Theories Et Pratiques de la Priere Dans l'Antiquite Tardive (Iie-Vie Siecles) (Bibliotheque de L'Ecole Des Hautes Etudes, Sciences Religieu) (English and French Edition) 9782503589039, 2503589030


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Theories Et Pratiques de la Priere Dans l'Antiquite Tardive (Iie-Vie Siecles) (Bibliotheque de L'Ecole Des Hautes Etudes, Sciences Religieu) (English and French Edition)
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THÉORIES ET PRATIQUES DE LA PRIÈRE À LA FIN DE L’ANTIQUITÉ

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES

SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

185

Illustration de couverture : Noé dans l’arche, en prière, et la colombe ; catacombe des saints Pierre et Marcellin, Rome, ive siècle. © Pontificia Commissione di Archeologia Sacra, Città del Vaticano

THÉORIES ET PRATIQUES DE LA PRIÈRE À LA FIN DE L’ANTIQUITÉ

Volume édité par Philippe Hoffmann et Andrei Timotin

H

F

La Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent quatre-vingts volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignants à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…). Directrice de la collection : Vassa Kontouma Secrétaires d’édition : Cécile Guivarch, Anna Waide Comité de rédaction : Andrea acri, Mohammad Ali amir-moezzi, Jean-Robert armoGathe, Samra azarnouche, Marie-Odile Boulnois, Laurent coulon, Gilbert dahan, Vincent Goossaert, Andrea-Luz Gutierrez-choquevilca, Christian JamBet, Séverine mathieu, Gabriella Pironti, Ioanna r aPti, Jean-Noël roBert, Arnaud sérandour.

© 2020, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2020/0095/100 ISBN 978-2-503-58903-9 e-ISBN 978-2-503-58366-2 DOI 10.1484/M.BEHE-EB.5.119878 Printed in the EU on acid-free paper.

SOMMAIRE

Introduction Philippe hoffmann, Andrei timotin

7

L’eulogia dans l’épigraphie religieuse de l’Anatolie impériale Nicole Belayche

17

Le culte des héros dans l’Antiquité tardive : autour des épigrammes de Mégare IG VII 52-53 Adrian roBu

39

Contextualizing the Vocal and Body Techniques of the Carmen Arvale Maik Patzelt

61

« Comment convient-il, mon père, que je prie ? ». Les prières des hermétistes Anna van den Kerchove

91

Les logoi des pratiques « magiques » dans l’Antiquité tardive : puissance de la parole et innovations du langage Thomas GaloPPin

109

L’usage des prières dans le stoïcisme impérial romain : les exemples de Sénèque, Perse, Épictète et Marc Aurèle Jordi Pià comella

143

La prière du roi au banquet (Dion de Pruse, or. II, 62-64) Johann GoeKen

161

Εὐχή et πάθος chez Porphyre et Hermogène de Tarse Andrei timotin

179

Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité Proclus’ Prayers for Health: Practising Civic and Theurgic Virtue Robbert M. van den BerG

193

Les prières en prose de Simplicius, entre rhétorique et théologie Philippe hoffmann

209

La prière : de Sénèque à Tertullien Christian BoudiGnon

269

Le gémissement de la création et la voix des saints: Origène et la prière dans l’Esprit Lorenzo Perrone

289

Invoquer, nommer, être présent. Denys l’Aréopagite sur la prière Marilena vlad

309

The Poetic Performance of the Praying-Mind: Evagrius Ponticus’ Theory of Prayer and its Legacy in Syriac Christianity 327 Brouria Bitton-ashKelony Épilogue : la prière, forme oratoire de l’âme Johann GoeKen

345

Bibliographie sélective

355

Les auteurs

371

Index thématique

377

Index des auteurs anciens

391

Index de mots grecs, latins, coptes et syriaques

395

6

INTRODUCTION

l

prière est, à la fin de l’Antiquité, non seulement un élément essentiel de la pratique religieuse, publique et privée 1, mais aussi un objet éminent de réflexion philosophique et théologique, aussi bien au sein de la culture gréco-romaine 2 que dans le christianisme 3. Les a

1. Les publications nombreuses sur la prière dans les religions grecque et romaine sont recensées dans la Bibliographie analytique de la prière grecque et romaine (18981998), sous la direction de G. Freyburger et L. Pernot, Turnhout 2000 (rrr 1) ; 2e édition complétée et augmentée (1898-2003), sous la direction de G. Freyburger, L. Pernot, F. Chapot et B. Laurot 2008 ; Supplément à la deuxième édition (20042008), sous la direction de Y. Lehmann, L. Pernot et B. Stenuit 2013 ; Deuxième Supplément à la deuxième édition (2009-2013), sous la direction de B. Stenuit 2016. Voir aussi le bilan dressé par L. Pernot, « Cent ans de recherches sur la prière païenne (1898-1998) », dans La preghiera nel tardo antico. Dalle origini ad Agostino, XXVII Incontro di studiosi dell’antichità cristiana (Rome, 7-9 maggio 1998), Rome 1999 (Studia Ephemeridis Augustinianum 66), p. 631-639, et le Corpus de prières grecques et romaines, textes réunis, traduits et commentés par F. Chapot et B. Laurot, Turnhout 2001 (RRR 2). 2. Cf. A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, de Platon à Proclus, Turnhout 2017 (RRR 22) ; J. Dillon, A. Timotin (éd.), Platonic Theories of Prayer, Leyde 2016 (Studies in Platonism, Neoplatonism, and the Platonic Tradition 19) ; C. Guittard, « La prière philosophique, grecque et latine : une esquisse de définition et de classification », dans D. Briquel, C. Février, C. Guittard (éd.), Varietates fortunae. Religion et mythologie à Rome. Hommage à Jacqueline Champeaux, Paris 2010, p. 195-210 ; H. P. Esser, Untersuchungen zu Gebet und Gottesverehrung der Neuplatoniker, Cologne 1967 ; É. des Places, « La prière des philosophes grecs », Gregorianum 41 (1960), p. 253-272 ; H. Schmidt, Veteres philosophi quomodo iudicaverint de precibus, Giessen 1907. 3. Cf. B. Bitton-Ashkelony, D. Krueger (éd.), Prayer and Worship in Eastern Christianities, 5th to 11th Centuries, Londres – New York 2017 ; L. Perrone, La preghiera secondo Origene. L’impossibilità donata, Brescia 2011 ; C. Crépey, « La prière chrétienne selon Origène, Grégoire de Nysse et Jean Chrysostome », dans J. Goeken (éd.), La rhétorique de la prière dans l’Antiquité grecque, Turnhout 2010 (RRR 11), p. 155-174 ; R. Hammerling, A History of Prayer. The First to the Fifteenth Century, Leyde 2008 ; A. Le Boulluec, « Les réflexions de Clément sur la 10.1484/M.BEHE-EB.5.120024

7

Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité philosophes et les théologiens conceptualisent, systématisent et interprètent les faits religieux. Cette réflexion n’est pas abstraite – car elle est inscrite dans un cadre social et religieux propre et s’adresse à un public spécifique –, et elle a un impact sur la praxis religieuse, qu’elle oriente et, dans certaines conditions, modifie. L’évolution de cette dernière peut refléter en effet, à cette époque, des tendances attestées d’abord dans la pensée religieuse. En même temps, à la fin de l’Antiquité, le discours philosophique peut être décrit comme un hymne en prose adressé aux dieux 4, alors que le mode de vie philosophique tend à se définir comme une forme supérieure de prière (Maxime de Tyr, Plotin, Porphyre) : pour les derniers néoplatoniciens c’est la philosophie en son ensemble, comme exégèse des « autorités » et comme style de vie, qui devient une liturgie en l’honneur des dieux. Corrélativement, en s’autorisant des passages bibliques (e.g. 1 Thess 5, 17), la théologie chrétienne a pu développer des doctrines de la prière perpétuelle qui ont marqué durablement la pratique religieuse 5.

prière et le traité d’Origène », dans L. Perrone (éd.), Origeniana Octava. Origen and the Alexandrian Tradition, Louvain 2003, p. 387-407 ; G. Walther, Untersuchungen zur Geschichte der griechischen Vaterunser-Exegese, Leipzig 1914. Pour un bilan des études sur la prière chrétienne dans l’Antiquité, voir A. G. Hamman, « La prière dans l’Antiquité chrétienne. Un bilan des études sur la prière au xxe siècle », dans La preghiera nel tardo antico, p. 7-23. 4. Cf. Ph. Hoffmann, « Sur quelques aspects de la polémique de Simplicius contre Jean Philopon : de l’invective à la réaffirmation de la transcendance du Ciel », dans I. Hadot (éd.), Simplicius : sa vie, son œuvre, sa survie (Actes du Colloque international Simplicius, Paris, 28 septembre-1er octobre 1985), Berlin-New York 1987, p. 183-221 ; id., « Science théologique et Foi selon le Commentaire de Simplicius au De Caelo d’Aristote », dans E. Coda, C. Martini Bonadeo (éd.), De l’Antiquité tardive au Moyen Âge. Études de logique aristotélicienne et de philosophie grecque, arabe, syriaque et latine offertes à Henri Hugonnard-Roche, Paris 2014, p. 277-363. Voir aussi L. Brisson, « Le commentaire comme prière destinée à assurer le salut de l’âme », dans M.-O. Goulet-Cazé et al. (éd.), Le commentaire entre tradition et innovation, Paris 2000, p. 329-353. 5. Cf. Clément d’Alexandrie, Stromate VII, 7, 35, 3-4 ; VΙΙ, 7, 39, 6 ; Tertullien, Sur l’oraison dominicale, XXIV ; XXV, 1 ; Cyprien, Sur l’oraison dominicale, 36 ; Origène, Sur la prière 12, 2. Voir A. Guillaumont, « Le problème de la prière continuelle dans le monachisme ancien », dans J. Ries (éd.), L’expérience de la prière dans les grandes religions, Actes du colloque de Louvain-la-Neuve et Liège (22-23 novembre 1978), Louvain-la-Neuve 1980, p. 285-293 (repris dans id., Études sur la spiritualité de l’Orient chrétien, Paris 2010, p. 131-141) ; G. Filoramo, « Aspects de la prière continuelle dans le christianisme ancien », dans G. Dorival, D. Pralon (éd.), Prières méditerranéennes hier et aujourd’hui, Aix-en-Provence 2000, p. 165-175.

8

Introduction Ces différents modes de rapport entre les théories et les pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité forment la matière de ce livre, fondé, en bonne partie, sur les communications présentées au colloque homonyme organisé à l’Institut d’Études Avancées de Bucarest (New Europe College) les 23 et 24 octobre 2015, en collaboration avec l’École Pratique des Hautes Études, l’Institut de Philosophie « Al. Dragomir » et l’Université de Bucarest, dans le cadre d’un projet de recherche financé par l’Agence roumaine pour la recherche scientifique (PN-II-ID-PCE-2012-3-0045). Le livre réunit quinze contributions où les compétences des philologues, des philosophes et des historiens se complètent pour étudier, dans un cadre interdisciplinaire, les nombreuses facettes d’une interaction multiforme qui rend nécessaire la collaboration des spécialistes de différentes disciplines : de l’histoire religieuse des mondes grec et romain, de la philosophie religieuse tardo-antique – notamment du stoïcisme et du néoplatonisme – et de la littérature patristique. Cette collaboration se reflète dans un ensemble de questions et de problèmes qui traversent les contributions réunies dans ce volume et qui transcendent souvent les frontières disciplinaires. On mentionnera d’abord les questions de lexique : le lexique habituel de la prière (εὐχή et sa famille) 6, bien sûr, mais aussi κλῆσις, ἱκετεία et λιτανεία, ainsi que le lexique de l’eulogie (εὐλογία), qui relève du discours d’éloge 7 (ἐγκώμιον), puisque, comme Nicole Belayche le rappelle, l’appartenance du mot εὐλογία au champ sémantique du religieux n’est pas un phénomène tardif ou marginal, mais remonte à l’époque classique. Le lien de ces deux familles lexicales avec l’hymne est, lui aussi, souligné, car dans la rhétorique l’εὐλογία représente la partie centrale des hymnes, tandis que l’εὐχή en constitue la partie finale. La relation étroite entre prière et rhétorique dans l’Antiquité, mise en évidence dans un article programmatique par Laurent Pernot 8, est poursuivie ici 6. Cf. A. Corlu, Recherches sur les mots relatifs à l’idée de prière, d’Homère aux Tragiques, Paris 1966 ; D. Aubriot-Sévin, Prière et conceptions religieuses en Grèce ancienne jusqu’à la fin du ve siècle av. J.-C., Lyon 1992, p. 197-253. 7. Cf. L. Pernot, La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, t. I-II, Paris 1993. 8. L. Pernot, « Prière et rhétorique », dans Papers on Rhetoric, III, éd. L. Calboli Montefusco, Bologne 2000, p. 213-232. Voir aussi, plus récemment, dans la perspective ouverte par les travaux de Laurent Pernot, J. Goeken, « Pour une rhétorique de la prière grecque », dans id. (éd.), La rhétorique de la prière dans l’Antiquité grecque, Turnhout 2010 (RRR 11), p. 3-16.

9

Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité par Philippe Hoffmann dans une analyse rhétorique et stylistique des prières de Simplicius, qui montre bien la haute culture rhétorique des professeurs de philosophie de l’Antiquité tardive et la manière dont les éléments de rhétorique religieuse s’articulent à la fois au savoir philosophique et théologique et à l’expression d’une piété personnelle du philosophe néoplatonicien 9. Une tension entre les dimensions personnelle et publique de la prière se dégage de plusieurs contributions de ce livre : on oppose d’habitude les prières du culte traditionnel à la prière intériorisée des philosophes (bien que les deux ne soient pas toujours en contradiction), mais certaines catégories de prières sont elles-mêmes marquées par cette tension : les prières hermétiques, par exemple, étudiées par Anna Van den Kerchove, dont certaines sont publiques, alors que d’autres ont un caractère plutôt individuel et sont censées être exprimées en silence ; à propos des textes dits de confession, Nicole Belayche montre également que la dimension individuelle qu’on a pu leur attribuer était en réalité très médiatisée. Le contexte rituel des prières est souligné notamment à propos de la relation entre prière et sacrifice, mais on note dans les textes hermétiques et néoplatoniciens (chez Porphyre) une sublimation du sacrifice matériel dans la conception de la prière comme « sacrifice intellectuel » (νοερὰ θυσία) 10. Le processus inverse, de réification de la prière, est également attesté dans la conception selon laquelle l’εὐλογία, comme

9. Sur la dimension personnelle de la piété philosophique dans l’Antiquité, on se reportera toujours au livre classique d’A.-J. Festugière, Personal Religion among the Greeks, 2e édition, Berkeley – Los Angeles 1960 (1e éd. 1954), en particulier au chapitre Reflective Piety. Voir aussi H.-D. Saffrey, « Quelques aspects de la spiritualité des philosophes néoplatoniciens, de Jamblique à Proclus et Damascius », Revue des sciences philosophiques et théologiques 68 (1984), p. 169-182 [repris dans Recherches sur le néoplatonisme après Plotin, Paris 1990, p. 213226] ; J. Dillon, « The Religion of the Last Hellenes », dans J. Scheid (éd.), Rites et croyances dans les religions du monde romain, Vandœuvres-Genève 2007 (Entretiens sur l’Antiquité Classique 53), p. 117-138. 10. Cf. A. Camplani, M. Zambon, « Il sacrificio come problema in alcune correnti filosofiche di età imperiale », Annali di storia dell’esegesi 19 (2002), p. 59-99 ; S. Toulouse, « La théosophie de Porphyre et sa conception du sacrifice intérieur », dans S. Georgoudi, R. Koch Piettre, F. Schmidt (éd.), La cuisine et l’autel : les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditerranée ancienne, Turnhout 2005, p. 329341 ; A. Van den Kerchove, « Les hermétistes et les conceptions traditionnelles des sacrifices », dans N. Belayche, J.-D. Dubois (éd.), L’oiseau et le poisson. Cohabitations religieuses dans les mondes grec et romain, Paris 2011, p. 59-78.

10

Introduction l’hymne, représente une parure, un ἄγαλμα offert aux dieux. Dans les pratiques dites « magiques », comme le rappelle Thomas Galoppin, l’efficacité des prières est étroitement liée à l’ensemble rituel et matériel auquel elles sont associées. La prière « magique » est accompagnée par des gestes et s’exerce sur des matières diverses, sacrificielles notamment. Le Carmen Arvale peut être mis en relation, comme le suppose Maik Patzelt, avec des techniques corporelles et vocales, par exemple la glossolalie. La géographie de la prière donne lieu également à une tension qui s’établit entre les prières liées à un espace précis et les prières à caractère universel. Porphyre oppose en effet – dans une hiérarchie des cultes à laquelle correspond une hiérarchie anthropologique – les prières κατὰ τὰ πάτρια, adressées aux divinités locales, aux hymnes en l’honneur des dieux intelligibles, qui sont universels. La prière philosophique, en général, ne se laisse pas localiser, mais on peut en dire autant de la prière « magique », dans laquelle on peut voir avec Thomas Galoppin, en suivant Jonathan Z. Smith 11, une forme de religion du anywhere, opposée aux cultes liés à des sanctuaires précis. La prière chrétienne, dont le modèle reste toujours le Notre Père, aspire dès ses débuts, elle aussi, à l’universalité. Un lien étroit associe la prière et l’affectivité (le παθεῖν) : celle des dieux – Porphyre se demande en effet comment on peut concilier l’impassibilité divine avec les prières adressées aux dieux comme à des êtres sujets au pâtir (ἐμπαθεῖς) –, mais aussi celle des orants. On peut à ce titre mettre en évidence une convergence d’approche entre l’argumentation de Porphyre, selon lequel les supplications (λιτανεῖαι, ἱκετεῖαι) représentent des espèces de prières marquées par l’étalage des passions, et les théoriciens de la rhétorique, comme Hermogène de Tarse, lequel compte le πάθος parmi les facteurs qui renforcent la crédibilité et l’efficacité de la prière (Andrei Timotin). Une charge affective et émotionnelle est mise en évidence aussi par Maik Patzelt, sur les traces d’Eduard Norden 12, dans les prières des Frères arvales.

11. J. Z. Smith, « Here, There, and Anywhere », dans S. Noegel, J. Walker, B. Wheeler (éd.), Prayer, Magic, and the Stars in the Ancient and Late Antique World, Pennsylvania 2003, p. 21-36 (repris dans id., Relating Religion: Essays in the Study of Religion, Chicago 2004, p. 323-339, et tr. fr. dans id., Magie de la comparaison, et autres études d’histoire des religions, Genève 2014, p. 81-101). 12. E. Norden, Aus altrömischen Priesterbüchern, Lund 1939, p. 233-235.

11

Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité Une certaine polarité s’installe aussi entre la prière vocale et la prière silencieuse, à la fois dans les milieux chrétiens (chez Origène, étudié par Lorenzo Perrone) et dans les milieux païens 13, dans le néoplatonisme, certes, mais aussi dans les textes hermétiques, où, comme le montre Anna Van den Kerchove, la prière silencieuse apparaît comme la prière la plus appropriée à une divinité qui reste essentiellement indicible. Dans les écrits hermétiques, le silence est même envisagé comme une source de la prière. Dans le néoplatonisme, le rapport entre le silence et la prière se décline de multiples manières, mais on peut toutefois affirmer qu’une certaine prééminence du silence par rapport à la prière s’observe de façon récurrente dans la pensée néoplatonicienne 14. Toutefois, le travail du style dans les prières de Simplicius semble appeler une oralisation du texte écrit, pour assurer l’efficacité anagogique d’un acte de parole, et la frontière entre prière silencieuse et prière vocale est peut-être, en ce cas, franchie. Il n’est pas facile de définir la prière philosophique tardo-antique par une formule générale. Au gré des textes réunis dans ce livre, on découvre une diversité de conceptions et de pratiques entre lesquelles les points de divergence ne sont pas moins nombreux que les convergences : la prière comme exhortation à soi-même, comme « exercice spirituel », au sens donné à cette formule par Pierre Hadot, chez les stoïciens d’époque impériale (Jordi Pià) ; la prière comme offrande intellectuelle, chez Porphyre (Andrei Timotin) ; comme forme de connaissance, dans le néoplatonisme tardif (Jamblique, Proclus) ; assimilée à l’exégèse philosophique, associée au commentaire comme hymne en prose, chez Simplicius (Philippe Hoffmann), ou bien comme témoignage de l’ubiquité de Dieu et comme instrument capable de nous faire retourner vers Lui, chez le Ps.-Denys l’Aréopagite (Marilena Vlad), selon une conception qu’on retrouve déjà dans le néoplatonisme tardif. La prière

13. Cf. B. Bitton-Ashkelony, « ‘More interior than the lips and the tongue’: John of Apamea and silent prayer in Late Antiquity », Journal of Early Christian Studies 20 (2012), p. 303-331 ; G. Freyburger, « Prière silencieuse et prière murmurée dans la religion romaine », Revue des études latines 79 (2001), p. 26-36 ; P. W. van der Horst, « Silent prayer in Antiquity », Numen 41 (1994), p. 1-25 ; H. S. Versnel, « Religious Mentality in Ancient Prayer », dans id. (éd.), Faith, Hope and Worship. Aspects of Religious Mentality in the Ancient World, Leyde 1981, p. 26-37 ; S. Sudhaus, « Lautes und leises Beten », Archiv für Religionswissenschaft 9 (1906), p. 185-200. 14. Cf. A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 250 et passim.

12

Introduction philosophique, dans la vision de Proclus, n’exclut pourtant pas les prières pour les réalités matérielles (la santé, le bon temps, etc.), comme nous le rappelle Robbert van den Berg. Une comparaison fructueuse, qui reste à développer, est dressée dans quelques contributions de ce livre entre la prière philosophique et la prière chrétienne 15. On insiste sur des points de convergence, entre Sénèque et Tertullien par exemple, avec Christian Boudignon, ou, au contraire, sur leurs divergences, pas moins importantes, par exemple entre Évagre et les néoplatoniciens, avec Brouria Bitton-Ashkelony. Un paradoxe traverse en filigrane plusieurs études de ce livre : d’une part, l’affirmation constamment réitérée d’une divinité inaccessible, indicible et ineffable, fondée sur la conscience de l’abîme qui la sépare de l’être humain ; d’autre part, le besoin, voire la nécessité, de s’adresser à Dieu, d’entrer en contact avec Lui. Bien attesté dans le néoplatonisme 16, ce paradoxe n’est pas moins présent, comme le montre Anna Van den Kerchove, dans les textes hermétiques. Τίς οὖν σε εὐλογήσαι ὑπὲρ σοῦ ἢ πρὸς σέ; (« Qui donc pourrait te bénir, parlant de toi ou s’adressant à toi ? ») s’interroge ainsi Hermès au début d’une prière du Corpus Hermeticum, mais la prière qui suit, qui est celle d’un maître, Hermès lui-même, montre que l’inaccessibilité de Dieu n’est pas incompatible avec la prière. L’initié, connaissant les formules de prière, est en effet qualifié à s’adresser à Dieu. Ces recoupements de questions unissent les études réunies dans ce volume, et ils traversent des regroupements thématiques et chronologiques structurant les contributions en trois volets, qui correspondent respectivement à la prière païenne (prière de culte et prière littéraire), à la prière philosophique et à la prière chrétienne. Un premier ensemble d’articles étudie, à partir de la documentation épigraphique, un aspect insuffisamment exploré de la pratique de la prière dans le monde gréco-romain, à savoir l’évolution des formes d’éloge des dieux, la prière étant en Grèce également un acte d’hommage. Nicole Belayche s’attache aux mentions fréquentes d’εὐλογία dans la documentation épigraphique de l’Anatolie et montre que le phénomène peut s’expliquer par son contexte social et religieux sans faire appel, comme on

15. Cf. A. Hamman, « La prière chrétienne et la prière païenne, formes et différences », dans Aufstieg und Niedergang der römischen Welt II, 23.2, Berlin 1980, p. 1190-1247. 16. Cf. A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 107, 205, 250, et passim.

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Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité l’a fait d’habitude, à des parallèles juifs ou perses. Il relèverait en effet d’une extension de la rhétorique sociale de l’éloge dans le contexte de la Seconde Sophistique qui s’inscrit dans un phénomène, la diversification des formes d’adresse aux dieux, attesté dès l’époque hellénistique. Adrian Robu se penche, à son tour, sur des inscriptions de Mégare à la fin de l’Antiquité – des épigrammes remontant à l’époque classique et honorant des héros locaux. Il s’agit d’une pratique qui se laisse décrypter dans le contexte de la « réaction païenne » au christianisme conquérant, manifestée dans ce cas par une revitalisation des cultes et des héros locaux qui révèle des enjeux identitaires et religieux. C’est encore une inscription, à l’époque tardive, d’un texte archaïque qui est étudiée par Maik Patzelt, lequel analyse, dans une perspective anthropologique, le contexte rituel d’un des textes de prière les plus controversés du monde romain, le Carmen Arvale. Et avec l’étude de Thomas Galoppin l’on retourne dans le monde hellénophone tout en restant dans le domaine de l’anthropologie religieuse. L’auteur traite de l’efficacité des paroles rituelles dites « magiques » à partir d’une étude approfondie des papyrus magiques grecs. Les prières « magiques » sont examinées dans ce contexte en tant qu’elles apportent des innovations aussi bien au niveau de l’efficacité du rituel que pour le vocabulaire religieux, dans l’horizon multiculturel du monde romain. L’étude d’Anna Van den Kerchove nous introduit dans un autre univers, tout aussi difficile à percer, celui des cercles hermétistes, tel que les textes rassemblés dans le Corpus Hermeticum, rédigés entre le ier siècle av. J.-C. et le iiie ou le ive siècle, nous permettent de le reconstituer. Ces documents, d’interprétation difficile, comprennent des allusions à des pratiques rituelles, y compris des prières. Les prières des hermétistes sont présentées, selon un modèle qu’on rencontre chez les néoplatoniciens, comme des offrandes sublimées et reflètent un apprentissage théologique. Elles sont également envisagées comme une étape vers une communion supérieure avec le divin, exprimée par le silence. La prière est également un ingrédient essentiel de la réflexion morale et politique. Cet aspect est bien mis en évidence dans deux contributions dues respectivement à Johann Goeken et à Jordi Pià. La première examine le deuxième Discours sur la royauté de Dion Chrysostome, en mettant en évidence non seulement la place de la prière dans le rituel du banquet, mais aussi et surtout l’usage polémique de cette dernière dans la critique du pouvoir, dans le cadre d’une réflexion plus générale où le συμπόσιον est envisagé comme une image du pouvoir royal. 14

Introduction L’opposition mise en scène par Dion entre deux modèles de prière littéraire, d’Anacréon et d’Homère, aurait servi en effet à blâmer discrètement la politique belliqueuse menée par l’empereur Trajan, en faisant l’éloge, en même temps, de la tradition hellénique du banquet face au pouvoir romain. La seconde contribution étudie la réflexion sur la prière dans le stoïcisme impérial romain : elle met en lumière la tension qui caractérise l’attitude des stoïciens à l’égard de la prière, en particulier, et des pratiques religieuses en général. La pratique de la prière traditionnelle s’accorde mal en effet non seulement avec la théorie stoïcienne du destin, mais aussi avec la conception stoïcienne de l’ascèse morale et de la liberté spirituelle de l’individu. L’auteur s’efforce de trouver la cohérence entre une attitude morale et spirituelle et une conception religieuse originale, où la prière ne vise plus les dieux, mais l’orant, sous la forme d’une exhortation à valeur d’« exercice spirituel » qu’on s’adresse à soi-même. Cette dernière contribution ouvre un groupe d’études dédiées à la conceptualisation philosophique de la prière, où l’analyse du stoïcisme impérial est complétée par l’étude des théories néoplatoniciennes de la prière. Quatre contributions composent cet ensemble ; elles portent respectivement sur Porphyre, Proclus, Simplicius et le Ps.-Denys l’Aréopagite. Andrei Timotin examine les arguments avancés par Porphyre dans sa Lettre à Anébon pour contester la conception traditionnelle selon laquelle les dieux peuvent être affectés par les prières qui leur sont adressées. L’argumentation de Porphyre se situe dans le contexte de la réflexion sur les émotions religieuses, développée à partir de l’époque hellénistique, et elle est également mise en relation avec la définition de la prière comme discours qui exprime une émotion de l’âme (πάθος ψυχῆς) chez un théoricien de la rhétorique comme Hermogène de Tarse. Robbert van den Berg s’attache à un aspect particulier de la théorie de la prière de Proclus, qui n’a été abordé que de manière passagère par les auteurs qui ont étudié cette question, à savoir le rapport entre la prière philosophique et les prières non philosophiques évoquées dans un passage du Commentaire sur le Timée. Philippe Hoffmann situe les prières en prose par lesquelles Simplicius achève ses commentaires sur Épictète et sur Aristote dans une tradition néoplatonicienne qui est celle de Jamblique et de Proclus, et analyse l’articulation, dans ces textes, de la rhétorique religieuse, du travail stylistique, du savoir théologique et de l’expression d’un sentiment de piété aux accents personnels. 15

Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité Marilena Vlad, qui étudie la théorie de la prière du Ps.-Denys l’Aréopagite, fait le lien entre la section néoplatonicienne du livre et son dernier volet, dédié à la prière chrétienne. L’auteur analyse le rapport entre prière et hymne et met en évidence la fonction épistrophique de l’hymne théologique dans Les noms divins et sa relation avec les théories néoplatoniciennes de la prière. Les trois dernières contributions portent sur trois auteurs chrétiens de l’Antiquité qui ont amplement et systématiquement traité la question de la prière. Le premier est Tertullien, auteur du premier traité chrétien sur la prière, qui fait l’objet de l’étude de Christian Boudignon. Le deuxième est Origène. Sa conception de la prière telle qu’elle est exposée dans le Traité sur la prière, œuvre sans équivalent dans l’Antiquité chrétienne, est mise ici en relation par Lorenzo Perrone avec celle qui se dégage de ses Homélies. Le troisième auteur est Évagre. Sa théorie de la prière, influencée par Origène, est étudiée, notamment en relation avec sa postérité dans le christianisme syriaque, par Brouria Bitton-Ashkelony.

* La thématique de ce livre correspond à des préoccupations nourries de longue date par ses éditeurs et reflète un intérêt partagé pour la théologie et la pensée religieuse néoplatoniciennes. S’il est parvenu à atteindre son objectif et à nous faire mieux comprendre les théories et les pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité, le mérite revient pourtant en premier lieu à ceux qui ont bien voulu accepter de s’associer à cette recherche collective internationale, qu’ils aient pris part au colloque ou qu’ils aient rejoint plus tard ce projet. Les réflexions que nous avons menées ensemble, la richesse des discussions dont le colloque a été l’occasion, ainsi que le savoir, la passion et le temps que chacun d’entre nous a investis pour mener à terme ce projet ont fait de ce livre ce qu’il est à présent. Que tous nos collègues trouvent ici l’expression de nos plus vifs remerciements et de notre profonde reconnaissance. Philippe hoffmann École pratique des hautes études, PSL Andrei timotin IESEE – Académie Roumaine

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L’EULOGIA DANS L’ÉPIGRAPHIE RELIGIEUSE DE L’ANATOLIE IMPÉRIALE Nicole Belayche EPHE, PSL Paris / UMR 8210 – AnHiMA

Τὰς εἰς θεοὺς εὐλογίας ποιεῖν1

n

omBreuses sont les mentions d’εὐλογία dans l’épigraphie religieuse de l’Anatolie à l’époque romaine. Elles ressortissent globalement au domaine de la « prière » qui regroupe des formes diverses d’adresse aux dieux dans les religions

1. Pour le relief : M. Ricl, « Hosios kai Dikaios », EA 18 (1991), pl. 1, 4 (détail) ; pour la citation Ælius Théon, Progymnasmata 109, 28 (« Adresser des louanges aux dieux », trad. M. Patillon). Je remercie Andrei Timotin pour son invitation à ce colloque sur la prière, qui m’a donné l’occasion de revenir sur un ensemble documentaire que j’avais étudié sous d’autres aspects. Abréviations des corpora épigraphiques : IG : Inscriptiones Graecae IJO : Inscriptiones Judaicae Orientis MAMA : Monumenta Asiae Minoris Antiqua OGIS : Orientis Graeci Inscriptiones Selectae RICIS : Recueil des Inscriptions concernant les Cultes ISiaques SEG : Supplementum Epigraphicum Graecum TAM : Tituli Asiae Minoris 10.1484/M.BEHE-EB.5.120025

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Nicole Belayche

traditionnelles du monde romain hellénophone : demande, remerciement (εὐχαριστήριον), ou hommage gratuit, de forme plus ou moins hymnique2. Plus nombreux encore sont les reliefs qui, dès le ive siècle avant notre ère3, représentent des orants (comme sur le relief en exergue). Le geste grec traditionnel d’adresse aux dieux, main tendue en avant ou levée4 – qu’on désigne généralement comme geste « de prière » – est courant sur les reliefs inscrits micrasiates d’époque impériale. Pourtant les textes qui les accompagnent ne rapportent pas l’expérience du (des) dévot(s) avec le lexique habituel de la prière (εὐχή et sa famille), mais avec celui de l’eulogie (ἀπὸ νῦν εὐλογῶ, εὐλογεῖ, εὐλογοῦσα, etc.), qui appartient plus proprement au genre rhétorique du discours d’éloge, l’ἐγκώμιον5, et en constitue le morceau de bravoure central dans l’hymne cultuel6. Or, autant les études sur la prière sont fournies7 et son vocabulaire scruté (εὔχομαι et εὐχή

2. Cf. M. Klinghardt, « Prayer Formularies for Public Recitation. Their Use and Function in Ancient Religion », Numen 46 (1999), p. 1-52, et H. S. Versnel, « Religious Mentality in Ancient Prayer », dans H. S. Versnel (éd.), Faith, Hope and Worship. Aspects of Religious Mentality in the Ancient World, Leyde 1981, p. 1-64. 3. Par ex. Athènes, Musée national, Inv. no 1431. 4. Sur les reliefs classiques déjà, F. T. van Straten, Hiera kala. Images of Animal Sacrifice in Archaic and Classical Greece, RGRW 127, Leiden-Boston 1995, fig. 84 (Éleusis) et 89 (Délos). Cf. A. Corbeill, Nature Embodied. Gesture in Ancient Rome, Princeton 2004, p. 20-33. 5. Cf. Platon, République III, 400d (dans un développement sur le rythme et l’harmonie du logos) : Εὐλογία ἄρα καὶ εὐαρμοστία καὶ εὐσχημοσύνη καὶ εὐρυθμία (« le bon discours, la bonne harmonie, la grâce et l’eurythmie ») ; Pollux, Onomasticon 5, 117 : Ἔπαινος, εὐφημία, εὐλογία, ἐγκώμιον· βίαιον δὲ τὸ καλλιλογία καὶ εὐστομία· ἐπαινεῖν, εὐλογεῖν, εὐφημεῖν, ἐγκωμιάζειν, καλῶς λέγειν, εὐστομεῖν. Cf. L. Pernot, La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, Coll. des Études augustiniennes, Antiquité 137, Paris 1993, I, p. 216-238 (« Éloge des dieux »). 6. Après l’invocation (epiclèsis) et avant la prière (euchè) qui clôt l’hymne, W. D. Furley et J. M. Bremer, Greek Hymns: selected cult songs from the Archaic to the Hellenistic period, Studien und Texte zu Antike und Christentum 9, Tübingen 2001, I, p. 56-63 ; dans les textes magiques aussi, cf. L. M. Tissi, « L’innologia magica: per una puntualizzazione tassonomica », in M. De Haro Sanchez (éd.), Écrire la magie dans l’Antiquité, Liège 2015, p. 151-172. Pour la prière qui clôt l’éloge, Pernot, La rhétorique de l’éloge, II, p. 621-635. 7. Cf. Bibliographie analytique de la prière grecque et romaine, Y. Lehmann, L. Pernot & B. Stenuit éd., RRR 1, Strasbourg 20082 (1898-2003) et 2013 (2004-2008 et Index cumulés).

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L’eulogia dans l’épigraphie religieuse de l’Anatolie impériale

principalement8), autant εὐλογέω et sa famille ont plus rarement retenu l’attention des classicistes et des spécialistes des polythéismes grec et gréco-romain. Un détour préliminaire par l’historiographie L’historiographie donne sans doute une piste pour expliquer ce déficit. Sans m’attarder trop longuement sur le fait, on remarquera que l’εὐλογία, en contexte religieux ‘païen’9, a été lue comme révélant des influences orientales, notamment juives. L’étude la plus récente qui s’est penchée sur l’eulogia en contexte polythéiste (« the Greek world » écrit l’auteur) est celle de Henri W. Pleket en 198110. Les six pages de l’épigraphiste néerlandais questionnent principalement l’origine culturelle du terme : grecque donc païenne, ou bien orientale, plus exactement juive sur la base de la fréquence du mot dans la Septante11. En se fondant sur ces très nombreuses attestations textuelles et sur l’emploi d’eulogia (vel sim.) dans les inscriptions juives12, le grand

8. Par exemple A. Corlu, Recherches sur les mots relatifs à l’idée de prière, d’Homère aux Tragiques, Études et Commentaires LXIV, Paris 1966, surtout sur εὔχομαι et sa famille, p. 17-245 ; J. Rudhardt, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans la Grèce classique, Paris 19922, p. 187-202 ; et D. Aubriot-Sévin, Prière et conceptions religieuses en Grèce ancienne jusqu’à la fin du ve siècle av. J.-C., Lyon-Paris 1992, notamment p. 200-218. 9. Je ne m’intéresse pas ici à son usage dans les éloges publics (ἄξιον εὐλ[ογίας]), cf. par exemple SEG 28, 354 (milieu du ive siècle avant notre ère). 10. H. W. Pleket, « Religious History as the History of Mentality: the ‘believer’ as servant of the deity in the Greek World », dans H. S. Versnel (éd.), Faith, Hope and Worship. Aspects of Religious Mentality in the Ancient World, Leyde 1981, p. 159192, p. 183-189 pour eulogia. 11. Cf. E. Hatch & H. A. Redpath, A Concordance to the Septuaginta, Oxford 1897, s.v. εὐλογεῖν, εὐλογητός et εὐλογία, p. 572-575. Philon cite abondamment Gn 22, 17 (la bénédiction [eulogia] d’Abraham) et 27, 34-38 (la bénédiction d’Isaac) ; cf. aussi ἡ εὐλογία ἣν εὐλόγησε Μωυσῆς, ἄνθρωπος θεοῦ, Dt 33, 1. Voir M. Harl, La Bible d’Alexandrie LXX. 1. La Genèse, Paris 1994, p. 95 : « Le verbe grec eulogeô, qui signifie en grec classique “dire du bien de”, “louer”, reçoit dans la LXX, puis dans le N. T., le sens spécifique de “bénir”, correspondant à l’hébreu “barak” ». 12. Par ex. dans les IJO II (Asie Mineure), en Thrace no 13, à Tralles no 27, à Sardes no 142, en Pont-Bithynie no 155 et 156 ; dans les IJO III, Syr28 (Byblos), 53 (Apamée) et 13 (Sidon) ; au Paneion en Thébaïde égyptienne à l’époque ptolémaïque, A. Bernand, Le Paneion d’el-Kanaïs : les inscriptions grecques, Leyde 1972, no 34 et 42. La formule fréquente εὐλογία πᾶσιν couvre le registre de l’appel à la bénédiction.

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Nicole Belayche précurseur des approches interculturelles qu’était Elias Bickerman13 avait considéré en 1962 que ce n’était pas « un terme de la langue religieuse grecque »14. Dix-huit ans plus tard, Aldabert Hamman, auteur d’un ouvrage devenu une référence pour les prières des premiers chrétiens15, lui emboîtait le pas avec assurance dans son article sur la prière chrétienne et la prière païenne paru dans la somme encyclopédique allemande de la fin du xxe siècle : Εὐλογεῖν signifie chez les Grecs bien parler, faire l’éloge et n’a jamais une acception religieuse. Il n’est donc jamais employé pour la prière. Si le mot se trouve dans une inscription grecque, on peut en conclure qu’elle est d’origine juive16.

Le père franciscain, qui s’appuyait principalement sur les textes littéraires, renvoyait toutefois aux OGIS de Wilhelm Dittenberger, mais sans remarquer que le grand épigraphiste allemand tirait profit d’une inscription égyptienne (εὐλογῶ τὴν Εῖσιν) pour conclure que l’emploi n’était pas propre aux Juifs : unde apparet, eam neutiquam Iudaeorum propriam fuisse17. Au cours de ces mêmes deux décennies, la position de Louis Robert a oscillé. Il avait d’abord suivi Bickerman18, mais, en lecteur expert des inscriptions, il s’en éloigna dans les Nouvelles inscriptions de Sardes, en avançant notamment, et avec tant de raison, le témoignage des stèles lydo-phrygiennes dites « de confession »19,

13. Cf. A. I. Baumgarten, Elias Bickerman as a Historian of the Jews. A Twentieth Century Tale, TSAJ 131, Tübingen 2010. 14. E. J. Bickerman, « Bénédiction et prière », RBi 69 (1962), p. 531 n. 31. Pour R. Parker, Greek Gods Abroad. Names, Natures and Transformations, Sather Classical Lectures 72, University of California Press 2017, p. 150 n. 102, « That will depend on the period and region one is speaking of ». 15. A. Hamman, La prière. 2. Les trois premiers siècles, Paris-Tournai 1959. Pour l’usage chrétien très courant, cf. par exemple MAMA XI, no 167, l. 9 (vie siècle). 16. A. Hamman, « La prière chrétienne et la prière païenne, formes et différences », ANRW II, 23, 2 (1980), p. 1197. Sa position a été reproduite ensuite, par ex. S. Mitchell, Anatolia II, Oxford 1993, p. 37 : « because of the influence of Jewish settlers in the region » [i.e. Lydie, Maionie]. 17. OGIS I, no 73 p. 125. 18. L. Robert, Hellenica XI-XII, Paris 1960, p. 394-396, reconnaissait dans la formule εὐλογία πᾶσιν « le salut purement juif ». 19. L. Robert, Nouvelles inscriptions de Sardes, Paris 1964, p. 30. Sur l’appellation de ces textes qui correspondent plutôt à des textes d’exaltation, cf. N. Belayche, « Deus deum […] summorum maximus (Apuleius). Ritual expressions of distinction in the divine world in the imperial period », dans S. Mitchell & P. Van

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L’eulogia dans l’épigraphie religieuse de l’Anatolie impériale que nous retrouverons. Quatorze ans plus tard, il s’est de nouveau rallié à l’interprétation de l’historien du judaïsme gréco-romain : « Aujourd’hui je ne repousserais plus l’interprétation d’E. Bickerman sur l’origine juive de la formule », en alléguant la présence de communautés juives en Égypte et en Asie Mineure, à Sardes notamment20 – mais nous savons aujourd’hui que les inscriptions juives de Sardes sont tardives, iiie siècle voire après21. L’auctoritas de L. Robert a sans doute pesé sur les réflexions ultérieures22. H. W. Pleket cependant a poussé plus avant, car il avait remarqué (sans chercher à rassembler tout le dossier) l’emploi d’eulogia dans l’Ion d’Euripide et dans une inscription funéraire phocidienne du iiie siècle avant notre ère23. Mais, peut-être parce qu’il cherchait « le ‘croyant’ comme serviteur de la divinité » (« The ‘believer’ as servant of the deity » est le sous-titre de son article), il avait conclu que les attestations d’eulogia sont une preuve de cette soumission personnelle : « the feeling of dependance upon the deity » (p. 189). Et, dans son enquête sur la pratique eulogique à l’époque romaine, il s’arrêtait à un substrat oriental, notamment perse, combiné à une composante grecque : « Persian influence coalesced with an undercurrent of pagan Greek religiosity » (p. 188189), tout en défendant des développements parallèles et non dérivés. C’est ce courant païen que je revisite ici, car, après une bonne génération et de nombreux travaux sur l’Anatolie religieuse et culturelle, le dossier peut s’éclairer d’une lumière renouvelée, en privilégiant la contextualisation des emplois plutôt que l’approche généalogique (influences et successions) des faits religieux24. Deux éléments

Nuffelen (éd.), One God. Studies in Pagan Monotheism and related religious ideas in the Roman Empire, Cambridge 2010, p. 141-166. 20. L. Robert, « Malédictions funéraires grecques », CRAI 122 (1978), p. 249 n. 47. 21. Cf. IJO II, p. 224-297 et J. H. Kroll, « The Greek Inscriptions of the Sardis Synagogue », HThR 94 (2001), p. 5-55. Pour une datation justinienne, J. Magness, « The Date of the Sardis Synagogue in Light of Numismatic Evidence », AJA 109 (2005), p. 443-475, critiquée par M. Rautman, « Sardis in Late Antiquity », dans O. Dally et Chr. Ratté, Archaeology and the Cities of Asia Minor, Ann Arbor 2011, p. 16-17. 22. G. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, Epigraphica Anatolica 22, Bonn 1994, p. xv, n. 40, semble s’être rallié à sa position. Mais Versnel, « Religious Mentality in Ancient Prayer », p. 52, remarquait déjà en passant : « (ἀπὸ νῦν) εὐλογῶ […] in which Jewish influence has – perhaps wrongly – been detected » (je souligne). 23. Cf. supra n. 10. 24. Cf. Parker, Greek Gods Abroad, p. 151.

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Nicole Belayche me semblent de nature à expliquer les mentions plus fréquentes d’eulogia dans certains documents de la pratique religieuse d’époque romaine, sans faire appel à des parallèles juifs ou orientaux. Car, outre que l’existence de communautés juives dans des cités d’Anatolie n’a pas ipso facto d’effet sur les pratiques des dévots des religions traditionnelles, les bourgs lydiens d’où proviennent la majeure partie des attestations d’eulogiai ne sont pas connus pour leurs communautés juives ; quant au substrat perse avancé par H. W. Pleket, il est certes présent dans toute l’Anatolie – ne serait-ce que dans les noms des dieux (Anaitis/Anahita par ex.) –, mais bien délicat à circonscrire dans les pratiques religieuses. Ces deux éléments sont 1) une tradition grecque classique dans laquelle les attestations d’eulogia sont rares certes25, mais significatives, et surtout 2) la diversification des formes d’adresses aux dieux dès la période hellénistique (c. iiie siècle avant notre ère), avec une extension de la rhétorique sociale de l’éloge aux adresses aux dieux dans un contexte – celui de la Seconde Sophistique – où la compétition gagne l’exaltation des divinités26. Εὐλογίαι et textes d’exaltation micrasiates Louis Robert avait eu une belle intuition en mettant en relation les contextes culturels de l’emploi du terme eulogia (vel sim.) avec ces textes singuliers dans l’épigraphie gréco-romaine que la tradition historiographique a désignés comme des « stèles / textes de confession ». Provenant pour leur écrasante majorité de Lydie et Phrygie27, ces textes, même lorsqu’ils témoignent également d’une relation votive à un moment de l’expérience vécue (comme dans les dédicaces traditionnelles ex uoto / εὐχήν), se concluent par la réconciliation et la consécration du monument

25. Cf. Parker, Greek Gods Abroad, p. 149-150 : « The verb, eulogein, “to praise”, occurs in Greek texts, but it is applied to gods so seldom that praising god was manifestly not a fixed and familiar obligation ». 26. Cf. A. Chaniotis, « Megatheism: the search for the almighty god and the competition of cults », dans S. Mitchell & P. Van Nuffelen (éd.), One God. Pagan monotheism in the Roman Empire, Cambridge 2010, p. 112-140. Plus largement D. S. Richter & W. A. Johnson (éd.), The Oxford Handbook of the Second Sophistic, Oxford 2017 (Part VII : “Religion and Religious Literature”). 27. Outre Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, N. Belayche, « Les stèles dites de confession : une religiosité originale dans l’Anatolie impériale ? », dans L. de Blois, P. Funke & J. Hahn (éd.), The Impact of Imperial Rome on Religions, Ritual and Religious Life in the Roman Empire, Leyde-Boston 2006, p. 66-81.

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L’eulogia dans l’épigraphie religieuse de l’Anatolie impériale (νῦν οὖν εἱλασάμενοι ἀνέθηκαν)28, avec la mention d’une eulogia pour une trentaine d’entre eux29. La glorification finale de forme eulogique – ἀπὸ νῦν εὐλογῶ (vel sim.) inscrit sur la pierre30 – scande l’aboutissement d’un processus rituel encadré par les prêtres, à plus forte raison lorsque des procédures juratoires31 qui mettent en action le sceptre du dieu sont pratiquées32. L’expression orale, puis gravée, de l’exaltation des dieux semble bien être la finalité de tout le processus, après l’aveu (ὁμολογῶ), traduit de façon ambiguë par « confession » (l’étape qu’a privilégiée l’historiographie depuis le premier catalogue établi par Steinleitner33), la punition (κολάζω) – un malheur qui a frappé le dévot, sa famille, voire son bétail34, qui est décrit comme un châtiment des dieux et la rançon d’une faute35 –, et l’expiation, l’étape de réconciliation avec les puissances36 qui précède l’eulogie37.

28. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, no 45, 6-8 ; voir aussi TAM V1, 576, 6-8. 29. Depuis Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, index p. 156, s.v. et M. P. De Hoz, Die lydischen Kulte im Lichte der griechischen Inschriften, AMStudien 36, Bonn 1999, index p. 349 s.v., d’autres textes publiés qui sont utilisés infra. Pour le dernier corpus paru, H. Malay et G. Petzl, New Religious Texts from Lydia, Vienne 2017, index p. 227 s.v. 30. Par ex. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, no 37, 9-10. 31. Cf. par ex. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, no 54 (après que des serments ont été déliés). Cf. O. Eger, « Eid und Fluch in den maionischen und phrygischen Sühne-Inschriften », in Festschrift P. Koschaker, Weimar 1939, III, p. 281-293. 32. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, no 68, 15-19 et no 60, 6-7 (le plaignant a posé un pittakion et le coupable réconcilié ἀπὸ νῦν εὐδοξεῖ). 33. F. Steinleitner, Die Beicht im Zusammenhange mit der sakralen Rechspflege in der Antike. Ein Beitrag zu näheren Kenntnis kleinasiatische-orientalischer Kulte der Kaiserzeit, Leipzig 1913. 34. MAMA IV, 286. 35. Cf. N. Belayche, « ‘Un châtiment en adviendra’. Le malheur comme signe des dieux dans l’Anatolie impériale », dans S. Georgoudi, R. Koch Piettre & F. Schmidt (éd.), La raison des signes. Langages divinatoires, rites, signes et destin dans les sociétés de la Méditerranée ancienne, RGRW 74, Leyde 2011, p. 319-342. 36. A. Rostadt, « Confession or Reconciliation? The Narrative Structure of the Lydian and Phrygian ‘Confession Inscriptions’ », Symbolae Osloenses 77 (2002), p. 145-164. 37. L’ordre dans les récits n’est pas toujours respecté, ni toutes les étapes mentionnées (par ex. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, no 112).

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Nicole Belayche La finalité de l’eulogie dans le processus formalisé que rapportent les textes dits de confession me semble clairement ressortir d’une inscription que la cassure de la pierre rend anonyme : La dédicante « qui était retenue dans le temple (ἐνποδισθ[εῖ]σα ἐν τῷ ναῷ) a été punie par les dieux (ἐκολάσθη ὑπὸ τῶν θεῶν), afin qu’elle proclame leurs puissances (ἵνα ἀναδίξει τὰς δυνάμις αὐτῶν). Ayant fait la dépense [sans doute pour la stèle38], elle s’est concilié les dieux (ἱλάσετο τοὺς θεοὺ̣[ς]) et elle a fait inscrire la stèle (ἐστηλλογράφησεν) et a proclamé leurs grandes puissances (ἀνέδειξε μεγάλας δυνάμις αὐτῶν) et, désormais, elle les loue (ἀπὸ νῦν εὐλογεῖ) »39.

La punition voulait forcer la dévote, qui était peut-être une hiérodule40, comme Ion chez Euripide, à exalter les dieux. L’action de grâce finale, qui combine la louange proférée publiquement et l’offrande de la stèle inscrite qui la pérennise (στηλογραφέω, parfois avec un relief comme ci-dessous), manifeste en mots et en images une arétalogie des puissances qui sont intervenues41. Ainsi, après 212 de notre ère, un Aurelios Trophimos fait-il « l’eulogie des puissances » de la Mère des dieux, et se fait-il représenter en orant, main droite levée paume ouverte : […] ayant interrogé la divinité [probablement parce qu’il souffrait de quelque mal], j’ai érigé la stèle à la Mère des dieux en louant ses puissances (ελογῶν σου τὰς δυνάμις)42.

38. Cf. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, no 46 & 58. 39. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, no 33. 40. Cela pourrait expliquer le ἐνποδισθ[εῖ]σα (l. 2) et la datation originale par le prêtre (l. 13-14). 41. Cf. par ex. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, no 69, 24-34 (après une procédure par le sceptre). A. D. Nock, Essays on Religion and the Ancient World, I, Oxford 1972, p. 427, n. 77, rangeait ces inscriptions dans « the aretalogy type in general » ; V. Longo, Aretalogie nel mondo greco. I. Epigrafi e papiri, Gênes 1969, en a retenu cinq dans son corpus, no 80-84. Cf. H. Engelman, The Delian Aretalogy of Sarapis, EPRO 44, Leyde 1975 (= RICIS 202/0101, l. 93-94), pour le salut qui clôt l’arétalogie délienne de Sarapis : « Salut à toi, dieu bienheureux […] ! Salut à toi que célèbrent des hymnes innombrables, Sarapis ! ». 42. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, no 97.

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L’eulogia dans l’épigraphie religieuse de l’Anatolie impériale

En redoublant l’eulogie verbale par l’image du geste d’oraison, les dévots diffusent un message religieux identique – mais intensifié et glorifié – à celui des stèles plus classiquement votives, au texte plus laconique (εὐχήν, εὐχαριστῶν, etc.), sur lesquelles les dédicants se faisaient aussi représenter en orants depuis les époques classiques. Les parallèles inscrits les plus proches proviennent des sanctuaires curatifs où l’inscription immortalise aussi l’action de grâce finale, l’eulogie exprimée publiquement : À Lucius qui souffrait de pleurésie et dont les hommes jugeaient qu’il était perdu, […] et il guérit et rendit publiquement grâce au dieu (δημοσίᾳ ηὐχαρίστησεν)43.

L’action de grâce prend ici une dimension eulogique du fait de la performance publique, ce qui faisait dire à P. Herrmann que l’eulogia est une variante de Dankinschrift (eucharistein)44. Pourtant l’Onomasticon de Pollux les distingue – rangeant l’εὐλογία dans le beau parler (καλῶς λέγειν, 5, 117 et 2, 119) quand l’εὐχαριστεῖν relève du bel agir (5, 141) : ainsi d’une certaine Ammias qui remercie les dieux ancestraux

43. IG XIV 966 (Île tibérine) = E. J. & L. Edelstein, Asclepius. Collection and interpretation of the testimonies, Baltimore-Londres 1945 [1998], no 438 (p. 250-251) ; id. pour Julianus et Valerius Aper. Cf. L. LiDonnici, The Epidaurian Miracle Inscriptions, Atlanta 1995, et M. P. J. Dillon, « The Didactic Nature of the Epidaurian Iamata », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 101 (1994), p. 239-260. 44. P. Herrmann, Ergebnisse einer Reise in Nordostlydien, ÖAW, PhilosophischHistorische Klasse Denkschriften 80, Vienne 1962, p. 46.

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Nicole Belayche pour Dionysias et a versé la somme qu’ils réclamaient45. Il peut arriver que les deux aillent de pair, comme sur un texte devenu anonyme dans lequel la dédicante, punie aux yeux et sauvée de sa punition, εὐλογοῦσα καὶ εὐχαριστοῦσα, a dressé la stèle46. À la différence du lexique de l’eulogie, celui du remerciement en action de grâce (χαριστήριον, εὐχαριστέω) est moins spécifique à l’Anatolie impériale47. Les inscriptions ne détaillent pas le contenu de ces χαριστήρια, qui représentaient le contre-don lorsqu’il y avait eu engagement votif48. En Anatolie comme en Égypte49, les dieux sont les premiers à réclamer ces glorifications eulogiques, voire à les prescrire comme les Apollons Clarien et Didyméen que réjouissent les chants (χαίρω δὲ ἐπὶ πάσῃ ἀοιδῇ dit le Didyméen50), inscrits par Pollux dans le registre de l’eulogie51. À la fin du iie siècle avant notre ère, le dévot isiaque de Maronée invite Isis à venir écouter sa louange (sa timè) après qu’elle a guéri son ophtalmie :

45. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, no 38 (iiie siècle) ; le relief qui surmonte l’inscription représente les deux femmes, Ammias et Dionysias, l’une agenouillée et l’autre debout main droite tendue en action de grâce. 46. Malay et Petzl, New Religious Texts, no 55 ; voir aussi 177, l. 6-7. 47. D’après une recherche sur PHI Greek inscriptions (https://inscriptions.packhum. org). Contra Versnel, « Religious Mentality in Ancient Prayer », p. 45. 48. Cf. A.-J. Festugière, « ΑΝΘ’ ΩΝ. La formule “En échange de quoi” dans la prière grecque hellénistique », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques 60 (1976), p. 389-418, et E. Scheid-Tissinier, Les usages du don chez Homère. Vocabulaire et pratiques, Nancy 1994, mais qui n’examine pas le domaine religieux. 49. Respectivement : Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, no 71, l. 12 ; Asclépios-Imhotep après une épiphanie salvatrice, P. Oxy. XI, 1381 = Edelstein, Asclepius, no 331, l. 155-159. Voir Belayche, « Les stèles dites de confession », p. 73-80. 50. IDidyma 217, 8. L’oracle de Claros demande qu’on compose des hymnes en l’honneur des dieux, R. Merkelbach & J. Stauber, « Die Orakel des Apollon von Klaros », EA 27 (1996), no 2, v. 13-19 ; cf. A. Busine, Paroles d’Apollon. Pratiques et traditions oraculaires dans l’Antiquité tardive (iie-vie siècles), RGRW 156, Leyde-Boston 2005, p. 164-165. Sur les dieux honorés comme « πολυύμνητος », N. Belayche, « L’évolution des formes rituelles : hymnes et mystèria », dans L. Bricault & C. Bonnet (éd.), Panthée: Religious Transformations in the Graeco-Roman Empire, RGRW 177, Leyde-Boston 2013, p. 17-40, et ead., « Les performances hymniques, un ‘lieu’ de fabrique de la représentation du divin ? », dans N. Belayche & V. Pirenne-Delforge éd., Fabriquer du divin. Constructions et ajustements de la représentation des dieux dans l’Antiquité, Religions. Comparatisme – Histoire – Anthropologie 5, Liège 2015, p. 167-182. Pour la pragmatique rituelle, voir dernièrement C. Calame, La tragédie chorale. Poésie grecque et rituel musical, Paris 2017, p. 56-59. 51. Voir supra n. 5 : ἐπαινεῖν, εὐλογεῖν, etc.

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L’eulogia dans l’épigraphie religieuse de l’Anatolie impériale Si en effet tu es venue, alors que je t’invoquais pour mon salut, comment ne viendrais-tu pas pour [entendre] l’honneur qui est le tien ? Εἰ γὰρ ὑπὲρ τῆς ἐμῆς καλουμένη σωτηρίας ἦλθες, πῶς ὑπὲρ τῆς ἰδίας τιμῆς οὐκ ἂν ἔλθοις;52

Sur une stèle de 216/217 provenant de Maionia, dont le relief cassé ne laisse plus que deviner les pieds de quatre personnages debout (sans doute en eulogie), la prêtresse Karpimè et ses enfants faisaient la louange (εὐλογοῦσα) d’Artémis Anaitis et de Mên de Tiamos conformément à leur ordre (lors d’une manifestation épiphanique) : κατὰ παράστασιν τῶν θεῶν ; et ils ont dressé la stèle53. En se fondant sur plusieurs textes qui le spécifient, le dévot promettait très probablement la stèle inscrite en action de grâce, c’est-à-dire une « publicité » pour le dieu, qui retombait sur les serviteurs de son temple. Une inscription lydienne de 269/270 exprime ce lien étroit entre l’action de grâce eulogique et sa perpétuation par sa gravure. Sans stipuler de vœu, une mère, Onesimè, rapporte qu’elle a imploré Mên Axiottènos pour son fils Turannos qui souffrait du pied : « ayant fait la louange (εὐλογοῦσα), j’ai consacré (ἀνέθηκα) [s.-e. la stèle] »54. De façon similaire, Prepousa avait promis en vœu (εὔξετο) d’inscrire une stèle (στηλλογραφῆσαι) si les dieux protégeaient la santé de son fils Philemon « sans dépenses ruineuses auprès des médecins (ἰατροῖς μὴ ποσδαπανήσι) ». Son vœu fut exaucé (γενομένης τῆς εὐχῆς), mais elle ne l’acquitta pas (οὐκ ἀπέδωκεν) ; le père subit donc la vengeance divine (ἐκόλασε) signifiant la réclamation du dû (ἀπῄτησε τὴν εὐχήν). Une fois le vœu acquitté (ἀποδίδι τὴν εὐχήν), alors elle fit la louange (ἀπὸ νῦν εὐλογῖ)55. L’eulogie permanente (ἀπὸ νῦν) s’ajoute donc à l’acquittement (contractuel) du vœu en exaltant la grandeur de la divinité : ἀπέδωκεν εὐλογοῦσα56. Son inscription pérennise la

52. Y. Grandjean, Une nouvelle arétalogie isiaque à Maronée, EPRO 49, Leyde 1975, p. 17, l. 10-11 (p. 20 trad. modifiée) = RICIS 114/0202. Pour l’eulogia dans la tradition rituelle isiaque, H. Kockelmann, Praising the Goddess. A Comparative and Annotated Re-Edition of Six Demotic Hymns and Praises Addressed to Isis, Archiv für Papyrusforschung Beiheft 15, Berlin-New York 2008. 53. Malay et Petzl, New Religious Texts, no 42. 54. TAM V 1, 252 (= De Hoz, Die lydischen Kulte, no 39.20), à Kula. 55. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, no 62. 56. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens no 63 (Lydie, en 132-133) ; voir aussi no 36 (Lydie, en 192-192), après une souillure du bêma (le podium ?) de Mên Labanas : εὐλογοῦντες ἀπέδωκαν (l. 9) et εὐλοοῦτες ἀποδείδομεν (l. 13-14).

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Nicole Belayche ritualité du discours57 en offrant un hommage perpétuel58. Aussi l’objet-stèle devient-il lui-même l’eulogia qui est consacré-e à un Apollon Bozènos (Ἀπόλλωνι θεῷ Βοζηνῷ) par une certaine Antonia : […] ayant été punie (κολασθῖσα), j’ai avoué la faute (ἐξωμολογησάμην) et j’ai consacré la louange (ἀνέθηκα εὐλογίαν) [= la stèle inscrite] parce que j’ai recouvré la santé (ὅτι ἐγενόμην ὁλόκ̣[λ]ηρος)59.

La formule ἀνέθηκα εὐλογίαν, en place du plus concret ἔνγραφον ἔστησαν qu’on trouve ailleurs60, donne à l’eulogie gravée un statut d’offrande, en même temps qu’elle sert d’« exemple pour les autres dans ce lieu (ὑπόδειγμα τῶν ἄλλων ίς τὸν τόπον) » comme l’a fait écrire Babou, fille de Manas61. On comprend qu’elle soit précédée par une narration détaillée de l’expérience des puissances divines, qui fait partie intégrante de l’eulogie par-delà l’aveu qu’elle constitue, et qu’elle puisse se terminer de façon catéchétique dans le sanctuaire d’Apollon Lairbènos où les textes préviennent de ne pas mépriser sa puissance : « Je conjure (παρανγέλλω) de ne mépriser en rien le dieu Hélios Apollon »62. Avant l’expression de l’eulogie qui clôt l’expérience et son récit, la punition dûment notifiée dans le texte est la première manière de montrer à la fois la puissance des dieux et leur sollicitude, leur grandeur et leur souveraineté. Le récit si détaillé reproduit sans doute celui proféré oralement. La rationalité de la construction des récits qui insistent sur les mêmes étapes63, leur caractère stéréotypé 57. Cf. Th. N. Habinek, « Situating Literacy at Rome », dans W. A. Johnson & H. N. Parker (éd.), Ancient Literacies: The Culture of Reading in Greece and Rome, Oxford-New York 2009, p. 114-140, 123 pour « the ritualization of speech ». 58. Cf. N. Belayche, « Fonctions de l’écriture dans les inscriptions religieuses de l’Anatolie romaine : du monumentum à l’écriture efficace », RHR 230/2 (2013), p. 253-272. 59. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, no 43 (= TAM V 1, 238 = de Hoz, Die lydischen Kulte, no 5.10). Cf. aussi MAMA IV, 286, 5-7, à Dionysopolis (Phrygie, iie-iiie siècle), mais restitué : εὐξάμ[ενος εὐλογίαν ἀνέστη]σ̣ε̣ν̣. 60. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, no 70, 8. 61. M. Ricl, « CIG 4142 – A Forgotten Confession-Inscription from North-West Phrygia », EA 29 (1997), no 37, 11-13. Elle est un ἔξενπλον selon le mot latin transcrit (Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, no 120, 8 ; voir aussi 111, 8-9, 112, 9 et 121 5) ou un μαρτύριον (no 17). 62. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, no 106, l. 14-15 (à Motella en Lydie) ; cf. aussi no 9. Voir T. Ritti, C. Simsek, H. Yildiz, « Dediche e ΚΑΤΑΓΡΑΦΑΙ dal santuario frigio di Apollo Lairbenos », EA 32 (2000), p. 1-79. 63. Cf. R. Gordon, « Raising a Sceptre: Confession-narratives from Lydia and

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L’eulogia dans l’épigraphie religieuse de l’Anatolie impériale – jusqu’à leur tarification –, portent la trace d’un encadrement étroit par les autorités sacerdotales, à la façon des iamata d’Épidaure qui jouaient en plus le rôle d’archives médicales64. Pour les temples, l’eulogia qui exalte les dieux a donc une fonction apologétique et prosélyte en proclamant leurs erga ou dunameis : μαρτυροῦντες τὰς δ[υνά] μις τῶν θεῶν65. C’est pourquoi ces documents sont plus exactement des stèles d’exaltation, qui expriment textuellement et visuellement autant d’arétalogies des dieux66. Formes et contenus des eulogiai Autant ces textes dits de confession sont détaillés lorsqu’il s’agit de raconter les malheurs des dévots, autant ils sont laconiques lorsqu’ils mentionnent les eulogies finales : ils disent juste εὐλογῶ, à un présent qui pérennise l’acte par sa gravure67. Doit-on croire le chrétien Octavius, mis en scène par Minucius Felix, qui laisse entendre qu’il s’agissait d’acclamations ? J’entends parler le commun des hommes : quand ils tendent leurs mains vers le ciel, ils disent seulement « Dieu ! » ou « Dieu est grand », « Dieu est véridique » et « si Dieu le permet »68.

En tant qu’éloges, les eulogiai étaient certainement plus développées à en juger par les arétalogies isiaques, mais des formules

Phrygia », JRA 17 (2004), p. 185 n. 38 : « The excess of causal and sequential words implies a special effort to emphasize the coherence of the elements of the narrative presented ». 64. Cf. Strabon VIII, 6, 15 : « Son sanctuaire est rempli en permanence de malades et de tablettes (τῶν ἀνακειμένων πινάκων) portant mention des traitements (ἐν οἷς ἀναγεγραμμέναι τυγχάνουσιν αἱ θεραπεῖαι), comme à Cos et Tricca » ; Pausanias II, 27, 3 (trad. LCL) : « Within the enclosure stood slabs: in my time, six remained, but of old they were more. On them are inscribed the names of both the men and the women who have been healed by Asclepios, the disease also from which each suffered and the means of cure (προσέτι δὲ καὶ νόσημα ὅ τι ἕκαστος ἐνόσησε καὶ ὅπως ἰάθη) ». 65. TAM V 1, 319, l. 5-6, Lydie (Kula), en 196/197. 66. Supra n. 41 ; cf. aussi Gordon, « Raising a sceptre », p. 196 : « texts whose raison d’être is to glorify the god ». 67. TAM V 1, 500 (= de Hoz, Die lydischen Kulte, no 39.60) à Gölde (Lydie). 68. Minucius Felix, Octavius 18, 11. Sur les acclamations, cf. A. Chaniotis, « Acclamations as a form of religious communication », dans H. Cancik & J. Rüpke (éd.), Die Religion des Imperium Romanum, Tübingen 2009, p. 199-218.

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Nicole Belayche acclamatoires devaient en rythmer le prononcé comme dans toute composition de type hymnique / carmen en latin69. Déjà le théâtre latin tardo-républicain fournit des attestations de ces prières d’éloge – dicere laudes chez Tibulle70 – qui exaltent la gloire des dieux en énumérant leurs qualités/puissances (uirtutes en latin, ἀρεταί ou δυνάμεις en grec), selon un modèle rhétorique inspiré des discours d’éloge pour les humains. Dans Les trois Écus (Trinummus), Plaute met en scène Charmidès qui s’adresse à Neptune de façon enflammée au retour de son voyage, sain et sauf : Toi qui exerces ta puissance sur les eaux salées, très puissant frère de Jupiter et de Nérée […] Et moi je te rends grâces, Neptune, et te remercie avant les autres dieux au plus haut point (tibi ante alios deos gratias ago atque habeo summas)71.

Des saynètes de ce genre, assurées de déclencher le rire des spectateurs tant l’excès démonstratif s’éloignait de la gravitas romaine, donnent en tout cas une idée de la forme que devaient revêtir les prières d’actions de grâce eulogique72. Et si les sources narratives n’en rapportent que rarement les termes, des rhéteurs du iie siècle comme Ælius Théon d’Alexandrie et Alexandre fils de Numénius, ou encore Ménandre au iiie siècle, en ont modélisé la forme rhétorique73. Une inscription au moins révèle la forme de l’eulogie, sa construction, son langage et son contenu. Ce texte dit de confession date du règne de Néron (57/58 de notre ère) et ne correspond donc pas à un phénomène « tardif ». Après une adresse de type acclamatoire (ἐκβόησις) à la Mère de Mên Axiottenos et à Mên ouranios, Glykon et sa femme

69. Ch. Guittard, Carmen et prophéties à Rome, RRR 6, Turnhout 2007, p. 43-59 (« Les procédés du carmen latin »). 70. Tibulle I, 3, 31. 71. Plaute, Trinummus 820-824. 72. Cf. F. Hickson Hahn, « Ut diis immortalibus honos habeatur : Livy’s Representation of Gratitude to the Gods », dans A. Barchiesi, J. Rüpke & S. Stephens (éd.), Rituals in Ink, Potsdamer Altertumswissenschaftliche Beiträge 10, Stuttgart 2004, p. 57-75, et G. Freyburger, « La supplication d’action de grâces dans la religion romaine archaïque », Latomus 36 (1977), p. 283-315. 73. Voir supra n. 1 ; Alexandre fils de Numénius, Des multiples façons dont il faut faire l’éloge d’un dieu (ΑΠΟ ΠΟΣΩΝ ΔΕΙ ΘΕΟΝ ΕΠΑΙΝΕΙΝ), Spengel, Rhetores Graeci III, en part. 4-6 ; Ménandre le Rhéteur, Sur la division des discours épidictiques 342, 22-346, 16, cité par L. Pernot, « Prière et rhétorique », in L. Calboli Montefusco (éd.), Papers on Rhetoric III, Bologne 2000, p. 216-219.

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L’eulogia dans l’épigraphie religieuse de l’Anatolie impériale Myrton s’adressent au dieu Mên en louant, sous une forme litanique (μέγα σοι […], μέγα σοι […], μεγάλη […], μεγάλαι […], μέγα σοι […], l. 8-12), la grandeur de sa sainteté (τὸ ὅσιον)74, de sa justice (τὸ δίκαιον), de sa victoire ([ἡ] νείκη), de ses puissances justicières ([αἱ] σαὶ νεμέσεις), et des douze dieux qui partagent probablement avec lui le sanctuaire local (τὸ δωδεκάθεον τὸ παρὰ σοὶ κατεκτισμένον)75. Une inscription retrouvée près d’Éphèse, gravée à la suite d’un rêve, rend ce même son eulogique par sa construction litanique : μέγα τὸ ὄνομα τοῦ θεοῦ, μέγα τὸ ὅσιον, μέγα vac. τὸ ἀγαθὸν κατ’ ὄναρ76.

La déclinaison des qualités, de tonalité hymnique, rejoint un exposé de théologie fondamentale – qui correspond à la rubrique « pouvoirs et bienfaits » dans les traités rhétoriques de composition d’éloges qui circulaient77 –, bien développée dans les arétalogies isiaques78. Après la magnification, la narration de ses malheurs par le dédicant malmené par un neveu ingrat (l. 12-18) – de forme homilétique pourrait-on dire – administre la preuve de la grandeur du dieu. Le texte se clôt par une nouvelle acclamation du dieu sauveur et une eulogie exprimée au présent de durée : εὐλογῶ ὑμεῖν (l. 20). En déclinant la grandeur du dieu et de ses actions, en décomposant les qualités qui dessinent la figure divine, en l’acclamant et en le célébrant ‘en majesté’, le dévot

74. Cf. S. Peels, Hosios. A Semantic Study of Greek Piety, Mnemosyne Suppl., Monographs on Greek and Latin Language and Literature 387, Leyde-Boston 2016. 75. H. Malay, « A Praise on Men Artemidorou Axiottenos », EA 36 (2003), p. 13-18 ; cf. A. Chaniotis, « Ritual performances of divine justice: the epigraphy of confession, atonement and exaltation in Roman Asia Minor », dans H. M. Cotton, R. G. Hoyland et al. (éd.), From Hellenism to Islam. Cultural and Linguistic Change in the Roman Near East, Cambridge 2009, p. 115-116, et Id., « Megatheism », p. 122-125. Pour les épithètes ou hyperboles acclamatoires (megistos, epèkoos, hypsistos, etc.), que Parker, Greek Gods Abroad, p. 135-149, appelle « praise epithets », cf. Chr. Marek, « Der höchste, beste, grösste, allmächtige Gott », EA 32 (2000), p. 129, et Chaniotis, « Acclamations », p. 208-213. 76. M. Ricl, « Hosios kai Dikaios », EA 18 (1991), no 105 = IEphesos 3100. 77. Des manuels de composition circulaient (cf. supra n. 73), et des hymnologues étaient aussi theologoi et devaient composer les hymnes, par ex. ISmyrna 500. 78. Cf. H. S. Versnel, Ter Unus. Isis, Dionysos, Hermes. Three Studies in Henotheism, Leyde 1990, p. 39-95.

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Nicole Belayche fait mémoire du dieu et participe des rituels de « témoignage », comme l’écrivent des dévots lydiens en eulogie : καὶ νῦν αὐτῇ [la grande Mère Anaitis qui règne sur Azita] μαρτυροῦμεν καὶ εὐλογοῦμεν79. Dans ces textes dits de confession, l’eulogie généralement finale, dont on ne fait que deviner la forme hymnique, vient clore un processus rituel qui avait pour finalité la publication de la puissance vindicative, mais juste, du dieu. Car pour ces dévots anatoliens, la première qualité des dieux est leur justice, leur nemèsis ou leur dikè80. Elle est portée par le personnel des temples qui veille sur la ‘théocratie’ locale du dieu81, tant il en retire de profits sous forme d’amendes et d’offrandes sacrificielles, et génère probablement ces démonstrations eulogiques, à la manière d’Apollon qui réclamait des hymnes. Le fait que ces pratiques répétitives se déroulent dans le temple, le lieu des prêtres, laisse penser que la spontanéité des dévots était rituellement canalisée et leur éventuelle élaboration théologique guidée par l’image ‘autorisée’ qu’en diffusaient les prêtres. La dimension individuelle que reconnaissait H. Pleket dans ces documents était donc fortement médiatisée. Moins qu’une influence « orientale » difficile à repérer – sauf à considérer que le pouvoir des dieux sur leurs communautés, attesté dans les principautés sacerdotales de l’est de l’Anatolie82, est un marqueur d’« orientalité » –, c’est le contexte, social et communautaire, d’illustration publique de la timè des divinités qui suscite la multiplication de ces manifestations eulogiques en public dans les sanctuaires, de même que la multiplication des pratiques hymniques à la même époque témoigne de changements politiques et sociaux, plus que religieux83.

79. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, no 68, l. 22-23 (114-115 de notre ère). 80. Cf. pour un premier catalogue M. Ricl, “Hosios kai dikaios”, EA 18 (1991), p. 1-70 et 19 (1992), p. 71-103. Voir aussi P. Herrmann & H. Malay, New Documents from Lydia, ETAM 24, Vienne 2007, no 51 (en 102 de notre ère) : Meis (Mên) est acclamé comme κριτὴς ἀλάθητος ἐν οὐρανῷ. 81. Cf. P. Herrmann, « Men, Herr von Axiotta », dans S. Sahin, E. Schwertheim, J. Wagner (éd.), Studien zur Religion und Kultur Kleinasiens, Festschrift F. K. Dörner, EPRO 66/1, Leyde 1978, p. 415-423 ; N. Belayche, « ‘Au(x) dieu(x) qui règne(nt) sur …’. Basileia divine et fonctionnement du polythéisme dans l’Anatolie impériale », dans A. Vigourt et al. (éd.), Pouvoir et religion dans le monde romain. En hommage à Jean-Pierre Martin, Paris 2005, p. 257-269. 82. Sur les états-temples d’Anatolie, cf. L. Bernadet, « Les biens des temples dans l’Anatolie romaine : la question des “principautés sacerdotales” », ARG 11 (2009), p. 63-87. 83. Belayche, « L’évolution des formes rituelles ».

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L’eulogia dans l’épigraphie religieuse de l’Anatolie impériale L’épigraphie de Stratonicée de Carie aide à mesurer l’importance que les cités, c’est-à-dire les notables qui les gouvernent, accordent désormais à la performance hymnique, en s’adjoignant des theologoi pour les composer. Par cette manifestation de la piété publique, ils font briller l’image de leur zèle aux côtés des sacrifices, des libations, des prières et des actions de grâce84. Eulogia dans la tradition grecque Sans chercher à établir un quelconque réseau d’influence, on doit noter que l’appartenance du mot εὐλογία au champ du religieux et de l’hymne n’a rien de tardif et remonte à la Grèce la plus classique, même si le mot désigne plus souvent des éloges d’hommes. La chronologie des emplois (Pollux cite l’orateur attique Isocrate85), ainsi que leurs contextes, invitent à réexaminer, pour les emplois d’époque romaine, les thèses d’une influence juive (via Philon d’Alexandrie par exemple, puisque la Septante ne fut pas lue par des païens86) ou perse, et à inscrire le mot et la chose dans des manifestations sociales de glorification des dieux plus que dans un rapport personnel de l’individu. Les compositions hymniques/eulogiques, comme toutes les compositions lyriques généralement chorales87, offertes aux « êtres éminents (εἰς τοὺς ὑπερόντας) » dont les dieux, comme le résumait Proclus à la fin de l’Antiquité88, procèdent d’une tradition classique, tant cultuelle que littéraire si l’on convoque les Hymnes homériques. Dans sa quatrième Néméenne (avant 470), Pindare chante le vainqueur Timasarque d’Égine : l’ode est un « hymne (ὕμνος) en l’honneur de Zeus le Cronide et de Némée et du lutteur Timasarque »89. Toute tissée du pouvoir enchanteur du chant – que le poète reconnaît aussi dans la famille de Timasarque, des musiciens et des poètes –, la première strophe définit l’ode comme une εὐλογία φόρμιγγι συνάορος (« un éloge accouplé aux sons de la phorminx ») illustrant conjointement

84. IStratonikeia 1101. 85. Pollux, Onomasticon 2, 119, 5-7. 86. Cf. N. Belayche, « Sem et Japhet, ou la rencontre du monde gréco-romain et des livres sacrés des Juifs », DHA 23 (1997), p. 58-63. 87. Cf. C. Calame, Les Chœurs de jeunes filles en Grèce archaïque, Rome 1977 (2 vol.). 88. Photius, Bibliothèque 239 Proclos [320a] & [319b]. 89. Pindare, Néméennes 4, 15-18.

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Nicole Belayche le Zeus de la mythologie et des jeux en son honneur et le lutteur que ses exploits égalent aux héros admis dans le cercle « des rois du ciel et de la mer (τᾶς οὐρανοῦ βασιλῆες πόντου τ᾽) »90. Dès la période classique donc, eulogia ne fut pas cantonné dans le champ du beau parler profane comme on l’a cru, pour la double raison que l’éloge est une forme rhétorique applicable à tous les statuts ontologiques et que des hommes atteignaient à un statut divin. L’eulogie en son sens étymologique suit les mêmes règles rhétoriques que l’éloge / ἐγκώμιον et l’hymne dont elle fait partie, comme en assurera au iie siècle Ælius Théon dans son Περὶ ἐγκωμίου : qu’on fasse l’éloge (τὶς ἐγκωμιάζοι) de vivants, de morts ou de héros et de dieux (ἢ καὶ ἥρωας καὶ θεούς), l’énoncé procède d’une seule et même méthode (μία καὶ ἡ αὐτή ἐστι τῶν λόγων ἔφοδος)91.

Et le rhéteur poursuit en parcourant les figures imposées du discours. À l’époque classique, la littérature tragique fut un lieu par excellence du tissage entre εὐλογία / louange et hymne / forme chantée tel qu’il fut théorisé dans les traités rhétoriques ultérieurs92. Dans l’Héraclès d’Euripide, le chœur déclare : ὑμνῆσαι στεφάνωμα μόχθων δι’ εὐλογίας θέλω93. Je veux chanter la louange [d’Héraclès] à titre de couronne pour ses travaux.

L’alliance entre hymne et εὐλογία se retrouve plusieurs fois dans des pièces lyriques de glorification des dieux ou des belles morts. Chez Euripide, Ion offre une monodie à Phoibos qu’il introduit ainsi : Φοῖβός μοι γενέτωρ πατήρ· τὸν βόσκοντα γὰρ εὐλογῶ. Phoibos est mon père, l’auteur de mes jours. Car je chante la louange de celui qui me nourrit94.

90. Pindare, Néméennes 4, 8-9 et 67. 91. Ælius Théon, Progymnasmata 109, 25-27 (trad. M. Patillon). 92. Voir supra n. 73. 93. Euripide, Héraclès 355-356. 94. Euripide, Ion 136-137, traduction CUF modifiée, car la traduction d’εὐλογῶ par « je bénis » est une anticipation de l’acception plus tardive de la Septante, cf. supra n. 11.

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L’eulogia dans l’épigraphie religieuse de l’Anatolie impériale C’est bien une eulogie que Ion va chanter, un péan, un hymne (et pas une « bénédiction » selon la traduction de la CUF), qui s’ouvre donc de façon attendue par une adresse en forme d’acclamation : ὦ Παιὰν ὦ Παιάν, εὐαίων εὐαίων εἴης, ὦ Λατοῦς παῖ. Ô Péan ! ô Péan ! Sois heureux ! sois heureux ! Ô toi fils de Lêto !95.

Henri Pleket, qui avait repéré ce passage, en tirait argument pour reconnaître dans l’eulogie une relation personnelle, intime avec la divinité96. En l’occurrence, Ion est un serviteur d’Apollon ; mais les autres emplois collectés dans la documentation épigraphique d’époque grecque déjà n’invitent pas à en faire le paradigme d’un modèle interprétatif, comme Pleket lui-même le reconnaissait d’ailleurs97. Dans la première moitié du iiie siècle avant notre ère, donc deux siècles après Euripide, un certain Eucleidès a offert une statue de la [π]ότνια Ἀθαναία au temple d’Athéna Cranaia à Élatée en Phocide. L’épigramme gravée le présente comme « ami des Muses (Μούσα[ις φίλος) » et, de ce fait, « [homme] consacré » (ἱ]ερ[ὸ]ς [ἀνὴρ], selon la restitution), ce qui est une formule emphatique dans des vers destinés à exalter leur auteur. Eucleidès « orne (κοσμεῖ) [la déesse] de louanges éternelles (ἀειμνήστοις εὐλογίας ἔπεσιν, l. 5-6) »98, car l’eulogia, comme l’hymne, est une parure offerte au dieu, « an agalma in its own right »99. Le terme eulogia se retrouve dans d’autres contextes de glorification, pour les « belles morts » (comme aurait dit J.-P. Vernant) qui font accéder les défunts à des statuts surhumains. À ma connaissance, la 95. Ibid. 141-143, traduction CUF modifiée, car traduire εὐαίων par « béni » est à nouveau un glissement de sens appelé par la traduction d’εὐλογῶ comme bénédiction. 96. Pleket, « Religious History as the History of Mentality », p. 186. 97. Ibid., p. 187 : « a-typical ». 98. IG IX 1, 131 ; traduction P. Paris, « Fouilles à Élatée. Inscriptions du temple d’Athéna Cranaia », BCH 11 (1887), p. 345 no 14 : « Aussi moi, Euclide, qui me suis consacré aux Muses, je t’honore de louanges éternelles ». 99. W. D. Furley, « Prayers and Hymns », dans D. Ogden (éd.), A Companion to Greek Religion, Londres 2007, p. 119 : « The hymn […] was an agalma in its own right, a beautiful thing, designed by its words, music, dance-steps, and the beauty of its performers to please the god’s ear and eye », un « entertainment for the god(s) ».

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Nicole Belayche première attestation se lit dans la fameuse oraison funèbre de Périclès au livre II de la Guerre du Péloponnèse100. L’historien fait lui aussi le lien entre eulogia et hymne, en l’occurrence de la cité élevée au rang d’instance supérieure digne d’être chantée : Et je voulais en même temps appuyer de marques sensibles l’éloge (τὴν εὐλογίαν) de ceux en l’honneur de qui je parle aujourd’hui. Et à cet égard, le principal est fait, car les traits de notre cité que j’ai exaltés (ἃ γὰρ τὴν πόλιν ὕμνησα) doivent aux mérites de ces hommes et de ceux qui leur ressemblent toute leur beauté101.

L’histoire des cités grecques étant peuplée de héros, d’autres attestations d’eulogiai existent à la charnière entre hommes et dieux. En 284-281 avant notre ère, une inscription versifiée de Delphes chantant Xanthippe s’inscrit à nouveau dans un contexte d’illustration publique et se clôt sur une prière publique avec eulogia. Car Xanthippe, qui fut stratège (tagos) des Phocidiens, expulsa la garnison d’Antigonos d’Élatée et fit entrer la cité dans l’alliance de Lysimaque. L’épigramme se termine par des prières collectives avec louange du héros : μετ’ εὐλο[γίας] πάντες ἐπευ[χόμεν]οι102. Pausanias nous apprend que Xanthippe avait un herôon, et qu’il avait donc atteint un statut divin103. Mais même dans des cas moins glorieux, εὐλογῶ dit le mari de Cornelia Fortunata, au iie siècle de notre ère, dans son carmen sépulcral104. Ces attestations sont peu nombreuses, mais riches de sens me semble-t-il. Et j’ai choisi d’arrêter cette revue des emplois aux années probables (début du iiie siècle avant notre ère) de la rédaction de la Septante, puisqu’il s’agit de vérifier l’hypothèse d’une influence juive ou orientale.

100. Cf. N. Loraux, L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », Paris-La Haye-New York 1981. 101. Thucydide II, 42, 1-2 (trad. CUF) : καὶ τὴν εὐλογίαν ἅμα ἐφ’ οἷς νῦν λέγω φανερὰν σημείοις καθιστάς. καὶ εἴρηται αὐτῆς τὰ μέγιστα· ἃ γὰρ τὴν πόλιν ὕμνησα, αἱ τῶνδε καὶ τῶν τοιῶνδε ἀρεταὶ ἐκόσμησαν. 102. Fouilles de Delphes III 4 (R. Flacelière, terrasse du temple nord du sanctuaire), n° 220, l. 11-12 : ταγὸν ἕ[λ]οντ[ο] / τόν γε μετ’ εὐλο[γίας] πάντες ἐπευ[χόμεν]οι. 103. Pausanias X, 4, 10. 104. SEG 24, 1071 = BÉp. 1964, p. 195.

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L’eulogia dans l’épigraphie religieuse de l’Anatolie impériale Conclusion Les rituels d’eulogie – τὰς εἰς θεοὺς εὐλογίας ποιεῖν – dont le souvenir est gravé sur des pierres105 sont des formulations rhétoriques qui participent d’un ample mouvement d’exaltation des divinités, manifesté simultanément par d’autres traits – comme les appellations emphatiques des dieux, les pratiques hymniques, les acclamations, les proclamations de ‘théocratie’. Leur pérennité est servie par l’usage de la pratique épigraphique jusque dans les sociétés villageoises anatoliennes d’époque impériale. À l’époque tardive, de telles prières trouvent des échos dans des milieux réputés caractéristiques d’une conception nouvelle, glorifiée, de la divinité, qui confinerait à l’unicité et à la transcendance dans les cercles philosophico-mystiques de type hermétique106. Entre 334 et 337, dans la préface du livre V de sa Mathésis qui, selon la coutume, invoque les dieux au moment d’ouvrir la deuxième partie, Firmicus Maternus, encore païen, adresse une prière eulogique107 au dieu suprême, désigné comme Sol optimus maximus dans la prière de la fin du livre I108 : Qui que tu sois, dieu (Quicumque es deus), qui, jour après jour, assures la continuité du mouvement rapide de la course du ciel, […] unique gouverneur et prince de toutes choses (solus omnium gubernator et princeps), unique empereur et maître (solus imperator ac dominus), qui as à ton service l’entière puissance des divinités (cui tota potestas numinum seruit) […], c’est vers toi que nous tendons nos mains suppliantes, c’est à toi que nous rendons hommage dans une supplication tremblante (te trepida cum supplicatione veneramur)109.

Par-delà la théologie du dieu unique (solus) exprimée dans cet appel au dieu kosmokrator, qui induit une attitude de soumission (supplicatio pour un Romain110) chez son fidèle, cette eulogie combine des

105. Voir exergue n. 1. 106. Cf. A.-J. Festugière, Hermétisme et mystique païenne, Paris 1967, et G. Fowden, Hermès l’Égyptien, Paris 2000. 107. Cf. F. Chapot, « Prière et sentiment religieux chez Firmicus Maternus », REAug 47 (2001), p. 68 : « un hymne à la gloire de la divinité ». 108. Firmicus Maternus, Mathésis I, 10, 14. 109. Firmicus Maternus, Mathésis V, praef. 3. Cf. Chapot, « Prière et sentiment religieux chez Firmicus Maternus », p. 67 : « la rythmique colométrique et les rimes, autant de traits traditionnels du genre hymnique ». 110. C. Février, Supplicare deis : la supplication expiatoire à Rome, RRR 10, Turnhout 2009.

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Nicole Belayche constructions formulaires des prières votives classiques et le déploiement de l’exposé théologique que connaît l’action de grâce, la louange par l’exposé des qualités du dieu, dont l’exaltation naît aussi de la répétition ou de la redondance. L’adresse eulogique, dont il ne nous reste le plus souvent que l’attestation (εὐλογέω), devait être un éloge circonstancié avec exposé des vertus divines. Une fois gravée sur la pierre, elle s’offrait aux yeux de tous, donc avec un effet prosélyte auprès des lecteurs, dans des sanctuaires dont les prêtres avaient un pouvoir sur les communautés villageoises, en particulier judiciaire. La volonté de glorifier les dieux décide de la forme de l’adresse rituelle, quand elle évoque les dieux en faisant leur éloge : eulogia, avec acclamations (ekboèseis) probablement. L’eulogie gravée inscrivait durablement la toute-puissance du dieu et sa gloire, et l’énumération litanique de ses épiclèses, qualités et bienfaits, fournissait une forme hymnique à sa glorification.

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LE CULTE DES HÉROS DANS L’ANTIQUITÉ TARDIVE AUTOUR DES ÉPIGRAMMES DE MÉGARE IG VII 52-53* Adrian roBu IESEE – Académie roumaine Université du Mans

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panthéon de Mégare est bien connu à l’époque impériale grâce, d’une part, à la description que Pausanias donne au iie siècle des lieux de culte en Mégaride 1, et, de l’autre, à la documentation épigraphique, qui s’enrichit considérablement avec l’époque d’Auguste 2. De fait, les Mégariens font graver plusieurs documents à l’époque impériale, en particulier des épigrammes, des inscriptions honorifiques pour l’empereur et des membres de sa famille, pour des bienfaiteurs et des e

* Je tiens à remercier Andrei Timotin pour l’invitation au colloque de Bucarest sur la prière dans l’Antiquité tardive. Il m’a donné ainsi l’occasion de reprendre l’examen de quelques inscriptions de Mégare en rapport avec les pratiques religieuses des cités grecques à l’époque impériale tardive. Mes remerciements vont aussi à Odile Cavalier et à Panagiota Avgerinou pour leur aide dans l’étude des inscriptions IG VII 52 et 53. Je remercie également Thibaut Castelli pour la lecture d’une première version de ce texte, et les participants au colloque de Bucarest pour leurs suggestions. Toutes les dates s’entendent après J.-C., sauf mention contraire. Mon article est issu d’un projet soutenu par l’Autorité nationale roumaine pour la recherche scientifique, CNCS-UEFISCDI, no du projet PN-II-ID-PCE-2012-3-0045. 1. Pausanias, I, 39-44. 2. Les inscriptions des trois cités de la Mégaride (Mégare, Aigosthènes, Pagai) ont été réunies dans un corpus, avec les inscriptions d’Oropos et de la Béotie, par W. Dittenberger, Inscriptiones Graecae VII. Inscriptiones Megaridis, Oropiae, Boeotiae, Berlin 1892. Un projet de refonte du corpus IG VII est en cours et nous sommes chargé de la réfection du corpus des inscriptions de la Mégaride (IG VII2 1, editio altera). Cf. D. Knoepfler, « Épigraphie et histoire des cités grecques », Annuaire du Collège de France 2013-2014. Résumé des cours et travaux, 114e année, 2015, p. 459-460. 10.1484/M.BEHE-EB.5.120026

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Adrian Robu magistrats 3. Mieux encore, on assiste à l’époque impériale tardive à un nouveau phénomène : l’inscription de documents dont la date remonterait à l’époque classique. C’est le cas des épigrammes IG VII 52 et 53, qui célèbrent respectivement le héros Orsippos et les héros tombés durant la guerre contre les Perses, deux documents exceptionnels qui sont au cœur de notre analyse dans cet article. Il convient d’emblée de noter que l’étude de ces deux inscriptions mérite d’être reprise pour plusieurs raisons. Ces textes, que nous proposerons de mettre en relation avec des prières rituelles, nous renseignent sur les traditions religieuses des Mégariens dans l’Antiquité tardive, mais également sur leurs pratiques épigraphiques, qui se veulent en continuité avec les traditions de l’époque classique. De plus, la tombe d’Orsippos et celle des héros des guerres médiques étaient situées en bordure de l’agora, elles étaient donc des lieux importants de l’espace civique et religieux des Mégariens. En nous penchant sur les épigrammes IG VII 52 et 53, nous voulons nous interroger sur le contexte dans lequel le culte des héros est célébré dans l’Antiquité tardive et mettre en lumière les particularités de ce culte à Mégare. Fait important, Simonide est mentionné comme auteur du poème IG VII 53, et les modernes lui ont attribué également l’épigramme IG VII 52. Ces attributions nous amènent à aborder la question de la transmission de ces textes par le biais des sources littéraires et/ou par voie orale. Nous verrons également que ce dossier peut être enrichi par un fragment d’épigramme, récemment publié, qui évoque les exploits glorieux du passé des Mégariens. Sacrifier aux héros des guerres médiques à la fin de l’Antiquité : l’épigramme IG VII 53 La découverte de l’épigramme en l’honneur des morts des guerres médiques remonte à la fin du xviiie siècle : l’abbé Michel Fourmont a trouvé en 1792 l’inscription remployée, avec d’autres blocs antiques,

3. À titre d’exemple, on peut mentionner l’épigramme IG VII 113 pour Asclépias, fille d’Euktiménos, « prêtresse d’Artémis Orthosia », les inscriptions honorifiques pour Hadrien et Sabine émanant des tribus (IG VII 70-74) et du Conseil et de l’Assemblée de Mégare (IG VII 3491), l’inscription qui honore le rhéteur Gaius Curtius Proculus (IG VII 106), ou encore l’inscription émanant d’une association dionysiaque (appelée τὸ παλαιὸν Βακχεῖον) en l’honneur de deux femmes, Flavia Laïs et Flavia Apollônia (IG VII 107).

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Le culte des héros dans l’Antiquité tardive à Palaiochorio, un village situé à 3 km au nord de Mégare 4. En s’appuyant sur une esquisse de Fourmont, A. Boeckh a publié en 1818 l’inscription, avec fac-similé, l’incluant aussi dans le premier volume du CIG 5. On rappellera que c’est bien le fac-similé de Boeckh qui est reproduit en 1892 par W. Dittenberger, dans le corpus IG VII (sous le numéro 53), l’inscription étant ici considérée comme perdue. La pierre est retrouvée en 1898 par Ad. Wilhelm, elle était remployée dans l’église de Saint-Athanase à Palaiochorio. Wilhelm a donné l’année suivante une nouvelle édition, bien meilleure que celle des IG, avec un excellent fac-similé (voir pl. i) 6. L’inscription fait aujourd’hui partie des collections du musée archéologique de Mégare (no d’inventaire : 146), et nous l’avons récemment étudiée dans le cadre de notre travail sur le corpus épigraphique mégarien. On a affaire à une pierre en calcaire gris, de grandes 4. A. Muller, « Megarika », BCH 105 (1981), p. 206. 5. A. Boeckh, « De Simonidis Cei in Megarenses epigrammate lapide servato [C.I.G. no 1051] », Prooem. Lect. Univ. Berol. aestiv. 1818, Mus. crit. Cantabr. Vol. II, n. 8, p. 616 sqq., article repris dans August Boeckh’s gesammelte kleine Schriften. Vierter Band : Opuscula Academica Berolinensia, Leipzig 1874, p. 125-133 ; CIG 1051. 6. Ad. Wilhelm, « Simonideische Gedichte », Jahreshefte des Österreichischen Archäologischen Instituts Wien 2 (1899), p. 237-244, article repris dans G. Pfohl (éd.), Die griechische Elegie, Darmstadt 1972, p. 313-322, et dans Ad. Wilhelm, Kleine Schriften, Abteilung II : Abhandlungen und Beiträge zur griechischen Inschriftenkunde I, Leipzig 1984, p. 31-38. L’édition de Wilhelm a servi de référence à M. N. Tod, A Selection of Greek Historical Inscriptions to the End of the Fifth Century B. C., Oxford 1933, p. 24-25, no 20 ; D. L. Page, Further Greek Epigrams. Epigrams before A.D. 50 from the Greek Anthology and Other Sources, not included in ‘Hellenistic Epigrams’ or ‘The Garland of Philip’, Cambridge 1981, p. 213-215, no 16. Dernièrement, l’épigramme est reprise chez H. Schörner, Sepulturae graecae intra urbem. Untersuchungen zum Phänomen der intraurbanen Bestattungen bei den Griechen, Möhnesee 2007, p. 261-262, no B 3 ; L. Bravi, Gli epigrammi di Simonide e le vie della tradizione, Rome 2006, p. 65-68 ; A. Petrovic, Kommentar zu den simonideischen Versinschriften, Leyde-Boston 2007, p. 194208 ; M. Tentori Montalto, Essere primi per il valore. Gli epigrammi funerari greci su pietra per i caduti in guerra (vii-v sec. a. C.), Pise-Rome 2017, p. 162-164 et p. 237, fig. 23. Cf. K. Brodersen, W. Günther, H. H. Schmitt, Historische griechische Inschriften in Übersetzung. 1, Die archaische und klassische Zeit, Darm– stadt 1992, p. 25, no 43 ; J.-M. Bertrand, Inscriptions historiques grecques, Paris 1992, p. 50-51, no 19 ; P. Ruano Guijaro, « IG VII 53, an epigraphic rara avis in the corpus of greek metrical inscriptions », Mare Nostrum 7 (2016), p. 35-55 ; P. Brun, Hégémonies et sociétés dans le monde grec. Inscriptions grecques de l’époque classique, Bordeaux 2017, p. 31-33, no 4 ; G. Proietti, dans C. Antonetti, S. De Vido (éd.), Iscrizioni greche. Un’antologia, Rome 2017, p. 74-79, no 16.

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Adrian Robu dimensions (hauteur : 93 cm ; largeur : ca. 181 cm ; épaisseur : 23 cm), qui a un peu souffert, sans doute en raison des déplacements successifs, étant cassée à deux endroits (voir pl. ii). L’écriture n’est pas soignée, les lettres sont mal alignées, leur dimension varie de 1,8 cm à 10 cm. Les lettres des lignes 1-3 sont plus serrées et leur hauteur varie moins, de 2,2 cm à 3,5 cm. L’interligne est en règle générale de 0,2 cm-4 cm, mais les lettres de certaines lignes se touchent presque. On note la présence de deux types d’alpha (alpha cursif et à barre brisée), des lettres lunaires (epsilon, sigma, oméga). Le graveur a probablement oublié d’inscrire sur la pierre une ligne (celle qui suit la l. 8), ainsi qu’un mot à la ligne 11 (voir ci-après). L’orthographe est spécifique de l’Antiquité tardive : on ne fait plus la distinction entre αι et ε, entre ει et ι, ou encore entre οι et υ 7 ; le iota adscrit n’est plus noté, comme c’était déjà le cas depuis plusieurs siècles en Mégaride 8. L’écriture et l’orthographe confirment la date assignée par Wilhelm à l’inscription, à savoir le ive siècle, voire le ve siècle. Pour cette écriture, on trouve des similitudes dans d’autres épigrammes datant du ive ou du ve siècle, notamment à Athènes dans l’épigramme IG II2 (5) 13375 (l’alpha cursif, le mu, le phi, les lettres lunaires), ou encore dans l’épigramme païenne, IG II2 (5) 13532, peut-être également d’Athènes (l’écriture irrégulière, l’alpha cursif, le delta, le phi, les lettres lunaires) 9. Les fautes d’orthographe et les oublis de mots, qui sont rares dans les épigrammes du ive siècle à Mégare et ailleurs (Athènes), pourraient suggérer une date relativement plus tardive 10. Le texte reproduit ci-dessous reprend l’édition de Wilhelm, avec un seul ajout, à la ligne 11, le mot suggéré pour des raisons

7. M. N. Tod, A Selection of Greek Historical Inscriptions to the End of the Fifth Century B. C., p. 25. 8. Le iota adscrit commence à être omis en Mégaride à la basse époque hellénistique, comme dans le décret de Pagai pour Sôtélès (peu avant le milieu du ier siècle av. J.-C.) : Ad. Wilhelm, « Inschrift aus Pagai », Jahreshefte des Österreichischen Archäologischen Instituts Wien 10 (1907), p. 17-32 (= Kleine Schriften, Abteilung II : Abhandlungen und Beiträge zur griechischen Inschriftenkunde I, Leipzig 1984, p. 261-276). 9. E. Sironen, The Late Roman and Early Byzantine Inscriptions of Athens and Attica. An Edition with Appendices on Scripts, Sepulchral Formulae, and Occupations, diss. Helsinki 1997, p. 170-172, no 101, p. 275-275, no 240. 10. Cf. ibid., p. 172.

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Le culte des héros dans l’Antiquité tardive

Pl. i : Fac-similé de l’épigramme IG VII 53, d’après Ad. Wilhelm, Kleine Schriften, Abteilung II : Abhandlungen und Beiträge zur griechischen Inschriftenkunde I, Leipzig 1984, p. 32.

Pl. ii : L’épigramme IG VII 53. Musée archéologique de Mégare, no d’inventaire 146. Cliché A. Robu, avec l’aimable autorisation du Service archéologique grec.

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Adrian Robu métriques par Wade-Gery 11, à la place de , une proposition de Kaibel que l’on retrouve dans les premières éditions 12. De même, sur la foi de Wade-Gery, nous écrivons λαοδόκῳ᾽ν à la place de λαοδόκων, qui a été proposé par Wilhelm, car cet adjectif est à mettre en rapport avec ἀγορῇ plutôt qu’avec Νεισέων, et les iota adscrits sont omis dans l’inscription 13. Notons également que A. Boeckh a aussi suggéré de compléter le poème, en insérant entre les lignes 8 et 9, le vers : νηῶν Φοινισσῶν ἐξολέσαντες Ἄρην 14, mais cette proposition reste très hypothétique 15. Τὸ ἐπίγραμμα τῶν ἐν τῷ Περσικῷ πολέμῳ ἀποθανόντων κὲ κειμένω[ν] ἐνταῦθα ἡρώων, ἀπολόμενον δὲ τῷ χρόνῳ, Ἑλλάδιος ὁ ἀρχιερεὺς ἐπιγρ[α]φῆναι ἐποίησεν ἰς τειμὴν τῶν κειμένων καὶ τῆς πόλεως. Σιμωνίδης | ἐποίει. Ἑλλάδι καὶ Μεγαρεῦσιν ἐλεύθερον ἆμαρ ἀέξιν 5 ἱέμενοι θανάτου μοῖραν {ι} ἐδεξάμεθα· τοὶ μὲν ὑπ’ Εὐβοίᾳ καὶ Παλίῳ, ἔνθα καλεῖτε ἁγνᾶς Ἀρτέμιδος τοξοφόρου τέμενος, τοὶ δ’ ἐν ὄρι Μοικάλας, τοὶ δ’ ἔνπροσθε Σαλαμεῖνος < …………………………………………… > τοὶ δὲ καὶ ἐν παιδίῳ Βοιωτίῳ, οἵτινες ἔτλαν 10 χεῖρας ἐπ’ ἀνθρώπους ἱππομάχους ἱένε· ἀστοὶ δ’ ἄμμι τόδε γέρας ὀμφαλῷ ἀμφὶς Νεισέων ἔπορον λαοδόκῳ᾽ν ἀγορῇ. Μέχρις ἐφ’ ἡμῶν δὲ ἡ πόλις ταῦρον ἐνάγιζεν.

11. H. T. Wade-Gery, « Classical Epigrams and Epitaphs : A Study of the Kimonian Age », JHS 53 (1933), p. 96. L’émendation proposée par Wade-Gery a été adoptée par W. Peek, Griechische Vers-Inschriften, Berlin 1955, p. 4, no 9 ; D. L. Page, Further Greek Epigrams, p. 215, no 16 ; A. J. Podlecki, « Epigraphica Simonidea », Epigraphica 35, 1-2 (1973), p. 25. 12. G. Kaibel, Epigrammata graeca ex lapidibus conlecta, Berlin 1878, p. 183-184, no 461, suivi par W. Dittenberger, IG VII 53 ; F. Hiller von Gartringen, Historische Griechische Epigramme, Bonn 1926, p. 13, no 30 ; M. N. Tod, A Selection of Greek Historical Inscriptions to the End of the Fifth Century B. C., p. 25, no 20. Cf. Ad. Wilhelm, « Simonideische Gedichte », p. 240-241 ; E. L. Hicks, A Manual of Greek Historical Inscriptions2, Oxford 1901, p. 20-21, no 17. 13. H. T. Wade-Gery, « Classical Epigrams and Epitaphs », p. 96. Cf. P. Ruano Guijaro, « IG VII 53, an epigraphic rara avis », p. 41 et 47. 14. A. Boeckh, ad CIG 1051, p. 557. 15. E. L. Hicks, A Manual of Greek Historical Inscriptions, p. 20-21 ; D. L. Page, Further Greek Epigrams, p. 215.

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Le culte des héros dans l’Antiquité tardive L’épigramme pour les héros morts lors de la guerre persique et ensevelis ici ; étant détruite par le temps, le grand-prêtre Helladios l’a fait inscrire en signe d’honneur pour les morts et pour la cité. Simonide l’a composée. « En voulant voir briller le jour de la liberté pour l’Hellade et les Mégariens, nous avons reçu la mort comme destin, les uns en Eubée et sous le Pélion, là même où se trouve le sanctuaire de la sainte Artémis à l’arc, les autres au mont Mycale, et d’autres auparavant à Salamine, d’autres encore dans la plaine de Béotie qui, de leurs mains, eurent le courage d’affronter des hommes à cheval. Nos concitoyens nous ont accordé cet honneur au centre de l’hospitalière agora des Nisaiens. » Jusqu’à nos jours, la cité a fait le sacrifice d’un taureau 16.

Un fait important à retenir est que cette épigramme décorait le monument des héros mégariens tombés dans la guerre contre les Perses. Les deux premières lignes de l’inscription en témoignent : τὸ ἐπίγραμμα τῶν ἐν τῷ Περσικῷ πολέμῳ ἀποθανόντων καὶ κειμένω[ν] | ἐνταῦθα ἡρώων. Ce monument funéraire était situé en bordure de l’agora ; il est évoqué par Pausanias, qui note : « À Mégare il y a des tombeaux dans la cité : l’un d’entre eux fut fait pour les morts qui combattirent contre l’attaque du Mède » 17. Il s’agissait sans doute d’un cénotaphe en l’honneur des Mégariens tombés dans différentes batailles de la seconde guerre médique (Salamine, Cap Mycale, en Béotie, voir l. 8-9 de l’inscription), et qui furent probablement ensevelis sur place 18. L’auteur de l’épigramme ne serait autre que Simonide, le célèbre poète dont le floruit se situe dans la première moitié du ve siècle 16. Traduction de P. Brun, Hégémonies et sociétés dans le monde grec, p. 32 (modifiée). L’ethnique Nisaiens est employé dans le poème comme synonyme des Mégariens. Nisaia est le port de Mégare sur le golfe Saronique, et ce toponyme doit son nom au roi mégarien Nisos : Pausanias, I, 39, 4. 17. Pausanias, I, 43, 3 : εἰσὶ δὲ τάφοι Μεγαρεῦσιν ἐν τῇ πόλει· καὶ τὸν μὲν τοῖς ἀποθανοῦσιν ἐποίησαν κατὰ τὴν ἐπιστρατείαν τοῦ Μήδου (trad. de J. Pouilloux, CUF). Pour les monuments funéraires de l’agora de Mégare, voir A. Muller, « Megarika », p. 218-222. 18. F. Jacoby, « Some Athenian Epigrams from the Persian Wars », Hesperia 14, 3 (1945), p. 175, n. 77 ; D. L. Page, Further Greek Epigrams, p. 214 ; H. Schörner, « Revival of the Intraurban Burial in Greek Poleis during the Roman Imperium as a Creation of Identity », dans B. Alroth, C. Scheffer (éd.), Attitudes towards the Past in Antiquity. Creating Identities. Proceedings of an International Conference held at Stockholm University, 15-17 May 2009, Stockholm 2014, p. 71.

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Adrian Robu av. J.-C. (l. 3 : Σιμωνίδης | ἐποίει) 19. On apprend également qu’étant donné que l’original fut « détruit par le temps » (l. 2 : ἀπολόμενον δὲ τῷ χρόνῳ), le prêtre Helladios fit inscrire le texte en signe d’honneur pour les morts et la cité (l. 3-4 : Ἑλλάδιος ὁ ἀρχιερεὺς ἐπιγρ[α]|φῆναι ἐποίησεν ἰς τειμὴν τῶν κειμένων καὶ τῆς πόλεως). Autrement dit, l’inscription a été gravée (ou regravée) à l’époque impériale tardive, fait confirmé, on l’a vu, par la paléographie et l’orthographe. Des informations concernant la célébration du culte sont également fournies : on lit à la dernière ligne de l’inscription que « la cité a fait le sacrifice d’un taureau jusqu’à nos jours » (l. 14 : μέχρις ἐφ’ ἡμῶν δὲ ἡ πόλις ταῦρον ἐνάγιζεν) 20. Les Mégariens continueraient ainsi au ive ou au ve siècle d’apporter des offrandes aux héros des guerres médiques. La première question qui se pose concerne les motifs qui ont poussé Helladios à faire graver cette inscription en l’honneur des héros des guerres médiques. Quelles seraient donc les raisons de la gravure de l’épigramme plus de huit siècles après la fin des guerres médiques ? À cette question, A. Chaniotis répond que, selon lui, ce document ne commémore pas la victoire des Grecs sur les Perses, ou de la liberté sur l’esclavage, mais il témoigne du désir d’un prêtre païen de défier le christianisme 21. On rappelle que la célébration des cultes païens à l’époque impériale tardive est bien documentée en Grèce, surtout à Athènes, mais

19. J. H. Molyneux, Simonides: A Historical Study, Wauconda, Ill. 1992, p. 23-27. 20. On peut hésiter entre le présent et le passé composé pour la traduction de ἐνάγιζεν. Si la plupart des commentateurs préfèrent le passé composé, D. L. Page, Further Greek Epigrams, p. 213, n. 2, opte en revanche pour le présent de l’indicatif. Il note ainsi : « The stone has εναγιζεν. Either ἐνήγιζεν or ἐναγίζει must have been intended ; the context is much in favour of the present tense ». Cf. G. Ekroth, The Sacrificial Rituals of Greek Hero-Cults, in the Archaic to the Early Hellenistic Periods, Liège 2012, p. 78. 21. A. Chaniotis, « The Ritualized Commemoration of War in the Hellenistic City : Memory, Identity, Emotion », dans P. Low, G. Oliver, P. J. Rhodes (éd.), Cultures of Commemoration. War Memorials, Ancient and Modern, Oxford 2012, p. 59, écrit : « Rather than commemorating a victory of Greeks over Persians, or of freedom over slavery, Helladios’ ultimate aim – I think – was to defy Christianity ». Cf. A. Chaniotis, Historie und Historiker in den griechischen Inschriften. Epigraphische Beiträge zur griechischen Historiographie, Stuttgart 1988, p. 255-256, 274-276 ; id., « Gedanktage der Griechen. Ihre Bedeutung für das Geschichtsbewußtsein griechischer Poleis », dans J. Assmann (éd.), Das Fest und das Heilige. Religiöse Kontrapunkte zur Alltagswelt, Gütersloh 1991, p. 124, 141 ; P. Brun, Hégémonies et sociétés dans le monde grec, p. 33.

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Le culte des héros dans l’Antiquité tardive aussi à Corinthe et Argos. Dernièrement, H. G. Saradi et D. Eliopoulos ont examiné les sources littéraires, archéologiques et épigraphiques qui nous renseignent sur le paganisme tardif en Grèce (sans mention néanmoins du cas de Mégare). Leur conclusion est que les cultes païens sont célébrés dans les cités grecques jusqu’à la fin du ive siècle ; ensuite, la fin du ive siècle et le début du ve siècle sont une période de confrontation entre les païens et les chrétiens, lors de laquelle plusieurs sites païens majeurs sont fermés. Enfin, le nombre d’églises chrétiennes augmente dès le milieu du ve siècle, tandis que la célébration des cultes païens diminue considérablement à cette époque 22. Il faut avouer que l’épigramme de Mégare s’insère bien dans ce dossier et on peut penser, sans peur de se tromper, qu’Helladios fit partie des notables qui rejetèrent le christianisme et continuèrent à célébrer les cultes païens dans l’Antiquité tardive. Il importe par ailleurs de s’arrêter sur la question de l’inscription ou de la réinscription de l’épigramme. L’attribution à Simonide n’est pas confortée par d’autres documents, mais on sait que ce poète célébra dans ses vers les Mégariens et il ne serait pas surprenant de le voir composer un poème en l’honneur des morts mégariens des guerres médiques 23. On rappelle par ailleurs que la participation des Mégariens aux guerres médiques est assurée, leur ethnique apparaissant sur la célèbre colonne serpentine consacrée au dieu de Delphes (aujourd’hui à Istanbul) 24, ainsi que sur la base de la statue offerte par les Grecs, après Platées, à Zeus d’Olympie 25. Les batailles de la seconde guerre médique sont mentionnées dans l’épigramme IG VII 53 dans l’ordre chronologique, en commençant par celle du cap Artémision, incluant Salamine et les combats en Béotie, et finissant avec la bataille navale du cap Mycale 26. Des récits confirment que les Mégariens prirent part à ces combats, à l’exception

22. H. G. Saradi, D. Eliopoulos, « Late Paganism and Christianisation in Greece », dans L. Lavan, M. Mulryan (éd.), The Archaeology of Late Antique ‘Paganism’, Leyde 2011, p. 263-309, surtout p. 303-304. 23. Scholie à Théocrite, XII, 27-33c (éd. K. Wendel) : Σιμωνίδης ἐπαινεῖ τοὺς Μεγαρεῖς. 24. M. N. Tod, A Selection of Greek Historical Inscriptions to the End of the Fifth Century B. C., p. 22, no 19. 25. Pausanias, V, 23, 1-2. 26. Cf. P. Brun, Hégémonies et sociétés dans le monde grec, p. 32.

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Adrian Robu de la bataille navale du cap Mycale, pour laquelle la participation des soldats mégariens n’est pas attestée par ailleurs. Hérodote rapporte d’abord que les Mégariens fournirent des navires pour les batailles d’Artémision et de Salamine 27. Ensuite, dans le contexte de la bataille de Platées, toujours selon Hérodote, les cavaliers thébains, alliés des Perses, obtiennent une victoire contre un groupe des Mégariens et des Phliasiens, en tuant six cents hommes et en rejetant les autres sur le mont Cithéron 28. Cet épisode de la guerre est précisément évoqué aux lignes 9-10 de l’inscription, qui mentionnent les Mégariens tombés dans la plaine béotienne et qui, de leurs mains, eurent le courage de se jeter sur des cavaliers (τοὶ δὲ καὶ ἐν παιδίῳ Βοιωτίῳ, οἵτινες ἔτλαν | χεῖρας ἐπ’ ἀνθρώπους ἱππομάχους ἱένε). Il y avait peut-être une autre bataille mentionnée dans le vers oublié par le graveur (après la ligne 8). On a proposé les Thermopyles 29, mais il pourrait bien s’agir d’un exploit accompli en Mégaride même, aux abords de Pagai 30. De fait, Pausanias rapporte que des soldats perses firent en 479 av. J.-C. une brève incursion dans le territoire de Mégare et décidèrent ensuite de rejoindre les troupes de Mardonios, stationnées à Thèbes. Selon un mythe local, ils furent détournés sur la route par Artémis et se perdirent dans la partie montagneuse de la région, probablement près de Pagai. Épuisant leurs flèches contre des rochers, ils furent massacrés par les hoplites mégariens. Cet événement laissa des traces dans le paysage religieux de la Mégaride : Artémis fut célébrée en tant que Sôteira à Mégare et dans son territoire, à Pagai, pour son appui contre les Perses 31. 27. Hérodote, VIII, 45. Le danger perse est aussi mentionné par Théognis, v. 763-764, 773-782. 28. Hérodote, IX, 69. Pour la participation des Mégariens aux guerres médiques, voir E. L. Highbarger, The History and Civilization of Ancient Megara, Baltimore 1927, p. 147-153 ; R. P. Legon, Megara. The Political History of a Greek CityState to 336 B.C., Ithaca-Londres 1981, p. 157-173 ; J. Reeves, « οὐ κακὸς ἐῶν : Megarian Valour and its Place in the Local Discourse at Megara », dans H. Beck, P. J. Smith (éd.), Megarian Moments. The Local World of an Ancient Greek CityState, Teiresias Supplements Online, vol. 1, Montréal 2018, p. 167-182, http:// teiresias-supplements.mcgill.ca/ 29. H. L. Wade-Gery, « Classical Epigrams and Epitaphs… », p. 96 ; D. L. Page, Further Greek Epigrams, p. 215 ; L. Prandi, « I caduti della guerre persiane. (Morti per la città o morti per la Grecia ?) », dans M. Sordi (éd.), “Dulce et decorum est pro patria mori”. La morte in combattimento nell’antichità, Milan 1990, p. 64, n. 42. 30. R. P. Legon, Megara, p. 173, n. 56. 31. Pausanias, I, 40, 2-3 et 44, 4 ; cf. Hérodote, IX, 14. Pour le culte d’Artémis Sôteira

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Le culte des héros dans l’Antiquité tardive On ne sait pas à quel moment après les batailles de 480-479 av. J.-C., les Mégariens bâtirent le cénotaphe pour les héros des guerres médiques. À cet égard, F. Jacoby a suggéré que le monument aurait été érigé après 461 av. J.-C., à l’époque de la guerre entre Corinthe et Athènes, mais il n’exclut pas une date plus tardive 32. Au demeurant, Ad. Wilhem a proposé que seul le premier distique élégiaque se soit trouvé sur le monument original, étant suivi des noms des Mégariens tombés dans la guerre 33. Les autres distiques auraient été insérés à une époque ultérieure. En faveur de sa thèse, Wilhelm renvoyait à l’épigramme gravée sur le cénotaphe des Corinthiens tombés à Salamine, monument qui se trouvait sur l’isthme de Corinthe. Plutarque lisait sur ce tombeau un distique similaire à celui de Mégare : Ἀκμᾶς ἑστακυῖαν ἐπὶ ξυροῦ Ἑλλάδα πᾶσαν ταῖς αὐτῶν ψυχαῖς κείμεθα ῥυσάμενοι. La Grèce entière se trouvait sur le fil du rasoir, nous qui gisons ici, nous avons sacrifié nos vies pour son salut 34.

Il convient de rappeler que la réinscription des documents épigraphiques trouve des parallèles ailleurs, et ce sont naturellement des inscriptions importantes pour la communauté qui font l’objet d’une nouvelle gravure. Les Anciens pouvaient aussi être à l’origine des faux, notamment en faisant remonter la date de certaines inscriptions 35. Citons par exemple le cas du célèbre « décret de Thémistocle », qui informe sur le plan d’évacuation de l’Attique en 480 av. J.-C., avant la bataille de Salamine. Cette inscription, trouvée à Trézène, a été gravée dans la première

à Mégare et à Pagai, voir A. Muller, « Megarika », p. 222-225. 32. F. Jacoby, « Some Athenian Epigrams from the Persian Wars », p. 172, n. 57. 33. Ad. Wilhelm, « Simonideische Gedichte », p. 243-244. On a trouvé près de l’agora de Mégare un obituaire datant de l’époque de la guerre du Péloponnèse : C. V. Kritzas, « Κατάλογος πεσόντων ἀπὸ τὰ Μέγαρα », dans Φίλια ἔπη εἰς Γεώργιον Ε. Μυλωνᾶν, vol. 3, Athènes 1989, p. 169 (SEG 39, 411). 34. Plutarque, De la malignité d’Hérodote, 39 (= Moralia 870 E, trad. de M. Cuvigny, CUF). 35. Cf. A. Chaniotis, Historie und Historiker in den griechischen Inschriften, p. 234277, qui rassemble les documents épigraphiques gravés à une date ultérieure à leur rédaction et dont certains sont des faux.

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Adrian Robu moitié du iiie siècle av. J.-C. Considérée comme authentique au moment de sa publication, on s’accorde aujourd’hui à soutenir que l’on a affaire à un décret rédigé vers le milieu du ive siècle av. J.-C. 36 La controverse autour de l’épigramme de Mégare subsiste encore et l’attribution à Simonide a été acceptée 37, ou, au contraire, considérée comme fausse par les savants 38. De plus, Wade-Gery a proposé une hypothèse séduisante : l’épigramme de Mégare ne serait pas la copie d’un document plus ancien, mais elle aurait été inscrite d’après une source littéraire 39. Dernièrement, G. Ekroth franchit un pas supplémentaire et note que la tombe des morts fut aussi probablement restaurée à la même occasion, et, d’après elle, soit Helladios fit revivre un culte tombé dans l’oubli, soit il instaura un nouveau culte. Ainsi, le taureau offert en sacrifice aux héros ne serait pas une ancienne tradition, mais un sacrifice récent, dû à l’initiative d’un prêtre païen 40. Nous n’avons en effet aucune possibilité de savoir si cette pratique datait de l’époque classique, et Pausanias ne fait mention d’aucun sacrifice lorsqu’il évoque le monument des héros mégariens tombés durant la seconde guerre médique 41. Sans pouvoir connaître la nature exacte du sacrifice célébré par les Mégariens au iie siècle, on doit néanmoins retenir qu’il y avait bel et bien un monument funéraire en l’honneur des héros en bordure de l’agora, orné sans doute d’une inscription. C’est probablement ce monument que le prêtre Helladios fit restaurer. L’inscription gravée à ce moment-là n’est pas la copie fidèle du texte figurant originellement 36. D. Knoepfler, « Les vieillards relégués à Salamine survivront-ils au jubilé de la publication du décret de Thémistocle trouvé à Trézène ? », CRAI 154, 3 (2010), p. 1201-1212. 37. E. L. Hicks, A Manual of Greek Historical Inscriptions, Oxford 1882, p. 10 ; J. H. Molyneux, Simonides: A Historical Study, p. 200 ; A. J. Podlecki, « Epigraphica Simonidea », p. 25-27. 38. D. L. Page, Further Greek Epigrams, p. 214. 39. H. L. Wade-Gery, « Classical Epigrams and Epitaphs… », p. 95-97. 40. G. Ekroth, The Sacrificial Rituals of Greek Hero-Cults, p. 77-78 ; ead., « Homeric Echoes ? Archaizing Language in Greek Religious Inscriptions », dans W. Eck, P. Funke (éd.), Öffentlichkeit, Monument, Text. XIV Congressus Internationalis Epigraphiae Graecae et Latinae 27.-31. Augusti MMXII. Akten, Berlin-Boston 2014, p. 621. Cf. C. P. Jones, New Heroes in Antiquity. From Achilles to Antinoos, Cambridge, Mass.-Londres 2010, p. 89. 41. Cf. Plutarque, Aristide, 21, qui rapporte qu’à son époque les Platéens sacrifient un taureau en l’honneur des Grecs tombés et inhumés sur leur sol lors de la seconde guerre médique.

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Le culte des héros dans l’Antiquité tardive sur le monument. Il y a d’abord les commentaires : les lignes 1-3, qui précisent les destinataires de la consécration et les raisons de la gravure du texte (inscrites sur le bord supérieur de la pierre, en caractères plus serrés, et séparés du reste de l’inscription), et aussi la ligne 14, qui évoque l’offrande. De même, la mention « Σιμωνίδης | ἐποίει » est un ajout ultérieur, car on sait que Simonide n’avait pas l’habitude de signer ses poèmes 42. En réalité, cette signature est une marque d’ancienneté et représente un signe d’honneur pour les Mégariens, la réputation de ce poète s’ajoutant ainsi à celle des héros 43. L’orthographe et l’écriture suggèrent également que nous ne sommes pas en présence d’une copie d’une inscription plus ancienne. Très probablement, ce texte a son origine dans une source littéraire, ou encore il a été transmis par voie orale. Comme on n’a pas manqué de le noter, les particularités de l’orthographe pourraient bien se comprendre si nous avions affaire à un poème récité lors des célébrations annuelles des héros mégariens. De fait, les oublis de certains mots peuvent aisément s’expliquer si le poème a été transmis par voie orale, en étant prononcé lors d’une fête religieuse 44. Dès lors, il aurait rempli une fonction rituelle dans le contexte des prières adressées à des divinités païennes à la fin de l’Antiquité. Or, ce constat pose la question du lien entre l’épigramme et le culte des héros. À notre sens, il est indéniable que le prêtre Helladios veut à la fois rappeler les exploits de ses ancêtres et ancrer le culte dans le passé. C’est ainsi qu’il convient sans doute de comprendre la dernière ligne de l’inscription, qui évoque le sacrifice d’un taureau en l’honneur des héros « jusqu’à nos jours » (μέχρις ἐφ’ ἡμῶν). Il ne serait pas exclu que l’une des raisons pour laquelle le texte fut inscrit, – outre celle d’honorer les morts des guerres médiques et la cité – ait précisément consisté dans le fait que le poème aurait pu avoir un rôle lors de la célébration du culte. Le caractère monumental de l’inscription est 42. H. L. Wade-Gery, « Classical Epigrams and Epitaphs… », p. 96. 43. A. Petrovic, « True Lies of Athenian Public Epigram », dans M. Baumbach, A. Petrovic, I. Petrovic (éd.), Archaic and Classical Greek Epigram, Cambridge 2010, p. 208. 44. W. C. West, III, Greek Public Monuments of the Persian Wars, XIV, no 68 https:// chs.harvard.edu/CHS/article/display/5433 (consulté le 7 août 2017), note : « If the poem had been recited at the annual celebrations Helladius may have known it by heart ; this might explain the misspellings ». Sur les épigrammes dédicatoires et la communication orale, voir R. Wachter, « The Origin of Epigrams on ‘Speaking Objects’ », dans M. Baumbach, A. Petrovic, I. Petrovic (éd.), Archaic and Classical Greek Epigram, Cambridge 2010, p. 250-260.

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Adrian Robu également à souligner, la pierre mesure presque un mètre de haut, et sa largeur est de presque deux mètres. Ces dimensions confirment que l’on a affaire à un document fort important pour la communauté. La transmission par voie orale, ou par le biais d’une source littéraire, n’empêche pas que l’épigramme ait pu figurer sur le monument érigé par les Mégariens à l’époque classique pour leurs héros des guerres médiques. Il pouvait s’agir originellement soit d’une partie du poème (le premier distique élégiaque, l. 4-5, selon Wilhelm), soit de l’ensemble du texte poétique (proposition de Page) 45. À cet égard, une analogie est fournie par l’épigramme qui honore les Corinthiens tombés dans la bataille de Salamine, et qui était affichée sur l’île même de Salamine. Attribuée à Simonide, cette épigramme est connue par Plutarque 46. Or, on a trouvé à Salamine une inscription du début du ve siècle, qui conserve partiellement le premier distique élégiaque 47. Bref, il n’y a rien d’exceptionnel à ce qu’un poème, connu par des sources littéraires, ait figuré sur un monument funéraire. D’ailleurs, l’inscription IG VII 53 ne serait pas la seule épigramme de Mégare à avoir été gravée ou réinscrite à l’époque impériale tardive et, de plus, à avoir été conservée par des sources littéraires. Ce fut aussi le cas de l’inscription IG VII 52, qui honore un célèbre héros mégarien, Orsippos, et dont il sera maintenant question. Honorer un héros défenseur de la cité : l’épigramme IG VII 52 pour Orsippos L’inscription en l’honneur d’Orsippos se trouvait remployée dans la maison d’un habitant de Mégare, elle fut rapportée en France en 1769 par l’officier Jean-Joseph-Dominique Bassinet d’Augard, et offerte à Esprit Calvet, son médecin. Calvet légua en 1800 ce document à la Nation ; celui-ci entra d’abord dans les collections du Cabinet des Médailles et 45. D. L. Page, Further Greek Epigrams, p. 214, note qu’il n’existe aucun argument (de style, de vocabulaire) contre une datation de l’épigramme au ve siècle av. J.-C. Cf. A. J. Podlecki, « Epigraphica Simonidea », p. 27. Dernièrement, M. Tentori Montalto, Essere primi per il valore, p. 163, estime que IG VII 53 serait « un’iscrizione di età ellenistica, che potrebbe a sua volta essere una copia da un epigramma di V sec. a.C. o una nuova composizione ». Sur l’éventuel remaniement du poème à différentes époques, voir aussi P. Ruano Guijaro, « IG VII 53, an epigraphic rara avis », p. 50-53. 46. Plutarque, De la malignité d’Hérodote, 39 (= Moralia 870 E). 47. IG I3 1143 ; cf. SEG 41, 23.

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Le culte des héros dans l’Antiquité tardive ensuite, en 1929, dans celles du musée du Louvre. Il est aujourd’hui conservé au musée Calvet d’Avignon, suite à une convention avec le Louvre (no d’inventaire : D 2016.1, MND 1797, Ma 4209, voir pl. iiiiv). L’inscription est gravée sur une stèle de marbre, ornée à droite d’une moulure (hauteur : 26 cm ; largeur : 51,5 cm ; épaisseur : 7 cm) ; l’écriture est assez soignée, la dimension des lettres est de 2,2-3,5 cm, l’interligne est de 0,1-0,7 cm. On note aussi la présence de trous de scellement : un sur chaque côté latéral et deux sur la face supérieure. Cette particularité indique que l’inscription fut probablement encastrée dans un monument 48. Écrit en dialecte mégarien, le poème est conservé en entier et la lecture ne pose pas de difficultés. Nous reproduisons ci-dessous l’édition IG VII 52. 1

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Ὀρρίππῳ Μεγαρῆς με δαΐφρονι τῇδε ἀρίδηλον μνᾶμα θέσαν, φάμᾳ Δελφίδι πειθόμενοι· ὃς δὴ μακίστους μὲν ὅρους ἀπελύσατο πάτρᾳ πολλὰν δυσμενέων γᾶν ἀποτεμνομένων, πρᾶτος δ’ Ἑλλάνων ἐν Ὀλυμπίᾳ ἐστεφανώθη γυμνός, ζωννυμένων τῶν πρὶν ἐνὶ σταδίῳ.

Obéissant à l’oracle de Delphes, les Mégariens m’ont élevé ici comme monument insigne pour le vaillant Orrippos, lui qui libéra sa patrie de très grandes bornes, alors que les ennemis y avaient enlevé une terre étendue. Il fut le premier parmi les Grecs à être couronné nu à Olympie, alors qu’auparavant ceux qui étaient en compétition dans le stade avaient été couverts d’une ceinture 49.

On apprend d’emblée que les Mégariens bâtirent le monument héroïque, en obéissant à un oracle de Delphes. Ils voulaient ainsi honorer Ὄρσιππος (en dialecte mégarien : Ὄρριππος), qui se fit remarquer pour deux exploits : il défendit le territoire de sa cité et gagna la

48. M. S. Montecalvo, « L’iscrizione di Orrippo da Megara ad Avignone e al Cabinet des Médailles : storia ed interpretazoni di IG VII, 52 », dans M. Mayer i Olivé, G. Baratta, A. Guzmán Almagro (éd.), XII Congressus Internationalis Epigraphiae Graecae et Latinae. Provinciae Imperii Romani inscriptionibus descriptae, Barcelona, 3-8 Septembris 2002. Acta II, Barcelone 2007, p. 973-981 ; O. Cavalier (éd.), Le voyage en Grèce du comte de Choiseul-Gouffier, Avignon-Le Pontet 2007, p. 142, no I-6 ; ead. (éd.), La Grèce des Provençaux au xviiie siècle. Collectionneurs et érudits, Avignon 2007, p. 30-37. 49. Traduction de L.-M. L’Homme-Wéry, La perspective éleusinienne dans la politique de Solon, Genève 1996, p. 118 (modifiée).

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Adrian Robu

Pl. iii : L’épigramme IG VII 52. Estampage conservé dans les archives des Inscriptiones Graecae (Berlin-Brandenburgische Akademie der Wissenschaften). Cliché K. Hallof.

Pl. iv : L’épigramme IG VII 52. Musée Calvet (Avignon), no d’inventaire D 2016.1, MND 1797 (Ma 4209). Cliché A. Rudelin, avec l’aimable autorisation du Musée Calvet.

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Le culte des héros dans l’Antiquité tardive course du stade à Olympie, étant le premier des Grecs à être couronné nu. Ces informations sont corroborées par Pausanias, qui rapporte que ce Orsippos fut le premier à remporter la course du stade, en se débarrassant du caleçon (περίζωμα) que les athlètes avaient pour coutume de porter pour cet exercice. Sa victoire est placée par les chronographes lors de la 15e Olympiade (vers 720 av. J.-C.). Le Périégète nous apprend aussi qu’Orsippos fut stratège de la cité et qu’il s’empara lors de sa charge de territoires voisins 50. La concordance entre les deux sources mérite d’être relevée, et on peut se demander si Pausanias ne fournit pas un résumé de l’épigramme qui se trouvait sur le tombeau du héros 51. Il est intéressant de noter que cette épigramme est partiellement conservée par la tradition littéraire. De fait, une scholie à Thucydide nous livre deux des trois distiques élégiaques, avec quelques différences par rapport à l’inscription ; l’absence des traits dialectaux est à noter en particulier. Le scholiaste transmet : ἀπὸ Ὀρσίππου Μεγαρέως ἐγυμνώθησαν ἐν τοῖς ἀγῶσιν, ὡς δηλοῖ καὶ τὸ εἰς αὐτὸν ἐπίγραμμα· Ὀρσίππῳ Μεγαρεῖ μεγαλόφρονι τῇδ’ ἀρίδηλον μνῆμα θέσαν φάμᾳ Δελφίδι πειθόμενοι· πρῶτός θ’ Ἑλλήνων ἐν Ὀλυμπίᾳ ἐστεφανώθη γυμνὸς ζωννυμένων τῶν πρὶν ἐνὶ σταδίῳ 52.

Par ailleurs, on peut établir plusieurs analogies entre l’épigramme IG VII 52 et celle en l’honneur des héros mégariens des guerres médiques, IG VII 53. Premièrement, l’épigramme pour Orsippos ornait, 50. Pausanias, I, 44, 1 ; cf. L. Moretti, Olympionikai, i vincitori negli antichi agoni olimpici, Atti dell’Academia dei Lincei, Memorie, serie VIII, vol. VIII, 2, Rome 1957, p. 61-62, no 16 ; L. Piccirilli, MEGARIKA. Testimonianze e frammenti, Pise 1975, p. 126-131, 166 ; A. Robu, Mégare et les établissements mégariens de Sicile, de la Propontide et du Pont-Euxin. Histoire et Institutions, Berne 2014, p. 43-44. 51. E. L. Hicks, A Manual of Greek Historical Inscriptions2, Oxford 1901, p. 3 ; W. E. Sweet, « Protection of the Genitals in Greek Athletics », The Ancient World 11 (1985), p. 43 ; T. J. Figueira, « The Theognidea and Megarian Society », dans T. J. Figueira, G. Nagy (éd.), Theognis of Megara. Poetry and the Polis, Baltimore-Londres 1985, p. 117 ; id., « Chronological Table. Archaic Megara », dans T. J. Figueira, G. Nagy (éd.), Theognis of Megara. Poetry and the Polis, Baltimore-Londres 1985, p. 271 ; F. Chamoux, « Les épigrammes dans Pausanias », dans D. Knoepfler, M. Piérart (éd.), Éditer, traduire, commenter Pausanias en l’an 2000. Actes du colloque de Neuchâtel et de Fribourg (18-22 septembre 1998), Genève 2001, p. 89. 52. Scholie à Thucydide, I, 6, 5 (éd. K. Hude).

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Adrian Robu elle aussi, le monument d’un héros. Mieux encore, les deux épitaphes honoraient des ancêtres dont les monuments étaient situés, selon Pausanias, sur l’agora. À l’image du taureau offert aux héros des guerres médiques, les Mégariens faisaient sans doute aussi des sacrifices en l’honneur d’Orsippos. De fait, l’invocation de l’oracle de Delphes pour l’érection de la tombe et l’emplacement de ce monument en bordure de l’agora invitent à penser que le héros faisait l’objet d’un culte 53. Il y a ensuite une seconde analogie entre IG VII 52 et 53 : les deux inscriptions ont été gravées à peu près à la même période. Si d’aucuns ont hésité à dater l’épigramme pour Orsippos entre l’époque d’Hadrien et l’époque impériale tardive 54, l’examen de l’écriture suggère que l’épigramme a été inscrite au ive siècle, voire au ve siècle (voir pl. iii-iv) 55. Sur la foi des formes de lettres et du style de l’écriture, on serait tenté de dater IG VII 52 avant IG VII 53, mais il se peut aussi que les deux épigrammes soient contemporaines 56.

53. P. Christesen, « Kings Playing Politics : The Heroization of Chionis of Sparta », Historia 59, 1 (2010), p. 30 ; T. J. Figueira, « Chronological Table. Archaic Megara », p. 273. 54. W. Dittenberger, ad IG VII 53, p. 31 ; E. L. Hicks, A Manual of Greek Historical Inscriptions, Oxford 1882, p. 3, ad no 1, estime que l’épigramme pour Orsippos « is not older than the 4th century AD », mais ensuite, dans la seconde édition de l’ouvrage, il note que l’inscription « is not older than the time of Hadrien » : E. L. Hicks, A Manual of Greek Historical Inscriptions2, Oxford 1901, p. 3, ad no 1. Cette dernière datation est retenue par T. J. Figueira, « Chronological Table. Archaic Megara », p. 271 ; L.-M. L’Homme-Wéry, La perspective éleusinienne dans la politique de Solon, p. 117-118 ; P. Christesen, « Kings Playing Politics… », p. 30, 37 ; V. Cuche, « Le coureur et le guerrier. Anthropologie de la course à pied et de ses vertus militaires », Kernos 27 (2014), p. 21, n. 64. 55. A. Boeckh, ad CIG 1050, p. 553, 555 (ve ou vie siècle) ; G. Kaibel, Epigrammata graeca ex lapidibus conlecta, p. 345, ad no 843 (époque byzantine) ; L. Moretti, Olympionikai, i vincitori negli antichi agoni olimpici, p. 61 (ve siècle) ; L. Piccirilli, MEGARIKA, p. 130, n. 2 (ve siècle). De même, l’inscription est datée du ve siècle par O. Cavalier (éd.), Le voyage en Grèce…, p. 142 ; H. Schörner, « Revival of the Intraurban Burial… », p. 152. Cf. M. S. Montecalvo, « L’iscrizione di Orrippo… », p. 976, n. 26 ; W. Petermandl, « Orsippos und die Einführung der athletischen Nacktheit oder : die Geschichte einer Geschichte », dans J. Hengstl et al. (éd.), Philippika, Marbuger altertumskundliche Abhandlungen 57, Wiesbaden 2013, p. 350. 56. Pour les difficultés à dater les inscriptions de l’époque impériale tardive sur la foi de l’écriture, voir E. Sironen, The Late Roman and Early Byzantine Inscriptions of Athens and Attica, p. 380-383.

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Le culte des héros dans l’Antiquité tardive Néanmoins, bien que la gravure de l’inscription IG VII 52 remonte à l’époque impériale tardive, la composition du poème, quant à elle, se situe à l’époque classique ou hellénistique, compte tenu de la présence des traits dialectaux. En effet, le dialecte n’est plus employé dans les inscriptions de Mégare à l’époque impériale, il devient alors une marque d’ancienneté. On a suggéré que le poème fut élaboré au cours du ve siècle, après les guerres médiques, lorsque la nudité athlétique est devenue un élément de séparation entre Grecs et Barbares, et les Mégariens auraient pu se vanter à cette époque avec l’introduction de la nudité athlétique 57. Quelle que soit la date exacte de la composition, le monument d’Orsippos, vu par Pausanias, portait très probablement déjà au iie siècle l’épigramme IG VII 52, comme nous l’avons noté plus haut. Le poème fit ensuite l’objet d’une nouvelle gravure au ive ou ve siècle, suite peut-être à la restauration du monument. Enfin, il pourrait y avoir une troisième analogie entre les deux documents, à condition d’accepter l’hypothèse de Boeckh, selon laquelle l’épigramme pour Orsippos fut aussi composée par Simonide 58. On aurait ainsi affaire à deux textes émanant du même auteur, qui furent inscrits à l’époque impériale tardive. En réalité, peu importe si Simonide est bel et bien l’auteur des épigrammes IG VII 52 et 53 ; ce qu’il convient de retenir, c’est que ces poèmes auraient pu être considérés dans l’Antiquité tardive comme émanant de l’un des plus grands poètes grecs. Dans ce contexte, il est permis de se demander si les Mégariens n’auraient pas procédé au ive ou au ve siècle – peut-être à l’instigation d’Helladios –, à un réaménagement des tombes héroïques situées en bordure de l’agora. La gravure des inscriptions honorant les héros de la cité était l’occasion de célébrer des cultes païens, certes, mais aussi de renforcer l’identité civique et religieuse de la communauté 59.

57. P. Christesen, « Kings Playing Politics… », p. 37-38 ; cf. F. Bohringer, « Cultes d’athlètes en Grèce classique : propos politiques, discours mythiques », REA 81 (1979), p. 5-18. 58. A. Boeckh, ad CIG 1050, p. 555 ; cf. T. J. Figueira, « Chronological Table. Archaic Megara », p. 273 ; P. Christesen, « Kings Playing Politics… », p. 37, qui estime que l’auteur de l’épigramme pourrait être Philiados, poète de Mégare, actif à l’époque des guerres médiques. 59. Cf. G. Proietti, dans C. Antonetti, S. De Vido (éd.), Iscrizioni greche. Un’antologia, p. 78-79.

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Adrian Robu Les prières des cultes héroïques auraient pu incorporer des éléments présents dans les épigrammes IG VII 52 et 53, afin de rappeler les exploits d’Orsippos et des Mégariens tombés lors de la seconde guerre médique. Ces héros ont aussi ceci de commun qu’ils se sont opposés à la conquête de leur patrie par une cité voisine ou par les Perses. Notons au passage que le nom du prêtre, Helladios, est aussi digne d’intérêt, il rappelle « l’origine hellénique » de son porteur. Pour la célébration des héros sur l’agora à l’époque impériale tardive, on peut évoquer à titre de comparaison les cultes en bordure de la place publique d’Argos vers le milieu du ive siècle. On a notamment trouvé dans ce secteur un foyer monumental, entouré d’un enclos. Il a été interprété comme « la dernière version du feu sacré que les Argiens entretenaient en l’honneur de Phorôneus » 60. Phorôneus est un roi et héros argien et, selon Pausanias, le feu de Phorôneus était une flamme perpétuelle brûlant dans le sanctuaire d’Apollon Lycien d’Argos 61. On sait aussi que le culte des héros était pratiqué ailleurs au e iv siècle. C’est notamment le cas d’Achille, qui reçoit des sacrifices à Ilion – comme le remarque lors d’une visite du site le futur empereur Julien (qui n’était alors que César et censé être chrétien) –, mais également à Athènes, vers 375, de la part du prêtre païen Nestorius 62. Un mystère épigraphique à percer : une nouvelle épigramme inscrite dans l’Antiquité tardive ? Du reste, une dernière inscription pourrait être versée à ce dossier regroupant des épigrammes inscrites à Mégare dans l’Antiquité tardive. Il s’agit d’un fragment d’épigramme, publié récemment par A. Johnston. Malheureusement, il reste peu de mots conservés sur la

60. M. Piérart, « Le grand-père de Symmaque, la femme de Prétextat et les prêtres d’Argos ; ou les derniers feux du paganisme », dans D. Knoepfler (éd.), Nomen Latinum. Mélanges de langue, de littérature et de civilisation latines offerts au professeur André Schneider à l’occasion de son départ à la retraite, Neuchâtel-Genève 1997, p. 155-157 ; cf. H. G. Saradi, D. Eliopoulos, « Late Paganism and Christianisation in Greece », p. 293-294. 61. Pausanias II, 19, 5. 62. Julien l’Empereur, Lettres, 19 (éd. C. W. Wright) ; Zosime, Histoire nouvelle, IV, 18, 1-4 ; cf. C. P. Jones, New Heroes in Antiquity, p. 88-89.

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Le culte des héros dans l’Antiquité tardive pierre. On lit : -γονῶν (l. 6, une référence peut-être à la naissance, à des générations ou à la famille), Σικελίαν (l. 7), Ἑλλανίκους (l. 8), τᾶς ἀρετᾶς (l. 9) 63. On rencontre aussi des dorismes, et pour les traits dialectaux, l’éditeur remarque que les meilleurs parallèles sont fournis par les épigrammes IG VII 52 et 53. Dès lors, il n’est pas exclu que l’on ait affaire là aussi à un poème honorant les ancêtres des Mégariens et leurs exploits glorieux, comme le suggèrent les termes Ἑλλανίκους et τᾶς ἀρετᾶς. À cet égard, Johnston estime que les mots Sicile et Hellènes pourraient faire référence à la fondation de Mégara Hyblaea et de Sélinonte par les Mégariens, ou éventuellement à la victoire des Grecs de 480 av. J.-C. en Sicile contre les Carthaginois 64. Mieux encore, selon nous, cette inscription pourrait être une autre épigramme que les Mégariens attribuaient à Simonide, car selon une scholie à Théocrite, ce poète aurait célébré dans l’un de ses vers l’art de la navigation (nautikè) des Mégariens 65. Dans ce cadre, la mention de la Sicile pourrait en effet renvoyer à la navigation et à l’installation des Mégariens dans l’île. Certes, il ne s’agit là que d’une hypothèse de travail, qui reste à être confortée par un nouveau fragment de cette inscription. Conclusions Au terme de cette enquête, il convient de souligner que la gravure des épigrammes IG VII 52-53 se place dans « le contexte de la religion des derniers païens » 66. Les deux inscriptions attestent qu’à l’image des Athéniens et des Argiens, les Mégariens conservèrent des traditions cultuelles et des rites païens, et célébrèrent les héros de la cité (Orsippos, les héros des guerres médiques) à l’époque impériale tardive. À notre sens, la transmission de ces poèmes est liée à la célébration des rites païens et des sacrifices en l’honneur des héros. La gravure des épigrammes sur pierre rappelle des pratiques épigraphiques

63. A. Johnston, « A Megarian Mystery », ZPE 176 (2011), p. 177-178 (SEG 61, 327). 64. Ibid., p. 178. 65. Simonide, fr. 124 (éd. D. L. Page), cité par la scholie à Théocrite, XII, 27-33b (éd. K. Wendel) : ναυτικοὶ γάρ εἰσι. Μαρτυρεῖ δὲ αὐτοῖς Σιμωνίδης ναυτικήν. 66. Cf. M. Piérart, « Le grand-père de Symmaque… », p. 156.

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Adrian Robu anciennes ; celles-ci se différencient des habitudes épigraphiques que l’on peut qualifier de chrétiennes, telles que des textes du type « pater noster » et des épitaphes chrétiennes, également connus à Mégare 67. Du reste, le fait que l’auteur présumé de l’épigramme IG VII 53, et peut-être aussi d’IG VII 52, était Simonide, n’est pas dépourvu d’importance. Car cette attribution est une marque d’honneur pour la cité : elle rappelle l’eugeneia de la communauté dont les ancêtres étaient célébrés dans les vers de l’un des plus grands poètes antiques. On a vu même que la gloire des ancêtres des Mégariens était rappelée dans une troisième épigramme, datant peut-être, elle aussi, de l’époque classique et inscrite sur pierre dans l’Antiquité tardive. Ainsi, le culte des héros célébrés par les Mégariens aux ive ou e v siècle illustre, une fois de plus, l’existence d’un paganisme tardif dans les cités grecques. Sur la foi de l’exemple de Mégare, on retiendra que les résistances au christianisme étaient ancrées en Grèce, au niveau local, dans le désir de préserver la mémoire civique et de renforcer l’identité religieuse par le biais des mythes et des faits héroïques accomplis par les ancêtres de la communauté.

Abréviations CIG IG SEG

A. Boeckh, Corpus inscriptionum graecarum, vol. I-IV, Berlin 1828-1878. Inscriptiones graecae, Berlin 1873-. Supplementum epigraphicum graecum, Leiden 1923-1971, Alphen aan den Rijn 1979-1980, Amsterdam 1979-2005, Boston 2006-.

67. On a trouvé à Mégare un fragment de plaque d’argile qui porte un « pater noster » : M. Guarducci, Epigrafia greca, IV. Epigrafi sacre pagane e cristiane, Rome 1978, p. 336-338, no 2 et fig. 97. Le corpus épigraphique mégarien compte plusieurs épitaphes chrétiennes du type κοιμητήριον : IG VII 169-177. Cf. E. Sironen, The Late Roman and Early Byzantine Inscriptions of Athens and Attica, p. 399.

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CONTEXTUALISING THE VOCAL AND BODY TECHNIQUES OF THE CARMEN ARVALE Maik Patzelt University of Osnabrück

Introductory remarks

a

n inscription from the year 218 CE, found on the Via Campana where the temple of Dea Dia once stood as the focal point of worship for the Arval brethren, depicts the following scene: 1

The priests, the doors being closed, girt up their robes, took the books, and dividing up danced and sang a song to the following words: “enos Lases iuvate! [e]nos Lases iuvate! enos Lases iuvate! neve luae rue Marma sins incurrere in pleores! neve lue rue Marmar [si]ns incurrere in pleoris! neve lue rue Marmar sins incurrere in pleoris! satur furere Mars limen [sal]i sta berber satur fu fere Mars limen sali sta berber satur fu fere Mars limen sa[l]i s[t]a berber. [Sem]unis alternei advocapit conctos; Semunis alternei advocapit conctos; Simunis altern[ei] advocapit [conct]os. enos Marmor iuvato! enos Marmor iuvato! enos Mamor iuvato! triumpe triumpe triumpe trium [pe tri]umpe.” After the dance, at a given signal, public slaves came in and took away the books. (Transl. E. H. Warmington, LCL)

1. ILS 5039=CIL VI 2104a=CFA 100a, 31-38. I follow the reconstruction of the ILS. 10.1484/M.BEHE-EB.5.120027

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Maik Patzelt I deliberately leave the Latin text here untranslated. 2 Most studies of this prayer, known as the Carmen Arvale, have attempted to reconstruct a coherent meaning, or even a plausible wording, from the nearly incomprehensible text. Scholars such as Stuhl, Norden, Mentz, Scheid, Guittard, and, most impressively, Nacinovich have worked through the text verse by verse, dedicating enormous energy and intense philological work to the task of ‘fixing’, and thus finding sense in the details of, this highly obscure prayer text. 3 Despite this focus on reconstructing and even ‘correcting’ the prayer, and despite the questions surrounding the ideological purpose of the ritual as a whole, 4 these philological approaches have always been oriented, implicitly or explicitly, towards the question of the extent to which this text is an example of a traditional Roman, Hellenised, or even 2. Speaking of translations and erroneous texts, I would like to take the chance and thank Paul Scade, who proof read this paper. 3. T. Birt, “Das Arvallied”, Archiv für lateinische Lexikographie und Grammatik 11 (1900), p. 149-195; J. M. Stowasser, “Das Gebet der Arvalbrüder”, Wien. Stud. 25 (1903), p. 78-81; K. Stuhl, Das altrömische Arvallied: Ein urdeutsches Bittganggebet, Würzburg 1909, p. 53-78; A. Reichardt, Die Lieder der Salier und das Lied der Arvalbrüder, Leipzig 1916, p. 10-14; E. Norden, Aus altrömischen Priesterbüchern, Lund 1939, p. 118-228; F. Mentz, “Zum Carmen Arvale”, Zeitschrift für vergleichende Sprachforschung auf dem Gebiete der Indogermanischen Sprachen 70 (1952), p. 209-227; V. Pisani, “Un grecismo nel Carmen Arvale”, La Parola del Passato 36 (1981), 243-244; J. Scheid, Romulus et ses frères : le collège des frères Arvales, modèle du culte public dans la Rome des empereurs, Rome 1990, p. 616-631; G. Radke, “Metrische und sprachliche Beobachtungen zum Arvallied”, RhM 138 (1995), p. 134-145; C. Guittard, Carmen et prophéties à Rome, Turnhout 2007, p. 118-143. M. Nacinovich, Carmen Arvale. Vol. 1, Il testo, Rome 1933 and Vol. 2, I fonemi e le forme, Rome 1934 provides his detailed philological enterprise in two volumes. 4. On the ideological adjustment, indeed invention, of the collegium according to the needs of the Emperors, as expressed in the aetiological account of Monumentum Ancyranum 7, see J. Scheid, Les frères arvales : recrutement et origine sociale sous les empereurs julio-claudiens, Paris 1975, p. 335-372 ; Romulus et ses frères, p. 677746 ; 749-750. Edelmann stresses that the Arvals may not have been particularly special in these concerns but merely the best documented example (B. Edelmann, “Arvalbrüder und Kaiserkult: Zur Topographie des römischen Kaiserkultes”, in H. Cancik and K. Hitzl (ed.), Die Praxis der Herrscherverehrung in Rom und seinen Provinzen, Tübingen 2003, p. 189-205, esp. p. 202-203). Whether invented or not, the literary sources are very scarce and concentrate on the early and later Empire, e.g. Varro, De lingua Latina 5, 85; Festus, De Verborum Significatu 5L; Pliny, Historia naturalis 18, 6; Gellius, Noctes Atticae 7.7.8; Fulgentius, Mythologiae 9; Minucius Felix 25.12. Cf. B. Edelmann, “Arvalbrüder und Kaiserkult”, p. 190.

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Contextualising the Vocal and Body Techniques of the Carmen Arvale Orientalised prayer text. 5 As the primary concern of most scholars working on this text has been the textual gestalt of the Arval prayer, the significance of the ritual dance (tripudium) and the importance of the wider ritual context (i.e., the ritual banquet) have received far less attention than they deserve. 6 Starting from concepts of performance, performativity, and ritualisation, recent studies of choruses and priestly dancing groups in antiquity have shed considerable new light on the role of ritual dance performances as rites of passage that served to maintain social order, power structures, and (collective) political identities. 7 According to Barbara Kowalzig, the performance of a ritual dance evokes sociality while simultaneously invoking ‘a timeless continuity from a time of origins’. 8 Similarly, Thomas Habinek has emphasised the political status of the Salian performances, that is, the role they played in the political and social renewal of Augustan times. 9 As the Arvals were an essential part of Augustus’ religious reform program, 10 it is reasonable to project onto them the conclusions arrived at by Habinek and Kowalzig. Likewise, the ritual of the Arvals perfectly fits the picture of a rite of passage that starts with a phase of separation (the enclosure of the priests), proceeds to a state of transition (liminality), as expressed

5. E. Norden (Aus altrömischen Priesterbüchern, p. 253-254), for instance, opposes the view of an archaic Latin prayer text and opts instead for a view of the prayer as having a strongly Hellenised character (Cf. V. Pisani, “Un grecismo nel Carmen Arvale”). In contrast to those who suggest that the composition might date back as far as the fifth and fourth centuries BC (I. Paladino, Fratres Arvales: Storia di un collegio sacerdotale Romano, Rome 1988, p. 195), Piva suggests a very late composition of the text, to which he assigns an oriental and magical character (R. Piva, “Neue Interpretation des Carmen Arvale: Ein Zeugnis fingierter Mündlichkeit?”, in G. Vogt-Spira (ed.), Beiträge zur mündlichen Kultur der Römer, Tübingen 1993, p. 59-85). 6. A comprehensive analysis on the performance is given by J. Scheid, Romulus et ses frères, p. 421-676. 7. T. Habinek, The World of Roman Song: From Ritualized Speech to Social Order, Baltimore 2005, p. 8-57; B. Kowalzig, Singing for the Gods: Performances of Myth and Ritual in Archaic and Classical Greece, Oxford 2007. Cf. C. Calame, Choruses of Young Women in Ancient Greece: Their Morphology, Religious Role, and Social Functions, Oxford 2001 [French ed. 1977]. 8. B. Kowalzig, Singing for the Gods, p. 43-55, cit. 43. 9. T. Habinek, The World of Roman Song, p. 32-33. 10. B. Edelmann, “Arvalbrüder und Kaiserkult”, p. 191-192.

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Maik Patzelt by the ritual garments, and, finally, leads to a reintegration into the world, as marked by the final signal given at the end of the ritual by the servant. 11 These aspects of the ritual doubtless deserve further elaboration. The present paper, however, follows a rather different path. In this paper, my interest will be in the ‘ritual process’ of the Carmen Arvale. This process extends beyond mere ideas of identity, social transition, and the political overtones deriving from a notion of performativity that relies on consistent social systems and systemic purposes. In accordance with Brouria Bitton-Ashkelony’s contribution to this volume, I seek to highlight the experiential aspect of the ritual performance of the prayer. More precisely, this approach seeks to contribute a new perspective on the Carmen Arvale by investigating the vocal and physical components of the Arval performance as performative devices that generate what scholars of religion and psychology would broadly categorise as a ‘religious experience’. 12 In other words, this paper looks for the ‘divine charisma’ that Kowalzig flags as important for Greek performances but does not extensively investigate. 13 Given the scant information provided by the inscription, a detailed analysis of the vocal and physical components of the Arval performance necessitates a close comparison with similar patterns of vocal and physical ritualisation found in other ancient Roman contexts. By setting the Arval performance in this wider framework, it will be possible to both historicise and make plausible the claim that the particular states of mind arising from the performance came about as a result of these ritual patterns. First, however, it will be necessary to explore the specific ritual context within which the performance was

11. V. Turner, The Ritual Process, Harmondsworth 1974. 12. G. Rouget, Music and Trance: A Theory of the Relations between Music and Possession, Chicago 1985, p. 11-39; D. M. Wulff, Psychology of Religion: Classic and Contemporary Views, New York 1991, p. 71-82; S. Atran, In Gods We Trust: The Evolutionary Landscape of Religion, Oxford 2002, p. 188-192; P. McNamara, The Neuroscience of Religious Experience, Cambridge 2009, p. 44-58; A. Taves, Religious Experience Reconsidered: A Building Block Approach to the Study of Religion and Other Special Things, Princeton 2009, p. 74-86. 13. B. Kowalzig, Singing for the Gods, p. 51.

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Contextualising the Vocal and Body Techniques of the Carmen Arvale embedded. The first section of this paper thus lays out an analytical model that will help to illuminate the experiential qualities of the vocal and physical components of the performance. Methodological remarks: Body techniques and vocal techniques Studies of ritual performances frequently demonstrate that the goal of the performative ‘ritual process’ is something more than a mere social transition. 14 In many modern and ancient cultures, the performative, and thus transformative, power of rituals is also directed towards the realisation of an ‘altered state of consciousness’ that is experienced by the performers in terms of some sort of supernatural causation. This is to say, these performances often lead to experiences that involve either the appearance of a divine presence, the felt experience of the touch of the divine, or even an ‘internal personal alien control’ (an experience of ‘possession’, to put it simply). 15 In concentrating on these kinds of experiences, I do not attempt to build here on recent debates concerning emotionality or ‘emotional communities’ in ancient rituals, since these approaches cannot explain the particular transformative power of ritual performance that is at issue here. 16 ‘Defining experience in terms of emotion’, Ann Taves

14. K.-P. Köpping and U. Rao, “Die ‚performative Wende’: Leben–Ritual–Theater,” in K.-P. Köpping and U. Rao (ed.), Im Rausch des Rituals: Gestaltung und Transformation der Wirklichkeit in körperlicher Performanz, Münster 2000, p. 1-31. 15. G. Rouget, Music and Trance, p. 12; S. Atran, In Gods We Trust, p. 188-192; Q. Deeley et al., “Modelling Psychiatric and Cultural Possession Phenomena with Suggestion and fMRI”, Cortex 53 (2014), 107-119; S. M. Friedson, “Where Divine Horsemen Ride: Trance Dancing in West Africa”, in B. Kapferer and A. Hobart (ed.), Aesthetics in Performance: Formations of Symbolic Construction and Experience, Oxford 2005, p. 109-129. 16. The concept of ‘emotional communities’ is stressed by A. Chaniotis, “Staging and Feeling the Presence of God: Emotion and Theatricality in Religious Celebrations in the Roman East”, in L. Bricault and C. Bonnet (ed.), Panthée: Religious Transformations in the Graeco-Roman Empire, Leiden 2013, p. 169-189; id., “Displaying the Emotional Community: The Epigraphic Evidence”, in E. Sanders and M. Johncock (ed.), Emotion and Persuasion in Classical Antiquity, Stuttgart 2016, p. 93-111. Further attempts to ascertain the emotional significance of Roman rituals are made by D. Šterbenc Erker, “Stimme und Klang im Bacchuskult: Die ululatio”, in E. Meyer-Dietrich (ed.), Laut und Leise: Der Gebrauch von Stimme und Klang in historischen Kulturen, Bielefeld 2011, p. 173-194; S. A. Harvey,

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Maik Patzelt writes, ‘deflects attention from a range of unusual experiences that are granted special significance, such as lucid dreams […] sensed presences, possession trance, and out-of-body experiences.’17 As far as the affections of an audience are concerned, it may well be true that the staging of a particular ritual ‘aimed to arouse the feeling of concord, fortune, and success’ or that ‘rituals engender and sustain the emotions.’18 However, these insights do not explain the transformative power of performances with regard to a heightened experience of divine or otherwise ‘superhuman’ provenance (originating with daemons, spirits, or the like) in a small group of performers. The central question for the moment is thus: How can we detect these altered states and experiences in our ancient sources and in the Carmen Arvale in particular? Since we do not have many firsthand accounts of these experiences from antiquity in general or for the Arval brethren in particular, the approach pursued here relies instead on specific comparable patterns of ritual practice that already indicate these altered states. Starting from Marcel Mauss’ notion of performances as ‘effective body techniques’, ritual studies and religious psychology have gone on to catalogue a set of ‘ecstatic body techniques’. These techniques do not necessarily indicate outrageous behaviour. 19 If we approach them from a cognitive and anthropological perspective that suggests a dialectic between body and brain or between action and cognition, these techniques point towards the ‘manipulation of physiological conditions’ by particular patterns of practice. 20 As cross-cultural comparisons in anthropology “The Senses in Religion: Piety, Critique, Competition”, in J. Toner (ed.), A Cultural History of the Senses, Bd. 1, A Cultural History of the Senses in Antiquity (500 BCE – 500 CE), London 2014, p. 91-114; J. Scheid, The Gods, the State, and the Individual: Reflections on Civic Religion in Rome, Philadelphia 2015, p. 113-123. 17. A. Taves, Religious Experience Reconsidered, p. 11. 18. A. Chaniotis, “Staging and Feeling”, p. 173; J. Scheid, The Gods, the State, and the Individual, p. 118. 19. M. Mauss, “Techniques of the Body”, in Sociology and Psychology: Essays, London [1935] 1979, p. 97-123, esp. p. 103-105, 115-116; C. Humphrey and J. Laidlaw, The Archetypal Actions of Ritual: A Theory of Ritual Illustrated by the Jain Rite of Worship, Oxford 1994, esp. p. 133-135, amplifies Mauss’ (p. 75) essential claims that there are ‘effective’ and ‘traditional’ aspects of practice directed towards the generation of experiences. 20. A. W. Geertz, “Brain, Body and Culture: A Biocultural Theory of Religion”, Method and Theory in the Study of Religion 22 (2010), p. 304-321; D. M. Wulff, Psychology of Religion, p. 61-82.

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Contextualising the Vocal and Body Techniques of the Carmen Arvale and psychology illustrate, the performance of rhythmic, quickening, and highly stylised body movements facilitates the generation of altered states of consciousness, forms of ‘transcendence’, hypnotic states, ecstasy, or, generally speaking, those experiences that scholars tend to identify as ‘religious experiences’. 21 The common thread in these cases is that the use of such techniques tends to lead to a loss of the practitioner’s sense of self in the practice they undertake. 22 Ancient sources commonly depict and sometimes denigrate these highly stimulating effects as furor, dementia, and insania. 23 Typical crossculturally present symptoms of these states include noisy breathing, falling to the ground, trembling, crying, or foaming at the mouth. 24 The repetitiveness of the performance elements helps create and reinforce these results. 25 Although these body techniques are highly diverse, 26 they are found in many cultures where they appear in various types of quick and rhythmic chants and dances. 27 In what follows, I will differentiate between vocal and non-vocal uses of such techniques, describing them as ‘vocal techniques’ and ‘body techniques’.

21. I. M. Lewis, Ecstatic Religion: A Study of Shamanism and Spirit Possession, London [1971] 2003, p. 160-184; W. Proudfoot, Religious Experience, London 1985, p. 155-189; G. Rouget, Music and Trance, p. 11-39; D. M. Wulff, Psychology of Religion, p. 71-82; E. d’Aquili and A. B. Newberg, The Mystical Mind: Probing the Biology of Religious Experience, Minneapolis 1999; S. Atran, In Gods We Trust, p. 188-192; P. McNamara, The Neuroscience of Religious Experience, p. 44-58; A. Taves, Religious Experience Reconsidered, p. 74-86. 22. G. Rouget, Music and Trance, p. 11-39; D. M. Wulff, Psychology of Religion, p. 71-82; S. Atran, In Gods We Trust, p. 188-192; P. McNamara, The Neuroscience of Religious Experience, p. 44-58; Q. Deeley et al., “Modelling Psychiatric and Cultural Possession”. 23. According to A. Hardie, “The Ancient Etymology of Carmen”, Papers of the Langford Latin Seminar 12 (2005), p. 71-94, being in furor or dementia are profound religious feelings that do not necessarily correspond to discourses on religious deviance. These ecstatic states can be associated with Plato’s (Phaedrus 244A-B) concept of mania, to which ritual and prophetic mania belong. 24. G. Rouget, Music and Trance, p. 13-14; T. K. Oesterreich, Die Besessenheit, Langensalza 1921, p. 16-24. 25. C. Humphrey and J. Laidlaw, The Archetypal Actions of Ritual, p. 88-107; G. Rouget, Music and Trance, p. 114-119; C. Bell, Ritual Theory: Ritual Practice, p. 88-93; 101-114; S. M. Friedson, “Where Divine Horsemen Ride”. 26. G. Rouget, Music and Trance, p. 13; C. Humphrey and J. Laidlaw, The Archetypal Actions of Ritual, p. 88. 27. The anthropological evidence is legion, e.g. the ‘dance of punishment’ at Orissa as investigated by B. Schnepel, “Der Körper im ‘Tanz der Strafe’ in Orissa,”

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Maik Patzelt In parallel to body techniques, vocal techniques also involve the use of specific and accelerating rhythms, as well as the use of melodies that support these ecstatic experiences and tend to cause a histrionic loss of the practitioner’s self in the practice he or she undertakes. 28 Other vocal techniques that can generate similar results include the use of archaisms, foreign words, repetitions, alliterations, and pairs of echoed syllables, as well as the use of extraordinary sounds (such as animal noises), grunts, growls, and obscenities of all kind. 29 In general terms, these techniques bear on strategic ‘differentiation’. ‘Differentiation’ is not merely a binary or formalised opposition between the profane and the sacred. 30 It is a ‘play of differences’ that generates a distinctive performance, which in turn evokes an experience of something ‘special’. 31 These vocal techniques for differentiating language perfectly match the language of so-called magical and iatro-magical prayers, in which the accumulation of differentiated words and syllables, repetitions, variations, alliterations, and, particularly, the use of foreign words (the nomina barbara or voces magicae) or foreignsounding syllables is essential to bringing about certain (healing) effects on the agent or patient. 32 The particular meaning of a prayer in K.-P. Köpping and U. Rao (ed.), Im Rausch des Rituals: Gestaltung und Transformation der Wirklichkeit in körperlicher Performanz, Münster 2000, p. 156-171; G. Rouget, Music and Trance. An insight into religious psychology concerning dance is provided by D. M. Wulff, Psychology of Religion, p. 71-75. 28. S. Atran, In Gods We Trust, p. 170-172; S. M. Friedson, “Where Divine Horsemen Ride”, p. 119-125; E. Messmer Hirt, “Musik und ihre Wirkfaktoren in Heilritualen”, in ead., and L. Roost Vischer (ed.), Rhythmus und Heilung: Transzendierende Kräfte in Wort, Musik und Bewegung, Münster 2005, p. 9-82, esp. p. 30-36. 29. As enlisted by S. J. Tambiah, “The Magical Power of Words”, Man 3 (1968), p. 175208, esp. p. 182-188. Cf. G. Rouget, Music and Trance, p. 12-62; P. McNamara, The Neuroscience of Religious Experience, p. 173. 30. A. Taves, Religious Experience Reconsidered, p. 26-48; C. Bell, Ritual Theory: Ritual Practice, Oxford 1992, p. 101-107. 31. C. Bell, Ritual Theory: Ritual Practice, p. 90-93 and 101-107. The impact on a ‘special’ somewhat religious experience thereby discussed by A. Taves, Religious Experience Reconsidered, p. 26-48; J. S. Jensen, What is Religion?, Durham 2014, p. 95-131; J. Rüpke, Pantheon: Geschichte der antiken Religionen, München 2016, p. 24 and 35-39. Cf. C. Humphrey and J. Laidlaw, The Archetypal Actions of Ritual, p. 101-103. 32. H. Versnel, “Die Poetik der Zaubersprüche”, in T. Schabert and R. Brague (ed.), Die Macht des Wortes, Eranos 4, München 1996, p. 233-297, esp. p. 266297; R. Gordon, “The Healing Event in Graeco-Roman Folk-Medicine”, in H. F. J. Horstmanshoff, Ph. J. van der Eijk and P. H. Schrijvers (ed.), Ancient

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Contextualising the Vocal and Body Techniques of the Carmen Arvale text is often therefore of less importance for the outcome of a ritual than the vocality or tonality, that is to say the ‘mediality’, of the spoken prayer. 33 What is it, then, that turns a ‘special’ experience induced by altered states into an experience of divine presence? In order to assess the divine quality of these experiences, it is important to understand the ritual context in which the performance takes place. On this view, the particular ritual, spatial, and temporal contexts facilitate a frame by reference to which the performing individual is able to ascribe a superhuman agency to the respective experiences and ecstatic states evoked in this specific context, or, to put it another way, to predict the presence of that agency (in the sense of leading the performer to expect the divine presence). 34 A referential frame of this type includes indexical signs, such as the decoration of the space, its furnishings, and the presence of statues. However, a culturally shared idea about what is to be expected during a ritual can also constitute such a frame. That is to say, in cultures that cultivate a sense of divine presences, as was clearly the case in Graeco-Roman antiquity (one may think of the importance ascribed to epiphanies), it was normally the case that the sensory arousals and the physiological manipulations embedded in

Medicine in its Sociocultural Context: Papers Read at the Congress Held at Leiden University 13-15 April 1992, vol. 2, Amsterdam 1995, p. 363-376. Recently N. Corre, “Noms barbares et ‘barbarisation’ dans les formules efficaces latines”, in M. Tardieu, A. Van den Kerchove and M. Zago (ed.), Noms barbares, Vol.1 Formes et contextes d’une pratique magique, Turnhout 2013, p. 93-108. 33. S. Krämer (“Sprache–Stimme–Schrift: Sieben Gedanken über Performativität als Medialität”, in U. Wirth (ed.), Performanz: Zwischen Sprachphilosophie und Kulturwissenschaften, Frankfurt/M. 2002, p. 323-346) emphasises that spoken language is much more than signifier and signified. ‘The most subtle performative strategies lie outside the script’, as E. L. Schieffelin affirms (“On Failure and Performance: Throwing the Medium Out of the Séance”, in C. Laderman and M. Roseman (ed.), The Performance of Healing, London 1996, p. 59-90, esp. p. 66). By differentiating between ‘script’ or ‘form’ and the ‘emergence’ of practice thereby, Schieffelin states that the concrete performance is unpredictable due to the variations in the individual’s skills in rhythmic movement and spontaneous configurations, such as moving faster, repeating some elements, and so forth. 34. M. Jung, Gewöhnliche Erfahrung, Tübingen 2014, p. 85-88; A. Taves, Religious Experience Reconsidered, p. 16-55. For a cognitive point of view, see also M. Andersen, “Predictive Coding in Agency Detection”, Religion, Brain & Behavior 9 (2019), p. 65-84.

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Maik Patzelt rituals were ascribed to the agency of these deities. 35 This ascription is underpinned by cognitive processes of ‘social imagination’ that immediately bring the divine into existence as soon as he or she is invoked. 36 These ritual performances, in other words, elicit imaginations and bring entities into presence through the manipulation of the sensory cognition system. 37 Assessing the context: The attendant deities The Arval inscription places significant emphasis on the fact that the doors of the sanctuary are hermetically sealed (aedes clusa est; omnes foras exierunt. Ibi sacerdotes clusi). 38 As John Scheid has noted, the priests and their performance become ‘invisible’. 39 Whilst Scheid explains this curious feature by reference to a ‘symbolic mode’ of territorial defence, 40 I attempt to broaden the picture by considering the experiential impact that this enclosure may have had on participants in the ritual. Modern studies of ancient and modern religious practices, and particularly studies of the practice of incubation at the Pergamum Asclepion, where supplicants would shut themselves away without food for one or more nights, suggest that this enclosure was a sensorial strategy that supported an experience of divine presence, 41 even though

35. T. Luhrmann, “‘Lord, Teach Us to Pray’: Prayer Practice Affects Cognitive Processing”, Journal of Cognition and Culture 13 (2013), p. 159-177; T. Luhrmann and R. Morgain, “Prayer as Inner Sense Cultivation: An Attentional Learning Theory of Spiritual Experience”, ETHOS 40 (2012), p. 359-389. 36. U. Schjoedt et al., “Highly Religious Participants: Recruit Areas of Social Cognition in Personal Prayer”, Social Cognitive Affective Neuroscience 2 (2009), p. 199-207; C. Zimmermann and E. Möde, Spiritualität des Betens: Empirische Gebetsforschung, Münster 2011, p. 73-82. 37. R. Desjarlais, “Presence”, in C. Laderman and M. Roseman (ed.), The Performance of Healing, London 1996, p. 143-164. 38. ILS 5039=CIL VI 2104a=CFA 100a, 31-32. 39. J. Scheid, Romulus et ses frères, p. 616. 40. Ibid., p. 622, cf. 100-102. 41. D. Brabant, “Persönliche Gotteserfahrung und religiöse Gruppe: Die Therapeutai des Asklepios in Pergamon”, in A. Gutsfeld and D.-A. Koch (ed.), Vereine, Synagogen und Gemeinden im kaiserzeitlichen Kleinasien, Tübingen 2006, p. 61-76; A. Petsalis-Diomidis, “The Body in Space: Visual Dynamics in GraecoRoman Healing Pilgrimage”, in I. Rutherford and J. Elsner (ed.), Seeing the Gods: Patterns of Pilgrimage in Antiquity, Oxford 2005, p. 183-218, esp. p. 198-217.

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Contextualising the Vocal and Body Techniques of the Carmen Arvale the Arval brethren, by contrast, feasted for days and did not spend similarly extensive periods enclosed in their sanctuary. This sensorial strategy corresponds with the wider context of Arval prayer. Before the priests locked themselves in their sanctuary (aedis), they decorated the aesthetically furnished dining room and its surroundings with torches and anointed the statues of the deities. 42 We can leave aside here the difficult question of which particular deities were addressed. 43 What does seem clear, though, is that the Arvals created an atmosphere of the sort that recent research would describe as a stimulating ‘sensescape’, 44 that is, an orchestration of sensory stimuli – smells, tastes, sounds, and lights – designed to bring about intense arousing experiences. The enclosed prayer performance thus functioned as the climax of a series of endeavours aimed at the creation of a special experience. The deities involved were evidently an integral part of these sensory orchestrations. One may suspect that all special experiences were ascribed to their presence in the immediate form of their statues. The following features of the ritual support this hypothesis. The ritual context as a whole addresses the goddess Dea Dia as physically and mentally present and as an interactive presence. Throughout the three days of the ritual, and especially immediately before the Carmen Arvale on the second day, the priests anointed the deity in the form of her statue and, most importantly, dined with her. 45 As John Scheid and

42. ILS 5039=CIL VI 2104a=CFA 100a, 29-32. 43. According to Scheid, Mars and his companions are addressed (J. Scheid, Romulus et ses frères, p. 622). For other speculations, see C. Guittard, Carmen et prophéties à Rome, p. 143. 44. Sensory pageantry as an essential element for the success of an arousing ritual is theorised by R. N. McCauley and T. Lawson, Bringing Ritual to Mind: Psychological Foundations of Cultural Forms, Cambridge 2002, p. 179-212; H. Whitehouse, Modes of Religiosity: A Cognitive Theory of Religious Transmission, Oxford 2004. Further insights can be found in studies on ‘religious aesthetics’, such as H. Cancik and H. Mohr, “Religionsästhetik”, in H. Cancik, B. Gladigow and M. Laubscher (ed.), Handbuch religionswissenschaftlicher Grundbegriffe, vol. 1, Stuttgart 1988, p. 121-156; D. Münster, Religionsästhetik und Anthropologie der Sinne: Vorarbeiten zu einer Religionsethnologie der Produktion und Rezeption ritueller Medien, München 2001. For the ancient context, see S. A. Harvey, “The Senses in Religion”. Scheid (Romulus et ses frères, p. 627) emphasises the essential olfactory strategy of choosing rural ingredients and not ‘exotic’ ones for the perfume. 45. An extensive analysis in these respects is provided by J. Scheid, Romulus et ses

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Maik Patzelt Paul Veyne have suggested, 46 the commensality of the banquet served to integrate the deity into the concurrent frame of communication. These performances activated a social imagination that allowed those participating in the ritual to comprehend and experience the vivid presence of the goddess. The theatrical orchestration of aesthetic stimuli around the statue fostered the impression of the presence of the deity. 47 Whether the prayer text actually addresses Mars (Marmar) and the Lares (Lases), or whether these invocations are merely ritual relics – floating signifiers perhaps, that serve as a differentiated vocal technique –, an invocation provides a means by which to activate the social imagination, no matter who is actually addressed. Both the wider ritual context and the sequence of performances in all probability fostered the ascription of a superhuman agency to the experiences evoked. Feasting, clothing, serving the idol, and so forth may thus have created the space for a special experience of the deity that was realised through and enriched with various vocal and body techniques. In what follows, I will seek to illustrate in more detail the process involved in maintaining such an experience. Assessing the vocal techniques: the sacred language of the Carmen Arvale In the volume Beiträge zur mündlichen Kultur der Römer, edited by Gregor Vogt-Spira, Robert Piva makes a remarkable and innovative attempt to contextualise the Arval prayer. Against the background frères, p. 577-631; for torches and perfume in this context in particular, see p. 623631. Cf. C. Guittard, Carmen et prophéties à Rome, p. 109-114. 46. J. Scheid, “Sacrifice et banquet à Rome : quelques problèmes”, MEFRA 97 (1985), p. 193-206; id., “Manger avec les dieux : partage sacrificiel et commensalité dans la Rome antique”, in S. Georgoudi et al. (ed.), La cuisine et l’autel : les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditerranée ancienne, Turnhout 2005, p. 273-288; P. Veyne, “Inviter les dieux, sacrifier, banqueter : quelques nuances de la religiosité gréco-romaine”, Annales. Histoire, Sciences Sociales 55 (2000), p. 3-42. 47. Burkhard Gladidow identifies the sensory orchestration as an essential strategy for bringing the statues, which are surrounded by these orchestrations, ‘into life’ (B. Gladigow, “Präsenz der Bilder-Präsenz der Götter: Kultbilder und Bilder der Götter in der griechischen Religion”, Visible Religion 4/5 [1986], p. 114-133; id., “Zur Ikonographie und Pragmatik römischer Kultbilder”, in H. Keller and N. Staubach [ed.], Iconologia Sacra: Mythos, Bildkunst und Dichtung in der Religions- und Sozialgeschichte Alteuropas, Berlin 1994, p. 9-24).

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Contextualising the Vocal and Body Techniques of the Carmen Arvale of debates about the presumed Greek or archaic Roman origins of the prayer text, Piva demonstrates that the priests themselves could have composed the prayer and argues that the prayer was, thus, an innovative text that perfectly represented contemporary interests in the late 2nd and early 3rd centuries CE in the crafting of beautiful and artistic prayer texts. 48 Mary Beard’s observation concerning the increasingly ‘excessive rhetoric’ of the Arval inscriptions provides support for Piva’s suggestion. 49 Piva notes that the allegedly archaic reduplications of ‘marmar’, ‘fu fere’, and ‘berber’, as well as the factual reduplication of sins-in (sins incurrere), are innovative creations that are also found as nomina barbara in the collection of Greek Magical Papyri. 50 Although Piva’s argument drifts towards the drawing of some rather implausible conclusions about the cultural politics of the emperor Elagabalus, 51 it is worth reflecting on his thoughts on textual competence in terms of vocal techniques. Pliny the Elder offers an important insight in this respect. He writes: ‘It is not easy to say whether our faith is more violently shaken by the foreign, unpronounceable words, or by unexpected Latin ones, which our mind forces us to consider absurd, being always on the look-out for something big, something adequate to move a god, or rather to impose its will on his divinity.’52 (Transl. W.H.S. Jones, LCL)

Pliny refers here to a contemporary linguistic trend that drew upon a variety of examples from religious and allegedly magic contexts. These included the powerful prayers of the pontiffs and the augurs, and even those powerful words expressed by poets and other memorable persons, such as Ulysses, Cato the Elder, and Julius Cesar. 53 He relates this trend, and particularly the increasing use of absurd words that are either foreign or of surprising Latin construction, to the expectations

48. R. Piva, “Neue Interpretation des Carmen Arvale”, p. 68-75 and 79-84. Opposed by G. Radke, “Metrische und sprachliche Beobachtungen zum Arvallied”. 49. M. Beard, “Writing and Ritual”, p. 145. 50. R. Piva, “Neue Interpretation des Carmen Arvale”, p. 80-82. Cf. N. Corre, “Noms barbares et ‘barbarisation’”, p. 104-105. 51. R. Piva, “Neue Interpretation des Carmen Arvale”, p. 75-78. 52. Pliny, Historia naturalis 28.20: Neque est facile dictu, externa verba atque ineffabilia abrogent fidem validius an Latina inopinata et, quae inridicula videri cogit animus semper aliquid inmensum exspectans ac dignum deo movendo, immo vero quod numina imperet. 53. Pliny, Historia naturalis 28.10-21.

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Maik Patzelt of their Roman listeners. Whether customers and practitioners actually expected the new formulae to be more powerful when it came to coercing gods is rather unlikely, as this particular belief in the power of words clearly derives from Pliny’s attempt to rationalise human practice in a way that accords with his own rationalisation of nature more broadly. 54 However, Pliny makes clear that it was expected that novel and extraordinary words would be used in prayer. What he depicts is a strategy for the use of differentiated language in various religious contexts. This strategy accords with the advice given by Quintilian and Cicero concerning rhetorical competence. In congruence with Pliny’s threefold typology of absurd, foreign, and surprising words, Cicero introduces a comparable triad of ‘extraordinary’ (inusitatus), ‘novel’ (novatus), and ‘metaphorical’ (translatus) words. According to Cicero, these words do not derive from a mere linguistic trend but are effective and arousing vocal techniques. 55 For Quintilian, the difference between essentially new and essentially archaic words ultimately disappears, since both types of word are recognised as ‘new’. 56 While some words have their origins in ‘archaic’, ‘sacred’, or ‘magical’ language, they are all examples of the same linguistic phenomenon: a special, differentiated language 57 of the same kind that Piva finds in the allegedly archaic and magical words of the Carmen Arvale. The meaning of these words is thus less important than the sound they produce, a point that Cicero emphasises. 58 Quintilian and Cicero introduce the Carmen Saliare as the best example of a sound that, according to Cicero, ‘rouses [one] up to excitement’. 59 This arousing quality emanates from formulations such as cozeulodori

54. Pliny, Historia naturalis 2.14; 28.10. See M. Beagon, Roman Nature: The Thought of Pliny the Elder, Oxford 1992, p. 42-50. 55. Cicero, De oratore 3.152-156. 56. Quintilian, Institutio oratoria 1.6.39-40: nam et auctoritatem antiquitatis habent et, quia intermissa sunt, gratiam novati similem parant […] Ergo ut novorum optima erunt maxime vetera, ita veterum maxime nova. 57. S. J. Tambiah, “The Magical Power of Words”, p. 182-198; C. Bell, Ritual Theory: Ritual Practice, p. 88-93 and 115-116. 58. Cicero, De oratore 3.150-151 and 195-198. 59. Cicero, De oratore 3.197; Quintilian, Institutio oratoria 1.6.39.

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Contextualising the Vocal and Body Techniques of the Carmen Arvale eso, 60 marmuri veturi, 61 or pilumnoe poploe, 62 which all clearly belong to the same linguistic phenomenon that shapes the language in the Arval prayer and about which Pliny complains. This is a differentiated sacred language that is incomprehensible even to the chanting priests themselves. 63 The linguistic phenomenon of incomprehensible sacred songs or prayers is best-known as glossolalia (‘speaking in tongues’), which is a central device in ‘magical’ or ‘prophetic’ language. 64 This is not to say that the Arvals or Salii pursued prophetic ambitions. They did, however, exercise the same vocal technique, and this technique is famous for its psychological impact. The performance of foreign words in a prophetic glossolalia, when analysed as a semantic speech act, serves as a performative device that indicates the power and authority of the performance or performer within a particular setting, and it is this setting that makes these special-sounding words semantically appropriate and meaningful. 65 However, the effect on the human mind is entirely derived from the phonetic qualities of the words, 66 as Pliny, Cicero, and Quintilian understood. Anthropological 60. Varro, De lingua Latina 7.26. Cozeulodori eso analysed in detail by G. Sarullo, Il “Carmen saliare”: Indagini filologiche e riflessioni linguistiche, Berlin 2014, p. 157-169. 61. Varro, De lingua Latina 6.49. 62. Festus 224L. 63. Quintilian, Institutio oratoria 1.6.40. 64. Comprehensive approach by M. Dell’Isola, “‘They are not the Words of a Rational Man’: Ecstatic Prophecy in Montanism”, in V. Gasparini et al. (éd.), Lived Religion in the Ancient Mediterranean World, Berlin 2020; C. Forbes, Prophecy and Inspired Speech in Early Christianity and its Hellenistic Environment, Tübingen 1995. Although Forbes (p. 147) intends to differentiate Christian from non-Christian performances of glossolalia, the basic linguistic structure remains similar, as Origen, Contra Celsum 7.9 illuminates: Ταῦτ’ ἐπανατεινάμενοι προστιθέασιν ἐφεξῆς ἄγνωστα καὶ πάροιστρα καὶ πάντῃ ἄδηλα, ὧν τὸ μὲν γνῶμα οὐδεὶς ἂν ἔχων νοῦν εὑρεῖν δύναιτο· ἀσαφῆ γὰρ καὶ τὸ μηδέν, ἀνοήτῳ δὲ ἢ γόητι παντὶ περὶ παντὸς ἀφορμὴν ἐνδίδωσιν, ὅπῃ βούλεται, τὸ λεχθὲν σφετερίζεσθαι (my emphases). 65. W. Samarin, “Variation and Variables in Religious Glossolalia”, Language in Society 1 (1972), p. 121-130, esp. p. 123-125. For the Latin case in this regard recently N. Corre, “Noms barbares et ‘barbarisation’”; R. Gordon, “Competence and ‘Felicity Conditions’ in Two Sets of North African Curse-Tablets (DTAud. no 275-285, 286-298)”, MHNH 5 (2005), p. 61-86. Cf. R. Gordon, “Aelian’s Peony”, p. 86-89. 66. P. McNamara, The Neuroscience of Religious Experience, p. 124-127; P. Cox Miller, “In Praise of Nonsense”, in A. H. Armstrong (ed.), Classical Mediterranean

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Maik Patzelt and clinical studies connect this effect to a ‘reduction in volitional control’67 or a ‘decentering process’ caused by the repetitive use of the differentiated words. 68 While the authors of these extraordinary words and word sequences might be understood as attempting to surpass or ‘trump’ one another in a professional discourse, 69 the aim of affecting, indeed manipulating, the performers’ minds remains the essential purpose of their deployment, no matter how literarily sophisticated the compositions became. However, as the scheme of human cognition introduced above illustrates, these effects do not stand on their own. They are interlinked with a ritual environment that effectively suggests that the practitioner’s mind should ascribe a superhuman agency to the sensory input. Some 200 years after Pliny, and only a few decades after the inscription of the Carmen Arvale, the Neoplatonist philosopher Iamblichus discussed the significance of these differentiated words in relation to precisely such an ascription of superhuman agency. Iamblichus elaborates a theory according to which magical words (nomina barbara) conceal the proper names of the gods. This theory is not simply concerned with the proper invocation of the gods but, rather, with secret knowledge that helps the practitioner imitate these gods. Iamblichus writes: ‘We have knowledge of divine being, and power, and order, all comprehended in a name! And, moreover, we preserve in their entirety the mystical and arcane images of the gods in our soul; and we raise our soul up through these towards the gods and, as far as possible, when it has been elevated, we experience union with the gods’. 70 While performing these nomina barbara, the performer does not merely worship the divinity but, rather, becomes ‘conjoint’ with it, embodying or ‘mimicking’ the addressed deity through ritual speech. Spirituality: Egyptian, Greek, Roman, London 1986, p. 481-505, esp. p. 495-499; S. Crippa, “Entre vocalité et écriture : La voix de la Sibylle et les rites vocaux des magiciens”, in C. Batsch et al. (ed.), Zwischen Krise und Alltag: Antike Religionen im Mittelmeerraum, Stuttgart 1999, p. 95-110. 67. P. McNamara, The Neuroscience of Religious Experience, p. 124-125; A. B. Newberg et al., “The Measurement of Regional Blood Flow during Glossolalia: A Preliminary SPECT Study”, Psychiatry Research: Neuroimaging 148 (2006), p. 67-71. 68. P. McNamara, The Neuroscience of Religious Experience, p. 208. 69. N. Corre, “Noms barbares et ‘barbarisation’”, p. 100-103 ; R. Gordon, “Competence and ‘Felicity Conditions’”, p. 65. 70. Iamblichus, De mysteriis 7.4. cf. 7.5. transl. Emma C. Clarke et al.

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Contextualising the Vocal and Body Techniques of the Carmen Arvale Putting to one side, for the moment, the question of the philosophical background here, Iamblichus’ discussion can be seen to highlight the processes of mimicry involved in prayers that use these differentiated words for prophetic or other religious purposes. Recent discussions of the Magical Papyri support this hypothesis. As these studies point out, in agreement with Iamblichus, to speak in the tongues of the nomina barbara is to imitate a divine language in a way that leads to the transformation of the performer into a divine or otherwise superhuman being. 71 Accordingly, the essential purposes of these words in the Magical Papyri concern either prophecy or the conferment of superhuman powers on an object that the agent uses to execute superhuman tasks or directly onto the agent him or herself. 72 In terms of signifier and signified, the ‘glossolalia, then, becomes a vehicle for conveying meaning through the intonational features superimposed on the externalised utterance’. 73 Simply put, the ‘target individual and his or her community attribute religious meanings to these vocalisations’74 and the attributed meaning is, in our case, most likely that of a divine take-over or ‘possession’. Since the Arvals appear to have used allegedly magical words from the Magical Papyri 75 that aimed at prophecy, and since the rest of their song corresponds with the logic of an incomprehensible and entirely

71. S. Crippa, “Entre vocalité et écriture”, p. 104-106; S. Chiarini, “Ἐγώ εἰμι ῾Ερμῆς: Eine dramaturgische Facette der antiken Zaubersprache”, Tyche 31 (2016), p. 78-101. Nomina barbara as ‘pattern of divine language’ in M. Gorea, “Des noms imprononçables”, in M. Tardieu, A. Van den Kerchove, M. Zago (ed.), Noms barbares, Vol.1 Formes et contextes d’une pratique magique, Turnhout 2013, p. 109-120, esp. p. 118-120. 72. Some examples from the first books contain requests for epiphanies for the purpose of prophecy (Greek Magical Papyri I 262-347; II 1-64; 64-184) or divine knowledge and memory (III 282-409; 467-478). Some exemplify the conferment of power on their bodies by referring and thus performing themselves to superhuman beings (I 247-262; III 410-423; 631-731; IV 1-25). For the latter see S. Chiarini, “Ἐγώ εἰμι ῾Ερμῆς”, whose conclusions seem also valid for cases beyond Hermes. 73. E. M. Pattison, “Behavioral Science Research on the Nature of Glossolalia”. JASA 20 (1968), p. 73-86. 74. P. McNamara, The Neuroscience of Religious Experience, p. 124-125; A. B. Newberg et al., “Glossolalia”. 75. Some examples of berber and its variances can be found in Greek Magical Papyri IV 1008; XIII 73; 459. For marmar, see Greek Magical Papyri IV 366; 1201; XII 187. Cf. Pliny, Historia naturalis 30.5.

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Maik Patzelt differentiated sacred language, 76 the Carmen Arvale may have been an example of a cross-cultural vocal technique that aimed at manipulating bodily and mental states to create experiences that might be ascribed to divine agency. This is not to say that the Arvals actually aimed at the production of prophecy, but they certainly did seek to achieve some form of ‘conjoining’ with the deity. While performing this highly differentiated vocal technique, the ecstatic state that it evoked may have led to an experience of an overwhelming divine presence. Moreover, the ritual context suggests an aspiration towards an experience of divine presence. Further elements that aim at differentiation towards that end include the additional set of Greek elements and styles that appear in the prayer, such as the p of advocapit or the syllable sins. 77 The rhythmic structure of the text seems to confirm the idea of a ‘decentering’ loss of the practitioner’s self in his practice. Rhythms and repetitions provide the basic structural scheme for the Arval hymn and it is likely that the purpose of these features was to generate a transformative effect for those who sang these verses. The repetitions are particularly clear in the threefold utterances in the first five verses, the reduplications of marmar, sinsin, and to some degree also fu fere, and the fivefold repetition of triumpe in the last verse. Whether or not the threefold utterances in the first five verses carry a symbolic or sacral meaning, 78 the discrepancy between these repetitions and the fivefold repetition of triumpe in the last verse suggests an acceleration of rhythm. 79 In his exhaustive study, Eduard Norden tentatively posits an arousing effect for this presumed accelerating rhythm. Highlighting

76. A copious insight into the astonishing variety of rhetorical means used in this brief prayer is provided by C. Guittard, Carmen et prophéties à Rome, p. 44-58. 77. F. Bücheler, Carmina Latina Epigraphica, vol. I, Leipzig 1895, p. 2; V. Pisani, “Un grecismo nel Carmen Arvale”. ‘Die Graeca [haben sich] ungewollt [aufgedrängt]’; ‘im Zeichen der akuten Hellenisierung Roms’ (E. Norden, Aus altrömischen Priesterbüchern, p. 246 and 251). 78. As suggested by T. Birt, “Das Arvallied”, p. 151; E. Norden, Aus altrömischen Priesterbüchern, p. 238-243. Detailed discourse from C. Perry, “The Tyranny of Three”, CP 68 (1972), p. 144-148; A. Bell, “Three Again”, CJ 70 (1975), p. 40-41; W. F. Hansen, “Three a third Time”, CJ 71 (1976), p. 253-254. Cf. Tibullus, Elegiae 1.2.55-56; Pliny, Historia naturalis 28.21. 79. E. Norden, Aus altrömischen Priesterbüchern, p. 235.

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Contextualising the Vocal and Body Techniques of the Carmen Arvale a metrical structure that goes ‘to the fullest’ and that instantiates a ‘dynamism of rhythms’, 80 Norden imagines this prayer to be affective and emotional. 81 The rhythmic element here points to an important dimension of variation for vocal and physical performances, which the previously mentioned oratorical handbooks tend to refer to as pronunciation (pronuntiatio). 82 As the Rhetorica ad Herennium admits, it is almost impossible to convert actual vocalisations into script. 83 As the examples of good pronunciations discussed in the text illustrate, vocalisations inevitably vary in their actual performance from the original script and its rhythm. 84 Whereas the basic rhythm of the Arval prayer is considered to have a Saturnian structure, 85 notwithstanding the difficulty of providing a coherent definition of what exactly this was supposed to mean, 86 the emergence of a particular performance is an entirely ephemeral phenomenon. 87 An imaginative reconstruction of the prayer rhythm of the Arvals cannot, therefore, be reduced to a mere analysis of the cola in the accessible text. It is, thus, necessary to compare the text with literary depictions of other performances that made use of similar or identical vocal techniques. The correlation between movement and voice, between dance and chant, comes to the fore when we delve deeper into the rhythmic character of this song. Assessing the body techniques: Dancing into frenzy The Salii and the Arvals do not just use these techniques in the composition and singing of hymns, but also in the performance of 80. Ibid., p. 229-236, cit. 229 (‘Greifen ins Volle’); 235 (‘Dynamik der Rhythmen’). 81. Ibid., p. 233-235. 82. Rhetorica ad Herennium 3.19-27; Quintilian, Institutio oratoria 11.3.150-156. 83. Rhetorica ad Herennium 3.27. 84. A particular Cassius allegedly wrote awful legal speeches, but his pronunciation always led those speeches to success (Seneca, Controversiae 3, praef.). The same is mentioned for Demosthenes (Cicero, De oratore 3.213). 85. E. Norden, Aus altrömischen Priesterbüchern, p. 229-233; A. Reichardt, Die Lieder der Salier und das Lied der Arvalbrüder, p. 13. 86. On the problem of quantitative and qualitative approaches toward the Saturnian meter, see J. Parsons, “A New Approach to the Saturnian Verse and Its Relation to Latin Prosody”, Transactions of the American Philological Association 129 (1999), p. 117-137. 87. E. L. Schieffelin, “On Failure and Performance”; S. Krämer, “Sprache–Stimme– Schrift”, p. 341-344.

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Maik Patzelt dance as well. 88 Like the Salii, the Arvals dance in three steps, or tripodaverunt. 89 As a comparison between the Salii and the Galloi will reveal, and as the methodological scheme will confirm, the bland designation of the Arval dance as a ‘tripudium’ actually conceals what was an intensely ecstatic body technique. Greek sources provide the best insight into this ecstatic tripudium by providing an aetiology of the Salii. Plutarch, who writes around 150 years before the inscription was set up, explains: 90 ‘Now the Salii were so named, not, as some tell the tale, from a man of Samothrace or Mantinea, named Salius, who first taught the dance in armour; but rather from the leaping which characterised the dance itself. […] [They carry] small daggers with which they strike the shields. But the dance is chiefly a matter of step; for they move gracefully, and execute with vigour and agility certain shifting convolutions, in quick and oft-recurring rhythm.’ (Transl B. Perrin, LCL)

Dionysius of Halicarnassus confirms this picture: 91 ‘The Romans call them Salii from their lively motions. For to leap and skip is by them called salire; and for the same reason they call all other dancers saltatores, deriving their name from the Salii, because their dancing also is attended by much leaping and capering.’ (Transl. Earnest Cary, LCL)

The tripudium of the Salii represents a skilful dance that is characterised by well-orchestrated fast and rhythmic leaping. Further comments confirm that this dance generally involved a great deal of

88. E. Norden, Aus altrömischen Priesterbüchern, p. 185-191. 89. Cf. ibid., p. 190-191. 90. Plutarch, Numa 13.4-5: ‘σάλιοι δὲ ἐκλήθησαν, οὐχ, ὡς ἔνιοι μυθολογοῦσι, Σαμόθρᾳκος ἀνδρὸς ἢ Μαντινέως, ὄνομα Σαλίου, πρώτου τὴν ἐνόπλιον ἐκδιδάξαντος ὄρχησιν, ἀλλὰ μᾶλλον ἀπὸ τῆς ὀρχήσεως αὐτῆς, ἁλτικῆς οὔσης, […] ἐγχειριδίοις δὲ μικροῖς τὰ ὅπλα κρούοντες. ἡ δὲ ἄλλη τῆς ὀρχήσεως ποδῶν ἔργον ἐστί· κινοῦνται γὰρ ἐπιτερπῶς, ἑλιγμούς τινας καὶ μεταβολὰς ἐν ῥυθμῷ τάχος ἔχοντι καὶ πυκνότητα μετὰ ῥώμης καὶ κουφότητος ἀποδιδόντες’. Cf. T. Habinek, The World of Roman Song, p. 11-19 and 28-30. 91. Dionysius of Halicarnassus, Antiquitates Romanae II 70.4: ‘ὑπὸ δὲ Ῥωμαίων ἐπὶ τῆς συντόνου κινήσεως. τὸ γὰρ ἐξάλλεσθαί τε καὶ πηδᾶν σαλῖρε ὑπ᾽ αὐτῶν λέγεται. ἀπὸ δὲ τῆς αὐτῆς αἰτίας καὶ τοὺς ἄλλους ἅπαντας ὀρχηστάς, ἐπεὶ κἀν τούτοις πολὺ τὸ ἅλμα καὶ σκίρτημα ἔνεστι, παράγοντες ἀπὸ τῶν σαλίων τοὔνομα σαλτάτωρας καλοῦσιν’. Cf. Ovid, Fasti 3.87-388.

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Contextualising the Vocal and Body Techniques of the Carmen Arvale leaping and upward movement. Whilst Seneca compares the tripudium with the training for long and high jumps, 92 Catullus illustrates the qualities of a good bridge by using the jumping tripudium-dance as a comparative measurement. 93 Festus specifies this pattern of Salian dancing as exsultare, 94 stressing the leaping style even more heavily. 95 Apart from the Salii, further references to the tripudiumdance emphasise its leaping and almost frantic character. Bacchoi and matrons are well-known for their wild tripudium performances while singing in glossolalia. 96 From the perspective of a methodological framework that suggests a dialectic between physical action and physiological manipulation, a leaping, indeed wild repetitive dance is best understood as a body technique that manipulates bodily and mental states to create the effect of an altered state of ecstasy. Further comparisons with the ancient material seem to confirm the hypothesis that the tripudium was a widespread body technique that manipulated the minds of its performers. It is noteworthy in this connection that Dionysius of Halicarnassus compares the dance of the Corybantes with that of the Salii. 97 The poet and philosopher Lucretius describes the mental state of the tripudium dancing Corybantes as frenzy (furor), 98 a state that comes upon the dancers as a consequence of their wild leaping. 99 According to Plato, a very early yet very instructive source, the performances of the Corybantes led to a frenzy that was supposed to cure emotional disturbances and anxiety. External agitation in the form of violent music and wild dancing served, according to Plato, as a means of reordering the interior affairs of the human mind. 100 Aristotle conceptualises this therapeutic and medicinal mechanism as catharsis. 101

92. Seneca, Epistulae morales 15.4. 93. Catullus, Carmina 17.1-5. 94. Festus, De Verborum Significatu 334 L 19-25. Cf. Vergil., Aeneis 8.663; Cicero, De legibus 2.39 95. T. Habinek, The World of Roman Song, p. 28-31. 96. See D. Šterbenc Erker, “Stimme und Klang im Bacchuskult”. E.g. Catullus, Carmina, 63.26; Livy, Ab urbe condita 39.15.9; Accius, Bacchae Frg. 4; Varro, Ling. 7.8. 97. Dionysius of Halicarnassus, Antiquitates Romanae, 2.70.4. 98. Lucretius, De rerum natura 2.621. 99. Cf. Statius, Thebais 4.786-792. 100. Plato, Nomoi 790d-791a. See I. M. Linforth, “The Corybantic Rites in Plato”, University of California Publications in Classical Philology 13 (1946), 121-162. 101. Aristotle, Politica 1341b 32-1342b 10, esp. 1342a 4-15. Cf. C. Gill, “Ancient

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Maik Patzelt Given the methodological considerations sketched above, both authors can be understood as referring to the dance’s potential to generate and maintain an altered mental state – an ecstatic effect even that leads to healing. In Plato’s words, the dance makes its performers fall into a state of mania, which facilitates the capacity of the individual to encounter or even embody a deity. 102 A striking similarity to these characteristics of the tripudium can be found in Roman representations of the Galloi, such as those provided by Catullus: 103 ‘“Haste you together, she-priests, to Cybele’s dense woods, together haste, you vagrant herd of the dame Dindymene, you who inclining towards strange places as exiles, following in my footsteps, led by me, comrades, you who have faced the ravening sea and truculent main, and have castrated your bodies in your utmost hate of Venus, make glad our mistress speedily with your minds’ mad wanderings. Let dull delay depart from your thoughts, together haste you, follow to the Phrygian home of Cybele, to the Phrygian woods of the Goddess, where sounds the cymbal’s voice, where the tambour resounds, where the Phrygian flutist pipes deep notes on the curved reed, where the ivy-clad Maenades furiously toss their heads, where they enact their sacred orgies with shrill-sounding ululations, where that wandering band of the Goddess flits about: there it is meet to hasten with hurried mystic dance (tripudium).”

Psychotherapy”, Journal of History of Ideas 46 (1985), p. 307-325, p. 309-312. 102. From an anthropological view exhaustively elaborated by G. Rouget, Music and Trance, p. 76-80; 92-93; 187-226. 103. Catullus, Carmina 63.12-34: ‘“agite ite ad alta, Gallae, Cybeles nemora simul, simul ite, Dindymenae dominae vaga pecora, aliena quae petentes velut exsules loca sectam meam exsecutae duce me mihi comites rapidum salum tulistis truculentaque pelagi et corpus evirastis Veneris nimio odio, hilarate erae citatis erroribus animum. mora tarda mente cedat; simul ite, sequimini Phrygiam ad domum Cybelles, Phrygia ad nemora deae, ubi cymbalum sonat vox, ubi tympana reboant, tibicen ubi canit Phryx curvo grave calamo, ubi capita maenades vi iaciunt hederigerae, ubi sacra sancta acutis ululatibus agitant, ubi suevit illa divae volitare vaga cohors, quo nos decet citatis celerare tripudiis.” simul haec comitibus Attis cecinit notha mulier, thiasus repente linguis trepidantibus ululat, leve tympanum remugit, cava cymbala recrepant, viridem citus adit Idam properante pede chorus. furibunda simul anhelans vaga vadit animam agens comitata tympano Attis per opaca nemora dux, veluti iuvenca vitans onus indomita iugi: rapidae ducem secuntur Gallae properipedem’.

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Contextualising the Vocal and Body Techniques of the Carmen Arvale When Attis, now a spurious woman, had thus chanted to her comity, the chorus straightway shrills with trembling tongues (linguis trepidantibus ululate), the light tambour booms, the concave cymbals clang, and the troop swiftly hastes with rapid feet to verdurous Ida. Then raging wildly, breathless, wandering, with brain distraught, hurries Attis with her tambour, their leader through dense woods, like an untamed heifer shunning the burden of the yoke: and the swift Gallae press behind their speedy-footed leader.’ (Transl. L. C. Smithers)

The dances of the Arvals, the Salii, and the Galloi do not merely share the same technical term, that of a tripudium, they also share the same description of a fast, rhythmical leaping that Catullus substantiates in respect of the similar mental effects that Plato and Aristotle ascribe to the dance of the Corybantes. Catullus emphasises the speed of the dance and directly correlates this with the agent’s state of mind, for which the description of Attis being out of breath symptomatically stands (furibunda simul anhelans vaga vadit animam agens). The rushing rhythm of the voice, the correlating rushing rhythm of the dance, and, not least, the synchrony of the performers explicitly refers to an ecstatic state of extreme dizziness. Catullus aligns the practice with an extreme leaping tripudium involving the tossing of heads, which latter is, in itself, a well-known technique for producing mania. 104 The hastening rhythm converts the simple tripudium into a wild but nevertheless synchronised and coordinated circulation, just as the leaping Salii do with their own tripudium. As Eduard Norden points out, Dionysius’s description of the circulating movement as τοτὲ μὲν ὁμοῦ, τοτὲ δὲ παραλλάξ correlates with nunc simul nunc alternis in the Arval prayer, leading Norden to assign to both priesthoods the same pattern of circulating movements. 105 The behaviour of the Arvals and the Salii, as well as of Attis and his companions, also reflects descriptions of possessions in other cultures, such as in Orissa or Malaysia. 106 In the latter case, the ritual participants begin by circling

104. J. Bremmer, Greek Religion and Culture, the Bible and the Ancient Near East, Leiden 2008, p. 296; id., “Greek Maenadism Reconsidered”, Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 55 (1984), p. 267-286, esp. p. 278-279. 105. E. Norden, Aus altrömischen Priesterbüchern, p. 185-190. 106. B. Schnepel, “Der Körper im ‘Tanz der Strafe’”; M. L. Roseman, Sound in Ceremony: Power and Performance in Temiar Curing Rituals, Ithaca 1986, p. 215-220. Cf. G. Rouget, Music and Trance, p. 12-14; E. Bourguignon, “Suffering and Healing, Subordination and Power: Women and Possession

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Maik Patzelt their heads and then change over to a wild circulating dance, with head tossing and glossolalia evoking a state of ecstasy and, for some, an experience of possession. Another essential element that aligns the dances of the Arvals with those of the Salii and Galloi is rhythmic music, which is a common cross-cultural device for accessing states of ecstasy. 107 While Plutarch points to the rhythmic striking of shields, Dionysius writes: ‘For they [sc. the Salii] execute their movements in arms, keeping time to a flute, sometimes all together, sometimes by turns, and while dancing sing certain traditional hymns’. 108 It is important to note the suggestion that the Arvals followed a pace set by a flute, 109 as did the Salii. 110 Just as in Plato, Censorinus exemplifies the ecstatic and therapeutic potential of rhythmic music and, particularly, the role of flutes in ritual. 111 Studies in the anthropology and cognitive science of religion support this hypothesis. As these studies have pointed out, the rhythmic and voluminous sounds of ritual music serve as sensory stimuli that tend to cause a dissociative mental state which makes the performer vulnerable to detecting superhuman agency. 112 This may be the reason why the flute was present at almost all public rituals in Rome. 113 Appearances of the flutists’ college (collegium tibicinum) are consequently characterised by a demeanour of excess that indicates their state of frenzy. 114

Trance”, Ethos 32 (2004), p. 557-574; N. Theodoridou, “Hysteria and Trance: Performative Synergies”, Contemporary Theatre Review 19 (2009), p. 95-203. 107. G. Rouget, Music and Trance, p. 213-220. 108. Dionysius of Halicarnassus, Antiquitates Romanae, 2.70.5. ‘κινοῦνται γὰρ πρὸς αὐλὸν ἐν ῥυθμῷ τὰς ἐνοπλίους κινήσεις τοτὲ μὲν ὁμοῦ, τοτὲ δὲ παραλλὰξ καὶ πατρίους τινὰς ὕμνους ᾄδουσιν ἅμα ταῖς χορείαις’. Cf. Ovid, Fasti 3.387-388. E. Norden (Aus altrömischen Priesterbüchern, p. 185-191) hypothesises about dancing dyads, which seems quite unlikely, since there is no evidence that all of them practiced their rituals in a total number of twelve. An alternating shifting of directions seems rather likely to me. 109. E. Norden, Aus altrömischen Priesterbüchern, p. 234. 110. Cicero, De oratore 3.225-227. 111. Censorinus, De die natali 12; Plato, Republic 400b. 112. See above Methodological Remarks. 113. V. Péché and C. Vendries, “Musique romaine”, ThesCRA II (2004), p. 397-415, esp. p. 406-410. Cf. Pliny, Historia naturalis 28.11. 114. Ovid, Fasti 6.651-692; Valerius Maximus, Facta et dicta memorabilia 2.5.4; Plutarch, Quaestiones Romanae 55; Censorinus, De die natali 12.2. See V. Péché, “Collegium tibicinum romanorum : une association de musiciens au service de la

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Contextualising the Vocal and Body Techniques of the Carmen Arvale ‘Taken as a whole, the Salian performance illustrates the emergence of the divine from ritual’, Habinek writes in reference to the ‘numinous or affective power of intense, rhythmical, group activity [that] generates the divine nonmaterial’. 115 The same may hold true for the Arvals, even though the comparative approach can, of course, only yield tentative suggestions. However, the similarities between the Arvals, the Salii, and the Galloi are so striking and manifold that it is very likely that a corresponding characterisation of the Arvals would be legitimate. Just like the Salii and Galloi, the Arvals dance their tripudium in accordance with highly differentiated and ecstatic chants. Just as the Salii and the Galloi, the Arvals dance in synchrony. And just as a ritual functionary, a praesul or dux, conducts the collective exaltation of the Salii and the Galloi, 116 so one might plausibly suggest that the magister of the Arvals may have fulfilled a similar role. This (tentative) reconstruction of their performance supports the impression of an Arval rite that aimed at creating an ecstatic experience, a view grounded in both the theoretical background and the comparative descriptions of tripudia, which specify such an experience as intrinsic to the use of this leaping dance and its corresponding chant. As stated earlier, the broader context of the Dea Dia festival engenders a sense of divine presence in the midst of the priests. The detection by the performers of the agency of this or other gods was, thus, a very likely result of their use of these body techniques and music. The following section supports this hypothesis. The impact of rhythm As the accounts of the exsultantes Salii and the Galloi show, dancing in formation follows the same rhythm as the chanting that takes place at the same time. This is to say that the pace of the chant rushes to the same degree as does the tripudium. When the dance ‘leaps up’, the chant leaps to the same extent. Quintilian and Apuleius report that a leaping performance (exsultare) causes a hoarse (rauca)

religion romaine”, in P. Brulé and C. Vendries (ed.), Chanter les dieux : Musique et religion dans l’Antiquité grecque et romaine, Rennes 2001, p. 307-338. 115. T. Habinek, The World of Roman Song, p. 27. 116. The indicating word of Festus therefore is redamptruare (Festus, De Verborum Significatu 334 19-25 L). Cf. Historia Augusta, Marc Aurel 4.4.

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Maik Patzelt and shuddering (fracta) voice that indicates a state of frenzy. 117 Nonius Marcellus confirms this observation when he associates the language of exsultare with both acting and speaking. 118 Catullus describes this vocal acceleration, which mirrors the physical acceleration, as wailing (ululare), which is a famous vocal device for driving performers into states of ecstasy. 119 Sabina Crippa has convincingly argued that uttering an ululation in these contexts represents a glossolalia that, as illustrated above, consists of nomina barbara or voces magicae. 120 Lucan’s Erichtho or Ovid’s Circe provide good examples in this respect. They use and even invent unknown, new (incognita) and strange (obscura) words. They then put these into a carmen that they perform using ululation, 121 which is also characterised as rauca or fracta. 122 Lucan enhances these leaping performed words with further sounds of barking, 123 which are also common cross-cultural techniques in this respect. 124 In Catullus, Lucan, and the depictions of the Salii, the difference between merely chanting new or unknown words and ululating them lies in the leaping, that is to say in the rhythmic or even rushing pace at which they are chanted. This transition from merely using and repeating segments of glossolalia, such as allegedly foreign names, to a vivid and rhythmic performance of these words accords with the traditional model of a transition from an ‘initial phase’ of glossolalia to a ‘habitual phase’. 125 This habitual phase marks an extreme form of a vocal technique that intends to manipulate or alter the mental states of the performer. The

117. Apuleius, Metamorphoses 8.26.2; Quintilian, Institutio oratoria 12.10.12. See T. Habinek, The World of Roman Song, p. 29. 118. Nonius 300.31 L: exsultare est gestu vel dictu iniuriam facere. 119. D. Šterbenc Erker, “Stimme und Klang im Bacchuskult”. Likewise L. Deubner, Ololyge und Verwandtes, Berlin 1941. 120. S. Crippa, “Entre vocalité et écriture”, p. 97-101. 121. The witch Erichtho creates a carmen of invented strange words, which she then ululates and mumbles ‘[…] incognita verba temptabat cannenque novos fingebat in usus’ (Lucanus, Bellum civile 6.577-578). Ovid’s Circe does something similar with ‘obscura verba […] nova’ (Ovid, Metamorphoses 14.57-58). 122. Ovid, Metamorphoses 5.597-598; 13.565-569; 14.279-284; Lucanus, Bellum civile 6.685-693. 123. Lucanus, Bellum civile 6.685-693. 124. G. Rouget, Music and Trance, p. 12-17. 125. E. M. Pattison, “The Nature of Glossolalia”.

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Contextualising the Vocal and Body Techniques of the Carmen Arvale loss of volitional control is therefore a verisimilar result of this habitual phase and makes the performer vulnerable to ascribing this altered state to a superhuman agency. 126 In other words, ‘self-consciousness is reduced so that the spirit can speak, and the fusion of the old identity with the god can be facilitated’. 127 Lucan’s Sibyl exemplifies this correlation between leaping dance, the habitual phase of leaping chant, and possession by a spirit. Lucan thereby demonstrates the correlation between these simultaneous ecstatic body and vocal techniques: 128 ‘As fully as ever in the past, he forced his way into her body, driving out her former thoughts, and bidding her human nature to come forth and leave her heart at his disposal. Frantic, she careers about the cave, with her neck under possession [i.e. spinning around]; the fillets and garlands of Apollo, dislodged by her bristling hair, she whirls with tossing head through the void spaces of the temple; she scatters the tripods that impede her random course; she boils over with fierce fire, while enduring the wrath of Phoebus. […] When she found it, first the wild frenzy overflowed through her foaming lips; she groaned (murmura) and uttered loud inarticulate cries with panting breath; next, a dismal wailing (ululatus) filled the vast cave; and at last, when she was mastered, came the sound of articulate speech.’ (Transl. J. D. Duff, LCL)

Again, chanting a carmen in a fast rhythm influences its pronunciation, which converts the initial phase of a differentiated wording into the habitual phase of an incomprehensible hoarse and shuddering glossolalia. 129 Lucan exemplifies the logic of the

126. Q. Deeley et al., “Modelling Psychiatric and Cultural Possession”. 127. P. McNamara, The Neuroscience of Religious Experience, p. 208. 128. Lucanus, Bellum civile 5.161-174; 190-193: ‘Tandem conterrita virgo/ Confugit ad tripodas vastisque adducta cavernis/ Haesit et insueto concepit pectore numen./ Quod non exhaustae per tot iam saecula rupis/ Spiritus ingessit vati; tandemque potitus/ Pectore Cirrhaeo non umquam plenior artus/ Phoebados inrupit Paean mentemque priorem/Expulit atque hominem toto sibi cedere iussit/ Pectore. Bacchatur demens aliena per antrum/ Colla ferens, vittasque dei Phoebeaque serta/ Erectis discussa comis per inania templi/ Ancipiti cervice rotat spargitque vaganti/ Obstantes tripodas magnoque exaestuat igne/ Iratum te, Phoebe, ferens. […] Spumea tunc primum rabies vaesana per ora/ Effluit et gemitus et anhelo clara meatu/ Murmura, tum maestus vastis ululatus in antris/ Extremaeque sonant domita iam virgine voces : […]’ Cf. Tacitus, Annales 11.31.2-3. 129. S. Crippa, “Entre vocalité et écriture”, p. 95-101.

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Maik Patzelt mutual hastening of rhythmic chanting and movement by placing it alongside a crescendo-decrescendo structure. Whilst the wild frenzy of a leaping, head-tossing sort is intrinsically tied to the loud and incomprehensible glossolalia (murmura), 130 the Sibyl continues with an ululation and ends the performance with clear language, neither tossing nor striving nor leaping anymore. However, the body and vocal techniques apparently affect the performer’s mind, as indicated by the expression ‘bacchatur demens’ and the stereotypical symptoms of noisy breathing, falling to the ground, trembling, crying, and foaming at the mouth. 131 These extreme body and vocal techniques make the Sibyl perceivably enter an altered state, which she and the spectators attribute to a superhuman take-over. The Sybil becomes a vehicle of the divine by performing a highly ecstatic glossolalia that corresponds to the accelerated performance of a ritual dance. That is not to say that the performances of the Arvals were necessarily extreme to the same degree as the performance of the Sibyl was reputed to be. Nor did the Arvals provide oracles. However, they shared the same ecstatic vocal and body techniques with those who did. The performances of the Salii, the Galloi, the Sibyl, and the Arvals consisted of differentiated words of all kinds, be they archaic, foreign, or just completely new and odd, which they then rhythmically performed in a way that presumably became even more incomprehensible as they leapt about. A manipulation of the physiological conditions of the performers – of bodily and mental states – through the repetitive and hastening rhythm of the habitual phase is to be expected. That is, again, not to say that an ecstatic experience necessarily guarantees prophetic competence, since prophecy results from an ascription process that a) depends on the ritual context and its suggestive indexical signs, and that b) is strongly influenced by the cultural context in which the performance occurs. In the case of the Arval brethren, the experience of a divine presence is the most likely ascription, as the whole performance is framed by just such a presence.

130. Cf. Lucanus, Bellum civile 6.685-693; Ovid, Metamorphoses 5.597-598; 13.565569; 14.279-284. 131. On the ‘ecstatic experience’ evoked by ululation and head-tossing, see D. Šterbenc Erker, “Stimme und Klang im Bacchuskult”.

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Contextualising the Vocal and Body Techniques of the Carmen Arvale Conclusion A comparative approach to the use of body and vocal techniques allows us to reach an initial – albeit tentative – understanding of the effective performance of the Arval prayer that looks beyond the aspects of social transition, social stability, or identity. This paper has argued that the Carmen Arvale, despite being unique in its specific form, follows the same cross-culturally valid ritualised patterns of vocal and body techniques that are also found in the performances of the Salii and the Galloi. The Arvals, as far as we can tell from the inscription and from comparisons with other priestly performances, perform their ritual in the context of a culturally shared pattern and in a rhythmic, perhaps even ‘leaping’, style. By rhythmically dancing their tripudium, they correspondingly convert their already highly differentiated prayer text into an effective rhythm, cross-culturally conceptualised as glossolalia. The body and vocal techniques thus represent a strategic attempt to afford ‘religious experiences’ in the sense that these techniques manipulate, indeed alter, the performer’s body and mental states – states that are very vulnerable to an ascription of divine agency. At the same time, the ritual context fosters such an ascription to the respective experiences. One may add that an ululation of archaic or archaised prayer texts does not necessarily imply any particular gender. 132 Ululation rather refers to the habitual phase of a common vocal technique that appears in various prayer contexts, sometimes more and sometimes less excessive. The literary discourse, however, tends to derogate this widespread vocal (and body) technique as effeminate, or as a ‘Phrygian’ or ‘Hellenised’ style of speech. 133 The most famous examples are Cicero’s

132. Livy, Ab urbe condita 3.7.7; 26.9.6-8. Cf. Ovid, Fasti 3.213-224; Juvenal, Saturae 6.164; Tibullus, Elegiae 1.3.30-32; Tacitus, Annales 15.44. See D. Šterbenc Erker, Religiöse Rollen römischer Frauen in “griechischen” Ritualen, Stuttgart 2012, p. 182-188. As ‘compelling gestures’ (‘zwingende Gesten’) formulated by E. Flaig, “Zwingende Gesten in der römischen Republik”, in R. van Dülmen (ed.), Neue Blicke: Historische Anthropologie in der Praxis, Wien 1997, p. 33-50; Kimberley Stratton specifies the ‘discourse of wicked women’ in these concerns. (K. Stratton, Naming the Witch: Magic, Ideology, and Stereotype in the Ancient World, New York 2007, p. 73-79). Cf. I. Patera and A. Zografou, “Femmes à la fête des Halôa : Le secret et l’imaginaire”, Clio 14 (2001), p. 17-46. 133. Juvenal, Saturae 3.61-100, esp. 90-91; Quintilian, Institutio oratoria 1.8.2;

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Maik Patzelt incriminating portrayal of P. Clodius Pulcher and M. Antonius, both of whom he accuses of having performed a ritual in an effeminate way, although they merely followed the expectations of the ritual performance. 134 On a more general level, Livy derides and labels as criminal men who participated in the Bacchanalian rites, making use of the same vocal and body techniques and thereby offering prophecies of all kind. 135

Pliny, Epistulae 2.14.13. Cf. T. Habinek, The World of Roman Song, p. 94-104. 134. Cicero, De domo sua 138-141; Philippics 3.12. 135. Livy, Ab urbe condita 39.15.9.

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« COMMENT CONVIENT-IL, MON PÈRE, QUE JE PRIE ? » LES PRIÈRES DES HERMÉTISTES Anna van den Kerchove Institut protestant de théologie – Département d’histoire Laboratoire d’études sur les monothéismes – UMR 8584

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hermétistes sont relativement fuyants. En effet, d’une part, en dehors des auteurs historiques des écrits hermétiques, nous n’avons aucune attestation explicite sûre d’un hermétiste historique à l’époque où les écrits auraient été composés, soit entre le ier siècle de l’ère commune et le iiie siècle, voire le ive siècle 1. D’autre part, l’historien ne sait rien sur les auteurs historiques, ces derniers étant anonymes et n’ayant laissé aucun indice permettant une identification même hypothétique. Des chercheurs, comme Michèle Broze, ont avancé l’hypothèse que Jamblique pouvait être un hermétiste 2. Cependant, la question se pose aussi de savoir ce que pourrait signifier « être hermétiste » à cette époque. Tout au plus, un certain accord semble se dessiner pour considérer l’existence probable de cercles es

1. Le terminus ante quem pour plusieurs écrits hermétiques est constitué par les citations faites par des auteurs chrétiens, par l’Anthologie de Jean Stobée et par quelques papyrus dont la datation n’est toutefois pas assurée. Voir à ce sujet A. Van den Kerchove, « Papyrological Hermetica », Studi e Materiali di Storia delle Religioni 83/1 (2017), p. 97-115. 2. Voir en particulier Jamblique, Réponse d’Abamon à la lettre à Anébon I 1-2 et VIII (Jamblique, Réponse à Porphyre [De mysteriis], éd., trad. et notes H. D. Saffrey et A.-Ph. Segonds, collab. A. Lecerf, Paris 2013) ; voir les annotations par M. Broze et C. van Liefferinge, dans Jamblique, Les Mystères d’Égypte. Réponse d’Abamon à la lettre de Porphyre à Anébon, traduction et annotations, Bruxelles 2009. 10.1484/M.BEHE-EB.5.120028

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Anna Van den Kerchove hermétiques 3, qui se superposeraient à d’autres cercles de sociabilité ; leurs membres se réuniraient régulièrement (mais selon quelle régularité ?), autour d’activités communes, qui permettraient notamment d’acquérir des connaissances dans le but de transformer les bénéficiaires en vue du salut du genre humain. Ces activités consisteraient d’une part en l’étude d’écrits et de leçons, avec une dimension initiatique, d’autre part en des pratiques rituelles, si nous considérons que les pratiques dont il est parfois question dans les écrits ne sont pas qu’un phénomène littéraire. Parmi les pratiques rituelles, nous trouvons des prières. Nous allons nous intéresser plus particulièrement aux prières qui sont prononcées par les protagonistes, aussi bien par le maître (Hermès) que par ses disciples qui sont parvenus au stade final de l’initiation. Ces prières sont peu nombreuses et elles interviennent uniquement dans quatre écrits : – CH I ou Poimandrès, qui serait le plus ancien des écrits rassemblés dans le Corpus Hermeticum et qui pourrait dater de la fin du ier siècle 4 ou de la seconde moitié du iie siècle 5. Cet écrit, qui pourrait équivaloir à un rituel d’investiture, est clos par une prière que le narrateur anonyme adresse au Dieu très haut, alors qu’il vient de bénéficier d’une révélation divine et d’être investi par le révélateur (Poimandrès) comme guide des êtres humains les plus dignes pour mener le genre humain vers le salut. – CH V, qu’il est difficile de dater, peut-être du iiie siècle ; il se termine par une prière qui est prononcée par Hermès et qui se situe dans la continuité de la leçon qu’Hermès vient de délivrer à son disciple anonyme. – CH XIII, qui est postérieur à CH I, puisque son auteur semble faire référence au Poimandrès, et est antérieur à la traduction copte que nous pouvons lire, au moins en partie, dans le codex Tchacos daté

3. Voir à ce sujet C. H. Bull, The Tradition of Hermes Trismegistus. The Egyptian Priestly Figure as a Teacher of Hellenized Wisdom, Leyde-Boston 2018, p. 377-455. 4. C. H. Dodd, The Bible and the Greeks, Londres 19542 (1935), p. 99 n. 1, p. 203 et p. 209 ; G. Fowden, Hermès l’Égyptien. Une approche historique de l’esprit du paganisme tardif, traduction : J.-M. Mandosio, Paris 2000 (1986 pour l’édition anglaise), p. 29 n. 53 5. A. Van den Kerchove, « Les hermétistes et les conceptions traditionnelles des sacrifices », dans N. Belayche et J.-D. Dubois (éd.), L’Oiseau et le poisson. Cohabitations religieuses dans les mondes grec et romain, Paris 2011, p. 61-81, part. p. 80.

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Les prières des hermétistes du ive siècle 6. Le maître Hermès, puis le disciple Tat, prononcent tour à tour une prière après que Tat a été régénéré sous l’action de la parole d’Hermès. – Nag Hammadi Codex VI, 6 (ci-après NH VI, 6), que les chercheurs intitulent notamment L’Ogdoade révèle l’Ennéade (d’après ce que le texte dit, p. 61, 21-22) et dont la version grecque serait postérieure à CH I et antérieure à la traduction copte transmise par le codex VI, lequel est daté généralement du ive siècle 7. Il s’agit d’un écrit où le disciple (anonyme) est peu à peu régénéré grâce à la parole de son maître Hermès et où il progresse vers l’Ennéade afin d’obtenir la vision de Dieu. Trois prières scandent cet écrit. À l’exception de CH V, les trois écrits CH I, XIII et NH VI, 6 appartiendraient à la même tendance au sein de la tradition hermétique : leurs auteurs utilisent l’expression λογικαὶ θυσίαι pour qualifier les prières ; ils abordent tous les trois la fin de l’initiation du disciple, avec une transformation interne de ce dernier ou, plus spécifiquement pour CH XIII, une régénération ; de plus, comme nous l’avons dit, l’auteur de CH XIII semble faire référence à CH I 8. Dans les pages qui suivent, il ne s’agit pas de revenir sur l’expression λογικαὶ θυσίαι, ni sur les liens entre prières et sacrifices, mais sur la manière dont il faut prier 9. Nous mettrons d’une part l’accent sur

6. Voir l’identification effectuée par J.-P. Mahé rapportée par G. Wurst, « Preliminary Codicological Analysis of Codex Tchacos », dans R. Kasser et G. Wurst (éd.), The Gospel of Judas together with the Letter of Peter to Philip, James, and a Book of Allogenes from Codex Tchacos, National Geographic 2007, p. 27-34 (p. 29-30). À compléter par G. Wurst, « Weitere neue Fragmente aus Codex Tchacos. Zum “Buch des Allogenes” und zu Corpus Hermeticum XIII », dans E. E. Popkes, G. Wurst (éd.), Judasevangelium und Codex Tchacos, Tübingen 2012, p. 1-12 (p. 10-11). 7. Sur l’écrit et la datation, voir Jean-Pierre Mahé, Hermès en Haute-Égypte, 2 tomes, Québec 1978 (t. I) et 1982 (t. II). 8. À ce sujet voir A. Van den Kerchove, La voie d’Hermès : pratiques rituelles et traités hermétiques, Leyde 2012, p. 25-26 et p. 336. 9. Voir A. Van den Kerchove, « La voie d’Hermès, la question des sacrifices et les “cultes orientaux” », dans C. Bonnet, S. Ribichini et D. Steuernhagel (dir.), Religioni in contatto nel Mediterraneo antico. Modalità di diffusione e processi di interferenza. Atti del 3° incontro su « Le religioni orientali nel mondo greco e romano » (Loveno di Menaggio, Como, 26-28 maggio 2006), Rome 2008, p. 171-184 et ead., « Les hermétistes et les conceptions traditionnelles des sacrifices », p. 61-80. Nous renvoyons également le lecteur à la bibliographie suivante : B. McNeil, « A Note on P. Berol. 9794 », Numen 23/3 (1976), p. 239-240 ; A. Proto, Ermete Trismegisto :

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Anna Van den Kerchove l’usage et les variations d’une expression associée dans ces prières à λογικαὶ θυσίαι et d’autre part sur le silence. Notre point de départ sera L’Ogdoade révèle l’Ennéade. L’Ogdoade révèle l’Ennéade et la manière correcte de prier L’écrit transmis en copte dans le codex VI découvert près de Nag Hammadi constituera le fil conducteur de notre propos, parce que c’est le texte hermétique où la dimension rituelle est la plus marquée et dont la thématique de la prière constitue la toile de fond. L’auteur met en scène un disciple anonyme qui, sous la houlette de son maître Hermès Trismégiste, de son enseignement et de ses prières, est progressivement régénéré, jusqu’au point où il peut « voir », c’est-à-dire connaître, le divin et lui-même comme faisant partie du divin. Au cours de cette leçon initiatique, à trois reprises, le disciple « s’inquiète » de la manière correcte dont il faut prier. Le disciple exprime sa première inquiétude au début de la leçon, quand Hermès lui apprend qu’il a des « frères » engendrés par des « mères spirituelles ». Juste après cette information, Hermès somme son disciple de prier avec ces frères, ce qui provoque la question du disciple sur la manière dont il faut prier (p. 53, 31-33). Cette question est suivie d’une lacune au début de la page 54 du codex, où se trouvait probablement la réponse d’Hermès. Cependant, un peu plus loin dans la leçon, alors que le disciple demande à prier (p. 55, 9-10), Hermès pourrait apporter un (nouvel) élément de réponse concernant la manière de prier, quand il dit (p. 55, 11-14) : « c’est de toute notre pensée, de tout notre cœur et de (toute) notre âme qu’il convient de prier Dieu. » Le disciple exprime son inquiétude une deuxième fois, vers le milieu de la leçon, alors que le maître a prié (p. 55, 24 - 57, 25), que le disciple a déclaré voir les « profondeurs indicibles » et qu’il a entendu parler

Gli inni. Le preghiere di un santo pagano, Milan 2000 ; D. J. M. Whitehouse, The Hymns of the Corpus Hermeticum : Forms with a diverse Functional History, Cambridge, Harvard University, Ph. D. : Theology, Cambridge 1985, UMI, Ann Arbor 1985 ; G. Zuntz, « On the Hymns in Corpus Hermeticum XIII », Hermes 83 (1955), p. 68-92 (repris dans Opuscula Selecta, Manchester 1972, p. 150-177). Voir aussi M. Lattke, Hymnus. Materialen zu einer Geschichte der antike Hymnologie, Göttingen 1991, p. 147-149 et p. 155-156, ainsi que W. C. Grese, Corpus Hermeticum XIII and Early Christian Literature, Leyde 1979 et A.-J. Festugière, La Révélation d’Hermès Trismégiste, nouvelle édition revue et augmentée avec la collaboration de C. Luna, H. D. Saffrey et N. Roudet, Paris 2014 [19502], index s. v. « hymne(s) », p. 1849.

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Les prières des hermétistes de l’Ogdoade qui adresse une hymne à Dieu. Le disciple se demande en quoi consiste cette hymne (p. 58, 23-24). La réponse du maître est immédiate et introduit l’idée de silence, avant que le disciple n’adresse son hymne. Le disciple exprime son inquiétude pour la troisième et dernière fois à la fin de la leçon (p. 60, 11-13), alors qu’il a adressé une hymne et une action de grâces et qu’Hermès a déclaré que son disciple a trouvé ce qu’il cherchait. La réponse du maître est immédiate, avant que le disciple ne prononce une nouvelle action de grâces. Le tableau suivant récapitule ces informations en indiquant la ou les remarque(s) d’Hermès qui ont provoqué la question du disciple et la réponse apportée par le maître. Remarques du maître 53, 27-30 ⲙⲁⲣⲛϣⲗⲏⲗ ⲱ ⲡⲁϣⲏⲣⲉ ⲁⲡⲉⲓⲱⲧ ⲙⲡⲧⲏⲣϥ ⲙⲛ ⲛⲉⲕⲥⲛⲏⲟⲩ ⲉⲧⲉ ⲛⲁϣⲏⲣⲉ ⲛⲉ « Prions, mon fils, le Père du Tout avec tes frères, qui sont mes fils. »

Questions du disciple

Réponses du maître

53, 31-33 ⲁϣ ⲧⲉ ⲑⲉ ⲉⲧⲟⲩϣⲗⲏⲗ ⲙⲙⲟⲥ ⲱ ⲡⲁⲉⲓⲱⲧ ⲉⲩϩⲟⲧⲣ ⲉϩⲟⲩⲛ ⲉⲛϫⲱⲱⲙⲉ

Lacune + 55, 10-14 ⲱ ⲡⲁϣⲏⲣⲉ ⲡⲉⲧⲉϣϣⲉ ⲡⲉ ϩⲙ ⲡⲉⲛⲙ[ⲉ]ⲉⲩⲉ ⲧⲏⲣϥ ⲙⲛ ⲡⲉⲛϩⲏⲧ ⲧⲏⲣϥ ⲙⲛ ⲧⲉⲛⲯⲩⲭⲏ ⲉⲧⲣⲉⲛϣⲗⲏⲗ ⲉⲡⲛⲟⲩⲧⲉ « Comment prie-t-on, « Mon fils, c’est de toute père, alors que l’on est notre pensée, de tout uni aux générations ? » notre cœur et de (toute) notre âme qu’il convient de prier Dieu. » 58, 22-23 58, 23-24 ⲁϣ ⲧⲉ ⲑⲉ ⲉⲃⲟⲗ ⲁⲕϣⲱⲡⲉ ⲉⲩⲛⲁϣϣⲁϫⲉ ϩⲓⲧⲟⲟⲧⲥ ⲉⲣϩⲩⲙⲛⲉⲓ· ⲁⲛ ⲉⲣⲟⲕ·

58, 17-22 ⲑⲟⲅⲇⲟⲁⲥ ⲅⲁⲣ ⲧⲏⲣⲥ ⲱ ⲡⲁϣⲏⲣⲉ ⲙⲛ ⲛⲯⲩⲭⲏ ⲉⲧⲛϩⲏⲧⲥ ⲙⲛ ⲛⲁⲅⲅⲉⲗⲟⲥ ⲥⲉⲣϩⲩⲙⲛⲉⲓ ϩⲛ ⲟⲩⲕⲁⲣⲱϥ· ⲁⲛⲟⲕ ⲇⲉ ⲡⲛⲟⲩⲥ ϯⲣⲛⲟⲉⲓ· « Toute l’Ogdoade en « Comment chanter un « tu es là où l’on ne pourra effet, mon fils, avec hymne ? » plus te parler. » les âmes qui sont en elle et les anges chantent des hymnes en silence. Mais moi, Noûs, je (les) perçois noétiquement. »

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Anna Van den Kerchove 60, 8-11 ϩⲱⲥ ⲁⲕⲙⲧⲟⲛ ⲙⲙⲟⲕ ⲥⲣϥⲉ ⲁⲡⲥⲙⲟⲩ· ⲁⲕϭⲓⲛⲉ ⲅⲁⲣ ⲙⲡⲉⲧⲕϣⲓⲛⲉ ⲛⲥⲱϥ·

60, 11-13 ⲟⲩ ⲡⲉⲧⲉϣϣⲉ ⲇⲉ ⲡⲉ· ⲱ ⲡⲁⲉⲓⲱⲧ ⲉⲧⲁⲥⲙⲟⲩ ⲉⲉⲓⲙⲏϩ ⲉⲃⲟⲗ ϩⲙ ⲡⲁϩⲏⲧ·

60, 13-17 ⲡⲉⲧⲉϣϣⲉ ⲇⲉ ⲡⲉ ⲡⲉⲕⲥⲙⲟⲩ ⲉⲧⲕⲛⲁϫⲟⲟ(ⲩ) ϥ ⲉϩⲣⲁ ⲉⲡⲛⲟⲩⲧⲉ· ⲛⲥⲉⲥⲁϩϥ ⲉⲡⲉⲉⲓϫⲱⲱⲙⲉ ⲛⲛⲁⲧⲧⲁⲕⲟ· « Puisque tu es en « Comment convient-il, « Il convient que tu repos, occupe-toi à la mon père, que je prie, adresses ta prière à Dieu prière, car tu as trouvé étant plein dans mon et qu’elle soit écrite sur ce ce que tu cherchais. » cœur ? » livre impérissable. »

Sur la manière de prier (NH VI, 6)

Le verbe employé par le disciple dans les trois questions change : dans un premier temps, ϣⲗⲏⲗ (« prier ») qui a un sens oratoire général, mettant l’accent sur le fait de s’adresser à Dieu et non sur la forme que pourrait prendre cette adresse ; puis ⲣϩⲩⲙⲛⲉⲓ (« chanter des hymnes ») et ⲥⲙⲟⲩ (« louer ») qui paraissent qualifier les mêmes adresses à Dieu, sans être synonymes, puisqu’ils mettraient l’accent sur des aspects différents de cette même adresse : ⲣϩⲩⲙⲛⲉⲓ insisterait sur la forme de la prière et sur la nécessité d’une transformation interne du disciple, alors que ⲥⲙⲟⲩ insisterait sur le contenu, constitué de louanges, c’est-à-dire de paroles idoines à la divinité 10. Énoncées dans des circonstances et à des moments différents de la leçon initiatique qui clôture le parcours du disciple, employant un vocabulaire de la prière varié, les questions construisent ou rendent compte d’une évolution dans l’apprentissage de l’adresse à Dieu. L’ensemble témoigne d’une visée didactique à l’intention du destinataire, avec deux préoccupations majeures : la façon dont l’être humain peut s’adresser à une divinité, notamment Dieu, et la relation entre parole et silence.

10. Pour plus de détails sur ce qui précède, voir A. Van den Kerchove, « Les prières hermétiques coptes. Étude lexicale », dans N. Bosson et A. Boud’hors (dir.), Actes du huitième congrès international des études coptes, Paris 28 juin – 3 juillet 2004, Louvain 2007, vol. 2, p. 909-920, à compléter avec La Voie d’Hermès, p. 236-259.

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Les prières des hermétistes Prier « de tout notre cœur, de notre âme, de notre force » et de « notre pensée » La première question du disciple intervient quand celui-ci prend conscience d’une part de la nécessité de la prière, suite à l’injonction d’Hermès, et d’autre part de son état, à savoir celui où il est encore « uni aux générations », c’est-à-dire à la matière, contrairement aux « frères » dont il a été question plus tôt dans la leçon, ceux dont la matrice est spirituelle et qui ont donc été régénérés. Comment le disciple peut-il prier avec ces « frères », alors qu’il n’est pas au même stade initiatique que ces derniers ? Un paradoxe se lit en filigrane de la question : d’un côté, la conscience de la distance ontologique entre Dieu et être humain, qui peut être un frein à toute adresse du second au premier ; d’autre part, la nécessité de s’adresser à Dieu pour l’être humain visant le salut. Nous pouvons lire un paradoxe équivalent dans plusieurs écrits hermétiques. Ainsi, le narrateur de CH I, alors qu’il prie (I, 31), clôt la première partie de son adresse à Dieu par ces mots : ἅγιος εἶ, ὁ κρείττων τῶν ἐπαίνων (« tu es saint, [toi qui es] trop grand pour les louanges »). En CH V, Hermès commence sa prière par une interrogation qui est la seule à être énoncée à la troisième personne du singulier : τίς οὖν σε εὐλογήσαι ὑπὲρ σοῦ ἢ πρὸς σέ; (« Qui donc pourrait te bénir, parlant de toi ou s’adressant à toi ? ») ; la prière qui suit, et qui est exprimée désormais à la première personne du singulier, paraît être une réponse, positive, à la question, en raison du statut magistériel de l’orant, Hermès lui-même. Un autre écrit du Corpus Hermeticum rend bien compte de ce paradoxe : CH XVIII, même s’il n’a pas toujours été considéré comme hermétique 11. En effet, CH XVIII diffère de tous les autres textes du

11. R. Reitzenstein (Poimandres. Studien zur griechisch-ägyptischen und frühchristlichen Literatur, Leipzig 1904, p. 199-208) considère que l’écrit est bien hermétique et le date du règne de Dioclétien. W. Scott est du même avis quant à la datation de CH XVIII, mais il se distancie de R. Reitzenstein quant au caractère hermétique (Hermetica : the Ancient Greek and Latin Writings Which Contain Religious or Philosophic Teachings Ascribed to Hermes Trismegistus, vol. 2, Londres 1925, p. 461) ; A.-J. Festugière (Corpus Hermeticum, t. II, éd. et trad. A.-J. Festugière et A. D. Nock, Paris 1992 [cinquième tirage de l’édition de 1945], p. 244) s’oppose à tout caractère hermétique, mais, dans la même édition, A. D. Nock est moins catégorique (ibid., p. 244 n. 3). B. P. Copenhaver (Hermetica. The Greek Corpus Hermeticum and the Latin Asclepius in a New English Translation with Notes and Introduction, Cambridge 1992, p. 209-210) résume

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Anna Van den Kerchove Corpus Hermeticum : Hermès n’est pas mentionné, ni dans le texte luimême, ni dans le titre ; la thématique concerne certes en partie Dieu, mais également les éloges qu’il faut adresser à des monarques, ce que nous ne lisons pas ailleurs dans le Corpus Hermeticum. Nous le citons ici toutefois parce qu’il contient un passage intéressant sur les louanges à Dieu. À la section 12, l’auteur parle de l’orant pour dire qu’il faut louer Dieu alors même que les discours des êtres humains ne peuvent égaler les mérites de Dieu ; il compare alors les orants aux ἀρτιγενεῖς (« nouveau-nés ») et il souligne ainsi la distance entre la divinité paternelle et l’orant. Quelques phrases plus loin, l’auteur reprend l’idée que l’être humain doit et peut louer Dieu en l’expliquant avec l’idée d’une parenté (XVIII, 13) : φύσει γὰρ ἡμῖν τοῖς ἀνθρώποις, ὥσπερ ἐκγόνοις ἀπ᾿ ἐκείνου τυγχάνουσι, τὰ τῆς εὐφημίας ἔνεστιν, αἰτητέον δὲ τὰ τῆς συγγνώμης (« en effet, les [choses] de la louange sont par nature possibles pour nous, êtres humains, puisque nous sommes comme des rejetons issus de lui »). L’apposition ὥσπερ ἐκγόνοις ἀπ᾿ ἐκείνου τυγχάνουσι n’est pas sans rappeler le vers 5 des Phénomènes d’Aratos de Soles (τοῦ γὰρ καὶ γένος εἰμέν 12) et le premier hémistiche du vers 4 de l’Hymne à Zeus de Cléanthe (ἐκ σοῦ γὰρ γενόμεσθα 13). Ces deux vers ont été souvent rapprochés par les chercheurs, mais la question de l’antériorité de l’un par rapport à l’autre n’a pas reçu de réponse sûre 14. L’expression de CH XVIII devrait plutôt être rapprochée de l’hémistiche de Cléanthe que du vers d’Aratos, puisque dans les deux cas la question de la relation paternelle est liée à la possibilité pour l’être humain de louer la divinité (ce qui n’est pas le contexte du vers chez les différentes positions, sans en privilégier une. La traduction anglaise The Way of Hermes. The Corpus Hermeticum (translasted by C. Salaman, D. van Oyen and W. D. Wharton, The Definitions of Hermes Trismegistus to Asclepius translated by J.-P. Mahé, Londres 2001) ne donne pas la traduction anglaise de cet écrit, l’excluant ainsi du Corpus Hermeticum. 12. Voir Aratos, Phénomènes, édition et traduction J. Martin, Paris 1998, 2 tomes (t.2, p. 145-146). 13. Le manuscrit donne la leçon ἐκ σοῦ γὰρ γένος ἐσμεν, mais pour des raisons métriques, les différents éditeurs ont proposé plusieurs corrections possibles. Ici, nous avons repris la correction indiquée par A.-J. Festugière et É. des Places : A.-J. Festugière, La Révélation, t. II, p. 311 n. 10 [éd. 2014, p. 783] où il récapitule les autres corrections possibles, et É. des Places, « Hymnes grecs au seuil de l’ère chrétienne », Biblica 38 (1957), p. 121. Nous renvoyons à ces deux références pour un commentaire de cet hymne de Cléanthe. 14. Voir A.-J. Festugière, La Révélation, t. II, p. 317 et n. 5 [p. 789] ; É. des Places, « Hymnes grecs », p. 121 ; J. Martin, dans Aratos, Phénomènes, t. 2, p. 145-146.

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Les prières des hermétistes Aratos), ici Dieu, là Zeus ; la différence est que Cléanthe parlait en son nom propre, comme membre de l’humanité, tandis que l’auteur de CH XVIII parle au nom de l’humanité entière. Distance et parenté vont ainsi de pair dans les prières, la distance pouvant être en partie surmontée par la prise de conscience d’une parenté entre l’orant et la divinité. Dans un contexte hermétique, la distance est surmontée préalablement par l’acquisition d’une triade, connaissance, logos et noûs (dans leur version hermétique). Les prières hermétiques dont il est ici question sont toutes prononcées par un orant qui est soit le maître, soit un disciple en train d’achever sa formation sur la voie d’Hermès 15. Ainsi, pour en revenir à l’écrit copte, dans sa réponse à son disciple Hermès ne met pas en avant l’acquisition de la connaissance, du logos et du nous, car ils sont déjà acquis ou presque acquis ; il recommande plutôt (NH VI, 6, p. 55, 11-14) : ⲡⲉⲧⲉϣϣⲉ ⲡⲉ ϩⲙ ⲡⲉⲛⲙ[ⲉ]ⲉⲩⲉ ⲧⲏⲣϥ ⲙⲛ ⲡⲉⲛϩⲏⲧ ⲧⲏⲣϥ ⲙⲛ ⲧⲉⲛⲯⲩⲭⲏ ⲉⲧⲣⲉⲛϣⲗⲏⲗ ⲉⲡⲛⲟⲩⲧⲉ, avec l’idée d’une adéquation entre la manière dont il faut prier et le destinataire de la prière. Hermès rappelle cette même idée un peu plus loin dans son enseignement (NH VI, 6, p. 57, 18-23) : ϫⲉⲓ ⲛⲛⲗⲟⲅⲉⲓⲕⲏ ⲑⲩⲥⲓⲁ ⲛⲧⲟⲟⲧⲛ· ⲛⲁ ⲉⲧⲛⲧⲛⲛⲟⲟⲩ ⲙⲙⲟⲟⲩ ⲛⲁⲕ ⲉϩⲣⲁ· ϩⲙ ⲡⲛϩⲏⲧ ⲧⲏⲣϥ ⲙⲛ ⲧⲉⲛⲯⲩⲭⲏ ⲙⲛ ⲧⲉⲛϭⲟⲙ ⲧⲏⲣⲥ (« Reçois de nous des sacrifices de/par la parole, ceux que nous t’envoyons de tout notre cœur, de notre âme et de toute notre force »). La succession des trois termes est légèrement modifiée (ϭⲟⲙ/« force » au lieu de ⲙⲉⲉⲩⲉ/« pensée ») et le statut n’est plus le même : cette proposition est prononcée par Hermès à la toute fin de sa grande prière (p. 55, 24 - 57, 25) et elle ne consiste plus en une recommandation mais en une attestation de la manière dont la prière est actuellement effectuée. Les propositions sont proches de ce que nous pouvons lire deux fois sous la plume de l’auteur de CH I, dans un premier temps quand le narrateur annonce la louange qu’il va adresser à Dieu (I, 30), puis au début de la seconde partie de la louange, après la série des neuf « saint est Dieu / saint es tu » (I, 31) :

15. Nous renvoyons à ce que nous avons déjà écrit à ce sujet : « Les hermétistes et les conceptions traditionnelles des sacrifices », art. cit., et La Voie d’Hermès, p. 259 et suivantes.

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Anna Van den Kerchove – I, 30 : θεόπνους γενόμενος τῆς ἀληθείας ἦλθον. Διὸ δίδωμι ἐκ ψυχῆς καὶ ἰσχύος ὅλης εὐλογίαν τῷ πατρὶ θεῷ (« je suis parvenu [là], animé du souffle divin de la vérité. C’est pourquoi j’offre de toute mon âme et de toute ma force une louange à Dieu Père. ») – I, 31 : δέξαι λογικὰς θυσίας ἁγνὰς ἀπὸ ψυχῆς καὶ καρδίας πρὸς σὲ ἀνατεταμένης (« reçois de purs sacrifices par/de la parole, d’une âme et d’un cœur tendus vers toi. ») La proposition de CH I, 31 est identique, à une légère modification près, à la première phrase de la Prière d’action de grâces, dans les deux versions grecque et copte 16 : – PGM III 591 : χάριν σοι οἴδαμεν· ψυχὴ πᾶσα καὶ καρδία πρὸς [σὲ] ἀνατεταμένη (« Nous te rendons grâce ; toute âme et cœur sont tendus vers [toi]. ») – NH VI, 7, p. 63, 34-35 : ⲧⲛϣⲡ ϩⲙⲟⲧ ⲛⲧⲟⲟⲧⲕ ⲯⲩⲭⲏ ⲛⲓⲙ· ⲁⲩⲱ ⲫⲏⲧ ⲡⲟⲣϣ ϣⲁⲣⲟⲕ (« Nous te rendons grâce, chaque âme et cœur sont tendus vers toi. »)

À la fin des années 1970, indépendamment l’un de l’autre, JeanPierre Mahé et Marc Philonenko rapprochèrent ces propositions de Deutéronome 6, 5, qui connaît très tôt deux versions, celle du Codex Alexandrinus (A) du milieu du ve siècle qui est retenue par A. Rahlfs 17 et celle du Codex Vaticanus (B) du ive siècle qui est retenue par J. W. Wevers 18 : A donne καὶ ἀγαπήσεις κύριον τὸν θεόν σου ἐξ ὅλης τῆς καρδίας σου καὶ ἐξ ὅλης τῆς ψυχῆς σου καὶ ἐξ ὅλης τῆς δυνάμεώς σου, tandis que B présente διανοίας et non καρδίας. Mahé évoquait ce

16. En revanche, la version latine de la Prière d’action de grâces que nous lisons à la fin de l’Asclépius donne un texte différent (Asclépius 41) : Gratias tibi summe exsuperantissime (« Nous te rendons grâce, Très Haut, Toi qui surpasses toutes choses. ») 17. A. Rahlfs, Septuaginta, Stuttgart 1979 (19351). C’est également la version adoptée dans C. Dogniez et M. Harl, La Bible d’Alexandrie, vol. 5, Le Deutéronome, Paris 1992. 18. J. W. Wevers, Deuteronomium, Göttingen 1977, p. 120 et l’apparat critique. Cette variante se retrouve dans des manuscrits des ixe-xiiie siècles et dans le P. Chester Beatty VI (papyrus 963) du iie siècle ; ce dernier est lacunaire, mais les termes principaux sont parfaitement identifiables : διάνοɩα, ψυχή et δύναμις (Fr. G. Kenyon, The Chester Beatty Biblical Papyri. Descriptions and Texts of twelve Manuscripts on Papyrus of the Greek Bible, Fasc. V. Numbers and Deuteronomy, Londres 1935, p. 56 et Plates, 1958, plate 53 ; avec les corrections apportées par A. Pietersma, « F. G. Kenyon’s text of Papyrus 963 », Vetus Testamentum 24 [1974], p. 113-118, qui n’en donne pas pour le verset étudié ici).

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Les prières des hermétistes rapprochement à propos de l’écrit copte qu’il éditait 19, Philonenko à propos de CH I dont il étudiait les rapports avec la liturgie juive, en particulier avec le Shema Israël 20 (la prière dont le nom provient des deux premiers mots de la profession de foi qui en constitue la première partie et qui est donnée en Dt 6, 4-9 : ‫שמע ישראל‬, en grec ἄκουε Ἰσραήλ, « écoute Israël » 21). À propos du rapport de CH I à Dt 6, 5, Philonenko parlait en 1979 de « subtilité dans l’art de citer 22 », faisant référence à une suggestion que Jean Pouilloux lui avait faite six ans auparavant à Besançon au sujet du lien établi entre CH I et les Dix-huit bénédictions juives ; en effet, Jean Pouilloux 23 avait remarqué qu’il était courant d’omettre volontairement un terme d’une succession pour le faire réapparaître plus loin et il citait comme exemple Philon d’Alexandrie. Cependant, dans le cas de CH I, s’il faut bien rapprocher la proposition hermétique du verset biblique Dt 6, 5, il s’agit moins d’omettre un terme pour le rappeler plus loin que de diviser une énumération triadique – âme/force/cœur – en deux, avec reprise d’un terme – âme/ force et âme/cœur : l’énumération triadique qui serait alors à l’arrière-plan serait celle de Dt 6, 5 dans une version attestée plus tardivement par le Codex Alexandrinus. Néanmoins, il n’est pas impossible que l’auteur témoigne aussi d’une connaissance d’autres parties du Deutéronome où la formule binaire âme-cœur apparaît plusieurs fois, en 6, 6, en 11, 13 et en 11, 18. Cela ne signifie pas que l’auteur du Poimandrès soit un juif, mais cela témoigne au moins d’un intérêt pour le judaïsme, que nous pourrions rapprocher de celui que Numénius porte également au judaïsme, d’autant plus si CH I a été composé vers le milieu ou la seconde moitié du iie siècle. La formule binaire que nous lisons dans les versions grecque et copte de la Prière d’action de grâces semble venir de CH I, 31. La

19. J.-P. Mahé, Hermès en Haute-Égypte, t. I, p. 100. 20. M. Philonenko, « Le Poimandrès et la liturgie juive », dans F. Dunand et P. Lévêque, Les Syncrétismes dans les religions de l’Antiquité, Colloque de Besançon (22-23 octobre 1973), Leyde 1975, p. 204-211 et id., « Une utilisation du Shema dans le Poimandrès », Revue d’histoire et de philosophie religieuses 59 (1979), p. 369-372. 21. Pour quelques données générales sur cette prière, voir D. Laliberté, « La prière du Shema’ Yisrael », Scriptura 20 (1995), p. 49-68. Pour un commentaire : A.-C. Avril, « Écoute, Israël », Nouvelle Revue Théologique 118 (1996), p. 709-726. 22. M. Philonenko, « Une utilisation du Shema », p. 370. 23. J. Pouilloux, « Intervention », dans F. Dunand et P. Lévêque, Les Syncrétismes, p. 211.

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Anna Van den Kerchove seule différence est l’ajout de πᾶσα / ⲛⲓⲙ (« tout », « chaque »), ce qui change le sens, puisqu’en CH I, il est question d’une âme (et d’un cœur) qui est tout entière tournée vers Dieu, alors que dans la Prière il s’agit de tous les cœurs, c’est-à-dire d’une universalité. Il est possible que les deux formules de L’Ogdoade révèle l’Ennéade soient dues à une influence de CH I (ou d’un texte proche), en particulier parce que le contexte est le même, celui d’une prière qualifiée de « sacrifices de/par la parole ». Cependant, cette influence ne suffit pas à les comprendre, puisqu’elles sont ternaires, avec un seul terme qui est modifié de l’une à l’autre : pensée-âme-cœur et cœurâme-force. En se fondant sur le même procédé auquel l’auteur de CH I aurait eu recours, il est possible de suggérer qu’à l’arrière-plan il y ait eu une formule quaternaire pensée-âme-cœur-force qui aurait été divisée en deux par l’auteur de L’Ogdoade révèle l’Ennéade. Cette formule résulterait d’une confluence des deux traditions de Dt 6, 5, dont il existe des attestations dans les citations évangéliques de Dt 6, 5 (aussi bien en grec que dans les traductions coptes) et dans les traductions coptes de Dt 6, 5 24. Nous retrouvons ces formules quaternaires chez plusieurs auteurs chrétiens, comme Clément ou Origène. Est-il possible de penser que l’auteur de la version grecque de L’Ogdoade révèle l’Ennéade (si elle a bien existé) ou de la version copte ait été motivé, pour modifier la formule trouvée dans un écrit hermétique, par une certaine connaissance d’écrits chrétiens ? Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas parler au sens strict de « citation » ; il s’agit plutôt d’une adaptation. En effet, seuls des mots importants sont repris, d’autres sont laissés de côté, comme l’amour. Les auteurs hermétistes infléchissent ainsi le sens de la formule initiale. Cœur, âme et pensée renvoient à des parties intérieures de l’être humain, à ce qui définit véritablement son eauton, parties que, au cours de son instruction initiatique, l’hermétiste a peu à peu appris à connaître et à 24. En effet, les citations de Dt 6, 5 dans les trois synoptiques donnent à la fois διάνοɩα et καρδία. La conséquence est que la formule n’est plus ternaire, mais quaternaire en Luc 10, 27 et Mc 12, 30 : pour le grec, ψυχή, διάνοια, καρδία et ἰσχύς (au lieu de δύναμις) ; pour les traductions coptes (qu’elles soient sahidiques ou bohaïriques), ⲯⲩⲭⲏ, ϩⲏⲧ, ⲙⲉⲉⲩⲉ, ϭⲟⲙ. Chez Mt (22, 37), la formule est toujours ternaire, car ἰσχύς/ ϭⲟⲙ est absent. G. W. Horner, The Coptic Version of the New Testament in the Southern Dialect otherwise called Sahidic and Thebaic, vol. 1-2, Osnabrück 1969 (réimpr. de l’édition 1911-1924) et id., The Coptic Version of the New Testament in the Northern Dialect otherwise called Memphitic and Bohairic. vol. 1-2, Osnabrück 1969.

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Les prières des hermétistes débarrasser de leurs scories, comme le corps et les passions. Ces formules ont comme arrière-plan, qui est absent de la formule du Shema Israël, une dichotomie de l’être humain, où ce qui relève du matériel ne peut s’adresser à la divinité transcendante. Quant à la mention de la « force », il est possible qu’elle renvoie à l’idée de capacité, qui est récurrente dans les écrits hermétiques, puisque la progression didactique et initiatique se fait en fonction de la capacité croissante du disciple ; elle pourrait également témoigner de l’écart entre les êtres humains, qui ont une capacité incomplète, et Dieu, qui est le seul à posséder la capacité dans sa plénitude. La formule « de tout notre cœur, de notre âme, de notre force, (notre pensée) », avec ses variantes, pourrait provenir d’une certaine connaissance de Dt 6, mais également, à un stade ultérieur, d’écrits chrétiens. Elle a été toutefois adaptée par les auteurs hermétistes et intégrée à leur conception de la prière, afin de participer à la définition d’un type particulier de prières, celles qui sont qualifiées de « sacrifices de/par la parole » et qui sont dites uniquement par les maîtres et par les disciples qui ont (presque) achevé leur formation initiatique. En effet, la formule, sous ses différentes variantes, renforce d’un côté l’importance des dispositions internes nécessaires pour prier et de l’autre, l’idée que chaque orant doit s’adresser à Dieu au mieux de ses possibilités, et non selon une norme qui serait établie à l’avance. Enfin, la formule témoigne d’un accord entre ce que l’orant pense et ce qu’il dit et atteste qu’il est entièrement tourné vers Dieu. S’adresser à Dieu Revenons au paradoxe dont il a été question au début de ces pages. Les formules sont en quelque sorte un premier moyen de répondre à ce paradoxe, dans le sens où ce qui se tourne vers Dieu, ce n’est pas l’être humain tout entier, mais ce qui constitue son véritable eauton, à savoir les parties les plus divines en lui. Cependant, une autre problématique apparaît, celle du silence et du recours à la parole pour s’adresser à Dieu. En effet, les auteurs hermétistes de CH I et de CH V rappellent en particulier que leur dieu est inexprimable ou qu’il ne peut être nommé (par les êtres humains). Nous comprenons alors pourquoi, dans L’Ogdoade révèle l’Ennéade, Hermès affirme que « toute l’Ogdoade en effet, mon fils, avec les âmes qui sont en elle et les anges chantent des hymnes en silence » (p. 58, 17-20). La prière silencieuse apparaît comme la prière la plus élevée, celle qui est la 103

Anna Van den Kerchove plus adéquate à Dieu, celle qui est indicible 25. Cette idée est proche de ce que nous pouvons lire sous la plume de Porphyre, qui, probablement à la même époque (seconde moitié du iiie siècle), affirme que, pour le Dieu suprême, « notre seul hommage est un silence pur et de pures pensées le concernant 26 » et qui rappelle à sa femme Marcella que « le silence même du sage honore Dieu 27 ». Depuis quelque temps déjà en effet, sous l’influence de la philosophie platonicienne, plusieurs penseurs accordent une valeur positive à la prière silencieuse 28 ; cette conception s’opposait à l’idée ancienne, qui est aussi un topos littéraire 29 et qui est toujours d’actualité au iiie siècle, selon laquelle les prières silencieuses avaient des motifs négatifs (invocation de divinités dangereuses comme les Euménides, pratique de la magie, etc. 30). Les auteurs hermétistes développent peut-être cette idée de prière silencieuse du fait de leur rapport à la philosophie platonicienne. Cependant, il est également possible de relier cette idée à la sagesse égyptienne, car l’adresse à Dieu en silence est une thématique courante des écrits de sagesse égyptiens 31.

25. Sur le lien entre silence et ineffabilité de Dieu, voir R. Mortley, From Word to Silence. 1, The Rise and Fall of Logos, Bonn 1986, p. 124. 26. Porphyre, De l’abstinence II 34, 2 : διὰ δὲ σιγῆς καθαρᾶς καὶ τῶν περὶ αὐτοῦ καθαρῶν ἐννοιῶν θρησκεύομεν αὐτόν (Traduction : J. Bouffartigue et M. Patillon). Voir aussi Sentences de Sextus 427 et 578. 27. Porphyre, Lettre à Marcella 16 : σοφὸς γὰρ ἀνὴρ καὶ σιγῶν τὸν θεὸν τιμᾷ. Pour d’autres références, voir A.-J. Festugière, La Révélation, t. IV, p. 218-220 [p. 1644-1646]. 28. Philon d’Alexandrie est le premier auteur juif non biblique mentionnant une telle prière, comme dans son De Plantatione 126. La prière silencieuse est rare dans le monde biblique, se trouvant seulement dans l’histoire d’Hanna dans 1 Samuel 1. Voir P. W. van der Horst, « Silent Prayer in Antiquity », Numen 41 (1994), p. 1-25 (p. 13). Du côté des auteurs chrétiens, Clément d’Alexandrie serait le premier chrétien à évoquer la prière silencieuse dans son Stromate VII, VII, 37, 1-5. 29. H. S. Versnel, Faith, Hope and Worship. Aspects of Religious Mentality in the Ancient World, Leyde 1981, p. 26. 30. Voir la liste de ces motifs négatifs dans P. W. van der Horst, « Silent Prayer », p. 2-9. Voir aussi M. Klinghardt, « Prayer Formularies for Public Recitation. Their Use and Function in ancient Religion », Numen 44/1 (1999), p. 1-52 (p. 17). Selon Clément d’Alexandrie, dans Stromate IV, XXVI, 171, 1, les pythagoriciens prescrivent de prier à voix haute car ils voulaient que les prières, que l’on n’aurait pas honte de dire devant des témoins, soient justes. 31. Nous pouvons citer la Sagesse d’Ani, précepte XI (« Ne crie pas [IV 2] dans le temple du dieu ; il a horreur des cris. Quand tu as prié de ton cœur aimant dont toutes les paroles [IV 3] sont cachées, il satisfait tes besoins, il entend ce que tu dis,

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Les prières des hermétistes Le silence exprime une certaine intimité avec la divinité et une confiance envers elle 32. Il résulte aussi de l’impossibilité pour la parole de s’adresser à Dieu : la parole est matérielle, elle induit en erreur, elle ne peut pas rendre compte correctement de Dieu et elle risque de circonscrire Dieu. Il peut également être la conséquence d’une certaine représentation du monde divin, comme un monde silencieux. Plusieurs penseurs antérieurs ou contemporains des hermétistes ont une telle représentation. Selon la doctrine de Valentin rapportée par Irénée dans Adversus haereses I, 11, 1, le silence est l’un des deux éons de la Dyade primordiale. Ptolémée, un disciple de Valentin, précise la doctrine en faisant du silence la compagne de l’Abîme, Pro-Père et Pro-Principe (toujours selon le témoignage d’Irénée dans Adversus haereses I, 1, 1 33). De même, selon les théurges des Oracles chaldaïques, « silence » est le séjour des dieux transcendants 34. Dans ces différents écrits, comme dans des textes hermétiques, CH I ou L’Ogdoade révèle l’Ennéade, le silence apparaît comme un « principe cosmique » pour reprendre une expression de Robert Mortley 35, qui préserve le caractère indicible de Dieu. Avec cette double considération sur le silence, en lien d’une part avec une conception négative de la parole et d’autre part avec une représentation silencieuse du monde divin, nous comprenons les recommandations d’Hermès : « Dieu invisible à qui l’on s’adresse en silence » (NH VI, 6, p. 56, 10-11) ou « mon fils, dis-la [scil. l’action de grâces] en silence ; demande ce que tu désires en silence » (NH VI, 6, p. 59, 20-22). Dans ce dernier cas, la prière n’est pas transmise et il est possible d’imaginer une pause

il agrée ton offrande », traduction : E. Suys) ou le Papyrus Insinger XIX, 23, 10 et XXV, 35, 11. 32. H. S. Versnel, Faith, Hope, p. 27. 33. L’idée du Silence comme la compagne de Dieu s’explique par le fait que le grec σιγή (« silence ») est féminin. 34. Oracles chaldaïques, fragment 16 : τῇ θεοθρέμμονι σιγῇ τῶν πατέρων (« dans le silence des Pères qui nourrit Dieu »). Pour le commentaire, voir H. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy. Mysticism, Magic and Platonism in the Late Roman Empire, Paris 1978, 20113 [édition de 1956 revue et augmentée par M. Tardieu], p. 160, n. 353 et également p. 397 ; le commentaire d’É. des Places, dans son édition des Oracles chaldaïques, Paris 1971, p. 70 et p. 126, à compléter avec É. des Places, « Notes sur quelques Oracles Chaldaïques », Mélanges Édouard Delebecque, Aix-en-Provence 1983, p. 319-329 (p. 323) ; R. Majercik, The Chaldean Oracles. Text, translation and commentary, Leyde 1989, p. 148. 35. R. Mortley, From Word to Silence, p. 14.

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Anna Van den Kerchove à ce moment de la leçon, afin de laisser au disciple le temps de prier intérieurement. Le silence de l’orant répond à celui du monde divin, il en est le reflet ; l’orant peut ainsi être en accord avec le monde divin et agir comme les Puissances divines qui chantent en silence. Le silence représente également la meilleure intériorisation possible et complète le fait que l’orant prie alors que toute son âme, tout son cœur, toute sa force et toute sa pensée sont tendus vers Dieu. Un tel silence devient en quelque sorte lui-même un moyen de communication, aussi « expressif » que la parole humaine, tout en convenant mieux au caractère indicible de Dieu. Néanmoins, ce silence est-il toujours aussi silencieux, si l’on peut s’exprimer ainsi ? En effet, la recommandation du silence ne paraît pas toujours être appliquée. Ainsi, en CH XIII, 16, Hermès affirme que l’hymne des puissances est dissimulé dans le silence ; cependant, Hermès le révèle ensuite à son disciple Tat. De même, en NH VI, 58, 25-26, le disciple déclare à Hermès : « je veux te chanter un hymne en silence », et, juste après, le texte de cet hymne est donné, sous-entendant qu’il a été déclamé à voix haute. N’y a-t-il pas une certaine contradiction à parler de silence et à donner ensuite le texte des prières a priori silencieuses ? M. Klinghardt avait déjà relevé une telle contradiction à propos d’autres prières 36. Dans le cas hermétique, la contradiction ne serait qu’apparente, car il faudrait considérer qu’il y a plutôt différentes conceptions du silence en fonction de la progression de l’hermétiste sur la voie d’Hermès. Deux passages semblent en effet aller dans ce sens. Le premier provient des Définitions hermétiques arméniennes ; en V, 2, Hermès déclare : « le discours (issu) du silence et de l’intellect (est) salut. » Cette parole affirme l’existence d’un discours provenant du silence et du noûs, un discours qui acquiert alors un statut particulier, puisqu’il est salvateur. Cela n’est pas sans rappeler une proposition de CH I, où le narrateur détaille les transformations qu’il a subies. L’une d’elles est en rapport avec le silence : ἡ σιωπή μου ἐγκύμων τοῦ ἀγαθοῦ καὶ ἡ τοῦ λόγου ἐκφορὰ γεννήματα ἀγαθῶν (« mon silence est devenu plein de bien et l’expression de la parole, des générations de bonnes choses », CH I, 30). Selon ces deux passages, il n’y a aucune contradiction entre parole et silence. Ce dernier est le lieu d’origine 36. M. Klinghardt faisait remarquer que certaines prières sont publiques alors qu’elles sont censées être secrètes ou être divulguées à un cercle restreint : M. Klinghardt, « Prayer Formularies », p. 45.

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Les prières des hermétistes d’une parole d’un genre nouveau, qui diffère de la parole du commun des mortels ; c’est une parole correcte, qui permet de « bien parler », qui est acquise grâce à l’enseignement initiatique sous la houlette d’Hermès, le Trismégiste ou un maître devenu un nouvel Hermès. De même qu’Hermès Trismégiste est celui qui maîtrise la parole, un Hermès Logios, de même le sont ses disciples, lorsqu’ils sont en fin de parcours. Une telle parole n’est pas compréhensible par le commun des mortels, voire n’est pas audible, excepté de manière noétique par celui qui possède le noûs et qui sait l’utiliser 37. Il en irait de même pour les hymnes chantés par l’Ogdoade et les êtres qui sont en elle, selon l’Hermès de L’Ogodade révèle l’Ennéade : ces adresses à Dieu sont inaudibles, car elles sont faites « en silence », mais Hermès déclare qu’il les « perçoit noétiquement » (ⲣⲛⲟⲉⲓ, p. 58, 22). Ces hymnes inaudibles à l’oreille humaine mais perçus grâce au noûs pourraient être l’équivalent hermétique de la musique céleste. Cette dernière pourrait avoir été déjà évoquée par l’auteur de Poimandrès quand il écrit (I, 26) : καὶ ὁμοιωθεὶς τοῖς συνοῦσιν ἀκούει καί τινων δυνάμεων ὑπὲρ τὴν ὀγδοατικὴν φύσιν οὐσῶν, φωνῇ τινι ἡδείᾳ ὑμνουσῶν τὸν θεόν (« et rendu semblable à ceux qui sont présents avec lui, il [l’être humain qui remonte à travers les sphères après sa mort] entend des Puissances, qui sont au-delà de la nature ogdoadique, chanter d’une voix agréable des hymnes à Dieu »). L’être humain dont il est ici question a déjà atteint le monde divin, puisqu’il est entré dans la « nature ogdoadique », et il est donc apte à entendre la musique céleste inaudible pour tous ceux qui ne sont pas au même stade. Certes, il n’est pas question de silence, comme dans le texte copte, mais de « voix agréable » ; la raison pourrait être que le point de vue est différent : l’écrit grec s’adresse à des hermétistes qui ont accompli leur initiation, l’écrit copte à des disciples qui sont en passe d’achever leur formation. Ce n’est que plus loin dans L’Ogdoade révèle l’Ennéade que le disciple achève sa formation, quand Hermès confirme qu’il a atteint le repos (p. 60, 9) et qu’il a trouvé ce qu’il cherchait (p. 60, 10-11). Le disciple délivre à ce moment une action de grâces au cours de laquelle il s’identifie à deux instruments de musique (à cordes et à vent), avant de terminer par une série vocalique (p. 61, 10-15). Entretemps, il a déclaré qu’il se voyait lui-même (p. 60, 32 - p. 61, 1), c’est-à-dire qu’il se connaissait. L’orant

37. Sur l’acquisition du noûs, voir notamment La Voie d’Hermès, p. 279-322.

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Anna Van den Kerchove exprime le fait qu’il est inspiré par Dieu, qu’il est divinisé et qu’il participe au monde divin et à ses Puissances et à la musique céleste présente dans le monde divin. Quelques mots pour conclure. Les prières dont il a été question sont celles que les auteurs qualifient de λογικαὶ θυσίαι et qui se situent dans la continuité des sacrifices matériels, qu’elles doivent, dans une certaine mesure, sublimer et remplacer pour les hermétistes qui ont achevé leur formation initiatique. Elles nécessitent une préparation spécifique, en lien avec l’enseignement, et notamment une façon d’être énoncées, en lien avec les éléments les plus divins en l’hermétiste, ceux qu’il acquiert au cours de son parcours de la voie d’Hermès. Au-delà de cette préparation, se met en place un rapport particulier au silence. La prière silencieuse est préconisée, mais elle n’implique pas forcément une absence d’audition ; en effet, elle évoquerait la musique céleste audible uniquement d’un petit nombre, les êtres humains dignes, ceux qui ont acquis logos, noûs et connaissance de Dieu et de soi.

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LES LOGOI DES PRATIQUES « MAGIQUES » DANS L’ANTIQUITÉ TARDIVE PUISSANCE DE LA PAROLE ET INNOVATIONS DU LANGAGE Thomas GaloPPin LabEx HASTEC / LEM – UMR 8584, Paris

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’efficacité des paroles rituelles prononcées lors des pratiques dites « magiques » est une question complexe, riche en implications historiques et anthropologiques. Pour commencer, la définition même de la « magie » dépend en partie de la façon dont sont théorisées ces paroles. En effet, la « magie » a longtemps été considérée comme différente de la religion en ce qu’elle « essaie de contraindre et de forcer [les dieux], et non pas, comme le ferait la religion, de se les concilier » 1. Cette opposition conduisait James G. Frazer à écrire que tel praticien, dans telle société – exemple donné : l’Égypte ancienne – « prononçait, de concert, des prières et des incantations, se rendant peu compte, ou se souciant peu, de l’inconséquence théorique de sa conduite » 2. Un tel jugement n’a plus sa place dans un travail historique ou anthropologique, d’autant que les historiens des différentes « magies » de l’Antiquité considèrent celles-ci comme certaines configurations de rites et de savoirs à l’intérieur ou au carrefour des systèmes religieux 3. Cependant, on trouve encore une trace 1. J. G. Frazer, Le Rameau d’or, I, tr. fr. N. Belmont, M. Izard, Paris 1981, p. 144 [éd. orig. : The Golden Bough, Londres 1911-19153]. 2. Ibid., p. 145. 3. C. A. Faraone, D. Obbink (éd.), Magika Hiera: Ancient Greek Magic and Religion, Oxford – New York 1991 ; M. Meyer, P. Mirecki (éd.), Ancient Magic and Ritual Power, Boston – Leyde 1995 ; M. Meyer, P. Mirecki (éd.), Magic and Ritual in the 10.1484/M.BEHE-EB.5.120029

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Thomas Galoppin de la dichotomie entre « magie » et « religion » lorsqu’il s’agit de commenter des paroles qui impliquent les dieux sans, a priori, leur témoigner le respect craintif qu’une certaine conception de la religion suppose être la norme. Face à la poésie incantatoire des Magiciennes de Théocrite, poète alexandrin de l’époque hellénistique, on a ainsi pu juger l’attitude de Simaitha « paradoxale » 4 : […] ses prières s’inscrivent dans un cadre rituel incontestable, mais paradoxal. Ce paradoxe réside dans l’accompagnement de rites magiques par l’invocation de divinités dont la protection est réclamée, sans que leur intervention directe soit pour autant sollicitée. Les prières de Simaitha sont paradoxales parce qu’elles visent à transformer les déesses à qui elles sont adressées non en bienfaitrices, mais en auxiliaires 5.

Un tel commentaire, sans être nécessairement faux, présuppose que la qualité ou la nature d’une prière (magique ou non) dépend du mode de relation avec la divinité tel qu’elle l’énonce (indépendamment de toute gestuelle ou matière accompagnant le verbe), et que ce mode de relation a lui-même pour référent une attitude normée ou « normale ». La prière « magique » serait donc un rite oral qui transgresse l’attitude envers les dieux telle que la veulent des normes, ou du moins s’en distingue. Dans l’étude des systèmes polythéistes de l’Antiquité, ces normes sont souvent les règles sociales et politiques qui régissent les activités religieuses des cités grecques, les lois de Rome, ou encore les théories philosophiques relatives aux divinités et aux rituels. Ces référents peuvent encore peser sur l’approche de pratiques religieuses qui pourtant s’inscrivent dans une altérité culturelle avec le monde grec, comme c’est le cas de la religion égyptienne 6.

Ancient World, Leyde – Boston – Cologne 2002 ; J. N. Bremmer, « Appendix: Magic and Religion », dans J. N. Bremmer, J. R. Veenstra (éd.), The Metamorphosis of Magic from Late Antiquity to Modern Times, Louvain – Paris – Dudley 2002, p. 267-271. 4. Théocrite, Idylles II : Les Magiciennes. 5. A. Billault, « La rhétorique de la prière dans les Idylles de Théocrite », dans J. Goeken (éd.), La rhétorique de la prière dans l’Antiquité grecque, Turnhout 2010, p. 93-107 (p. 96-97) ; p. 100 : sur « l’anti-prière » de Daphnis à Aphrodite (Idylle I) : « Daphnis interpelle la déesse par des épiclèses insultantes alors que, dans une prière, on prononce des épiclèses propitiatoires et adaptées à la demande qu’on va formuler » ; « on ne prie pas une divinité pour la menacer, ni d’ailleurs pour se moquer d’elle, ce que fait pourtant Daphnis ». 6. R. K. Ritner, « The Religious, Social, and Legal Parameters of Traditional Egyptian

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Les logoi des pratiques « magiques » dans l’Antiquité tardive Or, les pratiques « magiques » de l’époque romaine ne peuvent être considérées à l’aune d’une seule culture. Les auteurs qui construisent la notion de « magie » à cette époque ne manquent pas d’en souligner l’altérité culturelle, qu’ils la jugent négativement comme Pline l’Ancien au ier siècle de notre ère, ou positivement comme Apulée de Madaure, au iie siècle 7. L’ars magica serait originaire du monde perse et déjà les sources classiques construisent la notion de « magie » en intégrant la figure des magoi perses à toute une configuration de pratiques plus ou moins merveilleuses, guérisseuses ou imprécatoires, fréquemment dépendantes d’un pouvoir de la parole 8. Les documents écrits par des praticiens, en revanche, montrent que les pratiques « magiques » ne sont pas simplement allogènes mais intrinsèquement multiculturelles. Les papyrus de « magie » en grec, démotique ou copte provenant de l’Égypte romaine, donnent accès à des prescriptions rituelles diverses, parfois d’une grande complexité, mais qui combinent généralement un savoir rituel égyptien avec des puissances et pratiques religieuses grecques ou proche-orientales 9. La nomination des puissances est l’un des nœuds de cette rencontre interculturelle, en particulier la récitation ou l’écriture de « noms barbares » : ces noms de puissances généralement incompréhensibles, parfois reconnaissables comme la transcription de mots égyptiens ou sémitiques, se retrouvent non seulement dans les prescriptions sur papyrus – c’est-à-dire les « manuels » de ce ritualisme multiculturel –, mais aussi sur les objets produits par les rites : tablettes de defixio, gemmes « magiques » et

Magic », dans M. Meyer, P. Mirecki (éd.), Ancient Magic and Ritual Power, p. 44-60. 7. F. Graf, La magie dans l’Antiquité gréco-romaine. Idéologie et pratique, Paris 1994, p. 46-105 ; J. B. Rives, « Magus and its cognates in Classical Latin », dans r. Gordon, F. M. Simón (éd.), Magical Practice in the Latin West. Papers from the International Conference held at the University of Zaragoza, 30 sept.-1 Oct. 2005, Leyde – Boston 2010, p. 53-77. 8. J. N. Bremmer, « The Birth of the Term “Magic” », dans J. N. Bremmer, J. R. Veenstra (éd.), The Metamorphosis of Magic, p. 1-11 (article révisé et publié dans ZPE 126 [1999], p. 1-12). 9. K. Preisendanz (éd.), Papyri Graecae Magicae. Die griechischen Zauberpapyrus, vol. I-II, Stuttgart 1973-19742 (Leipzig – Berlin, 1928-19311) ; R. W. Daniel, F. Maltomini, Supplementum Magicum, vol. I-II, Opladen 1990-1992 ; h. d. Betz (éd.), The Greek Magical Papyrus in Translation. Including the Demotic Spells, Chicago – Londres 1992 (19861).

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Thomas Galoppin autres amulettes textuelles sur divers supports 10. Il en ressort un vaste corpus documentaire attestant de la diffusion de ce multiculturalisme dans tout le monde romain et du rôle majeur que jouent les paroles rituelles à deux niveaux : d’une part, dans la relation avec le divin, d’autre part, dans la relation entre les cultures, dès lors que la production et l’itération de ces paroles rituelles engagent de façon dynamique, innovante, des savoirs d’horizons culturels variés. À cet égard, il est essentiel de tenir compte de deux éléments : l’aspect matériel des actes rituels et la géographie du savoir. Observant la relation entre hommes et dieux telle que la construisent les rites et que ces paroles manifestent tout en lui apportant de l’efficacité, il est nécessaire de ne pas dématérialiser l’action par le verbe : celle-ci accompagne, voire s’exerce sur des gestes et des matériaux, dont la liste est longue et ne saurait ici être exhaustive (sacrifices et matières sacrificielles, fumigations, consécrations d’objets, parfois avec l’inscription des paroles sur des supports variés, application de gestes et substances guérisseurs, cueillettes de plantes ou mises à mort d’animaux) 11. En ce qui concerne la géographie du savoir, il faut bien avoir à l’esprit qu’il s’est diffusé dans le monde romain et qu’il est difficile de retracer des parcours précis, avec des origines déterminées. Les papyrus de magie n’ouvrent ainsi qu’une petite fenêtre sur l’Égypte romaine et ne sauraient être entièrement représentatifs de toute une littérature rituelle à l’échelle de l’Empire 12. La « magie » est une forme

10. Il s’agit de ce que l’on appelait et appelle encore parfois les voces magicae. Cf. W. M. Brashear, « The Greek Magical Papyri: an Introduction and Survey; Annotated Bibliography (1928-1994) », ANRW II, 18.5 (1995), p. 3380-3684 (p. 34293438, avec un glossaire p. 3576-3603). Voir infra, p. 133-134. 11. L. R. LiDonnici, « Beans, Fleawort, and the Blood of a Hamadryas Baboon: Recipe Ingredients in Greco-Roman Magical Material », dans M. Meyer, P. Mirecki (éd.), Magic and Ritual in the Ancient World, p. 359-377 ; R. L. Gordon, « From Substances to Texts: Three Materialities of “Magic” in the Roman Imperial Period », dans D. Boschung, J. N. Bremmer (éd.), The Materiality of Magic, Paderborn 2015, p. 133-176. À propos des sacrifices, voir S. I. Johnston, « Le sacrifice dans les papyrus magiques », dans A. Moreau, J.-C. Turpin (dir.), La Magie. Actes du colloque international de Montpellier, 25-27 mars 1999, vol. II, Montpellier 2000, p. 19-36 (= id., « Sacrifice in the Greek Magical Papyri », dans M. Meyer, P. Mirecki (éd.), Magic and Ritual in the Ancient World, p. 344-358) ; A. Zografou, Papyrus Magiques Grecs : le mot et le rite. Autour des rites sacrificiels, Ioannina 2013. 12. C. A. Faraone, « The Problem of Dense Concentrations of Data for Cartographers (and Chronographers) of Ancient Mediterranean Magic: Some Illustrative Case

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Les logoi des pratiques « magiques » dans l’Antiquité tardive de religion du anywhere, selon Jonathan Z. Smith, c’est-à-dire une pratique qui ne se laisse pas « localiser », au contraire des rites domestiques ou des sanctuaires 13. La matérialité des rites est donc mobile, relativement adaptable aux circonstances, et le régime multiculturel de la pratique est précisément un élément de cette adaptabilité, de cette mobilité, qui implique de tenir compte de jeux d’échelles et de changements dus à la transmission d’un praticien à un autre, d’un livre à l’autre, voire d’un « client » à un autre. Le savoir, malgré des sources d’autorité qui parcourent les livres, ne dépend d’aucune institution et, par là même, évolue au gré d’une relative autonomie 14. Toutes ces remarques doivent peser sur l’étude des prières. La question n’est alors pas tant de savoir si les paroles prononcées ou écrites par ces praticiens sont « paradoxales », transgressives, ou au contraire fidèles à une tradition religieuse – on a alors, dans tous les cas, des éléments de réponse affirmative 15 –, mais bien de savoir ce que ces prières apportent à l’efficacité du rituel en s’associant à sa matérialité, et comment, pourquoi, elles deviennent le lieu d’une production, d’un enrichissement du vocabulaire de ce ritualisme multiculturel et autonome. Dans cette perspective, je propose ici une vue d’ensemble de différentes caractéristiques des paroles rituelles dans les papyrus de magie grecs (PGM), en lien avec quelques autres documents. Il est impossible de prétendre à l’exhaustivité ni d’offrir une théorie globale – qui fausserait sans doute le regard –, mais à tout le moins de donner des points d’appui à une réflexion d’une part sur la puissance des paroles rituelles, d’autre part sur les modalités d’innovation de paroles vivantes.

Studies from the East », dans M. Piranomonte, F. M. Simón (éd.), Contesti magici – Contextos mágicos, Rome 2012, p. 115-133. 13. J. Z. Smith, « Here, There, and Anywhere », dans S. Noegel, J. Walker, B. Wheeler (éd.), Prayer, Magic, and the Stars in the Ancient and Late Antique World, University Park 2003, p. 21-36 (repris dans id., Relating Religion: Essays in the Study of Religion, Chicago 2004, p. 323-339, et tr. fr. dans id., Magie de la comparaison, et autres études d’histoire des religions, Genève 2014, p. 81-101). 14. R. L. Gordon, « Shaping the Text: Innovation and Authority in Graeco-Egyptian Malign Magic », dans H. F. J. Horstmanshoff, h. W. Singor, f. t. van Straten, J. h. m. Strubbe (éd.), Kykeon: Studies in Honour of Henk S. Versnel, Leyde – Boston – Cologne 2002, p. 69-112. 15. f. Graf, « Prayer in Magic and Religious Ritual », dans C. A. Faraone, D. Obbink (éd.), Magika Hiera: Ancient Greek Magic and Religion, p. 188-213.

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Thomas Galoppin 1. Logoi, prières, incantations : paroles efficaces et pouvoir rituel L’écriture des PGM engage une démarche multilingue 16. Il en résulte une situation originale qui est propre à ce ritualisme multiculturel tout en puisant à de nombreux domaines culturels avec leurs vocabulaires et concepts propres. La prière en Grèce et en Égypte anciennes est à la fois un acte d’hommage et une pratique liée à l’offrande, même si on ne saurait se satisfaire d’une définition simple et standard pour les deux religions 17. Définir la « prière » avant de la rechercher dans les textes de la pratique « magique » est un procédé délicat : ce sont les textes qui nous montrent ce qu’il en est véritablement. Dans le grec des prescriptions des PGM, les « prières » sont désignées de multiples façons, mais principalement et de façon générale par le terme de logos, « parole », complémentaire de la praxis, « geste, action ». Pourtant, l’oralité n’est pas toujours de règle et certaines de ces paroles peuvent être écrites ; l’interaction entre l’oral et l’écrit doit donc être interrogée. On rencontre de nombreux termes grecs permettant de préciser la nature de certains logoi, notamment des noms et verbes de la famille d’εὐχή (prière, vœu), de ὕμνος (hymne), une fois le verbe λίσσομαι 18, le terme ἐπαοιδή/ἐπῳδή (incantation), ou encore κλῆσις et ἐπίκλησις (invocation), avec les verbes καλέω et ἐπικαλέω (invoquer). Certaines paroles rituelles ont un nom typique, comme διαβολή qui désigne la mise en cause rituelle d’une personne, adressée à une divinité pour susciter la colère et donc l’action de cette dernière. Cette forme de logos au contenu provocant, dont je ne parlerai pas ici, relève peut-être pour partie d’une tradition égyptienne, mais elle a été adressée à une divinité grecque, Hécate ou Séléné 19.

16. J. Dieleman, Priests, Tongues, and Rites: The London-Leiden Magical Manuscripts and Translation in Egyptian Ritual (100-300 CE), Leyde – Boston 2005. 17. D. Aubriot-Sévin, Prière et conceptions religieuses en Grèce ancienne jusqu’à la fin du ve siècle av. J.-C., Lyon 1992 ; D. Meeks, « La prière en Égypte : entre textualité et oralité », dans G. Dorival, D. Pralon (éd.), Prières méditerranéennes d’hier et aujourd’hui, Aix-en-Provence 2000, p. 9-23. 18. PGM III, 582 (il s’agit du rituel comportant la « prière d’action de grâce », cf. infra, p. 115). 19. S. Sauneron, « Aspects et sort d’un thème magique égyptien : les menaces incluant les dieux », BSFE 8 (1951), p. 11-21 ; voir C. A. Faraone, « Hymn to Selene-Hecate-Artemis from a Greek Magical Handbook (PGM IV 2714-83) », dans M. Kiley et al. (éd.), Prayer from Alexander to Constantine. A critical anthology, Londres

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Les logoi des pratiques « magiques » dans l’Antiquité tardive Les logoi sont nombreux, de longueur très variable, de fonctions multiples et souvent multiculturels tant par la forme que par le fond. Ils peuvent être multilingues 20, faire appel à des puissances divines d’origines culturelles diverses 21, ou encore combiner différents modes d’expression et différentes traditions d’adresse au divin 22. La difficulté vient de ce que l’on considère les PGM comme un corpus intégralement « magique », alors qu’on peut repérer en son sein des prières qui, sorties de ce contexte, n’auraient peut-être pas reçu la même étiquette. On rencontre ainsi une « prière de Jacob », adressée au dieu des Hébreux et comportant quelques « noms barbares », qui ne vise aucun effet « magique » ; la demande n’est rien moins que : […] emplis-moi de sagesse, donne-moi de la puissance, maître, comble mon cœur de biens, maître, comme si j’étais un ange sur terre, comme si j’étais devenu un immortel, comme si j’avais reçu le don de toi, Amen, amen 23.

Le PGM III recèle la « prière d’action de grâce » hermétique, connue dans une version latine par le traité Asclépius et une version copte dans les écrits de Nag Hammadi : il s’agit d’une prière « philosophique » intégrée à une invocation sans but précis 24. La composition de ces textes

– New York 1997, p. 195-199, et surtout désormais : L. M. Bortolani, Magical hymns from Roman Egypt: a study of Greek and Egyptian traditions of divinity, Cambridge 2016. L’énoncé de la diabolê est en rapport étroit avec la matière du rite : T. Galoppin, « Faire de la “puissance” dans quelques pratiques “magiques” gréco-égyptiennes du début de notre ère », dans C. Bonnet, N. Belayche et al. (éd.), Puissances divines à l’épreuve du comparatisme : constructions, variations et réseaux relationnels, Turnhout 2017, p. 321-332. 20. Par exemple, PGM IV, 1-25, en copte et en grec. 21. Par exemple, PGM II, 81-141, Apollon-Hélios, avec des éléments de description d’Harpocrate. 22. L. M. Bortolani, Magical hymns from Roman Egypt. 23. PGM XXIIb, 1-26 (« Prière de Jacob », Προσευχὴ Ἰακώβ) : « πλήρωσόν με σοφίας, δυνάμωσ[ό]ν με, δέσποτα, μέστωσόν μου | [τὴν] καρδίαν ἀγαθῶν, δέσποτα, ὡς ἄγγελον ἐπ[ίγ]ειον, ὡς ἀθάνατον | [γε]νάμενον, ὡς τὸ δῶρον τὸ ἀπὸ [σο]ῦ δεξάμε[νον, ἀ]μήν, ἀμήν » (l. 23-25). Cette demande n’est pas « magique », mais elle remplit les conditions d’un empowerment (cf. infra, p. 122). 24. PGM III, 591-609 ; Asclépius, 41 ; NH VI, 7.63.33-65.7 ; J.-P. Mahé, « La prière d’actions de grâces du codex VI de Nag Hammadi et le Discours parfait », ZPE 13.1 (1974), p. 40-60 et id., Hermès en Haute-Égypte. Les textes hermétiques de Nag Hammadi et leurs parallèles grecs et latins, t. I, Québec 1978, p. 137-141 et 160-167 pour le texte de la prière ; P. Dirkse, J. Brashler, D. M. Parrot, « The

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Thomas Galoppin rituels n’avait pas pour but d’écrire une « magie » distincte de la « religion ». En revanche, ils conservent et développent des procédés rituels variés. C’est pourquoi, quand certains textes puisent à un savoir partagé avec des traités hermétiques, d’autres se situent dans la continuité des incantations connues dans le monde grec, par exemple. L’Antiquité gréco-romaine a légué en effet de nombreuses incantations ou formules « magiques », pouvant aller du chant efficace au simple mot puissant, intelligible ou non 25. Le sujet est vaste, d’autant que ces paroles rituelles sont de types très divers et nous sont connues par des témoins tout aussi variés – comprenant les papyrus de « magie » eux-mêmes, la littérature médicale 26, les amulettes inscrites 27 ou encore l’épigraphie 28. Des langues diverses peuvent être impliquées dans la construction et la transmission de ces paroles rituelles, même le gaulois 29. L’incantation est une parole rituelle, rythmée et en principe proférée, dont la puissance agit sur un objet ; elle a une capacité pour ainsi dire « naturelle » que Pline l’Ancien juge confirmée par la tradition 30. En latin, la voix modulée, rythmée, le carmen, est d’abord un mode d’action, sans distinguer avant la fin de l’Antiquité entre ses applications hymniques, prophétiques ou incantatoires 31. Discourse of the Eighth and Ninth, VI, 6:52,1-63,32 » dans D. M. Parrot, Nag Hammadi Codices V, 2-5 and VI, with Papyrus Berolinensis 8502, 1 and 4, Leyde 1979, p. 341-373, et P. Dirkse, J. Brashler, « The Prayer of Thanksgiving, VI, 7:63,33-65,7 », dans le même ouvrage, p. 375-387. 25. Voir le recueil de R. Heim, Incantamenta magica graeca latina, Leipzig 1892. 26. On en trouve chez Pline l’Ancien, Marcellus de Bordeaux, ou encore Alexandre de Tralles, par exemple. 27. Voir R. Kotansky, Greek Magical Amulets. The Inscribed gold, silver, copper, and bronze “lamellae”, vol. I : Published Texts of known Provenance, Opladen 1994, et par ailleurs les « gemmes magiques ». 28. Par exemple les « Hexamètres du Getty Museum », inscrits sur plomb à Sélinonte au ve siècle avant notre ère. Cf. C. A. Faraone, D. Obbink (éd.), The Getty Hexameters. Poetry, Magic, and Mystery in Ancient Selinous, Oxford 2013. 29. G. Must, « A Gaulish Incantation in Marcellus of Bordeaux », Language 36.2.1 (1960), p. 193-197. 30. H. S. Versnel, « The Poetics of the Magical Charm: An Essay in the Power of Words », dans M. Meyer, P. Mirecki (éd.), Magic and Ritual in the Ancient World, p. 105-158 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle¸ XXVIII, 10 : « À propos des remèdes tirés de l’homme, se pose aussitôt une question grave et toujours pendante : les mots et les incantations des carmina (uerba et incantamenta carminum) ont-ils quelque pouvoir ? Si ce pouvoir est réel, il faudrait le porter au compte de l’homme » (tr. A. Ernout légèrement modifiée). 31. M. Pierre, « Quand chanter n’est pas chanter », dans C. Calame, F. Dupont,

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Les logoi des pratiques « magiques » dans l’Antiquité tardive En monde grec, ces paroles relèvent de l’epaoidê (ἐπῳδή), c’est-àdire le chant efficace ; elles peuvent être des hymnes ou de simples mots, « noms » (onomata) ou « signes gravés » comme les célèbres Ephesia grammata 32. L’une des caractéristiques des magoi perses, à l’époque classique, était d’agir sur le monde ou des puissances surhumaines au moyen de ces paroles efficaces 33, tandis que les sorcières thessaliennes font descendre la lune par des chants 34 et qu’Asclépios lui-même est dit avoir pratiqué la guérison par l’intermédiaire d’incantations 35. En tant qu’actes performatifs, incantations et formules efficaces sont des pharmaka, au même titre que les substances médicales ou vénéneuses 36. On voit ainsi, sans pour autant rentrer dans le détail, se dessiner un mode de parole rituelle qui possède sa puissance propre, indépendamment de la divinité (qu’elle invoque ou non), une puissance qu’active l’énonciation (ou l’écriture). Dans l’incantation, le langage est d’abord un mode d’action avant d’être un mode de communication 37. Mais c’est précisément parce qu’elles sont rituelles que les modalités d’énonciation de l’incantation exercent un pouvoir 38.

B. Lortat-Jacob, M. Manca (dir.), La voix actée. Pour une nouvelle ethnopoétique, Paris 2010, p. 277-288. 32. A. Bernabé, « Las ephesia grammata. Génesis de una fórmula mágica », MHNH 3 (2003), p. 5-28 ; id., « The Ephesia Grammata: Genesis of a Magical Formula », dans C. A. Faraone, D. Obbink (éd.), The Getty Hexameters, p. 71-95, et R. G. Edmonds III, « The Ephesia Grammata: Logos Orphaïkos or Apolline Alexima Pharmaka? », dans le même ouvrage, p. 97-106. 33. Hérodote, I, 132 ; Papyrus de Derveni, VI, 1-5 ; M. Carastro, La cité des mages. Penser la magie en Grèce ancienne, Grenoble 2006, p. 24-26 ; A. De Jong, Traditions of the Magi: Zoroastrianism in Greek and Latin Literature, Leyde – New York – Cologne 1997, p. 362-367. 34. Voir par exemple Ovide, Amours, II, 1.23-28 ; O. Philipps, « The Witches’ Thessaly », dans M. Meyer, P. Mirecki (éd.), Magic and Ritual in the Ancient World, Leyde – Boston – Cologne 2002, p. 378-386. 35. Pindare, Pythiques, 3, 47-53. 36. M. Dickie, Magic and Magicians in the Greco-Roman World, Londres – New York 2001, p. 16-17. 37. Ce que l’anthropologie connaît bien par le biais de la speech act theory. 38. R. L. Gordon, « The healing event in Graeco-Roman folk-medicine », dans P. Van der Eijk, H. E. J. Horstmanshoff, P. H. Schrijvers (éd.), Ancient Medicine in its Socio-Cultural Context. Papers read at the Congress held at Leiden University, 13-15 April 1992, vol. II, Amsterdam – Atlanta 1995, p. 363-373.

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Thomas Galoppin Après la période classique, les incantations ont formé un lieu de savoir. Transmises à l’oral et par écrit, elles ont atteint la période romaine sous forme de recueils 39. On trouve des traces de ces recueils dans les PGM, par exemple sous la forme : Φιλίννης Θε[σσ]αλῆς ἐπαοιδὴ π[ρὸς] κεφαλῆς π[ό]νον « φεῦγ’ ὀδύν[η] κεφαλῆς, φεῦγε φθ[ίνουσ’] | ὑπὸ πέτ[ρα]ν· φεύγουσιν δὲ [λύ]|κοι, φεύγ̣[ουσι] δὲ μώνυχε̣ς [ἵπ]|ποι [ἱέμενοι] πληγαῖς ὑπ’ [ἐμῆς τελέας ἐπαοιδῆς] ». Incantation de Philinna la Thessalienne pour le mal de tête : « Fuis douleur de la tête, fuis défaillante sous une pierre ; Ils fuient les loups, fuient les chevaux au sabot unique, Rejetés par les coups de ma parfaite incantation » 40.

Dans ce papyrus du ier siècle avant notre ère, l’usage de l’hexamètre et du verbe φεύγειν (« fuir ») à l’impératif, ainsi que l’adresse à des puissances dangereuses ou maladies, caractérisent un type courant d’incantations grecques antiques (le type pheuge) 41. Le ressort de l’incantation est l’énonciation d’un commandement, d’une analogie performative et d’une assertion de puissance. Une formule comme « accomplis pour moi cette parfaite incantation » (τέλεσον τελέαν ἐπαοιδήν) renforce parfois l’efficience du pharmakon verbal avec l’appui d’une puissance divine 42. Dans ce cas, la prière en tant que demande rejoint l’incantation en tant que parole dotée de sa puissance propre. Le ressort analogique de certaines incantations est également l’un des principes de certaines imprécations. Celles-ci sont des paroles rituelles orales ou écrites qui demandent l’exercice d’un pouvoir coercitif par une puissance surhumaine sur une personne. C’est dans cette catégorie que tombent les defixiones et envoûtements 43, mais aussi les

39. C. A. Faraone, « Handbooks and Anthologies: The Collection of Greek and Egyptian Incantations in Late Hellenistic Egypt », ARG 2.2 (2001), p. 195-214 ; id., « Magical Verses on a Lead Tablet: Composite Amulet or Anthology? », dans C. A. Faraone, D. Obbink (éd.), The Getty Hexameters, p. 106-119. 40. PGM XX, 13-19. 41. P. Maas, « The Philinna Papyrus », JHS 62 (1942), p. 33-38 ; R. Kotansky, « Incantations and Prayers for Salvation on Inscribed Greek Amulets » dans C. A. Faraone, D. Obbink (éd.), Magika Hiera, p. 107-137. 42. C. A. Faraone, « Handbooks and Anthologies », p. 198-199. Voir d’autres formulations dans id., « Stopping Evil, Pain, Anger and Blood: The Ancient Greek Tradition of Protective Iambic Incantations », GRBS 49 (2009), p. 227-255. 43. C. A. Faraone, « The Agonistic Context of Early Greek Binding Spells », dans

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Les logoi des pratiques « magiques » dans l’Antiquité tardive « prayers for justice » qui sont autant de modes d’expression sur une palette imprécatoire 44. Pour ne prendre qu’un exemple, je cite ici une defixio qui est proche, dans sa formulation, des « prayers for justice » puisqu’elle conduit les personnes visées devant un tribunal divin : Je convoque les personnes ci-dessous : inscrivez Lentinus et Tasgillus, afin qu’ils comparaissent devant Pluton et devant Proserpine dès qu’ils partiront. De la même manière que ce petit chien n’a fait de mal à personne, qu’ainsi… ceux-là ne puissent vaincre dans ce procès ; de la même manière que la mère de ce petit chien n’a pu le défendre, qu’ainsi aucun de leurs avocats ne puisse les défendre, qu’ainsi ces ennemis soient mal en point dans ce procès ; de la même manière que ce petit chien est mal en point sans pouvoir s’en relever, qu’ainsi ils ne le puissent ; qu’ainsi ils soient vus en dehors, de la même manière que lui ; de la même manière que dans ce tombeau l’animal est muet sans pouvoir s’en relever, qu’il en soit ainsi pour eux. Atracatetracati gallara precata egdarata hehes celata mentis ablata 45.

C. A. Faraone, D. Obbink (éd.), Magika Hiera, p. 3-32 ; M. Carastro, « Les liens de l’écriture. Katadesmoi et instances de l’enchaînement », dans M. Cartry, J.-L. Durand, R. Koch Piettre (dir.), Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures, Turnhout 2009, p. 263-291. 44. La cible d’une imprécation est nommée dans une defixio, dont la formulation de base consiste à « lier » l’adversaire ; certains textes font appel à une justice divine envers un adversaire non identifié, car inconnu (par exemple dans le cas d’un vol). Ces « prayers for justice » identifiées par Henk Versnel, diffèrent des defixiones également par leur formulation qui convoque un tribunal divin, mais de nombreux textes, partageant des caractéristiques communes, occupent une position intermédiaire (« borderline ») : H. S. Versnel, « “May he not be able to sacrifice…” Concerning a curious formula in Greek and Latin curses », ZPE 58 (1985), p. 247-269 ; id., « Beyond Cursing: The Appeal to Justice in Judicial Prayers », dans C. A. Faraone, D. Obbink (éd.), Magika Hiera, p. 60-106. Pour un débat sur la question, cf. M. Dreher, « “Prayers for Justice” and the Categorization of Curse Tablets » dans M. Piranomonte, F. M. Simón (éd.), Contesti magici – Contextos mágicos, p. 29-32, et H. S. Versnel, « Response to a Critique », dans le même ouvrage, p. 33-45. 45. A. Audollent, Defixionum Tabellae : Quotquot innotuerunt tam in Graecis orientis quam in totius occidentis partibus praeter Atticas in corpore inscriptionum Atticarum editas, Paris 1904, no 111-112, p. 167-171 (iie siècle, Aquitaine) : Denuntio personis infra | scribtis Lentino et Tasgillo, | uti adsin ad Plutonem | [et] ad Proserpinam hinc a[beant]. | Quomodo hic catellus nemin[i] | nocuit, sic.. . . . . . . . . . . nec | illi hanc litem uincere possint ; | quomodi nec mater huius catelli | defendere potuit, sic nec aduo|cati eorum e[os d]efendere | possint, sic il[o]s [in]imicos | auersos ab hac l[i]te esse ; quo|modi hic catellus auersus | est nec

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Thomas Galoppin Dans ce cas précis, un chiot a subi une action rituelle qui doit être reproduite, par analogie, sur les victimes de l’envoûtement. La performance analogique explicitée par la formule quomodo… (« de même que… ») existe dans la mesure où l’action rituelle est liée étroitement à la parole 46. Certaines paroles rituelles emploient un outil verbal appelé aujourd’hui une historiola : il s’agit d’un morceau narratif, dont le sens n’est pas nécessairement clair, mais qui possède un rapport analogique avec la situation sur laquelle il est énoncé, à laquelle il est appliqué. Souvent dans un contexte médical, le praticien applique comme remède un énoncé qui transcrit la réalité en récit mythique. Le praticien lui-même peut se trouver identifié à un dieu, le patient à un personnage victime d’une mésaventure, la maladie à une puissance malfaisante. Le principe est connu dans le ritualisme égyptien, mais aussi dans les documents de langue grecque 47. L’historiola suivante a été écrite à la fin du ier-début du iie siècle de notre ère sur une lamelle d’argent trouvée à Carnuntum (Autriche) en 1922 48 : Πρὸς ἡμίκρα|νον· Ἀνταύρα | ἐξῆλθεν ἐκ τῆς | θαλάσσης, ἀνε|βόησεν ὡς | ἔλαφος, ἀνέ|κραξεν ὡς βοῦς· | ὑπαντᾷ αὐτῇ | Ἄρτεμις Ἐφεσ[ία]· | Ἀνταύρα, πο[ῦ]| ὑπάγις ; – ἰς τὸ ἡ|μίκρ[ανον] – | [μ]ὴ οὐ[κ] ἰς τὰ ν […].

surgere potesti, | sic nec illi ; sic traspecti sin[t] | quomodi ille ; | quomodi in hoc m[o]nimont(o) ani|malia ommutuerun nec surge|re possun, nec illi… Atracatetracati gallara | precata egdarata he|hes celata mentis abla|ta. 46. A. Kropp, « How Does Magical Language Work? The Spells and Formulae of the Latin Defixionum Tabellae », dans R. Gordon, F. M. Simón (éd.), Magical Practice in the Latin West, p. 357-380 (p. 368-369). 47. S. Sauneron, « Le monde du magicien égyptien », dans Le monde du sorcier, Paris 1966, p. 27-65. Voir des doutes sur l’existence d’historiolae d’origine grecque : S. I. Johnston, « Myth and the Getty Hexameters », dans C. A. Faraone, D. Obbink (éd.), The Getty Hexameters, p. 121-156, et ead., « Narrating Myths: Story and Belief in Ancient Greece », Arethusa 48.2 (2015), p. 173-218. 48. R. Kotansky, Greek Magical Amulets, no 13, p. 58-59 (Eisenstadt, Burgenländisches Landesmuseum, inv. no SW 4739b) ; A. A. Barb, « Griechische Zaubertexte vom Gräberfelde westlich des Lagers », dans Der Römische Limes in Österreich 16 (1926), p. 52-67, no 48, pl. 1, 1 ; R. Reitzenstein, « Ein christliches Zauberbuch und seine Vorlage », Archiv für Religionswissenschaft 24 (1926), p. 176178 ; O. Weinreich, « Zaubertexte und Defixionstafel aus Carnuntum », Archiv für Religionswissenschaft 24 (1926), p. 178, et « Ἀνταύρα », Archiv für Religionswissenschaft 25 (1927), p. 224.

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Les logoi des pratiques « magiques » dans l’Antiquité tardive Pour la migraine : « Antaura est sortie de la mer, a bramé comme un cerf, a beuglé comme un bœuf. Artémis Éphésienne vient à sa rencontre : “Antaura, où t’en vas-tu ?” – “À la moitié du crâne [= la migraine]” – “Non, ne [va] pas aux […]” » 49.

Cette amulette copie vraisemblablement une rubrique sur la migraine dans un manuel d’incantations, donnant le texte d’une parole rituelle qui fonctionne sur le mode de l’historiola. Une certaine puissance, nommée Antaura, surgit de la mer où elle réside, pousse des cris d’animaux et s’apprête à provoquer une migraine lorsque Artémis d’Éphèse l’en empêche. En tant que puissance agissante, Antaura se manifeste lorsqu’elle prend possession d’un homme « à la moitié du crâne », provoquant ainsi des affections migraineuses 50. Artémis intervient dans les pratiques « magiques » en rapport étroit avec la Lune et Hécate 51, mais l’épiclèse éphésienne signale ici plus particulièrement une Artémis d’ampleur impériale et universelle 52. Un oracle d’Apollon de Didymes montre que la chasseresse Artémis peut arrêter les activités mortifères de Pan 53 et en Lydie, au iie siècle, Artémis « sous sa forme éphésienne (ἧς μορφὴν Ἐφέσοιο) » arrête un fléau sanitaire en contrant les envoûtements d’un « mage » (μάγος), suite aux recommandations d’un autre oracle apollinien : Artémis d’Éphèse met ainsi ses torches au service d’une lutte contre l’ensorcellement et fait fondre

49. Traduction personnelle à partir du texte de R. Kotansky, Greek Magical Amulets, no 13, p. 60. En marge, à gauche, est écrit…θη ἀπαλλαγῶν, « … délivrances » (?), ou […] η ε .. α πιν...α... (p. 71). Roy Kotansky traduit la l. 13, très lacunaire, par « No, do not [go] to the [half-part of the head…] ». 50. Le nom d’Antaura est composé de ἀντί, « contre », et αὔρα, « brise, courant d’air froid », A. A. Barb, « Antaura: the Mermaid and the Devil’s Grandmother. A Lecture », JWCI 29 (1966), p. 1-23. J. Zingerle, « Ἀντάρα », Glotta 17 (1929), p. 134137, relie Ἀνταύρα au grec moderne ἀντάρα, « tumulte ». Dans le vocabulaire médical, αὔρα désigne également le phénomène de flashs de lumière vécus lors d’attaques épileptiques ou de maux de tête, LSJ, « αὔρα », 5 : « epileptic aura ». R. Kotansky, Greek Magical Amulets, no 13, p. 66. 51. W. Fauth, Hekate Polymorphos. Wesensvarianten einer antiken Gottheit. Zwischen frühgriechischer Theogonie und spätantikem Synkretismus, Hambourg 2006, p. 123-132. 52. L. R. LiDonnici, « The Images of Artemis Ephesia and Greco-Roman Worship: A Reconsideration », HTR 85.4 (1992), p. 389-415. 53. Porphyre, fr. 307 Smith = Eusèbe, Préparation évangélique, 5, 6.1-2. A. Busine, Paroles d’Apollon. Pratiques et traditions oraculaires dans l’Antiquité tardive (iie-vie siècles), Leyde – Boston 2005, p. 344.

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Thomas Galoppin les poupées de cire utilisées par le mage 54. L’intervention d’Artémis dans cette historiola, dont la structure a perduré à l’époque byzantine, a été comprise grâce à des variantes chrétiennes 55. Dans certaines, le Christ remplace la déesse d’Éphèse et chasse une puissance généralement anonyme et issue de la mer 56. La narration est d’abord un énoncé mis en pratique et polarisant l’autorité du praticien 57. Elle est aussi une prise de puissance sur le réel, dès lors que le détour par le récit met en acte des puissances surhumaines, divines ou démoniques, pour établir un rapport de force en faveur de l’homme qui en bénéficie. Cette « prise de puissance » ou empowerment a été définie par David Frankfurter dans un ouvrage collectif qui a fait date en abordant la « magie » comme un « pouvoir rituel » 58. Cette terminologie de l’empowerment (« prise de puissance ») n’a guère été utilisée depuis, alors qu’elle avait le mérite d’introduire une distinction entre deux modes rituels, non exclusifs : l’un agit sans remettre en question l’altérité entre hommes et dieux – par exemple l’action votive –, l’autre – le pouvoir rituel – agit en mettant en acte la puissance divine dans le monde, voire en se faisant puissance divine. Le premier mode n’est pas plus synonyme de religion que le second n’est exclusif de la « magie », mais ce concept permet d’inverser nos perspectives pour interroger les raisons pour lesquelles certains actes d’empowerment ont pu être qualifiés de « magiques » dans l’Antiquité.

54. R. Merkelbach, « Ein Orakel des Apollon für Artemis von Koloe », ZPE 88 (1991), p. 70-72 ; F. Graf, « An Oracle against Pestilence from a Western Anatolian Town », ZPE 92 (1992), p. 267-279. Les termes entre parenthèses se trouvent respectivement aux lignes 5 et 9 de l’inscription. Artémis portant des torches doit agir en faisant fondre les figurines de cire, « signes de l’art maléfique d’un mage » (μάγου κακοτήϊα σύμβολα τέχνης, l. 5). Ce n’est pas elle qui recourt à des pratiques « magiques », contrairement à une formulation d’A. Busine, Paroles d’Apollon, p. 175. 55. J. Spier, « A Revival of Antique Magical Practice in Tenth-Century Constantinople », dans C. Burnett, W. F. Ryan (éd.), Magic and the Classical Tradition, Londres – Turin 2006, p. 29-36 (p. 30-31). 56. Ces textes parallèles sont donnés par A. A. Barb, « Antaura: the Mermaid and the Devil’s Grandmother », et repris dans R. Kotansky, Greek Magical Amulets, no 13, p. 60-64. 57. R. L. Gordon, « The healing event in Graeco-Roman folk-medicine ». 58. D. Frankfurter, « Narrating Power: The Theory and Practice of the Magical Historiola in Ritual Spells » dans M. Meyer, P. Mirecki (éd.), Ancient Magic and Ritual Power, p. 457-476.

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Les logoi des pratiques « magiques » dans l’Antiquité tardive Nombre d’incantations mettent en acte la puissance divine, sans pour autant exclure les modalités de la prière votive ou de l’éloge hymnique. Galien mentionne des incantations prononcées lors de la cueillette des plantes 59. Le « grand papyrus magique de Paris », un codex du ive siècle provenant d’une « Bibliothèque thébaine » 60, offre un exemple de parole rituelle adressée à la plante elle-même : Παρ’ Αἰγυπτίοις ἀεὶ βοτάναι λαμβάνονται | οὕτως· ὁ ῥιζοτόμος καθαίρει πρότερον τὸ | ἴδιον σῶμα, πρότερον νίτρῳ περιράνας καὶ | τὴν βοτάνην θυμιάσας ῥητίνῃ ἐκ πίτυος | εἰς γʹ περιενέγκας τὸν τόπον, εἶτα κῦφι θυμιά|σας καὶ τὴν διὰ τοῦ γάλακτος σπονδὴν χεά|μενος μετ’ εὐχῶν ἀνασπᾷ τὸ φυτὸν ἐξ ὀνόμα|τος ἐπικαλούμενος τὸν δαίμονα, ᾧ ἡ βοτά|νη ἀνιέρωται, πρὸς ἣν λαμβάνεται χρείαν, | παρακαλῶν ἐνεργεστέραν γενέσθαι πρὸς αὐτήν. | ἐπίκλησις δ’ αὐτῷ ἐπὶ πάσης βοτάνης καθ’ ὅλον | ἐν ἄρσει, ἣν λέγει, ἐστὶν ἥδε· « ἐσπάρης ὑπὸ | τοῦ Κρόνου, συνελήμφθης ὑπὸ τῆς Ἥρας, | διετηρήθης ὑπὸ τοῦ Ἄμμωνος, ἐτέχθης ὑπὸ | τῆς Ἴσιδος, ἐτράφης ὀμβρίου Διός, ηὐξήθης | ὑπὸ τοῦ Ἡλίου καὶ τῆς δρόσου. σὺ ἡ δρόσος ἡ τῶν | θεῶν πάντων, σὺ ἡ καρδία τοῦ Ἑρμοῦ, σὺ εἶ τὸ | σπέρμα τῶν προγόνων θεῶν, σὺ εἶ ὁ ὀφθαλμὸς | τοῦ Ἡλίου, σὺ εἶ τὸ φῶς τῆς Σελήνης, σὺ εἶ ἡ σπου|δὴ τοῦ Ὀσίρεως, σὺ εἶ τὸ κάλλος καὶ ἡ δόξα τοῦ | Οὐρανοῦ, σὺ εἶ ἡ ψυχὴ τοῦ δαίμονος τοῦ Ὀσίρε|ως, ἡ κωμάζουσα ἐν παντὶ τόπῳ, σὺ εἶ τὸ πνεῦ|μα τοῦ Ἄμμωνος. ὡς τὸν Ὄσιριν ὕψωσας, οὕτως | ὕψωσον σεαυτὴν καὶ ἀνατεῖλον, ὡς καὶ ὁ Ἥλιος | ἀνατέλλει καθ’ ἑκάστην ἡμέραν· τὸ μῆκός σου | ἴσον ἐστὶ τῷ τοῦ Ἡλίου μεσουρανήματι, αἱ δὲ ῥίζαι | τοῦ βυθοῦ, αἱ δὲ δυνάμεις σου ἐν τῇ καρδίᾳ τοῦ Ἑρ|μοῦ εἰσιν, τὰ ξύλα σου τὰ ὀστέα τοῦ Μνεύεως, καί σου | τὰ ἄνθη ἐστὶν ὁ ὀφθαλμὸς τοῦ Ὥρου, τὸ σὸν σπέρμα | τοῦ Πᾶνός ἐστι σπέρμα. ἐγὼ νίζω σε ῥητίνῃ ὡς καὶ | τοὺς θεούς, καὶ ἐπὶ ὑγείᾳ ἐμαυτοῦ, καὶ συναγνίσθη|τι ἐπευχῇ καὶ δὸς ἡμῖν δύναμιν ὡς ὁ Ἄρης καὶ | ἡ Ἀθηνᾶ. ἐγώ εἰμι Ἑρμῆς. λαμβάνω σε σὺν Ἀγαθῇ | Τύχῃ καὶ Ἀγαθῷ Δαίμονι καὶ ἐν καλῇ ὥρᾳ καὶ ἐν καλῇ | ἡμέρᾳ καὶ ἐπιτευκτικῇ πρὸς πάντα. »

59. Galien, Les médicaments simples, Préambule du livre VI [Kühn, 11, p. 792-794] (tr. fr. dans J. Jouanna, « Médecine rationnelle et magie : le statut des amulettes et des incantations chez Galien », REG 124.1 [2011], p. 47-77 [p. 72]). 60. Sur cette « Theban Magical Library », voir K. Dosoo, « A History of the Theban Magical Library », Bulletin of the American Society of Papyrologists 53 (2016), p. 251-274.

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Thomas Galoppin ταῦτ’ εἰπὼν | τὴν μὲν τρυγηθεῖσαν πόαν εἰς καθαρὸν ἑλίσσε | ὀθόνιον (τῆς δὲ ῥίζης τὸν τόπον ἑπτὰ μὲν πυροῦ | κόκκους, τοὺς δὲ ἴσους κριθῆς μέλιτι δεύσαντες | ἐνέβαλον) καὶ τὴν ἀνασκαφεῖσαν γῆν ἐνχώσας | ἀπαλλάσσεται. Chez les Égyptiens, les plantes sont toujours cueillies de la sorte : Le cueilleur purifie d’abord son propre corps, d’abord en s’aspergeant de natron, puis la plante, après avoir fait une fumigation de résine de pin en faisant trois fois le tour de l’endroit. Ensuite il fait une fumigation de kuphi et verse une libation faite de lait avec des prières, puis il arrache la plante en invoquant le nom du daimôn auquel la plante est consacrée, disant pour quelle utilité on la cueille et demandant qu’elle soit très efficace pour cela. L’invocation pour cela, qu’il dit sur toute plante en général au moment de la cueillette, est la suivante : « Tu as été semée par Kronos, tu as été conçue par Héra, tu as été préservée par Ammon, tu as été engendrée par Isis, tu as été nourrie par Zeus pluvieux, tu as été accrue par Hélios et la rosée. Tu es la rosée de tous les dieux, tu es le cœur d’Hermès, tu es la semence des dieux premiers-nés, tu es l’œil d’Hélios, tu es la lumière de Séléné, tu es l’œuvre d’Osiris, tu es la beauté et la gloire d’Ouranos, tu es l’âme du daimôn d’Osiris qui est en fête [ou : en procession] en tous lieux, tu es le souffle d’Ammon. De même que tu as exalté Osiris, exalte-toi de la même manière, et élève-toi comme s’élève aussi Hélios chaque jour. Ta taille est égale au zénith d’Hélios, tes racines viennent des profondeurs, tes puissances sont dans le cœur d’Hermès, tes bois sont les os de Mnévis, tes fleurs sont les yeux d’Horus, ta semence est la semence de Pan. Moi, je te lave avec de la résine comme les dieux, et pour ma propre santé, sois purifiée par des prières, et donne-nous la puissance comme Arès et Athéna. Moi je suis Hermès. Je te prends avec la Bonne Fortune et le Bon Démon, à une belle heure et dans un beau jour, et tu seras avantageuse en toutes choses. » Ayant dit cela, il roule la plante récoltée dans une toile de lin pure (et à l’endroit de la racine, ils ont mis sept grains de blé et même quantité d’orge, mélangé à du miel) et après avoir rempli de terre le trou creusé, il s’en va 61.

L’énoncé participe pleinement du rituel, qu’il explicite en partie, et suit une ligne théologique inspirée du ritualisme égyptien 62. La plante

61. PGM IV, 2967-3006. 62. S. H. Aufrère, « Le rituel de cueillette des herbes médicinales du magicien égyptien traditionnel d’après le Papyrus magique de Paris », dans id. (éd.), Encyclopédie

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Les logoi des pratiques « magiques » dans l’Antiquité tardive reçoit des honneurs véritablement divins : offrandes, fumigations et prières. Ces honneurs la purifient, mais lui donnent également le statut d’image divine, c’est-à-dire de manifestation matérielle du divin 63. L’invocation (epiklêsis) de la plante énonce en effet son origine divine, son exaltation à l’instar de la divinité et, en somme, son statut de divinité. Elle explicite le traitement cultuel de la plante, lavée « comme les dieux », « purifiée par des prières » ; en retour, la demande est énoncée en faisant l’analogie avec des divinités : « donne-nous la puissance comme Arès et Athéna ». On notera au passage que le praticien luimême doit s’identifier à une divinité, Hermès (interpretatio graeca de Thot). Ce dernier est le maître de la parole efficace, l’instructeur des paroles rituelles qui, dans la théologie égyptienne, sont les manifestations même du divin – les baou de Rê 64. Les euchai, prises au sens grec de prières votives ou au sens égyptien de prières d’hommage, s’associent pleinement à l’exercice incantatoire, qui à son tour en explicite le rôle rituel. Toutefois, seule la parole incantatoire est donnée et les euchai sont simplement évoquées, parmi des pratiques rituelles communes, sans avoir besoin d’être détaillées. C’est le processus incantatoire qui sollicite la prescription la plus précise et il semble que ce soit parce qu’il construit la prise de puissance, en mêlant traditions grecque et égyptienne. C’est par cet empowerment qu’un être physique peut devenir « divinité » et, à ce titre, se voir adresser des prières 65. 2. Prières incantatoires et innovations dans l’adresse aux dieux Or c’est bien en ce qu’elles agissent directement sur la matière que certaines prières deviennent véritablement incantatoires. Je choisis

religieuse de l’Univers végétal. Croyances phytoreligieuses de l’Égypte ancienne, vol. II, Montpellier 2001, p. 331-362. 63. Sur ce concept d’« image divine », voir J. Mylonopoulos, « Divine images versus cult images. An endless story about theories, methods, and terminologies », dans id. (éd.), Divine Images and Human Imaginations in Ancient Greece and Rome, Leyde – Boston 2010, p. 1-19. 64. N. Guilhou, La vieillesse des dieux, Montpellier 1989, p. 22 (R. VI, 189 : iw b3 n R‘ m ḥk3w, « le ba de Rê est dans les hekaou ») ; S. H. Aufrère, Thot Hermès l’Égyptien. De l’infiniment grand à l’infiniment petit, Paris 2007. 65. Comme dans « l’envoûtement sur la myrrhe » (Ἀγωγὴ ἐπὶ [ζ]μύρνης, PGM XXXVI, 333-360).

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Thomas Galoppin l’exemple d’une parole rituelle donnée sans indication de gestes, mais seulement avec le titre « Parole (logos) à adresser à Hélios ». Voici le texte complet de la prescription : Ἔστιν δὲ ἡ κατὰ πάντων τελετὴ | ἥδε. πρὸς Ἥλιον λόγος· | « ἐπικαλοῦμαί σε, τὸν μέγιστον θεόν, | ἀέναον κύριον, κοσμοκράτορα, | τὸν ἐπὶ τὸν κόσμον καὶ ὑπὸ τὸν | κόσμον, ἄλκιμον θαλασσοκρά|τορα, ὀρθινὸν ἐπιλάμποντα, | ἀπὸ τοῦ ἀπηλιώτου ἀνατέλλον|τα τῷ σύμπαντι κόσμῳ, δύνον|τα τῷ λιβί. δεῦρό μοι, ὁ ἀνα|τέλλων ἐκ τῶν τεσσάρων ἀνέ|μων, ὁ ἱλαρὸς Ἀγαθὸς Δαίμων, | ᾧ οὐρανὸς ἐγένετο κωμαστή|ριον. ἐπικαλοῦμαί σου τὰ ἱερὰ | καὶ μεγάλα καὶ κρυπτὰ ὀνόματα, | οἷς χαίρεις ἀκούων. ἀνέθαλεν | ἡ γῆ σοῦ ἐπιλάμψαντος καὶ | ἐκαρποφόρησεν τὰ φυτὰ σοῦ | γελάσαντος, ἐζωογόνησε | τὰ ζῶα σοῦ ἐπιτρέψαντος. | δὸς δόξαν καὶ τιμὴν καὶ | χάριν καὶ τύχην καὶ δύνα|μιν, ᾧ ἐπιτελοῦμαι σή|μερον τῷ δεῖνα λίθῳ (ἢ· φυ|λακτηρίῳ τελουμένῳ) | πρὸς τὸν δεῖνα. ἐπικαλοῦμαί | σε τὸν μέγαν ἐν οὐρανῷ | ηι λανχυχ ακαρην | Βάλ μισθρην μαρτα|μαθαθ λαϊλαμ μουσου|θι σιεθω βαθαβαθι ια|τμων αλεϊ ιαβαθ Ἀβαώθ | Σαβαώθ Ἀδωναί, ὁ θεὸς ὁ μέγας, | Ορσενοφρη οργεατης| το θορνατησα κριθι βιω|θι ϊαδμω ιατμωμι | μεθι ηι 66 λονχοω ακαρη | Βάλ μινθρη βανεβαιχχυχ|ουφρι νοθεουσι θραϊ | αρσιουθ ερωνερθερ| ὁ λαμπρὸς Ἥλιος, αὐγάζων κα|θ’ ὅλην τὴν οἰκουμένην· σὺ εἶ | ὁ μέγας Ὄφις, ἡγούμενος | τούτων τῶν θεῶν, ὁ τὴν ἀρχὴν | τῆς Αἰγύπτου ἔχων καὶ τὴν | τελευτὴν τῆς ὅλης οἰκουμέ|νης, ὁ ἐν τῷ ὠκεανῷ ὀχεύ|ων, Ψοϊ φνουθι νινθηρ| σὺ εἶ ὁ καθ’ ἡμέραν καταφα|νὴς γινόμενος καὶ δύνων | ἐν τῷ βορολίβᾳ τοῦ οὐρανοῦ, | ἀνατέλλων ἐν τῷ νοταπηλι|ώτῃ. ὥρᾳ αʹ μορφὴν ἔχεις αἰλού|ρου, ὄνομά σοι Φαρακουνηθ | δὸς δόξαν καὶ χάριν τῷ φυλα|κτηρίῳ τούτῳ. ὥρᾳ βʹ μορφὴν | ἔχεις κυνός, ὄνομά σοι Σουφι | δὸς ἰσχὺν καὶ τιμὴν τῷ φυλα|κτηρίῳ τούτῳ, τῷ λίθῳ τούτῳ | καὶ τῷ δεῖνα. ὥρᾳ γʹ μορφὴν ἔχεις | ὄφεως, ὄνομά σοι Αμεκρα|νεβεχεο Θωύθ δὸς τιμὴν | τῷ θεῷ τῷ δεῖνα. ὥρᾳ δʹ μορφὴν | ἔχεις κανθάρου, ὄνομά σοι | Σενθενιψ συνεπί|σχυσον τῷ φυλακτηρίῳ τούτῳ | ἐν τῇ νυκτὶ ταύτῃ, εἰς ὃ τε|λεῖται πρᾶγμα. ὥρᾳ εʹ μορφὴν ἔχεις | ὄνου. ὄνομά σοι Ενφαν | χουφ δὸς ἰσχὺν καὶ θάρ|σος καὶ δύναμιν τῷ θεῷ | τῷ δεῖνα. ὥρᾳ ϛʹ μορφὴν ἔχεις λέοντος. | ὄνομα δέ σοι Βαϊ σολβαϊ | ὁ κυριεύων χρόνου· δὸς ἐπι|τυχίαν τῷ φυλακτηρίῳ τού|τῳ καὶ νίκην καλήν.

66. Cf. h. d. Betz (éd.), The Greek Magical Papyrus in Translation, p. 68, n. 208.

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Les logoi des pratiques « magiques » dans l’Antiquité tardive ὥρᾳ | ζʹ μορφὴν ἔχεις τράγου. | ὄνομά σοι Ουμεσθωθ δὸς | ἐπαφροδισίαν τῷ δακτυ|λίῳ τούτῳ (ἢ· τῷ φυλακτηρίῳ | τούτῳ ἢ τῇ γλυφῇ ταύτῃ). ὥρᾳ ηʹ | μορφὴν ἔχεις ταύρου, ὄνομά σοι | Διατιφη. ὁ ἀναφανὴς γε|νόμενος· τελεσθήτω πάν|τα τὰ διὰ τῆς χρείας τοῦ λίθου | τούτου. ὥρᾳ θʹ μορφὴν ἔχεις | ἱέρακος, ὄνομά σοι Φη|ους φωουθ ὁ λωτὸς πεφυ|κὼς ἐκ τοῦ βυθοῦ· δὸς ἐπιτυ|χίαν καιρὸν καλὸν τῷ φυ|λακτηρίῳ τούτῳ. ὥρᾳ ιʹ μορφὴν | ἔχεις κυνοκεφάλου, ὄνομά σοι | Βεσβυκι. ὥρᾳ ιαʹ μορφὴν | ἔχεις ἴβεως, ὄνομά σοι | Μου ρωφ τέλει τὸ μέγα φυ|λακτήριον ἐπ’ ἀγαθῷ τῷ δεῖνα | ἀπὸ τῆς σήμερον ἡμέρας εἰς τὸν | ἅπαντα χρόνον. ὥρᾳ ιβʹ μορ|φὴν ἔχεις κροκοδείλου, ὄνο|μά σοι Αερθοη. δὺς ὀψὲ γέρων, ὁ ἐπὶ τοῦ κόσμου καὶ [ὑπὸ] | τὸν κόσμον, ἄλκιμε θαλασσο|κράτωρ· εἰσάκουσόν μου τῆς | φωνῆς ἐν τῇ σήμερον ἡμέρᾳ, | ἐν τῇ νυκτὶ ταύτῃ, ἐν ταῖς ἁγί|αις ὥραις ταύταις, καὶ τελεσθή|τω τὰ διὰ τοῦ λίθου τούτου, | διὰ τοῦ φυλακτηρίου τούτου, | τὸ δεῖνα πρᾶγμα, ἐφ’ ᾧ αὐτὸ τελῶ. ναί, | κύριε Κμήφ λουθεουθ ορ|φοιχε ορτιλιβεχουχ ιερ|χε ρουμ ιπεριταω υαϊ. | ὁρκίζω γῆν καὶ οὐρανὸν καὶ | φῶς καὶ σκότος καὶ τὸν πάντα | κτίσαντα θεὸν μέγαν Σαρου|σιν, σέ, τὸ παρεστὸς 67 ἀγαθὸν | δαιμόνιον, πάντα μοι τε|λέσαι διὰ τῆς χρείας | τοῦ δακτυλίου τούτου ἢ οὗ ἐὰν | τέλῃς ». λέγε· « εἷς Ζεὺς Σάραπις » 68.

Je propose la traduction suivante : Voici la consécration pour toute circonstance. Parole (à prononcer) à l’adresse d’Hélios : « Je t’invoque, très grand dieu, seigneur éternel (litt. “inépuisable”), maître du monde, tant sur le monde que sous le monde, robuste maître de la mer, qui illumines tout droit d’en haut, qui t’élèves du Levant sur l’ensemble du monde et te couches à l’Occident. Viens à moi, toi qui t’élèves des quatre vents, le joyeux Agathos Daimôn, pour qui le ciel s’est fait un lieu de fête.

67. παραστὼς (P.) 68. PGM IV, 1596-1715. J’ai choisi de donner au texte une mise en page qui fasse apparaître la structure de la parole rituelle. L’édition suivie est celle de Preisendanz, avec une modification de la fin du texte : « Ἀγαθὸν | Δαιμόνιον (Preisendanz) et ἢ ου ». ἐὰν | τελῇς, λέγε (Preisendanz), cf. N. Belayche, « Deus deum… summorum maximus (Apuleius). Ritual expressions of distinction in the divine world of the imperial period », dans S. Mitchell, P. Van Nuffelen (éd.), One God. Studies in Pagan Monotheism and related religious ideas in the Roman Empire, Cambridge 2010, p. 141-166 (p. 158).

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Thomas Galoppin J’invoque tes noms sacrés, grands et cachés, que tu entends avec grâce. La terre refleurit lorsque tu brilles et les plantes fructifient lorsque tu ris, les animaux donnent la vie lorsque tu le permets. Donne la gloire, l’honneur, la grâce, la fortune et la puissance à telle pierre que je consacre (ou : phylactère consacré) aujourd’hui pour Untel. Je t’invoque, grand dans le ciel, êi lanchuch akarên Bal misthrên martamathath lailam mousouthi siethô bathabathi iatmôn alei iabath Abaôth Sabaôth Adônai, le grand dieu, Orsenophrê orgeatês tothornatêsa krithi biôthi iadmô iatmômi methi êi lonchoô akarê Bal minthrê banêbainchchuchouphri notheousi thrai arsiouth erônerther, brillant Hélios qui illumines toute la terre habitée. Toi, tu es le grand Serpent qui dirige ces dieux, qui détient l’origine de l’Égypte et la fin de toute la terre habitée, qui saille dans l’océan, Psoi phnouti ninthêr, tu es celui qui devient visible chaque jour et se couche au nord-ouest du ciel, se lève au sud-est. À la 1re heure, tu as la forme d’un chat, ton nom est Pharakounêth, donne la gloire et la grâce à ce phylactère. À la 2e heure, tu as la forme d’un chien, ton nom est Souphi, donne la force et l’honneur à ce phylactère, cette pierre et Untel. À la 3e heure, tu as la forme d’un serpent, ton nom est Amekranebecheo Thôuth, donne l’honneur au dieu Untel. À la 4e heure, tu as la forme d’un scarabée, ton nom est Senthenips, joins tes forces à ce phylactère, cette nuit, pour l’accomplissement de telle affaire. À la 5e heure, tu as la forme d’un âne, ton nom est Enphanchouph, donne la force, le courage et la puissance au dieu Untel. À la 6e heure, tu as la forme d’un lion, ton nom est Baisolbai seigneur du temps, donne le succès à ce phylactère, et une belle victoire. À la 7e heure, tu as la forme d’un bouc, ton nom est Oumesthôth, donne du charme à cet anneau (ou : “à ce phylactère”, ou “à cette gravure”). À la 8e heure, tu as la forme d’un taureau, ton nom est Diatiphê, celui qui apparaît en rendant manifeste, fais que s’accomplisse tout ce qui est fait par l’emploi de cette pierre. À la 9e heure, tu as la forme d’un faucon, ton nom est Phêous phôouth, le lotus qui est né de l’abîme, donne le succès une belle opportunité à ce phylactère. À la 10e heure, tu as la forme d’un babouin, ton nom est Besbuki. À la 11e heure, tu as la forme d’un ibis, ton nom est Mou rôph, consacre le grand phylactère pour telle bonne chose, depuis ce jour et pour toujours.

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Les logoi des pratiques « magiques » dans l’Antiquité tardive À la 12e heure, tu as la forme d’un crocodile, ton nom est Aerthoê, tu te couches le soir comme un vieillard, toi qui es sur le monde et sous le monde, robuste maître de la mer, prête l’oreille à ma voix ce jour-ci, cette nuit, dans ces heures saintes, et fais que s’accomplisse tout ce qui est fait au moyen de cette pierre, au moyen de ce phylactère, telle affaire, ce pour quoi je consacre cela. Oui, seigneur Kmêph loutheouth orphoiche ortilibechouch ierche roum iperitaô uai. J’adjure la terre et le ciel, la lumière et l’ombre, et le grand dieu créateur de toute chose Sarousin, toi, le bon daimonion qui es venu à l’aide, d’accomplir pour moi tout ce qui est obtenu par l’emploi de cet anneau ou de ce que tu désires ». Dis : « Un Zeus Sarapis ».

Le texte entier n’est pas encore, en l’état, une prière à proprement parler : c’est un formulaire de parole rituelle, fournissant quelques variantes (entre parenthèses ici) et des sections à compléter (soulignées ici en pointillé). Le papyrus donne ainsi à voir comment est prescrit un modèle de prière. Les variantes et sections à renseigner, comme dans un document administratif, témoignent du caractère pragmatique de la parole rituelle, qui est fixée par rapport à la divinité qu’elle invoque, mais peut être adaptée à la situation pour laquelle elle l’invoque. Or, à quoi doit-elle être appliquée de façon générale ? Aucun geste rituel explicite n’est demandé (offrande, protection rituelle, par exemple). En revanche, le titre du rite parle de « consécration » pour toute chose, et le texte de la prière explicite quelles « choses » sont visées : une « pierre » ou un « phylactère » (c’est-à-dire un objet protecteur) ; mais également, à travers l’objet, « Untel » (c’est-à-dire le porteur de l’objet), ou « telle affaire », voire – ce qui est tout à fait intéressant – « le dieu Untel ». Il s’agit donc de prier la divinité solaire pour consacrer, charger de puissance et de diverses qualités, toute pierre destinée à être portée en amulette. Le fait que le dieu consacre à la fois une pierre et une divinité signifie peut-être que le phylactère en question doit être considéré comme une « image divine », c’est-àdire non seulement un objet chargé de puissance divine, mais devenu lui-même divinité, une divinité certes soumise à la consécration par le Soleil, mais un theos tout de même 69. La pierre et le dieu ne feront

69. J. Mylonopoulos, « Divine images versus cult images. An endless story about theories, methods, and terminologies ».

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Thomas Galoppin qu’un. Cette prière est donc une opération de fabrique du divin. Elle suffit à elle seule à l’empowerment de l’objet, c’est-à-dire à sa « prise de puissance ». Quels éléments structurels, quels modes d’énonciation participent de cet empowerment incantatoire ? Le logos cumule différents modes d’adresse à la divinité : à la série d’invocations (ἐπικαλοῦμαι) qui insistent notamment sur les noms grands, sacrés et cachés du dieu qui vont être employés, il ajoute l’adjuration (ὁρκίζω) qui est une forme d’expression en partie proche-orientale rejoignant en grec les modalités du serment 70. En outre, le logos énonce, en lieu et place d’une pars epica, les formes que prend la divinité solaire à chaque période de temps (hora) de l’année : il s’agit de la « dodécahoros », une sorte de zodiaque égyptien connu par quelques documents comparables 71. Enfin, une acclamation s’ajoute, distincte de l’ensemble du logos, qui énonce l’unité d’un Zeus Sarapis selon une tradition de l’exaltation du divin qui a cours à l’époque romaine 72. Tous ces modes d’énonciation s’associent dans une composition fondamentalement multiculturelle. Leur capacité d’empowerment naît de cette composition relativement structurée, où il ne faut pas nécessairement chercher une force par simple accumulation, mais au contraire le produit d’une innovation dans l’art de « faire du divin ». La fusion des traditions d’adresse au divin s’observe de la même manière dans les prières et incantations sous forme métrique des PGM – les « hymnes magiques ». Déjà Karl Preisendanz, à la fin de son édition des PGM, proposait des reconstitutions de ces hymnes, 70. R. Kotansky, « Greek Exorcistic Amulets », dans M. Meyer, P. Mirecki (éd.), Ancient Magic and Ritual Power, p. 243-277 ; A. Zografou, « Les formules d’adjuration dans les Papyrus Grecs Magiques », dans M. De Haro Sanchez (dir.), Écrire la magie dans l’Antiquité, Liège 2015, p. 267-280. 71. Notamment le « disque Daressy », aujourd’hui disparu, G. Daressy, « Notes et remarques », Recueil de travaux relatifs à la philologie et à l’archéologie égyptiennes 23 (1901), p. 125-133 (voir p. 126-127) ; id., « L’Égypte céleste », BIFAO 12 (1916), p. 1-34, pl. 2 ; F. Cumont, « Zodiacus », dans e. Saglio, e. Pottier, G. Lafaye (éd.), Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, V, Paris 1917, col. 1046-1062 (notamment 1047-1053) (rééd. dans F. Cumont, Astrologie, éd. par D. Praet et B. Bakhouche, Turnhout 2014, p. 151-197) : Cumont préférait envisager une origine babylonienne et non égyptienne à la dodekahoros, sans justification. Voir F. Boll, Sphaera, Leipzig 1903, p. 295-296. Cf. A. Mastrocinque, Les intailles magiques du département des Monnaies, Médailles et Antiques, Paris 2014, p. 20. 72. N. Belayche, « Deus deum… summorum maximus (Apuleius)… ».

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Les logoi des pratiques « magiques » dans l’Antiquité tardive dont la métrique a pu se perdre au cours de la transmission des textes rituels 73. L’idée qui a longtemps prévalu était que ces hymnes témoignaient d’une poésie religieuse antérieure à la constitution de ces rituels « magiques » 74. Aujourd’hui, l’édition des hymnes doit être retravaillée et permettre de réviser notre approche de la performativité et de la pragmatique de ces paroles rituelles rythmées 75. Ljuba Bortolani a ouvert récemment une voie prometteuse en éditant plusieurs de ces hymnes et en analysant de façon minutieuse leur fabrique du divin et leurs rapports avec les traditions hymnographiques égyptiennes et grecques 76. Concentrant son travail sur les hymnes aux divinités solaires masculines et aux divinités lunaires féminines, elle a pu montrer le poids de la tradition égyptienne sur les premiers, à l’exception des hymnes à Apollon qui reprennent la tradition grecque, tandis que les hymnes adressés à Hécate/Séléné/Artémis (sous des rapports divers), sont des écrits à la manière grecque, mais probablement construits ad hoc pour une application « magique » 77. Néanmoins, cette répartition des traditions hymnographiques n’efface pas le multiculturalisme profond de ces hymnes qui n’en associent pas moins les éléments égyptiens, grecs et sémitiques pour, selon Ljuba Bortolani, assurer une plus grande puissance dans l’invocation de divinités « supranationales » autant que par jeu stylistique. On peut appliquer ces conclusions à l’étude de la prière de consécration des images divines que j’ai citée ici, quand bien même il ne s’agit pas d’un hymne en vers. De fait, l’écriture des PGM ne distingue pas nécessairement la prose du mètre et classifier a posteriori les parties métriques comme « hymnes » et les parties en prose comme simplement des « prières » n’est pas une bonne méthode 78. L’incantation invoque une divinité égyptienne, mais lui donne une dimension globale pour la pragmatique du rituel, renforçant même sa puissance par une acclamation à l’adresse d’un Zeus Sarapis. Le dieu Soleil 73. K. Preisendanz (éd.), Papyri Graecae Magicae, p. 237-266 (30 hymnes). 74. W. M. Brashear, « The Greek Magical Papyri: an Introduction and Survey », p. 3420-3422. 75. L. M. Tissi, « L’innologia magica : per una puntualizzazione tassonomica », dans M. De Haro Sanchez (dir.), Écrire la magie dans l’Antiquité, p. 151-172. 76. L. M. Bortolani, Magical hymns from Roman Egypt. 77. Comme la diabolê dont il a été question supra, p. 114 et 115 (suite de la n. 19). 78. I. Petrovic, « Hymns in the Papyri Graecae Magicae », dans A. Faulkner, O. Hodkinson (éd.), Hymnic Narrative and the Narratology of Greek Hymns, Leyde – Boston 2015, p. 244-267.

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Thomas Galoppin invoqué fait l’objet de plusieurs invocations (epiklêseis), ainsi que de plusieurs modalités de nomination. Il est appelé Hélios et en cela est reconnu comme dieu Soleil. Il est aussi appelé Agathos Daimôn ou megas ophis (« grand serpent »). L’Agathos Daimôn est de fait une divinité serpentiforme ; c’est une forme de Sarapis à Alexandrie 79, ainsi qu’une interpretatio graeca du dieu égyptien Shaï, divinité du destin, qui est ici une forme du Soleil en tant que puissance de la destinée 80. Or, un « nom barbare », dans la troisième invocation, est très exactement la translittération de l’égyptien Shaï : Psoi phnouti ninthêr (Ψοϊ φνουθι νινθηρ, « Shaï, le dieu des dieux ») 81. Il est intéressant de noter ainsi trois modes de « transposition lexicale » d’une puissance divine, depuis la religion égyptienne, dans le grec de l’invocation 82 : l’interpretatio graeca (Agathos Daimôn), la traduction (Hélios pour Rê ?) et la translittération (Psoi phnouthi ninthêr). La composition de cette prière a donc été l’occasion d’un jeu linguistique visant à l’intégration culturelle de la divinité, laquelle n’est plus égyptienne, ni grecque, mais transculturelle. La même invocation énonce une série de noms divins « barbares » qui universalise la puissance du dieu. Je me demande si Βάλ peut être la translittération de Baal, un nom générique des divinités atmosphériques des montagnes du Proche-Orient, mais déjà connu en Égypte au Nouvel-Empire 83. Peu après apparaît lailam (λαιλαμ) qui serait une transcription de l’hébreu la‘ōlām (« à jamais »), ou bien de l’araméen la‘alam 84. Plus loin, l’hébreu reparaît avec les noms Abaôth Sabaôth Adônai (Ἀβαώθ Σαβαώθ Ἀδωναί), 79. F. Dunand, « Les représentations de l’Agathodémon. À propos de quelques bas-reliefs du Musée d’Alexandrie », BIFAO 67 (1969), p. 9-48, et ead., « Agathodaimon », LIMC 1.1 (1981), p. 277-282. 80. J. Quaegebeur, Le dieu égyptien Shaï dans la religion et l’onomastique, Louvain 1975, p. 168-176. 81. W. M. Brashear, « The Greek Magical Papyri: an Introduction and Survey », p. 3603. 82. Voir F. Colin, « Traduire l’altérité culturelle dans les civilisations de l’Antiquité : le paradigme de la transposition lexicale », dans F. Colin, O. Huck, S. Vanséverin (éd.), Interpretatio. Traduire l’altérité culturelle dans les civilisations de l’Antiquité, Paris 2015, p. 35-64. 83. C. Zivie-Coche, « Religion de l’Égypte ancienne, I : Dieux étrangers au sein du panthéon égyptien : polythéisme et interculturalité (fin) », Annuaire EPHE-SR 113 (2004-2005), p. 125-134. R. Merkelbach, M. Totti, Abrasax. Ausgewählte Papyri religiösen und magischen Inhalts, I: Gebete, Cologne 1990, p. 108-109, ont reconnu l’égyptien pour « œil ». 84. W. M. Brashear, « The Greek Magical Papyri: an Introduction and Survey », p. 3590.

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Les logoi des pratiques « magiques » dans l’Antiquité tardive d’origine juive. Un énoncé en grec intervient (ὁ θεὸς ὁ μέγας, « le grand dieu »), sans qu’il faille, à mon sens, dire qu’il coupe la chaîne des « noms barbares » : au contraire, il s’inscrit dans cette chaîne multilingue qui fait du dieu une puissance globale 85. En effet, la séquence onomastique se poursuit aussitôt avec un nom égyptien, Orsenophrê (Ορσενοφρη, c’est-à-dire peut-être le dieu Arensnouphis) 86. Comme l’a signalé Gideon Bohak, il ne faut pas s’arrêter sur chaque nom hébraïque pour conclure à une influence juive 87 : ici, on peut considérer l’Égypte comme lieu de construction du savoir, mais observer un travail théologique à plus large échelle, à travers l’usage d’énoncés égyptiens, grecs et sémitiques – c’est-à-dire les trois langues ou familles de langues dominant le bassin Levantin. Le multiculturalisme de l’adresse au divin favorise ainsi l’adjonction, aux attributs onomastiques de divinités grecques, égyptiennes ou proche-orientales (comme Apollon, Horus ou Ereshkigal), de noms, épithètes et épiclèses dits « barbares » (onomata barbara) 88. Ces derniers sont soit des noms incompréhensibles parce que dénués de sens (ou fondés sur une valeur numérique 89), soit des modes d’invocation des divinités transcrits à partir d’une langue étrangère, le plus souvent égyptienne ou sémitique – mais on peut trouver, par exemple, de l’iranien 90. Comme on vient de le voir, les prières elles-mêmes peuvent rendre explicite l’intérêt de ces noms : il s’agit d’appeler le dieu par ses « noms sacrés, grands, secrets », parfois dits « d’autorité » (αὐθεντικόν) 91. Ce procédé d’invocation est la marque d’une connaissance exceptionnelle de la divinité, conférant à l’invocateur un statut 85. Plus loin, pour orgeatês (οργεατης), Morton Smith, dans h. d. Betz (éd.), The Greek Magical Papyrus in Translation, p. 68, n. 207, a proposé une déformation du grec ὀργιαστής, « celui qui participe aux orgia », qui a pu être connecté à Dionysos. 86. R. Merkelbach, M. Totti, Abrasax, p. 108-109. 87. G. Bohak, « Hebrew, Hebrew Everywhere », dans S. Noegel, J. Walker, B. Wheeler (éd.), Prayer, Magic, and the Stars, p. 69-82. 88. Sur le concept d’« attribut onomastique », voir C. Bonnet, M. Bianco, T. Galoppin, É. Guillon, S. Lebreton et F. Porzia, « “Les dénominations des dieux nous offrent comme autant d’images dessinées” (Julien, Lettres 89b, 291 b). Repenser le binôme théonyme-épithète », SMSR 84/2, 2018, p. 567-591. 89. Par exemple, C. Bonner, « The Numerical Value of a Magical Formula », JEA 16.1-2 (1930), p. 6-9. 90. M. Tardieu, « Les noms magiques d’Aphrodite en déesse barbare (PGM IV 29122939) », dans M. Tardieu, A. Van den Kerchove, M. Zago (éd.), Noms barbares I : Formes et contextes d’une pratique magique, Turnhout 2013, p. 225-238. 91. Τὸ αὐθεντικὸν ὄνομα : PGM I, 36 ; IX, 13-14 ; XIII, 622 et 638 ; XIV, 21. PGM V,

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Thomas Galoppin particulier 92. L’objet de ce savoir secret est un nom qui, lorsqu’il est prononcé, rend manifeste la divinité, la met en acte 93. On a isolé, relégué ces noms sous l’étiquette de voces magicae, mais les travaux récents de plusieurs chercheurs réunis autour de l’élaboration d’une base de données en ligne des « noms barbares » (le CÉNOB, Corpus des Énoncés des Noms Barbares) ont permis de mettre en lumière la force de leur énonciation 94. La notion d’énoncé, en effet, rend compte du fait que, par leur altérité linguistique même, ces noms barbares mettent en jeu des dispositifs sonores et graphiques qui leur confèrent une puissance (une dunamis). Il est donc essentiel de les considérer dans l’ensemble de l’écriture et de la prononciation des paroles rituelles, à la trame desquels ils participent pleinement 95. Ainsi peut-on aborder ces noms puissants en tenant compte à la fois des aléas de leur transmission qui les fait passer par des transcriptions déformantes, et du fait qu’il s’agit d’une expertise innovante de la part des compositeurs de paroles rituelles. À ce titre, ils sont aussi les outils de jeux graphiques et oraux, comme les palindromes (par exemple : αβεραμενθω ουλερθεξαναξεθρελυοωθνεμαρεβα 96), ou encore les séries de voyelles grecques qui font l’objet de multiples modulations 97.

364-365 : « comme les noms ont été trouvés dans le [texte] qui fait autorité (?) » (ὡς δὲ ἐν τῷ αὐθεντι|κῷ εὑρέθη τὰ ὀνόματα). 92. H. D. Betz, « Secrecy in the Greek Magical Papyri », dans H. G. Kippenberg, G. G. Stroumsa (éd.), Secrecy and Concealment. Studies in the History of Mediterranean and Near Eastern Religions, Leyde – New York – Cologne 1995, p. 153175. Le théurge prétendant à la connaissance des noms barbares se positionne également en figure « universelle » : A. Lecerf, « Jamblique : universalisme et noms barbares », dans L. G. Soares Santoprete et Ph. Hoffmann (éd.), Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Antiquité, Turnhout 2017, p. 181-208. 93. N. Janowitz, Icons of Power: Ritual Practices in Late Antiquity, University Park 2002 ; ead., « Theories of divine names in Origen and Pseudo-Dionysius », History of Religions 4 (1991), p. 359-372. 94. M. Tardieu, A. Van den Kerchove, M. Zago (éd.), Noms barbares ; www.cenob.org. 95. Voir l’introduction de M. Tardieu, dans M. Tardieu, A. Van den Kerchove, M. Zago (éd.), Noms barbares, p. 11-18. 96. M. Tardieu, « Aberamenthô », dans R. van den Broek, M. J. Vermaseren (éd.), Studies in Gnosticism and Hellenistic Religions presented to Gilles Quispel on the Occasion of his 65th Birthday, Leyde 1981, p. 412-418. 97. F. Dornseiff, Das Alphabet in Mystik und Magie, Leipzig – Berlin 1922 ; D. Frankfurter, « The Magic of Writing and the Writing of Magic: The Power of the Word in Egyptian and Greek Traditions », Helios 21.2 (1994), p. 189-221.

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Les logoi des pratiques « magiques » dans l’Antiquité tardive 3. Paroles vivantes : jeux graphiques et phonétiques Dans un papyrus de magie écrit aux iiie-ive siècles de notre ère, la prescription d’un envoûtement érotique propose d’écrire l’invocation de la divinité sur un support vivant : Ἀγρυπνητικόν. λαβὼν νυκτερίδαν ζῶσαν ἐπὶ τῆς δεξιᾶς πτέρυγος ζωγράφησον ζμύρνῃ | τὸ ὑποκείμενον ζῴδιον, ἐπὶ τῆς ἀριστερᾶς τὰ ζʹ ὀνόματα κατάγραψον θεοῦ καὶ ὅτι· | ‘ἀγρυπνείτω ἡ δεῖνα, ἣν δεῖνα, ἕως συνφωνήσῃ.’ καὶ οὕτως αὖ αὐτὴν ἀπόλυσον. Pour provoquer l’insomnie. Prends une chauve-souris vivante et dessine à l’encre de myrrhe sur son aile droite la figure ci-dessous, inscris sur celle de gauche les 7 noms du dieu et ceci : « Rendez Une telle, qu’a enfantée Une telle, insomniaque jusqu’à ce qu’elle accepte ». Et sur ce, relâche-la 98.

Le rituel prescrit donc d’écrire l’envoûtement sur les ailes parcheminées de la chauve-souris, tout en faisant attention à ce que celle-ci reste vivante et puisse à nouveau s’envoler. La suite du texte explique que si on souhaite délivrer (apoluein) sa victime, il faut effacer l’écriture des ailes de la chauve-souris ; dans ce cas, il vaut mieux garder l’animal captif, mais on peut envisager qu’il soit capable de voler, dans une cage par exemple. Le choix d’une chauve-souris est compréhensible dans la mesure où il s’agit de faire en sorte qu’une femme désirée soit tourmentée de désir pour l’envoûteur au point de ne plus trouver le sommeil jusqu’à ce qu’elle ait assouvi ce désir. Or, la chauve-souris est par excellence l’animal nocturne qui triomphe du sommeil 99. Dans la tradition grecque, le Sommeil est une divinité puissante, capable d’exercer son pouvoir même sur Zeus 100. Cependant, Julius Africanus, un auteur de la première moitié du iiie siècle, relate une petite légende dans les Cestes, où il nous apprend qu’une aile de « l’oiseau de la nuit » peut triompher du Sommeil 101. Or, cet oiseau est explicitement la chauvesouris, rangée dans la catégorie des volatiles, même si les Anciens avaient bien remarqué ses caractéristiques de mammifère. Les ailes

98. PGM XII, 376-378. 99. Cf. Cyranides, I, 17, II, 28 et III, 33 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXX, 140. 100. Voir la « prière » que lui adresse Héra dans Homère, Iliade, XIV, 233-241. 101. Julius Africanus, Cestes, VII, 17.38-42 = fr. F12 [Wallraff et al., p. 86-87].

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Thomas Galoppin de la chauve-souris sont donc, dans une tradition grecque, des ailes capables de rendre insomniaque, et le rituel des PGM matérialise l’effet désiré par le support choisi. Sur l’aile droite de l’animal, il faut dessiner une figure dont le modèle est donné par le papyrus. Il s’agit d’un personnage anthropomorphe, assis sur un siège haut, les pieds sur un repose-pieds, vêtu d’un pagne ou d’une jupe courte, levant dans la main droite un sceptre. Il a des cheveux longs, frisés, noirs et, sur le front, une espèce de signe courbe (uraeus ?), avec un petit rond, ainsi qu’une sorte de boucle de cheveux à l’arrière de la tête. Il s’agit d’une figure égyptienne, représentant probablement une divinité souveraine, puisque trônant, couronnée et tenant un insigne pharaonique 102. Sur l’aile gauche de la chauve-souris, on écrit : ἐπικαλοῦ|μαί σε, τὴν μεγίστην θεόν,| θαθαβαθαθ | πετενναβουθι | πεπτου Βαστ Εἰ|ησοῦς Οὐαιρ Ἀ|μοῦν ουθι | ασχελιδονηθ | βαθαριβαθ. | ἀγρυπνείτω ἡ δεῖνα δι’ ὅλης νυκτός τε καὶ ἡμέρας, ἕως θάνῃ, ἤδη ἤδη, ταχὺ ταχύ. Je t’invoque, grande déesse 103, Thathabathath petennabouthi peptou bast eiêsous ouair amoun outhi aschelidonêth batharibath ; fais qu’Une telle reste éveillée toute la nuit et le jour jusqu’à ce qu’elle meure, maintenant, maintenant, vite, vite 104.

Le texte de la prescription précise que la femme mourra d’insomnie au bout de sept jours. Je pense que cela veut montrer l’efficacité terrifiante d’une imprécation qui, au fond, sollicite l’action d’une puissance sur le sommeil. La prescription demande sept noms divins – on ne sait comment découper la chaîne des noms barbares – parmi lesquels on reconnaît peut-être « Bast » pour Bastet 105, Eiêsous pour Iêsous (Jésus), Amoun pour le dieu égyptien Amon 106.

102. N. West, « Gods on small things: Egyptian monumental iconography on late antique magical gems and the Greek and Demotic magical papyri », Pallas 86 (2011), p. 135-166. 103. La divinité est énoncée avec l’épicène ἡ θεός, fréquent à Athènes pour Athéna ; le statut de divinité prime sur le genre : N. Loraux, « Qu’est-ce qu’une déesse ? », dans G. Duby et M. Perrot (éd.), Histoire des femmes. L’Antiquité, vol. I (éd. P. Schmitt Pantel), Paris 1991, p. 31-62. 104. PGM XII, 386-395. 105. H. d. Betz (éd.), The Greek Magical Papyrus in Translation, p. 167, n. 93. 106. Mais la séquence, qui se veut composée de sept noms, est répartie sur sept lignes : doit-on tenir compte de la mise en page pour découper ces « noms barbares » ?

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Les logoi des pratiques « magiques » dans l’Antiquité tardive Du fait qu’elle porte l’image et les noms puissants d’une divinité, la chauve-souris devient non seulement le support d’un texte efficace, mais aussi d’une représentation de la divinité. Elle n’est plus seulement un animal symbole d’insomnie, mais une « image » à la fois vivante et divine. L’invocation écrite est une composante de la manifestation du divin dans le monde. En outre, le fait d’employer un animal pour porter cette représentation graphique – écrite et dessinée – de la divinité, peut avoir pour but de maintenir en quelque sorte cet envoûtement « vivant ». C’est la raison pour laquelle, peutêtre, la chauve-souris doit être relâchée ou maintenue vivante. On ne peut pas penser que le texte et l’image aient été destinés à être vus par des yeux humains, pas plus que ne le sont les defixiones. Le dispositif agit du moment qu’il existe. La parole rituelle, par son écriture et son envolée, devient alors autonome, vivante et fonctionnelle. Dans les papyrus de magie, d’autres textes sont écrits « en forme d’ailes » 107. Un nom peut même être « prononcé » en forme d’aile : « Dis ce nom entier en forme d’aile » (λέγε ὅλον οὕτως | τὸ ὄνομα πτερυγοειδῶς) 108. La forme est triangulaire : il s’agit d’écrire le mot complet plusieurs fois, en enlevant progressivement une lettre à chaque ligne (un processus que l’on a appelé la deletio morbis). C’est une écriture savante, intelligente, qui tire un profit rituel d’une espèce de jeu d’écriture 109. On est à mi-chemin entre l’exercice graphique d’un scribe et l’action « magique » qui consisterait à contrôler une puissance divine en manipulant ainsi son nom 110. Or, Hypnos est un dieu ailé, dont la métamorphose en oiseau nécessite, chez Homère, un nom « dans la langue des dieux » – l’oiseau chalkis 111. C’est aussi le cas d’Érôs, divinité des envoûtements érotiques, dont Platon nous dit que les dieux eux-mêmes l’appellent « l’Ailé » (Pterôs) 112. Il y a un jeu : dans Pterôs on retrouve érôs 113. 107. A. Mastrocinque, « Le pouvoir de l’écriture dans la magie », Cahiers « Mondes anciens » 1 (2011), en ligne : http://mondesanciens.revues.org/168 (consulté pour la dernière fois le 05/01/2019). 108. PGM II, 1-2. 109. C. A. Faraone, Vanishing Acts on Ancient Greek Amulets: from Oral Performance to Visual Design, Londres 2012. 110. A. Mastrocinque, « Les formations géométriques des mots dans la magie ancienne », Kernos 21 (2008), p. 97-108. 111. Homère, Iliade, XIV, 290-291 ; Platon, Cratyle, 392a. 112. Platon, Phèdre, 252b. 113. Sur la « langue des dieux », voir F. Bader, La langue des dieux, ou l’hermétisme

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Thomas Galoppin L’Ailé ou Désir est un dieu qui vole ; or, un enchantement amoureux, dans la poésie et la tradition grecques, est par excellence « ailé » : le terme « iynx », en effet, a d’abord désigné un oiseau et un objet tournoyant utilisés dans les envoûtements amoureux, et enfin, de façon générale, un enchantement 114. On peut inverser la perspective et se demander si les envoûtements, les écritures rituelles, ne sont pas comme des animaux, mouvants, volants. Certaines écritures se mordent la queue, comme des serpents 115. Enfin, certains signes d’écriture, les hiéroglyphes, sont des animaux. Les hiéroglyphes n’étaient plus lus que par une minorité de prêtres en Égypte, mais dans le monde romain on pouvait à l’occasion employer de faux hiéroglyphes 116. Lorsque Apulée décrit l’initiation de Lucius, à la fin des Métamorphoses, il évoque un livre secret dans lequel se trouvent « des figures d’animaux de toutes sortes [qui] étaient l’expression abrégée de formules liturgiques » (figuris cuiusce modi animalium concepti sermonis compendiosa uerba suggerentes) 117. Sur le plan de la représentation, il est attendu que certaines paroles rituelles secrètes s’écrivent avec des animaux, ces hiéroglyphes qui caractérisent la religion égyptienne. Or, cette écriture construit une altérité, comme, d’un autre côté, les charaktêres, signes cryptiques et imprononçables, qui pourtant participent aux graphismes des documents « magiques » 118 ; c’est précisément cette altérité d’écritures imprononçables, non humaines, qui permet l’empowerment.

des poètes indo-européens, Pise 1989 ; A. Pinchard, Les langues de sagesse dans la Grèce et l’Inde anciennes, Genève 2009, p. 135-138 ; M. Brouillet, « Que disent les mots des dieux ? », Mètis N. S. 11 (2013), p. 147-181. 114. D’Arcy W. Thompson, « Ἴυγξ », dans id., A Glossary of Greek Birds, Oxford – Londres 1936 [18951], p. 124-128 ; W. G. Arnott, « Iynx », dans id., Birds in the Ancient World from A to Z, Londres – New York 2007, p. 79-81 (voir aussi « Iynx », p. 79) ; E. Tavenner, « Iynx and Rhombus », TAPA 64 (1933), p. 109127 ; S. I. Johnston, « The Song of the Iynx: Magic and Rhetoric in Pythian 4 », TAPA 125 (1995), p. 177-206 ; C. A. Faraone, Ancient Greek Love Magic, Cambridge – Londres 1999, p. 55-69. 115. S. Crippa, « Images et écritures dans les rituels magiques (PGM) », dans Atti della giornata di studio La fattura scritta – Proceedings of the seminar Written Magic, Sapienza Università di Roma, 3 febbraio 2009, SMSR 76.1 (2010), p. 117-138. 116. D.-A. Deac, « Imitating the Egyptian Hieroglyphic Script in the Roman Era », ZÄS 141.1 (2014), p. 36-40. 117. Apulée, Les métamorphoses, XI, 22. 118. R. L. Gordon, « Signa nova et inaudita: The theory and practice of invented signs (charaktêres) in Graeco-Egyptian magical texts », MHNH 11 (2011), p. 15-44.

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Les logoi des pratiques « magiques » dans l’Antiquité tardive Elle a son pendant à l’oral, car les dieux s’invoquent aussi dans des langues animales : ἐπικαλοῦ|μαί σε, κύριε, ὀρνεογλυφιστί· “ἀραί”, ἱερογλυφιστί· | “λαϊλαμ”, ἁβραϊστί· “ἀνοχ | Βιαθιαρβαθ βερβιρ εχιλατουρ βουφρουμτρομ”, | αἰγυπτιστί· “Ἀλδαβαειμ”, κυνοκεφαλιστί· “Ἀβρασάξ”. | ἱερακιστί· “χι χι χι χι χι χι χι τιφ τιφ τιφ”, | ἱερατιστί·| “μενεφωϊφωθ· χα χα χα χα χα χα χα” ». | εἶτα κρότησον γʹ, πόππυσον μακρόν, σύρισον ἐπὶ | μῆκος. Je t’invoque, seigneur, en ornéoglyphe : Arai, en hiéroglyphe : Lailam, en hébreu : Anoch biathiarbath berbir echilatour bouphroumtrom, en égyptien : Aldabaeim, en babouin : Abrasax, en faucon : Chi chi chi chi chi chi chi tiph tiph tiph, en hiératique : Menephôiphôth cha cha cha cha cha cha cha. Ensuite frappe 3 fois dans tes mains, émets un grand « pop » et pousse un long sifflement 119.

Il y a là un véritable jeu phonétique qui repose sur une technique de la voix et de l’écrit, tout comme les formes données aux lettres et aux noms divins 120. Selon la pensée égyptienne, les langues sont diverses dès l’origine du monde, toutes créées par le dieu 121. Ici, l’invocation construit du multilinguisme et l’étend au-delà des langues humaines, dans une perspective universelle. Certaines langues animales sont déjà, dans la religion égyptienne, des langues de prière, en particulier la langue des babouins qui honorent le Soleil chaque matin 122. Certains chants d’oiseaux honorent également la divinité 123. Par ailleurs, la « langue des oiseaux » tend à devenir la langue des magiciens dans

119. PGM XIII, 80-89. Cf. PGM XIII, 591-599. 120. S. Crippa, « Bruissements, gestes vocaux, cris. Pour une réflexion sur le contexte sonore des rituels “magiques” », dans M. Piranomonte, F. M. Simón (éd.), Contesti magici – Contextos mágicos, p. 289-297 ; id., « Les savoirs des voix magiques. Réflexion sur la catégorie de rite », dans M. De Haro Sanchez (dir.), Écrire la magie dans l’Antiquité, p. 239-250 ; voir aussi M. Martin, « “Parler la langue des oiseaux” : les écritures “barbares” et mystérieuses des tablettes de défixion », dans le même ouvrage, p. 251-265. 121. S. Sauneron, « La différenciation des langues d’après la tradition égyptienne », BIFAO 60 (1969), p. 31-41. 122. PGM IV, 1002-1007; V, 27. H. Te Velde, « Some Remarks on the Mysterious Language of the Baboons » dans J. H. Kamstra, H. Milde, K. Wagtendonk (dir.), Funerary symbols and religion. Essays dedicated to Professor M.S.H.G. Heerma Van Voss, Kampen 1988, p. 129-137. 123. H. Te Velde, « The Swallow as Herald of the Dawn in Ancient Egypt », dans Ex orbe religionum. Studia Geo Widengren, Leyde 1972, p. 26-31.

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Thomas Galoppin l’Antiquité tardive 124. Agir « à la manière des Chaldéens » signifiera imiter l’oiseau 125. Or, d’un point de vue grec, cette fois-ci, la langue des oiseaux est effectivement une langue qui rapproche des dieux, car la compréhension de la langue des oiseaux est un moyen de divination parmi les plus grands 126. Dans un récit sur l’origine des langues, autre que celui de la théologie égyptienne, tous les animaux parlaient d’une même voix avant que leur hybris n’entraîne la division des langues animales 127. Or, dans les Cyranides, une sorte de grimoire en grec composé à partir du ive siècle, on rencontre les vers suivants : φράσω δὲ ταῦτα ὅθεν ἔχει τὸ θέσφατον πῶς ἔχει | τροπὴν βίου. ὃ δὲ λέγει, ἐστὶ τοῦτο. ὦ πάσης φύσεως μεταμορφουμέ|νη φύσις ἡ πάντα γινώσκουσα τὰ αἰνοῦντα ἐν οὐρανῷ, ἀέρι, γαίῃ καὶ | ὀρνέων τὰ τραυλοηχοῦντα μέλη ἐναερίων ἃ δ’ ἄλλα μυκᾶται γένη τε|τραπόδων, κυνῶν ὑλάσματα, ἑρπετῶν συρίσματα, τούτων ἄκου σὺ φθέγ|ματα παντὸς τρόπου μυός, γαλῆς, μυογάλου, ἀσκαλαβώτου γένη σίλφης, | ἁπάσης σφηκὸς καὶ μελίσσης παντοίας. Je dirai les choses dont l’âme a la prédiction ; je dirai comment elle possède la nourriture de la vie. Voici ce qu’elle dit : « Ô nature transformée d’après toute nature, qui connaît tous les êtres qui existent et dans l’air et sur terre, et le gazouillis des oiseaux parmi les êtres aériens, et les races de quadrupèdes, celles qui mugissent, celles qui aboient comme les chiens, celles qui sifflent comme les serpents. Comprends les bruits de toute espèce, de la souris, du chat, de la musaraigne, du hibou, de la blatte, de toute guêpe et des abeilles de toutes sortes » 128.

Ce texte, qui possède des traits communs avec l’écriture alchimique, semble évoquer le passage de l’âme par de multiples réincarnations, et donc sa connaissance de plusieurs langues animales. L’ensemble des langues animales forme une langue naturelle, universelle. Il convient

124. M. Tardieu, « “Ceux qui font la voix des oiseaux” : les dénominations de langues », dans M. Tardieu, A. Van den Kerchove, M. Zago (éd.), Noms barbares, p. 143-153. 125. Souda, X, 12, s.v. Χαλδαικοῖς ἐπιτηδεύμασι [adler, IV, p. 780]. 126. T. Galoppin, « How to understand the voices of animals? » dans P. A. Johnston, A. Mastrocinque, S. Papaioannou (éd.), The Animals in Greek and Roman Religion and Myth. Proceedings of the Symposium Grumentinum, Grumento Nova (Potenza), 5-7 June 2013, Cambridge 2016, p. 141-167. 127. Philon d’Alexandrie, De la confusion des langues, 6. 128. Cyranides, I, 21.82-87.

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Les logoi des pratiques « magiques » dans l’Antiquité tardive dès lors de se demander si une réflexion sur les langues n’a pas été nourrie aussi par les personnes qui travaillaient, avec une certaine inventivité, sur différentes modalités d’adresse au divin. Invoquer les dieux dans plusieurs langues, y compris dans des langues animales, n’était-il pas une manière de rechercher l’universalité ? Noms barbares et langues animales ne sont que des témoins de cette inventivité dans des textes rituels que nous qualifions de « magiques ». Si on considère qu’il existe des glissements dans le domaine des « paroles rituelles » entre l’oral et l’écrit, entre le texte et l’image, l’écrit prononçable et l’écrit imprononçable – voire la prononciation de figures (ailes ou animaux hiéroglyphiques) –, il semble alors important de considérer l’invocation des puissances divines dans le monde romain comme un art, c’est-à-dire un domaine d’expertise et d’innovation. Cela va bien au-delà de la seule « magie » que l’on a tant de mal à identifier, car il s’agit surtout d’un ritualisme multiculturel et innovant. La capacité d’empowerment de ces paroles multilingues est peutêtre l’une des raisons pour lesquelles s’est développée cette technique incantatoire, car dès lors que l’énoncé est performant, capable d’actualiser le divin dans la matière, il devient dépendant de la divinité qu’il invoque. Or, dans ces pratiques, la divinité s’universalise parfois, elle devient en tout cas elle-même multiculturelle, et il faut alors que les paroles qui lui sont adressées innovent en ce sens.

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L’USAGE DES PRIÈRES DANS LE STOÏCISME IMPÉRIAL ROMAIN LES EXEMPLES DE SÉNÈQUE, PERSE, ÉPICTÈTE ET MARC AURÈLE* Jordi Pià comella Université Sorbonne-Nouvelle Institut Universitaire de France

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es rapports entre la philosophie stoïcienne et la religion n’ont attiré que de manière assez récente l’attention des spécialistes de l’Antiquité alors que c’est certainement l’un des aspects les plus surprenants et controversés de cette école. Concevant les cultes civils comme l’expression symbolique de vérités dont il faudra expliciter le sens sous peine de sombrer dans la superstition, les Stoïciens oscillent – et ce avec une régularité frappante – entre la légitimation et la critique des rites religieux 1. La pratique de la prière est révélatrice de ces tensions : comment les Stoïciens peuvent-ils concilier la défense de la prière, qui conforte leur conception providentialiste du monde, avec, d’une part, leur théorie du destin, et, d’autre part, leur exigence de liberté spirituelle ? Dieu pourrait-il modifier l’ordre du monde qu’il a

* Cet article a bénéficié de la discussion très riche que j’ai eue après le colloque avec, en particulier, N. Belayche, J. Goeken, Ph. Hoffmann et A. Timotin. 1. Pour une synthèse et une bibliographie récentes sur ce sujet, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : J. Pià Comella, Une piété de la raison. Philosophie et religion dans le stoïcisme impérial. Des Lettres à Lucilius de Sénèque aux Pensées de Marc Aurèle, Turnhout 2015. 10.1484/M.BEHE-EB.5.120030

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Jordi Pià Comella lui même programmé de manière rationnelle ? En sollicitant le secours d’une divinité extérieure et accessible à ses désirs, l’homme ne risquet-il pas de négliger son autonomie morale ? Cette dernière question se pose avec une particulière acuité chez les Stoïciens impériaux puisqu’ils centrent leur enseignement sur l’ascèse morale et la quête de la liberté individuelle. En effet, l’accent est davantage mis sur les potentialités intérieures de l’individu – la voluntas chez Sénèque, la prohairesis chez Épictète – que sur la puissance de la providence divine dans le monde. On pourrait ainsi s’attendre à ce que par rapport aux Stoïciens grecs ils minimisent le pouvoir performatif de la prière. Or, c’est pratiquement l’inverse qui se produit : si dans les Lettres à Lucilius Sénèque condamne vigoureusement l’usage de la prière, à la même époque dans les Questions naturelles il s’efforce de justifier auprès du même Lucilius, son destinataire, la pratique de la prière à l’intérieur du déterminisme stoïcien. Épictète, qui plus qu’aucun autre Stoïcien affirme l’exigence de liberté intérieure, donne en même temps à la prière stoïcienne sa forme la plus accomplie. Enfin, Marc Aurèle, dont la démarche philosophique est guidée par la raison, laisse ouverte dans l’une de ses pensées, nous y reviendrons, la possibilité pour l’homme de demander le secours des dieux y compris dans l’acquisition de la vertu. Notre propos sera de lire en termes de cohérence ces postures, en essayant de comprendre ce qui dans la doctrine et dans l’ascèse morale pouvait justifier une pareille attitude. L’enquête se heurte cependant à une limite : les trois œuvres majeures du stoïcisme impérial – les Lettres à Lucilius de Sénèque, les Entretiens d’Épictète ou les Pensées de Marc Aurèle – ne sont pas des écrits spéculatifs mais constituent en partie, selon la célèbre formule de P. Hadot, « des exercices spirituels », un training de l’âme pour atteindre la liberté intérieure. C’est pourquoi, à l’exception des Questions naturelles, les Stoïciens impériaux n’offrent pas de théorie sur la prière mais plutôt des paradigmes : c’est de ces usages et de ces modèles que pourra se dégager leur conception de la prière. I. Légitimer et/ou condamner la prière : l’exemple de Sénèque Par rapport aux autres Stoïciens, Sénèque présente la spécificité de ne s’en être pas tenu à des écrits de nature pratique mais d’avoir composé des œuvres à caractère spéculatif, comme les Questions naturelles qui s’intéressent aux phénomènes naturels du monde. 144

L’usage des prières dans le stoïcisme impérial romain L’effort pour donner une légitimité théorique à la prière dans les Questions Naturelles est-il compatible avec l’indifférence, voire le mépris, qu’il manifeste pour certains usages de la prière dans les Lettres à Lucilius ? Comment comprendre que, conformément à la théorie stoïcienne en faveur de la providence divine, Sénèque invoque l’exemple des prières institutionnelles dans les Bienfaits alors qu’au nom de la liberté intérieure il les condamne vigoureusement dans les Lettres à Lucilius ? À nos yeux, la réflexion sur la prière varie selon que l’accent est mis sur la providence divine ou sur notre providence intérieure, l’âme humaine. Légitimation philosophique des prières institutionnelles dans les Questions naturelles et les Bienfaits Nous rappellerons que dans les Questions naturelles, reprenant la théorie chrysippéenne des confatalia pour répondre à l’argument paresseux de l’inutilité des prières, Sénèque affirme que certains événements ont été suspendus par les dieux si bien qu’ils tournent en bien si des prières ont été formulées : la prière comme la divination, loin de changer le destin, sont déjà prévues par lui mais elles supposent l’engagement des personnes concernées, tout comme le malade doit sa guérison au destin mais est aussi redevable au médecin, collaborateur du destin 2 : Quaedam enim, a diis immortalibus ita suspensa relicta sunt ut in bonum uertant, si admotae diis preces fuerint, si uota suscepta ; ita non est hoc contra fatum, sed ipsum quoque in fato est. […] Idem tibi de expiationibus dico : effugiet pericula, si expiauerit praedictas diuinitus minas ; at hoc : quoque in fato est, ut expiet ; ideo expiabit.

2. Sénèque, Questions naturelles, 2, 37, 2 ; 38, 2-4 (trad. P. Oltramare, Sénèque, Questions naturelles, 2 tomes, édition et traduction, Les Belles Lettres, Paris 1961). Sur ce texte : M. Armisen-Marchetti, « Sénèque et la divination », dans P. Parroni, Seneca e il suo tempo, Rome 2000, p. 11-14 ; J.-B. Gourinat, « Prédiction du futur et action humaine dans le traité de Chrysippe Sur le destin », dans G. Romeyer-Dherbey, J.-B. Gourinat (éd.), Les stoïciens, Paris 2005, p. 244-277. J.-B. Gourinat rappelle à propos de ce texte que le terme « confatalité » n’apparaît pas mais que la notion est implicite. En effet, est confatal l’événement qui est déjà déterminé par des chaînes causales mais qui se produit par le biais de nos actions : il est confatal que nous accomplissions des rites expiatoires suite aux prédictions, tout comme il est confatal que le devin nous prédise l’avenir.

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Jordi Pià Comella Ista nobis opponi solent ut probetur nihil uoluntati nostrae relictum et omne ius fato traditum. Cum de ista re agetur, dicam quemadmodum manente fato aliquid sit in hominis arbitrio ; nunc uero id de quo agitur explicui, quomodo, si fati certus est ordo expiationes procurationesque prodigiorum pericula auertant, quia non cum fato pugnant, sed et ipsae in lege fati sunt. – Quid ergo, inquis, aruspex mihi prodest ? Vtique enim expiare mihi etiam non suadente illo necesse est. – Hoc prodest quod fati minister est. Sic cum sanitas debeatur fato, debetur et medico, quia ad nos benelicium fati per huius manus uenit. Il y a en effet des dispensations que les dieux immortels ont laissées en suspens ; ils les font tourner à l’avantage de l’adorateur qui, à cet effet, leur adresse une prière ou formule un vœu. En ce cas, cette faveur n’est pas contre le destin ; elle fait elle-même partie du destin. […] Je te dis la même chose pour les rites expiatoires. On évitera le danger, si on expie par des rites les menaces annoncées par la divinité ; mais il fait partie du même destin que l’on accomplisse ces expiations ; on accomplira donc ces expiations. Ce sont les arguments que l’on a l’habitude de nous opposer, pour prouver que rien n’est laissé à notre volonté et que tout le pouvoir est laissé au destin. Quand il s’agira de cette question, je dirai comment, tout en conservant le destin, quelque chose est laissé à la décision de l’homme. Pour le moment, sur ce dont il s’agit, j’ai expliqué comment, si le cours du destin est déterminé, les expiations et les procurations peuvent détourner les dangers annoncés par les présages, parce qu’ils ne contredisent pas le destin, mais se produisent selon la loi même du destin. – Alors, me dit-on, à quoi sert l’haruspicine ; puisqu’il est nécessaire que j’accomplisse le rite expiatoire, même s’il ne m’y engage pas. – C’est utile parce qu’il est serviteur du destin. De même, lorsqu’on juge que la santé vient du destin, on le doit aussi au médecin ; parce que c’est par sa main que nous est arrivé le bienfait du destin.

Dans les Bienfaits, Sénèque porte à nouveau son attention sur la providence divine, mais cette fois-ci en tant que paradigme moral et non dans la perspective de l’étude de la nature. Cherchant à montrer que la libéralité consiste à donner sans regarder son propre intérêt, il prend comme exemple la bienfaisance des dieux. Or, il se voit opposer la conception épicurienne du divin : Scio, quid hoc loco respondeatur : « Itaque non dat deus beneficia, sed securus et neclegens nostri, aversus a mundo aliud agit aut, quae maxima Epicuro felicitas videtur, nihil agit, nec magis illum beneficia quam iniuriae tangunt. » Hoc qui dicit, non exaudit precantium voces 146

L’usage des prières dans le stoïcisme impérial romain et undique sublatis in caelum manibus vota facientium privata ac publica ; quod profecto non fieret, nec in hunc furorem omnes profecto mortales consensissent adloquendi surda numina et inefficaces deos, nisi nossemus illorum beneficia nunc oblata ultro, nunc orantibus data, magna, tempestiva, ingentes minas interventu suo solventia. Je sais qu’ici l’on répond : « Aussi la divinité ne nous fait aucun bien, mais exempte de souci, indifférente à nous, le dos tourné à l’univers, elle a l’esprit ailleurs ; ou, ce qui est aux yeux d’Épicure le bonheur le plus grand, elle ne fait rien ; et les bienfaits ne la touchent pas plus que les injures ». Celui qui parle ainsi n’entend pas la voix distincte de nos prières ni des vœux que partout prononcent les hommes, leurs mains levées vers le ciel, pour leur bien personnel ou pour celui de l’État ; nous ne nous aviserons évidemment pas – et une telle absurdité ne serait pas devenue l’état d’esprit de tous les mortels – d’adresser la parole à des divinités sourdes et à un ciel impuissant si nous eussions appris à connaître leurs bienfaits ; tantôt offerts spontanément, tantôt accordés à nos prières, bienfaits dont la grandeur, l’à-propos, dissipaient, dès qu’ils survenaient, de formidables menaces 3.

Pour réfuter la thèse de son interlocuteur, Sénèque reprend l’argument stoïcien du consensus omnium en citant l’habitude commune à tous les peuples d’adresser des prières aux dieux. Il n’encourage pas l’usage de la prière en soi mais il la mentionne comme l’un des multiples exemples de croyances et de pratiques universelles servant à étayer la thèse stoïcienne de la providence divine. Critique des prières privées dans les Lettres à Lucilius L’intérêt que Sénèque porte à la prière dans ces deux œuvres tranche avec l’indifférence qu’il manifeste à son égard dans les Lettres à Lucilius. Il serait cependant erroné d’y voir une simple contradiction. En effet, les Questions naturelles et les Lettres à Lucilius sont des œuvres complémentaires. Tandis que la première relève de la philosophie naturelle, la seconde a trait à la philosophie morale : si l’une explore les réalités célestes, l’autre dirige l’attention du lecteur sur les progrès individuels de l’homme, ce qui conduit l’auteur à centrer son regard sur la providence intérieure de l’homme, son âme, aux dépens de l’observation de la providence divine.

3. Sénèque, Les Bienfaits 4, 4, 1-2 (trad. F. Préchac, Sénèque, De Beneficiis, édition et traduction, Les Belles Lettres, Paris 1961).

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Jordi Pià Comella Tout d’abord, Sénèque condamne, non pas la prière en soi, mais les prières privées que les hommes adressent en secret aux dieux : Verum est quod apud Athenodorum inveni : « tunc scito esse te omnibus cupiditatibus solutum, cum eo perveneris ut nihil deum roges nisi quod rogare possis palam ». Nunc enim quanta dementia est hominum ! turpissima vota dis insusurrant ; si quis admoverit aurem, conticiscent, et quod scire hominem nolunt deo narrant. Vide ergo ne hoc praecipi salubriter possit : sic vive cum hominibus tamquam deus videat, sic loquere cum deo tamquam homines audiant. Vrai est le conseil que j’ai trouvé chez Athénodore : « Sache que tu seras affranchi de tous les désirs lorsque tu seras parvenu à ne rien demander au dieu que tu ne puisses le demander en public ». En réalité, comme elle est grande la folie des hommes ! Ces derniers chuchotent aux dieux les vœux les plus honteux : si quelqu’un tend l’oreille, ils se tairont et ce qu’ils ne veulent pas donner à connaître aux hommes, ils le racontent au dieu. Vois donc si on ne pourrait pas utilement prescrire cette maxime : Vis avec les hommes comme si Dieu te voyait ; parle avec Dieu, comme si les hommes t’entendaient 4.

Ces prières ne peuvent être acceptées par l’auteur dans la mesure où elles attisent les passions humaines et reposent sur l’idée erronée selon laquelle Dieu pourrait satisfaire nos désirs les plus sordides. Ce type de critique constitue un topos de la littérature antique et, en particulier, de la diatribe 5, comme en témoigne la deuxième satire de Perse qui raille l’usage mercantile de la prière : Non tu prece poscis emaci Quae nisi seductis nequeas committere diuis. At bona pars procerum tacita libabit acerra ; Haut cuiuis promptum est murmurque humilisque susurros Tollere de templis et aperto uiuere uoto. […] Aut quidnam est, qua tu mercede deorum Emeris auriculas pulmone et lactibus unctis ?

4. Sénèque, Lettres à Lucilius 10, 5 (sauf indication contraire, les traductions sont personnelles). 5. Sur la notion de diatribe nous renvoyons à P. P. Fuentes González : Les diatribes de Télès : Introduction, texte revu et commentaire des fragments, avec en appendice une traduction espagnole, Paris 1998, p. 44-78.

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L’usage des prières dans le stoïcisme impérial romain Tu ne réclames pas par une prière qui est un marché, de ces choses que tu ne saurais confier aux dieux qu’en les prenant à part. Mais nombreux sont les hommes importants qui feront des sacrifices en utilisant la boîte d’encens muette. À tous n’est point donné de chasser des temples le murmure et les chuchotis rampants, de vivre à vœu découvert […] Ou alors à quel prix tu t’es payé les oreilles des dieux, en échange d’un poumon ou de boyaux gras 6.

Sénèque et Perse n’attaquent pas ici la prière institutionnelle que le magistrat prononçait à haute voix au nom de la collectivité, mais, bien au contraire, les prières privées qui contreviennent à la tradition dans la mesure où elles sont silencieuses. À travers elles, Perse et Sénèque condamnent les vices humains qui pervertissent les rites religieux. Ensuite, dans la lettre 41, Sénèque critique l’usage des prières superstitieuses et de la gestuelle qui les accompagne, de manière à conduire le lecteur à intérioriser la notion de providence particulière : Facis rem optimam et tibi salutarem si, ut scribis, perseveras ire ad bonam mentem, quam stultum est optare cum possis a te impetrare. Non sunt ad caelum elevandae manus nec exorandus aedituus ut nos ad aurem simulacri, quasi magis exaudiri possimus, admittat : prope est a te deus, tecum est, intus est. Ita dico, Lucili : sacer intra nos spiritus sedet, malorum bonorumque nostrorum observator et custos. Tu fais chose excellente et qui te sera salutaire, si, comme tu me l’écris, tu vas avec persévérance vers la sagesse qu’il serait insensé d’appeler par des vœux, alors que tu peux l’obtenir de toi-même. Il est inutile d’élever les mains vers le ciel, d’implorer un gardien pour nous laisser arriver jusqu’à l’oreille de la statue comme si de cette façon nous pouvions mieux nous faire entendre. Le dieu est près de toi ; il est avec toi ; il est en toi. Oui, Lucilius : un esprit sacré réside à l’intérieur de nous, observateur et surveillant de nos actions bonnes et mauvaises 7.

Sénèque critique très probablement ici la paresse poussant les hommes à demander aux dieux ce qu’ils peuvent faire eux-mêmes. C’est pourquoi il renverse doublement nos rapports habituels avec le divin. Tout d’abord, Dieu n’est plus, comme dans le passage précédent, le complice et confident de nos souhaits les plus éhontés, mais le juge et gardien de nos actes, devant lequel on rougirait à la moindre pensée immorale. Il joue ainsi le rôle de notre conscience : 6. Perse, Satires 2, 3-7 ; 29-30. 7. Sénèque, Lettres à Lucilius 41, 1-2.

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Jordi Pià Comella à ce propos, dans les Exhortationes, Sénèque rappelle également qu’aucune pensée mauvaise n’échappe à Dieu car « nous sommes ouverts à Dieu (patemus deo) » 8. Ensuite, en intériorisant la notion de providence particulière (prope est a te deus… tecum est… intus es), l’auteur invite Lucilius à s’adresser à lui-même une prière. Si sur le plan théorique et théologique la prière est acceptée, dans les Lettres à Lucilius la quête de la liberté intérieure conduit Sénèque à dénoncer ses dérives. Se pose alors la question de savoir sous quelles conditions la prière est légitime à l’intérieur de l’ascèse morale. II. De la prière traditionnelle à la « prière » philosophique : prière et ascèse morale Demander le bien à Dieu La première proposition des Stoïciens impériaux est de proposer une prière dont le seul vœu serait de demander à Dieu la vertu. En cela ils prolongent une longue tradition littéraire et philosophique qui remonte à Xénophane et que l’on retrouve, par exemple, dans la célèbre prière de Socrate à Pan 9. C’est ce dont témoignent les extraits de Sénèque et d’Épictète : Votorum tuorum veterum licet deis gratiam facias, alia de integro suscipe : roga bonam mentem, bonam valetudinem animi, deinde tunc corporis. Tu peux bien de tes anciens vœux faire grâce aux dieux ; formes-en d’autres sur de nouveaux frais. Demande la sagesse, la santé de l’âme, et ensuite seulement celle du corps 10. εἶθ’ ὅταν προσπίπτῃ σοί τις φαντασία τοιαύτη, Πλάτων μὲν ὅτι ἴθι ἐπὶ τὰς ἀποδιοπομπήσεις, ἴθι ἐπὶ θεῶν ἀποτροπαίων ἱερὰ ἱκέτης […] τοῦ θεοῦ μέμνησο, ἐκεῖνον ἐπικαλοῦ βοηθὸν καὶ παραστάτην ὡς τοὺς Διοσκόρους ἐν χειμῶνι οἱ πλέοντες. ποῖος γὰρ μείζων χειμὼν ἢ ὁ ἐκ φαντασιῶν ἰσχυρῶν καὶ ἐκκρουστικῶν τοῦ λόγου;

8. Sénèque, Exhortationes, F 89 D. Vottero, Lucio Anneo Seneca. I frammenti, Bologne 1998. 9. Platon, Phèdre 279b-c. 10. Sénèque, Lettres à Lucilius 10, 4.

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L’usage des prières dans le stoïcisme impérial romain … Ensuite, quand surgit en toi une représentation [érotique], va offrir, comme dit Platon, un sacrifice expiatoire (ἀποδιοπομπήσεις), va en suppliant aux temples des dieux tutélaires (ἐπὶ θεῶν ἀποτροπαίων ἱερὰ ἱκέτης) […]. Souviens-toi de Dieu, invoque son aide et son soutien (ἐπικαλοῦ βοηθὸν καὶ παραστάτην), comme les navigateurs, dans la tempête, invoquent les Dioscures. En effet, quelle tempête plus grande que la tempête suscitée par des représentations puissantes et qui excluent la raison 11 ?

Épictète associe la prière et le sacrifice à la discipline de nos représentations : le domaine religieux interfère dans l’activité philosophique. Il attribue à la prière traditionnelle que les navigateurs adressent aux Dioscures une fonction éthique nouvelle : assurer la fermeté d’âme. Pourtant, comment les dieux pourraient-ils intervenir dans notre prohairesis qui, aux dires mêmes d’Épictète, est le seul bien en notre pouvoir ? Selon nous, les Stoïciens ne pouvaient résoudre cette contradiction sous peine de sacrifier ou minimiser le dogme fondamental de la providence divine 12. Quoi qu’il en soit, dans le cas de Sénèque et d’Épictète l’infléchissement par rapport à l’exigence de l’autonomie morale nous semble relever de la stratégie pédagogique : tous les deux savent qu’ils s’adressent à un public de non-sages qu’il faut conduire progressivement vers la vertu stoïcienne. Les Satires de Perse révèlent également ces tensions : si dans la deuxième satire le poète stoïcien tourne en dérision les prières immorales des hommes, il conclut en empruntant au carmen latin son rythme, de manière à persuader le divin de l’aider à acquérir la vertu : Quin damus id superis, de magna quod dare lance Non possit magni Messallae lippa propago : Compositum ius fasque animo sanctosque recessus Mentis et incoctum generoso pectus honesto ? Haec cedo ut admoueam templis et farre litabo. Que ne donnons-nous pas plutôt aux dieux ce que ne pourrait donner sur un grand plateau du grand Messala le descendant chassieux : une âme où se mêlent harmonieusement le droit et le sacré, un esprit

11. Épictète, Entretiens 2, 18, 20… 27-29. 12. Sur ce point, voir aussi K. Algra, « Epictetus and Stoic Theology », dans T. Scaltsas, A. S. Mason (éd.), The Philosophy of Epictetus, Oxford 2007, p. 32-56.

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Jordi Pià Comella sanctifié jusque dans ses recoins, un cœur imbibé de noble honorabilité ? Ce présent, donne-moi de l’apporter aux temples et avec du blé grillé je ferai un sacrifice favorable 13.

Mais c’est sans nul doute Marc Aurèle qui va le plus loin : dans la pensée 40 du livre IX il formule la possibilité pour les dieux d’intervenir dans notre faculté de jugement et il s’exhorte lui-même à leur adresser une prière. Peut-être faut-il y voir la sensibilité religieuse d’un prince profondément attaché aux rites romains et se croyant doté d’une felicitas toute particulière : Ἤτοι οὐδὲν δύνανται οἱ θεοὶ ἢ δύνανται. εἰ μὲν οὖν μὴ δύνανται, τί εὔχῃ; εἰ δὲ δύνανται, διὰ τί οὐχὶ μᾶλλον εὔχῃ διδόναι αὐτοὺς τὸ μήτε φοβεῖσθαί τι τούτων μήτε ἐπιθυμεῖν τινος τούτων μήτε λυπεῖσθαι ἐπί τινι τούτων, μᾶλλον ἤπερ τὸ μὴ παρεῖναί τι τούτων ἢ τὸ παρεῖναι; πάντως γάρ, εἰ δύνανται συνεργεῖν ἀνθρώποις, καὶ εἰς ταῦτα δύνανται συνεργεῖν. ἀλλὰ ἴσως ἐρεῖς ὅτι· « ἐπ’ ἐμοὶ αὐτὰ οἱ θεοὶ ἐποίησαν ». εἶτα οὐ κρεῖσσον χρῆσθαι τοῖς ἐπὶ σοὶ μετ’ἐλευθερίας ἢ διαφέρεσθαι πρὸς τὰ μὴ ἐπὶ σοὶ μετὰ δουλείας καὶ ταπεινότητος; τίς δέ σοι εἶπεν ὅτι οὐχὶ καὶ εἰς τὰ ἐφ’ ἡμῖν οἱ θεοὶ συλλαμβάνουσιν; ἄρξαι γοῦν περὶ τούτων εὔχεσθαι καὶ ὄψει. οὗτος εὔχεται· « πῶς κοιμηθῶ μετ’ ἐκείνης »· σύ· « πῶς μὴ ἐπιθυμήσω τοῦ κοιμηθῆναι μετ’ ἐκείνης ». Ou [les dieux] ont du pouvoir ou ils n’en ont pas. S’ils n’ont pas de pouvoir, à quoi bon prier ? S’ils ont un pouvoir, pourquoi ne pas les prier davantage de te donner de ne rien avoir à craindre des choses de la sorte, de ne rien désirer non plus et de ne pas s’en affliger, au lieu de demander que telle chose se produise ou non ? En effet, si les dieux peuvent secourir les hommes en général, ils peuvent aussi le faire pour ces choses. Mais peut-être diras-tu : « Les dieux ont placé cela en mon pouvoir ». Alors n’est-il pas mieux d’user librement de ce qui est en ton pouvoir que de te porter, avec servitude et avilissement, vers ce qui ne l’est pas ? Et qui t’a dit que les dieux ne concourent pas aussi aux choses qui dépendent de nous ? Commence donc par prier sur ces choses et tu verras. Tel homme fait cette prière : « Comment dormirai-je avec cette femme ? » Et toi : « Comment ne pas désirer dormir avec elle ? » 14.

13. Perse, Satires 2, 71-75. Sur ce texte : J. Pià Comella, Une piété de la raison, p. 294-297. 14. Marc Aurèle, Pensées 9, 40. Sur ce passage voir M. Van Ackeren, Die Philosophie Marc Aurels, 2 vol., Berlin – Boston 2011, p. 444-474.

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L’usage des prières dans le stoïcisme impérial romain La « prière » stoïcienne, une anti-prière ? La deuxième solution pour intégrer la prière dans l’ascèse morale est de proposer une prière qui n’adresse plus aux dieux des souhaits mais devient la simple expression de notre adhésion au destin. En cela les Stoïciens impériaux approfondissent les déclarations de Socrate qui dans le Second Alcibiade invite le lecteur à ne plus formuler des vœux qui s’avéreront être dangereux pour l’orant 15. Sénèque et Épictète vont user de la rhétorique religieuse pour la détourner de sa fonction originelle 16. La prière va agir, non pas sur une quelconque divinité extérieure, mais sur l’orant lui-même qui s’efforcera d’adapter sa volonté à celle du Tout, comme le suggère la « prière » du cynique Démétrius dans le De Providentia : Hanc quoque animosam Demetrii fortissimi uiri uocem audisse me memini : « Hoc unum, inquit, de uobis, di immortales, queri possum, quod non ante mihi notam uoluntatem uestram fecistis : prior enim ad ista uenissem, ad quae nunc uocatus adsum. Vultis liberos sumere ? Vobis illos sustuli. Vultis aliquam partem corporis ? Sumite. Non magnam rem promitto : cito totum relinquam. Vultis spiritum ? Quidni nullam moram faciam quo minus recipiatis quod dedistis ? A uolente feretis quicquid petieritis. Quid ergo est ? maluissem offerre quam tradere. Quid opus fuit auferre ? Accipere potuistis. Sed ne nunc quidem auferetis, qua nihil eripitur nisi retinenti.» Voici encore des paroles généreuses que je me souviens d’avoir entendu prononcer par le très courageux Démétrius : « La seule chose, dit-il, que je puisse vous reprocher, dieux immortels, c’est de ne pas m’avoir fait connaître plus tôt votre volonté : je me serais porté de moi-même vers les épreuves auxquelles vous m’appelez aujourd’hui. Voulez-vous prendre mes enfants ? Je les ai mis au monde pour vous.

15. [Platon], Second Alcibiade, 142c-d. 16. La prière relève de la rhétorique au sens large – elle est un mode d’expression nous permettant de communiquer avec le divin –, mais aussi au sens technique du terme, comme discours argumenté, codifié, l’orant utilisant des procédés stylistiques ou gestuels particuliers de manière à persuader la divinité d’exaucer son vœu. La prière est la rhétorique religieuse qui fait pendant à l’action religieuse ; elle vient accompagner et compléter le sacrifice. Sur ce sujet voir : L. Pernot, « Prière et rhétorique », dans L. Calboli Montefusco (éd.), Papers on Rhetoric, III, Bologne 2000, p. 213-232 ; id., « The Rhetoric of Religion », Rhetorica 24, 3 (2006), p. 235-254 ; J. Goeken, « Pour une rhétorique de la prière grecque », dans id. (éd.), La rhétorique de la prière dans l’Antiquité grecque, Turnhout 2010 (RRR 11), p. 3-16.

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Jordi Pià Comella Voulez-vous quelque partie de mon corps ? Prenez-la. Je ne fais pas un grand sacrifice : je le quitterai bientôt tout entier. Voulez-vous ma vie ? Pourquoi me ferais-je prier pour vous rendre ce que je tiens de vous ? Je vous livrerai de bon cœur tout ce que vous me réclamez. Eh quoi ! J’eusse préféré l’offrir que le livrer : qu’est-il besoin de ravir ce que vous pouviez recevoir ? Mais au demeurant, vous ne me ravirez rien, car on n’enlève qu’à celui qui résiste » 17.

La « prière » philosophique n’adresse plus une demande aux dieux ; elle se présente comme une offrande : donner aux divinités ses enfants, son corps, sa vie. De même, les anaphores « vultis » et le jeu de questions-réponses ne sont pas destinés à faire pression sur les dieux mais ils traduisent, au contraire, la totale indifférence de Démétrius pour ce qui ne relève pas du bien moral. Bien plus, ces effets rhétoriques miment la détermination inébranlable de Démétrius à se fondre dans le tout, le philosophe cynique devenant par là un paradigme moral pour les lecteurs du De Providentia. La « prière » ne contredit donc ni la conception stoïcienne du destin ni l’exigence éthique de la liberté intérieure, mais, au contraire, elle permet l’épanouissement de celle-ci dans un monde déterminé. C’est ce que suggère le verbe « maluissem », dans « maluissem offerre quam tradere », qui traduit le désaccord de Démétrius avec la volonté des dieux sur un seul point : celui de ne pas lui avoir fait connaître leurs desseins. Démétrius ne se contente pas de se soumettre à l’ordre providentiel, il exprime aussi son désir pressant de coopérer activement au gouvernement cosmique en devançant les événements. En ce sens, cette prière est cynique et non stoïcienne dans la mesure où elle établit une légère distorsion entre la volonté divine et celle de Démétrius : tout en l’admirant, Sénèque ne pouvait donc pas pleinement l’accepter. En même temps, on remarquera qu’à l’exception de la lettre 117, le texte du De Providentia est le seul exemple de prière dans tout le corpus philosophique de Sénèque et qu’il a pour finalité moins d’exalter l’ordre providentiel que de célébrer la voluntas inébranlable de Démétrius 18.

17. Sénèque, Sur la Providence 5, 5-6. 18. Sénèque, Lettres à Lucilius 107, 8-11. Il est vrai, cependant, que dans le De Tranquillitate animi (XI, 3), Sénèque exhorte deux fois son lecteur, lorsqu’il sera sur le point de mourir, à s’adresser à la fortune et à la nature pour leur exprimer sa gratitude et sa pleine acceptation du destin ; il rendra avec joie les biens primordiaux qu’il tenait d’elles : son corps et son âme. Cependant, ces adresses sont très brèves et constituent une exception dans le corpus de l’auteur.

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L’usage des prières dans le stoïcisme impérial romain Selon nous, c’est le signe d’une sensibilité religieuse spécifique à Sénèque : dans les écrits centrés sur l’ascèse il préfère vouer un culte religieux à la philosophie ou à l’âme humaine plutôt qu’au Dieu cosmique. On peut alors se demander si en ne citant, avec les vers de Cléanthe dans la lettre 117, que la seule prière du cynique Démétrius, teintée, il est vrai, de stoïcisme, l’auteur n’exprime pas ses tensions intérieures qui le poussent à la fois à affirmer son adhésion intellectuelle au providentialisme stoïcien et en même temps à se désintéresser de celui-ci, face à l’expérience personnelle du mal, pour porter plutôt son attention sur la force d’âme de l’individu et du Cynique. Quoi qu’il en soit, alors que la prière stoïcienne est peu présente chez Sénèque, Épictète, en revanche, donne à celle-ci une place importante dans son programme moral : Ἐμοὶ μὲν γὰρ καταληφθῆναι γένοιτο μηδενὸς ἄλλου ἐπιμελουμένῳ ἢ τῆς προαιρέσεως τῆς ἐμῆς, ἵν’ ἀπαθής, ἵν’ ἀκώλυτος, ἵν’ἀνανάγκαστος, ἵν’ ἐλεύθερος. ταῦτα ἐπιτηδεύων θέλω εὑρεθῆναι, ἵν’ εἰπεῖν δύνωμαι τῷ θεῷ « μή τι παρέβην σου τὰς ἐντολάς; μή τι πρὸς ἄλλα ἐχρησάμην ταῖς ἀφορμαῖς ἃς ἔδωκας; μή τι ταῖς αἰσθήσεσιν ἄλλως, μή τι ταῖς προλήψεσιν; μή τί σοί ποτ’ἐνεκάλεσα; μή τι ἐμεμψάμην σου τὴν διοίκησιν; ἐνόσησα, ὅτε ἠθέλησας· καὶ οἱ ἄλλοι, ἀλλ’ ἐγὼ ἑκών. πένης ἐγενόμην σου θέλοντος, ἀλλὰ χαίρων […] οὐδέποτ’ ἐπεθύμησα ἀρχῆς. μή τί με τούτου ἕνεκα στυγνότερον εἶδες; μὴ οὐ προσῆλθόν σοί ποτε φαιδρῷ τῷ προσώπῳ, ἕτοιμος εἴ τι ἐπιτάσσεις, εἴ τι σημαίνεις; νῦν με θέλεις ἀπελθεῖν ἐκ τῆς πανηγύρεως· ἄπειμι, χάριν σοι ἔχω πᾶσαν, ὅτι ἠξίωσάς με συμπανηγυρίσαι σοι καὶ ἰδεῖν ἔργα τὰ σὰ καὶ τῇ διοικήσει σου συμπαρακολουθῆσαι ». ταῦτά με ἐνθυμούμενον, ταῦτα γράφοντα, ταῦτα ἀναγιγνώσκοντα καταλάβοι ὁ θάνατος. Pour moi, plaise au ciel que je ne sois pas surpris parmi d’autres préoccupations que celle de mon jugement : qu’il soit exempt de passions, affranchi de toute contrainte, de toute entrave, libre. C’est dans ces exercices que je désire être trouvé, pour pouvoir dire à Dieu : « Ai-je transgressé sur quelque point tes commandements ? Ai-je abusé en quelque manière des ressources que tu m’as données, mal usé de mes sens ou de mes prénotions ? Ai-je porté quelque accusation contre toi ? Ai-je jamais critiqué ton gouvernement ? J’ai subi la maladie quand tu l’as voulu. Les autres aussi, mais moi de bon gré. J’ai subi la pauvreté parce que tu le voulais, mais avec joie […]. Je n’ai jamais désiré de charge. M’en as-tu vu pour cela triste ? Ne me suis-je pas toujours présenté à toi le visage rayonnant, prêt à obéir à tous tes ordres, à tes moindres signes ? Tu veux qu’à présent je quitte

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Jordi Pià Comella la fête. Je pars, plein de reconnaissance pour toi, parce que tu m’as jugé digne de prendre part à la fête avec toi, de contempler tes œuvres et de comprendre ton gouvernement ». Puisse la mort me saisir en train de penser, d’écrire, de lire cela 19.

Tout comme la « prière » de Démétrius, la « prière » ici ne nous détourne pas de l’ascèse morale mais en constitue un exercice particulièrement efficace. Tout d’abord, elle a une valeur paradigmatique, comme le remarque K. Algra dans un article lumineux sur le sujet : l’orant apparaît comme un exemplum que devront imiter les disciples 20. En effet, il accomplit les diverses exigences morales des Entretiens : la discipline des désirs par l’acceptation totale des événements ; la discipline du jugement par un bon usage des prénotions ; le sentiment de reconnaissance envers Dieu poussant l’homme à considérer la vie comme une fête religieuse. Épictète cherche ainsi à obtenir l’adhésion totale – intellectuelle et affective – de l’auditoire 21. Cette « prière » présente un parallèle frappant avec la « prière » philosophique telle que la définit Maxime de Tyr : elle consiste, non pas à demander un vœu, mais à s’entretenir et à converser avec les dieux sur ce qu’il a déjà reçu (« ὁμιλίαν καὶ διάλεκτον πρὸς τοὺς θεοὺς περὶ τῶν παρόντων ») ; elle est une preuve de sa vertu (« ἐπίδειξιν τῆς ἀρετῆς ») 22. La « prière » d’Épictète remplit également la même fonction que la μελέτη, méditation qui favorise aussi bien la mémorisation que l’imprégnation totale des principes philosophiques. Comme l’indique la fin du passage, le discours adressé à Dieu sera destiné à être pensé – c’est la rumination des maximes fondamentales –, écrit – l’exercice relèvera de l’activité littéraire – ou lu à haute voix, trois activités qui, selon M. Foucault, assurent l’assimilation des dogmes philosophiques 23. Il constituera un entraînement efficace pour accueillir

19. Entretiens 3, 5, 7-11. 20. K. Algra, art. cit. 21. Sur ces trois disciplines voir Épictète, Entretiens, 3, 2. 22. Maxime de Tyr, Or. 5, 8. Sur la prière chez Maxime de Tyr : C. O’Brien, « Prayer in Maximus of Tyre », dans J. Dillon, A. Timotin (éd.), Platonic Theories of Prayer, Leyde-Boston 2016 (Studies in Platonism, Neoplatonism, and the Platonic Tradition 19), p. 58-72. 23. Sur la notion de μελέτη : M. Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France 1981-1982, éd. F. Gros, Paris 2001, p. 339-340 ; P. Hadot, Exercices spirituels, Paris 2002, p. 29 n. 2.

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L’usage des prières dans le stoïcisme impérial romain la mort sereinement. La « prière » permet enfin l’introspection morale : Dieu qui passe en revue les actes et les pensées de l’orant joue le rôle du maître ou de notre propre conscience. Elle est une preuve, une démonstration de la vertu de l’orant, ἐπίδειξις τῆς ἀρετῆς, selon la belle formule de Maxime de Tyr. Sénèque et Épictète opèrent ainsi une véritable rationalisation de la prière traditionnelle. À ce propos, il est significatif que dans tous ces extraits ni l’un ni l’autre ne parlent explicitement de prière, la terminologie en rapport avec cette pratique religieuse étant quasiment absente. C’est pourquoi nous avons choisi de mettre entre guillemets la notion de prière : les Stoïciens proposent une prière à l’état d’épure. La « prière » stoïcienne s’apparente alors au discours solennel que l’homme adresse à Dieu. Reste pourtant à déterminer si la prière est entièrement rationalisée : incorporée à l’ascèse morale, se présente-t-elle comme un simple procédé psychagogique ou revêt-elle encore une valeur religieuse ? En d’autres termes, se réduit-elle au monologue intérieur du sujet ou instaure-t-elle un dialogue réel entre l’homme et Dieu ? III. La dimension religieuse de la « prière » stoïcienne chez Épictète et Marc Aurèle La « prière » d’Épictète ou l’amor fati de l’homme serviteur de Dieu Cette « prière » philosophique, si épurée soit-elle, n’est pas pour autant une anti-prière. En effet, la rhétorique religieuse qu’elle déploie n’est pas simplement un procédé de style mais elle convertit en chant et en rite l’adhésion intellectuelle de l’individu à l’ordre cosmique. Si nous revenons à l’extrait précédent, dans la péroraison Épictète use des moyens stylistiques typiques de la prière : rythmes ternaires, homéotéleutes et utilisation de verbes avec le préfixe συν(συμπανηγυρίσαι… συμπαρακολουθῆσαι). Ces procédés expriment, non pas le désir chez l’orant de voir exaucer son vœu, mais la totale adéquation de la volonté individuelle avec la volonté divine. Si dans cet exemple les gestes sont absents, dans d’autres extraits Épictète invite ses disciples à révérer Dieu selon la posture traditionnelle de la religion : Ἂν μετὰ τούτων με ὁ θάνατος καταλάβῃ, ἀρκεῖ μοι ἂν δύνωμαι πρὸς τὸν θεὸν ἀνατεῖναι τὰς χεῖρας, εἰπεῖν ὅτι « ἃς ἔλαβον ἀφορμὰς παρὰ σοῦ πρὸς τὸ αἰσθέσθαι σου τῆς διοικήσεως καὶ ἀκολουθῆσαι αὐτῇ, τούτων οὐκ ἠμέλησα ». 157

Jordi Pià Comella Si sur ces entrefaites la mort vient me surprendre, il me suffit de pouvoir élever mes mains vers Dieu et lui dire : « Les ressources que j’ai reçues de toi pour prendre conscience de ton gouvernement universel et pour m’y conformer, je ne les ai guère négligées… » 24. τόλμησον ἀναβλέψας πρὸς τὸν θεὸν εἰπεῖν ὅτι « χρῶ μοι λοιπὸν εἰς ὃ ἂν θέλῃς· ὁμογνωμονῶ σοι, σός εἰμι. » … Ose élever la vue vers Dieu et lui dire : « Sers-toi de moi désormais à ta guise : mes pensées sont accordées aux tiennes, je suis à toi. » 25.

Ces prières ne sont pas un monologue intérieur mais elles s’adressent bel et bien à un dieu extérieur devant lequel il faut élever les mains et le regard. La prière n’est donc plus simplement discours, mais rite à travers lequel l’homme, non content d’adhérer intellectuellement au Tout, célèbre et vénère Dieu. Dieu joue sans nul doute le rôle du maître, mais il n’en est pas simplement la métaphore : il est le seul et véritable maître, l’instance morale la plus éminente à qui l’homme devra rendre des comptes avant de mourir. L’hymne en prose dans les Pensées au service de la συμφωνία cosmique Mieux que la prière, l’hymne, qui n’implique pas forcément une demande, exprime la totale acceptation par l’homme de la volonté divine, comme en témoigne l’une des pensées de Marc Aurèle : Πᾶν μοι συναρμόζει ὃ σοὶ εὐάρμοστόν ἐστιν, ὦ κόσμε· οὐδέν μοι πρόωρον οὐδὲ ὄψιμον ὃ σοὶ εὔκαιρον. πᾶν μοι καρπὸς ὃ φέρουσιν αἱ σαὶ ὧραι, ὦ φύσις· ἐκ σοῦ πάντα, ἐν σοὶ πάντα, εἰς σὲ πάντα. ἐκεῖνος μέν φησιν· ‘ πόλι φίλη Κέκροπος’· σὺ δὲ οὐκ ἐρεῖς· ‘ὦ πόλι φίλη Διός’. Tout ce qui est accordé avec toi est accordé avec moi, ô monde ! Rien n’est pour moi trop précoce ou trop tardif qui soit à point pour toi. Tout ce que produisent tes saisons, ô nature, est pour moi un fruit ! De toi vient toute chose, en toi sont toutes choses, à toi revient toute chose. Tel a dit : « Chère cité de Cécrops ! » ; ne diras-tu pas, toi : « Chère cité de Zeus » 26 ?

24. Épictète, Entretiens 4, 10, 14. 25. Ibid., 2, 16, 42. 26. Pensées 4, 23.

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L’usage des prières dans le stoïcisme impérial romain Nous avons montré ailleurs qu’à travers cet hymne, l’auteur se remémore et décline sous diverses formes le principe stoïcien selon lequel l’homme doit adhérer au dessein providentiel 27. D’abord, il fait écho au thème de l’harmonie nécessaire entre l’individu et le monde ; ensuite, il reprend l’image, récurrente dans les Pensées, des productions ou des fruits de la nature présentant chaque événement – y compris la mort ou la décomposition des éléments – comme l’expression de la force germinatrice de la raison. Il rappelle, enfin, la primauté de la cité cosmique – celle de Zeus – sur la cité particulière – la « cité de Cécrops » désignant Athènes. Mais cet hymne est bien plus qu’un simple exercice spirituel : il fait résonner la συμφωνία célébrée dans une autre pensée par Marc Aurèle : ἡ δὲ τῆς ἰδίας διανοίας αἰδὼς καὶ τιμὴ σεαυτῷ τε ἀρεστόν σε ποιήσει καὶ τοῖς κοινωνοῖς εὐάρμοστον καὶ τοῖς θεοῖς σύμφωνον, τουτέστιν ἐπαινοῦντα ὅσα ἐκεῖνοι διανέμουσι καὶ διατετάχασιν. La révérence et le respect à l’égard de ta propre pensée te rendront satisfait de toi, en accord avec les membres de la communauté, en syntonie avec les dieux, à savoir en louant les lots et les rangs qu’ils ont établis 28.

La συμφωνία lie les hommes et les dieux à l’intérieur de la seule et véritable cité : le monde, communauté des êtres de raison. La rhétorique de l’hymne souligne ainsi la dimension communautaire et sociale des méditations privées de Marc Aurèle, qui même dans ces moments de recueillement solitaire est en contact permanent avec les autres et avec Dieu. Elle permet d’articuler la théorie stoïcienne sur le divin – Dieu est immanent au monde – avec la pratique – l’homme sait que Dieu est présent dans l’univers et il s’adresse à Lui. Cet hymne replace l’individu à l’intérieur d’un monde régi par la Providence, et en même temps il constitue un espace de liberté pour l’homme à qui il est donné de mimer et de reproduire la συμφωνία cosmique, le Prince Marc Aurèle se posant ainsi en continuateur de l’œuvre cosmique.

27. J. Pià Comella, « Du théologique au religieux : l’usage de la rhétorique dans les Pensées de Marc Aurèle », Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica 28-29 (2012-2013), p. 83-103. 28. Pensées 6, 16, 5.

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Jordi Pià Comella En conclusion, la valorisation des potentialités intérieures dans le stoïcisme impérial conduit Sénèque, Perse, Épictète et Marc Aurèle à élaborer une nouvelle forme de « prière » philosophique. Tout d’abord, se plaçant dans le sillage de Xénophane, ces derniers proposent de ne demander à Dieu que la seule vertu. Sénèque, Épictète et Marc Aurèle émettent même l’hypothèse selon laquelle Dieu pourrait intervenir dans notre faculté de jugement : un pareil infléchissement doctrinal trouve probablement sa justification dans le souci pour les auteurs de s’adapter à un public de simples progressants. Ensuite, soucieux de concilier l’usage de la prière avec leur ascèse morale, Sénèque et Épictète, sous l’influence du cynisme, détournent sa fonction originelle : la rhétorique religieuse de la prière sert à convaincre non plus les dieux d’exaucer les désirs des hommes, mais au contraire les hommes d’adapter leur volonté au cours du destin. De plus, chez Épictète la « prière » s’apparente à l’exercice spirituel de la méditation ancienne : elle permet à l’élève de se remémorer les grands principes du stoïcisme et de s’en imprégner. Nous nous sommes alors demandé si la « prière » stoïcienne se réduit pour autant à un simple procédé persuasif dénué de toute valeur religieuse. En réalité, chez Épictète et Marc Aurèle, l’incorporation de la prière à leur programme de perfectionnement moral les conduit inversement à sacraliser leur ascèse, de manière, il est vrai, très ponctuelle. D’une part, loin d’être un simple monologue intérieur, la « prière » d’Épictète nous semble bien avoir pour destinataire ultime, avec ses gestes et sa rythmique, Dieu. Bien plus, chez Marc Aurèle, l’hymne, s’il assure indiscutablement une meilleure intériorisation des dogmes stoïciens, relève aussi d’un acte religieux : permettre à l’empereur-philosophe de chanter et de reproduire l’harmonie divine de l’univers.

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LA PRIÈRE DU ROI AU BANQUET (DION DE PRUSE, OR. II, 62-64) Johann GoeKen Université de Strasbourg

Introduction

d

de Pruse est un écrivain grec né vers 40 de notre ère et mort après 110. Surnommé « Chrysostome » (« Bouche d’or ») à cause de ses talents oratoires, il était également citoyen romain et portait de ce fait le nom de Cocceianus 1. Il faisait partie de ces philosophes qui passaient pour sophistes en raison de leur éloquence et que Philostrate associe au mouvement social et culturel de la Seconde Sophistique en tant que représentants de la culture grecque face au pouvoir romain 2. L’œuvre de Dion comporte quatre-vingts discours de formes variées et traitant de sujets divers 3. S’il se voulait un philosophe engagé dans son ion

1. Cf. Pline le Jeune, Lettres, X, 81-82. 2. Philostrate, Vies des sophistes, I, 7, 487-488. 3. Sur l’œuvre de Dion, outre H. von Arnim, Leben und Werke des Dio von Prusa. Mit einer Einleitung : Sophistik, Rhetorik, Philosophie in ihrem Kampf um die Jugendbildung, Berlin 1898, et L. François, Essai sur Dion Chrysostome, philosophe et moraliste cynique et stoïcien, Paris 1921, voir les études classiques de P. Desideri : Dione di Prusa. Un intellettuale greco nell’impero romano, Messine 1978 ; « Dione di Prusa fra ellenismo e romanità », ANRW, II, 33, 5, Berlin 1991, p. 3882-3902 ; « Tipologia e varietà di funzione comunicativa degli scritti dionei », ANRW, II, 33, 5, Berlin 1991, p. 3903-3959 ; « Dion Cocceianus de Pruse dit Chrysostome », dans R. Goulet (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques, Paris 1994, II, p. 841-856. Voir aussi J. L. Moles, « The Career and Conversion of Dio Chrysostom », Journal 10.1484/M.BEHE-EB.5.120031

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Johann Goeken époque, Dion s’intéressait en particulier à la religion. Aussi plusieurs de ses ouvrages sont-ils consacrés aux mythes, aux représentations du divin et aux pratiques cultuelles 4. Dans cette optique, la question de la prière est abordée incidemment dans le Discours II qui va nous occuper à présent. Ce texte appartient à un groupe de quatre discours (or. I-IV) qui, intitulés « Sur la royauté », examinent les vertus du bon roi et les conditions d’un exercice satisfaisant du pouvoir 5. Composés probablement dans les années 100-105, comme les deux autres de la série, les discours II et IV ont ceci de particulier qu’ils mettent en scène Alexandre, lequel était, déjà indépendamment de la réflexion menée par Dion, un des modèles politiques, moraux et théologiques pour l’empereur Trajan 6.

of Hellenic Studies 98 (1978), p. 79-100 ; C. P. Jones, The Roman World of Dio Chrysostom, Cambridge 1978 ; H.-G. Nesselrath (éd.), Dion von Prusa. Der Philosoph und sein Bild, Tübingen 2009. Se reporter enfin aux travaux de G. Salmeri : La politica e il potere. Saggio su Dione di Prusa, Catane 1982 ; « La vita politica in Asia Minore sotto l’impero romano nei discorsi di Dione di Prusa », Studi ellenistici 12 (1999), p. 211-267 ; « Dio, Rome, and the Civic Life of Asia Minor », dans S. Swain (éd.), Dio Chrysostom. Politics, Letters, and Philosophy, Oxford 2000, p. 53-92. 4. Voir en particulier les discours XI, XII, XXX et XXXVI, avec l’étude procurée par A. Gangloff, « Comment parler du divin ? Langages mythiques et conception des dieux chez Dion de Pruse », Rhetorica 28 (2010), p. 245-260. Voir aussi B. F. Harris, « The Olympian Oration of Dio Chrysostom », The Journal of Religious History 2 (1962), p. 85-97 ; P. Desideri, « Religione e politica nell’Olimpico di Dione », Quaderni Storici 43 (1980), p. 141-161 ; S. Saïd, « Dio’s Use of Mythology », dans S. Swain (éd.), Dio Chrysostom. Politics, Letters, and Philosophy, Oxford 2000, p. 161-186. 5. Sur l’ensemble des discours Sur la royauté, cf. V. Valdenberg, « La théorie monarchique de Dion Chrysostome », Revue des études grecques 40 (1927), p. 142-162 ; J. L. Moles, « The Kingship Orations of Dio Chrysostom », dans F. Cairns (éd.), Papers of the Leeds International Latin Seminar, VI, Leeds 1990, p. 297-375 ; H. Sidebottom, « Dio Chrysostom and the Development of On Kingship Literature », dans D. Spencer, E. Theodorakopoulos (éd.), Advice and its Rhetoric in Greece and Rome, Bari 2006, p. 117-157. Pour l’histoire du texte de ces discours, cf. M. Menchelli, Studi sulla storia della tradizione manoscritta dei Discorsi I-IV di Dione di Prusa, Pise 2008. 6. Cf. C. P. Jones, The Roman World of Dio Chrysostom, Cambridge / Londres 1978, p. 116 ; A. Gangloff, Dion Chrysostome et les mythes. Hellénisme, communication et philosophie politique, Grenoble 2006, p. 255. Sur les discours II et IV, voir l’étude de L. Pernot, Alexandre le Grand : les risques du pouvoir. Textes philosophiques et rhétoriques, Paris 2013, p. 31-107 (et p. 183-210).

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La prière du roi au banquet Le deuxième Discours sur la royauté prend la forme d’un dialogue entre le jeune Alexandre et son père Philippe 7. Ce dialogue est censé avoir lieu en Macédoine au début des années 330 lors des jeux olympiques de Piérie 8. Malgré l’absence de détails, on comprend qu’Alexandre est encore l’élève d’Aristote et que Dion s’est servi de la tradition selon laquelle le prince, dès son jeune âge, faisait preuve de maturité et de tempérance, au point de pouvoir s’entretenir de façon sensée avec des adultes reçus à la cour de son père 9. Le cadre des Olympia en l’honneur de Zeus et des Muses s’avère particulièrement bien adapté au dialogue 10. De fait, la conversation débute par une question de Philippe sur l’admiration quasi exclusive éprouvée par son fils pour la poésie homérique et, dans la suite de l’entretien, Alexandre tend à prouver qu’Homère fournit une série de préceptes sur l’exercice de la royauté. À la faveur de cette mise en scène et grâce à l’examen de l’épopée homérique, Dion mène une réflexion sur le pouvoir impérial considéré sous tous ses aspects, y compris religieux. Se dégage ainsi un paradigme constitué de plusieurs qualités à mettre au service de la communauté des hommes, à savoir : le courage, la justice, la douceur, la bienfaisance et le respect des dieux 11. Dans le détail, l’examen porte sur la παιδεία, le mode de vie, les vertus et les principes de gouvernement qui conviennent au bon roi 12. S’agissant du courage et de la dignité, Alexandre établit que le roi doit récuser toute musique ou toute danse qui ne serait pas d’essence militaire. Dans cette perspective, à propos de la piété, il rejette la manière anacréontique de demander une faveur amoureuse à la divinité ; au contraire il privilégie le modèle homérique de la prière, telle que la pratique Agamemnon, l’archétype du bon roi, qui est ainsi opposé au poète de cour. Ce passage (§ 62-64) a parfois retenu l’attention des philologues, car il transmet en particulier un des poèmes les plus célèbres d’Anacréon, que nous ne connaîtrions pas autrement. Mais sa fonction

7. Sur le discours II, voir en particulier E. Berardi, « Un uso della figura di Alessandro Magno : la seconda orazione Sulla regalità di Dione di Prusa », Università di Torino, Quaderni del Dipartimento di filologia classica, linguistica e tradizione classica (1997), p. 225-243. 8. L. Pernot, Alexandre le Grand : les risques du pouvoir, p. 33. 9. Cf. Plutarque, Alexandre, IV, 8 – V, 2. 10. L. Pernot, Alexandre le Grand : les risques du pouvoir, p. 33. 11. Cf. ibid., p. 48-49. 12. Cf. ibid., p. 37.

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Johann Goeken dans l’économie du dialogue n’a suscité que très peu d’intérêt. En fait, à ce moment, et déjà auparavant, le dialogue a tourné au monologue et l’on a pu considérer qu’Alexandre devient le porte-parole de l’auteur, lequel aurait souvent l’intention, a-t-on dit, de flatter Trajan 13. Une lecture précise du passage où il est question de la prière, telle que doit la pratiquer le bon roi, permet en réalité d’affiner cette interprétation du discours. Je me propose ainsi, dans un premier temps, d’analyser la mise en scène du dialogue entre Alexandre et son père et de démontrer que l’entretien est censé se dérouler lors d’un banquet. Dans un second temps, j’étudierai les § 62-64 consacrés au problème précis de la prière. Le but de la démarche est de montrer que le passage en question prend tout son sens dans un contexte sympotique. Une telle analyse permet de mieux comprendre les propos tenus par Alexandre sur la prière, c’est-à-dire de rectifier l’interprétation de l’ouvrage pris dans son ensemble, mais aussi d’approfondir notre connaissance de l’usage de la prière dans le rituel du banquet. Alexandre et Philippe au banquet Alexandre le Grand occupe une place importante dans la mémoire culturelle des Anciens et plusieurs moments de sa vie sont restés particulièrement célèbres. Mais les auteurs ont aussi utilisé des épisodes moins connus ou inventés, comme ce dialogue entre Alexandre et son père que Dion met en scène en s’inspirant à la fois de faits précis et du souvenir global contrasté laissé par le conquérant macédonien 14. Comme le synthétise très justement Laurent Pernot, « Alexandre reste comme le souverain qui admirait Homère, qui suivit les leçons d’Aristote et qui tua son fidèle ami, Cleitos : une sorte d’Achille ivre qui aurait assassiné Patrocle » 15. De fait, le thème du banquet est récurrent à propos d’Alexandre 16 et en ce sens il n’est pas étonnant, même si cela n’a pas encore été remarqué, que Dion ait choisi un cadre sympotique

13. Cf. par exemple C. P. Jones, The Roman World of Dio Chrysostom, p. 119. 14. Le dialogue est imaginaire, comme le suggère L. Pernot, Alexandre le Grand : les risques du pouvoir, p. 33. Pour un avis contraire, cf. A. Gangloff, Dion Chrysostome et les mythes, p. 260, citant P. Desideri, Dione di Prusa, p. 316. Ajoutons que Dion confère à son dialogue fictif une impression d’historicité, corroborée par Diodore, XVII, 16, 3 ou par Arrien, Anabase, I, 11, 1. 15. L. Pernot, Alexandre le Grand : les risques du pouvoir, p. xi. 16. En témoigne notamment Plutarque, Propos de table, I, 6, 623 D – 624 F.

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La prière du roi au banquet pour la mise en scène de son deuxième discours sur la royauté. Trois types d’arguments permettent de démontrer que le dialogue a lieu a cours d’un banquet : les circonstances de l’entretien, les sujets abordés par les personnages et le ton de la conversation. S’agissant des circonstances, le récit-cadre, dans lequel s’inscrit l’entretien, précise qu’Alexandre et son père revenaient d’une expédition militaire et qu’ils faisaient un arrêt à Dion en Piérie. Le narrateur explique ainsi : « Ils offraient un sacrifice aux Muses et présidaient le concours olympique, qui est, dit-on, une institution ancienne dans le pays. Au cours de l’entretien, Philippe demanda à Alexandre : “D’où te vient, mon garçon, cette fascination pour Homère ?”, etc. » 17. Alors commence le dialogue à proprement parler. Du point de vue narratologique, on passe directement de la mention du concours et du sacrifice à l’entretien. L’absence de transition suggère que la conversation a un lien avec les cérémonies et qu’elle a eu lieu juste après, c’est-àdire lors du banquet qui a suivi le sacrifice, comme c’était l’usage 18. Il s’agit là d’une pratique normale et banale, qui est attestée dans les banquets littéraires et qui n’avait pas besoin d’être soulignée ou commentée par le narrateur. L’entretien est en outre désigné par le terme grec συνουσία, qui peut s’employer, au moins depuis Platon, pour évoquer une réunion conviviale 19. Quant à la mention du concours, elle appartient aux topoi de la littérature sympotique 20.

17. II, 2-3 : Ἔθυον ταῖς Μούσαις καὶ τὸν ἀγῶνα τῶν Ὀλυμπίων ἐτίθεσαν, ὅν φασιν ἀρχαῖον εἶναι παρ’ αὐτοῖς. Ἤρετο οὖν αὐτὸν ὁ Φίλιππος ἐν τῇ συνουσίᾳ, Διὰ τί ποτε, ὦ παῖ, σφόδρα οὕτως ἐκπέπληξαι τὸν Ὅμηρον... Nous reprenons le texte édité par J. W. Cohoon (Loeb Classical Library, I, 1932) et la traduction qu’en a donnée L. Pernot, Alexandre le Grand : les risques du pouvoir, p. 57-77. 18. Sur ce sujet, voir l’étude classique de P. Schmitt Pantel, La cité au banquet. Histoire des repas publics dans les cités grecques, Paris 2011. Comparer, entre autres exemples, Plutarque, Alexandre, LXXV, 3. 19. Cf. Platon, Banquet, 172 a 8 ; 172 b 7 ; 172 c 1 ; 173 a 4 ; 173 b 3 ; 176 e2 ; 191 c 7 ; 192 c 6 ; 206 c 6 ; 219 d 8. Voir aussi 176 e 9 (συνεῖναι) ; 211 d 6 (ξυνόντες) ; 211 d 8 (ξυνεῖναι). Le texte de Dion ne fournit aucun détail matériel sur la réunion, mais il est plus que vraisemblable que Philippe et son fils ne se mêlent pas à la foule des pèlerins et qu’ils doivent être installés dans un ἑστιατόριον attenant à un sanctuaire : cf. par exemple R. A. Tomlinson, « The Chronology of the Perachora Hestiatorion and its Significance », dans O. Murray (éd.), Sympotica. A Symposium on the Symposion, Oxford 1990, p. 95-101. 20. J. König, Saints and Symposiasts. The Literature of Food and the Symposium in Greco-Roman and Early Christian Culture, Oxford 2012, p. 85-88.

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Johann Goeken L’ancrage sympotique du dialogue est ensuite démontré par les sujets abordés dans l’ouvrage. De manière générale, la grande variété de ces sujets fait penser par exemple aux Propos de table de Plutarque ; et certaines discussions qui prennent appui sur le témoignage d’Homère pour justifier en particulier les apparentes contradictions du poète relèvent clairement du genre de προβλήματα traités par les convives de Plutarque ou bien par ceux d’Athénée, lesquels pratiquent encore davantage l’usage de la citation pour nourrir la conversation. De manière plus précise, il s’avère qu’il est question du banquet dès le début de l’entretien. À Philippe qui l’interroge sur sa fascination pour Homère, Alexandre répond qu’à son avis, « toute poésie ne convient pas à un roi, pas plus que tout vêtement 21 ». Puis il évoque les œuvres des autres poètes, qu’il juge inférieurs : il distingue ainsi dans l’ordre (§ 4) les « chansons de banquet » (τὰ μὲν συμποτικά) ou les « chansons d’amour » (τὰ δὲ ἐρωτικά), les « éloges d’athlètes et de chevaux vainqueurs » (τὰ δὲ ἐγκώμια ἀθλητῶν τε καὶ ἵππων νικώντων), les « lamentations sur les morts » (τὰ δ’ ἐπὶ τοῖς τεθνεῶσι θρήνους), les « compositions visant le rire ou l’injure, comme celles des auteurs de théâtre comique et celles du poète de Paros 22 » (τὰ δὲ γέλωτος ἕνεκεν ἢ λοιδορίας πεποιημένα, ὥσπερ τὰ τῶν κωμῳδοδιδασκάλων καὶ τὰ τοῦ Παρίου ποιητοῦ). Il évoque ensuite (§ 5) les poètes qui donnent des conseils à la foule, en particulier Phocylide et Théognis, pour les opposer eux aussi à Homère qui seul mérite l’attention d’un roi. L’énumération et la classification des genres sont instructives en ce sens qu’elles commencent et terminent avec la poésie de banquet. Et si Alexandre procède ainsi, c’est très certainement parce qu’il est attablé avec son père et qu’au banquet il est d’usage de parler de ce qu’on fait au banquet, en vertu d’une esthétique réflexive qui a été mise en lumière par François Lissarrague 23. On trouve un écho de ces considérations un peu plus tard dans la conversation, quand Philippe et son fils évoquent les pratiques rhétoriques, littéraires et artistiques qui conviennent au roi. Le souverain, dit Alexandre, peut « [se] contenter de jouer de la cithare ou de la lyre en vue des hymnes et du culte en l’honneur des dieux, et encore, je pense, en vue des louanges des hommes de bien » 24 – ce qui n’est pas 21. II, 3 : οὐ πᾶσα ποίησις βασιλεῖ πρέπειν, ὥσπερ οὐδὲ στολή. 22. C’est-à-dire Archiloque. 23. F. Lissarrague, Un flot d’images. Une esthétique du banquet grec, Paris 1987. 24. II, 28 : κιθάρᾳ μόνον ἢ λύρᾳ χρῆσθαι πρὸς θεῶν ὕμνους καὶ θεραπείας, ἔτι δὲ

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La prière du roi au banquet sans rappeler les préconisations des Lois de Platon 25. En revanche, les rois ne sauraient « chanter les odes amoureuses de Sappho ou d’Anacréon : s’ils doivent chanter, que ce soient des odes de Stésichore ou de Pindare, dans le cas où cela est nécessaire » 26. Ici encore, en citant d’abord Sappho et Anacréon, le prince pense aux pratiques poétiques et musicales du convive et à celles du roi qui est au banquet, et il accorde en fait encore sa préférence à des vers d’Homère avec accompagnement, non de cithare ou de lyre, mais de trompette (§ 29). Sur ces mots, Philippe loue son fils, qui cite ensuite l’exemple d’Achille, auquel il s’identifie : Ainsi, quand Achille reste à l’arrière, dans le camp des Achéens, [Homère] ne l’a pas représenté en train de chanter des odes langoureuses ou érotiques (pourtant, il dit qu’il était amoureux de Briséis) ; non, Achille joue d’une cithare qu’il n’a pas achetée ni apportée de la maison paternelle, par Zeus ! mais prélevée dans le butin lorsqu’il prit Thèbes et tua Éétion, le beau-père d’Hector. « Elle charmait son cœur », dit Homère, « cependant qu’il chantait la gloire des héros » : ce qui signifie qu’il ne faut jamais oublier la vertu ni les exploits glorieux, qu’on soit en train de boire ou en train de chanter, quand on est un homme noble et royal 27.

Ici encore, en faisant allusion au chant IX de l’Iliade (v. 189) où son modèle Achille est justement en train de banqueter avec Patrocle 28, Alexandre parle de lui-même, alors qu’il est lui aussi « en train de boire » avec son père. Par ailleurs les deux interlocuteurs abordent des sujets qui s’avèrent typiques de la conversation conviviale. Il en va ainsi, par exemple, du thème de la demeure, probablement introduit par l’image d’Achille qui οἶμαι τῶν ἀγαθῶν ἀνδρῶν τοὺς ἐπαίνους. 25. Platon, Lois, VII, 801 a-e ; VIII, 829 c-e. 26. II, 28 : οὐδέ γε ᾄδειν τὰ Σαπφοῦς ἢ Ἀνακρέοντος ἐρωτικὰ μέλη… ἀλλ’, εἴπερ ἄρα, τῶν Στησιχόρου μελῶν τινα ἢ Πινδάρου, ἐὰν ᾖ τις ἀνάγκη. 27. II, 30-31 : Τὸν γοῦν Ἀχιλλέα πεποίηκεν ὑστερίζοντα ἐν τῷ στρατοπέδῳ τῶν Ἀχαιῶν οὐκ ἔκλυτα οὐδὲ ἐρωτικὰ μέλη ᾄδοντα· καίτοι φησί γε ἐρᾶν αὐτὸν τῆς Βρισηίδος· ἀλλὰ κιθάρᾳ μὲν χρῆσθαι, μὰ Δί᾽ οὐκ ὠνησάμενον οὐδὲ οἴκοθεν ἀγαγόντα παρὰ τοῦ πατρός, ἀλλὰ ἐκ τῶν λαφύρων ἐξελόμενον ὅτε εἷλε τὰς Θήβας καὶ τὸν Ἠετίωνα ἀπέκτεινε τὸν τοῦ Έκτορος κηδεστήν. Τῇ ὅγε, φησί, θυμὸν ἔτερπεν· ἄειδε δ᾽ ἄρα κλέα ἀνδρῶν, ὡς οὐδέποτε ἐκλανθάνεσθαι δέον τῆς ἀρετῆς οὐδὲ τῶν εὐκλεῶν πράξεων, οὔτε πίνοντα οὔτε ᾄδοντα, τὸν γενναῖον ἄνδρα καὶ βασιλικόν. 28. Cf. Iliade, IX, 202-203.

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Johann Goeken ne sort pas de sa tente. Philippe demande en effet à son fils si le roi doit « se construire, pour son plaisir, une demeure ornée à grands frais d’or, d’ambre et d’ivoire » 29. Alexandre répond par la négative en disant sa préférence pour une ornementation constituée « des dépouilles et des armes de l’ennemi » 30, qu’il s’agisse d’un palais ou d’un sanctuaire. Et Philippe de rappeler plus explicitement le souvenir des palais fastueux d’Alcinoos et de Ménélas, tels qu’ils sont décrits dans l’Odyssée au moment où Ulysse et Télémaque y reçoivent précisément l’hospitalité (§ 37-38). Dans ce cas, les propos d’Alexandre rappellent en particulier le fragment 140 d’Alcée où le poète commente les armes qui ornent la salle du banquet 31 ; et le sujet dans son ensemble fait écho à des conversations de banquet illustrées, par exemple, dans le Banquet des sept sages de Plutarque 32 ou dans le discours sur La salle de Lucien 33. Alexandre fait ensuite dévier la conversation vers « le lit et le régime quotidien » (§ 44 : τὰ περὶ κοίτην καὶ τὴν καθ’ ἡμέραν δίαιταν) du roi, là aussi en reprenant les indications qui ont été fournies par Homère et reprises par d’autres, en particulier par Lycurgue qui institua les dîners en commun à Sparte. La question du régime alimentaire est illustrée par les héros homériques, qui mangeaient de la viande bovine pour se fortifier (§ 45), et en particulier par l’exemple d’Agamemnon qui, après avoir sacrifié, invitait les preux à manger du bœuf (§ 46), alors qu’aucun héros n’est représenté en train de manger des poissons, pas même les prétendants qui vivent pourtant sur une île et dans le dérèglement (§ 47). Par la suite (§ 48, 67, 68), d’autres développements abordent la question de la nourriture et peuvent ainsi très bien refléter, comme chez Athénée, par exemple, le cadre pratique de l’entretien. Un dernier argument permet de démontrer que le dialogue s’inscrit dans un banquet : il s’agit du ton de la conversation. De manière 29. II, 34 : οἴκησιν […] κατεσκευάσθαι […] πρὸς ἡδονὴν κεκοσμημένην χρυσῷ καὶ ἠλέκτρῳ καὶ ἐλέφαντι τοῖς πολυτίμοις. 30. Ibid. : σκύλοις τε καὶ ὅπλοις πολεμίων ἀνδρῶν. 31. Cf. G. Liberman, Alcée. Fragments, Paris 1999, vol. I, p. 67-68 et vol. II, p. 217218, n. 142. 32. Plutarque, Banquet des sept sages, 154 F – 155 D. 33. Cf. J. Goeken, « Éloge et description : l’esprit du banquet dans La Salle (Peri tou oikou) de Lucien », dans G. Abbamonte, L. Miletti, L. Spina (éd.), Discorsi alla prova (Atti del Quinto Colloquio italo-francese Discorsi pronunciati, discorsi ascoltati: contesti di eloquenza tra Grecia, Roma ed Europa, Napoli – S. Maria di Castellabate (Sa) 21-23 settembre 2006), Naples 2009, p. 189-223.

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La prière du roi au banquet générale, l’atmosphère est plutôt détendue et cultivée. Parfois Philippe taquine avec humour son fils pour le provoquer et l’entretien s’apparente à un jeu d’érudits qui n’ont rien à envier aux convives de Plutarque ou d’Athénée. Le narrateur souligne par moments la fougue d’Alexandre 34, laquelle s’explique peut-être aussi par sa consommation de vin. Toujours est-il que l’érudition et l’humour se succèdent, même si le fils s’avère finalement plus sérieux que son père. Alexandre sait pourtant faire preuve d’humour. C’est le cas, en particulier, quand il échange avec son père, de manière badine, des propos qui portent sur le caractère difficile de sa mère Olympias et que le narrateur conclut en ces termes : « Voilà quels furent, jusque-là, leurs propos plaisants, mêlés de sérieux » 35. Par ces mots, Dion se réfère précisément à la notion de « jeu sérieux » (σπουδογέλοιον) qui est de règle dans l’univers du banquet 36 et qui confirme définitivement que Philippe et son fils sont représentés comme des convives. Il ressort de toutes ces observations que Dion s’est servi d’un rituel de sociabilité courant pour créer la fiction de cet entretien entre le jeune Alexandre et son père. Le banquet a en effet l’avantage d’entrer en résonance avec ce que le lecteur sait par ailleurs des goûts d’Alexandre (et de Trajan 37) pour la conversation conviviale et pour la boisson 38. Le banquet a aussi l’avantage de faire naître des conversations très diverses, qui peuvent porter sur la poésie et la politique, mais aussi sur la religion et la prière. Mieux, le banquet est encore une occasion de pratiquer la prière 39. L’usage est ainsi de prier au tout début du συμπόσιον, c’est-à-dire au moment des libations, de formuler des vœux à n’importe quel moment de la réunion (pour de jeunes mariés, par exemple 40) et de réciter des prières littéraires, comme le font par

34. Cf. II, 3, 16, 29, etc. 35. II, 17 : ταῦτα μὲν οὖν ἐπὶ τοσοῦτον ἅμα σπουδῇ ἐπαιξάτην. 36. Cf. Platon, Banquet, 197 e ; Xénophon, Banquet, I, 1 ; Plutarque, Propos de table, VI, 686 D ; VII, 6, 708 D ; VII, 8, 712 B ; Hermogène, La méthode de l’habileté, 454, 20-25. 37. Voir les éloges de Pline le Jeune, Panégyrique de Trajan, 49, 4-6. À cet égard, Trajan est le contraire de Domitien : cf. J. D’Arms, « The Roman Convivium and the Idea of Equality », dans O. Murray (éd.), Sympotica. A Symposium on the Symposion, Oxford 1990, p. 310. 38. Voir encore le témoignage de Plutarque, Alexandre, XXIII, 1 et 6. 39. Je remercie Ewen Bowie de m’avoir communiqué le texte de sa conférence « How real is sympotic prayer ? », prononcée à Lausanne en décembre 2013. 40. Cf. par exemple Plutarque, Alexandre, IX, 7.

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Johann Goeken exemple les amis de Plutarque quand ils chantent et commentent des poèmes de Sappho et d’Anacréon 41. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant qu’Alexandre aborde la question de la prière qui convient au roi en récitant lui aussi des requêtes célèbres. L’opposition de deux types de prière Le passage en question se situe vers la fin du dialogue. Alexandre a soutenu que les chants, la musique et la danse qui conviennent au roi sont de nature militaire ou martiale, sans avoir rien d’alangui ni d’incontrôlé. Τούτοις γε μὴν ξυνέπεται μηδὲ εὐχὰς εὔχεσθαι τὸν βασιλέα τοῖς ἄλλοις ὁμοίας μηδὲ αὖ τοὺς θεοὺς καλεῖν οὕτως εὐχόμενον ὥσπερ ὁ Ἰώνων ποιητὴς Ἀνακρέων, ὦναξ, ᾧ δαμάλης Ἔρως καὶ Νύμφαι κυανώπιδες πορφυρέη τ᾽ Ἀφροδίτη συμπαίζουσιν, ἐπιστρέφεαι δ᾽ ὑψηλὰς ὀρέων κορυφάς, γουνοῦμαί σε, σὺ δ᾽ εὐμενὴς ἔλθ’ ἡμῖν, κεχαρισμένης δ᾽ εὐχωλῆς ἐπακούειν. Κλευβούλῳ δ᾽ ἀγαθὸς γενεῦ σύμβουλος, τὸν ἐμὸν δ᾽ ἔρωτ᾽, ὦ Δεύνυσε, δέχεσθαι. Ἢ νὴ Δία τὰς τῶν Ἀττικῶν σκολιῶν τε καὶ ἐποινίων εὐχάς, οὐ βασιλεῦσι πρεπούσας, ἀλλὰ δημόταις καὶ φράτορσιν ἱλαροῖς καὶ σφόδρα ἀνειμένοις, εἴθε λύρα καλὴ γενοίμαν ἐλεφαντίνη, καί με καλοὶ παῖδες φορέοιεν Διονύσιον ἐς χορόν. εἴθ᾽ ἄπυρον καλὸν γενοίμαν μέγα χρυσίον, καί με γυνὴ καλὴ φοροίη. Πολὺ δὲ μᾶλλον ὡς Ὅμηρος πεποίηκεν εὐχόμενον τὸν βασιλέα τῶν πάντων Ἑλλήνων, Ζεῦ κύδιστε μέγιστε κελαινεφὲς αἰθέρι ναίων, μὴ πρὶν ἐπ᾽ ἠέλιον δῦναι καὶ ἐπὶ κνέφας ἐλθεῖν, πρίν με καταπρηνὲς βαλέειν Πριάμοιο μέλαθρον αἰθαλόεν, πρῆσαι δὲ πυρὸς δηίοιο θύρετρα·

41. Plutarque, Propos de table, I, 5, 622 C ; III, 1, 646 E-F ; VII, 8, 711 D. Comparer Aulu-Gelle, XIX, 9, 4-7.

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La prière du roi au banquet Ἑκτόρεον δὲ χιτῶνα περὶ στήθεσσι δαΐξαι χαλκῷ ῥωγαλέον, πολέες δ᾽ ἀμφ᾽ αὐτὸν ἑταῖροι πρηνέες ἐν κονίῃσιν ὀδὰξ λαζοίατο γαῖαν. Πολλὰ δὲ καὶ ἄλλα ἔχοι τις ἂν εἰπεῖν παρ᾽ Ὁμήρῳ παιδεύματα καὶ διδάγματα ἀνδρεῖα καὶ βασιλικά, ὑπὲρ ὧν ἴσως μακρότερον τὰ νῦν ἐπεξιέναι. [§ 62] Il s’ensuit, dit Alexandre, que le roi ne doit pas non plus faire des prières semblables à celles des autres hommes ni invoquer les dieux en priant à la manière du poète ionien Anacréon : « Seigneur, dont Érôs le dompteur, les Nymphes aux yeux de sombre azur et la purpurine Aphrodite partagent les jeux, toi qui hantes les sommets élevés des montagnes, j’embrasse tes genoux : toi, viens à nous avec bienveillance et prête une oreille complaisante à notre prière. Sois de bon conseil pour Cléoboulos et fais-lui accepter 42, ô Dionysos, mon amour. » 43 [Anacréon, 14, Gentili = no 357 PMG] [§ 63] Il ne doit pas imiter, par Zeus ! les prières des couplets et des chansons à boire attiques, qui ne conviennent pas aux rois, mais aux membres des dèmes et des phratries dans les moments de gaieté et de totale détente : « Je voudrais être une belle lyre d’ivoire, et que de beaux garçons me portent pour le chœur de Dionysos ! » [no 900 PMG] « Je voudrais être un beau et grand vase d’or brut, et qu’une belle femme me porte ! » [no 901 PMG] [§ 64] Il doit bien plutôt prier comme Homère l’a fait faire au roi de tous les Grecs : « Ô Zeus très illustre, très grand, maître des sombres nuées, habitant de l’éther, ne laisse point le soleil se coucher ni l’obscurité survenir avant que j’aie précipité au sol le palais de Priam, en proie aux flammes, que j’aie incendié sa porte d’un feu brûlant, que j’aie fendu et déchiré par le bronze la cuirasse d’Hector autour de sa poitrine ; et puissent auprès de lui ses compagnons, en nombre, précipités dans la poussière, mordre la terre de leurs dents ! » [Iliade, II, 412-418]

42. Ou bien, si l’on suit l’interprétation de E. Bowie, « The sympotic tease », dans J. Kwapisz, D. Petrain, M. Szymanski (éd.), The Muse at Play. Riddles and Wordplay in Greek and Latin Poetry, Berlin 2012, p. 37 : « Sois de bon conseil pour Cléoboulos et mon amour, ô Dionysos, accepte-le ». Sur l’interprétation discutée des infinitifs, cf. R. Panyagua, « Interpretacion de un infinitivo en Anacreonte », Helmantica 22 (1970), p. 395-399. 43. Sur le poème d’Anacréon, voir en particulier S. Goldhill, « Praying to Dionysus : re-reading Anacreon fr. 2 » (301 Page), LCM 9 (1984), p. 87-88 ; id., « The Dance of the Veils : Reading five fragments of Anacreon », Eranos 85 (1987), p. 13 ; G. Lambin, Anacréon. Fragments et imitations, Rennes 2002, p. 67-69, 75.

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Johann Goeken [§ 65] On pourrait citer chez Homère beaucoup d’autres enseignements et leçons de courage et de royauté, qu’il est peut-être trop long de passer en revue présentement 44.

Pour Alexandre, la prière du roi ne doit pas être semblable à celle des autres hommes et la « chanson de Cléobule » 45 du poète asiatique Anacréon, le poète de banquet par excellence, sert de repoussoir vulgaire, au même titre que les skolia et les prières de table entonnés dans les beuveries populaires et non à la cour. Alexandre ne donne pas d’explication détaillée sur ses choix, mais quelques éléments de ses propos peuvent être analysés en guise de métadiscours sur la prière royale. La continuité entre les § 62 et 63 souligne qu’Alexandre refuse donc les prières de table, alors qu’auparavant il a déjà condamné (nous l’avons vu) la poésie conviviale d’Anacréon ou de Sappho. En citant comme modèle une prière qu’Agamemnon (§ 64), le roi des Grecs, adresse à Zeus, le roi des dieux, Alexandre promeut au contraire une conception aristocratique et snob de la prière. Seul Zeus est digne d’être prié par un souverain, en l’occurrence Alexandre qui prend pour modèle, non plus Achille mais Agamemnon ; Alexandre refuse ainsi de se comporter comme un poète de cour qui prie un dieu secondaire (qui plus est en lui embrassant les genoux) pour des sujets futiles, lesquels n’ont rien à voir avec le courage et la dignité ou l’exercice du pouvoir. En un sens, il va plus loin que ceux qui, dans l’Antiquité, se demandaient pourquoi Anacréon préférait célébrer les jeunes gens plutôt que de composer des hymnes pour les dieux 46. Alexandre n’opère pas de distinction entre ce qui serait une fausse prière et ce qui serait une prière réelle – car il dit bien qu’il ne faut pas « prier » (cf. εὔχεσθαι, repris par εὐχόμενον) comme Anacréon. Il suggère, en revanche, la différence de ton : léger, érotique, taquin et positif pour Anacréon qui joue avec les modalités de la prière 47 ; élevé, solennel, violent et négatif 48 pour Agamemnon qui appelle de ses vœux la destruction de l’ennemi. Si Zeus et Dionysos peuvent être

44. II, 62-65. 45. Expression reprise à F. Dupont, L’invention de la littérature : de l’ivresse grecque au livre latin, Paris 1994, p. 35-63. 46. Cf. G. Lambin, Anacréon. Fragments et imitations, p. 69. 47. Cf. P. Rosenmeyer, The Poetics of Imitation. Anacreon and the Anacreontic Tradition, Cambridge / New York 1992, p. 43-44 ; F. Chapot, B. Laurot, Corpus de prières grecques et romaines, Turnhout 2001, p. 75-76. 48. Ménandros I, 342, 27-29, cite le début de la même prière d’Agamemnon comme

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La prière du roi au banquet priés au banquet, Alexandre ne juge dignes que les prières à contenu militaire, sans se soucier du contexte d’énonciation. Dans la mesure où le conquérant a été critiqué pour être allé trop loin dans les conquêtes et les guerres, il faut comprendre que le modèle de prière qu’il défend ici ne peut que déplaire à Dion, lequel fustige la conception belliciste de la royauté qui transparaît par ailleurs sans cesse au travers des propos tenus par Alexandre 49. La prière d’Anacréon, empreinte de galanterie et d’élégance, illustre l’esthétique de la surprise propre au monde du banquet. En revanche, l’attitude d’Agamemnon a des connotations bien différentes : après un début solennel et majestueux, tout en élévation, la prière en revient, par un mouvement descendant, à des considérations brutales qui soulignent la férocité du souverain, plutôt que d’en vanter le courage. Par conséquent, le rapport entre la démarche d’Anacréon et celle d’Agamemnon se retrouve inversé : la requête du premier, dénigrée par Alexandre, serait à interpréter comme un modèle de prière, tandis que celle d’Agamemnon, louée par le jeune prince, devient un antimodèle. Mais si, comme je crois l’avoir démontré, la scène a pour cadre un banquet, d’autres conclusions s’imposent. Bien qu’Alexandre soit en train de citer et donc de réciter lui aussi des prières et des chansons de banquet, comme c’est l’usage, il se révèle plutôt inadapté et anticonvivial. En prônant une prière agressive, le prince commet une faute de goût, comme le confirme une grande partie de la tradition poétique et philosophique qui, au moins depuis Xénophane, rejette, dans le cadre du banquet, la discorde et la guerre comme sujets de conversation 50. Alors qu’il banquette avec son père, Alexandre ne se montre donc pas très sociable, quand il critique la démarche érotique d’Anacréon ou les skolia populaires. Pire : il s’apparente aux tempérants autoproclamés et aux raseurs qui ennuient les convives et que Dion lui-même dénonce par ailleurs 51. C’est dire qu’Alexandre, à force d’être aussi exemple d’hymne ἀπευκτικός (consistant à prier pour que quelque chose n’arrive pas). 49. Cf. L. Pernot, Alexandre le Grand : les risques du pouvoir, p. 51 ; E. Bowie, « The sympotic tease », p. 36-38. 50. Cf. Xénophane, fr. 1, avec le commentaire de L. Reibaud, Xénophane de Colophon, Œuvre poétique, Paris 2012, p. 6-7. De manière générale, voir par exemple W. J. Slater, « Peace, the symposium and the poet », Illinois Classical Studies 6, no 2 (1981), p. 205-214 ; G. Lambin, Anacréon. Fragments et imitations, p. 59 ; id., La chanson grecque dans l’Antiquité, Paris 1992, p. 239. 51. Cf. Dion, XXVII, 3.

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Johann Goeken austère, est un mauvais convive, voire un impie qui ne sait pas honorer Dionysos quand il faut : il est jeune et il a encore beaucoup de choses à apprendre. Le caractère inadéquat des propos d’Alexandre s’inscrit dans une réflexion plus générale qui fait du banquet une image du monde et, en l’occurrence, une image du pouvoir royal 52. À cet égard, les propos du prince sur la piété royale ne sont pas dénués d’ironie tragique pour le lecteur qui sait ce qu’est devenu Alexandre et qui connaît les vicissitudes de son règne. En effet, le comportement anticonvivial du jeune Alexandre annonce plusieurs épisodes célèbres du règne et plusieurs caractéristiques du futur roi : dans l’imaginaire collectif, l’ivrognerie d’Alexandre était proverbiale 53 et c’est au banquet, sous l’emprise du vin, que le roi se brouilla avec Callisthène et surtout tua Cleitos 54. Ainsi l’attitude d’Alexandre qui méprise les prières de type anacréontique et les chansons de banquet, c’est-à-dire qui refuse les usages sociaux et religieux du banquet attique, s’inscrit dans une condamnation morale et théologique d’un gouvernement despotique et impie. S’il avait su prier Dionysos au banquet, Alexandre n’aurait pas commis autant d’erreurs funestes. Dans l’ensemble du dialogue, Alexandre émet de nombreuses critiques et pontifie souvent, au point de faire parfois la leçon à son propre père. Pourtant, à la fin, Philippe, charmé par l’éloquence de son fils, suggère tout de même que tout ce qu’il a entendu vient en fait des leçons qu’Aristote donne « sur le gouvernement et la royauté – que ce soit en interprétant Homère ou d’une autre manière » 55. Alexandre répète donc les enseignements de son maître, mais il n’est pas sûr qu’il les ait encore tous bien assimilés – et pour ce qui est précisément de la prière, il serait instructif d’en savoir davantage à propos du traité perdu d’Aristote sur le sujet. En outre, si Homère fournit des modèles de comportement pour un roi, Alexandre a lui-même conscience que le poète n’édicte pas seulement des normes dans ce qu’il dépeint : de fait, « il faut comprendre, dit-il plus haut, que dans certains passages, [Homère] donne des conseils et des avis, que dans d’autres il se

52. Voir à ce sujet C. Grandjean, C. Hugoniot, B. Lion (éd.), Le banquet du monarque dans le monde antique, Rennes / Tours 2013. 53. Cf. Plutarque, Alexandre, XVII, 9 ; LXVII, 2. 54. Cf. ibid. XIII, 3 ; L-LI ; LIII, 3-6 ; Lucien, Dialogues des morts, XII, 3 ; XIII, 6 ; XXV, 3. 55. II, 79 : περί τε ἀρχῆς καὶ βασιλείας εἴτε Ὅμηρον ἐξηγούμενος εἴτε ἄλλον τρόπον.

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La prière du roi au banquet contente de décrire, et qu’en maints endroits il blâme et raille 56 ». Ici Dion fournit une clé de lecture pour son propre discours : les propos du jeune Alexandre sur la prière sont donc à lire de façon ironique et ils contribuent à nourrir la réflexion critique menée par l’auteur sur la royauté en donnant des accents religieux à son discours politique. Conclusion Les propos d’Alexandre sur la prière royale s’inscrivent dans une conversation qui a lieu lors d’un banquet réunissant Philippe et son fils. C’est ce que suggère l’accumulation irréfutable d’allusions aux pratiques sympotiques dont le texte est parsemé. Une telle mise en scène a l’intérêt de créer un effet d’écho ironique avec les épisodes les plus célèbres (et parfois les plus tragiques) de la vie et de la carrière d’Alexandre, dans un contexte où le banquet constitue une image de la royauté et permet de révéler les caractères et les comportements à venir. Dans la mesure où Philippe lui-même était célèbre pour ses excès de table, Dion confère à sa leçon politique et religieuse une touche comique, quand il met en scène un banquet réunissant deux personnages qui n’ont pas toujours eu des relations apaisées ou conviviales 57 et qui passent parfois pour deux ivrognes 58. La mise au jour du cadre sympotique a ceci d’intéressant qu’elle permet d’améliorer la compréhension du dialogue dans son ensemble et du passage consacré à la prière en particulier. À ce moment précis, Alexandre ne peut être le porte-parole de Dion. Il n’est qu’un adolescent plutôt exalté et pudibond qui oublie la piété quotidienne : il fait penser, par exemple, à certains νεανίσκοι mal dégrossis mis en scène dans les Propos de table de Plutarque, qui s’offusquent, comme s’ils étaient des sages austères, de ce qu’Épicure a parlé dans son Banquet du moment le plus propice à l’amour physique, mais qui sont remis

56. II, 44 : δεῖ δὲ τοῦ ποιητοῦ τὰ μὲν ὡς συμβουλεύοντος καὶ παραινοῦντος ἀποδέχεσθαι, τὰ δὲ ὡς ἐξηγουμένου μόνον, πολλὰ δὲ ὡς ὀνειδίζοντος καὶ καταγελῶντος. 57. Voir la querelle qui éclate au banquet entre le père et son fils lors du remariage de Philippe avec la jeune Cléopâtre : Plutarque, Alexandre, IX, 6-11. 58. Cf. J. N. Davidson, Courtesans and fishcakes. The consuming passions of classical Athens, Chicago 1997, p. 152-153.

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Johann Goeken à leur place par les autres convives 59. Ici Alexandre révèle de surcroît son mépris des institutions athéniennes et peut-être déjà sa folie des grandeurs. Le deuxième Discours sur la royauté révèle en outre que la question de la prière est une composante non négligeable de la réflexion politique et morale sur l’exercice du pouvoir, même si les propos d’Alexandre ne sont pas à prendre au pied de la lettre. Le personnage ne se pose pas la question de savoir si la prière est utile, si elle est de nature commerciale ou si elle permet d’élever l’âme de l’orant 60. Il ne s’agit pas non plus de réfléchir à l’action ou à l’impassibilité des dieux. Tout au plus Alexandre défend-il une conception élitiste et arrogante de la prière. En posant le problème de la tonalité, du caractère ou du contenu de la requête, Alexandre ne se soucie que de la dignité et de l’ἦθος de celui qui prie. Ce faisant il suggère qu’il y a des dieux plus importants que d’autres, quand bien même Dionysos préside au rituel du banquet. Le roi ne prie pas pour faire céder un éromène (il n’a pas besoin des dieux pour cela), mais il le fait pour obtenir la destruction de l’ennemi. De cette façon, Alexandre refuse le jeu social de la prière érotique ou des vœux qu’on prononce à table. En rejetant ainsi les usages, il révèle sa mégalomanie et son impiété. Il est donc certain qu’il ne répète pas ici les leçons de son maître Aristote. Reste à s’interroger sur les résonances d’une telle conception pour les contemporains de Dion. Il est admis que les quatre discours Sur la royauté sont à comprendre dans le contexte de l’Empire romain et que l’empereur Trajan se profile derrière la figure d’Alexandre, avec ses qualités et ses défauts 61. En particulier, le passage consacré à la prière, qui frappe par son ton martial et excessif, peut être pensé comme l’extrait d’une réflexion menée par un Grec non seulement sur l’ambition

59. Plutarque, Propos de table, III, 6, 653 B-E. 60. Comparer, par exemple, les réflexions de Maxime de Tyr, de Jamblique ou de Porphyre, telles qu’elles sont analysées par A. Timotin : « Le discours de Maxime de Tyr sur la prière (Dissertatio V) dans la tradition platonicienne », dans F. Fauquier, B. Pérez-Jean (éd.), Maxime de Tyr, entre rhétorique et philosophie au iie siècle de notre ère, Marseille 2016, p. 163-181 ; « La théorie de la prière chez Jamblique : sa fonction et sa place dans l’histoire du platonisme », Laval théologique et philosophique 70 (2014), p. 563-577 ; « Porphyry on Prayer: Platonic Tradition and Religious Trends in the Third Century », dans J. Dillon, A. Timotin (éd.), Platonic Theories of Prayer, Leyde 2016, p. 88-107. 61. Cf. A. Gangloff, Dion Chrysostome et les mythes, p. 263 ; L. Pernot, Alexandre le Grand : les risques du pouvoir, p. 44-54.

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La prière du roi au banquet belliciste, mais aussi sur la παιδεία de l’empereur. En d’autres termes, il peut viser un pouvoir impérial et une culture romaine qui négligeraient la tradition du συμπόσιον, lequel s’avère une pratique identitaire majeure de l’hellénisme. En ce sens, Dion pourrait bien prier lui-même pour la paix en prônant une vision conviviale, c’est-à-dire apaisée de l’Empire 62. Enfin, si le texte contient sûrement beaucoup de sous-entendus qui sont encore à décrypter 63, le refus du modèle anacréontique de la prière amoureuse ou érotique est peut-être à comprendre aussi comme une marque d’humour destinée à Trajan lequel, selon la tradition, prenait malgré tout plaisir aux beuveries et s’intéressait aux jeunes gens 64. C’est ce qui fait dire à Ewen Bowie que ce discours II Sur la royauté a difficilement pu être prononcé devant l’empereur en personne 65, comme cela a été parfois suggéré 66.

62. De la même façon, dans le Discours olympique (or. XII, 78-79), le caractère belliqueux du Zeus homérique est condamné : cf. A. Gangloff, « Comment parler du divin ? », p. 253. 63. L. Pernot, Alexandre le Grand : les risques du pouvoir, p. 50. 64. Cf. Dion Cassius, LXVIII, 7, 4 ; Histoire Auguste, Vie d’Hadrien, 2, 7-9. 65. Cf. E. Bowie, « Literary criticism of archaic lyric, elegiac and iambic poetry and epigram in Dio of Prusa », in E. Amato, C. Bost-Pouderon, T. Grandjean, L. Thévenet, G. Ventrella (éd.), Dion de Pruse : l’homme, son œuvre, sa postérité (Actes du colloque international de Nantes, 21-23 mai 2015), HildesheimZurich-New York 2016, p. 365-372. 66. Voir entre autres A. Gangloff, Dion Chrysostome et les mythes, p. 48.

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ΕΥΧΗ ET ΠΑΘΟΣ CHEZ PORPHYRE ET HERMOGÈNE DE TARSE Andrei Timotin IESEE – Académie roumaine Université de Bucarest

l

’intérêt de Porphyre pour la prière comme thème de réflexion philosophique est étroitement lié à la place centrale que le sacrifice – auquel la prière est traditionnellement liée dans l’Antiquité 1 – occupe dans sa pensée religieuse 2, et, de manière plus générale, à sa préoccupation, récurrente dans ses œuvres, d’expliquer et d’interpréter philosophiquement les réalités religieuses, un trait caractéristique par ailleurs du néoplatonisme post-plotinien 3.

1. Ce lien est présent, par exemple, dans les Lois de Platon et le Second Alcibiade ; voir A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, de Platon à Proclus, Turnhout 2017 (RRR 22), p. 21-37 et 59-79. 2. Voir Porphyre, De l’abstinence, édition, traduction et notes par J. Bouffartigue et M. Patillon, Paris 1979, t. II, p. lxi-lxviii ; G. Sfameni Gasparro, « Critica del sacrificio cruento in Grecia : da Pitagora a Porfirio, II. Il De abstinentia porfiriano », dans F. Vattioni (éd.), Sangue e antropologia nella teologia, Rome 1989, p. 461505 ; S. Toulouse, « Que le vrai sacrifice est celui d’un cœur pur. À propos d’un oracle ‘porphyrien’ (?) dans le Liber XXI sententiarum édité parmi les œuvres d’Augustin », Recherches augustiniennes 32 (2001), p. 169-223 ; id., « La théosophie de Porphyre et sa conception du sacrifice intérieur », dans S. Georgoudi, R. Koch Piettre, F. Schmidt (éd.), La cuisine et l’autel : les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditerranée ancienne. Turnhout 2005, p. 329-341 ; A. Camplani, M. Zambon, « Il sacrificio come problema in alcune correnti filosofiche di età imperiale », Annali di storia dell’esegesi 19 (2002), p. 59-99. 3. Voir, par exemple, A.-J. Festugière, « Proclus et la religion traditionnelle », dans 10.1484/M.BEHE-EB.5.120032

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Andrei Timotin L’importance que Porphyre attache à la prière se reflète dans plusieurs ouvrages, dont notamment De l’abstinence et la Lettre à Anébon, mais aussi le Commentaire sur le Timée, la Lettre à Marcella et Sur le retour de l’âme 4. Malheureusement préservée uniquement sous forme de fragments, la Lettre à Anébon représente une collection de ζητήματα aporétiques sur des sujets religieux adressés à un personnage fictif d’origine égyptienne (Anébon) 5, à laquelle Jamblique, qui se présente comme destinataire de la Lettre, a répondu par la suite dans la Réponse du Maître Abamon à la Lettre de Porphyre à Anébon, mieux connue sous le nom de De mysteriis Ægyptiorum que lui a attribué Marsile Ficin 6. Dans quelques fragments de ce recueil d’apories, Porphyre met en question la compatibilité entre la prière ou l’invocation – les termes les plus utilisés sont εὐχή et κλῆσις – et la nature des êtres auxquels elle est destinée. Un des aspects en fonction desquels cette compatibilité est examinée par Porphyre est la capacité des dieux d’être affectés par les prières et de compatir avec ceux qui les formulent. La tradition littéraire et religieuse de la Grèce ancienne est en effet très riche en exemples qui montrent la manière dont les dieux peuvent être touchés par les prières 7.

Mélanges d’archéologie et d’histoire offerts à André Piganiol, Paris 1966, p. 15811590 [repris dans A.-J. Festugière, Études de philosophie grecque, Paris 1971, p. 575-584] ; H. D. Saffrey, « Quelques aspects de la spiritualité des philosophes néoplatoniciens, de Jamblique à Proclus et Damascius », Revue des sciences philosophiques et théologiques 68 (1984), p. 169-182 [repris dans H. D. Saffrey, Recherches sur le néoplatonisme après Plotin, Paris 1990, p. 213-226] ; A. Smith, Plotinus, Porphyry and Iamblichus : Philosophy and Religion in Neoplatonism, Ashgate 2011 (Variorum Collected Series) ; A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 135-245 (à propos de Porphyre, de Jamblique et de Proclus). 4. Sur la réflexion de Porphyre sur la prière, voir H. P. Esser, Untersuchungen zu Gebet und Gottesverehrung der Neuplatoniker, Cologne 1967, p. 35-54 ; A. Timotin, « Porphyry on prayer. Platonic tradition and religious trends in the third century », dans J. Dillon, A. Timotin (éd.), Platonic Theories of Prayer, Leyde-Boston 2016 (Studies in Platonism, Neoplatonism, and the Platonic Tradition 19), p. 88-107 ; id., La prière dans la tradition platonicienne, p. 135-167. 5. Porphyre, Lettre à Anébon, texte établi, traduit et commenté par H. D. Saffrey et A.-Ph. Segonds, Paris 2012 (CUF). Toutes les références sont à cette édition. 6. Jamblique, Réponse à Porphyre (De mysteriis), texte établi, traduit et annoté par H. D. Saffrey et A.-Ph. Segonds avec la collaboration d’A. Lecerf, Paris 2013 (CUF). Toutes les références sont à cette édition. 7. Qu’on songe, par exemple, à l’appel à la pitié des dieux, très fréquent dans les

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Εὐχή et πάθος chez Porphyre et Hermogène de Tarse Le lien entre la capacité des dieux à pâtir et la légitimité de la prière est exprimé dans deux fragments de la Lettre à Anébon : En effet, après avoir dit que « les intellects purs sont encore plus inaccessibles à la séduction et sans mélange avec les sensibles », tu [i.e. Porphyre] soulèves la difficulté de savoir « s’il faut leur adresser des prières » (εἰ δεῖ πρὸς αὐτοὺς εὔχεσθαι) 8 [...] ; Ayant dit cela, de nouveau il [i.e. Porphyre] présente cette difficulté à l’Égyptien [= Anébon], en disant : « Si certains [parmi les dieux] sont impassibles (ἀπαθεῖς), tandis que d’autres sont passibles (ἐμπαθεῖς) […], vaines seront les invocations (κλήσεις) des dieux, les demandes de secours (προσκλήσεις), les rites d’apaisement de la colère des dieux et les sacrifices expiatoires et plus encore les prétendues contraintes exercées sur les dieux, car ce qui ne pâtit pas (τὸ ἀπαθές) ne saurait être séduit, violenté ou forcé » 9.

Je laisse de côté ici les problèmes concernant les rites censés apaiser la colère des dieux 10, pour m’intéresser à deux questions corrélatives que ces deux passages soulèvent : la première est la question de l’impassibilité des êtres divins 11 ; la seconde concerne la relation entre

supplications ; voir G. Freyburger, « Supplication grecque et supplication romaine », Latomus 67 (1988), p. 501-525. Sur la présence des émotions dans les prières en Grèce ancienne, voir I. Salvo, « Sweet Revenge. Emotional Factors in ‘Prayers for Justice’ », dans A. Chaniotis (éd.), Unveiling Emotions. Sources and Methods for the Study of Emotions in the Greek World, Stuttgart 2012, p. 235-266. 8. Porphyre, Lettre à Anébon, fr. 17 [= Jamblique, Réponse à Porphyre (De mysteriis) I, 15, p. 35, 7-10] : Ἔτι γὰρ μᾶλλον ἀκλίτους καὶ ἀμιγεῖς αἰσθητοῖς εἰπὼν εἶναι τοὺς καθαροὺς νόας ἀπορεῖς, εἰ δεῖ πρὸς αὐτοὺς εὔχεσθαι. 9. Porphyre, Lettre à Anébon, fr. 64, 10 [= Eusèbe, Préparation évangélique V, 10, 10, p. 308 des Places], traduction modifiée : Ταῦτα εἰπὼν πάλιν ἀπορεῖ πρὸς τὸν Αἰγύπτιον λέγωνּ Εἰ δὲ οἱ μὲν ἀπαθεῖς, οἱ δὲ ἐμπαθεῖς, […] μάταιοι αἱ θεῶν κλήσεις ἔσονται, προσκλήσεις αὐτῶν ἐπαγγελλόμεναι καὶ μήνιδος ἐξιλάσεις καὶ ἐκθύσεις, καὶ ἔτι μᾶλλον αἱ λεγόμεναι ἀνάγκαι θεῶν. ἀκήλητον γὰρ καὶ ἀβίαστον καὶ ἀκατανάγκαστον τὸ ἀπαθές. Seul un court fragment de cette section a été repris verbatim par Jamblique, qui semble avoir, de propos délibéré, disloqué et morcelé le passage ; voir A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 151 n. 40. 10. Jamblique explique dans sa Réponse à Porphyre [I, 13, p. 32, 16-33, 6] que les dieux, lesquels sont ἀπαθεῖς, ne sauraient se mettre en colère. Sur son interprétation théologique de la μῆνις des dieux, voir A. Timotin, La démonologie platonicienne. Histoire de la notion de daimōn de Platon aux derniers néoplatoniciens, Leyde-Boston 2012 (Philosophia antiqua 128), p. 218 ; cf. aussi id., La prière dans la tradition platonicienne, p. 152 n. 42. 11. Sur cette question, voir le livre classique de M. Pohlenz, Vom Zorne Gottes. Eine

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Andrei Timotin prière et πάθος. J’étudierai ces deux questions, en proposant ensuite une comparaison entre la thématisation de la prière dans les questions de Porphyre et celle qu’on retrouve chez un théoricien de la rhétorique qui écrit vers la fin du iie ou le début du iiie siècle – deux générations donc avant Porphyre –, Hermogène de Tarse. 1. En ce qui concerne l’impassibilité divine, la raison doctrinale qui permet à Porphyre de relier la prière à cette question réside dans un des principes de la théologie médio-platonicienne selon lequel les δαίμονες sont des êtres divins qui participent à la nature intellective des dieux, étant en même temps sujets au pâtir (ἐμπαθεῖς), à la différence des dieux, lesquels sont des natures intellectives et impassibles (ἀπαθεῖς). Cette distinction est très clairement opérée en relation avec la question de la prière dans le fragment 15 de la Lettre à Anébon : « Les invocations (κλήσεις) », est-il dit [i.e. par Porphyre], « sont adressées aux dieux comme à des êtres sujets au pâtir (ἐμπαθεῖς), de sorte que ce ne sont pas seulement les δαίμονες qui sont sujets au pâtir, mais aussi les dieux » 12.

La distinction entre les dieux et les δαίμονες en termes de présence ou d’absence du παθεῖν se trouve déjà dans l’Épinomis et chez Xénocrate et a été développée ensuite, dans le médio-platonisme, par Plutarque, Apulée et Maxime de Tyr 13. Cette distinction a une fonction très importante dans la théologie médio-platonicienne dans la mesure où elle rend possible une interprétation rationnelle de la religion ; la définition des δαίμονες comme des êtres divins ἐμπαθεῖς permet en

Studie über den Einfluß der griechischen Philosophie auf das alte Christentum, Göttingen 1909, p. 57-156, et H. Frohnhofen, Apatheia tou theou. Über die Affektlosigkeit Gottes in der griechischen Antike und bei den griechischsprachigen Kirchenvätern bis zu Gregorios Thaumaturgos, Francfort-sur-le-Main – New York 1987. 12. Porphyre, Lettre à Anébon, fr. 15 [= Jamblique, Réponse à Porphyre (De mysteriis) I, 12, p. 30, 23 – 31, 2] : αἱ κλήσεις, φησίν, ὡς πρὸς ἐμπαθεῖς τοὺς θεοὺς γίγνονται, ὥστε οὐχ οἱ δαίμονες μόνον εἰσὶν ἐμπαθεῖς, ἀλλὰ καὶ οἱ θεοί. 13. Pour l’histoire de cette question, qu’il nous soit permis de renvoyer à A. Timotin, La démonologie platonicienne, p. 163-208 ; voir aussi id., « La démonologie médio-platonicienne », dans Rivista di storia della filosofia 70, 2 (2015) [= Sistema, tradizioni, esegesi. Il medioplatonismo, a cura di M. Bonazzi, P. Donini e F. Ferrari], p. 381-398, notamment p. 388-390.

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Εὐχή et πάθος chez Porphyre et Hermogène de Tarse effet d’expliquer et de légitimer de nombreux aspects – problématiques d’un point de vue philosophique – de la mythologie, de la divination ou des rites sacrificiels. Néanmoins, à la différence de la plupart des médio-platoniciens, Porphyre n’avance pas une interprétation démonologique générale des cultes traditionnels. Si certains aspects, comme les sacrifices sanglants 14 et la divination 15, sont encore attribués aux δαίμονες (qu’ils soient ἀγαθοί ou κακοεργοί), Porphyre tente de distinguer nettement entre les aspects inférieurs du culte et les aspects supérieurs, spirituels et immatériels, voués aux dieux, ce qui explique ses réflexions critiques sur la prière dans sa Lettre à Anébon. Aux dieux, lesquels sont ἀπαθεῖς, on ne saurait, dans cette perspective, adresser des prières censées les affecter ou les contraindre. Dans le traité De l’abstinence, dans un passage remarquable 16, Porphyre établit ainsi une hiérarchie entre les différents types d’offrandes

14. Voir notamment Porphyre, De l’abstinence II, 36. 15. Ibid. II, 41, 3 : [...] ἀλλὰ καὶ προσημαίνουσιν εἰς δύναμιν τοὺς ἐπηρτημένους ἀπὸ τῶν κακοεργῶν κινδύνους, καὶ δι’ ὀνειράτων ἐμφαίνοντες καὶ διὰ ἐνθέου ψυχῆς ἄλλων τε πολλῶν, « [...] Bien plus [les bons δαίμονες] nous préviennent dans la mesure du possible des dangers dont nous menacent les démons malfaisants, en nous les révélant par des rêves, ou bien par l’effet d’une âme inspirée, ou par bien d’autres moyens » ; ibid. II, 53, 1 : εἰ δ’ ἄρα καὶ ἐπείξειέ τι τῶν τῆς ἀνάγκης, εἰσὶν οἱ τῷ οὕτω ζῶντι τῷ οἰκέτῃ τοῦ θεοῦ καὶ δι’ ὀνειράτων καὶ συμβόλων καὶ δι’ ὄττης ἀγαθοὶ δαίμονες προτρέποντες καὶ μηνύοντες τὸ ἀποβησόμενον καὶ ὃ ἀναγκαῖον φυλάξασθαι. « Toutefois, en cas de nécessité pressante, il existe de bons δαίμονες qui, par des songes, par des signes, ou par la voix, préviennent l’homme qui vit ainsi en serviteur de Dieu, pour lui indiquer l’issue des événements et les précautions à prendre » (trad. J. Bouffartigue). 16. Ibid. II, 34 : « Nous ferons donc, nous aussi [i. e. les philosophes], des sacrifices. Mais nous ferons, ainsi qu’il convient, des sacrifices (θυσίαι) différents dans la mesure où nous les offrirons à des puissances différentes. Au dieu suprême, comme l’a dit un sage [i. e. Apollonios de Tyane, dans le Περὶ θυσιῶν], nous n’offrirons rien de ce qui est sensible, ni en holocauste, ni en parole. En effet il n’y a rien de matériel qui, pour l’être immatériel, ne soit immédiatement impur. C’est pourquoi le langage (λόγος) de la voix (κατὰ φωνήν) ne lui est pas non plus approprié, ni même le langage intérieur (ὁ ἔνδον λόγος) lorsqu’il est souillé par la passion de l’âme. Mais notre seul hommage est un silence pur (διὰ σιγῆς καθαρᾶς) et de pures pensées le concernant. Il faut donc nous unir à Dieu, nous rendre semblables à lui et lui offrir notre propre élévation (ἀναγωγή) comme un sacrifice sacré, car elle est à la fois notre hymne (ὕμνος) et notre salut. Or ce sacrifice

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Andrei Timotin en fonction du type de divinité à laquelle elles sont adressées, et à partir de là l’on peut dégager une hiérarchie des prières qui conviennent à chaque degré du divin : dieu suprême dieux intelligibles νοερὰ θυσία ὕμνος θεωρία (διὰ σιγῆς)

dieux de la cité

δαίμονες mauvais

ὑλικὴ θυσία

ὑλικὴ θυσία

(ἐκ τοῦ λόγου κατὰ τὰ πάτρια (sacrifices sanglants) ὑμνῳδία) (offrandes végétales) λιτανεία, ἱκετεία

Selon la conception qui se dégage de ce passage, le seul sacrifice qui peut être offert de manière appropriée au dieu suprême est le « sacrifice intellectuel » (νοερὰ θυσία) 17, la contemplation silencieuse de Dieu par l’intellect impassible. L’offrande de la parole – les prières et les hymnes prescrits par le culte – ne convient qu’à des êtres divins inférieurs, à savoir aux « dieux intelligibles » (νοητοὶ θεοί). Cette offrande n’est pas adressée aux dieux parce qu’ils en auraient besoin, car les dieux n’ont besoin de rien 18, mais pour leur rendre grâce pour leurs bienfaits et « parce que [leur] majesté toute vénérable et bienheureuse invite à [les] révérer » 19. Les dieux intelligibles sont donc honorés par des prières d’action de grâce et par des hymnes de louange. Au dernier

s’accomplit dans l’impassibilité (ἀπάθεια) de l’âme et la contemplation (θεωρία) de Dieu. Pour les rejetons du dieu suprême – les dieux intelligibles (νοητοὶ θεοί) – il faut ajouter l’hymne de la parole (ἐκ τοῦ λόγου ὑμνῳδία). Car le sacrifice est la consécration à chaque divinité d’une part de ses dons, de ce par quoi elle nourrit notre essence et la maintient dans l’être » (trad. J. Bouffartigue). Une analyse plus étendue de ce passage se trouve dans A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 155-160. 17. Sur le thème de la νοερὰ (et λογικὴ) θυσία dans les différents courants philosophiques et religieux de l’époque impériale, voir A. Camplani, M. Zambon, « Il sacrificio come problema… », p. 74-83. Dans la littérature hermétique, la λογικὴ θυσία ne désigne pas la contemplation, mais le « sacrifice de la parole », à savoir la prière ; voir A. Van den Kerchove, « Les hermétistes et les conceptions traditionnelles des sacrifices », dans N. Belayche, J.-D. Dubois (éd.), L’oiseau et le poisson. Cohabitations religieuses dans les mondes grec et romain, Paris 2011, p. 59-78, ici p. 68 ; ead., La voie d’Hermès. Pratiques rituelles et traités hermétiques, Leyde-Boston 2012, p. 234. 18. Platon avait déjà exprimé l’idée selon laquelle les dieux n’ont pas besoin de sacrifices : République II, 365 c ; Lois X, 885 b et 906 b-c. 19. Porphyre, Lettre à Marcella 18, p. 116, 17-18 des Places : […ἀλλ’] ἀπὸ τῆς ἐκείνου εὐλαβεστάτης καὶ μακαρίας σεμνότητος εἰς τὸ σέβας αὐτοῦ ἐκκαλούμενον.

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Εὐχή et πάθος chez Porphyre et Hermogène de Tarse degré de cette hiérarchie se trouve la partie du culte consacrée aux δαίμονες, auxquels sont réservées des pratiques jugées inappropriées relativement à la fois à la majesté des dieux et à leur nature purement intellective, comme les sacrifices sanglants ou les supplications (λιτανεῖαι) 20. La place et la fonction des supplications dans cette hiérarchie des prières peuvent être précisées à partir de quelques passages de la Lettre à Anébon et du De l’abstinence : « Les supplications (λιτανεῖαι) », dis-tu [scil. Porphyre], « ne sont pas faites pour être adressées à la pureté de l’intellect » 21 ; Ils [scil.les δαίμονες] peuvent se montrer bienfaisants envers ceux qui sollicitent leurs faveurs par les prières (εὐχαῖς), les supplications (λιτανείαις), les sacrifices (θυσίαις) et tout ce qui va de pair avec cela 22 ; [...] ensuite, ils [scil. les δαίμονες] nous poussent à adresser supplications (λιτανείας) et sacrifices aux dieux bienfaisants, comme si ces derniers étaient courroucés (ὡς ὠργισμένων) » 23.

Porphyre opère une distinction nette entre deux catégories de prières – les prières d’action de grâce et les supplications – qu’il associe à deux espèces différentes d’êtres divins, les νοητοὶ θεοί et les δαίμονες. À la différence des supplications, par lesquelles on adresse des demandes à des êtres divins censés en être affectés, les prières d’action de grâce, qui sont des eulogiai, se contentent de louer la majesté des dieux sans leur demander rien 24. Ces dernières échappent ainsi à la critique formulée dans la Lettre à Anébon qui vise les prières de demande adressées aux dieux « comme à des êtres ἐμπαθεῖς ». 20. Sur les supplications, voir G. Freyburger, « Supplication grecque et supplication romaine » ; D. Aubriot-Sévin, Prière et conceptions religieuses…, p. 405-438 ; F. S. Naiden, Ancient Supplication, Oxford 2006. Pour le domaine romain, en particulier, voir C. Février, Supplicare deis : la supplication expiatoire à Rome, Turnhout 2009 (RRR 10). 21. Porphyre, Lettre à Anébon, fr. 19 [= Jamblique, Réponse à Porphyre (De mysteriis) I, 15, p. 36, 5-7] : […] αἱ λιτανεῖαι, ὡς φῄς, ἀλλότριαί εἰσι προσφέρεσθαι πρὸς τὴν τοῦ νοῦ καθαρότητα. 22. Porphyre, De l’abstinence II, 37, 5 : καὶ πάλιν εὐεργετοῖεν ἂν τοὺς εὐχαῖς τε αὐτοὺς καὶ λιτανείαις θυσίαις τε καὶ τοῖς ἀκολούθοις ἐξευμενιζομένους. 23. Ibid. II, 40, 2 : τρέπουσίν τε μετὰ τοῦτο ἐπὶ λιτανείας ἡμᾶς καὶ θυσίας τῶν ἀγαθοεργῶν θεῶν ὡς ὠργισμένων. 24. Cf. par exemple De l’abstinence II, 32, 1 : κοινὴ γάρ ἐστιν αὕτη καὶ θεῶν καὶ ἀνθρώπων ἑστία, καὶ δεῖ πάντας ἐπὶ ταύτης ὡς τροφοῦ καὶ μητρὸς ἡμῶν

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Andrei Timotin On notera qu’en manifestant sa réticence à l’égard des λιτανεῖαι, Porphyre adopte une attitude qui était aussi celle des Pythagoriciens, lesquels rejetaient les λιτανεῖαι et les ἱκετεῖαι comme des formes inférieures de prière, « lâches et viles » : Ces hommes [scil. les Pythagoriciens] refusaient le plus possible lamentations et larmes […], comme aussi prières, supplications (λιτανείας) et toutes choses du même genre 25 ; Aristoxène s’exprimait donc ainsi : « ces gens-là [scil. les Pythagoriciens] se gardent des lamentations, des larmes et de toutes autres manifestations de ce genre le plus possible ; et il en va de même pour la flatterie, la prière et la supplication (λιτανεία) et pour tous les comportements de ce genre » 26 ; Ces hommes-là [scil. les Pythagoriciens], raconte-t-on, se gardaient de se lamenter, de pleurer et de manifester des émotions de ce genre. Ils s’abstenaient aussi d’adresser des prières, des supplications (ἱκετειῶν) et toute sorte de flatterie servile du même genre, estimant qu’elles étaient lâches et viles 27.

On voit très clairement dans ces passages comment la tempérance et la sobriété pythagoriciennes s’accompagnent d’un refus des attitudes et des pratiques religieuses caractérisées par un étalage immodéré des passions et par une attitude servile, indigne de la majesté des dieux, comme les supplications, qu’il s’agisse des λιτανεῖαι ou des ἱκετεῖαι 28. Porphyre partage le refus pythagoricien des supplications qu’il greffe, comme on l’a vu, sur une hiérarchie des espèces de prière

κλινομένους ὑμνεῖν καὶ φιλοστοργεῖν ὡς τεκοῦσαν, « Car la terre est le foyer commun des dieux et des hommes, et il faut que tous, prosternés sur elle et la considérant comme notre nourrice et notre mère, nous lui chantions des hymnes et la chérissions comme celle qui nous a enfantés » ; voir aussi un hymne à Héraclès, ibid. I, 22, 2. 25. Porphyre, Vie de Pythagore 59 : οἴκτων καὶ δακρύων […] καὶ δεήσεως καὶ λιτανείας καὶ πάν τῶν τοιούτων. Trad. É. des Places. 26. Jamblique, Vie de Pythagore 234, 1-5 : φησὶ γὰρ οὕτως ὁ Ἀριστόξενος· ‘οἴκτων δὲ καὶ δακρύων καὶ πάντων τῶν τοιούτων εἴργεσθαι τοὺς ἄνδρας ἐκείνους ὡς ἐνδέχεται μάλιστα· ὁ αὐτὸς δὲ λόγος καὶ περὶ θωπείας καὶ δεήσεως καὶ λιτανείας καὶ πάντων τῶν τοιούτων. Trad. L. Brisson et A.-Ph. Segonds. 27. Ibid. 226, 5-8 : οἴκτων δὲ καὶ δακρύων καὶ πάντων τῶν τοιούτων εἴργεσθαι τοὺς ἄνδρας ἐκείνους φασί. ἀπείχοντο δὲ καὶ δεήσεων καὶ ἱκετειῶν καὶ πάσης τῆς τοιαύτης ἀνελευθέρου θωπείας ὡς ἀνάνδρου καὶ ταπεινῆς οὔσης. 28. Mais déjà Platon faisait des lamentations des suppliants un attribut des femmes (cf. Lois XII, 949 b).

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Εὐχή et πάθος chez Porphyre et Hermogène de Tarse – inspirée par la théologie médio-platonicienne – qui met en question la légitimité théologique des prières traditionnelles de demande, censées être adressées à des êtres divins sujets au pâtir, comme les daimones. Puisque les dieux sont des natures purement intellectives et, par cela même, impassibles, ils ne se laissent fléchir ni par des supplications (λιτανεῖαι), ni par des invocations (κλήσεις), ni, d’une manière générale, par les εὐχαί – l’εὐχή étant essentiellement une αἴτησις – par lesquelles on adresse aux dieux des demandes qui supposent leur capacité à les écouter, à être touchés par elles, à compatir. 2. Le lien que Porphyre établit entre les différentes espèces de prière et l’affectivité (le παθεῖν) – à la fois celle des dieux et celle des orants – est le résultat d’une réflexion sur les émotions religieuses développée à partir de l’époque hellénistique 29. Chez Platon une telle réflexion n’est pas attestée, malgré l’existence d’une thématisation philosophique des émotions qui reconnaît au θυμός un rôle formatif dans le façonnement de l’ἦθος et dans le progrès vers la vertu 30. Cette absence s’explique par le fait que la prière est envisagée par Platon essentiellement en tant qu’acte cultuel et non comme l’expression d’un sentiment, d’une émotion 31.

29. Il y a un nombre important de publications récentes sur les émotions religieuses dans les cultures grecque et romaine. Voir notamment les travaux d’A. Chaniotis, « Rituals between Norms and Emotions : Rituals as Shared Experience and Memory », dans E. Stavrianopoulou (éd.), Ritual and Communication in the Graeco-Roman World, Liège 2006, p. 211-238 ; id. (éd.), Unveiling Emotions. Sources and Methods for the Study of Emotions in the Greek World, Stuttgart 2012 ; A. Chaniotis, P. Ducrey (éd.), Unveiling Emotions II. Emotions in Greece and Rome : Texts, Images, Material Culture, Stuttgart 2013. Sur les émotions des dieux, voir P. Borgeaud, A.-C. Rendu Loisel (éd.), Violentes émotions. Approches comparatistes, Genève 2009 ; Les dieux en (ou sans) émotion. Perspective comparatiste, éd. P. Borgeaud, A.-C. Rendu Loisel [= Mythos 4, 2010]. 30. Voir O. Renaut, Platon et la médiation des émotions. L’éducation du thymos dans les dialogues, Paris 2014, notamment p. 245-274. À propos de la réflexion philosophique sur les émotions dans d’autres écoles philosophiques, voir S. Knuuttila, Emotions in Ancient and Medieval Philosophy, Oxford 2004 ; M. R. Graver, Stoicism and Emotion, Chicago-Londres 2007 ; J. Krajczynski, C. Rapp, « Emotionen in der antiken Philosophie. Definitionen und Kataloge », dans M. Harbsmeier, S. Möckel (éd.), Pathos, Affekt, Emotion. Transformationen der Antike, Francfortsur-le-Main 2009, p. 47-78. 31. Sur la prière chez Platon, voir O. Reverdin, La religion de la cité platonicienne, Paris 1945, p. 65-68 ; B. Darrell Jackson, « The Prayers of Socrates », Phronesis 16 (1971), p. 14-37 ; A. Motte, « La prière du philosophe chez Platon »,

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Andrei Timotin Un des premiers témoins d’une telle réflexion est Plutarque. Dans son traité De la superstition, la δεισιδαιμονία est en effet associée à la fois au πάθος, voire à un excès de sensibilité (πολυπάθεια), et à la profération fréquente de prières (εὐχαί) adressées aux dieux comme à des êtres en proie à la passion : La superstition (δεισιδαιμονία) [est] un excès de sensibilité (πολυπάθεια) avec l’idée latente que le bien est un mal. Les superstitieux craignent les dieux et se réfugient auprès des dieux, ils les flattent et les insultent, ils leur adressent prières (εὔχονται) et reproches 32.

Les médio-platoniciens ultérieurs vont juger que de telles prières sont, en réalité, adressées non aux dieux, mais aux daimones ; par exemple Apulée, dans le De deo Socratis : En revanche tous ces mouvements de l’âme et les autres du même genre s’accordent fort bien avec l’état intermédiaire des démons. En effet ils se trouvent à mi-chemin entre les dieux et nous, par la situation de leur domaine comme par la nature de leur esprit, ayant en commun avec l’espèce supérieure l’immortalité, avec l’espèce inférieure la passibilité. Car ils sont au même titre que nous ‘passibles’ de tous les apaisements comme de tous les soulèvements de l’âme : ainsi la colère les soulève, la pitié les fléchit, les prières les attendrissent (precibus leniantur), les outrages les irritent, les hommages les apaisent, et tout le reste les fait changer de la même manière que nous 33. (c’est nous qui soulignons)

dans H. Limet, J. Ries (éd.), Expérience de la prière dans les grandes religions, Actes du colloque de Louvain-la-Neuve et Liège (22-23 novembre 1978), Louvain-la-Neuve 1980, p. 173-204 ; A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 21-57. 32. Plutarque, De la superstition 167 E : ἡ δὲ δεισιδαιμονία πολυπάθεια κακὸν τὸ ἀγαθὸν ὑπονοοῦσα. φοβοῦνται τοὺς θεοὺς καὶ καταφεύγουσιν ἐπὶ τοὺς θεούς, κολακεύουσι καὶ λοιδοροῦσιν, εὔχονται καὶ καταμέμφονται (trad. J. Defradas, J. Hani, R. Klaerr), cf. ibid., 165 C ; On ne peut vivre heureux selon la doctrine d’Épicure 1101 D-E. 33. Apulée, De deo Socratis XIII, 147 : Sed et haec cuncta et id genus cetera daemonum mediocritati rite congruunt. Sunt enim inter nos ac deos ut loco regionis ita ingenio mentis intersiti, habentes communem cum superis immortalitatem, cum inferis passionem. Nam proinde ut nos pati possunt omnia animorum placamenta uel incitamenta, ut et ira incitentur et misericordia flectantur et donis inuitentur et precibus leniantur et contumeliis exasperantur et honoribus mulceantur aliisque omnibus ad similem nobis modum uarient.

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Εὐχή et πάθος chez Porphyre et Hermogène de Tarse Porphyre hérite de cette tradition. Dans la Lettre à Anébon, il laisse entendre en effet que les actes cultuels qui relèvent du παθεῖν concernent non les dieux, mais les δαίμονες, lesquels participent à l’intellect divin, mais sont en même temps sujets aux passions 34. Dans De l’abstinence, Porphyre affirme formellement que ce sont les mauvais δαίμονες qui nous incitent à adresser aux dieux des sacrifices (θυσίαι) et des supplications (λιτανεῖαι) « comme si ces derniers étaient courroucés (ὡς ὠργισμένων) » 35. 3. La thématisation du lien entre prière et παθεῖν n’est pourtant pas l’apanage du discours philosophique. Ce lien est, en effet, thématisé avant Porphyre (fin du iie ou début du iiie siècle) par un théoricien de la rhétorique comme Hermogène de Tarse. Même si sa figure est encore relativement méconnue en dehors des spécialistes de la rhétorique antique, son œuvre a eu une énorme influence non seulement à la fin de l’Antiquité, mais jusqu’à la fin de l’époque byzantine 36. Ne serait-ce que pour cette raison la comparaison entre son analyse de la prière et les questionnements de Porphyre est pertinente et instructive. Dans son analyse des catégories stylistiques du discours (De ideis), Hermogène range en effet la prière (εὐχή) parmi les facteurs de sincérité qui définissent le discours spontané, intérieur (λόγος ἐνδιάθετος), « venu du cœur » (ἔμψυχος λόγος) : En effet, si on fait une prière (εὐχή) ou quelque autre chose de ce genre, le discours ne devient pas spontané (ἐνδιάθετος) du seul fait de la prière ou de ce qui lui ressemble, mais ces éléments sont simplement éthiques (ἠθικά) dans leur naïveté (κατὰ ἀφέλειαν), et à côté d’eux il y en a d’autres, à mon avis, qui font que le discours paraisse être comme venu du cœur 37.

34. Porphyre, Lettre à Anébon, fr. 15 [= Jamblique, Réponse à Porphyre (De mysteriis) I, 12, p. 30, 23-31, 2] : αἱ κλήσεις, φησίν, ὡς πρὸς ἐμπαθεῖς τοὺς θεοὺς γίγνονται, ὥστε οὐχ οἱ δαίμονες μόνον εἰσὶν ἐμπαθεῖς, ἀλλὰ καὶ οἱ θεοί, « Les invocations, est-il dit [scil. par Porphyre], sont adressées aux dieux comme à des sujets de pâtir, de sorte que ce ne sont pas seulement les δαίμονες qui sont sujets au pâtir, mais aussi les dieux » (trad. H. D. Saffrey, A.-Ph. Segonds). 35. Porphyre, De l’abstinence II, 37, 5 ; II, 40, 2. 36. Les ouvrages qui nous sont parvenus sous son nom ont été édités et traduits en français par Michel Patillon dans la série « Corpus Rhetoricum » de la Collection des Universités de France. 37. Hermogène, Les catégories stylistiques du discours (De ideis) II, 7, 5-6 Patillon [dans Corpus Rhetoricum, t. IV, p. 171] : εἴτε γὰρ εὐχὰς ποιοίη τις εἴτε ἄλλο τι

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Andrei Timotin Pour illustrer cette idée, Hermogène met en contraste deux exemples de prières, de Démosthène (le début du discours Sur la couronne) et d’Ælius Aristide (le Discours sicilien I, 40). Dans le premier cas, la prière est introduite dans le discours sans que les circonstances épiques l’exigent ; elle est alors éthique, mais non sincère, authentique ; tandis que dans le discours d’Ælius Aristide elle est introduite justement pour mettre en relief le degré d’inquiétude du personnage ; il s’agit dans ce cas d’un λόγος ἐνδιάθετος, spontané, venu de l’âme du locuteur, qui est une expression rhétorique de l’authenticité du discours. L’une des caractéristiques de ce type de discours est, selon Hermogène, précisément qu’il exprime un πάθος, une émotion de l’âme (πάθος ψυχῆς), qui le garantit et en renforce la crédibilité : C’est la seule méthode pour un discours (λόγου) qui veut paraître vraiment venu du cœur (ἐμψύχου) ; au lieu d’avertir qu’on éprouve une émotion (πάθος) dans son âme, étonnement, crainte, colère, chagrin, pitié, assurance, défiance, indignation ou autre, on profère son discours sous le coup de l’émotion que réclament les circonstances 38.

Le fond de cette analyse remonte à la Rhétorique d’Aristote qui range le πάθος, à côté du λόγος et de l’ἦθος (au sens de qualité morale du locuteur), parmi les facteurs de crédibilité du discours (on notera que, pour Hermogène, la sincérité est indissociable de l’ἦθος dont elle partage un bon nombre de traits) :

τοιοῦτον, οὐχ ἁπλῶς διὰ τῶν εὐχῶν ἢ διὰ τῶν ὁμοίων ταύταις ἐνδιάθετος ὁ λόγος γίνεται, ἀλλ’ ἔστι ταῦτα μὲν ἁπλῶς κατὰ ἀφέλειαν ἠθικά, ἕτερα δὲ παρὰ ταῦτά ἐστιν οἶμαι τὰ ποιοῦντα οἷον ἔμψυχον εἶναι δοκεῖν τὸν λόγον. La spontanéité (ou la sincérité) est prise en compte à la fois comme une catégorie stylistique à part entière ou comme une sous-catégorie de l’ἦθος ; voir Hermogène, Les catégories stylistiques du discours (De ideis) II, 7 [dans Corpus Rhetoricum, t. IV, textes établis et traduits par M. Patillon, Paris 2012 (CUF), p. 170-182 et civ-cviii]. Cf. aussi M. Patillon, La théorie du discours chez Hermogène le rhéteur, Paris 20102 [19881], p. 261-267. 38. Hermogène, Les catégories stylistiques du discours (De ideis) II, 7, 12 Patillon [dans Corpus Rhetoricum, t. IV, p. 173-174] : αὕτη μία μέθοδος λόγου τοῦ μέλλοντος ὡς ἀληθῶς ἐμψύχου φανεῖσθαι, τὸ μὴ προλέγειν μέν, ὡς ἔχοι τι πάθος ἐν τῇ ψυχῇ, οἷον θαῦμα ἢ φόβον ἢ ὀργὴν ἢ λύπην ἢ ἔλεον ἢ πεποίθησιν ἢ ἀπιστίαν ἢ ἀγανάκτησιν ἤ τι τῶν τοιούτων, πεποιθότως γε μὴν προάγειν τὸν λόγον, ὡς ἂν ὁ καιρὸς ἀπαιτῇ.

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Εὐχή et πάθος chez Porphyre et Hermogène de Tarse Le style (λέξις) aura de la convenance, s’il exprime passions et caractères non sans être proportionné aux affaires traitées. […] Le style exprimera les passions (παθητική) si, quand il y a violence, c’est celui d’un homme en colère, et si, quand il s’agit d’impiété ou d’obscénité, c’est celui d’un homme outré et réticent ne serait-ce qu’à en parler, et si, quand il s’agit d’actions dignes d’éloges, on s’exprime avec admiration, quand il s’agit d’affaires pitoyables, on adopte un profil bas, et de même à l’avenant. L’expression adéquate contribue à persuader du fait. Par une fausse déduction, en effet, l’âme en conclut, l’orateur étant supposé véridique, que les choses sont comme il dit. On croit par conséquent, même si ce n’est pas le cas, que les faits sont tels que les présente l’orateur, et l’auditeur se laisse immanquablement gagner par l’émotion mise en œuvre par l’orateur, même si ce dernier parle pour ne rien dire 39.

L’essentiel de l’analyse d’Hermogène sur le rôle du πάθος dans la crédibilité du discours est, comme on vient de le voir, déjà présent dans la Rhétorique d’Aristote. Ce qui est pourtant absent chez Aristote, c’est bien la prière comme type de discours qui exprime un πάθος. La place faite par Hermogène à la prière, en tant que discours imprégné de πάθος, comme facteur de crédibilité du discours, ne semble pas avoir de précédent dans les théories rhétoriques antiques, et ce fait est remarquable. La caractérisation de la prière comme discours associé à l’étalage des passions à la fois dans la théorie rhétorique, chez Hermogène, et dans le discours philosophique, chez Porphyre, montre de façon significative qu’il y a des points de convergence, à la fin de l’Antiquité, entre les réflexions philosophique et rhétorique sur la prière, 39. Aristote, Rhétorique III, 7, 1408 a 10-23 (trad. P. Chiron) : Τὸ δὲ πρέπον ἕξει ἡ λέξις, ἐὰν ᾖ παθητική τε καὶ ἠθικὴ καὶ τοῖς ὑποκειμένοις πράγμασιν ἀνάλογον. […] παθητικὴ δέ, ἐὰν μὲν ᾖ ὕβρις, ὀργιζομένου λέξις, ἐὰν δὲ ἀσεβῆ καὶ αἰσχρά, δυσχεραίνοντος καὶ εὐλαβουμένου καὶ λέγειν, ἐὰν δὲ ἐπαινετά, ἀγαμένως, ἐὰν δὲ ἐλεεινά, ταπεινῶς, καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων δὲ ὁμοίως. πιθανοῖ δὲ τὸ πρᾶγμα καὶ ἡ οἰκεία λέξις· παραλογίζεταί τε γὰρ ἡ ψυχὴ ὡς ἀληθῶς λέγοντος, ὅτι ἐπὶ τοῖς τοιούτοις οὕτως ἔχουσιν, ὥστ’ οἴονται, εἰ καὶ μὴ οὕτως ἔχει ὡς ὁ λέγων, τὰ πράγματα οὕτως ἔχειν, καὶ συνομοπαθεῖ ὁ ἀκούων ἀεὶ τῷ παθητικῶς λέγοντι, κἂν μηθὲν λέγῃ. La parenté des deux théories, d’Aristote et d’Hermogène, a été signalée par Michel Patillon, dans La théorie du discours…, p. 262 et 265-266. En ce qui concerne l’ἦθος aristotélicien, voir aussi E. Garver, « ῏Ηθος and Argument : The ἦθος of the Speaker and the ἦθος of the Audience », dans L. Calboli Montefusco (éd.), Papers on Rhetoric III, Bologne 2000, p. 113-126 ; F. Woerther, L’èthos aristotélicien. Genèse d’une notion rhétorique, Paris 2007.

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Andrei Timotin en particulier, et sur la religion, en général. Depuis deux décennies, l’existence de cette convergence n’est plus à démontrer grâce notamment aux travaux pionniers de Laurent Pernot sur les liens entre prière et rhétorique 40. On commence ainsi de plus en plus à se rendre compte que se référer dans l’analyse des doctrines philosophiques de la prière à la pensée rhétorique ancienne est une démarche légitime, puisque les auteurs de ces doctrines ne pouvaient échapper à son influence dans la mesure où ils appartenaient à un monde dans lequel la rhétorique jouait un rôle important à la fois dans la société et dans l’enseignement 41. Porphyre, en tant qu’élève de Longin, en est sans doute un des meilleurs exemples.

40. Notamment son article programmatique, « Prière et rhétorique », dans L. Calboli Montefusco (éd.), Papers on Rhetoric III, p. 213-232, mais aussi La Rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, 2 vol., Paris 1993. Voir aussi D. Aubriot, « Prière et rhétorique en Grèce ancienne (jusqu’à la fin du ve siècle av. J.-C.) », Mètis 6 (1991), p. 147-165, et notamment l’article de Philippe Hoffmann dans ce volume (aux p. 209-267). 41. Voir L. Pernot, La Rhétorique dans l’Antiquité, Paris 2000.

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PROCLUS’ PRAYERS FOR HEALTH PRACTISING CIVIC AND THEURGIC VIRTUE Robbert M. van den BerG Leiden University

1. “What one needs to know about prayer in the first instance”

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plays an important role in the Neoplatonic way of life. This holds especially true in the case of Proclus (412-485), the long-serving and influential head of the Neoplatonic Academy of Athens. His biography, written by his student Marinus, allows us to catch a glimpse of Proclus at prayer at various occasions. As befits a philosopher, Proclus in his own writings reflects theoretically on the spiritual practice of prayer. This paper will deal with two episodes from Marinus’ biography in which Proclus prays for the health of others within the context of Proclus’ own philosophy of prayer. Our most important source for Proclus’ thoughts on prayer is a passage from his Commentary on the Timaeus. In the dialogue that bears his name, Plato makes Timaeus pause shortly before embarking upon his exposition about the origins of the material cosmos. Overseeing the enormous intellectual task ahead, Timaeus remarks that no person of good sense would venture out on any matter, be it a small or a big one, without praying to god first (Plato Ti. 27c1-3). Prompted by these words, Proclus inserts a lengthy exposition in his commentary on “what one needs to know about prayer in the first instance”. 1 Upon examination of the opinions of his predecessors on the matter, rayer

1. For an informative and elucidating discussion of this Proclean treatise on prayer, 10.1484/M.BEHE-EB.5.120033

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Robbert M. van den Berg especially those of Porphyry and Iamblichus, he comes to the conclusion that the essence of prayer consists in the unification of the praying soul with the divine. The end of prayer can thus be said to coincide with the end of Neoplatonic philosophy as such, hence this sort of prayer that aims at the unification with the divine is known as philosophical prayer. 2 Scholars have done much work to bring out the metaphysical and psychological doctrines that underlie Proclus’ theory of philosophical prayer. 3 Let me briefly summarize their findings here. According to Proclus’ metaphysical theory, every product remains in its cause, proceeds from it, and finally reverts back upon it. Prayer, according to him, consists in this final movement of reversion (ἐπιστροφή). Since everything ultimately derives from the first principle, the One, all things pray, including animals, plants and even stones. What makes see now A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, de Platon à Proclus, Turnhout 2017 (Recherches sur les rhétoriques religieuses 22), p. 209-236. 2. Cf. Proclus In Tim. I, p. 212, 29-213, 7: Ἃ μὲν οὖν περὶ εὐχῆς εἰδέναι δεῖ τὴν πρώτην, τοιαῦτα ἄττα ἐστίν, ὅτι οὐσία μὲν αὐτῆς ἡ συναγωγὸς καὶ συνδετικὴ τῶν ψυχῶν πρὸς τοὺς θεούς, μᾶλλον δὲ ἡ πάντων τῶν δευτέρων ἑνοποιὸς πρὸς τὰ πρότερα· πάντα γὰρ εὔχεται πλὴν τοῦ πρώτου, φησὶν ὁ μέγας Θεόδωρος. τελειότης δὲ ἀρχομένη μὲν ἀπὸ τῶν κοινοτέρων ἀγαθῶν, λήγουσα δὲ εἰς τὴν θείαν ἕνωσιν καὶ κατὰ μικρὸν συνεθίζουσα τὴν ψυχὴν πρὸς τὸ θεῖον φῶς. ἐνέργεια δὲ δραστήριος καὶ τῶν ἀγαθῶν ἀποπληρωτικὴ καὶ κοινὰ ποιοῦσα τὰ ἡμέτερα τοῖς θεοῖς. What one needs to know about prayer in the first instance is approximately as follows. Its essence is to bring together and bind together the souls to the gods, or rather it unifies all secondary beings with those that are prior. For, as the great Theodore says, “all things pray except the First”. Its perfection consists in the fact that it commences from the more common goods and ends in divine unification and the gradual accustoming of the soul to the divine light. Its activity is efficacious, enabling fulfilment of the goods [that we obtain] and ensuring that our affairs are shared with the gods. (tr. D. T. Runia & M. Share, Proclus Commentary on Plato’s Timaeus, vol. 2, Cambridge 2008, p. 49). 3. See, e.g., H. P. Esser, Untersuchungen zu Gebet und Gottesverehrung der Neuplatoniker, Köln 1967, p. 78-80; W. Beierwaltes, Proklos. Grundzüge seiner Metaphysik, Frankfurt am Main 21979, p. 313-329; and R. M. van den Berg, Proclus’ Hymns. Essays, Translations, Commentary, Leiden-Boston-Köln 2001 (Philosophia antiqua 90), p. 86-88; D. Layne, “Cosmic Etiology and Demiurgic Mimesis in Proclus’ Account of Prayer,” in J. Dillon and A. Timotin (eds.), Platonic Theories of Prayer, Leiden-Boston 2016 (Studies in Platonism, Neoplatonism, and the Platonic Tradition 19), p. 134-163; A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 209-220 on prayer as reversion and D. A. Layne, “Philosophical Prayer in Proclus’s Commentary on Plato’s Timaeus,” The Review of Metaphysics 62, 2 (2013), p. 345-368, on prayer as an act of choice and self-movement.

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Proclus’ Prayers for Health human prayer different from their prayers, though, is the fact that whereas non-human beings revert upon their causes spontaneously, human reversion is a conscious act. According to Proclean psychology the human soul, unlike the souls of, e.g., animals, is a self-mover (αὐτοκίνητος): it is up to the human soul itself whether it moves up towards the divine or down towards matter. Human prayer thus is the expression of a conscious choice (αἵρεσις) on the part of the soul to align itself with the divine. While Proclean scholarship has, quite understandably, so far focussed on philosophical prayer, it does not exhaust Proclus’ discussion of prayer, as appears from his subsequent treatment of the various modes of prayer (In Tim. I 213, 18-214, 12). 4 To start with, not all prayers are necessarily philosophical: T.1 τοὺς δὲ κατὰ τὰς τῶν εὐχομένων διαφορότητας· ἔστι γὰρ καὶ φιλόσοφος εὐχὴ καὶ θεουργικὴ καὶ ἄλλη παρὰ ταύτας ἡ νόμιμος ἡ κατὰ τὰ πάτρια τῶν πόλεων. There are also modes (i.e. of prayer, RMvdB) in accordance with the differences of those who pray. For there is (a) philosophical prayer and (b) theurgic prayer, and besides these, there is institutional prayer according to the ancestral practices of communities. (Proclus In Tim. I 214, 2-5; tr. Runia & Share, p. 50).

As is well-known, theurgy, the performance of rituals that allows the theurgist to unify himself with the divine, plays a pivotal role in later Neoplatonism. As we shall discuss in more detail below, Proclus, following Iamblichus, insists that theurgy is superior to philosophy. This raises the question of how philosophical prayer relates to theurgic prayer. Moreover, not all prayers are primarily concerned with unification, i.e. spiritual salvation, but may also be for more mundane goods related to our body (i.e. health) and life within the material realm (e.g., wealth and status):

4. In addition to the modes of prayer in accordance with the difference of those who pray and in accordance with the objects for which the prayers take place that will be discussed in this paper, Proclus also mentions modes of prayer in accordance with the genera and species of gods (In Tim. I, p. 213, 18-214, 2) and in accordance with the times at which we perform our prayers (In Tim. I, p. 214, 8-12). On the former category, cf. A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 232-235; on the latter, ibid., p. 236.

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Robbert M. van den Berg T.2 τοὺς δὲ κατὰ τὰ πράγματα, περὶ ὧν αἱ εὐχαὶ γίνονται· πρώτισται μὲν γάρ εἰσιν αἱ ὑπὲρ τῆς τῶν ψυχῶν σωτηρίας, δεύτεραι δὲ αἱ ὑπὲρ τῆς τῶν σωμάτων εὐκρασίας, τρίται δὲ αἱ ὑπὲρ τῶν ἐκτὸς ἐπιτελούμεναι. There are also modes (i.e. of prayer, RMvdB) in accordance with the objects for which the prayers take place, (a) in the first place on behalf of the salvation of the soul, (b) secondly on behalf of the constitution of the body, and (c) thirdly those which are completed on behalf of external goods. (Proclus In Tim. I 214, 5-8; tr. Runia & Share, p. 50).

In this paper I intend to broaden our understanding of Neoplatonic prayer by exploring Proclus’ aforementioned distinctions between the objects of prayer and subjects of prayer. 5 I shall do so by focusing on two concrete cases of prayers for health that we find in Marinus’ biography of Proclus. One of these is non-theurgic, whereas the other is theurgic. I shall be especially concerned with two questions. First, how do non-philosophical prayers for health relate to the essence of prayer, i.e. to the idea that prayer is essentially an expression of the choice of the human soul to move itself towards the divine? Second, how does a theurgic prayer for health differ from its ordinary, nontheurgic counterpart? In the final section, I shall argue that the comparison of ordinary and theurgic prayers for health helps us to better understand the role of the performance of theurgic miracles, such as an unexpected cure, in the life of a Neoplatonic holy man like Proclus. 2. Proclus’ practical prayers for health Marinus’ book Proclus or On Happiness, combines a biography of his master with an ethical treatise. Marinus organizes events in the life of Proclus according to the Neoplatonic scale of virtues 6. The Neoplatonists drew a distinction between practical and theoretical virtues. The former type of virtues pertains to our lives as embodied souls in society, hence they are commonly known as civic or political virtues (πολιτικαὶ ἀρεταί). They are about virtuous actions (πράξεις) that our souls undertake by using our bodies as instruments. The theoretical 5. Even A. Timotin in his otherwise exhaustive treatment of Proclus’ treatise on prayer has little to comment on this passage (“Cette classification ne soulève pas des problèmes particuliers”, ibid., p. 235). 6. On the Neoplatonic scale of virtues and the distinction between civic and theoretical virtues, see H. D. Saffrey & A.-Ph. Segonds, Marinus. Proclus ou Sur le bonheur, Paris 2001, p. LXIX-C.

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Proclus’ Prayers for Health virtues, by contrast, are about the human soul that has turned itself away from the body towards the contemplation (θεωρία) of the intelligible. Hence theoretical virtues outrank civic ones: the latter prepare the way for the former. As Hierocles, about whom more shortly, puts it: “… one needs to become a man first, and then a god. The civic virtues make a man good, while the sciences leading up to divine virtue make him god” (Hierocles, In CA proem §4; tr. H.S. Schibli, Hierocles of Alexandria, Oxford 2002, p. 172). 7 As part of Proclus’ so-called civic virtues, Marinus mentions his affection (συμπάθεια) for those close to him. Proclus, thus Marinus, never married, nor did he have any children. Yet, T.3 [...] οὕτως ἐκήδετο τῶν ἑταίρων καὶ φίλων ἁπάντων καὶ τῶν τούτοις προσηκόντων παίδων τε καὶ γυναικῶν, ὡς κοινός τις πατὴρ καὶ αἴτιος αὐτοῖς τοῦ εἶναι γενόμενος· παντοδαπῶς γὰρ καὶ τοῦ βίου ἑκάστων ἐπεμελεῖτο. εἰ δέ ποτέ τις τῶν γνωρίμων νόσῳ κατείχετο, πρῶτον μὲν τοὺς θεοὺς λιπαρῶς ἱκέτευεν ὑπὲρ αὐτοῦ ἔργοις τε καὶ ὕμνοις, ἔπειτα τῷ κάμνοντι παρῆν ἐπιμελέστατα καὶ τοὺς ἰατροὺς συνῆγεν, ἐπείγων τὰ ἀπὸ τῆς τέχνης ἀμελλητὶ πράττειν. καί τι καὶ αὐτὸς ἐν τούτοις περιττότερον εἰσηγεῖτο καὶ πολλοὺς ἤδη ἐκ τῶν μεγίστων κινδύνων οὕτως ἐρρύσατο. […] he cared so much for all his companions and friends and their nearest, children and wives, that he was like a common father and the cause of their being. For he cared for the life of each of them in every conceivable way. And if, at some time, someone he knew attracted a disease, he would first make persistent supplications to the gods on that person’s behalf, using rituals and hymns, and next he would assist the sick person with the utmost care and bring doctors together, pressing them to apply their professional skills forthwith. In these circumstances, he himself would add something extra, and many did he in fact rescue from the gravest dangers in this way. (Marinus Proclus 17, 11-18; tr. RMvdB).

Two elements in this story deserve to be noted. First, there is the description of Proclus as “a common father and the cause of the being” of his loved ones. As H. D. Saffrey and A.-Ph. Segonds (p. 123 n.3 to p. 20) observe in their richly annotated edition of Marinus’ biography, this description implicitly compares Proclus to the father of

7. πρῶτον οὖν ἄνθρωπον δεῖ γενέσθαι καὶ τότε θεόν. ἄνθρωπον δὲ ποιοῦσιν ἀγαθὸν αἱ πολιτικαὶ ἀρεταί, θεοποιοῦσι δὲ αἱ πρὸς τὴν θείαν ἀρετὴν ἀνάγουσαι ἐπιστῆμαι.

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Robbert M. van den Berg the material cosmos, the Demiurge, and perhaps even to the ultimate cause of all Being, the One itself. Inspired by his contemplation of the Good, the Demiurge wants the material cosmos, of which he is the cause, to be as good as it can possible be. The human, civic virtues are analogous to this providential care of the Demiurge towards the cosmos. Just as the Demiurge cares for the ensouled cosmic body, in the same way Proclus here, on a microcosmic level, is portrayed as caring for the ensouled bodies of his friends and their relatives. The second element that attracts attention is the fact that Marinus stresses that Proclus did not just restrict himself to prayer, but also took more practical measures, such as assisting the sick, hiring professional doctors and “adding something extra”. This last remark suggests that Proclus’ himself was something of an amateur doctor. Below, I shall refer to these prayers that accompany our πράξεις (actions) as “practical prayers”, in order to distinguish them from philosophical and theurgic prayer. They are the same prayers to which I referred above as “ordinary prayers”, since, unlike theurgic prayers, they may be uttered by ordinary, be it pious, human beings. 3. Hierocles on practical prayer Marinus’ description of Proclus’ practical prayers for health reflects the theory of practical prayer that we find in Hierocles of Alexandria. This Hierocles, like Proclus a former student of the Neoplatonist Plutarch of Athens, is the author of a commentary on the Pythagorean Golden Verses. As he explains in the introduction, the first part of the Golden Verses is concerned with the civic virtues, the second part with the theoretical virtues. The discussion of the civic virtues, thus Hierocles, comes to an end with the following two verses (48-49): “… But go to your work, having prayed to the gods to perfect it” (ἀλλ’ ἔρχευ ἐπ’ ἔργον | θεοῖσιν ἐπευξάμενος τελέσαι; tr. Schibli, p. 283). Hierocles (In CA XXI, 1) comments that, in order to obtain moral goods, i.e. those associated with the civic virtues, one needs both “the self-movement of the soul and the cooperation of the divine” (τὸ τῆς ψυχῆς αὐτοκίνητον, τὴν τοῦ θείου συνεργίαν). 8 He next explains why the practise of civic virtues should be a combination of human effort and divine assistance:

8. Cf. Simplicius’ prayer at the end of his Commentary on Epictetus’ Encheiridion

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Proclus’ Prayers for Health T.4 οὔτε γὰρ μόνον προθυμεῖσθαι δεῖ τὰ καλὰ ὡς ἐφ’ ἑαυτοῖς ὄντα κατορθῶσαι καὶ χωρὶς τῆς τοῦ θείου συνεργίας, οὔτε ψιλοῖς τῆς εὐχῆς τοῖς λόγοις ἀρκεῖσθαι μηδὲν πρὸς τὴν κτῆσιν τῶν αἰτηθέντων συνεισφέροντας. οὕτω γὰρ ἢ ἄθεον ἀρετὴν—εἰ τοῦτο οἷόν τε εἰπεῖν— ἐπιτηδεύσομεν ἢ ἀνενέργητον εὐχήν, ὧν τὸ μὲν ἄθεον προαναιρεῖ τῆς ἀρετῆς τὴν οὐσίαν, τὸ δὲ ἀργὸν ἐκλύει τῆς εὐχῆς τὸ δραστήριον. πῶς γὰρ ἔσται τι καλόν, ὃ μὴ πρὸς κανόνα τὸν θεῖον πράττεται; πῶς δὲ τὸ πρὸς τοῦτον πραττόμενον οὐ τῆς ἐκείνου συνεργίας πάντως δεῖται πρὸς ὑπόστασιν; ἔστι γὰρ ἡ ἀρετὴ εἰκὼν θεοῦ ἐν ψυχῇ λογικῇ, εἰκὼν δὲ πᾶσα τοῦ παραδείγματος δεῖται πρὸς γένεσιν καὶ οὐκ ἀρκεῖ τὸ κτώμενον, ἐὰν μὴ καὶ ἐκεῖσε βλέπῃ, οὗ πρὸς ὁμοίωσιν τὸ καλὸν κτήσεται. We should neither strive for morally beautiful things as though it lay only in our power to succeed with them even without divine cooperation, nor should we be content with the bare words of prayer without contributing anything to the obtainment of what we ask for. For thus we will either pursue a godless virtue—if it is possible to say this— or an ineffectual prayer; godlessness from the outset destroys the substance of virtue, idleness dissolves the efficacy of prayer. For how will anything be beautiful which is not done according to divine standard? And how can anything done according to a divine standard not be wholly in need of its cooperation to exist? Virtue is in fact an image of god in the rational soul, and every image needs a model for its genesis, and the acquired image does not suffice unless it looks to that by the likeness of which it will acquire its beauty. (Hierocles In CA XXI, 4-5; tr. Schibli, p. 284).

Hierocles’ theory of practical prayer, then, presents virtuous actions as the sum of human efforts and divine assistance. It fits almost seamlessly Marinus’ description of Proclus’ prayers for health. First, acknowledging the fact that deeds alone without divine cooperation would be pointless, Proclus prays to the gods. Next, since prayer without deeds would be equally pointless, he does everything that is humanly possible to cure the sick, both by calling in doctors and by practising the medical art himself. Because of these actions, Proclus

(p. 454, 1-5 ed. I. Hadot) discussed by Philippe Hoffmann in his contribution to this volume: Ἱκετεύω σε, δέσποτα, ὁ πατὴρ καὶ ἡγεμὼν τοῦ ἐν ἡμῖν λόγου, […] συμπράξαι δὲ ὡς αὐτοκινήτοις ἡμῖν […]. I beseech you, Lord, father and guide of the reason in us, […] Act with us (as we are self-movers) […] (tr. T. Brennan & C. Brittain, Simplicius. On Epictetus’ Handbook 27-53, London 2002, p. 127).

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Robbert M. van den Berg is a virtuous person, i.e. he has realised in his own rational soul “an image of the divine”, as appears from the fact that Marinus describes Proclus in terms that recall the Demiurge, if not the One itself. 4. Human self-movement and divine Providence As with philosophical prayer, practical prayer and the actions that go with it are expressions of the self-motion and the faculty of choice of the human soul. This faculty of choice, however, is imperfect. Hierocles comments: T.5 εἰ γὰρ καὶ ἐφ’ ἡμῖν ἡ αἵρεσις τῶν καλῶν, ἀλλὰ καὶ αὐτὸ τὸ ἐφ’ ἡμῖν θεόθεν ἔχοντες τῆς παρ’ ἐκείνου συνεργίας καὶ τελειώσεως τῶν αἱρεθέντων πάντως που χρῄζομεν. For even though the choice of morally beautiful things lies in our power, still, seeing that we also have this very power from god, we somehow wholly need his cooperation and his ability to perfect our choices. (Hierocles In CA XXI, 1; tr. Schibli, p. 283)

Hierocles does not elaborate on the divine contribution towards the perfection of human choices. Proclus himself, though, does: T.6 ἐπειδὴ δὲ παρήγαγον οἱ θεοὶ καὶ πᾶσαν ἡμῶν τὴν οὐσίαν καὶ τὸ αὐτοκίνητον ἐδωρήσαντο ἡμῖν πρὸς τὴν αἵρεσιν τῶν ἀγαθῶν, διαφερόντως δὲ ἡ ποίησις αὐτῶν ἐν ταῖς ἐκτὸς ἡμῶν ἐνεργείαις ἐπιδείκνυται, καίτοι καὶ βουλευόμενοι τῆς παρ’ αὐτῶν δεόμεθα προμηθείας—δηλοῦσι δὲ Ἀθηναῖοι καὶ Βουλαῖον Δία τιμήσαντες— καὶ αἱρούμενοι τῆς ἐξ αὐτῶν συλλήψεως, ἵνα βουλευόμενοι μὲν τὸ λυσιτελοῦν εὕρωμεν, αἱρούμενοι δὲ μὴ διὰ πάθος ἐπὶ τὸ χεῖρον ῥέψωμεν, ἀλλὰ μᾶλλον πράττοντες καὶ ὁρμῶντες τὸ μὲν αὐτοκίνητον ἐλαχίστην ἔχον δύναμιν ὁρῶμεν, τὸ δὲ ὅλον τῆς τῶν θεῶν ἠρτημένον προνοίας—διὰ ταῦτα δὴ καὶ ὁ Τίμαιος ἐπὶ παντὸς ὁρμῇ φησι τοὺς σωφρονοῦντας θεὸν ἀεί που καλεῖν. Since the gods have not only been the cause of our entire existence but also granted us self-motion for the choice of goods, and since their creative work is especially revealed in activities that are external to us, even though we need their providential concern also when we make decisions—as is shown by the fact that the Athenians have also honoured Zeus as the Councellor—as when choosing we need their assistance, so that when making decisions we should discover what is profitable and in choosing we should not through passion incline to what is worse, but all the more when we act and venture upon any deed we should observe that self-movement has but the feeblest force, 200

Proclus’ Prayers for Health whereas the whole is dependent on divine Providence—for all these reasons, therefore, Timaeus states that when venturing out on any matter persons of good sense always in some way call on God (Proclus, In Tim. I 215, 30-216, 11; tr. Runia & Share, p. 52).

This text calls attention to what I shall call here the internal and external weakness of the human soul respectively. The soul suffers from an internal weakness when it comes to choosing and decision-making. Proclus’ description of choice as a process that involves deliberation recalls Aristotle’s definition of practical virtue as “a disposition issuing in choices, and choice is a desire informed by deliberation”, from which it follows that a good choice is the outcome of both correct reasoning or deliberation (βούλησις) and a good sort of desire. 9 If the desire that motivates our actions is bad, we shall certainly go wrong. However, even when our desire is right, deliberation about the right course of action remains a tricky affaire. For all our good intentions, we may still go wrong in our reasoning. Hence we need divine assistance, both to steer our desires in the right direction—lest we do not “through passion incline to what is worse”—and to guide our deliberations, in order that we “discover what is profitable”. Furthermore, there is the external weakness of the human soul. While choice and decision-making are, in principle at least, up to us, we do not control the external world. 10 That is to say, we may have reached a decision about how to act after careful deliberation and with the best intentions, and yet we may still fail to accomplish our plans. As Proclus remarks: T.7 ἡ γὰρ κατὰ φιλοσοφίαν ζωὴ τῆς ἡμετέρας ἤρτηται βουλήσεως, καὶ τὸ ἐλλεῖπον ἐν αὐτῇ παρὰ τὴν βούλησίν ἐστιν ἐλλείπουσαν· ἡ δὲ τῶν ἐκτὸς περιποίησις καὶ δευτέρας ἐνεργείας δεῖται μετὰ τὴν βούλησιν· οὐ γὰρ ἐν ἡμῖν αὐτῶν κεῖται τὸ τέλος.

9. Cf. Aristotle, EN 1139a22-25: ὥστ’ ἐπειδὴ ἡ ἠθικὴ ἀρετὴ ἕξις προαιρετική, ἡ δὲ προαίρεσις ὄρεξις βουλευτική, δεῖ διὰ ταῦτα μὲν τόν τε λόγον ἀληθῆ εἶναι καὶ τὴν ὄρεξιν ὀρθήν, εἴπερ ἡ προαίρεσις σπουδαία (…). 10. Cf. Proclus, Prov. 61: [W]hat is outside the soul does not depend on us. Therefore our life is a mixture of what does not depend on us and what depends on us” (tr. C. Steel, Proclus. On Providence, Ithaca NY 2007, p. 70).

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Robbert M. van den Berg The philosophical life is dependent on our decision, and what is deficient in it results from the deficiency in our decision-making. But the acquisition of external things also needs a second form of activity after the decision has been made, for their completion does not lie in our power. (Proclus In Tim. I 221, 15-19; tr. Runia & Share, p. 58).

The workings of the divine, by contrast, are especially revealed in “activities that are external to us”. Hence Proclus’ remark (T.6) that the self-movement of the human soul is but a “feeble force” in contrast to divine Providence which controls everything. In short, on the level of the civic virtues, prayer for divine assistance is needed in order to overcome the double inherent weakness of the self-moving human soul. 5. Proclus’ theurgic prayer for health So far we have seen that what sets practical prayers apart from philosophical prayers is that the objects of these prayers are located in the outside material world and that therefore they are not up to us. The nature of practical prayer becomes even clearer when we compare it to theurgic prayer. As we have seen in the introduction, we may differentiate between prayers not only in accordance with the objects of prayers, but also in accordance with the subjects of prayers, for example whether the praying subject is a philosopher or theurgist. On the Neoplatonic scale of virtues, theurgic virtues are the penultimate virtues, surpassed only by some sort of unspeakable, superior virtues. As part of a demonstration of Proclus’ theurgic virtue, Marinus tells the story of how Proclus cured the daughter of one Archiadas, a girl by the name of Asclepigeneia, who was seemingly beyond remedy. T.8 καὶ Ἀσκληπιγένειά ποτε […] νόσῳ χαλεπῇ κατείχετο καὶ τοῖς ἰατροῖς ἰάσασθαι ἀδυνάτῳ. ὁ δὲ Ἀρχιάδας ἐπ’ αὐτῇ μόνῃ τὰς ἐλπίδας ἔχων τοῦ γένους, ἤσχαλλε καὶ ὀδυνηρῶς διέκειτο, ὥσπερ ἦν εἰκός. ἀπογιγνωσκόντων δὲ τῶν ἰατρῶν ἦλθεν, ὥσπερ εἰώθει ἐν τοῖς μεγίστοις, ἐπὶ τὴν ‘ἐσχάτην ἄγκυραν’, μᾶλλον δὲ ὡς ἐπὶ σωτῆρα ἀγαθὸν τὸν φιλόσοφον, καὶ λιπαρήσας αὐτὸν ἠξίου σπεύδοντα καὶ αὐτὸν εὔχεσθαι ὑπὲρ τῆς θυγατρός. ὁ δὲ παραλαβὼν τὸν μέγαν Περικλέα τὸν ἐκ τῆς Λυδίας, ἄνδρα μάλα καὶ αὐτὸν φιλόσοφον, ἀνῄει εἰς τὸ Ἀσκληπιεῖον προσευξόμενος τῷ θεῷ ὑπὲρ τῆς καμνούσης. καὶ γὰρ ηὐτύχει τούτου ἡ πόλις τότε καὶ εἶχεν ἔτι ἀπόρθητον τὸ τοῦ

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Proclus’ Prayers for Health Σωτῆρος ἱερόν. εὐχομένου δὲ αὐτοῦ τὸν ἀρχαιότερον τρόπον, ἀθρόα μεταβολὴ περὶ τὴν κόρην ἐφαίνετο καὶ ῥᾳστώνη ἐξαίφνης ἐγίγνετο· ῥεῖα γὰρ ὁ Σωτήρ, ὥστε θεός, ἰᾶτο. Once Asclepigeneia […] was in the grip of a serious illness that the doctors were unable to cure. Archiadas, since she was his only hope for the continuation of his family, was upset and suffered from this, as one might well imagine. And when the doctors had given up on her, he went, as he always did when things got really serious, to his “last anchor”, or rather to the philosopher as a good saviour and, while persistently supplicating him, asked him to hurry and pray himself on behalf of his daughter. Proclus took with him the great Pericles from Lydia, an accomplished philosopher in his own right, and went up to the temple of Asclepius in order to pray to the god on behalf of the sick girl. For the city was lucky at that time to have him and to have the temple of the saviour still intact. And while he was praying in a very ancient manner, an instant change occurred in the condition of the girl and there was a sudden relief from the illness. For the Saviour, since he is a god, cures with ease. (Marinus Proclus 29; tr. RMvdB).

How does this story about Proclus’ theurgic prayer for health differ from the practical ones that we have just discussed? Interestingly, Marinus addresses the issue, be it less clearly than one would wish, when he signals Proclus’ progress from the so-called contemplative virtues towards the theurgic virtues. Proclus, thus Marinus, because of his study of the Chaldaean Oracles, reached T.9 […] ἀρετὴν ἔτι μείζονα καὶ τελεωτέραν ἐπορίσατο τὴν θεουργικὴν καὶ οὐκέτι μέχρι τῆς θεωρητικῆς ἵστατο οὐδὲ κατὰ θάτερον τῶν ἐν τοῖς θείοις διττῶν ἰδιωμάτων ἔζη, νοῶν μόνον καὶ ἀνατεινόμενος εἰς τὰ κρείττονα, πρόνοιαν ἤδη καὶ τῶν δευτέρων ἐτίθετο θειότερόν τινα καὶ οὐ κατὰ τὸν ἔμπροσθεν εἰρημένον πολιτικὸν τρόπον. […] an even greater and more perfect degree of virtue, the theurgic one. And no longer did he limit himself to contemplative virtue nor did he live according to just one of the two characteristic properties of the divine beings, i.e. he did not just engage in intellectual (noeric) activity and reach out to the superior beings, but already he exercised providence towards the inferior in a more divine manner, and not in the civic manner that we mentioned earlier (Proclus § 28.2-8; tr. RMvdB).

Contemplative virtue consists in the contemplation of the Forms on the level of the divine Nous, i.e. Intellect. It is one of the two characteristic properties of the gods. The other one is the providential care of the gods towards their inferiors. Pronoia, the Greek word for providence, 203

Robbert M. van den Berg literally means fore-thought. The Neoplatonists gave a metaphysical twist to this etymology, by arguing that divine providential care surpasses the intellectual (noeric) activity of contemplation, and hence ontologically speaking comes before (pro-) Intellect (Nous). 11 By reaching this level of theurgic virtue, Proclus had as it were already shed his human nature and crossed over to the divine. This makes these theurgic prayers for the health of Asclepigeneia very different from the practical prayers for the health of his relatives when, as a human being, he practised the civic virtues, as a comparison between the two episodes brings out. To start with, in the case of practical prayers it was important, as we have seen, that these prayers were backed up with human actions: Proclus would call for doctors and practise human medicine himself. In the case of Asclepigeneia, Proclus is no longer working together with human doctors. They have already given up on the girl who can only be saved by divine help. Whereas in the case of the practical prayer for health Proclus started by making “persistent supplications” (λιπαρῶς ἱκέτευεν) to the gods, now the distressed Archiadas “persistently supplicates’ (λιπαρήσας) Proclus himself, “as a good saviour” (σωτὴρ ἀγαθός). In the passage quoted above Marinus refers twice to Asclepius as the Saviour (ὁ Σωτήρ). Hence, he here presents Proclus as some sort of lower manifestation of Asclepius himself. Proclus no longer carries an “image of god in his rational soul” (T.4), he now is divine himself, performing divine deeds. As we have seen above, human weakness necessitates practical prayer. Only things pertaining to our soul are up to us, everything else in the outside material world is not. Hence in order to achieve external good things we depend on divine providence. Practical prayer aims at securing this indispensable divine cooperation. The divinized Proclus no longer suffers from this weakness. He effectively controls the forces of Providence—cf. T.9: Proclus “exercised providence towards

11. I disagree, therefore, with Danielle Layne (“Philosophical Prayer...”, p. 363-364), who, in connection with Proclus’ division of modes of prayer in accordance with the differences of those who pray in the Commentary on the Timaeus (T.1 above), suggests that the order in which Proclus presents these modes of prayer – philosophical prayer first, theurgic prayer second, institutional prayer last– entails a hierarchy. If Proclus in the Commentary on the Timaeus mentions philosophical prayer first, this is because in the context of the philosophical exposition of Timaeus the focus is on the corresponding type of prayer.

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Proclus’ Prayers for Health the inferior in a more divine manner, and not in the civic manner that we mentioned earlier” – through his special theurgic knowledge of which the art of theurgic prayer is a part. Theurgy is about the manipulation of divine symbols, things towards which the divine powers have a sympathetic relation. These symbols may include objects, but also holy places and traditional formulae. 12 Proclus is successful in curing Asclepigeneia, precisely because of his mastery of theurgic lore: he knows where to pray (“the temple of the saviour”) and how (“in a very ancient manner”). 6. Concluding remarks on theurgy The foregoing discussion of Proclus’ prayers for health has, I hope, contributed to a richer and more diverse picture of the Neoplatonists at prayer. I shall now conclude with a suggestion of how our analysis of Proclus’ prayers for health may also contribute to our understanding of Neoplatonic theurgy. In a seminal paper, Ann Sheppard 13 has distinguished three distinct theurgic activities: (1) white magic, including, e.g. the curing of the sick, causing rain and preventing earthquakes, (2) rituals of religious purification, and, finally, (3) mystical union with the divine. A big problem in the study of the Neoplatonic theory of theurgy is how its seemingly very different components hang together. Recently, Christoph Helmig and Antonio Vargas have proposed a new answer to that question. They argue that the ascent of the philosopher along the scale of virtues coincide with an ever greater degree of freedom. They use Marinus’ comparison of Proclus’ civic virtues (referred to by them as “political virtue”) to that of Proclus’ theurgic virtues (T.9 above) to illustrate their point. On the assumption that the civic virtues are first and foremost political actions, they write: Theurgy thus expands the philosopher’s freedom beyond the realm of contemplation and one may readily understand its position at the summit of the grades of virtue understood as grades of freedom. Political virtue is not yet true freedom for the occasions and goals are yet determined by exterior conditions (italics are mine, RMvdB). […] The activity of contemplation is entirely free insofar as it is not determined by causes exterior to the soul, but rather by intellect within the soul.

12. I have discussed Proclus’ use of theurgic symbols in the context of his prayers and hymns in more detail in R. M. van den Berg, Proclus’ Hymns, p. 91-111. 13. A. Sheppard, “Proclus’ Attitude to Theurgy,” Classical Quarterly 32 (1982), p. 212-224.

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Robbert M. van den Berg Nonetheless, the contemplative life is not free within the cosmos, but merely finds a home beyond the cosmos. Theurgic virtue, however, is capable of having power within the cosmos without however being determined by it, as political virtue is determined. 14

First, it should be noted that Neoplatonic authors do not present the degrees of virtues as grades of freedom. 15 Admittedly, the theurgist has managed to escape the fetters of the material realm and may thus be said to enjoy absolute freedom. I reject, however, the suggestion put forward by Helmig and Vargas that the freedom of the theurgist consists in the fact that his activities are not occasioned by external circumstances. In the case of the theurgic cure of Asclepigeneia, for example, Proclus’ intervention is prompted by the external circumstance of Asclepigeneia’s illness, while the goal of that intervention, i.e. curing the girl, is also external. In this respect, there is no difference with Proclus’ care for his sick friends and relatives as part of his civic virtues. However, in the case of the civic virtues Proclus only controls the movement of his own soul, i.e. his decision as a virtuous human being to pursue morally beautiful actions. He has no control about anything outside his own soul, i.e. whether or not his medical interventions will actually be successful (cf. my discussion of the external weakness of the human soul in §4 above). In the case of theurgic actions though, be it curing the sick, making rain or preventing earthquakes, Proclus actually controls things outside his soul. 16 This is the privilege of the gods. Proclus enjoys this divine

14. C. Helmig & A. L. C. Vargas, “Ascent of the Soul and Grades of Freedom. Neoplatonic Theurgy between Ritual and Philosophy,” in P. d’Hoine & G. Van Riel (eds.), Fate, Providence and Moral Responsibility in Ancient, Medieval and Early Modern Thought. Studies in Honour of Carlos Steel, Leuven 2014, p. 253-266, here p. 263. 15. In Marinus’ biography of Proclus that doubles as a treatise on the scale of virtues, for example, the word eleutheros is only used in relation to Proclus’ generosity (§ 14, 15) and his bachelor status (§ 17, 7). 16. C. Helmig & A. L. C. Vargas, “Ascent of the Soul and Grades of Freedom...”, p. 257 apparently think that rain-making is not a very impressive thing. They write: “As a matter of fact, rain-making and having ascended to the highest level of virtues do not seem to belong to each other. The ability to invoke the causes of rain would, also, in any case, be an improper standard by which to measure the soul’s freedom. Platonists do not measure the soul’s freedom by its power within the sensible realm—a tyrant, even if he could control the rain, would still be a slave to his own passions”. The point, however, is that human beings, especially

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Proclus’ Prayers for Health privilege because the acquisition of theurgic virtue has made him into a god. In fact, the “performance of divine deeds” (θεῖα ἔργα) is literally what theurgy (θεουργία) is about.

bad human beings like a tyrant, are unable to make rain. Only the gods or divinized human beings can, hence the connection between reaching the highest level of virtues and rain-making.

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LES PRIÈRES EN PROSE DE SIMPLICIUS ENTRE RHÉTORIQUE ET THÉOLOGIE Philippe hoffmann École Pratique des Hautes Études, PSL Laboratoire d'études sur les monothéismes – UMR 8584

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courtes prières en prose par lesquelles se terminent les grands commentaires de Simplicius au Manuel d’Épictète et aux traités aristotéliciens des Catégories et Du ciel sont une pièce importante dans notre enquête collective sur les Théories et pratiques de la prière à la fin de l'Antiquité. Très différentes, par leur brièveté et leur simplicité, des Hymnes en hexamètres de Proclus, qui relèvent d’un autre genre littéraire et bénéficient d’excellentes études, très approfondies 1, ces prières s’inscrivent elles aussi dans le grand courant des es

1. Lire A.-J. Festugière, « Proclus et la religion traditionnelle », dans Mélanges d’archéologie et d’histoire offerts à André Piganiol, vol. 3, S.E.V.P.E.N., Paris 1966, p. 1581-1590, repris dans A.-J. Festugière, Études de Philosophie grecque, Paris 1971, p. 575-584 (aux p. 578-582) ; H. D. Saffrey, « L’Hymne IV de Proclus, prière aux dieux des Oracles Chaldaïques », dans Néoplatonisme. Mélanges offerts à Jean Trouillard, ENS de Fontenay-aux-Roses, mars 1981 (Les Cahiers de Fontenay 19-22), p. 297-312, repris dans H. D. Saffrey, Le Néoplatonisme après Plotin, Paris 2000 (Histoire des doctrines de l’Antiquité classique, 24), p. 193206 ; id., « La dévotion de Proclus au Soleil », dans Philosophies non chrétiennes et christianisme, Bruxelles 1984 (Annales de l’Institut de Philosophie et de sciences morales, Université Libre de Bruxelles), p. 73-86, repris dans Le Néoplatonisme après Plotin, cité supra, p. 179-191 ; id., « Quelques aspects de la spiritualité des philosophes néoplatoniciens, de Jamblique à Proclus et Damascius », dans Revue des Sciences philosophiques et théologiques 68 (1984), p. 169-182 (aux p. 175178), repris dans id., Recherches sur le néoplatonisme après Plotin, Paris 1990 (Histoire des doctrines de l’Antiquité classique, 14), p. 213-226 (aux p. 219-222) ; 10.1484/M.BEHE-EB.5.120034

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Philippe Hoffmann prières « platoniciennes », dont la connaissance a progressé grâce au récent travail d’Andrei Timotin 2, que je voudrais ici prolonger : elles illustrent la religiosité philosophique des derniers néoplatoniciens dans le contexte historique bien connu de leur réaction à la christianisation intégrale de l’Empire byzantin. La présente étude se propose d’articuler l’interprétation philosophique et théologique de ces prières à une tentative d’analyse rhétorique et stylistique qui tienne compte des perspectives neuves ouvertes par le développement des études sur la rhétorique antique, et notamment sur la rhétorique religieuse 3. Mais avant d’aborder l’examen de ce dossier, l’on citera une

id., Proclus. Hymnes et prières, Paris 1994 ; l’ouvrage fondamental de R. M. van den Berg, Proclus’ Hymns. Essays, Translations, Commentary, Leyde-BostonCologne 2001 (Philosophia Antiqua, 90) ; et A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, de Platon à Proclus, Turnhout 2017 (Recherches sur les rhétoriques religieuses, 22), p. 241-243. L’édition critique des Hymnes (avec un apparat des sources et des lieux parallèles) est celle de E. Vogt, Procli Hymni, Wiesbaden 1957 (Klassisch-Philologische Studien, Heft 18). Il faut mentionner enfin la notice de C. Luna et A.-Ph. Segonds†, « Proclus de Lycie », dans R. Goulet (dir.), Dictionnaire des Philosophes Antiques, Vb, CNRS Éditions, Paris 2012, P 292, p. 1546-1657 (aux p. 1631-1635). 2. A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, de Platon à Proclus, cité à la note précédente. Voir aussi le recueil d’études édité par J. Dillon et A. Timotin, Platonic Theories of Prayer, Leyde-Boston 2016 (Studies in Platonism, Neoplatonism, and the Platonic Tradition, 19), et antérieurement le stimulant article de J. Dillon, « The Platonic Philosopher at Prayer », dans Th. Kobusch, M. Erler, avec la collaboration de I. Männlein-Robert (dir.), Metaphysik und Religion. Zur Signatur des spätantiken Denkens. Akten des Internationalen Kongresses vom 13.17. März 2001 in Würzburg, Leipzig 2002 (Beiträge zur Altertumskunde, 160), p. 279-295 ; art. repris dans Platonic Theories of Prayer, p. 7-25. 3. Grâce notamment aux recherches menées par nos collègues de Strasbourg, au sein du Centre d’analyse des rhétoriques religieuses de l’Antiquité (C.A.R.R.A.). Une impulsion très importante aux études en ce domaine est due, en particulier, aux travaux de Laurent Pernot, dont il faut rappeler par exemple l’article programmatique, « Prière et rhétorique », dans L. Calboli Montefusco (éd.), Papers on Rhetoric III, Bologne 2000, p. 213-232. Le volume collectif édité par Johann Goeken, La rhétorique de la prière dans l’Antiquité grecque, Tunhout 2010 (Recherches sur les rhétoriques religieuses, 11), nourrit aussi la réflexion sur ce sujet (voir l’Avant-Propos, p. 3-16). Dans le recueil de F. Chapot et B. Laurot, Corpus de prières grecques et romaines, Turnhout 2001 (Recherches sur les rhétoriques religieuses, 2), ont été inclus à la fois la prière finale du Commentaire de Simplicius au Manuel d’Épictète (G 101, p. 225-227) et les textes théoriques de Proclus dans son Commentaire au Timée (G 102, 107, 108, aux p. 374-376 et 393-399). Tous ces ouvrages donnent accès à une riche bibliographie.

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Les prières en prose de Simplicius épigramme antique anonyme qui célèbre Simplicius à la fois comme rhéteur et comme philosophe, et qui dessine le cadre de notre enquête : Εἰς Σιμπλίκιον / ῾Ρήτωρ ὁ Σιμπλίκιος ἢ φιλόσοφος ; / Ἄμφω δοκεῖ μοι, καί, μὰ τοὺς λόγους, ἄκρος, ce que l’on peut traduire ainsi : En l’honneur de Simplicius : « Simplicius est-il un rhéteur ou un philosophe ? / Il est, me semble-t-il, les deux à la fois, et, par les logoi, il excelle au plus haut point dans les deux domaines » 4. Les prières de Simplicius ont déjà donné lieu à des traductions et à quelques commentaires 5, mais leur rassemblement, classé selon

4. Texte cité et commenté (en même temps que deux autres épigrammes) par I. Hadot, Le Problème du néoplatonisme alexandrin. Hiéroclès et Simplicius, Paris 1978, p. 31 ; ead., « La vie et l’œuvre de Simplicius d’après des sources grecques et arabes », dans I. Hadot (dir.), Simplicius : sa vie, son œuvre, sa survie. Actes du Colloque international de Paris (28 sept.-1er oct. 1985), Berlin-New York 1987 (Peripatoi, 15), p. 35 ; ead., Le néoplatonicien Simplicius à la lumière des recherches contemporaines. Un bilan critique, Sankt Augustin 2014, p. 134. – Édition Ed. Cougny, Epigrammatum Anthologia Palatina cum Planudeis et appendice nova epigrammatum veterum ex libris et marmoribus ductorum. Graece et latine, Firmin-Didot, Paris 1890, III, p. 321 no 180 (avec une traduction latine : « Utrum rhetor Simplicius, an philosophus ? // Utrumque videtur mihi, et per litteras ! summum »), avec deux autres épigrammes (no 181 et 182) célébrant Simplicius en tant que commentateur des Catégories d’Aristote, et de la Physique ou du De caelo (comme μέγα φῶς φύσιος) ; voir l’annotation p. 375 : Cougny reproduisait l’épigramme no 180 d’après J. A. Cramer, Anecdota Greca e codd. manuscriptis Bibliothecae Regiae Parisiensis, IV, Oxford 1841, p. 284 (excerpta poetica édités à partir du ms. Parisinus Suppl. gr. 352), suivi par N. Piccolos, Supplément à l’anthologie grecque, Paris 1853, p. 131. L’origine de cette épigramme est inconnue, tandis que les deux autres (no 181 et 182) proviennent des Poèmes en hexamètres et en distiques élégiaques de Jean le Géomètre (xe s.) : voir R. Goulet, notice « Simplicius de Cilicie », dans Dictionnaire des Philosophes Antiques, VI, Paris 2016, S 92, p. 341-364 (aux p. 346-347). 5. Voir I. Hadot, Le Problème du néoplatonisme alexandrin, p. 34-36 et notes 7-9 ; ead., « Le Commentaire de Simplicius sur le Manuel d’Épictète comme exercice spirituel », dans C. Moreschini (dir.), Esegesi, parafrasi e compilazione in età tardoantica. Atti del Terzo Convegno dell’Associazione di Studi Tardoantichi, Naples 1995 (Collectanea, 9), p. 175-185 (p. 180-182) ; ead., Simplicius. Commentaire sur le ‘Manuel’ d’Épictète. Introduction et édition critique du texte grec, Leyde-New YorkCologne 1996 (Philosophia Antiqua, 66), p. 14-16 [les références à cette édition seront désormais désignées par Hadot1] ; ead., Le néoplatonicien Simplicius à la lumière des recherches contemporaines, p. 167-168 (prière de l’In Epictetum) ; H. D. Saffrey, Proclus. Hymnes et prières, p. 65-71 (prières de l’In Epictetum et de l’In De caelo) ; et Ph. Hoffmann, « Sur quelques aspects de la polémique de Simplicius contre Jean Philopon : de l’invective à la réaffirmation de la transcendance du Ciel », dans

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Philippe Hoffmann l’ordre idéal du cursus néoplatonicien des études 6, une lecture plus détaillée de chacune d’elles – notamment du point de vue rhétorique et stylistique –, ainsi que leur comparaison, peuvent encore nous apprendre beaucoup sur l’art d’écrire chez les néoplatoniciens et sur les perspectives anagogiques qui régissaient la lecture des œuvres philosophiques dans les écoles de la fin de l’Antiquité : c’est à chaque fois en direction de dieux précisément inscrits dans la hiérarchie théologique néoplatonicienne que l’âme du commentateur et I. Hadot (dir.), Simplicius : sa vie, son œuvre, sa survie, cité supra (n. 4), p. 183221 (p. 204-210, sur la prière de l’In De caelo) ; id., « La triade chaldaïque ἔρως, ἀλήθεια, πίστις de Proclus à Simplicius », dans A.-Ph. Segonds et C. Steel (dir.), Proclus et la Théologie Platonicienne. Actes du Colloque International de Louvain (13-16 mai 1998) en l’honneur de H. D. Saffrey et L. G. Westerink†, Louvain-Paris 2000 (Ancient and Medieval Philosophy. De Wulf-Mansion Centre. Series I, XXVI), p. 459-489 (p. 482-483 et p. 485-489 : prières de l’In Cat. et de l’In De caelo) ; id., « Science théologique et foi selon le Commentaire de Simplicius au De caelo d’Aristote », dans E. Coda – C. Martini Bonadeo (éd.), De l’Antiquité tardive au Moyen Âge. Études de logique aristotélicienne et de philosophie grecque, syriaque, arabe et latine offertes à Henri Hugonnard-Roche, Paris 2014 (Études musulmanes, XLIV), p. 277-363 (p. 323 n. 160). 6. Sur la question de l’ordre de lecture des ouvrages philosophiques, qui était à la fois un ordre pédagogique et un cadre exégétique, la bibliographie est très abondante. Voir L. G. Westerink, J. Trouillard, A.-Ph. Segonds, Prolégomènes à la Philosophie de Platon, Paris 1990 (Collection des Universités de France), p. xlviii-lvi, et p. lxviiilxxiii (à propos du « canon de Jamblique » régissant le choix et l’ordre des dialogues de Platon) ; P. Hadot, « Les divisions des parties de la philosophie dans l’Antiquité », dans Museum Helveticum 36 (1979), p. 201-223 (surtout p. 218-221, sur le cursus philosophique néoplatonicien), repris dans P. Hadot, Études de Philosophie Ancienne, Paris 1998, p. 125-158 (voir p. 145-149) ; M.-O. Goulet-Cazé, « L’arrière-plan scolaire de la Vie de Plotin. Excursus : Le programme d’enseignement dans les écoles néoplatoniciennes », dans L. Brisson et al., Porphyre. La Vie de Plotin, vol. I : Travaux préliminaires et index grec complet, Paris 1982 (Histoire des doctrines de l’Antiquité classique, 6), p. 277-280 ; I. Hadot, Le Problème du néoplatonisme alexandrin, p. 148149 et 160-164, et Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique, 2e éd. Vrin, Paris 2005 (Textes et traditions, 11), p. 201 n. 58 (1re éd. Institut d’Études Augustiniennes, Paris 1984) ; ead., Simplicius. Commentaire sur les ‘Catégories’. Fascicule 1 : Introduction, Première partie (p. 1-9, 3 Kalbfleisch), Leyde-New York-CopenhagueCologne 1990 (Philosophia Antiqua, 50), p. 63-93 (sur la division des écrits d’Aristote : voir le tableau p. 65). Sur la correspondance (évoquée infra, p. 247 et n. 112) qui s’établit dans ce cursus entre le De caelo et le Timée, voir Ph. Hoffmann, « La place du Timée dans l’enseignement philosophique néoplatonicien : ordre de lecture et harmonisation avec le De caelo d’Aristote. Étude de quelques problèmes exégétiques », dans F. Celia et A. Ulacco (éd.), Il Timeo. Esegesi greche, arabe, latine, Pise 2012, p. 133-172 (p. 155-172). – La chronologie absolue et relative de ces commentaires de

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Les prières en prose de Simplicius de ses destinataires est engagée dans un mouvement spirituel d’élévation 7. On sait que dans les écoles néoplatoniciennes le commentaire des « autorités » était le fondement de l’activité d’enseignement et de la production dogmatique. L’emploi du temps idéal de la journée de Proclus, tel que nous le présente son biographe Marinus, met en évidence les classes d’explication de textes, et la journée de Proclus était scandée par trois actes de dévotion au Soleil, rejeton visible du Bien : Immense était en effet son ardeur au travail (φιλοπονία) : le même jour, il donnait cinq classes d’exégèse (πράξεις), parfois même plus, écrivait le plus souvent environ sept cents lignes (στίχοι), puis allait s’entretenir (συνεγίγνετο) avec les autres philosophes, et le soir, donnait encore d’autres leçons qui, elles, n’étaient pas mises par écrit (ἄγραφοι συνουσίαι) ; et tout cela, en plus de ses longues veilles de nuit, consacrées au culte (νυκτερινὴ… καὶ ἄγρυπνος θρησκεία), et de ses prosternations (προσκυνῆσαι) devant le soleil, à son lever, à son midi et à son coucher 8.

Les prières qui accompagnent, ouvrent ou achèvent les ouvrages philosophiques néoplatoniciens en demandant l’aide des dieux ou en

Simplicius et les circonstances historiques de leur écriture ont été longuement étudiées par I. Hadot dans les principaux travaux cités dans cette étude. Toutefois, la datation précise du Commentaire sur le Manuel d’Épictète demeure incertaine. Les commentaires sur Aristote ont été écrits après la fermeture de l’École néoplatonicienne d’Athènes par Justinien en 529 : le Commentaire sur la Physique, écrit après le Commentaire au De caelo, semble postérieur à 538, et le Commentaire aux Catégories est écrit après le Commentaire sur la Physique. Voir R. Goulet, notice « Simplicius de Cilicie », citée supra (note 4), p. 341-364 (p. 350 et Compléments p. 1273), et E. Coda, suite de cette même notice S 92 (Commentaires sur le De caelo et sur la Physique), p. 364-394 (p. 364-370 sur l’In De caelo). 7. Je poursuis ici, et tente de compléter, l’analyse menée dans « Science théologique et foi selon le Commentaire de Simplicius au De caelo d’Aristote », cité supra (n. 5) : on se reportera en particulier aux p. 279-286 (Observations préliminaires sur les prières de Simplicius et sur le commentaire au ‘De caelo’ comme ‘hymne’). Je dois corriger une affirmation inexacte (p. 280 n. 10) : le destinataire de la prière finale du Commentaire au Manuel d’Épictète est le Démiurge platonicien et non le dieu Hermès (voir infra, p. 220-222 et n. 30-33). 8. Marinus, Proclus ou Sur le bonheur, § 22. 29-37. Voir l’édition de H. D. Saffrey, A.-Ph. Segonds, C. Luna, Marinus. Proclus ou Sur le bonheur, Paris 2001 (Collection des Universités de France), p. 27 (et la riche annotation p. 141-143), et antérieurement l’étude de O. Schissel, « Der Stundenplan des Neuplatonikers Proklos », dans Byzantinische Zeitschrift 26 (1926), p. 265-272. – Sur le sens de προσκυνεῖν, voir infra, p. 252-253 et n. 127-131.

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Philippe Hoffmann leur rendant grâce – comme il est de règle de le faire au début ou à la fin de toute entreprise importante –, étaient de même destinées à expliciter leur dynamique spirituelle et religieuse, leur finalité anagogique, et à les orienter vers un horizon transcendant. Le Manuel d’Épictète délivre un enseignement éthique préparatoire 9 et les traités aristotéliciens relèvent des « petits mystères » de la philosophie – l’étude d’Aristote étant une propédeutique à celle de Platon –, avant le déploiement de l’ensemble de la théologie platonicienne dans les « grands mystères » qui culminent avec la lecture du Parménide, lequel organise toute la science théologique 10 : les dieux en direction desquels les prières de Simplicius font retour – Hermès et les dieux logioi, le Démiurge intellectif – se situent à des niveaux qui, dans la hiérarchie théologique, correspondent avec précision aux premières étapes – les plus basses – d’une anagogie qui ultérieurement, avec l’aide de la théurgie, fait remonter l’âme jusqu’aux classes des dieux intelligibles-intellectifs et intelligibles, au-dessus desquels se tiennent les hénades qui procèdent de l’Un-Bien. Le cadre théologique des prières de Simplicius, qui suit la doctrine partagée par ses maîtres et prédécesseurs Proclus et Damascius, a été examiné ailleurs 11. S’ils reflètent la science théologique néoplatonicienne et sont 9. I. Hadot, Le Problème du néoplatonisme alexandrin, p. 160-164 ; ead., Simplicius. Commentaire sur les ‘Catégories’. Fascicule 1, p. 94-96 ; ead., Simplicius. Commentaire sur le Manuel d’Épictète. Tome I. Chapitres I-XXIX, Paris 2001 (Collection des Universités de France), p. xcii-xcvii (les références à cette édition seront désignées par Hadot2 ; au moment où ces pages sont écrites, l’on attend la publication prochaine de la fin de la traduction commentée de l’In Epict. Enchir. par I. Hadot, à paraître aux éditions Vrin : il conviendra de se reporter alors à la traduction annotée de la prière finale). 10. Sur le Parménide comme dialogue théologique par excellence, voir par exemple H. D. Saffrey, « La Théologie Platonicienne de Proclus, fruit de l’exégèse du Parménide », dans Revue de Théologie et de Philosophie 116 (1984), p. 1-12, repris dans Recherches sur le néoplatonisme après Plotin, vol. cité supra (n. 1), p. 173-184 ; et à présent les récentes éditions critiques de l’In Parmenidem de Proclus par C. Steel et al. (3 vol., Oxford Classical Texts, 2007-2009), et C. Luna, A.-Ph. Segonds (tomes I-VI parus, Paris 2007-2017, Collection des Universités de France). Les références à l’In Parmenidem, Livre I, seront données (infra, p. 257261) d’après les lignes de la 2e édition de Victor Cousin (1864), telles qu’indiquées dans l’édition de la Collection des Universités de France (Proclus. Commentaire sur le ‘Parménide’ de Platon, Tome I, 2e partie. Livre I, Paris 2007). 11. Ph. Hoffmann, « Science théologique et foi », cité supra (n. 5 et 7), p. 279-283. Voir aussi I. Hadot, Simplicius. Commentaire sur le ‘Manuel’ d’Épictète (1996), cité supra (note 5), p. 181-182 (Addendum à la page 14, notes 21 et 22). On trouvera commodément un panorama du classement hiérarchique des dieux, par

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Les prières en prose de Simplicius de véritables actes de conversion en direction des dieux, correspondant à la fois aux sujets traités dans les commentaires et aux différents niveaux de réalité auxquels conduit l’anagogie, ces petits textes relèvent en même temps, comme cela a déjà été dit, de la rhétorique religieuse et méritent un examen stylistique. Leur brièveté et leur relative simplicité semblent répondre exactement à des prescriptions du rhéteur Ménandros (iiie siècle) : τὰς μὲν γὰρ εὐχὰς δικαίας εἶναι χρή, καὶ δικαίας οὔσας καὶ ἁπλᾶς εἶναι δεῖ, τὸ δεῖνα γενέσθαι, εἶναι δὲ καὶ βραχείας, ἔτι δὲ οὐ διδάσκειν τοὺς θεούς, ἀλλ᾽ αἰτεῖν ἅπερ ἀκριβῶς ἴσασιν. ἔτι δὲ καὶ πάσας εὐχὰς καὶ συγγραφέων ἐπιὼν τὰς αἰτήσεις βραχείας οὔσας εὑρήσεις. Car il faut que les prières soient justes ; étant justes, elles doivent aussi être simples, consistant à demander que telle ou telle chose se produise, et également être brèves. En outre, il ne faut pas qu’elles fassent la leçon aux dieux, mais qu’elles demandent les choses qu’ils connaissent pertinemment. Et en outre, si tu examines toutes les prières des prosateurs, tu trouveras que leurs demandes sont brèves 12.

exemple, dans L. G. Westerink†, J. Combès (éd.), Damascius. Commentaire du ‘Parménide’ de Platon. Tome I, Paris 1997 (Collection des Universités de France), p. xxxiii-xxxvii (Cadre de l’exégèse proclienne de la deuxième hypothèse du Parménide), spéc. p. xxxv-xxxvi (pour les niveaux de Zeus, Athéna, Hermès). – Les dieux auxquels s’adressent les Hymnes de Proclus sont eux aussi de rang relativement bas dans la hiérarchie néoplatonicienne, puisque aucun n’est supérieur au plan intellectif où se situent Rhéa et Zeus, tandis que la prière parfaite en cinq étapes selon l’In Timaeum (voir infra, n. 135) s’achève avec l’union aux hénades divines (v. R. M. van den Berg, Proclus’ Hymns, cité supra [n. 1], p. 35-65, spéc. p. 40-43 [et Fig. 1 p. 40] ; p. 88-91 et p. 110-111). Au-delà des hymnes, des prières et des rituels, le dévot néoplatonicien connaîtra une expérience – ultime et « chaldaïque » – d’absorption dans le Feu divin, voir infra, p. 267 n. 164. 12. Ménandros le Rhéteur, Sur la division des discours épidictiques (Διαίρεσις τῶν ἐπιδεικτικῶν), 343, 5-10 Russell-Wilson (traduction L. Pernot, « Prière et rhétorique », cité supra [n. 3], p. 217-219, spéc. p. 218 ; sur la simplicité et la brièveté, en particulier dans les prières philosophiques dont le modèle est la prière de Socrate à Pan à la fin du Phèdre de Platon, 279 B8-C3, lire aussi les p. 227229). Sur la prière à Pan, voir F. Chapot et B. Laurot, Corpus de prières grecques et romaines, G 72, p. 163-165 ; K. Gaiser, « Das Gold der Weisheit. zum Gebet des Philosophen am Schluß des Phaidros », Rheinisches Museum für Philologie 132 (1989), p. 105-140 ; et D. Bouvier, « Socrate, Pan et quelques nymphes : à propos de la prière finale du Phèdre (279b4-c8) », dans F. Prescendi, Y. Volokhine et al. (éd.), Dans le laboratoire de l’historien des religions. Mélanges offerts à Philippe Borgeaud, Genève 2011, p. 251-262.

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Philippe Hoffmann Actes de langage efficaces, ils s’adressent aux dieux et utilisent le vocabulaire traditionnel de la supplication (ἱκετεύω), de la prière (εὐχή, εὔχομαι) ou encore de ce que l’on peut appeler l’adoration en esprit (προσκυνεῖν). Le premier terme (ἱκετεύω) s’inscrit dans une tradition longue de la supplication qui remonte à l’Antiquité classique et est illustrée déjà chez Homère, dans la tragédie et l’historiographie (Thucydide) 13, mais qui a aussi nourri un débat entre Porphyre et Jamblique 14. Le deuxième (εὔχομαι) est déjà utilisé chez Homère 15, mais en tant que figure d’énonciation 16 il relève aussi de la théorie néoplatonicienne des types d’énoncés, laquelle met en relation étroite l’εὐκτικòς λόγος avec les puissances « vitales » et « appétitives » (ζωτικαί, ὀρεκτικαί) de l’âme 17 – tandis que l’énoncé assertif, ἀποφαντικὸς λόγος, qui seul est vrai ou faux et qui est le fondement du discours scientifique de la théologie, procède de la puissance « cognitive » (γνωστική) de l’âme. (Toutefois, l’εὐχή néoplatonicienne est beaucoup plus qu’un discours, elle est un acte total de conversion vers les dieux, qui vise ultimement l’Un, une structure profonde de la totalité du Réel puisque « toutes choses prient 13. Voir par exemple la section intitulée « Prière et supplication », dans le recueil collectif édité par J. Goeken, La rhétorique de la prière dans l’Antiquité grecque, cité supra (n. 3), p. 10-11 et 12-13 (Avant-propos), 14. Voir infra, p. 227-229. 15. Voir F. Chapot et B. Laurot, Corpus de prières grecques et romaines, par exemple G1-3. 5-11, p. 31-47 (voir aussi l’index des mots grecs et latins, p. 432, s.v. εὐχή, εὔχεσθαι, προσευχή). 16. Aristote, Poétique, 19, 1456 b 11 : la prière est une des « figures de l’expression » (τὰ σχήματα τῆς λέξεως). 17. Voir par exemple : Ammonius, In Porphyrii Isagogen, p. 43, 4-15 Busse (Commentaria in Aristotelem Graeca IV, 3) [ὁ εὐχόμενος ὀρεγόμενός τινος εὔχεται] ; id., In Aristotelis De interpretatione commentarius, p. 2, 9-23 ; p. 5, 1-23 ; p. 63, 18-26 ; p. 64, 29-32 Busse (CAG IV, 5) ; id., In Aristotelis Analyticorum Priorum librum I commentarium, p. 2, 2-5 Wallies (CAG IV, 6). Les trois autres énoncés procédant des puissances « vitales » de l’âme sont le κλητικός (invocation), le προστακτικός (ordre), et l’ἐρωτηματικός ou πυσματικός (interrogation). La prière exprime le désir d’obtenir un acte (πρᾶξις) venant d’un supérieur (ὡς παρὰ κρείττονος) : voir Ammonius, In De interpretatione, p. 5, 12-13 Busse. – Sur les diverses implications de la distinction entre puissances « vitales » (ou : « pratiques », « appétitives », « providentielles ») et puissances « cognitives » (ou « théorétiques ») de l’âme, voir le dossier rassemblé dans Ph. Hoffmann, « La fonction des prologues exégétiques dans la pensée pédagogique néoplatonicienne », dans J.-D. Dubois, B. Roussel (éd.), Entrer en matière. Les Prologues, Éditions du Cerf, Paris 1998 (Patrimoines. Religions du Livre), p. 209-245 (aux p. 236-238).

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Les prières en prose de Simplicius sauf le Premier » selon la formule de Théodore d’Asinè, πάντα γὰρ εὔχεται πλὴν τοῦ Πρώτου 18.) Le troisième terme, enfin, utilisé par Simplicius (προσκυνεῖν), est caractéristique d’une religio mentis qui intériorise un geste rituel, la prosternation du corps étant remplacée par une adoration mentale 19. Deux de ces prières (In Epict. et In Cat.) expriment explicitement 20 des requêtes et demandent aux dieux des grâces particulières. Toutes se caractérisent par le fait que les dieux ne sont pas nommés et ne sont désignés que par leurs fonctions (production du Monde et de l’âme raisonnable humaine dans le cas du Démiurge-Zeus, ou encore gouvernement des opérations de la Raison dans le cas des dieux ἔφοροι τῶν λόγων).

*** Commençons par la prière finale du Commentaire au Manuel d’Épictète qui est adressée au « père et guide de la Raison (logos) qui est en nous ». Parvenu au terme de son Commentaire, Simplicius affirme qu’il a tenté d’expliquer clairement le contenu du Manuel d’Épictète (πρὸς σαφήνειαν τῶν εἰρημένων), conformément à la

18. Théodore d’Asinè, Test. 7 Deuse (cité par Proclus, In Timaeum, I, p. 213, 2-3 Diehl). Voir W. Deuse, Theodoros von Asine. Sammlung der Testimonien und Kommentar, Wiesbaden 1973 (Palingenesia, VI), p. 35 et 96-97 ; et A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 209 et n. 7-8 (Timotin rapproche heureusement la formule de Théodore d’Asinè et le traité de Proclus Περὶ τῆς ἱερατικῆς τέχνης qui décrit notamment la conversion vers le Soleil, par laquelle l’héliotrope chante en l’honneur de celui-ci un hymne silencieux). 19. Sur les problèmes posés par l’emploi de ce terme en divers contextes, voir infra, p. 252-253, et le dossier rassemblé par Ph. Hoffmann, « Un grief anti-chrétien chez Proclus : l’ignorance en théologie », dans A. Perrot (dir.), Les chrétiens et l’hellénisme. Identités religieuses et culture grecque dans l’Antiquité tardive, Éditions Rue d’Ulm, Paris 2012 (Études de littérature ancienne, 20), p. 161-197 (aux p. 191-192, et n. 103 et 104). 20. Une lecture attentive de la troisième prière (dans l’In De caelo : v. infra, p. 246) suggère que la proposition finale (ἵνα μηδὲν εὐτελὲς ἢ ἀνθρώπινον περί σου λογιζόμενοι κατὰ τὴν ὑπεροχήν σε προσκυνῶμεν, « afin que, ne concevant rien de bas ou d’humain à ton sujet, nous t’adorions selon la transcendance qui est la tienne ») correspond aussi à la demande d’une grâce : l’exercice d’une piété authentique, consciente de la distance considérable qui sépare les hommes du Démiurge.

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Philippe Hoffmann finalité constante de l’activité d’exégèse tardo-antique, et il fait allusion aux « circonstances tyranniques » (τυραννικὴ περίστασις) dans lesquelles il a étudié Épictète : Ταῦτα εἶχον τοῖς τὰ τοῦ Ἐπικτήτου μεταχειριζομένοις πρὸς σαφήνειαν τῶν εἰρημένων συμβαλέσθαι κατὰ δύναμιν, εὐχαριστῶν καὶ αὐτὸς τῇ προφάσει τῆς περὶ τοὺς τοιούτους λόγους διατριβῆς, ἐν προσήκοντι καιρῷ μοι γινομένῃ τυραννικῆς περιστάσεως. Voilà, pour ceux qui prennent en main l’écrit d’Épictète, la contribution que je pouvais apporter, selon ma capacité, pour l’explication de ce qui est dit, rendant grâce, moi aussi, pour l’occasion qui m’est offerte à moi de m’occuper de tels discours au moment qui convient, qui est la situation de tyrannie 21.

Il ajoute alors une prière (εὐχή) « appropriée aux circonstances présentes » 22 et, avec cette prière, « il met fin à son discours », c’est-à-dire à

21. Simplicius, In Epict. Enchir., E(pilogus) 1-4 Hadot1 (p. 454), trad. I. Hadot, Le néoplatonicien Simplicius à la lumière des recherches contemporaines, p. 167. Simplicius consacre un développement, dans son commentaire, à la question de la place du philosophe dans l’État, et notamment au thème du philosophe dans un État corrompu (In Epict. Enchir., XXXII, 163-234 Hadot1 [p. 313-316]) : cf. I. Hadot, Simplicius. Commentaire sur le ‘Manuel’ d’Épictète (1996), p. 16-20 ; et ead., Le néoplatonicien Simplicius à la lumière des recherches contemporaines, p. 169-170. Sur cette question, voir aussi D. O’Meara, « Simplicius on the Place of the Philosopher in the City (In Epictetum, ch. 32) », dans Mélanges de l’Université Saint-Joseph 57 (2004), p. 89-98 ; et Ph. Hoffmann, « Les âges de l’Humanité et la critique du christianisme selon Damascius », dans Revue de l’Histoire des Religions, 234/4 (2017), p. 737-775 (p. 767-768 et n. 112). 22. L’expression εὐχὴν… τοῖς παροῦσιν οἰκείαν peut signifier soit « une prière appropriée aux présents discours » (traduction adoptée par I. Hadot), soit « une prière appropriée aux circonstances présentes », selon l’interprétation d’A. Cameron, « The Last Days of the Academy at Athens », dans Proceedings of the Cambridge Philological Society, 195 [n.s. 15] (1969), p. 7-29 (article repris dans Literature and Society in the Early Byzantine World, Londres 1985, no XIII, p. 7-30), et aussi la version brève de cette étude, intitulée « La fin de l’Académie », dans Le Néoplatonisme. Actes du Colloque de Royaumont (9-13 juin 1969). CNRS, Paris 1971, p. 281-290. La traduction de Cameron (« This is the illustrative material (ταῦτα) I have been able to collect for students of Epictetus. I myself was delighted to have the opportunity of writing a commentary on such a work at the present moment, a time of tyranny and crisis. I will conclude by adding a prayer appropriate to the prevailing circumstances ») est discutée et critiquée par I. Hadot, Le Problème du néoplatonisme alexandrin, p. 34-36 ; Simplicius. Commentaire sur le ‘Manuel’ d’Épictète (1996), p. 13-15 ; Le néoplatonicien Simplicius à la lumière des recherches contemporaines, p. 166-170

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Les prières en prose de Simplicius ses explications de l’ouvrage d’Épictète. Il se présente au dieu comme un suppliant, et emploie le verbe ἱκετεύω, que nous ne retrouverons pas dans les deux autres prières : Εὐχὴν δὲ ἐπὶ τέλει τοῖς παροῦσιν οἰκείαν προσθείς, ἐπ᾽ αὐτῇ καταπαύσω τὸν λόγον 23. Ἱκετεύω σε, δέσποτα 24, ὁ πατὴρ καὶ ἡγεμὼν τοῦ ἐν ἡμῖν λόγου, ὑπομνῆσαι μὲν ἡμᾶς περὶ τῆς ἑαυτῶν εὐγενείας, ἧς ἠξιώθημεν παρὰ σοῦ, συμπρᾶξαι δὲ ὡς αὐτοκινήτοις ἡμῖν πρός τε κάθαρσιν τὴν ἀπὸ τοῦ σώματος καὶ τῶν ἀλόγων παθῶν, καὶ πρὸς τὸ ὑπερέχειν καὶ ἄρχειν αὐτῶν, καὶ ὡς ὀργάνοις κεχρῆσθαι κατὰ τὸν προσήκοντα τρόπον, συμπράττειν τε καὶ πρὸς διόρθωσιν ἀκριβῆ τοῦ ἐν ἡμῖν λόγου καὶ ἕνωσιν αὐτοῦ πρὸς τὰ ὄντως ὄντα διὰ τοῦ τῆς ἀληθείας φωτός, καὶ τὸ τρίτον καὶ σωτήριον· ἱκετεύω ἀφελεῖν τελέως τὴν ἀχλὺν τῶν ψυχικῶν ἡμῶν ὀμμάτων, ὄφρ᾽ εὖ γινώσκωμεν – κατὰ τὸν Ὅμηρον – ἠμὲν θεὸν ἠδὲ καὶ ἄνδρα 25.

(où l’on trouvera tous les détails de la discussion). L’examen de l’ensemble du dossier conduit à préférer l’interprétation de τὰ παρόντα comme une expression codée (code phrase), écrite en un grec très classique et bien attestée dans d’autres textes néoplatoniciens, qui signifie « les circonstances présentes » : cette allusion au régime politique et religieux byzantin succède immédiatement à la mention de la τυραννικὴ περίστασις, qui désigne une situation politique générale et ne permet pas de tirer une indication sur la date de rédaction du commentaire, comme l’a très bien montré I. Hadot, et contrairement à ce que pensait A. Cameron. Sur tout cela, voir Ph. Hoffmann, « Un grief anti-chrétien chez Proclus : l’ignorance en théologie », cité supra (n. 19), p. 170-173. – Une troisième interprétation de εὐχὴν… τοῖς παροῦσιν οἰκείαν comme désignant « a prayer that is appropriate to the people present », c’est-à-dire aux membres d’un « reading group » humain semble beaucoup moins plausible (voir I. Hadot, Le néoplatonicien Simplicius à la lumière des recherches contemporaines, p. 168, se référant à T. Brennan et C. Brittain [trad.], Simplicius. On Epictetus Handbook 27-53, Duckworth, Londres 2002 [Ancient Commentators on Aristotle], p. 127 et p. viii, qui suivent Michael Frede). 23. Cf. le début de la prière de l’In Cat., p. 438, 33-34 Kalbfleisch (infra, p. 241 et n. 96) : καὶ ἐγὼ καταπαύω τὸν λόγον. 24. À comparer au début de la prière de l’In De caelo, p. 731, 25 Heiberg (infra, p. 246) : Ταῦτά σοι, ὦ δέσποτα… Le mot δεσπότης, très anciennement attesté chez les auteurs grecs (voir le dictionnaire LSJ, s.v.) désigne un maître de maison (par rapport à l’esclave, δοῦλος, ou au serviteur, οἰκέτης), un souverain absolu ou un dieu : dans tous les cas est exprimée une très grande supériorité hiérarchique, comme lorsque des esclaves s’adressent à leur maître. Sur l’usage de δέσποτα comme formule d’adresse, voir E. Dickey, Greek Forms of Address. From Herodotus to Lucian, Oxford 1996, p. 95-98 ; et É. Dieu, « L’accent récessif du vocatif en grec ancien : entre archaïsme et innovations », dans Revue de Philologie, de littérature et d’histoire anciennes 91, 1 (2017 [2019]), p. 25-51 (p. 29). 25. I. Hadot, Simplicius. Commentaire sur le ‘Manuel’ d’Épictète (1996), E(pilogus)

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Philippe Hoffmann En ajoutant à la fin une prière appropriée aux circonstances présentes 26, c’est par elle que je terminerai mon commentaire. Je te supplie, seigneur, père et guide de la Raison qui est en nous, de nous faire ressouvenir de la noblesse originelle que nous avons été jugés dignes de recevoir de toi et de nous prêter assistance, à nous, en tant qu’êtres mus par eux-mêmes, afin que nous puissions nous purifier du corps et des passions irrationnelles, les dominer, les diriger, nous en servir comme d’instruments de la manière qui convient, de nous assister aussi pour que nous redressions avec exactitude la raison qui est en nous et que nous l’unissions aux êtres qui sont réellement selon la lumière de la vérité ; et notre troisième souhait et le plus salutaire : je te supplie d’enlever totalement le brouillard qui obscurcit les yeux de nos âmes, afin que, pour parler comme Homère 27, nous puissions bien connaître aussi bien Dieu que l’homme.

1. La prière est adressée, au vocatif (δέσποτα), au « père et guide de la Raison qui est en nous ». Ce destinataire divin, dont le nom n’est pas prononcé, est identifié comme le « Dieu Suprême » par Henri Dominique Saffrey 28, tandis que Ilsetraut Hadot reconnaît plus précisément en lui, et à juste titre, le Démiurge « qui a créé les âmes des hommes et qui est le guide de leur raison » 29. Cette interprétation peut s’autoriser de déclarations explicites de Simplicius, qui dans le Proème du Commentaire déclare que l’âme raisonnable humaine a été créée et engendrée par le Démiurge 30 et que l’εὐγένεια, la « noblesse originelle », a

4-15 (à la p. 454), traduction I. Hadot aux p. 14-15 n. 22, et ead., Le néoplatonicien Simplicius à la lumière des recherches contemporaines, p. 167. J’ai modifié la traduction de τὸν λόγον, de τοῖς παροῦσιν οἰκείαν et de πρὸς τὰ ὄντως ὄντα. Pour respecter la continuité de la structure périodique, il est préférable de modifier la ponctuation et d’imprimer une virgule après φωτός. – Cette prière est également citée et commentée (avec une analyse de la dimension rhétorique) dans F. Chapot et B. Laurot, Corpus de prières grecques et romaines, cité supra (n. 3), G 101, p. 225-227, avec la collaboration du regretté Stéphane Diebler. 26. I. Hadot traduit : « En ajoutant à la fin aux présents discours une prière qui leur est appropriée ». Ce qui est évidemment une interprétation tout à fait possible. Voir infra, n. 62. 27. Homère, Iliade, V, 127-128. Simplicius cite partiellement le vers 128 (ὄφρ᾽ εὖ γινώσκοις ἠμὲν θεὸν ἠδὲ καὶ ἄνδρα). Voir infra, p. 232-234 et n. 75. 28. H. D. Saffrey, Proclus. Hymnes et prières, p. 67-69. 29. I. Hadot, Simplicius. Commentaire sur le ‘Manuel’ d’Épictète (1996), p. 182. 30. Simplicius, In Epict. Enchir., Prooem. 21-23 Hadot2 (p. 2) et XVI, 11 Hadot2 (p. 101). D’un autre point de vue, l’âme peut aussi être dite « inengendrée », en In Epict. Enchir., I, 446. 450 Hadot2 (p. 25, où je préfère la leçon ἀγένητος comme

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Les prières en prose de Simplicius été « accordée aux hommes [par le dieu] à la différence des animaux sans raison » 31. Le texte de Simplicius désigne le dieu comme « père », ce qui correspond parfaitement au Démiurge platonicien 32 – qu’il faut reconnaître dans les mentions du « dieu » en de nombreux passages du Commentaire 33. Mais il utilise une autre expression, ἡγεμὼν τοῦ

dans la note 3 ad loc. p. 141). Sur les âmes raisonnables humaines, voir aussi In Epict. Enchir., I, 148 sqq. Hadot2 (p. 13, et la n. 3 p. 139), et I. Hadot, Simplicius. Commentaire sur le ‘Manuel’ d’Épictète (1996), p. 70-111. 31. Simplicius, In Epict. Enchir., Prooem. 97-99 Hadot2 (p. 5 : voir infra, n. 68), avec la n. 3 (à la p. 135) où il est expliqué que « l’âme raisonnable humaine, étant immortelle, est, dans l’interprétation néoplatonicienne de Tim. 41 A 6 sqq. et 69 C 3 sqq., la dernière œuvre du Démiurge, les réalités psychiques inférieures mortelles étant façonnées par les dieux récents » (avec renvoi à I. Hadot, Le Problème du néoplatonisme alexandrin, p. 98 et n. 80) ; dans ces conditions, « l’âme raisonnable humaine a […] une origine qui la lie en quelque sorte au monde intelligible, contrairement aux autres entités qui se trouvent avec elle dans le monde du devenir ». La suite de la note mentionne de façon très intéressante le fait que Synésius reprend « l’image stoïcienne de l’âme humaine comme étincelle de la Raison divine ». Voir aussi In Epict. Enchir., I, 50 Hadot2 (p. 9) : lorsque l’âme « agit selon sa nature propre (φύσις) et sa noblesse originelle (εὐγένεια), alors elle se meut par elle-même de l’intérieur d’une manière libre et autodéterminée ». Simplicius emploie ailleurs (In Epict. Enchir., Prooem. 70 Hadot2 [p. 4]) le mot ἀξίωμα : le « but » (σκοπός) des propos d’Épictète est « d’inciter l’âme raisonnable à conserver sa dignité propre (πρὸς… τὴν φυλακὴν τοῦ οἰκείου ἀξίωματος) etc. ». 32. Platon, Timée, 28 C 3-4 (τὸν μὲν οὖν ποιητὴν καὶ πατέρα τοῦδε τοῦ παντὸς κτλ.) et 41 A 7 (début du discours du Démiurge : Θεοὶ θεῶν, ὧν ἐγὼ δημιουργὸς πατήρ τε ἔργων κτλ.) ; cf. Politique, 273 B 1-2. Voir Simplicius, In Epict. Enchir., Prooem. 22 Hadot2 (p. 2), avec l’importante n. 2 ad loc. p. 132 (aux références à Proclus, on pourra ajouter, au sujet de la distinction entre « paternel » et « démiurgique » : Théologie Platonicienne, V, 1, p. 8, 20-23 S.-W. [avec n. 6 ad loc., p. 154] ; et Éléments de Théologie, Prop. 157 ; voir aussi Théol. Plat., I, 28, p. 122, 3-123, 15 S.-W. [distinction entre causes paternelles et maternelles, avec note 1 ad loc. p. 163 : cf. In Timaeum, I, p. 220, 4-28 Diehl à propos de Timée 27 C 6, et Damascius, In Philebum, § 100 avec la note de L. G. Westerink, Damascius. Lectures on the Philebus, Amsterdam 1982, p. 47, et G. van Riel et al., Damascius. Commentaire sur le Philèbe de Platon, Paris 2008 (CUF), p. 30 et n. 5 p. 120-121]). Pour Simplicius, le Démiurge est le Zeus intellectif, et on ne peut exclure qu’il ait eu à l’esprit l’invocation homérique Ζεῦ πάτερ (par ex. Iliade, III, 276 ; VII, 179, 202 ; VIII, 236 ; XII, 164 ; XV, 372 ; XVI, 97 ; XVII, 645 ; Odyssée, XX, 98, 112). 33. Par exemple In Epict. Enchir., XIII, 9-10 Hadot2 (p. 73) où « Dieu » est aussi désigné comme « pilote du Tout » (τὸν τοῦ παντὸς κυβερνήτην : cf. Platon, Politique, 272 E 3-4), et XIII, 40-43 Hadot2 (p. 75) : la providence du dieu « dirige et gouverne […] l’univers et la descente des âmes dans le devenir », les âmes raisonnables tenant de lui leur εὐγένεια (voir supra, n. 31) ; XIV, 306-310

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Philippe Hoffmann ἐν ἡμῖν λόγου (« guide de la Raison qui est en nous »), dont l’étroite proximité avec le vocabulaire des premières lignes de la Réponse à Porphyre (De Mysteriis) de Jamblique, où celui-ci désigne Hermès comme θεὸς ὁ τῶν λόγων ἡγεμών (« guide des logoi »), m’a conduit naguère à supposer que Simplicius pouvait faire allusion à Hermès 34 – interprétation que je souhaite ici rectifier. Dans la Réponse à Porphyre en effet Jamblique proclame l’universalité d’Hermès, source de tout savoir théologique, et affirme que nous, les hommes, en tant que doués de raison et pour autant que nous en avons la capacité, participons d’Hermès : celui-ci préside à la rationalité humaine. Θεὸς ὁ τῶν λόγων ἡγεμών, Ἑρμῆς, πάλαι δέδοκται καλῶς ἅπασι τοῖς ἱερεῦσιν εἶναι κοινός, ὁ δὲ τῆς περὶ θεῶν ἀληθινῆς ἐπιστήμης προεστηκὼς εἷς ἐστιν ὁ αὐτὸς ἐν ὅλοις· ᾧ δὴ καὶ οἱ ἡμέτεροι πρόγονοι τὰ αὑτῶν τῆς σοφίας εὑρήματα ἀνετίθεσαν Ἑρμοῦ πάντα τὰ οἰκεῖα συγγράμματα ἐπονομάζοντες. Εἰ δὲ τοῦδε τοῦ θεοῦ καὶ ἡμεῖς τὸ ἐπιβάλλον καὶ δυνατὸν ἑαυτοῖς μέρος μετέχομεν, σύ τε καλῶς ποιεῖς ἅ ἀγνοεῖς τοῖς ἱερεῦσιν ὡς εἰδόσι περὶ θεολογίας προτείνων ἐρωτήματα, ἐγώ τε εἰκότως τὴν πρὸς Ἀνεβὼ τὸν ἐμὸν μαθητὴν πεμφθεῖσαν ἐπιστολὴν ἐμαυτῷ γεγράφθαι νομίζων ἀποκρινοῦμαί σοι αὐτὰ τἀληθῆ ὑπὲρ ὧν πυνθάνῃ. Le dieu, prince de l’éloquence (ou plutôt : de la Raison), Hermès, depuis longtemps est à bon droit considéré par tous les prêtres comme commun, et celui qui préside à la véritable science concernant les dieux, est un seul et le même dans tout l’univers ; c’est justement à lui que même nos ancêtres consacraient les découvertes de leur savoir, en mettant le nom d’Hermès sur tous leurs ouvrages. Et si, nous aussi, nous avons, de ce dieu, la part qui nous revient dans la mesure qui est la nôtre, alors toi, de ce que tu ignores, tu as raison de faire des questions à poser aux prêtres parce qu’ils sont savants en matière de théologie, et moi, regardant évidemment la lettre envoyée à mon disciple Anébon comme écrite à moi-même, je vais te répondre la vérité même sur ce qui fait l’objet de tes questions 35.

Hadot2 (p. 89) ; XVI, 10-16 Hadot2 (p. 101). – Sur l’expression ὁ θεός désignant le Démiurge du Timée, voir Hadot2, la n. 3 p. 24 (ad In Epict. Enchir., I, 433-434). 34. « Science théologique et foi », cité supra (n. 5), p. 280 n. 10. 35. Jamblique, Réponse à Porphyre (De Mysteriis), Prologue, éd. H. D. Saffrey, A.-Ph. Segonds†, avec la collaboration d’A. Lecerf, Jamblique. Réponse à Porphyre (De Mysteriis), Paris 2013 (Collection des Universités de France), p. 1, 6-2, 5 (I, 1, p. 1, 6-2, 9 Parthey) ; voir les n. 2-6 ad loc. (p. 1), aux p. 224-225,

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Les prières en prose de Simplicius Par ailleurs, nous verrons que la prière qui clôt le Commentaire de Simplicius aux Catégories est adressée aux dieux « gardiens des discours » (τοῖς τῶν λόγων ἐφόροις), expression qui désigne notamment Hermès. Toutefois, si l’on replace la prière finale du Commentaire au Manuel d’Épictète dans son contexte général, où Simplicius n’entre pas dans les détails de la théologie néoplatonicienne et fait plusieurs mentions explicites du « dieu », c’est-à-dire du Démiurge, comme producteur des âmes raisonnables humaines, il devient évident que c’est le Démiurge, et non Hermès, qui est le destinataire de la prière et qu’il est la source de l’εὐγένεια des âmes raisonnables humaines – même si dans d’autres contextes évidemment Hermès, le dieu λόγιος, préside à la Raison et aux divers types de λόγοι. 2. L’élaboration stylistique de la prière atteste les qualités littéraires de Simplicius, qu’une épigramme antique, nous l’avons vu, célébrait comme ῥήτωρ et φιλόσοφος du plus haut niveau 36, et que des compilations byzantines mentionnent comme commentateur de la Tekhnè d’Hermogène 37. Elle illustre la culture rhétorique des professeurs de philosophie de l’Antiquité tardive, et peut être analysée 38 à partir de

où l’on trouvera une série de références sur Hermès – qui chez Jamblique est à la fois l’Hermès grec, dieu du logos, et l’Hermès égyptien expert en théologie, à qui étaient attribués les Hermetica des prêtres d’Égypte. Un texte de Proclus, In Alcibiadem, 195, 4-17 (voir A.-Ph. Segonds [éd.], Proclus. Sur le ‘Premier Alcibiade’ de Platon, t. II, Paris 1986 [Collection des Universités de France], p. 253-254, et notes ad loc. p. 399-400) célèbre Hermès, qui préside à toute paideia et est qualifié d’ἡγεμόνιος car « il nous conduit (καθηγούμενος) vers l’intelligible [et] élève notre âme hors du lieu mortel » (195, 12-14). 36. Voir supra, p. 211 et n. 4.– I. Hadot, Le Problème du néoplatonisme alexandrin, p. 31, commente très justement : « Je ne peux que souscrire au jugement de l’auteur [de l’] épigramme. Pour écrire, comme le fait Simplicius, dans un style classique, archaïsant et très éloigné du grec parlé de son temps, il fallait de sérieuses études portant sur les auteurs classiques, leur grammaire, leur langue, bref, de longues études de rhétorique », et elle donne (p. 31-32) comme exemples les formules par lesquelles sont décrites des réalités présentes au moyen d’expressions bannissant les néologismes. Mais sur la question délicate des code phrases, voir supra, n. 22, et infra, n. 132. 37. I. Hadot, « La vie et l’œuvre de Simplicius d’après des sources grecques et arabes », art. cité supra (n. 4), p. 31-36 ; ead., Simplicius. Commentaire sur le Manuel d’Épictète, Paris 2001 (CUF), p. xxxv-xxxvi ; ead., Le néoplatonicien Simplicius à la lumière des recherches contemporaines, p. 280-282. Cf. R. Goulet, art. « Simplicius de Cilicie », cité supra (n. 4), p. 362. 38. Je remercie vivement mon collègue et ami Pierre Chiron, qui a bien voulu

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Philippe Hoffmann rapprochements avec des éléments théoriques fournis par la tradition, par exemple chez le rhéteur Démétrios – dont malheureusement la chronologie est très incertaine 39 – ou encore chez Hermogène (iie-iiie siècles), auteur du Περὶ ἰδεῶν λόγου 40. Cette prière, qui appelle une lecture à haute voix, présente une structure périodique composée de trois côla 41, et la longueur de la période sied précisément à une supplication 42, son

examiner le texte des prières de Simplicius et qui m’a indiqué de fructueuses pistes pour mener cette tentative d’étude stylistique, tout en soulignant la difficulté et l’incertitude de la tâche. – Sur l’importance d’une étude stylistique des prières, voir les remarques de L. Pernot, « Prière et rhétorique », cité supra (n. 3), p. 224. 39. P. Chiron, Un rhéteur méconnu : Démétrios (Ps.-Démétrios de Phalère). Essai sur les mutations de la théorie du style à l’époque hellénistique, Paris 2001 (Textes et traditions, 2), p. 15-32 sur la question de la datation (« Le PH, du point de vue de la datation, présente le paradoxe d’un fond que beaucoup considèrent comme relativement ancien, en tout cas antérieur aux travaux des rhéteurs du ier siècle av. J.-C., et d’une langue souvent considérée comme récente », p. 32), et p. 370. – Sur les problèmes posés par le lexique stylistique, lire aussi P. Chiron, « Les noms du style chez Démétrios (ps.-Démétrios de Phalère) : collection ou système ? », dans P. Chiron et C. Lévy (dir.), Les noms du style dans l’Antiquité gréco-latine, Louvain-Paris-Walpole MA 2010 (Bibliothèque d’études classiques, 57), p. 71-85. 40. M. Patillon, La théorie du discours chez Hermogène le rhéteur. Essai sur les structures linguistiques de la rhétorique ancienne, Paris 20102 [19881] (Collection d’études anciennes, 117), p. 103 sqq. – On ne peut évidemment reconnaître dans le texte de Simplicius une application de telle ou telle doctrine rhétorique clairement identifiable : mais de toute évidence son art d’écrire procède d’une profonde culture rhétorique et stylistique. 41. Cf. Démétrios, Du style, 16 : « Dans les périodes, le nombre de côla varie de deux, pour les courtes, à quatre, pour les plus longues (aller au-delà de quatre serait sortir des justes proportions de la période, οὐκέτ᾽ ἂν ἐντὸς εἴη περιοδικῆς συμμετρίας) ». Traduction P. Chiron, Démétrios. Du style, Paris 1993 (Collection des Universités de France), p. 7. La prière de Simplicius respecte ainsi la norme de la περιοδικὴ συμμετρία. 42. Cf. l’opposition entre petits côla et côla longs, décrite par Démétrios, Du style, 7 : « On utilise aussi les petits côla dans les passages véhéments (δεινότης), car il est plus véhément (δεινότερον) de dire beaucoup en peu de mots, c’est plus vigoureux (σφοδρότερον) : c’est pour cela que les Lacédémoniens ont le parler bref, par véhémence. L’expression d’un ordre est concise et brève [σύντομον καὶ βραχύ] (le maître qui parle à son esclave s’exprime par monosyllabes), tandis que l’expression d’une supplication est longue, comme aussi celle d’une plainte (τὸ δὲ ἱκετεύειν μακρὸν καὶ τὸ ὀδύρεσθαι) », l’exemple choisi étant celui des Implorations (Λιταί) homériques (Iliade, IX, 502-512), dont la prolixité (μακρολογία) est alors rapportée à la faiblesse (ἀσθένεια) des vieillards, ce qui évidemment ne peut s’appliquer au texte de Simplicius. Voir la traduction de P. Chiron, p. 4, ici légèrement modifiée.

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Les prières en prose de Simplicius cercle étant souligné par la reprise de ἱκετεύω. L’attaque est dynamique : les trois premières syllabes du premier mot de la prière font entendre un anapeste (ἱκετεύω U U – | –), tandis que la clausule, occupée par la citation homérique (ἠμὲν θεὸν ἠδὲ καὶ ἄνδρα), est une fin d’hexamètre (– | – U U | – U U | – U), ce qui est proscrit en prose, mais est justifié ici par la citation, le dactyle produisant par ailleurs un rythme noble 43. Dans cette période à trois côla 44, le deuxième – qui imprime à l’ensemble une « courbure », ou καμπή dans la terminologie de Démétrios 45 – est le plus long, ce qui trahit une volonté à la fois de « grandeur » (μέγεθος) 46 et de symétrie entre le début et la fin. En outre, la relative « complication » (περιβολή) de ce deuxième côlon contribue à l’impression de grandeur 47. Quant au troisième côlon, avec l’adjectif ordinal (τρίτον) et un entrelacs d’assonances (καὶ τὸ τρίτον καὶ σωτήριον·), il est présenté avec « clarté ». Un tel souci de dégager les superstructures en précisant 43. Aristote, Rhétorique, III, 8, 1408 b 32-33 ; Démétrios, Du style, 5. Cf. M. Patillon, La théorie du discours chez Hermogène le rhéteur, p. 210 et 224. 44. Sur les notions de « période » et de « côlon » dans la théorie du ps.-Démétrios et dans la tradition rhétorique, voir l’exposé détaillé de P. Chiron, Un rhéteur méconnu : Démétrios, p. 37 sqq., p. 60-116. 45. Cf. Démétrios, Du style, 10 : « La période (περίοδος) est un ensemble (σύστημα) de côla ou de commata qui, dans un contour parfait (εὐκαταστρόφως), s’ajuste exactement (ἀπηρτισμένον) à la pensée à exprimer (διάνοια) ». Après avoir cité un exemple démosthénien (le début du Contre Leptine), Démétrios fait un commentaire qui peut s’appliquer à la structure de la prière de Simplicius : « Cette période, faite de trois côla, dessine une sorte de courbe (καμπή) et se ramasse sur elle-même à la fin (συστροφὴν ἔχει κατὰ τὸ τέλος) » (traduction P. Chiron, éd. Démétrios. Du style, CUF, p. 5 ; sur la καμπή, voir aussi Démétrios, Du style, 17 [éd. Chiron p. 8] au sujet de la période simple à côlon unique qui « a une certaine longueur et dessine une courbe vers la fin », μῆκός τε… καὶ καμπὴν κατὰ τὸ τέλος ; l’Index de cette édition, p. 164, s.v. καμπή ; et P. Chiron, Un rhéteur méconnu : Démétrios, p. 80-81). 46. Cf. Démétrios, Du style, 5 : « … quelquefois, un long côlon est de circonstance (καιρός), par exemple sur de grands sujets (ἐν τοῖς μεγέθεσιν) [suit un exemple de Platon, Politique, 269 C]. En effet l’élévation du propos va de pair, en quelque sorte, avec l’ampleur du côlon (Σχεδὸν γὰρ τῷ μεγέθει τοῦ κώλου συνεξῆρται καὶ ὁ λόγος). C’est aussi pour cette raison, sa longueur (μῆκος), que l’hexamètre s’appelle ‘vers héroïque’ et qu’il convient à des héros » (traduction Chiron, p. 3). Sur la catégorie stylistique de la grandeur, voir M. Patillon, La théorie du discours chez Hermogène le rhéteur, p. 107 (Démétrios), 112 (Hermogène), 212-213 sqq., 223 sqq. ; et P. Chiron, Un rhéteur méconnu : Démétrios, p. 40-41 ; p. 117-172 (sur les quatre types de style : grand, élégant, simple, véhément), spéc. p. 136. 47. Sur la περιβολή et son lien avec la grandeur selon les conceptions hermogéniennes, voir M. Patillon, La théorie du discours chez Hermogène le rhéteur, p. 189, 127, 236-239. De même, la prière finale de l’In De caelo (v. infra, p. 250 n. 121).

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Philippe Hoffmann l’ordre d’un point à venir relève de l’εὐκρίνεια, la « netteté », l’un des deux constituants de la « clarté » (σαφήνεια) selon Hermogène 48. La clarté est d’ailleurs, de façon générale, l’idéal stylistique (et plus généralement intellectuel) de Simplicius, qui écrit un grec très classique et clair 49 – fidèle en cela à la clarté comme vertu du style, qui est recommandée par Aristote 50. L’ensemble de la prière est donc marqué par une recherche de la grandeur (μέγεθος) et de la clarté (σαφήνεια). Les trois demandes, l’itération d’ἱκετεύω, le balancement μὲν… δὲ… qui articule le premier et le deuxième côlon (à l’intérieur duquel s’entend une itération de συμπρᾶξαι / συμπράττειν), la césure qui souligne l’importance majeure de la troisième demande (καὶ τὸ τρίτον καὶ σωτήριον· κτλ.), tout confère donc de l’élévation à cette prière écrite en un style de très haute tenue, qui s’achève sur une fin d’hexamètre homérique à valeur de sumbolon théurgique (v. infra, p. 232-241). On remarque que Simplicius parle à la première personne du singulier – dans l’énoncé de la supplication (ἱκετεύω) –, tout comme dans les prières du commentaire aux Catégories et du commentaire au De caelo 51. Ce sont des prières personnelles, qui impliquent aussi collectivement ἡμεῖς, « nous les hommes », c’est-à-dire les âmes raisonnables humaines – dans le cas présent comme dans la prière de l’In De caelo, où l’on peut lire :

48. M. Patillon, La théorie du discours chez Hermogène le rhéteur, p. 108-109, 118, 127, 194, 219-223, 383. « Pureté », καθαρότης, et « netteté », εὐκρίνεια, sont les constituants de la « clarté », σαφήνεια.– Voir aussi P. Chiron, Un rhéteur méconnu : Démétrios, p. 296 (fidélité apparente de Démétrios à l’idéal aristotélicien de clarté). 49. Simplicius, In Cat., p. 3, 6-7 Kalbfleisch, explique ainsi que son but, en copiant et adaptant le commentaire de Jamblique est de « ramener à plus de clarté et de mesure la sublimité de pensée de cet homme, qui est inaccessible à la plupart des gens » (τὸ ὑψηλόνουν [leçon de Ap] τοῦ ἀνδρὸς καὶ τοῖς πολλοῖς ἄβατον ἐπὶ τὸ σαφέστερόν τε καὶ συμμετρότερον καταγαγεῖν). Ce travail de réécriture porte à la fois sur la forme stylistique et sur la doctrine. 50. Aristote, Rhétorique, III, 2, 1404 b 1-2 ss. ; III, 12, 1414 a 24-26. Si le commentateur doit transcrire dans un style clair les doctrines philosophiques, en revanche l’obscurité (ἀσάφεια) du texte aristotélicien lui-même est pour les commentateurs néoplatoniciens la marque de sa qualité éminemment philosophique, en même temps qu’un voile contre une divulgation redoutée et l’occasion d’un exercice mental créateur d’acuité intellectuelle (…γυμναστικωτέραν εἰς ἀγχίνοιαν ὑπολαμβάνων τὴν τοιαύτην ἀσάφειαν, « Aristote jugeait qu’une telle obscurité entraîne mieux à la perspicacité », voir Simplicius, In Cat., p. 7, 1-22 K., aux lignes 8-9, et le commentaire de I. Hadot, Simplicius. Commentaire sur les ‘Catégories’. Fascicule 1, p. 113-122). 51. Voir infra, p. 241-242 et 246.

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Les prières en prose de Simplicius […] ἵνα μηδὲν εὐτελὲς ἢ ἀνθρώπινον περί σου λογιζόμενοι κατὰ τὴν ὑπεροχήν σε προσκυνῶμεν, ἣν ἔχεις πρὸς πάντα τὰ ὑπό σου παραγόμενα. […] afin que, ne concevant rien de bas ou d’humain à ton sujet, nous t’adorions selon la transcendance qui est la tienne par rapport à toutes les réalités que tu produis 52.

3. Cette prière est une supplication : ἱκετεύω, « je te supplie… ». Simplicius se conforme avec précision à une définition de l’ἱκετεία qui semble correspondre à la théorie développée par Jamblique dans sa Réponse à Porphyre 53. Porphyre, dans la Lettre à Anébon, estime en effet que la supplication est une forme de prière tout à fait inférieure qui émane d’âmes agitées par des émotions et des passions, et qu’elle ne pourrait s’adresser qu’à des dieux eux-mêmes susceptibles de pâtir (ἐμπαθεῖς) 54 : à rebours, si les dieux sont des intellects purs et impassibles, ils sont inaccessibles aux prières 55. Jamblique demeure fidèle à l’idée selon laquelle l’ἱκετεία « est caractérisée par une attitude d’humilité profonde, d’abaissement devant la divinité », mais il ne partage pas les réticences de Platon à son égard 56, non plus que celles de Porphyre 57. Jamblique affirme que l’ἱκετεία procède du sentiment de notre néant (οὐδένεια) et de la distance radicale qui nous sépare des dieux, de la conscience de notre place dans 52. Simplicius, In De Caelo, p. 731, 28-29 Heiberg. Voir infra, p. 246. 53. Lire l’excellente analyse d’A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 182-185 (et la n. 40 p. 183 sur l’οὐδένεια, notion également commentée dans l’édition Saffrey-Segonds-Luna de Marinus, Proclus ou Sur le bonheur, Paris 2001 [CUF], p. 56 n. 10). 54. Voir H. D. Saffrey, A.-Ph. Segonds† (éd.), Porphyre, Lettre à Anébon l’Égyptien, Paris 2012 (Collection des Universités de France), fragment 15 (p. 11). Sur cette question, cf. A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 149-155, spéc. p. 151 et n. 41, où est rappelé le rejet par les Pythagoriciens des λιτανεῖαι et des ἱκετεῖαι (position suivie par Porphyre) ; et p. 159-160 (spéc. p. 159 n. 68). 55. Porphyre, Lettre à Anébon, fr. 16-19 (p. 12-13 Saffrey-Segonds). Sur la conception porphyrienne de la prière, voir la contribution d’Andrei Timotin, supra, p. 179-192. 56. A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 34 n. 37 (références à divers textes de Platon et bibliographie). 57. Voir aussi la Lettre à Marcella, 19, p. 117, 8-9 des Places : οὔτε δάκρυα καὶ ἱκετεῖαι θεὸν ἐπιστρέφουσιν…, « ni larmes ni supplications n’attirent l’attention de Dieu… » ; texte cité et commenté par A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 161, qui résume très clairement la position de Porphyre : « La prière du σοφός est […] différente des supplications rituelles (ἱκετεῖαι) proférées par une âme agitée par les passions et adressées aux dieux ‘comme à des êtres ἐμπαθεῖς’ ; elle est l’œuvre du νοῦς, le ‘temple de Dieu’ ».

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Philippe Hoffmann l’Univers, et qu’elle nous permet de nous convertir progressivement vers « l’objet de nos supplications » jusqu’à atteindre nous aussi « une perfection divine ». La supplication réalise dans son ordre propre le programme de l’ὁμοίωσις θεῷ, l’assimilation de l’intellect humain à l’intellect divin par un commerce continuel, et elle repose sur la conscience de la distance qui nous sépare de la transcendance divine 58 : Ἀλλ᾽ αἱ λιτανεῖαι, ὡς φῄς, ἀλλότριαί εἰσι προσφέρεσθαι πρὸς τὴν τοῦ νοῦ καθαρότητα. Οὐδαμῶς· δι᾽αὐτὸ γὰρ τοῦτο, διότι τῇ δυνάμει καὶ καθαρότητι καὶ τοῖς πᾶσι τῶν θεῶν ἀπολειπόμεθα, ἐγκαιρότατόν ἐστι πάντων ἱκετεύειν αὐτοὺς εἰς ὑπερβολήν. Ἡ μὲν γὰρ συναίσθησις τῆς περὶ ἑαυτοὺς οὐδενείας, εἴ τις ἡμᾶς παραβάλλων τοῖς θεοῖς κρίνοι, ποιεῖ τρέπεσθαι πρὸς τὰς λιτὰς αὐτοφυῶς, ἀπὸ δὲ τῆς ἱκετείας κατὰ βραχὺ πρὸς τὸ ἱκετευόμενον ἀναγόμεθα, καὶ τὴν πρὸς αὐτὸ ὁμοιότητα ἀπὸ τοῦ συνεχῶς αὐτῷ προσομιλεῖν κτώμεθα, τελειότητά τε θείαν ἠρέμα προσλαμβάνομεν ἀπὸ τοῦ ἀτελοῦς. Mais les supplications (λιτανεῖαι), dis-tu, ne sont pas faites pour être adressées à la pureté de l’intellect. Pas du tout : du fait même que nous sommes inférieurs (ἀπολειπόμεθα) aux dieux par la puissance, la pureté, et sous tous rapports, il est plus opportun que tout de les supplier (ἱκετεύειν) au-delà de toute mesure. En effet, la conscience de notre propre néant, si l’on nous juge par comparaison aux dieux, nous fait tout naturellement nous tourner vers les suppliques (λιταί), et grâce à l’imploration (ἱκετεία), nous nous élevons peu à peu (κατὰ βραχὺ… ἀναγόμεθα) vers l’objet de nos supplications (τὸ ἱκετευόμενον) ; grâce à notre conversation continuelle avec lui, nous devenons semblables à lui et, d’imparfaits que nous sommes, nous acquérons doucement une perfection divine 59.

C’est donc à l’intellect divin que s’adresse la supplication jambliquienne (et non à des êtres supérieurs animés de passions) et, comme elle est fondée sur une « connaissance innée de la divinité » (ἡ περὶ θεῶν ἔμφυτος γνῶσις) 60, elle est « comme une expression de la présence divine

58. Ce sentiment de la transcendance divine (ὑπεροχή) sera fortement exprimé, aussi, dans la prière finale de l’In De caelo (p. 731, 28-29 Heiberg, voir infra, p. 246, 249), et un écho s’entend entre les deux prières de Simplicius. 59. Jamblique, Réponse à Porphyre (De Mysteriis), p. 36, 5-17 Saffrey-SegondsLecerf (I, 15, p. 47, 11-48, 3 Parthey). 60. Jamblique, Réponse à Porphyre (De Mysteriis), p. 5, 14-20 Saffrey-SegondsLecerf (I, 3, p. 7, 13-8, 2 Parthey). Cf. A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 183.

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Les prières en prose de Simplicius dans l’âme » 61. Ici, Simplicius se situe exactement dans la ligne définie par Jamblique, sa prière commence par le vocatif δέσποτα qui exprime toute la distance entre le suppliant et le destinataire, il s’adresse au « père et guide de la Raison qui est en nous » pour faire coïncider celle-ci avec le dieu, et la fin de sa prière – nous allons y revenir – demande la grâce d’une conscience précise de la distinction entre l’homme et le divin, qui est la condition même de l’ἱκετεία selon Jamblique. 4. La structure périodique de la prière s’adapte avec exactitude au déploiement d’une pensée complexe, et résume les principaux thèmes du Commentaire de Simplicius 62. 4.1. Première demande : « nous faire ressouvenir de la noblesse originelle que nous avons été jugés dignes de recevoir de toi », l’εὐγένεια de l’âme raisonnable lui étant conférée par son « père », le Démiurge. Selon Simplicius, le Manuel d’Épictète est scandé par la formule Μέμνησο, « Souviens-toi », et il invite à un exercice de remémoration perpétuelle des vérités l’âme raisonnable humaine, qui « possède toujours en elle-même, consubstantielles à son essence, les raisons (λόγοι) des étants et, connaturelle à elle-même, la vérité des étants (τὴν τῶν ὄντων ἀλήθειαν) », mais qui « se laisse entraîner peu à peu dans l’oubli […] cause de tous les maux » 63. 4.2. La deuxième demande est elle-même complexe dans sa structure. Simplicius supplie le dieu de lui prêter assistance (συμπρᾶξαι, συμπράττειν) pour deux ensembles d’actions, éthiques et théoriques, qui sont hiérarchisées, la purification et la maîtrise des passions (4.2.1) devant précéder, comme sa condition, un usage de la Raison (4.2.2) qui conduit à la science comme « union aux étants qui sont réellement ». On

61. A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 184. 62. I. Hadot, Simplicius. Commentaire sur le ‘Manuel’ d’Épictète (1996), p. 151 : « une courte récapitulation du contenu du commentaire, accompagnée d’une supplication adressée au Père et Guide de la Raison pour qu’il accorde à celui qui le prie la grâce de pouvoir s’approprier intérieurement les exhortations contenues dans le Manuel et le commentaire ». C’est cet argument qui est apporté en faveur de l’interprétation de εὐχὴν… τοῖς παροῦσιν οἰκείαν comme « une prière appropriée aux présents discours », choisie par Hieronymus Wolf (dont la traduction latine, publiée en 1563, accompagne les textes grecs des éditions Schweighäuser [1800] et Dübner [1840, 1842]). L’interprétation de Wolf est adoptée par I. Hadot (op. supra cit., p. 14-15 et n. 20 ; voir aussi p. 178-179). 63. In Epict. Enchir., V, 89-103 Hadot2 (p. 41-42 ; voir p. 147 n. 3 ad V, 92 [p. 41] sur les λόγοι de l’âme).

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Philippe Hoffmann sait que l’enseignement néoplatonicien prévoyait une formation éthique préparatoire – donnant accès à un niveau inférieur des vertus néoplatoniciennes, les vertus « politiques » –, préalablement à l’étude de la philosophie elle-même 64, et c’est cette conception qui est ici exprimée puisque le Manuel d’Épictète, selon Simplicius, correspond à ce niveau de formation éthique. 4.2.1. Il est demandé au dieu de nous prêter assistance à nous les hommes en tant que pourvus d’une âme automotrice (ὡς αὐτοκινήτοις)65, afin que (4.2.1.1) nous nous purifiions du corps et des passions irrationnelles, (4.2.1.2) nous parvenions à la maîtrise du corps et de ces passions (ὑπερέχειν, ἄρχειν 66) conformément à l’idéal de metriopatheia qui gouverne l’interprétation du Manuel d’Épictète 67, et enfin (4.2.1.3) que nous nous servions du corps et des passions comme d’instruments (ὡς ὀργάνοις), de la manière qui convient (κατὰ τὸν προσήκοντα τρόπον), conformément à la définition platonicienne de l’Homme dans le Premier Alcibiade, que Simplicius met en relation avec les vertus « politiques », lesquelles occupent un très bas niveau dans la doctrine néoplatonicienne des vertus : Pour commencer, il faut préciser […] à quel genre d’homme (ὁποῖος) ces propos (scil. d’Épictète) s’adressent et à quelle forme de vie humaine (ἀνθρωπίνη ζωή) se rapporte la vertu à laquelle ils conduisent celui qui

64. Il faut renvoyer sur ce point, globalement, aux différents travaux de I. Hadot sur le Commentaire de Simplicius au Manuel, et sur sa place dans le cursus néoplatonicien : voir supra, n. 9. 65. Sur l’automotricité de l’âme dans le contexte des questions éthiques, voir par exemple Simplicius, In Epict. Enchir., I, 538-545 Hadot2 (p. 28) ; XIV, 165-167 Hadot2 (p. 83). – Sur la coopération du dieu et de l'âme humaine, cf. R. M. van den Berg, supra, p. 198-199 et n. 8. 66. Pour l’emploi de ὑπερέχειν et (ou) de ἄρχειν, voir par exemple Simplicius, In Epict. Enchir., Prooem. 100-101 (l’âme raisonnable ἄρχουσαν τοῦ σώματος καὶ ὑπερανέχουσαν αὐτοῦ). 137-147 Hadot2 (p. 5-7), ou encore XIV, 96-97 Hadot2 (p. 80) : les âmes raisonnables sont « naturellement destinées à connaître le vrai, à commander aux désirs irrationnels et à les dominer » (ἄρχειν τῶν ἀλόγων ὀρέξεων καὶ ὑπερέχειν αὐτῶν) ; XIV, 168-172 Hadot2 [p. 83-84] (l’âme qui vit conformément à la nature use du corps comme d’un instrument, elle le « transcende » et le « domine », ἐξῃρημένη αὐτοῦ καὶ ὑπερέχουσα). 67. Sur la « métriopathie » aristotélicienne dans le cadre de la doctrine néoplatonicienne des degrés de vertus, voir I. Hadot, Le Problème du néoplatonisme alexandrin, p. 150-158 ; ead., Simplicius. Commentaire sur le Manuel d’Épictète (CUF 2001), p. lxxvii-lxxxviii. Sur la doctrine néoplatonicienne des vertus, voir un exposé très complet dans H. D. Saffrey, A.-Ph. Segonds, C. Luna (éd.), Marinus. Proclus ou Sur le bonheur, cité supra (n. 8), p. lxix-xcviii (p. lxxxvii sur les vertus politiques).

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Les prières en prose de Simplicius se laisse persuader par eux. […] ces propos conviennent à ceux qui, sans doute, ont leur essence dans la vie raisonnable, mais dans la vie raisonnable usant du corps comme instrument (ἐκείνοις ἁρμόζουσι τοῖς κατὰ τὴν λογικὴν μὲν ζωὴν οὐσιωμένοις τὴν ὡς ὀργάνῳ δὲ χρωμένην τῷ σώματι) […]. Mais l’homme qui veut être vraiment homme (ὄντως ἄνθρωπος) et qui s’efforce de reconquérir sa noblesse propre (τὴν εὐγένειαν τὴν ἑαυτοῦ), celle que le dieu a accordée aux hommes à la différence des animaux sans raison, celui-là s’efforce de porter son âme raisonnable (τὴν ἑαυτοῦ λογικὴν ψυχήν) à vivre selon qu’il est convenable à sa nature (φύσις), commandant au corps, le tenant assujetti (ἄρχουσαν τοῦ σώματος καὶ ὑπερανέχουσαν αὐτοῦ) et s’en servant non pas comme d’une partie conjointe, mais comme d’un instrument (οὐχ ὡς μέρει συντεταγμένῳ, ἀλλ᾽ ὡς ὀργάνῳ χρωμένην). Et c’est à cet homme que conviennent les vertus éthiques et politiques (αἱ ἠθικαὶ καὶ πολιτικαὶ ἀρεταί), auxquelles exhortent ces propos 68.

4.2.2. Une fois assurée la maîtrise du corps et des passions, Simplicius demande au dieu une assistance (συμπράττειν τε καὶ…) pour un exercice cognitif de la Raison afin (4.2.2.1) qu’elle parvienne à être « redressée » et qu’elle procède avec la « précision » requise pour l’acquisition de la science (διόρθωσις ἀκριβής) 69, et que (4.2.2.2) se

68. Simplicius, In Epict. Enchir., Prooem. 78-104 Hadot2 (p. 4-5) ; et aussi Prooem. 35-36 Hadot2 (p. 2, avec n. 6 ad loc. p. 132-133) ; 50-54. 118-119 Hadot2 (p. 3 et 6). Autres textes : Prooem. 105-158 Hadot2 [p. 5-7] (sur la définition de l’homme dans le Premier Alcibiade) ; ou encore XIV, 169 Hadot2 (p. 83) ; XV, 23 Hadot2 (p. 99) ; XXII, 31-32 Hadot2 (p. 117). Lire à ce sujet : I. Hadot, Le Problème du néoplatonisme alexandrin, p. 150 (158)-160 ; ead., Simplicius. Commentaire sur les ‘Catégories’. Fascicule 1, cité supra (n. 6), p. 136-137 ; ead., Simplicius. Commentaire sur le Manuel d’Épictète (CUF 2001), p. lxxxviii-xcii ; ead., Le néoplatonicien Simplicius à la lumière des recherches contemporaines, p. 158 (sur l’interprétation du « but » du Premier Alcibiade par Damascius et Simplicius), p. 172-173 et 175 ; A.-Ph. Segonds, Proclus. Sur le ‘Premier Alcibiade’ de Platon, t. I, Paris 1985 (Collection des Universités de France), p. lxvi-lxix (avec une traduction du texte de Simplicius cité ci-dessus) ; Ph. Hoffmann, article « Damascius », dans R. Goulet (dir.), Dictionnaire des Philosophes Antiques, II, Paris 1994, D 3, p. 541-593, voir p. 580 (sur la dépendance de Simplicius par rapport à l’exégèse de Damascius). 69. La notion d’ἀκρίβεια mériterait une étude particulière. Cf. Simplicius, In Cat., p. 438, 34-35 Kalbfleisch (ἀκριβεστέραν ἐνδοῦναι κατανόησιν : infra, p. 244-245 et n. 107), et aussi par exemple Simplicius, In Phys., p. 4, 10-11 [au sujet de la Physique d’Aristote comme ἀκρόασις], et p. 5, 17-18 Diels [ἀκριβὴς κατανόησις] (CAG IX) ; Ph. Hoffmann, « La triade chaldaïque ἔρως, ἀλήθεια, πίστις », p. 479 et 483, et « Science théologique et foi », p. 282 et n. 17 (articles cités supra, n. 5).

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Philippe Hoffmann réalise « l’union (ἕνωσις) de la Raison aux êtres qui sont réellement, selon la lumière de la Vérité ». La connaissance véritable, scientifique, s’accomplit en une ἕνωσις avec les êtres eux-mêmes (correspondant à la πίστις dans le cas de la connaissance des réalités divines) : ce principe essentiel de la gnoséologie néoplatonicienne est formulé ailleurs par Simplicius dans un exposé consacré à la triade chaldaïque ἔρως, ἀλήθεια, πίστις 70, et l’expression « lumière de la Vérité », inspirée par la République 71, et que Simplicius utilise ailleurs dans l’In Epict. 72, est souvent utilisée, notamment, par Proclus 73. 4.3. La troisième demande est fortement mise en valeur dans le côlon final, car son enjeu est le salut des hommes (καὶ τὸ τρίτον καὶ σωτήριον) 74. Au dieu est demandée la grâce « d’enlever totalement le brouillard (ἀχλύς) qui obscurcit les yeux de nos âmes », de façon à nous permettre de discerner le monde divin et le monde humain, et de parvenir ainsi au savoir théologique, qui suppose une compréhension précise de ce que sont les dieux. La citation homérique 75 extraite du chant V de l’Iliade – consacré aux exploits de Diomède –, est le dernier mot du Commentaire et revêt selon toute probabilité, comme nous allons le voir, la valeur d’un sumbolon théurgique 76 destiné à

70. Simplicius, In De caelo, p. 55, 3-24 Heiberg (spéc. lignes 17 et 20). Voir Ph. Hoffmann, « La triade chaldaïque ἔρως, ἀλήθεια, πίστις », p. 471-473 (p. 472) ; et « Science théologique et foi », p. 310-317 (p. 311-312). 71. Platon, République, VI, 508 E 1-509 A 5. 72. La note de Saffrey et Westerink, Théologie Platonicienne, III, p. 106 n. 3, renvoie à Simplicius, In Epict. Enchir., p. 88. 3 Dübner = XXXVII. 225 Hadot1 (p. 354). 73. Voir C. Luna, A.-Ph. Segonds (éd.), Proclus. Commentaire sur le ‘Parménide’ de Platon, Tome I, 2e partie : Livre I, Paris 2007 (Collection des Universités de France), p. 166 n. 4 (avec des renvois à l’édition Westerink-Saffrey de la Théologie Platonicienne, III, 1, p. 6, 6-7 [v. p. 106 n. 3 ad loc.] et VI, 12, p. 56, 5 [v. p. 154 n. 1 ad loc.], où l’on trouvera d’autres références). Un texte très clair est Théol. Plat., II, 4, p. 33, 5-8 S.-W. (la lumière de la Vérité procède du Bien). 74. Cette troisième étape entre alors dans la catégorie de la prière de salut. 75. Iliade, V, 127-128 : ἀχλὺν δ᾽αὖ τοι ἀπ᾽ ὀφθαλμῶν ἕλον, ἣ πρὶν ἐπῆεν, ⁄⁄ ὄφρ᾽ εὖ γινώσκοις ἠμὲν θεὸν ἠδὲ καὶ ἄνδρα, « J’écarte aussi de tes yeux le brouillard qui jusqu’ici les recouvrait. ⁄⁄ Tu sauras de la sorte distinguer un dieu d’un homme » (traduction Mazon légèrement modifiée). De même, au chant XV, vers 668-669, Athéna écarte des yeux des Achéens « un prodigieux nuage de brume », νέφος ἀχλύος… θεσπέσιον. 76. Simplicius, comme tous les néoplatoniciens d’Athènes, n’est pas étranger à la théurgie, et il connaît aussi les Oracles Chaldaïques, « livre sacré » des théurges. Lire par exemple : I. Hadot, « Die Stellung des Neuplatonikers Simplikios zum Verhältnis

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Les prières en prose de Simplicius produire le discernement théologique. Plus qu’un ornement littéraire illustrant la culture de Simplicius et son attachement à la tradition hellène, c’est une parole efficace, qui doit affermir dans les âmes raisonnables humaines la connaissance (γνῶσις) de l’essence divine. Tout d’abord, le contexte de ces vers doit retenir l’attention, en raison d’une parenté de situation. Athéna répond à une prière du vaillant Diomède 77, fils de Tydée, qui a été blessé par une flèche du troyen Pandaros, et qui demande secours et assistance à la déesse afin de tuer Pandaros de sa lance. En même temps qu’elle lui donne la fougue (le μένος) de son père Tydée 78, Athéna accorde à Diomède la faculté de discernement qui lui permettra de distinguer dans la mêlée entre des adversaires humains et divins, et elle recommande à Diomède de ne pas

der Philosophie zu Religion und Theurgie », dans Th. Kobusch, M. Erler, avec la collaboration de I. Männlein-Robert (éd.), Metaphysik und Religion, volume cité supra (n. 2), p. 323-342, et Le néoplatonicien Simplicius à la lumière des recherches contemporaines, p. 175-176, à propos de divers passages de l’In Epict. Enchir., XXXVIII (Hadot1 p. 360 sqq.) et du rapport entre philosophie et théurgie. L’article « Die Stellung… » est repris sous une forme plus brève dans I. et P. Hadot, Apprendre à philosopher dans l’Antiquité. L’enseignement du ‘Manuel d’Épictète’ et son commentaire néoplatonicien, Le Livre de Poche, Paris 2004, p. 183-207.– L’intérêt de Simplicius pour les Oracles Chaldaïques (et la théurgie qui leur est liée) apparaît aussi, par exemple, dans son Commentaire sur la Physique [voir Ph. Hoffmann, « Φάος et τόπος : le fragment 51 (v. 3) des Places (p. 28 Kroll) des Oracles Chaldaïques selon Proclus et Simplicius (Corollarium de loco) », dans A. Lecerf, L. Saudelli, H. Seng (dir.), Oracles chaldaïques : Fragments et philosophie, Heidelberg 2014 (Bibliotheca Chaldaica, 4), p. 101-152, spéc. p. 119-120 n. 54], et dans l’usage qu’il fait de la triade chaldaïque ἔρως-ἀλήθεια-πίστις dans les commentaires à la Physique et au De caelo (voir infra, p. 251-252). – Dans un tout autre contexte, polémique, Simplicius reproche à son adversaire Philopon de confondre l’ordre du divin et celui des choses humaines (ὁ τὰ θεῖα καὶ τὰ ἀνθρωπινὰ εἰς μίαν Μύκωνον συγκυκῶν, In De caelo, p. 135, 9-10 Heiberg, v. « Sur quelques aspects de la polémique de Simplicius contre Jean Philopon », cité supra [n. 5], p. 195). 77. Iliade, V, 114-121, où l’on relève les mots suivants : ἠρᾶτο (vb. ἀράομαι) au vers 114, et ὣς ἔφατ᾽ εὐχόμενος (« Il prononça cette prière ») au vers 121. La prière de Diomède est étudiée dans F. Chapot et B. Laurot, Corpus de prières grecques et romaines, G 6, p. 39. 78. Iliade, V, 124-126 : Θαρσῶν νῦν, Διόμηδες, ἐπὶ Τρώεσσι μάχεσθαι· ⁄⁄ ἐν γάρ τοι στήθεσσι μένος πατρώιον ἦκα ⁄⁄ ἄτρομον, οἷον ἔχεσκε σακέσπαλος ἱππότα Τυδεύς·, « Maintenant combats sans crainte les Troyens, Diomède ; je mets en ta poitrine la fougue de ton père, cette fougue intrépide qu’en brandissant son bouclier montrait Tydée, le bon meneur de chars » (traduction Paul Mazon). On remarque que le don du discernement (v. 127-128) suit immédiatement celui du μένος (v. 124-126 ; cf. les vers 1-2).

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Philippe Hoffmann combattre les immortels, à l’exception d’Aphrodite. (Dans la mêlée, on le sait, Diomède blesse notamment Énée, Aphrodite et Arès.) À l’esprit de tout lecteur cultivé, dans l’Antiquité, se présente souvent une analogie entre le contexte d’origine et le contexte d’utilisation d’une citation de ce type, et l’on peut penser que la vaillance héroïque de Diomède est un modèle – transposé au plan spirituel – pour Simplicius qui, dans un autre contexte, au cours de sa violente polémique contre Jean Philopon, invoque le héros Héraklès pour qu’il l’aide à nettoyer ces écuries d’Augias que sont les raisonnements de Philopon, et pour « purifier » les âmes abusées par ces erreurs 79 : […] φέρε, τὸν μέγιστον Ἡρακλέα παρακαλέσαντες συνεργὸν ἐπὶ τὴν κάθαρσιν τῆς κόπρου τῆς ἐν τοῖς λόγοις αὐτοῦ καταβαίνωμεν. […] allons, appelons à notre aide le Très-Grand Héraklès et descendons nettoyer les immondices qui sont dans les raisonnements [de notre adversaire Philopon]. (Simplicius, In De caelo) Ἐπειδὴ δὲ πολὺν συρφετὸν ὁ Γραμματικὸς ἐκεῖνος κατ᾽ αὐτῶν μὲν οὐχί, κατὰ δὲ τῶν ἀνοήτων ἀνθρώπων ἐπεσώρευσεν, φέρε τὸν Ἀλφειὸν μεθ᾽ Ἡρακλέους παρακαλέσαντες τῶν εἰσδεξαμένων αὐτὸν ψυχῶν κατὰ τὸ δυνατὸν ἐκκαθάρωμεν. Mais puisque cet illustre Grammairien [Philopon] a accumulé, non pas sur [les démonstrations d’Aristote], mais sur les insensés, une bonne couche d’ordures, allons, appelons à notre aide l’Alphée et Héraklès, et purifions, dans la mesure du possible, les âmes qui ont admis en elles cette ordure. (Simplicius, In Phys.)

La citation de l’Iliade, V, 127-128, avait déjà été utilisée par l’auteur du Second Alcibiade (150 D-E) pour exprimer la nécessité de dissiper l’ἀχλύς qui dans l’âme d’Alcibiade empêche de discerner le bien et le mal. Un passage très intéressant de Lucien montre que ces vers d’Homère étaient probablement connus pour leur usage efficace en contexte magique. Dans le dialogue de Lucien intitulé « Charon ou

79. Simplicius, In De caelo, p. 119, 7-13 Heiberg ; et In Phys., p. 1129, 29-1130, 3 Diels (CAG X). On remarque dans les deux invocations, parallèles, l’emploi du verbe παρακαλεῖν. Voir Ph. Hoffmann, « Sur quelques aspects de la polémique de Simplicius contre Jean Philopon », cité supra (n. 5), p. 200-201. Simplicius imite en quelque sorte l’un des « travaux » (πόνοι) d’Héraklès, la réfutation à laquelle il se livre est proprement héroïque, et il est en ce sens le véritable φιλόπονος.

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Les prières en prose de Simplicius les observateurs », alors que Charon, venu à la surface de la terre pour apprendre en quoi consiste cette vie que les mortels regrettent tant, se plaint de ne rien voir de distinct depuis l’observatoire où il se trouve, Hermès lui offre le secours de la citation homérique afin de lui donner une vue « extrêmement perçante » : il s’agit, dit-il, d’un « remède » (τοῦτο… ἰάσομαί σοι), et d’une « formule magique » (ou d’une « incantation » : ἐπῳδή) qui, une fois prononcée (κἀπειδὰν εἴπω τὰ ἔπη), aura une efficacité immédiate et permettra à Charon de distinguer parfaitement la vie des hommes sur la terre : [Hermès] Je vais te donner un remède pour cela. En un rien de temps je vais rendre ta vue extrêmement perçante, en empruntant à Homère une formule magique valable dans cet autre cas. Et quand j’aurai énoncé les vers, souviens-toi de ne plus être myope et de voir tout clairement. – [Charon] Tu n’as qu’à les dire (λέγε μόνον).– [Hermès] ‘De tes yeux j’ai ôté le nuage qui auparavant les couvrait. Pour que tu distingues bien un dieu d’un homme’. Qu’en est-il ? Vois-tu à présent ? – [Charon] Oui à merveille ! Lyncée était aveugle comparé à moi 80.

Quelle que soit la part de jeu et d’ironie qui, dans ce dialogue de Lucien, caractérise les nombreuses citations d’Homère 81, le simple fait qu’il y ait une mention, même parodique, d’Iliade, V, 127-128 dans un

80. Lucien, Charon ou les observateurs, 7 (éd. et trad. J. Bompaire, Lucien. Œuvres. Tome IV. Opuscules 26-29, Paris 2008 [Collection des Universités de France], p. 26). Aux § 4-6, une autre recette homérique donne une réalité (imaginaire et « poétique ») à l’empilement de montagnes qui constitue l’observatoire de Charon : l’Olympe, l’Ossa et le Pélion sont entassés (§ 3-4 : cf. Odyssée, XI, 315316), et Hermès leur ajoute l’Œta et le Parnasse (§ 5). 81. J.-L. Charrière, « Les références homériques dans Charon de Lucien de Samosate », dans Homère revisité. Parodie et humour dans les réécritures homériques. Actes du colloque international, Aix-en-Provence 30-31 octobre 2008, Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité, Besançon 2011 (Collection « ISTA », 1200), p. 27-49 où sont étudiés des exemples de la valeur magique attribuée à des paroles homériques (sur Diomède v. p. 33, 44, 47). Une autre allusion au même passage homérique se lit dans l’Icaroménippe, § 13-14. Ménippe arrivé sur la lune ne distingue pas nettement ce qui se passe sur terre, et répond à Empédocle, qui lui demande s’il sait ce qu’il doit faire pour avoir une vue perçante (ὀξυδερκής) : « Non, par Zeus, […], sauf si tu dissipes d’une façon ou d’une autre le brouillard de mes yeux (ἢν μὴ σύ μοι τὴν ἀχλύν πως ἀφέλῃς ἀπὸ τῶν ὀμμάτων), car pour l’instant j’ai l’impression de les avoir passablement chassieux » (éd. et trad. J. Bompaire, Lucien. Œuvres. Tome III. Opuscules 21-25, Paris 2003 [Collection des Universités de France], p. 227) ; au § 12 Ménippe est comparé à Lyncée.

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Philippe Hoffmann tel contexte, autorise à penser que Lucien se référait à un usage réel, magique, de ces vers. C’est ce qu’a suggéré Pierre Boyancé, dans un chapitre de son livre sur Le Culte des Muses consacré aux incantations pythagoriciennes, où il étudie notamment l’usage de vers d’Homère et d’Hésiode utilisés par les Pythagoriciens comme des incantations ordonnées à des fins magiques 82 – une pratique explicitement évoquée par Jamblique en vue de la santé de l’âme 83. P. Boyancé examine en particulier le passage de Lucien, « une parodie qui vise peut-être les Néopythagoriciens contemporains, mais qui nous aide à comprendre ce développement presque naturel d’un symbolisme » 84.

82. P. Boyancé, Le Culte des Muses chez les philosophes grecs. Études d’histoire et de psychologie religieuses, Paris 1937 (Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome, 141), p. 121-129, spéc. p. 126-129 : « Les vers de l’Iliade choisis par Hermès sont ceux qu’Athéna adresse à Diomède avant de le conduire dans le camp troyen. On voit que ces vers vont agir sur la vue de Charon par analogie, par une sorte de magie sympathique. Mais par là ils prennent en quelque sorte une valeur absolue : ils signifient la clairvoyance physique et même morale. Or c’est le sens que nous voyons s’attacher à eux chez les Néoplatoniciens » (p. 127). Les analyses de P. Boyancé sur l’usage magique de vers homériques sont suivies par F. Buffière, Les mythes d’Homère et la pensée grecque, Paris 1956, p. 469-471 et n. 17 (sur l’épisode de Diomède, voir aussi p. 284), et par R. Lamberton, Homer the Theologian. Neoplatonist Allegorical Reading and the Growth of the Epic Tradition, University of California Press, Berkeley-Los Angeles-Londres 1986 (réimpr. 1989), p. 178 et 276. 83. Jamblique, Vie de Pythagore, 164 (p. 120, 12-13 Nauck) : [les Pythagoriciens] « usaient aussi de textes choisis d’Homère et d’Hésiode pour redresser l’âme » (ἐχρῶντο δὲ καὶ Ὁμήρου καὶ Ἡσιόδου λέξεσιν ἐξειλεγμέναις πρὸς ἐπανόρθωσιν ψυχῶν) ; cf. Vie de Pythagore, 111 (p. 81, 13-15 Nauck : même texte avec variantes χρῆσθαι au lieu de ἐχρῶντο, et ψυχῆς au lieu de ψυχῶν). Information comparable chez Porphyre, Vie de Pythagore, 32 : Καὶ ἐπῇδε τῶν Ὁμήρου καὶ Ἠσιόδου ὅσα καθημεροῦν τὴν ψυχὴν ἐδοκίμαζε, « Il chantait encore d’Homère et d’Hésiode tout ce qu’il jugeait capable d’adoucir l’âme » (traduction des Places [CUF]).– Ces témoignages sont étudiés (avec discussion des sources) par M. Detienne, Homère, Hésiode et Pythagore. Poésie et philosophie dans le Pythagorisme ancien, Bruxelles 1962 (Latomus, 57), p. 26-30, notamment p. 29-30 (Detienne pense que l’idée, admissible, d’un usage magique et incantatoire de vers d’Homère et d’Hésiode chez les Pythagoriciens ne saurait rendre compte de toute la place que tenaient ces poètes dans le pythagorisme). 84. P. Boyancé, Le Culte des Muses, p. 126, explique à propos d’un autre exemple (l’histoire du jeune homme et d’Empédocle, chez Jamblique, Vie de Pythagore, 113, p. 82, 9-83, 5 Nauck) : « … on choisit pour l’épode un texte qui présente quelque analogie avec la situation présente, et dont les mots sont destinés à agir par une sorte de magie sympathique. Mais on remarquera qu’un tel usage tend à détacher les mots de leur contexte, de la situation particulière à laquelle ils se rapportent chez le poète, et à leur donner une valeur générale et symbolique ».

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Les prières en prose de Simplicius On peut aller plus loin. Dans sa belle étude sur les Hymnes de Proclus, Robbert M. van den Berg, inspiré par l’analyse de P. Boyancé, suggère de façon convaincante qu’en deux endroits les allusions faites par Proclus à ces mêmes vers dans l’Hymne I au Soleil (v. 41) et dans l’Hymne IV à tous les dieux (v. 6-7) pourraient avoir une valeur de sumbolon théurgique doué d’une efficacité propre 85. L’Hymne IV à tous les dieux (ὕμνος κοινὸς εἰς θεούς) est, selon Leendert Gerrit Westerink suivi par Henri Dominique Saffrey, plus précisément adressé aux dieux des Oracles Chaldaïques 86, qualifiés de « Grands Sauveurs ». Quoi qu’il en soit, Proclus demande aux dieux la grâce de lui accorder la « lumière pure » (φαὸς ἁγνόν) 87 permettant de distinguer entre un dieu et un homme. Il effectue alors une variation sur l’hexamètre homérique, avec de menues différences : κλῦτε, σαωτῆρες μεγάλοι, ζαθέων δ᾽ ἀπὸ βίβλων ⁄⁄ νεύσατ᾽ ἐμοὶ φάος ἁγνὸν ἀποσκεδάσαντες ὀμίχλην, ⁄⁄ ὄφρα κεν εὖ γνοίην θεὸν ἄμβροτον ἠδὲ καὶ ἄνδρα (cf. Iliade, V, 128), « Écoutez-moi, Grands Sauveurs, et accordez-moi, la tirant de livres sacrés, une lumière pure, en dissipant le brouillard (de mon esprit) pour que je puisse distinguer entre un dieu immortel et un homme » (v. 5-7). Dans l’Hymne I au Soleil, l’on retrouve la mention de la « lumière pure » (φαὸς ἁγνόν) 88 et l’allusion, plus discrète, porte sur le vers 127 d’Homère (avec citation du mot ἀχλύς). Au Soleil, « Roi du feu

Ce qui s’applique bien à l’usage philosophique, notamment néoplatonicien, de l’épisode de Diomède. 85. R. M. van den Berg, Proclus’ Hymns, cité supra (n. 1), p. 99-100, et cf. id., supra, p. 205 et n. 12. – Voir l’édition critique des Hymnes par E. Vogt, citée supra (n. 1), p. 27-28 et 30, p. 60 et 69, et les remarques d’A.-J. Festugière, « Proclus et la religion traditionnelle », cité supra (n. 1) [1971], p. 580-581, qui rapproche l’Hymne IV (vers 6-7) et In Rem Publicam, I, p. 18, 20-26 Kroll (v. infra, n. 90). 86. Traduction et commentaire par H. D. Saffrey, « L’Hymne IV de Proclus, prière aux dieux des Oracles Chaldaïques », cité supra (n. 1), p. 297-298 (p. 193-194) [sur la question du titre], et p. 298-299 (p. 195) [traduction], p. 301-302 (p. 198199) [sur le discernement accordé par Athéna]. Je suis ici la traduction donnée par H. D. Saffrey, Proclus. Hymnes et prières, cité supra (n. 1), p. 35-37 (à la p. 37). – R. M. van den Berg, Proclus’ Hymns, p. 224-237, ne suit pas Westerink et Saffrey, et revient à la position traditionnelle (un hymne adressé à tous les dieux ; v. spécialement p. 235), tout comme G. Zuntz, Griechische philosophische Hymnen. Aus dem Nachlaß hrsg. von H. Cancik und L. Käppel, Tübingen 2005 (Studien und Texte zu Antike und Christentum, 35), p. 97-155. 87. Sophocle, Électre, 86. 88. Cette expression sophocléenne se retrouve aussi dans l’Hymne III aux Muses, v. 15, et dans l’Hymne VII à Athéna, v. 31. Sur cet hymne au Soleil, voir H. D. Saffrey,

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Philippe Hoffmann intellectif » (πυρὸς νοεροῦ βασιλεύς : v. 1), qui « emplit tous les êtres de [sa] providence qui éveille l’intellect » (πάντα τεῆς ἔπλησας ἐγερσινόοιο προνοίης : v. 7), « image du dieu générateur de toutes choses, qui élève les âmes » (εἰκὼν παγγενέταο θεοῦ, ψυχῶν ἀναγωγεῦ : v. 34), Proclus demande à nouveau pour son âme la grâce de la lumière spirituelle, sans qu’il soit alors question – au moins explicitement – de discernement entre dieux et hommes : αἰεὶ δ᾽ ὑμετέραισιν ἀλεξικάκοισιν ἀρωγαῖς ⁄⁄ ψυχῇ μὲν φάος ἁγνὸν ἐμῇ πολύολβον ὀπάζοις ⁄⁄ ἀχλὺν ἀποσκεδάσας ὀλεσίμβροτον, ἰολόχευτον… , « Par tes secours qui écartent le mal, accorde toujours à mon âme, après avoir dissipé le brouillard échappé d’une source empoisonnée et fatal aux hommes, une lumière pure très bienfaisante… » (v. 39-41). Suivent d’autres demandes : santé du corps, gloire, culte des Muses dans la fidélité à la tradition hellénique. Le « brouillard » homérique (ἀχλύς) est dû à la chute de l’âme dans le devenir et à sa liaison au corps, comme l’explique Ammonius : Εἰ μὲν αἱ ψυχαὶ ἄνω ἦσαν χωρὶς τοῦ σώματος τούτου, πάντα ἂν ἐγίνωσκον ἑκάστη οἴκοθεν μηδενὸς ἑτέρου προσδεόμεναι, ἀλλ᾽ ἐπειδὴ κατεληλύθασι πρὸς τὴν γένεσιν καὶ συνδέδενται τῷ σώματι καὶ τῆς ἐξ αὐτοῦ ἀχλύος ἀναπιμπλάμεναι ἀμβλυώττουσι καὶ οὐχ οἷαί τέ εἰσι τὰ πράγματα γινώσκειν ὡς ἔχει φύσεως, διὰ τοῦτο τῆς ἀλλήλων ἐδεήθησαν κοινωνίας διακονούσης αὐταῖς τῆς φωνῆς εἰς τὸ διαπορθμεύειν ἀλλήλαις τὰ νοήματα. Si les âmes étaient là-haut, séparées de ce corps, elles connaîtraient toutes choses chacune par elle-même sans avoir besoin de rien d’autre, mais puisqu’elles sont descendues dans le devenir, qu’elles sont liées au corps, qu’elles sont remplies du brouillard qui vient du corps et qui affaiblit leur vue, et qu’elles ne sont pas capables de connaître la nature des réalités, pour cette raison elles ont eu besoin de la communication mutuelle, grâce au langage qui leur sert à se transmettre les unes aux autres leurs pensées 89.

La connaissance de ce qu’est le divin et de ce qu’est l’humain – et de leur différence – est une condition essentielle de la théologie platonicienne. Proclus y fait plusieurs fois allusion. Dans ses commentaires sur

Proclus. Hymnes et prières, p. 21-25 ; « La dévotion de Proclus au Soleil », cité supra (n. 1) ; R. M. van den Berg, Proclus’ Hymns, p. 145-189, spéc. p. 182-183. 89. Ammonius, In Categorias, p. 15, 4-9 Busse (CAG IV, 4). Plotin, Traité 5 (V, 9), 1, 16-21, déjà, mentionnait le « brouillard d’ici-bas » (ἡ ἐνταῦθα ἀχλύς), en l’opposant au lieu de vérité (ἀληθινός) où se plaisent les hommes divins.

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Les prières en prose de Simplicius la République, sur le Timée et sur le Premier Alcibiade, on relève, non pas des citations précises des deux vers de l’Iliade, V, 127-128, mais dans le premier cas une paraphrase pour expliquer qu’Athéna « allume dans les âmes la lumière intellective » et accorde le discernement 90, et dans les deux autres cas la citation d’autres vers de l’Iliade (V, 441-442) de sens voisin 91. Dans un passage du Commentaire sur le Premier livre des ‘Éléments’ d’Euclide, l’allusion permet de mettre en valeur le rôle purificateur et anagogique de la science mathématique, et d’en faire l’éloge : πρὸς δὴ φίλους ἄνδρας ἡμεῖς ποιούμενοι τοὺς λόγους ἀναμνήσομεν αὐτούς, ὅτι καὶ αὐτὸς ὁ Πλάτων καθαρτικὴν τῆς ψυχῆς καὶ ἀναγωγὸν τὴν μαθηματικὴν εἶναι σαφῶς ἀποφαίνεται (cf. Platon, République, VII, 527 D 8-E 1), τὴν ἀχλὺν ἀφαιροῦσαν τοῦ νοεροῦ τῆς διανοίας φωτὸς τοῦ κρείττονος σωθῆναι μυρίων σωματικῶν ὀμμάτων (République, VII, 527 E 2) κατὰ τὴν Ὁμηρικὴν Ἀθηνᾶν, ὡς ἂν μὴ μόνον τῶν Ἑρμαϊκῶν δώρων, ἀλλὰ καὶ τῶν Ἀθηναϊκῶν μετέχουσαν· καὶ ὡς ἐπιστήμην αὐτὴν ἀποκαλεῖ πανταχοῦ καὶ ὡς τῆς μεγίστης εὐδαιμονίας αἰτίαν τοῖς μετιοῦσιν.

90. Proclus, In Rem Publicam, I, p. 18, 20-26 Kroll : Artémis et Athéna sont toutes deux « porteuses de lumière » (φωσφόροι), et Athéna « [allume] pour les âmes la lumière intellective (τὸ νοερὸν φῶς) – Sur son casque, sur son bouclier, elle faisait étinceler une flamme infatigable [Iliade, V, 4] – et [elle enlève] le brouillard dont la présence empêche l’âme de voir ce qu’est le divin, ce qu’est l’humain », …ὡς ἀφαιροῦσα τὴν ἀχλύν, ἧς παρούσης οὐχ ὁρᾷ ψυχή, τί μὲν τὸ θεῖον, τί δὲ τὸ ἀνθρώπειον ; traduction A.-J. Festugière, Proclus. Commentaire sur la ‘République’. Tome I, Paris 1970, p. 33-34. 91. Proclus, In Timaeum, III, p. 246, 14-18 Diehl : les âmes humaines ne peuvent être dites consubstantielles (ὁμοούσιοι) aux âmes divines, « car jamais semblables ne seront la race des dieux immortels et celle des hommes qui rampent sur la terre » (οὐ γάρ ποτε φῦλον ὅμοιον ⁄⁄ ἀθανάτων τε θεῶν χαμαὶ ἐρχομένων τ᾽ ἀνθρώπων : cf. Iliade, V, 441-442), et elles diffèrent les unes des autres même par le rationnel ; traduction A.-J. Festugière, Proclus. Commentaire sur le ‘Timée’. Tome cinquième. Livre V, Paris 1968, p. 113 (avec une modification). – Proclus, In Alcibiadem, Prooemium, p. 3, 15-4, 2 : « … autre est la perfection (τελειότης) des dieux, autre celle des anges et des démons, autre celle des âmes partielles. Et quiconque s’imagine que, bien que l’essence de chacun de ces êtres soit différente, leur perfection est identique, se trompe sur la véritable nature des êtres (ἁμαρτάνει τῆς ἐν τοῖς οὖσιν ἀληθείας). ‘Car jamais semblable ne [sera] la race’, comme dit Homère (Iliade, V, 441), des dieux et des hommes, ni celle des genres intermédiaires et des genres extrêmes » (traduction A.-Ph. Segonds, Proclus. Sur le ‘Premier Alcibiade’ de Platon, t. I, Paris 1985 [Collection des Universités de France], p. 2-3). Les « genres extrêmes » (ἄκρα γένη) sont les dieux et les hommes, les « genres intermédiaires » (μεταξύ) sont les anges et les démons.

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Philippe Hoffmann Parce que nous nous adressons à des amis, nous leur rappellerons que Platon lui-même affirme clairement que la mathématique purifie l’âme et l’élève, car elle ôte le brouillard de la lumière intellective du raisonnement discursif, lumière plus importante à préserver, selon l’Athéna d’Homère, que des yeux corporels par milliers, comme si la mathématique participait non seulement des dons d’Hermès mais aussi de ceux d’Athéna ; et nous rappellerons que partout Platon l’appelle ‘science’ et dit qu’elle est cause du plus grand bonheur pour ceux qui l’étudient 92.

Par ailleurs, les vers d’Homère (Il. V, 127-128) semblent avoir été familiers aux auteurs néoplatoniciens, qui leur donnent un sens allégorique 93. À une période plus ancienne l’on trouve déjà dans le Protreptique de Clément d’Alexandrie une citation du vers 128 comparant la lumière du Christ à la clairvoyance offerte par Athéna 94. Une allusion se lit aussi dans le discours de Philosophie, chez Boèce 95.

92. Proclus, In Euclidem, p. 29, 24-30, 7 Friedlein. 93. Asclépius de Tralles, Commentaire à l’Introduction arithmétique de Nicomaque de Gérasa, I, λα´ [31], 16-18 (édition L. Taràn, dans Transactions of the American Philosophical Society, N.S. 59, 4, 1969, p. 29) ; Philopon, Commentaire à l’Introduction arithmétique de Nicomaque de Gérasa, livre I, λβ´ [32], 14-20 (p. 118 éd. Giardina, avec traduction p. 279 et n. 58) ; Olympiodore, In Phaedonem, 4 § 13 (p. 28 Norvin ; p. 86-87 Westerink ; il s’agit alors de la cécité des sens que seule peut guérir une intervention divine) [mentionné par Boyancé, Le Culte des Muses, p. 127] ; Olympiodore, In Platonis Gorgiam, 26, 13 (p. 142, 8-10 Westerink ; voir traduction R. Jackson-K. Lycos-H. Tarrant [Philosophia Antiqua, 78 : LeydeBoston-Cologne 1998], p. 191 et n. 500 ; Athéna symbolise la Philosophie) ; David, Prolegomena Philosophiae, p. 79, 2-5 Busse (CAG XVIII, 2) [la philosophie transporte l’âme de l’existence brumeuse, ἀχλυώδης, et matérielle d’ici-bas vers les réalités divines et immatérielles] ; Pseudo-Élias, [Prolégomènes], Praxis 23, 6 éd. Westerink, traduction Mueller-Jourdan, Une initiation à la Philosophie de l’Antiquité tardive : les leçons du Pseudo-Élias, Academic Press Fribourg-CERF, 2007 (Vestigia, 34), p. 96 : « La philosophie donc, purifiant de manière intellective l’œil de l’âme, la déliant des chaînes et de la matière, la prépare à sa restauration dans ce qui est de sa race et seul éternel, je veux évidemment dire le divin. Comme l’Athéna du vers homérique, elle la débarrasse d’épaisses nuées jusqu’à ce qu’elle distingue qu’il y a dieu et qu’il y a homme ». 94. Clément d’Alexandrie, Protreptique, XI, 113, 2 (éd. Mondésert-Plassart, collection « Sources Chrétiennes », 2e éd., Paris 1949, p. 181). Dans le Pédagogue, I, 6, 28, 1, Clément parle des « fautes (ἁμαρτίας) qui, à la manière d’un brouillard (ἀχλύος δίκην), font obstacle à l’Esprit divin » et sont dissipées par le baptême (trad. M. Harl, Sources chrétiennes 70, Paris 1960, p. 163 ; éd. M. Marcovich, J. C. M. van Winden, p. 18, 29). 95. Boèce, Consolatio Philosophiae, I, 2, 6 (éd. Moreschini [Teubner 2000] p. 8) :

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Les prières en prose de Simplicius Nous pouvons conclure de ce parcours sinueux que la prière de Simplicius, adressée au Démiurge créateur des âmes raisonnables humaines, résume avec précision des thèmes essentiels du Commentaire au Manuel d’Épictète, et qu’elle s’achève par une demande au Démiurge qui est aussi, selon toute probabilité, un acte de langage théurgique à travers l’allusion à une grâce accordée par la déesse Athéna.

*** C’est Hermès, en compagnie – sans aucun doute – d’Athéna, qui est le destinataire de la prière finale du Commentaire aux Catégories d’Aristote, adressée aux « gardiens des λόγοι ». Cette courte prière, régie par le verbe εὔχεσθαι (εὐχόμενος), est ici introduite dans la phrase par laquelle se conclut le commentaire lui-même, au moment précis où prend fin la source de Simplicius, qui est le commentaire de Jamblique. Il s’agit d’une prière à la première personne : Ἀλλ᾽ ἐπειδὴ μέχρι τοῦδε καὶ ὁ θεῖος προῆλθεν Ἰάμβλιχος, καὶ ἐγὼ καταπαύω τὸν λόγον 96, εὐχόμενος τοῖς τῶν λόγων ἐφόροις τούτων τε ἀκριβεστέραν ἐνδοῦναι κατανόησιν καὶ ταύτην ἐφόδιόν μοι πρὸς τὰς ὑψηλοτέρας θεωρίας χαρίσασθαι καὶ σχολὴν παρασχεῖν ἀπὸ τῶν ἐν τῷ βίῳ περιελκόντων 97. Mais puisque le divin Jamblique lui-même s’est avancé jusqu’à ce passage, je vais, moi aussi, arrêter ici mon commentaire, en priant les Gardiens des discours de mettre en moi une compréhension plus

« … quod ut possit, paulisper lumina eius mortalium rerum nube caligantia tergamus » ; avec le commentaire de J. Gruber, Kommentar zu Boethius, ‘De Consolatione Philosophiae’. 2., erweiterte Auflage, Berlin-New York 2006 (Texte und Kommentare, 9), p. 99 et 285-286 (dossier de références sur l’ἀχλύς). Voir aussi P. Courcelle, La Consolation de Philosophie dans la tradition littéraire. Antécédents et Postérité de Boèce, Paris 1967, p. 56 n. 2 ; et R. Lamberton, Homer the Theologian, p. 276 et n. 175. 96. Une expression presque identique (καταπαύσω τὸν λόγον) se lit dans l’In Epict. Enchir. : v. supra, p. 219. Cf. Syrianus, In Metaphysicam, p. 195, 16-17 Kroll [CAG VI, 1] (ἡμεῖς μὲν οὖν τοῖς ἐφόροις τῆς φιλοσοφίας θεοῖς εὐξάμενοι τὸν λόγον καταπαύσομεν) et P. Golitsis, « Simplicius, Syrianus and the Harmony of Ancient Philosophers », dans B. Strobel (éd.), Die Kunst der philosophischen Exegese bei den spätantiken Platon- und Aristoteles-Kommentatoren, BerlinBoston 2018, p. 69-99 (v. p. 92). 97. Simplicii in Aristotelis Categorias Commentarium, éd. K. Kalbfleisch, Berlin 1907 (CAG VIII), p. 438, 33-36.

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Philippe Hoffmann précise encore de ces doctrines, de m’accorder que cette compréhension me soit un viatique sur la route des contemplations plus élevées et enfin de me donner congé des dispersions de la vie 98.

1. L’amorce déconcertante de la prière est la preuve que Simplicius, en écrivant son commentaire aux Catégories, suit principalement, sinon exclusivement, le commentaire de Jamblique, qui avait lui-même absorbé l’essentiel du grand commentaire de Porphyre À Gédalios 99. 2. Plus courte et plus simple que la prière finale de l’In Epict. Enchir., cette prière semble présenter elle aussi des procédés stylistiques de « grandeur ». Pour autant que cette prose entre dans des mètres (ce type d’analyse est toujours délicat), il semble que l’attaque se fasse sur un crétique (Ἀλλ᾽ ἐπει- : longue / brève / longue) immédiatement suivi de deux dactyles (-δὴ μέχρι / τοῦδε καὶ, en considérant que l’epsilon étant suivi de khi et de rhô dans μέχρι, il n’y a pas d’allongement) : comme dans la prière précédente, Simplicius semble frôler les mètres (ce que Démétrios, Du style, 183, à propos de Platon, appelle ὄλισθος). La fin de la prière fait entendre trois longues (-ελκόντων). La structure, après εὐχόμενος, est ternaire (comme dans la prière de l’In Epict. Enchir.) et constituée de trois côla clairement distingués par le système de coordination (τε… καὶ… καὶ…). Un effet de clarté est produit dans les deux premiers côla par les échos sonores internes entre ἐφόροις (construit avec εὐχόμενος) et ἐφόδιον, et entre les deux comparatifs ἀκριβεστέραν et ὑψηλοτέρας. L’écriture est donc très soignée, et l’on retrouve la combinaison de la grandeur et de la clarté. 3. La prière est adressée, de façon anonyme, aux « Gardiens des discours » (εὐχόμενος τοῖς τῶν λόγων ἐφόροις…). Qui sont-ils ? Cette expression peut être rapprochée d’un passage du Proclus de Marinus, évoquant l’escorte des dieux et démons λόγιοι qui accompagnent le jeune Proclus dans son voyage à Athènes auprès d’Athéna – laquelle est elle-même qualifiée d’ἔφορος de la Philosophie :

98. Traduction I. Hadot, Simplicius. Commentaire sur le ‘Manuel’ d’Épictète (1996), p. 15, suite de la n. 22 (légèrement modifiée). 99. Simplicius, In Cat., p. 2, 9-13 Kalbfleisch. Cf. I. Hadot, Le néoplatonicien Simplicius à la lumière des recherches contemporaines, p. 231-233.

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Les prières en prose de Simplicius …ἐπὶ τὰς Ἀθήνας ἀνήγετο σὺν πομπῇ τινι πάντων τῶν λογίων καὶ τῶν φιλοσοφίας ἐφόρων θεῶν τε καὶ δαιμόνων ἀγαθῶν. Ἵνα γὰρ ἀνόθευτος ἔτι καὶ εἰλικρινὴς σῴζηται ἡ Πλάτωνος διαδοχή, ἄγουσιν αὐτὸν οἱ θεοὶ πρὸς τὴν τῆς φιλοσοφίας ἔφορον… …il s’embarqua pour Athènes escorté, pour ainsi dire, de tous les dieux et bons démons, protecteurs des logoi et de la philosophie. En effet, c’est pour que la succession de Platon échappe à la contamination et demeure pure, que les dieux le conduisirent chez la déesse protectrice de la philosophie… 100

Il est donc très probable que l’expression employée par Simplicius désigne Athéna (que Proclus et Marinus nomment « la déesse philosophe » 101, en reprenant une expression de Platon 102), mais aussi Hermès. Cela est confirmé par le fait qu’au début de son commentaire au De interpretatione, Ammonius annonce qu’il rendra grâce à Hermès, le dieu λόγιος, s’il parvient avec son aide à accomplir – à partir de l’enseignement de Proclus – des progrès dans l’élucidation du traité d’Aristote : Πολὺ μὲν ἐν σοφοῖσι κοὐκ ἀνώνυμον τὸ Περὶ ἑρμηνείας τοῦ Ἀριστοτέλους βιβλίον τῆς τε πυκνότητος ἕνεκα τῶν ἐν αὐτῷ παραδιδομένων θεωρημάτων καὶ τῆς περὶ τὴν λέξιν δυσκολίας. Διὸ καὶ πολλῶν ἐξηγητῶν πολλαὶ περὶ αὐτὸ κατεβλήθησαν φροντίδες. Εἰ δέ τι καὶ ἡμεῖς δυνηθείημεν εἰσενεγκεῖν περὶ τὴν τοῦ βιβλίου σαφήνειαν, ἀπομνημονεύσαντες τῶν ἐξηγήσεων τοῦ θείου ἡμῶν διδασκάλου Πρόκλου τοῦ Πλατωνικοῦ διαδόχου τοῦ εἰς ἄκρον τῆς ἀνθρωπίνης φύσεως τήν τε ἐξηγητικὴν τῶν δοκούντων τοῖς παλαιοῖς δύναμιν καὶ τὴν ἐπιστημονικὴν τῆς φύσεως τῶν ὄντων κρίσιν ἀσκήσαντος, πολλὴν ἂν τῷ λογίῳ θεῷ χάριν ὁμολογήσαιμεν.

Après avoir évoqué la difficulté de fond (θεωρήματα) et de forme (λέξις) du traité et l’importance du travail d’exégèse déjà réalisé par ses prédécesseurs, Ammonius poursuit (je traduis) :

100. Marinus, Proclus ou Sur le bonheur, § 10. 7-12 Saffrey-Segonds-Luna (CUF 2001) ; voir la n. 8 ad loc. p. 94. Pour tous les néoplatoniciens de cette époque, Athènes est une véritable « ville sainte ». Le terme λόγοι désigne à la fois l’éloquence rhétorique (et le corpus littéraire classique) et l’ensemble des arguments et doctrines philosophiques. 101. Marinus, Proclus ou Sur le bonheur, § 30. 1 Saffrey-Segonds-Luna (CUF 2001) et n. 14 ad loc. p. 164 (et p. 78 n. 6-8 ad § 6. 5-8). 102. Platon, Timée, 24 D 1.

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Philippe Hoffmann Mais si d’une certaine façon nous pouvions nous aussi contribuer à éclaircir ce livre, en rappelant les explications de notre divin Maître Proclus, le successeur de Platon – qui au plus haut de ce que peut atteindre la nature humaine a exercé sa capacité à expliquer les opinions des Anciens et son discernement scientifique relatif à la nature des êtres –, alors nous rendrons maintes grâces au dieu du logos [Hermès] 103.

On rappellera d’ailleurs que des statues d’Hermès et d’Héraklès – patrons traditionnels des gymnases – ont été retrouvées à Athènes dans l’une des demeures d’époque tardive où l’on a supposé qu’ait pu être délivré l’enseignement des derniers néoplatoniciens 104 : preuve, sans doute, d’un attachement fidèle à ces êtres supérieurs, et notamment au dieu λόγιος, lequel présidait à l’enseignement de la logique, fondée sur les catégories et assimilée à la plante μῶλυ qui avait protégé Ulysse et ses compagnons contre les sortilèges de l’enchanteresse Circé 105. 4. Aux dieux gardiens des λόγοι Simplicius, au terme de son immense travail d’exégèse effectué à partir des grands commentaires de Porphyre et de Jamblique, demande encore de « mettre en lui une compréhension plus précise » (ἀκριβεστέραν ἐνδοῦναι κατανόησιν) de la doctrine des catégories ; par la grâce de ces dieux, cette doctrine, qui constitue à la fois le point de départ de l’étude de la logique et le « préambule » de la Philosophie tout entière, sera parfaitement assimilée par son âme 106. La notion d’ἀκρίβεια exprime la qualité proprement

103. Ammonius in Aristotelis De Interpretatione Commentarius, éd. A. Busse, Berlin 1897 (CAG IV, 5), p. 1, 3-11. Il s’agit d’une prière de demande (Ammonius implore en fait l’aide d’Hermès, et fait un jeu de mots sur Ἑρμῆς et ἑρμηνεία) qui prend la forme d’une action de grâce par provision. Cf. L. Pernot, « Prière et rhétorique », cité supra (n. 3), p. 223 sur la typologie des prières. – On remarquera la construction soignée de cette longue période, qui contient un bref éloge de Proclus, et s’achève sur l’action de grâce au dieu logios, sans que le nom d’Hermès soit prononcé. 104. Voir la notice « Damascius » du Dictionnaire des Philosophes Antiques, citée supra (n. 68), p. 541-593 (aux p. 549-550), l’interprétation du dossier archéologique athénien (p. 548-555) étant l’objet de discussions et de doutes qui doivent rendre prudent. 105. Voir Homère, Odyssée, X, 275-308 ; Simplicius, In Cat., p. 5, 13-15 Kalbfleisch ; et le dossier rassemblé dans mon résumé de conférence : École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire. Tome 103 (19941995), p. 259-271 (aux p. 267-270, sur les implications religieuses de la logique néoplatonicienne et le môlu d’Hermès). Un passage de l’In Euclidem de Proclus (v. supra, p. 240 et n. 92) rapproche les « dons » d’Hermès et ceux d’Athéna. 106. Sur la place de la doctrine des catégories dans le cursus philosophique, voir

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Les prières en prose de Simplicius scientifique d’un savoir, et c’est déjà une ἀκριβεστέρα κατανόησις de l’exégèse de Jamblique que Simplicius cherche à acquérir en copiant le commentaire de celui-ci 107. 5. Les catégories d’Aristote, qui sont les constituants premiers de la « démonstration » (ἀπόδειξις), c’est-à-dire de l’« instrument » (ὄργανον) de la science, sont donc un « viatique » (ἐφόδιον) sur la longue route qui mène à des θεωρίαι de plus en plus élevées, jusqu’à la science théologique enseignée par la Métaphysique d’Aristote et, ultimement, jusqu’au savoir délivré par le Timée et le Parménide au terme du cycle des études platoniciennes. 6. L’étude de la logique était précédée, dans l’enseignement néoplatonicien, par une formation éthique préparatoire dont la finalité était l’instauration d’une discipline des mœurs, d’une mise en ordre de l’âme permettant l’éducation de la rationalité. C’est pourquoi le débat sur le point de départ de la philosophie – éthique ou logique ? – était tranché en faveur d’une préparation éthique à l’aide des Vers d’Or pythagoriciens, du Manuel d’Épictète (interprété dans le sens de la métriopathie aristotélicienne) ou des discours parénétiques attribués à Isocrate. Après une série d’introductions emboîtées les unes dans les autres, parmi lesquelles l’Isagogè de Porphyre 108, l’étude de la logique commençait avec la lecture des Catégories, et Simplicius demande aux dieux gardiens des λόγοι la grâce de prendre congé des soucis et dispersions de la vie, qui troublent l’âme et font obstacle à la culture de la Raison. Dans l’expression employée par Simplicius (σχολὴν παρασχεῖν) il faut prêter attention au mot σχολή qui signifie proprement le « loisir », le « temps Simplicius, In Cat., p. 1, 4-6 Kalbfleisch. – La même demande est exprimée par la prière finale de la Réponse à Porphyre (De Mysteriis) de Jamblique, citée infra, p. 256-257. 107. Simplicius, In Cat., p. 3, 4-6 Kalbfleisch ; cf. aussi In Phys., p. 5, 17-19 Diels (CAG IX) : la Physique, « à partir de la compréhension précise des réalités engendrées par [le Dieu], éveille de belle manière un sentiment d’admiration pour la magnificence du Créateur », καλῶς ἐκ τῆς τῶν ὑπ᾽ αὐτοῦ γινομένων ἀκριβοῦς κατανοήσεως εἰς θαῦμα καὶ μεγαλειότητα τοῦ ποιήσαντος ἀνεγείρουσα ; et Ph. Hoffmann, « La triade chaldaïque ἔρως, ἀλήθεια, πίστις », cité supra (n. 5), p. 479 ; voir aussi supra, n. 69. Le mot μεγαλειότης est rare dans la langue philosophique (voir LSJ, s.v.) mais est employé par Damascius, Traité des Premiers principes, III, p. 27, 2-3 Westerink-Combès (CUF), pour désigner la « magnificence » de la nature du monde de Zeus (ἡ μεγαλειότης τῆς φύσεως). 108. Voir Ph. Hoffmann, « La fonction des prologues exégétiques dans la pensée pédagogique néoplatonicienne », art. cité supra, n. 17.

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Philippe Hoffmann libre », propice à la vie d’étude. La mention des « dispersions de la vie » contient-elle un sous-entendu, une allusion aux vicissitudes politiques que Simplicius avait à affronter ? On ne saurait l’affirmer, parce que l’expression utilisée (ἀπὸ τῶν ἐν τῷ βίῳ περιελκόντων) peut signifier de façon générale toute forme de souci, ou de trouble, dans l’existence.

*** Lorsque l’on avance dans l’ordre du cursus de lecture, les destinataires divins changent, et se situent à de plus hauts niveaux de la hiérarchie théologique. Ainsi, la prière finale du Commentaire au traité « Du ciel » d’Aristote est adressée au Démiurge, c’est-à-dire au Zeus intellectif, dont le nom n’est pas non plus prononcé. La prière comporte alors des éléments de louange, en mentionnant la « grandeur des œuvres » du Démiurge et sa « transcendance » : Ταῦτά σοι, ὦ δέσποτα τοῦ τε κόσμου παντὸς καὶ τῶν ἁπλῶν ἐν αὐτῷ σωμάτων δημιουργέ, καὶ τοῖς ὑπό σου γενομένοις εἰς ὕμνον προσφέρω τὸ μέγεθος τῶν σῶν ἔργων ἐποπτεῦσαί τε καὶ τοῖς ἀξίοις ἐκφῆναι προθυμηθείς, ἵνα μηδὲν εὐτελὲς ἢ ἀνθρώπινον περί σου λογιζόμενοι κατὰ τὴν ὑπεροχήν σε προσκυνῶμεν, ἣν ἔχεις πρὸς πάντα τὰ ὑπό σου παραγόμενα 109. Ces discours, ô Seigneur artisan de l’Univers entier et des corps simples qui sont en lui, je te les offre en hymne, à toi et aux réalités que tu as fait venir à l’existence, moi qui ai ardemment désiré contempler la grandeur de tes œuvres et la révéler à ceux qui en sont dignes, afin que, ne concevant rien de bas ou d’humain à ton sujet, nous t’adorions selon la transcendance qui est la tienne par rapport à toutes les réalités que tu produis 110.

1. La prière, qui semble clore l’ensemble littéraire constitué par les deux commentaires à la Physique et au De caelo 111, est adressée au

109. Simplicii In Aristotelis De Caelo Commentaria, éd. J. L. Heiberg, Berlin 1894 (CAG VII), p. 731, 25-29. Sur l’adresse au vocatif ὦ δέσποτα, voir supra, p. 219 et n. 24. 110. Ph. Hoffmann, « Sur quelques aspects de la polémique de Simplicius contre Jean Philopon », cité supra (n. 5), p. 204 (traduction modifiée), avec commentaire aux p. 204-210. 111. Sur cette question, voir Ph. Hoffmann, « La triade chaldaïque ἔρως, ἀλήθεια, πίστις », cité supra (n. 5), p. 459-489 (voir la conclusion p. 489). La présence de la triade ἔρως, ἀλήθεια, πίστις à travers les deux commentaires à la Physique et au De caelo correspond à une dynamique anagogique qui est celle de la prière (si l’on se

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Les prières en prose de Simplicius Démiurge. Parce que cela ne conviendrait pas à un enseignement inscrit dans les « petits mystères » aristotéliciens, Simplicius n’expose pas les subtiles hiérarchies divines qu’on peut lire chez ses prédécesseurs Proclus et Damascius, mais l’on sait qu’il partage l’ensemble de leurs doctrines et l’on peut rappeler que le Démiurge est, selon la Théologie Platonicienne de Proclus (livre V), l’Intellect purement intellectif situé au niveau inférieur du diacosme intellectif : il est identifié à Zeus, au terme d’une réinterprétation du mythe hésiodique d’Ouranos, Cronos et Zeus qui situe Ouranos au niveau médian du diacosme intelligible et intellectif et Cronos au sommet du plan intellectif 112. L’adresse au Démiurge se comprend dans le cadre du projet herméneutique de Simplicius : la lecture du De caelo intervient, dans le cursus néoplatonicien, au cours de l’étude de la Physique, et – par un effet de correspondance induit par la structure de ce cursus – anticipe en quelque sorte sur la lecture du Timée, qui constitue la première étape du deuxième cycle (Timée, Parménide) des études platoniciennes (voir supra, p. 212 et n. 6). 2. La prière en prose, courte et sobre comme les autres prières de Simplicius, récapitule et achève un immense commentaire qui est

réfère à la théorie de Proclus dans l’In Timaeum), en même temps que Simplicius décrit son commentaire au De caelo comme un « hymne » (voir la n. 113). Il faudrait faire un rapprochement avec les analyses de L. Brisson, citées infra, n. 135. 112. Voir Ph. Hoffmann, « Les âges de l’Humanité et la critique du christianisme selon Damascius », cité supra (n. 21), p. 757-765 (Excursus sur la figure de Cronos dans la tradition néoplatonicienne). – Simplicius mentionne à plusieurs reprises le Démiurge (v. l’Index de Heiberg, In De caelo [CAG, VII], p. 742 ; celui de Diels, In Phys. [CAG, X], p. 1384 ; et « Science théologique et foi », p. 304307). Il est intéressant d’observer que, dans la grande digression sur le caractère inengendré ou engendré du Monde, qui offre un exposé complet de la procession de toutes les réalités à partir de l’Un-Bien, Simplicius décrit l’apparition du Ciel comme l’« image la plus belle » (εἰκὼν καλλίστη) du Modèle intelligible (« le meilleur des Modèles ») en se référant au Timée, en parlant de la « cause immobile » et de la « cause immédiate », sans mentionner explicitement le nom du Démiurge (In De caelo, p. 94, 24-96, 12 H., spéc. p. 95, 24-26 et p. 96, 10-12 ; v. « Science théologique et foi », p. 349-356, spéc. p. 352-353, 356). Mais on ferait erreur en considérant la prière finale comme un pur ornement littéraire : avec foi et émotion, Simplicius s’adresse à un dieu. Rappelons par exemple que l’expression pindarique par laquelle, dans une invective contre Philopon, il loue Aristote comme « oiseau divin de Zeus » (IIe Olympique, v. 88, Διὸς πρὸς ὄρνιχα θεῖον), établit un lien explicite entre la doctrine du traité Du ciel et la célébration du Démiurge (voir In De caelo, p. 42, 17-18 H., et « Sur quelques aspects de la polémique de Simplicius contre Jean Philopon », cité supra [n. 5], p. 188-189).

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Philippe Hoffmann présenté comme un hymne (ταῦτα εἰς ὕμνον προσφέρω), et en cela Simplicius se conforme à une règle générale de la rhétorique grecque de l’hymne, que clôt normalement une prière 113. Le commentaire est orienté vers une finalité théologique : le skopos du traité aristotélicien porte principalement sur le Ciel divin (οὐρανός) qui communique ses perfections à la totalité du Monde (κόσμος) 114, et dans le lexique néoplatonicien tout discours scientifique portant sur une réalité divine peut être désigné comme « hymne » (ὕμνος, ὑμνεῖν) – ce qui se comprend dans la perspective, platonicienne, de la rhétorique philosophique qui fait coïncider l’éloge (ici : l’éloge des choses divines) et le discours scientifique. Et cet hymne est un hymne en prose, genre littéraire illustré notamment par Ælius Aristide 115 – auteur majeur de la IIde Sophistique dont les néoplatoniciens étaient familiers. 3. La prière récapitule subtilement le σκοπός prêté au traité d’Aristote, qui a guidé toute l’exégèse de Simplicius et qui opère une synthèse conciliatrice entre la perspective proprement théologique privilégiée par les prédécesseurs néoplatoniciens de Simplicius (Jamblique et Syrianus) pour qui Aristote traitait du Ciel divin, et l’interprétation d’Alexandre d’Aphrodise, qui considérait que le De caelo étudie le Monde (κόσμος) en son entier et les cinq corps simples qui le constituent 116. L’expression …τοῦ τε κόσμου παντὸς καὶ τῶν ἁπλῶν ἐν αὐτῷ σωμάτων… reprend exactement les termes de la discussion menée 113. Sur le commentaire comme hymne, v. Ph. Hoffmann, « Science théologique et foi », p. 283-286 (Simplicius semble suivre la théorie de Ménandros le Rhéteur relative aux hymnes « sur la Nature », φυσικοί). Sur la relation entre hymne et prière : L. Pernot, « Prière et rhétorique », cité supra (n. 3), p. 218-219 (selon Ménandros le Rhéteur, dans son exposé sur la prière, 342, 22-343, 16 éd. Russell-Wilson, la prière est un des éléments d’un hymne complet, et elle est généralement en fin de discours) ; et J. Goeken, La rhétorique de la prière dans l’Antiquité grecque, Avant-propos, p. 10. 114. Voir Ph. Hoffmann, « Le σκοπός du traité aristotélicien Du ciel selon Simplicius. Exégèse, dialectique, théologie », dans Studia graeco-arabica (projet : Greek into Arabic. ERC ADG 249431), 5 (2015), p. 27-51. 115. Voir le livre fondamental de J. Goeken, Ælius Aristide et la rhétorique de l’hymne en prose, Turnhout 2012 (Recherches sur les rhétoriques religieuses, 15) ; et id., « Le corpus des hymnes en prose d’Ælius Aristide (or. 37-46) », dans L. Pernot, G. Abbamonte, M. Lamagna (avec M. C. Alvino) [dir.], Ælius Aristide écrivain, Turnhout 2016 (Recherches sur les rhétoriques religieuses, 19), p. 283-303 (v. p. 298-302 sur les problèmes posés par la notion d’« hymne »). 116. Voir Ph. Hoffmann, « Le σκοπός du traité aristotélicien Du ciel selon Simplicius », cité supra (n. 114).

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Les prières en prose de Simplicius par Simplicius dans le Proème du Commentaire, et réaffirme le projet d’une synthèse philosophique entre la lecture d’Alexandre et celle des (néo)platoniciens « modernes ». 4. La structure hiérarchique néoplatonicienne s’exprime à deux reprises. D’une part à travers la mention des réalités que le dieu a fait venir à l’existence (τὰ ὑπό σου γενόμενα), c’est-à-dire le Monde – comprenant le Ciel et l’ensemble de la zone sublunaire –, dont la procession est décrite dans la grande digression sur le caractère à la fois « inengendré » (ἀγένητον) et « engendré » (γενητόν) de l’Univers 117. D’autre part, et réciproquement, à travers le rappel de « la transcendance du Démiurge par rapport à toutes les réalités qu’il produit » (κατὰ τὴν ὑπεροχὴν 118 […] ἣν ἔχεις πρὸς πάντα τὰ ὑπό σου παραγόμενα), le verbe παράγειν (« produire ») étant caractéristique du vocabulaire néoplatonicien 119. La prière combine une adresse personnelle à un dieu (ταῦτά σοι ὦ δέσποτα… δημιουργέ), vers qui se tourne le « moi » priant de Simplicius, et le schème processif néoplatonicien, selon lequel le Démiurge n’est plus un artisan qui délibère – la position plotinienne est fidèlement suivie par tous les néoplatoniciens –, mais le plérôme des Formes dont la causalité propre produit et organise le Monde. 5. Typiquement néoplatonicien est le schéma qui organise la structure de communication régissant l’écriture du commentaire. L’exégèse du traité d’Aristote est, comme beaucoup de commentaires néoplatoniciens, un exercice spirituel par écrit 120, au cours duquel Simplicius, en même temps qu’il étudie scientifiquement le Ciel et le Monde, atteint la « grandeur d’âme » (μεγαλοψυχία, μεγαλοφροσύνη) qui répond à la « grandeur » (μέγεθος) du Monde, et semble s’exprimer aussi à travers

117. Ph. Hoffmann, « Science théologique et foi », p. 334-363 (traduction commentée de Simplicius, In De caelo, p. 92, 33-97, 17 Heiberg). 118. De même, dans l’In Phys., p. 5, 16-17 Diels : τὸ πρὸς τὴν θείαν ὑπεροχὴν σέβας αὕτη μάλιστα διαθερμαίνει, « la vénération pour la transcendance divine est portée à son plus haut degré d’ardeur par la Physique ». 119. Voir par ex. Proclus, Éléments de Théologie, édition E. R. Dodds (Oxford 1933, 19632), Index verborum, p. 332 s.v. 120. L’analyse d’I. Hadot, Le Problème du néoplatonisme alexandrin, p. 164-165 ; « Le Commentaire de Simplicius sur le Manuel d’Épictète comme exercice spirituel », article cité supra (n. 5) ; et Simplicius. Commentaire sur le Manuel d’Épictète (CUF 2001), p. XCVII-C, à propos du Commentaire sur le Manuel d’Épictète, se vérifie parfaitement dans le cas des commentaires sur Aristote.

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Philippe Hoffmann la qualité stylistique de cette longue phrase à la syntaxe complexe 121. La « grandeur d’âme » est l’un des bienfaits assignés par Simplicius, dans le Proème du Commentaire sur la Physique, à l’étude de la Physique comme discipline : celle-ci guérit de toute mesquinerie et de la peur de la mort, et manifeste la portée éthique de cet exercice 122. Mais le philosophe ne pratique pas seulement une askèsis personnelle à visée éthique : il parvient, dans l’étude du De caelo d’Aristote, à une véritable révélation qui se donne dans l’ἐποπτεία, et le schème mystérique éleusinien – caractéristique d’une organisation platonicienne des parties de la philosophie 123 – implique que ce savoir précieux et véridique soit révélé (ἐκφαίνειν) aux seuls destinataires qui en sont « dignes » (ἄξιοι), c’est-à-dire aux

121. P. Chiron me fait observer que la prière de l’In De caelo « vise davantage la ‘complication’, voire une certaine obscurité, avec une syntaxe moins visible » que dans les deux autres prières, « comme s’il s’agissait de ne toucher que les happy few ». La « complication » (περιβολή), nous l’avons vu, entretient un certain lien avec la « grandeur » (voir supra, p. 225 et n. 47). Un effet fugitif d’obscurité est introduit par l’ordre des mots : la séquence …προσφέρω τὸ μέγεθος… n’est pas immédiatement claire pour le lecteur et produit momentanément un effet de « fausse piste ». 122. Simplicius, In Phys., p. 5, 7-8 Diels : μεγαλοψύχους δὲ καὶ μεγαλόφρονας ποιεῖ πείθουσα μηδὲν τῶν ἀνθρωπίνων ἡγεῖσθαι μέγα, « [La Physique] confère aussi grandeur d’âme et grandeur de pensée, en nous persuadant de ne donner d’importance à aucune des choses humaines ». Cf. Ph. Hoffmann, « La triade chaldaïque ἔρως, ἀλήθεια, πίστις », cité supra (n. 5), p. 459-489 (p. 479 et n. 101). – La grandeur d’âme est la disposition d’esprit que Proclus demande aux héros dans la prière initiale de l’In Parmenidem (I, 617, 20-21 Cousin2 [p. 2 éd. Luna-Segonds] : μεγαλόφρονα δὲ καὶ σεμνὴν καὶ ὑψηλὴν κατάστασιν, « un état d’âme magnanime, grave et sublime ») : voir infra, p. 259, et la note 6 ad loc. de Luna-Segonds (p. 169 de l’édition de la CUF). 123. Voir P. Hadot, « Les divisions des parties de la philosophie dans l’Antiquité », dans Museum Helveticum 36 (1979), p. 202-223 (p. 218-221, spéc. p. 220-221), repris dans Études de philosophie ancienne, Paris 1998, p. 125-158 (p. 145-149, spéc. p. 147-149). On sait que, pour les néoplatoniciens, le cursus aristotélicien correspond aux « petits mystères » de la Philosophie, que Proclus avait mis moins de deux années à parcourir (cf. Marinus, Proclus ou Sur le bonheur, § 13. 4-6 Saffrey-Segonds-Luna [CUF 2001], et la n. 2 ad loc. p. 109). – L’ἐποπτεία est à proprement parler la vision mystique qui succède à la τελετή (purification préparatoire) et à la μύησις (initiation), et qui constitue la phase ultime du parcours mystérique, selon Proclus, Théologie Platonicienne, IV, 26, p. 77, 9-19 S.-W. (spéc. lignes 9-10, et n. 3 ad loc. p. 172), voir infra, p. 264 n. 156.

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Les prières en prose de Simplicius philosophes authentiques 124. C’est d’ailleurs à la sélection de ces initiés que s’ordonne l’obscurité caractéristique du style des traités philosophiques d’Aristote, selon les commentateurs néoplatoniciens 125. 6. Le mouvement anagogique général du commentaire comme hymne est sous-tendu par une fine allusion à la triade chaldaïque ἔρως, ἀλήθεια, πίστις énoncée à plusieurs reprises dans l’ensemble constitué par les Commentaires à la Physique et au De caelo et qui est le principe dynamique de la prière néoplatonicienne, selon le Commentaire de Proclus au Timée 126. La triade chaldaïque est présente en filigrane dans la prière de l’In De Caelo. L’« ardeur » éprouvée par Simplicius (προθυμηθείς) dans son désir de « contempler la grandeur des œuvres » du Démiurge est la manifestation de l’ἔρως de l’âme pour le Monde et pour son auteur, le Démiurge. La vérité du Monde, dans sa dépendance par rapport au Démiurge, se donne à voir dans l’ἐποπτεία, et le discours véridique du Professeur-exégète se prolonge dans l’acte d’enseignement, qui est un acte de révélation (ἐκφαίνειν). Nous sommes ici au niveau de l’ἀλήθεια chaldaïque, qui est celui de la « révélation véridique » (ἀληθὴς ἔκφανσις) des réalités divines à ceux qui en sont « dignes » (ἄξιοι). Le principe aristotélicien selon lequel le savoir se vérifie par la capacité à enseigner ce que l’on sait se fond alors dans un registre chaldaïque. Simplicius explique ailleurs que, lorsque le discours démonstratif de la science a pour matière des objets divins, la conviction produite par la

124. Cf. In De caelo, p. 55, 19 Heiberg : ἡ ἀληθὴς ἐκείνου τοῖς ἀξίοις ἔκφανσις, « la révélation véridique [de la Beauté divine] à ceux qui en sont dignes » correspond au niveau de la Vérité chaldaïque (v. Ph. Hoffmann, « La triade chaldaïque ἔρως, ἀλήθεια, πίστις », p. 472 et 486). L’expression se lit aussi chez Proclus, In Parmenidem, I, 617, 18-19 Cousin2 (p. 2 éd. Luna-Segonds) : la « révélation véridique des choses divines » (ἔκφανσις τῶν θείων ἀληθής) est la grâce que Proclus demande aux chœurs angéliques (v. infra, p. 259). 125. Voir Simplicius, In Cat., p. 7, 1-22 K. (déjà mentionné supra, n. 50), et le commentaire de I. Hadot, Simplicius. Commentaire sur les ‘Catégories’. Fascicule 1, cité supra (n. 6), p. 113-122, spéc. p. 115 et n. 10, et p. 172 : le fragment orphique 334 Kern (fr. 1a Bernabé, Poetae Epici Graeci. Testimonia et Fragmenta, II, 1, Munich-Leipzig 2004, p. 2) sous la forme ἀείδω ξυνετοῖσιν, θύρας δ᾽ ἐπίθεσθε βεβήλοις, « je chante pour ceux qui comprennent, appliquez des portes aux [oreilles des] profanes », est cité par Olympiodore, Prolegomena, p. 12, 11 Busse (CAG XII, 1) et David/Élias, In Cat., p. 125, 3 Busse (CAG XVIII, 1) à propos de l’obscurité d’Aristote. 126. Sur tout ceci, v. « La triade chaldaïque ἔρως, ἀλήθεια, πίστις », spéc. p. 486, et « Science théologique et foi », p. 310-326 [articles cités supra, n. 5]. Sur la théorie proclienne de la prière d’après l’In Timaeum, voir infra, n. 135.

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Philippe Hoffmann démonstration se transforme en une expérience d’union « sympathique », qui est le contenu même du troisième terme de la triade : la πίστις, que faute de mieux nous traduisons par « foi ». C’est elle qui semble transparaître dans le ton général de la prière, et animer la piété, indissolublement philosophique et personnelle, qui se traduit par une proskynèse spirituelle (ἵνα… κατὰ τὴν ὑπεροχήν σε προσκυνῶμεν, ἣν ἔχεις πρὸς πάντα τὰ ὑπό σου παραγόμενα). L’origine de cette spiritualisation du geste de prosternation doit être située dans le Traité 32 (V, 5) de Plotin, où l’image du Grand Roi adoré par ses sujets sert à exprimer par analogie la célébration tout intellectuelle de l’Un 127 – la comparaison entre le Roi des Perses et la divinité ayant été faite dans le De mundo du pseudo-Aristote 128 et se rencontrant également chez Philon d’Alexandrie 129. Dans le Proclus de Marinus, le verbe προσκυνεῖν apparaît en quatre occurrences et semble à chaque fois signifier une attitude corporelle de dévotion 130, tandis qu’un grand texte de la Théologie Platonicienne

127. Plotin, Traité 32 (V, 5), ch. 3, notamment ligne 13 : οἱ δ᾽ εὔχονται καὶ προσκυνοῦσιν, les sujets « adressent des prières [au Roi] et se prosternent devant lui » lorsque tout à coup apparaît le Grand Roi. 128. Ps.-Aristote, De mundo, 6, 398 a 10-b 6 (exemples de Cambyse, Xerxès, Darius). 129. Sur tout ceci, voir A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 129-132 (spéc. p. 131-132 et n. 62 et 64), avec une remarque importante : « La prosternation, dont s’accompagnent les prières de louange adressées au Grand Roi, n’était pas couramment pratiquée dans l’Antiquité, l’abaissement ou l’agenouillement caractérisant en général un caractère superstitieux ou efféminé, ou bien une attitude exprimant une soumission extrême ou une adulation démesurée, pourtant adaptée à la posture du suppliant (ἱκέτης) ». – Lire l’étude d’A. Delatte, « Le baiser, l’agenouillement et le prosternement de l’adoration (προσκύνησις) chez les Grecs », dans Académie royale de Belgique. Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, 5e série, 37 (1951), p. 423-450 ; une mise au point d’A. Van den Kerchove, La voie d’Hermès. Pratiques rituelles et traités hermétiques, Leyde-Boston 2012 (Nag Hammadi and Manichaean Studies, 77), p. 215 et n. 147-149 ; et Thesaurus cultus et rituum antiquorum (ThesCRA), Los Angeles (The J. Paul Getty Museum), II, 2004, p. 456-458. 130. Marinus, Proclus ou Sur le bonheur, § 10. 36 Saffrey-Segonds-Luna (Proclus se prosterne devant la stèle de Socrate) ; 11. 15 (Syrianus et Lacharès veulent προσκυνεῖν τὴν θεόν, la Lune, et Proclus, de même, « salue » la déesse, ἠσπάζετο) ; 22. 35-37 (les trois prosternations de Proclus devant le Soleil) ; 23. 28 (« un homme illustre dans l’État », Ῥουφῖνος, assistant au cours de Proclus, se lève puis vient se prosterner devant lui après l’avoir vu auréolé d’une illumination divine, et parce qu’il le considère comme divin). Dans tous ces passages, προσκυνεῖν signifie bien une posture, un geste du corps, et l’on constate que la prosternation s’adresse à un être considéré comme divin. Voir la n. 2 ad p. 13 dans l’édition

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Les prières en prose de Simplicius (II, 11) décrit l’expérience de l’épiphanie du Principe ineffable (τὸ ἄρρητον) au moyen d’une comparaison avec la proskynèse devant le Soleil à son lever, les yeux fermés 131, ce qui – comme dans le texte de Plotin – suggère que l’attitude intérieure du « voyant » est une attitude de prosternation ou d’adoration en esprit. Et tel est le sens du verbe lorsque Simplicius s’adresse au Démiurge en lui disant ἵνα… σὲ προσκυνῶμεν, « afin que nous t’adorions » : cette posture mentale d’abaissement volontaire, accompagnée de la mention de la « transcendance » (ὑπεροχή) du Démiurge, fait directement écho à la supplication (ἱκετεύω) répétée dans la prière du Commentaire sur Épictète. Mais l’οὐδένεια du philosophe, qui sous-tend la supplication et la proskynèse intérieures, ne se confond pas avec la petitesse et la bassesse évoquées par Simplicius (ἵνα μηδὲν εὐτελὲς ἢ ἀνθρώπινον περί σου λογιζόμενοι…) : l’οὐδένεια souligne le sentiment de la transcendance du dieu, tandis que l’εὐτέλεια est l’inversion de la grandeur d’âme (μεγαλοψυχία) produite par la contemplation de la grandeur du Monde dont le Démiurge est le Père. Dans la prière de Simplicius, le ton est ainsi celui de la religio mentis, mais l’on sait que les néoplatoniciens avaient une véritable dévotion pour les dieux visibles dans le Ciel – la Lune et le Soleil notamment – et

Saffrey-Segonds-Luna, à la p. 97 (et p. 101 n. 2 ad p. 14 ; p. 144-145 n. 3 ad p. 28). – L. Pernot, « Prière et rhétorique », p. 224-225, rapproche l’« action » oratoire et l’« action » de la prière, c’est-à-dire des « modes de prononciation, des gestes et des postures codifiés par l’usage », et il mentionne la gestuelle, ensemble des « mouvements des mains et du corps, qui visent à accompagner les paroles et à renforcer leur effet sur le destinataire », comme la prosternation. 131. Proclus, Théologie Platonicienne, II, 11, p. 64, 11-65, 26 Saffrey-Westerink, notamment p. 64, 19-65, 1 : « Après nous être tenus là-haut immobiles et dans notre course avoir dépassé l’intelligible, si toutefois il y a quelque chose en nous de cette nature-là, après nous être prosternés comme devant le soleil levant (οἷον ἥλιον ἀνίσχοντα προσκυνήσαντες), les yeux fermés (μεμυκόσι τοῖς ὀφθαλμοῖς) – car, pas plus qu’à aucun des autres êtres, il ne nous est permis de le fixer en face –, après avoir vu donc le soleil de la lumière des dieux intelligibles sortir de l’Océan, comme disent les poètes [Iliade, VII, 422, cf. Plotin, Traité 32 (V, 5), 8, 6]… ». Sur ce texte, voir le riche commentaire de Saffrey et Westerink, Théol. Plat., II, p. 119-125 (n. 11 et 12, p. 121-122, sur la prière au soleil levant et la proskynèse) ; Ph. Hoffmann, « Un grief antichrétien chez Proclus : l’ignorance en théologie », cité supra (n. 19), p. 190-196 (spéc. p. 191-192 n. 103-104), et infra, p. 263 et n. 154 ; A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 221-223. Proclus suit les traces de Plotin, dont la prière de contemplation est étudiée par M. Wakoff, « Awaiting the Sun : A Plotinian Form of Contemplative Prayer », dans Platonic Theories of Prayer (cité supra, n. 2), p. 73-87 (v. p. 79).

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Philippe Hoffmann Simplicius parle ailleurs (In De caelo, p. 55, 17. 20 H.) d’une véritable « union » avec la « beauté divine », par le moyen, probablement, d’une expérience théurgique de συμπάθεια avec le Monde et le Démiurge. 7. La prière affirme la fidélité de Simplicius au Monde divin et au Démiurge qui en est la cause. Il se proposait, tout au long du commentaire, de défendre son « antique gloire » (p. 26, 14 H.) contre les attaques de ceux qui, comme Jean Philopon et plus généralement les Chrétiens, s’attaquent à l’éternité du Monde en affirmant son caractère engendré et corruptible, et en niant la séparation du Ciel et de la zone sublunaire. Cette fidélité à la tradition religieuse hellène est assurée par la science théologique et par la grandeur d’âme qui lui est corrélative, et Simplicius demande au Démiurge la grâce d’échapper aux pensées viles et « humaines » (ἵνα μηδὲν εὐτελὲς ἢ ἀνθρώπινον περί σου λογιζόμενοι…) qui de toute évidence sont celles de ses adversaires chrétiens 132, constamment décrits dans la polémique païenne comme déficients aussi bien intellectuellement que moralement. Ce membre de phrase fait écho à un remarquable passage du Commentaire sur le

132. La logique de l’allusion, ici, est également celle qui régit les code phrases des néoplatoniciens. Nous avons rencontré plus haut (p. 218-219 et n. 22) l’expression τὰ παρόντα, qui signifie selon toute probabilité « les circonstances présentes », et fait suite à une expression un peu plus explicite, τυραννικὴ περίστασις (« circonstances tyranniques ») renvoyant au contexte général de l’Empire chrétien. Sur la question des formules « codées » des néoplatoniciens, on lira les remarques de L. Pernot, L’art du sous-entendu, Paris 2018, p. 105, qui dans le contexte d’une étude des multiples aspects de la pratique du « sous-entendu » montre que ce type d’allusion suppose, dans un contexte bien déterminé, l’existence d’une connivence : « Les conditions matérielles, psychologiques et sociologiques sont cruciales. Le sousentendu est compris si l’émetteur et le récepteur appartiennent au même monde, partagent la même culture, les mêmes expériences et les mêmes présupposés, s’ils forment une communauté interprétative » (p. 102-103), et L. Pernot conclut justement : « Dans les milieux intellectuels païens, ces expressions servaient de signe de ralliement et exprimaient une protestation sourde contre l’omniprésence du christianisme, leur signification étant guidée par le contexte ». Indépendamment de la question débattue du lieu précis où Simplicius a pu écrire ses commentaires, et de l’auditoire qu’il semble viser (In De caelo, p. 26, 2-15 Heiberg), on doit ajouter que l’emploi des code phrases entre dans le cadre décrit par Leo Strauss et évoqué par L. Pernot, L’art du sous-entendu, p. 12 et 106-108 : écrire « entre les lignes » est une stratégie de prudence qui permet, sous un régime autoritaire, d’échapper à la persécution (v. L. Strauss, « La persécution et l’art d’écrire », trad. fr. E. Patard, dans Leo Strauss : Art d’écrire, politique, philosophie. Texte de 1941, éd. L. Jaffro et al., Paris 2001).

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Les prières en prose de Simplicius Manuel d’Épictète qui comporte une allusion antichrétienne et où l’on relève le même vocabulaire – refus de conceptions trop « humaines » sur le divin (ἀνθρωπικά), refus de la « bassesse » d’esprit (εὐτελῆ), à quoi s’oppose précisément la grandeur d’âme du philosophe : […] souvent certaines gens [les Chrétiens] qui sont impies à l’égard du divin (ἀσεβοῦντες… περὶ τὸ θεῖον) pensent eux-mêmes être pieux (εὐσεβεῖν) et sont considérés comme tels par les autres. Et au contraire d’autres [les Hellènes] qui jugent du divin d’une manière plus sublime et plus élevée (ἄλλοι σεμνοτέρας καὶ μεγαλειοτέρας ὑπολήψεις ἔχοντες περὶ τοῦ θείου), et qui refusent de dire, à son sujet, des choses humaines et vulgaires (τὰ ἀνθρωπικὰ καὶ εὐτελῆ… περὶ αὐτοῦ λέγειν), sont jugés impies (ἀσεβεῖς) par certains [i.e. les Chrétiens] 133.

*** La forme littéraire de ces prières, dont on a vu la brièveté et la sobriété, les distingue fortement des Hymnes de Proclus, rédigés en hexamètres dactyliques, pétris de références à la tradition poétique – notamment homérique 134. Les prières en prose de Jamblique et de Proclus constituent un point de comparaison plus pertinent 135, puisqu’on 133. Simplicius, In Epict. Enchir., II, 28-34 Hadot2 (p. 33). 134. Sur les Hymnes de Proclus, voir supra, p. 209-210 n. 1. La différence fondamentale entre les prières en prose de Simplicius et la poésie hymnique de Proclus est bien soulignée par I. Hadot, Simplicius. Commentaire sur le ‘Manuel’ d’Épictète (1996), p. 13-15, et Le néoplatonicien Simplicius à la lumière des recherches contemporaines, p. 168, qui critique à juste titre une analyse d’Alan Cameron, lequel compare les prières de Simplicius et les Hymnes de Proclus et affirme que Simplicius « baisse le ton » en raison des circonstances. Il s’agit de genres littéraires bien différents, et il n’y a pas lieu de dire que Simplicius « baisse le ton ». 135. Sur les conceptions et pratiques de la prière chez Jamblique et Proclus, voir H. P. Esser, Untersuchungen zu Gebet und Gottesverehrung der Neuplatoniker, diss. Cologne 1967, p. 55-108, et surtout A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 169-245. J’ai moi-même étudié en détail les textes théoriques de Jamblique (Réponse à Porphyre [De Mysteriis], p. 176, 20-179, 7 Saffrey-Segonds-Lecerf [V, 26, p. 237, 7-240, 17 Parthey]) et de Proclus (In Timaeum, I, p. 211, 8-212, 28 Diehl) dans « Érôs, Alètheia, Pistis… et Elpis : Tétrade chaldaïque, triade néoplatonicienne (OC 46 des Places, p. 26 Kroll) », dans H. Seng, M. Tardieu (dir.), Die Chaldaeischen Orakel : KontextInterpretation-Rezeption, Heidelberg 2010 (Bibliotheca Chaldaica, 2), p. 255324 (spéc. p. 287-301), article prolongeant « La triade chaldaïque ἔρως, ἀλήθεια, πίστις » (cité supra, n. 5). Le dossier est réexaminé par L. Brisson, « Prayer in Neoplatonism and the Chaldaean Oracles. Porphyry, Iamblichus, Proclus », dans

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Philippe Hoffmann y retrouve le même type de demande que dans les prières de Simplicius. Celui-ci, nous l’avons vu, s’adresse à des dieux (les dieux λόγιοι, Hermès et Athéna, ou bien Zeus le Démiurge intellectif) dont le rang hiérarchique est en correspondance étroite avec le niveau atteint, dans l’anagogie néoplatonicienne, par l’étude des ouvrages commentés (Manuel d’Épictète, Catégories et traité Du ciel d’Aristote). Simplicius suit alors une pratique qui est celle de ses prédécesseurs Jamblique et Proclus, lesquels situent la science théologique – nous sommes alors à des niveaux de réalités beaucoup plus élevés que dans les commentaires de Simplicius – sous la protection et le concours bienveillant de tous les dieux. C’est ainsi aux dieux dans leur ensemble que Jamblique, dans la prière finale de la Réponse à Porphyre (De Mysteriis) 136, demande l’affermissement de la science théologique, placée initialement sous le patronage d’Hermès et dépendant universellement d’une grâce accordée par tous les dieux. S’adressant à Porphyre, Jamblique déclare :

J. Dillon et A. Timotin (dir.), Platonic Theories of Prayer, Leyde-Boston 2016 (Studies in Platonism, Neoplatonism, and the Platonic Tradition, 19), p. 108133 (voir notamment p. 127-128, « Prayer and Theurgy », et L. Brisson, « Le commentaire comme prière destinée à assurer le salut de l’âme. La place et le rôle des Oracles Chaldaïques dans le commentaire sur le Timée de Platon par Proclus », dans M.-O. Goulet-Cazé et al. [dir.], Le Commentaire entre tradition et innovation. Actes du Colloque international de l’Institut des Traditions Textuelles, Paris et Villejuif, 22-25 septembre 1999, Paris 2000 [Bibliothèque d’histoire de la philosophie], p. 329-353). L. Brisson insiste de façon très convaincante sur l’articulation dynamique unissant prière néoplatonicienne et Oracles Chaldaïques (on lira aussi, dans le même volume Platonic Theories of Prayer : D. A. Layne, « Cosmic Etiology and Demiurgic Mimesis in Proclus’ Account of Prayer », aux p. 134-163). Il ne fait aucun doute que Simplicius, si fidèle à Jamblique et à Proclus, avait à l’esprit ces doctrines complexes, et la présence allusive, en filigrane, de la triade ἔρως, ἀλήθεια, πίστις dans la prière finale de l’In De caelo fait de cette prière un acte de parole efficace en vue de la conversion et de l’union au Démiurge, et lui confère discrètement une dimension théurgique.– Sur les textes de Proclus, voir aussi F. Chapot et B. Laurot, Corpus de prières grecques et romaines, G 107 et G 108, p. 393-399. 136. Jamblique, Réponse à Porphyre (De Mysteriis), p. 217, 16-23 Saffrey-SegondsLecerf (X, 8, p. 293, 16-294, 5 Parthey). Cette prière finale est étudiée par A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 200-203, qui évalue sa concordance avec la théorie jambliquienne de la prière, et la met en relation avec deux prières finales de l’empereur Julien, Sur Hélios-Roi, 158 b-c, et Sur la Mère des dieux, 179 d-180 c (qui m’ont été signalées parallèlement par Adrien Lecerf).

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Les prières en prose de Simplicius Εὔχομαι δὴ οὖν τὸ λοιπὸν τοῖς θεοῖς ἐπὶ τῷ τέλει τῶν λόγων τῶν ἀληθῶν νοημάτων ἐμοί τε καὶ σοὶ παρέχειν τὴν φυλακὴν ἀμετάπτωτον, εἴς τε τὸν ἀΐδιον αἰῶνα αἰωνίων ἀλήθειαν ἐντιθέναι καὶ τελειοτέρων νοήσεων περὶ θεῶν χορηγεῖν μετουσίαν, ἐν αἷς δὴ καὶ τὸ μακαριστὸν τέλος τῶν ἀγαθῶν ἡμῖν πρόκειται καὶ αὐτὸ τὸ κῦρος τῆς ὁμονοητικῆς φιλίας τῆς πρὸς ἀλλήλους. Maintenant, à la fin de ces discours, il me reste à prier les dieux pour qu’ils nous accordent, à toi et à moi, de garder fermement les pensées vraies, pour que non seulement, en tout temps, ils déposent en nous la vérité êtres éternels, mais encore qu’ils nous fassent participer à des intellections plus parfaites au sujet des dieux, dans lesquelles assurément consistent et nous sont données tant la fin bienheureuse destinée aux hommes de bien que la garantie même de l’amitié qui nous unit l’un à l’autre dans l’unanimité des pensées.

Mais c’est surtout la grande prière inaugurale du Commentaire de Proclus au Parménide – constituée pour l’essentiel d’une seule longue phrase qui constitue un morceau de virtuosité rhétorique – qui permet de comprendre combien la possession parfaite de la science théologique est renforcée par le secours des dieux, dont Proclus rappelle l’essentiel de la hiérarchie, demandant à chaque classe divine la grâce d’une perfection particulière 137.

137. Proclus, Commentaire sur le ‘Parménide’, I, 617, 1-618, 20 Cousin2 (p. 1-3 éd. Luna-Segonds). On se reportera à l’Introduction générale (Tome I, 1ère partie, p. cdlxxii-cdlxxiii) et à la très riche annotation de Segonds et Luna, vol. cité (I, 2e partie), p. 165-177. – Sur cette prière, voir aussi H. D. Saffrey, « Théologie et anthropologie d’après quelques préfaces de Proclus », dans Images of Man in Ancient and Medieval Thought. Studia Gerardo Verbeke dicata, Louvain 1976, p. 199-212 (p. 204-207, citation d’une traduction d’A.-J. Festugière), article repris dans Recherches sur le néoplatonisme après Plotin, volume cité supra (n. 1), p. 159-172 (p. 164-167) : H. D. Saffrey fait une comparaison très éclairante avec la première partie de la Préface (deux longues périodes) de la Théologie Platonicienne (I, 1, p. 5, 6-7, 8 S.-W.), et évoque à ce propos les « mystères du verbe » dont parle, au sujet de la prose d’art, Denys d’Halicarnasse (De compositione verborum, VI, 25, 5) lequel mentionne dans ce contexte le fragment orphique déjà rencontré (désigné dans l’édition Aujac-Lebel de Denys [CUF], p. 220 n. 1 ad loc., comme [Διαθῆκαι] fr. 4-6 Abel = 245-247 Kern ; correspond à la version 1b de Bernabé cité supra [n. 125], p. 2) : Saffrey, à la lumière de ces rapprochements, suggère que « les mystères du verbe sont seuls porteurs des mystères divins » et qu’une correspondance forte existe entre art d’écrire et révélations divines. Voir également id., « Quelques aspects de la spiritualité des philosophes néoplatoniciens », cité supra (n. 1), p. 171 (= p. 215) ;

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Philippe Hoffmann Une première partie de la prière adresse ainsi une invocation à tous les êtres supérieurs, depuis les dieux intelligibles jusqu’aux héros. À tous Proclus demande un don (ἐνδοῦναι) spécifique : Εὔχομαι τοῖς θεοῖς πᾶσι καὶ πάσαις ποδηγῆσαί μου τὸν νοῦν εἰς τὴν προκειμένην θεωρίαν, καὶ φῶς ἐν ἐμοὶ στιλπνὸν τῆς ἀληθείας ἀνάψαντας ἀναπλῶσαι τὴν ἐμὴν διάνοιαν ἐπ᾽ αὐτὴν τὴν τῶν ὄντων ἐπιστήμην, ἀνοῖξαί τε τὰς τῆς ψυχῆς τῆς ἐμῆς πύλας εἰς ὑποδοχὴν τῆς ἐνθέου τοῦ Πλάτωνος ὑφηγήσεως, καὶ ὁρμίσαντάς μου τὴν γνῶσιν εἰς τὸ φανότατον τοῦ ὄντος παῦσαί με τῆς πολλῆς δοξοσοφίας καὶ τῆς περὶ τὰ μὴ ὄντα πλάνης τῇ περὶ τὰ ὄντα νοερωτάτῃ διατριβῇ, παρ᾽ ὧν μόνων τὸ τῆς ψυχῆς ὄμμα τρέφεταί τε καὶ ἄρδεται, καθάπερ φησὶν ὁ ἐν τῷ Φαίδρῳ Σωκράτης, ἐνδοῦναί τε μοι νοῦν μὲν τέλεον τοὺς νοητοὺς θεούς, δύναμιν δὲ ἀναγωγὸν τοὺς νοερούς, ἐνέργειαν δὲ ἀπόλυτον καὶ ἀφειμένην τῶν ὑλικῶν γνώσεων τοὺς ὑπὲρ τὸν οὐρανὸν τῶν ὅλων ἡγεμόνας, ζωὴν δὲ ἐπτερωμένην τοὺς τὸν κόσμον λαχόντας,

et A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 238-240, qui montre aussi (p. 237-238) que le modèle de la prière initiale, en tête de toute enquête théologique, est la prière de Timée (27 C 1-D 4) laquelle, explique Proclus, imite en fait la conversion initiale par laquelle le Démiurge, avant d’engager son œuvre productrice, se convertit vers les dieux intelligibles et vers Cronos, afin de se remplir des « causes invisibles du Tout », cette prière relevant ainsi de l’ὁμοίωσις θεῷ [In Timaeum, I, p. 206, 26-207, 20 Diehl : voir le commentaire de L. Brisson, « Prayer in Neoplatonism and the Chaldaean Oracles », cité supra, n. 135, aux p. 108-110, où sont expliquées les références de Proclus, dans ce passage, à la théogonie orphique ; et aussi : D. A. Layne, « Philosophical Prayer in Proclus’s Commentary on Plato’s Timaeus », dans Review of Metaphysics, 67, 2 (2013), p. 345-368, et ead., « Cosmic Etiology and Demiurgic Mimesis in Proclus’ Account of Prayer », cité supra (n. 135), spéc. p. 135-137, p. 147-161]. La prière initiale par laquelle s’achève le Προοίμιον de la Théologie Platonicienne est explicitement inspirée par la prière de Timée : v. Théol. Plat., I, 1, p. 7, 11-8, 15 S.-W. (et la riche n. 4 ad loc. [p. 7], aux p. 131-132 sur l’invocation initiale aux dieux), commenté par A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 236-237. Proclus, au moment d’aborder l’enquête théologique, demande aux dieux d’« allumer dans nos âmes la lumière de la vérité » (τάχ᾽ ἂν εἰκότως αὐτοὺς τοὺς θεοὺς παρακαλοῖμεν τὸ τῆς ἀληθείας φῶς ἀνάπτειν ἡμῶν ταῖς ψυχαῖς, p. 7, 17-18 S.-W., cf. III, 1, p. 6, 4-7). – Sur ces deux prières initiales de Proclus (Théol. Plat., I, 1, p. 7, 17-8, 15 S.-W., et In Parmenidem, I, 617, 1-618, 20 Cousin2 [p. 1-3 éd. Luna-Segonds]), voir aussi A. Motte, « Discours théologique et prière d’invocation. Proclus héritier et interprète de Platon », dans A.-Ph. Segonds et C. Steel (éd.), Proclus et la théologie platonicienne, cité supra (n. 5), p. 91-108 ; et les observations de R. M. van den Berg, Proclus’Hymns, p. 225-226 (dans la perspective d’une comparaison avec l’Hymne IV).

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Les prières en prose de Simplicius ἔκφανσιν δὲ τῶν θείων ἀληθῆ τοὺς ἀγγελικοὺς χορούς, ἀποπλήρωσιν δὲ τῆς παρὰ θεῶν ἐπιπνοίας τοὺς ἀγαθοὺς δαίμονας, μεγαλόφρονα δὲ καὶ σεμνὴν καὶ ὑψηλὴν κατάστασιν τοὺς ἥρωας… (I, 617, 1-21) Je prie (εὔχομαι) tous les dieux et toutes les déesses 138 de guider mon intellect dans la présente contemplation et, après avoir allumé en moi l’éclatante lumière de la vérité, de déployer mon entendement pour parvenir à la science même des êtres, d’ouvrir les portes de mon âme pour qu’elle reçoive l’entendement divinement inspiré de Platon, et, ayant ancré ma faculté de connaissance dans ce qu’il y a de plus lumineux dans l’être 139, de me délivrer de toute la sagesse illusoire 140 et de l’errance parmi les non-êtres par l’étude tout intellective des êtres, par lesquels seuls l’œil de l’âme est nourri et irrigué 141, comme le dit Socrate dans le Phèdre. [Je prie] les dieux intelligibles de m’accorder (ἐνδοῦναι) un intellect parfait ; les dieux intellectifs, une puissance élévatrice ; les dieux chefs de l’univers, qui sont au-delà du ciel, une activité détachée et séparée des connaissances matérielles ; les dieux qui ont reçu en lot le monde, une vie ailée ; les chœurs angéliques, une révélation véridique des choses divines ; les bons démons, la plénitude de l’inspiration venant des dieux ; et [enfin] les héros, un état d’âme magnanime, grave et sublime…

La phrase en grec ne s'interrompt pas et Proclus demande ensuite à toutes les classes de dieux une « disposition parfaite » (παρασκευὴ τελέα) à participer (μετουσία) à la révélation platonicienne, dont le « hiérophante » est le maître de Proclus, Syrianus, l’interprète par excellence de Platon. Et la philosophie, dont Syrianus est la figure incarnée, pourra remplacer l’ensemble du culte traditionnel, rendu impossible par les persécutions et les interdictions 142 ; elle devient ainsi, selon une formule de Henri Dominique Saffrey, une véritable religio mentis :

138. La formule se lit notamment au début du Discours sur la couronne de Démosthène. Voir la n. 3 ad loc. de Luna-Segonds, p. 165. 139. Platon, République, VII, 518 C 9. 140. Platon, Sophiste, 231 B 6 ; Philèbe, 49 A 2 et D 11. 141. Platon, République, VII, 533 D 2 ; Phèdre, 246 E 1-2, 251 B 3 ; cf. Sophiste, 254 A 10. 142. Sur ce contexte historique fondamental, voir H. D. Saffrey, « Théologie et anthropologie d’après quelques préfaces de Proclus » [1990], cité supra (n. 137), p. 167 ; et surtout C. Luna, A.-Ph. Segonds, Proclus. Commentaire sur le ‘Parménide’ de Platon, Tome I, 2e partie, Livre I, p. 174-175.

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Philippe Hoffmann … πάντα δὲ ἁπλῶς τὰ θεῖα γένη παρασκευὴν ἐνθεῖναί μοι τελέαν εἰς τὴν μετουσίαν τῆς ἐποπτικωτάτης τοῦ Πλάτωνος καὶ μυστικωτάτης θεωρίας, ἣν ἐκφαίνει μὲν ἡμῖν αὐτὸς ἐν τῷ Παρμενίδῃ μετὰ τῆς προσηκούσης τοῖς πράγμασι βαθύτητος, ἀνήπλωσε δὲ ταῖς ἑαυτοῦ καθαρωτάταις ἐπιβολαῖς ὁ τῷ Πλάτωνι μὲν συμβακχεύσας ὡς ἀληθῶς καὶ ὁμέστιος καταστὰς τῆς θείας ἀληθείας, τῆς δὲ θεωρίας ἡμῖν γενόμενος ταύτης ἡγεμὼν καὶ τῶν θείων τούτων λόγων ὄντως ἱεροφάντης, ὃν ἐγὼ φαίην ἂν φιλοσοφίας τύπον εἰς ἀνθρώπους ἐλθεῖν ἐπ᾽ εὐεργεσίᾳ τῶν τῇδε ψυχῶν, ἀντὶ τῶν ἀγαλμάτων, ἀντὶ τῶν ἱερῶν, ἀντὶ τῆς ὅλης ἁγιστείας αὐτῆς, καὶ σωτηρίας ἀρχηγὸν τοῖς τε νῦν οὖσιν ἀνθρώποις καὶ τοῖς εἰσαῦθις γενησομένοις. (I, 617, 22-618, 13) [Je prie] toutes les classes de dieux sans exception de mettre en moi une disposition parfaite à participer à la doctrine tout époptique et mystique que Platon nous révèle dans le Parménide avec la profondeur appropriée aux réalités et qu’a déployée par ses très pures intuitions celui [scil. Syrianus] qui s’est en vérité imbu avec Platon de l’ivresse dionysiaque 143, qui a eu part au banquet de la vérité divine et qui s’est fait pour nous le maître dans cette doctrine et réellement le hiérophante de ces enseignements divins. De lui, je dirais volontiers qu’il est venu chez les hommes comme le modèle (τύπος) de la philosophie 144, pour apporter ses bienfaits aux âmes d’ici-bas à l’égal (ἀντί) 145

143. Platon, Phèdre, 234 D 5. 144. L’éloge de Syrianus évoque ici le passage où Damascius, Vie d’Isidore, fr. 16 Photius (p. 16, 3-4 Zintzen = fr. 13 Athanassiadi, p. 88-89) décrit le visage presque carré de son maître Isidore comme « empreinte sacrée d’Hermès logios » (τὸ μὲν πρόσωπον ὀλίγου τετράγωνον ἦν, Ἑρμοῦ λογίου τύπος ἱερός), la remarque physiognomonique sur la forme du visage permettant de situer Isidore dans la « chaîne » d’Hermès. L’origine de cette image se trouve chez un auteur bien connu des néoplatoniciens, le sophiste du iie siècle Ælius Aristide (Contre Platon, pour la défense des quatre, Or. 3, § 663, éd. Lenz-Behr p. 511, 10-11), qui utilise la formule pour louer Démosthène. Voir l’histoire de la citation d’Aristide par L. Pernot, « ‘L’empreinte d’Hermès Logios’. Une citation d’Ælius Aristide chez Julien et chez Damascius », dans Rendiconti dell’Accademia di Archeologia, Lettere e Belle Arti, 71 (2002), p. 191-207 (repris dans L’Ombre du Tigre. Recherches sur la réception de Démosthène, Naples 2006, p. 129-175), et la longue note de Luna-Segonds, Proclus. Commentaire sur le ‘Parménide’ de Platon, Tome I, 2e partie, Livre I, p. 170-175 (n. 11 ad 618. 9-10, p. 2). Damascius explique que les Pythagoriciens établissaient une correspondance entre les figures géométriques et les dieux, par exemple entre la figure du carré et Hermès, et que « en un mot, la définition des figures est de nature théologique », ὅλως ἐστὶν θεολογικὸς ὁ περὶ τῶν σχημάτων ἀφορισμός (In Parmenidem, II, p. 100, 7-21 Westerink-Combès-Segonds [CUF]). 145. La traduction d’A.-J. Festugière, citée par H. D. Saffrey (v. supra, n. 137), est plus

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Les prières en prose de Simplicius des statues de culte, des rites et de tout le culte lui-même, et pour se faire le guide du salut (σωτηρία) aussi bien pour les hommes de notre temps que pour ceux qui viendront ensuite.

Vient enfin, après l’invocation et l’arétalogie qui constituent la première partie de la prière, la demande par laquelle elle se conclut 146 : Ἀλλὰ τὰ μὲν τῶν κρειττόνων ἡμῶν ἵλεα ἔστω καὶ ἡ παρ᾽ αὐτῶν χορηγία καὶ ἡμῖν ἕτοιμος εἴη προσλάμπουσα τὸ ἐξ αὐτῶν ἀναγωγὸν φῶς. Σὺ δέ, ὦ φιλοσοφίας ἐπάξιον ἔχων τὸν νοῦν καὶ ἐμοὶ φίλων φίλτατε Ἀσκληπιόδοτε, δέχου τὰ δῶρα τοῦ ἀνδρὸς ἐκείνου τέλεα τελέως ἐν γνησιωτάτοις κόλποις τῆς σαυτοῦ ψυχῆς. (I, 618, 14-20) Que les êtres qui nous sont supérieurs nous soient propices (ἵλεα) ; puisse leur don (χορηγία) faire briller promptement sur nous aussi la lumière élévatrice qui vient d’eux. Quant à toi, Asclépiodote 147, qui as un intellect vraiment digne de la philosophie et qui es le plus cher d’entre mes amis, reçois parfaitement les dons parfaits de cet homme éminent dans les replis les plus nobles de ton âme.

Le Commentaire sur le Parménide nous ayant été transmis amputé de sa partie finale, et la Théologie Platonicienne étant probablement inachevée, il n’est pas possible de savoir si Proclus avait écrit, ou aurait écrit, une prière finale destinée à clore ces ouvrages 148.

radicale : « Celui-là, je dirais volontiers qu’il est venu chez les hommes comme le type de la philosophie pour le bienfait des âmes d’ici-bas, pour remplacer les statues de culte, pour remplacer les cérémonies sacrées, pour remplacer tout le culte lui-même… ». 146. Ἀλλὰ τὰ μὲν τῶν κρειττόνων ἡμῶν ἵλεα ἔστω etc. La prière est introduite par Ἀλλὰ. C. Luna et A.-Ph. Segonds, vol. cité supra (n. 144), n. 13, p. 175-176, font remarquer que la même structure s’observe dans cinq hymnes de Proclus. Cf. R. M. van den Berg, Proclus’ Hymns, p. 178. Sur ἵλεα, voir infra, n. 150. 147. Sur Asclépiodote, disciple de Proclus et dédicataire du Commentaire sur le Parménide, voir la notice de R. Goulet dans le Dictionnaire des Philosophes Antiques, I, Paris 1989, A 453 « Asclépiodote d’Alexandrie », p. 626-631. 148. La fin du livre VII de l’In Parmenidem, conservé par la traduction latine de Guillaume de Moerbeke, ne présente pas de prière (voir l’édition de C. Steel, Procli in Platonis Parmenidem Commentaria, III, Oxford 2009, p. 354). Sur l’inachèvement probable de la Théologie Platonicienne, voir H. D. Saffrey, L. G. Westerink†, Proclus. Théologie Platonicienne. Livre VI, Paris 1997 (Collection des Universités de France), Introduction, p. xxxv-xliv. – H. D. Saffrey, Proclus. Hymnes et prières, p. 67, écrit à ce sujet : « C’était […] une chose habituelle de terminer un traité de théologie par une prière. Il est probable que c’était également une habitude de Proclus, mais il se trouve que, malheureusement, tous ses grands

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Philippe Hoffmann Henri Dominique Saffrey a par ailleurs rassemblé dans son recueil des Hymnes et prières de Proclus trois autres textes en prose, qui méritent d’être mentionnés car ils complètent notre dossier, et conduisent à interroger encore la frontière entre prière et hymne en prose. On relève tout d’abord, dans le Commentaire sur le Timée, une prière à Athéna qui prend la forme d’une litanie 149. Expliquant Timée 24 C 7-D 3 où la déesse est qualifiée de φιλοπόλεμός τε καὶ φιλόσοφος, « à la fois amie de la guerre et amie de la sagesse », Proclus conclut sa recherche exégétique et théologique 150 en priant Athéna, dans sa bienveillance pour nous les hommes (ἡμῖν… ἵλεως οὖσα), de « nous donner part à la sagesse immaculée et de nous remplir de puissance intellective », de nous « procurer les biens Olympiens, qui élèvent les âmes », et d’« éveiller en nous les notions pures et non perverties au sujet de tous les dieux en faisant luire sur nous la lumière divine qui jaillit d’elle ». Après cette demande de clairvoyance qui est le fondement de la science théologique, on lit une litanie des épithètes d’Athéna, dont Proclus donne à chaque fois une brève explication : « Porte-lumière » (φωσφόρος), « Salvatrice » (σώτειρα), « Ouvrière » (ἐργάνη), « Créatrice de belles œuvres » (καλλίεργος), « Vierge » (παρθένος), « Amie de la guerre » (φιλοπόλεμος), « Porte-égide » (αἰγίοχος). Le développement sur la théologie d’Athéna culmine ainsi en une prière à la forme littéraire marquée, qui émeut profondément Proclus, dont on connaît la tendre intimité (οἰκειότης) 151 avec la déesse, et qui confesse sa συμπάθεια pour un tel sujet : écrits théologiques sont mutilés de leur fin, si bien que les dernières pages en sont perdues ». 149. Voir H. D. Saffrey, Proclus. Hymnes et prières, p. 55-57. 150. Proclus, In Timaeum, I, p. 165, 10-169, 21 Diehl (voir p. 168, 22-169, 9 D.) ; traduction A.-J. Festugière, Proclus. Commentaire sur le ‘Timée’, I, Paris 1966, p. 219-224 (p. 223-224). On remarque que Proclus demande à Athéna d’être « bienveillante » (ἵλεως). Ce terme apparaît aussi dans la prière de la Théol. Plat., I, 1, p. 8, 8 S.-W. (les dieux doivent être ἱλεῴ τε καὶ εὐμενεῖς, cf. Phèdre, 257 A 7 et Lois, IV, 712 B 5) et dans celle de l’In Parmenidem, I, 618, 14 Cousin2 [p. 2 éd. Luna-Segonds] (voir supra, p. 261). Saloustios, déjà, demandait cette bienveillance aux dieux et aux « âmes de ceux qui ont écrit les mythes » (Des dieux et du monde, IV, 11 …ἵλεῳ γένοιντο), et au Monde (XVII, 10 αὐτὸν ἡμῖν εὐχόμεθα ἵλεων τὸν κόσμον γενέσθαι). Je remercie Adrien Lecerf d’avoir attiré mon attention sur ces deux textes de Saloustios. Sur ce vocabulaire, voir A. Motte, « Discours théologique et prière d’invocation », cité supra (n. 137), p. 103-104. 151. Sur ce mot, voir « Science théologique et foi », cité supra (n. 5), p. 282 n. 17, et

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Les prières en prose de Simplicius ἐπήλθομεν δ᾽ ἂν καὶ τὰς λοιπὰς τῆς θεοῦ προσηγορίας, εἰ μὴ καὶ ταῦτα διὰ τὴν ἐμὴν περὶ τὸν λόγον συμπάθειαν μηκύνειν ἐδόκουν. Et je poursuivrais bien encore les autres dénominations de la déesse, n’étais-je dans le sentiment que j’allonge trop ce propos à cause de ma sympathie pour le sujet 152.

Ce qu’il écrit alors à ce propos n’est pas sans parallèle dans son œuvre 153, et l’on peut être certain que la prière à Athéna est parcourue par une très forte émotion personnelle. Nous apercevons ainsi le ressort intime d’une prière néoplatonicienne, où rhétorique et science théologique se combinent à l’expression d’une subjectivité. Autres textes importants. Le deuxième Livre de la Théologie Platonicienne comporte un grand hymne en prose au Premier principe, qui a déjà été mentionné 154 : véritable expression de l’expérience mystique, il a été rapproché par Andrei Timotin du premier degré de la prière (la connaissance des dieux, γνῶσις) selon la doctrine de l’In Timaeum 155. Enfin dans le Livre IV de la Théologie Platonicienne une ardente prière aux dieux Télétarques, douée d’efficacité théurgique, accompagne la remontée de l’âme à travers le diacosme des intelligibles-intellectifs 156. p. 343 n. 223 ; et A.-J. Festugière, « Proclus et la religion traditionnelle » [1971], cité supra (n. 1), spéc. p. 578 et 581-583 sur la tendre dévotion de Proclus à Athéna. La fine analyse psychologique d’A.-J. Festugière, qui montre la parfaite compatibilité, dans une même âme – celle de Proclus –, de la science théologique et d’une dévotion empreinte d’émotion, conduit à penser que le cas de Proclus n’est pas isolé dans les milieux néoplatoniciens. Je suis enclin à supposer que Simplicius a éprouvé lui aussi de tels sentiments personnels à l’égard des dieux invoqués dans ses prières, et qu’il a fait l’expérience de la συμπάθεια avec les êtres supérieurs dont traite la théologie. 152. Proclus, In Timaeum, I, 169, 9-11 Diehl (trad. Festugière, modifiée). 153. Voir « Science théologique et foi », p. 342-343 n. 223. 154. Voir supra, p. 252-253 et n. 131. Proclus, Théologie Platonicienne, II, 11, p. 64, 11-65, 26 S.-W. Cf. H. D. Saffrey, « Quelques aspects de la spiritualité des philosophes néoplatoniciens », cité supra (n. 1), p. 170-171 (= p. 214-215) ; et id., Proclus. Hymnes et prières, p. 58-61. J’ai moi-même commenté ce texte dans « Un grief antichrétien chez Proclus : l’ignorance en théologie », cité supra (n. 19), p. 190-196, en soulignant sa dimension d’hymne en prose (p. 193). 155. A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 221-223. 156. Proclus, Théologie Platonicienne, IV, 26, p. 77, 20-78, 4 S.-W. Cf. H. D. Saffrey, Proclus. Hymnes et prières, p. 55 (« une véritable oraison jaculatoire ») et 62-63. J’ai souligné la dimension théurgique de cette prière dans « Le rituel théurgique de l’ensevelissement et le Phèdre de Platon. À propos de Proclus, Théologie

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Philippe Hoffmann Dans ces trois cas, les prières de Proclus se rencontrent dans le cours même de l’œuvre littéraire, et se distinguent ainsi formellement des prières inaugurales ou finales.

*** Les prières en prose de Simplicius, quant à elles, appartiennent toutes à la catégorie des prières conclusives 157 – dont le modèle est

Platonicienne, IV, 9 », dans A. Van den Kerchove et L. G. Soares Santoprete (dir.), Gnose et Manichéisme. Entre les oasis d’Égypte et la Route de la Soie. Hommage à Jean-Daniel Dubois, Paris 2017 (Bibliothèque de l’École des hautes études. Sciences religieuses, 176 [Série « Histoire et prosopographie de la Section des sciences religieuses », 13]), p. 859-914 (voir p. 912-913), et cette interprétation rejoint les analyses de L. Brisson, « Prayer in Neoplatonism and the Chaldaean Oracles », cité supra (n. 135), qui montrent l’union intime de la prière néoplatonicienne et de la théurgie, à travers le recours à l’autorité des Oracles Chaldaïques. Ici, Proclus invoque les Télétarques (Τελεταρχαί) des Oracles Chaldaïques (OC 86 et 177) : ce sont, littéralement, les « maîtres des initiations » (τελεταί) ; ils sont appelés par Proclus également dieux « perfecteurs » (τελεσιουργοί). Lire aussi A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 234-235, et p. 218, où il est rappelé que les trois étapes du parcours mystérique, la τελετή (purification préparatoire au mystère), la μύησις (initiation) et l’ἐποπτεία (vision mystique), correspondent avec précision aux trois triades des dieux intelligibles-intellectifs : les dieux « perfecteurs » (τελεσιουργοί = Τελεταρχαί), « mainteneurs » (συνεκτικοί = les Συνοχεῖς des OC 32, 177) et « rassembleurs » (συναγωγοί = les Ἴυγγες des OC, d’après Psellos), cf. Théologie Platonicienne, IV, 26, p. 77, 9-19 S.-W. Ces trois classes de dieux correspondent aux trois espaces distingués dans la topographie mythique du Phèdre de Platon (247 A-C) : la voûte subcéleste (ὑπουράνιος ἁψίς), le Ciel (Οὐρανός) et le lieu supracéleste (ὑπερουράνιος τόπος), étudiés dans le livre IV de la Théologie Platonicienne. La prière de Proclus aux Télétarques est un acte de parole efficace demandant à ces dieux de faire remonter l’âme en direction du Ciel et, au-delà, vers le lieu supracéleste. Dans la nomenclature des modes de la prière selon Proclus (cf. In Timaeum, I, p. 213, 18-214, 2 Diehl, et A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 232-235), cette invocation semble bien correspondre à la prière « perfectrice » (τελεσιουργός), qui nous fait tendre vers ces dieux « perfecteurs » que sont les Télétarques (In Tim., I, p. 213, 29-214, 1 D.). Cf. F. Chapot et B. Laurot, Corpus de prières grecques et romaines, G 102, p. 374 (où l’on corrigera la traduction de τελεσιουργοί). 157. Sur la place des prières (en début ou en fin de discours), cf. par exemple L. Pernot, « Prière et rhétorique », p. 219-220 : « L’usage oratoire n’est ici, d’ailleurs, que le cas particulier de l’usage plus général consistant à invoquer les dieux au commencement de toute action, prise de parole ou œuvre littéraire, pour obtenir leur aide et leur inspiration, et à la fin, sous forme de demande, vœu, envoi, pour les saluer et jouir de leur faveur à l’avenir ».

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Les prières en prose de Simplicius fourni par la prière à Pan à la fin du Phèdre de Platon, qui est une référence pour les prières philosophiques 158. De ce point de vue, formel, elles peuvent être rapprochées de la prière finale de la Réponse à Porphyre (De Mysteriis) de Jamblique, ou de tel « hymne » en prose de Proclus marquant une césure importante dans la Théologie Platonicienne 159. Les autres prières néoplatoniciennes que nous avons citées ou évoquées sont soit des prières initiales soit des prières intervenant dans le cours même d’une œuvre. Mais la comparaison entre toutes ces prières – souvent complexes – et celles de Simplicius n’est pas illégitime et fait apparaître une indéniable parenté : Simplicius s’inscrit dans une tradition spécifiquement néoplatonicienne, où la rhétorique de la prière sert à l’expression d’un savoir théologique et d’une forme de piété personnelle dont le lecteur contemporain entend encore les accents. Ses prières sont tout à la fois des prières philosophiques et littéraires, des prières personnelles, des prières demandant des grâces particulières, mais aussi de véritables prières cultuelles, dans la mesure où, comme tous les professeurs néoplatoniciens, Simplicius célèbre par ses commentaires une véritable liturgie en l’honneur des dieux 160 ; 158. Sur la prière à Pan, voir supra, n. 12. 159. Voir Proclus, Théologie Platonicienne, IV, 16, p. 50, 11-21 Saffrey-Westerink : l’étude de la première triade des dieux intelligibles-intellectifs, dans le lieu supracéleste, s’achève par un hymne en prose qui énumère les attributs des trois divinités (ἐπιστήμη, σωφροσύνη, δικαιοσύνη, la Science, la Sagesse, la Justice), et qui est explicitement qualifié comme tel par Proclus (p. 50, 12-14 S.-W. : τρεῖς ἡμῖν αὗται θεότητες ὑμνείσθωσαν αἱ τὸν ὑπερουράνιον διελόμεναι τόπον, « célébrons dans un hymne ces trois divinités qui se sont partagé le lieu supracéleste »). Texte cité et commenté par A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, p. 240-241. La prière théurgique aux Télétarques (Théologie Platonicienne, IV, 26, p. 77, 20-78, 4 S.-W.), précédemment mentionnée, correspond d’ailleurs elle aussi à une césure forte dans le livre IV, puisqu’elle marque la fin de la deuxième partie du livre (ch. 4-26), consacrée aux dieux intelligibles-intellectifs dans le Phèdre. Commence ensuite (ch. 27) l’étude de ces dieux dans le Parménide. 160. Les commentaires de Simplicius, dont on a déjà dit la dimension d’« exercice spirituel » (par exemple dans le cas de l’In Epict. Enchir.) ou d’« hymne » (l’In De caelo), participent de l’esprit général du commentarisme néoplatonicien, ordonné ultimement à la célébration du Premier dieu par la lecture du Parménide, et il faut relire, pour comprendre l’enjeu des prières finales avec leurs adresses aux dieux, les phrases profondes de H. D. Saffrey, « Quelques aspects de la spiritualité des philosophes néoplatoniciens, de Jamblique à Proclus et Damascius », cité supra (n. 1), p. 169 (= p. 213) : « Avec [ces philosophes], la recherche du divin et la hiérarchie des dieux sont devenues l’objet presque exclusif de la philosophie.

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Philippe Hoffmann et l’on a remarqué aussi l’affleurement d’une dimension théurgique que ses prières partagent avec les Hymnes de Proclus 161. Ces différentes catégories ne doivent pas être opposées 162, car elles se fondent ici dans l’unité dynamique de l’acte de parole, qui est aussi un élan de l’âme. Car si ces prières sont des textes écrits, leur vertu anagogique ne peut s’actualiser que dans la vibration sonore et les rythmes révélés par l’analyse stylistique, qui demandent à être prononcés et entendus. Le raffinement de l’écriture, ici, appelle une oralisation, et l’on se plaît à imaginer que Simplicius a pu, au moins en son privé, peut-être dans un discours « mental », prononcer ces prières et les faire résonner. Mais parce que ses prières sont l’achèvement de commentaires destinés à des « commençants » et non à des philosophes confirmés, Simplicius s’en tient à des déclarations théologiques élémentaires et s’exprime de façon beaucoup plus sobre que Jamblique ou Proclus ; son style clair et simple parvient à maîtriser la solennité qui est de règle dans des adresses aux dieux 163, mais comme ses prédécesseurs néoplatoniciens il ordonne chacune de ses prières au dieu ou aux dieux qui veillent, de façon précise, sur l’ordre de réalité visé par son enseignement.

Et, comme en Grèce la philosophie n’a jamais été seulement une activité intellectuelle, mais aussi un style de vie, la vie spirituelle de ces philosophes est devenue une prière et une liturgie continuelles. [Après l’interdiction des cultes païens] la prière et la liturgie sont devenues une prière intérieure et une liturgie domestique, mieux encore c’est l’activité philosophique elle-même qui, par son objet propre, est devenue un culte rendu aux dieux ». 161. R. M. van den Berg, Proclus’ Hymns, p. 86-111, a bien mis en évidence cette dimension des hymnes de Proclus. 162. L. Pernot, « Prière et rhétorique », p. 226, suggère que la méthode rhétorique permet de contourner ou de dépasser un certain nombre de dichotomies : « Identifier des démarches rhétoriques fondamentales revient à faire apparaître des linéaments essentiels et à ouvrir la possibilité d’un classement nouveau des différents types de prières ». Les courtes prières de Simplicius se rangent simultanément, et sans conflit, dans plusieurs catégories. 163. L. Pernot, « Prière et rhétorique », p. 220, remarque, à propos de la tonalité des prières : « Il faut reconnaître que les caractéristiques évoquées par les théoriciens (naturel, simplicité) ne sont pas les mieux attestées. Généralement, au contraire, la prière est empreinte de solennité chez les orateurs » ; voir aussi p. 223-224, sur les catégories stylistiques de « simplicité » et de « solennité ».

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Les prières en prose de Simplicius À tous ces dieux Simplicius demande un accompagnement bienveillant et une aide sur la voie d’une ἀναγωγή indissolublement scientifique et spirituelle qui dépassera la discursivité et à son terme n’aura plus besoin du langage, ni même de prière, car elle s’accomplira dans le Silence 164.

164. Voir Ph. Hoffmann, « L’expression de l’indicible dans le néoplatonisme grec, de Plotin à Damascius », dans C. Lévy, L. Pernot (dir.), Dire l’évidence (philosophie et rhétorique antiques). Actes du Colloque de Créteil et de Paris, 24-25 mars 1995, Paris 1997 (Cahiers de philosophie de l’Université de Paris XII-Val de Marne, 2), p. 335-390 (aux p. 387-390). Une autre perspective a été ouverte par J. Dillon, « The Platonic Philosopher at Prayer », cité supra (n. 2), p. 290294, qui a tenté de décrire, à partir notamment d’indications trouvées dans les « Extraits chaldaïques » de Proclus, et en prenant le risque d’une comparaison avec des pratiques spirituelles extra-européennes, les niveaux ultimes de la prière néoplatonicienne, dépassant complètement les actes de langage et la discursivité des hymnes et des prières, et relevant de techniques qui conduisaient probablement à une sorte d’absorption dans un Feu divin. Citons J. Dillon : « … union with God is the result of a procedure which may begin with hymns, prayers, and theurgic rituals, but which rises, through a variety of spiritual exercises, to a direct confrontation with, and absorption into, a fiery light-source » (p. 293). Cette expérience semble décrite par Proclus lui-même dans un passage de son commentaire sur les Oracles Chaldaïques (v. « Extraits chaldaïques » de Proclus, dans É. des Places [éd.], Oracles Chaldaïques, Paris 1971 [Collection des Universités de France], Extrait II, p. 207, 22-208, 4) qui est désigné comme « hymne » (ὕμνον οὖν τῷ θεῷ τοῦτον ἀναθῶμεν), et qui a été analysé plus précisément comme un hymne en prose disposé κατὰ κῶλα καὶ κόμματα par H. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy. Mysticism, Magic and Platonism in the Later Roman Empire, 3e éd. par Michel Tardieu, Paris 2011 (Collection des Études Augustiniennes. Série Antiquité, 77) [1ère éd. Institut Français d’Archéologie Orientale, Le Caire 1956], p. 202 et p. 491-493, Excursus IX : Proclus ‘Fire-Song’ (la « chanson du feu » : un hymne combinant arguments chaldaïques et néoplatoniciens, où Hans Lewy reconnaît même la triade πίστιςἀλήθεια-ἔρως). Sans doute est-ce l’un de ces « hymnes intellectifs et invisibles » que l’âme chante lorsqu’elle remonte vers le Père (Extraits Chaldaïques, I, p. 206, 19-207, 2 des Places, spéc. p. 206, 23-24 : τοιοῦτοι… οἱ νοεροὶ καὶ ἀφανεῖς ὕμνοι τῆς ἀναγομένης ψυχῆς). Sur cet « hymne » au Feu, voir aussi W. Kroll, De Oraculis Chaldaicis, Breslau 1894, p. 54, traduction H. D. Saffrey, Wilhelm Kroll. Discours sur les oracles chaldaïques, Paris 2016 (Textes et traditions, 28), p. 78-79 (il pourrait s’agir d’une paraphrase d’un Oracle proche de OC 130 des Places) ; et C. Luna et A.-Ph. Segonds†, notice « Proclus de Lycie » citée supra [n. 1], p. 1633). Les prières de Simplicius sont évidemment encore très loin de ce type d’achèvement (cf. supra, n. 11) !

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LA PRIÈRE : DE SÉNÈQUE À TERTULLIEN Christian BoudiGnon Université d’Aix-Marseille, Centre P.-A. Février (CNRS, TDMAM, UMR 7297)

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premier traité chrétien Sur la prière est celui que Tertullien a rédigé en latin à Carthage entre 200 et 206 1. À la différence du traité Sur la prière d’Origène, postérieur d’une trentaine d’années, celui de Tertullien en forme de discours catéchétique n’a pas assez été replacé dans la tradition philosophique concernant la prière dans l’Antiquité. Il faut dire que le texte paraît, à première vue, limpide, et ne contient pas explicitement de référence aux débats philosophiques sur la prière, comme on en trouve au début du traité Sur la prière d’Origène. Cela a conduit d’aucuns 2 à affirmer que cet écrit était étranger aux problématiques philosophiques. Et pourtant le texte de ce discours-traité a posé de redoutables problèmes d’édition et d’interprétation qui ne peuvent se comprendre, à mon avis, qu’à la lueur de la philosophie stoïcienne de la prière. Je prendrai, par commodité, e

1. On se rapportera pour un commentaire du texte et la bibliographie à D. Schleyer, Tertullian, De baptismo, De oratione / Von der Taufe, Vom Gebet, Turnhout 2006, et P.-A. Gramaglia (intr. trad. & notes), Tertulliano, La preghiera, Turin 1984. 2. L. Perrone, La preghiera secondo Origene, L’impossibilità donata, Brescia 2011, p. 529 : « Aliena da problematiche filosofiche, nemmeno echeggiate fra le righe, come pure da un argomentazione esegetica approfondita, la trattazione di Tertulliano è mossa della prospettiva ideale e concreta della prassi orante ». 10.1484/M.BEHE-EB.5.120035

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Christian Boudignon comme représentant de celle-ci, Sénèque 3, en particulier sa quaranteet-unième Lettre à Lucilius qui représente un véritable petit traité de la prière. On trouvera en fin d’article les deux textes et leur traduction. Je traiterai de trois passages majeurs du traité Sur la prière de Tertullien, les deux premiers au tout début du texte, le dernier en sa toute fin, et je montrerai comment ils peuvent s’expliquer par une forme de christianisation de la pensée stoïcienne, et notamment de celle de Sénèque sur la prière. 1. Le début du traité : « le dieu donne de splendides et nobles conseils » C’est dans cet horizon que se comprennent les premiers mots du texte de Tertullien (De la prière 1,1) : Dei spiritus et dei sermo et dei ratio, sermo rationis et ratio sermonis – et spiritus utrumque – , iesus christus, dominus noster, nouis discipulis noui testamenti nouam orationis formam determinauit 4. Esprit de Dieu, parole de Dieu et raison de Dieu, parole de la raison et raison de la parole – et esprit tous les deux –, Jésus Christ, notre Seigneur, a défini pour de nouveaux disciples d’une nouvelle alliance une nouvelle forme de prière.

Pourquoi donc Tertullien recourt-il en tout début de traité à cette définition du Christ et pourquoi y insiste-t-il en ajoutant ces mots qui paraissent soit verbeux, soit répétitifs : sermo rationis et ratio sermonis – et spiritus utrumque – « parole de la raison et raison de la parole – et esprit tous les deux – »? On peut tout d’abord interpréter cela comme

3. Sur la philosophie de la prière de Sénèque, on se reportera à la thèse de C. Merckel, Seneca theologus, la religion d’un philosophe romain, soutenue à l’Université de Strasbourg en 2012 sous la direction de Y. Lehmann et de H. Karamalengou (http:// www.theses.fr/2012STRAC028/document), à son article « Prière philosophique et transcendance divine. Le rôle de l’intériorité chez Sénèque (sur la base des Lettres à Lucilius) », Revue des Études Latines 89 (2011), p. 133-153, et au second chapitre de J. Pià Comella, Une piété de la raison. Philosophie et religion dans le stoïcisme impérial : des Lettres à Lucilius de Sénèque aux Pensées de Marc Aurèle, Turnhout 2014. 4. Il faut revenir au texte de l’unique manuscrit, le Codex Agobardinus (le Parisinus latinus 1622) et éditer avec E. Evans (éd.), Tertullian’s Tract on the Prayer, Londres 1953 : et spiritus utrumque et non et spiritus utriusque comme le fait G. F. Diercks (éd.), Tertulliani opera, Pars I, Turnhout 1954, p. 257.

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La prière : de Sénèque à Tertullien une reprise de la pensée stoïcienne pour laquelle la parole, en tant que souffle articulé, matérialise un discours intérieur, une raison d’ordre immatériel, spirituel 5. Mais il faut aller plus loin. Seul le détour par Sénèque, je crois, permettra d’y voir plus clair. Dans la Lettre 41 à Lucilius, il en vient aussitôt à affirmer le lien entre l’homme et le dieu stoïcien, qui n’est pas un lien extérieur mais un lien intérieur (41,1) : prope a te deus, tecum est, intus est. à côté de toi, il y a un dieu, il est avec toi, il est en toi. sacer intra nos spiritus sedet. un esprit sacré siège parmi nous.

Il va encore plus loin et parle de la descente de l’esprit dans l’âme du sage (41,5) : uis isto divina descendit : animum excellentem (...) caelestis potentia agitat. « C’est qu’une force divine est descendue en cet homme. Une puissance céleste mène cette âme supérieure (…) ». Ce sage devient alors une partie de la divinité sur terre (41,5) : sic animus magnus et sacer et in hoc demissus, ut proprius quaedam diuina nossemus, conuersatur quidem nobiscum, sed haeret origini suae, « de même une âme grande et sacrée, envoyée ici bas pour que nous ayons une meilleure connaissance de certains aspects du divin, vit en notre compagnie tout en restant attachée à son origine ». Autrement dit, le spiritus divin anime l’animus du sage, et, par lui, se fait langage pour que nous connaissions le divin : le sage nous fréquente, il s’entretient avec nous. Or quel est ce sage sinon un homme parfait, c’est-à-dire une âme parfaite et une raison parfaite (41,8) ? quaeris quid sit ? animus et ratio in animo perfecta, « Tu me demandes ce que c’est ? Une âme et une raison parfaites en l’âme ». Il faut bien comprendre ce que dit Sénèque : c’est en tant qu’étincelle du divin, que l’animus humain est une partie du spiritus divin et pour cela adhère à son origine. Mieux, ce sage « voit de haut les hommes et les dieux à égalité » (41,4) : ex superiore loco homines uidentem, ex aequo deos…, « lui qui contemple les hommes de son sommet et les dieux d’égal à égal… ».

5. Cf. G. Verbeke, « La philosophie du signe chez les stoïciens », dans J. Brunschwig (éd.), Les stoïciens et leur logique, Paris 2006, p. 263-264. Tertullien considère cependant que le langage est de l’ordre du souffle/esprit. Est-il donc pour lui matériel ou non ?

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Christian Boudignon La prière que Sénèque envisage ici comme une prière à soi, à son âme, s’explique parce que le dieu stoïcien anime l’âme de l’homme, et le rend parfaitement rationnel à la façon dont il est, lui, rationnel. À la différence d’un stoïcisme trop rigoriste, Sénèque imagine aussi l’intervention du dieu auprès des hommes, l’esprit sacré 6 qui donne des conseils splendides et nobles (41,2) : Ille dat consilia magnifica et erecta, « C’est lui qui donne de splendides et nobles conseils ». Ce conseil, Sénèque le révèle à la fin de la lettre, c’est une maxime de la philosophie stoïcienne 7, c’est la vocation de l’homme, sa nature même (41,9), sa raison : Quid est autem quod ab illo ratio exigat ? rem facillimam, secundum naturam suam uiuere, « Et quelle est cette fonction que la raison exige de lui ? Une chose très facile : vivre selon sa nature ». Dans cette perspective, on peut considérer que la phrase d’ouverture de cet ouvrage sur la prière de Tertullien est une christianisation de la figure du sage stoïcien, devenu désormais le Christ. Dès lors, le Christ possède l’esprit divin qui le conduit à se comporter selon la raison, qui est elle-même divine, et à jouer le rôle du maître de sagesse devant ses disciples en leur inculquant les maximes de la philosophie chrétienne que sont les paroles du Notre Père prises comme nouvelle forme de prière, une forme philosophique qui contrevient aux pratiques juives anciennes.

6. Il ne faut sans doute pas, comme M. Armisen-Marchetti, « L’expression du sacré chez Sénèque », Pallas 36 (1990), p. 91, combler l’incertitude que laisse la lettre sur l’identité de ce spiritus sacer par le recours à la philosophie du Portique et voir dans cet « esprit sacré » l’âme humaine « qui pour sa partie rationnelle du moins, est faite de la même substance que Dieu », « un souffle igné immanent aux objets de la nature », mais plutôt y voir l’expression de ce dieu πνεῦμα et λόγος σπερματικός, immanent au monde, habillé rhétoriquement des vêtements de la religion romaine traditionnelle (numen, deus…). Voir sur cette question la thèse de C. Merckel, Seneca theologus…, p. 206-242. 7. C’est un adage stoïcien énoncé par Zénon de Citium (Diogène Laërce, Vies des philosophes, VII, 87) : Διόπερ πρῶτος ὁ Ζήνων ἐν τῷ Περὶ ἀνθρώπου φύσεως τέλος εἶπε τὸ ὁμολογουμένως τῇ φύσει ζῆν, ὅπερ ἐστὶ κατ’ ἀρετὴν ζῆν· ἄγει γὰρ πρὸς ταύτην ἡμᾶς ἡ φύσις, « C’est pourquoi le premier, Zénon, dans son De la nature de l’homme a dit que sa finalité était de vivre conformément à la nature, c’est-à-dire, selon la vertu : car la nature nous conduit à la vertu ». Sénèque à la fin de la lettre traduit ainsi ce précepte (41,8) : secundum naturam suam vivere, « vivre selon sa nature ».

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La prière : de Sénèque à Tertullien Si l’on accepte cette construction, cela veut dire qu’ici, c’est bien l’Âme du monde christianisée qu’est le Verbe, qui renouvelle le monde par la venue d’un sage, le Christ, qui enseigne la raison à ses disciples par sa parole (l’évangile). 2. Un passage difficile : « un esprit sacré siège parmi nous » On trouve, dans le même paragraphe, quelques lignes plus loin, un passage qui a suscité la perplexité des éditeurs. Voici le texte du manuscrit et un essai de traduction (De la prière I, 2) : Omnia de carnalibus in spiritalia renouauit noua dei gratia, superducto euangelio expunctore totius retro uetustatis. In quo et dei spiritus et dei sermo et dei ratio approbatus est dominus noster iesus christus : spiritus quo ualuit, sermo quo docuit, ratio quo uenit. Sic igitur a christo constituta ex tribus constituta est : ex sermone quo enunciatur, ex spiritu quo tantum potest 8. La grâce nouvelle de Dieu a tout renouvelé et transformé le charnel en spirituel par l’avènement de l’évangile qui chasse en arrière tout ce qui est ancien. En cet évangile est reçu notre Seigneur Jésus-Christ, esprit de Dieu, parole de Dieu et raison de Dieu : esprit en ce qu’il a eu de l’efficacité, parole en ce qu’il a enseigné, raison en ce qu’il est venu. Ainsi donc cette raison qui est constituée par le Christ est constituée de trois éléments 9 : de la parole, par laquelle elle est énoncée, de l’esprit, en quoi seulement elle peut 10.

8. Voir codex Agobardinus, le Parisinus latinus 1622 (ixe siècle) sur : http://gallica. bnf.fr/ark:/12148/btv1b85722380/f344.image.r. 9. Il faut comprendre que parmi ces trois éléments, deux sont explicites : la parole et l’esprit, et l’un est implicite : la raison elle-même, car il n’est pas nécessaire pour Tertullien de répéter que la Raison est raison. Voir plus bas. 10. L’édition de référence, celle de G. F. Diercks, Tertulliani opera, Pars I, Turnhout 1954, p. 257, donne le texte suivant : Omnia de carnalibus in spiritalia renouauit noua Dei gratia, superducto euangelio, expunctore totius retro uetustatis, in quo et Dei spiritus et Dei sermo et Dei ratio approbatus est Dominus noster Iesus Christus, spiritus quo ualuit, sermo quo docuit, ratio quo † uenit. Sic igitur a Christo constituta ex tribus constituta est ex spiritu, quo tantum potest, ex sermone, quo enuntiatur, . E. Evans (éd.), Tertullian’s Tract on the Prayer, Londres 1953, donne : omnia de carnalibus in spiritalia renouauit noua dei gratia superducto euangelio expunctore totius retro uetustatis, in quo et dei spiritus et dei sermo et dei ratio approbatus est dominus noster Iesus Christus, spiritus quo ualuit, sermo quo docuit, ratio quo uenit. sic oratio a Christo instituta ex tribus constituta est, ex sermone

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Christian Boudignon 2.1. « La grâce a renouvelé toute chose » Commençons par le début : « La grâce a renouvelé toute chose et a transformé ce qui est charnel en spirituel… ». Ce qui dans la première phrase du traité consistait en une rénovation des disciples devient ici une rénovation de l’Ancien Testament (comme il est dit dans les deux phrases précédentes 11), mais s’étend à l’univers : omnia, dans une logique qui suggère que c’est bien sur le modèle de l’Âme du monde, du pneuma stoïcien qui agit dans l’univers, qu’est comprise l’action de la grâce divine. Ce mouvement qui va des disciples à l’univers est similaire à la Lettre 41 à Lucilius qui va du disciple à l’univers et revient aux disciples. Elle commence par une maxime de philosophie 12 et une question de salut du disciple (41, 1) :

quo enuntiatur, ex spiritu quo tantum potest. Les éditeurs, Diercks ou Evans, corrigent la fin du passage parce qu’ils attendent trois éléments après l’affirmation que « la raison est constituée de trois éléments ». Or, ils n’en trouvent que deux, la parole et l’esprit. Sur le modèle du début du texte, ils reproduisent le schéma dont nous avons parlé : esprit, raison, parole, ou plutôt selon le nouvel ordre : parole, esprit, raison. Puis, sentant de la difficulté à supposer la raison composée d’elle-même, ils changent le texte et supposent que le sujet de constituta est n’est pas le dernier nom féminin de la phrase précédente, mais au contraire une oratio qu’ils ajoutent dans le texte à la suite de l’édition bâloise de Sigismond Gelenius (Zikmund Hrubý z Jelení) publiée en 1550. 11. Tertullien, De la prière, I, 1 : Oportebat enim in hac quoque specie nouum uinum nouis utribus recondi et nouam plagulam nouo adsui uestimento. Ceterum quicquid retro fuerat, aut demutatum est ut circumcisio, aut suppletum ut reliqua lex, aut impletum ut prophetia, aut perfectum ut fides ipsa, « Il convenait en effet pour ce domaine aussi [de la prière] de mettre en des outres nouvelles un vin nouveau, et de coudre une pièce de tissu neuve à un vêtement neuf. Mais, tout ce qui était dépassé, a été soit abandonné comme la circoncision, soit complété comme l’ancienne loi, soit accompli comme la prophétie, soit parfait comme la foi elle-même ». 12. C’est la reprise sans doute d’un adage stoïcien dont on trouve une formulation bien balancée chez Cicéron (Sur la nature des dieux III, 36) : iudicium hoc omnium mortalium est, fortunam a deo petendam, a se ipso sumendam esse sapientiam, « C’est le jugement de tous les mortels qu’il faut demander aux dieux la bonne fortune et prendre de soi-même la sagesse ». Plutarque (Ce que réprouvent les stoïciens 1048D) en donne une autre version, dont le début a été attribué à Chrysippe (H. von Arnim, Stoicorum ueterum fragmenta III, Stuttgart 1903 [1964], p. 51, no 215) : ὁ θεὸς ἀρετὴν μὲν οὐ δίδωσιν ἀνθρώποις ἀλλὰ τὸ καλὸν αὐθαίρετόν ἐστι, « Le dieu ne donne pas aux hommes la vertu, mais le bien est objet de choix ».

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La prière : de Sénèque à Tertullien Facis rem optimam et tibi salutarem, si, ut scribis, perseueras ire ad bonam mentem, quam stultum est optare cum possis a te impetrare. Tu fais une très bonne chose et pour toi salutaire, si, comme tu me l’écris, tu continues dans cette bonne idée, à savoir combien il est stupide de prier [pour quelque chose] quand tu peux l’obtenir de toi-même.

Elle continue par le sentiment religieux qu’un Romain pouvait éprouver devant la frondaison dense d’un bois sacré, une grotte dans la montagne, la résurgence d’une rivière, une source d’eau chaude ou un lac aux eaux obscures (41,3). Elle finit par l’opposition entre la maxime stoïcienne du secundum naturam suam uiuere et la communis insania (41,9) en posant de nouveau la question d’un salut (41,9) : quomodo autem reuocari ad salutem possunt, quos nemo retinet, populus impellit, « Comment peuvent être sauvés ceux que personne ne retient et que le peuple pousse [au vice] ? ». Cette maxime philosophique est appel au salut, tout comme l’évangile de Tertullien. 2.2 « Par l’avènement de l’évangile » Continuons : « La grâce nouvelle de Dieu a tout renouvelé (…) par l’avènement de l’évangile qui chasse en arrière tout ce qui est ancien ». La grâce rénovante est associée à l’évangile en qui est accueilli le Christ. On peut lire cette équivalence à trois termes : grâce / Christ / évangile – sur le modèle de l’équivalence : spiritus sacer / animus sacer / ratio. La vie selon la ratio (qui est une vie selon la nature de l’homme) est réalisée chez le sage aidé en cela par le dieu stoïcien qui est l’Âme du monde et la raison qui y agit. Chez Tertullien la grâce agissante dans le monde est active à travers le Christ qui est lui-même actif dans son évangile. 2.3. « En cet évangile est reçu notre Seigneur Jésus-Christ » « En cet évangile est reçu notre Seigneur Jésus-Christ, esprit de Dieu, parole de Dieu et raison de Dieu ». L’ordre de ces trois instances : grâce, Christ et évangile correspond à l’ordre : spiritus, sermo, ratio, ordre qui n’est pas le même qu’au début du traité : spiritus, ratio, sermo. C’est que Tertullien insiste sur le rôle de l’évangile comme philosophie révélée, qui permet de remonter à son auteur, le Christ.

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Christian Boudignon Pour Sénèque, au-delà du sentiment religieux que l’on peut éprouver devant la nature, l’émotion religieuse naît surtout du spectacle du sage qui oblige l’homme à s’écrier (41,5) : non potest res tanta sine adminiculo numinis stare : itaque maiore sui parte illic est unde descendit. Un être si noble ne peut continuer d’exister sans le secours d’une divinité. C’est pourquoi, pour la plus grande part, il est de là dont il est descendu.

Le sage est vu comme descendant du ciel, ou bien on pense que le dieu est descendu en lui (41,5) : vis isto diuina descendit, « C’est qu’une force divine est descendue en cet homme ». Alors que le spectacle de la nature est pour ainsi dire immuable, l’évènement consiste en la descente d’un sage sur terre ou d’un dieu en un sage. 2.4. « Esprit, parole, raison » « Esprit en ce qu’il a eu de l’efficacité, parole en ce qu’il a enseigné, raison en ce qu’il est venu ». Tertullien marque justement que le propre de la ratio est de venir ou d’advenir dans l’avènement du Christ, par opposition au spiritus qui est doué du pouvoir du Christ sur la nature et le monde, et au sermo qui est la cristallisation de cette ratio, à la façon de l’enseignement du Christ comme maître de sagesse. La ratio ne fait rien, sinon que d’advenir dans la venue du Christ, comme la philosophie stoïcienne qui ne serait qu’un dévoilement de la physique du monde régie par un principe organisateur appelé selon le point de vue, spiritus (pneuma) si l’on voit son action en termes de mise en mouvement de l’univers, ou ratio (logos) si l’on voit son action comme ordre de l’univers. C’est l’arrivée de la connaissance de l’ordre du monde qui change toute chose en transmettant cette connaissance. Et cet avènement de la ratio qu’est le Christ se manifeste et se cristallise en tant qu’il est approbatus dans l’euangelium superductum, c’est-àdire en tant que sermo. Il y a bien ici la notion de dogma philosophique derrière ce mot d’approbatus, c’est-à-dire une opinion et une maxime philosophique répondant, à chaque fois pour Sénèque dans la Lettre 41 à Lucilius, à une exigence de salut.

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La prière : de Sénèque à Tertullien 2.5. « La raison est constituée de trois éléments : la parole et l’esprit » « Ainsi donc cette raison qui est constituée par le Christ est constituée de trois éléments : de la parole, par laquelle elle est énoncée, de l’esprit, en quoi seulement elle peut ». Dès lors, Tertullien associe de façon privilégiée l’avènement de la raison à l’avènement du Verbe. Le Verbe a établi la raison : il est la raison qui vient. Mais comment le Verbe peut-il être raison et aussi esprit, parole et raison ? C’est que Tertullien en vient à énoncer les choses d’une façon originale en appelant Raison l’ensemble constitué par esprit, parole et raison. Car Tertullien, comme l’a déjà montré Pier Angelo Gramaglia 13, définit bien le Verbe à la fois comme – spiritus c’est-à-dire comme le Pneuma, l’Âme du monde, – mais aussi comme ratio, le Logos qui conduit l’univers. Et le Logos chrétien, Jésus-Christ, est double, à la fois – λόγος ἐνδιάθετος, ratio, « discours intérieur », – et λόγος προφορικός, sermo, « parole prononcée » 14. De la même façon, René Braun interprète sermo et ratio comme un hendiadyn qui « était le moyen le plus clair de transposer en latin la complexité du terme grec : il se rencontre dans l’Apologeticum (21, 10) où le Logos des Stoïciens et des chrétiens est expliqué comme sermo atque ratio » 15. On peut faire ce schéma récapitulatif (plus ou moins logique) : Christ = Esprit = Raison or Raison = raison / parole donc Christ = Raison = Esprit / raison / parole

13. P.-A. Gramaglia (intr., trad. et notes), Tertulliano, La preghiera, Turin 1984, p. 112-116. 14. D. Schleyer, Tertullian, De baptismo, De oratione / Von der Taufe, Vom Gebet, p. 218. 15. R. Braun, Deus Christianorum, Recherche sur le vocabulaire doctrinal de Tertullien, Paris 1977 (2e éd.), p. 259. Voir Apologeticum 21, 10 : propriam substantiam spiritum inscribimus, cui et sermo insit pronuntianti et ratio adsit disponenti, « Nous lui attribuons comme substance l’esprit, lui en qui demeure à la fois la parole en ce qu’il l’énonce et la pensée en ce qu’il prend telle ou telle disposition ». Le participe actif disponenti explique sans doute l’adjectif en grec de sens plutôt passif ἐνδιάθετος (« disposé en notre intérieur »).

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Christian Boudignon Il n’est pas nécessaire pour Tertullien de répéter que la Raison est raison. Si l’on accepte cette argumentation qui repose sur la pensée stoïcienne, comme on l’a vu, le texte est limpide et n’a plus besoin de correction. Dès lors la prière du Notre Père se comprend comme partie d’un discours d’enseignement plus général (l’évangile), celui du Logos qui advient comme le dieu stoïcien dans le monde dont il est, en tant qu’esprit, la puissance de vie et de renouvellement. 3. La prière de l’univers Est-ce que ce programme se réalise dans le texte ? À la fin du traité, on trouve la parfaite application de cette philosophie (De la prière 29, 4) : Orant etiam angeli omnes, orat omnis creatura, orant pecudes et ferae et genua declinant et egredientes de stabulis ac speluncis ad caelum non otioso ore suspiciunt uibrantes spiritum suo more. Sed et aues tunc exsurgentes eriguntur ad caelum et alarum crucem pro manibus expandunt et dicunt aliquid quod oratio uideatur. Quid ergo amplius de officio orationis ? Etiam ipse dominus orauit, cui sit honor et uirtus in saecula saeculorum. Et même tous les anges prient, toute créature prie, le bétail et les bêtes sauvages à la fois plient le genou et lèvent à dessein la tête vers le ciel en faisant vibrer leur souffle à leur façon au sortir de l’étable ou de la grotte. Mais aussi les oiseaux quand ils s’élancent gagnent le ciel et font une croix de leurs ailes comme si c’étaient des mains, tout en disant ce qui paraît être une prière. Que dire de plus de cette fonction de la prière ? Même le Seigneur lui-même a prié, à qui reviennent honneur et puissance dans les siècles des siècles.

Souvent, ce texte n’a pas été compris à sa juste valeur. On lui a trouvé une saveur franciscaine annonçant les Fioretti où saint François parle aux oiseaux… 16 Mais Maria-Barbara von Stritzky a pressenti la valeur polémique de ce passage qui s’inscrit dans les débats contemporains sur la prière et leurs doutes sur les prières de demande 17.

16. Ainsi les mots de M. Poirier (trad.), Tertullien, Cyprien, Augustin, Prier en Afrique chrétienne, Paris 2016, p. 49, n. 48 : « Curieuse présentation chez Tertullien d’une participation de toute la création à la louange de Dieu. Prélude à un cantique des créatures. » 17. M.-B. von Stritzky, Studien zur Überlieferung und Interpretation des Vaterunsers

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La prière : de Sénèque à Tertullien De fait, Tertullien ouvre ce dernier chapitre sur cette question (De la prière 29,1) : Quid enim orationi de spiritu et ueritate uenienti negabit deus qui eam exigit ?, « En effet, Dieu, que refusera-t-il à une prière en esprit et en vérité, lui qui la réclame ? ». La réponse qu’il donne à ce problème réside dans cette fresque de la prière des bêtes, des anges et du Christ. On peut la rapprocher de « l’argument stoïcien du consensus omnium », de « l’habitude commune à tous les peuples d’adresser des prières aux dieux » dont parle, à propos de Sénèque, Jordi Pià Comella dans son article dans ce même volume 18. Comparons cette fin de traité avec le développement de la pensée de Sénèque dans sa Lettre 41 à Lucilius. Alors qu’il commence en posant de façon fracassante la question des prières privées (41,1) : quam stultum est optare cum possis a te impetrare, « Qu’il est stupide de faire une prière quand tu peux te la demander à toi » ; il en vient à une fresque splendide du sentiment religieux éveillé par certains paysages naturels comme bois, grottes, résurgences de fleuves, lacs etc., pour terminer sur le spectacle suprême que constitue l’impassibilité du sage dans l’adversité. À la vérité, c’est l’action du dieu dans la nature qui « te donnera foi en la divinité » (fidem tibi numinis faciet, 41, 3). Un exemple est particulièrement frappant, celui des falaises en dévers creusées par le dieu (41, 3) : Si quis specus saxis penitus exesis montem suspenderit, non manu factus, sed naturalibus causis in tantam laxitatem excavatus, animum tuum quadam religionis suspicione percutiet.

in der frühchristlichen Literatur, Münster 1989, p. 67 : « Das erneute Eingehen Tertullians auf das Bittgebet und seine Erhörung am Schluß der Gebetsschrift zeigt, daß er damit ein Problem berührt, das zu seiner Zeit äußerst kontrovers diskutiert wurde. » Cependant, elle préfère voir dans ce passage la réalisation eschatologique des prophéties vétéro-testamentaires d’harmonie universelle de la création ou une imitatio Christi plutôt qu’une influence du stoïcisme et en particulier de Posidonius. « Dabei geht es nicht um eine kosmologischpantheistische Grundstimmung wie in der Stoa », écrit-elle aux p. 68-69 avec une référence, p. 69, n.116 à M. Pohlenz, Die Stoa, Göttingen 1970/1972, p. 234. 18. J. Pià Comella, « L’usage des prières dans le stoïcisme impérial romain : les exemples de Sénèque, Perse, Épictète et Marc Aurèle », p. 143-160 (p. 147).

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Christian Boudignon Si une grotte donne à la montagne un à-pic par sa roche profondément érodée, une grotte non faite de mains d’hommes mais creusée par des causes naturelles sur une telle étendue, ton esprit est frappé d’un certain sentiment religieux.

Le tout culmine dans la contemplation du sage, non comme être autosuffisant mais comme prodige de l’action d’un dieu (41,4-5) : Non dices : « Ista res maior est altiorque quam ut credi similis huic, in quo est, corpusculo possit » ? Vis isto diuina descendit, « Ne diras-tu pas : ‘Voilà un être trop grand, trop élevé pour qu’on puisse le croire semblable à ce petit corps de rien qui le contient’ ? C’est qu’une force divine est descendue en cet homme ». Je crois que Sénèque insiste sur le fait que le sentiment religieux dont jaillit la prière naît du spectacle de l’action du spiritus dans l’univers et dans l’homme de bien qu’est le sage. Certes ce sage voit les dieux à égalité, mais pourtant il les prie en priant le dieu qui est en lui (41,2) : Bonus uero uir sine deo nemo est. « Il n’est pas un homme de bien sans le dieu » 19. Il y a donc bien une prière du sage qui est un modèle de la prière pour Lucilius et qui repose sur le besoin reconnu d’une assistance divine pour être sage et bon. Mais cette intervention divine est déjà celle que reconnaît Sénèque dans les merveilles de la nature « non faites de mains d’hommes ». On peut rapprocher ce sentiment religieux du frémissement d’effroi devant l’entrée dans l’arène d’un lion sauvage plutôt que devant celle d’un lion apprivoisé et couvert d’or (41,6) : hic scilicet impetu acer, qualem illum natura esse voluit, speciosus ex horrido, cuius hic decor est, non sine timore aspici, praefertur illi languido et bratteato. ce dernier, plein de l’impétuosité que la nature a voulue pour lui, d’effrayant devenu beau, lui dont la splendeur réside en ce que l’on ne peut le regarder sans crainte, est préféré au premier, languissant sous ses feuilles d’or.

19. Je ne rentrerai pas dans le débat de savoir s’il ne s’agit pas là d’une position purement stoïcienne, ou bien si Sénèque subit là l’influence de la démonologie médio-platonicienne.

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La prière : de Sénèque à Tertullien Cette peur est le constat de la volonté de la nature (qualem illum natura esse voluit) qui rend le lion sublime dans l’effroi qu’il suscite, la perception d’une cause immanente à sa sauvagerie naturelle : c’est le spiritus qui anime sa nature rendue à elle-même. Tertullien, sans nécessairement connaître ni citer ce passage de Sénèque, vit dans une atmosphère similaire. Dans l’ordre du monde judéo-chrétien, les anges ont pour rôle de louer Dieu, c’est leur nature et leur devoir. Il y a donc un officium de la prière. Ce devoir de prière est exigé par Dieu (De la prière 29, 1 : deus qui eam exigit). Voilà pourquoi Tertullien part de l’exemple des anges parce qu’il est, pour les chrétiens mais d’une façon qui n’est pas sans supposer une forme de pensée stoïcienne, dans l’ordre de la nature, dans la ratio qui organise le cosmos. Cette prière n’est pas de demande mais plutôt d’action de grâce. D’une façon remarquable, Tertullien étend aussitôt ce devoir à toute créature, à l’ensemble de la création, c’est-à-dire à ce qui est la contrepartie chrétienne de la nature stoïcienne. Les deux exemples qu’il donne des bêtes sauvages et du bétail d’une part, des oiseaux d’autre part, sont significatifs. Les bêtes brament en regardant vers le ciel (De la prière 29, 4) : ad caelum non otioso ore suspiciunt uibrantes spiritum suo more. elles lèvent à dessein la tête vers le ciel en faisant vibrer leur souffle à leur façon.

Plus précisément, elles font vibrer leur spiritus qui est à la fois leur souffle et l’esprit stoïcien qui parcourt l’univers en lui donnant la vie. De la même façon, les oiseaux font de leurs ailes le signe de la croix en s’envolant au ciel : alarum crucem pro manibus expandunt. Cela n’est pas anodin. Le signe de la croix est pour les chrétiens inscrit dans l’univers comme le signale Justin dans son Apologie I, 60 en reprenant la doctrine du Timée 34a-37c de Platon où il est question de l’Âme du monde fendue par le dieu en deux bandes dans le sens de la longueur et ensuite entrecroisée en chi. Les oiseaux imitent la prière, les bras ouverts, dont le Christ en croix est le plus éminent représentant dans la typologie chrétienne. Il y a donc là un jeu de correspondance qui prouve le bel ordre du monde, son ordonnancement régi par le Logos, dans une forme de syncrétisme platonico-stoïco-chrétien. En priant les ailes en croix, les oiseaux manifestent l’ordre de la ratio divine. Tertullien en vient même (etiam) à mentionner la prière du Christ. Quel que soit le statut que Tertullien donne au Christ, dans le modèle 281

Christian Boudignon stoïcien, la prière du sage à la Raison qui anime l’univers et est en lui ne pose pas de problème. Le Christ en prière correspond à la conscience qu’a le sage de l’ordre du monde. L’injonction de Sénèque à se prier soi-même correspond parfaitement à la prière du Christ, Verbe incarné, qui d’une certaine façon quand il prie le Père, invoque le Fils qu’il est, car il n’y a pas de Père sans Fils. Item in patre filius inuocatur, écrit Tertullien (De la prière 2,5) : « dans le Père, c’est aussi le Fils qui est invoqué ». Conclusion Au terme de cette brève étude, on constate que la comparaison entre le Sénèque de la quarante-et-unième Lettre à Lucilius et le Tertullien du traité Sur la prière éclaire des points obscurs de la théologie de la prière de Tertullien. C’est bien parce que l’Âme du monde, le spiritus, pénètre et anime l’univers qu’il y a universellement prière ; c’est pour cela que l’univers est renouvelé spirituellement et qu’anges et bêtes prient Dieu, selon Tertullien. Mais qui plus est, il y a une parenté entre ce spiritus qui est aussi la ratio régissant l’ordre du monde, et la raison de l’homme qui est éclairée par le discours philosophique. La Raison vient parler à notre raison : le spiritus descend dans l’animus du sage et lui donne des consilia. Dans cet ordre-là, c’est la raison qui donne un discours qui appelle approbation et conversion vers une conduite salutaire. Ainsi le Verbe donne l’évangile dont le Notre Père est vu comme la maxime philosophique à méditer, le breviarium totius euangelii (Sur la prière 1,6) pour Tertullien. La prière à soi du stoïcisme de Sénèque éclaire, bien plus qu’on ne l’imagine, la perspective de Tertullien : c’est parce que le Christ est habité du Verbe, parce que le sage est animé par le spiritus qu’il peut, comme Sénèque, se prier soi-même et apprendre aux disciples ce qu’est la prière, un rappel à soi de la voie philosophique à suivre, une « méditation de la doctrine », commemoratio disciplinae comme l’écrit Tertullien (Sur la prière 1,6), ou selon le mot bien connu de Maxime de Tyr (Discours V, 8) : « un entretien et une conversation avec les dieux sur les biens qu’on a déjà, et une démonstration de vertu 20 ». 20. ὁμιλίαν καὶ διάλεκτον πρὸς τοὺς θεοὺς περὶ τῶν παρόντων καὶ ἐπίδειξιν τῆς ἀρετῆς. Voir A. Timotin, La prière dans la tradition platonicienne, de Platon à Proclus, Turnhout 2017, p. 95 et suiv., et « Le discours de Maxime de Tyr sur la prière (Dissertatio 5) dans la tradition platonicienne », dans F. Fauquier,

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La prière : de Sénèque à Tertullien Annexe 1 Tertullien, De la prière, début et fin 21 1.1. Dei spiritus et dei sermo et dei ratio, sermo rationis et ratio sermonis — et spiritus utrumque —, iesus christus, dominus noster, nouis discipulis noui testamenti nouam orationis formam determinauit. Oportebat enim in hac quoque specie nouum uinum nouis utribus recondi et nouam plagulam nouo adsui uestimento. Ceterum quicquid retro fuerat, aut demutatum est ut circumcisio, aut suppletum ut reliqua lex, aut impletum ut prophetia, aut perfectum ut fides ipsa. 2. Omnia de carnalibus in spiritalia renouauit noua dei gratia, superducto euangelio expunctore totius retro uetustatis. In quo et dei spiritus et dei sermo et dei ratio approbatus est dominus noster iesus christus : spiritus quo ualuit, sermo quo docuit, ratio quo uenit. Sic igitur a christo constituta ex tribus constituta est : ex sermone quo enunciatur, ex spiritu quo tantum potest. 29.4 Orant etiam angeli omnes, orat omnis creatura, orant pecudes et ferae et genua declinant et egredientes de stabulis ac speluncis ad caelum non otioso ore suspiciunt uibrantes spiritum suo more. Sed et aues tunc exsurgentes eriguntur ad caelum et alarum crucem pro manibus expandunt et dicunt aliquid quod oratio uideatur. Quid ergo amplius de officio orationis ? Etiam ipse dominus orauit, cui sit honor et uirtus in saecula saeculorum. 1.1 Esprit de Dieu, parole de Dieu et raison de Dieu, parole de la raison et raison de la parole — et esprit tous les deux —, Jésus Christ, notre Seigneur, a défini pour de nouveaux disciples d’une nouvelle alliance une nouvelle forme de prière. Il convenait en effet pour ce domaine aussi [de la prière] de mettre en des outres nouvelles un vin nouveau, et de coudre une pièce de tissu neuve à un vêtement neuf. Mais, tout ce qui était dépassé, a été soit abandonné comme la circoncision, soit complété comme l’ancienne loi, soit accompli comme la prophétie, soit parfait comme la foi elle-même. 2. La grâce nouvelle de Dieu a tout renouvelé et transformé le charnel en spirituel par l’avènement de l’évangile qui chasse en arrière tout ce qui est ancien. En cet évangile est reçu notre Seigneur Jésus-Christ, esprit de Dieu,

B. Pérez-Jean (éd.), Maxime de Tyr, entre rhétorique et philosophie au iie siècle de notre ère, Marseille 2016, p. 163-181. 21. Je suis le texte du manuscrit unique, le codex Agobardinus (Parisinus latinus 1622), f. 166v pour le début et l’édition Diercks, Turnhout 1954, p. 274, pour la fin. C’est ma traduction.

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Christian Boudignon parole de Dieu et raison de Dieu : esprit en ce qu’il a eu de l’efficacité, parole en ce qu’il a enseigné, raison en ce qu’il est venu. Ainsi donc cette raison qui est constituée par le Christ est constituée de trois éléments : de la parole, par laquelle elle est énoncée, de l’esprit, en quoi seulement elle peut. (…) 29.4 Et même tous les anges prient, toute créature prie, le bétail et les bêtes sauvages à la fois plient le genou et lèvent à dessein la tête vers le ciel en faisant vibrer leur souffle à leur façon au sortir de l’étable ou de la grotte. Mais aussi les oiseaux quand ils s’élancent gagnent le ciel et font une croix de leurs ailes comme si c’étaient des mains, tout en disant ce qui paraît être une prière. Que dire de plus de cette fonction de la prière ? Même le Seigneur lui-même a prié, à qui reviennent honneur et puissance dans les siècles des siècles.

Annexe 2 Sénèque, Lettre 41, à Lucilius 22 SENECA LVCILIO SVO SALVTEM 1 Facis rem optimam et tibi salutarem, si, ut scribis, perseueras ire ad bonam mentem, quam stultum est optare cum possis a te impetrare. Non sunt ad caelum eleuandae manus nec exorandus aedituus, ut nos ad aurem simulacri, quasi magis exaudiri possimus, admittat : prope est a te deus, tecum est, intus est. 2 Ita dico, Lucili : sacer intra nos spiritus sedet, malorum bonorumque nostrorum obseruator et custos : hic prout a nobis tractatus est, ita nos ipse tractat. Bonus uero uir sine deo nemo est : an potest aliquis supra fortunam nisi ab illo adiutus exsurgere ? Ille dat consilia magnifica et erecta. In unoquoque uirorum bonorum. — Quis deus incertum est, habitat deus. 3 Si tibi occurrerit uetustis arboribus et solitam altitudinem egressis frequens lucus et conspectum caeli ramorum aliorum alios protegentium summovens, illa proceritas siluae et secretum loci et admiratio umbrae in aperto tam densae atque continuae fidem tibi numinis faciet. Si quis specus saxis penitus exesis montem suspenderit, non manu factus, sed naturalibus causis in tantam laxitatem

22. Le texte latin est tiré de F. Préchac (éd.), Lettres à Lucilius. t. I : Livres I-IV, Paris 1945. La traduction est mienne.

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La prière : de Sénèque à Tertullien excauatus, animum tuum quadam religionis suspicione percutiet. Magnorum fluminum capita ueneramur ; subita ex abdito uasti amnis eruptio aras habet ; coluntur aquarum calentium fontes, et stagna quaedam uel opacitas uel immensa altitudo sacrauit. 4 Si hominem uideris interritum periculis, intactum cupiditatibus, inter aduersa felicem, in mediis tempestatibus placidum, ex superiore loco homines uidentem, ex aequo deos, non subibit te ueneratio eius ? Non dices : ista res maior est altiorque quam ut credi similis huic in quo est corpusculo possit ? 5 Vis isto diuina descendit : animum excellentem, moderatum, omnia tamquam minora transeuntem, quicquid timemus optamusque ridentem, caelestis potentia agitat. Non potest res tanta sine adminiculo numinis stare : itaque maiore sui parte illic est, unde descendit. Quemadmodum radii solis contingunt quidem terram, sed ibi sunt unde mittuntur, sic animus magnus ac sacer et in hoc demissus, ut propius quaedem divina nossemus, conversatur quidem nobiscum, sed haeret origini suae : illinc pendet, illuc spectat ac nititur, nostris tamquam melior interest. 6 Quis est ergo hic animus ? Qui nullo bono nisi suo nitet. Quid enim est stultius quam in homine aliena laudare ? Quid eo dementius qui ea miratur, quae ad alium transferri protinus possunt ? Non faciunt meliorem equum aurei freni. Aliter leo aurata iuba mittitur, dum contractatur et ad patientiam recipiendi ornamenti cogitur fatigatus, aliter incultus, integri spiritus : hic scilicet impetu acer, qualem illum natura esse uoluit, speciosus ex horrido, cuius hic decor est, non sine timore aspici, praefertur illi languido et bratteato. 7 Nemo gloriari nisi suo debet. Vitem laudamus si fructu palmites onerat, si ipsa pondere ad terram eorum, quae tulit, adminicula deducit : num quis huic illam praeferret uitem, cui aureae uuae, aurea folia dependent ? Propria uirtus est in uite fertilitas : in homine quoque id laudandum est, quod ipsius est. Familiam formosam habet et domum pulchram, multum serit, multum fenerat : nihil horum in ipso est, sed circa ipsum. 8. Lauda in illo, quod nec eripi potest nec dari, quod proprium hominis est. Quaeris quid sit ? Animus et ratio in animo perfecta. Rationale enim animal est homo : consummatur itaque bonum eius, si id impleuit, cui nascitur. 9 Quid est autem quod ab illo ratio haec exigat ? Rem facillimam, secundum naturam suam uiuere. Sed hanc difficilem facit communis insania : in uitia alter alterum trudimus. Quomodo autem reuocari ad salutem possunt, quos nemo retinet, populus impellit ? Vale.

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Christian Boudignon SÉNÈQUE À SON CHER LUCILIUS, SALUT 1. Tu fais une très bonne chose et pour toi salutaire, si, comme tu me l’écris, tu continues dans cette bonne idée, à savoir combien il est stupide de prier [pour quelque chose] quand tu peux l’obtenir de toimême. Il ne faut pas élever les mains vers le ciel ni supplier le gardien du temple de nous laisser entrer [pour parler] à l’oreille d’une statue, comme si nous en pouvions être davantage exaucés : à côté de toi, il y a un dieu, il est avec toi, il est en toi. 2. Je te le dis, Lucilius : un esprit sacré siège parmi nous, qui observe et veille sur nos bonnes et mauvaises actions ; celui-ci nous traite lui-même comme nous le traitons. Il n’est pas un homme de bien sans le dieu : quelqu’un peut-il se hisser au-dessus de la fortune sans son aide ? C’est lui qui donne de splendides et nobles conseils. En chacun des hommes de bien — Quel dieu ? C’est incertain — [mais] un dieu habite. (Énéide VIII, 352) 3. Si s’offre à toi un bois sacré peuplé d’arbres antiques qui ont dépassé la hauteur habituelle, un bois qui ôte la vue du ciel des branches qui se recouvrent mutuellement, cette haute taille de la forêt, la solitude du lieu, l’émerveillement devant cette ombre si épaisse et continue sous le ciel te donneront foi en la divinité. Si une grotte donne à la montagne un à-pic par sa roche profondément érodée, une grotte non faite de mains d’hommes mais creusée par des causes naturelles sur une telle étendue, ton esprit est frappé d’un certain sentiment religieux. Les sources des grands fleuves, nous les vénérons ; la résurgence d’une grande rivière souterraine a ses autels ; les sources d’eau chaude sont objet d’adoration ; de certains lacs ont été rendus sacrés par la noirceur ou la profondeur de leurs eaux. 4. Si tu vois un homme impassible dans les dangers, inaccessible à l’avidité, heureux dans les malheurs, serein au milieu de la tempête, qui contemple les hommes de son sommet et les dieux d’égal à égal, ne seras-tu pas pris de vénération pour lui ? Ne diras-tu pas : ‘Voilà un être trop grand, trop élevé pour qu’on puisse le croire semblable à ce petit corps de rien qui le contient’ ? 5. C’est qu’une force divine est descendue en cet homme. Une puissance céleste mène cette âme supérieure, réglée, qui passe à travers tout événement comme s’il était bénin et se rit de tout ce que nous craignons ou pour quoi nous prions. Un être si noble ne peut continuer d’exister sans le secours d’une divinité. C’est pourquoi, pour la plus grande part, il est de là dont il est descendu. Comme les rayons du soleil atteignent certes la terre mais sont encore là d’où ils proviennent, de même une âme grande et sacrée, envoyée ici-bas pour que nous ayons une meilleure connaissance de certains aspects du divin, vit en notre compagnie tout 286

La prière : de Sénèque à Tertullien en restant attachée à son origine. Elle est suspendue là-haut mais elle regarde et se pose ici-bas : pourtant en tant qu’elle est meilleure, elle est différente des nôtres. 6. Quelle est donc cette âme qui ne resplendit que de son bien propre ? Qu’y a-t-il de plus stupide que de faire l’éloge en l’homme de ce qui ne lui est pas propre ? Quoi de plus fou que d’admirer ce que l’on pourrait voir tantôt chez un autre ? Les brides dorées ne rendent pas meilleur le cheval. Différente est l’entrée [dans l’arène] d’un lion à la crinière dorée, dans la mesure où il est caressé et contraint à force de fatigue à accepter de porter cet ornement, et celle d’un lion sauvage, qui a tout son caractère : ce dernier, plein de l’impétuosité que la nature a voulue pour lui, d’effrayant devenu beau, lui dont la splendeur réside en ce que l’on ne peut le regarder sans crainte, est préféré au premier, languissant sous ses feuilles d’or. 7. Personne ne se doit glorifier d’autre chose que de son bien propre. Nous faisons l’éloge d’une vigne si elle laisse ployer ses sarments sous les grappes, si sous le poids du fruit qu’elle porte, elle fait toucher terre aux échalas : or qui préférerait à cette vigne, la vigne aux raisins d’or, aux feuilles d’or qui en pendraient ? La vertu propre de la vigne est sa fécondité. En l’homme aussi il faut louer ce qui lui est propre. A-t-il un personnel d’esclaves de toute beauté, une belle maison, de grands champs ensemencés, de grandes sommes placées à intérêt : rien de cela n’est en lui ; c’est plutôt sur lui. 8. Fais éloge en l’homme de ce qui ne peut ni lui être arraché ni lui être donné, de ce qui est le propre de l’homme. Tu me demandes ce que c’est ? Une âme et une raison parfaite en l’âme. En effet, l’homme est un animal rationnel. Ainsi son bien propre trouve sa perfection s’il remplit la fonction pour laquelle il est né. Et quelle est cette fonction que la raison exige de lui ? Une chose très facile : vivre selon sa nature. Mais la folie générale rend cela difficile : nous nous bousculons pour sombrer dans le vice. Comment peuvent être sauvés ceux que personne ne retient et que le peuple pousse [au vice] ? Porte-toi bien.

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LE GÉMISSEMENT DE LA CRÉATION ET LA VOIX DES SAINTS : ORIGÈNE ET LA PRIÈRE DANS L’ESPRIT Lorenzo Perrone « Alma Mater Studiorum » – Università di Bologna

Introduction : l’idée origénienne de la « prière spirituelle »

a

exposé sur la prière, chez les auteurs chrétiens de l’Antiquité, n’a atteint ni la richesse ni la profondeur de la réflexion origénienne. À ce propos, on pourrait presque parler d’une allure « encyclopédique », car dans son Traité sur l’oraison l’Alexandrin s’efforce de considérer, autant que possible, les implications théoriques du discours sur la prière aussi bien que les aspects pratiques de l’acte orant. Cette complexité peut même amener à n’y pas reconnaître aisément son unité substantielle et à souligner plutôt l’agrégat de perspectives distinctes dont le Traité se constituerait, sans que l’auteur parvienne à tracer une vision organique et unitaire. Dans ma recherche sur le Perì euchês j’ai essayé de montrer, au contraire, l’approche cohérente d’Origène du point de vue aussi bien de la physionomie littéraire que de la doctrine de l’oraison, celle-ci se résumant dans l’idée de la « prière spirituelle » (ou, pour mieux dire, « pneumatique ») 1. Bien sûr, ucun

1. Voir L. Perrone. La preghiera secondo Origene : l’impossibilità donata, Brescia 2011. 10.1484/M.BEHE-EB.5.120036

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Lorenzo Perrone il s’agit d’un concept que l’on peut aussi retrouver, de façon plus ou moins prononcée, avant et après l’Alexandrin, mais elle gagne chez lui un relief tout à fait structurel. Par cette contribution je m’efforcerai de reconsidérer la conception d’Origène en rapport avec son interprétation du chapitre 8 de la Lettre aux Romains. Étant lui-même le premier commentateur de l’épître paulinienne, il a expliqué longuement ce texte dans le commentaire qui nous est parvenu dans la traduction latine de Rufin (si l’on met à part de menus restes en grec). Dans cet ouvrage l’Alexandrin établit plus directement une relation entre le « gémissement de la création » (Rm 8, 22) et la « voix des saints » (Rm 8, 26-27), qui donne lieu à une prière dans l’Esprit. Mais les affirmations de l’Apôtre aux versets 26 et 27 – d’une part sur l’impossibilité constitutive de l’homme à prier « ce qu’il faut » et « comme il faut », et d’autre part sur le secours de l’Esprit, qui rend possible la prière –, représentent le point de départ du Traité sur l’oraison. Je voudrais donc reprendre ce texte paulinien comme « fil rouge » de mon enquête, sans oublier d’ailleurs la constellation scripturaire au sein de laquelle il se situe et qui oriente intimement toute la pensée d’Origène. Par ailleurs, ayant en vue précisément ces coordonnées bibliques ultérieures, on peut se demander si la doctrine origénienne de la prière a connu des évolutions, après la mise au point si articulée contenue dans le Traité, en arrivant éventuellement à reformuler quelques-unes de ses convictions majeures. Je me réfère, en particulier, à la place que l’Alexandrin fait à la prière silencieuse, qui est d’autre part étroitement liée au thème de la « voix des saints ». En fait, comme nous le verrons, cette voix s’exprime dans le silence de la voix humaine, car c’est l’Esprit qui « crie » à travers les saints. Nous allons donc dessiner un mouvement à la dialectique paradoxale autant que l’est sa sémantique, car il procède du « gémissement » au « silence », celui-ci étant à voir en réalité comme un « cri ». Le gémissement de la création L’interprétation qu’Origène a donnée, à plusieurs reprises, du « gémissement de la création » – selon le texte de Rm 8,19-22 – tient compte des multiples implications doctrinales que ce passage suscite au niveau de la cosmologie, de l’anthropologie, de la vie spirituelle et de la pneumatologie, par une fidélité à l’argumentation de l’Apôtre qui s’avère être pleinement en ligne avec le « paulinisme » bien connu de

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Origène et la prière dans l’Esprit l’Alexandrin 2. Par ailleurs, le « gémissement » (στεναγμός) de la création dans l’attente de sa rédemption trouve de nombreux échos dans ses écrits, car ce motif peut se présenter de façon différente selon la diversité des sujets. En premier lieu, il s’agit du « gémissement » qui jaillit de l’assujettissement des créatures célestes – le soleil, la lune et les autres astres –, soumises par Dieu à la « vanité » de ce monde, en vue d’exercer un service au bénéfice des hommes. Comme le dit entre autres un passage du deuxième livre des Principes, ces êtres supérieurs (auxquels il faut évidemment ajouter les anges) ont la tâche d’« embellir » la figure de ce monde et de « compatir » au sort des autres créatures en prenant part à la « patience du créateur » 3. Dans le Commentaire sur l’Épître aux Romains Origène semble vouloir souligner encore plus la solidarité, dans la souffrance, de toutes les créatures célestes avec les créatures terrestres, nourrie par l’attente impatiente de la rédemption, surtout pour ceux qui ont reçu les prémices de l’Esprit et attendent l’adoption comme fils de Dieu 4. À vrai dire, la raison fondamentale de ce « gémissement » consiste, tant pour les êtres célestes

2. Voir P. Lebeau, L’interprétation origénienne de Rm. 8 : 19-22, dans P. Granfield – J. Jungmann (éd.), Kyriakon. Festschift Johannes Quasten, Münster 1970, I, p. 336-345, et plus récemment P. M. Blowers, The Groaning and Longing of Creation : Variant Patterns of Patristic Interpretation of Romans 8 : 19-23, dans Studia Patristica, éd. M. Vinzent, vol. LXIII/11 : Biblica, Theologica, Ethica, Louvain 2013, p. 45-54. Sur le « paulinisme » d’Origène, cf. F. Cocchini, Il Paolo di Origene. Contributo alla storia della recezione delle epistole paoline nel III secolo, Rome 1992. 3. Prin II, 9, 7 et P. Lebeau, L’interprétation origénienne de Rm. 8 : 19-22, 339. De même, CIo I, 17, 98-100 rappelle le gémissement de l’âme du soleil, du fait qu’elle se trouve dans le corps. 4. CRm VII, 2 (Hammond Bammel 569-570) : non omnis quidem creatura est quae ingemescit et dolet, hoc est quae necessitati corporis corruptibilis subiacet ; omnis autem creatura est quae dolentibus condolet et quae gementibus congemescit. Omnis enim creatura superior agones et certamina nostra spectat et dolet cum uincimur cum uero uincimus gaudet ; et multo plus quam nobis illis inest gaudere cum gaudentibus et dolere cum dolentibus (cf. Rm 12, 15). Michel Fédou observe à ce propos : « On remarque, dans ce développement sur Rm 8, 18-25, l’attention d’Origène à la portée cosmique de la méditation paulinienne : même si les anges et les archanges n’ont pas un ‘corps corruptible’ à la manière des hommes, néanmoins ‘toute la création d’en haut regarde nos luttes et combats et souffre quand nous sommes vaincus, mais se réjouit quand nous vainquons’ » (Origène. Commentaire sur l’Épître aux Romains, Tome III [Livres VI-VIII], Texte critique établi par C. P. Hammond Bammel, Introduction par M. Fédou, Traduction et notes par L. Brésard et M. Fédou, Paris 2011 [SC 543], 24-25).

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Lorenzo Perrone que pour les hommes, en leur participation à la corporéité, quoique celle-ci soit moins lourde pour les astres et les anges 5. Comme tels, ils assistent aux combats que les hommes mènent sur terre en vue de réaliser leur destinée spirituelle, manifestant à ceux-ci un soutien « agapique » et en même temps « sympathétique ». Avant d’arriver à voir comment l’Esprit rejoint lui-même ce « gémissement » universel qui vient de la part des anges, des astres et des hommes, il faut s’arrêter sur la condition terrestre des êtres rationnels. Origène renvoie très fréquemment à cet horizon anthropologique en reliant Rm 8,19-22 avec d’autres passages scripturaires, spécialement 2 Cor 5, 4. De cet autre texte il tire l’idée du poids de l’existence des hommes dans la « tente » du corps terrestre. Dans l’Homélie sur le Psaume 81 Origène, s’adressant à ses auditeurs de Césarée, leur rappelle les paroles de l’Apôtre : « Toi aussi, tu as une tente. ‘Nous, qui sommes dans la tente, nous gémissons car nous sommes alourdis’ (2 Cor 5, 4) » 6. Considérant l’« espérance » à laquelle le « gémissement » renvoie par une relation, pour ainsi dire, « dialectique », l’Alexandrin en souligne aussi l’utilité pour l’homme, en particulier lorsqu’il « gémit » à cause de sa condition de pécheur 7. Selon l’exégèse origénienne de Ps 37, 10b, le pécheur sur la voie du repentir « rugit à cause du gémissement de son cœur », si bien qu’il se trouve sans cesse dans le gémissement 8. En outre, l’expérience de la lutte, qui

5. Voir à cet égard Prin I, 7, 5 (Koetschau 92) : Ego quidem arbitror non aliam esse uanitatem quam corpora ; nam licet aetherium sit corpus astrorum, tamen materiale est. Cependant, CIo I, 26, 177-178 (Preuschen 33) avance l’idée que la « création » souffre plus que ceux qui sont « dans la tente », à cause de la servitude plus longue à laquelle elle est soumise : τῇ ματαιότητι τὴν κτίσιν ὑποτασσομένην θλίβεσθαι, μᾶλλον στενάζουσαν ἢ οἱ ὄντες ἐν τῷ σκήνει στενάζουσιν, ἅτε καὶ πλεῖστον ὅσον χρόνον καὶ πολλαπλασίονα τοῦ ἀνθρωπίνου ἀγῶνος τῇ ματαιότητι δουλεύουσαν. 6. H81Ps 5 (Perrone 518) : Καὶ σὺ σκηνὴν ἔχεις· οἱ ὄντες ἐν τῷ σκήνει στενάζομεν βαρούμενοι (2 Cor 5, 4). Comme le montre CRm VII, 2, le passage de 2 Cor 5, 4 rappelle Sg 9, 15. 7. Voir FrLam 10 (Klostermann 239) : ὁ τοίνυν στενάζων διὰ τὸ εἶναι ἐν τῷ σκήνει, ὥσπερ ὁ ἀπόστολος δεδήλωκεν εἰπών· καὶ γὰρ οἱ ὄντες ἐν τῷ σκήνει στενάζομεν βαρούμενοι (2 Cor 5, 4), τὸν ἐν ἐπαγγελίᾳ γέλωτα ποθῶν καὶ τὴν θείαν ἱλαρότητα, κλαυθμὸν κλαίει τροφιμώτατον καὶ ὠφελοῦντα τὴν ψυχήν. 8. H37Ps I, VI (Prinzivalli 286) : si se ergo in talibus uideat, quibus gemitibus, quibusque mugitibus proclamabit dicens : rugiebam a gemitu cordis mei. Domine in conspectu tuo omne desiderium meum et gemitus meus (Ps 37, 9b-10). Omnia ergo ex quo deliqui siue concupiui concupiscentiam saecularem siue quid aliud commisi, omnia ante te profero et in orationibus meis in conspectu tuo pono.

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Origène et la prière dans l’Esprit marque l’existence agonique de l’homme sur terre, alimente encore le gémissement aussi à travers le poids des contraintes démoniaques dont les hommes aspirent à être délivrés 9. En ce sens, selon un célèbre passage des Homélies sur Ézéchiel, la terre ne joue plus simplement le rôle d’une spectatrice compatissante mais s’avère être elle-même coresponsable du jugement qui frappe les péchés des hommes 10. Cependant, les manifestations du gémissement, dans la pensée de l’Alexandrin, reviennent plus habituellement aux « saints » (ou aux « justes ») qui, tout étant sous le poids de la chair, s’efforcent de se rendre dignes de participer au mystère de la résurrection, c’est-àdire – comme l’exprime un passage du Commentaire sur Matthieu – de devenir conformes au corps glorieux du Christ 11. Il y aurait donc un malentendu, si l’on retenait ici une vision, pour ainsi dire, « existentialiste » de ces différentes manifestations du « gémissement » des hommes. Sans nier qu’on y puisse entendre aussi une note existentielle, nous devons toutefois saisir sa portée en même temps cosmique et agonistique, qui grâce à sa dynamique amène du gémissement à l’expérience de la prière. Pour cette raison, dans l’Entretien avec Héraclide comme dans le Contre Celse, Origène insiste sur le fait qu’il faut prendre au sérieux ce « gémissement » en vue de réaliser sa propre transformation spirituelle, encore que celle-ci s’accomplisse seulement dans la dimension eschatologique 12. Par contre, le

Et gemitus meus a te non est absconditus (Ps 37,10b). Nosti enim quia semper ingemisco. Voir aussi HIer XX, 9. 9. Selon HEx I, 5 (Baehrens 153), « les ‘gémissements de la créature’ sont interprétés, non plus seulement comme un contre-coup de sa condition corporelle, mais comme provoqués par la tyrannie du démon » (Lebeau, L’interprétation origénienne de Rm. 8 : 19-22, 344). 10. HEz IV, 1 sur Éz 14, 12-13 (Baehrens 361) : Si omnis creatura congemiscit et condolet, est autem creaturarum pars terra et caelum et aethera quaeque sub caelos sunt et quae super caelos et liberabitur omnis creatura a seruitute corruptionis in libertatem gloriae filiorum Dei (Rm 8, 21), qui scit et de terra, an secundum naturam suam in aliquo peccato teneatur obnoxia ? 11. CMt XIII, 21 (Klostermann 239) : οἱ γὰρ “ὄντες ἐν τῷ σκήνει” ἅγιοι στενάζουσι “βαρούμενοι” (2 Cor 5, 4) ἀπὸ τοῦ τῆς ταπεινώσεως σώματος καὶ πάντα πράττουσιν, ἵνα ἄξιοι γένωνται εὑρεθῆναι ἐν τῷ τῆς ἀναστάσεως μυστηρίῳ, ὅτε “μετασχηματίσει” ὁ θεὸς οὐ πάντων “τὸ σῶμα τῆς ταπεινώσεως”, ἀλλὰ τῶν Χριστῷ γνησίως μαθητευομένων, εἰς τὸ γενέσθαι αὐτὸ “σύμμορφον τῷ σώματι τῆς δόξης” (Phil 3, 21) τοῦ Χριστοῦ. 12. Cf. Dial 24 (Scherer 166) : Οἶδα ὅτι ἅμα τῷ ἀπαλλαγῆναι ἐξέρχομαι τοῦ σώματος, μετὰ Χριστοῦ ἀναπαύομαι. Διὰ τοῦτο ἀγωνισώμ[εθα], διὰ τοῦτο παλαίσωμεν,

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Lorenzo Perrone « gémissement » de Jérusalem, qui se plaint pour avoir été abandonnée par Dieu afin d’assurer la vocation des Gentils, n’a pas de valeur positive – selon le Commentaire sur les Lamentations –, car elle se replie sur elle-même au lieu de regarder en avant et de laisser ainsi derrière elle ses péchés 13. La dialectique en positif du gémissement trouve un écho dans l’explication que donne le XIIIe Livre du Commentaire sur Jean à propos de Ps 125, 5-6 (« Ceux qui sèment avec larmes moissonneront avec chants d’allégresse. Celui qui marche en pleurant, quand il porte la semence, revient avec allégresse, quand il porte ses gerbes ») : ce texte insinue pour l’Alexandrin le double mouvement des êtres rationnels, c’est-à-dire leur descente douloureuse dans le corps – qui est la source de leur gémissement – et leur retour joyeux après avoir fait fructifier les bonnes semences dont ils étaient porteurs au moment de participer, quoique contre leur gré, à la vie sur terre 14.

στενάζωμ[ε]ν ὄντες ἐν [τ]ῷ σώματι, οὐχ ὡς πάλιν ἐσόμενοι ἄρτι ἐν τοῖς μνημείοις ἐν τῷ σώματι, ἀλλ’ ἀπολυθησόμενοι μέν, μεταβαλοῦντες δὲ τὸ σῶμα ἐπὶ τὸ πνευματικώτερον (voir aussi Dial 28). Sur les passages correspondants du CC voir respectivement V, 19 et VII, 32. 13. Le thème du « gémissement » est très présent dans FrLam, comme on peut s’y attendre avec ce livre biblique. C’est spécialement le fr. 21 (Klostermann – Nautin 244), qui souligne la « négativité » du gémissement : αὐτὴ δὲ ἐφ’ οἷς πέπονθε διὰ τὰ ἁμαρτήματα, σάλῳ καὶ ἀτιμίᾳ τῇ ἀπὸ τῶν ποτε δοξαζόντων περιπεσοῦσα, στενάζουσα οὐκέτι εἰς τὸ ἔμπροσθεν ἐλήλυθε τῶν ἁμαρτημάτων, ἀλλὰ μειώσασα αὐτὰ ὀπίσω ἀνακεχώρηκεν. Selon le fr. 37 (252), même le Mont Sion gémit avec son peuple : εἰ δὲ τῆς Σιὼν χεῖρες τροπολογοῦνται, πόσῳ μᾶλλον τὰ κατὰ τὴν γραφὴν μέλη τοῦ θεοῦ. καὶ αὐτὸ δὲ τὸ ὄρος, ὡς εἰπεῖν, μετὰ τοῦ ἔθνους στενάζει, οὐκ ἔχον εἰς παραμυθίαν οὐ θεόν, οὐχ ἅγιον ἄνδρα. À son tour le fr. 42 (254) explique le motif fondamental du gémissement : l’abandon de la part de Dieu en vue de la vocation des Gentils. Voir sur ce commentaire V. Marchetto, « Una voce di notte : presenze angeliche nel Tempio di Gerusalemme dal Commento alle Lamentazioni di Origene », Adamantius 21 (2015), p. 244-268. 14. CIo XIII, 43, 293 (Preuschen 270) : Ὁμοίως δὲ ὁ αὐτὸς μὲν σπείρει καὶ θερίζει καθ’ ὃ παρεθέμεθα ἐν ψαλμοῖς ῥητὸν διαφέρον τοῦ ἀποστολικοῦ τῷ μυστικωτέρῳ καὶ ἀπορρητοτέρῳ· τὸ μὲν γὰρ ἀποστολικὸν ἁπλούστερον εἴρηται οὐ διδάσκον περὶ τῆς διαφόρου φύσεως τῶν σπερμάτων πόθεν λαμβάνεται· τὸ δὲ ἀπὸ τῶν ψαλμῶν δοκεῖ μοι δηλοῦν περὶ τῆς καθόδου τῶν εὐγενεστέρων ψυχῶν παραγινομένων εἰς τὸν βίον τοῦτον μετὰ τῶν σωτηρίων σπερμάτων, καὶ παραγινομένων γε οἱονεὶ ἀκουσίως μετὰ στεναγμοῦ, ἐπανερχομένων δὲ ἐν ἀγαλλιάσει (cf. Ps 125,5-6) διὰ τὸ καλῶς γεγεωργηκέναι καὶ ηὐξηκέναι καὶ πεπληθυγκέναι τὰ σπέρματα, μεθ’ ὧν ἐληλύθασιν. « Ἄλλος δέ ἐστιν ὁ σπείρων καὶ ἄλλος ὁ θερίζων » ἐν τῇ προκειμένῃ λέξει.

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Origène et la prière dans l’Esprit À la lumière de ce passage, on comprend ultérieurement qu’Origène est loin d’attribuer une importance absolue au gémissement comme tel. Revenant selon lui – comme on l’a vu – aux « justes » ou aux « saints » qui sont ses interprètes les plus appropriés, le gémissement ne peut qu’engager une conduite de vie attestant son authenticité. À ces conditions seulement, la prière qui naît du gémissement peut espérer être exaucée. À l’appui de ces développements ultérieurs l’Alexandrin évoque « la fatigue du gémissement » en Ps 6, 7a (Ἐκοπίασα ἐν τῷ στεναγμῷ μου) pour remarquer que gémir à soi seul ne suffit pas : il faut aussi se fatiguer 15. C’est cela qui arrive avec le peuple d’Israël en Égypte, selon le récit de l’Exode (Ex 2, 23-24 ; 6, 5) : en effet, Dieu écoute le gémissement des Israélites, car celui-ci s’accompagne de leurs « œuvres » ; sans elles, Dieu ne les aurait pas exaucés. D’ailleurs, il ne faut pas comprendre ces « œuvres » dans le sens immédiat des « travaux » auxquels le peuple était soumis en Égypte, car Origène vise évidemment les bonnes « actions » d’une conduite vertueuse 16. Une pareille exégèse se rapproche d’un fragment du Commentaire sur Ézéchiel, où l’Alexandrin reprend pour son propre compte une tradition juive sur l’interprétation symbolique de la dernière lettre de l’alphabet hébreu : suivant celle-ci, le Taw s’appliquerait aux justes d’Israël qui se fatiguent dans la pratique des vertus, souffrant à cause des péchés du peuple et en même temps compatissant avec ceux qui pèchent 17.

15. Voir FrPs 6, 7a (PG 12, 1176 C), qui rassemble plusieurs de nos références scripturaires : Ἐκοπίασα ἐν τῷ στεναγμῷ μου, κ. τ. ἑ. (Ps 6, 7a). Τοιοῦτον στεναγμὸν οἱ υἱοὶ Ἰσραὴλ στενάξαντες ἐν Αἰγύπτῳ, εἰσηκούσθησαν. Καὶ Παῦλος δὲ λέγων· « Οἱ ὄντες ἐν τῷ σκήνει στενάζομεν » (2 Cor 5, 4), τὸ ὅμοιον ποιεῖ. Τοιοῦτόν ἐστι καὶ τό, « Ὠρυόμην ἀπὸ στεναγμοῦ τῆς καρδίας μου » (Ps 37, 9b). Καὶ οὐκ ἀρκεῖ στενάξαι, ἀλλ’ ὥστε κοπιάσαι δεῖ. J’ai approfondi l’interprétation de Ps 6, 7a dans L’interpretazione origeniana del Salmo 6, dans Storia del cristianesimo e storia delle religioni. Omaggio a Giovanni Filoramo = Humanitas 72, 5-6 (2017), p. 752-778. 16. Phil 27, 13 (Junod 312-314) : ὅτι δὲ τοιαῦτά ἐστιν ἐν τοῖς κατὰ τὸν τόπον, καὶ οὐχ ἱστορίαν ψιλὴν πρόκειται ἀναγράφειν τῷ θεράποντι, δῆλον ἔσται τῷ συνορῶντι ὅτι, ἡνίκα κατεστέναξαν οἱ υἱοὶ Ἰσραήλ, οὔτε ἀπὸ τῆς πλινθείας οὔτε ἀπὸ τοῦ πηλοῦ οὔτε ἀπὸ τῶν ἀχύρων κατεστέναξαν, ἀλλ’ ἀπὸ τῶν ἔργων· καὶ ἀνέβη αὐτῶν ἡ βοὴ πρὸς θεὸν οὐκ ἀπὸ πηλοῦ, ἀλλὰ πάλιν ἀπὸ τῶν ἔργων. διὸ καὶ εἰσήκουσεν ὁ θεὸς τῶν στεναγμῶν αὐτῶν· οὐκ εἰσακούων στεναγμοῦ τῶν οὐκ ἀπὸ ἔργων βοώντων πρὸς αὐτόν, ἀλλ’ ἀπὸ πηλοῦ καὶ τῶν γηΐνων πράξεων. Cf. également FrIer 56. 17. FrEz (PG 13, 800-801) : τινὸς μὲν φάσκοντος, ὅτι τὸ Θαῦ ἐν τοῖς παρ’ Ἑβραίοις

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Lorenzo Perrone Ce lien étroit entre le gémissement et les actions nous introduit finalement dans le milieu qui en principe s’avère être le plus apte pour l’expression de la prière, et du même coup aussi pour son exaucement. Si Dieu écoute le gémissement de ceux qui se repentent – comme l’affirme un fragment sur Jérémie –, au point que la pénitence d’Éphraïm attire sur lui une bénédiction tout à fait spéciale (Jr 38, 20), grâce à la confession de ses fautes, a fortiori le juste peut bien s’attendre à être écouté par Dieu dans ses prières 18. En effet, selon un fragment de la Chaîne palestinienne sur les Psaumes à propos de Ps 118, 169 (« Que ma prière s’approche en ta présence, Seigneur ; selon ton enseignement donne-moi l’intelligence »), consacré à la strophe finale de ce psaume (celle de la lettre Taw), une vie bonne pose les prémisses essentielles pour que la prière parvienne jusqu’à Dieu. Ce commentaire résume heureusement les implications morales du gémissement, en reliant celui-ci à l’acte orant, par une nouvelle exégèse d’Ex 2, 23-24 : « Leur gémissement et leur cri sont montés vers Dieu à cause de leurs travaux ». La prière du saint « monte » – selon l’explication de l’Alexandrin – « lorsqu’elle est émise d’une volonté droite » 19. Un autre fragment sur ce même stique, qui a l’air d’être authentique (d’autant plus qu’Ambroise de Milan s’en est inspiré), en reprenant également le gémissement d’Ex 2, 23-24, y ajoute l’idée que la vie du juste « met des ailes » à la prière, tandis que l’Esprit, avec le concours duquel on prie, la rend « légère ». On trouve donc ici l’association entre le gémissement et l’Esprit dont nous allons nous occuper bientôt 20. κβʹ στοιχείοις ἐστὶ τὸ τελευταῖον ὡς πρὸς τὴν παρ’ αὐτοῖς τάξιν γραμμάτων. Τὸ τελευταῖον οὖν εἴληπται στοιχεῖον εἰς παράστασιν τῆς τελειότητος τῶν διὰ τὴν ἐν αὐτοῖς ἀρετὴν στεναζόντων καὶ ὀδυνωμένων ἐπὶ τοῖς ἁμαρτανομένοις ἐν τῷ λαῷ, καὶ συμπασχόντων τοῖς παρανομοῦσι. 18. FrIer 57 (Klostermann – Nautin 226) : γνοὺς δὲ στενάζει· πῶς γὰρ ἄν τις ἀγνοῶν ὡς ἁμαρτάνει στενάξειεν, ἄξια πράξας αἰσχύνης ἐν ἁμαρτήμασιν καὶ μάλιστα ταῖς ἀσελγείαις ; τοσοῦτον δὲ μετενόησα, ὡς ἄλλοις ὑποδεῖξαί σε. μεγάλη τοῦ Ἐφραῒμ ἡ μετάνοια, ὥστε τὸν θεὸν ἀναλαβεῖν ἐκ στόματος αὐτοῦ τοὺς λόγους τῆς ἐξομολογήσεως, αὐτὸν δὲ ἀκοῦσαι φωνῆς τῆς λεγούσης· ἐκ νεότητός μου υἱὸς ἀγαπητὸς εἶ, Ἐφραΐμ (Jr 38, 19-20). 19. FrPs 118, 169 (Harl 458) : ἰδὲ ὡς ὁ λόγος εἰσήγαγεν εὐχὴν τῶν ἐπακουομένων καὶ πορευομένην καὶ ἀναβαίνουσαν· ἀνέβη δὲ καὶ ὁ στεναγμὸς καὶ ἡ βοὴ αὐτῶν πρὸς τὸν θεὸν ἀπὸ τῶν ἔργων (Ex 2, 23-24) ἐν τῇ Ἐξόδῳ γέγραπται· οὐκοῦν ἡ εὐχὴ τοῦ ἁγίου ἀναβαίνει· ἀπὸ γὰρ προαιρέσεως κατορθούσης ἀναπεμπομέμη εὐχὴ ἀναβαίνει. 20. FrPs 118, 169 (Pitra 312) : Πτεροῖ τὴν δέησιν τοῦ δικαίου ὁ καλὸς αὐτοῦ βίος, ὡς ἐνώπιον τοῦ Θεοῦ γένηται· ἀλλὰ καὶ τὸ πνεῦμα ᾧ προσεύχεται, κουφίζει δὴ

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Origène et la prière dans l’Esprit Le « cri » des saints Maintenant il faut s’interroger sur la relation entre le « gémissement » et le « cri », étant donné qu’Origène a développé toute une sémantique de la « voix », articulée ou inarticulée (y compris le « chant » sous ses différentes formes), la rapportant par ailleurs aux expressions de la prière. Comme il le fait toujours, l’Alexandrin approfondit ce motif à la lumière des lieux scripturaires qui nous décrivent l’intensification de la voix jusqu’à sa transformation en un « cri ». Origène se sert spécialement du paradigme de Moïse qui « crie vers Dieu » (Ex 14, 15), mais il réfléchit également sur les récits évangéliques qui parlent de la « grande voix » de Jésus (comme en Jn 7, 37) et tout particulièrement au moment de sa mort sur la croix 21. La notion d’« homme intérieur », grâce à sa perspective anthropologique symétrique, amène l’Alexandrin à développer la doctrine des « sens spirituels », et par là l’idée d’une voix « intelligible ». Quand il s’agit de ceux qui prient – comme le dit le VIe Livre du Commentaire sur Jean –, cette voix intérieure se fait une « grande voix » jusqu’à devenir un « cri » à proprement parler, pourvu que l’oraison soit qualifiée par des contenus appropriés 22. Ceux-ci, en effet, doivent se conformer à la

τὴν εὐχὴν καὶ φέρει πρὸς Θεόν· ἡ δὲ ἁμαρτία, βαρεῖα οὖσα, τοῦ μὴ καλοῦ βίου ἐχομένου, μακρύνει ἀπὸ Θεοῦ τὴν εὐχὴν τοσοῦτον, ὅσον ἐστὶ βαρεῖα πλεῖον ἢ ἔλαττον. Οὕτω καί τινων μὲν ἀναβαίνει προσευχὴ καὶ στεναγμὸς ἀπὸ τῶν καλῶν ἔργων (Ex 2, 23-24), καὶ τοῦ μισεῖν τὸν αἰγύπτιον ἐργάσεσθαι πῆλον· ἑτέρων δὲ πίπτει ἢ καταβαίνει, ὧν γίνεται εἰς ἁμαρτίαν ἡ προσευχή. Voir Ambroise de Milan, Exp. Ps. CXVIII (Petschenig – Zelzer 491) : uolare facit orationem bona uita et dat alas precibus spiritales, quibus sanctorum ad deum euehatur oratio. Sed et spiritus quo oramus subleuat precem iusti, maxime si corde contrito compatiens eam commendet affectus. 21. Sur la prière de Moïse, voir L. Perrone, La preghiera secondo Origene, 471-473. Quant aux cris de Jésus sur la croix, voir infra n. 33. 22. CIo VI, 18, 101 (Preuschen 127) : Ἐὰν δὲ μὴ παντελῶς ᾖ ἡ νοητὴ τῶν εὐχομένων φωνὴ μεγάλη καὶ οὐ βραχεῖα, οὐδὲ ἂν αὐξήσωσι τὴν βοὴν καὶ τὴν κραυγὴν ἀκούει τῶν οὕτως εὐχομένων ὁ θεὸς ὁ λέγων πρὸς Μωσέα· Τί βοᾷς πρὸς μέ ; (Ex 14, 15) οὐκ αἰσθητῶς βεβοηκότα – οὐ γὰρ ἀναγέγραπται τοῦτο ἐν τῇ Ἐξόδῳ –, μεγάλως δὲ τὴν ἀκουομένην μόνῳ θεῷ φωνὴν βεβοηκότα διὰ τῆς εὐχῆς. Διὰ τοῦτο καὶ Δαβίδ φησι· Φωνῇ μου πρὸς κύριον ἐκέκραξα καὶ ἐπήκουσέν μου (Ps 76, 2). Voir aussi FrPs 118, 145 (420) : Οὐχ ἡ κραυγὴ μεγάλη ἐστὶ φωνή, ἀλλ’ ἢ διὰ τὸ μέγεθος τῶν σημαινομένων ὑπ’ αὐτῆς τῷ θεῷ. Ὁ γὰρ δίκαιος μεγάλην ἀποτελεῖ πρὸς θεὸν φωνήν, αἰτῶν ἐπουράνια καὶ μεγάλα.

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Lorenzo Perrone norme inculquée par l’Alexandrin, dans le Traité comme ailleurs, avec l’appui d’un agraphon affirmant la priorité de la demande des « choses grandes et célestes » au lieu de « celles petites et terrestres » 23. Dans le passage cité ci-dessus, Origène emploie aussi Ps 76, 2 (« De ma voix j’ai crié vers le Seigneur et il m’a exaucé »). Comme il était prévisible, ce motif apparaît plusieurs fois dans les nouvelles Homélies sur les Psaumes, reflétant dans l’ensemble une constellation scripturaire marquée par la présence de Rm 8, à côté d’autres lieux pauliniens, dont Gal 4, 6 s’avère être le plus important. La IIe Homélie sur le Psaume 67 redit que la voix intérieure est celle que Dieu seul est en mesure d’écouter. Elle est donc la « voix » du cœur, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une prière silencieuse par laquelle les saints crient vers Dieu. Ce sermon évoque d’ailleurs plusieurs aspects de la sémantique origénienne de la voix, car non seulement il distingue entre la « voix » (φωνή) et le « cri » (κραυγή), mais il réfléchit aussi sur le « chant », celui-ci correspondant généralement – sous la forme de l’« hymne » – à la « théologie ». Pour que la « voix intérieure » s’élève au niveau du « chant », il faut que l’« intellect » soit purifié et participe de la musique céleste. Le Logos lui-même la lui apprend, l’aidant par là à régler ses mouvements au rythme de cette musique et associant ainsi l’intellect à la liturgie des chœurs angéliques. Vue dans la perspective eschatologique, cette liturgie céleste consiste alors dans le chant intérieur qu’expriment les cœurs autant que dans la contemplation de Dieu, dont ces mêmes cœurs sont les instruments 24. À son tour, la Ire Homélie sur le Psaume 80 contient, peut-être, le passage le plus explicite de toute l’œuvre d’Origène à propos de la prière silencieuse, qu’il associe ici à la forme la plus élevée de l’hymne : le « cri de jubilation » (ἀλαλαγμός). Car il explique l’action de louange demandée par Ps 80, 2 (« Criez de joie pour Dieu notre force, acclamez le Dieu de Jacob ») comme « la voix du cœur qui crie, qui outrepasse tout ce qui est signifié (par les mots) », puisqu’elle est dépourvue d’expressions

23. Cf. Orat II, 2 et L. Perrone, La preghiera secondo Origene, 60 n. 169. Voir aussi FrPs 27, 1 (PG 12, 1284) et mon article « L’interpretazione origeniana del salmo 27 (28) e il linguaggio della preghiera », Adamantius 20 (2014), p. 96-99. 24. H67Ps II, 3 (Perrone 207) : Καὶ τοῦτο ἔσται ἡμῶν τὸ ἔργον ἐν τῷ μέλλοντι αἰῶνι· ᾄδειν ταῖς καρδίαις, βλέπειν τὸν θεὸν καρδίαις καθαραῖς καὶ εἴ τι τούτοις ἀνάλογόν ἐστι ποιεῖν.

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Origène et la prière dans l’Esprit adéquates. Grâce précisément à ce défaut d’expressions, la voix qui jubile – c’est-à-dire celle de l’intellect – « dit des choses ineffables et inexprimables » 25. Cependant, le « cri » qui surgit du « cœur » des saints, au-delà de tout ce qui revient, pour ainsi dire, à la responsabilité personnelle de l’homme (par exemple, la purification de l’intellect ou la demande des « choses grandes et célestes »), renvoie à une autre source qui détermine son expression et lui confère sa forme plus pleine 26. C’est, en effet, le thème que l’Alexandrin dégage surtout à partir de Gal 4, 6, puisque ce passage (avec Rm 8, 15) met en lumière le rôle joué par l’Esprit en relation avec le « cri » des saints : « Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils, lequel crie : Abba ! Père ! » 27. L’acte orant, par conséquent, attire dans son noyau même une dynamique divine qui aboutit à la reconnaissance de la filiation adoptive par l’invocation de Dieu en tant que Père. Apparemment, nous avons toujours affaire à une prière qui s’exprime dans le silence, comme le souligne aussi un fragment sur Ps 3, 5 (« De ma voix je crie vers Dieu, et il me répond de sa montagne sainte ») : ce texte, distinguant entre la « voix » 25. H80Ps I, 3 (Perrone 484) : βούλομαί σε ἀλαλάζειν τῷ θεῷ Ἰακώβ (Ps 80, 2b), τουτέστιν ἀσήμῳ φωνῇ καρδίας κεκραγυίας, ὑπερβαινούσης τὰ σημαινόμενα, ἀπορούσης λέξεων καὶ διὰ τὴν ἀπορίαν τῶν λέξεων ἀπόρρητα καὶ ἄρρητα λαλούσης. Aussi la suite de ce commentaire remarquable insiste-t-elle sur l’absence de mots, en vue de réaliser une oraison purement mentale : Καὶ τάχα, ἐὰν ἀναβῇς τὰ λεκτά, ἐὰν ὑπεραναβῇς τὰ ἀπαγγελλόμενα, τὰ διὰ στόματος φωνούμενα, ἐὰν ἀναβῇς τὴν γεγωνὸν φωνὴν καὶ μόνον νῷ δυνηθῇς ὑμνεῖν τὸν θεὸν τῷ ἀποροῦντι ἐπιθεῖναι τὰ ἑαυτοῦ κινήματα τῷ λόγῳ, παρὰ τὸ τὸν λόγον τὸν ἐν σοὶ μὴ δύνασθαι βαστάζειν τοῦ νοῦ τὰ ἀπόρρητα καὶ τὰ θεῖα, τίνι ἀλαλάζεις ἢ τῷ θεῷ τοῦ πατριάρχου σου Ἰακώβ ; 26. Il faut encore signaler l’interprétation de Ps 1, 2b (PG 12, 1088 B), selon laquelle toute la vie du saint devient un « cri » vers Dieu, soit par la demande sans cesse des « biens plus beaux » soit par la pratique des vertus. 27. FrPs 118, 145 (Harl 420) : Καὶ ἡμεῖς δέ, ἂν ἅγιοι γενώμεθα, ἔνδον ἔχομεν τὴν κραυγήν· τὸ γὰρ πνεῦμα ἐν τῇ καρδίᾳ ἡμῶν κράζει ἀββᾶ ὁ πατήρ (Gal 4, 6). Voir aussi HEx V, 4 (Baehrens 189) : Sed interim clamat Moyses ad Dominum. Quomodo clamat ? Nulla eius uox clamoris auditur, et tamen dicit ad eum Deus : Quid clamas ad me (Es 14, 15) ? Velim scire quomodo sancti sine uoce clamant ad Deum. Apostolus docet quia : Dedit Deus spiritum filii sui in cordibus nostris clamantem : Abba, pater ! (Gal 4, 6). Et addidit : Ipse spiritus interpellat pro nobis gemitibus inenarrabilibus (Rm 8, 26). Et iterum : Qui autem scrutatur corda, scit quid desideret spiritus, quia secundum Deum postulat pro sanctis (Rm 8, 27). Sic ergo interpellante Spiritu sancto apud Deum per silentium sanctorum clamor auditur.

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Lorenzo Perrone et le « cri », définit la « voix de l’âme » comme l’« exercice » ou « discours rationnel » (λογικὴ διέξοδος) qui s’accomplit à travers l’« organe directeur » (ἡγεμονικόν) de l’intellect, tandis que le « cri » désignerait une méditation intellectuelle capable d’aller encore plus au-delà des réalités terrestres 28. En tout cas, comme le précise mieux un autre fragment sur Ps 4, 4 (« Le Seigneur entend, quand je crie vers lui »), si avec cette « voix » nous avons bien affaire à une prière silencieuse, celle-ci ne renonce pas du tout au domaine de la parole ; au contraire, l’oraison engage même à ce point un « discours » (διέξοδος) sur les « choses grandes et célestes » 29. Par ailleurs, la vision plus ouvertement « intellectualiste » qui se profile dans ces textes, sans doute inspirés par le modèle des « exercices spirituels » de la philosophie tardo-antique, doit se mesurer par de nouvelles précisions à propos des multiples formes de « chant » nommées dans un autre passage paulinien : Eph 5, 19 (« Entretenez-vous par des psaumes, par des hymnes, et par des cantiques spirituels, chantant et célébrant de tout votre cœur les louanges du Seigneur »). Dans un extrait du Commentaire aux Éphésiens Origène tire parti des termes utilisés par l’Apôtre pour revenir, grâce à une série d’équivalences symboliques, sur la tripartition bien connue du savoir théologique en physique (= « cantiques spirituels »), éthique (= « psaumes ») et théologie (= « hymne ») 30. Dans ce schéma, au premier abord, la prière

28. Cf. FrPs 3,5 (PG 12, 1124C) : Δίδωσι τοίνυν ἡμῖν ὁ ἀπόστολος ἀφορμάς, εἰπὼν τὸ πνεῦμα καθολικῶς ἐν ταῖς καρδίαις τῶν ἁγίων κράζειν· ἀββᾶ ὁ πατήρ (Gal 4, 6), ὡς ἔστι νοητὴ κραυγὴ ἐπιτεταμένη, ἥτις δή ἐστι φωνὴ ψυχῆς, ᾗ τάχα χρῆται ἀποθεμένη τὸ ὄργανον δι’ οὗ τοιαῦτα φωνεῖ. Καὶ οἰόμεθά γε τὴν λογικὴν διέξοδον τὴν ἐν τῷ ἡγεμονικῷ κατ’ αὐτὸ γινομένην τὴν τῆς ψυχῆς εἶναι φωνήν· ἣ ἐὰν δὲ ᾖ πραγματικωτέρα, καὶ περὶ μειζόνων τινῶν καὶ μὴ κάτω κειμένων καὶ ταπεινῶν διεξοδεύουσα, ἡ νοητὴ ἂν εἴη κραυγή. 29. FrPs 4, 4 (PG 12, 1141 B) : Μεγάλη φωνὴ ἡ φθάνουσα πρὸς Θεόν, οὐχ ἡ παρὰ τοῖς ἀνθρώποις ἐστὶ γεγωνυῖα καὶ ἐπιτεταμένη κατὰ τὴν μείζονα πληγὴν τοῦ ἀέρος, ἀλλ’ ἡ τοῦ ἡγεμονικοῦ καθαρὰ καὶ ἀθόλωτος διέξοδος τῶν πρὸς Θεὸν ἀναπεμπομένων λόγων. 30. FrEph 29 (Gregg 565) : Οἱ μὲν ὕμνοι δύναμιν καὶ θειότητα καταγγέλλουσι τοῦ θεοῦ, καὶ εἴη ἂν ὁ ἐπιστήμων τοῦ θεολογεῖν ἐν ὕμνοις πνευματικοῖς· τάχα δὲ ὁ περὶ τῶν πρακτέων διαλαμβάνων καὶ τῶν οἷς δεῖ ἐνεργεῖν διὰ τοῦ ὡς ψαλτηρίου ὀργάνου σωματικοῦ ἡμῶν, οὗτος ἐν ψαλμοῖς ἐστι πνευματικοῖς· ὁ δὲ ἄλλως φυσιολογῶν περὶ τῆς τοῦ κόσμου τάξεως καὶ τῶν λοιπῶν δημιουργημάτων, οὗτος ἐν ᾠδαῖς πνευματικαῖς. Καὶ χρή γε ᾄδειν κατὰ τὴν φυσιολογίαν καὶ ψάλλειν κατὰ τὴν περὶ τῶν ἠθῶν διέξοδον τῷ κυρίῳ διακείμενον γνησίως πρὸς τὰ λεγόμενα. Τοῦτο γάρ ἐστι τὸ ψάλλειν καὶ ᾄδειν τῇ καρδίᾳ τῷ κυρίῳ (Eph 5,19). Je renvoie,

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Origène et la prière dans l’Esprit semblerait être dépassée sinon résumée tout au plus dans le discours théologique, mais Origène n’oublie pas ce lien, surtout à la lumière de 1 Cor 14, 15 (« Je prierai par l’esprit, mais je prierai aussi avec l’intelligence ; je chanterai par l’esprit, mais je chanterai aussi avec l’intelligence »), qu’il faut maintenant ajouter à notre dossier. C’est en effet le passage par lequel l’Alexandrin formule de préférence sa vision de la prière silencieuse, tout en l’utilisant très peu dans le Traité sur la prière. Cependant, l’emploi qu’il en fait dans cet ouvrage montre assez clairement, d’une part, le lien incontournable de la prière avec l’« esprit », et de l’autre, l’enchaînement entre la prière vocale et la prière silencieuse. Ainsi, l’ordre des mots dans la sentence de l’Apôtre exige que l’« esprit » intervienne en premier lieu, comme condition pour prier aussi par l’« intellect » 31. La proximité, à ce même endroit, avec Rm 8, 26 suggère que l’« esprit » dont il est question en 1 Cor 14, 15 n’est pas sans connexion avec l’Esprit Saint, car l’Alexandrin propose une explication proche de son Commentaire aux Romains : en effet, l’Esprit prie d’abord dans l’orant « comme dans son disciple » (ὑπηκόῳ). La nécessité que l’Esprit vienne en premier lieu est soulignée également par le fait que les « psaumes » et les « hymnes » demandent également cette intervention préliminaire pour qu’ils puissent s’articuler. Quant à l’autre citation de 1 Cor 14, 15 dans le Traité, elle magnifie la puissance qui découle des « paroles de la prière des saints » lorsqu’ils « prient par l’esprit et avec l’intelligence » : Origène compare celle-ci

à ce propos, à mon article « Dire Dieu chez Origène : la démarche théologique et ses présupposés spirituels », dans B. Pouderon, A. Usacheva (éd.), Dire Dieu. Principes méthodologiques de l’écriture sur Dieu en patristique, p. 129-157, ici p. 143. 31. Orat II, 4 (Koetschau 301-302) : Ἐχόμενον δὲ τοῦ τί δὲ δεῖ προσεύξασθαι καθὸ δεῖ οὐκ οἴδαμεν, ἀλλὰ τὸ πνεῦμα στεναγμοῖς ἀλαλήτοις ὑπερεντυγχάνει τῷ θεῷ (Rm 8, 26) τὸ προσεύξομαι τῷ πνεύματι, προσεύξομαι δὲ καὶ τῷ νοΐ· ψαλῶ τῷ πνεύματι, ψαλῶ ‹δὲ› καὶ τῷ νοΐ (1 Cor 14, 15). Οὐδὲ γὰρ δύναται ἡμῶν ὁ νοῦς προσεύξασθαι, ἐὰν μὴ πρὸ αὐτοῦ τὸ πνεῦμα προσεύξηται οἱονεὶ ἐν ὑπηκόῳ αὐτοῦ, ὥσπερ οὐδὲ ψᾶλαι καὶ εὐρύθμως καὶ ἐμμελῶς καὶ ἐμμέτρως καὶ συμφώνως ὑμνῆσαι τὸν πατέρα ἐν Χριστῷ, ἐὰν μὴ τὸ πνεῦμα τὸ πάντα ἐρευνῶν, καὶ τὰ βάθη τοῦ θεοῦ (1 Cor 2, 10), πρότερον αἰνέσῃ καὶ ὑμνήσῃ τοῦτον, οὗ τὰ βάθη ἠρεύνηκε καὶ, ὡς ἐξίσχυσε, κατείληφεν. Maria-Barbara von Stritzky, suivant la révision de Koetschau, corrige ici ὑπηκόῳ en ἐπηκόῳ et traduit : « Denn unser Verstand kann nicht beten, wenn nicht vor ihm der Geist gleichsam in Hörweite von ihm gebetet hat » (Origenes. Über das Gebet, eing. u. übs. von M.-B. von Stritzky, Freiburg i. Br. 2014, 103-105). Je préfère maintenir le texte corrigeant plutôt αὐτοῦ en αὑτοῦ.

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Lorenzo Perrone à « une lumière qui surgit de l’intellect de l’orant et qui procède de sa bouche » pour repousser le venin des attaques démoniaques, dirigées contre ceux qui négligent de prier sans cesse 32. La conjonction entre prière vocale et prière silencieuse, prônée ici par Origène avec la référence à 1 Cor 14, 15, a son lieu privilégié d’observation dans l’exégèse qu’il consacre aux « cris » de Jésus mourant sur la croix (Mt 27, 46 et 50), dans le Commentaire sur Matthieu et ailleurs 33. Étant donné que Jésus constitue par excellence le modèle de l’orant aux yeux de l’Alexandrin, il est compréhensible que nous saisissions à cet égard l’entrecroisement des lignes de réflexion que nous avons parcourues jusqu’à présent. Ainsi dans la Ire Homélie sur le Psaume 77 Origène unit le motif du « gémissement » au « cri » des saints, en réfléchissant sur le caractère « extraordinaire » de la prière que Jésus adresse au Père avant de mourir. « Les saints – dit-il – intercèdent auprès de Dieu par des gémissements ineffables », car autrement le monde s’écroulerait en écoutant leur voix soutenue par l’Esprit, de même que la terre est secouée par les paroles de Dieu. Or, à la mort de Jésus, la grandeur exceptionnelle de l’oraison qu’il adresse au Père détermine le tremblement de terre et l’éclipse de soleil 34. Apparemment l’Alexandrin exprime par là à nouveau son idée que le

32. Orat XII, 1 (Koetschau 324) : Πρὸς δὲ τούτοις δυνάμεως πεπληρωμένους νομίζω τοὺς λόγους τῆς τῶν ἁγίων εὐχῆς, μάλιστα ὅτε προσευχόμενοι “πνεύματι” προσεύχονται “καὶ τῷ νοΐ”, φωτὶ ἐοικότι ἀνατέλλοντι ἀπὸ τῆς τοῦ εὐχομένου διανοίας καὶ προϊόντι ἐκ στόματος αὐτοῦ ὑπεκλύειν δυνάμει θεοῦ τὸν ἐνιέμενον νοητὸν ἰὸν ἀπὸ τῶν ἀντικειμένων δυνάμεων τῷ ἡγεμονικῷ τῶν ἀμελούντων τοῦ εὔχεσθαι. Sur la correspondance entre le « cœur » et la « bouche » voir aussi FrIer 15 (Klostermann – Nautin 205) sur Jr 23, 26 : Ἔστι δὲ ὅτε συντρέχει καρδίας ὅρασις καὶ στόματος κυρίου λόγος· ὅθεν οὐχ ἁπλῶς ψέγει τὴν ὅρασιν τῆς καρδίας (cf. Jr 23, 16), ἀλλ᾽ ὅταν μὴ προσῇ τὸ ἕτερον. Συντρέχει δὲ παρὰ τῷ λέγοντι· προσεύχομαι τῷ στόματι, προσεύχομαι δὲ καὶ τῷ νοΐ (1 Cor 14, 15). 33. Voir CMtS 135 et 138-140 et L. Perrone, « La morte in croce di Gesù epifania divina del mistero del Logos fatto carne (Origene, Commentariorum Series in Matthaeum 138-140) », Adamantius 16 (2010), p. 286-307. 34. H77Ps I, 6 (Perrone 364) : Καὶ εἰ χρὴ τὴν αἰτίαν εἰπεῖν τοῦ σεισμοῦ τοῦ γενομένου ἐν τῷ πάθει τοῦ σωτῆρος καὶ τῆς ἐκλείψεως τῆς ἡλιακῆς, ἐροῦμεν ὅτι ἐπεὶ τὸ μέγεθος τῆς πρὸς τὸν πατέρα εὐχῆς παράδοξον ἦν, ἐκίνησε καὶ τὰ στοιχεῖα καὶ τὸν κόσμον. Ἦν ἀληθῶς τὰ τοιαῦτα λεγόμενα ὑπὸ τοῦ σωτῆρος, ἃ διὰ τὸ ταράσσεσθαι τὸν κόσμον ἐπ’ αὐτοῖς ἀλάλητα πολλάκις ἔμενε. Καὶ στεναγμοῖς γοῦν οἱ ἅγιοι ἀλαλήτοις ὑπερεντυγχάνουσι τῷ θεῷ, τάχα διὰ τοῦτο ἀλαλήτοις, ἵνα μὴ κινήσωσι τὸν κόσμον. Cf. CMtS 139 (288) : Magna ergo sunt facta ex eo, quod magna uoce clamauit Iesus et emisit spiritum (Mt 27,50) ; 140 (290,9-11).

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Origène et la prière dans l’Esprit « gémissement » autant que le « cri » relèvent du domaine de l’intériorité, qui échappe à l’expression physique de la voix et, par conséquent, transcende la prière vocale. Pourtant, la narration évangélique aussi bien que l’examen détaillé qu’Origène fait des deux « cris » de Jésus sur la croix dans le Commentaire sur Matthieu nous conduisent encore une fois à reconnaître le lien de la prière silencieuse à la prière orale. Puisque le récit de Matthieu, après le « cri de déréliction » de Jésus à travers les paroles du Ps 21 (Mt 27, 46), ne précise pas le contenu de son deuxième cri avant qu’il « rende l’esprit » (Mt 27, 50), l’Alexandrin en repère les paroles chez Luc, où Jésus déclare « remettre son esprit entre les mains de Dieu » (Lc 23, 46). Cette prière finale, accompagnant le « grand cri », revient d’abord pour Origène uniquement aux « saints », c’est-à-dire à ceux qui par leur vie deviennent des « amis de Dieu » suivant l’exemple de Jésus. Même la seconde fois le « grand cri » recèle des « grands mystères », laissant pressentir que Jésus en mourant a prié le Père pour le salut de tout le monde. Dans la perspective du centurion qui assiste à la mort de Jésus et qui en reconnaît le caractère divin (Mc 15, 37), mais aussi dans celle des femmes devant la croix, la dernière prière de Jésus assume, selon l’interprétation origénienne, une valeur exemplaire, ce qui comporte non seulement les événements cosmiques du tremblement de terre et de l’éclipse de soleil, mais aussi le « miracle » d’une mort si étonnamment rapide suite à la prière du Sauveur. Par cette exégèse si intense et complexe de l’épilogue de la Passion l’Alexandrin a repris son discours sur la prière à un double niveau : en tant qu’oraison silencieuse et intérieure, et en même temps comme manifestation vocale et extérieure. Il est possible d’expliquer l’existence de ces deux niveaux par un texte de la Xe Homélie sur les Nombres à propos des deux autels, l’un externe et l’autre interne, respectivement pour les sacrifices et pour l’encens (Ex 20, 24 ; 27, 1), texte qui à nouveau s’appuie sur 1 Cor 14, 15 de même qu’il exploite l’image de la « petite chambre » pour prier selon les instructions de Jésus en Mt 6,6 35. Or, l’autel externe symbolise la prière vocale du

35. HNm X, 3 (Baehrens 73-74) : Altaria uero duo, id est interius et exterius, quoniam altare orationis indicium est, illud puto significare quod dicit Apostolus : Orabo spiritu, orabo et mente (1 Cor 14, 15). Cum enim ‘in corde orauero’, ad altare interius ingredior, et hoc puto esse etiam quod Dominus in Euangeliis dicit : Tu autem cum oras, intra in cubiculum tuum et claude ostium tuum, et ora Patrem tuum in abscondito (Mt 6, 6). Qui ergo ita orat, ut dixi, ingreditur ad altare incensi

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Lorenzo Perrone prêtre au bénéfice du peuple, si bien qu’on pourrait assigner la prière extérieure de Jésus sur la croix à son rôle sacerdotal et sacrificiel, au vu des réactions soit du centurion soit des femmes, tandis que la « grande voix » renvoie à la prière intérieure, l’oraison du « cœur » s’adressant au Père sans passer à travers l’expression de paroles humaines. En ce sens, finalement, elle est tout à fait assimilable au « gémissement ». Les « gémissements ineffables » de l’Esprit Si Jésus mourant réunit dans sa prière le « gémissement », la « voix » et le « cri », les articulant ensemble dans une double dimension, intérieure et extérieure, les manifestations orantes des saints – comme on l’a déjà constaté – suscitent l’initiative de l’Esprit dans leur mise en œuvre. Ce rôle de protagoniste, selon Rm 8, 26-27, se déploie en réponse à l’incapacité de l’homme à prier, à la suite de la « compassion » que l’Esprit éprouve envers ses efforts. Origène tient à souligner la sympatheia divine face aux orants, la dévoilant au cœur même de la divinité dans la « passion de l’amour » pour les hommes, que non seulement le Fils partage avec l’Esprit, mais dont le Père lui-même arrive à souffrir 36. Toutefois, si cette philanthropia passionnée détermine pour l’Alexandrin toute l’économie du salut, elle caractérise

quod est interius. Cum autem quis clara uoce et uerbis cum sono prolatis, quasi ut aedificet audientes, orationem fundit ad Deum, hic ‘spiritu orat’ et offerre uidetur hostiam in altari, quod foris est ad holocaustomata populi constitutum. 36. H77Ps IX, 1 (Perrone 467) : Καὶ γὰρ ὁ τῶν ὅλων θεὸς καὶ πατήρ, ἐὰν μὴ συμπαθήσῃ τῇ γενητῇ φύσει, οὐκ ἂν ὠφεληθείη ἡ ἀνθρώπων γενεὰ καὶ ἡ τῶν ἄλλων λογικῶν ζῴων ὑπόστασις ; CMt X, 23 (33) : Ὡς φιλάνθρωπος πέπονθεν ὁ ἀπαθὴς τῷ σπλαγχνισθῆναι ; XIII, 2 (183) : Οὐδὲν ἄτοπον, διὰ τὴν ἀγάπην συμπάσχειν τὰ βοηθοῦντα τοῖς βοηθουμένοις· καὶ Ἰησοῦς γοῦν φησι διὰ τοὺς ἀσθενοῦντας ἠσθένουν, καὶ διὰ τοὺς πεινῶντας ἐπείνων, καὶ διὰ τοὺς διψῶντας ἐδίψων (Mt 25,35-36) ; FrEz (PG 13, 812A) : Συμπάσχει ὁ θεὸς τῷ ἐλεῆσαι· οὐ γὰρ ἄσπλαγχνος ὁ θεός ; HEz VI, 6 (Baehrens 384-385) : Pater quoque ipse et Deus uniuersitatis, longanimis et multum misericors (Ps 102, 8) et miserator, nonne quodammodo patitur ? An ignoras quia, quando humana dispensat, passionem patitur humanam ? Supportauit enim mores tuos Dominus Deus tuus, quomodo si quis supportet homo filium suum (Dt 1, 31). Igitur mores nostros supportat Deus, sicut portat passiones nostras filius Dei. Ipse Pater non est impassibilis. Si rogetur, miseretur et condolet, patitur aliquid caritatis et fit in iis, in quibus iuxta magnitudinem naturae suae non potest esse, et propter nos humanas sustinet passiones.

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Origène et la prière dans l’Esprit particulièrement l’action de l’Esprit au moment de la prière : par sa compassion envers les gémissements des hommes il les fait siens et les adresse lui-même à Dieu 37. Sans revenir encore sur la nécessité de l’aide de l’Esprit, professée en plusieurs écrits, il nous faut considérer de plus près l’exégèse que le VIIe Livre du Commentaire aux Romains fournit sur Rm 8, 26-27. Ce texte, en effet, ne se limite pas à renvoyer simplement au passage paulinien, comme dans la plupart des cas, mais décrit de façon plus détaillée la nature de l’assistance assurée par l’Esprit aux orants, soulignant en premier lieu comment il s’associe au « gémissement » de toute la création dans le sillon de la sympatheia divine envers les hommes 38. Quand l’Esprit voit que nous luttons pour l’« esprit » contre la « chair », il vient au secours de notre faiblesse à la manière d’un maître qui apprend les lettres à un élève. Comme l’enseignant instruit le disciple en lui disant d’abord les mots pour que celui-ci les répète, l’Esprit formule le premier en nous une prière que notre esprit est tenu de suivre à son tour 39. Origène désigne par là un procédé

37. Orat II, 3 (Koetschau 301) : τὸ δὲ ἐν ταῖς καρδίαις τῶν μακαρίων κρᾶζον ‘ἀββὰ ὁ πατήρ’ (Gal 4, 6) πνεῦμα, ἐπιστάμενον ἐπιμελῶς τοὺς ἐν τῷ σκήνει στεναγμούς, ἀξίους τυγχάνοντας εἰς τὸ βαρῦναι τοὺς πεπτωκότας ἢ παραβεβηκότας, στεναγμοῖς ἀλαλήτοις ὑπερεντυγχάνει τῷ θεῷ (Rm 8, 26), τοὺς ἡμετέρους διὰ τὴν πολλὴν φιλανθρωπίαν καὶ συμπάθειαν ἀναδεχόμενον στεναγμούς· κατὰ δὲ τὴν ἐν αὐτῷ σοφίαν ὁρῶν τὴν ταπεινωθεῖσαν εἰς χοῦν (Ps 43, 26) ψυχὴν ἡμῶν καὶ ἐν τῷ σώματι τῆς ταπεινώσεως (Phil 3, 21) καθειργμένην, οὐ τοῖς τυχοῦσι στεναγμοῖς χρώμενον ὑπερεντυγχάνει τῷ θεῷ ἀλλά τισιν ἀλαλήτοις (Rm 8, 26), ἐχομένοις τῶν ἀῤῥήτων λόγων, ὧν οὐκ ἔστιν ἀνθρώπῳ λαλεῖν. Voir aussi HIos IX, 2. 38. CRm VII, 4 (Hammond Bammel 578) : Ne, inquit, parum putetis quod omnis nobiscum congemiscet et condolet creatura ; ne parum uideatur quod nos ipsi gemimus pro laboribus uestris. Etiam diuinae ipsi naturae erga agones nostros – uobiscum enim me quoque coniungo – inest quidam miserationis affectus, et ipse Spiritus adiuuat infirmitatem nostram (Rm 8, 26). Denique quid orare, quid a Deo petere oporteat, ignoramus. 39. CRm VII, 4 (Hammond Bammel 580-581) : Sed ubi uiderit Spiritus Dei laborare spiritum nostrum in aduersando carni, et adhaerendo sibi, porrigit manum, et adiuuat infirmitatem eius. Et uelut si magister suscipiens rudem discipulum et ignorantem penitus litteras, ut eum docere possit et instituere, necesse habet inclinare se ad discipuli rudimenta, et ipse prius dicere nomen litterae, ut respondendo discipulus discat, et fit quodammodo magister ipse incipienti discipulo similis, ea loquens et ea meditans quae incipiens loqui debeat ac meditari : ita ergo et Spiritus sanctus, ubi oppugnationibus carnis perturbari nostrum spiritum uiderit, et nescientem quid orare debeat secundum quod oportet (Rm 8, 26), ipse uelut magister orationem praemittit, quam noster spiritus, si

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Lorenzo Perrone pédagogique d’« apprentissage » à prier soutenu par le don de la grâce divine, qui par ailleurs manifeste l’économie propre à l’Esprit. En effet, poursuivant son interprétation de Rm 8, 26-27, il réfléchit sur la place de l’Esprit à côté du Fils dans le dessein salvifique : tandis que le Fils de Dieu s’est incarné et est mort pour tous les hommes, l’Esprit Saint exerce son intercession uniquement pour les « saints » 40. D’autre part, précisément cette activité de l’Esprit au cœur des saints orants nous fait revenir au rapport entre prière vocale et prière silencieuse. Les « gémissements » dont l’Esprit se fait porteur montrent, au dire d’Origène, que ce qui compte dans la prière ce ne sont pas les mots, mais la disposition intérieure à travers le « cœur » et l’« intellect ». En même temps, ces gémissements se révèlent être « ineffables », car les réalités de Dieu échappent à notre prise : nous ne sommes pas même en mesure d’exprimer par les mots ce que sont nos sentiments intimes ; a fortiori, donc, nous n’arrivons pas à scruter les profondeurs de Dieu bien que nous participions, grâce à la prière spirituelle, à ce dialogue entre l’Esprit et Dieu. En conclusion, il serait tentant pour nous de suivre la thèse de Walther Völker, dans son ouvrage classique sur l’idéal de perfection

tamen discipulus esse sancti Spiritus desiderat, prosequatur. Ipse offert gemitus, quibus noster spiritus doceatur ingemiscere, ut repropitiet sibi Deum. Si uero Spiritus quidem doceat, et noster spiritus, id est mens nostra non sequatur, suo uitio infructuosa ei fit magistri doctrina. 40. CRm VII, 4 (Hammond Bammel 581-582) : Qui autem scrutatur corda, scit quid desideret Spiritus, quia secundum Deum interpellat pro sanctis (Rm 8, 27). Ostendit quidem a Deo non tam uerba nostra in oratione, quam cor mentemque perpendi : ipse enim est qui scrutatur corda et renes (Ps 7, 10). Quod autem secundo dicit, quia Spiritus interpellat, hoc est quod edocet : non minimam dispensationem etiam per Spiritum sanctum in hominibus geri. Quamuis enim Unigenitus Filius Dei pro salute humani generis incarnatus et passus sit, et morte sua destruxerit mortem, et resurrectione reddiderit uitam, nihilo segnius tamen absque incarnatione magnifica geruntur etiam per sanctum Spiritum. Tantum est quod ille pro impiis mortuus est (sic enim et ipse Paulus ostendit cum dicit : Adhuc enim Christus, cum infirmi essemus, secundum tempus pro impiis mortuus est [Rm 5, 6]), sanctus autem Spiritus non pro impiis iam interpellat, sed pro sanctis (Rm 8, 27) : et interpellat non secundum carnem, sed secundum Deum. Christus autem non secundum Deum mortuus dicitur, sed secundum carnem. Ideo non uerbis offerre dicitur Spiritus interpellationem pro sanctis, sed gemitibus, et non communibus istis gemitibus, sed inenarrabilibus (Rm 8, 26). Quomodo enim enarrari potest quod Spiritus Dei loquitur Deo, cum interdum nec ipse quidem noster spiritus quod sentit et intelligit sermone possit exponere ?

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Origène et la prière dans l’Esprit chez Origène : à son avis, il y aurait un décalage évident entre le Traité et les homélies, du fait que c’est surtout à travers celles-ci que l’Alexandrin serait arrivé à réfléchir plus à fond sur la prière silencieuse 41. En réalité, comme nous l’avons vu, la prière sans doute éminemment vocale du Traité (en vue aussi de comprendre le Notre Père comme oraison paradigmatique pour les demandes des chrétiens), coexiste étroitement avec la prière silencieuse, en étant toujours animée par la présence de l’Esprit 42. Du reste, même dans les textes où nous percevons une préférence plus évidente pour la prière silencieuse (que ce soient des commentaires ou des homélies), son « primat » n’attire jamais une réflexion systématique, par exemple afin de préfigurer son aboutissement mystique. En fin de compte, comme le montre l’ensemble des considérations origéniennes sur les différentes modulations de la voix, ce « silence » de l’oraison – qui en réalité s’avère être un « cri » – est toujours rempli de paroles autant que de pensées, en même temps humaines et divines.

41. W. Völker, Das Vollkommenheitsideal des Origenes. Eine Untersuchung zur Geschichte der Frömmigkeit und zu den Anfängen christlicher Mystik, Münster 1931. Cf. L. Perrone, La preghiera secondo Origene, 31-36. 42. Parmi ses arguments, Völker s’appuyait en particulier sur FrPs 27. Voir, à ce propos, mon analyse critique dans « L’interpretazione origeniana del salmo 27 (28)… », spécialement p. 104-106.

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INVOQUER, NOMMER, ÊTRE PRÉSENT DENYS L’ARÉOPAGITE SUR LA PRIÈRE Marilena vlad Institut de Philosophie « Alexandru Dragomir », Bucarest

La prière introductive

P

our Denys, il n’y a rien de plus juste que de commencer son discours par la prière ; en effet, il faut commencer toute entreprise par la prière, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’une exposition théologique 1. Proclus dit presque la même chose, au début de la Théologie platonicienne 2. Pourtant, comment s’explique cette exigence dans le cas de Denys ? Quel est le sens, chez lui, de la prière introductive et en quoi diffère-t-elle de celle habituellement utilisée par les néoplatoniciens dans leurs textes ?

1. Denys, Les noms divins, III, 1, p. 139. 13-14 : « C’est pourquoi aussi, avant toute chose et surtout avant (de pratiquer) la théologie, il faut préluder par la prière […]. » (Nous utilisons la traduction réalisée par Y. de Andia : Pseudo-Denys l’Aréopagite, Les noms divins. La théologie mystique, Paris 2016 [Sources chrétiennes 578 et 579], et nous opérerons quelques modifications exigées par notre analyse ; nous indiquons les références du texte grec édité par Beate Regina Suchla : PseudoDionysius Areopagita, De divinis nominibus, Corpus Dionysiacum I, Berlin-New York 1990). 2. Proclus, Théologie platonicienne, I, 1, 7. 14-24 Saffrey-Westerink. Ce passage rappelle l’invitation socratique, au début du Timée, à commencer le discours par la prière (Platon, Timée, 27 b-c). Voir A. Motte, « Discours théologique et prière d’invocation. Proclus héritier et interprète de Platon », dans A.-Ph. Segonds et C. Steel (éd.), Proclus et la Théologie Platonicienne. Actes du Colloque International de Louvain, 13-16 mai 1998, Louvain-Paris 2000, p. 91-108, qui analyse les similitudes entre ces deux types de prière. 10.1484/M.BEHE-EB.5.120037

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Marilena Vlad L’usage d’invoquer les dieux avant une démarche théologique a une racine platonicienne 3. Dans le livre X des Lois 4, Platon s’engage à parler des dieux, disant que, s’il convient d’invoquer les dieux, c’est maintenant qu’il faut le faire. En nous embarquant dans une discussion qui concerne les dieux, la prière sera comme une « chaîne » à laquelle nous allons nous tenir fermement – métaphore que Denys va reprendre. Plus précisément, il faut prier les dieux de nous aider dans la démonstration de leur propre existence. Il y a une sorte de circularité dans cette perspective. En effet, si on invoque les dieux, c’est qu’on suppose qu’ils existent, ainsi on présuppose déjà ce qui reste à démontrer : à savoir leur existence. Si, par contre, on devait garder cette existence pour incertaine avant la fin de la démonstration, alors on ne pourrait ni ne devrait invoquer les dieux, mais il faudrait plutôt entreprendre la démonstration à nos propres frais, sans demander de l’aide. Cet aspect de circularité est constant chez les néoplatoniciens. Dans toute la tradition néoplatonicienne, la prière est un élément important du discours théologique. Avant de parler des dieux, on les invoque et on les prie de nous aider dans une telle entreprise. C’est le cas de Plotin 5, ou de Jamblique 6, mais aussi de Proclus, qui considère les dieux comme guides de l’enseignement qui les concerne, car seuls les dieux peuvent allumer en nous la lumière de la vérité 7. Pour

3. Voir Platon, Timée, 48d 4-e 1 ; Philèbe, 25b 8-10, 48d 4-e 2 ; Critias, 106a 3-b 7 ; Lois, IV, 712b 4, X, 893b 1-5 ; Epinomis, 980c 4-5. 4. Platon, Lois, X, 893b 1-5. 5. Plotin, Ennéades, IV, 9, 4. 6-7 ; V, 1, 6. 9-12. 6. Jamblique, Vie de Pythagore, 1, 2, 1-3 : « après avoir invoqué les dieux comme nos guides et nous être confiés à eux ainsi que notre discours, suivons-les partout où ils voudront nous conduire » (trad. L. Brisson et A.-Ph. Segonds, Paris 2011). 7. Voir Proclus, Théologie platonicienne, I, 1, 8. 6-7 ; I, 1, 7. 21-8. 4 ; III, 1, 6. 4-7 ; Commentaire sur le Parménide, I, 617. 1-4 ; Commentaire sur le Timée, I, 214. 26-216. 18. J. Dillon remarque que nous avons affaire ici au premier et au plus bas niveau de la prière néoplatonicienne : « What I would suggest is that anything in the way of traditional prayerful utterance, such as we find, for instance, at the beginning of Proclus’ Parmenides Commentary, or in the preface to his Platonic Theology, can only relate to the lowest stage of prayer set out in the passages we have been examining – or possibly, stretching a point, to the middle stage or stages ; they can have nothing to do with henôsis – or even, I think, with empelasis » (J. Dillon, « The Platonic Philosopher at Prayer », dans J. Dillon, A. Timotin (éd.), Platonic Theories of Prayer, Leyde-Boston 2016, p. 7-25, notamment p. 20).

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Denys l’Aréopagite sur la prière atteindre l’assimilation au divin, il faut passer par la connaissance des dieux, que seuls les dieux peuvent faciliter 8. Chez Denys, l’invocation de la divinité avant le discours théologique reçoit un sens particulier. Il ne demande pas seulement l’aide de la divinité dans ce qu’il va dire mais, en outre, il demande à Dieu de lui montrer comment il faut parler de lui. Si le traité sur la hiérarchie céleste et celui sur la hiérarchie ecclésiastique commencent par une courte invocation du nom de Jésus 9, la prière est plus explicite dans les autres traités. Denys conclut le premier chapitre des Noms divins en priant Dieu de lui donner à louer les noms de la divinité sans nom. La Théologie mystique s’ouvre par la prière que la Trinité nous conduise vers le plus haut sommet sur-inconnaissable des écrits mystiques 10. Par ces deux prières – qui ont aussi le rôle d’indiquer le but de chaque traité –, Denys semble exiger d’atteindre une connaissance qu’il reconnaît comme inaccessible : celle du sommet sur-inconnaissable et celle des noms de l’innommable. Cela est possible seulement parce que Dieu lui-même veut nous confier cette connaissance qui, de notre point de vue, est inaccessible. La Trinité garde la sagesse divine, qu’elle octroie aux intellects sans vue, tandis que les noms de la divinité innommable sont révélés dans les Oracles sacrés (ἐν τοῖς ἱεροῖς λογίοις), à savoir dans les Écritures. Ainsi, chacune de ces prières prépare un discours qui se veut reçu, plutôt que composé par son auteur. Dans la Théologie mystique, c’est la Trinité qui conduira vers les mystères de la théologie, tandis que dans les Noms divins, 8. Voir aussi Plutarque, De Iside, 351 c-d : il faut prier afin que les dieux nous donnent la connaissance d’eux-mêmes. 9. Denys, Hiérarchie ecclésiastique, I, 2. Dans la Hiérarchie céleste, I, 2, on invoque « Jésus, la Lumière du Père, celle qui est la vérité, qui éclaire tout homme venant dans le monde, par quoi nous avons eu accès au Père qui est la Lumière primordiale » (trad. M. de Gandillac). Sur le sens de ces invocations, voir Ch. M. Stang, Apophasis and Pseudonymity in Dionysius the Areopagite, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 98-102. 10. Concernant cette prière, S. Gersh remarque : « Dionysius’ prayer connects the imperative mood – of the expression “steer us towards” (ithunon hēmas epi) –with the affirmation and negation of divine names in such a manner that God is identified with a transcendent property or substance [note : God is „you who surpass being, divinity, and goodness” (huperousie kai huperthee kai huperagathe)], identified with a mediating transcendent and non-transcendent property or substance [note : “highest pinnacle” (akrotatē koruphē)], and contrasted with a non-transcendent property [note : “we” (hēmeis)]. » (S. Gersh, Being Different. More Neoplatonism after Derrida, Leyde-Boston 2014, p. 89-90).

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Marilena Vlad Denys demande à Dieu de ne pas enlever de sa bouche la parole de la vérité. Le discours théologique est envisagé comme un discours guidé par Dieu, ou qui expose la parole de Dieu. Comment est-il possible d’entamer un tel discours ? Dès le début des Noms divins, Denys nous prévient que son explication des noms divins ne sera pas faite par les « mots convaincants de la sagesse humaine » 11, mais par la manifestation de la puissance divine qui a inspiré les théologiens. Situant son propre discours dans cette tradition, Denys suggère que les explications qu’il va exposer seront aussi une manière qu’a cette puissance divine de se révéler. En outre, ces explications mènent à ce que Denys appelle la « science suressentielle » 12. Pourtant, ce n’est pas nous qui avons l’initiative de cette science, qui consiste plutôt à recevoir le rayon des Écritures, dans la mesure où celui-ci se montre à nous. La science suressentielle – qui a comme objet l’inconnaissance de la divinité au-delà de l’être – consiste non pas dans une connaissance concrète de notre part, mais dans une révélation de la divinité. Les hymnes – par lesquels cette science se transmet – ont ultimement Dieu comme auteur ou comme source, car c’est Dieu qui se manifeste par les Écritures et par la puissance qui inspire les théologiens, puissance par laquelle Denys lui-même veut composer son discours sur les noms divins. Le but de son traité est de montrer la manière adéquate de louer les noms divins, mais, en fin de compte, c’est Dieu qui donne à Denys de louer adéquatement ces noms. En ce sens, la prière n’est pas une simple invocation de Dieu précédant le discours théologique, en guise d’introduction ou de précaution, pour s’assurer que le discours profitera de l’assistance de Dieu – usage courant chez Platon et chez les néoplatoniciens. Au contraire, par la prière introductive, Denys se retire du rôle d’auteur de son discours, afin de laisser la parole à Dieu, tout en l’invoquant en tant que celui qui détient la vérité concernant des choses qui, pour nous, sont inconnaissables et innommables.

11. Denys, Les noms divins, I, 1, p. 108. 1-2 (trad. Y. de Andia, partiellement modifiée). 12. Denys, Les noms divins, I, 1, p. 108. 9.

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Denys l’Aréopagite sur la prière Le discours assimilé à la prière Après la prière initiale, formulée explicitement, le sens de la prière s’élargit. Pour Denys, tout son discours théologique s’assimile à la prière 13. L’explication des noms divins se fait dans le cadre d’une prière, qui prend la forme d’une série d’hymnes. Voyons de plus près comment Denys introduit cette identité entre prière et explication des noms divins. Elle découle du sens particulier qu’il donne à son discours, qui n’est pas une exposition directe de la divinité inconnaissable, mais plutôt une manière de renoncer à toute connaissance humaine et d’accéder à une « science suressentielle », tout en recevant la manifestation de la divinité elle-même. Pour Denys, la divinité est inaccessible à tous les êtres. Cette inaccessibilité n’est pas découverte par une analyse argumentative sur la nature de la cause première, mais c’est la divinité elle-même qui l’a transmise dans les Écritures. Car seule la divinité peut montrer qu’elle est au-delà de toute chose 14. Néanmoins, cette divinité complètement inaccessible révèle, dans les Écritures, ce qu’il convient de dire et de penser d’elle. Elle se montre par le rayon des Écritures 15, tandis que le rayon suressentiel du Bien se communique à tous les êtres, illuminant chaque chose 16. Cependant, recevoir cette manifestation de la divinité ne va pas de soi ; il ne suffit pas de lire les Écritures. Il faut plutôt commencer par pratiquer la modération et la piété, levant nos yeux autant que le rayon des Écritures nous le permet et tant qu’il se

13. C. Schäfer (The Philosophy of Dionysius the Areopagite, Leyde 2006) maintient que le troisième chapitre des Noms divins est une prière : « Chapter 3 is a prayer, in its main parts, and should be taken as a spiritual preparation for the treatment of the Names in the ten following chapters » (p. 76). Pourtant, tout le texte des Noms divins se rattache à cette prière, puisque Denys envisage d’expliquer les noms divins dans un effort pour s’élever vers Dieu par la prière. 14. Denys, Les noms divins, I, 1, p. 109. 16-17 : « En tant qu’elle est au-delà de toute essence, comme elle pourrait le déclarer elle-même d’elle-même, en propres termes et en connaissance de cause ». 15. Denys, Les noms divins, I, 1, p. 108. 9-109. 1 : « C’est à celle-ci qu’il faut attribuer la science suressentielle, levant les yeux vers le haut exactement dans la mesure où le rayon des Oracles théarchiques se livre (à nous) » (trad. Y. de Andia, légèrement modifiée). 16. Denys, Les noms divins, I, 2, p. 110. 11-13 : « Néanmoins, le Bien n’est pas totalement incommunicable à aucun des étants, mais, ayant fermement fondé sur lui-même le rayon suressentiel, il apparaît par des illuminations proportionnées à chacun des étants. »

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Marilena Vlad montre. Autrement dit, la divinité se montre elle-même, à condition qu’on lui permette de se montrer, en renonçant à tout effort cognitif. Le silence et l’acte de reculer devant la divinité cachée déclenchent un processus initiatique. En honorant la divinité par la piété et par le silence, on ne se confie plus à notre connaissance, mais on s’ouvre à ce que la divinité nous révèle et on tend vers les éclats des Écritures qui nous illuminent 17. Cette lumière nous conduit vers les « hymnes théarchiques » (τοὺς θεαρχικοὺς ὕμνους), qui sont transmis par la divinité (ou la théarchie, θεαρχία) elle-même. Ces hymnes s’impriment en nous et nous font voir les « lumières théarchiques » (θεαρχικὰ φῶτα), les lumières du principe divin. Ainsi, les hymnes théarchiques ont le pouvoir de nous élever vers le rayon unitaire de la divinité. Ils sont décrits comme des mystères dans lesquels nous sommes initiés par les Saintes Écritures 18 et comme des « lumières théurgiques » offertes par la tradition hiérarchique, conformément aux Écritures, à savoir comme des lumières par lesquelles la divinité agit sur nous, afin de nous élever vers elle. C’est seulement une fois illuminés et imprégnés de cette lumière des hymnes théarchiques que nous pouvons, à notre tour, louer la divinité par des hymnes. Autrement dit, l’activité hymnologique entreprise par Denys n’est que la conséquence de cette illumination transmise par les hymnes théarchiques, sur le fond du silence pieux. Exposer les noms divins dans des hymnes est une manière de s’initier à ces lumières théurgiques 19. En quoi consiste cette initiation ? Les Écritures et la tradition hiérarchique, par amour pour les hommes, enveloppent le suressentiel dans les êtres, tout en multipliant la simplicité divine par la diversité des symboles. Cette initiation est le processus par lequel

17. Denys, Les noms divins, I, 3, p. 111. 6-7 : « Honorant […] les réalités ineffables, avec un chaste silence, nous nous tendons vers les splendeurs qui brillent pour nous dans les Oracles sacrés » (τὰ δὲ ἄρρητα σώφρονι σιγῇ τιμῶντες, ἐπὶ τὰς ἐλλαμπούσας ἡμῖν ἐν τοῖς ἱεροῖς λογίοις αὐγὰς ἀνατεινόμεθα). 18. Denys, Les noms divins, I, 4, p. 112. 7 : « Voilà à quoi nous avons été initiés par les divins Oracles ». 19. Denys, Les noms divins, I, 4, p. 113. 12-14 : « Et toutes les autres lumières déifiantes, suivant les Oracles, la tradition secrète de nos maîtres inspirés nous en a gratifiés, conformément à une révélation. C’est en ces lumières que nous aussi avons été initiés ».

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Denys l’Aréopagite sur la prière « nous recourons pour les choses divines à des symboles appropriés et, à partir de ceux-ci, dorénavant, nous nous orientons, selon notre capacité, vers la vérité simple et unifiée des spectacles intelligibles » 20. Or, cette initiation avance précisément par la prière. Selon Denys « c’est vers elle [scil. la théarchie], comme Principe du Bien, qu’il nous faut d’abord nous élever par la prière (ταῖς εὐχαῖς πρῶτον ἐπ’ αὐτὴν ὡς ἀγαθαρχίαν ἀνάγεσθαι) et, en nous approchant davantage d’elle, recevoir en cela l’initiation des dons parfaitement bons qui sont établis autour d’elle » 21. Le principe du bien et les dons situés autour de lui synthétisent tous les noms divins discutés par Denys 22. Le bien est le premier nom analysé, tandis que les dons très bons de la théarchie correspondent à tous les autres noms, qui indiquent Dieu en tant que cause de toutes les choses 23, de sorte que tout ce discours, qui consiste dans des hymnes explicatifs des noms divins, est envisagé comme une prière par laquelle on peut s’initier aux lumières théurgiques. En ce sens, l’initiation aux « lumières théurgiques » transmises par les Écritures se fait par la prière et, plus précisément, par l’invocation et l’explication des noms divins. C’est précisément ce but que Denys assigne à son discours dans la prière introductive évoquée plus haut. Prier, c’est expliquer les noms divins – ce qui revient à montrer en quel sens on peut les appliquer à Dieu – afin de nous engager dans ce parcours initiatique vers la divinité, vers les lumières théurgiques. Denys décrit donc son discours comme une remontée initiatique qui, par la prière, mène jusqu’au plus haut des rayons divins : Efforçons-nous donc nous-mêmes, par nos prières, de (nous) élever au plus haut des rayons divins et bons. C’est comme si une chaîne aux multiples éclats lumineux était suspendue au sommet du ciel, descendant jusqu’ici-bas et qu’en la saisissant alternativement des deux mains, chaque fois plus haut, nous croyions la tirer en bas : car, en

20. Denys, Les noms divins, I, 4, p. 115. 6-7. 21. Denys, Les noms divins, III, 1, p. 138. 4-6. 22. Denys, Les noms divins, II, 3, p. 125. 18 : « toutes les dénominations que reçoit la Cause de tous les biens d’après les dons qui conviennent à sa bonté ». Voir aussi Les noms divins, II, 5, p. 129. 1-2 : « ainsi que les autres dons de la Bonté qui est cause de tout ». 23. Denys, Les noms divins, I, 8, p. 121. 16-18 : « Et que Dieu me donne de célébrer d’une manière qui lui convienne la multiplicité des noms bienfaisants de la Déité, qu’on ne peut ni appeler ni nommer, et que Dieu n’enlève pas la parole de la vérité de ma bouche. »

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Marilena Vlad réalité, nous ne la faisons pas descendre, elle qui est présente à la fois en haut et en bas, mais c’est nous-mêmes qui nous élevons vers les splendeurs les plus élevées des rayons aux multiples éclats 24.

Les lumières qui composent cette chaîne sont les noms divins, tandis que la remontée initiatique à travers cette chaîne correspond à la prière, à l’invocation et à l’explication des noms divins 25. Assurément, même au niveau de sa structure, le discours des Noms divins consiste à lier les invocations à la divinité, tout comme la chaîne lie ses multiples lumières 26. Les noms analysés ne suivent pas un ordre aléatoire. Au contraire, leur succession est systématique. Chaque nom est logiquement lié à celui qui le précède. En outre, bien que chaque nom soit en soi un hymne et une louange adressée à Dieu, Denys suggère que chacun est à son tour loué, dans le sens d’une louange explicative. Par exemple, le bien est loué en tant que bonté, laquelle est louée en tant que lumière ; de même, la vie est louée en tant que sagesse, tandis que la sagesse est louée en tant que pouvoir. De la sorte, le discours ne suit pas une simple liste de noms, mais chaque nom évoque à son tour un autre nom, chaque invocation conduit vers une nouvelle invocation. Chaque louange intervient dans le discours non pas pour déterminer Dieu, mais seulement pour faire avancer la louange, qui parcourt ainsi tous les attributs positifs, afin seulement de 24. Denys, Les noms divins, III, 1, p. 138. 13-139. 6. Commentant ce passage, en liaison avec celui de la Théologie mystique, I, 3, concernant l’union de Moïse à Dieu par l’inconnaissance, S. Gersh remarque que : « The first passage suggests that a seeming action with respect to an object is in reality an action of the subject, and the second passage conversely that a seeming action of the subject is really an action with respect to an object. Thus the referent of the prayer or reversion is ambiguously inside and outside the action. » (S. Gersh, Being Different. More Neoplatonism after Derrida, p. 94). 25. Jamblique explique aussi que la prière ne fait pas descendre les dieux, mais nous fait avancer vers eux. Voir Réponse à Porphyre [De mysteriis], I 12, p. 32. 6-11, éd. et trad. par H. D. Saffrey et A.-Ph. Segonds, Paris 2013. 26. Voir R. Coughlin, « Theurgy, Prayer, Participation, and Divinization in Dionysius the Areopagite », Dionysius 24 (2006), p. 149-171, qui maintient que même la structure du texte qui suit l’ordre de la procession, de la manence et de la conversion, montre qu’il s’agit d’un texte de prière, qui est lui-même un acte théurgique : « the structure itself reveals the nature of the text as prayer. More importantly it is a theurgic prayer. In its very structure the text images and therefore participates in the divine’s procession, remaining and return. In so doing it participates in the divine activity and becomes theurgic. Thus, the prayer, like all theurgic ritual, allows for our participation, through it, in the divine activity » (p. 166).

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Denys l’Aréopagite sur la prière susciter en fin de compte leur suppression. Pour Denys, la prière est précisément cette chaîne qui lie des hymnes avec un sens explicatif, mais aussi avec un sens d’initiation et de conversion vers la « Trinité qui est principe du Bien (τὴν ἀγαθαρχικὴν […] τριάδα) » 27. Les hymnes Quel est le statut de l’hymne chez Denys ? On distingue trois sens de l’hymne ou de la louange. Premièrement, les hymnes théarchiques sont ceux que la divinité elle-même nous a transmis dans les Écritures, en tant que manière adéquate de parler de Dieu 28. Ces hymnes, qui sont aussi appelés de « saintes hymnologies » (τὰς ἱερὰς ὑμνολογίας) 29, correspondent aux noms divins 30. Deuxièmement, il s’agit des hymnes transmis par la tradition hiérarchique, conformément aux Écritures. Dans ces hymnes, la simplicité de la divinité est multipliée par la diversité des symboles. En ce deuxième sens, Denys parle de son maître Hiérothée, comme d’un « hymnologue divin » 31. Troisièmement, il s’agit des hymnes explicatifs, comme ceux élaborés par Denys lui-même pour transmettre les choses divines qu’il a reçues, hiérarchiquement 32, par Hiérothée. Toute l’activité hymnologique de Denys s’appuie sur des hymnes déjà transmis par la divinité. Pourtant, son discours n’est pas une simple reprise des hymnes des Écritures. De manière circulaire, il loue Dieu, tout en expliquant comment il faut le louer. D’après son propre témoignage, ses hymnes assument le rôle de conduire les âmes nouvellement initiées. Il s’agit d’hymnes seconds, présentés comme des explications des écrits de son maître Hiérothée. Cet apparent dédoublement de l’hymne, ou cet éloignement par rapport à l’hymnologie théarchique originaire, a pour rôle de nous faire retrouver la vérité unitaire et simple des visions intelligibles et de

27. Denys, Les noms divins, III, 1, p. 138. 2-3. 28. Jamblique affirme aussi que « les implorations hiératiques (τὰς ἱερατικὰς ἱκετείας) ont été envoyées aux hommes par les dieux eux-mêmes, qu’elles sont les symboles des dieux eux-mêmes » (Réponse à Porphyre [De mysteriis], I 15, p. 36. 17-19). 29. Denys, Les noms divins, I, 3, p. 111. 9. 30. Denys, Les noms divins, I, 4, p. 112. 7-10 : « Toute l’hymnologie sacrée des théologiens dispose, selon les processions bienfaisantes de la Théarchie, par mode de révélation et par mode de louange, les noms divins ». 31. Denys, Les noms divins, III, 2, p. 141. 14. 32. Denys, Les noms divins, III, 2, p. 140. 14-15 : « À ceux qui sont comme nous, nous allons transmettre les choses divines selon notre mesure ».

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Marilena Vlad nous conduire vers l’intuition du rayon simple, au-delà de l’être. En effet, les hymnes théarchiques ne sont pas adressés par nous à Dieu, ils ne sont pas faits pour lui – car ce serait comme si Dieu lui-même se transmettait par des hymnes qui lui sont adressés. Au contraire : ils nous concernent d’abord nous-mêmes. Ils ont un sens théurgique : Dieu lui-même agit en nous et envers nous par ces hymnes. Il les transmet pour que nous puissions nous convertir, en retrouvant sa présence et en nous unifiant à lui. En effet, « nous sommes entraînés vers les hymnes théarchiques, en étant éclairés d’une manière qui dépasse ce monde, et en recevant une empreinte en vue des saintes hymnologies, […] pour voir les lumières théarchiques qui nous sont accordées » 33. La lumière des Écritures s’imprime en nous sous forme d’hymnes qui nous offrent la lumière. C’est seulement après avoir vu cette lumière, que nous pouvons à notre tour louer Dieu dans des hymnes. Nous renversons alors la direction des hymnes, en retournant vers Dieu nos propres hymnes, car, une fois que nous sommes imprégnés des hymnes théarchiques et que nous recevons la lumière de Dieu, nous reconnaissons en eux celui dont ils sont des manifestations et nous retrouvons aussi la source de cette lumière théarchique. De la sorte, l’explication des hymnes primordiaux n’est pas une simple exégèse, une exposition discursive, mais elle devient à son tour un autre hymne qui s’inscrit dans cette action théurgique, qui nous reconduit à Dieu. L’hymne, dans le sens de Denys, est alors un acte de conversion vers la divinité. Néanmoins, se pose la question de savoir pourquoi il est besoin d’un effort explicatif concernant les noms divins, puisque la manière dont Dieu veut qu’on le loue semble déjà évidente : à savoir, comme il nous l’a transmis dans les Écritures. En effet, pour Denys, comme pour Jamblique, par exemple, les noms divins ne sont pas choisis au hasard, mais ils sont divinement révélés. Pourtant, selon Denys, le pouvoir théurgique de ces noms ne réside pas dans leur simple reprise, mais dans l’acte de comprendre adéquatement comment il faut les employer pour Dieu. Alors, comment faut-il employer les noms divins ? Qu’est-ce que l’hymne nous explique concernant les noms divins ? Qu’en est-il de cette « science suressentielle » à laquelle nous accédons par les hymnes ? L’hymne consiste dans une explication du sens transcendant de chaque nom divin. Il s’agit d’un sens qui

33. Denys, Les noms divins I, 3, p. 111. 7-12 (trad. Y. de Andia, légèrement modifiée).

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Denys l’Aréopagite sur la prière ne correspond pas à notre nature humaine et au sens habituel que l’on donne à ces noms. C’est pour cela que les noms divins ne nous offrent pas une connaissance directe de Dieu : puisqu’ils n’ont pas le sens descriptif et indicatif qu’ils ont dans notre discours ordinaire. En expliquant chaque nom divin, l’hymne ne consiste pas à décrire Dieu, mais plutôt à dire ce qu’est Dieu, tout en ne l’étant pas. Ainsi on remarque que, dans chaque hymne, l’explication du nom est accompagnée par un éclaircissement du fait que Dieu dépasse ce nom et qu’en fin de compte, il ne peut pas être nommé en tant que tel. L’explication de chaque nom divin dans son adéquation implique aussi une découverte de l’inadéquation inhérente à chaque nom, jusqu’à ce que le discours devienne sans voix (ἄφωνος), en s’unissant à l’inexprimable 34. C’est précisément par leur inadéquation que les noms divins nous conduisent ultimement vers Dieu, car l’inadéquation nous incite à dépasser les noms. Prenons l’exemple de la sagesse. Ce nom n’attribue pas à Dieu une sagesse, une pensée et une connaissance proprement dites, mais il le désigne en tant que cause de toute connaissance, de sorte que la sagesse de Dieu est décrite finalement comme « irrationnelle, inintelligente et folle » 35. Denys nous explique que les noms divins ne doivent pas être compris conformément à notre nature, mais dans leur sens suréminent 36, à savoir « selon l’union qui est supérieure à notre puissance et activité rationnelle et intellectuelle » 37, union par laquelle notre intellect entre en contact avec ce qui est au-delà de lui. L’hymne consiste à découvrir ce sens suréminent de chaque nom divin, sens qui nous permet de passer au-delà de notre activité intellective, vers l’unification avec la divinité : Il faut savoir que notre intellect humain qui possède, d’une part, la puissance d’intellection par laquelle il voit les intelligibles, possède, d’autre part, une union dépassant la nature de l’intellect, [union] par laquelle il se joint aux réalités situées au-delà de lui-même. C’est selon cette (union) qu’il faut penser les choses divines, non pas selon nous, mais en sortant nous-mêmes tout entiers de nous-mêmes tout entiers et

34. Denys, Théologie mystique, III, p. 147. 13. 35. Denys, Les noms divins, VII, 1, p. 194. 16. 36. Denys, Les noms divins, VII, 1 : « célébrant ainsi d’une manière suréminente cette Sagesse irrationnelle, inintelligente et folle ». Le sens suréminent est le sens par excès, et non pas le sens par défaut, de chaque nom. 37. Denys, Les noms divins, I, 1, p. 108. 4-5.

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Marilena Vlad en devenant tout entiers de Dieu, car il vaut mieux être à Dieu et non à soi. C’est ainsi, en effet, que les choses divines seront données à ceux qui sont avec Dieu 38.

Denys introduit une différence entre les distinctions divines (qui correspondent aux processions de la divinité et qui peuvent être expliquées) et les unions divines (qui sont antérieures aux processions et qui ne peuvent pas être expliquées). Avec ces unions, nous pouvons seulement nous unir à la divinité, au-delà de notre activité intellective. Or, les hymnes expliquent les distinctions, à savoir les processions divines. Pourtant, leur but est précisément de nous conduire au-delà de notre activité intellective, à savoir vers l’union avec la divinité, qui dépasse toute pluralité et toute connaissance. Les noms sont divins et sacrés, non pas parce qu’on les applique à Dieu (car Dieu reste innommé), mais parce que leur sens est transcendant, au-delà de notre connaissance. Ils sont les noms de celui qui est sans nom, précisément parce qu’ils n’ont pas un sens descriptif, mais plutôt un sens qui se déjoue et se dépasse tout seul. Dans ce sens également adéquat et inadéquat, également affirmatif et négatif, chaque nom n’a plus le sens commun dans lequel nous l’utilisons d’habitude, mais un sens transcendant, que nous obtenons par cette explication hymnologique : « Allons, donc, abordons maintenant, dans notre discours, la dénomination de Bien que les théologiens réservent, d’une manière transcendante […] à la Déité supra-divine […] » 39. C’est à ce sens transcendant que correspond la révélation divine, telle que Dieu lui-même l’a transmise, et c’est à ce sens que notre intellect peut accéder par « une union dépassant la nature de l’intellect » 40. La « science suressentielle » est plutôt une inconnaissance ou une découverte de l’inconnaissance de Dieu, qui, tout en restant transcendante, s’autorévèle par chaque nom divin. C’est seulement sur le sol de cette autorévélation de la présence transcendante de Dieu, que nous pouvons nous unir à Dieu par la prière. Les hymnes nous révèlent Dieu par leur adéquation, mais aussi par leur inadéquation. Ils révèlent Dieu directement (comme hymnes théarchiques qui manifestent la divinité), mais aussi indirectement, dans le sens où, par nos hymnes et prières, nous découvrons la présence inaccessible de Dieu et nous lui devenons présents.

38. Denys, Les noms divins, VII, 1, p. 194. 10-15. 39. Denys, Les noms divins, IV, 1, p. 143. 9-10. 40. Denys, Les noms divins, VII, 1, p. 194. 11-12.

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Denys l’Aréopagite sur la prière En conséquence, louer Dieu « comme lui-même l’a transmis sur luimême » 41 ne se réfère pas au fait de respecter strictement les Écritures – limitant notre discours à un certain texte et à certains noms 42 –, mais se réfère à la manière adéquate de pratiquer l’hymne, qui doit être considéré non pas comme une description directe, mais comme une manifestation de la présence inconnaissable et indescriptible de Dieu en chaque chose. Effectivement, la première chose que Dieu a transmise de lui-même, c’est précisément son inaccessibilité 43. Expliquer les noms divins « comme Dieu nous l’a transmis », c’est les expliquer en conformité avec cette inaccessibilité divine, afin d’atteindre « l’inconnaissance de la Suressentialité elle-même, au-delà de la raison, de l’intellect et de l’essence » 44. Seule la révélation de Dieu – qui se montre inaccessible – est le lieu adéquat où nous pouvons recevoir la science suressentielle et pratiquer la louange, qui consiste à recevoir ce que la divinité veut nous révéler. Autrement dit, la seule manière adéquate de nommer Dieu est celle dont Dieu lui-même se nomme 45. Toute hymnologie a comme fondement la révélation de

41. Denys, Les noms divins, I, 3, p. 111. 11-12. 42. D’ailleurs, Denys nous dit que nous pouvons et devons louer Dieu par toutes les choses qui existent, donc par tous les noms possibles. Voir Denys, Les noms divins, I, 5, p. 117. 12-13 : « il faut célébrer la Providence bénéfique de la Théarchie, d’après tous les êtres causés » ; Les noms divins, I, 7, p. 120. 8-9 : « elle est convenablement célébrée et nommée à partir de tous les étants ». 43. Denys, Les noms divins, I, 2, p. 110. 4-6 : « En effet, comme elle-même nous l’a transmis sur elle-même, dans les Oracles, d’une façon qui convenait à sa Bonté, la science et la contemplation de ce qu’elle peut bien être elle-même sont inaccessibles à tous les étants, en tant qu’(elle est) suressentiellement séparée de tous ». 44. Denys, Les noms divins, I, 1, p. 108. 8-9. 45. Damascius parle aussi de cette manière de nommer le principe par tous les noms, et il appelle ce processus « projection » (προβολή) : « Et si l’on contraint cette projection à nous instruire sur lui, à la place d’elle-même elle projettera une conception du deuxième ou du troisième rang, laquelle, en énonçant comme distingués les prédicats qui sont ensemble, paraît l’énoncer, lui, [en disant] par exemple, que ce qui est absolument simple est le principe, de même, ce qui est premier, ce qui enveloppe tout, ce qui engendre tout, ce qui est désirable par tout et ce qui est le plus puissant de tout ; et on énumérera à la suite ou bien toutes les choses dont est cause celui-là, ou bien les plus puissantes et les plus dignes de toutes » [Traité des premiers principes, L. G. Westerink (éd.), J. Combès (trad.), Paris 1986, vol. I : De l’ineffable et de l’un, I, 88. 7-15]. Pourtant, dans le cas de Denys, nommer Dieu n’est pas l’effet d’une telle projection humaine, mais s’explique plutôt par le fait que Dieu lui-même se nomme.

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Marilena Vlad la divinité par les hymnes théarchiques par lesquels Dieu lui-même transmet sa présence. Dans notre activité hymnologique, dans nos prières, Dieu lui-même se nomme et se montre. Devenir présent, se confier, s’unir à Dieu Ainsi, Denys décrit la prière comme un acte par lequel, en invoquant Dieu, on lui devient présent, on se confie et on s’unit à lui. Comment ? Précisément par le fait que les hymnes – qui invoquent et expliquent adéquatement les noms divins – nous font dépasser le sens habituel des choses et de chaque nom, et nous font passer au-delà de notre activité intellectuelle, par cette contradiction inhérente au sens transcendant de chaque nom. En l’invoquant ainsi, nous ne faisons plus l’effort de connaître la divinité conformément à notre nature. La prière révèle la transcendance divine et nous fait avancer vers l’union au-delà de l’intellect. Car la divinité « est présente à tout (être), tout (être) par contre n’est pas présent à elle ; mais lorsque nous l’invoquons par de très pures prières avec un intellect limpide et avec des dispositions (requises) pour l’union divine, alors nous aussi lui sommes présents » 46. On devient présent à la divinité non pas lorsqu’on fait l’effort de la connaître – car finalement, cela est impossible – mais lorsque, par la prière, on atteint l’état qui convient à l’union avec Dieu 47. C’est dans cet état que Denys envisage Moïse qui, après avoir quitté toute chose de l’ordre de la connaissance, est « uni, selon un mode supérieur, à celui qui est complètement inconnaissable par la suspension de toute connaissance, par le fait qu’il ne connaît rien, connaissant au-delà de l’intellect » 48. La tâche de l’intellect n’est alors pas celle de connaître, ni de décrire la divinité ou de la louer tout simplement, mais plutôt celle de recevoir la révélation de la divinité. Par la prière, on reçoit la manifestation de la présence divine, entrant en union avec elle, ce qui, pour Denys, correspond à la divinisation 49. Celui qui devient présent à la divinité n’appartient plus à lui-même, mais, toujours par la prière, il se confie à Dieu et s’unit à lui. Ainsi, une fois uni au complètement

46. Denys, Les noms divins, III, 1, p. 138. 7-9. 47. Denys, Les noms divins, III, 1, p. 138. 13-139. 6. 48. Denys, Théologie mystique, I, 3, p. 144. 13-15. 49. D’après la définition de la Hiérarchie ecclésiastique, I, 3, p. 66. 12-13, la divinisation consiste à « ressembler à Dieu et nous unir à lui » (trad. M. de Gandillac).

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Denys l’Aréopagite sur la prière inconnaissable, Moïse n’appartient plus à lui-même, mais à celui qui dépasse toute chose : « [il] se trouve en ce qui est totalement impalpable et invisible, appartenant tout entier à celui qui est au-delà de tout, et à nul (autre), ni à lui-même, ni à un autre » 50. La prière – dans ce sens de dépassement de l’intellect – met face à face deux types de présence. À la présence de la divinité dans toutes les choses, nous répondons par notre présence. Celle-ci consiste à avoir la conscience de la présence divine en toute chose et à recevoir la présence transcendante de Dieu révélée dans les noms divins, utilisés comme hymnes et prières. Si Dieu lui-même ne peut pas être connu en tant que tel, en revanche, sa manifestation peut être reçue lorsque nous l’invoquons par les noms qui révèlent son inaccessibilité. La divinité transmet la révélation de sa présence par les hymnes théarchiques ; de notre côté, nous l’invoquons « par de très pures prières » 51, qui nous permettent de recevoir cette présence révélée en toute chose et de lui devenir présents. Cependant, ce qui de notre point de vue est un mouvement de retour ou de conversion en train de se dérouler, du point de vue de Dieu est déjà accompli. En effet, Dieu est déjà présent dans cette présence que nous sommes en train d’acquérir par la prière. Notre prière cherche un état qui, en Dieu, est déjà réalisé. Le même caractère de la prière se détache des cas plus concrets de prière que Denys discute dans la Hiérarchie ecclésiastique 52 : ici, la prière de demande se réfère à quelque chose que la divinité a déjà promis, tandis que la prière de remerciement correspond à la découverte de ce que Dieu a déjà fait. Un autre aspect important de cette prière qui conduit à l’union, c’est qu’elle ne se déroule pas dans le face-à-face solitaire avec Dieu, mais dans le cadre d’une réception et d’une transmission qui a Dieu comme source première et comme point final. Elle commence à partir des « lumières théurgiques » reçues par la tradition à travers les Écritures. Ensuite, elle est une transmission qui s’adresse à quelqu’un d’autre – dans ce cas, elle s’adresse à Timothée –, dans le dessein de le faire remonter vers la source de toute transmission et de s’unir à elle 53. De la même manière, dans la prière de demande, on ne sollicite

50. Denys, Théologie mystique, I, 3, p. 144. 12-14. 51. Denys, Les noms divins, III, 1, p. 138. 7-9. 52. Hiérarchie ecclésiastique, VII, 6-7. 53. Au début de la Théologie platonicienne, Proclus, lui aussi, s’adresse à son disciple et ami bien aimé, Périclès. Chez Denys, l’importance du destinataire est encore

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Marilena Vlad pas des biens pour soi-même, mais pour les autres ; on ne sollicite pas directement, mais par l’intermédiaire de la hiérarchie. En outre, on ne demande pas des choses que l’on voudrait obtenir, mais des choses que Dieu a déjà octroyées. La présence de la divinité devance toute action et présence humaine. En effet, c’est toujours la divinité qui incite à cette transmission des biens. Denys explique pourquoi il entame son ouvrage explicatif des noms divins : parce que la divinité elle-même nous demande de transmettre aux autres cette « philosophie divine » 54 reçue et transmise par la tradition des enseignants sacrés. Ainsi, la prière, comme manière de devenir présent à Dieu, se déroule toujours dans la présence divine, qui la précède et même la sollicite. La prière finale – ce dernier geste de révérence – suggère la même chose. De nouveau, Denys se détache de son propre discours, en disant que tout ce qu’il a exposé vient de Dieu, car c’est Dieu qui donne le fait même de parler et de bien parler. C’est une manière de rendre à Dieu ce que Dieu lui a donné : à savoir le fait de louer adéquatement les noms divins. S’il a bien loué, cela est dû à Dieu. Si, par contre, quelque chose n’est pas adéquat, c’est toujours de Dieu que viendra la correction. En ce sens, Denys revient vers Timothée, le destinataire de son discours, et le prie de ne pas tarder à transmettre ce qu’il aurait appris, sachant que toute connaissance vient de Dieu. À la fin, Denys prie pour que ce qu’il a dit soit – et soit dit – comme il plaît à Dieu, c’est-à-dire conforme à la manière dont Dieu lui-même veut se montrer. Pourtant, il a déjà expliqué que c’est Dieu qui donne à parler et à bien parler. Ainsi, tout ce qu’il a dit ne peut qu’être tel que Dieu le lui a donné à dire. En ce sens, cette prière finale, qui reprend la prière introductive, n’est qu’une manière pour Denys de nous rappeler que ce n’est pas lui qui a parlé, mais Dieu, qui donne à parler et à bien parler. Pour conclure, la prière chez Denys prend la forme de l’hymne explicatif, qui montre le sens transcendant de chaque nom divin, afin de nous initier aux lumières théurgiques transmises par Dieu dans les Écritures. La prière s’inscrit ainsi dans un acte théurgique par lequel

plus grande, car il prétend écrire au sujet des noms divins à la demande de Timothée. 54. Denys, Les noms divins, III, 3, p. 142. 9-16.

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Denys l’Aréopagite sur la prière Dieu lui-même nous illumine et révèle sa présence transcendante, en toute chose. Par la prière, on dépasse la stricte limite de l’activité intelligible, afin de devenir présent à Dieu et de s’unir à lui 55.

55. Cette étude a été réalisée dans le cadre du projet PN-III-P4-ID-PCE-2016-0712, financé par le Ministère de la Recherche et de l’Innovation, CNCS – UEFISCDI. Je remercie Julien Bretonnet pour la relecture de ce texte.

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THE POETIC PERFORMANCE OF THE PRAYING-MIND: EVAGRIUS PONTICUS’ THEORY OF PRAYER AND ITS LEGACY IN SYRIAC CHRISTIANITY Brouria Bitton-ashKelony The Hebrew University of Jerusalem Martin Buber Chair in Comparative Religion

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his Scholia on the Psalms, Evagrius Ponticus wrote:

One form of prayer is a conversation of the mind [nous] with God, with the nous remaining unstamped. And by “unstamped,” I mean that at the time of prayer the nous is completely without corporeal fantasies. For only words and names [of corporeal things] stamp an imprint on our nous and shape the meanings of what is sensed, while the nous at prayer ought to be completely free of what is sensed. And the concept [noema] of God necessarily leaves the nous unstamped, for he is not corporeal. 1

1. καὶ ἐστὶν ἓν εἶδος προσευχῆς ὁμιλία νοῦ πρὸς Θεὸν ἀτύπωτον τὸν νοῦν διασῴζουσα· ἀτύπωτον δὲ λέγω νοῦν τὸν μηδὲν σωματικὸν κατὰ τὸν καιρὸν τῆς προσευχῆς φανταζόμενον. μόνα γὰρ ἐκεῖνα τῶν ὀνομάτων καὶ ῥημάτων τυποῖ τὸν νοῦν ἡμῶν καὶ σχηματίζει τὰ σημαίνοντά τι τῶν αἰσθητῶν, προσευχόμενον δὲ νοῦν πάντη δεῖ τῶν αἰσθητῶν ἐλεύθερον εἶναι· τὸ δὲ τοῦ Θεοῦ νόημα διασώζει τὸν νοῦν ἀναγκαίως ἀτύπωτον· οὐ γάρ ἐστι σῶμα. (= PG 12.1665 + cf. Pitra 140:2). Scholia on Psalms 140,2 (2), cited according to the transcription by M.-J. Rondeau to Vaticanus Graecus 754 (unedited). On this text, see Rondeau, “Le commentaire sur les Psaumes d’Évagre le Pontique”, Orientalia Christiana Periodica 26 (1960), p. 307-348. The English translation is provided by the generosity of Luke Dysinger (unpublished). 10.1484/M.BEHE-EB.5.120039

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Brouria Bitton-Ashkelony This dense description encompasses the major components of Evagrius Ponticus’ well-known theory of “imageless prayer”, even though the peculiar term for designating this sort of prayer, namely, pure prayer (καθαρὰ προσευχή), or its synonyms, true prayer and spiritual prayer, are absent from the Scholia on the Psalms. 2 Evagrius offered the same definition of prayer in his Chapters on Prayer: “Prayer is a conversation (ὁμιλία, homilia) of the mind with God” (OP 3). 3 It is unclear whether Evagrius composed the Scholia on the Psalms prior to the composition of his other treatises in which he presented a more elaborate theory of contemplative prayer, mainly his Chapters on Prayer, On Thoughts and Reflections. 4 Nonetheless, in the Scholia he offered in poetic and piecemeal style a précis of his deep theory of imageless prayer in which the mind-nous has a key role. By defining prayer as a conversation (ὁμιλία) with God in the late fourth century, Evagrius Ponticus (d. 399) inscribed in a long Platonic and late antique tradition, Christian and non-Christian alike, which perceived prayer as a homilia. 5 Yet by adding the element of the mind as the entity that prays and stressing its central role, and defining prayer as

2. Notably, we still lack a critical edition of this important text. 3. A critical edition of Evagrius’ Chapters on Prayer is now available thanks to P. Géhin (ed. and trans.), Évagre le Pontique : Chapitres sur la prière, SC 589, Paris 2017. Hereinafter OP. 4. Evagrius, Chapters on Prayer, ed. and trans. P. Géhin ; On Thoughts, P. Géhin, C. Guillaumont and A. Guillaumont (eds. and trans.), Évagre le Pontique : Sur les pensées, SC 438, Paris 1998. A survey of the Syriac and Arabic manuscript traditions of On Thoughts in ibid., p. 73-82, with references to previous studies. The Greek text of Reflections was published by J. Muyldermans, “Evagriana”, Extrait de la revue Le Muséon 44, Paris 1931, p. 37-68, 369-383. For an English translation of this trilogy, see R. E. Sinkewicz, Evagrius of Pontus: The Greek Ascetic Corpus: Translation, Introduction, and Commentary, Oxford 2003. 5. The definition of prayer as ὁμιλία has gained much scholarly attention. See, for example, A. Méhat, « Sur deux définitions de la prière », in G. Dorival and A. Le Boulluec (eds.), Origeniana Sexta : Origène et la Bible, Leuven 1995, p. 115120. Most recently, it has been discussed by L. Perrone with regard to Origen’s concept of prayer and his interpretation of 1 Cor. 14:15. See La preghiera secondo Origene: L’impossibilità donata, Brescia 2011, p. 20-21, 66, 341, 363, 389, 541543; B. Bitton-Ashkelony, “The Limit of the Mind (Nous): Pure Prayer according to Evagrius Ponticus and Isaac of Nineveh”, Zeitschrift für Antikes Christentum 15/2 (2011), p. 296-300. A. Timotin has enlarged the discussion and included references from Corpus Hermeticum; see La prière dans la tradition platonicienne, de Platon à Proclus, Turnhout 2017, p. 99-103. See also Géhin (ed. and trans.), Chapitres sur la prière, SC 589, p. 44-47.

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The Poetic Performance of the Praying-Mind “the ascent (anabasis) of the mind to God” (OP 36), Evagrius, in fact, expanded the philosophical definition of prayer. At the same time, he disconnected his discourse on prayer from the Neoplatonic current of thought, in particular from the theurgic tradition of prayer and its logic that drew on the principle of the union of the like with the like (Iamblichus’ theory, for instance), as well as from its links to the epistrophē of the soul. 6 Furthermore, in his theory of imageless prayer, he detached from the theological and exegetical context of the Lord’s Prayer, all the while merging the ascetic and monastic impulses with the transcendent thought. Evagrius thus marked a radical shift in conceptualizing inner prayer, and a change in Eastern Christianity’s discourse on prayer in late antiquity. 7 His originality is also apparent in comparison with Origen’s discourse on prayer. Though the tone of his discourse on prayer is often contemplative, Origen did not develop a theory of the praying-mind. For instance, when he interpreted 1 Corinthians 14:15 (“I will pray with the Spirit and I will pray with the mind also; I will sing with the Spirit and I will sing with the mind also”), he linked it to the disposition of prayer, stressing that one must renounce malice and anger. He assumed that a man who has profited by praying in this fashion becomes more ready “to be mingled with the Spirit of the Lord” (PE 10.2). 8 Thus, although the impact of Origen on Evagrius in various domains is undeniable, the latter’s originality is equally so. The popularity and wide circulation of Evagrius’ theory of prayer became clear in the critical edition recently published by Paul Géhin; more than 120 manuscripts of the Chapters on Prayer dated from the ninth to the nineteenth centuries are extant. 9 The Syriac and Arabic translations of Chapters on Prayer remind us that Evagrius’ theory extended beyond Byzantium. 10 This was one of the most inspiring and

6. A. Timotin, “La théorie de la prière chez Jamblique : sa fonction et sa place dans l’histoire du platonisme”, Laval théologique et philosophique 70 (2014), p. 563-577. 7. For a good orientation on various approaches to prayer in the late antique philosophical milieu, see the collective volume edited by J. Dillon and A. Timotin, Platonic Theories of Prayer, Leiden – Boston 2016. 8. On Origen, PE 10.2 see Perrone, La preghiera secondo Origene, 151-176. 9. For the manuscript tradition, editions and various translations of the Chapters on Prayer, see the remarkable introduction by Paul Géhin in the edition of the SC 589, p. 73-184. 10. For the Syriac text of chapters 1-32, see I. Hausherr, “Le De oratione d’Évagre le Pontique en Syriaque et en Arabe”, OCP 5 (1939), p. 11-16. Fragments of chapters 24-119 in Sin. Syr. M37N, in Mother Philothea, Nouveaux manuscrits

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Brouria Bitton-Ashkelony innovative late antique theories of prayer, one that marks a paradigmatic moment in Eastern Christian history of the praying-self. 11 This is a complicated theory, with its own grammar that calls for interpretation. From the end of the fifth century on, Syriac authors incorporated in their teachings Evagrius’ ascetic and contemplative theories, including the concept of imageless prayer. As we already have in hand an excellent overview of Evagrius’ imageless prayer – although a critical edition of the Chapters on Prayer only appeared in 2017 12 – the current essay is primarily concerned with the impact of Evagrius’ theory of imageless prayer on East Syriac mystics, in particular on Isaac of Nineveh and Joseph Hazzaya in the seventh and eighth centuries. In order to appreciate this impact and to discern major changes in the discourse on this sort of monastic prayer, it is necessary, however, to mention several well-known elements of the Evagrian theory, mainly those relating to the performative aspect of the mind during pure prayer. I will thus briefly explore a key aspect of pure prayer in Syriac tradition, the notion of the stirrings, movements or impulses (‫ܙܘ̈ܥܐ‬, zawʽ ̄e) of the mind during prayer. “The mind is the temple of the Holy Trinity” Perceiving the practice of prayer as “befitting the dignity of the mind” (OP 84), 13 and the mind as sacred space, the temple of the Holy

syriaques du Sinaï, Athens 2008, p. 405-421. See C. Stewart, “Evagrius beyond Byzantium: The Latin and Syriac Reception,” in J. Kalvesmaki and R. D. Young (eds.), Evagrius and His Legacy, Notre Dame 2016, p. 216-223. 11. B. Bitton-Ashkelony, “Theories of Prayer in Late Antiquity: Doubts and Practices from Maximos of Tyre to Isaac of Nineveh,” in B. Bitton-Ashkelony and D. Krueger (eds.), Prayer and Worship in Eastern Christianities, 5th to 11th Centuries, London – New York 2017, p. 10-33. 12. For a full discussion of Evagrius’ theory of imageless prayer and previous bibliography, see G. Bunge, “The Spiritual Prayer: On the Trinitarian Mysticism of Evagrius of Pontus”, Monastic Studies 17 (1987), p. 191-208; id., Das Geistgebet: Studien zum Traktat “De oratione” des Evagrios Pontikos (Schriftenreihe des Zentrums Patristischer Spiritualität Koinonia-Oriens im Erzbistum Köln 25), Köln 1987; C. Stewart, “Imageless Prayer and the Theological Vision of Evagrius Ponticus”, JECS 9 (2001), p. 173-204; L. Dysinger, Psalmody and Prayer in the Writings of Evagrius Ponticus, Oxford 2005; Perrone, La preghiera secondo Origene, p. 564-587; Bitton-Ashkelony, “The Limit of the Mind (Nous)”, p. 291-308. 13. For this definition, see also Reflections 28 and SchPs. 140.2.

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The Poetic Performance of the Praying-Mind Trinity (Reflections 34), Evagrius strove to apprehend its mechanisms. All the while, he identified the mind as the center of the self, or in Pauline terminology, the inner man. 14 In his words: When the mind (ὁ νοῦς) has put off the old man (τòν παλαιòν ἄνθρωπον) and shall put on the one born of grace [cf. Col. 3:9-10], then it will see its own state in the time of prayer resembling sapphire or the color of heaven; this state Scripture calls the place of God that was seen by the elders on Mount Sinai [cf. Exod. 24:9-11]. 15

The paramount role of the mind in prayer for Evagrius is also reflected in his interpretation of the taxonomy of prayer transmitted in 1 Timothy 2:1, namely, prayer, petition, vow, and intercession. He deviated at several points from previous interpretations of this passage made by Origen and Gregory of Nyssa, and he offered a remarkable example of his new approach. Prayer (προσευχή), Evagrius explained, is above all a state of the mind (κατάστασις νοῦ), destructive of every earthly concept. In this state, the mind is illuminated solely by the light of the Holy Trinity (Reflections 26-27), and “A petition (δέησις) is the likeness of the mind toward God through supplication” (Reflections 28). Considering the mind as the cardinal entity that prays, Evagrius shaped a theory in which prayer was understood as “a state of the mind” (προσευχή ἐστι κατάστασις νοῦ) rather than a prayed text or a request addressed to God. 16 He thus devoted a considerable part of his œuvre to creating an ascetic framework for cultivating the monastic self-mind in its travel to the divine, assuming that the mind has three turnings, or moves (τριχῶς τρέπεται ὁ νοῦς): from vice to virtue, from virtue to knowledge (gnosis), and from knowledge to prayer. 17 This dynamic of the monastic mind that moves from the praktiké, gnostiké to the theoretiké – is symbolized in Scholia on the Psalms by the performance of the psalms. 18 Evagrius explains Psalm 107, 3.2:

14. Chapters of Evagrius’ Disciples 58, P. Géhin (ed. and trans.), Évagre le Pontique : Chapitres des disciples d’Évagre, SC 514, Paris 2007, p. 158-159. 15. On Thoughts 39, SC 438, p. 286-287. 16. Reflections 26-27, and also 4. 17. Chapters of Evagrius’ Disciples 102, SC 514, p. 192-193. The classic and most comprehensive study on Evagrius’ thought is still A. Guillaumont, Un philosophe au désert : Évagre le Pontique (Textes et Traditions 8), Paris 2004. 18. L. Dysinger, “Evagrius Ponticus: The Psalter as a Handbook for the Christian Contemplative,” in B. E. Daley and P. R. Kolbet (eds.), The Harp of Prophecy:

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Brouria Bitton-Ashkelony The symbol of the nous is the psalter[y]; that of the soul, the kithara. And the nous rejecting ignorance is “raised up”, [likewise] the soul [rejecting] vice. But I call “soul” the portion of the soul subject to passion, which is the thumikon and the epithumetikon.

τοῦ νοῦ μὲν σύμβολόν ἐστι τὸ ψαλτήριον, τῆς δὲ ψυχῆς ἡ κιθάρα. καὶ νοῦς μὲν ἐγείρεται ἀποβάλλων ἄγνοιαν, ψυχὴ δὲ κακίαν· ψυχὴν δὲ λέγω τὸ παθητικὸν μέρος τῆς ψυχῆς, ὅπερ ἐστὶ τὸ θυμικὸν καὶ τὸ ἐπιθυμητικόν.

Throughout the Scholia on the Psalms, Evagrius illustrated this ascetic conduct in a poetic register, interpreting, for instance, Ps. 32, 1-2 (“Praise the Lord on the harp, on the ten-stringed psaltery sing Him [psalms]”) as follows: “The kithara is the praktiké soul moved by the commandments of Christ; the psalterion is the purified nous, moved by spiritual knowledge.” 19 Evagrius did not elaborate on the ascetic praxis of imageless prayer in the Scholia on the Psalms, but as he mentioned there, he discussed the praktiké – the battles against the opposing powers of the soul, the thumikon and the epithumetikon – already in his treatise The Monk: A Treatise on the Practical Life. 20 Following Greek philosophical tradition, Evagrius identified the nous as the seat of representations (νοήματα, noēmata), the image evoked by the perception of a sensible object: “there are mental representations that leave an impress (τυποῖ) and a form (σχηματίζει) on our ruling faculty (τὸ ἡγεμονικόν), while others provide only knowledge which leave no impress or form in the mind.” 21 He thus characterized prayer as “destructive of every earthly representation” (Reflections 26). This imageless prayer is an inner technique for stripping from the mind mental representations that leave an impress upon it, in order to approach “the Immaterial immaterially” (OP 67). This sort of prayer requires ascetic practices, freedom from all distractions, the overcoming of negative thoughts (logismoi, or their personification

Early Christian Interpretation of the Psalms, Notre Dame 2015, p. 97-125. On calming of the thumos, see id., Psalmody and Prayer, p. 124-142. 19. Ps. 32,2: Ἐξομολογεῖσθε τῷ Κυρίῳ ἐν κιθάρᾳ ἐν ψαλτηρίῳ δεκαχόρδῳ ψάλατε αὐτῷ: SchPs 32,2 (1-2): κιθάρα ἐστὶ ψυχὴ πρακτικὴ ὑπὸ τῶν ἐντολῶν τοῦ Χριστοῦ κινουμένη. ψαλτήριον ἐστὶ νοῦς καθαρὸς ὑπὸ πνευματικῆς κινούμενος γνώσεως. 20. SchPs 143,1. A. Guillaumont and C. Guillaumont (ed. and trans.), Évagre le Pontique : Traité Pratique ou le moine, SC 170 (Introduction), SC 171 (text), Paris 1971. 21. On Thoughts 41, SC 438, p. 290-291.

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The Poetic Performance of the Praying-Mind as demons), struggle with the passions, and radical renunciation. 22 It controls the irascible (thumos) and concupiscible (epithumia) parts of the soul and rejects “mental representation tied to the passions” and those derived from the senses or from memory (OP 54, 62; On Thoughts 41). 23 He contextualized his doctrine of imageless prayer in the ascetic culture of his day: Those who long for pure prayer, he exhorted, must keep watch over their irascibility (thumos) – that is, the power of the soul that is capable of destroying thoughts (Reflections 8) – control their stomach, restrict their use of water, “keep vigil in prayer […] knock on the door of scripture with the hands of virtues. Then impassibility (ἀπάθεια, apatheia) of the heart will dawn for you, and during prayer you shall see your mind shine like a star” (Thoughts 43).

Accordingly, by the eradication of passions such as anger, vainglory, and sadness, one attends the impassibility which renders the representations simple, and contemplation (theoria) habituates the mind to be without form (ἀνείδεον); as such, it prays without distraction. 24 One cannot pray in a pure manner, Evagrius elucidated, while entangled in material things and agitated by continuous concerns, for prayer is the laying aside of mental representations (προσευχὴ γάρ ἐστιν ἀπόϑεσις νοημάτων). 25 He described the performative nature of the mind as follows: Sometimes the mind moves from one mental representation to another, sometimes from one contemplative consideration to another, and in turn from a contemplative consideration to a mental representation.

22. Dysinger, Psalmody and Prayer; C. Stewart, “Evagrius Ponticus and the ‘Eight Generic Logismoi’”, in R. Newhauser (ed.), In the Garden of Evil: The Vices and Culture in the Middle Ages (Papers in Mediaeval Studies 18), Toronto 2005, p. 3-34; D. Brakke, Demons and the Making of the Monk: Spiritual Combat in Early Christianity, Cambridge, Mass. 2006, p. 48-77. See also on the spiritual combat with relation to the method of antirrhēsis in the introduction by D. Brakke (trans.), Evagrius of Pontus. Talking Back: A Monastic Handbook for Combating Demons (Cistercian Studies 229), Collegeville, Minnesota 2009, p. 1-35. 23. On Evagrius’ religious anthropology, see Guillaumont, Un philosophe, and also J. S. Konstantinovsky, Evagrius Ponticus: The Making of a Gnostic, Farnham 2009. 24. Chapters of Evagrius’ Disciples 39, SC 514, p. 142-145. See also ibid., 47, p. 150-151. 25. Chapters on Prayer 71, SC 589, p. 284-285.

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Brouria Bitton-Ashkelony And there are also times when the mind moves from the imageless state to mental representations or contemplative considerations, and from these it returns again to the imageless state. This happens to the mind during the time of prayer. 26

As aforesaid, one of the fundamental elements in Evagrius’ theory is the ascent of the pure mind towards God (OP 36), which shines like a star in the moment of prayer – a state that indicates for him the highest level of the human encounter with the divine. Evagrius assumed that “the mind cannot see the place of God within itself, unless it has transcended all the mental representations associated with objects. Nor will it transcend them, if it has not put off the passions that bind it to sensible objects through mental representations” (Reflections 23; On Thoughts 40). In The Chapters of Evagrius’ Disciples (78), one can detect a summary of Evagrius’ teaching on the exercise of the mind: from the stage of the praktiké, through which the representations diminished, the mind progresses in the gnosis and receives true contemplations. When it progresses in prayer, its own light will become more brilliant and shine. 27 This is, in fact, the entire monastic trail that culminated in imageless prayer. As I have argued elsewhere, viewing Evagrius’ theory in the larger context of the late antique Christian and non-Christian discourse on prayer, as well as its immediate Egyptian monastic context of the end of the fourth century, reveals its radical originality in terms of its religious anthropology and technologies of the self. 28 Scholars have long recognized the spiritual authority of Evagrius in Syriac Christianity, despite his condemnation in 553. 29 With the translation of his writings into Syriac from the end of the fifth century on, we witness the fusing of his insights with Syriac ascetic transcendent thought and the

26. Reflections 22, Eng. trans., p. 213. 27. See also, Chapters of Evagrius’ Disciples 66, SC 514, p. 164-165; 148, p. 224-225. 28. Bitton-Ashkelony, “Theories of Prayer in Late Antiquity.” 29. In many senses, Guillaumont’s work was pioneering, for example, A. Guillaumont, Les “Képhalaia Gnostica” d’Évagre le Pontique et l’histoire de l’origénisme chez les Grecs et chez les Syriens (Patristica Sorbonensia 5), Paris 1962; id., “Les versions syriaques de l’œuvre d’Évagre le Pontique et leur rôle dans la formation du vocabulaire ascétique syriaque”, in III Symposium Syriacum 1980, ed. R. Lavenant (Orientalia Christiana Analecta, 221), Rome 1983, p. 25-41; S. P. Brock, “Discerning the Evagrian in the Writings of Isaac of Nineveh: A Preliminary Investigation,” Adamantius 15 (2009), p. 60-72.

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The Poetic Performance of the Praying-Mind nourishment of its discourse on prayer, in addition to other indigenous concepts. 30 While adopting Evagrius’ theory of prayer, Syriac writers melded it with their new emphases on the experience of prayer and the somatic strand that accentuates the role of the body and the harmony of the inner man. One of the elements that they sought to grasp is what Evagrius termed “the moment of prayer” (τòν καιρòν τῆς προσευχῆς) 31: What precisely happens in the mind at that time? “In the moment of prayer” (‫)ܒܥܕܢܐ ܕܨܠܘܬܐ‬ East Syriac writers, mainly those who belong to its mystical milieu, 32 continually reinterpreted the theory of pure prayer and endeavoured to comprehend what happens to the mind in “the moment of prayer.” 33 Those Syriac mystics of the 7th/8th centuries did not know Greek; thus, they had no direct access to Evagrius’ writings and to Greek philosophical literature. Through the translations of Evagrius’ writings into Syriac at the end of the fifth century, however, they adopted not only his contemplative system and prayer theory, 34 but also Greek philosophical concepts and terminology, as well as the basic Platonic division of the powers of the soul. All of these they bonded to their discourse on prayer. Among the Syriac authors who dealt with the theory of imageless prayer and were deeply influenced by it was the prominent seventh-century author, Isaac of Nineveh. 35 He devoted

30. E. Khalifé-Hachem, “La prière pure et la prière spirituelle selon Isaac de Ninivé,” in Mémorial Mgr Gabriel Khouri-Sarkis, Leuven 1969, p. 157-173; Bunge, Das Geistgebet; id., “From Greek to Syriac – and Back: The Misadventures of a Quotation from Evagrius Ponticus,” in H. Alfeyev (ed.), Saint Isaac the Syrian and His Spiritual Legacy, New York 2015, p. 135-145. 31. For example, OP 11, or “in the moment of prayer” (ἐν καιρῷ προσευχῆς), OP 13, 19, SC 589, p. 228-231, 234-235. 32. On this religious and literary phenomenon and for a list of mystical authors, see S. Chialà, “Les mystiques syro-orientaux : une école ou une époque?”, in A. Desreumaux (ed.), Les mystiques syriaques (Études syriaques 8), Paris 2011, p. 63-78. 33. The Syriac translation of this peculiar Evagrian expression is ‫ ܒܙܒܢܐ‬,‫ܥܕܢܐ ܕܨܠܘܬܐ‬ ‫ ܕܨܠܘܬܐ‬See I. Hausherr (ed.), “Le De « Oratione » d’Évagre le Pontique”, 11, 13, 19, p. 13, 14. 34. See, for example, the use of the term theoria by Syriac writers, S. P. Brock, “Some Uses of the Term Theoria in the Writings of Isaac of Nineveh,” Parole de l’Orient 22 (1996), p. 407-419. 35. I discussed this subject at length in my recent study, The Ladder of Prayer and

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Brouria Bitton-Ashkelony several homilies to the subject of pure prayer (‫ )ܨܠܘܬܐ ܕܟܝܬܐ‬and spiritual prayer (‫ )ܨܠܘܬܐ ܪܘܚܢܝܬܐ‬in which he merged Evagrius’ theory and Syriac spirituality. 36 Indeed, Isaac adopted Evagrius’ definition of prayer, but, as we shall see, he seems to have been preoccupied by several problems and tensions inherent in the theory of pure prayer with which Evagrius did not engage. Notably, the Syriac translation of Evagrius’ definition of prayer follows the Greek text of Chapters on Prayer (OP 3) – albeit with slightly different phraseology. 37 It reads as follows: “Prayer is a conversation with God. Which state is needed for the intellect (‫ ܗܘܢܐ‬hawnā) so that it can stretch out toward its Lord without distraction and to converse with Him without intermediary?” 38 Although the Syriac translated the Greek nous-mind as intellect (hawnā), 39 Isaac interchangeably used in his discourses for the term “mind” reʽyānā (‫)ܪܥܝܢܐ‬, madʽā (‫)ܡܕܥܐ‬, the Ship of Stirrings: The Praying Self in Late Antique East Syrian Christianity, Leuven 2019, p. 79-103; P. Hagman, The Asceticism of Isaac of Nineveh, Oxford 2010, offers an excellent survey of the modern studies of Isaac arranged according to his writings. For recent studies on various aspects of Isaac’s teaching, see the collective volume edited by H. Alfeyev, St. Isaac the Syrian, New York 2015, and the introductory paper in this volume, id., “In Search of a Spiritual Pearl: St Isaac the Syrian and his Works,” p. 7-27. 36. There is general agreement among scholars about Isaac’s collections of discourses, known as Part I, II, and III. The Syriac text of the first collection (Part I) was edited by P. Bedjan, Mar Isaacus Ninivita. De perfectione religiosa, Leipzig 1909; English translation of Part I by A. J. Wensinck, Mystic Treatises by Isaac of Nineveh, Amsterdam 1923; Part II edited and translated by S. P. Brock, Isaac of Nineveh (Isaac the Syrian): “The Second Part,” Chapters IV-XLI (CSCO 554555), Leuven 1995; Part III, ed. and transl. S. Chialà, Isacco di Ninive. Terza collezione (CSCO 637-638, Script. Syr. 246-247), Leuven 2011. A French translation was done by A. Louf, Isaac le Syrien,Œuvres Spirituelles-III (Spiritualité Orientale 88), Bellefontaine 2009. An English translation of Part III was done by M. T. Hansbury, “Isaac the Syrian: The Third Part”, in M. Kozah et al. (eds.), An Anthology of Syriac Writers from Qatar in the Seventh Century, Piscataway 2015, p. 281-423. 37. To the best of my knowledge, no Syriac translation of the Scholia on the Psalms is extant. 38. The Syriac text is quoted from I. Hausherr, “Le De oratione d’Évagre le Pontique en Syriaque et en Arabe” 3, OCP 5 (1939), p. 11. ‫ܨܠܘܬܐ ܐܝܬܝܗ ܡܡܐܠ ܕܥܡ ܐܠܗܐ‬ ‫ܐܝܕܐ ܬܩܢܘܬܐ ܡܬܒܥܝܐ ܠܗ ܠܗܘܢܐ ܕܢܫܘܚ ܕܕܐܠ ܢܘܬܦܐ ܢܬܡܬܚ ܠܘܬ ܡܪܗ ܘܕܐܠ ܡܨܥܝܘܬܐ‬ ‫ܕܡܕܡ ܢܡܠܠ ܥܡܗ‬ 39. It is interesting to note that the seventh century East Syriac writer, Dadišo Qatraya, mentions that “the Greeks and the Egyptians” use the term hawnā while the Syrians used madʽā (Commentary on the Asceticon of Abba Isaiah IX.1-2, ed.

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The Poetic Performance of the Praying-Mind and hawnā – ’intellect’. 40 This fluidity in the use of technical terms, however, does not affect Isaac’s tendency to offer sharp distinctions between various sorts of inner prayers and to establish clear principles to characterize imageless prayer, or in a sense, to clarify what Evagrius left imprecise. Isaac quoted Evagrius by name several times in the context of prayer and followed him in assigning a key role to the mind/intellect during pure prayer. In line with Evagrius, Isaac described the culmination of prayer as a theophany, adducing a passage from Reflections (4 and 27), and citing Evagrius by name: The state of the intellect is the summit of intelligible reality; it resembles the colour of heaven […]. When the intellect strips off the old person and through graces puts on the new, then it sees its state at the time of prayer to resemble sapphire, the color of heaven, which named the place of God. 41

Yet Isaac approaches the subject from a different angle; while Evagrius linked the function of the mind during prayer with the subject of representations, Isaac linked it to a notion that was not part ̈ of Evagrius’ theory, namely, the stirrings (‫)ܙܘܘܥܐ‬ of the mind, and wanted to grasp their nature particularly during pure prayer. The subject of the stirrings of the mind in the moment of prayer became a dominant component of the discourse on prayer among East Syriac writers in the 7th-8th centuries in their attempt to decipher the Evagrian mechanism of imageless prayer, and to understand what happens in the mind during this sort of prayer. The monastic condition for pure prayer is clear: “Conversing with God in prayer”, Isaac explained, “comes about through stillness, and stillness accompanies the stripping away (‫ )ܡܣܪܩܘܬܐ‬of the self.” 42 What, then, is a stirring in the context of monastic mind and prayer? It is a sort of inner movement or impulse in the mind that Isaac relates to the irascible faculty. R. Draguet, Commentaire du livre d’Abba Isaïe [logoi I-XV] par Dadišo Qatraya [viie s.]. 2 vols [CSCO 326-327, Syr. 144-145], Leuven 1972, p. 134 [Syr.]). 40. For example, Part I 22, Syr. 165-166; Part II 15, Syr. 73-76; Part III 1.1, 5, Syr.3,4; III 3.11, Syr. 12; III 4, Syr 19. Brock has mentioned Isaac’s “fluidity in his use of technical terms” (Part II, p. XVII). 41. Part I 22, Syr. 174, trans. S. P. Brock, The Syriac Fathers on Prayer and the Spiritual Life (Cistercian Studies Series 101), Kalamazoo 1987, p. 263. 42. Part I 63. See also Antoine Guillaumont, « Le mystique syriaque Isaac de Ninive », in id., Études sur la spiritualité de l’Orient chrétien (Spiritualité orientale 66), Abbaye de Bellefontaine 1996, p. 211-225. For Isaac’s reception in

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Brouria Bitton-Ashkelony Every stirring of desire (‫ )ܙܘܥܐ ܕܪܚܡܬܐ‬for the good is accompanied, at the very beginning of the impulse (‫)ܡܬܬܙܝܥܢܘܬܐ‬, by a certain zeal which resembles, in its warmth, coals of fire. This (zeal) has the habit of surrounding that stirring of desire as though it were (with a) wall, driving away from it any obstacle or hindrance there may be – for it possesses great strength and an ineffable power, fortifying the entire soul. 43

Isaac discerned various sorts of stirrings, but the “first stirring consists in the power of the holy desire that is implanted in the soul’s nature; that is to say, (it is) an impulse set in motion by the irascible faculty (haylah d-hemta) that exists by nature in the soul.” 44 According to him, “Within these stirrings all the various kinds of prayer are included.” 45 Hence, Isaac devoted a considerable part of his discourse on prayer to the subject of the stirrings – their nature, activity, and limits. Accordingly, he delineated the boundaries of prayer and distinguished it from spiritual prayer, meditation (hergā ‫)ܗܪܓܐ‬, or the state that he termed as “non-prayer”. 46 In other words, while Evagrius developed the theory of imageless prayer with relation to the notion of the dynamic and annihilation of representations in the mind, Isaac endeavoured to decipher the experience of this sort of prayer through the indications of the stirrings/impulses in the mind, all the while locating it in a specific spiritual stage. He thus asked the following: What is prayer? 47 What are pure prayer and spiritual prayer? What is a conversation (‫ )ܥܢܝܢܐ‬with God? 48 He frequently explored these subjects in his discourses, such as On Various Experiences during Prayer,

Syriac Christianity, see S. Chialà, Dall’ascesi eremitica alla misericordia infinita: Ricerche su Isacco di Ninive e la sua fortuna, Florence 2002, p. 283-287. 43. Part II 17.1, Syr. 79, trans., p. 91. 44. Part II 17.1-2. 45. Part 1 22, Syr. 167. 46. We have to recall in this context that late antique Greek and Syriac writers distinguished between pure prayer, spiritual prayer and meditation as spiritual exercise. For most of these authors, meditation has to do with meditating on the Scriptures, the name of God or the day of the monk’s death. Therefore, the endeavour of Syriac writers to conceptualize “imageless prayer” turned out to be an imperative challenge in their ascetic discourse on prayer. 47. For example, Part I 22, Syr. 174; Part I 74, Syr. 508; Part III 3.24-25, Syr. 15. 48. In Part I 22, Syr. 163-175, Isaac asks about the characteristics of various prayers and the difference between contemplation and prayer, offering his distinctions. On pure prayer, see his discourse in Part II 15, Syr. 73-76, trans. p. 84-87.

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The Poetic Performance of the Praying-Mind and on the Limits of the Mind’s Power, and What is Pure and Undistracted Prayer, 49 offering a key for recognizing the various spiritual stages: “A person’s particular stage is made clear by these different things which happen, and which stage is superior is made clear from the occurrence of stirrings that belong to each of these stages…” 50 In other words, the monk can peer at his introvertive experience by recognizing the performance of the stirrings in the mind. Although he perceived prayer as an “emptying of the mind of all that belongs here,” 51 Isaac insisted that in pure prayer the mind is not entirely devoid of any thought or wandering. Rather, according to him, when the mind is entirely without any kind of thought, this is silence of the mind and not purity of prayer. 52 It is one thing to pray purely, and quite another for the mind to be silent from any wandering “and to remain without any stirrings.” 53 This mode of silence of the mind (‫ )ܫܬܩܐ ܕܪܥܝܢܐ‬is a gift of the mind’s revelation (‫)ܓܠܝܢܐ ܕܗܘܢܐ‬, he elucidated, and “it is not within the reach of pure prayer, or a matter of the will.” 54 Isaac assumed that “you are wise enough not to require of the mind motionlessness – as do the fools.” Instead, he described the worship of the mind (‫)ܦܘܠܚܢܐ ܕܪܥܝܢܐ‬, the sensation of various stirrings and the recollection of the mind, the apperception of God (‫ܡܪܓܫܢܘܬܐ‬ ‫)ܕܒܐܠܗܐ‬, and the wonderment of mind (‫ )ܬܡܗܐ ܕܪܥܝܢܐ‬that is free from all images during prayer, allowing it to mingle (‫ )ܚܠܛ‬with God. 55 He perceived the perplexity and the tension inherent in Evagrius’ theory – since it did not really explain the practice of prayer and what

49. See particularly Part I 22, Syr.164-170; Part II 15, Syr. 73-76, trans. p. 84-87; Part III 13.18-22, Syr. 109-110; Part III 16, Syr. p. 112-113. 50. Centuries on Knowledge 4.64-65, unedited, cited according to Oxford Bodleian manuscript Syr. e. 7, 97v-98v. Eng. trans., Brock, Syriac Fathers, p. 266-267. For an Italian translation, see P. Bettiolo (trans.), Isacco di Ninive. Discorsi spirituali: Capitoli sulla conoscenza, Preghiere, Contemplazione sull’argomento della gehenna, Altri opuscoli, Bose 1985 (2nd Edition 1990). 51. Part I 74, Syr. 508. 52. Part II 15.7. See also, Part III 15.20-22; Part III 16. 53. Part II 15.7, Syr.75, trans. p. 86. 54. Part II 15.7, Syr. 75, trans. p. 86. On the various powers of the mind and its stirring by grace during divine revelations and in spiritual visions, see Part I 20, Syr. 161-62. 55. Part II 35.2, Syr. 140, trans. p. 152-153.

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Brouria Bitton-Ashkelony happens to the mind, soul and body in such a state. That is, Isaac’s discourse on prayer seeks to make explicit what Evagrius left blurred and elucidates one of the most cryptic aspects of pure prayer: Intensity of stirrings in prayer is not an exalted part of pure prayer, even though it is good; this belongs to fervour […] these things belong not to the highest, but only to the intermediate stages. What is the most precious and the principle characteristic in pure prayer is the brevity and smallness of any stirrings, and the fact that the mind simply gazes as though in wonder during this diminution of active prayer. From this, one of two things occurs to the mind in connection with that brief stirring which wells up in it: either it withdraws into silence, as a result of the overpowering might of the knowledge which the intellect has received in a particular verse; or it is held in delight […] and the heart cultivates it with an insatiable yearning of love. These are the principal characteristics of pure prayer (Centuries on Knowledge 66). 56

Drawing on the tripartite anthropology of the fifth-century author John of Apamea – the level of the body (pagranuta), the level of the soul (nafshanuta) and the level of the spirit (ruhanuta) – Isaac attempted to explain the close link between these levels and the three stages of prayer, all the while tackling Evagrius’ theory. Isaac asserted that on the level of the spirit, there are no longer prayer and thoughts; the mind is beyond prayer, and prayer has ceased from it. Instead, the mind is stilled, not having knowledge of anything. Human nature, he explained, remains in a certain ineffable and inexplicable silence. Yet the mind does not lose the contemplative capacity, “there is a gaze of wonder (‫ )ܚܘܪܐ ܗܘ ܕܒܬܡܗܐ‬at the inaccessible things which do not belong to the world of mortal beings […] this is the ‘unknowing’.” 57 For Isaac, this is not a matter of the human will: “For those who at the time of prayer, or it may be at another time, those who are stirred by an intellect which yearns for God, are reduced to a state of silence and dismay by the spiritual vision and the mysteries (they behold).” 58 Moreover, Isaac emphasizes that in the worship of the mind (‫ܦܘܠܚܢܐ‬

56. Syr. 7, 98v-98r, Eng. trans., Brock, Spiritual Fathers, p. 268-269. 57. Part I 22, Syr. 175, trans. Brock, Syriac Fathers, p. 263. 58. Part II 35.2, Syr. 140, trans. p. 151.

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The Poetic Performance of the Praying-Mind ‫ )ܕܪܥܝܢܐ‬the body is not without labour, “even though the body may be very weak, seeing that the labour of the mind dries up the body, making it like dry wood.” 59 Notwithstanding Isaac’s profound insights on the performance of inner worship, he did not configure a new theory of prayer. Rather, he made a sharp distinction between two levels of the mind’s activity – the stirring and the silence of the mind – corresponding to the relevant stage of spiritual progress. He encouraged his audience to strive to discover stirrings that are good during the time of prayer. These consist in: Reflection on the Spirit’s insights, and sagacious purpose which considers during the time of prayer how to please the will of the Maker of all: this is the final end of all virtue and of all prayer. When, in these matters, you receive the power which stems from grace to be bound firmly to their continual stirrings, you will become a man of God (1 Tim 6:11, 2 Tim 3:17) and will be close to spiritual things; close, too, to finding that for which you yearn without your being aware of it, namely, the apperception of God (‫)ܡܪܓܫܢܘܬܐ ܕܒܐܠܗܐ‬, the wonderment of mind that is free of all images, and the spiritual silence of which the Fathers speak. 60

In the eighth-century, Joseph Hazzaya, who belonged to the East Syriac mystical milieu, continued to ponder the vexing questions of what happen to the mind in the moment of prayer and how to recognize pure prayer. 61 He offered a nuanced answer to these questions

59. Part II 24.1-2, Syr. 109-110, trans. p. 121-122. On the discipline of the body, soul and spirit, see I 43, Syr. 346-349. On the ministry of the mind, see also II 35, Syr. 139-143, trans. 151-155, with Hagman, Asceticism, p. 136-139. S. Chialà, “L’importance du corps dans la prière, selon l’enseignement d’Isaac de Ninive”, CDP 119 (2010), p. 30-39; id., “Prayer and the Body According to Isaac of Nineveh”, in Bitton-Ashkelony and Krueger (eds.), Prayer and Worship in Eastern Christianities, p. 34-43. 60. Part II 15.10-11, Syr. 76, trans. p. 87. 61. The information about his life and work is provided by Isho’dnah of Basra, Livre de la chasteté 125, ed. P. Bedjan, Paris – Leipzig 1901, p. 64-66. Gabriel Bunge offered a comprehensive survey on Hazzaya’s life and writings, Rabban Jausep Hazzaya. Briefe über das geistliche Leben und verwandte Schriften, Trier 1982, p. 1-73; G. G. Blum, Die Geschichte der Begegnung christlich-orientalischer Mystik mit der Mystike des Islams (Orientalia Biblica et Christiana 17), Wiesbaden 2009, p. 285-343. Recently, A.C. Pirtea offered in his dissertation a good summary of the scope and textual history of Hazzaya’s works; see “Die geistigen

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Brouria Bitton-Ashkelony with regard to what he terms “prayer in the mind” (‫ )ܨܠܘܬܐ ܒܗܘܢܐ‬in his letter On the Stirrings of the Mind during Prayer. 62 First, he sets out his fundamental distinction: during prayer, three kinds of impulses arise in the mind – the first of these is material (literally “composite”), the second is immaterial (literally “simple”), and the third is uncircumscribed and formless. This distinction parallels Evagrius’ contemplative hierarchy and his threefold schema of spiritual progress, an idea that Hazzaya beautifully illuminated through poetic skill and nautical imagery. At the time of prayer, he explains, the soul resembles a ship positioned in the middle of the sea, and the mind is like the helmsman in charge of a boat: The impulses [stirrings] convey the boat like the winds. Just as it is the case that not all the winds that blow are suitable for the course of the ship, similarly, with the impulses that are aroused in the soul during the time of prayer […] rather, some of them are suitable, while others are not. The latter imprint in the soul some material form, and this hinders the course of the boat of the mind, the steersman preventing it reaching the harbour he is aiming for. The former impulses stirred up in the soul during prayer are immaterial; these are the gentle breezes which convey the ship of the soul over the waves to a harbour that is totally restful. 63

Like Isaac of Nineveh, Hazzaya considered the stirrings of the mind as a key component in the introvertive performance of pure prayer: I do not mean the prayer which emanates from distracted thoughts, but the one which emanates from the exertion of the body and from the pure thoughts of the soul. When the stirrings of prayer are stirred in your mind, examine the nature of the workings which act in your ̈ ݁ heart […]. Indeed, the false images (‫ܕܕܡܘܬܐ‬ ‫)ܐܣܟܡܐ‬ of the enemy are numerous in the time of prayer, but if the mind is endowed in the time of prayer with the understanding that springs from knowledge,

Sinne in der ostsyrischen christlichen Mystik”, PhD Dissertation, Freie Universität Berlin, 2016, p. 293-329. 62. On the Stirrings of the Mind during Prayer, ed. Mingana, p. 272-274 [Syr.], trans. Brock, Syriac Fathers, p. 319-323. I follow Brock, who translates here ‫ܗܘܢܐ‬ mind, and not intellect, Syriac Fathers, p. 319. 63. Mingana, p. 272 [Syr.], trans. Brock, Syriac Fathers, p. 319.

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The Poetic Performance of the Praying-Mind all these false images will stand below the sphere [the place] of prayer, since the holy power which moves prayer will not allow the mind to look at them. 64

In this passage, Hazzaya explicitly tackled the main obstacle for the praying mind, namely, the presence of various representations and demons, “the false images of the enemy,” an Evagrian notion that is endlessly discussed in this sort of literature. Hazzaya, however, made an intensive effort to explain the obscure conception of imageless prayer and, in fact, extended the abstract Evagrian theory of pure prayer, identifying three methods, apart from the bodily one, in which prayer can be prayed: the first method, or manner, is through the natural stirrings, the second is through the proximity of the guardian angel, and the third is through the good will which desires virtues: The first stirring of prayer is accompanied by love and by a heat of the thoughts which burns in the heart like fire; the second by the working of insights together with tears of joy; and the third by the love of bodily exertions, together with tears which slightly move the thoughts. Beyond [outside] these three stirrings that I have described, there is no other stirring which is called prayer, because above them there is no prayer, but wonder (temha), which is not called by the wise [man] the sphere [place] of prayer, but light without image. Apart from [outside] these three stirrings, any stirring that moves destroys pure prayer. 65 These are the steps of the ladder through which the mind ascends to the height of heaven and enters into the true city, which consists of the vision of the Savior. 66

Notably, this passage echoes his close reading of Isaac of Nineveh on the characteristics of pure prayer, the stirrings of the mind during prayer and the non-prayer sphere, which had become dominant subjects in the East Syrian mystical tradition. Hazzaya summarizes the challenging aspects of pure prayer in East Syrian thought which invariably surfaced, apparently never finding a satisfactory explanation.

64. Mingana, p. 259 [Syr.], p. 182 [trans.]. 65. This is one of the rare instances in which Hazzaya uses the term “pure prayer” (‫)ܨܠܘܬܐ ܕܟܝܬܐ‬. 66. Mingana, p. 259 [Syr.]. I did not always follow Mingana’s translation of this passage (p. 183), who used “emotions” for stirrings, and “extasy” for temha. Italics are mine.

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Brouria Bitton-Ashkelony Conclusion After tracing the innovative aspect of Evagrius’ conception of pure prayer – in which the mind, that is, the center of the self, is the element that prays – this essay highlights the transposition of this theory into Syriac Christianity. Through the writings of Isaac of Nineveh and Joseph Hazzaya, we witness the fusing of the Evagrian theory with Syriac indigenous concepts. The Syriac authors melded this theory of prayer with their emphasis on the experience of prayer, discerning it through the stirrings, the movements of the soul and the mind. The stirrings of the mind appear as a key component in the introvertive performance of pure prayer, all the while reflecting a radical change in the discourse on prayer in late antique Eastern Christianity.

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ÉPILOGUE LA PRIÈRE, FORME ORATOIRE DE L’ÂME Johann GoeKen Université de Strasbourg

La prière peut être aujourd’hui définie de trois manières : elle est un « mouvement de l’âme tendant à une communication spirituelle avec Dieu, par l’élévation vers lui des sentiments (amour, reconnaissance), des méditations » ; le terme peut aussi désigner une « suite de formules exprimant ce mouvement de l’âme et consacrées par le culte et la liturgie », puis, par métonymie, un « office » ou une « suite d’offices où l’on récite les prières » ; enfin la prière constitue l’« action de prier quelqu’un », voire « une demande instante » 1. Pour les Anciens, qui attachaient beaucoup d’importance à l’efficacité du langage, la prière désigne « toute démarche par laquelle l’homme ou bien s’adresse à la divinité, ou bien tente de recourir à des puissances supérieures pour obtenir un résultat » 2 ; elle constitue une parole par laquelle l’homme veut établir une relation avec le divin, s’adresse à la divinité pour susciter une présence. Ainsi définie, la prière antique peut tantôt consister dans une requête précise, tantôt prendre un sens plus large qui recouvre l’invocation, la supplication ou l’expression de la gratitude. Dans tous les cas, il s’agit de demander quelque chose à la divinité, d’obtenir une action, de s’assurer d’une intervention.

1. A. Rey, J. Rey-Debove (éd.), Le Petit Robert 1, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris 1985, p. 1528. 2. D. Aubriot-Sévin, Prière et conceptions religieuses en Grèce ancienne jusqu’à la fin du ve siècle av. J.-C., Lyon 1992, p. 24. 10.1484/M.BEHE-EB.5.120040

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Johann Goeken La prière apparaît comme un élément fondamental de la religiosité antique eu égard aux éléments structurels de la religion, tels que les synthétise par exemple Jan Bremmer à propos du monde grec 3. Le polythéisme anthropomorphique fait que le fidèle n’hésite pas à s’adresser à la divinité et qu’il peut se tourner vers plusieurs figures, considérées comme des personnes ou comme des puissances, ce qui nécessite une adaptation du discours de l’orant à la divinité concernée (mais cela peut aussi valoir pour le monothéisme). La dialectique de la pureté et de la souillure, qui fixe un certain nombre de limites à ne pas transgresser, implique des postures à tenir, et en particulier quand on s’adresse aux dieux. Quant à la piété, elle se construit essentiellement sur le respect des traditions ancestrales, c’est-à-dire sur des actes rituels relativement peu nombreux qui se révèlent standardisés ou répétitifs et parmi lesquels figure la prière, à côté du sacrifice, de la procession, du chant hymnique, de la danse et des concours musicaux ou athlétiques 4. En ce sens, la prière constitue un rituel langagier à l’intérieur d’un ensemble d’autres gestes attendus. Dans cette perspective, il faut souligner l’importance du contexte historique et pratique. La prière est attestée dans beaucoup d’occasions, privées et publiques, qui impliquent des conditions matérielles parfois très précises. Qu’il s’exprime lors d’un sacrifice, d’un banquet, d’une fête ou d’un simple acte d’offrande, l’orant évolue dans un cadre constitué d’éléments très divers (autel, images divines, décoration, lumière, vêtements, objets, plantes, fumigations, aliments, etc.) qui peuvent faire de la prière une expérience des cinq sens. Adressée à la divinité, la prière peut encore être retranscrite sur un support durable : dans ce cas, elle est destinée à être lue a posteriori par d’autres, dans le but par exemple de faire la publicité d’un sanctuaire ou de souder une communauté, c’est-à-dire qu’elle est chargée d’une intention qui, au-delà d’un acte ponctuel, dépasse le domaine strict de la croyance individuelle ou publique. Dotée d’une valeur idéologique, la prière d’un poète qui est récitée au banquet ou qui est érigée à grands frais au cœur de la cité, participe de la mémoire civique et de la culture politique, parfois en réaction à d’autres courants antagonistes (tel le christianisme).

3. J. N. Bremmer, La religion grecque, Paris 2012, p. 20-25. 4. Ibid., p. 65-67.

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Épilogue Constituant une étape récurrente de la vie quotidienne et matérielle des Anciens, la prière comporte une dimension psychologique que laissent entrevoir les requêtes prononcées que nous avons conservées. S’il est admis que, de manière générale, les sources ne disent pas grand-chose de l’impact des rites ou de la vie intérieure des fidèles, les réflexions de type théologique ou philosophique qui nous ont été transmises (et en particulier celles qui ont été analysées dans ce volume) permettent d’éclairer ce qui est souvent trop discrètement suggéré dans les inscriptions ou dans les autres sources littéraires. Car si les poètes, les prêtres et les devins restent les spécialistes de la religion et donc de la prière dans l’Antiquité, les philosophes et les rhéteurs en particulier se révèlent des témoins et des commentateurs qu’il serait aventureux de négliger. L’attention portée à la réflexion théorique et pratique a ceci de particulier qu’elle met en vedette d’une autre manière la complexité du phénomène de la prière. Ainsi la multiplicité des objets de requête implique, de la part de l’orant, des attitudes et des démarches très variées, par exemple : la prière collective ou individuelle de demande, d’adoration ou d’action de grâces, le vœu, l’imprécation, l’incantation, la supplique ou supplication, les formules calomnieuses, l’hymne, l’adresse à contenu philosophique ou la prière théurgique. À ces intentions variées correspondent donc aussi différents modes d’expression ou types d’énonciation. L’orant peut utiliser la prose ou le vers et s’exprimer mentalement ou vocalement. Dans ce dernier cas, il peut réciter, lire, marmonner une prière qui peut être brève ou développée. La prière peut alors consister dans un discours construit, dans des formules magiques, dans quelques simples mots, dans une historiette, dans une adjuration, dans une acclamation, dans la prononciation de palindromes, de termes barbares a priori incompréhensibles, d’une série de lettres, de bruits d’animaux ou d’onomatopées et dans bien d’autres jeux phonétiques ou graphiques. Car la prière recourt souvent à l’écrit, que ce soit à partir de corpus établis qui sont réutilisables en diverses occasions, que ce soit dans le cadre d’une recherche philosophique et théologique ou qu’il s’agisse d’utiliser des supports variés (un papyrus, une lamelle d’or, une tablette de bois ou de plomb, une amulette ou l’aile droite d’une chauve-souris) pour inscrire les formules prononcées. Par ailleurs l’orant peut prier de toute son âme ou avec tout son cœur, sans nécessairement parler à haute voix, ce qui implique un exercice et une rhétorique du silence. Dans toutes les situations, la prière implique au moins un locuteur, 347

Johann Goeken un destinataire, un objet et un bénéficiaire (qui n’est pas forcément le locuteur), autant d’éléments qui ont suscité depuis Platon de nombreuses classifications et typologies en fonction des dieux invoqués, de la personnalité de l’orant, de l’objet de la requête ou de l’occasion de sa formulation. La prière a pour but de mettre en acte une puissance surhumaine et cette recherche de l’efficacité (ou empowerment, « prise de puissance ») justifie une analyse rhétorique du phénomène (c’est-à-dire une analyse tenant compte des réflexions formulées par les Anciens sur l’art de la parole). Prononçant un discours adapté à la circonstance, l’orant cherche à persuader la divinité de lui accorder ce qu’il souhaite. Dans ces conditions, prier revient à formuler un discours structuré, argumenté et crédible, qui fait appel aux deux types principaux de preuves (les moyens rationnels, c’est-à-dire les arguments objectifs ou subjectifs d’une part, et, d’autre part, les procédés affectifs du pathos et de l’ethos, c’est-à-dire les sentiments provoqués chez le destinataire et l’image de soi-même que suscite l’orateur). Prier implique encore le choix et la disposition d’idées propres à susciter l’intérêt de la divinité et à donner l’impression de sincérité. Ainsi la prière a partie liée avec l’éloge considéré sous ses différentes facettes que sont l’enkômion, l’hymne, l’epainos ou l’eulogia, même s’il n’en reste pas moins que la prière et l’hymne (ou l’éloge) procèdent de deux démarches globalement distinctes. Si l’hymne suit avant tout une série de topoi à traiter, dans le but de célébrer de manière plus générale et plus complète la puissance d’une divinité, la prière se focalise sur un objet plus précis, avec une tendance à adopter une structure tripartite que l’on peut schématiser de la manière suivante : 1) adresse ou invocation ; 2) arguments pour étayer la prière ; 3) requête proprement dite. La rhétorique de la prière peut en outre impliquer l’emploi d’un style particulier, d’un vocabulaire choisi et d’un rythme soigné. Quant à l’action oratoire de la prière, elle peut être simple ou plus recherchée ; et il n’est pas rare que la formulation donne lieu à une véritable performance nécessitant des gestes solidaires, voire une chorégraphie, des sons de voix particuliers ou une mélodie propre à l’occasion, avec parfois des gémissements ou des cris – autant de techniques vocales et corporelles qui, présentant parfois un caractère extatique ou une valeur thérapeutique, ne sont pas forcément improvisées et requièrent en amont un travail de répétition et donc de mémorisation. En somme,

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Épilogue la « rhétorique » de la prière n’est pas à comprendre au sens restreint du terme : au-delà du style, il s’agit d’avoir une action sur la divinité par tous les moyens, la prière allant jusqu’à exercer son effet sur l’orant lui-même. Bien ancrée dans les mentalités et dans les habitudes, la prière de demande, avec ses développements stratégiques, a cependant été régulièrement condamnée, ou du moins remise en question par les philosophes païens et par les chrétiens. Attestée dans divers types de textes ou genres littéraires, cette réflexion critique s’exprime de différentes façons, tantôt de manière allusive, tantôt au moyen de traités, de commentaires exégétiques, d’énoncés modèles ou de requêtes effectives chargées d’un métadiscours. Sujet de débats parfois intenses et complexes, la prière a été au centre de confrontations aussi bien entre les écoles philosophiques qu’entre le polythéisme et le christianisme. Tournant autour du rapport instauré par la prière entre les hommes et les dieux, dans la mesure où prier consiste à demander quelque chose, la critique épingle le plus souvent la pratique du marchandage et le caractère indigne de certaines requêtes, tout en proposant de rénover ou de réformer le rituel de la prière. Sur la question de la légitimité même de la prière, Maxime de Tyr est un témoin instructif, qui non seulement s’interroge sur les tensions entre les pratiques de la religion traditionnelle et celles de la philosophie, mais exprime aussi l’aspiration à une spiritualité débarrassée des contingences matérielles. Dans le contexte de la communication avec la divinité, la conciliation s’avère particulièrement difficile : c’est l’objet de la cinquième dialexis de Maxime, qui est intitulée « S’il faut prier » et qui constitue une bonne synthèse des problèmes philosophiques posés par le fait de prier 5. D’un côté, la prière comme requête n’a pas de sens si la divinité est parfaite (et Platon dénonçait déjà l’échange mesquin que les hommes veulent instaurer avec des dieux dont l’immutabilité est constitutive). Pour Maxime, l’homme doit être responsable de ses prières quand elles le conduisent à mal agir ou penser et la prière n’a pas d’impact sur la décision divine, puisque la divinité, étant parfaite, ne change pas d’avis et n’est pas mauvaise. Si celui qui prie mérite d’obtenir ce qu’il demande, il n’a pas besoin de prier pour être exaucé ; s’il en est 5. Texte disponible en traduction française (avec commentaire) dans B. Pérez-Jean, F. Fauquier (éd.), Maxime de Tyr, Choix de conférences. Religion et philosophie, Paris 2014, p. 67-74.

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Johann Goeken indigne, il n’obtient rien, même s’il prie, importunant de ce fait la divinité. En d’autres termes, les dieux ne récompensent pas un homme qui prie contrairement à son mérite et, à l’inverse, ils peuvent accorder des faveurs à un individu qui ne prie pas, s’il le mérite. De fait, explique Maxime, l’action humaine procède de quatre facteurs possibles : la Providence, le destin, le sort et l’art. Dans tous les cas, la prière n’a aucune influence, car la Providence est l’œuvre de la divinité, le destin celle de la nécessité, le sort celle du hasard, l’art celle de l’homme. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille se passer de la prière : Socrate lui-même priait, rappelle Maxime, tout comme Pythagore et Platon. C’est pourquoi il faut redonner son sens à la prière. Prier ne consiste pas à formuler de requête précise, mais à favoriser l’élévation spirituelle ; et c’est la disposition dans laquelle la prière met l’âme qui donne sa valeur à la démarche de l’orant. La prière permet à celui qui la formule de devenir meilleur en la formulant. De ce fait, la prière s’apparente à un exercice spirituel, lequel consiste non pas à exprimer de requête, mais à instaurer une relation et même à nourrir une conversation avec la divinité au sujet des biens présents, tout en faisant une démonstration de vertu. D’où vient que Socrate ne priait pas dans le but d’avoir de l’argent, mais pour la vertu de son âme, la tranquillité de son existence et le bel espoir de la mort à venir. Par conséquent si l’action de prier pose problème, de même que la manière de le faire et le contenu de ce discours, la réflexion de Maxime de Tyr, qui est représentative des problèmes soulevés par les philosophes de l’Antiquité, suggère que la parole elle-même suscite la méfiance. Caractérisé par sa faiblesse fondamentale, le langage, malgré son élaboration rhétorique, ne peut dans ces conditions atteindre des dieux indicibles, trop puissants pour être appréhendés ou sollicités par des mots. Et le risque de circonscrire linguistiquement ou rhétoriquement la divinité et de commettre des erreurs fait que la philosophie a eu tendance à privilégier le silence. Car, comme le dit Porphyre, « un homme sage, même en se taisant, honore la divinité » 6. Si la philosophie cherche à réguler l’usage de la prière, voire à le limiter drastiquement, le silence n’est pourtant pas une solution qui convienne à toute situation ni qui satisfasse tous les fidèles. C’est pourquoi s’est développée une réflexion sur la rhétorique philosophique de la prière. Même si la préférence pour une prière silencieuse

6. Porphyre, Lettre à Marcella, 16 : σοφὸς γὰρ ἀνὴρ καὶ σιγῶν τὸν θεὸν τιμᾷ.

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Épilogue est très nette, que ce soit pour les Pères de l’Église ou pour les philosophes païens, la prière vocale reste une nécessité ou un expédient, en ce qu’elle donne une consistance, dans certains contextes, à l’acte par lequel l’orant affirme sa présence par rapport à certaines divinités. Dans cette perspective, Porphyre distingue plusieurs types ou niveaux d’offrandes et d’adresses en fonction des dieux concernés. Au dieu suprême conviennent le sacrifice intellectuel et la contemplation en silence, aux dieux intelligibles l’hymne et la parole chantée, aux dieux de la cité le sacrifice matériel d’offrandes végétales et le respect des traditions ancestrales, aux démons mauvais les sacrifices sanglants et les supplications 7. Bien que le sacrifice silencieux se situe au sommet de la hiérarchie pour Porphyre, divers degrés de communication avec le divin sont envisagés pour se conformer aux réalités de la croyance et à la dignité des interlocuteurs. De telles nuances, parfois contradictoires, dans l’appréhension du phénomène de la prière attestent une prise de conscience de la problématique rhétorique propre à la prière. La culture rhétorique des philosophes et des théologiens fait que la prière reste une démarche oratoire et que pour bien prier il faut être à la fois philosophe et rhéteur, comme Simplicius passait pour l’être. Quant à la piété, même celle qui implique l’appréhension intellectualisée d’une divinité supérieure qui régit le monde, elle commande de s’adresser au divin, y compris dans le processus de recherche philosophique. C’est pourquoi les philosophes exégètes des textes anciens se conforment à l’exigence ancestrale de commencer toute action, d’inaugurer toute entreprise, y compris littéraire quand il s’agit de parler des dieux ou d’élaborer une réflexion théologique, par la formulation d’une prière, comme si le discours tenu par la suite était patronné et conduit par la divinité elle-même. Mesure de précaution, pour s’assurer de mettre toutes les chances de son côté, la prière liminaire ou inaugurale consiste à laisser l’initiative et la parole à la divinité. Dans ce cas, il s’agit toujours d’avoir un effet rhétorique, quand l’impossibilité de se passer de prière se comprend aussi par la prégnance du rituel pour les Anciens. En définitive, l’acte de prier pose des problèmes théologiques et philosophiques complexes qui ont été abordés et commentés pendant toute l’Antiquité et en particulier à l’époque dite tardive, au moment où le christianisme a pris son essor et où les écoles philosophiques se

7. Porphyre, De l’abstinence, II, 34.

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Johann Goeken sont consacrées de plus en plus au commentaire de textes patrimoniaux. La réflexion philosophique sur la prière est alors centrée autour de trois questions principales : pourquoi prier ? comment prier ? quel objet donner à la prière ? L’attention s’est donc focalisée sur l’utilité, l’opportunité ou la nécessité de la prière, sur l’attitude et la disposition d’esprit adoptées par l’orant et sur le contenu précis de la prière. Les penseurs de l’Antiquité tardive observent que, pour beaucoup de fidèles, prier revient à demander quelque chose et à avoir un effet. Destinée à attirer l’attention de la divinité, la prière consiste, pour l’orant, à affirmer sa présence, que ce soit verbalement ou en silence, et elle suppose que la divinité n’est pas présente, alors qu’elle est censée être immanente, ou qu’elle est présente quand bien même ce n’est pas forcément le cas. De fait, la divinité est présente, par définition, mais elle peut aussi être absente ou du moins s’être éloignée (c’est ce qu’illustre déjà la poésie homérique). De même, malgré sa démarche oratoire, l’homme n’est pas forcément tout entier présent ni tourné vers le divin et c’est la prière qui, sous certaines conditions, lui permet de remédier à ce défaut d’attitude. Or c’est ce deuxième aspect de la question qui est privilégié par la philosophie, laquelle assigne un but supérieur à la prière, l’élévation au niveau du divin devenant une exigence philosophique pour l’orant. Dans cette optique, les mots adressés à Dieu ont aussi un effet sur celui qui les prononce, en ce sens que la prière permet de s’unir à la divinité, par un mouvement de conversion et d’autopersuasion. En d’autres termes, du point de vue philosophique, la rhétorique religieuse de la prière ne sert pas tant à convaincre les dieux d’exaucer les souhaits des hommes qu’à persuader les hommes eux-mêmes d’adapter leurs attentes aux lois de la destinée. Par ce processus d’inversion rhétorique manifeste, la prière devient un moyen de progresser et de mieux se connaître soi-même. Dans ces conditions, en critiquant la prière persuasive de demande qui est sans effet sur une divinité a priori impassible, la philosophie opère un renversement de la perspective en persuadant les fidèles, du moins certains d’entre eux qui veulent élever leur âme, de se livrer à une introspection morale sans rien demander de particulier. À cet égard, il faut souligner que les penseurs de l’Antiquité tardive développent une idée qui était déjà en germe dans les Lois, où Platon assimile les prières aux hymnes, créant

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Épilogue ainsi apparemment une certaine confusion lexicale et signalant en fait au passage le refus qu’il exprime par ailleurs de la prière marchande traditionnelle 8. La prière s’avère donc un champ de recherche riche en questionnements. L’étude de la réflexion des Anciens sur ce phénomène nous permet d’enrichir considérablement notre compréhension de la foi ou des croyances et des mentalités dans l’Antiquité. Plus largement elle permet de modifier et de consolider non seulement notre connaissance de la vie des Anciens, mais aussi notre appréhension de leurs réflexes rhétoriques. Ainsi les contributions réunies dans ce volume démontrent la fécondité d’une approche pluridisciplinaire, où l’histoire de la philosophie et la théologie se confrontent à l’épigraphie, à l’histoire littéraire, à la papyrologie ou à l’archéologie. Et dans tous les cas, la rhétorique se révèle un outil heuristique des plus précieux, donnant ainsi raison à André Gide qui écrivait en 1896 : « La prière est la forme oratoire de l’âme » 9.

8. Platon, Lois, III, 700 a 9-c 1. 9. A. Gide, « Littérature et morale », dans Id., Journal, tome I, 1887-1925, éd. É. Marty, Paris 1996 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 252.

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LES AUTEURS

Nicole Belayche Directeur d’études à la section des Sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études, PSL, chaire « Religions de Rome et du monde romain ». Ses travaux portent principalement sur les cultes païens et leurs évolutions dans l’Empire romain oriental (Anatolie et ProcheOrient) – avec un accent sur les contacts et interactions religieux –, et sur l’analyse des rituels et de leurs dynamiques comme « lieu » de la théologie dans les polythéismes. Combinant histoire et anthropologie, elle a récemment coédité dans cette collection Puissances divines à l’épreuve du comparatisme. Constructions, variations et réseaux relationnels (2017, BEHE/SR 175). Brouria Bitton-Ashkelony Professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem, chaire « Martin Buber » en religion comparée. Elle a publié des ouvrages sur le pèlerinage, la culture ascétique et la prière dans les christianismes orientaux tardo-antiques, notamment Encountering the Sacred (UCP 2005) et The Ladder of Prayer (Peeters 2019). Elle est coauteur de The Monastic School of Gaza (Brill 2006), et coéditeur de Between Personal and Institutional Religion (Brepols 2013), Patristic Studies in the Twenty-First Century (Brepols 2015), Prayer and Worship in Eastern Christianities, 5th to 11th centuries (Routledge 2017), et Origeniana Duodecima (Peeters 2019).

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Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité Christian Boudignon Maître de conférences de langue et littérature grecques anciennes à l’Université d’Aix-Marseille, membre du Centre Paul-Albert Février (CNRS, TDMAM, UMR 7297). Spécialiste de patristique grecque, il a publié dans le Corpus Christianorum. Series Graeca 69 l’édition critique de la Mystagogie de Maxime le Confesseur (Turnhout-Louvain 2011), et aux Sources Chrétiennes 596, en collaboration avec Matthieu Cassin, l’introduction, la traduction et l’édition critique des Homélies sur le Notre Père de Grégoire de Nysse (Paris 2018). Il prépare une HDR sur les traités de oratione (dominica) grecs chrétiens. Thomas Galoppin Auteur d’une thèse de doctorat sur Animaux et pouvoir rituel dans les pratiques « magiques » du monde romain soutenue en 2015 à l’École Pratique des Hautes Études sous la direction de Nicole Belayche, il est actuellement post-doctorant au sein du projet ERC MAP (Mapping Ancient Polytheisms. Cult Epithets as an Interface between Religious Systems and Human Agency) dirigé par Corinne Bonnet à l’Université Toulouse – Jean Jaurès, et membre de l’équipe de recherche PLH-ERASME. Philippe Hoffmann Directeur d’études à l’EPHE (PSL), chaire « Théologies et mystiques de la Grèce hellénistique et de la fin de l’Antiquité », membre du Laboratoire d’études sur les monothéismes (UMR 8584) et correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Philologue et spécialiste du néoplatonisme (Proclus, Damascius, Simplicius), auteur de publications sur la philosophie de la nature et la cosmologie, l’histoire de la doctrine des catégories, la religiosité philosophique, l’interprétation des Oracles chaldaïques, il s’est aussi intéressé à l’hellénisme en Asie Centrale (papyrus aristotélicien et maximes delphiques d’Aï Khanoum, dans les CRAI 2017/3). Johann Goeken Maître de conférences HDR à l’Université de Strasbourg, membre du CARRA (Centre d’Analyse des Rhétoriques Religieuses de l’Antiquité). Helléniste et spécialiste d’histoire de la rhétorique, auteur de 372

Les auteurs publications sur l’hymne et la prière dans l’Antiquité gréco-romaine, sur Ælius Aristide et sur la Seconde Sophistique, il s’est intéressé par ailleurs au rituel du symposion (en particulier pour son Habilitation à diriger des recherches portant sur le Banquet de Platon et le Banquet de Xénophon). Maik Patzelt Enseignant-chercheur à l’Université d’Osnabrück. Historien de l’Antiquité, particulièrement des religions romaines et des sociétés de l’Antiquité tardive. Il a publié une monographie (Über das Beten der Römer: Gebete im spätrepublikanischen und frühkaiserzeitlichen Rom als Ausdruck gelebter Religion, De Gruyter 2018) et plusieurs articles sur les prières romaines dans la perspective des théories des émotions, des sciences cognitives et des études sociales. Il prépare actuellement un projet de recherche sur les veuves chrétiennes dans l’Antiquité tardive. Il s’est aussi intéressé aux réseaux sociaux, aux pratiques sociales, aux identités multiples et à la vie urbaine dans le monde antique. Lorenzo Perrone Professeur émérite de littérature chrétienne ancienne à l’Université de Bologne, initiateur du « Groupe italien de recherche sur Origène et la tradition alexandrine » et de la revue Adamantius, il a consacré ses études à l’histoire de la Terre Sainte et du monachisme palestinien, ainsi qu’ à l’histoire de l’exégèse et de la théologie patristiques. Parmi ses publications récentes, il a approfondi le thème de la prière chez Origène et les auteurs chrétiens de Tertullien à Augustin (La preghiera secondo Origene: l’impossibilità donata, Brescia 2011). Il a dirigé l’édition critique des Homélies sur les Psaumes découvertes à Munich en 2012 (Origenes. Die neuen Psalmenhomilien, Berlin 2015). Jordi Pià Comella Maître de conférences de Latin à l’Université Sorbonne-Nouvelle depuis 2012, il est agrégé de Lettres classiques (2005) et Docteur en Études Latines de l’Université Paris-Sorbonne (2011). Il s’intéresse à la philosophie ancienne, en particulier aux philosophies hellénistiques et romaines ainsi qu’au genre épistolaire et à la satire. Il a notamment publié un livre sur la religion dans le stoïcisme impérial : Une piété 373

Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité de la raison. Philosophie et religion dans le stoïcisme impérial (Turnhout 2014). Élu membre junior de l’Institut Universitaire de France en 2018, il travaille actuellement sur l’intégration culturelle du cynisme à Rome. Adrian Robu Enseignant-chercheur rattaché à l’Université du Mans et à l’Académie roumaine (IESEE). Il a été chargé de conférences à l’École Pratique des Hautes Études (2017-2019). Docteur en histoire (Universités de Neuchâtel et du Maine, 2008), il a publié Mégare et les établissements mégariens de Sicile, de la Propontide et du Pont-Euxin. Histoire et institutions (Peter Lang, 2014). Il est également le coéditeur du volume Mégarika. Nouvelles recherches sur Mégare et les cités de la Propontide et du Pont-Euxin. Archéologie, épigraphie, histoire (De Boccard, 2016). Ses recherches portent en particulier sur l’histoire, les institutions et l’épigraphie des cités de la Grèce centrale et de la mer Noire. Andrei Timotin Chercheur à l’Académie roumaine (IESEE), enseignant associé à l’Université de Bucarest, directeur de projets à l’Institut de philosophie « Al. Dragomir », Docteur en études grecques (EPHE 2010) et en histoire (EHESS 2008). Il a notamment publié La démonologie platonicienne. Histoire de la notion de daimōn de Platon aux derniers néoplatoniciens (Brill 2012) ; La prière dans la tradition platonicienne, de Platon à Proclus (Brepols 2017). Il a coédité récemment Savoirs prédictifs et techniques divinatoires de l’Antiquité tardive à Byzance (La Pomme d’or 2019). Il travaille actuellement sur les théories de la divination dans l’Antiquité tardive. Robbert M. van den Berg University Lecturer en philosophie ancienne au Département de lettres classiques et à l’Institut de philosophie de l’Université de Leyde. Ses recherches portent sur le néoplatonisme. Il a publié notamment Proclus’ Hymns (Brill 2001) et Proclus’ Commentary on the Cratylus in Context: Ancient Theories of Language and Naming (Brill 2008). Ses recherches actuelles concernent les approches néoplatoniciennes de l’éducation morale et les conceptions néoplatoniciennes sur les mythes. 374

Les auteurs Anna Van den Kerchove Maître de conférences « Chaire d’histoire du christianisme ancien et patristique » à l’Institut protestant de théologie (Paris), membre du Laboratoire d’études sur les monothéismes (UMR 8584). Elle a notamment publié La voie d’Hermès. Pratiques rituelles et traités hermétiques (Brill 2012). Elle travaille actuellement sur les Kephalaia manichéens coptes de Berlin. Marilena Vlad Chercheur à l’Institut de philosophie « Al. Dragomir » de Bucarest, enseignante associée à l’Université de Bucarest, elle est titulaire d’un doctorat à l’EPHE (2011). Elle a publié plusieurs études sur la tradition néoplatonicienne et des traductions en roumain de Plotin, de Damascius et du Pseudo-Denys l’Aréopagite. Elle est aussi l’auteur de Damascius et l’ineffable. Récit de l’impossible discours (Vrin 2019).

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INDEX THÉMATIQUE

Action de grâces

24-27, 30, 33, 38, 95, 101, 105, 107, 114 n. 18, 115, 185, 244 n. 103, 274, 281, 347

Adoration

216-217, 252 n. 129, 253, 286, 347

Affectivité

11, 15, 79, 180, 183, 185, 187

Agathos Daimôn

127, 132

Âme

15, 76, 94-95, 97, 99-103, 106, 124, 140, 147, 150-151, 154 n. 18, 155, 176, 183 n. 15, 183-184 n. 16, 188, 190-191, 194-197, 200-201, 204-206, 212, 214, 216, 220, 221 n. 33, 227, 229, 230 n. 66, 232, 234, 236, 238-240, 244-245, 249251, 253-255, 259-262, 263 n. 156, 266, 267 n. 164, 271-272, 286-287, 291 n. 3, 300, 317, 332-333, 338, 340, 341 n. 59, 342, 344-345, 347, 350, 352-353

automotrice

198, 202, 230

capacité épistrophique de l’~

329

du monde

273-275, 277, 281

raisonnable (humaine)

199-200, 204, 217, 220, 221 n. 31, 221 n. 33, 223, 226, 229, 230 n. 66, 231, 233, 241

Amulette

112, 116, 121, 129, 347

Anagogie

12, 212, 214-215, 239, 246 n. 111, 251, 256, 266

Analogie

118, 120, 125, 236 n. 82, 236 n. 84, 252

Ange

95, 103, 115, 239 n. 91, 278-279, 281-282, 284, 291-292

chœur des ~

103, 251 n. 124, 259, 298

gardien

343

377

Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité

Animal

68, 119, 135-137, 139-141, 194-195, 278279, 281-282, 284, 287

Anthropologie

11, 14, 66, 67 n. 27, 75, 82 n. 102, 84, 109, 117 n. 37, 290, 292, 297, 333 n. 23, 334, 340

Arétalogie

24, 29, 31, 261

Ascèse (askèsis)

15, 144, 150, 153, 155, 157, 160, 250, 329-334, 338 n. 46

Assimilation à dieu

228, 311

Astre

291-292

Banquet

14-15, 72, 163-169, 172-175, 346

rituel du ~ Carmen Carmen Arvale Chant

en silence Christianisme polémique antichrétienne résistance au ~

63, 164, 176 30, 36, 86-87, 116, 151 11, 14, 61-90 26, 33-36, 67, 75, 79, 83, 85-88, 95-96, 107, 116-117, 139, 157, 160, 167, 170, 185 n. 24, 217 n. 18, 236 n. 83, 251 n. 125, 267 n. 164, 294, 297-298, 300, 246, 351 95, 103, 106-107, 297-298, 301 7, 16, 75 n. 64, 270, 272-273, 328, 334, 346, 349, 351 233 n. 76, 234, 254-255 14, 46-47, 60, 210, 254 n. 132

Cœur

94-97, 99-103, 104 n. 31, 107, 115, 124, 152, 167, 189-190, 292, 298-300, 302 n. 32, 304, 306, 333, 340, 342-343, 346-347

Connaissance

12, 76, 99, 108, 134 n. 92, 140, 205, 259, 276, 313-314, 319-320, 322, 324, 340

théologique

76, 77 n. 72, 108, 133, 228, 232-233, 238, 263, 271, 286, 311-312, 319, 331-332, 342

Contemplation (intellective, noétique) 184, 197-198, 204-205, 242, 253, 259, 280, 298, 333-335, 338 n. 48, 340, 351 Conversion (vers Dieu) universelle Culte

378

215, 256, 258 n. 137, 317-318, 323, 352 216, 217 n. 18 11, 13-14, 39-40, 46-47, 48 n. 31, 50-51, 56-60, 143, 166, 184-185, 213, 238, 261, 345

immatériel (spirituel)

183

traditionnel

10, 183, 259

Index thématique

Cynique, cynisme

153-155, 160, 376

Daimōn (daimones)

124, 129, 182-183, 185, 188-189, 239 n. 91, 242, 293 n. 9, 333, 343

bons (ἀγαθοί)

183, 185, 243, 259

mauvais (κακοεργοί)

183-184, 189, 351

sujet au pâtir

182, 187, 189

Danse (rituel)

35 n. 99, 61, 63, 67, 68 n. 27, 79-85, 87-88, 163, 170, 346

Demande (pétition)

18, 77 n. 72, 105, 110 n. 5, 115, 118, 125, 129, 136, 144, 148-150, 152, 154, 156, 168, 160, 163, 168, 181, 185, 187, 215, 217, 226, 229-233, 237-238, 241, 244-245, 250 n. 12, 251 n. 124, 254, 256, 258-259, 261-262, 264 n. 157, 267, 271, 278-279, 281, 287, 298-299, 301, 307, 310-312, 323-324, 331, 345, 347, 349, 352

Démiurge

198, 200, 213 n. 7, 214, 217, 220-223, 229, 241, 246-247, 249, 251, 253-254, 256, 258

Désir

105, 129, 135, 138, 148, 152, 154-156, 160, 201, 216 n. 17, 230 n. 66, 246, 251, 338, 343

discipline des ~

152, 156

Destin

15, 45, 132, 143, 145-146, 153-154, 156, 160, 292, 350, 352

Dévot(e), dévotion

18, 22-27, 29, 31-32, 215 n. 11, 252-253, 263 n. 151

au Soleil

213, 253

Dieu(x) / êtres supérieurs (noms des ~) Ammon

124

Aphrodite

110 n. 5, 171, 234

Apollon

26, 28, 35, 58, 87, 115 n. 21, 121, 131, 133

Arès

124-125, 234

Artémis

27, 40 n. 3, 45, 48, 121-122, 131, 239 n. 90

Asclépios

26 n. 49, 29 n. 64, 117

Athéna

35, 124-125, 136 n. 103, 215 n. 11, 232 n. 75, 233, 236 n. 82, 237 n. 86, 237 n. 88, 239243, 244 n. 105, 256, 262, 263

Baal

132

Dioscures

151

Ereshkigal

133

379

Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité

Érôs

137, 171

Hécate

114, 121, 131

Hélios (Soleil)

28, 115 n. 21, 124, 126-129, 131-132, 139, 213, 217 n. 18, 237-238, 252 n. 130, 253

Héra

124, 135 n. 100

Héraklès

186 n. 24, 234, 244

Hermès

13, 77 n. 72, 92-95, 97-99, 103, 105-108, 124-125, 213 n. 7, 214-215, 222-223, 235, 236 n. 82, 240-241, 243-244, 256, 260 n. 144

Horus

124, 133

Hypnos (le Sommeil)

135, 137

Isis

26, 124

Jésus (-Christ)

122, 136, 240, 270, 272-273, 275277, 279, 281-283, 293, 297, 302-304, 306 n. 40, 311, 332

Jupiter

30

Kronos

124

Lares

72

Mars

61, 71 n. 43, 72

Mère des dieux

24, 256

Muses

35, 163, 165, 237 n. 88, 238

Osiris

124

Ouranos

124, 247

Pan

121, 124, 150, 215 n. 12, 265

Sarapis

24 n. 41, 129-132

Séléné (Lune)

114, 117, 121, 124, 131, 252 n. 130, 253, 291

Thot

125

Univers (Monde)

106-108, 158-160, 217, 228, 246, 247 n. 112, 248-249, 251, 253-254, 259, 262 n. 150, 274, 277-278, 280-282

Zeus

33-34, 47, 99, 124, 129-131, 135, 158159, 163, 167, 171-172, 177 n. 62, 200, 215 n. 11, 217, 221 n. 32, 235 n. 81, 245 n. 107, 246-247, 256

Dieu(x) (thèmes liés aux ~)

380

connaissance innée de(s) ~

228

contrainte exercée sur (les) ~

181

Index thématique

cosmique

155

de la cité

184, 351

des Hébreux

115

impassible

181-182, 187, 227, 352

inaccessible

13, 227, 311, 313, 320-321

indicible

12-13, 105-106, 350

ineffable

13, 253

intelligible

11, 184, 214, 253 n. 131, 258-259, 351

intelligible-intellectif

263, 264 n. 156, 265 n. 159

intimité avec ~

105, 262

invisible

105, 323

sujet au pâtir

11, 182

suprême

37, 104, 183 n. 16, 184, 220, 351

ubiquité de ~

12

union avec ~

76, 205, 256 n. 135, 267 n. 164, 316 n. 24, 319-320, 322-323

visible

213, 253

Divination

140, 145, 183

Écritures

311-315, 317-318, 321, 323-324, 331, 333, 338 n. 46

Éloge

9, 14-15, 18, 19 n. 9, 20, 30-31, 33-34, 36, 38, 98, 123, 169 n. 37, 191, 239, 244 n. 103, 248, 260 n. 144, 287, 348

des dieux

13

rhétorique de l’~

14, 22, 34

Émotion

11, 15, 65-66, 79, 81, 181 n. 7, 186-187, 190, 227, 247 n. 112, 263, 276, 343 n. 66

des dieux

187 n. 29

discours empreint d’~

190-191

Énonciation

117-118, 130, 134, 173, 216, 347

Enseignement

94, 99, 107-108, 144, 174, 192, 212 n. 6, 213-214, 230, 243-245, 247, 266, 276, 278, 296, 310, 330, 334

Envoûtement

118, 120-121, 125 n. 65, 135, 137-138

Épiclèse

38, 110 n. 5, 121, 133

Épicurien, épicurisme

146-147, 175

Épigramme

14, 35-36, 39-60, 211, 223

Épigraphie

13, 17-41, 47, 49, 58-60, 116, 353

381

Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité

Épitaphe

56, 60

Eschatologie

279 n. 17, 293, 298

Esprit

87, 240 n. 94, 270-277, 279-281, 283-284, 286, 289-307, 329, 340, 341 n. 59

Éthique

151, 154, 189-190, 196, 214, 229-231, 245, 250, 300

Eulogie

9, 17-38, 185, 348

Évangile

273, 275, 278, 282-283

Exégèse

8, 12, 212 n. 6, 213, 214 n. 10, 215 n. 11, 216 n. 17, 231 n. 68, 243-245, 249, 251, 262, 292, 295, 302, 305, 329, 349, 351

Extase

343 n. 66, 348

Feu (divin)

215 n. 11, 237, 267 n. 164, 343

Foi

73, 247 n. 112, 252, 274 n. 11, 279, 283, 286, 353

Gemme

111, 116 n. 27

Geste

11, 18, 25, 89 n. 132, 110, 112, 114, 126, 129, 149, 153 n. 16, 157, 160, 217, 252, 253 n. 130, 324, 346, 348

Glossolalie

11, 75, 77, 81, 84, 86-89

Grâce

18 n. 5, 128, 217 n. 20, 229, 232, 237-238, 241, 245, 251 n. 124, 254, 256-257, 265, 273-275, 283, 306, 337, 339 n. 54, 341

Grimoire

140

Hénades

214, 215 n. 11

Héros

14, 34, 36, 39-60, 167-168, 225 n. 46, 250 n. 122, 258-259

Hexamètre

118, 209, 225-226, 237, 255

Hiérarchie

11, 183, 342, 351

des prières

184-186, 204 n. 11

ecclésiastique

311

théologique

212, 214, 215 n. 11, 246-247, 257, 265 n. 160, 311, 324

Hiéroglyphe

138-139, 141

Hiérophante

259-260

Historiola

120-122

Hommage

13, 18, 28, 37, 104, 114, 125, 183 n. 16, 188

Hybris

140

382

Index thématique

Hymne

9, 11, 16, 18, 24 n. 41, 26 n. 50, 30, 31 n. 77, 32-34, 36-38, 78-79, 84, 95-96, 103, 106-107, 114, 116-117, 123, 131, 172, 173 n. 48, 183-184, 197, 205 n. 12, 215 n. 11, 237, 246, 248, 261 n. 146, 265 n. 160, 266 n. 161, 267 n. 164, 298, 300-301, 312-314, 317-323, 347-348, 351-352

de louange

184

en hexamètres

209, 255

en prose

8, 12, 158-159, 166, 248, 251, 262-263, 265, 267 n. 164

explicatif

315-317, 320, 324

magique

130-131

silencieux

95, 107, 217 n. 18

théarchique

314, 317-320, 322-323

Impassibilité de l’âme

184 n. 16, 333

de l’intellect

184

de(s) dieu(x)

11, 176, 181-182, 187, 227, 352

du cœur

333

du sage

279, 286

Imprécation

111, 118-119, 136, 347

Incantation

109-110, 114, 116-118, 121, 123, 125, 130-131, 141, 235-236, 347

Initiation

13, 92-94, 96-97, 102-103, 107-109, 138, 250 n. 123, 251, 264 n. 156, 314-317, 324

Intellect divin (Νοῦς)

181-182, 185, 187, 189, 203-204, 228, 247

partie supérieure de l’âme (νοῦς)

106, 184, 205, 228, 238, 259, 261, 298302, 306, 311, 319-322, 336-337, 340

Intériorité, intériorisation

10, 106, 149-159, 160, 217, 270 n. 3, 303

Introspection

157, 352

Invocation (des dieux)

18 n. 6, 56, 72, 76, 104, 110, 114-115, 124125, 130-133, 135-137, 139, 141, 180182, 187, 189 n. 34, 216 n. 17, 221 n. 32, 234 n. 79, 258, 261, 264 n. 156, 299, 311312, 315-316, 345, 348

383

Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité

Jeu

34, 154, 169, 176, 235 graphique

134-135, 137, 347

phonétique

134-135, 347

stylistique

131

Justice

31-32, 119, 163, 265 n. 159

Langage

30, 68, 77-78, 86, 88, 117, 216, 238, 241, 267, 271, 345, 350

intérieur proféré Lecture

157-158, 160, 183 n. 16 69 n. 33, 72, 74-75, 183 n. 16 212, 219 n. 22, 245, 247, 249, 265 n. 160

à haute voix

224

cursus néoplatonicien de ~

212 n. 6, 246

Libation

33, 124, 169

Liberté

15, 143-144, 159, 205-206

intérieure Liturgie la philosophie comme ~

144-145, 150, 154 8, 101, 138, 298, 345 265, 266 n. 160

Louange

22 n. 25, 24, 26-28, 31 n. 75, 34-36, 38, 96100, 166, 184, 246, 252 n. 129, 278 n. 16, 298, 300, 316-317, 321, 332

Lumière (divine)

71, 124, 194, 220, 232, 237-240, 253 n. 131, 258 n. 137, 259, 261-262, 267 n. 164, 310, 311 n. 9, 314, 316, 318, 334, 343, 346

théarchique

314, 318

théurgique

314-315, 324

Magie, mages (magoi)

11, 14, 63 n. 5, 68, 73-77, 109-141, 205, 234-236, 347

Maladie

29 n. 64, 118, 120, 155, 197

Médecine

27, 81, 116-117, 120, 121 n. 50, 145-146, 199, 204, 206

Métaphore

74, 158, 310

Métriopathie

230, 245

Monachisme

329-331, 334, 337, 338 n. 46, 339

Multilinguisme

114-115, 133, 139, 141

Musique

33, 35 n. 99, 81, 84-85, 163, 167, 170, 346

384

céleste

107-108, 298

instruments de ~

107

Index thématique

Mystères (rites mystériques)

250, 257 n. 137, 265 n. 156, 314, 340

grands ~

214, 303

petits ~

214, 247, 250 n. 123

Mythe, mythologie

34, 48, 60, 120, 162, 183, 247, 262 n. 150, 264 n. 156

Néoplatonisme

8-10, 12-16, 76, 179-180, 193-207, 209267, 309-310, 312, 329

Nom (divin)

16, 22, 76, 80, 86, 111, 115, 128-130, 132134, 136-138, 246, 247 n. 112, 263, 309325, 338 n. 46

Notre Père

11, 272, 278, 282, 307

Offrande

24, 28, 51, 105 n. 31, 114, 183, 346

de la parole

184

sacrificielle

32, 46, 125, 129

végétale

184, 351

Oiseau

135, 137-140, 247 n. 112, 278, 281, 284

Oracle

88, 121, 311, 313 n. 15, 314 n. 17, 314 n. 18, 314 n. 19, 321 n. 43

de Claros

26 n. 50

de Delphes

53, 56

de Didymes

121

Oracles chaldaïques

105, 203, 232 n. 76, 233 n. 76, 237, 256 n. 135, 264 n. 156, 267 n. 164

Oralisation

12, 266

Orant

11, 15, 18, 24-25, 97-99, 103, 106-107, 153, 156-157, 176, 187, 301-302, 304306, 346-352

Ordre (cosmique)

143, 154, 157, 276, 281-282

Paganisme

14, 19-21, 33, 37, 42, 46-47, 50-51, 57-60, 254, 266 n. 160, 349, 351

Palindrome

134, 347

Parole

73, 96, 103, 104 n. 31, 105-107, 110, 113, 270-278, 283-284, 300-304, 307, 312, 345, 348, 350-351

acte de ~

12, 264 n. 156, 266

efficacité de la ~

73-77, 111-112, 114-125, 141, 233, 256 n. 135, 264 n. 156

inscription d’une ~

112-113

385

Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité

rituelle

14, 109, 112-113, 114-126, 127 n. 68, 129, 131, 134, 137-138, 141

sacrifice de/par la ~

99-100, 102-103

Passion(s)

11, 103, 148, 155, 183 n. 16, 186, 188, 189, 191, 200-201, 206 n. 16, 220, 227, 228, 230, 304, 332-334

maîtrise des ~

229-231

suppression des ~

333

Pierre

23, 37-38, 41-42, 46 n. 20, 51-52, 59-60, 118, 128-129, 194

Piété

163, 174-175, 217 n. 20, 313-314, 346, 351

personnelle

10, 15, 252, 265

philosophique

10 n. 9, 252

publique

33

Plante

112, 123-125, 128, 194, 244, 346

Poésie, poète

33, 40, 44-45, 47, 51-52, 57, 59-60, 73, 81, 110, 131, 138, 151, 163, 166, 168169, 170-172, 174, 236 n. 83, 253 n. 131, 255 n. 134, 332, 342, 346-347, 352

Possession

65-66, 77, 83-84, 87, 121

Prière

386

caractère contraignant de la ~

183

comme conversation avec les dieux

156, 228, 282, 327-328, 336-338, 350

comme discours théologique

8, 12, 242, 268, 313-317

comme « exercice spirituel »

12, 15, 159-160, 265 n. 160, 350

comme exhortation à soi-même

12, 15, 229 n. 62

comme offrande

12, 14, 154

comme théophanie

337

conclusive (finale)

210 n. 3, 213 n. 7, 214 n. 9, 215 n. 12, 217218, 223, 225 n. 47, 228 n. 58, 232, 241242, 245 n. 106, 247 n. 112, 256-257, 261, 264-266, 303, 324

crédibilité de la ~

11, 190-191

d’action de grâce

100-101, 114 n. 18, 115, 184-185, 281, 347

de demande (pétitionnaire)

185, 187, 244 n. 103, 256, 264 n. 157, 278, 281, 323, 331, 345, 347, 349, 352

de louange

35, 96, 184, 246, 252 n. 129, 298, 317 n. 30

Index thématique

efficacité de la ~

11-12, 14, 199, 216, 233, 235, 237, 256 n. 135, 263, 264 n. 156, 345, 348

empreinte d’émotion

11, 15, 79, 181, 186-187, 190, 227, 247 n. 112, 263

en prose

8, 12, 15, 131, 158-159, 209-267

formules de ~

13, 19 n. 12, 20 n. 18, 30-31, 35, 219 n. 24, 229, 235

gestes de ~

18, 25, 160, 217, 252-253, 324, 346, 348

hermétique

10, 12-13, 91-108, 184 n. 17

indicible

104

initiale

250 n. 122, 258 n. 137, 265, 313

intériorisée

10, 106, 217

littéraire

13, 15

locale

11

« magique »

11, 14, 110, 130

modes de la ~

119, 195-196, 204, 264 n. 156

nature (vertu) anagogique de la ~

12, 214-215, 246 n. 111, 251, 266

non imagée

328-338, 343

perpétuelle

8, 28, 228, 266 n. 160

personnelle

21, 35, 226, 249, 252, 263, 265

philosophique

12-13, 15, 115, 150-157, 160, 194-198, 200, 202-204, 209-267, 272, 347

pour la justice

119

pour les réalités matérielles

13

pratique (ordinaire)

196-200, 202-204

privée

147-150, 266, 279, 346

publique

10, 19, 24-25, 32-33, 36, 106 n. 36, 148, 346

pure

104, 157, 183, 185, 322, 328, 330, 333344

rythme de la ~

30, 37 n. 109, 116, 131, 151, 157, 160, 225, 266, 298, 348

silencieuse

12, 103-108, 149, 184, 217 n. 18, 290, 298, 300-303, 306-307, 350-351

spirituelle (pneumatique)

193, 289-307, 328, 332-333, 336, 338339, 345

structure de la ~

224-225, 229, 242, 316 n. 26, 348

superstitieuse

149, 188, 252 n. 129

387

Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité

temps de la ~

139, 213

théurgique

195-198, 202-205, 226, 232, 237, 241, 256 n. 135, 263, 264 n. 156, 265 n. 159, 266, 315, 316 n. 26, 318, 323-324, 329, 347

universelle

282

vocale

12, 61-90, 301-303, 306-307, 347-348, 351

votive

38, 123, 125

Prophétie

67 n. 23, 75, 77-78, 88, 90, 116, 274 n. 11, 279 n. 17, 283

Prosternation (proskynèse)

186 n. 24, 213, 217, 252-253

spirituelle Providence particulière

217, 252-253 144-147, 151, 155, 159, 198, 200-204, 221 n. 33, 238, 350 149

Psaume

296, 300-301, 331-332

Pureté, purification

124-125, 220, 226 n. 48, 228-230, 234, 237-240, 250 n. 123, 264 n. 156, 323, 328, 330, 336-344

intellectuelle

104, 183 n. 16, 185, 260, 262, 298-299, 332, 334

rituelle

205

Pythagoricien, pythagorisme

104 n. 30, 186, 198, 227 n. 54, 236, 245, 260 n. 144, 350

Religio mentis

217, 253, 259

Remémoration

106, 159-160, 229

Remerciement

18, 26, 323

Représentation

105, 137, 151, 332-334, 337-338, 343

Révélation

92, 250-251, 257 n. 137, 259, 312, 314 n. 19, 317 n. 30, 320-323, 339

Rhétorique

9, 15, 30

de l’éloge

14, 18, 22, 30-31, 34, 37

de la prière

9-10, 73, 78 n. 76, 153 n. 16, 160, 191-192, 209-267

religieuse

10, 153, 157, 159-160, 210, 215

théorie ~

11, 15, 182, 189-192

Ritualisation

388

63-64

Index thématique

Rituel, ritualisme

10-11, 14, 23, 32, 37-38, 40, 51, 61-90, 92, 94, 109-126, 129, 131, 134-138, 141, 164, 169, 176, 195, 197, 205, 215 n. 11, 217, 227 n. 57, 346, 349, 351

Sacrifice

10, 33, 45, 46, 50-51, 56, 58-59, 93, 112, 149, 151-152, 153 n. 16, 154, 165, 179, 181, 183, 185, 189, 303, 346

de la parole

99-100, 102-103

intellectuel

10, 183 n. 16, 184, 351

interprétation théologique du ~ matériel

10, 108, 351

sanglant

183-185, 351

Sagesse, sage

104, 115, 150-151, 175, 183 n. 16, 259, 262, 265 n. 159, 271-273, 274 n. 12, 275276, 279-282, 311-312, 316, 319, 343, 350

Salut

27, 49, 92, 97, 106, 183, 195-196, 220, 232, 256 n. 135, 261-262, 274-276, 303304

Santé

13, 27-28, 124, 146, 150, 193-207, 236, 238

Septante

19, 33, 334 n. 94, 36

Sibylle

87-88

Signe

69, 88, 117, 136, 138, 183 n. 15, 281

Silence

10, 12, 14, 94-96, 103-108, 183 n. 16, 184, 267, 290, 298-299, 307, 314, 339-341, 347, 350-352

Soumission

21, 37, 252 n. 129

Statue

35, 47, 69, 71-72, 149, 244, 261, 286

Stoïcien, stoïcisme

12, 15, 143-160, 269-282

Style

12, 52 n. 45, 78, 89, 157, 191, 225 n. 46, 226, 251, 328, 348-349

clarté du ~

226, 266

de l’écriture

56

de vie

8, 266 n. 160

Superstition

143, 188

Supplication

11, 37, 70, 151, 181 n. 7, 185-189, 197, 203-204, 216, 219-220, 224, 226-229, 252 n. 129, 253, 286, 331, 345, 347, 351

Symbole (sumbolon)

314-315, 317, 331-332

théurgique

205, 226, 232, 237

389

Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité

Technique corporelle

11, 61-90, 348

d’écriture

139

spirituelle

332, 267 n. 164

vocale

11, 61-90, 139, 141, 348

Temple l’intellect comme ~ de Dieu

24, 27, 29, 32, 35, 61, 87, 104 n. 31, 149, 151-152, 203, 205 227 n. 57, 286, 330-335

Théologie chrétienne

8, 282, 309-325

égyptienne

125,140

médio-platonicienne

182, 187

néoplatonicienne

16, 209-267

stoïcienne

150

Théurgie, théurge

105, 193-207, 214, 226, 232, 233 n. 76, 237, 241, 254, 263-267, 314-315, 316 n. 26, 318, 323-324, 329, 347

Un-Bien

194, 198, 200, 214, 216, 247 n. 112, 252

Union (mystique)

76, 205, 215 n. 11, 229, 232, 252, 254, 256 n. 135, 267 n. 164, 316 n. 24, 319-320, 322-323, 329

comme degré de la prière Vérité parole de la ~ Vertu

degrés de la ~

205, 329 100, 220, 222, 229, 232, 251, 259, 279, 310, 311 n. 9, 312, 315, 317 312, 315 n. 23 38, 144, 150-151, 156-157, 160, 162-163, 167, 187, 193-207, 230-231, 272 n. 7, 274 n. 12, 282, 295, 299 n. 26, 331, 333, 343, 350 230-231

Vision (mystique)

93, 250 n. 123, 264 n. 156, 343

Voces magicae

68, 86, 112 n. 10, 134

Voix

390

articulée

104 n. 30, 106, 149, 156, 183 n. 16, 224, 297, 300, 347

du cœur

298

inarticulée

183 n. 16, 297-298, 300, 303

intelligible

297

modulations de la ~

86, 116, 297, 307

rythmée

83, 116

INDEX DES AUTEURS ANCIENS

Ælius Aristide

190, 248, 260 n. 144

Alexandre d’Aphrodise

248

Ammonius

238, 243-244

Anacréon

15, 164, 167, 170-174, 177

Apulée

85-86, 111, 127 n. 68, 138, 182, 188

Aratos

98-99

Aristote

15, 81, 83, 163-164, 174, 176, 190-191, 201, 211 n. 4, 212 n. 6, 214, 225-226, 230-231, 234, 241, 243-252, 256

Asclépius de Tralles

240

Boèce

240-241

Catulle

81-83, 86

Censorinus

84

Cicéron

74-75, 79 n. 84, 81 n. 94, 84 n. 110, 89, 274 n. 12

Cléanthe

98-99, 155

Clément d’Alexandrie

8 n. 5, 102, 104 n. 28, 104 n. 30, 240

Damascius

214-215, 221 n. 32, 231 n. 68, 244 n. 104, 245 n. 107, 247, 260, 321 n. 45

David l’Arménien

240 n. 93, 251 n. 125

Démétrios (pseudo-, rhéteur)

224-226, 242

Démosthène

79 n. 84, 190, 259 n. 138, 260 n. 144

Denys l’Aréopagite (pseudo-)

12, 15-16, 309-325

Denys d’Halicarnasse

80-81, 83-84, 257 n. 137

Dion de Pruse (Chrysostome) 14-15, 161-177 Élias (pseudo-)

240 n. 93

Épictète

15, 143-160, 209, 210 n. 3, 213 n. 6, 213 n. 7, 214, 217223, 229-230, 241, 245, 253, 255-256

Euripide

21, 24, 34

391

Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité

Évagre le Pontique

13, 16, 327-344

Firmicus Maternus

37

Hazzaya

330, 341-344

Hermès Trismégiste

91-108

Hermogène de Tarse

11, 15, 169 n. 36, 189-192, 223-226

Hérodote

48-49, 117 n. 33

Hésiode

236, 247

Hiéroclès d’Alexandrie

197-200

Homère

15, 135 n. 100, 137, 163-168, 171-174, 216, 220-221, 225-226, 234-241, 244 n. 105, 255, 352

Isaac de Ninive

330, 335-344

Isocrate

33, 245

Jamblique

12, 15, 76-77, 91, 176 n. 60, 180-182, 185-186, 189, 194-195, 212 n. 6, 216, 222, 223 n. 35, 226 n. 49, 227229, 236, 241-242, 244-245, 248, 255-256, 265-266, 310, 316 n. 25, 317 n. 28, 318, 329

Julien l’Empereur

58, 133 n. 88, 256 n. 136

Juvénal

89

Longin

192

Lucain

86-88

Lucien

168, 174 n. 54, 234-236

Lucrèce

81

Marc Aurèle

143-160

Marinus de Néapolis

193, 196-206, 213, 242-243, 250 n. 123, 252

Maxime de Tyr

8, 156-157, 176 n. 60, 182, 282, 349-350

Ménandre le Rhéteur

30, 172 n. 48, 215, 248 n. 113

Minucius Felix

29, 62 n. 4

Nicomaque de Gérasa

240 n. 93

Olympiodore

240 n. 93, 251 n. 125

Origène

7 n. 3, 8 n. 5, 12, 16, 75 n. 64, 102, 269, 289-307, 328331

Ovide

80 n. 91, 84 n. 108, 86-89, 117 n. 34

Paul (Apôtre)

290-291, 298, 300, 305-306, 331

Pausanias

29 n. 64, 36, 39, 45, 47-48, 50, 55-58

Perse

143-160

Philon d’Alexandrie

19 n. 11, 33, 104 n. 28, 140 n. 27, 252

Philopon (Jean)

233 n. 76, 234, 240 n. 93, 247 n. 112, 254

392

Index des auteurs anciens

Pindare

33-34, 117 n. 35, 167, 247 n. 112

Platon

18 n. 5, 67 n. 23, 81-84, 137, 150-151, 165, 167, 169 n. 36, 184 n. 18, 186 n. 28, 187, 193, 214, 225 n. 46, 227, 232 n. 71, 239-244, 259-260, 263 n. 156, 265, 281, 309-310, 312, 348-350, 352-353

Plaute

30

Pline l’Ancien

62 n. 4, 73-78, 84 n. 113, 90

Pline le Jeune

161 n. 1, 169 n. 37

Plotin

238 n. 89, 249, 252-253, 310 n. 5

Plutarque

49-50, 52, 80, 84, 163 n. 9, 164 n. 16, 165 n. 18, 166, 168-170, 174-176, 182, 188, 274 n. 12, 311 n. 8

Porphyre

8, 10-12, 15, 104, 121 n. 53, 176 n. 60, 179-192, 194, 216, 222, 227-228, 236 n. 83, 242, 244-245, 255-256, 265, 316-317, 350-351

Proclus

12-13, 15, 33, 180 n. 3, 193-207, 209, 214-215, 217, 219-221, 223 n. 35, 232-233, 237-244, 247, 249-253, 255-267, 309-310, 323 n. 53

pseudo-(Démétrios, Denys, Élias)

voir supra

Quintilien

74-75, 79 n. 82, 85-86, 89 n. 133

Saloustios

262 n. 150

Sappho

167, 170, 172

Sénèque

13, 143-160, 269-287

Simonide

40-41, 44-47, 50-52, 57, 59-60

Simplicius

10, 12, 15, 198 n. 8, 209-267, 351

Sophocle

237 n. 87-88

Stace

81 n. 99

Stésichore

167

Syrianus

241 n. 96, 248, 252 n. 130, 259-260

Tertullien

8 n. 5, 13, 16, 269-284

Théocrite

47 n. 23, 59, 110

Théodore d’Asinè

194 n. 2, 217

Théognis

48 n. 27, 166

Thucydide

36 n. 101, 55, 216

Tibulle

30, 78 n. 78, 89 n. 132

Tite-Live

89 n. 132, 90

Xénophane

150, 160, 173

Xénophon

169 n. 36

393

INDEX DE MOTS GRECS, LATINS, COPTES ET SYRIAQUES

ἄγαλμα

11

αἵρεσις

195, 200

αἴτησις

187

ἀκρίβεια

231 n. 69, 244

ἀλαλαγμός

298

ἀλήθεια

229, 232, 233 n. 76, 239 n. 91, 246 n. 111, 251, 256 n. 135, 257-258, 260, 267 n. 164

ἀναγωγή

183 n. 16, 267

ἀπάθεια

184 n. 16, 333

ἀπόδειξις

245

ἄρρητον

253

ἄρχειν

219, 230

αὐτοκίνητος

195, 198, 200, 219, 230

ἀχλύς

232, 234, 237-238, 241 n. 95

βούλησις

201

γνῶσις

228, 233, 263

δέησις

331

δεισιδαιμονία

188

δεσπότης

219 n. 24

διέξοδος

300

ἐγκώμιον

9, 18, 34, 166

ἕνωσις

232

ἐπαοιδή (ἐπῳδή)

114, 118

ἐπικαλεῖν

114, 123, 126, 130, 136, 139, 150-151

ἐπίκλησις

18, 114, 123, 125, 132

ἐπιστροφή

194

ἐποπτεία

250-251, 264 n. 156

395

Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité

ἔρως

232, 233 n. 76, 246 n. 111, 250 n. 122, 251, 256 n. 135, 267 n. 164

εὐγένεια

219-220, 221 n. 31, 221 n. 33, 223, 229, 231

εὐκρίνεια

226

εὐλογία

9-10, 13, 17-23, 25-29, 31-36, 38, 97, 100

εὐτέλεια

227, 246, 253-255

εὐχαριστεῖν

25-26, 218

εὔχεσθαι

18, 19 n. 8, 172, 181, 188, 202-203, 216-218, 241-242, 252 n. 127, 257-259

εὐχή

9, 18, 22, 25, 27, 114, 152, 170, 179-180, 185, 187-189, 195-196, 199, 215-216, 218-219, 297 n. 20, 315

ἐφόδιον

241-242, 245

ἡγεμονικόν

300, 332

ἦθος

176, 187, 190, 191 n. 39

θεουργία

207

θεωρία

184, 197, 241, 258, 260

θυσία

10, 93, 100, 108, 183 n. 16, 184-185, 189

ἱκετεία

9, 11, 184, 186, 227-229

ἱκετεύειν

197, 199 n. 8, 204, 216, 219, 224 n. 42, 225-228, 253

καλεῖν

170, 200

κλῆσις

9, 114, 180

κόσμος

248

κραυγή

298, 299 n. 27, 300 n. 28

λέξις

191, 243

λιτανεία

9, 11, 184-187, 189, 227 n. 54, 228

λόγος

183 n. 16, 189-190, 216, 272 n. 6, 277

μεγαλοψυχία

249, 250 n. 122, 253

μέγεθος

225-226, 246, 249, 250 n. 121

μελέτη

156

μῶλυ

244

νόημα

238, 257, 327 n. 1, 332-333

οἰκειότης

262

ὁμιλία

156, 282 n. 20, 327 n. 1, 328

ὁμοίωσις

228, 258 n. 137

ὄργανον

245, 300 n. 28

οὐδένεια

227-228, 253

οὐρανός

248, 264 n. 156

396

Index de mots grecs, latins, coptes et syriaques

πάθος

11, 15, 182, 188, 190-191, 200

περιβολή

225, 250 n. 121

πίστις

232, 233 n. 76, 246 n. 111, 251-252, 256 n. 135, 267 n. 164

προσευχή

115 n. 23, 216 n. 15, 297 n. 20, 327 n. 1, 328, 331, 333, 335

προσκυνεῖν

213, 216-217, 227, 246, 252-253

ῥήτωρ

211, 223

σαφήνεια

217-218, 226, 243

στεναγμός

291, 296 n. 19, 297 n. 20

συμπάθεια

197, 254, 262-263, 305 n. 37

συμπόσιον

14, 169, 177

συμπράττειν

219, 226, 229, 231

συμφωνία

158-159

ὑμνεῖν

186 n. 24, 248, 299 n. 25

ὕμνος

33, 114, 183 n. 16, 184, 237, 248

ὑπερέχειν

219, 230

φιλόσοφος

195, 202, 211, 223, 262

φωνή

183 n. 16, 238, 297 n. 22, 298

χαριστήριος

26

animus

271, 275, 282, 285

carmen

30, 36, 86-87, 116, 151

commemoratio

282

confatalia

145

defixio

111, 118-119, 137

exsultare

81, 85-86

felicitas

146, 152

furor

67, 81, 147

murmur

87-88, 148

officium

281

sermo

270, 273, 275-277, 283

spiritus

149, 270-273, 275-277, 280-285, 299 n. 27, 305 n. 38

tripudium

63, 80-83, 85, 89

ululare

86, 89

voluntas

144, 154

397

Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité

ⲙⲉⲉⲩⲉ

99, 102 n. 24

ⲛⲓⲙ

100, 102

ⲣϩⲩⲙⲛⲉⲓ

95-96

ⲥⲙⲟⲩ

96

ⲯⲩⲭⲏ

100, 102 n. 24

ϣⲗⲏⲗ

96

ϩⲏⲧ

102 n. 24

ϭⲟⲙ

99, 102 n. 24

‫ܗܘܢܐ‬

336

‫ܗܪܓܐ‬ ̈ ‫ܙܘܘܥܐ‬

338

‫ܚܠܛ‬

339

‫ܡܕܥܐ‬

336

‫ܡܣܪܩܘܬܐ‬

337

‫ܥܢܝܢܐ‬

338

‫ܪܥܝܢܐ‬

336

398

337