Matthieu Larroque], La consolation de l’Église, p. 35 ; Charles Drelincourt, Consolations de l’âme fidele, p. 499 ; Charles Du Vernoy, Les consolations divines pour les personnes affligées, p. 130. 63. Pierre Du Bosc, Cinq sermons, pièce 2 : La doctrine de la grâce, ou sermon sur ces paroles de Saint Paul en son Epistre aux Ephes. Ch. 2 v. 8 Car vous estes sauvez par la grâce par Pierre Du Bosc, Samuel de Tournes, Genève 1682, p. 18-19. Voir aussi ibid., pièce 4, p. 71-72.

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote certains pasteurs, à châtier et à anéantir les endurcis), mais aussi à multiplier ses fidèles, à voir vivre sa créature et à la faire revivre après sa chute 64. Dans cette gamme émotive qui, somme toute, associe souvent indistinctement le Père et le Fils, les pleurs du Christ forment l’une des émotions les plus significatives de la dilection divine, sinon l’émotion divine la plus expressive, par le biais de laquelle Dieu se révèle saisi par l’infidélité de ses créatures, comme atteint par la sanction qui les accable 65 : un Dieu dont les pasteurs disent partager les larmes devant leur Église corrompue comme autrefois le Christ devant Jérusalem, exposée aux châtiments de ses iniquités, nous y reviendrons 66. Miséricorde et bienveillance (chez Beringhen et Basnage), mais aussi bénédiction, bonté et charité, et plus fortement encore tendresse et tristesse (chez Allix, Du Bosc et Pictet), sont, par la sensibilité qu’elles supposent et le trouble qui leur est associé, autant de déclinaisons des émotions de Dieu liées à l’expression de son amour dont la grâce et le pardon manifestent l’essence. Dieu est en filigrane cette force attachée à sa créature qui fait de lui un Dieu regardant, sensible à l’attitude des siens, affecté par les guerres qui ravagent ses fidèles 67, et soucieux de la conservation de ses enfants 68, jusque dans la « haine 69 » qu’il déploie pour les interpeller et ramener à lui les égarés, assurent les directeurs de conscience.

64. Charles Du Vernoy, Les consolations divines pour les personnes affligées, p. 128 sq. ; Les armes de Sion, p. 7 (Prière pour s’humilier devant Dieu à la vûë des Jugemens qu’il a déployez sur son Eglise). 65. Ce constat n’est pas sans soulever la question de l’articulation de l’émotion divine à la théodicée et du rôle qui lui est assignée dans la coexistence de la bonté de Dieu, des châtiments qu’exerce la divinité, et de la présence du mal dans la création. Cette émotion relaie la tension biblique entre un Dieu qui décide de tout – et jusqu’à l’affliction de son peuple qu’il châtie de son infidélité – et qui néanmoins se trouve affecté par la persécution de ses enfants indociles. L’émotion serait-elle ce langage affectif (ce biais sensitif) venu renseigner la visée profonde de l’action divine ? 66. Sur les pleurs du Christ proprement dit, voir Pierre Du Bosc, Sermons sur divers textes de l’Écriture sainte, sermon ix : La journée de Jérusalem, p. 396. 67. [Matthieu Larroque], La consolation de l’Église, p. 35. 68. [Pierre Allix], Douze sermons, p. 55-56 (Sermon sur les paroles de Jésus Christ à Saint Pierre, prononcé le 15 novembre 1682). 69. Terme présent aussi bien chez Isaac Claude (voir supra n. 49 et infra n. 82) et Pierre Du Bosc que chez Pierre Allix, Les malheurs de l’impénitence, ou Sermon

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Chrystel Bernat Sous la plume des ministres, la considération de l’immutabilité de Dieu s’accorde à l’usage des émotions sans contradiction apparente : on en trouve un exemple éloquent dans la prédication d’Isaac Claude chez qui un Dieu « émû » (qui revêt la figure de Père, archétypale de l’amour) jouxte un Dieu immuable 70, également chez Pierre Du Bosc qui tout en défendant un Dieu « inaltérable » l’anime d’une forte dimension émotive (d’« une émotion pathétique »), et l’associe de manière non moins symbolique, on l’a vu, à la figure maternelle éprouvée par le devenir de ses enfants 71. La prédication du premier semble cependant aller plus loin encore. La considération de l’amour de Dieu amène Isaac Claude à renverser la marque distinctive de la divinité. Selon tel ou tel de ses sermons, c’est moins l’immutabilité de Dieu qui le différencie des hommes que la kénose du Christ, son abaissement à l’humanité et sa capacité, sans égale, à avoir enduré jusqu’au bout une souffrance qu’aucune créature n’est en mesure de supporter et à laquelle, toujours, l’homme travaille à se soustraire. C’est la croix – autrement dit le tourment porté à son comble et la dignité de sa fermeté – qui le distingue à tout jamais des hommes. « Il y a, affirme-t-il, de l’absurdité à regarder ces souffrances et ces douleurs comme en la personne de Christ comme une chose indigne de sa condition puis qu’au contraire il les faut prendre comme un caractère de la sainteté

[…] prononcé à Charenton, le 28 décembre 1675, jour de jeûne, chez Olivier de Varennes, Charenton 1676, p. 18. 70. Voir en particulier BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude prononcé à Clermont le 4 décembre 1678 et à La Haye le 17 septembre 1684 (n. fol.) : considérant, au sein des cinq grandes « propriétés » de la divinité, l’amour (que le ministre tient pour principal attribut de Dieu) et l’« immutabilité » de Dieu, Isaac Claude prêche que « l’Écriture ne se contente pas de dire que Dieu nous aime ». Cet amour a pour marque un titre particulier, celui de « Père », qui exprime la proximité de ce Dieu dans l’émotion même qu’il suppose. Cet amour, explique-t-il, « c’est cela même qui est marqué par le titre de Père dont il a voulu se revetir en notre faveur […]. Un Père est émû envers ses enfans, l’Eternel en est émû envers nous. En effet ce nom ne nous parle de toutes parts que de son amour ». Ici, l’émotion n’affecte pas le Fils mais bien le Père. 71. Voir Pierre Du Bosc, Cinq sermons, pièce 4 : La censure et la condamnation des tièdes, en deux sermons sur les paroles de Jésus-Christ dans l’Apocalypse, chap. 3, v. 15-16. Prononcé à Charenton le 23 février et le 2 mars 1670, par Pierre Du Bosc, sermon ii, p. 59 et 71-72.

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote de sa mission 72. » Ce n’est donc pas l’absence d’émotion qui caractérise la divinité mais sa sublimation, dont le Christ seul a su témoigner, qui le désigne comme Dieu. Un amour qui oblige : Émotions de Dieu et prédication combative Quels sont les lectures de l’amour de Dieu et les usages homilétiques de la dilection divine dans les discours réformés des années d’oppression ? Par la dispensation de ses grâces qui regarde à l’affranchissement de son peuple foulé (« son égard est la délivrance 73 »), par sa présence au milieu des répudiés comme pour les garantir de leur faiblesse et les émanciper de la violence des ennemis 74, la dilection divine sert en premier lieu la compréhension des malheurs vécus. Dieu y est décrit comme tournant la « rouë des tribulations » qui mènent à la gloire. Rien n’arrive qui ne vienne de lui 75 ; rien ne se produit qui ne soit l’effet de sa dilection, l’épreuve servant à façonner la foi des croyants et à les préparer à la félicité : Il vous tient en sa main, & tournant sur vous la rouë des tribulations, c’est pour faire de vous un vaisseau d’honneur appareillé à gloire. Comme un bon potier, il est toûjours occupé avec souci à son œuvre […], vous êtes une terre qu’il a façonné […] ; il s’adonne à plomber son travail, c’est-à-dire, à vous fortifier & affermir jusqu’à la fin, pour estre irréprehensible 76.

Le châtiment n’est pas l’effet unique de la colère mais la manifestation même de l’amour de Dieu qui corrige son peuple pour le ramener

72. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude prononcé à Clermont le 4 février 1680 (n. fol.). 73. Les armes de Sion, p. 120 (Prière des fideles qui souhaitent leur rétablissement). 74. Élie Merlat, Le moyen de discerner les esprits ou sermon sur la I Epitre de S. Jean, chap. 4, vers. 1 Bien- aimés, ne croyez pas à tout esprit mais éprouvez les esprits, s’ils sont de Dieu, prononcé à Lausanne le vendredi 11 janvier et le dimanche 13e, l’an 1689, David Gentil, Lausanne 1689, p. 2. 75. Charles Du Vernoy, Les consolations divines pour les personnes affligées, p. 23 (« Dieu tient toûjours le gouvernail, & rien ne nous arrive que par sa direction ») ; Claude Brousson, La manne mystique du Désert, sermon Vi : Dieu déchirant son propre peuple (Os 5,14-15), p. 212. 76. Charles Du Vernoy, Les consolations divines pour les personnes affligées, p. 24-25.

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Chrystel Bernat de son égarement et pour lui éviter de périr, assènent Brousson et Turrettin 77. Cet usage de la dilection divine entend faire considérer la dimension salutaire de l’épreuve à laquelle l’amour divin est corrélé 78, et le fait que les désolations préfigurent le triomphe et ressortissent encore de l’amour de Dieu qui ne « châti[e] que par mesure » pour éviter la perdition, assure Beringhen, retenu en août 1686 dans les cachots de la Bastille : Il est vrai que pour nos iniquités, il a fait venir un grand mal sur Jerusalem […] ; mais prions pour sa paix […] puis qu’en nous châtiant, il nous enseigne que c’est pour nous empêcher d’être condamnez avec le Monde, & entrainés avec les ouvriers d’iniquité ; [r]éjouissons nous […] de ce que cette legere affliction […] doit produire en nous un fruit paisible de justice […] l’épreuve que Dieu fait aujourd’hui de nôtre foi […] a son fondement dans la dilection de Dieu envers nous 79.

Les ministres expliquent l’épreuve durable de l’oppression et les vicissitudes des leurs à l’appui de cet amour divin : « Ce sont d’heureuses ruines puisqu’elles contribuent à l’elevation de la grace et qu’elles ne nous abbaissent que pour être des monuments éternels de l’amour de Dieu et de la beneficence divine envers nous 80. » Les pasteurs réformés valorisent alors l’adage paulinien qui fait de la prospérité le signe de la répudiation et du châtiment la marque assurée de l’amour de Dieu 81 ; adage à partir duquel les protestants se pensent aux portes du Royaume de Dieu – aux bords de la Canaan mystique selon le langage broussonien et juréen – et considèrent l’Église romaine à l’aube de sa destitution. Dieu châtie pour profit 82, il ne « châtie [le

77. Claude Brousson, La manne mystique du Désert, sermon ix : L’endurcissement et la ruine des profanes (Es 1,5-7), p. 40 ; Michel de Turrettin, Le silence du fidele affligé, p. 26, 45, 50-51, 61. 78. Michel de Turrettin, Le silence du fidele affligé, p. 22. 79. [Théodore de Beringhen], Cinquante lettres d’exhortation et de consolation, lettre Viii, p. 78-79. 80. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur Ps 31,20 prononcé à La Haye le 14 octobre 1691, soir de cène (n. fol.). 81. Claude Brousson, Lettres au clergé de France assemblé à Paris en l’année 1685, le Sincère, Au Désert 16892, lettre Vi du 29 juin 1685, p. 3 ; Michel de Turrettin, Le silence du fidele affligé, p. 22. 82. [Pierre Allix], Douze sermons, p. 297 (Sermon sur les malheurs de l’impénitence, Proverb. I 24, 25, 26, 27, 28 prononcé à Charenton le 28 décembre 1675, jour de jeûne) ; [Théodore de Beringhen], Cinquante lettres d’exhortation et de

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote pécheur que] parce qu’il l’aime 83 », n’« afflig[e] que par un éfet de son amour 84 », principe fondamental qui doit permettre de revenir de tout désespoir (même de l’épreuve de la persécution) et de tout endurer en se disposant à une patience victorieuse 85. C’est là un effet de la Providence et de l’amour de Dieu : Dieu châtie comme un père ses enfants. Tout ce qu’il fait, il le fait non seulement comme Créateur, mais aussi comme Père […]. La discipline & le châtiment sont les marques de son adoption […]. Tout ainsi que pour être heritier de Dieu & cohéritier de Christ, il faut estre enfant de Dieu, de mesmes pour être glorifié avec Christ, il faut souffrir avec Christ […]. Par ces considérations, vous voyez […] combien vous estes obligé de porter patiemment vos afflictions puisque vous désirez de recevoir la couronne, que nul ne la reçoit qu’il n’ait esté approuvé, et que nul n’est approuvé qu’il n’est souffert & enduré 86.

L’épreuve de la souffrance relève du partage de l’expérience christique 87, d’une communion d’émotions, lieu de rencontre et d’union à Dieu : L’exemple de souffrance nous est une consolation. Si cela ne suffit pas à addoucir l’amertume des eaux de vos miseres, prenez du bois que l’Eternel vous montre en la croix de son Fils, il les addoucira infailliblement […] Jesus […] ne vous dira pas seulement de regarder ses mains, mais aussi de considérer ce que les vôtres ont fait, de mettre le doigt sur vôtre conscience […]. Quand vous toucherez par foy les marques de ses playes, vous ne craindrez point de les toucher de la main, c’est-à-dire de souffrir volontiers avec lui […]. Il y a de la consolation de porter en ce monde des playes, la douleur desquelles cessera, mais les marques desquelles dureront au Ciel eternellement

83. 84. 85. 86. 87.

consolation, lettre i : À Monsieur son père, relégué à Montargis, & gardé par seize dragons, Vézelay, le 20 février 1686, p. 9. BU Leyde, BWA, MA 5 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur 2 Co 1,3-4, s. d., s. l. (n. fol.). Michel de Turrettin, Le silence du fidele affligé, p. 69. Ibid., p. 60-61. Charles Du Vernoy, Les consolations divines pour les personnes affligées, p. 25-28. Sur les souffrances du Christ comme école de l’épreuve dont l’issue doit assurer les réformés de la gloire à venir, voir BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur Ps 118,22 prononcé le lundi de Pâques 14 avril 1686, s. l. [La Haye] (n. fol.).

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Chrystel Bernat […] le serviteur n’est point par dessus son Seigneur ; […] si le Seigneur a souffert, il est juste que le serviteur souffre […]. Il n’est pas raisonnable que le Seigneur aye marché sur la Terre comme un serf, & que les serfs pretendent aller à cheval 88.

Antidote à la déréliction, la dilection divine sert un discours identitaire qui entend faire de l’épreuve l’objet d’une résistance spirituelle confiante : « La certitude que nous avons du secours de Dieu dans nos souffrances est un puissant motif de les endurer », écrit Beringhen 89. La dilection divine est pour eux cette force d’émancipation, le creuset d’une ténacité et d’une inflexibilité spirituelles par lesquelles Dieu entend édifier aussi ses ennemis 90. Sous la plume des réformés, l’amour de Dieu est pareil à une alcôve, qui cache le fidèle, lit-on, « en son tabernacle au jour de l’adversité » et le « tien[t] à couvert en la cachette de sa tente », qui fait du cœur du fidèle serviteur une ville forte imprenable 91. L’amour de Dieu est précisément, prêche Turrettin à l’appui de Rm 8,35-39, ce que rien ni personne ne peut ravir au fidèle 92. Par effet, le principe de l’amour miséricordieux de Dieu est l’arme de l’affligé, le « grand privilège » offrant la « liberté de s’entretenir familièrement avec Dieu 93 » ; une assurance qui doit tout faire espérer mais qui nécessite en retour (là est la condition primordiale) d’avoir le cœur à Dieu sans qu’il « n’extravague 94 », autrement dit sans qu’il ne s’adonne à d’autres dieux ni à d’autres croyances, a fortiori au catholicisme même imposé par la force. La dilection divine épouse la forme d’une « faveur » qui doit permettre aux protestants de résister à l’abjuration et de maintenir la profession de leur religion 95. Dans ce cadre, les maux du Christ, qui symbolisent l’acmé de l’affliction, 88. Ibid., p. 28-31. 89. [Théodore de Beringhen], Cinquante lettres d’exhortation et de consolation, lettre Vi : À Monsieur… dans l’abbaye de…, La Bastille, le 25 juillet 1686, p. 38. 90. Claude Brousson, La manne mystique du Désert, sermon iii : Les Brebis mystiques discernant les vrais Pasteurs d’avec les Loups ravissans (Jn 10,4), p. 84 et sermon Viii : Le Sommeil & la désolation de l’Epouse de Jesus Christ (Ct 5,2-7), p. 27. 91. Les armes de Sion, p. 123, 125 (Prière pour ceux qui se tiennent cachez durant la persécution, & qui n’ont point changé de religion). 92. Michel de Turrettin, Le silence du fidele affligé, p. 18. 93. Les armes de Sion, préface, p. *3. 94. Ibid., p. *4r. 95. Ibid., p. 21 (Prière pour les fideles en general qui sont persecutez).

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote servent ici d’étalon à ceux, relatifs, des hommes, et doivent permettre de les soutenir sans regimber 96. L’amour de Dieu innerve fréquemment un discours valorisant le sacrifice, nous le verrons, pour lequel les marques de la Passion du Christ relativisent tout en les exaltant les voies du martyre. Même condamnés au supplice, les fidèles serviteurs exposés aux tourments ont pour eux d’être assurés que « le sentiment de l’amour de Dieu ne les abandonnoit jamais ». En offrant l’intrépidité aux martyrs « dont l’ame toujours calme et toujours tranquille a triomphé de la cruauté des tyrans et trouvé le repos et la joye au milieu des troubles 97 », cet amour, prêche Isaac Claude, est ce qui permet de surmonter l’affliction et de faire face à l’ennemi catholique. La morgue même de l’adversaire recouvre encore une valeur : « Il est vray que ces interets [ceux de Dieu] et ceux qui les soutiennent sont souvent méprisez, ils sont souvent la racleure […] de la terre. Mais que ce mépris est glorieux à une âme fidèle […] au bout de ce mépris il voit la couronne que Dieu lui garde, au bout de sa legère affliction il voit un poids éternel de gloire et de felicité 98 ». La condition décisive de la fidélité prêchée par les pasteurs de la période révocatoire n’est pas sans écorner (au moins en apparence) le principe d’un amour gratuit. Quand certains le disent inaliénable à l’égard des plus fidèles serviteurs mais périssable à l’égard des inconstants, d’autres le présentent modulable et cependant inaltérable. Dans l’un de ses sermons tirés de La réconciliation des pécheurs avec Dieu, paru à Genève en 1710, Benedict Pictet offre une définition de la dilection divine fondée sur Rm 5,9-11, à l’appui de laquelle il défend un amour indéfectible qui sauve infailliblement l’homme de la colère (c’est-à-dire de la malédiction et de la répudiation). Reposant sur cinq principes tirés de la péricope paulinienne qui veut que « si lors que nous etions ennemis [pécheurs], nous avons été réconciliez avec Dieu par la mort de son Fils, beaucoup plus étans déjà 96. Ibid. Voir également Lettre de plusieurs reformés de France qui ont tout abandonné pour la cause de l’evangile. A ceux qui ont succombé sous la persécution (s. d.), dans Pierre Encontre, Trois lettres du Refuge écrites de l’exil aux Églises sous la croix (1685), Paris 1877, p. 24. 97. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude prononcé à Clermont le 10 décembre 1679 (pour les deux citations). 98. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur Rm 10,9 prononcé à Clermont le 20 octobre 1680 et à La Haye le 17 juillet 1689 (n. fol.). Voir aussi Claude Brousson, La manne mystique du Désert, sermon xi : La nécessité de se convertir à l’approche du Règne de Dieu (Mt 4,17), p. 113.

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Chrystel Bernat reconciliez serons nous sauvez par sa vie », sa lecture défend que celui qui a donné son Fils pour racheter le péché des hommes ne saurait rien refuser, et que l’amour éternel, issu d’une chaîne de grâces, rend le salut inévitable : « Si Dieu pouvoit changer son amour en haine, on pourroit craindre qu’après nous avoir justifiez, il ne nous condamnât ; mais […] son amour est éternel […]. Ce sont des flammes que toutes les eaux ne sauroient éteindre 99 ». En 1719, Jacques Basnage défend de même que Dieu ne peut renoncer à son amour sans cesser d’être Dieu 100. En ce premier tiers du xViiie siècle, on semble bien loin des exégèses d’Isaac Claude des décennies 1670-1680 101 et des objurgations de Claude Brousson qui, en 1690, agitait encore le spectre d’un désamour divin provoqué par la traîtrise de ses enfants 102. Il faut pourtant y lire à deux fois. Car comme ses confrères, Pictet finit par retrancher de cette dilection les « pécheurs impénitens » avant d’interpeller son auditoire sur la révolte spirituelle des réformés qui se sont laissés aller au crime d’apostasie. Dieu est sensible certes, mais clément seulement envers les repentants prêts à s’extraire du catholicisme dans lequel la peur ou la contrainte les a fait trébucher. Le don entier de Dieu suppose le don entier des hommes. Et le discours sur le pardon inconditionnel trouve sa résolution théologique dans le principe selon lequel Dieu n’a pas fait abonder sa grâce (son amour) pour qu’il soit donné aux hommes de faire abonder leurs péchés ; il n’a pas fait non plus mourir son Fils pour donner aux hommes la liberté de l’offenser ;

99. Benedict Pictet, La réconciliation des pécheurs avec Dieu, p. 35-41 et p. 37 pour cette dernière citation. 100. [Jacques Basnage], Instruction et lettre pastorale aux réformez de France sur la persévérance dans la foi, pièce 1 : Instruction pastorale aux réformez de France (La Haye, 20 avril 1719), p. 8. 101. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude, prononcé à Clermont le 4 décembre 1678 (repris à La Haye le 17 septembre 1684) qui insiste sur les méfaits de la révolte contre Dieu en faisant état de la condition de l’homme sorti heureux des mains du Créateur et que la rébellion contre son bienfaiteur a condamné au malheur en devenant « l’objet de la haine de Dieu » (n. fol.). 102. Claude Brousson, La manne mystique du Désert, sermon ix : L’endurcissement et la ruine des profanes (Es 1,5-7), p. 66-67 (« Je ne pense pas que sous le Ciel il y eût aucun Peuple, qui […] fût plus corrompu que celui qui en France se disoit le Peuple réformé. […] C’est pourquoi Dieu […] l’a chassé de sa maison, comme un Peuple indigne de son amour & de son alliance »).

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote cela reviendrait à faire de nouveau couler le sang du Christ, à ouvrir ses plaies, à ce « qu’il remontât sur la croix 103 », prêche Pictet. De fait, l’accès à cette dilection divine demeure conditionnel : Le Ciel vous est ouvert, si vous renoncez à votre mauvaise conduite, mais l’Enfer sera vôtre partage si vous continuez dans vos crimes. Le temps passé ne doit-il pas vous avoir suffi ? […]. Il n’y a pas à balancer ; ou il faut se réconcilier avec Dieu, ou il faut se préparer à l’avoir pour ennemi. Et que deviendrez-vous pécheurs devant ces ardeurs éternelles ? Convertissez vous donc, & fuyez la colère à venir 104.

De même, le propos de Basnage roule sur un argument théologique similaire qui veut que l’amour de Dieu pour infini et gratuit qu’il soit ne s’adresse qu’aux contrits. Dieu ne le refuse jamais à quiconque le demande mais encore faut-il l’invoquer. Il n’est sans limite que pour tous ceux dont le péché fait gémir la conscience, là semble le prérequis 105. Ainsi, l’amour de Dieu doit faire considérer l’effet de sa perte. Les pasteurs n’hésitent pas à brandir les méfaits de son abandon pour mieux faire entendre aux réformés la nécessité de le préserver et l’indispensable amendement qu’il réclame (« le Seigneur a été comme un ennemi 106 », compatissant envers les repentants, il est comme un feu consumant à l’égard des réfractaires 107). Et Isaac Claude d’assurer que toute pusillanimité condamne (« soyez persuadez que notre lacheté nous sera imputée à crime 108 »). En ce temps long de l’oppression catholique, les ministres articulent la dilection divine à la pénitence des hommes. En chaire, l’amour de Dieu opère tel un balancier axé sur la piété des fidèles que toute inconstance menace de dérégler.

103. Benedict Pictet, La réconciliation des pécheurs avec Dieu, p. 46. 104. Ibid., p. 47. 105. [Jacques Basnage], Instruction et lettre pastorale aux réformez de France sur la persévérance dans la foi, pièce 1 : Instruction pastorale aux réformez de France (La Haye, 20 avril 1719), p. 9, 11. 106. Les armes de Sion, p. 110 (Prière & complainte de l’Église après que le chandelier de la Parole de Dieu lui a été ôté, tirée des lamentations du prophète Jérémie). 107. Claude Brousson, La manne mystique du Désert, sermon Vi : Dieu déchirant son propre peuple (Os 5,14-15), p. 201 sq. et 211 pour la citation. 108. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur Ac 1,9 prononcé le jour de l’Ascension à La Haye, le 27 mai 1688 (n. fol.).

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Chrystel Bernat Le pasteur de Charenton Pierre Allix (1641-1717), exilé à Londres depuis 1685, fait retentir le risque d’un Dieu rebuté par l’impiété des siens et valorise, à rebours d’un amour infini, l’idée d’une indulgence divine qui « a ses bornes » : Nous avons veu la bonté de Dieu rebutée, sa misericorde lassée, & sa patience poussée à bout par l’impieté des pecheurs : […] nous voici […] arrivés à la redoutable vicissitude qui menace les impenitens. O hommes, qui portez envie à ces pecheurs […], venez reconnoître ici, que par leur faute & par leur endurcissement ils deviennent enfin les victimes de sa vengeance & de sa fureur. La benignité de Dieu a ses bornes, & on peut en trouver la fin. Parce que j’ai crié, & vous avez refusé d’écouter, dit le Seigneur ; parce que j’ai étendu les mains, & il n’y a eu personne qui y prist garde, & que vous avez rebuté tout mon conseil […] aussi me rirai-je de vôtre calamité, je me moquerai quand vôtre éfroi surviendra comme une ruine, & que vôtre calamité viendra comme un tourbillon, quand la détresse & l’angoisse viendront sur vous. C’est là l’arrest du ciel, selon lequel aux actes de la miséricorde que Dieu exerce envers les pécheurs, il fait infailliblement succéder l’horreur de ses jugemens, dont il frape ceux qui s’opiniâtrent dans leur impénitence […]. Quelle calamité ! Quelle détresse ! Quel éfroi ! Voir son Juge & son Dieu irrité ! Lui entendre déjà prononcer l’arrest de la condamnation éternelle ! Car vous savez que le Sage a porté sa pensée jusqu’à ce jour, & à ce moment, auquel Dieu faisant traîner les âmes criminelles devant son Tribunal, doit les envoyer au feu éternel avec ses paroles : Allez, maudits, au feu éternel qui est préparé au Diable & à ses anges 109.

Tandis qu’un fidèle serviteur, écrit le théologien, peut, par ses prières, fléchir Dieu irrité, les entêtés, par leur endurcissement, se condamnent inéluctablement à sa « fureur ». Pire, ils s’exposent à l’insensibilité d’un Dieu à « l’œil sec » : un impénitent […] n’a point ces remedes pour adoucir la rigueur de ses maux. Au contraire, Dieu opose aux trois degrés de l’impénitence […], ces trois actes de sa justice inexorable. Premièrement, il se moque de la calamité des pécheurs ; en second lieu il est sourd à leurs prieres ; enfin il est insensible aux aparences de leur retour vers lui. Ah, dit-il par un Prophete, je me rendrai content de mes adversaires.

109. [Pierre Allix], Douze sermons, p. 305-307 (Sermon sur les malheurs de l’impénitence, Proverb. I 24, 25, 26, 27, 28 prononcé à Charenton le 28 décembre 1675, jour de jeûne).

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote Voici un nouveau cri, mais un cri d’ennemi qui exerce la vengeance […]. La haine a succédé à la tendresse, & la fureur à la miséricorde : Dieu ne voit plus désormais le pécheur comme un malheureux que sa misère a rendu l’objet des compassions […], mais comme un scelerat dont la destruction lui doit donner de la joye […] Dieu voit d’un œil sec la misère des impénitens, non seulement il se réjouït de leur ruine, il rend encore inutile les prières d’hypocrisie 110.

Face au risque de laisser accroire que la miséricorde divine puisse garantir les apostats et les nicodémites de leur crime, certains ministres en restreignent l’immensité de façon à faire considérer qu’il y a un seuil d’amour à ne pas franchir, au-delà duquel la fureur de Dieu l’emporte sur sa dilection. L’homilétique huguenote joue fréquemment de cette tension biblique entre l’annonce d’un amour divin fondamentalement inconditionnel, qui recouvre de mansuétude toutes les lâchetés humaines, et une dilection réservée aux seules âmes fidèles : Un pécheur s’imagine qu’il sera toûjours le maître de son cœur [de Dieu], pour se convertir avant que la calamité soit venuë à son comble ; & qu’ainsi du bord des enfers il pourra porter dans le ciel des regrets si forts de ses crimes, que Dieu sera apaisé envers lui. Mais que cette illusion est vaine, & qu’elle est funeste aux impenitens ! Car après tout, ce retour dont ils conçoivent l’esperance est absolument impossible, quand une fois [que] Dieu a fait venir les flots débordés de ses jugemens. La raison est que Dieu ne les fait jamais venir sur les pecheurs, qu’ils n’ayent entiérement épuisé toute sa patience ; & alors il ne leur fait plus la grâce de se repentir salutairement 111.

Sa vengeance inexorable exige de changer de conduite pour espérer changer de condition 112.

110. [Pierre Allix], Douze sermons, p. 307-309. 111. Ibid., p. 309-310, voir aussi p. 321-322 (Sermon sur les malheurs de l’impénitence, Proverb. l 24, 25, 26, 27, 28 prononcé à Charenton le 28 décembre 1675, jour de jeûne). 112. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur Rm 10,9 prononcé à Clermont le 20 octobre 1680 et à La Haye le 17 juillet 1689 (n. fol.). Voir aussi son sermon sur Mc 13,1-2 prononcé à La Haye le 9 novembre 1692 (« Mes frères aprenez tous d’icy à redouter la justice éternelle de Dieu […] soyez saisis de terreur à la veûë de ce terrible exemple de sa colere, et concevez pour une bonne fois que c’est une chose epouvantable que de tomber entre ses mains quand il est irrité »).

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Chrystel Bernat Le Dieu de courroux prendrait-il le pas sur le Dieu d’amour ? Les ministres s’en défendent, à l’instar de Du Vernoy (mais on est alors à l’orée seulement de l’oppression) qui récuse l’idée d’un Dieu ne regardant plus les siens que « d’un œil indifférent ». Pourtant, l’usage de la dilection divine évolue bel et bien à mesure que la violence de l’oppression entame la détermination des réformés. Tandis qu’en 1666 toute minoration de sa bienveillance fait figure de défiance sacrilège (de « deffiances maudites » écrit Du Vernoy, l’image d’un Dieu irrité étant considérée comme l’effet de la malice du diable 113), en 1685 la dilection divine se fait extrêmement contingente : quand Benedict Pictet considère le bras de Dieu désarmé par la Passion, Gabriel Mathurin comme Élie Benoist exhortent les hommes à opérer leur réconciliation, à engager, prêchent Claude Brousson et Isaac Claude, une nouvelle alliance, un nouveau contrat d’amour 114. Sans cesser de clamer la miséricorde divine, la littérature pastorale veut faire considérer l’indispensable fidélité que la dilection divine exige, à défaut de laquelle Dieu la suspend. Et si tant est que cet amour subsiste, sa dilection n’ôte rien de la puissance de Dieu sur les hommes : « L’affection et la tendresse qu’il a pour nous ne le dépouille[nt] pas de l’autorité et de l’empire qu’il a sur nous 115 ». Une autorité qui ne peut convenir de la déloyauté. À partir de la décennie 1680, cet amour divin que l’apostasie menace devient un puissant levier d’exhortation, épicentre d’un discours militant promouvant le combat spirituel. Nous devons souffrir […] et soutenir l’honneur de notre vocation avec courage. Les lâches sont en abomination à Dieu, c’est pourquoi il les chasse de sa création […]. Si nous voulons que cela ne nous arrive pas, soyons fermes dans les tentations, et intrepides dans les perils. Nous le devons estre avec d’autant plus de raison que nous sommes assurez que Dieu nous y soustiendra et nous y fortifiera […]. Marchons donc, Mes Freres, sous ses divins drapeaux, courageusement.

113. Charles Du Vernoy, Les consolations divines pour les personnes affligées, p. 119123 pour les citations successives. 114. Claude Brousson, La manne mystique du Désert, sermon Vi, p. 232 ; BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur Col 1,14 le 2 juin, année indéchiffrable (1690 ?). 115. BU Leyde, BWA, MC 13 : analyse de Jn 12,26 (s. d.) attribuée à Du Bosc, p. 27.

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote Nos ennemis […] ne nous pourront jamais vaincre. Ils nous travaillerons, ils nous agiteront, ils nous persécuteront mais nous demeurerons toujours plus que vainqueurs parce qu’il nous a aimez 116.

Pour perdurer, expliquent les ministres, l’amour que Dieu offre à son peuple exige d’être continuellement honoré. Sa compassion à l’égard des opprimés ne vaut, affirment-ils, que tant que les affligés révèrent à sa grandeur et lui demeurent loyaux, sans céder à nulle compromission avec le catholicisme. Dilection et émotion divines soutiennent alors un examen de conscience. C’est adossé à l’indignation de Dieu 117 mais encore à l’émotion du Christ, travaillant à la conversion de Jérusalem après avoir verser des larmes sur son infidélité, que les ministres légitiment leurs objurgations et défendent leur devoir d’admonestation visant à porter les apostats à repentance : Vôtre changement de religion n’a pas entierement rompu les liens par lesquels je vous étois unis. […] Ainsi vous ne devez pas être étonnez si je tâche de vous représenter vôtre devoir, & de vous faire reprendre le chemin du ciel que vous avez quitté. Non seulement Jesus-Christ pleura sur Jerusalem, mais il fit de puissans efforts pour la convertir […]. Il ne suffit pas […] que vôtre misere fasse incessamment couler des larmes de nos yeux, il faut que nous fassions tous nos efforts pour vous porter à la repentance, & que comme Moïse, après avoir été violemment émûs de vous voir dans l’idolatrie […], nous vous rapportions les deux tables de la Loi, & que nous vous remettions devant les yeux les commandemens de Dieu, afin que vous les fassiez 118.

C’est tout autant à l’appui d’un Christ qui pleure et qui gémit que les pasteurs appellent les huguenots à tenir ferme. L’émotion même du Christ doit porter à endurer l’assaut des ennemis, prêche Isaac Claude :

116. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude prononcé à La Haye le 19 août 1689 (n. fol.). 117. BU Leyde, BWA MB 50 : Quelques sermons et quelques analyses d’un pasteur inconnu, prêchés vers la fin du xviie siècle à Genève, fol. 50-53 : sermon manuscrit sur 1 Co 2,31 (prêchant l’irritation de Dieu, le prédicateur appelle à l’examen de conscience : « Jugeons nous afin de n’être pas jugés », fol. 50 ; « Dieu a mis un tribunal dans nos consciences qui doit répondre au sien », fol. 51). 118. [Jacques basnage], Considerations sur l’état de ceux qui sont tombez, ou Lettres à l’Église de ***** [Rouen] sur sa chute, Abraham Acher, Rotterdam 1686 : lettre I, Rotterdam, 22 décembre 1685, p. 3-5.

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Chrystel Bernat Pour qui Dieu a t’il fait cette merveille [= l’incarnation d’un Dieu serviteur] ; pour des pécheurs, pour des misérables, pour des gens qui en etoient entierement indignes. Ayons sans cesse Mes Frères cette verité devant les yeux, afin que nous ne soyons pas insensibles à un si grand bienfait […]. Infirme fidele aurois tu assez de foiblesse pour ne pouvoir supporter quelques duretez du monde, apres toutes celles que ton Sauveur a bien voulu souffrir pour toy. […] Dieu veuille nous donner plus de force et de courage. Nous en avons besoin Mes Freres dans ces tristes tems. Nous avons de toutes parts des ennemis qui ne songent qu’à nous ravir nostre repos, nos biens, nostre piété, nostre religion. Préparons nous à soutenir tous leurs assauts […]. Christ en naisant fut environné de foiblesses, il pleura, il gémit, ces foiblesses, ces pleurs et ces gemissemens furent les avant coureurs de tous les maux qu’il eut à souffrir dans la suite et qu’il soutint si courageusement [tout cela est un type de nostre condition]. Ce divin redempteur nous a fait naistre dans son Eglise au milieu des plaintes, des cris, des frayeurs, et des afflictions, ces plaintes n’ont esté que de foibles images de tous les malheurs qui maintenant s’offrent à nos yeux. Soutenons les avec fermeté puis qu’il nous y appelle, n’en estimons pas moins la religion que nous professons. Que dis-je […] regardons toutes ces persecutions violentes qu’elle endure, toutes ces injustices criantes qu’on luy fait, toutes ces flétrissures honteuses dont on la couvre comme des preuves authentiques de sa verité et de sa divinité […], tempestée […] c’est pourtant la religion de Christ, c’est pourtant dans son sein que Dieu nous donne mille témoignages de son amour, […] ne craignons pas […]. Soumettons nous seulement avec joye à son gouvernement, respectons ses ordres […] et soyons perduadez que lors que le tems en sera venu, il sçaura bien trouver les moyens de couronner notre obéissance et de nous rendre participans d’une gloire immortelle que personne ne nous ravira jamais 119.

Ressort alternatif d’une affliction rédemptrice et d’une justice protectrice 120, l’amour de Dieu demeure une source d’espérance dans la mesure où il recèle, assure-t-on, une miséricorde plus profonde que les abîmes d’infidélité, qui offre de renaître à la mort spirituelle 121 et d’endurer la persécution avec patience : 119. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude prononcé à Clermont le 16 juillet 1679 et à La Haye le 28 mars 1683 (n. fol.). Entre crochets et en italiques, la note ajoutée en marge par le prédicateur. 120. Voir Claude Brousson, La manne mystique du Désert, sermon Vii : La Chûte & le Relèvement de l’Église (Mi 7,7-10), p. 234-264. 121. Les armes de Sion, p. 30 (Prière pour une personne qui a changé de religion mais qui s’en repent).

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote Que nos ennemis fassent ce qu’ils voudront contre nous, pourveu que nous fassions notre devoir ne nous mettons en peine de rien. Possedons seulement nos âmes en patience recevons avec joie les marques de la protection de Dieu et après ne doutez pas qu’il ne nous benisse en cette vie […]. Dieu ne nous abandonnera pas […] il nous donnera mille marques de son amour 122.

L’interprétation de l’amour divin sert aussi la valorisation d’un impératif d’amendement ; il revient encore à l’homme, prêchent les ministres, de révérer cet amour, et après avoir fait preuve de faiblesse, de s’en montrer digne. Le contrat d’alliance suppose des devoirs, une obligation majeure, aussi simple qu’impérative, assure Isaac Claude : Mes Frères, la religion chrétienne ou si vous voulez l’alliance que Dieu a traitée avec nous consiste en 2 parties. D’un coté ce que Dieu nous promet, et de l’autre les devoirs qu’il exige de nous, ce qu’il veut faire pour notre felicité et ce que nous sommes obligez de faire pour sa gloire, le salaire qu’il nous donne et le service qu’il veut que nous luy rendions 123.

Les réformés se doivent ainsi de répondre de l’amour divin par leurs louanges à Dieu : « Il faut que le fidele après qu’il a reçu les graces de Dieu les luy renvoye, si j’ose dire ainsy, en les faisant remonter jusqu’à luy par ses actions de grace, comme la terre renvoye au ciel par ses vapeurs les pluyes qu’elle en avoit receues », c’est là le « tribut que nous sommes obligez de luy payer », explique le ministre de La Haye 124. L’usage homilétique de la dilection permet ainsi de défendre un principe d’engagement 125 en faisant considérer le service qui est dû à Dieu

122. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude prononcé à Clermont le 4 décembre 1678 et à La Haye le 17 septembre 1684 (n. fol.). 123. Ibid. 124. BU Leyde, BWA, MA 5 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur 2 Co 1,3-4, s. d., s. l. (n. fol.). 125. Élie Saurin insiste sur la réciprocité d’un amour qui produit une réciprocité d’engagements et prescrits aux créatures des devoirs (« L’union spirituelle que cet amour produit, & qui produit cet amour, les sentimens & les engagemens réciproques, tout cela est représenté par des symboles qui sont pris des liaisons & des relations que le Créateur a formées entre les créatures humaines, & des devoirs qu’il a établis sur ces liaisons & ces relations ») : Élie Saurin, Traité de l’amour de Dieu, préface, p. **5v. Voir également BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur Rm 8,34-36 prononcé à La Haye, le 17 décembre 1690 (n. fol.).

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Chrystel Bernat comme condition préalable à sa miséricorde. Les ministres appellent les réformés à travailler à être dignes de l’amour de Dieu en entretenant leur piété et en vivifiant leur foi (les hommes, expliquent-ils, sont pareils à des héritiers n’étant pas encore entrés en pleine possession de l’héritage céleste auquel ils doivent se rendre d’abord « capables de participer à l’héritage 126 » ; de « contribu[er] tous quelque chose à la structure de son tabernacle 127 »), « car alors Christ entrera dans nos cœurs et seulement y entrera, mais il y demeurera […] pour n’en sortir jamais 128 ». Plus encore, sa dilection impose un exercice manifeste de la religion et une foi revendicative : « Il veut que nous le louïons, […] que nous soions rendus conformes à son fils en ses souffrances, quand nous nous serons acquitter de ces choses il nous récompensera gratuitement en nous […] donnant une entière jouissance de cet heritage (col 5.24) 129 ». Il est décisif de se déclarer pour Dieu afin qu’il se déclarât pour nous, plaide Brousson, et de le célébrer en relevant l’engagement à suivre les commandements qu’il fixe au chrétien, exhorte Mathurin, car Dieu « attend que vous lui donniez des marques de vôtre foi », assure Turrettin 130. Il est impossible d’espérer sa bienveillance « si l’on ne se dévouë tout entier à son service » ; en vous y dérobant, défend Ponce, « vous n’etes que des usurpateurs d’un throne qui ne vous appartient pas 131 ». Peut-on être « chrétien de profession seulement ou bien par l’action », interrogent les directeurs de consciences, dès lors que dans le tribunal de « Dieu on condamne

126. BU Leyde, BWA, MC 2 : Isaac Claude, plans manuscrits de sermons et articles de matière théologique en français et en latin, 1678-1695, cahier, p. 4 (« Une autre raison pour laquelle nous ne jouïssons pas encor a plein de cet heritage est qu’auparavant il faut que nous soions rendus capables de participer à l’heritage ; […] ceux qui sont point ses enfans n’ont point de part à son heritage […] ceux qui n’ont point goûté les choses ameres ne sont point propres à jouïr des douces »). 127. Charles Drelincourt, Consolations de l’âme fidele, p. 465. 128. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur Mt 26,4-12 prononcé à La Haye le 28 octobre 1691 (n. fol.). 129. BU Leyde, BWA, MC 2 : Isaac Claude, plans manuscrits de sermons et articles de matière théologique en français et en latin, 1678-1695, cahier, p. 3-4. 130. Dans l’ordre des citations, voir Claude Brousson, Apologie du projet des réformez de France, p. 37 ; [Gabriel Mathurin], Les feuilles de figuier, p. 94-96 ; Michel de Turrettin, Le silence du fidele affligé, p. 23. 131. BU Leyde, BWA, MD 5.1 : sermon manuscrit d’Isaac Ponce sur Ps 2,12 (Baisés le Fils, de peur qu’il ne se courrouce, et que vous ne perissiez en ce train, quand sa colère s’embrasera tant soit peu. Ô que bienheureux sont ceux qui se retirent vers lui), s. d. (n. fol.).

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote celuy qui ne confesse pas et qui se tait 132 » ? « La vocation chrétienne nous engage 133 ». L’amour divin appelle le chrétien à accomplir sa vocation envers Dieu par l’exercice d’une foi qui doit paraître « au dehors » au risque de menacer l’alliance contractée avec Dieu 134. Et les ministres de prêcher que « le zèle des paroles est inutile s’il n’est soutenu par le zèle des actions 135 ». Au contraire, assurent-ils, « la désertion dégrade [le chrétien] de tous les privilèges » dont Dieu l’a gratifié 136. L’engagement à servir Dieu débute dans la confiance qui lui est accordée. Cet amendement (ce « changement de train » qui suppose de se séparer des « péchez criants mais encore familiers & cachez 137 ») requiert d’abord une confiance en la providence divine, en l’occurrence en la capacité des protestants, protégés par l’amour de Dieu, de venir à bout de leurs ennemis. Il postule une confiance absolue en la miséricorde divine sans laquelle l’entreprise est vouée à l’échec et rien ne se peut (« si vous ne posez d’abord ce fondement cy, tout le reste du bastiment s’en ira en ruine »), et à défaut de laquelle Dieu devient un adversaire (« si nous ne le prenons pas pour objet de notre confiance, il est notre ennemi 138 »). Seule la confiance (« qui n’est autre chose que la foy », précise Claude) gage, en un geste d’amour réciproque, de la victoire (« ceux qui se confient en l’Eternel […] sont comme la montagne de Sion, laquelle ne peut etre ebranlée, mais se maintient à toujours 139 »). Et les pasteurs d’exhorter les réformés à ne jamais douter de son amour, sinon à en venir à se « defier de la vertu du sang de Christ 140 » en doutant de la Passion rédemptrice elle-même. 132. BU Leyde, BWA, MB 50 : Quelques sermons et quelques analyses d’un pasteur inconnu, prêchés vers la fin du xviie siècle à Genève, fol. 52vo, 53 (sermon manuscrit sur 1 Co 2,31). 133. Voir également BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur Rm 8, 34-36 prononcé à La Haye, le 17 décembre 1690 (n. fol.). 134. Claude Brousson, La manne mystique du Désert, sermon Viii, p. 14 sq. 135. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur Rm 10,9 prononcé à Clermont le 20 octobre 1680 et à La Haye le 17 juillet 1689 (n. fol.). 136. [Gabriel Mathurin], Les feuilles de figuier, p. 9. 137. BU Leyde, BWA, MB 50, fol. 52 (sermon manuscrit anonyme sur 1 Co 2,31 prêché à Genève). 138. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude prononcé à Clermont le 4 décembre 1678 et à La Haye le 17 septembre 1684 (pour les deux extraits de citations). 139. Ibid. (« il n’y eut jamais [d’]exercice [qui] ne fut plus recommandé que celuy de la confiance chrétienne […] qui n’est autre chose que la foy »). 140. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur Ps 32,1-2

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Chrystel Bernat Ainsi, un combat s’engage dans la revendication de l’émotion de Dieu pour son peuple désolé : celui d’une proximité élective, qui permet aux ministres de prêcher la victoire finale sur le catholicisme pourvu que l’attitude des réformés persécutés les maintienne du côté des justes. La dilection divine est l’assurance d’une émancipation (« il tourne et fléchit tous nos ennemis 141 »), la promesse d’une délivrance ; elle est la marque du juste 142. Puisant dans l’émotion christique, les ministres, Isaac Claude en tête, appellent alors les inconstants à ce que la douleur surmontée par le Christ sur la croix pour sauver les pécheurs leur fournisse le courage d’affronter leurs oppresseurs : « C’est à quoy nous doivent puissamment engager ces douleurs amères que Christ a endurées pour nous […] nous ne le devons pas crucifier une seconde fois 143 ». L’amour de Dieu, prêchent les directeurs de conscience, est cette force de courage qui doit faire mépriser la persécution et engager les réformés à confesser leur foi 144. Sa dilection est la consolation suprême au milieu des disgrâces et de la persécution, « un baume salutaire » au milieu de cette « nuict affreuse », qui doit aider le chrétien à ne pas abandonner sa croyance – les « marques de l’amour de son Dieu […] l’obligent à s’atacher de plus en plus à lui » prêche Allix 145. Si

prononcé à La Haye le 11 janvier 1693, jour de cène (« gardez vous bien pourtant de douter de sa misericorde et de vous defier de la vertu du sang de Christ » (n. fol.). 141. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude prononcé à Clermont le 4 décembre 1678 et à La Haye le 17 septembre 1684 (« il surmonte enfin tous les obstacles et tous les empechements qui s’opposent ordinairement à notre felicité » [n. fol.]). 142. Ibid. (« l’Écriture ne se contente pas de dire que Dieu nous aime, mais pour donner une juste définition des fidèles et pour les marquer par leur principal caractère elle dit que ce sont ceux que le Seigneur aime : Que ceux que tu aimes soient delivrez dit David au Ps 60 »). 143. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude prononcé à Clermont le 10 décembre 1679 (n. fol.). 144. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur Rm 10,9 prononcé à Clermont le 20 octobre 1680, et à La Haye le 17 juillet 1689 (« Courage, M. F., soutenons toutes choses constamment et souvenons nous que Dieu ne nous abandonnera jamais. Nous sommes foibles il est vray mais […] Christ sera notre force […]. Le monde a de la haine contre nous mais Christ nous aime. Et cette amour ne nous vaut elle pas mieux que toutes les choses de la terre. Cette amour ne doit elle pas estre toute notre joye et toute notre consolation ? Cette amour ne doit elle pas faire mépriser tout afin de n’etre jamais assez malheureux pour la perdre »). 145. [Pierre allix], Douze sermons, p. 301-302 (Sermon sur les malheurs de

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote les réformés ne peuvent échapper à la souffrance, ils seront du moins emplis du sentiment de son amour 146. « Servir à Christ, assure Du Bosc, c’est régner », là est l’ultime récompense 147 qui doit permettre de lutter contre le catholicisme sans égard pour sa vie terrestre. La dilection de Dieu fait ainsi figure d’abécédaire de l’interprétation chrétienne de l’histoire à laquelle se livrent les huguenots jusqu’à devenir la matrice de celle qu’ils aspirent à écrire. « L’amour de Dieu doit être le motif & le principe de toutes nos actions », confie Basnage 148. Cette réciprocité d’amour exigeante dont use l’homilétique de la période révocatoire sert un discours de sacrifice qui doit porter les huguenots à continuer à révérer leur Dieu en emboitant le pas des martyrs morts en retour de son amour : Qu’y atil de plus glorieux pour nous que de donner notre vie pour celui qui a donné la sienne pour notre salut. Ca êté en luy la marque d’une amour extreme et ne sommes nous pas obligez de l’aimer selon la même mesure. Nous le sommes d’autant plus, Mes Frères, qu’en mourant pour luy, nous mourrons pour une bonne cause puisque c’est pour son Evangile et pour les interets de sa verité. Et pour quy pouvons nous mieux prodiguer notre sang. Les anciens martyrs par cette consideration allèrent au supplice […]. N’ayons pas moins de courage qu’eux […]. Mes Frères leur foy est parvenue jusqu’à nous, et ils nous l’ont laissé comme un precieux heritage, mais en nous le transmettant ils nous ont crié marchez courageusement sur nos traces. Vous les trouverez marquées et teintes de notre sang, marquez les et les rougissez de même du vostre 149.

C’est d’ailleurs l’amour des fidèles qui, en réponse à celui de Dieu, doit présider à leur service, explique Du Bosc 150. Le baptême est ce l’impénitence, Proverb. I 24, 25, 26, 27, 28 prononcé à Charenton le 28 décembre 1675, jour de jeûne). 146. BU Leyde, BWA, MA 5 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur 2 Co 1,3-4, s. d., s. l. (n. fol.). 147. BU Leyde, BWA, MC 13 : analyse de Jn 12,26 (s.d.) attribuée à Du Bosc, p. 28. 148. [Jacques Basnage], Instruction et lettre pastorale aux réformez de France sur la persévérance dans la foi, pièce 1 : Instruction pastorale aux réformez de France (La Haye, 20 avril 1719), p. 5. 149. BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude sur Rm 8,34-36 prononcé à La Haye le 17 décembre 1690 (n. fol.). 150. BU Leyde, BWA, MC 13 : analyse de Jn 12,26 (s.d.) attribuée à Du Bosc, p. 27 (« Christ […] nous traite comme ses amis […] en nous assurant de son amour.

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Chrystel Bernat « serment solennel » qui fait des chrétiens autant de soldats enrôlés dans l’alliance par « engagement volontaire » dont la promesse de renoncer à tout ce qui s’oppose à la gloire de Dieu doit être tenue 151. Pour cela, « il faut – exhorte le ministre – le servir de cœur », c’està-dire par conviction et dévotion entière. Explicitant les conditions expresses du service chrétien que les réformés se doivent de suivre, Du Bosc précise que Dieu doit être honoré « à l’exclusion de tout autre […] diligemment et avec zele […] constamment […] sans aucune exception […] car la rémunération n’est promise qu’à la persévérance. Il le faut servir dans l’adversité et le danger aussi bien que dans la prospérité et le calme […] de corps et d’esprit tout entier 152 ». Filant de nouveau la métaphore guerrière, le ministre explique que Dieu, « roy des roys et chef de l’Église militante », n’a pas levé ses soldats pour qu’ils demeurent toujours en repos : « Il ne nous a pas enrollez afin que nous soyons toujours dans le calme […] à l’abri des orages et des tempestes, […] à cette guerre, il est juste que nous le suivons […] ayant souffert pour notre salut […] il nous exhorte à souffrir pour sa gloire 153. » Et les ministres d’arguer une gradation de l’amour de Dieu inféodée à leur fidélité au protestantisme dont les biffures sur les feuilles des sermons trahissent la tension théologique qu’une telle affirmation recouvre : « Soyez-lui fidèle jusques à la mort, c’est ainsi Mes Frères que vous pouvez vous assurerez de plus en plus sa protection et son amour. Comme un roi beni il vous […] defendra contre toutes les entreprises de vos ennemis 154 », assure Isaac Ponce.

Cela n’empesche pas que nous ne devions le servir non plus par des motifs de crainte comme des esclaves, mais par des motifs d’amour et de reconnoignace comme des enfans »). 151. Ibid., p. 28 (« vous estes encore à luy par vostre propre engagement volontaire lors que vous etes entrez dans son alliance par le bapteme, n’avez vous pas pris sa livrée, ne vous estes vous pas enrollez sous ses enseignes, ne vous estes vous pas engagez à son service par un serment solennel, n’avez vous pas promis de renoncer à tout ce qui s’oppose à sa gloire », interroge Du Bosc). 152. Ibid., p. 28-29. Voir aussi Isaac Claude qui veut faire entendre qu’« une foy qui demeure cachée n’a qu’une demie vie » et que « dès que la foi d’un fid. homme chrétien est chancelante, elle doute et elle est incertaine, ce n’est plus une véritable foi » (BU Leyde, BWA, MC 7 : sermon manuscrit d’Isaac Claude prononcé à Clermont le 5 février 1679 [n. fol.]). 153. BU Leyde, BWA, MC 13 : analyse de Jn 12,26 (s.d.) attribuée à Du Bosc, p. 31. 154. BU Leyde, BWA, MD 5.1 : sermon manuscrit d’Isaac Ponce sur Ps 2,12, s. d. (n. fol.).

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote Concluons avec les effets poursuivis par cette herméneutique sensitive de l’amour de Dieu. « Exciter des sentimens forts vifs » : Herméneutiques théologiques de la dilection divine Deux principales tendances théologiques s’esquissent au sein de l’homilétique révocatoire. L’une, prédominante, convient et joue de l’émotion de Dieu tandis que l’autre en récuse l’écueil doctrinal. La prédication de Pierre Du Bosc illustre la première et trouve l’une des résolutions théologiques de l’émotion de Dieu dans le recouvrement christique de l’infirmité humaine qui doit mener les fidèles à lutter sans frayeur, celle-ci étant absorbée en son entier dans l’émotion même du Christ lors de la Passion. Réservant une section de ses analyses scripturaires de l’évangile de Jean aux divers troubles du Fils dont il relève « le trouble de son ame et l’horreur dont il est saisi quand il pense à la colere de Dieu », « l’amertume de son ame devant la pensée de ce qu’il auroit a endurer pour nous », et considérant que « ce n’est pas icy le seul endroit où il est remarqué que Christ ait été troublé », Du Bosc s’attarde sur la péricope de Jn 12,27 (« Maintenant mon âme est troublée. Le mot signifie – précise-t-il – forte agitation, une emotion vehemente jointe avec une douleur sensible avec une horreur profonde une crainte et epouvantement ») pour conclure que « c’est ainsy que Christ est emu ». Discutant alors la notion même d’émotion divine (qu’il sait avoir été considérée autrefois comme indigne de la gloire de Dieu), Du Bosc en vient à faire de cette énigme sensitive sur la croix la source du service à rendre à Dieu et jusqu’à l’origine de la force qui doit soutenir les réformés dans leurs afflictions et leur résistance au catholicisme : C’est icy, Mes Freres, un grand mystère, il a voulu craindre la mort afin que nous ne la craignions pas, il a eté troublé à la veue des souffrances afin que nous les envisagions sans horreur, il a pris en un mot nos infirmitez pour nous recouvrir d’une force invincible et d’un courage heroïque dans nos plus grandes tribulations 155.

155. BU Leyde, BWA, MC 13 : analyse de Jn 12,27 (s.d.) attribuée à Du Bosc, p. 37-38. Cette théologie qui souscrit à une divinité émotive n’est peut-être pas sans lien avec l’éloquence du prédicateur louée par ses pairs qui reposait, de l’avis de Basnage, sur l’usage caractéristique d’un « discours […] soutenu de sentimens » (voir E. et É. HaaG, La France protestante ou Vies des protestants français, t. IX, Paris 1859, p. 380).

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Chrystel Bernat Il en va autrement de la tendance théologique (qui n’entend pas même convenir de cette émotion christique) dont Élie Saurin semble (avec son collègue et néanmoins adversaire Pierre Jurieu), l’un des représentants les plus éloquents. Dans la préface de son Traité de l’amour de Dieu paru en 1701, l’ancien pasteur d’Embrun, ministre successif des Églises wallonnes de Delft (dès 1665), puis d’Utrecht et d’Amsterdam (à partir de 1671), appelait à se défier d’une intelligence et d’une spiritualité mêlées aux sens : « Il semble – écrit-il – qu’un traité de l’amour divin regarde le cœur plutôt que l’esprit. Cependant, je travaille plus à instruire l’esprit qu’à toucher le cœur 156 ». Se défendant d’user d’une approche anthropomorphique, il affirme préférer employer « des raisonnements abstraits, & des réflexions métaphysiques, au lieu d’employer à l’exemple des prédicateurs les figures & les images, qu’ils empruntent de nos passions […], & qui sont propres à exciter dans une ame, tous les sentimens qu’elle doit avoir pour son Dieu. Mon stile est un stile philosophique & dogmatique 157 ». Plus loin, Élie Saurin dissocie ce style des termes allégoriques et des expressions ou tournures « empruntez des choses corporelles & terrestres », « sous le nom des objets des sens, ou de l’intelligence excitée par les sens & mêlée avec les sens 158 », une « liberté qui doit avoir ses bornes », affirme-t-il. Il appelle alors à « ménager avec une circonspection scrupuleuse les idées & les expressions […] dans l’usage des emblèmes ». Et le ministre de préciser : Une figure trop poussée, fait un effet tout contraire à celui pour lequel elle est employée. Au lieu d’élever l’âme, elle l’abaisse ; au lieu de spiritualiser, pour ainsi dire, les choses corporelles, elle corporise les choses spirituelles. […] Elle n’imprime dans l’esprit que des idées […] charnelles, & n’excite dans le cœur, que des mouvemens animaux & irréguliers 159.

Or il importe, selon Élie Saurin, de « fai[re] tourner leurs passions du côté de Jesus-Christ, après les avoir épurées de tout ce qu’elles pouvoient avoir de terrestre & de charnel ». Il s’agit d’user « de

156. Élie saurin, Traité de l’amour de Dieu, préface, p. **4v. Pasteur de Venterol puis d’Embrun après avoir étudié à Die, Nîmes et Genève, Saurin est banni de France en 1664 et s’exile aux Provinces-Unies où il meurt en 1703. 157. Ibid. 158. Ibid., préface, p. **5v. 159. Ibid., préface (partie non paginée).

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La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote solides raisons, capables d’éclairer & de convaincre l’esprit, c’est à quoi les figures hardies & éblouissantes, les métaphores, les allégories, les apostrophes, les prosopopées ne sont guere propres 160 ». Certes, en convient l’auteur, c’est là une méthode moins « efficace pour enflammer les cœurs, & pour y exciter des sentiments fort vifs » mais elle lui paraît « la plus sûre, la moins sujette à illusion, & la plus capable d’éclairer & de convaincre l’esprit 161 ». Au détour de sa critique, Saurin livre une nuance d’importance qui permet de dissocier la moindre valeur théologique de l’émotion de sa haute pertinence dévotionnelle. Doctrinalement dangereuse, l’émotion semble cependant en matière de foi le canal d’une piété fervente appropriée à la majesté divine, dont les figures et les images empruntées de nos passions – relisons ce passage clé – « sont propres à exciter dans une ame, tous les sentimens qu’elle doit avoir pour son Dieu ». Ainsi, trompeuse pour le théologien, l’émotion de Dieu tirée des catégories de nos passions a pour elle cet attrait de ferveur. Peut-être est-ce là la finalité ultime de l’usage de l’émotion de Dieu et de son anthropomorphisation que d’exciter en l’homme une fidélité ardente qui réponde de son amour. Là du moins semble être la fonctionnalité première que les réformés prêtent à la dilection divine dont le maniement sert à nourrir chez le chrétien dépossédé de tout – infidèle à sa foi ou traqué en son nom – une raison de soutenir sa lutte et de croire en une possible réconciliation après l’abjuration, l’invitant à revenir de son apostasie. Cette nuance recouvre sous la plume de Saurin une autre spécificité. L’auteur, qui oppose à la déconsidération théologique de l’émotion son intérêt dévotionnel, laisse entendre que l’usage de l’émotion divine serait en premier lieu du registre de l’oral (ce que la littérature pastorale néanmoins force à relativiser). À bien l’entendre, cet ancrage terrestre serait d’abord le fait des « prédicateurs » dont l’auteur appelle le théologien à se défier des pratiques homilétiques dans la mesure où elles animent le feu de la foi plus que l’esprit de connaissance : l’anthropopathie serait ainsi du domaine du prêche, de l’ordre du jeu oratoire, maniée dans la perspective expresse de galvaniser les cœurs 162. Utile sinon indispensable à la piété, a fortiori chancelante, l’émotion prêtée à Dieu serait néanmoins la déclinaison charnelle de 160. Ibid. 161. Ibid., préface p. ***. 162. Ce qui se retrouve dans les analyses scripturaires attribuées à Pierre Du Bosc qui

275

Chrystel Bernat la spiritualité – en d’autres termes, sa terrestrialisation, si je puis dire. En ces temps d’oppression pourtant, l’anthropopathie est la réponse à un vécu de foi éprouvé par les persécutions. Elle épouse les visées de l’homilétique protestante en butte à l’éloignement d’une partie des réformés qui, tenue d’entretenir également la fidélité des plus tenaces, le fait au titre d’une union que la dimension empathique soutient et avive. L’attribution d’émotions à Dieu sert la revendication d’une attache indéfectible et l’appropriation d’un amour spirituel qui doit soutenir la défense de la foi réformée dans l’épreuve. L’émotion divine, qui figure alors un lien, établit la jonction : elle est l’un des « cordeaux d’humanité 163 » par lequel Dieu attire les hommes à lui, la possibilité même d’une union à Dieu. Celle associée au divin fournit un point de rencontre (de communication) entre le connaissable et l’indicible, l’appropriable et l’insondable qui offre, sous la plume des ministres huguenots, d’une part d’approcher le cœur de Dieu et donc sa volonté, dont l’amour est la traduction affective, et d’autre part les prémices de son Jugement, à l’égard desquels l’effet d’humanisation sert de transposition et l’émotion de commutateur langagier théologico-affectif. Telle un médium, l’émotion est le cadre (la possibilité même) de l’échange et la tentative de compréhension de l’action de Dieu, une saisie humaine (de l’ordre de l’expérience et de l’exercice de la foi) de ce qui échappe à l’homme. L’effet d’une transcription affective, sinon d’une préhension humaine de Dieu. Levier d’une critique pastorale souvent virulente contre tout manquement à son amour, l’émotion de Dieu ouvre à une théologie du cœur, expressive et sensible, qui cherche à faire évaluer auprès des réformés la proximité de Dieu et l’impératif de le servir. Son usage rhétorique ne sert pas qu’une proximité élective à l’appui d’une revendication du titre de peuple choisi. En établissant une communion, il fait de l’émotion divine une force d’interpellation et d’injonction. L’émotion de Dieu doit faire entendre son intention, et par écho les devoirs des croyants qui se revendiquent de son héritage et espèrent sa mansuétude. Elle se présente comme le vecteur d’une appropriation de sa cause.

convient que l’émotion prêtée au Père est du domaine de l’« antropopatie » : BU Leyde, BWA, MC 13 : analyse de Ps 6,2-4, p. 50. 163. BU Leyde, BWA, MD 5.3 : sermon manuscrit d’Isaac Ponce sur 1 Th 1,6-10, p. 9, s. d.

276

La dilection divine dans la littérature pastorale huguenote La revendication de l’amour divin articule le discours de résistance huguenot qui établit une équivalence entre la dilection divine et la fidélité à la foi réformée selon laquelle y renoncer équivaut à renoncer à l’amour de Dieu et, avec lui, à toute possibilité même de salut. Cette émotion divine, qui est la voie/voix par laquelle le croyant dialogue et s’oblige, est le vecteur affectif par lequel il est appelé à investir le combat auquel l’engage l’amour de Dieu. En étant un honneur, sa dilection revêt une obligation (prescription) pour son bénéficiaire qui ne saurait y prétendre en dérogeant à la lutte qui lui est prescrite. À cet égard, la dilection divine soutient un discours protestant de reconquête qui exalte la fidélité religieuse et exhorte à la fermeté contre toutes sortes de compromissions avec le catholicisme romain, qui d’abord menacent puis dominent les premières décennies du xViiie siècle. Sur le mode du possible pardon, l’amour de Dieu y définit ensemble les conditions impératives à la survie de la communauté protestante et les moyens d’y parvenir malgré les faillites (le nicodémisme), en dépit des péchés (l’apostasie). Enflammer les cœurs ou convaincre l’esprit, là ne semble pas l’alternative de la pastorale révocatoire qui choisit d’enflammer pour convaincre les réformés de la lutte comme seule alternative au désamour de Dieu ; une lutte menée à l’aune de la dilection divine dont elle doit répondre. Ce n’est pas le débat sur la corporisation de Dieu qui est en jeu, mais la proximité même du divin – la possibilité pour les hommes de l’atteindre et, en en revendiquant l’amour, d’en défendre l’appartenance – que l’usage des émotions semble servir face à ceux que la violence de la persécution catholique menace d’éloigner. Au demeurant, l’émotion n’est-elle pas la condition de l’accessibilité à la divinité ; l’échelle de motions menant à Dieu une fois l’incarnation passée ? En d’autres termes, l’anthropopathie n’est-elle pas la possibilité même de la croyance, le moyen par lequel s’établit la foi de l’homme en Dieu ? Dans cette perspective, l’émotion se présente comme le médium par lequel la divinité (intangible) extraite de son absoluité devient le Dieu des hommes à l’appui d’une communion de sentiments identifiables et donc partageables (depuis la Passion et par delà l’incarnation), une sorte d’intelligibilité du divin où la réversibilité des sens nourrit la connaissance de Dieu. L’Escriture donc lui attribuë des desirs : de même qu’elle lui attribuë de la colere, de la jalousie, de la tristesse, du repentir, de l’émotion d’entrailles : façons de parler humaines, qu’il faut interpreter convenablement à la Majesté divine, non en les prenant au pié de la lettre, 277

Chrystel Bernat mais [en] les entendant d’une maniere spirituelle : Non pour chercher en Dieu les affections exprimées par ces termes, mais pour se figurer en lui quelque chose qui leur ressemble, sans néanmoins lui faire de tort 164.

Conventionnelles et chrétiennes avant que d’être protestantes ou catholiques, les émotions divines ont une efficacité proprement humaine, qui offre à la société des croyants un langage dans lequel vivre la transcendance et une catégorie morale des vices et des vertus à partir de laquelle se modèle l’édification du chrétien. On se demandait à quelle histoire sociale s’articule l’usage des émotions divines : à celle de l’oppression religieuse, qui périodiquement réactive sinon à chaque fois construit un Dieu ému. La persécution est, avec le délitement communautaire, l’un des cadres sociopolitiques desquels émane une affectation du croire. Topos du raisonnement théologique, le discours sur les émotions divines (re)trouve dans le cadre de l’exclusion et d’une foi distendue par l’interdit religieux toute son acuité dans l’apologétique protestante. La Révocation – mais avec elle, tous les temps d’épreuves communautaires – fournit l’un des contextes les plus favorables à l’usage de l’anthropopathie qui défend une interaction (promeut une immédiateté) avec un Dieu dont se distancient partie des réformés exposés à la violence catholique. L’anthropopathie place le discours religieux des hommes en régime divin, dans la bouche et depuis le cœur même de Dieu, fournissant la raison ultime d’en découdre à l’appui de son apostrophe. Dans ces déclinaisons affectives, l’amour de Dieu, à la fois charte et théorème de l’Évangile, sert l’équation théologique militante qui veut que cette émotion suprême, mobilisatrice et invitante, soit le motif et la condition du combat.

164. Pierre Du Bosc, Cinq sermons, pièce 4 : La censure et la condamnation des tièdes, en deux sermons sur les paroles de Jésus-Christ dans l’Apocalypse, chap. 3, v. 15-16. Prononcé à Charenton le 23 février et le 2 mars 1670, par Pierre Du Bosc, sermon ii, p. 71-72 (je souligne).

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– III –

Transpositions et mises en scène

SENSIBILITÉ DIVINE ET COMMUNAUTÉ ÉMOTIONNELLE DANS LA TRAGÉDIE HUMANISTE BIBLIQUE : LE JEPHTÉ LATIN DE BUCHANAN (1554) ET SES TRADUCTIONS FRANÇAISES (1566-1601) Audrey duru Université de Picardie-Jules Verne TrAme

u

épithétaire important de la seconde moitié du xVie siècle, dû à Maurice de La Porte, recueille les adjectifs accolés au nom « Dieu » dans la poésie post-ronsardienne : benin, misericors ou misericordieus, jalous, pitoiable, vangeur, doux, clemens, propice, terrible, debonnaire, liberal, amiable, bienveillant, consolateur, ployable, pacifique, tels sont quelques-uns des stéréotypes qui se sont imposés depuis le milieu du siècle dans la poésie de langue française 1. Ces automatismes verbaux se relèvent dans la poésie lyrique comme dans le texte de théâtre, et manifestent sans doute un travail d’actualisation du discours des émotions divines propre aux psaumes bibliques. Dans le poème lyrique et sur la scène tragique, le divin n’est pas impassible. Sa sensibilité oscille entre colère et pitié. La tragédie humaniste biblique de la seconde moitié du xVie siècle peut être envisagée comme un complexe théâtral qui, entre autres opérations symboliques, accueille l’altérité du divin par rapport à la condition humaine : une théologie des émotions divines se déploie dans un discours et une dramaturgie. Notons toutefois que si des passions ou affections précises sont bien nommées et attribuées au divin, aucun

1.

n

Maurice de La Porte, Les Epithetes (1571), éd. Fr. rOuGet, Paris 2009, p. 209.

10.1484/M.BEHE-EB.5.117306

281

Audrey Duru terme générique n’apparaît pour désigner spécifiquement les émotions divines dans les cinq tragédies étudiées ici. Nous utilisons donc l’hyperonyme d’« émotions de Dieu » et l’entendons dans le sens anglais du mot emotion : son sémantisme englobe la notion française d’émotion ou « événement psychique fugace », mais aussi celle du sentiment. Les termes de passion et affection sont employés au xVie siècle et attestés dans notre corpus pour la psychologie humaine. Suivant le sens commun, les travaux sur le pathétique dans le genre de la tragédie biblique humaniste se concentrent sur les affections humaines représentées et leurs effets sur le public 2. Les émotions divines ont cependant été abordées par deux études centrées sur la colère 3. Ces études tendent parfois à naturaliser cette dernière émotion en une approche du théâtre qui en fait une variété de la littérature moraliste. Si le texte reste le principal point d’appui du commentaire, la question des émotions divines invite toutefois à inclure dans la réflexion l’expérience du spectacle par un public. La notion de communauté émotionnelle est proposée par l’historienne Barbara Rosenwein pour désigner des « groupes dans lesquels les gens adhèrent aux mêmes normes d’expression émotionnelle et valorisent ou dévalorisent les mêmes émotions ou constellations d’émotions 4 ». En nous inscrivant dans les travaux poursuivis sur l’« émotionologie » (Peter et Carol Stearns), relevant du « nouveau paradigme de l’émotion 5 », nous pouvons donc reprendre à nouveaux frais la question des

2.

3.

4. 5.

282

Notamment Fl. dObby-POirsOn, Le Pathétique dans le théâtre de Robert Garnier, Paris 2006. Voir toutefois M. ManGattale-Cezette, « La représentation des passions dans le théâtre tragique de la Renaissance : La Taille, Garnier, Monchrestien », thèse de doctorat, université de Toulouse-Le Mirail, 2007, 4e partie, chap. i, qui traite des passions des dieux, en distinguant mal le Dieu biblique. Ch. mazOuer, « La colère de Dieu dans les tragédies bibliques », dans J.-P. BOrdier, A. LasCOmbes (éd.), Dieu et les dieux dans le théâtre de la Renaissance, Turnhout 2006, p. 393-407 ; B. méniel, « La colère dans la tragédie humaniste », Cahiers de recherches médiévales et humanistes 21 (2011), p. 359-375. D. BOquet, P. naGy, « L’Historien et les émotions en politique : entre science et citoyenneté », dans id. (éd.), Politiques des émotions au Moyen Âge, Florence 2010, p. 5-30, ici p. 29. Ibid., p. 12. Voir aussi les travaux de W. M. reddy et de B. H. rOsenwein. Quelques synthèses : B. rOsenwein, « Worrying about emotions in history », The American historical review 107/3 (2002), p. 821-848 ; id., « Histoire de l’émotion : méthodes et approches », Cahiers de civilisation médiévale 193 (2006), p. 33-48 ; Q. deluermOz, E. Fureix, H. mazurel, M. Oualdi, « Écrire l’histoire des émotions : de l’objet à la catégorie d’analyse », Revue d’histoire du

Sensibilité divine et communauté émotionnelle émotions dans la fable tragique, cette fois sous l’angle de la communauté émotionnelle. Cette dernière est figurée sur scène parmi les personnages, et est également suscitée par le spectacle dans le public, tout en incluant la participation du divin lui-même dans les deux cas. La tragédie biblique déroule le spectacle de la violence dans l’histoire 6. Jean-Raymond Fanlo s’est ainsi demandé par quelle cohérence la tragédie biblique est « susceptible d’intégrer ces visages contradictoires d’une divinité qui est principe de violence et recours contre la violence 7 ». À sa suite, nous nous interrogerons sur l’artefact verbal et scénique que sont les émotions divines dans la tragédie biblique, en tant qu’elles participent moins d’une tentative de connaissance du divin que d’une préoccupation politique et ecclésiale pour le gouvernement individuel et collectif sous le régime des émotions divines. Comment l’assimilation d’une théologie des émotions divines par la dramaturgie tragique permet-elle d’examiner l’histoire humaine comme une expérience de l’insatisfaction et du plaisir divins ? Pour cette étude, nous avons choisi de lire le Jephthes sive votum, tragœdia, dû à George Buchanan (1506-1582), publié en 1554 mais déjà représenté une quinzaine d’années plus tôt, et ses quatre traductions françaises dans la seconde moitié du xVie siècle par Claude de Vesel, Florent Chrestien, François Du Fort et André Mage de Fiefmelin 8. Deux raisons principales à ce choix : d’une part, à partir du modèle fourni par Buchanan, ses imitations sous forme de traductions tiennent un propos sur les passions humaines ; d’autre part, quelles que soient les différences confessionnelles entre leurs rédacteurs, elles font l’éloge de la sensibilité du Dieu biblique. En outre, le Jephté latin ou ses versions françaises n’ont pas été inclus dans les études portant sur le pathétique au théâtre et la confrontation des quatre traductions françaises du xVie siècle n’avait

siècle 47 (2013), p. 155-189. En ligne, http://rh19.revues.org/4573, consulté le 24 janvier 2018 ; D. bOquet, P. naGy, « Une histoire des émotions incarnées », Médiévales 61 (2011), p. 5-24. Études récentes : R. stawarz-luGinbühl, Un Théâtre de l’épreuve. Tragédies huguenotes en marge des guerres de religion en France 1550-1573, Genève 2012 (exclut Jephté) ; C. meyniel, « De la Cène à la scène : la tragédie biblique en France pendant les guerres de religion (1550-1625) », thèse de doctorat, Université Paris-Nanterre, 2010. J.-R. FanlO, « Figures de la divinité dans le théâtre tragique de Robert Garnier », dans J.-P. BOrdier, A. LasCOmbes (éd.), Dieu et les dieux dans le théâtre de la Renaissance, p. 353-370, ici p. 353. Références bibliographiques infra. xixe

6.

7. 8.

283

Audrey Duru pas encore été entreprise. La comparaison des traductions permet d’approcher de façon nuancée la dramaturgie des émotions du protagoniste sans corps scénique qu’est le divin : elle enrichit un corpus d’occurrences souvent brèves et allusives pour chaque pièce envisagée séparément. Les traductions ne font pas apparaître de polémique réelle sur l’énoncé des émotions divines confié aux comédiens, tout au plus de menus écarts. Elles peuvent cependant être évaluées comme une réception et un commentaire mutuels. Nous verrons d’abord comment, avec Jephté, la formule rénovée de la tragédie à l’antique justifie une théologie des émotions divines par un discours iconoclaste. Une fois la sensibilité humaine ainsi purgée des figurations idolâtres, l’expérience humaine jouée sur la scène de théâtre à travers l’intrigue de Jephté peut être déchiffrée selon les émotions attribuées au divin. L’interprétation des événements selon les émotions divines est susceptible, en dernier lieu, de rassembler mais également de diviser la communauté émotionnelle aussi bien sur scène que dans l’audience. Contre l’idolâtrie des images : rendre sensible par le théâtre une divinité émotive La transposition du récit biblique sur la scène de la tragédie à l’antique nous paraît relever du développement humaniste de la pratique de commentaire des Écritures par les instruments de la rhétorique et de la poétique. Cette pratique, qui se déploie en latin et dans les langues vernaculaires au cours du xVie siècle, s’autorise du modèle érasmien du commentaire sur les Évangiles par paraphrase, étendu à l’ensemble des livres bibliques. La péricope biblique relatant la mise à mort par Jephté de sa fille (Juges 11, 29-40) efface en effet toute mention de la disposition divine à l’égard du sacrifice paradoxal pourtant offert par piété. En mettant en scène la parole de Dieu ainsi amplifiée, le dramaturge, nous le verrons, se fait iconoclaste et tout autant pédagogue d’une divinité émotive. La tragédie humaniste biblique et la suspension de l’exégèse allégorique L’amplification du texte biblique par les instruments qu’offrent les Lettres s’impose parallèlement à l’exégèse mais aussi, de façon polémique, pour court-circuiter l’exégèse scolastique. Ici, le genre 284

Sensibilité divine et communauté émotionnelle tragique paraphrase le récit biblique par les moyens d’un théâtre imité de l’Antiquité et réinterprété par les humanistes. La fable tragique qui en résulte relève donc de la littérature mimétique et postule une anthropologie des passions commune à la scène et à la salle. La tragédie latine Jephthes sive votum de l’Écossais George Buchanan fut publiée à Paris en 1554 mais fut composée à une date antérieure non connue, sans doute entre 1538 et 1543 9. Buchanan composait alors chaque année une pièce latine destinée à être jouée par les jeunes élèves du collège de Guyenne à Bordeaux où il enseignait. Il en résulta deux traductions d’Euripide, Medea et Alcestis, ainsi que les deux pièces latines originales que sont Baptistes sive Calumnia et Jephthes sive votum. Le texte de la pièce fut maintes fois réédité à Paris (en 1557, 1579, 1580) et en Europe (en 1566, 1567, 1571, 1580, 1591, 1600 notamment). Buchanan n’était probablement pas un lecteur de la Poétique d’Aristote au moment où il écrivit cette dernière pièce. En revanche, il imitait le modèle de l’Iphigénie à Aulis d’Euripide 10, dans laquelle l’assassinat d’une fille par son père offre une structure tragique parfaitement aristotélicienne. Sans nom dans le Livre des Juges, la fille de Jephté est prénommée Iphis chez Buchanan et ses traducteurs, ce qui favorise les glissements interprétatifs d’un récit et d’une pièce à l’autre. En composant la tragédie originale de Jephté, Buchanan rivalisait donc aussi avec la traduction du grec en latin d’Iphigénie d’Euripide par Érasme (1506). On relève en outre des traces d’intertextualité avec la traduction en latin de l’Hécube d’Euripide par Érasme 11, publiée en même temps que l’Iphigénie. Ces modèles confirment le caractère érasmien de l’entreprise de tragédie biblique chez Buchanan.

George Buchanan, Jephthes sive votum tragœdia, Paris 1554. Éd. citée : Iephthes, dans Tragedies, éd. P. sharratt, P. G. Walsh, Édimbourg 1983 (désormais B.). Voir aussi C. FerradOu, Traduction et commentaire des deux tragédies sacrées latines de George Buchanan, Jephté et Baptiste, 2 vol., Lille 2003. Bibliographie générale chez R. LebèGue, La Tragédie religieuse en France. Les débuts (15141573), Paris 1929, p. 225-254. 10. Voir J. ROlland, « Jephté ou le vœu tragédie sacrée de George Buchanan », La Revue des études littéraires (1912), p. 1-13, ici p. 10-12. 11. B. Garnier, Pour une poétique de la traduction. L’Hécube d’Euripide en France, de la traduction humaniste à la tragédie classique, Paris 1999, p. 97-121, ici p. 108-109. Sur l’intertextualité avec Euripide, voir aussi C. FerradOu, Traduction et commentaire, p. 268-284. 9.

285

Audrey Duru Pendant la période de la tragédie dite humaniste, le texte latin de Buchanan fit l’objet de quatre traductions en français, toutes caractérisées dès le titre par leur fidélité déférente envers leur modèle latin 12. La traduction de Claude de Vesel, achevée au plus tard en 1560 d’après le privilège, fut publiée en 1566. Celle de Florent Chrestien, parue en 1567, fut de loin la plus largement diffusée (elle compte quatre rééditions en 1573, 1581, 1587, 1595). Celle d’André Mage de Fiefmelin parut en 1601, mais daterait selon ses dires « de [s]a premiere jeunesse », soit des années 1580. Tous trois sont des prosateurs et poètes protestants. Cette réception réformée de la pièce ne doit pas induire à considérer trop vite la pièce de Buchanan elle-même comme un texte réformé. Au moment où il composa Jephthes, quelles qu’aient pu être ses aspirations personnelles à une réforme interne de l’Église, Buchanan écrivait pour le public d’un collège non réformé, hors d’une affiliation confessionnelle protestante. Le manuscrit de la traduction par le catholique François Du Fort, inédit, porte la date plausible de 1595 13. Vesel et Chrestien sont fidèles au texte latin : on dénombre 1452 vers chez Buchanan, 1680 chez Vesel et 1782 chez Chrestien. En revanche, Du Fort et Mage amplifient le texte en 2163 vers pour le premier (selon le décompte de Y. Quenot) et 2346 vers pour le second. Tout en respectant la composition de la pièce de Buchanan, Du Fort substitue par endroits des imitations des Juifves de Robert Garnier (1583), signalées par Yvette Quenot, différentes dans la lettre et l’esprit de l’original de Buchanan. Il imite aussi par instants les choix de syntaxe et de versification de Vesel. De même, Mage démarque

12. Claude de Vesel, La Tragedie de Jephthé, Paris 1566 ; Florent Chrestien, Jephté, ou le veu, Orléans 1567 et Paris 1573 ; André Mage de Fiefmelin, Jephté, ou vœu, tragedie, dans Les Œuvres du sieur de Fiefmelin, Poitiers 1601 ; François Du Fort, Vœu ou Jephté tragedie saincte, Bibliothèque Imguibertine, Carpentras, manuscrit 388 (désormais D.). Rééditions modernes citées : Claude de Vesel, La Tragedie de Jephthé, éd. P. de CaPitani, dans La Tragédie à l’époque d’Henri II et de Charles IX, 1re série, vol. 3, Florence/Paris 1990, p. 321-405 ; Florent Chrestien, Jephté, ou le veu, éd. D. bOCCassini, dans La Tragédie à l’époque d’Henri II et de Charles IX, p. 407-489 ; André Mage de Fiefmelin, Jephté ou vœu, tragedie, éd. P. maillard, dans Les Œuvres du sieur de Fiefmelin, t. I, J. GOeury (dir.), La Polymnie, Paris 2015, p. 355-466. P. De Capitati signale le manuscrit de Du Fort, p. 338. 13. Voir Y. QuenOt, « L’imitation, par François Du Fort, du Jephté de Buchanan (1595) », dans D’Eschyle à Genet. Études sur le théâtre en hommage à Francis Pruner, Dijon 1986, p. 233-245.

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Sensibilité divine et communauté émotionnelle ponctuellement Chrestien. Par des solutions de traduction originales, toutes quatre associent événements de l’histoire humaine biblique et émotions divines. Chez Buchanan et ses imitateurs traducteurs, la perplexité à laquelle est soumis Jephté développe la péricope biblique et le serment qu’elle rapporte. Stéphan Geonget identifie dans ce récit un exemple de « serment perplexe », ainsi nommé en raison du « décalage qui peut exister entre l’exigence impérieuse d’accomplir ce que l’on a promis et le sentiment d’une totale impossibilité morale de commettre un acte injuste 14 ». En action de grâce pour une victoire militaire, en effet, le chef Jephté a promis de sacrifier à Dieu ce qui (quod 15) sortira le premier de sa maison à son retour. Poussée par la piété filiale et la joie de la victoire sur l’ennemi, sa fille unique vient l’accueillir. Buchanan introduit le conflit tragique lors de la transposition dramaturgique : Jephté doit-il renoncer à son vœu au risque de parjurer, ou bien exécuter sa fille au risque de commettre un infanticide barbare ? La loi religieuse que Jephté s’impose de suivre – mais discutée par les autres protagonistes – entre en conflit à la fois avec le commandement divin et les lois de nature. Dans les deux cas, qu’il accomplisse ou non sa promesse, Jephté sera sacrilège, alors que son acte est mû par la piété et le désir d’obéissance. Tout aussi pieusement, ce sont les actes vertueux d’Iphis – célébration de la victoire sur l’ennemi païen et affection filiale – qui précipitent sa mise à mort sacrificielle 16. En sacrifiant sa fille unique, le chef se prive de toute descendance. La violence est doublement intergénérationnelle : si Jephté persécute sa propre fille, c’est aussi le Dieu père qui semble persécuter ses créatures et son peuple élu. La figure du tyran cruel persécutant le juste, en faveur sur la scène tragique, est ici transposée en surimpression sur la figure du père, humain et divin. L’amplification de l’épisode biblique et sa relecture dramaturgique introduisent une fatalité tragique. Si nous sommes peu renseignés sur les représentations effectives de ces pièces et leurs modalités matérielles, la destination scénique ne

14. S. GeOnGet, La Notion de perplexité à la Renaissance, Genève 2006, p. 272. 15. Voir, par exemple, la Biblia sacra de Münster, nouvelle trad. latine, 1534-1535, et autres versions. 16. Sur ce thème, voir Mythes sacrificiels et ragoûts d’enfants, éd. S. dubel et A. MOntandOn, Clermont-Ferrand 2012, notamment S. GruFFat, « Le traitement du sacrifice d’Iphigénie chez Rotrou et Racine : de l’“adorable merveille” à l’impossible “machine” », p. 155-168.

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Audrey Duru fait nul doute. La version latine de Buchanan fut jouée par les élèves du collège de Guyenne. Selon P. De Capitani, l’argument de Vesel laisse penser que la pièce put être représentée à la cour de Navarre. Le manuscrit de Du Fort présente l’originalité d’introduire des didascalies ponctuelles, sur le costume d’Iphis parée pour le sacrifice (« Couronnée de fleurs et liée de rubans de soye blanche », fol. 32vo) ou pour le tableau scénique final : « Pamoison pour la fin » (de la mère). Ces didascalies élaborent l’incarnation du texte et sa mise en espace. Seule la traduction de Mage est présentée par son auteur comme un exercice rhétorique resté manuscrit en l’absence d’occasion de représentation 17. Une version de Jephté malheureusement non identifiée – traduction de Buchanan ou pièce originale – fut donnée pour l’accueil d’Alexandre Farnèse par la municipalité de Lille en 1581 18. Les affects convoqués par le texte doivent donc bien être interrogés dans une perspective dramaturgique, pour la vue et pour l’ouïe. Par la transposition tragique, du moins chez Buchanan, la lecture de la péricope biblique et de ses paradoxes est débarrassée de l’allégorie en faveur chez les exégètes scolastiques contemporains 19. Dans cette perspective, Mage fait ce commentaire : « Prenant donc sainctement ceste Tragique histoire / En son sens litteral vraye je la veux croire 20. » La dramaturgie ne paraît transposer aucune des lectures morales et spirituelles proposées par la tradition exégétique depuis les Pères de l’Église 21. Contrairement à la tragédie antique reposant sur la fable païenne, le théâtre biblique propose donc aux spectateurs une scène historique. En principe, le fonctionnement moral, incluant l’anthropologie régissant l’animation par les émotions, est donc comparable sur scène et dans le public.

17. M., « Argument », p. 362-363. 18. L. LeFebVre, Histoire du théâtre de Lille de ses origines à nos jours, Lille 1907, t. I, p. 60, signalée par R. LebèGue, La Tragédie religieuse, p. 249. 19. Voir l’édition établie par P. Sharratt, P. G. Walsh, p. 17. 20. M., « Vœu, ou mythologie : au lecteur », v. 5-6, p. 467. 21. Aperçu dans S. de reyFF, « Deux incarnations contrastées d’une figure biblique : le Jephtes de G. Buchanan (1554) et la Jephtias de J. Balde (1654) », dans G. BedOuelle, Ch. belin, S. de reyFF (éd.), L’Art de la tradition, Fribourg 2005, p. 187-206, ici p. 190, qui s’appuie sur U. hübner, « Hermeneutische Möglichkeiten. Zur frühen Rezeptionsgeschichte der Jefta-Tradition », dans E. Blum, et al. (éd.), Die Hebräische Bibel und ihre zweifache Nachgeschichte, Neukirchen 1990, p. 480-501.

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Sensibilité divine et communauté émotionnelle Condamnation de l’idolâtrie et cérémonie théâtrale L’essor du genre de la tragédie biblique en français est lié en général par les critiques à l’interdiction faite par le parlement de Paris de représenter les mystères pour cause de trouble à l’ordre public (1548). Les mystères reposent sur l’incarnation des figures de sainteté, allant jusqu’à figurer la Trinité sur scène. Les tragédies bibliques – suivant le modèle scolaire proposé par Buchanan peu avant l’interdiction des mystères à Paris – permettent de transposer sur scène un discours religieux en délaissant l’hagiographie et en figurant l’histoire biblique. Le choix censure donc les options scéniques anthropomorphiques qui rendaient naguère le divin visible au théâtre. C’est notamment la Passion du Fils qui n’est plus représentable. Les éléments d’une théologie de Dieu, positive ou négative, sont exposés par étapes dans le prologue de Jephté puis les deux premiers épisodes. Il s’agit de dénoncer une hérésie : se fabriquer un dieu ou des divinités impassibles, en refus d’une divinité émotive. La condamnation de l’idolâtrie est posée dès le prologue récité par l’ange. Tentation ponctuelle des Hébreux, l’idolâtrie constitue dans Jephté la faute collective pour laquelle ils sont châtiés par une divinité jalouse à travers les tribulations de l’oppression. Vesel se contente d’une allusion rapide au « faux service aux faux dieux » (v. 22), tandis que Mage amplifie d’emblée la condamnation de « la mensongere image / Des feinctes Deitez que soubs un tronc de bois, / Profane, il adoroit et de cœur et de voix » (v. 16-18). Mage annonce ainsi par anticipation le motif du culte rendu à l’idole développé dans le premier chœur. De même, Du Fort ouvre la pièce sur la condamnation développée d’un dieu artificiel, qui ne satisfait que l’amour-propre de l’homme : Peuple ingrat à peine as tu De tant de maux abbatu En tes plus chauldes miseres Connu le Dieu de tes peres. Mais comme ceux du veau d’or Tu idolastres encore Et façonnes mainte Idolle De Bronze ou d’Argille molle : Brief (Abominable-faict) Un Dieu toy-mesme t’es faict (fol. 6ro).

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Audrey Duru Yvette Quenot relève dans ces vers des citations des Juifves (1583) du catholique Garnier (v. 73-76), ce qui signale la fortune du motif iconoclaste après Buchanan. Dure et froide comme l’or ou le bronze, ou bien molle comme l’argile et putrescible comme le bois, d’une matière luisante ou mate, l’idole rejoint les accessoires fallacieux des natures mortes et vanités picturales. Destinée à toucher les sens extérieurs de l’homme, elle participe du voile d’illusions matérielles qui s’interpose entre le divin et lui, dans une perspective empreinte de néoplatonisme. Matériaux inertes, végétaux morts, les idoles satisfont les sens et l’amour-propre de l’homme au mépris de la perception différente d’un divin transcendant et vivant. Les enjeux explicités sont différents selon les dramaturges. La traduction maniériste de Mage insiste par un polyptote sur le fait que le fétiche ne saurait entendre la voix ou la prière des hommes : « A la pierre assourdie et aux souches muettes, / Faisans vœux au tronc sourd dont sourd nostre malheur » (v. 656657). Chrestien introduit le commandement interdisant la représentation divine, absent du texte de Buchanan : « Lui qui ne veut qu’on lui fasse / Images aucunement » (v. 474-475). Le mot « images » est remplacé par le mot « idoles » dans la seconde édition révisée en 1573. Ce choix confirme le propos iconoclaste et l’attaque protestante orientée contre la vénération des icônes et des statues 22. Le blâme satirique monte en puissance chez Chrestien et chez Mage, sur fond de polémique confessionnelle. Vesel développe de façon différente un propos sur l’impossibilité de représenter le divin : Ce qu’on taille, peint En bosse ou peinture, Ce que l’homme empreint En pierre ou tableau, Combien qu’il soit beau De Dieu n’a figure (v. 481-486).

Cette incapacité à représenter le divin par les moyens de la technique humaine se double d’une incapacité à le représenter par les sens intérieurs et l’activité de l’esprit :

22. Mentionné par C. FerradOu, « Jephté, tragédie tirée du latin de George Buchanan : Florent Chrestien traducteur, poète et polémiste », Études Épistémè 23 (2013), § 61. En ligne, http://episteme.revues.org/265, consulté le 24 janvier 2018.

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Sensibilité divine et communauté émotionnelle Sa force et pouvoir Nous est indicible, Sa face est à voir, Portraire, imiter Et à limiter Sa forme impossible (v. 492-498).

Ces éléments de théologie négative rappellent simultanément la faiblesse de l’esprit humain, corrompu par nature. L’idolâtrie est donc non seulement erreur ou hérésie, mais encore faute ou péché puisqu’elle transgresse le premier des commandements. Elle fait obstacle à la célébration d’un divin indicible également sensible : si Dieu transcendant est parole, il est aussi écoute. Formellement, le spectacle tragique inclut une dépréciation de la saisie du divin par la vue au profit d’une perception par l’ouïe 23. Cette condamnation qui atteint le visible pourrait mettre en danger la scène tragique. Au contraire, il semble plutôt qu’elle sauve le rôle de la parole et de l’écoute, préservant ainsi la possibilité d’un théâtre biblique. En tant que pratique théâtrale, la tragédie biblique humaniste apparaît à travers la satire de l’idolâtrie comme le substitut possible du déploiement figuratif par les icônes et statues. Sortant du lieu de culte (si elle n’est pas elle-même culte religieux), elle paraît proposée aux fidèles comme une performance symbolique préservant la relation vive à une divinité sensible. À cet égard, c’est aussi le principe de la retraduction qui acquiert une nécessité interne à l’œuvre, spirituelle et littéraire : si l’on ne peut exclure que chaque traduction réponde à une demande contingente, la retraduction est le moyen d’une actualisation d’un énoncé tissé de la parole divine, contre toute fétichisation du texte. Discerner les émotions divines sur la scène tragique La paraphrase biblique sur la scène tragique nous semble questionner la sensibilité divine à l’égard des hommes. La tragédie biblique Jephté emprunte en effet son modèle à l’Antiquité grecque (Euripide) et latine (Sénèque), et la transposition du paganisme polythéiste au

23. Cf. B. lOuVat, « Le théâtre protestant et la musique (1550-1586) », dans M. Gally, M. jOurde (éd.), Par la vue et par l’ouïe. Littérature du Moyen Âge et de la Renaissance, Fontenay-aux-Roses 1999, p. 135-158.

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Audrey Duru monothéisme chrétien impose des ajustements quant à la compréhension du divin. La conversion de l’inspiration paraît surtout retravailler la notion de destin en celle de providence, dégager une théologie du salut d’une méditation sur l’histoire 24 et, par conséquent, associer la notion de salut à celle d’une divinité capable de miséricorde. L’apologie d’une divinité sensible La récusation des idoles purge le propos théologique. Quelles perception et connaissance les hommes peuvent-ils alors avoir de la sensibilité divine ? Si l’esprit humain est faible, les traductions rappellent qu’il peut cependant avoir l’intuition du divin. Buchanan note de façon synthétique en usant d’une terminologie scolastique : « mentis æterne capax / Homo, rationis particeps » (v. 444-445), dans un distique placé dans la bouche de Jephté. Chrestien traduit littéralement : « L’homme qui est capable de raison / Qui participe à la vie éternelle » (v. 559560), mais Vesel ajoute une action de grâce qui paraît interpréter le vers dans le sens de « salut » : « L’homme de vie éternelle capable / Par ta merci, et d’esprit raisonnable » (v. 597-598). Mage indique sa posture spiritualiste : « L’homme, entre tous mortels d’esprit divin capable / Et seul participant de raison : raisonnable… » (v. 659-660). La surtraduction de Mage insiste sur la grâce que peut recevoir le fidèle. Dans ce contexte théologique, la faculté de la raison distingue l’homme de l’animal. Elle appartient aux facultés supérieures qui permettent une certaine connaissance de Dieu. Du Fort se singularise par une paraphrase plus lointaine qui confirme son option du style simple : J’ay honte de le dire, on nous a veu ployer Devant ung Dieu d’Airain, de Pierre ou de Noyer L’homme image de Dieu l’Adore et se desvoue A l’Idolle, ou la Pierre, ou le bronze, ou la boüe, Estrange vanité, Abominable faict, Nous avons adoré l’Idolle par nous faict. Si nous le delaissons c’est lors qu’il nous delaisse, Merveille ! Son courroux tout à coup ne nous froisse (fol. 15ro, non numéroté).

24. D. CeCChetti, « Teologia della salvezza e tragico sacro. Intorno a Esther », dans D. CeCChetti, D. dalla Valle (éd.), Il Tragico e il sacro dal Cinquecento a Racine, Florence 2001, p. 289-312.

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Sensibilité divine et communauté émotionnelle La terminologie scolastique est évacuée au profit de la mention biblique de l’« homme image de Dieu ». L’extrait suggère la relation spéculaire entre Créateur et créature à travers la réciprocité des émotions : honte, d’une part, courroux d’autre part, la honte du repentir découlant de l’expérience de la colère divine. Cette capacité de l’esprit humain (mentis) apparaît, au moins chez Du Fort, comme l’origine de la conscience morale et l’origine des émotions qui l’accompagnent. Toutefois, l’identification des émotions divines diffère sur scène et dans le public. Le prologue est en effet confié à une figure non humaine, surnaturelle. Un ange s’avance au-devant du public et, tout en annonçant péripéties passées et catastrophe à venir, en fait une lecture affective : le peuple hébreu fait l’objet de la colère divine. Les protagonistes de la fable qui suit agissent donc dans l’ignorance de ce message de type oraculaire et déchiffrant l’émotion divine à travers l’histoire humaine. L’anthropomorphisme paraît avoir été sévèrement censuré par les différents poètes, Du Fort étant peut-être le seul qui colore la représentation du Père par les linéaments humains du Fils. Comme pour les affections humaines, celles de Dieu oscillent entre deux pôles, désir et répulsion, plaisir et dégoût : Allors ce tout-puissant pere Brandist son bras de colere Et indigné contre Isac Projecte le mettre à sac, Par une estrangere guerre Ou d’ung esclat de tonnerre, Piqué d’ung juste desdain Le travaille par la faim Et differrant sa tempeste Qui escarbouille la teste. Mais luy qui est pere doux Apres l’horreur de ses coups D’un œil piteux il regarde Isac qu’ores il mignarde Apres ses vangeurs effectz De mille et mille bien-faictz Desquels ce peuple il rachepte. Or il luy mande ung prophete Qui par sa divine voix Le redresse aux vieilles loix (fol. 6vo-7ro).

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Audrey Duru La version de Du Fort repose sur le récit d’une alternance de colère et de miséricorde divines. Ces affects sont suscités par des désordres religieux et moraux. La colère est un temps de tribulations qui repousse la damnation (« differant sa tempeste »). Elle est suivie d’une période caractérisée par la douceur (« pere doux »), que la pensée du xVie siècle associe à des qualités de justice. Les différentes versions s’accordent sur cette alternance affective. Dans le prologue exposé par l’ange, Jephté est le prophète par lequel Dieu ramène le peuple hébreu à son culte. Pauvre et bâtard de naissance, il est d’abord objet de miséricorde par son élection au rang de chef de guerre. Son malheur est ensuite interprété comme un signe de la répulsion divine. La dramaturgie de la pièce figure donc comment Jephté est lui-même soumis à cette alternance des émotions divines. Dans la fable ainsi introduite, c’est au chef Jephté que revient l’expression du programme émotionnel surnaturel. Son statut d’élu justifie ce choix mais la catastrophe qui va suivre immédiatement colore cette tirade d’ironie tragique, puisque Jephté va être lui-même victime de l’alternance des affections divines. L’invocation à Dieu, prêtée à Jephté dès son entrée en scène (troisième épisode), condense la dualité affective divine en des antithèses saisissantes, soulignées par la versification : placabilis et irritabilis introduisent un écho sonore en fin de vers. L’invocation du chef est adressée au Dieu Roi (« Regnator orbis unus »), traduit en général par des équivalents politiques divers, Chrestien se singularisant par la mention d’un Dieu juge « plein de justice » (v. 544). La version de Chrestien souligne les deux pôles des affections divines par l’enjambement systématique : Père clément, mais vers tes ennemis Cruel vengeur, bénin à tes amis ; Dieu, en courroux sévère et redoutable, Mais s’apaisant ; ô Seigneur irritable Mais plein d’amour ! […] (v. 546-550)

La version de Chrestien atténue l’effroi que peuvent susciter les émotions divines à travers un choix de morphologie lexicale propre. Buchanan utilise en effet deux adjectifs antonymes comportant le suffixe –abilis indiquant la possibilité, placabilis, irritabilis. Avec les mots redoutable et irritable, Chrestien fait le choix d’insister sur le fait que les affections négatives sont potentielles ainsi que temporaires (« mais s’apaisant »), tandis que la traduction de Vesel, par exemple, semble plus tranchée. Mage systématise le choix de Chrestien, en 294

Sensibilité divine et communauté émotionnelle multipliant les adjectifs indiquant la virtualité : favorable, traictable, redoutable, placable, courrouçable (v. 641 à 648). Selon cette version, les émotions divines sont toujours nuancées. Enfin, Du Fort fait le choix de placer à la rime, non une antithèse comme Buchanan, mais deux synonymes soulignant la capacité de pitié divine : ployable et pitoyable (fol. 14vo). Satisfaction et insatisfaction divines permettent de diviser les hommes ainsi gouvernés en deux groupes : tuis et tuis amicis d’une part, hostibus d’autre part. Les traductions précisent les frontières entre groupes. Chrestien se contente de calques qu’il faut entendre en un sens politique : l’ennemi et l’allié politique (« tes amis »). Vesel oppose en revanche « tes haineux » et « tes élus » ou « les tiens », ce qui dessine des groupes confessionnels. De même, Mage distingue « ennemis » et « amis » mais aussi « les tiens » et les « saincts » (v. 645). Les traductions de ces deux poètes réformés associent les émotions divines à la double prédestination, ou, autrement dit, l’élection positive et négative. Du Fort distingue quant à lui « ennemis » et « serviteurs » suivant une répartition qui présuppose le choix libre de l’homme de servir Dieu ou non, dans une perspective qui l’éloigne des lectures réformées. L’invocation propitiatoire de Jephté présuppose la confiance en la pitié divine. La pièce fait faire au public l’expérience de la perplexité, puisque dès la scène suivante Jephté fait l’épreuve de la violence divine. Face au spectacle de Jephté, les protagonistes sur scène disposent donc des mêmes informations que le public sur les passions divines et leurs deux pôles, désir et répulsion. Cependant, seuls les spectateurs bénéficient, par la révélation de l’ange, de la lecture affective faite de l’histoire politique et privée représentée. Un élément de la fable demeure en reste, hors du déchiffrage affectif donné par l’ange : l’innocente Iphis est-elle également objet de la colère divine sans connaître sa pitié ? Le divin serait-il injuste ? Tonnerre et foudre, signes des émotions divines, et leur interprétation Dans Jephté, le divin est associé au motif de l’orage. La culture du siècle invite à ne pas lire dans ce motif une simple métaphore de l’affect de la colère qui l’associe à un cumul d’émotions, suivi d’une décharge brutale. Utilisé par des missionnaires calvinistes pour faire xVie

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Audrey Duru comprendre la notion de Dieu unique et omnipotent 25, le tonnerre apparaît aussi dans la poésie comme un signe, support d’une perception par l’imaginaire des émotions divines 26. Dans Jephté, le motif du météore comme signe de l’animation divine désigne des affections nuancées. L’ange du prologue annonce qu’il est dépêché par celui qui est « Magni Tonantis » (v. 1). Cette périphrase s’autorise d’une désignation psalmique : le psaume 28 (29), 3-4 compare notamment la puissance de la voix divine à celle du tonnerre. À la différence de Vesel et Chrestien, Mage gomme l’image de la divinité foudroyante : il la traduit en revanche dans le premier chœur (v. 279), comme chez Chrestien (v. 232-233) et Du Fort, ce qui indique que Mage ne récuse pas toute représentation figurée de Dieu. Mage semble en fait atténuer le motif de la colère divine : l’ange du prologue désignant « Nostre Pere aussi, doux-aigre en sa vengeance » (v. 43), puis « tenant l’entredeux au cours de son courroux » (v. 61). La colère n’exclurait pas la mansuétude ou la clémence, en une forme d’accord discordant. De même, Du Fort déplace la mention liminaire de Dieu grondant en insérant ses connotations dans la première tirade de Storge, épouse de Jephté et mère d’Iphis, qui ouvre véritablement le drame représenté : O Dieu ! Dieu d’Abraham, d’Isac et de Jacob Destourne ton courroux et ne t’enflamme trop Contre tes serviteurs ! A ta saincte parolle Tu croulles ô Seigneur ! et l’ung et l’aultre pole. Destourne ta fureur, en vertu de ton nom Et darde ses esclatz sur le peuple d’Amon (fol. 8vo).

Si Dieu est créateur par amour, il semble chez Du Fort qu’il puisse détruire tout autant sa création par colère. D’après ces variations sur le texte original latin chez Mage et Du Fort, la colère divine dans la tragédie biblique est susceptible d’être contenue et maîtrisée. Ces mentions dans le prologue préparent l’intervention surnaturelle décisive lors de la bataille remportée sur les Ammonites, hors scène mais relatée par le messager (second épisode). Conformément à l’épithète de Dieu annoncée au premier vers de la pièce, l’événement

25. Voir par exemple Jean de Léry, Histoire d’un voyage en terre de Brésil, éd. Fr. lestrinGant, Paris 1994, p. 384. 26. Guillaume de Saluste Du Bartas, La Sepmaine [1581], éd. Y. BellenGer, Paris 1993, second jour, v. 750 sq., p. 74-75.

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Sensibilité divine et communauté émotionnelle est un fragor (B., v. 307). Vesel et Chrestien traduisent tous deux par « bruit du ciel », Chrestien ajoutant « en tonnant » (v. 388). C’est seulement après la citation des paroles de foi de Jephté, qui reconnaît Dieu, que Chrestien ajoute une description surnaturelle, absente chez Buchanan : « Le ciel est tout en feu, flamboyant, ébloui » (v. 399). Le motif du ciel embrasé substitue le cosmos en feu à l’attribut de la foudre. Mage réintroduit à ce moment le motif du tonnerre. Il donne toutefois du phénomène une traduction qui élimine la lecture littérale, celle d’un météore, pour en faire une lecture surnaturelle, celle d’un signe : Parmy, dis-je, l’horreur des ombres de la poudre, Voicy qu’il apparoit comme un éclair de foudre, Non de foudre pourtant : mais un raiz gracieux Ayant percé la nue éclarcit l’air des cieux : Qui quant-et-quant suivy d’un ton tonnant au pole Estonna les deux camps d’une peur froide et molle (v. 477-482).

Chez Mage, l’émotion divine se manifeste dans un jeu de clairobscur. Cette représentation de l’intervention surnaturelle pendant la bataille repose sur le motif de l’orage qui n’éclate pas et désigne la miséricorde. Seul Du Fort décrit explicitement un éclair : « Nous voyons un rayon paroistre dans les cieux, / Et fendre les nuaux d’un esclair lumineux / Accompagné du bruit d’un esclattant tonnerre » (fol. 13vo). Il indique la décharge de l’affect divin et non la retenue. Le météore (tonnerre ou éclair) ne met donc pas en présence de Dieu mais devient signe de son émotion : le texte suggère que le signe divise les hommes en deux groupes, signe de miséricorde pour les « amis », « élus », « serviteurs » et signe de colère pour les autres. Une représentation importante de Dieu foudroyant est placée dans la bouche de Jephté (quatrième épisode). Elle participe alors d’un discours ayant perdu le sens, figurant le type du prince fou sous l’effet de la démesure. Jephté, en effet, accablé par la conscience des conséquences de son vœu, émet le souhait d’être massacré par Ammon (mille plagis, B., v. 745). Ce massacre est figuré comme la manifestation de Dieu, invoqué quelques vers plus haut sous la figure d’une divinité foudroyante. Buchanan note « At tu, corusci rex vibrator fulminis, / quem contremiscunt terra cælum Tartarus […] » (v. 737-738). La rime de la traduction française par Vesel met en relation la figuration cosmologique de l’émotion divine et de ses effets sur la création par une paronomase : « Mais toi, grand Roi, d’éclairs le monde foudroyant, / 297

Audrey Duru Qui va les cieux, la terre et l’enfer effroyant […] » (v. 933-934). Suivant son choix d’atténuer la figure de Dieu foudroyant, Mage semble proposer une lecture métaphorique de la foudre « à trois pointes » (trisulcus) : « Or toy, grand Dieu des Dieux, Dieu au poing jette peste / Donne-faim, lance-guerre aux mal-vivans funeste : / Dieu que craint le ciel haut, le creux Tartarien / Le liquide element, et ce rond terrien […] » (v. 1127-1130). Les trois fléaux divins sont mentionnés par Buchanan dès le v. 31. La colère divine frappe donc à travers les malheurs de l’histoire. Une seconde formulation du désir de mort supprime toute médiation : Jephté invoque Dieu, lui demandant d’être foudroyé (B., v. 749-754). La traduction de Chrestien reprend le motif du ciel fendu par l’éclair (v. 936-938). La traduction de Vesel justifie le châtiment par l’énoncé d’une faute – Jephté est coupable en conscience d’infanticide : « Ou de flambants éclairs dont les cieux tu départs / Jette sur moi méchant parricide les dards / Qui déjà suis de crime en mon âme coupable » (v. 947-949). Celle de Mage lui ajoute une culpabilité qui semble ressortir à l’être même de Jephté et non aux seules circonstances du vœu, puisque le sacrifice n’est pas encore accompli au moment où il déclare : « Ou toy, tripartissant les cercles estoilez / De trois fourchons de feu, que tes feux harcelez / Par mes crimes sur moy, m’embrazent, parricide, / Ja desja si coulpable, et las ! plus homicide […] » (v. 1161-1164). Cette invocation de la divinité foudroyante apparaît comme le symptôme d’un esprit déréglé : Jephté confond le signe avec l’être. La foudre est signe de la colère et du châtiment divins, elle n’est ni l’attribut de Dieu ni son instrument pour l’exécution du châtiment. Jephté apparaît comme un prince incapable de se déprendre d’une compréhension littérale du motif du tonnerre et de l’orage, au point d’imaginer que la colère divine le foudroie sur pied comme un arbre. Ce même délire rétif à la suggestion de Dieu par signe paraît à l’œuvre dans son interprétation littéraliste de son vœu. Ainsi, l’affection vengeresse de Dieu, dite par un protagoniste, paraît s’accomplir à travers la diction elle-même : la colère divine frappe l’homme lorsqu’il éprouve de l’effroi à la représentation de cette même colère. Les variantes sur le canevas de Jephté mettent dans la bouche des acteurs un discours par signes offrant à l’imagination un tremplin permettant l’intuition du divin. Une telle évocation est peu efficace en matière de spéculation sur l’être de Dieu mais permet de lui associer des affections nuancées. Si l’orage, en particulier le tonnerre et la foudre, suscite révérence et inquiétude, il participe aussi d’un 298

Sensibilité divine et communauté émotionnelle imaginaire finalement rassurant, celui de la menace suspendue. Sur ce point, Jephthes et ses traductions relèvent d’une pastorale chrétienne sans doute relativement banale au xVie siècle touchant la compréhension et la figuration de Dieu. Le choix de développer une théologie des émotions divines dans le genre de la tragédie à l’antique produit un dispositif dramaturgique qui interprète l’expérience humaine avant tout comme une forme de répulsion divine. Malheurs, souffrance, violence jalonnent l’histoire et deviennent des signes de l’insatisfaction divine envers le vice humain. La dramaturgie tragique semble réserver la miséricorde divine dans l’histoire à un discernement particulier capable d’écarter la leçon tragique au profit d’une lecture providentielle. Est-ce par la communauté d’émotions que se définit la capacité à discerner la colère de la pitié divines ? Émotions divines et émotions humaines : une tragédie du malentendu Le genre tragique est utilisé comme un moyen permettant d’amplifier l’argument biblique : la médiation de comédiens incarnant la condition humaine permet de nommer les émotions divines qui correspondent à une expérience de contradictions entre différentes lois susceptibles d’être suivies sous le regard des hommes et du divin. La scène permet donc de figurer les émotions des hommes et de nommer, jusqu’à un certain point, les émotions divines : c’est avant tout leur discordance qui apparaît, en une ample tragédie du malentendu. La nature des émotions éprouvées par le public devant le spectacle reste un point aveugle de l’étude mais il reste loisible de présumer un programme vraisemblable. Une lecture tragique de l’épisode biblique : un « spectacle du malheur 27 » Le spectacle de la tragédie biblique fait faire au spectateur l’expérience de l’attente de la satisfaction de Dieu, de son désir envers l’humanité. Ce dispositif littéraire attire l’attention sur la difficulté à situer les émotions divines dans le temps d’une chronologie humaine : 27. Ch. mazOuer, « Les tragédies bibliques sont-elles tragiques ? », Littératures classiques 16 (1992), p. 125-140.

299

Audrey Duru colère ou pitié ne sont pas traitées comme des causes enclenchant un acte humain ou un événement. Pour Jephté, la colère divine est annoncée avant la figuration scénique des symptômes de la démesure ; pour Iphis, la pitié divine devient perceptible aux spectateurs du sacrifice et à la salle qui en écoute le récit après la mise à mort. Buchanan amenuise l’intrigue. Une fois le piège du vœu refermé sur Jephté et Iphis, le déroulement de la pièce paraît reposer sur l’attente d’une intervention miséricordieuse surnaturelle. Nous proposons en effet de considérer que pour le spectateur du xVie siècle la foi de Jephté comme celle d’Iphis rappellent celle de leurs ancêtres, les patriarches Abraham et Isaac, nommés dès les premiers vers du prologue (B, v. 2). La ligature d’Isaac (Gn 22) est même évoquée par Jephté (B., v. 920). Qu’Abraham consente à sacrifier son fils unique, sur ordre divin, est tenu pour un exemple de sa foi en Dieu contre toute idolâtrie. C’est l’intervention divine au dernier instant qui sauve Isaac. Dans Jephté, l’attente de la grâce et de la pitié divines, comparable à celle de cet épisode de la Genèse, est occupée par la triple récusation successive du sacrifice humain par Symmaque, le prêtre et Storge. Alors que deux messagers (ange du prologue, messager du second épisode) relatent en des récits de tonalité épique la violence politique et religieuse qui oppose Hébreux et Ammonites, dès l’entrée de Jephté sur scène la violence devient familiale et intime, figurée par les dialogues en forme de joute oratoire (ou agôn grec). Conformément à l’épisode du Livre des Juges cependant, la foi de Jephté est l’instrument d’un sacrifice paradoxal et nulle grâce ne sauve la vie d’Iphis in extremis. Jephté et sa fille deviennent donc tous deux incarnations de la figure du serviteur souffrant, l’un coupable, l’autre innocente. L’intrigue illustre probablement le verset de l’apôtre Paul (2 Co 3, 6) : « Litera enim occidit, Spiritus autem vivificat » (Vulgate), « La lettre tue mais l’esprit vivifie » (Bible de Genève, 1580). L’interprétation littérale du vœu et la crainte scrupuleuse du parjure font de Jephté l’instrument d’un meurtre et confondent l’homme pécheur. La providence s’accomplit ainsi à travers un acte final, le sacrifice, qui bouleverse les spectateurs inclus dans la fiction et l’auditrice du récit qu’est la mère d’Iphis. La colère divine ne s’apaise pas, semble-t-il, devant le destin malheureux de l’enfant vertueux et du père mû par la piété. Le problème posé par l’expérience tragique est souvent résolu dans d’autres genres littéraires chrétiens par la notion morale d’épreuve individuelle ou collective. La souffrance d’un fidèle ou d’un groupe de fidèles sous le regard d’une divinité sensible est interprétée comme une 300

Sensibilité divine et communauté émotionnelle pédagogie divine dans l’histoire du salut. La pièce de Buchanan et ses traductions gardent toutefois le souvenir de la tragédie sénéquienne, « lieu de débat et non […] illustration pédagogique d’une pensée 28 ». Lieu de commentaire de l’action, les chœurs ne livrent pas directement cette lecture édifiante de la violence infligée par la colère divine ou son impassibilité devant la souffrance. D’une poétique à une politique des émotions de Dieu et des hommes Le texte mis en scène permet d’observer à la fois la condamnation de l’idolâtrie et le rejet de la représentation visuelle de Dieu, ainsi que le travail qui s’ensuit pour substituer à l’idolâtrie esthétisante des propositions de signes suggestifs de la présence divine, de son plaisir et de son déplaisir. Il nous paraît possible d’interroger la communauté d’émotions que la pièce constitue sur scène et dans la salle. Ce partage des émotions n’instaure-t-il pas des normes émotionnelles, et ces principes partagés ne sont-ils pas un mode de gouvernement du groupe, susceptible de s’accorder avec la pensée de la corruption naturelle de l’homme et de pallier par provision le problème du discernement de la loi divine ? Si l’intrigue des tragédies humanistes est épurée de sorte que la scène se limite à mettre en présence les émotions des protagonistes, pour les tragédies bibliques, il convient d’inclure dans ce constat l’émotion divine. Le conflit entre la responsabilité de l’homme, qui présuppose son libre arbitre, et la prédestination divine, fait l’objet de la tragédie antique classique. La tragédie biblique de Jephté fait du tragique un aspect des affections de Dieu : sa colère, associée au châtiment pour une faute morale. La pièce semble avoir connu un succès spécifique dans le contexte de la théologie et de l’éthique calvinistes, notamment du fait que le dilemme de Jephté soulève une question morale : comment discerner le commandement divin ? En contexte calviniste et plus largement augustinien, la corruption naturelle de l’homme ne permet plus à ce dernier de connaître la loi divine et de la respecter au fil de ses actes. Chez les traducteurs réformés, le rôle de Jephté illustre sans doute l’aveuglement qui rend l’obéissance impossible et figure la condition de l’homme pécheur. En revanche, Iphis est mise en scène comme un modèle de vertu, énonçant sans faillir

28. J.-R. FanlO, « Figures de la divinité », p. 360.

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Audrey Duru des rappels à l’obéissance dans l’adversité. Sacrifiée par le mécanisme tragique combinant colère de Dieu et faillite morale du père, la figure d’Iphis illustre la seconde partie de l’antithèse paulinienne : « La lettre tue mais l’esprit vivifie ». Elle devient un exemple de la miséricorde divine, car sa piété est exaltée par l’impiété qui la condamne à une mort sanglante. Chrestien en donne une formulation synthétique, en prêtant ces paroles au personnage : « Car le vœu me demande, et suis promise à Dieu. / Et pour ce volontiers et d’une âme ravie / Je rends à mon pays, à vous je rends ma vie » (v. 1606-1608). Le tragique chrétien proposé par Buchanan et ses imitateurs échappe donc en partie à l’impasse du tragique antique, puisque le Jephté comprend l’évocation de la miséricorde divine et la possibilité du rétablissement de la justice, associées aux événements hors scène de la victoire sur les Ammonites et du sacrifice paradoxal d’Iphis. Le discernement de l’émotion divine dans le temps de l’événement semble déjà participer du salut, voire de l’élection de celui qui est saint : seule Iphis est capable de discerner ce qui satisfait le divin. Le récit du messager relatant dans la dernière scène la mort d’Iphis met en abyme le spectacle paraliturgique tragique à travers un rite sacrificiel. La dramaturgie de Jephté réfléchit alors le théâtre liturgique qu’est la célébration de la Passion du Christ au cours de l’eucharistie ou de la Cène. Si Jephté est le metteur en scène d’un sacrifice paradoxal, Iphis instaure la seule liturgie qui plaise à Dieu. Alors qu’elle ne se prépare pas au sacrifice sous la contrainte mais en consentant librement à sa mise à mort, son action suggère quelle est la cérémonie eucharistique : la liturgie est celle du sacrifice de soi-même. Le messager rapporte la prière d’invocation propitiatoire prêtée à Iphis avant sa mise à mort : Si mon sang peut suffire, hélas ! que je voudrois Epandre ici ma vie et mon sang plusieurs fois, Voire et par mille morts (s’il m’était bien possible) Détourner devers moi, Seigneur, ton ire horrible, Au moins si le salut du pays y gisait (Chrestien, v. 1749-1753).

La traduction de Du Fort, en particulier, paraît fustiger les traces de l’amour-propre dans le culte, afin de préparer la compréhension désintéressée du sacrifice eucharistique. En substitut de l’invocation ci-dessus, Du Fort insère un chant prophétisant l’histoire du salut à travers deux figures humbles : le berger David puis le Christ (fol. 35v°). Déroute du politique, à travers la déchéance du chef militaire Jephté, et même de la famille, la pièce propose au public de se reformer à 302

Sensibilité divine et communauté émotionnelle travers un corps religieux, sinon confessionnel. À l’héroïsme militaire de Jephté, chef de guerre victorieux grâce à son élection divine, la représentation substitue l’éclat de l’héroïsme sacrificiel d’une jeune « femme forte » (virilis) biblique. L’idéal du sacrifice de soi librement consenti, et par foi, est cependant concilié avec le respect de l’ordre politique et familial, puisqu’il est mis à son service. Le gouvernement sous le régime des émotions divines brouille les évidences relatives à la mort. En effet, tandis que Jephté semble apparemment victime de la colère divine en restant vivant et spectateur coupable de la mort de sa fille, Iphis est l’objet de la pitié divine en consentant à mourir et en se livrant avec constance. La pitié divine est dite à travers un signe, l’action puis la passion de la jeune fille : le spectacle théâtral affine peut-être la sensibilité humaine à la perception de la discrétion divine dans la miséricorde. La tragédie Jephté dans son ensemble repose sur cette double lecture. Si l’une, suivant l’interprétation naturelle, n’y voit qu’une tragédie et un Dieu finalement soit malveillant, soit indifférent, la seconde, pourvue des « lunettes de la foi » chrétienne (Du Bartas, La Sepmaine, I, v. 171), voire réformée, est capable de l’interprétation spirituelle qui célèbre l’amour réciproque d’une jeune femme et du divin. Le récit de la mise à mort, décrivant la beauté de la jeune vierge selon les conventions néopétrarquistes, suggère que le sacrifice se substitue au mariage promis et devient union au divin. Le tragique ne concerne donc que le drame de Jephté, non l’ensemble de l’intrigue. Les émotions divines discriminent pécheurs réprouvés et élus sauvés par grâce. Par conséquent, la dramaturgie de Jephté abolit tragédie et tragique à l’antique, dans la mesure où ils sont la mise en intrigue de la colère divine. Lorsque la dramaturgie met en forme la providence et le salut, elle propose un théâtre qui dissocie le politique de la sainteté, tout en incluant la sainteté dans le respect de l’ordre institué. Le théâtre biblique de Buchanan et de ses imitateurs réformés tend ainsi à promouvoir l’abolition des rites dans le culte, au profit de l’expérience des émotions suscitées par la passion de figures du serviteur souffrant. Nous proposons ainsi de lire dans Jephté non un drame seulement édifiant, incitant les jeunes gens à la vertu en prenant exemple sur l’héroïsme sacrificiel d’Iphis, mais un spectacle unissant les spectateurs dans une communauté d’émotions, à travers la crainte et la pitié tragiques suscitées par la colère divine et sa victime Jephté. Toutefois, seuls les spectateurs qui discernent la miséricorde divine envers Iphis

303

Audrey Duru et qui écartent la leçon tragique au profit d’une lecture providentielle seraient, selon nous, unis par l’émotion associée au salut et à la sainteté, que l’on propose d’identifier au nom de charité. La notion de « communauté émotionnelle » (Barbara Rosenwein) permet d’envisager l’une des actualisations de la parole divine. Objet d’une nouvelle énonciation par le théâtre, la parole divine reste expressive. Sa dimension pathétique est particulièrement scrutée et valorisée par la tragédie et, plus généralement, la poésie humanistes au cours du xVie siècle. Cette qualité se comprend dans le cadre postulé d’un gouvernement des hommes par le divin. La tragédie biblique Jephté confronte ainsi l’interprétation de l’histoire issue de la tragédie antique et le discours biblique, en particulier psalmique, affirmant une divinité juste et sensible. Le verset paulinien – « La lettre tue mais l’esprit vivifie » – conduit à récuser toute interprétation littérale comme étant erronée et meurtrière, qu’il s’agisse d’interpréter le texte de la promesse faite par Jephté, les commandements vétérotestamentaires, l’intrigue des tragédies à l’antique, telle qu’Iphigénie d’Euripide, la fable dramatique du Jephté composée par Buchanan lui-même, voire toute traduction de cette fable. C’est le modèle du Christ et son sacrifice qui doivent orienter l’interprétation, ainsi que le fait la jeune Iphis à son insu. La participation du divin à la communauté émotionnelle humaine demeure cependant paradoxale : la temporalité des émotions divines diffère de celle des émotions humaines ; les émotions divines font l’objet de malentendus et d’identifications discordantes ; elles sont enfin dépourvues de corps visible sur la scène. La tragédie biblique repose sur un sacré diffus, auquel des émotions fortes sont attribuées et suggérées peut-être à proportion des émotions violentes du monde des hommes, relatées, représentées, suscitées par la dramaturgie. Dans Jephté, ce sacré entourant l’évocation du divin semble se justifier dans la mesure où il serait le substitut du corps du Christ souffrant et aimant pendant la Passion. L’émotion divine serait en fait figurée par métonymie à travers le sacrifice sanglant de la vierge Iphis, par amour filial et patriotique, librement consenti. Le texte de la tragédie de Buchanan ne s’engage cependant pas davantage sur la voie d’une interprétation typologique du récit du Livre des Juges et seul Du Fort souligne cette virtualité émotionnelle.

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Sensibilité divine et communauté émotionnelle La leçon morale de Jephté pourrait être résumée par le verset de Luc (11, 52) : « Il a mis bas de leurs thrones les puissans, et a eslevé les petis » (Bible de Genève, 1588). Cependant, la théologie des émotions divines qui accompagne la mise en scène de ce verset a peut-être paru audacieuse aux théologiens de profession. On sait que le synode national de Nîmes proscrit en 1572 la représentation des tragédies bibliques, ce qui en fait cesser l’écriture du côté des poètes protestants français. La diffusion imprimée des traductions de Jephté par Chrestien ou Mage de Fiefmelin indique que la lecture n’en cesse pas pour autant. Si l’institution ecclésiale a pu censurer un traitement scénique qui lui paraissait profaner le divin, un discours des émotions divines perdure dans la poésie affective. Cette rémanence indique qu’une théologie des émotions divines a pu trouver refuge dans le dispositif de la poésie personnelle dite spirituelle comme en témoigne par exemple L’Image d’un mage ou le Spirituel d’André Mage, imprimé à la suite de Jephté entre autres, en 1601. L’euphorie poétique qu’elle suscite chez ce poète réformé devient un signe de l’élection individuelle.

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LES ÉMOTIONS DE DIEU DANS L’ORAISON FUNÈBRE DE LA RENAISSANCE FRANÇAISE : UN CAS D’ÉCOLE ? Claudie martin-ulriCh Université de Pau et des Pays de l’Adour Institut de recherche sur la Renaissance, l’âge classique et les Lumières

Il ne faut pas croire que la coutûme de loüer les Grands après la mort soit une invention de la vanité humaine. Elle est fondée sur la Religion, & même authorisée par l’Ecriture, où nous voyons les Eloges de tous les grands hommes d’Israël, avec un abrégé de tout ce qu’ils ont fait de plus remarquable pendant leur vie 1.

é

au début du xViiie siècle, cette réflexion pour défendre l’oraison funèbre sous la plume du grand admirateur de Bossuet qu’est l’abbé du Jarry nous signale qu’après plus d’un siècle de pratique d’oraison funèbre en français, il est encore nécessaire de légitimer, même succinctement, cette antique tradition 2. Si les Écritures regardent, selon lui, d’un œil débonnaire l’éloge des grands hommes Crite

1. 2.

Du Jarry, Dissertation sur les oraisons funèbres, Paris 1706, p. 2. Voir l’article classique de L.-V. saulnier, « L’oraison funèbre au xVie siècle », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance 10 (1948), p. 124-157 et Cl. martin-ulriCh, « Normes funèbres : le “balbutiement” de la muse », dans J.-C. arnOud et G. milhe POutinGOn (dir.), Les normes du dire au xvie siècle, Paris 2004, p. 55-68. Voir également M. maGnien, « Charles de Sainte-Marthe et son Oraison funèbre de la mort de l’incomparable Marguerite, Royne de Navarre (1550) », Travaux de Littérature 7, publiés par l’Adirel (1994), p. 65-90, et J. hennequin, Henri IV dans ses oraisons funèbres : naissance d’une légende, Paris 1977.

10.1484/M.BEHE-EB.5.117307

307

Claudie Martin-Ulrich au moment de leur mort, quelle est la place dévolue à Dieu dans ces textes d’éloquence sacrée ? Quelles émotions les orateurs lui prêtent-ils dans des discours dont la fonction est de consoler les vivants en les exhortant à l’appui de l’éloge de la vie exemplaire du défunt ? À la Renaissance, où naît le genre en français, la disposition des arguments est déjà largement fixée et suivie. Elle suppose des développements pathétiques spécifiques, qui ne se conçoivent pas en dehors de la mobilisation des émotions. Les oraisons ont souvent trois parties dont la fonction est distincte : Nous parlerons premierement en general de l’origine des oraisons funebres, puis en special traicterons la vie & trespas du susdict personnage : La conclusion sera de l’espoir de Dieu, selon le theme proposé, & consolation que nous pouvons avoir d’icelluy 3.

Cette organisation indique d’emblée les passages susceptibles d’accorder une place réelle au movere et les moyens de le faire. Un tel plan invite tout d’abord à porter l’attention vers la fin des oraisons car la prière constitue, de facto, un moment où domine le pathétique sous la forme d’une exploitation concertée, c’est-à-dire brève, des émotions de Dieu et des hommes, pour ne pas enfreindre les lois de la bienséance. C’est à travers l’utilisation et la représentation des liens et des émotions entre Dieu et les fidèles, mais aussi au travers des émotions des fidèles que se construisent les moments pathétiques du discours. La lecture des oraisons prononcées et publiées par les grands prédicateurs de la seconde moitié du xVie siècle, Arnaud Sorbin, Simon Vigor ou encore Renaud de Baune et Claude d’Espence, fait apparaître une tendance à consacrer la première partie à la question du genre, ce qui n’exclut pas que le discours commence comme pour un sermon par une citation scripturaire, qui sert de fil conducteur à l’orateur. À cette occasion, les émotions de Dieu peuvent surgir sous la forme d’une mention rapide. Dans la partie narrative qui suit, les vertus et les émotions du défunt occupent une place considérable en charpentant l’éloge tandis que celles attribuées à Dieu sont seulement suggérées. Lorsque l’orateur met en scène la pratique religieuse du défunt, sa dévotion exemplaire peut être jalonnée d’évocations subtiles aux émotions divines.

3.

308

Oraison funebre es obseques de feu Messire François Olivier en son vivant chevalier, & chancelier de France, Paris 1561, p. 4.

Émotions de Dieu dans l’oraison funèbre de la Renaissance française Mais ces textes d’éloquence sacrée sont globalement très réservés sur l’expression des émotions d’un Dieu qui, pourtant, se trouve placé au centre du dispositif énonciatif et émotionnel. En ouvrant cette enquête, on se gardera de faire l’amalgame entre l’anthropologie renaissante qui se figure Dieu, au travers de l’iconographie par exemple, et les capacités expressives d’une langue et d’une éloquence sacrée, en français, des années 1550 à la fin du siècle. Les imprimés ne prétendent pas livrer le secret des cœurs, ni la réalité vécue et partagée du rapport à Dieu, pas plus que les croyances intimes. Tirer des conséquences hâtives sur les émotions attribuées à Dieu, à l’aune de leur seule mention dans les textes fussent-ils déclamés puis imprimés et lus, fussent-ils consacrés à nous renseigner sur le rapport d’une époque à la mort, serait un écueil. C’est sur cette discrétion que nous nous interrogerons, en nous demandant si Dieu peut être montré comme étant ému par sa créature, non seulement vis-à-vis de celle passée de vie à trépas mais aussi à l’égard de l’assemblée des fidèles réunis à l’occasion de l’oraison, et, le cas échéant, sous quelles formes cette émotion se manifeste alors dans ce type de discours. Nous devons essayer de reconstituer le cheminement de la pensée dans ces textes pour comprendre la place dévolue aux émotions, et en particulier à celles attribuées à Dieu. Nous relèverons les marqueurs stylistiques et le lexique de l’émotion attachée à Dieu, puis nous observerons quelques textes singuliers mettant en scène un Dieu tout à la fois père et mère. Nous évaluerons la distance entre l’objet et son expression dans des sources imprimées, ce qui engage une réflexion sur les limites de l’expressivité. Le style oratoire sacré a-t-il les moyens d’écrire sur les émotions de Dieu ? Un dieu ému ? Tournées vers Dieu autant que vers les hommes, faisant le lien entre le monde et le ciel, reposant théologiquement sur la miséricorde du Créateur, les oraisons funèbres ne peuvent faire l’économie de supposer à Dieu des sentiments et un attachement indéfectible à ses créatures, qu’il s’agisse du défunt ou de l’assemblée des chrétiens réunis dans son Église. Dans l’enchaînement émotionnel qui lie un sentiment à une émotion, et cette émotion à des actions, les textes du corpus sacré que nous avons consultés, à l’instar de la littérature en prose ou en vers de cette époque, semblent parcimonieux en matière de discours sur les émotions. Les marqueurs en sont aussi subtils. Les 309

Claudie Martin-Ulrich oraisons évoquent émotions et sentiments sans nécessairement les distinguer l’un de l’autre, au point qu’ils semblent sur un pied d’égalité. Ainsi, la consolation inhérente au genre funèbre est tout entière conditionnée par l’idée et la certitude de la bienveillance divine, l’accueil que Dieu réserve à ses enfants et le rappel du salut. On s’attendrait à faire une copieuse moisson de réflexions sur les émotions de celui qui joue le rôle principal aux côtés du disparu, et face aux fidèles venus trouver réconfort et courage. Il n’en va pas ainsi si l’on considère les principaux objectifs des oraisons : « C’est à ces deux desseins que se reduisent les Eloges funebres, à inspirer le mépris du monde par la mort des Grands, & l’amour de la vertu, par leurs exemples 4 ». C’est entre le « mépris du monde » et « l’amour de la vertu » que se jouent les émotions de Dieu, comme prises dans un étau exhortatif et une intention édificatrice. Consacrée à l’éloge, la partie narrative est soumise à des impératifs éthiques qui lui donnent tout son sens et sa légitimité : enseigner la voie à suivre, conduire les fidèles endeuillés. Dans sa partie centrale et sa visée générale, l’oraison funèbre, proche du sermon, est aussi une leçon de vie donnée par l’exemple singulier monté en spectacle. Aussi les émotions qui retiennent l’attention de l’orateur sont-elles tout d’abord celles qu’il s’agit de faire naître dans le cœur des fidèles ; de celles de Dieu, il est, ici aussi, peu question de façon explicite. Dans les paragraphes consacrés à l’éloge, on accorde cependant une place de choix au lien intime que le disparu a entretenu avec Dieu, tout au long de sa vie et jusque dans ses derniers instants. Philippe II d’Espagne, célébré à sa mort par le prédicateur Jean Boucher, au cours d’une longue oraison, est décrit, de façon tout à fait stéréotypée, comme un parfait imitateur de JésusChrist. Puissamment soutenu par sa foi qui s’affermit encore à la fin de sa vie, dans l’épreuve des derniers jours, il voit tout naturellement en Dieu sa consolation et ne se lasse de « parler de sa bonté, de sa douceur & misericorde, par les exemples et paraboles qui sont en l’Evangile 5 ». Ces trois termes, pris pour synonymes dans l’esprit de

4.

5.

310

Du Jarry, Dissertation sur les oraisons funèbres, p. 3. Chez Claude Guilliaud, par exemple, docteur en théologie à qui l’on confie l’Oraison funebre declarative des gestes, vie & trespas du tresillustre prince, Claude de Lorraine, duc de Guyse & d’Aumalle, Pair de France, Paris 1550, p. 2, on lit la même idée : « dire chose qui soit a l’honneur de Dieu, & à nostre spirituelle ediffication ». Jean Boucher, Oraison funebre sur le trespas de treshaut, tresgrand et trespuissant Monarque-Dom Philippe second, Roy d’Espagne […], Anvers s. d., p. 123.

Émotions de Dieu dans l’oraison funèbre de la Renaissance française l’orateur, définissent les émotions, les sentiments et le type de relation qui unissent le Créateur au roi. Élisabeth de France est arrosée « de la pluie de la grace ». Dieu a imprimé en [son] l’esprit une foy, une espérance, une charité, une craincte, un amour envers luy, avec une reverence & obeissance envers l’Église […] de maniere que le premier soing qu’elle a eu dès son enfance, a esté de craindre Dieu, de le servir & aimer, ne prenant jamais plus grand plaisir que quand elle oioit parler de sa divine majesté, de ses œuvres admirables, & des récompenses qu’il donnoit à ses bons serviteurs 6.

Cette représentation est tout à fait topique. L’éloge des grands à cette époque, quel que soit le genre, ne manque jamais de mettre en scène la ténacité et la dévotion des princes et des princesses. Chez Simon Vigor cependant, on observe une tendance à instrumentaliser la reine d’Espagne pour vilipender, à travers son expérience vivante et exemplaire de la foi, le parti réformé. Ce traitement n’est pas le plus courant, même si les défunts des oraisons funèbres se présentent tous comme des modèles charismatiques de dévotion, grands défenseurs de la sainte Église romaine. Orpheline « delaissée soubs la main de Dieu, & garde de ses tantes & parens », Catherine de Médicis est élevée pour « estre dédiée & consacrée à Dieu », raisons alléguées par Renaud de Baune pour démontrer l’immense piété de la reine, gravée précisément dans son cœur 7. Le public des oraisons, comme ensuite leurs lecteurs, découvre par conséquent le tableau éloquent d’une vie au cours de laquelle le défunt reconnaît et ne cesse d’honorer la toute-puissance de Dieu et la force inébranlable de l’amour liant la créature au Créateur. Face au disparu, dans cette reconstruction des actes marquants de sa vie qu’est l’oraison funèbre, Dieu est représenté avant tout comme un père miséricordieux

6.

7.

Simon Vigor, Oraison funebre prononcee aux obseques, de […] ma Dame Elizabeth de France, Royne des Espagnes, Paris 1568, p. 13-14. Sur cet auteur, voir Th. amalOu, « Holy War or Sedition? The prophetism of Parisian Preachers and Catholic militancy (1558-1588) », French Historical Studies 38 (2015), p. 611631, et B. DieFendOrF, « Simon Vigor: a Radical Preacher in Sixteenth Century Paris », Sixteenth Century Journal 18 (1987), p. 399-410. Renaud de Baune, Oraison funebre faicte aux obseques de la Royne mere du Roy, Bloys 1589, p. 27.

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Claudie Martin-Ulrich et juste, mais un interlocuteur dont on ne prend pas nécessairement la peine d’évoquer, en retour, l’affection qu’il éprouve à l’égard de ses enfants. Est-ce parce que cela est une évidence ? Amour et miséricorde Le Dieu des oraisons funèbres est un père consolateur, un appui pour les chrétiens. La miséricorde divine constitue un thème fréquent, décliné par les auteurs selon les nuances d’une palette choisie, qui s’étend de la bonté à la justice divine, soit de la compassion à la colère, deux émotions qui fonctionnent en binôme. Cette miséricorde correspond à l’émotion de pitié, bien décrite dans la Rhétorique d’Aristote 8. Au sixième livre de l’Institution oratoire de Quintilien où émotions et affections sont considérées comme des synonymes, les prédicateurs apprennent comment faire naître précisément les émotions. Ces deux émotions (pitié et colère) s’incarnent par deux actions opposées mais rivées l’une à l’autre : à la colère correspond le châtiment, à l’amour la récompense. Avant d’examiner comment ces émotions prennent forme dans les oraisons, il nous faut considérer attentivement la toile de fond sur laquelle les discours évoquant l’amour divin se développent, tenter d’approcher les émotions à l’arrière-plan, hors du champ discursif. Chez Claude d’Espence, un des orateurs prolixes du second xVie siècle, le thème de l’amour divin est particulièrement exploité afin de persuader son public de s’en remettre à la volonté divine et d’accepter la perte de la reine douairière. Amour et bonté charpentent la représentation des émotions divines : « Dieu donc plus infiniment nous aime, que ne font noz parens, nos peres & meres, noz femmes & maris 9 ». En tant que père divin, l’amour qu’il éprouve pour ses enfants se manifeste par des actes que le chrétien doit et peut interpréter par le biais du discours sermonnaire. Le chrétien dispose des preuves de l’amour divin, à lui, et accessoirement à nous, de remonter au principe de ses actes, c’est-à-dire aux émotions. Observons l’ordre dans lequel les émotions prennent place.

8. 9.

312

Voir en particulier le livre ii, p. 309-313 (Aristote, Rhétorique, éd. P. ChirOn, Paris 2007). Claude d’Espence, Oraison funebre es obseques de […] Marie, par la grace de Dieu, Reyne douairiere d’Ecosse, Paris 1561, p. 13.

Émotions de Dieu dans l’oraison funèbre de la Renaissance française Dieu est fidele, & ne vous en donnera plus que vous n’en pourrez porter, ains il vous sera bonne issue avec la tentation, à fin que la puissiez soustenir : il est avec vous, Cum ipso (dit il) in tribulatione, eripiam eum. Et dont sçavons nous, qu’il est avec nous en tribulation ? certes de ce mesmes que nous sommes en tribulation. Car autrement, qui est ce qui pourroit soustenir, ou subsister, ou persister sans luy 10 ?

Ici, on évoque d’abord le sentiment qui découle implicitement d’une émotion pour en décrire les effets. On glisse très vite de l’émotion – la fidélité qui, au reste, est peut-être davantage un sentiment qu’une véritable émotion – à ses effets : la connaissance divine des potentialités individuelles de chacun, son soutien indéfectible et son omniprésence aux côtés du fidèle, dans toutes les étapes de l’existence humaine et en particulier lors des épreuves. La fidélité renvoie aussi à l’idée d’un contrat passé entre deux parties inégales mais qui engage véritablement. La « tribulation » est classiquement comprise comme la preuve même de la présence divine. À l’instar des vertus, les émotions ne se révèlent que dans et par les actes qu’elles produisent. Ainsi, elles ne se détachent pas radicalement les unes des autres mais s’entremêlent et surgissent au cours d’un même énoncé. C’est par les actions et leurs effets bien visibles qu’émotions ou vertus apparaissent aux hommes dont l’entendement est limité et partiel. Dans son sermon, d’Espence s’appuie aussi sur un autre commentaire significatif et stéréotypé au sujet des diverses sortes d’attachements, ceux entre humains et ceux qui unissent Dieu aux siens, ce qu’il nomme « affections » au sens moderne : Car telles affections de mariage, paternité, maternité, sont naturelles, & bonnes creatures de Dieu, mais comme elles sont es hommes humainement, & ainsi imparfaictement, aussi sont elles en Dieu en sa matiere, c’est à dire, divinement, parfaictement, absolument, & plus infiniement excellement, que nous puissions entendre ou dire. Car si

10. Ibid., p. 14. On retrouve à peu près la même phrase chez Arnaud Sorbin, dans son Oraison funebre de tresvertueuse princesse Claude de France, fille de Treshault, & Treschrestien Roy Henry second, […], Paris 1575, p. 14 : « C’est ainsi que Dieu est fidele, ne permettant que les siens soient tentez plus que de leur portee. » En manchette : I Co 10. Sur Sorbin, voir Cl. Martin-UlriCh, « Récit de vie – récit de mort : les mignons du roi au regard d’Arnaud Sorbin », dans P. EiChel-LOjkine et Cl. Martin-UlriCh (dir.), De bonne vie s’ensuit bonne mort : récit de vie, récit de mort à la Renaissance en Europe (xve-xviie siècle), Paris 2006, p. 85-100.

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Claudie Martin-Ulrich nous voulons bien juger, & vray dire, telles affections en nous, ne sont qu’ombres ou rien, ou moins que rien, comparées & parangonnées à l’affection ou amour de Dieu envers nous, duquel elles sont en nous comme rayons, scintilles, & traces de leur createur & le nostre, selon qu’il dit par le Prophete 11.

La hiérarchie des attachements et des émotions est sans appel. Les adverbes scandent le raisonnement pour persuader l’auditoire sur un sujet rebattu mais qu’il semble impératif de remettre dans les oreilles de l’auditoire et sous les yeux des lecteurs : le hiatus entre l’amour humain et l’amour divin, l’amor n’étant une étape pour connaître de loin la nature du vrai amour : la caritas 12. Cette comparaison sert une démonstration qui a aussi pour objectif d’adoucir la perte d’un être cher en rappelant la finitude des attachements humains au regard de l’infinitude des promesses divines. Au fond, dans ce type d’éloquence, ce qui compte est bien moins la nouveauté du message évangélique (donc les arguments) que leur mobilisation, à ce moment précis du processus du deuil mis en œuvre par le rituel de l’oraison. L’amour de Dieu pour ses créatures est le principe duquel procède la prière qui clôt toute oraison. Renaud de Baune confie Catherine de Médicis à Dieu en ces termes :

11. Claude d’Espence, Oraison funebre, p. 10-11. Le prophète en manchette : Jérémie 3. Voir A. TallOn (éd.), Un autre catholicisme au temps des réformes ? Claude d’Espence et la théologie humaniste à Paris au xvie siècle, Turnhout 2010. 12. Considérer l’amour humain comme une phase nécessaire dans l’échelle de la connaissance et des sens relève aussi de la conception néoplatonicienne de l’amour qui a largement pénétré le discours d’éloquence sacrée, même la prose narrative. Pour preuve, les réflexions des devisants de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre qui ne déclarent pas autre chose. Exposant sa théorie des parfaits amants, Parlamente conclut son développement en ces termes : « Mais, quant elle [l’âme] les [la souveraine beauté, la grâce et la vertu] a cerchez [sic] et experimentez, et elle n’y treuve poinct Celluy qu’elle ayme, elle passe oultre, ainsy que l’enfant, selon sa petitesse, ayme les poupines et autres petites choses, les plus belles que son œil peult veoir, et estime richesses d’assembler des petites pierres ; mais, en croissant, ayme les popines vives et amasse les biens necessaires pour la vie humaine. Mais, quant il congnoist, par plus grande experience, que ès choses territoires n’y a perfection ne felicité, desire chercher le facteur et la source d’icelles. Toutesfois, si Dieu ne luy ouvre l’œil de foy, seroit en danger de devenir, d’un ignorant, ung infidele philosophe ; car foy seullement peult monstrer et faire recevoir le bien que l’homme charnel et animal ne peult entendre. » (Heptaméron, éd. M. FrançOis, Paris 1967, p. 151).

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Émotions de Dieu dans l’oraison funèbre de la Renaissance française Seigneur Dieu, Pere de misericorde, pere de toute consolation ! fontaine & source de vie, […] ouvre (bon Dieu) les fontaines de tes graces sur ceste ame devote qui a toujours espéré & aspire à ceste vie eternelle que tu as promis à tes bien aymez 13.

L’apostrophe à Dieu décline les divers aspects d’une même idée. La répétition du mot « père », associée aux notions de « miséricorde » et de « consolation », doit se comprendre comme une amplification précisant, de façon tout à fait attendue, l’expression courante « Seigneur Dieu ». Nous passons d’une idée à l’autre dans une grande fluidité, ainsi de la compassion à la consolation ; ce qui démontre que la consolation n’est efficiente que dans la mesure où le consolateur éprouve une certaine forme de pitié à l’égard de l’autre. Amour, compassion et pitié œuvrent comme un ensemble sémantique cohérent, formant un réseau vivant, fait d’interactions, de réciprocité et d’interdépendances. Ce qui met Dieu en mouvement, c’est justement son amour que toute la littérature sacrée célèbre à l’infini et définit par le menu, mais toujours à travers un lexique stéréotypé dont les moyens d’expression peuvent sembler très réduits et peu singularisants. Si cette partie de la prière se focalise sur un seul aspect de l’amour divin (l’abondance de la grâce et le rappel de la promesse, la fides), la suite, en revanche, met en scène le fils, Henri III, vers qui le prédicateur tourne aussi son regard au moment de clore son discours, fait assez rare pour mériter d’être souligné. Le contexte politique singulier de chaque oraison impose, le cas échéant, ce type d’aménagement. Seigneur fais luy misericorde, Garentit le par ta bonté & tout son Royaume des miseres & calamitez que nous avons justement meritees : Illumine ses yeux de ton sainct conseil, à ce qu’ayant icy longuement regné et reduict son peuple en un bon et entier repos, à la gloire de ton sainct nom il puisse regner là haut en la vie eternelle avec tes bien aymez 14.

Le verbe « faire » souligne sans ambiguïté la force agissante de l’amour divin tandis que le reste de la phrase spécifie les actions attendues de la bonté divine : protéger et guider, une double mission qui résume les aspects de l’amour divin, et apparaît à travers le lien entre amour et justice. L’effet de récapitulation s’explique par la place de la

13. Renaud de Baune, Oraison funebre, p. 51. 14. Ibid., p. 53-54.

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Claudie Martin-Ulrich prière dans l’économie de l’oraison. Dans la péroraison, il convient de recourir au pathos et de conclure rapidement. Sorbin demande la clémence pour le prince, un traitement de faveur particulier, qui n’est pas dénué d’arrière-pensées, comme s’il recherchait la faveur, tout au moins l’attention du prince qui l’écoute. Par ailleurs, dans d’autres oraisons, la figure paternelle dont bénéficie la représentation de Dieu se teinte d’une nuance aussi attendue que vigoureuse : celle d’un père exerçant la justice, à l’occasion, sans ménagement. Le père justicier et consolateur Arnaud Sorbin évoque l’état pitoyable du royaume qu’il attribue à la colère de Dieu, bien légitime et méritée 15. D’Espence, quant à lui, tance la destinataire principale de l’oraison funèbre de Marie Stuart en ces mots : […] mais le Seigneur m’a recueilly ? m’a recueilly ? direz vous, mais chastiee, & moult, si j’ausois dire, rudoyee. Et qui est le pere, qui ne corrige & reprenne l’enfant qu’il aime, auquel il prend plaisir ? Ne vous faschez donc point, Madame, pour la correction, ne défaillez point, ne l’oubliez point, car par icelle il s’offre à vous comme à son enfant 16.

Le discours édifie la lectrice avec autant de vigueur que Dieu manifeste son attachement paternel. L’intensité du châtiment traduit celle de l’attachement, dans un jeu de miroirs et d’emboîtement entre la figure paternelle incarnée par Dieu et, implicitement, la figure paternelle humaine. Cependant, dans un contexte de deuil où il s’agit malgré tout de donner du sens à une mort qui peut sembler incompréhensible, certains prédicateurs prennent soin d’évoquer la toute-puissance divine dans l’exercice d’une justice dont les tenants et les aboutissants échappent aux hommes, ce qui peut paradoxalement les affranchir de leur douleur. Une telle explication par le mérite (ou son contraire) constitue une interprétation routinière, inlassablement utilisée. Le

15. Arnaud Sorbin, Oraison funebre de tresvertueuse princesse Claude de France, p. 14 : « N’est-ce pas un vray signe de l’ire & indignation de Dieu, justement irrité contre noz demerites ? » ; l’auteur évoque aussi le démérite qui donne toute lattitude à Dieu de punir ses créatures (ibid., p. 10), idée très courante dans les oraisons qui interprètent la disparition des grands du royaume en termes de châtiment divin, et les naissances royales en termes de récompense. 16. Claude d’Espence, Oraison funebre, p. 13-14.

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Émotions de Dieu dans l’oraison funèbre de la Renaissance française motif très classique lui aussi de l’omnipotence paternelle bornée par la justice est rappelé par le même d’Espence : « La volonté du pere Eternel, duquel est toute paternité, & qui (à bien prendre) est seul pere, & pourtant selon son bon plaisir, donne & oste, presente & repere [sic] aux parens leurs enfans 17 ». Cette allégation repose sur les principes théologiques les plus connus, dont nous avons ici une variante. La figure du « pere Eternel » autorise des développements topiques car ce n’est pas la substance du message qui est essentielle, mais son inscription dans une dynamique exhortative qui se veut consolatoire. Ainsi, les actes divins comme les émotions qui les suscitent sont sous-tendus par la démonstration du prédicateur. Ni les arguments convoqués dans les oraisons, ni les citations scripturaires en marge ne sortent des sentiers balisés et notoires, éprouvés, bien connus et attendus du public. D’une oraison à l’autre, les orateurs semblent se répondre tant ils partagent la matière principale de leur discours, surtout lorsqu’il s’agit de représenter Dieu. Suivant le psaume 118, Arnaud Sorbin exhorte les fidèles à accepter la mort de la jeune Claude de France, la fille d’Henri II. Dans la prière finale, un ample passage commence ainsi : car tu es Dieu tresjuste. Estant tel, permets moy que je te parle de tes justices. D’où vient cela que les pecheurs prosperent, & les gens de bien sont si affligez ? […] Que n’as tu plustost saisy par mort les heretiques et rebelles & factieux 18 […].

Sorbin interprète la mort de la jeune princesse comme « la recognoissance de la divine justice sur nous 19 ». Plus loin, dans le même mouvement final de l’oraison, après les nombreuses questions oratoires demandant à Dieu des comptes, il prend soin de rappeler qu’il n’est pas en mesure d’élever son esprit jusqu’à celui du Créateur. Il poursuit en ces termes : Je me contente de croire & confesser que tu es juste, & que ton jugement est droict & equitable. Car soit ou que tu nous vueilles punir, ou esprouver nostre patience par tels chastimens, tout revient à ton honneur & gloire 20.

17. Ibid., p. 55. 18. Arnaud Sorbin, Oraison funebre de tresvertueuse princesse Claude de France, p. 23-24. 19. Ibid., p. 20. 20. Ibid., p. 21-23. Plus haut, il écrit déjà : « Qu’est-ce donc qu’il reste, […] si ce n’est la recognoissance de la divine justice en nous, joincte aux querimonies que

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Claudie Martin-Ulrich À quelques pages d’intervalle, Sorbin répète la même idée, formulée presque avec les mêmes mots (« tu es Dieu tresjuste » et « tu es juste »), ce qui souligne, entre autres choses, la part d’oralité qu’il maintient dans l’imprimé et de toute évidence aussi, la dimension didactique de ses propos. La justice de Dieu est, bien entendu, l’une des manifestations ostensibles de sa bonté. C’est pourquoi il invoque une justice divine punitive, mais, au fond, constructive pour les hommes, en ce qu’elle les met à l’épreuve et les amène à connaître ou reconnaître leur place face à Dieu : « Tout revient à ton honneur ». Les tribulations, les émotions qui circulent se trouvent transfigurées, transcendées par le divin, célébré ici comme le cœur duquel tout part et tout se rejoint. Ce discours sur l’épreuve, extrêmement topique prend tout son sens au terme de cette oraison, où le prédicateur adopte la posture d’une humble créature dont le questionnement se dissout en une seule phrase qui se clôt par la confirmation de sa piété et son obéissance à la volonté divine. Cette obéissance est choisie car elle procure un retour à la paix. La phrase est construite sur des interrogations implicites concernant les raisons divines qui privent le monde du défunt, pour, en définitive, nier subrepticement la pertinence de ce questionnement. Une telle courbe dans le raisonnement est en réalité dictée par la volonté du prédicateur et révélatrice de son rôle. Voix du public auprès de Dieu, porte-parole des enseignements divins auprès des hommes, l’orateur relie les deux mondes et indique le chemin que doivent prendre les cœurs blessés par le deuil : l’éloge de Dieu. Occupant la position d’un père céleste, le Créateur en éprouve les émotions, ce qui explique ses actes. Si la plupart des textes insistent sur une représentation paternelle axée sur la justice, on trouve aussi, de façon marquée chez d’Espence, l’image d’un Dieu qui transcende justement les catégories humaines. Lorsque les hommes font l’expérience d’une affliction particulièrement violente touchant la perte de la « chair », « sçavoir de paternelle ou maternelle, & conjugale » : Quand [Dieu] ayant tant de tiltres & noms, par lesquels à bon droit pourroit estre reclamé, Créateur, Redempteur, Salvateur, Juge, & autres infinis : specialement de nous veut estre appelé Pere, quand nous avons à luy demander quelque chose 21.

l’Escriture nous apprend à faire, pour practiquer la clemence & misericorde de nostre Dieu, justement irrité contre nous ? » (ibid., p. 20-21). 21. Claude d’Espence, Oraison funebre, p. 14.

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Émotions de Dieu dans l’oraison funèbre de la Renaissance française Ainsi, le père céleste, à l’instar du père terrestre, constitue un appui vers lequel se tourner, il assure une fonction protectrice au-delà des frontières humaines. « Que si Dieu vous est comme Dieu, ne vous est-il pas consequemment pere & plus que pere & mere, & plus que païs & mary 22 ? » Cette question ouvre la longue citation sur la fidélité de Dieu envers ses créatures. Il n’est guère étonnant de lire que le lien entre le Créateur et la créature est sans commune mesure avec tous les autres modèles de lien que connaît l’homme. Le thème de l’affection absolument singulière entre en résonance avec un autre moment où, s’appuyant sur Isaïe 66, qu’il traduit et interprète ainsi, il écrit : « Non seulement comme pere j’auray pitié de vous, mais aussi comme mere je vous consoleray 23 ». Le lexique pour traduire l’attachement divin à sa créature utilise des termes humains en évoquant des situations connues (les parents, le lien conjugal, l’attachement à l’identité nationale). Le Dieu des oraisons est à lui seul, par la représentation humanisante qui en est donnée, un gage d’amour : à la pitié, vertu agissante et associée à la part masculine, s’adjoint la consolation, qui est à entendre ici comme la promesse divine de venir en aide et d’apaiser le chagrin ou la détresse. De la justice à la consolation, les oraisons esquissent les sentiments éprouvés par le Seigneur en s’appuyant sur une représentation faisant très largement usage de l’image des liens humains horizontaux pour exprimer les liens verticaux qui transcendent les attachements terrestres. Le lexique est similaire, simple et courant, porteur d’une force expressive qui tient souvent à un arrangement syntaxique, largement soutenu par une langue oratoire, celle qui cherche à impressionner, à sermonner, à agir sur le cœur du public et à le conduire avec une douce fermeté vers la consolation. De cet aperçu de quelques oraisons qui portent les traces des émotions attribuées à Dieu, nous pouvons tirer quelques enseignements et des premiers résultats. Au vu du degré de stéréotypie qui caractérise la représentation de Dieu, il apparaît que dans les oraisons funèbres, les émotions de Dieu et les arguments mobilisés, à l’instar des vertus du défunt, sont tous soumis au dessein argumentatif qui les sculpte définitivement. Ils se coulent dans un projet consolatoire et exhortatif comme les orateurs le revendiquent sans détour, ce qui leur interdit de

22. Ibid., p. 14. 23. Ibid., p. 56.

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Claudie Martin-Ulrich prendre une place trop importante et d’occuper, en apparence, l’avantscène du discours. Mais ces moti, selon la formule rhétorique, infusent le discours de toutes parts. Sur le plan strictement théologique d’ailleurs, la teneur de la leçon dispensée en matière d’émotions de Dieu est à la fois simple, ordinaire et notoire. Ces oraisons sont prononcées devant la cour, puis publiées pour être lues comme des pièces d’éloquence, et dans une certaine mesure presque divertissantes pouvant servir d’enseignement, tant pour rappeler la doctrine chrétienne sur la vie et la mort chrétiennes que pour servir de modèle stylistique. Dans leur ligne de mire, c’est le grand public lettré et la cour qui sont visés, non le clerc humaniste ni le théologien. Du reste, les émotions de Dieu brossées par le prédicateur sont en profond accord avec les aspirations du public endeuillé d’un côté, et les caractéristiques du genre de l’oraison funèbre de l’autre. Le Dieu qui y règne est un père juste, distribuant punition et récompense, mais toujours à chaque fois sensible à la peine de ses créatures, consolant, accueillant, dans une forme d’omniprésence et d’omnipotence qui se conjuguent l’une l’autre et transcendent les genres féminin et masculin. Il incarne la compassion inconditionnelle. L’enquête présente également un autre intérêt du point de vue de la méthode pour étudier l’histoire des émotions, à partir de recherches sur le lexique. Le Dieu des oraisons et les mouvements qui le font agir révèlent autant le fonctionnement des émotions décrites qu’un état et un usage de la langue, plus certainement encore du lexique du sentiment qui n’emprunte jamais les voies de la singularité et ne sort pas des bornes du bien commun qu’est le lieu commun. C’est en ce sens que les oraisons funèbres sont un cas d’école qui nous plonge dans la représentation des émotions : elles nous montrent une forme aboutie de performance où le lexique des émotions réduit, parfaitement resserré, serti mais commun, peut pourtant dire l’universel et le singulier.

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DE LA « SOBRE INTEMPÉRANCE » DIVINE À LA SANCTIFICATION DES PASSIONS HUMAINES : ÉMOTION ET SPIRITUALITÉ DANS L’ANGLETERRE DU PREMIER XVIIe SIÈCLE Paula barrOs Université Paul-Valéry, Montpellier 3 Institut de recherche sur la Renaissance, l’âge classique et les Lumières

l

26 octobre 1623, environ 90 personnes périrent lorsqu’un plancher s’effondra dans une maison située à côté de la résidence de l’ambassadeur français, dans le quartier de Blackfriars, à Londres. D’autres furent grièvement blessées. Les victimes faisaient partie d’une assemblée de 300 personnes qui s’était réunie là pour assister au sermon d’un prêtre catholique, le jésuite John Drury, tué également sur le coup. Comme l’a montré Alexandra Walsham dans un article consacré à cet événement, la catastrophe se produisit à un moment où le sentiment anticatholique de la population avait été avivé par les négociations entreprises en vue du « mariage espagnol », en l’occurrence l’union entre le prince Charles, héritier du trône, et l’infante d’Espagne 1. L’échec de ce projet, abandonné peu de temps avant le drame de Blackfriars, avait été accueilli avec soulagement et le retour d’Espagne de Charles et de son conseiller Buckingham avait donné lieu à des scènes de liesse dans tout le pays 2. Dans ce contexte, les e

1. 2.

A. Walsham, « “The Fatall Vesper”: Providentialism and Anti-Popery in Late Jacobean London », Past & Present 144 (1994), p. 36-87. Notre compte rendu de l’accident de Blackfriars s’appuie sur cet article. T. COGswell, « England and the Spanish Match », dans R. Cust et A. HuGhes (éd.), Conflict in Early Stuart England. Studies in Religion and Politics, 16031642, Londres/New York 1989, p. 107-133.

10.1484/M.BEHE-EB.5.117308

321

Paula Barros polémistes protestants eurent tôt fait d’interpréter l’accident frappant l’assemblée de Blackfriars, composée non seulement de catholiques mais aussi de protestants vacillants dans leur foi, comme une manifestation de la colère divine, le signe de la désapprobation du Tout-Puissant à l’égard de la religion romaine. Cette lecture providentialiste des « vêpres fatales » (fatall vesper), encouragée par une littérature pamphlétaire abondante, est le thème d’une gravure anonyme commercialisée par un libraire puritain, Thomas Jenner (fig. 1) 3. La colère divine s’abattant sur les « hérétiques » y est symbolisée par un ciel d’orage. Le doigt de Dieu perce à travers un nuage menaçant et vient foudroyer le prêtre jésuite. Autour de lui, des corps démembrés s’entremêlent dans un amas de pierres. Dans une réponse à cette utilisation polémique de la catastrophe, un texte écrit « pour le réconfort des catholiques et l’information des protestants », le jésuite John Floyd tenta de contrecarrer cette lecture des événements en expliquant, exemples bibliques à l’appui, que les afflictions terrestres sont le lot commun des justes et des méchants 4 ; l’effondrement de la maison de Blackfriars, insistait-il, loin de constituer un châtiment divin, était un signe de la « bonté infinie » de Dieu, qui en « ordonn[ant] cette assemblée » avait permis « le salut et l’entrée au ciel d’un grand nombre d’âmes en même temps 5 » ; les « justes » de Blackfriars, affirmaient d’autres catholiques, étaient morts en martyrs 6. Dans le discours providentialiste, les émotions de Dieu étaient donc réversibles : ce qui

3. 4.

5. 6.

322

Pour une bibliographie complète des textes et des gravures produits en réaction au drame de Blackfriars, voir A. Walsham, « “The Fatall Vesper” ». J. FlOyd, A word of comfort. Or A discourse concerning the late lamentable accident of the fall of a roome, at a Catholike sermon, in the Black-friars at London, wherwith about fourscore persons were oppressed. Written for the comfort of Catholiks, and information of Protestants, Saint-Omer 1623, STC 11118, p. 5-6. L’abréviation STC renvoie à A. W. POllard and G. R. redGraVe, A Short-Title Catalogue of Books Printed in England, Scotland and Ireland and English Books Printed Abroad 1473-1640 ; l’abréviation Wing sera utilisée pour renvoyer à D. G. winG, Short-Title Catalogue of Books Printed in England, Scotland and Ireland, Wales and British America and of English Books Printed in Other Countries 1641-1700 ; ces deux catalogues sont désormais regroupés dans l’English Short Title Catalogue de la British Library. En ligne, URL : http://estc.bl.uk, consulté le 24 janvier 2018. « What can Christian Piety thinke better of Gods infinite goodness, but that he ordayned this meeting for the salvation and entrance into heaven of many soules at once » (J. FlOyd, A Word of Comfort, p. 48). A. Walsham, « “The Fatall Vesper” », p. 50.

Émotion et spiritualité dans l’Angleterre du premier xviie siècle était une manifestation de la colère divine pour les uns devenait un témoignage d’amour pour les autres. A. Walsham relève à juste titre que, dans l’Angleterre des xVie et xViie siècles, « la bonté divine était une question de foi bien plus que d’observation empirique 7 ».

Fig. 1. Anonyme, « No Plot, No Powder », Londres 1623. © British Museum

7.

« Divine goodness […] was a matter of credal definition rather than empirical observation » (A. Walsham, Providence in Early Modern England, Oxford 1999, p. 18).

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Paula Barros Puisant dans la tradition biblique et patristique, la doctrine de la providence trouva un terreau propice à son épanouissement dans l’Angleterre du premier xViie siècle, où elle était favorisée par l’insistance du calvinisme sur la toute-puissance divine 8. Elle permettait non seulement de mieux comprendre les calamités publiques et les événements miraculeux, mais avait également de fortes résonances dans le domaine de l’intime pour le croyant cherchant à s’assurer de son salut. Discerner les signes de l’amour ou de la colère de Dieu, de sa faveur ou de sa désapprobation avait une implication sotériologique d’autant plus forte que l’Église d’Angleterre avait inscrit la prédestination dans sa doctrine officielle 9. Fermement ancrées dans l’imaginaire collectif, les émotions de Dieu fonctionnaient comme des marqueurs d’inclusion ou d’exclusion, permettant de distinguer le bon grain de l’ivraie, l’élu du réprouvé, le croyant orthodoxe de l’hérétique. Dans les échanges polémiques de même que dans le discours pastoral ou la littérature du for privé, l’image du Dieu providence se confondait, comme dans le De ira Dei de Lactance, avec celle du Dieu aimant, jaloux ou indigné des Écritures : S’il est Providence, avait écrit Lactance, comme il est nécessaire à Dieu, il veille sur le genre humain, pour que notre vie soit plus riche, meilleure, et plus sûre. S’il est Père et Seigneur de toutes choses, assurément il prend plaisir aux vertus des hommes et s’émeut de leurs vices. Donc il aime les justes et hait les impies 10.

Si les prédicateurs, les directeurs de conscience et les fidèles invoquaient ce Dieu sensible sans se soucier des questions théologiques que ces représentations empreintes d’anthropomorphisme étaient susceptibles de soulever, prêter des émotions à Dieu n’allait pourtant pas de soi. En témoignent des ouvrages plus proprement théoriques, tels les traités de théologie ou de psychologie, dans lesquels la question des émotions divines fait l’objet de développements spécifiques visant à

Ibid., p. 9. « Of Predestination and Election », art. xViii des Trente-Neuf Articles. Voir « The Thirty-Nine Articles », dans D. Cressy et L. A. Ferrell (éd.), Religion & Society in Early Modern England. A Sourcebook, Londres/New York 2002 (1996), p. 63-64. 10. Lactance, La Colère de Dieu, introduction, éd. et trad. Chr. inGremeau, Paris 1982, XIX, 6, p. 189. 8. 9.

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Émotion et spiritualité dans l’Angleterre du premier xviie siècle établir la compatibilité entre l’immutabilité de Dieu et l’affectivité que lui prêtent les Écritures. Cette étude vise à montrer que les émotions de Dieu se trouvaient insérées dans un réseau discursif et conceptuel où intervenaient non seulement des réflexions d’ordre théologique, mais aussi des considérations liées à l’anthropologie des passions et au rôle de l’affectivité dans la vie spirituelle. Il s’agira d’abord de mettre au jour les outils conceptuels qui permettaient de penser les émotions de Dieu dans l’Angleterre du premier xViie siècle avant d’explorer le défi herméneutique que présentait l’appréciation du lien affectif entre Dieu et les hommes dans une perspective sotériologique. Un Dieu sensible : des passions « immatérielles, spirituelles et indépendantes de tout sujet corporel » Dieu est-il sensible ? Le débat entamé plusieurs siècles plus tôt par les Pères de l’Église et repris ensuite par les théologiens médiévaux n’est pas clos à l’époque moderne 11. Érasme affirme dans sa Diatribe sur le libre arbitre (1524) que les passions sont incompatibles avec la nature de Dieu et ne lui sont imputées que par facilité de langage : La Sainte Écriture a sa propre langue, elle s’adapte elle-même à notre façon de penser. On y voit Dieu se mettre en colère, souffrir, s’indigner, enrager, menacer, haïr, puis revenir à la miséricorde, se repentir, changer d’avis, non point que ces changements soient compatibles avec la nature de Dieu, mais parce que c’est ainsi qu’il convenait de parler à notre faiblesse et à notre lenteur 12.

Dans une traduction annotée de la Bible publiée en 1537, le réformateur anglais William Tyndale souligne de même au sujet de 1 Sm 15, 11 que « l’Écriture attribue à Dieu d’après sa manière de parler l’affection de colère, de furie et de repentir […] ; car les hommes ne peuvent pas parler de Dieu autrement 13 ». Prêter à Dieu des passions 11. Sur le débat à l’époque patristique, voir l’introduction de C. Ingremeau à son édition critique du De ira Dei (Lactance, La Colère de Dieu, p. 13-24). Sur la période médiévale, voir l’article d’Alberto Frigo dans le présent volume. 12. Érasme, Diatribe sur le libre arbitre, dans Œuvres choisies, éd. J. ChOmarat, Paris 1991, p. 840. D’après Christiane Ingremeau, Philon d’Alexandrie fut le premier penseur chrétien à « conclu[re] que l’anthropomorphisme biblique exprime les choses “dans un sens figuré” » (Lactance, La Colère de Dieu, p. 19). 13. « [E]ven so dothe the scripture attribute to God after his maner of speache the affeccyon of Anger and of furye and of repentaunce also: for men can not other

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Paula Barros revient à porter atteinte à la doctrine de l’immutabilité divine : si les passions sont, comme l’explique Thomas d’Aquin, des mouvements de l’appétit sensitif impliquant une altération corporelle, Dieu en est nécessairement exempt 14. Pour Érasme, comme pour William Tyndale, il convient donc de se détacher du sens littéral des Écritures et de privilégier sur ce point une lecture métaphorique. Sans renoncer à la définition thomiste des passions, les traités de théologie et de psychologie publiés en Angleterre dans les premières décennies du xViie siècle adoptent sur la question des émotions de Dieu une position radicalement différente. Par-delà les lignes de fracture confessionnelles, ces ouvrages théoriques réaffirment la compatibilité entre la doctrine de l’immutabilité et les manifestations d’une forme d’affectivité divine en puisant dans l’outillage conceptuel des théories des passions élaborées par les penseurs antiques et médiévaux et en réactivant, singulièrement, ce que Peter King a appelé la notion thomiste des « pseudopassions », c’est-à-dire des « mouvements semblables aux passions, mais appartenant à la partie purement intellective de l’âme », que Thomas d’Aquin nomme affectiones et qu’il faut comprendre comme des actes de la volonté 15. Cette tendance s’observe notamment dans les traités sur l’essence et les attributs de Dieu parus entre 1599 et 1641. Se penchant sur le problème théologique que pose la question de l’affectivité divine, trois de ces ouvrages défendent la thèse de l’interprétation littérale des références bibliques aux émotions de Dieu 16. Dans A Treatise of the Nature of God (1599), Thomas Morton explique ainsi que les « affections » de Dieu sont en fait des « inclinations de sa volonté » :

wise speake of God » (The Byble, which is all the holy Scripture: in whych are contayned the Olde and Newe Testament truly and purely translated into Englysh by Thomas Matthew, Anvers 1537, STC 2066, fol. 109v°). Nous traduisons toutes les citations. 14. Voir R. Miner, Thomas Aquinas on the Passions, Cambridge 2009, p. 35 sq. 15. « [A]nalogues to the passions pertaining to the purely intellective part of the soul » : P. kinG, « Aquinas on the Passions », dans S. MaCdOnald et E. StumP (éd.), Aquinas’s Moral Theory: Essays in Honor of Norman Kretzmann, Ithaca 1998, p. 105, cité par R. Miner, Thomas Aquinas on the Passions, p. 35. Voir aussi T. DixOn, From Passions to Emotions. The Creation of a Secular Psychological Category, Cambridge 2003, p. 58. 16. T. Morton of Berwick, A Treatise of the Nature of God, Londres 1599, STC 18198.5 ; T. Jackson, A Treatise of the Divine Essence and Attributes, Londres 1629 (1628), STC 14318 ; R. Stock, A Stock of Divine Knowledge. Being

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Émotion et spiritualité dans l’Angleterre du premier xviie siècle Si vous désignez par « affections » les perturbations soudaines et véhémentes que nous observons habituellement en l’homme […], il n’y a pas d’affection en Dieu, car il n’y a jamais rien en lui, qui ne soit pas en lui tout le temps et qui n’ait pas été en lui de toute éternité. Mais si (comme nous le pouvons) nous désignons par « affections » de constantes, continuelles et éternelles actions, mouvements et inclinations (car même ces deux derniers termes, bien qu’impropres, doivent être utilisés, faute de mieux) de sa volonté, […] dans ce sens nous pouvons réellement affirmer qu’il y a des affections en Dieu, car il aime et embrasse réellement le bien et de même hait et abhorre tout ce qui est mauvais 17.

Dans A Stock of Divine Knowledge. Being a Lively Description of the Divine Nature, un ouvrage posthume publié en 1641, le puritain Richard Stock se réfère à une typologie de la colère qui distingue entre la « passion qui enflamme naturellement le sang d’un désir de vengeance » et la colère qui « procède de la volonté humaine et qui accompagne la détestation du mal et le désir de le punir » ; seule cette dernière peut également être attribuée à Dieu qui, précise Stock, « ne veut pas la punition par passion » ; en effet, la colère divine « procède de la volonté de Dieu, s’opposant à la créature, qui pèche ; et cet acte de la volonté ou décret de la punition est ce qui est appelé la colère de Dieu 18 ». Cette même distinction se retrouve en 1653 sous la plume du calviniste Thomas Adams, auteur d’un sermon sur la colère divine :

a Lively Description of the Divine Nature. Or, the Divine Essence, Attributes, and Trinity Particularly Explained and Profitably Applied, Londres 1641, Wing S5693. 17. « If you meane by affections, sudden and vehement perturbations, such as we see usually in men rising and ceasing as occasions and objects are offered, then there are no affections in God, for ther[e] is nothing in him at any time, that is not alwaies in him, and that hath not bene in him from all eternitie. But if (as we may) we meane by affections, constant continuall yea eternall acts, motions, and inclinations (for even these two latter termes (although improper) must for want of better be used) of his will, not stirred up on a sudden like a tempest, by this or that particular object, but setled & permanent, arising of the diverse natures of things and agreeable thereunto, in this sense wee may truly say, that there are affections in God, for hee doth truly love and embrace good and likewise hate and abhorre whatsoever is evill » (Morton, A Treatise of the Nature of God, p. 137). 18. « [F]or the matter of anger, I say, it is a passion naturally inflaming the bloud with desire of revenge; and causes a man to goe out of himselfe: in which respect, it can be no way given to God, because he is so simple pure, that no impurity can be given to him; now this proceeds from the sensuall part, and so it is both in man,

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Paula Barros L’homme peut être en colère sans péché, mais non sans perturbation. Dieu est en colère sans perturbation ni péché. Sa colère est dans sa nature, non par anthropopathie, mais proprement, car elle est sa justice corrective ou vindicative. […] Notre colère est une passion impuissante : la sienne est une opération très pure, libre et juste. Grâce à cette affection en nous-mêmes, nous pouvons deviner la perfection qui est en Dieu 19.

Le théologien de sensibilité arminienne Thomas Jackson déclare pour sa part dans A Treatise of the Divine Essence and Attributes (1629) que Dieu est aimant, miséricordieux et jaloux sans pour autant être mû ou ému (moved) 20. Seul le puritain John Preston se fait l’écho de la position défendue par William Tyndale, affirmant dans Life Eternall or, A Treatise of the Knowledge of the divine Essence and Attributes (1632) que le repentir et la tristesse de Dieu (invoqués respectivement dans 1 Sm 15, 11 et dans Gn 6, 6) sont des « expressions figurées » ou des « métaphores » ; pour Preston il ne fait pas de doute que « toutes ces expressions […] ne sont attribuées à Dieu que d’après la manière des hommes ; cela ne signifie pas qu’il soit ému [moved], car cela est impossible, étant donné qu’il est immuable 21 ». Dans les traités sur les passions humaines publiés dans les premières décennies du xViie siècle, la question des émotions de Dieu, bien que marginale dans l’économie générale de ces ouvrages, est

and beast, and cannot be attributed to God. Secondly, as it proceedes from mans will, joined with detestation of evill, and desire to punish evill; so it may be attributed to God » ; « he wills not punishment out of passion, as a man doth; it comes not from the sensuall appetite, as it doth from man, but it proceeds from Gods will averse from the creature, sinning: and this willing, or decreeing punishment, is called the anger of God: and so anger is put for the decree of anger » (R. Stock, A Stock of Divine Knowledge, p. 213-214). 19. « Man may be angry without sin, not without perturbation: God is angry without either perturbation or sin. His anger is in his nature, not by anthropopathie, but properly; being his corrective Justice, or vindicative Justice. […] Our anger is an impotent passion: His a most clear, free, and just operation. By this affection in our selves, wee may guesse at the perfection that is in God » (T. Adams, God’s anger, and man’s comfort, Londres 1653 [1652], Wing A492A, p. 6). 20. T. Jackson, A Treatise of the Divine Essence and Attributes, p. 232. 21. « [I]t is but a figurative speech, and a Metaphor » ; « All these kind of expressions […] are but attributed to God after the manner of men: not that hee is moved, for it cannot be, seeing he is unchangeable » : J. Preston, Life Eternall or, A Treatise of the Knowledge of the divine Essence and Attributes, Londres 1633 (1631), STC 20233a, p. 76 et 78 (ouvrage à pagination multiple : la citation est extraite du 13e sermon).

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Émotion et spiritualité dans l’Angleterre du premier xviie siècle abordée dans des termes semblables. Le jésuite Thomas Wright, qui fait paraître en 1601 le traité sur les passions le plus influent de son temps, The Passions of the Minde in Generall, s’inscrit dans le sillage de Thomas d’Aquin en définissant les passions comme des « actes du pouvoir sensitif ou de la faculté sensitive de l’âme » qui « altèrent les humeurs du corps, lui faisant subir une passion ou une altération 22 » ; il convoque le concept des « pseudopassions » dans un chapitre consacré aux passions résidant dans la partie raisonnable de l’âme, dont il souligne la similitude avec les affections divines : Il est indubitable, je pense, qu’il y a des affections dans la partie principale et la plus élevée de l’âme semblables aux passions de l’esprit ; car les Écritures attribuent à Dieu l’amour, la haine, la colère, le zèle, alors qu’il ne peut pas être sujet à des opérations sensitives. Ainsi donc, comme en lui elles sont des perfections, et qu’en elles nous devons et pouvons l’imiter, il n’y a aucune raison qu’elles nous soient refusées dans la mesure où elles sont parfaites, c’est-à-dire principalement dans la mesure où elles résident dans la volonté 23.

Ces affections « engendrées dans la partie la plus élevée de l’âme », conclut Wright, sont « immatérielles, spirituelles, indépendantes de tout sujet corporel 24 ». De même, le dominicain Nicolas Coeffeteau observe dans son Tableau des passions humaines publié en 1620 et traduit en anglais dès 1621 « qu’il y a deux sortes de Douleur » : L’une qui reside dans l’appetit sensuel ; & l’autre qui a son siege en l’appetit raisonnable. Cette derniere qui afflige l’esprit, est proprement nommée Tristesse, & differe d’avec l’autre par ce que la douleur

22. « They are called Passions, (although indeed they be actes of the sensitive power, or facultie of our soule […]) because when these affections are stirring in our minds, they alter the humours of our bodies, causing some passion or alteration in them » : T. Wright, The Passions of the Minde in Generall, Londres 1630 (1601), STC 26043, p. 8. 23. « I thinke it cannot be doubted upon, but that there are some affections in the highest and chiefest part of the soule, not unlike to the Passions of the Minde: for to God the Scriptures ascribe love, hate, ire, zeale, who cannot be subject to any sensitive operations. And therefore, as in him they are perfections, and we are commanded, and may imitate him in them, there is no reason why they should be denied unto us in such sort as they be perfit, and that is principally in the Will » (ibid., p. 31). 24. « [T]hese being bredde and borne in the highest part of the soule, are immateriall, spirituall, independant of any corporall subject » (ibid., p. 32).

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Paula Barros sensible se fait toujours avec une visible alteration & changement du corps qui s’en trouve émeu ; au lieu que la douleur de l’esprit n’est pas tousjours suivie de cette agitation du corps, mais bien souvent elle se contient dans les limites de la puissance où elle se forme ; à raison dequoy elle est mesme quelquefois attribuée à Dieu & aux Anges 25.

Comme le montrent ces différents exemples, il était aisé de trouver dans la théologie, la psychologie et l’anthropologie de l’époque des outils conceptuels pour penser les émotions de Dieu sans devoir se référer au langage métaphorique des Écritures pour en rendre compte. On n’en constate pas moins, dans les passages que nous venons de citer, une certaine difficulté terminologique et conceptuelle. Thomas Morton utilise le terme d’« affections » tout en prenant soin de bien définir dans quel sens celui-ci peut s’appliquer à Dieu ; quand il parle de « mouvement » (movement) ou d’« inclination » (inclination), il précise que ces termes sont « impropres », mais qu’ils doivent être utilisés « faute de mieux » ; quant à Richard Stock, il n’utilise jamais affection en parlant de Dieu, mais se contente de nommer les émotions que les Écritures attribuent à Dieu : l’amour, la haine, la miséricorde et la colère. Ces hésitations et précautions traduisent une gêne réelle, que différents facteurs contribuent à expliquer. D’une part, en anglais, le mot affection ne renvoyait pas spécifiquement aux « pseudopassions », pour lesquelles il n’existait aucun terme spécialisé, ce qui pouvait compliquer la désignation et a fortiori la conceptualisation des émotions divines. Dans l’un des premiers chapitres de son traité, Thomas Wright recense une multiplicité de termes, comme passions, perturbations, maladies, sores of the soule ou affections, traduisant chacun une façon différente d’envisager les phénomènes affectifs, mais renvoyant tous aux « passions […] provoquant […] quelque altération dans le corps », c’est-àdire aux mouvements de l’appétit sensitif ancrés dans la corporéité que Thomas d’Aquin nomme passiones 26. Ce n’est que quelques chapitres plus loin qu’il utilise le terme affection en référence aux mouvements de la partie intellective de l’âme. L’embarras des auteurs reflète le statut ambigu des passions dans la culture anglaise des xVie et xViie siècles – ce que Susan James a 25. N. Coeffeteau, Tableau des passions humaines, de leurs causes et de leurs effets, Paris 1620, p. 303 ; pour la traduction anglaise publiée à Londres en 1621, voir STC 5473. 26. « [P]assions […] causing […] some alteration in the body » (Wright, The Passions of the Minde, p. 8).

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Émotion et spiritualité dans l’Angleterre du premier xviie siècle appelé l’« équivocité » (equivocality) des passions 27. Associées à la corruption du monde post-lapsaire, les passions étaient des forces dangereuses, susceptibles de provoquer des débordements physiques et psychologiques, voire des troubles politiques et sociaux – une connotation qui dominait le sens du mot emotion dans la langue anglaise des xVie et xViie siècles : comme l’indique l’Oxford English Dictionary, emotion signifiait en effet en premier lieu « agitation politique, troubles civiques, révolte ou insurrection publique 28 ». Cependant, si Dieu était activité pure, « les hommes se situaient, comme l’observe Thomas Dixon, entre les deux extrêmes de l’activité pure et de la passivité pure 29 ». Ils étaient donc capables d’éprouver des passions procédant de leur volonté et de soumettre à la raison guidée par la grâce les passions engendrées par l’appétit sensitif, de manière à les rediriger vers des objets justes et acceptables 30. Bien que requérant d’abord le bon gouvernement des passions, les codes de conduite se caractérisaient par un anti-stoïcisme virulent. Loin de réclamer la répression des passions, ils les considéraient au contraire comme un élément indispensable de la vie éthique et de l’expérience spirituelle 31. Dès le début du xViie siècle, dans le contexte de plus en plus marqué de « l’internalisation de la spiritualité et [de] la spiritualisation de la psychologie » qu’Angus Gowland signale dans le sillage de Jean Delumeau, les passions se trouvaient revalorisées, ce qui pouvait favoriser une réhabilitation, même prudente, des émotions de Dieu 32. Cette valorisation des émotions dans la vie spirituelle avait de fortes résonances pour le croyant travaillé par la quête de son salut. Dans une

27. S. james, Passion and Action. The Emotions in Seventeenth-Century Philosophy, Oxford 1997, p. 14. 28. « Political agitation, civil unrest; a public commotion or uprising » (« emotion » dans OED Online, Oxford 2015). 29. « Human beings fell between the two extremes of pure activity and pure passivity » (T. DixOn, From Passions to Emotions, p. 36). 30. Voir Wright, The Passions of the Minde, p. 15-19 ; E. Reynolds, A treatise of the passions and faculties of the soule of man. With the severall dignities and corruptions thereunto belonging, Londres 1640, STC 20938, p. 57-61. 31. Voir R. Strier, « Against the Rule of Reason: Praise of Passion from Petrarch to Luther to Shakespeare to Herbert », dans id., The Unrepentant Renaissance. From Petrarch to Shakespeare to Milton, Chicago/Londres 2011, p. 29-58. 32. « [T]he increased internalization of spirituality, and spiritualization of psychology » : A. GOwland, « The Problem of Early Modern Melancholy », Past & Present 191 (2006), p. 105.

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Paula Barros culture empreinte de providentialisme et marquée par la doctrine de la prédestination, il fallait, dans la prospérité comme dans l’adversité, interpréter avec justesse les manifestations de cette « sobre intempérance » qui caractérisait, selon l’emblématiste John Hall, les interventions divines dans les affaires des hommes 33. Un Dieu aimant : la juste interprétation de la violence divine Dieu « aime les justes et hait les impies » avait affirmé Lactance dans son De ira Dei 34. Il s’agissait là d’une vérité universellement acceptée dans l’Angleterre du premier xViie siècle, où la doctrine de la prédestination établissait un lien indissoluble entre l’amour de Dieu et l’élection des fidèles. Dans son dictionnaire des mots de la Bible publié en 1612, Thomas Wilson définissait ainsi l’amour de Dieu : Sa volonté et son décret de choisir certains hommes pour le salut par le Christ. Rm 9, 13. J’ai aimé Jacob. Cet amour est appelé ailleurs le bon plaisir de la volonté et la prescience de Dieu. Rm 8, 29. Rm 11, 2, Ep. 1, 4 35.

Richard Stock observait pour sa part que Dieu aimait toutes les créatures, mais qu’il aimait mieux les hommes que les autres créatures, et que parmi les hommes, il aimait les élus mieux que les autres 36. Quant à la colère divine, si elle était une punition du péché, il convenait de distinguer entre les punitions temporelles, que pouvaient subir les élus comme les réprouvés, et les punitions éternelles auxquelles n’étaient soumis que les réprouvés 37. Théologiens, prédicateurs et fidèles reconnaissaient cependant qu’il n’était pas toujours aisé d’interpréter les signes de l’amour ou de la colère de Dieu. Les voies de la providence

33. « Inebriate my heart (Oh God!) with the sober intemperance of thy love » : J. Hall, Emblems with elegant figures, newly published, Londres 1658, Wing H344A, p. 40-43. 34. Lactance, La Colère de Dieu, XIX, 6, p. 189. 35. « His purpose and decree, to choose some unto salvation by Christ. Rom. 9, 13. Jacob have I loved. This love is else-where called the good pleasure of his will, and fore-knowledge of God. Rom. 8, 29. Rom. 11, 2. Ephe. 1, 4 » : T. Wilson, A Christian dictionarie, opening the signification of the chiefe wordes dispersed generally through Holie Scriptures of the Old and New Testament, tending to increase Christian knowledge, Londres 1612, STC 25786, p. 302. 36. R. Stock, A Stock of Divine Knowledge, p. 159-160. 37. Ibid., p. 214-215. Voir aussi T. Wilson, A Christian dictionarie, p. 12.

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Émotion et spiritualité dans l’Angleterre du premier xviie siècle étaient, en dernier ressort, impénétrables, et les desseins de Dieu restaient énigmatiques. Comment savoir si la colère divine était un châtiment paternel ou un signe de réprobation ? En 1623, consumé par une fièvre qui l’incitait à contempler la mort, le prédicateur John Donne implorait Dieu d’appeler « cette maladie correction et non pas colère » avant d’exprimer ainsi son espérance de salut : « Puisque tu lèves la main sur moi, tu ne me laisseras jamais tomber hors de ta main 38. » Dès la fin du xVie siècle, la nécessité de rassurer les fidèles confrontés à l’angoisse de la réprobation généra une abondante littérature pastorale proposant des aides dévotionnelles et rappelant les différentes sources de consolation spirituelle à la disposition des croyants. Arrêtons-nous dans un premier temps sur les livres d’emblèmes, dont les motifs iconographiques permettent de mieux cerner l’imaginaire des émotions de Dieu et les questionnements qu’elles engendraient pour les fidèles soucieux de l’affermissement de leur foi. Longtemps associée à la Contre-Réforme, la tradition emblématique était en réalité fort bien implantée dans la culture protestante anglaise et continentale 39. Combinant texte et image, les emblèmes avaient pour vocation d’instruire les fidèles en révélant des vérités morales ou spirituelles cachées. De composition tripartite, ils requéraient de la part du lecteur une activité de déchiffrement, où l’interprétation de la gravure était orientée par une devise et un poème explicatif. A Collection of Emblemes, publié en 1635 par George Wither, comporte plusieurs emblèmes consacrés au thème des afflictions et aux revers de fortune parmi lesquels prédominent des motifs iconographiques liés à l’imaginaire des émotions de Dieu : les phénomènes

38. « [C]all this sickness, correction, and not anger » ; « thy hand being upon me, thou wilt never let me fall out of thy hand » (J. Donne, Devotions upon Emergent Occasions, éd. A. RasPa, New York/Oxford 1987, p. 14 et 33). Voir He 10, 31 : « It is a fearful thing to fall into the hands of the living God » ; « C’est une chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant ». Pour les citations bibliques en anglais, nous utilisons la version autorisée de 1611 : The Bible. Authorized King James Version. With Apocrypha, éd. R. CarrOll et S. PriCkett, Oxford/New York 1997. Les traductions françaises proviennent de La Sainte Bible. Qui comprend l’Ancien et le Nouveau Testament traduits sur les textes originaux hébreu et grec par Louis Segond, Paris 1898. 39. Sur la tradition emblématique anglaise, voir B. KieFer lewalski, Protestant Poetics and the Seventeenth-Century Religious Lyric, Princeton 1979, p. 179-212 ; H. diehl, « Graven Images: Protestant Emblem Books in England », Renaissance Quarterly 39/1 (1986), p. 49-66.

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Paula Barros climatiques y représentent le plaisir et le déplaisir divins et les outils symbolisant la violence roborative de certaines interventions divines dans les affaires humaines (fig. 2, 3, 4 et 5).

Fig. 2. George Wither, « When we have greatest Griefes and Feares, / Then, Consolation sweet’st appeares », détail, A collection of Emblemes, Ancient and Moderne, Londres 1635. © Pennsylvania State University Libraries

Le ciel d’orage et la tempête étaient des représentations conventionnelles de la colère divine 40. Puisée dans le livre des Lamentations – « le Seigneur, dans sa colère, a couvert de nuages la fille de Sion » (Lm 2, 1) – l’image du nuage de colère était fréquemment au service d’une invitation au repentir. Dans Sweet and Soule-Perswading Inducements Leading unto Christ (1642), le pasteur Alexander Grosse en rappelait comme suit la signification à ses lecteurs : Les enfants de Dieu, discernant au loin la colère de Dieu, quand elle est encore petite, dès sa première apparition se préparent par la prière et les larmes, la confession, la contrition et l’humiliation, et se hâtent de se rapprocher de Dieu, afin d’être en sécurité auprès du Seigneur quand le nuage de la colère de Dieu pleuvra sur la terre 41.

40. Voir par exemple Ps 18, 14 : « Yeah, he sent out his arrows, and scattered them; he shot out lightnings, and discomfited them » (« Il lança ses flèches et dispersa mes ennemis. Il multiplia les coups de la foudre et les mit en déroute »). 41. « The children of God discerning the wrath of God afar off, when it is but a little, even in the first appearance, prepare themselves by prayers and teares, confession, contrition, and humiliation, and make all hast to draw nigh to God, that

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Émotion et spiritualité dans l’Angleterre du premier xviie siècle

Fig. 3. George Wither, “With Patience, I the Storme sustaine, / For, Sun-shine still doth follow Raine”, A collection of Emblemes, Ancient and Moderne, Londres 1635. © Pennsylvania State University Libraries

Les rayons du soleil étaient à l’inverse une représentation métaphorique de l’amour divin dans des expressions construites à partir de Ps 4, 6 : « Fais lever sur nous la lumière de ta face, ô Éternel ! » Si l’Authorized King James Version (1611) traduit ce verset par « Lord, lift thou up the light of thy countenance upon us », l’une des variantes, « the beams of thy countenance », souligne le lien métaphorique entre la face de Dieu et les rayons du soleil, alors que d’autres variantes introduisent des références explicites à l’amour divin : « The beams of thy love », « the beams of thy mercy » ou « the beams of thy favour ». En 1650, le pasteur Isaac Ambrose évoquait le « rayon de l’amour de Dieu » dans un passage sur les origines de l’amour que l’homme porte à Dieu : Nous l’aimons, parce qu’il nous a aimés le premier. Le verre à brûler doit recevoir la chaleur des rayons du soleil avant de brûler quoi que ce soit ; ainsi faut-il qu’un rayon de l’amour de Dieu tombe sur l’âme avant qu’elle puisse aimer Dieu en retour 42.

they may be safe with the Lord, when the cloud of Gods anger shall raine upon the earth » (A. Grosse, Sweet and Soule-Perswading Inducements Leading unto Christ, Londres 1642, Wing G2077, p. 274). 42. « Here is the ground of Love, Gods love affecting the heart and setled upon it, it breeds a love to God again; We love him, because he loved us first: The burning-glass must receive heat of the beams of the Sun, before it burn any thing; so there must be

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Paula Barros

Fig. 4. George Wither, “Till God hath wrought us to his Wish, / The Hammer we shall suffer still”, A collection of Emblemes, Ancient and Moderne, Londres 1635. © Pennsylvania State University Libraries

Qu’ils parlent de la colère ou de l’amour de Dieu, Alexander Grosse et Isaac Ambrose mettent en évidence ce que montrent également les emblèmes : tout mouvement d’amour ou de repentir susceptible de naître en l’homme, toute émotion sanctifiée, trouve son origine dans l’action nécessairement première de Dieu. Dieu agit alors que le monde est agi. Dans les emblèmes, les gravures recourant au motif du marteau et du fléau mettent en scène une violence telle que les fidèles pourraient la considérer comme une forme d’acharnement. Certains risqueraient même de ployer sous le fardeau des croix et de succomber à la tentation du désespoir. Les devises et les poèmes rappellent dès lors les grâces spirituelles jaillissant de cette violence fortifiante, dont le but est de provoquer la métamorphose salvifique du cœur du pécheur par un processus de purification. L’emblématiste compare Dieu à un orfèvre raffinant l’or par le feu ou à un paysan battant le blé pour séparer le bon grain de l’ivraie 43. L’emblème mobilisant le motif du marteau se termine par une prière explicitant la valeur spirituelle de l’affliction :

a beam of Gods love to fall upon the soul, before it can love God again » (I. Ambrose, The doctrine & directions but more especially the practice and behavior of a man in the act of the new birth, Londres 1650, Wing A2955, p. 52). 43. G. Wither, A Collection of Emblemes, ancient and moderne, Londres 1635, STC 25900a, p. 17 et 108.

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Émotion et spiritualité dans l’Angleterre du premier xviie siècle Ainsi, mon Dieu, je ne te prie pas de me libérer entièrement de mes peines et de mes tribulations, mais de les rendre telles que je puisse les supporter et qu’elles servent à me rendre précieux à tes yeux. Cela me plaira, même si je passe ma vie entière entre ton enclume et le marteau 44.

Fig. 5. George Wither, “Affliction, doth to many adde, / More value, then, before, they had”, A collection of Emblemes, Ancient and Moderne, Londres 1635. © Pennsylvania State University Libraries

Avec cette prière, le processus de déchiffrement de l’emblème arrive à son terme et le lecteur a pu effectuer un cheminement spirituel aboutissant à la sanctification de son expérience sensible : le repentir et la conversion ont transformé ses peines et ses chagrins, sa souffrance « selon le monde » est devenue une souffrance « selon Dieu 45 », précieuse aux yeux du Seigneur. Si Dieu agit alors que le monde est agi, le fidèle n’en a donc pas moins un rôle à jouer, puisqu’il doit se montrer réceptif à l’exercice de la violence divine. En tant que don de la grâce, l’aptitude à recevoir les afflictions est la marque des élus, qui doivent y puiser réconfort et consolation. L’un des premiers théologiens anglais à mettre en avant ce qu’il

44. « To thee therefore, Oh God! My Prayers are / Not to be freed from Griefes and Troubles quite: / But, that they may be such as I can beare; / And, serve to make me precious in thy Sight. / This please me shall, though all my Life time, I / Betweene thine Anvill and the Hammer, lie » (ibid., p. 17). 45. Voir 2 Co 7, 10 : « En effet, la tristesse selon Dieu produit une repentance à salut dont on ne se repent jamais, tandis que la tristesse du monde produit la mort ».

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Paula Barros convient d’appeler une éthique de la « passibilité » fut le calviniste John Downame, qui publia en 1613 un ouvrage volumineux intitulé Consolations for the Afflicted 46. Downame rappelle à ses lecteurs que les tribulations terrestres accompagnent toutes les étapes de l’ordo salutis : elles sont des signes d’élection, car les élus sont prédestinés à participer non seulement à la gloire, mais aussi aux souffrances de Jésus-Christ ; elles concourent à leur vocation en ce qu’elles suscitent en eux une prise de conscience à la fois du péché et de la promesse de rédemption ; elles sont un moyen de leur conversion parce qu’elles les encouragent à se tourner vers Dieu et opèrent en eux l’humiliation et la contrition nécessaires à la réception du pardon ; enfin, elles sont un signe de leur adoption, puisqu’elles les confirment dans leur foi par des mises à l’épreuve successives 47. La bonne compréhension des afflictions débouche, sur le plan de la pratique spirituelle, sur une habitude de vie marquée par la patience chrétienne que l’on ne saurait confondre, Downame le souligne dans le sillage de Calvin, avec la patience des philosophes. Bien qu’il répugne à souffrir, l’homme ne doit pas chercher à s’immuniser contre la souffrance, mais accepter d’aller contre sa nature en se soumettant aux afflictions dont la sanctification constitue un avancement dans la voie du salut 48. Francis Quarles aborde le caractère exigeant de cette doctrine de l’affliction dans ses Emblemes de 1635. L’une des gravures (fig. 6) représente l’Âme humaine harnachée à un pieu, condamnée à avancer sous les coups de fouet de l’Amour divin pour faire tourner la meule d’un moulin. Le poème exprime les récriminations de l’Âme qui contraste avec la demande de pardon dont la devise se fait l’écho : « Regarde mon affliction et ma douleur et pardonne tous mes péchés 49. » Pour l’Âme, le châtiment par le fouet est une punition injuste, une négation

46. J. Downame, Consolations for the Afflicted: or, the Third Part of the Christian Warfare: Wherein Is Shewed How the Christian May Be Armed and Strengthened against the Tentations of the World on the Left Hand, Arising from Trouble and Affliction: and Inabled to Beare All Crosses and Miseries with Patience, Comfort and Thanksgiving, Londres 1613, STC 7140. Il s’agit d’un in-4° de plus de 700 pages. 47. Ibid., chap. 18 et chap. 21 du livre II, p. 418-428 et 472-483, surtout p. 423-425 et 477-483. 48. Voir P.-F. MOreau, « Calvin et le stoïcisme », dans J. LaGrée (éd.), Le Stoïcisme aux xvie et xviie siècles, Actes du colloque CERPHI, 4-5 juin 1993, Caen 1994, p. 22-23. 49. « Looke upon my affliction and my paine, and forgive all my sinnes » (F. Quarles, Emblemes, Londres 1635, STC 20540.5, p. 137).

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Émotion et spiritualité dans l’Angleterre du premier xviie siècle de l’amour de Dieu et du rachat des péchés des hommes par le sang du Christ : « Ta bonté ne permettra-t-elle pas d’autres faveurs ? […] Sont-ce là les symptômes, les signes de ton amour ? », s’insurge-t-elle, joignant la révolte à l’aveuglement, comme le signale la gravure, où elle a non seulement les yeux bandés, mais lève encore la main dans un signe de protestation. « Tu as sué pour moi. Tu as saigné pour moi. N’y avait-il pas assez de sang, alors qu’une petite goutte aurait eu le pouvoir de racheter mille mondes et de faire taire la justice 50 ? »

Fig. 6. Francis Quarles, « Look upon my Affliction & misery & forgive mee all my Sinne », Emblems, divine and moral, together with Hieroglyphicks of the life of man, Londres 1635. © Pennsylvania State University Libraries

Pour prévenir cette tentation de la révolte et aider les fidèles à se montrer réceptifs à la violence divine, John Downame insiste sur la nécessité de considérer les afflictions des élus comme des corrections

50. « Will thy goodnesse please / T’allow no other favours? None but these? / Will not the Rethrick of my torments move? / Are these the symptoms? these the signes of love? » ; « Thou sweatst; thou bledst for me: / Was there not blood enough, when one small drop / Had pow’r to ransome thousand worlds, and stop / The mouth of Justice? » (ibid., p. 137-138).

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Paula Barros paternelles procédant non pas de la colère, mais de l’amour de Dieu. Il s’agit d’un point de divergence important avec Lactance, pour qui ces châtiments paternels sont le fruit de la colère divine : Car, de même que nous avons le devoir de corriger ceux qui sont soumis à notre pouvoir, de même aussi Dieu doit corriger les fautes commises par tous sans exception. Pour ce faire, il se met nécessairement en colère, car il est naturel que l’être bon éprouve une émotion et une impulsion devant la faute d’autrui 51.

Alors que d’autres théologiens anglais pensent avec Lactance que la colère divine frappe aussi bien les élus que les réprouvés, Downame met en relief la figure du père au détriment de celle du juge, insistant sur le fait que la relation spirituelle est essentiellement une relation filiale où ne saurait intervenir la colère 52. Il admet que les notions de punition (punishment) et de colère (anger, wrath) peuvent, au sens large, s’appliquer aussi bien aux afflictions des enfants de Dieu qu’aux tourments des méchants, mais il considère que dans un sens plus restreint, une telle interprétation n’est pas possible. Dire que Dieu se met en colère contre ses enfants et cherche à les punir revient en effet à penser que le sacrifice du Christ a été insuffisant pour racheter les péchés des hommes. Or, grâce à l’imputation des mérites du Christ, tous les péchés ont été pardonnés aux élus. Bien qu’ils continuent à pécher, les enfants de Dieu ne peuvent donc plus être punis, ni subir les foudres de la colère divine 53. Dieu, écrit Downame, se comporte « avec la sagesse d’un père » à l’égard de ses enfants : [I]l ne fait que semblant de les regarder d’un mauvais œil pour qu’ils soient plus vigilants à l’avenir […]. Il n’est pas en colère en justice, parce que nous avons péché, mais en miséricorde, afin que nous ne péchions plus ; il ne l’est pas dans son affection et dans sa disposition, mais dans notre sentiment et dans notre appréhension, parce que nos consciences coupables nous disent ce que nous avons mérité 54. 51. Lactance, La Colère de Dieu, XVII, 19, p. 189. 52. J. Downame, Consolations for the Afflicted, chap. 9 du livre II, p. 246-278 ; comparer avec R. Stock, A Stock of Divine Knowledge, p. 214-215. 53. Ibid., p. 254-262. 54. « But onely in semblance and shew, hee (like a wise father) frowneth upon them, that they may be more watchfull all over their wayes for the time to come […]. He is not angry in justice, because we have sinned, but in mercy, that we may sinne no more; not in his owne affection and disposition, but in our feeling and

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Émotion et spiritualité dans l’Angleterre du premier xviie siècle Le sentiment de la colère de Dieu est donc le fruit de la culpabilité des élus plutôt que l’émanation de la justice divine. Dieu lui-même agit en miséricorde avec ses enfants : s’il manie le fouet, écrit Downame, il le fait avec « une main légère et douce », dans l’intention « de multiplier et d’accroître les grâces spirituelles » qu’il accorde à ses enfants 55. Le poids parfois démesuré du sentiment de culpabilité des croyants (self-guiltinesse) exige, pour Downame, de ne pas perdre de vue ce lien d’amour entre Dieu et ses enfants. En l’oubliant, le croyant peut sombrer dans le découragement et se laisser aller au « murmure ». Le sentiment de culpabilité et la peur de la colère divine accroissent le poids de sa peine et la conviction d’être la cause de ses propres maux l’empêche d’exprimer sa douleur dans une plainte juste (just complaining). La consolation devient alors impossible et au lieu de se soumettre avec patience aux afflictions, le pécheur risque de se révolter contre son sort 56. Downame pointe également le danger de la condamnation des affligés par ceux qui devraient les consoler, mais qui se transforment, à l’instar des amis de Job, en censeurs impitoyables 57. Downame s’appuie sur une image idéalisée du rôle du père, dont Thomas Wilson résume les obligations dans son dictionnaire des mots de la Bible : « celui qui s’acquitte de l’amour, de la charge et des devoirs d’un père ; en instruisant, en gouvernant et en protégeant 58 » ; les devoirs du père sont donc de pourvoir au développement et à l’éducation des enfants, mais comportent également une dimension affective dans laquelle s’imbrique une attention portée à leur bienêtre (love et care). Cette image était liée à des concepts de virilité qui permettaient d’associer le rejet de la colère et la justification de la violence. Pour Downame, l’amour paternel de Dieu est un amour viril, qu’il importe de distinguer de l’amour « efféminé », « stupide » et « sans valeur » (effeminate, witlesse et worthlesse) que les mères

55. 56. 57. 58.

apprehension, because our guilty consciences tell us what we have deserved » (ibid., p. 255). « [L]ight and gentle hand » ; « to […] the multiplying and encreasing of Gods spirituall graces » (ibid., p. 255 et 264). Ibid., p. 247. « As we may see in the example of Jobs friends, who being otherwise wise, religious and worthy men, yet when they saw the greatnesse of his afflictions, they passed upon him a most uncharitable censure » (ibid., p. 249). « [W]ho is […] performing the love, care and duty of a Father; by instructing, ruling, protecting » (T. Wilson, A Christian dictionarie, p. 144).

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Paula Barros « insensées » (foolish) portent à leurs enfants 59. Alors que les pères se distinguent par « l’amour et l’attention » (love and care) qu’ils portent à leurs enfants, l’amour maternel est indulgent et procède d’une tendresse excessive (fond and cockering) ; il « caractérise communément le sexe faible », car les femmes « veulent en toute chose contenter leurs enfants, leur permettant de donner libre cours à leurs appétits et à leurs désirs insensés 60 ». Cet amour indulgent a pour conséquence l’oisiveté, la débauche et la perdition (idlenesse, riotous courses, perdition). Downame ancre ainsi l’amour divin dans un système normatif fondé résolument sur l’action, la raison et la masculinité, par opposition à la passion, l’appétit et la féminité. Bien que sensible, Dieu se range du côté du sexe fort. Le discours sur les émotions de Dieu, loin de déconstruire les normes en vigueur, vient en fait les renforcer. Les traités de théologie et de psychologie extraient les émotions divines du régime des passions matérielles et corporelles pour les inscrire dans celui des « pseudopassions », réaffirmant dans le sillage de Thomas d’Aquin que l’affectivité divine ne peut être qu’activité pure. Malgré leur prédilection pour les représentations anthropomorphiques de la divinité, les discours dévotionnels et pastoraux véhiculent également l’image d’une force agissante qui ne saurait être mue. Bien que cette représentation de Dieu ne soit pas spécifique au protestantisme, elle trouve un écho naturel dans la culture anglaise marquée par la doctrine de la prédestination. Tenant compte de la faiblesse et de la vulnérabilité des croyants face aux angoisses suscitées par la perspective eschatologique, l’éthique de la passibilité jette les bases d’une subjectivité qui se construit à partir d’une abdication partielle de la raison et d’un retrait de la volonté de contrôle prônée par les codes de civilité. En consolidant la représentation d’une autorité suprême dont les caractéristiques sont l’activité, la rationalité et la masculinité, et par rapport à laquelle il faut se placer dans un rapport à la fois de subordination et d’émulation, les discours sur les émotions divines vont à contre-courant de cette évolution.

59. J. Downame, Consolations for the Afflicted, p. 279-280. 60. « [C]ommonly incident to the weaker sexe, whereby in all things they indeavour to please their children, to follow their foolish appetite and lusts, and let their owne will bee the rule of their actions » (ibid., p. 279-281 ; p. 279 pour la citation).

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LA PASSION COMME MISE EN SCÈNE DE L’ÉMOTION : RHÉTORIQUE ET CHRISTOLOGIE CHEZ JACQUES BIROAT Frédéric Gabriel Centre national de la recherche scientifique Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités

P

d’une double évidence : l’expression, et son attribution. Communément, l’émotion peut se saisir par son expression, elle se manifeste dans un corps et fait partie des attributs d’un individu, ou d’un ensemble d’individus, elle est d’abord perceptible dans une relation sociale. De ce point de vue, avec le Christ, nous nous retrouvons en terrain connu : on a bien un corps et un individu dont la Passion caractérise par excellence la nature de l’événement. Le choix précis d’une telle désignation générique, érigée en singularité qui se redéploie avec une nouvelle sémantique dans une communauté en expansion, dit bien le caractère exemplaire qu’on lui attribue 1. Qui dit Passion, dit Croix, une Croix immédiatement identifiable à l’événement et aux fidèles

1.

artOns

W. Shi, Paul’s Message of the Cross as Body Language, Tübingen 2008 ; J.-M. Prieur, La croix chez les Pères (du iie au début du ive siècle), Strasbourg 2006 (Cahiers de Biblia Patristica 8) ; L. renaut, « Marquage corporel et signation religieuse dans l’Antiquité », Annuaire de l’École pratique des hautes études, section des sciences religieuses 113 (2004), p. 471-480 ; et plus largement G. SamuelssOn, Crucifixion in Antiquity. An Inquiry into the Background and Significance of the New Testament Terminology of Crucifixion, Tübingen 2011 ; J. G. COOk, Crucifixion in the Mediterranean World, Tübingen 2014 ; sur l’aspect iconographique : P. thOby, Le Crucifix des origines au concile de Trente, Nantes 1959 ; M.-C. SePière, L’image d’un Dieu souffrant. Aux origines du Crucifix, Paris 1994.

10.1484/M.BEHE-EB.5.117309

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Frédéric Gabriel qui prononcent le Credo de Nicée, lequel mentionne expressément la souffrance du Fils de Dieu parmi les faits indispensables à croire et à proclamer 2. Les ruptures confessionnelles concernent aussi ce rapport au signe inaugural. En 1597, dans un Brief traitté de la vertu de la Croix, et de la manière de l’honorer, Antoine de La Faye, pasteur de l’Église de Paris et de Charenton, auteur d’une Vita de Théodore de Bèze, met en garde contre l’adoration idolâtre du bois de la Croix et tient les souffrances du Christ pour « infinies et indicibles », ainsi, pour lui, elles « ne se peuvent représenter 3 ». En conclusion, il oppose un autre type de présence : nous déclarons que nous désirons que tous les jours Iesus Christ soit peint devant nos yeux, en la sorte que S. Paul dit au 3 des Galates, qu’il a peint Iesus Christ devant leurs yeux. Car aussi le pinceau, dont Dieu veut estre peint, c’est sa Parole, qui s’appelle la Parole de vérité ; au lieu que toute la doctrine des images est doctrine de mensonge et de vanité. De faict, la croix de Iesus Christ est comme la chaire 4.

2.

3. 4.

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La figure du Christus patiens est notamment rattachée à un centon attribué à Grégoire de Nazianze, publié pour la première fois à Rome en 1542, puis à Paris en 1549 ; voir aussi Charles Scribani, Christus patiens, Anvers 1629 ; Bartholomeo de Los Ríos y Alarcón, Christus Dominus in cathedra crucis docens et patiens, sive de Septem verbis a Christo Domino in cruce prolatis tractatus septem, Bruxelles 1645 ; Vitalis Théron, Christus infans, silens, operans, docens, patiens, triumphans, judex, Toulouse 1655 ; Zacharie de Lisieux, Tota Pauli scientia, Christus patiens, contemplationis christianae novum opus et ad gustum concionum, Paris 1662. Plus largement, pour l’appréhension biblique, patristique, scolastique et théologique du Dieu souffrant : T. E. Fretheim, The Suffering of God: An Old Testament Perspective, Philadelphie 1984 ; P. GaVrilyuk, The Suffering of the Impassible God: the Dialectics of Patristic Thought, Oxford 2004 avec la recension de M. SarOt, Vigiliae Christianae 60/2 (2006), p. 233238 ; E. zOFFOli, « Mistero della sofferenza di Dio » ? Il pensiero di S. Tommaso, Cité du Vatican 1988 ; P. S. Fiddes, The Creative Suffering of God, Oxford 1988 ; J. riChard, « Dieu tout-puissant et souffrant », Laval théologique et philosophique 47/1 (1991), p. 39-51 ; M. sarOt, God, Passibility and Corporeality, Kampen 1992 ; Th. weinandy, Does God Suffer?, Édimbourg 2000. [Antoine de La Faye], Brief traitté de la vertu de la Croix, et de la manière de l’honorer, s. l. 1597, p. 12-13. Ibid., p. 58-59. Voir par exemple De l’abaissement de Iesus-Christ et de son abandon en la croix. Ou sermon sur ces paroles de Iesus-Christ, Mon Dieu, mon Dieu, pourquoy m’as tu abandonné. Matth. 27 v. 46. Prononcé au dernier synode tenu à Monflanquin par Abraham Galliné Pasteur en l’Église Reformée de Libournes, Sedan 1654. Sur le choix, à l’époque moderne, du rapport privilégié au Christ crucifié à la suite de Paul : Antoine Arnauld, Réflexions sur l’éloquence

Rhétorique et christologie chez Jacques Biroat La page de titre de l’opuscule de La Faye comporte d’ailleurs cette épigraphe : « S. Paul, I. Corinth. I. Nous preschons Christ crucifié ». Une convergence interconfessionnelle peut être dégagée au niveau des figures du discours. C’est précisément à partir d’un ensemble cohérent de sermons d’un auteur méconnu, Jacques Biroat, clunisien né à Bordeaux et mort vers 1666, prieur de Beussent (Pas-de-Calais) 5, que

5.

des prédicateurs (1695)…, éd. Th. M. Carr Jr., Genève 1992, p. 135-136. Cf. J. murPhy O’COnnOr, La prédication selon saint Paul, Paris 1966, p. 173 : « La théologie paulinienne étant axée sur l’idée du salut par l’expiation sacrificielle du péché, il en résulte que le message du prédicateur est essentiellement la parole de la Croix, la proclamation du plan du salut révélé et actualisé en Jésus-Christ. » Biroat est absent aussi bien de la riche Histoire littéraire du règne de Louis XIV de l’abbé Claude-François Lambert (t. I, Paris 1751), de l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France d’Henri Bremond, que du Dictionnaire de théologie catholique (aucun article, pas de mention non plus dans les Tables générales éditées par B. Loth et A. Michel, Paris 1951), du Dictionnaire de spiritualité (aucun article, pas de mention non plus dans les Tables générales, Paris 1995), ou de l’encyclopédie Catholicisme initiée par G. Jacquemet (aucun article, pas de mention non plus dans les Tables éditées par G. Mathon, fasc. 75 A-B, Paris 2004). Je n’ai pas trouvé d’étude qui lui soit consacrée à part celle, ancienne, peu pertinente et très vieillie, de F. Castets, Bourdaloue, la vie et la prédication d’un religieux du xviie siècle, t. I, Paris 1901, liv. II, chap. iii et iV. Pour une notice biographique : Dictionnaire portatif des prédicateurs françois, dont les sermons, prônes, homélies, panégyriques, et oraisons funèbres sont imprimés, Lyon 1757, p. 35-36, qui signale que ses œuvres posthumes ont été publiées par « M. Blampignon Curé de S. Mery » (si le Dictionnaire de Grente ignore Biroat, il mentionne Nicolas Blampignon, v. 1640-1710 : Dictionnaire des lettres françaises publié sous la direction du cardinal Georges Grente. Le xviie siècle…, éd. révisée sous la direction de P. Dandrey, Paris 1996, p. 154). Biroat apparaît une fois dans le journal d’Eusèbe Renaudot, en 1666 – Ch. trOnChOn, « Journal d’Eusèbe Renaudot, régent en médecine, à Paris (1646-1679) », Mémoires de la société de l’histoire de Paris et de l’Île de France, t. IV (1877), Paris 1878, p. 239-269, ici p. 254 –, et on peut également mentionner un feuillet volant : M. Girard, Sur la mort de Monsieur Biroat célèbre prédicateur, sonnet, s. l. n. d. (BnF YE-2955). On peut y ajouter une notice très succincte de L. E. duPin, Table universelle des auteurs ecclésiastiques, disposez par ordre chronologique, et de leurs ouvrages véritables ou supposez, tome II contenant les auteurs du dix-septième siècle, Paris 1704, col. 2288 : « Jacques Biroat, de Bordeaux, Jésuite, et ensuite Religieux de Cluny, mort vers l’an 1660 » ; une autre dans [Jean François], Bibliothèque générale des écrivains de l’ordre de saint Benoît, patriarches des moines d’Occident, t. I, Bouillon 1777, p. 127-128 (qui propose de le laisser aux jésuites, mais les prosopographies de ces derniers ne l’enregistrent pas) ; des mentions dans le Catalogue des livres imprimés de la bibliothèque du roi, jurisprudence, t. I, Paris 1753, p. 244 ; dans A. L. Bertrand, Histoire des séminaires

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Frédéric Gabriel je propose d’examiner l’expression et l’attribution des émotions dans leur rapport à la rhétorique de la Passion. Autrement dit : comment la prédication met-elle en scène un événement si particulier ? Selon quelles modalités et avec quelles figures le prédicateur peut-il décrire les émotions du Christ ? Quels effets cette monstration a-t-elle sur la parole du prédicateur, sur sa dimension sociale, et sur la compréhension théologienne des émotions ? De 1669 à 1671, trois recueils posthumes de celui qui eut le titre de prédicateur du roi comportent des textes témoignant de telles interrogations récurrentes 6. Quand dire c’est voir Afin d’écarter la possibilité d’un hors sujet, je prends pour garantie trois citations : dans un sermon pour le neuvième dimanche après la Pentecôte, Biroat constate : « [Ne] faut-il pas que le malheur d’un homme soit grand, qui fait pleurer un Dieu 7 ». Dans le sermon suivant, il évoque « de puissans exemples de pénitence, nous dépeignant un Dieu tout sanglant 8 ». Enfin, il parle dans le même recueil du « Dieu

6.

7. 8.

346

de Bordeaux et de Bazas, t. III, Bordeaux 1894, p. 36 (qui date sa sortie de chez les jésuites en 1651), avec p. 229-232 une « Addition. Liste des ouvrages de D. Biroat » ; dans M.-Ch. VaraChaud, Le Père Houdry S.J. (1631-1729) : prédication et pénitence, Paris 1993, p. 148 (Biroat fait partie des auteurs contemporains les plus utilisés par Houdry) ; dans I. Brian, Prêcher à Paris sous l’Ancien Régime, xviie-xviiie siècles, Paris 2014, p. 150 (description des prédications de l’avent en 1664), p. 360 (ms. 1558 de la bibliothèque Sainte-Geneviève : Biroat est présent dans la liste des prédicateurs du carême 1660 à Paris, en l’Église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, il prononce quatre sermons). Sermons sur les mystères de Nostre Seigneur preschez par M. Jacques Biroat, Docteur en Théologie, Prieur de Beussan de l’Ordre de Cluny, Conseiller et Prédicateur du Roy, Paris 1669 (l’épître dédicatoire à Charles de Rosmadec est signée par le prêtre J. Danno) ; La Vie de Jesus-Christ dans le St Sacrement de l’autel ; preschée durant l’Octave du Sainct Sacrement, dans l’Église de Sainct André des Arcs l’année 1657, par M. Jacques Biroat, Docteur en Théologie, de l’Ordre de Sainct Benoist, Conseiller et Prédicateur du Roy, Paris 1670 ; Sermons sur quelques dimanches de l’année ; et autres différents sujets, preschez par M. Jacques Biroat, Docteur en Théologie, Prieur de Beussan de l’Ordre de Cluny, Conseiller et Prédicateur du Roy, Paris 1671. Jacques Biroat, Sermons sur quelques dimanches de l’année, p. 252. Voir aussi p. 247 : « Il est certain que cet Homme-Dieu a eu tous les mouvements des hommes […] » ; p. 246 : « Dieu verse des larmes pour un homme ». Ibid., p. 277.

Rhétorique et christologie chez Jacques Biroat crucifié 9 ». C’est bien d’un Dieu dont on parle, et d’un Dieu qui d’emblée est en communication affective avec l’humanité, il partage avec elle des souffrances qui vont jusqu’à la mise en scène d’un supplice que l’orateur rend présent à l’assistance. Dans son second sermon du jubilé, Biroat insiste sur la vue de la Croix et sur l’action dynamique du prédicateur décrivant la Passion : « Si elle revient aujourd’huy dans ce Temple, si elle paroist sur ces Autels, c’est pour renouveler dans cette occasion ce qu’il fit sur le Calvaire ; c’est pour r’ouvrir toutes les plaies du Sauveur, et les faire saigner sur ce peuple 10 ». Ici, aucune distance narrative entre le prédicateur, son sujet, et l’auditoire, bien au contraire, on suppose que dans le cas d’un sermon réussi, la vue de la Passion saisit par son intensité et prouve la pérennité d’une action extraordinaire, fondatrice, rejouée au présent. Bien plus encore, une action de contact, le sang coulant sur le peuple scelle symboliquement l’alliance dans la douleur éprouvée par le Fils de Dieu pour racheter l’humanité, à qui, en retour, on dépeint toute l’horreur du sacrifice pour qu’elle y participe et qu’elle poursuive une expiation jamais terminée. Cette circulation ne saurait être négligée au motif qu’elle touche autant les émotions humaines que divines, car c’est précisément à partir de ce « mélange sacré » (c’est une expression de Biroat) que sont expliqués l’action et l’état du Christ : « [Il] vient prendre nos douleurs dans nôtre cœur, nos larmes dans nos yeux, nos oraisons dans nostre bouche 11 ». Autant de localisations organoleptiques qui sont au centre de la prédication et plus largement de nombre de pratiques dévotionnelles. Si Biroat commençait ce sermon pour le second dimanche de l’Avent en rappelant que « c’est le propre de Dieu de ne changer jamais, et de demeurer toujours immuable en luy-mesme 12 », il constatait dans le même temps les « changements » que l’humanité pécheresse inflige au « cœur de Dieu 13 ». Tout l’intérêt consiste à comprendre la vérité concomitante de ces deux thèses et ce qu’elles révèlent de la spécificité du Christ au sein de ces flux affectifs entre Dieu et ses créatures, ses souffrances ne pouvant se résumer à une simple

9. 10. 11. 12. 13.

Ibid., p. 171. D. GOnnet, Dieu aussi connaît la souffrance, Paris 1990, p. 15 : « Ce que nous révèle la Croix, c’est précisément que le mot de souffrance peut être employé en parlant de Dieu ». Jacques Biroat, Sermons sur quelques dimanches de l’année, p. 158. Ibid., p. 172. Ibid., p. 3. Ibid.

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Frédéric Gabriel translation ou préhension, à partir d’une source humaine. Ainsi, quand la mort du Fils de Dieu est évoquée, Biroat affirme sans ambiguïté : « La vue de son agonie [est] l’original de la nostre 14 ». Dans cette perspective, examinons la manière dont les souffrances de la Passion sont exprimées et attribuées. Ainsi de la Croix, qui prend part à l’éloquence déployée par Biroat : « Je prends en main cette Croix, qui a commencé mon discours, afin qu’elle l’achève elle-mesme 15 ». Quoique muet, l’objet, par sa seule représentativité, pourrait remplacer la rhétorique humaine ; sa présence factuelle témoigne surtout d’un relais que décrit bien une mise en abîme de l’activité de Biroat dans son sermon pour l’onzième dimanche après la Pentecôte : Les paroles des hommes ne touchent que les sens, et par les sens elles arrivent indirectement à l’âme : Tout ce que peut faire l’éloquence d’un Orateur, c’est de proposer efficacement ses raisons à l’esprit pour lui persuader ce qu’il prétend ; et par de sensibles images des objets, animer les passions de l’âme, c’est beaucoup : Mais Dieu, qui est le maître de l’âme et du corps, se sert de la voix de l’homme pour l’un et pour l’autre ; par les droits qu’il a sur nos cœurs, il les touche immédiatement par soy-mesme 16.

La réflexivité développée par Biroat sur sa parole en train d’être prononcée aboutit à faire reconnaître son instrumentalité, à prétendre au statut de simple relais, comme si par sa voix, Dieu pouvait émouvoir les hommes en parlant des souffrances du Christ. L’attribution de l’expression est entièrement dévolue à Dieu. Cette éloquence directe et immédiate, dans un raccourci saisissant qui efface soi-disant le rôle de l’orateur, correspond à un moment unique d’intensification et de dépassement du dispositif classique de la chaire, Biroat poursuivant : « Dieu que c’est un temps favorable que celuy d’un Prédicateur ! Il me semble que tout le Ciel est ouvert, que toutes les playes de Jésus sont ouvertes pour nous parler par les gouttes de son Sang 17 ». C’est tout de ce qui est donné à voir qui prend la parole, qui remplace celle du 14. Ibid., p. 388. 15. Ibid., p. 175. 16. Ibid., p. 303 ; et quelques lignes plus bas : « Dieu […] parle par la bouche d’un Prédicateur ». 17. Ibid., p. 304. Voir p. 277, où Biroat évoque le sang de Jésus « parce qu’il a fourny de nouveaux motifs à nos larmes […] leur ouvrant autant d’yeux pour couler qu’il y a eu de playes par lesquelles il est sorty ». Pour le repérage du dossier textuel concernant la riche tradition sur le sang, voir T. VeGlianti (dir.), Il sangue di

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Rhétorique et christologie chez Jacques Biroat prédicateur et qui s’adresse directement à l’auditoire. Déjà, chez saint Paul, le « rôle [du prédicateur] est dénué de toute importance étant donné qu’il n’est qu’un instrument. Mais ceci est, paradoxalement, sa plus grande gloire, car c’est Dieu qui parle à travers lui 18 ». Face à un trop-plein de sens et d’affect, le sermon laisse place à son sujet dans toute sa radicalité, puisque les plaies béantes sont autant de bouches dont les paroles sont de sang. La voix du prédicateur est débordée par son sujet ; éloquent par lui-même, l’objet décrit se substitue aux modalités même d’énonciation pour agir directement dans le registre de l’affect. Dans son autre recueil sur les mystères du Christ, Biroat s’écriait : Mais hélas ! ce Crucifix qui nous en représente la mort, ne nous en montre pas les tourments ; nous voyons couler ce Sang, mais nous ne voyons pas la main qui fait ces playes : Ah ! Seigneur, rompez pour un moment ce silence de votre mort, faites parler vos Playes et vostre Sang 19.

L’agonie est bien terminée, mais la rhétorique du sermon permet de rouvrir les plaies par lesquelles le Christ s’exprime, ou plutôt elle l’implore d’agir lui-même dans ce registre du supplice éloquent. Là encore, les flux se mêlent. Dans sa description, par rapport à la superposition des temps, des auditoires, et des souffrances échangées en miroir, le locuteur réel passe au mieux au second plan, et Biroat décrit à plusieurs reprises ce « composé merveilleux du Sang d’un Dieu avec les larmes des pénitents 20 », qui se poursuit à l’échelle Cristo nella Bibbia, vol. 1-6, Cité du Vatican 2008-2012 ; id., Il sangue di Cristo nella Teologia (Continuatio Mediaevalis), vol. 1-6, Cité du Vatican 2007-2011. 18. J. MurPhy O’COnnOr, La prédication selon saint Paul, p. 172. 19. Jacques Biroat, Sermons sur les mystères de Nostre Seigneur, p. 368. 20. id., Sermons sur quelques dimanches de l’année, p. 248. Beaucoup plus largement, sur la picturalité des flux, voir F. COusinié, Esthétique des fluides : sang, sperme, merde dans la peinture française du xviie siècle, Paris 2011 ; G. CasseGrain, La Coulure, histoire(s) de la peinture en mouvement (XIe-XXe siècle), Paris 2015, p. 84, qui, à partir de sources très différentes des miennes et chronologiquement antérieures, parvient à des considérations parallèles, à cette différence qu’elles concernent évidemment la matérialité elle-même : « Les crucifix articulés fréquemment utilisés au Moyen Âge et à la Renaissance afin d’actualiser la Passion du Christ en faisant bouger, sous les yeux du fidèle, son corps, mimant ainsi les différentes étapes du récit sacré (Crucifixion, Déposition…), ont fait de la fluidité un motif essentiel. Cachée à l’intérieur du mannequin, une poche de liquide rouge permettait de libérer, lors des cérémonies, un écoulement

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Frédéric Gabriel d’une vie : « Disons que nos larmes et nos pénitences sont consacrées par le sang de Jésus, et qu’estant comme posé sur ces canaux, il se fera de nos douleurs et de ses douleurs, de nos oraisons et de ses prières, un meslange sacré 21 ». Dans le même recueil, plus loin dans l’année, pour le dixième dimanche après la Pentecôte, l’image filée du mélange devient le signe distinctif de la singularité chrétienne : « Les larmes des hommes qui pendant l’ancien Testament avaient coulé séparées, se sont meslées heureusement dans le Sang de Jésus 22 ». Le clunisien déploie les effets de ce mélange et le raccorde à un double écoulement du sang, en une mise en scène frappante située sous le regard de Dieu, les auditeurs n’étant plus seulement voyants mais aussi observés : Car quand il n’y auroit que cette alliance de son Sang avec nos larmes, en suite du pacte qu’il a fait avec son Père, il a marié et attaché ses mérites à nos douleurs ; si bien que les yeux de Dieu, qui unissent en un moment les choses les plus éloignées, considèrent le Sang de son Fils dans nos larmes, comme si effectivement elles couloient sur nos cœurs ; et nous regardent dans un Confessionnal comme si nous estions sur le Calvaire, et sous les playes sanglantes de Jésus-Christ 23.

Le présent du sermon, autrement dit la superposition des temps et des scènes, n’est pas seulement un effet rhétorique, il a pour cause le regard de Dieu qui unit les lieux corporels et pénitentiels : confessionnal et Calvaire ; larmes, cœur et plaies sanglantes. Ce marqueur décisif du mélange, rendu possible par l’Incarnation, donne un poids théologique à la reconnaissance qui en est issue. L’Incarnation devient identification : « Et puisqu’il l’a offert à son Père, il reconnoistra bien ce sang de son Fils en quelque endroit qu’il se trouve […] quoi qu’il soit meslé parmy les larmes du pécheur 24 ». Si elles restent discernables par Dieu, l’expression et son attribution ne sont plus si univoques qu’elles le paraissaient de prime abord ; en revanche, les larmes renvoient à d’autres épisodes néotestamentaires largement utilisés par

21. 22. 23. 24.

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censé offrir une présence soudaine de cette vie passée. La statue de bois gagnait, comme par miracle, une vivacité et une actualité par l’artifice de l’écoulement d’un fluide corporel que le dévot pouvait désormais suivre “comme s’il y était” et parcourir, par le fil continu de la matière s’épanchant, “la piste de l’émotion”. » Cette dernière expression est reprise de Meyer Schapiro. Jacques Biroat, Sermons sur quelques dimanches de l’année, p. 171-172. Ibid., p. 278. Ibid., p. 278-279. Ibid., p. 279.

Rhétorique et christologie chez Jacques Biroat Biroat et qui sont essentiels pour comprendre l’économie de la Passion chez cet auteur. Avant de caractériser le pécheur et le pénitent, eux-mêmes inclus en miroir dans le sermon, les larmes les plus importantes sont celles du Christ devant Jérusalem et au Mont des Oliviers 25. La péricope de Luc 19 donne son sujet au sermon pour le neuvième dimanche après la Pentecôte. Les premiers mots expliquent que la ville doit être comprise comme une figure pour désigner « la perte des âmes Chrestiennes 26 ». La vue du Christ contemplant un lieu réel est ramenée au présent par la nature avant tout prophétique de ses pleurs 27, en pleine empathie avec les malheurs de l’humanité. Ce présent est celui de l’auditoire qui fait partie de ces « âmes », et à qui Biroat martèle encore, à la fin de son allocution : « C’a, Chrestiens, un peu de réflexion sur nous-mesmes, et à l’Église, et au Sermon ; pensons que ce que j’ay dit en général, peut avoir esté dit pour nous-mesmes 28 ». Dès le début, il insiste sur ce présent de l’action rhétorique : « Aydons la force de ses larmes par celle de mon discours 29 ». Il vient justement de rappeler leur pertinence dans ce contexte : « On peut dire excellement de Jésus ce qu’un Ancien a dit d’un autre homme, que ses yeux parlaient sans dire mot, et que ses larmes avaient une éloquence muette capable d’instruire les plus ignorants, et de persuader les plus insensibles 30 ». Le pathos est donc la langue du Christ, et ses larmes, plus que la simple expression d’une profonde tristesse, sa manière de partager ses émotions. D’ailleurs, Biroat enchaîne immédiatement sur une série de questions soulignant plus encore la nature sociale de cette expression signifiante :

25. Pour les données fondamentales concernant ce qui précède notre période, voir P. ZOmbOry-naGy, « Les larmes du Christ dans l’exégèse médiévale », Médiévales 27 (1994), p. 37-49. 26. Jacques Biroat, Sermons sur quelques dimanches de l’année, p. 244. 27. Ibid., p. 245, 246, 253. 28. Ibid., p. 263. Voir p. 256, sur la présentification : « Une partie de ces eaux qu’il verse dans nostre Évangile, se répand sur nos cœurs ; et peut-estre qu’à la vue de cet auditoire il fait encore le mesme office sur cet Autel, qu’il faisoit sur cette montagne proche de Jérusalem ». 29. Ibid., p. 244. Cf. p. 248 : « [Jésus] nous parlast par les larmes, ausquelles saint Bernard donne des voix, afin de déclarer aux hommes les sentimens que Dieu a pour eux. » 30. Ibid., p. 244. Sur l’éloquence muette, voir aussi p. 257.

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Frédéric Gabriel Pourquoy donc est-ce qu’il a rendu ses larmes si publiques ? […] Pourquoy les fait-il revenir tous les ans dans nos Évangiles, et pourquoi les envoye-t-il au secours de son Sang ? N’est-ce pas pour faire une feste de ses larmes dont nous avons aujourd’huy la célébrité 31

La réitération liturgique pérennise, présentifie et met en évidence le lien continu et la nature publique des émotions qu’institue cette station devant Jérusalem. Sa célébration est d’autant plus solennelle, que Biroat voit dans cet épisode le signe d’une volonté délibérée du Christ d’exposer ses larmes à la face du monde, une volonté qui donne la clef de la double thèse évoquée plus haut et de l’attribution de l’expression à un Dieu. Scènes d’une passion volontaire Après l’invitation faite à l’auditoire d’entrer « dans l’esprit de Jésus pour y voir le sujet de ces larmes adorables » dont Chrysostome dit qu’elles « sont le sang d’un cœur blessé 32 », Biroat reformule au plus près de son thème la spécificité christologique : Je ne veux pas icy disputer si Jésus a eu de véritables passions de nature, ou bien des propassions, ainsi que parle la Théologie ; c’est un mot que saint Jérosme a pris, et qui ne s’accommode pas bien avec nostre langue ; mais il est certain que cet Homme-Dieu a eu tous les mouvemens des hommes, mais épurez de ces imperfections qui nous ont rendu odieux le nom mesme des passions 33.

31. Ibid., p. 244. 32. Ibid., p. 247. Dans La Passion de Nostre Seigneur (l’un des Sermons sur les mystères de Nostre Seigneur, p. 321), l’expression est référée à Augustin. 33. Ibid., p. 247. La propatheia est un terme d’origine stoïcienne : K. abel, « Das Propatheia-Theorem : Ein Beitrag zur stoischen Affektenlehre », Hermes 11/1 (1983), p. 78-97 ; M. GraVer, « Philo of Alexandria and the Origins of the Stoic Προπάθειαι », Phronesis 44/4 (1999), p. 300-325. Il est très largement développé chez Didyme : A. GesChé, La christologie du « Commentaire sur les psaumes » découvert à Toura, Gembloux 1962, p. 148-199 ; R. A. LaytOn, « Propatheia: Origen and Didymus on the Origin of the Passions », Vigiliae Christianae 54/3 (2000), p. 262-282. En partie dépendant de lui, Jérôme utilise le terme de propassio (qui désigne un état non coupable, contrairement à la passion humaine au sens de vice) dans ses commentaires sur Matthieu et Ézéchiel. Voir M.-J. ROndeau, Les commentaires patristiques du psautier (iiie-ve siècles), vol. II : Exégèse prosopologique et théologie, Rome 1985 (Orientalia christiana analecta 220), p. 158-161, 253. Pour un usage à l’époque moderne, voir François de Sales,

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Rhétorique et christologie chez Jacques Biroat Les passions au pluriel, telles qu’elles font l’objet de nombreux traités au xViie siècle, ne permettent pas de comprendre des mouvements qui obéissent à la raison et à la liberté de celui qui les manifeste. Biroat résume ces rapports en parlant de « mouvements raisonnables que la liberté subordonne à la partie sensible de soy-mesme ». Cette dernière est liée à l’Incarnation du « Verbe divin », ce qui permet à ces mouvements de « représenter sensiblement les sentimens adorables de sa Divinité cachée 34 ». Cette représentation se traduit par l’expression publique de ces émotions, Biroat précisant que le Christ conserve « un parfait empire sur ses mouvements 35 ». Ces aspects sont largement développés dans un autre sermon, tout simplement intitulé La Passion de Nostre Seigneur. Il est d’autant plus remarquable que sa majeure partie est consacrée non pas à la crucifixion mais à la première Passion, qualifiée d’intérieure, qui explicite le mécanisme et la sémantique des souffrances ainsi que l’aboutissement au Calvaire. Même si l’exorde se termine par un « O Crux ave », « représenter toute la Passion de Jésus 36 » n’est pas réductible à une telle description : encore faut-il tenter de faire droit aux causes de l’événement, et à l’inscription de ce dernier dans une histoire sacrée qui témoigne d’une téléologie révélatrice coïncidant avec la raison d’une passion unique en son genre, et à ce titre donnée en exemple à imiter. La place accordée au régime émotionnel ne saurait être trop importante, puisqu’il constitue, en pleine cohérence avec les tensions rhétoriques déjà évoquées, un modèle pour Biroat, au seuil même du sermon : « nous avons plus de besoin de larmes que de paroles, et […] un triste silence avec des soupirs pourroit estre plus expressif que des

Traicté de l’amour de Dieu, liv. I, chap. iii, dans Les Œuvres de messire François de Sales, Toulouse 1637, p. 128, où il évoque le « nom respectueux de propassions pour tesmoigner que les mouvements sensibles en nostre Seigneur y tenaient lieu de passion, bien qu’ils ne fussent pas passions ; d’autant qu’il ne patissoit ou souffroit chose quelconque de la part d’icelles, sinon ce que bon luy sembloit, et comme il luy plaisoit, les gouvernant, et maniant à son gré, ce que nous ne faisons pas nous autres pecheurs, qui souffrons et patissons ces mouvements en désordre, contre notre gré ». Jean-Pierre Camus a développé ce passage dans son Esprit du bienheureux François de Sales, réédité dans les Œuvres complètes de saint François de Sales, t. II, éd. J.-I. DePéry, Paris 1861, col. 803-805. 34. Jacques Biroat, Sermons sur quelques dimanches de l’année, p. 247. 35. Ibid., p. 248. 36. id., Sermons sur les mystères de Nostre Seigneur, p. 298.

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Frédéric Gabriel discours 37 ». Là encore, avant même d’entrer dans le sujet des émotions, celui-ci décide des modalités de son exposition et de sa réception : l’empathie du Christ pour les hommes n’est abordée qu’à partir de l’empathie que ceux-ci (le prédicateur et son auditoire) doivent avant tout ressentir pour le Sauveur. Biroat part d’un simple constat christologique concernant la connaissance de cette passion d’avant la Passion : « Il est assez difficile de trouver les principes de cette passion intérieure du cœur du Fils de Dieu, qui devoit apparemment estre inaccessible à ces atteintes 38 ». Sont avancées deux raisons de cette impossibilité pour le Christ d’être soumis aux passions humaines : par sa nature divine, il jouit de la vision béatifique, et comme on l’a vu, « il a un pouvoir absolu sur son cœur et sur les passions de son appétit sensitif 39 ». Comment la crainte et la tristesse peuvent-elles dès lors prendre une telle place en lui ? Comment pourrait-il en même temps ressentir les joies du paradis et les douleurs de l’enfer ? Ces faits attestés par les Évangiles et déployés largement, de l’office divin aux martyrs, constituent bien un miracle dont les raisons initiales sont à chercher dans l’amour du Créateur pour ses créatures, et dans la distance expressive de soi à soi-même qu’exprime l’incarnation du Verbe en un corps. S’appuyant sur une longue tradition scolastique implicite, Biroat approche ce miracle en distinguant trois plans qui sont autant de pouvoirs détaillant les actions de la volonté : restriction, disponibilité, intensification. Tout d’abord, le Christ restreint la vision béatifique à la partie supérieure de son âme, ensuite, il met son cœur « en estat de sentir ces douleurs 40 » qu’il prend de l’humanité et de la considération de son futur, autrement dit, « Il estend la capacité de sa Passion dans son cœur, afin de le rendre en mesme temps capable de deux qualitez contraires, de sentir une extrême joye avec une extrême douleur 41 ». Enfin, en troisième lieu, ayant « pouvoir sur les passions de son âme », il oriente ses mouvements 37. 38. 39. 40. 41.

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Ibid., p. 298-299. Ibid., p. 303. Ibid., p. 304-305. Ibid., p. 305. Sur la partition de l’âme, voir aussi p. 318. Ibid., p. 305-306. Pour un examen de ces questions dans les systèmes théologiques de la grande période scolastique, voir Cr. mOtta, « Piacere e dolore del Cristo nella riflessione teologica del XIII secolo », dans C. CasaGrande, S. VeCChiO (éd.), Piacere e dolore. Materiali per una storia delle passioni nel Medioevo, Florence 2009, p. 187-220 ; et plus généralement la mise en perspective d’E. COCCia, « Il canone delle passioni. La passione di Cristo dall’antichità

Rhétorique et christologie chez Jacques Biroat vers la souffrance. Biroat explicite ce mélange de crainte, de tristesse et d’affliction en décrivant un processus qui s’identifie fortement aux techniques rhétoriques des pouvoirs du discours : « [Le Christ] appelle toutes les passions qui sont autour du cœur, il les excite, il les remue, il les mesle pour en rendre les impressions plus agissantes, plus vives et plus sensibles 42 ». Le résultat constitue l’union des opposés imagée en termes de flux tumultueux renforcés par le Christ qui les exacerbe en présentant à ses sens tous les objets susceptibles de les exciter plus encore, que ces objets soient réels, mentaux, passés, présents ou futurs 43. Ainsi en est-il des péchés des hommes, des souffrances auxquelles il se soumettra pour ces pécheurs, et de la vue de sa propre mort. La Passion intérieure déploie sa propre mise en scène annonciatrice de l’ultime sacrifice. Cette dynamique d’exacerbation de la première passion repose pour Biroat sur un « principe de Philosophie, que les peines intérieures du cœur procèdent des objets qui luy sont appliquez par la connoissance ; et plus les objets sont fascheux et la connaissance plus forte et plus vive, ils produisent aussi de plus grandes et de plus sensibles douleurs 44 ». Là encore, christologie et rhétorique sont réunies en miroir et s’éclairent l’une l’autre comme thème du discours et modalités d’élaboration de l’impression frappante, à ceci près que c’est le Christ lui-même qui s’applique les objets en question pour exacerber ses affections, mettant à profit les capacités exceptionnelles que lui procurent sa nature et sa grâce 45. Si, dans cette représentation de la perception mentale, la passion intérieure est à elle-même sa propre scène, l’épisode du jardin des Oliviers, comparé à un théâtre 46, manifeste

42. 43.

44. 45. 46.

al medioevo », dans P. NaGy, D. bOquet (dir.), Le sujet des émotions au Moyen Âge, Paris 2008, p. 123-162. Jacques Biroat, Sermons sur les mystères de Nostre Seigneur, p. 306. Ibid., p. 308 : « Il remue les passions au dedans, et en mesme temps il applique tous les objets du dehors qui les peuvent exciter avec plus de violence ». Sur le mélange et les flux, voir aussi p. 322 : « D’autres disent qu’il se fit un meslange de toutes ces passions, de crainte, de honte, de confusion et de générosité ; et qu’elles contribuèrent toutes à ce symptome, en faisant comme un flux et reflux dans son cœur. Voyez-vous les différens mouvemens de la mer ? » Ibid., p. 308. Sur ce principe, voir F. Gabriel, « Fictions mélancoliques : maladie d’amour, possession et subjectivités aliénées à l’époque moderne », Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie 58/1 (2011), p. 185-226. Jacques Biroat, Sermons sur les mystères de Nostre Seigneur, p. 308-309. Ibid., p. 302. Sur cet épisode, voir aussi p. 317.

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Frédéric Gabriel extérieurement son intensité. Avant même que les larmes des pénitents se mêlent au sang du Christ, ce dernier exsude des larmes de sang, dans un contexte qui lui fait « recevoir plus vivement toutes les impressions des objets qui pouvoient affliger son cœur, et qui luy font dire, Tristis est anima mea usque ad mortem (Psal. 42) ; Mon âme est triste jusqu’à la mort », Biroat commentant : « C’est-à-dire la tristesse que je sens, serait capable de me faire mourir si je ne réservois ma vie à de plus rudes tourments 47 ». L’épreuve de la résistance des souffrances spirituelles et corporelles qui débouche sur les larmes de sang, est interprétée dans un passage, qui une fois de plus, relie flux, expression affective et thématique de la vue : Mais quelle cause qui produise ce symptôme miraculeux, disons que c’est un témoignage évident de la peine intérieure de son cœur, qui est la source de ce Sang. Saint Bernard dit que dans cette occasion il pleura par tous ses membres, Membris omnibus flevisse videtur. La Nature ne lui a donné que deux yeux pour pleurer, et pour exprimer sa douleur par ses larmes, mais l’amour luy a ouvert autant d’yeux qu’il a de pores pour exprimer la douleur qu’il conçoit pour nos péchez 48.

L’intensité intérieure portée à la limite se traduit physiquement et rhétoriquement, puisque la scène du jardin, outre la description de la fabrication des images mentales et de l’expression par les larmes de sang issues de pores qui sont autant d’yeux, comprend l’oraison adressée à la Terre et au Ciel. Le Christ prend les deux à témoin et s’adresse directement à l’auditoire, décrivant en miroir ce que le prédicateur est en train de donner à voir, les deux voix coïncidant : « Videte afflictionem meam ; Voyez les rigueurs de ma Passion, et considérez les efforts de mon Amour ; c’est pour l’amour de vous que je m’expose

47. Ibid., p. 303. Il poursuit : « C’est ce que S. Augustin explique par ce passage du Prophète (Psal. 87) ; Repleta est malis anima mea, et vita mea Inferno appropinquavit ; et mon âme ressent quelque chose des douleurs de l’Enfer, elle en est toute pénétrée. » 48. Ibid., p. 323. De même Jacques Biroat, Sermons sur quelques dimanches de l’année, p. 249 : « Certes comme cette mortelle tristesse qu’il témoigna au jardin d’Olivet, et cette sueur sanglante qui, comme dit S. Bernard, fit de toutes les veines de son Corps comme autant d’yeux pour pleurer son sang, fut un argument invincible de la douleur de sa Passion, dont la vue avoit causé une altération si violente ». Dans le même recueil, p. 277 : « […] leur ouvrant autant d’yeux pour couler qu’il y a de playes pour lesquelles [le sang de Jésus-Christ] est sorty ».

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Rhétorique et christologie chez Jacques Biroat à tous ces tourments 49 ». Ici, exposition rhétorique et exposition affective sont identiques. Avec l’adresse au Ciel, on passe à l’offrande expiatoire et Biroat propose un concentré d’expressions affectives beaucoup plus fort encore : « Père éternel, recevez le sacrifice de ma douleur pour expier les crimes de tout mon peuple, voyez mon affliction dans les paroles de ma bouche, et voyez-en les flammes dans les larmes de mes yeux 50 ». Le rôle de l’émotion de Dieu issue de cette adresse est remarquablement attesté dans l’amplification de l’oraison, par un double mouvement vertical de l’éloquence muette : « Ce Sang tombant à terre porta sa voix vers le Ciel, et alla toucher le cœur du Père éternel 51 ». Le registre émotionnel et son étendue sont ici les témoins d’une volonté et d’une capacité uniques à comprendre en soi-même l’altérité spéculaire (comme si le for interne divin était la scène du monde), jusqu’à l’obéissance qui mène à la mort, soumettant de manière ultime la volonté du Fils au Père 52, dans une réflexivité plusieurs fois mise en abîme au sein du discours du prédicateur. L’important n’est pas que le Christ prouve alors sa pleine humanité par les émotions, car dès son enfance, il est décrit par Biroat comme étant doté d’un « tempérament extrêmement délicat et sensible à la douleur 53 ». De ce point de vue, le

49. id., Sermons sur les mystères de Nostre Seigneur, p. 319. 50. Ibid., p. 319. 51. Ibid., p. 323. Voir aussi p. 324 : « Aussi Dieu touché de son Sang, de ses larmes et de son oraison, envoie un Ange pour luy rendre deux offices, pour le consoler dans son affliction, et pour le fortifier dans son agonie. Comment s’acquitte-t-il de cette commission ? Quelques-uns disent qu’il compâtit à ses douleurs, et que mesme par cette posture extérieure du corps qu’il avoit pris, il se conforma à celle du Fils de Dieu. D’autres ajoutent qu’il exprima seulement, et luy représenta les fruits de sa Passion, pour adoucir les tourmens et les peines qu’il alloit endurer ». 52. Ibid., p. 319. Cf. A. Galliné, De l’abaissement de Iesus-Christ, p. 34 : « la religion de Juge que Dieu tenoit principalement en la mort de son Fils requeroit qu’il le sentit comme tel dans l’intime de son cœur, et dans le plus profond de sa conscience, et qu’ainsi Dieu se revelât à luy intérieurement, et partant qu’il déployât sur l’objet qui luy estoit proposé quelque efficace particulière de sa puissance ». 53. Jacques Biroat, Sermons sur les mystères de Nostre Seigneur, p. 332. Cf. Dix sermons sur les sept parolles de nostre Seigneur Iesus Christ en croix. Par R. P. Dom Arsenio Crudeli de Poppi Religieux de la Vallée Ombrageuse. Preschez en italien à Sainct Pancrace de Florence l’an 1601 et nouvellement traduits en François, Paris 1604, fol. 81v°-82r° : « Quel sens, quelle partie, quel membre de ce tressainct corps n’a souffert extrêmement ? Jamais corps humain ne sentit plus

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Frédéric Gabriel passage de la Passion intérieure à la Passion sur la Croix correspond à un accomplissement qui scelle la visibilité expressive de la dramaturgie : « C’est ainsi qu’il porte l’image des afflictions des damnez sans aucune consolation, et qu’après en avoir fait les impressions sur son cœur, par la vue des objets, il luy en fait porter les témoignages sensibles sur son corps par les marques qu’il y fait paroistre 54 ». Porter témoignage : en effet, toute cette téléologie affective s’inscrit dans un contexte globalement déchiffré avec une clef juridique, dont le procès de Jésus est le négatif absurde et inique, puisqu’à l’inverse, celui-ci défend l’humanité devant la justice de Dieu : Jésus ramasse dans son cœur tous les péchez des hommes, et toutes les pénitences dont ils sont redevables à la Justice de son Père ; si elles ne sont pas assez amères par elles-mesmes, il y supplée par sa douleur, et il fait dans son cœur un océan et une immensité de peines 55.

Les liens entre rhétorique et monde judiciaire sont bien connus et la logique du pathos portée à son acmé sert ici l’avocat du genre humain qui tente d’apaiser l’émotion du juge suprême, un Dieu en colère qui est celui de l’Ancien Testament : « Vous avez un puissant Advocat auprès de ce Dieu irrité ; c’est son Fils qui plaide continuellement vostre cause, et offre ses playes à son Père pour obtenir le pardon de vos crimes : Qui doute que ses douleurs ne soient puissantes pour calmer cette juste colère 56 ». Le caractère exceptionnel de la cause défendue et de sa résolution est à la hauteur de la singularité absolue de la dramaturgie du procès. La défense ne présente pas d’arguments pour exonérer l’humanité accusée, elle consiste au contraire dans la plus inouïe oblation imaginable. La réflexivité dans le registre des émotions se poursuit dans le

grande douleur que celle de Jésus Christ. C’est chose certaine, que tant plus la complexion est noble, tant plus vive douleur sent-elle. Dolor est testimonium bonae naturae, dit sainct Augustin, et plus le corps est tendre, plus de force a la douleur envers icelui. Le corps du Seigneur Jésus estoit fort bien complexionné, très-tendre, façonné par la vertu du S. Esprit de la plus pure substance du sang de la vierge Marie : et pourtant nul n’a pu souffrir plus vivement que Jésus-Christ a fait ». 54. Jacques Biroat, Sermons sur les mystères de Nostre Seigneur, p. 316. 55. Ibid., p. 311. 56. id., Sermons sur quelques dimanches de l’année, p. 377. Biroat rappelle également Saint Paul disant « que Jésus-Christ est nostre bouclier, et qu’il nous sert pour repousser tous les traits de la colère de Dieu » (ibid., p. 386).

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Rhétorique et christologie chez Jacques Biroat processus juridique : s’appliquer à soi-même les objets de souffrance débouche sur le fait de s’appliquer à soi-même l’accusation et le prix à payer pour le rachat. La téléologie affective dévoile un processus de mise à disposition volontaire de soi-même pour un tel état d’empathie qu’il mène le Christ à prendre la place de tous les coupables, tant du point de vue émotionnel et pénitentiel, que juridique et pénal. L’avocat se soumet à la justice de Dieu et prend à sa charge la condamnation, il devient lui-même la victime publique de ce sacrifice où condamnation et compassion se mêlent : « Jésus-Christ est entré pleige pour tous les pécheurs ; il a substitué son cœur innocent à la place de tous les cœurs coupables ; il faut donc, mon Sauveur, que vous exposiez cette victime publique à la Justice de votre Père, pour recevoir tous les coups qu’il avoit préparez contre nous 57 ». Cette exposition publique et affective du Christ est mise en scène par l’enchaînement des lieux de procès qui ponctuent le résumé de l’action et le récit des émotions : Il va paroistre en trois principaux estats ; au Prétoire, sur le Théâtre, et sur la Croix. Il est flagellé dans le Prétoire ; Il est couronné d’espines sur l’Eschafaut ; Il est cloué sur la Croix. Ce sont trois supplices qui font souffrir à son Corps trois espèces de tourments, et trois différentes immensitez de douleurs 58.

De l’auto-affectation jusqu’à la soumission à la condamnation du Père et de la prétendue justice humaine, l’itinéraire du Christ n’est qu’une intensification continue de la souffrance, dont la Croix représente le point de rupture. Le pathos, du déictique à la concorporation Au moment précis où le Sauveur semble submergé par l’affect, et demande à son Père pourquoi il l’a délaissé, Biroat estime que l’examen de cet abandon « est nécessaire pour expliquer le mystère de 57. id., Sermons sur les mystères de Nostre Seigneur, p. 301-302 (pleige signifie garant). De même, id., La Vie de Jesus-Christ dans le St Sacrement de l’autel, p. 138 : « Et nostre victime et nostre Advocat, il plaide la cause des pécheurs ». 58. id., Sermons sur les mystères de Nostre Seigneur, p. 329. Plus loin, Biroat rappelle que lors de la Passion, le Christ est traité « comme un Roy de théâtre » (p. 339). Bartholomeo de Los Ríos y Alarcón, ermite de saint Augustin, compare le mont Calvaire à un théâtre, dans son Christus Dominus in cathedra crucis docens et patiens, sive de Septem verbis a Christo Domino in cruce prolatis tractatus septem, p. 35.

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Frédéric Gabriel ses douleurs », d’autant qu’il condamne certaines explications comme étant impies et blasphématoires. Elles voient dans cette plainte le résultat d’une séparation du Verbe et de l’humanité, comme si dans le Christ la divinité abandonnait l’humanité et que celui-ci entrait dans un pur désespoir 59. Au contraire, la Tradition estime que l’union hypostatique ne fut jamais rompue, et que « la Divinité demeura unie inviolablement à ces deux parties séparées 60 ». Toutefois, il s’appuie sur Cyrille d’Alexandrie pour avancer que cette union ne minore bien sûr pas la violence des douleurs, et que le Christ a souffert « comme s’il n’eust pas été Dieu 61 ». S’il a été abandonné sur la Croix, c’est de manière positive, en ce que la Divinité luy servit pour prolonger miraculeusement sa vie, et pour faire durer davantage ses tourmens : Et en ce que dans la délicatesse de sa complexion, les supplices qu’il endura estant si violens qu’ils eussent pû le faire mourir, l’union de la Divinité le fortifia dans ses supplices 62.

L’appel du Christ n’est donc pas une plainte adressée à Dieu, c’est une ultime manière de manifester publiquement la grandeur de son propre sacrifice, Biroat concluant par un raccourci temporel : « Il le fit dans le mesme estat qu’il se présente à vous 63 ». En effet, la mort sur la Croix est loin d’être le point d’orgue final et salvifique de la Passion.

59. Jacques Biroat, Sermons sur les mystères de Nostre Seigneur, p. 362-363. 60. Ibid., p. 362. De même Abraham Galliné, De l’abaissement de Iesus-Christ, p. 35 : « Mon Dieu, mon Dieu pourquoy m’as-tu abandonné. Mais pour bien éclaircir cette matière il faut sçavoir que quand Iesus-Christ se plaint icy d’estre abandonné de Dieu, il ne faut pas entendre quelque abandon, quand à la dissolution de l’union hypostatique qui se trouve entre la Divinité et l’Humanité de Christ ». 61. Jacques Biroat, Sermons sur les mystères de Nostre Seigneur, p. 364. 62. Ibid., p. 365. Cf. Niccolò Longobardi, La Vraye exaltation de la Sainte Croix, ou les glorieux trophées des souffrances Chrestienne. Par le Pere Nicolas Lombard de la Compagnie de Iesus, Paris 1637, p. 151-152 : « Le Sauveur mesme, ne pouvait estre parfait et consommé, ny monter à la plus haute de ses élévations que par le moyen de la Croix et par les souffrances de la passion. Il a fallu que le Père éternel mist, pour ainsi dire, son fils incarné pour nous au dernier point de sa perfection et de sa consommation, par les douleurs de la Croix ». 63. Jacques Biroat, Sermons sur les mystères de Nostre Seigneur, p. 368, je souligne. De même, voir Des sept Parolles que prononça Iesus-Christ en la Croix. Deux Livres par l’illustrissime Cardinal Bellarmin de la Compagnie de Iesus. Nouvellement traduits de Latin en François, Paris 1618, p. 161 : « Il voulut que la douleur de sa passion fust publiée et connue. »

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Rhétorique et christologie chez Jacques Biroat La réflexivité, initiée aussi bien par l’Incarnation que par le dispositif du sermon utilisé par Biroat 64, se poursuit dans la communauté pleinement intégrée à cette dramaturgie. J’ai mentionné à plusieurs reprises l’effet rhétorique de la prédication qui rend présente la scène évoquée, une présence discursive, visuelle, affective qui réactualise le passé et, simultanément, replace l’auditoire devant ce dernier. Cette identification à double sens élargit la communauté soudée autour des déictiques comme Ecce homo 65, mais surtout, elle renvoie, dans la conclusion de Biroat, à l’eucharistie, qui réalise l’union de la Croix et de l’autel, dans ce miroir historique et théologique 66. Le Christ se présente lui-même à l’auditoire sous une forme sacramentelle. L’anamnèse n’est pas que rhétorique et mentale, elle est surtout eucharistique : « L’Eucharistie est un sacrifice de commémoration qui représente essentiellement le sacrifice de la Croix, suivant les termes de son institution, et l’ordre que le Sauveur donna aux Prestres en la personne de ses Apostres 67 ». Cet aspect est développé dans une série de sermons – prêchés pendant l’Octave du Saint Sacrement en 1657 – qui présentent l’eucharistie comme une autre Passion, ou à tout le moins une Passion continuée, persistante. Pour Biroat, le Christ « endure sur l’Autel, quelque chose de semblable à ce qu’il a enduré sur la Croix 68 ». La description de ce rapport essentiel insiste sur l’unité des actions passées et présentes du supplicié, pleinement auteur de la picturalité qui en résulte : Nous pouvons considérer ce Sacrement comme un tableau à deux visages, l’un représente l’estat passé de Jésus-Christ quand il mourut sur le Calvaire, employant ce sang comme versé dans nos Calices pour le peindre luy-mesme comme répandu sur la Croix : l’autre représente son estat présent 69.

Plus avant dans le recueil, il se réfère à saint Gaudence, qui appelle l’eucharistie « Exemplar Passionis Christi, une copie de la Passion de 64. Jacques Biroat, Sermons sur les mystères de Nostre Seigneur, p. 368-369 parmi tant d’exemples où le Christ s’adresse directement à l’auditoire, en multipliant les « C’est toy […] », par la voix de Biroat. 65. Ibid., p. 342 par exemple. 66. Ibid., p. 299 : « Ah ! bois adorable de la Croix qui est l’Autel où mon Sauveur s’immole en sacrifice à son Père, et où il me donne les dernières marques de son amour, dans cet abandon général de secours, tu seras mon azile et mon refuge ». 67. id., La Vie de Jesus-Christ dans le St Sacrement de l’autel, p. 123. 68. Ibid., p. 73. 69. Ibid., p. 418.

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Frédéric Gabriel Jésus-Christ, mais qui contient la mesme chose que l’original, puisque le Sauveur se représente luy-mesme 70 ». La réflexivité est encore et toujours effective, ses conséquences se poursuivent désormais dans la compréhension de la nature des espèces sacramentelles, directement reliée à l’intensité émotionnelle du sacrifice sur la Croix. Le don de soi se poursuit dans la matière même du corps souffrant du Christ, passant d’une « manière sensible et sanglante » à une « immolation invisible et secrète », pourtant désignée avec force déictiques par ses vicaires, qui doivent, pour faire leur office, entrer « dans ses sentiments 71 ». La coprésence des temporalités, des émotions et des figures rhétoriques se traduirait dans la coprésence des natures du Christ dans les espèces eucharistiques. C’est un véritable changement de paradigme qui est proposé, puisque l’expression et son attribution voient leur sens et leurs modalités modifiés. Il n’est pas anodin que, de ce point de vue, dans ses sermons pour l’Octave, sans pour autant devenir patripassien 72, Biroat établisse une continuité forte entre le Père et le Fils :

70. Il précise : « Il y a quelque différence entre la copie et l’original », puisque « Jésus-Christ n’est pas immolé sur l’Autel avec ces circonstances odieuses et cruelles qui accompagnèrent sa Passion sur le Calvaire » (ibid., p. 123). 71. Ibid., respectivement p. 123 et 149. Sur le couple sensible-invisible, voir p. 164 : « Ces dons extérieurs ne sont que des marques d’une donation secrète et invisible ». Sur les prêtres comme vicaires, voir p. 149 : « Ils sont, disent-ils, les Vicaires de Jésus-Christ, ils ont une puissance surnaturelle sur son Corps et sur son Sang, ils le consacrent, ils se sacrifient en son nom : Il faut donc qu’ils entrent dans ses sentimens, qu’ils prennent son esprit de Prestre et de victime tout ensemble, s’offrant eux-mesmes à sa gloire. Quand nous sommes auprès des Autels, nous participons tous à ce Ministère, quoy qu’en un degré extrémement éloigné, il se fait comme une extension de ce Sacerdoce sur tous les Chrestiens ». 72. Défense d’un monothéisme rigoureux appelé monarchianisme, cette doctrine minoritaire a été prêchée par Noët à Smyrne en 180-200 et diffusée également à Rome par ses disciples peu avant 200, où elle fut condamnée. Comme son nom l’indique, elle soutient que le Père a souffert (tout ce qu’a enduré le Christ), puisque le Père et le Fils ne sont pas des personnes distinctes mais des modes d’expression du seul et unique Dieu. À l’époque de Biroat, trois sources principales renseignent sur cette théologie, la première est Épiphane, Contra octoginta haereses opus, panarion, éd. J. de billy, Paris 1612, liv. II, t. I, § Contra Noetianos, haeresim LVII, col. 398-406, et notamment col. 400 : « […] Unus est idem semper existens. Et ea de causa non multos deos dicimus, sed unum Deum, eundem passionis exortem, eundem patrem filii, eundem filium et passum ». La deuxième source, beaucoup moins connue, est celle dont s’inspire Épiphane : Homilia S. Hippolyti martyris, docta et insignis : Quod Deus sit trinus et unus, et de mysterio Incarnationis Domini, adversus haeresim Noeti, publiée pour la

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Rhétorique et christologie chez Jacques Biroat Tantost il monte sur un thrône, il use de son authorité, il nous fait des commandemens pour nous obliger à l’aimer. Diliges Dominum Deum tuum. Quelquefois il monte sur un tribunal, il fait parler sa justice, il nous menace de l’Enfer, employant les flammes de sa colère, pour allumer dans nos âmes celles de son amour. […] Ce n’est pas assez, il descend du thrône et du tribunal pour monter sur une croix, il verse tout son sang, il ouvre toutes ses playes pour faire quelque impression sur nos cœurs. Enfin, il monte aujourd’huy sur l’Autel, non seulement en qualité de sacrifice, où il s’offre comme hors de nous, mais encore en qualité de Sacrement, sous les voiles duquel il entre au-dedans de nous-mesmes pour nous y donner le dernier témoignage de son amour 73.

L’enchaînement éloquent de lieux caractéristiques aboutit à cette entrée en « nous-mêmes » qui désigne non pas l’individu mais d’emblée la communauté de communion, et le lieu commun, de contenu et de contenant, ainsi réalisé. Il y a bien une « vie sacrifiée à l’Autel », et le Christ « vit à nous par le sacrifice de son Corps et de son Sang : Vivons à luy réciproquement pendant ce temps par le sacrifice de nos cœurs 74 ». Le sacrement est ici à la fois un objet réel, un lieu du discours, le signe du Christ souffrant, et surtout le vecteur d’une vie première fois en traduction latine par Gérard Vossius, en annexe de sa traduction de Grégoire le Thaumaturge, Opera omnia, Mayence 1604, 2nde partie, p. 58-71, voir p. 59 : « Si Christum confitemur Deum, igitur ipse est pater, si est Deus : passus verò est Christus Deus, passus igitur est pater. Pater enim era ipse. […] Christus enim erat Deus, et propter nos passus est, cùm esset pater, ut posset salvos nos facere ». Voir Hippolyte, Contre les hérésies, fragment, éd. P. nautin, Paris 1949, p. 236 : « Le Christ est Dieu, c’est lui le Père, puisque Dieu est un. Or le Christ a souffert, lui qui est Dieu. Donc le Père a souffert ». La troisième source est l’Adversus Praxean de Tertullien : Opera omnia, t. III, Rouen 1662, p. 844 et 859 § 1 (commentaire de Jacques Pamel) – éd. critique commentée : Adversus Praxean, Gegen Praxeas ; Hippolyte, Contra Noëtum, Gegen Noët, übersetzt und eingeleitet von H.-J. Sieben, Fribourg-en-Brisgau 2001 (Fontes christiani 34). Pour une réflexion historico-méthodologique : M. sarOt, « Patripassianism, Theopaschitism and the Suffering of God. Some Historical and Systematic Considerations », Religious Studies 26/3 (1990), p. 363-375 ; id., « Patripassianism and the Impassibility of God », Svensk Teologisk Kvartalskrift 72 (1996), p. 73-81. Sur le contexte du patripassianisme : G. uríbarri bilbaO, Monarquía y Trinidad : el concepto teológico « monarquia » en la controversia « monarquiana », Madrid 1996 ; P. GaVrilyuk, The Suffering of the Impassible God, chap. iV. 73. Jacques Biroat, La Vie de Jesus-Christ dans le St Sacrement de l’autel, p. 159-160. 74. Ibid., p. 129. Je souligne.

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Frédéric Gabriel réciproque, d’une « mutuelle possession 75 ». La Passion devient aussi celle du chrétien qui incorpore la figure du corps souffrant du Sauveur mû par la compassion. Pour spécifier les effets unitifs du sacrement, Biroat fait appel à un autre clunisien, Alger de Liège dont le nom reste attaché au De sacramento corporis et sanguini Domini : « Il me semble qu’Alger explique cette pensée par une parole admirable, quand il appelle les Chrétiens qui communient, concorporales, et consacramentales Christo (l. 1, de Sacr. corp. sang. c. 13), consacramentaux de Jésus-Christ, comme faisans un mesme Sacrement avec luy 76 ». Dans cette fine dialectique de la concorporation affective avec le Christ, nous retrouvons, en miroir, l’action initiale de celui-ci prenant les souffrances et les peines dans le cœur des hommes. Désormais, ces derniers partagent la transformation desdites souffrances que le Christ a volontairement opérée, ils partagent cette vie intensifiée de l’affect jusqu’à constituer « les membres vivants » du Sauveur sacrifié, au sein de ce qu’Alger définit comme une unité de grâce 77. La Passion, dans toute son extension narrative et sacramentelle, n’est pas seulement une mise en scène de l’émotion, elle est aussi une mise en tension, ou plutôt une mise en crise des modèles existants, une reconfiguration du sens même du pathos et de son exposition sociale, transitive et réflexive 78. L’événement et son anamnèse redéfinissent

75. Ibid., p. 194 : « Achevons par nostre amour cette mutuelle possession qu’il a commencée dans ce Mystère, Et nos ille possideat, et nos illum possideamus (August. Tract. 2 in Ioan.), qu’il nous possède et que nous le possédions aussi ; que comme il nous donne son cœur, nous luy donnions le nostre ». 76. Ibid., p. 198 ; Alger est à nouveau utilisé p. 304 et 419. Le De Sacramento est aisément accessible : De veritate corporis et sanguinis Domini nostri Iesu Christi in Sacrosancto Eucharistiae Sacramento… authores vetusti… cura et studio Ioannis Vilmerii Prioris canonicorum regularium, Louvain 1561, fol. 97v°-195v° ; Sacrae bibliothecae sanctorum Patrum, éd. M. de la biGne, t. VI, Paris 1589, col. 451-550 ; PL 180, col. 739-854. Voir L. BriGué, Alger de Liège, un théologien de l’eucharistie au début du xiie siècle, Paris 1936. Voir la « Chronique de la Faculté », Revue des sciences religieuses 16/3 (1936), p. 438440. Je remercie Alain Rauwel de me signaler N. M. härinG, « A study in the sacramentology of Alger of Liège », Medieval studies 20 (1958), p. 41-78. 77. Jacques Biroat, La Vie de Jesus-Christ dans le St Sacrement de l’autel, p. 304. Ailleurs, Biroat parle de « la puissance de la Croix » qui fait que « nous sommes unis avec ce Dieu crucifié, comme les membres avec le chef » (Sermons sur quelques dimanches de l’année, p. 171). 78. De manière générale, sur son importance spirituelle, voir Maximilianus Sandeus, Theatrum amantium, colentium, imitantium Christum crucifixum, Cologne 1648.

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Rhétorique et christologie chez Jacques Biroat l’articulation dialectique des catégories et des sujets d’attribution, et les termes même du rapport de la rhétorique aux sphères judiciaire et morale. Dès lors, ils obligent à reconsidérer l’évidence de départ : les émotions de Dieu modifient radicalement le sens des affects, les correspondances entre leurs lieux d’expression 79, et leur régime d’attribution à un corps communautaire et mystique, au croisement de l’idem et de l’ipse 80. L’exception de la Croix est instituée en nouvelle norme affective. Si évidence il y a, c’est celle de la notion rhétorique, l’evidentia du Verbe crucifié qui se donne et se décrit dans un même mouvement qui sémantise de manière inédite le pathos, en montrant combien on ne peut penser une anthropopathie sans le Christ, et sans une théopathie 81. À l’occasion, Dieu et l’humanité pécheresse sont redéfinis en miroir.

79. Un procédé qui relève de ce que j’appelle une ecclésiotopie. 80. Sur cette articulation de l’identité substantielle et de l’identité mémorielle et promissive, voir P. RiCœur, Anthropologie philosophique, Paris 2013, p. 379. 81. Au xViie siècle, le terme d’anthropopathie est utilisé dans la Genève plagiaire ou Verification des depravations de la parole de Dieu, qui se trouvent és Bibles de Genève : par Pierre Coton Foresien, de la Compagnie de Iesus, Predicateur ordinaire du Roy, Paris 1618, col. 1. Sur le Verbe crucifié, voir Sermons sur quelques dimanches de l’année, p. 387. Sur l’evidentia comme « vive peinture », voir Louis de Grenade, La Rhétorique de l’Église, ou l’éloquence des prédicateurs, Paris 1698, 2e partie, 5e livre, p. 317. Aujourd’hui, on parle aussi d’hypotypose, et plusieurs auteurs ont remarqué son intérêt pour cerner la rhétorique chrétienne : A. BOureau, « Vues de l’esprit. Esquisse pour une histoire de l’évocation visuelle de Dieu », Nouvelle revue de psychanalyse 35 (1987), p. 67-79 (voir id., L’événement sans fin. Récit et christianisme au Moyen Âge, Paris 1993, chap. ii) ; Fr. GOyet, « Hypotypose, type, pathos », dans J. GayOn, j. POirier, j.-Cl. Gens (dir.), La rhétorique : enjeux de ses résurgences, Bruxelles 1998, p. 46-67 ; A. Gimaret, Extraordinaire et ordinaire des Croix. Les représentations du corps souffrant 1580-1650, Paris 2011, p. 226 et 256-257. Voir aussi D. K. shuGer, « The Philosophical Foundations of Sacred Rhetoric », dans J. COrriGan (éd.), Religion and Emotion. Approaches and Interpretations, Oxford 2004, p. 115132, ici p. 116.

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Postface DIVINES ÉMOTIONS HUMAINES Sébastien drOuin Université de Toronto

a

de mourir, quelque part entre le xViiie et le xixe siècle, Dieu aurait eu des plans, des desseins. Il a inspiré des prophètes qui ont parlé en son nom. Il a, dans sa généreuse colère, donné des lois. Miséricordieux, il s’est incarné. Insatisfait, il a sacrifié son fils. La suite de ce roman oriental nous est inconnue, dirait un incrédule du xViiie siècle comme le baron d’Holbach. Dieu se penche vers l’homme et adapte son Verbe à la faiblesse de la créature : c’est l’accommodatio qui vise à ce que l’incompréhensible soit désormais parole et écriture. Les métaphores, les tropes et autres allégories ne sont pas seulement des images nous tendant un miroir de la grâce divine, mais aussi des marques de générosité de la part du Créateur voulant que l’humanité déchue ait accès à sa sagesse. Les imprécations du dieu de l’Ancien Testament ne sont pas seulement destinées aux Hébreux : dans leur sens littéral, certes, elles parlent des contemporains, mais selon une logique exégétique qui s’est lentement élaborée aux dépens du sens historique (et littéral), les colères et les promesses vétérotestamentaires renferment une onction allégorique que seule la venue du rédempteur allait révéler à la face du monde. Spéculations philosophiques, rejet des canons interprétatifs et critique des traditions de tout acabit : au xViiie siècle, les arguments dirigés contre la Bible se conjuguent les uns aux autres. Ce rejet de la Révélation s’indigne que Dieu puisse s’émouvoir du sort des hommes. L’accusation classique d’impiété (outrager la grandeur divine) est retournée et servie aux théologiens par plusieurs auteurs déistes que Vant

10.1484/M.BEHE-EB.5.117310

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Sébastien Drouin leurs détracteurs, depuis Marin Mersenne et François Garasse, qualifiaient d’athées 1. Dans les années 1620, l’Antibigot, mieux connu sous le titre de Quatrains du déiste, avait déjà posé les assises de la critique récurrente adressée aux émotions divines un siècle plus tard : Le superstitieux est-il pas insensé de se le figurer [Dieu] constant et variable, embrasé de vangeance, et d’un rien offencé, ennemy des tyrans, et plus qu’eux redoutable ? L’est-il pas derechef de se l’imaginer de tout cet Univers la guide souveraine, et croire ensemblement qu’il se laisse mener Selon les passions, et la nature humaine 2 ?

C’est la littérature dite clandestine qui diffuse les critiques des émotions divines, qu’elles proviennent de manuscrits clandestins comme l’Antibigot, de parties du Tractatus theologico-politicus de Spinoza circulant sous le manteau, ou bien des œuvres de quelques déistes anglais, John Toland et, plus tard, Matthew Tindal. Que Dieu ait des émotions semble bien être l’impiété par excellence aux yeux des déistes de la fin du xViie siècle et du début du xViiie siècle. Il flétrit la religion celui qui croit que Dieu se comporte comme un enfant en colère rappelle Robert Challe dans ses Difficultés sur la religion proposées au père Malebranche, un texte composé dans les premières années du xViiie siècle : « Voilà Dieu de mauvaise humeur, jurant, pestant, se fâchant, se dépitant, se repentant, s’apaisant comme un enfant par des bagatelles 3 ». Les déistes anglais et français reprennent tous en chœur cette litanie : c’est insulter le Créateur que de lui prêter de tels comportements. L’émotion divine est du reste au cœur de la sotériologie et de la conception du péché, lesquels reposent sur une offense à Dieu. Le célèbre curé Jean Meslier s’emporte dans son Mémoire en dissertant « sur la prétendue injure et offense que les péchés des hommes font à Dieu, sur sa colère et son indignation prétendue qu’ils excitent, et

1. 2. 3.

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L’association est établie d’emblée dans le titre de l’ouvrage de Mersenne : L’impiété des déistes, athées et autres libertins de ce tems (1624). Antibigot, édition critique donnée par Alain Mothu dans La Lettre clandestine, dédiée aux « Déismes et déistes à l’âge classique » 21 (2013), p. 43. R. Challe, Difficultés sur la religion proposées au père Malebranche, éd. F. delOFFre et F. mOureau, Genève 2000, p. 292.

Divines émotions humaines sur la punition temporelle et éternelle qu’il en feroit 4 ». Meslier s’offusque que les « christicoles » aient pu imaginer que les fautes des hommes, aussi minimes soient-elles, puissent être cruellement punies, « comme celle par exemple d’Adam et Ève qui étoient les premiers du genre humain [et qu’ils] commirent dans le paradis terrestre 5 ». Le péché originel n’en est pas un, car Dieu n’a pu être indigné par une pareille peccadille. Conséquemment, défend Voltaire, le système de la grâce suffisante ou efficace est le fruit d’une malice noire venant non pas de Dieu, mais bien des hommes, qui l’ont représenté tel un « maître insensé 6 ». Chrysostome, Augustin, saint Paul, tous ont imaginé un Dieu aisément offensé par les actions des hommes, poursuit Meslier en critiquant le concile de Trente : Le Concile de Trente appele le peché, une offense de Dieu, et même une tres grieve offense, tantam offensionem (Sess. 14, chap. 1). C’est pourquoi nos christicoles romains chantent d’un ton lugubre dans le commencement de leur careme, ces paroles ci, Nostris malis offendimus tuam Deus clementiam 7.

Le péché originel est tel que seul un homme-dieu pouvait racheter cette offense infinie, car « tout le merite des creatures ensemble n’étoit pas suffisant pour satisfaire dignement à la justice de Dieu, offensé par

4. 5. 6.

7.

Il s’agit du titre de la cinquième preuve de son Mémoire, éd. J. dePrun, R. desné et A. sObOul, t. I, Paris 1970, p. 459. Ibid. Voltaire, Dictionnaire philosophique, éd. R. POmeau, Paris 1964, article « Grâce », p. 214 : « Mes révérends Pères, vous êtes de terribles génies ; nous pensions sottement que l’Être éternel ne se conduit jamais par des lois particulières comme les vils humains, mais par ses lois générales, éternelles comme lui. Personne n’a jamais imaginé parmi nous que Dieu fût semblable à un maître insensé qui donne un pécule à un esclave, et refuse la nourriture à l’autre ; qui ordonne à un manchot de pétrir de la farine, à un muet de lui faire la lecture, à un cul-de-jatte d’être son courrier ». Le texte cité du concile de Trente figure en effet dans le chapitre 1er de la session XIV, consacré au sacrement de la pénitence où est mentionnée l’offense à Dieu : « Fuit quidem pœnitentia universis hominibus qui se mortali aliquo peccato inquinassent, quovis tempore ad gratiam et justitiam assequendam necessaria, illis etiam qui Baptismi sacramento ablui petivissent, ut, perversitate abjecta et emendata, tantam Dei offensionem cum peccati odio et pio animi dolore detestarentur ». Quant au passage « Nostris malis offendimus tuam Deus clementiam », il figure dans les hymnes chantés dans les matines du carême.

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Sébastien Drouin le peché mortel 8 ». Tout ceci semble une aberration au curé Meslier qui refuse d’envisager un Dieu agité par les actions des hommes : « Un être qui seroit infiniment au dessus de toute offense, et de toute injure, ne peut être veritablement offensé par aucune chose, ni recevoir veritablement aucune injure, de qui ni de quoi que ce soit 9 ». Rejeter la colère divine, tout comme son apaisement, c’est aussi critiquer, on le verra, les anthropomorphismes divins ainsi que les miracles. Les Lumières se moqueront sans cesse des anthropomorphismes présents dans la Bible. Dans son Tractatus, Spinoza avait déjà dénoncé les interprètes prêtant foi aux représentations anthropomorphiques. Que Dieu soit un feu ou bien qu’il soit jaloux en dit bien plus sur l’auteur du texte et sur les spécificités de sa langue et de sa culture que sur Dieu lui-même 10. Loin de nous l’idée de voir en Spinoza le point de départ de ces critiques (il faudrait remonter à Celse et aux autres ennemis des Pères de l’Église et s’arrêter au passage à Ben Ezra), mais le Tractatus constitue un jalon important dans l’histoire de la critique des émotions de Dieu à la fin du xViie siècle. Voltaire et Émilie du

J. meslier, Mémoire, p. 462. Ibid., p. 468. Plus tard dans le siècle, le baron d’Holbach, dans son édition de la Tolérance dans la religion, inclut un chapitre sur le blasphème et affirme que celui qui connaît véritablement Dieu ne peut le blasphémer : « Comme c’est un crime qui suppose des dispositions mauvaises envers Dieu, je ne conçois pas qu’un homme puisse s’en rendre coupable ; un homme qui connoît Dieu ne peut point mal parler d’un être qu’il sçait rempli de bienfaisance & de bonté, dans lequel il ne peut y avoir aucun mal, qui est la source de tout bien : un homme qui ne connoît pas ce Dieu & qui en parle mal, n’agit ainsi que parce qu’il ne le connnoît point, il ne fait que donner le nom de Dieu aux idées fausses qu’il s’est formées […]. Si un homme dit avec l’insensé des Pseaumes qu’il n’y a point de Dieu, il dit une fausseté, mais il ne blasphème point, car il ne peut dire du mal d’un être dont il nie l’existence, l’ignorance n’est point un blasphème. Si quelqu’un dit que Dieu est cruel, vindicatif, sujet à des passions & au changement comme les Divinités payennes, cela est encore un effet de l’ignorance & non un blasphême, car il ne fait que dire du mal d’un être auquel il applique mal à propos le nom de Dieu […] » (De la tolérance dans la religion ou de la liberté de conscience par Crellius. L’intolérance convaincue de crime et de folie, Londres 1769, p. 93-94). Cet ouvrage, sorti de l’atelier holbachique, est un compendium de textes de Jan Crell, de Charles Le Cène et d’auteurs anglais dont l’identité n’est pas assurée. Holbach et son cercle s’intéressaient en effet aux sociniens comme Crell et Le Cène. 10. Ces exemples sont tirés du chapitre Vii du Traité théologico-politique, éd. Ch. aPPuhn, Paris 1965, p. 140-141.

8. 9.

370

Divines émotions humaines Châtelet ont suivi cette école, tout comme Du Marsais avant eux 11. La critique des anthropomorphismes atteint un point culminant chez Voltaire. Rien ne correspond davantage aux croyances du vulgaire que les descriptions simplistes faites des miracles de l’Ancien Testament : « L’Esprit saint se proportionnait à l’esprit du temps 12 ». C’est en effet le « vulgaire » que les auteurs de la fin du xViie siècle et du début du xViiie siècle accusent d’être à l’origine des anthropomorphismes bibliques. Quant aux miracles, ils ne proviennent pas d’une émotion particulière de Dieu, mais bien de la naïveté – Voltaire dira de la grossièreté – des Hébreux : « Nommez-moi un peuple chez lequel il ne se soit pas opéré des prodiges incroyables, surtout dans un temps où l’on savait à peine lire et écrire 13 ». Les miracles de l’Ancien Testament, comme par exemple le passage de la Mer rouge, supposent une action intentionnelle de Dieu afin de suspendre certaines lois mécaniques, ce qui laisse Voltaire perplexe, lui qui n’imagine pas que Dieu en vienne à modifier une loi qu’il a établie dans toute sa perfection pour l’éternité : Dieu ne peut rien faire sans raison ; or quelle raison le porterait à défigurer pour quelque temps son propre ouvrage ? C’est en faveur des hommes, leur dit-on. C’est donc au moins en faveur de tous les hommes, répondent-ils ; car il est impossible de concevoir que la nature divine travaille pour quelques hommes en particulier, et non pas pour tout le genre humain ; encore même le genre humain est peu de choses : il est beaucoup moindre qu’une petite fourmilière en comparaison de tous les êtres qui remplissent l’immensité. Or n’est-il pas la plus absurde des folies d’imaginer que l’Être infini intervertisse en faveur de trois ou quatre centaines de fourmis, sur ce petit amas de fange ; le jeu éternel de ces ressorts immenses qui font mouvoir tout l’univers 14 ?

Dans la seconde moitié du xViiie siècle, on imprime encore des analyses et des traductions de passages du Tractatus visant à mettre en

11. Pour Gianluca Mori, César Chesneau du Marsais serait l’auteur d’un fameux manuscrit clandestin, l’Examen de la religion. Voir son édition critique parue à Oxford en 1998. Cette attribution, quoique fort habile, ne fait pas l’unanimité. Quant à Émilie du Châtelet, ses Examens de la Bible ont été édités par B. E. sChwarzbaCh chez Honoré Champion en 2011. 12. Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Grâce », p. 214. 13. Ibid., article « Miracles », p. 291. 14. Ibid., p. 290.

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Sébastien Drouin évidence le caractère naturel des miracles vétérotestamentaires présentés dans l’Écriture comme des interventions de Dieu dans le cours des affaires humaines. Les « réfutations » du système de Spinoza avancées au début du xViiie siècle sont refondues, réécrites et reformulées dans un style cinglant : Spinoza soutient « que plus on connoîtra les causes naturelles, plus on avancera dans la connoissance de Dieu. Ce n’est pas là ce que disent nos pieux imbéciles à l’usage de Rome 15 ». L’Être suprême, au xViiie siècle, n’a pas de religion et ignore les hommes. N’ayant ni filiation, ni prophète, ni même de religion, il va de soi qu’il est exempt de passion, une idée dont la simple mention scandalise dès lors l’intelligence : Nous gémissons sous le poids de cent livres de chaînes, permettez qu’on nous en délivre des trois quarts. Le mot de Chrétien a prévalu ; il restera, mais peu-à-peu on adorera Dieu sans mélange, sans lui donner une mère, ni un fils, ni un père putatif, sans lui dire qu’il est mort par un supplice infâme, sans croire qu’on fasse des Dieux avec de la farine ; enfin, sans cet amas de superstitions qui mettent des peuples policés si au-dessous des sauvages. L’adoration pure de l’Être suprême commence à être aujourd’hui la religion de tous les honnêtes gens ; & bientôt elle descendra dans une partie saine du peuple même 16.

Ce type de réflexion s’est concrétisée sous Robespierre avec l’instigation du culte de l’Être suprême. Bien souvent athée, le siècle des Lumières est aussi profondément déiste en ce qu’il rejette toute intervention humaine dans l’ordre divin. Conséquemment, les livres sacrés et leurs interprètes doivent être tenus en suspicion. Selon une longue tradition d’hétérodoxie, l’interprète de la Bible ne fait pas de facto partie de quelques happy fews étant à même de la lire avec sagesse. Au contraire, l’interprète, aveuglé par ses préjugés, est tout aussi vulgaire que le peuple. Le prophète (ancien ou moderne) est de l’engeance qui veut faire de Dieu un être passionnel, dans la mesure où il estime parler aux hommes de la part de Dieu. C’est son enthousiasme, dit Shaftesbury dans sa Letter concerning enthusiasm (1708), qui fait de lui un inspiré, voire un fanatique. Tel est le revirement qui s’opère

15. Henri de Boulainvilliers, Analyse du Traité théologico-politique de Spinoza, dans Doutes sur la religion, Londres 1767, p. 67. 16. Voltaire, Le dîner du comte de Boulainvilliers, s. l. 1767, p. 51-52. Par un de ces procédés dont le xViiie siècle est friand, Voltaire publie le texte avec Thémiseul de Saint-Hyacinthe comme mention d’auteur, et le date de 1728.

372

Divines émotions humaines dans les textes hétérodoxes de la fin du xViie siècle : on insiste sur la nature de l’auteur ou de l’interprète pour dégager les aspects humains du divin, comme le vieil Anaxagore l’avait déclaré bien auparavant. C’est pourquoi la simplicité de Dieu dans l’Ancien Testament permet de voir à l’œuvre, affirme-t-on, la naïveté originelle des sociétés qui produisirent les premiers livres de la Bible. Dieu est un pur esprit dégagé de toute passion, mais il peut être source de bien ou de mal. Or, il est impossible que l’auteur de la Création ait eu des visées aussi bizarres et aussi saugrenues, disent les auteurs de textes hétérodoxes dans ce style lapidaire qui fait leur succès chez les lecteurs à la recherche d’objections faciles à retenir et à formuler. Le « dieu horloger » de Voltaire est une manifestation du refus de lire le monde physique et moral selon les passions divines. Mais tout n’est pas si simple. Voltaire, pourtant fort peu enclin à considérer avec sérieux les passions divines, ne peut s’empêcher de s’adresser à cette divinité (est-elle bonne ? est-elle méchante ?) qui, en 1755, détruisit Lisbonne : « La Nature est muette, on l’interroge en vain / On a besoin d’un Dieu qui parle au genre humain 17 ». Fidèle au credo déiste dans le Poème sur la religion naturelle, Voltaire essaie de déterminer les motifs du fanatisme religieux et conclut en soutenant que ce sont les passions humaines faites divines qui sont à l’origine de ce mal : D’où vient que deux-cents ans cette pieuse rage De nos Ayeux fut l’horrible partage ? C’est que de la Nature on étouffa la voix ; C’est qu’à sa Loi sacrée on ajouta des Loix ; C’est que l’homme amoureux de son sot esclavage, Fit dans ses préjugés Dieu même à son image. Nous l’avons fait injuste, emporté, vain, jaloux, Séducteur, inconstant, barbare comme nous 18.

La critique de la divinisation des passions humaines violentes demeure sensiblement la même tout au long du xViiie siècle. Elle n’est pas sans procurer l’occasion à certains auteurs, comme le baron d’Holbach, de verser dans l’humour antireligieux : c’est Dieu qui, « pour

17. Voltaire, Poèmes sur le désastre de Lisbonne et sur la Loi naturelle, Genève 1756, p. 14. 18. Ibid., p. 38.

373

Sébastien Drouin badiner, avoit dit à Abraham de couper la jugulaire de son fils 19 » ; c’est encore ce Dieu « immuable qui a fait deux Alliances avec les hommes ; la première qu’il avoit juré devoir être éternelle, ne subsiste plus depuis longtemps ; la seconde durera suivant les apparences tant qu’il plaira à Dieu ou à ses Prêtres, ou à la Cour 20 » ; l’Agneau de Dieu, « c’est Jésus-Christ. L’Ecriture nous dit de craindre la colere de l’agneau qui, suivant l’Apocalypse, est plus méchant qu’un Loup, & plus colere qu’un Dindon. Voyez Enfer 21 ». Bref, pour résumer la nature de la critique des anthropomorphismes, concluons qu’il s’agit de Manières de s’exprimer des écrivains sacrés ; elle consiste à supposer des yeux, des mains, des passions, des noirceurs, des malices, au pur Esprit qui gouverne l’univers dans sa bonté. Dieu a fait les hommes à son image, & les Prêtres ont fait Dieu à l’image des Prêtres, voilà pourquoi nous le trouvons si charmant 22.

Pour un athée comme le baron d’Holbach, l’irréligion est devenue la matière de traits d’esprit. Quelque soixante ans plus tôt, c’est une affaire plus sérieuse qui accapare Robert Challe, qui, se souciant de son salut, en vient à conclure que celui-ci ne peut résider dans les livres dits révélés de la religion chrétienne qu’il constate ne valoir guère plus que les fables des païens : Nous leur reprochons (aux païens) les vices de ces dieux, l’ivrognerie, l’impudicité, l’emportement, etc. Outre l’explication figurée, cela n’est point à mettre en parallèle avec ceux dont nous couvrons notre dieu, le faisant un tyran abominable, qui nous impute un crime auquel nous n’avons nulle part, nous précipite par sa seule fantaisie dans des tourments horribles et éternels ; fait des loix auxquelles on n’entend rien quand on les a, et dont plusieurs qui n’en ont jamais ouï parler n’en seront pas moins traités comme transgresseurs 23.

19. Holbach, Théologie portative, ou Dictionnaire abrégé de la religion chrétienne, s. l. 1770, § « Abraham », p. 43. 20. Ibid., § « Alliances », p. 46. 21. Ibid., § « Enfer », p. 38. 22. Ibid., § « Anthropologie », p. 44. 23. R. Challe, Difficultés sur la religion proposées au Père Malebranche, p. 277.

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Divines émotions humaines Les inepties des hommes sont telles que les chrétiens ont inventé un système théologique fondé sur la colère divine. Pourtant, assure Challe, « un tel dieu, loin de mériter notre respect, est digne de notre exécration 24 », tout comme le sont ces hommes qui commettent des horreurs en son nom : C’est peu de louer toutes ces horreurs, elles étaient faites par ordre de dieu, c’était dieu qui suscitait toutes ces barbaries. […] Il est bien aisé de justifier tout ce qui fait frémir la nature, s’il ne tient qu’à en charger la divinité en supposant que c’est par ses ordres qu’on agit 25.

Le xViiie siècle incrédule est à l’école de ce « militaire philosophe » dont les Difficultés sur la religion proposées au Père Malebranche constituent le prototype exemplaire du manuscrit philosophique clandestin. À lire les objections de Challe (qui seront maintes fois reprises tant chez Voltaire, Holbach que Naigeon), on sent bien à quel titre ce type de déisme évoque constamment le problème des émotions de Dieu, lesquelles sont indissociables des intentions divines : Dieu est indifférent au sort des fourmis que nous sommes, Dieu n’a pu être colère, il n’a pu tendre un piège à l’humanité naissante afin, par la suite, de lui imposer une théologie du salut compliquée et arbitraire. Dieu, étant indifférent, n’a eu aucune influence sur l’Histoire : ses prophéties, que le Saint-Esprit devrait avoir communiquées aux prophètes, ne sont que des calembours, des coq-à-l’âne, dirait Robert Challe, des jeux d’esprit, en somme un galimatias. Du déisme à l’exégèse spinoziste en passant par l’humour athée du baron d’Holbach, c’est tout un pan de la littérature philosophique du xViiie siècle qui s’oppose au fait que Dieu puisse être amour ou colère. Le problème du Dieu méchant est abordé avec différents degrés d’indignation chez Challe, qui refuse les incohérences du Dieu vétérotestamentaire, tout comme chez Voltaire, qui s’offusque à l’idée que Dieu ait pu permettre le tremblement de terre de Lisbonne. Mais ni l’un ni l’autre ne sont athées. Comprendre la malignité de Dieu quand on ne croit pas en lui est peut-être ce que Sade tente de faire. Il n’en reste pas moins que le Dieu de Sade demeure complexe : parfois l’auteur de Français, encore un effort met en évidence, par jeu, la rhétorique du Dieu juste

24. Ibid., p. 278. 25. Ibid., p. 286.

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Sébastien Drouin et rédempteur comme pour mieux faire ressortir la méchanceté des hommes. C’est notamment le cas dans Aline et Valcour, lors de l’épisode de l’interrogatoire mené par l’Inquisition : On me fit signe de m’asseoir ; un siège étroit et dur se présentait à moi au bout d’une table, auprès de laquelle étaient deux moines, dont l’un devait m’interroger, et l’autre écrire mes réponses ; je me plaçai. En face était l’image de ce Dieu bon, de ce rédempteur de l’univers, exposé dans un lieu où l’on ne travaille qu’à perdre ceux qu’il est venu racheter. […] j’étais devant un Dieu de paix et des hommes de sang 26.

Le Dieu de paix sert donc à mettre en évidence la cruauté de ses ministres, rien de plus. L’idée d’un Dieu indifférent aux agissements humains s’observe pour sa part dans les Infortunes de la vertu, alors que Justine commet des horreurs à chaque fois qu’elle pense faire une action vertueuse agréable à Dieu. Quant au Dieu cruel, il semble s’amuser des vices de l’humanité dans l’Histoire de Juliette, dont la cruauté, qui fait nos plaisirs a des motifs au moins ; ces motifs s’expliquent, et nous les connaissons ; mais Dieu n’en avait aucun, en tourmentant les victimes de sa colère, car il ne saurait punir des êtres qui n’ont pu réellement, ni mettre en danger son pouvoir, ni troubler sa félicité : d’un autre côté, les supplices de l’autre vie seraient inutiles aux vivants, qui n’en peuvent être les témoins ; ils seraient inutiles aux damnés, puisqu’en enfer on ne se convertit pas, et que le temps de la prétendue miséricorde de ce Dieu n’existe plus ; d’où il suit, que Dieu, dans l’exercice de sa vengeance éternelle, n’aurait d’autre but que de s’amuser, et que d’insulter à la faiblesse de ses créatures ; et votre infâme Dieu, agissant plus cruellement qu’aucun homme, et sans aucun motif, comme les hommes, devient donc, par cela seul, infiniment plus traître, plus fourbe et plus scélérat qu’eux 27.

La scélératesse des hommes a sans doute inventé un Dieu aussi cruel. Se défier d’une telle divinité mène à nier son existence. Dans une certaine mesure, ce sont les émotions prêtées à Dieu qui ont mené à l’athéisme d’un auteur comme Sade : Inventez donc en ce cas, un autre dieu que le Dieu de la théologie ; car le sien est aussi contradictoire qu’absurde. Un Dieu bon, qui fait le mal, ou qui permet qu’il se fasse, un dieu remplit d’équité, et dans

26. Sade, Aline et Valcour, dans Œuvres, éd. M. delOn, t. I, Paris 1990, p. 707. 27. Sade, Histoire de Juliette, 2e partie, Œuvres, t. III, p. 510-511.

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Divines émotions humaines l’empire duquel, l’innocence est toujours opprimée ; un dieu parfait, qui ne produit que des ouvrages imparfaits : ah ! convenez, que l’existence d’un tel Dieu, est plus pernicieuse aux hommes, qu’elle ne peut leur être utile ; et ce que l’on pourrait faire de mieux, serait de l’anéantir à jamais 28.

Engoncé dans une dialectique du blasphème (aux fonctions érotiques) qui est à l’opposé de l’indifférence agnostique, l’athéisme sadien, s’il en est un, s’avère en fin de compte largement tributaire des émotions divines 29. C’est en réaction aux émotions de Dieu que s’est élaboré le déisme aux xViie et xViiie siècles et que s’est affirmé le matérialisme athée du baron d’Holbach et du marquis de Sade. Un Dieu immuable et indifférent n’aurait pu en aucun cas susciter autant d’humaines émotions.

28. Ibid., p. 787. 29. Voir J.-B. jeanGène Vilmer, La religion de Sade, Paris 2008.

377

INDEX DES NOMS

Abel Abelson, Robert P. Abra de Raconis, Charles François d’ Abraham Abramowski, Luise Acquaviva, Claudio Adam Adams, Thomas Adnès, Pierre Adriaen, Marc Aelred de Rievaulx Agnès de Poitiers Agobard Akkerman, Fokke Alain de Lille Albert, Jean-Pierre Albert d’Autriche, archiduc Albert le Grand Alfonsi, Domenico Alger de Liège Allegre, Anne d’ Allix, Pierre Althaus, Paul Amalou, Thierry Amann, Émile Amargier, Paul Ambroise Ambrose, Isaac Ammon Amsler, Frédéric Ana de Jesús Ana de San Bartolomé Ana Lobera de Jesús Anaxagore André de Saint-Victor Andronicus de Rhodes

168, 352 76 127 182, 296, 300, 374 22 208, 214 75, 100, 105, 369 327-328 12, 14 119 89, 92 87 54 150 74, 103 13 206, 219, 228-229 101, 118 64 364 192 234-235, 238, 242, 248-249, 251, 253, 256, 262-263, 270 61 311 50 81 43 335-336 296-297, 300, 302 56 220, 222-223, 226-227 220-221, 223, 225-226, 228-229 220 373 99, 115 156

379

Émotions de Dieu Angèle de Foligno Anselme de Cantorbéry Apollinaire de Laodicée Appuhn, Charles Aquilas Arblaster, Paul Arendt, Hannah Aristote Armogathe, Jean-Robert Arnauld, Antoine Arnobe Arnold, Matthieu Arnoud, Jean-Claude Arnoux, Mathieu Arriaga, Rodrigo Arrubal, Pedro Askani, Hans-Christoph Astrup, Anne-Sophie Athanase d’Alexandrie Atturo, Valentina Atucha, Iñigo Aubigné, Agrippa d’ Auerbach, Erich Augustin d’Hippone

Aulén, Gustaf Azria, Régine Baal Backus, Irena Badet, Christian Badius, Conrad Balserak, Jon Balthasar, Hans Urs von Bardy, Gustave Barthélemy, Dominique Baruch Baschet, Jérôme Basnage, Jacques Battles, Ford Lewis Baudry, Gérard-Henri Bauduin, Pierre Baumgartner, Walter Baune, Renaud de Beaton, Richard Beckaert, Jérôme-André

380

83, 86-87, 90-93 88, 152 41, 45 172, 370 105, 117 219 74 20, 127, 141, 149, 156, 171, 285, 312 34 344 22 13, 36 307 69 144 143 61 74 38, 46, 48 9 75 190, 193-195, 197, 199-200 64-65 18-20, 23, 26, 35, 38, 43, 70, 72, 74, 106-109, 111, 113, 130, 144, 166, 173, 181-182, 185, 352, 356, 358359, 369 152 16, 21 101 56 56 154 17 10-11 107 84 251 34 232, 234, 237, 251, 253, 260-261, 265, 271, 273 17 32 77 112 308, 311, 314-315 44 107

Index des noms Bedos-Rezak, Brigitte M. Bedouelle, Guy Beeley, Christopher A. Belin, Christian Bellantoni, Lucio Bellenger, Yvonne Ben Ezra Benoist, Élie Beowulf Bérauld, Pierre Beringhen, Théodore de Berlin, Adele Bernard de Clairvaux Bernat, Chrystel Berndt, Rainer Bertholet, Alfred Bertrand, Antoine Louis Besnier, Bernard Beyssade, Jean-Marie Bèze, Théodore de Biffi, Inos Bignami-Odier, Jeanne Bigne, Marguerin de la Billy, Jacques de Birmelé, André Biroat, Jacques Biron-Ouellet, Xavier Blaise, Albert Blampignon, Nicolas Blanco-Morel, Mercedes Blancy, Alain Blaser, Klauspeter Blazquez Martinez, José-María Bloch, Marc Blocher, Henri Blum, Erhard Boccassini, Daniela Bonaventure de Bagnoregio Bonhoeffer, Dietrich Bonino, Serge-Thomas Bonnes, Jean-Paul Bonnet, Corinne Boquet, Damien Bordier, Jean-Pierre

84 288 40-41 288 30 296 370 264 79 195 238, 240, 242-243, 250-251, 253, 256, 258 14 75, 89, 171, 351, 356 9-10, 13, 16-17, 20-21, 23, 28-29, 34, 36, 39, 55-56, 58, 64-65, 233234, 240, 244 115 28 345 10, 134 174 194, 344 126 81 364 362 61 343, 345-364 79 101 345 224, 226 28 56 20, 72 237 21 288 286 70, 88, 99 10 23, 126 87-88 13 9, 23, 27, 29-30, 64, 68-69, 71, 74, 83, 85, 88, 91, 206, 282-283, 355 282-283

381

Émotions de Dieu Borret, Marcel Bossuet, Jacques-Bénigne Bost, Hubert Boucher, Jean Boulainvilliers, Henri de Boulnois, Marie-Odile Boulnois, Olivier Bourdieu, Pierre Boureau, Alain Boutet, Joseph Brasnett, Bertrand R. Bremond, Henri Brian, Isabelle Brigué, Louis Brizay, François Broggio, Paolo Broomhall, Susan Brousson, Claude Brouwers, Louis Brown, Peter Bru, Vincent Bruneel, Claude Brunner, Fernand Bruno de Segni Brunschvicg, Léon Buchanan, George Bühler, Pierre Cajetan, Tommaso de Vio, dit Calufetti, Abele Calvin, Jean Camelot, Pierre Thomas Camus, Jean-Pierre Cantù, Francesca Carlevaris, Angela Carr Jr., Thomas M. Carroll, Robert Casagrande, Carla Cassegrain, Guillaume Castelo, Daniel Castets, Ferdinand Catellani, Andrea Catherine d’Alexandrie Catherine de Sienne Causse, Jean-Daniel Cecchetti, Dario

382

17-19, 36, 114-115 307 28, 233 177-180, 310 372 29, 48, 111 84, 134 20 365 107 10, 63 345 346 364 234 214 10 233-234, 237, 243-244, 247, 251, 255-256, 258-261, 264, 266, 268-269 207 73 17 206, 219 107 107-108, 114 183 283, 285-290, 292, 294-295, 297-298, 300-304 60-61 136, 138, 140 83 17, 58-59, 125, 153-154, 191, 193, 201, 338 31-32 15, 26, 353 214 70 345 333 9, 354 349 21 345 216 228 222 12-13, 60-61 292

Index des noms Celse (Celsus, Aulus Cornelius) Chalamet, Christophe Chalier, Catherine Challe, Robert Champion, Françoise Châtelet, Émilie du Châtellier, Louis Chéné, Jean Chester, Michael A. Chirat, Henri Chiron, Pierre Chollet, Jean-Arthur Chrestien, Florent Chrétien Jean-Louis Christin, Olivier Civale, Gianclaudio Claude, Isaac Claude, Jean Claude de France Clément d’Alexandrie Coccia, Emanuele Coeffeteau, Nicolas Cogswell, Thomas Colonge, Chantal Combès Gustave Congar, Yves Cook, John Granger Copet-Rougier, Élisabeth Corbin, Alain Corbin, Michel Corrigan, John Corvez, Maurice Coton, Pierre Cottier, Jean-François Couet du Vivier, Jacques Courcelle, Pierre Courtine, Jean-Jacques Cousinié, Frédéric Creel, Richard E. Crell, Johann Crell, Samuel Crespin, Jean Cressy, David Crouzel, Henri Crudeli, Arsenio Cust, Richard

17-19, 370 36 236 368, 374-375 10 371 213 49-50 28 101 312 13 283, 286-287, 290, 292, 294-298, 302, 305 190 233 208 235, 238, 240, 242-243, 246-251, 253-255, 257, 259-261, 263-272 237, 243 313, 316-317 20, 22, 38, 53 30, 69, 74, 354 329-330 321 220 19 54, 56, 58 343 65 10 152 10, 365 126 365 88 153 80 10 349 21 151, 157-162, 370 24 193 324 22, 39-40 357 321

383

Émotions de Dieu Cuvillier, Élian Cyprien de Carthage Cyrille d’Alexandrie Dahan, Gilbert Dalarun, Jacques Daley, Brian E. Dalla Valle, Daniela Damase Ier Dandrey, Patrick Daniel Dattoli, Michele David David Qimhi Davies, Douglas J. De Backer, Josephus De Capitani, Patrizia Dedieu, Joseph De Gier, Imke de Jong, Mayke Dekoninck, Ralph Deloffre, Frédéric Delon, Michel Deluermoz, Quentin Delumeau, Jean de Mansfelt, Ernest Deneef, Alain Deneken, Michel Denys l’Aréopagite de’Pazzi, Maria Maddalena De Peyer, Étienne Depoortere, Kristiaan Deprun, Jean Depéry, Jean-Irénée Descartes, René Descotes, Dominique Descourtieux, Patrick De Smet, Rudolf Desné, Roland Dessi, Rosa Maria d’Hainaut-Zveny Didyme d’Alexandrie Diefendorf, Barbara Diehl, Huston Diodore de Tarse Diogène Laërce Ditchfield, Simon Dixon, Thomas Dobby-Poirson, Florence

384

13 191, 202 22, 29, 45-49, 51, 57, 360 28, 36, 54, 99, 120 64 47, 57 292 44-45 345 164, 177 36 167, 194, 270, 302 99 10 91 286, 288 177 91 77 55, 215-216, 219 368 376 282 331 225 207 18 74, 150 223 98 63 369 353 150, 173-174 184 53 14 369 82 88 40-41, 352 220, 311 333 45 20 224 326, 331 282

Index des noms Dodds, Michael J Dolle, René Dominique Grima Dompnier, Bernard Dondaine, Antoine Donne, John Dorival, Gilles Dorner, Isaak August Dowey, Edward A. Downame, John Drelincourt, Charles Drewer, Matthew Dreyfus, François Drummond, Ian Drury, John Du Bartas, Guillaume Dubel, Sandrine Dubois, Claude Gilbert Du Bosc, Pierre Duerloo, Luc Du Fort, François Du Jarry, Laurent Julliard Duke, Alastair Du Marsais, César Chesneau Du Moulin, Pierre Dunn, Geoffrey D. Dupin, Louis Ellies Dupront, Alphonse Durand, Jean-Marie Durant, Samuel Durkheim, Émile Dusausoit, Xavier Du Vernoy, Charles Ebben, Maurits Eckhart, Maître Eichel-Lojkine, Patrice Élisabeth de France Élisabeth de Schönau Emery, Gilles Épiphane de Salamine Érasme Esaü Espence, Claude d’ Étienne Langton Euripide Eusèbe de Césarée

23 51 107, 109-110, 115 213 12, 117 333 72 10, 21 17 338-342 191, 201-202, 204, 236-237, 241242, 249, 251-252, 268 21 16 134-135 321 296, 303 287 224 39, 235-236, 238-239, 245-254, 264, 271-273, 275, 278 219 283, 286, 288-289, 292-297, 302, 304 307, 310 205 371 190, 192, 195-197, 203, 234, 241, 243 52 345 222 13 191, 195-198 21 207 238, 241, 247, 251-253, 255, 257, 264 210 106-107, 111 313 311 80-81 15, 23 22, 32, 362 285, 325-326 165 308, 312-314, 316-318 108-109, 113-114 54, 285, 291, 304 22

385

Émotions de Dieu Evans, Ernest Ève Ézéchias Fabre, Pierre-Antoine Fagel, Raymond Fanlo, Jean-Raymond Farley, Edward Farmer, Yanick Farnèse, Alexandre Favre, Raphaël Favret-Saada, Jeanne Febvre, Lucien Fédou, Michel Fer, Yannick Fergusson, David A. S. Fernandez Eyzaguirre, Samuel Ferradou, Carine Ferrell, Lori Anne Ferrer, Véronique Ferreyrolles, Gérard Fervaques, seigneur de Fiddes, Paul S. Field, Frederick Finn, Douglas Fiorani, Luigi Fiorenza, Francis Fischer, Bonifatius Flood, David Floyd, John Floyd, Shawn D. Forcellini, Egidio Forclaz, Bernard Fortes, Antonio Fraeters, Veerle Fragonard, Marie-Madeleine Fraigneau-Julien, Bernard François, Jean François, Michel François de Sales Fredouille, Jean-Claude Fretheim, Terence E. Frigo, Alberto Frohnhofen, Herbert Führkötter, Adelgundis Fulton, Rachel Fureix, Emmanuel Furetière, Antoine Gabriel, Frédéric

386

33 75, 369 251 214 210 283, 301 63 69 207, 209-210, 288 55 21 5 35, 37 20-21, 23 33 35, 38 285, 290 324 10, 12, 190 163, 183 192 10, 63, 344 105 16 224 19 105 100 322 132 112 206-207 220 91 199 28 345 314 200, 352-353 26 10, 63, 344 159, 325 10, 21 70 85 282 163, 171 65, 233, 355

Index des noms Gallet, R. M. Galliné, Abraham Gally, Michèle Galonnier, Alain Galot, Jean Gamberini, Paolo Garasse, François García Gernán, Enrique Garnier, Robert Gavrilyuk, Paul Gayon, Jean Geffré, Claude Gens, Jean-Claude Geonget, Stéphan Gervais, Michel Gesché, Adolphe Giabbani, Dom Anselmo Giard, Luce Gibert, Pierre Gil, Roger Gimaret, Antoinette Girard, M. Giraud, Cédric Gisel, Pierre Giuliani, Maurice Glassius, Salomon Glawe, Walter Godet, Jean-François Goeury, Julien Gomez-Géraud, Marie-Christine Gondreau, Paul Gonnet, Dominique González Blanco, Antonino Gorman, Michael Gouhier, Henri Goulart, Simon Goulet-Cazé, Marie-Odile Gounelle, André Gounelle, Jean-François Gounelle, Rémi Gowland, Angus Goyet, Francis Gracián de la Madre de Dios Granado, Diego Grant, Colin Grasso, Giacomo Graver, Margaret Green, William Scott

103 344, 357, 360 291 152 10-11, 30-31, 46-47, 49, 55-56 28 368 212 282-283, 285-286, 290 10, 24-25, 45, 47-48, 344, 363 365 18 365 287 24, 27 40-42, 63, 352 85 213-214 189 54 365 345 87-89 17 214 14, 17 24 83 286 12 55 347 20, 72 40 178 193 20 58, 148, 162 58 56, 58 331 365 209-210, 212, 219, 227-229 143-144 63 23 352 14

387

Émotions de Dieu Grégoire de Nazianze Grégoire de Nysse Grégoire de Tours Grégoire le Grand Grégoire le Thaumaturge Grente, Georges Grillmeier, Aloys Grosse, Alexander Grosse, Rolf Grotius, Hugo Gruffat, Sabine Guerreau-Jalabert, Anita Guiderdoni, Agnès Guillaume de Mara Guilliaud, Claude Guilluy, Paul Haacke, Hraban Haag, Eugène et Émile Haase, Wolfgang Hadot, Pierre Haga, Joar Hall, John Halleux, André de Hallman, Joseph M. Hamburger, Jeffrey F. Hankey, Wayne Harbsmeier, Martin Häring, Nicholas M. Harl, Marguerite Harnack, Adolf von Harrison, Nonna V. Havet, Ernest Hebert, A. G. Hechich, Barnaba Heijmans, Helisabeth Heinsius, Anthony Heller, Lane M. Hengel, Martin Hennequin, Jacques Henri II Henri III Henri IV Henriet, Patrick Henríques, Crisóstomo Herbers, Klaus Hercule Herice, Valentín de Héritier-Augé, Françoise

388

54, 191, 202, 344 22, 38 70 86, 119 22, 40, 363 345 50, 52 334-336 84 54 287 65, 74 216 106 310 32 108, 111 273 20, 72 80 55, 58 332 47 19, 31, 35, 37, 40, 48-49 88 23 10 103, 364 72, 105 24 16 183 152 135 210 232 183-184 25 307 317 315 194 80-81, 84 220 80 245 141, 143 65

Index des noms Hervieu-Léger, Danièle Heschel, Abraham Heyer, René Hilaire de Poitiers Hildegarde de Bingen Hippolyte Hoffman, Joseph Holbach, le baron d’ Honnefelder, Ludger Hormisdas Hort, Bernard Hours, Bernard Hryniewicz, Wacław Hübner, Ulrich Hufton, Olwen Hughes, Ann Huguccio de Pise Hugues de Saint-Cher Hugues de Saint-Victor Huiggen, Arnold Huizinga, Johan Hultgren, Gunnar Hünermann, Peter Hunter, David G. Husson, Pierre Ignace de Loyola Ignace d’Antioche Imbach, Ruedi Ingremeau, Christiane Insole, Christopher Iogna-Prat, Dominique Iphis Irénée de Lyon Isaac Isabelle-Claire Eugénie d’Autriche, infante Isaïe Israël Ivánka, Endre von Jackson, Thomas Jacob Jacob, Edmond Jacquemet, Gabriel James, Susan Jansen, Bernhard Janssens, Paul Jaquelot, Isaac Jaron Lewis, Gertrud

10, 16, 21 10, 28-29, 53, 98, 104, 120 55, 58, 62 22, 54-55 70, 81-82, 93 32-33, 363 23 367, 370, 373-375, 377 134 52 61 220 63 288 220 321 101, 112 106, 108-110, 118 110 17 70 74 23 16 17 209, 211, 214, 217 31, 38 75 72, 189, 324-325 15 84 285, 287-288, 295-296, 300-304 16, 21, 38 165, 168, 300 206, 219-220 44, 153, 169, 176-177, 319 11-12, 112, 176, 194, 243, 248, 251, 307 24 326, 328 90, 165-166, 168, 296, 332 25, 28-29, 98 345 10, 330-331 126 205, 219 157 223

389

Émotions de Dieu Javelet, Robert Jean Beleth Jean Chrysostome Jean Climaque Jean de Fécamp Jean Duns Scot Jean Halgrin d’Abbeville Jean le Baptiste Jeangène Vilmer, Jean-Baptiste Jeanneret, Michel Jehuda Halevi Jenner, Thomas Jephté Jeremias, Jörg Jérôme Jérusalem Jésus Christ

Jiménez Pablo, Esther Job Joo Kim, Yong Joseph Jourde, Michel Jung, Carl Gustav Jüngel, Eberhard Junot, Yves Jurieu, Pierre Justin Justinien Kaennel, Lucie Kaplan, Edward K. Kasten, Ingrid Kaster, Robert A. Kayayan, Éric Keating, James F. Kee, Alistair Kilby, Karen King, Peter Kitamori, Kazoh

390

74 109-110 16, 22, 352, 369 20 87-88 134-140 110 91 377 198 29 322 283-285, 287-289, 291-292, 294298, 300-305 13 36, 42-44, 71, 101, 106, 112, 117, 352 50, 77, 101, 169, 238, 244, 246, 250251, 253, 256, 265, 351-352 30-35, 37-49, 51-62, 64-65, 67, 69, 71, 78, 82-83, 85-86, 89-94, 114, 116, 119, 151-153, 164, 175, 183, 189, 193, 197, 200, 206, 207, 211-218, 222-224, 226-227, 235, 238, 244-246, 248-250, 253-255, 257-261, 265-266, 268-271, 273-274, 302, 304, 310, 332, 334, 338-340, 343-365, 374 219 99, 116-119, 150, 194, 235, 341 60 164 291 69 10 205 151, 154-157, 161-162, 237, 245, 247, 256, 274 22 52-53 17 28 84 76 17 48, 55-56 23 33 128, 130-131, 134, 326 10

Index des noms Klaniczay, Gabor Klauber, Martin I. Kleiber, Morand Kleinberg, Aviad M. Knohl, Isräel Knuuttila, Simo Kobusch, Theo Koehler, Ludwig Kraege, Jean-Denis Kratz, Reinhard G. Krenski, Thomas Rudolf Kretzmann, Norman Kritzman, Lawrence D. Krötzl, Christian Krumenacker, Yves Küng, Hans Kuuliala, Jenni Labriolle, Pierre de Lacoste, Jean-Yves Lactance La Faye, Antoine de Lafuma, Louis Lagerlund, Henrik Lagrée, Jacqueline Lambert, Claude-François Lambrecht, Jan Lampe, Geoffrey W. H. Lang, Bernhard Laplanche, François La Porte, Maurice de Laroche-Chandieu, Antoine de Larroque, Matthieu Lascombes, André Lassus, Louis-Albert Latvus, Kari Lavenia, Vincenzo Layton, Richard A. Lazare Le Boulluec, Alain Lebègue, Raymond Leclercq, Jean Le Cène, Charles Lécrivain, Philippe Le Déaut, Roger Leduc, Guyonne Le Duchat, Timothée Lee, Hoon

92 17 28 64, 91 44 134 35, 40 112 61 13 11 128-129, 134, 326 198 92 233 51 92 32 47 22, 26-28, 31, 67, 72-73, 75, 142, 189, 324-325, 332, 340 344-345 183 128 150, 338 345 11 20 12 17 281 194, 203 238-239, 252-253 282-283 85, 93 16 207-208 40, 352 238 21, 32, 52, 72 285, 288 87-88 158, 370 126 106 226 190, 195 17

391

Émotions de Dieu Lee, Jung Y. Lefebvre, Léon Léger-Orine, Monique Le Goff, Jacques Lehner, Hans-Christian Lemaistre de Sacy, Isaac Le Moyne, Pierre Léonce de Byzance Léon le Grand Léry, Jean de Lesdiguières, François de Lestringant, Frank Lettieri, Gaetano LeVine, Robert Alan Lewalski, Barbara Libera, Alain de Lienhard, Marc Lilequist, Jonas Lister, Rob Liuzza, Roy M. Liébaert, Jean Loewenich, Walther von Lohr, Charles Long, Eugen T. Longobardi, Niccolò Los Ríos y Alarcón, Bartholomeo de Lot, Ferdinand Loth, Bernard Louis de Grenade Louis XIII Louis XIV Louvat, Bénédicte Lubac, Henri de Lukarde d’Oberweimar Luther, Martin MacDonald, Scott Madigan, Kevin Mage de Fiefmelin, André Majorana, Bernadette Malebranche, Nicolas Mancia, Lauren Mangattale-Cezette, Mitsué Manrique, Angel Marabelli, Costante Marandé, Léonard de Marcel d’Ancyre Margerie, Bertrand de Marguerat, Daniel

392

63 288 80 69 80 167 123-124 47 22, 51-52 296 196 193, 224, 296 45 23 333 75, 84, 107 59-62 10 64 79 41, 49 60 115 23 360 344, 359 77-78 345 365 190, 195-196, 201 26, 190, 201, 231, 345 291 37 90-93 56-62, 190, 331 128, 326 54 283, 286-290, 292, 294-295, 305 214 368, 375 87 282 220, 222, 226 126 127 45 16, 49 189

Index des noms Marguerite de Navarre Marguerite Porète Mariage, Florian Marie-Madeleine Marie Stuart Maritano, Mario Marti, Lionel Martin, Philippe Martin, Raymond-Marie Martin-Ulrich, Claudie Mathon, Gérard Mathurin Matter, Ann Matton, Sylvain Mayeur, Jean-Marie Mazouer, Charles Mazurel, Hervé Mazzone, Umberto Maître Eckhart Maïmonide McFarland, Ian A. McGrath, Alister E. McGuckin, John A. McWilliams, Warren Médicis, Catherine de Melion, Walter Melville, Gert Méniel, Bruno Mercer, Jarred Merchavia, Chen Merinero Lopéz, Juan Merlat, Élie Mersenne, Marin Meslier, Jean Mesnard, Jean Meunier, Bernard Meur, Diane Meyniel, Corinne Michaeli, Frank Michel, Albert Michel, Marie-Albert Micka, Ermin F. Miggelbrink, Ralf Milano, Andrea Miles, Maurice F. Milhe Poutingon, Gérard Millet, Olivier Milton, John

314 93 205 90 316 20, 32 13 206-207 103 307, 313 32, 345 234, 238-239, 242, 248, 264, 268-269 224 24 219 282, 299 282 208 voir Eckhart, Maître 29, 106, 165 33 60 25, 48 63 311, 314 216 84 13, 282 54 120 137, 139-140, 142 237, 255 125, 368 368-370 167, 178 34 64 283 13-14, 112 345 55-57 27 13 34 37 307 191 125

393

Émotions de Dieu Miner, Robert Möckel, Sebastian Moltmann, Jürgen Monat, Pierre Mondini, Marco Montandon, Alain Morales, Xavier Moreau, Pierre-François Morgain, Stéphane-Marie Mori, Gianluca Morton of Berwick, Thomas Mostaccio, Silvia Mothu, Alain Motta, Cristina Moureau, François Mozley, James K. Moïse Mühlen, Heribert Munk, Salomon Murphy O’Connor, Jerome Mustakallio, Katariina Nabuchodonosor Nadal, Jérôme Nagy, Piroska Nahmanide Naigeon, Jacques-André Nardi, Carlo Nautin, Pierre Nestorius Neusner, Jacob Newton, Isaac Ngien, Dennis Nicolas, Élie Nicolas, Jean-Hervé Nicolas de Gorran Nicolas de Lyre Nicolas de Tournai Noblesse-Rocher, Annie Nock, Arthur D. Noé Noël, Étienne Noët Novatien Nygren, Anders Orcibal, Jean Origène

394

123, 126, 326 10 10-11, 28-30, 37-38, 53-54, 56-58 81 207 287 46 10, 134, 150, 338 220 371 326-327, 330 207, 215, 219, 221 368 354 368 10-11, 31, 56 150-151, 265 24 106 345, 349 92 164 216 9, 23, 27, 29-30, 54, 64, 68-69, 71, 74, 84-88, 91, 93, 206, 282-283, 351, 355 99 375 53 17, 32, 363 25, 31, 46-48, 50, 56 14 14 58 120 23-24 100, 109 114, 117-118, 137 109, 116 36 24 105, 167-168 166-167 32-33, 362-363 22, 73 72, 74 221 17-19, 35-38, 40, 56, 72, 75, 113114, 116, 189

Index des noms Orléans (duc d’) Ortlund, Dane Calvin Osier, Jean-Pierre Oualdi, M’hamed Ozilou, Marc Palmero, Restituto Pamel, Jacques Pancer, Nira Panigarola, Francesco Pannenberg, Wolfhart Papias Parker, Geoffrey Pascal, Blaise Pascal, Étienne Paschase Radbert Patterson, Frank A. Paul, saint Paulin d’Antioche Paulus, Bède Périer, Gilberte et Florin Perler, Dominik Perrin, Michel Perrin, Michel-Yves Petau, Denis Pétré, Hélène Pharaon Philippe II d’Espagne Philippe V Philon d’Alexandrie Pickavé, Martin Pictet, Benedict Piéjus, Marie-Françoise Pierre Damien Pierre de Jean Olieu Pierre le Chantre Pierre le Foulon Pierre le Mangeur Pierre Lombard Pitra, Jean-Baptiste Plamper, Jan Platon Plotin Poirier, Jacques Pollard, Alfred William Pollard, Evan T. Pollmann, Judith Pomata, Gianna

232, 236 12 151 282 23, 43 220 363 76 137-138 55 101, 112 207 163, 176-178, 180, 182-185 166-167 77-79 125 144, 160, 182, 191, 193, 202, 252, 300, 344-345, 349, 358, 369 44 78 168 10, 134 27 9, 17, 34 57 72 164 310 232 15, 29, 325 128, 134 237, 244, 253, 259-261, 264 224 85, 93 99, 108 102 52 101, 109-110 23, 43-44, 98, 107 21 67 148-149, 162, 245 72 365 322 322 205 223

395

Émotions de Dieu Ponce, Isaac Poncelet, Alfred Pool, Jeff B. Possevino, Antonio Pourkier, Aline Poutrin, Isabelle Praxeas Preston, John Prickett, Stephen Prieur, Jean-Marc Prinz, Otto Proclus Proclus de Constantinople Propp, William H. C. Prosperi, Adriano Put, Eddy Quantin, Georges Quarles, Francis Quenot, Yvette Quentin, Henri Quintilien Quirós, Juan de Rabaut, Jean-Paul Rabbi Moyses Rainaud de Saint-Éloi Ramelli, Ilaria L. E. Ramond, Catherine Ramírez, Jacobus M. Rankin, David Raoul Glaber Rapine de Saincte Marie, Paschal Rashi Raspa, Anthony Rauwel, Alain Raymond Martin Reddy, William M. Redgrave, Gilbert Richard Reiter, Siegfried Renard, Paul Renaud, Bernard Renaudot, Eusèbe Renault, Laurence Renaut, Luc Reyff, Simone de Reynolds, Edward Ricci Sindoni, Paola Richard, Marcel Richardson, Mervyn E. J.

396

235, 238, 242, 248, 268, 272, 276 207 63 208 32 222 33-35, 363 328 333 13, 60, 343 101 149 50 112 209, 224 219 26 338-339 286, 290 106 312 54 242 106 107-109 25 10 123, 126-127 35, 55, 57 69, 79-80 53 120 333 364 165 69, 282 322 101 30 12, 97, 189 345 10, 134 343 288 331 28 49-50 112

Index des noms Richmond, Ian Ricœur, Paul Rinaudo, Basilio Ringbom, Sixten Ríos Saloma, Martín Robert de Melun Robert d’Uzès Robespierre, Maximilien de Rohan, Henri de Roland de Crémone Rolland, Jules Romano, Antonella Römer, Thomas Romuald de Ravenne Rondeau, Marie-Josèphe Rosaldo, Michelle Zimbalist Rosenwein, Barbara H. Rosmadec, Charles de Rospocher, Massimo Roth, Friederich W. E. Rouillard-Bonraisin, Hedwige Roullet, Antoine Rousseaux, Xavier Roxas, Bernardo de Rupert de Deutz Rüther, Theodor Sabatier, Pierre Sade, Donatien Alphonse François marquis de Sailly, Thomas Saint François Saint Gaudence Saint Louis Sainte-Marthe, Charles de Sales, François de Salomon Samuelsson, Gunnar Sandeus, Maximilien Sarna, Nahum Sarot, Marcel Satan Saulnier, Lucien-Victor Saurin, Élie Scattigno, Anna Schank, Roger C. Schapiro, Meyer Schmitt, Jean-Claude Schmutz, Jacob

184 365 10-11, 30 88 209 102-103, 120 81, 93 372 195 117 285 214 13 85-87, 92-93 38, 42-43, 45, 352 23 9, 23, 68, 71, 205, 282, 304 346 207 81 12, 29 220-221, 224, 227 207 228 108, 110 21 112 375-377 207-213, 215-218 86-87 361 82 307 200, 352-353 79 343 364 97 10-11, 21, 23, 25, 27, 30, 33-35, 49, 56, 132, 344, 363 116-118, 203, 214, 226, 252, 262, 264 307 238, 241, 243-244, 267, 274-275 223, 225 76 350 34 126

397

Émotions de Dieu Schneider, Jean Schrenck, Gilbert Schulze, Manfred Schürer, Markus Schwarzbach, Bertram Eugen Scolas, Paul Scribani, Charles Secchi Tarugi, Luisa Sellier, Philippe Sénèque Sepière, Marie-Christine Serafini, Stefano Sère, Bénédicte Sgreva, Gianni Shaftesbury, Anthony Ashely-Cooper comte de Shapiro, Lisa Sharratt, Peter Sheridan, Mark Shi, Wenhua Shuger, Debora K. Shweder, Richard A. Sieben, Hermann Josef Silvestri, Francesco (dit Sylvestre de Ferrare) Simon de Cyrène Simon le Pharisien Simon le Zélé Simonetti, Manlio Simoni, Henry Sion Slusser, Michael Smising, Theodorus Smith, Susan Soboul, Albert Socin, Faust Socin, Lelio Socrate Soen, Violet Song, Choan-Seng Sorbin, Arnaud Souverain, Jacques Spanneut, Michel Spencer, John Spicer, Andrew Spieckermann, Hermann Spinola, Ambrogio Spinoza, Baruch

398

80, 101 199 56 84 371 55 344 13 163-164, 183, 185 291 343 23 9 33-34, 37, 57 372 128, 134 285, 288 14, 20 343 365 23 33, 363 140 218 89 112 32 63 239 33 139 226 369 151, 153, 161-162 151-152 72 205 63 308, 313, 316-318 24 20, 22, 27, 34-35, 37-38, 46, 48-49, 72 16 205 13 207-208 29, 126, 145, 150-151, 172-173, 175, 368, 370, 372

Index des noms Stawarz-Luginbühl, Ruth Stearns, Carol et Peter Steen, Marc Stephens, Peter Stock, Richard Storge Streeter, Brunett H. Strier, Richard Strzelczyk, Grzegorz Stump, Eleonore Suárez, Francisco Sunshine, Glenn S. Sylwan, Agneta Symmaque Tabacco, Giovanni Taccone, Fernando Tallemant, l’abbé Tallon, Alain Tambrun, Brigitte Temporini, Hildegard Tertullien Thémiseul de Saint-Hyacinthe Théodore de Mopsueste Théodoret de Cyr Thérèse d’Avila Théron, Vital Thier, Ludger Thoby, Paul Thomas A Kempis Thomas d’Aquin, saint Thomas, Werner Tindal, Matthew Toland, John Torrance, Iain R. Torres, Concha Trisoglio, Francesco Tronchon, Charles Tucci, Stefano Turrettin, Michel de Turrettini, Jean-Alphonse Turribius d’Astorga Tyndale, William Urciuoli, Emiliano R. Uríbarri Bilbao, Gabino Urkiza, Julián Valente, Luisa

192, 283 282 11, 15-16, 19 58 326-328, 330, 332, 340 296, 300 10 331 55 128, 326 140-145 17 102, 109 300 85 32-33, 46 158 314 12 20, 72 33-35, 57, 72-73, 234, 363 372 46 50, 54 220-221, 228 344 83 343 212 23, 54, 64, 67, 98, 100-101, 107, 119120, 123, 126-138, 140-144, 153, 159, 326, 329-330, 342 209, 219, 228-229 368 368 33 220 54 345 54 236, 238, 256-258, 268 17 23 325-326, 328 44 32, 363 220, 225 102

399

Émotions de Dieu Valère du Bierzo Vallerani, Massimo van den Brink, Gijsbert van der Borcht, Peter Van Loon, Hans Van Noort, Margaret Van Whye, Cordula Varachaud, Marie-Christine Vaucelles, Louis de Vauchez, André Vázquez, Gabriel Vecchio, Silvana Vedova, Massimo Veglianti, Tullio Venard, Marc Verelst, Karin Vermeir, René Verstegan, Richard Vesel, Claude de Vierge (Marie) Vigarello, Georges Vigor Simon Vigouroux, Fulcran Viladesau, Richard Voisin, Joseph de Völkel, Johann Voltaire, François-Marie Arouet dit Von Rad, Gerhard Vossius, Gérard Vuillemin, Jean-Claude Wadding, Luke Walsh, Patrick G. Walsham, Alexandra Ward, Graham Warne, Nathaniel A. Weber, Max Wéber, Édouard Weinandy, Thomas G. Weiss, Melchor Welch, Claude Wendel, François Wénin, André Wessel, Susan Westberg, Daniel White, Thomas J. Whitelock, Dorothy Wierenga, Edward R. Williams, Robert R.

400

84 82 11 215 48 226-227 219-220, 226 346 214 85 140, 142-143 9, 354 64 348 219 14 210 224 283, 286, 288-290, 292, 294-298 69, 82, 89-91, 152, 214-215, 358 10 308, 311 30 54 165 157-158 369-373, 375 98 363 222 136 285, 288 321-323 63 10 20-21 107 10, 25, 37, 63, 344 118 21 58-59 13 48 132 48, 55-56 79 21 21

Index des noms Wilmart, André Wilson, Thomas Wing, Donald Goddard Wither, George Wolters, Adeline Wright, Thomas Wulfstan II Wynne, Jeremy J. Yarnold, Edward J. Yrjönsuuri, Mikko Zacharie de Lisieux Zanchi, Girolamo Zarri, Gabriella Zénon Zoffoli, Enrico Zombory-Nagy, Piroska Zum Brunn, Émilie Županov, Ines G. Zwingli, Huldrych

88 332, 341 322, 327-328, 332, 335-336 333-337 14 329-331 79 27 37 128 344 123-124 223, 225 20 344 voir Nagy, Piroska 107 16 58-59, 61

401

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos Émotion et divinité : valeur heuristique d’un paradoxe doctrinal Chrystel Bernat

5

Introduction Les émotions de Dieu : situation et histoire d’un problème Frédéric GaBriel

9

Liminaire Émotions de Dieu au Moyen Âge : de la passivité à la compassion Piroska naGy

67

PREMIÈRE PARTIE

Matrices bibliques et philosophiques, entre immutabilité de Dieu et anthropopathie

95

Les émotions de Dieu dans l’exégèse médiévale Gilbert dahan

97

Affectiones Dei : les débats sur les passions de Dieu dans la scolastique médiévale et postmédiévale Alberto FriGo

123

Le Dieu des sociniens serait-il sujet à toutes les passions humaines ? Brigitte tamBrun

147

Quand il est parlé de Dieu à la manière des hommes : l’irritation de Dieu chez Pascal Laurent thirouin

163

Émotions de Dieu DEUXIÈME PARTIE

Combats et justice : dynamiques de l’émotion divine

187

« Jamais le soleil radieux ne se courrouce ». L’interprétation confessionnelle de la colère divine dans le contexte réformé des persécutions (xvie et xviie siècles) Véronique Ferrer

189

Dieu à la guerre. Les émotions de Dieu et la guerre de Quatre-vingts ans aux Pays-Bas espagnols Silvia Mostaccio

205

La dilection divine. Usages et enjeux d’une proximité élective dans la littérature pastorale huguenote en temps de persécution (xviie et xviiie siècles) Chrystel Bernat

231

TROISIÈME PARTIE

Transpositions et mises en scène

279

Sensibilité divine et communauté émotionnelle dans la tragédie humaniste biblique : le Jephté latin de Buchanan (1554) et ses traductions françaises (1566-1601) Audrey Duru

281

Les émotions de Dieu dans l’oraison funèbre de la Renaissance française : un cas d’école ? Claudie Martin-ulrich

307

De la « sobre intempérance » divine à la sanctification des passions humaines : émotion et spiritualité dans l’Angleterre du premier xviie siècle Paula Barros

321

La Passion comme mise en scène de l’émotion : rhétorique et christologie chez Jacques Biroat Frédéric GaBriel

343

Postface Divines émotions humaines Sébastien Drouin

367

Index

379

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES, SCIENCES RELIGIEUSES

vol. 105 J. Bronkhorst Langage et réalité : sur un épisode de la pensée indienne 133 p., 1999, ISBN 978-2-503-50865-8 vol. 106 Ph. Gignoux (dir.) Ressembler au monde. Nouveaux documents sur la théorie du macro-microcosme dans l’Antiquité orientale 194 p., 1999, ISBN 978-2-503-50898-6 vol. 107 J.-L. Achard L’essence perlée du secret. Recherches philologiques et historiques sur l’origine de la Grande Perfection dans la tradition ìrNying ma pa’ 333 p., 1999, ISBN 978-2-503-50964-8 vol. 108 J. Scheid, V. Huet (dir.) Autour de la colonne aurélienne. Geste et image sur la colonne de Marc Aurèle à Rome 446 p., 176 ill. n&b, 2000, ISBN 978-2-503-50965-5 vol. 109 D. Aigle (dir.) Miracle et Karâma. Hagiographies médiévales comparées 690 p., 11 ill. n&b, 2000, ISBN 978-2-503-50899-3 vol. 110 M. A. Amir-Moezzi, J. Scheid (dir.) L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Europe. L’invention des origines. Préface de Jacques Le Brun 246 p., 2000, ISBN 978-2-503-51102-3 vol. 111 D.-O. Hurel (dir.) Guide pour l’histoire des ordres et congrégations religieuses (France, xvie-xixe siècles) 467 p., 2001, ISBN 978-2-503-51193-1 vol. 112 D.-M. Dauzet Marie Odiot de la Paillonne, fondatrice des Norbertines de Bonlieu (Drôme, 1840-1905) xviii + 386 p., 2001, ISBN 978-2-503-51194-8

vol. 113 S. Mimouni (dir.) Apocryphité. Histoire d’un concept transversal aux religions du Livre 333 p., 2002, ISBN 978-2-503-51349-2 vol. 114 F. Gautier La retraite et le sacerdoce chez Grégoire de Nazianze iv + 460 p., 2002, ISBN 978-2-503-51354-6 vol. 115 M. Milot Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec 181 p., 2002, ISBN 978-2-503-52205-0 vol. 116 F. Randaxhe, V. Zuber (éd.) Laïcité-démocratie : des relations ambiguës x + 170 p., 2003, ISBN 978-2-503-52176-3 vol. 117 N. Belayche, S. Mimouni (dir.) Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition 351 p., 2003, ISBN 978-2-503-52204-3 vol. 118 S. Lévi La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas xvi + 208 p., 2003, ISBN 978-2-503-51534-2 vol. 119 J. R. Armogathe, J.-P. Willaime (éd.) Les mutations contemporaines du religieux viii + 128 p., 2003, ISBN 978-2-503-51428-4 vol. 120 F. Randaxhe L’être amish, entre tradition et modernité 256 p., 2004, ISBN 978-2-503-51588-5 vol. 121 S. Fath (dir.) Le protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion xii + 379 p., 2004, ISBN 978-2-503-51587-8 vol. 122 Alain Le Boulluec (dir.) À la recherche des villes saintes viii + 184 p., 2004, ISBN 978-2-503-51589-2 vol. 123 I. Guermeur Les cultes d’Amon hors de Thèbes. Recherches de géographie religieuse xii + 664 p., 38 ill. n&b, 155x240, 2005, ISBN 978-2-503-51427-7

vol. 124 S. Georgoudi, R. Koch-Piettre, F. Schmidt (dir.) La cuisine et l’autel. Les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditérrannée ancienne xviii + 460 p., 23 ill. n&b, 155 x 240. 2005, ISBN 978-2-503-51739-1 vol. 125 L. Châtellier, Ph. Martin (dir.) L’écriture du croyant viii + 216 p., 2005, ISBN 978-2-503-51829-9 vol. 126 (Série “Histoire et prosopographie” no 1) M. A. Amir-Moezzi, C. Jambet, P. Lory (dir.) Henry Corbin. Philosophies et sagesses des religions du Livre 251 p., 6 ill. n&b, 2005, ISBN 978-2-503-51904-3 vol. 127 J.-M. Leniaud, I. Saint Martin (dir.) Historiographie de l’histoire de l’art religieux en France à l’époque moderne et contemporaine. Bilan bibliographique (1975-2000) et perspectives 299 p., 2005, ISBN 978-2-503-52019-3 vol. 128 (Série “Histoire et prosopographie” no 2) S. C. Mimouni, I. Ullern-Weité (dir.) Pierre Geoltrain ou Comment « faire l’histoire » des religions ? 398 p., 1 ill. n&b, 2006, ISBN 978-2-503-52341-5 vol. 129 H. Bost Pierre Bayle historien, critique et moraliste 279 p., 2006, ISBN 978-2-503-52340-8 vol. 130 (Série “Histoire et prosopographie” no 3) L. Bansat-Boudon, R. Lardinois (dir.) Sylvain Lévi. Études indiennes, histoire sociale ii + 536 p., 9 ill. n&b, 2007, ISBN 978-2-503-52447-4 vol. 131 (Série “Histoire et prosopographie” no 4) F. Laplanche, I. Biagioli, C. Langlois (dir.) Autour d’un petit livre. Alfred Loisy cent ans après 351 p., 2007, ISBN 978-2-503-52342-2 vol. 132 L. Oreskovic Le diocèse de Senj en Croatie habsbourgeoise, de la Contre-Réforme aux Lumières vii + 592 p., 6 ill. n&b, 2008, ISBN 978-2-503-52448-1 vol. 133 T. Volpe Science et théologie dans les débats savants du xviie siècle : la Genèse dans les Philosophical Transactions et le Journal des savants (1665-1710) 472 p., 10 ill. n&b, 2008, ISBN 978-2-503-52584-6

vol. 134 O. Journet-Diallo Les créances de la terre. Chroniques du pays Jamaat (Jóola de Guinée-Bissau) 368 p., 6 ill. n&b, 2007, ISBN 978-2-503-52666-9 vol. 135 C. Henry La force des anges. Rites, hiérarchie et divinisation dans le Christianisme Céleste (Bénin) 276 p., 2009, ISBN 978-2-503-52889-2 vol. 136 D. Puccio-Den Les théâtres de “Maures et Chrétiens”. Conflits politiques et dispositifs de reconciliation (Espagne, Sicile, xvie-xxie siècle) 240 p., 2009, PB vol. 137 M. A. Amir-Moezzi, M. M. Bar-Asher, S. Hopkins (dir.) Le shīʿisme imāmite quarante ans après. Hommage à Etan Kohlberg 445 p., 2008, ISBN 978-2-503-53114-4 vol. 138 M. Cartry, J.-L. Durand, R. Koch Piettre (dir.) Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures 430 p., 2009, 978-2-503-53172-4 vol. 139 M. Yahia Šāfiʿī et les deux sources de la loi islamique 552 p., 2009, PB vol. 140 A. A. Nagy Qui a peur du cannibale ? Récits antiques d’anthropophages aux frontières de l’humanité 306 p., 2009, ISBN 978-2-503-53173-1 vol. 141 (Série “Sources et documents” no 1) C. Langlois, C. Sorrel (dir.) Le temps des congrès catholiques. Bibliographie raisonnée des actes de congrès tenus en France de 1870 à nos jours. 448 p., 2010, ISBN 978-2-503-53183-0 vol. 142 (Série “Histoire et prosopographie” no 5) M. A. Amir-Moezzi, J.-D. Dubois, C. Jullien et F. Jullien (éd.) Pensée grecque et sagesse d’orient. Hommage à Michel Tardieu 752 p., 2009, ISBN 978-2-503-52995-0 vol. 143. B. Heyberger (éd.) Orientalisme, science et controverse : Abraham Ecchellensis (1605-1664) 240 p., 2010, ISBN 978-2-503-53567-8

vol. 144. F. Laplanche (éd.) Alfred Loisy. La crise de la foi dans le temps présent (Essais d’histoire et de philosophie religieuses) 735 p., 2010, ISBN 978-2-503-53182-3 vol. 145 J. Ducor, H. Loveday Le sūtra des contemplations du buddha Vie-Infinie. Essai d’interprétation textuelle et iconographique 474 p., 2011, ISBN 978-2-503-54116-7 vol. 146 N. Ragot, S. Peperstraete, G. Olivier (dir.) La quête du Serpent à Plumes. Arts et religions de l’Amérique précolombienne. Hommage à Michel Graulich 491 p., 2011, ISBN 978-2-503-54141-9 vol. 147 C. Borghero Les cartésiens face à Newton. Philosophie, science et religion dans la première moitié du xviiie siècle 164 p., 2012, ISBN 978-2-503-54177-8 vol. 148 (Série “Histoire et prosopographie” no 6) F. Jullien, M. J. Pierre (dir.) Monachismes d’Orient. Images, échanges, influences. Hommage à Antoine Guillaumont 348 p., 2012, ISBN 978-2-503-54144-0 vol. 149 P. Gisel, S. Margel (dir) Le croire au cœur des sociétés et des cultures. Différences et déplacements. 244 p., 2012, ISBN 978-2-503-54217-1 vol. 150 J.-R. Armogathe Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l’Europe moderne. Quarante ans d’enseignement à l’École pratique des hautes études. 227 p., 2012, ISBN 978-2-503-54488-5 vol. 151 C. Bernat, H. Bost (dir.) Énoncer/Dénoncer l’autre. Discours et représentations du différend confessionnel à l’époque moderne. 451 p., 2012, ISBN 978-2-503-54489-2 vol. 152 N. Sihlé Rituels bouddhiques de pouvoir et de violence. La figure du tantrisme tibétain. 374 p., 2012, ISBN 978-2-503-54470-0

vol. 153 J.-P. Rothschild, J. Grondeux (dir.) Adolphe Franck. Philosophe juif, spiritualiste et libéral dans la France du xixe siècle. 234 p., 2012, ISBN 978-2-503-54471-7 vol. 154 (Série “Histoire et prosopographie” no 7) S. d’Intino, C. Guenzi (dir.) Aux abords de la clairière. Études indiennes et comparées en l’honneur de Charles Malamoud. 295 p., 2012, ISBN 978-2-503-54472-4 vol. 155 B. Bakhouche, I. Fabre, V. Fortier (dir.) Dynamiques de conversion : modèles et résistances. Approches interdisciplinaires. 205 p., 2012, ISBN 978-2-503-54473-1 vol. 156 (Série “Histoire et prosopographie” no 8) C. Zivie-Coche, I. Guermeur (dir.) Hommages à Jean Yoyotte 2 tomes, 1190 p., 2012, ISBN 978-2-503-54474-8 vol. 157 E. Marienberg (éd. et trad.) La Baraïta de-Niddah. Un texte juif pseudo-talmudique sur les lois religieuses relatives à la menstruation 235 p., 2012, ISBN 978-2-503-54437-0 vol. 158 Gérard Colas Penser l’icone en Inde ancienne 221 p., 2012, ISBN 978-2-503-54538-7 vol. 159 A. Noblesse-Rocher (éd.) Études d’exégèse médiévale offertes à Gilbert Dahan par ses élèves 294 p., 2013, ISBN 978-2-503-54802-9 vol. 160 A. Nagy, F. Prescendi (éd.) Sacrifices humains… 274 p., 2013, ISBN 978-2-503-54809-8 vol. 161 (Série “Histoire et prosopographie” no 9) O. Boulnois (éd.) avec la collaboration de J.-R. Armogathe Paul Vignaux, citoyen et philosophe (1904-1987) suivi de Paul Vignaux, La Philosophie franciscaine et autres documents inédits 452 p., 2013, ISBN 978-2-503-54810-4

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vol. 180 G. Nahon Épigraphie et sotériologie. L’épitaphier des « Portugais » de Bordeaux (1728-1768) 430 p., 156 x 234, 2018, ISBN 978-2-503-51195-5 vol. 181 G. Dahan, A. Noblesse-Rocher (éd.) La Bible de 1500 à 1535 366 p., 156 x 234, 2018, ISBN 978-2-503-57998-6

À paraître vol. 182 T. Visi, T. Bibring, D. Soukup (éd.) Berechiah ben Natronai ha-Naqdan’s Works and their Reception 254 p., 156 x 234, 2019, ISBN 978-2-503-58365-5 vol. 183 J.-D. Dubois (éd.) Cinq parcours de recherche en sciences religieuses 132 p., 156 x 234, 2019, ISBN 978-2-503-58445-4

Réalisation : Cécile Guivarch École pratique des hautes études