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RELIGION ET GOUVERNEMENT DANS L’EMPIRE ROMAIN
BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES
SCIENCES RELIGIEUSES
VOLUME
172
Illustration de couverture : Temple de Saturne, Rome. Cliché de l’auteur.
RELIGION ET GOUVERNEMENT DANS L’EMPIRE ROMAIN
Clifford Ando
H
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La Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent cinquante volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignants à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…) Directeur de la collection : Gilbert dAhAn Directeur adjoint : Arnaud SérAndour Secrétaires d’édition : Cécile GuivArch, Anna WAide Comité de rédaction : Denise AiGle, Mohammad Ali Amir-moezzi, Jean-Robert ArmoGAthe, Hubert BoSt, Marie-Odile BoulnoiS, Jean-Daniel duBoiS, Vincent GooSSAert, Michael houSemAn, Alain le Boulluec, Marie-Joseph Pierre, Jean-Noël roBert. © 2016, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2016/0095/101 ISBN 978-2-503-56753-2 Printed on acid-free paper.
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INTRODUCTION En 2011 je suis invité par Nicole Belayche et Jean-Louis Ferrary comme directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études. Ce volume est le résultat des conférences tenues à cette occasion. Il propose deux perspectives sur l’histoire de la religion sous le Haut-Empire. Les deux premiers chapitres ont pour but de fournir une sociologie historique de la religion. En particulier, ils tentent d’expliquer le développement de la compréhension de l’affiliation religieuse de l’individu qui est conçue comme distincte des structures de l’appartenance politique. Les chapitres 3 et 4 situent les preuves juridiques en relation herméneutique avec des problèmes de l’histoire des religions, afin de mettre en lumière deux questions historiques : comment les Romains concevaient-ils la nature et les limites du pluralisme religieux ? Quelles sortes de changement historique pouvaient-ils percevoir dans le domaine de la religion, et comment les expliquaient-ils ? Le chapitre 5 tresse ces fils d’enquête ensemble en montrant que les appareils conceptuels employés par les Romains, païens comme chrétiens, pour expliquer l’affiliation religieuse, étaient ceux du droit et de la citoyenneté. Le chapitre 1 commence par analyser les théories contemporaines de la religion du Haut-Empire. Les modèles dominants de la religion dans le monde ancien comprennent la vie religieuse comme intégrée dans les structures sociales et matérielles de l’économie politique. De ce point de vue, les cultes traditionnels des villes grecques et romaines ont été organisés par des principes homologues à ceux qui ont organisé leurs institutions politiques et culturelles. On a ainsi supposé que l’adhésion des individus à ces cultes reflétait les structures locales d’appartenance politique : comme chaque ville avait ses propres dieux, de même, les citoyens vénéraient les dieux de leur ville. Au cours du Haut-Empire, ces fondations ont été de plus en plus mises à mal. Pour expliquer ce phénomène, il faut analyser les structures de la pratique administrative et de l’agir communicationnel comme agent de production d’une subjectivité nouvelle et typiquement impériale chez les résidents de l’Empire. L’analyse se fonde sur les cours de Michel Foucault au Collège de France de 1977-1978 et 1978-1979, qui constituent la seconde source de connaissances et de réflexion qui sous-tend cette enquête. Selon nous, les opérations du gouvernement romain ont progressivement atomisé les individus sur le plan des structures traditionnelles de l’appartenance poliadique. En conséquence, l’affiliation religieuse pouvait de plus en plus être conceptualisée comme distincte de l’appartenance politique. 5
Religion et gouvernement dans l’empire romain De même, la « religion » comme élément distinct de l’identité de l’individu – et les « religions » comme distinctes les unes des autres – pouvaient alors être théorisées d’une façon générale. Le résultat en était un paysage dans lequel le concept de conversion acquérait une importance de premier plan. Le deuxième chapitre entreprend une enquête similaire en ce qui concerne l’ascétisme. Il se divise en trois parties. Il cherche d’abord à démontrer que la honte du corps comme justification de la pratique ascétique s’expliquait toujours par référence à des théories classiques de l’âme. Certaines avaient cultivé des formes de pratique sociale sur cette base depuis des siècles. Deuxièmement, on démontre de manière décisive que les chrétiens des iie et iiie siècles justifiaient leur propre pratique ascétique dans des termes similaires. En effet, les premiers chrétiens interprétaient les exemples bibliques de « retraite » de la vie mondaine à la lumière précisément des platitudes philosophiques qui avaient motivé la pratique ascétique parmi les non-chrétiens. On doit donc chercher l’explication de la popularité soudaine de la discipline corporelle au ive siècle en dehors des domaines où elle a traditionnellement été interrogée. La troisième partie préconise un virage vers la politique, où le souci de soi est devenu une caractéristique marquée des doctrines de la vertu à la fois du monarque et du citoyen au cours du ive siècle. Le chapitre 2 conclut en faisant le rapprochement entre cette préoccupation du corps montrée par le citoyen et une autre caractéristique distinctive de gouvernement du ive siècle, à savoir l’ambition qu’avait l’État de pénétrer la société au niveau de l’individu. Pour y parvenir, la législation impériale cherchait à mobiliser des formes non-étatiques de dépendance sociale au service de l’intérêt de l’État. Les troisième et quatrième chapitres étudient la littérature juridique romaine pour éclairer deux problèmes historiques dans l’histoire de la religion. Le chapitre 3 apporte des preuves nombreuses concernant la pratique et la théorie du pluralisme légal comme règle de conduite pour la reconstruction de la pratique et l’élaboration de la théorie ancienne en ce qui concerne le pluralisme religieux. D’une part, on démontrera que le pluralisme au niveau de la pratique locale s’entendait comme devant conduire un ordre social typiquement impérial. D’autre part, dans le domaine de l’histoire des religions, les écrits romains classiques sur les religions des autres se concentrent de manière écrasante sur la pratique. Que ce soit pour ordonner une continuité de la pratique religieuse ou pour demander l’entretien de propriétés religieuses, la législation romaine s’occupait des rites, pas des dieux. En d’autres termes, les païens romains comprenaient la « religion » en tant que telle comme une catégorie de l’action sociale, conduite naturellement en référence à un dieu particulier, mais l’identité du dieu qu’on choisissait de vénérer n’avait aucun rapport avec la désignation d’une action particulière ou une autre comme religieuse. La montée en puissance d’un discours sur le pluralisme dans lequel
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Introduction les dieux jouent un rôle central – chacun pouvant potentiellement être l’objet d’une « religion » distincte – est une caractéristique distinctive de la pensée chrétienne du Haut-Empire. Le quatrième chapitre examine un paradoxe : les Romains étaient manifestement attachés à la continuité dans la conduite des rites, alors même que les textes documentaires révèlent une riche tradition d’improvisation dans ce domaine. On compare la pratique et la doctrine dans la procédure civile à la pratique et la doctrine dans la conduite des rites religieux, afin de reconstituer la conscience historique à l’œuvre dans ces domaines. La première partie analyse les preuves juridiques dans quatre domaines : les récits des origines du droit ; des explications des modifications de la loi ; les mécanismes institutionnels destinés à effectuer et à autoriser le changement dans la loi ; et les moyens discursifs disponibles dans la tradition juridique pour expliquer le changement par rapport aux normes précédentes. La seconde partie du chapitre 4 se concentre sur la pensée et l’action dans le domaine de la religion, mais elle procède dans l’ordre inverse : elle commence avec les formes et la justification de l’innovation dans le présent pour ensuite étudier la conscience historique à l’œuvre dans les textes religieux. Le chapitre conclut en montrant que ces deux traditions, la juridique et la religieuse, révèlent la pensée romaine comme ayant eu une ontologie du social distincte, très différente de celle qu’on pourrait observer dans toute autre tradition littéraire de l’Antiquité méditerranéenne. Le chapitre 5 conclut le volume par un retour aux préoccupations sociologiques des chapitres 1 et 2, en explorant l’appareil linguistique et conceptuel employé par les Romains eux-mêmes pour articuler l’affiliation religieuse individuelle. Leur langue fait preuve d’une remarquable continuité du ier siècle avant J.-C. jusqu’au début du ve siècle de notre ère : l’affiliation religieuse – en fait, la légitimité des religions différentes – est décrite et évaluée dans la langue de la citoyenneté et du droit public. Les Romains n’ont conçu aucun moyen de décrire la religion comme une composante de l’identité de l’individu ou d’un objet de choix individuel si ce n’est l’appartenance politique. Tout au long de l’exposé, le volume a comme objectifs spécifiques, tout d’abord, une attention rigoureuse aux détails philologiques ; deuxièmement, le refus de prendre la théologie pour de l’histoire de la religion ; et troisièmement, le déni d’un statut particulier du christianisme, providentiel ou ontologique.
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CHAPITRE 1 LA RELIGION DE L’INDIVIDU ET LA SUBJECTIVITÉ IMPÉRIALE Nous nous permettrons de commencer par la brève exposition de deux problèmes théoriques que rencontre, nous semble-t-il, l’historiographie contemporaine de la religion du Haut-Empire. Le premier de ces problèmes est peut-être mieux décrit comme normatif, le second comme conceptuel. Tout d’abord, une ambition presque universelle – et, en fait, souvent explicite – des grandes théories récentes de la religion sous l’Empire romain a été de corriger ou au moins de mettre de côté les cadres à l’intérieur desquels étaient apparus précédemment les récits triomphalistes de la montée et de la victoire inévitable du christianisme (il aurait été plus approprié de se donner pour but de changer complètement d’unités d’analyse – en d’autres termes, de se demander ce qui nous autorise à parler d’une pluralité de « religions » comprises comme historiquement autonomes et donc en premier lieu, en concurrence). Mais il n’en reste pas moins que le monde méditerranéen s’est converti, c’est-à-dire que, inter alia, il s’est converti à une vision de la religion dans laquelle la conversion était compréhensible, et ce fait demeure un puissant explanandum de la recherche. Nous qualifions ce problème de normatif parce qu’il nous semble souvent découler du désir d’éviter des interprétations téléologiques non seulement pour des raisons intellectuelles – afin de ne pas présupposer ce qu’on doit en fait expliquer – mais aussi, voire exclusivement, en raison d’angoisses qu’on pourrait décrire comme « post-coloniales » : acceptant l’affirmation discutable que le christianisme et les paganismes contemporains étaient des formations culturelles autonomes violemment opposées entre elles (notamment en ce qui concerne leurs panthéons), nous avons décidé de rejeter non seulement l’explication que l’historiographie chrétienne donne de son propre succès, mais également le diagnostic qu’elle porte sur les défauts du paganisme. Ce double rejet, qui consiste à considérer que les paganismes grec et romain n’étaient ni en faillite ni mourants a, pour des raisons difficiles à discerner, été étendue de telle façon que les chercheurs insistent souvent sur le fait que le paganisme, le polythéisme, les cultes civiques, les oracles etc., ont non seulement prospéré, mais qu’ils ont prospéré dans leur état antérieur :
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Religion et gouvernement dans l’empire romain en effet, on nous dit souvent que le paganisme a simplement persisté 1. Dans la nouvelle configuration, le paganisme – ce qui signifie en particulier, mais pas exclusivement, les cultes topiques civiques et régionaux de l’Empire romain – est devenu une religion sans histoire (nous reprendrons ci-dessous l’utilité de la polarité topique/utopique). Le deuxième problème théorique qui affecte une grande partie du savoir contemporain résulte du succès même des modèles dominants de la religion civique grecque et romaine des dernières décennies. Les deux plus importants – celui de « polis-religion » du côté grec, et celui du « compromis civique » du côté romain – ont en commun avec leurs différentes révisions et leurs modèles rivaux une tendance implicite ou explicite à comprendre la vie religieuse comme intégrée dans les structures sociales et matérielles de l’économie politique 2. Selon ce point de vue, les cultes traditionnels des villes grecques et romaines ont été organisés par des principes homologues à ceux qui ont organisé leurs institutions politiques et culturelles, voire par des principes qui n’ont pas été conceptualisés comme distincts. On a ainsi supposé que l’adhésion des individus à ces cultes reflétait les structures locales d’appartenance politique : comme chaque ville eut ses propres dieux, de même, les citoyens vénérèrent les dieux de leurs villes. Comme les chercheurs ont commencé à le soutenir au cours de la dernière décennie, quelle qu’ait été leur utilité, ces modèles n’ont connu qu’un succès limité (au risque d’énoncer des évidences, nous tenons à souligner que nous défendons avec force l’utilité de théories qui considèrent la religion comme engagée dans un rapport dialectique étroit et attentif avec les grands courants idéologiques de son contexte). Néanmoins, deux préoccupations soulevées par ces critiques sont pertinentes pour notre argumentation. Premièrement, les modèles de la religion comme imbriquée présupposent une forme de subjectivité caractéristique et potentiellement fallacieuse, qui assigne aux individus des horizons imaginaires et psychologiques qui coïncident avec ceux qui leur sont imputés par le régime politico-économique rendu visible dans la documentation textuelle et épigraphique. En conséquence, ces modèles ne parviennent généralement pas à rendre compte de toute activité religieuse qui ne découlerait pas de l’appartenance à une communauté politique : ils ont
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A. rouSSelle, « Suggestions pour l’étude du paganisme de 191 à 325 », dans L’Empire romain de 192 à 325, Pallas hors série (1997), p. 11-19. B. nonGBri, « Dislodging ‘embedded’ religion : a brief note on a scholarly trope », Numen 55 (2008), p. 440-460. Voir aussi A. Bendlin, « Peripheral centres – central peripheries : religious communication in the Roman Empire », dans H. cAncik et J. rüPke, éd., Römische Reichsreligion and Provinzialreligion, Tübingen 1997, p. 35-68 ; id., « Looking beyond the civic compromise : religious pluralism in late republican Rome », dans E. BiSPhAm et C. Smith, éd., Religion in archaic and republican Rome and Italy, Édimbourg 2000, p. 115135 ; et id., « Rituals or beliefs ? “Religion” and the religious life of Rome », Scripta Classica Israelica 20 (2001), p. 191-208.
La religion de l’individu et la subjectivité impériale donc été récusés pour ne pas avoir réussi à expliquer la magie, l’incubation ou les dédicaces privées, ni d’ailleurs les contenus différenciés des sanctuaires domestiques 3. La deuxième difficulté rencontrée par les modèles contemporains de la religion civique a été formulée de la façon la plus convaincante par Jonathan Z. Smith. Comme il l’a démontré il y a vingt ans, aucun modèle de développement simple ne peut rendre compte de l’existence de cultes comportant des structures institutionnelles complexes sans rapport avec celles de la ville, ni, semblerait-il, de l’adhésion des individus à de tels cultes 4. On doit en outre souligner dans ce contexte que Smith a soutenu explicitement, pour des raisons à la fois théoriques et empiriques, que sa taxonomie n’était pas la forme masquée ou codée de l’ancienne distinction entre les cultes gréco-romains et les cultes orientaux ou à mystères. Au contraire, il a soutenu que de nombreux soi-disant cultes à mystères doivent être compris, dans leurs formes hellénistiques, comme des cultes topiques ; et que plusieurs de ces cultes, y compris ceux d’Attis et du Christ, montrent à l’époque romaine des signes de réinterprétation progressive d’une vision topique en une vision utopique 5. Bien que ces deux difficultés puissent être formulées et analysées séparément – l’une venant d’une pensée antitéléologique qui engendre une pensée antihistorique ; l’autre résultant de modèles qui correspondent de moins en moins aux données, fait que les modèles ne peuvent naturellement pas expliquer – leur action combinée handicape une grande partie de la recherche. Car là où la première nous encourage à voir les cultes civiques du Haut-Empire dans une persistance intemporelle, la seconde ne peut voir que ceux-ci, à l’exclusion de toutes autres manifestations de la religiosité. Les résultats montrent des perspectives historiques d’une stase dont la persistance ne peut manquer d’étonner : tel est le cas, nous semble-t-il, malgré des avancées extraordinaires dans les formes diverses de la recherche particulariste et empirique. Mais quelles que soient les fluctuations dans les techniques cultuelles ou le flux et le reflux de la popularité de certains dieux que révèlent ces recherches, ce que, semble-t-il, notre peur de la téléologie ne nous autorise pas à dire, c’est que la religion sous l’Empire romain a une histoire ; qu’une religion, armée d’une compréhension polémique de ce qu’est la religion, a cherché avec succès à éliminer ses pairs ; mais que sa victoire doit avoir des racines historiques profondes en connexion complexe précisément avec le désencastrement de la religion sur lequel Smith a attiré notre attention ; et que, parmi ces racines,
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G. Woolf, « Polis-religion and its alternatives in the Roman provinces », dans H. cAncik et J. rüPke, éd., Römische Reichsreligion and Provinzialreligion, Tübingen 1997, p. 71-84. ; A. Bendlin, « Looking beyond » ; C. Ando, « Evidence and orthopraxy », Journal of Roman Studies 99 (2009), p. 171-181. J. Z. Smith, Drudgery Divine, Chicago 1990. J. Z. Smith, Drudgery Divine, p. 85-143.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain l’échec du compromis civique doit occuper une place importante. Car bien que les Romains aient découvert qu’ils avaient eux aussi une religion, il n’a pas été facile de l’exporter. Au contraire, d’une manière plutôt surprenante, aucune « Reichsreligion » ne fit partie de la culture nationale que le projet d’empire a tenté d’universaliser auprès des habitants d’abord, des citoyens ensuite, de l’Empire antérieur à Dèce 6. Ce que nous trouvons à sa place, c’est, pendant un temps, un paysage d’une complexité croissante, dans lequel une réalité politico-économique en évolution et une mobilité humaine extrêmement intensifiée ont mis les systèmes culturels précédemment isolés en contact de plus en plus étroit les uns avec les autres. Une des conséquences en fut la diffusion des sectes, situées à l’origine au sein des communautés immigrées ; et plus secondairement, la formulation de nouvelles formes d’identité religieuse, alors que la religion n’était plus que l’une des nombreuses formes culturelles qui unissaient les membres de ces communautés, par contraste avec les populations parmi lesquelles elles résidaient 7. Autrement dit, si les religions des poleis grecques et civitates romaines étaient faites par et pour leurs citoyens, pendant la période de l’Empire les communautés de résidents étrangers connurent une croissance vertigineuse en nombre et en assurance, et la religion a joué un rôle important dans leur constitution 8. Sans surprise, les premières tentatives – en grande partie manquées – entreprises par les auteurs grecs et romains de décrire des communautés imbriquées dans les civitates mais ayant des associations cultuelles indépendantes trouvent leur formulation au moment même où ces auteurs font face à la population radicalement déracinée des esclaves de Rome : peut-être
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Sur « la découverte de la religion romaine » voir C. Ando, Imperial ideology and provincial loyalty in the Roman Empire, Berkeley 2000, p. 206-209, 385-398 ; et Imperial Rome : the critical century (A.D. 193-284), Édimbourg 2012, chap. 6. Cf. S. SchWArtz, Imperialism and Jewish society, 200 b.c.e. – 640 c.e., Princeton 2001, p. 179-289 ; et D. BoyArin, Border lines : the partition of Judaeo-Christianity, Philadelphia 2004. Cette perspective sur l’histoire de la religion de l’époque romaine est peut-être encore le mieux exprimée dans le célèbre essai de John North, « The development of religious pluralism », dans J. lieu, J. north et T. rAjAk, éd., The Jews among pagans and Christians in the Roman Empire, Londres 1992, p. 174-193 ; voir aussi A. Bendlin, « Looking beyond ». Sur les communautés immigrées du monde méditerranéen de l’Antiquité, voir N. BelAyche et S. C. mimouni, éd., Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition, Turnhout 2003 ; voir aussi L. crAcco ruGGini, « Nuclei immigrati e forze indigene in tre grandi centri commerciali dell’impero », dans J. H. d’ArmS et E. C. koPf, éd., The seaborne commerce of ancient Rome, Rome 1980, p. 55-76 ; R. mAcmullen, « The unromanized in Rome », dans S. J. D. cohen et E. S. frerichS, éd., Diasporas in Antiquity, Atlanta 1993, p. 47-64 ; N. BelAyche, « Les immigrés orientaux à Rome et en Campanie : fidélité aux patria et intégration sociale », dans A. lAronde et J. leclAnt, éd., La Méditerranée d’une rive à l’autre : culture classique et cultures périphériques, Paris 2007, p. 243-260 ; et R. comPAtAnGelo-SouSSiGnAn et C.-G. SchWentzel, éd., Étrangers dans la cité romaine. Actes du colloque de Valenciennes, 14-15 octobre 2005, « Habiter une autre patrie : des incolae de la République aux peuples fédérés du Bas-Empire », Rennes 2007.
La religion de l’individu et la subjectivité impériale la plus fameuse de ces tentatives est-elle l’affirmation de Cassius Longinus dans les Annales de Tacite, que les familiae de Rome contiennent « des nations entières d’esclaves pratiquant des rites divers, des cultes étrangers, ou aucun culte du tout » (Tacite, Ann. 14.44.3 : nationes in familiis […] in quibus diversi ritus, externa sacra aut nulla sunt). Ces esclaves existaient en tant que personnes et biens devant la loi, et étaient connus pour adhérer aux cultes en tant qu’individus et au sein des communautés, mais ni les esclaves eux-mêmes ni leurs communautés n’ont été compris comme politiques. Leurs identités religieuses – leur religion – ont donc dû par nécessité être désarticulées de toute forme reconnaissable d’identité juridique ou politique, et elles auraient pu être théorisées en tant que telles, pour peu qu’il eût été recevable de réfléchir sur des esclaves. Qui plus est, il est probable que c’est précisément la dislocation de cultes qui avaient été des cultes topiques dans leur contexte original qui a permis ou du moins promu leur réinterprétation en des termes que Smith nomme « utopiques » sous le Haut-Empire. Mutatis mutandis, il est probable également que des cultes romains insérés dans de nouveaux contextes, séparés des sites auxquels des mythes purement romains les avaient attachés, aient pris de nouvelles significations qui sont aujourd’hui perdues. Mais cet aspect de l’histoire religieuse de l’Empire nous échappera, aussi longtemps que seule la pluralité, qu’il s’agisse des dieux ou des religions, nous permettra d’indexer l’état des choses. Paradoxalement, l’instauration de ces index est peut-être la pratique la plus significative que les études religieuses doivent à l’Antiquité tardive chrétienne, et pourtant, c’est précisément l’Antiquité tardive chrétienne que cette tradition ne peut pas expliquer 9. Effets de l’Empire Le cul-de-sac dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui n’est pas nécessairement, cependant, la fin du récit contemporain. Au contraire, selon moi, ce sont précisément les conceptions modernes des religions grecque et romaine comme imbriquées ou topiques, comme homologues aux principes politiques structuraux et aux arrangements institutionnels des sociétés qui les animaient, et en accord avec eux, qui peuvent mener à une analyse plus
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Autrement dit, c’étaient les chrétiens (et les juifs) de l’Antiquité tardive qui attribuaient dans leurs polémiques la multiplicité des dieux et des cultes de leur monde à un collectif paganisme, et notre tendance à écrire des histoires de la religion en comptant des dieux ou en énumérant les cultes – ou en détaillant les pratiques de culte – est en partie un héritage de cette tradition. Mais les polémistes chrétiens ont développé cette façon de parler de la religion précisément afin d’affirmer l’altérité radicale du christianisme à son contexte. Même en dehors de notre peur de la téléologie, on ne doit pas être surpris que les outils heuristiques qui sont traditionnels dans l’histoire de la religion méditerranéenne ne parviennent pas à combler le fossé entre la fin du deuxième, et la fin du ive siècle.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain poussée du changement et à des façons de comprendre l’histoire de la religion sous l’Empire comme, au moins en partie, un effet de l’Empire. Autrement dit, l’intégration sous l’Empire romain a maintenu une pression considérable sur les conceptions particularistes de l’ordre des choses et de soi qui régissaient les relations matérielles et sociales dans les communautés que l’Empire a annexées mais aussi à Rome même. Une des deux faces de l’homologie a changé. La religion n’a-t-elle pas répondu ? Sur ce point de vue, la théorie de Smith selon laquelle des cultes utopiques sont à l’origine de cultes topiques pose plus de questions qu’elle n’en résout. Dans ce qui suit, nous esquisserons ce qui nous semble être les grands traits des effets de la domination impériale sur les structures de la vie locale, effets qui auront remis en question la capacité des cultes civiques traditionnels et régionaux, dans leurs composants verbaux, gestuels, matériels et cognitifs, à organiser le monde. En particulier, nous voudrions suggérer que les rouages du gouvernement impérial, en promouvant la mobilité humaine et, par le biais du droit administratif, en séparant les communautés entre elles et de même les individus de l’Empire entre eux, ont en fait atomisé les individus en les éloignant de leurs contextes politiques et sociaux immédiats. Ce faisant, l’Empire a encouragé la création de nouvelles formes distinctives de la subjectivité, en Orient comme en Occident. Jusqu’à un certain point, ces changements tectoniques ont provoqué des réactions homéomorphes dans le domaine de la religion, notamment dans le discours théologique. Mais seulement jusqu’à un certain point, car même si ces processus étaient à l’œuvre, il nous semble que la capacité du culte et des théologies qu’il réifiait à donner une formulation convaincante, substantielle et durable aux horizons de la vie quotidienne s’est progressivement effondrée. On voit apparaître ici, en définitive, les corrélats entre l’aliénation radicale de l’esclave et le cosmopolitisme déraciné du citoyen impérial. On peut donner une bonne description de la pratique romaine de la gouvernance provinciale dans la période de la conquête et des lendemains immédiats de la conquête à la lumière de deux théories modernes de l’Empire : d’une part, étant un empire (et non un État), Rome régit en exploitant et en gérant la différence 10. Une grande partie du droit administratif romain a donc été orientée vers le contrôle des aspects géographiques des conduites sociales et économiques, notamment en interdisant les formes de sociabilité (en particulier le mariage) et les droits de passer contrat entre les individus et les
10. T. J. BArfield, « The shadow Empires : imperial state formation along the Chinese-Nomad frontier », dans S. Alcock et al., éd., Empires. Perspectives from archaeology and history, Cambridge 2001, p. 10-41 ; C. mAier, Among Empires. American ascendancy and its predecessors, Cambridge 2006, p. 5-7, 29-36.
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La religion de l’individu et la subjectivité impériale groupes à travers les frontières établies par les agents du pouvoir romain. À un niveau minimum, le but de Rome était sans doute d’empêcher l’apparition de solidarités entre les populations conquises. En outre, l’Empire romain de cette période pourrait être compris comme une forme particulièrement complexe de l’empire aristocratique : il s’installait par la cooptation des élites locales, il formait les institutions locales du gouvernement afin que celles-ci assurent à leur tour la formation et la stabilité de ces élites au cours du temps, et il laissait la conduite de la politique locale, de la juridiction, et même de la perception des impôts entre leurs mains 11. On pourrait illustrer l’esprit des mesures administratives prises par Rome dans la période de la consolidation du système impérial avec un exemple tiré du domaine de la religion, à savoir, la définition par Festus de ce qu’on appelle les rites municipaux (Festus s.v. municipalia sacra [146L]) : Municipalia sacra vocantur, quae ab initio habuerunt ante civitatem Romanam acceptam ; quae observare eos voluerunt pontifices, et eo more facere, quo adsuessent antiquitus. Sont appelés municipaux ces rites qu’un peuple a eus depuis son origine, avant de recevoir la citoyenneté romaine, et que les pontifices voulaient qu’ils continuent à observer et exécuter de la manière dont ils avaient été habitués à les exécuter depuis l’Antiquité.
En dépit de la facticité de la revendication historique de Festus, la définition distille une vision métropolitaine du paysage religieux du début de l’époque impériale : d’une part, l’Empire est subdivisé en autant de collectivités qu’il y en avait lors de la conquête ; d’autre part, la persistance nominale des institutions préexistantes dans ces localités innombrables, sous direction purement locale, est considérée comme devant régir tout à la fois un ordre local particulier et un ordre singulier et impérial. Bien sûr, c’est une des fonctions des traditions locales que de réinscrire et donc, assez souvent, d’avoir à donner une nouvelle description de l’ordre face au changement ; et, si Rome avait vraiment et intégralement gouverné par l’intermédiaire des élites locales, avec le temps, qui sait ce que le travail de fond des cultes locaux, topiques, de l’Empire aurait pu réaliser. Mais justement, le monde dont Festus tenait à donner une description normative n’a jamais été entièrement établi. Car au moment même où il prenait forme, un autre était en cours de création, forgé lui aussi par les actions du gouvernement mais structuré sur des principes très différents du premier. Cette évolution est due à deux causes : premièrement, pour diverses raisons et par des moyens variés, le gouvernement romain a fonctionné de telle façon qu’il a détaché les individus de leur contexte social et politique – qu’il les a aliénés des structures 11. J. H. kAutSky, The politics of aristocratic Empires, Chapel Hill 1982 ; C. mAier, Among Empires, p. 33-36.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain de valeurs qui donnaient son sens au localisme poliadique. Deuxièmement, il a en même temps sapé ou mis de fait sur la touche les institutions locales de gouvernement et particulièrement celles qui étaient chargées de la résolution des litiges 12. En conséquence, les modes locaux de l’appartenance politique ont fini par être vidés de tout sens, et les formes culturelles par lesquelles s’exprimaient l’appartenance et ses conséquences semblent avoir perdu de leur pertinence. Nous envisagerons ces problèmes chacun à son tour 13. En ce qui concerne l’atomisation, il convient de commencer par l’instrument le plus simple avec lequel elle a été réalisée, à savoir l’octroi de la citoyenneté. On peut citer par exemple l’un des documents les plus fameux attestant un tel octroi : la Tabula Banasitana, une copie certifiée d’un texte produit par les archives impériales le 6 juillet 177 14 : À la requête d’Aurelius Iulianus, prince de la tribu des Zagrenses, par pétition, avec le soutien de Vallius Maximianus par lettre, nous leur avons octroyé la citoyenneté romaine, salvo iure gentis, sans préjudice des impôts ou des douanes du Peuple ou du fisc.
À un certain niveau, la clause citée ne témoigne pas d’autre chose que d’un octroi de la citoyenneté. Un tel octroi était totalement banal. En fait, si un élément de l’histoire romaine se distingue dans l’histoire des empires et persiste même dans la mémoire commune, c’est la tendance de Rome à distribuer la citoyenneté, jusqu’au moment toujours remarquable où elle l’a fait universellement. Cela dit, la formulation de la clause fait allusion à un problème plus complexe, moins souvent remarqué. La propagation d’un droit romain relatif aux personnes – même la simple classification des vaincus comme étrangers – a surimposé aux systèmes locaux de la formation de l’identité un autre système d’ordre supérieur, commun à tout l’Empire. Plus particulièrement, les octrois ad hoc et l’attribution systématique per magistratuum de la citoyenneté ont interpellé les individus de telle manière qu’ils ont été atomisés précisément à l’égard des structures qui rendaient les identités purement locales
12. C. Ando, « Pluralisme juridique et l’intégration de l’empire », dans S. BenoiSt, S. demouGin et G. de Kleijn, éd., Integration in Rome and in the Roman World, Leiden 2013, p. 5-19. 13. Nous condensons ici des arguments que nous avons exposés plus longuement ailleurs : notamment Imperial ideology ; « Imperial identities », dans T. WhitmArSh, éd., Local knowledge and microidentities in the imperial Greek world, Cambridge 2010, p. 17-45 ; « From Republic to Empire », dans M. PeAchin, éd., The Oxford Handbook of Social Relations in the Roman World, Oxford 2011, p. 37-66 ; « Law and the landscape of Empire », dans S. BenoiSt, A. dAGueyGAGey, C. hoët-vAn cAuWenBerGhe, éd., Figures d’empire, fragments de mémoire : Pouvoirs et identités dans le monde romain impérial (iie s. av. n. è. – vie s. de n. è.), Paris 2011, p. 25-47 ; et « Empire, state and communicative action », dans C. kuhn, éd., Politische Kommunikation und Öffentliche Meinung in der Antike, Stuttgart 2012, p. 219-229. 14. IAM II, 94 = HD 012013.
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La religion de l’individu et la subjectivité impériale significatives et matériellement durables. C’est la reconnaissance de ce fait et de ses conséquences pour l’ordre économique et social local qui a provoqué la stipulation salvo iure gentis, « sans qu’il soit porté atteinte au droit de leur tribu », dont la teneur semble assez claire, même si ses conséquences pratiques demeurent obscures. Des effets similaires ont sans aucun doute été produits par toutes sortes de procédures administratives qui ont fonctionné pour créer ou même simplement classer l’identité des individus à l’égard de Rome, particulièrement le recensement. Nous le savons non seulement d’après une vaste documentation sociologique sur le fonctionnement du recensement dans les démocraties modernes, mais aussi d’après l’accumulation de preuves suggérant que les individus ont gardé et utilisé des documents officiels et non officiels témoignant de leur statut devant l’État romain : par exemple, la citation dans un procès administratif des epikriseis résultant d’un procès plus ancien ; la soumission des déclarations du recensement, des recettes de l’impôt et des certificats de décès à des tribunaux ; en plus de la simple préservation de tels documents dans les archives de la famille, pendant des années et parfois des décennies après leur production initiale 15. En ce qui concerne les institutions locales, ce qui est suggéré par les tendances de l’utilisation des tribunaux, local ou romain – naturellement, dans la mesure où nous pouvons nous faire une idée de leurs choix dans l’ensemble, et aussi des sources de droit que les tribunaux utilisaient – c’est une délégitimation progressive des sources purement locales de l’autorité sociale, la perception, au moins, que le pouvoir social réel provenait de Rome et qu’on y avait accès le plus efficacement par l’intermédiaire d’individus ou d’institutions remplissant des fonctions (ou perçues comme remplissant des fonctions) déléguées directement à la métropole. Ces processus pouvaient être juridiques, politiques ou administratifs, mais ils étaient tous communicationnels. En fait, ils sont presque tous connus en vertu de témoignages écrits d’échanges bilatéraux, dans lesquels les individus s’adressaient aux autorités romaines, et étaient eux-mêmes interpellés à leur tour par elles. La cooptation des élites locales, et leur assimilation à des normes culturelles romaines – que les subalternes locaux pouvaient voir dans les changements apportés notamment à la nomenclature de l’élite, mais aussi aux configurations de sa sociabilité, peut-être de sa tenue, et (qui sait ?) de la pratique sacrificielle – sont ainsi allées de pair avec la transformation produite par ce que nous appelons la municipalisation, dans laquelle les fonctions publiques, qui avaient auparavant entretenu une relation purement hiérarchique avec les institutions romaines, ont été progressivement réorientées de façon à entrer avec elles dans une relation de subordination fractale. De telles
15. C. Ando, Imperial ideology, chap. 9.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain transformations sont plus facilement documentées en ce qui concerne la juridiction, mais elles se sont déroulées dans pratiquement toutes les formes de l’autorité publique. Donc, d’après notre reconstruction, c’est avant tout l’agir communicationnel du gouvernement romain – avec les actes administratifs destinés à faire des personnes des objets de connaissance et de gouvernance – qui a constitué en sujets les provinciaux autrefois conquis. Qui plus est, en les interpellant individuellement et en communiquant de la sorte, le gouvernement romain a finalement sapé les diverses tentatives qu’il avait lui-même lancées pour gouverner par les élites locales ou, d’ailleurs, pour gouverner en exploitant la différence. On pourrait même dire qu’il a cessé d’être un empire. Il est plutôt devenu quelque chose comme un État ou, peut-être, si l’on adopte le cadre de Geoffrey Hosking, un État qui était, plutôt qu’un État qui avait, un empire – avec un droit uniforme des personnes et une culture juridique singulière, pénétrant (au moins théoriquement) universellement et uniformément dans tout son territoire 16. Ces processus ne se sont pas déroulés en un jour, et sans doute le deuxième n’a-t-il pas rapidement sapé le premier. Au contraire, la (re)constitution initiale des communautés locales selon les normes romaines allait de pair avec la diffusion parmi les élites locales de diverses formes culturelles et politiques au travers desquelles pouvait s’acheminer l’ambition individuelle et s’exprimer la réussite personnelle. Ainsi, par leur participation aux structures communales de l’autorité, et du fait de ces mêmes structures, l’autorité, et en fait l’existence même des élites locales, se trouvait fondée et consolidée. Nous nous référons ici à la totalité de la pratique de l’auto-façonnage de l’élite : les magistratures, les sacerdoces, et autres distinctions, y compris les moyens officiels par lesquels la prétention aux honneurs était publiquement avancée et reconnue : essentiellement l’inscription relatant la carrière, mais aussi les décrets honorifiques, les portraits publics, les hauts et bas-reliefs ; et finalement, la distribution de ces commémorations dans les paysages urbains monumentalisés, dans lesquels toutes les formes de l’exposition publique – notamment de soi, mais aussi des monuments – étaient régulées d’une façon manifestement auto-légitimante par les élites mêmes 17.
16. C. mAier, Among Empires, p. 5, citant G. hoSkinG, « The Freudian Frontier » Times Literary Supplement 4797 (10 March 1995), p. 27. 17. G. Alföldy, « Bildprogramme in den römischen Städten des Conventus Tarraconensis. Das Zeugnis der Statuenportamente », Revista de la Universidad Complutense 18/118 (1979), p. 177-275 ; id., Römische Statuen in Venetia und Histria. Epigraphische Quellen, Heidelberg 1984 ; M. Sehlmeyer, Stadtrömische Ehrenstatuen der republikanischen Zeit, Stuttgart 1999 ; id., « Die kommunikative Leistung römischer Ehrenstatuen », dans M. BrAun, A. hAltenhoff et F.-H. mutSchler, éd., Moribus antiquis res stat Romana, Munich 2000, p. 271-284 ; et N. Purcell, « Urban spaces and central places. The Roman world », dans S. Alcock et R. oSBorne, éd., Classical Archaeology, Oxford 2007, p. 182-202.
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La religion de l’individu et la subjectivité impériale Presque au même moment, cependant, l’Empire connut une floraison remarquable de l’esprit d’autopromotion – d’attention à la place de soi et des sociétés privées dans la sphère publique – de la part d’acteurs extérieurs à l’élite, ce qui équivalait à une politisation étonnante de ceux qui étaient auparavant silencieux : on peut penser en particulier à la contribution considérable des affranchis et même des esclaves à l’habitude épigraphique, ou au rôle immense joué par les affranchis dans les sacerdoces publics, ou à la ruée des femmes, des affranchis et, parfois, des esclaves et des enfants vers les tribunaux romains 18. À cet égard, le Principat est une explosion de voix. Jusqu’à un certain point, on pourrait soutenir que cette évolution reflète le succès remporté par les élites au niveau local en amenant les subalternes à jouer le jeu selon leurs règles : en acceptant comme honorables des constituants dérivés et déracinés de la subjectivité de l’élite, ceux qui étaient exclus du pouvoir et de l’action collaboraient avec les puissants en polissant un appareil politicoéconomique qui travaillait à leur désavantage. Cela dit, cette explosion ne me semble que partiellement explicable par les modèles de la mimésis culturelle. Il est probable qu’elle provienne dans une très large mesure de la représentation que ces personnes reçurent d’ellesmêmes à la suite de leur constitution en tant que sujets impériaux : leur interpellation par les agents et les processus du gouvernement impérial leur a ainsi donné une place et une capacité qui, tout en les transcendant métaphysiquement, existaient et fonctionnaient géographiquement en marge des structures politiques concrètes et dépersonnalisées qui servaient nominalement de médiateur de la puissance romaine dans les paysages provinciaux 19.
18. Sur « l’habitude épigraphique » voir R. mAcmullen, « The epigraphic habit in the Roman Empire », American Journal of Philology 103 (1982), p. 233-246. MacMullen a donné lieu à une riche documentation : voir en particulier l’essai magistral de G. Woolf, « Monumental writing and the expansion of Roman society in the early Empire », Journal of Roman Studies 86 (1996), p. 22-39. Concernant les affranchis dans le culte impérial voir A. D. nock, « Seviri and Augustales », dans Essays on religion and the ancient world, éd. Z. SteWArt, Oxford 1972, p. 348-356. Sur les femmes, les enfants et les esclaves dans tribunaux romains, voir L. huchthAuSen, « Herkunft and ökonomische Stellung weiblicher Adressaten von Reskripten des Codex Iustinianus (2. und 3. Jh. u. Z.) », Klio 56 (1974), p. 199-228 ; id., « Kaiserliche Rechtsauskünfte an Sklaven und in ihrer Freiheit angefochtene Personen aus dem Codex Iustinianus », Wissenschaftliche Zeitschrift der Universität Rostock [WZRostock] 23 (1974), p. 251-257 ; id., « Kaiserliche Reskripte an Frauen aus den Jahren 117 bis 217 u. Z. », Actes de la xiie conférence internationale d’études classiques « Eirene », Bucarest 1975, p. 479-488 ; et id., « Zu kaiserlichen Reskripten an weibliche Adressaten aus der Zeit Diokletians (284-305 u. Z.) », Klio 58 (1976), p. 55-85. 19. B. ShAW, « Autonomy and tribute : mountain and plain in Mauretania Tingitana », dans P.-R. BAduel, éd., Desert et montagne au Maghreb : hommage à Jean Dresch. Revue de l’Occident Musulman et de la Méditerranée 41-42 (1986), p. 66-89 (p. 74-75) ; voir aussi id., « Rebels and outsiders », dans A. BoWmAn, P. GArnSey et D. rAthBone, éd., Cambridge Ancient History, t. XI : The High Empire, A.D. 70-192, Cambridge 2000, p. 362-364.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain En fin de compte, les processus par lesquels les individus provinciaux ont trouvé leur place au sein de l’Empire – c’est-à-dire, ont été classés et ont alors atteint la subjectivité – ont travaillé main dans la main avec d’autres, plus connus, qui dans l’ensemble concouraient à une intensification progressive, et finalement extrême, de la pénétration par le gouvernement impérial dans les structures de la vie locale et régionale. Ceci, conjugué avec l’extension universelle de la citoyenneté, a opéré de façon à évacuer la signification des formes variées de la conduite et de l’auto-façonnage qui avaient autrefois fait le sens de la vie locale : l’évergétisme, la magistrature, le sacerdoce, et la citoyenneté locale entre autres. Selon cette interprétation, la fin des inscriptions relatant les carrières représente un indice, indiquant à la fois un phénomène général, à savoir, l’effondrement précisément de l’esprit d’autopromotion dont l’habitude de graver des inscriptions reste notre meilleure preuve, et sa cause : la désintégration du local du fait de sa subordination à l’impérial 20. L’ingérence romaine, mais aussi la gouvernance romaine elle-même, ont donc fait plus que jeter le trouble dans la définition des frontières ou l’ordre des choses. Ce que l’Empire représentait plutôt, c’était un ensemble de structures supérieures à la polis, extérieures et étrangères à elle, et agissant à la fois sur elle et en son sein. La nature purement locale et contingente des structures de la vie se trouva ainsi révélée comme jamais auparavant. En vertu des processus que nous avons décrits, la stabilité globale de l’Empire, dans ses dimensions impériales et locales, en est donc venue à reposer sur un groupe plus homogène de principes de légitimation. Mais pourtant, les cultures locales
20. Sur la fin des inscriptions relatant les carrières voir W. eck, « Elite und Leitbilder in der römischen Kaiserzeit », dans J. dummer et M. vielBerG, éd., Leitbilder der Spätantike – Eliten und Leitbilder, Stuttgart 1999, p. 31-55. Ayant esquissé l’histoire de l’autopromotion de l’élite impériale, Eck termine en analysant une telle inscription du ive siècle : « Doch all dies geht fast unter in den Lobpreisungen seiner persönlichen eigenschaften, dem splendor seiner auctoritas, der admirabilis eloquentia und benevolentia, der moderatio und iustitia. Dies wird von ihm verkündet, nicht mehr vornehmlich der ordnungsgemäße Vollzug einter vollständigen Laufbahn im Dienst der res publica. Früher war dies die sehr einheitliche Botschaft solcher Monumente gewesen. Jetzt aber tritt an die Stelle dieser relativen Einheit der senatorischen Elite weit stärker das Individuelle. Die normierende und prägende Kraft des res publica als alleiniger Bezugspunkt eines Mitglieds der Elite hatte ihre Selbstverständlichkeit verloren » (p. 55). Voir aussi id., « Der Senator und die Öffentlichkeit – oder : Wie beeindruckt man das Publikum ? » dans W. eck et M. heil, éd., Senatores populi Romani. Realität und mediale Präsentation einer Führungsschicht, Stuttgart 2005, p. 1-18, et F. millAr, « Die Bedeutung der Cursusinschriften für das Studium der römischen Administration im Lichte des griechisch-römischen Reiches von Theodosius II », dans R. hAenSch et J. heinrichS, éd., Herrschen und Verwalten. Der Alltag der römischen Administration in der Hohen Kaiserzeit, Cologne 2007, p. 438-446. C. WitSchel, Krise – Rezession – Stagnation ? Der Westen des Römischen Reiches im 3. Jahrhundert n. Chr., Frankfurt 1999, p. 60-84, fournit une interprétation très différente de la fin de l’habitude épigraphique en ce qui concerne l’enthousiasme de l’élite pour la magistrature locale et l’esthétique de l’autopromotion dans l’espace public.
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La religion de l’individu et la subjectivité impériale de l’Empire demeuraient encore à ce moment-là trop variées – et sa technologie de communication trop primitive – pour soutenir une telle monodie. Ce qu’on pourrait appeler un moment important dans l’histoire de la gouvernance a donc disparu, et de sa disparition a émergé l’Empire romain, un État moins cohérent, moins dynamique 21. Qu’en est-il de la religion ? Les normes culturelles locales pouvaient régir la vie locale, mais comment pouvaient-elles tenir compte de structures que leur nature maintenait à part, au-delà de leur portée et au-dessus d’elles ? Pour la religion comme pour la politique, nous nous concentrerons sur deux cheminements : l’un suivant strictement un schéma de développement, l’autre adaptant un vieil appareil théorique à un but plus révolutionnaire ou, au moins, potentiellement révolutionnaire. Bien sûr, il était très souvent possible d’accommoder de nouveaux dieux et de nouveaux pouvoirs pour les faire entrer au sein d’un culte, par la logique interne au fonctionnement du rituel ; ou, pour le formuler autrement, rendre compte d’une évolution relativement radicale dans le système faisait partie de la compétence ordinaire de nombreux cultes et de leur efficacité. Peut-être l’explication la plus utile d’un système de ce genre est-elle celle du culte de Dea Dia, dans lequel, comme John Scheid l’a démontré, les rites eux-mêmes varient énormément à l’égard des dieux adorés, mais la procédure d’inclusion de ces dieux, y compris les membres de la maison impériale, se déroule selon une logique stricte 22. On pourrait dire la même chose à propos de la signification religieuse et théologique du logement rituel de portraits impériaux dans les temples des autres dieux, et à propos aussi de l’extension de l’appareil de culte à l’empereur 23. Je devrais insister sur le fait que je ne nie pas toute l’importance de ces développements. Je tente plutôt d’isoler des changements qui n’ont pu trouver de formulation dans la grammaire ou la signification traditionnelle du rite grec ou romain, ou dont la formulation a eu pour effet l’apparition d’un nouveau langage : par exemple, des changements dans le statut ontologique accordé à la divinité, ou le développement de nouveaux appareils épistémologiques au sein du discours religieux ou en dehors de lui, ou de nouvelles
21. C. Ando, « Imperial Identities », en part. p. 43-45. 22. J. Scheid, Quand faire, c’est croire. Les rites sacrificiels des Romains, Paris 2005, en particulier la première partie. 23. A. D. nock, « Σύνναος Θεός », p. 202-251 et « The emperor’s divine comes », dans A. D. nock, Essays on religion, p. 653-675 ; S. mAccormAck, « Roma, Constantinopolis, the emperor, and his genius », Classical Quarterly 25 (1975), p. 131-150 ; T. Pekáry, Das römische Kaiserbildnis in Staat, Jult und Gesellschaft dargestellt Anhand der Schriftquellen, Berlin 1985, p. 55-57 ; S. R. F. Price, Rituals and power : the Roman imperial cult in Asia Minor, Cambridge 1984.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain conceptualisations de la personnalité, parmi lesquelles en particulier celles que nous croyons être covariantes des structures émergentes de la subjectivité politique supra-poliadique sous le Haut-Empire. Un tel développement, visible dans l’art religieux ainsi que dans le discours théologique, revient pratiquement à un changement dans la perception du lieu, à la fois géographique et métaphysique, de la puissance. En ce qui concerne l’art religieux, nous parlerons de la représentation de la divinité capturée dans les signes extérieurs de la bureaucratie impériale, par exemple tenant un étendard ou portant un uniforme romain. De telles représentations apparurent en Syrie, à Dura, à Palmyre et en Égypte au iiie siècle (elles ont été expliquées il y a un demi-siècle dans des articles magnifiques par Mikhail Rostovtzeff et Ernst Kantorowicz), ou dans les provinces danubiennes, toujours au iiie siècle 24. D’un certain point de vue, ces représentations pourraient être mises en parallèle avec l’attribution de qualités divines superlatives aux empereurs (par opposition aux dieux ?) – les empereurs sont immanents 25 – et elles entreraient ainsi dans une relation souple avec le travail cognitif qu’effectuait le culte impérial en accommodant le pouvoir impérial aux conceptualisations durables du monde. Mais d’un autre point de vue – à mon avis, plus révélateur – on peut rapprocher ces développements de l’estime accordée aux dieux par ceux qui leur rendent un culte selon qu’ils soutiennent les mêmes empereurs : ils sont philokaisaroi et ainsi de suite 26. De ce point de vue, la représentation d’un dieu équivaut à une espèce de déclaration théologique, dans laquelle, selon notre lecture, les nombreux domaines de source des systèmes cognitifs variés à travers l’Empire se rencontrent au cours des iie et iiie siècles sur une compréhension rudimentaire du pouvoir à l’intérieur de l’Empire. L’exemple le plus simple de ce phénomène est peut-être la réécriture de la métaphore culturelle et son élaboration analogique dans la traduction latine du Περὶ κόσμου d’Aristote transmise sous le nom d’Apulée. Ici, la métaphore conceptuelle dont le domaine de source est la gouvernance du Grand Roi par des satrapes, une métaphore bien attestée dans la littérature hellénistique, est considérablement
24. M. roStovtzeff, « Vexillum and Victory », Journal of Roman Studies 32 (1942), p. 92-106 ; E. kAntoroWicz, « Gods in uniform », Proceedings of the American Philosophical Society 105 (1961), p. 368-393 = id., Selected studies, New York 1965, p. 7-24 ; G. Alföldy, « Die Krise des Imperium Romanum und die Religion Roms », dans W. eck, éd., Religion und Gesellschaft in der römischen Kaiserzeit. Kolloquium zu Ehren von Friedrich Vittinghoff, Cologne 1989, p. 53-102. 25. F. mitthof, « Vom ἱερώτατος Καῖσαρ zum ἐπιφανέστατος Καῖσαρ : die Ehrenprädikate in der Titulatur der Thronfolger des 3. Jh. n. Chr. nach den Papyri », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 99 (1993), p. 97-111. 26. W. H. Buckler, « Auguste, Zeus Patroos », Revue de Philologie 9/3 (1935), p. 177-188 ; J. reynoldS, « Further information on the imperial cult at Aphrodisias », Studii Clasice 24 (1986), p. 109-117.
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La religion de l’individu et la subjectivité impériale élargie et son appareil sous-jacent réécrit en termes strictement romains (cf. appendice, passages 1 et 2). Sans surprise, on trouve le même langage chez Tertullien : tout le monde est d’accord, écrit-il, avec le fait qu’il y a un seul Dieu – le dieu principal, le princeps, de perfectae maiestatis – mais les païens soutiennent que les procurantes et praefectos et praesides par l’intermédiaire desquels le dieu exerce son imperium doivent être adorés à ses côtés (cf. appendice, passage 3). Mais des formulations similaires commencent très rapidement à apparaître aussi dans la littérature théologique grecque, et de la manière la plus extraordinaire dans les textes chrétiens, où l’adoption de l’archétype précède considérablement la conversion de Constantin. On peut classer ces exemples sous trois rubriques : premièrement, les descriptions de la gouvernance du ciel en analogie avec la gouvernance de la Terre (on pourrait commencer l’histoire de cette classe avec l’exemple hybride de Celse, repris par Origène, peu de temps avant que la place du Grand Roi dans cette tradition n’ait finalement été abandonnée [cf. appendice, passage 4]) ; deuxièmement, les interprétations du fonctionnement des images dans des contextes religieux en analogie avec les portraits impériaux (la plus ancienne que nous connaissons est celle de Méthode [cf. appendice, passage 5 27]) ; et enfin, l’assimilation aux cérémonies impériales des cérémonies religieuses, telles qu’elles sont décrites dans l’Écriture ou mises en scène dans la liturgie 28. L’ironie de l’histoire a fait que l’empereur romain a supplanté le Grand Roi comme paradigme culturel dominant de la puissance mondiale presque au moment où la littérature critique contemporaine décrit la cour impériale comme adoptant l’étiquette perse 29. Mais comme Edward Gibbon le savait mieux que tout autre auteur depuis et peut-être avant lui, les lacunes cognitives que nous appelons ironiques sont souvent tragiques et toujours révélatrices. Car ce que ces phénomènes du discours de la théologie impériale révèlent, c’est une inversion étonnante de l’idéologie politique et théologique qu’on appelait auparavant le monarchisme – la croyance en une domination unique et singulière du ciel – qui a souvent été décrite comme une doctrine
27. Sur la terminologie employée par Méthode, surtout la phrase finale « βασιλέα καὶ κύριον », voir P. BeSkoW, Res Gloriae : the kingship of Christ in the early church, Stockholm 1962, surtout p. 39-47, 83-89. 28. A. GrABAr, Christian iconography : a study of its origins, Princeton 1968, p. 44-45. 29. Aurélius Victor, Caesares 39 et Ammien Marcellin 15.5.18 ; voir aussi C. Ando, « The end of antiquity », dans A. BArchieSi et W. Scheidel, éd., The Oxford Handbook of Roman Studies, Oxford 2010, p. 685-698, et M. WhitBy, « The role of the emperor », dans D. M. GWynn, éd., A. H. M. Jones and the Later Roman Empire, Leiden 2008, p. 65-96.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain théologique inventée ou au moins déployée afin de soutenir une répartition particulière de la richesse et du pouvoir sur la terre. Ainsi décrite, cette théorie a eu dans notre domaine une influence durable et considérable 30. Mais avec le monarchisme comme arrière-plan, la documentation que nous présentons est remarquable pour deux raisons : d’abord, si nous suivons la caractérisation d’Arnaldo Momigliano de la théologie de la République tardive et au début du Principat – selon lui, « les dieux fournissent des modèles aux empereurs ; ils n’expliquent pas l’Empire » – cette littérature sur la gouvernance est, dans une certaine mesure, nouvelle 31. Deuxièmement, et plus important, ces textes présentent précisément les inversions : c’est la gouvernance de la Terre, pas celle du ciel, qui sert de source pour ces tracés analogiques. À un niveau purement cognitif, cela fournit une preuve remarquable de la direction de l’influence historique au sein de ce régime discursif ; et à un niveau intellectuel et historique, nous trouvons ici l’absence criante de cette conscience de soi à l’égard de l’épistémologie qui, sous le Haut-Empire, afflige les philosophies de la métaphore religieuse, aussi bien chrétienne que néoplatonicienne. Selon cette lecture, les phénomènes que nous avons discutés – ces traditions diverses de représentations, d’épiclèses, et de métaphores – pourraient utilement être compris comme effectuant une inversion de la priorité ontologique précisément du genre de celle qu’Arthur Darby Nock a essayé d’identifier, isoler et analyser dans son article « The emperor’s divine comes 32 ». (Les termes philosophiques sont les nôtres, non les siens). On peut ainsi décrire notre contribution à son effort comme l’extension de la gamme des phénomènes compris comme exemples d’une telle inversion et lui attribuant une cause.
30. P. BAtiffol, « La conversion de Constantin et la tendance au monothéisme dans la religion romaine », Bulletin d’ancienne littérature et d’archéologie chrétiennes 3 (1913), p. 132-141 ; F. J. dölGer, « Zur antiken und frühchristlichen Auffassung der Herrschergewalt von Gottes Gnaden », Antike und Christentum 3 (1932), p. 117-127 ; E. PeterSon, Der Monotheismus als politisches Problem, Leipzig 1935 ; W. enSSlin, « Gottkaiser und Kaiser von Gottes Gnaden », SitzBay 6 (1943), p. 53-83 ; P. BeSkoW, Res Gloriae ; E. kAntoroWicz, « Oriens Augusti – Lever du Roi », Dumbarton Oaks Papers 17 (1963), p. 119-177 ; et A. momiGliAno, « The disadvantages of monotheism for a universal state », Classical Philology 81 (1986), p. 285-297. 31. Nous avons essayé ailleurs de répondre aux trois questions de Momogliano : « first, whether and how plurality of gods was related to pluri-national character of the Empire ; and second, how was the plurality of gods thought to help the emperors ? If the Empire was justified by victory, how was victory related to polytheism ? » (« The disadvantages of monotheism », p. 286). Voir C. Ando, The matter of the gods, Berkeley 2008, chap. 6 et id., Imperial ideology, p. 409, n. 13, et chapitre 3 ci-dessous. 32. A. D. nock, « The emperor’s divine comes », dans A. D. nock, Essays on religion, p. 653675.
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La religion de l’individu et la subjectivité impériale En outre, nous avons insisté sur le fait que le changement de la compréhension fondamentale de la structure du pouvoir divin, dont ces phénomènes représentent des formulations inévitablement partielles, doit avoir eu des effets récursifs sur la vitalité et la viabilité de ce qu’on pourrait maintenant décrire comme le culte purement local. Le déclin dans la majeure partie de l’Empire à la fois des dédicaces privées et des projets de construction financés par le privé devrait alors être compris comme résultant de causes similaires à celles qui ont poussé à la baisse de l’expression épigraphique de la carrière. Dans les deux cas, une forme culturelle se révèle avoir possédé une légitimité très circonscrite en donnant une expression publique à une forme contingente de personnage public, devenue ensuite non-viable dans le nouvel État postantoninien 33. La pertinence des cultes locaux était donc en baisse, et les dieux locaux étaient mourants, avant même d’avoir été tués. Conclusion Les spécialistes d’histoire des religions de ces vingt dernières années ont identifié deux grandes transitions sous l’Empire romain : la première, vers l’intensification de l’individuation, voit les individus des grands centres métropolitains du monde hellénistique tardif et de la fin de l’époque républicaine comme faisant face à un marché de choix religieux, tous considérés comme plus ou moins légitimes dans la culture au sens large, à partir desquels une personne donnée se construit un bricolage ad hoc et auto-satisfaisant 34. La deuxième transition, vers l’individualisation religieuse, représente des individus de la fin du iiie siècle et au-delà comme ayant pris des engagements religieux qui les ont potentiellement et quelquefois effectivement émancipés des structures enchevêtrées qui avaient autrefois associé des structures sociales comme la famille et l’État, désormais considérées de manière contingente comme extra-religieuses. Pour dire l’affaire crûment, le bricoleur religieux « se constitue en individu » du simple fait que son acte est un acte d’auto-façonnage susceptible d’être totalement reconnu suivant les normes contemporaines de la reconnaissance. En revanche, en écho aux revendications intéressées et égoïstes des contemporains,
33. Concernant l’État romain post-Antoninien voir C. Ando, « Imperial identities » ; id., L’Empire et le Droit. Invention juridique et réalités politiques à Rome, trad. M. BreSSon, Paris 2013, chap. 2 ; id., « Three revolutions in government », dans L. reinfAndt, S. ProchAzkA et S. toSt, éd., Official epistolography and the languages of power, Vienne 2015. 34. Il y a eu peu de critiques du marché comme modèle de la vie religieuse de Rome de l’époque républicaine – une métaphore qui nous semble peu appropriée. Pour le moment voir L. vAAGe, éd., Religious rivalries in the early Roman Empire and the rise of Christianity, Waterloo 2006.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain les chercheurs comprennent les Juifs et les Chrétiens de l’Antiquité tardive comme « s’individualisant » parce que leurs idéologies de l’exclusion sont prises comme déontologiques et existentielles. Toute réflexion sur le bien-fondé de ces analyses mise de côté, nous avons tenté ici de remettre dans leur contexte les tendances historiques en question, dans les cheminements plus larges du changement historique, social et démographique, et donc d’intégrer l’histoire de la religion avec celle de la politique, celle de l’individu religieux avec celle du sujet du gouvernement et de l’objet de la connaissance. L’argument avancé aujourd’hui a d’autres implications pour le bien-fondé de la distinction de Smith entre les cultes topiques et utopiques. La plupart des caractéristiques du culte utopique qui le marquent comme utopique émergent, selon notre lecture, non pas comme des refus de ce monde, mais comme des tentatives provisoires de comprendre – de mettre en place – un monde dans lequel les sources extra-municipales et supra-poliadiques des normes ont diminué, même involontairement, la puissance des formulations locales du pouvoir et de l’appartenance. Décrire de tels systèmes culturels comme autres que topiques et, par conséquent, comme promouvant une métaphysique contre-culturelle ou d’opposition, est, à notre avis, une erreur résultant d’une méconnaissance du monde pour lequel ils essayaient de fournir une formulation normative. En fait, nous voudrions aller encore plus loin : comme le suggère la seule expression d’une opposition alternative entre le topique et l’impérial, la notion d’une polarité aussi radicale, quelle qu’elle soit, correspond mal au contexte et aux données. En 1776, dans le premier tome de L’histoire du déclin et la chute de l’Empire romain, Edward Gibbon soutenait que, en tant que force dans l’histoire romaine, le christianisme servit de main-d’œuvre ancillaire à des changements historiques qui étaient déjà opérationnels sous l’Empire avant Constantin – changements qui se déroulaient également au sein de la communauté chrétienne elle-même. Il est devenu la religion de l’Empire au moment où le caractère de ceux qui possédaient la citoyenneté dans la communauté chrétienne s’est assimilé aux vertus requises à des sujets du despotisme. En d’autres termes, le christianisme devint la religion de l’Empire précisément au moment où une homologie fut réalisée entre ses postulats théoriques sociaux et la culture politique plus large de l’époque 35. Son modèle, me semble-t-il, vaut la peine d’être relu. Les thèses de Gibbon, tout comme les nôtres, représentent un témoignage accablant contre toute distinction topique-utopique dans le cas même pour l’explication duquel elle a été conçue.
35. C. Ando, « Narrating Decline and Fall », dans P. rouSSeAu, éd., A Companion to Late Antiquity, Oxford 2008, 59-76.
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Annexe au chapitre 1
1. [Aristote], Περὶ κόσμου 397b9-398b28 (trad. J. Tricot) : (398a 18-23) ἔξω δὲ τούτων ἄνδρες οἱ πρῶτοι καὶ δοκιμώτατοι διεκεκόσμηντο, οἱ μὲν ἀμφ’ αὐτὸν τὸν βασιλέα δορυφόροι τε καὶ θεράποντες, οἱ δὲ ἑκάστου περιβόλου φύλακες, πυλωροί τε καὶ ὠτακουσταὶ λεγόμενοι, ὡς ἂν ὁ βασιλεὺς αὐτός, δεσπότης καὶ θεὸς ὀνομαζόμενος, πάντα μὲν βλέποι, πάντα δὲ ἀκούοι. Outre cela, les personnages du plus haut rang et les plus illustres avaient chacun leur place assignée, les uns attachés à la personne même du Roi en qualité de gardes et de serviteurs, les autres préposés à la surveillance de chaque enceinte et appelés portiers et auditeurs, de façon que le Roi lui-même, qu’on nommait souverain et dieu, pût ainsi tout voir et tout entendre.
(398a 26-35) τὴν δὲ σύμπασαν ἀρχὴν τῆς Ἀσίας, περατουμένην Ἑλλησπόντῳ μὲν ἐκ τῶν πρὸς ἑσπέραν μερῶν, Ἰνδῷ δὲ ἐκ τῶν πρὸς ἕω, διειλήφεσαν κατὰ ἔθνη στρατηγοὶ καὶ σατράπαι καὶ βασιλεῖς, δοῦλοι τοῦ μεγάλου βασιλέως, ἡμεροδρόμοι τε καὶ σκοποὶ καὶ ἀγγελιαφόροι φρυκτωριῶν τε ἐποπτῆρες. Τοσοῦτος δὲ ἦν ὁ κόσμος, καὶ μάλιστα τῶν φρυκτωρ[ι]ῶν, κατὰ διαδοχὰς πυρσευόντων ἀλλήλοις ἐκ περάτων τῆς ἀρχῆς μέχρι Σούσων καὶ Ἐκβατάνων, ὥστε τὸν βασιλέα γινώσκειν αὐθημερὸν πάντα τὰ ἐν τῇ Ἀσίᾳ καινουργούμενα. Tout l’Empire de l’Asie, limité par l’Hellespont au couchant, et par l’Inde au levant, était réparti par nations entre des généraux, des satrapes et des princes, tous esclaves du grand Roi et ses courriers, ses surveillants, ses messagers, ses inspecteurs de signaux lumineux. Si parfaite était l’organisation, et notamment le système des signaux lumineux, dont les feux se succédaient de l’extrémité de l’Empire jusqu’à Suse et Ecbatane, que le Roi connaissait le même jour tout ce qui se passait de nouveau en Asie.
(398b 1-7) Νομιστέον δὴ τὴν τοῦ μεγάλου βασιλέως ὑπεροχὴν πρὸς τὴν τοῦ τὸν κόσμον ἐπέχοντος θεοῦ τοσοῦτον καταδεεστέραν ὅσον τῆς ἐκείνου τὴν τοῦ φαυλοτάτου τε καὶ ἀσθενεστάτου ζῴου, ὥστε, εἴπερ ἄσεμνον ἦν αὐτὸν αὑτῷ δοκεῖν Ξέρξην αὐτουργεῖν ἅπαντα καὶ ἐπιτελεῖν ἃ βούλοιτο καὶ ἐφιστάμενον διοικεῖν, πολὺ μᾶλλον ἀπρεπὲς ἂν εἴη θεῷ. Eh bien, on doit penser que la domination du grand Roi, comparée à celle de Dieu, qui possède le Monde, lui est aussi inférieure que l’existence de la plus vile et de la plus faible créature l’était relativement au grand Roi. Par conséquent, s’il était indigne pour Xerxès de paraître exécuter en personne quelque chose, de remplir lui-même les ordres qu’il donnait, et de surveiller chaque
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Religion et gouvernement dans l’empire romain détail de l’administration, à bien plus forte raison un pareil rôle ne serait-il pas convenable pour un Dieu.
2. Apulée, De mundo 25-26 (trad. J. Beaujeu) : (25) Qua[m] re[m] rectius est atque honestius sic arbitrari : summam illam potestatem, sacratam caeli penetralibus, et illis qui longissime separentur, et proximis, una et eadem ratione et per se et per alios opem salutis adferre, nec penetrantem atque adeuntem specialiter singula nec indecore adtrectantem comminus cuncta. Talis quippe humilitas deiecti et minus sublimis officii, ne cum homine quidem convenit, qui sit vel paululum conscientiae celsioris. Militiae principes et curiae proceres et urbium ac domorum rectores dico numquam commissuros esse, ut id suis manibus factum velint, quod sit curae levioris fuscioris quodque possint nihilo sequius facere dominorum imperia, ministeria servulorum. Exemplo quale sit istud intellege. C’est pourquoi il est plus juste et plus honorable d’adopter l’opinion suivante : cette puissance suprême, consacrée dans son sanctuaire céleste, procure de la même façon aux êtres les plus éloignés comme aux plus voisins son secours salutaire, par elle-même et par des intermédiaires, sans aller s’immiscer dans chaque cas particulier et sans se dégrader en mettant la main à tout. De fait la médiocrité d’une fonction si humble et si peu relevée ne convient même pas à un homme, s’il y a au fond de lui tant soit peu de fierté. Les chefs militaires, les premiers personnages du Sénat, les administrateurs des villes et des grandes maisons ne s’exposeront jamais, je l’affirme, à exécuter de leurs propres mains une tâche qui relève d’un emploi modeste et obscur et dont l’exécution peut être aussi bien assurée par les ordres des maîtres et les bras des humbles esclaves. Un exemple te fera comprendre cette idée.
(26) Cambyses et Xerxes, et Darius potentissimi reges fuerunt […] Ante fores viri fortes stipatoresque regalium laterum tutela pervigili custodiam per vices sortium sustinebant. Erant inter eos et divisa officia ; in comitatu regio armigeri quidam, at extrinsecus singuli custodes locorum erant et ianitores et atrienses. Sed inter eos aures regiae et imperatoris oculi quidam homines vocabantur. Per quae officiorum genera rex ille deus esse ab omnibus credebatur, cum omnia quae ubique gererentur [quae] ille otacustarum relatione discebat. Dispensatores pecuniae, quaestores vectigalium, tribunos aerarios habebat ; alios et alios praefecerat ceteris muneribus : alii venatibus agendis provinciam nacti, pars domibus et urbibus praefecti putabantur et ceteri, perpetuis magnisque curis, observationi singularum rerum adpositi erant. Cambyse, Xerxès et Darius étaient des rois tout-puissants […] Devant les portes intérieures, des gardes du corps vigoureux, protégeant les flancs du roi, exerçaient une surveillance continuelle, en tirant au sort leur tour de garde. Parmi eux, il y avait même une répartition des fonctions : certains étaient
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La religion de l’individu et la subjectivité impériale écuyers dans l’escorte royale ; en dehors de l’escorte, il y avait des gardes attachés à des lieux particuliers : portiers et gardiens d’atria. D’autre part, certains de ces gens étaient appelés « oreille du roi » ou « œil de l’imperator ». C’est à ces diverses catégories d’agents que le roi devait d’être considéré par tout le monde comme un dieu, parce qu’il apprenait tout ce qui se passait, en quelque lieu que ce fût, par le rapport de ses espions. Il avait des dispensatores pecuniae, quaestores vectigalium et tribuni aerarii. Il avait affecté aux autres charges des fonctionnaires de toutes sortes ; les uns avaient reçu pour provinciam de s’occuper des chasses, certains étaient considérés comme praefecti des palais et des villes, et les autres, dont l’emploi était permanent et important, étaient préposés chacun à la surveillance d’un secteur particulier.
3. Tertullien, Apologétique 24, 3 (trad. J.-P. Waltzing modifiée) : Nunc ut constaret illos deos esse, nonne concederetis de aestimatione communi aliquem esse sublimiorem et potentiorem, velut principem mundi perfectae maiestatis ? Nam et sic plerique disponunt divinitatem, ut imperium summae dominationis esse penes unum, officia vera eius penes multos velint […] itaque oportere et procurantes et praefectos et praesides pariter suspici. Maintenant, à supposer qu’il fût établi que vos dieux sont des dieux, ne conviendriez-vous pas, suivant l’opinion commune, qu’il y a un Dieu plus élevé et plus puissant, le princeps en quelque sorte, d’une maiestas parfaite ? Car telle est l’idée que beaucoup se font de la divinité : ils veulent que l’imperium et la souveraineté soient aux mains d’un seul, que ses offices soient aux mains d’un grand nombre […]. C’est pourquoi, disent-ils, il faut que ses procurateurs, ses préfets, ses gouverneurs, soient honorés comme lui.
4. Origène, Contra Celsum 8, 35-36 (trad. Borret) : κατανοήσωμεν δὲ καὶ ἄλλην λέξιν τοῦ Κέλσου, οὕτως ἔχουσαν· Ἢ ὁ μὲν τοῦ Περσῶν ἢ Ῥωμαίων βασιλέως σατράπης καὶ ὕπαρχος ἢ στρατηγὸς ἢ ἐπίτροπος, ἔτι μὴν καὶ οἱ τὰς μικροτέρας ἀρχὰς ἢ ἐπιμελείας ἢ ὑπηρεσίας ἔχοντες μέγα δύναιντ’ ἂν βλάπτειν ἀμελούμενοι, οἱ δ’ ἀναέριοί τε καὶ ἐπίγειοι σατράπαι καὶ διάκονοι μικρὰ βλάπτοιεν ἂν ὑβριζόμενοι ; Ὅρα δὴ πῶς ἀνθρωπικοὺς σατράπας τοῦ ἐπὶ πᾶσι θεοῦ καὶ ὑπάρχους καὶ στρατηγοὺς καὶ ἐπιτρόπους καὶ τοὺς μικροτέρας ἀρχὰς καὶ ἐπιμελείας καὶ ὑπηρεσίας ἔχοντας εἰσάγει μεγάλα βλάπτοντας τοὺς ὑβρίζοντας…
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Religion et gouvernement dans l’empire romain (35) Considérons cet autre passage de Celse : « Quoi ! Le satrape, le gouverneur, le général, le procurateur du roi de Perse ou de l’empereur de Rome, voire ceux qui exercent les charges, offices ou services inférieurs, auraient le pouvoir de causer de graves dommages si on les néglige, tandis que les satrapes et ministres de l’air ou de la terre n’en causeraient que de légers si on les outrage ? » Vois donc de quelle façon il représente comme auteurs de graves dommages pour ceux qui les outragent des ministres humains du Dieu suprême : satrapes, gouverneurs, généraux procurateurs et ceux qui exercent des charges, offices et services inférieurs…
Ἀλλ’ οὐχ, ὡς οἴεται Κέλσος, βλάπτουσιν οἱ ἀληθῶς σατράπαι καὶ ὕπαρχοι καὶ στρατηγοὶ καὶ ἐπίτροποι τοῦ θεοῦ ἄγγελοι τοὺς ὑβρίζοντας· (36) Mais il n’est pas vrai, comme le croit Celse, que les anges, véritables satrapes, gouverneurs, généraux, procurateurs de Dieu, causent des dommages à ceux qui les outragent.
5. Méthode, De resurrectione 2, 24, 1 (Bonwetsch) : Αὐτίκα γοῦν τῶν τῇδε βασιλέων αἱ εἰκόνες, κἄν μὴ ἀπὸ τῆς πολὺ τιμιωτέρας ὕλης, χρυσοῦ, ἀργύρου, ἠλέκτρου ἢ ἐλέφαντος, ὦσι κατεσκευασμέναι, τιμὴν ἔχουσι πρὸς ἁπάντων· οὐ γὰρ τὰς μὲν ἀπὸ τῆς πολὺ τιμιωτέρας ὕλης τεχνημένας θεραπεύοντες ἐξολιγωροῦσι τῶν ἄλλων οἱ ἀνθρωποι, ἀλλὰ πάσας ἐπίσης τιμῶσιν, εἰ καὶ ἀπὸ γύψου ἢ χαλχοῦ ὑπάρχουσιν, καὶ ὁ δυσφημήσας εἰς ὁποτέραν οὔτε ὡς πηλὸν ἀτιμάσας ἀφίεται, οὔτε ὡς χρυσὸν ἐξευτελίσας χρίνεται, ἀλλ᾿ ὡς εἰς αὐτὸν ἀσεβήσας τὸν βασιλέα καὶ κύριον. Les images de l’empereur, même lorsqu’elles ne sont pas faites en matériau de grande valeur – or, argent, électrum ou ivoire – reçoivent toutefois les honneurs avant tous. Car les hommes qui rendent un culte à des images qui ne sont pas faites en matériau de grande valeur n’ont pas moins d’estime pour cellesci que pour d’autres, mais ils les honorent à égalité, même si elles sont faites en gypse ou en bronze. En outre, celui qui blasphème envers l’une ou l’autre n’est pas disculpé parce que l’une est en argile ou déclaré coupable parce que l’autre est en or, mais il est déclaré coupable dans les deux cas, parce qu’il a blasphémé contre l’empereur et seigneur.
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CHAPITRE 2 LES RACINES IMPÉRIALES DU CORPS RELIGIEUX On pourrait décrire le sujet de ce chapitre de deux façons. D’une part, il renvoie très précisément aux affirmations théoriques avancées dans le premier. C’est-à-dire que, bien qu’on étudie ici un dossier de textes complètement différent, nous préconisons de nouveau que l’analyse adéquate du changement religieux dans l’Antiquité tardive exige qu’on subordonne des catégories d’analyse émiques à d’autres, situées analytiquement à l’extérieur du discours religieux. Comme auparavant, on adoptera un cadre social-théorique ayant des affinités fortes avec les cours de Michel Foucault de 1977-1979 sur la subjectivité, la gouvernementalité et la biopolitique 1. On pourrait aussi le préciser en décrivant son contenu positif. La croissance du monachisme a été décrite comme une révolution dans l’histoire de la religion sous un certain nombre d’aspects. Dans le monde anglophone en particulier, à commencer par l’essai fameux de Peter Brown, « L’essor et la fonction du saint homme dans l’Antiquité tardive », le monachisme chrétien a été compris comme effectuant une rupture avec les configurations classiques du soi et du sacré, avant tout à deux égards : premièrement, la localisation du sacré dans des individus ne faisant pas partie de l’élite et l’anachorèse de ces saints hommes (ce que Peter Brown a appelé leur « désengagement ») de l’espace monumentalisé des centres urbains de la ville gréco-romaine ont rompu des homologies structurelles qui avaient auparavant lié l’autorité religieuse à d’autres formes de prestige et de pouvoir social 2. Deuxièmement, le discours ascétique des chrétiens – le souci chrétien de soi ou, peut-être, le souci de soi chrétien – équivalait à une véritable révolution dans l’histoire de la sexualité 3.
1. 2. 3.
M. foucAult, Sécurité, territoire, topulation, Paris 2004 ; id., Naissance de la Biopolitique, Paris 2004. P. BroWn, « The ise and function of the holy man in late antiquity », Journal of Roman Studies 61 (1971), p. 80-101 ; J. hoWArd-johnSton et P. A. hAyWArd, éd., The cult of saints in late antiquity and the Middle Ages : essays on the contribution of Peter Brown, Oxford 1999. Par exemple, P. BroWn consacre chaque chapitre de son livre, The Body and Society. Men, Women and Sexual Renunciation in Early Christianity, New York 1988, à un auteur chrétien différent ; de même, le sous-titre « Introduction aux textes chrétiens » du chapitre 8 – « Virginité féminine et continence masculine » – du livre d’A. rouSSelle, Porneia. De la maîtrise du corps à la privation sensorielle (iie-ive siècle de l’ère chrétienne), Paris 1983. La pratique des deux implique qu’il existe une histoire de la sexualité chrétienne qui est totale-
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Religion et gouvernement dans l’empire romain Les racines de cette révolution résident dans l’Écriture et dans son interprétation, à savoir que la révolution n’était pas un effet du gouvernement ; ce n’était pas un moment important dans l’histoire de la biopolitique ; et on peut légitimement séparer l’histoire de la sexualité de l’histoire du pouvoir gouvernemental dans l’Antiquité. Il nous semble que toutes ces allégations sont manifestement réfutables. Le chapitre a trois ambitions (dont aucune ne peut être prouvée dans les limites restreintes d’un essai bref) : (i) déplacer l’objet de l’enquête de la conduite supposée des premiers moines vers la façon dont leur conduite a été représentée et comprise. Cela répond à plusieurs raisons, dont les deux plus importantes sont, premièrement, que cela semble mieux convenir à ce que nous pouvons en fait savoir et, deuxièmement, que c’est grâce aux représentations discursives que l’influence du monachisme connut une large extension dans le dernier quart du ive siècle 4. L’adoption de ce cadre herméneutique nous permet d’évaluer la mesure dans laquelle le monachisme chrétien avait été compris comme la réalisation d’un programme d’exercice spirituel hérité de la philosophie classique 5. (ii) se demander s’il était possible pour les écrivains du ive siècle de comprendre l’ascétisme chrétien seulement à la lumière des précédents bibliques – si, en d’autres termes, ces précédents bibliques pouvaient être interprétés par eux indépendamment des présupposés philosophiques dans lesquels ces écrivains ont été instruits. Cette possibilité, semble-t-il, est largement exclue par la tendance de ces écrivains à lire l’Écriture à la lumière des philosophies classiques de l’âme (ce qui n’a rien de surprenant). (iii) proposer un autre cadre d’analyse, en dehors des paramètres qui nous sont livrés par l’hagiographie et l’homilétique chrétiennes contemporaines, dans lequel situer, et de là expliquer, l’influence exercée au quatrième siècle après J.-C. par ce qui était en fait des techniques alors déjà anciennes du souci de soi 6.
4. 5.
6.
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ment autonome par rapport à l’histoire du monde dans lequel les chrétiens vivaient. Dire cela, c’est tout simplement répéter une assertion idéologique (et absurde) d’agents contemporains. Cf. R. finn, Ascetism in the Graeco-Roman world, Cambridge 2009. Sur ce point, voir aussi J. A. GoehrinG, « Monastic diversity and ideological boundaries in fourth-century Christian Egypt », Journal of Early Christian Studies 5 (1997), p. 61-84. Cf. P. hAdot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris 1987, en part. « Exercices spirituels antiques et “philosophie chrétienne” », p. 59-74. Voir aussi A. I. dAvidSon, « Introduction. Pierre Hadot and the spiritual phenomenon of ancient philosophy », dans P. hAdot, éd., Philosophy as a way of life, Oxford 1995, p. 1-45. Sur l’estime dans laquelle on tenait l’ascétisme païen au iie siècle voir J. frAnciS, Subversive virtue. Asceticism and authority in the second-century pagan world, University Park 1995.
Les racines impériales du corps religieux L’argument du chapitre se décompose en quatre étapes. Premièrement, nous décrirons très brièvement deux éléments du discours ascétique, à savoir d’une part la théorie de l’âme et les priorités métaphysiques communes aux doctrines païennes et chrétiennes de soi, et d’autre part le discours sur le désengagement, qui a été compris comme contribuant à la réalisation de ces priorités. Deuxièmement, nous proposerons une lecture d’un moment paradigmatique de désengagement dans l’Écriture et nous demanderons comment il a été expliqué par les exégètes chrétiens. Troisièmement, nous mettrons ces exemples d’ascétisme religieux en parallèle avec un autre, celui de l’empereur, qui comme le saint homme accomplissait son excellence matériellement par un contrôle extrême de son corps. Quatrièmement et enfin, nous suggérerons que le gouvernement impérial manifestait à la fin du ive siècle une ambition nouvelle de gouverner non simplement des communautés, mais aussi des individus. Cet effort de la part du gouvernement s’est par la suite assorti ou, peutêtre, a par la suite provoqué une nouvelle conscience social-théorique de la part des écrivains chrétiens au tournant du siècle. Sans surprise, la conclusion souligne que l’ascétisme chrétien, une fois qu’on l’a décrit comme une sorte d’exercice spirituel, perd une grande partie de sa nouveauté. Cela n’explique toutefois pas pourquoi, entre le milieu et la fin du ive siècle, le monachisme a finalement triomphé dans un débat ancien sur l’importance du contexte social et géographique pour le gouvernement de soi. Pour répondre à cette question, il nous faut nous détourner entièrement de la question de la sainteté. Honte du corps Toutes les doctrines du souci de soi sous le Haut-Empire reposaient sur une seule théorie de l’âme 7. Selon cette théorie, l’âme rationnelle est affligée par les émotions, qui existent en dehors de cette partie de l’âme. L’âme est en outre fondamentalement paralysée dans toutes ses capacités par son incarnation. En tant que preuve, on pourrait citer des passages de la littérature païenne et chrétienne qui décrivent la honte du corps. Par exemple, dans la Vie d’Antoine : « Une fois qu’il lui fallait passer le fleuve qui s’appelle Lycos – c’était alors la crue des eaux – il pria Théodore, qui l’accompagnait, de s’éloigner de lui pour qu’ils ne se voient pas nus l’un l’autre en traversant l’eau à la nage. Théodore s’étant écarté de lui, il eut même honte de se voir nu. Tandis qu’il avait honte et était préoccupé, il fut transporté soudain sur l’autre rive » (Athanase, V. Antonii 60.5-6 ; trad. Bartelink). Ou de même, la honte de Plotin : « Plotin, le philosophe qui vécut à notre époque, donnait l’impression
7.
Sur la préhistoire de ce discours voir A. A. lonG, « Ancient philosophy’s hardest question : What to make of oneself ? », Representations 74 (1001), p. 19-36.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain d’avoir honte d’être dans un corps » (Porphyre V. Plotini 1 ; trad. L. Brisson et al. : Πλωτῖνος ὁ καθ᾿ ἡμᾶς γεγονὼς φιλόσοφος ἐῴκει μὲν αἰσχυνομένῳ ὅτι ἐν σώματι εἴη). La force de cette polarité émerge avec une clarté particulière dans le reproche de Plotin à Amélius, quand le second a demandé au premier de poser pour un peintre : « Il ne suffit donc pas de porter ce reflet dont la nature nous a entourés, mais voilà qu’on lui demandait encore de consentir à laisser derrière lui un reflet de reflet, plus durable celui-là, comme si c’était là vraiment l’une des œuvres dignes d’être contemplées 8 » ! Comme pour Plotin, le fait que Théodoret soutenait l’idée d’une division stricte entre le corps et l’âme, et sa croyance que le soi existait exclusivement dans l’âme, l’amenaient à prendre position contre l’art simple du portrait : mettant « le corps mortel et transitoire » en contraste avec asômaton phusin, « l’être incorporel », il révèle l’ambition qu’il a de tenter de décrire par le discours « les formes des âmes invisibles 9 ». Il serait facile de retracer l’histoire de cette doctrine : elle trouve son origine dans la lecture aristotélicienne du Timée de Platon, et elle est reprise et résumée dans la tradition doxographique de Posidonius à Alcinous et au-delà. Dans cette théorie, la méfiance à l’égard du corps et le privilège accordé à l’intellection, ont pour résultat une antipathie profonde pour la perception sensorielle et le monde corruptible à lequel elle donne accès. Cette méfiance a provoqué une autre question, formulée comme suit : quel est le contexte géographique et social qui permet le mieux de « mépriser les apparences », pour adapter une citation de Sénèque 10. La réponse donnée par Philon, c’est la solitude, ἐρημία : « La preuve : quand nous voulons comprendre quelque chose clairement, nous fuyons dans la solitude (εἰς ἐρημίαν ἀποδιδράσκομεν), fermons les yeux, nous bouchons les oreilles, et renonçons à la perception sensorielle. C’est ainsi que la perception des sens est supprimée lorsque l’esprit s’élève et reste éveillé » (Philon, Legum allegoriae 2.25 ; trad. Cl. Mondésert). On trouve des formulations similaires dans le Didaskalikos d’Alcinous et chez Plutarque, dans la tradition philosophique latine chez Cicéron et Sénèque, et souvent ailleurs 11.
Porphyre, V. Plotini 1 ; trad. L. BriSSon et al. Théodoret, Hist. relig. Praefatio 2-3 ; trad. P. cAnivet et A. leroy-molinGhen. Voir aussi Tertullien, De anima 4.1 et 8.4 ; Athanase, V. Antonii 93.1 and 60.2 ; Augustin, Civ. 14.3. 10. Sénèque, Ep. 56.11 (trad. P. veyne) : « Nous nous croyons dans l’état de repos et nous n’y sommes pas. Oui, si nous y allons de bonne foi, si nous avons sonné la retraite, si, comme je le disais plus haut, nous avons atteint au mépris des apparences, rien ne nous divertira de notre objet : voix humaines, voix d’oiseaux, nul concert ne rompra le cours de nos bonnes pensées, désormais fermes et bien arrêtées ». 11. Posidonius, frgts. 148 et 150a (L. edelStein et I. G. kidd [trad.], Posidonius, Cambridge 1972) ; Alcinous, Didaskalikos 1.1 et 28.4 ; Cicéron Off. 1.13 et 66. 8. 9.
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Les racines impériales du corps religieux En général, les chercheurs ne sont pas arrivés à associer la pratique du monachisme chrétien avec cette valorisation philosophique de la solitude. À part une foi irrationnelle dans les assertions chrétiennes au nom de la nouveauté des pratiques chrétiennes, une des raisons de cet échec est sans doute la préférence chrétienne pour le terme d’ἐρῆμος en contraste avec ἐρημία – le résultat, sans doute, de l’usage d’ἐρῆμος dans la Septante. Une autre raison est la tendance des lecteurs modernes de textes chrétiens à traiter ἐρημία comme une abstraction, la « solitude », et ἐρῆμος comme un substantif, « désert ». (Le problème dans l’anglais est plus grave, parce que l’anglais distingue absolument entre « desert » comme « le désert du Sahara » et « deserted place », « solitude », « lieu solitaire » ; le premier est un terme de géographie, le second décrit un état purement contingent). Mais les législateurs de l’Antiquité tardive ont employé la phrase erema loca comme synonyme de agri deserti, « champs abandonnés », pour décrire un fait contingent de l’activité humaine, pas un état essentiel de l’écologie. L’importance idéologique de ce vocabulaire déjà dans l’Antiquité est soulignée par son passage en latin par la Vetus Latina, où il est cité par Tertullien (Adversus Iudaeos 2.9 ; Ad martyras 2.7-8), mais il prend une importance réelle à l’époque de saint Augustin 12. Mais on aurait dû se demander depuis longtemps si tous les endroits caractérisés par ἐρημία étaient, en fait, des déserts. À un certain niveau, la réponse à cette question a été surdéterminée par le développement assez contingent du monachisme en Syrie et en Égypte, car là, les lieux solitaires avaient tendance à être déserts. Mais en fait, comme le montre clairement la Souda, ἔρημος n’était une catégorie ni purement géographique, ni écologique : « Eremos : principalement, terre qui a été privée de ses habitants » (Souda Ε 2966 : Ἔρημος : κυρίως ἡ μονωθεῖσα τῶν ἐνοικούντων γῆ). Plutôt, comme oikoumenê, avec lequel il forme une polarité, ἔρημος était une appellation dont la force référentielle a été déterminée par les contingences de la conduite humaine 13. L’expression célèbre d’Athanase dans sa vie d’Antoine, ἡ ἔρημος ἐπολίσθη, « le désert devint comme une cité », reflète une telle compréhension, que le monde naturel est ce que les hommes en font 14.
12. Thesaurus Linguae Latinae V.2 s.v. eremus, p. 747, ligne 45 ; p. 748, ligne 64. Voir, par exemple, Augustin, Ioh. eu. tractatus 5.1 & 49.8 (trad. M.-F. BerrouArd) : « Chacun ne possède de lui-même que mensonge et péché. Mais ce que l’homme possède de vérité et de justice vient de cette source, où nous devons désirer nous abreuver en ce désert (in hac eremo) afin qu’en en recevant comme de quelques gouttes rafraîchissement et réconfort durant l’attente de cet exil pour ne pas défaillir en route, nous puissions parvenir au repos et à la satiété dont elle est le principe ». 13. P. counillon, « Λιμὴν ἔρημος », dans P. ArnAud et P. counillon, éd., Geographica Historica, Bordeaux 1998, p. 55-67. 14. Athanase, V. Antonii 14.7 (trad. G. J. M. BArtelink) : « Il persuada ainsi beaucoup de gens d’embrasser la vie solitaire. C’est ainsi que dès lors, dans les montagnes aussi, des ermitages
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Religion et gouvernement dans l’empire romain Cela dit, la valorisation de la solitude dans la tradition païenne s’était déjà soldée par une pratique philosophique remarquablement similaire à celle d’Antoine, au niveau de la pratique et de sa représentation : on s’est retiré, parfois dans un cimetière, afin de parvenir à la solitude et la tranquillité 15 (voir, par exemple, la description de Diogène Laërce de l’ascétisme de Démocrite, qui comme Antoine a fui la société humaine et, retiré dans la solitude, pratiquait sa discipline – son ascétisme – dans des tombeaux 16). Les termes techniques de ce discours sont ἐρημία, ἀναχώρησις, ἡσυχία et ἀσκέω /ἄσκησις, qui étaient régulièrement employés du ier siècle de notre ère – par exemple, par Épictète – à la fin du iiie, par Porphyre et Jamblique, afin de décrire une discipline, un ascétisme, qui avait pour but le refoulement des émotions et qui employait comme moyen la retraite à la solitude, la paix et le repos 17. À la lumière de cette documentation, ce que nous devons expliquer n’est pas la fausse nouveauté du monachisme chrétien, mais la popularité soudaine au ive siècle d’une doctrine ancienne du souci de soi. La préhistoire de l’ascétisme chrétien Prenons un exemple, et un exégète – qui était aussi un ascète – pour voir comment le retrait biblique a été entendu sous le Haut-Empire. Penchonsnous sur l’ἀναχώρησις, le retrait de Jésus après la mort de Jean-Baptiste (Matthieu 14:13, 15 ; cf. Marc 6:30-36 ; Luc 9:10-12 ; Jean 6). Les disciples s’approchèrent de Jésus et lui annoncèrent la mort de Jean ; et Jésus se retira à l’écart, εἰς ἔρημον τόπον, dans un endroit désert. L’endroit : en quel sens était-il ἔρημος 18 ? Une chose au moins est vraie : il n’était pas particulièrement retiré : non seulement cinq mille personnes l’ont suivi à pied jusqu’à cet endroit, mais, au coucher du soleil, les disciples s’approchèrent de lui et lui dirent, « Cet endroit est ἔρημος et il se fait tard ; envoie donc ces gens pour qu’ils aillent dans les villages voisins s’acheter de
15. 16.
17. 18.
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s’élevèrent et que le désert devint comme une cité de moines qui avaient quitté leurs biens et reproduisaient la vie de la cité céleste ». Plutarque, « La sérénité intérieure », Moralia 464E-477F ; Maxime de Tyre Or. 15.7 ; Porphyre, De abstinentia 1.36.1 ; Iamblichus, De vita Pythagorica 21.96. Diogène Laërce 9.38 (trad. R. GenAille) : Ἤσκει δέ, φησὶν ὁ Ἀντισθένης, καὶ ποικίλως δοκιμάζειν τὰς φαντασίας, ἐρημάζων ἐνίοτε καὶ τοῖς τάφοις ἐνδιατρίβων, « Il (Démocrite) s’efforçait, dit Antisthène, de mettre à l’épreuve de façon variée ses sensations, se retirant parfois dans la solitude et vivant même dans des tombeaux ». Cf. L. S. B. mAccoull, « Prophethood, texts and artifacts : the monastery of Epiphanius », Greek, Roman and Byzantine Studies 39 (1998), p. 308. Épictète 3.13.1 ; Dion Chrysostome 20 (Περὶ ἀναχωρήσεως).1, 7, 11 et 17 ; MarcAurèle 4.3.1-2 ; Pseudo-Plutarque, Περὶ παίδων ἀγωγῆς 2a ; Porphyre, De abstinentia 1.31.1-2 & 36.1 ; Jamblique, De vita Pyth. 21.96. S. tAlmon, « The desert motif in the Bible and in Qumran literature », dans A. AltmAnn, éd., Biblical motifs. Origins and transformations, Cambridge 1966, p. 31-64.
Les racines impériales du corps religieux la nourriture ». Où que ce lieu ait été situé, il était suffisamment proche de villages peuplés pour que cinq mille personnes aient pu marcher de là à ces villages à la fin de la journée. Justement, se trouvant là où on peut aller à pied, le lieu où Jésus se retira n’est ni plus ni moins éloigné de l’οἰκουμένη, le monde habité, que ne l’étaient la plupart des endroits habités par les saints hommes de l’Antiquité tardive (en effet l’économie de la sainteté exigeait que les subalternes sacrifient leur salut pour celui du saint homme : si le saint atteint la sainteté en s’abstenant de travail manuel, ceux qui lui fournissent de la nourriture sacrifient au bien du saint leur chance de gagner le ciel, de façon à obtenir son intercession). Mais là n’est pas le sujet que nous souhaitons aborder aujourd’hui. Au contraire, nous voulons nous demander comment la retraite de Jésus, et le lieu solitaire auquel il se retira, ont été compris par les exégètes de l’Écriture. Origène fournit une réponse dans son commentaire sur Matthieu (Origène Comm. in Matth. 10.23 ; trad. R. Girod) : Jésus se retira « de ce pays dans lequel la prophétie a été persécutée et condamnée » « dans la contrée vide de Dieu (ἀναχωρεῖ δὲ εἰς τὸν ἔρημον θεοῦ), parmi les nations, afin que le Logos de Dieu, une fois la royauté enlevée à ces gens-là et donnée “à une nation qui en tire du fruit”, se trouve au milieu de ces nations et que, grâce à lui, soient “plus nombreux les enfants de la femme délaissée”, celle à qui l’on n’a enseigné ni la loi ni les prophètes, que ceux “de la femme qui a un mari”, la loi… ». Et ainsi, continue Origène, des gentils ont suivi Jésus parce qu’ils ont appris qu’il était dans leur ἔρημος. Et le récit dans sa totalité nous apprend, conclut-il, « à nous écarter de ceux qui nous persécutent et voudraient nous engluer dans leur discours ». Origène construit cette lecture en partie en expliquant cet usage d’ἔρημος à la lumière de trois autres occurrences de ce mot, dans le livre des Psaumes et dans les prophètes. Ainsi, il comprend ἔρημος comme « désert » parce qu’il a lu le terme dans Jérémie (Jérémie 2.31) : « Ai-je été un désert pour Israël, ou un pays de ténèbres » ? Évidemment, il n’a pas toujours été tel pour Israël, continue Origène (Origène, Homiliae in Jeremiah 3.2 ; trad. P. Nautin) : « Toutefois, quand il n’était pour Israël ni désert ni terre d’aridité (οὐκ ἔρημος οὐδὲ γῆ κεχερσωμένη), pour les nations, d’un point de vue particulier, il était désert et terre d’aridité ; puis, quand il se fut détourné d’Israël et qu’il fut devenu pour cet Israël-là désert et terre d’aridité, alors la grâce fut répandue sur les nations, et Christ Jésus est devenu pour nous aujourd’hui non pas un désert mais plénitude, non pas terre d’aridité mais terre de fécondité ». Dans une autre homélie, plus tardive, Origène demande pourquoi Jérémie a dit : « Pas de danger que je nomme le Nom du Seigneur et que je parle encore en son Nom ! », car dire cela était un péché (Origène, Homiliae in Jeremiah 20.8.2 ; trad. P. Nautin). Voici sa réponse : « Il dit donc cela pour avoir éprouvé un sentiment humain que nous risquons nous aussi d’avoir éprouvé souvent. Surtout quand quelqu’un a conscience que c’est à cause de l’enseignement et de la 37
Religion et gouvernement dans l’empire romain Parole qu’il lui est arrivé d’être malheureux, de souffrir, d’être haï, il dit souvent : Je me retire à l’écart […] Si la raison pour laquelle je me trouve aussi dans des tracas, c’est parce que j’enseigne, parce que je proclame la Parole, pourquoi ne pas me retirer plutôt à l’écart dans la solitude et la tranquillité ? ». Si, d’une part, Origène a situé dans l’Écriture un discours sur la vie et l’ascétisme chrétien et a compris ses ἔρημοι non en termes d’écologie ou de géographie, mais en termes spirituels, il a aussi réinscrit ce discours dans la terminologie de l’éthique classique : le retrait de Jésus εἰς ἔρημον τόπον, « dans un endroit désert », devient, dans les homélies sur Jérémie, un retrait ἐπὶ τὴν ἐρημίαν καὶ ἡσυχίαν, dans la solitude et la tranquillité. Le gouvernement de soi Nous voudrions maintenant proposer un autre cadre pour comprendre les efforts de l’Antiquité tardive pour discipliner le corps. Car, ce n’est pas un hasard, Eusèbe de Teleda n’était pas la seule personne se comportant οἷα τις ἀσώματος, « comme s’il était sans corps » ; il a réussi, pendant toute la semaine que Théodoret passait en sa compagnie, à conserver une singularité dans l’expression de ses yeux et de son visage et, ce faisant, a donné la preuve de la tranquillité de son âme au moyen de son corps 19. En fait, il n’était pas la personne la plus célèbre à l’avoir fait. Cet honneur appartient sûrement à Constance, dont la maîtrise de soi a été souvent remarquée dans la littérature contemporaine. On en a une confirmation célèbre dans la description par Ammien de son entrée à Rome en 357 ap. J.-C. : Auguste, acclamé par des cris d’heureux augure, ne fut donc pas troublé par le bruit de tonnerre répercuté par les collines et les rives, mais il observa l’attitude immobile qu’on lui voyait prendre dans ses provinces. En effet, il inclinait sa taille minuscule au passage des hautes portes et, comme s’il eut le cou pris dans un carcan, il portait son regard droit devant lui, sans tourner le visage à droite ni à gauche et, semblable à une statue, on ne le vit jamais faire un mouvement aux cahots de son char, ni cracher, ni essuyer ou frotter son visage ou son nez, ni agiter la main. Bien que ce fût affectation de sa part, cette attitude et quelques autres traits de sa vie privée donnaient pourtant la preuve d’une endurance singulière, et dont on pouvait croire qu’elle n’était accordée qu’à lui seul 20.
En dépit de la renommée de cette description – et en dépit de la façon dont nous l’utiliserons – il nous semble tout d’abord à propos de déconseiller au lecteur de lire ce texte comme une description normative de la conduite impériale réelle. Bien sûr, on trouve des parallèles de ce comportement ailleurs
19. Théodoret, Hist. relig. 4.9-10 ; voir aussi Grégoire de Nazianze, Or.25.4.12-16. 20. Ammien Marcellin 16.10.9-11 ; trad. É. GAlletier.
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Les racines impériales du corps religieux dans cette période – notamment dans la description que donne Olympiodore de l’usurpateur Constantin III deux générations plus tard – mais les lecteurs de ce passage ont en général négligé d’observer à quel point le port des empereurs est idiosyncrasique, comme cela ressort de la description d’Ammien. Cela dit, Ammien et d’autres croyaient manifestement que l’impassibilité affectée par Constance avait pour but de se démarquer comme unique : elle aurait donc été l’un des nombreux témoignages de sa légitimité. De plus, bien que peu des empereurs aient essayé en personne d’incarner personnellement une telle « tranquillité de l’âme » – Ne retrouve-t-on pas ici exactement les tendances qui s’expriment dans les portraits contemporains ? De plus, le contrôle du corps et la gouvernance de soi ont été largement repris par les théoriciens de la politique et les panégyristes comme caractéristiques nécessaires des candidats pour le trône 21. Dans De regno, par exemple, Synésios a affirmé « qu’il faut, sous la conduite de Dieu, que le Roi règne d’abord sur lui-même et qu’il établisse la monarchie dans son âme » (Synésios, De regno 10.2 ; trad. Aujoulat). L’analogie entre l’individu et l’État est plus que métaphorique. Elle repose sur une compréhension de soi comme οὐχ ἁπλοῦν […] οὐδὲ μονοειδές, ni simple ni homogène : mais « Dieu a fait cohabiter, pour constituer un seul être vivant, une foule confuse et dissonante de facultés ». Pour cette raison, Synésios voudrait que l’intelligence doive régner « dans l’âme du souverain, après avoir éliminé la domination de la foule des passions et leur démocratie » (Synésios, De regno 10.3). « Il lui faut en effet mener une vie intérieure exempte de dissensions et garder une sérénité divine jusque sur son visage » (Synésios, De regno 10.4). « Voilà en vérité l’essentiel et la qualité royale par excellence ; régner sur soi-même, après avoir placé l’intelligence au-dessus de la bête qui cohabite avec elle… » (Synésios, De regno 10.7). Le même sentiment est trouvé à travers de nombreux textes de philosophie politique et de rhétorique publique de cette période, notamment le premier discours de Thémistios, prononcé devant Constance à la fin des années 340 : « Car à mon avis, il sait bien que l’homme qui voudrait régner sur les autres, il lui faut d’abord régner sur lui-même 22 ». Cette application de la langue du gouvernement à la gouvernance de soi et en particulier du corps est très répandue. Par exemple, elle est reprise par Augustin dans les Confessions à un moment décisif quand, au cours du livre 7, il a finalement reconnu qu’il ne peut y avoir aucun doute qu’il existe de la matière qu’on ne peut pas percevoir par les sens, et est ainsi arrivé à une compréhension nouvelle – et à son avis correcte – de la nature de l’âme et de sa relation avec le corps. Une des conséquences de cette révolution a été
21. S. G. mAccormAck, Art and ceremony in late antiquity, Berkeley 1981, en part. p. 39-45 ; J. F. mAttheWS, The Roman Empire of Ammianus Marcellinus, Baltimore 1989, p. 231-252, en part. p. 231-235. 22. Themistius Or. 1.5b.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain qu’Augustin a acquis un niveau métaphysique, selon lequel il était supérieur au monde matériel, mais inférieur à Dieu : « Là se trouvaient la règle juste et la région du Salut, position intermédiaire : rester à ton image, et, en te servant, dominer l’ordre des corps (et tibi serviens dominarer corpori) 23 ». Mais si l’évolution de cette langue, qu’elle soit interprétée métaphoriquement ou non, est antérieure à l’épanouissement de l’ascétisme chrétien, celle-ci a néanmoins atteint une puissance particulière à cette période, et cela pour deux raisons au moins. Tout d’abord, elle se fait l’écho de cette puissante tradition de la théorie politique chrétienne, selon laquelle la communauté chrétienne a été comprise comme un État. La revendication par Athanase qu’Antoine avait transformé l’ἔρημος non pas simplement en οἰκουμένη, en un espace habité, mais en une polis, justifie ainsi la seconde affirmation faite dans cette phrase, c’est-à-dire, qu’en adhérant à la communauté d’Antoine, les ascètes s’enrôlaient en tant que citoyens du ciel. Athanase ne fut pas le seul à décrire la vie monastique comme une forme de πολιτεία, et une imitation du gouvernement du ciel. Théodoret décrit son propre projet dans les mêmes termes, comme enregistrant « un mode de vie qui enseigne la philosophie et rivalise avec la πολιτεία dans le ciel 24 ». La fin du ive siècle a été témoin d’une convergence particulière et puissante entre les conceptions de la politique et celles du souci de soi, une convergence que l’on peut utilement interpréter comme un moment antérieur et significatif de l’histoire de la gouvernementalité. Mais, à long terme, ces conceptions – et les théories modernes dont elles sont les antécédents – se sont révélées doublement problématiques, en particulier en tant que théories de la politique. D’une part, dans la mesure où l’on donne foi aux partisans de l’anachoresis, on doit alors admettre qu’après la Chute, il ne peut idéalement y avoir de communauté que d’un seul homme. D’autre part, ces deux conceptions posent des problèmes de légitimité. Car, bien que la volonté de Constance ait été que l’on considère sa maîtrise de lui-même comme unique – « qu’elle soit entendue comme ayant été accordée à lui seul » – déjà en 357, Themistios donnait comme conseil que la philanthropie et non la maîtrise de soi fût la vertu par excellence du roi (Themistius, Or. 1.5d) : « Et après ? Que doit-on dire de l’endurance ou de la maîtrise de soi ? Ce sont les facultés spirituelles des citoyens, n’est-ce pas » ?
23. Augustin, Conf. 7.7.11 ; trad. Cambronne. 24. Théodoret, Hist. relig. pr. 3 :Ἡμεῖς δὲ βίον μὲν συγγράφομεν φιλοσοφίας διδάσκαλον καὶ τῆν ἐν οὐρανοῖς πολιτείαν ἐζηλωκότα. Voir le chapitre de C. rAPP, « City and citizenship as Christian metaphors in the Greek Fathers », dans C. rAPP et H. A. drAke, éd., The city in the classical and post-classical world : Changing contexts of power and identity, Cambridge 2014.
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Les racines impériales du corps religieux La préhistoire romaine de la gouvernementalité Dans la dernière partie de ce chapitre, il convient de situer ce discours sur le corps de l’empereur et du citoyen dans le contexte plus large de l’histoire du gouvernement. Nous sommes témoins à cette période d’une transformation très importante dans les ambitions du gouvernement. C’est en effet à la fin du ive siècle que le gouvernement impérial a cherché à pénétrer au-delà du niveau de la localité, pour gouverner les esprits et les corps des sujets individuels. C’est un grand thème de l’histoire de l’Antiquité tardive, qu’on peut aborder de nombreuses façons. Abordons ce problème à la lumière de trois éléments de preuve : un talisman du pouvoir gouvernemental, un ensemble simple de lois, et le développement d’une nouvelle conscience social-théorique chez les prédicateurs chrétiens.
Figure 1. Une lanx africaine, décorée avec l’empreinte d’un moule faite d’un diptyque consulaire, entourée des images de saint Pierre et saint Paul. Collection privée. Photo : Annewies van den Hoek.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain
Figure 2. Un fragment africain d’une image moulée d’un diptyque consulaire. Collection privée. Photo : Annewies van den Hoek.
Figure 3. Un fragment africain d’une image moulée d’un diptyque consulaire. Collection privée. Photo : Annewies van den Hoek.
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Les racines impériales du corps religieux La figure 1 reproduit l’image d’un objet tout à fait remarquable, un relief de faïence engobée africaine produite par impression dans l’argile de trois moules : sur la droite et à gauche, les images des apôtres Pierre et Paul, et au centre, une copie du diptyque consulaire d’Anicius Auchenius Bassus, consul de 408. Jusqu’à cette décennie, seuls quelques fragments de ces copies étaient connus (voir, par exemple, Figures 2 et 3). Tous viennent de pays africains, et beaucoup semblent avoir été des copies de diptyques seuls, sans images de Pierre et Paul. La belle publication de cette copie, qui appartenait auparavant à la collection de Cornelius Vermeule, est l’œuvre de Annewies van den Hoek de la Harvard Divinity School, et c’est également à elle que nous devons les images reproduites ici 25. Comment doit-on comprendre la fabrication en série de copies d’un prototype dont l’efficacité en tant que mécanisme pour conférer la légitimité magistrale et pour effectuer la différenciation sociale découlait en grande partie de la rareté de la matière dans laquelle il a été fait ? Leur forme et le medium employé font de toute évidence de ces copies un nouveau moyen de manifester et d’actualiser le pouvoir de l’État au niveau local, même en dehors de l’espace monumentalisé des centres urbains dans lesquels, et au moyen desquels, le pouvoir d’État impérial était normalement concrétisé dans les paysages provinciaux. La professeur van den Hoek a suggéré que le diptyque conjoint avec des images de Pierre et Paul doit être compris comme revendiquant un alignement de l’autorité sacrée sur l’autorité séculière, une affirmation destinée à l’Afrique, qui était à ce moment-là en proie à la controverse donatiste 26. Nous soutenons sa suggestion en ce qui concerne cet objet en particulier. En fait, pour corroborer sa théorie, on pourrait citer un large dossier de textes catholiques dans lesquelles l’obéissance de l’empereur à l’Église catholique est invoquée contre des fidèles donatistes et païens, par exemple, l’admonestation de saint Augustin aux citoyens de Madaure (Augustin, Ep. 232.3 ; traduite sous la direction de Poujoulat et de l’abbé Raulx) : Vous voyez les temples païens tomber en ruines sans qu’on les répare, ou bien renversés, ou fermés, ou servant à d’autres usages ; les idoles brisées, brûlées, cachées ou détruites. Les puissances de ce monde, qui jadis persécutaient le peuple chrétien à cause de ces idoles, sont vaincues et domptées, non point par la résistance, mais par la mort des chrétiens ; ces puissances tournent leurs lois et les coups de leur autorité contre ces mêmes idoles, pour
25. A. vAn den hoek, « Anicius Auchenius Bassus, African red slip ware, and the church », Harvard Theological Review 98 (2005), p. 1-15 ; id., « Peter, Paul and a Consul : Recent discoveries in African red slip ware », Zeitschrift für Antike und Christentum 9 (2006), p. 197246. 26. Sur ce thème voir B. ShAW, Sacred Violence. African Christians and Sectarian Hatred in the Age of Augustine, Cambridge 2011.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain lesquelles auparavant elles égorgeaient les chrétiens : vous voyez les chefs du plus illustre empire, après s’être dépouillés du diadème, s’agenouiller et prier au tombeau du pêcheur Pierre.
En fait, un thème plus fréquent dans l’homilétique est le thème de la lamentation sur le fait que les gens montrent un plus grand respect de la puissance terrestre que de la puissance céleste, et plus de respect envers les lois impériales qu’envers les lois divines 27. Cela dit, il est possible d’offrir un plus large contexte et un autre cadre d’interprétation pour le phénomène de la copie fabriquée en série et de peu de valeur. Comme les prédicateurs de l’Antiquité tardive, on peut s’appuyer sur le fait que la puissance du gouvernement terrestre s’était accrue pour expliquer le changement historique. À partir de la législation religieuse ordonnant la fin du paganisme et l’adhésion à l’orthodoxie catholique produite en 391 et 392 sous Théodose I, l’État impérial a affiché son désir et son dessein de surveiller certaines questions de conscience – et de contrôler certains aspects de la conduite – au niveau de l’individu, et donc de pénétrer la société plus profondément et plus uniformément que jamais. À cette fin, il a cherché à coopter des formes non-étatiques de dépendance sociale au service de l’intérêt de l’État. Il a exigé, par exemple, que les maîtres contraignent les esclaves et que les propriétaires contraignent les métayers 28 : Codex Theodosianus 16.5.52 (trad. J. Rougé) : (1) Et si ces derniers n’ont pas été présentés à l’exécuteur par les fermiers sous les ordres de qui ils se trouvent ou par les procurateurs, ceux-ci seront tenus de payer l’amende et cela de telle manière que même pas les hommes de Notre maison ne soient à l’abri de cette censure […] (4) De même que l’admonition du maître pour les esclaves ou les coups de fouet répétés pour les colons les fassent revenir de la religion mensongère, à moins que les maîtres eux-mêmes, même s’ils sont catholiques, ne préfèrent être soumis aux amendes susdites. Codex Theodosianus 16.5.54 (trad. J. Rougé) : (5) De même les fermiers de Notre maison, s’ils avaient permis que ces choses se fassent dans les domaines de la Fortune vénérable, seront obligés de verser, à titre de châtiment, autant
27. Voir, par exemple, Maxime de Turin, Serm. 106.2 ; d’autres textes sont cités dans C. Ando, Imperial ideology, p. 101-108. 28. Voir aussi Augustin, Ep. 58.1 à Pammachius, qui a contraint ses métayers à se convertir au catholicisme ; de même, Augustin, Ep. 66, un livret public contre Crispinum : il fonctionnait comme « l’empereur de sa propriété » et a re-baptisé ses métayers (un récit cité encore à Contra litteras Petiliani 2.83.184). Cf. aussi la lettre anonyme, transmise avec les manuscrits d’Orose et publiée par Claude Lepelley : un propriétaire congratulait un autre, pour avoir converti ses locataires « sans aucune menace, sans la moindre terreur » (C. lePelley, « Trois documents méconnus sur l’histoire sociale et religieuse de l’Afrique romaine tardive retrouvés parmi les spuria de Sulpice Sévère », Antiquités africaines 25 [1989], 235-262).
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Les racines impériales du corps religieux qu’ils ont coutume de verser à titre de loyer. Les emphytéotes sont également astreints à cette décision du décret sacré. (6) Quant aux fermiers des particuliers, s’ils avaient permis que des conventicules se tiennent dans ces propriétés, ou s’ils avaient supporté d’y voir souiller le mystère sacré, les gouverneurs porteront par un rapport ces faits à la connaissance des propriétaires à qui il incombera, s’ils veulent échapper au châtiment de la décision sacrée, soit de corriger ceux qui fautent, soit de remplacer ceux qui persévèrent, de manière à fournir à leurs terres des administrateurs qui gardent les préceptes divins. Et s’ils avaient négligé de s’en occuper, eux aussi seraient, en vertu de l’autorité de cette décision, frappés d’une amende sur les loyers qu’ils ont l’habitude de percevoir ; ainsi, les profits qu’ils pourraient en tirer seront joints au trésor sacré.
Il serait facile et, à notre avis, entièrement justifié d’attribuer ce recours au pouvoir social privé aux contraintes qui pèsent sur l’État, en termes d’efficacité et d’appareil de communication. Mais il doit aussi se comprendre comme actualisant la position de la théorie sociale qui apparaît dans la littérature chrétienne aux environs de 390 ap. J.-C., selon laquelle les conversions des élites étaient plus précieuses que celles des personnes ordinaires parce que le prestige social des premières entraînerait les conversions de ceux qui les admiraient, exactement comme l’adhésion au paganisme de la part de l’élite entraînerait de même l’adhésion des autres. L’argument phare de cette philosophie – selon lequel le pouvoir de l’État doit être employé à des buts religieux – était naturellement susceptible de formulation autonome, il n’était pas propre au christianisme, et d’ailleurs son origine ne datait pas de cette période. Mais le résultat a constitué une révolution dans le caractère du gouvernement ancien. Bien sûr, il arrivait souvent que les chrétiens fanfaronnent lorsqu’un notable se convertissait, et de même c’étaient les plus riches et ceux qui avaient une grande réputation qui servaient comme convertis modèles dans la littérature de consolation et l’homilétique de l’époque. Dans les deux cas, les écrivains ont régulièrement imaginé les répercussions de telles conversions : les ragots et la consternation des païens à l’idée que l’un d’eux se fût converti, ou le zèle mis par le converti puissant à employer son pouvoir et son prestige contre les instruments et les adhérents de son ancienne religion. Parmi des exemples notables on peut citer la lettre d’Ambroise sur la conversion de Paulin de Nole ou la lettre de Jérôme à Laeta sur l’éducation des enfants, qui s’ouvre par une réflexion sur les conversions, passées et potentielles, de certains de sa famille 29.
29. Ambroise, Ep. 27 (58).1, 3, à Sabinus sur Paulin de Nole : Paulinum splendore generis in partibus Aquitaniae nulli secundum, venditis facultatibus tam suis, quam etiam conjugalibus, in hos sese induisse cultus ad fidem comperi […] Haec ubi audierint proceres uiri, quae loquentur ? Ex illa familia, illa prosapia, illa indole, tanta praeditum eloquentia migrasse a
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Religion et gouvernement dans l’empire romain Mais les affirmations retentissantes de cette position sont tout aussi courantes. L’aparté d’Augustin concernant la conversion de Victorinus est un cas d’espèce, ce qui amène aux réflexions générales sur le travail de la puissance et du prestige social dans le paysage religieux (Augustin, Conf. VIII, IV, 9 ; trad. Cambronne) : Beaucoup, n’est-ce pas, reviennent d’un enfer d’aveuglement encore plus profond que celui de Victorinus, pour revenir vers toi, s’approcher et être illuminés en recevant la lumière ; et ceux qui la reçoivent de toi le pouvoir de devenir tes fils. Mais moins ils sont connus du peuple, moins grande est la joie qu’ils suscitent même chez ceux qui les connaissent. En effet, la joie d’une multitude se diffuse plus abondamment en chacun : on s’échauffe, on s’enflamme mutuellement ; et puis, les personnages très connus font autorité dans la voie du salut, et ils seront très suivis. Voilà pourquoi ils causent une fort grande joie, même à ceux qui les ont précédés : ce n’est pas d’eux seuls qu’ils tirent leur joie. La défaite de l’ennemi, en effet, est plus éclatante dans le cas d’un homme qu’il tient plus fort en son pouvoir et qu’il utilise pour en tenir d’autres, plus nombreux ; c’est qu’il tient plus fort les orgueilleux par le prestige de la notoriété et, par eux, un plus grand nombre encore par le prestige de l’autorité.
D’ailleurs, dans son explication du Psaume 55 :10, Augustin a offert une lecture allégorique de l’expression, « sur ses murailles » (Augustin, Enarratio in Psalmos 54.13) : jour et nuit, l’outrAGe et le tourment l’encercleront, Sur SeS murAilleS. Sur SeS murAilleS : sur ses créneaux, signifiant, en d’autres termes, ses têtes, ses seigneurs (super munimenta eius, tenens quasi capita eius, nobiles eius). « Si ce seigneur était un chrétien, personne ne resterait païen ». Les gens disent souvent : « Nul ne resterait un païen, s’il était un chrétien » (Nemo remaneret paganus, si ille esset christianus). Les gens disent souvent : « S’il était un chrétien, qui restera un païen » ? Par conséquent, aussi longtemps que ces gens ne sont pas encore chrétiens, ils sont comme les murs d’une ville qui ne croit pas, une ville qui refuse.
Mais peut-être la formulation la plus notable à notre connaissance est celle de Maxime de Turin, qui écrivait en Italie plutôt qu’en Afrique. Comme les législateurs chrétiens, il menaçait les puissants de punition pour les erreurs de leurs serviteurs – et on doit noter que dans cette période, aucun doute n’est
senatu, interceptam familiae nobilis successionem : ferri hoc non posse. Jérôme Ep. 107.2 : et ut omittam uetera, ne apud incredulos nimis fabulosa videantur, ante paucos annos propinquus uester Graccus, nobilitatem patritiam nomine sonans, cum praefecturam regeret urbanam, nonne specu Mithrae, et omnia portentuosa simulacra, quibus Corax, Cryphius, Miles, Leo, Perses, Heliodromus, Pater initiantur, subuertit, fregit, exussit, et his quasi obsidibus ante praemissis, inpetrauit baptismum Christi ?
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Les racines impériales du corps religieux exprimé sur l’efficacité du pouvoir social dans cette arène (le sujet du débat était autre). Mais comme il sied à un homme de sa condition, c’est de la punition des âmes plutôt que des portefeuilles (ou des corps) que Maximus s’occupe (Maxime de Turin, Serm. 107.1-2) : Il y a quelques jours j’ai averti votre charité, mes frères, qu’en tant que gens pieux et saints, vous devez supprimer toute la pollution de l’idolâtrie de vos biens et effacer l’erreur païenne entière de vos champs. Car il n’est pas licite pour vous, qui avez le Christ en vos cœurs, d’avoir l’Antéchrist dans vos maisons ou que vos serviteurs adorent le diable dans les sanctuaires pendant que vous adorez le Dieu dans l’église. Nul ne devrait s’envisager soi-même comme excusé, en disant : « Je n’ai pas ordonné que ce soit fait ; je n’en ai pas donné l’ordre ». Car celui qui comprend qu’un sacrilège est commis sur sa propriété et ne l’interdit pas, l’a lui-même d’une certaine manière ordonné (Quisquis enim intellegit in re sua exerceri sacrilegia nec fieri prohibet, quodammodo ipse praecepit). L’idolâtrie est donc un grand mal : elle pollue ceux qui la pratiquent, elle pollue ceux qui vivent à proximité, elle pollue ceux qui la voient, elle pénètre ses ministres, elle pénètre ceux qui en sont conscients, elle pénètre ceux qui ne disent rien. Le propriétaire est contaminé par l’ouvrier agricole qui fait l’offrande (Immolante enim rustico inquinatur domnedius).
En termes de théorie politique, on pourrait soutenir – nous avons d’ailleurs commencé à argumenter en ce sens – que l’intensification extrême de la pénétration de l’État dans les structures de la vie quotidienne a progressivement privé l’appareil idéologique de l’État de l’extérieur qui le constitue, ces domaines notionnellement désintéressés de l’action privée et publique qui avaient autrefois chanté l’hymne de sa légitimité. En disant cela, nous ne suggérons pas que quiconque, dans les textes officiels comme dans les autres, ait encore à ce moment-là établi entre le public et le privé une distinction de cette sorte. Mais il est notable que, lorsque la distinction est invoquée, c’est assez souvent dans les métaphores qui présupposent elles-mêmes un alignement de la droiture sociale et religieuse et de l’intérêt de gouvernement. Un exemple se trouve dans l’alignement opéré par Augustin de l’action des anges et du ius publicum, tandis que les actes des magiciens sont faits diverso iure (Augustin, De diversis quaestionibus 79, 1, 4 ; traduction de la Bibliothèque Augustinienne, modifiée) : Toute âme est en quelque mesure en jouissance d’une certaine autonomie personnelle, et en quelque mesure tenue et gouvernée par le Droit naturel comme par un Droit public. Et comme toute chose visible en ce monde est sous la tutelle d’une puissance angélique, comme en témoignent en plusieurs passages les divines Écritures, celle-ci s’occupe de la chose qui lui est confiée soit en fonction d’une sorte de droit individuel, soit, en quelque sorte, sur un plan public (aliter quasi privato iure agit, aliter tamquam publice agere cogitur).
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Religion et gouvernement dans l’empire romain Lors donc que les magiciens font des choses pareilles à celles que les saints font parfois, elles ont bien l’air, à ce qu’on voit, d’être pareilles, mais elles sont accomplies dans une autre intention et à un autre titre. Car les premiers agissent en cherchant leur propre gloire, les seconds en cherchant la gloire de Dieu ; et les premiers agissent par l’effet de certaines latitudes accordées aux puissances dans leurs sphères, comme s’il s’agissait d’échanges ou de bénéfices privés (et illi faciunt per quaedam potestatibus concessa in ordine suo quasi privata commercia vel beneficia), mais les seconds à titre de service public (illi autem publica administratione), sur l’ordre de Celui à qui toute créature est subordonnée […]. Cela fait que les magiciens accomplissent des prodiges d’une sorte, les bons chrétiens d’une autre sorte, et d’une autre les mauvais chrétiens : ceux des magiciens relèvent d’arrangements particuliers (per privatos contractus), – ceux des bons chrétiens, de la justice publique –, ceux des mauvais chrétiens, des instruments de cette justice.
En conclusion, nous avons essayé de situer le monachisme comme pratique et discours dans deux contextes : d’une part, il a des racines complexes dans les théories philosophiques païennes de l’âme et du soi, qui étaient déjà comprises au iie siècle comme amenant à une pratique érémitique et une discipline stricte de soi. Mais ces théories n’ont pas trouvé une audience large avant le ive siècle. D’où, d’autre part, notre explication de la raison pour laquelle ces théories avaient atteint un nouveau public en invoquant les grandes transformations de la politique contemporaine : en premier lieu, l’adoption de ces théories philosophiques en tant que manuel de citoyenneté ; et, deuxièmement, l’aspiration nouvelle du gouvernement impérial à pénétrer la société jusqu’au niveau de l’individu.
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CHAPITRE 3 LES RITES DES AUTRES
Diversité, pluralisme et empire La remarquable diversité du paysage religieux de l’Empire romain a été un objet de fascination depuis les Humanistes. Comme on pouvait s’y attendre, c’est la diversité elle-même qui a souvent retenu l’attention, et ce de deux points de vue en particulier. Tout d’abord, le nombre de cultes – le nombre de dieux – a été considéré comme une preuve du caractère additif des systèmes polythéistes 1. Deux facteurs viennent étayer cette vision : premièrement, les savants ont progressivement identifié un nombre croissant de cultes appartenant à la période romaine, pour la plupart grâce à des découvertes épigraphiques et archéologiques, et deuxièmement, ces mêmes découvertes ont montré une forte augmentation au cours du temps du nombre de cultes d’origine non romaine mais utilisant les formes culturelles linguistiques et matérielles romaines. Le second aspect sous lequel la diversité a été étudiée est la tolérance. En supposant que les Romains concevaient également la religion comme une préoccupation du gouvernement, c’est-à-dire comme s’intéressant au statut confessionnel des individus, les philosophes et les historiens des Lumières ont vu l’Empire romain comme tolérant la diversité, ce qui leur semblait indiquer la volonté des Romains de laisser les populations allogènes continuer à adorer leurs propres dieux. Nous reviendrons dans la conclusion sur la déformation effectuée dans ce domaine par les apologistes chrétiens. C’est en partie en conséquence de cette conception que les quelques cas d’ingérence par les Romains dans les affaires religieuses des étrangers ont été pris comme explanandum ces dernières années 2. Cette doctrine semble
1. 2.
J. Scheid, « L’impossible polythéisme. Les raisons d’un vide dans l’histoire de la religion romaine », dans F. Schmidt, éd., L’Impensable polythéisme. Études d’historiographie religieuse, Paris 1988, p. 425-457. Le consensus moderne : M. BeArd, J. north et S. Price, Religions of Rome, t. 1, Cambridge 1998, p. 228-224 ; D. BAudy, « Prohibitions of religion in antiquity : setting the course of Europe’s religious history », dans C. Ando et J. rüPke, éd., Religion and law in classical and Christian Rome, Stuttgart 2006, p. 100-114. Voir aussi H. cAncik,
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Religion et gouvernement dans l’empire romain supposer que la position par défaut de Rome à l’égard des cultes étrangers dans les pays étrangers aura été la tolérance, ou peut-être l’ignorance 3. Mais il nous semble que cette hypothèse n’éclaire pas la compréhension historique et comparative et qu’elle n’a pas non plus la précision nécessaire à une bonne caractérisation des documents. L’objet de notre exposé sera précisément d’explorer les principes et les pratiques des Romains à l’égard des cultes étrangers, et la conception de la religion que ces principes et ces pratiques présupposent. Ce faisant, nous développons des analyses que nous avons présentées de manière séparée au cours des dernières années. En guise d’introduction, résumons d’abord les deux fils conducteurs de cette étude qui sont pertinents dans notre exposé. Tout d’abord, dans un essai sur l’interpretatio Romana, nous avons attiré l’attention sur une divergence entre les témoignages provinciaux et métropolitains en ce qui concerne ce phénomène 4. À en juger par le témoignage des actes spécifiques, la pratique de l’interpretatio est un phénomène presque entièrement provincial. À Rome, par contraste, l’interpretatio n’est rien d’autre que le sujet d’un discours théorique. De plus, si ce discours nous indique quoi que ce soit, c’est que la nature de l’identification effectuée par des actes d’épiclèse est terriblement difficile à définir. Deuxièmement, dans une série d’articles sur l’épistémologie et la théorie sociale de la philosophie romaine de la religion et du droit, nous avons soutenu trois conclusions interdépendantes. D’abord, les Romains considéraient la religion comme l’objet d’une connaissance et non d’une croyance. Ensuite, en partie parce que la communication avec les dieux à Rome avait un caractère très indirect – elle n’était, par exemple, jamais orale –, les Romains considéraient la connaissance religieuse comme précaire et donc comme nécessitant une vérification continuelle. En troisième lieu, en conséquence de ces deux facteurs, les Romains considéraient la pratique du culte des dieux comme ni plus ni moins que le produit purement contingent d’une construction d’institutions humaines par des moyens humains. En conséquence, les institutions de la religion romaine ne bénéficiaient pas de plus de sécurité ontologique que n’importe quelle institution de n’importe quelle société. Les institutions d’une
3. 4.
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« Religionsfreiheit und Toleranz in der späteren römischen Religionsgeschichte (zweites bis viertes Jahrundert n. Chr.) », dans H. cAncik et J. rüPke, éd., Die Religion des Imperium Romanum, Tübingen 2009, p. 365-379. Sur ce thème, voir aussi J. rüPke, « Polytheismus und Pluralismus », dans A. GotzmAnn, V. N. mAkrideS, J. mAlik et J. rüPke, éd., Pluralismus in der europäischen Religionsgeschichte, Marburg 2001, p. 17-34. C. Ando, « Interpretatio Romana », Classical Philology 100 (2005), p. 41-51, réédité avec des modifications dans C. Ando, The matter of the gods, p. 43-58. L’interpretatio romana (et graeca) est un phenomène du syncrétisme religieux antique : les Romains et les Grecs assimilent les divinités des autres à leurs propres dieux.
Les rites des autres société donnée devaient être évaluées de manière autonome, à la lumière à la fois des ressources épistémiques sur lesquelles elles reposaient et de la durabilité de l’ordre social qu’elles garantissaient 5. La documentation que nous allons analyser aujourd’hui est d’une double nature. Certains documents attestent des ordres selon lesquels les communautés locales devaient continuer les mêmes rituels de culte qu’avant la conquête ou l’annexion. D’autres documents offrent des déclarations normatives, qu’il s’agisse du principe ou du droit, ou d’affirmations systématisantes à l’égard de la pratique historique. Nous les lisons en juxtaposition avec les comptes rendus que nous avons de l’administration romaine sur les systèmes juridiques locaux. Nous considérons la forte interdépendance des cadres conceptuels du droit et de la religion à Rome comme étant axiomatique, et espérons que les arguments que nous esquissons ici soutiennent cette affirmation. Tout commentaire spécifique à chaque témoignage mis à part, notre propos se résume ainsi. Si on considère en premier lieu l’ensemble des documents relatifs à la théorie et à la pratique du pluralisme juridique qui avaient cours avant la Constitutio Antoniniana (c’est-à-dire l’octroi universel de la citoyenneté romaine en 212 ap. J.-C.), il est utile, légitime et même nécessaire de les situer – dans un rapport herméneutique avec les témoignages que nous avons du pluralisme religieux – comme la problématique qui s’imposait au gouvernement à la fin de la République et sous le Haut-Empire. Deuxièmement, les déclarations de principe que faisaient les Romains à propos des religions provinciales se rattachent certes, comme souvent dans des situations analogues, à des efforts de systématisation a posteriori ; mais, dans ce cas, il nous semble que ces déclarations résument en fait les témoignages de ce qu’était la réalité de la pratique antérieure, et qu’elles donnent de surcroît une expression utile des postulats de la théorie sociale indispensables au gouvernement de Rome. Troisièmement et pour terminer, la documentation métropolitaine pour les actes du gouvernement à l’égard des religions provinciales traite surtout des rites (d’où le titre choisi pour ce chapitre), voire peut-être de l’institutionnalisation du culte. On ne nomme pas de dieux spécifiques, encore moins les soumet-on à une interpretatio. Le nombre et la diversité des dieux deviennent un indicateur important en analyse – en sorte que chaque dieu est potentiellement l’objet de sa propre religion –, et ce exclusivement dans la littérature chrétienne romaine. Ce n’est peut-être pas une conclusion surprenante, mais il nous apparaît que ce qu’implique pour notre compréhension de la pensée romaine classique la possibilité d’un monde dans lequel les noms – l’identité – des dieux ne tiennent pas une place importante dans la conception de la religion n’a pas été suffisamment abordé.
5.
C. Ando, The matter of the gods, p. 1-18 et 59-92 ; C. Ando, « The ontology of religious institutions », History of Religions 50 (2010), p. 54-79
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Religion et gouvernement dans l’empire romain Reddition, restauration et le statu quo ante La déclaration romaine la plus célèbre sur le comportement à adopter vis-à-vis des rites d’autrui est peut-être la définition donnée par Festus sur le lemme « rites municipaux » : Festus s.v. municipalia sacra (146L) : Municipalia sacra vocantur, quae ab initio habuerunt ante civitatem Romanam acceptam ; quae observare eos voluerunt pontifices, et eo more facere, quo adsuessent antiquitus. Sont appelés municipaux ces rites qu’un peuple a eus depuis son origine, avant de recevoir la citoyenneté romaine, et dont les pontifices ont voulu qu’ils continuent à les observer, et de la manière dont ils avaient toujours pratiqué depuis les hautes époques.
Il faut résister à l’envie à laquelle nous avons nous-même succombé auparavant, de rejeter cette définition comme une fabrication anachronique de la tradition antique. On me permettra d’attirer l’attention sur trois de ses aspects : (1) les sacra, les rites, en constituent le point central ; (2) l’identification d’un tournant, à savoir ici l’attribution à titre collectif de la citoyenneté romaine ; et (3) l’ordre donné par les autorités romaines aux communautés de conserver leurs pratiques après ce tournant, comme elles les avaient auparavant observées, effectivement depuis les hautes époques. Ainsi décrite, la situation imaginée par Festus trouve de fortes analogies dans certains actes juridiques formels comme la capitulation et la restitution dans les relations diplomatiques romaines 6. Le compte rendu le plus complet que nous possédions d’une deditio in fidem – et il faut souligner qu’il n’existe aucun compte rendu détaillé, sans parler d’un compte rendu contemporain des événements qu’il décrit – est fourni par Tite-Live (1.38.1-2) : Deditosque Collatinos ita accipio eamque deditionis formulam esse : rex interrogavit : « Estisne vos legati oratoresque missi a populo Collatino ut vos populumque Collatinum dederetis ? » – « Sumus. » – « Estne populus Collatinus in sua potestate ? » – « Est. » – « Deditisne vos populumque Collatinum urbem agros aquam terminos delubra utensilia divina humanaque omnia in meam populique Romani dicionem ? » – « Dedimus. » – « At ego recipio. » Je constate que les Collatins ont capitulé et que la formule de la capitulation était comme suit : le roi a demandé, « Êtes-vous les députés et les porte-parole envoyés par le peuple collatin pour vous rendre, vous et le peuple collatin ? » – « Oui. » – « Le peuple collatin est-il libre de disposer de lui ? » – « Oui. » – « Vous rendez-vous à moi et au peuple romain, vous et le peuple collatin et la ville, la campagne, les eaux, les frontières, les temples, les propriétés
6.
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J. rüPke, Domi militiae : die religiöse Konstruktion des Krieges in Rom, Stuttgart 1990, p. 209-210.
Les rites des autres mobilières et toutes les choses divines et humaines ? » – « Oui. » – « Bien. J’accepte. »
Ce texte a toute l’apparence d’un d’une reconstitution d’antiquaire juridique et religieux du iie siècle av. J.-C., particulièrement à cause de l’insistance catégorique sur l’acte d’acceptation. Mais nous ne nous intéressons pour l’instant qu’à la définition énumérative de la totalité de la propriété collatine qui est cédée à Rome : « vous et le peuple collatin et la ville, la campagne, les eaux, les frontières, les temples, les propriétés mobilières et toutes les choses divines et humaines. » Tite-Live se concentre sur la prétendue formule de capitulation au point d’élider totalement l’aspect de ces échanges qui a tellement attiré l’attention de Festus, à savoir, l’exhortation à continuer comme avant. Ceci, cependant, est la caractéristique même du processus formel de capitulation qui a reçu commémoration précise et durable dans le dossier épigraphique. Par exemple, deux inscriptions qui attestent des actes juridiques en Espagne au iie siècle av. J.-C. – l’un, analogue à une restauration ; l’autre, une capitulation véritable – mettent l’accent sur deux aspects : en premier, à un ou plusieurs égards, il devrait y avoir une correspondance exacte entre les situations précédant ou suivant l’acte commémoré sur la tablette, un devoir formulé surtout dans les corrélatifs dare-reddere ; deuxièmement, la restauration d’un certain statu quo ante a été réalisée par un geste souverain du peuple romain, par le biais du Sénat ou d’un magistrat (seuls les mots en gras sont de notre traduction) : ILS 15 = Bruns7 70 = FIRA I.51, décret de Lucius Aemilius Paulus gouverneur d’Hispania Ulterior en 189 av. J.-C. : 1. L. Aimilius L. f. inpeirator decreivit 2. utei quei Hastensium servei 3. in turri Lascutana habitarent 4. leiberei essent ; agrum oppidumqu. 5. quod ea tempestate posedisent, 6. item possidere habereque 7. iousit, dum poplus senatusque 8. Romanus velet. Act. in castreis 9. a.d. XII k. Febr. Les terres et la cité qu’ils possédaient à ce moment, il a également ordonné qu’ils les aient en leur possession tant que ce sera la volonté du peuple et du Sénat romain. (trad. Lassère)
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Religion et gouvernement dans l’empire romain ELRH U2, la deditio d’Alcántara, 104 av. j.-c. : C(aio) Mario C(aio) Flavio [co(n)s(ulibus)] L(ucio) Caesio C(aii) f(ilio) imperatore populus Seano+[--- se ?] dedit Lucius Caesius C(aii) f(ilius) imperator postquam [eos ---] accepit ad consilium retolit quid eis im[perare (?)] censerent de consili(i) sententia imperau[it (?) ---] captivos equos equas quas cepisent [--- (?)] omnia dederunt deinde eos L(ucius) Caesius C(aii) [f(ilii) imp(erator) liberos (?)] esse iussit agros et aedificia leges cete[raque omnia] quae sua fuissent pridie quam se dedid[erunt ---(?)] extarent (uacat) eis redidit dum populu[s senatusque] Roomanus (!) vellet (uacat) deque ea re eos [---] eire iussit (uacat) legatos Cren[---] Arco Cantoni f(ilius) (vacat) legates […] ensuite, Lucius Caesius, fils de Gaius, imperator, leur a ordonné d’être libres, et la campagne et les bâtiments et les lois et toutes les autres choses qui leur appartenaient le jour avant leur reddition, Caesius les leur a restitués tant que ce sera la volonté du peuple et du Sénat romain.
Ces textes abrégés ne mentionnent ni les propriétés sacrées, ni les rites. Mais les propriétés sacrées figurent régulièrement dans l’histoire de TiteLive, ce qui pourrait bien indiquer en outre que Tite-Live fait écho à chaque fois à la formule pour la reddition des Collatins à Tarquin qu’il prétend avoir trouvée 7. Mais les détails fournis par Tite-Live dans ses autres comptes rendus de capitulations, qui représentent des ajouts au cadre de la formule du livre 1, sont en grande partie corroborés par les textes épigraphiques, notamment l’acte de restauration et la souveraineté du peuple lorsqu’il autorise cette restauration-là. Enfin, on observe une forte ressemblance formelle entre la restauration d’un peuple dans sa liberté et sa propriété après la capitulation, et la mise en liberté et l’autonomie des communautés politiques qui entretenaient des relations d’amitié avec Rome, mais qui se sont retrouvées à l’intérieur d’une province suite à une annexion. On a l’exemple d’une telle communauté avec
7.
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Livy 7.31.3-4 (itaque populum Campanum urbemque Capuam agros delubra deum diuina humanaque omnia in uestram, patres conscripti, populique Romani dicionem dedimus, quidquid deinde patiemur dediticii uestri passuri) ; 26.33.12-13 (omnes Campani Atellani Calatini Sabatini qui se dediderunt in arbitrium dicionemque populi Romani Fuluio proconsuli, quosque una secum dedidere quaeque una secum dedidere agrum urbemque diuina humanaque utensiliaque siue quid aliud dediderunt, de iis rebus quid fieri uelitis uos rogo, Quirites), 34.5, 12 ; 28.34.7 (omnia diuina humanaque).
Les rites des autres les Thermitains de Sicile, qui occupent une place importante dans le compte rendu de Cicéron des méfaits de Verrès. Nous nous sommes particulièrement intéressé à la description que Cicéron prête à un citoyen de cette ville, une description de l’acte par lequel la ville a reçu le droit d’utiliser ses propres lois : Sthenius réclame : étant donné que ce sont des concitoyens qui agissent en justice avec lui pour une question de faux en écriture publique ; étant donné que pour une affaire de cet ordre l’action doit être instituée d’après les lois des citoyens de Thermes ; étant donné que le Sénat et le peuple romain, vu l’amitié et la fidélité constante des citoyens de Thermes, leur ont rendu leur ville, leur territoire et leurs lois 8…
Le langage utilisé par Cicéron suggère également un degré de ressemblance entre sa compréhension de l’octroi de l’autonomie – le droit d’une communauté à utiliser ses lois ancestrales – et l’ordre donné par les pontifices qu’une communauté doit pratiquer ses cultes ancestraux. Que pourrait-on dire de plus sur le témoignage juridique, et en quoi cela pourrait-il nous aider à évaluer la religion ? Pluralisme juridique dans la pratique et la théorie romaines 9 Comme dans la documentation religieuse, il convient à l’égard du droit également d’examiner d’abord la documentation chronologiquement antérieure portant sur des cas spécifiques. En ce qui concerne la Sicile, Cicéron donne également une description schématique du paysage juridique du territoire à la suite de sa réduction à la forme d’une province (Cicéron Verr. 2.2.32) : Suivant le droit qui régit les Siciliens, les actions judiciaires qui opposent deux citoyens de la même cité sont jugées dans leur cité, selon leurs propres lois. Pour juger des actions d’un Sicilien avec un Sicilien d’une autre cité, le préteur (i.e. le gouverneur romain) devait procéder au tirage au sort du juge…
Autrement dit, le paysage de la Sicile – et, pourrait-on ajouter, celui de toutes les autres provinces – était juridiquement pluraliste. Non seulement le paysage avait-il été fragmenté en juridictions multiples, dans chacune desquelles un code juridique différent s’appliquait, mais des logiques multiples
8.
9.
Cicéron Verr. 2.2.90 (trad. de La Ville de Mirmont) : Sthenius postulat ut, cum secum sui cives agant de litteris publicis corruptis, eiusque rei legibus Thermitanorum actio sit ; senatusque et populus Romanus Thermitanis, quod semper in amicitia fideque mansissent, urbem agros legesque suas reddidisset… Sur le pluralisme juridique dans l’histoire romaine, voir C. Ando, L’Empire et le Droit, chap. 1 et 2 ; id., « Pluralisme juridique ».
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Religion et gouvernement dans l’empire romain en désaccord les unes avec les autres ont été utilisées pour assigner des procès aux fora : certaines déterminations étaient faites d’après la géographie, mais aussi d’après la citoyenneté des parties, et ainsi de suite. En conséquence de cette réflexion sur un monde si organisé, un appareil théorique et normatif remarquable a émergé à Rome chez les philosophes du droit pour expliquer ce pluralisme. La formulation la plus concise que l’on trouve dans un texte classique est celle par laquelle débutent les Institutes de Gaius (1.1 ; trad. Reinach) : Tout peuple régi par le droit écrit et par la coutume suit en partie un droit qui lui est propre, en partie un droit qui lui est commun avec l’ensemble du genre humain. En effet, le droit que chaque peuple s’est donné lui-même lui est propre et s’appelle droit civil, c’est-à-dire droit propre à la cité, tandis que le droit que la raison naturelle établit entre tous les hommes est observé de façon semblable chez tous les peuples et s’appelle droit des gens, c’est-à-dire droit dont toute la gent humaine fait usage.
Le fond de l’affirmation de Gaius est exprimé par les pronoms distributif et réfléchi quisque et sibi : ius civile dénote ces corps du droit que chaque communauté politique crée pour elle-même. Par exemple, on n’a produit aucun cadre d’évaluation ni moral ni ontologique pour distinguer l’un de l’autre – parce que l’un adhérerait plus que l’autre à certaines normes transcendantes, ou aurait reçu l’aval d’une source de normes transcendantes ; pas plus que l’on a exprimé, avant la Constitutio Antoniniana, un intérêt particulier pour le contenu du droit positif de ces codes. L’hypothèse opératoire semble être que les ordres sociaux locaux sont le mieux garantis par l’adhésion aux normes localement produites et, comme corollaire, que Rome n’a pas de base épistémique, ni aucune obligation déontologique de remplacer celles-ci. En fait, certains textes de l’Antiquité tardive sont presque arrivés à cette formulation. À l’égard de la période classique, peut-être serait-il suffisant de souligner les affinités entre les cadres philosophiques et pratiques esquissés par les juristes, et la structure la plus caractéristique de l’empire comme forme politique, à savoir que les empires gouvernent en gérant et en exploitant la différence, et non par l’universalisation d’une culture nationale (ou métropolitaine), avec tout ce qu’entraîne un tel programme 10. Les ordres préconisant le maintien de la pratique pré-(non-)romaine Si nous examinons la documentation correspondant à ce que j’appelle les « ordres visant à perpétuer les rites locaux », nous constatons que ces derniers présentent de nombreuses similitudes structurales avec les formules
10. T. J. BArfield, « The shadow empires », p. 29 ; C. mAier, Among Empires, p. 5-7, 29-36.
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Les rites des autres de capitulation et les concessions souveraines de l’autonomie que nous avons examinées jusqu’à présent. Il faut remarquer tout particulièrement les comptes rendus centrés sur les efforts qu’ont fournis les Romains pour organiser la vie locale sociale, économique, politique et religieuse à la suite d’une guerre ou d’un événement comparable. On peut citer en premier lieu le langage condensé qui a été utilisé dans le cas des communautés privilégiées, par exemple dans celui des Lanuviens après la guerre entre Rome et les Latins en 338 av. J.-C. (Tite-Live 8.14.2 ; trad. Corpet-Verger et Pessoneaux) : Relatum igitur de singulis decretumque. Lanuuinis civitas data sacraque sua reddita, cum eo ut aedes lucusque Sospitae Iunonis communis Lanuuninis municipibus cum populu Romano esset. Il y eut donc rapport et décision distincts sur chacun d’eux. Aux Lanuviens, on donna droit de cité ; on leur rendit leurs propres sacra, à condition que le temple et le bois sacré de Juno Sospita seraient communs entre les Lanuviens municipes et le peuple romain.
(Les Hirpi qui marchaient pieds nus sur des charbons ardents correspondent de loin à de tels cas : aussi longtemps qu’ils poursuivaient leurs rites gentilices, ils étaient dispensés des munera de la citoyenneté 11). Nous sommes naturellement incapables d’expliquer exactement à quel mot le terme sacra fait référence, aux rites, aux objets sacrés, ou aux deux. Trois choses au moins semblent certaines : la concision de la langue témoigne d’une compréhension commune ; le retour des sacra représente un acte souverain du peuple romain ; et le retour vise d’une manière ou d’une autre à rétablir sous des dehors différents le statu quo ante, sinon ce retour ne serait pas mentionné. L’acte décrit par Tite-Live et la langue qu’il utilise doivent également être compris dans le contexte d’une documentation plus large, dans lequel sont indiqués deux cheminements : d’abord, le droit, voire l’obligation de continuer à pratiquer des rites ancestraux, a été restauré à des vaincus par des actes à travers lesquels les autorités politique et religieuse ont été déployées de manière remarquablement sophistiquée 12. Deuxièmement, la situation d’une partie spécifique a été assimilée à un cadre plus large destiné à traiter les cultes provinciaux en général. Nous examinerons tour à tour des exemples de chacun de ces deux motifs. Pour ce qui est des parties vaincues, on peut citer Frégelles et les Herniques, le premier exemple étant décrit par Strabon, le second par Tite-Live :
11. Pline Nat. 7.19 : Haut procul urbe Roman in Faliscorum agro familiae sunt paucae quae vocantur Hirpi ; hae sacrificio anno quod fit ad montem Soractem Apollini super ambustam ligni struem ambulantes non aduruntur, et ob id perpetuo senatus consulto militiae omniumque aliorum munerum vacationem habent. 12. C. Ando, « Law and the landscape of Empire », p. 25-47, en part. p. 46.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain Ajoutons Frégelles… Actuellement simple bourgade, c’était autrefois une ville importante tenant sous son pouvoir la plupart des localités des alentours que nous venons d’énumérer. Leurs habitants continuent à y venir aujourd’hui pour y faire leur marché et y célébrer des cérémonies sacrées. (Strabon 5.3.10 ; trad. Lassère) Cornelius fut laissé en arrière dans le Samnium. Marcius retourna dans la cité célébrer son triomphe sur les Herniques, et on éleva en son honneur sur le forum une statue équestre qui fut placée devant le temple de Castor. On permit à trois peuples du nom hernique, ceux d’Aletrium, de Verulae et de Ferentinum [qui avaient pris le parti de Rome dans la guerre], parce qu’ils préféraient cela à la citoyenneté romaine, que leurs lois leur soient rendues (suae leges redditae) et qu’ils aient le droit de se marier entre eux, droit que, pendant un temps, ils furent les seuls des Herniques à posséder. Aux Anagnini, qui avaient pris les armes contre Rome, on donna la citoyenneté sans le vote : leur droit de réunion en assemblée et d’intermariage fut aboli et leurs magistrats interdits de toute responsabilité autre que religieuse (praeter quam sacrorum curatione). (Tite-Live 9.43.22-24)
On doit comparer ces descriptions de la continuation des cultes lors de la dissolution des communautés politiques avec le compte rendu que Cicéron offre de la dissolution de Capoue à la suite de la deuxième guerre punique : Ils tinrent pour assuré dans leur sagesse, que s’ils ôtaient aux Campaniens leur territoire, s’ils supprimaient dans la ville magistratures, sénat, assemblée populaire, s’ils n’y laissaient aucune apparence de vie politique, nous n’aurions plus rien à craindre de Capoue. Vous pourrez trouver cela consigné tout au long dans les documents anciens : c’est pour qu’il y eût une ville en état de fournir tout ce qui était nécessaire à la culture du territoire campanien, un lieu où transporter et conserver les récoltes, des domiciles urbains à la disposition des laboureurs fatigués par le travail des champs, c’est pour ces raisons, dis-je, que ces édifices n’ont pas été détruits. (Cicéron Leg. agr. 2.88 ; trad. Boulanger)
Comme dans la documentation littéraire et épigraphique des capitulations, il était donc possible de décrire la punition de Capoue sans faire référence à la religion. Mais les constantes qui caractérisent notre documentation suggèrent que des intérêts contingents déterminaient le choix du contenu d’un compte rendu, plutôt que les hypothèses selon lesquelles un silence spécifique correspondait au défaut historique effectif d’attention à la continuation des rites. Ces restitutions et ces ordres préconisant le maintien des rites ancestraux ont même été décrits dans certaines lois comme réalisant des principes susceptibles de se généraliser ou qui étaient en cours de généralisation effective. Le cas qu’on serait le plus terriblement tenté de ranger dans cette catégorie serait peut-être l’édit d’Auguste et Agrippa de 27 av. J.-C., qui tente d’établir les précautions juridiques à prendre contre la profanation des propriétés sacrées : 58
Les rites des autres SEG XVIII 555 = RDGE 61, un décret d’Auguste et d’Agrippa consuls et une lettre d’un gouverneur mettant ce décret à exécution à l’égard de Kymè, 27 av. j.-c. Αὐτοκράτωρ Καῖσαρ Θεοῦ υἱός Σεβαστὸς [ ] 10. Μᾶρκος Ἀγρίπας Λευκίου υἰὸς ὕπατοι ε[ - - - ] 11. Εἴ τινες δημόσιοι τόποι ἢ ἱεροὶ ἐν πόλεσ[ι - - -] 12. πόλεως ἑκάστης ἐπαρχείας εἰσὶν εἴτε τι[νὰ ἀναθή]13. ματα τούτων τῶν τόπων εἰσὶν ἔσονταί τ[ε, μηδεὶς] 14. ταῦτα αἰρέτω μηδὲ ἀγοραζέτω μηδὲ ἀπο[τίμημα] 15. ἢ δῶρον λαμβανέτω. ὃ ἂν ἐκεῖθεν ἀπενη[νεγμένον] 16. ἢ ἠγορασμένον ἕν τε δώρῳ δεδομένον ᾖ, [ὃς ἂν ἐπὶ τῆς] 17. ἐπαρχείας ᾖ ἀποκατασταθῆναι εἰς τὸν δημ[όσιον λόγον] 18. ἢ ἱερὸν τῆς πόλεως φροντιζέτω, καὶ ὃ ἂν χρ[ῆμα ἐνεχύρι]19. ον δοθῇ, τοῦτο μὴ δικαιοδοτείτω {ι} vacat L’Imperator Caesar Augustus fils du dieu [… et] Marcus Agrippa, fils de Lucius, consuls […] S’il y a des domaines publics ou sacrés dans les cités […] cité (?) de chaque province (?), et s’il y a ou devrait y avoir des choses consacrées dans ces lieux, nul ne les déplacera, ni ne les achètera, ni ne les prendra comme garantie ou comme cadeau. Quoi qui ait été détourné de là, ou acheté, ou donné en cadeau, que celui qui a en charge la province, quel qu’il soit, se charge de le restituer aux comptes publics ou sacrés de la cité, et quoi qui ait été donné en gage, il n’utilisera pas cela pour rendre justice. 1. Vinicius proconsul salutem dat magistratibus Cumas. Apollonides L. F. Noraceus 2. civis vester me adeit et demostratavit Liberei Patris fanum nomine 3. venditiones possiderei ab Lusia Diogenis f. Tucalleus cive vestro, 4. et cum vellent thiaseitae sacra deo restituere iussu Augu5. sti Caesaris pretio soluto quod est inscreiptum fano, 6. […]berei ab Lusia. Ego volo vos curare, sei ita sunt, utei Lusias quod 7. est positum pretium fano recipiet et restituat deo fa8. num et in eo inscreibatur Imp. Caesar Deivei f. Augustus resti9. tuit. Sei autem Lusia contradeicit quae Apollonides postu10. lat, vadimonium ei satisdato ubi ego ero. Lusiam promit11. tere magis probo. Vinicius, proconsul, transmet ses salutations aux magistrats de Kymè. Apollonides, fils de Lucius, de Norace, votre citoyen, est venu à moi et m’a expliqué que le temple de Liber Pater était possédé à titre de vente par Lysias, fils de Diogène, de Tuculla, votre citoyen, et que lorsque les membres du thiase ont voulu restituer le domaine sacré au dieu, sur l’ordre d’Auguste César, en
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Religion et gouvernement dans l’empire romain payant le prix qui est inscrit sur le temple, […] par Lysias. Moi, je veux que vous veilliez à ce que, si les choses sont ainsi, Lysias accepte le prix qui a été placé sur le temple et restitue le temple au dieu, et qu’il soit inscrit sur celuici : « Imperator Caesar Auguste fils du Divin a restitué ceci. » Mais si Lysias s’oppose à ce qu’Apollonides demande, qu’il s’engage sous caution à comparaître là où je serai. Ce que Lysias promet, je l’approuve en plus (?).
Hélas, l’état du texte ne permet pas de tirer des conclusions catégoriques sur la portée de l’édit. Le distributif « chaque » à la ligne 4 doit pourtant faire référence à toutes les villes de la province ou à toutes les provinces. Du reste, aucune spécification ou restriction n’est faite à l’égard de l’identité des dieux qui avaient été honorés par ces biens, dont ils étaient formellement les propriétaires. Le proconsul dont la lettre actualise l’édit dans le cas spécifique de Cumes précise, cependant, que l’inscription devait faire mention de la piété, de la bienfaisance d’Auguste et de son rôle actif dans la restauration. Le langage de deux édits visant à la situation des Juifs orientaux conservés par Flavius Josèphe est semblable 13. Le plus complet, adressé par Claude aux Alexandrins, attribue à Auguste le désir que « chacun de ses sujets – en ce cas, les Macédoniens et les Juifs – pût rester fidèle à ses coutumes et ne dût pas être forcé à enfreindre son culte ancestral » (Josephus Ant. 19.282-283 : […] βουλόμενον ὑποτετάχθαι ἑκάστους ἐμμένοντας τοῖς ἰδίοις ἔθεσιν καὶ μὴ παραβαίνειν ἀναγκαζομένους τὴν πάτριον θρησκείαν). Une fois de plus, le principe est généralisé à l’aide d’un pronom distributif : la préoccupation de la situation des Juifs n’est que l’expression des faits contingents qui ont motivé l’édit. De même, dans une lettre aux Éphésiens, Agrippa insiste pour que ceux qui volent l’argent sacré des Juifs « et fuient vers des lieux d’asile, […] soient emmenés de force et livrés aux Juifs, en fonction du même principe juridique en vertu duquel les auteurs de vols sacrilèges sont emmenés de force » (Josephus Ant. 16.168 : τούς τε κλέπτοντας ἱερὰ χρήματα τῶν Ἰουδαίων καταφεύγοντάς τε εἰς τὰς ἀσυλίας βούλομαι ἀποσπᾶσθαι καὶ παραδίδοσθαι τοῖς Ἰουδαίοις, ᾧ δικαίῳ ἀποσπῶνται οἱ ἱερόσυλοι). Encore une fois, on note particulièrement l’assimilation effectuée par la proposition relative précisant le principe juridique en jeu : la particularité du cas des Juifs est éludée au profit d’une interprétation à travers laquelle les propriétés sacrées des Juifs sont assimilées à des propriétés sacrées en général. Un dernier point concernant ces ordonnances spécifiques mérite notre attention. Elles préconisent – souvent explicitement, parfois implicitement – que la pratique rituelle à venir devrait prolonger celle du passé. Dans le sénatus-consulte relatif au Sérapéum de Délos, par exemple, Demetrius doit être autorisé à administrer le sanctuaire « comme il l’administrait autrefois 14 »; 13. Sur ces documents voir M. Pucci Ben zeev, Jewish rights in the Roman world, Tübingen 1998, en part. p. 262-272 et 295-326. 14. SIG 664 = Abbott and Johnson no 6 = RDGE 5.
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Les rites des autres les actes enjoints par Auguste et Agrippa dans l’édit de 27 av. J-C. sont ceux de la restauration, ainsi que la demande spécifique de Vinicius le proconsul (SEG XVIII 555) ; selon Claude, la pratique rituelle qu’Auguste a voulu protéger était ancestrale (Flavius Josèphe Ant. 19.281-283), et, sans surprise, Flavius Josèphe utilise le même terme dans sa traduction d’un édit d’Auguste sur les privilèges des Juifs d’Asie (Flavius Josèphe Ant. 16.163 : γνώμῃ δήμου Ῥωμαίων τοὺς Ἰουδαίους χρῆσθαι τοῖς ἰδίοις ἐθισμοῖς κατὰ τὸν πάτριον αὐτῶν νόμον […], « de l’avis du peuple romain, que les Judéens pourraient observer leurs propres usages conformément à la loi de leurs ancêtres »). La valorisation de ce qui est compris comme ancestral nous renvoie à une hypothèse que nous avons déjà avancée. Les Romains ne s’intéressaient pas aux identités des dieux en partie parce que leur attention – leurs intérêts – était ailleurs, à savoir, dans le maintien de l’ordre social. À cette fin, les Romains considéraient que les pratiques coutumières d’une localité donnée étaient par principe les plus à même d’assurer son maintien. C’était vrai du droit, comme nous l’avons vu, ainsi que de la religion : d’où l’insistance par Auguste et Claude sur ce que les Juifs (et tous les autres peuples) « utilisent leurs propres coutumes » en plus de leurs propres rites. Il convient dès lors de revenir à l’idée de base qui servait de fondement à ces ordonnances, à savoir, la supposition que chaque communauté digne de ce nom a ses propres rites, ses propres coutumes, et sa propre religion. Des « rites » aux « dieux » Nous conclurons avec deux réflexions, la première resituant le discours romain dans un cadre historique et théorique de nature colonialiste, et la seconde sur les anciennes déclarations normatives concernant le pluralisme religieux de l’Empire. L’hypothèse faite par les Romains que chaque communauté politique a ses propres coutumes, lois et religion est à un certain niveau peu surprenante. Elle est exprimée par exemple dans le texte de Tite-Live par l’assimilation de la souveraineté politique à l’autonomie juridique (Tite-Live 9.43.22-24, voir p. 58) : les Aletrinates, les Verulani et les Ferentinates, quand ils refusèrent la citoyenneté romaine : « on leur rendit leurs lois ». Mais dans la mesure où cette hypothèse influençait la pratique, elle a probablement eu des effets importants dans les provinces. Sans doute y a-t-il eu des communautés provinciales qui ont été constituées comme communautés unitaires pour la première fois par suite de l’action des Romains, et il existe des équivalents historiques importants de la découverte – c’est-à-dire, de l’invention – par les populations colonisées de « coutumes, lois et religion » à la lumière d’une
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Religion et gouvernement dans l’empire romain telle épistème impériale 15. Qui plus est, comme la remarque de Josèphe sur Alexandrie amène à le comprendre, le défi pour le gouvernement romain ne réside pas dans les cas où l’hypothèse est confirmée, mais dans ceux où elle a échoué. Passons aux déclarations normatives concernant le pluralisme religieux de l’Empire : celles-ci révèlent à nouveau que le discours métropolitain ne s’intéresse pas aux identités ou aux noms des dieux provinciaux, pour ne rien dire de leur assimilation éventuelle à ceux des Romains. Naturellement, cela ne veut pas dire que les documents officiels ne manifestent pas d’intérêt pour la diversité des dieux. La lettre de Marcus Valerius Messala à Teos en donne un exemple exceptionnel (SIG 601 = RDGE 34, ll. 11-17) : καὶ ὅτι μὲν διόλου πλεῖστον λόγον ποιοὺμενοι διατελοῦμεν τῆς πρὸς τοὺς θεοὺς εὐσεβείας, μάλιστ᾿ ἄν τις στοχάζοιτο ἐκ τῆς συναντωμένης ἡμεῖν εὐμενείας διὰ ταῦτα παρὰ τοῦ δαιμονίου· οὐ μὴν ἀλλὰ καὶ ἄλλων πλειόνων πεπείσμεθα συμφανῆ πᾶσι γεγονέναι τὴν ἡμετέραν εἰς τὸ θεῖον προτιμίαν. On pourrait juger que nous avons toujours tenu la piété envers les dieux comme très importante particulièrement d’après les preuves de bienveillance offertes par le divin à notre égard. Bien plus, pour de nombreuses autres raisons nous croyons que notre respect pour la divinité est devenu manifeste à tous.
Mais malgré la référence unique aux « dieux » au pluriel, les autres références au divin prennent la forme de singuliers radicalement indéterminés : to daimonion, to theion. Les textes qui explicitement ou implicitement attirent l’attention sur la religion comme institution sociale et culturelle et qui, bien plus, le font au moyen de distributifs universalisants sont autrement plus intéressants. Ainsi peut-on citer parmi ceux-là le dicton célèbre de Cicéron, « Chaque peuple a sa religion, Lélius, comme nous avons la nôtre » (Cicéron, Flacc. 69 : sua cuique civitati religio, Laeli, est, nostra nobis), ainsi que le compte rendu que fait Tite-Live de la conduite des Albains lors de la signature d’un traité avec Rome (Tite-Live 1.24.8) : « Les Albains récitèrent leur propre carmen et leur propre serment fut prononcé par leur propre dictator et par leurs propres prêtres ». Nous avons écrit ailleurs au sujet de la supposition de Tite-Live selon laquelle il existerait une homologie entre les institutions religieuses albaines et romaines 16. Aujourd’hui je voudrais insister davantage sur deux éléments. D’abord, les institutions des Albains leur appartiennent : sua carmina, suum ius iurandum, suum dictatorem, suos sacerdotes. Ensuite, personne ne s’intéresse à l’identité de la divinité par le biais de laquelle ils prêtent leur serment.
15. S. E. merry, Colonizing Hawai’i : The cultural power of law, Princeton 2000. 16. C. Ando, L’Empire et le Droit, chap. 3.
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Les rites des autres Pour comprendre ces phénomènes, on doit examiner un texte du ive siècle ap. J.-C, un aparté d’Ammien Marcellin concernant l’action par laquelle les Sarmates prêtent serment (Ammien Marcellin 17.12.21 ; trad. Sabbah) : […] eductisque mucronibus, quos pro numinibus colunt, iuravere se permansuros in fide. […] et, dégainant leurs poignards – ils les honorent comme des divinités – ils jurèrent de rester jusqu’au bout fidèles à leur parole.
Comment Ammien sait-il que les Sarmates honorent leurs poignards comme des divinités ? Il s’agit vraisemblablement d’une déduction de la forme du rituel. Cela dit, lors de l’événement décrit par Ammien, aucun Romain n’a demandé aux Sarmates de jurer par un dieu romain ni même par un vrai dieu. Pour que le serment soit efficace, il fallait que ce soit leur propre serment, prêté sur ce qu’ils considéraient comme divin. L’indifférence romaine quant à la teneur du culte et surtout à l’identité des dieux ne devrait bien sûr pas être prise pour un manque d’intérêt pour la religion dans les communautés provinciales au sens large. Au contraire, ainsi que le suggère la notion même de rites municipaux, l’engagement impérial, c’està-dire métropolitain, au localisme en matière de religion était à comprendre comme contribuant à la fois à l’ordre local et impérial. Cela se manifeste même dans les régulations romaines dirigées envers les colonies de citoyens romains que l’on considérait d’une certaine façon comme des parties constituantes de l’État romain 17. Là y compris, la préoccupation centrale majeure est que les sacra publiques (les rites communaux) soit constitués et accomplis en toute conformité (Lex coloniae Genetivae Iuliae [RS 25], ch. 64) : Quels que soient les duumvirs après la fondation de la colonie, que ceux-ci, dans les dix jours qui suivent celui où ils auront commencé d’exercer leur magistrature, soumettent aux décurions, dont pas moins des deux tiers seront présents, quels sont les jours de fête et combien il y en a et quels rites il leur plaît d’être exécutés à titre public et à qui il leur plaît de faire exécuter ces rites (quos et quot dies festos esse et quae sacra fieri publice placeat et quos ea sacra facere placeat).
Les magistrats ont également l’obligation de superviser le maintien du tissu matériel de l’observance religieuse, et en particulier des fana templa delubra, mais aussi des jeux et des pulvinaria (Lex coloniae Genetivae Iuliae ch. 128). Cela dit, la colonie a pour devoir de rendre hommage à la triade capitoline
17. J. Scheid, « Aspects religieux de la municipalisation. Quelques réflexions générales », dans M. dondin-PAyre et M.-T. rAePSAet-chArlier, éd., Cités, Municipes, Colonies. Les processus de municipalisation en Gaule et en Germanie sous le Haut Empire romain, Paris 1999, p. 381-423 ; J. rüPke, « Religion in the lex Ursonensis », dans C. Ando et J. rüPke, éd., Religion and law, p. 34-46.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain (Lex coloniae Genetivae Iuliae ch. 70), mais aussi aux dieux et déesses dont le culte sera le résultat de procédés de découverte et de prises de décisions purement locaux. La préoccupation de Rome se limite au problème selon lequel, les dieux ayant été sélectionnés, les institutions de leur culte doivent à présent recevoir les fonds appropriés et le respect qui leur est dû (Lex coloniae Genetivae Iuliae ch. 72) : quotcumque pecuniae stipis nomine in aedis sacras datum inlatum erit, quot eius pecuniae eis sacri{i}s superfuerit, quae sacra, uti hac lege fieri oportebit, ei deo deaeue, cuius ea aedes erit, facta fuerint, ne quis facito neue curato neue intercedito, quo minus in aede consumatur… Quelle que soit la somme qui aura été donnée ou versée aux demeures sacrées à titre d’offrande, quoiqu’il en reste après les sacrifices, lesquels sacrifices, comme il leur conviendra de faire selon cette loi, auront été exécutés pour le dieu ou la déesse dont c’est la demeure, que nul ne fasse ni ne s’occupe de quelque chose ni n’intercède de manière à ce qu’il ne soit pas dépensé dans l’aedes…
On trouve une interprétation pratiquement identique dans les déclarations faites plus de deux siècles plus tard par Agennius Urbicus et par le juriste Ulpien, selon qui le scrupule et le souci de surveillance rattachés aux lieux sacrés constituent l’un des devoirs les plus importants des gouverneurs (Agennius Urbicus 44.14-23 18) : Locorum autem sacrorum secundum legem populi Romani magna religio et custodia haberi debet : nihil enim magis in mandatis etiam legati provinciarum accipere solent, quam ut haec loca quae sacra sunt custodiantur. Les lieux sacrés doivent, selon la loi du Peuple Romain, faire l’objet d’un grand respect religieux et être soigneusement gardés : rien de plus important en effet, dans le mandat que reçoivent les légats des provinces, que d’assurer la garde des lieux qui sont sacrés. (Trad. Behrends et al.)
Comme c’était le cas avec l’édit augustin de Kyme auxquels ceux-ci font écho (SEG XVIII 555 = RDGE 61, cité p. 59), aucun intérêt n’est exprimé quant à l’identité des dieux adorés en ces lieux. La préoccupation du gouvernement, sous sa forme présente, réside dans l’intégrité du tissu urbain, dans le maintien de la propriété publique, et dans la contribution d’un sentiment religieux scrupuleux aux ordres sociaux provinciaux. C’est ainsi que dans le texte d’Ulpien, une obligation supplémentaire du gouverneur consiste à consentir tout congé qui soit « en accord avec la pratique ancestrale et la coutume qui
18. Agennius Urbicus, De controversiis agrorum 44.14-23, dans B. cAmPBell, éd. et trad., The writings of the Roman Land Surveyors. Introduction, text, translation and commentary, Londres 2000.
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Les rites des autres étaient en vigueur dans le passé » 19. La pratique impériale ne recherche donc pas l’alignement de la piété locale sur la piété impériale, dans le sens unilatéral qui caractérise toute assimilation de la manifestation locale à la manifestation romaine d’une figure divine quelconque. On pourrait qualifier la pratique romaine de cynique ou de pragmatique si elle n’était un excellent exemple de ce que les Romains nommaient la piété. L’indifférence profonde de ces textes vis-à-vis de l’identité des dieux – l’indétermination radicale de leur langage à l’égard de la manifestation du divin – peut être utilement juxtaposée aux articles premiers du code de droit de Cicéron (Cicéron, De Legibus II, 19) : Que personne n’ait de dieux à titre séparé, ni de nouveaux ni d’étrangers, à moins que ce ne soit officiellement admis ; qu’à titre privé, ils rendent un culte à ceux qu’ils ont régulièrement reçus de leurs pères. Que l’on conserve les rites de la famille et des ancêtres. Que l’on rende un culte aux êtres divins, et à ceux que l’on a toujours tenus comme dieux du ciel. Que l’on se charge de rites correctement instaurés.
C’est seulement lorsque Cicéron nomme les hommes auxquels leurs actes ont valu une place au ciel qu’il fournit une liste. Sinon, il s’intéresse uniquement aux valeurs sociales que l’affiliation religieuse promeut et dont elle se fait l’écho : respect de l’autorité publique, adhésion à la tradition, identification avec les valeurs communes. C’est ici que l’affinité entre Cicéron parlant en propria persona dans Les Lois et Cotta dans Sur la nature des dieux ressort le plus clairement. Nous avons déploré dans le chapitre 1 la tendance des savants à indexer l’état des choses dans l’histoire de la religion en comptant les dieux ou les religions. En fait, l’adoption de tels indices est peut-être la pratique la plus importante que l’histoire des religions doit à l’Antiquité tardive chrétienne. La déformation de la pensée religieuse effectuée par le christianisme – l’obstruction créée par les textes chrétiens – en nous persuadant de ne pas reconnaître ce qui est le plus distinctif dans les textes religieux romains peut donc être mise en évidence en comparant la formulation de Cicéron dans Pro Flacco avec les formulations proposées par les apologistes chrétiens Tertullien et Minucius Felix : Chaque peuple a sa religio (le terme embrasse la pratique et particulièrement la disposition religieuse, mais non des éléments d’une doctrine). Satis rideo etiam deos decuriones cuiusque municipii, quibus honor intra muros suos determinatur.
19. Ulpien, De officio proconsulis, livre 2, frag. 2147 (Dig. 1.16.7.pr.-1) : et ferias secundum mores et consuetudinem quae retro optinuit dare.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain Je ne puis m’empêcher de rire à l’aspect de ces dieux décurions, adorés par chaque municipe… (Tertullien Nat. 2.8.7 ; trad. de Genoude 20) Inde adeo per universa imperia, provincias oppida videmus singulos sacrorum ritus gentiles habere et deos colere municipes, ut Eleusinios Cererem, Phrygas Matrem, Epidaurios Aesculapium, Chaldaeos Belum, Astarten Syros, Dianam Tauros, Gallos Mercurium, universa Romanos. De là vient même que dans la totalité des empires, des provinces, des villes, nous voyons chaque groupe humain posséder ses rites nationaux et honorer des dieux municipaux [qui sont leurs concitoyens] : ainsi les Éleusiniens adorent Cérès, les Phrygiens la Mère [des dieux], les Épidauriens Esculape ; les Chaldéens Bel ; les Syriens Astarté ; les gens de la Tauride Diane ; les Gaulois Mercure, les Romains la totalité d’entre eux. (Minucius Felix Octavius 6.1 ; trad. J. Beaujeu)
Encore une fois, nous faisons face aux pronoms distributifs (cuiusque dans ; populi sibi quique) ou à leurs équivalents sémantiques (inter populos ou singulos). Pourtant ce ne sont pas les rites ou les coutumes – constructions des sociétés humaines pour elles-mêmes – qui existent en corrélation avec les communautés dessinées par les auteurs chrétiens, mais des dieux.
20. Voir aussi Tertullien Nat. 2.8.1 : Superest gentile illud inter populos deorum quos libidine sumptos, non pro ness ueritatis, docet priuata notitia, « Il nous reste à parler de ces dieux parmi les peuples qui ont été admis par caprice, sans aucun examen, d’après je ne sais quelles notions particulières ».
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CHAPITRE 4 L’IMPROVISATION ET LE CHANGEMENT DANS LA RELIGION ROMAINE : LE PARADIGME DU DROIT CIVIL La pensée historique sur la religion à Rome présente nombre de contrastes par rapport aux autres cultures du monde méditerranéen antique. Par exemple, la création de mythes théogoniques ou cosmogoniques trouve étonnamment peu d’expressions à Rome par contraste avec la domination de tels mythes dans pratiquement toutes les autres traditions littéraires contemporaines. De fait, il y a une décennie, nous avons soutenu que l’attention portée à l’Italie pré-poliade – l’Italie de Saturne, l’Italie antérieure à la venue d’Énée, ou celle de l’Âge d’Or, ou autres – n’était devenue une préoccupation de la production littéraire latine qu’au ive siècle ap. J.-C., lorsque la Chrétienté, avec ses horizons temporels différents, en était arrivée à représenter un rival important de la tradition historique romaine, telle qu’elle s’était constituée avec les générations de Cicéron, Varron, Nepos et Tite-Live 1. En fait, « l’exception romaine » par rapport aux autres traditions religieuses, à propos de de ses structures conceptuelles, logiques et discursives, relève d’un courant plus profond. Pour rester dans le domaine de la réflexion historique, la religion romaine montre une absence stupéfiante d’intérêt pour le mythe étiologique, aussi bien qu’une absence totale des formes variées de fondamentalisme dont s’accompagne très souvent la pensée étiologique 2. On pourrait bien exprimer de l’étonnement face à ces affirmations. Les chercheurs contemporains, n’ont-ils pas décrit la religion romaine comme une orthopraxie 3 ? En quoi consiste l’orthopraxie, sinon en une manière obsessionnelle de pratiquer des rites selon une tradition préétablie, même s’ils ont été
1. 2. 3.
C. Ando, The Matter of the Gods, p. 178-180 ; voir aussi C. Ando, « Mythistory : the preRoman past in Latin Late Antiquity », dans H. lePPin, éd., Antike Mythologie in christlichen Kontexte der Spätantike – Bilde, Räume, Texte, à paraître. C. Ando, « Diana on the Aventine », dans H. cAncik et J. rüPke, éd., Die Religion des Imperium Romanum, Tübingen 2009, p. 99-113 ; voir aussi C. Ando, The matter of the gods, p. 14-18. M. linder, et J. Scheid, « Quand croire c’est faire. Le problème de la croyance dans la Rome ancienne », Archives de sciences sociales des religions 81 (1993), p. 47-62 ; C. kinG, « The organization of Roman religious beliefs », Classical Antiquity 22 (2003), p. 275-312 ;
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Religion et gouvernement dans l’empire romain instaurés à l’origine ? Ainsi, la question que nous nous sommes posée l’année dernière, au moment où j’ai reçu cette invitation à présenter des conférences à l’École pratique des hautes études, à savoir, « Quelle est la nature de la pensée historique de la religion qui opère dans l’orthopraxie romaine ? », a-telle cédé la place à d’autres questions : comment a-t-on improvisé dans la religion romaine ou la pratique rituelle à Rome ? Quelles raisons les Romains ont-ils considéré comme légitimes d’improviser de manière contingente ou de réviser constamment les rituels ? Comment a-t-on justifié de telles improvisations ou de tels changements ? Et naturellement, les réponses à ces questions dépendent de la manière dont nous comprenons le fonctionnement de l’orthopraxie romaine. Nous abordons cette question, tout en restant strictement en relation herméneutique avec les sources religieuses, en établissant une compréhension plus large de la conscience historique à l’œuvre dans un contexte institutionnel mieux attesté de production de connaissance, à savoir le droit. En procédant ainsi, nous ferons l’hypothèse évidente, mais que nous espérons fructueuse, que la pensée historique sur la religion (la religion-comme-pratique incluse ou, peut-être, particulièrement la religion-comme-pratique), montre des affinités proches avec la pensée historique dans d’autres domaines culturels. Mais, en fin de compte, nous avançons deux autres thèses, aucune d’entre elles ne pouvant être exposée de manière satisfaisante dans les limites d’une conférence, ni peut-être totalement justifiée par les sources. La première est que ce n’est pas un hasard de conservation si les textes juridiques sont ceux qui font apparaître le plus tôt les formes de l’argumentation et de raisonnement communes aux textes juridiques et religieux. Au contraire, il y a de fortes présomptions que le droit se soit très tôt établi à Rome comme discours de prestige, et que les mécanismes formels de la production du savoir religieux – c’est-à-dire à la fois les formes institutionnelles de la délibération et de l’autorisation, de même que la mise en forme textuelle de leurs résultats – furent dérivés de développements produits antérieurement dans le domaine du droit. Notre seconde thèse est que le travail réalisé par la réflexion historique pour expliquer le changement dans le passé devrait être étudié en parallèle avec les moyens discursifs utilisés pour la description de l’innovation dans le présent. Ces moyens ne seront pas identiques naturellement, mais, à un degré élevé d’abstraction, il est probable – et dans le cas de Rome il est certain – qu’ils entrent dans une relation d’analogie très proche.
J. Scheid, Quand faire, c’est croire, p. 275-284 ; cf. C. Ando, « Evidence and orthopraxy », p. 171-181.
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Le paradigme du droit civil La thèse que nous venons de formuler à propos de la priorité historique du discours juridique est une thèse que nous avons déjà précédemment avancée en partie, et chapitre est une contribution à la poursuite de ce projet 4. L’argumentation qu’on propose ici s’appuie également sur un travail que j’ai publié au cours des neuf dernières années à propos des postulats de la pensée romaine sur la religion, dont l’une des conclusions est particulièrement pertinente pour l’argumentation de chapitres 3 et 4. Les Romains regardaient la pratique du culte rendu aux dieux comme ni plus ni moins que le produit purement contingent d’une construction institutionnelle humaine. Comme telles, les institutions de la religion romaine ne revendiquaient pas plus de validité ou de sécurité ontologique que celles d’autres sociétés : les institutions de n’importe quelle société donnée devaient être fondées de manière autonome, à la lumière à la fois des ressources épistémiques sur lesquelles elles reposaient et sur la durabilité de l’ordre social qu’elles sécurisaient. Nous reviendrons à l’occasion sur les questions de la nature des bases épistémiques de la pratique religieuse romaine et de leur degré estimé de sécurité. « Nous ne changeons rien des décisions précédentes » : L’orthopraxie romaine Il faudrait peut-être en premier lieu faire un sort au témoignage le plus marquant de la religion romaine de fondamentalisme étroit (peu importe lequel, il en existe de toutes sortes). Il s’agit de la déclaration de principe des frères arvales de ne s’écarter en aucune manière de leurs décrets antérieurs : 63. [ - - -, Ti. C]atius Fronto, Metilius Nepos, Trebicius [Decianus - - - ] 64. [ - - - ex decret]is prioribus nihil immutamus (vacat) 9. [ - - -, Iul(ius) Alexander] Iulianus, Antonius Albus, Valerius Iunianus 10. [ - - - publicis s]uis postulantibus, ut ex sententiis fratr(um) aru(alium) 11. [ - - - ?i]n portionibus aput ipsos etulitum (!) Eutychen 12. [ - - - perl]ectis codicibus, quibus sententiae priorum 13. [ fratr(um) aru(alium) relatae sunt, collegium decreu]it : (vacat) « Ex decretis prioribus nihil 14. [immutamus ».]
4.
C. Ando, « Religion, law and knowledge in classical Rome », dans C. Ando, éd., Roman Religion, Édimbourg 2003, p. 1-15 = id., The matter of the gods, p. 1-18 ; « Religion and ius publicum », dans C. Ando et J. rüPke, éd., Religion and law, p. 126-145 = id., The matter of the gods, p. 59-92 ; id., « Diana on the Aventine ».
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Religion et gouvernement dans l’empire romain Après avoir lu les registres dans lesquels sont consignées les décisions des frères arvales antérieurs, le collège décréta : « nous ne changeons rien des décisions précédentes 5 ». Bien des choses restent obscures dans cette déclaration 6. Par exemple, nous ne savons pas si ou en quoi le contenu des codices bien tenus par l’esclave différait des protocoles largement détaillés dans les inscriptions placées dans le bois sacré. Cela dit, c’est sur la base de ces protocoles que nous pouvons affirmer avec confiance que si quelque chose changeait régulièrement dans l’accomplissement du culte de Dea Dia, c’était bien la pratique. On pourrait certainement soutenir la même affirmation à propos de l’autre complexe rituel très bien attesté de la religion romaine, à savoir les jeux séculaires. Le travail remarquable accompli par John Scheid pour expliquer la pratique des frères arvales – et l’étude plus courte, mais également évocatrice des jeux séculaires par Denis Feeney – peuvent être cités comme une justification suffisante de cette affirmation 7. À la lumière de ces travaux, le contenu des « décrets » des frères arvales antérieurs doit avoir consisté en positions de principe, ou avoir été traité comme tels, et non comme des recettes ou des instructions à suivre pas à pas, à l’égard desquelles aucune déviation n’aurait été permise. Une vue d’ensemble des instaurationes répertoriées dans la vie rituelle romaine, c’est-à-dire les rituels que l’on accomplit une seconde fois après la découverte d’une erreur dans leur célébration initiale, pourrait nous faire avancer dans le sens d’une confirmation de cette interprétation : la plupart du temps, l’erreur est découverte, en quelque sorte, dans le déroulement de l’action pour laquelle une approbation a été demandée par le moyen du rituel 8. En d’autres termes, l’erreur n’est pas découverte par l’observation de l’accomplissement du rituel. La réclamation avancée dans l’Antiquité était ainsi non que l’erreur résidait dans quelque échec à recréer une célébration antérieure – une erreur, en d’autres termes, qui pourrait avoir été identifiée par un observateur suivant un descriptif – mais dans l’exactitude avec laquelle une célébration donnée donnait corps à certains principes poussés à l’extrême de la célébration – ou peut-être de la communication – correcte, principes qui prenaient corps dans leur accomplissement, mais qui étaient aussi sujets à découverte et à révision au cours de l’évaluation post-eventum de la célébration.
5. 6. 7. 8.
70
J. Scheid, éd., Commentarii Fratrum Arvalium qui supersunt, Rome 1998, numéro 65, l. 13-14, en 109 de notre ère ; #75, ll. 9-14, en 134 de notre ère ; trad. J. Scheid. Pour une interprétation complémentaire de cette phrase voir J. Scheid, « Ex decretis prioribus nihil immutamus. Du conservatisme religieux des Romains », Kernos 21 (2008), p. 185196. J. Scheid, Quand faire, c’est croire, p. 58-83, mais cf. id., Romulus et ses frères : le collège des frères arvales, modèle du culte public dans la Rome des empereurs, Rome 1990, p. 356363 ; D. feeney, Literature and religion at Rome, Cambridge 1998, p. 28-38. Sur l’instauratio, on cite toujours F. W. ritSchl, Parerga zu Plautus und Terenz, Leipzig 1845, p. 306-319. Il y aurait besoin d’une étude scientifique moderne.
Le paradigme du droit civil L’argumentation historique dans la pensée juridique à Rome Pour des raisons d’efficacité, nous procéderons assez schématiquement et explorerons quatre sujets, d’abord dans les sources juridiques : l’analyse des origines du droit ; l’explication des circonstances accompagnant le changement dans le droit ; les mécanismes institutionnels opérant et autorisant le changement ; et les moyens discursifs dont dispose la tradition juridique pour expliquer le changement en relation avec les normes antérieures. Nous reprendrons ensuite tour à tour chacun de ces mêmes sujets dans une lecture des textes religieux, malgré des différences génériques à cause desquelles la comparaison pourra rarement être exacte. Bien que la réflexion historique occupe une place centrale dans la pensée juridique romaine, elle a été peu étudiée et les sources n’en ont jamais été rassemblées. Le point de départ évident (mais en rien le seul texte pertinent) est le Manuel de Pomponius, dont le premier livre du Digeste conserve en extraits l’histoire qu’il donne du droit romain (voir annexe, § 1). Nous attirons l’attention sur quatre aspects de son compte rendu. – Si la phrase d’ouverture de son texte semble suggérer que l’origine du droit lui-même soit chronologiquement antérieure à la fondation de la communauté romaine (praefatio), ou peut-être la transcende, l’origine du droit non seulement est postérieure à la simple agrégation de personnes sous un règne royal, mais se produit en conséquence de l’expression politique du peuple comme communauté de citoyens capable de délibération et de gouvernement autonome (Et quidem initio civitatis nostrae populus sine lege certa, sine iure certo primum agere instituit omniaque manu a regibus gubernabantur. Postea…). – Le changement juridique est indexé sur le changement social, et le changement social à son tour sur le changement démographique : (2) « Lorsque la ville avait atteint une certaine taille » (acta ad aliquem modum civitate) ; (7) « Avec l’accroissement de la cité (augescente civitate), parce qu’on jugea que certains types d’actions juridiques manquaient… » – Au même moment, le changement est conçu à la fois comme un phénomène endogène et auto-entretenu, et comme conduit par des facteurs exogènes vers les institutions de la délibération juridique ; et l’activation du changement juridique ne s’exprime pas non plus par l’intermédiaire d’un quelconque culte de la personnalité (11) : « simplement comme il paraissait y avoir eu une transition vers un nombre plus restreint de moyens d’établir la loi, une transition effectuée par étapes selon que les circonstances elles-mêmes la dictaient ». – Enfin, (48) à chaque étape, le contenu positif de la loi écrite est l’objet de critique, et son texte est sujet à des critiques interprétatives, aussi bien qu’à des critiques de la méthode interprétative. Ces différents thèmes trouvent une expression à d’autres endroits de la théorie juridique et du droit écrit. Les juristes discutent de ces problèmes particulièrement lorsqu’ils réfléchissent sur le pluralisme juridique du système 71
Religion et gouvernement dans l’empire romain juridique romain ce qui signifie, dans ce cas, sur l’opération simultanée à Rome de multiples sources du droit. Par exemple, Papinien décrit le droit tel qu’il est formulé par des magistrats chargés d’une juridiction comme : « Le ius praetorium est celui que les préteurs ont introduit pour aider, compléter, ou corriger, le droit civil (ou celui des statuts), dans l’intérêt public 9 ». Cela dit, ni les nouvelles sources de droit, ni les nouvelles lois, n’étaient supposées à Rome supplanter d’anciennes sources du droit ou des lois antérieures. En ce qui concerne les lois, que l’on se réfère au texte remarquable de la loi de Néron sur les douanes d’Asie. Après une préface datant de sa (re)publication en 62 ap. J.-C., la copie contient ce qui est apparemment le texte original, suivi par un résumé des révisions dans l’ordre chronologique. Celles-ci sont introduites par les noms des consuls en charge quand la révision fut adoptée : (84) Λούκιος Γέλλιος, Γναῖος Λέντλος ὕπατοι προσέθηκαν· Les consuls Lucius Gellius et Gnaeus Lentulus ajoutèrent : (72 av. J.-C.) (88) Γάϊος Φούρνιος, Γάϊος Σειλανὸς ὔπατοι προσέθηκαν· Les consuls Gaius Furnius et Gaius Silanus ajoutèrent : (17 av. J.-C.) (103-4) Πόπλιος Σουλπίκιος Κουιεῖνος, Λούκιος Οὐάλγιος | [Ῥοῦφος ὔπατοι πρ]οσέθηκαν· [Les consuls] Publius Sulpius Quirinus et Lucius (sic) Valgius [Rufus] ajoutèrent : (12 av. J.-C.)
Mais les nouveaux textes ne vinrent ni supplanter ni remplacer l’ensemble ancien, comme cela apparaît clairement dans la formule en quelque sorte plus coûteuse utilisée pour les changements introduits en 42/43 ap. J.-C. : « Le consul Tiberius Claudius Caesar Augustus ajouta […] Le reste doit être fait selon la même lex 10 ». Encore plus parlante est l’interprétation donnée par Cicéron de la clause contenue dans une proposition de loi agraire de 63 av. J.-C. (Cicéron Contra Rullum 2.29 ; trad. André Boulanger) : Quid postea, si ea lata non erit ? Attendite ingenium. « Tum ei decemuiri », inquit, « eodem ivre sint qvo qvi optima lege ». Si hoc fieri potest ut in hac civitate quae longe iure libertatis ceteris civitatibus antecellit quisquam nullis comitiis imperium aut potestatem adsequi possit, quid attinet tertio capite legem curiatam ferre iubere, cum quarto permittas ut sine lege curiata idem iuris habeant quod haberent, si optima lege a populo essent creati ?
Papinian, Definitiones, livre 2, frag. 46 Lenel = Dig. 1.1.7.1 : Ius praetorium est, quod praetores introduxerunt adiuuandi vel supplendi uel corrigendi iuris civilis gratia propter utilitatem publicam. 10. M. cottier et al., éd., The customs law of Asia, Oxford 2008, l. 84, 88, 103-104, 138-139.
9.
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Le paradigme du droit civil Que s’ensuivra-t-il s’il n’obtient pas le vote de la loi ? Remarquez bien son ingéniosité. « Dans ce cas, dit-il, ils seront décemvirs au même titre que les magistrats élus selon toutes les formes légales ». S’il est possible, dans un état qui pour la liberté politique dépasse de loin tous les autres, d’acquérir les pouvoirs administratifs ou militaires en dehors des comices, à quoi bon prescrire dans le troisième la proposition d’une loi curiate, quand dans le quatrième tu accordes aux décemvirs, à défaut de loi curiate, les mêmes droits que s’ils avaient été nommés par le peuple selon toutes les formes légales ?
La loi proposait la création de magistrats spéciaux chargés de sa promulgation, mais ces magistrats auraient dû être habilités par une loi séparée, qui pourrait naturellement ne pas passer. La proposition de loi elle-même employait un exhortatif pour contourner cette difficulté : si la loi donnant qualité aux magistrats ne passe pas, la première loi cependant déclare simplement qu’ils ont le pouvoir de ceux qui sont dûment habilités (en d’autres endroits, comme nous le verrons, les textes religieux et profanes tendent à utiliser la troisième personne de l’impératif). Dans la reformulation de Cicéron, le travail se fait par l’intermédiaire d’une fiction juridique : les magistrats doivent avoir le même statut juridique en l’absence de loi curiate que celui qu’ils auraient eu s’ils avaient été créés selon une procédure strictement correcte. Remarquez que la fiction ne nie pas et n’invalide pas le principe que les magistrats devraient être habilités par une loi curiate séparée. En fait, on pourrait dire que, bien au contraire, elle révère ce principe. La fiction est plutôt celle de l’accomplissement réussi de l’action qui aurait concrétisé le principe, si elle s’était produite 11. On observera en passant qu’à l’égard de la validité du passé dans un présent qui l’honore tout en le révisant, une schizophrénie similaire est visible à un niveau purement formel à Rome à l’égard des genres de la littérature de la jurisprudence : d’une part, le conservatisme des juristes à l’égard des sources du droit dans leur propre tradition est sans doute particulièrement souligné par leur dévotion quasi absolue au commentaire lemmatique ; alors que d’autre part la véritable actualité et l’exhaustivité de l’écriture juridique menèrent à l’élision progressive de leurs textes des mots mêmes qu’ils commentaient. De cette manière, les sources fondamentales du droit de la période classique étaient à la fois honorées et effacées. Un résultat du recours continuel à ces détours dans la pratique juridique fut le développement dans la théorie romaine d’une distinction remarquable entre les faits juridiques et la réalité sociale, aussi bien que la reconnaissance que les premiers opèrent pour altérer la seconde largement par l’intermédiaire de l’engagement consensuel de ceux qui sont gouvernés par la loi à accepter ses décisions comme légitimes – affirmation dans le plus pur constructivisme
11. C. Ando, L’Empire et le Droit, chap. 1.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain rawlsien que l’on puisse désirer. Le fossé ainsi creusé entre le monde créé par la loi et quelque autre réalité n’en est pas moins souligné par les juristes romains. Par exemple, selon un fameux obiter dictum d’Ulpien, « les décisions juridiques sont acceptées à la place de la vérité ». Le contexte élargi de ce dictum montre par ailleurs l’emphase mise sur le nominalisme du langage juridique : « Nous devons accepter comme né libre quelqu’un au sujet duquel un jugement a été rendu en ce sens, même s’il est né affranchi : car les décisions légales sont acceptées en lieu et la place de la vérité 12 ». L’improvisation dans le ritualisme romain Tournons-nous maintenant vers la pensée et l’action dans le domaine de la religion, et procédons selon l’ordre inverse de celui que nous avons suivi pour le droit, c’est-à-dire que nous commencerons par les formes et la justification de l’innovation dans le présent et nous étudierons seulement ensuite la conscience historique qui opère dans les textes religieux. Dans le rituel comme dans la loi, l’innovation ad hoc est conçue comme intervenant ipsis rebus dictantibus « comme le dictent les circonstances ellesmêmes », et en outre dans le rituel, l’innovation est conçue comme travaillant par l’intermédiaire de la substitution : « on doit savoir que dans les rites, faire semblant est pris pour le vrai (et sciendum in sacris simulata pro veris accipi) : d’où vient que, lorsqu’il est nécessaire de sacrifier un animal mais qu’il est difficile d’en trouver, le sacrifice est fait de pain ou de cire, qui sont acceptés en son lieu et place 13 ». De même, dans le droit profane comme dans le droit religieux, il était devenu absolument nécessaire de forger un cadre légal permettant de combler le fossé entre des actions accomplies optima lege (pour employer le langage
12. Ulpian, Lex Iulia et Papia, livre 1, frag. 1978 Lenel = Dig. 1.5.25. Dans la reconstruction de Lenel, le passage continue en prenant en considération deux passages semblables situés plus loin (Ulpian, Lex Iulia et Papia, livre 1, frag. 1978 Lenel = Dig. 40.16.4 & Dig. 40.10.6) : Si libertinus per collusionem fuerit pronuntiatus ingenuus, collusione detecta in quibus causis quasi libertinus incipit esse. medio tamen tempore, antequam collusio detegatur et post sententiam de ingenuitate latam, utique quasi ingenuus accipitur. Libertinus si ius anulorum impetraverit, quamvis iura ingenuitatis salvo iure patroni nactus sit, tamen ingenuus intellegitur : et hoc divus hadrianus rescripsit. « Si un affranchi, par collusion, a été prononcé libre de naissance et que la collusion est découverte, il est traité à partir de ce moment comme s’il était affranchi de tout point de vue. Cependant, dans l’intervalle suivant le jugement sur la naissance libre et avant la découverte de la collusion, il doit être considéré comme s’il était libre de naissance. Si un affranchi a cherché à obtenir et a effectivement obtenu le droit à des bagues, bien qu’il ait acquis les droits associés à une naissance libre – les droits de son patron étant protégés – il est néanmoins considéré comme libre de naissance : telle fut la décision décrétée par Hadrien. » 13. Servius ad Aen. 2.116. D’autres exemples de substitution se trouvent chez Festus s.v. struppi (410 L) et Macrobius, Saturnalia 1.7.34-36 (p. 83-84).
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Le paradigme du droit civil de Cicéron) et celles qui ne sont pas accomplies selon cette norme. Ce faisant, assez souvent des actions accomplies en dehors du contrôle de l’État furent dotées de la légitimité des autorités publiques, mais, de ce fait même, elles furent subsumées sous le cadre normatif et la supervision notionnelle de ces mêmes autorités. On pourrait citer en exemple l’assimilation d’actions nonromaines à des taxonomies romaines du sacré dans les Institutes de Gaius (Gaius, Inst. 2.5-7 ; trad. J. Reinach) : On ne considère comme sacré que le sol qui a été consacré avec l’autorisation du peuple romain, par exemple en vertu d’une loi ou d’un séantus-consulte. Par contre, il dépend de notre volonté de le rendre religeux (religiosum), en enterrant un mort dans un lieu nous appartenant, à la condition que son inhumation nous incombe. La plupart estiment dependant que, dans un sol provincial, un lieu ne peut devenir religieux, parce que dans ce sol c’est le peuple romain ou l’Empereur qui est propriétaire, et que nous sommes censés n’en avoir que la possession ou l’usufruit ; notons du moins que, même s’il n’est pas religieux, il est tenu pour tel (utique tamen, etiamsi non sit religiosum, pro religioso habetur). De même, ce qui, en province, a été consacré sans l’autorisation du peuple romain n’est pas à proprement parler sacré, mais est tenu pour tel (proprie sacrum non est, tamen pro sacro habetur) 14.
Un lecteur moderne pourrait peut-être se demander si Gaius n’a pas effectivement sous-évalué le principe formulé par Trajan dans une fameuse réponse à Pline concernant un projet de déplacer le temple de la Mère des Dieux à Nicomédie. Pline hésitait à approuver l’acte, écrivit-il, parce que le temple n’avait pas de lex, dans la mesure où le mos dedicationis, la « méthode de consécration » pratiquée à Nicomédie était alium apud nos, « différente de celle qui se pratique chez nous. » Trajan répondit à Pline qu’il ne devait pas « redouter de violer un scrupule religieux », car solum peregrinae civitatis capax non sit dedicationis, quae fit nostro jure, car « le sol d’une cité étrangère ne peut recevoir une consécration à la manière dont on la pratique selon notre loi 15 ». De notre point de vue, une telle lecture serait fautive. Au contraire, Gaius et les juristes ont compris la fiction et la substitution comme des outils particulièrement conservateurs, précisément parce qu’ils laissaient intacts les principes d’une loi antérieure. Encore une fois, comme dans la proposition de loi agraire faite par Rullus, de même dans la religion la création de faits juridiques religieux est produite par l’intermédiaire de l’usage d’impératifs à la troisième personne. Ce
14. C. Ando, « Diana on the Aventine », p. 109-111. 15. Pline, Ep. 10.49-50.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain phénomène propre au langage religieux romain a été l’objet d’une étude d’Arthur Darby Nock, qui commençait par le langage de la consécration d’un prétendu « printemps sacré » en 217 av. J. C 16. : Celui qui le fera, qu’il le fasse quand il voudra et suivant la règle qu’il voudra ; comme il l’aura fait, que ce soit bien fait. Si meurt l’animal qu’il faut sacrifier, qu’il soit tenu pour non-consacré, et que ce ne soit pas là une faute religieuse ; si quelqu’un le tue ou le fait périr, sans le savoir consacré, qu’il n’en éprouve pas de dommage ; si quelqu’un le vole, que cela ne soit une faute ni pour le peuple, ni pour l’homme à qui on l’aura volé ; si on l’a sacrifié un jour de malheur, sans le savoir, que cela soit bien fait ; qu’il ait été sacrifié de nuit ou de jour, par un esclave ou par un homme libre, que cela soit bien fait ; s’il a été sacrifié avant que le sénat et le peuple l’aient ordonné, que le peuple en soit absolument quitte 17.
Pour suivre la perspective rawlsienne adoptée plus haut, le langage de la consécration est considéré comme contraignant la communauté unie par le cadre normatif qu’il concrétise, communauté qui inclut les dieux. Par conséquent, dans l’interprétation de la loi religieuse comme dans celle de la loi agraire, la troisième personne du singulier accomplit à elle seule le travail de la fiction. Voyez par exemple la fameuse lex sacra du culte de Jupiter à Furfo 18 : (7-10) Sei quod ad eam aedem donum datum donatum dedicatum que erit, utei liceat oeti venum dare ; ubei venum datum erit, id profanum esto. Venditio locatio aedilis esto, quemquomque veicus Furfensis fecerint, quod se sentiunt eam rem sine scelere sine piaculo ; alis non potesto. Si un cadeau est donné pour le temple, qu’il soit permis de l’utiliser ou de le vendre ; quand il aura été vendu, il deviendra profane. La vente ou la location sera du ressort de l’édile, quel qu’il soit, que le village de Furfo aura choisi, du moment qu’ils pensent agir librement, en mettant ce cadeau en location sans impiété et sans sentiment de culpabilité ; personne d’autre ne pourra le faire. (12-14) Quod emptum erit aere aut argento ea pequnia quae pecunia ad id templum data erit, quod emptum erit, eis rebus eadem lex esto quasei sei dedicatum sit.
16. A. D. nock, « A feature of Roman religion », Harvard Theological Review 32 (1939), p. 83-96. 17. Tite-Live 22.10.2-6 (trad. E. lASSerre) : […] Qui faciet, quando uolet quaque lege uolet facito ; quo modo faxit probe factum esto. Si id moritur quod fieri oportebit, profanum esto, neque scelus esto. Si quis rumpet occidetue insciens, ne fraus esto. Si quis clepsit, ne populo scelus esto neue cui cleptum erit. Si atro die faxit insciens, probe factum esto. Si nocte siue luce, si seruus siue liber faxit, probe factum esto. Si antidea senatus populusque iusserit fieri ac faxitur, eo populus solutus liber esto. 18. CIL I2 756 = T. AdAmik, « Temple regulations from Furfo (CIL I2 756) », dans H. Solin, M. leiWo, et H. hAllA-Aho, éd., Latin vulgaire – latin tardif VI, Hildesheim 2003, p. 77-82.
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Le paradigme du droit civil Ce qui sera acheté en bronze ou en argent, avec cet argent qui aura été donné à ce temple, pour tout cet argent, pour tous ces objets, s’appliquera la même loi que s’il avait été dédié.
Dans la première clause, un fait religieux légal dit suivre même la nonréalisation du rituel, bien que la non-réalisation du rituel ne soit pas décrite, mais dans la seconde clause, une action du même genre est dite explicitement reposer sur la fiction de l’accomplissement du rituel. Justifier le changement dans la religion romaine Venons-en maintenant à quelques analyses romaines de changements historiques spécifiques. En 209 av. J.-C., un flamen dialis nouvellement appointé, tenta de revendiquer un siège au sénat ex officio mais il fut éconduit par le préteur. Dans le débat qui s’ensuivit, « le préteur ne voulait pas qu’un droit fût fondé sur des précédents empruntés aux annales, que leur ancienneté avait rendus caducs, mais sur l’usage, à chaque fois, de la pratique la plus récente 19 » (on doit comparer ce passage avec la loi attribuée aux Douze Tables, selon laquelle « toute décision prise en dernier ressort par le peuple était légale et valable 20 »). Mutatis mutandis, dans la conduite du rituel, c’est l’exécution réussie la plus récente qui est prise comme modèle. Cette exécution peut être ancienne, ou elle peut avoir fait revivre quelque exécution première, mais ce sont là des circonstances contingentes en ce qui concerne ce rite particulier, et en rien un argument généralisable en faveur de l’ancienneté ou de la primauté en ellesmêmes (c’est pour cette raison que nous avons soutenu en 2003 qu’il se peut que l’histoire de Tite-Live ait fonctionné à Rome comme une forme de mythe étiologique). En effet, il décrit non seulement la première exécution, mais les suivantes, et aussi parfois les modifications apportées à l’occasion des exécutions plus tardives, et c’était l’exécution réussie la plus récente – ou même les principes formulés et actualisés dans cette exécution – que l’on devait faire revivre dans une exécution future à Rome. En conséquence de cette attitude à l’égard du statut de l’histoire dans l’organisation de la pratique, on considère le changement dans la pratique rituelle comme quelque chose de régulier, qui intervient à l’initiative humaine, et
19. Tite-Live 27.8.8-9 ; trad. P. jAl. 20. Tite-Live 7.17.12 (E. F. corPet, V. verGer et E. PeSSonneAux) : in XII tabulas legem esse, ut quodcumque postremum populus iussisset, id ius ratumque esset. Voir aussi TiteLive 9.33.9 : « […] ce qui avait été ordonné par le peuple en dernier lieu était ce qui faisait règle et autorité » (quodque postremum iussisset id ius ratumque esset). Concernant l’historicité de cette loi voir A. D. E. leWiS et M. H. crAWford, Roman Statutes, Londres 1996, t. 2, p. 721 ; voir aussi C. Ando, « The Origins and Import of Republican Constitutionalism », Cardozo Law Review 34 (2013), p. 101-119.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain qui doit être ratifié par-dessus tout par l’activité humaine créatrice de loi. Par exemple, dans une revue de permutationes et emendationes sacrificiorum dans le livre I des Saturnalia (voir annexe, § 2), les changements sont apportés aux Saturnalia elles-mêmes ainsi qu’aux Compitalia, par le tribun Publicius pour les premières, et par Iunius Brutus pour les secondes (le dernier changement est une substitution, de têtes d’ail et de pavot pour des têtes de personnes). Aucun de ces changements n’est motivé par un présage ou par la commande verbale d’une divinité, et il n’y a pas non plus de révision complète du rite : selon les mots de la loi des douanes d’Asie « le reste sera selon la même lex. » De plus, de nouvelles formes rituelles, c’est-à-dire des formes rituelles révisées, sont tenues pour efficaces, même quand elles semblent violer quelque principe inhérent à une pratique antérieure. Ces deux cas décrivent des révisions apportées à des formes rituelles, alors que les institutions de la cité-État classique étaient littéralement amenées au point de rupture par les conditions créées par l’action de la Rome impériale. Dans le livre vingtième des Nuits Attiques, Aulu-Gelle décrit un changement apporté au rituel légal pour une revendication de propriété « après que les frontières de l’Italie se furent étendues » et que cela devint impraticable pour le préteur d’être témoin du contact visuel entre le déclarant et la propriété qu’il revendiquait (rappelons les termes de Pomponius : aucta civitate ; augescente civitate) : (8) La prise en main en présence de la chose et dans le lieu se faisait devant le préteur d’après les Douze Tables sur lesquelles il est écrit ceci : « Si des gens en justice imposent les mains » (si qui in iure manum conserunt). (9) Mais après que les préteurs, comme les frontières de l’Italie avaient été étendues, accaparés par les affaires en vertu de leurs attributions judiciaires, trouvaient fatigant de partir prononcer des vindiciae pour des objets lointains, il s’est établi, contre les Douze Tables, par un accord tacite, que les parties ne porteraient pas la main au tribunal devant le préteur mais appelleraient ex iure manum consertum, c’est-à-dire s’appelleraient l’un l’autre à poser la main sur la chose dont on débattait et en outre, partis en même temps dans le champ sur lequel portait le procès, ils déposeraient en justice, en ville, devant le préteur, quelque chose de la terre de ce champ, par exemple une seule motte, et ils pratiqueraient la vindicia sur cette motte, comme ils l’eussent fait sur le champ tout entier 21.
De même, Servius décrit une révision du rituel des prêtres fétiaux quand Rome commença à mener des guerres « au-delà des mers » et qu’il devint impraticable de déclarer la guerre en jetant une épée symbolique dans le territoire ennemi et en activant ainsi l’amorce de la violence.
21. Aulu-Gelle, Les nuits attiques XX, 10, éd. et trad. R. julien, 4 vol., Paris 1967-1998.
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Le paradigme du droit civil déBut de lA BAtAille : voici ce que l’on doit savoir en ce qui concerne le rite romain. « Quand ils voulaient déclarer la guerre, le pater patratus, c’est-àdire le chef des féciaux, allait à la frontière ennemie. Là il prononçait certaines paroles rituelles, disant d’une voix claire que les Romains déclaraient la guerre pour des raisons spécifiques, ou parce qu’ils avaient offensé des alliés de Rome, ou parce qu’ils n’avaient pas rendu des animaux qu’ils avaient volés, ou des captifs dont ils s’étaient emparés. Cela s’appelle la clarigatio, sur la base de la clarté de la voix. Après la clarigatio, une lance jetée à l’intérieur du territoire ennemi marquait le commencement des hostilités. [Mais c’est à partir du trente-troisième jour à partir de la demande de restitution que les féciaux jetaient une lance dans le territoire ennemi. Finalement, quand à l’époque de Pyrrhus les Romains furent sur le point de déclarer une guerre à un ennemi d’outre-mer (transmarinum hostem), et qu’ils ne pouvaient trouver d’endroit où faire accomplir par les féciaux ce rituel pour déclarer la guerre, ils contraignirent un des soldats de Pyrrhus, qui était prisonnier, à acheter un morceau de terre près du cirque Flaminius, de façon à pouvoir déclarer la guerre conformément à la loi comme s’ils étaient en territoire étranger (quasi in hostili loco)] 22 ».
Aulu-Gelle suppose l’existence de quelque consensus préalable sur la matérialité sous-jacente à l’acte rituel : on a du imposer la main sur l’objet lui-même. Le changement qu’il décrit, selon lequel on impose la main sur un morceau, est donc considéré comme une violation de consensus, ainsi qu’une violation de l’esprit des Douze Tables (contra duodecim tabulas). Au même moment, dans les deux cas, le changement est compris comme ayant été effectué par l’intermédiaire d’une fiction, et donc la violation du principe en question pourrait être considérée comme apparente, non réelle : la revendication (de propriété) est faite sur un morceau de la propriété en question comme si elle était le tout ; l’épée est maintenant jetée dans un lopin de terre qui appartient à l’ennemi seulement de manière notionnelle ; le rite est par conséquent conduit comme si on était en territoire ennemi. Dans les deux derniers exemples, nous faisons une lecture des institutions culturelles de façon à en extraire une ontologie du social. La première concerne la construction du temps comme fait social. Le texte provient des Histoires Naturelles de Pline, de la section sur les conventions sociales tacites (voir annexe, § 3). Pline suit la manière d’indiquer le temps à Rome depuis le milieu du ve siècle av. J.-C. jusqu’au milieu du iie siècle av. J.-C. Pour la période la plus ancienne, il s’appuie sur des inférences issues de sources textuelles sans lien direct avec les indications de temps : les Douze Tables, remarque-t-il, ne mentionnaient que deux moments du jour, le lever du soleil et son coucher (chapitre 212). L’observation plus tardive de l’heure de midi, comme aussi de la dernière heure avant le coucher du soleil, dépendait de
22. Servius ad Aen. 9.52 ; voir C. Ando, L’Empire et le Droit, chap. 3.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain conditions matérielles contingentes du paysage urbain : un officiel observait le soleil en relation avec des éléments prédéterminés du paysage de la cité. Rome acquit plus tard des cadrans solaires (chapitres 213-214), bien qu’il y ait controverse sur la question de savoir quand fut acquis le premier, et sur sa provenance. Il est intéressant de noter que, du fait d’une erreur d’installation ou peut-être, simplement du fait de son installation à une latitude différente de celle pour laquelle il avait été dessiné, le cadran solaire que Pline considère comme le premier était constamment fautif : « les lignes de ce cadran solaire n’étaient pas en accord avec les heures, mais ils le suivirent quand même pendant 99 ans ». Qui plus est, le système entier à ce moment-là dépendait d’un ciel clair : Rome n’acquit la capacité de marquer les heures avec un ciel nuageux que la 595e année de la cité (c’est-à-dire, 159 av. J.-C.). Le temps comme fait social – réalité sociale – est de ce point de vue créé par l’intermédiaire du travail épistémique et politique de la communauté. Il ne repose pas sur des normes transcendantes ou naturelles. Qui plus est, la réalité sociale à un moment donné repose sur un consensus non seulement sur les normes (ce que sont les heures), mais sur les moyens à utiliser pour dériver et autoriser les normes (quelle sorte d’horloge nous devons utiliser, et qui a le droit de l’installer et où). Nous concluons avec Varron (voir annexe, § 4). Varron et Cicéron comme philosophes de la religion sont depuis dix ans déjà au cœur de nos recherches. Dans ce contexte, notre ambition a été pour une part de donner un contexte à ces lectures – et de conforter plus ou moins une hypothèse que j’avais formée il y a huit ans, sur l’importance du changement, des emendationes sacrificiorum, dans l’idée que se faisaient les Romains de leur propre religion. Pour en revenir à notre point de départ, notre vision est que la religion romaine a été conçue à toutes les époques comme ayant résulté de processus de développement historique, dans lesquel les agents étaient généralement humains et la motivation souvent assez contingente et extra-religieuse. Selon notre lecture de 2003, la thèse de Varron est la suivante : la « religion civique » est une institution humaine, construite en fonction des capacités épistémiques humaines, susceptible d’être jugée à la seule lumière des normes de la société dont elle sécurise l’ordre social. Deux tendances présentes dans ses écrits font tout particulièrement ressortir la nature et la puissance de cette affirmation : premièrement, Varron oppose le principe de justesse à l’œuvre dans le culte à l’exigence de vérité propre à d’autres domaines épistémiques ; et deuxièmement, il décrit le culte à Rome comme le produit de développements historiques dans lesquels les seuls agents sont humains 23.
23. Voir n. 4 ci-dessus.
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Le paradigme du droit civil Dans le fragment 12, par exemple, Varron oppose la capacité à établir une religion sur la base de la « nature » (ex naturae formula) avec le culte in vetere populo, dans un peuple ancien : dans le dernier contexte, une histoire des noms a été héritée de l’Antiquité, et Varron comprend que son obligation est précisément de ne pas examiner le contenu de vérité de cette histoire, mais plutôt d’assurer son efficacité à soutenir l’ordre social. De même dans le fragment 5, les « choses divines » en tant qu’elles se rapportent à une cité donnée ne sont rien de plus et rien de moins que des choses ab eis instituta, des choses instituées par ces cités. En ce qui concerne le développement historique, Varron rapporte des changements de deux ordres : changements dans la pratique du culte, plus particulièrement, le passage d’un culte aniconique à un culte comportant des images (fragment 18) et l’ajout permanent de nouvelles obligations de cultes à de nouveaux dieux (fragments 36 et 37). Un « tertium quid » pourrait être l’imposition de contrôles publics – c’est-à-dire, la soumission à des autorités purement humaines – de la capacité même de magistrats d’imposer de telles obligations cultuelles additionnelles au public. Terminons en indiquant jusqu’où va l’engagement de Varron dans sa position théorique. D’abord, de même que la mesure du temps dépendait des contingences du paysage urbain, de même la popularité des dieux repose sur la présence matérielle de leur culte dans la cité (fragment 42) : Les anciens romains rendaient un culte à Summanus, à qui ils attribuaient la lumière nocturne, plus qu’à Jupiter, à qui revenait la lumière du jour. Mais après la construction d’un temple à Jupiter exceptionnel et d’une belle élévation, une multitude de gens se tourna vers lui à cause de la dignité du bâtiment, avec le résultat qu’on ne pouvait presque plus trouver personne qui se souvînt d’avoir lu le nom de Summanus, que l’on n’entend plus prononcer.
Mais Varron allait encore plus loin. Dans le cas de Summanus, c’est seulement son nom qui paraît avoir été effacé de la mémoire et de la pratique contemporaines. Mais par l’intermédiaire de leur construction consensuelle de la religion, les humains déterminent aussi le destin des dieux eux-mêmes (fragment 2A) : Ce n’est pas que la négligence des citoyens soit la cause que les dieux partent ou se détournent comme le fit Apollon lors du siège d’Alexandre.. C’est que sans l’acte prodigieux de la mémoire historique qui vient les sauver, ils mourraient.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain Annexe au chapitre 4
§ 1. Pomponius, Encheiridion, fr. 178 Lenel = Dig. 1.2.2pr.-2, 7-8, 11, 48 (trad. G. de Ste Croix) (pr.) Necessarium itaque nobis videtur ipsius iuris originem atque processum demonstrare. (1) Et quidem initio civitatis nostrae populus sine lege certa, sine iure certo primum agere instituit omniaque manu a regibus gubernabantur. (2) Postea aucta ad aliquem modum civitate ipsum romulum traditur populum in triginta partes divisisse, quas partes curias appellavit propterea quod tunc reipublicae curam per sententias partium earum expediebat. et ita leges quasdam et ipse curiatas ad populum tulit : tulerunt et sequentes reges. (praefatio) Accordingly, it seems that we must account for the origin and development of law itself. (1) The fact is that at the outset of our civitas, the populus decided to conduct its affairs without fixed statute law or determinate legal rights ; everything was governed by the kings by their own hand. (2) When the civitas subsequently grew to a reasonable size, then Romulus himself, according to the tradition, divided the citizen body into thirty parts and called them curiae on the grounds that he improved his curatorship of the commonwealth (reipublicae curam) through the advice of these parts. And accordingly, he himself enacted for the people a number of statutes passed by advice of the curiae ; his successors legislated likewise.
(7) augescente civitate quia deerant quaedam genera agendi, non post multum temporis spatium Sextus Aelius alias actiones composuit et librum populo dedit, qui appellatur ius aelianum. (8) Deinde cum esset in civitate lex duodecim tabularum et ius civile, essent et legis actiones, evenit, ut plebs in discordiam cum patribus perveniret et secederet sibique iura constitueret, quae iura plebi scita vocantur. (7) With the city growing, because some types of legal action were found to be lacking, Sextus Aelius not much later composed further forms of action and gave to the people the book that is called « The Law according to Aelius. » (8) Then, since in the civitas there was the statute law of the 12 Tables, and on top of that there the ius civile, and on top of that the legis actiones, it came to pass that the plebs fell at odds with the members of the senatorial class and seceded and set up laws for itself, which laws are called plebiscites.
(11) Novissime sicut ad pauciores iuris constituendi vias transisse ipsis rebus dictantibus videbatur per partes, evenit, ut necesse esset rei publicae per unum consuli (nam senatus non perinde omnes provincias probe gerere poterant) : igitur constituto principe datum est ei ius, ut quod constituisset, ratum esset.
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Le paradigme du droit civil Most recently, just as there was seen to have been a transition toward fewer ways of establishing law, a transition effected by stages as circumstances themselves dictated, it has come about that affairs of state have had to be entrusted to one man (for the senate had been unable latterly to govern all the provinces honestly). An emperor having been appointed, to him was given the right that what he had decided be deemed law.
(48) Et ita Ateio Capitoni Massurius Sabinus successit, Labeoni Nerva, qui adhuc eas dissensiones auxerunt. hic etiam Nerva Caesari familiarissimus fuit. Massurius Sabinus in equestri ordine fuit et publice primus respondit : posteaque hoc coepit beneficium dari, a Tiberio Caesare hoc tamen illi concessum erat. And so when Ateius Capito was succeeded by Masurius Sabinus, and Labeo by Nerva, these two increased the above-mentioned range of disagreements. Nerva was also on the most intimate terms with Caesar. Massurius Sabinus was of equestrian rank and was the first person to give state-authorized opinions. For afterwards this privilege began to be given, it was granted to him by Tiberius Caesar.
§ 2. Macrobius Saturnalia 1.7.33-36 (trad. Ch. Guittard) (33) « Illud quoque in litteris invenio, quod cum multi occasione Saturnaliorum per avaritiam a clientibus ambitiose munera exigerent idque onus tenuiores gravaret, Publicius tribunus plebi tulit non nisi cerei ditioribus missitarentur. » (34) Hic Albinus Caecina subiecit : « Qualem nunc permutationem sacrificii, Praetextate, memorasti, invenio postea Compitalibus celebratam, cum ludi per urbem in compitis agitabantur, restituti scilicet a Tarquinio Superbo Laribus ac Maniae ex responso Apollinis, quo praeceptum est ut pro capitibus capitibus supplicaretur. (35) Idque aliquamdiu observatum, ut pro familiarium sospitate pueri mactarentur Maniae deae, matri Larum. Quod sacrificii genus Iunius Brutus consul pulso Tarquinio aliter constituit celebrandum. Nam capitibus alii et papaveris supplicari iussit, ut responso Apollinis satisfieret de nomine capitum remoto scilicet scelere infaustae sacrificationis, factumque est ut effigies Maniae suspensae pro singulorum foribus periculum, si quod immineret familiis, expiarent, ludosque ipsos ex viis compitorum in quibus agitabantur Compitalia appellitaverunt. Sed perge cetera. » (36) Et Praetextatus : « Bene et oportune similis emendatio sacrificiorum relata est… » [Prétextat :] « Je découvre aussi le détail suivant dans les sources littéraires : comme beaucoup profitaient des Saturnales pour satisfaire leur cupidité en exigeant de leurs clients avec insistance des cadeaux, fardeau qui accablait les plus humbles, le tribun de la plèbe, Publicius, fit voter une loi ordonnant de n’envoyer aux plus riches que des chandelles de cire. » (34) Albinus Cécina intervint alors : « Un sacrifice de substitution comparable à celui que tu viens
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Religion et gouvernement dans l’empire romain de mentionner, Prétextat, je le retrouve plus tard dans les Compitalia, quand dans tous les carrefours de Rome on célébrait les jeux rétablis par Tarquin le Superbe en l’honneur des Lares et de Mania d’après un oracle d’Apollon prescrivant de demander la faveur des dieux pour des têtes en offrant des têtes. (35) Pendant quelque temps, la prescription a été observée consistant à immoler pour la préservation des membres de la famille des enfants à la déesse Mania, mère des Lares. Ce genre de sacrifice, le consul Junius Brutus, après l’expulsion de Tarquin, en régla différemment les modalités. Il ordonna en effet de demander la faveur des dieux à l’aide de têtes d’ail et de pavot pour satisfaire l’oracle d’Apollon au sujet du mot ‘tête’, en supprimant évidemment le crime d’un sacrifice funeste ; l’usage s’établit ainsi de conjurer un éventuel danger menaçant la maisonnée en suspendant des figurines de Mania devant la porte de chaque maison et l’on donna le nom de Compitalia aux jeux eux-mêmes, en fonction des carrefours où on les célébrait. Mais poursuis ton exposé. » (36) Prétextat reprit alors : « Avec beaucoup d’exactitude et d’àpropos, tu as rappelé une réforme analogue dans les sacrifices […] ».
§ 3. Pline l’Ancien Nat.7.212-215 (trad. R. Schilling) (212) Tertius consensus fuit in horarum observatione, iam hic ratione accedens, quando et a quo in Graecia reperta, diximus secundo volumine. serius etiam hic Romae contigit. XII tabulis ortus tantum et occasus nominantur, post aliquot annos adiectus est et meridies, accenso consulum id pronuntiante, cum a curia inter Rostra et Graecostasin prospexisset solem ; a columna Maenia ad carcerem inclinato sidere supremam pronuntiavit, sed hoc serenis tantum diebus, usque ad primum Punicum bellum. Le troisième accord a porté sur la notation des heures, cette fois-ci grâce à une théorie scientifique : nous avons indiqué dans le second livre quand et par qui celle-ci a été inventée en Grèce. Cette innovation parvint, cette fois encore, avec assez de retard à Rome. Les Douze Tables ne mentionnent que le lever et le coucher du soleil ; quelques années plus tard, on y ajouta midi, que l’huissier des consuls annonçait lorsque, de la curie, il apercevait le soleil entre les Rostres et la Graecostasis ; l’astre s’était-il incliné depuis la colonne Maenia jusqu’à la prison, il annonçait la fin du jour, mais seulement par beau temps ; il en fut ainsi jusqu’à la première guerre punique.
(213) princeps solarium horologium statuisse ante XII annos quam cum Pyrro bellatum est ad aedem Quirini L. Papirius Cursor, cum eam dedicaret a patre suo votam, a Fabio Vestale proditur. sed neque facti horologii rationem vel artificem significat nec unde translatum sit aut apud quem scriptum id invenerit. Le premier cadran solaire a été posé, onze ans avant la guerre de Pyrrhus, auprès du temple de Quirinus, par L. Papirius Cursor, au moment où il faisait la dédicace de ce sanctuaire, voué par son père : le renseignement est de Fabius Vastalis. Mais cet auteur n’indique ni le principe de construction de
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Le paradigme du droit civil l’horloge, ni le nom de l’inventeur, pas plus que le lieu de sa provenance ou la source de son récit.
(214) M. Varro primum statutum in publico secundum Rostra in columna tradit bello Punico primo a M’. Valerio Messala cos. Catina capta in Sicilia, deportatum inde post XXX annos quam de Papiriano horologio traditur, anno urbis CCCCLXXXX. nec congruebant ad horas eius lineae, paruerunt tamen ei annis undecentum, donec Q. Marcius Philippus, qui cum L. Paulo fuit censor, diligentius ordinatum iuxta posuit, idque munus inter censoria opera gratissima acceptum est. Selon M. Varron, le premier cadran solaire qui ait été installé sur une place publique l’a été auprès des Rostres, sur une colonne, par les soins du consul Manius Valerius Messala, lors de la première guerre punique, après la prise de Catane en Sicile ; il avait donc été transporté de là, trente après la date communément assignée à l’horloge de Papirius, soit en l’an de Rome 491. Or, ses divisions linéaires ne concordaient pas avec les heures ; elles furent tout de même adoptées pendant quatre-vingt-dix-neuf ans, jusqu’au moment où Q. Marcius Philippus, qui fut collègue de L. Paulus à la censure, fit poser à proximité un cadran réglé de façon plus précise ; parmi tous les actes de sa censure, cette libéralité lui valut plus de faveur.
(215) etiam tum tamen nubilo incertae fuere horae usque ad proximum lustrum. tunc Scipio Nasica collega Laenati primus aqua divisit horas aeque noctium ac dierum idque horologium sub tecto dicavit anno urbis DXCV. tam diu populo Romano indiscreta lux fuit. Pourtant, même alors, les heures étaient incertaines par temps couvert, jusqu’au lustre suivant. À cette date, Scipion Nasica, collègue de Laenas, fut le premier à utiliser l’eau pour noter les heures, aussi bien de nuit que de jour ; il dédia sa clepsydre, installée à couvert, en l’an de Rome 595. Si longtemps les Romains ont vécu sans distinguer les heures du jour !
§ 4. Varro, Antiquitates rerum divinarum frr. 2A, 5, 12, 18, 36, 37, 44, 45, & 219 Cardauns (2A) : se timere ne pereant (sc. dei) non incursu hostili, sed civium neglegentia, de qua illos velut ruina liberari a se (dicit) et in memoria bonorum per eius modi libros recondi atque servari utiliore cura, quam Metellus de incendio sacra Vestalia et Aeneas de Troiano excidio penates liberasse praedicatur. Varro said that he feared lest the gods should perish not from an enemy attack but the neglect of citizens, from which they were saved by him as if from a collapsing building and they were stored away and saved in the memory of the good through books of the sort he himself wrote. This was, he suggested,
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Religion et gouvernement dans l’empire romain a more useful act than Metellus’s having saved the relics of Vesta from fire or Aeneas’s having saved the penates at the fall of Troy.
(5) propterea se prius de rebus humanis, de divinis autem postea scripsisse […] quod prius extiterint civitates, deinde ab eis haec instituta sint […] Sicut prior est […] pictor quam tabula picta, prior faber quam aedificium, ita priores sunt civitates quam ea, quae a civitatibus instituta sunt. Si de omni natura deorum et hominum scriberemus, prius divina absolvissemus, quam humana adtigissemus […] Rerum […] humanarum libros non quantum ad orbem terrarum, sed quantum ad solam Romam pertinet. Wherefore he wrote first about human things and later about divine ones, because political communities come into being first and later the things instituted by them. Just as the painter is prior to the painting, or the builder to the building, so political communities are prior to those things that are instituted by political communities. If I were writing about the totality of the nature of gods and humans, I should have completed the divine matters before I touched upon human matters. But the scope of the books on human affairs do not relate to the entire world, but to Rome alone.
(12) non se illa iudicio suo sequi, quae civitatem Romanam instituisse […] si eam civitatem novam constitueret, ex naturae potius formula deos nominaque eorum se fuisse dedicaturum […] Sed iam quoniam in vetere populo esset, acceptam ab antiquis nominum et cognominum historiam tenere, ut tradita est, debere se […] et ad eum finem illa scribere et perscrutari, ut potius eos magis colere quam despicere vulgus velit. For [he confessed] that he did not pursue in accord with his own judgment the things that the Roman community had established […] If he had been founding a new community, he would instead have consecrated the gods and their names according to the rule of nature […] But as it was, as he was among an ancient people, he was obliged to hold to the history received from antiquity of names and cognomina as it was handed down […] and to record and examine them with this end in mind, that the common people should want to worship much more than to despise them.
(18) antiquos Romanos plus annos centum et septuaginta deos sine simulacro coluisse. Quod si adhuc […] mansisset, castius dei observarentur […] […] qui primi simulacra deorum populis posuerunt, eos civitatibus suis et metum dempsisse et errorem addidisse. The ancient Romans worshiped the gods for more than 170 years without images. If this practice still abided, the gods would be marked more chastely. Those who first set up images of the gods before the nations, deprived their communities of fear and added error.
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Les racines impériales du corps religieux (36) Titus Tatius addidit Saturnum Opem Solem Lunam Vulcanum Lucem […] Cluacinam Titus Tatius added Saturnus, Ops, Sol, Luna, Vulcanus, Lux […] Cluacina
(37) (sc. addidit) Numa tot deos et tot deas Numa added many gods and many goddesses
(42) Romani veteres […] Summanum, cui nocturna fulmina tribuebant, coluerunt magis quam Iovem, ad quem diurna fulmina pertinerent. Sed postquam Iovi templum insigne et sublime constructum est, propter aedis dignitatem sic ad eum multitudo confluxit, ut vix inveniatur qui Summani nomen, quod audire iam non potest, se saltem legisse meminerit. The ancient Romans worshipped Summanus, to whom they attributed nocturnal lightning, more than Jupiter, to whom daytime lightning pertained. But after an outstanding and lofty temple was built for Jupiter, a multitude turned to him because of the dignity of the building, with the result that scarcely anyone can be found who remembers having read the name of Summanus, which can now no longer be heard.
(44) censuerant, ne qui imperator fanum, quod in bello vovisset, prius dedicasset quam senatus probasset ; ut contigit M. Aemilio, qui voverat Alburno deo. They decreed that a general should not dedicate a temple that he had vowed in war before the Senate approved, as in fact happened in the case of Marcus Aemilius, who had vowed a temple to the god Alburnus.
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CHAPITRE 5 AFFILIATION RELIGIEUSE ET APPARTENANCE POLITIQUE DE CARACALLA À THÉODOSE Comment pourrait-on contester que la citoyenneté romaine à l’époque classique avait des conséquences religieuses spécifiques et universelles ? De manière analogue, pourquoi les Romains n’ont-ils pas forgé une conscience de leur identité en tant que fidèles de la religion romaine, comme l’ont fait, en leurs termes, les chrétiens en les qualifiant de « païens » ? Ces dernières années, nous avons tenté à de multiples reprises de répondre à ces deux questions, et notamment à la première. Ces efforts ont consisté pour partie à tenter d’expliquer précisément pourquoi il est difficile de répondre à ces questions pour la période classique, et à comprendre pourquoi et comment la sociologie des religions de l’Antiquité a évolué de manière à produire de nouvelles dénominations de l’affiliation religieuse, et par conséquent de nouvelles preuves que nous pourrions utiliser dans notre enquête 1. C’est là une manière élaborée de dire que ces questions n’ont pas de réponse, comme beaucoup de questions utiles. Elles ont toutefois le mérite d’avoir souligné la différence entre pour ainsi dire les contextes pré- et postRéforme, et nous avons sans aucun doute tiré quelque profit des efforts de définition et de raffinement des axes pertinents pour l’affirmation de ce clivage. Ce chapitre prend pour point de départ un passage étonnant – et une traduction qui abonde dans ce sens – du second document de l’Appendice à Optate, traduit par Mark Edwards 2. Le texte est une lettre de Caecilianus, un magistrat local de la tribu d’Abthugni, par la suite lue à voix haute. Caecilianus parenti Felici salutem ! cum Ingentius collegam meum Augentium amicum suum conneniret et inquisisset, anno duouiratus mei an aliquae scripturae legis uestrae secundum sacram legem adustae sint *** quam Galatius meus ex lege uestra publice epistolas salutatorias de basilica protulerit.
1. 2.
C. Ando, Imperial Rome AD 193 to 284. The critical century, Édimbourg 2012, p. 122-145. « Greetings from Caecilianus to his father Felix ! When Ingentius came to his friend my colleague Augentius and inquired whether in the year of my duovirate any scripture of your religion were burnt in accordance with the sacred law […] after my servant Galatius, of your religion, had publicly taken the letters of greeting out of the church ».
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Religion et gouvernement dans l’empire romain Salutations de Cécilien à son père Felix ! Comme Ingentius avait rendu visite à son ami, mon collègue Augentius, et lui avait demandé si, au cours de l’année de mon duovirat, une inscription de votre religion avait été brûlée conformément à la loi sacrée […] après que mon serviteur Galatius, agissant selon votre religion, a publiquement retiré les lettres de salut de l’église 3.
Bien qu’il nous semble qu’Edward a importé cet idiomatisme à bon droit, quelques explications s’imposent toutefois : ex vestra legis n’est pas, au premier abord, une manière évidente de désigner une affiliation religieuse en particulier. Quel autre mot emploierait-on pour ce faire ? De nombreux écrits ont souligné que le latin religio était un faux ami 4. Pourtant, bien peu d’enquêtes ont tâché de creuser le lexique et l’appareil conceptuel effectivement utilisés dans l’Antiquité pour désigner et penser ces types de discours, de pratiques, d’institutions, d’opinions et de dispositions que nous désignons par le mot de « religion ». Quels étaient ces mots ? Et si plusieurs termes étaient employés, quelle portion de ce domaine chacun d’eux recouvrait-il, et comment interagissaient-ils ? Quels autres domaines recouvraient-ils que notre « religion » n’inclue pas ? Et, réciproquement, quelles sphères centrales de notre « religion » ne prenaient-ils pas en compte ? Dans quelle mesure l’Antiquité traitait-elle certains sous-systèmes culturels comme quelque chose qui pourrait être considéré (d’un point de vue moderne) comme plutôt séculier, c’est-à-dire comme dénué de signification et d’importance religieuses ? Ou la religion n’était-elle pas constituée comme une catégorie à part précisément parce que ce qui pouvait par ailleurs constituer la sphère religieuse était diffusé par la culture dans son ensemble ? En second lieu, la citoyenneté était-elle comprise comme ayant des implications religieuses particulières ? De même, comment le statut de citoyen privé était-il considéré dans ses rapports avec le respect du culte public 5 ? Quel sens les Romains donnaient-ils aux rites accomplis par quelques hommes et leurs esclaves avant l’aube dans la maison d’un magistrat, sans témoin et visiblement sans que les autres citoyens en soient bien conscients ? Troisièmement, et en lien avec les deux premiers points, les Romains de l’époque classique n’avaient pas de lexique propre grâce auquel ils pouvaient affirmer leur appartenance ou leur participation exclusives à un culte, à une
3. 4. 5.
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Acta purgationis Felicis, document 2, dans C. ziWSA, éd., S. Optati Milevitani libri VII, Vienne 1893 (« CSEL » 26), p. 199 ; M. edWArdS, éd. et trad., Optatus : Against the Donatists, Liverpool 1997 (« Translated Texts for Historians » 26), p. 174. R. muth, « Vom Wesen römischer ‘religio’ », ANRW II 16/1 (1978), p. 290-354 ; M. SAchot, « ‘Religio/superstitio’. Historique d’une subversion et d’un retournement », Revue de l’histoire des religions 208 (1991), p. 355-394. Sur ce point, voir J. Scheid, Les dieux, l’État et l’individu. Réflexions sur la religion civique à Rome, Paris 2013.
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religion, ou à quoi que ce soit de ce type et à aucun autre 6. Une illustration ex negativo : se dire épicurien avait une conséquence sur l’engagement qu’on pouvait avoir dans les théologies traditionnelles du culte et de la mort, mais celles-ci découlaient du contenu propre d’une telle philosophie et ne résultaient pas d’une compréhension de la religion ou de l’affiliation religieuse en soi. Ces éléments posent de manière aiguë des questions comme celles que les Allemands subsumeraient sous celle de « l’individualisation » dans la religion de l’Antiquité, et que nous avons décrites dans le chapitre 1 comme la conversion du monde ancien à une vision de la religion dans laquelle l’acte de conversion revêtait une importance cruciale 7. Toutefois, la seule chose qui soit étonnante dans la conversion effective de ce monde, c’est qu’un événement mineur, sociologiquement et socio-historiquement parfaitement attendu, ait eu des conséquences historiques aussi considérables. Nous commencerons par considérer l’appareil lexical mobilisé dans la lettre de Caecilius dans ce contexte, c’est-à-dire à la lumière de la langue d’autres documents de l’Appendice à Optate. Cet appareil ne se réduit pas à l’usage du terme « loi ». Par le moyen d’élaborations analogiques, il embrasse plutôt une large portion du vocabulaire du droit public, alors utilisé pour décrire et délimiter les communautés religieuses et pour y assigner et affirmer l’appartenance. Nous reviendrons ensuite au contexte classique et au langage de la religion et à la conceptualisation concernant le pluralisme religieux et l’affiliation religieuse dans les textes classiques. Trois points sont particulièrement dignes d’intérêt : – L’interpénétration entre le langage religieux et le langage de l’appartenance politique, donc de la citoyenneté ; – La juxtaposition des conceptions de pluralité dans les domaines religieux et judiciaire ; – Les débuts – avortés – de l’apparition de la conscience d’une séparation entre appartenances politique et religieuse. Plus loin, nous examinerons plusieurs passages de textes chrétiens antérieurs à la Constitutio Antoniniana, dans laquelle des dissidents religieux tentent d’affirmer le caractère distinct de la religion comme composante de l’identité individuelle séparée d’un droit des personnes ou d’une détermination d’allégeance politique.
6. 7.
Cf. G. cASAdio, « Religio versus Religion », dans J. dijkStrA, J. kroeSen et Y. kuiPer, éd., Myths, martyrs, and modernity. Studies in the history of religions in honour of Jan N. Bremmer, Leiden 2010, p. 301-326. Voir aussi C. Ando, Imperial Rome, chapitre 6.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain La Constitutio Antoniniana a peut-être été un tournant historique : nous croyons que sa raison d’être est religieuse. Il est certain que dans un empire l’identité juridique pouvait être modifiée d’un trait de plume. Mais ce n’était pas le cas de l’identité religieuse, et on se serait attendu à un changement brutal à la suite de la rupture entre ces deux identités. Toutefois, même dans les textes chrétiens du siècle suivant, nous ne pensons pas pouvoir dire que les limites antérieures posées à la conceptualisation de la religion sont dépassées, ni que le caractère fondamental des rites et de la pratique dans l’identité religieuse soit abandonné, ni plus particulièrement que la langue du droit cesse d’être utilisable comme moyen de compréhension essentiel de la nature des communautés religieuses et de l’engagement religieux. Au lieu de cela, la continuité règne. Cela se voit nettement jusque dans l’Antiquité tardive, où le vocabulaire de la politique est mobilisé sous forme d’un lexique métaphorique de plus en plus baroque. C’est le cas même lorsqu’un auteur cherche à expliquer la distinction entre la religion et les choses du monde. La religion demeure – ou, de notre point de vue, elle dévoile finalement au grand jour – une forme de politique, et le langage juridique est au cœur de cette évolution. « De ta loi » et les métaphores qui y sont liées dans le dossier d’Optate L’observation de la langue de la documentation de l’époque de Constantin sur le dossier d’Optate révèle dès l’abord l’usage réitéré de l’expression « de ta loi », qui apparaît à la fois dans les documents créés en Afrique et dans ceux émanant de la cour (pour des raisons que nous éclaircissons peu après, la traduction « de ta communauté » nous semble plus juste que « de ta religion »). Il est par exemple utilisé dans la lettre des préfets prétoriens Petronius Annianus et Julius Julianus à Domitius Celsius 8 (qui utilise l’amusante métonymie lares pour désigner le foyer, ce que nous avons commenté ailleurs) et dans la lettre de Constantin aux prêtres d’Afrique après le Concile d’Arles 9. Le complexe métaphorique est étendu dans les « Actes contre Zenophilus », dans la conversation de Zenophilus, consularis d’Afrique, avec Victor et Nundiarius 10. La communauté en question s’était déchirée sur la question du choix du prêtre, et Silvanus avait été rejeté par certains comme un traître. Ils
Document 8 dans C. ziWSA, ed., S. Optati Milevitani, p. 212, l. 16-20 : Quoniam Lucianum, Capitonem, Pidentium et Nasutium episcopos et Mammarium presbyterum, qui secundum caeleste praeceptum domini Constantini Maximi inuicti semper Augusti ad Gallias cum aliis legis eius hominibus uenerant, dignitas erus ad lares proprios uenire praecepit… 9. Document 5 dans ibid., p. 209, l. 5-9 : o uere uictrix prouidentia Christi saluatoris. ut etiam his consuleret, qui iam desciscentes a ueritate quodammodo aduersus ipsam arma inducentes gentibus se copulauerunt ; quia, si uel nunc mera fide uoluerint obsequia sanctissimae legi deferre, intellegere poterunt, quantum sibi nutu dei sit prouisum. 10. Gesta apud Zenophilum, document 1 dans ibid., p. 192, l. 30 et p. 193, l. 2. 8.
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voulaient, selon leurs propres mots, un civem nostrum et un integrum virum – un citoyen et un homme intègre. Ces mots pouvaient bien sûr être pris dans un sens étroitement politique, ce que fait Edwards. Mais quel en serait alors le sens ? Et un tel langage a-t-il jamais été réellement eu un sens temporel ? Il nous semble que l’expression est emphatiquement religieuse : elle ne signifie rien d’autre, et très vraisemblablement rien de plus, que « nous souhaitons avoir pour prêtre un membre de notre communauté », c’est-à-dire de notre secte, de notre religion, ou de notre groupe. Pour clarifier les raisons de cette interprétation, il faut remonter trois cent quatre-vingts ans auparavant. Religion et loi, individu et communauté dans la Rome classique Nous avons dit plus haut qu’il était possible de faire valoir que la citoyenneté romaine étant comprise comme ayant des implications religieuses à la fois universelles et spécifiques. Nous soupçonnons que la raison pour laquelle il a été si difficile de le prouver est que la vérité était d’elle-même limpide : être Romain, c’était aussi être Romain d’un point de vue religieux. Ainsi, aucun terme du même type que « païen » n’était nécessaire, puisqu’il n’y en avait aucun autre signifiant « Romain du point de vue religieux » auquel il pouvait s’opposer. Au moins le cas jusqu’à ce que Constantin et ses successeurs ne déstabilisent le système, le mot latin signifiant « païen » chez les nonchrétiens était civis. Cela dit, et en se fondant sur ce qu’ont démontré les chapitres précédents, on peut souligner dans les limites de notre démonstration trois éléments. Premièrement, les Romains de la période classique considéraient leurs institutions (cultes, rites, pratiques) comme le produit d’une construction humaine, elle-même comprise comme se déroulant dans chaque communauté indépendamment des autres (cf. chap. 4) 11. En second lieu, l’appareil linguistique servant à formuler ces conceptions du pluralisme religieux était précisément celui employé pour donner une description normative du pluralisme juridique de l’Empire (cf. chapitre 3). Enfin, le culte public était compris comme réalisé au nom de la communauté politique, elle-même comprise comme participant au culte public à travers ses magistrats, par synecdoque 12. Il y a à cet égard peu d’assertions positives : nous nous concentrerons plutôt sur les moments lors desquels cette compréhension de l’homologie et de la superposition – de l’imbrication – s’est effondrée, et donc lors desquels des présuppositions jusqu’ici inarticulées ont exigé une formulation explicite.
11. Voir aussi C. Ando, « The ontology of religious institutions », p. 54-79. 12. J. Scheid, Les dieux, l’État et l’individu.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain En posant ces questions, on peut mettre de côté, du moins pour l’instant, les questions de traduction du mot latin religio. La description proposée par Cicéron de l’ « unité de la religion romaine » dans l’ouverture du livre 3 du De Natura Deorum peut compter parmi les avatars de la réflexion qui s’est développée pour traiter cette question, avec ses étranges et décevants omnis religio, presque immédiatement glosés par le pluriel hae religiones 13. En lieu et place de cela, comparons deux déclarations normatives sur la distribution des systèmes religieux et légal autour du monde (ou de l’Empire), tirés du Pro Flacco de Cicéron et des Institutes de Gaius : « chaque corps de citoyens a sa propre religio, Laelius, comme nous avons la nôtre », et « la loi que chaque peuple établit pour lui-même lui est propre, et est appelée ius civile, étant, pour ainsi dire, la loi spéciale de cette communauté de citoyens 14 ». Deux traits particuliers de ces déclarations méritent un commentaire. Tout d’abord, d’un point de vue formel, les déclarations sont identiques : chacune exprime son message par l’usage d’un distributif (quisque) et d’un réflexif (sua/sibi). Par ailleurs, l’unité de population en question est la communauté politique, le populus, expression habituelle pour désigner le corps des citoyens en latin. Religiones et iura sont des choses que chaque communauté politique, chaque corps de citoyens, crée pour lui-même. Le choix de ce lexique révèle certains des présupposés des Romains visà-vis de leur religion et les empêchait probablement d’en développer d’autres. Comprendre l’affiliation religieuse en lien avec la citoyenneté politique oblige à considérer que les activités religieuses privées se déroulent – nécessairement – au sein de communautés constituées d’individus similaires. Ce n’était pas la religion, mais la communauté de culte qui primait dans l’acte de reconnaissance chez les Romains. Par conséquent, les choix religieux des individus pouvaient être considérés comme légitimes lorsqu’ils s’inscrivaient dans le contexte de communautés politiques reconnaissables ou de groupes privés, mais semblaient nécessairement suspects lorsque tel n’était pas le cas. Par ailleurs, d’un point de vue normatif, la communauté idéale typique était la civitas ; pour en reconnaître une autre, il fallait négliger certaines déficiences – en termes d’autonomie juridique ou de complexité institutionnelle, par exemple –, sans aucune certitude malgré tout. Revenons à Cicéron et Gaius : on retrouve dans toute la littérature de la période classique des échos de leurs paroles. Nous avons noté dans le chapitre 3 une douzaine d’entre elles, sélectionnées dans plusieurs genres d’actions juridiques sur une période de deux siècles. En considérant ce genre d’occurrences, nous pouvons considérer comme particulier l’édit de Claudius
13. C. Ando, The matter of the gods, p. 1-6. 14. Cicéron, Pro Flacco 69 (sua cuique civitati religio, Laeli, est, nostra nobis) et Gaius, Institutes 1.1 (nam quod quisque populus ipse sibi ius constituit, id ipsius proprium est vocaturque ius civile).
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sur les Juifs d’Alexandrie, préservés par Josèphe : « [Auguste] souhaitait que chacun respectât ses propres coutumes et ne soit pas contraint à violer son cultus/religio ancestral 15… ». Là encore, c’est le distributif et le possessif réflexif (ἑκάστους et ἰδίοις) qui forment la structure de la phrase. Cet exemple est utile principalement parce qu’il illustre un problème auquel nous reviendrons, à savoir que les hypothèses normatives de la pensée légale et religieuse romaine, selon laquelle les systèmes légal et religieux sont distribués par corps de citoyens séparés, ont toujours été déficientes. Ce problème est aggravé par la mobilité des citoyens, que l’existence d’États impériaux contribue toujours à ralentir. D’un point de vue démographique, cela entraîne une hétérogénéité des populations urbaines sur tous les plans. Les diasporas représentaient un groupe conséquent difficile à conceptualiser et à nommer suivant le schéma de pensée romain 16. De manière peut-être plus importante, on retrouve le vocabulaire du droit public romain dans des contextes dans lesquels aucune analogie n’est faite entre les domaines religieux et juridique. Par exemple, dans la définition de popularia sacra, rites publics, citée par le juriste augustinien Antistius Labeo dans le dictionnaire de Festus, ce qui est public appartient universellement à l’ensemble des citoyens, popularia sacra sunt, ut ait Labeo, quae omnes cives faciunt, nec certis familis adtributa sunt (« Ainsi que le dit Labeo, les rites popularia sont ceux qu’accomplissent tous les citoyens et qui ne sont pas assignés à certaines familles en particulier ») 17. De même, dans une autre définition que donne Festus des publica sacra, la circularité du langage juridique suggère un système de pensée clos et unifié : les rites du corps des citoyens sont ceux réalisés pour ce même corps des citoyens et à leurs frais 18. Le vocabulaire utilisé par Tite-Live dans son compte rendu de la controverse des bacchanales est plus révélateur. Il y décrit les rumeurs parvenues aux oreilles des officiers romains en 186 av. J.-C. sur la célébration organisée en l’honneur de Bacchus à Rome et en Italie : On disait que des hommes avaient été emportés par les dieux, alors qu’en fait ils avaient été emportés hors de vue dans des caves par des appareillages : c’étaient des hommes qui refusaient de prêter serment entre eux ou de s’allier dans le crime, ou de se soumettre à des violences sexuelles. Ceux qui
15. Josephus Ant. 19.282-283, en partic. 283 : βουλόμενον ὑποτετάχθαι ἑκάστους ἐμμένοντας τοῖς ἰδίοις ἔθεσιν καὶ μὴ παραβαίνειν ἀναγκαζομένους τὴν πάτριον θρησκείαν… 16. C. Ando, « Subjects, gods and Empire, or Monarchism as a theological problem », dans J. rüPke, éd., The Individual in the Religions of the Ancient Mediterranean, Oxford 2013, p. 85-111. 17. Festus s.v. popularia sacra 298L = Antistius Labeo fr. 16 (Iurisprudentiae Anteiustinianae Reliquiae, vol. 1, éd. P. E. huSchke ; E. Seckel ; B. küBler, 1908). 18. Festus s.v. publica sacra 284L : Publica sacra, quae publico sumptu pro populo fiunt, quaeque pro montibus pagis curis sacellis : at privata, quae pro singulis hominibus, familiis, gentibus fiunt.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain pratiquaient ce culte représentaient un groupe considérable, déjà une autre communauté politique à proprement parler (multitudinem ingentem, alterum iam prope populum esse : parmi eux étaient quelques hommes et femmes nobles… [Tite-Live, 39.13.13-14]).
Dans une sociologie romaine de la religion, la question posée par l’appréhension directe de tels groupes était de savoir comment concevoir un culte qui n’était organisé ni par l’État, ni par la famille ou la gens, c’est-à-dire en dehors ou au-delà de la sphère privée. Dans cette situation, la réponse ne pouvait être que « public ». De plus, l’expression utilisée ici, qui compare en substance la foule des pratiquants à une autre population, ressemble au langage unitariste employé par Festus et est de même révélateur. Il ne peut y avoir qu’un populus, qui partage équitablement tout ce qui est public. Concluons cette question en esquissant deux ensembles de preuves qui méritent plus d’attention que nous ne pourrons leur en donner ici. Le premier est constitué de comptes rendus des châtiments imposés par Rome sur les provinces. De tels comptes rendus nous rappellent qu’il nous est souvent possible de déduire le travail réalisé par les idéaux-types littéraires via l’examen des situations dans lesquelles l’idéal exigeait une décomposition 19. Ainsi, dans le compte rendu de Tite-Live sur le châtiment imposé à Hernici, les magistrats des Anagnini « n’avaient aucune autre fonction que d’accomplir les rites », c’est-à-dire que les Romains supposaient simplement que les rites religieux étaient un domaine ouvert aux magistrats, avec tout ce que cela impliquait visà-vis des hypothèses d’élaboration structurelle des communautés religieuses 20. Le second groupe de preuves se compose de tentatives précoces, souvent avortées, des auteurs grecs et latins de l’époque impériale pour décrire les communautés intégrées dans les civitates manquant d’une formulation juridique mais autonome dans leur gestion du culte. On en retrouve un exemple dans des textes normatifs, par exemple dans l’édit de Claude cité plus haut. On retrouve de telles tentatives ailleurs lorsque les auteurs se confrontent à la population des esclaves de Rome, radicalement déracinée. La plus célèbre en est peut-être l’assertion attribuée à Cassius Longinus par Tacite (cf. chapitre 1), selon laquelle les foyers romains abritaient des nationes in familiis […], in quibus diversi ritus, externa sacra aut nulla sunt, « des nations entières d’esclaves, obéissant à des cultes divers et à des rituels étrangers, ou n’en suivant aucun 21 ». Les esclaves étaient des personnes et des propriétés aux yeux de la loi, et comme des individus adhérant à un culte dans une
19. Pour plus de précisions sur cette méthode, voir C. Ando, « The Roman city in the Roman period », dans S. BenoiSt, éd., Rome, a City and its Empire in Perspective : The impact of the Roman World through Fergus Millar’s research = Rome, une cité impériale en jeu : l’impact du monde romain selon Fergus Millar, Leiden 2012, p. 109-124. 20. Tite Live, 9.43.24. 21. Tacite, 14.44.3.
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communauté, mais ni les esclaves ni leurs communautés n’étaient compris comme politiques. Leur identité religieuse – leur religion – devait donc être désolidarisée de toute forme d’identité poliadique ou juridico-politique reconnaissable, et aurait pu être théorisée en tant que telle, si du moins un tel sujet avait été digne d’intérêt. Enfin, pour reprendre un argument avancé plus haut, l’attribution de l’intégrité ontologique et de la reconnaissance politique à des groupes appelés nationes, gentes et ethnê n’a jamais été garantie, et leur statut en tant que communautés de culte légitime est ainsi toujours resté ouvert au questionnement. Les textes chrétiens avant l’édit de Caracalla Les textes classiques que nous avons lus jusqu’à présent sont évidemment païens. Mais si nous nous tournons vers les textes chrétiens antérieurs à l’édit de Caracalla, nous trouvons le même bagage lexical, très largement informé par les mêmes présupposés. On peut bien sûr comprendre rétrospectivement que les chrétiens de l’époque soutenaient que leur appartenance religieuse était distincte à la fois de leur statut juridique et de leur appartenance politique, mais il convient de souligner qu’ils n’avaient pas d’outils pour promouvoir une telle requête. Au contraire, on note dans leur expression un glissement constant entre ces différents domaines, de telle sorte que des revendications apparemment religieuses sont équilibrées par d’autres qui font référence à la culture ou au droit. Dans Les Actes des martyrs scilitiens, par exemple, ritu christiano est compensé par Romanorum mos 22. Remarquons également que les chrétiens se défendent contre la charge de religion déviante par des affirmations de loyauté politique, soit dans le discours de Speratus dans les Actes des Martyrs scilitiens, soit dans L’Apologie et l’Ad Nationes de Tertullien : Speratus a dit : « Nous n’avons commis aucun crime, ni apporté aucune assistance dans une affaire douteuse. Nous n’avons jamais prononcé un sort, mais lorsque nous avons été mal traités, nous avons remercié ; et par là, nous sommes fidèles à notre empereur » (Actes des martyrs scillitiens, 2)
De surcroît, d’après Tertullien, le rejet par les païens de ses affirmations sur les chrétiens était articulé à un refus de leur romanité, donc de leur citoyenneté 23. L’hypothèse sous-jacente des Romains serait que leur loyauté politique
22. Acts of the Scillitan Martyrs 14 : Saturninus proconsul decretum ex tabella recitavit : Speratum, Nartzalum, Cittinum, Donatam, Vestiam, Secundam et ceteros ritu Christiano se vivere confessos, quoniam oblata sibi facultate ad Romanorum morem redeundi obstinanter perseveraverunt, gladio adimaverti placet. 23. Tertullien, Apologie 36.2 (cf. idem Ad Nationes 1.17.4) : Si haec ita sunt, ut hostes deprehendantur qui Romani vocabantur, cur nos, qui hostes existimamur, Romani nega-
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Religion et gouvernement dans l’empire romain était inséparable de leur attitude religieuse, et en effet, Tertullien considérait qu’il s’agissait là d’une position axiomatique : selon lui, les citoyens doivent à l’empereur pietas et religio et fides. Plutôt que les questions, Tertullien approfondit la supposition selon laquelle le religieux et le politique se recoupent lorsqu’il affirme que les chrétiens sont accusés de laesae Romanae religionis 24. Ses expressions sont probablement choisies pour évoquer l’idée de trahison, de pietas bafouée. Laedo est bien sûr un mot courant, et utilisé pour parler de l’atteinte faite à plusieurs concepts abstraits : la réputation, l’amour, et bien d’autres. Mais religio avait été utilisé avant Tertullien avec le sens de loyauté politique, dans la célèbre assertion du proconsul Saturnius : « nous aussi sommes religiosi, et notre religio est simple : nous croyons en le génie de l’empereur et nous offrons des prières pour sa santé 25 ». Par ailleurs, Tertullien lui-même décrit le respect dû à la majestas Caesariana comme une religio, et par là il adopte une nouvelle fois le vocabulaire et la logique de ses opposants, par lesquels, ajoute-t-il, les Chrétiens sont dits inreligiosi dans le sens de déloyaux 26. Ainsi d’un côté, en assimilant la religio à la majestas en se référant au vocabulaire de la trahison, les écrits de Tertullien sont simplement en harmonie avec l’usage de l’époque impériale. Mais d’un autre côté, ils révèlent à quel point l’affiliation religieuse et l’appartenance politique étaient considérées comme liées l’une à l’autre, de telle sorte que la possibilité d’une dissonance entre eux soit restée complètement inconcevable. L’édit de Caracalla À quel égard l’édit de Caracalla a-t-il été un moment charnière ? Bien que nous prenions le parti de le considérer comme étant un texte religieux dans son orientation, nous ne nous concentrerons pas sur ce point ici. Au lieu de cela, et comme nous l’avons suggéré ailleurs en ce qui concerne le droit, et donc nécessairement en ce qui concerne la religion, sa promulgation a marqué l’échec du principal moyen par lequel le pluralisme de l’Empire était compris et conçu par la métropole 27. En d’autres termes, avec la disparition de la myriade de citoyennetés de l’Empire, un des principaux moyens d’explication
24. 25. 26. 27.
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mur ? Non possumus et Romani non esse et hostes esse, cum hostes reperiantur, qui Romani habebantur. Adeo pietas et religio et fides imperatoribus debita non in huiusmodi officiis consistit quibus et hostilitas magis ad velamentum sui potest fungi, sed in his moribus quibus divinitas imperat tam vere quam circa omnes necesse habent exhiberi. Tertullien, Apologie 24.1. Acts of the Scillitan Martyrs 3 : Saturninus proconsul dixit : et nos religiosi sumus et simplex est religio nostra et iuramus per genium domni nostri imperatoris et pro salute eius supplicamus, quod et vos quoque facere debetis. Tertullien, Ad Nationes 1.17.2. C. Ando, Imperial Rome, chap. 4 et 6.
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et de reconnaissance des religiones cessait de fonctionner. Cela ne signifie bien sûr pas la disparition du pluralisme, mais plutôt la nécessité d’un nouveau cadre conceptuel, et du même coup l’apparition d’une possibilité d’innover. Le langage politique dans les textes chrétiens de Caracalla à Constantin En dépit de cela, nous observons en fait une remarquable continuité, à la fois chez les païens et les chrétiens, du moins – ce qui ne nous surprendra guère – chez ceux qui occupaient des positions sociales et politiques élevées. Ainsi, par exemple, malgré la célèbre distinction réalisée par le proconsul Paternus dans les Actes de Cyprien, entre le respect de la religio romaine et l’observance des rites romains (Sacratissimi imperatores Valerianus et Gallienus litteras ad me dare dignitati sunt quibus praeceperunt eos qui Romanam religionem non colunt debere Romanas caerimonias recognoscere), il devrait être clair que l’obligation d’observer les rites découle de leur romanité, c’est-à-dire que c’est en conséquence de la citoyenneté, du statut personnel de Romain, qu’il faut recognoscere ces rites, une expression dont le caractère impénétrable ne devrait pas permettre d’obscurcir le simple fait que l’ « observance » des rites consistait au minimum à participer à ces rites (caerimoniari) 28. De même, beaucoup de ce qui a pu apparaître comme des déviations vis-àvis du modèle politique s’est révélé n’en être pas après un examen plus minutieux. Par exemple, dans la lettre de Constantin à Aelafius – elle aussi conservée dans le dossier d’Optate – Constantin fait référence aux déviants religieux comme « ceux dont on sait qu’ils ont tourné leurs pensées loin ab huiuscemodi sanctissima observantia », ce que Edwards traduit par « from this most sacred form of religion » (« de la forme de religion la plus sacrée ») 29. Nous ne contestons pas la traduction, qui est clairement appropriée. Notons cependant que observare a longtemps été usuel dans le discours politico-religieux pour indiquer une disposition de respect infini, surtout dans la communauté chrétienne d’Afrique : on en trouve d’ailleurs une occurrence dès la première phrase des Actes des Martyrs scilitiens (propter quod imperatorem nostrum observamus, « de sorte que nous sommes fidèles envers notre empereur ») 30. De même, dans sa lettre aux évêques de Numidie v. 330, Constantin semble rester éloigné du lexique du droit public, enchaînant à la place des topoï stoïciens sur l’observation des cieux, ce qui dans cette tradition peut aboutir à deux conclusions : l’un épistémique et portant sur la sécurité du savoir qui provient de l’ontologie des corps célestes ; l’autre politique et portant sur le statut des hommes qui vivent sous un même ciel et partagent la
28. Acta Cypriani 1.1 and 3.4. 29. Document 3, dans C. ziWSA, éd., S. Optati Milevitani, p. 205, l. 10-18. 30. Acts of the Scillitan Martyrs 2.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain capacité de l’observer. Ces deux clichés y sont clairement présents 31. Mais il convient aussi de rappeler que societas est le terme consacré par le droit privé romain pour parler des corporations 32. De plus, par le truchement de son statut d’association volontaire, la societas a longtemps servi de terreau aux tentatives métaphoriques pour expliquer la nature des sociétés politiques. Pour ne citer que le plus célèbre, lorsque Cicéron dit que les communautés politiques ne sont pas une agrégation d’êtres humains mais de ceux qu’associe le bien commun et qui sont unis par un consentement volontaire à un ordre normatif donné, il utilise le terme iure sociati (De Republica, 1.39). Le terme societas tel qu’employé par Constantin est donc un terme juridique de plein droit, qui entretenait une relation métonymique étroite avec populus dans une tradition oratoire remontant à quelque trois cent cinquante ans auparavant. Religion et droit public à la fin de l’Empire Toute la portée ou l’intérêt de l’invention de ce nouveau lexique pour décrire et concevoir la religion et décrire l’affiliation religieuse dans la période post-antonine a été radicalement limitée par la convergence des intérêts de l’État impérial et de l’Église institutionnalisée. La nature du chevauchement et de l’entente idéologiques d’un point de vue socio-théorique entre les deux institutions était déjà un problème majeur dans l’Histoire 33 de Gibbon. De surcroît, parmi ses nombreuses réalisations, Sacred Violence de Brent Shaw a fourni une exploration magistrale (quoiqu’un peu lourde) des efforts faits par les Catholiques pour tourner le pouvoir coercitif de l’État contre ceux qu’il considérait comme déviants 34. Il nous semble que le résultat principal de l’enquête de Shaw est d’avoir mis en lumière de quelle manière ces efforts ont transformé les paramètres linguistiques et épistémologiques du discours interne de l’Église sur les questions de doctrine et de discipline.
31. Document 10 dans C. ziWSA, éd., S. Optati Milevitani, p. 213, l. 31 et p. 214, l. 4 : Cum summi dei, qui huius mundi auctor et pater est, cuius beneficio uitam carpimus, caelum suspicimus, humana etiam societate gaudemus, hanc uoluntatem esse constet, ut omne humanum genus in commune consentiat et quodam societatis affectu quasi mutuis amplexibus glutinetur, non dubium est haeresis et schisma a diabolo, qui caput est malitiae, processisse… (Puisque Dieu Tout-Puissant, créateur et père de ce monde, grâce à la bonté de qui nous avons obtenu la vie et nous tournons vers les cieux et jouissons de la société des hommes, a la volonté que l’espèce humaine tout entière ait une conscience commune et soit maintenue ensemble par un certain sentiment social autant que par des liens réciproques, il ne fait aucun doute que l’hérésie et le schisme résultent du diable, qui est la source du mal…). 32. C. moAtti, « Respublica et droit dans la Rome républicaine », Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge 113 (2001), p. 811-837. 33. C. Ando, « Narrating Decline and Fall », dans P. rouSSeAu, éd., A Companion to Late Antiquity, Oxford 2008, p. 59-76. 34. B. D. ShAW, Sacred Violence. African Christians and Sectarian Hatred in the Age of Augustine, Cambridge 2011.
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Par ailleurs, point n’est besoin de souligner à quel point la structure épistémique des textes traitant de religion pouvait soutenir, et dans ce cas soutenait effectivement, la création de traditions interprétatives et de communautés de lecteurs largement analogues à celles du domaine de la jurisprudence – bien qu’il faille également insister sur l’absence de preuves dans la tradition romaine d’interprétation dissidente de la loi qui se heurte à une autre punition que l’omission dans le Digeste. Un traitement complet de cette question exigerait l’exploration de l’utilisation du langage de l’appartenance politique pour décrire les actes d’affiliation religieuse dans le monde grec, et la place de choix y reviendrait peut-être à Athanasius et Theodoret, qui emploient tous deux le vocabulaire politique pour donner une cohérence et un sens à la description des nouvelles communautés religieuses 35. Une partie de ces documents a été récemment étudiée par Claudia Rapp, dans un ouvrage paru en 2014 36. Il nous semble que cette langue représente un produit de l’influence massive du public romain sur la langue grecque, ainsi que de l’imaginaire politique grec. Nous avons développé des arguments étayant cette idée dans de nombreux essais ces dix dernières années, mais même cela ne nous permet pas de nous attaquer ici à ce trop grand travail. Concluons plutôt par deux passages du début du ve siècle de l’Empire romain d’Occident, où, bien loin d’être rejeté, le vocabulaire du droit et de la politique est employé dans des métaphores de plus en plus baroques pour obtenir des résultats de plus en plus larges. Il en va ainsi que nous l’avons expliqué, même lorsque le but d’un auteur est d’expliquer à quel point vie religieuse et vie temporelle sont distinctes. La religion reste – ou, peut-être plus justement, devient de manière évidente – une forme de politique, et la langue de la loi a joué un rôle central dans cette transformation. Le plus simple des deux exemples provient du Peristephanon de Prudence (2.549-560) : Sic, sancte Laurenti, tuam nos passionem quaerimus, est aula nam duplex tibi, hic corporis, mentis polo. Illic inenarrabili allectus urbi municeps aeternae in arce curiae gestas coronam ciuicam.
35. Athanasius, Vita Antonii 14.7 ; Theodoret, A history of the monks of Syria, préface 3. 36. C. rAPP, « City and citizenship as Christian metaphors in the Greek Fathers », dans H. A. drAke et C. rAPP, éd., The city in the classical and post-classical world : Changing contexts of power and identity, Cambridge 2014.
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Religion et gouvernement dans l’empire romain Videor uidere inlustribus gemmis coruscantem uirum, quem Roma caelestis sibi legit perennem consulem. Ainsi, Laurent béni de Dieu, nous désirons ta passion, car la salle de ton trône est double : il y a ici celui de ton corps, celui de ton esprit est aux cieux. Inscrit là au nombre des citoyens de la cité inénarrable, tu portes la couronne civique dans la citadelle du Sénat éternel. Je crois voir un homme scintillant de joyaux merveilleux, que Rome s’est choisi pour consul éternel.
Dans ce texte, Prudence imagine les honneurs qui seront rendus à Laurent au ciel, où ses souffrances terrestres seront dédommagées mesure pour mesure par l’estime générale. Le ciel peut bien être ineffable, comme le dit Prudence, mais il peut être imaginé, et l’est par Prudence, à l’image d’une Rome céleste, dont la structure sociale reçoit une formulation purement juridique à la lumière des structures du droit public d’une Rome bien terrestre. Au ciel, loin de perdre sa citoyenneté suite à des accusations de crime, Laurent est à la fois municeps et consul perennis, un citoyen de plein droit et un consul perpétuel. Il ne porte pas la couronne du martyr mais celle du consul, la corona civica, et tient ses audiences dans une curia, une chambre du Sénat. Saint Augustin développe dans le chapitre 19 de son opuscule Le Livre des quatre-vingt-trois questions diverses un réseau lexical métaphorique plus élaboré et plus intéressant. Le passage présente des antécédents notables chez Varron et Cicéron, dans des textes qu’Augustin connaissait bien et a clairement exploités, ce que nous espérons pouvoir étudier plus avant bientôt. La pertinence de ce passage pour notre démonstration est claire, même en faisant abstraction du contexte : (79.1) Omnis anima partim privati cuiusdam sui potestatem gerit, partim universitatis legibus sicut publicis coercetur et regitur. Quia ergo unaquaeque res visibilis in hoc mundo habet potestatem angelicam sibi praepositam, sicut aliquot locis divina scriptura testatur, de ea re cui praeposita est aliter quasi privato iure agit, aliter tamquam publice agere cogitur. (79.1) Toute âme est en quelque mesure en jouissance d’une certaine autonomie personnelle, et en quelque mesure tenue et gouvernée par les statuts (pour ainsi dire) publics de l’univers. Et comme toute chose visible en ce monde est sous la tutelle d’une puissance angélique, comme en témoignent en plusieurs passages les divines Écritures, celle-ci s’occupe de la chose qui lui est confiée soit en fonction d’une sorte de droit individuel, soit sur un plan en quelque sort collectif. (79.4) Cum ergo talia faciunt magi qualia nonnumquam sancti faciunt, talia quidem visibiliter esse apparent, sed et diverso fine et diverso iure fiunt. Illi enim faciunt quaerentes gloriam suam, illi quaerentes gloriam dei ; et illi
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faciunt per quaedam potestatibus concessa in ordine suo quasi privata commercia vel beneficia, illi autem publica administratione iussu eius cui cuncta creatura subiecta est… (79.4) Lors donc que les magiciens font des choses pareilles à celles que les saints font parfois, elles ont bien l’air, à ce qu’on voit, d’être pareilles, mais elles sont accomplies dans une autre intention et à un autre titre. Car les premiers agissent en cherchant leur propre gloire, les seconds en cherchant la gloire de Dieu ; et les premiers agisset par l’effet de certaines latitudes accordées aux puissances dans leurs sphères, comme qui dirait en affairs et artifices d’intérêt privé, mais les seconds à titre de service public, sur l’ordre de Celui à qui toute créature est subordonnée. Quapropter aliter magi faciunt miracula, aliter boni christiani, aliter mali christiani : magi per privatos contractus, boni christiani per publiciam iustitiam, mali christiani per signa publicae iustitiae. Cela fait que les magiciens accomplissent des prodiges d’une sorte, les bons chrétiens d’une autre sorte, et d’une autre les mauvais chrétiens : ceux des magiciens relèvent d’arrangements particuliers, – ceux des bons chrétiens, du droit universel –, ceux des mauvais chrétiens, des instruments de ce droit 37.
Retenons trois traits marquants de ce passage. D’abord, Saint Augustin signifie plusieurs fois explicitement le caractère métaphorique de son langage : c’est pourquoi il utilise sicut, quasi et tamquam. Mais comme bien souvent dans une construction par analogie, les qualifications explicites occultent une série d’élaborations dans lesquelles le statut de cette manière d’expliquer en tant qu’elle est métaphorique n’est pas vraiment énoncé. Deuxièmement, le pouvoir (religieux) légitime est le pouvoir de l’État : publicis legibus, publica administratione, publica iustitia et, par une relation serrée, publico iure. Le pouvoir religieux déviant est exercé diverso iure, selon un droit différent, ou bien de manière privée. Enfin, de même que nous avons commencé par des considérations linguistiques, dans lesquels appartenance politique et système juridique étaient nécessairement liés – la lex était une partie du ius civile, qui était décrété par le populus, qui était uni par la civitas – de même ici, Saint Augustin élabore une invocation initiale et étroitement métaphorique des « lois publiques » pour construire un large dispositif qui inclut ius, commercia, beneficia, contractus et justitia, système juridique, relations sociales et commerciales, contrat, et principes juridiques, toutes choses qui finissent par servir à décrire et évaluer les bienfaits et les méfaits des pouvoirs magiques.
37. G. BArdy, J.-A. BeckAert et J. Boutet, trad., Œuvres de Saint Augustin 1/10 (Mélanges doctrinaux), Paris 1952, p. 343-351.
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TABLE DES MATIÈRES
Introduction
5
Chapitre 1 La religion de l’individu et la subjectivité impériale Effets de l’Empire Conclusion Annexe au chapitre 1 1. [Aristote], Περὶ κόσμου 397b9-398b28 2. Apulée, De mundo 25-26 3. Tertullien, Apologétique 24, 3 4. Origène, Contra Celsum 8, 35-36 5. Méthode, De resurrectione 2, 24, 1
9 13 25 27 27 28 29 29 30
Chapitre 2 Les racines impériales du corps religieux Honte du corps La préhistoire de l’ascétisme chrétien Le gouvernement de soi La préhistoire romaine de la gouvernementalité
31 33 36 38 41
Chapitre 3 Les rites des autres Diversité, pluralisme et empire Reddition, restauration et le statu quo ante Pluralisme juridique dans la pratique et la théorie romaines Les ordres préconisant le maintien de la pratique pré-(non-)romaine Des « rites » aux « dieux »
49 49 52 55 56 61
Chapitre 4 L’improvisation et le changement dans la religion romaine : Le paradigme du droit civil « Nous ne changeons rien des décisions précédentes » : l’orthopraxie romaine L’argumentation historique dans la pensée juridique à Rome L’improvisation dans le ritualisme romain Justifier le changement dans la religion romaine Annexe au chapitre 4 § 1. Pomponius, Encheiridion, fr. 178 Lenel = Dig. 1.2.2.pr.-2, 7-8, 11, 48 (trad. G. de Ste Croix) § 2. Macrobius Saturnalia 1.7.33-36 (trad. Ch. Guittard) § 3. Pline l’Ancien Nat.7.212-215 (trad. R. Schilling) § 4. Varro, Antiquitates rerum divinarum frr. 2A, 5, 12, 18, 36, 37, 44, 45, & 219 Cardauns
67 69 71 74 77 82 82 83 84 85
Chapitre 5 Affiliation religieuse et appartenance politique de Caracalla à Théodose « De ta loi » et les métaphores qui y sont liées dans le dossier d’Optate Religion et loi, individu et communauté dans la Rome classique Les textes chrétiens avant l’édit de Caracalla L’édit de Caracalla Le langage politique dans les textes chrétiens de Caracalla à Constantin Religion et droit public à la fin de l’Empire
99 100
Bibliographie
105
89 92 93 97 98
BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES, SCIENCES RELIGIEUSES vol. 140 A. A. Nagy Qui a peur du cannibale ? Récits antiques d’anthropophages aux frontières de l’humanité 306 p., 2009 vol. 141 (Série “Sources et documents” n° 1) C. Langlois, C. Sorrel (dir.) Le temps des congrès catholiques. Bibliographie raisonnée des actes de congrès tenus en France de 1870 à nos jours. 448 p., 2010 vol. 142 (Série “Histoire et prosopographie” n° 5) M. A. Amir-Moezzi, J.-D. Dubois, C. Jullien et F. Jullien (éd.) Pensée grecque et sagesse d’orient. Hommage à Michel Tardieu 752 p., 2009 vol. 143. B. Heyberger (éd.) Orientalisme, science et controverse : Abraham Ecchellensis (1605-1664) 240 p., 2010 vol. 144. F. Laplanche (éd.) Alfred Loisy. La crise de la foi dans le temps présent (Essais d’histoire et de philosophie religieuses) 735 p., 2010 vol. 145 J. Ducor, H. Loveday Le sūtra des contemplations du buddha Vie-Infinie. Essai d’interprétation textuelle et iconographique 474 p., 2011 vol. 146 N. Ragot, S. Peperstraete, G. Olivier (dir.) La quête du Serpent à Plumes. Arts et religions de l’Amérique précolombienne. Hommage à Michel Graulich 491 p., 2011 vol. 147 C. Borghero Les cartésiens face à Newton. Philosophie, science et religion dans la première moitié du xviiie siècle 164 p., 2012
vol. 148 (Série “Histoire et prosopographie” n° 6) F. Jullien, M. J. Pierre (dir.) Monachismes d’Orient. Images, échanges, influences. Hommage à Antoine Guillaumont 348 p., 2012 vol. 149 P. Gisel, S. Margel (dir) Le croire au cœur des sociétés et des cultures. Différences et déplacements. 244 p., 2012 vol. 150 J.-R. Armogathe Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l’Europe moderne. Quarante ans d’enseignement à l’École pratique des hautes études. 227 p., 2012 vol. 151 C. Bernat, H. Bost (dir.) Énoncer/Dénoncer l’autre. Discours et représentations du différend confessionnel à l’époque moderne. 451 p., 2012 vol. 152 N. Sihlé Rituels bouddhiques de pouvoir et de violence. La figure du tantrisme tibétain. 374 p., 2012 vol. 153 J.-P. Rothschild, J. Grondeux (dir.) Adolphe Franck. Philosophe juif, spiritualiste et libéral dans la France du xixe siècle. 234 p., 2012 vol. 154 (Série “Histoire et prosopographie” n° 7) S. d’Intino, C. Guenzi (dir.) Aux abords de la clairière. Études indiennes et comparées en l’honneur de Charles Malamoud. 295 p., 2012 vol. 155 B. Bakhouche, I. Fabre, V. Fortier (dir.) Dynamiques de conversion : modèles et résistances. Approches interdisciplinaires. 205 p., 2012 vol. 156 (Série “Histoire et prosopographie” n° 8) C. Zivie-Coche, I. Guermeur (dir.) Hommages à Jean Yoyotte 2 tomes, 1190 p., 2012 vol. 157 E. Marienberg (éd. et trad.) La Baraïta de-Niddah. Un texte juif pseudo-talmudique sur les lois religieuses relatives à la menstruation 235 p., 2012
vol. 158 Gérard Colas Penser l’icone en Inde ancienne 221 p., 2012 vol. 159 A. Noblesse-Rocher (éd.) Études d’exégèse médiévale offertes à Gilbert Dahan par ses élèves 294 p., 2013 vol. 160 A. Nagy, F. Prescendi (éd.) Sacrifices humains. Dossiers, discours, comparaisons env. 300 p., 2013 vol. 161 (Série “Histoire et prosopographie” n° 9) O. Boulnois (éd.) avec la collaboration de J.-R. Armogathe Paul Vignaux, citoyen et philosophe (1904-1987) suivi de Paul Vignaux, La Philosophie franciscaine et autres documents inédits env. 450 p., 2013 vol. 162 M. Tardieu, A. van den Kerchove, M. Zago (éd.) Noms barbares I. Formes et contextes d’une pratique magique env. 368 p., 2013 vol. 163 (Série “Histoire et prosopographie” n° 10) R. Gerald Hobbs, A. Noblesse-Rocher (éd.) Bible, histoire et société. Mélanges offerts à Bernard Roussel env. 388 p., 2013 vol. 164 P. Bourdeau, Ph. Hoffmann, Nguyen Hong Duong (éd.) Pluralisme religieux : une comparaison franco-vietnamienne. Actes du colloque organisé à Hanoi les 5-7 octobre 2007 env. 306 p., 2013 vol. 165 (Série “Histoire et prosopographie” n° 11) M. A. Amir-Moezzi (éd.) Islam : identité et altérité. Hommage à Guy Monnot, O.P. env. 430 p., 2013 vol. 166 S. Bogevska Les églises rupestres de la région des lacs d’Ohrid et de Prespa, milieu du xiiie-milieu du xvie siècle 831 p., 2015 vol. 167 B. Bakouche (éd.) Science et exégèse. Les interprétations antiques et médiévales du récit biblique de la création des éléments (Genèse 1, 1-8) 398 p., 2015
vol. 168 K. Berthelot, R. Naiweld, D. Stökl Ben Ezra (éd.) L’identité à travers l’éthique. Nouvelles perspectives sur la formation des identités collectives dans le monde greco-romain 207 p., 2015 vol. 170 H. Seng Un livre sacré de l’Antiquité tardive : les Oracles chaldaïques 160 p., 2016
À paraître vol. 169 A. Guellati La notion d’auteur en islam classique 2015 vol. 171 Cl. Zamagni L’extrait des Questions et réponses d’Eusèbe de Césarée : un commentaire 2016 vol. 172 C. Ando Religion et gouvernement dans l’Empire romain 2016 vol. 173 Ph. Bobichon Controverse judéo-chrétienne en Ashkenaz (xiiie siècle). Florilèges polémiques : hébreu, latin, ancien français (Paris, BnF Hébreu 712, fol. 56v-57v et 66v-68v) 2016 vol. 174 V. Züber, P. Cabanel, R. Liogier (éd.) Croire, s’engager, chercher. Autour de Jean Baubérot, du protestantisme à la laïcité 2016 vol. 175 N. Belayche (éd.) Puissances divines en comparaison ou à l’épreuve du comparatisme 2016
Réalisation : Cécile Guivarch École pratique des hautes études