Puissances Divines a l'Epreuve Du Comparatisme: Constructions, Variations Et Reseaux Relationnels (Bibliotheque de L'Ecole Des Hautes Etudes, Sciences Religieu) (French Edition) 9782503569444, 2503569447

Les dieux helléniques sont des Puissances, non des personnes. La pensée religieuse répond aux problèmes d'organisat

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Puissances Divines a l'Epreuve Du Comparatisme: Constructions, Variations Et Reseaux Relationnels (Bibliotheque de L'Ecole Des Hautes Etudes, Sciences Religieu) (French Edition)
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PUISSANCES DIVINES À L’ÉPREUVE DU COMPARATISME

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES

SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

175

Illustration de couverture : Fragments de marbre d’une statue colossale de Zeus, provenant d’Aigeira en Achaïe, c. 150 av. J.-C., Athènes, Musée National, n° 3377. Photo Corinne Bonnet.

PUISSANCES DIVINES À L’ÉPREUVE DU COMPARATISME CONSTRUCTIONS, VARIATIONS ET RÉSEAUX RELATIONNELS

Sous la direction de

Corinne Bonnet Nicole Belayche Marlène Albert Llorca Alexis Avdeeff Francesco Massa Iwo Slobodzianek

H

F

La Bibliothèque de l’École des hautes études, sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des hautes études, sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent cinquante volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignants à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…) Directeur de la collection : Arnaud Sérandour Secrétaires d’édition : Cécile Guivarch, Anna Waide Comité de rédaction : Mohammad Ali Amir-Moezzi, Jean-Robert Armogathe, Marie-Odile Boulnois, Gilbert Dahan, Jean-Daniel Dubois, Vincent Goossaert, Michael Houseman, Christian Jambet, Alain Le Boulluec, Marie‑Joseph Pierre, Jean-Noël Robert. (c) 2017, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2017/0095/196 ISBN 978-2-503-56944-4 e-ISBN 978-2-503-56945-1 10.1484/M.BEHE-EB.5.111590 Printed in the EU on acid-free paper.

INTRODUCTION

Marlène Albert-Llorca, Nicole Belayche, Corinne Bonnet

Qu’est-ce qu’un dieu ? Qu’est-ce qui n’est pas un dieu ? Qu’y a-t-il entre ces deux termes ? Quel mortel prétendra le savoir […] ? Euripide, Hélène, 1138-1139 1

Penser les puissances divines avec Vernant Dès 1960, lors d’un colloque sur les « Problèmes de la personne » organisé à Royaumont par le Centre de recherches de psychologie comparative, JeanPierre Vernant proposait une formule séminale qui a stimulé notre enquête : « Les dieux helléniques sont des Puissances, non des personnes ». Dans le contexte qui était le sien – se démarquer d’une lecture biblique de la divinité qui la représente comme un sujet agissant, et rendre compte du polythéisme –, il s’agissait avant tout d’affirmer la nécessité de penser le panthéon grec en termes de puissances faisant système entre elles. Vernant ne publia son exposé qu’en 1965 dans Mythe et pensée chez les Grecs : études de psychologie historique (p. 79), un ouvrage dont on connaît le rayonnement : Les dieux helléniques sont des Puissances, non des personnes. La pensée religieuse répond aux problèmes d’organisation et de classification des Puissances : elle distingue divers types de pouvoirs surnaturels, avec leur dynamique propre, leur mode d’action, leurs domaines, leurs limites ; elle en envisage le jeu complexe : hiérarchie, équilibre, opposition, complémentarité. Elle ne s’interroge pas sur leur aspect personnel ou non personnel. Certes, le monde divin n’est pas composé de forces vagues et anonymes ; il fait place à des figures bien dessinées, dont chacune a son nom, son état civil, ses attributs,

1. Ὅτι θεὸς ἢ μὴ θεὸς ἢ τὸ μέσον τίς φησ’ ἐρευνάσας βροτῶν; (trad. CUF modifiée). De façon générale dans l’ouvrage, et sauf mention autre, les éditions utilisées sont celles des Belles-Lettres (CUF), de la Loeb Classical Library ou de Teubner.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114072

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Marlène Albert-Llorca, Nicole Belayche, Corinne Bonnet ses aventures caractéristiques. Mais cela ne suffit pas à le constituer en sujets singuliers, en centres autonomes d’existence et d’action, en unités ontologiques, au sens que nous donnons au mot « personne ». Une puissance divine n’a pas réellement d’« existence pour soi ». Elle n’a d’être que par le réseau des relations qui l’unit au système divin dans son ensemble. Et dans ce réseau elle n’apparaît pas nécessairement comme un sujet singulier, mais aussi bien comme un pluriel : soit pluralité indéfinie, soit multiplicité nombrée.

En interrogeant la notion de « puissance(s) divine(s) », au singulier comme au pluriel, nous avons voulu nous inscrire dans les pas de Jean-Pierre Vernant, dont on célébrait le centenaire de la naissance en 2014, l’année où se sont tenus les deux colloques dont ce livre est issu. Nous avons aussi souhaité nous situer au cœur même de la représentation du divin, dans la mesure où cette notion engage la conception d’un monde dont le fonctionnement, échappant au contrôle humain même si ce dernier est à l’origine de son élaboration mentale 2, réside « dans les mains » des dieux, comme veut le signifier la couverture de ce volume. L’action ou l’agency des « dieux » (pour faire bref) devient alors le signe d’une énergie qui leur appartient en propre, qui les distingue de celle des hommes et qu’il convient de proclamer, vénérer, ménager et protéger, mais aussi de capter, canaliser, organiser. Ce processus est d’autant plus complexe que le monde divin concerné est pluriel, voire caractérisé par une tendance à la prolifération de puissances, parfois présentées comme des « micro »-puissances, en tant que liées à un lieu, un objet, une pensée, ou au souvenir d’une personne, d’un événement. Intermittente ou constante, diffuse ou concentrée en certains « lieux », la puissance est donc objet de régulation, d’inscription, d’agencement, dans le temps comme dans l’espace. Elle touche aux hiérarchies, aux réseaux, aux normes et règles explicites et implicites dont chaque groupe se dote pour organiser ses relations avec l’environnement. C’est pourquoi la notion de puissance(s) divine(s) engage autant les récits mythiques, qui rendent compte de l’origine et du fonctionnement symbolique de telle ou telle puissance, que la pratique rituelle qui vise à capter ou éloigner, gérer, atténuer ou amplifier, pérenniser ou neutraliser une ou plusieurs manifestations de cette puissance surhumaine. Caractérisée par un fort potentiel relationnel, la notion de « puissance divine » permet d’interroger la frontière entre humain et non humain, et de revisiter des concepts aussi centraux que ceux de « panthéon » ou de « dieu ». Le texte de Vernant – on s’en rend compte aisément à sa lecture – s’applique d’abord au polythéisme grec. En formant le projet qui a donné naissance à cet ouvrage, notre but premier était d’éprouver la valeur heuristique des propositions qu’il formule en les confrontant à l’actualité de la recherche

2. Cf. N. Belayche, V. Pirenne-Delforge (éd.), Fabriquer du divin. Constructions et ajustements de la représentation des dieux dans l’Antiquité, Liège 2015 (Religions. Comparatisme – Histoire – Anthropologie 5).

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Introduction sur les mondes grec et romain anciens. Mais nous avons aussi voulu examiner si, et dans quelle mesure, ces propositions ont une pertinence en dehors des cas grec et romain 3 : dans d’autres sociétés anciennes, polythéistes ou monothéistes – d’où la présence de trois contributions sur le judaïsme et le christianisme antiques dans ce volume –, ainsi que dans les sociétés contemporaines dites « traditionnelles » sur lesquelles travaillent les anthropologues. Cet ouvrage s’inscrit donc dans le sillage de l’œuvre de Vernant autant par sa thématique que par le choix de cette ouverture comparatiste. Car, s’il n’est pas le premier à avoir affirmé la possibilité de comparer la Grèce ancienne à des sociétés éloignées d’elle dans l’espace et le temps (dès le xviiie siècle, le Père Lafitau se proposait de comparer les « mœurs des sauvages amériquains (sic) » à celles des Grecs et des Romains 4), Vernant est de ceux qui nous ont révélé que le comparatisme pouvait être bien autre chose que ce qu’en avait fait Frazer – une collecte d’analogies superficielles ayant pour unique résultat de réduire l’autre au même. Vernant, en effet, a très vite saisi le caractère novateur et la fécondité des usages du comparatisme de Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss (qui l’ont pratiqué, comme on sait, en partant de prémisses théoriques différentes) et la possibilité d’appliquer leurs méthodes d’analyse aux mondes classiques. Son apport tient aussi au fait qu’il a donné aux chercheurs convaincus de l’intérêt de cette méthodologie un lieu de rencontres, le Centre de Recherches Comparées sur les sociétés anciennes (Centre Louis Gernet) qu’il fonde en 1964 et dirige jusqu’en 1985 5. Son élection en 1975 au Collège de France, sur la chaire « Études comparées des religions antiques », vient sanctionner la légitimité de cette entreprise intellectuelle. L’intitulé de la chaire, certes, pouvait donner à entendre que son titulaire entendait restreindre le champ des comparaisons possibles aux seules sociétés de l’Antiquité classique, donc se limiter à comparer des sociétés ayant ou ayant eu des contacts les unes avec les autres. Dans sa Leçon inaugurale 6, Vernant s’emploie à montrer que son projet est sensiblement différent. D’entrée de jeu, il élargit le champ des comparaisons envisagées en

3. L’indianiste Gilles Tarabout a déjà montré en quoi les propositions de Vernant permettaient d’éclairer l’organisation du panthéon hindou : G. Tarabout, « Quand les dieux s’emmêlent. Point de vue sur les classifications divines au Kérala », dans V. Bouillier, G. Toffin (éd.), Classer les dieux ? Des panthéons en Asie du Sud, Paris 1993 (Puruṣārtha 15), p. 43-74. 4. Révérend Père J.-F. Lafitau, Mœurs des sauvages amériquains comparées aux mœurs de l’ancien temps, Paris 1724. L’ouvrage est commenté dans P. Vidal-Naquet, « Le cru, l’enfant grec et le cuit », Le chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris 1983, p. 177-207 et, plus récemment, C. Calame, « Comparatisme en histoire anthropologique des religions et regard transversal : le triangle comparatif », dans C. Calame, B. Lincoln (éd.), Comparer en histoire des religions antiques. Controverses et propositions, Liège 2012, p. 35-51. 5. Ce centre fait partie depuis 2010 de l’UMR 8210 / AnHiMA (Anthropologie et histoire des mondes antiques). 6. J.-P.  Vernant, « Religion grecque, religions antiques », Religions, histoires, raisons, Paris 1979, p. 5-34 = Œuvres. Religions, rationalités, politique, Paris 2007, 2 vol., II, p. 1665-1685.

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Marlène Albert-Llorca, Nicole Belayche, Corinne Bonnet proposant de confronter les systèmes religieux de sociétés ayant le même « niveau de culture », présentant le même type de sources (ce sont des sociétés qui possèdent l’écriture) et des « religions polythéistes et nationales, sans vocation universaliste ». Tel est le cas de la Chine, l’Inde, l’Iran, la Judée, la Grèce, sociétés relativement éloignées dans l’espace, mais qui partagent, outre les caractéristiques mentionnées, un autre trait : toutes, comme le souligne Vernant après Karl Jaspers, ont connu entre le viie et le iie siècle avant notre ère de profondes mutations religieuses qu’on ne saurait comprendre sans confronter les types de polythéisme qui y étaient présents 7. Ce premier projet de comparaison élargit sans doute le champ de ce que l’on désigne habituellement par « religions antiques », mais sans bouleverser totalement les paradigmes en vigueur dans la tradition des études classiques : on peut fort bien justifier, à l’intérieur d’un cadre évolutionniste qui était loin d’être tombé en désuétude dans les années 1970, la comparaison de sociétés ayant le même « niveau de culture ». Toutefois, un peu plus avant dans sa Leçon, Vernant donne une tout autre extension à la sphère des comparables. Il le fait après avoir rendu hommage à la pratique du comparatisme de Dumézil, auquel il reconnaît notamment, outre la rigueur de sa méthode et de ses analyses, d’avoir eu une « pleine conscience du caractère systématique des phénomènes religieux ». Ce qui caractérise Dumézil (et le distingue de Lévi-Strauss) est aussi qu’il s’attache à comparer les « religions de peuples historiquement apparentés [de façon à] retrouver, à partir de rameaux divergents, le tronc dont ils sont tous issus ». Et Vernant d’ajouter : « En ce sens le malheur de la religion grecque, orpheline, coupée de ses racines indo-européennes, exclue du domaine d’interprétation auquel on devrait pouvoir la rattacher, donne à l’helléniste sa chance : à partir de ce cas isolé il peut développer un comparatisme tous azimuts » 8. Non sans malice (on peut du moins le penser), Vernant retourne l’argument constamment avancé par les hellénistes de son époque pour s’opposer à une approche comparatiste de la Grèce : sa singularité rendrait, selon eux, la comparaison impertinente. C’est au contraire cette singularité qui est ici invoquée pour inviter à un « comparatisme tous azimuts » qui excède, donc, les limites du monde indo-européen 9. Assurément Vernant a pratiqué le comparatisme de façon plus mesurée que cette formule ne le donne à croire, du moins dans ses publications. Toutes les études rassemblées dans les ouvrages collectifs qu’il a dirigés ou auxquels il a

7. Ibid., p. 13-14 = Œuvres II, p. 1668. 8. Ibid., p. 24 = Œuvres II, p. 1673. 9. Marcel Detienne pense, comme Vernant, que l’idée d’une absolue singularité de la Grèce est dénuée de fondement et il a poursuivi le projet d’un « comparatisme tous azimuts » en tentant de donner une assise théorique à la question de savoir comment on peut « construire des comparables » (M. Detienne, Comparer l’incomparable. Oser expérimenter et construire, Paris 2009 [20001]). Dans le même ouvrage, il reproche à Vernant d’avoir abandonné les approches comparatistes à la fin de sa vie, critique qui nous semble méconnaître l’importance que donne Vernant, dans cette période, à la comparaison entre la Grèce ancienne et les sociétés européennes contemporaines.

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Introduction participé portent sur les sociétés anciennes, à quelques exceptions près – l’Insulinde et surtout l’Afrique contemporaine 10, aire culturelle également évoquée dans la Leçon inaugurale, dans laquelle Vernant signale la richesse de sa tradition orale sur les formes de l’intelligence rusée 11. L’horizon comparatiste était nettement plus ample dans ses séminaires 12 et c’est donc dans leur sillage que s’inscrit le présent ouvrage. Car, s’il accorde une place privilégiée aux recherches sur les sociétés anciennes, il ouvre aussi largement le champ des « comparables » vers l’Afrique de l’Ouest, le monde amérindien, l’Inde et le Népal. La façon dont nous avons construit nos « comparables » est aussi très analogue à celle que Vernant a lui-même adoptée. Toujours dans sa Leçon inaugurale, il distingue en effet trois niveaux où peut s’exercer la mythologie comparée. On peut, en restant au plus près du matériau mythique étudié, le confronter aux récits du même type que l’on trouve dans des sociétés voisines de façon à dégager les influences, les emprunts et leurs réinterprétations. On peut aussi, comme l’a fait Claude Lévi-Strauss, se situer au pôle opposé – au « niveau d’abstraction le plus élevé » écrit Vernant –, de façon à dégager des opérateurs formels qui sont à l’œuvre dans des énoncés mythiques issus de cultures différentes, y compris de cultures n’ayant eu aucun contact entre elles. À la limite, cela conduira à dégager « des règles générales de fonctionnement de l’esprit » qui s’appliquent en tout temps et en tous lieux 13. Comme le rappelait José Otávio Guimarães dans un article publié dans la revue Anabases en hommage à Vernant 14, celui-ci n’a jamais adhéré à cette position : s’il a plusieurs fois reconnu sa dette à l’égard de Lévi-Strauss, s’il a brillamment appliqué la méthode structurale à l’étude de la mythologie grecque, il n’a jamais partagé la thèse selon laquelle les principes de la cognition humaine sont absolument invariables, estimant qu’ils sont en partie liés à des contextes culturels qui varient dans l’espace et le temps.

10. Portent sur l’Afrique : A. Retel-Laurentin, « La force de la parole », dans J. P. Vernant et al. (éd.), Divination et rationalité, Paris 1974 ; M. Augé, « Le fétiche et le corps pluriel » et J. Bazin, « Retour aux choses-dieux », dans C. Malamoud, J.-P. Vernant (éd.), Corps des dieux, Le temps de la réflexion VII, Paris 2003 (19861), p. 121-137 et 253-273. Repose aussi, en partie, sur des données ethnographiques recueillies au xxe siècle en Insulinde, l’article de D. Lombard, « La mort en Insulinde », dans G. Gnoli, J.-P. Vernant (éd.), La mort, les morts dans les sociétés anciennes, Cambridge – Paris 1990 (19821), p. 483-505. 11. Cf. J.-P. Vernant, « Religion grecque », p. 45 = Œuvres II, p. 1684. 12. Plusieurs anthropologues, américanistes et africanistes, ont ainsi participé à la recherche collective sur la divination mais pas à l’ouvrage qui en a été tiré, comme le précise Vernant dans son introduction : J.-P. Vernant, « Paroles et signes muets », dans J.-P. Vernant et al. (éd.), Divination et rationalité, p. 25, n. 1 = Œuvres I, p. 888, n. 1. 13. J.-P. Vernant, « Religion grecque », p. 42-46 = Œuvres I, p. 1683. 14. J. Otávio Guimarães, « Expérience et méthode : introduction à un entretien avec Jean-Pierre Vernant », Anabases. Traditions et réceptions de l’Antiquité 7 (2008), p. 11-16.

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Marlène Albert-Llorca, Nicole Belayche, Corinne Bonnet Les recherches comparatives que Vernant a impulsées ou accompagnées, sur la mythologie ou dans d’autres champs culturels (modes de figuration, rites, etc.), n’entendent donc pas dégager des universaux. Si elles prennent pour objet des faits sociaux universels ou très répandus comme la guerre, les pratiques funéraires, la divination, le sacrifice, les modes de figuration ou d’incarnation des dieux, elles visent moins à dégager leurs invariants que la diversité des formes qu’ils peuvent revêtir dans différentes cultures et les significations, également diverses, qui leur sont données 15. Ces comparaisons peuvent parfois aboutir à des typologies ou à des esquisses de typologies 16 ; à défaut, elles permettent au chercheur de porter sur la culture qu’il étudie un « regard éloigné », en d’autres termes de mieux voir, par différence, ses spécificités. En nous proposant d’examiner la façon dont se décline la notion de puissance divine dans des cultures diverses – les conceptions que l’on se fait de l’identité des puissances, rarement pensées en termes d’identité personnelle, les réseaux relationnels où elles s’inscrivent, les diverses stratégies adoptées pour les ancrer dans le sensible (lieux, matières, corps des mediums) –, nous pensons avoir pratiqué un style de comparatisme assez proche de celui que Vernant a promu. Quels profits avons-nous retiré à adopter, après lui, ce type d’approche ? Rappelons tout d’abord que les propositions de Vernant sur la nécessité de penser le panthéon grec en termes de puissances faisant système entre elles, et non de personnes, résultent, pour une part, de la prise en compte des travaux comparatistes de Dumézil. Le correctif ainsi apporté à la vision traditionnelle du panthéon grec – un ensemble de personnes unies par des liens d’alliance, de filiation, etc. – permettait de se dégager de la tendance à penser les polythéismes antiques à partir du christianisme, centré, comme on le sait, sur le culte de personnes divines. Le changement de perspective initié par Vernant permet, en même temps, de montrer que les religions antiques sont moins éloignées qu’on a longtemps voulu le croire des formes du religieux que les anthropologues étudient dans les sociétés non européennes. Si une puissance « divine » peut être à la fois une et multiple en Grèce ancienne ou à Rome, on constate qu’il en va de même en Inde ou chez les Hopi ; elle peut aussi, du reste, n’être jamais une figure individualisée ou ne l’être que

15. Chacun des thèmes mentionnés a donné lieu à un ouvrage collectif comparatiste : J.-P. Vernant (éd.), Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris – La Haye 1968 ; J.-P. Vernant et al. (éd.), Divination et rationalité, Paris 1974 ; G. Gnoli, J.-P. Vernant (éd.), La mort, les morts dans les sociétés anciennes, Cambridge – Paris 1990 (19821) ; C. Malamoud, J.-P. Vernant (éd.), Corps des dieux, Paris 1986. La question du sacrifice n’a pas donné lieu à une publication collective comparatiste, mais Vernant, qui a travaillé sur ce thème, avec M. Detienne en particulier, consacre quelques belles pages de sa Leçon inaugurale à comparer ce qu’il est en Grèce ancienne et dans l’Inde védique. 16. Dans l’introduction à l’ouvrage collectif La mort, les morts dans les sociétés anciennes, Vernant propose ainsi, p. 7, un « essai de typologie historique » des façons de faire place aux morts dans lequel l’Inde, la Mésopotamie et la Grèce illustrent chacune une stratégie particulière.

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Introduction temporairement. Si plusieurs enquêtes ont fait émerger le caractère labile des panthéons, sans remettre en cause l’idée d’une « société » structurée par les relations des dieux entre eux, d’autres contributions, en revanche, vont plus loin et questionnent la notion même de panthéon. Nombre de contributions, enfin, amènent à s’interroger sur la question de savoir s’il est toujours possible et pertinent de parler de puissances « divines ». Les Bacchantes d’Euripide ou la puissance mise en scène Le parti pris comparatiste de ce volume s’est avéré d’autant plus fécond que le socle antique a été assidûment exploré. Pratiques et discours y donnent à voir le « jeu complexe », pour reprendre les termes de Vernant, des puissances agissantes, entre elles comme avec les hommes. Parmi les innombrables exemples grecs d’approche relationnelle de la puissance divine, on se tournera d’abord vers un texte qui en exprime les enjeux de manière saisissante : Les Bacchantes d’Euripide 17. Représentée à Athènes sans doute en 406/5 avant notre ère, peu après la mort de son auteur en Macédoine, toute la pièce interroge le statut de Dionysos, dieu de l’illusion théâtrale, et la reconnaissance de sa puissance par les Thébains partagés entre la crainte et l’envie d’accueillir cet étranger pourtant né d’une Thébaine. Tel un lierre à la vigueur incontrôlée, telle une vigne folle, le drame enveloppe progressivement les protagonistes, pris au piège d’une présence envahissante, à l’emprise de laquelle nul ne peut résister. C’est donc l’impérieuse volonté de la puissance divine qui est mise en scène, dans sa dimension foncièrement relationnelle, ainsi que son ambivalence intrinsèque, sa versatilité, entre charme et contrainte, entre bienfaits et sanctions. Multiples les formes de la puissance divine 18 Multiples les effets imprévus de ce que les dieux ordonnent Ce que l’on escomptait ne s’est pas accompli De l’inattendu, le dieu a découvert la voie. Telle est la fin de cette histoire.

17. La bibliographie est considérable. On citera en particulier C. Segal, Dionysiac Poetics and Euripides’ Bacchae, Princeton 1997 ; J. Pigeaud, « Introduction », dans Euripide, Les Bacchantes, Paris 1998, p. vii-xxxiv ; B. Goff, Citizen Bacchae. Women’s Ritual Practice in Ancient Greece, Berkeley 2004 ; J. Bollack, Dionysos et la tragédie : le dieu homme dans les Bacchantes d’Euripide, Paris 2005 ; J. Alaux, Origine et horizon tragiques, Saint-Denis  2007 ; A.  Beltrametti (éd.), Studi e materiali per le Baccanti di Euripide. Storia, memorie, spettacoli, Pavie 2007 ; J. Boardman, The Triumph of Dionysos: Convivial Processions, from Antiquity to the Present Day, Oxford 2014 ; E. Fischer-Lichte, Dionysus Resurrected. Performances of Euripides’ « The Bacchae » in a Globalizing World, Malden (MA) – Oxford 2014. 18. Sur la notion de daimonion, voir Aristote, Rhet. III, 1398a15 : τί τὸ δαιμόνιόν ἐστιν· ἆρα θεὸς ἢ θεοῦ ἔργον ; « qu’est-ce que le daimonion si ce n’est le dieu ou l’œuvre d’un dieu ? ».

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Marlène Albert-Llorca, Nicole Belayche, Corinne Bonnet πολλαὶ μορφαὶ τῶν δαιμονίων, πολλὰ δ᾽ ἀέλπτως κραίνουσι θεοί· καὶ τὰ δοκηθέντ᾽ οὐκ ἐτελέσθη, τῶν δ᾽ ἀδοκήτων πόρον ηὗρε θεός. τοιόνδ᾽ ἀπέβη τόδε πρᾶγμα.

C’est en ces termes (v. 1388-1392) que le chœur de Bacchantes 19 conclut l’intrigue après avoir tissé d’innombrables fils pour donner à voir le réseau étourdissant d’interrogations, réflexions et émotions que suscite l’irruption d’une nouvelle puissance divine dans le paysage thébain. Dionysos, il est vrai, affiche un pedigree bien problématique : conçu par Zeus et Sémélé, une des filles de Cadmos, le fondateur phénicien de Thèbes, et d’Harmonie, le nouveau dieu suscite, avant même sa naissance, la jalousie d’Héra qui fait en sorte que Sémélé soit foudroyée par la vision de Zeus. C’est ainsi que, pour terminer la gestation de l’enfant orphelin, Zeus le cache dans sa cuisse, faisant en quelque sorte office de père et de mère. D’emblée, en Dionysos, les paramètres de genre apparaissent comme brouillés. Sur la scène du théâtre, lorsque le drame commence à se nouer, le tombeau fumant de Sémélé symbolise encore le redoutable pouvoir de Zeus – porteur de vie et de mort – et la puissance incontournable d’Héra, son indispensable épouse. Cette trace ambiguë est aussi le signe du destin singulier de Dionysos, comme de toute la cité de Thèbes, bénie autant que maudite, dès lors que son œciste, Cadmos, a, au moment de la fonder, offensé Arès en mettant à mort le serpent gardien de la source thébaine. Déjà largement saturée de présence divine, de conflits et de fureur, la scène thébaine pouvait-elle vraiment accueillir sereinement Dionysos, un dieu insolite, au pouvoir particulièrement contraignant, un étranger qui se prétend citoyen ? Tels sont les ingrédients d’un drame que les spectateurs athéniens découvrirent en 406/5, au moment où leur cité était elle-même au bord du gouffre, prise dans la morsure d’une interminable et funeste guerre contre Sparte, dont Thèbes est l’alliée. Nul doute que le thème de l’emprise, des choix posés par les dirigeants face au danger, ou celui de la place des étrangers dans la cité, aient alors résonné de manière particulière. Tel est le contexte dans lequel apparaît, à Thèbes, un instant transposée sur la scène athénienne, aux pieds de l’Acropole, Dionysos, l’« enfant de Zeus » (Dios pais). D’emblée, il brouille les repères en adoptant une forme mortelle (morphèn brotèsian ek theou), lui qui est pourtant dieu. Il « se présentifie » (pareimi) à Thèbes, cité ateleston (« privée de son culte »), qui ignore « Bromios (le Rugissant), dieu, fils de dieu » (paida theon theou, v. 84).

19. Cet énoncé est cher à Euripide et semble, en quelque sorte, résumer la substance même de la tragédie. Il l’avait déjà exprimé dans Alceste 438, Andromaque 426, Hélène 412, et Médée 431 pour le seul Zeus. Lucien, à son tour, le cite à plusieurs reprises, dans Le Banquet des Lapithes 48 et dans la Tragodopodagra 325 et 330.

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Introduction Accompagné d’un chœur de fidèles sur qui il exerce son pouvoir (kratos, v. 1037-38), Dionysos a, en effet, quitté l’Asie et ses cités aux beaux remparts « où les Grecs se mélangent aux Barbares ». Thèbes aussi, du reste, est une cité fortifiée et métissée, puisque fondée par Cadmos. Elle n’en revendique pas moins d’être autochtone, tout comme Athènes, au nom des Spartes, les « Semés », nés des dents du serpent tué par le Phénicien. Les questions d’identité et d’intégration sont placées au cœur du drame : faut-il ou non accueillir Dionysos, ses chœurs et ses rites, mais aussi ses projectiles enguirlandés de lierre, redoutables comme des dards ? Faut-il ou non intégrer son pouvoir d’agrégation et de dissolution qui pourrait bien concurrencer les lois humaines de la cité ? Car si le culte du dieu génère des liens entre ceux et celles qui le vénèrent, il peut aussi, par le biais des pouvoirs de la vigne, délier ou briser des liens, ou encore engendrer des liens pervers, comme ceux du mensonge, de l’égarement et de la souffrance. Bref, c’est tout le tissu social qui semble réagir à l’irruption d’une puissance nouvelle, incontrôlée et incontrôlable. Accueillir Dionysos, caché derrière ses masques tragiques, c’est intégrer l’ici et l’ailleurs, l’ordre et le désordre, voire la sauvagerie, le présent et le passé, y compris ce lignage de Cadmos dont sont issus Œdipe et Antigone, Etéocle et Polynice, une semence placée sous le signe d’une parenté problématique ou fourvoyée. À en faire les frais, dans Les Bacchantes, c’est Penthée, l’homme de l’affliction et du deuil, pourtant cousin de Dionysos, car fils de sa tante Agavé. Comme Œdipe, Penthée se croit plus avisé que les autres, alors qu’il ignore tout et qu’il finit par mourir victime de sa propre mère, dispersé à son tour sur le sol thébain, comme jadis les Spartes. Recevoir Dionysos, c’est donc se mesurer avec un pouvoir contraignant qui touche tout particulièrement la semence féminine, le thèlu sperma issu de Cadmos, que le dieu va soumettre à ses rites et ses accoutrements, sans égard pour les subtils équilibres sur lesquels repose l’ordre humain de la cité. Nul ne sort indemne du voisinage avec le kratos dionysiaque qui brouille les apparences et les identités 20. Or, précisément, l’épilogue de la pièce d’Euripide s’attache à mettre l’accent sur la multiplicité des formes que prend le divin et sur la diversité imprévisible des effets de l’emprise qu’ils exercent sur les hommes. Certes, comme l’écrit Vernant dans le texte mentionné un peu plus haut, et comme le donne à voir Euripide, Dionysos a « son nom, son état civil, ses attributs, ses aventures caractéristiques », mais c’est dans l’enchevêtrement de relations souvent ambivalentes avec Zeus, Héra, Arès et d’autres encore que la tragédie explore son positionnement. Face à un dieu dont l’objectif déclaré est de se répandre dans toute la Grèce, Tirésias précise que deux « principes » gouvernent les hommes – δύο γάρ, ὦ νεανία, τὰ πρῶτ᾽ ἐν ἀνθρώποισι – Déméter (la terre, le sec) et

20. Sur ce point, voir J.-P. Vernant, « Le Dionysos masqué des Bacchantes d’Euripide », L’Homme 25 (1985), p. 31-58, repris dans J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet (éd.), Mythe et tragédie II, Paris 1995 (19861), p. 237-270 = Œuvres I, p. 1238-1263.

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Marlène Albert-Llorca, Nicole Belayche, Corinne Bonnet Dionysos (le vin, l’humide). Ce premier schèma soulève d’emblée, pour le dire avec Vernant à nouveau, les « problèmes d’organisation et de classification », les « divers types de pouvoirs surnaturels, avec leur dynamique propre, leur mode d’action, leurs domaines, leurs limites ». Construite comme un hymne à Dionysos, qui exalte sa surpuissance, la tragédie d’Euripide inscrit pourtant son être au monde dans un horizon foncièrement relationnel. Par la voix de Tirésias – l’aveugle qui voit ce que les voyants ignorent –, Euripide rappelle que « ce dieu, tout dieu qu’il est, coule en offrande aux dieux » : οὗτος θεοῖσι σπένδεται θεὸς γεγώς (v. 284). Ainsi le vin met-il Dionysos en relation avec tous les autres dieux, sur le mode oblatoire. Potentiellement, par cette offrande, on pourrait aussi dire qu’il s’infiltre dans tout le réseau divin, qu’il l’irrigue ; Dionysos percole, il est décidément partout, et ce qui pourrait apparaître à première vue comme une faiblesse, une condition subie, se transforme en un atout lui permettant de se répandre subrepticement. En réponse au discours de Tirésias, dont il ne saisit pas la portée, Penthée se met à rire ! Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce drame que de voir un homme dont le nom renvoie au deuil rire et se moquer d’un dieu dont le sourire impassible exprime l’inébranlable puissance. Tirésias ne renonce pas pour autant à instruire Penthée, à le rendre sophos. Il s’efforce alors de préciser les contours de cette puissance que le roi de Thèbes, pour son malheur, veut ignorer ; pour ce faire, Tirésias suggère un réseau de relations qui fondent la légitimité de la présence de Dionysos : il est avant tout le fils de Zeus, et en tant que tel en butte à la jalousie d’Héra ; il est aussi prophète (mantis), une sphère qui le rapproche d’Apollon, le mantis par excellence. Enfin, poursuit Tirésias, il participe aussi d’Arès, avec lequel il partage la fureur (mania) : Ἄρεώς τε μοῖραν μεταλαβὼν ἔχει τινά (v. 302). Le terme moira, « part », « destin », qui désigne ici ce qu’Arès et Dionysos partagent « dans une certaine mesure » (tina), renvoie à la logique distributive de la timè des dieux, cette « part d’honneur » qu’Hésiode donne à voir dans l’épaisseur généalogique de la Théogonie. Le déterminant tina, tout comme le préfixe meta du verbe metalabôn (« partager »), expriment, sur le registre grammatical, la logique relationnelle qui est à l’œuvre dans le « panthéon ». Mise en commun, recouvrement, intersection, infiltration : la tragédie met en scène et explore le polymorphisme du divin pluriel. Penthée lui-même, tout ignorant qu’il s’affiche du pouvoir de Dionysos, par les questions qu’il pose et se pose, contribue à éclairer l’ambivalence de la puissance émergente. Ainsi, questionnant Dionysos, le dieu « ubiquitaire » selon l’expression de Vernant, « jamais enclos dans une forme définitive » 21, que Penthée prend pour ce qu’il feint d’être, à savoir un membre éminent du thiase venu d’Asie avec l’intention d’implanter le dieu à Thèbes, le roi de Thèbes lui demande-t-il : « Y

21. Ibid., p. 45 = Œuvres I, p. 1250.

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Introduction a-t-il, chez vous, une sorte de Zeus, qui engendre de nouveaux dieux ? » (Ζεὺς δ᾽ ἔστ᾽ ἐκεῖ τις, ὃς νέους τίκτει θεούς; v. 466). On retrouve à nouveau dans ce passage l’indéfini tis, « un certain », qui esquisse des passerelles entre ici et ailleurs, comme entre les diverses générations se déployant dans le temps ; il suggère des parentés qui atténueraient l’étrangeté du dieu nouveau. Plus avant, Penthée envisage l’hypothèse d’une superposition entre le culte de Dionysos et celui d’Aphrodite : les ménades ne s’adonneraient-elles pas, telles des prostituées, à des pratiques sexuelles transgressives ? « Ce sont là, à les entendre, des ménades dévotes, mais, avant Bakkhios, c’est Aphrodite qu’on célèbre », dénonce-t-il (v. 224-225 : πρόφασιν μὲν ὡς δὴ μαινάδας θυοσκόους, τὴν δ᾽ Ἀφροδίτην πρόσθ᾽ ἄγειν τοῦ Βακχίου). Le pouvoir de séduction, que les rites bachiques exaltent, trace ici un nouvel espace de partage, une relation d’analogie entre la puissance de Dionysos et celle d’Aphrodite. Mais au terme de la longue tirade de Penthée, le Coryphée s’exclame : « quelle impiété ! », ou plus exactement « quelle mécréance ! » (τῆς δυσσεβείας, v. 263), en recourant au préfixe dus pour indiquer que Penthée fait fausse route, qu’il se trompe en confondant le pouvoir de Dionysos et celui d’Aphrodite. Un dieu peut certes en cacher un autre, mais seulement aux yeux des hommes dont le savoir sur les choses divines est, c’est bien connu, incomplet et approximatif. Il est vrai, à leur décharge et à celle de Penthée, que, dans Les Bacchantes, le thème récurrent du travestissement, affectant le dieu comme les hommes, achève d’altérer la perception des choses. Penthée, demandant à Dionysos (qu’il prend pour un fidèle ayant vu le dieu) quelle forme a assumé celui-ci, reçoit pour réponse cette phrase éloquente : « Celle qu’il a voulue ; ce n’est pas moi qui règle cela ! » (v. 478-479 : ὁποῖος ἤθελ᾽· οὐκ ἐγὼ ᾽τασσον τόδε), dans laquelle le verbe tassô, « ordonner », « régler », renvoie à nos taxonomies modernes, donc à une pensée classificatoire aussi manifeste qu’insaisissable. Pour terminer ce trop rapide survol d’un texte prodigieux – le registre du thauma y est d’ailleurs bien représenté –, on mentionnera un passage singulier qui montre que, bien avant Lucien, les Grecs avaient su prendre une certaine distance envers leur propre « théologie », même lorsque, comme c’est le cas dans Les Bacchantes, il est question des effets redoutables de la puissance divine. Cadmos intervient, en effet, auprès de Penthée pour tenter d’éviter le pire et lui suggère d’adopter une attitude conciliante (v. 333-336) : Quand bien même ce dieu, comme tu le prétends, n’en serait pas un, Il dépend de toi qu’on le dise ; fais ce beau mensonge, Dis qu’il est fils de Sémélé pour qu’elle passe pour la mère d’un dieu et que tout notre lignage en recueille l’honneur. κεἰ μὴ γὰρ ἔστιν ὁ θεὸς οὗτος, ὡς σὺ φῄς, παρὰ σοὶ λεγέσθω· καὶ καταψεύδου καλῶς ὡς ἔστι, Σεμέλη θ᾽ ἵνα δοκῇ θεὸν τεκεῖν, ἡμῖν τε τιμὴ παντὶ τῷ γένει προσῇ.

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Marlène Albert-Llorca, Nicole Belayche, Corinne Bonnet La puissance divine – loin de relever du registre du dire vrai 22 – peut donc aussi se construire par le biais d’un « beau mensonge » 23. Il est vrai que les apparences sont trompeuses, qui semblent tantôt rapprocher hommes et dieux, tantôt les tenir à distance. En ouverture de la 6e Néméenne, Pindare exprime magnifiquement cette ambivalence qui lie et sépare à la fois deux races si différentes nées d’une même mère : Une la race des hommes, une la race de dieux, qui d’une seule mère, l’une et l’autre, tirent leur origine. Les sépare toute l’étendue de la puissance. D’un côté, rien, de l’autre, le ciel d’airain aux assises pour toujours inébranlables. Ἓν ἀνδρῶν, ἓν θεῶν γένος· ἐκ μιᾶς δὲ πνέομεν ματρὸς ἀμφότεροι· διείργει δὲ πᾶσα κεκριμένα δύναμις, ὡς τὸ μὲν οὐδέν, ὁ δὲ χάλκεος ἀσφαλὲς αἰὲν ἕδος μένει οὐρανός.

La dunamis, la « puissance » sert ici de discriminant entre les deux races issues d’une même mère. Au néant de l’impuissance humaine correspond, au-delà de l’abîme qui les sépare, le ciel des Olympiens, à jamais soustrait aux contingences. Paradoxalement, la dunamis semble renvoyer à un univers statique, rémanent, par opposition à la sphère humaine qui, comme le précise ensuite Pindare, ne peut que s’agiter et courir vers un destin dont elle ignore la trajectoire et le sens. La puissance est donc, pour les dieux, pouvoir, ascendant, autorité, contrôle et force tout à la fois. C’est une notion polysémique et complexe qui questionne les ressorts ontologiques et relationnels du divin. Car la puissance est à la fois ce qui distingue les dieux des hommes et ce qui, en terres polythéistes, oblige les dieux à fonctionner en réseau en construisant un « chœur » de puissances multiples 24, parfois concurrentes ou contradictoires, toujours asphaleis, « solides », en ce que les hommes y déposent leur confiance.

22. Sur ce point et les « régimes de vérité » propres aux mythes, voir P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris 2014 (19831). 23. Il s’agit là d’un aspect fondamental du rapport entre « mythe » et « politique », si présent dans le théâtre d’Euripide. Pour un autre cas voir l’Athéna de la fin du Ion (v. 1601-1603) qui admet le mensonge politique pour fonder l’autochtonie athénienne et qui anticipe la réflexion platonicienne sur le rôle du mensonge dans la vie politique (Resp. III). Je remercie Francesco Massa qui a attiré mon attention sur ce point. Voir aussi B. Daries-Berdery, « Réflexions autour des Phéniciennes d’Euripide. Entre Vrai et Faux, une poétique de l’œuvre ouverte », Pallas 91 (2013), p. 61-72. 24. Cf. Ælius Aristide, Or. XXVII (Athéna), 8 : « le chœur des dieux ».

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Introduction La puissance mise en questions L’exodos des Bacchantes a mis en lumière de façon fulgurante que la puissance divine est identifiée dans le paradoxal, ta adokèta (l’inattendu), ce qui rompt le cours considéré comme normal des choses. Cette puissance n’a d’existence qu’en actes, soit sur la scène tragique – « la dramatisation rituelle d’un récit héroïque dans la forme poétique et chorale » (C. Calame) –, soit plus prosaïquement dans les expériences quotidiennes que consignent les formules épigraphiques récurrentes du type kat’ epitagèn (sur ordre) ou kat’ onar (conformément à un rêve) 25. Maintenant que « le dieu a découvert la voie », l’enquêteur des faits religieux peut l’emprunter, non sans rappeler, comme dernier préliminaire méthodologique, les caveant antiques sur les spécificités de la documentation littéraire quand elle parle de puissance(s) divine(s), et sans poser pour finir quelques-unes des innombrables facettes de la puissance divine lorsqu’elle est interface dans une construction polythéiste. N’ayant pas d’« existence-pour-soi » pour citer à nouveau Jean-Pierre Vernant, les dieux sont des projections que les hommes construisent pour servir, selon les sociétés, ici d’éléments organisateurs, là d’instances de menace et de désordre, et de figures d’autorité dans leurs systèmes de représentation. Leur « être-au-monde » est exprimé dans ces puissances représentées agissant comme des figures individualisées, généralement identifiées par un nom, et/ ou insérées dans un réseau. Aristote avait théorisé deux modes d’être dans la Métaphysique : il y distinguait l’energeia, acte ou puissance motrice, et la dunamis, puissance dans son état potentiel, dans sa virtualité. La  puissance/ dunamis ne prend forme et réalité qu’avec l’action/energeia. Cette dernière est donc supérieure dans le registre de l’être, puisque relevant du manifesté et du réalisé 26, si l’on suit Ælius Aristide : Si nous exprimons sa puissance (ἃ δύναταί τις) et ses dons (διαδίδωσιν), nous aurons plus ou moins déclaré (σχεδὸν εἰρήκαμεν) qui il est (τὸ ὅστις ἐστὶ) et quelle est sa nature (τὸ ἥντινα ἔχει τὴν φύσιν) 27.

Ainsi la divinité est contenue en puissance (dunamis) dans le matériau dont la statue est façonnée, puissance qui est actualisée lorsque le sculpteur est talentueux, tel Phidias créant le Zeus d’Olympie, et investie par le rituel (energeia) 28. L’inscription de Baitocécé (un sanctuaire d’un Zeus/Baal

25. Cf. F. T. Van Straten, « Daikrates’ Dream. A Votive Relief from Kos, and Some Other kat’ onar Dedications », Babesch 51 (1976), p. 1-27. 26. Cf. G. Aubry, Dieu sans la puissance. Dunamis et energeia chez Aristote, Paris 2006 et M. Crubellier, A. Jaulin, D. Lefebvre, P.-M. Morel (éd.), Dunamis. Autour de la puissance chez Aristote, Louvain 2008. 27. Ælius Aristide, Or. XLV (À Sarapis), 15. 28. La pensée en demeure jusque chez les auteurs chrétiens, cf. Sozomène, Histoire ecclésiastique VII, 15, 6 : « les statues ne sont que matière périssable (ὕλην φθαρτὴν) et apparences (ἰνδάλματα) et

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Marlène Albert-Llorca, Nicole Belayche, Corinne Bonnet local sur le territoire de la cité syrienne d’Arados), conservée dans une copie d’époque romaine (du règne de Valérien et Gallien), donne à voir presque pédagogiquement les deux registres : sur la base d’un rapport qui lui a été envoyé περὶ τῆς ἐνεργείας θεοῦ Διὸς Βαιτοκαικης (« sur la puissance [effective] du dieu Zeus de Baitocécé »), Antiochos VIII (?) concède au dieu les revenus du village « d’où la puissance (virtuelle) du dieu procède (ὅθεν καὶ ἡ δύναμις 29 τοῦ θεοῦ κατάρχεται) » 30, puisqu’ils entretiendront le sanctuaire et le culte, et conditionnent par là même les relations avec la puissance en acte et l’accroissement (αὔξησις) de son prestige. Dans les documents de la pratique, les dévots reconnaissent la dunamis (pl. dunameis), parfois l’arétè (pl. arétai) ou la nemesis des dieux, et ils rendent hommage à leurs erga (actions) qu’ils ont expérimentés 31, tel le « faux prophète » de Lucien au moment où GlykonAsclépios va se manifester : Il [Alexandre] félicita la cité pour la puissance divine qu’elle allait recevoir tout de suite (τὴν πόλιν ἐμακάριζεν αὐτίκα μάλα δεξομένην ἐναργῆ τὸν θεόν) 32.

Là où un poète comme Pindare mettait en avant une altérité ontologique (malgré une origine commune) pour poser la spécificité de la dunamis des dieux, ce sont des catégories mondaines – « nature / phusis », « mouvement / kinèsis », « mode (ou) manière d’agir / technè » et « force / ischus » à suivre Plutarque 33, domination / kratos chez Ælius Aristide 34 – qui identifient dans des textes à ambition rationnelle le caractère « paradoxal » 35, hors normes 36, donc autre, de la puissance en acte des dieux, ou du Dieu en système chrétien 37. C’est surtout par ses [ἡ τοῦ θεοῦ δύναμις / la puissance divine] actions qu’elle s’écarte et se distingue de nous (μᾶλλον ἐν πᾶσι διαφέρων πολύ) 38.

pour cela sujettes à l’anéantissement, mais habitent en elles de certaines puissances (δυνάμεις δέ τινας ἐνοικῆσαι αὐτοῖς) ». 29. W. Dittenberger, dans OGIS I, no 262 (p. 424, n. 6), traduit en latin : vis numinis. 30. IGLS VII, 4028 C 18b et 19-20. Cf. C. Bonnet, Les enfants de Cadmos. Le paysage religieux de la Phénicie hellénistique, Paris 2015, p. 138-142. 31. Cf. dans les textes arétalogiques égyptiens, par ex. l’arétalogie du Sarapieion A de Délos (iiie siècle avant notre ère), IG XI 4, 1299 (= RICIS 202/0101), 30-31, 47-48 et 90-91. 32. Lucien, Alexandre 13, 14-15. 33. Plutarque, Vie de Coriolan 38, 5. 34. Ælius Aristide, Or. XXVII (Athèna), 8 : Τὸ μὲν δὴ κράτος τῆς θεοῦ τοσοῦτον ἐν οὐρανῷ καὶ γῇ. 35. En grec παράλογός, παραβόλος et παρηλλαγμένος. 36. En grec ἀνόμοιός et ἀτόπος. 37. Cf. Évangile de Marc 10, 27 : Παρὰ ἀνθρoποις ἀδuνατον, ἀλλ᾿, οὐ παρὰ τῷ Θεῷ ; πάντα γὰρ δυνατὰ ἐστιν παρὰ τῷ Θεῷ (« Ceci est impossible aux hommes, mais possible à Dieu. Car toutes choses sont possibles pour Dieu ») et Luc 18, 27 : Τὰ ἀδuνατα παρὰ ἀνθρoποις δυνατὰ ἐστιν παρὰ τῷ Θεῷ (« Les choses qui sont impossibles aux hommes sont possibles à Dieu »). 38. Plutarque, Vie de Coriolan 38, 6 ; cf. aussi 38, 5 cité supra.

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Introduction Ce caractère paradoxal identifie le dieu et sa puissance, différente de la δύναμις ἀνθρωπίνη (le pouvoir de l’homme) 39, qui, à ce titre, doit être proclamée, chantée, publiée, sous peine que les dieux ne se considèrent comme méprisés. Entrant dans un système de représentations qui répond, dans le monde classique, à des qualités sociopolitiques d’ordre et de justice, la puissance des dieux peut donc être exprimée aussi par leur nemesis, leur justice rétributive. Les Anciens questionnaient déjà la validité et la recevabilité des discours, pour le dire comme les sociologues. C’est un registre dont les auteurs de la Seconde Sophistique fournissent un spectre de positions suffisamment représentatif. Parmi les Dialexeis, Dissertationes ou Conférences, que le sophiste-rhéteur-philosophe Maxime de Tyr a peut-être prononcées à Rome sous Commode probablement 40, l’une avait pour titre : Qui a eu la meilleure compréhension au sujet des dieux (Τίνες ἄμεινον περὶ θεῶν διέλαβον), les poètes ou les philosophes ? 41 Le rhéteur médio-platonicien y interrogeait les « discours » théologiques  : Puisque ces deux disciplines [la poésie et la philosophie] ne sont donc différentes que par la temporalité et la forme (χρόνῳ μόνον καὶ σχήματι), comment pourrait-on arbitrer leur différence (πῶς ἄν τις διαιτῆσαι τὴν διαφορὰν) dans les discours dans lesquels les deux, les poètes et les philosophes, parlent du divin (περὶ τοῦ θείου ἑκάτεροι λέγουσιν) 42 ?

Le rhéteur tyrien faisait monter sur le même piédestal du dévoilement des «  vérités cachées  (αἰνιγμάτων)  » 43 les deux discours théo-logiques (au sens étymologique) en assumant une lecture allégorique des mythes – « un interprète plus convenable (εὐσχημονέστερος ἑρμηνεὺς) » selon lui 44. Le poète ravit et divertit avec le même contenu que le philosophe qui, pour sa part, offre « une leçon pénible et ardue pour la masse » 45. D’un côté les images, de l’autre leurs notions ; mais poésie et philosophie ne seraient qu’« un seul art s’exprimant d’une seule voix (περὶ μιᾶς καὶ ὁμοφώνου τέχνης) » 46 – une position qui n’est pas sans rappeler les trois postes d’observation de la théologie romaine

39. Platon, Leg. 697b. 40. Maxime de Tyr, Choix de conférences. Religion et philosophie, B. Pérez-Jean, F. Fauquier (éd.), Paris 2014, p. 15-22. 41. Pour le texte, M. B. Trapp, Maximus Tyrius, Dissertationes, Leipzig 1994 et G. L. Koniaris, Maximus Tyrius, Philosophoumena-ΔΙΑΛΕΞΕΙΣ, Berlin – New York 1995. Pour la traduction Maxime de Tyr, Choix de conférences, p. 57-64. 42. Maxime de Tyr, Conférences 4, 1 (trad. B. Pérez-Jean, F. Fauquier, p. 57). 43. Ibid. 4, 5 : « ils ont transformé les vérités cachées des prédécesseurs en mythes clairs (μετέλαβον αὐτῶν τὰ αἰνίγματα εἰς μύθους σαφεῖς) » ; cf. aussi 4, 6. 44. Ibid. 4, 5. 45. Ibid. 4, 6 : βαρὺ καὶ πρόσαντες τοῖς πολλοῖς ἄκουσμα. 46. Ibid. 4, 7.

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Marlène Albert-Llorca, Nicole Belayche, Corinne Bonnet énoncés par Mucius Scaevola et cités par Varron 47. Peu avant Maxime de Tyr, un autre grand rhéteur, sans ambitions philosophiques affichées, avait posé la question non pas sous l’angle épistémologique, mais sous celui du genre littéraire. Ouvrant son Éloge de Sarapis, Ælius Aristide ne tranchait pas entre poésie et philosophie pour distinguer la discipline la plus juste pour exprimer la nature des dieux et leurs puissances, mais entre poésie et prose. Excellant en prose, il dénonçait la licence des poètes quand ils chantent les dieux, indifférente aux realia et si audacieuse qu’elle ferait dire et faire n’importe quoi aux dieux 48. C’est pourquoi, défendait-il, la prose seule était capable de dire « la nature du dieu (τὴν φύσιν αὐτοῦ) », en tant qu’elle fournit (on l’a vu aussi chez Plutarque) un exposé circonstancié de ses erga, ses actions, qui administrent une théologie pragmatique éloignée de l’imagination effrénée des poètes. Dans ce même iie siècle, Plutarque, dans la Vie de Coriolan, avait posé sur des bases encore autres la question du statut des discours au travers desquels nous pouvons appréhender la/les puissance(s) divine(s). Dans un développement tout à la fois rationaliste et théiste et croyant, de façon bien moderne, presque pré-cognitiviste, Plutarque dépossédait la puissance divine d’une capacité d’action hic et nunc dans les discours poétiques ; il la dés-essentialisait pourrait-on dire 49 et en faisait une capacité de suggestion (il emploie le verbe kinein, mettre en mouvement) de l’esprit. […] Quand il s’agit d’actions extraordinaires et inattendues (ἐν δὲ ταῖς ἀτόποις καὶ παραβόλοις πράξεσι), qui exigent une sorte d’enthousiasme et d’exaltation divine (ἐνθουσιώδους καὶ παραστάσεως), Homère fait intervenir la divinité (τὸν θεόν), non pour supprimer notre libre arbitre, mais pour le susciter (κινοῦντα τὴν προαίρεσιν), pour créer en nous, non des élans, mais les images qui font naître ces élans (φαντασίας ὁρμῶν ἀγωγούς) 50.

Le discours poétique met en branle l’imagination de l’auditoire par sa propre capacité poïétique. Selon cet excursus qui interrompt le récit biographique de Coriolan, les dieux ne possèdent « pour secourir les hommes

47.  Varron, Antiquités divines fr. 6-10 Cardauns = Augustin, Cité de Dieu 4, 27. 48. Ælius Aristide, Or. XLV, 1-2, éd. Keil (trad. fr. J. Goeken, Ælius Aristide et la rhétorique de l’hymne en prose, Turnhout 2012 [Recherches sur les Rhétoriques Religieuses 15]) : « la race des poètes (τὸ τῶν ποιητῶν γένος), a été libérée en tout des difficultés de la réalité (πραγμάτων) » et « il n’est rien qu’ils n’osent (ἀτόλμητον) ou qui leur soit impossible (ἄπορόν) ». 49. Plutarque, Vie de Coriolan 32, 5 (trad. CUF modifiée) : « Par ses fictions impossibles (ἀδυνάτοις πλάσμασι) et ses fables incroyables (μυθεύμασιν), le poète priverait la raison de chacun de son intentionnalité propre (τὸν ἑκάστου λογισμὸν τῆς προαιρέσεως). Or ce n’est pas ce que fait Homère. Il attribue à notre initiative tous les actes vraisemblables, habituels, qui s’accomplissent logiquement (τὰ μὲν εἰκότα καὶ συνήθη καὶ κατὰ λόγον περαινόμενα). » 50. Ibid. 32, 5-8. Sur la phantasia, cf. Phantasia : apparaître, apparence, apparition, Dossier Métis n.s. 2 (2004).

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Introduction (βοηθοῦσιν ἀνθρώποις) et les assister (συνεργοῦσιν) » que de « principes (ἀρχαῖς τισι) », d’« images (φαντασίαις) » et de « pensées (ἐπινοίαις) », par lesquels ils agissent de concert (sunergousin) avec les hommes. Une telle intériorisation ou « spiritualisation » de la représentation de la puissance divine, conçue comme un stimulus de la psychè efficacement servi par le genre poétique, n’était pas l’approche dominante dans les récits des expériences religieuses des Anciens. Dans la lignée de l’imagerie de l’altérité telle que la dessinait Pindare, ceux-ci se représentaient ce qu’ils attribuaient à des manifestations de cette puissance en termes d’écart, de distinction, de différence, par rapport à toutes les dunameis physiques ou morales qu’ils expérimentaient dans leur quotidien social – la dunamis anthropinè de Platon. Et c’est le franchissement de cet écart qui manifeste l’hubris dès Homère et qui nourrit la nemesis (l’indignation et le ressentiment) des dieux 51. Certes, selon la perspective retenue, cet écart pouvait n’être que relatif : ainsi dans la hiérarchie des êtres telle qu’elle est exprimée symboliquement dans le sacrifice animal (dieux, hommes, animaux), Dion Cassius considérait-il que « nous [les hommes] touchons de près à la puissance divine (τῆς θείας δυνάμεως)  » 52. Tout en agissant dans le monde avec des moyens et caractéristiques mondains, la puissance divine n’est pas une puissance du monde puisqu’elle est réputée capable de faire l’impossible, une formule qui est inlassablement répétée depuis Homère jusque sur une inscription lydienne du milieu du iiie siècle (ἐξ ἀδυνάτων δυνατὰ πυεῖ [sic]) 53. La puissance divine échappe à ce que les hommes considèrent comme la rationalité des phainomena et, dans l’expérience, c’est la caractéristique qui lui confère sa spécificité et sa validité : Il n’y a donc rien d’absurde à la voir faire ce qui pour nous est infaisable et réaliser ce qui est irréalisable (οὐδ’ εἴ τι ποιεῖ τῶν ἡμῖν ἀποιήτων καὶ μηχανᾶται τῶν ἀμηχάνων) 54.

L’une des images les plus fréquemment utilisées pour exprimer l’effet surnaturel d’une puissance non humaine est celle des liens qui se défont d’euxmêmes. Euripide l’emploie dans les Bacchantes 55, et l’influence de ce modèle

51. Cf. D. Bonanno, « “She Shuddered on her Throne and Made High Olympus Quake”. Causes, Effects and Meanings of the Divine Nemesis in Homer », Mythos 8 (2014), p. 93-112. 52. Cassius Dio VII, 30 4 : οὐ πόρρω τῆς θείας δυνάμεως ἀπηρτήμεθα. Chez Ælius Aristide, c’est même un des honneurs comptés à Zeus dans l’éloge, Or. XLIII (En l’honneur de Zeus), 19 : « Il n’est rien qu’il [Zeus] fit participer plus que l’homme à leur providence ». 53. G. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, Bonn 1994 (Epigraphica Anatolica 22), no 122, l. 4-5. Cf. aussi supra, n. 37 pour le christianisme. 54. Plutarque, Vie de Coriolan 38, 6. 55. Euripide, Bacchantes 447-448 (trad. H. Grégoire, CUF) : « Les liens de leurs pieds se sont défaits d’eux-mêmes (αὐτόματα), les verrous relâchés ont fait s’ouvrir les portes sans qu’aucune main mortelle y vînt toucher (ἄνευ θνητῆς χερός) ». Cf. A.-F. Jaccottet, « Le lierre de la liberté », ZPE 80 (1990), p. 150-156, en part. p. 152.

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Marlène Albert-Llorca, Nicole Belayche, Corinne Bonnet est telle qu’on la retrouve chez le grec chrétien Luc, l’auteur des Actes des apôtres, pour décrire les libérations miraculeuses de Pierre, puis de Paul et Silas 56. Les puissances dans leurs équilibres relationnels Les puissances divines se présentent sous des formes très complexes lorsqu’elles sont dessinées dans leurs réseaux de collaboration au sein des polythéismes. Dans la première épiphanie d’Athéna Lindia à Rhodes, conservée sur la stèle érigée dans le sanctuaire en 99 avant notre ère, l’intervention d’Athéna rapportée comme ayant sauvé Rhodes du siège des armées perses (megalas dunameis) lancées pour « asservir la Grèce (ἐπὶ καταδουλώσει τᾶς Ἑλλάδος) », est explicitement qualifiée de παραδόξως 57, un mot qui n’est pas habituel dans l’épigraphie religieuse à défaut de la chose. Le paradoxe y est double : à la fois dans l’écart entre les hommes et les dieux – sceau de la « Puissance » – que l’acte salvateur réifie, et dans les relations d’action entre deux puissances. Ce second paradoxe tient au fait que le « miracle » – pour parler comme P. Roussel face à un phénomène comparable à Stratonicée de Carie 58 – est une manifestation de la puissance de Zeus sous son mode d’action propre, atmosphérique 59, mais en collaboration avec Athéna, la déesse locale, qui s’était manifestée (τὰν τᾶς θεοῦ ἐπιφάνειαν, l. 34) à un archonte lindien dans son sommeil (καθ’ ὕπνον) : elle le prévenait « qu’elle allait en personne demander à son père la pluie qui lui était nécessaire (αὐτὰ παρὰ τοῦ πατρὸς αἰτησευμένα τὸ κατεπεῖγον αὐτοὺς ὕδωρ) » 60. Dans la chronique lindienne, les première et troisième épiphanies archivent le même mode d’action de la puissance de la déesse : un rôle de partenaire ou d’intermédiaire, qui intervient auprès de Zeus dans le premier récit, et indirectement auprès de Ptolémée dans le troisième. Pour autant c’est la puissance d’Athéna qui est honorée dans le sanctuaire, bien que le mode de l’action salvatrice effective ne

56. Luc-Actes (codex Bezae) 12, 7 : « les chaînes lui tombèrent des mains / αἱ ἁλύσεις ἐκ τῶν χειρῶν » (sous l’intervention de l’Ange du Seigneur) ; 16, 26 : « les liens de tous les prisonniers se détachèrent / πάντων τὰ δεσμὰ ἀνελύθη » (à la suite d’un tremblement de terre). Cf. F. Massa, « La promotion des Bacchantes d’Euripide dans les textes chrétiens », Cahiers Glotz 21 (2010), p. 422-425. 57. ILindos 2, D l. 31, traduction française par N. Deshours, L’été indien de la religion civique. Étude sur les cultes civiques dans le monde égéen à l’époque hellénistique tardive, Bordeaux 2011, p. 219220. Cf. C. Higbie, The Lindian Chronicle and the Greek Creation of their Past, Oxford 2003. 58. P. Roussel, « Le miracle de Zeus Panamaros », BCH 55 (1931), p. 70-116. Cf. N. Belayche, « Un dieu est né … à Stratonicée de Carie (IStratonikeia 10) », dans C. Batsch, M. Vartejanu-Joubert (éd.), Manières de penser dans l’Antiquité méditerranéenne et orientale. Mélanges offerts à Francis Schmidt, Leyde 2009 (suppl. JSJ 134), p. 193-212. 59. ILindos 2, D l. 27-33 : un orage providentiel côté grec et une sécheresse côté « barbares ». 60. ILindos 2, D l. 13-16.

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Introduction relève pas de sa dunamis propre. Des témoignages de ce type invitent à réfléchir non seulement en termes de réseaux relationnels, mais aussi en termes de modalités des figures agissantes (agents). Ces figures en situation d’intermédiaire, ou explicitement de messager pour Hermès, exemplifient les configurations infiniment diverses selon lesquelles les Anciens se représentaient les « puissances », assurément polymorphes selon une dédicace épigraphique 61 et, de façon générale, combinant des épiclèses variées dans la vie religieuse. Les dieux, réputés pour être epiphaneis (ils se manifestent) 62 – puisque leur ontologie minimale est d’être des puissances supra-mondaines mais expérimentées dans le monde –, sont représentés collaborant avec d’autres puissances, voire au côté de leur puissance d’action individualisée. À Stratonicée, le Theios Angelos (Messager divin ou puissance messagère) ou le Theion angelon (Divin messager ou fonction messagère du Divin) 63, assume le champ de la communication. Or, une fois admis, depuis Thalès au vie siècle avant notre ère (« le monde est plein des dieux »), l’être-au-monde des dieux, c’est la perception de leur action dans le monde au sein d’une représentation plurielle qui doit être questionnée. Un autel de Menye en Lydie, offert par Artémôn en 184/185 « à Mên Axiottènos et au Divin […] à l’emplacement des empreintes (Μη|νὶ Ἀξι|οττη|νῷ καὶ Θείῳ […] ἐπὶ τὰ ἴχνη) » 64, ne permet guère de trancher sur l’identité de la puissance qui a laissé sa trace 65. L’identification importe moins que la reconnaissance, suffisante, de leur effet sur le monde, ce qui justifie le culte qu’elles reçoivent 66 sous des appellations que des Modernes ont pu qualifier d’« impersonnelles ». Dans l’inscription milésienne de la procession des Molpes, la confrérie

61. M. C. Sahin, « New Inscriptions from Lagina, Stratonikeia and Panamara », EpAnat 34 (2002), no 38 : Θείῳ πολυμόρφῳ εὐχαριστήριον. 62. Pour Zeus Panamaros et Hécate à Stratonicée, cf. IStratonikeia 10, 15, 505 et 512. Cf. V. J. Platt, Facing the Gods: Epiphany and Representation in Graeco-Roman Art, Literature and Religion, Cambridge – New York 2011. 63. IStratonikeia 1117 (Διῒ ὑψίστῳ καὶ Θείῳ Ἀγγέλῳ) et 1308 ([Θε]ῷ ὑψ[ίστ]ῳ καὶ̣ τ̣[ῷ Θ]είῳ Ἀνγέλῳ). F. Cumont avait eu du mal à trancher car la grammaire autorise les deux lectures, F. Cumont, « Les mystères de Sabazios et le judaïsme », CRAI 1, 50e année (1906), p. 76 (l’angelos est un être distinct) et « Les anges du paganisme », p. 161-162 (theios au masculin et angelos sont des qualités de Zeus). Pour L. Robert, « Reliefs votifs et cultes d’Anatolie », Anatolia 3 (1958), p. 116 (= OMS I, p. 415) : « Le mot Θείῳ n’est jamais ici le datif de l’adjectif θεῖος au masculin, s’appliquant à Διί, “Zeus divin”, mais c’est le datif du neutre θεῖον, désignant “le Divin” comme une personnalité à part, et il y a ainsi deux divinités, Zeus et le Theion ». 64. TAM V 1 (1981), 524 = CMRDM I, 85. 65. Dans un système religieux différent, Philon représentait aussi les anges comme des puissances de Dieu, cf. De somnis I, 238-239 et De gigantibus 17. 66. Cf. les adresses exclamatoires qu’on peut lire sur des stèles d’exaltation qui honorent le(s) dieu(x) et ses(leurs) puissances : Μεγάλη Μήτηρ Ἀναεῖτις Ἄζιτα κατέχουσα καὶ Μεὶς Τιαμου καὶ αἱ δυνάμεις αὐτῶν, G. Petzl, Beichtinschriften, no 68, l. 1-3. Cf. N. Belayche, « Hypsistos. Une voie de l’exaltation des dieux dans le polythéisme gréco-romain », Archiv für Religionsgeschichte 7 (2005), p. 34-55.

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Marlène Albert-Llorca, Nicole Belayche, Corinne Bonnet s’arrêtait en chantant des péans à plusieurs stations (des autels ou des oratoires) entre Milet et Didymes, dont une « près d’Hécate-devant-la-porte, à proximité de Dunamis (παρὰ Δυνάμει) » 67. L’imprécision de la puissance (ou des puissances) reconnue(s) à leur intervention imprévisible et extra-ordinaire explique sans doute la fluidité du vocabulaire lorsqu’il s’agit de les désigner en tant qu’agents : theos, theos tis, theion, daimôn, angelos, dunamis 68. Euripide a, sur un mode dramatique, montré une voie de représentation de l’action puissante des dieux au sein d’une palette multiple, subtilement mêlée lorsqu’elle fait intervenir le réseau panthéonique comme à Lindos, ou analytiquement exprimée lorsqu’elle individualise la puissance en action du dieu comme à Stratonicée. Dans la cité carienne, la réflexion porte moins sur les modalités d’action liées aux champs de compétence des puissances et à leur interaction, que sur l’ontologie même des entités divines – leur nature disait Ælius Aristide ou Plutarque –, caractérisée par le terrain de la médiation qui peut être celui de toute puissance comme on l’a vu pour Athéna. Des Hopi d’Arizona aux Grecs, des Égyptiens aux Jóola d’Afrique de l’Ouest, ou encore des Kulung du Népal aux Romains, le parcours que trace ce livre repose sur la conviction que le dialogue entre historiens, philologues et anthropologues nous incite à renouveler nos questionnements et à élargir nos cadres d’analyse. Les résonances et dissonances qui émergent entre les terrains anciens et modernes seront de fait mises en avant dans les introductions qu’ont rédigées, pour chacune des sections thématiques de ce livre, Alexis Avdeeff, Francesco Massa et Iwo Slobodzianek. Ils ont été les maîtres d’œuvre du premier volet d’un projet conçu comme un diptyque. En mars 2014, en effet, un colloque Jeunes Chercheurs intitulé « Construire la “puissance divine” : discours, images, rituels » a ouvert la voie à une deuxième rencontre, en novembre de la même année, « Approches comparées de la notion de puissance divine : constructions, expressions et réseaux relationnels », portée par les signataires de cette introduction. Les contributions des deux rencontres sont rassemblées dans ce volume qui concrétise un projet pensé d’emblée dans sa globalité et mené à terme jusqu’à la publication de manière collégiale. Que toutes les personnes et institutions qui ont rendu possible cette entreprise soient vivement remerciées, et tout spécialement l’université de Toulouse – Jean Jaurès qui a accueilli les deux manifestations scientifiques, à l’initiative de deux laboratoires, PLH-ERASME (EA 4601) et le LISST-CAS (UMR 5193), avec le soutien de la Commission Recherche et celui de la Maison des Sciences

67. A. Rehm, Das Delphinion in Milet, Berlin 1914, no 23, l. 28-29. Dunamis est invoquée dans une imprécation à Teos en Ionie dans les années 460 avant notre ère, SEG 26, 1304, b l. 32. 68. Cf. G. François, Le polythéisme et l’emploi au singulier des mots ΘΕΟΣ, ΔΑΙΜΩΝ dans la littérature grecque d’Homère à Platon, Paris 1957.

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Introduction de l’Homme de Toulouse. Mais les résultats publiés dans cet ouvrage auraient été différents sans le concours de l’École Pratique des Hautes Études (Paris) et de l’équipe AnHiMA (UMR 8210, Paris), du Collège de France (Paris), de la Région Midi-Pyrénées, de l’Institut Universitaire de France, du LabexMed (AixMarseille Université), sans oublier le Lycée Pierre de Fermat à Toulouse et son proviseur, Monsieur Jean Bastianelli, qui a généreusement accueilli le colloque des Jeunes Chercheurs dans les lieux même où un Jean-Pierre Vernant débutant dans le métier avait enseigné la philosophie. Sans dogmatisme ni conservatisme, ce que n’aurait pas désavoué celui que Pierre Vidal-Naquet appelait un « maître libérateur », ce livre rend hommage à la pensée de Jean-Pierre Vernant. Outre que l’EPHE fut un temps son institution, la thématique de l’ouvrage ne pouvait trouver de collection plus en harmonie que celle de la Bibliothèque de l’École des Hautes Études, section des Sciences religieuses, que nous remercions pour son accueil. Enfin, last but not least, nos sincères remerciements vont à Cécile Guivarch, secrétaire d’édition, pour son écoute patiente, à Anthony Andurand pour sa rigueur dans la mise au point du manuscrit, et à Thomas Galoppin pour la réalisation fine et intelligente de l’index.

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– I –

Des outils pour (dé)construire la puissance divine

DES OUTILS POUR (DÉ)CONSTRUIRE LA PUISSANCE DIVINE Introduction

Alexis Avdeeff

Si l’homme créa les dieux, on peut assurément dire que Jean-Pierre Vernant a, quant à lui, consacré une grande partie de sa vie à chercher à révéler les logiques sous-jacentes qui ont présidé à la construction du monde divin des anciens Grecs. L’analyse structurale des mythes de la Grèce ancienne qu’il a utilisée avec finesse ambitionnait avant tout d’en révéler la cohérence intrinsèque et, par là même, d’apporter un éclairage sur le système de pensée des anciens Grecs. Poursuivant et approfondissant, dans le monde grec ancien, l’orientation que Georges Dumézil avait donnée à l’étude des religions au milieu du xxe siècle, Jean-Pierre Vernant, en particulier à la suite de Louis Gernet, a profondément renouvelé les études sur les systèmes polythéistes. Dans le changement de paradigme qu’il a contribué à opérer, la substitution de la notion de puissance à celle de personne pour désigner les dieux grecs occupe une place majeure. Avant cependant d’éprouver la pertinence heuristique de cette proposition et de ses corollaires dans l’étude des religions anciennes, ainsi que leurs possibles déclinaisons dans d’autres contextes culturels, cette première section invite tout d’abord à mesurer la portée théorique et les limites des propositions de Vernant en les mettant en perspective par rapport aux débats qui ont animé, et animent encore, l’histoire et l’anthropologie des religions. Cette section ouvre le volume sur deux contributions, de prime abord très différentes puisque l’une, de type historiographique, porte sur la genèse de la notion de « puissance(s) divine(s) » chez Jean-Pierre Vernant, et l’autre interroge, en s’appuyant sur l’ethnographie des Kulung, une société tribale du Népal, la possibilité d’appliquer à l’étude de la religion kulung (et, peut-on penser, des religions du même type) la notion de « panthéon », voire la notion de divinité. Au-delà de cette apparente dissemblance, ces contributions qui, par des outils qui leur sont propres – l’historiographie et l’ethnographie d’une société « lointaine » –, ont pour point commun de montrer la nécessité, pour 10.1484/M.BEHE-EB.5.114073

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Alexis Avdeeff penser tant les religions des mondes anciens que celles d’aujourd’hui, de rompre avec les pseudo-évidences forgées et transmises par notre culture et sa religion dominante, le christianisme. Signée conjointement par Vinciane Pirenne-Delforge et John Scheid, la première de ces contributions éclaire les contextes qui ont conduit Jean-Pierre Vernant, d’une part à aborder les dieux grecs comme des puissances et non comme des personnes et, d’autre part, à privilégier, sur l’étude des rites, celle des représentations divines véhiculées par les mythes. Ils mettent ainsi en évidence que tout le processus intellectuel de Jean-Pierre Vernant a été de rompre avec la vision de la religion grecque qui dominait le monde intellectuel de son époque, vision soutenue soit par la tendance à penser la religion grecque à travers le prisme du christianisme, soit à la penser dans une perspective évolutionniste, comme un état du religieux à dépasser. Pour Jean-Pierre Vernant, la religion des anciens Grecs n’est pas une religion « personnelle », et ce, à double titre : les dieux ne sont pas des personnes, et les Grecs n’ont pas de rapports personnels avec eux. Néanmoins il ne suggère pas non plus que la religion grecque se réfère à un « divin » ou un « sacré » conçu comme une force impersonnelle. En redéfinissant ainsi le polythéisme grec, Jean-Pierre Vernant souligne, par la même occasion, sa différence radicale par rapport à la tradition chrétienne. Or, c’est également cette altérité que souligne la contribution de Grégoire Schlemmer. Si l’on peut, selon lui, distinguer des entités spirituelles, des « esprits » chez les Kulung, société tribale de tradition orale de l’Himalaya népalais, on ne peut cependant pas réellement parler de religion ni même de dieux. Cette hésitation, qui vient faire écho à l’affirmation de Louis Gernet citée dans la contribution de Vinciane Pirenne-Delforge et John Scheid : « Il n’est pas très facile de dire ce que c’est qu’un dieu », montre que des concepts dont on ne questionne pas suffisamment l’évidence sont difficilement exploitables pour décrire avec justesse la réalité de sociétés « lointaines », dans l’espace ou dans le temps. Dans cette même perspective, et en s’appuyant toujours sur ses propres matériaux de terrain, l’auteur déconstruit aussi le concept de « panthéon ». Il montre que le flou, tant classificatoire qu’ontologique, qui entoure le monde des esprits de cette société procède d’une volonté de tenir ces puissances à bonne distance du monde des hommes. En effet, la réticence des Kulung à parler des esprits – à les penser même – s’explique par le fait qu’ils sont généralement considérés comme une source d’infortune, et/ou de maladies. En essayant de répondre à la question « Comment dresser le portrait d’un dieu ? » dans la société Kulung, l’auteur montre ainsi que, si la transposition de la notion vernantienne de « puissance(s) » à cette société de tradition orale peut avoir une valeur heuristique, le concept de « panthéon » s’avère, en revanche, plus problématique. Le monde des « esprits » est bien structuré, chez les Kulung, mais il ne constitue pas, à la différence de ce qui se produit en Grèce ancienne, une « société des dieux ». Cela apparaît d’autant mieux lorsqu’on prend en compte l’analyse des rites, et ce qui les différencie des 30

Des outils pour (dé)construire la puissance divine mythes. La contribution de Grégoire Schlemmer fait écho, sur ce point aussi, à celle de Vinciane Pirenne-Delforge et John Scheid. N’étant plus confrontés aujourd’hui au «  préjugé anti-intellectualiste  » qui conduisit nombre de contemporains de Vernant, comme le soulignent J. Scheid et V. Pirenne, à privilégier l’étude du rite par rapport à celle du mythe, nous pouvons redonner à la description et l’analyse des pratiques rituelles (en les interprétant, bien entendu, tout autrement qu’un Mircea Eliade par exemple) une place centrale.

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VERNANT, LES DIEUX ET LES RITES : HÉRITAGES ET CONTROVERSES

Vinciane Pirenne-Delforge John Scheid

Voici plusieurs années maintenant que les deux volumes des Œuvres de Jean-Pierre Vernant ont été mis à la disposition du public 1. Cet ensemble, dont il a conçu et suivi le projet presque jusqu’à son terme, permet d’embrasser d’un coup l’ampleur de ses intérêts, mais aussi d’identifier les lignes de force qui n’ont cessé de traverser sa réflexion sur la Grèce et les Grecs. Bien avant que ce projet éditorial ne voie le jour en 2007 – qui est aussi l’année de son décès –, des analyses de son parcours intellectuel avaient été menées, notamment en Italie par Riccardo Di Donato, dépositaire des archives de Louis Gernet et de JeanPierre Vernant 2. Dans le cadre du présent article, il ne s’agira pas de dresser une telle biographie intellectuelle, mais de saisir quelques-uns des contextes qui ont vu s’élaborer deux idées-maîtresses de Vernant sur le fonctionnement du polythéisme grec. Le premier de ces points de vue est tout entier contenu dans l’affirmation que les dieux grecs sont des puissances et non des personnes ; le second se traduit par la nécessité, maintes fois soulignée, de prendre en compte non seulement les rites, mais aussi les représentations véhiculées par les mythes pour comprendre la figure des dieux et les articulations de l’ensemble pluriel auquel ils appartiennent. La première et la troisième partie du présent article tentent de reconstituer les contextes historiographiques de ces réflexions.

1. J.-P.  Vernant, Œuvres. Religions, rationalités, politique, Paris 2007, 2 vol. 2. R.  Di Donato, Per una antropologia storica del mondo antico, Florence 1990, p. 1-130 (Gernet) et p. 209-244 (Vernant). Les archives de ces deux savants peuvent être consultées en ligne : http:// lama.humnet.unipi.it (juin 2015). Cf. aussi A. Paradiso, « An Intellectual Biography of Jean-Pierre Vernant with an Annotated Bibliography », Belfagor 56 (2001), p. 287-306 et A. Laks, « Les origines de Jean-Pierre Vernant. À propos des Origines de la pensée grecque », Critique 612 (1998), p. 268-282.

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Vinciane Pirenne-Delforge, John Scheid La deuxième partie, quant à elle, est délibérément centrée sur l’apport tout à fait original de Louis Gernet à la réflexion sur les représentations divines, qui pourrait avoir inspiré les deux idées-maîtresses de Vernant au cœur de notre étude. Les dieux grecs comme « puissances » L’approche des dieux grecs comme « puissances » et non comme « personnes » remonte à l’article que Vernant avait intitulé « Aspects de la personne dans la religion grecque ». Cette étude, publiée en 1965 dans le recueil Mythe et pensée chez les Grecs 3, trouve son origine dans une présentation effectuée cinq ans plus tôt lors du colloque intitulé « Problèmes de la personne » et dirigé par Ignace Meyerson. Les actes de ce colloque paraîtront finalement en 1974, mais les deux versions resteront identiques, à quelques détails d’édition près, et une seule référence de l’appareil de notes est postérieure à 1960 : il s’agit de la 3e édition du livre de Dodds sur l’irrationnel qui date de 1963 4. Il semble dès lors que c’est au début des années 1960 que remonte l’affirmation bien connue et souvent répétée : « Les dieux helléniques sont des Puissances, non des personnes » 5. On ne peut que souligner d’emblée le lien étroit entre cette réflexion fondatrice de Vernant et le contexte qui l’a vu naître, à savoir une rencontre multidisciplinaire dirigée par Meyerson sur la personne non comme « catégorie immuable, co-éternelle à l’homme » 6, mais en tant que fonction progressivement élaborée au cours de l’histoire. L’influence de Meyerson sur l’œuvre de Vernant est bien connue et ce dernier en a largement témoigné 7. En l’occurrence, la citation sur les dieux grecs apparaît comme l’une des deux conclusions de l’interrogation sur la personne que Vernant a appliquée à la religion grecque antique. En effet, deux axes se dessinent dans son analyse. Le premier interroge les rapports éventuellement « personnels » que les Grecs étaient susceptibles d’entretenir avec leurs dieux. Cette dernière thématique était d’actualité : quelque six ans auparavant, le Père Festugière avait publié des Sather lectures sous le titre de Personal Religion among the Greeks (1954). Le deuxième axe envisage la problématique des dieux que la tradition historiographique avant lui qualifie généralement de « personnels ». Dans les deux cas, Vernant conclut à un

3. J.-P.  Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque », dans Mythe et pensée chez les Grecs, Paris 1965, p. 355-370, citation à la p. 362 = Œuvres I, p. 561-574, citation à la p. 567. 4. E. R. Dodds, The Greek and the Irrational, Berkeley 1963³ (19511), cité dans J.-P. Vernant, « Aspects de la personne » (1965), p. 358, n. 6 = Œuvres I, p. 563, n. 2. 5. J.-P.  Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque », dans I. Meyerson (éd.), Problèmes de la personne. Colloque du Centre de recherches de psychologie comparative, Paris 1974, p. 23-37, citation à la p. 29. 6. I.  Meyerson, « Préface », ibid., p. 8. 7. J.-P.  Vernant, Entre mythe et politique, Paris 1996, p. 139-162 = Œuvres II, p. 1857-1873.

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Vernant, les dieux et les rites « bilan négatif » 8 : d’une part, les dieux ne sont pas des « personnes », mais des puissances et, d’autre part, il n’est pas possible d’identifier une religion personnelle, au sens d’une démarche religieuse qui serait portée par un sujet singulier et unique, à la dimension d’existence intérieure. Dans l’un et l’autre cas, la qualification de « personnel » n’est pas pertinente. Certes, ce sont les dieux qui nous intéressent ici. Mais en un temps – le nôtre – où religion personnelle et individual agency risquent de se confondre dans certaines études sur les polythéismes antiques 9, il nous semblait important de mentionner, fût-ce en passant, ce volet complémentaire de la réflexion de Vernant sur la personne. Si l’on considère la circonstance précise qui l’a vu naître – le colloque de Meyerson –, on voit que c’est par le biais de la psychologie historique que s’est cristallisée l’affirmation des dieux helléniques comme puissances, non comme personnes. Le constat fait par Vernant reviendra presque à l’identique dans l’important article « La société des dieux » publié en 1966 et repris dans Mythe et société en Grèce ancienne (1974) : « Les dieux grecs sont des puissances, non des personnes » 10. D’une publication à l’autre, la majuscule a disparu, mais le cœur de la démarche est identique : outre leur statut de puissances, les dieux se définissent par le réseau des relations qui les unissent au système divin dans son ensemble 11. À l’appui de cette affirmation, l’article sur « La société des dieux » évoque, dans le texte, les recherches de Georges Dumézil (tout appareil de note étant absent de la publication). En revanche, pas de trace du savant comparatiste dans « Aspects de la personne ». Le volume de Dumézil sur La religion archaïque des Romains, où les principes « structurels » de l’étude des panthéons sont tout particulièrement mis en évidence, avait été publié en 1966 12. Cependant, la connaissance des travaux de Dumézil par Vernant n’avait sans doute pas besoin de cette publication, puisque les deux hommes étaient directeurs d’étude à l’École Pratique des Hautes Études 13. Un autre collègue de la place parisienne est cité par Vernant, à savoir le Père Festugière dont on a évoqué les Sather Lectures plus haut. La

8. J.-P.  Vernant, « Aspects de la personne » (1974), p. 24-27 ; (1965), p. 359-361 = Œuvres I, p. 561565. 9. Voir par exemple J. Kindt, Rethinking Greek Religion, Cambridge 2012 ; avec plus de nuances : J. Rüpke (éd.), The Individual in the Religions of the Ancient Mediterranean, Oxford 2012. En contrepoint, voir J. Scheid, Les dieux, l’État et l’individu. Réflexions sur la religion civique à Rome, Paris 2013. 10. J.-P. Vernant, « La société des dieux » [1966], dans Mythe et société en Grèce ancienne, Paris 1974, p. 109 = Œuvres I, p. 698. 11. J.-P. Vernant, « Société des dieux », p. 110-111 = Œuvres I, p. 695-699 ; « Aspects de la personne » (1974), p. 30-31 ; (1965), p. 362-364 = Œuvres I, p. 567-568. 12. G. Dumézil, La religion archaïque des Romains, Paris 1974 (19661), surtout les réflexions sur la triade archaïque et la triade capitoline (e.g. p. 186 et 239). 13.  J.-P. Vernant a rédigé un long compte rendu du livre de Dumézil dans la revue L’Homme parue à la fin de l’année 1968 (repris dans Œuvres II, p. 1686-1698). Il est significatif que cette contribution s’intitule « Histoire et structure dans la religion romaine archaïque ».

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Vinciane Pirenne-Delforge, John Scheid citation que donne Vernant de ce dernier est puisée à un article de 1931 : « c’est un fait, et de grande portée, que la pensée grecque n’a jamais distingué entre theos et theoi entre dieu et les dieux. » Cette citation est reprise par Vernant pour appuyer son propre constat que les Grecs peuvent osciller entre « pluralité indéfinie et multiplicité nombrée » dans la représentation d’une puissance divine au sein du réseau relationnel avec les autres dieux 14. Mais il n’est pas du tout certain que, dans le propos de Festugière, theos ait effectivement été conçu comme une pluralité indéfinie et theoi comme une multiplicité nombrée. A fortiori, ni le réseau relationnel entre les dieux, ni les dieux comme des puissances ne font partie de sa réflexion, ainsi qu’on le verra plus avant. Le fait que cette citation apparaisse également telle quelle dans l’ouvrage de Gilbert François sur Le polythéisme et l’emploi au singulier des mots ΘΕΟΣ, ΔΑΙΜΩΝ publié en 1957 permet sans doute d’identifier le vecteur de cette affirmation décontextualisée puisque Vernant le cite à la note qui suit immédiatement l’article de Festugière 15. C’est également au livre alors récent de Gilbert François que Vernant rapporte les propos d’un autre helléniste qui s’y trouve cité, à savoir Erwin Rohde. Dans « La société des dieux » (1966), Vernant offre (sans référence puisque l’article est dépourvu de notes) une traduction d’un passage qui est attribué à Rohde (l’usage des italiques atteste en principe une citation textuelle) : « Le Grec ne sait pas se représenter une unité de la personne divine, mais une puissance divine qui peut être tour à tour saisie dans son unité et sa diversité. » Dans « Aspects de la personne », en revanche, il fournit la référence à Rohde et le paraphrase 16 : « Rohde déjà notait que les Grecs n’ont pas connu une unité de la personne divine, mais une unité de l’essence divine. » On est passé de la puissance à l’essence, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Mais, dans un cas comme dans l’autre, la médiation du livre de Gilbert François est assurée. Or, en retournant au texte original de Rohde pour évaluer la dette de Vernant à son égard, c’est la différence des idées en jeu, bien plus que la proximité supposée par la citation, qui saute aux yeux. On ne peut que constater l’originalité et la nouveauté de l’interprétation des dieux grecs comme des puissances, car ce n’était pas du tout la perspective du savant allemand. L’attestent les passages de l’article de ce dernier sur la religion grecque dont Gilbert François s’était saisi :

14. J.-P. Vernant, « Aspects de la personne », p. 30, n. 1 = Œuvres I, p. 568, n. 1. La citation provient de l’article « Remarques sur les dieux grecs », La Vie Intellectuelle 18 (1932), p. 385. 15. G. François, Le polythéisme et l’emploi au singulier des mots ΘΕΟΣ, ΔΑΙΜΩΝ dans la littérature grecque d’Homère à Platon, Paris 1957, p. 12. 16. E. Rohde, « Die Religion der Griechen », Kleine Schriften II, Leipzig 1901, p. 320, cité par J.-P. Vernant, « Aspects de la personne » (1965), p. 364, n. 25 = Œuvres I, p. 569, n. 2, où il précise qu’il tient la citation du livre de G. François.

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Vernant, les dieux et les rites Für die Erkenntniss des religiösen Verhältnisses des Menschen zur Gottheit können wir aber selbst von der, in ungezählten Einzelgestalten ausgeprägten Vielheit der Götterwelt absehn. Zwar: der Gott, zu dem er betet, ist dem Griechen stets ein persönliches Einzelwesen, Einer von Vielen. Die Vielheit und Mannichfaltigkeit des Götterwesens ist Grundvoraussetzung seines Glaubens. Es beruht auf irrthümlicher Auffassung, wenn man meint, der Grieche habe einen Zug zum Monotheismus gehabt, den freilich manche Darstellung des Gegenstandes sogar als älteste Grundlage des griechischen Polytheismus uns empfehlen möchten. Pour la compréhension de la relation religieuse de l’homme à la divinité, nous pourrions toutefois même faire abstraction de la pluralité du monde divin telle que formalisée dans nombre de figures singulières. Toujours est-il que, pour le Grec, le dieu que l’on prie est toujours une entité personnelle, un (dieu) parmi d’autres. Le caractère multiple et pluriel du divin est une condition essentielle de sa croyance. Il serait erroné de croire que le Grec ait pu avoir quelque tendance monothéiste, même si une certaine représentation de la chose pourrait nous suggérer qu’il s’agirait là du fondement premier du polythéisme grec.

Vient ensuite le passage évoqué par Vernant : Nicht einer Einheit der göttlichen Person, wohl aber einer Einheitlichkeit göttlichen Wesens, einer in vielen Göttern gleichmässig lebendigen Gottheit, einem allgemeinen Göttlichen (θεῖον), sieht sich der Grieche gegenübergestellt, wo er in religiöse Beziehung zu den Göttern tritt. C’est non pas à l’unité de la personne divine, mais bien à l’unité d’un phénomène divin, à une divinité prenant vie de la même manière à travers de nombreux dieux, à un divin générique (θεῖον) que le Grec fait face dès lors qu’il entre en relation religieuse avec les dieux.

Et la réflexion de Rohde s’achève ainsi : Selbst im Cultus, in dem er sich stets an einzelne, bestimmt mit Eigennamen benannte Götter wendet, kann er in seiner Vorstellung von dem Einzelgott, den er verehrt, weit über die Grenze des Sonderamtes, das etwa sonst diesem Gotte zugestanden wird, alle Fülle göttlicher Macht und Segenskraft vereinigen, so dass ihm der Eine momentan statt Aller gilt. Von solchem « Henotheismus » – er durchaus nicht gleich Monotheismus ist – zeigen sich in griechischer Litteratur Beispiele genug. Même au sein du culte, dans le cadre duquel il s’adresse toujours à des dieux individuels, désignés nommément, il est capable, dans sa représentation du dieu individuel qu’il honore, de réunir, bien au-delà de la limite de l’office particulier dédié à ce dieu, toute la plénitude de la puissance et force divine, au point que, à ses yeux, l’unique a momentanément valeur de multiple. La littérature grecque ne manque pas d’exemples de cet « hénothéisme » – qui n’est en rien assimilable au monothéisme.

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Vinciane Pirenne-Delforge, John Scheid « Les dieux sont des puissances » écrit Vernant, là où Rohde parle bel et bien de « personne divine », parallèlement à un divin générique. La différence est de taille. Et si Rohde évoque effectivement la « puissance » (Macht) et la « force » (Segenskraft) divines, c’est quand il esquisse l’impact totalisant d’une divinité sur celui qui l’honore momentanément, dans un mouvement qu’il qualifie d’hénothéiste. En clair, la paraphrase qu’en faisait Vernant en 1960 était plus proche du texte allemand que ne le sera la « traduction » de 1966. Ce détour par le texte de Rohde atteste combien était novatrice la réflexion de Vernant sur les dieux grecs comme puissances, au pluriel, oscillant entre unité et diversité de chaque puissance particulière et non de la puissance in abstracto. Cela confirme l’ancrage de cette affirmation dans l’enseignement de Meyerson et le colloque que ce dernier avait organisé en 1960, plutôt que dans les travaux des hellénistes sur la religion grecque 17, hormis peut-être Gernet dont on parlera plus avant. Dans nombre des études que Vernant avait à sa disposition, quand il s’agit de « puissance divine », c’est avant tout une force impersonnelle qui est sous-entendue 18 (que l’on baptise tantôt du nom latin de numen, du terme grec de daimôn, ou même celui, polynésien, de mana) bien distincte des dieux « personnels ». Dans la quête de la genèse des dieux, cette force impersonnelle était placée en un temps originel, avec une personnalisation croissante au fil du temps 19, mais pouvait se retrouver potentiellement activée dans la démarche rituelle ultérieure – Rohde parlait bien d’une sorte d’hénothéisme, on l’a vu et l’on y reviendra. Dans « Aspects de la personne dans la religion grecque », Vernant cite également l’ouvrage de Louis Gernet et André Boulanger intitulé Le génie grec dans la religion, paru en 1932. Il le fait à propos des groupes de sociabilité archaïque, de l’immortalité de l’âme et des héros, mais pas à propos de la représentation des dieux 20. Or l’analyse de Louis Gernet sur ce point est tout à fait atypique pour l’époque et ses remarques sur le fonctionnement du polythéisme résonnent d’une étonnante actualité. Il paraît avoir été autant

17. Ainsi, même Jean Rudhardt, dont le remarquable ouvrage sur les Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte, avait été publié à Genève en 1958 et que Vernant cite dans « Aspects de la personne » (1965, p. 357, n. 5 = Œuvres I, p. 563, n. 1), parle alors de « puissance » pour évoquer ce que désigne le champ sémantique de hieros. Il reviendra sur cette question en la nuançant dans la préface de la réédition de son livre parue à Paris en 1992. Sur ces différents points, voir V. Pirenne-Delforge, « Préface à l’Essai sur la religion grecque », dans J. Rudhardt, Opera inedita (Kernos suppl. 19), édité par P. Borgeaud, V. Pirenne-Delforge, Liège 2009, p. 27-32. 18. À titre d’exemple : M. P. Nilsson, Geschichte der griechischen Religion I : Munich 1955 (19411) ; II : Munich 1961 (19501), aux pages 3-13 du premier volume. 19. Sur l’arrière-plan historiographique de l’étude des dieux grecs, voir M. Konaris, « The Greek Gods in Late Nineteenth- and Twentieth-century German and British Scholarship », dans J. N. Bremmer, A. Erskine (éd.), The Gods of Ancient Greece, Édimbourg 2010, p. 483-503. 20. J.-P. Vernant, « Aspects de la personne » (1965), p. 357, n. 3 et 5 ; p. 359, n. 9 ; p. 365, n. 27, p. 366, n. 30.

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Vernant, les dieux et les rites précurseur, pour la question des représentations divines, qu’il l’avait été, pour l’analyse sémantique, dans sa thèse de 1917 sur Le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, ainsi qu’on le verra plus avant. C’est donc à relire Gernet sur ces problématiques que l’on va à présent s’attacher, sans perdre de vue la question de savoir si Vernant peut avoir été influencé, sur ce point aussi, par l’approche – brièvement exposée, mais tout à fait singulière – de celui dont il a souvent revendiqué l’héritage. Ainsi, en 2004, dans le recueil intitulé La traversée des frontières, il évoquait les intentions qui étaient les siennes en 1948 comme suit 21 : Le hasard, c’est que, cette même année, Louis Gernet arrivait d’Alger à Paris. Ignace Meyerson m’amena chez lui et ce fut le coup de foudre. Gernet a tout changé dans ma façon de voir et de penser.

Louis Gernet et les dieux comme « système de notions » Seul Le génie grec dans la religion publié par Gernet en 1932 peut servir de fondement à la réflexion sur les dettes de Vernant à son égard en matière de fonctionnement du polythéisme. En effet, la petite cinquantaine de pages que Gernet y consacre aux représentations est, semble-t-il 22, la seule trace d’une réflexion proprement dite à ce sujet dans son œuvre publiée. Certes, les héros et les mythes – ou plutôt les légendes – sont bien présents dans les préoccupations de Gernet ; il y voyait des données exploitables pour comprendre le passage « d’une préhistoire de la Grèce à une civilisation de la cité » 23. Mais qu’en est-il des dieux ? Repartons de la structure même du livre Le génie grec dans la religion. André Boulanger se charge de la période hellénistique. Gernet s’occupe de l’amont. La partie qui lui incombe se divise dès lors en deux : la formation du système de l’époque classique, d’une part, le système classique, d’autre part. En un parfait jeu de miroir, quatre chapitres s’enchaînent de part et d’autre. « Fêtes de paysans » (I.1) et « La légende héroïque » (I.2), « Dionysos » (I.3) et « Delphes » (I.4), pour la première partie, « Le culte » (II.1) et « Les représentations » (II.2), « Les milieux de la vie religieuse » (II.3) et « La piété » (II.4), pour la deuxième partie. Que Gernet ait conçu la religion grecque comme un « système » est un premier constat qui transparaît dans le titre des parties qu’il rédige.

21. J.-P. Vernant, La traversée des frontières, Paris 2004, p. 24 = Œuvres II, p. 2224. 22. C’est aussi le constat de J. Bremmer dans J. N. Bremmer, A. Erskine (éd.), The Gods of Ancient Greece, p. 10. 23. L. Gernet, Les Grecs sans miracle. Textes 1903-1960, réunis par R. Di Donato, Paris 1983, p. 12.

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Vinciane Pirenne-Delforge, John Scheid Ce que nous connaissons directement – non sans lacunes ni incertitudes, mais directement, écrit-il en introduction, c’est un certain système religieux : il correspond à un régime défini, celui des cités grecques ; nous le voyons fonctionner à l’époque classique, c’est-à-dire aux ve et ive siècles, mais on peut se rendre compte qu’il était sensiblement le même au vie au moins (p. 26).

Que les dieux fassent partie des représentations – et plus précisément des représentations collectives – s’inscrit dans la perspective sociologique ouverte par Durkheim dans l’étude des « formes religieuses » et pleinement assumée par Gernet. Mais dans la classification que ce dernier donne des êtres divins – divinités mineures / héros / dieux –, c’est la lecture du livre de Hermann Usener sur les Götternamen qui transparaît 24. Même si Gernet écrit que « les distinctions n’ont pas une valeur absolue », il enchaîne en affirmant : On peut présumer qu’il y a une certaine homogénéité dans le monde divin. Or il est difficile d’admettre que les divinités inférieures se sont détachées des autres : dans l’ensemble, elles sont les plus anciennes (p. 205).

Mais il nuance aussitôt : Sans doute, il a pu arriver, çà et là, que l’analyse d’une notion divine donne naissance à une divinité secondaire et spécifique : rien ne dit qu’une Peithô […] ne soit pas sortie, dans tel ou tel cas, d’une Aphrodite Peithô. Mais l’inverse s’était d’abord produit et apparaît comme le cas normal : des noms qui sont devenus des « épithètes » de divinités ont commencé par désigner des numina indépendants (p. 206).

Il évoque en passant le « pouvoir impersonnel » que concerne plus spécialement le mot daimôn, ainsi qu’une série de divinités fonctionnelles qui renvoient en fait à la catégorie mise au jour par Usener. Et Gernet d’ajouter : Si la formule de Usener est un peu étroite qui définit les « dieux » les plus antiques comme dieux spéciaux ou momentanés (Sondergötter et Augenblicksgötter), il reste vrai que toute divinité mineure se fait reconnaître dans une sphère déterminée, ou par une activité particulière, ou à certains moments de la durée (p. 208). Tous [l]es êtres divins qui ne sont pas élevés à la condition de grands dieux restent particuliers : c’est justement là ce qui les caractérise comme divinités inférieures (p. 211).

Le raisonnement de Gernet est quelque peu sinueux et sa complexité relève des deux plans différents qui s’y trouvent juxtaposés : d’une part, comme on vient de le voir, une perspective diachronique qui fait droit à la figure des grands dieux comme aboutissement d’un développement historique dont le

24. H. Usener, Götternamen. Versuch einer Lehre von der religiösen Begriffsbildung, Bonn 1896.

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Vernant, les dieux et les rites détail est insaisissable ; d’autre part, une perspective davantage synchronique qui saisit les dieux – c’est-à-dire pour Gernet une catégorie différente des divinités mineures ou des héros – au sein du système religieux dont ils forment certaines des représentations. Comme il l’écrit (p. 221) : « C’est dans les dieux que se condense le plus d’histoire et le plus de pensée. » Dès lors, dans les quelque dix pages qu’il leur consacre, Gernet pose une affirmation liminaire à laquelle on ne peut que souscrire : « Il n’est pas très facile de dire ce que c’est qu’un dieu. » Et il enchaîne : « Pourvus comme ils le sont d’une personnalité substantielle, ils ont parfois, chez les anciens, sollicité les interprétations allégoriques » et les modernes n’ont pas été en reste dans l’interprétation naturaliste ou simplificatrice des dieux. En outre : On pense volontiers que la représentation d’une personne divine suppose l’idée d’une certaine essence ; on n’admet pas facilement qu’il puisse y avoir beaucoup de contingence dans l’histoire des dieux et dans le groupement de leurs attributs. En tout cas, ces interprétations sont des reconstructions. Le principe ne s’en impose pas a priori : positivement, un dieu est un système de notions ; il faut voir, sans préjugé, comment ces notions se présentent aux esprits (p. 222).

Pour ce faire, les contextes cultuels sont essentiels, et notamment les épithètes cultuelles qui inclinent cette représentation vers le concret. Dans le culte, un dieu apparaît comme une personnalité, mais qui a besoin de se particulariser sous un certain aspect ; autrement dit, le nom divin, dans le culte, c’est un nom personnel accompagné d’une épithète (ibid.).

Ce qui fait le dieu et le distingue de ce que Gernet appelle les autres numina – c’est-à-dire les divinités mineures –, c’est la multiplicité de ses fonctions. Les épithètes cultuelles peuvent être d’une grande variété. Chacune représente un pouvoir défini. Par elles, la conception des dieux intègre les notions multiples et discontinues que représentent, chacune à part, les divinités mineures (p. 224).

L’influence de Usener est évidente dans ce type de distinction. En effet, quand Gernet parle de puissance divine (numina), il se place le plus souvent dans la hiérarchie de Usener et la distingue des dieux personnels. Il y a quelque chose d’indifférencié dans ce qu’il désigne du nom de « puissance » et qu’il associe notamment à la notion de daimôn 25, mais contrairement à Rohde, qui considérait une puissance divine abstraite, le numen ou le daimôn de Gernet

25. L. Gernet, Génie grec, p. 205 associe le daimôn homérique à une puissance impersonnelle ; cf. aussi p. 206.

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Vinciane Pirenne-Delforge, John Scheid est un petit dieu inscrit dans le terroir, une sorte de genius loci à la romaine. Il est donc potentiellement identifiable et non générique, mais cette identification reste locale. Ce qu’il dit du serment est très révélateur à cet égard : Considérons la puissance divine qui est invoquée dans un serment : ce peut être un numen particulier, celui de la porte, celui d’une pierre, etc. ; mais, si l’on jure par le nom d’un dieu, invariablement ce nom évoque l’idée d’un être qui est reconnu de toute l’humanité grecque (p. 226).

Le nom est dès lors une composante essentielle de la représentation d’un dieu qui se forme à l’esprit grec. Et c’est à ce point du raisonnement qu’une continuité avec la thèse de 1917 sur Le développement de la pensée juridique et morale en Grèce pourrait se loger. En effet, dans sa thèse, où il se démarque d’une certaine « philologie historique », Gernet insiste sur la nécessité d’étudier les mots, les représentations et les institutions en tant que système 26. C’est l’ensemble du champ sémantique d’une notion qu’il convient d’appréhender, non seulement le sens et l’usage de chaque terme à des moments différents, mais aussi les constructions syntaxiques dans lesquelles il intervient et les relations d’association et de contraste entre différents termes 27. « Derrière le sens immédiat d’un terme », écrit Gernet dans sa préface, « il y a une pensée plus cachée, mais plus réelle aussi bien, et qui en constitue le centre de gravité » (p.  xii). L’analyse préalable de la notion d’hybris illustre la méthode et permet d’affirmer que le terme « n’est pas le nom d’une chose », qu’il n’exprime pas « une notion délimitée et autonome, pas plus qu’il n’évoque nécessairement des images précises : il enveloppe une série, en soi indéfinie, de représentations variant en fonction les unes des autres ». Diverses idées ont surgi dans l’étude de la notion d’hybris, « progressant du même mouvement et relation réciproque » : « les idées de violence injuste, de l’aveuglement du coupable, du fonctionnement de la justice, de la sanction du mal, de l’ordre du monde et de l’ordre dans la société, et jusqu’à celle de l’organisme que constitue la société elle-même » 28. Une telle analyse sémantique semble implicitement transposée à l’idée de dieu comme « système de notions » dans le livre de 1932. Le contexte alors envisagé est le cadre cultuel où « le nom du dieu est accompagné de telle épithète à tel moment du culte ». Le nom propre y a une valeur essentielle, dans la mesure où « la représentation du dieu n’est pas absorbée par ce qu’il y a de particulier et de momentané dans la fonction ». Cette représentation

26. L. Gernet, Le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Paris 1917, p. xi-xiii. Cf. S. Humphreys, « The work of Louis Gernet », dans Anthropology and the Greeks, Londres 1978, p. 76-106, spéc. p. 86. 27. Un excellent résumé de la préface dans S. Humphreys, ibid., p. 85. 28. L. Gernet, Le développement de la pensée juridique et morale, p. 32.

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Vernant, les dieux et les rites n’est pas non plus « une image composite qui résulterait de la superposition des épithètes, et qui serait d’autant moins individuelle qu’elle serait indécise et brouillée ». La représentation du dieu est celle d’un être qui peut recevoir d’autres attributs que l’attribut considéré. Elle n’existe dans le culte qu’à condition de se définir, mais elle dépasse chaque fois l’idée de la fonction par laquelle elle se définit. C’est dans la conscience de cet au-delà, de cet arrière-plan que réside d’abord la notion des personnalités divines. Et parce que c’est le nom qui fixe cette conscience, les personnalités divines sont faites d’abord du nom lui-même. – Il y a un au-delà dès lors qu’il y a une divinité hellénique, perçue comme telle (p. 226).

On peut se demander si cet au-delà qui dépasse ses actualisations n’est pas ce que Gernet appelait, en 1917, à propos d’un champ sémantique, le centre de gravité de la notion – ici du système de notions. Vernant ne s’est pas référé à de tels propos, mais, sans en avoir d’indice explicite, on peut au moins faire l’hypothèse que les points de vue de Gernet sur ces questions ne sont pas étrangers à la manière dont son ami et « disciple » a formalisé sa propre réflexion sur les dieux comme puissances et sur la tension entre unité et diversité dans leur représentation. Ainsi, l’ultime paragraphe de la réflexion de 1932 évoquet-il une telle tension : S’il est difficile de formuler l’idée d’un dieu, c’est qu’un dieu ne saurait se définir en termes statiques. Le culte en impose d’abord la notion sous une forme particulière, qui comporte à l’occasion les figurations les plus archaïques ; mais dans le Zeus Meilichios de Sicyone, représenté par une pyramide, ou dans le Zeus aux trois yeux de l’acropole d’Argos, un Zeus universel est perçu, le même qui a pu être représenté dans l’épopée et par de tout autres images cultuelles. Et, inversement, on peut dire qu’un Zeus ou une Hèra n’existent pas en soi, mais avec les formes, les attributs et les fonctions, plus ou moins riches, mais toujours spécialisés, que la tradition maintient dans tel sanctuaire et pour le service de ce sanctuaire. Tour à tour et sans cesser d’être la même, la notion peut se contracter ou se dilater. Sous les mêmes vocables, les dieux sont à la fois les numina particuliers et locaux dont la tradition civique commande le respect, et les personnages lointains qui sont évoqués par l’imagination artistique (p. 230).

Unité et diversité, disions-nous, mais pas entre une Puissance indéterminée qui serait générique et des dieux singuliers. C’est l’unité et la diversité au cœur même d’une figure divine, dans un réseau de composantes tout aussi complexes, qu’il faut tenir ensemble pour tenter de décrire les systèmes polythéistes. Cette leçon de Gernet, Vernant l’a bel et bien reprise à son compte dans les articles dont nous sommes partis. Mais il est d’autres réflexions, notamment sur l’articulation entre rites et mythes, qui pourraient, au moins pour partie, entrer en résonance avec la démarche quelque peu

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Vinciane Pirenne-Delforge, John Scheid théorique adoptée par Gernet dans ses considérations sur la représentation complexe des dieux. Un autre texte de Vernant permettra d’élargir l’analyse en ce sens. De l’usage des rites et des mythes : polythéisme vs monothéisme Le petit ouvrage intitulé Mythe et religion en Grèce ancienne, et publié en 1990, est en fait la traduction d’un article sur ce thème initialement paru dans une encyclopédie d’histoire des religions dirigée par Mircea Eliade 29. Dans ce texte, Vernant examine le polythéisme grec dans son ensemble, en reprochant à certains historiens de la religion d’avoir rejeté la mythologie de leur analyse de la pensée grecque. Ce texte est à première vue paradoxal, car il paraît être en contradiction avec son approche empirique du polythéisme, qui était en fait intimement lié au ritualisme des collectivités antiques. Vernant précise 30 : Tout panthéon, comme celui des Grecs, suppose des dieux multiples ; chacun a ses fonctions propres, ses domaines réservés, ses modes d’action particuliers, ses types spécifiques de pouvoir ; ces dieux, qui dans leurs relations mutuelles, composent une société de l’au-delà hiérarchisée, où les compétences et les privilèges font l’objet d’une assez stricte répartition, se limitent nécessairement les uns les autres en même temps qu’ils se complètent. Pas plus que l’unicité, le divin, dans le polythéisme, n’implique, comme pour nous, la toute-puissance, l’omniscience, l’infinité, l’absolu.

Pourquoi cette exigence d’un détour par les mythes quand on veut travailler sur les différents aspects d’une puissance ? La question se pose d’autant plus quand on travaille par ailleurs sur les relations sociales et la place que les rites y occupent, contrairement à la mythologie, qui ne constitue qu’un ornement ou une réflexion sur l’action rituelle. On a l’impression que l’affirmation paradoxale de Vernant est liée à son souci d’inclure dans l’analyse de la nature des dieux grecs à la fois les mythes et le culte, et d’envisager l’identification de notions relativement abstraites associées aux dieux en vue d’éventuelles comparaisons. Quand on veut mettre en regard Jupiter ou Zeus et une autre divinité, il est plus efficace de partir de la puissance de la souveraineté qu’il détient que d’un dieu barbu qui supporte la mauvaise humeur éternelle de son épouse, légendairement jalouse. Mais alors pourquoi les mythes ? Une raison banale de cette insistance réside dans le fait que Vernant a longtemps privilégié les textes pour ses analyses. Les mythes furent ses outils favoris pour explorer les structures du panthéon grec. Dans le petit essai sur

29. Ce texte a été publié sous le titre « Greek religion » dans M. Eliade (éd.), The Encyclopaedia of Religion VI, New York – Londres 1987, p. 99-118. 30. J.-P. Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne, Paris 1990, p. 10-11 = Œuvres I, p. 828.

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Vernant, les dieux et les rites la religion grecque déjà cité, il commence par constater que la Grèce a produit de nombreux textes sur les dieux, et que certains de ces textes sont devenus si célèbres qu’ils ont pu créer, à côté des rites qui étaient ceux des différentes cités, une religion grecque. On la trouve dans Hésiode et Homère, dont le modèle qu’ils fournissent du monde divin a fini par être repris et développé par d’autres poètes, puis par dépasser la Grèce proprement dite pour devenir un modèle de référence méditerranéen. Mais, écrit Vernant, faut-il considérer ces récits poétiques, ces narrations dramatisées comme des documents d’ordre religieux ou ne leur accorder qu’une valeur purement littéraire ? En bref, les mythes et la mythologie, dans les formes que la civilisation grecque leur a données, doivent-ils être rattachés au domaine de la religion ou à celui de la littérature 31 ?

Depuis la Renaissance, c’est bien à la religion qu’on a attribué ce corpus, suivant en cela les Anciens qui ont toujours puisé à ces récits pour les recenser, les critiquer, les interpréter, les développer ou les rejeter comme le font, du côté romain, Mucius Scaevola ou Varron, qui suivent en cela une vieille tradition. Or à partir du xixe siècle, avec les fouilles archéologiques et la découverte de l’épigraphie scientifique, une tendance nouvelle s’est développée, qui faisait plutôt du culte le référent de la religion 32, un peu comme le font Varron ou Cicéron dans leurs traités, quand ils confessent que la seule chose qui caractérise la religion, ce sont les obligations cultuelles héritées des ancêtres. Or Vernant s’élève contre cet accent premier placé sur le culte, et notamment sur les cultes les plus anciens. Il dénonce le préjugé anti-intellectualiste en matière religieuse que cache cette préférence. « Derrière la diversité des religions comme par-delà la pluralité des dieux du polythéisme, » écrit-il, « on postule un élément commun qui formerait le noyau primitif et universel de toute expérience religieuse. » Et l’on a cherché cet élément commun « en dehors de l’intelligence, dans le sentiment de terreur sacrée » que suscite l’évidence du surnaturel 33. Ce serait notamment dans le rite que le divin ainsi conçu se manifesterait. Or comme dans chaque acte cultuel, c’est généralement un seul dieu qu’on invoque – un dieu qui n’est certes pas un dieu unique, mais qui supplante momentanément tous les autres –, le rite bien mieux que le mythe supprimerait la distance entre le polythéisme de type grec et le monothéisme chrétien. Telle était notamment la théorie défendue par le Père Festugière que l’on retrouve ici. C’est ce qu’Erwin Rohde appelait « l’hénothéisme » manifesté le temps d’un rituel, ainsi qu’on l’a vu plus haut. Il distinguait toutefois

31. J.-P. Vernant, Mythe et religion, p. 26 = Œuvres I, p. 835. 32. Sur le « ritual turn », voir J. Bremmer, « “Religion”, “Ritual” and the Opposition “Sacred vs. Profane”: Notes Towards a Terminological “Genealogy” », dans F. Graf (éd.), Ansichten griechischer Rituale : Festschrift für Walter Burkert, Stuttgart – Leipzig 1998, p. 9-32, spéc. p. 14-24. 33. J.-P. Vernant, Mythe et religion, p. 32 = Œuvres I, p. 837.

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Vinciane Pirenne-Delforge, John Scheid soigneusement cet « hénothéisme » du monothéisme. Vernant revient à la question dans un autre passage du même article, intitulé « Mythe, rituel, figure des dieux » 34. Il y cite ces passages de Festugière 35 : Sans doute poètes et sculpteurs, obéissant aux exigences mêmes de leur art, inclinent à figurer une société de dieux très caractérisés : forme, attributs, généalogie, histoire, tout est nettement défini, mais le culte et le sentiment populaire révèlent d’autres tendances. […] Pour bien entendre la vraie religion grecque, oubliant donc la mythologie des poètes et de l’art, allons au culte et aux cultes les plus anciens.

Vernant répond à ce parti pris exclusif de deux manières 36. D’abord, il souligne que cette position est due à la « philosophie personnelle du savant, à l’idée qu’il se fait de la religion » 37 : Le rejet de la mythologie repose sur un préjugé anti-intellectualiste en matière religieuse. Derrière la diversité des religions comme par-delà la pluralité des dieux du polythéisme, on postule un élément commun qui formerait le noyau primitif et universel de toute expérience religieuse. On ne saurait bien entendu le trouver dans les constructions, toujours multiples et variables, que l’esprit a élaborées pour tenter de se représenter le divin ; on le place donc en dehors de l’intelligence, dans le sentiment de terreur sacrée que l’homme éprouve chaque fois que s’impose à lui, dans son irrécusable étrangeté, l’évidence du surnaturel… De façon analogue, derrière la variété des noms, des figures, des fonctions propres à chaque divinité, on suppose que le rite met en œuvre la même expérience du « divin » en général, en tant que puissance suprahumaine (to kreitton). Ce divin indéterminé, en grec to theion ou to daimonion, sous-jacent aux dieux particuliers, se diversifie en fonction des désirs ou des craintes auxquels le culte doit répondre. Dans cette étoffe commune du divin, les poètes, à leur tour, tailleront des figures singulières… Par contre, pour tout acte cultuel, il n’est pas d’autre dieu que celui qu’on invoque : dès lors qu’on s’adresse à lui, « en lui se concentre [Vernant cite ici Festugière] toute la force divine, on ne considère que lui seul. Assurément, en théorie, ce n’est pas un dieu unique puisqu’il y en a d’autres et qu’on le sait. Mais en pratique, dans l’état d’âme actuel du fidèle, le dieu invoqué supplante à ce moment les autres ».

34. Ibid., p. 21-40, notamment p. 32-33 = Œuvres I, p. 833-840, notamment p. 837-838. 35. A.-J. Festugière, « La Grèce. La religion », dans M. Gorce, R. Mortier (éd.), Histoire générale des religions II, Paris 1944, p. 27-197. 36. J.-P. Vernant, Mythe et religion, p. 31 = Œuvres I, p. 837 : « À quoi répond ce parti pris exclusif en faveur du culte et cette prévalence accordée, dans le culte, au plus archaïque ? À deux types de raisons, bien distinctes. Les premières sont d’ordre général et tiennent à la philosophie personnelle du savant, à l’idée qu’il se fait de la religion. » 37. Ibid., p. 32-33 = Œuvres I, p. 837-838.

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Vernant, les dieux et les rites Et Vernant de conclure, très justement, que le refus de prendre en compte le mythe efface [les] différences et les oppositions qui, dans un panthéon, distinguent les dieux les uns des autres, on supprime du même coup toute véritable distance entre les polythéismes, du type grec, et le monothéisme chrétien qui fait dès lors figure de modèle.

Ce qui n’est pas absolument étonnant, pourrait-on ajouter, dans une histoire des religions dirigée par le Père Gorce, de l’Institut catholique… Ce n’est pas la première fois que Vernant traite de la question. On la retrouve placée dans son contexte, à savoir la célébration du centenaire de la section des Sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études, en septembre 1986. Son intervention, aux côtés de Jean Baubérot, Jacques Béguin, François Laplanche, Claude Tardits et Émile Poulat, fut publiée l’année suivante dans Cent ans de sciences religieuses en France 38, sous le titre « Les sciences religieuses entre la sociologie, le comparatisme et l’anthropologie ». Ce qui caractérisa la nouvelle section de l’EPHE, c’est que, face au christianisme, il n’y avait pas simplement « tout le reste », mais bien une autre approche. Ce « reste », qui, posé en face du christianisme, permet de le penser et de l’aborder autrement puisqu’il ne figure plus la religion, mais une des religions – ce reste n’est pas tout le reste. Les religions retenues sont celles des grandes civilisations, à la fois écrites et monumentales.

Or, une nouveauté apparaît dès 1888, avec la création d’une chaire intitulée « Religions des peuples non civilisés ». « Problème », écrit Vernant, « si la religion est le cœur, l’essence, l’esprit des civilisations, que peut-elle être chez les non-civilisés 39 ? » Pour lui, la coupure épistémologique représentée par « cette extension des études religieuses n’apparaîtra en pleine clarté qu’en 1901 quand Mauss prendra la chaire dont Léon Marillier était le premier titulaire et qu’à côté de lui, à la même date, Henri Hubert inaugure une nouvelle direction d’étude, Religions primitives de l’Europe » 40. C’est l’école sociologique française qui entrait à la Section, et ce mouvement continua avec l’élection de Marcel Granet (1913), qui influencera Louis Gernet et Georges Dumézil. Dans la description qui suit, Vernant ébauche la nouvelle perspective qui fut ainsi créée 41 :

38. J. Baubérot, J. Béguin, F. Laplanche, C. Tardits, E. Poulat, J.-P. Vernant, Cent ans de sciences religieuses en France, Paris 1987, p. 79-88 = Œuvres II, p. 1824-1831. 39. Ibid., p. 80-81 = Œuvres II, p. 1824-1825. 40. Ibid., p. 81 = Œuvres II, p. 1825. 41. Ibid., p. 83 = Œuvres II, p. 1827.

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Vinciane Pirenne-Delforge, John Scheid De quoi parlons-nous quand nous parlons de religion et parlons-nous exactement de la même chose quand il s’agit d’aborigènes australiens, de la religion civique des Grecs du ve siècle, du christianisme médiéval, de notre Occident contemporain ?

Pour étudier de façon plus exacte l’impact de la méthode sociologique dans les sciences religieuses, il prend ensuite l’exemple de la religion grecque et en vient tout de suite à André-Jean Festugière, qui avait rejoint la Section en 1943. Ce dernier, écrit-il 42 : […] aborde la religion grecque de façon plus traditionnelle, par l’aval : il la pense par rapport et en fonction du christianisme qui constitue à ses yeux, sinon le modèle, du moins l’indispensable pôle de référence pour appréhender les phénomènes religieux. C’est à partir de l’expérience chrétienne du divin qu’on peut espérer saisir ce qui constitue le noyau authentique de la piété grecque.

Il introduit ensuite un deuxième élément, le comparatisme, qui était entré dans la section des Sciences religieuses avec Henri Jeanmaire, lui aussi élu en 1943. Avec Granet et Dumézil, Jeanmaire complétait l’approche méthodologique de la nouvelle histoire des religions, en ajoutant deux nouveaux éléments, jusqu’alors plutôt méprisés et négligés. Marcel Mauss l’avait parfaitement définie dès 1933 : « Nous avons été par erreur beaucoup trop ritologistes et préoccupés de pratiques. Le progrès que fait Granet est d’ajouter de la mythologie et de la représentation » 43. Et Vernant de montrer en quoi Festugière négligeait volontairement la mythologie des poètes et de l’art au profit des rites, car dans les rites c’est la crainte révérentielle qui serait « le socle sur lequel prendraient appui les cultes les plus anciens » 44. Ce texte éclaire l’affirmation paradoxale faite par Vernant dans Mythe et religion en Grèce ancienne. Il l’inscrit dans son contexte. Il entendait montrer que les rites, c’était intéressant, mais que l’expérience de la sociologie – comme on disait dans les années 1930-1940 – prouvait qu’il convenait de ne négliger aucune source. C’est dans le prolongement de l’ouverture des sciences religieuses à d’autres religions que le christianisme ou les grandes civilisations que s’inscrit cette affirmation. En fait, c’est la communauté des directeurs d’études de la Ve Section (Sciences religieuses) qui pesait sur cette évolution. Depuis le début du xxe siècle, les peuples « non-civilisés » commençaient à déterminer les recherches. Les ethnologues, les africanistes, et bientôt les américanistes, discutaient avec les spécialistes des sciences religieuses de l’antiquité. Dumézil suivait les séminaires de Mauss et de Granet,

42. Ibid. 43. Cité d’après J.-P. Vernant dans J. Baubérot et al., Cent ans, p. 85 = Œuvres II, p. 1829. 44. Ibid.

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Vernant, les dieux et les rites et le public de ses propres séminaires était composé (les cahiers de présence en témoignent) du public des ethnologues 45. Cette forte présence qui déterminait les recherches, les débats et les réflexions méthodologiques continua au-delà de cette époque, comme un texte savoureux de Marcel Detienne l’atteste 46, ainsi que le souvenir de ceux qui ont participé aux séminaires communs faits à l’EPHE pendant des années, entre africanistes et antiquisants de tout bord. Signalons en passant que les affirmations du Père Festugière ne sont que superficiellement exactes. Si on les met à l’épreuve des faits romains 47, où nous avons des rituels précis, attestés par des inscriptions, nous pouvons constater que c’est une lourde erreur de perspective d’inscrire l’invocation d’une divinité dans un contexte hénothéiste. En effet, quand on dispose de beaucoup de sources, et des sources précises, on constate qu’il n’en est pas ainsi. Le temple du Capitole est toujours appelé temple de Jupiter, et le récit mythique du vœu de ce temple ne connaît que Jupiter. Or, dès le début, dès que nous avons connaissance de rituels, nous constatons que Jupiter est flanqué de deux divinités, qui ajoutent à sa représentation de la souveraineté deux autres aspects, l’aspect féminin de celle-ci, Junon, et sa rationalité, par le biais de Minerve 48. Quand les frères arvales font des sacrifices expiatoires dans le bois sacré de Dea Dia, ils s’adressent longtemps à la seule Dea Dia. Et ce n’est qu’un siècle plus tard, quand les procès-verbaux de la confrérie deviennent plus verbeux et précis, que nous apprenons qu’elle est entourée d’une quinzaine d’autres divinités qui avaient des autels temporaires mais permanents dans son bois sacré. Dea Dia elle-même, qui est la destinataire du sacrifice annuel des arvales, d’après l’annonce publique de la fête et les procès-verbaux du ier siècle et de la première moitié du iie siècle, apparaît en fait associée, quand les protocoles deviennent plus longs, à une autre divinité, Mater Larum. Et on trouve cette situation dans la plupart des rituels et cultes : une divinité n’est jamais seule lors d’un rite, elle est toujours susceptible de se « déployer » en quelque sorte en s’entourant d’autres divinités, hiérarchiquement subordonnées à elle, mais bien présentes. On peut constater que, encore en 240, les frères arvales sont

45. Cf. C. Malamoud, J. Scheid, École Pratique des Hautes Études. Section des sciences religieuses. Annuaire. Résumé des conférences et travaux 95 (1986-1987), p. 32-35, notamment p. 34. 46. M. Detienne, « Entrer en religion et comparer », dans C. Calame, B. Lincoln (éd.), Comparer en histoire des religions antiques, Liège 2012, p. 53-65. 47. Le même constat vaut évidemment pour les faits grecs chers à Vernant et dont Stella Georgoudi a valorisé le volet épigraphique tout au long de ses travaux : par exemple, « Les Douze Dieux des Grecs : variations sur un thème », dans S. Georgoudi, J.-P. Vernant (éd.), Mythes grecs au figuré, Paris 1996, p. 43-80 ; « Les Douze Dieux et les autres dans l’espace cultuel grec », Kernos 11 (1998), p. 73-83. 48. Voir J. Scheid, « Dieux de Rome, dieux des Romains. Réflexions sur les théologies romaines », dans Annuaire du Collège de France 2013-2014. Résumé des cours et travaux, 114e année, 2015, p. 465-474.

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Vinciane Pirenne-Delforge, John Scheid capables de construire ces structures polythéistes en fonction du contexte. On a mis beaucoup de temps pour le découvrir, et l’intuition de Gaetano Marini (1740-1815), le premier éditeur de ces inscriptions, ne fut pas entendue. Lui qui vivait au Vatican, qui savait lire un rituel et n’était pas obsédé par la volonté de convertir les Anciens au monothéisme, ne ressentait aucune gêne devant ce cadre polythéiste ; il comprenait son fonctionnement et écrivait certaines phrases qui annoncent les Götternamen de Hermann Usener 49. Il comprenait ainsi parfaitement une divinité créée par le magister des frères arvales, au moment de l’expiation : Adolenda Conmolenda Deferunda. Contrairement à beaucoup de ses successeurs, il comprit que c’était une seule divinité, plurielle, qui couvrait l’ensemble d’une activité, parce qu’il se rendit compte qu’elle recevait le même nombre de victimes qu’une divinité qui n’avait qu’un seul nom. Mais pour cela, il ne faut pas mépriser le ritualisme et le polythéisme comme des vestiges de la préhistoire. Sur ce plan Mgr. Marini était en avance sur le Père Festugière. C’est donc face à ce qu’il considère comme une christianisation de la religion grecque que Vernant défend le mythe comme une source digne d’intérêt de l’expérience religieuse. Il conclut que mythe, rite, représentation figurée, tels sont les trois modes d’expression – verbale, gestuelle, imagée – à travers lesquels l’expérience religieuse des Grecs se manifeste, chacun constituant un langage spécifique qui, jusque dans son association aux deux autres, répond à des besoins particuliers et assume une fonction autonome 50.

La deuxième réponse, qui ne nous intéresse pas ici, relève de la capacité à analyser les mythes et, pour ce faire, Vernant se réfère à la méthode d’analyse dumézilienne, en précisant que, loin de s’opposer au rituel, il est simplement plus « explicite que le rite, plus didactique, plus apte et enclin à “théoriser”… ». Et il livre d’ailleurs une belle description du rite : Le culte est moins désintéressé, plus engagé dans les considérations d’ordre utilitaire. Mais il n’est pas moins symbolique. Une cérémonie rituelle se déroule suivant un scénario dont les épisodes sont aussi strictement ordonnés, aussi lourds de signification que les séquences d’un récit 51…

Et il dit les mêmes choses des images. Dans cette perspective, on ne peut qu’être d’accord avec lui. Il est aujourd’hui inutile de suspecter l’analyse des rites, car elle ne ressemble plus à ce qui se faisait au temps d’André-Jean Festugière. Il est désormais possible

49. Cf. J. Scheid, « Gaetano Marini et les frères arvales », dans Gaetano Marini (1742-1815), Cité du Vatican 2015 (ST 492-493), p. 1187-1210. 50. J.-P. Vernant, Mythe et religion, p. 34-35 = Œuvres I, p. 838. 51. Ibid., p. 38 = Œuvres I, p. 839-840.

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Vernant, les dieux et les rites de lire dans les rites une autre version du polythéisme, et de le retrouver tel que le laissent voir de leur côté les textes philosophiques ou mythiques, et même de façon plus complexe et précise que ces textes. C’est bien pour cette raison que les érudits du ier siècle av. J.-C. pouvaient évoquer plusieurs types de théologie, mythique, physique, et civique. C’est cette dernière que les rites mettent en action sur le plan collectif, et les penseurs comme Varron ou Cicéron soulignent qu’elle a leur préférence. Aujourd’hui, sous l’influence de l’anthropologie, on a réussi à faire parler les rites, à décrypter les énoncés théologiques qu’ils sont susceptibles de produire. Du coup, travailler sur les rites permet d’analyser les puissances bien mieux qu’autrefois. C’est notamment l’analyse de rites révélés par l’épigraphie qui a permis par exemple de reconstruire une manière très romaine, mais attestée aussi ailleurs, de construire des théologies polythéistes dans le feu de l’action. À l’époque où Vernant écrivait les lignes que l’on a citées, ce n’est pas ainsi qu’on analysait les rites. À cette époque, pour beaucoup de chercheurs, les rites en eux-mêmes étaient encore des vestiges des superstitions de la préhistoire, qui n’étaient plus compréhensibles. Franz Cumont, par exemple, les voyait ainsi. C’est pourquoi ils furent considérés comme sclérosés et vides, geistlos. À ce détail près que, sous l’influence du théologien protestant Rudolf Otto et de son ouvrage Das Heilige (1917), le contexte de ces rites était jugé susceptible de susciter la terreur devant ce que les chrétiens appellent « le sacré ». C’est ainsi qu’on peut expliquer l’affirmation paradoxale de Vernant. Et peut-être est-ce aussi pourquoi il n’a somme toute pas beaucoup travaillé sur les rites. Ou, disons plutôt qu’il ne les prenait en considération que dans un mythe ou sur une image, et beaucoup moins dans une inscription ou un contexte archéologique. Dans ces contextes, le rite était supposé être dégagé de son référent ancestral, polythéiste, et apparemment figé. Il était dès lors plus apte, d’après certains, à faire ressentir le sacré tel que l’imaginaient les chrétiens. Pour élaborer ces théories d’un hénothéisme, voire d’un monothéisme rituel, il faut que la source soit minimale, car dès que l’on dispose de sources développées et précises, telles que les réglementations rituelles grecques ou les protocoles des arvales, le mythe moderne du monothéisme rituel s’évanouit. La psychologie historique de Meyerson et l’approche sociologique de Durkheim et de Mauss, relayées par Gernet du côté grec, ont été déterminantes dans le cheminement qui a conduit à l’affirmation de Vernant selon laquelle les dieux grecs sont des puissances et non des personnes. Ce constat relève d’une compréhension en profondeur des mécanismes de fonctionnement

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Vinciane Pirenne-Delforge, John Scheid des polythéismes antiques et de l’altérité de la représentation du divin qui s’y dessine en regard de la tradition chrétienne. Pour citer une dernière fois Vernant 52 : Que la même puissance divine soit à la fois une et triple, cela ne fait pas, pour le Grec, difficulté ni problème. Si l’on songe à l’âpreté des discussions trinitaires dans le christianisme, on peut mesurer l’ampleur du changement de perspective à l’égard du divin.

52. J.-P. Vernant, « Aspects de la personne » (1965), p. 363, n. 22 = Œuvres I, p. 568, n. 3.

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COMMENT DRESSER LE PORTRAIT D’UN « DIEU » ? REVISITER LA NOTION DE « PANTHÉON » À PARTIR DU CAS DES KULUNG DU NÉPAL

Grégoire Schlemmer*

Comment dresser le portrait d’un dieu ? Ou, plus précisément – car, nous rappelle Jean-Pierre Vernant, « pour l’historien des religions, ce sont les hommes qui expliquent les dieux » 1 – comment dresser le portrait de ce qui, pour les humains de telle société, est un dieu ? Dans sa volonté de ne pas approcher les dieux comme des personnes, Vernant propose de les penser comme des « puissances », organisées en panthéon. « Un dieu est une puissance qui traduit une forme d’action, un type de pouvoir » 2, et qui ne peut se déterminer que dans sa relation aux autres dieux, c’est-à-dire replacé au sein du panthéon dans lequel il s’inscrit. L’hypothèse initiale de Vernant, qui fut bien résumée par Marcel Detienne avec qui il collabora sur ce thème, est qu’« un panthéon n’est ni une troupe confuse, ni la juxtaposition artificielle de personnalités dont chacune pourrait revendiquer une essence propre » 3. Ainsi, pour Vernant, un panthéon apparaît comme un système de classification, une certaine façon d’ordonner et de conceptualiser l’univers en y distinguant des types multiples de pouvoir et de puissance. En ce sens, je dirais volontiers qu’un panthéon, comme système organisé impliquant entre les dieux des relations définies, est en quelque sorte un

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Je remercie Marlène Albert Llorca, Véronique Bouillier, Roberte Hamayon, Aminah MohammadArif, Guillaume Rozenberg et Bernard Schlemmer pour leurs commentaires. 1. J.-P. Vernant, « La société des dieux », Mythe et société en Grèce ancienne (Paris 1974), repris dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, Paris 2007, 2 vol., I, p. 699. 2. J.-P. Vernant, « Religion grecque, religions antiques », Religions, histoires, raisons (Paris 1979), repris dans Œuvres II, p. 1669. 3. M. Detienne, « Conférence de M. Marcel Detienne », Annuaire de EPHE, Section des sciences religieuses 91 (1982), p. 329-330.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114075

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Grégoire Schlemmer langage, un mode particulier d’appréhension et d’expression symbolique de la réalité 4.

La notion de panthéon apparaît donc au cœur même de l’analyse des puissances divines que propose Vernant. Cette approche structurale du panthéon s’inscrit dans la continuité de prestigieux auteurs. On y voit l’influence de Marcel Mauss et d’Émile Durkheim 5 ; on voit aussi et surtout la filiation avec l’approche comparative des mythologies indo-européennes de Georges Dumézil 6. La notion a pourtant fait l’objet de peu de recherches et d’analyses, si ce n’est celle de Vernant lui-même et de Detienne – encore qu’ils aient davantage travaillé à en montrer les implications fécondes qu’à la définir. On trouve pléthore d’écrits sur tel ou tel panthéon 7, mais je n’ai trouvé nulle part d’article sur la notion même de panthéon (notamment dans les dictionnaires sur le religieux que j’ai consultés 8), comme

4. J.-P. Vernant, « La société des dieux », dans Œuvres I, p. 695. 5. Alors que le terme de panthéon n’est que mentionné – et assez rarement – dans l’étude sur le sacrifice (H. Hubert, M. Mauss, « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice », Année sociologique 2 (1899), p. 29-138) et dans celle sur la magie (H. Hubert, M. Mauss, « Esquisse d’une théorie générale de la magie », Année sociologique 7 (1903), p. 1-146), il fait l’objet d’un commentaire important dans un article de Durkheim et Mauss (É. Durkheim, M. Mauss « De quelques formes primitives de classification – contribution à l’étude des représentations collectives », Année sociologique 6 (1902), p. 1-72), article qui cherche à montrer, en s’appuyant sur l’étude du totémisme, la base sociale des classifications, préfigurant l’approche structurale de Dumézil et de Vernant. Mauss et Durkheim écrivent en effet : « Chaque mythologie est, au fond, une classification, mais qui emprunte ses principes à des croyances religieuses, et non pas à des notions scientifiques. Les panthéons bien organisés se partagent la nature, tout comme ailleurs les clans se partagent l’univers […]. Attribuer telles ou telles choses naturelles à un dieu, revient à les grouper sous une même rubrique génétique, à les ranger dans une même classe ; et les généalogies, les identifications admises entre les divinités impliquent des rapports de coordination ou de subordination entre les classes de choses que représentent ces divinités », p. 140. 6. G. Dumézil, Les Dieux indo-européens, Paris 1952. 7. Peut-être l’un des plus anciens ouvrages comprenant le mot « panthéon » dans son titre pour désigner autre chose que le temple grec est-il celui de L. Richeom, Le Pantheon Huguenot decouvert et ruiné contre l’aucteur de l’Idolâtrie Papistique, Lyon 1610, qui est une critique de la religion des Huguenots. Viennent ensuite l’ouvrage de A. Tooke, The Pantheon, Representing the Fabulous Histories of the Heathen Gods and most Illustrious Heroes in a Short, Plain, and Familiar Method, by Way of Dialogue, Londres 1726, avec ses nombreuses éditions ultérieures, qui porte sur les dieux antiques. D’autres suivront, tel celui de P. Jablonski, Pantheon Aegyptiorum, sive de Diis eorum commentarius, cum prolegomenis de Religione et Theologia Aegyptiorum, Francfort-sur-l’Oder 1750, sur le panthéon égyptien ; ils se multiplieront dans le courant des xixe et xxe siècles avec des travaux d’historiens et d’orientalistes. Le premier ouvrage appliquant le terme à une société vivante est à ma connaissance celui d’É. Rodriguez, The Hindoo Pantheon: Comprising the Principal Deities, Worshipped by the Natives of British India, Madras 1844. 8. Dans l’Encyclopedia of Religion and Ethics en douze volumes de J. Hastings (1928) par exemple, il n’y a pas d’entrée « panthéon », mais une entrée « pantheism », qui renvoie principalement aux « religions antiques » (égyptienne, babylonienne, zoroastrienne) et chinoises ; s’y ajoute un développement tout particulier sur la Grèce et sur l’Inde (hindouisme). Il n’y a pas non plus d’entrée

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Comment dresser le portrait d’un « dieu » si elle allait de soi. Elle soulève pourtant toute une série de questions. Le panthéon est-il une réalité des sociétés décrites ou un outil d’analyse ? Est-il présent dans toutes les sociétés, ou est-il spécifique à certaines d’entre elles ? Quels sont les éléments qui le définissent ? En quoi cette notion éclaire-t-elle celle de dieux ou de puissances, et que laisse-t-elle dans l’ombre ? En bref, qu’entend-on donc exactement par « panthéon », ce terme grec qui désigne originellement un temple construit en l’honneur de tous les dieux ? Sans avoir l’ambition de répondre à toutes ces questions, je voudrais ici aborder la définition même du terme « panthéon » et, partant, son champ d’application. Pour ce faire, je m’appuierai sur l’exemple des Kulung de l’Himalaya népalais, en posant une question simple, dont la réponse l’est moins : les Kulung ont-ils un panthéon ? Les Kulung ont-ils une religion et des dieux ? Les Kulung forment une société tribale au sens classique du terme, c’està-dire se définissant sur une base généalogique (deux frères, ancêtres fondateurs, dont sont issus une vingtaine de clans égalitaires et de sous-clans). Ils vivent dans une vallée assez reculée de l’Himalaya népalais, d’agriculture en terrasse et, dans une moindre mesure, d’élevage. La question de savoir s’ils ont un panthéon peut d’autant plus légitimement se poser que l’on peut se demander s’ils ont vraiment une religion. Faut-il donc avoir une religion pour avoir un panthéon, et les Kulung ont-ils une religion ? Non, à en croire certains Kulung. Car le terme népali dharma, issu du sanskrit, que l’on peut traduire par « religion », est utilisé exclusivement par eux pour désigner des « grandes » religions établies régionalement, que ce soit l’hindouisme, le bouddhisme ou, plus récemment, le christianisme, avec lesquels ils sont en contact. En outre, ils n’ont ni dogme ni foi, ni temples ni statues, ni livres saints ni prêtres, ni discours sur l’au-delà, ni notions de faute ou de mérite. Ils n’ont pas de dharma, donc, mais ils ont le ridum. Ce terme, fondamental pour eux, correspond assez

« panthéon » dans l’Encyclopedia of Religions de M. Eliade (1987). On la trouve, en revanche, dans le Dictionnaire des religions de P. Poupard (1984), mais elle est précédée de la mention « Religions de la Mésopotamie » (avec comme première définition : « l’ensemble des dieux qui faisaient l’objet d’un culte dans une cité ou dans un État ») ; Poupard renvoie aussi aux entrées « Égypte » et « Grèce ». Le Dictionnaire des Faits Religieux de R. Azria et D. Hervieu-Léger (2010) n’en possède pas non plus (mais il y a un petit développement dans l’entrée « Dieu(x) et Divinités » dans la sous-section « organisation des panthéons »). Quant à l’Encyclopédie des Religions de F. Lenoir et Y. Tardan-Masquelier (2000), elle n’inclut ni l’entrée ni même le mot-clef « panthéon ». Il n’existe, à ma connaissance, que deux ouvrages entièrement dédiés à cette notion : V. PirenneDelforge (éd.), Le panthéon des cités, Des origines à la Périégèse de Pausanias, Liège 1998 (Kernos suppl. 8), qui porte sur le monde grec (je remercie Nicole Belayche de m’avoir indiqué cet ouvrage), et V. Bouillier, G. Toffin (éd.), Classer les dieux ? Des panthéons en Asie du Sud, Paris 1993 (Puruṣārtha 15).

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Grégoire Schlemmer bien à ce que nous nommons la « tradition ». Ridum désigne en effet, au sens propre, la généalogie ; mais aussi les mythes, les rituels, et plus généralement la loi et l’ordre social tels qu’ils ont été légués par les ancêtres, et qu’il faut, de ce simple fait, perpétuer en se conformant aux obligations rituelles 9. Même sans institutions religieuses comme celles établies par les « grandes » religions (ce qui est finalement assez fréquent parmi les sociétés humaines), on retrouve chez les Kulung nombre d’éléments qui forment le religieux : rites, mythes, spécialistes, interdits, etc. Une seconde question se pose alors : faut-il des dieux pour avoir un panthéon, et les Kulung ont-ils des dieux ? Non, selon eux, ou très peu, si l’on traduit le terme népali de devatā, un terme créé à partir de la racine indo-européenne *dēyw- qui donna aussi le mot « dieu ». Les Kulung n’auraient guère que des esprits 10 (cap en kulung) ou des démons (bhūt en népali), des entités issues des âmes des morts qui n’ont aucune forme de transcendance, à qui l’on n’adresse ni prières, ni autres marques de dévotion, et qu’on se contente le plus souvent de nourrir puis de repousser par un rituel d’éloignement. Il existe aussi quelques principes, que l’on pourrait qualifier de « naturels » (la Terre, le Vent), ou de « sentiments » et de notions (la Colère, la Malédiction, le Pouvoir ancestral), mais qui sont très peu personnalisés 11. Les seules entités qui pour les Kulung mériteraient le terme de devatā sont les êtres nés d’eux-mêmes (pokma, « levé ») ; n’ayant pas été enfantés, ils ne proviennent pas de l’âme d’un mort ; mais ils sont rares (voir plus loin). En somme, la hiérarchie entre humains et entités spirituelles est faible : ces dernières ne sont pas considérées comme gérant le cosmos, et les hommes ne sont pas à leur service. Peut-être vaut-il mieux dire qu’il s’agit d’une société sans dieu(x). Mais c’est là qu’intervient une des valeurs heuristiques de la notion de puissance telle qu’elle est proposée par Vernant : elle permet de penser ensemble toutes ces forces – dieux et démons, esprits et principes – qui

9. Sur ce point, comme de manière plus générale sur l’ensemble de l’ethnographie qui sous-tend mes propos, je me permets de renvoyer à mon travail de thèse (G. Schlemmer, « Vues d’esprits. La conception des esprits et ses implications chez les Kulung Rai du Népal », Université Paris 10-Nanterre, Paris 2004). 10. J’emploie ici le terme « esprit » par contraste à « dieu ». Le terme a l’avantage d’évoquer une certaine continuité avec les humains, de mettre l’accent sur l’absence de corporéité visible (ce qui est souvent la première caractéristique énoncée par les Kulung pour les qualifier) ainsi que sur une absence de transcendance ; mais il reste, comme tous les termes plus ou moins synonymes, imparfait. 11. Précisons qu’il n’y a, chez les Kulung, ni esprit animal, ni émanation de plantes ou autre qui qualifierait un animisme au sens classique, tel qu’il est défini par E. Tylor (Primitive Culture, Londres 1871). Ils ne sont pas non plus animistes au sens que donne P. Descola (Par-delà nature et culture, Paris 2005) à cette notion, à savoir la conception que les humains partagent une même « intériorité » avec les (ou plusieurs) éléments de la nature, dont ils se différencient par leur aspect physique, ou « physicalité ». Les esprits sont des maîtres de, autrement dit des puissances qui occupent, contrôlent, et parfois prennent la forme d’éléments que nous qualifions de naturels, mais elles n’en émanent pas.

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Comment dresser le portrait d’un « dieu » forment de facto un continuum. À partir d’ici, nous nous permettrons donc d’employer de manière assez indistincte « puissances » ou « entités spirituelles » pour regrouper « dieux » et « esprits », des notions qui, au niveau de généralité traité ici, nous semblent pouvoir être pensées ensemble. Reste qu’il est important de tenir compte du fait que les Kulung conçoivent peu de dieux – au sens de figures supérieures aux humains et plutôt bénéfiques –, si l’on veut appliquer la notion de panthéon à cette population. Chez les Grecs anciens comme dans nombre de sociétés, les esprits des morts, les fantômes, les puissances diffuses existent aussi, mais, pas plus qu’ils ne furent incorporés dans le temple romain éponyme, ils sont très rarement pris en compte dans les approches qui mobilisent la notion de panthéon 12. Comment est structuré un panthéon ? S’il n’y a pas de religion ni de dieux chez les Kulung, il y a néanmoins du religieux et des puissances ; admettons alors qu’ils puissent légitimement revendiquer un panthéon. Mais comment l’identifier ? Le premier réflexe est de se tourner vers les mythes qui sont, explicitement ou non, à peu près toujours perçus comme étant le lieu d’énonciation explicite de la structuration des panthéons 13. Les Kulung possèdent une mythologie assez riche. Il s’agit de récits agencés selon une généalogie idéalement ininterrompue, du premier être aux humains actuels – même s’il y a, en fait, des ruptures, des histoires plus ou moins annexes. Ces récits sont racontés par séquences lors de différents rituels, ou en réponse à des questions sur l’origine de certaines règles ou institutions. Dans ces récits, apparaissent des êtres nés d’eux-mêmes, avec le monde, certains étant liés à un domaine (le Nagi est associé à la rivière, Diburim à la

12. Il y a bien sûr des exceptions ; par exemple, à propos de l’hindouisme, l’article de E. Harper, « A Hindu Village Pantheon », Southwestern Journal of Anthropology 15 (1959), p. 227-234, ou celui, au titre explicite, de M.-L. Reiniche, « Les “Démons” et leur culte dans la structure du panthéon d’un village du Tirunelveli », Paris 1975 (Puruṣārtha 1), p. 31-48. Mais dans ces textes, la notion de panthéon n’est pas vraiment problématisée : elle sert à désigner l’ensemble des entités spirituelles, et surtout leur lieu de culte et leur répartition spatiale dans le village donné. De plus, pour ces deux auteurs – comme dans la plupart des écrits d’indianistes (L. Dumont, « Définition structurale d’un dieu populaire tamoul », Journal Asiatique 241 (1953), p. 255-270 ; L. Babb, The Divine Hierarchy: Popular Hinduism in Central India, New York 1975 ; C. Fuller, « The Hindu Pantheon and the Legitimation of Hierarchy », Man 23 (1988), p. 19-39), l’élément de base du panthéon n’est pas la figure divine, mais des catégories plus larges regroupant une multitude de figures, ces catégories étant décrites comme fondées sur des couples d’oppositions (végétarien/ carnivore, pur/impur, bienveillant/malveillant, etc.) mis en parallèle avec l’organisation hiérarchique de la société. 13. É. Durkheim, M. Mauss, « De quelques formes primitives de classification », p. 1-72 ; M. Weber, Sociologie de la Religion, tr. fr. I. Kalinowski, Paris 2006 [éd. orig. : Religionssoziologie, dans Wirtschaft und Gesellschaft, Tübingen 1921-1922], p. 95.

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Grégoire Schlemmer chasse, Laladum à la forêt). On voit donc là différents éléments qui caractérisent le panthéon « à la grecque » : un ensemble structuré de puissances nommées, personnalisées et organisées selon des relations de parenté 14. Reste que ces mythes disent peu de chose de ces puissances, hormis leur nom et leur relation de parenté (encore qu’il s’agisse avant tout de filiation entre eux et les humains). Ils ne narrent pas leurs interactions ; les épisodes du mythe insistent plutôt sur la constitution de l’ordre des choses tel qu’il existe dans les temps présents et sur les questions d’unions matrimoniales entre humains et puissances. Bref, les mythes kulung ne décrivent pas une « société des dieux », selon le modèle de panthéon défini par Vernant. Enfin et surtout, ces puissances sont loin de toutes intervenir dans la vie rituelle kulung. Seule une partie des êtres du mythe intervient dans le rite, et seule une petite partie des êtres du rite est mentionnée dans le mythe. Or, chez les Kulung, c’est avant tout le rite qui fait les puissances, ici les esprits. Ceci vaut autant pour ce que le rite dit et montre que pour l’implicite qui se dégage des discours et de son organisation. Les esprits y sont explicitement nommés, et parfois qualifiés (« le riche de la forêt », « celui de tel endroit », etc.). Il y a aussi et surtout l’ensemble des éléments qui se dégagent de l’organisation des rites : les lieux 15, le temps, la langue du rituel, le sacrifiant, le sacrificateur et le sacrifié, etc. Ces critères d’ordonnancement (souvent des couples d’oppositions) sont relativement fixes, et parfois explicitement utilisés comme mode de classement des esprits : maison/forêt, rite en népali/rite en kulung, offrandes végétariennes/offrandes carnées, etc., comme si les Kulung mettaient davantage en avant les structures mêmes qui permettent de penser les esprits plutôt que la position que ces derniers occupent les uns par rapport aux autres (un même esprit peut être considéré, parfois

14. Pour une présentation de récits mythologiques d’un groupe proche des Kulung avec une analyse visant à montrer que les récits mythologiques configurent un panthéon, voir M. Gaenszle, « Ancestral Types: Mythology and Classification of “Deities” among the Mewahang Rai », dans V. Bouillier, G. Toffin (éd.), Classer les dieux ?, p. 197-217. 15. Les lieux associés aux entités spirituelles et ceux où un rituel leur est adressé ont une grande importance chez les Kulung, ce qui fait que l’idée d’un panthéon, au sens premier du terme (un temple qui rassemble toutes les divinités), ne peut pas faire sens dans cette société, où l’idée même de temple n’est d’ailleurs pas vraiment présente. Précisons aussi qu’il n’y a pas de représentation plastique d’esprit : ni dessin, ni statue, et même rarement de support matériel. L’autel se compose le plus souvent de récipients d’aliments et de boissons. Seuls certains rites faits en népali et d’importation relativement récente impliquent un support – petite pierre dressée, morceau d’argile grossièrement façonné –, qualifié de sthāpanā – ce qui fixe, établit, fonde – ou de naksā – dessin, diagramme. L’esprit est pensé comme étant directement présent dans les corps : le plus souvent sous forme de maladie (le rite ayant alors pour finalité de l’expulser), parfois comme étant assis sur les épaules (quand un esprit positif dispense du bienfait). Cf. G. Schlemmer, « Le rituel de l’Esprit Noir ou comment créer une présence pour manifester son absence » dans J.-L. Durand, M. Cartry, R. Koch-Piettre (éd.), Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures, Turnhout 2010, p. 97-110.

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Comment dresser le portrait d’un « dieu » comme relevant de la maison, parfois de la forêt, mais le contraste maison/ forêt, lui, reste stable). L’hypothèse de l’importance du rite, voire son primat sur le mythe dans l’Inde védique, fut avancée par Charles Malamoud, dans l’introduction de Cuire le monde (avec pour sous-titre : Rite et pensée dans l’Inde ancienne, en référence évidente au Mythe et pensée chez les Grecs de Vernant), qui se présente comme un hommage à Vernant et un dialogue critique avec lui. Selon Malamoud, Vernant « fait le reproche à certains historiens de ne s’intéresser qu’aux formes du culte et de négliger les mythes, effet “d’un préjugé anti-intellectualiste” », [supprimant] « du même coup toute véritable distance entre les polythéismes, du type grec, et le monothéisme chrétien, qui fait, dès lors, figure de modèle » 16.

Mais dans la société védique – point de départ, faut-il le rappeler, de la comparaison avec les Grecs chez Dumézil –, « on parle, dit Malamoud, des dieux pour prolonger et illustrer ce que l’on a à dire sur les rites » (ibid.). Dans ce même passage, Malamoud s’exprime directement sur l’usage de la notion de panthéon lorsqu’il écrit : Y a-t-il à proprement parler un panthéon brahmanique ? Oui, en ce sens que les dieux sont indubitablement multiples et que chacun d’eux est pris dans un réseau de relations avec les autres. Mais ce panthéon n’a pas la cohérence familière et rassurante que confère au panthéon grec l’anthropomorphisme de ses dieux : unis entre eux par des liens de parenté et d’alliance, les dieux grecs sont assez individualisés pour pouvoir former une société ; leurs histoires s’ajustent entre elles et il y a en somme une histoire des dieux […]. Les dieux du brahmanisme sont en nombre indéterminé, variable suivant le point de vue adopté. Ils n’ont pas vraiment de généalogie et leur identité est trop labile pour être contenue dans quelque système de parenté 17.

Il existe donc différentes façons d’ordonner les puissances. Et cette variété d’ordonnancement peut se retrouver au sein d’une même société. Nous avons, à propos des Kulung, parlé du mythe et du rite ; ajoutons aussi ce qui pour les

16. C. Malamoud, Cuire le monde. Rite et pensée dans l’Inde ancienne, Paris 1989, p. 7. 17. C. Malamoud, Cuire le monde, p. 7. Malamoud développe aussi une autre idée qui intéresse notre propos. À propos des « textes de l’hindouisme sectaire », postérieurs aux védas et qui « ont des dieux beaucoup plus classiquement mythologiques », Malamoud note ainsi que « même dans les narrations de longue haleine dont ils sont les héros, les différences et oppositions entre dieux individuels qui forment le panthéon sont secondaires par rapport aux spéculations sur les différents aspects et niveaux de réalité d’une même puissance divine » (ibid., p. 7). On retrouve aussi cette idée chez M. Augé (Génie du paganisme, Paris 1982), qui mentionne qu’un dieu et ses différentes formes peuvent constituer un mini-panthéon autonome, qui contrastera avec celui d’un autre dieu. M. Augé (Le dieu objet, Paris 1988) avance aussi le fait que la cohérence du panthéon vaudou ne peut être saisie qu’à un niveau supra-ethnique – ce qui pose la question de l’adéquation entre un peuple et un ensemble de dieux, et la détermination de l’ensemble de dieux que l’on peut considérer comme formant un panthéon, et donc devant être pensés ensemble.

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Grégoire Schlemmer Kulung motive le rite : l’infortune, et donc la divination. Car tous les rites se présentent comme ayant pour finalité de guérir ou de prévenir les maladies, imputées a posteriori aux esprits par un processus divinatoire. Le regroupement de la totalité des entités spirituelles – idée qu’évoque le terme de panthéon – n’existe d’ailleurs chez les Kulung que dans la divination ; l’officiant passe en revue toutes les puissances que l’on connaît (en théorie, car dans les faits il peut y avoir des oublis) afin de soumettre leur nom à un processus divinatoire qui les désignera ou non comme responsables. Le panthéon : une notion emic ou etic ? Il existe ainsi, au sein d’une même société, plusieurs manières d’ordonner l’ensemble des puissances, selon les corpus mobilisés 18. Ces formes d’ordonnancement des puissances forment-elles autant de panthéons ? Répondre à cette question implique de lever une ambiguïté véhiculée par cette notion : le panthéon est-il à prendre au sens large, comme désignant l’ensemble des entités spirituelles de toute société polythéiste ? Ou au sens restreint, comme désignant un type d’ensemble d’entités spirituelles de sociétés polythéistes : celui qui est explicitement structuré en système, selon des critères relativement stables (impliquant donc un effort local de systématisation) ? S’agit-il d’une catégorie etic (une catégorie analytique du chercheur pour décrire une réalité) ? Ou emic (interne aux populations décrites, qu’elles en aient le concept ou plus largement la représentation) ? De manière surprenante, peu d’auteurs semblent avoir explicitement posé la question, comme si l’usage du terme « panthéon » allait de soi. Max Weber a peut-être été l’un des premiers à proposer une définition précise de ce que pouvait désigner ce terme, en privilégiant le sens restreint. Il écrivait ainsi dès le début du xxe siècle : Les « dieux » forment souvent – et ce constat ne se limite absolument pas aux cas où le degré de différenciation sociale est faible – un chaos désordonné de créatures aléatoires perpétuées au hasard des cultes. […] La règle veut qu’il y ait « constitution d’un panthéon » dès que se trouve atteint un certain degré, variable dans le détail, de systématicité dans la pensée de la tradition religieuse, d’une part, et, d’autre part, un certain degré de rationalisation de la vie en général, avec les exigences de plus en plus typiques que celle-ci implique en ce qui concerne les actes que les dieux ont à accomplir : par « constitution

18. Le terme même de corpus – qui désigne en latin l’ensemble du droit romain (corpus iuris) – renvoie à nouveau, comme celui de panthéon, aux sociétés antiques, ainsi qu’à l’idée d’une totalité, d’une exhaustivité. C’est d’abord une construction de chercheur, qui délimite un ensemble fini de sources pour analyser son objet. Ce corpus variant selon les données disponibles (avant tout textes et documentation matérielle pour les antiquisants, paroles et actes pour les ethnologues), il oriente bien sûr ce que l’on pourra dire d’un même sujet.

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Comment dresser le portrait d’un « dieu » d’un panthéon », on entend, d’une part, la spécialisation et l’attribution de caractères permanents à certaines figures de dieux et, d’autre part, leur dotation en attributs permanents et la délimitation, d’une façon ou d’une autre, de leurs « compétences » respectives 19.

Plus récemment, Jack Goody a opéré quant à lui un lien direct entre panthéon et structure politique, en l’occurrence étatique : La formalisation du panthéon est souvent liée à la formation de l’État, avec l’incorporation ou l’identification de certains dieux locaux dans un cadre national plus large 20.

Parce qu’il a travaillé sur une société où l’idée de panthéon comme ensemble organisé de dieux était donnée à voir par les Grecs eux-mêmes (comme dans la plupart des sociétés antiques avec lesquelles il menait en premier lieu la comparaison), et qu’il a repris et développé une forme d’analyse structurale de cette totalité divine, Vernant n’a pas eu besoin de distinguer clairement les deux acceptions possibles du terme. Mais ceci n’est pas sans entraîner une certaine confusion lorsqu’on souhaite appliquer la notion de panthéon à une société où ces deux acceptions ne se retrouvent pas. Detienne, qui initia avec Vernant les recherches sur les panthéons et les poursuivit avec un comparatisme dépassant les sociétés antiques, a bien noté le caractère très labile de l’ordonnancement des entités spirituelles. Il écrit : Dans le monde africain où prolifèrent les constructions polythéistes, rares sont les sociétés où les figures du panthéon sont liées entre elles dans un cadre narratif, où les concepts et les puissances religieuses sont rassemblées et mobilisées dans un système relationnel global. Et c’est alors la vie quotidienne avec ses gestes et ses pratiques coutumières qui forment le tissu d’une mise en relation entre des puissances de rang et d’efficacité distincts.

Et il les met en contraste plus loin avec les « polythéismes savants qui cultivent les discours théologiques » 21. Il propose d’abandonner la focalisation sur le « modèle “dumézilien” des dieux individualisés » au profit d’analyses en termes de « groupements et de configurations de puissances divines » 22, mais non l’usage large du terme de panthéon 23. On peut néanmoins se demander si,

19. M. Weber, Sociologie de la Religion, p. 95. 20. J. Goody, La logique de l’écriture. Aux origines des sociétés humaines, Paris 1986, p. 43. 21. M. Detienne, « Conférence de M. Marcel Detienne », p. 331. 22. M. Detienne, « Expérimenter dans le champ des polythéismes », Kernos 9 (1997), p. 65. 23. Dans V. Pirenne-Delforge (éd.), Le panthéon des cités, plusieurs articles viennent aussi relativiser la notion de panthéon, notamment les articles de C. Calame (« Logiques du temps légendaire et de l’espace cultuel selon Pausanias : une représentation discursive du “panthéon” de Trézène », p. 149-163) sur les décalages entre aspect discursifs et cultuels, ainsi que de F. de Polignac (« Divinités régionales et divinités communautaires dans les cités archaïques », p. 23-34) et de A.

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Grégoire Schlemmer à trop élargir la notion, elle garde encore une pertinence. Il me semble en effet que l’intérêt porté aux ordres sous-jacents à tout ensemble polythéiste fut la source d’une indéniable avancée dans la compréhension des faits religieux. Il n’en demeure pas moins que qualifier de panthéon tout ensemble de puissances me paraît faire perdre au terme son caractère heuristique en rendant plus difficile la compréhension des différences dans la manière de structurer – ou non – les ensembles de puissances selon les sociétés. Cette idée est bien sûr discutable, mais le plus important, me semble-t-il, est de préciser l’acception que l’on donne au terme « panthéon » si l’on en fait usage, en partant des réalités que l’on cherche à caractériser. Comment s’actualisent les entités spirituelles ? Si la notion de panthéon ne me semble pas pouvoir s’appliquer à toute société polythéiste, en particulier parce qu’elle suggère, de façon parfois trompeuse, l’idée d’une systématicité de l’ordonnancement du divin, cela ne remet pas en cause le caractère très heuristique de l’approche structurale de Vernant qui veut que les dieux doivent pouvoir être pensés en relation les uns par rapport aux autres, et non comme des personnes. Ceci nous amène à aborder les implications liées au deuxième terme central utilisé par Vernant dans sa volonté de dé-personnifier les dieux : celui de « puissance ». Vernant montre de manière lumineuse qu’il est réducteur, chez les Grecs anciens, d’approcher les dieux comme des personnes, en « sujets singuliers, en centres autonomes d’existence et d’action, en unités ontologiques » 24 – notamment en raison de l’absence, tant pour les hommes que pour les dieux, de la conception moderne de personne comme lieu du for intérieur, d’un ego. Ceci lui fait dire qu’une « puissance divine n’a pas réellement d’“existence pour soi” » (ibid.). Je propose de prendre ce propos au pied de la lettre (en prenant l’expression d’« existence pour soi » non seulement comme contrastant avec « existence dans un réseau de relations », mais aussi comme synonyme d’« attribution d’une ontologie spécifique ») et de m’inspirer des analyses de Vernant sur la représentation et l’image divine 25 afin d’en tirer quelques conséquences méthodologiques. Ceci nous permettrait de compléter l’approche structurale qu’il propose par une approche pragmatique, plus contextuelle. On saisira alors les

Verbanck-Piérard (« Héros attiques au jour le jour : les calendriers des dèmes », p. 103-127) sur les implications des questions d’échelles (locales ou pan-hellénistes). Mais, comme chez M. Detienne, la notion de panthéon reste tout du long mobilisée, et non rejetée. 24. J.-P. Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque », Mythe et pensée chez les Grecs (Paris 1965), repris dans Œuvres I, p. 567. 25. J.-P. Vernant, « De la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence » et « Figuration de l’invisible et catégorie psychologique du double : le colossos », Mythe et pensée chez les Grecs, dans Œuvres I, p. 546-558 et p. 533-545.

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Comment dresser le portrait d’un « dieu » raisons de mon insistance à mettre en garde contre la sur-systématisation du divin (et ce, tout particulièrement dans les sociétés à tradition orale) qu’entraîne parfois l’usage du terme de panthéon. Partons du fait que ces puissances n’ont de réalité, pour l’observateur extérieur, qu’à partir du moment où les gens s’y réfèrent. L’historien aura accès à ce référent au travers des mentions textuelles et des traces matérielles présentes qu’il pourra constituer en corpus, tandis que l’ethnologue travaillant sur une société de tradition orale n’y aura accès qu’à partir des circonstances dans lesquelles les individus les mentionnent, en situation. Ces situations étant multiples, j’ai proposé, à la suite d’un stimulant article de Gilles Tarabout 26, de regrouper les contextes d’énonciation en un nombre limité de champs, que je nomme des « champs d’actualisation ». Les principaux d’entre eux ont déjà été mentionnés : les récits mythiques (qui évoquent les actions de certains esprits), les rituels (qui sont adressés aux esprits), les modes de détermination de l’origine des infortunes (que les Kulung imputent aux esprits) ; on pourrait en ajouter d’autres, tels que les récits de rencontres (car, même rares, les rencontres avec un esprit sont dites possibles). Différentes formes de « présence d’esprit » s’établissent au sein de ces champs d’actualisation. Les Kulung distinguent implicitement ce que je qualifie de re-présentation – l’évocation d’une absence – de la manifestation – la marque d’une présence. Les discours mythiques laissent imaginer les esprits comme des figures dotées à la fois d’un corps (on parle de leurs actes, de leurs déplacements, etc.) et d’une subjectivité (ils ont des intentions, des émotions, des réflexions). Dans les mythes, il y a re-présentation, mais sans manifestation ; il n’y est jamais dit que les esprits sont présents, sous quelque forme que ce soit. Dans la divination, qui associe le nom d’un esprit à une infortune, on a manifestation sans véritable re-présentation : les esprits se réduisent à des intentionnalités courroucées, des désirs qui nuisent (la nature de ces désirs et de leurs nuisances variant selon les types d’esprits). Ceci implique que, dans ce champ, c’est la psychologie – sentiments et intentions – attribuée à ces esprits que l’ethnologue doit alors tenter de saisir afin de cerner la manière dont ils sont conçus 27. En ouvrant une communication avec un esprit, le rituel spécifie cet esprit par les gestes et les incantations que l’officiant lui adresse. La nosologie associée à ces esprits (chez les Kulung, à peu près tous les rites sont prophylactiques), les raisons associées au fait qu’ils sont sources de maux, la manière dont les maux s’attrapent (par envoi de flèches, par propagation sur les chemins, par vol d’âmes, etc.), ou encore le lieu et le temps du rituel, les membres

26. G. Tarabout, « Quand les dieux s’emmêlent. Point de vue sur les classifications divines au Kérala », V. Bouillier, G. Toffin (éd.), Classer les dieux ?, p. 43-74. 27. G. Schlemmer, « Métaphysique du désir. Intentions des esprits et (ré)actions des humains chez les Kulung (Népal) », Atelier, revue du LESC 34 (2010), http://ateliers.revues.org/8536 ; DOI : 10.4000/ ateliers.8536 (juin 2015).

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Grégoire Schlemmer présents et les rôles qui leur sont attribués contribuent à organiser quelque peu le domaine labile de ces esprits. Paradoxalement, ce double acte de détermination (via la divination) et de communication (via le rituel) recréera la distance nécessaire entre les hommes et l’esprit, distance qui fut abolie par la maladie. Lors du rituel, les esprits n’existent qu’en creux ; ils ne sont, en quelque sorte, que les destinataires supposés de la communication rituelle. J’ai développé ailleurs quelques-unes des conséquences d’une telle approche 28. Je me contenterai ici d’en résumer un point important, à savoir que les informations que l’on peut tirer de ces différents champs d’actualisation offrent différentes manières de classer – et plus généralement de concevoir – les esprits. Comme si, pour revenir à notre propos précédent, chaque champ d’actualisation organisait de manière spécifique la diversité des entités spirituelles, formant autant de (ce que d’autres appelleraient des) panthéons. Il me semble donc important de tenir compte de cette relative autonomie de chaque champ. Le portrait d’un esprit – ou dieu, ou puissance – ne peut être tracé par l’association des informations tirées de ses différentes occurrences. Il n’y a pas – et peut-être ne doit-il pas y avoir, comme on le verra plus avant – de représentation unique de ce qu’est un esprit. Bien sûr, il peut aussi exister des discours ou des écrits sur des entités spirituelles en dehors de toute situation d’interaction avec elles. Ces discours sont plus ou moins développés (par exemple le cas grec vs le cas kulung) selon les sociétés. Mais pour moi, ils forment eux aussi un champ d’actualisation ; qualifions-le de champ spéculatif – au sens de discours abstrait et théorique – ou théologique – au sens propre de discours sur le ou les dieu(x). Ces discours qui se présentent comme des propositions abstraites et générales sur tel ou tel esprit ou sur les esprits en général peuvent avoir lieu lors de discussions en famille ou entre voisins (à la suite d’un rite, une maladie, une expérience mystérieuse, etc.) ou en réponse à des questions de l’ethnologue. Ils sont plus ou moins précis et stables, en ce qu’ils dépendent des personnes, des questions posées, du contexte, etc. Certains sont clairement des inférences tirées des discours mythiques ou des incantations rituelles, qui sont les données les plus stables et les plus formelles. D’autres se sont forgés à partir d’expériences de rencontre, de discussions avec d’autres personnes, etc. L’analyse doit bien sûr en tenir compte, mais sans nécessairement en faire la conception de référence, comme la matrice de la manière dont sont pensées ces puissances spirituelles en toutes circonstances 29.

28. G. Schlemmer, « Jeux d’esprit. Ce que sont les esprits pour les Kulung », Archives de Sciences Sociales des Religions 145 (2009), p. 93-108. 29. L’idée que l’on peut avoir des dieux, des compréhensions implicites différentes, voire incompatibles entre elles, a aussi été développée par une tout autre approche, en l’occurrence de psychologie cognitive, par Justin Barett et Frank Keil (J. Barrett, F. Keil, « Conceptualizing a Nonnatural Entity: Anthropomorphism in God Concepts », Cognitive psychology 32 (1996), p. 219-247), à

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Comment dresser le portrait d’un « dieu » Quelle est la nature des entités spirituelles ? Pour finir, revenons à ma question initiale : comment dresser le portrait d’un dieu, d’un esprit, ou d’une autre puissance ? Si par « portrait », on entend non seulement ses caractéristiques, mais aussi sa nature, son ontologie, ma réponse est que l’on n’a peut-être pas toujours à le faire. C’est en tout cas une entreprise qui fait peu sens pour les Kulung. En dehors des propos, variables et peu construits, relevant du champ spéculatif, il n’existe en effet pas de discours sur la nature des entités spirituelles. Certes, l’absence de discours ne signifie pas nécessairement l’absence de représentations implicites, et l’on pourrait, à partir des formes d’interaction que les humains entretiennent avec elles, en déduire l’ontologie de ces entités. Mais alors, comme j’ai essayé de le montrer précédemment, celle-ci variera selon les champs d’actualisation. De plus, est-il nécessaire de penser que les gens ont une représentation sousjacente des esprits dans les circonstances où ils y font référence ? S’il est fréquent de supposer que les rites sont des mises en acte de représentations, l’inverse aussi pourrait bien être vrai, à savoir que les représentations seraient des mises en mots de pratiques, des sortes de tentatives de verbalisation et d’intellectualisation a posteriori que les Kulung tirent de l’expérience des rites ou autres champs d’actualisation des esprits. Lorsqu’un officiant dit, lors d’un rituel, « que tes yeux regardent, que tes oreilles entendent », cela n’implique pas nécessairement qu’il imagine l’esprit à qui le rite s’adresse assis à côté de lui, et doté de ces organes. On peut du moins faire l’économie de cette hypothèse, car le rituel, ses gestes et ses discours, sont perçus comme autoréférentiels ; ils n’ont pas besoin d’être expliqués (ils se justifient en dernier recours par le simple fait que l’on affirme que les ancêtres ont dit et agi de la sorte), et ils forment un domaine propre (on ne peut pas étendre une vérité du ridum à un domaine qui lui est étranger). Nous pouvons même aller plus loin. Dans le cadre rituel, on ne traite pas des esprits comme des êtres parce qu’on les conçoit comme tels, mais on les conçoit comme tels parce qu’on interagit de la sorte avec eux. L’interaction – fondée sur une logique d’échange – prime : toute prise (d’une âme, d’une vie, d’un bien, etc.) implique une contrepartie, et donc une perte. Parce qu’il en faut bien un, les esprits seraient avant tout alors un nom donné à ce partenaire de l’interaction.

partir d’expériences menées sur des étudiants américains. Ils opposent une vision théologique, ou abstraite, et une vision intuitive, ou quotidienne des dieux, et en concluent que « les gens ont au moins deux concepts parallèles de Dieu, qui sont utilisés en différents contextes, et [que] ces concepts peuvent être fondamentalement incompatibles » (ibid., p. 240). Je remercie Denis Vidal qui m’a conseillé la lecture de ce texte, suite à une discussion sur les idées que je développe dans le présent article.

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Grégoire Schlemmer Des études de psychologie cognitive ont montré que le processus d’apprentissage et de mémorisation de tout être repose sur une ontologie implicite 30. Mais les Kulung ne semblent que très partiellement penser ces esprits comme des êtres, voire les penser tout court. « Il ne faut pas trop parler d’esprits, sinon on tombera malade », entend-on souvent dire en pays kulung. L’argument est d’autant plus percutant que tout ce qui se trame autour des esprits a justement pour finalité de ne pas être malade. Ce qui se trame autour des esprits repose donc sur un impensé ou, plus encore, sur quelque chose qui doit ne pas être pensé. Chez les Kulung, qui ne sont pas des théologiens, il n’y a pas de pensées d’esprit. Il n’y a que des circonstances, des paroles et des actions, qui se justifient par l’existence d’esprits, ou qui supposent implicitement leur présence. Les esprits n’existent que quand on se réfère à eux et ne sont définis qu’en fonction des raisons pour lesquelles on fait appel à eux. D’où le problème qui naît des tentatives d’approcher les entités spirituelles comme des êtres. Ils doivent même ne pas être saisis clairement. Je pense ainsi que le flou – tant classificatoire qu’ontologique – qui, chez les Kulung, entoure les esprits est au cœur même de la dynamique du système qui se construit autour.

30. Voir par exemple les travaux de Justin Barrett (J. Barrett, Born Believers: The Science of Children’s Religious Belief, New York 2012, ou un court résumé de ses théories dans J. Barrett, « Born believers », New Scientist (2012), p. 38-41) et de Pascal Boyer (P. Boyer, Et l’homme créa les dieux. Comment expliquer la religion, Paris 2001, notamment le chap. iv, dans lequel il s’appuie notamment sur F. C. Keil, « The Acquisition of Natural Kind and Artefact Terms », dans A. Marrar, W. Demopoulos (éd.), Conceptual Change, Norwood 1986, p. 133-153 ; ou encore P. Boyer, « Cognitive aspects of Religious Ontologies: How Brain Processes Constrain Religious Concepts », dans T. Ahlbäck (éd.), Approaching Religion, Åbo-Turku 1999, p. 207-214). P. Boyer et J. Barrett se distinguent notamment sur le fait que, pour Barrett, l’appréhension des entités surnaturelles est quasiment naturelle et vient très tôt aux enfants, tandis que pour Boyer, les entités surnaturelles se caractérisent au contraire par des propriétés contre-intuitives qui les rendent mémorables, au sens propre du terme. Voir aussi la position intermédiaire de P. Harris, « Les dieux, les ancêtres et les enfants », Terrain 40 (2003), p. 81-98.

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– II –

Modes de structuration et plasticité des panthéons

MODES DE STRUCTURATION ET PLASTICITÉ DES PANTHÉONS Introduction

Iwo Slobodzianek

Lorsque Jean-Pierre Vernant introduit la notion de « puissance divine » dans Mythe et pensée chez les Grecs, il inscrit d’emblée sa réflexion dans une perspective d’organisation et de classification d’un monde divin polythéiste. Chaque dieu est un rouage particulier dans une mécanique générale, dont il s’agit de comprendre les logiques intrinsèques à travers les forces qui la parcourent et la modèlent. Luttes, associations, interdépendances, dominations ou échanges de pouvoirs régissent ainsi les nombreuses interactions entre les puissances divines qui composent les panthéons. Contrairement à ce que l’étymologie annonce, ce dernier terme n’englobe pas tant la totalité du monde divin qu’un ensemble de dieux cohérent, fonctionnel et toujours circonstancié. Les panthéons répondent donc à des logiques de hiérarchisation et de structuration auxquelles les dieux s’adaptent. L’exemple de la prise de pouvoir de Zeus dans la Théogonie d’Hésiode, à travers les luttes de succession et les associations divines qui la jalonnent, montre à quel point l’univers des dieux grecs, cher aux explorations de Vernant, est un système complexe dont la finalité est l’équilibre du monde. Cette recherche d’équilibre s’exprime dans les relations entre hommes et dieux, mais également dans les rapports des puissances divines entre elles. La généalogie, ossature narrative de la Théogonie, est un des modes de structuration des panthéons illustrant une souveraineté qui se construit en tenant compte de la pluralité et de la diversité des puissances divines. Les dieux de la Théogonie, en s’unissant et se multipliant, font émerger un réseau d’une grande complexité où chacun trouve, sous l’égide de Zeus, une place et des fonctions. Ce n’est qu’une fois les honneurs (timai) répartis et confirmés entre les différents agents divins que Zeus peut régner en souverain légitime de l’Olympe 1. 1. Hésiode, Théogonie, 403.

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Iwo Slobodzianek L’exemple de la Théogonie permet de souligner le fait que les processus de structuration des panthéons sont inséparables des enjeux propres à la narration, comme la légitimité de la souveraineté de Zeus dans ce cas. Ils s’adaptent donc au gré de traditions culturelles spécifiques et des façons de raconter le monde des dieux. Toutefois, même en contexte polythéiste, la variété des configurations panthéoniques rencontre des limites et ne peut se décliner à l’infini. La plasticité des ensembles divins que sont les panthéons répond à une logique structurante qui est orientée par certaines normes. Zeus, même lorsqu’il se trouve en situation de vulnérabilité dans les hymnes ou dans les épopées homériques, conserve la souveraineté royale. Qu’il soit le père ou le neveu d’Aphrodite, dans des sources pourtant concomitantes, ne remet aucunement en cause son rôle suprême, pas plus que celui de la déesse dans le fonctionnement du monde. Inversement, une prérogative donnée peut revêtir de nombreuses formes et visages au sein d’un panthéon, comme le montre la contribution de Jean-Jacques Glassner qui inaugure cette section. L’étude de trois figures de souveraineté divine en Mésopotamie illustre la tension qui existe, dans un domaine polythéiste travaillé par des stratigraphies historiques complexes, entre des normes de représentation et leur adaptation à des contextes spécifiques. Enlil, Marduk et Assur incarnent tous trois la fonction divine suprême dans leur panthéon respectif, chacun s’appuyant sur des cultes d’époques diverses, voire concurrentiels. Ils expriment leur autorité selon des modes opératoires différents, mais s’appuient tous trois sur le socle d’une tradition mésopotamienne commune qui s’efforce de légitimer la passation de pouvoirs entre ces puissances divines. Lorsque Marduk acquiert les pleins pouvoirs dans le monde, les sources racontent qu’il capte la toute-puissance d’Enlil. Le va-et-vient entre le singulier et le pluriel en contexte polythéiste est à ce propos au cœur des réflexions de Gabriella Pironti, qui s’attache à étudier l’aspect dynamique du monde divin des Grecs, en le représentant comme « un réseau articulé et flexible de puissances divines interconnectées ». S’appuyant sur un éventail de sources situées entre Homère et Clément d’Alexandrie, l’auteure analyse les différents modes de classification du monde divin, labiles selon les contextes et les perspectives adoptées, ainsi que les réseaux relationnels qui le parcourent. Dans un contexte plus contemporain, la contribution d’Alexis Avdeeff permet de mettre à l’épreuve la notion de panthéon en Inde du Sud, dans l’État du Tamil Nadu, en étudiant un milieu divin en constante recomposition et nécessairement polycentrique. L’astrologie et la divination occupent de ce fait une place de premier choix pour appréhender le foisonnement des champs d’énonciation des puissances divines de l’hindouisme. La comparaison avec le domaine grec dévoile un univers complexe organisé autour d’une dichotomie intrinsèque entre divinités supérieures, attestées dans la littérature sacrée, et divinités locales, plus accessibles, mais moins puissantes, qui partagent le quotidien des hommes. Vasso Zachari clôt la section par une étude des représentations d’Apollon sur une série de vases 70

Modes de structuration et plasticité des panthéons attiques des périodes archaïque et classique, en privilégiant des scènes où le dieu est figuré à l’autel, véritable point d’échange entre les sphères divine et humaine. La mise en parallèle avec l’Hymne homérique à Apollon autorise à voir dans ce dieu un fondateur qui façonne son territoire et génère des interactions avec ses pairs comme avec les hommes. Cette enquête iconographique montre à quel point les codes de la représentation figurée d’Apollon véhiculent une réflexion sur l’identification d’une puissance divine singulière dans un ensemble pluriel, que l’on nomme par commodité « panthéon ».

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ENLIL, MARDUK, ASSUR : LES AVATARS DE LA FONCTION SUPRÊME

Jean-Jacques Glassner

La Mésopotamie est une terre encombrée de divinités. Le polythéisme peut y être subsumé à l’aide de trois traits : 1) à l’horizon des spéculations théologiques, le discours cosmologique prime. Sauf exception, les créateurs ou les organisateurs du cosmos sont des divinités qui tiennent la première place dans les panthéons, les autres se caractérisant par les énergies démiurgiques dont ils sont transis ; 2) les divinités sont attachées à une glèbe, leur territoire est l’espace où s’exerce leur autorité. « Ville » étant une unité chargée de sens, un repère fixe auquel s’attache la notion d’identité, elles sont poliades. Chaque cité est un microcosme où la divinité régnante réorganise un panthéon commun à l’échelle locale ; 3) elles forment une catégorie dans le sens kantien du terme, une classe d’entités de même nature, que l’écriture du déterminatif sémantique dingir/ilu en tête de leur nom permet de distinguer. Bref, on est en présence de dieux topiques, chacun étant le roi de sa cité et, potentiellement, le créateur du monde. Il existe une manière d’écrire l’histoire des polythéismes, qui vise à mettre en évidence une étape importante dans le processus de leur développement : on part de cités, chacune avec ses normes, ses coutumes et ses panthéons, un dieu ou une déesse à leur tête, pour arriver à une redistribution des mêmes puissances divines dans des entités géopolitiques à vocation universelle, où un dieu, plus éminent que ses pairs, l’emporte sur tous les autres. Dans la réalité, les situations sont diverses. Envisageons les trois cas suivants : ceux d’Enlil, le grand dieu de Sumer ; de Marduk, le dieu de Babylone ; d’Assur, le dieu de la ville et du pays homonymes.

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Jean-Jacques Glassner Enlil Enlil est le grand dieu de Sumer. Son nom est documenté dès le début du iiie millénaire. Son domaine de prédilection est la surface de la terre tout entière, celle où vivent les hommes, comme son titre lugal-kur-kur-ra, « roi de tous les pays », le souligne. Sa ville est Nippur, dont le nom s’écrit EN.LIL2. KI, « le lieu d’Enlil », une ville du Nord de Sumer où la présence sémitique est forte, mais qui n’est jamais la capitale d’un État. Il y a son temple, l’Ékur. Son nom signifie le « seigneur-souffle » ou le « seigneur-esprit ». Il est le maître des constructions impérialistes des troisième et second millénaires, les empires d’Akkadé, d’Ur et de Babylone. Dieu créateur, il fait appel, dans sa fonction démiurgique, à un savoir-faire particulier. À l’origine, la matière primordiale qu’il manipule pour créer le monde est duelle, faite de Ciel masculin et Ciel féminin, ou Ciel masculin et Terre féminine, selon les sources. Il est lui-même le fruit de leur accouplement, mais il semble voué à une vie latente, dans l’impossibilité où il se trouve de sortir du ventre maternel, les deux parents ne relâchant jamais leur étreinte. Condamné à la réclusion, son être n’est que potentiel. Afin de créer l’espace qui lui permettra d’accéder à une existence normale et où se situera la terre des hommes, il sépare le couple parental afin, dit un document unique, d’extraire de l’élément féminin la graine du pays, en un mot de libérer la vie. Curieusement, les sources sont muettes sur le déroulement de l’opération : nul couperet n’est évoqué qui aurait armé sa main, mais il est vrai que le mythe complet ne nous est pas parvenu. Quoi qu’il en soit, l’événement se déroule, nécessairement, à l’endroit de la césure. Doit-on s’attendre à voir le sang couler ? Est-ce le sexe de la terre qui saigne ou, comme chez Hésiode, le pénis du ciel ? Les textes évoquant le jour de la parturition, on postule qu’il s’agit du sexe féminin ! Mais le sang coule-t-il ? En séparant ses géniteurs, Enlil crée un espace susceptible d’accueillir un univers tout en potentialité, le sien. Il les écarte l’un de l’autre pour mieux les réunir par son intermédiaire. Les inventeurs de l’écriture, au ive millénaire, choisissent de noter la seconde partie de son nom, LIL (le signe disant la première partie du nom, EN, signifie « seigneur »), à l’aide d’un signe graphique qui, selon toute apparence, représente un métier à tisser 1. Une difficulté se fait jour à ce propos : il n’existe pas de terme spécifique en sumérien pour nommer cet instrument, si ce n’est le terme descriptif giš-šu-kár, « outil en bois fabriqué à la main », qui désigne plusieurs outils, dont giš-šu-kár-túg, « outil en bois fabriqué à la main pour les vêtements » 2. Il est difficilement concevable qu’un signe fut inventé pour traduire un mot inexistant. Nonobstant, comme on verra, le même signe a la valeur KID, « natte de roseau », le produit

1. J.-J.  Glassner, Écrire à Sumer. L’invention du cunéiforme, Paris 2000, p. 200. 2. H.  Waetzoldt, Untersuchungen zur neusumerischen Textilindustrie, Rome 1972, p. 130 et 137.

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Enlil, Marduk, Assur : les avatars de la fonction suprême de la vannerie, laquelle requiert, de la part de l’intervenant, le même geste que celui du tisserand ; par contre, la vannerie est un art qui n’exige aucun instrument pour tendre les fibres. On postule que les inventeurs du signe ont procédé par association d’idées et usé de métonymie, comme ils le firent souvent, se servant de la silhouette d’un outil pour créer un signe faisant allusion aux arts du tissage et de la vannerie. Quoi qu’il en soit, on peut légitimement s’interroger sur le fait que le geste d’Enlil pourrait préfigurer celui du tisserand, celui-ci étant à l’imitation du sien. Ils écartent l’un et l’autre deux éléments préexistants, les deux composantes de la matière primordiale dans un cas, deux fils de chaîne dans l’autre, afin de produire un espace où l’on pourra introduire un élément nouveau, Enlil dans le premier cas, le fil de trame dans le second, lesquels permettront de réunir à nouveau, mais sur un mode inédit, les deux éléments antérieurs. Cette métaphore est amplement répandue, par exemple, dans le monde berbère ou chez les Dogons pour dire la création du monde ou celle de la parole. Il est bien connu, en outre, que dans l’ensemble du Maghreb, le lieu de l’intersection entre les fils de trame et de chaîne se nomme ruḥ, « esprit » 3. Deux sources littéraires sumériennes apportent sur cette question un éclairage utile : – La Chronique de la monarchie une, composée au cours du xxiie siècle, qualifie Lugal-banda, le père de Gilgameš, de Lil, au lieu de le désigner par son nom : d

Bil3-ga-mes ab-ba-ni lil2-la2

Le divin Gilgameš, son père est un Lil 4.

– Un poème composé au xxie siècle et qui relève du genre de la littérature amoureuse, met en scène le roi d’Ur Šū-Sîn, qui compare sa mère à l’ensouple de chaîne et son épouse à l’ensouple de trame : ku3-ga-am3 in-tu-ud ku3-ga-am3 in-t [u-ud] nin-e ku3-ga-am3 in-tu-ud a-bi-si2-im-ti ku3-ga-am3 in-tu-u [d] nin-e ku3-ga-am3 in-tu-ud giš-gi-na tug2 nam-sa6 -ga-gu4 a-bi-si2-im-ti-gu4 giš-sag-du tug2 dun--na gal2- [la] -gu4 nin-gu4 ku-ba-tum

3. C.  Lefébure, « Linguistique et technologie culturelle, l’exemple du métier à tisser vertical berbère », Techniques et Culture 3 (1978), p. 84-148 ; P. Bourdieu, Le Sens pratique, Paris 1980, p. 27 et passim ; J. Scheid, J. Svenbro, Le Métier de Zeus. Mythe du tissage et du tissu dans le monde gréco-romain, Paris 1994 ; M. Griaule, Dieu d’eau, Paris 1948, p. 7-27 : création de la parole par la séparation de la matière primordiale. 4. J.-J.  Glassner, Mesopotamian Chronicles, Atlanta 2004 (Writings from the Ancient World 19), p. 120, Chronicle of the Single Monarchy i 17-18.

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Jean-Jacques Glassner Elle, (qui) est pure, donna naissance ! Elle, (qui) est pure, donna naissance ! La reine, (qui) est pure, donna naissance ! Abī-simti, (qui) est pure, donna naissance ! Mon ensouple de chaîne, mon doux vêtement, mon Abī-simti ! Mon ensouple de trame, où mon vêtement tissé est disposé, ma reine Kubatum 5 !

Élien 6, dans le récit qu’il consacre à la naissance de Gilgameš, traduit lil2, dont le correspondant akkadien est zaqīqu, « esprit, fantôme », par aphanès, « invisible ». De fait, lil2 s’entend d’un « esprit », d’un être invisible qu’un souffle rend manifeste 7. Et cet être est d’essence masculine. Le poème apporte un complément d’information : par sa personne, en sa qualité de fils d’Abī-simti et d’époux de Kubatum, se tenant à l’emplacement où se croisent les fils sur le métier à tisser, le roi Šū-Sîn établit une relation d’alliance entre deux groupes sociaux préalablement distincts. Le texte est précis sur ce point : le travail de tissage est achevé et l’union est conclue, le vêtement tissé se trouvant déjà enroulé sur l’ensouple de trame. Lugal-banda, réputé être le fils de la déesse Uraš et l’époux de la déesse Ninsun, occupe une position identique. On assiste, avec ces deux exemples, à une mise en scène poétique qui signifie l’appartenance à une communauté, une relation tissée comme un réseau reliant l’individu au lignage maternel (la terre dans la personne d’Uraš) et à celui de l’épouse. C’est précisément à ce même endroit, toujours métaphoriquement, qu’Enlil trouve sa place, lorsqu’il sépare ses deux parents. Dans son cas, cependant, il ne crée pas une nouvelle communauté, il crée un espace où son « esprit » peut exhaler son « souffle ». Šū-Sîn crée un lien social, Enlil le cosmos. En résumé, le démiurge sépare ses géniteurs comme le tisserand sépare deux fils de chaîne pour créer un espace où glisser le fil de trame dans le processus de fabrication d’un textile. Or, le signe graphique LIL2 est polysémique et polyphonique. Dès l’époque d’Uruk III, mais tel est le cas tout au long du iiie millénaire, il permet de transcrire trois mots différents, respectivement lil2, « souffle » ou « esprit », kid, « natte de roseau », ou gub5 dans ad.gub5, « vannier », deux termes faisant

5. Y.  Sefati, Love Songs in Sumerian Literature, Bar-Ilan 1998, p. 344-345. 6. La Personnalité des animaux XII, 21. 7. Le grec ‘aphanès est parfois traduit par « condition obscure », et d’aucuns veulent voir dans lil2 l’allusion à une origine modeste de Gilgameš, un sens que l’akkadien zaqīqu ignore.

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Enlil, Marduk, Assur : les avatars de la fonction suprême référence au travail de la vannerie, et e2, « temple » 8. Une distinction, toute relative, entre les signes KID et E2, ne se fait jour qu’au cours de l’époque paléo-babylonienne, au début du iie millénaire 9. Enlil sépare donc pour mieux réunir : en accomplissant le geste qui caractérise si bien le travail du tissage ou de la vannerie, il sépare deux corps, soulève l’un et repousse l’autre afin de glisser dans l’interstice ouvert un autre élément, en l’occurrence lui-même, pour permettre de ressouder l’ensemble. Ce faisant, il fonde un espace riche en potentialité, prélude à la fondation du temple, e2, le troisième terme que transcrit le signe LIL2, une fondation qu’il rend nécessaire en sa qualité de dieu bâtisseur (voir le mythe de Marduk mentionné ci-après). Ce temple aura pour vocation de se substituer à l’unité primordiale antérieure en maintenant la cohésion de l’univers : les noms des temples démontrent qu’ils sont, par excellence, les liens qui unissent le ciel et la terre 10. On pourra nous objecter que la vannerie n’est pas le tissage. Il faut se souvenir, toutefois, que la distinction entre les deux techniques ne tient qu’au fait que, dans le cas du tissage, contrairement à celui de la vannerie, le fil de trame doit être tendu 11. On comprend mieux, dès lors, le choix du graphème par les inventeurs de l’écriture ; il énonce les traits distinctifs de la puissance dite Enlil en sa qualité de démiurge. On s’aperçoit, chemin faisant, qu’elle est indissociable de l’élément physique dont elle est l’expression, le « souffle », car nulle autre qu’elle n’est en mesure d’apporter le mouvement à la masse compacte et figée dans l’immobilité de la matière primordiale.

8. Certains auteurs voient dans le graphème la représentation de la façade d’une maison ; s’il s’agit d’une maison en roseau, comme il en existe encore dans le Sud de l’Irak, on se trouve toujours dans le contexte de la vannerie. M. W. Green, H. J. Nissen, Zeichenliste der Archaischen Texte aus Uruk, Berlin 1987, nos 129, 142 et 291 ; avec les corrections apportées par P. Steinkeller, compte rendu de l’ouvrage, Bibliotheca Orientalis 52 (1995), p. 700 et 702 ; T. Jacobsen, « The lil2 of dEnlil2 », dans H. Behrens et al. (éd.), DUMU-E2-DUB-BA-A, Studies in Honor of Ake W. Sjöberg, Philadelphie 1989, p. 267-276 ; P. Steinkeller, « More on the Archaic Writing of the Name of Enlil/ Nippur », dans A.  Kleinerman et al. (éd.), Why Should Someone Who Knows Something Conceal It ? Cuneiform Studies in Honor of David I. Owen on His 70th Birthday, Bethesda 2010, p. 239243. 9. C.  Fossey, Manuel d’assyriologie II, Paris 1926, p. 566-575, 605-613 ; C. Mittermayer, Altbabylonische Zeichenliste der sumerisch-litararischen Texte, Fribourg – Göttingen 2006 (Orbis Biblicus et Orientalis), 107 et 163. 10. J.-J. Glassner, « La participation des dieux au rituel de fondation d’un temple : l’exemple de l’É. ninnu de Lagash », dans Eretz-Israel 27, Hayim and Miriam Tadmor Volume (2003), p. 62-69. Sur Enlil dieu bâtisseur, installant les grands dieux dans leurs sanctuaires, voir M. Krebernik, « Zur Einleitung der zà-me-Hymnen aus Tell Abū-Salābīh », dans P. Calmeyer (éd.), Beiträge zur Altorientalischen Archäologie und Altertumskunde. Festschrift für B. Hrouda, Wiesbaden 1994, p. 151-157. 11. A. Leroi-Gourhan, L’homme et la matière, Paris 1971, p. 269.

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Jean-Jacques Glassner À la fin du iie millénaire, les lettrés babyloniens se livrent à un travail d’édition considérable. À l’instar de Spinoza, plus tard, ils ont la prétention de produire des textes destinés à faire référence dans les siècles à venir. L’un d’entre eux, Ésagil-kīn-apli asserte, dans un sien colophon, qu’il met un terme au désordre antérieur et affirme produire un texte nouveau, unique et destiné à faire autorité : À propos de ce qui n’avait jamais bénéficié d’une édition autorisée (sur.gibil/ zarû), conformément à des trames obscures, dépourvues de duplicatas, sous le règne d’Adad-apla-iddina, roi de Babylone, afin de permettre la mise par écrit d’une nouvelle édition, Ésagil-kīn-apli, l’enfant d’Asalluhi-mansum, le sage du roi Hammurabi, le rejeton de Sîn, de Lisi et de Nanaia, le membre éminent de la société de Borsippa, le trésorier de l’Ézida, le prêtre oint de Nabû qui détient les tablettes des destins des dieux et sait réunir ce qui s’oppose, le prêtre išippu et ramku de Ninzilzil, la dame honorée, la sœur aimée de son aimé, le maître ingénieux de Sumer et d’Akkad, grâce à l’intelligence pénétrante qu’Éa et Asalluhi lui ont accordée, délibéra en son for intérieur et produisit la version autorisée de la série des symptômes cliniques, du début à la fin, et en établit fermement le texte pour l’enseignement. Fais attention ! Prends garde ! Ne néglige pas ton savoir ! Celui qui ne doit pas avoir accès au savoir ne doit pas réciter à haute voix la série des symptômes cliniques, il ne doit pas davantage réciter à haute voix la série physiognomonique ! La série des symptômes cliniques concerne toutes maladies et toutes formes de détresse. La physiognomonie concerne les formes extérieures et les apparences (qui disent) le destin de l’humanité qu’Éa et Asalluhi ont conçu au ciel. Concernant les deux ouvrages, leur structure est une. Que l’exorciste qui rend la décision, qui veille sur la vie des gens, qui a une connaissance complète des symptômes cliniques et de la physiognomonie, inspecte, vérifie, pondère et mette son diagnostic à la disposition du roi 12 !

À le bien comprendre, il dispose de sources disparates traitant d’un même sujet, mais suffisamment proches les unes des autres pour qu’il puisse juger utile de produire un « texte nouveau », tel est le sens premier de l’expression sur.gibil, qui en présente les contenus communs. Le travail d’édition consiste dans un double processus d’accrétion et de sélection. Le vocabulaire est explicite à ce propos qui renvoie à l’édition, à ses stratégies et à ses procédures, les lettrés pratiquant des extraits et faisant des choix. Les ouvrages nouveaux sont présentés sous la forme de versions « agréées » ou « habilitées », sur.gibil/zarû. Le mot sumérien sur, dans sur.gibil, signifie aussi « filer » ; dans le présent contexte, il dit l’action de filer un fil unique à partir de fibres multiples. Or, 12. I. L. Finkel, « Adad-apla-iddina, Esagil-kīn-apli, and the Series SA.GIG », dans E. Leichty et al. (éd.), A Scientific Humanist, Studies in Memory of Abraham Sachs, Philadelphie 1988, p. 143159 ; la présente traduction améliore cette publication en plusieurs points. Voir également M. Stol, « Remarks on Some Sumerograms and Akkadian Words », dans M. Roth et al. (éd.), Studies Presented to Robert D. Biggs, Chicago 2007 (Assyriological Studies 27), p. 233-242.

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Enlil, Marduk, Assur : les avatars de la fonction suprême un texte, au sens latin du mot, n’est jamais qu’une texture habilement fabriquée. Filer et vanner sont les deux arts que pratiquent les dieux créateurs du cosmos que sont Enlil et Marduk ; les nouveaux auteurs, apprentis démiurges, reproduisent donc les gestes primordiaux dans le temps présent. Enfin, si sur. gibil fait allusion à une édition nouvelle autorisée, son correspondant akkadien zarû, un dérivé du verbe « vanner », file la métaphore « séparer le bon grain de l’ivraie », évoquant la notion de sélection. À Ebla, en Syrie du Nord, plusieurs textes du milieu du iiie millénaire documentent le nom d’Enlil ; il s’agit de textes mésopotamiens empruntés tels quels à la Mésopotamie par les scribes locaux. Le nom y est écrit soit den-líl soit (d) ì/i-li-lu 13 ; il est qualifié de « père des dieux ». Piotr Michalowski veut y reconnaître un dieu sémitique, Illilu, dont le nom serait composé du mot ’ilu, « dieu », répété deux fois 14. Son existence est confirmée par l’onomastique paléo-assyrienne où l’on découvre des anthroponymes comme Šu-i-li-il ou dEN.LÍL-ba-ni 15 ; or, à cette époque, Enlil n’a aucune place en terre assyrienne. Toujours selon Piotr Michalowski, ce dieu sémitique aurait été introduit tardivement en Mésopotamie du Sud où les populations sumérophones auraient adopté son nom sous une forme intelligible à leur entendement et leur langue : ils auraient transposé Illil en Enlil. Le dieu suprême du panthéon politique des Sumériens serait-il un immigré ? Le panthéon sumérien s’augmenterait-il d’un membre supplémentaire ? Plusieurs faits semblent donner raison à cette thèse. On sait qu’Enlil n’est pas le dieu poliade de Nippur, même si la ville abrite son temple. Un autre dieu, en effet, Ninurta, en est le roi. Au xxiie siècle, à l’époque d’Akkadé, c’est le gouverneur local qui s’occupe de l’entretien de son temple, la reconstruction de celui d’Enlil étant à la charge du pouvoir central. Beaucoup plus tard, à l’époque paléo-babylonienne, au xviie siècle, d’autres sources viennent confirmer ce premier témoignage : les nadītu de Nippur, ces béguines vouées dans chaque ville de Babylonie au dieu poliade, le sont à Ninurta. Mais qu’à cela ne tienne, les théologiens s’empressent de faire de ce dernier le fils d’Enlil. Cette thèse présente toutefois une difficulté majeure. Sans parler des problèmes que pose l’étymologie proposée 16, rien ne permet d’exclure l’existence d’un dieu sumérien du nom d’Enlil. L’existence de deux dieux, à l’évidence, s’impose. Peut-on, dans ce cas, parler de syncrétisme ? C’est un de ces mots en -isme chers à la science des religions du xixe siècle et qui offre une explication

13. F. Pomponio, P. Xella, Les dieux d’Ebla, Münster 1997 (Alter Orient und Altes Testament 245), p. 170 sq. 14. P. Michalowski, « The Unbearable Lightness of Enlil », dans J. Prosecky (éd.), Intellectual Life of the Ancient Near East. Papers Presented at the 43rd Rencontre assyriologique internationale, Prague, July 1-5, 1996, Prague 1998, p. 237-247. 15. P. Michalowski, « The Unbearable Lightness of Enlil », p. 241, note. 16. G. Conti, Il sillabario della quarta fonte della lista lessicale bilingue eblaita, Florence 1990, p. 191 (Quaderni di Semitistica 17).

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Jean-Jacques Glassner réductrice des phénomènes religieux, car elle puise ses justifications dans une démarche faussement historienne, faisant notamment du religieux un épiphénomène des relations de pouvoir. Il apparaît davantage comme une explication toute faite, un obstacle épistémologique, désignant une combinaison difficilement cohérente entre plusieurs doctrines religieuses très différentes. Le véritable problème est ailleurs, il tient à la place que les dieux occupent les uns par rapport aux autres dans les panthéons. Enlil n’est pas invoqué ou consulté seul, mais dans le cadre d’un panthéon. Or, les panthéons, et c’est un trait du polythéisme, sont accueillants aux divinités issues d’horizons très divers. Ils sont des lieux de la mixité. Peut-on, dès lors, parler de « mixité » ? Pierre Lévêque, à la suite d’autres spécialistes, met en avant ce phénomène qui touche nombre de divinités mésopotamiennes et qu’il propose d’attribuer, en totalité ou en partie, aux migrations, infiltrations ou conquêtes, lesquelles détermineraient des mutations importantes dans les panthéons et relèveraient des processus généraux de syncrétismes. Marduk Marduk est le dieu poliade de Babylone. L’étymologie de son nom n’est pas connue. Il apparaît tardivement dans l’histoire de la Mésopotamie, au cours de la première moitié du xixe siècle, dans une ville qui est alors sous le contrôle d’une dynastie amorrite. Il s’y cantonne à une fonction judiciaire, car le nom du dieu poliade est alors Asalluhi 17. Celui-ci n’est pas un inconnu. C’est un dieu de l’exorcisme, un fils du dieu Enki. Très vite, il est vrai, son nom ne désignera plus une puissance individuée, il sera attribué à Marduk en sa qualité d’exorciste. Ce dernier assume donc de conserve les fonctions d’exorciste et de dieu tutélaire de Babylone, prenant place dans le cercle des divinités gravitant autour d’Enki dont il devient le fils. Son culte suit dès lors les péripéties de l’histoire de la ville, capitale d’un royaume aux dimensions variables avant de devenir métropole impériale, siège du gouvernement du monde. Une fois solidement installé, l’étoile de Marduk ne cesse plus de briller. Alors que le royaume s’agrandit, il devient aussi le dieu poliade de certaines villes soumises à l’autorité de Babylone. Parmi elles, le cas de la ville de Borsippa est singulier. Le dieu poliade s’y nomme Tutu ; il est évincé par Marduk qui capte ses attributions et jusqu’à son nom. Or, dès le règne de Hammurabi (1792-1750), les sources nous informent que le dieu local porte ; non plus celui de Tutu, mais celui de Nabû, lequel, un siècle plus tard, est promu au rang de fils de Marduk. Les théologiens organisent, à ce qu’il paraît,

17. Sur Marduk : W. Sommerfeld, Der Aufstieg Marduks, Neukirchen 1982 (Alter Orient und Altes Testament 213) ; W. G. Lambert, Babylonian Creation Myths, Winona Lake 2013, p. 248-277.

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Enlil, Marduk, Assur : les avatars de la fonction suprême un panthéon d’État où l’on discerne la prévalence d’un code familial qui implique un système de valeurs centré sur les relations de parenté, la perception de l’ordre symbolique se faisant à travers l’expérience des relations intrafamiliales. Ailleurs, Marduk est plus modestement introduit dans les panthéons locaux. Cependant, malgré les efforts obstinés des lettrés et des clercs pour installer Marduk et son culte dans toutes les parties du royaume, il n’apparaît pas dans le panthéon de Nippur, la ville d’Enlil, où il ne possède aucun temple. Il se révèle ici, à l’évidence, des querelles entre théologiens. Et de fait, ce n’est pas Marduk, mais Enlil qui préside aux destinées de l’État. Ce n’est que beaucoup plus tard, sous le règne de Nabuchodonosor Ier (1128-1104), que Marduk capte la totalité des fonctions d’Enlil ; il devient alors le dépositaire de l’illilūtu, la « toute-puissance », un mot abstrait dérivé du théonyme Enlil et créé pour la circonstance. Un mythe le met en scène, où il fait montre de son expertise en vannerie. Confronté aux eaux primordiales, il fabrique une natte en roseau qu’il pose sur la surface de l’eau et où il construit le premier temple, créant l’embryon du cosmos. À la fin du iie millénaire est composé l’Enūma eliš ou Glorification de Marduk 18, qui fait de lui le souverain universel réalisant la bipartition cosmogonique au moyen d’un ultime geste de technicien réalisant un nouveau savoir-faire, celui d’un pêcheur qui fend en deux le corps d’un poisson pour le faire sécher et le préserver du pourrissement. Il coupe en effet en deux le corps de la déesse Tiamat, personnification de l’espace substrat aqueux, qui précède la création. Assur Comme dans le cas de Marduk, l’étymologie du nom Assur est inconnue. Il n’est pas connu avant le début du iie millénaire. Il est le dieu éponyme de la ville homophone dont il est le roi et à laquelle il donnerait son nom 19. Ce point de vue, cependant, est parfois contesté et l’on cherche à voir dans le toponyme un numen loci, le nom venant du site et non du dieu ; l’épithète šadû rabû, « grande montagne », dont il est parfois accoutré, évoquerait l’éminence naturelle où se dresse la ville. Mais Assur ayant été revêtu des traits d’Enlil, le « grand mont », kur-gal, par excellence, il peut s’agir aussi d’un emprunt à ce dieu. Les spécialistes se séparent encore sur un autre point : comment faut-il comprendre l’expression āl il Aššur ? « la ville d’Assur », le toponyme

18. Ce titre, qui correspond à l’incipit du texte, signifie « lorsqu’en haut » ; les modernes le nomment souvent l’Épopée de la création ; je reprends le titre que lui a donné Jean Bottéro. 19. Sur le dieu Assur : S. W. Holloway, Aššur is King! Aššur is King! Religion in the Exercise of Power in the Neo-Assyrian Empire, Leyde 2002 ; G. W. Vera Chamza, Die Omnipotenz Aššurs, Entwicklungen in der Aššur-Theologie unter den Sargoniden Sargon II, Sanherib und Asarhaddon, Münster 2002 (Alter Orient und Altes Testament 295).

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Jean-Jacques Glassner étant divinisé, ou « la ville du dieu Assur » ? Le sens premier du mot ālum signifiant « communauté de lieu », on peut penser qu’un groupe humain ayant le dieu Assur pour protecteur ou un certain Assur pour ancêtre éponyme, se serait installé sur ce piton rocheux auquel il aurait donné le même nom. Une identification aussi étroite entre le site et le dieu fait figure de cas unique dans le monde mésopotamien, le seul parallèle ancien que l’on puisse invoquer est attique, celui d’Athènes-Athéna. Étrangement, en tant que dieu principal de la cité homonyme, il est, en l’état des connaissances, une puissance surgie de nulle part. On cherche en vain à définir son identité, on ne lui connaît ni parèdre, ni généalogie, et nul récit mythologique ne le met en scène. Il apparaît, précocement, comme un dieu de la justice. On sait aujourd’hui que pendant les trois premiers siècles du iie millénaire la ville et ses institutions sont perçues comme sa manifestation et qu’il tient la première place dans le panthéon. Elle dispose de ce que l’on appelle un « outrepays », des comptoirs commerciaux en Cappadoce, où il est honoré dans des temples ou des chapelles. À cette même époque, il est le « roi », šarrum, de sa ville, le roi humain étant son gouverneur, portant le titre d’iššakum. Ce titre iššak Aššur, a subi, au cours du temps, une mutation sémantique ; du sens originel « le gouverneur de (la ville d’) Assur », il mue vers un sens nouveau : « le gouverneur du dieu Assur ». C’est là un point capital dont les institutions assyriennes ne se déferont jamais tout au long de leur histoire, comme le rappelle l’acclamation « le dieu Assur est roi ! le dieu Assur est assurément roi ! », qui figure dans le rituel du couronnement du xive au viie siècle, et qui fait du dieu le véritable détenteur du pouvoir suprême. Au xive siècle, un changement important se produit. Les sources donnent pour la première fois à celui qui représente le dieu sur terre le titre de šarrum, « roi », plus exactement šar māt il Aššur, « roi du pays du dieu Assur ». De la sorte, un titre autrefois réservé au dieu est désormais conféré à son représentant sur terre. En même temps, celui-ci est investi du titre de šangû, « grand prêtre », du même dieu. Il cumule donc les deux fonctions suprêmes, celle de souverain et celle de pontife. À l’ancien couple šarrum, réservé au dieu, et iššakkum, réservé au roi, succède désormais un nouveau couple, ilum, « dieu », et šangû, « grand prêtre ». Il y a donc dévolution d’un titre divin à un roi humain. De fait, Assur reste le vrai roi, que le monarque humain présentifie sur terre où il manifeste sa puissance. Le nom d’Assur finit par s’imposer dans le monde entier par le lien étroit qui unit sa figure aux conquêtes que mènent ses dévots. C’est par la force de ses armes qu’à partir de sa ville d’origine, il impose sa domination à tout le Proche Orient ancien, les pays soumis se subdivisant en deux catégories : ceux qui font partie du « pays d’Assur » et ceux qui vivent « sous le joug d’Assur ».

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Enlil, Marduk, Assur : les avatars de la fonction suprême La cité d’Assur se muant progressivement en État territorial, ses frontières vont en s’élargissant et le domaine du dieu ne cesse de s’étendre. Idéalement, il s’agit de repousser les frontières jusqu’aux limites de la terre. Il est remarquable qu’en l’état des connaissances, contrairement à la situation du début du iie millénaire où le dieu avait des temples ou des chapelles en Cappadoce, et à l’exception de l’éphémère capitale Kār-Tukultī-Ninurta, nul temple d’Assur n’est construit ailleurs que dans la ville homonyme. C’est donc exclusivement là qu’un culte lui est rendu, le dieu ne quittant jamais sa cité. C’est là aussi que les gouverneurs apportent annuellement, à tour de rôle, leurs offrandes que les provinces sont tenues d’offrir au dieu. L’unité de l’empire est ainsi mise en scène, même lorsque la ville d’Assur n’est plus, comme c’est le cas à partir du ixe siècle, la capitale politique de l’État. Hormis sa ville, le dieu ne serait présent, aux dires de certains, que sous la forme de son emblème, kak Aššur, planté dans des villes frontières, aidant à marquer les limites du territoire. En réalité, on ne connaît, pour le premier millénaire, que sept cas où cet emblème est planté dans une ville, à l’occasion de la prestation de serment exigée de ses sujets par roi. La suprématie d’Assur comme divinité maîtresse de l’empire ne résulte pas du fait qu’il est le protecteur de la ville homonyme où se trouve son temple, elle est associée aux développements politiques et culturels que connaît l’Assyrie. Avec le temps, il devient le dieu de la guerre juste. Partant, l’expression « le pays du dieu Assur » est à prendre dans un sens dynamique, elle fait écho à son injonction adressée aux rois successifs « d’agrandir le pays d’Assur », « de repousser ses frontières ». Or, cette extension territoriale est le fruit d’une activité militaire intense, et non du développement de son culte dans toutes les provinces. Le caractère universel d’Assur résulte, à vrai dire, d’une tout autre démarche de l’esprit. Au début du xviiie siècle, le roi Samsī-addu Ier (1834-1776), prend l’initiative de le rapprocher d’Enlil, un dieu créateur, roi des dieux et souverain patron des constructions politiques territoriales de la fin du iiie et du début du iie millénaire, une initiative qui sera répétée au milieu du xiiie siècle par Tukultī-Ninurta Ier (1244-1208). Partant, le temple d’Assur acquiert des noms nouveaux : Ešarra, « maison de l’univers », ou Ékur, « temple-montagne », autant de noms qui désignent celui d’Enlil à Nippur. La ville d’Assur ellemême est appelée Libbāli, « la ville intérieure », un nom emprunté à Nippur. La voie est alors ouverte à l’adoption progressive de nombreux éléments originellement associés à Enlil. Son épouse, ses enfants, ses titres et épithètes, ses pouvoirs, même le mobilier de son temple, font le voyage d’Assur. Bref, le dieu Assur est complètement assimilé au roi des dieux de la tradition suméro-akkadienne. Ninlil, l’épouse d’Enlil, devient Mullissu, la parèdre d’Assur, et les enfants d’Enlil, Ninurta et Zababa, deviennent les fils d’Assur. Ainsi, par la captation des pouvoirs d’Enlil, Assur est-il élevé à la puissance suprême et à la souveraineté sur tous les dieux. 83

Jean-Jacques Glassner À compter de la seconde moitié du iie millénaire, le haut niveau de culture de Babylone fascine toujours davantage l’Assyrie, dont les élites sont toujours plus imprégnées de culture babylonienne. Avec l’assujettissement de la Babylonie, la puissance nommée Assur, jusque-là de nature essentiellement politique, s’enrichit d’apports nouveaux. Les trois dieux Assur, Enlil et Marduk, même si le troisième est un dieu soumis, se trouvent face à face, le premier se nourrissant de la théologie des deux autres. Sous le règne de Sargon II (722-705), il est identifié au dieu babylonien Anšar, « la totalité du ciel ». Avec sa parèdre Kišar, « la totalité de la terre », celui-ci incarne une génération dans la lignée d’où est issu Marduk. Désormais né dans l’Apsû, le monde inférieur, le domaine du dieu Enki/Hayya, Assur est autocréé. Au même moment, il est doté de deux épithètes nouvelles. Il devient la « puissance suprême », le « lien qui unit le ciel supérieur (monde des dieux) et le royaume des morts ». Il tient donc dans ses mains la totalité de l’univers, et sa personnalité émergente n’a plus besoin d’être adossée à une figure rapportée de l’extérieur, sa toute-puissance est devenue partie intégrante de sa nature. Avec le règne de Sennachérib (704-681), c’est désormais à Assur et non plus à Babylone qu’est célébrée la fête du Nouvel An. Si, dans la capitale du Sud, la cérémonie mettait en scène la montée en puissance de Marduk, sa prise du pouvoir au sein de l’assemblée des dieux, son exaltation après sa victoire sur Tiamat et les forces du désordre, l’organisation par ses soins du nouvel ordre cosmique, la création de l’homme, enfin la glorification de ses cinquante noms, à Assur elle n’en est pas une simple transposition. C’est dans la façon dont les lettrés assyriens en repensent l’organisation que se laissent découvrir les traits originaux de la théologie d’Assur par rapport à celle de Marduk. En Assyrie, où Assur tient le rôle clef, rien n’est dit ni des préparatifs, ni des suites du combat, ni de la mise en ordre du monde. L’intérêt des Assyriens porte exclusivement sur le motif du combat contre Tiamat et les forces du chaos. Quant à la procession qui conduit le dieu hors des murs de la ville, dans un espace supposé illustrer le désordre, elle lui permet de répéter le geste originel qui met un terme à l’indifférencié. Bref, la symbolique de la cérémonie est claire. Elle se réduit à la commémoration de la victoire sur Tiamat. Sa répétition, chaque année, permet de réaffirmer la primauté du dieu dans le panthéon divin. Mais ce programme est limité à la seule ville d’Assur, car la célébration de la fête est instituée ailleurs, dans les grandes capitales assyriennes. Or, si à Assur, elle est célébrée le 1er mois de l’année, en l’honneur d’Assur, à Arbèles, elle l’est au cours du 6e mois, en l’honneur d’Ištar ; à Ninive, elle se déroule le 10e mois, toujours en l’honneur d’Ištar ; à Kilizi, le 2e mois, en l’honneur d’Adad ; à Kurba’il, à date non connue, en l’honneur d’Adad ; à Harrān, le 2e mois, en l’honneur de Sîn. Dans chaque cas, la divinité locale est à l’honneur, le roi étant représenté par ses vêtements. À Ninive et Arbèles, la 84

Enlil, Marduk, Assur : les avatars de la fonction suprême cérémonie est légèrement différente : le roi est physiquement présent, mais il célèbre en même temps ses propres triomphes militaires. Dans les provinces, contrairement à la capitale, la célébration de la fête exalte donc la toute-puissance du roi humain qui est en même temps, il est vrai, le grand prêtre du dieu suprême. Où en sommes-nous ? Pour paraphraser Pierre Vidal-Naquet, on peut dire que les dieux sont peut-être la plus noble conquête des Babyloniens et des Assyriens, qu’il n’y a « aucun sens à isoler un champ des dieux distinct de l’aventure humaine que symbolise encore pour nous » la Mésopotamie, mais qu’être dieu en cette terre n’est pas une sinécure. Tout le monde s’occupe d’eux, les manipule, les maltraite, menace de les mettre à mort. Sans parler des luttes qui les opposent pour le pouvoir, une lampée de bière ou une bouchée de pain. Les puissances sont avant tout des noms dont la signification, malheureusement, par deux fois nous échappe. Dans le cas d’Enlil, il nous informe du trait essentiel qui le caractérise, sa capacité à créer le mouvement, et donc la vie. Toujours le concernant, peut-on admettre, avec Pierre Lévêque, que des vagues successives de populations sémitiques qui se sont établies en Mésopotamie auraient conduit à une récupération et une transcription sous une forme sémitique de noms sumériens 20 ? L’histoire du Proche-Orient ancien montre que l’arrivée massive de populations étrangères, lorsqu’elle s’accompagne de leur prise du pouvoir, provoque des crises, la coexistence de deux systèmes de valeurs ne pouvant que créer des situations conflictuelles. Il s’amorce, en même temps des mutations. Si les uns finissent par accepter certains éléments des cultures intrusives, inversement, les nouveaux arrivants adoptent immanquablement certains traits de la culture autochtone. La représentation traditionnelle des dieux en subit l’écho. Une puissance, fût-elle la puissance suprême, n’apparaît donc pas nécessairement comme un agent singulier, mais aussi bien comme un pluriel, et c’est vers une définition alternativement singulière ou plurielle qu’il convient de s’orienter. Les dieux créateurs sont premièrement des techniciens, les dépositaires d’un savoir-faire. Enlil et Marduk savent l’art du tissage ou de la vannerie, Marduk apprend la manière de couper un poisson en deux pour le faire sécher. Mais, à l’image d’Assur, un dieu peut être placé au sommet d’un panthéon sans être lui-même un démiurge !

20. P. Lévêque, Introduction aux premières religions, Paris 1997, p. 117 sq. L’égyptologue J. Baines, « Egyptian Deities in Context: Multiplicity, Unity, and the Problem of Change », dans B. N. Porter (éd.), One God or Many, Concepts of Divinity in the Ancient World, Casco Bay 2000, p. 36, parle de dieux hybrides.

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Jean-Jacques Glassner Siégeant aux premiers rangs des panthéons politiques, les dieux créateurs ne sont pas nécessairement les dépositaires de la souveraineté pleine et entière. À Babylone, comble du paradoxe, on voit Marduk prendre progressivement possession de son territoire, à mesure que celui-ci s’agrandit, mais ne pas siéger au sommet du panthéon du royaume, une position attribuée à Enlil. Et tout aussi étrangement, au cours du vie siècle, lorsque Nabuchodonosor II (604-562) règne sur le monde et que Marduk est supposé être à l’apogée de sa puissance, son culte décline pour céder la place, en importance, à celui de son fils, Nabû, le dieu de Borsippa. En Assyrie, on est en présence d’une religion d’État où se déploie une pensée religieuse qui s’inspire d’une antique tradition à laquelle vient se mêler un cortège de modifications survenues tout au long de l’histoire. Entre la divinité et le roi, il existe une certaine représentation au miroir ; nonobstant, le royaume d’un dieu (un espace symbolique extensible à la terre entière mais concrètement défini par un centre de culte) ne correspond pas nécessairement au territoire aux frontières fluctuantes d’un royaume à une période historique donnée, et dont le roi est, en outre, pris dans un réseau de relations avec une multiplicité de divinités. La volonté se fait jour, en Assyrie, d’établir un lien intime entre le déroulement des événements sur terre et l’histoire du cosmos. Brièvement contée, la justification idéologique qui est proclamée au nom d’Assur pour tout événement public, concernant la politique intérieure ou internationale, représente une structure de la pensée politique tout à fait unique dans l’ensemble circumméditerranéen. Elle vise à apporter une justification divine aux modifications entreprises, sur le plan des généalogies cosmiques comme sur la question du conflit entre le bien et le mal. Quelle que soit l’habileté des théologiens assyriens, une analyse fine des sources montre qu’ils ne peuvent voiler totalement leurs sources d’inspiration. Il n’existe pas, par exemple, de cosmogonie assyrienne, elle est entièrement inspirée de la cosmogonie babylonienne. Les nuances introduites par les lettrés assyriens n’y changent rien. Ainsi, sous les rois sargonides, au viie siècle, Assur se voit attribuer une nouvelle fonction, la fixation des destins. À Babylone, Marduk arrachait au chef de l’armée des dieux anciens la tablette des destins qui permettait de fixer l’avenir du monde. Il la détenait à la suite de sa victoire militaire. En Assyrie, il en va différemment : Šamaš était de longue date le détenteur des tablettes, les destins du pays étaient scellés dans son temple à Assur. Avec Sennachérib, Assur devient l’unique détenteur de ces tablettes. En fin de compte, les grands dieux territoriaux, protecteurs des grandes constructions politiques, qui ne sont pas nécessairement des dieux créateurs, sont eux-mêmes les fruits de rencontres, de convergences, d’associations, de combinaisons ou d’assimilations. Le dieu Assur, longtemps confiné à la

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Enlil, Marduk, Assur : les avatars de la fonction suprême puissance politique, n’acquiert une dimension cosmologique et mythologique qu’au contact d’Enlil et de Marduk, mais une dimension qui ne fonctionnera jamais vraiment 21. Addendum À propos de LÍL, un troisième texte mérite une mention tout à fait particulière, une légende que reproduit une tablette unique provenant d’Abu-Salabikh et datant du xxvie siècle 22. Lugalbanda ramène sa future épouse d’Élam. Sa mère, pour l’heure la déesse Inanna, semble opposée à cette union. Nonobstant, les dieux Anunna livrent l’imru, la « famille », de la jeune épouse à Lugalbanda dénommé LÍL en la circonstance. L’imru est conçu comme un réceptacle fermé que le héros brise, permettant à son épouse Ninsun de paraître. Lugalbanda/Lil se place clairement au lieu de la séparation des fils d’ensouple et de leur réunion à l’aide du fil de tissu. Cette source vient compléter et confirmer le témoignage du poème de Shū-Sîn.

21. E. Frahm, Einleitung in die Sanherib-Inschriften, Vienne 1997 (Archiv für Orientforschungen, suppl. 26), p. 282-288. 22. R. D. Biggs, Inscriptions from Tell bu Salabikh, Chicago 1974 (Oriental Institute Publications 99), no 327.

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SCHÊMAT’OLYMPOU ? DE LA SOCIÉTÉ DES DIEUX AUX CONFIGURATIONS DE PUISSANCES DIVINES

Gabriella Pironti

Le thème qui est au cœur de cet ouvrage est crucial pour tous ceux qui étudient la représentation du divin en Grèce ancienne et considèrent que les dieux, les theoi, sont une bonne entrée en matière pour interroger, et mieux comprendre, le polythéisme hellénique. Quant au terme « polythéisme », que les spécialistes du domaine ont tendance à privilégier de plus en plus dans l’usage 1, quelques précisions préliminaires s’imposent, du moment qu’il n’est pas, de par sa nature, nécessairement moins « étique » que celui de « religion ». Les conditions requises pour ne pas y renoncer et pour en faire un usage le plus correct possible seraient alors d’avoir à l’esprit que l’histoire de ce terme n’est pas neutre, et surtout de préciser au préalable ce qu’on entend par « polythéisme ». Le plus souvent, on entend par là un type de religion postulant l’existence de plusieurs divinités, ce qui revient au bout du compte à adopter une perspective qui reste assez proche de celle inaugurée, dans sa polémique, par Philon d’Alexandrie, l’inventeur du terme polytheia 2. En effet, une religion de ce type n’est concevable que si on lui oppose, comme Philon le faisait, un contrepoint postulant qu’il n’y a qu’un dieu, cet autre type qui finira par être labellisé, des siècles plus tard, comme « mono-théisme » 3. Mais peut-on se contenter de typologies génériques face aux spécificités des contextes historiques et culturels ? Et, dans le cas qui nous concerne, est-ce précisément le

1. L’emploi du terme dans les titres des travaux des spécialistes a connu une amplification progressive : cf. A. Brelich, « Der Polytheismus », Numen 7 (1960), p. 123-136, en passant par M. Detienne, « Du polythéisme en général », Classical Philology 81 (1986), p. 47-55, jusqu’à R. Parker, Polytheism and Society at Athens, Oxford 2005. 2. Philon d’Alexandrie, Du Décalogue 65 : polytheos ; Du changement de nom 205 : polytheia. 3. Sur l’histoire de ces termes, voir F. Schmidt, « Polytheisms : Degeneration or Progress ? », dans F. Schmidt (éd.), The Inconceivable Polytheism: Studies in Religious Historiography, Londres 1987 (tr. fr. L’impensable polythéisme. Études d’historiographie religieuse, Paris 1988, p. 9-60) ; M. Bettini, Elogio del Politeismo, Bologne 2014, p. 103-114.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114078

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Gabriella Pironti fait de reconnaître la divinité de plusieurs êtres, et non d’un seul et unique, qui constitue le trait essentiel de la représentation du divin et de la pratique cultuelle de la Grèce ancienne ? Pour esquisser une réponse, il convient de rappeler que, dans ce registre, les Grecs passent avec désinvolture, selon le contexte, du theos au theoi ou/et au theion 4 : autrement dit, le monde divin respire, il est souple, et susceptible de se concentrer ou de se dilater. C’est en faisant abstraction de cette pluralité, à savoir d’une multiformité inhérente à la représentation du divin, que l’on se contente le plus souvent d’identifier le polythéisme avec une simple pluralité numérique de dieux. S’il s’agit sans aucun doute d’un trait important du polythéisme grec, il faut toutefois signaler qu’il n’est pas le seul. L’aspect « numérique » ne suffit pas à épuiser la question. La pluralité qui habite la religion grecque à tous les niveaux n’est pas que quantitative, elle est aussi qualitative. Un détour historiographique synthétique devrait permettre de clarifier cette affirmation. Non seulement il y a plusieurs dieux, mais aussi chaque dieu est « d’abord au pluriel » 5 : c’est ce que nous ont appris les études sur le polythéisme hellénique au cours des dernières décennies. À ce propos, en 1932, Louis Gernet, qui pourtant ne s’intéressait pas prioritairement aux divinités, parlait déjà d’un dieu comme d’un « système de notions » 6. D’un point de vue historiographique, il s’agit d’un passage-clé, qui prépare le changement de paradigme invoqué, une trentaine d’années plus tard, par Jean-Pierre Vernant et résumé dans la phrase, souvent citée, de 1965 : « les dieux helléniques sont des Puissances, non des personnes » 7. Le pluriel « Puissances », souligné dans le texte par l’emploi de la majuscule, place la notion de « puissance divine » dans une perspective significativement différente de celle qu’adoptait, par exemple, Jean Rudhardt. Ce dernier, dans son ouvrage de 1958, avait employé lui aussi

4. J.-P.  Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque », Mythe et pensée chez les Grecs (Paris 1965), repris dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, Paris 2007, 2 vol., I, p. 561574, spéc. p. 568 ; H. S. Versnel, Coping with the Gods. Wayward Readings in Greek Theology, Leyde 2011, p. 268-278. 5. M.  Detienne, « Expérimenter dans le champ des polythéismes », Kernos 10 (1997), p. 57-72, p. 72 (les italiques sont de l’auteur). 6. L.  Gernet, A. Boulanger, Le génie grec dans la religion, Paris 1932, p. 222 ; sur la fortune de cette intuition, voir l’étude de V. Pirenne-Delforge et J. Scheid dans ce volume. C’est M. Detienne, « Expérimenter dans le champ des polythéismes », qui développe ce point, en soulignant la dimension plurielle propre à chaque divinité et en critiquant la tendance à identifier le dieu avec un seul mode d’action. J.-P. Vernant, « La société des dieux », Mythe et société en Grèce ancienne (Paris 1974), repris dans Œuvres I, p. 693-706, spéc. p. 698, en affirmant que chaque divinité a des modes d’action qui lui sont propres, avait effleuré la question, mais sans l’approfondir. C’est dans le sillage de ces devanciers que s’est inscrite aussi ma propre recherche visant à explorer la dimension plurielle et les modes d’action d’Aphrodite : G. Pironti, Entre ciel et guerre. Figures d’Aphrodite en Grèce ancienne, Liège 2007 (Kernos, Suppl. 18). 7. J.-P.  Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque », dans Œuvres I, p. 567.

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De la société des dieux aux configurations de puissances divine « puissance », mais au singulier, car il se référait par ce terme au sacré, au divin en général, qu’il appelait la « puissance » 8, en lui subordonnant, à ce moment de son parcours, les dieux particuliers. Même si le choix du terme « puissance » de la part de Vernant n’est peut-être pas complètement étranger au vocabulaire du « sacré » de l’époque, il faut toutefois reconnaître qu’il lui a imprimé une tournure différente, un twist qui est spécifiquement lié à l’intention première de son discours : à savoir, la volonté de signaler l’inadéquation de la notion moderne de « personne » pour rendre compte de la représentation antique du divin. En reconnaissant aux divinités helléniques le statut de « puissances », Vernant a contribué de manière considérable à les faire sortir des dictionnaires et des ouvrages de synthèse, qui les avaient réduites aux personnages figés d’un grand roman mythologique. Ce changement de paradigme a ouvert la voie à un renouvellement significatif des études concernant les dieux antiques. En tant que « puissances », les theoi peuvent se manifester sous une pluralité de formes, d’aspects, de noms, et au moyen d’une multitude de signes. Partant, ils sont caractérisés par des « –morphismes » variables, et c’est avec cet arrière-plan qu’il faut aussi appréhender leur anthropo-morphisme 9. Les « puissances » peuvent dès lors être replacées dans le contexte qui fut le leur, à savoir celui d’une culture se représentant le monde divin sous le signe du pluriel et du relationnel. En effet, c’est surtout à partir des années soixante du siècle dernier que s’est affirmée, dans les études sur les religions anciennes, la conscience que le panthéon, ou plutôt le monde divin, nécessite d’être envisagé dans son ensemble comme un tout organique ; qu’il ne faut pas étudier les divinités qui le composent de manière isolée, les unes indépendamment des autres, mais qu’il faut au contraire prendre en compte leurs relations. Une telle approche a eu le mérite de déplacer enfin l’attention sur « la société des dieux », pour

8. J.  Rudhardt, Notions fondamentales de la pensée religieuse dans la Grèce classique, Genève 1958, p. 308 : l’emploi qu’il en fait s’ancre dans l’approche phénoménologique, comme le confirme le renvoi aux travaux de G. Van der Leeuw et, partant, dans la persuasion que « la puissance », comme « le sacré », sous des noms divers, étaient au cœur, et à l’origine, de l’expérience religieuse. Sur la genèse de la notion de « sacré », on verra P. Borgeaud, « Le couple sacré/profane : genèse et fortune d’un concept “opératoire” en histoire des religions », Revue de l’Histoire des Religions 211 (1994), p. 387-418. 9. J.-P.  Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque », dans Œuvres I, p. 567-569 ; Id., « La société des dieux », dans Œuvres I, p. 696-698. Qu’il me soit permis de renvoyer aussi à G. Pironti, « Des dieux et des déesses : le genre et la représentation du divin en Grèce ancienne », dans S. Boehringer, V. Sebillotte Cuchet (éd.), Des femmes en action. L’individu et la fonction en Grèce antique, Paris – Athènes 2013 (Mètis, hors-série), p. 155-167. Le « traitement grammatical » de la divinité, que l’étude de M. Bettini explore savamment dans ce volume, conduit à conclure que, même d’un point de vue « morphologique », les dieux ne sont pas réductibles à de simples individus de statut divin.

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Gabriella Pironti reprendre le titre d’une autre célèbre étude de Vernant 10, et elle a donc mis en lumière l’aspect spécifiquement relationnel qui caractérise le monde divin et la pensée religieuse des Grecs. Tout en étant tournée au départ vers l’analyse du panthéon en général, cette approche a ouvert la voie par la suite à la possibilité d’étudier autrement, et de mieux comprendre, l’agencement des panthéons locaux, ainsi que les adresses cultuelles à des groupements de divinités. Bien entendu, il n’y a pas en Grèce ancienne un seul panthéon à l’architecture bien déterminée, donné une fois pour toutes. La documentation disponible présente en revanche des configurations diverses de divinités, qui se redessinent à chaque fois, selon le contexte historique et/ou énonciatif. En conséquence, c’est d’un monde divin au pluriel, et ce à tous les niveaux et dans tous les sens possibles, dont il faut rendre compte. D’où la difficulté de le décrire, et des affirmations quelque peu provocatrices comme le désormais célèbre « Greek polytheism is undescribable » de Robert Parker 11. C’est donc à la multiformité de et dans la représentation du divin, au caractère dynamique et flexible de ses articulations, aux relations diverses entre les puissances divines que fait référence la « pluralité qualitative » qui a été évoquée plus haut. Il en découle, pour l’historien des religions antiques, le devoir de chercher des moyens toujours plus adaptés pour décrire le monde divin des Grecs, et pour le décrire non pas comme un système statique, mais comme un monde dynamique, un réseau articulé et flexible de puissances divines interconnectées. Dieux en famille, dieux en société Dans le sillage de ces prémisses, les réflexions qui suivent porteront précisément sur quelques représentations ayant trait à l’ensemble du monde divin et aux relations entre puissances. Un fragment de la Titanomachie cyclique peut être appelé à la barre des témoins, car il permet de poser d’emblée une question de vocabulaire 12. Il y est question du centaure Chiron apprenant aux hommes les éléments essentiels qui conduisent à la dikaiosynê : serments, sacrifices et schêmata de l’Olympe. Voilà donc ce qui semblerait être une formulation « émique » assez précise de ce qu’on a parfois appelé les « configurations panthéoniques ». Mais c’est sans doute un leurre. La leçon du

10. Republiée dans Mythe et société en 1974, mais publiée une première fois dans le volume La naissance des dieux, Paris 1966, p. 55-78. C’est une approche à laquelle les études de Georges Dumézil ont certainement contribué. 11. R. Parker, Polytheism and Society at Athens, p. 387 : heureusement pour nous, il continue néanmoins de le décrire ! 12. Titanomachie, PEG, fr. 11 Bernabé : εἴς τε δικαιοσύνην θνητῶν γένος ἤγαγε δείξας / ὅρκους καὶ θυσίας καλὰς καὶ σχήματ’ ’Ολύμπου, « [Chiron] qui a conduit la race des mortels à la justice en lui enseignant les serments, les beaux sacrifices et les configurations de l’Olympe » (trad. D. Jaillard, Configurations d’Hermès. Une “théogonie hermaïque”, Liège 2007, p. 15).

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De la société des dieux aux configurations de puissances divine manuscrit de Clément d’Alexandrie, qui transmet ce fragment, a été remise en question 13 : on ne peut exclure que la formule schêmat’ Olympou remonte à Clément lui-même, mais, en ce qui concerne les vers du poème cyclique, il est probable que ce soient plutôt « les serments, les sacrifices et les sêmata de l’Olympe », les signes divins, à savoir la divination, qui constituent l’enseignement de Chiron aux hommes mortels. Cependant, si les philologues avertis nous privent ainsi d’une terminologie « indigène » pour décrire de manière synthétique les articulations du panthéon, cela n’implique pas que ces dernières n’existaient pas et qu’elles ne soient dès lors qu’une invention des historiens des religions, et des analystes du polythéisme en particulier. La question à laquelle il faut alors essayer de répondre, pour commencer, est plutôt la suivante : quelles représentations de la « société des dieux » les Grecs eux-mêmes ont-ils privilégiées ? À l’aide de quelles images et de quelles métaphores culturelles ont-ils mis en forme le monde divin avec ses articulations internes ? La première réponse qui vient à l’esprit d’un helléniste est bien entendu : la famille 14. Mais il faut rappeler à ce propos qu’il y a plusieurs manières d’envisager la famille des dieux : ou bien comme une projection des données humaines et sociales, ou bien comme une forme d’organisation qui aurait permis de raccrocher entre eux des éléments disparates et des personnalités hétérogènes ; mais on peut aussi bien – et c’est la direction de recherche dans laquelle la présente analyse s’inscrit –, prendre au sérieux les articulations familiales du monde divin. Le langage généalogique a en effet la capacité de traduire en images concrètes l’association des puissances divines, en les articulant dans une prolifération dynamique d’unions et de filiations qui n’est pas le simple fruit du hasard ou des contingences historiques. L’exemple le plus éclairant à ce propos est offert par un poème comme la Théogonie d’Hésiode, qui à la fois dessine l’arbre généalogique des dieux et en raconte l’histoire de famille 15. Il suffit de penser à l’association entre Zeus et Athéna, si bien attestée dans les cités grecques 16 : dans les pratiques cultuelles, ces deux divinités partagent souvent une même épiclèse (Polieus/Polias, Boulaios/

13. Comme le signale G. D’Alessio, « Theogony and Titanomachy », dans M. Fantuzzi, C. Tsagalis (éd.), The Greek Epic Cycle and Its Ancient Reception: A Companion, Cambridge 2015, p. 199212, spéc. p. 205. 14. C’est un point sur lequel serait d’accord même W. Burkert, Greek Religion : Archaic and Classical, Harvard 1985, p. 218-219, qui pourtant est fort sceptique quant à la possibilité de considérer le polythéisme comme une sorte de langage. 15. Le commentaire de référence reste celui de M. L. West, Hesiod. Theogony (Ed. with Prolegomena and Commentary), Oxford 1966. Voir aussi Hésiode. Théogonie (trad. de P. Mazon, introduction et notes de G. Pironti), Paris 2008, avec bibliographie ; G. Pironti, « Politeismo. Sezione I : Sul divino al plurale in Grecia antica », dans M. Bettini, W. Short (éd.), Con i Romani. Un’antropologia della cultura antica, Bologne 2014, p. 45-60, spéc. p. 46-49. 16. Cf. par exemple, S. Paul, « À propos d’épiclèses “trans-divines” : le cas de Zeus et d’Athéna à Cos », Archiv für Religionsgeschichte 12 (2010), p. 65-81.

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Gabriella Pironti Boulaia, etc.) et conjuguent leur action, surtout dans la protection de la polis et de ses institutions. D’une telle articulation largement partagée entre Zeus et Athéna, qui trouvait aussi son expression dans le répertoire iconographique, la tradition narrative offre de son côté une expression en termes de généalogie (Zeus enfante tout seul Athéna) et de relations familiales (le père et sa fille bien aimée), qu’Hésiode reprend et retravaille en l’adaptant au contexte spécifique de son poème. Toutefois, il n’y a pas que les articulations familiales qui structurent le monde divin en tant qu’ensemble : dans la Théogonie toujours, sa mise en forme est étroitement solidaire de la répartition des timai 17, un thème qui est aussi un ressort articulatoire particulièrement adapté pour mettre en valeur le monde des dieux en tant que « société ». La représentation des dieux comme une famille constitue une donnée culturelle fondamentale, qu’il faut prendre au sérieux et interroger, dans la mesure où cette image est clairement appelée à exprimer la perception d’un monde divin composé de puissances interconnectées. L’autre image que les Grecs ont privilégiée pour mettre en forme cette complexité, ce sont les dieux en tant que communauté, la « société des dieux », dont ils ont décrit, dans leurs récits, les modalités de fonctionnement, exploré les tensions, les crises, et représenté les réjouissances. Une bonne partie de la littérature grecque serait à appeler à la barre des témoins. À partir de la poésie archaïque, si le monde divin se structure suivant le modèle familial, la vie des dieux est pensée et organisée comme celle d’une communauté politique : les dieux sont convoqués en assemblée, se réunissent, discutent, se disputent, délibèrent, prêtent serment, sont sommés de respecter les lois de cette communauté, faute de quoi ils peuvent même être suspendus de leurs fonctions et exilés, en attendant d’être réintégrés parmi leurs pairs 18. Mais ce qu’il faut souligner une fois de plus, c’est le fait que cette image, voire cette métaphore culturelle, est chargée de sens. Tout comme le modèle familial, elle pointe l’aspect éminemment relationnel du monde des dieux : les puissances divines qui en font

17. Timê est un mot difficile à traduire, qui indique à la fois l’« honneur » et la charge en vertu de laquelle un tel honneur est reconnu. Voir M.-C. Leclerc, « Le partage des lots. Récit et paradigme dans la Théogonie d’Hésiode », Pallas 48 (1998), p. 89-104 ; sur le thème de la répartition des timai dans les Hymnes homériques, voir J. Rudhardt, « À propos de l’hymne homérique à Déméter », Museum Helveticum 35 (1978), p. 1-17 ; D. Jaillard, « Mises en place du panthéon dans les Hymnes homériques », Gaia. Revue interdisciplinaire sur la Grèce ancienne 9 (2005), p. 49-62. 18. L’assemblée des dieux est un thème présent chez Homère (e. g. Iliade XX, 1-12), comme chez Lucien, qui en joue notamment dans l’opuscule L’Assemblée des dieux : voir C. Bonnet, « Gli dèi in assemblea », dans G. Pironti, C. Bonnet (éd.), Gli dèi di Omero. Politeismo e poesia nella Grecia antica, Rome 2016, p. 113-146. Sur les normes du serment des dieux et leur expulsion temporaire, voir Hésiode, Théogonie 783-804. Cf. G. Pironti, « Politeismo. Sezione I : Sul divino al plurale in Grecia antica », p. 49-53.

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De la société des dieux aux configurations de puissances divine partie constituent en effet une société, traversée à l’occasion par des tensions et des conflits, mais aussi par tout genre de complicité et par une recherche d’équilibre. Schêmat’ Olympou : des articulations hiérarchiques aux classifications dynamiques Une autre question qu’on est en droit de se poser concernant le monde divin en tant qu’ensemble est son organisation interne, autrement dit : comment les Grecs ont-ils classifié leurs dieux ? Ont-ils organisé le monde des dieux de manière hiérarchique ? Ce qui apparaît à la suite d’une première enquête, c’est que les classifications, quand il y en a, sont conjoncturelles. Certes, les Grecs ont privilégié, on vient de l’évoquer, une représentation du monde divin en tant qu’organisme complexe et relationnel, mais sans pour autant établir de taxonomie rigide entre les divinités. Des classifications sont attestées, mais elles semblent liées le plus souvent à un contexte précis : autrement dit, elles sont ponctuelles et ne peuvent être reportées telles quelles de la littérature aux données du culte, ni d’une perspective panhellénique aux traditions locales. La poésie archaïque nous apprend, par exemple, qu’il y a une distinction entre les dieux en charge, réunis autour de Zeus, et les dieux expulsés, les Titans, les dieux d’avant. En outre, les dieux n’auraient pas tous le même rang : un passage de l’Iliade signale en effet une distinction de rang entre une déesse comme Aphrodite, qui, en tant que fille de Zeus, est une divinité de rang A, et Thétis, la mère d’Achille, qui est « seulement » fille de Nérée 19 et donc une divinité de rang B. Un statut divin un peu à part semble être reconnu, dans l’Odyssée, à des figures divines telles que Calypso et Circé : tout comme Thétis, qui interagit directement avec son fils Achille, Calypso et Circé, contrairement à d’autres déesses, n’ont pas besoin de se métamorphoser pour s’unir avec un mortel comme Ulysse ; on a des raisons de penser que ce n’est pas fortuit si elles ne vivent pas sur l’Olympe, mais dans des îles aux confins du monde. Le lieu de résidence d’une divinité semble donc pouvoir être significatif de son statut. D’innombrables puissances, au statut variable, sont ancrées dans un territoire, les divinités fluviales par exemple, ou elles habitent aux côtés des hommes et parcourent la terre : non seulement des nymphes 20 et des daimones 21, mais aussi les trente milliers d’immortels qui, selon le poète des Travaux, sont envoyés par Zeus pour surveiller les œuvres

19. Homère, Iliade XX, 104-109. 20. Il y a aussi des nymphes, « qui ne ressemblent ni aux immortels ni aux hommes mortels », dont la vie, tout en étant extraordinairement longue, est toutefois destinée à se conclure en même temps que celle des arbres qu’elles habitent : Hymne homérique V, 259-272. 21. Hésiode dans les Travaux (120-126, 140-142) distingue les epichthonioi, gardiens des mortels et dispensateurs de richesse, et les hypochthonioi, inférieurs aux premiers mais tout de même pour-

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Gabriella Pironti des hommes 22. Des classifications internes peuvent donc effectivement être activées, prenant la forme d’articulations hiérarchiques. Mais sont-elles toujours valables et présentes à l’esprit de tous les Grecs en dehors des contextes précis où on les voit fonctionner ? On est en droit d’en douter. Pour reprendre la célèbre phrase attribuée à Thalès, theôn einai plêrê panta, « tout est plein de dieux », le monde est « plein de dieux » (A 22 DielsKranz). La classification des dieux en groupes distincts est souvent l’une des manières pour articuler et structurer précisément cette « plénitude de dieux ». Mais ces manières, et avec elles les classifications et les regroupements divins, changent en fonction du contexte. Les variations sont significatives même à l’intérieur d’un corpus relativement homogène, composé d’auteurs athéniens d’époque classique. Que l’on considère pour commencer le célèbre texte où Platon invite à honorer les dieux en les organisant par groupes : il y a d’abord les olympiens ; puis les dieux qui tiennent la cité ; les dieux chthonioi ; les daimones ; les héros ; enfin les dieux patrôioi, à savoir les divinités ancestrales liées à la famille 23. Le critère qui organise cette « plénitude de dieux » n’est pas tant une polarité opposant entre eux des groupes divins, les Olympiens et les Chthoniens, mais plutôt un échelonnement spatial qui part de l’Olympe pour arriver aux dieux de la lignée, au cœur de la maison, en passant par la cité, la terre et des êtres, tels les daimones et les héros, qui font en quelque sorte le lien entre l’Olympe des dieux et la terre des hommes. Il ne faut pas croire pour autant à un ordonnancement qui serait canonique. Le chœur de l’Agamemnon d’Eschyle par exemple s’y prend d’une autre manière : la « plénitude de dieux » est, dans ce cas, davantage ancrée dans la topographie civique, car

vus d’une certaine timê ; ces daimones naissent de la disparition des toutes premières générations d’hommes mortels, celle de l’âge d’or pour les premiers, celle de l’âge d’argent pour les seconds. 22. Hésiode, Travaux 252-255 : τρὶς γὰρ μύριοί εἰσιν ἐπὶ χθονὶ πουλυβοτείρῃ / ἀθάνατοι Ζηνὸς φύλακες θνητῶν ἀνθρώπων, / οἵ ῥα φυλάσσουσίν τε δίκας καὶ σχέτλια ἔργα / ἠέρα ἑσσάμενοι, πάντη φοιτῶντες ἐπ᾽ αἶαν. « Trente milliers d’Immortels, sur la glèbe nourricière, sont, de par Zeus, les surveillants des mortels ; et ils surveillent leurs sentences, leurs œuvres méchantes, vêtus de brume, visitant toute la terre » (trad. P. Mazon, CUF). Ils semblent donc constituer une sorte de police divine, chargée d’une fonction d’intermédiation entre l’Olympe et la terre. 23. Platon, Lois IV, 717 a6-b6 : πρῶτον μέν, φαμέν, τιμὰς τὰς μετ᾽ Ὀλυμπίους τε καὶ τοὺς τὴν πόλιν ἔχοντας θεοὺς τοῖς χθονίοις ἄν τις θεοῖς ἄρτια καὶ δεύτερα καὶ ἀριστερὰ νέμων ὀρθότατα τοῦ τῆς 717.b εὐσεβείας σκοποῦ τυγχάνοι, τὰ δὲ τούτων ἄνωθεν καὶ περιττὰ καὶ ἀντίφωνα, τοῖς ἔμπροσθεν ῥηθεῖσιν νυνδή. μετὰ θεοὺς δὲ τούσδε καὶ τοῖς δαίμοσιν ὅ γε ἔμφρων ὀργιάζοιτ᾽ ἄν, ἥρωσιν δὲ μετὰ τούτους. ἐπακολουθοῖ δ᾽ αὐτοῖς ἱδρύματα ἴδια πατρῴων θεῶν κατὰ νόμον ὀργιαζόμενα, γονέων δὲ μετὰ ταῦτα τιμαὶ ζώντων. « Ce sont d’abord, répondons-nous, les honneurs qu’après avoir vénéré les olympiens et les dieux qui protègent la cité, nous rendons aux divinités chthoniennes ; en leur réservant le pair, l’inférieur, la gauche, nous atteindrons au mieux le but que se propose notre piété, tandis que les honneurs supérieurs à ceux-là, l’impair et la droite, seront pour les dieux que nous avons mentionnés à l’instant. Après ces dieux, les daimones auront le culte de l’homme raisonnable, puis après eux les héros. Ensuite viendraient les cérémonies particulières des dieux ancestraux, qui se célèbrent selon la loi, et après cela les honneurs que les parents obtiennent de leur vivant » (trad. É. Des Places, CUF).

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De la société des dieux aux configurations de puissances divine les dieux se trouvent regroupés en : astynomoi (qui s’occupent de l’asty, de la ville), hypatoi (d’en-haut) et chthonioi (terrestres), dieux des portes, dieux de l’agora 24. Dans les Suppliantes, en revanche, le chœur des Danaïdes invoque dans ses prières un ensemble divin constitué de dieux hypatoi, dieux chthonioi et Zeus Sôtêr 25 : dans ce cas, l’invocation désespérée à tous les dieux, du ciel et de la terre, est explicitement et opportunément redirigée vers l’obtention du salut à travers l’appel spécifique à Zeus dans ses prérogatives de « Sauveur ». Ces quelques exemples ne devraient pas être placés dans la série « Olympiens/Chthoniens », pas plus qu’ils ne permettent de décrypter une quelconque taxonomie en odeur d’orthodoxie : ce sont plutôt des classifications conjoncturelles qui organisent le monde des dieux en fonction d’un type de discours et d’un contexte précis. Et aussi, dans le cas d’Eschyle, en fonction de l’état d’âme prêté à la persona loquens. Pour finir sur ce point, la souplesse et la capacité de re-modulation, que nous avons signalées comme traits spécifiques du polythéisme grec, ne caractérisent pas seulement la représentation des divinités majeures ou des associations divines, mais aussi celle du monde des dieux en tant qu’ensemble : selon le contexte où elle est insérée et la perspective à partir de laquelle on la regarde, la « société des dieux » prend des formes différentes 26. Les critères qui l’organisent changent aussi : à côté du lieu de résidence (le ciel, la mer, la terre, le monde souterrain) entre parfois en jeu le critère chronologique (dieux anciens, dieux en fonction, nouveaux venus) ; à côté du modèle cosmique et

24. Eschyle, Agamemnon 88-91 : πάντων δὲ θεῶν τῶν ἀστυνόμων, / ὑπάτων, χθονίων, / τῶν τε θυραίων τῶν τ᾽ἀγοραίων, / βωμοὶ δώροισι φλέγονται. « Tous les dieux de la ville, dieux du ciel et de la terre, dieux des portes et de la place publique, voient leurs autels chargés de tes dons » (trad. P. Mazon, CUF, modifiée). Au vers 90, le texte des manuscrits, τῶν τ’ οὐρανίων a été remplacé, par presque tous les éditeurs, par τῶν τε θυραίων (Enger). 25. Eschyle, Suppliantes 23-29 : ὦ πόλις, ὦ γῆ, καὶ λευκὸν ὕδωρ, / ὕπατοί τε θεοί, καὶ βαρύτιμοι / χθόνιοι θήκας κατέχοντες, / καὶ Ζεὺς σωτὴρ τρίτος, οἰκοφύλαξ / ὁσίων ἀνδρῶν, δέξασθ᾽ ἱκέτην / τὸν θηλυγενῆ στόλον αἰδοίῳ / πνεύματι χώρας. « Ah, puisse ce pays, son sol, ses eaux limpides, puissent les dieux du ciel et les dieux souterrains aux lourdes vengeances, habitants des tombeaux, puisse Zeus Sauveur enfin, qui garde les foyers des justes, agréer cette troupe de femmes comme leurs suppliantes, en ce pays ému d’un souffle de piété » (trad. P. Mazon, CUF). 26. C’est à partir de l’époque hellénistique et à suivre que les classifications des dieux deviennent de plus en plus systématiques, et cela surtout dans le cadre du discours philosophique, où le monde divin est repensé et réorganisé à chaque fois en harmonie avec la théorie que l’on défend. Une classification assez systématique et détaillée des dieux est présente dans la Clé des Songes d’Artémidore (iie siècle de notre ère) qui adopte comme critère distinctif le lieu de résidence : les divinités sont ainsi classées en plusieurs groupes selon la région du cosmos sur laquelle elles sont appelées à exercer leur influence. Tout en se fondant sur une représentation partagée des divinités, la classification et la typologie des divinités, chez Artémidore aussi, restent étroitement liées à un type de discours, dans le cas spécifique, onirocritique : c’est-à-dire qu’elles sont subordonnées à la présentation ordonnée d’un système de correspondances entre les différentes figures divines et les significations qui leur sont associées.

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Gabriella Pironti spatial, nous avons signalé l’importance des modèles familial et politique, l’un comme l’autre appelés à exprimer l’image d’un organisme complexe de puissances divines interconnectées. Configurations de puissances et représentations synthétiques du monde divin Ajoutons une tesselle de plus ; à côté des classifications conjoncturelles, le monde divin, le divin au pluriel, qui est l’objet de ces quelques réflexions, connaît aussi des représentations de type, non plus analytique, comme celles que l’on vient de voir, mais de type synthétique : ce n’est pas au « panthéon » qu’il faut nécessairement penser, la notion de « panthéon » étant en effet plutôt moderne 27. En recherchant une « représentation synthétique » que les Grecs eux-mêmes auraient élaborée, l’exemple le plus approprié semble être celui offert par les Douze Dieux, car le culte de cet ensemble divin est bien connu dans les cités grecques, comme en témoignent plusieurs types de documents. On suivra, à ce propos, les conclusions de Stella Georgoudi, qui, dans ses travaux, a définitivement écarté l’idée qu’il aurait pu y avoir une liste canonique des Douze Dieux 28. On a cru pendant longtemps pouvoir recomposer une liste des Douze organisée par couples : Zeus-Héra, Poséidon-Déméter, ApollonArtémis, Arès-Aphrodite, Hermès-Athéna, Héphaïstos-Hestia. Mais, quand on regarde les douze divinités représentées sur le Parthénon, on ne peut éviter de remarquer, par rapport à la prétendue liste canonique, la présence de Dionysos et l’absence d’Hestia. D’autre part, on est en droit de se demander s’il est correct d’identifier les Douze Dieux qui avaient un autel sur l’agora d’Athènes (dès le vie siècle avant notre ère) et les douze divinités du Parthénon 29. Un auteur du vie siècle avant notre ère, Hérodore 30, identifie nommément les Douze Dieux d’Olympie qu’Héraclès aurait honorés en érigeant six autels consacrés aux couples suivants : Zeus Olympios-Poséidon, Héra-Athéna, Hermès-Apollon, les Charites-Dionysos, Artémis-Alphée, Kronos-Rhéa. Comme on peut le constater, il y a des différences significatives par rapport aux dieux représentés sur le Parthénon. Il est intéressant de remarquer qu’un groupe pluriel comme celui des Charites vaut pour un (elles sont donc conçues comme une entité

27. Cf. A. Bendlin, C. Höcker, s.v. « Pantheon », DNP IX, Stuttgart 2000, p. 264-270. 28. S. Georgoudi, « Les Douze dieux des Grecs : variations sur un thème », dans S. Georgoudi, J.-P. Vernant (éd.), Mythes grecs au figuré, Paris 1996, p. 43-80 ; Ead., « Les Douze dieux et les autres dans l’espace cultuel grec », Kernos 11 (1998), p. 73-83. Cf. aussi H. S. Versnel, Coping with the Gods, p. 507-515. 29. Les douze dieux qui apparaissent sur la frise du Parthénon, où ils encadrent, six d’un côté et cinq de l’autre, l’offrande du voile à Athéna seraient : Hermès, Dionysos, Déméter, Arès, Héra, Zeus ; Athéna ; Héphaïstos, Poséidon, Apollon, Artémis, Aphrodite. Voir S. Georgoudi, « Les Douze dieux des Grecs », p. 50-51. 30. FGrHist 31 F 34 (a, b) Jacoby.

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De la société des dieux aux configurations de puissances divine plurielle) et surtout que cette liste, fort différente aussi de la liste prétendument canonique, est déclinée localement : l’enracinement local est manifeste non seulement par la présence d’Alphée, mais aussi par le couple Kronos-Rhéa qui prend tout son sens dans le sanctuaire d’Olympie, car il s’agit des parents de Zeus 31. Dans l’île de Délos aussi, les Douze Dieux recevaient un culte et, dans leur sanctuaire, ils étaient honorés non par couples, mais par triades : l’un des autels était consacré à Zeus-Héra-Athéna, un autre vraisemblablement à la triade locale Apollon-Artémis-Léto, quant aux deux autres, les spécialistes en discutent 32. Il apparaît donc que, lorsque les Douze Dieux sont nommément identifiés, leur identité et l’articulation interne de l’ensemble varient selon le contexte. Cette variabilité dans la configuration des Douze pourrait même être reconnue dans un contexte qui n’est pas cultuel, mais poétique : c’est le cas de l’Iliade. Dans ce poème, le monde des dieux est en proie à un conflit correspondant à celui qui se déroule dans la plaine de Troie entre les deux armées opposées. Lors de la « Théomachie » du chant XX, la division qui habite le monde divin trouve une représentation plastique dans l’image de deux groupes de divinités qui s’affrontent 33 : d’un côté les dieux alliés des Achéens, Héra, Athéna, Poséidon, Hermès et Héphaïstos ; de l’autre, les dieux alliés des Troyens, Apollon, Artémis, Arès, Aphrodite, Léto, Xanthos. En ajoutant Zeus à ces onze divinités, la configuration qui se donne à voir est composée une fois de plus par douze divinités, un numéro sans doute significatif de ce que nous appellerions un « panthéon » 34. Mais il faut, une fois encore, remarquer la spécificité locale de ce groupe, dont témoigne la présence du fleuve Xanthos, et, détail tout aussi important, la capacité qu’a ce groupe de se reconfigurer selon le contexte qui, dans le cas spécifique, est celui d’un conflit et d’un poème épique : les articulations internes s’agencent en conséquence, les couples et les paires laissent place à des duels, alors que Zeus ne s’implique pas personnellement, restant en dehors et au-dessus de la mêlée. L’image d’un monde divin déchiré, en proie au conflit et aux luttes intestines, devait être d’autant plus chargée de sens pour le public que les Douze Dieux constituent une image d’ensemble qui est censée représenter tout particulièrement la concorde et l’harmonie du monde divin.

31. Le culte de Zeus à Olympie semble en effet actualiser la représentation panhéllenique et théogonique du dieu. 32. P. Bruneau, Recherches sur les cultes de Délos à l’époque hellénistique et à l’époque impériale, Paris 1970, p. 438-441. 33. Homère, Iliade XX, 31-40. 34. C’est aux Douze Dieux que sont consacrés, dans la cité platonicienne, les douze mois du calendrier : Platon, Lois VIII, 828a-b, où le seul dieu nommément identifié est Pluton ; douze sont aussi les parties issues de la répartition du territoire civique, avec, pour chacune d’entre elles, la protection d’un dieu (Lois V, 745b).

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Gabriella Pironti D’autre part, les scènes, comme celle de la « Théomachie », où l’on voit douze divinités impliquées, et les quelques cas où l’on connaît l’identification des Douze Dieux, ne devraient pas être utilisés sans précaution pour établir une liste canonique. Quand on rencontre dans les cités grecques, un culte adressé aux Douze Dieux ou tout simplement aux Douze, il est plus prudent, et plus respectueux des données indigènes, de s’en tenir à cette dénomination-là, sans chercher à les identifier un par un, car sans doute ne l’étaient-ils pas toujours : le culte des Douze est souvent adressé à une image d’ensemble, à un groupe de divinités dont les membres ne sont pas nécessairement identifiés. Il s’agit en effet d’une représentation synthétique. Un exemple concret le montrera, confirmant aussi les auspices de concorde attachés au culte de cette figure condensée du monde des dieux. Au ive siècle avant notre ère, la cité de Mytilène, dans l’île de Lesbos, au terme d’une période de troubles internes, décide d’adresser des honneurs cultuels à une série de divinités en vue du rétablissement de la paix civique 35. Les lignes du décret émanant du Conseil et du dêmos, désignent nommément les divinités qu’on fait le vœu d’honorer par des sacrifices et une procession : d’abord les Douze Dieux, puis Zeus Heraios, Basilês et Homonoios, Homonoia elle-même, Dikè, et Epiteleia tôn Agathôn, « Accomplissement des Bonnes Choses » 36. En tête de liste, c’est bien le groupe des Douze Dieux qui est mobilisé afin d’obtenir une concorde renouvelée dans la cité et le rétablissement de l’ordre. C’est aussi en rapport avec ce contexte précis qu’il faut comprendre la présence de Zeus, le dieu souverain, qui est invoqué sous trois épiclèses, en tant que Heraios, celui « d’Héra », Basilês, « roi », et Homonoios, « de la concorde ». Les puissances qui suivent, Homonoia, à savoir « Concorde » ellemême, et Dikè, la divinité qui incarne la justice et le rétablissement de l’ordre, non seulement sont invitées à agir en fonction de la communauté, mais elles constituent aussi l’objet même du vœu. Autrement dit, elles s’identifient avec ce qu’on demande à cette série articulée de divinités. Quant à la dernière « entité divine », Epiteleia tôn Agathôn, « Accomplissement des Bonnes Choses », elle représente le succès de tout le processus, son accomplissement, et les bénéfices qu’on espère en obtenir. En effet, quelques lignes plus loin dans le décret (l. 10-11), il est question justement de la condition requise pour l’exécution du vœu : teleiomenôn tôn agathôn, « une fois que les bonnes choses se seront accomplies ». On aperçoit alors, dans le texte de ce décret, une succession

35. SEG 36, 1986, no 750. Voir A. J. Heisserer, R. Hodot, « The Mytilenean Decree on Concord », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 63 (1986), p. 109-128 ; P. J. Rhodes, R. Osborne, Greek Historical Inscriptions, Oxford 2003, p. 424-430, no 85A. 36. SEG 36, 1986, no 750, l. 5-8 (Mytilène, 340-330 av. notre ère) : εὔξασθαι μὲν τὰμ βόλλαν καὶ τὸν δᾶμον τ ̣ [ο] /ῖς θέοισι τοῖς δυοκαίδεκα καὶ τῶι Διὶ τῶι Ἠ/ραίωι καὶ Βασίληι καὶ Ὀμονοίωι καὶ τᾶι Ὀμο/νοίαι καὶ Δίκαι καὶ Ἐπιτελείαι τῶν ἀγάθων… ̣ « Un vœu est fait par le Conseil et le Peuple… aux Douze Dieux et à Zeus Heraios et Basilês et Homonoios et à l’Homonoia et à Dikè et à Epiteleia tôn Agathôn (“Accomplissement des Bonnes Choses”) ».

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De la société des dieux aux configurations de puissances divine significative qui commence par les puissances divines dont on sollicite l’action, précisément une puissance « à large spectre d’action » comme les Douze Dieux, et trois figures appropriées du dieu souverain ; à partir de celles-ci, la succession se poursuit conduisant à des puissances de type fonctionnel, au nom parlant, qui explicitent le contenu du vœu, précisent les bénéfices escomptés de l’action divine et établissent même les conditions pour que le vœu soit exécuté. On voit particulièrement bien, dans ce cas, la valeur opératoire du changement de paradigme, de personne à puissance divine. Ce vœu est très intéressant à plusieurs égards. C’est tout d’abord un excellent exercice de polythéisme. Quant aux Douze Dieux, il s’agit de toute évidence d’une figure synthétique d’un monde divin au pluriel : il n’est pas pertinent de s’interroger pour savoir qui ils sont exactement ; ce sont les Douze Dieux, ils fonctionnent comme un ensemble, et non pas comme la somme de douze personnes divines juxtaposées. Il s’ensuit, quant à Zeus, que le dieu peut tout à fait être associé aux Douze Dieux « de l’extérieur », pour ainsi dire, et de manière à coupler son action avec celle de cet ensemble divin : il ne faut pas y reconnaître une contradiction sous prétexte que, en bonne logique, Zeus devrait déjà faire partie des Douze 37. Tout simplement, à côté de cette entité divine plurielle que sont les Douze, Zeus aussi est invoqué, et à juste titre : à travers l’épiclèse Heraios, il est invoqué dans sa dimension matrimoniale, dans le couple souverain qu’il constitue avec Héra 38 ; mais dans ce décret, Zeus est aussi Basilês, épiclèse qui le présente dans sa fonction royale, et Homonoios en tant que puissance de concorde. Ce sont trois aspects du

37. On ne peut, sur ce point précis, que rejoindre H. S. Versnel, Coping with the Gods, p. 510-512 : il ne faut pas essayer de résoudre l’apparente contradiction de la présence de Zeus à la fois à l’intérieur des Douze et à l’extérieur du groupe. C’est ce que font ceux pour qui le peuple de Mytilène aurait prévu d’honorer les Douze, et parmi ceux-ci « tout particulièrement » Zeus, en l’extrayant ainsi des Douze dont il ferait « logiquement » partie pour mieux l’exalter. Or, d’autres exemples du culte des Douze (par exemple quand ils sont nommés en fin de liste) confirment bien qu’il s’agit d’une entité plurielle, et non pas de la somme de douze personnalités divines identifiées et identifiables. 38. Vinciane Pirenne-Delforge et moi-même avons repris ce décret dans une étude sur Zeus et Héra à Lesbos, en appelant à la barre des témoins Alcée et Sappho, et surtout le tout nouveau poème de Sappho, où l’on voit apparaître une Héra basilêa très intéressante pour le livre que nous sommes en train de publier sur l’Héra de Zeus : V. Pirenne-Delforge, G. Pironti, « Héra et Zeus à Lesbos : entre poésie lyrique et décret civique », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 191 (2014), p.  27-31 ; Eaed., L’Héra de Zeus. Ennemie intime, épouse définitive, Paris 2016. Dans la figure de Zeus Heraios, H. S. Versnel, Coping with the Gods, p. 114-115, voit une figure de Zeus soumis à son épouse, en contradiction avec la hiérarchie traditionnelle de leurs rapports, et il trouve dans cette « distorsion » une énième confirmation des incohérences du polythéisme. Mais il suffit de replacer Zeus Heraios à l’intérieur de cette configuration divine mytilénienne pour constater que sa position n’est pas subalterne : l’association avec Héra n’implique aucune subordination du dieu à la déesse, ni d’ailleurs de la déesse au dieu, mais elle spécifie, à travers la relation entre puissances, le profil fonctionnel de Zeus dans sa qualité de souverain. Sur Zeus Heraios, voir aussi S. Georgoudi, « L’alternance de genre dans les dénominations des divinités grecques », EuGeSta 3 (2013), p. 25-42, spéc. p. 30-34.

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Gabriella Pironti Zeus souverain, qui représente l’autorité suprême et le garant de la justice et du bon ordre des choses. Les divinités invoquées dans la suite vont dans le même sens, tout en le spécifiant : elles ont un rayon d’action sans doute moins étendu mais bien spécifique, concentré comme il l’est dans leur théonyme (Homonoia, Dikè), alors que pour Zeus le rayon d’action se trouve déployé dans ses épiclèses (Heraios, Basilês et Homonoios). Enfin, et c’est un point capital, les divinités de cette série ne sont pas tout simplement juxtaposées : elles constituent une phrase polythéiste, dont les éléments sont en relation entre eux et ne prennent tout leur sens que lus ensemble 39. Revenons à présent à notre point de départ : les Douze Dieux comme représentation synthétique et condensée d’une pluralité divine. Dans le sanctuaire d’Asclépios à Épidaure, le culte aux Douze Dieux est attesté par un autel du ive siècle avant notre ère, sur lequel leur nom est inscrit au génitif 40. À l’époque impériale, les nombreux autels d’Épidaure, y compris des autels plus anciens, comme celui des Douze Dieux, sont inscrits au moyen de cercles qui, venant s’ajouter aux théonymes, traduisent par des images stylisées l’identité de la divinité honorée. Les Douze Dieux sont ainsi représentés par la figure d’un cercle (figure 1) contenant douze points 41.

Fig. 1. Le « cercle » des Douze Dieux (IG IV2 1, p. 175, no 43).

Il s’agit d’un dispositif graphique et cultuel hors du commun qui mériterait d’être étudié plus attentivement. Nous nous bornerons pour l’instant à signaler que, dans le même sanctuaire, un autre autel, celui de « Tous et Toutes », présente la même figure, le cercle no 43 42. Cette figure appelle quelques commentaires, en rapport aux Douze Dieux, pour commencer. Il s’agit d’une image très simple, mais qui en dit long sur l’idée que les Grecs pouvaient se faire de cet ensemble divin, de cette entité divine plurielle : un cercle avec douze points, un ensemble pluriel, ce qui montre bien qu’ils étaient tout à fait en mesure de penser simultanément l’unité et la multiplicité, et même de traduire

39. Si H. S. Versnel, Coping with the Gods, p. 510-512, avoue ne pas être intéressé par l’analyse détaillée de cette série de divinités qu’il considère comme des « curiosa », de mon point de vue ce sont précisément ces « curiosa » qui mettent au défi notre capacité de comprendre le polythéisme grec. 40. IG IV2 1, 287 : Δυώδεκα θεῶν. 41. IG IV2 1, p. 175, no 43. 42. IG IV2 1, 390. Le même circulus no 43 accompagne le théonyme Pantheios (IG IV2 1, 549).

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De la société des dieux aux configurations de puissances divine cette pensée en image 43. Mais ce type de cercle n’identifie pas les Douze dieux de manière univoque, puisque l’image en question, avec les douze points à l’intérieur, s’applique aussi à « Tous et à toutes », sous-entendu « tous les dieux et toutes les déesses ». Il est néanmoins significatif qu’une même image, et précisément cette image, puisse traduire à la fois un ensemble comme celui des Douze Dieux, qui exprime en forme condensée le panthéon, et une totalité divine, qui est envisagée dans le cas spécifique sous sa forme plurielle et qui est articulée de l’intérieur par le recours au genre. Des micro-puissances divines au cœur de l’action humaine Un dernier document permettra à la fois d’envisager une autre typologie de puissance divine et de voir à l’œuvre la capacité qu’a le polythéisme de composer avec la complexité du réel, même au niveau microscopique. En effet, en pays grec il existe aussi des configurations de divinités fonctionnelles analogues, à divers égards, à ce que l’on connaît des Indigitamenta à Rome 44. Un exemple fort intéressant en est offert par un poème prétendument homérique, la Kaminos (le « Four »), qui remonte sans doute au ve siècle avant notre ère et qui aurait été inséré par la suite dans la Vie d’Homère du PseudoHérodote. Les potiers demandent à Homère, en échange d’une rémunération, un chant destiné à assurer le succès de leur travail ; le poète alors évoque d’un côté la protection d’Athéna sur la cuisson d’abord, puis sur la vente des vases, mais de l’autre, il menace également de déchaîner contre le travail des potiers une série de puissances nuisibles, au cas où ils manqueraient à leur promesse : Si vous me donnez une rémunération, ô potiers, je chanterai. Viens donc ici, Athéna, et tends ta main au-dessus du four ! Que le kotyloi et les kanastra prennent une belle couleur noire, qu’ils soient bien cuits et remportent un bon prix de vente, qu’ils soient vendus en grand nombre au marché et dans les rues, pour le plus grand profit des potiers, et, en vue de mon chant, pour le mien aussi. Mais si vous tombez dans la honte et devenez menteurs, j’appellerai aussitôt les Destructeurs de fours, à savoir Fêlure et Fracas, Trop-Chaud, et bien sûr, Casse-Tout, ainsi que Cuisson pour qu’il porte beaucoup de malheur à votre technê 45.

43. Une précision est nécessaire : le cercle revient dans toutes les figures dessinées à côté des théonymes sur les autels d’Épidaure ; il n’est donc pas exclusif de la représentation des Douze Dieux. Il y a au moins une cinquantaine de cercles, chacun avec une image à l’intérieur, qui est en rapport avec la divinité nommée sur l’autel. C’est un dossier passionnant que je compte analyser un jour dans son ensemble. 44. Voir à ce sujet, M. Perfigli, Indigitamenta. Divinità funzionali e funzionalità divina nella religione romana, Pise 2004. 45. Pseudo-Hérodote, Vie d’Homère 32 West. La traduction est de Jesper Svenbro (voir note suivante). Je remercie John Scheid d’avoir attiré mon attention sur ce poème.

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Gabriella Pironti Syntrips, « Fêlure », Smaragos, « Fracas », Asbestos, « Trop-Chaud » (par allusion au caractère « inextinguible » du feu), Sabaktês, « Casse-Tout » (ou selon une autre variante, Amaktos, faisant sans doute allusion à la pâte mal travaillée), et Omodamos, « Cuisson », ou plus exactement « Celui-quidompte-le-cru », ont été définis, et interrogés, par Jesper Svenbro en tant que « Sondergötter de l’atelier » 46, autrement dit des petits dieux ad hoc hautement spécialisés. La lecture qui vient d’être proposée pour l’ensemble de divinités présentes dans le décret de Mytilène peut nous venir en aide pour interpréter également cette configuration de puissances : pour être une configuration poétique, elle n’en est pas moins ancrée dans les nécessités et les craintes de la vraie vie qui, dans le cas précis, concernent le travail artisanal d’un homme grec. Athéna, divinité « à large spectre d’action », est ici évoquée dans ses fonctions techniques, artisanales, mais aussi commerciales, pour protéger l’ensemble du travail des potiers 47, et elle est ainsi chargée d’assurer la réussite des phases diverses dans lesquelles s’articule ce dernier. Quant à la menace de destruction que le poète formule sub specie dei, sont mobilisées à cette fin plusieurs petites puissances qui coïncident avec des actions spécifiques et portent un nom parlant ; surtout, leur mise en série semble correspondre à une sorte de décomposition du travail des potiers, dont ces forces divines représentent les phases les plus délicates et les dangers les plus redoutés : la rupture des vases qui ont été mal empilés, le fracas avec lequel ils se cassent en cas de température trop haute, l’incapacité d’éteindre le feu au bon moment, les conséquences négatives d’une pâte mal réussie, et surtout, bien en relief en fin de liste, les craintes liées à la cuisson. Même si les puissances qui président au travail des potiers ont été ici identifiées et évoquées sous leurs aspects destructeurs, cet exemple montre assez clairement que le polythéisme grec exploite également la possibilité de configurer un micro-panthéon hautement spécialisé. La culture grecque, au même titre que la culture romaine, a connu et sollicité une extraordinaire variété de puissances divines pour les mettre en relation entre elles : non seulement des divinités polyvalentes, dont la sphère d’intervention est à la fois spécifique et élastique, mais également des puissances qui s’identifient avec un seul aspect, hautement significatif, d’une action ou d’une réalité complexe. Les formes d’articulation et d’organisation

46. J. Svenbro, « Les démons de l’atelier. Savoir-faire et pensée religieuse dans un poème d’“Homère” », Cahiers d’anthropologie sociale 1 (2006), p. 25-36, spéc., p. 30. Sur le poème et son contexte, voir aussi C. A. Faraone, « A Collection of Curses against Kilns », dans A. Y. Collins, M. M. Mitchell (éd.), Antiquity and Humanity: Essays on Ancient Religion and Philosophy, Tübingen 2001, p.  435-449 ; A.-C.  Gillis, « Des démons dans l’atelier. Iconographie et piété des artisans en Grèce ancienne », dans P. Borgeaud, D. Fabiano (éd.), Perception et construction du divin dans l’Antiquité, Genève 2013, p. 87-118. Sur la représentation religieuse de l’action à Rome, voir J. Scheid, « Théologie romaine et représentations de l’action », Europe 964-965 (2009), p. 247-264. 47. Voir M. Detienne, J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris 1974, p. 187188.

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De la société des dieux aux configurations de puissances divine interne au monde divin peuvent varier d’un contexte à l’autre, et c’est à travers celles-ci que le polythéisme grec traduit la perception d’un monde au pluriel dans tous ses aspects ainsi que la tentative de le penser, et d’agir sur lui, à travers les forces divines innombrables qui le traversent. Décidément les dieux helléniques ne sont pas des « personnes ». La notion de « puissance divine » a permis de mieux cerner le fonctionnement de la représentation des divinités, car ces dernières se manifestent sous des « -morphismes » variables et se déclinent en une pluralité d’aspects. La souplesse et la plasticité que l’on a vues à l’œuvre en ce qui concerne les dieux caractérisent également la représentation d’ensemble du monde divin : la « société des dieux » se décline aussi suivant les contextes où elle apparaît, et elle prend plusieurs formes, celle d’une famille ou d’une communauté politique par exemple. Son organisation interne change, suivant la perspective adoptée, car le monde des dieux est capable de se reconfigurer à chaque fois. À côté des classifications conjoncturelles qui ordonnent le monde des dieux et en structurent la totalité, ou la plénitude, nous avons rencontré ensuite une représentation synthétique de ce dernier, qui l’exprime sous sa forme condensée : elle se traduit soit dans le culte d’une entité divine plurielle, les Douze Dieux, soit à travers l’image de douze divinités réunies sur la frise d’un temple, soit encore par le biais d’un dessin composé de douze points entourés d’un cercle sur un autel. Dans les réflexions qui précèdent sur la « société des dieux » et le langage du polythéisme, l’accent a été mis sur les différentes manières choisies par les Grecs pour mettre en forme, en image, en discours, un monde divin conçu au pluriel. Ainsi, il est apparu que la pluralité dont il est question, quand il s’agit de polythéisme, n’est pas qu’une pluralité numérique, mais aussi une manière dynamique d’articuler entre eux des éléments pluriels, d’en travailler les relations, et de traduire par des configurations appropriées, parfois hautement spécialisées, la perception d’une réalité qui est traversée, à tous les niveaux, par plusieurs puissances divines interconnectées. Nombreux sont donc les schêmata de l’Olympe, et du monde divin, tout aussi pluriels et dynamiques que les puissances qui l’habitent.

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MURUKAṈ, LA DÉESSE ET LES DIVINITÉS PLANÉTAIRES. LES PUISSANCES DU DESTIN DANS LE DISCOURS ET LES PRATIQUES DES ASTROLOGUES DES CAMPAGNES DU TAMIL NADU *

Alexis Avdeeff

The frustration of students encountering the Hindu array of deities for the first time is, in part, the frustration of trying to get it all straight and to place the various deities and their spouses, children, and manifestations in a fixed pattern in relation to one another. But the pattern of these imaged deities is like the pattern of the kaleidoscope: one twist of the wrist and the relational pattern of the pieces changes. Diana L. Eck 1

L’hindouisme, avec sa surabondance de dieux et de déesses 2, constitue un terrain d’étude riche et fertile ayant nourri d’importants développements conceptuels autour de la notion de polythéisme. Cependant, comme le souligne Lawrence Babb dans son ouvrage The Divine Hierarchy, le panthéon hindou « résiste aux méthodes d’analyse simples. De loin, il semble ordonné et stable mais, avec un examen plus approfondi, l’image devient beaucoup moins

*

Le travail de rédaction de cet article a été en grande partie permis par une bourse de la Fondation Fyssen. Je souhaite à ce propos chaleureusement remercier le Professeur Valentine E. Daniel pour son accueil au Département d’Anthropologie de l’Université de Columbia (New York) et pour les moyens qui ont été mis à ma disposition pour mener à bien mes recherches. En outre, je tiens à remercier M. Albert-Llorca, C. Guenzi, G. Tarabout et P.-Y. Trouille, qui ont relu mon texte et m’ont fait part de leurs remarques. 1. D. L. Eck, Darśan : Seeing the divine image in India, New York 1996, p. 26. 2. Margaret Sinclair Stevenson, dans son étude sur les brahmanes shivaïtes de Rajkot au Gujarat, relève le chiffre « traditionnel » de 330 millions (cf. M. S. Stevenson, The Rites of the Twice-Born, Londres 1920, p. 395). Diana Eck, citant la Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad, rapporte plusieurs chiffres : trois mille trois cent six, trente-trois, six, trois, deux, un et demi, ou encore un (cf. D. L. Eck, Darśan, p. 26-27). Voir également C. J. Fuller, The Camphor Flame: Popular Hinduism and Society in India, Princeton 2004, p. 29.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114079

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Alexis Avdeeff claire » 3. Toute tentative d’appréhension classificatoire du panthéon hindou se heurte, en effet, à un écueil majeur lié à sa nature polycentrique. En fonction des contextes dans lesquels elles se manifestent, les puissances de ce formidable ensemble changent et fluctuent, les relations qui les lient les unes aux autres se réajustent continuellement et les hiérarchies qui les ordonnent ne cessent de se recomposer. Car, si l’on ne peut nier ses dimensions philosophique et textuelle, l’hindouisme est avant tout une religion vivante et pratique, en perpétuelle évolution. Cette grande labilité du panthéon hindou ressort des différentes études rassemblées dans l’ouvrage Classer les dieux ? Des panthéons en Asie du Sud 4. Celles-ci soulignent également la nécessité d’appréhender les puissances de ce panthéon en contexte 5, au risque sinon, comme l’écrit Gilles Tarabout, d’en restituer un tableau « statique et faussement classificatoire » 6. Figure kaléidoscopique complexe – pour reprendre l’image de Diana Eck –, le panthéon hindou peut-être abordé sous des angles multiples. Dans la continuité de ces études, le présent article se propose d’apporter de nouveaux éléments de réflexion en appréhendant les puissances du panthéon hindou en contexte divinatoire, et plus précisément dans le cadre de la divination astrologique. Traitée bien souvent par les historiens et les anthropologues comme un épiphénomène de la religion, voire comme un objet d’aspect « exotique » 7, la divination – au moins en tant qu’elle est « l’une des formes de la communication que les hommes établissent avec les dieux » 8 – est une des composantes centrales du fait religieux. Au Tamil Nadu, comme dans les autres régions du sous-continent indien, le recours à l’astrologie est « une procédure normale, régulière, souvent même obligatoire » 9. Parmi les spécialistes de la divination peuplant les campagnes du pays tamoul, les astrologues de la caste des Vaḷḷuvar occupent une place toute particulière. Bien que longtemps considérés comme Intouchables au regard de la hiérarchie socioreligieuse locale 10, ils ont néanmoins la réputation d’être

3. L. A. Babb, The Divine Hierarchy: Popular Hinduism in Central India, New York 1975, p. 216. 4. V.  Bouillier, G. Toffin (éd.), Classer les dieux ? Des panthéons en Asie du Sud, Paris 1993 (Puruṣārtha 15). 5. V.  Bouillier, G. Toffin, « Introduction », dans V.  Bouillier, G. Toffin (éd.), Classer les dieux ?, p. 13. 6. G.  Tarabout, « Quand les dieux s’emmêlent. Point de vue sur les classifications divines au Kérala », dans V. Bouillier, G. Toffin (éd.), Classer les dieux ?, p. 68. 7. N.  Belayche, J. Rüpke, « Divination et révélation dans les mondes grec et romain. Présentation », Revue de l’histoire des religions 224, 2 (2007), p. 140. 8. Ibid., p. 139. 9. Cf. J.-P. Vernant, « Parole et signes muets », dans J.-P. Vernant et al. (éd.), Divination et rationalité (Paris 1974), repris dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, Paris 2007, 2 vol., I, p. 874. 10. En Inde, l’intouchabilité frappe des communautés socio-économiques endogames qui, du fait de leur occupation traditionnelle, sont regardées comme étant en état de pollution rituelle permanente. Ainsi s’acquittant des tâches les plus dégradantes aux yeux de la société indienne, comme l’enlèvement

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Murukaṉ, la Déesse et les divinités planétaires les meilleurs astrologues de la région et sont consultés par des personnes de toutes castes 11. Mais les astrologues Vaḷḷuvar ne sont pas seulement des devins interprétant le langage des étoiles. Comme d’autres spécialistes religieux de bas statut ailleurs en Inde, ils interviennent également à différents niveaux du traitement de la maladie et de l’infortune. En effet, en prescrivant certains types de cures à leurs consultants, qu’ils envoient par là même à d’autres spécialistes, les astrologues Vaḷḷuvar apparaissent comme des points nodaux du réseau d’interactions complexes façonnant le système thérapeutique local. Au demeurant, ils font bien souvent partie de ces spécialistes (cittamaruttuvar 12, mantiravāti 13, etc.), et il leur arrive fréquemment de prendre en charge tout ou partie du traitement qu’ils prescrivent à leurs consultants. En paroles ou en actes, durant le diagnostic astrologique ou lors de certaines prescriptions rituelles, les astrologues Vaḷḷuvar évoquent et convoquent différentes puissances supposées avoir une incidence sur le destin de leurs consultants. Ces puissances sont de plusieurs ordres. Il y a tout d’abord les neuf divinités planétaires du système astrologique indien – en tamoul, les navakkirakam ; puis Murukaṉ, fils du « grand dieu » panindien Śiva et figure divine majeure des hindous du pays tamoul 14 ; enfin la Déesse sous sa forme locale de divinité villageoise 15. Mais ces puissances n’apparaissent pas de la

11. 12.

13. 14.

15.

des ordures, le tannage, le fossoyage, ces communautés sont mises à l’écart du reste de la société car leur simple contact est considéré comme polluant. Cet article repose sur des données de terrain collectées entre 2006 et 2008 auprès d’astrologues Vaḷḷuvar et de leurs familles dans plusieurs districts de l’est de l’État du Tamil Nadu. Littéralement, médecin siddha. La médecine siddha est une médecine humorale ayant les mêmes principes fondamentaux que l’Ayurveda. Elle trouve son origine dans un corpus textuel rédigé en tamoul et attribué aux Siddhar (Cittar en tamoul), des saints doués de pouvoirs yogiques, de la tradition shivaïte, qui auraient vécu au Tamil Nadu dans un passé lointain. Du fait de cette origine, la médecine siddha est présentée comme « la » médecine traditionnelle du pays tamoul. Littéralement, spécialiste en formules magiques. Sur l’ambivalence du mantiravāti, cf. G. Tarabout, « Violence et non-violence magiques. La sorcellerie au Kérala », dans D. Vidal, G. Tarabout, E. Meyer (éd.), Violences et non-violences en Inde, Paris 1994 (Puruṣārtha 16), p. 155-185. Murukaṉ est connu dans le nord de l’Inde et dans les textes sanskrits sous les noms de Skanda, Kumāra ou encore Kārttikēya (cf. K. Zvelebil, The Smile of Murugan : On Tamil Literature of South India, Leyde 1973). Pour une synthèse récente et très complète du culte tamoul de Murukaṉ, voir la thèse de P.-Y. Trouillet, « Une géographie sociale et culturelle de l’hindouisme tamoul. Le culte de Murugaṉ en Inde du Sud et dans la diaspora » (thèse), Université Michel de Montaigne, Bordeaux 2010. Il ne s’agit pas de la grande Déesse hindoue, mais d’une de ses déclinaisons locales. D’un point de vue général, on peut dire que le culte de la Déesse hindoue – plus particulièrement sous son aspect courroucé (Kāḷi, par exemple) – est lié à des pratiques ésotériques tantriques où elle se manifeste dans sa toute-puissance, tant pour protéger le dévot que pour lui octroyer de terribles pouvoirs (voir à ce sujet D. R. Kinsley, Hindu Goddesses. Visions of the Divine Feminine in the Hindu Religious Tradition, Delhi 2005). Dans l’hindouisme dit « populaire », notamment au Tamil Nadu, les déesses villageoises sont marquées aussi par cette ambivalence. Protectrices des villages, elles sont également responsables d’épidémies, de désastres et de morts violentes. Sur la déesse « villageoise » et sa « puissance labile » voir J. Assayag, « L’Un, le Couple et le Multiple. Un complexe rituel et

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Alexis Avdeeff même manière dans le « dire » et dans le « faire » des astrologues, et leur capacité à agir sur le destin des hommes varie en fonction de certains facteurs liés au contexte divinatoire ainsi qu’à la situation du consultant. Pour le montrer, nous analyserons la manière dont ces puissances se manifestent tant dans le discours que dans l’action rituelle des astrologues, en prenant pour point focal les navakkirakam. Pour ce faire, nous reviendrons dans un premier temps sur le statut ambigu des neuf planètes dans la littérature classique de l’Inde. Puis, à travers un examen lexicographique, nous nous intéresserons à leur manifestation dans le discours divinatoire des astrologues. Enfin, l’analyse comparée de trois prescriptions rituelles nous permettra de révéler la place qu’occupent ces divinités planétaires dans la hiérarchie invisible qui structure le panthéon local. D’un panthéon à l’autre Il convient tout d’abord de noter que le terme sanskrit graha – qui a donné en tamoul kirakam – et que l’on traduit généralement par « planète », vient du verbe sanskrit grah- qui signifie « saisir » ou « posséder » 16. Dans plusieurs corpus de la littérature sanskrite classique, il désigne différents types de puissances. Caterina Guenzi, dans un article consacré à la thérapeutique astrologique à Bénarès nous dit que : La représentation des graha varie de manière importante selon les branches de savoir concernées, ces puissances étant fondamentalement conçues comme des démons dans la littérature médicale et tantrique, comme des planètes dans les traités astrologiques, et comme des divinités dans la littérature rituelle et dévotionnelle 17.

Catégorie labile s’il en est, les graha désignent ainsi avant tout divers agents de possession pouvant se « saisir » des hommes. Cette ambiguïté sémantique se retrouve dans la conception même des planètes du système astrologique indien. Si l’on peut retracer la genèse des puissances planétaires dans la littérature védique du iie millénaire avant notre ère 18, elles n’apparaissent réellement dans la

son panthéon dans le sud de l’Inde (Karnataka) », dans V. Bouillier, G. Toffin (éd.), Classer les dieux ?, p. 75-97. Voir également, dans la collection Puruṣārtha, le volume consacré à la Déesse hindoue : M. Biardeau (éd.), Autour de la Déesse hindoue (Puruṣārtha 5), Paris 1981. 16. Cf. M. Yano, « Medicine and Divination in India », East Asian Science, Technology, and Medicine 24 (2005), p. 46. 17. Cf. C. Guenzi, « Planètes, remèdes et cosmologies. La thérapeutique astrologique à Bénarès », dans I. G. Županov, C. Guenzi (éd.), Divins remèdes. Médecine et Religion en Asie du Sud, Paris 2008, p. 192 (Puruṣārtha 27). Sur les différentes acceptions du terme graha dans la littérature sanskrite classique voir également M. Yano, « Medicine and Divination in India », p. 46-48. 18. Cf. S. Markel, « The Genesis of the Indian Planetary Deities », East and West 41, 1-4 (décembre 1991), p. 175.

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Murukaṉ, la Déesse et les divinités planétaires forme qu’on leur connaît aujourd’hui que dans les premiers siècles de notre ère. En effet, c’est au milieu du iie siècle que les principes de l’astronomie planétaire et ceux de l’astrologie zodiacale hellénistiques – toutes deux héritières de la civilisation mésopotamienne – ont été intégrés à la tradition astrologique védique à la suite de la traduction en sanskrit d’un manuscrit grec provenant d’Alexandrie. Celle-ci fut réalisée en 149/150 par Yavaneśvara, un grec vivant à la cour du Grand Satrape Rudradāman I 19. Si la traduction originale de Yavaneśvara a été perdue, une part très importante de son texte nous est parvenue dans une version versifiée par Sphujidhvaja en 269/270, le Yavanajātaka 20. Ce traité introduit ainsi les principes fondamentaux de l’astrologie généthliaque gréco-babylonienne dans le système astrologique védique, jusque-là essentiellement fondé sur la course de la Lune dans les vingt-sept nákṣatra 21. Parmi les nombreux éléments introduits, on peut citer les plus remarquables : les sept planètes (graha), les douze signes du zodiaque (rāśi), les douze maisons astrologiques (bhāva) calculées à partir de l’ascendant (lagna), la théorie des aspects (dṛṣṭi), etc. L’introduction du système zodiacal à douze signes n’a pas pour autant fait disparaître le système védique des vingt-sept nákṣatra, il s’y est superposé 22. Les deux nœuds lunaires 23 personnifiés par les deux démons de la mythologie hindoue, Rāhu et Kētu, ne seront intégrés au rang des « planètes » (graha), respectivement, qu’au début des vie et viie siècles 24, portant ainsi leur nombre à neuf (figure 1). Corps célestes signifiants du système astrologico-astronomique, les graha, à la faveur de la diffusion et de l’assimilation du système calendaire à sept jours, vont peu à peu se muer en divinités anthropomorphes du panthéon hindou 25. Déjà dans le texte de Sphujidhvaja, les sept divinités planétaires étaient anthropomorphisées. Si les caractéristiques de base des divinités hellénistiques ont été conservées, des références à des figures mythologiques

19. Cf. D. Pingree, Jyotiḥśāstra : Astral and Mathematical Literature, Wiesbaden 1981 (A History of Indian Literature VI/ 4), p. 81. 20. Pour plus de détails concernant ce texte, je renvoie le lecteur à l’édition traduite et commentée par D. Pingree (éd.), The Yavanajātaka of Sphujidhvaja, Cambridge 1978 (Harvard Oriental Series 48). 21. Les nákṣatra sont les vingt-sept maisons lunaires correspondant au découpage de l’écliptique en vingt-sept arcs égaux de 13o20’. Chacune d’elles porte le nom de l’astérisme s’y référant. 22. Ainsi le début de Mēṣa (nom sanskrit du signe du Bélier) a été fixé au début d’Aśvinī, la première nákṣatra du système védique ; de fait, un signe zodiacal équivaut à neuf quarts (27/12 = 9/4) de nákṣatra. 23. Les nœuds lunaires sont les points virtuels de l’orbite de la Lune où elle coupe l’écliptique, la trajectoire du Soleil dans le ciel. Rāhu est le point où l’orbite de la Lune coupe l’écliptique dans sa course de l’hémisphère sud vers l’hémisphère nord. En Occident nous appelons ce point le nœud ascendant ou Caput Draconis, « la Tête du Dragon ». À 180o de ce point, la Lune dans sa course vers l’hémisphère sud recroise l’écliptique. Ce second point est Kētu, ou comme nous l’appelons en Occident, le nœud descendant ou encore Cauda Draconis, « la Queue du Dragon ». 24. Cf. S. Markel, « The Genesis of the Indian Planetary Deities », p. 174. 25. Vraisemblablement aux alentours du début du ive siècle de notre ère, cf. ibid., p. 180-183.

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Alexis Avdeeff

Fig. 1. Navakkirakam, les neuf planètes. Diagramme représentant les neuf planètes d’après le Pāmpu Pañcāṅkam, édité par T. Vijayaraghava Iyengar, Kondithope 2008, p. 2. De gauche à droite et de haut en bas : Mercure (pu) ; Vénus (cu) ; Lune (can) ; Jupiter (ku) ; Soleil (cū) ; Mars (a) ; Kētu (kē) ; Saturne (caṉi) ; Rāhu (rā).

hindoues avaient déjà été intégrées à leur description 26. À partir du ive siècle, les graha deviennent l’objet d’un vaste corpus de littérature rituelle et dévotionnelle où elles sont présentées comme des divinités susceptibles d’être apaisées à travers des rituels de propitiation 27. Dans la deuxième moitié du ve siècle, apparaissent les premières représentations iconographiques des divinités planétaires 28. Leur aspect est cependant très éloigné de l’iconographie gréco-romaine et toutes les divinités planétaires sont représentées sous la forme de divinités masculines, même si du point de vue astrologique, certaines – comme la Lune ou Vénus – sont considérées comme féminines. Corps

26. Cf. ibid., p. 177. 27. Cf. C. Guenzi, « Planètes, remèdes et cosmologies », p. 197. 28. Cf. S. Markel, « The Genesis of the Indian Planetary Deities », p. 179.

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Murukaṉ, la Déesse et les divinités planétaires célestes 29 et divinités auxquelles on rend un culte 30, les graha sont des puissances aux contours labiles et cette ambiguïté se retrouve également dans la pratique astrologique. Des astres et des dieux Lorsqu’ils établissent un horoscope grâce aux pañcāṅkam – les almanachs astrologiques  –, les astrologues Vaḷḷuvar se fondent sur la position de certains astres dans le référentiel géocentrique. Ces almanachs donnent pour chaque jour de l’année le mouvement de chaque corps céleste sur l’écliptique, ainsi que leur position dans les différentes divisions horoscopiques : signes zodiacaux (irāci), maisons lunaires (naṭcattiram 31), etc. Dans cette étape de la séance divinatoire, les navakkirakam sont envisagées avant tout comme des corps célestes signifiants, que l’astrologue devra – une fois l’horoscope établi – interpréter. C’est également sous cette forme qu’elles apparaissent dans les discours normatifs des astrologues. Il en va ainsi, par exemple, lors des discussions que j’ai pu avoir avec eux à propos de la théorie astrologique où elles sont invariablement entendues comme des astres, des planètes. Cette conception est d’autant plus évidente dans ce type de conversations – que l’on pourrait qualifier de « techniques » – que les astrologues invoquent très souvent, si ce n’est toujours, la dimension strictement scientifique 32 de leur art. En effet, dans cette perspective, les kirakam sont appréhendées en tant qu’objets d’étude scientifique – comme en astronomie ou en astrophysique – et le calcul de leur trajectoire obéit à des lois trigonométriques. Dans ces discours normatifs, les kirakam sont donc des « planètes » auxquelles le savoir astrologique va ensuite donner une signification. C’est précisément durant la phase

29. À l’exception de Rāhu et Kētu qui ne sont pas à proprement parler des corps célestes, mais que l’on peut néanmoins déterminer grâce à des calculs mathématiques. 30. Dans son article sur la thérapeutique astrologique à Bénarès, Caterina Guenzi retient une troisième catégorie pour les graha : celle des démons. Nous ne la retiendrons pas, non pas que nous la trouvions sujette à caution, mais tout simplement parce qu’elle n’apparaît pas dans les données de notre enquête de terrain. 31. Il s’agit de la forme tamoule du terme sanskrit nákṣatra auquel j’ai déjà fait référence. 32. La scientificité de l’astrologie est un argument récurrent dans le discours de ceux qui la pratiquent. On le retrouve notamment chez les prêtres brahmanes étudiés par Daniela Berti dans la vallée de Kullu, qui présentent l’astrologie « comme une preuve de la scientificité de leur travail et de la vérité de leurs théories par rapport à celles des autres officiants rituels. » (cf. D. Berti, La parole des dieux. Rituels de possession en Himalaya indien, Paris 2001, p. 69). Dans un tout autre contexte, la scientificité de l’astrologie est également mise en avant pour justifier l’introduction des cursus astrologiques dans les universités indiennes, comme le note Caterina Guenzi : « d’une part, l’autorité de la science est invoquée afin de garantir la modernité et la validité universelle du savoir astrologique, de l’autre la référence aux Veda en garantit le caractère autochtone, éternel et authentiquement hindou. » (cf. C. Guenzi, Le discours du destin. La pratique de l’astrologie à Bénarès, Paris 2013, p. 105).

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Alexis Avdeeff interprétative de la séance divinatoire qu’elles vont se muer en puissances du destin dans le discours de l’astrologue, grâce à l’usage d’un vocabulaire religieux réservé au monde divin. Afin de nous en rendre compte, nous allons prendre pour objet d’analyse un court extrait de cātakam, un horoscope manuscrit. En effet, si les astrologues « disent » l’horoscope d’un natif durant la séance divinatoire, ils consignent également leur interprétation sur un livret qu’ils remettent à leur consultant. Avant la diffusion du support papier dans les campagnes tamoules, ils écrivaient les horoscopes sur des feuilles de palme, les ōlai. L’extrait que nous allons examiner est issu d’un cātakam sur ōlai, rédigé par le grand-père d’un des Vaḷḷuvar interrogés lors de l’enquête de terrain 33. Il s’agit des premières lignes de l’interprétation astrologique dans lesquelles l’astrologue décrit les diagrammes horoscopiques, en mettant en scène les puissances planétaires à l’œuvre dans le ciel du natif. [le] kkiṉatirk [ṟ] ku aintāmiṭamākiya riḻa [ṣa] pattil rokiṇi 2 il tutikai carūṇa [yil] riḻa [ṣa] pa veḷḷi coḻḻētiratil riḻa [ṣa] pa veḷḷi navāṅkicattil cakōtira pūmi piravalliya kārakaṉākiya aṅkāraka pakavāṉ iruntār mēl avaruṭaṉ mirikiciriḻapam 1 il piratamai caruṇaiyil ri [ṣa] pa veḷḷi coḻḻēttirattil cimma cūriyaṉ navāmicaiyi [l] āyiḷ paripūraṇa kārakaṉākiya caṉi īspara pakavāṉ iruntār Dans la cinquième maison en partant de l’ascendant, dans le deuxième quartier de l’étoile Rōkiṇi du Taureau, dans le signe du Taureau régi par la Lune, dans le navaṃša 34 du Taureau régi par la Lune, celui dont l’influence détermine les frères, les propriétés foncières ainsi que la réputation, le Seigneur Mars [aṅkāraka pakavāṉ] se trouvait. De plus, dans la même maison que celui-ci, dans le premier quartier de l’étoile Mirukacīruṭam, dans le signe du Taureau régi par la Lune, dans le navaṃša du Lion régi par le Soleil, celui dont l’influence détermine la durée de vie et la mort, le Seigneur Saturne [caṉi īspara pakavāṉ] se trouvait 35.

Ce passage est intéressant à plusieurs égards. Tout d’abord, l’usage du terme tamoul kārakaṉ 36 (du skt. kāraka), fait apparaître les planètes comme des puissances à qui l’on prête une certaine agentivité dans des domaines particuliers de la vie du natif. Mars est dit influencer la fratrie, les biens

33. Le document est difficilement datable. Néanmoins, le cātakam appartient à un homme né le mercredi 4 janvier 1944 du calendrier grégorien. Sa réalisation est donc ultérieure à cette date. 34. Le navaṃša est une subdivision d’un signe zodiacal au 1/9e. 35. Traduction personnelle. 36. Au regard du contexte et selon le Tamil Lexicon, on pourrait traduire ce terme plus exactement par l’expression : « Celui qui contribue à susciter une action sur », cf. Tamil Lexicon, Madras 1982, 6 vol., p. 882. La version utilisée dans cet article est la version numérique incluant les « Errata », mise à jour en juin 2007, accessible en ligne sur le site de l’Université de Chicago : http://dsal. uchicago.edu/dictionaries/tamil-lex/ (juin 2015). Pour des raisons esthétiques, je lui ai préféré une autre tournure dans la traduction.

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Murukaṉ, la Déesse et les divinités planétaires fonciers et la réputation tandis que Saturne déterminerait la longévité et conséquemment la mort du natif. Ensuite, par l’usage de l’épithète pakavāṉ (skt. bhagavān) Mars et Saturne sont clairement présentés comme des dieux. En effet, en tant que nom, pakavāṉ est couramment utilisé par les hindous du pays tamoul pour désigner un dieu ou pour s’adresser à lui. Lorsqu’il est employé comme adjectif, il vient souligner, avec une nuance de respect, la nature divine que l’on reconnaît à une puissance, voire à un être humain (dans le cas, par exemple, des gurus vénérés par leurs disciples). Enfin, dans le cas précis de Saturne, planète maléfique par excellence 37, notons qu’on lui accole très souvent, comme ici, l’épithète īspara (du skt. išvara), un terme habituellement réservé aux grands dieux « sanskrits », comme Viṣṇu ou Śiva. Par les menaces qu’il fait planer sur la vie des hommes et la crainte qu’il suscite, Saturne est très souvent traité avec plus de déférence que les autres divinités planétaires. D’ailleurs, comme j’ai pu l’observer à maintes reprises, son évocation dans l’horoscope d’un natif constitue bien souvent le moment le plus critique de la séance divinatoire. L’interprétation astrologique, que ce soit à l’oral ou comme ici à l’écrit, est ainsi le moment où les planètes se muent en puissances divines douées d’agentivité. Ce basculement d’un registre à l’autre va de ce fait permettre à l’astrologue d’envisager une action rituelle auprès de ces agents, si tant est que ces derniers aient été identifiés comme étant responsables d’un problème particulier dans l’horoscope du natif. Afflictions planétaires et réponses rituelles Du point de vue de la théorie astrologique, certaines configurations planétaires transitoires peuvent rendre, pour un temps, un individu vulnérable à certains maux ; d’autres, liées à la configuration du ciel de naissance, peuvent entraver de manière permanente un domaine particulier de la vie d’un individu. Dans un cas comme dans l’autre, l’astrologue proposera à son consultant affligé d’entreprendre une démarche propitiatoire ou apotropaïque afin de remédier à son mal. Lors de l’établissement de l’horoscope, l’astrologue regarde ainsi si le natif est sous l’emprise d’un ou plusieurs « défauts planétaires », les tōṣam 38, et prescrit en fonction de son diagnostic une action rituelle capable de contrer l’influence planétaire maléfique. Ces tōṣam, véritables marques de la puissance des divinités planétaires, peuvent être en effet atténués – ou annihilés dans le meilleur des cas – grâce à l’intervention d’un dieu hindou ou en apaisant la divinité planétaire concernée. Pour ce faire,

37. Cf. C. Guenzi, « L’influence (prabhāva) de la planète et la colère (prakopa) du dieu. Śani (Saturne) entre astrologie et pratiques de culte à Bénarès », Bulletin d’études indiennes 22-23 (2004-2005), p. 391-446. 38. Terme tamoul dérivé du sanskrit dōṣa que l’on pourrait traduire par « défaut », « affliction », ou encore « maladie ».

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Alexis Avdeeff le consultant doit établir un contact avec ces puissances, que ce soit grâce à la réalisation d’une pūcai 39 par l’astrologue lui-même, en se rendant directement au temple de la divinité concernée 40, ou bien encore en ayant recours à des pratiques que, par commodité, nous qualifierons de « sorcellaires ». À travers trois études de cas relativement brèves, nous allons à présent nous intéresser aux relations qu’entretiennent les divinités planétaires avec d’autres puissances du panthéon local dans le cadre des prescriptions rituelles. Si nous avons vu précédemment que les divinités planétaires exercent un pouvoir sur certains domaines de la vie des hommes, sont-elles néanmoins les puissances vers lesquelles on se tourne pour infléchir, de manière positive, le destin d’une personne affligée ? Dans notre premier cas, l’astrologue décèle, dans l’horoscope de la fille de la consultante, plusieurs tōṣam qui pourraient faire obstacle à son mariage : […] Cette enfant est née avec le défaut de Mars [cevvāy tōṣam], mais aujourd’hui son véritable problème est dû au défaut de Rāhu [rāhu tōṣam]. En conséquence, elle épousera une personne ordinaire, sans richesse, sans travail fixe, etc. Cette jeune fille n’aura pas de travail dans le service public. Elle devra se marier avec une personne plus âgée. Il faudra qu’il ait trente et un ans. Elle n’épousera pas quelqu’un de votre famille 41. Vous devrez être vigilante quant au choix du garçon qu’elle va épouser. Il doit avoir lui aussi le défaut de Rāhu. À part cela, son horoscope est plutôt bon. Il y a un remède [parikāram] pour le défaut de Rāhu. Elle doit se rendre à Tirunākēsvaram et aller prier au temple d’Uppiliyappaṉ. À côté de ce temple, il y en a un autre dédié à Nākanātacuvāmi, et un autre à Āṇṭāḷ où elle devra également se rendre et faire une pūcai. C’est le seul moyen d’enlever ce tōṣam. À partir de là, vous verrez, vous aurez de bonnes propositions pour son mariage. En revanche elle ne doit pas se marier avant d’avoir accompli ces rituels. Ce tōṣam peut provoquer des choses terribles et amener la personne affligée à prendre un mauvais chemin, et dans le cas où la personne affligée est une femme, elle pourrait devenir une prostituée. Donc pour éviter ce genre d’issue, elle doit impérativement se rendre à ces temples et y accomplir les pūcai nécessaires. Ainsi son tōṣam sera enlevé et elle pourra se marier à une bonne personne et mener une vie heureuse 42.

39. Du sanskrit pūjā, rituel d’offrande, d’adoration faite à un ou plusieurs dieux. 40. Si les divinités planétaires sont souvent propitiées en groupe de neuf, la présence au Tamil Nadu de neuf grands temples, chacun dédié à une divinité planétaire particulière, permet de les propitier de manière individuelle. 41. Dans les castes non-brahmanes du Tamil Nadu, on se marie préférentiellement entre cousins croisés, idéalement matrilatéraux. 42. Consultation enregistrée en juin 2007 chez un astrologue Vaḷḷuvar de Kabisthalam (district de Thanjavur, Tamil Nadu).

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Murukaṉ, la Déesse et les divinités planétaires L’astrologue révèle ici que la fille de la consultante est affligée par Mars et Rāhu. Mais le véritable problème de cet horoscope est ce qu’il définit comme étant le rāhu tōṣam. C’est, selon lui, le tōṣam qui nécessite l’intervention la plus urgente. Soulignons que l’astrologue conseille à sa patiente de se rendre dans les trois temples de cette ville : un vishnouite (Uppiliyappaṉ) 43, un shivaïte (Nākanātacuvāmi) et enfin un autre temple vishnouite dédié à la sainte Āḻvār Āṇṭāḷ 44 . Si les deux temples vishnouites semblent tout particulièrement recommandés pour assurer amour et réussite conjugale à la jeune fille 45, le temple le plus important de ce périple propitiatoire reste néanmoins celui de Nākanātacuvāmi 46. En effet le Tirunākēcuvaram Nākanātacuvāmi Kōyil est un des fameux temples shivaïtes tamouls dédiés à une des neuf planètes (navakkirakakkōyilkaḷ), en l’occurrence à Rāhu. Le Nākanātacuvāmi est le temple privilégié pour établir un contact avec Rāhu et l’apaiser grâce à une pūcai personnalisée (ārccaṉam 47) réalisée par les prêtres du temple. Ce premier cas montre ainsi que l’astrologue envoie la personne affligée au temple de la divinité planétaire responsable de l’affliction afin d’y accomplir un rituel de pacification 48. Dans notre deuxième cas, l’astrologue ne va pas réellement déceler un tōṣam, mais plutôt une période planétaire néfaste à venir dans l’horoscope d’un nouveau-né : L’étoile de naissance de ce garçon est Kēṭṭai. Son signe est le Scorpion [viruccikam]. Son ascendant est le Capricorne [makaram]. Jusqu’à ce qu’il atteigne

43. La légende locale raconte que le temple d’Uppiliyappaṉ fut le lieu d’un mariage divin entre une incarnation humaine de la déesse Lakṣmī et le dieu Viṣṇu. 44. Āṇṭāḷ est la seule femme parmi les douze saints Āḻvār de la tradition tamoule. Elle aurait vécu au viiie siècle ou plus tôt. Élevée dans la tradition vishnouite orthodoxe, Āṇṭāḷ fut une jeune fille très pieuse et intensément dévouée au dieu Krishna. Elle serait l’auteur de deux textes poétiques majeurs, traitant de philosophie, d’esthétique, d’amour et de dévotion, le Tiruppāvai et le Nāycciyār Tirumoḻi. Au Tamil Nadu, Āṇṭāḷ est considérée comme une incarnation de la Déesse Terre, Pūmātēvi (skt. Bhūmī Devī), et de l’Amour Universel. 45. Voir les deux notes précédentes. 46. Temple qui a donné son nom à la ville, Tirunākēsvaram. 47. Pūcai « personnalisée », généralement réalisée par le prêtre d’un temple à l’instigation d’un dévot. C’est une pūcai plus courte que la normale au début de laquelle le prêtre récite le nom, l’étoile de naissance et la lignée du commanditaire afin d’invoquer la bénédiction d’une divinité particulière pour le dévot en question (voir également C. J. Fuller, The Renewal of the Priesthood. Modernity and Traditionalism in a South Indian Temple, New Delhi 2004, p. 19). 48. Pour certains tōṣam causés conjointement par Rāhu et Kētu, il arrive que les astrologues envoient le consultant affligé vers des divinités chtoniennes, les nākam (les divinités-cobra), afin qu’il dépose à leur intention un ex-voto propitiatoire (généralement une petite plaque de cuivre sur laquelle est gravée la représentation d’un serpent). Dans ce cadre rituel particulier, Rāhu et Kētu (respectivement la tête et la queue du dragon/serpent) sont implicitement associés à ces divinités chtoniennes populaires. N’ayant pas de données suffisantes sur ce type de rituel, ni même de références dans la littérature anthropologique, nous avons préféré ne pas développer cet aspect du culte de ces deux planètes dans le présent article.

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Alexis Avdeeff deux ans et neuf mois, il sera sous l’influence de la période planétaire régie par Mercure [putaṉ tacai] et dans la sous-période régie par Saturne [caṉi putti]. Il ne fera pas de tort à son père, ni à sa mère, ni aux autres membres de sa famille. La prospérité de la famille sera bonne. Selon son horoscope, la sous-période planétaire régie par Saturne est déjà dans sa deuxième moitié. Il va devoir encore passer un an et huit mois dans cette sous-période. Ensuite, quand il aura terminé la période planétaire régie par Mercure, débutera alors celle de Kētu [kētu tacai]. À partir de ce moment-là, il va commencer à causer des problèmes à la mère et au père. D’ici à ce que cette période commence, vous devrez faire adopter cet enfant par le Seigneur Murukaṉ et la déesse Ampal […]. Pour la pūcai, il faudra que vous m’ameniez de l’encens, du camphre, des céréales, du sucre et trois citrons. Également quelques fleurs pour le dieu. Nous ferons la pūcai comme cela. Ce jour-là ramenez la feuille avec l’horoscope que je viens de vous donner. Ensuite, après cette pūcai, vous amènerez l’enfant, enroulé dans un linge neuf, au temple de Murukaṉ 49 […].

À la suite du diagnostic, l’astrologue n’envoie pas ses consultants au temple de la divinité planétaire concernée, ici Kētu. Il va les diriger vers le temple du dieu Murukaṉ afin que le couple divin qu’il forme avec sa parèdre locale, Ampal, protège l’enfant des influences néfastes de la divinité planétaire. Le dieu Murukaṉ apparaît ici comme une puissance capable de contrer le pouvoir de la divinité planétaire, et par la même occasion il révèle son autorité sur celle-ci. Ces observations corroborent celles de Caterina Guenzi sur son terrain, parmi les astrologues brahmanes de Bénarès, à la différence près qu’à Bénarès on en appelle aux grands dieux du panthéon hindou : Śiva, Viṣṇu, Durgā, ou encore Hanumān car, d’après les astrologues de la ville sainte : « de même qu’un ministre est subordonné à un roi, un officier à un chef de l’armée, un secrétaire à un président ou un fils à un père, les planètes sont subordonnées aux dieux 50. » Le panthéon qui se dessine dans les campagnes du pays tamoul est, lui, tout autre. Les « grands » dieux du panthéon hindou sont absents, et laissent la place au « grand » dieu régional Murukaṉ. Ainsi, si les divinités planétaires sont présentes du nord au sud de l’Inde, les relations qu’elles entretiennent avec les autres dieux dépendent avant tout du contexte régional dans lequel elles s’insèrent. Cependant, d’un contexte régional à l’autre, elles restent des puissances que l’on peut soit apaiser en réalisant une pūcai, soit contrer en faisant appel à une puissance supérieure. Ce constat nous amène à examiner un dernier cas. Parmi les recours rituels que peuvent entreprendre les astrologues Vaḷḷuvar, il en existe encore qui s’adressent à la Déesse locale. Dans certains cas, en effet, l’astrologue peut

49. Consultation enregistrée en mai 2008 chez un astrologue Vaḷḷuvar de Vadakarai (district de Thiruvarur, Tamil Nadu). 50. Cf. C. Guenzi, « Planètes, remèdes et cosmologies », p. 202.

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Murukaṉ, la Déesse et les divinités planétaires faire appel à la Déesse du village et à sa cohorte de démons 51, non pas pour atténuer l’influence d’une planète néfaste mais véritablement pour résoudre une situation de crise en agissant sur les acteurs « humains » qu’elle implique. Pour ce faire, l’astrologue Vaḷḷuvar a à sa disposition divers moyens rituels qui lui permettent de canaliser et d’utiliser la puissance de la Déesse ou de l’un de ses serviteurs. Pour illustrer ce type de recours, nous allons maintenant nous intéresser au cas d’un homme qui se rend chez l’astrologue car sa femme l’a abandonné en lui laissant leurs deux enfants. À partir de l’examen de l’horoscope de la fille aînée du couple 52, l’astrologue impute la crise domestique au fait que celle-ci traverse la période critique dite des « sept ans et demi de Saturne », ēḻaraiyāṇṭuccaṉi 53. Selon lui, ce sont les calamités provoquées par la première des trois périodes qui vient de se terminer – « la plus terrible » – qui ont poussé cet homme à venir consulter. Et, parmi toutes ces calamités, il diagnostique sa possible séparation d’avec sa femme ainsi qu’une attaque sorcellaire [cūṉiyam] par une personne proche. Mais si la « crise » est attribuée à Saturne dans son diagnostic, la planète disparaît totalement de l’action rituelle envisagée par l’astrologue : […] Maintenant nous devons faire quelque chose pour la faire revenir ici, puisque c’est ce que vous voulez […] Avez-vous une photo de votre femme ? Ou avez-vous un morceau d’un de ses vêtements ? — J’ai une photo. Par contre, je n’ai aucun vêtement. Elle a tout récupéré. En fait ma belle-mère est venue chez moi tout récupérer la veille de son départ … — Mais vous n’avez vraiment rien d’autre lui appartenant ? — J’ai juste une photo sur laquelle nous sommes tous les deux. — Est-ce une grande ou une petite ?

51. Les démons auxquels je fais référence ici sont des déités ou des esprits locaux (teyvam ou tēvatai), voire ce que l’on pourrait appeler des fantômes (pēy picācu). Louis Dumont distingue les dieux des démons de la manière suivante : « Un démon ou un esprit devient un dieu lorsqu’il devient l’objet d’un culte régulier. » (cf. L. Dumont, Une sous-caste de l’Inde du Sud. Organisation sociale et religion des Pramalai Kallar, Paris 1992, p. 317). Sur le culte des démons villageois, voir également M.-L. Reiniche, « Les “démons” et leur culte dans la structure du panthéon d’un village du Tirunelveli », dans Recherches de sciences sociales sur l’Asie du sud, Paris 1975 (Puruṣārtha 2), p. 173-203. 52. Le fait que l’horoscope de la fille aînée (enfant) puisse remplacer l’horoscope du père en tant qu’horoscope de la famille – tout au moins au sein des basses castes – corrobore les observations de Karin Kapadia sur son terrain tamoul (cf. K. Kapadia, Siva and her Sisters: Gender, Caste, and Class in Rural South India, Boulder 1995, p. 81). Cette manière de faire semble être totalement étrangère aux astrologues de Bénarès pour lesquels Caterina Guenzi « n’ [a] jamais observé […] cette pratique de considérer un horoscope individuel comme étant l’horoscope de famille » (cf. C. Guenzi, Le discours du destin, p. 302). 53. Période transitoire qui, comme son nom l’indique, dure sept ans et demi et durant laquelle la planète Saturne passe dans le signe lunaire précédant celui du natif, puis dans le signe du natif et enfin dans le signe suivant. Il faut à Saturne deux ans et demi pour traverser chacun de ces signes. C’est une période très critique durant laquelle il peut révéler tout son potentiel maléfique et destructeur.

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Alexis Avdeeff — C’est seulement une petite. — Amenez-la-moi. Je ferai avec. Il faudrait qu’il y ait également un morceau de tissu lui ayant appartenu. Mais si ce n’est vraiment pas possible, je ferai avec la photo seulement. Certains vous diront qu’ils peuvent le faire sans aucun objet. Ne les croyez pas, c’est un mensonge. On doit utiliser un objet personnel pour que ça marche. — D’accord, j’amènerai ça. — Si nous faisons tout ce qu’il faut, alors elle reviendra pour de bon, où qu’elle soit dans ce bas monde. Elle pourrait être en Amérique ou à Londres qu’elle reviendrait aussi sûrement. Le « rituel de commandement » [ēval] est très puissant, il permet de changer l’état d’esprit d’une personne. Il la ramènera sur votre route. Une fois qu’elle sera revenue, nous pourrons lui administrer quelques philtres [karam], que je réaliserai grâce à des pūcai, pour la faire obéir à la parole de son époux 54 […].

L’astrologue propose ici à son consultant, non plus d’agir sur la puissance responsable qu’il a préalablement identifiée comme étant Saturne, mais sur les acteurs humains de la crise domestique. L’emploi du terme ēval nous apporte un indice sur la manière dont l’astrologue entend procéder. Selon le Tamil Lexicon 55, ēval est le fait de commander à un dieu ou un démon afin qu’il s’en prenne à la personne désignée par le commanditaire 56. L’astrologue s’apprête donc clairement à « charmer » l’épouse du consultant grâce à l’aide d’un démon (tēvatai 57) ou de la Déesse locale. Nous n’en saurons malheureusement pas plus ni sur l’identité de l’entité que compte « recruter » l’astrologue pour accomplir cette tâche 58, ni sur la manière dont il va procéder. La finalité de cette attaque sorcellaire est de changer l’état d’esprit de l’épouse du consultant

54. Consultation enregistrée en août 2008 chez un astrologue Vaḷḷuvar de Sanniyasipettai (district de Cuddalore, Tamil Nadu). 55. Cf. Tamil Lexicon, p. 566. 56. Sur la pratique de commandement (ēval), voir C. G. Diehl, Instrument and Purpose. Studies on Rites and Rituals in South India, Lund 1956, p. 272. Concernant l’État voisin du Kerala, voir l’article de Gilles Tarabout sur le pouvoir qu’ont les mantiravāti locaux de se « faire obéir » des dieux (cf. G. Tarabout, « Maîtres et serviteurs. Commander à des dieux au Kérala (Inde du Sud) », dans A.  de Surgy (éd.), Religion et pratiques de puissance, Paris 1997, p. 253-284). 57. Du sanskrit dēvatā. Selon le Tamil Lexicon (p. 2065), peut désigner un « dieu » ou une « déité », mais également un « mauvais esprit ». 58. Sur son terrain au Tamil Nadu, Isabelle Nabokov rapporte que les sorciers préfèrent généralement se tourner vers la Déesse Kāḷi en personne afin qu’elle envoie elle-même les démons aux trousses de leur victime (cf. I. Nabokov, Religion Against The Self. An Ethnography of Tamil Rituals, New York 2000, p. 46). Josiane et Jean-Luc Racine rapportent, quant à eux, que le grand-père de Viramma – protagoniste central de leur récit ethnographique –, qui était sorcier « occasionnel », ne pouvait contrôler que des farfadets (kutticāttāṉ, littéralement « petits diables ») et pas des démons de plus haut rang (cf. Viramma, J. Racine, J.-L. Racine, Une vie paria. Le rire des asservis, Paris 2001, p. 389, n. 10).

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Murukaṉ, la Déesse et les divinités planétaires afin de la faire revenir à la maison 59, un « retour d’affection » en quelque sorte. Une fois le couple réuni, et afin de renforcer l’ensorcellement, l’astrologue préparera des potions, karam, qui la rendront obéissante à la parole de son époux. Là encore, il fera usage de mantiram 60 –  « des pūcai » comme il le dit lui-même – pour donner de l’efficacité à ces préparations. Ces pratiques rituelles, que l’on pourrait qualifier de sorcellaires, font appel à la puissance de la Déesse, sa śakti, même si ici l’astrologue ne le dit pas explicitement. Elles sont désignées localement sous le terme de māntirīkam. Mais ce type d’action rituelle pose un problème. Il vient en effet remettre en question le régime de causalité astrologique et, par là même, l’agentivité que l’on prête aux puissances planétaires. Pour résumer, dans le cadre causal de l’astrologie, le destin 61 de chaque homme est déterminé par la position des planètes dans l’horoscope. Élevées au rang de divinités responsables des maux des hommes, elles peuvent être apaisées, pacifiées, ou même contrées par différents moyens rituels. Seule une action les visant est susceptible d’infléchir le destin d’un natif. Dans le cas du recours au māntirīkam, le cadre causal astrologique vole en éclats, car l’action rituelle intentée ne vise plus à avoir une incidence sur les divinités planétaires mais sur d’autres divinités et, par leur intermédiaire, sur les acteurs humains désignés comme responsables de la situation de crise. Ceci postule incidemment que l’on peut changer le cours du destin sans passer par les divinités planétaires, celles-ci étant totalement absentes du procédé rituel. Les agents causaux ne sont plus ici les planètes, mais des personnes de l’entourage du consultant clairement identifiées. Ce glissement d’un cadre causal à l’autre mérite d’être approfondi à la lumière des travaux de Martin Southwold 62 qui considère que, dans une croyance religieuse donnée, peuvent exister plusieurs régimes de causalité. Il faut, selon lui, distinguer les vérités symboliques des vérités factuelles, les premières pouvant ici correspondre au cadre causal de l’astrologie, les secondes à celles de l’expérience factuelle du consultant. Dans le cas qui nous occupe, il semble que ce soit la situation de crise domestique qui ait appelé le recours sorcellaire. Ce constat fait écho

59. L’utilisation de la sorcellerie pour rendre une épouse obéissante se retrouve également dans les propos de Viramma rapportés par Josiane et Jean-Luc Racine (Ibid., p. 282). 60. Du sanskrit mantra. Formule sacrée ésotérique, incantation magique. 61. Par destin, nous entendons simplement « ce qui doit arriver ». Au Tamil Nadu, le destin est une notion complexe, souvent reliée à la notion de karma, et qui peut s’exprimer de diverses manières. Rendre compte de cette complexité nous aurait trop éloigné de notre propos sans véritablement l’éclairer. Sur karma et destin en Inde, je renvoie le lecteur aux études rassemblées dans l’ouvrage collectif édité par C. F. Keyes, V. E. Daniel (éd.), Karma. An Anthropological Inquiry, Berkeley 1983. Sur les différents usages et expressions du destin au Tamil Nadu, je me permets de renvoyer à A. Avdeeff, « L’envers de la parole divinatoire. Dévoiler ou taire la destinée dans le cadre de la consultation astrologique en Inde du Sud », Mondes contemporains. Revue d’Anthropologie sociale et culturelle 5 (2014), p. 53-76. 62. Cf. M. Southwold, « Religious Belief », Man, New Series 14, 4 (1979) p. 628-644.

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Alexis Avdeeff aux observations d’Isabelle Nabokov sur son terrain tamoul. Elle remarque en effet que le recours à la sorcellerie s’inscrit dans un cadre bien particulier : celui de la gestion des affaires domestiques et des infractions au « droit coutumier » 63. La puissance de la Déesse et/ou des démons locaux, canalisée par divers procédés rituels (ici le rituel de commandement et la réalisation du philtre), apparaît dès lors comme un moyen de rendre justice à une personne, ou à une famille, se présentant comme lésée par un tiers. Ces études de cas montrent ainsi que la puissance d’une divinité, ou d’un groupe de divinités, n’est pas opérante dans tous les contextes. Si Murukaṉ ou les divinités planétaires sont propitiés dans le but d’infléchir le destin des hommes, ces divinités ne sont d’aucune utilité lorsqu’il s’agit de régler des infractions aux règles coutumières ou à l’ordre moral, problèmes pour lesquels on se tourne vers la Déesse et les démons locaux. Il apparaît également que les relations qui s’établissent entre les hommes et les différentes divinités dans le cadre de ces actions rituelles ne sont pas du même ordre, et ne poursuivent pas les mêmes fins. Tandis que la réalisation d’une pūcai (ou d’une ārccaṉam) procède d’une démarche dévotionnelle et propitiatoire, le recours au māntirīkam, à travers notamment le rituel de commandement, vise à soumettre une puissance divine à la volonté du commanditaire. En outre, même si cela n’apparaît pas de manière explicite dans les cas étudiés, ces transactions rituelles font appel à deux types de spécialistes bien distincts, le prêtre 64 pour la réalisation de la pūcai et le mantiravāti pour la réalisation de l’envoûtement. Il serait d’ailleurs vain de vouloir appréhender ces puissances dans un même contexte rituel qui les réunirait toutes. En effet, si Murukaṉ, la Déesse ou les divinités locales peuvent être l’objet d’un culte dévotionnel, personnel (iṣṭateyvam) ou familial (kulateyvam), les navakkirakam sont habituellement des divinités à finalité propitiatoire. Il n’existe pas de dévots au Soleil, à Vénus ou encore à Saturne. Inversement, les pratiques sorcellaires ne s’adressent qu’à la Déesse, aux démons et autres divinités locales. Remarques conclusives Composantes du panthéon tamoul, les diverses puissances – ou ensembles de puissances – que nous venons d’évoquer semblent circonscrites à des domaines particuliers de l’activité religieuse et rituelle. Leurs manifestations varient selon les champs où elles sont énoncées (littérature astrologico-astronomique et discours divinatoire) et les contextes rituels dans lesquels elles sont convoquées (maîtrise du destin, affaires domestiques). Jean-Pierre Vernant disait à propos de la pensée religieuse des Grecs de l’Antiquité qu’elle

63. Cf. I. Nabokov, Religion Against The Self, p. 47. 64. Les temples du Tamil Nadu dédiés aux neuf planètes sont des temples shivaïtes brahmaniques. Le culte de Murukaṉ est lui aussi généralement administré par des brahmanes.

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Murukaṉ, la Déesse et les divinités planétaires « répond aux problèmes d’organisation et de classification des Puissances […]  » 65. Si on ne peut nier que de telles logiques organisationnelle et classificatoire sont à l’œuvre dans le monde indien 66, il semblerait cependant que la pensée religieuse hindoue s’accommode de nombreux paradoxes, donnant l’image d’un panthéon complexe se perdant dans d’infinis enchevêtrements. Toute démarche analytique n’est cependant pas vaine, et certains schèmes peuvent se dégager au milieu de cette apparente désorganisation. Dans le cas des puissances divines dont il a été question dans cet article, on peut retrouver une logique hiérarchique proche, pour ne pas dire identique, à celle que met en avant Lawrence Babb dans la conclusion de son ouvrage Divine Hierarchy 67. En effet, à la manière des divinités du panthéon hindou de la région du Chhattisgarh 68 qu’il a étudiées, celles du panthéon tamoul semblent obéir au même principe structurant dans le cadre des actes rituels de médiation. Sur son terrain, Lawrence Babb note que les divinités considérées comme les plus puissantes sont celles qui sont issues de la littérature sacrée, catégorie qui pourrait dans notre cas correspondre à Murukaṉ et aux navakkirakam. Ces divinités sont, selon lui, l’exemplification de certaines valeurs de la société indienne, et à ce titre, elles sont associées à de grands principes généraux et à un ordre socio-cosmique universel. Elles ont peu à faire, sinon rien, avec les exigences immédiates et les réalités de la vie quotidienne. Divinités les plus puissantes, ce sont aussi les plus inaccessibles. À l’inverse, les divinités locales, liées à un territoire, un village ou encore une communauté, sont au cœur de la vie socioreligieuse des hommes. Bien que leur puissance soit moindre que celle des grandes divinités, elles sont plus accessibles que celles-ci. Si la manipulation des premières nécessite un prêtre brahmane, la Déesse et les divinités locales peuvent être manipulées par des spécialistes rituels de rang inférieur (le mantiravāti par exemple), voire directement par le dévot 69. Ainsi, à défaut de pouvoir donner un tableau clair et organisé du panthéon hindou, on peut toutefois appréhender les formes et la récurrence

65. J.-P. Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque », Mythe et pensée chez les Grecs (Paris 1965), repris dans Œuvres I, p. 567. 66. G. Tarabout, « Quand les dieux s’emmêlent », p. 43-44. 67. Cf. L. A. Babb, The Divine Hierarchy, p. 237-246. 68. Région du centre de l’Inde faisant partie anciennement de l’État du Madhya Pradesh, devenue État de la République fédérale de l’Inde depuis le 1er novembre 2000. 69. Même si notre propos n’a pas mis l’accent sur le sacrifice à proprement parler, ces quelques lignes ne sont pas sans rappeler implicitement les couples d’opposition structurale (végétarien/ carnivore ; pur/impur) mis en avant par Louis Dumont dans son étude sur le dieu tamoul Aiyaṉār (cf. L. Dumont, « Définition structurale d’un dieu populaire tamoul : Aiyaṉār, Le Maître », Journal Asiatique 241, 2 (1953), p. 255-270), et par Marie-Louise Reiniche dans son étude d’un panthéon villageois dans la région du Tirunelveli (cf. M.-L. Reiniche, « Les “démons” et leur culte dans la structure du panthéon d’un village du Tirunelveli », p. 173-203).

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Alexis Avdeeff de certains de ses motifs, à différents niveaux, dans différents contextes 70. À la manière des paradoxes de la mythologie puranique, et pour reprendre l’image de Wendy Doniger O’Flaherty 71 empruntée au domaine de la chimie, on peut dire que les éléments contradictoires du panthéon hindou semblent se résoudre dans une suspension plutôt que dans une solution.

70. Gilles Tarabout propose l’image séduisante de « fractales », cf. G. Tarabout, « Quand les dieux s’emmêlent », p. 68-69. 71. Cf. W. Doniger O’Flaherty, Siva : The Erotic Ascetic, New York 1973, p. 317-318.

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PUISSANCE DIVINE AU FIGURÉ. À PROPOS DE QUELQUES VASES ATTIQUES REPRÉSENTANT APOLLON À L’AUTEL *

Vasiliki Zachari

Jean-Pierre Vernant et l’image : voilà un sujet qui remonte à loin 1 ! Cette affaire s’est forgée dès le départ, au tout début de son parcours scientifique, quand il présente un projet de recherche portant sur la religion grecque. Parmi les trois volets envisagés pour étudier les dieux grecs – leur nature, leur société et leur figure –, il choisit de commencer par le dernier, un sujet fondamental dans sa pensée, un thème qui le préoccupera tout au long de son itinéraire de savant. Néanmoins, ce travail initial n’a jamais été achevé ni publié 2. La première véritable publication ayant trait à son enquête sur l’image est l’article sur le colossos 3, quelque chose qui « n’est pas une image » à vrai dire, mais un signe 4. Vernant considère le cas grec comme un exemple privilégié pour s’interroger sur les formes et les fonctions de l’image, sur le statut social et mental

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Les deux rencontres organisées à Toulouse furent stimulantes. Que les organisateurs et les participants soient ici vivement remerciés. J’exprime également toute ma gratitude à F. Frontisi-Ducroux et à F. Lissarrague pour leur relecture, à G. Ekroth et à V. Sabetai pour leur bienveillance, ainsi qu’à M. Champeaux-Rousselot et à I. Warin pour avoir fait les vérifications nécessaires. Last but not least les musées, qui m’ont autorisée à utiliser librement leurs photographies. Que cette attitude de bon sens soit appliquée plus globalement au profit de la recherche ! 1. Pour un bilan de ses recherches sur l’image, suivi d’une annexe bibliographique : F. FrontisiDucroux, F. Lissarrague, « “Écoute voir” : Vernant et les problèmes de l’image », Europe 964965 (août-septembre 2009), p. 165-185. Voir aussi J.-P. Vernant, Autour de l’image, Genève 2004 ; C. Frontisi, F. Lissarrague, « Jean-Pierre Vernant et l’image. Entretien avec J.-P. Vernant », Perspective 1 (2006), p. 10-24. 2. On trouvera ces textes sur le site du LAMA (Pise) : http://lama.humnet.unipi.it/cm2/index.php? cat=18 (juin 2015). 3. J.-P.  Vernant, « Figuration de l’invisible et catégorie psychologique du double : le colossos », Mythe et pensée chez les Grecs (Paris 1965), repris dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, Paris 2007, 2 vol., I, p. 533-545. 4. L’article est issu d’un exposé présenté au colloque intitulé « Le signe et les systèmes de signes » conçu et organisé par I. Meyerson les 12-15 avril 1962.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114080

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Vasiliki Zachari de l’imagerie, car il y a tout : des dieux objets, comme aussi des dieux anthropomorphes. Une telle diversité des formes d’expression atteste que la nature, la structure et la fonction de chacun est différente des autres éléments de cet ensemble, de ce tout 5. Pour lui, l’image n’est pas seulement un objet de regard ; elle devient aussi une amorce de pensée, d’analyse et de réflexion. Cependant, à la surprise du lecteur qui fait ses premiers pas dans l’œuvre de Vernant, ses textes autour de l’image sont dépourvus de supports iconiques, d’illustrations servant à nourrir la mémoire visuelle du lecteur ; à une seule exception, son livre sur Gorgô 6. Vernant, philosophe et historien des religions, a laissé ouvert ce champ de recherche sur les images pour que d’autres l’explorent. Au croisement de ces points de réflexion autour de l’image, le présent article a pour but de s’interroger sur la puissance divine et le processus de son élaboration sur un support iconique précis, notamment à partir d’une série de vases attiques de la période archaïque et classique où les dieux sont figurés à l’autel. Le choix de se concentrer sur l’autel s’explique par son importance pour les cultes, qu’il arrive à rendre performants grâce à son implantation au sol. Objet rituellement érigé et fixé dans l’espace du sanctuaire, marquant un endroit sacré, disjoint et séparé des activités profanes 7, l’autel devient le point focal de plusieurs actions cultuelles ou non, surtout des sacrifices, même si, d’après ses représentations sur les vases, ce n’est pas l’unique usage qu’on en faisait 8. L’importance de sa présence est soulignée également par un argument quantitatif, puisque, parmi les objets d’ordre rituel, l’autel est le plus fréquemment figuré sur les vases 9. L’autel n’est pas représenté comme un motif isolé, mais au contraire, il est animé et il prend sens grâce à une série de gestes et d’actions qui ont lieu autour de lui et qui sont réalisés tant par des mortels que par des dieux. Les occasions d’avoir des rapports avec la sphère divine et de communiquer avec elle étaient innombrables afin de lui demander un service, ou de se mettre, tout simplement, sous sa protection. L’autel, une construction fortement symbolique, souligne ce point d’échange entre les deux sphères, humaine et divine. Cependant, les scènes où des divinités sont figurées autour de l’autel sur les vases attiques ne sont pas aussi fréquentes qu’on pourrait s’y

5. J.-P.  Vernant, « De la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence », Mythe et pensée chez les Grecs, dans Œuvres I, p. 546-558. 6. J.-P. Vernant, La mort dans les yeux : figures de l’Autre en Grèce ancienne (Paris 1985), repris dans Œuvres II, p. 1473-1519. 7. B. Bergquist, The Archaic Greek Temenos. A Study of Structure and Function, Lund 1967. 8. L’autel figure aussi sur la céramique attique dans des scènes de procession, libation, offrande, prière, poursuite, supplication, lampadédromie, etc. 9. G. Ekroth, « Why (not) Paint an Altar? A Study of When, Where and Why Altars Appear on Attic Red-figure Vases », dans V. Nørskov et al. (éd.), The World of Greek Vases, Rome 2009, p. 90, n. 6.

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Puissance divine au figur attendre 10. En étudiant les structures et les modes d’intervention des dieux autour de l’autel, deux grands groupes se dégagent : l’un où les divinités partagent l’espace pictural avec les mortels et l’autre où les dieux sont figurés entre eux, ou même isolés. Le dossier étant néanmoins trop important pour le présenter ici dans son intégralité, l’exemple d’Apollon a été sélectionné pour notre démonstration. Ce choix s’explique d’abord par la multitude et la variété des scènes où figure le dieu Phoibos, et ensuite parce que l’exemple d’Apollon est un cas très révélateur en ce qui concerne son lien avec l’autel. Que peut-on alors déduire de la puissance divine en s’appuyant sur la relation entre l’autel et les divinités ? Nous allons approfondir cette question en considérant les structures du système panthéonique, le jeu des gestes et des positions dans la construction figurée, ainsi que les rôles des associations visuelles et les modes d’intervention des dieux autour de l’autel, y compris quand ils sont présents dans les affaires des hommes. Commençons par les dieux. Les configurations divines 11 Si répondre à la question ontologique « qu’est-ce qu’un dieu ? » ne se fait pas sans peine 12, une tâche plus aisée, même banale, celle d’identifier et de nommer les dieux du panthéon 13 grec, ne va pas de soi non plus. Dôdeka est en effet une épiclèse couramment appliquée aux divinités grecques. Un autel leur est dédié sur l’Agora d’Athènes. Dans l’Hymne homérique à Hermès, le dieu prépare douze parts. On jure même sur les douze dieux. Mais, quand on essaie d’établir la liste précise des divinités concernées, on s’aperçoit très vite que ce nombre ne renvoie pas à une assemblée stable, d’une composition immuable 14. D’après le schéma canonique proposé par Otto Weinreich, le panthéon grec se composerait d’un groupe de dieux et déesses à égalité, disposés

10. Ibid., p. 97. 11. Sur les schemat’Olympou voir la contribution de G. Pironti dans le volume, p. 89-105. 12. Sur la question τί θεός : A. Heinrichs, « What is a Greek God ? », dans J. Bremmer et al. (éd.) The Gods of Ancient Greece. Identities and Transformations, Édimbourg 2010, p. 19-39 ; R. Parker, On Greek Religion, Ithaca – New York – Londres 2011, p. 64-102. 13. Le mot « panthéon » renvoie principalement à une structure architecturale, le temple dédié par les Anciens à tous les dieux, notamment le Panthéon de Rome. Par métonymie le mot renvoie également à l’ensemble des divinités d’une religion polythéiste. Néanmoins, le panthéon des Grecs et les panthéons des cités grecques ancrés dans l’espace et le temps sont très variés. 14. Sur cette entité au pluriel : S. Georgoudi, « Les Douze Dieux des Grecs : variations sur un mythe » dans S. Georgoudi et al. (éd.), Mythes grecs au figuré, de l’antiquité au baroque, Paris 1996, p. 43-80.

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Vasiliki Zachari souvent par paires 15. Cependant, ce catalogue, si convenablement harmonisé, ne correspond guère à la réalité, car les regroupements de dieux sont beaucoup plus hétéroclites. Sur une pyxide signée par le potier Nicosthénès 16 sont figurés cinq couples de divinités assises et une déesse ailée debout. Le peintre a pourvu les dieux d’attributs grâce auxquels ils sont individualisés et aisément identifiables. Des difficultés, pourtant, surgissent pour reconnaître avec certitude les figures féminines, à l’exception d’Athéna, qui porte un casque et une lance, et d’Artémis avec ses torches. Il s’agit de Dionysos et Ariane 17, d’Athéna et Héraclès, de Zeus et Héra, d’Hermès et Aphrodite 18, d’Apollon et Artémis, et de Nikè ou Iris debout qui se déploient en frise continue autour du vase. On compte au total onze divinités, chiffre qui renvoie plutôt à une équipe de football qu’à un panthéon de douze dieux 19 ! En vain cherche-t-on le dieu manquant qui pourrait former une paire avec Nikè ou Iris pour des raisons d’équilibre. L’art du peintre ne se limite pourtant pas à une question de comptabilité : ses choix artistiques ne sont pas le fruit du hasard. Au contraire, chaque détail est éloquent. Les paires associent le masculin et le féminin et sont de nature variable (frère et sœur dans le cas d’Apollon et Artémis, époux et épouse pour Zeus et Héra, etc.), sans que leur position soit fixe. Aucune action n’a lieu et la mise en place de couples en face-à-face crée une image statique. Les dieux sont entre eux, quasi immobiles et aucun événement ne semble troubler leur sérénité. La forme du vase permet de lire la scène de façon circulaire en le faisant tourner et semble mettre ainsi chaque fois en valeur un couple différent 20. Or, parmi toutes les divinités ici regroupées, la présence d’Héraclès ne passe

15. Il s’agit, plus précisément, de Zeus-Héra, Poséidon-Déméter, Apollon-Artémis, Arès-Aphrodite, Hermès-Athéna, Héphaïstos-Hestia selon O. Weinreich, « Zwölfgötter », dans W. H. Rocher, Ausführliches Lexikon der griechischen und römischen Mythologie VI, Leipzig 1884-1937, p. 764848. Le même schéma est adopté par le LIMC (Dodekatheoi). 16. Florence, Museo Archeologico Etrusco 76931 ; BAPD 201951 (dernière consultation en mars 2015). 17. On pourrait tout aussi bien y voir Aphrodite (T. Morard, Horizontalité et verticalité : le bandeau humain et le bandeau divin chez le Peintre de Darius, Mayence 2009, p. 15), Sémélé ou Thyôné (T. Carpenter, Dionysian Imagery in Archaic Greek Art. Its Development in Black-Figure Vase Painting, Oxford 1986, p. 22-29). 18. Cette interprétation est possible à cause des fleurs. Elle aurait pu être Hestia ou Hébé (A.-F. Laurens, F. Lissarrague, « Entre dieux », Métis 5, 1-2 [1990], p. 55, n. 3) ou même Déméter (T. Morard, Horizontalité et verticalité, p. 15). Toutes les propositions soulignent les difficultés d’identifier avec exactitude cette figure et les limites de l’interprétation qui sont assez larges, quand on ne dispose pas de suffisamment d’indications. 19. Clin d’œil de W.  Burkert, La religion grecque à l’époque archaïque et classique, tr. fr. P. Bonnechere, Paris 2011 [éd. orig. : Griechische Religion der archaischen und klassischen Epoche, Stuttgart – Berlin – Cologne 1977], p. 297. Repris par T. Morard, Horizontalité et verticalité, p. 15. 20. Faisant un déroulé plat de cette image, Zeus et Héra sont le couple central encadré de part et d’autre par deux couples.

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Puissance divine au figur pas inaperçue ! Il se situe entre les hommes et les dieux et une telle image paraît plutôt faite pour « montrer une partie des dieux olympiens et parmi eux, devenu pleinement dieu, Héraclès, leur égal » 21. Exprimant visuellement cette égalité, l’isocéphalie des divinités assises permet une telle interprétation confirmant son statut divin. Les assemblées divines apparaissent dans l’art grec dès l’époque archaïque : ce sont des assemblées autonomes où rien ne se produit ; parfois les dieux offrent une libation ; parfois ils apparaissent dans des scènes liées à un mythe, comme la naissance d’Athéna, le retour d’Héphaïstos, l’introduction d’Héraclès dans l’Olympe, les noces de Thétis et de Pélée, comme on le voit sur le vase François 22 qui constitue l’exemple le plus sophistiqué de la présence du panthéon au complet sur la céramique attique, autel inclus ! Qu’il nous soit ici permis de nous arrêter, dans la frise principale, sur l’endroit où figurent dieux et autel. Une longue et imposante procession d’invités avance vers la demeure de Pélée et Thétis, introduits par Iris 23 et Chiron, tous nommés par des inscriptions. Pélée, en face d’eux, les reçoit et serre la main du Centaure 24 au-dessus d’un canthare posé sur un autel formé de briques. Les premières lettres de l’inscription BÔMOS sont incisées sur le corps de l’autel 25. Un jeu graphique très remarquable se passe ici avec les inscriptions, d’un côté la signature du peintre, qui dirige le regard du haut, à partir des mains serrées, en bas vers l’autel, comme une flèche ; de l’autre, la redondance visuelle de l’objet par son image et par le mot qui l’identifie. Les deux captent l’œil du spectateur et font de l’autel un objet signifiant dans la scène, le point focal de la rencontre entre le héros et les dieux qui viennent lui rendre visite 26. Par cette mise en scène, la frise principale rappelle la puissance des dieux olympiens et leur alliance exceptionnelle avec Pélée, scellée par le serrement des mains formant un fronton au-dessus de l’autel 27, point nodal de la scène. À partir de ces deux exemples, il est évident, d’une part, que le chiffre douze, dans l’expression « les Douze dieux », renvoie plutôt à une pluralité harmonieuse qu’à une assemblée ferme et immuable de divinités majeures

21. A.-F. Laurens, F. Lissarrague, « Entre dieux », p. 55. 22. Florence, Museo Archeologico Etrusco 4209 ; BAPD 300000. 23. Comme sur le dinos de Sophilos à Londres, British Museum 1971.11-1.1 ; BAPD 350099. 24. Chiron est la personne-clé pour ce mariage, car, d’après Pindare, c’est avec son aide que Pélée a pu obtenir la main de Thétis, réticente. Il deviendra plus tard l’éducateur de leurs fils Achille. 25. Sur les inscriptions figurant sur les autels : V. Zachari, « Nommer l’espace autour de l’autel », dans M. Jufresa et al. (éd.), Ouranós-Gaia : l’espai a Grècia. Anomenar l’espai III. Colloqui internacional sobre la concepció de l’espai a Grècia, 29-30 de novembre de 2010, Barcelone, Tarragone 2013, p. 103-116. 26. F. Lissarrague, « Nommer les choses », à paraître. 27. Le geste de serrement de mains au-dessus de l’autel est très rare. Il est également attesté sur deux vases : coupe à figures noires, Paris, coll. Niarchos A 031 ; BAPD 11106. Et œnochoé à figures noires, Athènes, Musée P. Canéllopoulos 753.

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Vasiliki Zachari avec des hiérarchies figées 28, et que, d’autre part, ces représentations cherchent à manifester la richesse et la diversité du panthéon, soit en apraxie, soit en mouvement. Dans les deux cas, les dieux sont témoins ou même garants de l’événement mis en image 29, respectivement l’introduction d’Héraclès dans l’Olympe et le mariage de Pelée et Thétis. Sur le vase François, la présence de l’autel accentue solennellement cette puissance divine. Toutefois, sur les images comportant un autel, les dieux ne sont pas systématiquement présents. Sous forme de statue, ou physiquement présents, ils sont figurés soit avec des hommes, soit entre eux. Et dans la dernière catégorie, c’est Apollon qui se taille la part du lion, pour adopter une formule de Thomas Morard 30, avec son entourage. L’exemple d’Apollon Sur une hydrie fragmentaire, conservée au Getty Museum de Malibu 31, Apollon musicien est assis, avec sa cithare monumentale, devant un autel ardent, encadré par deux femmes qui convergent vers le centre de l’image, Léto et Artémis, comme l’attestent les inscriptions-légendes : il s’agit de la triade des Létoïdes. L’image est construite selon un schéma simple et très répandu ; les mots y désignent les personnages représentés, comme sur le vase François, et le manque d’action y semble un état normal pour un groupement divin. Il est indubitablement difficile de distinguer Artémis de sa mère Léto, sans l’arc ou le carquois, sans la phiale ou l’œnochoé, leurs attributs habituels. En effet, leur image est générique et pourrait correspondre à toute figuration féminine de cette période, dont les parties corporelles exposées au regard (visage, bras et pieds) étaient en rehaut blanc. On voit ainsi, comme l’atteste la pyxide de Nicosthénès, que les attributs des dieux jouent un rôle capital, non seulement pour indiquer leur puissance, mais aussi pour nous permettre de les identifier : ils deviennent ainsi des outils de reconnaissance. Or les dieux sont parfois présentés aussi, par certains artistes, avec leur nom, comme les mortels, ce qui fait de ces inscriptions 32 des épithètes complémentaires, qui

28. A.-F. Laurens, F. Lissarrague, « Entre dieux », p. 54. 29. Ibid., p. 57. 30. T. Morard, Horizontalité et verticalité, p. 20. 31. Malibu, The J. P. Getty Museum 86.AE.120 ; BAPD 30531. On y voit d’habitude le trio des Létoïdes dans les scènes avec ou sans autel où apparaît le dieu Apollon encadré par deux figures féminines en l’absence d’attribut ou bien d’inscriptions. 32. Des légendes, les inscriptions les plus communes sur la céramique, accompagnent souvent la représentation figurée d’hommes et de dieux dans des contextes mythologiques, mais pas exclusivement. Soit au nominatif, soit au génitif, les noms figurent habituellement à côté de l’image d’une divinité. Le mot est peint, comme la figure, avant la cuisson du vase ; quelques inscriptions, pourtant, sont peintes ou incisées après la cuisson. Dans tous les cas après avoir tracé l’image ! Merci à N. Dietrich d’avoir souligné ce dernier point très significatif.

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Puissance divine au figur jouent un rôle crucial. Les lettres dans le champ de l’image sont des signes qui ne sont pas seulement à voir, mais à lire, indiquant qu’il y a quelque chose de nommable sous les yeux. Identifier et nommer les dieux est fondamental afin de situer une puissance et de découvrir sa nature par rapport à un ensemble 33. De plus, en lisant à haute voix les lettres peintes, on prononce le mot écrit, le nom divin, comme lorsqu’on fait appel à son aide pour qu’il se manifeste en toute sa majesté. Le portrait familial d’Apollon, le plus commun, montre ce groupe apollinien en libation, comme sur une amphore de Würzburg 34, un vase tout à fait exceptionnel (figure 1).

Fig. 1. Amphore attique à figures rouges du P. des Niobides, vers 450, Würzburg, Universität, Martin von Wagner Museum 503 (avec l’aimable autorisation du musée ; source : CVA 2, pl. 14).

Apollon, lyre et laurier dans une main, phiale libatoire dans l’autre, occupe la place médiane à côté de l’autel. Artémis, de l’autre côté, tient un arc et une œnochoé tandis que Léto, avec laurier et sceptre, ainsi que phiale, se trouve derrière Apollon. Dans cette série de représentations, les deux femmes encadrent ce qui est, logiquement, la figure principale : Apollon, le dieu à la phiale par excellence 35. Une question se pose inévitablement : à qui est destiné cet acte d’adoration ? Il n’est pas simple de répondre à cette question. 33. F. Lissarrague, « Naples 127 929 : histoire d’un vase », Dialoghi di Archeologia 3, 1 (1985), p. 88 et 83. 34. BAPD 207079. 35. H. Metzger, « Απόλλων Σπένδων. À propos d’une coupe attique à fond blanc trouvée à Delphes », BCH supplément 4 (1977), p. 421-428 ; A.-F. Laurens, « La libation : essai de mise au point », dans A.-F. Laurens et al. (éd.), Image et rituel en Grèce ancienne, L’Arbresle 1985, p. 56.

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Vasiliki Zachari Est-ce Apollon qui est représenté tenant une phiale et occupant une position centrale dans la scène, à proximité de l’autel ? Cela se pourrait. Mais il n’est pas le seul à être pourvu d’une phiale. Sa mère en tient une aussi. Le partage d’un attribut commun, le laurier, souligne en outre l’association entre les deux figures. Artémis, quant à elle, semble avoir un rôle secondaire, celui d’une servante tenant l’œnochoé ; il serait, pourtant, inapproprié de ne pas prendre en compte les scènes sur d’autres vases où elle aussi reçoit une libation 36. Comme il n’y a pas de signe net de hiérarchisation, il semble que Léto et ses enfants soient à égalité sur cette image. Cette suggestion est consolidée par la présence de l’autel qui désigne les trois dieux comme homobômioi ou symbômoi 37, honorés ensemble, partageant le même autel, comme ils partagent, d’ailleurs, le même espace, rituel et figuratif. L’espace figuratif se construit autour de l’autel et d’une colonne dorique, éléments d’architecture désignant l’espace du sanctuaire qui renvoie du côté des hommes. Ce détail permet de regarder en parallèle la série des libations faites par les humains dans le cadre d’un sacrifice ou d’un départ de guerrier. Dans les deux cas, un autre rituel, marqué en image par un geste, celui de la prière, s’ajoute pour s’adresser au destinataire de la libation ; le geste n’est pas une donnée que l’image transcrit mais une construction iconique 38. De l’autre côté du vase, on voit Dionysos, canthare et thyrse en mains, au lieu du laurier et de la phiale portés par Apollon, et face à lui, une ménade tenant thyrse et œnochoé, les deux placés de part et d’autre d’un autel et d’un palmier. L’arbre apollinien crée un lien de connectivité avec l’autre face, tout comme l’autel, élément commun aux deux côtés. L’image avec Dionysos et la ménade dans un contexte de spendein ne s’adresse pas à Apollon figurant sur l’autre côté. Elle montre tout simplement la pratique de la libation dans l’univers dionysiaque 39, de même qu’elle existe aussi dans l’univers apollinien. Ce vase, d’une iconographie combinatoire très originale, est un exemple flagrant du fait que

36. Comme A.-F. Laurens le souligne, il s’agit d’un rôle et non d’une détermination (A.-F. Laurens, « La libation », p. 38). Les exemples où Artémis reçoit une libation sont plus rares. Voir p. ex. LIMC II Artémis 749 (cat. Sotheby’s 6/7 mai 1982, p. 81, no 433). 37. L’habitude de partager le même autel est assez courante, ce qui signifie des rites communs pour les divinités honorées. On suppose que l’autel D dans le sanctuaire de Douze dieux à Délos était destiné à la triade apollinienne. L’autel C était sans doute dédié à Athéna, Zeus et Héra selon la dédicace inscrite ; les deux autres triades sont moins assurées. Voir É. Will, « Le sanctuaire et le culte des Douze Dieux à Délos », dans Exploration archéologique de Délos XXII, Paris 1955, p. 167-183 ; P. Bruneau, Recherches sur les cultes de Délos à l’époque hellénistique et à l’époque impériale, Paris 1970, p. 438-439. À Épidaure, où l’on trouve un autel d’Apollon et un autre d’Asclépios, on sacrifie sur le premier à Léto et Artémis, et sur le second aux homonaoi du dieu (LSCG 6, 1. 1-6 et 18-23). Sur les termes homobômios et symbômos : I. Patera, Offrir en Grèce ancienne : Gestes et contextes, Stuttgart 2012, p. 225-227. 38. F. Lissarrague, « Naples 127 929 », p. 79. 39. A.-F. Laurens, « La libation », p. 40-41. Voir aussi le canthare à figures rouges, Boston, MFA 00.334 ; BAPD 201055.

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Puissance divine au figur la libation se fait parmi les dieux sans avoir la valeur d’un geste de soumission, ni d’un hommage de la part d’un dieu vers un autre 40. En outre, la phiale, un objet-adjectif, devient un attribut banal quand elle est mise dans les mains des dieux. Elle sert à dire simplement – par-delà la redondance – qu’un dieu est divin ; c’est aussi banal que l’adjectif « saint » utilisé en contexte chrétien 41. La série apollinienne liée à un schéma de composition ternaire est fréquemment attestée dans la production attique de cette période. On pourrait la comparer soit aux séries de vases représentant le départ ou le retour du guerrier, soit avec les images où Dionysos est encadré d’un satyre et d’une ménade, voire de deux ménades et/ou de deux satyres 42. D’autres combinaisons, pourtant, sont possibles avec Apollon à l’autel. Parfois il se trouve à côté de l’autel, encadré par trois femmes 43, dont Léto et Artémis sans doute, et une troisième qui est soit une déesse, soit la personnification de Délos qui rejoint ce groupe pour des raisons de symétrie et d’équilibre autour de l’autel 44. Même la présence de plusieurs divinités, jusqu’à cinq, est possible, comme un stamnos récemment rapatrié en Italie le montre 45. Le dieu citharède figure au centre tenant une phiale, à côté de l’autel ; de l’autre côté de l’autel, Léto et Artémis. En face d’Apollon, Nikè tient une vrille végétale et une œnochoé. De part et d’autre, dans un espace marqué à part par la disposition des anses sur le vase, mais participant quand même à la scène centrale avec leurs gestes, sont Athéna et Hermès. Apollon se trouve en position axiale à côté de l’autel, ce qui proclame sa prédominance ; le geste de la libation dont il est le destinataire le désigne comme protagoniste 46. La présence de l’autel renforce sa puissance. Sur d’autres vases, quelques détails supplémentaires s’ajoutent pour accentuer cet aspect de l’autel comme élément de la puissance divine. Le motif le plus répandu sur les vases à figures rouges, celui de la dyade Apollon-Artémis en libation, suit un schéma canonique : Apollon à gauche, tenant la phiale et éventuellement un autre attribut – comme la lyre sur une œnochoé du Louvre 47 (figure 2) – et Artémis à droite, de l’autre côté de l’autel tenant une œnochoé et une branche.

40. A.-F. Laurens, « La libation », p. 38. Metzger affirme : « Apollon doté de la phiale, devient, à un certain moment, une figure aussi familière que Dionysos au canthare », dans H. Metzger, « Απόλλων Σπένδων », p. 428. 41. P. Veyne, « Images de divinités tenant une phiale ou patère », Mètis 5, 1-2 (1990), p. 21. 42. Voir p. ex. une amphore à figures noires du Peintre d’Antimenès dans une collection privée en Suisse ; d’un côté la triade apollinienne, de l’autre Dionysos encadré par deux satyres. BAPD 340482. 43. Hydrie à figures rouges, Riehen, C. Granacher 0.5841 ; BAPD 205841. 44. CVA Basel, Antikenmuseum und Sammlung Ludwig 3, p. 34. 45. Rome, Villa Giulia ; BAPD 84. 46. A.-F. Laurens, F. Lissarrague, « Entre dieux », p. 60. 47. BAPD 206888.

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Fig. 2. Œnochoé attique à figures rouges du P. d’Altamura, vers 460, Paris, Musée du Louvre CA 154 (avec l’aimable autorisation du musée ; source : M. Prange, Der Niobidenmaler und seine Werkstatt, Francfort 1989, pl. 39.A78).

Cette place dévolue à Artémis souligne le rôle important de la sœur en tant qu’acteur du rituel, et la mise en face-à-face souligne l’égalité et la complémentarité entre les deux. La scène s’organise très explicitement autour de l’autel, cet objet construit occupant une place centrale. D’autres détails méritent l’attention sur le même vase : d’abord, en regardant en haut, une paire de cornes est fixée dans le champ de l’image. Il ne faut pas penser au mur du sanctuaire ni à un autre endroit précis : les cornes sont tout simplement peintes et « accrochées » sur la panse du vase 48. Elles sont là comme un signe pur faisant référence à un événement passé, à un sacrifice qui y a eu lieu, confirmant également le caractère sacré du lieu mis en image. Vers le bas, le regard est capté par la position des objets manipulés par les dieux, la phiale et l’œnochoé. Enfin, sur l’autel, on observe des traits fins peints en rouge, qui évoquent les traces de sang 49 avec lequel on l’aspergeait après la mort sacri-

48. N. Niddam-Hosoi, « Objets dans le champ et champs de l’objet dans la peinture sur vase à figures rouges attiques autour du ve siècle av. J.-C. » (thèse), Université Paris I, Paris 2009. 49. « Thin streaks » selon G. Ekroth, « Blood on the Altars? On the Treatment of Blood at Greek Sacrifices and the Iconographical Evidence », Antike Kunst 48 (2005), p. 20 ; voir aussi p. 19-27, notamment p. 19-27. Une grande partie du sang était consommée et une petite portion était utilisée pour asperger l’autel.

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Puissance divine au figur ficielle de l’animal. Que ce soit en dyade, en triade ou même davantage, l’ensemble des participants converge vers un centre, dont l’axialité est soulignée par l’autel. De plus, un collage d’éléments sur le même axe vertical définit l’autel comme point central de la gestuelle et des rituels qui se déroulent à cet endroit, à savoir la libation et le sacrifice. L’autel est un élément facultatif pour le premier, mais indispensable pour le deuxième rituel. Bon nombre de vases, cependant, montrent Apollon in abstracto, comme au médaillon d’une coupe à Londres 50 où le dieu tenant cithare et phiale est assis devant un autel ardent, portant des traces de sang, rendues par des lignes rouges plus épaisses sur l’autel. Des images comme celle-ci permettent de focaliser l’attention sur le dieu qui est plus souvent que d’autres divinités représenté à l’autel. Mais comment interpréter une telle scène avec une divinité isolée accomplissant une libation à l’autel ? Le débat sur la libation, lorsqu’elle est effectuée par des dieux, fait l’objet de vives discussions depuis un siècle environ 51 ; nous n’évoquerons donc que de manière synthétique les points les plus contestés et les conclusions des spécialistes. D’après les exemples abordés ci-dessus, il est clair que, en faisant une libation, les dieux ne se vénèrent pas entre eux ; de même, il n’est pas possible de penser qu’Apollon s’isole pour s’offrir une libation, en geste d’auto-vénération, ou bien afin d’évoquer son essence 52. Faut-il alors penser à une scène didactique où le dieu propose aux hommes un prototype de rituel 53 ? Probablement non, puisque les images n’ont pas un tel rôle et que la religion grecque n’a pas de livre sacré expliquant le mode d’emploi des rituels. Rien n’indique non plus que cette image se situe dans un contexte précis, mythologique et topographique, se déroulant par exemple à Delphes pour la purification d’Apollon après le meurtre de Python 54. Il semble au contraire que l’image avec le geste de libation soit générique ; ce caractère abstrait s’accorde d’ailleurs avec le fait qu’un dieu peut être représenté tout simplement seul et assis 55.

50. Coupe à figures rouges, Londres, The British Museum E80 ; BAPD 210091. 51. Le dossier a été récemment réexaminé par K. Patton, Religion of the Gods: Ritual Paradox, and Reflexivity, Oxford – New York 2009, p. 121-159, qui parle de réflexivité divine dans les représentations rituelles : p. 161-180. Pour une publication plus récente, dédiée à l’analyse d’une coupe avec Apollon en libation, mais sans autel (Delphes, Musée Archéologique 8140 ; BAPD 5522) : M. Gaifmann, « Timelessness, fluidity, and Apollo’s libation », RES 63-64 (Spring-Autumn 2013), p. 39-52. 52. N. Himmelmann, Zur Eigenart des klassischen Gotterbildes, Munich 1959 qui propose plus précisément de voir dans la scène d’un dieu en libation la manifestation de son aspect divin dans un acte intemporel ayant les qualités d’une épiphanie. 53. G. Bakalakis, Aνασκαφή Στρύμης, Thessalonique  1967 ; E. Mitropoulou, Libation Scene with Oinochoe in Votive Reliefs, Athènes 1975. 54. E. Simon, Opfernde Götter, Berlin 1953. 55. A.-F. Laurens, « La libation », p. 37.

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Vasiliki Zachari Revenons à l’autel : lui non plus ne fait pas référence à un endroit topographique précis. Apollon dans cette scène de libation est représenté précisément dans sa capacité d’être abordé par les humains via un acte rituel. Tout comme la phiale qui marque avec sa présence ce qui est destiné au dieu, à savoir la libation, l’autel fait passer un message similaire : il marque le caractère vénérable du dieu, qui attend favorablement de recevoir un culte, voire un sacrifice. Comment comprendre cette prédilection d’Apollon pour l’autel dans les représentations sur les vases attiques ? Le dieu qui a une place médiane dans ces assemblées fait souvent face à Artémis. Autour de cette figure centrale, d’autres Olympiens se sont amalgamés, notamment sa mère Léto et fréquemment Hermès et Athéna. Apollon – qu’il soit assis, debout, à droite ou à gauche de l’autel, seul ou accompagné par d’autres divinités – a toujours une place à proximité de l’autel. En cherchant dans le calendrier sacrificiel et les « lois sacrées » une réponse pour justifier cette position, le chercheur est vite déçu. Il semble que la popularité ou l’importance des divinités honorées aux vie et ve siècles en Attique ne corresponde pas aux exemples que l’imagerie sur la céramique de la même période fournit concernant le lien entre dieux et autel 56. Selon les sources écrites et topographiques, Héra, Déméter, Zeus et Poséidon ont une place prédominante dans la vie cultuelle attique ; pourtant ils figurent très rarement sur les vases, tandis qu’Apollon, Artémis, Dionysos, Athéna et Hermès y sont beaucoup plus présents 57. Cette attirance pour l’autel est évoquée par les imagiers avec un effet visuel parlant qui est la proximité d’Apollon avec l’autel, tandis que l’Hymne homérique à Apollon la décrit en détail en retraçant le dieu maître des fondations et de l’oracle qui finit par établir et instituer ses autels. Ces derniers, il les préfère faits de sang et de cendres en souvenir des offrandes de riches victimes 58. Une divinité qui façonne son territoire avec la fondation de nouveaux autels : voici une piste plus féconde pour comprendre le lien fort entre Apollon et l’autel 59 et la popularité de ce motif parmi les peintres. La série d’ « Apollon à l’autel » ne s’établit pas seulement à partir de vases où ces éléments sont identifiés sans peine, mais aussi par les exceptions qui nous obligent à questionner la règle en soulignant certains choix significatifs :

56. G. Ekroth, « Why (not) Paint an Altar ? », p. 97. 57. En effet, Nikè est la divinité la plus souvent figurée à côté de l’autel (323 vases selon BAPD), ainsi qu’Éros (96). Dans les deux cas, le modèle est très répétitif, montrant la divinité isolée devant l’autel. Ensuite, il y a Hermès (101), notamment sous forme de pilier, Apollon (93), Artémis (64), Athéna (67), Dionysos (62), Héraclès (55), Zeus (23), Déméter (15), Héra (10) et Poséidon (8). 58. M. Detienne, Apollon le couteau à la main. Une approche expérimentale du polythéisme grec, Paris 1998, p. 15. 59. Bundrick (S. Bundrick, « Selling Sacrifice on Classical Athenian Vases », Hesperia 83, 4 (2014), p. 653-708, en part. p. 670-672) s’appuyant sur J.-M. Moret (« L’apollonisation de l’imagerie légendaire à Athènes dans la seconde moitié du ve  siècle », RA [1982]), p. 109-136 interprète Apollon comme garant de la justice et du nomos.

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Puissance divine au figur cela contribue au dossier interprétatif en affirmant son aspect intelligible et en le validant. En l’occurrence, la triade apollinienne est souvent réunie autour d’un autre objet porteur de fortes significations, l’omphalos, comme on le voit sur une hydrie du Musée Benaki 60 (figure i p. 425). Apollon est lyre à la main au centre de la scène d’un côté de l’omphalos, Léto tenant un sceptre de l’autre et Artémis porteuse des instruments de la libation, d’une phiale très élaborée et d’une œnochoé à gauche derrière Apollon. Le jeu de poses et de positions change entre les participantes féminines ; seul Apollon occupe une place médiane. La triade délienne est un sujet populaire dans l’iconographie attique entre la deuxième moitié du vie siècle et la fin du ve, qui est à son apogée pendant le deuxième quart du ve siècle 61. Ce schéma met l’accent sur les liens familiaux et pourrait expliquer pourquoi il est également répandu sur des vases de mariage, comme les hydries et les lébétès nuptiaux 62. À propos de l’omphalos, la tentation d’associer la scène à un espace précis, voire à Delphes, est forte, mais périlleuse. En effet, sur une pyxide de Ferrare 63, à côté de la triade classique réunie autour d’un autel bas, une figure féminine est assise sur un omphalos ; l’inscription « Délos » au-dessus de sa tête suscite bien des perplexités. La scène est complétée par Hermès à gauche. Emblème d’Apollon ou marqueur d’espace, l’omphalos, comme d’autres éléments construits, est un indicateur spatial qui désigne un lieu de manière très générique et a pour fonction non pas de reproduire le réel, mais de rendre visible la présence divine 64. Un cratère conservé à Vienne propose une autre variation 65 : ni l’autel, ni l’omphalos ne sont figurés. Apollon et Artémis sont en train de faire une libation en présence d’Hermès. Dans le champ de l’image est placé, entre les têtes d’Apollon et d’Artémis, un bucrane, c’est-à-dire ce qui reste de la tête du bœuf sacrifié, le frontal et les deux cornes. Cet élément devient un signe isolé, une référence au sanctuaire, à la place de l’autel. La présence d’Hermès ne renvoie ni à ses affaires avec le troupeau d’Apollon, ni aux liens de parenté avec son demi-frère. Messager réputé, est-il là pour assurer la communication avec les hommes, un opérateur iconique repoussé vers l’anse ? Divinité qui aime les marges, Hermès est placé à l’écart de la scène, comme le témoin d’un accord privilégié entre Apollon et Artémis souligné par l’acte de la libation 66. Il nous semble que le renvoi aux humains est plutôt marqué par le bucrane : il rappelle

60. Hydrie à figures rouges, Athènes, Musée Benaki 35415 ; BAPD 9029955. 61. Le Peintre des Niobides et son successeur le Peintre de la Villa Giulia favorisent ce motif, qui devient populaire plus tard dans l’atelier béotien et dont la variation s’adapte au style local. 62. Voir l’analyse du vase par V. Sabetai dans CVA Benaki p. 17. 63. Ferrare, Museo Nazionale di Spina 12451 ; BAPD 216209. 64. F. Lissarrague, « Delphes et la céramique », dans Delphes cent ans après la grande fouille, essai de bilan, BCH supplément 36 (2000), p. 59 et 67. 65. Vienne, Kunsthistorisches Museum 3733 ; BAPD 214371. 66. A.-F. Laurens, « La libation », p. 43.

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Vasiliki Zachari les sacrifices sanglants à l’autel. Il est ainsi évoqué malgré son absence figurative. Ce signe discret revêt donc un double rôle, comme référence temporaire, au passé, et comme référence spatiale, à l’espace sacrificiel. Même quand les dieux se réunissent entre eux dans un contexte cultuel, il est possible de ne trouver aucun élément faisant référence à un espace précis. L’espace peut être soit un espace abstrait dépourvu de toute connotation dans lequel les dieux sont juxtaposés avec un sentiment de familiarité, soit un espace désigné par la présence de l’autel où la libation est le rituel majoritairement représenté. Les représentations des dieux dans des scènes sacrificielles ne manquent pas. Il faut toutefois préciser que, dans ce contexte, les dieux ont rarement un rôle actif. Ils sont généralement figurés sous la forme de statue ou bien physiquement représentés, mais sans prendre part à l’action 67. Les dieux font libation comme les hommes. Les mêmes gestes et les mêmes instruments sont utilisés par les uns et par les autres. Quand une divinité figure à l’autel, celui-ci n’est pas un simple élément de remplissage. Au contraire, son rôle est capital pour interpréter ces scènes, car il devient un adjectif qualificatif pour les dieux : il fait passer le message que les dieux sont susceptibles de recevoir un culte 68. Quelques détails supplémentaires, comme les traces de sang, le feu, les bucranes, le soulignent : des signes de l’action rituelle des humains. La série d’images qui montrse l’autel dans son état d’utilisation par les hommes va éclairer ce raisonnement. Hommes et dieux Quand on pense à l’autel, on pense d’abord, et surtout, aux scènes sacrificielles. L’iconographie a accordé une large place à la procession et au sacrifice sur les reliefs votifs et les vases 69, même si l’imagerie de la céramique attique atteste qu’il ne s’agit pas d’un sujet privilégié par les peintres, quand ceux-ci entreprennent de dessiner une scène avec un autel. Sur les reliefs, le modèle iconographique est plutôt constant et répétitif. Au contraire, sur les vases,

67. Dans les scènes où Héraclès s’approprie la tenue et les gestes du rituel en sacrifiant à la manière des hommes, mais sans partager la viande, il ne sacrifie pas comme un dieu, mais comme un héros (J.-L. Durand, Sacrifice et labour en Grèce ancienne : essai d’anthropologie religieuse, Paris – Rome 1986, p. 145-173 ; J. Gebauer, Pompe und Thysia : Attische Tieropferdarstellungen auf Schwarz- und rotfigurigen Vasen, Münster 2002, p. 493-497. Pour d’autres cas isolés, voir G. Ekroth, « Why (not) Paint an Altar ? », p. 97, n. 36 et 37). Il lui arrive même de devenir la victime sacrificielle dans le cadre des quelques pratiques barbares (cf. J.-L. Durand, F. Lissarrague, « Héros cru ou hôte cuit : histoire quasi cannibale d’Héraklès chez Busiris », dans F. Lissarrague et al. (éd.), Image et céramique grecque. Actes du colloque tenu à Rouen les 25-26 novembre 1982, Rouen 1983, p. 153-167 ; J.-L. Durand, Sacrifice et labour, p. 107-115). 68. G. Ekroth, « Why (not) Paint an Altar? », p. 97. 69. F. T. Van Straten, Hierà kalá: Images of Animal Sacrifice in Archaic and Classical Greece, Leyde – New York 1995 ; J. Gebauer, Pompe und Thysia.

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Puissance divine au figur l’hétérogénéité des schémas choisis est d’emblée flagrante. Nous l’avons, d’ailleurs, montré en analysant les regroupements divins avec les variations de positionnements des dieux les uns par rapport aux autres et à l’intérieur du cercle apollinien, plus précisément, avec le jeu incessant des déplacements, preuve de la force combinatoire des images. Quelles sont les stratégies adoptées par les peintres afin de mettre en valeur les rapports entre les hommes et les dieux autour de l’autel ? L’analyse sera construite de nouveau autour des scènes où figure Apollon, soit physiquement présent, soit sous forme de statue, comme sur un cratère conservé à Francfort et daté vers 440 (figure ii p. 425) 70. Une procession de cinq hommes arrive devant un autel : un musicien tenant une double flûte, sans pour autant jouer de la musique, un homme barbu appuyé sur son bâton qui pose la main sur l’épaule du splanchnoptès, le jeune assistant nu portant les obeloi (les broches), un homme barbu qui dépose une offrande sur l’autel, comme celle qui se trouve avec les graines dans le kanoun (la corbeille sacrificielle), ici en forme de plateau 71 décoré de branches et tenu par un pais nu, vu de dos. Sur cette image, qui adopte une composition linéaire, la procession atteint un autel rectangulaire, couronné d’un tas de bois destiné à être brûlé et orné de remarquables taches de sang sur sa paroi, et la statue d’Apollon tenant arc et laurier est posée sur une colonne 72. Le corps du dieu est figuré nu, un corps éclatant de vigueur et reflétant la jeunesse de deux paides assistant au rituel : une image idéale du dieu, dont le corps devient en quelque sorte un « surcorps » d’une beauté inaltérable, qui ne connaît ni vieillesse, ni fatigue 73. Dans le champ, une acclamation banale : l’inscription kalos est peinte au-dessus de l’autel pour souligner éventuellement cet aspect de la beauté divine. Il peut aussi se référer à la beauté de la fête et de l’acte rituel qui s’y déroule, ou même à son accomplissement réussi. Les deux sens sont compatibles 74. Un premier détail saute aux yeux des initiés à l’iconographie processionnelle : l’absence de l’animal destiné à l’offrande faite à Apollon. Il est déjà mort, comme l’attestent les broches portées par le pais. Ce moment de violence n’est pas montré. Il en est de même de la machaira, l’instrument de la

70. BAPD 275463. 71. Voir en détail : F. T. Van Straten, Hierà kalá, p. 11, 31-43, 162-164. 72. Sur les statues dans un contexte cultuel : M. de Cesare, Le statue in imagine. Studi sulle raffigurazioni di statue nella pittura vascorale greca, Rome 1997, p. 158-179. Sur les statues des dieux à côté de l’autel, le pilier hermaïque figure majoritairement à côté de l’autel, notamment dans des scènes rituelles ; il suit la statue d’Athéna Promachos dans des scènes de procession, et d’Ilioupersis, et enfin sur quelques exemples la statue d’Apollon, surtout dans des scènes de poursuite. 73. J.-P. Vernant, « Corps obscur, corps éclatant », Le Temps de la Réflexion 7 (1986), p. 19-45. 74. F. Lissarrague, « Publicity and Performance: Kalos Inscriptions in Attic Vase-Painting », dans R. Osborne et al. (éd.), Performance Culture and Athenian Democracy, Cambridge 1999, p. 359373 ; dans un contexte avec autel V. Zachari, « Nommer l’espace », p. 111-114.

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Vasiliki Zachari mort sacrificielle 75. Cela devient un acte discret, implicite. Les broches sont chargées de splanchna, c’est-à-dire les viscères nobles qui sont les sièges de la vie et responsables du corps animé. Ils sont prélevés en premier 76. C’est la part destinée aux dieux qui, ne mangeant rien, se réjouissent de humer le fumet sacrificiel. Les dieux ne sont pas exclusivement carnivores. Ils se satisfont aussi d’autres offrandes plaisantes. L’homme dépose dans le feu un objet d’une forme irrégulière, probablement un gâteau de farine (pelanos) 77. Un rapport de symétrie s’établit alors entre les graines disposées dans le kanoun, la viande et ce qui se déroule sur l’autel 78. Cela permet de mettre en ordre les rapports entre les hommes et les bêtes, entre les hommes et les dieux. L’image de ce vase est structurée : l’autel constitue un point d’aboutissement, le terme du défilé des hommes. Par son emplacement entre les personnages et la divinité, il marque une limite, un point de séparation entre les deux parties, humaine et divine. Et en même temps, il les unit : le sacrifice a eu lieu, les splanchna y seront grillées, permettant, ainsi, l’accomplissement du contact entre hommes et dieux 79. Un deuxième détail ne passe pas non plus inaperçu : l’impressionnante tache de sang 80 qui couvre le flanc de l’autel. Elle n’a rien en commun avec les lignes discrètes, peintes sur les vases précédents. Si les pratiques rituelles liées au sang, telle que la purification, sont rarement représentées, notamment sur les vases attiques 81, les traces du sang sont fréquemment figurées sur l’autel. Ces signes graphiques attestent la pratique d’aimassein ton bômon 82, d’arroser l’autel avec le sang des animaux sacrifiés. Le rendu iconique de ces taches semble varier d’un peintre à l’autre. Il en est de même de la forme de l’autel 83. Les taches participent ainsi, d’une certaine manière, à son esthétisation 84, comme d’autres éléments décoratifs souvent peints au même endroit (guirlandes, animaux, inscriptions, etc.). La présence du sang sur l’autel n’a pas seulement un rôle ornemental, mais aussi fonctionnel. Il devient un signe du passé ; comme le bucrane, il rappelle les sacrifices opérés à cet endroit. De

75. J.-L. Durand, Sacrifice et labour, p. 103-115. 76. J.-L. Durand, A. Schnapp, « Boucherie sacrificielle et chasses initiatiques », dans C. Bérard et al. (éd.), La cité des images. Religion et société en Grèce antique, Paris – Lausanne 1984, p. 50. 77. Voir aussi le cratère à figures rouges, Paris, Musée du Louvre G 496 ; BAPD 215758. Selon G. Ekroth il s’agit du fémur, G. Ekroth et al. (éd.), Bones, Behavior and Belief. The Zooarchaeological Evidence as a Source for Ritual Practice in Ancient Greece and Beyond, Stockholm 2013, p. 15-30. 78. J.-L. Durand, Sacrifice et labour, p. 141. 79. Ibid., p. 91. 80. À propos du sang sur l’autel, voir G. Ekroth, « Blood on the Altars? », p. 9-29. 81. Ibid., p. 12. 82. Sur la littérature relative à cette pratique, voir ibid., p. 10, n. 7. 83. Ibid., p. 23. 84. J.-L. Durand, « Images pour un autel », dans R. Étienne et al. (éd.), L’espace sacrificiel dans les civilisations méditerranéennes de l’Antiquité. Actes du colloque tenu à la Maison de l’Orient, Lyon, les 4 au 7 juin 1988, Lyon – Paris 1991, p. 47 ; G. Ekroth, « Blood on the Altars? », p. 25-26.

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Puissance divine au figur plus, le sang doit couler sur l’autel afin de rendre tangible le lien avec le sol. Ce processus rend le rituel performant et donc réussi. Il devient, par conséquent, un élément inhérent à l’autel 85. Pour entrer en sacrifice, on commence par un défilé. Le motif de la procession linéaire, tel un parcours cérémoniel qui s’étend sur une frise en toute majesté, est très répandu sur les vases à figures noires. Cependant, au cours de la deuxième moitié du ve siècle, les scènes concentriques autour de l’autel où est présent l’animal, vivant ou mort, sont les plus populaires 86. Une image typique de l’ordre sacrificiel sur les vases de cette période est le cratère conservé à Port Sunlight 87 (figure iii p. 425), avec une mise en scène plutôt centrée autour des objets construits, autel et colonne qui construisent à leur tour l’espace du sanctuaire. Musique, kanoun, offrande et prière se retrouvent comme dans la scène précédente. À la place d’une offrande solide, l’homme barbu, situé à gauche de l’autel, fait une libation en tenant une phiale. De l’autre côté de l’autel, un jeune assistant tenant une œnochoé et la corbeille sacrificielle l’aide. Situé derrière lui, un homme imberbe tient coupe et laurier : il s’agit d’Apollon, visible sous la forme non pas d’une statue, mais d’une figure anthropomorphe. Cette image, malgré son caractère « standard », ne manque pas de surprendre. Le dieu à la phiale devient ici une exception à la règle. Pourquoi ? Cet échange d’instruments rituels entre l’homme et le dieu est remarquable : la coupe, vase à boire possédant une forte connotation sympotique, est un objet démonstratif pour l’homme. Quand le dieu la tient, il exprime ainsi son accord avec l’accomplissement de l’acte rituel 88. D’autres détails soulignent que le dieu accorde son assentiment, ainsi que sa puissance. Ni animal vivant, ni splanchna ne sont figurés sur cette image selon la « mode » de cette période. Un nouvel élément, néanmoins, mérite notre attention : l’osphûs 89, posée sur le bois, sur l’autel, derrière les traces des flammes qui sont à peine visibles. Il s’agit des dernières vertèbres et de la queue de l’animal. Cette autre partie destinée aux dieux est placée sur le feu afin de donner des signes en rapport avec le sacrifice effectué. Si la queue se lève en formant une courbe, c’est un signe propice. Cette réaction de l’osphûs

85. 86. 87. 88. 89.

J.-L. Durand, « Images pour un autel », p. 47. S. Bundrick, « Selling Sacrifice ». BAPD 215681. A.-F. Laurens, « La libation », p. 51. F. T. Van Straten, « The God’s Portion in Greek Sacrificial Representations: Is the Tail doing nicely? », dans R.  Hägg et al. (éd.), Early Greek Cult Practice. Proceedings of the Fifth International Symposium at the Swedish Institute at Athens 26-29 June 1986, Stockholm 1988, p.  51-67 ; F. T. Van Straten, Hierà kalá, p. 118-131 ; G. Ekroth, « Thighs or tails ? The osteological evidence as a source for Greek ritual norms », dans P. Brulé (éd.), La norme en matière religieuse dans la Grèce ancienne. Actes du XIe colloque du CIERGA, Rennes, septembre 2007, Liège 2009, p. 125-151 (Kernos supplément 21).

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Vasiliki Zachari est le résultat de la chaleur du feu 90, une propriété de l’autel en images, qui le qualifie comme sacrificiel 91. Ta hiera kala, les choses sacrées vont bien : tel est le message que l’osphûs transmet sous le regard discret du dieu qui accepte ainsi le don. La majorité des images sacrificielles évacuent la mise à mort de l’animal pour retenir d’autres formes de contact entre les hommes et les dieux autour de l’autel 92. Les éléments qui s’y accumulent, sang, feu, viande dans toutes ses variations, composent le sacrifice. Une série de gestes centrés autour de l’autel en atteste. L’image est synthétique, une espèce de montage logique qui n’est pas toujours facile à déchiffrer. Cela ne constitue en aucun cas une reproduction photographique. Les peintres juxtaposent ce qui est strictement nécessaire et bon à montrer pour évoquer le bon déroulement du sacrifice. Tous ces objets et les regards qui s’orientent vers l’autel le désignent comme le point central de la gestuelle et des rituels qui s’y déroulent. Autour de cet axe vertical, qui magnétise l’action, la communication est réussie entre les hommes et les dieux quand les premiers demandent de la protection, des conseils, de l’aide, ou quand ils expriment leur gratitude après l’accomplissement de leurs vœux. Sur les vases présentés, même si l’image s’organise de manière linéaire ou concentrique, la présence de l’autel semble avoir une place importante dans la scène, attirant toujours l’action et les regards ; il en va de même pour Apollon, avec sa présence bienveillante. Celle-ci garantit l’acceptation du don et le bon déroulement du rituel. Comment, cependant, la puissance divine se manifeste-t-elle en l’absence du dieu ? La puissance divine sans dieu Les noms théophores sur les autels figurant sur les vases sont rarissimes, malgré l’habitude de graver des inscriptions sur les autels réels, selon les sources archéologiques : on ne connaît que trois exemples dans un corpus d’environ 1 850 vases, dont un ici présent (figure iv p. 426) 93. Le mot Herkeio au génitif est peint sur l’autel représenté sur la coupe d’Onésimos, reconstituée à partir de quelques tessons. Un acte d’une terrible atrocité se déroule auprès de l’autel : utilisant le corps d’Astyanax comme une arme, Néoptolème s’apprête à tuer le vieux roi Priam qui est suppliant à l’autel. Le mot Herkeio

90. Ce qui est ressorti des expériences faites par M. Jameson, « Sophocles, Antigone 1005-1022 : an illustration », dans M. Cropp et al. (éd.), Greek Tragedy and its Legacy. Essays presented to D. J. Conacher, Calgary 1986, p. 59-65 et G. Ekroth, « Thighs or tails ? ». 91. J.-L. Durand, « Images pour un autel », p. 46. 92. Pour un réexamen du dossier : S. Georgoudi, « L’“occultation de la violence” dans le sacrifice grec : données anciennes, discours modernes », dans S. Georgoudi et al. (éd.), La cuisine et l’autel. Les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditerranée ancienne, Turnhout 2005, p. 115-147. 93. BAPD 13363.

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Puissance divine au figur établit une filiation de l’autel avec Zeus Herkeios, le protecteur de la maison. Un nom divin, ou une épiclèse, au génitif rattache l’espace rituel, défini par la présence de l’autel, à une divinité précise à laquelle les hommes viennent rendre hommage ou sous la protection de laquelle ils se placent. Ici, le mot isolé atteste l’appropriation de cet espace par la divinité. Cette pratique reste cependant tout à fait exceptionnelle dans l’imagerie attique. Pourquoi ? La réponse nous semble évidente : construction érigée dans le contexte d’un rituel et fixée dans un espace donné, l’autel assure le passage entre deux mondes, celui des hommes et celui des dieux, et évoque la puissance divine. Ainsi, le besoin de spécifier le nom d’un dieu, devient-il inutile. L’autel constitue un signe suffisant pour actualiser dans la mémoire visuelle du spectateur un réseau de paroles et de gestes qui y prennent place. La réalité cultuelle spécifie les choses en détail, contrairement aux images plutôt conceptuelles. Quand les hommes se réunissent autour de l’autel, nous sommes souvent dans l’incapacité d’associer la scène à une divinité ou à un culte précis. L’autel ne désigne pas un espace cultuel topographique exact. L’image est plutôt d’ordre générique. Face à l’absence d’une présence divine explicite, quelques signes font pourtant la preuve de sa puissance : les traces de sang, le feu qui brûle et l’osphûs, qui se lève témoignent de la réussite du sacrifice (figure v p. 426) 94. Propriétés inhérentes de l’autel, ces détails, qui ne sont pas toujours présents, s’ajoutent et font preuve de son efficacité comme construction rituelle. Un dieu est une puissance efficace. Quand il figure à côté de l’autel, cette construction rituelle accentue la puissance divine en marquant le caractère vénérable du dieu, comme susceptible de recevoir un culte. Par conséquent, même dans un espace vide, où personne, ni dieu ni homme, n’est présent (figure vi p. 426) 95, un autel ardent seul suffit à présentifier la puissance divine. Ce que Jean-Pierre Vernant décrit ainsi : L’image a comme fonction de rendre présent hic et nunc quelque chose qui en même temps n’est pas là, un au-delà et un ailleurs qui a une forme complètement différente de ce qui est vu 96.

Abréviations BAPD : Beazley Archive Pottery Database, http://www.beazley.ox.ac.uk/index.htm (juin 2015). CVA : Corpus Vasorum Antiquorum. LIMC : Lexikon Iconographicum Mythologiae Classicae. LSCG : Lois sacrées des cités grecques.

94. BAPD 216562. 95. Cratérisque, Musée du Pirée MP 5422. 96. J.-P. Vernant, Autour de l’image, p. 17.

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– III –

Aspects personnels et relationnels de la puissance divine

ASPECTS PERSONNELS ET RELATIONNELS DE LA PUISSANCE DIVINE Introduction

Alexis Avdeeff

Si les dieux grecs ne sont pas des personnes, ils n’en sont pas moins individualisés et, à ce titre, possèdent un nom propre et un corps singulier, anthropomorphe. Dans L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce Ancienne, Jean-Pierre Vernant avance que ce corps n’est pas de la même nature que celui des hommes ; c’est un corps idéal, un corps non mortel, un corps non périssable, un « sur-corps ». C’est également un corps dans lequel s’inscrit leur puissance et par lequel ils proclament leur timai. Ces corps individualisés se parent en effet d’attributs, symboles des pouvoirs détenus, tels l’égide ornant le buste d’Athéna ou encore le caducée brandi par Hermès. Dissimulés ou donnés à voir aux hommes au gré des stratégies divines, ces corps peuvent en outre prendre une multitude de formes ; les nombreuses épiphanies d’Athéna dans l’Odyssée en sont peut-être le plus bel exemple. Enfin, à chacune de ces figures particulières –  anthropomorphes mais néanmoins polymorphes – correspond une personnalité. Ainsi sont les dieux des anciens Grecs : puissances différenciées, figures singulières ayant une identité propre mais des apparences plurielles. Individus au sein de la nuée divine, uns et multiples à la fois, ces puissances posent avec acuité la question ontologique de l’essence et des formes du divin. Toutefois, pour Jean-Pierre Vernant, la question ne consiste pas tant à se demander pourquoi les Grecs ont donné à leurs dieux une apparence anthropomorphe que de chercher à appréhender le fonctionnement de ce système symbolique codifiant les rapports à soi, à autrui et au divin. En effet, chacune de ces puissances a une place bien circonscrite dans « la société des dieux », une place qui se définit avant tout par les relations qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Et c’est précisément grâce à l’analyse du type de relation qui les lie les unes aux autres (associations, affinités, oppositions, etc.) que Vernant a pu mettre en lumière les structures du panthéon grec. Cet aspect 10.1484/M.BEHE-EB.5.114081

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Alexis Avdeeff relationnel de la puissance divine ne se limite cependant pas au monde divin, ce dernier communiquant avec la société des hommes en divers lieux, par différents biais. L’analyse de ce système serait ainsi incomplète sans l’examen des modalités de cette communication. Dans cette perspective, les contributions de cette section, en s’interrogeant sur les différentes formes attribuées à la puissance divine ainsi que sur les modalités de sa représentation dans des registres divers, entendent autant éclairer les principes qui articulent les relations de ces puissances entre elles – lorsque la puissance se décline au pluriel – que rendre compte des relations que les hommes s’efforcent de tisser et d’entretenir avec elle(s). La première étude de cette section s’attache à la représentation linguistique de la divinité à Rome. Partant du principe que le langage joue un rôle fondamental dans la création des représentations culturelles, a fortiori lorsqu’il s’agit du monde divin, Maurizio Bettini interroge les différents procédés grammaticaux par lesquels se manifestent les « puissances divines » dans la langue latine. Il confronte tout d’abord le point de vue normatif des grammairiens, pour lesquels la déclinaison des noms de dieux exclut le pluriel, à la langue parlée, dans laquelle la catégorie linguistique du nombre est plus mouvante. Passant ensuite à la question du genre des dieux, et au terme d’un exposé mêlant analyse linguistique et approche comparatiste, l’auteur souligne comment la langue latine parvient à neutraliser le genre des dieux sur le plan grammatical, soit par l’usage du masculin, soit par l’usage du neutre. Cela le conduit à conclure que les dieux ne sont pas plus à Rome qu’en Grèce des « personnes » – cette notion ayant pour nous, du reste, un sens très différent de celui qu’il avait pour les Anciens. En utilisant des outils analytiques différents de ceux de Jean-Pierre Vernant, l’auteur valide ainsi la pertinence de la substitution de la notion de « puissance » à celle de « personne ». Poursuivant cette même réflexion, la contribution suivante invite à confronter la notion occidentale de « personne », entendue comme l’alliance de deux principes distincts formant une entité à l’identité unique, avec les conceptions des Hopi, qui appartiennent au groupe amérindien des Pueblos d’Amérique du Nord. Au long d’une analyse confrontant mythologie pueblo et rituel, Patrick Pérez s’intéresse aux Katsinam, ces nombreux êtres qui peuplent le monde spirituel des Hopi d’Arizona. Si les Katsinam ont une existence qui ressemble de près à celle des hommes, leur nature n’en est pas moins très différente de la leur. Leur expression s’inscrit dans plusieurs registres du réel bien distincts et, à ce titre, un Katsina ne peut être considéré comme une personnalité autonome, ce qui fait dire à l’auteur que leur corps est fait « plus de relations que de substance ». Est ainsi souligné combien la notion de « personne » est culturellement construite, fondée qu’elle est sur un dualisme âme/corps qui n’a rien d’universel. Dans une troisième contribution, Ron Naiweld tente d’apporter un nouvel éclairage sur le dieu biblique, non pas au prisme de la notion de personne étroitement liée au monde chrétien, mais à celui de la vie cultuelle 148

Aspects personnels et relationnels de la puissance divine du judaïsme des premiers siècles de notre ère. Suivant une démarche comparatiste, l’auteur revient notamment sur la constitution du livre de la Torah en objet sacré, « puissant », à travers lequel le dieu du judaïsme est adoré, à la différence des chrétiens pour lesquels une personne, le Christ, est l’incarnation de la puissance divine. Puis, en analysant le mythe biblique et plus précisément la représentation qui y est faite de Yahweh, l’auteur montre comment ces deux conceptions tant théologiques que cultuelles – puissance et personne divines – s’y trouvent déjà distinguées. Dans un tout autre contexte, la contribution de Cécile Guillaume-Pey s’intéresse aux modalités de présentification de puissances diffuses qui saturent le monde des Sora, un groupe d’agriculteurs tribaux du centre-est de l’Inde. Concentrant son étude sur les supports matériels et sur les différents registres d’énonciation utilisés lors des rituels, l’auteur montre que ces puissances affleurent et se manifestent sous des formes variables en fonction de leur lieu d’appréhension. Parfois personnifiée et clairement identifiée, la puissance est alors indissociable de son support, mais cette liaison est éphémère et ne dure que le temps du rituel. Au terme de celui-ci, elle rejoindra l’ensemble de forces anonymes et diffuses au sein duquel elle s’était, pour un temps, singularisée. Enfin, Charles Nicolas, dans la dernière contribution de cette section, invite à considérer la manière dont s’est construit le rapport à la puissance divine en régime chrétien à travers l’étude d’un événement historique mettant en scène l’empereur Valens. À partir de l’analyse de plusieurs sources textuelles, l’auteur questionne la relation de l’empereur à son dieu, ainsi que la nature même de cette relation. Au terme de son étude, s’il apparaît que l’empereur Valens occupe une place d’orant privilégié, émerge également le rôle médiateur de l’institution ecclésiale dans la normalisation des relations entre les hommes et leur dieu en contexte chrétien.

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POUR UNE GRAMMAIRE DES DIEUX : LE LATIN FACE AUX PUISSANCES DIVINES

Maurizio Bettini

Arnobe ne ménageait pas ses adversaires et, entre autres critiques, il leur reprochait d’ignorer les règles élémentaires de la grammaire 1 : Il nous a été traditionnellement enseigné par nos maîtres que le pluriel n’existe pas dans la déclinaison des noms de dieux, car les dieux sont chacun un (singuli) et il n’est pas possible que la propriété de leur nom propre soit partagée par plusieurs sujets (per plurimos) ; or, oublieux de tout ceci et négligeant vos connaissances élémentaires, voilà que non seulement vous avez désigné plusieurs dieux sous les mêmes noms (vocabulis), mais aussi que vous les avez rendus derechef multiples en leur associant des épithètes (cognomina), même si par ailleurs vous êtes plutôt parcimonieux quant à leur nombre.

Arnobe se rappelait correctement les leçons de ses maîtres. Le corpus des grammairiens latins mentionne explicitement la règle à laquelle il se rapporte : « les noms propres des dieux, des éléments, des héros, des fleuves, des monts, se déclinent seulement au singulier » 2. Mais alors, objectait Arnobe, comment expliquez-vous les trois Jupiter, les cinq Mercure, les cinq Minerve et ainsi de suite, sur lesquels glosent vos théologiens ? Votre religion est tellement absurde qu’elle ne respecte même pas les règles de grammaire ?

1. Arnobe, Adversus nationes, 4, 13, 3 et s. : nam cum a doctoribus omnes nostris insinuatum acceperimus et traditum, in declinationibus deorum plurativos numeros non esse, quod essent dii singuli, nec communiter ire per plurimos uniuscuiusque nominis proprietas quiret, immemores vos facti et puerilium disciplinarum recordatione composita et conplures subditis vocabulis isdem deos et cum sitis alias in eorum numero restrictiores, multiplices eos rursus cognominum societate fecistis. Le terme cognomina ne signifie pas simplement « names », comme le traduit E. McCracken, Arnobius of Sicca. The Case Against the Pagans, Westminster 1949, 2 vol., II, p. 312. 2. Phocas, De nomine 55 (GLK 5, 410-439, 7) ; Catholica Probi, De nomine 14 (GLK 4, 3, 2-33, 7) ; etc.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114082

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Maurizio Bettini Une telle polémique n’a rien de nouveau, du moins sur le fond 3. Dans l’Antiquité, on critique souvent la religion traditionnelle au motif qu’elle rassemble, sous l’étiquette d’une seule divinité, plusieurs dieux et déesses dont les généalogies, provenances géographiques, appartenances et cultes s’avèrent très disparates. En somme, Arnobe se contente de dire ce que de nombreux érudits modernes répéteront volontiers, à savoir que le polythéisme est un innommable méli-mélo. Néanmoins, l’argumentation de l’apologète se distingue par une particularité, puisqu’il ramène le problème à une question grammaticale. Ce faisant, non seulement il attire notre attention sur une règle au fond peu commune – « la déclinaison des noms de dieux exclut le pluriel », mais surtout il nous invite à réfléchir sur les modalités de la représentation linguistique des divinités à Rome. Or, cet aspect est tout sauf secondaire lorsqu’il s’agit du phénomène religieux. Nous savons fort bien que le langage joue un rôle fondamental dans la création des représentations culturelles, à plus forte raison quand les divinités entrent en ligne de compte, car ces incorporalia – comme les grammairiens latins les appelaient – existent avant tout dans le langage, dans les mots qui les désignent, dans la manière dont une culture en « parle » 4. Donc, commençons par nous demander si la langue des Romains refusait vraiment le pluriel des noms divins. En réalité, les nombreux Ioves, Apollines, Mavortes et ainsi de suite, qui apparaissent sporadiquement chez les auteurs latins, auraient tôt fait de démentir les grammairiens, même s’il s’agit de pluriels créés pour étayer des argumentations théologiques (Arnobe lui-même s’en sert pour son propos), d’inventions à caractère comique ou métaphorique, ou de références aux différents simulacres d’une même divinité 5. Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas pour but de prendre les grammairiens en faute, mais

3. Alors qu’il raillait les thèses stoïciennes de Balbus, le Cotta de Cicéron (De natura deorum, 3, 16, 42) avait déjà remarqué que lorsqu’on honore Hercule, il serait bon de savoir quel Hercule est honoré, dès lors que les spécialistes en énumèrent plus d’un, tout comme cela arrive avec les différents Jupiter, Minerve, Vulcain ou Esculape ; cf. Clément d’Alexandrie, Protrepticus, 2, 28. 4. Consentius, De nomine, 338 (GLK 5, 338-385) : incorporalia sunt, ut pietas iustitia eloquentia ; et haec exceptis deorum nominibus fere semper communiter significantur. 5. Ioves : Plaute, Casina, 333 et s. : Nugae sunt istae magnae : quasi tu nescias, / Repente ut emoriantur humani Ioues ; Varron, De vita populi romani, 295 Salvadore (M. Salvadore, M. Terenti Varronis fragmenta omnia quae extant II, De vita populi romani libri IV, Hildesheim 2004) : quid inter hos Ioves intersit et eos, qui ex marmore, ebore, auro nun fiunt, potes adimadvertere et horum temporum divitias et illorum paupertates ; Cicéron, De natura deorum, 3, 42 : Ioves quoque pluris in priscis Graecorum litteris invenimus ; cf. aussi Pline, Naturalis historia, 2, 140 : lucosque et aras et sacra habemus interque Statores ac Tonantes et Feretrios Elicium quoque accepimus Iovem ; Tertullien, Ad nationes, 1, 10 : Varro trecentos Ioues, seu Iuppiteros dicendum est, sine capitibus inducit (= Apologeticus 14, 9) ; Apollines : Cicéron, De natura deorum, passim ; Mavortes : Accius, 321 Ribbeck3 : Mavortes armis duos congressus crederes (O. Ribbeck, Comicorum Romanorum fragmenta, Hildesheim 1962 [18731]) ; etc. Au sujet de la règle énoncée par les grammairiens, Varron s’avère particulièrement intéressant, De lingua latina, 8, 74 : alios dicere boum greges, alios boverum, et signa alios Ioum, alios Ioverum. Si le plus grand représentant de la linguistique latine énonçait le génitif pluriel de Iovis comme étant correct, c’est qu’il admettait la possibilité de

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Pour une grammaire des dieux : le latin face aux puissances divines d’y voir plus clair dans les pluriels divins sur un plan aussi bien linguistique qu’anthropologique : et ce, pour entrer dans le territoire de la représentation linguistique de la divinité à Rome. Par conséquent, commençons par rappeler que Lar existe au pluriel (Lares), tout comme Silvanus (Silvani), Faunus (Fauni), Carmentis (Carmentes), et bien d’autres noms encore. Comme le remarquait Paul Veyne, « aussi ne savait-on pas très bien s’il y avait Pan, Faune et Silène, ou bien les Pans, les Faunes, les Silènes […] l’expérience du divin rencontre une force, non une individualité » 6. Naturellement, dans de tels cas, on pourrait objecter qu’il s’agit de divinités mineures considérées comme un groupe, rarement identifiées individuellement. Si ce n’est que la culture romaine n’hésite pas à les identifier individuellement quand elle juge bon de le faire : dans l’Aulularia de Plaute, par exemple, nous avons un Lar résolument individuel qui récite le prologue de la comédie. Mais il y a aussi le cas des divinités couplées, unies par des liens de parenté si étroits qu’elles sont désignées par un seul nom au pluriel, de sorte que leurs deux individualités se fondent en une seule : ainsi, les Castores indiquent Castor et Pollux, tout comme les Cereres indiquent Cérès et Proserpine, ou encore les Quirini Romulus et Remus 7. Dans ces cas, c’est le nom de la divinité « dominante » du couple qui se met au pluriel, au détriment du nom de l’autre. Mais laissons de côté ces cas particuliers et tournons-nous plutôt vers Vertumnus. Cette divinité est connue pour les extraordinaires qualités métamorphiques qu’avait sa statue dans le Vicus Tuscus et dans un temple sur l’Aventin, sans compter qu’elle récite une élégie entière de Properce 8. Voilà donc un dieu qui n’appartient en aucune manière à un groupe ou à un couple, et qui, tout compte fait, n’est pas aussi mineur qu’on pourrait le croire. Mais alors pourquoi Horace parle-t-il de lui au pluriel ? Lorsqu’il décrit un certain Priscus connu pour son inconstance, qui ne cessait de changer d’habillement et d’identité, le poète affirme qu’il était né « avec les Vertumni contraires, tous autant qu’ils sont » 9. En employant le mot quotquot, Horace laisse entendre qu’il y avait un bon nombre de Vertumni ; or, à notre connaissance, il n’en existait qu’un. Mais montons dans la hiérarchie des divinités. Il y a Iuno, mais aussi les Iunones. Car à Rome, toute femme avait sa propre Iuno, ce qui expliquait pourquoi, commente Pline avec ironie :

décliner également les noms divins au pluriel. Cf. R. Kühner, C. Stegmann, Ausführliche Grammatik der lateinischen Sprache II/1, Hanovre 1912, p. 72. 6. P.  Veyne, Le pain et le cirque, Paris 1974, p. 583. 7. A. J. B. Hofmann, A. J. Szantyr, Lateinische Syntax und Stilistik, Munich 1972 (19651), p. 19, les interprètent toutefois dans une perspective purement morphologique. 8. Au sujet de Vertumnus, la meilleure synthèse est donnée par F. Boldrer, L’elegia di Vertumno (Properce 4.2), Amsterdam 1999. Cf. M. Bettini, Il dio elegante. Vertumno e la religione romana, Turin 2015. 9. Horace, Saturae 2, 7, 14 : Vertumnis quotquot sunt natus iniquis.

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Maurizio Bettini La population céleste est même supérieure à celle des hommes, puisque chacun fait siennes autant de divinités qu’il y en a, adoptant ses propres Iunones et ses propres Genii 10 .

Que dire enfin des Veneres de Catulle ? Non seulement elles sont invitées à pleurer la mort du passereau avec les Cupidines (lugete o Veneres Cupidinesque), mais elles ont donné un précieux onguent à Lesbie (toujours avec les Cupidines) ; et surtout elles sont les représentations de la beauté suprême de la bien-aimée du poète, de celle qui « a dérobé les Vénus » (surripuit Veneres) de toutes les autres femmes. À ce propos, il semble opportun de citer Plaute qui avait déjà fait dire à l’un de ses personnages (un jeune esclave qui apporte de bonnes nouvelles à ses maîtresses) : amoenitates omnium Venerum et Venustatum adfero. J’apporte la joie de toutes les Vénus et de toutes les Grâces 11.

Les Veneres de Catulle et de Plaute n’ont peut-être pas ébranlé les convictions des anciens « gardiens de la langue » 12, mais elles ont retenu l’attention des spécialistes de Catulle. À titre d’exemple, prenons Robinson Ellis, un philologue anglais du xixe siècle dont les commentaires sur le Liber restent encore aujourd’hui irremplacés. Alors qu’il examine les Veneres Cupidinesque de Catulle, Ellis commence par citer le passage du De natura deorum dans lequel Cicéron énumère quatre Veneres et trois Cupidines, pour en conclure que de ce point de vue le poète « would be speaking with strict accuracy » (ferait preuve d’une rigoureuse exactitude). Mais Ellis est un chercheur d’une honnêteté scrupuleuse, si bien qu’il prend aussi en considération le vers dans lequel le poète en personne dit que Lesbie a fait le vœu sanctae Veneri Cupidinique de brûler les écrits de Volusius si Catulle lui était rendu. Cette fois-ci, les deux divinités accouplées sont évoquées au singulier, et non plus au pluriel, comme par ailleurs Plaute l’avait déjà fait 13. Ellis en concluait que Catulle, en parlant de Veneres Cupidinesque, « merely pluralizes this, without any special reference to the various forms of the goddess or her son » (se contente de mettre un pluriel, sans aucune référence particulière aux différentes formes de la déesse

10. Pline l’Ancien, Naturalis historia, 2, 16 ; Sénèque, Epistulae morales, 110, 1 : singulis […] Iunonem et Genium dederunt ; cf. CIL XI, 944 ; 8082 ; etc. 11. Catulle, Carmina, 3, 1 ; 13, 11 et s. ; 86, 5 et s. ; Plaute, Stichus, 278 et s. 12. Pour reprendre une définition efficace de R. Kaster, Guardians of Language. The Grammarian and Society in Late Antiquity, Berkeley – Los Angeles 1988. 13. Plaute, Asinaria 803 et s. : tum si coronas, serta, unguenta iusserit / ancillam ferre Veneri aut Cupidini.

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Pour une grammaire des dieux : le latin face aux puissances divines ou de son fils). Si le même auteur, dans un contexte semblable – le discours amoureux – cite des divinités aussi bien au pluriel qu’au singulier, cela signifie qu’il ne fait aucune différence entre les deux cas 14. La solution que propose Ellis – du reste la seule qui soit pertinente – nous amène toutefois à nous poser une question : à quoi pouvaient bien penser d’abord Plaute, puis Catulle, lorsqu’ils « pluralisaient » Vénus ? Comment se figuraient-ils la multiplicité d’une seule et même déesse ? Nous pouvons exclure nous aussi qu’ils aient eu en tête les différentes Veneres issues de la spéculation théologique, car il est fort peu probable qu’un auteur de comédies et un poète amoureux se penchent sur de telles questions. Néanmoins, il reste encore les nombreuses Vénus du culte. Dès lors que Rome honorait cette déesse sous des formes et des épithètes différentes, un Romain pouvait considérer qu’il existait non pas une seule Vénus, mais plusieurs, un peu comme les innombrables Vierges du culte catholique (de Lourdes, de Pompéi, du Pilier, etc.). Mais peut-on réellement penser qu’au moment de pleurer le passer de sa bien-aimée, d’encenser son parfum ou bien d’en représenter l’incomparable venustas, Catulle se mettrait à parler de Veneres, et non pas de

14. R. Ellis, A Commentary on Catullus, Oxford 1876, p. 7 ; Cicéron, De natura deorum, 3, 59 ; Catulle, Carmina, 36, 3. Martial (Epigrammaton, 9, 11, 8 et s., quod si Parrhasia sones in aula, / respondent Veneres Cupidinesque ; 11, 13, 5 et s. Romani decus et dolor theatri / atque omnes Veneres Cupidinesque / hoc sunt condita, quo Paris, sepulchro) évoquait vraisemblablement Catulle. Faisons une brève synthèse des interprétations proposées par les principaux commentateurs de Catulle au sujet du pluriel Veneres, du reste peu convaincantes, car elles cherchent à interpréter ce phénomène linguistique, soit en des termes purement stylistiques soit en faisant allusion à une évocation littéraire : 1. il s’agirait d’une « extravagance » du poète, dictée aussi par une question de métrique, afin de créer un parallélisme avec Cupidines (C. J. Fordyce, Catullus. A Commentary, Oxford 1968, p. 93, dans le sillage de R. Ellis, A Commentary on Catullus ; E. T. Merrill, Catullus, Cambridge 1893, p. 6 : néanmoins, lui seul fait allusion à une « extravagance » ; contre le parallélisme, A. Baehrens, Catulli Veronensis liber I, Leipzig 1885, p. 81 et s.) : observons toutefois que Quintilien, un auteur fort peu enclin aux extravagances, qui écrivait par ailleurs en prose, emploie lui aussi Veneres sans faire le moindre parallélisme (De institutione oratoria, 10, 1, 79 : Isocrates in diverso genere dicendi nitidus et comptus et palaestrae quam pugnae magis accommodatus omnes dicendi Veneres sectatus est) ; 2. le pluriel de Venus pourrait être une allusion aux « nombreuses Aphrodite de la mythologie alexandrine », avec une référence à Callimaque, Iambi X b Pfeiffer (C. J. Fordyce, Catullus) : en réalité, le poète grec affirme que ἡ θεὸς γάρ οὐ μία en se rapportant aux nombreuses Aphrodite vénérées en Grèce (dont celle du mont Kastnios, qui surpasse en sagesse toutes les autres, car elle est la seule qui accepte le sacrifice des cochons) : W. Kroll, C. Valerius Catullus, Stuttgart 1959, p. 5 et s., estimait déjà que cette référence était « gelehrte » à l’excès compte tenu du contexte ; 3. Catulle aurait employé le pluriel Veneres pour faire allusion aux Gratiae (en partie R. Ellis, A Commentary on Catullus ; W. Kroll, C. Valerius Catullus ; C. J. Fordyce, Catullus) : il n’en reste pas moins que c’est le nom de Venus qui est mis au pluriel ; 4. le pluriel résulterait du « character » de Vénus et de Lesbie, parce que le type de Venus réunissait toutes les grâces du corps et de l’esprit (E. T. Merrill, Catullus : peu clair) ; 5. L’« habit of mind » des Romains attribuait si souvent une personnification divine à des noms abstraits (fides > Fides) que l’on ne peut distinguer exactement l’emploi régulier de ces substantifs de celui qui est personnifié (D. F. S. Thomson, Catullus, Toronto 1997, p. 208 : j’avoue que je ne comprends pas).

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Maurizio Bettini Vénus, parce qu’il aurait eu en tête Venus Erycina, Venux Felix, Venus Victrix ou encore Venus Genitrix ? Il n’est pas plus vraisemblable qu’un poète amoureux pense aux Veneres des cultes romains qu’à celles de la spéculation théologique ; quant au jeune esclave de Plaute, n’en parlons même pas. Disons seulement que Plaute et Catulle « pluralisaient » Vénus pour la même raison qu’Horace « pluralisait » Vertumnus et que les Romains en général pouvaient « pluraliser » Iuno, le Lar ou Silvanus, ou bien encore créer des Castores ou des Quirini. C’est parce que le nom de la divinité romaine, dans certains cas, déborde le cadre du nombre grammatical que nous pouvons le trouver aussi bien au singulier qu’au pluriel. Par conséquent, si nous voulons remplacer la règle des doctores – apparemment mal fondée – par une autre qui correspondrait davantage à l’usage linguistique et culturel des Romains, il est plus opportun de dire que, lorsqu’il s’agit des noms des divinités, dans certains cas la catégorie linguistique du nombre n’a guère d’importance 15. Mais citons un autre exemple qui ne manque pas d’intérêt. Nous savons que les Romains employaient la locution dii manes ou manes pour désigner les défunts. Or il est frappant que cette même expression ait servi aussi à indiquer un seul défunt : dans les épitaphes, on ne compte pas les formules – comme par exemple : Euvodiae dis manibus, dis manibus nepotis sui, dis manibus sacrum L. Caecili Rufi – dans lesquelles le syntagme dii manes est suivi du nom d’une seule personne au génitif. Il n’est pas rare non plus de trouver dans les textes littéraires les dii manes d’une seule personne 16. Ces locutions sont sans doute tellement ancrées dans l’usage que plus personne ne remarque combien il est étonnant d’indiquer au pluriel ce qui reste d’un seul individu. Pourquoi Lucius Caecilius Rufus devrait-il devenir plus d’une fois mort ? Ou encore, pour quelle raison l’Andromaque de Sénèque invoque-t-elle les deos […] manes de son époux, comme s’il y avait plusieurs Hector ? Pour ne pas parler de l’une des phrases les plus énigmatiques de l’Énéide, lorsqu’Anchise

15. Pour des exemples grecs de divinités employées au pluriel : G. Pironti, « Des dieux et des déesses : le genre et la représentation du divin en Grèce ancienne », dans S. Boehringer, V. Sebillotte Cuchet (éd.), Des femmes en action. L’individu et la fonction en Grèce antique, Paris – Athènes 2013 (Mètis, hors-série), p. 155-167 ; F. Lissarague, « Un singulier pluriel : quelques déesses grecques en images », dans N. Ernoult, V. Sebillotte Cuchet (éd.), Les femmes, le féminin et le politique après Nicole Loraux, Classics@ An Online journal 7 (2011), p. 1-10 ; H. Versnel, Coping with the Gods. Wayward Readings in Greek Theology, Leyde 2011, p. 79-85. Remarquons également que, en grec, le substantif θεός peut parfois être le sujet d’un verbe au pluriel, ou bien être repris par un pronom pluriel sur le plan syntaxique. Dans ces cas également, la catégorie du nombre grammatical est neutralisée dans la désignation des divinités. Cf. G. François, Le polythéisme et l’emploi au singulier des mots ΘΕΟΣ ΔΑΙΜΩΝ dans la littérature grecque d’Homère à Platon, Paris 1957, p.  306 ; cf. J.-P. Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque », Mythe et pensée chez les Grecs (Paris 1965), repris dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, Paris 2007, 2 vol., I, p. 561-574. 16. CIL VI, 17366 ; IX, 891 ; I-2, 761. Les exemples de manes ou de dii manes se rapportant à unus homo sont innombrables : Thesaurus Linguae Latinae, 8, 297, 46-298, 69.

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Pour une grammaire des dieux : le latin face aux puissances divines dit dans le livre VI : quisque suos patimur manes « chacun souffre (ou subit) ses manes », vraisemblablement pour indiquer la souffrance que le fait d’être mort inflige à chaque trépassé 17. Les commentateurs de Virgile ont toujours souligné la singularité du pronom quisque « chacun » dans ce passage, parce qu’il s’accorde avec la première personne du pluriel du verbe patimur 18. C’est on ne peut plus juste. Mais n’est-il pas tout aussi singulier que chaque défunt, un par un, soit soumis à une version plurielle de lui-même, à ses manes propres 19 ? Dans le cas de dii manes, en somme, il ne reste qu’à conclure que, une fois de plus, la catégorie linguistique du nombre n’a guère d’importance. Passons à présent à la question du genre. Toujours dans le domaine du divin, sommes-nous en mesure de dire si cette distinction est observée de manière régulière ? Oui et non, à vrai dire. Laissons de côté les rares exemples où « un » Vénus s’accorde avec l’adjectif masculin almus et où « un » Palès devient masculini generis et minister de Jupiter 20. Néanmoins, les « couples » autrefois chers à Hermann Usener, comme Faunus / Fauna, Liber / Libera, Limentinus / Limentina ou Volumnus / Volumna devraient nous mettre en alerte. Charles Guittard y voit des équivalents de divinités bisexuées, mais il me semble qu’il serait plus simple de supposer que, lorsqu’il est question de ces êtres divins-là, le genre n’a guère d’importance : cela expliquerait que leur désignation ait oscillé entre le masculin et le féminin 21. D’ailleurs, est-il besoin de rappeler que, dans la sphère de la représentation mythologique, la divinité n’hésite nullement à revêtir un aspect aussi bien masculin que féminin 22 ?

17. Sénèque, Troades  645 ; Virgile, Aeneis, 6, 743. 18. Pour une ample synthèse des différentes interprétations proposées, N. Horsfall, Virgil, Aeneis 6. A Commentary, Berlin – Boston 2013, p. 499 et s., ad locum. 19. Je soupçonne même que le pluriel insolite patimur rapporté à un sujet au singulier (quisque) est lié, en quelque sorte, au fait que Virgile conçoit ce quisque (chaque défunt) au pluriel, conformément à la manière dont la condition du trépassé est perçue à Rome. La tendance à « pluraliser » les défunts peut être aussi confirmée par l’usage proverbial de la locution ad plures pour indiquer l’abandon de la vie : Plaute, Trinummus, 291, quin prius me ad plures penetravi ? ; Pétrone, Satyricon, 42, 5 : tamen abiit ad plures. Cf. A. Otto, Die Sprichwörter und sprichwörtlichen Redensarten der Römer, Leipzig 1890, p. 282. Le cas de lemures est également intéressant : ce terme est employé seulement au pluriel, mais lorsqu’Ovide raconte l’origine de la fête des Lemuria, il dit qu’elle dérive de Remuria « la fête en l’honneur Remus », par conséquent d’un seul défunt (Fastorum libri, 5, 479 et s.) ; cf. Pseudoacronis Commentarium ad Horatii Epistulas 2, 2, 209 : Lemures proprie sunt umbrae mortuorum, quae apparentes hominibus solent eos terrere, et dicti ‘Lemures’ quasi ‘Remules’ a Remo, cuius umbram frater suus Romulus cum placare uellet, posteaquam eum occidit, Lemuria instituit. 20. Macrobe, Saturnalia, 3, 8, avec beaucoup d’éléments intéressants. 21. H. Usener, Götternamen, Francfort 1948 (18961), p. 33 et s. ; C. Guittard, « Sive deus sive dea », Revue des études latines 80 (2002), p. 25-54 (39 et s., 46 et s., avec un vaste débat). 22. Vertumnus, dieu métamorphique par excellence, peut être aussi bien une jeune fille vêtue d’une tunique de Cos qu’un citoyen portant une toge ; tantôt anus coiffée d’une mitra, tantôt soldat armé de pied en cap (cf. M. Bettini, Il dio elegante). Il est même frappant que, pour dire combien Sulpicia est ravissante quels que soient ses vêtements, l’auteur des élégies composées en son honneur dans

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Maurizio Bettini Cela dit, du point de vue linguistique, l’exemple le plus intéressant provient de la pratique qui existe communément à Rome d’employer le masculin deus pour indiquer une divinité féminine ; tout comme en grec, le substantif de forme masculine θεός désigne aussi bien un dieu qu’une déesse. Les exemples latins ne manquent pas : alors que Minerve est le deus qui a inventé l’huile, lorsqu’Énée quitte Troie en flammes guidé par Vénus, il est dit qu’il s’en va ducente deo. Les exemples sont légion. À ce sujet, Servius donne une information d’un grand intérêt : à Rome, certains « estimaient que la divinité participait des deux sexes » 23. Du reste, il y a d’autres cas où le latin emploie un substantif masculin pour indiquer un sujet aussi bien masculin que féminin : puer désigne aussi la puella, tout comme parens désigne à la fois le pater et la mater, socrus le beau-père et la belle-mère, de même qu’heres indique l’héritier, homme ou femme 24. Il ne faut pas en déduire que les Romains invoquaient la suprématie masculine jusqu’aux petits garçons et aux beaux-pères. Il s’agit là d’un mécanisme purement linguistique selon lequel le masculin est employé pour neutraliser la distinction entre les sexes, comme dans le français contemporain. En d’autres termes, nous pourrions dire que c’est un expédient morphologique pour mettre en évidence la qualité déterminante de ces sujets, qui relève tour à tour de l’âge (puer), de leur rôle dans la famille (parens ou socrus), et de leur statut juridique (heres) : peu importe qu’ils soient hommes ou femmes. Aussi, lorsque deus est employé pour indiquer des divinités aussi bien masculines que féminines, il faut en conclure, non pas que les Romains avaient une vision morphologiquement machiste des divinités,

le Corpus Tibullianum recoure à cette similitude : « tout comme Vertumnus, heureux dans l’éternel Olympe, a mille attributs (ornatus) qui lui vont tous autant qu’ils sont (decenter habet) ». Si l’on s’en tient à nos catégories, n’aurait-il mieux pas valu comparer Sulpicia à une divinité féminine ? Corpus Tibullianum, 3, 8, 13 et s. : Talis in aeterno felix Vertumno Olympo / mille habet ornatus, mille decenter habet. 23. Servius, Commentarius in Vergili Aeneidem, 2, 632 : AC DUCENTE DEO secundum eos qui dicunt, utriusque sexus participationem habere numina ; Servius auctus, Commentarius in Vergili Aeneidem, 12, 139 : Varro rerum divinarum quarto decimo ait « Iuturna inter proprios deos nymphasque ponitur » (Varron, Antiquitates rerum divinarum, fr. 183 Cardauns : B. Cardauns, M. Terentius Varro Antiquitates rerum divinarum, Wiesbaden 1976). Cf. Thesaurus linguae Latinae, 5-1, Deus, 890, 16-41, « deus pro dea ponitur » : Plaute, Bacchides 120 : an deus est Suavisavatio ? Cicéron, Verrinae, 5, 139 inventorem olei deum (Minerva) ; De natura deorum, 2, 64 : ut ea ipsa res deus nominatur, un Fides, ut Mens ; Catulle, Carmina, 61, 64, quis huic deo comparare ausit (à propos de Vénus, trois fois) ; etc. 24. J’ai recueilli et commenté les témoignages dans M. Bettini, « L’enigma degli dei parentes », dans Affari di famiglia, Bologne 2012, p. 87-126 (en partic. p. 109-112) ; sur la prédominance (linguistique) du masculin sur le féminin dans le domaine de la parenté, M. Bettini, « Il divieto fino al “sesto grado” incluso nel matrimonio romano », Athenaeum n.s. 66 (1988), p. 69-96 (= J. Andreau, H. Bruhns (éd.), Parenté et stratégies familiales dans l’Antiquité romaine, Rome 1990, p. 27-49) ; A. J. B. Hofmann, A. J. Szantyr, Lateinische Syntax und Stilistik, p. 6.

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Pour une grammaire des dieux : le latin face aux puissances divines mais qu’ils neutralisaient le genre sur le plan grammatical de façon à mettre plutôt en valeur la fonction ou la position de la divinité en général, qu’elle soit masculine ou féminine. Lorsqu’on aborde la question du genre dans le domaine du divin, il est difficile de ne pas se pencher sur le cas de numen : à savoir du substantif neutre que le latin emploie pour désigner la divinité. Une école de pensée (par ailleurs déjà contestée par Georges Dumézil) a voulu nous faire croire pendant longtemps que numen était la représentation la plus archaïque, voire primitive, de la notion du divin à Rome : numen aurait été l’équivalent du mana reconnu dans les populations mélanésiennes au tout début du xxe siècle. Il est inutile de revenir sur ce sujet 25. En revanche, il est révélateur que les philologues et les historiens des religions se soient traditionnellement penchés sur l’étymologie de numen (en le rapprochant de nuo, « secouer la tête » pour exprimer une volonté propre) plutôt que sur sa morphologie. Pourtant, dans ce cas précis, la nature du suffixe du substantif donne des informations aussi significatives que celles que livre sa racine. Tout d’abord, désigner la divinité avec un substantif neutre est déjà assez remarquable en soi, car cela revient à la représenter sans se soucier de lui donner un genre : à nouveau la distinction entre le masculin et le féminin est neutralisée, et il faut prendre cette expression au pied de la lettre. Mais approfondissons la question. En général, comment fonctionne le neutre dans les langues indo-européennes ? Comme Romano Lazzeroni l’a admirablement résumé : Ce que le neutre signifie se caractérise par la participation proportionnelle d’un ensemble de traits distinctifs qui vont de la non-individualité à la non-numérabilité, à l’absence d’animation. La participation proportionnelle aux caractéristiques de non-individualité et de non-numérabilité explique le sens collectif du neutre indo-européen 26.

En somme, le neutre réunit en proportion variable l’absence d’animation, de numérabilité et d’individualité. En ce qui concerne le substantif numen, il semble logique de considérer que, dans le rapport de proportion entre les différentes composantes du neutre, l’absence d’animation entre moins en ligne de compte que celle de numérabilité et d’individualité. Numen est en effet régulièrement employé dans des contextes où la divinité exerce un pouvoir ou accomplit une action, de sorte qu’elle ne se manifeste certainement pas sous

25. G. Dumézil, La religion romaine archaïque, Paris 1974, p. 37-40, 46-47. 26. R. Lazzeroni, « Il genere indoeuropeo. Una categoria naturale ? », dans M. Bettini (éd.), Maschile / Femminile. Genere e ruoli nelle culture antiche, Bari 1993, p. 3-16 (surtout p. 7-8). Voir encore R. Lazzeroni : « Ruoli tematici e genere grammaticale », Archivio glottologico italiano 87, 1 (2002), p. 3-19 ; « Il nome greco del sogno e il neutro indoeuropeo », Archivio glottologico italiano 87, 2 (2002), p. 145-162.

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Maurizio Bettini une forme inanimée. Le numen divin qui s’exprime dans un vol d’oiseaux, par un prodige, ou bien en trouvant une voix qui parle pour lui, relève plutôt de l’animé. Partant, il semble bien que les caractères les plus significatifs de numen consistent en l’absence de numérabilité et d’individualité. D’ailleurs, la nature même du suffixe qui forme ce substantif, à savoir -men, nous conduit dans cette direction. De fait, il y a de nombreux autres termes qui se terminent en –men en latin : agmen, fragmen, germen, gramen, sagmen, semen, stamen, stramen, tegimen / tegmen, (sub)temen, vimen, etc. 27 Il s’agit de substantifs neutres qui dérivent de verbes et dont la plupart sont de nature collective parce qu’ils désignent un ensemble d’« éléments » : agmen représente une colonne de soldats (ou de fourmis) en marche, gramen des herbes (surtout destinées à nourrir les bêtes), semen des semences, stramen les herbes et le fourrage qui constituent une paillasse, tegmen l’ensemble de matériaux utilisés pour confectionner une couverture, germen tout ce qui germe, vimen les fibres de jonc ou de saule qui servent de liens, etc. Remarquons que, dans tous les cas cités, nous parlons d’un ensemble d’« éléments » dont le dénombrement n’a aucune importance : à quoi bon préciser combien de brins de paille constituent une paillasse, ou combien de soldats forment un agmen ? Ce qui compte, c’est le tout, l’ensemble. D’ailleurs, le peu d’importance accordée à la numérabilité dans cette classe de substantifs neutres est attesté par les nombreux cas où ils peuvent être employés au pluriel – agmina, gramina, semina, stramina, vimina – tout en conservant la même valeur. S’agissant de noms collectifs, qui désignent un ensemble déjà pluriel en soi, la catégorie linguistique du nombre est neutralisée. Ce que nous venons de dire au sujet d’agmen, de stramen, de gramen et de tous les termes qui appartiennent à la classe des substantifs en -men, vaut également pour numen : là aussi nous avons affaire à un collectif tout aussi indifférent à la numérabilité que les autres. Assurément, il suffit de parcourir les différents usages de numen pour constater qu’il est employé aussi bien au singulier qu’au pluriel pour exprimer le même sens, tout comme les autres mots en -men que nous avons cités ; il peut même être utilisé au singulier pour se rapporter à plusieurs dieux, et au pluriel pour se rapporter à une seule divinité 28. En somme, lorsque le substantif numen est adopté pour définir les caractères d’une divinité, on exclut celui de la numérabilité, autant que celui de l’individualité qui s’y rattache. Le numen est un tout, un ensemble de

27. Cf. M. Leumann, Lateinische Laut- und Formenlehre, Munich 1977, p. 369-371. 28. Cicéron, Pro Sulla, 86 : di patrii ac penates, qui […] haec tecta atque templa […] vestro numine auxilioque servastis ; Pro Scauro, 17 : deorum immortalium numen invocare ; Virgile, Aeneis, 1, 66 : numina sancta precamur / Palladis ; 7, 297 et s. (c’est Iuno qui parle) : at, credo, mea numina tandem / fessa iacent, odiis aut exsaturata quievi ; etc.

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Pour une grammaire des dieux : le latin face aux puissances divines caractéristiques divines imprécisées et surtout non individualisées. D’ailleurs, un rapprochement avec un autre mot en -men montre bien à quel point l’absence d’individualité est une caractéristique importante du numen. Flamen appartient lui aussi à la classe morphologique des substantifs en -men : c’est un terme religieux que, par le passé, on a voulu rapprocher du sanscrit à la forme neutre bráhma – prière – et au masculin brahmá – prêtre –, même si ce lien a probablement été établi à tort 29. Toutefois, ce n’est pas cet aspect qui nous intéresse ; comme nous l’avons déjà dit, nous raisonnons dans la perspective des suffixes et de la morphologie, de sorte que les racines et l’étymologie sont secondaires pour le moment. Nous savons qu’en latin flamen indique le prêtre, donc une « personne ». Dès lors, on ne peut s’étonner que flamen soit du genre masculin, bien qu’il appartienne à la classe des substantifs en -men sur le plan morphologique. Il y a tout lieu de supposer que les contraintes sémantiques que le neutre impose – absence de numérabilité, d’individualité et d’animation – ne pouvaient désigner un sujet tel qu’un prêtre, résolument nombrable, individualisé et animé. Aussi ce substantif a-t-il été subsumé dans la catégorie grammaticale du masculin qui rétablit les caractéristiques de numérabilité, d’individualité et d’animation 30. Or, contrairement à flamen, numen a conservé sa valeur neutre originale : de toute évidence, personne n’a jugé bon de souligner le caractère nombrable, individuel, de la notion qu’exprime ce substantif. Nous pouvons déduire la conclusion suivante de ces réflexions : le mot numen définit le divin sans accorder d’importance ni à la question du genre masculin ou féminin (comme l’atteste le choix du neutre), ni à sa nature singulière ou plurielle, puisqu’il fait partie de la classe des substantifs qui ne prend pas en considération la numérabilité. En d’autres termes, l’emploi de numen correspond précisément aux exemples que nous avons précédemment cités, à savoir des cas où une seule et même divinité est indiquée sans se soucier ni du

29. Cf. A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris 1967, p. 239, s.v. ; G. Dumézil, Religion romaine archaïque, p. 95-96, 106, 221 ; dans son Flamen-brahma, Paris 1935, p. 7-9, Dumézil avait soutenu que (tout comme pour bráhma / brahmá) flamen aussi aurait été du genre aussi bien masculin que neutre dès le début. Sur le rapport entre flamen et bráhma / brahmá, voir les objections et la reconstruction d’É. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes I, Paris 1969, p. 284-285. 30. Il s’agit d’un processus semblable à celui que le terme augur « prêtre » a vraisemblablement subi lui aussi : un ancien neutre (*augos) sur le type de fulgur ou de tempus est passé au masculin quand il s’est retrouvé à désigner une personne : cf. A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique, s.v. flamen et augeo. Un neutre comme *augos appartient à la classe des « neutres forts » indo-européens, encore plus éloignés des « neutres faibles » (type grec ζυγόν) avec les caractéristiques de numérabilité à agentivité : cf. R. Lazzeroni, « Il nome greco del sogno ». Sur la reconstruction de ce terme cf. M. Weiss, « Observations on the Prehistory of Latin augur », dans G. Rocca (éd.), Atti del Convegno Internazionale Le lingue dell’Italia antica Iscrizioni, testi, grammatica. Die Sprachen Altitaliens, Inschriften, Texte, Grammatik, In memoriam Helmut Rix (1926-2004), Milan 2011, p. 345-363.

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Maurizio Bettini genre (Silvanus / Silvana, les métamorphoses aussi bien masculines que féminines, deus qui indique indifféremment un dieu ou une déesse), ni du nombre (Lar et Lares, Ceres et Cereres, Vertumnus et Vertumni, Venus / Veneres, les dii manes d’une seule personne). Il en résulte que le numen des Romains ne représente absolument pas la manifestation la plus archaïque – ou pire, primitive – de la divinité, mais qu’il constitue une expression à part entière de la manière dont le divin est généralement représenté à Rome ; et ce, à telle enseigne que les marques linguistiques qui distinguent le numen (indifférence au nombre et au genre) dans le système latin correspondent synchroniquement à celles qui sont employées pour définir la divinité aussi avec des désignations différentes. Je me demande si Vernant se serait ennuyé en écoutant autant de linguistique latine. J’espère que non. Quoi qu’il en soit, le moment est venu de se tourner vers lui. Parmi les idées les plus importantes que « Jipé » nous a transmises, il faut en effet compter celle-ci : les divinités grecques ne sont pas des « personnes », mais des « puissances ». Cette observation est tellement cruciale que l’on n’en revendiquera jamais assez l’importance, même dans la perspective de la culture romaine. Comme nous le savons, pour Vernant, les divinités grecques « ne se constituent pas en sujets singuliers, en centres autonomes d’existence et d’action […] au sens que nous donnons au mot “personne” » 31. C’est là une autre précieuse suggestion : quel sens donnons-nous au mot « personne » ? Que signifie ce terme ? Une personne est un « être humain en tant que tel », nous expliquent les dictionnaires, un individu tenu à des droits et à des devoirs justement parce qu’il est doué d’un caractère propre, d’une personnalité, etc. Par conséquent, le mot « personne » recouvre un sujet individuel qui possède ces différentes qualités. Mais essayons de nous placer dans la perspective de la culture romaine qui nous a légué le mot « personne ». À Rome, persona indique avant tout le « masque » qui permet au comédien d’interpréter des rôles différents dans une fabula, ainsi que les « personnages » de la fabula : en conséquence, persona finit par désigner aussi les différents rôles d’un individu dans la société, les positions qu’il y occupe, les fonctions qu’il y remplit 32. Le fait est que, à Rome,

31. J.-P. Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque », dans Œuvres I, p. 567. 32. Comme Cicéron le dit, De officiis, 1, 107, 115 : « il faut comprendre que la nature nous a presque fait endosser deux masques / personae : l’un est commun à tout le monde du fait que nous tous participons de la raison […] ; l’autre, en revanche, est attribué à chaque individu […]. Aux deux masques / personae que j’ai cités s’en ajoute un troisième, que le hasard ou l’occasion nous impose, et un quatrième, que nous mettons à notre gré » (Intellegendum etiam est duabus quasi nos a natura indutos esse personis ; quarum una communis est ex eo, quod omnes participes sumus rationis […] altera autem quae proprie singulis est tributa […]. Ac duabus iis personis, quas supra dixi, tertia adiungitur, quam casus aliqui aut tempus imponit, quarta etiam, quam nobismet ipsis iudicio nostro accommodamus).

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Pour une grammaire des dieux : le latin face aux puissances divines on n’est pas une persona, mais on a une persona : ou plutôt, on possède plusieurs personae selon le contexte ou la fonction accomplie 33. Il faudra attendre les débats théologiques sur la nature et la personne du Christ au ive siècle de notre ère pour que persona commence à indiquer non plus un rôle ou une fonction, mais un individu en tant que tel ; et surtout la définition que Boèce donne de persona, à savoir naturae rationabilis individua substantia, c’est-àdire la « substance individuelle d’une nature rationnelle » 34. Cette formulation permet de résoudre un problème théologique épineux : elle préserve la nature double du Christ – à la fois humaine et divine –, tout en affirmant l’unicité de sa persona, car une seule et même substance peut désormais admettre plusieurs natures. Mais cette définition de Boèce aura une autre conséquence : la persona – en tant que substance individuelle – finira par désigner non plus une fonction, mais un individu à tout point de vue 35. C’est là que naît notre « personne » moderne. Par conséquent, lorsque nous nous demandons si les dieux étaient des « personnes » ou pas, nous nous fourvoyons en posant une question totalement étrangère à la culture antique qui avait une tout autre acception de ce mot. Sans compter que l’emploi du terme de « personne » pour parler des divinités anciennes risque fort de nous conduire à les penser par le biais de la théologie chrétienne qui a attribué à la persona divine un rôle aussi fondamental qu’inédit. Suffit-il de rappeler que le dieu chrétien, à travers la « personne » de Jésus, a réellement et concrètement joui d’une nature « personnelle » ? Aussi, lorsque Vernant insiste sur le fait que les dieux ne sont pas des « personnes », il fait part d’une réflexion capitale : non seulement il replace la divinité antique dans le contexte qui lui est propre, mais il nous oblige à réfléchir sur les catégories qui nous amènent à poser certaines questions, ainsi que sur les raisons pour lesquelles nous le faisons. Mais revenons aux divinités romaines. La perspective « non personnelle » que Vernant invite à adopter lorsqu’il s’agit d’interpréter les dieux grecs s’avère fondée aussi dans le monde latin. Car si l’on s’en tient à la représentation linguistique de la divinité romaine, il ressort que cette dernière n’était

33. D. Mantovani, « Identità e persona : un’introduzione », dans A. Corbino, M. Humbert, G. Negri (éd.), Homo, Caput, Persona. La costruzione giuridica dell’identità nell’esperienza giuridica romana, Pavie 2010, p. 3-48. 34. Boèce, Contra Eutychen et Nestorium, 2, p. 73 (A. Tisserand, Boèce. Traités théologiques, Paris 2000). Il s’agit d’une formulation née pour réfuter les thèses de Nestorius selon lesquelles les deux natures du Christ correspondraient à deux personnes bien distinctes : comme telle, elle est avant tout dictée par la nécessité de distinguer la notion de natura de celle de persona suivant le schéma « toutes les personae ont une natura, mais pas toutes les naturae impliquent une persona » : cf. en particulier, « “Persona” dans le traité théologique “Contre Eutychés et Nestorius” de Boèce », dans B. Meunier (éd.), La personne et le christianisme antique, Paris 2006, p. 245-278 ; C. Moreschini, « Oltre l’antico. La scelta antropologica di Agostino e la definizione boeziana di persona », dans A. Corbino, M. Humbert, G. Negri (éd.), Homo, caput, persona, p. 91-112. 35. Voir en particulier O. Caylas, Y. Thomas, Il diritto di non nascere. A proposito del caso Perruche, Naples 2004, p. 110-120.

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Maurizio Bettini pas perçue du point de vue « personnel » tel que nous l’entendons aujourd’hui. Comment tenir pour une « personne » une entité dont nous avons vu que les désignations oscillent entre le singulier et le pluriel, entre le masculin et le féminin jusqu’à neutraliser la question des genres ? À vrai dire, ces fluctuations pratiquement contre-intuitives du langage en matière de divin – ce « traitement grammatical de la divinité » 36 – semblent plutôt servir à souligner la nature exceptionnelle de cette dernière, sa différence par rapport aux humains, justement parce que les caractéristiques fondamentales de la « personne », comme nous l’entendons – à savoir en tant qu’individu –, ne lui appartiennent pas : être nécessairement homme ou femme, un ou plusieurs, sans alternative. C’est là une stratégie de la représentation du divin – dans le but de mettre en relief un caractère « extra-ordinaire » – que l’on peut trouver aussi dans d’autres domaines que celui du langage. À ce sujet, nous pourrions citer un exemple tiré de la Grèce où il est question d’une représentation de la divinité non plus linguistique, mais figurative : nous parlons de la célèbre statue de Zeus que Phidias réalisa à Olympie. Strabon (8, 3, 30) rapporte qu’elle était tellement grande que, si elle s’était levée de son trône, elle aurait crevé la toiture du temple. Si nous nous plaçons dans une perspective émique, observe Giuseppe Pucci, nous comprenons que ce Zeus n’était pas une « erreur » : la grandeur colossale de ce simulacre était délibérément démesurée pour qu’on reconnaisse la divinité telle qu’elle se manifeste auprès des mortels 37.

Lorsqu’il s’agit de représenter le divin, les « irrégularités » grammaticales vont de pair avec les disproportions de l’art. Mais restons dans le champ du langage. Les particularités du latin que nous avons voulu mettre en évidence nous permettent d’entrevoir l’une des caractéristiques les plus fascinantes du polythéisme dans l’antiquité, à savoir que non seulement les divinités sont « nombreuses » – puisqu’elles forment un panthéon peuplé de divers dieux –, mais aussi que chacune d’elles est avant tout multiple. Dans le domaine des pratiques et des croyances religieuses, une telle caractéristique se donne à voir dans la pluralité des épithètes attribuées à une seule et même divinité, dans la variété des formes de culte qui lui sont dédiées, dans la diversité des sphères qu’elles président et sur lesquelles elles

36. Nous nous inspirons du « traitement grammatical de la vérité » dont parle J. Landaburu, « El tratamiento gramatical de la verdad en la lengua Andoke », Revista colombiana de Antropología 20 (1976), p. 79-100 (cité par C. Severi, « Autorité sans auteur : formes de l’autorité dans les traditions orales », dans A. Compagnon (éd.), De l’autorité. Colloque annuel du Collège de France, Paris 2008, p. 93-123). 37. G. Pucci, « Immagine », dans M. Bettini, W. M. Short (éd.), Con i Romani. Un’antropologia della cultura antica, Bologne 2014, p. 353-378.

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Pour une grammaire des dieux : le latin face aux puissances divines exercent leur action 38. Ainsi, sur le plan de la représentation linguistique, la pluralité propre à la divinité de l’Antiquité se manifeste tout d’abord dans la possibilité de lui attribuer un nombre aussi bien singulier que pluriel, mais aussi de la transformer en alternant le genre féminin et masculin selon les circonstances, ou bien encore en neutralisant purement et simplement cette dernière catégorie. Ceci étant, tout ce que nous avons dit jusqu’à présent n’a nullement pour but de soutenir que les divinités romaines, comme les grecques, ne possèdent pas des caractéristiques qui soient proches de notre notion de « personne », dans le sens d’une conception anthropomorphique de la divinité. Loin de là ; la langue latine a beau ne pas respecter scrupuleusement le genre et le nombre lorsqu’il est question de divinité, elle leur donne malgré tout des noms propres, elle emploie des formes d’allocution « personnelle » à leur sujet, etc. Les récits mythologiques décrivent les divinités comme des « personnages » à proprement parler, qui deviennent les interprètes de scènes narratives ou dramatiques avec des traits de caractère, des penchants et des comportements propres. La tradition iconographique de son côté attribue incontestablement à chacune d’entre elles une physionomie souvent particulière et individuelle. Cette tendance à une construction « personnelle » de la divinité témoigne d’une motivation profonde que le Cotta de Cicéron avait déjà admirablement résumée : si les poètes, les peintres et les artistes ont donné une forme humaine à la divinité, disait-il, c’est parce qu’« il n’était pas facile de représenter sous une autre forme les dieux étant donné qu’ils agissent et qu’ils œuvrent (agentes et molientes) » 39. Donc Cicéron établissait un lien d’étroite interdépendance entre l’agere et le moliri de la divinité – dès lors qu’elle pouvait intervenir activement dans le déroulement des affaires humaines et naturelles – et sa représentation sous une forme humaine. Si l’on croit qu’il existe des entités agentes et molientes dans le monde qui nous entoure – des entités qui interagissent avec nous et avec lesquelles nous interagissons –, nous finissons inévitablement par attribuer à de telles forces la forme habituelle des « agents » : à savoir des hommes et des êtres animés en général. Par parenthèse, les affirmations de Cotta précèdent de pratiquement deux mille ans celles des cognitivistes contemporains qui, eux aussi, établissent une relation entre l’anthropomorphisation de la divinité et la tendance à interpréter les phénomènes qui nous entourent en termes d’« agentivité » 40.

38. À ce sujet, voir en particulier N. Belayche, « Introduction », dans N. Belayche et al. (éd.), Nommer les dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité, Turnhout 2005, p. 211 et s. ; G. Pironti, « Il “linguaggio” del politeismo », dans U. Eco (éd.), L’Antichità. Grecia. Gli dèi e le dèe dei Greci, Milan 2012, p. 518-524. 39. Cicéron, De natura deorum, 1, 77 : Auxerunt autem haec eadem poetae, pictores, opifices ; erat enim non facile agentis aliquid et molientes deos in aliarum formarum imitatione servare. 40. Cf. S. E. Guthrie, Faces in the Clouds, Oxford 1993.

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Maurizio Bettini Pour revenir à la représentation linguistique des divinités, nous pouvons dire que ce sont précisément les aspects de la présence divine marqués par la personnalisation qui expliquent la curieuse insistance avec laquelle les grammairiens latins nient le pluriel au sujet des noms des dieux : on veut qu’ils soient « personnels » aussi de ce point de vue, et pas seulement en ce qui concerne les récits dont ils sont les protagonistes, ou encore les images qui les représentent. Comme le disait Arnobe, « les dieux sont chacun un (singuli) et il n’est pas possible que la propriété de leur nom propre soit partagée par plusieurs sujets (per plurimos) » : en d’autres termes, si Vénus peut être reconnue en tant qu’ancêtre des Iulii ou personnage de l’Énéide, et si elle est en outre facilement reconnaissable grâce à des attributs iconographiques qui n’appartiennent qu’à elle, il faut bien discipliner le nom d’une telle individualité d’une manière conforme, personnelle et individuelle – en dépit de quelques démentis, comme nous l’avons vu. Mais malgré cette tendance à la personnalisation dans le champ du divin, il a existé aussi des poussées dans le sens contraire, et pas seulement dans le domaine de la langue. Par exemple, Varron a soutenu que, pendant cent soixante-dix ans, les Romains avaient honoré les dieux sans leur dédier des simulacres de forme humaine ; tout comme nous savons qu’ils « appelaient Arès [c’est-à-dire Mars] la lance consacrée dans la Regia » 41. Et le sceptique Cotta de Cicéron n’a certainement pas été le seul à remettre en question l’anthropomorphisme des dieux, et à se demander pourquoi Jupiter devait toujours être barbu, ou pourquoi Junon Sospita était vouée à porter (même dans les rêves) des chaussures à la pointe relevée. Ainsi les dieux ont-ils été « individualisés » par les poètes et les artistes – si ce n’est que, continuait Cotta, un philosophe de la nature devrait avoir honte de chercher la vérité dans ce qui est simplement coutumier. Alors que les grammairiens se rebellaient à l’idée que les noms propres des dieux puissent être acceptés au pluriel, Cotta bousculait des idées bien établies en allant jusqu’à douter que les divinités aient seulement un nom : « Allons donc ! est-ce que nous imaginons que les dieux portent les noms que nous leur attribuons ? » Pline aussi partageait ce point de vue lorsqu’il trouvait bizarre que les dieux puissent s’interpeller sous les noms de Jupiter, Mercure, et ainsi de suite : le recours à une telle caelestis nomenclatura l’amusait beaucoup 42. Si nous citons ces exemples, c’est pour

41. Varron, Antiquitates rerum divinarum, 18 Cardauns (= Augustin, De civitate dei, 4, 31, 2 ; Plutarque, Numa, 8, 7-8) ; Plutarque, Romulus 29. 42. Cicéron, De natura deorum, 1, 81-83. Arnobe, Adversus nationes, 3, 4, 5-6 développera habilement le sujet de l’origine des « noms » divins : sed et illud rursus desideramus audire, a vobisne inposita habeant haec nomina quibus eos vocatis an ipsi haec sibi diebus imposuerint lustricis. Si divina haec sunt et caelestia nomina, quis detulit ad vos ea ? Sin autem a vobis appositas appellationes has habent, quemadmodum potuistis vocabula his dare quos neque videbatis aliquando neque quales aut qui essent in ulla cognitione noratis ? Pline, Naturalis historia, 2, 19 et s. : Iovem quidem aut Mercurium aliterve alios inter se vocari et esse caelestem nomenclaturam, quis non

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Pour une grammaire des dieux : le latin face aux puissances divines signaler que, à Rome aussi, le rapport au divin était un phénomène complexe : tantôt la divinité prenait des caractéristiques très personnelles, individuelles, tantôt ces mêmes caractéristiques pouvaient être remises en question, voire ignorées. Alors que des intellectuels tels que Cicéron ou Pline déconstruisaient véritablement la personnalisation de la divinité en affilant la lame de la réflexion philosophique ou de l’ironie, la langue – ce patrimoine de tous les Romains – poussait dans le même sens par ses outils propres, à savoir la grammaire et la morphologie.

interpretatione naturae fateatur inridendum ? Le terme nomenclatura désigne le « complexe de mots » qui définit un champ ou une discipline : cf. 3, 2 (géographie) ; 21, 52 (botanique) ; 32, 63 (mollusques). La réponse que donnait Hérodote, Historiae, 2, 52, à cette question radicale – pourquoi les dieux s’appellent-ils comme ils s’appellent ? – ne constituait guère plus qu’un sursis : les Grecs ont reçu les noms des dieux des Pélasges, lesquels les avaient reçus à leur tour de l’Égypte (pourvu que l’oracle de Dodone le permette et l’autorise).

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UN ESSAI SUR LA NATURE DES KATSINAM HOPI À LA LUEUR DU TRAVAIL DE JEAN-PIERRE VERNANT

Patrick Pérez *

Les traités d’ontologie sont des choses assez rares. Aussi, pour tenter de comprendre comment et de quoi sont faits les êtres, les anthropologues sont-ils obligés à quelques détours, via par exemple la classification des existants, le sens des pronoms, les catégories grammaticales du nom 1. Ayant eu l’intuition que les dieux servent d’abord à penser les hommes, Jean-Pierre Vernant a proposé, dans un article célèbre 2, d’explorer la constitution de la personne dans la Grèce ancienne à partir de l’examen de ses divinités. Nous allons emprunter ici cette piste afin de mettre un peu d’ordre sur notre terrain, dans la vaste collection d’êtres spirituels que les Hopi d’Arizona nomment Katsinam (sing. Katsina) et qu’entoure un flou ontologique important malgré cent ans d’ethnographie. D’où viennent-ils, qu’expriment-ils, comment

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Cet article a bénéficié de la relecture attentive et des suggestions d’éclaircissements de ma collègue Marlène Albert-Llorca. Qu’elle soit ici chaleureusement remerciée. 1. Cf. P. Descola, Par-delà nature et culture, Paris 2005 ; E. Viveiros de Castro, « Les pronoms cosmologiques et le perspectivisme amérindien », dans É. Alliez (éd.), Gilles Deleuze, une vie philosophique, Le Plessis-Robinson 1998, p. 429-462 ; A. I. Hallowell, Culture and Experience, Philadelphie 1955. 2. J.-P.  Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque », Mythe et pensée chez les Grecs (Paris 1965), repris dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, Paris 2007, 2 vol., I, p. 561-574. Dans cet article, Vernant passe en revue les relations entre les humains et les dieux selon diverses modalités (le service par la prêtrise ou la magistrature, la possession par le dionysisme, l’alliance par les mystères, la mutation via la fabrique des héros, la fusion via l’eschatologie), pour mieux circonscrire ce qu’est un dieu grec (ce n’est pas une « personne » : il n’est pas un, mais un ou multiple ; il n’a pas de corps mais se voit attribuer des images symboliques au sein d’un répertoire codifié ; il est une « puissance » à savoir un caractère ou une propriété du monde). C’est ce dernier volet qui permet à Jean-Pierre Vernant d’examiner la constitution de la personne humaine, ainsi qu’une généalogie du dualisme âme/corps aux conséquences importantes.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114083

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Patrick Pérez sont-ils présents dans le rituel, et surtout, comment sont-ils faits ? Peut-être pourrons-nous entrevoir, à l’issue de cet examen, les délinéaments d’une conception, non seulement des déités, mais de la personne hopi elle-même. Ce que les Hopi disent des Katsinam Les Katsinam sont pour les Hopi d’Arizona des esprits sacrés (en anglais : sacred spirits ou sacred beings), formant un ensemble de 350 à 400 êtres, non clos – car il s’en découvre et s’en oublie sans cesse. Situés au cœur de la spiritualité hopi, ces êtres sont chéris par les Hopi qui leur attribuent le pouvoir d’entretenir la vie, de faire venir la pluie et de transmettre les prières aux dieux. Les Katsinam sont installés sur le territoire hopi, en particulier dans les montagnes et les sources qui entourent le pays (Nuvatokya’ovi, Kaawestima, Kisiwu, Weenima), mais on sait qu’il en existe dans de nombreux autres endroits : sur les terres des autres Indiens Pueblo en particulier, et au-delà, dans le sud de l’Arizona et au nord du Chihuahua (Mexique). Leur habitat est lié aux lieux frais et humides, voire à l’eau des rares lacs et rivières, à la pluie, la neige et les nuages (mais aussi le liquide amniotique). Les Katsinam partagent leur existence avec les bouleaux et les trembles, les saules rouges, les grands pins, les grenouilles, les libellules et tous les êtres de l’eau. Généralement invisibles, les Katsinam sont connus par tradition clanique ou sont découverts par le rêve, la méditation, la quête solitaire dans les montagnes et la brousse. Leur existence quotidienne ressemble beaucoup à celle des Hopi : les Katsinam sont mâles et femelles ; enfants, adolescents et adultes ; ils ont un régime globalement végétarien et sans sel 3 ; ils forment des familles et contractent des alliances ; leurs groupes paraissent matrilinéaires et uxorilocaux, avec des histoires de migration, des mythes d’origine, des attachements à divers lieux et à divers clans, d’où les liens étroits entre certains Katsinam et certains clans hopi. Les paroles et les mythes des Hopi sont peu prolixes au sujet de l’organisation politique des Katsinam, sauf peut-être en ce qui concerne un petit groupe de trente Katsinam, considérés du fait de leur ancienneté comme des « chefs » (en hopi : mongkatsinam). Aussi l’ordre chronologique de leur apparition sur le territoire (si tant est que les mythologies fournissent une « chronologie ») est-il souvent la seule hiérarchie connue et exprimée 4 . Cette faible expression des structures de pouvoir se retrouve dans

3. De manière générale, le sel et la viande, choses propres à notre monde et autrefois rares chez les Hopi, sont incompatibles avec le monde spirituel et, en particulier, bannies de tout commerce avec les êtres sacrés. 4. Ce flou hiérarchique s’exprime également dans le rituel : le « chef » ou leader d’un groupe de Katsinam est si bien dissimulé parmi ses gens qu’une petite opération arithmétique s’avère nécessaire pour le repérer. Les pratiques muséologiques fournissent une autre occasion d’observer ces conceptions : lorsque, dans le cadre de l’élaboration d’un catalogue de tithu (« poupées katsina »),

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Un essai sur la nature des Katsinam Hopi l’organisation politique des Hopi eux-mêmes, avec les mêmes légitimations de préséance due à l’ancienneté. Enfin, Katsinam et Hopi partagent les mêmes divinités : Soleil, Lune, Terre, Femme des substances dures, le Germinateur, etc. De juillet à décembre, la majeure partie des Katsinam gagne le monde du dessous (l’Au-delà, Atkya’a), tandis que de fin décembre à la mi-juillet, les Katsinam vivent sur la surface de la terre dans leurs forêts, lacs et montagnes ; ils en profitent alors pour visiter spirituellement les Hopi, lesquels les personnifient lors de magnifiques cérémonies sur les places des villages. C’est à l’occasion de ces rites que l’on peut les voir, dotés d’attributs distinctifs tant physiques (couleurs, forme de visage, habits et accessoires, peintures corporelles, signes et symboles), que comportementaux (gestes, préférences alimentaires), ou communicationnels (certains parlant keresan ou navajo, quand d’autres parlent hopi à contresens, ou babillent, voire sont muets). Les Hopi « accueillent » leurs Katsinam avec grande ferveur, leur consacrant beaucoup d’énergie et une part importante de leurs revenus (engloutis en plumes précieuses, grelots, peintures, tissages, nourritures) ; ils les pleurent amèrement et longuement lors du départ annuel. C’est encore durant cette période de célébration que les Hopi sculptent de petites représentations des déités, les fameuses « poupées katsina » (en hopi, tithu, enfant, petit, filleul), qui seront offertes aux bébés, aux petites filles et aux femmes par les êtres éponymes (figure vii p. 427). Aussi Hopi et Katsinam vivent-ils dans une étroite proximité, tant affective que politique ou sociologique. Cette relation est pensée par les Hopi comme une alliance entre deux peuples, une alliance désignée en anglais par le terme biblique de Covenant. Comme l’avait noté Harold Colton dès 1947 5, le Katsina recouvre donc quatre réalités : une déité, sa personnification par un danseur lors des cérémonies, le dispositif de cette personnification et une petite sculpture. C’est surtout sous cette dernière forme que les Katsinam sont bien connus des anthropologues et des collectionneurs depuis le début du xxe siècle.

la présentation de l’ensemble katsina est proposée par un Hopi, les tithu sont classés selon l’ordre d’apparition mythique ou annuel du Katsina, voire selon la complexité des traits de son visage (les visages les plus simples étant réputés plus anciens) – une pratique suivie par H. Colton pour son Hopi Kachina Dolls, Albuquerque 1995 (19481) –, tandis que, lorsque cette classification est proposée par un anthropologue ou un conservateur anglo-saxon, celui-ci s’appuie principalement sur une structure de pouvoir présumée (Katsinam chefs versus katsinam communs, Katsinam chefs/Fouetteurs/Coureurs/Ogres, etc.), en contradiction avec la sociologie hopi. Comparer ainsi A. Secakuku, Following the Sun and Moon, Phoenix 1995, et B. Wright, Hopi Kachinas, the Complete Guide to Collecting Kachina Dolls, Flagstaff 1994. 5. H.  Colton, « What is a Katchina ? », Plateau 19 (1947), p. 40-47.

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Patrick Pérez Le bilan anthropologique d’une identité Pourtant, malgré une abondance de faits et de dits sur le « terrain », et de descriptions dans les catalogues de tithu depuis 1890, il est très difficile de savoir qui sont exactement les Katsinam. Tant parmi les Hopi que dans la communauté des chercheurs, les avis les plus discordants sont donnés au sujet de la nature de ces êtres. Discordance d’abord sur l’étymologie. Le mot katsina, pour les Hopi, n’a pas de signification, ou plus précisément, il aurait été emprunté aux Pueblo de l’Est (on rencontre en effet la forme k’ats’ina à Acoma, k’ats’ana à Jemez, lhatsina à Taos 6). Pour les anthropologues, katsina viendrait du hopi katsi (qui se tient, vie, surface) et naa (père), pour signifier « père qui se tient, qui reçoit les suppliques », « père de la vie », « père de la terre » 7. Il pourrait encore provenir de l’espagnol (ce qu’affirment parfois les Pueblo), comme corruption de cochino (porcs), voire cacheria (cacherie, issu de casher) termes par lesquels l’Inquisition désignait les Katsinam 8. Mais le linguiste Ekkehart Malotki a montré qu’en hopi « vie » se dit qatsi (et non kachi) et qu’aucun terme natif ne commence par la diphtongue ka 9. Il s’agit donc d’un terme sans étymologie connue. Discordance ensuite au sujet de ce que l’on désigne par Katsina. À la fois être spirituel, danseur qui le personnifie, attributs et heaume du danseur, voire tithu, le Katsina est tout cela conjointement. Cette ambiguïté du signifié est favorisée par un cadre initiatique sévère qui empêche de séparer les trois premières significations 10 ; aussi parler de danseur ou de masque à propos des Katsinam est-il toujours entendu par les Hopi comme une profanation et une indélicatesse interculturelle (puisque cela revient à révéler aux enfants hopi que les danseurs sont leurs oncles et pères). L’indétermination du signifié produit des jeux de permutation et des glissements symboliques entre la représentation et l’être, entre l’humain et la déité, entre le corps et l’esprit qui l’incarne, etc., tous jeux de substitution d’un très haut rendement cognitif.

6. D.  Tedlock, « Stories of Kachinas and the Dance of Life and Death », dans P. Schaafsma, Kachinas in the Pueblo world, Albuquerque 1994, p. 161-174, en part. p. 162. 7. Cf. F. J. Docskstader, The Kachina and the White Man, Bloomfield Hills 1954, p. 70 ; J. W. Fewkes, « Tusayan Katcinas », Annual Report of the Bureau of American Ethnology 15 (1897), p. 255 ; D. B. Hart, « The Hopi Kachina Cult : Its Origin and Evolution » (Master Thesis of Anthropology), California State University, Long Beach 1987, p. 13. 8. Cf. A. L. Kroeber, « Thoughts on Zuñi Religion », dans F. W. Hodge, Holmes Anniversary Volume: Anthropological Essays, Washington D. C. 1916, p. 269-277 ; J. Bourke, The Diaries of John Bourke V, Denton 2013 (18811), p. 140 et 231 ; J. W. Fewkes, « Tusayan Katcinas », p. 255. 9. E.  Malokti, « Language as a Key to Cultural Understanding: New Interpretations of Central Hopi Concepts », Baessler-Archiv (Beiträge zur Völkerkunde) 39, 1 (1991), p. 43-75. 10. La quatrième signification (le tithu) ayant été affaiblie au plan religieux par son insertion dans des réseaux économiques depuis 1880 environ.

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Un essai sur la nature des Katsinam Hopi Ce miroitement, avec sa prolifération de significations, mais aussi ses pièges et ses impasses pour la pensée, est l’un des ressorts de la pensée religieuse 11. Nous y reviendrons dans la suite de ce travail. Discordance enfin sur la nature spirituelle des Katsinam. Le discours hopi assimile principalement les Katsinam à une manifestation de l’esprit de tout ce qui vit. Ce que traduit l’inventaire des déités, montrant l’agrégation d’êtres aussi divers que : des êtres particuliers dotés d’un nom propre (ShalakoMana, Eototo, Ahöli, Hu’, HaïhaïWuuti, etc.), des êtres prototypiques (l’aigle, le maïs bleu, l’Indien Havasupaï, etc.), des êtres génériques ou singuliers saisis dans un moment particulier de leur existence (le maïs blanc jeune, la germination du maïs, l’aube du soleil, etc.), quelques divinités et phénomènes naturels (Soleil, Cœur du ciel, les Jumeaux, etc.), de très rares êtres historico-mythiques (le boiteux de Mashongnovi ; Tsakwayna 12, etc.). Mais les mêmes Hopi, dans les prières et dans les chants aux Katsinam, s’adressent simultanément aux Katsinam, aux nuages et aux pères (i.e. les ancêtres), comme si l’on ne pouvait les séparer. Ils affirment encore que les hommes droits et mûrs au plan spirituel seront dans l’autre monde des Katsinam, établissant ainsi un lien entre les humains, les morts et les Katsinam. Les paroles offertes aux défunts vont aussi dans ce sens : « tu n’es plus, tu as maintenant grandi en Katsina, tu es nuage » 13. Suivant un schéma d’analyse classique des sociétés à rituels de masques depuis Bastian et Frobenius, les anthropologues considèrent majoritairement que les Katsinam sont l’expression d’un culte des ancêtres, ancêtres dépersonnalisés et représentés lors des rites de masques 14. Comment expliquer pourtant que l’ensemble katsina ne compte aucun fondateur, aucun héros, presque aucun ancêtre identifiable dans la mythologie ou dans l’histoire, mais plus de 350 divinités et esprits divers 15 ? Quelle conception de l’ancestralité permet d’agréger des prototypes de plantes et d’animaux, des dieux, des météores, voire des processus, et

11. Voir P. Boyer, « Cognitive Aspects of Religious Symbolism », dans P. Boyer (éd.), Cognitive Aspects of Religious Symbolism, Cambridge 1993, p. 4-48 ; C. Severi, Le principe de la chimère. Une anthropologie de la mémoire, Paris 2007, p. 211-217 ; D. Sperber, Le symbolisme en général, Paris 1974, p. 134-158. 12. Lequel n’est autre qu’Esteban le Maure, ancien compagnon de Cabeza de Vaca en 1528, mort à Zuñi lors de l’expédition de Marcos de Niza en 1539. À Zuñi, le Christ a aussi son Katsina en la forme de Poshaiyanki, et chez les Pueblo de l’Est, Tsakwayna est assimilé à la Vierge de la Guadalupe. Cf. E. C. Parsons, « Spanish Elements in the Kachina Cult of the Pueblo », dans Actes du xxiiie Congrès International des Américanistes, New York 1928, p. 582-603. 13. M. Titiev, Old Oraibi, a Study of the Hopi Indians of Third Mesa, Albuquerque 1992, p. 108. 14. Citons ainsi E. Kennard, Hopi Kachinas, Walnut 2002 ; C. Levi-Strauss, « Le Père Noël supplicié », Les Temps Modernes 77 (1952), p. 1572-1591 ; P. Schaafsma, Kachinas in the Pueblo world ; D. Tedlock, « Zuñi Religion », dans Handbook of North American Indians IX (SouthWest), Washington D. C. 1979, p. 499-508 et « Stories of Kachinas and the Dance of Life and Death » ; M. Titiev, Old Oraibi. 15. Devant toutes ces incohérences, Mischa Titiev pensait, à la suite d’Elsie Clews Parsons, que la culture Hopi avait autrefois dû posséder des divinités de chasseurs-cueilleurs auxquelles se serait

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Patrick Pérez presque aucun « humain » ? Et que fait-on du rapprochement étrange et systématique entre Katsinam, ancêtres et nuages, rapprochement qui les juxtapose dans toutes les adresses mais qui ne les confond jamais ? Nous voilà donc avec des êtres que l’on croyait bien connus, faciles à appréhender parce que longuement décrits dans les catalogues de « poupées-kachina », et qu’en fait nous ne connaissons pas ou mal. Faut-il ajouter, et ceci est sans doute la raison véritable de notre ignorance, que la verbalisation de ce qu’est un Katsina est des plus délicates. Car les Hopi refusent globalement tout examen ontologique, préférant disserter sur une réalité phénoménale (pas de danse, habitudes, vêtements, etc.). Edward Kennard, après de nombreuses années consacrées à l’étude des Katsinam, écrit : Hopi interests, however, are centered much more upon the actual appearance and performance of the Kachinas in the village than on the ideological background. While any Hopi can describe in detail the costume, songs, and dance steps of a great number of Kachinas, he remains comfortably vague on the subject of their relations to the forces of the universe, the nature of their power, and the fate of the soul after death. […] There is no tendency to develop a unified conception of the universe, to identify specific deities of their mythology with natural forces, nor to arrange them in a hierarchical system 16.

Peut-être pourrons-nous néanmoins y voir un peu plus clair en réexaminant la mythologie et le rituel. L’origine des Katsinam selon les mythes Immense et merveilleusement consignée par cent ans d’ethnographie de qualité (les meilleurs ethnographes américains y contribuèrent), la mythologie pueblo raconte bien sûr l’origine des Katsinam. Cette origine n’est pas une, mais multiple, car chaque communauté, voire chaque clan, a sa version et aucune de ces versions n’est plus légitime qu’une autre (il n’y a pas de vulgate chez les Pueblo). Encore une fois, c’est en pays hopi que les mythes de Katsinam sont les plus confus et les plus fragmentés. Voici ce qu’ils nous disent en substance :

amalgamé un culte emprunté au sud. Voir en particulier, M. Titiev, The Hopi Indians of Old Oraibi, Ann Arbor 1972, p. 232. 16. « Les intérêts des Hopi sont bien plus centrés sur l’apparence réelle et la performance des Katsinam dans le village, que sur leur fondement idéologique. Alors que n’importe quel Hopi peut décrire en détail le costume, les chants et les pas de danse d’un grand nombre de Katsinam, il reste très vague au sujet de leurs relations avec les forces de l’univers, la nature de leur puissance et la destinée de l’âme après la mort. […] Il n’existe pas de volonté de développer une conception unifiée de l’univers, ni d’identifier des déités spécifiques de leur mythologie avec des forces naturelles, ni de les organiser en un système hiérarchique », E. Kennard, Hopi Kachinas, p. 4 (traduction P. Pérez).

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Un essai sur la nature des Katsinam Hopi Les premiers Katsinam vinrent, comme les humains, d’Atkya’a, le pays du dessous, amenant avec eux des charmes et des objets de puissance (en hopi : tiponi). Le chef du clan du blaireau avait ainsi émergé, porté par une horde de Katsinam-blaireaux ; Hahaïwuuti avait suivi, avec quatre de ses enfants, eux aussi Katsinam (les Nataska probablement), tenant dans leurs mains des serpents à plumes (les Balölökangwu) ; dans la même procession suivaient d’autres Katsinam avec leurs animaux familiers : grenouilles, canards, têtards, tortues d’eau, crapauds, accompagnés par des oiseaux 17. Au début de l’installation sur le territoire hopi, il n’y avait que peu de Katsinam, qui étaient très simples mais efficaces (ils faisaient pleuvoir et croître les végétaux) ; ces Katsinam avaient été amenés par les humains lors de l’émergence. Le clan de l’ours avait pour Katsinam Ahöli et Eototo. L’un des clans du blaireau amena la cérémonie du Powamu (la première initiation) ; le clan du papillon amena le culte katsina (i.e. la pratique des danses publiques) ; le clan katsina apporta les Katsinam en grand nombre 18.

Quelques Katsinam, passant par le puits de l’émergence, arrivèrent donc de l’autre monde en même temps que des clans importants. Ils furent rejoints par d’autres Katsinam, sans doute locaux, à mesure que le peuple hopi grandissait par accrétion et que son territoire lui était mieux connu. Cet ordre d’arrivée, une chronologie que nous avons déjà soulignée, est récapitulé dans les rites des derniers jours de la cérémonie du Powamu en février. Des mythes racontent la découverte de ces Katsinam issus d’une géographie locale : Ce n’est que lorsque les Hopi se furent installés sur les mesas qu’ils commencèrent à remarquer des êtres étranges à Nuvatokya’ovi (dans les pics de San Francisco près de Flagstaff) et en d’autres lieux ; Tsaveyo fut l’un de ces Katsinam découverts ; ces êtres visitaient les Hopi, amenaient de la nourriture dans les périodes de famine, produisaient de la pluie en se changeant en nuages 19.

Mais à l’issue de ces célébrations, lorsque les Katsinam quittaient les villages, des enfants ou des filles nubiles partaient eux aussi et disparaissaient (encore aujourd’hui, lorsque les danseurs quittent la place, on ne doit jamais les suivre sous peine d’un sort funeste). Provoquant bien malgré eux la perte de la progéniture des Hopi, les Katsinam décidèrent de ne plus venir en personne et d’enseigner aux Hopi comment les représenter. Il fut décidé que, tant que les Hopi célébreraient les Katsinam, ceux-ci offriraient leurs bienfaits. Un récit recueilli chez les voisins Zuñi récapitule et enrichit ce complexe mythologique :

17. D’après J. W. Fewkes, « Tusayan Katcinas », p. 255. 18. D’après H. R. Voth, The Tradition of the Hopi (The Stanley McCormick Hopi Expedition), Chicago 1905 (Field Columbian Museum Publications 96), p. 28-34. 19. D’après E. Nequatewa, « Chaveyo : the First Kachina », Plateau 5 (reprint no 4) (1954), p. 18-20.

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Patrick Pérez Après l’émergence hors du sein de la terre, le fils et la fille du prêtre du Nord partirent en éclaireurs à la recherche d’un lieu d’installation pour le peuple ; ils eurent des rapports incestueux et donnèrent naissance aux êtres étranges que sont les Koyemsi (des êtres qui sont à la fois des Katsinam et des clowns sacrés). Pour se séparer des humains, les Koyemsi fendirent la terre et firent naître une rivière que les Zuñi traversèrent ; les hommes passèrent d’abord, puis vinrent les femmes portant les enfants. Au contact de l’eau, ceux-ci se transformèrent en grenouilles, crapauds, tortues, mordant leurs mères ; les mères affolées les lâchèrent et ces animaux aquatiques nagèrent vers Kothluwalala  (une confluence, à deux jours de marche au sud-est de Zuñi). Lorsque les Zuñi les retrouvèrent, ils virent leurs enfants sous la surface de l’eau, bien vivants, dansant des cérémonies de Katsinam. De ce jour, les Katsinam prirent l’habitude de visiter les Zuñi et d’y célébrer leurs danses. Les Zuñi profitaient des bienfaits de leurs visiteurs mais, lors de ces venues, des gens mouraient et des enfants partaient avec les Katsinam ; pour remédier à cette triste situation, il fut décidé que les Zuñi représenteraient les Katsinam pour profiter de leurs bontés 20.

Ce dernier mythe, admirable et si souvent glosé, nous enseigne que : 1. le passage vers un lieu intermédiaire (« à deux jours de marche » dit le mythe) entre notre monde et l’autre monde fut inauguré par le moyen d’un inceste, soit l’opposé d’une alliance ; 2. les premiers êtres à peupler ce lieu furent des enfants 21, seuls capables d’en emprunter le chemin (ils étaient nés depuis peu et avaient encore trop d’affinités avec l’eau ; on dit à Zuñi qu’ils sont, comme les Katsinam, des êtres « crus » 22) ; 3. ces enfants morts se présentaient sous la forme de Katsinam et étaient bien sûr enclins à visiter et aider leur village d’origine ; 4. leur proximité s’avérant dangereuse (trop puissante), on décida de les représenter pour profiter de leurs bienfaits ; autrement dit, ils demeuraient efficaces sous forme de représentations. Analysant ce mythe, Lévi-Strauss, comme d’autres chercheurs avant lui 23, en déduit que les Katsinam sont les morts. Et comment ne pas comprendre ici en effet que les morts visiteront désormais les humains sous la forme de Katsinam ? Le culte serait donc bien un culte des ancêtres. Pourtant, Denis Tedlock, s’appuyant sur un commentaire du mythe par un prêtre zuñi (consigné par Ruth Bunzel en 1932), fait observer que le mythe ne dit pas que les enfants étaient

20. D’après F. H. Cushing, The Mythic World of the Zuñis, Albuquerque 1988, et Zuni Folk-Tales, Tucson – Londres 1992 (19011). 21. Noter comment le mythe, en faisant des enfants les premiers ancêtres, construit un barrage cognitif au sujet de l’ontologie puisque l’origine de l’au-delà, source supposée de toute vie, se trouve dans une vie qu’elle viendrait d’engendrer. 22. Cf. P. Schaafsma, Kachinas in the Pueblo world, p. 2. 23. C. Levi-Strauss, « Le Père Noël supplicié » ; R. Bunzel, « Zuñi katcinas », Annual Report of the Bureau of American Ethnology 47 (1932), p. 837-1086 ; E. C. Parsons, Pueblo Indian Religion, Chicago 1939, 2 vol.

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Un essai sur la nature des Katsinam Hopi devenus des Katsinam, mais qu’ils dansaient en Katsinam ; et le prêtre ajoute dans son commentaire que les enfants avaient des masques (Tedlock 1994, p. 171) 24. C’est-à-dire que ce n’est pas la qualité de défunt qui est en soi suffisante pour construire une ligature entre les mondes, mais celle d’avoir acquis la capacité de produire une représentation. Ainsi dans ce mythe hopi : Il y a longtemps, les Katsinam vivaient près de Casa Grande (au sud de Phoenix). Ils avaient un grand village et ne manquaient jamais d’eau ni de belles récoltes. Des clans Hopi vinrent partager leur vie et participer aux cérémonies. Mais les Mexicains [sic] arrivèrent et tuèrent tous les Katsinam. Ceux-ci avaient eu le temps d’enseigner aux Hopi comment les représenter dans leurs cérémonies afin de profiter de leurs bienfaits 25.

Ce sont donc les masques eux-mêmes qui permettent la communication entre les vivants et les morts. Ce l’on nomme Katsina forme ainsi un dispositif symbolique mettant en communication l’au-delà avec ce monde-ci, et inversement, ce monde-ci avec l’au-delà. Lorsque les morts l’utilisent, comme les enfants zuñi du mythe, ils communiquent avec les vivants ; lorsque les vivants l’utilisent, ils communiquent avec les « morts », ou plus exactement avec ceux qui peuplent l’autre monde. Mais il y a plus, car les mythes indiquent que ce dispositif, en opérant une médiation entre l’ici et l’au-delà, crée un espace proche de transition entre les mondes : sous forme géographique, il est à deux jours de marche, donc près des villages et non au lieu de l’émergence ; sous forme plastique, il est dans le masque ; et cette médiation inaugure un état ontologique intermédiaire, précisément signalé par les enfants, les poissons et les batraciens. Car les Katsinam ne sont pas des êtres du monde de la surface, mais ce ne sont pas non plus des « forces » indistinctes du monde du dessous.

24. « Now my children, it shouldn’t be this way [i.e. que des humains meurent de temps à autre lorsque les Katsinam visitent les villages pour les danses] It wouldn’t be right for us to continue coming » they said : « Take a good look at us. We are not always like this » they said. Two of them set down their face mask, their helmet mask […]. Look at the two of them so that you can copy them. You will bring them to life, so that when you dance with them, we will still be coming to stand in front of you. This way, perhaps, it will turn out right, because when we end one of your lives each time we come, it isn’t right », dans R. Bunzel, « Zuñi katcinas », p. 980. Dennis Tedlock commente ainsi ce passage : « The particular point of greatest interest is that Kachinas, even the ones from Kachina Village itself, wear masks. The dead have not so much become Kachinas as they have been representing themselves as Kachinas, and they invite the living to join them in their game of representation », D.  Tedlock, « Stories of Kachinas and the Dance of Life and Death », p. 171. Le porteur du masque est donc chargé de « compléter la personne » (c’est le terme en zuñi : ho’i yaaky’a) afin d’offrir une représentation (« se tenir en face » : lhuw ehkwiky’a). 25. D’après M. Titiev, Old Oraibi, p. 108.

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Patrick Pérez Le Katsina, que l’on croyait être au début de notre enquête un être spirituel représenté par des masques et des statuettes, semble plutôt relever maintenant d’un dispositif religieux complexe, à la fois plastique (peint, décoré, garni d’attributs), dynamique (dansé, chanté), ontologique et spatial… taillé dans une étoffe « performative ». Dédoublements et perspectivisme d’une danse Reconsidérons donc maintenant les Katsinam dans leur expression rituelle, seule réalité observable par l’ethnographe. Typiquement, lors des mois d’avril ou mai, les Katsinam offrent des cérémonies dont la partie publique est étalée sur deux jours. Ce sont de grands rituels de 15 à 25 heures. Les thèmes en sont la croissance du maïs, la venue de la pluie, la fécondité et la célébration de l’alliance entre Hopi et Katsinam. Le public, composé majoritairement de femmes et d’enfants hopi, se tient autour de la place, au pied des maisons ; les vieillards et les étrangers (amérindiens d’autres villages, touristes et anthropologues) sont surtout sur les toits. Les Katsinam – de 60 à 140 –, guidés par un officiant Hopi, arrivent en file indienne (!) faisant tinter maracas, grelots et sonnailles. Ils forment une première figure sur la place et dansent en chantant. Lorsque les chants s’arrêtent, les Katsinam reçoivent prières et offrandes rituelles, puis ils distribuent au public tithu, friandises, fruits, pain, épis de maïs, etc. Ils forment ensuite une deuxième figure, puis dansent, chantent, font des offrandes. Ce jeu de figures se produit deux ou quatre fois par venue, à l’issue de quoi les Katsinam repartent. Le public se détend alors durant une heure environ ; parfois, lors de cette pause, des clowns rituels envahissent la place. Puis les Katsinam reviennent pour un nouveau cycle de deux ou quatre danses (figure viii p. 428). Il y a en général quatre cycles de danses par jour, durant un ou deux jour(s), soit 16 à 32 danses durant la cérémonie. Que note-t-on ? D’abord les Katsinam viennent en ensemble mélangé (d’autant de types qu’il y a de danseurs) ou en formant un ensemble uni d’un seul type (tous sont identiques). Aussi le Katsina peut-il être un ou multiple : singulier dans son expression face au groupe, ou comme démultiplié pour former un collectif. Et un même Katsina, tel une série d’avatars hindous, peut prendre des formes et des noms particuliers selon la cérémonie 26. Le Katsina n’a donc pas d’individualité dans sa manifestation. Son identité est aussi toute relationnelle. La place dans le groupe de danse, les symboles et les couleurs du masque (voir infra) ne peuvent être compris qu’en examinant les relations que le Katsina entretient avec son groupe. L’identité katsina est donc forgée en articulant un cadre global de référence

26. C’est tout particulièrement le cas des divinités ; à titre d’exemple AngwusomTaqa (le Brave aux Ailes de corbeau), qui préside la cérémonie d’initiation katsina, n’est autre que HaïhaïWuuti (Femme Haïhaï) qui veille sur les petits enfants et conduit leur éducation.

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Un essai sur la nature des Katsinam Hopi – l’ensemble théorique et plutôt stable des 350 à 400 Katsinam dont un dixième environ se montre au cours de l’année – avec une signification procédant d’un rôle précis au sein d’un groupe de danse formé pour telle cérémonie tel jour. Cette articulation identitaire s’apparente à un langage en ce que l’ensemble théorique, connu et mobilisable, mais jamais observable en son entier au plan performatif, permet, tel un vocabulaire, de construire des performances efficaces et signifiantes, qui sont autant d’énoncés de ce langage. Et c’est bien dans la performance que l’actualisation, voire l’invention parfois, des parties de cet ensemble est réalisée 27. Qu’exprime chaque Katsina ? Non une personnalité autonome, dont une mémoire aurait conservé la trajectoire humaine, mais une ou plusieurs qualités vitales, physiques, morales, qui sont souvent aussi des processus (car l’abstraction est conçue chez les Hopi dans un cadre dynamique) : l’amour maternel, la protection, le sens artistique, le respect, l’obéissance, la croissance, l’appétit sexuel, la force, l’ingénuité, la parole, la moquerie, la chaleur, la rapidité, la clairvoyance, la beauté, etc. Ces qualités peuvent être rapprochées de ce que Vernant nomme des « puissances ». Les Katsinam forment l’inventaire 28 de ces puissances, tantôt rendues visibles pour elles-mêmes (au moyen d’un code performatif partagé et reconnu), tantôt combinées en la forme de principes prototypiques (comme une espèce animale, végétale ou un groupe ethnique). Parce qu’il est d’abord un dispositif religieux, le corps katsina est fait de relations plus que de substance. Trois relations le structurent : la première entre le danseur (un homme ou un esprit) et le masque, la seconde entre le public et le masque, la troisième entre l’au-delà et le masque. Emory Sekaquaptewa, un linguiste hopi, décrit précisément ces relations : The spiritual fulfillment of a man depends on how he is able to project himself into the spiritual world as he performs. He really doesn’t perform for the third parties who form the audience. Rather the audience becomes his personal self. He tries to express to himself his own conceptions about the spiritual ideals that he sees in the kachina. He is able to do so behind the mask because he has lost his personal identity 29.

27. Ainsi les Katsinam redécouverts ou rêvés sont-ils introduits dans l’ensemble général après qu’ils ont fait la preuve de leur efficacité cérémonielle et pratique. cf. P. Perez, « Sunaapati, l’effacement de soi chez les Hopi », Cahiers d’anthropologie sociale 11 (2015), p. 100-115. 28. Un mythe d’Acoma résume très bien cette notion pueblo d’inventaire : au temps de l’origine, après avoir créé tous les êtres du monde (les animaux, les humains, les plantes…), Iatiku, sœur de Nautsiti, fit les Katsinam à partir des miettes et des poussières de son panier magique (voir L. Sebag, L’Invention du monde chez les Indiens Pueblos, Paris 1971, p. 78). Des Katsinam, faits d’un peu de toute l’énergie de la vie, comme une immense récapitulation de chaque composant de l’univers vivant. 29. « L’engagement spirituel d’un homme dépend de sa capacité à se projeter dans le monde spirituel alors qu’il danse [en anglais : performs]. Il ne danse pas pour la tierce partie qui forme le public. En fait, c’est plutôt le public qui devient sa propre personnalité [his personal self]. Il tente d’expri-

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Patrick Pérez La première de ces relations, entre le danseur et le masque, produit donc dédoublement et renversement de perspective. Le danseur, en même temps qu’il fait vivre le masque, devient son propre spectateur faisant, contre toute attente, partie du public. Cette pratique du dédoublement tisse les liens nécessaires entre les multiples niveaux sociologiques (époux/allié potentiel), pragmatiques (actant/public) et cosmo-ontologiques (Katsina/humain, d’ailleurs/d’ici) qui sont convoqués simultanément au sein d’une même personne dans le rituel. La « condensation » ainsi produite forme un espace de raccordement 30. C’est aussi une pratique de déplacement du point de vue qui a pour effet majeur d’abandonner au masque son propre regard. Faisons enfin bien remarquer que le danseur n’est pas « possédé » par le masque ; il ne devient pas lui-même une puissance. Car le masque, comme puissance, n’a pas d’envers, ou plus exactement, son envers ne « contient » rien. La relation entre le public et le masque est quant à elle l’objet d’une partition sexuée entre témoins et officiants. Ce sont en effet les femmes et les enfants (étrangers et vieillards constituant sous ce rapport une catégorie à part) qui observent les Katsinam – mâle ou femelle – pendant que les hommes offrent leur énergie et leur eau. On se souvient que, dans le mythe, ce sont les femmes, séparées des hommes, qui assistèrent à la transformation de leurs enfants. Aussi le rituel leur est-il destiné en priorité ; aux femmes parce qu’elles enfantent (et peuvent donc condenser dans leur corps l’énergie de l’autre monde), aux enfants parce qu’on les régale ainsi d’une vision de leur univers d’origine 31. Ici encore se fait jour la dimension perspectiviste du dispositif katsina ; et cette dimension est sexuée. Intéressons-nous enfin au troisième terme de la relation, à savoir le rapport entre le masque et la puissance qu’il représente. Seule « substance » du dispositif, le masque est l’élément central et le mieux protégé rituellement. Les Hopi ne parlent jamais de « masque » mais de I Kwatsi (mon allié, mon ami). I Kwatsi ne peut être vu sans son porteur, ni être vu sans compagnons, ni être vu hors de l’espace cérémoniel. Lui qui doit regarder pour exister, ne doit jamais être regardé hors du cadre rituel. Il est considéré comme un être vivant, que l’on soigne, que l’on nourrit (avec du miel, de la farine cérémonielle et de la fumée). Ses couleurs, motifs, emblèmes, arrangements plastiques répondent à des règles rigoureuses, respectant une ordonnance cosmologique. Louis Hieb a montré qu’il peut d’ailleurs être analysé comme un

mer pour lui-même les conceptions de l’idéal spirituel des Katsinam. Il est capable de réaliser cela derrière le masque parce qu’il a abandonné son identité personnelle ». E. Sekaquaptewa, « Hopi Ceremonies » dans W. Capps (éd.), Seeing with a Native Eye ; Essays on Native American Religion, Ann Arbor 1976, p. 55 (traduction P. Pérez). 30. Cf. C. Severi, Le principe de la chimère, p. 211-214. 31. Il faudrait, pour mieux comprendre ces questions, examiner attentivement les rites offrant une situation inverse du point de vue du genre ; en particulier lors des cérémonies des sociétés féminines.

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Un essai sur la nature des Katsinam Hopi cosmogramme 32. Les dessins qui le composent, la forme ainsi que les orifices (yeux et bouche) ne sont pas seulement signifiants, ils définissent son être et son efficacité. Pour autant I Kwatsi n’est pas autonome. Il est lié au danseur qui l’anime, qui lui fournit son mouvement. Car il faut qu’un homme initié, rompu à la liturgie, offre sa culture corporelle, sa gestuelle et sa pratique du dédoublement (construite dans le système de puissances décrit), pour conférer un regard autonome à l’allié Katsina. Ces conceptions hopi sont complexes. Elles ne remettent pas seulement en cause notre approche dualiste du monde ; elles bousculent nos idées sur le vivant, sur la constitution de la personne, sur les limites du corps. Leur incompréhension est à la source d’une immense violence symbolique à l’endroit des Hopi depuis un jour funeste d’avril 2013 à Paris, lorsque des Katsinam se sont trouvés mis en vente comme « objets d’arts premiers » 33. Outre le fait qu’il s’agissait pour les Hopi d’une grave remise en cause de leur responsabilité (comme protecteurs des Katsinam), et de la transgression d’un interdit (on ne doit jamais voir les masques sans leurs danseurs), l’exposition-vente des Katsinam à l’hôtel Drouot, sur des présentoirs avec numéros de lot et mises à prix, était insoutenable. Les Hopi plaidèrent au tribunal qu’on ne pouvait vendre des « personnes » (dont la vente est frappée d’illicéité). Mais le droit français réserve la notion de personne au seul corps humain ; aussi la plainte fut-elle déboutée 34 et les Katsinam continuent-ils d’être vendus à Paris comme bibelots exotiques. La ronde des êtres, ronde des formes d’être Si l’on réunissait la collection complète de tous les Katsinam, on disposerait du système exhaustif des propriétés définissant l’univers hopi. (P. Descola, La fabrique des images, Paris 2010, p. 180).

Si les Katsinam convoquent des principes spirituels liés à l’autre monde, de quelle nature sont ces principes ? Sont-ils déjà caractérisés en puissances, en aspects et en processus dans l’autre monde, formant la collection des

32. L. Hieb, « Masks and Meaning : a contextual Approach to the Hopi Tüvi’kü », dans R. Crumrine (éd.), Ritual Symbolism and Ceremonialism in the Americas: Studies in Symbolic Anthropology, Greeley 1979, p. 62-80. 33. P.  Perez, « Marchands et collectionneurs de sacré ; retour sur l’affaire des Katsinam Hopi », Les nouvelles de Survival (décembre 2013), http://www.survivalfrance.org/textes/3317-katsina (juin 2015). 34. Citons l’ordonnance du juge : « Si les masques en cause ont, pour les personnes se déclarant de la tribu Hopi, ou pratiquant la religion traditionnelle à laquelle ils se rattachent, une valeur sacrée, une nature religieuse ou s’ils incarnent l’esprit des ancêtres de ces personnes, il reste qu’il est manifeste qu’ils ne peuvent être assimilés à des corps humains, ou des éléments des corps de personnes existant ou ayant existé, susceptibles d’être protégés sur le fondement des principes généraux admis en droit positif et visés à l’article 16-1-1 du Code Civil » (TGI de Paris, Extrait des minutes de l’Ordonnance en Référé du 12 avril 2013, no 13.52880, p. 5).

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Patrick Pérez caractères du vivant (une collection que les Katsinam actualiseraient ou rendraient visibles), ou s’agit-il d’une force collectrice anonyme et amorphe, « grand tout » d’où procéderait la diversité du vivant ? Peut-on accéder véritablement à une telle représentation de la pensée hopi ? Pour accéder à cette « nature », il faudrait retrouver une situation ethnographique dans laquelle les Hopi convoqueraient les Katsinam dans un espace de médiation entre la surface et l’autre monde (cet espace intermédiaire que nous avons relevé dans les mythes), et sans faire usage de masque. Or cette situation existe et on peut sans doute en interpréter le contenu. Don Talayesva, dans son autobiographie hopi, comprend durant la danse de nuit qui suit son initiation aux mystères des Katsinam que ceux-ci sont (aussi) des Hopi : Cette nuit-là, tout le monde est allé voir danser les Katcina [sic] dans les kivas […] 35. Quand les Katcina sont entrés dans la kiva sans masques, j’ai eu un grand choc : ce n’étaient pas des esprits mais des êtres humains. Je les reconnaissais presque tous et je me sentais bien malheureux, puisque toute ma vie on m’avait dit que les Katcina étaient des dieux ; j’étais surtout choqué et furieux de voir tous mes oncles, pères et frères de clan, danser en Katcina 36.

Pourtant, si les hommes étaient dépourvus de masques, comment Don savait-il que ceux-ci étaient des Katsinam ? La réponse est triple : d’une part, parce que les danseurs eux-mêmes disent en entrant dans la kiva qu’« ils sont les Katsinam » 37 ; d’autre part, parce que les danseurs chantent et dansent des rôles de Katsinam (là encore se vérifie la dimension performative de ces existants) ; enfin, parce que la danse a lieu dans la kiva, soit dans un espace intermédiaire entre la surface et l’autre monde, celui-là même d’où procède la puissance des Katsinam. Mais il y a plus, car les figures que dessinent les danseurs sont très différentes de celles que l’on observe généralement. Une description de Henry Voth datant de 1900 nous en offre un unique compte rendu détaillé : il y a à gauche un cercle de Taqa (mâles), à droite un cercle de Mana (femelles, i.e. des hommes grimés en femmes) ; en dansant, les cercles se touchent au centre pour former tour à tour un couple au hasard. Ces couples, qui se font et se défont, forment des alliances improbables (un vieux et une

35. Les kivas sont des pièces à demi enterrées utilisées par les Hopi pour certains rites confidentiels, mais aussi pour les danses d’hiver. Par leur architecture, ces pièces contribuent à replacer les officiants dans le monde décrit par les grands récits mythiques. Voir P. Perez, « De maison en sanctuaire ; une petite histoire de la kiva des Hopi », Les nouvelles de l’archéologie 127 (mars 2012), p. 54-59. 36. D. Talayesva, Soleil Hopi, Paris 1982, p. 108. 37. M. Titiev, Old Oraibi, p. 119.

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Un essai sur la nature des Katsinam Hopi jeune, un jeune et une vieille, un contrefait et une belle, etc.). Ils tiennent dans les bras des poupées – non des tithu, mais des poupées de coton –. Allant de kiva en kiva durant la soirée, ils épuisent toutes les combinaisons possibles 38. Bien sûr, les interprétations de ce rite peuvent être nombreuses, d’autant que la danse fait penser (par le travestissement, par l’usage de poupées de tissu, par l’absence de masques) à un rite de clowns. Aussi subsistera-t-il toujours une ambiguïté sur sa signification. Pourtant, en insérant ce rite dans le cadre que nous avons dressé, il nous apparaît que cette danse est une évocation de la nature comme du travail des Katsinam : un ensemble de puissances, se combinant en êtres nouveaux que recevront métaphoriquement les femmes lors des danses publiques sur les places, sous la forme de « petites images » à faire croître dans leur ventre (« petites images » devenues des objets de commerce sous la forme de tithu). Les enfants sont bien les Katsinam ; comme le sont aussi leurs pères s’appliquant à « croître en Katsina », à se dédoubler en actualisant et rendant visibles ces puissances qui les composent, avant de mourir et d’être déconfigurés dans l’autre monde, pour que le cycle recommence. Ce cycle peut être sommairement décrit de la manière suivante : la vie, issue du monde inférieur, se déplace vers la surface sous forme de nuages et de parfum, se condense en eau ou se configure partiellement en Katsina, puis se substantialise en formes, croît et mûrit de forme en forme, enfin se dissout partiellement (car les grands initiés restent des Katsinam) ou totalement pour retourner dans l’autre monde. Avec ses nombreuses figures intermédiaires entre vivants et « ancêtres », ce cycle a deux opérateurs principaux que sont la forme et le mouvement : deux opérateurs procédant sans doute de l’observation et de l’interprétation du développement végétal, la morphogenèse étant pour les Hopi l’un des aspects les plus saisissants de la vie des végétaux. Sur la notion de « personne » On sait depuis les travaux d’Eduardo Viveiros de Castro que les Indiens n’ont pas d’« ontologie » en raison de leur perspectivisme. Pour mieux le dire, l’identification d’une intériorité en absolu qui serait distincte de la physicalité et qui constituerait de ce fait une réalité spéculative indépendante est très problématique. C’est ce que nous venons de découvrir avec les Katsinam, leurs enfants et surtout leurs officiants. Revenons à ce que nous enseigne JeanPierre Vernant 39 : la notion occidentale de personne, au sens d’une alliance de deux principes distincts (l’alliance somato-psychique) est une construction religieuse et philosophique dont on peut faire la généalogie depuis les sectes pythagoriciennes. Avant l’avènement de cette notion de personne, les

38. H. R. Voth, G. A. Dorsey, The Oraïbi Powamu Ceremony, Chicago 1901 (Field Columbian Museum Publications 61), p. 130. 39. J.-P. Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque », dans Œuvres I, p. 573-574.

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Patrick Pérez Grecs se pensaient probablement comme leurs dieux ; c’est-à-dire sans avoir dépecé l’être en composants distincts, indépendants d’un cadre sociétal et pratique. L’une des conséquences en est que le dualisme âme/corps n’est pas un universel de la pensée humaine ; c’est une autre de ces spécialités propres à l’Occident récent et peut-être assez peu partagée. Pour ceux qui comme moi ne sont ni hellénistes ni spécialistes du fait religieux, l’une des grandes leçons de Vernant a été de nous faire prendre conscience que des notions que nous placions au centre de notre pensée, dont nous pouvions croire qu’elles avaient toujours existé, avaient en fait une histoire. Car l’âme comme daimôn, le corps, la raison, la mémoire, la personne sont d’abord des faits de culture.

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DE LA PUISSANCE À LA PERSONNE LE CULTE DU DIEU BIBLIQUE DE LA SYNAGOGUE ET DE L’ÉGLISE À LA FIN DE L’ANTIQUITÉ *

Ron Naiweld

Cet article s’inspire de la distinction analytique entre personne et puissance divine pour éclairer quelques aspects cultuels et théologiques du judaïsme de la fin de l’Antiquité et leur rapport au christianisme. Il explore notamment une autre manière que celle du culte chrétien d’articuler le dieu biblique avec le paysage religieux du monde gréco-romain. Ce faisant, il revient sur la vieille « fraternité » conflictuelle des religions juive et chrétienne, en la situant dans un nouveau cadre d’analyse historique et conceptuelle 1. Le judaïsme et le christianisme antiques présentent un cas rare où la même divinité – le dieu biblique – est adorée de deux manières distinctes, dont une seule se cristallise autour d’une personne divine 2. L’étude comparatiste amorcée ici pourrait donc éclairer une évolution des pratiques religieuses caractéristique du monde chrétien, à laquelle la distinction posée par Jean-Pierre Vernant fait allusion : de l’adoration des puissances à celle des personnes 3.

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Je voudrais remercier les éditrices du volume pour la révision du texte et leurs suggestions précieuses. Je remercie surtout Nicole Belayche qui m’a aidé à mieux cerner les aspects « païens » du culte synagogal. 1. Une littérature abondante existe aujourd’hui sur le rapport entre judaïsme et christianisme dans l’Antiquité. Pour une très bonne synthèse bibliographique : A. Yoshiko Reed, « Parting Ways over Blood and Water? Beyond “Judaism” and “Christianity” in the Roman Near East », dans S. C. Mimouni et al. (éd.), La croisée des chemins revisitée. Quand l’Église et la Synagogue se sont-elles distinguées ?, Paris 2012, p. 227-260, notamment p. 228-238. Voir aussi G. Stemberger, « Rabbinic Reaction to the Christianization of Roman Palestine: A Survey of Recent Research », dans A. Laato et al. (éd.), Encounters of the Children of Abraham from Ancient to Modern Times, Leyde 2010, p. 141-163. 2. Celle de Jésus. 3. Dans le christianisme, cette évolution est soutenue par un discours théologique dont le point de départ est l’expression δύναμις θεοῦ qu’on trouve plusieurs fois dans les lettres de Paul en référence au Christ.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114084

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Ron Naiweld Le terme religion, il faut le préciser, est employé ici dans un sens « païen », c’est-à-dire principalement en référence aux aspects cultuels du judaïsme et du christianisme antiques 4. Aucune des deux « religions sœurs » n’est prise ici pour aveugle théologiquement 5 : la distinction n’est pas dessinée selon les contours de savoirs incompatibles sur le monde divin, mais elle renvoie à la différence entre leurs logiques cultuelles. Si le culte est le rite conçu et pratiqué dans l’objectif de profiter des puissances du dieu adoré, l’Église et la Synagogue se distingueraient par leur conception du medium de la puissance divine : une personne pour la première et le livre de la Torah pour la deuxième. L’analyse qui suit s’oppose à une tendance, toujours prégnante chez de nombreux chercheurs, qui voit dans le monothéisme l’attribut le plus constitutif du judaïsme antique. En me démarquant de cette tendance, je m’appuie sur plusieurs études récentes qui ont mis en question non seulement la conception monolithique du judaïsme antique, mais aussi la pertinence de cette catégorie (« judaïsme ») pour tenter d’appréhender la vie individuelle et sociale des Judéens de l’Antiquité. En réalité, l’usage même du terme « judaïsme » dans le sens de système religieux n’apparaît que dans le discours paulinien, ou en tout cas chrétien 6. Lorsque l’historien de l’Antiquité parle aujourd’hui du judaïsme des premiers siècles de notre ère, il doit tenir compte de ce fait, et rejeter la conception chrétienne du judaïsme – une religion fondée sur une théologie (à moins que son objet de recherche ne soit le judaïsme tel qu’il était conçu par les discours chrétiens). Le judaïsme antique était un ensemble de coutumes et d’attitudes ethniques (cultuelles et autres) que les auteurs juifs antiques ont souvent qualifiées de lois ou coutumes ancestrales. À ces attitudes appartenait aussi le monothéisme. Cette conception du judaïsme antique, que je partage, invite à reconsidérer la place et la fonction données au principe monothéiste. Le monothéisme est un des attributs de ce judaïsme ; il pourrait être important, mais il n’opère pas comme un principe organisateur 7.

4. Sur l’usage de la catégorie de « religion » dans les études sur le judaïsme antique, voir D. Boyarin, « Rethinking Jewish Christianity: An Argument for Dismantling a Dubious Category », The Jewish Quarterly Review 99 (2009), p. 7-36. 5. La perspective « théologique » de la séparation entre judaïsme et christianisme, développée par des penseurs chrétiens des premiers siècles de notre ère, est toujours adoptée par des historiens contemporains comme Daniel Boyarin et Peter Schäfer, lesquels expliquent la séparation dans des termes théologiques. Pour une critique de cette approche, A. Schremer, Brothers Estranged. Heresy, Christianity, and Jewish Identity in Late Antiquity, Oxford 2010. 6. Voir à ce sujet S. C. Mimouni, Le judaïsme ancien du vie siècle avant notre ère au iiie siècle de notre ère. Des prêtres aux rabbins, Paris 2012, p. 22-25. Notons que ce terme (« judaïsme ») n’apparaît pas dans le corpus littéraire principal produit par des Juifs de la fin de l’Antiquité, la littérature talmudique. 7. Voir P. Hayman, « Monotheism – A Misused Word in Jewish Studies » Journal of Jewish Studies 42 (1991), p. 1-15. Voir aussi M. Mach, « Concepts of Jewish Monotheism during the Hellenistic Period », dans C. C. Newman et al. (éd.), The Jewish Roots of Christological Monotheism. Papers from the St. Andrews Conference on the Historical Origins of the Worship of Jesus, Leyde 1999,

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De la Puissance à la Personne Le « judaïsme » qui nous occupera ici, principalement dans sa dimension cultuelle, est celui des premiers siècles de notre ère. Les deux premières parties de l’article abordent une des marques identitaires de la religion juive de cette époque, à savoir la fixation du livre de la Torah comme support principal du culte synagogal. Le livre de la Torah constitue un objet sacré à travers lequel le dieu est adoré. Ce constat autorise à situer les synagogues dans le contexte païen gréco-romain : on adore un dieu au travers d’un objet qui permet de profiter de sa puissance 8. La partie finale de notre article s’inspire de la distinction entre puissance et personne divine pour interroger, de manière plus générale, le rapport entre culte synagogal et culte chrétien. Son objectif est de préparer le terrain à une comparaison plus ample entre les deux cultes qui sera l’objet d’une étude ultérieure. La comparaison sera faite à partir de leur base commune : le mythe biblique, et tout particulièrement sa représentation de la personne divine de Yahweh. L’analyse du mythe démontre que les deux notions qui distingueront les deux cultes – puissance et personne divines – y sont déjà articulées l’une avec l’autre. Selon le récit biblique, Israël sera aidé par la puissance de Yahweh seulement s’il l’accepte comme personne divine, à savoir Elohim. Le projet de la Synagogue comme de l’Église serait de céder à la demande du dieu biblique afin de sauver Israël, qu’il s’agisse de l’esprit ou de la chair, mais leurs réponses diffèrent. L’Église, contrairement à la Synagogue, ne se contente pas de réitérer la demande de Yahweh ; elle établit un rite dont l’objectif est de permettre une reconnaissance immédiate et non-intellectuelle de sa personne. Le livre adoré Le visiteur d’une synagogue contemporaine tourne presque naturellement son regard vers le fond de la salle, là où se trouve l’armoire de la Torah, ce que l’anglais appelle « the Torah Shrine ». Caché dans ce « sanctuaire » est l’objet le plus sacré de la synagogue, le livre de la Torah (sefer torah), son point focal, ce qui en fait justement une synagogue et pas simplement une salle de prière. Toute synagogue possède au moins un livre de la Torah, préparé par un spécialiste (sofer stam) conformément à une longue série des règles strictes. Il

p. 21-42. Selon Mach, le « monothéisme » des auteurs juifs hellénistiques est le résultat de leur tentative de se rapprocher du monde grec et non pas de se distinguer de lui (p. 32). Cf. G. Bohak, « The Impact of Jewish Monotheism on the Greco-Roman World », Jewish Studies Quarterly 7 (2000), p. 1-21, qui montre que la dimension monothéiste du judaïsme n’était pas reconnue par les non-Juifs qui ont écrit sur les Juifs. 8. De fait, même le corpus textuel juif le plus important du début du iiie siècle – la Mishnah – ne distingue pas le culte synagogal comme monothéiste lorsqu’il le situe dans le contexte des cultes étrangers. Voir notamment le traité avodah zarah (sur le culte étranger).

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Ron Naiweld s’agit d’un rouleau composé de 62 à 84 feuilles de parchemin, cousues l’une à l’autre par des tendons d’animaux « purs ». Il mesure en moyenne 60 cm et pèse une dizaine de kilos. Le texte hébraïque (massorétique) du Pentateuque y est écrit en caractères carrés ornementés. Le rouleau est ensuite enroulé sur deux cylindres en bois. De tous les objets d’une synagogue normale, le sefer torah est sans doute le plus cher, à partir de 15 000 euros, auxquels il faut ajouter le boîtier ou une couverture en velours, ainsi que d’autres ornements (une couronne en argent forgé par exemple). Le sefer torah est enfermé dans une armoire appelée « l’arche sacrée » (aron qodesh), un terme qui renvoie à « l’arche d’alliance » biblique, placée dans le Saint des Saints du Temple de Salomon. L’arche sacrée est située au fond de la synagogue, sur le mur orienté vers Jérusalem (le sens de la prière) ; les personnes qui prient la regardent donc en permanence. En règle générale, l’arche reste fermée et n’est ouverte qu’à l’occasion de certains jours et de certaines fêtes, lorsque sont lues des parties de la Torah. Lors de chaque ouverture de l’arche qui expose les livres, les présents se lèvent. Celui qui porte le livre depuis l’arche jusqu’à l’endroit où il va être posé pour être lu marche dans la synagogue en accomplissant une sorte de procession, et les présents posent leur main sur le boîtier et l’embrassent. Après la récitation du texte assigné à la prière, un des membres de la communauté lève le livre (ce qui représente un réel effort physique) de façon à ce que tout le monde puisse le voir, avant de le refermer dans son boîtier et de le redéposer dans l’arche sacrée. À quelques différences près 9, la même vénération rituelle du livre de la Torah est pratiquée dans toutes les synagogues aujourd’hui. Pour l’histoire de cette pratique cultuelle, les premiers siècles de notre ère constituent un moment clé. À partir du iiie siècle, on constate l’existence d’une structure fixe dédiée au livre de la Torah dans les synagogues de Palestine et de la diaspora. Cette structure – le « sanctuaire » de la Torah 10 – se présente sous trois formes : un édicule, une niche ou une abside. The process of introducing the Torah scrolls into the synagogue on a permanent basis was a long one. From the extant, though limited, evidence, it is rather clear that pre-70 synagogues did not have any bimot or aediculae, and the Torah would have been brought into the hall for reading and then removed. By the third and fourth centuries, a permanent installation was becoming more common, and by the end of Late Antiquity, it was almost a universal fixture 11.

9. Aujourd’hui, chez les Juifs séfarades, on lève le livre avant la lecture. 10. Les auteurs anciens, à partir du milieu du iiie siècle, utilisent le terme aron en référence à l’histoire biblique ; voir infra. 11. L. I. Levine, The Ancient Synagogue, New Haven 2005, p. 203 n. 105. Voir aussi R. Hachlili, « Torah Shrine and Ark in Ancient Synagogues: A Re-evaluation », Zeitschrift des Deutschen Palästina-Vereins 116, 2 (2000), p. 146-183 : [les synagogues] « contained a distinctive feature,

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De la Puissance à la Personne Selon Steven Fine et Lee I. Levin, l’introduction de l’armoire de la Torah dans la synagogue est un des facteurs majeurs qui a contribué à sa sacralisation dans les communautés juives de la fin de l’Antiquité 12. La sacralisation de la synagogue s’inscrit dans une tendance cultuelle du monde gréco-romain de l’époque (ier-iie siècles) étudiée par Guy Stroumsa dans ses conférences sur la fin du sacrifice 13. Selon Steven Fine, the development of the synagogue was related to the increasing mobility of religion in Greco-Roman period away from temples and in the direction of smaller religious communities. While others focused upon the holy person, Jews set their attention upon their own cult objects, the scroll of the « Sacred Scriptures » (kitvei ha-qodesh) 14.

L’affirmation de Fine brouille la frontière entre les synagogues et les lieux de culte païens. Elle nous permet ainsi de penser la différence entre les deux au niveau du contenu : ce qui distingue la synagogue du lieu de culte païen, c’est l’objet qui donne sens au culte – le livre de la Torah. Sinon, les deux institutions ont une structure proche 15. Cette similarité a été évoquée par deux chercheurs au moins : l’historien anglais Martin Goodman dans un article publié en 1990 16 et le bibliste hollandais Karel van der Toorn dans un livre publié en 1997 17. Martin Goodman a analysé des sources historiques et rabbiniques

a predetermined focal point permanently built into or affixed to the Jerusalem-oriented wall, i.e. the Torah shrine. The archaeological evidence proves that only now was the orientation towards Jerusalem important. It seems most likely that the orientation of the synagogue was determined by the position of the Torah shrine structure constructed on the Jerusalem-oriented wall. The congregation inside the hall prayed facing the Torah shrine and therefore facing Jerusalem. This emphasis on the Torah shrine and the Jerusalem orientation symbolized the sanctity of the place and acted as a reminder of the Temple. » (p. 146). 12. L. I. Levine, The Ancient Synagogue, p. 202 ; S. Fine, This Holy Place. On the Sanctity of the Synagogue during the Greco-Roman Period, Notre Dame 1998, p. 36-7 et 159-60. Les témoignages sont à la fois archéologiques et littéraires. Pour la datation de structures pour la Torah dans la synagogue au iiie siècle, voir supra et E. M. Meyers, « The Torah Shrine in the Ancient Synagogue: Another Look at the Evidence », Jewish Studies Quarterly 4, 4 (1997), p. 303-338. 13. G. G. Stroumsa, La fin du sacrifice. Les mutations religieuses de l’Antiquité tardive, Paris 2005. 14. S. Fine, This Holy Place, p. 59. 15. Voir aussi S. Schwartz, Imperialism and Jewish Society. 200 BCE to 640 CE, Princeton 2001, p. 225, sur la synagogue palestinienne au ier siècle : « […] synagogues already possessed their most distinctive feature, shared to the best of my knowledge only by Mithraea and to a limited extent churches : the congregation assembled in large room that had not completely separate space for a clergy […] ». 16. M. Goodman, « Sacred Scriptures and “Defiling of Hands” », Journal of Theological Studies 41 (1990), p. 99-107 et « Sacred Space in Diaspora Judaism », dans B. Issac, A. Oppenheimer (éd.), Studies on the Jewish Diaspora in the Hellenistic and Roman Periods, Tel Aviv 1996 (Teuda 12), p. 1-16. 17. K. Van der Toorn, « The Iconic Book. Analogies between the Babylonian Cult of Images and the Veneration of the Torah », dans Id. (éd.), The Image and the Book. Iconic Cults, Aniconism, and the Rise of Book Religion in Israel and the Ancient Near East, Louvain 1997, p. 229-248.

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Ron Naiweld des premiers siècles de notre ère pour montrer que le livre de la Torah a été perçu par des non-Juifs (et probablement par des Juifs aussi) comme une idole, comme un objet sacré du culte juif : To an ill-informed outsider the Jewish rite may have appeared to differ from forms of worship in contemporary pagan cults in Syria only in the simple fact that the object of reverence was neither the god nor a representation of the god, to which sacrifices and libations were to be offered, but a scroll, whose sole function was to be read 18.

Selon Goodman, rien dans le texte biblique n’exige une telle vénération de l’objet du livre de la Torah. Il situe le phénomène à la fin de la période du Deuxième Temple 19. En effet, la sacralisation de l’objet même du livre de la Torah est attestée dans des sources des premiers siècles. Flavius Josèphe décrit un événement des années cinquante, lorsqu’un soldat romain qui avait déchiré le livre de la Torah fut exécuté par le gouverneur à la demande des Juifs 20. De même, selon le traité Yadayim (« Mains ») de la Mishnah, la sacralisation du livre est devenue un objet de débat théologique et halakhique entre Pharisiens et Sadducéens, donc à peu près au même moment, à la fin de la période du Deuxième Temple 21. Contrairement à Martin Goodman, Karel van der Toorn estime que la sanctification de l’objet du livre de la Torah est présente dès la Bible, au niveau de la rédaction deutéronomique. Selon lui, le changement intervient dans la période qui suit la chute de la Samarie, en 721 avant notre ère : des réfugiés du royaume du Nord ont collaboré avec ceux de Jérusalem pour reformer le culte juif selon un idéal double, « la centralisation du culte à Jérusalem (Deut. 12) et la suppression du culte des images (Deut. 4:16-18, 23, 25 et 7:25-26) ». C’est

18. M. Goodman, « Sacred Scriptures », p. 103. 19. Selon S. Fine, This Holy Place, p. 13-14, « the sanctification of biblical scrolls was part of the larger shift from direct Divine revelation to textual interpretation during the Second Temple period. The priestly urim and tummim oracles gone (Neh. 7 :65), and direct prophesy on the wane, the scroll came to be treated as an oracular document from which God’s will could be discerned […]. In the literature of the latter Second Temple period inspired Scriptures were often called holy books. This first appears in 1 Maccabees 12:9 (after 63 BCE), where we hear of ta biblia ta hagia […]. The biblical scrolls were considered to be holy during the latter Second Temple period and were treated by Jews and gentiles alike as objects of veneration ». 20. Josèphe, Guerre des Juifs 2, 228-231. Voir aussi M. Haran, « Bible Scrolls in Eastern and Western Jewish Communities from Qumran to the High Middle Ages », Hebrew Union College Annual 56 (1985), p. 21-62 ; M. Goodman, « Sacred Space in Diaspora Judaism », p. 3. 21. Voir Mishnah yadayim 3-4 qui mentionne l’affirmation rabbinique selon laquelle « les saints écrits contaminent les mains ». Timothy Lim a récemment lié cette règle aux traditions bibliques concernant l’arche sacrée : T. H. Lim, « The Defilement of the Hands as a Principle Determining the Holiness of Scriptures », The Journal of Theological Studies 61, 2 (2010), p. 501-515.

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De la Puissance à la Personne surtout ce dernier point qui aurait contribué, selon lui, à la sacralisation du livre de la Torah : « The void left by the cult images was filled by the written word » 22. Par-delà l’accent mis sur des périodes différentes, Karel van der Toorn et Martin Goodman sont d’accord sur le fait que le livre de la Torah vient remplacer l’idole. Même si van der Toorn a raison de situer les racines de ce phénomène au viiie siècle avant notre ère, il est clair que la destruction du Temple de Jérusalem en 70 et le climat religieux des premiers siècles de notre ère l’ont intensifié. À la fin du iie siècle de notre ère, il semble en effet que la nouvelle forme du culte juif commence à se stabiliser. La synagogue contient désormais une sorte de sanctuaire, qui en fait précisément un lieu saint. En son sein se trouve le livre de la Torah, l’objet sacré placé au cœur du culte 23. La sacralisation du rouleau de la Torah est l’expression d’une évolution qui déplace la puissance du dieu adoré au livre qui raconte son histoire. En effet, déjà au ier siècle, on a attribué au livre de la Torah une puissance protectrice 24. Le fait qu’à partir du milieu du iiie siècle les sources rabbiniques remplacent le terme teiva par le terme aron (arche), lorsqu’elles se réfèrent à l’armoire de la Torah, pourrait aussi indiquer que l’attribution d’une puissance au livre est devenue relativement répandue dans des communautés juives des iiie et ive siècles 25. Comment le livre de la Torah est-il devenu le medium de la puissance du dieu juif ? Une partie de la réponse se trouve sans doute dans cette particularité du dieu biblique qui refuse d’être adoré par des images. Telle est la réponse donnée, entre autres, par Karel van der Toorn pour qui la sacralisation du livre de la Torah permet de résoudre le problème posé par le deuxième commandement. Autrement dit, les cultes de Yahweh qui adoptaient le mythe biblique devaient s’organiser selon ses critères dont un des plus importants était l’interdiction de l’adoration : « ni statue ni image ». Le Temple de Jérusalem était le lieu paradigmatique du culte du Yahweh biblique. Au cœur

22. K. Van der Toorn, « The Iconic Book », p. 240-241. 23. Voir S. Schwartz, Imperialism, p. 230-233. Ce n’est pas un hasard si on constate chez les rabbins des premiers siècles une volonté de fixer une version stable de la Torah. M. Goodman suggère, avec raison à mon sens, que, dans les lois concernant la rédaction des rouleaux de la Torah, les rabbins se souciaient moins du « sens » du texte que de son « apparence » (M. Goodman, « Sacred Scriptures », p. 106). 24. Voir l’interprétation de L. I. Levine de l’histoire, rapportée par Flavius Josèphe dans Guerre des Juifs 2, 285-292, de la réaction du gouverneur romain Florus au fait que les Juifs de Césarée ont sorti le rouleau de la Torah de la ville (en ca 66). Levine en conclut que les Romains autant que les Juifs accordaient au rouleau une puissance protectrice : L. I. Levine, The Ancient Synagogue, p. 147 ; voir aussi S. Schwartz, Imperialism, p. 124. 25. La Bible attribue une puissance protectrice au aron ha-brit (« arche d’alliance »), auquel le terme aron fait référence ; voir notamment les deux livres de Samuel. Cf. aussi I. Jamitovsky, « De teiva à aron : la transformation de l’arche sacrée dans la période de la Mishnah et du Talmud », Kenista 3 (2007), p. 99-128 (en hébreu).

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Ron Naiweld de ce temple, au lieu le plus saint, là où dans les temples d’autres dieux se serait trouvée une statue ou un autre objet, était donc un vide matériel. Après la destruction du Temple en 70, il fallait trouver d’autres moyens de continuer le culte du dieu juif. Était-il possible de continuer l’adoration d’un vide matériel dans les petites assemblées qu’étaient les synagogues antiques 26 ? Nous savons peu de chose sur les modalités de culte dans ces lieux, les auteurs antiques (qu’il s’agisse de Philon, de Josèphe ou des rabbins) ayant abordé principalement l’activité intellectuelle qui s’y déroulait (notamment la lecture et l’étude de la Loi et des livres bibliques). Les découvertes archéologiques ne nous aident pas non plus car, même si l’on accepte l’identification de certaines structures des ier et iie siècles comme des synagogues, il est très difficile d’en tirer des conclusions sur le culte qui y était pratiqué. Il est cependant possible que le rouleau de la Torah ait fonctionné comme le support principal du culte synagogal dès le ier siècle 27. Nous avons déjà vu que plusieurs sources (Josèphe et la littérature rabbinique) attestent d’une tendance, chez les Juifs palestiniens de cette époque, à considérer le rouleau de la Torah comme un objet sacré doté d’une puissance divine. Il est donc probable qu’après la destruction du Temple, dans un monde qui ne pouvait accepter qu’un culte se centralise autour d’un vide, on ait placé le rouleau de la Torah au cœur du culte synagogal. Avant 70, le vide matériel qui représentait le dieu juif était caché, inscrit dans l’économie architecturale et rituelle particulière du Temple de Jérusalem. Une fois le Temple détruit, ceux qui voulaient continuer le culte juif de Yahweh devaient trouver d’autres moyens pour l’inscrire et pour le rendre signifiant dans le monde gréco-romain auquel ils appartenaient. La solution était l’adoration de ce dieu dans un objet considéré comme le medium de sa puissance qui n’était « ni statue ni image ». Le livre de la Torah en tant qu’objet était un candidat parfait 28. Les rabbins et le culte du Livre L’évolution décrite dans la section précédente – la transformation du livre de la Torah en support principal du culte synagogal – nous laisse avec de nombreux points d’interrogation. Notamment, s’est-il agi d’un développement plutôt spontané, advenu plus ou moins en même temps dans des communautés

26. La question reste pertinente bien que, pour les pratiquants, ce vide matériel représente une présence divine transcendante. 27. Sur l’histoire de la pratique des lectures de la Torah, L. H. Schiffman, « The Early History of Public Reading of the Torah », dans S. Fine (éd.), Jews, Christians, and Polytheists in the Ancient Synagogue. Cultural Interaction during the Greco-Roman Period, Londres 1999, p. 38-49. 28. Le fait que c’est principalement à partir du iiie siècle qu’on constate le développement d’une structure pour la Torah pourrait s’expliquer par le contexte historique de l’Empire, et notamment par le rapport plutôt favorable des Sévères aux Juifs palestiniens.

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De la Puissance à la Personne juives en Palestine et dans la diaspora, ou bien d’un changement coordonné par une autorité juive religieuse en Palestine ou ailleurs 29 ? Qui furent les agents de cette évolution ? Il serait tentant d’adopter ici le point de vue traditionnel de l’historiographie juive et de supposer l’identité « rabbinique » de ces agents. En effet, la place du livre de la Torah dans la synagogue représente un des cas les plus flagrants pour lesquels les sources rabbiniques classiques de l’époque dite tannaïtique, rédigées en Palestine pendant la première moitié du iiie siècle, sont en accord avec les découvertes archéologiques de la même époque 30. Plusieurs enseignements de la Mishnah, comme celui qui ouvre le troisième chapitre du traité Meguila, semblent confirmer que la Torah est l’objet le plus sacré de la synagogue 31 : Les habitants d’une ville qui vendent une rue de la ville, achètent avec cet argent une synagogue ; s’ils ont vendu la synagogue, ils achètent l’arche ; s’ils ont vendu l’arche, ils achètent les tissus [qui servent à couvrir les livres] ; s’ils ont vendu les tissus, ils achètent des livres ; s’ils ont vendu les livres, ils achètent une Torah. Mais s’ils ont vendu une Torah, ils n’achèteront pas de livre ! S’ils ont vendu un livre, ils n’achèteront pas de tissus ! S’ils ont vendu des tissus, ils n’achèteront pas d’arche ! S’ils ont vendu l’arche, ils n’achèteront pas de synagogue ! S’ils ont vendu une synagogue, ils n’achèteront pas la rue.

Derrière cette tradition juridique se trouve un principe théologique relativement simple : l’argent gagné par la vente d’un objet peut (voire doit) être utilisé pour l’achat d’un objet plus sacré. Le contraire est interdit. Ainsi, l’argent gagné par la vente d’une « rue » peut-il être utilisé pour l’achat d’une synagogue, mais pas le contraire. Le fait que la Torah est située au cœur du chiasme la désigne comme l’objet le plus sacré aux yeux des rabbins – celui d’où la sainteté se répand sur les objets qui l’entourent de manière concentrique. D’autres enseignements rabbiniques déjà évoqués confirment ce principe de la sacralisation de l’objet du livre de la Torah. Il est cependant plus probable que les textes rabbiniques reflètent une tendance qui existait déjà dans le milieu juif palestinien de leur époque, plutôt que l’autorité religieuse qui l’aurait lancée. Rappelons que le corpus

29. Cette question est liée au débat plus large relatif à l’organisation politique des communautés juives aux premiers siècles de notre ère, et notamment à la fonction des patriarches palestiniens, d’une part, et des rabbins, de l’autre, au sein de la société juive en Palestine et en Diaspora. La question a été traitée pour la synagogue par L. I. Levine, The Ancient Synagogue, qui défend une position de plus en plus majoritaire, mais pas consensuelle. 30. Cf. supra, n. 11. 31. Le traité regroupe les enseignements concernant la lecture du livre d’Esther pendant la fête des pourim, et contient par extension plusieurs enseignements concernant la synagogue et la liturgie synagogale.

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Ron Naiweld rabbinique principal du début du iiie siècle, la Mishnah, qui regroupe les traditions juridiques juives en les organisant de façon thématique, ne contient que peu d’enseignements sur la synagogue en général et sur le culte synagogal en particulier. Sur un peu plus de soixante traités de la Mishnah, aucun n’est dédié à la synagogue. Le culte juif principal abordé par les auteurs rabbiniques est celui du Temple de Jérusalem qui n’est plus pratiqué depuis la destruction de 70. Les rédacteurs des premiers documents rabbiniques reconnaissent l’existence de la synagogue et sa sainteté, mais en ce qui concerne la partie cultuelle du rite synagogal, ils interviennent principalement sur des questions relatives à la récitation des textes (bibliques ou prières) 32. Le débat autour de la place des rabbins dans les synagogues est toujours ouvert parmi les chercheurs, mais il suffit de constater ce relatif silence vis-à-vis des pratiques non textuelles du culte synagogal. Les rabbins ne se présentent pas comme des agents de changement de ces pratiques. Par ailleurs, ils ne citent aucune loi rendant obligatoire l’existence d’une structure pour la Torah 33. La littérature rabbinique classique donne cependant une clé possible pour comprendre la signification théologique du phénomène. Les premiers documents rabbiniques qui nous sont parvenus, rédigés dans la première moitié du iiie siècle, se divisent en général en deux genres : apodictique et midrashique. La Mishnah et la Tosefta regroupent principalement des enseignements de type apodictique, tandis que les recueils dits midrashiques contiennent des traditions exégétiques sur les quatre derniers livres du Pentateuque 34. Or le genre midrashique, qui s’élabore dans le courant du iie siècle et s’institutionnalise en quelque sorte pendant la première moitié du iiie siècle (avec la rédaction des recueils exégétiques), semble soutenir théologiquement la transformation de la Torah en support principal du culte juif. En effet, le projet des recueils exégétiques (c’est-à-dire du midrash rabbinique) ne peut pas être qualifié uniquement d’herméneutique ; contrairement aux autres types de lectures bibliques (juives ou chrétiennes), le midrash rabbinique ne conçoit pas le lien entre la réalité divine et le texte biblique dans un rapport hiérarchique de représentation. Pour le midrash, le texte de la Torah ne représente pas la parole divine, il la constitue. Il est la langue parfaite, la matrice qui porte le

32. Voir L. I. Levine, The Ancient Synagogue, p. 466-498. 33. Les enseignements de Tosefta Meguila 3, 14-15, représentent le passage le plus proche d’une description normative des aspects non textuels du culte de la Torah. Ils concernent surtout la position des « anciens » vis-à-vis de la teiva (l’armoire non fixée de la Torah) et du « peuple ». 34. Sur la distinction entre les deux genres, D. Weiss Halivni, La justification de la loi. Midrach, Michnah et Guemara suivi de La formation du Talmud, Paris 2011. Pour une introduction générale à la littérature rabbinique classique, G. Stemberger, H. L. Strack, Introduction au Talmud et au Midrash, Paris 1986 ; S. Safrai (éd.), The Literature of the Sages, Assen 1987-2006.

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De la Puissance à la Personne Logos divin 35. En établissant la Torah comme le réceptacle (et non la représentation) de la parole divine, le projet midrashique soutient théologiquement la présence d’une puissance divine en elle. La puissance de Yahweh Je voudrais, pour finir, utiliser l’aspect du culte synagogal discuté dans les sections précédentes comme un point de départ pour réfléchir sur la dimension personnelle du christianisme, c’est-à-dire sur le fait qu’il s’agit d’un culte dont l’objectif est de manifester et de réaliser le rapport personnel entre le fidèle et le dieu adoré. Pour comprendre la différence entre les cultes juif et chrétien, il faut d’abord revenir à leur point commun qui précède (au moins conceptuellement) le culte : le dieu que les deux cultes prétendent adorer. Le document principal qui nous informe sur ce sujet est la Bible hébraïque, qui remplit la fonction de mythe fondateur dans les deux religions. Si la tâche du retour à ce mythe est difficile, ce n’est pas à cause de sa complexité, mais parce que notre lecture de la Bible porte d’habitude les traces que les lecteurs et interprètes monothéistes y ont laissées. Il suffit de lire les livres savants qui abordent la mythologie biblique pour constater l’effort dédié à la justification de leur projet. Comme le note Michael Fishbane, l’idée que le monothéisme biblique est incompatible avec le mythe est l’héritage d’une tradition médiévale d’inspiration philosophique. Or cette tradition n’a été partagée ni par les auteurs de la Bible, ni par les exégètes rabbiniques de l’Antiquité. Pour eux, parler de leur dieu en utilisant un langage mythique ne posait aucun problème 36. L’analyse très préliminaire du mythe biblique que je vais présenter ici et qui s’inspire de la lecture qu’a donnée Jean-Pierre Vernant des mythes grecs, suit le projet de Michael Fishbane et d’autres, mais s’en distingue aussi sur deux points. D’abord, elle ne part pas de la supposition que les mythes bibliques sont déjà monothéistes, c’est-à-dire qu’ils sont fabriqués afin de transmettre un concept du monothéisme. On peut, si l’on veut, trouver ce concept dans le mythe, mais on n’est pas obligé de supposer qu’il est fondamental pour

35. Le premier passage de la Mekhilta de Rabbi Ishmael, recueil exégétique sur le livre de l’Exode (chapitres 12-22 et 31) rédigé aux environs du milieu du iiie siècle, démontre combien la problématique du rapport entre le Logos divin et le texte de la Torah a été centrale pour les rabbins, cf. R. Naiweld, « The Discursive Machine of Tannaitic Literature: the Rabbinic Resurrection of the Logos », dans C. Clivaz, S. C. Mimouni, B. Pouderon (éd), Les judaïsmes dans tous leurs états aux ier-iiie siècles (les Judéens des synagogues, les chrétiens et les rabbins), Turnhout, 2015, p. 405-434. 36. M. Fishbane, Biblical Myth and Rabbinic Mythmaking, Oxford 2003. J.-P. Vernant, qui critique A.-J. Festugière pour sa conception trop monothéiste de la religion grecque, semble partager avec lui l’idée de l’incompatibilité entre le monothéisme et le mythe ; voir par exemple J.-P. Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne (Paris 1990), repris dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, Paris 2007, 2 vol., I, p. 836-840.

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Ron Naiweld lui. Ensuite, mon analyse porte sur le mythe biblique, et non « les mythes bibliques », ou « le mythe dans la Bible ». Par mythe biblique, j’entends l’histoire que la Bible raconte d’un dieu, Yahweh, et de ses relations avec le monde divin d’un côté et, de l’autre, les êtres humains en général et un peuple spécifique – Israël – en particulier. En effet, le dieu national confectionné par le texte de la Torah, dont la rédaction sous sa forme plus ou moins actuelle date au plus tard du iie siècle avant notre ère, est un dieu obsédé par son désir d’être reconnu comme personne divine. L’histoire commence lorsque la puissance divine supérieure, celle désignée par le nom « dieu » au pluriel – Elohim – crée le ciel et la terre (Gn 1:1). Dans son article, Vernant rappelle que les diverses puissances surnaturelles dont la collection forme la société divine dans son ensemble peuvent elles-mêmes être appréhendées sous la forme du singulier, ho theos, la puissance divine, le dieu, sans qu’il s’agisse pour autant du monothéisme 37.

En effet, la Bible hébraïque, qui s’inspire des mythologies de l’Orient ancien, emprunte une voie un peu différente, peut-être plus explicite, pour désigner cet ensemble divin : ce n’est pas le nom qu’il met au singulier, mais ses attributs : au commencement, dieux (Elohim) a créé 38. Ce n’est qu’au deuxième chapitre de la Genèse que le héros du mythe est introduit. Son nom, dans le texte hébraïque, est Yahweh Elohim 39. Yahweh est une instance du monde divin, un cas particulier. Par son nom, on comprend qu’il participe au monde divin, tout en en étant distinct. Forcément, son pouvoir est plus faible que celui d’Elohim. Contrairement à Elohim, qui crée le ciel et la terre, Yahweh fait une terre et un ciel (Gn 2:4). Or la terre qu’il fabrique est aride, car il ne fait pas pleuvoir et il n’y a pas d’homme pour la cultiver. Comme les dieux d’autres mythes mésopotamiens, Yahweh crée l’homme pour profiter de son travail. Il met l’homme dans son jardin magnifique pour qu’il le cultive et en soit le gardien. Mais puisque c’est un jardin divin, il contient deux arbres dont les fruits permettent d’acquérir des puissances divines : la première est la connaissance du bien et du mal (ou du bon/mauvais) et la deuxième est la vie éternelle. Lorsque les auteurs du mythe biblique plantent les deux arbres dans le jardin de Yahweh, ils nous

37. J.-P. Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque », Mythe et pensée chez les Grecs (Paris 1965), repris dans Œuvres I, p. 568. Avec une référence à G. François, Le polythéisme et l’emploi au singulier des mots ΘΕΟΣ, ΔΑΙΜΩΝ dans la littérature grecque d’Homère à Platon, Paris 1957. 38. La puissance de l’ensemble divin qu’est Elohim, tel que le premier chapitre du livre de la Genèse la décrit, est créatrice. Ses outils sont la parole et la pensée. À la fin de la création, elle décide de créer l’homme à son image et à sa forme. 39. Le terme Yahweh Elohim n’apparaît pas sous cette forme en dehors du deuxième récit de la création, à une exception près, dans le discours de Moïse à Pharaon (Ex. 9:30).

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De la Puissance à la Personne disent quelque chose sur la double nature de sa puissance : il peut juger et il peut vivre éternellement. Cette double puissance est au cœur du drame : si l’homme mange les fruits des deux arbres, il acquerra et menacera le pouvoir de Yahweh. Or le dieu interdit à l’homme seulement de manger les fruits de l’un des deux arbres divins : non pas celui de la vie (car il lui est moins urgent que l’esclave meure), mais celui de la connaissance du bien et du mal (ou de la distinction bon/mauvais, 2:17). La raison est simple : il ne veut pas que l’homme puisse juger de sa situation et comprendre donc que son esclavage n’est pas bon. Yahweh menace l’homme en lui disant que l’arbre de la connaissance est empoisonné. Lui qui mange librement de l’arbre sait qu’il « n’est pas bon que l’homme soit seul » (2:18). Il faut le distraire, faire en sorte qu’il pense à autre chose, qu’il ait un rapport avec d’autres êtres vivants. Il fabrique tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel pour que l’homme les domine. Mais ceci n’est pas suffisant. Yahweh voit bien que l’homme a besoin de quelqu’un comme lui, un autre être humain. Il fabrique ainsi la femme. Les deux solutions apportées par Yahweh au problème de la solitude de l’homme –  l’animal et la femme  – finissent par révéler la faiblesse du plan divin. L’animal le plus rusé, le serpent, se rapproche de la femme. Il lui dit que Yahweh a menti et qu’ils ne vont pas vraiment mourir s’ils mangent les fruits de l’arbre. Le serpent est tellement rusé qu’il arrive à tracer le raisonnement de Yahweh : ce dernier sait que, si elle et l’homme mangent les fruits, ils acquerront une puissance divine qui les rapprochera d’Elohim. La femme est convaincue. Elle déguste un fruit et en donne aussi à l’homme. Les deux constatent que le serpent avait raison – ils ne meurent pas – et ils ouvrent leurs yeux pour comprendre qu’ils ne sont pas habillés, ce qui représente un mal. Ils fabriquent des vêtements pour se couvrir (3:1-7). L’homme et la femme se cachent de Yahweh car ils ont transgressé son ordre. Yahweh appelle l’homme qui doit répondre, car c’est toujours son maître. L’homme admet qu’il a transgressé l’ordre de son maître, mais jette la responsabilité sur sa femme. Il rappelle à Yahweh que cette femme lui a été donnée par lui. Yahweh passe donc à l’interrogation de la femme qui lui dit que le serpent l’a séduite. Au serpent il ne parle pas, peut-être parce qu’il sait qu’il avait raison. Il punit le serpent, la femme et finalement l’homme. Surtout, il comprend qu’il faut prendre des mesures plus drastiques pour empêcher l’homme de manger de l’arbre de la vie, ce qui le rapprocherait encore plus des Elohim. Une menace ne suffira pas. Il chasse l’homme de son jardin, et le fait revenir à la terre aride d’où il l’a créé (3:8-24). Yahweh comprend que les êtres humains ont un rapport spécial au monde divin, c’est-à-dire à Elohim qui les a créés à leur forme et à leur image (1:26). Il se voit donc menacé : les hommes peuvent se hisser à sa position dans le monde divin. La meilleure manière pour lui d’éviter le risque que cette ambiguïté génère est de faire reconnaître sa divinité par des hommes, c’est-àdire de faire en sorte que les hommes le reconnaissent comme Elohim. Mais 197

Ron Naiweld Yahweh comprend que, pour le moment, il ne peut pas obtenir une reconnaissance universelle. Aussi, à la suite du mythe, il se lie à un peuple particulier : Israël. Il essaie de conclure avec ce peuple un contrat dont les termes sont protection et adoration : Yahweh protège Israël à condition d’être reconnu comme Elohim par lui. Or cette solution est loin d’être parfaite. Le mythe biblique est composé d’une série d’échecs de Yahweh pour atteindre son objectif. Israël n’arrête pas de le tromper. Le mythe biblique dessine ainsi une tension permanente entre Yahweh et le peuple qu’il est censé protéger selon les termes d’une alliance difficilement observable : d’une part, il y a l’exigence de ce dieu d’être reconnu comme la personne divine par excellence – ou bien la personne qui représente le monde divin – et, d’autre part, il y a le peuple qui sait que, s’il répond positivement à cette demande, il sera protégé. Dans son ensemble, le mythe biblique propose la formule suivante : qui veut profiter de la puissance protectrice du dieu juif doit l’accepter comme dieu. Une des phrases que Yahweh répète le plus souvent dans ses dialogues avec le peuple d’Israël ou ses représentants est justement « Je suis Yahweh ton dieu […] ». Il a toujours le besoin de réitérer le fait de sa divinité, car l’homme ne veut pas l’accepter. Bien entendu, d’autres contextes religieux exigent aussi la reconnaissance de la divinité du dieu adoré pour profiter de sa puissance, mais le mythe biblique se distingue par le fait de formuler cette exigence de manière aussi explicite. C’est la raison pour laquelle, dans les religions qui se rapportent au mythe biblique, on peut parler de « fidèles » : l’adorateur doit faire preuve d’un investissement subjectif, il doit montrer qu’il est convaincu que le dieu qu’il adore en est un. Nous savons aujourd’hui que, au moins à partir du iie siècle avant notre ère, la capacité du culte pratiqué au Temple de Jérusalem de répondre à l’exigence de Yahweh fut souvent mise en question. Certains milieux juifs palestiniens avançaient l’idée que le Temple n’était pas l’équivalent du premier Temple de Salomon et que, par conséquent, le salut promis par le texte biblique n’était pas tout à fait accompli 40. Le fait que la protection que ce dieu a promise n’avait pas encore été mise en place signifiait qu’un des éléments du contrat n’était pas bien rempli. Yahweh étant un dieu, il était impossible de considérer que la faute lui revenait ; c’étaient plutôt les hommes qui n’avaient pas rempli leur part du contrat. En effet, bien des conflits idéologiques et/ou théologiques du judaïsme de l’époque hellénistique pourraient être expliqués comme ayant pour objet la meilleure méthode d’affirmer la reconnaissance de la divinité de Yahweh. Une des mouvances qui a formulé la critique la plus radicale, et de manière paradigmatique, de répondre à l’exigence de Yahweh fut le christianisme naissant du ier siècle. Il a ajouté au mythe biblique un deuxième et ultime chapitre qui a fait sortir Yahweh du texte et l’a transformé en un

40. Voir à ce sujet M. Kister, « Jérusalem et le Temple dans les rouleaux de la Mer Morte » dans Id. (éd.), The Qumran Scrolls and their World II, Jérusalem 2009, p. 477-496 (en hébreu).

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De la Puissance à la Personne homme en chair et en os. C’est justement la croyance en cette transformation miraculeuse qui constitue la porte d’entrée vers le salut chrétien. Nous savons par ailleurs combien de chrétiens des premiers siècles ont insisté sur la réalité humaine de la personne du Christ et sur sa divinité 41. Pour conclure, le mythos biblique est un texte (oral ou écrit, peu importe) qui décroche un dieu, Yahweh, de son environnement social et anthropologique, dans lequel il fonctionne comme une puissance, pour en faire le protagoniste (c’est-à-dire une personne) d’un récit. Quels que soient les circonstances historiques et les enjeux politiques et religieux de sa rédaction, dans son ensemble il transmet l’image très puissante d’un dieu dont l’exigence principale est d’être reconnu comme tel. Plus ce mythe devient central dans le culte yahwiste, plus ce dernier se centralisera autour de cette demande. Si le christianisme et le judaïsme des premiers siècles sont des religions du livre, c’est parce qu’ils conçoivent le dieu qu’ils adorent à partir de ce mythe fixé dans un livre. Ils revendiquent l’authenticité de l’histoire biblique de leur dieu, à laquelle est articulée la condition principale de sa protection. Deux religions consacrent la parole de ce dieu, sa promesse. Chez les chrétiens, celle-ci s’est manifestée deux fois : dans les écrits saints juifs et dans Jésus. Mais pour les Juifs, qui n’acceptaient pas la version chrétienne du mythe, la parole divine était déjà complète dans sa manifestation biblique, notamment dans la Torah, dont le statut privilégié dans le monde juif était établi depuis plusieurs siècles. L’objectif du culte synagogal était donc de rendre ce texte vivant : ce n’était pas la réalisation – l’incarnation – du personnage mythique de Yahweh, mais la réactualisation de l’événement de sa parole.

41. Le culte de la personne du Christ fut l’un des aspects du christianisme qui l’a mis en tension avec l’Empire. Sur les rapports entre le christianisme naissant et le culte impérial (où c’est la personne divine de l’empereur qui est adorée), voir D. Georgi, Theocracy in Paul’s Praxis and Theology, Minneapolis 1991 ; R. A. Horsley (éd.), Paul and Empire. Religion and Power in Roman Imperial Society, Harrisburg 1997, p. 10-24.

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CORPS DE PIERRES, CHANTS ET GROGNEMENTS. MATÉRIALISATION ET CIRCULATION DES PUISSANCES TOPIQUES CHEZ LES SORA (CENTRE-EST DE L’INDE)

Cécile Guillaume-Pey

Il n’y a de lieux que hantés par des esprits multiples, tapis là en silence et qu’on peut « évoquer » ou non. On n’habite que des lieux hantés – schéma inverse de celui du Panopticon. Michel de Certeau 1

En Inde, c’est généralement sous le signe du multiple que le divin se manifeste. Charles Malamoud 2 parle ainsi de « polysômie » pour évoquer la fragmentation d’une puissance divine en une multiplicité de corps. Si, comme le note André Padoux 3, l’Inde « dès les débuts, conçoit le divin comme transcendant » 4, la place conférée aux supports concrets – images auto-manifestées (svarupa) et consacrées (murti) ou corps du dévot lui-même –, n’en est pas moins cruciale au sein des pratiques de culte hindoues. Les divinités peuvent en outre se manifester par des supports non visibles 5 : sous une forme sonore, par des hymnes (mantra), des rythmes et des mélodies 6, ou encore par des images

1. M.  de Certeau, L’invention du quotidien I : Arts de faire, Paris 1990, p. 162. 2. C.  Malamoud, Cuire le monde. Rite et pensée dans l’Inde ancienne, Paris 1989, p. 267. 3. A.  Padoux, L’Image divine. Culte et méditation dans l’hindouisme, Paris 1990, p. 1. 4. La divinité conçue comme ekam advitiyam « inconnaissable, inaccessible à l’esprit humain » : « le regard n’y accède pas, n’y accèdent la parole, ni la pensée » (Kena-Upanishad 13), p. 1 (cité par A. Padoux, ibid.) 5. Ce sont les images physiques des dieux qui ont été le plus abondamment décrites, l’hindouisme étant généralement considéré comme une religion éminemment visible. Cf. D. L. Eck, Darśan: Seeing the divine image in India, New York 1996. 6. Cf. L. Guzy, Marginalised Music. Music, Religion and Politics from the Bora Sambar Region / Western Orissa, Bern – Berlin 2013.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114085

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Cécile Guillaume-Pey mentales. Invisibles, de telles manifestations n’en sont pas moins concrètes dans la mesure où elles sont ressenties dans le corps même du dévot ou élaborées par l’esprit (manas) 7. Certains de ces supports, dans lesquels la présence du divin se condense ou « coagule », ont pour particularité d’être considérés comme la personne même du dieu. Si une divinité peut se manifester dans de multiples images, chacune d’elles, plutôt que d’être perçue comme une simple émanation ou représentation d’une entité transcendante, est souvent considérée par les dévots comme une « chose-personne » dotée d’une identité singulière. C’est le cas pour la statue de temple (murti) dont les dévots reçoivent le darśan, échange de regards qui constitue un acte rituel central et quotidien 8. Réveillée, habillée, nourrie, baignée, couchée, l’image divine, remarque Catherine ClémentinOjha, « se confond avec un corps animé requérant des soins délicats » 9. Celle-ci peut en outre être douée d’une personnalité juridique et apparaître comme la propriétaire des biens du temple où elle trône 10. S’interroger sur la fabrication du divin à partir des corps dans lesquels il s’inscrit permet ainsi de comprendre comment en Inde s’articulent les rapports entre personne et puissance, individualité et multiplicité, immanence et transcendance. Il s’agira ici de voir comment se déclinent ces antinomies chez les Sora, un groupe d’agriculteurs tribaux de langue austro-asiatique, résidant dans des villages à la frontière de l’Andhra Pradesh et de l’Odisha. Chez les Sora, le paysage est saturé par la présence diffuse de multiples puissances plus ou moins personnifiées dont le mode d’action est parfois comparé à celui du courant électrique. Conçues avant tout comme mobiles, ces forces peuvent cependant être « stockées » dans, ou transiter par, divers supports : éléments paysagers, offrandes et victimes sacrificielles, images et objets rituels, ou voix du spécialiste religieux qu’elles possèdent. Ces puissances se donnent ainsi à voir, à toucher, à entendre, à goûter – en un mot à expérimenter – par le biais de ces supports, permanents ou provisoires. Cela n’a sans doute rien d’étonnant. Quel que soit le degré de transcendance qui lui est conféré, une puissance s’inscrit toujours dans des supports concrets, dûment localisés. Comment en effet, remarquait Jean-Pierre Vernant, une divinité pourrait-elle « manifester son existence, son action, son pouvoir, sinon sous la forme visible de ce qui a un corps » 11 ? Ce sont donc ces « corps » qui seront examinés ici dans le but de tenter

7. Esprit et matière sont ici indissociables. L’esprit, manas, est conçu à la fois comme « faculté et élément à caractère physiologique », cf. G. Colas, « Le dévot, le prêtre et l’image vishnouïte en Inde du sud », dans A. Padoux (éd.), L’Image divine, p. 100. 8. Cf. L. Babb, « Glancing: Visual Interaction in Hinduism », Journal of Anthropological Research 37, 4 (1981), p. 387-401. Cf. D. L. Eck, Darśan. 9. C.  Clémentin-Ojha, « Image animée, image vivante : l’image du culte hindou », dans A. Padoux (éd.), L’Image divine, p. 120. 10. C. Malamoud, Cuire le monde, p. 257. 11. J.-P. Vernant, « Présentation », dans C. Malamoud, J.-P. Vernant (éd.), Corps des dieux, Paris 1986, p. 13.

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Corps de pierres, chants et grognements de comprendre l’identité des puissances qui s’y inscrivent, de façon momentanée ou non. Une attention particulière sera portée, dans ce cadre, aux rituels qui sont, comme on le verra, un moyen privilégié de localiser, canaliser et identifier des forces aux contours vagues. On verra notamment, en conséquence, comment la tension entre personne et puissance, qui se décline différemment selon la classe divine considérée, se déploie au cours du rituel. Si le religieux sera ici abordé « par le bas », comme le proposait Jean-Pierre Vernant 12, en prenant pour point focal les supports matériels dans et par lesquels la présence du divin affleure, d’autres formes, invisibles ou immatérielles – les différents registres d’énoncés oraux en particulier qui contribuent également à matérialiser les dieux –, ne seront pas négligées pour autant. On ne saurait détacher, en effet, les objets, images et substances divines du réseau de paroles, gestes, regards, intentions et émotions dans lesquels ils sont pris, et qui leur confèrent leur tessiture particulière 13. Des dieux et des lieux : classes de puissances et inscription paysagère Les Sora de l’Andhra Pradesh ne disposent pas d’un terme générique permettant d’englober l’ensemble des puissances avec lesquels ils entrent en contact. Ils distinguent ainsi différentes classes : les nyonan, divinités 14 chtoniennes qui, selon le contexte, grognent ou chantent ; les kulba, défunts récents, oppressants et affamés ; les elda, ancêtres pacifiés par les rites funéraires ; et enfin les deuru 15, les dieux du panthéon hindou qu’ils se sont appropriés. Quand on questionne les villageois sur ce qui caractérise ces différentes puissances, ils évoquent en premier lieu les espaces auxquels elles sont associées. Le critère spatial, retenu par maintes sociétés pour classer les dieux, apparaît ici particulièrement pertinent pour comprendre comment s’articulent les relations entre hommes et puissances, puisque celles-ci ne sont pas régies par des principes abstraits mais par des manières très concrètes d’habiter et de percevoir l’espace. La première classe mentionnée regroupe des puissances associées au terroir, au sous-sol plus précisément. Le paysage dans son ensemble peut renvoyer aux nyonan dans la mesure où ces maîtres du sol y inscrivent leur force. Certains éléments renvoient toutefois plus que d’autres à la présence diffuse de ces

12. Ibid. p. 8. 13. La rédaction du présent article et le séjour de terrain qui l’a inspiré chez les Sora du Nord de l’Andhra Pradesh n’auraient pas été possibles sans un financement de la Fondation Fyssen et du Yale Institute of Sacred Music. 14. Le terme de « divinité » est ici utilisé en un sens très large, renvoyant aussi bien à des puissances locales recevant un culte à l’échelle du village qu’aux dieux du panthéon hindou. 15. Terme dérivé du telugu devudu qui « désigne par excellence le dieu brahmanique ». Cf. O. Herrenschmidt, Les meilleurs dieux sont hindous, Lausanne 1989, p. 59.

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Cécile Guillaume-Pey puissances chtoniennes. Des saillances paysagères – rochers, arbres, termitières ou cours d’eau – constituent autant de repères qui peuvent être lus par le passant comme des indices attestant la présence des esprits. Ces éléments paysagers, pour reprendre l’expression employée par Gilles Tarabout 16, « signent » l’espace local. Ils constituent autant de marqueurs au sein des divers lieux entourant les villages, contribuant à en faire des espaces socialisés. Lorsque les nyonan sont évoqués dans les discours, on les identifie moins en les nommant qu’en spécifiant leur catégorie d’appartenance. Celle-ci renvoie au lieu où les dites puissances sont supposées exercer leur pouvoir. Au sein de la classe générique des nyonan, les acteurs distinguent ainsi plusieurs types d’esprits en fonction de leur inscription paysagère : les barunyon 17 associés aux collines (baru) où les villageois pratiquent l’essartage, les sarobanyon reliés aux rizières (saroba), et les kindrinyon associés aux espaces non cultivés (kindrin) correspondant à des essarts, des champs en jachère ou des lieux dédiés au pastoralisme et à la chasse 18. À chaque espace sont donc associés une catégorie de nyonan et, également, un complexe de rites liés aux activités qui y sont pratiquées : agriculture, chasse et élevage. Lors de ces rites (figure ix p. 429), les innombrables nyonan résidant autour du village sont propitiés conjointement dans les espaces où ils exercent leur force et, dans le cas des barunyon, dans un bosquet situé en bordure des premiers essarts. Dans de nombreuses sociétés asiatiques, Bernard Formoso 19 remarque que les « dieux du sol », qui occupent généralement une position intermédiaire au sein de la hiérarchie divine, « dominent néanmoins l’horizon immédiat des individus ou des groupes » et apparaissent de fait comme « le point focal des activités de culte les plus régulières ». C’est le cas chez les Sora, où les rapports des villageois à l’environnement sont médiatisés par des puissances avec lesquelles ils établissent des relations de type contractuel. Les nyonan, qui exercent des droits sur les espaces où ils résident et sur l’ensemble des activités qui s’y déroulent, font figure de propriétaires fonciers des terres exploitées par les hommes et ces derniers doivent, à intervalles réguliers, leur payer leur dû

16. G. Tarabout, « Corps possédés et signatures territoriales au Kérala », dans J. Assayag, G. Tarabout (éd.), La Possession en Asie du Sud. Parole, corps, territoire, Paris 1999, p. 313-353 (Puruṣārtha 21). 17. Le suffixe nyon est la forme contractée du terme nyonan. Le suffixe mar, contraction de maran – couramment utilisé pour désigner des êtres humains – remplace fréquemment le suffixe nyon. Ainsi, le terme kindrinmar, « gens des terres non cultivées », peut aussi bien renvoyer à des divinités qu’à des êtres humains ; ce terme, en effet, est communément employé pour désigner à la fois les puissances des terres incultes et les naxalistes, maoïstes qui se cachent dans de tels espaces. 18. Dans le cas des Santal, groupe tribal de l’Inde centrale, Marine Carrin rapporte de même que la plupart des noms de divinités (bonga) sont formés à partir d’un nom de lieu et que les termes ainsi obtenus définissent une classe. L’opposition classique du village et de la forêt (C. Malamoud, Cuire le monde) est alors « démultipliée en un certain nombre d’espaces : forêt, village, bosquet sacré, limites, etc. » Cf. M. Carrin, La fleur et l’os : symbolisme et rituel chez les Santal, Paris 1986, p. 46. 19. B. Formoso, « Les dieux du sol en Asie : de l’apprivoisement à l’inféodation », Études rurales 143/ 144 (1996), p. 15.

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Corps de pierres, chants et grognements sous forme d’offrandes et de sacrifices. Mais le pacte passé entre les hommes et les puissances locales doit être régulièrement renouvelé par des rites dont les effets sont loin d’être toujours garantis. Dans les discours des villageois, le potentiel de malveillance des nyonan est généralement énoncé de pair avec leur insatiabilité. Les hommes apparaissent de fait comme les éternels débiteurs de destinataires dotés d’un appétit gargantuesque, jamais vraiment comblés par les offrandes qui leur sont faites 20. Comme l’a remarqué très justement Anne de Sales 21, les sociétés d’agriculteurs et d’essarteurs mettent volontiers en avant la nature « sauvage » (à entendre ici au sens d’indomptable) des puissances attachées au sol. Et il convient de souligner la nécessité pour les acteurs de « continuer à les concevoir comme sauvages et surtout à les laisser agir comme tels » 22. Chez les Sora, à l’instar des communautés magar décrites par cet auteur, les dieux du sol demeurent intrinsèquement insoumis. Leur pacification demeure inachevée, toujours à réinstaurer, et la manière dont ils sont pensés est réactualisée en fonction des rapports de pouvoir en place. Les représentations de ces divinités autochtones empruntent ainsi volontiers leurs traits à des figures d’autorité venues d’ailleurs : rajas hindous, forest officers, policiers ou naxalistes, les maoïstes qui hantent les collines. Le territoire n’est pas seulement saturé par la présence de ces innombrables puissances chtoniennes auto-générées. Les morts, loin d’être confinés dans un lointain inaccessible, demeurent spatialement – et émotionnellement – proches des vivants puisque le processus d’ancestralisation des défunts se traduit par leur ancrage dans le terroir villageois 23. Les défunts ne constituent pas une catégorie monolithique. Les acteurs établissent une distinction nette entre les morts récents, kulba, et les ancêtres, elda, apaisés par les rites funéraires. Le passage du statut de défunt récent à celui d’ancêtre est marqué par un changement relatif aux lieux auxquels ces deux catégories de puissances sont respectivement associées et à la manière dont ils s’y inscrivent. Les kulba sont associés aux collines, aux puits, et au champ de crémation où leurs cendres et les débris de leurs os sont inhumés sous le pilier central d’une hutte en bois matérialisant leur « maison » (figure x p. 429). L’accès des défunts au statut d’ancêtre est marqué par le rite du guar,

20. Dans le cas des Santal, Marine Carrin constate de même que les bonga, divinités « versatiles » et « implacables » qui, à l’instar des nyonan sont associées au terroir villageois, « exigent toujours plus qu’ils ne donnent, sans prendre la peine de préciser la périodicité des sacrifices qu’ils exigent des humains ». M.  Carrin, La fleur et l’os, p. 372. 21. A. de Sales, « Dieu nourricier et sorcier cannibale : les esprits des lieux chez les Magar du nord (Népal) », Études rurales 143/144 (1996), p. 45-65. 22. Rane Willerslev a fait un constat similaire dans le cas des chasseurs Yukaghir en Sibérie. Cf. R. Willerslev, « Taking Animism Seriously, but Perhaps Not too Seriously? », Religion and Society: Advances in Research 4 (2013), p. 41-57. 23. Sur la question de l’ancrage paysager des morts en Asie du Sud, Cf. C. P. Zoller, E. Schombucher, Ways of Dying. Death and its Meaning in South Asia, Delhi 1989.

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Cécile Guillaume-Pey célébré une fois par décade pour les morts appartenant à la même unité de culte inter-villageoise. Lors de ce rite, leurs restes sont exhumés et transportés dans un espace funéraire plus proche du site habité où un cercle de stèles brutes est érigé (figure xi p. 430). À l’issue de ce rituel, les morts récents, affamés et malveillants, sont transformés en ancêtres nourriciers. Ce déplacement horizontal des défunts est doublé d’un déplacement selon un axe vertical, marquant un rapport à l’espace différent : les défunts récents, par opposition aux puissances chtoniennes auto-générées, gravitent à la surface de la terre sans exercer aucun droit sur les terres qu’ils cultivaient autrefois ; on les traite parfois de voleurs (dongamaranji) ou de mendiants (gargarmaranji). C’est seulement lorsqu’ils accèdent au rang d’ancêtres qu’ils retrouvent leurs prérogatives sur les espaces qu’ils cultivaient de leur vivant. Ils sont alors rattachés à l’inframonde, qui est le royaume des nyonan. On assiste ainsi à un processus – observé dans de nombreuses sociétés tribales d’Asie du sud – d’effacement progressif des frontières entre la classe des défunts et celle des puissances divines. Véronique Bouiller et Gérard Toffin 24 remarquent, en effet, que dans de nombreux groupes tribaux d’Asie du sud, « où les logiques d’autochtonie et d’ancestralité jouent un rôle autrement plus important » que dans la société des castes, les frontières entre dieux et ancêtres tendent à s’effacer. Dans les villages étudiés, où les Sora se réclament majoritairement de l’hindouisme, les dieux sanskritiques, parfois surnommés « dieux des villes », reçoivent également un culte. Mais à la différence des puissances mentionnées plus haut, étroitement liées au territoire villageois, les dieux hindous, associés aux temples situés au cœur de l’espace urbain, occupent une place relativement marginale au sein des pratiques religieuses. Aussi peut-on rapprocher l’agencement des classes divines chez les Sora de celle qui prévaut dans l’hindouisme dit « populaire ». Robert Deliège 25 a en effet souligné, à propos des basses castes du Tamil Nadu, que les « grandes » divinités sanskritiques, qui ne résident pas dans les villages mais dans les temples des villes (où les groupes de bas statut ne pouvaient pénétrer jusqu’à une période récente) sont loin de jouer un rôle crucial dans la vie quotidienne : « Elles restent largement distantes et inaccessibles et, en conséquence, on les invoque relativement peu » 26. Ce sont les divinités locales, des divinités de proximité donc, généralement considérées comme plus puissantes, plus dangereuses, plus effrayantes et autrement plus belliqueuses que les dieux hindous, qui occupent une place

24. V. Bouillier, G. Toffin (éd.), Classer les dieux ? Des panthéons en Asie du Sud, Paris 1993 (Purusārtha 15), p. 17. 25. R. Deliège, « L’ethnographie contre l’idéologie. Le cas de l’hindouisme », L’Homme 160 (2001), p. 163-176. 26. Ibid., p. 170.

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Corps de pierres, chants et grognements primordiale dans les pratiques et les représentations religieuses. Lawrence Babb 27, dans le cas du panthéon du Chhattisgarh, a de même mis en évidence le lien entre accessibilité rituelle et malveillance potentielle. Chez les Sora, on peut ainsi établir une corrélation entre le degré de puissance conférée à une classe de divinités – qui dans le cas des nyonan s’exprime surtout par une propension à nuire plus ou moins exacerbée –, son inscription spatiale, et son importance rituelle. Étant donné la place réduite des divinités hindoues dans les rituels, je ne traiterai ici que des nyonan et des morts. Si les divinités vernaculaires en tant que classe peuvent être associées à des lieux particuliers et à certains supports – éminences rocheuses, bosquet, huttes funéraires, ou cercles de pierres –, force est de constater que le paysage ne fournit pas une cartographie extrêmement précise du monde divin. Il permet surtout de dégager des zones d’influences pour des puissances multiples aux contours vagues qui, en dehors de certains rituels que je vais évoquer maintenant, sont énoncées au pluriel et demeurent anonymes. Le travail du rite consistera précisément à les localiser, de manière à en avoir une maîtrise, au moins partielle et provisoire. Localiser et canaliser des « mobilités » : le travail du rite Il est manifestement délicat pour les acteurs de situer avec précision une puissance dûment nommée à un moment précis hors du contexte rituel. Un des traits caractéristiques des puissances topiques souvent mis en avant dans les discours est, en effet, leur mobilité : on dit ainsi qu’elles « vagabondent » (endungtezi). Plutôt que d’être pensées comme des points fixes que l’on pourrait situer avec précision dans l’espace et que l’on pourrait identifier par ce biais, elles doivent être envisagées en tant que vecteurs, forces traversant des éléments paysagers et divers supports – images, pots, corps du médium possédé – lors des performances rituelles célébrées au village. Les puissances peuvent être associées à des phénomènes physiques mouvants tels les tourbillons de vent 28, voire à l’électricité. L’action des dieux et celle du courant électrique présentent ainsi, comme on l’a évoqué en introduction,

27. L. Babb, The Divine Hierarchy: Popular Hinduism in Central India, New York 1975, p. 241. 28. Chez les Muria, groupe tribal de Bastar, Nicolas Prévôt rapporte ainsi que les tourbillons et autres agitations aériennes inhabituelles – des feuilles qui se balancent « trop » régulièrement dans les arbres – signalent la présence d’agents non-humains. Les tourbillons, dont les villageois se méfient sont appelés bhut, terme désignant les « mauvais morts ». Cf. N. Prévôt, « Jouer avec les dieux : chronique ethnomusicologique d’un rituel annuel de village au Bastar, Chhattisgarh, Inde centrale » (thèse), Université Paris X Nanterre, Paris 2005, p. 185. D’autres auteurs ont également signalé l’association entre les esprits et de tels phénomènes atmosphériques dans d’autres régions de l’Inde, cf. J. Assayag, « L’un, le couple et le multiple. Un complexe rituel et son panthéon dans le sud de l’Inde (Karnataka) », dans V. Bouillier, G. Toffin (éd.), Classer les dieux ?, p. 75-97, et D. Berti, La parole des dieux. Rituels de possession en Himalaya indien, Paris 2002.

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Cécile Guillaume-Pey des affinités certaines pour les Sora et la manière dont ces deux types de « forces » sont conceptualisés s’influencent réciproquement. Lorsque l’électricité a été introduite dans les villages sora de l’Odisha à la fin des années 1970, rapporte Piers Vitebsky 29, les gens n’avaient aucun mal à comprendre le fonctionnement des générateurs et des câbles électriques car, pour eux, le courant était comparable aux esprits : une force par essence mobile mais qui peut être stockée en certains lieux à partir desquels ils diffusent leur force en empruntant des chemins ou des lignes particulières. De nos jours, lors des rites célébrés par les Sora de l’Andhra Pradesh, il est d’ailleurs fréquent de voir divers appareils électroniques – ventilateurs, autoradios, lecteurs DVD – placés à proximité du complexe d’objets rituels présents dans l’espace domestique et sur lesquels un spécialiste religieux a tracé des points de vermillon (figure xii p. 430). Et il n’y a rien d’incongru à trouver un téléphone portable à l’intérieur d’un pot consacré à un nyonan (figure xiii p. 431). Les objets et substances rituelles qui condensent des puissances divines sont à même de diffuser leur force, de « recharger » ce qui les entoure, personnes et artefacts réunis, y compris, semble-t-il, de transmettre leur efficacité à des objets électroniques. Ludovic Coupaye 30 a souligné de même l’association entre l’efficacité d’un objet rituel et l’action du courant électrique en Papouasie-Nouvelle Guinée où certaines pierres cérémonielles sont dites agir comme « une centrale électrique », alimentant la croissance des ignames plantées dans les jardins. Chez les Sora, ces éléments de la modernité ont été également intégrés dans les discours des spécialistes de la possession qui, lorsque je les interrogeais sur les modalités d’accession à leur fonction religieuse, évoquaient des rêves initiatiques à la trame stéréotypée où les esprits les obligeaient à marcher sur des fils électriques, d’un poteau à un autre. Dans le registre onirique, connaître les esprits consiste ainsi pour les médiums à comprendre comment ils circulent en les suivant, c’est-à-dire en expérimentant soi-même leur manière de se mouvoir dans l’espace avant d’être mus par eux lors des rituels où ils sont possédés. La conception des divinités en tant que forces intrinsèquement « mobiles » est loin d’être rare en Inde. Alfred Gell 31, qui dans le cas des rituels célébrés par les Muria de Bastar s’interroge sur la présence d’une balançoire dans la cour d’un temple villageois, a également mis en avant la mobilité des dieux et de divers supports – humains et objets – où s’inscrit leur présence. Montures

29. P.  Vitebsky, Dialogues with the dead. The Discussion of Mortality among the Sora of Eastern India, Cambridge 2013. 30. L. Coupaye, « Des Images, des nœuds et des toiles. Pierres sacrées et ignames à Nyamikum (district de maprik, East Sepik province, Papouasie-Nouvelle Guinée) », Techniques & Culture 58 (2012), p. 142-159. 31. A. Gell, « The Gods at Play: Vertigo and Possession in Muria Religion », Man 15, 2 (1980), p. 219248.

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Corps de pierres, chants et grognements animales mais également balançoires, jeu divin par excellence auquel se livrent également les dévots, constituent des attributs essentiels des dieux. Rapprochant diverses pratiques rituelles caractérisées par un mouvement de balancier – port d’objets mobiles, ou corps du dévot suspendu à des crochets (hook-swinging) –, Gell souligne que c’est au sein de ces « jeux vertigineux » qu’est corporellement éprouvée la divinité « conceptualisée comme un être « se balançant » et qui est souvent « balancée », sous la forme de son effigie, lors des rites » 32. Décrivant une séquence rituelle au cours de laquelle un trapèze de bois est porté par de jeunes Muria, Gell remarque que la divinité se manifeste moins dans l’objet qui porte son nom (anga) ou dans ses porteurs en proie au vertige, que dans les forces cinétiques générées par leur danse. Comment penser dans le contexte des rituels sora les relations entre ces puissances labiles et les divers supports matériels et espaces dans lesquelles elles s’inscrivent ou, pour le moins, qu’elles traversent ? À la différence des objets ou corps examinés par Gell, certains supports du divin évoqués précédemment sont fixes, immobiles, permanents. Dans quelle mesure les propriétés formelles de ces supports – et de l’environnement dans lequel ils sont ancrés – nous permettent-elles de penser la mobilité de puissances dont l’action s’apparente à celle du courant électrique et d’appréhender leur potentiel de transformation ? Afin de répondre à cette question, prenons d’abord le cas des pierres érigées lors des secondes funérailles hors du site habité, rituel orchestrant la transformation d’un défunt malveillant errant à la surface terrestre en puissance chtonienne nourricière. Le nom du rituel renvoie à l’action de « planter » une pierre. Le terme guar, en effet, est dérivé du verbe gu qui signifie « planter » ou « semer », et de « pierre »,  areng dont ar est l’abréviation. On ne peut ici s’empêcher d’évoquer les propos de Vernant au sujet du colossos en Grèce ancienne, pierre funéraire qui constitue moins une « image » qu’un « double » du mort. Loin d’être un « simple signe figuratif », le colossos est un signe « agi » par les hommes, dont la vertu efficace ne saurait être appréhendée indépendamment de l’action rituelle qui met en jeu ses propriétés matérielles : En enfonçant la pierre dans le sol, on veut fixer, immobiliser, localiser en un point défini de la terre cette ψυχή insaisissable qui est à la fois partout et nulle part […]. Le colossos possède cette vertu de fixation parce que lui-même est rituellement fiché en terre 33.

32. Ibid., p. 221. 33. J.-P. Vernant, « Figuration de l’invisible et catégorie psychologique du double : le colossos », Mythe et pensée chez les Grecs (Paris 1965), repris dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, Paris 2007, 2 vol., I, p. 544.

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Cécile Guillaume-Pey Dans le cas qui nous occupe, si le fait de planter une pierre constitue le point d’acmé du rite, dont le nom dérive directement de cette action, on doit cependant se demander si la localisation se traduit par un processus de fixation définitive d’une mobilité, comparable à celui mis en œuvre par le colossos. De fait, il semble qu’il s’agit moins ici de « fixer » une force labile que de la « canaliser » et de changer son régime de mobilité, de transformer son mode d’action en la dépersonnalisant. Soulignons que le lien entre la pierre et le défunt ne se réduit pas à une relation d’ordre métaphorique. Les vivants engagent avec les pierres des relations de personne à personne. Ainsi, au moment où la pierre est érigée, elle matérialise le défunt : elle est désignée par son nom et cajolée par les femmes de son lignage qui pleurent leur parent. On peut en outre établir un parallèle entre le traitement dont la pierre fait l’objet, les soins prodigués au corps du défunt avant la crémation et à celui d’un nourrisson lors des rites célébrés peu après la naissance. La pierre en effet, à l’instar du cadavre et du nouveau-né, est enduite de curcuma, substance aux vertus refroidissantes, et recouverte d’un linge blanc (figure xiv p. 431). La réitération de ces gestes établit un lien entre les différents rituels qui marquent une étape importante dans le devenir de la personne. Une fois fichés en terre, les « défunts-pierres » ne sont pas considérés comme des entités figées ad aeternam du fait de la connexion très forte existant entre la pierre inhumée sur les restes des morts et la végétation luxuriante qui envahit progressivement le site, appelé « jardin de pierre » (ganuar), où les stèles sont érigées (figure xv p. 432). La pierre fichée en terre, contaminée par le végétal, est assimilée aux plantes qui l’assaillent et la dissimulent puisqu’on attribue au défunt au corps de pierre la vertu de faire croître les céréales qui seront mangées par ses descendants. On a ici affaire à une sorte de « pierregraine-ancêtre » dont la singularité, les caractéristiques personnelles, s’estompent au fil du temps. Cette connexion entre le minéral et le végétal est également à l’œuvre dans d’autres tribus de langue austro-asiatique tels les Santal chez lesquels on parle de « faire  fleur d’os » en contexte funéraire 34. Chez les Sora, à la suite de la célébration des secondes funérailles, le processus de mutation amorcé par le rite continue. Si, au cours du Guar, chaque pierre est érigée pour un mort particulier dûment identifié, sitôt le rituel terminé, aucun repère sûr ne permet de distinguer les supports associés aux différents morts. Dans le cas des Joria du sud de l’Odisha, qui érigent également des stèles pour les défunts, Raphaël Rousseleau a observé un phénomène similaire : lors du rituel où elle est érigée, la pierre est traitée comme le défunt lui-même avant de devenir un support « sans visage » qui peut chuter sans que

34. M. Carrin, La fleur et l’os.

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Corps de pierres, chants et grognements personne ne s’en émeuve 35. Reprenant la distinction faite par Malamoud 36, Rousseleau souligne que ces pierres sont moins des « monuments commémoratifs des morts » que des « monuments pour l’oubli des vifs » 37. À Ekodarba, village sora de l’Andhra Pradesh où aucun Guar n’a été célébré depuis plus de dix ans, la plupart des gens ne sont pas à même de reconnaître les pierres érigées pour leurs ancêtres respectifs. Dès lors qu’ils deviennent des ancêtres, les défunts, à l’image de leur corps de pierre, perdent peu à peu leur individualité et glissent dans l’anonymat. On assiste alors à une dilution progressive de ces puissances à la fois dans le territoire auquel elles sont substantiellement reliées et dans le corps de leurs descendants, ceux-ci ingérant les céréales que les ancêtres au corps minéral contribuent à faire pousser. Chez les Nayar et les Pulaya du Kerala, les ancêtres dont les restes sont inhumés dans les champs jouent de même un rôle crucial dans la régénération du territoire. Yasushi Uchiyamada montre ainsi comment le fait de planter des graines ou des rhizomes là où sont enterrés les restes des défunts établit « une consubstantialité entre les morts, le sol et les vivants » 38. Ces derniers consomment les fruits et les céréales qui poussent là où les restes des morts ont été inhumés, processus que l’auteur qualifie d’« endo-cannibalisme symbolique » 39. Caroline et Filippo Osella insistent quant à eux sur le fait que ce processus ne doit pas être appréhendé comme une simple métaphore : When they eat the jackfruit, banana, coconut and tubers, they will be eating transformed ancestral substance: in Kerala, karma phalam, the fruit of the actions of the ancestors, is not an empty figure of speech but is literally ingested and assimilated by the living descendants 40.

Comme on l’a observé chez les Sora, les défunts, objets et vecteurs de transformation à la fois, se dissolvent ainsi progressivement dans le territoire et ses habitants.

35. R. Rousseleau, Les créatures de Yama. Ethnohistoire d’une « tribu » de l’Inde (Orissa), Bologne 2008, p. 151. 36. C. Malamoud, « Les morts sans visage. Remarques sur l’idéologie funéraire dans le brâhmanisme », dans J.-P. Vernant, G. Gnoli (éd.), La mort, les morts dans les sociétés antiques, Cambridge – Paris 1982, p. 441-453. 37. R. Rousseleau, Les créatures de Yama, p. 149. 38. Y.  Uchiyamada, « Passions in the Landscape: Ancestor Spirits and Land Reforms in Kerala, India », South Asia Research 20, 1 (2000), p. 63-84. 39. Ibid., p. 76. 40. C. Osella, F. Osella, « Vital Exchanges: Land and Persons in Kerala », dans D.  Berti, G. Tarabout (éd.), Territory, Soil and Society in the South Asia, New Delhi 2009, p. 228.

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Cécile Guillaume-Pey De la puissance à la personne : des mobilités aux contours fluctuants Les rites funéraires opèrent ainsi un double travail. Il s’agit, d’une part, de localiser et de matérialiser le défunt et, d’autre part, de gommer sa singularité : de transformer une personne en force chtonienne dépourvue de nom comme de tout indice biographique. La pierre-ancêtre, collée aux autres stèles brutes que les vivants sont incapables de distinguer les unes des autres, sombre dans l’oubli. Ce processus de transformation d’un défunt récent en ancêtre anonyme est-il exemplaire de la manière dont une puissance divine est rituellement construite chez les Sora ? Qu’en est-il pour les puissances topiques appartenant à la classe des nyonan ? On va voir à présent que, pour ces dernières, la tension entre personne et puissance se décline différemment selon le contexte rituel étudié ou, au cours d’un même rite, en fonction de la séquence rituelle considérée. C’est à ces variations que nous allons nous intéresser par le biais des rites de cure, qui constituent un cas particulièrement intéressant par la diversité des modes de présentification du divin qu’ils mettent en jeu et par le type de corps – « mangés », « enlacés » ou mis à mort – et de supports – pot, peintures – dans lesquels les puissances transitent. Les rites de cure sont au centre des pratiques religieuses des Sora. L’événement-maladie apparaît de fait comme la principale occasion pour les villageois d’organiser des performances centrées autour de la possession et du sacrifice, deux manières, complémentaires, d’établir des rapports avec les esprits. À cette occasion, les nyonan – mobiles, anonymes et faiblement individualisées en dehors du rite comme on l’a dit – font l’objet d’un intense travail d’identification. Suivons le fil du rite pour mettre en évidence les diverses manières dont une puissance topique est matérialisée et s’inscrit dans ces différents corps/supports. Les Sora distinguent nettement deux types de prise de contrôle du corps par une puissance : l’une négative, subie, l’autre positive, désirée. Dans le premier cas, lorsque la personne est dite « mangée » par une puissance, cette dernière se manifeste sous la forme de divers troubles physiques nécessitant l’organisation d’un cycle de rituels, plus ou moins long et dispendieux. Les rites de divination, tédung – terme qui signifie « faire apparaître », « dévoiler » –, permettent d’identifier l’agent responsable du mal dont souffre le patient, les motifs qui ont conduit cet agent à s’en prendre à lui et, surtout, de déterminer les mesures à prendre pour remédier à l’infortune. Dans de nombreux cas de possession rencontrés en Inde ou ailleurs, la personne souffrante prête sa voix à l’agent responsable de ses maux. Ce n’est pas le cas chez les Sora où seul un spécialiste religieux, le kuram, est habilité à incarner la parole des esprits lorsqu’il est « possédé » (méré). Les esprits « prennent » (pangtezi) le kuram après l’avoir enlacé (kondoété) et s’expriment ensuite directement par sa bouche.

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Corps de pierres, chants et grognements C’est donc avant tout par la voix du médium que la puissance se manifeste. La parole des esprits est d’abord une parole chantée, fredonnée, rythmée par les soubresauts des grains de riz agités par la main du médium dans le tamis (figure xvi p. 432). La construction des phrases concourt à doter cette parole d’une certaine musicalité car les esprits aiment à faire des rimes et le kuram possédé s’exprime souvent en vers. Vitebsky 41 a noté à ce propos que l’une des caractéristiques de ces paroles versifiées était de porter à son acmé la tendance du parler sora à établir des doublets, ou « mots-échos » 42 (takund-ber). La parole des esprits est aussi caractérisée par son équivocité, d’où la difficulté à trouver les « bons mots » (bangsa bir) pour y répondre. Beaucoup de jeunes adultes la considèrent comme sibylline et préfèrent laisser à des femmes d’âge mûr (olangkumboy) la responsabilité de communiquer avec le ou la spécialiste possédé(e). Cette parole brouillée, opaque, est parfois qualifiée de mensongère (talu) par ces dernières. Les esprits, en effet, cherchant à échapper à tout contrôle, peuvent dissimuler leur identité. En outre, ils sont loin de toujours tenir leurs promesses. Les modalités d’énonciation qui caractérisent les dialogues avec le spécialiste possédé diffèrent du registre des conversations ordinaires comme du mode communicationnel établi lors des rencontres impromptues entre un humain et un nyonan hors du site habité. Les villageois décrivent ces rencontres comme de terrifiants face-à-face où les nyonan leur apparaissent comme des puissances anonymes animalisées, muettes ou grognons, et face auxquelles le crachat ou l’insulte – visant leurs parties génitales en particulier – sont les seuls modes d’expression indiqués. Aucune transaction n’est alors possible. Exclus du régime de la parole dans les récits de rencontre, les nyonan apparaissent en revanche lors des séances de possession comme des interlocuteurs nommés, exigeants voire roublards, exprimant des griefs et des désirs parfois bien humains et avec lesquels il est possible de négocier. Lorsqu’un accord entre les vivants et l’agent agresseur est conclu, un sacrifice (purpur) est organisé à la suite d’une séance de possession au cours de laquelle l’acte de prédation est joué. Le spécialiste qui incarne le nyonan fait mine de dévorer le patient. Puis, la victime sacrificielle – volaille ou chevreau  – mange les grains de riz disposés sur son corps (figure xvii p. 433). L’ensemble des actes déployés autour du corps du patient et celui de l’animal permettent d’établir une équivalence entre le patient humain et la victime sacrificielle, son substitut, par la circulation de diverses substances : offrandes végétales consommées par la seconde, et poils et plumes dont est enduit le

41. P. Vitebsky, Dialogues with the dead, p. 90. 42. Cette figure de style, qui permet d’établir des connexions entre les mots est également employée par d’autres groupes austro-asiatiques de l’Inde. Pour les Munda, cf. N. H. Zide, « A Comparative Study of the Verb in the Munda Languages », dans N. H. Zide (éd.), Studies in Comparative Austroasiatic Linguistics, La Haye – Londres – Paris 1966, p. 96-103.

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Cécile Guillaume-Pey corps du premier. L’animal et le reste des substances oblatoires sont ensuite transportés hors du site habité par les hommes du village. Le prêtre-chanteur (boya) invoque le nyonan par des chants et met à mort l’animal. La tête et les premiers morceaux de chair cuite sont déposés au pied d’un autel éphémère en branchages, tandis que le groupe des hommes consomme le reste. Par leurs chants, les spécialistes religieux renvoient la puissance, désormais repue, loin du village. Diverses mesures expiatoires peuvent éventuellement renforcer l’efficacité de leurs incantations. Mais la puissance, dont la présence s’inscrit donc dans le corps du malade puis dans celui du médium, n’est pas toujours reconduite hors du site habité pour rejoindre l’amas de forces nébuleuses aux contours flous desquelles elle s’est différenciée le temps du rite. Il arrive en effet, dans des cas d’affliction majeurs, qu’un nyonan se voie attribuer un support permanent – un pot généralement, une peinture murale parfois – et reçoive, comme on va le voir, un culte quotidien dans l’espace domestique. Le pot, récipient d’argile appelé sonum-dan (« pot-esprit »), matérialise alors la présence du nyonan dans la maisonnée. D’abord utilisé pour cuire la nourriture sacrificielle lors du rituel présidant à son installation, il est ensuite rempli de céréales cultivées dans les champs. Des offrandes de riz cuit sont également disposées devant lui avant le dîner et, au moment des rituels agraires incluant un sacrifice, les pots sont aspergés de sang ; des plumes ou des poils dans des étuis de feuilles sont également fixés aux pots (figure xviii p. 433). Ce récipient reçoit tantôt le nom du nyonan agresseur, tantôt celui de la personne qu’il a rendue malade. « Pots-esprits » ou « pots-personnes » établissent ainsi un lien entre un esprit et un humain, un « mangeur » et un « mangé ». Le pot est placé sous une peinture murale ou accroché devant (figure xix p. 434). Celle-ci peut être tracée à la suite d’un rite de cure, ou bien être déjà présente au moment de l’installation du pot. La plupart de ces images sont de fait renouvelées tous les trois ans lors d’un rite des prémices au cours duquel les femmes se rendent au bosquet pour offrir les premières mangues aux esprits. Dans tous les cas, la peinture constitue une sorte d’abri ou de « maison » pour un nyonan ou un groupe de nyonan. Réalisée avec de la pâte de riz, elle est de fait désignée par l’expression « peinture-maison » (idisu’ung). Lors des rites donnant lieu à son exécution, les spécialistes rituels invitent par des chants et des offrandes le ou les nyonan à habiter la « maison » qui leur est destinée 43. On est, semble-t-il, dans un cas de figure classique : il s’agit d’inscrire des puissances

43. Cf. V. Elwin, The Religion of an Indian Tribe, Londres 1955, chap. iv ; C. Mallebrein, « Constructing a “House within the House”. Reading the Wall-Paintings of the Lanjia Sora from Recitations », dans H. Kulke, B. Schnepel (éd.), Jagannath Revisited. Studying Society, Religion and the State in Orissa, New Delhi 2001, p. 93-122 ; C. Guillaume-Pey, « From Ritual to Animated Movies: The transformative Journey of the Sora Paintings », dans U. Skoda, B. Lettmann, N. Kumar (éd.) Mapping Visualities : India and its Visual Cultures, Sage (sous presse).

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Corps de pierres, chants et grognements vagabondes dans une image de manière à les « fixer », limiter leur mobilité revenant à limiter leur potentiel de nuisance. À l’instar de nombreuses peintures murales réalisées dans d’autres régions de l’Inde 44, on retrouve d’ailleurs dans ces « maisons » un motif géométrique constituant un point de condensation du divin. Cette figure, dont la forme évoque celle de l’ensemble de la peinture, est parfois décrite comme une maison ou un sanctuaire. A-t-on pour autant affaire à un support où la présence des divinités s’inscrit en permanence ? Tel n’est pas le cas. Dans ces demeures tracées avec de la pâte de riz et aspergées de sang, il est habituellement admis que les divinités vont et viennent à leur gré. Verrier Elwin 45 rapporte d’ailleurs les propos d’un villageois sora d’Odisha comparant la divinité à laquelle est consacrée la peinture à une mouche posée sur le mur. Certains éléments stylistiques et le sens qui leur est conféré semblent indiquer que les divinités dépeintes à l’intérieur de la « maison » ne sont pas captives de la surface plane. Dans les peintures, les puissances sont représentées en mouvement : juchées sur diverses montures animales – chevaux, éléphants – ou des moyens de locomotion plus modernes – voitures, bus et avions. En outre, le motif géométrique qui semble être le point précis de condensation des puissances dans l’image est inscrit sur des cercles, parfois assimilés à des roues, et il peut alors être décrit comme un char, analogue à celui qui sert à transporter les divinités hindoues lors des processions. Les spécialistes qui tracent ces images affirment plus généralement qu’il s’agit des pierres qui signalent l’entrée de la demeure souterraine des nyonan dans les collines. En outre, la peinture dans sa totalité est décrite comme une « porte » (sanang). Ces éléments semblent donc renvoyer à une troisième dimension, un paysage au-delà du mur. L’image divine peut ainsi être pensée comme une surface crevée, une béance permettant aux puissances de circuler. Avec ces images mettant en scène des puissances mobiles – qui contiennent des motifs condensant le divin, mais qui peuvent être décrites en même temps comme des surfaces poreuses – et ces pots dont le contenu est régulièrement renouvelé, on a affaire à une conception du divin particulièrement dynamique. Les nyonan peuvent être ainsi définis comme des forces labiles dont la mobilité, plutôt que d’être annihilée, fixée définitivement par le rite, est déplacée

44. Au centre des peintures réalisées par les femmes de Kumaon en Uttar Pradesh (L. M. Hart, « Three Walls: Regional Aesthetics and the International Art World », dans G. E. Marcus, F. Myers (éd.), The Traffic In Culture, Londres 1995, p. 127-151) et par celles de Mithila au Bihar (M. S. Singh, « A Journey into Pictorial Space: Poetics of Frame and Field in Maithil Painting », Contributions to Indian Sociology 34 (2000), p. 409-442), apparaît ainsi un motif constituant le siège des divinités invitées à habiter l’image. 45. V. Elwin, The Religion of an Indian Tribe, p. 402.

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Cécile Guillaume-Pey d’un corps à l’autre – patient « mangé », spécialiste religieux « enlacé », victime sacrificielle consommée par les villageois  – puis canalisée par divers supports, images et objets, et entretenue par des oblations quotidiennes. Si on a vu, dans le cas de la pierre-ancêtre, qu’il s’agissait également de canaliser plutôt que de fixer définitivement une mobilité, dans le cas du complexe pot-peinture, l’efficacité est conditionnée par les gestes des officiants et l’identité de la puissance présentifiée est préservée. À la différence du rite funéraire qui fait basculer l’ancêtre dans l’oubli et l’anonymat, le nyonan, ici matérialisé par un pot abrité par une « maison », conserve son nom. Remarques conclusives En s’interrogeant sur les principes qui permettent d’ordonner le divin chez les Sora, on a d’abord souligné le rôle crucial joué par le registre spatial, les classes de puissances distinguées par les Sora déployant leur action à partir de lieux particuliers. L’examen des modalités de présentification de divinités dont les contours s’esquissent et se brouillent tour à tour a fait en outre apparaître à quel point il est important de prendre en compte la dimension temporelle dans laquelle des puissances conçues comme mobiles se déploient au sein de leurs diverses épiphanies. Dans certains contextes, les puissances auxquelles les Sora rendent un culte sont, comme c’est souvent le cas pour les divinités en Inde, traitées comme des personnes. Lors des secondes funérailles, la pierre fichée en terre est considérée comme le corps même du défunt à laquelle les vivants qui l’enlacent s’adressent en pleurant. La puissance, clairement identifiée, est alors indissociable de son support. Mais une telle connexion s’établit à un instant rituel précis et, sitôt le rite achevé, la présence qui s’était condensée dans un support particulier devient beaucoup plus vague, diffuse, et se dépersonnalise. Elle rejoint alors un maelström de forces anonymes dénuées de biographie. On pourrait dire des lieux auxquels sont associées ces puissances aux contours indécis, qu’ils se présentent comme « des histoires fragmentaires et repliées […], des temps empilés qui peuvent se déplier mais qui sont là plutôt comme des récits en attente et restent à l’état de rébus » 46. Le rite consiste à les déchiffrer, opération qui, dans le cadre des séances de possession, prend la forme d’un dialogue équivoque avec des puissances trompeuses dont il s’agit de se rapprocher – en les personnalisant –pour mieux les congédier. C’est ce mouvement perpétuel de condensation-dilatation, scandé par la célébration des rites, qui semble ici constitutif d’une puissance. Le rituel, en focalisant l’attention des participants sur un complexe de supports réunis au sein d’un même espace permet d’établir une connexion entre un objet ou un

46. M. de Certeau, L’invention du quotidien I, p. 163.

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Corps de pierres, chants et grognements corps et une puissance qui, le temps de la performance, peut être localisée et coïncide alors avec son ou ses supports. Le rite opère ainsi un travail de condensation et de relocalisation du divin dans un espace-temps donné. Mais, plutôt que de considérer l’adhésion de puissances labiles à des supports variés comme un processus de fixation définitive, il convient plutôt de l’envisager comme une opération dynamique de transformation de leur mode d’action et de leur régime de mobilité, laquelle est susceptible d’impliquer, outre les gestes d’acteurs bien humains, des composantes de l’environnement physique dans lequel sont placés les supports divins.

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DU PRIVILÉGIÉ AU PÉNITENT : L’EMPEREUR VALENS ET L’ACCÈS À LA PUISSANCE DIVINE

Charles Nicolas

Les mots de Jean-Pierre Vernant à l’origine de cette rencontre prennent une dimension particulière lorsqu’on les envisage du point de vue du christianisme antique et de l’histoire des mutations religieuses de l’Antiquité tardive. Sa formulation du concept de « puissance divine » trouve sa place au sein d’une recherche plus générale sur l’expérience religieuse des Grecs et, plus précisément, sur la place de l’individu dans cette expérience et sur les éventuels rapports personnels entre les humains et la, ou les, divinité(s) 1. Ces termes du débat illustrent, à nouveau, le poids des conceptions monothéistes, voire simplement chrétiennes, de la religion dans l’appréhension du passé. En ce sens, et par un juste retour des choses, il est tentant de chercher aujourd’hui à reprendre cette démarche, en retournant l’acquis méthodologique. Autrement dit, au regard des conceptions grecques et romaines du culte des dieux, comment se construit le rapport à la puissance divine en régime chrétien ? À première vue, cette interrogation ne semble pas nouvelle. Elle fait écho à des débats bien connus de l’historiographie du christianisme antique, par exemple autour des questions christologiques ou trinitaires. Le titre même de Pantocrator, lorsqu’il est donné au Dieu des chrétiens, s’est révélé un domaine propice d’étude 2. Mais cette perspective patristique ou théologique ne recoupe qu’imparfaitement celle de la pratique cultuelle. Or, la démarche de Jean-Pierre Vernant invite à considérer l’expérience religieuse en tant que telle. Dans une perspective chrétienne, c’est la figure et la place de l’orant qui semble pouvoir porter en partie ce questionnement.

1. Cf. J.-P. Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque », Mythe et pensée chez les Grecs (Paris 1965), repris dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, Paris, Seuil, 2007, 2 vol., I, p. 561-574. 2. Cf. J.-P. Batut, Pantocrator : « Dieu le Père tout-puissant » dans la théologie prénicéenne, Paris 2009.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114086

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Charles Nicolas À partir des écrits néotestamentaires et de réflexions philosophiques traditionnelles, les auteurs chrétiens théorisent les rapports entre l’orant et leur Dieu par l’intermédiaire de l’image de la puissance divine. Ils cherchent à concilier promesses et mises en garde. Le chrétien doit apprendre à ne pas multiplier les paroles vaines ou excessives, tant sur la forme (la grandiloquence) que sur le fond (le marchandage, l’assouvissement des passions) 3. Il est amené à rechercher le bien final : le Salut et l’union avec Dieu. Dans son court traité Des Sacrements destiné aux nouveaux baptisés, Ambroise de Milan résume ces principes ainsi : celui qui sollicite Dieu avec excès menace Sa puissance et commet une impiété 4. En effet, la prière n’est pas qu’une affaire humaine et intime ; elle met aussi en jeu la définition du divin, de l’humain, de la communauté religieuse et de leurs hiérarchies respectives 5. L’adéquation d’un tel système avec les hiérarchies antiques et la conception du culte qui leur est associée, même s’il n’est pas entièrement nouveau, n’est pas sans conséquence, tout spécialement dans le cadre du pouvoir impérial romain. Dans l’historiographie, deux positions principales ont marqué les débats. Des lecteurs modernes insistent sur un abaissement de la fonction impériale, l’empereur devenant un fidèle parmi d’autres soumis à son Dieu et à son Église. En 1947, André Piganiol dans un passage emblématique de son volume de l’Histoire générale, fondée par Gustave Glotz, écrivait ainsi à propos de Théodose (379‑395) : C’est un grand malheur que ce prince ait été plus soucieux de l’autre vie que de ses devoirs d’empereur, et, par conséquent qu’il ait admis que l’intérêt de l’État passe après celui de l’Église.

Plus loin il reprend : En effet, on a vu à plusieurs reprises, Théodose prosterné aux pieds de Saint Ambroise, et les papes du Moyen Âge n’ont pas oublié cet exemple. Pour Ambroise, la grande vertu de Théodose est l’humilité ; ce n’est pas une vertu d’empereur 6.

La piété impériale est ici délégitimée par principe au nom d’une atteinte à la puissance impériale. Mais à l’opposé, cette même situation peut être parfois décrite comme la source d’un renforcement charismatique. L’empereur et

3. Ainsi Mt 6, 7. 4. Ambroise de Milan, Des Sacrements, VI, 16 : « Celui donc qui crie (clamat), croit que Dieu ne peut entendre que s’il crie, et tandis qu’il le sollicite (et dum rogat eum), il rabaisse Sa puissance (eius derogat potestati). » 5. Deux articles récents ont étudié respectivement les domaines grec et latin, cf. C. Crepey, « La prière chrétienne selon Origène, Grégoire de Nysse et Jean Chrysostome », dans J. Goeken (éd.), La Rhétorique de la prière dans l’Antiquité grecque, Turnhout 2010, p. 155-174 ; S. Gioanni, « Apprendre à prier chez les Pères latins. La “personne” et la “communauté” des orants dans le christianisme ancien », dans J.-F. Cottier (éd.), La prière en latin, de l’Antiquité au xvie siècle. Formes, évolutions et significations, Turnhout 2006, p. 121-142. 6. Cf. A. Piganiol, L’Empire chrétien (325-395), Paris 1947, p. 270-271.

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L’empereur Valens et l’accès à la Puissance divine son Dieu forment un nouveau couple à la puissance manifeste. Le souverain combat alors « plus par la prière que par l’épée » pour reprendre sans nuance une remarque formulée à l’origine par Augustin d’Hippone dans son éloge de Théodose 7. Toutefois, ces différentes observations sont surtout théoriques. Une analyse des rites chrétiens, à l’image de celles proposées pour les contextes grecs et romains traditionnels, peut se révéler utile et nécessaire. Prise comme évidente, la relation entre la puissance divine et l’empereur risquerait de n’être que peu explicitée ou questionnée, sous peine de méprise et de malentendu, alors même que, pour des époques plus tardives, carolingienne ou byzantine, de telles études existent 8. La pensée de Jean-Pierre Vernant peut donc se révéler féconde puisqu’elle nous incite à questionner cette relation et sa nature 9. Si Neil McLynn a le premier tenté un tableau complet de la présence de l’empereur aux célébrations chrétiennes, avec de nombreuses remarques fondatrices, il se situe parfois loin des rites eux-mêmes 10. Mon interrogation sera donc la suivante : comment se construisent les rapports entre l’empereur chrétien et « son dieu », et de quel accès à la puissance divine bénéficie-t-il ? Quelle relation, personnelle ou non, à la divinité se trouve explicitée par les rites chrétiens ? Au sein d’un vaste dossier, un événement particulier peut fournir le terrain idéal pour une telle étude : la présence de l’empereur Valens (364‑378) lors de la célébration de l’Épiphanie à Césarée de Cappadoce. D’une part, cet épisode public nous est connu à travers plusieurs récits détaillés, d’abord contemporains puis repris et modifiés pendant près d’un siècle. Cette longévité et ces variations permettent plusieurs commentaires. D’autre part, l’empereur Valens, prince malheureux mais surtout impie et hérétique pour la tradition chrétienne majoritaire, offre ici un éclairage singulier sur la christianisation de l’institution impériale.

7. Cf. Augustin d’Hippone, La Cité de Dieu, V, 26, 1 : « […] magis orando quam feriendo pugnauit » (Bibliothèque Augustinienne 33, p. 756-757) et plus généralement F. Heim, La théologie de la victoire : de Constantin à Théodose, Paris 1992. 8. Cf. G. Dagron, Empereur et prêtre, étude sur le césaropapisme byzantin, Paris 1995 ; M. De Jong, The Penitential State: Authority and Atonement in the Age of Louis the Pious, 814-840, Cambridge – New York – Melbourne 2009. 9. Deux décennies après Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne écrivait de son côté : « Plus généralement, l’étude des religions doit être, non celle des figures divines, mais celle des relations des hommes à ces figures ; avec une même figure divine, dont la description théologique est identique et d’ailleurs sans vie, les relations sont, selon les hommes ou les sociétés, aussi différentes que la relation de clientèle, la relation de puissance à puissance, la relation parentale, etc. […] ». Cf. P. Veyne, « Les saluts aux dieux, le voyage de cette vie et la “réception” en iconographie », Revue Archéologique 1 (1985), p. 47-61. 10. Cf. N. McLynn, « The Transformations of Imperial Churchgoing in the Fourth Century », dans N. McLynn, Christian Politics and Religious Culture in Late Antiquity, Farnham – Burlington 2009 (20041), p. 235-270.

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Charles Nicolas La présence de Valens à Césarée et l’Épiphanie 372 : parrhèsia et thaumaturgie Pendant l’hiver 371‑372, Valens, co-empereur désigné par son frère aîné Valentinien pour veiller sur la partie orientale de l’empire, séjourne à nouveau à Césarée de Cappadoce. Le 6 janvier 372, il se rend vraisemblablement à la cérémonie conduite par l’évêque du lieu, Basile, en commémoration du baptême du Christ 11. Cependant, alors que Basile de Césarée apparaît comme un fervent défenseur de l’orthodoxie fixée au concile de Nicée en 325, Valens, lui, a été baptisé selon le credo plus tardif des homéens 12. Considéré comme hérétique par Basile, le credo homéen a été fixé sous Constance II (337‑361) et est désormais de nouveau soutenu et promu par le pouvoir impérial dans l’Orient romain. Le conflit qui semble en avoir résulté est principalement connu par l’éloge de Basile, rédigé une dizaine d’années plus tard, à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, par son ancien compagnon et coreligionnaire, Grégoire de Nazianze. Ce dernier, ordonné autrefois évêque par Basile et peut-être présent au moment des faits, en livre le témoignage suivant 13 : Il [Valens] se rendit dans le sanctuaire avec toute sa garde autour de lui – c’était le jour de l’Épiphanie et il y avait affluence –, et il prit place parmi le peuple, en consacrant l’union de cette manière. Mais il vaut la peine de ne pas laisser non plus ceci sous silence. Quand il se trouva à l’intérieur et que le tonnerre de la psalmodie se répercuta à ses oreilles, qu’il vit cet océan que formait le peuple et toute la belle ordonnance qui régnait tant sur la tribune qu’aux alentours, un ordre plus angélique qu’humain – pour lui [Basile], il se dressait face au peuple dans l’attitude où l’Écriture représente Samuel, sans un mouvement du corps ni des yeux ni de la pensée, comme s’il ne s’était produit rien de nouveau, mais figé, pour ainsi dire, devant Dieu et pétrifié à la tribune ; quant à son entourage, il se tenait debout, plongé dans une sorte de crainte et de vénération –, quand il [Valens] vit cela et qu’il se trouva dans l’incapacité de se référer à un précédent pour juger de ce spectacle, il éprouva une réaction humaine : ténèbres et vertige envahissent ses yeux et son âme sous l’effet de la stupeur. Le fait échappait encore au public. Mais quand il lui fallut apporter à la table divine les présents qu’il avait préparés de ses mains et que personne ne vint l’en décharger comme c’était l’usage, car on ne savait pas encore s’ils seraient acceptés, à ce moment-là

11. La date de 372 semble la plus probable même si elle ne peut être établie avec certitude, cf. N. Lenski, « The Chronology of Valens’ Dealings with Persia and Armenia, 364-378 CE », dans J. den Boeft, J. W. Drijvers, D. den Hengst, H. C. Teitler (éd.), Ammianus after Julian. The Reign of Valentinian and Valens in Books 26-31 of the Res Gestae, Leyde – Boston 2007, p. 96-127 et plus particulièrement p. 109-112 ; également, P. Rousseau, Basil of Caesarea, Los Angeles – Oxford 1994, p. 140 et p. 351-353. 12. En 366, des mains d’Eudoxe de Constantinople, cf. N. Lenski, Failure of Empire. Valens and the Roman State in the Fourth Century A.D., Berkeley – Los Angeles – Londres 2002, p. 243. 13. Grégoire de Nazianze, Discours 43, 52, cité d’après la traduction de J. Bernardi publiée en 1992 (Sources Chrétiennes 384), p. 234-237.

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L’empereur Valens et l’accès à la Puissance divine ce qui lui arrivait devint visible. Il chancelle et, si l’un de ceux qui se trouvaient sur la tribune ne l’avait arrêté dans sa culbute en lui prêtant appui de sa main, il aurait même fait une chute lamentable. Mais passons.

Ce récit est développé par l’auteur bien après la mort de Valens lors du désastre d’Andrinople et dans un contexte de triomphe de l’orthodoxie nicéenne défendue par l’empereur Théodose. Grégoire possède alors sa propre expérience de la cour impériale et des relations, parfois instables, entre le clergé et le pouvoir. Pendant presque une année, Grégoire a tenu le rôle d’évêque de Constantinople avec le soutien de l’empereur, avant de démissionner lors du concile organisé dans la capitale en 381, sans que Théodose ne semble l’avoir retenu 14. À ce titre, il a vraisemblablement officié lors de célébrations en présence de l’empereur et peut-être même à l’Épiphanie. De plus, son éloge de Basile correspond à une réécriture de la décennie passée où l’évêque orthodoxe est présenté comme ayant affronté courageusement la persécution de l’hérétique. Dans les paragraphes qui précèdent (48‑51), l’évêque de Césarée résiste aux menaces du préfet du prétoire d’Orient, Modestus. Après la célébration (52, citée ci-dessus), Valens revient à nouveau dans l’église pour avoir un entretien, derrière un rideau, avec Basile qui marque le début de l’apaisement entre les deux hommes, grâce à la force de persuasion du Cappadocien (53). Puis, « une autre fois » (54), Basile est à nouveau menacé d’exil par l’empereur. Mais la maladie soudaine du fils de Valens, Galates, provoque sa grâce à la suite de son intervention bénéfique, même si celle-ci ne suffit pas à empêcher la mort de l’enfant 15. Enfin, Basile finit d’échapper à la vindicte impériale en guérissant, durablement cette fois, le préfet Modestus, également frappé par la maladie (55). Il a déjà été démontré à plusieurs reprises que ce récit contredit la documentation disponible par ailleurs. Si quelques sujets possibles de conflit sont recensés (comme la division en deux de la province de Cappadoce), il apparaît néanmoins qu’à cette date Basile n’a pas opéré de rupture avec l’institution impériale 16. L’historiographie récente insiste au contraire sur « le caractère factice » 17

14. Cf. N. McLynn, « Moments of truth, Gregory of Nazianzus and Theodosius I », dans S. McGill, C. Sogno, E. Watts (éd.), From the Tetrarchs to the Theodosians. Later Roman History and Culture, 284-450 CE, Cambridge – New York – Melbourne 2010, p. 215-240. 15. Les circonstances de la mort de Galates en 370 ou en 372, peut-être survenue à Antioche, sont difficiles à déterminer avec précision. Mais elles semblent bien être distinctes de l’épisode de l’Épiphanie. 16. Cf. R. Van Dam, « Emperor, Bishops and Friends in Late Antique Cappadocia », The Journal of Theological Studies NS 37 (1986), p. 53-76, plus particulièrement p. 53-54 ; S. Métivier, La Cappadoce (ive-vie siècle). Une histoire provinciale de l’Empire romain d’Orient, Paris 2005, p. 51-52 et 203-204. Ces deux auteurs se prononcent contre l’idée que la division de la province est une punition infligée à Basile. Sur le rôle de Modestus et la crainte, limitée, d’un exil ressentie par Basile, cf. N. Lenski, Failure of Empire, p. 252-253. De plus, la lettre 71 de Basile imprécise, virulente et à la chronologie mal assurée se prête difficilement à une lecture univoque. 17. Cf. S. Métivier, La Cappadoce, p. 202.

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Charles Nicolas de la persécution des nicéens en Cappadoce sous Valens jusqu’en 375. Les rapports entretenus entre Basile et l’empereur sont même considérés comme respectueux, voire cordiaux 18. L’impartialité et la faveur impériales se manifestent par des donations aux fondations charitables de Basile et une gestion commune des affaires arméniennes, au moins jusqu’en 372 ou 373 19. Cette situation privilégiée put être reprochée à Basile et il fut accusé de lâcheté avant sa mort 20. Ainsi, Grégoire tente d’estomper le souvenir que Basile a accepté les offrandes de Valens, et sans doute qu’il a participé à la communion, on y reviendra. Mais il remanie l’épisode pour le justifier par une scène d’édification et de parrhèsia. Bien évidemment, d’autres lectures de l’événement ont été proposées. Raymond Van Dam a insisté sur la dimension sociale de l’altercation de l’Épiphanie : combat d’image publique mené entre un membre éminent de l’élite locale et provinciale, Basile, et le pouvoir impérial 21. L’évêque imiterait par son immobilité la posture impériale tardive 22. Les implications religieuses de la scène seraient alors, selon ses mots, un vernis qu’il faut faire craquer pour en saisir la vraie nature. Noel Lenski évoque de son côté une « danse courtoise » réécrite par Grégoire pour donner une cohérence d’ensemble à un échange décousu et mal maîtrisé entre un empereur en retard et un évêque sourcilleux. Pour lui, il n’y a rien d’étonnant à voir le rustre Valens, peu hellénophone, être figé par le chant élaboré des chœurs, puis trébucher en raison de ses jambes arquées 23. On le voit, la réception du texte de Grégoire a connu une évolution ces dernières années, principalement en raison d’une attention plus importante accordée aux stratégies narratives des cérémonies de la fin de l’Antiquité et du Moyen Âge. Mais la compétition rituelle est encore perçue comme relativement univoque, voire secondaire. Or, une lecture dynamique peut aussi en être faite, qui tienne compte de l’ensemble des stratégies à l’œuvre et de leurs différents niveaux de réception 24. La religion n’est pas un simple vernis, ni cette scène du théâtre ou un pieux complot. Elle a une signification, en elle-même et pour elle-même. Envisagée à partir de l’accès à

18. Cf. R. Van Dam, « Emperor, Bishops and Friends », p. 57. 19. Cf. N. Lenski, Failure of Empire, p. 242-255. Basile apparaît comme un bénéficiaire de la faveur impériale pour les trois auteurs. 20. Dans son Contre Eunome, Grégoire de Nysse, frère de Basile, livre une défense explicite de l’évêque de Césarée contre ces accusations en relatant les menaces de Modestus, cf. infra. 21. Cf. R. Van Dam, « Emperor, Bishops and Friends », p. 53-62. 22. Cf. R. Van Dam, Kingdom of Snow: Roman Rule and Greek Culture in Cappadocia, Philadelphie 2002, p. 114-115. 23. Cf. N. Lenski, Failure of Empire, p. 252-254. 24. Cf. P. Van Nuffelen, « Playing the Ritual Game in Constantinople (379‑457) », dans L. Grig, G. Kelly (éd.), Two Romes: Rome and Constantinople in Late Antiquity, Oxford – New York – Auckland 2012, p. 183-200 et surtout p. 185.

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L’empereur Valens et l’accès à la Puissance divine la puissance divine, elle permet entre autres de questionner la relation à Dieu et la relation communautaire pour l’empereur romain chrétien. Et ce sont ces mêmes relations qui permettent d’envisager différemment cette scène. Valens, orant impérial accepté et privilégié En cette Épiphanie 372, pour les contemporains comme pour le commentateur, la participation impériale apparaît comme le premier élément déterminant. Les mots « et il prit place parmi le peuple » (καὶ τοῦ λαοῦ μέρος γενόμενος […]), n’installent pas l’empereur en position d’anonyme dans la foule ; ils l’intègrent au sein de la communauté : « en consacrant l’union de cette manière » ([…] οὕτως ἀφοσιοῦται τὴν ἕνωσιν) 25. Valens, baptisé, demeure durant tout le service dans le lieu de culte et il n’est pas exclu lors de la célébration eucharistique. Selon toute vraisemblance, il participe même à cette dernière puisque l’acceptation de ses offrandes le joint aux fidèles acceptés à la communion, ce qui contraste avec le renvoi des catéchumènes et des pécheurs reconnus. Seul son siège n’est apparemment pas spécifié. Neil McLynn a livré une analyse importante de cette participation. Il replace cet épisode au sein d’une plus large « stratégie de communion » portée par l’empereur qu’il compare à la pratique similaire du clergé orthodoxe contemporain 26. C’est l’aspect communautaire qui est alors affirmé en ce 6 janvier 372 par le fait du prince : une communauté de fidèles redessinée par le rite, ici au détriment des oppositions dogmatiques plus anciennes. Mais ce constat peut être approfondi. Si l’on cherche à préciser le dispositif rituel, il apparaît que l’empereur a accès au bêma pour y déposer ses offrandes 27. Rendu ici par « tribune » dans la traduction française, cet espace rituel se restitue aisément au sein de la basilique où se déroule la scène 28. Pour avoir accès à cet espace, l’empereur franchit la barrière du chancel et se trouve à la vue de tous, comme l’indique Grégoire. Plus tard, nous savons qu’il est à nouveau reçu par l’évêque derrière le rideau

25. Cf. Grégoire de Nazianze, Discours 43, 52. On retrouve un usage semblable chez Grégoire de Nysse du terme λαός pour désigner la communauté nicéenne de Césarée à laquelle chercherait à se joindre Valens, cf. Contre Eunome, I, 136 et infra. Contra, J. Bernardi, p. 234, n. 2 de son édition : « […] Il existe maintenant un lieu où cette majesté impériale qu’on n’aborde qu’en se prosternant se trouve ramenée au niveau des simples fidèles, en position subordonnée par rapport à l’évêque. » 26. Cf. N. McLynn, « The Transformations of Imperial Churchgoing », p. 252 et p. 255-256, reprenant explicitement l’expression de Jean-Robert Pouchet forgée pour la politique de Basile lui-même dans sa province. 27. Il est soutenu par un de ceux qui se trouvaient « sur la tribune » (ἐκ τοῦ βήματος), lorsqu’il se rend « à la table divine » (τῇ θείᾳ τραπέζῃ), cf. supra. 28. Cf. par exemple, la reconstitution du bêma de la basilique Aphentelli de Lesbos du ve siècle, dans C. Mango, Architecture byzantine, trad. fr. M. Waldberg, Paris 1981 [éd. orig. : Byzantine architecture, New York 1974], p. 70.

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Charles Nicolas (παραπέτασμα) tendu sur la partie centrale du chancel 29. Des textes tardifs laissent penser que, en tant qu’empereur, Valens aurait pu y rester durant la consécration des espèces, voire qu’il les aurait alors reçues en mains propres à cet endroit même pour communier 30. Or cet espace est, avec l’autel, un espace sacré et réservé de plus en plus au seul clergé 31. Grégoire de Nazianze dans son poème autobiographique utilise le bêma comme synonyme des fonctions de clerc, voire d’évêque 32. Surtout, il rappelle qu’il a lui-même siégé derrière la barrière, dans le sanctuaire, avec Théodose : « mais quand, moi, je me trouvai, en compagnie de la puissance de la pourpre [ie : Théodose], à l’intérieur de l’espace délimité par l’auguste barrière […] » 33. Comme le suggère une remarque de Peter Brown, Valens souhaitait utiliser la cérémonie de Césarée comme un espace rituel de manifestation de ses privilèges et de sa fonction 34. Le bâtiment en lui-même l’y invitait. Le rituel impérial traditionnel, hérité et adapté de la République romaine, bénéficiait même de la primauté historique dans l’usage de la basilique, du bêma (qui rend également le terme latin de tribunal) et du chancel (les cancelli). La frise constantinienne nord de l’Arc de Constantin, la face sud de l’obélisque de Théodose, voire les restes de la basilique du palais de Domitien sur le Palatin, témoignent tous les trois à des degrés différents de cet usage dans un cadre civil 35. Grégoire de Nysse utilise d’ailleurs le même vocabulaire que précédemment, mais cette fois-ci pour désigner le tribunal impérial, ses barrières (κιγκλίδες) et ses tentures (παραπετάσματα), devant lesquelles aurait été conduit Basile en une autre occasion 36. La puissante image d’Ambroise de Milan chassant Théodose de son sanctuaire a sans doute contribué

29. Cf. Grégoire de Nazianze, Discours 43, 53. 30. Cf. G. Dagron, Empereur et prêtre, p. 126-129 et R. F. Taft, « The Byzantine Imperial Communion Ritual », dans P. Armstrong (éd.), Ritual and Art. Byzantine Essays for Christopher Walter, Londres 2006, p. 1-27, plus particulièrement p. 1-6. Quelle était la pratique à Césarée ? Selon Benoît Gain, Basile semble avoir été plus ferme sur les règles d’accès à la communion (cf. infra) que sur les rites eux-mêmes, exceptée l’importance de la consécration à l’autel, cf. B. Gain, L’Église de Cappadoce au ive siècle d’après la correspondance de Basile de Césarée (330-379), Rome 1985, p. 213. 31. Cf. H. Leclercq, « Cancel », dans F. Cabrol (éd.), Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie II, Paris 1910, col. 1821-1831 et surtout col. 1827, ainsi que le canon du 19 du « concile de Laodicée » (ive siècle). 32. Cf. Grégoire de Nazianze, De uita sua, v. 38-39, v. 330-334 et v. 816. 33. Ibid. v. 1360-1361 : « ἐπεὶ δ’ ἐγώ τε καὶ τὸ πορφύρας κράτος | κιγκλίδος ἦμεν τῆς σεβασμίας ἔσω […] », cité à partir de la traduction de J. Bernardi pour la CUF, parue en 2004, p. 112. 34. P.  Brown, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive : vers un Empire chrétien, tr. fr. P. Chuvin, H. Meunier-Chuvin, Paris 2003 [éd. orig. : Power and Persuasion in Late Antiquity: Towards a Christian Empire, Madison 1992], p. 156. 35. Cf. H. Leclercq, « Cancel », col. 1821-1823. 36. Cf. Grégoire de Nysse, Contre Eunome, I, 141. Athanase d’Alexandrie évoque de son côté le βηλός, c’est-à-dire le rideau de porte au centre de la barrière, derrière lequel se tient Constance II, cf. son Apologie à l’empereur Constance, 3.

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L’empereur Valens et l’accès à la Puissance divine à troubler l’histoire de cette pratique renvoyée à la cour orientale, voire à une innovation théodosienne, alors même qu’elle s’inscrit dans une pratique romaine de l’espace de majesté 37. Un aspect liturgique de la célébration de Césarée peut également se lire sous l’aspect d’une revendication impériale particulière. Les louanges censées avoir troublé Valens – probablement des psaumes récités en chœur – peuvent présenter un parallèle avec les acclamations impériales traditionnelles. Neil McLynn y voit ainsi un exemple supplémentaire de la compétition rituelle à l’œuvre qui met en évidence la faiblesse de l’empereur se trouvant sur un « alien ceremonial ground ». Mais tenant compte du décalage d’une dizaine d’années entre le récit et les faits, il n’exclut pas que les psaumes aient servi à valoriser l’arrivée impériale plus qu’à la diminuer 38. Ces louanges peuvent également être envisagées selon leur complémentarité avec le cérémonial impérial. À première vue, leur possible décalage avec l’arrivée de l’empereur accompagné de sa garde ou de sa cour est perçu comme anormal. En effet, on considère généralement que Valens est en retard ce 6 janvier, mais le texte n’est pas aussi explicite 39. D’une part, l’empereur n’a pas à arriver en avance s’il considère qu’il est au cœur de la cérémonie, ce qui était probablement en partie le cas. L’affluence à l’église, mentionnée par Grégoire, relève autant de la fête chrétienne que de la présence impériale. La foule s’est pressée à Césarée avec espoir, crainte et curiosité, pour voir l’empereur, qui a ménagé de son côté une entrée en grand appareil 40. D’autre part, Grégoire tente, avec succès, d’attirer l’œil du lecteur sur la magnificence de l’Église et non sur celle de l’empereur. Pourtant son propre récit de son installation par Théodose aux Saints-Apôtres de Constantinople à la fin 380 livre une image plus équilibrée. À cette occasion, c’est bien l’installation de l’évêque et de l’empereur au bêma qui est saluée par une louange commune exprimée par des acclamations les bras tendus 41.

37. Sur le rôle de Théodose et du patriarche Nectaire, cf. B. Croke, « Reinventing Constantinople: Theodosius I’s Imprint on the Imperial City », dans S. McGill, C. Sogno, E. Watts (éd.), From the Tetrarchs to the Theodosians. Later Roman History and Culture, 284-450 CE, Cambridge – New York – Melbourne 2010, p. 241-264 et plus particulièrement p. 257 ; également N. McLynn, « The Transformations of Imperial Churchgoing », p. 261. Sur l’espace de majesté à Rome, cf. J.-M. David, « L’espace de majesté », dans A. Vigourt, X. Loriot, A. Bérenger, B. Klein (éd.), Pouvoir et religion dans le monde romain, en hommage à Jean-Pierre Martin, Paris 2006, p. 185-199. 38. Cf. N. McLynn, « The Transformations of Imperial Churchgoing », p. 254. 39. En faveur du retard, cf. N. Lenski, Failure of Empire, p. 253. 40. Cf. les remarques de Sozomène, Histoire ecclésiastique, VI, 21, 5, à propos d’une visite de Valens à l’église de Tomi en 368 : « Presque toute la ville s’était réunie pour voir l’empereur (βασιλέα τε ὀψόμενοι) et parce qu’elle s’attendait à du nouveau (καὶ νεώτερον ἔσεσθαί τι προσδοκήσαντες). », traduction A.-J. Festugière et B. Grillet, Sources Chrétiennes 495, p. 342-343 et infra. 41. Cf. Grégoire de Nazianze, De uita sua, v. 1360-1370. Passage relevé également dans N. McLynn, « Moments of truth », p. 218 où l’auteur considère désormais que l’épisode de Césarée témoigne bien d’une pratique liturgique ancienne.

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Charles Nicolas Enfin, le calendrier lui-même était impérial. La présence de Valens à Césarée en ce début du mois de janvier a déjà suscité plusieurs commentaires soucieux de resituer cette visite dans le cadre plus général des célébrations du début de l’année 372 42. Les calendes de janvier étaient encore célébrées dans l’empire et les vœux pour l’empereur toujours formulés, tandis que durant les célébrations chrétiennes on priait tout autant pour l’empereur. Aussi en ce 6 janvier, lors de cette fête majeure du christianisme, à quelques jours du 3 janvier et des nuncupationes des vœux de la tradition païenne, l’empereur et sa cour adaptaient ou prolongeaient les célébrations coutumières de début d’année dans le cadre de la nouvelle religion. Ainsi, pendant ses préparatifs de campagne contre Constance II, Julien fit le choix de se rendre publiquement à une célébration chrétienne, celle du 6 janvier 43. En tant que baptisé, il utilisa cet espace et ce temps pour manifester son nouveau statut d’empereur et consolider sa popularité. Du 1er jusqu’au 6, voire 7 janvier, la personne impériale tenait une place centrale au sein des célébrations publiques et entendait probablement la conserver 44. Ces célébrations venaient ponctuer toute une semaine essentielle dans l’expression des rapports de concorde et de consensus entretenus par l’empereur, ses sujets et la (ou les) puissance(s) divine(s). Pour en revenir au 6 janvier 372, l’empereur Valens est manifestement un orant accepté et privilégié. Cependant, il est également en partie neutralisé. Entre « saint » Basile et Valens « l’hérétique », la construction d’une figure pénitentielle L’une des trames principales du récit réside en la personne de Basile de Césarée, à la réputation de zèle et d’ascèse bien connue, et s’organise autour des devoirs de l’évêque chrétien 45. En restant immobile, selon l’image réinterprétée d’un opposant au pouvoir tyrannique, Basile fait également figure d’évêque modèle suivant les plus vieux préceptes régulant son ministère et connus par les recueils normatifs ecclésiaux. Il ne fait pas acception de

42. Cf. R. Van Dam, Kingdom of snow, p. 114-115 : le peu civil Valens préfère passer les calendes avec l’armée et prive Modestus, consul ordinaire, des imposantes cérémonies d’intronisation à Antioche. Pour la concordance entre les dons d’entrée en charge des consuls et les dons de Valens à l’Épiphanie, sous la forme d’une confirmation de l’alliance entre l’Église et l’État, Cf. N. McLynn, « The Transformations of Imperial Churchgoing », p. 255. 43. En 361 à Vienne où il hivernait depuis au moins novembre, cf. Ammien Marcellin, Histoires, XXI, II, 5. 44. Le 7 janvier dans le calendrier militaire de Doura Europos était occupé par des sacrifices concomitants au versement de la solde des soldats. 45. Cf. G. May, « Die großen Kappadokier und die staatliche Kirchenpolitik von Valens bis Theodosius », dans G. Ruhbach (éd.), Die Kirche angesichts der konstantinischen Wende, Darmstadt 1976 (19741), p. 323-336 et plus particulièrement p. 325 et 326 ; S. Giet, Les idées et l’action sociales de saint Basile, Paris 1941, p. 357-363.

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L’empereur Valens et l’accès à la Puissance divine personne et n’interrompt pas son service pour accueillir et installer une personnalité notable 46. Le parallèle biblique de Samuel réinvestit la norme disciplinaire d’une manifestation exceptionnelle 47. La faiblesse de Valens, vraisemblablement construite sur la figure du roi Saül, peut s’interpréter aussi de multiples manières. Elle est d’abord une marque d’humanité mise en regard de la divinité du sacerdoce, rendue manifeste par un service célébré selon un « […] ordre plus angélique qu’humain […] », « […] pour ainsi dire, devant Dieu […] » lui-même. De plus, devant cette seconde et nouvelle épiphanie, un changement s’opère en Valens. Par ce changement sa communion se trouve médiatisée, un membre du clergé devant le soutenir pour lui éviter la chute. Or cette chute du bêma serait également un signe de la perte de son autorité, finalement conservée grâce à l’Église 48. Ma dernière hypothèse est que ce récit suggère une dynamique rituelle explicitant et justifiant la participation de l’empereur à la communion, à partir des nécessités ecclésiales 49. Or cette dynamique permet d’éclairer la réception de la participation impériale chez les différents auteurs chrétiens jusqu’à la seconde moitié du ve siècle. Un premier groupe de trois témoignages est constitué par les écrits qui ne mentionnent pas la présence de Valens dans l’église de Basile lorsqu’ils relatent l’opposition entre les deux hommes. Chez Grégoire de Nysse d’abord, dont le récit est sans doute tout juste antérieur à celui de son homonyme de Nazianze, c’est Modestus qui tient le rôle du principal protagoniste. Il alterne menaces et promesses vis-à-vis d’un Basile inflexible, tout en lui proposant d’organiser une visite de l’empereur à son église. Celle-ci, en échange d’un retrait du terme nicéen homoousios du credo, devrait permettre à l’empereur de se mêler au peuple (λαός), et à Basile de devenir son enseignant (διδάσκαλος). Mais Basile refuse adroitement. La présence de l’empereur serait une grande affaire pour son âme et non pour son rang. Finalement, après une seconde altercation avec un autre fonctionnaire impérial, Basile triomphe et seule la Cappadoce échappe à la persécution 50. La venue de Valens à Césarée, promise par Modestus, pouvait donc bien se lire comme un privilège accordé à l’évêque du lieu. Mais surtout, ce récit transmis par le propre frère de Basile permet de

46. Cf. Constitutions apostoliques, II, 58, 4. 47. Le succès de cette construction narrative se révèle à travers une vaste production iconographique : des fresques d’églises cappadociennes (cf. R. Van Dam, « Emperor, Bishops and Friends », p. 62) aux enluminures d’un manuscrit impérial (cf. ms. gr. 510 de la BNF, fol. 104ro), jusqu’à un tableau de Pierre Subleyras de 1743 commandé par le pape Benoît XIV pour Saint-Pierre de Rome. 48. Cf. J.-M. David, « L’espace de majesté », p. 187. 49. Celle d’un conflit liturgique découlant d’une innovation de Valens ou de Basile, bien que séduisante, repose sur un vide documentaire quasi-complet concernant la pratique originelle ou habituelle. Elle s’appuie sur la supposée absence de « précédent » (παράδειγμα) évoquée par Grégoire. Mais celui-ci renvoie à la personne de Basile (le grec παράδειγμα correspond ici au latin exemplum), seul authentique évêque rencontré par Valens, et non aux rites eux-mêmes. 50. Cf. Grégoire de Nysse, Contre Eunome, I, 136-143.

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Charles Nicolas mesurer le caractère potentiellement subversif de la participation impériale à l’Épiphanie que Grégoire de Nazianze a transformée en victoire. Par la suite, le récit de Rufin d’Aquilée, lecteur des Pères Cappadociens, fixe la tradition d’un Basile intransigeant avec les hérétiques. Précision essentielle, l’évêque aurait même conservé le « sacrement de la communion inviolé » (intemerato communionis sacramento) malgré la persécution de Valens qui fait rage dans tout l’empire. Désormais, ce sont les souffrances de la femme et la maladie puis la mort du fils de Valens, suivant les menaces de Modestus, qui sont seules à l’origine du triomphe de Basile 51. Dernier avatar de ces témoignages, Socrate de Constantinople déplace l’affrontement à Antioche où Modestus emprisonne Basile. De nouveau, la maladie de Galates et un songe menaçant reçu par sa mère provoquent un revirement impérial mais trop tardif 52. Ce premier corpus démontre bien les difficultés et les contradictions posées par l’acceptation des offrandes de Valens par Basile 53. Or, la tradition tout juste postérieure opère une relecture de l’ensemble des témoignages, sous la forme d’une synthèse tout à fait originale. Le second groupe d’auteurs, composé de Sozomène et de Théodoret de Cyr, a en commun de relater à nouveau la présence de Valens à Césarée, mais en l’adaptant 54. Dans la droite ligne de Rufin et de Socrate, ils présentent Valens comme un persécuteur virulent et violent, avant sa visite à Césarée. Ainsi, Sozomène rappelle comment lors du passage du « tyran » dans la cité de Tomi en 368, l’évêque nicéen Vétrianon aurait décidé de quitter l’église locale avec toute sa communauté afin de ne pas l’accueillir parmi les fidèles. L’auteur explicite d’ailleurs cette attitude, précisant bien qu’il s’agissait pour Valens d’associer l’évêque du lieu à son opinion religieuse 55. Il est donc surprenant, à première vue, de voir ces auteurs reprendre l’épisode de l’Épiphanie pour composer leur portrait d’un Basile héros de l’orthodoxie, à partir d’un récit initial dont on a souligné les faiblesses. Une telle contradiction peut toutefois se comprendre si l’on tient compte de la nature complète du texte de Grégoire de Nazianze et de sa réception par une partie du lectorat chrétien, sous la forme d’une ébauche d’un rituel de pénitence. En effet, la supposée négligence ou maladresse des auteurs antiques demeure une explication en partie insatisfaisante 56.

51. Cf. Rufin d’Aquilée, Histoire ecclésiastique, XI, 9. 52. Cf. Socrate de Constantinople, Histoire ecclésiastique, IV, 26, 16-34. 53. Sur les liens entre Socrate et Rufin, cf. P. Van Nuffelen, Un héritage de paix et de piété : étude sur les histoires ecclésiastiques de Socrate et Sozomène, Louvain – Paris – Dudley 2004, p. 468. Ainsi, l’auteur constantinopolitain attribue à Basile la même rigueur d’accès à la communion que Rufin, cf. Socrate de Constantinople, Histoire ecclésiastique, V, 22, 59. 54. Sur l’usage par Sozomène de Socrate et de Grégoire de Nazianze Cf. P. Van Nuffelen, Un héritage de paix et de piété, p. 488. 55. Cf. Sozomène, Histoire ecclésiastique, VI, 21, 4. 56. Cependant, Peter Van Nuffelen note que Sozomène, souvent respectueux de la chronologie, est ici vraisemblablement dépassé par son attrait pour le miraculeux et le dramatique, cf. P. Van Nuffelen,

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L’empereur Valens et l’accès à la Puissance divine Si nous reprenons la rencontre entre Valens et Basile dans son ensemble telle qu’est est rapportée par l’évêque de Nazianze, une chronologie en quatre grandes étapes se dessine : – les menaces de Modestus, l’incident de l’Épiphanie, la sanction d’exil, la maladie puis le décès du fils de l’empereur et l’annulation de l’exil. Mais la mise en série des différents récits fait apparaître un changement propre à Sozomène et à Théodoret. Désormais, la maladie et la mort de Galates précèdent la visite de Valens à l’église de Césarée. Sozomène dédouble d’abord la scène et relate deux fois la mort de Galates, une fois avant, une fois après l’Épiphanie 57. Théodoret, de son côté, place la maladie au centre de l’épisode, et la célébration n’est plus précisément inscrite au 6 janvier. Ce changement a plusieurs conséquences. L’inversion chronologique visant à placer la maladie du fils de Valens avant la célébration de l’Épiphanie permet de mettre en scène le repentir impérial. Théodoret fournit un récit particulièrement vivant de la détresse impériale, où se mêlent larmes, prosternations et appel à l’aide de l’évêque 58. L’évêque de Cyr utilise le verbe μεταμέλομαι (se repentir) lorsqu’il retranscrit l’état d’esprit de l’empereur avant son entrée dans l’église 59. L’empereur opère alors une conversion, passagère, fruit de sa repentance et clef de la pénitence chrétienne 60. Basile peut ensuite l’accepter légitimement à la table divine, car il est du seul ressort de l’évêque de « lier et délier », de contrôler la pénitence dans son église, sa durée et son caractère public ou privé 61. Autrement dit, au ive siècle et au début du ve siècle, l’acceptation d’un hérétique par l’évêque peut trouver une justification canonique par la médiation du rite 62. Celle-ci donne lieu ensuite à l’élaboration

57. 58. 59. 60. 61.

62.

Un héritage de paix et de piété, p. 285-286. Mais, cet intérêt à lui seul est un argument fragile. Socrate a fait le choix du silence, alors que la scène aurait pu aussi correspondre à ses goûts, cf. P. Van Nuffelen, ibid., p. 272. Cf. Sozomène, Histoire ecclésiastique, VI, 16, 3-10. Cf. Théodoret de Cyr, Histoire ecclésiastique, IV, 19, 2-15. De même chez Sozomène, lors de son second récit de la maladie, cf. Sozomène, Histoire ecclésiastique, VI, 16, 9. Cf. Théodoret de Cyr, Histoire ecclésiastique, IV, 19, 11. Cf. l’analyse, néanmoins plus tardive, de la place de la pénitence dans le cérémonial impérial byzantin dans G. Dagron, Empereur et prêtre, p. 129-138. Cf. Constitutions apostoliques, II, 11-12 et M. De Jong, « Transformations of Penance », dans F. Theuws, J. L. Nelson (éd.), Rituals of Power. From Late Antiquity to the Early Middle Ages, Leyde – Boston – Cologne 2000, p. 185-224 et notamment p. 189-190. Basile lui-même, lorsqu’il énumère les nombreuses années de pénitence qu’il faut imposer selon les cas, rappelle pour l’évêque cette possibilité de clémence exceptionnelle, appuyée par les Écritures, cf. Basile de Césarée, Lettres, 217, 74. Cf. Constitutions apostoliques, VI, 18, 1 : il faut refuser la communion aux hérétiques, mais accueillir dans l’Église les pénitents sincères. De même Grégoire de Nazianze dans son Discours 39 (chap. 18 et 19), daté d’un 6 janvier (peut-être 381), prend position contre les Novatiens et pour la réintégration des pécheurs et des apostats en cas de pénitence sincère, faite de gémissements, de pleurs et d’abaissements.

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Charles Nicolas d’une stratégie narrative adéquate de plus en plus détaillée 63. Valens peut alors être accepté dans la communauté religieuse par le truchement de l’institution ecclésiale et l’intervention divine, malgré ses convictions personnelles et ses actions passées. Le dogme n’est pas oublié ou simplement trahi. Le 6 janvier 372 ne peut pas se réduire à une mauvaise saynète, dont la survie et l’évolution resteraient peu intelligibles. C’est la construction rituelle, immédiate et différée, d’une accommodation puis d’une justification qui explique son succès. Elle annonce, mais aussi dépasse, la notion proprement théologique d’économie, au sens d’accommodement de circonstance 64. Pris dans son ensemble, ce dossier nous rappelle l’existence et la progressive fixation des stratégies ecclésiales. Elles viennent médiatiser en partie la relation personnelle entre l’individu et la puissance divine. Jean-Pierre Vernant proposait en 1965 une nouvelle perspective méthodologique dans l’étude des religions de l’Antiquité. À partir de la question des rapports entre l’homme grec et ses divinités, il était conduit à dépasser les notions traditionnelles de personne divine et de relation personnelle à la divinité. Ce παράδειγμα, j’ai tenté de l’adapter à une religion autre de l’Antiquité. Ainsi pensée à partir du concept de « puissance divine » et de ses modes d’accès, l’étude de l’Épiphanie 372 a pu se prolonger au-delà de ses réceptions traditionnelles. Le dispositif rituel impérial et chrétien place l’empereur Valens dans la position d’un orant privilégié, dans un compromis encore mouvant avec l’organisation ecclésiale. Ces privilèges s’inscrivent dans la continuité des héritages romains, et plus précisément des dimensions symboliques de l’imperium, plutôt que du grand pontificat. Valens est également créateur et récepteur de phénomènes d’intégration communautaire, plus complexes qu’une manipulation réciproque et cynique du trône et de l’autel. L’absence d’unanimité des sources a été considérée comme héritée de la plasticité des lectures rituelles et de la compétition sous-jacente à leur retranscription. Prises dans leur globalité, les imprécisions ou les confusions chronologiques des textes peuvent alors se comprendre autrement que par le simple manque de rigueur et relever d’un véritable projet éditorial. Elles deviennent intelligibles à partir du récit original de Grégoire, autour d’une construction pénitentielle, d’abord ébauchée puis de plus en plus nettement affirmée. Celle-ci vise à justifier la participation impériale à la société chrétienne, tout en reconsidérant sa nature exceptionnelle par une forme limitée d’abaissement. Il s’agissait d’un

63. Le texte originel de Grégoire jouait sur cet abaissement et la « chute lamentable » évitée de peu est proprement une « chute digne de larmes » (πτῶμα δακρύων ἄξιον). 64. Cf. G. Dagron, « La règle et l’exception. Analyse de la notion d’économie », dans G. Dagron, Idées byzantines II, Paris 2012 (19901), p. 545‑562 et surtout p. 547-551. Au ixe siècle, l’Épiphanie de Césarée faisait partie des exemples traités par Théodore Stoudite dans son ouvrage, perdu, sur l’économie. Mais désormais, c’est la sainteté de Basile qui pouvait autoriser l’écart pour mieux le circonscrire et non plus le dispositif rituel.

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L’empereur Valens et l’accès à la Puissance divine compromis entre la puissance divine, la puissance impériale et la puissance ecclésiale, susceptible d’évoluer et de se recomposer. Ce compromis ne peut se limiter au seul récit théodosien. En dernier lieu, il nous invite à ne pas considérer excessivement que la foi personnelle de l’empereur chrétien fut la nouvelle donnée indépassable de sa relation à Dieu au ive siècle. Autrement dit, la construction d’une piété individuelle impériale était bien plus qu’une affaire personnelle ou singulière. L’empereur lui-même est une puissance.

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– IV –

Amplifier, dissimuler, neutraliser : de l’omnipotence à l’impuissance divine

AMPLIFIER, DISSIMULER, NEUTRALISER : DE L’OMNIPOTENCE À L’IMPUISSANCE DIVINE Introduction

Francesco Massa

Réfléchir à la puissance divine signifie éclairer les modalités de son apparition, les variations de son intensité et comprendre comment elle se manifeste à l’intérieur des contextes qui la formulent. Il n’existe pas une seule forme de puissance divine : en régime polythéiste, chaque dieu possède un type particulier de puissance, et il est inévitable que la représentation d’une telle puissance se modifie selon les stratégies narratives des récits mythiques et les opérations rituelles des agents cultuels. De l’omnipotence à l’impuissance, toute une palette de degrés caractérise la condition des divinités dans des situations précises. Dans le cadre des monothéismes, lorsqu’on parle de puissance divine, on a tendance à représenter une divinité dont les pouvoirs sont infinis et sans limites en raison de son unicité, alors que l’étude des polythéismes dans les sociétés anciennes et modernes montre que la réalité est beaucoup plus bigarrée et diffère selon les contextes. Dans certaines aires culturelles, les dieux exercent leur puissance pour maintenir l’ordre dans le monde. Mais l’existence de panthéons multiples et variés suscite par moments l’apparition de conflits qui conduisent les divinités à exercer leurs pouvoirs les unes contre les autres. Dans les traditions mythiques grecques, nombreux sont les exemples de luttes entre les dieux, de conflits opposant tant des générations différentes (les Titans contre les Olympiens) que les divinités d’une même génération entre elles lors d’événements historiques particuliers (comme la guerre de Troie). Les divinités peuvent donc mesurer leurs pouvoirs, les associer à la ruse et à la stratégie. Dans ces configurations peut donc intervenir un critère hiérarchique qui aide à contenir ou à neutraliser, à tout le moins à articuler des puissances multiples, voire opposées.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114087

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Francesco Massa Les débats théologiques qui ont opposé les tenants de différentes religions se sont, tout au long de l’histoire, concentrés sur la question des variations de la puissance divine, de ses limites et de son omnipotence. Lorsque le philosophe Celse, vers 180 de notre ère, rédige un traité platonicien contre les chrétiens, il accuse le Christ de n’avoir pas été capable de se libérer du supplice de la croix, alors que Dionysos avait pu sans peine échapper aux chaînes que Penthée, roi de Thèbes, lui avait imposées. Celse portait donc le débat sur le rapport entre puissance divine et corporalité. Piqué par une telle accusation, Origène, environ soixante-dix ans plus tard, répond au philosophe platonicien par un contre-exemple : Paul, enchaîné en prison avec Silas à Philippes en Macédoine, a bien été libéré par la « puissance divine » (theia dunamis) de Dieu 1. Cet exemple montre que les variations de la puissance divine sont liées également au problème de la corporéité des dieux et à ses représentations dans les divers types de sources. Il s’agit d’un thème qui avait intéressé JeanPierre Vernant et Charles Malamoud dans les années 1980 : le recueil d’articles Corps des dieux (Paris 1986) avait en effet réuni historiens des religions et anthropologues afin d’explorer les diverses « incarnations » des divinités et analyser le rapport entre corps des dieux et ontologie divine. Amplifier, dissimuler, neutraliser la puissance divine ne sont pas des questions qui relèvent exclusivement du monde des divinités. Les hommes aussi peuvent participer à ce processus en maîtrisant ces puissances, en les canalisant vers un objectif spécifique. C’est le contexte des rituels qui permet cette pratique dans la mesure où le rite met en communication les hommes et les dieux. Ainsi, les pratiques magiques se servent-elles du langage de la puissance divine, qui est récupéré dans le but de contrôler des pouvoirs divins spécifiques. Que les limites entre puissance divine et puissance magique ne soient pas bien établies ressort clairement du même passage d’Origène, dans lequel le théologien chrétien tient à souligner la différence entre l’intervention de la puissance divine et les sorcelleries des charlatans qui parcouraient les territoires de l’empire. Les articles réunis dans cette section du volume permettent d’analyser les variations de la puissance divine sous divers angles. Tout d’abord, ils montrent que les types multiples de sources produisent des conceptions différentes. Chacun offre en effet ses propres stratégies narratives et ses propres mises en scène. À chaque langage correspondent des phénomènes d’amplification ou de neutralisation d’un aspect de la puissance divine. Les récits mythiques nous présentent les péripéties des divinités ; ils expliquent les accidents qui ont fait qu’un dieu ou une déesse a perdu sa puissance ou qu’elle a été maîtrisée. Dans les textes hymniques, la puissance de la divinité est exaltée, amplifiée, portée à l’extrême. On atteint là le sommet de la vénération

1. Origène, Contre Celse, II, 34.

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De l’omnipotence à l’impuissance divine poétique qui conduit l’auteur de l’hymne à reléguer au second plan les autres divinités afin de concentrer l’attention sur une seule. Les pratiques rituelles présentent une autre configuration : la puissance divine y est évoquée comme l’instrument d’un agent cultuel, elle intervient directement dans la communication entre hommes et dieux ; son activation la plus efficace possible est donc essentielle à la réussite du rituel. Les deux premiers textes de la section nous conduisent vers deux pôles opposés des variations de la puissance divine, l’omnipotence et l’impuissance. Constatant que les catégories d’« omnipotence », d’« omniscience », et de « pouvoir infini » sont exclues de la définition des dieux grecs proposée par Jean-Pierre Vernant, Henk Versnel analyse les sources littéraires grecques des époques archaïque et classique afin de vérifier si, et comment, elles abordent la question de l’omnipotence. Deux contextes littéraires conservent des références à l’omnipotence : la littérature gnomique et le genre hymnique. La réflexion de H.  S.  Versnel poursuit celle d’un ouvrage important que l’auteur a publié en 2011 : Coping with the Gods, et met en évidence que, dans le polythéisme grec, il est préférable de parler de « situational omnipotence ». Les Grecs connaissent plusieurs dieux, « occasionally omnipotent ». À l’autre extrémité du spectre des pouvoirs divins se situe la contribution d’Iwo Slobodzianek qui s’est attelé à comprendre quand et comment les divinités peuvent perdre leurs puissances divines. L’auteur analyse un texte fragmentaire en sumérien du début du iie millénaire relatif à la déesse Inanna et un texte grec concernant Aphrodite, l’Hymne homérique V, dans lesquels il est question d’une mise en échec ou d’une privation de deux déesses. Ce qui est au centre de cet article est le problème du rapport entre le corps des dieux et la puissance divine. Par-delà le contenu différent des mythes, les stratégies rhétoriques des passages analysés visent à souligner l’éclat et la puissance des figures divines. L’attention portée aux sources littéraires grecques nourrit également la contribution de Clément Bertau-Courbières : son analyse lexicale et sémantique de la poésie homérique lui permet de mettre en évidence la puissance supérieure de Zeus par rapport à celle des autres dieux. Il conduit sa recherche sur l’invocation des dieux de l’Iliade autour d’un thème particulier, le plaisir, et se concentre sur deux verbes grecs, chairô et terpomai, utilisés pour désigner deux émotions positives : le premier dénote l’action de « prendre plaisir à quelque chose » et l’autre le fait de « se réjouir de quelque chose ». La poésie épique d’Homère trace ainsi une frontière entre les émotions des dieux et celles des hommes, et elle aborde le statut de la performance dans la définition et le fonctionnement des puissances divines. Sur la base d’un dossier rassemblant textes littéraires et inscriptions, Robert Parker explore les dédicaces adressées à une combinaison de deux dieux, et propose une classification de ce processus qu’il désigne comme Zeus plus : par exemple, la juxtaposition des noms de dieux issus de cultures différentes (Zeus Ammon) ou la combinaison de deux divinités grecques (Zeus Dionysos). L’auteur parvient 239

Francesco Massa à identifier trois formes culturelles qui sont à la base de ce type de constructions théologiques : l’interpretatio Graeca, la pensée spéculative et la rhétorique religieuse. La réflexion de R. Parker illustre la plasticité des puissances divines en régime polythéiste et la capacité à adapter leur nature selon les contextes et les modalités de construction des rapports entre plusieurs figures divines. Lorsqu’on passe de la Grèce antique à l’Inde, on constate à nouveau que les dieux védiques, comme les dieux grecs, n’ont pas une véritable « personnalité ». Silvia D’Intino montre que les dieux védiques sont au centre d’un système de relations entre de nombreux aspects de la réalité : les niveaux cosmique, rituel et psychologique. Elle analyse une série de textes qui l’autorise à souligner que la parole n’est pas simplement un domaine de l’activité du dieu, mais qu’elle offre également un modèle et l’image idéale de l’action divine. La section se clôt par l’enquête de Thomas Galoppin sur les pratiques « magiques » de l’Égypte gréco-romaine qui offre la possibilité de se confronter à des puissances divines opérant dans des contextes rituels. Les papyrus magiques mettent en évidence l’importance de l’acte de dénomination dans l’activation de la puissance divine et pour son efficacité dans le rituel : dans ce corpus documentaire aussi, la parole, en effet, « porte le divin » et sa puissance. L’analyse menée autorise à conclure que la magie, à travers la mise en œuvre d’une pratique rituelle codifiée, produit la puissance divine dans la mesure où elle provoque l’intervention des divinités.

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POLYTHEISM AND OMNIPOTENCE: INCOMPATIBLE?

Henk S. Versnel

VSLM This paper is dedicated to the memories of Walter Burkert and Jean-Pierre Vernant, the two giants on whose shoulders, ever since their first paradigm changing publications, I have been trying to keep myself upright in an increasingly precarious balance, while gratefully persisting in my lasting bi-paradigmatic admiration.

Modern claims In his Inaugural Lecture to the chair of Comparative Studies of Ancient Religions at the Collège de France, December 5th 1975, 1 speaking about Greek polytheism, Jean-Pierre Vernant formulated what I would call the guiding principle for the major part of his scholarly work: Un dieu est une puissance qui traduit une forme d’action, un type de pouvoir. Dans le cadre d’un panthéon, chacune de ces puissances se définit, non en ellemême, comme sujet isolé, mais par sa position relative dans l’ensemble des pouvoirs, par le système des rapports qui l’opposent et l’unissent aux autres puissances composant l’univers divin. La loi de cette société de l’au-delà, c’est la délimitation stricte des pouvoirs, leur équilibre hiérarchisé, ce qui exclut les catégories de la toute-puissance, de l’omniscience, du pouvoir infini.

1. It was published as a separate publication, Religion grecque, religions antiques, Paris 1976, whose pagination I follow for the French quotations, and also as an article under the title “Grèce ancienne et étude comparée des religions”, Archives des Sciences Sociales des Religions 41 (1976), p. 5-24. The English translation (by H. Piat), “Inaugural Address at the Collège de France”, Social Science Information 16 (1977), p. 5-24, was published in F. I. Zeitlin (ed.), Mortals and Immortals: Collected Essays, Princeton 1991, p. 269-289.

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Henk S. Versnel A god is a power that represents a type of action, a kind of force. Within the framework of a pantheon, each of these powers is defined* 2 not in itself as an isolated object, but by virtue of its relative position in the aggregate of forces, by the structure of relations that oppose and unite it to the other powers that constitute the divine universe. The law of this society of the beyond is the strict demarcation* of the forces and their hierarchical counterbalancing. This excludes the categories of omnipotence*, omniscience and of infinite power.*

Two elements in this definition may raise questions. The first can be found in the first line and concerns the thesis that gods are ‘puissances’, ‘powers’, ‘forces’ rather than ‘persons’. 3 The second is found in the final line and concerns the statement that Greek polytheism excludes the notions of omnipotence, omniscience and infinite power. For the present occasion I have chosen to assess the latter statement. 4 With this pronouncement, already to be found in a study dating from 1966 5 – a view which to my knowledge he never abandoned –, Jean-Pierre Vernant voices a near universal dogma. Scholars of quite different denominations concur with this general statement. Some of them view the lack of divine omnipotence as a direct corollary of the departmentalization of the gods’ specific domains, just as Vernant did in his definition. Here are a few examples: – A. Brelich, “Der Polytheismus”, Numen 7 (1960), p. 123-136, esp. 127, makes lack of omnipotence his first characteristic of a polytheistic pantheon: “die Allmacht, zum Beispiel, ist mit der göttlichen Vielzahl unvereinbar; denn mehrere Götter können nicht allmächtig sein […].” 2. I have indicated with an * the cases where I propose a translation differing from the original one by H. Piat: ‘being defined’ instead of ‘becomes distinct’; ‘demarcation’ instead of ‘definition’; ‘omnipotence’ instead of ‘all-powerful’; ‘infinite power’ instead of ‘the infinite’. 3. In H. S. Versnel, Coping with the Gods, Leiden 2011, chap. iv, I have amply argued that both in their perception of, and in their communication with, the divine, the great majority of Greek believers – that is with the exception of some philosophical minds and in an occasional metaphorical sense in poetry – rarely if ever conceived a god as being a power or a force, but generally approached the deity as a person having a specific power or quality. Thus the statement that Greek gods are powers is a modern theological concept and the elegant solution proposed by R. Parker, On Greek Religion, Ithaca 2011, p. 95, “Gods, we might say, were powers who were treated as if they were persons,” is as far as one might go. 4. This paper contains rearranged and revised versions of relevant sections, the fifth chapter in particular, of my Coping with the Gods, Leiden 2011, henceforth cited as Coping. 5. “Pas plus qu’ils ne sont éternels, les dieux ne sont tout-puissants ni omniscients”, in “La société des dieux”, La naissance des dieux, Paris 1966, p. 55-78. Republished in J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris 1974, p. 103-120, espec. p. 113, adding p. 114 (= Œuvres. Religions, rationalités, politique, Paris 2008, 2 vol., I, p. 693-706, p. 701) : “ni omniscience donc, ni toute-puissance, mais des formes particulières de savoir et de pouvoir entre lesquelles il peut exister des antinomies.” Translated in Myth and Society in Ancient Greece, London 1980, p. 102 and 103: “The gods are no more all-powerful or omniscient than they are eternal” and “What we find then is neither omniscience nor omnipotence but specific forms of knowledge and power between which certain oppositions may arrive.”

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Polytheism and Omnipotence: Incompatible? – J.  Gould, “On Making Sense of Greek religion”, in P. Easterling, J. V.  Muir (ed.), Greek religion and Society, Cambridge 1985, p. 7: “There is never an assumption of divine omnipotence (nor of a divine creation of the universe, except in philosophical ‘theology’), nor any consistent belief in divine omnipresence.” – W. Burkert, Greek Religion: Archaic and Classical, Oxford 1985, p. 248: “Its [polytheism’s] multiplicity always implies opposition: Hera against Zeus, Aphrodite against Artemis […]. Consequently order is possible only as apportionment, moira, as departmentalization. Every god protects his domain; he intervenes if, and only if, this domain is specifically violated. This is true at first even of Zeus.” – M. Detienne, « Du polythéisme en général », CPh 81 (1986), p. 51: “Il n’est pas de polythéisme qui n’implique une limitation de pouvoirs en même temps que de compétences. Le pouvoir de chacun reçoit sa frontière et sa délimitation des autres, et tout savoir n’existe que d’affronter les compétences des autres.” – L.  Bruit Zaidman, P. Schmitt Pantel, Religion in the Greek City, Cambridge 1992, p. 3-4: “the gods […] did not create the cosmos or mankind, but were themselves created […] they were not omnipotent and omniscient, but possessed only limited powers and areas of knowledge; they were themselves subject to fate, and they intervened constantly in the affairs of men.” – J. N. Bremmer, Greek Religion, Oxford 1994, p. 11: “Greek gods resembled and differed from the Christian God in important aspects. Like Him, they were invisible, but they were not loving, almighty, or omnipresent.” (Id., “Greek religion [further considerations]”, in L.  Jones, M. Eliade (ed.), Encyclopedia of Religion, Detroit 20052 (19871), p. 3677). – On the Homeric gods: T. S. Scheer, “Die Götter anrufen. Die Kontaktaufnahme zwischen Mensch und Gottheit in der griechischen Antike”, in K. Brodersen (ed.), Gebet und Fluch, Zeichen und Traum. Aspekte religiöser Kommunikation in der Antike, Münster 2001, p. 35: “Die Götter sind nicht allmächtig. Sie sind nicht allwissend. Sie sind nicht von vornherein gnädig und gut. Sie sind nicht omnipräsent.” Cf. Ead., Die Gottheit und ihr Bild: Untersuchungen zur Funktion griechischer Kultbilder in Religion und Politik, Munich 2000, p. 115 ff. – Christian theologians writing on Greek polytheism arrive at similar conclusions. G. Van den Brink, Almighty God. A Study of the Doctrine of Divine Omnipotence, Kampen 1993, p. 173: “The gods of Greek mythology were too numerous to be omnipotent […] the mythological deities are clearly depicted as limiting the range of each other’s power.”

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Henk S. Versnel Before we continue one question is in order: what exactly do these authors mean by ‘omnipotence’: the unrestricted faculty to achieve anything that comes to the god’s mind or the hierarchical supremacy and unbridled dominance wielded by one god over the whole universe, including gods, men and matter? It is perhaps not by chance that generally we do not get an answer to this question, indeed that none of these authors seems to bother about these trifles of definition. Vernant, however, explicitly embraces both notions in his definition, denying the Greek gods both omnipotence and infinite power (as well as omniscience). And so do some others, as for instance Detienne when he speaks of “pouvoirs en même temps que de compétences”. When Bremmer opposes Greek polytheism to the almighty god of Jewish-Christian theology, both connotations seem to be necessarily implied and perhaps this is also the best manner to understand others of these – ominously vague – statements. After all, in scholarly discourse one type of omnipotence can be distinguished from, but cannot easily be conceived without, the other. This is especially true in Jewish/Christian monotheism where God’s capacity to do all things (omnipotence) is often understood as being corollary to his being supreme and sole ruler of the universe (almightiness). 6 In sum, if we wish to assess ancient Greek religious ideas about divine competence, our notion ‘omnipotence’ turns out to be a less reliable tool than one might have imagined. It is my intention to show that things are even more complicated than that, and that Greek religion may boast divine omnipotence with the same right as does the alleged monotheism of the biblical Scriptures. I shall focus my attention on claims that the gods can do whatever they wish, but much of what we will discover has comparable implications for the notion of supreme dominance over the world or kosmos in a henotheistic sense of that word. No omnipotence in Greek sources? Here then is our first question: what do our Greek sources say about the notion of omnipotence (and omniscience) in Greek religion? Is it indeed totally absent? Vernant’s explicit, indeed categorical, assertion is clearly of a deductive nature, being a logical inference from the basic idea that Greek

6. These two qualities are generally distinguished in Christian theological works, the first, ‘the power to do all things’, regarded as a philosophical concept, the second, ‘the power over all things’, as a biblical theological concept. See e.g. P. T. Geach, Omnipotence, Philosophy 43 (1973), p. 7-20 = Id., Providence and Evil, Cambridge 1977, p. 3-28. However, Van den Brink, Almighty God, chap. iii, convincingly argues that both can be defined as power to do all things, although he does distinguish between philosophical omnipotence and biblical almightiness. At p. 159, he defines omnipotence as “the ability to do all things (to bring about all things, or to make a maximal difference to the universe).” For the current theological debate on the question whether the Christian god can be omnipotent see H. S. Versnel, Coping, p. 394 f.

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Polytheism and Omnipotence: Incompatible? gods command strictly divided departments. So as we have seen, are comparable statements of other scholars mentioned above: if each god has her/his own specific department, with distinguishing qualities and timai, it logically follows that one god cannot be omnipotent. However, did Vernant – did all these others – scrutinize the Greek sources on the issue? I found no trace of this, 7 hence started a research myself. Like all the scholars mentioned above I will restrict myself to Greek texts of the Archaic and Classical periods. Even so, I cannot possibly discuss all the relevant testimonia, but will present a few of the most informative ones, wherever necessary provided with a minute introductory note or provisional comment. 1. In the 4th book of Xenophon’s Symposium, the symposiasts are asked to explain what they are proud of and why. In 4, 46-49, Hermogenes explains why he prides himself on his friends and their favor. He reveals that the friends to whom he is referring are the gods themselves. He argues that “both Greeks and barbarians obviously believe that the gods know everything both present and to come” (τοὺς θεοὺς ἡγοῦνται πάντα εἰδέναι τά τε ὄντα καὶ τὰ μέλλοντα). And as attested by “their ability to do us good or ill” (since everybody prays to the gods to avert evil and grant blessings) “the gods are both omniscient and omnipotent” (οἱ πάντα μὲν εἰδότες πάντα δὲ δυνάμενοι θεοί). 8 On being questioned how he manages to gain and keep the friendship of the gods, one of his arguments is “I never knowingly lie in matters where I invoke them as witnesses.” We cannot go into the question of omniscience. But as various scholars included it among the allegedly ‘non-existent’ notions in Greek religious expression, it may be pointed out that the final part of Hermogenes’ argument evokes the context of litigation. And in that context (as the texts of the Attic orators witness), we find the warning not to give false testimony or commit perjury, for the gods see and know everything and punish the offenders. 9 But the idea is certainly not restricted to this rhetorical genre. 7. Nor, for that matter, do we find anything of the kind in C. Kemper, Göttliche Allmacht und menschliche Verantwortung. Sittlicher Wert bei archaischen Dichtern der Griechen, Trier 1993, which is not on omnipotence or almightiness at all, but deals with human αἰδώς. 8. These words are literally quoted by Plutarch, Non posse suaviter 22 [1103]. 9. K. J. Dover, Greek Popular Morality in the Time of Plato and Aristotle, Berkeley – Los Angeles 1974, p. 257-261, gives the evidence. Cf. R. Garland, “Religious Authority in Archaic and Classical Athens”, BSA 79 (1984) p. 75-123. We find warnings for members of a jury to vote the correct way in order to avoid the wrath of the gods and a few isolated expressions claiming that the gods “oversee all human acts” (Lycurgus, Against Leocrates 94); cf. ibid. p. 146, where the orator reminds the jury that “each of you, in casting his vote now in secret, will make his own thought apparent to the gods” or “though far off in heaven, they see all that men do” (Euripides, Bacchae 393 ff.). See for a discussion and further literature H. S. Versnel, “Writing Mortals and Reading Gods. Appeal to the Gods as a Dual Strategy in Social Control”, in D. Cohen (ed.), Demokratie, Recht und soziale Kontrolle im klassischen Athen, Munich 2002, p. 41-45. Allknowing, however, does not necessarily imply all-helpful: gods may be able to see everything,

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Henk S. Versnel 2. The same combination of omnipotence and omniscience can be found in: Epicharmos (late 6th - early 5th c.) Fr. 266 (CGF) = Fr. 255 (PCG I): Nothing escapes (the) god (lit. the divine): you must know that. Being himself our watcher, there is nothing that (the) god is unable to do. Οὐδὲν ἐκφεύγει τὸ θεῖον, τοῦτο γινώσκει τυ δεῖ. Αὐτός ἐσθ’ ἁμῶν ἐπόπτας, ἀδυνατεῖ δ’ οὐδὲν θεός.

As a matter of fact, the idea that gods might be omnipotent necessarily implies that they are also omniscient, as appears from the stereotyped combination that the gods see every act of injustice (the term ἐπόπτης is most often used for gods) and punish the offender. More generally, “the gods know all things” (Od. 4.379, θεοὶ δέ τε πάντα ἴσασιν) is, in various forms, a quite common expression. But let us now switch our focus from omniscience to omnipotence. 3. Kerkidas (late 4th c.) 10: Easy it is for (a) god to accomplish everything that crosses his mind. ῥεῖα γάρ ἐστι θεῷ πᾶν ἐκτελέσαι χρῆμ’ ὅκκ’ ἐπὶ νοῦν ἴῃ.

4. Kallimachos fr. 587 (H. Diels, Doxographi Graeci p. 298; C. A. Trypanis, Callimachus, Fragments [Loeb 1958]): […] if you know (a?) god, know also that it is possible for (a) god to achieve everything. εἰ θεὸν οἶσθα, ἴσθι ὅτι καὶ ῥέξαι δαίμονι πᾶν δῦνατόν.

Similar expressions already occur in Homer: 5. Od. 10. 306. Hermes has dug up the herb called molu and hands it over to Odysseus who explains: It is hard for mortals to dig, but gods can do anything. θεοὶ δέ τε πάντα δύνανται. 11

6. Od. 14. 443 ff. Eumaios after having prepared a dish says to Odysseus: Stranger, eat, enjoy what lies before you. God gives and god withholds, as is his pleasure. For he can do whatever he wants. θεὸς δὲ τὸ μὲν δώσει, τὸ δ’ ἐάσει, ὅττι κεν ᾧ θύμῳ ἐθέλῃ. δύναται γὰρ ἅπαντα.

7. Od. 4. 237: Very much in the same vein, also in the context of an exhortation to eat and forget sorrow, hostess Helen invites husband and guests to dinner:

but do so only when their own interest is involved. This is true in particular in the context of oath taking, on which see: Dover l.c. 10. P.Oxy 1082, fr.1, ll. 5f. 11. Cf. Theognis V. 14: σοὶ μὲν τοῦτο, θεά, σμικρόν, ἐμοὶ δὲ μέγα.

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Polytheism and Omnipotence: Incompatible? Menelaos, son of Atreus, fostered by Zeus, and you that are here, noble men. Now to one and now to another (the) god, Zeus, gives good and ill, for he can do all things. So feast now sitting in the halls […]. ἀτὰρ θεὸς ἄλλοτε ἄλλῳ Ζεὺς ἀγαθόν τε κακόν τε διδοῖ· δύναται γὰρ ἅπαντα.

Apart from “being able to do anything (s[he] wishes)”, there are other ways to express the notion of omnipotence. One very popular device is to praise (a/ the) god that (s)he can easily (ῥεῖα) achieve both of two opposite miraculous feats. We have seen examples of this in the last two Homeric texts (no 6 & 7), where god(s) can “either give or withhold” or “give either good or ill”, and where these polar actions are buttressed by the well-known formula of omnipotence: “for god can do anything he wants.” I select here a few more examples of this type concerning divine intervention in human affairs or qualities. In the first (no 8) the action is still extrapolated by adding the conclusion: “for the god is the most powerful of all”. In others (no 9-11) the divine bipolar miracle itself suffices as an expression of omnipotence. 8. Il. 20.242 f. Aeneas reacts to Achilleus’ sarcasm about his cowardly flight at Lyrnessos: Zeus increases and diminishes the courage in men, according to his will. For he is the most powerful of all. Ζεὺς δ’ ἄρετην ἄνδρεσσι ὀφέλλει τε μινύθει τε / ὅππως κεν ἐθέλησιν· ὁ γὰρ κάρτιστος ἁπάντων.

9. Od. 23.11 ff.: Penelope blames the old nurse Eurykleia, who had always been so sensible, for a (supposedly) stupid act: The gods can make the most sensible person senseless and bring the feeble-minded to good sense. θεοί, οἵ τε δύνανται ἄφρονα ποιῆσαι καὶ ἐπίφρονα περ μάλ’ ἐόντα καί τε χαλιφρονέοντα σαοφροσύνης ἐπέβησαν.

Greek literature boasts a rich variety of such polar praises which may be piled up into extended lists of divine miraculous deeds: aretalogies. In archaic/ classical literature the most famous (and telling) is Hesiod’s hymn to Zeus: 10. Hesiod, Erga 1-10: (1) Muses from Pieria, who glorify by songs, come to me, tell of Zeus your father in your singing. Because of him mortal men are unmentioned and mentioned, spoken and unspoken of, according to great Zeus’ will. (5) For easily he makes strong, and easily he oppresses the strong, easily he diminishes the conspicuous, and magnifies the inconspicuous, and easily he makes the crooked straight and withers the proud,

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Henk S. Versnel Zeus who thunders on high, who dwells in the highest mansions. hearken as thou seest and hearest, and make judgment straight with righteousness, (10) Lord; while I should like to tell Perses words of truth. (1) Μοῦσαι Πιερίηθεν ἀοιδῇσι κλείουσαι, δεῦτε Δί’ ἐννέπετε, σφέτερον πατέρ’ ὑμνείουσαι. ὅν τε διὰ βροτοὶ ἄνδρες ὁμῶς ἄφατοί τε φατοί τε, ῥητοί τ’ ἄρρητοί τε Διὸς μεγάλοιο ἕκητι. (5) ῥέα μὲν γὰρ βριάει, ῥέα δὲ βριάοντα χαλέπτει, ῥεῖα δ’ ἀρίζηλον μινύθει καὶ ἄδηλον ἀέξει, ῥεῖα δέ τ’ ἰθύνει σκολιὸν καὶ ἀγήνορα κάρφει Ζεὺς ὑψιβρεμέτης, ὃς ὑπέρτατα δώματα ναίει. κλῦθι ἰδὼν ἀίων τε, δίκῃ δ’ ἴθυνε θέμιστας (10) τύνη· ἐγὼ δέ κε Πέρσῃ ἐτήτυμα μυθησαίμην.

This specific expression of the idea of omnipotence is so proverbial (and proverbially associated with Zeus) that Aesop can make a pun on it. Asked what Zeus was doing at the moment, 12 he answered: (11) Diogenes Laert. 1, 3, 69, He is busy humbling the lofty, and elevating the humble. τὰ μὲν ὑψηλὰ ταπεινοῦν, τὰ δὲ ταπεινὰ ὑψοῦν.

In sum, what we have seen so far gives every reason to endorse the conclusion by Robert M.  Grant: “omnipotence is thus a part of the traditional religion of the poets. 13” In other words, there is no ground for categorically discarding the notion omnipotence from our discussion of archaic and classical Greek religion. But it is time to have a closer look and make room for three footnotes that deal with potential notes of reservation. Three footnotes Which gods? It may have occurred to the reader that in our literary testimonia, the notion of omnipotence is rarely attributed to one identifiable god. The notion of omnipotence appears to be typically associated with ‘gods’, ‘the gods’, ‘god’, ‘the god’ but rarely to an identifiable god. In our texts the only unquestionable exception is Hermes (no 5). In no 1, too, personal gods must have been

12. The question was asked by the Spartan Chilon (Diogenes Laert. 1, 3, 69), but such jokes were popular. In Aristophanes, Aves 1501 f., there is the same question: “What is Zeus doing?” The questioner himself suggests: “the clouds collecting or the clouds dispersing?”. 13. R. M. Grant, Miracle and Natural Law in Graeco-Roman and Early Christian Thought, Amsterdam 1952, p. 127.

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Polytheism and Omnipotence: Incompatible? involved, since they received prayers, which, as we will see, is a monopoly of named gods with a clear personal identity. No 3 and 4 probably also concern individual personal gods, but except Hermes in no 5, all are anonymous. The god Zeus, who is several times praised in our texts (no 7, 8, 10, 11) and who seems to be specifically associated with the polar expressions of omnipotence, is of a different nature and takes a special position as we will see. ‘Gods’ or ‘the gods’ may denote the sum total of individual gods, who may receive collective worship as πάντες θεοί in local cults. 14 Or, and more often, the term ‘the gods’ rather than a cumulative or collective notion, represents a conceptualizing comprehensive one, in which both individual identities and formal-grammatical plurality have practically disappeared from the semantic field of vision. 15 This is most obviously apparent from the fact that hoi theoi may occur as an equivalent of ho theos. 16 In contexts referring to fate, the predestined, chance or fortune, the notions ‘the gods’ and ‘(the) god’ are fully interchangeable 17 as we can see for instance from the fact that the singular noun ho theos may take a verbal form in the plural. 18 Clearly, this is also the case in some of our testimonia (no 2, 6, 9), where the term ‘the gods’ stands for an uncontrollable, ineluctable and inscrutable anonymous divine power that steers human life, but whose interventions are unpredictable and of an arbitrary nature. These anonymous hoi theoi are unapproachable, i.e. unavailable for communication or negotiation. Man can speak about them, but not to them. No prayers are sent up, no sacrifices made to this anonymous, in the literal sense of the word

14. For cults of “all the gods” see H. S. Versnel, Coping, Appendix I. 15. W. H. S. Jones, “A Note on the Vague Use of THEOI”, Classical Review 27 (1913), p. 252 ff., referred to this as a “vague use.” Cf. I. M. Linforth, “Named and Unnamed Gods in Herodotus”, Univ. of California Publications in Classical Philology 9 (1928), p. 219 on theoi: “There is actually no more mythological connotation in the word than there is in the word ‘God’ as used by a monotheist”. J. D. Mikalson, Athenian Popular Religion, Chapel Hill – London 1983, p. 67 f., with numerous testimonies and literature in n. 18, speaks of an “abstractive collective” and states that such a persistent conception is “one of the features which […] tends to distinguish it from its literary counterpart.” More extensively on all this: H. S. Versnel, Coping, chap. iii. 16. G. François, Le polythéisme et l’emploi au singulier des mots ΘΕΟΣ, ΔΑΙΜΩΝ dans la littérature grecque d’Homère à Platon, Paris 1957, p. 305, collects 83 testimonia throughout Greek literature in which the author uses theos/daimon alternatively in the singular and plural, without any difference in meaning. Cf. R. Parker, On Greek Religion, p. 66 f. 17. M. L. West, in P. Athanassiadi, M. Frede (ed.), Pagan Monotheism in Late Antiquity, Oxford 1999, p. 38: “Whenever some theological truth is formulated, some statement about the régime under which mankind lives, the writer typically does not name one of the traditional gods but says οἱ θεοί or ὁ θεός. The indifference as between singular and plural is possible because when someone says ‘the gods’, the assumption is that these gods act as a unanimous body.” 18. G. François, Le polythéisme, p. 106, which reinforces the conclusion that “(ho) theos et (ho) daimon ont été généralement employés, au singulier, dans un sens collectif” (p. 307). G. F. Else, “God and Gods in Early Greek Thought”, TAPhA 80 (1949), p. 24-36 mentions numerous cases of the collocation of monotheistic and polytheistic language in early Greek literature.

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Henk S. Versnel inexorable, supernatural power. Likewise, ho theos or to theion, in the generic sense of the divine authority that rules the universe and interferes in human life stands in opposition to one individual god out of many. 19 So far, then, omnipotence as a typical characteristic of anonymous gods who behave in an unpredictable, arbitrary way and are insensitive to human attempts at communicating or affecting. In a few testimonia, however, we saw that this non-personal theos can be – and often is – personalized in the person of Zeus, who more than any other god may be considered to be omnipotent and sometimes even all-powerful, reigning over all without any restriction. In no 7 and 8 (and 11), his interventions are just as arbitrary as those of ‘the gods’ in no 9. So are those in lines 3 through 7 of Hesiod’s Erga (no 10). Here, however, the fact that ‘the god’ bears a name and under that name is accorded a mythical setting in the first lines, entails a step toward personification and hence fosters the inclination to address the god in the way ‘normal’ personal gods are addressed, viz through prayer. Line 7 “easily he makes the crooked straight and withers the proud” may provide a first, albeit vague, hint that omnipotence here may function as a veiled reference to the idea of divine justice. And the next lines, as well as the main theme of the poem support this interpretation. In verse 9 the god is implored to launch one of the polar miraculous feats which together defined his omnipotence, namely “withering the proud”, which next is specified in the prayer to do justice in line 9. In what circumstances or contexts do we find such appeals to omnipotent qualities of a personal god? This question leads us to our second footnote. Literary contexts Our second footnote, like the first, is inspired by a conceivable critical question. Are not our testimonies limited to a few specific literary genres, contexts or functions? Indeed, for the greater part they are, but once more this does nothing to affect their evidential value concerning the existence of a belief in omnipotence in an overall polytheistic religion. In our evidence two genres prevail: the gnomic/proverbial expression, and the hymn with its often hyperbolic style.

19. W. Pötscher, “Götter und Gottheit bei Herodot”, WS 71 (1958), p. 7, is most instructive on the differentiation between ‘the god’ as a general concept and the gods of myth and cult: “Beide Weisen, das Übernatürliche zu erfassen, als ‘den Gott’ oder als einen aus dem reichen Götterhimmel der Griechen bestehen nebeneinander.” At p. 8, he speaks of “einer gewissen Schichtenaufbau,” one layer for the experience theos, the other for the mythical gods. Cf. T. Harrison, Divinity and History: The Religion of Herodotus, Oxford 2000, p. 171-175, on the double denotation of ho theos as ‘the god in question’ on the one hand and the ‘anonymous’ generic use of the term on the other, including the quick alternation of the two in several passages.

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Polytheism and Omnipotence: Incompatible? So first the gnome. Generally, the gnomic expression ‘the god(s) can do everything’ accommodates a broad scale of functions. Its meaning is dependent on context and the speaker’s intention, but in the most general terms it functions as a device to explain – or at least to convey (some) sense to – the inexplicable by anchoring it in an ultimate authority, often connoting such notions as inescapable fate, chance or the predestined. 20 In a more specific sense two functions stand out. Retrospectively, it can be launched as a line of defence or consolation, either to palliate the ineluctability of fate (as for instance in the words of Eumaios and Helen quoted in no 6 and 7) or as an apologetic excuse to account for disgraceful, stupid, or cowardly behaviour, as in no 8 and 9 of our list. In a perceptive study of modern Mediterranean excuse formulas the anthropologist Michael Herzfeld 21 argues that “declarations about fate constitute a form of action – the performative action of excuses.” In order to explain their success in human communication he proposes to shift our focus from the credibility of the excuses toward their acceptability. In the language of the proverb “indeed, acceptability is a precondition for credibility.” Prospectively, such language may be used as a vehicle to convey notions of hope for oneself and warning to others, more particularly as an appeal to divine justice and retribution. We have seen this function in no 1 and in the conventional warnings in situations of litigation mentioned there. Also in no 10, which, however, in the end displayed a shift toward real prayer. And this brings us to the second literary genre in which (implied) references to superior power abound: the hymn. In the opening lines of the Erga we easily discern characteristic elements of the Greek hymn: the invocatio, here via the invocation of the Muses who, being praised as offspring of Zeus, form a prelude to the invocation of the supreme god himself in line 8. Next the so-called pars epica in which the qualities, achievements and adventures of the god are listed as a rhetorical means to persuade the god to assist. Finally the precatio itself being the prayer for help. Zeus is not the only one to have acquired omnipotent traits in a hymnic type of address. In Hesiod’s Theogony  429-452, we find another and even more remarkable sample in an extended praise of the goddess Hekate. From v. 411 onwards there are introductory praises such as: She has a share of the earth and of the barren sea, and from the starry heaven as well she has a share in honor, and is honored most of all by the immortal gods (413-415).

20. Cf. W. Burkert, Creation of the Sacred: Tracks of Biology in Early Religions, Cambridge 1996, p. 26f.: “Affliction is made bearable by an ultimate if non-empirical answer to the grieving one’s question, ‘why’.” 21. M. Herzfeld, “The Etymology of Excuses: Aspects of Rhetorical Performance in Greece”, American Ethnologist 9 (1982), p. 644-663.

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Henk S. Versnel Much honor very easily stays with that man whose prayers the goddess accepts with gladness and she bestows happiness upon him for this power she certainly has / ἐπεὶ δύναμις γε πάρεστιν (418-421).

Then follows a unique and much discussed hymnic text which I give here in translation (by H.  G.  Evelyn-White) with the most relevant elements in Greek: Theogony 429-452: Whom she will (ᾧ δ’ ἐθέλῃ) she greatly aids and advances: she sits by worshipful kings in judgement, and in the assembly whom she will (ὅν κ’ἐθέλῃσιν) is distinguished among the people. And when men arm themselves for the battle that destroys men, then the goddess is at hand to give victory and grant glory readily to whom she will (οἷς κ’ἐθέλῃσιν). Good is she also when men contend at the games, for there too the goddess is with them and profits them: and he who by might and strength gets the victory wins the rich prize easily with joy, and brings glory to his parents. And she is good to stand by horsemen, whom she will (οἷς κ’ἐθέλῃσιν): and to those whose business is in the grey discomfortable sea, and who pray to Hecate (οἱ εὔχονται δ’  Ἑκάτῃ) and the loud-crashing Earth-Shaker, easily the glorious goddess gives great catch, and easily she takes it away as soon as seen, if so she will (ῥηιδίως ἄγρην κυδρὴ θεὸς ὤπασε πολλήν, ῥεῖα δ’ ἀφείλετο φαινομένην, ἐθέλουσα γε θύμῳ). She is good in the byre with Hermes to increase the stock. The droves of kine and wide herds of goats and flocks of fleecy sheep, if she will, she increases from a few, or makes many to be less (θύμῳ γ’ ἐθέλουσα ἐξ ὀλίγων βριάει κἀκ πολλῶν μείονα θῆκεν). So, then, albeit her mother’s only child, she is honored amongst all the deathless gods (πᾶσι μετ’ ἀθανάτοισι τετίμηται γεράεσσι). And the son of Cronos made her a nurse of the young who after that day saw with their eyes the light of all-seeing Dawn. So from the beginning she is a nurse of the young, and these are her honours.

Albeit not a hymn itself, hymnic elements abound. As do marks of omnipotence, here voiced in an accumulation of miraculous qualities and abilities, including some polar expressions. Rather than a hymn we should recognize here the first extended ‘aretalogy’ in Greek literature, comparable to the well-known aretalogies of the Hellenistic and later periods, especially those of Isis. 22 There is an emphasis on the goddess’s unique place of honor among the immortals and

22. An aretalogy is the glorification of the wondrous deeds or miracles (aretai) of a god. The aretalogical nature of the Hekate passage, perhaps corollary to her ‘immigrant’ nature, has long been acknowledged. See F. Pfister, “Die Hekate-Episode in Hesiods Theogonie”, Philol. 84 (1929), p. 1-9; A. D. Nock, Conversion. The Old and the New in Religion from Alexander the Great to Augustine of Hippo, Oxford 1933 (= 1961), p. 22; T. Kraus, Hekate, Heidelberg 1960; A. M. Tupet, La magie dans la poésie latine I, Paris 1976, p. 131 ff.; M. L. West, Hesiod. Theogony, Oxford 1966, ad Th. 404-452; J. Rudhardt, “À propos de l’Hécate hésiodique”, MH 50 (1993), p. 204213. J. Strauss Clay, “The Hecate of the Theogony”, GRBS 25 (1984), p. 27-38 (in adapted form also in Ead., Hesiod’s Cosmos, Cambridge 2003, p. 129-149), attractively argues for a “critical mediating rôle of the goddess […] by whose will prayer is accomplished and fulfilled” (36 f.). This

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Polytheism and Omnipotence: Incompatible? on her wilfulness in acting in any way that comes to her mind. If generally in this idiom of praise there is a focus on arbitrary power for the sake of power, here we find a goddess who repeatedly uses her omnipotence in a benevolent manner. This, however, only if invoked by man in a submissive prayer. Hymns are sometimes labelled “prayers in stone.” And although hymns are (much) more, to a certain extent they are also this. As we observed, this entails another, even more basic, part of their nature: the element of praise. Both in the perspective of prayer and in that of praise the invoked god is necessarily powerful, preferably allpowerful, and hence is invoked with hyperbolic acclamations. This fosters exhaustive accumulations of trans-border qualities and powers, including as we shall see later, the ability to achieve adunata, in short omnipotence. Thus we can trace an idiom of praise in which standardized terms and expressions of power and superiority claim a traditional place. I need not go into detail here but may refer to the full collections of the “hyperbolische Stil” (hyperbolic praising style) and “ausdrücklich benannte Macht der Götter” (expressly named divine power) in Greek hymns by K.  Keyssner. 23 All of them are variations on a set of qualities part of which we have met already in our material: Gods ‘are able to do’, in a variety of forms of δύναμαι, δύναμις (e.g. ἐπεὶ δύναμις γε πάρεστιν in the praises of Hekate), often reinforced with the term ‘easily’ (ῥεῖα, ῥηιδίως). Connotations of omnipotence loom up in expressions like “you are (s/he is) the only one (μόνος, οἶος) who…” (e.g. H. Hermes  571, οἶον δ’εἰς Ἀίδην τετελεσμένον ἄγγελον εἶναι), and more explicitly in statements that the god can do all or has power over all (things, mortals) in a broad array of applications of πάς, πάντες, as we have seen above. Numerous are the adjectives composed with this word 24 but composita of πάν with forms of δύναμαι, δύναμις, δύνατος are not among them. The greater part of Keyssner’s material, including such ubiquitous magnifying terms of divine majesty as κύριος, δεσπότης, τύραννος, or ὕψιστος (most high) and, more generally, μέγας, μέγιστος 25 derives from hymnic and other

function explains “the arbitrary wilfulness Hesiod assigns to her and may have influenced her later associations with magic and crossroads” (ibid., n. 1). 23. K. Keyssner, Gottesvorstellung und Lebensauffassung im griechischen Hymnus, Stuttgart 1932, p. 1-87. Cf. also the ample discussion in H. S. Versnel, Coping, chap. v, p. 432-436. 24. K. Keyssner, Gottesvorstellung, p. 45. 25. On the titles ‘master’, ‘lord’ (κύριος, δεσπότης) see e.g.: T. Ritti, “Antonino Pio ‘padrone della terra e del mare’”, Annali di Archeologia e di Storia Antica 9-10 (2002-2003), p. 271-282. The ubiquitous predicate ὕψιστος is in the centre of current discussion. See: N. Belayche, “Hypsistos: A Way of Exalting the Gods in Graeco-Roman Polytheism”, in J. A. North, S. R. F. Price (ed.), The Religious History of the Roman Empire. Pagans, Jews and Christians, Oxford 2011, p. 139-174. On a great variety of magnifying divine predicates in Asia Minor see: G. F. Chiai, “Allmächtige Götter und fromme Menschen im ländlichen Kleinasien der Kaiserzeit”, Millennium Jahrbuch 6 (2009), p. 62-106; Id., “Königliche Götter und gehorsame Untertanen im Kleinasien der Kaiserzeit: Zur Funktion de Machtepitheta in religiöser Kommunikation”, in H. Cançik, J. Rüpke (ed.), Die

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Henk S. Versnel literature of the imperial period, 26 especially from the collections of the so-called Orphic hymns and the Papyri Magicae. In these hymns nearly every god boasts a full range of hyperbolic praises including the superlative term παντοκράτωρ. However, all stereotyped terms of the hymnic idiom that we have seen so far do occur in the archaic/classical literature, even if, in some cases, sparsely. The great exception is the term παντοκράτωρ (and its variant κοσμοκράτωρ) which is not attested before the (late) Hellenistic period and is found predominantly in Jewish and Christian texts. 27 Even so, we do find the word παγκρατής (allpowerful) in texts of the classical period for the gods Zeus, Moira, Hera, Apollo and Athena, 28 while the gods Apollo, Persephone, Ares, Aphrodite are praised as “ruling over or having power over all living beings.” The first line of the Hymn of Kleanthos (3rd c. BC), which we will discuss below, displays an interesting combination in the invocation of (the Stoic god) Zeus: πολυώνυμε παγκρατές. Both terms refer to notions of supreme power, the latter explicitly, the first implicitly. Polyonymos 29 or (later) myrionymos, 30 – with many/countless names – are precious pearls in the crown of praise. Once more the emphasis lies in the imperial period: polyonymos for instance occurs in no fewer than fourteen Orphic hymns. Yet, already in archaic literature, to begin with Hesiod 31 polyonymos is well represented and continues its popularity in the Classical period. The ‘many names’ first and foremost refer to places of the god’s origin, residence and cult, as well as the many deities with whom the god may identify himself. But they may also – and often do – refer to specific functions, qualities and competences of a god. The first function evokes the idea of almightiness, the second of omnipotence. The two

Religion de Imperium Romanum: Koine und Konfrontationen, Tübingen 2009, p. 220-247. On the concept of greatness: A. Chaniotis, “Megatheism: the search for the almighty god and the competition of Cults”, in S. Mitchell, P. Van Nuffelen (ed.), One God: Pagan Monotheism in the Roman Empire, Cambridge 2010, p. 112-140. 26. Cf. the contribution of N. Belayche in this volume, p. 17-24, on terms expressing divine power (puissance), dynamis and energeia in particular. 27. On the term, concept, and occurrence see the literature in H. S. Versnel, Coping, p. 435, n. 186. 28. Epithet of Zeus: Aesch. Sept. 255, Eum. 918 (lyr.), Supp. 815 (lyr); Eur. Fr. 431.4; π. ἕδραι his imperial throne, Aesch. PV 389; Μοῖρα, Bacchyl. 17.24; Hera, Bacchyl. 11.44; Apollo, Eur. Rh. 231 (lyr.); Athena, Ar. Thesm. 317 (lyr). 29. For evidence of the word in classical Greece see D. Aubriot, “L’invocation au(x) dieu(x) dans la prière grecque : contrainte, persuasion ou théologie?” in N. Belayche et al. (ed.), Nommer les Dieux : Théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité, Turnhout 2005, p. 473-490, espec. p. 482-486. 30. Occurrence of this epithet: L. Bricault, “Isis Myrionyme”, in Hommages à Jean Leclant, BdE 106, Le Caire 1994, p. 67-86; Id., Myrionymi : les épiclèses grecques d’Isis, de Sarapis et d’Anubis, Stuttgart 1996, p. 53 f. and 86 f. R. MacMullen, Paganism in the Roman Empire, New Haven – London 1981, p. 90 f. with n. 57, has a good discussion on the concepts behind words like myrionymos and polyonymos in the Roman period. 31. Hes. Th. 785; H. Apollo 82; H. Demeter 18. See N. J. Richardson, The Homeric Hymn to Demeter, Oxford 1974, ad loc. for discussion of the term and literature. Cf. K. Keyssner, Gottesvorstellung, p. 47 ff.

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Polytheism and Omnipotence: Incompatible? concepts, which, as argued above, can be distinguished from, but not easily conceived without each other, are here fraternally united under the umbrella of polyonymia. In sum, hymnic and related texts display unequivocal statements about (a) god’s omnipotence side by side with more implicit or allusive references to such an idea, and finally a range of terms and expressions of power and quality, which, albeit not denoting almightiness or omnipotence in itself, through their accumulation evoke strong connotations of these all-embracing and all-surpassing notions. Finally, how can we explain the currency of these ideas in hymns and prayers of a polytheistic culture? First, as we noticed earlier, the hymn and more particularly the prayer presuppose a belief in a god’s power to help a person in desperate circumstances and hence must foster hyperbolic acclamations concerning his omnipotence and almightiness. 32 In such elative language strange things may happen. Even the word theos may become inadequate. Hence we learn that Aphrodite “surely is no goddess, but, if it may be, something more than god” (ἀλλ’ εἴ τι μεῖζον ἄλλο γίγνεται θεοῦ), as the nurse exclaims in Euripides, Hippolytus 359 f., in her reaction to the horror of Phaedra’s illicit love. Exaltation may easily transcend logic. In Aeschylos, Fr. 70 (TrGf ), a character says: “Zeus is the universe – and what is still higher than this.” However, although all this is true enough it still does not fully suffice as an answer to the question of how omnipotence of one god could tally – and did not come to clash – with a polytheistic imagery of the divine world. For an answer to this question we should realize that hymns and prayers represent henotheistic moments in a polytheistic world, which implies a temporary focus on one god only, while other gods are temporarily off-screen. 33 A Greek who is in dire trouble may and usually does pray to a god of his or her preference. To a large extent that choice is either inspired by divine specializations or by more personal subjective and arbitrary motives; the addressee may just as well be a great soter-god as the unpretentious hero round the corner. Regardless of the personal choice, from now on the adorant’s full attention is focused on the god of his choice, who at this moment is the only one who can help while other gods temporarily disappear from sight. Such a prayer of a high grade of intensity, then, is indeed a henotheistic moment in a polytheistic

32. Generally on hymnic praise as a strategy of persuasion: W. D. Furley, “Praise and Persuasion in Greek Hymns”, JHS 115 (1995) p. 29-46. 33. We owe the earliest insights into –  and acute phrasings of  – this matter to K.  Keyssner, Gottesvorstellung, as for instance at p. 35: “Wir haben darin den stilistischen Ausdruck dessen vor uns, was man nach dem Vorgang Max Müllers […] mit Henotheismus bezeichnet: der Gott, an den der Mensch im Augenblick sein Gebet richtet, gilt ihm als Repräsentant alles Göttlichen überhaupt.” And p. 30: “in dem Gefühl das erfühlt ist von der Grösse und Macht, von der Herrlichkeit und Ewigkeit der Gottheit, vergißt der Dichter über den einen Gott, den er besingt, alle übrigen Götter und schreibt dem einen alle Macht zu.”

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Henk S. Versnel religion. And the near formulaic phrase: “you (alone) can do anything you want, (so help me)” is the appropriate expression of that. We are here confronted with a situational, momentary, short-lived omnipotence. But omnipotence it is: no god is restricted to only one particular service. Hymns to one god generally are expressions of a lower grade of intensity, but share the henotheistic signature of prayers for help with the additional defining characteristic that here the formulas expressing specific abilities or even omnipotence and the concomitant expressions of praise become more elaborate and attain a formulaic anchorage in the hymnic style. Perhaps the best way to handle the paradox of one omnipotent god in a polytheistic religion would be by speaking of “situational omnipotence” or with a variation on Usener’s well known “Augenblicksgötter” by introducing the expression “Augenblicksglauben”. 34 Omnipotence and human doubt What remains, finally, is a matter of a different nature. It concerns both the most unexpected, the most complicated and for this very reason the most revealing and interesting phenomenon. If we have found by now that “omnipotence is a part of the traditional religion of the poets” (Grant as quoted earlier), it yet turns out that consistency is the last thing we should expect to find. 35 I am referring to the clash between divine claims of omnipotence and human doubt in Greek literature. Let us have a look at a few examples. (12) Od. 3.225-232. Nestor hopefully wishes that Odysseus with help from his divine patron Athena will return and be able to slay the assembled suitors. But Telemachos answers: I see no hope whatever of your forecast […]. I cannot bear to think of it. And I, for one, dare not expect such happiness proving true […] even if the gods will it so (οὐδ’ εἰ θεοὶ ὣς ἐθέλοιεν).

Whereupon Athena, in the person of Mentor, censures him for his disbelief adding: Easily a god if (s)he wishes can save a man from however far away he may be (ῥεῖα θεός γ’ ἐθέλων καὶ τηλόθεν ἄνδρα σαώσαι).

34. I introduced this term for the momentary belief in the divinity of the ruler in H. S. Versnel, Coping, p. 480. 35. The tension between the concepts of divine omnipotence and limited power (as well as omniscience and its restrictions) in Homer was already analysed by C. F. von Nägelsbach, Die homerische Theologie in ihrem Zusammenhange dargestellt, Nürnberg 1840, p. 18 ff.: “Allwissendheit und beschränktes Wissen der Gottheit”, and p. 21 ff.: “Allmacht und beschränkte Macht der Gottheit.” It is the central issue of H. S. Versnel, Coping, chap. V.

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Polytheism and Omnipotence: Incompatible? This wavering between the limitations of physical nature on the one hand, and an unrestrained trust in (a) god’s omnipotence on the other, is conditioned by differences in perspective. In this case Mentor (Athena) voices a gnomic truth that most Greeks would endorse. 36 But it is preceded by the personal doubt of a human individual. The clash becomes more explicit, hence more disquieting in the following texts, all diverging as to context and perspective: (13) The fourth-century Palaiphatos, in his work On Unbelievable Tales (Peri Apiston chap. 6), being the oldest remaining consistently rationalizing essay on the logical, historical or biological problems raised by myth, 37 comments on the myth of Aktaion: It seems to me that Artemis can do whatever she wants. Yet it is not true that a man became a deer or a deer a man. ἐμοὶ δὲ δοκεῖ Ἄρτεμιν μὲν δύνασθαι ὅτι θέλοι ποιῆσαι· οὐ μέντοι ἐστὶν ἀληθὲς ἔλαφον ἐξ ἀνδρὸς ἢ ἐξ ἐλάφου ἄνδρα γενέσθαι.

(14) In the first seventeen lines of his Hymn to Zeus, the third-century Stoic philosopher Kleanthes hails Zeus, being the first cause of Nature and the guiding principle of natural law, with various formulas of omnipotence and almightiness, starting in the opening line: Most honoured of the gods, with many names, almighty ever (πολυώνυμε παγκρατὲς ἀεί), Zeus, first principle of nature, steering everything with your law, hail!

and culminating in lines 15-17: Nothing occurs on the earth apart from you, o God, nor in the heavenly regions nor in the sea

all of which is jeopardized in the next line: except what evil men do in their folly. 38

36. Interestingly, just a few lines later (336-338) the same Mentor/Athena, in reaction to the tragic death of Agamemnon, says: “But then again, it is our common lot to die, and the gods themselves cannot rescue even one they love, when Death that stretches all men out lays its dread hand upon him (Μοῖρ’ ὀλοὴ […] θανάτοιο)” (transl. E. V. Rieu). We will meet a similar statement in Herodotus (no 15 below and see discussion there). They concern another gnomic category of adynata to which even gods must yield. 37. See K. Brodersen, “Das aber ist eine Lüge! Zur rationalistischen Mythenkritik des Palaiphatos”, in R. von Haehling (ed.), Griechische Mythologie und frühes Christentum, Darmstadt 2005, p. 44-57, showing that his rationalism was adduced by some of the Christian apologists to discredit ‘pagan’ religion. 38. In other cultures we find comparable inconsistencies. In a Coptic spell in M. Meyer, R. Smith, Ancient Christian Magic. Coptic Texts of Ritual Power, San Francisco 1994 (no 43), for “a person

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Henk S. Versnel What we see here is a result of a precarious marriage between philosophy and religion, which, particularly in its Stoic variant, is practically doomed to end up in conflict and divorce. 39 Finally, let us return to an earlier testimony which presents again a different type of clashing beliefs: (15) In Herodotus’ Histories 1, 47, Apollo claims to know what he does not know and to do what he cannot do, when he says: I know the number of the sand and the measure of the sea, I understand the speech of the dumb and hear the voiceless.

It is perhaps the most pretentious expression of omnipotence in classical Greek literature. Yet according to the same Herodotus (1, 91), the same Apollo (by the mouth of the Pythia) admits that: destiny is inescapable even for a god, τὴν πεπρωμένην μοῖραν ἀδύνατά ἐστι ἀποφυγεῖν καὶ θεῷ,

a restriction on divine omnipotence which precluded him from delaying Croesus’ downfall for more than a few years. Three of the four testimonies present a general enunciation expressing universal belief in unlimited divine omnipotence, which is confronted with a specific, singular, particular counterargument that seems to rebut its universal validity. They may differ in cultural setting, perspective and context, but all three betray a moment of critical reflection. No 12 concerns the opposition between omnipotence as embedded in Greek gnomology, expressed by one speaker (who as the reader knows, is a god, hence no doubt more reliable) and a personal no-nonsense experience-based insight to the contrary as voiced by mortal being. The criticism on impossible mythical miracle tales of no 13 belongs in the sphere of well-known (semi-) philosophical lists of things that (even) gods cannot do. Gods cannot possibly do things that are incompatible with their own nature, physical law or logic: they cannot die, give mortals immortality or recall the dead, change the past, or make twice ten unequal to twenty, nor can they do acts of injustice or immoral things. “If the gods do anything shameful, they are no gods” (Euripides, fr. 292.7). No 14 reveals the typical and inevitable corollary of a belief in one all-steering, all-powerful

who is swollen” (meaning a pregnant woman suffering from retarded dilatation) the God Amun claims in a parallelismus membrorum belonging to the best aretalogical tradition: “I make those who are pregnant give birth, I close up those who miscarry”, unexpectedly adding in the next line: “I make all eggs productive […] except the infertile eggs.” 39. For a survey of attempts at interpretation see H. S. Versnel, Coping, p. 397 f., n. 54-56.

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Polytheism and Omnipotence: Incompatible? and just god, namely the vexed question of human evil and evildoing. This question concerning the theodicy is still and will forever remain a major moot point of any theology, very much including the Christian one. 40 No 15, finally, comes close to no 12 but is a case apart. On the one hand Apollo boasts that he can do what proverbially and philosophically was deemed to be the ultimate instance of impossibility, an adynaton. An adynaton is a popular trope often used in a simile to exemplify the impossibility that something unforeseeable will happen, for instance that the speaker will break his word or that his love will ever come to an end. Adynata are often moulded in terms of an inconceivable violation of the normal course of nature: rivers cannot reverse their courses, the sea cannot be made immovable, the moon cannot be pulled down, no one can count the drops of water of the sea or the grains of the sand of the beaches, etc. 41 So here Apollo proves his omnipotence by his ability to perform such an adynaton, thus turning the adynaton into a dynaton. In Herodotus 1, 91, however, the omnipotence of the same god is denied with reference to another gnomic adynaton, one, however, to which all gods including Apollo must submit. The harsh inconsistency between the two, if juxtaposed, is caused by differences in text and context: Apollo acquires or loses omnipotence in accordance with the requirements of the different contexts. The differences – and distance – of the contexts would induce the reader to either condone or remain unaware of the dissonance. 42 These testimonia give rise to the suspicion that any monolithic or general statement concerning omnipotence or lack of omnipotence in Greek religion is bound to be overturned by the first next piece of evidence. Does this mean that the Greeks could claim no more than an ‘omnipotence manquée’, an abortive or deficient omnipotence? That might be our conclusion, but one may doubt whether Greeks themselves would thus systematize their (dis)belief in divine power. The reality rather is that the few specific critical remarks in our testimonies, especially those made by members of an intellectual elite, albeit proposed as true, do not really affect the widely shared ‘acceptability (Herzfeld) of general/gnomic or hymnic notions of omnipotence, which remain true as well. They belong to different strands of discourse or registers of cognition. Most alarming in our eyes are unresolved incongruities voiced by one and the same person in one text. In no 15 the inconsistency in Apollo’s own pronouncements concerning, first, his omnipotence and, later, its limits might be

40. See for an ample discussion, H. S. Versnel, Coping, p. 236 f. 41. H. V. Canter, “The Figure of ΑΔΥΝΑΤΟΝ in Greek and Latin Poetry”, AJP 51 (1930), p. 32-41, gives a clear brief survey of the various categories. See also E. Dutoit, Le thème de l’adunaton dans la poésie antique, Paris 1936, p. 167-173; A. Manzo, L’adynaton poetico-retorico e le sue implicazioni dottrinali, Genova 1988. 42. See on this R. Scodel, Credible Impossibilities. Conventions and Strategies of Verisimilitude in Homer and Greek Tragedy, Stuttgart – Leipzig 1999, p. 16 and 18 respectively. At p. 122 f., she refers to this strategy as ‘Homeric rule of inattention.’

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Henk S. Versnel disregarded, ignored or condoned by their distance in Herodotus’ narratio. But in no 12 (with n. 46) Athena’s initial assertion concerning (implied) divine omnipotence in that “easily a god can save a person from however far”, is a few lines later followed by her statement that the gods are helpless vis-à-vis Μοῖρ’ ὀλοὴ […] θανάτοιο and cannot save even a beloved person from death. The latter is a reflective gnome of the adynaton type that is prompted by the recent account of the cruel death of Agamemnon, who had safely returned home to be killed by his wife and Aigisthos. We have here a perfect example of the typically functional and contextual nature of the gnome in general and in the domain of religion in particular. Both assertions represent a truth, but it is the difference in perspective and intent that is crucial for the decision of which of the two will be activated. Due to their different contexts and in spite of their contiguity the two dissonant truths do not come to clash. An awareness of cognitive dissonance is only to be expected in situations of immediate and explicit confrontation of the two truths in such cases as the consciously reflective no 13. But this type of discourse will hardly affect the belief in – or perhaps rather the loyalty to – gnomic and hymnic truths of the majority of the Greek population. As a matter of fact, depending on human situation, necessity or aspiration as discussed in our first two ‘footnotes’, the idea of unrestricted divine omnipotence can at any relevant moment be re-activated and repositioned onto the mental visual field. Greeks elegantly coped with the apparent paradoxes by means of a virtuoso winking process that enabled them to deftly keep apart the various types of discourse and thus avoid conflict. 43 Once more notions such as “situational omnipotence” or “Augenblicksglauben” may bring us closer to an understanding of the Greek way of coping with our problems and to accept that (a) god, gods, the gods, are omnipotent when the contextual situation requires it. Conclusion Polytheism and omnipotence: incompatible? If we define polytheism exclusively in the confined sense of a pantheon of many gods marked by a strict demarcation of their distinctive qualities, competences, timai, then

43. The peaceful neighbourliness of incompatible ideas in the domain of religion and philosophy of life is the central theme of my Coping. For an impression of my position I here quote a passage which I fully endorse, by D. C. Feeney, Literature and Religion at Rome: Cultures, Contexts, and Beliefs, Cambridge 1998, p. 140, who argues that any attempt to make absolute classifications in ancient polytheism “proceeds as if a society does have an immanent collective system of cognition underpinning its religion; yet such an approach does not do justice to the competitive variety of knowledge systems in any society, and ends up confusing the patterns constructed by the outsider with the actual thought of the participants.”

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Polytheism and Omnipotence: Incompatible? indeed none of these gods could be omnipotent. We have seen, however, that the Greeks did not restrict themselves to this type of ordering of the divine universe, but availed themselves of several other schemes of organization and of different strategies of self-persuasion in their need for divine omnipotence. A need that they shared with every religious believer past or present. Our conclusion is that if the Greeks should be ‘desperately alien’ (as a modish mantra goes), they are not so in that having so many gods they must do without the notion of theological omnipotence, but in that they have so many (occasionally) omnipotent gods. Or, in other words, because any one of their many gods may have his/her share in omnipotence whenever the occasion requires it. If we find this difficult to conceive, that is our problem. However, it does nothing to affect my conclusion that this is one (and not the least one) of the ways in which the Greeks ‘coped with their gods’.

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APHRODITE HUMILIÉE, INANNA DÉSHABILLÉE : DEUX EXEMPLES DE PUISSANCES DIVINES IMPUISSANTES

Iwo Slobodzianek

En 1986, dans une publication qui fit date : « Corps obscur, corps éclatant », Jean-Pierre Vernant réfléchissait sur le corps des dieux et le rapport des anciens Grecs à leur propre corporéité, montrant de façon magistrale comment celle-ci était perçue comme fondamentalement imparfaite et incomplète au regard du modèle divin : Pour les Grecs archaïques le malheur des hommes ne vient (donc) pas de ce que l’âme, divine et immortelle, se trouve chez eux emprisonnée dans l’enveloppe d’un corps, matériel et périssable, mais de ce que leur corps n’en est pas pleinement un, qu’il ne possède pas, de façon entière et définitive, cet ensemble de pouvoirs, de qualités, de vertus actives qui confèrent à l’existence d’un être singulier la consistance, le rayonnement, la pérennité d’une vie à l’état pur […]. S’ils appartiennent au même univers que les hommes, les dieux forment une race différente : ils sont les athanatoi, les non-mortels, les ambrotoi, les non-périssables. Désignation paradoxale puisque, pour les opposer aux humains, elle définit négativement – par une absence, une privation – les êtres dont le corps et la vie possèdent une entière positivité, sans manque ni défaut 1.

Réfléchir sur la notion de puissance divine pose donc nécessairement la question du corps des dieux et des représentations qu’il véhicule. En prolongeant l’analyse de Jean-Pierre Vernant et en prenant, pour ainsi dire, la thématique de la « puissance divine » à revers, il nous a semblé intéressant d’observer des situations de mise en échec ou de privation de la « puissance divine », en choisissant pour fil rouge les qualités du corps et les divers atours qui sont

1. J.-P. Vernant, « Corps obscur, corps éclatant », dans C. Malamoud, J.-P. Vernant (éd.), Corps des dieux, Paris 2003 (19861), p. 30.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114089

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Iwo Slobodzianek censés la manifester 2. En d’autres termes, que devient la puissance divine une fois neutralisés les éléments qui la composent ou la représentent dans les textes ? Il va donc s’agir, dans les pages qui suivent, de comprendre comment les compositions littéraires, grecques et mésopotamiennes, mettaient en scène les « pouvoirs » des dieux et leur mise à mal. S’il est fécond d’analyser la notion de puissance divine dans différents contextes pour mieux comprendre le fonctionnement du monde des dieux dans les sociétés polythéistes de l’Antiquité, il apparaît très vite que l’idée de « pouvoir divin », comme élément constitutif de la « puissance divine », soulève des questions tout aussi pertinentes dans son sillage 3. Aussi, afin de clarifier d’emblée notre propos et de donner plus d’élan à nos analyses, tentons de déterminer ce qui est susceptible d’entrer dans la catégorie, certes plastique, de « pouvoir divin ». Dans le cadre d’un récent travail doctoral, d’orientation comparatiste, sur les déesses grecque Aphrodite et sumérienne Inanna 4, nous avons proposé de définir les pouvoirs divins comme un réseau de prérogatives assignées à une figure divine, qui dessine son champ de compétence et son espace de transaction, tant avec les autres figures divines qu’avec les hommes. En partant de cette définition, nous allons observer des épisodes de perte de ces pouvoirs dans des compositions littéraires antiques, de façon à voir à l’œuvre la résilience de la puissance divine. En premier lieu, nous nous pencherons sur un texte rédigé en sumérien et datant du début du iie millénaire av. J.-C. ; il raconte les déboires de la plus tumultueuse et célèbre des déesses mésopotamiennes, Inanna. Dans un second temps, nous nous tournerons vers Aphrodite et un texte grec d’époque archaïque, l’Hymne pseudo homérique V, afin d’analyser une autre situation de perte de puissance parmi les dieux. La comparaison contrastive de ces deux textes en contexte permettra de faire émerger différentes stratégies de déconstruction de la puissance divine et de montrer comment la perte de pouvoirs divins contribue à définir en creux la notion de puissance divine.

2. Pour aborder la vaste question de la représentation des vêtements et parures antiques dans les sources classiques et mésopotamiennes, consulter l’ouvrage collectif de F. Gherchanoc, V. Huet (éd.), Vêtements antiques, Paris 2012. 3. Dans la langue française, il existe une distinction entre l’idée de pouvoir et de puissance, nuance qui n’existe pas en anglais avec le terme power ou en allemand avec Macht, qui recoupent sémantiquement ces deux notions. Afin d’éviter toute confusion et pour faire écho au concept vernantien de puissance divine, le terme de « puissance » désigne, dans la présente étude, un potentiel d’action qui englobe différents pouvoirs. Le terme de « pouvoir », quant à lui, est employé pour décrire l’élément même qui exprime et manifeste une force, une autorité ou une influence exercée sur l’environnement. 4. I. Slobodzianek, « Acquérir, exprimer et transmettre les « pouvoirs » divins : une comparaison entre Aphrodite et Inanna/Ištar » (thèse préparée sous la direction de Corinne Bonnet), Université Toulouse-Le Mirail, Toulouse 2012.

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Deux exemples de puissances divines impuissantes Une déesse mésopotamienne déshonorée reste redoutable La Mésopotamie est un territoire historique de plus en plus parcouru par les hellénistes et soumis à leurs catégories d’analyse 5. Les analogies entre les deux champs culturels se font assez naturellement – peut-être même parfois trop naturellement –, et il est tentant pour l’assyriologie, discipline relativement récente par rapport aux études classiques, d’emprunter certains outils conceptuels issus de ce dernier domaine pour questionner l’univers polythéiste des tablettes cunéiformes 6. Cette transposition conceptuelle n’est pas un aboutissement en soi, mais permet un dialogue comparatiste fécond et surtout d’ajuster les catégories au plus près des corpus concernés. Notre enquête commence par une composition rédigée en sumérien et intitulée Inanna et Šukaletuda ; elle comprend environ 310 lignes et date de l’époque paléo-babylonienne. La plupart des fragments ont été retrouvés à Nippur, dans le sud de l’Irak actuel. Ce texte, malheureusement très fragmentaire, a été édité par Konrad Volk en 1995, assorti d’une traduction allemande 7. Il raconte le voyage de la déesse Inanna, partie « pour reconnaître la fraude et la justice, pour (tout) inspecter dans le cœur du pays » 8. Dans ce périple qui évoque un voyage d’inspection divine, Inanna décide de se reposer un instant dans un jardin où, endormie, son corps suscite le désir du jardinier Šukaletuda. Le document commence par une glorification de la déesse et expose ses projets : /in-nin\ me gal-gal-la /bara2\-ge4 ḫe2-du7 /d\inanna me gal-gal-la bara2 ku3-ge si-a /d\inanna-ke4 e2-an-na-ka u6 di-de3 gub-ba /ud\-ba lu2ki-sikil kur-ra ba-e-a-e11 ku3 dinanna-ke4 kur-ra ba-e-a-e11 niĝ2-erim 2 niĝ2-si-sa2 zu-zu-/de3\ ša3 kalam-ma-ka igi kar2-/kar2-de3\

lul zi pa3-de3-de3 kur-ra ba-e-a-il2 i3-ne-eš2 lu2 /lu2\-ra a-na na-an-du11

5. Parmi les études comparatives récentes les plus marquantes sur ce sujet, nous retiendrons W. Burkert, The Orientalizing Revolution. Near Eastern Influence on Greek Culture in the Early Archaic Age, Harvard University Press, Cambridge 1995 [éd. orig. : Die orientalisierende Epoche in der griechischen Religion und Literatur, Heidelberg 1984] ; M. L. West, The East Face of Helicon. West Asiatic Elements in Greek Poetry and Myth, Oxford 1997 ; C. Penglase, Greek Myths and Mesopotamia: Parallels and Influence in the Homeric Hymns and Hesiod, Londres 1994 ; J.  Haubold, Greece and Mesopotamia : Dialogues in Literature, Cambridge 2013. 6. Lire à cet égard le travail de la sumérologue F. Bruschweiler, Inanna. La déesse triomphante et vaincue dans la cosmologie sumérienne, Louvain 1987, issu d’une thèse de doctorat rédigée sous la direction de l’helléniste Jean Rudhardt. 7. K.  Volk, Inanna und Šukaletuda. Zur historisch-politisch Deutung eines sumerischen Literaturwerkes, Wiesbaden 1995. 8. Inanna et Šukaletuda, 6-7. Traduction P. Attinger (voir note suivante).

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Iwo Slobodzianek lu2 /lu2\-ra /dili\ a-na na-an-taḫ nin-ĝu10 am-da kur-/ur2\-ra an-/da ?\-gub me šu am3-du7-du7 d inanna taraḫ-/maš\[kur]-/bad3\-da ? /an-da ?\-gub me šu am3-du7-du7 La maîtresse […] aux grands me, vraiment faite pour le trône, Inanna aux grands me, occupant un trône splendide, Inanna qui se tient dans l’Eanna pour susciter l’admiration – Un beau jour, une jeune femme monta sur la montagne, la splendide Inanna monta sur la montagne. Pour reconnaître la fraude et la justice, pour (tout) inspecter dans le cœur du pays, pour mettre en lumière ce qui est mensonger et ce qui est vrai, elle s’éleva sur la montagne. Qu’est-ce que l’un […] a dit de plus à l’autre ? Ma maîtresse déambule avec les aurochs au pied de la montagne, elle parfait les me. Innana déambule avec les bouquetins au sommet de la montagne, elle parfait les me 9.

Cette composition s’apparente au genre hymnique par son préambule qui met en valeur les qualités souveraines d’Inanna, particulièrement dans le domaine de la justice. Un terme récurrent, me, souligne spécifiquement les compétences de la déesse aux lignes 1, 2, 10 et 12. Dans la littérature sumérienne, les me sont les pouvoirs qui légitiment la puissance des dieux. Ils sont personnels, mais peuvent se transmettre entre agents divins, véhiculant avec eux la souveraineté dans ses aspects les plus redoutables. En effet, lorsque les me sont altérés, la cité s’effondre littéralement, subissant conquêtes et dévastations. En revanche, lorsqu’ils sont activés ou parfaits (šu–du7 en sumérien), la cité se réjouit et vit une pleine croissance. Les me portent dès lors en eux la responsabilité de maintenir l’ordre des choses ; les parfaire représente une activité de la plus haute importance pour l’équilibre du monde, puisqu’elle nécessite une constante attention de la part des dieux pour insuffler l’énergie nécessaire à la vie. En l’absence des me, les cités sont détruites 10 et les dieux

9. Traduction P. Attinger, http://www.iaw.unibe.ch/unibe/philhist/ifaw/content/e246526/e255000/ e274658/ e274665/e379923/e379935/1_3_3.pdf (mars 2015). 10. Les cinq récits « canoniques » de lamentation sur la destruction des cités illustrent parfaitement ce phénomène. Ces textes retrouvés sur des copies datant du début du iie millénaire (Lamentation sur Ur, Sumer et Ur, Nippur, Eridu et Uruk) montrent l’importance des dieux « tutélaires » dans le maintien de l’ordre cosmique par l’entremise des me. Pour une étude approfondie de la catégorie des « lamentations », lire P. Michalowski, The Lamentation over the Destruction of Sumer and Ur, Winona Lake 1989.

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Deux exemples de puissances divines impuissantes perdent leur puissance, se retrouvant à l’état de simples bouts de chair inutiles, comme le montre le texte de La descente d’Inanna aux Enfers 11 qui évoque la disparition de la déesse du monde des vivants. La suite d’Inanna et Šukaletuda, malheureusement très lacunaire, semble relater le départ de la déesse de son sanctuaire et un dialogue entre un corbeau et le dieu Enki. Le paragraphe suivant détourne l’attention du lecteur d’Inanna et présente le jardinier Šukaletuda qui s’occupe de son lopin de terre. Il arrache les mauvaises herbes qu’il se met à mâchouiller. C’est alors qu’éclate une tempête de sable qui l’aveugle momentanément. Le jardinier s’essuie les yeux, regarde vers le bas et semble distinguer un groupe de dieux, les anunna, venant de l’Est. En sumérien, cette désignation fait référence aux dieux majeurs, qui ont notamment comme prérogative celle de rendre la justice. Cette catégorie peut inclure les souverains du panthéon, comme Enki ou Enlil, ou être un groupe de divinités anonymes, selon le contexte narratif. Quoi qu’il en soit, notre texte décrit Šukaletuda regardant vers le haut et pensant apercevoir un autre groupe d’anunna venant cette fois de l’Ouest. Peu à peu, sa vision se précise : [dgidim dili du-ra igi] /mu-ni\-[in-du8] [diĝir dili] /du-ra\ [ĝiškim mu-ni-in-zu] me šu du7-du7-/da\ [igi bi2-in-du8] nam tar-ra diĝir-re-/e\-[ne-še3 igi mu-ni-in-ĝal2] sar-e ki 5 [10 nu-te-a-ba] ki-ba ĝiš-an-dul3 1(DIŠ)-/am3\ [i3-gub] ĝiš-an-dul3-bi ĝiš/asal2\ [ĝissu daĝal-la-kam] ĝissu-bi /sig\-[ga ud zal-e] an-bar7 an-usan-/na\ [nu-gi4-gi4] u4-/ba nin-ĝu10 an\ mu-un-niĝin 2-na-ta ki /mu-un-niĝin 2\-[na]-/ta\ d inanna an mu-un-niĝin 2-na-ta ki mu-un-niĝin 2-/na-ta\ /elam ki\ su-bir4ki-a mu-un-niĝin 2-na-ta /dubur an\ gil-gi16-il-la mu-un-niĝin 2-na-ta nu-gig kuš2-a-ni-ta im-ma-te dur2-bi-še3 ba-nu 2 šu-kal-le-tud-da za3 sar-ra-/ka\-ni igi im-ma-ni-/sig10\ Il aperçut un esprit qui s’en venait seul et reconnut à son apparence la divinité qui s’en venait seule. Il vit les me qui allaient être accomplis, observa attentivement le destin fixé par les dieux. Sur une plate-bande dont il ne s’était pas approché depuis longtemps, S’élevait un unique arbre protecteur. Cet arbre protecteur était un bon peuplier à l’ombre large.

11. Lire à ce sujet C. Bonnet, I. Slobodzianek, « “Un jour, du haut du ciel, elle voulut partir pour l’Enfer”. Les enjeux multiples du déshabillage d’Inanna/Ishtar dans l’au-delà », dans F. Gherchanoc, V. Huet (éd.), Vêtements antiques, p. 135-148.

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Iwo Slobodzianek Son ombre, basse durant [toute la journée], restait égale à midi et au crépuscule. Un beau jour, ma maîtresse ayant fait le tour du ciel et de la terre, Inanna ayant fait le tour du ciel et de la terre, ayant tournoyé au-dessus de l’Elam et du Subir, ayant tournoyé au-dessus du fondement du ciel brouillé, la souveraine, (gagnée) par la fatigue, s’approcha (de l’arbre) et se coucha à son pied. Du bord de sa plate-bande, Šukaletuda remarqua la chose 12.

La séquence suivante décrit Šukaletuda observant un rassemblement de dieux à l’est, puis un autre groupe à l’ouest, ce qui correspond au trajet d’Inanna dans le ciel. Le caractère stellaire d’Inanna, ainsi que son association à Vénus, sont bien attestés en Mésopotamie dès les premières mentions pictographiques de la déesse 13 et son parcours dans le ciel, d’est en ouest, est également celui qu’elle effectue dans La Descente d’Inanna aux Enfers 14. Parmi le groupe de divinités qu’aperçoit Šukaletuda aux lignes 103-104, un esprit se détache du lot, une sorte de fantôme, gidim, ayant l’apparence (ĝiškim) d’un dieu. Cet être est indéterminé ; il possède des contours vagues, au vu des rares éléments que le jardinier arrive à percevoir. D’un point de vue narratif, le statut divin de cet esprit n’est confirmé qu’à partir du moment où deux activités constitutives de la nature d’un dieu sont nommées : accomplir les me et fixer le destin. La première opération s’apparente à un rituel divin, un acte performatif et démiurgique visant à insuffler dans le monde une énergie vitale, d’origine divine : tandis que les hommes manifestent leur dévotion envers les dieux en accomplissant les rites, ceux-ci activent les me, faisant leur part du travail pour garantir l’équilibre cosmique. La seconde opération, fixer le destin, nam-tar, s’apparente à une gestion de compétences, une opération distributive analogue à la répartition des timai dans la Théogonie d’Hésiode 15, dans le sens où les dieux attribuent des lots aux éléments et aux êtres qui composent le monde et qui leur sont subordonnés : divinités, cités, hommes ou animaux. Fixer le destin correspond donc au fait de déterminer, pour chaque composante de l’univers, une part de devoir à accomplir sous forme de prérogatives à assumer, un destin à réaliser, le tout afin de contribuer, chacun à sa manière, à l’ordre général du monde.

12. Inanna et Šukaletuda, 103-117. Traduction P. Attinger. 13. W. Heimpel, « A Catalog of Near Eastern Venus Deities », SMS 4, 3 (1982), p. 9-22. 14. W. R. Sladek, Inanna’s Descent to the Netherworld, Baltimore 1974. Dans La Descente d’Inanna aux Enfers, le trajet de la déesse correspond exactement au parcours de Vénus dans le ciel tel qu’il est observé de la terre, à tel point que les premières interprétations du mythe ont fait de celui-ci une allégorie astronomique, où les dieux seraient les représentations des astres. 15. Lire à ce sujet l’introduction critique de Hésiode, Théogonie, texte établi et traduit par P. Mazon, introduction et notes par G. Pironti, Paris 2008, p. xxx-xxxvii.

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Deux exemples de puissances divines impuissantes Ces deux actions divines représentent, dans la séquence narrative qui retient notre attention, l’étape majeure d’un processus plus général d’individuation du divin, dont le regard du jardinier est l’opérateur. En effet, partant d’un groupe indéfini de divinités, le récit dessine ensuite les contours indécis d’un dieu mésopotamien, pour enfin annoncer la présence d’Inanna. Ce zoom narratif permet à Šukaletuda de reconnaître la déesse souveraine à travers son appartenance à un groupe divin et par sa fonction dans le monde. Par ailleurs, il est important de souligner que Šukaletuda n’est pas un homme comme les autres. Son nom signifie en sumérien « qu’une main précieuse a façonné », et il lui a été accordé d’observer ce que personne d’autre ne peut voir : les dieux et leurs plans divins, à travers la tempête de sable 16. Cette vision, accompagnée d’une intelligence supérieure, permet à Šukaletuda de reconnaître Inanna et de l’approcher, ce qui est exceptionnel pour un homme, même si son activité de jardinier revêt une portée symbolique très forte en Mésopotamie et lui confère un statut spécial. En effet, dans un pays très aride, créer et maintenir un espace de verdure, l’irriguer et y faire pousser des fruits et des légumes relève d’un exploit presque divin 17. En ce sens, Šukaletuda revêt le rôle de démiurge, de puissance créatrice pour les hommes, sous le regard des dieux qui lui ont, en quelque sorte, délégué une partie de leurs pouvoirs. Par ailleurs, jusqu’au iie millénaire av. J.-C., les jardins mésopotamiens étaient situés à l’extérieur des villes, dans un espace de marge propice à la négociation des statuts, mais également pourvoyeur de richesses et nourricier. Le jardin de Šukaletuda, véhiculant ainsi tout un réseau de représentations positives en rapport avec l’abondance et la richesse, finit par attirer Inanna. Le texte précise qu’y pousse un arbre, le peuplier, dont l’ombre protège de la chaleur toute la journée. C’est cette protection du jardin, espace quasi-divin, que vient chercher Inanna lors de son voyage ; ce plaisir, on va le voir, n’ira cependant pas sans quelques désagréments, puisque, après avoir « tournoyé » dans le ciel, la déesse s’allonge à l’ombre de l’arbre et s’assoupit, parée de ses resplendissants atours. Šukaletuda est saisi de désir devant cette vision et ne peut alors s’empêcher de déshabiller Inanna : inanna-ke4 tug2dara4 ? me 7 gal4-la-/na\ X DU X [X] dara4 ? me 7 gal4-la-na […] 2 su8-ba dama-ušumgal-an-na-da […] gal4-la ku3-ga-na lu 2 SU X […] šu-kal-le-tu-da mu-un-du8-du8 da-/ga\-[na ba-nu 2] ĝiš3 im-ma-ni-in-du11 ne im-ma-[ni-in-su-ub ] d

tug

16. Il serait également intéressant d’interroger les vertus de la plante qui a été mâchouillée et son rôle dans les visions du jardinier. 17. Pour approfondir le thème du jardin en Mésopotamie et ses représentations cosmiques dans la littérature, consulter A.-C. Rendu-Loisel, « Heurs et malheurs du jardinier dans la littérature sumérienne », dans D. Barbu et alii (éd.), Mondes clos. Cultures et jardins, Gollion 2013, p. 67-84.

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Iwo Slobodzianek ĝiš3 ba-ni-in-du11-/ga\ [ ne ba-ni-in-su-ub-ba ] za3 sar-ra-ka-ni im-ma-ši-/in\-[gi4] u4 im-zal dutu im-ta-/e3-a\-[ra] munus-e ni2-te-a-ni igi im-kar2-/kar2\ ku3 dinana-ke4 ni2-te-a-ni igi im-kar2-kar2 u4-ba munus-e nam gal4-la-na-še3 a-na im-gu-lu-u8-a-bi ku3 dinana-ke4 nam gal4-la-na-še3 a-na im-ak-a-bi pu 2 kalam-ma-ka uš2 bi2-ib-si-si pu 2-ĝiškiri6 kalam-ma-ka uš2-am3 i3-tum3-tum3 arad 2 lu 2-/u3\ u 2 il2-i-de3 ĝen-na uš2-am3 i3-na8-na8 geme2 lu 2-u3 a si-si-de3 ĝen-na uš2-/am3\ [im]-mi-ib2-si-si saĝ gig2 uš2-/am3\ i3-na8-na8 za3-bi nu-/un\-zu lu 2 ĝiš3 du11-ga-ĝu10 kur-kur-ra ga-mu-[ni]-/pad3\ im-me lu 2 ĝiš3 / du11\-ga-ni kur-kur-ra nu-um-/ma\-[ni-in-pad 3]-/de3\ Innana avait […] le vêtement […] et les sept me sur sa vulve. Le vêtement […] et les sept me sur sa vulve […]. « Avec le pâtre Amaušumgalana […]  ! » Sur sa vulve splendide, l’homme[…]. Šukaleduda les délia et [se coucha] à ses côtés. Il la pénétra et l’embrassa. L’ayant pénétrée et [embrassée], il [retourna] au bord de sa plate-bande. Le jour ayant pointé et le soleil s’étant levé, la femme s’inspecta soigneusement, la splendide Innana s’inspecta soigneusement. Alors, voilà ce que la femme fait de plus à cause de sa vulve, voilà ce que la splendide Innana a (déjà) fait à cause de sa vulve. Elle remplit de sang les fontaines du pays, elle abreuve de sang les vergers du pays. Le serviteur envoyé pour ramasser du petit bois boit du sang, la servante envoyée pour faire le plein d’eau puise du sang. Les têtes noires : c’est du sang qu’elles boivent – on n’en voyait pas la fin. « Je veux découvrir celui qui m’a pénétrée, dans quelque pays (qu’il soit) ! », dit-elle, mais elle ne le [trouva] nulle part 18.

Le jardin en Mésopotamie, tout comme en Grèce ancienne 19, est un lieu propice aux unions et à la hiérogamie, même si celle-ci est parfois, comme c’est le cas ici, forcée et violente. Contrairement aux champs cultivés dont la fonction est principalement nourricière, le jardin véhicule une notion de plaisir et de bien-être qui n’est pas forcément utilitariste. C’est un lieu où

18. Inanna et Šukaletuda, 118-137. 19. L’étude de référence sur le sujet reste A. Motte, Prairies et jardins de la Grèce antique : de la religion à la philosophie, Bruxelles 1973.

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Deux exemples de puissances divines impuissantes l’homme jouit de la « nature » et où les sens sont en éveil. Or, afin d’atteindre le corps divin d’Inanna, Šukaletuda est obligé d’ôter la ceinture de me que la déesse porte autour d’elle. Aucun élément dans la description de la parure ne suggère que celle-ci pourrait gêner un rapprochement ou couvrir l’intimité d’Inanna ; le fait de retirer cet atour revêt une signification qui dépasse l’aspect purement pratique de la chose. En ôtant les « pouvoirs divins » d’Inanna, Šukaletuda la destitue de son caractère divin et rend son corps vulnérable, donc accessible à un humain. Le lendemain, Inanna inspecte son corps outragé, furieuse du traitement qu’elle vient de subir, elle « remplit de sang les fontaines du pays » et « abreuve de sang les vergers du pays », imposant sa douleur intime féminine à l’humanité tout entière et mettant en danger les populations et leurs moyens de subsistance, alors qu’elle est la déesse qui habituellement préside à la croissance, à la fertilité et au rapprochement sexuel. La neutralisation des pouvoirs de la déesse, comme dans le récit de sa Descente aux Enfers, a pour effet de désorganiser le bon déroulement de la vie sur terre. La suite du récit explique que le jardinier, prenant la mesure de son acte et complètement terrorisé à l’idée d’avoir violé une déesse, part trouver conseil et refuge chez son père. Ce dernier lui conseille de se mêler aux têtes noires, autrement dit de rejoindre le reste de la population pour y demeurer incognito ; c’est donc lui qui, à présent et par stratégie, perd son statut privilégié de jardinier. Le subterfuge fonctionne si bien qu’Inanna se voit obligée de lancer un ouragan sur le pays. Le coupable demeurant introuvable, la déesse provoque d’autres fléaux, mais toujours en vain. Ces séquences donnent à voir toute l’ambivalence des pouvoirs de la déesse, capable de procurer aux hommes les plaisirs et les malheurs les plus intenses. Désespérée, Inanna part à son tour trouver son père, Enki, dieu très sage et rusé qui vit dans une nappe d’eau souterraine et possède une résidence, c’est-à-dire un sanctuaire, à Eridu. Elle se jette à ses pieds et lui promet que s’il l’aide à retrouver son agresseur, elle retournera à son sanctuaire de l’Eanna à Uruk adoucie, après avoir mis un terme à sa vindicte destructrice pour le pays. Enki consent à l’aider et Inanna se « gonfle comme un arc-en-ciel », occupant toute la voûte céleste et touchant terre 20. Elle se met alors à souffler un gigantesque vent, jusqu’à ce que Šukaletuda soit emporté et ainsi découvert par la déesse. Malheureusement, le passage relatant la confrontation entre la déesse et son agresseur est endommagé. On devine seulement qu’Inanna traite Šukaletuda de noms d’animaux (chien, cochon, âne) et lui répète longuement la liste des mésaventures endurées.

20. C’est ici une très belle image qui rappelle la fonction d’Inanna dans l’univers comme puissance d’expansion et championne du monde vivant, favorisant l’accouplement des hommes et des animaux comme les succès militaires des monarques.

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Iwo Slobodzianek Au terme de la composition, Inanna fixe le destin du jardinier. La conclusion est très endommagée et des parties nécessaires à la compréhension générale font défaut. Toutefois, il semble qu’Inanna choisisse d’épargner Šukaletuda et s’adresse à lui en ses termes : ĝen-na ba-ug5-ge-/en\ nam-ĝu10 mu-zu nam-/ba-da-ḫa\-lam-e

/mu\-zu en3-du-a ḫe2-ĝal2 en3-du ḫe2-dug3-/ge\ /nar\ tur-e e2-gal lugal-la-ka ḫu-/mu\-ni-in-ku7-/ku7\-[de3] /sipa\-de3 dun5-dun5 dugšakir3-/ra\-ka-na dug3-ge-eš ḫe2-/em-mi\-ib-be2 sipa-tur-re ki udu lu-a-na mu-zu ḫe2-em-tum 2-tum 2-mu Va ! Te tuerai-je ? Qu’en ai-je à faire ? Ton nom ne tombera certainement pas dans l’oubli ! Il figurera dans des chants et les rendra suaves. Dans le palais, le jeune chanteur parlera de toi en termes exquis. Le pâtre, en barattant, évoquera (ton nom) avec des mots charmants, et le pastoureau le diffusera partout où il fera paître ses moutons 21.

La lecture de ce dernier passage peut laisser perplexe au vu des péripéties qu’Inanna a subies dans le texte et tenant compte de son désir de vengeance. L’état fragmentaire du texte 22 peut suggérer que le jardinier ait pu accomplir un quelconque exploit afin d’apaiser la colère d’Inanna, exploit pour lequel il sera désormais loué et chanté. Si tant est qu’il soit difficile de dégager une morale à ce récit – au sens moderne du terme –, les oscillations d’Inanna entre puissance et impuissance définissent dans le récit un espace où s’expriment la souveraineté de cette dernière et sa fonction à déterminer ce qui doit être accompli, interdit ou proclamé dans le monde. Il est dangereux de se moquer du roi de l’Olympe Déplaçons notre regard de la Mésopotamie à la Grèce de Jean-Pierre Vernant et considérons les dieux de l’Olympe comme détenteurs d’une puissance qui peut être neutralisée. Le document servant de miroir à la comparaison est l’Hymne pseudo homérique V dédié à Aphrodite et datant de l’époque archaïque. Ce récit de 293 vers est volontiers rattaché à la tradition homérique par son langage et ses formules, mais il possède également des accents hésiodiques, par les références qu’il partage avec la Théogonie. Le texte a fait l’objet d’une édition et d’une traduction anglaise richement commentée en 2008 par Andrew Faulkner 23. En tant qu’hymne, ce document se focalise sur les pouvoirs spécifiques d’une puissance divine en illustrant son

21. Inanna et Šukaletuda, 296-300. 22. Sur les mises en garde méthodologiques concernant l’état fragmentaire des compositions sumériennes et sur la catégorie problématique de « texte » en Mésopotamie, consulter J. Black, Reading Sumerian Poetry, Londres 1998. 23. A. Faulkner, The Homeric Hymn to Aphrodite: Introduction, Text and Commentary, Oxford 2008.

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Deux exemples de puissances divines impuissantes mode et son champ d’action. Ce point focal appelle toutefois des précautions quant à l’importance accordée aux pouvoirs d’Aphrodite au regard d’autres puissances agissant dans le panthéon 24. L’hymne débute par une invocation à la Muse qui doit révéler le pouvoir universel d’Aphrodite dorée, ἔργα πολυχρύσου Ἀφροδίτης 25, qui plie sous sa loi toutes les catégories d’êtres vivants, bêtes, hommes et dieux, en leur insufflant le désir, ἵμερος. Néanmoins, précise le texte, il existe trois déesses qu’Aphrodite ne peut ni persuader ni séduire : Athéna, Artémis et Hestia 26. Ce noyau de résistance au pouvoir d’Aphrodite ne l’empêche pourtant pas d’égarer la raison du tout-puissant Zeus, le contraignant à s’unir à des mortelles, à l’insu d’Héra son épouse. Cette situation importune le souverain des dieux, agacé par le fait qu’Aphrodite ose déclarer que « parmi tous les dieux, avec un rire suave, elle avait uni des dieux à des femmes mortelles […] et aussi des déesses à des hommes mortels » 27. Comme dans le poème sumérien, on le soulignera, le pouvoir d’Aphrodite conduit à une transgression inquiétante des statuts. Aussi, afin de briser l’arrogance d’Aphrodite et sa toute-puissance dans le domaine de l’eros, Zeus lui insuffle-t-il à son tour le désir pour Anchise, un berger de l’Ida dont la beauté égale celle des Immortels. Lorsque la déesse aperçoit le jeune homme, elle est prise d’un ἔκπαγλος ἵμερος, un « violent désir » 28, et part se préparer dans son temple de Paphos, où les Charites la baignent et la parent de ses plus beaux atours : ᾿Eς Κύπρον δ᾽ ἐλθοῦσα θυώδεα νηὸν ἔδυνεν, ἐς Πάφον (ἔνθα δέ οἱ τέμενος βωμός τε θυώδης). ἐνθ᾽ ἥ γ᾽ εἰσελθοῦσα θύρας ἐπέθηκε φαεινάς·

24. Lire à ce sujet les mises en garde de Dominique Jaillard sur Hermès, dans D. Jaillard, Configurations d’Hermès : une théogonie hérmaïque, Liège 2007 (Kernos, Suppl. 17). 25. HH5, 1. Il est intéressant de relever l’aspect performatif des « travaux » d’Aphrodite dorée. Le terme ἔργα souligne d’emblée le côté agissant des pouvoirs aphroditéens en les plaçant au départ de la composition, tel un socle sur lequel la narration vient se poser. 26. Le choix de ces trois déesses par l’auteur n’est pas anodin, tant d’un point de vue cultuel que narratif. En effet, Athéna, Artémis et Hestia sont connues dans les sources grecques pour être des puissances divines vierges et donc insensibles au pouvoir d’Aphrodite, s’inscrivant en marge de sa puissance. Toutefois, Daniel Turkeltaub a montré de façon brillante que chacune d’entre elles reflétait également un aspect spécifique des prérogatives divines d’Aphrodite dans l’hymne : le soin apporté à la description de la parure rappelle les compétences d’Athéna dans ce domaine, dans le récit de Pandore notamment ; la connivence entre les animaux sauvages et Aphrodite aux vers 69-74 évoque le pouvoir d’Artémis, tandis que l’espace de l’union sexuelle, le foyer d’Anchise, lieu inattendu pour une hiérogamie, semble être une référence implicite à Hestia, D. W. Turkeltaub, « The Three Virgin Goddesses in the Homeric Hymn to Aphrodite », Lexis 21 (2003), p. 101-116. Concernant Athéna et sa relation à l’attraction sexuelle, domaine aphroditéen par excellence, lire L. Llewellyn-Jones, « Sexy Athena: the Dress and Erotic Representation of a Virgin War Goddess », dans S. Deacy, A. Villing (éd.), Athena in the Classical World, Leyde 2001, p. 233-57. 27. HH5, 48-52. 28. Ibid., 57.

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Iwo Slobodzianek ῎Eνθα δέ μιν Χάριτες λοῦσαν καὶ χρῖσαν ἐλαίῳ ἀμβρότῳ, οἷα θεοὺς ἐπενήνοθεν αἰὲν ἐόντας, ἀμβροσίῳ ἑδανῷ, τό ῥά οἱ τεθυωμένον ἦεν. Elle s’en fut à Chypre, pénétra dans son temple odorant, à Paphos (elle y a un sanctuaire et un autel odorant). Sitôt entrée, elle en poussa les portes éclatantes : c’est là que les Charites la baignèrent, et la frottèrent avec l’huile divine qui se voit sur les dieux toujours vivants, cette douce liqueur d’immortalité qu’on avait parfumée pour elle 29.

Ces vers, qui font écho à un passage du chant VIII de l’Odyssée 30, décrivent les « pouvoirs » divins très concrets qui constituent le charisme d’Aphrodite et contribuent à faire de la déesse une force irrésistible de séduction et de persuasion érotique. Sur l’enveloppe physique d’Aphrodite, le χρώς, sont appliqués tous les soins et les parures qui renvoient à la fois aux champs de compétences et aux honneurs rendus à la déesse, les timai, qui représentent une sphère de potentialités personnelles dans laquelle les pouvoirs divins se déploient. Le corps d’Aphrodite se charge ici de signes qui activent ses pouvoirs propres. Une fois apprêtée, Aphrodite s’envole pour l’Ida, où des animaux prédateurs se mettent à la suivre. Réjouie à cette vue, elle leur donne le désir de s’accoupler. Elle parvient enfin au campement d’Anchise où le berger joue de la cithare, et se présente à lui sous l’apparence, εἶδος, d’une « vierge ignorant le joug » 31 pour éviter qu’il ne prenne peur. L’εἶδος désigne ici l’allure, en l’occurrence trompeuse, que véhiculent les manifestations perceptibles du corps paré, mais aussi masqué de la déesse 32. Anchise, ébloui par l’éclat surnaturel de la déesse et de ses atours, reconnaît immédiatement une divinité. Pourtant, Aphrodite dément la chose en prétendant être une princesse phrygienne enlevée par Hermès et charme le berger pour l’inviter à partager un moment de plaisir. Anchise, tout en émettant des doutes sur la nature mortelle de la belle apparition, consent à s’unir à Aphrodite et à partager sa couche : οἳ δ᾽ ἐπεὶ οὖν λεχέων εὐποιήτων ἐπέβησαν, κόσμον μέν οἱ πρῶτον ἀπὸ χροὸς εἷλε φαεινόν, πόρπας τε γναμπτάς θ᾽ ἕλικας κάλυκάς τε καὶ ὅρμους.

29. Ibid., 58-63. Traduction J. Humbert. 30. Od., VIII, 362-366. Passage connu dans la tradition comme étant « Les amours d’Arès et d’Aphrodite », véritable récit dans le récit, Démodocos chante chez Alkinoos devant Ulysse les déboires de la relation interdite entre les deux puissances divines. 31. HH5, 82. 32. Dans une étude sur l’idolâtrie, Daniel Barbu a montré l’éventail sémantique que pouvait recouvrir le terme εἶδος, au confluent des notions de figure et d’apparence, échappant au domaine du sensible, D. Barbu, « Idole, idolâtre, idolâtrie », dans C. Bonnet, A. Declercq, I. Slobodzianek (éd.), Les représentations des dieux des autres. Actes du colloque international FIGVRA XI tenu à Toulouse les 9-11 décembre 2010, Caltanissetta 2011 (Mythos, Suppl. 2), p. 31-49.

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Deux exemples de puissances divines impuissantes λῦσε δέ οἱ ζώνην ἰδὲ εἵματα σιγαλόεντα ἔκδυε καὶ κατέθηκεν ἐπὶ θρόνου ἀργυροήλου Ἀγχίσης· ὃ δ᾽ ἔπειτα θεῶν ἰότητι καὶ αἴσῃ ἀθανάτῃ παρέλεκτο θεᾷ βροτός, οὐ σάφα εἰδώς. Quand ils furent montés sur le lit bien construit, il enleva d’abord du beau corps d’Aphrodite sa parure brillante – broches, spirales courbes, fleurs et colliers ; il dénoua sa ceinture (oui, Anchise !), et lui ôta sa robe éclatante qu’il déposa sur un siège à clous d’argent. Ensuite, selon la volonté et le dessein des dieux, le mortel dormit aux côtés de l’Immortelle, sans le savoir vraiment 33.

Entièrement baignée d’images lumineuses, l’évocation de l’union d’Aphrodite et Anchise – dont on sait qu’elle scella le destin d’une prestigieuse lignée – fait intervenir, comme moteur de la rencontre, l’irrésistible éclat divin, relayé notamment par la parure brillante (κόσμον φαεινόν) et la robe éclatante (εἵματα σιγαλόεντα) d’Aphrodite. Ces composantes lumineuses participent du « sur-corps » de la déesse ; au χρώς, son enveloppe extérieure 34, s’attachent des qualités lumineuses et érotiques qui traduisent sa puissance divine, mais qui vont ici aussi, le temps de l’union avec Anchise, être en quelque sorte neutralisées. En effet, le berger ôte la parure brillante de la déesse avant de se rapprocher d’elle et, par là même, met provisoirement entre parenthèses les caractéristiques propres de son identité divine. En prolongeant l’analyse, on affirmera, sans prendre trop de risques, que lorsqu’Anchise déshabille la déesse de ses parures lumineuses, il destitue, dans une certaine mesure, Aphrodite de son statut divin. Ôter les attributs lumineux revient donc, dans la logique du récit et du tour que Zeus veut jouer à la déesse, à dégrader le corps divin, à le déclasser pour le rendre humain, permettant ainsi la relation sexuelle entre deux êtres désormais situés sur un même plan, à l’image de ce qui a été observé dans l’épisode du viol d’Inanna. La séquence de déconstruction s’inverse une fois la relation sexuelle consommée, Aphrodite se rhabille et réveille son amant sur lequel elle a répandu un profond sommeil. Elle se présente alors à lui dans sa nature divine, ce qui a pour conséquence d’effrayer le brave Anchise, qui craint pour son sort une fois confronté à la réalité d’une union contre-nature. Aphrodite rassure néanmoins le beau berger en lui révélant qu’il a la faveur des dieux et que tel est son destin. Elle lui annonce qu’il aura un fils, Énée, qui régnera sur Troie et qui aura lui-même une longue descendance. Toutefois, pour éviter qu’Anchise ne vieillisse sur l’Olympe et ne devienne une source de 33. HH5, 161-167. Traduction J. Humbert. 34. Cf. J.-P. Vernant, « Corps obscur, corps éclatant », p. 24. Lire également A. Grand-Clément, La fabrique des couleurs. Histoire du paysage sensible des Grecs anciens (viiie siècle-début du ve siècle av. J.-C.), Paris 2010, p. 197-201.

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Iwo Slobodzianek risée pour Aphrodite, la déesse préfère le laisser parmi les hommes et le vouer à un sort humain, c’est-à-dire la mort. Aphrodite rétablit ainsi l’ordre naturel des choses. Pourtant, prenant la mesure de son acte transgressif et des conséquences qu’il peut avoir sur sa notoriété parmi les dieux, elle déclare : οἳ πρὶν ἐμοὺς ὀάρους καὶ μήτιας, αἷς ποτε πάντας ἀθανάτους συνέμιξα καταθνητῇσι γυναιξί, τάρβεσκον· πάντας γὰρ ἐμὸν δάμνασκε νόημα. νῦν δὲ δὴ οὐκέτι μοι στόμα χείσεται ἐξονομῆναι τοῦτο μετ᾽ ἀθανάτοισιν, ἐπεὶ μάλα πολλὸν ἀάσθην, σχέτλιον, οὐκ ὀνομαστόν, ἀπεπλάγχθην δὲ νόοιο, παῖδα δ᾽ ὑπὸ ζώνῃ ἐθέμην βροτῷ εὐνηθεῖσα. Naguère, ils (les dieux immortels) craignaient mes paroles et mes desseins, parce que je les unissais tous à des femmes mortelles ; mon ingéniosité les pliait tous à ma loi. Mais maintenant je n’oserai plus ouvrir la bouche à ce sujet parmi les Immortels : mon égarement fut très grand, lamentable, inavouable ; j’ai perdu la raison, et je porte un enfant sous la ceinture, après avoir dormi avec un mortel 35.

Plus que la relation anormale qui vient d’avoir lieu entre un homme et une déesse, c’est la moquerie des autres dieux qu’Aphrodite exècre, moquerie qui risque d’être à la source de son déshonneur. En ce sens, le plan de Zeus a fonctionné à merveille, puisqu’Aphrodite risque désormais l’humiliation, là où le début de l’hymne louait l’ampleur de ses pouvoirs. Or, c’est précisément la proclamation d’une puissance aussi universelle que celle d’Aphrodite qui représente un danger pour la timè de Zeus. Dans le contexte énonciatif de l’hymne, la déclaration initiale fonctionne comme un élément fondateur de la puissance divine d’Aphrodite. La réaction de Zeus est une réponse pragmatique à une proclamation excessive ; elle a pour but de rééquilibrer, sous son autorité, la répartition des pouvoirs divins. Grâce à l’expérience qui lui est infligée, Aphrodite réaffirme certes le rayonnement de ses pouvoirs, mais ceux-ci sont intégrés dans les rouages d’un mécanisme pluriel que régule et maintient en équilibre l’autorité incontestable de Zeus. Dans l’Hymne V, la catégorie de puissance divine se construit donc à travers la fonction agissante d’Aphrodite, ses timai, assujetties à l’autorité de Zeus. L’identité individuelle de la déesse, son caractère ou sa personnalité, ne revêtent un sens que lorsqu’elle est ramenée à un groupe dans lequel elle s’inscrit.

35. HH5, 249-255. Traduction J. Humbert.

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Deux exemples de puissances divines impuissantes L’impuissance divine comme stratégie narrative Les analyses qui se dégagent des deux dossiers étudiés, émanant de contextes historiques et performatifs différents, pourtant si proches dans leurs stratégies narratives, suscitent et stimulent la réflexion sur la notion de puissance divine, sa constitution, sa neutralisation, sa gestion dans les sources littéraires anciennes. Le premier élément notable qui émerge de la comparaison est le fait que l’impuissance des dieux, exprimée par le déshonneur, la perte de pouvoirs, l’humiliation physique ou verbale, ne remet pas fondamentalement en cause le statut divin. Si celui-ci est momentanément déconstruit ou mis entre parenthèses pour faciliter un rapprochement avec la sphère humaine, ces relations sont temporaires et perçues comme dérangeantes, risquées, voire contre-nature. La divinité retrouve dès lors rapidement ses pouvoirs et son statut. Néanmoins, l’expérience de la perte de puissance semble avoir une vertu « pédagogique » : elle apprend quelque chose aux divinités concernées et semble rendre plus harmonieuses leurs relations tant avec les autres dieux qu’avec les hommes. On comprend dès lors que, si la puissance est inhérente au statut de dieu, elle n’en représente pas moins, dans un univers polythéiste, une catégorie problématique, mouvante, instable, en constante reconfiguration. En effet, loin d’être absolue comme on pourrait le penser de prime abord, la puissance divine s’insère, par le biais de transactions, dans l’univers relationnel du polythéisme ; elle est donc relative, partagée, répartie, équilibrée. Voilà pourquoi il s’agit d’une notion si centrale, si complexe et si plastique, qui instruit les textes, les pratiques rituelles et les représentations, et qui permet de donner à voir les constantes négociations qui animent la société des dieux entre eux et avec les hommes. Par ailleurs, il est intéressant de relever que, pour des puissances divines aux prérogatives érotiques, comme Inanna et Aphrodite, la reconnaissance et l’évocation littéraire du statut divin passent par l’évocation de leur apparence – εἶδος en grec, ĝiškim en sumérien – qui, dans les deux cas est aussi décisive qu’éphémère 36. L’épiphanie divine, manifestation sensible des pouvoirs divins, apparaît comme une source de questionnements pour l’humain qui l’expérimente. Elle permet à l’homme de s’interroger sur sa place dans le monde et sur les modalités de ses relations avec les dieux. On a vu combien est prégnante, dans les textes que nous avons examinés, la notion de destin. Même lorsqu’ils sont temporairement dépossédés de leurs pouvoirs, les dieux fixent le destin des hommes : c’est là un pouvoir qui leur revient dans tous les cas de figure.

36. À ce propos, l’étude d’E. Cassin, La splendeur divine. Introduction à l’étude de la mentalité mésopotamienne, Paris 1968, reste encore aujourd’hui exemplaire pour décrire et décoder les représentations de l’éclat du corps divin en Mésopotamie dans les sources cunéiformes.

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Iwo Slobodzianek Dans l’introduction d’Inanna et Šukaletuda, le processus narratif d’individuation qui vise à dévoiler progressivement la présence d’Inanna, en partant d’un groupe de dieux aux contours indécis, trouve son exact opposé dans le stratagème de Šukaletuda pour échapper à la vindicte de la déesse. Le début du récit le présente dans sa fonction de jardinier, occupé à sa platebande, seul, à l’extérieur de la ville et du monde civilisé. Or, dans un second temps, il doit sa survie au fait qu’il rejoint la cité et son organisation sociale. Ainsi, parmi les autres têtes noires, fondu dans la masse, il peut échapper aux fléaux lancés par Inanna. Anchise, lui-même en marge de la société avec ses animaux, donne naissance à une brillante progéniture qui peuplera Troie et Rome. Les textes semblent donc décrire un mouvement qui conduit l’homme des milieux naturels où la présence divine est diffuse et la promiscuité plus aisée vers des milieux « sociaux » où le commerce entre les hommes et les dieux assume d’autres formes, davantage contrôlées, par le biais des rituels et des sanctuaires. Inanna promet du reste à son père de rejoindre sagement le sien une fois ses mésaventures terminées. Les deux récits que nous avons analysés ont pour objectif commun la recherche de l’harmonie dans le monde en attribuant, répartissant, canalisant et exprimant avec justesse les prérogatives de chacun. Néanmoins, ces deux compositions se différencient par leurs enjeux narratifs, dans la mesure où le récit sumérien se concentre sur le rapport entre les hommes et les dieux, tandis que l’hymne grec met davantage l’accent sur les règles d’organisation du panthéon. Toutefois, malgré ces différences, derrière l’idée de puissance divine, que ce soit en Mésopotamie ou en Grèce ancienne, on voit se dessiner une série de pouvoirs concrets, ayant un impact sur la vie des hommes, tantôt bienfaisants, tantôt malfaisants. Ces pouvoirs s’agrègent autour d’une personnalité : redoutable, séductrice, irritable, incontrôlable, dans les cas d’Inanna et Aphrodite, puissances d’expansion. Leur personnalité, dont l’usage est essentiellement narratif, exprime et traduit leur puissance et permet de faire vivre de manière très plastique les ajustements incessants que nécessite le fonctionnement d’un monde divin au pluriel.

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QUAND LE PLAISIR EST UN REFLET DE LA « PUISSANCE » : REMARQUES SUR LES DIEUX DE L’ILIADE

Clément Bertau-Courbières

Depuis 2007, deux forts volumes réunissent la majeure partie des écrits de Jean-Pierre Vernant 1, constituant sous tous rapports une somme scientifique, riche d’explorations pénétrantes et astucieuses. Si la notion de « puissance » avait figuré dans l’index, sans doute l’entrée eût-elle permis de voir la place que ce concept occupait dans la pensée de l’historien. « Puissances », « puissances primordiales », « puissances surnaturelles », « puissances divines », « puissances de l’au-delà », etc., telles sont quelques-unes des expressions que l’on rencontre fréquemment sous sa plume. Certes, Jean-Pierre Vernant a longuement exploré les rapports de hiérarchie et d’équilibre entre les puissances divines qui président à l’ordre cosmique, religieux et social. Mais, dans ses travaux, les puissances désignent aussi divers aspects de la vie humaine et sociale, tels eris, eros ou charis, ces composantes de l’expérience grecque que Jean-Pierre Vernant a eu à cœur de déchiffrer. Dans « La société des dieux », il citait ces mots d’Erwin Rohde : « Le Grec ne sait pas se représenter une unité de la personne divine, mais une puissance divine qui peut être tour à tour saisie dans son unité et sa diversité 2. » Si cette idée forte est reprise par Vernant, il réserve à la notion de puissance une place qui déborde ce cadre. Une de ses thèses les plus fameuses, le passage d’une pensée religieuse à une pensée politique – qui se définit au miroir de la raison grecque – n’aurait probablement pas pris la même forme sans le recours à cette notion. En 1964, il écrivait :

1. Cf. J.-P. Vernant, Œuvres. Religions, rationalités, politique, Paris 2007, 2 vol. 2. Cf. J.-P. Vernant, « La société des dieux », Mythe et société en Grèce ancienne (Paris 1974), repris dans Œuvres I, p. 698, et E. Rohde, « Die Religion der Griechen », dans Kleine Schriften II, Tübingen 1901, p. 320.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114090

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Clément Bertau-Courbières La Puissance : peut-être rencontrons-nous ici une des notions clés pour comprendre la pensée grecque. […] Les divinités grecques forment comme une société de Puissances, à la fois rivales et solidaires. Les dieux sont des agents qui recèlent une force supérieure à laquelle les hommes doivent se soumettre. Parmi ces dieux, Zeus se montre à lui seul plus fort que tous les autres réunis. […] Il faut avoir présente à l’esprit cette conception de la puissance comme pouvoir de coercition, […] pour comprendre qu’ait pu naître en Grèce une forme sociale où le pouvoir […] serait mis en commun […], afin qu’il n’appartienne plus à personne 3.

Ajoutons encore ces quelques mots, qui traduisent une idée chère au citoyen et à l’homme engagé qu’il fut : Dans le cadre de la cité, l’homme commence à s’expérimenter lui-même en tant qu’agent, plus ou moins autonome par rapport aux puissances religieuses qui dominent l’univers, plus ou moins maître de ses actes, ayant plus ou moins prise sur son destin politique et personnel 4.

Le pouvoir de coercition, de domination, et la supériorité de Zeus, mis en lumière dans ce passage, sont des modes d’expression de la « puissance » divine qu’il est possible d’examiner dans l’Iliade au travers de la notion de plaisir. Pour en faire apparaître les spécificités, la notion sera soumise à une étude sémantique et narrative. La poésie héroïque d’Homère est une poésie de l’acte, de l’action ou de l’exploit. Dans un article paru en 1930, Victor Larock écrivait avec raison que, chez le héros homérique, « la pensée tend à l’action comme la flèche au but » 5. Or, la « puissance divine », telle qu’elle est représentée par le poète de l’Iliade, s’inscrit résolument dans ce cadre, puisqu’elle peut aussi se manifester comme un surcroît de la capacité d’action. Ainsi, malgré sa vitesse, Achille aux pieds légers est-il rattrapé par le fleuve Scamandre, qui s’avère plus rapide que lui. Le poète précise, en effet, que « les dieux sont plus forts (φέρτεροι) que les hommes » 6. Mais cette domination, qui s’exprime ici comme supériorité physique, se dit aussi sur un plan immatériel, comme capacité à accomplir son dessein. Ainsi, quand Patrocle méprise les recommandations d’Achille et court à sa perte, le poète l’explique-t-il en soulignant que le νόος de Zeus est toujours plus fort (κρείσσων) que celui des mortels 7. Le père des hommes et des dieux a scellé le destin de Patrocle.

3. Cf. J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, dans Œuvres I, p. 688 (l’auteur souligne). 4. Cf. J.-P. Vernant, « “Œdipe” sans complexe », Mythe et tragédie en Grèce ancienne (Paris 1972), repris dans Œuvres I, p. 1135. 5. Cf. V. Larock, « Les premières conceptions psychologiques des Grecs », RBPh 9, 2 (1930), p. 377406, en part. p. 387. 6. Cf. Homère, Iliade, XXI 264. 7. Cf. Homère, Iliade, XVI 688.

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Remarques sur les dieux de l’Iliade Deux questions sont envisagées ici, qui permettent d’élaborer une réflexion sur cette notion de « puissance » divine dans l’Iliade. D’une part une distinction sémantique entre deux verbes désignant des émotions positives fait valoir, sur le plan de la vie affective, l’écart entre les dieux et les hommes. D’autre part, plusieurs éléments narratifs, mis en exergue grâce à cette première analyse, montrent comment, du point de vue des affects aussi, la puissance supérieure de Zeus s’exprime par rapport à celle des autres dieux. L’hypothèse initiale est qu’une distinction sémantique traverse et structure le champ lexical du plaisir et de la joie dans l’Iliade 8. Le grec homérique différencie au moins deux formes d’émotions positives : une émotion positive qui accompagne une réaction et une émotion positive qui accompagne une action, ou une activité. Disons, pour entrer plus avant dans le détail, que la première, l’émotion positive associée à une réaction, est marquée par une surprise plus ou moins grande. Elle est suscitée lorsque survient un événement, bénéfique ou propice, sur lequel le héros n’a que peu ou pas de contrôle. Quelque chose lui échoit, qui provoque une réaction positive. En règle générale, c’est le verbe χαίρω qui l’exprime : ὥς τε λέων ἐχάρη μεγάλῳ ἐπὶ σώματι κύρσας εὑρὼν ἢ ἔλαφον κεραὸν ἢ ἄγριον αἶγα / πεινάων […] ὣς ἐχάρη Μενέλαος Ἀλέξανδρον θεοειδέα ὀφθαλμοῖσιν ἰδών· φάτο γὰρ τίσεσθαι ἀλείτην 9. Comme un lion se réjouit en tombant sur le cadavre d’un grand animal, en trouvant un cerf ramé ou un bouc sauvage, quand il a faim […] ainsi se réjouit Ménélas en voyant Alexandre semblable à un dieu, car il se promettait de punir le coupable.

Dans ces vers, le prince troyen, Pâris, fait quasiment figure d’offrande pour le roi de Sparte, qui réclamait vengeance. La circonstance, qui provoque ici l’émotion désignée par χαίρω, survient indépendamment de la volonté du héros qui réagit affectivement. De la même manière, Ulysse se réjouit de voir un bon présage, envoyé par Athéna, et les Achéens sont en joie lorsqu’Ulysse et Diomède reviennent indemnes de leur périlleuse mission nocturne 10. Dans ces cas-là, c’est le verbe χαίρω qui revient pour dire la joie vécue lorsqu’il se produit, aux yeux du héros, quelque chose de soudainement favorable.

8. Les éléments présentés ici proviennent de l’examen mené, dans le cadre de nos recherches de thèse, sur l’histoire des émotions positives et de leurs représentations en Grèce archaïque : « Raisons des plaisirs et des joies en Grèce archaïque : pour une histoire des émotions positives et de leurs représentations » (thèse préparée sous la direction de Pascal Payen), Université Toulouse – Jean Jaurès, Toulouse 2014. 9. Cf. Homère, Iliade, III 23-25, 27-28. 10. Cf. Homère, Iliade, X 277 et X 540-541.

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Clément Bertau-Courbières Le second affect ou la seconde émotion, celle associée à une activité, est généralement désigné par le verbe τέρπομαι. Il évoque le plaisir pris par les héros à manger, à faire l’amour, à jouer, ou encore à écouter l’aède. Ainsi, dans ce passage : […] λαοὶ δὲ παρὰ ῥηγμῖνι θαλάσσης δίσκοισιν τέρποντο καὶ αἰγανέῃσιν ἱέντες / τόξοισίν θ’ 11. […] Ses hommes [les Myrmidons d’Achille], le long de la grève marine, se plaisaient à lancer des javelines, des disques, tiraient à l’arc.

Si le verbe τέρπομαι est employé, c’est que l’individu accède volontairement à l’objet du plaisir, de façon autonome. Dans l’univers épique, les héros peuvent prendre du plaisir à faire l’amour, mais aussi en dégustant des mets, en se racontant des histoires, en se regardant, ou bien même en satisfaisant un vif désir de larmes. Ces expériences du plaisir, en somme, sont disponibles à quiconque veut s’y adonner. Le premier de ces deux types d’expériences affectives, désigné par χαίρω, s’apparente à notre notion de « joie ». Cette dernière est suscitée par l’événement inattendu qui s’accompagne d’une joyeuse surprise. Le second, désigné par τέρπομαι, s’apparente à notre notion de « plaisir ». Celui-ci est provoqué par un acte ou une activité, et présuppose à la fois une intention d’agir et un certain contrôle sur l’objet de plaisir. Autrement dit, le sens des deux verbes grecs pourrait approximativement correspondre, en français, aux deux formules : « se réjouir de quelque chose » et « prendre plaisir à quelque chose ». Du reste, nous sommes fondé, à partir de ces propositions, à formuler une observation importante : cette distinction sémantique informe, dans l’Iliade, l’écart entre les plans humain et divin. Il y a une asymétrie affective remarquable, entre immortels et mortels, du point de vue de ces émotions positives. D’une part, les actions des hommes peuvent susciter un plaisir divin – le verbe employé est alors τέρπομαι. Ainsi, dès le premier chant du poème, Apollon Préservateur prend du plaisir en écoutant le péan des Achéens 12. Conseillés par le devin Calchas, ceux-ci se sont regroupés pour exécuter un péan en l’honneur du dieu, dans l’espoir de calmer sa colère meurtrière. Plus loin dans le poème, les dieux prennent encore du plaisir, mais cette fois à observer le conflit entre les guerriers 13. En revanche, jamais les actions des dieux ne causent du plaisir aux hommes. D’autre part, plusieurs actions divines provoquent une joie humaine – le verbe employé est alors χαίρω. Il en est ainsi, par exemple, avec Ulysse qui éprouve de la joie et se réjouit lorsqu’Athéna lui

11. Cf. Homère, Iliade, II 773-775. 12. Cf. Homère, Iliade, I 474. 13. Cf. par exemple Homère, Iliade, VII 61.

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Remarques sur les dieux de l’Iliade envoie un présage favorable 14. Achille se réjouit aussi lorsque, devant les remparts de Troie, la déesse promet de piéger Hector pour l’amener à combattre 15. Cependant, si les dieux sont capables de provoquer une joie humaine, à nouveau, les actes des hommes ne provoquent pas de joie divine en retour. La discordance, par conséquent, est radicale entre les hommes et les dieux. Sans doute est-ce aussi à cette rupture d’équilibre que les pratiques cultuelles, dans leur principe, s’efforcent de pallier. À travers le système de la χάρις – qui relève à la fois de la faveur, de la grâce et de la reconnaissance 16 –, les sacrifices et les offrandes ont pour ambition de faire perdurer un « contrat de réciprocité » qui opère, selon les modalités du don et du contre-don, entre les hommes et les dieux. Si Claude Calame évoque ce « contrat de réciprocité », Jan-Maarten Bremer souligne que la réciprocité n’implique pas forcément des relations symétriques : à dire vrai, l’équivalence est inenvisageable entre l’homme et le dieu 17. Quoi qu’il en soit, si le substantif χάρις est bien apparenté au verbe χαίρω, le verbe lui-même s’emploie à l’occasion pour désigner cette joie divine que l’on espère susciter. Aussi, avant que l’impératif χαίρε ne devienne une formule typique de salutations, il pouvait exprimer l’invitation adressée à un hôte, ou à un dieu, à se réjouir du repas ou des présents qu’on mettait à sa disposition 18. Tel est par exemple le cas dans les dédicaces votives 19. Toutefois, dans ce contexte comme aussi plus largement, la joie du dieu n’est pas certaine mais vivement souhaitée 20.

14. Cf. Homère, Iliade, X 277. 15. Cf. Homère, Iliade, XXII 224. 16. Cf. B. MacLachlan, The Age of Grace: Charis in Early Greek Poetry, Princeton 1993, p. 147-148, et N. Fisher, « The Pleasures of Reciprocity: Charis and the Athletic Body in Pindar », dans F. Prost, J. Wilgaux (éd.), Penser et représenter le corps dans l’Antiquité. Actes du colloque international tenu à Rennes les 1-4 septembre 2004, Rennes 2006, p. 227-245, en part. p. 229 : « In general the best approach to identifying a unified or coherent picture of the concept of charis is to focus on the combination of the ideas of both reciprocity and pleasure, and to locate individual instances of charis at some point or other […] of a positive, mutually reinforcing, chain of shared pleasures, benefactions, gratitude and rewards ». 17. Cf. C. Calame, « Variations énonciatives, relations avec les dieux et fonctions poétiques dans les Hymnes homériques », MH 52, 1 (1995), p. 2-19, en part. p. 11-12, et J.-M. Bremer, « The Reciprocity of Giving and Thanksgiving in Greek Worship », dans C. Gill, N. Postlethwaite, R. Seaford (éd.), Reciprocity in Ancient Greece, Oxford 1998, p. 127-137, en part. p. 127. Cf. aussi R. Parker, « Pleasing Thighs: Reciprocity in Greek Religion », dans C. Gill, N. Postlethwaite, R. Seaford (éd.), Reciprocity in Ancient Greece, p. 105-125, en part. p. 118. Pour une critique de la notion de prière fondée sur le principe du « do ut des », cf. aussi D. Aubriot-Sévin, Prière et conceptions religieuses en Grèce ancienne jusqu’à la fin du ve siècle av. J.-C., Lyon 1992, p. 14. 18. Cf. R. Wachter, « Griechisch χαῖρε: Vorgeschichte eines Grusswortes », MH 55, 2 (1998), p. 65-75. 19. Cf. M. L. Lazzarini, Le formule delle dediche votive nella Grecia arcaica, Rome 1976, no 801 et no 804. 20. En revanche, il se pourrait bien que la joie du dieu soit, par la suite, plus librement affirmée. C’est le cas sur une inscription (M. L. Lazzarini, no 805) retrouvée sur l’Acropole d’Athènes et datée de la fin du vie siècle av. n. è. où la joie de la déesse paraît affirmée sans détour (χαίρōσα). Notons

283

Clément Bertau-Courbières En revanche, il est une joie divine qui est bien avérée. C’est celle d’Hélios, dans l’Odyssée, suscitée par ses troupeaux éternels qui font figure d’offrandes impérissables. À chaque fois, confie-t-il à Zeus après l’acte sacrilège de l’équipage d’Ulysse, qu’il s’élevait vers le ciel étoilé ou redescendait vers la Terre, il se réjouissait (χαίρω) de ses bêtes regroupées dans l’île de Thrinacie 21. Ce bétail n’avait rien d’un hommage rendu par des mortels, quoiqu’ensuite les compagnons du héros d’Ithaque aient, à leur corps défendant, sacrifié puis dévoré ces animaux 22. De toute évidence, cette joie, effective et répétée, s’explique par l’apparition quotidienne du Soleil qui n’est autre qu’une épiphanie perpétuelle, observable par tous les mortels. Tout se passe donc bien comme si le dieu ne pouvait que se manifester dans la joie, dans la plénitude de ce corps éclatant dont parlait Jean-Pierre Vernant – mais aussi Walter F. Otto 23 –, ce « corps divin » qui accomplit toutes les potentialités réunies dans le corps humain 24. Pour en revenir à l’asymétrie affective, récapitulons-la succinctement en disant que les dieux peuvent susciter de la joie chez les hommes, et les hommes peuvent susciter du plaisir chez les dieux. Mais l’inverse est impossible. Cette distribution spécifique des expériences affectives se fonde, en réalité, sur les champs d’action dont les hommes et les dieux sont gratifiés. Ces derniers, en effet, ont le pouvoir de manipuler le cours des événements naturels et d’intervenir dans la vie des hommes : ainsi Apollon soigne-t-il les blessures de Glaucos, Athéna contraint-elle Hector à affronter Achille et Poséidon redonne-t-il souffle et vigueur aux combattants dans les rangs des Achéens 25. Les dieux sont en mesure de surprendre les hommes, soit de provoquer des situations indésirables soit d’accomplir, pour leur joie, les souhaits de certains héros.

21. 22. 23.

24.

25.

que c’est aussi le cas – bien que le statut des Hyperboréens soit de nature à infléchir le sens de la relation au divin – dans une ode de Pindare où Apollon se réjouit des bons serments de ce peuple mythique : cf. Pindare, Pythique X 36. Cf. Homère, Odyssée, XII 379-381. Sur cet épisode de l’Odyssée, cf. aussi J.-P. Vernant, « Manger au pays du Soleil », La cuisine du sacrifice en pays grec (Paris 1979), repris dans Œuvres I, p. 974-983. Cf. par exemple W. F. Otto, Les dieux de la Grèce. La figure du divin au miroir de l’esprit grec, tr. fr. C.-N. Grimbert, A. Morgant, Paris 1981 [éd. orig. : Die Götter Griechenlands. Das Bild des Göttlichen im Spiegel des griechischen Geistes, Bonn 1929], p. 153-154. Sur le mérite de Walter F. Otto qui a su reconnaître « la primauté du corps dans la perception grecque du divin », cf. M. Detienne, « Préface », dans W. F. Otto, Les dieux de la Grèce, p. 17. Cf. J.-P. Vernant, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne (Paris 1989), repris dans Œuvres II, p. 1316 : « Pour penser le corps divin dans sa plénitude et sa permanence il faut donc retrancher de celui des hommes tous les traits qui tiennent à sa nature mortelle et en dénoncent le caractère transitoire, précaire, inaccompli. » Cf. Homère, Iliade, XVI 528-529, XXII 222-224 et XIII 81-82.

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Remarques sur les dieux de l’Iliade Quant au plaisir pris à l’exercice de ses facultés – désigné par τέρπομαι –, il en est le parfait corollaire du point de vue de la capacité d’action. Prendre plaisir à quelque chose implique de « disposer » de l’objet de plaisir, que ce soit un ami avec lequel le héros échange des histoires, un aède qu’il écoute, un vin qu’il boit, ou un paysage qu’il observe. Un contact prolongé, à tout le moins, est nécessaire pour que se goûte cette expérience du plaisir. Or, à l’évidence, les dieux ne sont en aucune manière à la disposition des héros de l’Iliade. Ce sont bien les capacités d’action propres aux dieux qui définissent ici une part de leur « puissance », et celle-ci se reflète, sur le plan sémantique et narratif, dans leurs expériences affectives positives. Et si les dieux prennent du plaisir à observer les affrontements entre les Troyens et les Achéens, c’est que ceux-ci sont bien, en quelque sorte, à leur disposition. Un passage de l’Iliade l’illustre nettement. Athéna et Apollon, partisans des deux camps adverses, s’entendent pour organiser un duel entre deux champions troyen et achéen 26. À peine se sont-ils mis d’accord qu’un fils de Priam comprend le dessein des dieux, en avise son frère Hector, et le duel se prépare. Quant aux deux Olympiens, ils se posent au sommet d’un chêne pour prendre plaisir au spectacle 27. La dimension dramatique de cette scène est volontiers accentuée par le poète : tous les combattants sont assis côte à côte, formant un public à la fois soucieux, attentif et agité. Le frisson qui parcourt les rangs de guerriers est comparé au souffle du Zéphyr qui fait frémir l’onde marine. En outre, les deux immortels issus de Zeus sont comparés à des vautours. Le volatile dont il est question est un αἰγυπιός, terme employé dans le cas des épiphanies et des comparaisons, et non pas un γύψ qui s’applique au volatile charognard 28. Les deux termes n’en sont pas moins apparentés au point de vue sémantique et l’image de ces deux vautours, se délectant (τέρπομαι) d’observer un duel à mort, n’a probablement pas manqué d’être suggestive pour les auditeurs de l’aède 29. Cependant, à ce premier écart entre les hommes et les dieux s’en ajoute un second, entre Zeus et les autres dieux du panthéon. En toute logique, celui qui s’applique à « prendre du plaisir » se trouve dans l’impossibilité d’agir par ailleurs. Dans plusieurs passages de l’Iliade, cette corrélation est mise en exergue. Il arrive qu’un héros prenne du plaisir à l’écart, comme Achille qui joue de la lyre sous sa tente 30. Or, tandis qu’il se distrait, accompagné de son

26. Cf. Homère, Iliade, VII 38-43. 27. Cf. Homère, Iliade, VII 58-61. 28. Cf. A. Schnapp-Gourbeillon, Lions, héros, masques. Les représentations de l’animal chez Homère, Paris 1981, p. 189. 29. Sur la proximité entre les deux noms, cf. par exemple P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris 1999 (1968-19801), s.v. αἰγυπιός. 30. Cf. Homère, Iliade, IX 185-189.

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Clément Bertau-Courbières ami Patrocle, les Achéens font feu de tout bois pour contenir les assauts des Troyens. Ce plaisir à l’écart peut être assimilé, dans les conceptions homériques, à un désengagement, éprouvé dans une oisiveté peu honorable. Nous retrouvons ce motif dans un échange entre Héra et Zeus, sur lequel il nous faut nous arrêter un instant avant d’en venir à la situation particulière du maître de l’Olympe. Au chant III de l’Iliade, le duel qui oppose Pâris et Ménélas tourne rapidement en faveur du roi de Sparte. Le prince, en très mauvaise posture, bénéficie du soutien d’Aphrodite, qui vole au secours de son protégé : elle le dissimule et l’abrite dans sa chambre. Héra, qui a pris parti pour les Achéens, est rendue furieuse par cette intervention. Elle n’entend pas que ses efforts en faveur des Achéens soient ainsi réduits à néant. Alors, sur un ton provocateur, Zeus lui fait remarquer la chose suivante : ἀλλ’ ἤτοι ταὶ νόσφι καθήμεναι εἰσορόωσαι τέρπεσθον· τῷ δ’ αὖτε φιλομειδὴς Ἀφροδίτη αἰεὶ παρμέμβλωκε καὶ αὐτοῦ κῆρας ἀμύνει 31. Mais tandis qu’[Héra et Athéna] sont assises à l’écart, et prennent du plaisir en observant ; Aphrodite l’amie des sourires seconde toujours [Pâris] pour écarter de lui le trépas.

Zeus fait mouche, Héra se met en colère et le ton monte entre les époux. Mais ce qui doit ici retenir notre attention est le fait que la déesse contrariée garde en mémoire l’épure de cet argument, qu’elle répétera habilement au moment opportun. Au chant V, Apollon et Aphrodite, qui ont pris le parti des Troyens, ont déchaîné Arès. Dès lors, Héra s’empresse de prévenir son époux de ce que : […] οἳ δὲ ἕκηλοι τέρπονται Κύπρίς τε καὶ ἀργυρότοξος Ἀπόλλων ἄφρονα τοῦτον ἀνέντες […] 32. […] bien tranquilles, Cypris et Apollon à l’arc d’argent prennent du plaisir [à observer] ce fou qu’ils ont déchaîné […].

Héra s’octroie le droit de s’interposer : à même cause, même effet. L’intervention d’Aphrodite était complémentaire du plaisir pris par Héra et Athéna à observer ; cela étant, l’intervention d’Héra doit répondre à ce même plaisir pris par Apollon et Aphrodite. Dans cette configuration en chiasme, l’action est à nouveau opposée à un plaisir, soit tranquille soit à l’écart : c’est là le point auquel nous devons prêter attention, car il en va tout autrement dans le cas du maître de l’Olympe.

31. Cf. Homère, Iliade, IV 9-11. 32. Cf. Homère, Iliade, V 759-761 (traduction de P. Mazon modifiée).

286

Remarques sur les dieux de l’Iliade En effet, si l’activité plaisante de Zeus peut s’ancrer dans une forme d’inaction, il n’en résulte ni désapprobation ni mise en cause de ses capacités. Le modèle est précisément renversé avec le père des hommes et des dieux dont le plaisir, le retrait et l’inaction apparente deviennent d’éminentes preuves de son incontestable suprématie. Le maître de l’Olympe est responsable et garant au premier chef. Pour n’en donner que quelques exemples, on notera que, lorsque Poséidon entend s’opposer à son frère, le poète souligne que Zeus est « son aîné et qu’il en sait plus que lui » 33, la primauté généalogique et la connaissance supérieure assurant ici sa prééminence. Incarnation de la royauté divine, le fils de Cronos est celui par qui tout s’achève 34. Par conséquent, il n’a guère besoin de s’engager pour rester maître des événements et s’assurer que sa volonté soit faite. Au chant XX, il invite chacun des immortels à rejoindre son camp favori et à prendre part à la théomachie. Quant à lui, dit-il : ἀλλ’ ἤτοι μὲν ἐγὼ μενέω πτυχὶ Οὐλύμποιο ἥμενος, ἔνθ’ ὁρόων φρένα τέρψομαι […] 35. Mais moi je reste assis dans un pli de l’Olympe Je prendrai plaisir en observant de là […].

Cette mise en abîme du plaisir pris à regarder renvoie, certes, à la poésie elle-même et au plaisir de ses auditeurs. En ce qui concerne Zeus, campé dans sa position olympienne, il s’inscrit lui aussi dans cette configuration qui situe le plaisir vis-à-vis de l’action. Cependant, avec le maître des hommes et des dieux, le plaisir immobile se double d’une maîtrise absolue. Il en va de la sorte car, pour ainsi dire, « tel est son bon plaisir ». Que les dieux rangés du côté des Achéens l’incriminent importe si peu, en somme, qu’il reste assis « à l’écart des autres dans l’orgueil de sa gloire » 36. Et lorsque tous les dieux entrent en conflit, c’est « d’un cœur heureux qu’il en rit » 37, toujours bien assis dans l’Olympe. D’ailleurs, les demeures olympiennes des dieux sont régulièrement désignées par le terme ἔδος, qui suggère l’immuable stabilité du séjour divin et de celui qui y trône en maître. Mais c’est bien l’image du fil d’or, au début du chant VIII, qui illustre le mieux cette puissance immobile, cette alliance d’une position fixe et d’une force supérieure. Zeus les prévient sans détour : que tous les dieux réunis tirent sur ce fil d’or, et il les soulèverait tous ensemble

33. Cf. Homère, Iliade, XIII 355. 34. Cf. Homère, Iliade, XIII 632. Cela dit, le pouvoir de Zeus n’en est pas moins borné par l’équilibre général dans lequel il s’inscrit – ainsi avec les « puissances du destin » (cf. Homère, Iliade, XVI 433-438) – et remis en cause par des contestations occasionnelles. Tel est le cas, par exemple, avec la révolte des Olympiens, évoquée au début du poème (Homère, Iliade, I 399-400) ou bien lorsque Héra use contre lui de charmes trompeurs (Homère, Iliade, XIV 292 et s.). 35. Cf. Homère, Iliade, XX 22-23. 36. Cf. Homère, Iliade, XI 80-81. 37. Cf. Homère, Iliade, XXI 388-390.

287

Clément Bertau-Courbières d’une seule main, avec la terre et la mer 38. Cette image qui porte en germe des conceptions importantes, du point de vue cosmologique et théologique, est plusieurs fois citée par la tradition et, notamment, par Aristote qui élabore ce concept du « premier moteur » animant l’univers tout en étant immobile 39. L’écart et l’inaction s’attachant au plaisir tendent à marquer des limites dans l’action humaine et divine, mais ils symbolisent dans le même temps, au moyen d’un retournement fort significatif, la toute-puissance du seigneur de l’Olympe. Ajoutons que la seule épithète iliadique forgée sur la racine *terp- est employée pour qualifier Zeus. Il s’agit de l’épithète τερπικέραυνος 40 – « qui prend du plaisir à la foudre » – évoquant l’attribut emblématique du dieu qui est absolument inséparable de sa puissance. C’est grâce à ses alliés – notamment les Hécatonchires – mais aussi grâce à la foudre que Zeus, au cours de la Titanomachie, a pu vaincre les Titans 41. Au terme de cette lutte, les fils d’Ouranos ont été enfermés dans les profondeurs du Tartare et dépossédés de leur puissance. Or, c’est en mentionnant l’absence de plaisir, justement, que le poète décrit leur situation et leur impuissance de façon paradigmatique. Menaçant à l’égard d’Héra, Zeus lui rappelle le sort dévolu à Cronos et Japet, qui ne prennent plus plaisir aux vents ni à la lumière du soleil 42. Alors que le plaisir peut rendre compte d’une capacité à agir, ce basculement entre les deux situations, aux extrémités du cosmos, de l’Olympe au Tartare, est la marque d’une victoire insigne : tandis que l’immobilité de Zeus est volontaire et couronnée par le plaisir, celle des Titans est contrainte et sans plaisir. Concluons ces remarques par quelques mots. L’étude de la notion de puissance divine dans l’Iliade a été conduite autour d’un thème singulier : le plaisir. Si l’analyse du lexique des émotions positives a pu ne pas sembler pertinente à première vue, elle s’est finalement avérée instructive. Les scénarios affectifs ne sont pas de simples agréments poétiques, ni des chevilles narratives bien commodes entre deux épisodes, comme on le suppose parfois ; ils sont pleinement significatifs, car au croisement des intérêts personnels et des événements survenus, des valeurs du groupe et des écarts afférents à celles-ci. Leur examen nous a permis d’observer que les émotions positives

38. Cf. Homère, Iliade, VIII 18-27. 39. Cf. Aristote, Le mouvement des animaux, 699 b 32-700 a 6, et P. Lévèque, Aurea catena Homeri. Une étude sur l’allégorie grecque, Paris 1959, p. 22-23. En outre, il n’est pas hors de propos de rapprocher la représentation de Zeus mise en avant ici de ce passage, issu de l’Éthique à Nicomaque (1154 b 26-28) : Aristote, évoquant le contraste entre la nature imparfaite de l’homme qui le pousse à varier les plaisirs et la nature simple du dieu, conçoit que « le dieu jouit (χαίρει) toujours d’un seul et simple plaisir (ἡδονήν). Car l’activité ne fait pas seulement partie du mouvement, mais fait partie aussi de l’immobilité, et le plaisir trouve plutôt sa place dans le calme que dans le mouvement » (traduction R. Bodéüs). 40. Cf. Homère, Iliade, I 419, II 478, etc. 41. Cf. Hésiode, Théogonie, 674-720. 42. Cf. Homère, Iliade, VIII 479-481.

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Remarques sur les dieux de l’Iliade dépendent des agents divins ou humains qui les éprouvent. Deux émotions nous ont occupé ici : la joie qui s’accompagne d’une surprise et le plaisir qui se fonde sur la maîtrise d’une circonstance extérieure. Dans ces conditions, on comprend sans peine qu’une asymétrie affective régisse les relations entre les mortels et les immortels. Les « puissances » divines sont rarement surprises par les hommes ; en revanche, elles maîtrisent largement le monde dans lequel évoluent les héros. Le fait que, dans leurs relations mutuelles, pour le dire en un mot, la joie soit du côté des hommes et le plaisir du côté des dieux, rend manifestement compte de cela. D’autre part, c’est un aspect de la position spécifique de Zeus, au sein du panthéon de l’Iliade, que nous nous sommes efforcé de déchiffrer. Énée rappelait que Zeus seul octroie aux hommes une petite ou une grande valeur, car il est le plus fort de tous (κάρτιστος) 43. Et cette puissance, qui est sans commune mesure, s’exprime aussi comme plaisir immobile. C’est que la notion de puissance doit aussi se décliner comme puissance d’action, c’est-à-dire comme capacité à réaliser sa volonté. On doit à JeanPierre Vernant de riches analyses sur cette notion de volonté, qu’il regarda – dans le sillage des interprétations de Bruno Snell – comme absente chez Homère, puis en gestation dans la tragédie de l’époque classique 44. Pour audacieuse que fût semblable thèse, elle ne parut pas définitive et des désaccords s’élevèrent à ce propos 45. Peut-être, à nouveau, est-ce dans ce type de situations, mises en scène par l’épopée, que surgit la différenciation entre ce qui est ou non accessible au héros, ce qu’il est en mesure de vouloir, ce qu’il peut accomplir et ce qui dépasse ses forces. Le plaisir qu’il prend à telle ou telle activité implique un acte intentionnel et potentiellement réitérable. C’est l’emprise sur son environnement, la maîtrise de circonstances extérieures, qui autorise le héros à goûter au plaisir. Partant, il est évident que le domaine des plaisirs divins excède celui des plaisirs humains. Selon la formule de l’Odyssée, en effet, « le dieu peut absolument tout (δύναται γὰρ ἅπαντα) » 46. Avec la mise en narration de ces puissances divines et anthropomorphes par l’épopée, il y a donc aussi quelque chose de cette notion de « puissance » qui renvoie à l’idée d’un « pouvoir faire » ou d’un « pouvoir accomplir ». Ceci dit, quitter une fois de plus le plan de la narration poétique pour considérer à nouveau l’occasion de la performance nous autorise à avancer une dernière remarque : sans doute, en illustrant la puissance divine et son plaisir, le poème épique présente-t-il aussi un caractère hymnique ; il lui revient de

43. Cf. Homère, Iliade, XX 243. 44. Cf. par exemple J.-P. Vernant, « Ébauches de la volonté dans la tragédie grecque », Mythe et tragédie en Grèce ancienne, dans Œuvres I, p. 1104-1132. 45. Cf. par exemple B. Williams, Shame and Necessity, Berkeley 1993, p. 16, et C. Gill, Personality in Greek Epic, Tragedy, and Philosophy. The Self in Dialogue, Oxford 1996, p. 41. 46. Cf. Homère, Odyssée, IV 237.

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Clément Bertau-Courbières célébrer la divinité. Mais l’épopée est aussi dans un entre-deux puisque, en dépit du rôle divin de la Muse, la poésie elle-même procure du plaisir aux mortels. En somme, la poésie héroïque réalise du même coup, par la force des choses, cette « puissance de raconter » dont les hommes se sont acquis la pleine maîtrise.

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CACHÉS AU FOND DU LANGAGE. SUR LA NATURE DES DIEUX DANS LES HYMNES VÉDIQUES *

Silvia D’Intino

Comme les dieux de la Grèce ancienne, les dieux védiques n’ont pas de véritable « personnalité ». Leur être est labile. En tant que « puissances » 1, ils sont au centre d’un système de relations entre divers plans de la réalité : cosmique, rituel, psychologique. Si leur présence se décline ainsi, c’est aussi parce qu’ils ont un lien privilégié avec la parole et le langage. Le thème n’est pas nouveau, mais il faut le reprendre pour tenter de lui donner la place qui lui revient, et qui n’est pas seulement un domaine, un territoire circonscrit, tant la réflexion sur la parole est au cœur de la culture védique. Par l’idée de « puissance divine », qu’il emprunte à Erwin Rohde 2, JeanPierre Vernant évite toute définition statique pour remonter à l’idée que les Grecs anciens se faisaient d’un dieu. Il déplace ainsi la question du qui/quoi – qu’est-ce qu’un dieu ? – vers celle, plus en amont, du comment – comment un dieu prend-il forme, cette forme-ci, ou celle-là, à tel moment, en tel lieu…

*

Jean-Jacques Glassner a bien voulu lire ce texte, et je tiens à lui exprimer ici ma vive reconnaissance. 1. « Si j’emploie cette expression de puissance divine c’est pour souligner que les divinités grecques ne sont pas des personnes ayant l’unité d’un être singulier, bien individualisé, ayant une forme de vie intérieure spirituelle. Les dieux grecs sont des puissances, non des personnes. » J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne (Paris 1974), repris dans Œuvres. Religions, rationalités, politiques, Paris 2008, 2 vol., I, p. 698. L’expression « puissance divine » apparaît bien avant dans l’œuvre de Vernant, notamment dans Mythe et pensée (1965), mais la définition qu’on reprend ici nous semble la plus aboutie. Voir aussi infra, n. 2. 2. « On a très justement fait observer que le grec ne fait pas de distinction nette, quand il s’agit d’un dieu, entre l’emploi du singulier ou du pluriel. La même puissance divine est tantôt envisagée comme un être singulier, par exemple la charis, tantôt comme une pluralité, les charites. Rohde écrivait : “Le Grec ne sait pas se représenter une unité de la personne divine, mais une puissance divine qui peut être tour à tour saisie dans son unité et sa diversité.” » J.-P. Vernant, ibid. (citation de Rohde non retrouvée. À ce propos, voir la contribution de Vinciane Pirenne et John Scheid dans ce volume).

10.1484/M.BEHE-EB.5.114091

291

Silvia D’Intino Ce qui nous semble particulièrement fécond dans cette approche, c’est qu’elle n’est pas uniquement fonctionnelle ou, si l’on veut, structurelle ; tout en l’inscrivant dans un système de relations, elle permet, en aval, à la divinité d’apparaître à un endroit imprévu ; et ce faisant elle modifie l’espace qu’elle investit, brise l’ordre attendu, ouvre un nouveau registre du discours, fait signe vers l’invisible. Un panthéon apparaît alors comme un système ouvert, une sorte de langage : Une religion, un panthéon nous apparaissent ainsi comme un système de classification, une certaine façon d’ordonner et de conceptualiser l’univers en y distinguant des types multiples de pouvoir et de puissance. En ce sens je dirai volontiers qu’un panthéon, comme système organisé impliquant entre les dieux des relations définies, est en quelque sorte un langage, un mode particulier d’appréhension et d’expression symbolique de la réalité. Je serais même porté à croire qu’entre le langage et la religion il y a, à ces époques anciennes, comme une co-naturalité […]. Cependant l’homme n’a pas conscience d’avoir inventé ce langage que représente la religion. Il a l’impression que c’est le monde lui-même qui parle cette langue, ou plus précisément que c’est la réalité elle-même qui, dans son fond, est langage. L’univers lui apparaît comme l’expression de puissances sacrées qui, sous les formes diverses qu’elles revêtent, constituent la trame véritable du réel, l’être derrière les apparences, la signification par-delà les signes qui la manifestent 3.

À cette conception du réel (et du religieux) comme langage – qui a connu toujours de nouveaux avatars, et qui, sous forme de « code », « séquence », etc. a traversé également l’histoire de la pensée scientifique  –  l’Inde des poètes védiques a puisé d’une manière à la fois plus ample et plus essentielle. On pourrait presque renverser le propos de Vernant, car dans l’Inde la plus ancienne le langage apparaît comme le fond du réel. C’est du moins l’idée qui émerge des hymnes du Ṛgveda. Élaborée entre le xive et le viie siècle av. J.-C., la Ṛksaṃhitā ou « Collection des strophes » a un statut à part dans la littérature védique. Ce corpus d’environ un millier de poèmes est non seulement le plus ancien document, admirablement conservé, sur la civilisation indienne qui nous soit parvenu ; les idées qui le traversent, et tout particulièrement les concepts de « dieu » et de « divinité » qui s’en dégagent, diffèrent de celles qui traversent les Brāhmaṇa, traités du rite mêlés de gloses mythologiques et de spéculations de toutes sortes.

3. J.-P. Vernant, Mythe et société, dans Œuvres I, p. 695.

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Sur la nature des dieux dans les hymnes védiques Les dieux des hymnes ne sont pas exactement (ou pas encore) les dieux mythologiques des Brāhmaṇa 4, héros d’une « épopée rituelle » (Sylvain Lévi) toujours recommencée, aux variations innombrables ; dans les hymnes, les mythes se présentent comme une nébuleuse d’allusions, bribes de récits difficiles à recomposer, mais qui prennent volontiers la forme d’une allégorie. Les indianistes du passé et du présent ont perçu ce décalage entre la vision des hymnes et celle des autres textes védiques. De Max Müller à John Muir on se réfère aux dieux védiques comme à une classe de « shadowy, transitory deities, which never assumed defined or abiding forms in Hindu mythology 5. » À la fin du xixe siècle, Abel Bergaigne entreprit dans son œuvre monumentale, La religion védique d’après les hymnes du Ṛg-Veda (1878-1883), de recomposer ce tableau touffu, avec son symbolisme chargé, de pénétrer le « langage » des hymnes. C’était sa manière de répondre à une approche purement naturaliste 6 pour tenter de rendre au rite sa place dans un système de correspondances entre macrocosme et intériorité. Certes, l’obsession centrale des hymnes est déjà le rite, le sacrifice en tant que modèle et « arrière-fond » psychologique de toute action, en tant que « scène » (Charles Malamoud 7). Rappelons qu’un hymne constitue, par-

4. Pourtant J. Gonda, contre l’approche purement historique, parle d’univers « mythologique » pour les hymnes : « Almost everything is, in this “mythical sphere”, immemorial and present at the same time, and the divine, supermundane, natural mundane, mythical, ritual and social “realities” are, in our eyes, incessantly intermingled. » J. Gonda, Vedic Literature (Samhitās and Brāhmaṇas), Wiesbaden 1975, p. 94. D’autre part, C. Malamoud voit une substantielle continuité entre la conception des dieux attestée dans les hymnes et dans les Brāhmaṇa, des dieux doués d’une consistance à peine mythologique : « Les mythes propres aux dieux individuels sont envahis par la végétation des quasi-mythes, récits dont la fonction est de justifier le nom de ces dieux ou bien de montrer comment tel groupe de dieux, ou les dieux en masse ont accédé au statut qui fait d’eux les destinataires de telle offrande. […] L’Épopée, les Purāṇa, les textes de l’hindouisme sectaire ont des dieux beaucoup plus classiquement mythologiques ; mais même dans les narrations de longue haleine dont ils sont les héros, les différences et oppositions entre dieux individuels qui forment le panthéon sont secondaires par rapport aux spéculations sur les différents aspects et niveaux de réalité d’une même puissance divine. » C. Malamoud, Cuire le monde. Rite et pensée dans l’Inde ancienne, Paris 1989, p. 7. 5. Ainsi Muir, qui cite Max Müller – premier éditeur de l’intégralité de la Ṛksaṃhitā avec le commentaire de Sāyaṇa (xive s.) entre 1849 et 1874 – à propos de l’écart entre les hymnes et les Brāhmaṇa : « And Professor Müller says ([History of] Anc.[ient] Sansk.[rit] Lit.[erature], p. 432, 434), “There is throughout the Brāhmaṇas such a complete misunderstanding of the original intention of the Vedic hymns, that we can hardly understand how such an estrangement could have taken place unless there had been at some time or other a sudden and violent break in the chain of tradition”. » J. Muir, Original Sanskrit Texts on the Origin and History of the People of India, Amsterdam 1967 (18581), 5 vol., II, p. 185. 6. On peut rappeler, par exemple, l’interprétation d’A. Hillebrandt, Vedische Mythologie, Aix-laChapelle 20093 (Breslau 1927-19291). 7. « Je prends ce terme français dans toute sa polysémie […] Une scène, c’est d’abord un emplacement délimité, aménagé ou non, mais qui toujours se définit par cela même qu’il encadre. Ce morceau d’espace est le lieu d’une “scène”, c’est-à-dire d’actions limitées dans le temps et liées entre

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Silvia D’Intino fois dans son intégralité, plus souvent sous la forme d’un choix de strophes, un élément nécessaire de l’action sacrificielle.  C’est cette fonction rituelle des hymnes qu’exaltent notamment les théoriciens d’une école exégétique ancienne, la Mīmāṃsā. Ils s’interrogent naturellement sur la nature des dieux et sur leur rôle dans l’action rituelle ; ou encore, sur la formule rituelle : résidet-elle dans la séquence des sons qui la composent et que l’on prononce lors du rite, ou bien dans le sens auquel ils renvoient ? Pour les mīmāṃsāka, Jaimini en tête (iie siècle av. J.-C.), et aussi Śabara (iie siècle après J.-C.), commentateur des Jaiminisūtra 8, les dieux, plus que les destinataires de l’offrande – on ne fait pas des sacrifices pour plaire aux dieux –, sont des « moteurs » du sacrifice. En d’autres termes, ils sont un élément du sacrifice, au même titre que le riz et le bois d’allumage, et ils relèvent plus généralement de l’agency rituelle 9. Deva, devatā En parlant des dieux, la Mīmāṃsā, à la suite des premiers ouvrages de l’exégèse védique – le Nirukta ou « Explication (des termes obscurs des hymnes) » (ive siècle av. J.-C.), sorte de répertoire étymologique du Ṛgveda, et surtout la Bṛhaddevatā « Grand (répertoire) des divinités », composée peu après – utilise le terme abstrait féminin devatā, dérivé de deva. Comme le précise Laurie Patton, il y a lieu de distinguer dans ce contexte entre les deva, « gods or “powers”, the principal gods are Agni, Indra, Vāyu, Aśvins, Sūrya, and Soma » et la devatā, « “object-deity”, the object of honor and worship for an individual Vedic hymn or ritual 10. » Il convient aussi de rappeler que la devatā figure dans les « tables » traditionnelles, ou anukramaṇī 11, comme

elles, se déroulant sans interruption et formant un tout. Un tout au regard de qui ? Justement, ce qui donne unité à une scène, ce qui fait qu’un enchaînement d’actions est une scène, c’est qu’il y a un regard pour opérer ce découpage, pour isoler et, d’une certaine manière, immobiliser provisoirement ce qui pourtant “se passe” […]. » C. Malamoud, La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne, Paris 2005, Introduction. 8. Voir G. Jha, Pūrva Mīmāṃsā in its sources, Bénarès 1942 ; G. Jha, Śabarabhāsya, Baroda 19331936, 3 vol. 9. Sur ces points, voir notamment F. X. Clooney, « What’s a God? The Quest for the Right Understanding of devatā in Brāhmaṇical Ritual Theory (Mīmāṃsā) », International Journal of Hindu Studies 1, 2 (aug. 1997), p. 337-385. Cf. aussi L. Patton, Bringing the Gods to Mind. Mantra and Ritual in early Indian Sacrifice, Berkeley – Los Angeles – Londres 2005, qui résume l’article de Clooney (p. 72-74). 10. L. Patton, Bringing the Gods to Mind, Glossary, s.v. devatā. 11. Attribuée à Śaunaka, la première anukramaṇī ou « table des matières » du Ṛgveda, versifiée, contient une liste des ṛṣí, mètres et divinités des hymnes du Ṛgveda, liste qui nous est connue indirectement, à travers les citations de l’exégèse postérieure. Nous disposons toutefois de l’Anukramaṇī attribué à Kātyāyana (ve-ive s. av. J.-C.) ou Sarvānukramaṇī, en prose, qui résume le travail de Śaunaka et contient également une liste, pour chaque hymne, de ces trois caractéristiques. Cf. L. Renou, Littérature sanskrite, Paris – Neuchâtel 1945, s.v. anukramaṇī.

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Sur la nature des dieux dans les hymnes védiques l’un des trois éléments marquant l’identité (et l’autorité) de chaque hymne, trois éléments permettant de distinguer a minima un hymne d’un autre : le ṛṣi, le « voyant » (ou sa famille) à qui l’on attribue la composition (ou mieux, la « vision ») de l’hymne, le/s chandas ou le/s mètre/s utilisé/s, et la/les devatā/s concernée/s. Si le Nirukta consacre un chapitre entier aux différentes divinités, où elles se trouvent distribuées dans les trois sphères : terrestre, atmosphérique et céleste, et où l’on distingue entre celles 1) directement invoquées, 2) indirectement invoquées, ou 3) objet d’une auto-invocation 12, dans la Bṛhaddevatā la (re)connaissance de la devatā devient la conditio sine qua non de tout rite, le tissu connectif entre le mantra, la formule prononcée, et le geste à accomplir lors du culte, notamment l’oblation rituelle 13 : pas de strophe proférée, ni d’action rituelle, sans que la devatā soit (re)connue. Et si le nom de la devatā n’est pas explicité, si elle est difficile à reconnaître même indirectement dans la formule à prononcer, on pourra l’identifier tour à tour avec un ṛṣi 14, avec le cheval du sacrifice (ṚS I 162), avec les pierres utilisées pour le pressurage du soma, la liqueur sacrificielle (ṚS X 94), avec les dés qui ensorcellent le joueur (ṚS X 34) – faisant tous l’objet d’une adresse dans la strophe ou l’hymne en question. Parmi les devatā répertoriées on trouve même les grenouilles (et les brahmanes qui se cachent derrière leur image) de ṚS VII 103, alors que traditionnellement on reconnaît dans Parjanya, dieu de la pluie, la devatā de l’hymne 15. D’où l’accusation de panthéisme adressée à la Bṛhaddevatā, où les deva au sens strict, les dieux du panthéon védique, sont désormais regardés comme un

12. Cette caractérisation se traduit dans les hymnes par l’adresse respectivement à la 2e, 3e ou à la 1re personne. C’est précisément cette fonction d’adresse qui permet d’identifier la devatā. BD II 88 : saṃvādeṣv āha vākyaṃ yaḥ sa tu tasmin bhaved ṛṣiḥ / yas tenocyate vākyena devatā tatra sā bhavet // « He who utters the speech in colloquies should be regarded as the seer in it; whatever may be addressed by that speech should be regarded as the deity therein ». Trad. A. A. Macdonell, The Bṛhaddevatā II, p. 56. 13. L. Patton, Bringing the Gods to Mind, p. 69 : « The BD and many other texts focus on the deity as the major connective tissue between the mantra and the action of the ritual. This topic of the connection between the word and the act is shared and developed much more fully by the Mīmāṃsā school of ritual philosophy ». Un exemple de cette fonction connective de la devatā se trouve dans BD I 118 : « This same Agni shares sovereignty with Pūṣan and with Varuṇa. One who knows the essential meaning (of the formulas) should connect the deity (and) the oblation by means of the formula ». Trad. A. A. Macdonell, The Bṛhaddevatā Attributed to Śaunaka II, Cambridge 19041906, p. 27. 14. C’est le cas pour l’hymne I 170, qui selon la BD concerne ou s’adresse à trois devatā, à savoir les trois protagonistes de l’hymne : le dieu Indra, les Maruts, et le ṛṣi Agastya, alors que l’Anukramaṇī considère Indra seulement comme la devatā de l’hymne. 15. Cependant, la « divinisation » de sujets inattendus, notamment d’éléments du rite est une pratique déjà attestée par les répertoires traditionnels. L’Anukramaṇī indiquait déjà, par exemple, comme devatā de l’hymne ṚS X 94 les pierres utilisées pour l’extraction du soma.

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Silvia D’Intino sous-ensemble des devatā 16. L’exégèse ancienne atteste ainsi la centralité du rite dans la réflexion théologique et la place décisive qu’a prise très tôt en Inde l’analyse de type linguistique – un dieu est, coïncide avec sa fonction. Par l’importance accordée à la devatā, la Bṛhaddevatā se situerait toutefois à un moment précédant la lecture ritualisante, typique d’une attitude « médio-védique », distincte de l’époque plus ancienne, que Laurie Patton caractérise ainsi : While the early period was indeed characterized by sacrificial procedures, the dominance of the narrowly ritual perspective described above is more characteristic of the middle Vedic attitude than the early one. The Rgveda in particular expresses a more direct and fluid relationship between poet and god. Moreover, as has been amply demonstrated, the early Vedic attitude shows a great deal of investment in the power of language (at this early period termed brahman) ; it plays a very important role as the mediator between gods and poets 17.

Dieux, poètes On ne peut pas remonter plus loin dans la manière d’appréhender la divinité védique, plus loin que l’exégèse ancienne et les témoignages indirects ici réunis. Cependant, dans les hymnes tout se passe autrement. Le terme devátā s’y trouve déjà attesté au moins deux fois, mais au sens de « dignité (état, condition) divine » et/ou de « force divine », ou encore de « culte de la divinité » 18. Le terme devá a aussi donné lieu à deux autres dérivés proches : outre l’abstrait neutre devatvá, « le propre d’un dieu », sa « Göttlichkeit » (l’équivalent du

16. Patton parle de « meta-grouping » pour les devatā. Que la distinction deva/devatā soit liée au contexte d’emploi rituel des mantra mis en valeur par l’exégèse védique ne surprend pas : « The term devatā is a way of organizing the mantras not for “devotional” purposes, but for ritual purposes – knowing which object of the mantra is the fulcrum of power at which point in the ritual. Thus while deva remains a significant category in that many mantras are addressed to particular gods, devatā encompasses all mantras, whether they are addressed to a god or not ». L. Patton, Myth as Argument. The Bṛhaddevatā as Canonical Commentary, Berlin – New York 1996, p. 69. 17. L. Patton, Myth as Argument, p. 216-217. 18. H. Grassmann, Wörterbuch zum Rgveda, s.v. devatā : « 1) göttliche Würde oder Macht ; 2) Gottesvereherung ». Cf. ṚS X 24, 6. mádhuman me paráyaṇam mádhumat púnar áyanam / tá no deva devátaya yuvám mádhumatas kṛ́tam // « Honeyed is my going away and honeyed (my) coming again. / O gods, do you two make us honeyed by your divinity ». Trad. S. Jamison, J. Brereton, The Rig Veda. The Earliest Religious Poetry of India III, Cambridge 2014, p. 1409 ; ṚS X 98, 1 : Bṛ́haspate práti me devátām ihi mitró vā yád váruṇo vā́ si pūṣā́ / ādityaír vā yád vásubhir marútvān sá parjányaṃ śáṃtanave vṛṣāya // « [Devāpi] : Bṛhaspati, confront (the appropriate) divinity for me (saying): “whether you are Mitra or Varuṇa, or Pūṣan, or whether you are the companion of the Marut [= Indra], or are with the Ādityas or the Vasus, make Parjanya rain for Śaṃtanu” ». S. Jamison, J. Brereton, The Rig Veda III, p. 1555.

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Sur la nature des dieux dans les hymnes védiques theion en Grèce ancienne 19), le terme devátāt, et son doublet devátātī (f.), au sens de « service divin », et plus spécifiquement de « collégialité, assemblée divine » 20 – Louis Renou traduit « monde-des-dieux ». En ce sens, le terme est employé dans une stance qui contient un portrait emblématique du dieu Agni : tveṣáṃ rūpáṃ, kṛṇuta úttaraṃ yát sampṛñcānáḥ sádane góbhir adbhíḥ / kavír budhnáṃ pári marmṛjyate dhī́ḥ sā́ devátātā sámitir babhūva // Il assume une forme étincelante, éminente, quand il se mêle sur le siège (rituel) aux (laits de) vaches, aux eaux ; / le Poète (Agni) entoure la fosse (sacrificielle) en la purifiant puissamment ; il est la Vision-poétique ; il a toujours été la Rencontre (personnifiée) avec le monde-des-dieux 21.

Matière oblatoire et feu offertoire à la fois, messager entre les hommes et les dieux (dūtó devā́ nām […] mártyānām 22), « immortel parmi les mortels » (mártyeṣv amṛ́ taḥ 23), c’est par son rôle de médiateur que le dieu Agni est regardé comme un poète, assurant la « rencontre » avec le monde des dieux. Mais « Poète » (kaví) avec un grand p, Agni ne l’est pas seulement dans cette strophe ; c’est une désignation courante du dieu Feu, comme d’autres dieux védiques : Soma, Bṛhaspati, Varuṇa, Indra, les Marut, Vāyu, les Aśvin, Pūṣan 24, tous appelés kaví. Pour l’interprète moderne cette insistance sur la nature poétique des dieux est un motif d’étonnement constant. S’agit-il d’une manière, pour les poètes visionnaires des hymnes, d’exalter indirectement leur propre travail, en attribuant aux dieux un titre honorifique de plus ? Pardelà toute possible convention littéraire, la place que l’on accorde au langage et à la réflexion sur la parole dans les hymnes invite à une approche différente. Cette réflexion sur la parole est parfois le thème déclaré, plus souvent, sous forme de propos parallèle, le thème masqué du poème ; elle n’est pas réductible à un domaine parmi d’autres : Existe-t-il ailleurs que dans l’Inde des panthéons qui feraient place à une divinité éminemment féminine qui serait la parole ? Je ne sais pas. Je pense que d’une manière ou d’une autre, dans toutes les sociétés, les hommes ont marqué leur émerveillement et peut-être aussi leur inquiétude devant cette faculté qu’ils ont : parler. Évidemment, la muse joue un très grand rôle dans et pour la poésie homérique, elle n’est pas un simple ornement. Mais elle n’est pas omniprésente dans le rite et dans les activités fondamentales des hommes comme

19. « Göttlichkeit, göttliche Würde, göttliche Macht ». H. Grassmann, Wörterbuch, s.v. devatvá. 20.  « 1) Gottesdienst ; 2) Götterschaar, Gesammtheit der Götter ». H. Grassmann, Wörterbuch, s.v. devátāt ; devátātī. 21. ṚS I 95, 8, trad. L. Renou, Études védiques et pāṇinéennes [EVP], Paris 1955-1968, 17 vol., XII, p. 26. Autres occurrences : ṚS IX 96, 3 ; IX 97, 19, 27. 22. Cf. ṚS X 4, 2. 23. Cf. ṚS I 77, 1. Cf. également ṚS IV 2, 1 et V 14, 2. 24. Cf. J. Gonda, The Vision of the Vedic Poets, La Haye 1963, Introduction, p. 42 et s.

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Silvia D’Intino en Inde. Car si la muse grecque est la divinité qui inspire les poètes, la déesse Parole indienne, vāc est constitutive de toute l’activité humaine. L’homme, parce qu’il est un être qui parle, et qui sacrifie, a affaire constamment, inévitablement, à la déesse Parole 25.

C’est par leur force poétique (kavitvá, kavíkratu), leur habileté poétique, leurs œuvres poétiques (kā́ vya 26), leur vision (dhī́ ), que les dieux participent, à l’instar des ṛ́ṣi, à l’entrain des mondes. La poésie apparaît dans ces compositions comme un champ éminent de l’activité divine ; mais ce qui invite à regarder les dieux comme des poètes n’est pas tant l’exemple qu’ils donnent aux poètes humains – les dieux sont en effet des « faiseurs de ṛ́ṣi » (ṛ́ṣikṛt 27), ils produisent l’inspiration, suscitent la prière, etc. –, que la manière qu’ils ont d’inscrire leur propre présence, amicale et troublante à la fois, dans la matière même des hymnes, en maîtres de la parole. C’est par rapport à la parole, cette parole cosmopoétique que l’on vient d’évoquer, que les dieux tiennent des postures différentes et spécifiques dans l’assemblée divine. Il serait difficile de résumer brièvement ce propos 28. Remarquons cependant que dans ce contexte, l’expression « langue des dieux » ( jihvā́ devā́ nām) fait moins allusion à un moyen de communication exclusif des dieux, qu’à l’objet d’une quête commune, dont les dieux sont, à l’instar des poètes humains, les héros. Nous y reviendrons. Traces, paroles Les poètes des hymnes évoquent souvent la « trace cachée » (yád gúhā padám 29) qu’ils poursuivent : « pied », « empreinte », puis « trace de pas », « pas », « mot » ; j’ai traduit « trace-parole » pour rendre le double sémantisme de padá. Au même contexte appartient l’idée du « nom caché » (gúhya nā́ man) de la divinité 30. Dans un cas, les ṛ́ṣi mentionnent aussi la formule inconcevable, l’« énigme inintelligible » (acíttaṃ bráhma 31) qui leur échappe, et qui fait signe vers le mystère même de la parole. Une mythologie complexe a fleuri autour de cette parole cachée, de cette trace-parole magnifiée dans le Ṛgveda. C’est la trace-parole d’Agni qu’ils ont suivie, ou encore celle du rtá

25. C. Malamoud, Féminité de la parole. Études sur l’Inde ancienne, Paris 2005, p. 27-28. 26. À ce propos, cf. notamment S. Jamison, The Ṛgveda between two Worlds / Le Ṛgveda entre deux mondes, Paris 2007, chap. iv. 27. Le rôle de ṛ́ṣikṛt est attribué notamment à Agni (ṚS I 31, 16) et à Soma (ṚS IX 96, 18). 28. S. D’Intino, « La parole révélée et l’expérience poétique. Mythe et théorie de la parole dans les hymnes du Ṛgveda » (thèse), EPHE, Sciences religieuses, Paris 2004. 29. ṚS IX 102, 2 et analogues. 30. Cf. ṚS IV 58, 1 ; V 3, 2-3 ; IX 87, 3 ; X 55, 1-2. 31. ṚS I 152, 5 ; cf. aussi ṚS VIII 89, 10.

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Sur la nature des dieux dans les hymnes védiques (ṛtásya padám 32) – « ordre cosmique et vérité » –, de l’oiseau (padáṃ véḥ 33) – l’oiseau solaire en tant que forme diurne du feu –, de la vache (padaṃ ná goḥ 34) – métaphore courante de la parole – et de vāc (vācáḥ padavī́yam 35) – la « voix », la parole elle-même. Ou bien, il est dit que les poètes voyants ont trouvé le padá caché, le padá tout seul, la trace-parole qui est l’objet de leur quête. L’absence d’un génitif – la trace de quoi ? – signale que l’essentiel, pour les poètes voyants, c’est d’entreprendre le voyage au cœur du réel et du langage 36. Agni, et la « force poétique » des dieux Pourquoi Agni est-il le « poète superlatif » (kavítama 37), « le plus poète parmi les poètes » (kavítamam a kavīnā́ m 38), « le dieu le plus poète » (kavítamasya devásya 39) ? Parce qu’il est un dieu caché. Et le fait qu’il soit caché au fond de la création, dans le rayon du soleil comme dans la lymphe des arbres, ne le rend que plus présent. C’est même une manière de dire son omniprésence. Mais Agni est aussi un ṛ́ṣi 40 préposé à la « vision poétique » (dhī́ ), « riche en vision poétique » (dhiyávasu 41) ; étant lui-même produit par la dhī́ , il est également invoqué comme fondateur et réceptacle de cette vision (dhíyaṃdhā) : dhiyā́ cakre váreṇyo bhūtā́ nāṃ gárbham ā́ dadhe / (Le dieu) digne d’être élu a été créé par la vision-poétique ; il a reçu en lui le germe des êtres 42.

32. ṚS X 5, 2. 33. ṚS III 7, 7. 34. ṚS IV 5, 3. Cette strophe mérite d’être citée in extenso : sā́ ma dvibárhā máhi tigmábhṛṣṭiḥ sahásraretā vrsabhás tuviṣmān / padám ná gór apagūḷhaṃ vividvā́ n agnir mā́ hyam préd u vocan manīṣā́ m // « (Il a) une nature puissante, à double renforcement, (cet Agni) aux pointes acérées, aux mille semences, taureau vigoureux. / Quand il a eu trouvé le (mot) caché comme le pas de la Vache, Agni m’(en) a révélé le sens-profond. » Trad. L. Renou, EVP XIII, p. 9. 35. ṚS X 71, 3. 36. Sur cette quête poétique comme leitmotiv des hymnes, voir G. Thompson, « The Pursuit of Hidden Tracks in Vedic », Indo-Iranian Journal 38, 1 (1995), p. 1-30. 37. ṚS III 14, 1 ; VII 9, 1. 38. ṚS V 42, 3 ; VI 18, 14. 39. ṚS V 85, 6. 40. Cf. ṚS I 75, 2 ; IV 14, 2. Alors que le terme ṛ́ṣi désigne le poète ayant eu la vision des hymnes, kaví désigne le poète en général. Ces deux termes n’épuisent pas le champ des désignations du poète, parmi lesquelles on peut rappeler au moins kārú, ou barde, rebhá, chantre, vípra, le poète marqué par le tremblement de l’inspiration. 41. Cf. l’expression prātár makṣū́ dhiyā́ vasur jagamyāt (ṚS I 58, 9 et I 60, 5) ; l’épithète dhiyā́ vasu est employée toujours pour Agni dans ṚS III 3, 2 et III 28, 1. On la retrouve une fois comme épithète de Sarasvatī dans ṚS I 3, 10. 42. ṚS III 27, 9a, trad. L. Renou, EVP XII, p. 68.

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Silvia D’Intino L’hymne I 67 esquisse les grandes lignes du mythe d’Agni caché. Il y est question de sa disparition, et de la quête des poètes aboutissant à la reconnaissance de sa nature véritable, sa « course secrète » à travers le réel : háste dádhāno nṛmṇā́ víśvāny áme devā́ n dhād gúhā niṣī́dan / vidántīm átra náro dhiyaṃdhā́ hṛdā́ yát taṣṭā́ n mántrāṅ áśaṅsan // ajó ná ksā́ ṃ dādhā́ ra pṛthivī́ṃ tastámbha dyā́ m mántrebiḥ satyaíḥ / priyā́ padā́ ni paśvó ní pāhi viśvā́ yur agne guhā́ gúhaṃ gāḥ // yá īṃ cikéta gúhā bhávantam ā́ yā́ ḥ sasā́ da dhā́ rām ṛtásya / ví yé cṛtánty ṛtā́ sápanta ā́ d íd vásūni prá vavācāsmai // Lui qui tient en main toutes les virilités, il a mis en effroi les dieux en se confinant (dans un lieu) en secret ; / c’est là que le découvrent les seigneurs dépositaires de la vision-poétique, tandis qu’ils récitaient des formules sacrales façonnées par (l’inspiration venue du) cœur. Il porte toujours la Terre comme (l’Être) non-né ; il était-toujours la Terre (et) le Ciel à l’aide de Formules-sacrales réelles. / Veille (ô Agni) sur les traces aimées du bétail ! (Pour) toute la durée-de-vie (des hommes), ô Agni, tu vas de (lieu) secret en (lieu) secret. L’homme qui a reconnu (où était) cet (Agni) se trouvant dans (un lieu) en secret, (l’homme) qui a approché le cours de l’Ordre-sacré, / (ceux enfin) qui, honorant l’Ordre-sacré, dénouent (l’énigme), – à ce (type d’) homme(s) alors (Agni) a révélé les trésors 43.

Loin de l’assemblée des dieux, Agni a été retrouvé par des êtres visionnaires au moyen de la récitation rituelle ; le suivant à la trace de cachette en cachette, eux qui vont « de vision en vision » (dhíyaṃ-dhiyam 44), se conformant au ṛtá – terme qui indique à la fois l’ordre cosmique et la vérité –, ont trouvé la formule qui assure la continuité des mondes, la protection du bétail et une longue vie aux hommes sur la terre. Depuis, Agni est regardé comme l’expert des traces et le « guide des poètes » (padavī́ ḥ kavīnā́ m 45), celui qui révèle les poèmes, qui leur ouvre le chemin. « Nous avons aujourd’hui trouvé la langue secrète du sacrifice (adyá yajñásya jihvā́ m avidāma gúhyām) », dit le poète de ṚS X 53, 3 46. Le terme jihvā́ désigne ici la langue en tant qu’organe

43. ṚS I 67, 3-8, trad. L. Renou, EVP XII, p. 14 (je souligne). 44. páthas-pathaḥ páripatiṃ vacasyā́ kā́ mena kṛtó abhy anaḷ arkám / sá no rāsac churúdhaś candrā́ grā dhíyaṃ-dhiyaṃ sīṣadhāti prá pūṣā́ // « (Je loue) avec éloquence (Pūṣaṇ) qui veille autour de tout chemin. Poussé par le désir, il a rencontré (mon) poème. / Qu’il nous fasse présent des (richesses) accroissant le bétail, culminant en or ! Que Pūṣaṇ fasse réussir (plus) avant chacune de nos inspirations. » ṚS VI 49, 8, trad. L. Renou, EVP V, p. 32. 45. Cf. par ex. ṚS III 5, 1 et IV 6, 1. Renou traduit cette expression plus précisément « frayeur de voie pour les poètes. » Cf. L. Renou, EVP XII, p. 54. 46. Trad. L. Renou, EVP XIV, p. 17. Et pour Renou cette strophe, faisant allusion aux langues du feu rituel et en même temps aux paroles qui accompagnent le rite, décrit « la langue, comme précurseur de la parole ». L. Renou, EVP XIV, p. 81.

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Sur la nature des dieux dans les hymnes védiques de la parole et diffère de la « voix », vā́ c, la faculté de parole. Cependant, il s’agit bien de la « langue d’avant la parole ( jihvā́ vācáḥ purogavī́ ) » 47, comme le rappelle Charles Malamoud : La langue, ici, est la langue d’Agni, indissociable de la parole qu’elle forme, elle la précède et la contient, et parce que le feu est pré-posé au sacrifice, la langue de ses flammes brillantes et bruyantes, est pré-posée aux poèmes qui en disent le sens 48.

Il faut croire que les dieux ont part à cette langue du sacrifice, à la science du langage et aux secrets de la parole. Vāc, la parole divinisée, est leur compagne d’élection dans un hymne du dernier livre du Ṛgveda : c’est la Parole qui « porte » tous les dieux, Mitra et Varuṇa, Indra et Agni, les deux Aśvin (ahám mitrā́ váruṇobha bibharmy ahám indrāgnī́ ahám aśvinobhā́ ) […] ; qui les transporte du ciel à la terre sous forme de prière, et ce faisant crée l’espace, le(s) monde(s), et les êtres qui y habitent 49. On lit dans les hymnes que la prière, et même le simple nom (nā́ man) d’un dieu, sont sa véritable « demeure » (dhā́ man 50). La religion védique –  qui est aussi le filtre unique par lequel on peut accéder aux autres aspects de l’univers védique (l’ordre social, politique, économique…)  – apparaît aujourd’hui, selon la définition limpide de Stephanie Jamison, « a highly developed ritualism, with a particularly remarkable respect for the power of the word 51. » Comment comprendre ce « pouvoir de la parole », que Renou décline au pluriel dans son étude pionnière 52 ? Se référant à cette étude, Malamoud remarque :

47. ṚS X 137, 7. Trad. L. Renou, EVP XIV, p. 81. 48. C. Malamoud, « Le feu en ses poèmes. Ouverture sur l’Inde ancienne », Siècle21 17 (2010), p. 192. 49. ṚS X 125. 50. Sur la proximité et l’association entre les notions de nā́ man et dhā́ man dans les hymnes, voir L. Renou, « Les pouvoirs de la parole », p. 21 : « […] En fait, les deux termes se complètent, nā́ man rendant l’aspect global, abstrait, d’un concept dont dhā́ man exprime la répartition plurale et contingente » ; et aussi J. Gonda, Notes on Names and the Name of Gods in Ancient India, Amsterdam – Londres 1970, p. 46 : « dhā́ man – the sphere, phenomenon, etc. in which a divine power is located ; its presence, etc. ». Dans ce contexte, Gonda cite Renou, EVP III, p. 57 : « Nā́ man est la caractéristique essentielle de l’identité par opposition à rūpá [“forme”] » (J. Gonda, op. cit, p. 45). 51. S. Jamison, The Ravenous Hyenas and the Wounded Sun, Ithaca – Londres, 1991, p. 6. 52. L. Renou, « Les pouvoirs de la parole dans le Ṛgveda », EVP I (1955), p. 1-27. Cette étude qui inaugure la série des Études védiques et pāṇinéennes et dont les traductions des hymnes développent, au fil des années, les intuitions générales, a ouvert une ère nouvelle dans les études védiques. Renou est le premier lecteur moderne des hymnes. Si je renvoie souvent à ses traductions, parfois extrêmes, toujours éclairantes, c’est pour rendre hommage à la cohérence générale et à l’originalité de son interprétation.

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Silvia D’Intino Agni est aussi la réplique divine […] du poète humain qui fait offrande de ses poèmes et fait que le sacrifice soit aussi une réflexion sur le sacrifice et qu’un thème de la parole soit une exaltation des pouvoirs de la parole 53.

Dans ce jeu de miroirs et d’abymes, la vocation à la fois poétique et sacrificielle d’Agni est exaltée, Agni étant à la fois la bouche et la langue des dieux, une bouche qui mange – l’offrande sacrificielle – et qui parle pour les dieux : tuā́ m agna ādityā́ sa āsyàṃ tuā́ ṃ jihvā́ ṃ śúcayaś cakrire kave / tuā́ m rātiṣā́ co adhvaréṣu saścire tvé devā́ havír adanty ā́ hutam // C’est toi, ô Agni, dont les Āditya firent leur bouche, toi leur langue, (ces dieux) purs, ô Poète ; / toi (que les dieux) accompagnés du don ont accompagné dans les rites ; en toi les dieux mangent l’oblation arrosée (de beurre fondu) 54.

Dans d’autres hymnes, les dieux Indra et Agni sont invoqués ensemble en tant que poètes (kaví) experts ; ils connaissent l’essence du poétique, la poéticité (kavitvá, kavitvaná) – Renou traduit « pouvoir-poétique » 55 – et on les interroge à ce propos : tā́ hí mádhyam bhárāṇām indrāgnī́ adhikṣitáḥ / tā́ u kavitvanā́ kavī́ pṛchyámānā sakhīyaté sáṃ dhītám aśnutaṃ narā // Oui, ces deux (divinités), Indra et Agni, résident au milieu des combats. / Vous deux, Poètes, étant interrogés quant à (votre) pouvoir-poétique, faites (en sorte que) l’homme qui se comporte en ami atteigne ce qui est à l’état-de-vision 56 !

Agni est plus spécifiquement regardé comme étant un dieu kavíkratu, « doué de la force d’un poète » 57 : agnír no yajñám úpa vetu sādhuyā́ agniṃ náro ví bharante gṛhé-gṛhe/ agnír dūtó abhavad dhavyavā́ hano ’gním vṛṇanā́ vṛṇate kavíkratum // Qu’Agni s’approche de notre sacrifice par la voie-directe ! Les seigneurs répartissent Agni de maison en maison ; / Agni est devenu le messager, le

53. 54. 55. 56. 57.

C. Malamoud, « Le feu en ses poèmes », p. 190. ṚS II 1, 13, trad. L. Renou, EVP XIII, p. 42. Cf. ṚS X 124, 7. ṚS VIII 40, 3, trad. L. Renou, EVP XIV, p. 57. Cf. ṚS III 2, 4 ; III 14, 7 (au vocatif : agne kavikrato) III 27, 12 ; V 11, 4 ; VIII 44, 7. Dans ṚS I 1, 5 l’épithète kavíkratu qualifie Agni dans sa fonction de hotṛ ou « invocateur ». Même emploi dans ṚS VI 16, 23. En général, Louis Renou traduit « qui a le pouvoir-spirituel d’un poète ». (Cf. par ex. la traduction de ṚS I 1, 1, dans EVP XII, p. 1). Autres traductions par Renou : « ayant la force-délibérante d’un poète » (ṚS IX 9, 1 ; L. Renou, EVP VIII, p. 7), « qui a la force- inspirante d’un poète » (ṚS IX 25, 5 ; L. Renou, EVP VIII, p. 17), « à l’inspiration d’un poète » (ṚS IX 62, 13 ; L. Renou, EVP VIII, p. 34).

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Sur la nature des dieux dans les hymnes védiques convoyeur d’offrandes ; en choisissant Agni, ils choisissent celui qui a le pouvoir-spirituel d’un poète 58.

Parmi les « pouvoirs » divins mentionnés dans les hymnes et répertoriés par Gonda (1957), le krátu, qu’il traduit par « mental power, intelligence » 59, a attiré l’attention des interprètes modernes. Comme l’a parfaitement remarqué Renou, la notion de krátu « force (d’imagination, d’inspiration) » – terme où l’on reconnaît facilement le même thème du grec kratos – et celle complémentaire de dákṣa, « capacité (de réalisation selon les structures imposées) », concernent directement l’activité du poète 60. À ce propos, il observe encore : « Le krátu se réalise au moyen du dákṣa : l’un est (en général) le propre des dieux, le don des dieux à l’homme, l’autre appartient (plutôt) aux humains par nature 61. » Jamison et Brereton, qui traduisent krátu par « resolve », « purpose », (et dákṣa par « skill » 62), rappellent qu’Indra et Varuṇa sont (i.e. coïncident avec) le krátu, qu’Indra est le krátur ukthyáḥ, le « krátu proféré » 63 ;

58. ṚS V 11, 4, trad. L. Renou, EVP XIII, p. 26. 59. J. Gonda, Some Observations on the Relation Between “Gods” and “Powers” in the Veda, a propos of the Phrase sūnuḥ sahasaḥ, Gravenhage 1957, p. 29. Outre le terme kratu, Gonda étudie dans cet ouvrage les termes sahas (« strength »), mais aussi ojas (« vital or creative energy »), virya (« heroism »), dāman (« liberality »), urj (« vigour »), yaśas (« glory, renown »), tejas (« fiery energy, splendour, efficacy, majesty, supernormal potency, keenness »), tapas (« heat »), indriya (« Indra’s specific power »), rabhas (« ardour, impetuosity »), svadhā (« his specific vital energy, his instinct, genius and natural ability »), varcas (« splendour »), bhaga (« fortune »), dakṣa (« ability […], strength or will »). On peut remarquer que si Gonda regarde les dieux védiques comme étant inséparables du pouvoir qui leur est attribué, cette manière de considérer la divinité est attribuée à une sorte de confusion que la civilisation védique partage avec d’autres cultures « primitives » : « It must however be emphasized that this lack of a clear and definitive distinction made between power of an impersonal character and a persona being endowed with power, or able to display a powerful activity is by no means an exclusive characteristic of the Indian culture. Strange as it might appear to a modern scientific mind, this distinction remains vague and fluid for “primitive” thought, the term “primitive” to be taken in this very large sense of non-modern, pre-scientific, non preponderantly rationalistic », J. Gonda, Some Observations on the Relation Between “Gods” and “Powers”, p. 101. 60. L. Renou, « Les pouvoirs de la parole », p. 17. L’exemple évoqué par Renou est RS I 2, 8-9 : krátum bṛhántam āśāthe // kavī́ no mitrā́ váruṇā tuvijātā́ uruksayā / dáksaṃ dadhāte apásam // « Par l’effet de l’Ordre, ô Varuṇa et Mitra, ô (dieux) invigorés par l’Ordre, ô (dieux) en contact avec l’Ordre, / vous avez atteint-pour-toujours le haut pouvoir-spirituel [krátum]. // Les deux poètes Varuṇa et Mitra, de puissante sorte, de vaste résidence, / nous ont conféré la pensée-agissante [dáksaṃ] active. » Trad. L. Renou, EVP XV, p. 98. 61. L. Renou, ibid., À propos de dáksa, Gonda observe : « Etymologically connected to Gr. dexios “(on) the right (hand, side); dexterous, ready, skilful, clever” and the Lat. dexter […], it denotes, adjectivally and substantivally, in reference to persons, actions, and phenomena, and in a great variety of applications, such ideas as “able (ability), adroit, clever, dexterous ; energy, strength of will, etc. etc.” », J. Gonda, Some Observations on the Relation Between “Gods” and “Powers”, p. 6. 62. Voir S. Jamison, J. Brereton, The Rig Veda I, p. 91. 63. RS I 17, 5 : Renou traduit « l’inspiration faite hymne » dans l’étude « Les pouvoirs de la parole », p. 18. Et dans sa traduction de l’hymne entier : « (des objets) d’inspiration (réalisés)-en-forme d’hymnes » (EVP V, p. 95).

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Silvia D’Intino ils rappellent aussi que ces deux notions appartiennent à une triade qui inclut la « vision », dhī (« insigh »), « the three elements necessary to conceive and carry out an action 64. » De même, à propos d’Agni. « Car (Agni) est le krátu » (sá hi krátuḥ 65) ; sa naissance enveloppe l’univers d’un voile de krátu 66, un voile d’énergie verbale d’avant toute expression. Il n’est pas jusqu’à l’« énigme » (bráhman 67), qu’il ne faille aller dans cet excursus sur les traces de la parole et des dieux védiques. Si la parole atteint l’expression et finit par désigner les choses, sa nature véritable, toujours en amont, demeure celle du fragment et de la trace : trace d’une autre parole qui la devance et qui peut, seule, être regardée sinon comme une solution de l’énigme 68, du moins comme le territoire d’une approximation. Le bráhman est cette énigme constitutive du langage, son « énergie-formulaire » (toujours Renou), son sémantisme ouvert. Les poètes védiques qui invoquent Agni en tant que brahmanas kave, « poète de l’énigme » 69 connaissent cette parole aux résonances infinies, l’« énergie connective comprimée en énigmes » (toujours Renou 70) qui la caractérise. Cachés au fond du langage Que reste-t-il de cette force poétique, de cette nature poétique des dieux, des affinités entre les dieux et les faits de langue et de poésie dans les récits des Brāhmaṇa ? Peu et beaucoup. Dans la lutte sans fin entre les deva et leurs ombrageux adversaires, les asura, cadre mythique privilégié par ces textes, il s’agit toujours de la conquête du sacrifice – des mondes, de l’immortalité, etc. Mais ce qui est décisif dans leur affrontement, c’est la « vision » de telle ou telle formule, la parole qui permet aux deva de gagner la terre, les cieux, les mondes… tous les fruits promis par le sacrifice. Ainsi, l’objet véritable de la conquête divine est encore la parole : parole et sacrifice sont le double objet d’une conquête unique. Rétrospectivement, la réflexion des hymnes sur

64. S. Jamison, J. Brereton, The Rig Veda I, p. 91. 65. ṚS I 77, 3. 66. ṚS I 69, 2 : pári prájātaḥ krátvā babhūtha bhúvo devā́ nām pitā́ putráḥ sán « (Sitôt) né en avant, tu [Agni] as environné (le monde) avec ton pouvoir-spirituel ; tu es devenu le père des dieux, (bien qu’étant leur) fils. » Trad. L. Renou, EVP XII, p. 15. 67. Encore une fois, la traduction est de Renou. Cf. plus particulièrement L. Renou, « L’énigme », dans L’Inde fondamentale, Paris 1976, p. 11-20. 68. Cette idée de « vérité » comme solution de l’énigme en vient à éclairer celle de ṛtá comme « Ordre » et « loi » poétique. L. Renou, « Les pouvoirs de la parole », p. 21. 69. ṚS VI 16, 30. L. Renou (EVP XIII, p. 50) traduit « Poète de l’Énergie-formulaire ». 70. L. Renou, « Sur la notion de bráhman », dans L’Inde fondamentale, p. 83-116 (p. 114). Le panthéon védique comporte même un « Seigneur du bráhman », Bṛhaspati (forme écourtée, semble-t-il, de Brahmaṇaspati), préposé à la parole-rituelle, le chapelain des dieux, figure du brahmán – avec oxitonèse – l’(officiant) expert du bráhman.

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Sur la nature des dieux dans les hymnes védiques le langage permet de mieux comprendre, dans les récits brahmaniques, la prédilection des dieux pour ce qui est caché, invisible. Lorsqu’on lit que « les dieux aiment ce qui est caché, hors la vue » (parokṣakamāḥ hi devāḥ 71), c’est encore leur relation à la parole qui est mise en avant. Cette formule, dont S. Lévi répertorie une quinzaine d’occurrences dans la prose brahmanique 72, montre que l’invisible aimé des dieux fait allusion surtout au côté obscur du langage. Il ne s’agit pas seulement d’une prédilection généralisée pour l’invisible – « les dieux, en vérité, sont dans l’invisible » (parokṣaṃ vai devāḥ 73). Il s’agit de ce qui précisément est difficile à voir dans le langage 74. Que se cachet-il par exemple derrière le nom « Agni » ? C’est la préposition agram ou agre « en avant », « en premier », car Agni vient toujours en tête, c’est par Agni qu’il faut commencer l’invocation rituelle 75. Et pour Indra ? Son nom signifie l’« allumeur », du verbe INDH- « allumer, brûler » et il se justifie aussi « par une certaine fonction d’embrasement qui est dévolue à cette divinité 76. » Or, rien dans la langue n’autorise de semblables « étymologies » ; mais ces explications poétiques, fondées sur l’assonance et le jeu linguistique, se trouvent justifiées par une pratique  « étymologique » très ancienne, dont le Nirukta constitue la première systématisation. Il n’y a rien de définitif dans ce jeu de mots, sinon la forme d’arrivée, les noms tels qu’on les connaît habituellement ; le mystère ne cache pas une vérité ; car, un peu plus loin, et toujours au gré du récit, Indra peut devenir, devient celui « qui a vu cela » (idaṃdra). Voici le récit étiologique : Aussitôt né, Indra regarda autour de lui et vit un homme qui n’était autre que le brahman (c’est-à-dire l’Absolu), dans toute son extension ; il dit alors : « Je l’ai vu. » C’est pourquoi il a pour nom idaṃdra, « qui a vu cela ». C’est là son nom. Et lui qui est Idaṃdra, on l’appelle Indra de manière occulte, car les dieux aiment l’occulte 77.

71. Śatapatha-brāhmaṇa [ŚB] VI 1, 1, 2 ; 11. 72. « La pensée familière aux Brāhmaṇas affecte dans chacun d’eux une formule propre. Śat. parokṣakāmā hi devāḥ 6, 1, 1, 2 ; 7, 4, 2, 12 ; 9, 1, 1, 2 ; 10, 6, 2, 2 ; 14 1, 1, 3. – Ait. : parokṣapriyā hi devāḥ 13, 9, 6 ; 14, 5, 2 ; 35, 4, 4. – Taitt.B. parokṣapriyā hi devāḥ 1, 5, 9, 2 ; 2, 3, 11, 4. – Gop. parokṣapriyā iva hi devā bhavanti pratyakṣadviṣaḥ 1, 1, 1 ; 1, 2, 21 ; 1, 3, 19 ; 1, 4, 23. » S. Lévi, La doctrine du sacrifice dans les Brāhmaṇas, Turnhout 20033 (18981), p. 38 n. 6. 73. ŚB III 1, 3, 25. 74. On peut remarquer qu’en grammaire, parokṣe est un terme technique pour indiquer la « valeur hors la vue » du parfait du verbe, de même qu’on a la valeur d’aujourd’hui (adyatane) pour l’aoriste. Cf. L. Renou, « Les connexions entre le rituel et la grammaire en sanskrit », Journal asiatique 233 (1941-1942), repris dans L. Renou, Choix d’études indiennes I, réunies par N. Balbir et G.-J. Pinault, Paris 1997, p. 311-371 (p. 314). 75. ŚB I 4, 1, 10-17. 76. Ch. Malamoud, « Les dieux n’ont pas d’ombre. Remarques sur la langue secrète des dieux dans l’Inde ancienne », dans Cuire le monde, p. 241-252 (p. 243). 77. ŚB VI 1, 1, 2, trad. Ch. Malamoud, Ibid (p. 244), qui donne aussi d’autres exemples.

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Silvia D’Intino Comme le remarque Malamoud, l’obscurcissement qui caractérise la langue des dieux, et qui investit tant les noms propres des dieux que celui des objets et éléments du rituel, aboutit cependant au langage ordinaire des hommes, et non pas à un jargon secret que les dieux parleraient entre eux 78. Malamoud distingue ici entre le secret des dieux et l’énigme : Le secret des dieux (quand il prétend se constituer autour de la langue tout au moins) est un artifice : il procède de la volonté non de protéger un mystère mais d’en créer un. Il agit bizarrement, crée des situations étranges qui échappent au contrôle de ceux qui, justement l’ont « secrété ». L’énigme au contraire est là, d’emblée, de toute éternité, vraie intrinsèquement. Et elle tire sa force de la tension interrogative qu’elle suscite. Elle porte non sur la forme et l’histoire des mots (ou des rites), mais sur leur aptitude à se déployer simultanément sur plusieurs registres de sens, également valides. Béance de la question, écart entre les significations superposées : l’énigme est faite de cet entre-deux suspensif dont on pressent bien qu’il n’est pas destiné à être comblé 79.

Et si précisément cette prédilection pour l’invisible et cette pratique de l’obscurcissement n’étaient pas un pur divertissement pour les dieux (Arthur B. Keith) ? Si elles ne répondaient pas à une volonté de la part des dieux de cacher la « vérité » derrière les mots ? Si les jeux de mots aimés des dieux n’étaient qu’une nouvelle illustration de leur vocation poétique ? Cette force poétique qui dans les hymnes anime l’action divine pourrait être regardée comme la projection d’un trait commun aux poètes anciens, aux officiants et aux dieux, leur commune « vision » du langage, leur manière commune de s’adresser à l’énigme constitutive du langage – « il n’y a pas de mot de l’énigme 80. » Le rite permet d’inscrire ce regard différent sur le langage (et sur le réel), ce regard « divin » et son côté obscur dans l’horizon de l’action humaine, qui malgré tout baigne, presque à son insu, dans cette puissance divine fondamentale qu’est la parole. C’est parce qu’ils sont experts dans les stratégies de dissimulation à l’œuvre dans la parole rituelle comme dans la prière qui leur est adressée, parce qu’ils (re)connaissent cette parole qui permet de tisser des relations entre différents niveaux de sens, que les dieux sont aussi maîtres du sacrifice. Le secret du sacrifice n’est accessible qu’aux maîtres de la parole. Aussi grand que soit l’artifice introduit dans la langue, par-delà le jeu

78. « […] il n’existe pas à proprement parler de langue spécifique des dieux, il existe une langue védique qui se confond avec le texte védique, qui nous parle des dieux et nous rapporte tous leurs discours. Mais cette langue ne peut produire d’autres textes que ceux que nous avons. Le corpus est fini ». C. Malamoud, dans M. Detienne, G. Hamonic (éd.), La déesse Parole. Quatre figures de la langue des dieux, Paris 1995, p. 11. 79. C. Malamoud, Cuire le monde, p. 252. 80. Ibid. De cette prédilection des dieux pour l’invisible, Jamison et Brereton tirent des conséquences différentes, ayant un impact sur le style de cette poésie, visant plutôt l’obscurité formelle. Voir S. Jamison, J. Brereton, The Rig Veda I, p. 62.

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Sur la nature des dieux dans les hymnes védiques ou la convention littéraire, il traduit une manière de célébrer la parole, de faire allusion à l’énigme qu’elle porte en elle, l’énigme qui coïncide avec la parole, incompréhensible par définition : yā́ vad bráhma víṣṭhitaṃ tā́ vatī vā́ k autant l’énigme est étendue, aussi grande est la parole 81

Objet de vénération, le côté invisible (et inaudible) du langage, le toujoursà-venir de la parole devient l’espace d’une tension mystique, dont attestent, à la fin de la période védique les spéculations des premières Upaniṣad : 1. Il faut connaître que oṃ est la syllabe (par excellence ou l’« impérissable ») : car c’est en commençant par oṃ qu’on entonne le chant. En voici l’explication. 2. Les dieux, en vérité, redoutant la Mort, pénétrèrent dans les trois Vedas ; ils s’enveloppèrent (acchādayan) des mètres ; d’où le nom de chandas pour dire mètre. 3. La mort les y aperçut. Comme on voit un poisson dans l’eau, de même elle les vit dans la ṛc, dans le sāman et dans le yajus. Les dieux, s’en avisant, pardelà la ṛc, le sāman et le yajus, pénétrèrent dans le son même (c’est-à-dire dans ṃ). 4. À la fin d’une ṛc, on file une résonance oṃ ; de même pour un sāman, de même pour un yajus. Cette syllabe est le son même ; elle est immortalité, elle est félicité. En y pénétrant les dieux devinrent immortels, bienheureux. 5. Celui qui, sachant cela ainsi, murmure la syllabe, pénètre dans cette syllabe qui est le son, qui est immortalité, qui est félicité, en y pénétrant, il devient immortel comme les dieux 82.

Oṃ est la parole dense, compacte, la plus proche du silence, capable de capter la part cachée du langage, la signification infinie derrière les mots. Parole inépuisable et non-reconductible, faite pour être offerte et se disperser dans la création, tel le brahman qui pénètre les mondes et d’où viennent les dieux : Au commencement était le Brahman. Il émit les dieux… Et il s’en alla là-bas, là-bas. Étant allé là-bas, il considéra : Comment pourrais-je pénétrer ces mondes-là ? Alors il les pénétra par ces deux, la forme et le nom […] 83.

Cette parole initiale participe, déjà dans les hymnes, de l’essence même des dieux, cachés au fond du langage. Ce lieu vertigineux n’est pas de ce monde, et il n’appartient pas non plus entièrement à un autre ; l’essence, la force même

81. ṚS X 14, 8 (notre traduction). 82. Chāndogya-upaniṣad I 4, 1-5, trad. É. Senart (1930), p. 7. 83. Śatapathabrāhmaṇa XI 2, 3, 1-4, trad. S. Lévi, La doctrine du sacrifice, p. 30.

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Silvia D’Intino d’Indra – dieu de l’éclair et de la parole (re)trouvée –, que seuls les poètes connaissent, est condensée dans ce domaine du symbolique entre ciel et terre, une force capable de transformer en signe leur rencontre momentanée : tát ta indriyám paramám parācaír ádhārayanta kaváyaḥ purédám / kṣamédám anyád divy ànyád asya sám ī pṛcyate samanéva ketúḥ // Cette suprême nature indrienne de toi (est) située très-au-loin, les Poètes ont jadis tenu (en leur possession) celle-ci. / Sur terre (est) une (portion d’elle, à savoir) celle-ci, au ciel une autre d’elle. (Ces deux portions qui) se mélange(nt) (sont) comme un signe-lumineux 84.

84. ṚS I 103, 1, trad. L. Renou, EVP XVII, p. 38.

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ZEUS PLUS *

Robert Parker

Nous considérons habituellement les dieux grecs comme des puissances distinctes et nettement définies ; un des mérites les plus notables de JeanPierre Vernant a été précisément de nous donner des outils pour identifier ce que chaque dieu avait de distinctif. Cependant, comme Jean-Pierre Vernant le savait parfaitement, cette séparation entre les dieux pouvait aussi être mise en question. C’est un aspect de ce processus que je souhaite étudier dans la présente contribution. Plus exactement, je traiterai des dédicaces adressées à une combinaison de deux dieux, telle que Zeus Dionysos. J’ai déjà étudié ce sujet, principalement en rapport avec la Grèce classique 1, mais je me propose à présent d’étendre l’enquête aux époques hellénistique et romaine, et par conséquent au monde gréco-romain au sens large. Que veut dire une expression telle que Zeus Dionysos ? Fergus Millar a insisté sur le fait que les dieux n’ont pas d’essence 2 ; selon sa formulation, les dieux sont ce que leurs adorateurs disent qu’ils sont. La difficulté dans notre cas est que le sens d’une formule telle que Zeus Dionysos n’a rien d’évident. Nous ne savons pas comment le fidèle comprenait la relation entre les deux noms, et il est bien possible que, souvent, le fidèle lui-même ne le savait pas davantage. L’attention anxieuse que les théologiens de l’Église primitive ont prêtée à la relation entre les trois personnes de La Trinité n’a pas concerné la relation entre Zeus et Dionysos dans l’expression Zeus Dionysos. Ce que nous pouvons faire assurément, c’est étudier les contextes dans lesquels de telles expressions doubles apparaissent, ainsi que la date à laquelle elles émergent. La question centrale sera celle de la

* Je remercie vivement Julie Balériaux et les éditeurs qui ont bien voulu corriger mon texte français. 1. R. Parker, « Artémis Ilithye et autres : le problème du nom divin utilisé comme épiclèse », dans N. Belayche et al. (éd.), Nommer les Dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité, Rennes 2005, p. 219-226. 2. F. Millar, The Roman Near East, 31 BC – AD 337, Harvard 1993, p. 270 ; cf. aussi p. 248-249.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114092

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Robert Parker séparation entre les dieux dans l’expérience des fidèles : ces expressions renforcent-elles l’opinion parfois exprimée que, plus l’Antiquité avance, plus les dieux se confondent les uns avec les autres ? J’évoquerai brièvement en arrière-plan trois aspects du monde intellectuel de l’Antiquité qui ont favorisé – ou pu favoriser – la création de telles expressions. Le premier est le phénomène bien connu de l’interpretatio Graeca. On le rencontre pour la première fois chez Hérodote où il est déjà pleinement élaboré : il correspond à l’hypothèse selon laquelle, comme Hérodote le dit : « en égyptien Apollon est Horos », ou inversement : « Osiris est Dionysos en grec » 3. Le second aspect est la longue tradition de la pensée spéculative. Un doute radical quant à la séparation entre les dieux s’exprime tout au long de la période qui nous concerne ; il est caractéristique de la pensée ésotérique, par exemple celle de la poésie orphique 4, mais il pouvait aussi être formulé ouvertement et sans crainte. Dans le Prométhée enchaîné attribué à Eschyle (v. 209210), Prométhée parle de sa mère comme « Gaia et Thémis, une forme avec beaucoup de noms ». Plus tard, le stoïcisme professe que tous les dieux individuels sont des sous-aspects d’un seul dieu ardent 5, l’intelligence du monde. Bien d’autres témoignages encore vont dans le même sens. Pour l’historien des religions, la question est de savoir si les identifications que l’on trouve dans les cultes sont tributaires de ces spéculations ou constituent un phénomène différent. Le troisième aspect qu’il faut évoquer, c’est la forme nouvelle que prend la rhétorique religieuse avec l’entrée dans le monde grec du culte d’Isis 6. Isis affirme qu’elle est vénérée partout dans le monde sous des noms différents et que les autres déesses ne sont que des aspects de sa propre personnalité. Ceci

3. Cf. J. Rudhardt, « Les attitudes des Grecs à l’égard des religions étrangères », RHR 209 (1992), p.  219-238 ; M. S. Smith, God in Translation. Deities in Cross-Cultural Discourse in the Biblical World, Tübingen 2008. 4. Par exemple fr. 206, 398, 538-543 Bernabé ; cf. A. F. Morand, « “Tis all one”. Les assimilations de dieux dans les Hymnes Orphiques », dans J. Goeken (éd.), La rhétorique de la prière dans l’Antiquité grecque, Turnhout 2010, p. 143-153 (rapprochement, et non pas fusion ou assimilation de divinités différentes). L’auteur du papyrus de Derveni opère de nombreuses identifications de ce type, même s’il n’est pas certain que le poème orphique qu’il commente l’ait également fait : G. Betegh, The Derveni Papyrus. Cosmology, Theology and Interpretation, Cambridge 2004, p. 189. 5. Diog. Laert. 7. 135 (= SVF I no 102, Zenon) ; 7. 147 (= SVF II no 1021, Chrysippe). 6. On rencontre déjà cette rhétorique dans l’enkomion de Maronée (M. Totti, Ausgewählte Texte der Isis-und Sarapis-Religion, Hildesheim 1985, no 19 : iie s. avant J.-C. ? = RICIS 114/0202) et le premier hymne d’Isidore (ibid., no 21 : ier s. avant J.-C. ? = V. F. Vanderlip, The Four Greek Hymns of Isidorus and the Cult of Isis, Toronto 1972 [American Studies in Papyrology 12]), puis par exemple dans la prière bien connue de Lucius dans Apul. Met. 11.2 et la réponse de la déesse en 11.5. Chez Apulée, l’adorateur est incertain quant à l’identité de la déesse (sive tu… sive…), mais la déesse dans sa réponse revendique toutes ces identités ; cf. l’hymne à Attis dans Hippolyt. Ref., 5.9.8 et l’invocation d’Héraclès Astrochiton dans Nonnos, Dionysiaques, 40.392-410, qui mélangent dubitatio et déclaration.

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Zeus plus est d’une certaine manière une application de l’idée d’interpretatio, mais cela va au-delà parce qu’Isis prétend être identique non pas à une seule déesse grecque, mais à toutes : ainsi, par le biais de leur identification à Isis, Héra, Aphrodite, Rhéa, Hestia et Déméter sont-elles identifiées les unes aux autres. Le processus atteint son apogée avec le papyrus d’Oxyrrhynchos XI, 1380 où quelques centaines de noms, pour la plupart de divinités locales, sont attribués à Isis 7. Une rhétorique semblable est reprise, dans une certaine mesure, dans d’autres cultes : le rhéteur Ménandre conseille à l’aspirant orateur de l’employer, et un Romain de haut niveau social honore la déesse de Castabala en Cilicie avec une variante 8. C’est un aspect de la religion telle qu’elle était pratiquée, et non pas seulement de la spéculation académique. Concentrons-nous sur les combinaisons du nom de Zeus avec ceux d’autres dieux ; c’est ce que j’appelle « Zeus plus » dans le titre de ma contribution. J’ai dit que le double nom n’implique pas une relation fixe entre les deux théonymes, et il est aisé de reconnaître plusieurs types principaux. Je dois cependant souligner le fait que la division est imposée de l’extérieur, et que les cas individuels ne s’inscrivent pas forcément dans une seule catégorie. Une première catégorie est le type Zeus Ammon, en lequel sont juxtaposés les noms de divinités issues de pays différents. Ici, la logique est sans doute celle qui sous-tend l’interpretatio Graeca dont j’ai déjà parlé plus haut : ce que Zeus est aux Grecs, Ammon l’est aux Égyptiens. Les combinaisons de ce type sont fréquentes, notamment en Syrie 9, mais elles sont instables et sont rarement reprises sous la même forme sur de longues périodes. Quoique Pindare, par exemple, parle de Zeus Ammon (Pyth. 4.16), quand ce dieu entre dans le culte grec, il s’appelle simplement Ammon, sans Zeus. D’autres dieux que Zeus sont impliqués dans de telles combinaisons : Artémis Anaïtis, Athéna Allat, et bien d’autres. Une dédicace de Délos à « Isis Soteira, Astarté, Aphrodite Euploia qui écoute » semble être une combinaison à trois éléments, c’est-àdire entre les divinités de trois pays différents 10.

7. M.  Totti, Ausgewählte Texte, no 20. 8. Ménandre le Rhéteur 446.3-10 (p. 22-4 Russell-Wilson) ; R.  Merkelbach, J. Stauber, Steinepigramme aus dem griechischen Osten IV, Leipzig 2002, 19/18/01 (Hierapolis Kastabala en Cilicie) [εἴτε Σ]εληναίην, εἴτ’ Ἄρτεμι[ν, εἴτε σ]έ, δαῖμον/πυρφόρον [ἐν τριό]δοις ἣν σεβόμεσθ’ Ἑκ[ά]την/ εἴτε Κύπριν Θήβης λα[ὸς] θυέεσσι γεραίρει /ἢ Δηώ, κούρης μητέρα Φερσεφόνης/ κλῦθι : « si les gens de Thèbes (= Hierapolis Kastabala) vous honorent avec des offrandes comme Séléné ou Artémis ou, déesse, comme Hécate porte-flambeau que nous honorons à la croisée des chemins, ou Kypris ou Deo, mère de la jeune fille Perséphone, prête attention » ; cf. aussi Stat. Theb. 1.717-720 ; P.  Perdrizet, G. Lefebvre, Les graffites grecs du Memnonion d’Abydos, Nancy 1919, no 498 : Βαγᾶς ἔφη. Ἀσκλήπιόν σε λέγουσιν, ἐγὼ δέ τε καὶ Διόνυσον, ἄλλοι δ’ αὖ Φοῖβόν τε καὶ Ἑρμῆν καὶ Ἁρποχράτην : « Bagas a dit, les gens t’appellent Asclépios, mais moi je t’appelle aussi Dionysos ; des autres t’appellent Phoibos et Hermès et Harpocrate. » 9. Zeus Dousarès, Zeus Manaphas, Zeus Marnas, etc. 10. IDélos 2132 : Ἴσιδι Σωτείραι Ἀστάρτει Ἀφροδίτηι Εὐπλοίαι ἐπ[ηκόωι] καὶ Ἔρωτι Ἁρφοκράτει Ἀπόλλωνι, Ἀνδρόμαχος Φανομάχου [ὑπὲρ ἑαυτοῦ] καὶ γυναικὸς καὶ τέκνων χαριστήριον ; sur

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Robert Parker Le cas de Zeus Dionysos est singulier, parce que Dionysos n’est pas l’équivalent de Zeus venant d’un autre pays, mais son fils. De telles combinaisons entre un dieu grec et un autre dieu grec ne constituent pas une nouveauté caractéristique de la période post-classique 11. Elles ne peuvent pas non plus être réduites à une seule formule, bien que le type le plus courant soit celui d’Artémis Ilithye ou Artémis Hécate : ici une puissance plus grande, avec un éventail de fonctions plus large, absorbe une puissance moindre et plus spécialisée, et la réduit à une épithète. En priant Artémis Ilithye, on met l’accent sur le fait qu’on se rapproche d’Artémis en tant que porteuse d’un pouvoir qui est aussi celui d’Ilithye, à savoir l’aide à l’accouchement. Mais cette approche ne fonctionne pas avec Zeus Dionysos ; Dionysos n’est pas un aspect secondaire de Zeus. Voilà pourquoi nous devons reconnaître un troisième type, qui concerne exclusivement Zeus parmi les dieux grecs. Dans cet usage, Zeus signifie quelque chose comme « dieu très grand », dieu aux pouvoirs universels. Les chercheurs ont reconnu depuis longtemps l’existence de cet usage, mais d’une manière assez générale 12. On n’a pas à ma connaissance analysé de près la manière dont cet usage émerge, dont il se rapporte à d’autres dieux, et quelle relation il entretient avec la pensée spéculative sur la nature de la divinité. Penchons-nous à présent sur quelques exemples particuliers. J’ai déjà signalé le type qui résulte de l’interpretatio ; il est attesté dès le ve siècle av. J.-C. avec Zeus Ammon chez Pindare, Zeus Bélos chez Hérodote 13. Différents sont les cas de deux Zeus oraculaires, attestés pour la première fois à l’époque hellénistique : Zeus Amphiaraos et Zeus Trophonios 14. Dans ces deux cas, l’addition du second nom est facultative ; les références à un simple Amphiaraos ou Trophonios continuent à prédominer et, de fait, on ne rencontre Amphiaraos sous la forme de Zeus Amphiaraos qu’une seule fois. Cet usage est très difficile à comprendre. Amphiaraos et Trophonios sont tous

ce texte voir J. Wallensten, « Dedications to Double Deities: Syncretism or simply Syntax ? », Kernos 27 (2014), p. 159-176. 11. Voir R. Parker, « Artémis Ilithye et autres », p. 219-226. 12. D. Sourdel, Les cultes du Hauran à l’époque romaine, Paris 1952, p. 22 : « Le nom de Zeus, titre que s’arroge en Syrie toute divinité suprême » ; M. Sartre, Inscriptions de la Jordanie IV (IGLS XXI), Paris 1993, p. 55 : « Zeus désigne généralement, en Orient, le maître du pantheon local. » 13. Pindare, Pythique IV.16 ; Hérodote I.181.2 ; III.158.2. 14. Zeus Amphiaraos : F. Pfister, Die Reisebilder des Herakleides, Vienne 1951, I.6 ; Zeus Trophonios : Strabon 9.2.38 (414) ; Tite Live  45.27.8 ; IG VII 3090, 3098, etc. ; cf. A. Schachter, Cults of Boiotia III, Londres 1981-1994, p. 88-89 ; P. Bonnechere, Trophonios de Lébadée : cultes et mythes d’une cité béotienne au miroir de la mentalité antique, Leyde 2003, p. 92. Dans le même complexe sacré de Lébadée, il y avait (Paus. 9.39.4) καὶ Δήμητρος ἱερὸν ἐπίκλησιν Εὐρώπης (« aussi un sanctuaire de Démeter appelée Europe »), c’est-à-dire un théonyme combiné avec le nom d’un(e) héro(ïne), comme dans le cas de Zeus Trophonios ; sur Europe, voir P. Bonnechere, Trophonios, p. 298. Mais c’est un nouveau problème, et pas une solution.

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Zeus plus les deux des puissances qui émettent des oracles depuis le monde souterrain ; on pourrait supposer qu’ils étaient considérés comme des aspects d’un Zeus chthonien. Dans ce cas, ils seraient comme Artémis Ilithye, c’est-à-dire un cas où un dieu mineur a été associé à un dieu plus grand dont les pouvoirs coïncidaient avec le sien, mais étaient plus larges. Cette hypothèse est toutefois très fragile parce que tout ce que nous savons avec certitude, c’est que, pendant des siècles, les fidèles ont traité Amphiaraos comme Trophonios comme des héros, et non pas comme des aspects de Zeus. On considérera donc qu’ils restent inexpliqués, et on laissera de côté le supposé Zeus Agamemnon de Sparte 15 – dans ce cas, nos sources tardives sont si mauvaises que la spéculation ne sert à rien. Tournons-nous vers deux cas mieux attestés, qui apparaissent tous deux au iie siècle avant J.-C. : Zeus Sabazios et Zeus Sarapis. Sabazios a été connu pendant trois siècles dans le monde grec sans être traité avec grand respect, avant qu’il ne devienne, à notre connaissance pour la première fois, Zeus Sabazios. La première attestation certaine est une lettre du roi Attale III de 135 avant J.-C. Attale y explique que sa mère, la reine Stratonicée, a introduit le culte de Zeus Sabazios dans son royaume comme « une divinité traditionnelle de ses ancêtres » (πατροπαράδοτον) et qu’il s’est résolu à lui donner une place dans le temple d’Athéna Nicéphore parce que le dieu l’avait aidé « dans de nombreuses actions et de nombreux dangers » 16. Une prêtrise du dieu est déjà attestée au plus tard en 142 avant J.-C. Stratonicée était une princesse de Cappadoce venue à Pergame pour épouser Eumène II, probablement en 188 avant J.-C. Ainsi, Sabazios entre-t-il à nouveau dans le monde grec avec un prestige accru depuis un milieu religieux, la Cappadoce du iie siècle, dont nous ne savons presque rien 17. On ignore si Sabazios était déjà Zeus Sabazios en Cappadoce, ou s’il a acquis ce titre seulement après son arrivée à Pergame 18. Zeus Sabazios apparaît aussi dans un extrait de Valère Maxime, d’interprétation délicate, qui raconte comment à Rome, en 139 avant J.-C., le prêteur pérégrin Cornelius Hispalus avait expulsé des personnes, peut-être des Juifs,

15. Sur Zeus Agamemnon : Staphylos, Fragmente der griechischen Historiker 269 F 8, avec le commentaire. 16. C. B. Welles, Royal Correspondence in the Hellenistic Period, Londres 1934, no 67 ; la prêtrise, ibid., no 65, 12-13. Le roi parle de la prêtrise que son oncle avait attribuée à vie à un proche parent comme d’une charge « très honorable parmi nous » (no 66, 7-9). 17. Voir néanmoins le décret de Hanisa édité par L. Robert, Noms indigènes dans l’Asie Mineure grécoromaine, Paris 1963, p. 457-523, selon lequel la ville célèbre des Diossoteria et Herakleia, mais expose également des documents dans un sanctuaire d’Astarté (à ce sujet, C. Bonnet, « Encore sur Astarté », dans Scritti in memoria di Luigi Cagni, Naples 2000 [= 2001], p. 1289-1301). Sur Stratonicée, voir R. E. Allen, The Attalid Kingdom, Oxford 1983, p. 200-206. 18. Comme pense E. Ohlemutz, Die Kulte und Heiligtümer der Götter in Pergamon, Würzburg 1940, p. 171-172 ; cf. E. N. Lane, « Sabazius and the Jews in Valerius Maximus », JRS 69 (1979), p. 35-38, en part. p. 38 : « the identification with Zeus may have been an attempt to make the cult more acceptable at Pergamum ».

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Robert Parker qui « cherchaient à corrompre les mœurs des Romains avec le culte de Jupiter Sabazios ». Les difficultés, textuelles notamment, posées par cet extrait sont tellement ardues, voire insolubles, que je le laisserai de côté 19. À Sardes aussi, il y avait probablement un culte de Zeus Sabazios à la période hellénistique tardive 20. On continue néanmoins à trouver des mentions d’un Sabazios seul, même à Pergame, et désormais les deux formes coexistent dans beaucoup de régions, y compris en Grèce. Il ne semble pas y avoir de distinction entre les deux formes dans les usages, à part en Lydie (où la concentration des occurrences est la plus forte) où la forme Zeus Sabazios semble invariable 21. La combinaison Zeus Sarapis émerge à peu près au même moment que Zeus Sabazios : il est presque certainement attesté comme Zeus Sôter Sarapis dans une dédicace de Coptos, en Égypte, en 133 avant J.-C., puis sans aucune ambiguïté à Délos en 112 22. On peut peut-être le déceler plus tôt dans l’iconographie sur des monnaies d’Alexandrie et de Syracuse de la fin du iiie siècle 23. Plus tard, la combinaison devient très courante du fait de l’acclamation inscrite sur beaucoup d’amulettes, depuis l’époque flavienne : εἳς Ζεὺς Σάραπις, « Zeus Sarapis est unique 24 ! ». On associait aussi parfois ces deux dieux séparément à Hélios, Zeus comme Zeus Hélios et Sarapis comme Hélios Sarapis (ce qui finalement a généré le nom composite Heliosarapis) 25. Les trois dieux

19. Val. Max. 1.3.3. Sur le problème textuel, voir E. N. Lane, « Sabazius and the Jews », p. 35-38. La question est de savoir si Hispalus a expulsé trois groupes, Chaldéens, adorateurs de Jupiter Sabazius, et les Juifs (comme soutient E. N. Lane, suivi par M. Goodman, Mission and Conversion, Oxford 1994, p. 82 et P. R. Trebilco, Jewish Communities in Asia Minor, Cambridge 1991, p. 140-141), ou seulement deux, Chaldéens et les fidèles juifs de Jupiter Sabazius, comme croient, probablement à juste titre, J. Briscoe et D. Wardle dans leurs récentes éditions (Stuttgart – Leipzig 1998 ; Oxford 1998). 20. E. N. Lane, Corpus Cultus Iovis Sabazii II: The Other Monuments and Literary Evidence, Leyde 1985, no 30. 21. Pour les témoignages voir E. N. Lane, The Other Monuments. Le paradoxe que la Phrygie, berceau du culte de Sabazius selon les sources anciennes, est absente du corpus de Lane ne semble pas avoir été remarqué ; par la suite trois attestations phrygiennes ont émergé (SEG 38, 1306-1308). 22. SEG 49, 2251, dédicace à Zeus Sôter Sarapis ou (moins probablement) à Zeus Sôter, Sarapis ; I.Délos  2152 ; cf. L. Bricault, « Zeus Hélios mégas Sarapis », dans C. Cannuyer (éd.), La langue dans tous ses états, Liège 2005, p. 243-254, en part. p. 250-251. D’autres exemples précoces : L. Bricault, Recueil des inscriptions concernant les cultes isiaques (RICIS), Paris 2005, nos 102/2001 et 114/0701. 23. L. Bricault dans Id., R. Ashton (éd.), Sylloge Nummorum Religionis Isiacae et Sarapiacae, Paris 2008, p. 84-85 (Alexandrie) ; G. Sfameni Gasparro, ibid., p. 177 (Syracuse). 24. O. Weinreich, Neue Urkunden zur Sarapis-Religion, Tübingen 1919, p. 24-30 = Ausgewählte Schriften I, Amsterdam 1969, p. 430-435 ; E. Peterson, Heis Theos. Epigraphische, formgeschichtliche und religionsgeschichtliche Untersuchungen, Göttingen 1926, p. 226-240, et désormais E. Peterson, C. Markschies, HEIS THEOS. Epigraphische, formgeschichtliche und religionsgeschichtliche Untersuchungen zur antiken « Ein-Gott »-Akklamation, Würzburg 2012. 25. Hélios Sarapis apparaît pour la première fois explicitement sur une monnaie de Domitien, A. Burnett et al. (éd.), Roman Provincial Coinage II, Londres – Paris 1999, no 2519 ; mais le dieu figure aussi, rayonnant, sur des coupes siciliennes depuis le iiie/iie siècle av. J.-C. et sur les mon-

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Zeus plus se sont unis à l’époque de Trajan pour donner le titre de Zeus Hélios megistos Sarapis, qui se répand très largement au cours des iie et iiie siècles (environ soixante attestations) 26. Comme ce dernier exemple le montre, de nouveaux « Zeus plus » continuent à être créés. Zeus Dionysos apparaît une fois à Thessalonique, deux fois en Thrace orientale, et trois fois dans le nord de la Phrygie. Les textes thraces et phrygiens sont attribués vaguement aux iie ou iiie siècles de notre ère, celui de Thessalonique peut-être au début du ier siècle. Il y a aussi un Zeus Bakchos attesté dans une réponse oraculaire d’Apollon à Claros, probablement au iie siècle de notre ère 27. On trouve Zeus Asclépios une seule fois dans une inscription à Pergame au iie siècle après J.-C., quoiqu’on le connaisse aussi à partir de sources littéraires ; il traverse ensuite la mer Égée et apparaît trois fois à Épidaure 28. Une combinaison qu’on rencontre une seule fois, en Phrygie au milieu du iiie siècle, est Zeus Héraclès 29. La Syrie génère des « Zeus plus » en grand nombre, pour la plupart du type Zeus Ammon – comme Zeus Beelshamen, Zeus Marnas, et bien d’autres ; mais Gerasa, par exemple, nous donne un Zeus Kronos et un Zeus Poséidon Enosichthon Sôter 30. Que doit-on penser de ces combinaisons ? Si l’on prend en compte la typologie établie ci-dessus, deux cas importants sont ambigus. Sabazios est un dieu étranger depuis longtemps familier aux Grecs : lorsque Zeus Sabazios émerge, faut-il comparer la combinaison à Zeus Ammon – un cas

naies siciliennes depuis le ier siècle : cf. L. Bricault, « Sarapis mégas Zeus Hélios », p. 251-252 ; selon les datations du RICIS, la première dédicace à Hélios Sarapis est 202/0501 (Mykonos), la première attestation de Héliosarapis sur une lampe de Pouzzoles 504/0403, toutes les deux du ier/ iie siècle ap. J.-C. Zeus Hélios (qu’il ne faut sûrement pas lire dans l’inscription archaïque d’Amorgos IG XII.7.87) avait un prêtre à Hippoukome, en Lycie, au iie/ier siècle av. J.-C. : TAM II.1, 168 b 53 (pour la date, voir R. Van Bremen, dans R. Parker [éd.], Personal Names in Ancient Anatolia, Oxford 2013, p. 150 n. 23). 26. L. Bricault, « Zeus Hélios mégas Sarapis », p. 248 ; voir aussi G. Tallet, « Zeus Hélios Megas Sarapis, un dieu égyptien “pour les Romains” ? », dans N. Belayche, J.-D. Dubois (éd.), L’Oiseau et le poisson. Cohabitations religieuses dans les mondes grec et romain, Paris 2011, p. 229-264. À noter aussi RICIS 203/0701 (Crète, 102-114 ap. J.-C.), Iovi soli optimo maximo Sarapidi. 27. Zeus Dionysos : A.-F. Jaccottet, Choisir Dionysos. Les associations dionysiaques ou la face cachée du dionysisme, Zurich 2003, nos 19 (= IG X.2.1 259), 43-44, 79-80 ; MAMA VI 360 (= A. B. Cook, Zeus III, Cambridge 1940, p. 1126, fig. 885). SEG 11, 50 (Cenchrées) est très discutable. Zeus Bakchos : R. Merkelbach, J. Stäuber, Steinepigramme aus dem griechischen Osten I, Stuttgart – Leipzig 1998, 06/02/01, l. 22, peut-être aussi SEG 49, 2075 (Skythopolis). 28. C. Habicht, Die Inschriften des Asklepieions, Berlin 1969, p. 102-103, no 63 : Διὶ Σωτῆρι Ἀσκληπιῷ Αἰμ(ίλιοι) Σαβεῖνος καὶ Ἑρεννιανὸς ἀπὸ τῆς ἔξω θαλάσσης καὶ τῶν ἐκεῖ βαρβάρων σωθέντες ὑπ’ αὐτοῦ (discussion ibid., p. 11-14) ; IG IV. I2 399 : Zeus Asclépios Sôter (204 ap. J.-C.) ; ibid., 470 : Asclépios Zeus ; ibid., 481 : Asclépios Zeus Teleios. 29. SEG 53, 1460 (? Appia, en Phrygie), 250 ap. J.-C. 30. C. B. Welles, Gerasa. City of the Decapolis. The Inscriptions, New Haven 1938, no 26 (cf. IGLS VII 4002) ; Zeus Poséidon Enosichthon Sôter : C. B. Welles, Gerasa, no 39. À Caesarea Panias, Pan devient, dans une inscription, Diopan : LBW 1892.

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Robert Parker d’interpretatio Graeca – ou à Zeus Dionysos – une assimilation entre deux dieux du même panthéon ? La même question se pose dans le cas de Zeus Sarapis. Je la laisse en suspens d’autant plus volontiers qu’elle était probablement insoluble et sans importance pour les Grecs eux-mêmes, et j’avance dans mon analyse. Une première conclusion aisée est que, dans tous les cas, le dieu qui n’est pas Zeus dans la combinaison conserve une identité forte. La seule dédicace connue à Zeus Héraclès accompagne la représentation d’une figure qui est sans ambiguïté identifiable comme Hercule. Les dédicaces phrygiennes à Zeus Dionysos sont faites par des mystai, des initiés, et appartiennent à une série d’autres dédicaces faites par des mystai à un Dionysos tout simple 31. L’iconographie qui les accompagne est problématique, mais elle ne rappelle en rien celle de Zeus. Les dédicaces à Zeus Asclépios proviennent de sanctuaires d’Asclépios, et pas de Zeus. Dans ces cas, rien de Zeus n’est visible en dehors de son nom. Zeus Sabazios et Zeus Sarapis sont un peu plus compliqués, parce qu’ils peuvent emprunter certains des attributs iconographiques de Zeus 32, mais ils ne sont jamais absorbés totalement par lui ; ils conservent une identité spécifique. Qui plus est, l’emprunt reste à sens unique : Sarapis et Sabazios acquièrent parfois des traits de Zeus, mais Zeus n’acquiert pas de traits de Sabazios ou de Sarapis. L’utilisation est en fait comparable à celle que l’on observe dans des théonymes tels que Zeus Dolichenos ou Zeus Héliopolitès : ici, un dieu qui était à l’origine uniquement identifié par référence à un territoire dont il était le maître, sans autre « nom », est appelé Zeus, mais il conserve l’iconographie qu’il avait dans son berceau d’origine. Cette conclusion est renforcée si l’on prend en compte un témoignage littéraire rare, celui d’Ælius Aristide. Celui-ci mentionne trois de ces combinaisons de « Zeus plus » avec un autre dieu. Dans l’hymne à Dionysos (41, 4), après avoir raconté le mythe traditionnel de la naissance de Zeus et de Sémélé, il affirme : J’ai entendu autrefois de certaines personnes une autre version de ces choses, que Dionysos était Zeus lui-même (ὅτι αὐτὸς ὁ Ζεὺς εἴη ὁ Διόνυσος). Que pourriez-vous dire de plus grand que cela ? (καὶ τί ἂν εἴποις ὑπὲρ τοῦτο ;).

Au sujet de Sarapis (45, 21), il écrit : les citoyens de la grande ville sur la côte de l’Égypte [Alexandrie] l’invoquent comme « unique Zeus » (ἕνα τοῦτον ἀνακαλοῦσι Δία), car, grâce à sa force supérieure, il ne manque jamais, mais pénètre à travers tout et remplit tout.

31. A.-F. Jaccottet, Choisir Dionysos, no 77-78 et 81. 32. W. Hornbostel, Sarapis. Studien zur Überlieferungsgeschichte, den Erscheinungsformen und Wandlungen der Gestalt eines Gottes, Leyde 1973, p. 190, 333-356 ; E. N. Lane, Corpus Cultus Iovis Sabazii III: Conclusions, Leyde 1989, p. 11-13.

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Zeus plus D’Asclépios enfin, il proclame (42, 4) : Nombreux et grands sont les pouvoirs d’Asclépios, ou plutôt ils englobent tout, au-delà de la portée de la vie humaine. Ce ne fut pas pour rien que les gens ont établi le temple de Zeus Asclépios ; c’est celui qui guide et gouverne tout, sauveur de l’univers et gardien des immortels.

De ces textes, il ressort clairement qu’Aristide prend très au sérieux l’adjonction de Zeus au nom d’un autre dieu, ou du moins fait-il semblant de le faire. À ses yeux, il ne s’agit pas d’une simple formule : cela a un sens. Dans le cas de Dionysos, l’addition traduit vaguement une grandeur, mais dans les cas de Sarapis et Asclépios, il s’agit plus précisément de la puissance universelle : Sarapis pénètre à travers tout et remplit tout, de même que les pouvoirs d’Asclépios englobent tout. On peut remarquer que, dans les versions latines de ces titres, Jupiter apparaît parfois dans toute sa splendeur sous la forme, par exemple, de Jupiter Optimus Maximus Sarapis. Christian Habicht a fait valoir qu’une conception analogue a inspiré l’architecte Cuspius Rufinus quand il a créé le temple de Zeus Asclépios à Pergame, auquel se réfère Ælius Aristide 33. Ce bâtiment célèbre était circulaire et surmonté d’un dôme, comme le Panthéon de Rome, afin d’évoquer les cieux et la totalité des choses gouvernées par « tous les dieux » qui faisaient également partie d’un dieu unique et universel. De la même façon, le syntagme Zeus Asclépios vise à élever Asclépios, et non pas à déclasser Zeus ; en parlant de Zeus Asclépios, on avance une proposition sur Asclépios plutôt que sur Zeus. Quand Ælius Aristide rédige son hymne à Zeus, il ne parle pas de Zeus Dionysos ou de Zeus Sarapis, ou encore de Zeus Asclépios. Je remarque que, dans ces expressions, la relation des deux noms divins semble être le contraire de ce qu’elle était dans le cas d’Artémis Ilithye. Là, Artémis faisait, pour ainsi dire, de l’impérialisme ; elle annexait Ilithye. Dans une expression telle que Zeus Sérapis, la relation est inverse : Sérapis n’absorbe pas Zeus, mais s’approprie une partie de son prestige. La question peut dès lors être posée – une question très vaste, à laquelle je ne peux répondre ici – qui est de savoir si, dans les expressions de ce type, qui prolifèrent dans l’Antiquité tardive et impliquent parfois plusieurs noms divins, nous sommes jamais en présence d’un véritable syncrétisme. On pourrait faire valoir que, dans tous les cas examinés, le fidèle s’adresse à un seul dieu, normalement celui qui est nommé en dernier, les autres théonymes ne représentant que des extensions de son pouvoir 34. Mais, afin de ne pas

33. C. Habicht, Die Inschriften des Asklepieions, p. 11-14. 34. Un cas très clair où la puissance d’Asclépios dans son sanctuaire à Lebena, en Crète, est étendue par addition est la dédicace à Zeus Sérapis Asclépios iatros Teitanios Lebenaios (RICIS 203/0301). Pour des extensions de Sérapis, voir Iovi Optimo Maximo Neptuno Sarapidi (RICIS 614/0201, cf. 703/0102), Iovis Plutonis Serapis sacer(dos) (RICIS 704/0302), de Sabazios Deo magno Silvano

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Robert Parker masquer la difficulté, je dois admettre que, dans deux des trois attestations de Zeus Asclépios à Epidaure, cette relation est inversée ; nous rencontrons alors Asclépios Zeus 35. J’ai parlé plus haut de trois facettes du monde intellectuel de l’Antiquité qui ont, ou qui ont peut-être, favorisé l’émergence de ces expressions : interpretatio, pensée spéculative, rhétorique cultuelle, telle que celle qui concerne Isis. La pertinence des premier et troisième aspects est évidente, mais que dire du second aspect ? La spéculation a-t-elle eu un effet sur la pratique du culte ? Par exemple, les intellectuels qui ont identifié Zeus et Dionysos sont-ils à l’origine du Zeus Dionysos de Phrygie ? Les identifications spéculatives ne circulaient pas seulement dans les écoles philosophiques. Nous avons remarqué ci-dessus qu’elles pouvaient apparaître dans la tragédie. Un autre témoignage très remarquable est le discours de Dion Chrysostome aux Rhodiens, dans lequel il leur rappelle en passant que : Et pourtant, beaucoup de gens disent qu’Apollon et Hélios et Dionysos sont le même, et c’est votre opinion, et beaucoup associent simplement tous les dieux en une seule force et puissance, de sorte qu’il ne diffère en rien d’honorer ce dieu ou cela 36.

Ces idées étaient courantes et acceptables ; il est difficile alors de douter que la spéculation ait eu une influence à quelque niveau que ce soit sur la pratique religieuse. Elle a créé le sentiment général que les frontières entre les dieux n’étaient pas infranchissables. Cependant, ce qui émerge dans le culte n’est pas une simple application de propositions spéculatives, mais quelque chose de beaucoup plus limité. Seuls certains couples se rencontrent ; nous ne trouvons pas, par exemple, un Zeus Apollon ou un Apollon Dionysos, ou de nombreuses autres combinaisons possibles. Le peu d’informations contextuelles dont nous disposons ne suggère pas non plus une implication particulière des intellectuels dans la création de titres mixtes dans les cultes. Zeus Asclépios de Pergame est exceptionnel à cet égard : en soulignant le rôle de l’architecte Rufin et du rhéteur Ælius Aristide, Christian  Habicht voit Zeus Asclépios comme « une création dans l’esprit de la deuxième Sophistique » (eine Schöpfung aus der Geist des zweiten Sophistik), mais il poursuit en expliquant que c’est pour cette raison qu’il manquait d’attrait populaire 37. La grande

Marti Herculi Iovi Sabazio (ILS 4092 ; E. N. Lane, The Other Monuments, no 69), IGB II 678, dédicace à Zeus Hélios Megistos Sebazios Arsilenos (E. N. Lane, The Other Monuments, no 16). 35. Voir supra, n. 29. 36. Dion Chrysostome, Discours aux Rhodiens 31.11 : καίτοι τὸν μὲν Ἀπόλλω καὶ τὸν Ἥλιον καὶ τὸν Διόνυσον ἔνιοί φασιν εἶναι τὸν αὐτόν, καὶ ὑμεῖς οὕτω νομίζετε, πολλοὶ δὲ καὶ ἁπλῶς τοὺς θεοὺς πάντας εἰς μίαν τινὰ ἰσχὺν καὶ δύναμιν συνάγουσιν, ὥστε μηδὲν διαφέρειν τὸ τοῦτον ἢ ἐκεῖνον τιμᾶν. 37. C. Habicht, Die Inschriften des Asklepieions, p. 11-14. Pour la faible influence de la spéculation sur le culte, voir R. MacMullen, Paganism in the Roman Empire, New Haven 1981, p. 89 ; avec

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Zeus plus majorité des dédicaces à Pergame a continué à être offerte à Asclépios seul. À l’inverse, les attestations de Zeus Sabazios et Zeus Dionysos proviennent en grande partie des villages de Lydie et de Phrygie où les adorateurs de ces dieux n’étaient pas passés par des écoles philosophiques. On peut tout au plus se demander s’ils avaient été influencés par l’espèce d’orphisme populaire 38 qui a laissé des traces en Asie Mineure impériale, lesquelles, pourtant, ne se propagent pas vers l’intérieur. Peut-être, dans certains cas, l’impulsion n’étaitelle pas philosophique mais royale. Sabazios a émergé comme Zeus Sabazios à la cour des Attalides, comme nous l’avons vu ; le soutien des Ptolémées à Sarapis, qui est devenu Zeus Sarapis, est bien connu. Si tel est le cas, les nouveaux titres lancés depuis le centre se sont en fait répandus dans des milieux beaucoup plus larges. Tout ce qui est vraiment clair sur ces titres de « Zeus plus », c’est l’accroissement de dignité que l’on recherchait en ajoutant le préfixe Zeus. Ce phénomène se vérifie à nouveau dans les deux combinaisons surprenantes attestées à Gérasa, en Syrie : Zeus Poséidon et Zeus Kronos. Comme je l’ai déjà mentionné, des combinaisons du type Zeus Ammon, telles que Zeus Marnas, sont fréquentes dans le Proche-Orient romain, mais, dans les deux cas attestés à Gérasa, le nom de Zeus est employé comme préfixe accolé à deux dieux portant des noms grecs. Cela vise probablement, cette fois encore, à marquer la dignité de ces dieux. Je termine par deux observations générales qui vont dans des directions différentes. Une vision traditionnelle de la fin de la religion antique la décrit comme une époque de syncrétisme effréné, une époque où chaque dieu se fond dans tous les autres. Cette opinion est fondée, d’une part sur certains textes influencés par la philosophie, tels que la réduction par Prétextat chez Macrobe de tous les dieux au Soleil 39, et, d’autre part, sur une sélection d’inscriptions qui opèrent des amalgames spectaculaires de plusieurs dieux. Pourtant nous avons vu que de nombreuses combinaisons ne se produisent jamais. Il faut donc souligner le fait que les inscriptions qui assimilent beaucoup de dieux de façon spectaculaire sont l’exception et non la règle ; la grande majorité des dédicaces continuent à être adressées à un seul dieu. Des statistiques générales ne sont pas disponibles, mais le corpus d’Épidaure par exemple attribue 208 dédicaces à la période de l’ère chrétienne 40, dont deux seulement sont adressées (395 et 399) à des divinités composites, toutes deux bien connues (Zeus Sabazios et Zeus Asclépios). Plus d’une centaine d’inscriptions tirées

un accent légèrement différent chez A. D. Nock, Essays on Religion and the Ancient World, Oxford 1972, p. 557-558. 38. Pour un Zeus Sabazios orphique, cf. Hymne orphique 48, adressé à un Sabazios qui est en même temps « seigneur de Phrygie », « fils de Kronos » et « père de Dionysos ». 39. Macrobe, Saturnalia, 1.17-23 ; cf. W. Liebeschuetz, « The Significance of the Speech of Praetextatus », dans P. Athanassiadi, M. Frede (éd.), Pagan Monotheism in Late Antiquity, Oxford 1999, p. 185-206. 40. IG IV I2 380-588.

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Robert Parker du corpus attique pour la même période ne contiennent pas un seul dieu composite 41. Le développement qui compte beaucoup plus dans le culte n’est pas l’émergence d’un dieu aux multiples déclinaisons, mais celui du dieu anonyme, ainsi que la tendance, dans certaines régions au moins, à s’adresser au dieu « le plus haut », sans lui attribuer d’autre nom 42. Ces dédicaces, si nombreuses soient-elles, continuent d’être nettement moins fréquentes que celles adressées à des dieux individuels dûment nommés. Face à ces observations, cependant, une autre considération, plutôt déconcertante, doit être mise dans la balance. Dion Chrysostome, nous l’avons vu, rappelle aux Rhodiens qu’ils regardent Apollon, Dionysos et le Soleil comme le même dieu. Je ne connais aucune inscription de Rhodes qui révèle la moindre trace de cette conception, même s’il faut admettre que la plupart des inscriptions de Rhodes datent de périodes antérieures. La comparaison du texte de Dion avec les inscriptions est un rappel du fait qu’on pouvait croire à bien plus que ce qu’on jugeait opportun de perpétuer sur la pierre. Comme Jean-Pierre Vernant l’a toujours soutenu, par exemple dans une intervention qui est restée gravée dans ma mémoire, lors du colloque « Nommer les Dieux » à Rennes en 2001, il y avait toujours une dialectique, une oscillation entre une conception du monde divin en termes de pouvoirs et de fonctions déterminées et une autre pour laquelle il y avait juste τὸ θεῖον 43, le divin au-delà de nous et autour de nous, plus malaisé à exprimer avec les catégories de la langue et de l’analyse humaines.

41. IG II2 4318-4959 (dont la grande majorité appartient à l’époque antérieure). 42. S. Mitchell, « The Cult of Theos Hypsistos between Pagans, Jews and Christians », dans P. Athanassiadi, M. Frede (éd.), Pagan Monotheism, p.  81-148 ; Id. « Further Thoughts on the Cult of Theos Hypsistos », dans S. Mitchell, P. Van Nuffelen (éd.), One God. Pagan Monotheism in the Roman Empire, Cambridge 2010, p. 167-208 ; à confronter avec N. Belayche, « Hypsistos. Une voie d’exaltation des dieux dans le polythéisme gréco-romain », ARG 5 (2003), p. 180-197 ; Ead. « De la polysémie des épiclèses : YΨΙΣΤΟΣ dans le monde gréco-romain », dans N. Belayche et al. (éd.), Nommer les Dieux, p.  427-442 ; Ead. « Deus deum…. summorum maximus (Apuleius) », dans S. Mitchell, P. Van Nuffelen, One God, p. 141-166. 43. Voir une analyse quelque peu différente dans N. Belayche, « Les dédicaces “au divin (τῷ Θείῳ)” dans l’Anatolie impériale », dans M. de Souza, A. Peters-Custot, F.-X. Romanacce (éd.), Le sacré dans tous ses états : catégories du vocabulaire religieux et sociétés, de l’Antiquité à nos jours, SaintÉtienne 2012, p. 181-194.

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FAIRE DE LA « PUISSANCE » DANS QUELQUES PRATIQUES « MAGIQUES » GRÉCO-ÉGYPTIENNES DU DÉBUT DE NOTRE ÈRE

Thomas Galoppin

Imperare dis, « commander aux dieux » : la formule est de Pline l’Ancien, dénonçant la pratique de la magie à laquelle se serait adonné Néron 1. Il écrit que Néron exerce son imperium – le pouvoir de commandement – sur les dieux, image forte d’un pouvoir humain porté à un tel excès qu’il s’appliquerait même aux puissances divines. Or, si pour Pline l’Ancien la « magie » est une illusion, une tromperie, elle n’en prétend pas moins tirer son pouvoir de la maîtrise de puissances religieuses 2. Le soupçon d’une inversion des rapports de pouvoir entre hommes et dieux a eu un certain poids dans la conceptualisation de la « magie » par les Grecs et les Romains, conceptualisation qui recouvre un ensemble de pratiques rituelles jugées déviantes et, depuis le ve siècle avant notre ère, exploite des idées relatives aux pouvoirs merveilleux que pourraient posséder certains êtres humains 3. Dans la Grèce classique, le concept de magie a englobé des figures comme celles du mage perse, de la sorcière thessalienne et de tous ceux qui travaillent en relation avec les puissances infernales, de sorte qu’apparaissent des personnages susceptibles d’exercer un pouvoir surhumain au moyen d’incantations et de pharmaka 4. Ce concept pose un problème dès lors que l’on tient à dissocier les puissances divines de tout ordre humain, comme l’auteur du traité hippocratique sur La maladie sacrée, souvent pris à témoin

1. Pline l’Ancien, HN, 30, 14. Sauf indication contraire, les traductions sont miennes. 2. Pline l’Ancien, HN, 30, 2 : […] addidisse uires religionis, ad quas maxime etiam nunc caligat humanum genus […], « [la magie] a ajouté [à la médecine] des puissances de la religio, sur lesquelles surtout encore maintenant, l’espèce humaine jette le trouble ». 3. J.  B. Rives, « Magic in Roman Law. The Reconstruction of a Crime », dans J. A. North, S. R. F. Price (éd.), The Religious History of the Roman Empire. Pagans, Jews, and Christians, Oxford – New York 2011, p. 71-108 ; J. B. Rives, « Magus and its Cognates in Classical Latin », dans R. L. Gordon, F. Marco Simón (éd.), Magical Practice in the Latin West, Leyde 2010, p. 53-77. 4. M. W. Dickie, Magic and Magicians in the Greco-Roman World, Londres – New York 2001.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114093

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Thomas Galoppin d’une forme de rationalisation de la pensée médicale et religieuse aux ve et ive siècles avant notre ère 5. Il ironisait déjà à propos d’une forme de pensée dont il jugeait que, en prétendant « faire descendre la lune, faire disparaître le soleil, produire orage et beau temps, pluies et sécheresses, infécondité de la mer et de la terre, et tout autre prodige du même genre », par la magie et les sacrifices (μαγεύων τε καὶ θύων), elle impliquait selon lui la soumission (κρατεῖται καὶ δεδούλωται) de la puissance du divin (τοῦ θείου ἡ δύναμις) par des moyens humains (ἀνθρώπου γνώμης) 6. À l’inverse, au ive siècle de notre ère cette fois-ci, on rencontre dans un papyrus grec d’Égypte l’idée d’un pouvoir exercé non pas sur des puissances divines, mais en tant que « puissance de la magie divine » : Fumigation. Démontrée par Pachratês, prophète d’Héliopolis, au roi Hadrien, quand il a fait la démonstration de la puissance de sa magie divine : il a attiré en une heure, soumis en deux heures, détruit en sept heures, envoyé des rêves au roi lui-même pour lui montrer l’entière vérité de sa magie ; et émerveillé par le prophète, il a ordonné qu’on lui verse une double pension 7.

Ce texte précède une recette de fumigation dont il vise à valoriser l’efficacité en faisant appel à une figure d’autorité apocryphe. Le corpus des « papyrus magiques grecs » (PGM) dont est tiré ce texte est fondamental pour la connaissance des pratiques magiques qui pouvaient avoir cours dans des sociétés de l’empire romain 8. Ces papyrus contiennent des prescriptions ou recettes, pour la majeure partie en grec, pour des praticiens recherchant entre autres des techniques d’envoûtement qui leur donneraient un contrôle sur différentes situations – notamment amoureuses – au moyen de rituels miniatures adaptés à des conceptions théologiques complexes et multiculturelles qui révèlent la puissance des noms divins ou la nature divine des astres.

5. P. J. Van der Eijk, « The “theology” of the Hippocratic Treatise On the Sacred Disease », Apeiron 23 (1990), p. 87-119, repris dans Medicine and Philosophy in Classical Antiquity. Doctors and Philosophers on Nature, Soul, Health and Disease, Cambridge 2005, p. 45-73. J. Jouanna, Hippocrate, Paris 1992, p. 273-276. 6. Hippocrate, La maladie sacrée, I, 9, tr. J. Jouanna, Paris 2003. Cette façon de formuler l’exercice d’un pouvoir (kratos) sur une puissance (dunamis) invite à dissocier les termes en français, ce que ne fait pas le mot anglais power. 7. PGM IV, 2447-2455 : ἐπίθυμα· ἐπεδείξατο | Παχράτης, ὁ προφήτης Ἡλιουπόλεως, | Ἁδριανῷ βασιλεῖ ἐπιδεικνύμενος τὴν | δύναμιν τῆς θείας αὑτοῦ μαγείας. ἦξεν | γὰρ μονόωρον, κατέκλινεν ἐν ὥραις βʹ, ἀνεῖ|λεν ἐν ὥραις ζʹ, ὀνειροπόμπησεν δὲ αὐτὸν | βασιλέα ἐκδοιμζοντος αὐτοῦ τὴν ὅλην | ἀλήθειαν τῆς περὶ αὐτὸν μαγείας· καὶ θαυ|μάσας τὸν προφήτην διπλᾶ ὀψώνια αὐτῷ | ἐκέλευσεν δίδοσθαι. 8. K. Preisendanz, Papyri Graecae Magicae. Die griechischen Zauberpapyrus I-II, Stuttgart 19731974 [PGM] et H. D. Betz (éd.), The Greek Magical Papyrus in Translation. Including the Demotic Spells, Chicago – Londres 1992 (19861). Voir W. M. Brashear, « The Greek Magical Papyri: an Introduction and Survey; Annotated Bibliography (1928-1994) », dans ANRW II/18.5, Berlin 1995, p. 3380-3684.

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Faire de la « puissance » La fumigation de Pachratês est une opération importante dans l’exercice d’une agôgê, attraction rituelle censée contraindre une femme à rejoindre le praticien dans un but érotique, une forme d’envoûtement dont on a d’autres témoignages 9. Elle participe du pouvoir rituel du magicien dont elle est l’un des instruments. Elle est aussi pour nous un exemple de cette « magie divine » dont la puissance (dunamis) permet l’empowerment, l’exercice du pouvoir par le magicien 10. Que signifie cette expression de « puissance de la magie divine » et comment, dans le cadre de la magie, met-on en œuvre de la puissance ? Bien qu’écrite en grec, l’expression « magie divine » recouvre très certainement un concept égyptien : le heka. Il n’y a pas, en effet, de « magie divine » en Grèce. Les dieux exercent certes des pouvoirs, mais, bien qu’on ait pu parler de « dieux magiciens » (comme Héphaïstos 11), la formulation est malheureuse, car en grec les deux termes sont comme antinomiques : si, comme Dionysos, un dieu est appelé « magicien » (goês), c’est précisément lorsque sa nature divine est inconnue 12. On a bien attribué certaines pratiques dites « magiques » à des divinités : charmes d’amour à Aphrodite 13 ou incantations guérisseuses à Asclépios 14. Mais ce sont les hommes et les femmes qui, en partageant avec les divinités ces modes d’action relevant d’un pouvoir de lier, se font « magiciens » 15. Dès lors, la « magie » ne peut être qu’humaine, même si cela introduit un paradoxe qui entretient le merveilleux, puisque des pouvoirs surhumains sont exercés par des hommes 16. Ainsi des lettrés des époques hellénistique et romaine ont-ils développé une forme de merveilleux naturaliste

9. C. A. Faraone, Ancient Greek Love Magic, Cambridge – Londres 1999. 10. Je reprends ici des notions définissant la magie de façon générale comme l’exercice d’un ritual power selon M. Meyer, P. Mirecki (éd.), Ancient Magic and Ritual Power, Boston – Leyde 2001 (19951), voir notamment D. T. M. Frankfurter, « Narrating Power: the Theory and Practice of the Magical historiola in Ritual Spells », p. 457-476. Même en la traduisant par « pouvoir rituel », la notion de ritual power n’en crée pas moins un parallèle avec celle de divine power qui traduit, elle, la « puissance divine ». 11. M. Delcourt, Héphaïstos ou la légende du magicien, Paris 1957 ; C. A. Faraone, « Hephaestus the Magician and Near Eastern Parallels for Alcinous’ Watchdogs », GRBS 28, 3 (1987), p. 257-280. 12. Euripide, Les Bacchantes, v. 233-234 ; H. Frangoulis, « Dionysos dans les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis », dans A. Moreau, J.-C. Turpin (éd.), La magie II : La magie dans l’antiquité grecque tardive. Les mythes, Montpellier 2000, p. 143-151. 13. Pindare, Pythiques, IV, 213-219. V. Pirenne-Delforge, « L’Iynge dans le discours mythique et les procédures magiques », Kernos 6 (1993), p. 277-289. 14. Pindare, Pythiques, III, 47-53. Voir aussi Á. N. Nagy, « Daktylios pharmakites. Magical Healing Gems and Rings in the Graeco-Roman World », dans I. Csepregi, C. Burnett (éd.), Ritual Healing. Magic, Ritual and Medical Therapy from Antiquity until the Early Modern Period, Florence 2012, p. 97. 15. M. Carastro, La cité des mages. Penser la magie en Grèce ancienne, Grenoble 2006, p. 65-99. 16. Dans les Éthiopiques d’Héliodore (VIII, 9, 13-18), lorsque l’héroïne Chariclée échappe au bûcher grâce à une gemme gravée qui en écarte les flammes, certains y voient une action divine (θεοῖς τὸ ἔργον), tandis que la cruelle Arsacée l’interprète comme un acte de magie (τῆς γοητείας). La différence entre magie et pouvoir divin est une question d’interprétation.

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Thomas Galoppin complémentaire d’une « magie » constituée des pouvoirs extraordinaires que livreraient pierres ou produits à base de plantes et d’animaux 17. Les compétences attribuées à ces « mages » tirent en outre parti de l’idée selon laquelle les sages des peuples orientaux – Perses, Chaldéens, Égyptiens, Juifs – et leurs supposés élèves pythagoriciens, sont détenteurs d’un savoir qui prélude à la fois à une piété plus élevée et à des capacités merveilleuses 18. La mageia grecque en vient donc à traduire le heka égyptien qui, pour sa part, désigne une compétence partagée par les hommes et les dieux comme moteur de la dynamique cosmique et fonctionnant par paroles et images consacrées 19. C’est une faculté rituelle et cosmologique fondamentale qui participe de l’ontologie du divin et à laquelle ont part les prêtres compétents de la religion égyptienne. Or ici, la « puissance de la magie divine » est effectivement du côté de Pachratês, dit grand-prêtre d’Héliopolis et archétype idéal du « magicien », qui met sa puissance au service d’un empereur au pouvoir divin implicite 20. Le « roi » Hadrien hérite en partie de la figure du pharaon, au service duquel opèrent des individus experts en matière de heka 21. Il y a une complémentarité entre le pouvoir du souverain, exercé comme une sorte de

17. R. Gordon, « Quaedam Veritatis Umbrae: Hellenistic Magic and Astrology », dans P. Bilde, T. Engberg-Pedersen, L. Hannestad, J. Zahle (éd.), Conventional Values of the Hellenistic Greeks, Aarhus – Oxford 1997, p. 128-158 ; R. Gordon, « The Coherence of Magical-herbal and Analogous Recipes », MHNH 7 (2007), p. 115-146 ; R. Gordon, « Magian Lessons in Natural History: Unique Animal in Graeco-Roman Natural Magic », dans J. Dijkstra, J. Kroesen, Y. Kuiper (éd.), Myths, Martyrs, and Modernity. Studies in the History of Religions in Honour of Jan N. Bremmer, Leyde – Boston 2010, p. 250-269. 18. J. Bidez, F. Cumont, Les mages hellénisés I-II, Paris 1938 ; M. W. Dickie, Magic and Magicians. 19. Y. Koenig, Magie et magiciens dans l’Égypte ancienne, Paris 1994 ; R. K. Ritner, The Mechanics of Ancient Egyptian Magical Practice, Chicago 1993, p. 14-28 ; M. Étienne, Heka. Magie et envoûtement dans l’Égypte ancienne, Paris 2000, p. 13-15. 20. Παχράτης est la variante grecque, recensée 93 fois sur http://www.trismegistos.org/ (octobre 2014), dans des documents du iiie siècle avant notre ère au ier siècle de notre ère, de l’égyptien Pa-ẖrd (« celui de l’enfant », attesté avec ses variantes 162 fois, principalement dans la même période). Le Pachratês du PGM IV est l’éponyme, au prix d’une déformation phonétique, d’un ou plusieurs Pancratès, soit personnage littéraire – un hiérogrammate de Memphis, instruit dans la magie (μαγεύειν) par Isis (Lucien, Philopseudès, 34, voir D. Ogden, In Search of the Sorcerer’s Apprentice: the Traditional Tales of Lucian’s Lover of Lies, Swansea 2007, p. 231-270) –, soit personnalité historique – l’auteur d’un poème en hommage à Hadrien et Antinoos (Athénée, Déipnosophistes, XV, 677, d-f et P. Oxy. VIII, 1085) –, soit les deux ensemble. L’identification permet à M. W. Dickie, Magic and Magicians, p. 212-213, de supposer que Pachratês fut à la fois prêtre, poète et magicien (J. Beaujeu, La religion romaine à l’apogée de l’Empire I : La politique religieuse des Antonins (96-192), Paris 1955, p. 237, n. 4, et R. Turcan, Hadrien, souverain de la romanité, Dijon 2008, p. 151-152, se prononcent contre cette identification, tout en acceptant l’« initiation » d’Hadrien à la « magie divine »). 21. Voir par exemple le cycle de Setné, traduit du démotique par D. Agut-Labordère, M. Chauveau, Héros, magiciens et sages oubliés de l’Égypte ancienne. Une anthologie de la littérature en égyptien démotique, Paris 2011, p. 17-65 ; D. T. M. Frankfurter, Religion in Roman Egypt. Assimilation and Resistance, Princeton 1998, p. 227-228.

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Faire de la « puissance » mécénat, et le pouvoir (« magie ») du prêtre qui révèle sa potentialité (dunamis) par le biais du rite. Cette dialectique se double d’une démarcation culturelle : le souverain romain est en position de supériorité financière et politique, mais est « émerveillé » (θαυμάσας) par les potentialités rituelles de l’Égyptien 22. La « magie divine » est donc un pouvoir rituel proprement égyptien, apanage du prêtre savant, fournissant un modèle d’identification au praticien du ive siècle tout en étant lisible dans la culture gréco-romaine 23. Dans le « grand papyrus magique de Paris » dont est extrait ce texte, quatre pratiques similaires ont été copiées à la suite 24. La succession des textes dans les papyrus magiques n’obéit pas nécessairement à un ordre logique, et si ces recettes ont été recopiées successivement tout en partageant de fortes similarités, il faut les étudier ensemble. Celle qui comporte la référence à Pachratês est la première de la série, et, en apparence, la plus élaborée. Le magicien fait appel à la Lune, identifiée à Hécate, comme dans un rite magique de la poésie alexandrine 25. Le rite part de l’idée que la déesse sollicitée contraint la personne désirée à tourner tout son être vers l’envoûteur. La puissance divine est ainsi un agent intermédiaire de l’empowerment, en même temps qu’un destinataire des actes rituels. C’est aussi une puissance dangereuse, et le papyrus prescrit des phylactères – formules écrites ou pierres gravées à porter par le magicien – pour se prémunir de sa colère. Selon les quatre recettes du papyrus, les moyens mis en œuvre pour l’appeler comportent des paroles (logoi) et des fumigations (epithumata) de matériaux divers. On distingue deux types de paroles rituelles : des hymnes, dans lesquels Hécate apparaît comme une divinité plurielle et cosmique 26, ou bien des diabolai, c’est-à-dire des dénonciations, dans lesquelles le magicien accuse la personne visée d’avoir commis

22. La recette du PGM IV, 154-285 est une lettre adressée par Nephôtês au pharaon Psammétique : θαυμάσεις τὸ παράδοξον τῆς οἰκονομίας ταύτης, « tu seras émerveillé par l’extraordinaire de cette opération magique », lui dit-il. 23. C’est un phénomène d’appropriation par les praticiens égyptiens de stéréotypes « magiques » gréco-romains, appelé « stereotype appropriation » par D. T. M. Frankfurter, Religion in Roman Egypt, p. 225. En PGM I, 127, l’expression ὦ μα[κάρι]ε μύστα τῆς ἱερᾶς μαγείας, « ô bienheureux initié de la magie sacrée », fait de la « magie » un système rituel « mystérique » marqué comme égyptien, la recette ayant la forme d’une lettre de Pnouthis, scribe sacré, à un certain Kéryx. 24. PGM IV, 2441-2621, 2622-2707, 2708-2784 et 2785-2890. 25. Théocrite, Idylles, II, Les magiciennes (éd. et tr. P.-E. Legrand, Les Belles Lettres, Paris 2009). T. Hopfner, « Hekate-Selene-Artemis und Verwandte in den griechischen Zauberpapyri und auf den Fluchtafeln », dans T. Klauser, A. Rucker (éd.), Pisciculi. Studien zur Religion und Kultur des Altertums. Franz Josef Dölger dargeboten, Münster 1939, p. 125-145. 26. W. Fauth, Hekate Polymorphos. Wesensvarianten einer antiken Gottheit. Zwischen frühgriechischer Theogonie und späntantikem Synkretismus, Hambourg 2006, p. 27-76 ; C. A. Faraone, « Hymn to Selene-Hecate-Artemis from a Greek Magical Handbook (PGM IV 2714-83) », dans M. Kiley et al. (éd.), Prayer from Alexander to Constantine. A Critical Anthology, Londres – New York 1997, p. 195-199.

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Thomas Galoppin des sacrilèges terribles à l’encontre de la déesse 27. Il s’agit de susciter la colère de cette dernière pour la convaincre d’intervenir, selon un procédé employé dans les rites égyptiens à l’encontre des ennemis 28. En outre, deux des quatre textes vont jusqu’à différencier aussi deux types de fumigations, « bienfaisantes » et « malfaisantes ». On emploie aussi bien des matières animales que des matières végétales, mais dans les deux textes qui font la distinction bienfaisante/malfaisante (PGM IV, 2622-2707 et 27852890), les matières animales servent dans la seconde catégorie. En revanche, les fumigations bienfaisantes sont faites de substances parfumées, épicées, principalement de l’encens, de la myrrhe et du styrax, mais aussi du costus, de la cannelle de Ceylan, du safran. Du point de vue symbolique et mythique grec, les produits de ces fumigations bienfaisantes évoquent l’Orient heureux, la chaleur vivifiante, et sont propres à plaire aux dieux puisqu’ils véhiculent les principes d’immortalité et de bonne odeur qui sont les leurs 29. Très présentes dans les cultes grecs, les fumigations d’aromata, de bonnes senteurs (euôdia), traduisent la présence divine et font partie des offrandes qui sont autant de signaux agréables envoyés aux divinités 30. Les fumigations de premier type relèvent donc clairement de la puissance bénéfique, pure, positive de la divinité 31. À l’inverse, dans les fumigations de second type, négatives, la substance que l’on retrouve à chaque fois est celle qui vient d’une chèvre vierge tachetée. En PGM IV, 2785-2890, les matières animales employées proviennent d’un(e) chien(ne) et d’une chèvre tachetée ; la recette indique aussi que des substances provenant d’une vierge morte prématurément (aôros), c’est-à-dire avant mariage, peuvent être employées 32. L’hymne qui l’accompagne ne permet pas

27. PGM IV, 2573-2575 : « Voici la 3e parole contraignante (ἐπάναγκος λόγος) : “Une telle te sacrifie, déesse, un terrible parfum (δεινόν τι θυμίασμα)…” » ; PGM IV, 2622-2644 : « Diabolê adressée à Séléné […] Parole à prononcer : “Une telle te sacrifie, déesse, un parfum ennemi (ἐχθρόν τι θυμίασμα)…” ». 28. S. Eitrem, « Die rituelle Διαβολή », SO 2, 1 (1924), p. 43-58. 29. M. Detienne, Les jardins d’Adonis. La mythologie des aromates en Grèce, Paris 1972. 30. F. Prost, « L’odeur des dieux en Grèce ancienne. Encens, parfums et statues de culte », dans L. Bodiou, D. Frère, V. Mehl (éd.), Parfums et odeurs dans l’Antiquité, Rennes 2008, p. 97-103 et V. Mehl, « Parfums de fêtes. Usage de parfums et sacrifices sanglants », dans V. Mehl, P. Brulé (éd.), Le sacrifice antique. Vestiges, procédures et stratégies, Rennes 2008, p. 167-186. Pour l’idée de « signal »  : F. S. Naiden, Smoke Signals for the Gods. Ancient Greek Sacrifice from the Archaic through Roman Periods, Oxford – New York 2013. 31. Sur l’emploi des parfums dans les PGM : A. Zografou, Papyrus Magiques Grecs : le mot et le rite. Autour des rites sacrificiels, Ioannina 2013, p. 35-65. 32. PGM IV, 2871-2877 : ἐπίθυμα τῆς πράξεως· ἐπὶ μὲν τῶν | ἀγαθοποιῶν ἐπίθυε στύρακα, | ζμύρναν, σφάγνον, λίβανον, | πυρῆνα, ἐπὶ δὲ τῶν κακο|ποιῶν οὐσίαν κυνὸς καὶ αἰγὸς | ποικίλης, ὁμοίως καὶ παρθένου | ἀώρου, « Fumigation du rituel : pour faire du bien, offre en fumigation du styrax, de la myrrhe, de la sauge, de l’encens, un pépin, et pour faire du mal, de l’ousia d’un(e) chien(ne) et d’une chèvre tachetée, et aussi d’une vierge morte avant l’heure ».

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Faire de la « puissance » d’éclairer la signification de ce bestiaire qui, en revanche, se reproduit sur le phylactère, une pierre d’aimant gravée d’une Hécate à trois faces : celle du milieu doit être le visage d’une jeune fille à cornes, celle de gauche un(e) chien(ne), celle de droite une chèvre 33. Les trois matières employées sont donc bien propres à représenter la déesse invoquée, ou du moins des aspects de sa puissance 34. Il est bien connu que dans un rituel grec classique, si on sacrifie volontiers des chèvres, notamment à Artémis 35, les règles sacrificielles exigent un animal sans tache, à la robe unie. Une chèvre poikilia, c’est-à-dire « d’une couleur non uniforme », est théoriquement impropre au sacrifice. Le recours à un défunt aôros est quant à lui habituel dans les envoûtements grecs 36. Le chien est l’animal par excellence d’Hécate et la victime sacrificielle qui lui correspond le mieux 37. Le traité sur La maladie sacrée évoqué au début de cet article tendait justement à mettre au compte de la « magie » des rites de purification dont certains faisaient appel à des sacrifices, du sang ou au transfert des souillures sur des animaux mis à mort 38. Le chien était une victime traditionnelle de tels rites, ayant eu dans la symbolique rituelle grecque une valeur infernale et impure 39. Or on a appris de Jean-Pierre Vernant que « l’impur » est une des qualités de la puissance divine, complémentaire de sa qualité céleste et pure 40. La représentation symbolique en œuvre dans cette partie du rituel confirme

33. PGM IV, 2877-2884. 34. Hécate figurée sur une pierre magnétite : S. Michel, Die Magischen Gemmen. Zu Bildern und Zauberformeln auf geschnittenen Steinen der Antike und Neuzeit, Berlin 2004, no 21.1, p. 277 et pl. 80.1 = C. Bonner, Studies in Magical Amulets. Chiefly Graeco-Egyptian, Ann Arbor 1950, p. 263 et pl. 3, no 63, sans dessin animalier mais avec le nom « Aktiôphi » prononcé en PGM IV, 2441-2621 et 2622-2707, ainsi que la formule « ΒΡΕΙΜΩ [Brimô ?] ΠΡΟΙΚΥΝΗ [Proskynê ? Prokynê ?] ΡΗΞΙΧΘΩΝ [Eresichtôn ?] ». La représentation avec têtes animales m’est inconnue par ailleurs. 35. A. Hermary, M. Leguilloux, « Les sacrifices dans le monde grec », dans ThesCRA I, Los Angeles 2004, p. 73-76 : les sources littéraires comme archéozoologiques montrent la prépondérance des chèvres adultes dans les sacrifices à Artémis. P. Brulé, « Héraklès à l’épreuve de la chèvre », dans C. Bonnet, C. Jourdain-Annequin, V. Pirenne-Delforge (éd.), Le Bestiaire d’Héraclès. iiie Rencontre héracléenne, Liège 1998, p. 279-281. 36. F.  Graf, La magie dans l’Antiquité gréco-romaine, Paris 1994, p. 152-153 et 174-175 ; S. I. Johnston, Restless Dead. Encounters between the Living and the Dead in Ancient Greece, Berkeley – Los Angeles – Londres 1999, p. 216-249. 37. A. Zografou, Chemins d’Hécate. Portes, routes, carrefours et autres figures de l’entre-deux, Liège 2010 (Kernos Suppl. 24), p. 249-283 ; par exemple : Argonautiques orphiques, 959. 38. Hippocrate, Maladie sacrée, I, 12. 39. Des katharmoi impliquant des chiots sont connus sous le nom de periskulakismoi : Plutarque, Questions romaines, 68 [280b-c] et Vie de Romulus, 21, 10 ; Théophraste, Caractères, XVI, 13 ; C. Mainoldi, L’image du loup et du chien dans la Grèce ancienne d’Homère à Platon, Paris 1984, p. 51-59. 40. J.-P. Vernant, « Le pur et l’impur », Mythe et société en Grèce ancienne (Paris 1974), repris dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, Paris 2007, I, p. 707-722.

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Thomas Galoppin bien une telle ambivalence, cohérente avec la fonction d’envoûtement peutêtre renforcée par l’emploi du mot ousia, « substance ou essence », lequel appartient aussi au vocabulaire technique des katadesmoi ou envoûtements 41. La fumigation contraignante du formulaire PGM IV, 2622-2707 est toutefois plus complexe : Fumigation contraignante : lorsque tu dis la formule contraignante ci-dessus, le troisième jour, fais aussi la fumigation. Voici : musaraigne, graisse de chèvre vierge tachetée, ousia de cynocéphale, œuf d’ibis, écrevisse, scarabée lunaire parfait, armoise à une tige cueillie au lever du jour, ousia d’un(e) chien(ne), une seule gousse d’ail. Mélange avec du vinaigre. Fabrique des pilules et imprime avec une bague de fer, entièrement recuite, ayant une Hécate et, en cercle, le nom « Barzou pherba » 42.

En revanche, la recette attribuée à Pachratês en PGM IV, 2441-2621, si elle présente des ingrédients similaires, n’oppose pas fumigations malfaisante et bienfaisante ; elle semble au contraire les faire fusionner : Prends une musaraigne et déifie-la (ἐκθέωσον) dans de l’eau de source ; prends deux scarabées lunaires et déifie-les dans de l’eau de rivière ; une écrevisse ; de la graisse de chèvre vierge tachetée ; de la crotte de cynocéphale, deux œufs d’ibis, 2 drachmes de styrax, 2 drachmes de myrrhe, 2 drachmes de safran, 4 drachmes de cyperis d’Italie, 4 drachmes d’encens non coupé, un oignon à une pousse. Mets tout cela dans un mortier avec la musaraigne et le reste, broie au mieux et réserve dans une boîte de plomb pour quand tu en auras besoin 43.

Ces deux recettes ajoutent au bestiaire impur d’Hécate les animaux suivants : musaraigne, babouin, ibis, scarabée dit « lunaire » et écrevisse. Les deux premiers sont évoqués par le théurge Jamblique dans sa Réponse à Porphyre :

41. PGM IV, 2688 (« ousia de babouin ») et 2690 (« ousia d’un(e) chien(ne) ») ; T. Hopfner, « Mageia », RE XIV/1, Stuttgart 1928, col. 331-334 ; D. R. Jordan, « Defixiones from the Athenian Agora », Hesperia 54 (1985), p. 251-255 ; G. Bevilacqua, O. Colacicchi, M. R. Giuliani, « Tracce di ousia in una defixio della Via Ostiense: un lavoro multidisciplinare », dans M. Piranomonte, F. Marco Simón (éd.), Contesti magici/contextos mágicos, Rome 2012, p. 229-236. 42. PGM IV, 2684-2694 : ἐπίθυμα ἀναγκαστικόν· ὅτε καὶ | τὸν ἐπάναγκον τὸν προκείμενον λέγεις | τῇ τριταίᾳ, καὶ ἐπίθυε. ἔστι δὲ μυγαλός, αἰγὸς | ποικίλης παρθένου στέαρ, κυνοκεφάλου | οὐσία, ἴβεως ὠόν, καρκίνος ποτάμιος, | κάνθαρος τέλειος σεληνιακός, ἀρτεμι|σία μονόκλων, ᾐρμένη ἀνατολῇ, κυνὸς οὐσία, | σκόρδον μονογενές. ἀνάλαβε ὄξει. ποιή|σας κολλούρια σφράγιζε δακτυλίῳ ὁλο|σιδήρῳ, ὁλοστόμῳ, ἔχοντι Ἑκάτην | καὶ κύκλῳ τὸ ὄνομα « Βαρζου φερβα ». 43. PGM IV, 2456-2467 : λαβὼν μυγαλὸν | ἐκθέωσον πηγαίῳ ὕδατι καὶ λαβὼν καν|θάρους σεληνιακοὺς δύο ἐκθέωσον ὕδα|τι ποταμίῳ καὶ καρκίνον ποτάμιον καὶ | στῆρ ποικίλης αἰγὸς παρθένου καὶ κυνο|κεφάλου κόπρον, ἴβεως ὠὰ δύο, στύρακος | δραχμὰς βʹ, ζμύρνης δραχμὰς βʹ, κρόκου δραχμὰς βʹ, κυπέρεως | Ἰταλικῆς δραχμὰς δʹ, λιβάνου ἀτμήτου δραχμὰς δʹ, μονο|γενὲς κρόμμυον· ταῦτα πάντα βάλε εἰς | ὅλμον σὺν τῷ μυγαλῷ καὶ τοῖς λοιποῖς | καὶ κόψας καλλίστως ἔχε ἐπὶ τῶν χρειῶν | ἀποθέμενος εἰς πυξίδα μολιβῆν.

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Faire de la « puissance » On aboutit aux mêmes conclusions absurdes lorsque certains des nôtres assument [comme cause des sacrifices] […] des raisons naturelles, comme les puissances et les activités des animaux (τὰς τῶν ζῴων δυνάμεις καὶ ἐνεργείας) (par exemple [celles] du chien, du babouin et de la musaraigne, qui sont communes avec la lune), ou bien des formes matérialisées (comme [celles] que l’on observe dans le cas des animaux sacrés pour leurs couleurs et toutes les formes de leurs corps) […] 44.

Le propos de Jamblique, qui construit une argumentation théologique en faveur des sacrifices, est ici d’écarter de supposées théories égyptiennes. Or, on y lit que musaraigne, chien et babouin possèdent une nature commune avec la Lune, ce qui correspond parfaitement aux recettes du PGM IV. Toutefois, ce qui gêne Jamblique n’est pas le caractère égyptien de la théorie, mais le fait qu’elle exprime une soumission de la divinité à la matière. Il emploie en effet un vocabulaire aristotélicien – puissances (dunameis) et activités (energeiai) –, vocabulaire qui a une valeur paradigmatique dans la physiologie antique. Le terme dunamis est présent dans la littérature médicale dès les textes d’Hippocrate, où il désigne entre autres la capacité d’un objet à produire certaines actions et peut être, en diététique, la propriété d’un aliment 45. Les principes aristotéliciens de puissance et d’action ont pénétré le système hippocratique des humeurs, notamment dans la théorie des poisons élaborée par Dioclès de Caryste et qui fait encore autorité pour Galien 46. La dunamis que possède une substance animale ou végétale est déterminée par les qualités qui la composent – chaud, froid, sec, humide. C’est à ce sens que renvoie Jamblique en impliquant que le rituel ne se fonde pas seulement sur des « symboles » assurant une correspondance avec le « surnaturel », mais aussi sur du « physiologique », du « naturel ». Ces animaux sont des représentants canoniques du bestiaire des animaux sacrés égyptiens. Puisqu’il s’agit de mettre en œuvre une « magie divine » par principe égyptienne, il faut des marqueurs culturels forts ; or, la place des animaux dans le culte est un trait typique de l’Égypte au regard des Grecs et

44. Jamblique, Réponse à Porphyre, V, 8 : Τὰ δ’ αὐτὰ ἄτοπα συμβαίνει καὶ εἴ τινες τῶν παρ’ ἡμῖν […] λόγους φυσικοὺς ὡς τὰς τῶν ζῴων δυνάμεις καὶ ἐνεργείας, οἷον κυνὸς κυνοκεφάλου μυγαλῆς, κοινὰς οὔσας πρὸς σελήνην, ἢ τὰ ἔνυλα εἴδη (ὥσπερ ἐπὶ τῶν ἱερῶν ζῴων θεωρεῖται κατὰ τὰς χροιὰς καὶ πάσας τοῦ σώματος μορφάς)… (éd. et tr. H. D. Saffrey, A.-P. Segonds, Paris 2013). 45. M.-P. Duminil, « Les emplois de dynamis dans le Corpus hippocratique », dans M. Crudellier, A. Jaulin, D. Lefevre, P.-M. Morel (éd.), Dunamis. Autour de la puissance chez Aristote, Louvain 2008, p. 15-25 ; Hippocrate, Du régime (éd. et tr. par R. Joly, Paris 1967 ; voir l’index, « δύναμις », p. 123) ; D. Gourevitch, « L’alimentation animale de la femme enceinte, de la nourrice et du petit enfant sevré (à propos des livres I et II des Gynaika de Soranos d’Éphèse) », dans Homme et animal dans l’Antiquité romaine. Actes du colloque de Nantes 1991, Tours 1995, p. 283-293. 46. A. Touwaide, « Galien et la toxicologie », dans ANRW II/37.2, Berlin 1994, p. 1887-1986.

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Thomas Galoppin des Romains 47. De fait, la consécration d’animaux sacrés momifiés était une pratique courante en Égypte 48. On a retrouvé quantité d’ibis momifiés, mais aussi des babouins et des musaraignes. Ces animaux, que la mort et les rites de momification consacraient, sont connus pour servir à la fois d’offrandes et d’images à des divinités. La musaraigne manifeste un aspect nocturne d’Horus 49 ; le babouin et l’ibis manifestent Thot, dieu lunaire des magiciens 50. Le scarabée, célèbre pour être l’image du Soleil 51, est qualifié étonnamment de « lunaire » dans le texte. Ce bestiaire est donc choisi selon deux axes : d’une part, des animaux qui ont un poids symbolique dans la tradition religieuse égyptienne et en sont des marqueurs culturels forts ; d’autre part, une logique qui implique que ces animaux sont en relation avec la Lune 52. De fait, dans une certaine littérature « zoologique » qui a inspiré Élien de Préneste au iie siècle, l’ibis est dit avoir une nature « humide ». Or, celle-ci l’apparente explicitement à la Lune, l’astre le plus humide, et à l’Égypte elle-même, le pays le plus humide 53. Le caractère sacré de l’animal est ainsi doublé d’une justification naturaliste empruntant des termes grecs qui reprennent la théorie des qualités fondamentales. De son côté, l’écrevisse intervient également dans la recette pour sa parenté de nature avec la Lune. Son nom grec est karkinos de rivière, par opposition au crabe, le karkinos de mer (comme pour le latin cancer). Or le Karkinos ou Cancer est aussi une constellation zodiacale qui, selon la théorie astrologique, est la demeure de la Lune 54. L’animal en est la projection symbolique ou bien un être en sympathie avec l’astre 55. Cela confirme que l’élaboration de la recette a eu pour principe directeur, outre une orientation culturelle

47. K. A. D. Smelik, E. A. Hemelrijk, « “Who Knows not what Monsters Demented Egypt Worships?” Opinions on Egyptian Animal Worship in Antiquity as Part of the Ancient Conception of Egypt », dans ANRW II/17.4, Berlin 1984, p. 1852-2000. 48. A. Charron, « Les animaux sacralisés », dans F. Dunand, R. Lichtenberg (éd.), Des animaux et des hommes : une symbiose égyptienne, Monaco – Paris 2005, p. 165-200 ; S. Ikram (éd.), Divine Creatures: Animal Mummies in Ancient Egypt, Le Caire – New York 2005. 49. Horus Mekhentirty à Létopolis : P. Vernus, J. Yoyotte, Le bestiaire des pharaons, Paris 2005, p. 614. Voir Pline l’Ancien, HN, XI, 196. 50. P. Vernus, J. Yoyotte, Le bestiaire des pharaons, p. 615-627 (singes) et 387-392 (ibis) ; K. A. D. Smelik, « The Cult of the Ibis in the Graeco-Roman Period, with Special Attention to the Data from the Papyri », dans M. J. Vermaseren (éd.), Studies in Hellenistic Religions, Leyde 1979, p. 225-243. 51. P. Vernus, J. Yoyotte, Le bestiaire des pharaons, p. 441-448. 52. Sur la Lune en Égypte, P. Derchain, « Mythes et dieux lunaires en Égypte », dans Id., La Lune : mythes et rites, Paris 1962, p. 2-68. 53. Élien, NA, II, 38 (éd. Loeb, tr. A. Zucker, Les Belles Lettres, Paris 2001). 54. Ptolémée, Apotelesmatika, I, 18.3 (Teubneriana) ; Porphyre, L’antre des Nymphes dans l’Odyssée, 21-24 (tr. Y. Le Lay, Verdier, Lagrasse 1989). Sur les effets de la Lune sur les animaux : Élien, NA, IX, 6 et Pline l’Ancien, HN, II, 109. 55. T. Barton, Ancient Astrology, Londres – New York 1994, p. 102-113 et p. 191-197 ; C. Préaux, La lune dans la pensée grecque, Bruxelles 1973, p. 128-135.

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Faire de la « puissance » égyptienne stéréotypée, un souci de cohérence avec des notions d’histoire naturelle. Cette approche particulière se superpose à celle qui fait appel aux techniques traditionnelles des purificateurs et envoûteurs grecs, elles-mêmes enrichies par des apports orientaux 56. Enfin, l’adaptation du bestiaire des animaux sacrés est prolongée par la déification de certains d’entre eux. Selon la recette de Pachratês, la musaraigne et les scarabées doivent être déifiés (ἐκθέωσον) dans une eau douce. On rencontre des cas similaires dans d’autres papyrus de magie 57. Par exemple un chat doit être transformé en hesies – un mort déifié suite à une immersion 58. Ce cas est bien explicite : le chat doit être maintenu sous l’eau pour être noyé ; il devient alors tout à la fois hesies, daimôn, pneuma (« esprit ») et mort biaiothanatos. Le traitement rituel du corps animal peut ainsi contribuer à créer de la puissance surhumaine, en alliant des notions grecques et égyptiennes, tandis que l’accumulation des puissances et la récitation de noms divins grecs, égyptiens et juifs, renforcent de manière phonique l’animation de la puissance 59. Dans les autres cas, l’immersion de l’animal produit de la divinité, rappelant que les rites égyptiens confèrent à l’être cette qualité de divinité (nṯrj) 60. La musaraigne et les scarabées intègrent la fumigation de Pachratês en tant qu’ingrédients divins et sont donc, non seulement vecteurs d’une puissance lunaire, mais aussi d’une qualité de divinité. Si pour Jamblique l’apparentement des matières aux divinités constitue un problème, le magicien a quant à lui d’autres préoccupations. Pour ses opérations, il a besoin de générer de la puissance divine et ses actes rituels ont précisément pour but d’orienter les principes naturels en ce sens.

56. C. A. Faraone, « The Collapse of Celestial and Chthonic Realms in a Late Antique “Apollonian Invocation” (PGM I 262-347) », dans R. Boustan, A. Y. Reed (éd.), Heavenly Realms and Earthly Realities in Late Antique Religions, Cambridge 2004, p. 213-232 ; C. A. Faraone, « Kronos and the Titans as Powerful Ancestors: a Case Study of the Greek Gods in Later Magical Spells », dans J. N. Bremmer, A. Erskine (éd.), The Gods of Ancient Greece. Identities and Transformations, Édimbourg 2010, p. 388-405. 57. PGM I, 5 ; VII, 628-642. 58. PGM III, 1-164. J. Quaegebeur, « Note sur l’Herêsieion d’Antinoé », ZPE 24 (1977), p. 246-250 ; G. Wagner, « Le concept de “hsy” à la lumière des inscriptions grecques », dans W. Clarysse, A. Schoor, H. Willems (éd.), Egyptian Religion. The Last Thousand Years II, Louvain 1998, p. 1073-1078. 59. Sur l’usage des noms divins dans les « énoncés barbares » : M. Tardieu, A. Van den Kerchove, M. Zago (éd.), Noms barbares I : Formes et contextes d’une pratique magique, Turnhout 2013 ; sur « l’identité phonique » des puissances divines : S. Crippa, « Bruissements, gestes vocaux, cris. Pour une réflexion sur le contexte sonore des rituels “magiques” », dans M. Piranomonte, F. Marco Simón (éd.), Contesti magici/contextos mágicos, p. 289-297. 60. E. Hornung, Les dieux de l’Égypte. Le Un et le Multiple, tr. fr. P. Couturiau, Monaco – Paris 1986 [éd. orig. : Der Ein und die Vielen : ägyptische Gottesvorstellungen, Darmstadt 1971], p. 53 ; D. Meeks, « Notion de “dieu” et structure du panthéon dans l’Égypte ancienne », RHR 205, 4 (1988), p. 425-446. Ce mode de déification rappelle ici, face à Hadrien, la noyade d’Antinoos.

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Thomas Galoppin Ainsi, à travers le bestiaire qui compose les quatre recettes, on distingue différents vecteurs par lesquels la « magie divine » active de la puissance. Un premier élément en est le traitement complémentaire du pur et de l’impur, propre à orienter la puissance active vers l’envoûtement. Les animaux sacrés apportent à la « magie divine » ses marques culturelles et religieuses tout en prodiguant une identification de nature entre la dunamis divine et des matières animales qui sont non seulement porteuses d’une signification symbolique, mais qui ont aussi des dunameis physiologiques apparentées à la puissance divine. Ainsi, la recette possède-t-elle les apparences du savoir rituel égyptien et d’une connaissance des interactions naturelles entre le divin et le monde matériel. Produit du multiculturalisme de l’Égypte gréco-romaine, la « magie divine » crée de la puissance en confondant le symbolique et le physiologique, en suscitant l’action divine par l’intermédiaire du rite consécrateur autant que par l’immanence des puissances organiques apparentées à la divinité.

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– V –

Capter les puissances divines, modeler les paysages religieux

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CAPTER LES PUISSANCES DIVINES, MODELER LES PAYSAGES RELIGIEUX Introduction

Francesco Massa

L’espace est un des domaines privilégiés où l’on peut voir les puissances divines en action. Cette thématique a traversé plus ou moins ouvertement la plupart des contributions, mais cette dernière section de l’ouvrage aborde frontalement quelques questions fondamentales pour éclairer les modalités de délimitation de l’espace sacré, les rapports de force produits par l’installation d’une puissance divine dans un lieu, et les conséquences plus générales de cet acte rituel sur les paysages religieux. Dans les récits comme dans les pratiques, les dieux inscrivent leurs pouvoirs dans un espace, divin ou humain. L’action des dieux se réalise toujours dans un contexte spécifique, qu’il s’agisse du lieu où s’ancrent les énoncés ou de celui qui accueille le faire rituel. Pour qu’elles soient activées, il faut que les puissances divines trouvent une localisation, une position dans le monde. C’est pourquoi il est nécessaire de se demander dans quels espaces, symboliques et physiques, la puissance divine se construit et dans quelle mesure ces lieux de rencontre permettent la « présentification » des dieux (pour utiliser une catégorie forgée par JeanPierre Vernant 1) et la communication des hommes avec eux. L’installation d’une puissance divine dans un lieu entraîne la restructuration de l’espace concerné. Les lieux de culte peuvent le délimiter par des enceintes traçant des frontières entre le sacré et le profane : dans les mondes grecs, le temenos est la portion de terrain « découpée » et consacrée à la divinité, une réalité que l’on rencontre également en Égypte ou en Mésopotamie. Dans cette perspective, le temple ou la statue de culte peuvent être conçus

1. J.-P. Vernant, « De la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence », dans Id., Mythe et pensée chez les Grecs : études de psychologie historique, Paris 1996, p. 339-351 = Œuvres. Religions, rationalités, politique, Paris 2007, 2 vol., I, p. 546-558.

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Francesco Massa comme la demeure terrestre de la divinité, les lieux où elle réside et manifeste sa puissance. Sur certains sites, la présence d’une divinité façonne aussi ce qui l’entoure : pour ne prendre qu’un exemple, sur le Capitole, à Rome, la présence du temple de Jupiter Optimus Maximus (« très bon et très grand ») organise le paysage religieux de l’un des lieux les plus sacrés de la cité : le dieu capitolin partage son temple avec Junon et Minerve et est entouré de nombreuses autres figures divines, telles que Vénus, Fides, Mens, etc. Or, ces figures peuvent aussi bien représenter des puissances divines autonomes que des modes d’action, des puissances propres à Jupiter capitolin. C’est la présence du dieu qui configure la structure et l’organisation du panthéon qui l’entoure sur la colline « nationale ». Le rapport entre espace et puissance divine trouve également une application dans le cadre des conflits religieux. Dans les années 360 de notre ère, l’empereur Julien accusait les chrétiens de la cité d’Antioche d’avoir substitué le Christ à Zeus et Apollon comme protecteurs de leur ville 2. En effet, vers le milieu du ive siècle, une église renfermant les reliques du martyr Babylas avait été bâtie à proximité du temple de Daphnè, siège d’un sanctuaire oraculaire situé dans un faubourg d’Antioche. La construction de l’église et la substitution des puissances « du lieu » provoquèrent alors des conflits entre les communautés religieuses : lors du séjour de l’empereur Julien à Antioche, le 22 octobre 362, le temple d’Apollon fut brûlé, sans doute parce que Julien avait fait déplacer le corps de Babylas dans le cimetière d’Antioche. L’occupation des lieux par une puissance rivale entraîne en quelque sorte un défi de pouvoir : ainsi, selon les chrétiens d’Antioche, le tombeau du martyr Babylas, installé à côté du temple de Daphnè, avait-il rendu muet l’oracle apollinien 3. Cet épisode montre en outre que la concurrence entre « païens » et « chrétiens » touche aussi à l’identification de ce que sont une puissance divine et ses manifestations : pour les chrétiens d’Antioche, le corps de Babylas est un corps saint, vecteur de la puissance divine, alors que, pour les païens, il n’est qu’un cadavre. Dans un tout autre contexte, éloigné dans le temps et dans l’espace, on assiste à la même transformation du paysage religieux et social par le moyen de l’installation d’une puissance divine. Le cas proposé par Odile JournetDiallo est paradigmatique à cet égard. Les membres d’une société africaine qui habite entre le Sénégal et la Guinée-Bissau, les Jóola, croient en un dieu créateur, mais ils invoquent plus volontiers des puissances intermédiaires, les ukiin, qui patronnent divers moments de la vie des individus et de la nature (l’initiation, l’accouchement, la pluie, la guerre, etc.) et qui ne sont pas organisées en un panthéon bien défini. Les Jóola leur dédient de nombreux autels sur le territoire de la communauté en installant ces entités dans des sanctuaires

2. Julien, Misopogon (Or. XII), 28, 357c. 3. Jean Chrysostome, Discours sur Babylas, 70-75.

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Capter les puissances divines, modeler les paysages religieux de divination et de guérison, un processus qui dure plusieurs années. Le regard comparatiste permet de revenir aux sociétés anciennes et d’y interroger les modes de représentation de la puissance divine dans son espace. Ainsi, Fabio Porzia a-t-il d’abord étudié le vocabulaire de l’architecture sacrée dans l’épigraphie sémitique, pour le confronter dans un second temps à la tradition biblique. L’enquête lexicale a le mérite d’interroger la théologie qui sous-tend les catégories et le vocabulaire. L’auteur insiste, par exemple, sur la valeur de la porte du temple dans l’architecture levantine comme élément de connexion et de séparation, et montre que, contrairement à ses voisins proche-orientaux, le dieu de la Bible ne vit pas lui-même dans une maison, mais il y fait habiter son nom. La question du rapport entre la puissance divine et l’espace sacré est également au centre de la contribution d’Anne-Caroline Rendu Loisel qui concentre son attention sur la figure de l’exorciste et sur son rôle dans la construction des temples. L’analyse des textes fait apparaître que le dieu lui-même doit choisir l’espace où les hommes construiront son temple, c’est-à-dire sa demeure terrestre. Toutefois, comme le précisent les textes akkadiens du ier millénaire avant notre ère, la divinité peut choisir de quitter sa demeure et de ne jamais y revenir ; il appartient donc aux hommes de l’inciter à rester. Dans cette perspective, les rituels accomplis par les individus sont indispensables pour solliciter la présence de la puissance divine. Restant dans les mondes anciens, Youri Volokhine nous introduit à un dossier égyptien. En matière de figuration divine, quel sens attribuer à la frontalité en Égypte ancienne ? Ce thème avait profondément intéressé Jean-Pierre Vernant de 1975 à 1984 lors de ses conférences au Collège de France. L’article part précisément de la réflexion vernantienne dans La mort dans les yeux. Figures de l’Autre en Grèce ancienne (Paris 1986) pour proposer une interprétation de certains types d’objets, bols et miroirs, sur lesquels sont dessinés des faces ou des yeux. L’analyse permet de réfléchir à la comparaison entre monde égyptien et monde grec lorsqu’il s’agit de la mise en scène de l’altérité. La section se clôt avec la contribution de Marine Carrin qui enquête sur un aspect du polythéisme indien, des figures gémellaires vénérées en pays Tulu, en Inde du Sud. À la différence des autres dossiers analysés, le lieu de la manifestation de la puissance n’est pas un édifice ou un objet, mais un agent cultuel qui se fait le medium du pouvoir de ces êtres, les bhuta, des « démons » inférieurs aux dieux, dans le cadre de célébrations rituelles.

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DE LA CAPTATION D’UNE INSTANCE À LA FABRICATION D’UNE PUISSANCE : LES UKÍIN JÓOLA (SÉNÉGAL/GUINÉE-BISSAU)

Odile Journet-Diallo

Belle occasion de poursuivre l’aventure comparatiste initiée par Jean-Pierre Vernant et poursuivie par Marcel Detienne entre antiquisants et ethnologues, l’exploration de la notion même de « puissance divine » pose aux africanistes des questions tout aussi passionnantes que parfois embarrassantes. De manière générale, les entités mobilisées sur les scènes rituelles et religieuses africaines se prêtent assez mal à une analyse en termes de Puissance ou d’attributs divins et, si l’on parle de « dieux » pour désigner les multiples instances auxquelles sont rendus des cultes et offerts des sacrifices, ce serait plutôt par référence à ces fameux « dieux des carrefours » dont Durkheim défendait avec véhémence l’égale honorabilité devant la Société française de philosophie en 1913 1. Les grandes entités cosmiques (Soleil, Ciel, Terre) qui apparaissent dans les mythes ou dans certaines paroles rituelles ne sont pas, en tant que telles, objets de culte : leur présence se diffracte, se pulvérise en différents moments rituels et en divers supports 2. Quelle qu’en soit la figure, l’entité créatrice du monde est en général trop lointaine pour être directement invoquée dans le cours ordinaire des affaires humaines. Certaines sociétés, comme celles du golfe du Bénin, semblent offrir l’exemple de panthéons. Tel

1. É.  Durkheim, « Le problème religieux et la dualité de la nature humaine », Bulletin de la Société Française de Philosophie 13 (1913), p. 63-111, repris dans É. Durkheim, Textes II : Religion, morale, anomie, Paris 1975, p. 23-59. C’est dans son article : « Le Fait religieux », Le Courrier du CNRS. suppl. au no 67. Images des sciences de l’homme. Ethnologie, préhistoire, anthropologie, Paris 1987, que Michel Cartry avait attiré notre attention sur ce texte. 2. Cf. M. Cartry, J.-L. Durand, R. Koch-Piettre, « Introduction », Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures, Turnhout 2009, p. 11-38.

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Odile Journet-Diallo est le cas des vodun adja fon ou des orisha yoruba 3, forces de la nature personnifiées (dieux du ciel, du tonnerre, ou de la terre) ou bien ancêtres royaux divinisés. Mais, s’ils sont organisés en « familles », leur hiérarchie n’est pas fixe, leurs caractères et leurs fonctions varient selon les lieux. Dans l’exemple dont il sera ici question, celui de l’espace religieux jóola 4, on ne trouvera pas l’ombre d’un panthéon ni de figures individualisées. Les entités qui le peuplent n’en sont pas moins inscrites dans des systèmes de relations complexes, sans cesse reconstruites au fil des rituels, tissant les liens entre les humains et les puissances invisibles qui gouvernent leurs destinées. Les Jóola (connus sous le terme francisé de « diola ») font partie de ces populations de riziculteurs de mangrove très anciennement installées le long du littoral atlantique, de la Gambie à la Sierra-Leone 5. Outre leur ingéniosité en matière d’aménagement des mangroves que, depuis des siècles, elles transforment en rizières, ces sociétés partagent un type d’organisation sociale villageoise relativement égalitaire, sans chefferie, sans castes et sans autorité centralisée. Situé au cœur de cet ensemble, le pays jóola est divisé en plusieurs groupes dont le repérage a constitué un véritable casse-tête pour tous les observateurs qui s’y sont intéressés, à commencer par les administrateurs coloniaux des xixe et xxe siècles, dans la mesure où les limites territoriales ne tiennent ni à des distinctions linguistiques ou géographiques, ni à des unités politiques dûment circonscrites. Le jeu des auto- et hétéronymes ne simplifie pas les choses. La seule façon qu’ont les habitants de définir l’unité supra-villageoise à laquelle ils appartiennent est de dire qu’« ils sont d’une même terre (etaam) », ce terme désignant à la fois le sol, un territoire et les habitants qui en sont originaires. Mais etaam est tout autant utilisé pour parler de l’espace invisible où sont censées transiter les « âmes » du riz et des défunts à renaître et résider les multiples instances, appelées ukíin (sing. : bákíin), dont les autels quadrillent le territoire. Par synecdoque et souvent pour éviter de les nommer, etaam peut désigner ces puissances mêmes (etaamay afañut, « la terre ne veut pas »). Lieux, instances des lieux et humains sont ici inextricablement liés. L’usage que font les Jóola de cette polysémie oblige donc à penser ensemble les agencements territoriaux et la construction d’un espace Autre. Ainsi, au-delà

3. Voir, par exemple, les ouvrages de référence de B. Maupoil, La géomancie à l’ancienne côte des esclaves, Paris 1988 (19431) et de P. F. Verger, Dieux d’Afrique, Paris 1995 (19541). 4. Les matériaux auxquels je me réfère ont été recueillis pour l’essentiel chez les Jóola kujamaat de Guinée-Bissau. Bien que cette région n’ait pas échappé à l’entreprise missionnaire ni aux tribulations de l’histoire contemporaine, les cultes « autochtones » et les rituels qui leur sont liés y sont, jusqu’à nos jours, remarquablement vivaces. 5. Cette unité historique et géographique est appelée « Rivières du Sud » par les auteurs francophones, mais les dites « Rivières », du point de vue des Anglais, sont septentrionales et désignées par les termes de North Rivers, Northern Rivers ou encore Upper Guinea Coast.

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De la captation d’une instance à la fabrication d’une puissance des frontières du village, les unités territoriales pertinentes n’ont-elles d’autre fondement que rituel : elles sont constituées de chaînes de villages entre lesquels circulent des rites identiques calés sur un même calendrier rituel. Entre ciel, terre et mer. Qu’est-ce qu’un bákíin ? Le terme bákíin désigne à la fois l’instance propitiée, l’aire sacrificielle qui lui est vouée et l’autel où coulent le sang et le vin de palme sacrificiels. Donnée omniprésente du paysage physique et mental, il est difficile d’échapper à la présence des ukíin. Comme les hommes, ils sont dits avoir été jetés sur la terre par Emitey 6, le créateur, Ciel, Pluie, maître du déroulement du temps et de l’alternance des saisons. Dans certains groupes, on l’appelle aussi : Atuuta – « celui qui crée de toutes pièces » – ou encore Atãbatuun – « le premier qui invente ». Son attribut essentiel est la force. Mais, sur les étapes de la création, les Jóola ne sont guère prolixes : un seul mythe d’origine, tout aussi énigmatique que saisissant dans sa concision, met en scène la mise en branle des saisons et du cycle de vie. On raconte qu’un gigantesque python, ejúunfur, vivait dans une mare. Il en sortit un jour pour aller se mesurer à un rônier ; lorsqu’il atteignit le sommet, le ciel se mit à gronder, la pluie s’abattit, le python se transforma en un taureau rouge aux cornes multiples et partit s’enfoncer dans la mer. Alors le rônier s’écroula tandis que mourait le premier vieillard. Si certains éléments de ce mythe sont actualisés dans les rites initiatiques masculins, notamment lors des déambulations des initiants rangés en une longue file indienne 7, il ne livre rien du propre travail d’Emitey. De ce Dieu-pluie, -ciel, -temps, les habitants n’attendent guère qu’il les écoute 8. Un seul rite, apparu au début du xxe siècle, comporte une séquence où il apparaît sous la figure d’un patriarche atrabilaire, fortement inspirée par l’imagerie chrétienne diffusée par les missionnaires : au terme d’une semaine de sacrifices à un bákíin mobilisé lors d’une phase de sécheresse ou d’une invasion de parasites, quelques femmes effectuent un voyage chamanique, extrêmement périlleux, pour aller implorer « le Vieux » de leur envoyer la pluie ou de chasser les parasites. Lorsque, après avoir franchi un certain nombre de couches de nuages, elles se trouvent devant lui, Emitey, s’il daigne les écouter, n’a d’autre souci

6. Le même terme signifie « pluie », « année (solaire) », « ciel ». 7. Pour N. Diatta, « Anthropologie et herméneutique des rites jóola (funérailles, initiations) » (thèse), EHESS, Paris 1982, ejúunfur, symbole de puissance génésique, serait « le lieu où se rencontrent tous les éléments de l’univers ». 8. Dans sa monographie faisant état de son long travail mené au cours des années 1950 chez les Diola du Sénégal, Louis-Vincent Thomas écrivait que Emitey, « force impersonnelle, froide » recherchait davantage « la bonne harmonie des forces que le bonheur de chacun », Les Diola. Essai d’analyse fonctionnelle sur une population de Basse-Casamance, Dakar 1959, p. 589.

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Odile Journet-Diallo que de savoir si le village a bien réalisé tous les sacrifices agraires 9. Ainsi, cette unique occurrence d’une demande directement adressée à Emitey ne peut se concevoir qu’enchâssée dans le dispositif des ukíin. Quant à la manière dont sont pensés les rapports entretenus entre ce dieu lointain et les ukíin, un récit, l’un des seuls que j’ai pu recueillir 10 auprès d’un responsable de bákíin qui fut catéchisé dans sa jeunesse, en donne un aperçu singulier. Les missionnaires qui, depuis des décennies, traduisent dans leurs prêches en jóola « Satan » par bákíin, n’en avaient sans doute pas prévu la chute : Emitey a fait Adam tout seul et l’a envoyé dans une grande forêt pour aller voir là-bas s’il y trouvait une autre personne. Il a marché, marché […], n’a rien vu, est revenu vers Emitey qui lui a dit de repartir […]. Il a aperçu Eba […] 11. Ensuite, Emitey a envoyé les ukíin comme ses messagers pour dire ce qu’il voulait et ne voulait pas. Il a planté un arbre et a dit à Adam et Eba : « Avant de prendre les fruits de cet arbre, il faut me le demander. – Oui, on te le dira ». Le bákíin est revenu vers eux et leur a dit : « Ce qu’Emitey a dit, ce n’est pas vrai. Il faut manger les fruits de cet arbre ». Comme le bákíin avait un gros serpent et qu’ils en avaient peur, Eba s’est levée, a coupé un fruit et l’a mangé. Elle en a donné à Adam. Mais lorsqu’Adam était sur le point d’avaler le morceau, Emitey a crié et le morceau s’est coincé dans sa gorge […]. Alors Emitey a envoyé Gabriel qui est venu avec un coupe-coupe de feu. Il a coupé le lien qui existait entre les ukíin et Emitey. Comme les ukíin avaient travaillé pour lui, ils lui demandèrent de le payer. Emitey leur a dit : « Maintenant, partez. Tout ce que vous me demanderez sur terre, je vous le donnerai. C’est pourquoi les ukíin ont beaucoup de forces ! Quand on va sacrifier, tout ce qu’on leur demande, on le voit ».

La plupart des Jóola s’accordent à dire qu’une fois « jetés » sur terre, les ukíin vivaient dans la mer, cet espace que le python-taureau ejúunfur a qualifié comme origine de toutes les puissances et richesses (tel le fer), d’où la présence d’objets marins, coques et coquillages dans les sanctuaires et la parure des responsables. Sortis de cet univers aquatique, ils résident au plus profond de la forêt, seuls ou en famille. Mais on dit aussi que le bákíin siège « dans la terre », dans ce milieu souterrain auquel est fortement lié le destin

9. Pour la description de ce rite, cf. O. Journet-Diallo, Les créances de la terre. Chroniques du pays jamaat (Jóola de Guinée-Bissau), Turnhout 2007, p. 304 sq. 10. Après avoir essuyé quelques remarques ironiques sur le caractère déplacé des questions de l’ethnologue : « Nos pères ne nous ont rien dit là-dessus, c’est vous les Blancs qui nous l’avez appris […] ». 11. Un autre mythe, qui ne doit rien aux influences des religions importées, narre cette première rencontre. Tandis que l’homme erre, impuissant et soumis aux intempéries, la femme est tranquillement installée dans une termitière dont elle refuse l’accès à l’homme. Après une série d’échecs, Emitey apprend à l’homme comment construire une maison où la femme finira par le rejoindre.

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De la captation d’une instance à la fabrication d’une puissance des habitants. Rien n’est évoqué cependant des liens que les ukíin pourraient entretenir entre eux, qu’il s’agisse de généalogie ou du récit d’aventures partagées et, si certains sont supposés procréer, c’est plutôt sur le mode d’une parthénogenèse. Ainsi, les ukíin dont le sanctuaire principal se trouve en brousse peuvent-ils envoyer un ou deux de leurs « enfants » dans le village. Chacun régit un domaine particulier : initiation, accouchement, pluie, maladie, guerre, vol ou meurtre, etc. En cas de transgression des règles qu’il régit ou de dettes sacrificielles non soldées, un bákíin est supposé « attaquer », « prendre », « frapper » par le biais de maladies spécifiques affectant le transgresseur ou sa descendance lesquelles, non identifiées à temps, peuvent se révéler fatales. Un bákíin peut apparaître à une personne en brousse ou lors d’un rêve sous la figure d’un personnage anthropomorphe que l’on décrit alors comme un être « court », mais extrêmement fort et d’une carrure impressionnante, blanc ou noir, souvent doté de longs cheveux ; ou bien comme un homme d’une beauté exceptionnelle. Il peut aussi se manifester sous une forme animale, serpent, voire papillon, ou encore, tout en restant invisible, en interpellant la personne au détour d’un chemin. Sa voix se fait entendre dans d’autres circonstances rituelles : voix mirlitonnée lors d’une consultation divinatoire individuelle, ou mugissement terrifiant lors des rituels d’intronisation à sa charge 12. Entre ce dernier mode de manifestation et les premières, l’instance aura été installée dans le village, nourrie de sacrifices et construite comme puissance susceptible d’intervenir dans la destinée de tout un chacun. Pour autant, pas plus que l’attribution de champs d’action bien définis, ces apparitions fugaces ou ces manifestations sonores ne sauraient lui conférer de figure individualisée. Les ukíin, assurément, ne sont pas des personnes ni des entités fixées une fois pour toutes. Les noms par lesquels on les désigne renvoient soit à la topographie du sanctuaire (kareñaku, « la forêt », lié à l’initiation masculine / bulãpan, « véranda » / erúŋun, « enceinte ronde », case d’accouchement) ; soit à un objet ou un acte caractéristique du domaine traité (kañagen, « arc » consacré à la guerre et à la chasse / kataf, de l’onomatopée taf, traitant du fait d’avoir fléché quelqu’un / ejãk, « entrave », traitant de l’acte d’avoir fait prisonnière une personne) ; soit encore à l’état particulier qui aura mis tel ou tel sacrifiant directement sous sa coupe (bulunt, traitant les parents de jumeaux 13), etc. Quant aux nombreux surnoms, épiclèses énoncées d’une voix forte à l’orée de tout sacrifice, ils n’introduisent qu’aux caractéristiques génériques de telle ou telle catégorie d’ukíin : « toi qui prends ! », « celui qui tue ! », « celui qui effraie ! », « maître du village ! », « toi dont on entend parler

12. Ce mugissement (« la voix du taureau ») est produit par un tambour à friction caché dans une partie secrète du sanctuaire. 13. À la différence d’autres sociétés africaines, la gémellité est considérée comme une affliction chez les Jóola.

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Odile Journet-Diallo jusqu’à Bissau », « le beau ! », « toi qui voles dans les airs », ou encore à la permutabilité, caractéristique du sacrifice 14, entre les positions de l’instance, de l’officiant, de l’animal sacrificiel, du sacrifiant : « tu prends le porc pour le tuer », « le bœuf meugle », etc., autel, victime, sacrifiant portant tour à tour sa présence 15. Noms et surnoms jouent ainsi sur deux registres : instances abstraites et inassignables, puissances agissantes dans le procès sacrificiel. Installées en des lieux séparés, abritées ou en plein air, les aires sacrificielles vouées aux ukíin empruntent les formes les plus diverses : petite chambre à l’intérieur de la maison, autel en banco adossé au mur, case ronde, véranda tout entière investie par des objets cultuels, petit enclos tapi à l’ombre d’un grand arbre, clairière aménagée au milieu d’une épaisse forêt, etc. Lorsqu’un bákíin est implanté en forêt, il est interdit de pénétrer, et plus encore d’exploiter tout l’espace boisé alentour. La diversité de ces agencements se déploie cependant à partir d’un même fondement, parfois dépouillé à l’extrême, et désigné par la métaphore de la « bouche » (butum) : il s’agit d’une poterie semi-enterrée dans le sol, voire, pour les plus grands ukíin, d’un simple trou d’une vingtaine de centimètres de profondeur creusé dans la terre, où l’on verse les libations de vin de palme, d’eau et de sang. Dans le sol, sous ou aux alentours du trou sacrificiel, sont enfouis des objets liés au domaine traité : fer, poteries, mais aussi substances organiques (sang, liquide amniotique) et fragments chus du corps des sacrifiants (placentas, prépuces, cordon ombilical, cheveux, excréments). Un bâton fourchu est fréquemment planté à côté de cette cavité ; les poteries, le coquillage (de type cymbium neptuni), la calebasse ou la coque de baobab qui servent aux libations sont intégrés à cet ensemble minimal, dûment délimité par une clôture en segments de bois rouge (caïlcedrat, dit « bois de fer »), ou un muret de banco. Vont s’accumuler tous les vestiges des activités rituelles et sacrificielles antérieures (mâchoires et cornes, plumes, poteries et coquillages de libation, instruments cultuels des détenteurs défunts, substances organiques, cordelettes autrefois attachées au corps des sacrifiants, objets divers). Les restes des matières oblatoires et les instruments cultuels clés dans cette aire sacrificielle sont indissociables de toutes les paroles qui furent ici prononcées, des fragments d’histoires individuelles ou collectives, des « affaires » 16 qui, enchâssées dans la rythmique de l’énoncé des noms d’adresse au bákíin et des libations de vin de palme ou de sang versées, sont enfouies dans la « bouche » du bákíin (figure xx p. 435).

14. On doit à Michel Cartry d’avoir montré que cette permutabilité touchait à l’essence même du sacrifice, cf. « Le statut de l’animal dans le système sacrificiel des Gourmantché », Systèmes de Pensée en Afrique Noire (Le Sacrifice I) 2 (1976), p. 141-175. 15. Dans son exposé introductif au Colloque, Corinne Bonnet évoquait un exemple saisissant de cette diffraction à propos de Dionysos : « Il est le dieu qui s’offre en libations aux dieux » (οὗτος θεοῖσι σπένδεται θεὸς γεγώς), Euripide, Les Bacchantes, 284. 16. Par le terme elob, les Jóola désigne toute parole prononcée en contexte rituel, mais aussi toute parole potentiellement grosse de conflit ou de violence.

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De la captation d’une instance à la fabrication d’une puissance Retenant en sa place et nourrissant sa puissance de tout ce qui, d’y avoir pénétré, en devient partie intégrante, le bákíin une fois « planté » 17 agit comme une sorte d’aimant : une parturiente trop pressée, un officiant distrait, lui abandonneront définitivement les vêtements qu’ils auraient oublié d’enlever à l’entrée. On y entrepose aussi tout ce qui porte trace de son action ou de son emprise : par exemple, les poutres, écuelles et pagnes calcinés provenant d’une maison incendiée, ou encore les pagnes d’un lépreux et le riz de ses rizières, lesquels, à sa mort, seront apportés dans l’enceinte du bákíin du feu. Piégée en ces lieux, l’instance piège à son tour les biens et les personnes de ceux qui ont pénétré son sanctuaire ou sont en rapport direct avec elle. À l’issue de tout sacrifice, pour se défaire d’une emprise aux effets imprévisibles et la transformer en une protection individualisée, chaque participant doit se soumettre à un petit rituel de déliaison qui consiste en onctions et pulvérisation 18 de vin de palme consacré sur différentes parties du corps. Génératrices d’interdits et de trajectoires obligées, ces aires sacrificielles impriment à l’espace habité comme au paysage alentour une sorte de géographie première à laquelle sont irrévocablement attachés les natifs du village par l’enfouissement en certains de ces « lieux exceptés » 19, de substances et fragments issus de leur propre corps. Un village peut compter quelques centaines de ces aires sacrificielles. Pour tenter de se repérer dans ce foisonnement, de premières distinctions peuvent être opérées en fonction, d’une part, des liens de filiation existant entre un bákíin « mère », implanté en brousse et ses « enfants » plantés dans le village et, d’autre part, entre un sanctuaire principal et ses annexes disséminées dans le village à proximité des habitations. Ces annexes ont plusieurs usages : elles servent aux sacrifices qui n’engagent que les membres de telle ou telle unité de cohabitation (quartier, sous-quartier) ; ou bien elles permettent de recevoir des sacrifiants que leur statut d’âge, de sexe ou leur position vis-à-vis de différentes initiations interdisent d’accès au sanctuaire principal. Mais il s’agit du même bákíin et les paroles qui y sont prononcées, le vin de palme versé, engagent au même titre le sacrifiant, même s’il est exclu de la consommation du produit sacrificiel fourni par lui. Pour un certain nombre d’ukíin, il faut encore ajouter les autels individuels installés dans la maison de leur détenteur, « enfants » du bákíin principal installé dans le village. Se dessine ainsi une chaîne d’espaces consacrés à la même instance. Prenons l’exemple du bákíin ãkuren, lié à la divination, auquel on s’adresse, tour à tour et selon le contexte rituel : 1. dans le sanctuaire principal, installé dans une clairière

17. Un même terme, kajiten, désigne à la fois l’acte de planter un arbre et d’installer un autel. 18. Le rite est appelé kepúulen, « crachoter » (comme on le fait pour humecter une feuille de tabac). 19. Selon la belle formule de S. Czarnowski, « Le morcellement de l’étendue et sa limitation dans la religion et la magie », dans Les Actes du ve congrès international d’histoire des religions, Paris 1923, p. 345.

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Odile Journet-Diallo en brousse ou en forêt, 2. dans une case qui abrite l’autel principal du village (« la pierre » 20) installée dans l’un des quartiers et à proximité de laquelle on construira, chaque fois qu’auront lieu les rituels collectifs d’initiation à la charge de ce bákiin, une vaste hutte de réclusion pour les initiants, 3. dans une (ou deux) annexes de l’autel « pierre » dans l’autre (ou les autres) quartier(s) du village, 4. auprès d’un piquet de bois rouge planté dans les rizières de celui qui, dans tel ou tel segment de lignage, en fut le premier responsable, 5. enfin dans chaque autel individuel installé dans une petite chambre séparée du reste de l’habitation de son détenteur (figures xxi, xxii et xxiii p. 435-436). À la mort de ce dernier, cet autel sera détruit. Les champs traités par les ukíin : structuration et lignes de fracture S’il n’est guère de domaine de la vie individuelle et sociale qui ne relève de la juridiction des ukíin, ni leur mode de manifestation, ni l’imputation de tel ou tel fait à l’un d’eux ne sont donnés d’avance. La première démarche d’un villageois affligé de quelque infortune est d’aller consulter un devin, lequel interrogera son propre bákíin pour savoir vers quel autre bákíin (celui avec lequel « il a des problèmes ») diriger son consultant. Rien de plus déconcertant pour l’observateur que de tenter de se repérer dans la nébuleuse qu’offre à première vue le foisonnement des ukíin et d’y discerner quelque principe classificatoire 21. Le fait qu’une même personne puisse avoir la charge de plusieurs ukíin brouille souvent les choses. Il est toutefois une première ligne de fracture que les habitants ont tôt fait d’imposer à leurs hôtes, celle qui est fondée sur la division sexuelle : certains ukíin sont exclusivement réservés, dans leur fréquentation comme dans leur charge, à l’un ou l’autre sexe, ou plus exactement aux personnes initiées et mariées de l’un ou l’autre sexe ; d’autres peuvent être indifféremment détenus par un homme ou par une femme et sont ouverts aux sacrifiants des deux sexes. En résumé, tout ce qui se rapporte aux initiations masculines, à la royauté sacrée, au droit villageois, à l’enterrement, au feu, est sous la tutelle d’ukíin réservés aux hommes ; tout ce qui touche à la procréation et à la fertilité dépend des ukíin réservés aux femmes. Des enquêtes plus approfondies révèlent que cette division recoupe en grande partie une autre distinction : celle qui tient aux modes d’accès à la charge d’un bákíin. La plupart des responsables des ukíin exclusivement réservés à un sexe sont « pris » par rapt (usoy, de -so, « saisir, prendre par force ») au terme d’une véritable chasse à l’homme ou à la femme ; les autres acquièrent leur

20. Objet rare en cette région de mangrove et de terre sablonneuse, la pierre (elenkiin) enfouie dans le sol donne son nom au sanctuaire. 21. Lorsqu’il arpentait les villages jóola de Basse-Casamance (du côté du Sénégal) il y a plus d’un demi-siècle, Louis-Vincent Thomas n’avait de cesse de dresser la liste de leurs sanctuaires : mais du fait des variantes linguistiques et des idiotismes villageois, aucune ne se recoupait.

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De la captation d’une instance à la fabrication d’une puissance bákíin par de lourdes tournées sacrificielles (ulãg). À ces deux voies d’accès à la maîtrise rituelle d’un bákíin, rapt et tournée sacrificielle, correspondent deux attributs bien différents : le bâton (utãpãg) dans le premier cas, le harpon (ujokos) dans le deuxième 22. À la différence du bâton, dont la puissance intrinsèque n’est autre que celle du bákíin, le harpon peut être manipulé comme une arme magique lors de combats nocturnes contre les sorciers. Le tableau ci-après (tableau 1), qui est loin de présenter une vue exhaustive de la population des ukíin villageois, donne un aperçu de la manière dont se conjuguent ces deux lignes de division. La plupart des ukíin « à bâton », comme on le voit dans ce tableau, fonctionnent sur le mode d’une exclusion réciproque selon les sexes. Les rituels de l’initiation masculine d’une part, ceux qui encadrent l’accouchement de l’autre, construisent l’identité sexuelle et les compétences attribuées à l’un et l’autre sexe, mais ne peuvent remettre en question cette division. Inscrite au cœur de la pensée classificatoire et de la pratique rituelle, référent primordial des règles du ñíiñi (interdit, séparé, sacré), la division sexuelle, pour les Jóola, ne peut donner prise à quelque opération de transformation. Son analogon cosmique – la séparation et la succession des saisons sèche et pluvieuse, dont le roi, prêtre du bákíin Káyák, et les prêtresses du bákíin Karaay (lié à l’enterrement des placentas, la fertilité des femmes et des champs) sont garants dans leur personne physique – peut connaître des perturbations, mais ne peut être défait. Dans cette catégorie se trouvent aussi les ukíin liés au feu, à la forge et à la lèpre, maladie qui leur est associée : la relation intime qu’entretiennent avec le feu ceux que leur activité ou leur état a mis sous la juridiction de ces puissances affecte leur corps de manière indélébile. La charge de tous ces ukíin se transmet alternativement à l’intérieur de deux ou trois patrilignages. Une autre caractéristique de cette classe d’ukíin est que leurs sanctuaires sont inamovibles. Bien différent est le champ relativement hétéroclite traité par les ukíin « à harpon » : protection, guérison, divination, vol, accidents, meurtre, guerre, etc. Que les affaires de la vie en société, avec les conflits qu’elles comportent, soient si minutieusement prises en charge par les ukíin « à harpon » n’est pas sans rapport avec le caractère aléatoire des rapports sociaux, les tensions structurelles, les jalousies et suspicions qui ne cessent de resurgir çà et là, tant il est vrai que l’égalité formelle en est le meilleur terreau. Hormis les autels individuels, voués à la destruction, tous ces ukíin seront déménagés après la mort de leur détenteur selon un ordre de rotation fixe de quartier en quartier, de sous-quartier en sous-quartier. Ces itinéraires obligés des autels voués à une même instance opèrent un véritable maillage de l’espace villageois, une sorte de verrouillage entre les différentes unités résidentielles.

22. Je me permets ici de renvoyer à un article antérieur : O. Journet, « Le harpon et le bâton (JoolaFelup, Guinée-Bissau) », Systèmes de Pensée en Afrique noire (Fétiches II) 12 (1993), p. 17-38.

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Odile Journet-Diallo

Ukíin acquis par tournée sacrificielle (ulãg)

Ukíin confiés par force (rapt, usoy)

« à harpon »

« à bâton »

Officiant homme

officiante

Hommes

Femmes

bulãpan (protection générale des natifs) kasent (intronisations harpon) kañagen (chasse, guerre) baliŋ (meurtre) kataf (fléchage) balakab (fractures) ejenk (avoir ligoté) egulay (vol)

egani-ganey (alliance, folie)

kareñ (initiation)

karaay (enterrement placenta, fécondité karibile (annexes de karaay

akuy jasãg (annexes de kareñ) katokut kupanduk ekobey (défécation initiés) káyák (royauté) katol (enterrement) sãbun (feu, lèpre) kãdaŋ (forge)

Hommes et/ou femmes ãkuren (divination) ámum (divination, maux de tête) aguMor (intronisations devins) bulunt (jumeaux) kanew (alliance) emotay (vol) buluk (piqûres de serpent) usilay (marché, échanges) kajotõg (faiblesse, maux de gorge) unijaw (vol, rétention urinaire) ugãk (vol, marche des enfants)

eruŋun (accouchement)

eripay (césarienne post-mortem)

* ukíin récents ouverts aux hommes et femmes inités : kãdenben (décisions collectives, pluie) kátit kasara (enfants de kãdenben) ekuŋey

Tableau simplifié des principaux ukíin du village de Esana.

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De la captation d’une instance à la fabrication d’une puissance Envisagée enfin du point de vue de la relation qui unit un-e responsable de culte à son bákíin, l’opposition « bâton / harpon » permet encore d’esquisser une ligne de démarcation entre deux modèles : immanence et incorporation immédiate au bákíin d’un côté (ukíin « à bâton »), médiatisation et dédoublement du rapport au bákíin de l’autre (ukíin « à harpon », le harpon servant en quelque sorte de doublet au responsable du culte 23). Si, dans les deux cas, les rituels d’intronisation constituent une véritable initiation et mettent en scène la violence avec laquelle l’instance investit la personne appelée à entretenir son culte, ils se greffent sur des opérations différentes : il s’agit dans un cas (« bâton ») de confier un bákíin à une personne choisie par le village, laquelle s’en serait bien passée ; dans l’autre, d’acquérir au terme de tournées sacrificielles étalées sur plusieurs années, un bákíin personnellement rencontré. Les détenteurs du harpon engagent leur avoir pour acquérir et conserver le pouvoir d’orienter la force de leurs ukíin ; mais c’est au prix d’une transformation plus ou moins radicale de leur être, assortie de sévères restrictions – dont leur assignation à résidence – que se noue la relation particulière des responsables « à bâton » à la puissance qu’ils desservent. Brutalement inauguré par leur enlèvement initial, un processus d’altération irréversible les transforme, selon la formule d’András Zempleni 24, en « êtres sacrificiels » plutôt qu’en « féticheurs » 25. Pour les détentrices des plus puissants ukíin réservés aux femmes, le Karaay ou Kãdenben, l’exigence d’abstinence sexuelle définitive est expliquée par la « jalousie du bákíin ». Dans le cas du roi, le rapport intime initié par l’anticipation de la mort de l’intronisant et sa transformation en autel vivant au moment où il est « saisi », va se conclure, en cas de sénilité ou de maladie grave, par une mise à mort réelle. Les quelques ukíin dont la tradition orale permet de savoir qu’ils sont arrivés les derniers n’ont pu être adoptés qu’en s’intégrant à ce paysage d’ensemble mais en quelque sorte « par le haut », c’est-à-dire en fédérant les anciens ukíin de la même classe sans pour autant les effacer 26.

23. Ainsi les interdits de contact avec les lieux ou les personnes qui doivent rester rigoureusement à l’écart du bákíin pèsent-ils sur le harpon, et non sur son détenteur. 24. A. Zempleni, « Des êtres sacrificiels », dans M. Cartry (éd.) Sous le Masque de l’Animal. Essais sur le sacrifice en Afrique Noire, Paris 1987, p. 267-317. 25. À cette réserve près que la pratique des desservants « à bâton » ne comporte guère d’adoration ou d’adulation, la distinction proposée par A. de Surgy à propos des faits évhé (Togo) pourrait ici s’appliquer : « […] par opposition à un prêtre ayant été “saisi” par une divinité ou à tout autre intermédiaire entre les hommes et les invisibles puissances qui l’environnent, l’homme méritant le titre de féticheur négocie moins avec des esprits qu’il ne réussit à les dominer, et, contrairement aux actes d’adoration, d’adulation ou de prière, les actes fétichistes sont de nature à produire immédiatement ou quasi-automatiquement leurs effets », « Examen critique de la notion de fétiche à partir du cas évhé (Togo) », Systèmes de Pensée en Afrique Noire (Fétiches : objets enchantés, mots réalisés) 8 (1987), p. 282. 26. Ce principe est bien mis en évidence dans un autre groupe jóola de Basse-Casamance étudié par J.-B. Manga, « Une monarchie dans un État postcolonial. Anthropologie de la royauté à Oussouye (Sénégal) » (thèse), EHESS, Paris 2015, p. 63.

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Odile Journet-Diallo Un double procès de captation À l’origine de l’implantation d’un sanctuaire est toujours une rencontre sidérante assortie d’une demande instante. Si l’on ne sait pas grand-chose de l’installation des plus anciens ukíin, quelques récits courent sur l’arrivée des plus récents (il y a environ un siècle) : Des anciens étaient dans les champs, à quelques kilomètres du village […]. Un jour, l’un d’eux a été pris par Kãdenben [toponyme]. C’était un homme de Ñakun [sous-quartier du village d’Esana]. Il récoltait du vin et se reposait. Alors il a vu une personne qui venait vers lui, comme toi et moi. Il s’est dit que c’était un étranger, il l’a salué et demandé son nom : « C’est moi, Kãdenben. – Tu es qui ? – Je suis bákíin. Je veux rester ici dans votre village pour garder les gens. » L’homme n’avait jamais vu un bákíin comme une personne avec laquelle on parle. Il est tombé et s’est posé la question : « Que m’est-il arrivé ? ». Le bákíin l’a laissé, la chose qui avait pris son corps est partie. Le bákíin lui a dit : « Il faut informer les villageois que tu as un bákíin et qu’il veut rester ici. » Le gars est revenu au village, mais il a eu peur de parler aux gens. Il s’est tu. Pendant trois jours, le bákíin attendait. Il n’a rien dit. La nuit suivante, le bákíin lui est apparu en rêve : « Pourquoi n’as-tu pas parlé aux villageois comme je te l’avais dit 27 ? » Lui a répondu : « J’ai eu peur de le dire, les gens auraient dit que je mens. » Le bákíin a dit : « Maintenant je te comprends, je vais te laisser et aller dans l’autre quartier, à Bukekelil [autre sous-quartier du village]. » Arrivé là, il a pris un autre homme […]. Ce dernier lui a demandé : « Tu es qui ? – C’est moi. – Qui ? – Kãdenben. – Tu es quoi ? – Je suis bákíin. J’avais trouvé là-bas un homme de Ñakun, je l’ai pris, mais il n’a rien voulu dire aux autres […], toi, de Bukekelil, tu vas le dire au village. Ensuite, vous irez là où j’habitais [lieu de la première apparition], vous tuerez un bœuf que seuls les gens de votre quartier pourront manger. Ceux du quartier de Ñakun pourront seulement boire le vin de palme ».

Ce genre de vision initiale prendra corps au terme d’un long procès, lequel en cristallisera les termes en un dispositif permanent ouvert à un cercle élargi de sacrifiants, en « plantant » l’autel réclamé par l’instance en un lieu réservé du village. Comme le récit ci-dessus le suggère, les villageois sont toujours réticents à implanter de nouveaux ukíin : ils ont déjà assez à faire pour pourvoir à la charge des sanctuaires laissés vacants par la mort de leur détenteur. Dès lors qu’il aura été un jour installé sur la terre villageoise, un bákíin ne saurait être laissé en déshérence. Un même processus de double captation (d’une personne par l’instance, de l’instance par un dispositif piégeant

27. Nicole Belayche me signale un cas similaire en matière de relation entre dévot et dieux dans les stèles dites de confession de l’Anatolie romaine (ier-iiie siècle). La grande différence est qu’en Anatolie, la divinité est fortement courroucée par la désobéissance du dévot et le punit, par exemple G. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, Bonn 1994 (Epigraphica Anatolica 22), no 59.

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De la captation d’une instance à la fabrication d’une puissance sa présence) sera réédité lors de la « prise » des desservant-e-s de culte qui se succéderont. C’est donc en ces occasions que l’on peut observer le traitement concomitant de l’instance et de la personne appelée à sa charge. Des rites extrêmement denses et multiples mettant en jeu ce double procès qu’il serait beaucoup trop long de développer ici, je ne prélèverai que quelques traits saillants. Comme indiqué plus haut, les sanctuaires des ukíin « à bâton » ne bougent pas à la mort de leur responsable. Pour éviter que, n’étant plus contenue en ce lieu, l’instance ne menace d’attaques imprévisibles toute la contrée, ils sont régulièrement entretenus par des officiants intérimaires dans l’attente de la prise d’un prochain successeur. Dès que le malheureux élu aura été saisi par force, il sera conduit directement dans le sanctuaire, arrosé de sang et de vin sacrificiels et construit comme partie intégrante du dispositif dont il incarne désormais la puissance. La démarche qui conduit à reprendre la charge d’un bákíin « à harpon » est de prime abord toute différente : une maladie, des ennuis réitérés, des rêves, d’étranges rencontres en brousse auront conduit le-la futur-e responsable à consulter plusieurs devins. Si les résultats de ces consultations s’accordent, il saura que tel bákíin le réclame comme officiant et qu’il se mettrait en danger de mort à trop différer les démarches requises. Il commencera à accumuler les biens nécessaires aux nombreux sacrifices préalables à son intronisation. Lorsqu’il s’agit de reprendre l’un des autels principaux (autel « pierre »), après que celui-ci a été réimplanté dans un autre quartier, les sacrifices se terminent par une séquence spectaculaire d’avalement ou de mise à mort par le bákíin, donnant à voir l’image fulgurante de la mainmise de l’instance sur celui ou celle qui le desservira. C’est au moment de l’installation d’un sanctuaire individuel que l’on peut suivre les opérations visant à capturer une instance repartie en brousse. Il s’agit pour l’essentiel des sanctuaires liés au bákíin de divination et de guérison, ãkuren, dont l’acquisition engage de lourdes démarches étalées sur plusieurs années. Nous ne donnerons ici qu’un très bref aperçu de leur déroulement. Organisés en sessions, les rituels d’intronisation regroupent plusieurs candidats, hommes et femmes, encadrés par le responsable de l’autel « pierre » assisté de tous ceux qui détiennent déjà ãkuren. La première phase, inaugurée par un premier rasage des impétrants, est tout entière consacrée aux préparatifs matériels, chacun devant fournir au minimum trois porcs, une chèvre, de nombreux poulets, de grandes quantités de vin de palme et de riz pilé ainsi que la main-d’œuvre et les piquets de palétuviers destinés à l’édification de la hutte de réclusion à proximité de l’autel « pierre ». Ces biens qu’ils rassemblent sont déjà tout entiers voués au bákíin comme en témoignent les attentions qui veulent que, lors du travail de pilage du riz, aucune graine ne tombe à terre et que le son qui s’échappe du van soit proprement ramassé et brûlé. On dit que, si quelque animal domestique en mangeait, il en mourrait. Le deuxième

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Odile Journet-Diallo acte, trois semaines plus tard, consiste à installer la poterie ronde 28 que chacun aura fait apporter dans la case de l’autel « pierre ». Les impétrants, entièrement recouverts d’un pagne noir, y sont amenés en file, tels des aveugles. Six des poulets et deux des porcs fournis par chacun sont égorgés de telle sorte que le sang coule au-dessus de l’autel principal et de leur propre canari dont le fond a été rempli d’eau. Ces sacrifices terminés, ils sont raccompagnés dans la hutte de réclusion où ils resteront quatre jours, assistant sans piper mot aux bombances de leurs aînés. Le dernier porc et la chèvre de chacun seront sacrifiés la veille du troisième acte : il s’agit de deux grandes sorties dans les rizières, alors interdites à tout autre villageois. Le premier jour, équipés de marmites, de riz, de paniers emplis de viande sacrificielle, de jarres d’eau, on dit qu’« ils vont apprendre à sacrifier ». Le deuxième jour sera consacré à « pêcher le bákíin », le rejeton de ãkuren destiné à être entretenu par chacun. Anciens et intronisants se disposent en trois cercles et commencent à progresser en ronde à travers les parcelles de rizières. Les aînés piquent la terre de leur harpon pour débusquer le bákíin attaché au segment de lignage de chaque impétrant (ou, pour une femme, du lignage marital) et arrosent de vin de palme le piquet de bois rouge correspondant. Le groupe rentre le soir pour introduire l’une après l’autre ces présences invisibles dans la case de l’autel « pierre » : arrivés devant la porte, tous s’alignent de part et d’autre pour saluer l’entrée de chaque bákíin. Parfois, l’un s’échappe et tout le groupe court à sa poursuite, reformant un cercle pour le ramener à l’autel. Le quatrième acte qui se joue le matin suivant est consacré à « activer » le canari de chaque initiant, en brassant l’eau et le sang qui y reposent depuis cinq jours. Le soir, les initiants dansent en cercle autour des harpons de leurs aînés, fichés en terre. Ils leur fourniront encore du vin de palme et des plats cuisinés pendant deux semaines. Mais, avant de pouvoir prétendre au harpon et aménager la petite chambre où sera enfin transféré leur canari, moyennant à nouveau d’importants sacrifices, ils devront poursuivre l’apprentissage des techniques divinatoires et thérapeutiques propres à ãkuren, ce qui peut durer quelques années. Ils pourront alors commencer à sacrifier eux-mêmes et à appeler l’instance ici fixée : « Toi qui voles dans les airs, enfant de l’étoile, enfant de la terre, enfant des mares, enfant du python, sors d’ici !, tel est venu te parler… ». À l’une des questions initiales posées en introduction à ce colloque, celle de savoir si l’on pouvait « appliquer la position de Jean-Pierre Vernant à toutes les religions ou, en d’autres termes, si le monde divin est partout structuré en système », l’exemple africain évoqué ci-dessus tente d’apporter une modeste contribution et invite à la déployer dans toutes ses implications. Les ukíin certes, n’ont pas, selon les mots de Vernant, « d’existence pour soi », pas plus d’ailleurs que l’espace en lequel ils se meuvent. Si l’on peut dire qu’ils font

28. Communément appelée « canari ».

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De la captation d’une instance à la fabrication d’une puissance système, ce n’est pas au titre des relations qu’ils entretiendraient entre eux dans un monde séparé, mais de celles qu’ils tissent entre les humains et leur « terre », entre espaces visible et invisible, et entre toutes les dimensions de la vie sociale et individuelle. Leurs champs d’action puissamment structurés, circonscrivent si finement l’espace social et symbolique que, même si ceux des villageois convertis à l’islam ou au christianisme s’abstiennent de leur offrir directement des sacrifices, ils ne peuvent guère échapper – sinon par un exil définitif – à leur juridiction.

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LOCALISER LES PUISSANCES DIVINES. LE LEXIQUE DE L’ARCHITECTURE CULTUELLE DANS L’ANCIEN ISRAËL ET SON CONTEXTE LEVANTIN

Fabio Porzia*

Depuis longtemps, les spécialistes du Proche-Orient ancien, notamment les archéologues, manifestent un grand intérêt pour l’étude des sanctuaires et des temples du Levant, dans des perspectives archéologiques, iconographiques et historico-religieuses 1. Pourtant certains aspects restent encore peu explorés. Par exemple, rares sont les travaux consacrés aux dénominations qui servent à

*

Cette intervention se situe dans la continuité du travail inauguré par C. Bonnet, « Dove vivono gli dei ? Note sulla terminologia fenicio-punica dei luoghi di culto e sui modi di rappresentazione del mondo divino », dans X. Dupré R aventós, S. R ibichini, S. Verger (éd.), Saturnia Tellus. Definizioni dello spazio consacrato in ambiente etrusco, italico, fenicio-punico, iberico e celtico. Actes du colloque international tenu à Rome les 10-12 novembre 2004, Rome 2008, p. 673-685. Je veux donc remercier ici Corinne Bonnet pour la fructueuse collaboration et les échanges d’informations qui ont constitué les fondations de cette étude. À ces remerciements, j’associe également Maria Giulia Amadasi Guzzo et Ida Oggiano, véritables Jachin et Boaz de cet article, qui m’ont à plusieurs reprises offert leur aide. 1. D’habitude, l’étude de l’architecture cultuelle est prise en charge par l’archéologie, qui propose volontiers une analyse typologique liée au plan des structures. Nous n’entrerons pas dans ces questions générales d’architecture cultuelle au Proche-Orient ancien, présentées – quoiqu’avec des accents très différents – dans des travaux devenus classiques comme ceux de W. Andrae, O. Aurenche, E. Heinrich, A. Kuschke, H. J. Lenzen, Ö. Tunça et G. R. H. Wright. Pour une mise à jour de la problématique, voir : M. B. Hundley, Gods in Dwellings: Temples and Divine Presence in the Ancient Near East, Atlanta 2013 ; J.-C. Margueron, « Sanctuaires sémitiques », dans J. Briend, E. Cothenet (éd.), Supplément au Dictionnaire de la Bible, Letouzey et Ané, Paris 1991, p. 1103-1258 ; I. Oggiano, « Archeologia del culto: questioni metodologiche », dans M. Rocchi, P. Xella (éd.), Archeologia e religione. Atti del II Incontro di studio del « Gruppo di contatto CNR per lo studio delle religioni mediterranee », Actes du colloque CNR tenu à Rome le 15 décembre 2003, Vérone 2006, p. 25-45 ; P. Werner, Die Entwicklung der Sakralarchitektur in Nordsyrien und Südostkleinasien vom Neolithikum bis in das 1. Jt v. Chr., Munich – Vienne 1994 ; G. J. Wightman, Sacred Spaces: Religious Architecture in the Ancient World, Louvain 2007, en particulier p. 144-197.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114096

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Fabio Porzia désigner les lieux de culte dans les documents épigraphiques. Afin de combler cette lacune, nous nous proposons d’examiner ici les principes de base de l’architecture religieuse du monde sémitique, en partant d’un relevé systématique des termes d’architecture cultuelle transmis par l’épigraphie 2. Le corpus considéré n’embrasse cependant pas l’ensemble du monde des langues sémitiques : nous nous sommes limité à l’hébreu et à ses dialectes voisins, comme le moabite ou l’ammonite, le phénicien, le punique et le néopunique. Cette enquête étant fondée sur des critères linguistiques, ses limites géographiques et chronologiques sont très larges. Elle s’intéresse en premier lieu à la région côtière du Proche-Orient qu’on appelle le Levant, mais aussi au bassin de la Méditerranée concerné par le phénomène de la colonisation phénicienne qui a donné naissance à la civilisation punique (et néopunique). La période s’étend donc du xe siècle av. J.-C. au ier siècle ap. J.-C. Il est évident que, pour une si longue période, on ne peut envisager un usage lexical généralisé et immuable ; il faut plutôt supposer des fluctuations, des évolutions, des glissements sémantiques 3. Ce qui vaut pour la langue vaut aussi pour les structures : les aires sacrées archaïques, là où elles sont présentes, ont fait l’objet de remaniements, parfois radicaux, aux époques hellénistique et romaine, si bien que les éléments architecturaux « indigènes » se combinent souvent avec d’autres, d’origine grecque et/ou romaine. La langue et l’architecture ont donc été exposées, l’une comme l’autre, aux phénomènes de métissage et d’hybridation. Le but de cette contribution est d’analyser les dénominations et les catégories lexicales relatives à l’architecture sacrée dans les inscriptions sémitiques dans une perspective emic, mais aussi de comprendre quelles structures furent perçues par les Anciens comme les plus représentatives des bâtiments sacrés abritant la puissance divine. Un second objectif, même s’il ne sera qu’esquissé, est précisément de confronter les résultats de l’enquête à l’encombrante – au sens d’« omniprésente » – tradition biblique. En effet, les dénominations modernes adoptées pour désigner les lieux de culte, au-delà même de leur rattachement à une perspective etic, souffrent de deux faiblesses : d’une part, elles manquent de cohérence dans la mesure où elles laissent aux

2. Nous nous proposons de publier la liste complète des informations qui sont à la base de cet article dans une prochaine publication. En effet, même si la terminologie antique relative aux structures de culte est souvent citée en guise d’introduction au sujet, il manque encore une étude entièrement dédiée au lexique de l’architecture cultuelle dans les inscriptions sémitiques. Voir, par exemple, E. Lipiński, Dieux et déesses de l’univers phénicien et punique, Louvain 1995, p. 417421 ; S. M. Cecchini, « Sanctuaires », dans E. Lipiński et al. (éd.), Dictionnaire de la civilisation phénicienne et punique, Paris 1992, p. 387-389. 3. Les problématiques liées à la transposition d’un modèle architectonique et à l’identification des traditions architectonique ont été soulevées, pour la période du Bronze Ancien, par L. A. Hitchcock, « “Do You See a Man Skillful in his Work? He Will Stand before Kings”: Interpreting the Spread of Architectural Influences in the Bronze Age East Mediterranean », Ancient West and East 7 (2008), p. 17-49.

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Localiser les puissances divines différents auteurs le soin de déterminer le sens de chaque terme 4 ; d’autre part, elles sont souvent remplacées par une terminologie empruntée au temple de Jérusalem, telle qu’on la rencontre dans les descriptions bibliques (1 R 5:16-6 ; 2 Ch 2-4). Pour éviter ce double ordre de difficultés, nous préférons utiliser l’expression générique « lieu de culte », usage d’ailleurs déjà attesté dans la littérature spécialisée 5. Jens Kamlah a, par exemple, écrit récemment : The Jerusalem temple, for example, contained a « shrine », which was called dǝbīr (cf. 1 Kgs 6:16-17) or the « holy-of-holies » (qodeš ha-qodašim ; cf. 1 Kgs 6:16). Future inquiry into the use of these terms (or other Old Testament terms) to describe parts of ancient temple architecture outside of Judah is necessary. It should be considered whether it is adequate to adapt these terms to any temple in the Levant even if they are obviously part of the Judean religious terminology and related specifically to the temple in Jerusalem 6.

Peut-on en effet généraliser l’usage de la terminologie biblique à toute manifestation d’architecture religieuse dans le monde sémitique pour l’unique raison qu’il s’agit du seul texte « littéraire » que nous puissions verser à ce dossier ? Si oui, sur quelles bases ? Si non, y a-t-il des alternatives ? Malheureusement, les

4. Dans le domaine de la religion de l’ancien Israël et du Levant, voir en particulier : W. G. Dever, Did God Have a Wife? Archaeology and Folk Religion in Ancient Israel, Grand Rapids 2005, en particulier p. 92-102 ; R. S. Hess, Israelite Religions: An Archaeological and Biblical Survey, Grand Rapids 2007 ; J. S. Holladay Jr., « Religion in Israel and Judah Under the Monarchy: An Explicitly Archaeological Approach », dans P. D. Miller, P. D. Hanson, S. D. Mcbride (éd.), Ancient Israelite Religion: Essays in Honor of Frank Moore Cross, Philadelphie 1987, p.  249-299 ; J.  Kamlah, « Die Tempel und Heiligtümer Phöniziens. Kultstätten im Kontext der eisenzeitlichen Stadtkultur in der Levante », dans S. Helas, D. Marzoli, Phönizisches und punisches Städtewesen. Actes du colloque international tenu à Rome les 21-23 février 2007, Mayence 2009, p. 83-98 ; Id. (éd.), Temple Building and Temple Cult: Architecture and Cultic Paraphernalia of Temples in the Levant (2.-1. Mill. B.C.E.). Actes du colloque international tenu à Tübingen les 28-30 mai 2010, Wiesbaden 2012 ; A. Mazar, « Sanctuaires et temples en Canaan », dans SDB, p. 1258-1286 ; W. E. Mierse, Temples and Sanctuaries from the Early Iron Age Levant: Recovery after Collapse, Winona Lake 2010 ; J. Monson, « The ‘Ain Dara temple and the Jerusalem Temple », dans G. Beckman, T.J. Lewis (éd.), Text, Artifact, and Image: Revealing Ancient Israelite Religion, Providence 2006, p. 273-299 ; I. Oggiano, Dal terreno al divino. Archeologia del culto nella Palestina del primo millennio, Rome 2005 ; R. Schmitt, « Typology of Iron Age Cult Places », dans R. Albertz, R. Schmitt (éd.), Family and Household Religion in Ancient Israel and the Levant, Winona Lake 2012, p. 220-244 ; Z. Zevit, The Religions of Ancient Israel: A Synthesis of Parallactic Approches, Londres – New York 2001, en particulier p. 123266 ; W.  Zwickel, Der Tempelkult in Kanaan und Israel. Studien zur Kultgeschichte Palästinas von der Mittelbronzezeit bis Untergang Judas, Tübingen 1994. 5. Voir par exemple Avraham Faust, qui a adopté l’expression « cultic buildings » (« The Archaeology of the Israelite Cult: Questioning the Consensus », Bulletin of the American Schools of Oriental Research 360 (2010), p. 23-24), ou le choix de Jean-Claude Margueron du terme « sanctuaire » plutôt que celui de « temple » (« Sanctuaires sémitiques », p. 1106-1107). 6. J.  K amlah, « Temples of the Levant – Comparative Aspects », dans Id. (éd.), Temple Building and Temple Cult, p. 508.

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Fabio Porzia autres peuples du Levant ancien n’ont pas laissé de textes tels que la Bible. Les sources directes que nous pouvons interroger pour connaître leur conception de la présence divine sont de nature archéologique et épigraphique ; or, on s’est souvent plaint de la pauvreté des inscriptions sémitiques, et la comparaison avec les témoignages textuels issus de la Mésopotamie, de l’Égypte ou d’Israël (avec le cas extraordinaire de la Bible) n’est guère aisée 7. Malgré cela, si l’on considère l’édition de toutes les inscriptions dans les langues ici considérées, le résultat n’est pas négligeable 8. Certes, comme le notait Victor A. Hurowitz, il faut accepter l’absence de récit 9, entendu comme genre littéraire, et se contenter de données souvent fragmentaires et aléatoires 10.

7. Voir aussi M. B. Hundley, Gods in Dwellings, p. 107 : « The textual evidence is […] minimal, derived mostly from Ugarit and Emar » ; « Few texts remain, leaving interpreters to reconstruct their portraits primarily from the archaeological record and by analogy with surrounding cultures. […] While archaeology is by no means mute, without accompanying texts and with few accompanying inscriptions, the evidence is largely contextless » (Ibid., p. 333) ; W. T. Pitard, « Temple Building in Northwest Semitic Literature of the Late Bronze and Iron Ages », dans From the Foundations to the Crenellations, p. 91 : « Scholars studying the literary traditions relating to temple building and restoration in the Levant of the second and first millennia BC are at a distinct disadvantage in comparison to those who examine the traditions of Mesopotamia. This disadvantage derives largely from the paucity of preserved written sources from this region ». 8. Les corpora consultés sont les suivants : CIS ; RÉS ; KAI ; DNWSI. D’autres recueils spécifiques ont été utilisés : S. Aḥituv, Echoes from the Past. Hebrew and Cognate Inscriptions from the Biblical Period, Jérusalem 2008 ; M. G. Amadasi Guzzo, Le iscrizioni fenicie e puniche delle colonie in Occidente, Rome 1967 ; Ead., Iscrizioni fenicie e puniche in Italia, Rome 1990 ; Ead., Il santuario di Astarte di Malta : Le iscrizioni in fenicio da Tas-Silġ, Rome 2011 ; Ead., G. Levi Della Vida, Iscrizioni puniche della Tripolitania (1927-1967), Rome 1987 ; A. Berthier, R. Charlier, Le sanctuaire punique d’El-Hofra à Constantine, Paris 1955 ; F. Bertrandy, M. Sznycer, Les stèles puniques de Constantine, Paris 1987 ; G. Davies, Ancient Hebrew Inscriptions. Corpus and Concordance, Cambridge 1991-2004, 2 vol. ; F. W. Dobbs-Allsopp et al., Hebrew Inscriptions: Texts from the Biblical Period of the Monarchy with Concordance, New Haven 2004 ; M. Dunand, R. Duru, Oumm El-‘Amed. Une ville de l’époque hellénistique aux échelles de Tyr, Paris 1962 ; K. Jongeling, Handbook of Neo-Punic Inscriptions, Tübingen 2008 ; H. Sader, Iron Age Funerary Stelae from Lebanon, Barcelone 2005 ; M. Yon (éd.), Kition dans les textes. Testimonia littéraires et épigraphiques et Corpus des inscriptions, Paris 2004, en particulier p. 169-229. Pour certaines inscriptions, des articles ont été consultés ; les principaux sont : F. M. Cross, « Epigraphic Notes on the “Ammān Citadel Inscription” », Bulletin of the American Schools of Oriental Research 193 (1969), p. 13-19 ; M. Dothan, « A Phoenician Inscription from ‘Akko », Israel Exploration Journal 35 (1985), p. 81-94 ; S. Gitin, T. Dothan, J. Naveh, « A Royal Dedicatory Inscription from Ekron », Israel Exploration Journal 47 (1997), p. 1-16 ; F. Scagliarini, « La religione degli ebrei nelle iscrizioni ebraiche antiche », Materia Giudaica 9 (2004), p. 113-127 ; P. Xella, J. Á. Zamora, « Une nouvelle inscription de Bodashtart, roi de Sidon, sur la rive du Nahr al-Awwāli près de Bustān ēš-Šēḫ », Bulletin d’Archéologie et d’Architecture Libanaises 8 (2004), p. 273-300. 9. V. A. Hurowitz, I Have Built You an Exalted House. Temple Building in the Bible in the Light of Mesopotamian and Northwest Semitic Writings, Sheffield 1992, p. 97. 10. Même si D. J. Green, “I Undertook Great Works”: The Ideology of Domestic Achievements in West Semitic Royal Inscriptions, Tübingen 2010, analyse certaines des rares inscriptions connues du point de vue des « historical narratives ».

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Localiser les puissances divines Dans l’épigraphie sémitique, en effet, les lieux de culte sont attestés dans différentes catégories d’inscriptions (qu’elles soient royales, issues d’une communauté civique ou religieuse, votives, funéraires, etc.). Les lieux de culte peuvent aussi y être évoqués de différentes façons : en citation directe (quand le lieu de culte est l’objet de toute l’inscription ou de l’un de ses passages) ou indirecte (quand le lieu de culte est mentionné incidemment). Il est donc possible de structurer les mentions potentielles de la manière suivante : Citations directes a) inscriptions de fondation ; b) inscriptions faites à l’occasion de travaux ultérieurs (restaurations, réfections, agrandissements, etc.). Citations indirectes c) dans les inscriptions liées au personnel du culte (surtout dans les inscriptions du tophet, en particulier au sein des généalogies, dans la description des fonctions des offrants et dans les formules de datations) ; d) dans les inscriptions liées à un objet ou une action de culte (une statue, un sacrifice, etc.). Une étude lexicale et conceptuelle des lieux de culte vise aussi à mettre en évidence la théologie qui sous-tend ces désignations, et pas seulement à préciser les réalités matérielles qu’elles dénotent. Notre étude abordera donc la terminologie cultuelle dans un premier temps comme un miroir pour comprendre les structures que l’archéologie ne parvient pas à rendre visibles, avant de l’envisager, dans un second temps, comme le vecteur d’une représentation du divin et de sa place dans le monde, c’est-à-dire d’une « théologie » déterminée. Face au manque de textes historiques dans le monde phénicien et punique et à la pauvreté des trouvailles archéologiques concernant le culte au Levant, les inscriptions, comme nous l’avons souligné, jouent un rôle déterminant. Ce constat vaut aussi pour le monde hébraïque, mais dans ce cas, les inscriptions liées à l’architecture religieuse sont carrément inexistantes 11 ou bien sont des faux 12. En revanche, nous disposons de la Bible, qui constitue un dossier

11. Un intéressant exercice imaginatif, visant à reconstruire une hypothétique inscription du roi Salomon, est présenté dans M. Liverani, « Experimental Historiography: How to Write a Solomonic Royal Inscription », dans Id. (éd.), Recenti tendenze nella ricostruzione della storia antica d’Israele. Actes du colloque international tenu à Rome les 6-7 mars 2003, Rome 2005, p. 87-101. 12. La seule inscription authentique qui cite un byt yhwh est l’ostracon 18 (recto, l. 9) de Tel Arad, daté du milieu du viiie siècle ; ni le contexte ni la localisation (Jérusalem ?) de ce lieu sacré ne sont clairs (pour une discussion et la bibliographie, consulter S. Aḥituv, Echoes from the Past et F. W. Dobbs-Allsopp et al., Hebrew Inscriptions). Deux autres inscriptions célèbres parlent également du byt yhwh : l’une sur un grenadier de l’Israel Museum (S. Ahituv et al., « The Inscribed Pomegranate from the Israel Museum Examined Again », Israel Exploration Journal 57 [2007], p.  87-95 ; Y. Goren et al., « A re-examination of the Inscribed Pomegranate from the

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Fabio Porzia précieux et délicat à la fois, que nous utiliserons seulement dans un second temps, au moment de considérer la nature théologique de ce texte et sa rédaction tardive 13. Pour la première partie, nous considérerons que les inscriptions constituent, pour le dossier de la construction des bâtiments, un corpus satisfaisant et opératoire. Il s’agira, sur cette base, de s’interroger sur les critères permettant de caractériser un lieu de culte et ses composantes à partir des informations épigraphiques. Parallèlement, nous tenterons de définir les éléments qui qualifient un lieu de culte, en confrontant les données de l’épigraphie à celles de l’archéologie, sans réduire l’épigraphie au rôle d’ancilla ni de l’archéologie ni des textes, mais en l’utilisant plutôt comme une source autonome ou, si ces données ne constituent pas un corpus opératoire satisfaisant, comme une composante charnière entre l’archéologie et les textes (du moins ceux que nous connaissons par voie indirecte) 14. Cela nous permettra de dégager quelques propositions qui constitueront une solide base de départ pour notre réflexion quant à l’inscription spatiale de la puissance divine et ce qu’elle révèle de la hiérarchisation des pouvoirs, temporel et spirituel 15.

Israel Museum », Israel Exploration Journal 55 [2005], p. 3-20), l’autre sur un ostracon de la collection Moussaief (Y. Goren et al., « Authenticity Examination of Two Iron Age Ostraca from the Moussaieff Collection », Israel Exploration Journal 55 [2005], p. 21–34). 13. Le risque est d’ailleurs de reconstruire le panorama cultuel de l’ancien Israël avec les seules données issues de la Bible, comme le montre D. Edelman, « Cultic Sites and Complexes beyond the Jerusalem Temple », dans F. Stavrakopoulou, J. Barton (éd.), Religious Diversity in Ancient Israel and Judah, Londres – New York 2010, p. 82-103. 14. Pour l’histoire de l’épigraphie sémitique et sa position particulière au sein des disciplines voisines, voir G. Garbini, Introduzione all’epigrafia semitica, Brescia 2006, p. 15-42. Les relations fructueuses entre histoire des religions et épigraphie ont été explorées dans P. Xella, J. Á. Zamora (éd.), Epigrafia e storia delle religioni: dal documento epigrafico al problema storico-religioso. Actes du colloque international tenu à Rome le 28 mai 2002, Studi Epigrafici e Linguistici 20 (2003). 15. Nous avons choisi de ne présenter que les termes attestés plusieurs fois dans le corpus des inscriptions sémitiques. La graphie que nous suivons, comme la caractérisation générale de chaque terme et ses occurrences principales, sont celles proposées par le DNWSI. En dehors de la liste que nous allons présenter et qui rassemble les termes les plus répandus chronologiquement et géographiquement dans notre corpus, on pourrait faire référence à d’autres termes qui sont toutefois présents dans une seule inscription (hapax) : bmh, « haut lieu » (KAI 181,3) ; gw, « intérieur » (KAI 17,1) ; dbr, « chambre interne (?) » (KAI 173, 5) ; tw, « cella (?) » (KAI 277,6) ; škn, « cella », « penetrale » (CIS I, 135). Dans le contexte biblique, le terme bmh est particulièrement intéressant. Attesté au niveau épigraphique dans la stèle de Mesha de Moab, du ixe siècle av. J.-C., il est habituellement traduit par « haut lieu » ou « terrasse cultuelle », mais sa compréhension et son utilisation dans la terminologie archéologique supposent un détour par la Bible. Du fait de sa résonance avec quelques passages bibliques, il a acquis une certaine importance dans le classement des typologies de lieux de culte. Pourtant, au niveau épigraphique, on le rencontre seulement dans cette stèle et dans une inscription araméenne. Pour un aperçu de la problématique, voir B. A. Nakhai, Archaeology and the Religions of Canaan and Israel, Boston 2001, en particulier p. 161-168.

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Localiser les puissances divines Le lexique de l’architecture cultuelle : considérations épigraphiques et archéologiques Dans le corpus que nous avons exploité, on rencontre tout d’abord une cinquantaine de fois le terme byt, « maison » 16. Il est attesté en Phénicie, en Juda, en Philistie, dans toute la Méditerranée et pendant toute la période considérée. Sa suprématie n’est guère frappante, dans la mesure où l’on sait qu’il désigne habituellement un lieu de culte de la Mésopotamie à la Syrie-Palestine, du iiie millénaire à l’époque romaine. Le concept de « maison » appliqué au temple est également documenté en Égypte, en Asie Mineure, en Grèce et à Rome. Le deuxième terme le plus fréquemment utilisé est mqdš 17. On le rencontre une vingtaine de fois, surtout à partir du iiie siècle av. J.-C., en particulier en Afrique du Nord, mais aussi à Ibiza, à Gozo, en Sardaigne et à Paphos dans l’île de Chypre ; en tout cas, jamais au Levant. À ce point de notre enquête, il suffit de noter que sa signification est étymologiquement très proche de notre terme « sanctuaire », car mqdš dérive de la racine qdš qui désigne ce qui est sacré. Enfin, on peut répertorier quatre autres termes : mqm (« lieu [de culte] »), qdš (« sanctuaire »), ’šrh (« lieu de culte »), et le syntagme ’šr qdš (« lieu saint »). Les trois premiers sont des termes aux multiples usages, parfois, mais pas toujours, utilisés pour désigner un lieu de culte. Après avoir passé en revue les termes qui désignent les complexes cultuels, nous souhaitons nous intéresser aux structures particulières qui sont mentionnées le plus fréquemment et qui mettent vraisemblablement en évidence les spécificités des bâtiments de culte. On rencontre ainsi, par ordre décroissant de fréquence d’apparition : la porte (dl, dlt, ptḥ, š‘r ; 9/10 fois 18), le portique (‘rph ; 6 fois), la cour (ḥṣr, ḥṣrh ; 4/5 fois) et le toit (gg ; 2 fois). On trouve aussi, avec une certaine insistance, des éléments tels que les colonnes (‘md ; 3 fois) ou les piliers (’št ; 1/3 fois). Les données issues de l’épigraphie se croisant bien avec celles de l’archéologie, on en déduira que ces éléments peuvent être des marqueurs de l’architecture cultuelle. La porte est un élément de connexion et de séparation à la fois : elle a pour fonction d’établir où commence l’espace intérieur et où se termine l’espace extérieur. Si cette considération peut sembler banale, il faut remarquer que la porte de la résidence de la divinité est fondamentale dans l’architecture du Levant jusqu’à l’Âge du Fer, d’autant plus que plusieurs lieux sacrés ne semblent pas être entourés ni délimités par des enceintes, comme c’est en revanche le cas en Mésopotamie, en Égypte et plus tard en Grèce (avec le temenos qui littéralement découpe le territoire sacré dans l’espace non

16. H. A. Hoffner, « baît », dans ThWAT I, p. 629-638. 17. W.  Kornfeld, H. Ringgren, « qdš », dans ThWAT VI, p. 1179-1205. 18. Les nombres que nous donnons sont parfois fluctuants parce que la lecture est incertaine.

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Fabio Porzia sacré) 19. Isolé par la cour extérieure, le temple levantin s’insérait ainsi dans le tissu urbain sans barrières architectoniques imposantes, et la porte gagnait par là en importance. Dans le Proche-Orient ancien, deux portes jouaient un rôle majeur : la porte de la ville et celle du lieu de culte. Avant d’entrer dans la cité et de chercher le lieu de culte, mais aussi avant même d’entrer dans le lieu de culte à proprement parler, ces portes pouvaient comprendre des dispositifs cultuels, ce dont témoigne l’archéologie. Pour la porte urbaine, les exemples les plus importants du Levant proviennent des sites de Dan, Megiddo VA, Tell el-‘Ureyme, Beer-Sheba V, Tell el-Far‘ah Nord et surtout Tell el-Bethsaida 20. Dans ces sites, on repère des endroits où la rue s’élargit et où une petite pièce est aménagée dans les fortifications de la porte, avec des bassins, des niches, des plates-formes et souvent des stèles, ainsi que des matériaux en relation avec le culte, comme des encensoirs. Quant à la porte du lieu de culte, on peut rappeler les trouvailles de sites comme Oumm el-‘Amed (figure 1) près de Tyr, mais aussi Tas Silġ (Malte). Les premières marquent, par exemple, l’importance de la décoration de la porte du temple 21 et, à travers ses stèles votives, nous renseignent sur les pratiques cultuelles et sur certaines catégories du personnel de culte 22. À Tas Silġ, on a découvert un autel situé près de l’entrée du temple, avec trois cavités quadrangulaires, recouvertes de plomb et disposées à intervalles réguliers, où l’on a mis au jour des cendres et des os brûlés 23. Il est donc évident que certains sacrifices avaient lieu au seuil même du sanctuaire. À tout cela, il faut encore ajouter les informations issues des inscriptions. Or, la double inscription de Kition (CIS I, 86), qui fixe la rétribution du personnel du temple, parle de « 20 gardiens du verrou et [des] hommes préposés à la porte » 24, celle du Pirée (KAI 60) parle encore des « préposés à la porte » et une autre de Bostan esh-Sheikh mentionne un certain ‘Abdmilk, « préposé à la porte » 25. En

19. M. B. Hundley, Gods in Dwellings, p. 108. 20. I. Oggiano, Dal terreno al divino, p. 88-89 et 97-102, ainsi que la bibliographie associée. 21. N. C. Vella, « Defining Phoenician Religious Space: Oumm el-‘Amed Reconsidered », Ancient Near Eastern Studies 37 (2001), p. 27-55. 22. H. Michelau, « Hellenistische Stelen mit Kultakteuren aus Umm el-‘Amed », Zeitschrift des Deutschen Palästina-Vereins 130, 1 (2014), p. 77-95. 23. M. G. Amadasi Guzzo, A. Cazzella (éd.), Un luogo di culto al centro del Mediterraneo: il santuario di Tas Silġ a Malta dalla preistoria all’età bizantina. Actes du colloque international tenu à Rome le 21 mars 2005, dans Scienze dell’Antichità 12 (2004-2005), p. 228-386 ; A. Ciasca, « Some Considerations Regarding the Sacrifical Precints at Tas-Silġ », Journal of Mediterranean Studies 3 (1993), p. 225-244 ; S. Ribichini, « Una soglia di Tas Silg », Rivista di Studi Fenici 3 (1975), p. 61-64. 24. O. Masson, M. Sznycer, Recherches sur les Phéniciens à Chypre, Genève – Paris 1972, p. 38-41. 25. M. G. Amadasi Guzzo, « Il sacerdote », dans J. Á. Zamora (éd.), El hombre fenicio. Estudios y materiales, Rome 2003, p. 46-49. Voir aussi H. Jenni, « Les pronoms suffixes cataphoriques en phénicien et les statues d’enfants au sanctuaire du dieu Echmoun de Sidon (Bostan ech-Cheikh) », Semitica 56 (2014), p. 151-177.

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Figure 1. Restitution des temples d’Oumm el-‘Amed (M. Dunand, R. Duru, Oumm El-‘Amed). En haut, Temple Est, fig. 10 ; en bas, Temple de Milkashtart, fig. 17.

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Fabio Porzia outre, la stèle de la porte d’Oumm el-‘Amed émanant d’un certain Ba‘alshamar (figure 2) qualifie son père comme « chef des portiers », révélant l’existence d’une catégorie de personnel religieux préposé aux cultes localisés à la porte. Son appartenance au milieu sacerdotal est rendue manifeste par l’étole qu’il porte sur l’image gravée 26.

Figure 2. Stèle de Ba‘alshamar (V. Matoïan, Liban, l’autre rive. Exposition présentée à l’Institut du monde arabe, 27 octobre 1998-2 mai 1999, Paris 1998, p. 161).

26. I. Oggiano, « Lo shendyt e la stola: nuovi dati sull’uso simbolico del vestiario nella Fenicia », dans A. M. Arruda (éd.), Fenícios e púnicos, por terra e mar I. Actes du colloque international tenu à Lisbonne les 25 septembre-1er octobre 2005, Lisbonne 2013, p. 350-360.

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Localiser les puissances divines Le portique et la cour extérieure ne constituent pas une caractéristique exclusive de l’archéologie cultuelle du Levant. Ces deux éléments, en effet, renvoient à des solutions architectoniques très pratiques et malléables : le portique permet de créer un endroit spacieux, ouvert mais protégé, qui peut se déployer sur plusieurs côtés et ainsi délimiter une cour, tandis que la cour elle-même permet, d’une part, d’isoler visuellement un bâtiment et, d’autre part, de délimiter un espace idéal destiné à accueillir l’autel pour les sacrifices et les fidèles qui ne pouvaient pénétrer dans le sanctuaire. L’archéologie témoigne pour la première fois de l’existence d’un portique en Orient dans le temple de Kition-Bamboula (Chypre) 27 lors d’une phase datée du vie siècle av. J.-C. (figure 3).

Figure 3. Restitution du sanctuaire archaïque de Bamboula (M. Yon, Kition de Chypre, p. 94, fig. 56).

L’existence d’un autre portique est attestée par l’inscription de Yehawmilk (KAI  10,6.12) à propos du temple, d’époque perse, de la Ba‘alat Gubal à Byblos. Quant à la cour, il faut remarquer qu’elle ne contenait pas toujours un bâtiment central destiné à l’accueil des fidèles. Si c’était effectivement le cas dans le complexe d’époque hellénistique d’Oumm el-‘Amed, d’autres sites plus anciens, comme ceux de Byblos, avec le Temple des Obélisques

27. M. Yon, Kition de Chypre, Paris 2006, p. 91-92.

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Fabio Porzia (du Bronze moyen) et peut-être aussi celui de la Ba‘alat Gubal (du ve siècle av. J.-C.), et d’Amrit, avec la reconstruction effectuée entre le ve et le ive siècle av. J.-C. de son maabed, témoignent de l’existence de lieux de culte dépourvus de bâtiment central accessible. À Amrit en particulier, l’ensemble architectural s’organisait autour d’un grand bassin d’eau 28 (figure 4).

Figure 4. Restitution du maabed d’Amrit (M. Dunand, N. Saliby, Le temple d’Amrith dans la pérée d’Arados, Paris 1985, pl. 64).

Un portique encadrait le bassin sur ses côtés sud, est et ouest, d’où sa dénomination de portique en Π ou en U. Au centre du bassin, ce qu’on appelle un naos s’élevait sur un îlot. Le socle avait été taillé dans la roche qui forme le sol du bassin. Le naos central, qui abritait très probablement un objet de culte, représente le seul exemple architectonique complet du modèle de façade souvent représenté dans certaines iconographies phéniciennes et puniques (comme les modèles de temples ou les stèles). Même si des structures similaires ont été découvertes dans un état fragmentaire sur le site proche d’Amrit d’Ain el-Hayat ou à Nora en Sardaigne, et même si l’on y reconnaît une combinaison d’influences égyptiennes et mésopotamiennes, la planimétrie d’Amrit et sa traduction en termes de rites restent un unicum. En particulier, la configuration du portique, le remplacement de la cour par le bassin d’eau – des éléments qui restent uniques pour l’Orient, mais qui deviendront typiques des Asclepieia du monde grec –, et le remplacement du bâtiment central par le naos sont certainement dus à la nature des rituels accomplis à Amrit, in primis celui de l’incubatio, et à l’importance de l’eau dans certaines pratiques de guérison.

28. Pour une étude récente sur le portique d’Amrit, voir I. Oggiano « Architectural Points to Ponder under the Porch of Amrit », Rivista di Studi Fenici 40, 2 (2012), p. 191-209.

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Localiser les puissances divines Le toit est peu attesté du point de vue épigraphique, bien qu’un certain rôle dans le culte officiel lui soit parfois accordé dans les textes 29. Malgré cela, l’archéologie nous apprend que le toit était le lieu où certains rites étaient accomplis, même au niveau domestique. Par exemple, à Ashkelon, on a retrouvé un autel sur le toit d’un édifice administratif du viie siècle 30, tandis qu’à Tel Jawa, on a découvert des figurines et de la céramique utilisée probablement pour des offrandes végétales, liquides et aromatiques, dans un contexte domestique que l’on peut dater du viiie-viie siècle 31. Enfin, il nous reste à aborder des éléments comme les colonnes et les piliers. Ils sont omniprésents dans l’architecture cultuelle et bien attestés par l’archéologie. En particulier, les colonnes sont l’élément fondamental d’un modèle architectonique, le Bit-Ḫilani, très diffusé au Levant au début du ier millénaire, typique des fabriques palatiales mais qui semble avoir influencé aussi l’architecture cultuelle 32. Le modèle du Bit-Ḫilani, en effet, est caractérisé par un portique à colonnes qui surplombe l’entrée, comme dans le palais de Tell Halaf et Zincirli, aujourd’hui entre la Syrie du Nord et la Turquie. L’écho dans l’architecture cultuelle semble être la diffusion de deux colonnes – non porteuses ou non nécessaires du point de vue architectural – à l’entrée du bâtiment sacré, comme en témoignent les temples de Tell Tayinat et d’Ayn Dara dans la même région 33. Au niveau iconographique, nous pouvons encore une fois nous appuyer sur les images des modèles de temple ou sur les stèles représentant des chapelles ou des lieux de culte (figure 5), où deux colonnes encadrent toujours la façade, comme sur le relief assyrien de Tyr retrouvé à Khorsabad (figure 6).

29. Dans l’épopée de Gilgamesh, la reine Ninsun monte sur le toit pour offrir de l’encens au dieu Shamash (Gilgamesh III ii 1-10) ; dans un texte ougaritique, le roi Keret monte sur le toit pour y accomplir des sacrifices et y prier (Keret 73-80). Dans la Bible, le roi Josias « démolit les autels qui étaient sur la terrasse de la chambre haute d’Akhaz » (2 R 23:12), tandis que le prophète Jérémie critique les offrandes faites sur les toits (en utilisant le verbe qṭr, souvent lié au fait de brûler de l’encens) « à toute l’armée du ciel et […] à d’autres dieux » (19:13), ou à Ba‘al (32:29). 30. L. E. Stager, « Ashkelon and the Archaeology of Destruction: Kislev 604 BCE », Eretz-Israel 25 (1996), p. 68. 31. P. M. M. Daviau, « Family Religion: Evidence from the Paraphernalia of the Domestic Cult », dans P. M. M. Daviau, J. W. Wevers, M. Weigl (éd.), The World of the Arameans II: Studies in History and Archaeology in Honour of Paul-Eugène Dion, Sheffield 2001, p. 199-229. 32. Pour une récente analyse de ce modèle architectonique, voir J. F. Osborne, « Communicating Power in the Bīt-Ḫilāni Palace », Bulletin of the American Schools of Oriental Research 368 (2012), p. 29-66. 33. T. P. Harrison, « West Syrian megaron or Neo-Assirian Langraum? The Shifting Form and Function of the Tell Ta‘yīnāt (Kunulua) Temples », dans J. K amlah (éd.), Temple Building and Temple Cult: Architecture and Cultic Paraphernalia of Temples in the Levant (2.-1. Mill. B.C.E.). Actes du colloque international tenu à Tübingen les 28-30 mai 2010, Wiesbaden 2012, p. 3-21 ; M. Novák, « The Temple of ‘Ain Dāra in the Context of Imperial and Neo-Hittite Architecture and Art », ibid., p. 41-54.

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Figure 5a. Modèle de temple d’Idalion, Chypre (S. Moscati [éd.], I Fenici. Catalogo della Mostra [Venezia, Palazzo Grassi 1988], Milan 1988, p. 163).

Figure 5b. Plaquette de Byblos (S. Moscati [éd.], I Fenici, p. 117).

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Figure 5c. Naos en pierre de Sidon (S. Moscati, Il mondo dei Fenici, Milan 1979, pl. 1).

Figure 5d. Stèle de Sulcis, Sardaigne (S. Moscati [éd.], I Fenici, p. 324).

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Figure 6. Relief du palais de Sennachérib (R.D. Barnett, « Phoenicia and the Ivory Trade », Archaeology 9 [1956], p. 91, fig. 9).

Les textes nous renseignent sur leur importance visuelle. D’une part, Hérodote (II, 44) signale en particulier l’existence de deux colonnes au temple de Melqart (Héraclès) à Tyr ; d’autre part, la Bible parle de deux colonnes – Jachin et Boaz – à l’entrée du temple de Jérusalem (figure 7), bâties précisément avec l’aide de Tyriens 34.

34. Sur les convergences entre le plan du temple de Jérusalem dans la Bible et l’architecture levantine de la même époque, voir P. Matthiae, « Una nota sul tempio di Salomone e la cultura architettonica neosiriana », dans M. G. Amadasi Guzzo, M. Liverani, P. Matthiae (éd.), Da Pyrgi a Mozia. Studi sull’archeologia del Mediterraneo in memoria di Antonia Ciasca, Rome 2002, p. 337-342 ; I. Oggiano, Dal terreno al divino, p. 215-224. L’évolution du modèle de Jachin et Boaz dans les différentes phases du Temple de Jérusalem, ainsi que sa réception dans l’architecture chrétienne sont étudiées par S. Tuzi, Le Colonne e il Tempio di Salomone. La storia, la leggenda, la fortuna, Rome 2002.

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Figure 7. Restitution hypothétique du Temple de Jérusalem (T.A. Busink, Der Tempel von Jerusalem von Salomo bis Herodes. Eine archäologish-historische Studie unter Berücksichtigung des westsemitischen Tempelbaus I : Der Tempel Salomos, Leyde 1970). Haut : section, p. 167, pl. 49 ; bas : plan, p. 165, pl. 48.

Au-delà des significations symboliques envisagées par les auteurs, la situation de ces colonnes à l’entrée des structures cultuelles souligne le rôle que nous avons déjà envisagé pour la porte. Il est, enfin, intéressant de noter qu’à propos des piliers, dans le seul cas où la lecture est certaine, c’est-à-dire dans la double inscription de Kition, un culte semble associé aux piliers euxmêmes, avec du personnel préposé à ces structures consacrées à la divinité Mikal 35 (figure 8).

35. Malgré le doute raisonnable exprimé par M. G. Amadasi Guzzo (« Il sacerdote », p. 49).

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Figure 8. Le temple 1 de Kathari à l’époque phénicienne (M. Yon, Kition de Chypre, p. 87, fig. 48).

Le lexique de l’architecture cultuelle : considérations théologiques Si jusqu’ici nous avons passé en revue les termes les plus significatifs qui désignent l’ensemble d’une aire cultuelle ou ses articulations, et ses éléments architectoniques les plus significatifs, nous voudrions proposer maintenant quelques considérations plus spécifiques sur les raisons qui justifiaient le choix d’un terme plutôt que d’un autre. Nous avons vu que les deux termes les plus utilisés pour indiquer le lieu de culte sont byt et mqdš. Si le premier terme est très clair et abondamment attesté dans les langues et les cultures voisines, le second, au-delà de sa signification immédiate, l’est beaucoup moins, notamment parce qu’il est utilisé avec des nuances différentes selon chaque contexte. Pour mieux saisir sa portée, nous allons brièvement passer en revue les informations issues des inscriptions 36. Le mqdš peut être connecté à un byt, voire à plusieurs ; il peut être implicitement ou explicitement voué à une divinité ; il peut être situé face à une cour ; il peut contenir une statue divine et accueillir des sacrifices en son sein ; il peut disposer d’un personnel préposé et peut enfin constituer une structure funéraire.

36. En particulier : KAI 43,3.7 ; 62,2-3 ; 65,1 ; 72A,1 ; 80,1 ; 81,1-4 ; 101,1 ; 118,1 ; 122,2 ; 137,1-2,5-6 ; 145,1 ; 146,1 ; 159,5.8 ; 161,1 ; 172,3 ; CIS  I,6051,2 ; RÉS 662 ; 921 ; K. Jongeling, Handbook, 26,1 ; 76.

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Localiser les puissances divines Dans les inscriptions où byt et mqdš apparaissent conjointement, il est possible de saisir la distinction entre les deux termes : la séquence des termes montre ainsi, à Gozo et en Tripolitaine, que mqdš désigne une partie déterminée du complexe, vraisemblablement la pièce principale du bâtiment. Dans les autres cas, c’est-à-dire quand les deux termes ne cohabitent pas, cette distinction apparaît moins marquée. Étant donné le contexte funéraire ou votif de la majorité des inscriptions concernées (à commencer par le tophet 37), on peut supposer que le mqdš constitue une structure de taille modeste, d’autant plus que le verbe qui accompagne sa fabrication n’est pas systématiquement le verbe bny, « construire » – ce qui est le cas pour byt, le « temple », qui est toujours « construit, bâti » –, mais parfois le verbe p‘l, « faire », ou encore ndr, « vouer ». Ces deux verbes, en revanche, sont bien attestés pour la fabrication et l’offrande votive de petits objets, qui n’impliquent pas de travaux de maçonnerie, comme les stèles, cippes, autels, etc. C’est pourquoi il semble raisonnable de penser que le mqdš désigne une chapelle dont les dimensions peuvent varier, de l’édicule taillé dans un bloc monolithique à une structure comportant des murs porteurs et une toiture, comme les naiskoi connus par le biais de l’iconographie, ou les chapelles du tophet connues grâce à l’archéologie 38. Même si le terme mqdš est jusqu’à présent absent au Levant proprement dit (avec l’exception de Chypre, à époque tardive) et s’il n’est attesté que vers le milieu du ier millénaire av. J.-C. en contexte méditerranéen, on ne peut exclure que le terme ait été connu et fréquemment utilisé au Levant pendant toute la période qui nous intéresse. Il était connu à Ugarit 39, au cours du iie millénaire av. J.-C., et il réapparaît au Levant, dans la Bible, à partir du vie siècle av. J.-C., comme un usage tardif, une élaboration sacerdotale issue de l’époque exilique et postexilique, en particulier dans le livre du prophète Ézéchiel. Pourtant, comment expliquer son absence dans les témoignages épigraphiques actuellement connus ? Certes, on peut évoquer le hasard lié aux découvertes épigraphiques et leur état fragmentaire, mais nous voudrions plutôt souligner une certaine polarisation entre les deux termes (byt et mqdš). Le cas d’Israël peut éclairer cet écart.

37. M. G.  A madasi Guzzo, « Il tofet. Osservavioni di un’epigrafista », dans G.  Bartoloni, M. G. Benedettini (éd.), Sepolti tra i vivi. Buried among the living. Evidenza ed interpretazione di contesti funerari in abitato. Actes du colloque international tenu à Rome les 26-29 avril 2006, dans Scienze dell’Antichità 14 (2007-2008), p. 347-362. 38. I. Oggiano, « Lo spazio fenicio rappresentato », dans X. Dupré R aventós, S. R ibichini, S. Verger (éd.), Saturnia Tellus. Definizioni dello spazio consacrato in ambiente etrusco, italico, fenicio-punico, iberico e celtico. Actes du colloque international tenu à Rome les 10-12 novembre 2004, Rome 2008, p. 283-300. 39. P. Xella, « QDŠ. Semantica del “sacro” ad Ugarit », Materiali Lessicali ed Epigrafici 1 (1982), p. 8-17.

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Fabio Porzia Depuis toujours les hommes ont eu soin de faire plaisir aux divinités en leur offrant des maisons dignes de leur rang. Les auteurs modernes ont souvent souligné que l’usage du même mot, byt, pour désigner l’habitation du dieu et celle de l’individu ordinaire, est justifié par une figure qui se trouve entre le divin et l’humain : le roi 40. En effet, même au niveau iconographique, il n’est pas toujours simple de distinguer une représentation de la divinité de celle du roi. Dans les inscriptions de fondation des rois phéniciens, par exemple, on rencontre toujours la mention d’un byt ou de plusieurs btm en relation avec les dieux. On relève la même association dans certains textes de la Bible, comme dans la célèbre « prophétie de Nathan » 41, qui insiste beaucoup sur le mot byt. Elle est construite à partir d’une double antithèse : le roi David veut bâtir une maison pour son dieu, mais c’est le dieu qui bâtira une maison pour David. Au final, il y aura deux maisons : la dynastie de David et le Temple du dieu, désignés l’une et l’autre par le même mot, byt. Si nous prêtons attention au texte (2 S 7), nous pouvons noter que la réponse de la divinité débute par une question, au verset 5 : « Est-ce toi qui me bâtiras une maison pour que j’y habite ? », dont on peut se demander si elle vise la validité de l’acte, ou seulement son agent. L’utilisation du verbe yšb, « habiter », au v. 5 fait écho au v. 1 et introduit la polémique : le dieu d’Israël peut-il être mis sur le même plan que les humains et habiter dans une « maison » ? Le verbe, nous le verrons, est celui qui désigne typiquement la présence de la divinité dans le sanctuaire, en particulier grâce à l’objet de culte qui lui est consacré. La volonté de « sédentariser » le culte, de l’enraciner dans un espace spécifique 42, s’exprime ainsi à travers le substantif byt, « maison », et le verbe yšb, « habiter ». Ils sont mis en opposition aux v. 6-7 avec des demeures précaires ou provisoires : ’hl, « tente », et mškn, « demeure », « tabernacle », et avec l’époque où la présence de la divinité accompagnait un mouvement : le verbe hthlk, « cheminer », qui est aussi celui qui caractérise l’Exode. Par contraste avec l’errance exodique rappelée en 6-7, faire demeurer le dieu ou « son Nom » dans une « maison » permet de placer le culte sous le contrôle

40. Une étude exemplaire est celle de C. Bonnet, « Dove vivono gli dei ? ». On consultera également un autre ouvrage important qui étudie le parallélisme architectural et idéologique entre pouvoir royal et pouvoir divin : C. M. McCormick, Palace and Temple : A Study of Architectural and Verbal Icons, Berlin 2002. 41. Outre un commentaire classique (R. P. Gordon, 1-2 Samuel, Sheffield 1984, p. 71-80), on recommande la lecture de D. F. Murray, Divine Prerogative and Royal Pretension: Pragmatics, Poetics and Polemics in a Narrative Sequence about David (2 Samuel 5.17-7.29), Sheffield 1998, p. 160-230. 42. Pour une étude dédiée aux différents degrés de la localisation du culte en général, voir J. Z. Smith, « Here, There, and Anywhere », dans S. Noegel et al. (éd.), Prayer, Magic, and the Stars in the Ancient and Late Antique World, University Park 2003, p. 21-36.

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Localiser les puissances divines royal, comme c’est le cas pour tous les peuples voisins. L’aversion pour la sédentarisation de la divinité et pour la subordination au pouvoir royal est typiquement prophétique. Dans tout le Proche-Orient, la conception la plus répandue jusqu’à l’Âge du Fer compris est celle d’une dualité spéculaire entre le palais du roi et le palais de la divinité. Dans les inscriptions, le byt n’est en général pas explicitement caractérisé comme sacré 43. La maison du dieu, en effet, est déjà suffisamment caractérisée par la présence de la divinité qui y réside (verbe yšb) 44. De plus, le terme byt ne désigne pas nécessairement ou pas exclusivement une structure matérielle-type. Il traduit l’idée d’institution davantage que la structure matérielle (on rappellera par exemple qu’un byt peut posséder des serviteurs). Le texte biblique en question, remanié à l’époque exilique ou postexilique, comme le montre bien la théologie du Nom présente au v. 13, affiche ici une prétention audacieuse. Partageant le même lexique que tout le ProcheOrient, ce chapitre déconstruit une idée très importante dans la région. La vision habituelle du roi bâtisseur est ici complètement bouleversée : le roi, qui avait l’intention « louable » de bâtir une maison pour son dieu, est même réprimandé par celui-ci ; le roi est ainsi remis à sa place et la divinité à nouveau placée à distance, afin de rétablir la hiérarchie entre les deux figures 45. Une autre différence entre les inscriptions et le texte biblique est que, du terme global de byt jusqu’aux éléments particuliers comme le portique, la cour, le toit, mais aussi les colonnes et les piliers, les termes de l’architecture cultuelle ne diffèrent pas de ceux de l’architecture civile, par contraste avec la prétention du texte biblique qui assigne au Temple de Jérusalem une

43. Ce qui invite à interpréter l’expression šr qdš (KAI 14-16) comme une apposition au nom de la divinité « chef/prince sacré » plutôt que « chef du sanctuaire », comme cela est proposé par certains commentateurs. En tout cas, même si l’on préfère la deuxième possibilité, ce serait la proximité avec le nom du dieu qui justifierait la sacralité du lieu. 44. Il n’est pas lieu, ici, d’examiner plus avant la question de la présence divine dans les sanctuaires du Proche-Orient ancien, mais il sera suffisant de rappeler qu’elle était signifiée – sous forme iconique souvent, aniconique parfois –, dans les temples, où son enracinement dans le territoire urbain était comme condensé. L’enlèvement, fréquent à la suite d’une conquête militaire, de la statue du temple, et son déplacement, signifiaient l’exil de la divinité elle-même, qui quittait la ville sur laquelle elle exerçait jusque-là sa protection. D’ailleurs, si la divinité avait permis un tel malheur, ce n’était pas sans faute de la part des citoyens. Voir M. Cogan, Imperialism and Religion: Assyria, Judah and Israel in the Eighth and Seventh Centuries B.C.E., Missoula 1974, p. 22-41, 116-117, 119-121 ; P. Pitkänen, Central Sanctuary and Centralization of the Worship in Ancient Israel. From the Settlement to the Building of Solomon’s Temple, Piscataway 2004, p. 25-67. 45. Robert Alter, en revanche, minimise cette opposition, en proposant une lecture synchronique du récit (Ancient Israel. The Former Prophets: Joshua, Judges, Samuel, and Kings. A Translation with Commentary, New York – Londres 2013, p. 750-751). Il nous semble que l’éclaircissement qu’il propose (quoique fondé et jusqu’à un certain point plausible) ne répond pas aux problématiques majeures du texte qui sont de nature diachronique.

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Fabio Porzia terminologie particulière et unique pour chaque pièce 46. On pourrait en outre s’attendre à ce que l’intérieur du byt soit organisé en pièces, comme dans l’expérience de l’homme commun. Non sans une certaine surprise, toutefois, il faut noter que le terme sémitique standard pour « pièce, chambre », ḥdr, n’est jamais attesté pour identifier une pièce du temple. Par contre, il est souvent utilisé pour désigner les pièces qui composent les caveaux et les monuments funéraires. Si, donc, l’articulation des espaces pour les défunts est en continuité avec celle des vivants, l’articulation de l’espace réservé à la divinité est, à l’inverse, en discontinuité manifeste par rapport au monde des hommes. Quand il s’agit de l’espace le plus important, celui où la présence divine est comme condensée, le lexique humain ne semble plus suffisant : il est alors nécessaire de forger une terminologie spécifique. Le terme mqdš est par conséquent le seul terme spécifique, technique, que l’on rencontre lorsque l’on passe en revue la terminologie de l’architecture cultuelle, mais aussi le seul terme commun aux inscriptions et au texte biblique (au point qu’aujourd’hui encore, dans la tradition juive, le temple de Jérusalem est appelé byt-mqdš). Certes, il s’agit d’un terme caractérisé par une certaine polysémie, du fait précisément de sa signification générique de « lieu saint » ou plus exactement de « sanctuaire », même si, pour nous, ce dernier terme risque d’être trompeur, en ce qu’il évoque un complexe religieux dans sa totalité, ce qui n’est pas le cas du terme sémitique mqdš. Quant aux autres termes spécifiques – qdš et ’šr qdš –, ils sont des variations sur la même racine qdš. Et pourtant, même si la terminologie pour la chambre qui abrite la divinité change, le verbe qui désigne la présence de la divinité dans cette pièce particulière ne varie jamais : le verbe yšb est systématiquement utilisé, un verbe que l’on applique aussi à l’homme commun quand il habite ou se pose quelque part. C’est à l’époque perse, quand l’institution monarchique au Levant s’est affaiblie (sans parler de l’Occident, dans le monde punique, qui ne connaît même pas cette institution), que le parallèle entre palais du roi et palais de la divinité perd sa raison d’être. L’initiative d’utiliser massivement la terminologie « sacrée », c’est-à-dire d’avoir recours à la racine qdš, peut donc s’inscrire dans ce contexte historico-politique, sans être nécessairement liée à la concentration du pouvoir entre les mains d’une classe sacerdotale, comme ce fut le cas pour Israël. Ainsi, dans des contextes où la figure typique du roi bâtisseur fait défaut, le lexique « sacré » s’exprime dans toute sa puissance et

46. D’après 1 R 6, l’espace interne du temple s’articule en trois pièces, désignée chacune par un nom spécifique : ‘wlm pour le vestibule, hykl pour la pièce centrale et dbyr (parfois qdš hqdšm) pour la cella. Pour une étude du bâtiment selon cette description, voir M. Chyutin, Architecture and Utopia in the Temple Era, Londres – New York 2006. Il faut rappeler que les colonnes placées à côté de la porte principale et même les paraphernalia du temple sont nommés dans des circonstances extraordinaires.

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Localiser les puissances divines toute sa force, comme s’il n’était plus contenu, limité par l’idée de royauté. On aperçoit en quelque sorte une double vision de la présence divine sur terre : une conception horizontale qui rapproche le pouvoir divin du pouvoir royal, et une autre conception, verticale, qui situe le pouvoir divin au-dessus des institutions humaines, en lui réservant un espace, un temps et un lexique spécifiques. La polarisation entre le byt et le mqdš, toutefois, ne saurait être comprise comme une opposition entre les deux termes. C’est le roi qui bâtit le byt, même si, dans la fiction littéraire, il exécute un ordre de la divinité. En fin de compte, la hiérarchie réelle est rétablie – et représentée, mise en scène – du fait que le complexe palatial est d’habitude plus vaste que le complexe cultuel. N’est-ce pas pour critiquer cette dérive que, dans la Bible, le prophète Nathan rappelle au roi David que ce sera à la divinité de construire une maison pour le roi en lui donnant une postérité, et non au roi de construire une maison, au sens physique du terme cette fois, pour la divinité ? Pour conclure, l’une des convergences les plus manifestes entre données linguistiques et archéologiques est l’« irrégularité ». Si l’irrégularité a été souvent considérée comme la marque distinctive d’une grande partie de l’architecture cultuelle au Levant, en ce qui concerne la planimétrie de ses bâtiments, on rencontre cette même irrégularité dans l’imprécision ou l’indistinction de la terminologie désignant les lieux de culte. Comme Ida Oggiano en a exprimé le souhait 47, il s’agirait par conséquent de passer de purs critères de classification à une interprétation de type historico-anthropologique. L’écart entre le byt et le mqdš peut donc correspondre davantage à différentes nuances théologiques qu’à des spécificités architecturales, comme l’a montré Beth A. Nakhai pour le cas de la bmh 48. D’un côté, une théologie palatiale où la divinité est un alter ego du roi ; de l’autre, une théologie qui n’est pas nécessairement sacerdotale, mais qui s’est sûrement affranchie des intérêts royaux. Pourtant, l’émergence de la terminologie sacrée ne donne certainement pas à voir une nouvelle conception de la sphère religieuse, mais révèle plutôt une tendance à une certaine abstraction du lexique religieux, ainsi qu’un changement de la place que l’on accordait à la puissance divine dans le monde. Dans ce processus, la Bible intervient en soulignant l’impossibilité totale d’assimiler la divinité à la royauté, sinon pour proclamer que le dieu est le seul vrai roi. Le dieu biblique, en fait, refuse d’habiter dans un palais comme le roi, mais aussi comme ses homologues divins proche-orientaux. S’il accepte finalement de le faire par amour de son peuple, c’est seulement dans un lieu unique, Jérusalem, où il n’habite pas physiquement, mais où il fait habiter « son  Nom ».

47. I. Oggiano, Dal terreno al divino, p. 228. 48. B. A. Nakhai, Archaeology and the Religions, p. 161-168.

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Fabio Porzia Dès lors, la puissance divine, vers le milieu du ier millénaire av. J.-C., dépouillée de la protection du roi mais aussi libérée des limites fixées par l’institution monarchique, s’en affranchit en développant un lexique préexistant, le lexique « sacré ». Dans cette perspective, le discours religieux a en quelque sorte opté pour une opposition de plus en plus nette avec les modèles humains, en substituant au lexique commun, quotidien, un lexique plus spécialisé et plus abstrait.

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« UN LIEU SECRET, UN ENDROIT INACCESSIBLE ». ESPACE ET PUISSANCE DIVINE EN MÉSOPOTAMIE ANCIENNE*

Anne-Caroline Rendu Loisel

S’il veut être un āšipu accompli, l’exorciste doit étudier et maîtriser un grand nombre de savoirs qui ne se limitent pas au seul domaine de la chasse aux démons. Le texte cunéiforme que l’on nomme le Manuel de l’exorciste offre une liste exhaustive des connaissances requises pour exercer cette fonction. Connu par plusieurs exemplaires du ier millénaire av. J.-C. 1, il rassemble plus d’une centaine de titres d’ouvrages, de recueils de tablettes, touchant tant les gestes pratiques que les savoirs théoriques. L’objectif de cette liste est double, comme l’indique la formule d’ouverture : l’énumération des savoirs est motivée non seulement par l’apprentissage et l’enseignement d’un maître à son élève, mais aussi par la consultation de l’expert dans la pratique quotidienne de son art. Les trois premiers recueils cités concernent directement notre propos ; ils sont présentés dans les termes suivants : SAG.MEŠ EŠ2.GAR 3 MAŠ.MAŠ-ti ša2 a-na NIG2.ZU u IGI.DU8.AM3 kun-nu PAP MU.NE d SIG4SUHUŠ E2-ti n[a-du-u] LUH KA u ne2-šu-tu EN.NA

Abréviations employées fréquemment dans le présent article : AHw = W. von Soden, Akkadisches Handwörterbuch, Wiesbaden 1959-81 ; CAD = The Assyrian Dictionary of the Oriental Institute of the University of Chicago, Chicago – Glückstadt 1956 sqq. Les autres abréviations utilisées (dont les références aux textes anciens) sont celles employées par le CAD. 1. Ceci témoigne autant de la longue histoire de ce texte et de sa grande diffusion que de la fixité et de la standardisation officielle des savoirs qui y sont contenus. Retrouvés dans des maisons d’exorcistes, ces exemplaires étaient détenus par les membres éminents de la communauté lettrée, dans le cadre d’un milieu éducatif de haut niveau. Voir, sur ce texte, C. Jean, La magie néo-assyrienne en contexte, recherches sur le métier d’exorciste et le concept d’āšipūtu, Helsinki 2006 (SAACT 17), p. 62, et 63 pour la liste des exemplaires. Voir aussi P. Clancier, « Le Manuel de l’exorciste d’Uruk », dans X. Faivre, B. Lion, C. Michel (éd.), Et il y eut un esprit dans l’Homme. Jean Bottéro et la Mésopotamie, Paris 2009, p. 105-117.

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10.1484/M.BEHE-EB.5.114097

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Anne-Caroline Rendu Loisel Titres des séries d’āšipūtu présentées intégralement pour l’enseignement et la consultation : d

Kulla, mīs pî et intronisation du grand prêtre (KAR 44, l.1-2 ; trad. ACRL).

La liste s’ouvre par la mention de trois recueils dont les objectifs sont fondamentalement liés les uns aux autres. Le dernier recueil cité est celui qui traite de l’intronisation du grand prêtre en (nišûtu EN.NA), l’officiant principal du culte. Juste avant vient le recueil du rituel mīs pî (littéralement « lavage de la bouche »), rituel bien attesté par ailleurs, qui vise à régénérer l’énergie divine d’un objet rituel (comme les instruments de musique ou les statues de culte), un medium qui rend présent un référent de nature divine 2. Le tout premier recueil porte le titre dKulla par référence à la divinité qui supervise les travaux de construction et la matière elle-même. Il est en effet le dieu Brique. Une glose akkadienne précise à son sujet : SUHUŠ E2 -ti na-du-u2 – « pour jeter les fondations d’une maison/temple » ; les experts mésopotamiens désignent donc par le titre de dKulla l’ensemble des rituels de fondation et de construction. La juxtaposition de ces trois recueils est intéressante : pour qu’il y ait un grand prêtre, il faut une divinité à honorer, matérialisée sous la forme d’un support quelconque. Et cette divinité ne peut être « sans domicile fixe » ; elle réside dans un édifice souvent construit en brique, matériau architectural de base en Mésopotamie ancienne 3. Puissance divine et espace sont ainsi fondamentalement liés. Le dieu réside dans une « maison » (sumérien E2, akkadien bītu) ; il s’agit du même terme que celui employé pour l’habitation normale d’un individu. Le temple est donc conçu comme la demeure du dieu dans le domaine des hommes. Tout comme pour le support matériel du culte, la résidence a en outre une identité individuelle, car chaque temple porte un nom qui lui est propre 4. Dans une enquête sur la puissance divine telle qu’elle est définie par JeanPierre Vernant, la relation entre le dieu et l’espace – qu’il s’agisse de celui du temple ou de celui qui est circonscrit par le temps éphémère de certains

2. Le terme medium est pris ici suivant la définition de H. Belting, Pour une anthropologie des images, Paris 2004, p. 7 : « Toute image matérielle ou technique a besoin pour apparaître d’un support dans lequel elle puisse s’incarner et éventuellement se transmettre. C’est par le concept générique de “médium” que je désigne ici les divers moyens utilisés ou inventés par l’homme pour satisfaire à cette indispensable condition de possibilité ». Z. Bahrani, The Graven Image. Representation in Babylonia and Assyria, Philadelphie 2003 (à la suite des travaux d’Irene Winter) ; voir également J.-J. Glassner, « Comment présentifier l’invisible ? Représentations autour des termes ṣalmu, tamšīlu et uṣurtu », conférence donnée dans le cadre du colloque international Agalma ou les figurations de l’invisible. Approches comparées, 13-14 février 2012, INHA, Paris (à paraître). 3. M.  Sauvage, La brique et sa mise en œuvre en Mésopotamie. Des origines à l’époque achéménide, Paris 1998. 4. D. O. Edzard, « The Names of the Sumerian Temples », dans I. L. Finkel, M. J. Geller (éd.), Sumerian Gods and their Representations, Groningen 1997 (Cuneiform Monographs 7), p. 159165 ; A.  R.  George, The Houses Most High, Winona Lake 1993 (Mesopotamian Civilizations 5).

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Espace et puissance divine en Mésopotamie ancienne rituels – invite à s’interroger sur les modalités de mise en scène humaine du divin. Le lien entre le dieu et sa demeure ne peut être saisi que dans le réseau complexe des relations unissant le divin aux matières terrestres, aux communautés humaines qui participent à sa création et aux autres composants du système général des panthéons du Proche-Orient ancien. En raison de leur état lacunaire et de la disparité de leur répartition dans le temps et dans l’immense espace du Proche-Orient ancien, les tablettes cunéiformes ne nous permettent pas d’avoir une vision unique, univoque et complète de cette thématique. Elles permettent cependant d’analyser certains moments-clés de la définition d’un espace réservé au divin : la fondation d’un temple, la restauration, et les rituels qui impliquent la création d’un espace temporaire. Fonder une demeure pour le dieu Dans l’ensemble du corpus cunéiforme, force est de constater que l’on n’a que peu de textes qui traitent de la construction d’un temple à partir d’un espace vierge ; on hésite souvent avec des travaux de restauration. Il y a bien sûr les célèbres cylindres qui décrivent la construction du temple du dieu Ninĝirsu par Gudéa de Lagaš et remontant au xxiie siècle av. J.-C. : ayant reçu en rêve les instructions pour la construction du bâtiment, Gudéa peut se mettre à la tâche, non sans avoir précédemment fait analyser sa vision. Malheureusement, il n’y a que peu de détails sur la fondation elle-même, comme sur le choix de l’espace. On décrit surtout les matériaux précieux employés dans la construction (brique et matières précieuses, pierres et bois). Dans les hymnes rédigés en sumérien qui célèbrent les temples (et qui remontent à la fin du  iiie – début du iie millénaire av. J.-C.), l’important est moins de décrire la phase préparatoire des fondations que de louer les qualités éternelles du temple, qui restent perceptibles au temps de la récitation de l’œuvre. Dans Le voyage d’Enki à Nippur, un texte à peine plus tardif que les cylindres de Gudéa (époque d’UrIII), le dieu Enki construit lui-même sa demeure terrestre dans la ville d’Eridu, une des plus anciennes cités du sud de la Mésopotamie. La construction est placée dans un temps mythique et l’espace du sanctuaire est décrit comme un lieu où les sensations visuelles et sonores sont soulignées, amplifiant les caractéristiques architecturales de l’édifice : 1. ud re-a nam ba-tar-ra-ba / 2. mu ḫe2-ĝal2 an u3-tud-da / 3. uĝ3-e u 2-šim-gin7 ki in-dar-ra-ba / 4. en abzu lugal den-ki-ke4 / 5. den-ki en nam tar-tar-re-de3 / 6. e2-a-ni kug na4za-gin3-na teš2-bi ba-ni-in-du3 / 7. kug na4za-gin3-bi ud kar2kar2-a-ka / 8. eš3-e abzu-a ul im-ma-ni-in-de6 / 9. suḫ10 kug galam dug4-ga abzu-ta e3-a / 10. en dnu-dim 2-mud-ra mu-un-na-sug2-sug2-ge-eš / 11. e2 kug-ga i-ni-in-du3 na4za-gin3-na i-ni-in-gun3 / 12. gal-le-eš kug-sig17-ga šu tag ba-niin-dug4 / 13. eridugki-ga e2 gu 2-a bi2-in-du3 / 14. šeg12-bi inim dug4-dug4 ad gi4-gi4 / 15. gi-sal-la-bi gud-gin7 mur im-ša4 / 16. e2 den-ki-ke4 gu3 nun di-dam

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Anne-Caroline Rendu Loisel En ces jours-là, lorsque les destins furent arrêtés, l’année où An enfanta/apporta l’abondance, où le peuple s’étendit comme la verdure. Le seigneur de l’Abzu, le roi Enki, Enki, le seigneur qui fixe les destins, construisit sa maison entièrement en argent et en lapis-lazuli, dans cet argent et ce lapis-lazuli brillants comme le jour. Le sanctuaire apportait la joie dans l’Abzu. Les purs frontons fabriqués avec art qui sortaient de l’Abzu se dressaient pour le seigneur Nudimmud. Il construisit une maison en argent, il la bariola/décora de lapis-lazuli, il la recouvrit d’or magnifiquement. À Eridu, il construisit la demeure sur les berges, dont les briques disaient des paroles et donnaient des conseils. Ses parois de roseaux mugissaient comme un bœuf. Le temple d’Enki est celui qui parle d’une voix noble (l.1-16, trad. ACRL) 5.

Peu de choses sont dites sur la construction elle-même et sur le choix de l’espace. Le poème célèbre le bâtiment quand il est achevé et qu’il est déjà la demeure terrestre du dieu. La même idée s’exprime dans le poème babylonien de la Création, l’Enūma eliš, lorsque les dieux, après avoir achevé la création du monde, décident de construire leurs propres résidences sur terre. Le grand dieu Marduk est le premier à frapper la houe, mouler les briques, au moins pendant deux ans, pour bâtir son Esagil 6. Kudur-Mabuk, roi de Larsa dans la seconde moitié du xixe siècle av. J.-C. a laissé une inscription qui éclaire un peu cette question du choix de l’espace consacré au dieu : i-na u2 -zu-un IGI.GAL2 -im / ša2 i-lum i-di-nu-šum / em-qi3 -iš iš-ti-i-ma / i-na aš-ri-im ša-qu2 -um-mi-im / a-šar še20 -pu-um pa-ar-su2 -u2 / bi-it a-gu-ur-ri-im / šu-ub-tam el-le-tam / ma-an-za-az na-re-e-em / ša u4 -mi-ša-am / i-na li-ibbi-šu / ni-qu2 ka-a-nu-u2 / a-na da-ri-iš u4 -mi / i-pu-uš-ma Avec le sage entendement que le dieu lui a donné, il rechercha sagement (et) dans un endroit silencieux, un endroit inaccessible, il a fait pour l’éternité une demeure de briques cuites, une résidence pure, un emplacement pour la stèle, où chaque jour à l’intérieur des offrandes sont préparées (RIME E4.2.13a.2, l.8-20, trad. ACRL) 7.

L’expression ina ašrim šaqummim, littéralement « au lieu silencieux », est explicitée ici par ašar šēpum parsat, littéralement « le lieu où le pied est coupé ». Le terme employé pour évoquer le lieu silencieux est issu de la racine šaqummumu, un quadrilatère. Ces termes formés sur un paradigme

5. ETCSL 1.1.4, l.1-16 : pour les textes littéraires sumériens, les transcriptions sont le plus souvent celles de l’Electronic Text Corpus of Sumerian Literature de l’Université d’Oxford, http://etcsl. orinst.ox.ac.uk/ (juillet 2016). 6. Enūma eliš VI, l.45-75. 7. D.  Frayne, Old Babylonian Period (2003-1595), Toronto 1990 (The Royal Inscriptions of Mesopotamia Early Periods 4).

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Espace et puissance divine en Mésopotamie ancienne PaRuSS- relèvent tous de la sphère du numineux 8. À cette catégorie du lexique appartiennent par exemple namurrum, šalummatu ou encore melammu, désignant tous les trois la splendeur divine, cet éclat surnaturel émanant du corps des dieux en Mésopotamie et si bien décrit par Elena Cassin 9. Avec šuqammumu, on a la description d’un état physiologique et émotionnel silencieux, comme la consternation 10, la stupeur, ou encore la prostration, la crainte révérencielle, un état qui ne se perçoit que dans des situations de contact avec le divin. C’est un silence qui implique une immobilité du corps, un terme souvent traduit par « silence de mort ». Le silence qu’il qualifie ici est celui qui règne loin de toute communauté humaine. D’où le complément constitué par l’expression ašar šēpu parsat 11, littéralement « là où le pied est coupé », pour définir cette zone où l’humain n’a pas sa place. L’espace interdit doit favoriser la communication avec le monde divin qui s’y manifestera d’autant plus que le silence règne, et non le tumulte des hommes. Si Kudur-Mabuk peut trouver cet endroit exceptionnel, c’est parce que les dieux l’ont doté d’un vaste entendement, uzun igigallim, littéralement « oreille de sagesse ». Tout comme pour Gudéa quelques siècles auparavant, ce n’est pas lui qui a choisi l’espace qui servira de demeure pour le dieu, mais c’est le dieu lui-même qui le lui a indiqué. Les demeures terrestres sont un reflet de la puissance des êtres divins qui y résident et les dieux choisissent eux-mêmes les emplacements où ils émergent dans la matérialité. D’où le caractère fondamental de la consultation divinatoire avant le début du processus : le dieu donne son accord préalable à la construction. La suite de l’inscription porte les malédictions habituelles contre ceux qui viendraient porter atteinte à la construction et contre le futur roi qui la négligerait ou la laisserait à l’état d’abandon. Une des obligations des rois de l’ancienne Mésopotamie, du iiie au ier millénaire av. J.-C., est de restaurer et d’entretenir les demeures des dieux. Les fondations ne doivent en aucun cas

8. W.  von Soden, Grundriss der akkadischen Grammatik, Rome 1952, § 55, p. 28 a) III. Pour A. Speiser, « The Elative in West Semitic and Akkadian », Journal of Cuneiform Studies 6 (1952), p. 87, il s’agit de termes d’émotions. 9. E.  Cassin, La splendeur divine, introduction à la mentalité mésopotamienne, Paris 1968. 10. Le mutisme, cette forme d’immobilité sonore se caractérisant par le silence de la voix et l’immobilité des gestes, exprime un état de détresse ou de fureur paroxystique dans les récits : išmûnimma ilānū idullū / qūlu iṣbatu šaqummeš ušbû (« En entendant cela, les dieux s’agitèrent. Le silence les ayant saisis, ils demeurèrent consternés »), Enūma eliš I, l.57-58. Voir l’édition du texte dans W. G. Lambert, Babylonian Creation Myths, Winona Lake 2013 (Mesopotamian Civilizations 16), p.  3-143 ; T. R. Kammerer, K. A. Metzler, Das babylonische Weltschöpfungsepos, Münster 2012 (Alter Orient und Altes Testament 375). 11. Voir aussi ina ašar dīni šaqumme ašar šēpu parsat (« au lieu secret/désert d’un jugement, dont l’accès est interdit / où le pied n’a pas accès », BBR no 100, l. 10, cité par F. Thureau-Dangin, « Notes assyriologiques », Revue d’Assyriologie 11 (1914), p. 95 : « L’expression ašar šēpu parsat reparaît dans plusieurs autres textes rituels : elle désigne un lieu réservé, interdit, par conséquent un lieu pur, propice à l’accomplissement des rites »).

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Anne-Caroline Rendu Loisel voir (nawāru) la lumière du soleil, comme le précise l’inscription 12. La restauration est une des thématiques les mieux documentées par les sources tant royales que rituelles. Restaurer la demeure des dieux Tout comme on le fait pour une statue de culte, si la demeure du dieu vient à être endommagée ou à tomber en ruine, il faut la restaurer pour garantir la présence et l’action efficace du dieu. Il s’agit moins de refonder l’espace et ses limites que de régénérer la matière de l’édifice. Les rituels accomplis sont décrits sur des tablettes de l’époque néo-assyrienne (viie siècle av. J.-C.) et de l’époque séleucide (ive-iiie siècle av. J.-C.). L’espace vide : deuil, colère ou absence partielle La procédure rituelle est accomplie autour d’un temple vide puisque le dieu a déjà quitté sa demeure. Le processus d’extraction de la divinité de son espace n’est malheureusement pas documenté dans les sources cunéiformes à ce jour. Ce moment faisait-il l’objet de rituels particuliers ? Ou considérait-on simplement que le dieu était parti, à l’instar de Marduk dans le poème d’Erra 13 ? On ne peut que déduire la procédure à partir de parallèles possibles, d’une part avec le roi lors de la construction de son propre palais, d’autre part avec ce qui est accompli lors de la restauration de la statue de culte 14. Vraisemblablement, le dieu allait séjourner temporairement chez une autre divinité, et le départ de sa propre résidence pouvait être vécu comme un deuil 15. Ce départ peut être motivé par la colère du dieu contre la communauté humaine. L’état affectif expliquerait – ou serait la cause de – la décrépitude matérielle et physique du

12. l.39-40 : uš-ši-i-šu ša-am-ša-am / u2-ka-al-la-mu. 13. Voyant sa statue terne et sans éclat, Marduk se laisse convaincre par le dieu Erra de quitter son temple et sa ville. Après avoir hésité, il part et laisse la place libre. Ce texte aurait été composé autour du ixe siècle av. J.-C. Pour une présentation du poème, voir L. Cagni, L’Epopea di Erra, Naples 1969 et J. Bottéro, S. N. Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme. Mythologie mésopotamienne, Paris 1989, p. 680-727. 14. Cf. C. Ambos, « Building Rituals from the First Millennium BC: The Evidence from the Ritual Texts », dans M. Boda, J. Novotny (éd.), From the Foundations to the Crenellations: Essays on Temple Building in the Ancient Near East and Hebrew Bible, Münster 2010 (Alter Orient und Altes Testament 366), p. 228. 15. Le roi se présentait agenouillé devant les dieux et versait des larmes lors des travaux de reconstruction ; cf. C. Ambos, Mesopotamische Baurituale aus dem 1. Jahrtausend v. Chr., Dresde 2004, p. 194-195.

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Espace et puissance divine en Mésopotamie ancienne bâtiment. Lamentations, offrandes et libations sont accomplies pour apaiser le cœur du dieu 16. La restauration du bâtiment achevée, les inscriptions royales décrivent le retour du dieu dans son temple dans la joie et la liesse collectives. Dans le rituel de restauration d’époque séleucide (TU 45), les divinités résidant dans le temple à restaurer ne sont cependant pas totalement absentes. La première phase du rituel se déroule la nuit et consiste à dresser plusieurs tables d’offrandes pour le dieu du temple, sa parèdre, ainsi que pour les lamassu : il s’agit des divinités protectrices des bâtiments (temple, palais, mais aussi demeure du particulier), matérialisées parfois sous la forme de figurines enterrées aux seuils des portes notamment 17 : 1. e-nu-ma E2.GAR8 E2 dLX i-qa-p[u a-na na-qa-rim-ma uš-šu-ši ša2 E2 šu-a-tu] / 2. ina ITI šal-mu ina UD ŠE.GA ina GE6 3 GI.D[U8 a-na DINGIR E2 dINNIN E2 u dLAMMA E2 tar-kas2] Lorsque le mur du temple d’Anu tombe en ruines, pour démolir et renover ce temple, en un mois propice, en un jour favorable, au cours de la nuit, tu arrangeras trois tables d’offrandes pour le dieu du temple, la déesse du temple et la lamassu du temple 18.

La première brique et dKulla Le rituel de refondation va chercher à régénérer les liens du dieu avec les matières qui composent sa résidence terrestre et qui le mettent en connexion avec l’ensemble du réseau de relations divines. Au moment des refondations, libations et offrandes diverses sont accomplies (lait, bière, huile, miel, vin ou pierres précieuses comme le lapis-lazuli, la cornaline ou encore l’or) 19. Une prière peut alors être récitée en l’honneur des divinités infernales 20. En creusant dans le sol ou en allant chercher les fondations, on entre en effet dans un territoire proche du domaine souterrain où résident les divinités infernales.

16. M. J. H. Linssen, The Cults of Uruk and Babylon. The Temple Ritual Texts as Evidence for Hellenistic Cult Practice, Leyde – Boston 2004 (Cuneiform Monographs 25). 17. F. A. M. Wiggermann, Mesopotamian Protective Spirits: The Ritual Texts, Groningen 1992 (Cuneiform Monographs 1). 18. TU 45, l.1-2. Voir édition dans M. J. H. Linssen, The Cults of Uruk and Babylon, p. 283-292. 19. Si l’on retrouve ces offrandes lors des restaurations futures, cela est perçu comme un mauvais présage, comme si la divinité avait refusé ces offrandes. Pour éviter le mal annoncé par une telle découverte, il fallait jeter ces objets dans le fleuve et effectuer une nouvelle offrande aux divinités, C. Ambos, « Building Rituals from the First Millenium BC: The Evidence from the Ritual Texts », p. 230-231. 20. M.-J. Seux, Hymnes et Prières aux dieux de Babylonie et d’Assyrie, Paris 1976 (Littératures Anciennes du Proche-Orient 8), p. 492-493.

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Anne-Caroline Rendu Loisel Le rituel d’époque néo-assyrienne (K2000+) met l’accent notamment sur la brique et sa confection. La première partie du rituel se déroule devant l’argilière (kullati, KI.GAR), là où la brique sera fabriquée. L’officiant y jette du lapis-lazuli, des céréales grillées maṣhātu et de l’orge ? (ulušinnu). L’officiant y dit avoir fabriqué une statuette à l’effigie de Ninšubur le troisième jour. Ninšubur est une divinité masculine « mineure » qui joue le rôle de ministre du grand dieu An. Dans l’art proche-oriental au ier millénaire av. J.-C., il est représenté sous les traits d’un dieu anthropomorphe, couvert d’une capuche à cornes et d’une longue robe. Il se tient debout et arbore devant lui un grand bâton. On retrouve fréquemment à cette période une figurine en argile de ce dieu, séchée au soleil et enterrée dans une boîte en brique, juste en dessous du podium où se situait la statue du dieu (comme dans le temple de Ninhursaga à Kiš). Les rituels mettent pour la plupart l’accent sur l’« ancienne » brique : libittu mahritu. Cette brique a été retirée de l’ancienne construction et est ensuite réutilisée dans l’édification du nouveau temple. Elle « incorpore » l’essence même du temple et assure la continuité du culte. dKulla, le dieu Brique, est souvent accompagné par le dieu Mušdama, l’architecte divin : dans les inscriptions de Gudéa, ce nom est écrit sans déterminatif divin, de sorte que l’on a peut-être à faire à un jeu de mots entre l’architecte divin et son équivalent humain. Les rituels de fondation des maisons en général documentent une étape supplémentaire du processus : quand l’édifice est achevé, les dieux de la construction Kulla et Mušdama doivent quitter l’espace restauré pour que le résident légitime puisse revenir et s’installer. Une brique peut être retirée du toit et jetée dans le Fleuve ; on assiste ainsi à une procédure quasi exorcistique qui doit empêcher le retour du dieu Kulla dans la nouvelle demeure. S’il est présent, c’est que le bâtiment est endommagé et doit être reconstruit ; Kulla est donc moins le dieu « brique » proprement dit que le dieu du processus de (re)construction. Le départ de Kulla est l’occasion d’une procession vers le Fleuve. Dans une incantation bilingue retrouvée dans le palais d’Assurbanipal, Kulla est invité à rejoindre le domaine d’Enki/Éa, dans les eaux de l’Apsû, où il sera accueilli joyeusement par le grand dieu et sa communauté : en 2 e2-nu-ru / ĝen-na na-an-gub-be2-en / dKulla ĝen-na na-an-gub-be2-en / i7-da-še3 ša3-hul2-la ĝen-na : a-na I7 ina hu-ud lib3-bi a-lik / eš3-engur-ra-še3 ša3-du10-ga ĝen-na : a-na E2 ap-si-i ina DU10-ub lib3-bi a-lik / abzu-ta ku4-razu-de3 : a-na ap-si-i ina e-re-bi-ka / dKa-he2-ĝal2 dIgi-he2-ĝal2 : dMIN / dMIN / La-ha-ma-abzu-ke4 : la-ha-mu š[a ap-si-i] / šud3-de3 he2-ri-ib2-du-du-e-ne : lik-ru-[bu-ka] / dEn-ki ad-da-zu : d E2-a [abūka] / dDam-gal-nun-na ama-zu : d Dam-[ki-na ummāka] (fragmentaire jusqu’à r. l.2’) […] he2-en-gi-ne2 : ana u4-[um ṣâti ?] : nam-ti-la ša3-du10-ga : ba-l[aṭ ṭūb libbi] / nam-lugal-la za3 nu-sa2 : šar-ru-tu 2 la ša2-na-an / saĝ-e-še3 he2-en-rig7 : ana ši-rik-ti lu ša2r[ik-šu] / ĝen-na na-an-gub-be2-en : a-lik la ka-lat / inim-inim-ma dKulla-ke4 / [UR5.GIN7] ip-pe-eš GIN7 UŠ8 [inaddû/ipettû]

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Espace et puissance divine en Mésopotamie ancienne Incantation de l’Enur. / Va ! Ne reste pas ! / Kulla, va ! Ne reste pas ! / Va au fleuve dans la joie du cœur ! / Va dans le sanctuaire de l’Apsû dans la bonté du cœur ! / Quand tu entreras dans l’Apsû, / Kahegal, Igihegal et Lahama de l’Apsû te béniront ! / Enki/Éa ton père et Damgalnunna/Damkina ta mère / (fragmentaire) / Vie de la joie du cœur / Que la royauté sans pareil / lui soit offerte en cadeau ! / Va ! Ne reste pas ! / Incantation à Kulla. / Il (l’officiant ?) procède ainsi lorsqu’il jette/ouvre les fondations. (K. 4147+, l.1-r. l.8’, trad. ACRL) 21.

Les eaux relient le monde terrestre au domaine aquatique souterrain de l’Apsû, la demeure du grand dieu Enki/Éa, le dieu de la magie, de l’intelligence et du savoir-faire technique. Pour la maison d’un particulier, l’architecte humain itinnu devait en outre ne pas pénétrer dans la nouvelle demeure pendant trois jours 22. On a ici un parallèle avec ce qui se passait pour la statue de culte restaurée, lorsque les artisans humains se retirent de la création en se coupant symboliquement les mains avec une épée de bois et proclament que ce sont les dieux qui ont créé la statue. Le dieu ne peut participer à la restauration de sa propre demeure, mais il doit solliciter les compétences des autres divinités. Le rituel et l’espace éphémère La monumentalité du temple impressionne, mais elle n’est pas pour autant un cadre indispensable à l’accomplissement de certains rituels ou d’étapes particulières de ceux-ci. Dans les rituels de fondation ou de restauration des statues de culte, une partie de la procédure se déroule à l’extérieur de la communauté humaine 23, dans un territoire de marge comme la steppe ou les rives du Fleuve. Au 3e jour du rituel d’époque séleucide TU 45, la procédure continue dans la steppe, dans un endroit secret où personne ne pose le pied. Des offrandes sont préparées pour la triade Anu, Enlil et Éa, ainsi que pour le dieu de la steppe et sa parèdre. On respecte alors les territoires d’action et de résidence des divinités chez qui on se rend. Dans ces espaces de marge, l’arrangement rituel est toujours temporaire, démontable, transportable et destructible. On dresse des cabanes ou des huttes de roseaux pour chacune des divinités sollicitées au cours du rituel : pour être présentes, ces divinités ont besoin d’une demeure, même éphémère, et la

21. Traduction sans le colophon ; akkadien et sumérien similaires ; C. Ambos, Mesopotamische Baurituale aus dem 1. Jahrtausend v. Chr., p. 144-147. 22. C. Ambos, « Building Rituals from the First Millennium BC: The Evidence from the Ritual Texts », p. 234. 23. J.-J. Glassner, « De l’invention du sacrifice à l’écriture du monde. Le repas des dieux en Mésopotamie », dans M. Cartry, J.-L. Durand, R. K. Piettre (éd.), Architecturer l’invisible, Autels, ligatures, écritures, Turnhout 2009 (BEHE-SR 138), p. 41-59.

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Anne-Caroline Rendu Loisel relation avec le matériau employé est importante. Le roseau relie au domaine aquatique d’Enki/Éa 24 et permet de délimiter un espace propre au dieu sur le lieu même du rituel. C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre les quelques attestations de rituels d’incubation. Ces derniers sont connus surtout d’après des textes littéraires. Ils se passent soit en présence de la statue de la divinité (comme pour Gudéa avec Gatumdug), soit dans un espace naturellement propice au rituel à accomplir. Tel est le cas des rêves de Gilgameš qui, en chemin vers la Forêt de Cèdres pour vaincre le géant gardien Humbaba, procède avec son ami Enkidu à une série de trois rituels pour obtenir des rêves. i-li-ma dGIŠ-gim2-maš ina muh-hi ša2-di-i / ZI3.MAD.GA 2-su ut-te-qa-a ana hur-sa-a-ni / KUR-u2 bi-i-la šu-ut-ta a-mat damiqti ? lu-mur / i-pu-ša-2-aš2šum-ma d en-ki-du3 a-na ša-a-šu2 ? E2 za-qi2-qi2 / gišIG šar-bi-il-la ir-te-ti ina KA 2-šu2 / uš-ni-il-šu-ma ina kip-pa-ti […] u2-ṣur-ti / u ? šu ?-u2 GIM še-še-e […]-dam-ma it-ta-til ina KA 2-šu2 / dGIŠ-gim2-maš ina kin-ṣi-šu u2-tam-me-da zu-qat-su / šit-tum re-hat UG3.MEŠ UGU-šu im-qut Gilgameš monta sur le sommet de la montagne. Il fit une offrande de farinemaṣhatu à la colline. « Montagne, envoie-moi un rêve, que je voie un message de bien ! » Enkidu lui fit une « demeure de Zaqīqu/vent » ; à sa porte, il fixa une porte de tempête. Il le fit s’étendre dans un cercle […] un plan / un dessin et lui-même comme un filet […] et s’étendit à sa porte. Gilgameš inclinait son menton sur ses genoux quand le sommeil qui ensemence les peuples, tomba sur lui (Gilgameš IV, l.7-15, trad. ACRL) 25.

Gilgameš s’allonge en haut d’une montagne, dans un lieu reculé, loin de la société. Il a besoin d’Enkidu pour accomplir les gestes et dresser un abri. L’espace est définitivement délimité par le marquage d’un cercle au sol dans lequel le dormeur va s’allonger. Enkidu s’installe à l’extérieur de cette zone privilégiée et réservée, et il en protège l’entrée. Dans les rituels attestés ailleurs, l’établissement d’une demeure est un élément fondamental en vue de l’efficacité du rituel. Dans l’incantation qui ouvre la clé assyrienne des songes, il est question du dieu dZaqîqu ou dZiqiqu, connu également sous les noms de dAN.ZA.QAR ou dMA.MU2, littéralement « Songe » 26. Ce dieu assume

24. C. Ambos, « Temporary Ritual Structures and Their Cosmological Symbolism in Ancient Mesopotamia », dans D. Ragavan (éd.), Heaven on Earth, Temples, Ritual, Cosmic Symbolism in the Ancient World, Chicago 2013 (Oriental Institute Seminars 9), p. 245-257. 25. Pour l’édition de Gilgameš, voir A. R. George, The Babylonian Gilgamesh Epic, Introduction, Critical Edition, and Cuneiform Texts, Oxford 2003. 26. Liste des dieux KAV 63, 34. La restauration suit la proposition de E. F. Weidner cité par S. A. L. Butler, Mesopotamian Conceptions of Dreams and Dream Rituals, Münster 1998 (Alter Orient und Altes Testament 258), p. 74.

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Espace et puissance divine en Mésopotamie ancienne une sorte d’immatérialité, d’évanescence, puisque le terme repose sur une forme de répétition expressive de la dernière consonne du radical de la racine sémitique pour zâqu « souffler », employée pour les vents et les tempêtes 27. Mais il est également des cas où il n’est pas besoin de créer ou de délimiter un espace particulier. Dans les rituels d’exorcisme rapportés dans les incantations contre les méchants démons Utukkū Lemnūtu, l’attaque démoniaque a contaminé l’espace de la demeure du particulier, en particulier son lit. C’est donc à cet endroit que la procédure rituelle va être accomplie 28 ; on déplacera le medium du dieu dont on a besoin pour l’action (statue, instrument de musique par exemple) sur les lieux mêmes de la contamination. La présente enquête repose uniquement sur des sources écrites dont la plupart relève d’un savoir pratique, celui de l’accomplissement du rituel. Ces témoignages insistent sur la nécessaire inaccessibilité de l’espace où habite la puissance divine. Pourtant, l’archéologie nous donne à voir des sanctuaires installés au cœur de l’espace urbain ; on pensera notamment à la grande cité de Mari, sur le Moyen-Euphrate, particulièrement florissante au iiie millénaire et jusqu’au xviiie siècle av. J.-C. 29 La différence se situe moins au niveau du lien entre espace et puissance divine que dans la nature même de nos sources. À Mari, les niveaux d’occupation s’accumulent de siècles en siècles et le quartier des temples est remanié à de multiples reprises au cœur d’un tissu urbain assez dense. Les textes nous parlent ainsi moins de construction à partir d’un terrain vierge que de restauration : les rois de l’ancienne Mésopotamie mettaient un point d’honneur à restaurer les maisons des divinités pour s’assurer leur bienveillance. Les rituels qui ont été analysés ne cherchaient donc pas à délimiter un nouvel espace, mais à raviver les limites de l’ancien et à renouveler le lien avec la divinité qui y réside. Même si les modalités concrètes de sélection nous échappent, le dieu est censé choisir l’espace terrestre qui abritera sa puissance. Par sa matière, la demeure est ancrée dans différents nœuds de relations : spatiales avec les divinités infernales proches des fondations, matérielles avec le dieu brique Kulla. Les rites temporaires n’échappent pas à cette règle puisque les tables et les cabanes du rituel sont successivement montées et démontées dans des zones de marge qui garantissent l’intimité avec les puissances divines : lorsque celles-ci sont convoquées dans un territoire d’action qui n’est pas le leur au préalable, les divinités hôtes sont aussi honorées. En définitive, le dieu n’a pas véritablement besoin de sa résidence pour exister, d’autant que la brique est un matériau qui subit douloureusement l’érosion et les aléas du temps. Le

27. Chicago Assyrian Dictionnary, vol. Z, zâqu, p. 58 : « to blow ». 28. A.-C. Rendu Loisel, « Noise, Light and Smoke, the Sensory Dimension in Akkadian Ritual. A General Overview », dans C. Ambos, L. Verderame (éd.), Approaching Rituals in Ancient Cultures, Rome 2013 (Rivista degli Studi Orientali, nouvelle série, suppl. 86), p. 245-259. 29. J.-C. Margueron, Mari, métropole de l’Euphrate, Paris 2008.

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Anne-Caroline Rendu Loisel dieu peut dès lors quitter sa demeure et ne jamais y revenir : c’est ce que nous disent les tells, ces collines de ruines qui parsèment le paysage au ProcheOrient, témoins les plus éloquents du caractère éphémère des royaumes, des hommes et de la présence des dieux.

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LA PUISSANCE DIVINE DES FIGURES GÉMELLAIRES EN PAYS TULU

Marine Carrin

Outre aux grands dieux de l’hindouisme, les Tulu 1 rendent hommage à une multitude de divinités qui résistent à l’inventaire typologique 2. Les bhuta sont des daiva, « démons » 3, et sont donc inférieurs aux dieux, appelés « deva », avec lesquels ils entretiennent des relations complexes et dont ils sont souvent les gardiens. Les bhuta forment un panthéon de trois cents puissances environ qui reçoivent un culte dans d’innombrables sanctuaires (bhutasthana) élevés sur les lieux où, selon les poèmes épiques, ils sont apparus aux humains. Le terme bhuta dérive du participe passé sanscrit « BHU », « ayant existé », et s’applique à des puissances diverses : êtres d’origine humaine déifiés après leur mort et divinités ayant une forme animale ou une naissance miraculeuse 4. La classification des bhuta est implicite, mais on sait que ces divinités venues des montagnes ont suivi des routes mythiques pour se fixer sur la côte. Chaque bhuta possède une sphère d’influence (ksetra), et il est présent en conséquence dans les sanctuaires qui correspondent à cette aire géographique. D’un point de vue historique, le culte des bhuta a contribué à souligner la fonction du

1. Les Tulu sont les habitants du Tulunadu, région qui correspond aux districts du Sud-Kanara et d’Udupi. Les habitants de cette région sont divisés en castes et parlent le tulu, une langue dravidienne proche du kannada, la langue officielle de l’État du Karnataka. 2. Les chercheurs indiens ont privilégié une approche inspirée des études de folklore mettant en avant les attributs et les fonctions des bhuta dans le champ narratif et le théâtre rituel. Voir U. P. Upadhyaya, S. P. Upadhyaya, Bhuta Worship. Aspects of a Ritualistic Theatre, Udupi 1988. 3. Le missionnaire protestant Burnell en 1894 considérait que le culte des bhuta était « démoniaque » (devil worship), ce qui ne l’a pas empêché de recueillir les premiers poèmes épiques relatifs aux bhuta. 4. Au sujet de la classification des bhuta, voir M. Carrin, « Le spectacle des bhuta, observations sur les rapports du théâtre et du rituel », dans L. Bansat-Boudon (éd.) Théâtres Indiens, Paris 1998, p. 250-252.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114098

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Marine Carrin chef ou du roi (arasu) 5 dans des micro-sociétés qui se faisaient parfois la guerre et qui furent influencées par l’administration politique de l’empire de Vijayanagar au xve siècle. Notons que l’organisation de cette société 6 n’est pas centrée, comme dans d’autres régions de l’Inde, sur la supériorité des brahmanes, mais plutôt sur la position de prestige des Jain, anciens seigneurs 7, et des Bunt, propriétaires terriens. Les descendants des seigneurs rendent un culte aux bhuta royaux, emblématiques des anciennes chefferies attachées à une région (seemae), tandis que les gens du commun vénèrent des bhuta  ordinaires, de forme animale 8 ou humaine, qu’ils honorent dans les sanctuaires villageois ou sur leurs autels domestiques. Les bhuta royaux protègent le territoire et assurent de bonnes récoltes à la communauté qui leur rend hommage, mais ils peuvent infliger des calamités s’ils estiment que leur culte a été négligé. De même, les bhuta ordinaires 9 ne manquent pas de manifester leur puissance pour rappeler à l’ordre leurs dévots, quitte à leur infliger des possessions maléfiques. Ces bhuta d’origine humaine sont des morts divinisés et sont potentiellement dangereux car ils peuvent revenir en ce monde pour se venger. Ainsi, les mythes racontent que ces puissances suivent parfois des personnages importants, dans le but d’étendre leur pouvoir sur d’autres villages. Il arrive également qu’une de ces entités se manifeste en frappant nuitamment le toit d’une maison pour que les habitants terrorisés décident de lui rendre un culte, en demandant à l’astrologue de la nommer 10. Parmi les bhuta d’origine humaine, les bhuta jumeaux qui s’organisent autour de la parenté matrilinéaire 11 retiendront notre attention

5. Autrefois, le roi (arasu), qui concentrait en sa personne des pouvoirs sacrés, était amené au trône par les chefs des lignées matrilinéaires aînées (guttu) de son royaume. Ce rite est encore observé de nos jours lorsque les chefs se font introniser (patta abisekha) sans pour autant jouir d’un pouvoir réel, puisque depuis les réformes foncières de 1973, les terres des grands propriétaires terriens ont été redistribuées à leurs anciens dépendants. Il existait entre les chefferies des relations d’échange entre des unités de même niveau hiérarchique. À l’inverse, des relations de vassalité obligeaient les membres d’un groupe inférieur à verser un tribut à ceux d’un groupe supérieur. 6. Après la conquête de Goa (1510), la côte du Tulunadu a constitué une zone d’immigration pour les hautes castes hindoues fuyant l’inquisition portugaise. 7. Les Jain digambara ou Jain « vêtus d’espace » sont appelés ainsi parce que leurs moines font le vœu de rester nus. Ces Jain rendent un culte aux bhuta qu’ils considèrent comme les esprits gardiens des Tirthankaras, les vingt-quatre humains déifiés du panthéon Jain, ou des déesses d’origine hindoue intégrées à ce panthéon. L’apogée de la dynastie jain Chauta se situe entre 1470 et 1510, G. Bhat, Studies in Tuluva history and culture, Manipal 1975, p. 68-73. 8. Les bhuta thériomorphes sont le plus souvent des tigres ou des sangliers. 9. Il s’agit de bhuta non royaux qui sont vénérés par une caste ou une lignée matrilinéaire. 10. On fixe alors ce bhuta dans une pierre afin de lui rendre un culte. 11. Dans les castes matrilinéaires, le frère et la sœur représentent la paire de parents fondamentaux et, en principe, leurs enfants se marient, même si l’alliance se fait plutôt avec une autre cousine. Autrefois, le frère habitait chez sa sœur et cette dernière visitait son mari, une situation qui a changé ces dernières années quand le gouvernement a voulu imposer la filiation patrilinéaire en vue d’uniformiser les règles d’héritage. M. Carrin, « Le meurtre symbolique des jumelles en pays tulu : la

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La puissance divine des figures gémellaires en pays Tul car on leur attribue un surcroît de puissance divine. Ces bhuta ont souvent lutté contre l’injustice avant de connaître une mort dramatique, sans avoir pu se marier. Ce sont des êtres qui sont devenus des divinités à part entière après avoir connu une mort prématurée, souvent injuste 12. Cette mort violente, qui a fait d’eux des figures divines, explique qu’on les appelle « les héros jumeaux » (amar bir). Le caractère sacré des bhuta jumeaux Il est auspicieux de mettre au monde des jumeaux qui représentent un don des dieux et un idéal de complétude. C’est la raison pour laquelle les rois plaçaient des berceaux d’enfants jumeaux dans leur palais dans l’espoir d’obtenir des jumeaux masculins qui pourraient assurer la cohésion du royaume. Les Tulu marient parfois leurs jumeaux à des jumelles en souhaitant que leurs enfants deviennent les médiums des bhuta, une possession qui fait honneur à leur famille en dépit des tourments qu’elle peut impliquer pour les personnes. Ces couples de médiums affirment qu’ils vivent « au jour le jour avec les bhuta » ou encore qu’ils sont « huit ou seize » 13, une façon d’affirmer qu’il n’y a pas pour eux de coupure entre ce monde et l’autre. Mais il y a plus : les jumeaux humains doivent évoquer, par leur comportement, les jumeaux divins, ce qui représente une forme d’engagement. En bref, la gémellité revêt un caractère sacré et les jumeaux semblent particulièrement choisis pour exprimer la puissance divine. Comment se révèle la puissance des bhuta ? Les bhuta, qui sont les « compagnons » (gana) du dieu hindou Shiva, vivent dans un espace intermédiaire entre le monde d’ici-bas et celui des dieux, une position qui marque leur infériorité tout en les rendant plus proches des hommes. Les bhuta sont doués de shakti, un terme qui caractérise la puissance divine dans l’hindouisme. En pays tulu, l’importance d’un bhuta correspond à la réputation de son sanctuaire et se mesure à l’échelle des cérémonies données en son honneur. Une bhuta kola désigne un rite offert à un bhuta ordinaire par un groupe de lignées, une caste ou un village, tandis qu’on appelle

dramatisation ritualisée de la matrilinéarité », dans N. Mathieu (éd.), Une Maison sans fille est une maison morte. Genre, matrilinéarité, uxorilocalité, Paris 2007, p. 213-233. 12. Pour une vue d’ensemble des dieux d’origine humaine dans le panthéon hindou, voir S. H. Blackburn « Death and Deification: Folk-Cults and Hinduism », History of Religions 24, 3 (1985), p. 225-274. 13. Ce propos vient de Modra, un des médiums les plus célèbres de Koti et de Channaya, qui vit avec son jumeau. Les deux frères sont mariés à des jumelles qui, elles, sont possédées par des figures gémellaires féminines.

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Marine Carrin dharma nema 14 une cérémonie dispendieuse pouvant réunir des milliers de personnes, que le descendant d’un ancien seigneur célèbre pour un ou plusieurs bhuta royaux (rajan daivas). Le rite peut également être commandité par une famille ou par une communauté locale qui officie comme « patron » assumant les frais occasionnés par la cérémonie. Dans tous les cas, le rite dure au moins une nuit, le plus souvent deux, au cours desquelles différents bhuta se manifestent en possédant leurs médiums attitrés. Il s’agit d’une possession institutionnalisée qui mobilise deux catégories d’intercesseurs du divin. Tout d’abord, le danseur-médium : issu des basses castes, il revêt différents costumes et masques permettant à l’auditoire d’identifier la divinité qui se manifeste en lui, tandis qu’un de ses parents chante le poème épique ou paddana 15 en s’accompagnant d’un petit tambour. Ce danseur mime les épisodes de la vie du bhuta tandis que le second médium, le darsan patri, doit révéler aux fidèles la vision de la divinité 16. Choisi pour sa beauté, ce médium, issu des castes moyennes, exprime les souffrances que le bhuta a connues au moment de sa mort, au cours d’une transe qui « donne à voir » (darsan) la puissance divine sous la forme du feu. En effet, c’est par les torches enflammées que brandit le bhuta qu’on prend contact avec lui lorsque le danseur-médium, puis le patri, montrent ces torches aux dévots qui effleurent les flammes de leurs mains. Ce feu 17 exprime également la puissance et la « vérité » (satya) des divinités qui tiennent une cour de justice dans l’autre monde. Les cérémonies offertes aux différents bhuta sont plus ou moins grandioses, mais toutes visent à « rendre manifeste » ( joga) 18 leur venue en ce monde car, en dehors du rituel, ces puissances se confondent avec la maya – qui ne désigne pas ici l’illusion bien connue des hindous, mais le non-manifesté. Outre la possession, les offrandes végétariennes et, parfois, les sacrifices sanglants représentent un moyen de communiquer avec les bhuta dont l’identité ne se révèle que progressivement au cours du rituel. Lorsque

14. Pour une analyse des rapports de pouvoir que l’on peut observer lors d’une dharma nema, voir M. Carrin, H. Tambs-Lyche, « “You don’t Joke with these Fellows”: Power and Ritual in South Canara, India », Social Anthropology 11, 1 (2003), p. 23-42. 15. De paardu, « ce qui est chanté sur un accompagnement musical ». 16. Les bhuta royaux possèdent les membres des deux castes supérieures de médiums, les Pambada et les Parava, tandis que les Nalke, intouchables, s’incarnent dans les bhuta ordinaires. M. Carrin, « Les bouches multiples de la vérité : la possession des médiums au Karnataka », dans J. Assayag, G. Tarabout (éd.), La Possession en Inde. Parole, corps, territoire, Paris 1999 (Puruṣārtha 21), p. 386-387. 17. La shakti sous forme de feu s’échappe également de la chevelure du dieu Shiva, il s’agit là d’un symbole récurrent dans la mythologie hindoue. 18. Sur la complémentarité des termes joga et maya, voir, M. Nichter « The Joga and Maya of the Tuluva buta », Eastern Anthropologist 30, 2 (1979), p. 139-155.

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La puissance divine des figures gémellaires en pays Tul l’aube se lève, le danseur-médium énonce enfin l’oracle (nudi) qui traduit le jugement du bhuta qui n’hésite pas à intervenir dans les affaires locales. Il demande alors aux participants de toucher son épée en signe d’allégeance. Les rites orchestrent la venue des bhuta à la façon d’un théâtre rituel, mais il arrive que ces divinités possèdent des individus pour recevoir un culte, si bien qu’elles correspondent bien à la notion de puissance telle que l’a formulée Jean-Pierre Vernant, lorsqu’il écrit dans Mythe et Pensée chez les Grecs que « Les dieux helléniques sont des Puissances, non des personnes ». La pensée grecque distingue divers types de pouvoirs surnaturels, avec leur dynamique propre, leur mode d’action, leurs domaines, leurs limites ; elle en envisage le jeu complexe : hiérarchie, équilibre, opposition, complémentarité. Elle ne s’interroge pas sur leur aspect personnel ou non personnel 19.

Malgré les différences qui existent entre les panthéons grec et hindou, ces réflexions trouveront ici des échos pertinents. En Inde comme en Grèce ancienne, une même divinité est inscrite dans de multiples sanctuaires. Le polythéisme hindou présente pourtant une particularité puisque la multiplicité du divin est conçue comme émanant d’un principe unique qui s’exprime sous des noms et des formes différentes. Toutefois, la construction des bhuta varie selon les contextes 20 et un même bhuta peut être considéré sous des angles différents par des dévots issus des diverses castes. Ainsi les bhuta jumeaux sont-ils vénérés comme des dieux par les basses castes, tandis que les hautes castes rejettent cette prétention en soulignant qu’ils sont subordonnés à la Déesse 21. Toutefois, chacun admet que ces jumeaux divinisés ont triomphé, chacun à leur façon, des épreuves qu’ils ont endurées. Ils ont donc valeur d’exemple pour les Tulu qui considèrent que seule une figure gémellaire est capable de réconcilier des visions opposées, puisque chacun des jumeaux est différent. Ainsi, Koti, l’aîné, est-il sage tandis que Chennaya est impulsif, mais, dans le poème épique, leur différence participe au jeu des forces cosmiques.

19. J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs (Paris 1965), repris dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, Paris 2007, 2 vol., I, p. 567. 20. Comme l’écrit G. Tarabout : « Les puissances sont connues en contexte. Faire abstraction de ces contextes et des points de vue qu’ils impliquent, c’est prendre le risque de restituer un panthéon faussement classificatoire », G. Tarabout « Quand les dieux s’emmêlent : point de vue sur les classifications divines au Kérala », dans G. Toffin, V. Bouillier (éd.), Classer les dieux ? Des panthéons en Asie du Sud, Paris 1993 (Puruṣārtha 15), p. 68. 21. Il s’agit d’une forme de la grande Déesse hindoue présente dans les grands temples de la région où officient des brahmanes.

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Marine Carrin Un couple de jumeaux masculins Voici tout d’abord l’histoire des bhuta Koti et Chennaya, les deux héros auxquels sont consacrés plus de deux cent cinquante sanctuaires en pays Tulu. Leurs principaux dévots sont les Billava 22, qui étaient autrefois considérés comme intouchables 23 car ils collectaient du vin de palme, une occupation jugée dégradante qu’ils ont en partie abandonnée, sous la double influence des missionnaires protestants et d’un mouvement hindou réformateur 24 inspiré par un personnage religieux, Narayan Guru. Le poème épique de Koti et Chennaya nous enseigne comment ces derniers sont devenus des bhuta après avoir trouvé une mort injuste et comment ils sont devenus les bhuta défenseurs de la caste 25. La mère de Koti et Chennaya, Deyi Baydeti, d’origine brahmanique, avait été abandonnée en forêt. Recueillie par un couple de Billava, elle épousa un homme connu de ses parents adoptifs, dont elle tomba enceinte. Un jour, les messagers de la cour vinrent la chercher pour guérir le roi de Pernamale qui s’était blessé à la chasse. Deyi qui connaissait les vertus des plantes, réussit à guérir le roi, fondant ainsi la tradition des Billavas médecins. Après la mort de Deyi, le roi qui n’avait pas de descendance s’attacha aux jumeaux. Toutefois, son ministre Budhiyanta, qui rêvait de faire accéder ses fils au trône, n’hésita pas à attaquer les jumeaux qui s’opposaient aux injustices que subissaient les paysans. Furieux, les jumeaux tuèrent le ministre et s’enfuirent. Le roi de Pernamale fit alliance avec un autre prince pour les tuer et c’est ainsi que les deux héros se retrouvèrent prisonniers dans une maison fortifiée. Leur sœur Kinnidaru supplia alors un troisième prince de délivrer ses frères. Grâce à l’intervention de cet allié, les héros parvinrent à s’enfuir. Mais le roi félon revint à l’attaque et tua Koti d’une flèche empoisonnée. Koti en mourant recommanda à son frère de rester fidèle à leur cause, mais Chennaya, sous l’emprise d’une douleur immense, fracassa son crâne sur un rocher. Parvenus dans l’autre monde, les deux frères se trouvèrent devant le dieu Bermeru qui leur dit : « Venez mes enfants et que les Billava soient désormais mes oracles ! ». Leur sœur, armée d’une faucille, vint les rejoindre

22. Du tulu biruve, « archers ». 23. Je ne discuterai pas ici la question de l’origine de l’intouchabilité billava qu’il est difficile de dater. Les Billava affirment que les brahmanes ont fait d’eux des intouchables lorsqu’ils sont venus servir les seigneurs Jain. 24. Narayan Guru en 1915 a demandé aux Billava de cesser de récolter du vin de palme, l’alcool étant jugé polluant et entraînant de ce fait une perte de statut social. Après avoir critiqué le culte des bhuta qu’il jugeait « idolâtre », ce réformateur a également fondé des temples où il a mis au point une liturgie inspirée des rites védiques, prohibant du même coup les offrandes carnées. Ces mesures ont contribué à améliorer le statut social des Billava dans la hiérarchie des castes. 25. Loin de légitimer la hiérarchie, ces figures religieuses inspirent aujourd’hui la résistance billava au niveau politique, un cas de figure que l’on retrouve souvent dans les basses castes.

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La puissance divine des figures gémellaires en pays Tul dans l’autre monde où elle devint une forme locale de la Déesse. On retrouve ce troisième terme féminin chez d’autres couples de jumeaux masculins de la région, ainsi que dans les épopées du pays tamoul voisin, où Brenda Beck 26 montre qu’une sœur vient compléter cette paire masculine sous la forme d’une auxiliaire magique qui devient une déesse. Toutefois, le troisième terme n’est jamais l’égal des deux premiers, et la triade semble souligner la tension que produit la gémellité. Issus d’une naissance peu prestigieuse, les jumeaux sont doués d’une force colossale qui s’exprime, non seulement dans leur corps, mais également dans leurs paroles, lorsqu’ils dénoncent les abus des seigneurs. Koti, l’aîné, est doué de sagesse, tandis que son frère, toujours prêt à combattre, incarne les valeurs guerrières. Ce sont encore des héros fondateurs qui fixent les frontières du royaume de leur prince, avant d’établir leur propre domaine 27. Koti mourant, Chennaya ne peut supporter de rester seul en ce monde. Son suicide est perçu comme un geste noble car, dans l’ancienne société tulu, seuls les seigneurs avaient le droit d’attenter à leur propre vie. Ce thème, que nous retrouvons en Grèce ancienne avec l’exemple des Dioscures, souligne la solidarité indéfectible des jumeaux masculins qui veulent rester unis dans la mort 28. Aujourd’hui, les Billava cherchent à concilier l’héritage spirituel de Narayan Guru avec le culte des jumeaux Koti et Chennaya qui sont devenus les héros de la caste, parce qu’ils ont lutté contre l’injustice avant de connaître une mort glorieuse. Ici, comme en Grèce ancienne, la mort du héros est une « belle mort », comme le souligne Jean-Pierre Vernant dans L’Individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne : […] par la gloire qu’il a su s’acquérir en vouant sa vie au combat, le héros inscrit dans la mémoire collective du groupe sa réalité de sujet individuel, s’exprimant dans une biographie que la mort, en l’achevant, a rendue inaltérable 29.

Dans le poème épique tulu, la mort n’est qu’un départ vers le maya loka, le monde magique, où le grand dieu hindou Berméru (Brahma) 30 accueille les héros et décide que les Billava deviendront ses oracles 31. Toutefois, l’histoire de Koti et Chennaya ne remet en cause ni la hiérarchie, ni l’ordre des castes, car les héros cherchent seulement à dénoncer les abus des dominants.

26. B. Beck, The Three Twins: The Telling of a South Indian Folk Epic, Bloomington 1982. 27. Un domaine (magane) est l’une des unités politiques de l’ancienne société tulu qui comprenait à son tour plusieurs villages (uru). 28. V. Dasen, Jumeaux, jumelles dans l’Antiquité grecque et romaine, Zurich 2005. 29. J.-P. Vernant, L’Individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne (Paris 1989), repris dans Œuvres II, p. 1341. 30. Berméru est souvent identifié à Brahma, le dieu créateur. 31. Le terme d’oracle désigne ici le darsan patri d’origine billava qui officie soit dans les sanctuaires dédiés à Koti et Chennaya, soit dans des temples de déesses fréquentés par l’ensemble des castes.

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Marine Carrin Le culte de Koti et Chennaya Fortement représentée dans le poème épique, la mort des jumeaux est aussi dramatisée dans le rite où elle prend, toutefois, un sens différent. Le culte des héros jumeaux est célébré dans des édifices qui sont à la fois des gymnases (garodis) où les membres de la caste s’exerçaient autrefois à la lutte (kaladi) 32 et des sanctuaires où sont célébrés les rites de passage (rites de naissance, de puberté, de mariage, et rites funéraires) (voir figure xxiv p. 437). Chaque année, le culte de possession (bhuta kola) dédié à Koti et Chennaya met en scène la souffrance des héros, lorsque le médium en transes qui représente Koti, l’aîné des jumeaux, se frappe avec une épée qu’il enfonce lentement sous sa peau avant de cautériser sa blessure sanglante. Ce moment du rite est particulièrement intense car, en s’infligeant une blessure, le médium se réapproprie la mort des jumeaux qui devient un sacrifice librement consenti. Ajoutons que, pour l’auditoire, ce sacrifice fait des jumeaux « des héros dont le sacrifice doit inspirer les humains » 33. Kinnidaru, la sœur des jumeaux, devient la protectrice des femmes et des enfants et intervient dans les rites de passage sous la forme d’un médium 34 masculin. Notons encore que Koti et Chennaya se dédoublent dans la région de Mulki 35 où d’autres jumeaux masculins, Kanthabare et Boodabare, eux aussi justiciers, reçoivent également un culte des Billava, tout en prêtant allégeance à un autre roi. La structure politique a donc soutenu le dédoublement de figures gémellaires 36 qui ont contribué à assurer la stabilité militaire et politique des unités féodales. Chaque fois, ces couples forment une triade en s’adjoignant un troisième terme, sous la forme d’une sœur, tandis que la mère, pourtant initiatrice, disparaît pour devenir un bhuta. Aujourd’hui, les Billava refusent généralement de prier dans les grands temples hindous d’où ils étaient auparavant exclus. La culture billava, fortement ancrée dans le culte de Koti et Chennaya, valorise le courage et les valeurs égalitaires qui inspirent les revendications des membres de la caste, ceux-ci se sentant encore stigmatisés par les dominants. Koti et Chennaya, ainsi que leurs homologues Kanthabare et Boodabare, président

32. En temps de paix, des combats étaient régulièrement organisés par les chefs féodaux afin d’entretenir l’esprit martial de leurs troupes. 33. Il s’agit d’un propos oral souvent cité ; on appelle encore les jumeaux les Baiderlu, les « héros vénérés ». 34. On devient médium (patri) soit en priant Koti et Chennaya, soit par transmission héréditaire en lignée matrilinéaire, le neveu succédant à son oncle. 35. Mulki est la capitale d’une des plus prestigieuses dynasties, les Savantar, qui possédaient autrefois un grand nombre de villages associés aux cultes de ces jumeaux masculins, voir M. Moodubelle, Kanthabaare Boodabare. A Revised Research Edition about Kaanthabaare Boodabaare, the Twin Folk Heroes of Mulki, Mangalore 2011, p. 231-242. 36. D’autres figures gémellaires sont locales, telles Kinnimane Punimane dont le culte est populaire dans le district du Kasargod, ou lorsqu’elles sont liées à une caste comme Korata et Korati, les jumeaux de sexe différent auxquels les ex-intouchables Koraga rendent un culte.

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La puissance divine des figures gémellaires en pays Tul aux rites de passage célébrés dans leurs sanctuaires et ils sont honorés lors de cultes de possession annuels qui célèbrent l’identité billava dans les villages. En milieu urbain, le culte des bhuta jumeaux est également patronné par les leaders politiques de la caste. Plus largement, les Billava cherchent à concilier le culte des jumeaux avec l’héritage spirituel de Narayan guru et leurs temples urbains sont devenus des lieux emblématiques de la lutte contre l’intouchabilité 37. Tandis que les bhuta masculins sont les défenseurs de la caste, les jumelles divinisées vont, quant à elles, manifester leur puissance en signalant un excès inquiétant car elles ne parviennent pas à tempérer les passions de la maison matrilinéaire. Les sœurs jumelles et l’univers féminin tulu Le poème épique décrit comment Siri 38 et les femmes de sa lignée sont devenues des bhuta après leur mort. D’origine Bunt, Siri représente pour l’ensemble des castes le modèle de la perfection féminine car elle a su défendre son honneur. Voici la version résumée du poème épique 39 qui met en scène les filles et les petites-filles de Siri qui deviennent des bhuta et manifestent leur puissance en possédant les femmes tulu. Il y avait, une fois, un vieil homme du nom de Berma Alva qui se lamentait de ne pas avoir d’enfant. Un jour, le dieu Bermeru vint le trouver sous la forme d’un danseur-médium et lui expliqua qu’il avait négligé ses bhuta domestiques qui se vengeaient en l’empêchant de s’assurer une descendance. Fort de cet avertissement, Berma Alva rénova ses sanctuaires tout en implorant Berméru de lui donner un enfant, vœu qui fut exaucé. C’est ainsi que Siri, dont le nom signifie « vérité » (satya), naquit d’une fleur d’aréquier. On la maria à l’âge de cinq ans avec Kantha Alva, mais ce prince dépensa la dot de sa jeune épouse pour combler sa maîtresse de présents. Quand Siri tomba enceinte, son mari, au lieu de l’honorer, lui offrit l’un des saris déchirés de sa maîtresse. Humiliée, Siri retourna chez elle où elle donna naissance à un fils Kumara. Un astrologue avait prédit que le père de Siri ne devrait jamais voir son petit-fils. Un jour le grand-père, entendant le bébé pleurer, le prit dans ses bras et mourut foudroyé. Ayant perdu son seul parent, Siri se trouva, de plus,

37. L’intouchabilité est abolie dans la constitution depuis l’Indépendance, mais les communautés intouchables se sentent toujours stigmatisées d’autant plus que les hautes castes leur interdisent parfois l’accès de certains lieux sacrés. 38. Pour une traduction juxtalinéaire du poème de Siri, voir les deux ouvrages édités par L. Honko, K. Chinnappa Gowda, A. Honko, V. Rai, The Siri Epic as performed by Gopala Naika I-II, Helsinki 1998 (Folklore Fellows’ Communications 265-266). Pour une présentation de ce projet indo-finlandais, voir K. Chinnappa Gowda, The Mask and the Message: A Collection of Research Papers on Various Aspects of Tulu Culture and Folklore, Mangalagangothri 2005, p. 156-210. 39. L. Honko, K. Chinnappa Gowda, A. Honko, V. Rai, ibid. Je me fonde surtout sur la version orale du poème épique, telle qu’elle m’a été racontée.

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Marine Carrin pourchassée par son mari qui voulait faire d’elle une esclave. Elle s’enfuit avec son fils Kumara, puis rencontra un autre prince qui la demanda en mariage. C’est alors que Kumara voulut quitter ce monde pour laisser sa mère se remarier. Plus tard, Siri donna naissance à deux filles, Ginde et Sonne, issues de cette seconde union. Elle avait choisi d’accoucher seule dans un bosquet d’aréquiers où, après avoir mis au monde Sonne, elle enterra elle-même le placenta qui fut ensuite dévoré par des renards. Siri, décelant dans ce signe un présage funeste, décida à son tour de quitter ce monde et devint un bhuta. Quand Sonne, la fille de Siri, se maria, elle fit avec son mari le vœu d’offrir des dévotions à Berméru si ce dernier leur donnait un enfant. Leur vœu fut exaucé et Sonne donna naissance à des jumelles, Abbaya et Daaraya. Mais, plus tard, le dieu déguisé en ascète rendit visite aux jumelles et les maudit car Sonne et son époux avaient oublié de le remercier. Un jour, l’ascète rendit visite aux jumelles et il leur proposa de se divertir avec le jeu de cenne mane, qui est interdit aux sœurs car celui qui gagne dépouille l’autre. Les deux filles en jouant se querellèrent et Abbaya, furieuse de perdre, frappa la tête de sa sœur avec la planche du cenne mane. Daaraya tomba morte, et sa jumelle, terrorisée, emportant dans ses bras la dépouille de sa sœur, se jeta dans un étang. C’est alors que Kumara, fils de Siri et demi-frère des jumelles, rejoignit ces dernières dans l’autre monde. Dès leur retour, les parents d’Abbaya et Daaraya rencontrèrent l’ascète ; il leur expliqua que le dieu Bermeru avait repris ce qu’il avait donné. Peter Claus a montré que le symbolisme du jeu de cenne mane est ici central 40 : en effet, les cases du jeu représentent les greniers à riz que le gagnant prend quand il joue le nombre exact de points correspondant à la case où il s’arrête. S’approprier les réserves de riz d’un parent représente une faute grave qu’il est interdit de représenter par le jeu. Le poème finit tragiquement après avoir énoncé les menaces qui pèsent sur la famille matrilinéaire : un mari et des oncles indignes, et un destin féminin solitaire car la femme n’est convoitée que pour ses biens. Siri est une héroïne qui perçoit intimement son destin et c’est pour protéger sa fille qu’elle accouche dans un bosquet d’aréquiers. N’est-elle pas elle-même née de cette fleur dont le parfum évoque la puissance divine et induit les transes ? La jalousie des jumelles, attisée par le dieu Berméru, active la menace qui pèse sur la famille matrilinéaire. Kumara, qui est le demi-frère utérin des jumelles, rejoint ces dernières dans la mort et, une fois de plus, un troisième terme vient compléter une figure gémellaire.

40. Le jeu de cenne mane est entouré d’interdits : on ne peut y jouer, par exemple, lorsqu’on cherche des partenaires pour le mariage, pendant le mois de Ati (août-septembre), P. Claus « Playing Cenne: The Meanings of a Folk Game », dans S. Blackburn, A. K. Ramanujan (éd.), Another Harmony: New Essays on the Folklore of India, Berkeley 1986, p. 270-271.

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La puissance divine des figures gémellaires en pays Tul Le culte de Siri et des jumelles Certains villages, où Siri et ses descendants sont censés avoir vécu, sont devenus des lieux de culte (alade) 41 où, chaque année, des centaines de femmes sont possédées. Pour une femme, être possédée par Siri, Sonne, Ginde ou les jumelles, est un honneur 42. Toute initiée qui participe au culte accomplit ainsi un seva, « un devoir religieux », tout en se libérant des tourments qui l’obsèdent 43 et qui sont parfois attribués à des attaques maléfiques (figure xxv p. 437). Le poème épique met en scène la difficulté d’un partage égal de ressources entre deux sœurs puisque, dans la maison indivise, l’aînée contrôle les greniers à riz. Plus largement, le rite met en scène les tensions sociales que connaît la société tulu, l’abandon du système de résidence et d’héritage matrilinéaires au profit de l’adoption du régime patrilinéaire, et le choix d’une autre épouse que la cousine croisée matrilatérale. Au cours de leurs transes, les femmes expriment leurs souffrances en parlant comme si elles étaient Siri ou les jumelles, et non en leur nom propre. Un médium masculin appelé kumara, comme le fils de Siri, contrôle les transes des participantes et dirige le dialogue qui s’engage entre les possédées et les puissances féminines 44. Lors du culte annuel, deux jeunes filles sont possédées par les bhuta féminins dans le temple dédié à Shiva de chacun des villages où a lieu le culte. Ces jeunes filles, souvent jumelles, doivent être « unies par un lien d’affection » pour mimer devant l’auditoire le jeu interdit du cenne mane. Lorsque l’une de ces deux médiums esquisse le geste fatidique par lequel Abbaya a tué sa sœur, elle déclenche les transes des femmes. À l’aube, les participantes épuisées se déclarent « apaisées » (shanti) car elles ont partagé les souffrances des femmes de la lignée de Siri. Mais il y a plus : le rite qui se déroule à la même période en six villages différents n’est jamais exactement le même. Ainsi, dans le village de Nandolige, où l’on peut voir l’étang où Abbaya a immergé la dépouille de sa sœur avant de se noyer, le culte prend la forme d’une initiation à la mort. En effet, lorsque l’aube se lève, les participantes entrent une à une dans une fosse, censée

41. Les lieux de culte dédiés au culte de Siri sont situés dans six villages. Selon U. P. Upadyaya, Tulu lexicon, Tulu-Kannada-English Dictionary II, Udupi 1988-1997, p. 269, le terme tulu alede désigne « le lieu d’origine d’un groupe de bhuta et de nag (esprits-serpents, divinités chtoniennes liées à la fécondité) représentés par plusieurs temples ». 42. Ces possessions sont plutôt réservées aux basses castes car il est interdit aux autres femmes d’être saisies de transes en public. 43. Sur la dimension thérapeutique du culte, voir M. Carrin, « The Topography of the Female Self in Indian Therapeutic Cults », Ethnologies 33, 2 (2011), p. 3-26. 44. Avant d’entrer dans le groupe des possédées, les participantes offrent au kumara des fleurs d’aréquiers et un peu d’argent. Les kumara organisent des préparations au rite qui visent à familiariser les novices avec les personnages du poème épique dont elles apprennent à mémoriser l’expression dramatique.

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Marine Carrin représenter une tombe, que le médium de leur groupe a préparée à leur intention. Quelques minutes après, elles sortent de cette fosse pour partager un « repas de funérailles » (sutaka genji) composé de riz et de légumes bouillis. Cette mort symbolique représente une façon d’intérioriser le destin tragique des jumelles. Désormais initiées, ces femmes porteront au cours du prochain rite annuel un sari orange qui les différenciera des novices vêtues de blanc. La commémoration de la mort des jumelles, source de leur puissance, conduit les femmes à endurer une forme d’épreuve ascétique 45. Cette mort à laquelle les femmes consentent pour ajourner leurs souffrances est bien différente de la belle mort des jumeaux masculins, mais elle confère aux possédées un statut d’initiées. Choisies par Siri et les jumelles, les adeptes du culte pourront maintenir la cohésion familiale, tout en se fortifiant par la possession. Le langage de l’ascèse vient ici sceller les tourments des initiées qui, en cas d’attaques répétées, devront alors fréquenter des sanctuaires d’exorcisme 46. Dans le cas des jumelles, l’excès de rivalité qui les anime s’oppose à la solidarité des jumeaux masculins. La tragédie des jumelles est-elle reliée aux débordements féminins qui, dans l’hindouisme, caractérisent souvent des déesses ? On peut s’interroger sur la relative absence de jumeaux de sexe différent dans le monde des bhuta, où pourtant l’importance du lien frère/sœur s’affirme avec force. Un détour par l’Inde ancienne confirme cette observation. On sait que dans l’Inde védique, la relation frère/sœur est surtout représentée par un couple, Yama, et sa jumelle Yami. Dans le Jumeau Solaire, Charles Malamoud insiste sur le fait que dans « le mythe de Yami, la sœur se réduit à l’histoire de ses relations avec son frère » 47. Constatant la pauvreté des textes védiques concernant la relation frère/sœur, Malamoud souligne que, dans l’Inde d’aujourd’hui, cette relation est un élément essentiel du rituel, puisque la sœur intervient au cours de diverses étapes qui jalonnent la vie de son frère, notamment en nouant chaque année autour du poignet de ce dernier un lien symbolique (rakhi bandhan) qui exprime la protection. Ce rite pan-indien exprime l’attitude protectrice de la sœur qui, dans le contexte matrilinéaire, devient un élément fondateur puisque le frère et la sœur sont les parents fondamentaux et se doivent une solidarité exemplaire. Mais qu’en est-il dans le monde des bhuta ? Le frère et la sœur sont-ils doués de la même puissance divine que celle qui anime les jumeaux de même sexe ?

45. Les valeurs ascétiques dues à l’influence ancienne de la secte des Nath dans la région s’expriment sous la forme d’un ascète, Jogi Purusha, représenté par une statue de bois peint dans les garodis. L’influence des Nath dans la région est clairement attestée dans le monastère de Kadri à Mangalore. Sur l’importance de la secte dans la région, voir V. Bouillier, Itinérance et vie monastique. Les ascètes Nath Yogis en Inde contemporaine, Paris 2004, p. 57-147. 46. Les initiées du culte de Siri peuvent visiter discrètement des sanctuaires d’exorcisme, quitte à mettre leur réputation en danger. 47. C. Malamoud, Le Jumeau solaire, Paris 2002, p. 39.

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La puissance divine des figures gémellaires en pays Tul Kalkuda et Kallurti, un frère et une sœur devenus bhuta Kalkuda et sa sœur Kallurti sont très proches mais ne sont pas jumeaux. De leur vivant, ils ont été persécutés par les souverains jain de la dynastie Banga et leur mort injuste et héroïque les apparente aux figures gémellaires que nous venons d’évoquer. L’histoire se passe dans le royaume de Karkala où un roi jain avait fait édifier un temple splendide par le sculpteur Kalkuda. Voulant l’empêcher de travailler pour le compte d’un autre monarque, ce roi, au lieu de récompenser son artisan, lui fit couper la jambe gauche et le bras droit. Apprenant la cruauté du monarque, Kallurti ne put contenir sa rage et s’écria : « Quittons ce monde mais avant, vengeons-nous ! Détruisons ce royaume ! » À peine eut-elle prononcé ces paroles qu’un incendie ravagea la cité. Alors, Kallurti implora Berméru de la faire disparaître avec son frère. Les deux héros arrivèrent devant le dieu qui les accueillit comme ses enfants et ils devinrent des bhuta 48 . Le poème épique de Kalkuda et Kallurti est moins connu que celui des jumeaux masculins, mais les castes d’artisans sont très présentes lors des rites offerts aux deux bhuta dont les dévots sont issus des castes moyennes. Toutefois, le frère et la sœur qui reviennent tourmenter les humains afin de recevoir un culte sont également présents dans divers sanctuaires d’exorcisme disséminés dans la région. C’est ainsi qu’une femme brahmane Konkani me confia qu’elle avait dû fonder un culte à Kallurti après une fausse couche. Le couple avait acquis une propriété qui abritait un ancien sanctuaire, jadis dédié à Kalkuda et Kallurti. Un oracle leur avait révélé qu’il fallait restaurer ce sanctuaire pour avoir un enfant. Ils écoutèrent l’oracle et furent exaucés. Ici, encore, un troisième terme vient s’adjoindre à la paire de bhuta sous la forme de Varte, « celle qui est seule » 49. On ignore comment est né ce bhuta féminin qui ne doit pas figurer aux côtés de Kalkuda dans les sanctuaires, mais qui apparaît comme « troisième divinité » lors des rituels annuels célébrés en l’honneur du couple de bhuta. C’est dans les sanctuaires d’exorcisme, contrôlés par des basses castes, que des fidèles victimes d’attaques maléfiques implorent Varte de les délivrer des « forces démoniaques qui les assiègent » 50 (mata malepuni). Varte représente, en effet, la part d’ombre de Kallurti et elle peut tour à tour infliger et soulager l’infortune.

48. Il s’agit ici d’une citation de la version orale du poème épique de Kalkuda, telle que je l’ai recueillie. 49.  A. C. Burnell, dans A. V. Navada, D. Fernandes, The Devil Worship of the Tuluvas, Mangalore (sans date), p. 225, note que le missionnaire Männer considérait Vorte (Varte) comme un simple synonyme de Kallurti, ce qui ne correspond pas à mes observations. 50. Pour une analyse des pratiques rituelles d’exorcisme (mata kalepuni), voir M. Carrin, « Le service religieux de guérison. Savoir et biographie des guérisseurs Tulu », dans I. G. Županov, C. Guenzi (éd.), Divins remèdes. Médecine et religion en Asie du Sud, Paris 2008 (Puruṣārtha 27), p. 118-124.

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Marine Carrin Un jour, j’ai vu dans le sanctuaire d’exorcisme de Manipal une jeune veuve qui hurlait le nom de Varte car son mari venait d’être tué dans un accident. La veuve se disait aveuglée par le masque d’argent de Varte, qui la perçait comme s’il était hérissé d’épées. Un homme hémiplégique pleurait en criant Varte et le prêtre possédé (patri) de Kalkuda s’agitait autour d’eux en faisant sonner ses clochettes et en poussant des cris rauques. Toujours dans ce sanctuaire, un médium devenu exorciste s’efforçait d’apaiser Varte par des sacrifices sanglants. Ces affligés allaient rendre un culte à Varte qui les posséderait de temps à autre pour leur octroyer ensuite des pouvoirs médiumniques. Née du dédoublement de Kallurti, Varte manifeste un surcroît de puissance dans le registre négatif. Toutefois, l’exorciste du sanctuaire de Manipal me confiait : « à force de prier Varte, on dépasse un jour la vengeance pour acquérir de la compassion pour autrui ». La présence de Varte dans ce lieu de culte, pourtant orienté vers l’exorcisme, semble donc résulter de la dévotion individuelle de l’officiant qui a fondé le culte. Le rituel multiplie les contextes et les formes d’intervention des puissances qui leur sont associées. C’est ainsi que nous retrouvons Varte dans un autre sanctuaire où elle est représentée comme étant la sœur de Panjurli, le bhuta sanglier, assimilé au guerrier autochtone. Comme je m’interrogeais sur la présence de Varte dans ce dernier lieu de culte, un des prêtres m’a expliqué, en février 2015, que seul Panjurli peut contenir la violence de Varte, ce qui confirme l’idée hindoue selon laquelle on peut apaiser une puissance féminine en lui opposant un principe masculin. Ceci n’a rien de surprenant puisqu’on sait que, dans de nombreuses régions de l’Inde, on neutralise une divinité féminine violente en la mariant, tandis qu’ici, en contexte matrilinéaire, on lui donne un frère. Les bhuta et les dieux La puissance divine, loin de s’éparpiller dans les diverses figures que nous avons évoquées, semble se renouveler au gré des transformations qu’elle suscite au sein du panthéon. Ainsi, les bhuta jumeaux se multiplient-ils sous la forme de paires masculines, tandis que les divinités frère/sœur se divisent, puis, à l’instar de Varte, se trouvent apparentées à un autre bhuta par un lien sororal. Toutefois, le frère de Varte, Panjurli, correspond également à l’incarnation sanglier (Varaha) du dieu Visnu qui seul peut contenir l’excès de puissance de Varte, dû à la « folle » colère de Kallurti. Ce cas n’est certes pas isolé car les bhuta sont subordonnés aux grands dieux hindous, le plus souvent Shiva et la Déesse. Ce lien, plus ou moins hiérarchique, peut renvoyer au champ narratif. C’est pourquoi, dans le poème épique, Berméru accueille Koti et Chennaya dans l’au-delà et assure leur devenir bhuta. Soulignons que, si Berméru est bien représenté dans les sanctuaires billava sous la forme d’un guerrier à cheval, on ne lui rend pas de culte. Mais il y a plus : pourvoyeur 404

La puissance divine des figures gémellaires en pays Tul de descendance dans le poème épique, Berméru est invoqué pour favoriser la fécondité par un médium portant un berceau. Le dieu qui intervient toujours au moment de la mort des héros dans le poème épique se retrouve donc lors de rites de fertilité, au cours desquels il est identifié à Brahma le créateur. Dans le cas des jumelles, le meurtre d’une sœur par l’autre résulte d’une malédiction divine. Ce recours à une causalité externe, représentée par Berméru, permet d’imaginer l’intolérable. Mais, dans le cas des jumelles encore, le champ rituel vient suppléer le champ narratif pour manifester la puissance divine des bhuta. Les rites annuels dédiés aux bhuta mettent en scène les souffrances de ces humains déifiés, mais des possessions involontaires ont lieu dans les prémisses des temples hindous dédiés à Shiva, où des pierres représentant les jumelles Abbaya et Daraaya nous rappellent que les bhuta sont contrôlés par les grands dieux 51. Toutefois, les Tulu se sentent proches de ces figures gémellaires dont les aventures sont ancrées dans le paysage et dont les conflits évoquent leurs histoires de famille. Manifestant parfois leur puissance au détour d’un chemin, les bhuta jumeaux, sans être des personnes, sont pour leurs dévots des figures d’identification. En effet, la mort des bhuta jumeaux, dramatisée dans le rituel, invite les participants à consentir au sacrifice de soi – les initiées du culte de Siri qui acceptent leur mort symbolique ou les médiums de Koti et Chennaya qui se frappent de leur épée – pour se réapproprier une mort qui, dans le mythe, leur est infligée. Oublieux de leur personne, les dévots s’identifient aux valeurs exemplifiées dans le jeu des relations entre les divinités, dont elles partagent la puissance. Toutefois, un certain écart marque les transformations que subissent ces figures divines lorsqu’on passe du champ narratif au rite. Dans le champ narratif, les jumeaux souffrent d’un manque qui se trouve comblé par la présence d’une sœur ou d’un demi-frère. Dans le cas des jumelles, ce manque est compensé par un excès de compassion que partagent un frère et une sœur. En bref, les jumeaux masculins restent sous l’influence de leur mère ou de leur sœur dont le regard attentif contribue à façonner leur virilité car, en contexte matrilinéaire, le père est souvent absent. Toutefois, les poèmes épiques dotent les femmes, mères ou sœurs, d’une sagesse particulière qui leur permet de quitter ce monde quand il devient intolérable, comme le font Deyi, Maldati, Siri ou Kallurti, qui rejoignent le non-manifesté, la maya. Dans le poème épique, les femmes sont seules dans la mort et c’est la raison pour laquelle les adeptes du culte de Siri conjurent cette solitude en partageant une nourriture de funérailles.

51. Au Kérala voisin, « […] les bhuta individualisés ou en troupes turbulentes sont toujours violents et potentiellement dangereux et sont parfois individualisés au cours de danses masquées » ; ils peuvent également apparaître comme étant subordonnés au dieu Siva et à la Déesse dans les fêtes de temple. G. Tarabout, « Quand les dieux s’emmêlent », p. 62.

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Marine Carrin C’est bien le rite qui fait exister les bhuta jumeaux à travers les revendications identitaires des basses castes ou les désirs d’émancipation des femmes. Toutefois, ces figures gémellaires, on l’a vu, s’adjoignent souvent un troisième terme et forment alors une triade dont les composantes n’ont pas le même statut, puisqu’on parle de « deux plus un », comme si la troisième divinité n’était pas l’égale de la paire exemplaire. Tel est le cas de Kinnidaru, la sœur des jumeaux masculins, mais la triade prend un sens différent dans le cas de Varte. Cette dernière, loin d’être une auxiliaire magique, devient une sorte de double destiné à assouvir la colère de Kallurti. Toutefois, lorsque Varte figure aux côtés de Panjurli, elle égale Kallurti et devient une figure de « vérité » (voir figure xxvi, p. 438). La gémellité implique un surplus de puissance parce qu’elle représente un défi, celui d’être solidaire dans la vie comme dans la mort. Les bhuta jumeaux occupent une place centrale dans le panthéon tulu, non seulement parce qu’ils représentent la complétude, mais aussi parce qu’ils peuvent se multiplier tout en restant des justiciers. Toutefois, l’appartenance sexuelle des bhuta vient modifier le type de puissance qu’ils incarnent. Tandis que les bhuta jumeaux se multiplient à l’identique et contribuent à établir la stabilité du royaume ou de la caste, les jumelles n’échappent pas à la rivalité. Déclinant les passions qui agitent les hommes et les femmes, les bhuta jumeaux réaffirment pourtant la centralité du lien frère/sœur qui permet le dédoublement des figures féminines (Kallurti/Varte). Or cette transformation nous rappelle que la colère de Varte évoque bien celle de la Déesse hindoue (ugra), qui se manifeste sous la forme du feu de la shakti, l’énergie cosmique de la Déesse. C’est sans doute pour cette raison que le médium de Varte tient sur le bout de sa langue une lampe à huile allumée, une flamme dont personne ne s’approche et qui témoigne de la puissance divine du bhuta féminin qui, en dépit d’un frère, demeure « celle qui est seule ».

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PUISSANCE DU REGARD EN ÉGYPTE ANCIENNE. BOLS, MIROIRS ET REFLETS

Youri Volokhine

Puissance divine La notion de « puissance divine » est susceptible d’évoquer plusieurs idées dans le cadre de la pensée égyptienne et, en premier lieu, celle de sekhem, « puissance », qui donne son nom à la terrible déesse lionne Sekhmet, dont l’un des usages substantivaux signifie par ailleurs « statue », « image » 1. La représentation ainsi nommée est conçue en tant que signe visible et manifeste de la « puissance » divine – une image efficiente, c’est-à-dire une image qui a le pouvoir de ce qu’elle représente. On pourrait penser aussi, par exemple, à la notion de baou associée aux manifestations divines, bâtie sur le mot ba qui désigne une fonction existentielle particulière des êtres divins ou humains (dans ce dernier cas, des défunts) 2. Ainsi, les « Baou de Rê » désignent-ils l’écriture hiéroglyphique elle-même, conçue comme une émanation divine, comme une manifestation de la puissance divine. On pourrait encore citer bien des exemples qui attestent tous du fait que l’écriture, comme l’image – et particulièrement celle des dieux –, véhicule une forme de puissance transcendante. On a choisi ici de traiter d’un cas particulier. Il existe en effet un mode précis de figuration qui impose une forme particulière de la puissance et de la

1. Voir B. Ockinga, Die Gottebenbildlichkheit im alten Ägypten und um Alten Testament, Wiesbaden 1984 (Ägypten und Altes Testament 7) ; W. Ramadan, « Les désignations des statues dans l’Égypte ancienne », Discussions in Egyptology 59 (2004), p. 61-66 ; E. Hornung, « Der Mensch als ‟Bild Gottes” in Ägypten », dans O. Loretz, Die Gottebenbildlichkeit des Menschen, Munich 1967, p. 123-175, spécialement p. 139-141. 2. J. F. Borghouts, « Divine Intervention in Ancient Egypt and its Manifestation (b3w) », dans R. J. Demaree, J. J. Janssen (éd.), Gleanings from Deir el-Medîna, Leyde 1982, p. 1-70. Pour la notion de ba, cf. L. Žabkar, A Study of the ba-concept in Ancient Egyptian Texts (SAOC 34), Chicago 1968.

10.1484/M.BEHE-EB.5.114099

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Youri Volokhine présence divine : la frontalité. C’est autour de cette thématique – la frontalité, la facialité, le visage des dieux et des hommes, l’expérience du face-à-face, le regard, la beauté et la monstruosité – qui fut chère à Jean-Pierre Vernant, qu’on propose ici de s’arrêter en hommage à ce savant. La figure de l’Autre En 1985, Jean-Pierre Vernant publiait La mort dans les yeux 3. Ce petit livre de moins de cent pages constitue néanmoins une contribution importante pour une approche renouvelée, articulée et repensée, de plusieurs figures divines de la Grèce ancienne, notamment Artémis et Gorgô. Il s’agit d’une approche problématisée qui aboutit à la reconnaissance d’un aspect de la pensée grecque : la figure de l’Autre ; une anthropologie de l’identité, sur ce qui la constitue et la dit dans le champ des panthéons. Ce livre fut le produit d’une réflexion entreprise lors des cours de Jean-Pierre Vernant au Collège de France 4. « La figuration des dieux » est au cœur du programme, non pas uniquement conçu comme une histoire des formes ou des images, mais réellement comme une anthropologie du monde grec ; ou si l’on préfère, une anthropologie de l’image, au sens donné par Hans Belting, lequel d’ailleurs se réfère aussi à Vernant 5. Dans cette anthropologie, un objet émerge : la frontalité. Celle-ci implique la figure des dieux, la représentation du divin, passant par le médium du visage, non seulement dans la plastique, mais aussi dans les idées. Les valeurs du visage, dans le cadre de la pensée grecque, ont été étudiées aussi par Françoise Frontisi 6. Ses fines analyses permettent de dépasser l’édifice touffu mis jadis en place par Waldemar Deonna autour des valeurs du regard et de l’œil, une enquête pionnière (riche en références) et comparatiste (tous azimuts, mais avec une attention particulière portée sur le Proche-Orient) 7. Les « antécédents ». Questions de méthode La comparaison entre des figures divines grecques et proche-orientales présentant des analogies (formelles) peut être envisagée par l’helléniste ou l’égyptologue comme un détour, comme un passage vers un ailleurs, qui permet ensuite de repenser la matière qu’il étudie dans son propre champ 3. J.-P. Vernant, La mort dans les yeux (Paris 1985), repris dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, Paris 2007, 2 vol., II, p. 1473-1519. 4. J.-P. Vernant, Figures, idoles, masques. Conférences, essais et leçons du Collège de France (Paris 1990), repris dans Œuvres II, p. 1521-1661. Il s’agit des cours des années 1975 à 1984. 5. H.  Belting, Pour une anthropologie des images, Paris 2004, notamment p. 214-217. 6. F.  Frontisi-Ducroux, Du masque au visage. Aspects de l’identité en Grèce ancienne, Paris 1995. 7. W.  Deonna, Le symbolisme de l’œil, Paris 1965 (École française d’Athènes, Travaux et Mémoires des anciens membres étrangers de l’École 15). Cf., du côté de l’histoire de l’art, J. Clair, Méduse. Contribution à une anthropologie des arts du visuel, Paris 1989.

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Puissance du regard en Égypte ancienne spécialisé. C’est surtout cette forme de comparatisme que Jean-Pierre Vernant et son école ont mis en avant, non sans bonnes raisons. Car l’on connaît les approximations et les dérives propres aux anciens comparatismes, qui arrachaient les faits artificiellement isolés à leurs terrains, tout en les tordant. Tout ceci conduisait à construire des figures qui n’avaient au fond de réalité que dans l’imagination de leur savant inventeur. Marcel Detienne, en dépouillant son Adonis de « l’enchantement » de la magie frazérienne, montrait la voie aux hellénistes qui avaient affaire à des dieux grecs au parfum oriental 8. Le piège n’était pas tant de trouver en Orient des influences très anciennes sur la civilisation grecque 9 que, surtout, de se méprendre sur la nature de ces influences en suivant des modèles interprétatifs dépassés, notamment celui de la diffusion linéaire. Prenons le cas de « Gorgô », la Gorgone, la Méduse, qui occupe une place importante dans La mort dans les yeux. Ce masque terrifiant brouille les classifications : masculin, féminin, jeune, vieux, beau et laid, humain et bestial, une face sur laquelle toutes les catégories interfèrent. Ce visage-là se présente dans une frontalité totale, une frontalité associée au monstrueux. Or, selon un point de vue comparatiste, la face de Gorgô n’est pas sans analogies avec des figures attestées au Proche-Orient, d’autres faces grimaçantes venues d’Assyrie, d’Égypte et du Levant. Jean-Pierre Vernant a discuté de ce problème : Frontalité, monstruosité : ces deux traits posent le problème des origines du schéma plastique de Gorgô. Des antécédents en ont été recherchés au ProcheOrient (Bernard Goldman 10), dans le monde créto-mycénien (Spyridon Marinatos 11), suméro-accadien (Ernest Will) 12. Des rapprochements ont été proposés avec la figure du Bès égyptien 13 et surtout du démon Humbaba tel

8. Cf. M. Detienne, Les jardins d’Adonis. La mythologie des aromates en Grèce, Paris 1972, p. 9-15. 9. M. L. West, The East Face of Helicon: West Asiatic Elements in Greek Poetry and Myth, Oxford 1997. 10. B. Goldman, « The Asiatic Ancestry of the Greek Gorgon », Berytus 12 (1961), p. 1-23. 11. S. Marinatos, « Gorgones kai gorgoneia », Arch. Eph. (1927-1928), p. 7-41 ; cf. N. Marinatos, The Goddess and the Warrior. The Naked Goddess and Mistress of Animals in Early Greek Religion, Londres – New York 1999 (spécialement le chap. iii). Cet ouvrage est paru après le livre de J.-P. Vernant, mais, comme l’a fait remarquer V. Pirenne-Delforge (L’Antiquité Classique, 70l (2001), p. 376), il est dommage que l’auteur n’ait pas tenu compte pour son sujet des études du savant sur Gorgô. 12. É. Will, « La décollation de Méduse », Revue archéologique 27 (1947), p. 60-76. 13. Je n’entre pas ici dans le débat sur les relations, échanges et autres transferts éventuels ou avérés entre les Bès et la figure de Gorgô. Notons que l’on a proposé de reconnaître un lien fondamental entre l’entité « Aha » féminine (type « Bès », nue, tenant des serpents, de face, connue dès le Moyen Empire sur les « ivoires magiques ») et le type iconographique de la « Maîtresse des animaux » proche-orientale, cf. J. Wegner, « A Decorated Birth-Brick from South Abydos: New Evidence on Childbirth a Birth in the Middle Kingdom », dans D. P. Silverman, W. K. Simpson, J. Wegner (éd.), Archaism and Innovation. Studies in the Culture of the Middle Kingdom Egypt, New Haven – Philadelphie 2009, p. 447-496, spécialement p. 466-471. Sur Bès à Chypre, dans le

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Youri Volokhine qu’il est représenté dans l’art assyrien (Clark Hopkins 14). Nous avons évoqué ces travaux en soulignant qu’en dépit de leur intérêt ils manquent ce qui constitue à nos yeux le fait essentiel : la spécificité d’une figure qui, quels qu’aient pu être les emprunts ou les transpositions, se profile comme une création neuve, très différente des antécédents qu’on invoque. Son originalité ne saurait être saisie en dehors des relations qui, au sein de l’archaïsme grec, la lient à des pratiques rituelles, à des thèmes mythiques, à une Puissance surnaturelle enfin qui se dégage et s’affirme en même temps que se construit et se fixe le modèle symbolique qui la représente dans la forme particulière du masque gorgonéen 15.

Si l’on doit reconnaître que la figure grecque de Gorgô ne sort pas de nulle part, qu’elle noue des liens avec des antécédents, néanmoins, on conçoit fort bien, avec Jean-Pierre Vernant, que l’originalité de Gorgô tire sa source de sa spécificité hellénique. Mais l’idée que les influences reçues ou exercées ne doivent être envisagées que dans un seul sens – celui de l’Orient vers la Grèce – et que celles-ci ne devraient concerner que « l’archaïsme grec », pourrait sembler une trop commode fin de non-recevoir pour toute approche comparatiste sensible aux diffusions (permanentes) et aux influences (continuelles). Sans vouloir nécessairement affronter le problème des contacts entre cultures voisines, le comparatisme du détour cherche à éviter les pièges du comparatisme superficiel, de type frazérien, évoqué ci-dessus, qui néglige les particularités spécifiques des cultures. Tout est une question de mise en perspective. Pour un égyptologue, l’archaïsme grec correspond chronologiquement grosso modo à la récente époque saïte, au viie siècle avant notre ère. Or, c’est précisément l’époque de la mise en place des relations commerciales et politiques intenses entre la Grèce et l’Égypte 16, relations qui aboutiront, à la suite des aléas de l’histoire, à ce que l’Égypte entre dans le monde grec, gouvernée par des Grecs qui écrivent et pensent en grec, pour des sujets parfois grecs mais très majoritairement égyptiens, souvent aux confluents de ces cultures et formant à leur tour une culture « gréco-égyptienne ». Bref, la question des diffusions culturelles se pose, et elle invite naturellement au comparatisme. Mais ce que j’aimerais montrer dans les quelques exemples égyptiens qui seront traités ci-dessous, c’est qu’une autre approche comparatiste est encore susceptible d’être pratiquée : ni le comparatisme des influences, ni

sillage de la « Grande Déesse » (elle-même pouvant être appréhendée comme actualisation de l’Hathor égyptienne), voir notamment A. Carbillet, La figure hathorique à Chypre (iie-ier mill. av. J.-C.) à Chypre, Münster 2011 (AOAT 388), cf. I. Tassignon, « Les statues du “Bès chypriote” », Cahiers du Centre d’Études chypriotes 31 (2001), p. 59-67. 14. C. Hopkins, « Assyrian Elements in the Perseus-Gorgon Story », AJA 38 (1934), p. 341-358 et « The Sunny Side of the Greek Gorgon », Berytus 14 (1961), p. 25-35. 15. J.-P. Vernant, Figures, idoles, masques, dans Œuvres II, p. 1576-1577. 16. D. Agut-Labordère, « Plus que des mercenaires ! L’intégration des hommes de guerre grecs au service de la monarchie saïte », Pallas 89 (2012), p. 293-306.

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Puissance du regard en Égypte ancienne vraiment celui du détour, mais un comparatisme méthodologique portant sur des thèmes précis qui s’expriment essentiellement dans les images, et qui laisse peut-être entrevoir des communautés culturelles étendues. Il s’agira en effet de réfléchir sur des objets égyptiens qui présentent a priori des éléments iconographiques susceptibles d’être analysés en fonction de la catégorie de l’altérité, telle que l’a définie par Jean-Pierre Vernant dans les études que nous avons citées. Ceci engage à un dialogue comparatiste entre les données égyptiennes et les données grecques. Frontalité égyptienne et présence divine La frontalité en Égypte paraît être une exception dans l’iconographie des scènes en deux dimensions qui privilégient toujours l’orientation latérale ; elle répond néanmoins à des motivations précises 17. Parmi celles-ci, l’image frontale peut fonctionner pour évoquer une interaction avec le spectateur, le contact visuel « face à face » ; elle peut évoquer aussi, par exemple, le mouvement (un corps qui se tourne). En outre, les motifs frontaux, notamment lorsque des dieux sont concernés, sont associés à des symboliques particulières. Dans le panthéon, la figuration frontale conduit vers plusieurs configurations différentes. L’une d’elle oriente vers les « Bès », les dieux « masques » grimaçants, et une autre vers la déesse Hathor, dont un visage de face aux oreilles bovines consacre une manifestation emblématique 18. Ces deux figures divines (les « Bès » et les Hathor), associées à des manifestations frontales, se rencontrent et agissent de concert dans un même contexte lié aux cosmétiques, aux objets de la vie de tous les jours, aux erotica, à la protection de la vie fragile (la mère, l’enfant), à la (re)naissance. Dans ce cadre, la manifestation frontale de la divinité, figurée sur des objets, dénote un aspect particulier de la « puissance divine ». Ce mode de frontalité se retrouve donc sur des artefacts souvent liés au monde du cosmétique, c’est-à-dire des objets associés à la sphère corporelle de l’individu. Ces objets de la vie courante sont surtout connus par des pièces d’apparat relevant du trousseau funéraire. Dans ce cadre, ces objets véhiculent une symbolique liée au renouvellement de la vie, auquel veille notamment la déesse Hathor. L’iconographie de ces objets met en scène des thèmes qui révèlent des puissances divines agissant sur le corps, et parfois spécifiquement en contact avec le visage (le bol que l’on porte aux lèvres ; le miroir dans lequel on se regarde ; l’étui à khôl dans lequel on plonge le stylet appliqué ensuite sur l’œil). Parmi les différentes stratégies

17. Y.  Volokhine, La frontalité dans l’iconographie de l’Égypte ancienne, Genève 2000 ; Id., « Dessins atypiques : entorses aux proportions classiques et frontalité », dans G. Andreu-Lanoë (éd.), L’art du contour. Le dessin dans l’Égypte ancienne, Paris 2013, p. 58-65. 18. Il faut citer aussi la « déesse nue » frontale, dont les représentations circulent entre le Proche-Orient et l’Égypte, sans cesse réinterprétée selon les contextes (cf. ci-dessus, n. 13).

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Youri Volokhine iconographiques offertes à l’artisan-dessinateur égyptien pour signifier des idées propres à ce contexte, la frontalité se présente comme un choix possible. Plusieurs indices permettent d’y lire un discours traitant de l’expérience du regard et de l’altérité du reflet. Ce sont essentiellement les choix iconographiques égyptiens qui nous mettent sur cette piste. On peut donc tenter de reconstituer quelques éléments de cette stratégie en s’appuyant sur des indices et des détails. En regardant attentivement certains objets, on peut essayer de mettre en lumière des réseaux de relations entre plusieurs entités divines ainsi que leurs ancrages symboliques. On analysera ici essentiellement deux types d’objets : les bols et les miroirs. Bols « à visage » et reflets hathoriques Il existe des objets associés au visage en Égypte ancienne, des objets sur lesquels on dessine des visages, des faces ou des yeux. Simultanément, ces objets sont en contact avec le visage (la face, les yeux, la bouche). Cela pose immédiatement la question de la frontalité et du « regard de l’image » 19. Celle-ci apparaît notamment sur plusieurs coupes ou bols à boire en faïence de la xviiie dynastie. Stylistiquement et thématiquement, ces objets font partie de cette délicate production dont témoignent les artefacts de luxe fabriqués notamment sous Amenhotep III, période que l’on peut considérer comme l’apogée du raffinement 20. Sur un bol conservé au Musée de Turin 21, un double motif du visage hathorique ligaturé à des fleurs ouvertes ou en bouton décore le fond de la coupelle (figure xxvii p. 438). Les faces hathoriques sont montées sur des manches. Les visages sont stylisés, voire déformés. Les yeux sont démesurés. Des yeux qui fixent celui qui, portant ses lèvres à la coupe, les verrait apparaître dans le trouble du liquide. Ces faces hathoriques, au fond du bol, imposent en somme l’idée de vision, de contemplation, de regard. Parfois, ce n’est pas la face hathorique qui est convoquée, mais tout autre chose. Ainsi, sur une coupe du Musée de Berlin, trois poissons sont disposés de telle manière qu’ils partagent un seul œil central 22. On peut se demander pour quelles raisons c’est un motif lié au regard (face frontale d’Hathor ; œil de poisson) qui figure au fond de ces bols 23.

19. R. Tefnin, Les regards de l’image. Des origines jusqu’à Byzance, Paris 2003. 20. A. P. Kozloff, dans Aménophis III. Le Pharaon-Soleil, Paris 1993, notamment p. 290-300 (« Instruments rituels ») et p. 340-343 (« Récipients et figurines »), 21. Turin. Inv. no 3368, diam. 6,5 cm ; h. 2 cm. Reproduction notamment dans E. Scamuzzi, Egyptian Art in the Egyptian Museum of Turin, Turin 1964, pl. LV et LVI. Cf. par exemple le bol (fragment) UC 38094 (Petrie Museum). 22. Berlin Ägyptisches Museum 4562 ; cf. A. P. Kozloff, Aménophis III, p. 352. Ce sont des tilapia, poissons qui procèdent du symbolisme de la renaissance et qui évoluent donc dans un contexte « hathorique ». 23. Dans d’autres cas, la face hathorique (ou celle de Bès) peut décorer des jarres à vin.

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Puissance du regard en Égypte ancienne Un indice menant vers une réponse possible se trouve dans des coupes de style différent et provenant d’un contexte autre. Par exemple, une coupe conservée au Louvre (trouvée à Ougarit) révèle en son fond un motif graphique composé par des signes hiéroglyphiques (figure 1) 24.

Figure 1. Coupe avec un calligramme hiéroglyphique formant un visage, Louvre AO 15727 (dessin de l’auteur).

Or, il s’agit d’un calligramme, lequel compose avec des signes d’écriture un motif, en l’occurrence un visage 25. On peut facilement lire et voir simultanément ce visage « parlant » : « contempler toute beauté » 26. Le même type de calligramme orne des objets analogues : ainsi, une coupe trouvée à Lakish compose pour sa part une phrase identique 27. Si l’on rencontre ce type de calligramme dans d’autres circonstances, en tout cas, en ce qui concerne les bols, leur présence confirme ce que nous avons observé sur quelques coupes hathoriques : l’invitation d’un regard (d’un visage). Au fond de ces bols et coupes, un visage, un regard, un œil, fixe donc parfois le buveur. Associés (ou en variations) à d’autres thèmes, ces visages que le buveur aperçoit au travers du liquide imposent une présence symbolique dans l’acte de boire. Néanmoins, on est en droit de se demander pour quelles raisons les artistes décorateurs de ces objets ont choisi de mettre en évidence le thème du regard, soit par la frontalité du visage hathorique qui y invite directement, soit par une évocation du regard au moyen d’un motif incluant des yeux. Il y a ainsi une insistance particulière sur la vision, ce qui a priori ne semble pas en corrélation directe avec le fait de boire. On pourrait émettre l’hypothèse que c’est plus

24. Louvre AO 15727 ; diam. 12,2 cm ; h. 5.10 cm ; Minet el Beida (Ougarit), tombe 6. xiiie siècle av. J.-C. 25. Sur ce jeu graphique, cf. B. Mathieu, « “Et tout cela exactement selon sa volonté”. La conception du corps humain (Esna no 250, 6-12) », dans A. Gasse, F. Servajean, C. Thiers (éd.), Et in Aegypto et ad Aegyptum, Recueil d’études dédiées à Jean-Claude Grenier, Montpellier 2012 (CENiM V/4), p. 499-515, ici p. 511-512. Voir aussi H.-G. Fischer, Varia Nova. Egyptian Studies III, New York 1996, p. 43-44. 26. Louvre AO 15727 ; provenance : Ougarit (Minet el-Beida, tombe 6). xiiie siècle av. J.-C. Diam. 12.2 cm. 27. Bol en faïence, Lakish (Tell ed-Duweir), Israel Museum, ve-xiiie siècle av. J.-C.

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Youri Volokhine précisément sur l’acte de pencher son visage vers une surface liquide – qui serait susceptible de refléter la face du buveur – qu’interviendrait cette présence symbolique. En tout cas, en ce qui concerne les beaux bols en faïence, cette présence/puissance divine procède de « l’hathorisme » : une force de vie. On a l’habitude de penser que les associations iconographiques sur les objets du quotidien procèdent nécessairement de l’apotropaïque. Cela est vrai, dans une large mesure. Néanmoins, d’autres idées, plus complexes, semblent aussi convoquées, comme nous allons le voir à présent. Suave et inquiétant Les petits objets de luxe que nous venons d’évoquer font partie de ce monde du « beau », du raffiné et de l’élégant, que l’élite égyptienne appréciait au plus haut point. De façon générale, tout ce qui implique la sphère corporelle, les objets cosmétiques et tous les « objets du corps », s’inscrit dans ce monde suave qu’est l’univers hathorique. Mais ce monde n’est pas celui d’une mièvre béatitude. Au contraire, il laisse entrevoir des contours parfois plus inquiétants, menant de la séduction à la monstruosité 28. C’est ainsi que le monde du « beau » par excellence est celui de la chasse, le loisir le plus prisé par l’élite sociale, pratiqué comme il se doit par le roi lui-même. Or, comme l’iconographie le montre, le monde de la chasse n’est pas bien différent de celui de la guerre. Les chasses aux fauves et celles aux ennemis sont traitées de manière parfaitement analogue, et souvent symétriquement, comme on le voit par exemple sur un beau coffret en bois appartenant à Toutankhamon 29. Le monde de la guerre, traité par l’iconographie pharaonique, comporte des motifs obligés : mise à mort de l’ennemi sur le champ de bataille, mutilation (la tête, les mains, le phallus), agonie suggérée par les corps tordus au sol et les têtes grimaçantes tournées souvent de face, pour en exagérer encore le grotesque. Ce monde de la guerre est celui du triomphe de la force royale, et simultanément celui de l’horreur et de l’horrible. En fait, lorsque l’on s’avise de faire le répertoire de motifs attestés sur les objets cosmétiques, on réalise rapidement une certaine forme de polarité conduisant de la beauté à la laideur. Il suffit de prendre en considération, par exemple, les belles cuillères à fard ouvragées de la xviiie dynastie. Les thèmes favoris sont d’une part les belles jeunes filles 30 et, en contraste, les vilains serviteurs étrangers (les Syriens, chauves et barbus) 31 ; ou encore de beaux jeunes hommes élégants et, à l’opposé, de vieux serviteurs contrefaits. On peut admettre que, dans tous les cas, ces motifs personnifient les serviteurs qui sont appelés à aider à la toilette. Il

28. R. Tefnin, Les regards de l’image, p. 58. 29. N. Davies, A. H. Gardiner, Tutankhamun’s Painted Box, Londres 1962. 30. Louvre N 1737 : belle jeune fille nue, portant des bouquets floraux. 31. Louvre N 1738 : serviteur syrien.

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Puissance du regard en Égypte ancienne faut aussi remarquer que ces objets cosmétiques sont très souvent associés avec le dieu Bès, lequel est un type de divinité, plutôt qu’une seule entité. Hybride d’un nain, d’un avorton, d’un lion, d’un singe, grimaçant et gesticulant, il prête son apparence notamment aux étuis à khôl, aux jarres à vin, aux miroirs, et à de multiples figurines. Les Bès, les Hathor, les animaux du désert (bouquetin, gazelle, oryx), les singes et les lions, sont tous associés aux renouvellements de la vie, et c’est pourquoi ils sont déclinés sur de multiples objets cosmétiques et de la vie courante 32. La gamme des représentations (liées au monde hathorique) attestées sur ce matériel révèle deux pôles : le monde du suave, de l’élégant, de la beauté, de la délicatesse, et le monde de l’inquiétant, du difforme, de l’altérité. Visages et miroir Les miroirs offrent aussi des éléments sur la perception égyptienne du visage 33. Il est toutefois délicat de bien tracer les contours du discours égyptien sur les miroirs, sur ce que l’on y voit, sur l’expérience qu’implique le reflet. Les miroirs peuvent être des objets votifs ; dans les temples tardifs, les « rites de l’offrande des miroirs » sont généralement adressés à Hathor. Dans un autre contexte (auquel Hathor n’est cependant pas étrangère), les miroirs se retrouvent dans des rites liés à la maternité, dont la finalité conduit vers la protection et l’entretien de la vie. Enfin, les miroirs sont aussi des objets cosmétiques de la vie quotidienne, et que l’on emporte dans le trousseau funéraire depuis une haute époque. Les façons égyptiennes de nommer les miroirs sont signifiantes. L’objet lui-même, nous venons de le rappeler, fait partie de la panoplie funéraire depuis une haute époque. On le trouve non seulement matériellement dans des sépultures, mais encore figuré, par exemple sur les frises décorées de certains sarcophages du Moyen Empire. Il peut être désigné comme « Celui qui voit un second visage 34 devant son visage (mȝȝw ḥr snw ḫft-ḥr.f ) » 35. Le nom le plus ancien du miroir est ʿnḫ (n) mȝ(w) ḥr 36 – « vie (de la) vision du visage » ; on trouve aussi simplement « celui qui voit le visage

32. J. Quaegebeur, La naine et le bouquetin ou l’énigme de la barque en albâtre de Toutankhamon, Louvain 1999. 33. C. Lilyquist, Ancient Egyptian Mirrors from the Earliest Times through the Middle Kingdom, Munich – Berlin 1979 (MÄS 27) ; cf. Id., « Reflections on Mirrors », dans Z. Hawass, J. E. Richards (éd.), The Archaeology and Art of Ancient Egypt: Essays in Honor of David B. O’Connor, Le Caire 2007, p. 95-109, qui poursuit la réflexion. 34. C. Husson, L’offrande du miroir dans les temples égyptiens de l’époque gréco-romaine, Lyon 1977, p.  41 ; cf. par ex. W. Petrie, Sedment, I, ERA, Londres 1924, pl. XVIII. 35. P. Lacau, Sarcophages antérieurs au Nouvel Empire II, Le Caire 1906, CG no 22088 p. 18 (88 et 89) ; no 28091 p. 48 (72). 36. Wb I, 204. 14 ; C. Lilyquist, Ancient Egyptian Mirrors, p. 65-71 pour la nomenclature des noms du miroir.

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Youri Volokhine (mȝw ḥr) », expression que l’on pourrait aussi comprendre comme « apparence/ aspect du visage » 37. Le rapport entre l’idée de vie et le fait que le miroir fasse partie du viatique funéraire dès l’Ancien Empire est à prendre en compte : les Égyptiens avaient sans doute perçu dans cet objet un caractère lié à la préservation de l’identité 38, à la préservation des traits du visage, à la perpétuation de l’être. Mais il faut aussi préciser que, si ces objets cosmétiques sont fortement ancrés dans le monde du féminin 39, les miroirs se rencontrent pourtant également dans le viatique funéraire qu’un homme est susceptible d’emporter dans sa tombe 40. Enfin, d’autres désignations, le plus souvent sous forme d’expressions composées, peuvent servir pour les miroirs, par exemple, le terme wnt-ḥr (var. wn-ḥr) – « Celle (celui) qui révèle le visage » 41. Ce nom du miroir apparaît à l’époque saïte et devient une expression commune pour désigner l’objet dans les rites d’offrandes ptolémaïques. On relèvera les graphies au duel : wnwy-ḥr, wnty-ḥr, ainsi que le fait que le mot est parfois doublement déterminé par le signe du miroir 42. Il est possible que ce phénomène ne soit pas purement graphique ou lié au fait que, lors du rite, on offre souvent deux miroirs à la divinité ; ce duel pourrait se rapporter à la nature « bifaciale » de cet objet plat 43, ou, mieux encore, à la dualité qu’implique l’idée même du reflet. Un mythe du reflet ? Il se peut qu’un mythe soutienne la symbolique du miroir, un mythe que l’on n’a pas forcément convoqué, à ma connaissance, dans la discussion sur ce sujet. Au Nouvel Empire, la dualité entre l’aspect dangereux et l’aspect favorable de la déesse Hathor est exprimée de façon remarquable dans le mythe dit de la « Vache du ciel », attesté dans plusieurs tombes royales de la Vallée des Rois. Ce récit célèbre relate notamment de quelle manière la déesse furieuse, Hathor-Sekhmet-œil de Rê, massacra, sur l’ordre de Rê, l’humanité révoltée contre l’autorité du vieux dieu solaire. Ce dernier, constatant l’ampleur du carnage, décide dans un moment de clémence de mettre un terme à cette

37. Cf. C. Lilyquist, Ancient Egyptian Mirrors, p. 71. Cf. Wb II, 15. 38. C. Husson, L’offrande du miroir, p. 38 : « ce nom qui peut signifier “vivant” est donné à l’objet dont la propriété est de faire vivre les traits du visage humain » ; dans ce sens A. P. Kozloff, dans Aménophis III, p. 295. La question du rapport entre le signe ankh et le miroir est débattue depuis longtemps ; V.  Loret, Sphinx 5 (1902), p. 138, proposa le rapprochement entre ankh et miroir. 39. Cf. F. Frontisi-Ducroux, J.-P. Vernant, Dans l’œil du miroir, Paris 1997, p. 82-83 pour cette notion. 40. Voir C. Müller, LÄ V, 1984, col. 1148, n 11. 41. Wb I, 313,7. Voir C. Husson, L’offrande du miroir, p. 37 ; p. 35-36 pour les différents noms du miroir et leur historique. 42. C. Husson, L’offrande du miroir, p. 37. 43. Selon D. Meeks (AnLex 77.0925), la graphie wnty-ḥr est bien un duel. Le plus souvent, le miroir est poli et réfléchissant sur les deux faces, voir G. Bénédite, Miroirs, Le Caire 1907, p. viii.

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Puissance du regard en Égypte ancienne expédition punitive. Il a recours à un stratagème : à la place du sang dont elle se délecte, la déesse trouvera un liquide rouge, alcoolisé. « Cette déesse sortit à l’aube et remarqua que cela (= ce pays) était inondé. Alors son visage en fut parfait (nfr.ἰn ḥr.s ἰm) et elle se mit à boire : ce fut bon (nfr) à son cœur » 44. La déesse s’enivre et, ne reconnaissant plus les hommes dont elle s’apprêtait à faire un carnage, elle les épargne. Ce passage du récit illustre la rupture entre l’épisode de la fureur et le temps de l’apaisement. La mention du visage nfr (« parfait ») intervient précisément comme la première marque de l’apaisement de la déesse. Ce premier stade est élargi par l’apaisement de son « cœur ». La colère se déchaîne puis se dissipe, le visage témoignant du passage expressif entre ces états. L’état nfr du visage marque d’abord le moment du tournant fureur/apaisement. On peut proposer l’hypothèse que cet épisode du mythe fonde le rite de l’offrande du miroir : en se regardant dans le miroir, Hathor, comme dans le mythe où l’on aimerait supposer que la lionne se serait mirée dans le flot rougeâtre, s’apaise. Dans le cas de la déesse furieuse, il faut penser que l’image qui lui est renvoyée la charme. Le visage qu’elle contemple n’est sans doute plus celui d’une lionne assoiffée de sang, mais déjà celui de la belle Hathor « parfaite de visage » – nfrt-ḥr, au visage humain et propice. La lionne en furie s’apaise non seulement en s’enivrant, mais aussi en contemplant son reflet, non plus sa face en colère, mais le « beau visage » d’Hathor. L’iconographie des miroirs atteste de nombreux cas où la « belle face » d’Hathor figure juste sous la plaque réfléchissante 45. Parfois, c’est une belle jeune fille qui fait office de cariatide 46. Mais corollairement, on observe en cette même place des visages plus inquiétants, qui n’orientent pas vers la beauté, mais plutôt vers l’effrayant. En effet, on connaît aussi des miroirs où c’est une tête de lion (voire de lionne) qui se positionne sur le manche, sous le disque réfléchissant 47. De même, on trouve en cette position des Bès qui sont fondamentalement léonins 48. La présence d’une face monstrueuse – léonine – sur l’objet même qui doit refléter le visage n’est pas dénuée de sens. Il serait tentant de penser que, à

44. E. Hornung, Der Ägyptische Mythos von der Himmelskuh, Göttingen 1982 (OBO 46), p. 8 (version du tombeau de Séthi Ier [23], avec traduction p. 40) ; cf. N. Guilhou, La vieillesse des dieux, Montpellier 1989, p. 9 ; P. Germond, Sekhmet et la protection du monde, Genève 1981 (AH 9), p. 138-140, et p. 143 ; Id., BSEG 4 (1980), p. 40. 45. Par exemple, Caire CG no 52.663 (tombe de Sathathoriounet, Ilahoun, xiie dynastie). 46. C. Derriks, Les miroirs cariatides égyptiens en bronze : typologie, chronologie et symbolique, Mayence 2001 (MÄS 51) ; Id., « Les miroirs cariatides : une forme aboutie de la statuaire féminine en bronze », dans H. Györy (éd.), « Le lotus qui sort de terre ». Mélanges offerts à Edith Varga, Budapest 2002, p. 49-56. Cf. J.-F. Quack, « Das nackte Mädchen im Griff halten: zur Deutung der ägyptischen Karyatidenspiegel », Die Welt des Orients 33 (2003), p. 44-64. 47. Par exemple, Caire CG no 44.087 et 44.088. 48. Par exemple CG no 44.047 (un Bès sculpté tient lieu de manche) ; CG no 44.017 (une face de Bès sur une ombelle de papyrus supporte la plaque réfléchissante) ; cf. J. Vandier d’Abbadie, Les objets de toilette égyptiens au Musée du Louvre, Paris 1972, p. 170-171, no 760.

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Youri Volokhine l’instar de ce que l’on constate dans le monde grec 49, le miroir égyptien est également porteur d’une virtualité fallacieuse que rappellerait cette face bestiale figurée sur l’objet, et que celui qui se contemple croise du regard. L’expérience divine du miroir Le rite de l’offrande du miroir peut être considéré comme un rite spécifique de la face 50. Aussi, la mention fréquente nfrt-ḥr (« parfaite-de-visage »), qui est appliquée à la déesse concernée par le rite, doit dans la plupart des cas suggérer deux aspects complémentaires. Au niveau concret et laudatif, l’épithète souligne que la déesse est resplendissante, parée de ses attributs ; mais cette beauté, qu’elle se délecte à contempler dans la plaque réfléchissante qu’on lui tend, est aussi métaphorique de son humeur apaisée. Les différentes déesses concernées par le rite (Hathor, Nephthys, etc.) sont fréquemment qualifiées de nfrt-ḥr : le vocabulaire utilisé dans ce rite tourne continuellement autour de la notion du contentement du visage, de l’éclat et de la beauté de la face (c’est aussi le cas dans le rite d’offrande du fard 51). La mention du « visage parfait » de la déesse voisine dans ces scènes avec des synonymes comme ʿnt-ḥr (« ravissante-de-visage »), nḏmt-ḥr (« douce-de-visage » 52), et l’on parlera aussi de « l’éclat de sa face » (ṯḥn n ḥr.s) 53. La déesse est souvent priée de « regarder son beau visage » 54. Le sens du rite ne fait pas de doute : c’est un rite d’apaisement. Le visage « parfait » de la déesse exprime clairement le fait qu’elle est sereine. La thématique esquissée par le rite de l’offrande du miroir joue sur les facultés faciales (physiques, expressives, et aussi psychologiques) : la vue, le ravissement, l’apaisement. Le miroir est un objet intrinsèquement vecteur d’une dualité : son rôle dans le monde de la déesse aux humeurs et aux visages changeants est pleinement justifié. Néanmoins, les brèves allusions que l’on peut glaner à la lecture des nombreuses inscriptions associées au rite spécifique de « l’offrande du miroir » ne permettent pas directement de comprendre toutes les dimensions symboliques de la contemplation de la face. Pour cela, il est nécessaire de se tourner à présent vers d’autres documents.

49. Cf. F. Frontisi-Ducroux, J.-P. Vernant, Dans l’œil du miroir, p. 155-176. 50. Voir C. Husson, L’offrande du miroir. 51. Z. El-Kordy, « L’offrande des fards dans les temples ptolémaïques », ASAE 68 (1982), p. 195-222. 52. C. Husson, L’offrande du miroir, p. 160-161, 164-165 et 180-181. 53. C. Husson, L’offrande du miroir, p. 75-76 (= Edfou IV, 238.2-3) : « la grande a vu son visage parfait (ḥr.s nfr) dans le grand disque d’argent, l’éclat de sa face (ṯḥn n ḥr.s), la douceur de ses lèvres ». 54. Par exemple : C. Husson, L’offrande du miroir, p. 75 (Edfou IV, 81 2-3).

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Puissance du regard en Égypte ancienne Reflets ambigus On ne peut voir soi-même son propre visage, à moins de recourir à des artifices. Dans le monde antique, ceux-ci sont limités : le miroir ou l’eau. Ces deux surfaces réfléchissantes sont évoquées dans un passage du « Dialogue entre Ipou-our et le Maître Universel » (papyrus Leyde I 344 recto). Dans le monde inversé que décrit ce texte littéraire (datant de la xixe dynastie, mais rédigé initialement probablement bien avant), les pauvres deviennent riches : « Celle qui regardait son visage dans l’eau (le regarde maintenant) dans un miroir » 55. Ce texte confirme que le fait de posséder un miroir, qui est un objet de luxe, consiste en un évident signe d’élévation sociale. Mais dans les deux cas (eau ou miroir), la vision offerte est néanmoins brouillée, plus ou moins altérée. Dans le plan d’eau, les traits évanescents s’altèrent au moindre frémissement. Et lorsque c’est sur une plaque métallique que l’on se contemple, l’image est certes plus stable, mais le reflet n’est néanmoins pas aussi fidèle qu’avec nos miroirs contemporains. Le métal (le bronze), même très bien poli, déforme plus ou moins légèrement les traits, selon les imperfections du polissage, jamais parfait. Quant à l’objet lui-même, il s’altère rapidement par oxydation. En Égypte, comme un peu partout ailleurs, le miroir se révèle facilement menteur et trompeur. L’imperfection de l’image réfléchie s’ajoute donc à l’inversion fondamentale qui est celle du reflet. Cet aspect ambigu semble bien confirmé par le manuel d’onirocritique de Deir el-Médineh (P. British Museum no 10683), une « clé des songes » datant de la xixe dynastie 56. Dans la liste qui y figure, deux rêves mentionnent le fait de contempler son propre visage : dans un cas dans de l’eau, dans un autre par le biais d’un miroir. Les deux actes sont associés à un pronostic négatif 57 : Si l’on regarde son visage sur l’eau : cela est mauvais ; (cela signifie) passer son temps (de vie) avec une autre vie 58. (Si un homme se voit lui-même en rêve) voyant son visage dans un miroir : cela est mauvais ; (cela signifie) une autre femme 59.

55. P. Leyde I 344 recto 8.5 ; cf. R. Enmarch, The Dialogue of Ipuwer and the Lord of All, Oxford 2005, p.  40-41 ; cf. Id., A World Upturned. Commentary and Analysis of the Ancient Egyptian Dialogue of Ipuwer and the Lord of All, Londres 2008, p. 140. 56. S. Sauneron, « Les songes et leur interprétation dans l’Égypte ancienne », dans Les songes et leur interprétation, Paris 1959 (Sources Orientales 2), spéc. p. 33-38. Sur les rêves en Égypte, cf. E. Bresciani, L’Égypte du rêve, Paris 2006 ; K. Szpakowska, Behind Closed Eyes: Dreams and Nightmares in Ancient Egypt, Swansea 2011. 57. Il faut tenir compte du fait que les pronostics négatifs ou positifs sont en général inverses de la valeur normale de l’acte évoqué. Ainsi, rêver que l’on meurt est un bon pronostic et présage au contraire d’une longue vie. Dans le cas du miroir, le fait que les deux pronostics soient défavorables n’implique donc pas que le fait de se regarder dans un miroir soit néfaste (au contraire) ; néanmoins, les pronostics livrent des éléments sur le statut particulier du reflet. 58. A. Gardiner, Hieratic Papyri in the British Museum III, Londres 1935, pl. 7, recto 9.20 et p. 18. 59. P. BM 10683, A. Gardiner, HPBM III, pl. 6, recto 7.11.

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Youri Volokhine Le fait que l’homme contemplant son visage dans un miroir soit susceptible d’y voir « une autre femme » est une allusion étonnante. À l’instar de la contemplation dans l’eau, le reflet est trompeur. Il implique une dualité menaçante et, même, une inversion. On se voit en effet « à l’envers ». C’est sans doute pour cela que l’homme se voit, dans le miroir, femme et non homme : non seulement un dédoublement, mais aussi une inversion de genre. Les puissances divines convoquées matériellement sur ces objets – la face d’Hathor, le visage léonin d’un Bès, etc. – protègent contre ce péril : soit par la beauté hathorique, soit par la grimace apotropaïque. Horizons comparatistes En analysant cette série d’objets cosmétiques égyptiens, on a mis en évidence un ensemble de thèmes et de figures divines agissant sur la sphère corporelle de l’homme. Ce monde qu’on a qualifié d’hathorique convoque la figure du sublime (la beauté suave) comme de l’effrayant (l’altérité). Cette configuration dessine les contours d’un comparable, non pas plastique (« la figure de Bès », etc.), mais typologique : le réseau des puissances divines protectrices du corps. Une approche comparatiste, visant à mettre en lumière les réseaux d’échanges éventuels et les influences subies ou exercées, résultant des contacts et de la circulation des objets dans le monde méditerranéen, est difficile et aléatoire. Elle peut souffrir de la subjectivité du chercheur et d’analogies superficiellement constatées. Cependant, on ne peut pas discréditer d’emblée la question des influences sous prétexte que, lorsqu’un motif apparaît dans un système de pensée, ce ne serait que dans ce cadre qu’il prendrait du sens. Sur ce point, l’approche de Jean-Pierre Vernant demeure centrée sur l’identité grecque. S’il est très compliqué de savoir si les figures grimaçantes du Proche-Orient ont pu influer ou non sur la constitution de l’image grecque de Gorgô, il faut reconnaître que tout ne se joue pas dans l’archaïsme. Alors que les Grecs élaborent leurs propres mythes du reflet, convoquant le visage inquiétant de Gorgô ou encore le beau visage de Narcisse, les Égyptiens qu’ils côtoient pensent aussi, avec leurs propres termes, des catégories analogues : beauté, laideur, grimace, ambiguïté. En appliquant une méthode inspirée par les recherches de Jean-Pierre Vernant à des objets égyptiens, j’espère avoir montré le parti que l’on peut tirer de ce modèle méthodologique. Sans même entrer dans le débat des influences réciproques, on peut constater une certaine résonance entre les thématiques attestées dans le cadre des pensées grecque et égyptienne, témoignant, de manière large, d’une vaste communauté culturelle dépassant celles des frontières et des identités spécifiques. Ceci dit, on aura pu remarquer non seulement des convergences entre les mondes hellénique et égyptien, mais évidemment aussi des particularités et des différences. Enfin, si le thème du reflet convoque bien, dans le cadre égyptien, la notion d’altérité, 420

Puissance du regard en Égypte ancienne on pourra admettre que ce réseau d’images et d’idées oriente fondamentalement plutôt vers ce que l’on pourrait nommer « La vie dans les yeux ». Ce qui ne surprendra pas, car l’on sait bien, chez les Grecs depuis Hérodote (II, 35), que les Égyptiens font tout « à l’inverse ». Abréviations AnLex : D. Meeks, Année lexicographique I (année 1977) 1980, II (année 1978) 1981, III (année 1979) 1982. AH : Aegyptiaca Helvetica. AJA : American Journal of Archaeology. AOAT : Alter Orient und Altes Testament. ASAE : Annales du Service des Antiquités de l’Égypte. BSEG : Bulletin de la société d’égyptologie, Genève. CENiM : Les Cahiers Égypte nilotique et Méditerranéenne. CSEG : Cahiers de la société d’égyptologie, Genève. ERA : Egyptian Research Account. LÄ : Lexikon der Ägyptologie. MÄS : Münchner Ägyptologische Studien. OBO : Orbis Biblicus et Orientalis. SAOC : Studies in Ancient Oriental Civilization. Wb : A. Erman, H. Grapow, Wörterbuch der Aegyptischen Sprache, Berlin 1926-1971.

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Illustrations

Fig. i. Hydrie-calpis attique à figures rouges du cercle du P. de la Villa Giulia, 460-450, Athènes, Musée Benaki 35415 (© Μουσείο Μπενάκη).

Fig. ii. Cratère en cloche attique à figures rouges du P. d’Héphaïstos, vers 440, Francfort, Museum für Vor- und Fruhgeschichte B 413 (© Archäologisches Museum Frankfurt-am-Main).

Fig.  iii. Cratère en cloche attique à figures rouges du Groupe de Petworth, vers 420, Liverpool, Port Sunlight 5036 (© National Museums Liverpool).

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Fig.  iv. Coupe attique à figures rouges d’Onésimos, 500-490, Rome, Villa Giulia 121110, (avec l’aimable autorisation du musée ; source : L. Godart et al. (éd.), Nostoi. Capolavori ritrovati, Rome 2007, p. 79).

Fig.  v. Œnochoé attique à figures rouges du P. de Craipalé, vers 420, Paris, Musée du Louvre G 402 (avec l’aimable autorisation du musée ; source : M. Denoyelle, Chefs-d’œuvre de la céramique grecque dans les collections du Louvre, Paris 1994, p. 145).

Fig.  vi. Cratériskos attique à figures noires, 500-450, Pirée, Musée Archéologique MP 5422 (© Μουσείο Πειραιά, Υπουργείο Πολιτισμού & Αθλητισμού – Ταμείο Αρχαιολογικών Πόρων).

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Fig. vii. Quelques représentations de Katsinam (en forme de tithu), collectées entre 1890 et 1910 dans les villages de Walpi et Sichomovi, Première Mesa (dans J.W. Fewkes, Dolls of the Tusayan Indians, Leyde 1894, planche 9).

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Fig. viii. La cérémonie du départ des Katsinam, juillet 2009, village de Hotevila, Troisième Mesa (dessin de l’auteur).

428

Fig. ix. Rituel célébré dans les rizières après la moisson, 2008, Andhra Pradesh, Srikakulam (C. Guillaume-Pey).

Fig. x. Maison des morts au champ de crémation, 2008, Srikakulam (C. Guillaume-Pey).

429

Fig. xi. Cercle de pierres funéraires, 2013, Srikakulam (C. Guillaume-Pey).

Fig. xii. Complexe d’objets propitiés lors d’un rite agraire, 2008, Srikakulam (C. Guillaume-Pey).

430

Fig. xiii. Téléphone portable placé dans un pot consacré à un nyonan, 2013, Srikakulam (C. Guillaume-Pey).

Fig. xiv. Stèles funéraires devant lesquelles des femmes disposent des offrandes, 2013, Srikakulam (C. Guillaume-Pey).

431

Fig. xv. Pierres dissimulées par la végétation, 2008, Srikakulam (C. Guillaume-Pey).

Fig. xvi. Médium lors d’un rite de cure, 2008, Srikakulam (C. Guillaume-Pey).

432

Fig. xvii. Rite de cure, 2008, Srikakulam (C. Guillaume-Pey).

Fig.  xviii. « Pot-esprit », 2013, Odisha (C. Guillaume-Pey).

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Fig. xix. Peinture rituelle, idisu’ung, 2013, Srikakulam (C. Guillaume-Pey).

434

Fig. xx. Bouche bulãpan : La « bouche » du bákíin bulãpan (protection des natifs), 2008, Esana, Guinée-Bissau (O. Journet-Diallo).

Fig. xxi. Águngor, bákíin « mère » des ukíin de divination, 2006, Esana, Guinée-Bissau (O. Journet-Diallo).

435

Fig. xxii. Sanctuaire du bákíin ãkuren installé dans la chambre de son détenteur, 2008, Esana, Guinée-Bissau (O. Journet-Diallo).

Fig. xxiii. Annexe de sous-quartier du bákíin ãkuren (divination), 2010, Esana, Guinée-Bissau (O. Journet-Diallo).

436

Fig. xxiv. Rite de puberté célébré à l’intérieur du garodi. Les médiums de Koti et Chennaya lisent l’oracle des enfants, janvier 2011, Kalmady (M. Carrin).

Fig. xxv. Un groupe de femmes possédées par Siri et les jumelles Abbaya et Daaraya, mars 2008, Nandolige (M. Carrin).

437

Fig.  xxvi. Le médium de Varte tient sur sa langue une lampe à huile allumée, février 2015, Udupi (M. Carrin).

Fig. xxvii. Bol à décor hathorique, Turin, Inv. n° 3368 (Y. Volokhine).

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Bibliographie choisie J.-P. Vernant, Figures, idoles, masques (Éditions Julliard, Paris 1990), repris dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, Éditions du Seuil, Paris 2007, 2 vol., II, p. 1525-1661. J.-P. Vernant, Autour de l’image, Haute École d’Art et de Design, Genève 2004. H. S. Versnel, Coping with the Gods. Wayward Readings in Greek Theology, Brill, Leyde 2011. P. Veyne, « Les saluts aux dieux, le voyage de cette vie et la “réception” en iconographie », Revue Archéologique 1 (1985), p. 47-61. P. Veyne, « Images de divinités tenant une phiale ou patère », Mètis 5, 1-2 (1990), p. 17-30. P. Vitebsky, Dialogues with the Dead. The Discussion of Mortality among the Sora of Eastern India, Cambridge University Press, Cambridge 1993. E.  Viveiros de Castro, « Les pronoms cosmologiques et le perspectivisme amérindien », dans É. Alliez (éd.), Gilles Deleuze, une vie philosophique, Les Empêcheurs de tourner en rond, Le Plessis-Robinson 1998, p. 429-462. K. Volk, Inanna und Šukaletuda. Zur historisch-politisch Deutung eines sumerischen Literaturwerkes, Harrassowitz Verlag, Wiesbaden 1995. Y.  Volokhine, La frontalité dans l’iconographie de l’Égypte ancienne, CSEG, Genève 2000. Y. Volokhine, « Dessins atypiques : entorses aux proportions classiques et frontalité », dans G. Andreu-Lanoë (éd.), L’art du contour. Le dessin dans l’Égypte ancienne, Musée du Louvre – Somogy, Paris 2013, p. 58-65. H. R. Voth, The Tradition of the Hopi (The Stanley McCormick Hopi Expedition), Field Columbian Museum, Chicago 1905 (Field Columbian Museum Publications 96). M. Weber, Sociologie de la Religion, tr. fr. I. Kalinowski, Flammarion, Paris 2006 [éd. orig.  : Religionssoziologie, dans Wirtschaft und Gesellschaft, Mohr Siebeck, Tübingen 1921-1922]. F. A. M. Wiggermann, Mesopotamian Protective Spirits. The Ritual Texts, Styx, Groningen 1992. V.  Zachari, « Nommer l’espace autour de l’autel », dans M. Jufresa et al. (éd.), Ouranós-Gaia: l’espai a Grècia. Anomenar l’espai III. Colloqui internacional sobre la concepció de l’espai a Grècia, 29-30 de novembre de 2010, Barcelona, Institut Català d’Arqueologia Clàssica, Tarragone 2013, p. 103-116. A. Zempleni, « Des êtres sacrificiels », dans M.  Cartry (éd.) Sous le masque de l’animal. Essais sur le sacrifice en Afrique Noire, PUF, Paris 1987, p 267-317.

451

INDICES Thomas Galoppin

Index Rerum Notions anthropomorphisme, ique, -isation … anthropomorphe … anthropomorphisé arétalogie aretè/aretai attribut ba/baou (égyptien) charisme/charismatique contrainte … pouvoir contraignant / de coercition … kratos corps (des puissances)

cosmogonie credo (le) démiurge/démiurgique destin, destinée

dharma (sanskrit) dikaiosynê émotion épiphanie … epiphaneis épopée essence fabula faute

59, 91, 165-166 111, 126, 141, 147, 289, 343, 386 112 18, 247, 252, 258 18, 252 5, 13, 41, 43, 46, 61, 128, 130, 132-133, 147, 172, 178, 209, 275, 339, 341, 418 407 274, 221 11 12-13, 280 13, 18, 303 ; voir krátu 322 63, 81, 139, 147-148, 169, 179, 201-202, 209-212, 216-217, 238-239, 263, 265, 271, 274-275, 277, 284, 336, 383 86 222, 230 73-74, 76-77, 79, 85, 268-269 12, 14, 16, 78, 81, 86, 109-110, 114, 116, 121-122, 174, 243, 249, 251, 258, 267-268, 272, 275, 277, 280, 287, 340, 342-343, 382, 400, 402 55 92 12, 63, 203, 239, 281-282, 288-289, 383 22, 135, 147, 216, 229, 277, 284-285 23 43, 70, 81, 289-290, 293, 367, 397 36, 41, 53, 76, 135, 147, 208, 307, 309, 328 162 55, 198, 375, 400

453

Thomas Galoppin

gnomê heka (égyptien) hieros hybris impiété/impie impuissance … adynaton/adynata incorporalia interpretatio kavi (sanskrit : poète) kosmos kratos krátu (sanskrit) Logos (divin) maladie

paradoxos/paradoxe … paradoxal (relatif au divin) persona

251, 260 323-324 38 21, 42 15, 220, 222 ; voir « piété » 16, 237, 239, 272, 277, 288 253, 257, 259-260 152 240, 310-312, 316, 318 297-299, 302 244 voir « contrainte » 303-304 195 30, 58, 60, 64, 78, 109, 115, 212, 223, 230-231, 343, 347, 349, 351 22, 247, 252 ; voir « aretè/aretai » 258 6, 9, 16, 19, 29-31, 33, 39, 43-45, 47, 49-51, 56-59, 63-64, 74, 77, 81, 129, 149, 170-171, 173-177, 179180, 182, 187, 191, 195-196, 198-199, 237-239, 250, 257-259, 268, 284, 293, 300, 304, 316, 326, 339, 341-342, 381, 391-392, 402, 405, 410, 416-417, 420 9-10, 44-47, 54, 57-59, 82, 87, 91, 111-112, 124, 130, 135, 148, 155, 157, 165, 170, 173-175, 195196, 243, 249, 292-293, 298, 394 18-19, 21 237-239, 242-260 219, 254, 257 44, 70, 81, 84-85, 109, 241-245, 254-255, 257-258, 273, 288 81 5-7, 10-11, 14, 29-30, 35, 44, 47, 53-64, 69-71, 73, 79-82, 84-86, 91-93, 98-99, 103-104, 107-108, 110-111, 116, 118, 122-124, 127-130, 147, 164, 203, 207, 237, 241-242, 260, 267, 273, 278, 285, 289, 292-293, 295, 297, 304, 312, 316, 336, 339, 340, 381, 391-393, 395, 404, 406, 408, 411 22 17-19 97, 162-163, 303

piété plaisir … chairô … terpomai poliade polyonymie (polyonymos/myrionymos) polysômie

48, 96-97, 220, 233, 303 ; voir « impiété » 239, 269-271, 274, 280-290, 374 239, 281-284, 288 239, 282, 285 73, 79-80 254-255, 257 201

miracle mythe, mythique

… mythologie, mythologique

nemesis omnipotence (omnipotent) … pantokratôr/pankratês … toute-puissance/tout-puissant … ililūtu (akkadien : « toute-puissance ») panthéon

454

Indices

possession (par une puissance) puissance : … dunamis … energeia … me (sumérien) … śakti/shakti (sanskrit) … sekhem (égyptien) pur/impur … pollution rituelle ridum (népali : coutume) sainteté … sanctification salut schêmata serpent souffle souveraineté syncrétisme thauma timè/timai (des dieux) tōṣam (tamoul : défauts planétaires)

86, 110, 169, 208, 212-213, 216, 392-394, 398-399, 401-402, 405 16-18, 21, 23-24, 185, 238, 252-254, 322-323, 325, 329, 332 17, 254, 329 266-268, 270-271 121, 393-394, 406 407 57, 123, 134, 188, 327-328, 332, 383 108 55-56, 65 193-194, 232 190 97, 198-199, 220 92-93, 95, 105, 127 12-13, 117, 175, 197, 342-343, 348, 409 ; voir Puissances  : « nag » 76-77, 284-285 44, 49, 69-70, 83, 86, 266, 272 79-80, 317, 319 15 14, 69, 94, 96, 147, 245, 260, 268, 274, 276 115-117

Pratiques rituelles, fêtes acclamation aimassein ton bômon (ensanglanter l’autel) amulette apotropaïque (rite) baptême bhuta kola (tulu : rite pour un bhuta) célébration eucharistique … consécration des espèces … communion chant, chanter … diabolê … hymne, -ique

… péan … incantation … mantra (sanskrit : hymne) … mantiram (tamoul : incantation) … psalmodie

139, 255, 314 140 314 115, 414, 420 222 393, 398 225 226 224-226, 229-230, 232 103, 178, 213-214, 224, 307 325-326 14, 70, 201, 238-239, 247, 250-257, 259-260, 266, 272-273, 276, 278, 289, 292-304, 306-307, 310, 316-317, 325-326, 381 24, 282 63-64, 121, 214, 321, 323, 386-389 121, 201, 295-296 121 222 

455

Thomas Galoppin

… psaumes … paddana (tulu : poème épique) cure (rites de) danse, danser … katsina(m) (hopi) darśan (sanskrit : vision du divin) déifier, déification déliaison (rituel de) dharma nema (tulu : cérémonie pour un bhuta royal) divination, divinatoire … astrologie, -ique … oracle … sèmata elob (jóola : parole rituelle) éloignement (rituel d’) envoûtement … māntirīkam (tamoul : pratique sorcellaire) … agôgê (grec : attraction) Épiphanie ēval (tamoul : rituel de commandement) exorcisme expiation, expiatoire fondation/restauration (rituel de, ou fondation de lieux sacrés) fumigation funéraire (rite) … guar (sora ; rite du) … sutaka genji (tulu : repas de funérailles) initiation, itiniatique (rite) intronisation (rituel d’) lamentations lampadédromie Lemuria libation magie, magique … formule magique … mageia … pharmaka masques (rituels de)

456

227 394 212, 214 174-179, 182-183, 209, 352, 405 ; voir Personnels de culte : « danseur » 175-179 ; voir Puissances : « esprits » : « katsinam » 202 328, 331, 391-392, 405 345 394 9-10, 60, 63-64, 70, 93, 108, 110, 113-115, 122, 212 (tédung), 337, 343, 345, 347-348, 351-352, 383 70, 108-111, 113-115, 121-122, 330 395-397, 403 93 344 56 122, 322-323, 327-328, 332 121-122 323 221-225, 228, 230-232 120 80, 389, 402-404 49-50, 214 77, 136, 359, 374, 380-381, 384-387, 389 322-323, 325-328, 331 10, 203, 205, 212, 216, 359 205, 209-211 402 172, 175, 178, 182, 208, 324, 336, 341, 343, 345349, 401 343, 348-349, 351, 380 266, 385 126 157 126, 129, 131-133, 135-138, 141, 190, 344, 385 54, 238, 240, 253, 321-325, 327-329, 331-332, 347, 387, 397, 406, 409 109 324 321 173 ; voir Objets : « masques »

Indices

méditation … images mentales mīs pî (akkadien : lavage de la bouche) momification musique Nouvel An (rituel du) offrande (rite d’)

… oblatoire, oblation … pūcai (tamoul : sacrifice) pacification (rituel de) pénitence (rituel de) Pourim Powamu (hopi ; cérémonie) prémices (rite des) prière

… bráhma (sanskrit : prière) procession prophylactique (rite) propitiation (rituel de), propitiatoire, propitier purification … katharmoi Remuria rêve … incubation/incubatio sacrifice

… tournée sacrificielle (jóola : ulãg) serment sorcellerie supplication transe vœu/votif … ex-voto voyage chamanique

170 201-202 380 330 139, 141, 201 (« rythmes et mélodies ») ; voir Objets : « instrument de musique » 84 14, 58, 83, 98, 116, 126, 136, 139-141, 178, 202, 205, 213-214, 224-225, 230, 281, 283-284, 293294, 302, 311, 326, 330, 367, 373, 382, 385, 387388, 394, 396, 415-418 14, 214, 216, 295, 297, 302, 344 116-118, 120-122 117 231-232 193 175 214 56, 126, 132, 141, 161, 170, 178, 187-188, 194, 220-221, 249-253, 255-256, 283, 298, 301, 306, 310, 349, 385 161 23, 84, 100, 126, 129, 138-139, 141, 175, 188, 215, 386 63 112, 115-117, 122, 204 135, 140, 327 327 (periskulakismoi) 157 17, 166, 170, 208, 322, 343, 350-351, 381, 388, 419 366, 388 10, 21, 49, 54, 92, 100, 123, 126, 132, 134-136, 138, 140-143, 155, 189, 190, 205, 212-214, 228, 249, 283, 293-295, 300-302, 304, 306, 322, 327, 329, 339, 341-345, 351-353, 359, 362, 365, 367, 372, 394, 398, 404-405 347-349 42, 83, 92, 94, 284 121-122, 238 126 394, 398, 400-401 49, 100-101, 138, 142, 154, 228, 283, 359, 362, 373, 392, 399-400, 415 117 341

457

Thomas Galoppin Objets, substances du rituel Animaux et substances animales ou humaines aôros (morceau d’une vierge aôros) babouin/cynocéphale beurre bœuf bucrane chat cheval cheveux chèvre, chevreau … chien, chiot … coquillage cordon ombilical cornes écrevisse excréments ibis lait liquide amniotique mâchoires miel musaraigne osphûs (queue de l’animal sacrifié) placenta plume poil porc prépuce sang scarabée splanchna (viscères) vermillon volaille/poulet

326 ; voir Puissances : « morts » : « aôros » 328-330 302 137, 344, 350 137-138, 140 331 295 344 213, 326-328, 351-352 326-329 344 344 344 328, 330 344 328, 330 385 344 344 180, 385 328-331 141-143 344, 347-348 213-214, 344 213-214 344, 351-352 344 134-136, 138-143, 214-215, 327, 341, 344, 351-352 328, 330-331 140-141 208 213, 351-352

Végétaux, substances végétales ail aréquier armoise baobab bière camphre cannelle céréales/grain(e)s/farine … riz

458

328 400-401 328 344 385 118 326 118, 139-140, 213-214, 386, 388 213-215, 294, 345, 351-352, 402

Indices

… orge citron costus curcuma cyperis encens fleurs huile mangue myrrhe oignon safran sauge styrax sucre vin … vin de palme vinaigre

386 118 326 210 328 118, 326, 328, 367 118 385, 406 214 326, 328 328 326, 328 326 326, 328 118 14, 385 341, 344-345, 350-352, 396 (interdit) 328

Autres anga (sora ; trapèze) bague (de fer) balançoire bâton berceau boîte, boîtier butum (jóola : « bouche ») cendre clochettes colossos cordelettes crochets dés écuelle électroniques (objets) emblème encensoir épée fard fer gâteau (pelanos) harpon (jóola : ujokos) instrument de musique … tambour kanoun

209 ; voir Puissances : « anga » 328 208-209 344, 347-349 (jóola : utãpãg), 351 405 188, 328, 386 344 136, 205, 362 404 125, 209-210 344 209 295 345 208 83 362 395, 398, 405 418 344 140 347-349, 351-352 380, 389 343, 394 139-141

459

Thomas Galoppin

karam (tamoul : potion/philtre) lampe linge machaira marmite masque miroir tissu, morceau de vêtement mortier obeloi (broches) ōlai (tamoul : feuilles de palmes inscrites) or pagne pañcāṅkam (tamoul : almanach astrologique) panier peinture (sora : idisu’ung, « peinture-maison ») photo(graphie) phylactère pierre … aimant/magnétite … gemme/pierre précieuse pot/céramique … canthare … phiale … œnochoé poutres rakhi bandhan (jóola : lien) reliques soma (sanskrit : boisson rituelle) statue, statuette

… figurine … pilier (hermaïque) … tithu ou poupée katsina (hopi) … svarupa (sanskrit : images auto-manifestées) … murti (sanskrit : images consacrées) … corps (du dévôt/médium) tamis Torah (sefer torah)

460

120-121 406 118, 210 139 352 13, 162, 172, 177-183, 394, 404, 410-411 337, 411-412, 415-420 119-120 328 139 114 385 345, 352 113 352 212, 214-216 119-120 325, 327 208-212, 215-216, 295, 392, 405 327 323, 382, 385-386 (lapis-lazuli) 207-208, 212, 214-216 (sonum-dan, sora : « pot-esprit », 214), 344, 352, 367 129, 132-133 130-137, 141 130-134, 137, 141 345 402 336 295 17, 55, 58, 130, 138-139, 141, 153, 164, 178, 191192, 202, 335, 359, 372, 375, 380, 384, 386-389, 402, 407 367, 385-386, 415 136, 139 170-172, 174, 178, 183 ; voir Puissances : « esprits »  : « katsinam » 201 201-202 201, 207 213 149, 186-195, 199

Indices Espaces et bâtiments religieux aire sacrificielle Asclepieia autel

bassin bhutasthana (tulu : sanctuaire de bhuta) Bit-Ḫilani (modèle architectural) bmh (sémitique : haut-lieu) bois sacré bosquet case chambre chapelle … mqdš (sémitique) clairière colonne cour dbr (sémitique : chambre interne ?) église … basilique … bêma, tribune … chancel enclos fosse fronton ganuar (sora : cercle de stèles/pierres) gw (sémitique : intérieur) hutte kiva (hopi) maabed (sémitique) mithraeum monastère mqm (sémitique : lieu de culte) omphalos pilier piquet porte portique rideau

341, 344-345 366 23-24, 49, 58, 71, 97-99, 102-103, 105, 126-127, 129-143, 214, 226, 233, 274, 336, 340-341, 344347, 349-352, 362, 365, 367, 373, 392 362, 366 391 367 360, 377 49 204, 207, 214 343-344, 346, 352 344, 346, 352, 360, 367, 376 83, 367, 373 361, 372-373, 376-377 344-345 132, 139, 141, 361 (‘md, sémitique), 367, 370-371, 375-376 208, 361-362 (ḥṣr, ḥṣrh : sémitique), 365-366, 372, 375 360 189, 223, 227, 229-231, 336 226 222-223, 225-226, 228-229 226 344 297, 401-402 382 210 360 205, 207, 346, 351-352, 387 182-183 366 189 402 361 137 205, 361 (ʾšt, sémitique), 367, 371, 375 346, 352 215, 227, 274, 337, 352, 361-362, 364, 371, 376, 385, 388 361 (‘rph), 365-367, 375 223, 226-227

461

Thomas Galoppin

sanctuaire

17-18, 22, 43, 77, 99, 102, 126, 132, 134, 137, 141, 187-188, 191, 215, 222, 226-227, 267, 271, 274, 278, 312-313, 316-317, 336, 342-343, 345-347, 350351, 355, 357, 361-362, 365, 374-376, 381-382, 387, 389, 391-393, 395-399, 402-404 … ʾšrh (sémitique : lieu de culte) 361 ; ʾšrh qdš (sémitique : lieu saint) 361, 372 ; qdš (sémitique : sanctuaire) 361 335, 361 … temenos stèle 22, 23, 206, 210, 212, 360, 362, 364, 366-367, 369, 373, 382 … cippe 373 synagogue 187-190, 192-195 … arche sacrée (teiva ou aron qodesh) ou 187-190, 194 armoire (de la Torah) temple 49, 54-55, 57-58, 74, 77, 79, 81, 83, 105, 116-118, 122, 127, 153, 164, 189, 192, 202, 206, 208, 273274, 313, 317, 335-337, 355, 357, 361-363, 365-368, 370, 373, 375-376, 380-382, 384-387, 389, 395399, 401, 403, 405, 415 ; pour Temple, voir Lieux : « Jérusalem » 359, 361, 372-377 … byt (sémitique : maison) … cella/qodeš ha-qodašim 357, 376 (dhyr et qdš hqdšm) 360 … škn (sémitique : cella, penetrale) 360 … tw (sémitique : cella ?) 366, 369 naos 361, 367, 375 toit (sémitique : gg) 359, 373 tophet (hébreu) véranda 343-344

Personnels de culte, spécialistes rituels arvales (frères) astrologue augur boya (sora : prêtre-chanteur) brahmá(n) … brahmane portiers (chef des ; phénicien) clerc clowns danseur (dont katsina[m]) devin (mantis) évêque exorciste féticheur

462

49-51 108-110, 113-121, 392, 399 161 214 161, 304 107, 113, 118, 122-123, 295, 392, 395-396, 403 364 ; avec : préposés à la porte, gardiens du verrou 362 226 176, 178, 183 ; voir Puissances : « esprits » : « Koyemsi » 171-172, 175, 178-182, 394-395, 399 ; voir Puissances : « esprits » : « katsinam » 14, 109, 282, 346, 348, 351 222-226, 228-232 78, 80, 337, 379-380 (akkadien : ašipu), 404 349

Indices

flamen guru hiérogrammate mage magicien mantiravāti

médium … (darsan) patri (tulu) … kumara (tulu) … kuram (sora) moine Molpes musicien mystes (mystai) pais pape pontife prêtre(sse) prophète Pythie rabbin ṛṣi (sanskrit : poètes-voyants) sofer stam (sémitique) sorcier/sorcière … goês splanchnoptès

161 115 324 321, 324 323-325, 330-331 109, 120, 122-123 ; (tamoul : spécialiste en formules magiques, voir Pratiques rituelles, fêtes : « chants »  : « mantiram » 207-208, 213-214, 337, 393-395, 398-399, 401-402, 404-406 394, 397-398, 404 voir Puissances : « Kumara » 401 212-213 392 23 139 316 139 220, 229 82 55, 78, 82, 85, 113, 117, 122-123, 161, 176-177, 214, 315, 324-325, 347, 349, 380, 404 14, 18, 322, 367, 373, 377 258 191-195 295, 298-299 187 120, 321, 347 323 139

Lieux Abû-Salabīkh (Irak) Ain el-Hayat (Syrie) Akkad (Akkad, Irak) Alexandrie (Égypte) Amorgos (Grèce) Amrit (Syrie-Phénicie, Syrie) Andhra Pradesh (Inde) Andrinople (Thrace, Turquie) Antioche (Syrie, Turquie) Appia (Phrygie, Turquie) Arbèles (Assyrie, Iran) Argos (Grèce)

87 366 78 111, 314, 316 314 366 202-203, 208 ; Ekodarba 211 223 223, 228, 230, 336 ; Daphnè 336 315 84 43

463

Thomas Galoppin

Arizona (USA)

Ashkelon (Syrie-Palestine, Israël) Assur (Assyrie, Irak) Athènes (Grèce) Ayn Dara (Syrie) Babylone (Babylonie, Irak) Baitocécé (Arados, Syrie-Phénicie, Liban) Borsippa (Babylonie, Irak) Bostan esh-Sheikh (Liban) Byblos (Phénicie, Liban) Caesarea Panias (Syrie-Palestine, Israël) Cenchrées (Grèce) Césarée (Cappadoce, Turquie) Césarée (Syrie-Palestine, Israël) Chhattisgarh (Inde) Chihuahua (Mexique) Claros (Ionie, Turquie) Constantinople (Thrace, Turquie) Coptos (Égypte) Dan (Syrie-Phénicie, Israël) Délos (Grèce) Delphes (Grèce) Didymes (Ionie, Turquie) Doura-Europos (Syrie) Ebla (Syrie) Élam (Iran) Épidaure (Grèce) Eridu (Sumer, Irak) Gérasa (Jordanie) Gozo (Malte) Guinée-Bissau Harrān (Assyrie, Turquie) Héliopolis (Égypte) Hiérapolis-Kastabala (Cilicie, Turquie) Hippoukome (Lycie, Turquie) Ida (Anatolie, Turquie) Idalion (Chypre) Ithaque (Grèce) Jérusalem (Syrie, Palestine) Karnataka (Inde) Kār-Tukultī-Ninurta (Assyrie, Irak)

464

24, 148, 169, 170 (Kaawestima, Kisiwu, Nuvatokya’ovi, Weenima), 172 (Acoma, Taos, Jemez), 175 (Nuvatokya’ovi, Flagstaff), 177 (Casa Grande) 367 73, 80, 82-84, 86 11, 13, 82, 98, 127 ; Acropole 12, 283 367 73-74, 78, 80, 84, 86 17-18 78 (Ézida), 80, 86 362 365 (Temple des Obélisques), 368 315 315 221-228, 230-232 191 123, 207 ; Bastar 207-208 170 315 223, 227 (église des Saints-Apôtres), 226 (obélisque de Théodose) 314 362 18, 99, 132, 137, 311, 314 135, 137 24 228 79 87 102-103, 132, 315, 318-319 266, 271, 281-282 315, 319 361, 373 336, 340 ; Esana 348, 350 84 322, 324 311 315 273-274 368 284 188, 190-192, 194, 198, 357, 359, 370-371, 375-377 391 ; Manipal 404 ; Mulki 398 ; Mangalore 402 ; Nandolige 401 ; Tulunadu 391-392 83

Indices

Kerala (Inde) Khorsabad (Irak) Kilizi (Assyrie, Irak) Kiš (Akkad, Irak) Kition (Chypre) Kullu, vallée de (Himachal Pradesh, Inde) Kurba’il (Assyrie, Irak) Lagaš (Sumer, Irak) Lakish (Israël) Larsa (Sumer, Irak) Lébadée (Grèce) Lebana (Grèce) Lesbos (Grèce) Létopolis (Égypte) Mari (Syrie) Meggido (Israël) Memphis (Égypte) Menye (Lydie, Turquie) Milet (Ionie, Turquie) Mithila (Bihar, Inde) Mykonos (Grèce) Népal, Himalaya népalais Ninive (Assyrie, Irak) Nippur (Sumer, Irak) Nora (Sardaigne) Odisha (Inde) Olympie (Grèce) Ougarit/Ugarit (Syrie) Oumm el-‘Amed (Phénicie, Liban) Paphos (Chypre) Papouasie-Nouvelle-Guinée Pergame (Ionie, Turquie) Pérou Philippes (Macédoine, Grèce) Pouzzoles (Italie) Rajkot (Gujarat, Inde) Rhodes (Grèce) Rome

Sardes (Lydie, Turquie) Sénégal

120, 210 367 84 386 362, 365, 371 113 84 381 413 382 312 317 100-101, 104 (Mytilène), 226 (basilique Aphentelli) 330 389 362 324 23 24 215 315 9, 24, 29-30, 55 84 74, 79, 81, 83, 265-266 366 202, 208, 210, 215 17, 98-99, 164 373, 413 362-365 273-274, 361 208 313-315, 317-319 362 238 315 107 22, 320 ; Lindos 24 19, 103-104, 127, 148, 152-153, 157-158, 162, 167, 227, 229, 278, 313, 317, 336 ; Arc de Constantin 226 ; Aventin 153 ; basilique du palais de Domitien 226 ; basilique Saint-Pierre 229 ; Capitole 49, 336 ; Panthéon 127, 317 ; Regia 166 ; Vatican 50 ; Vicus Tuscus 153 314 336, 341, 346

465

Thomas Galoppin

Sibérie Sicyone (Grèce) Sidon (Phénicie, Liban) Skythopolis (Syrie-Palestine, Israël) Sparte (Grèce) Stratonicée (Carie, Turquie) Sulais (Sardaigne) Sumer Syracuse (Sicile) Tamil Nadu (Inde)

Tas Silġ (Malte) Tel Arad (Israël) Tel Jawa (Jordanie) Tell el-‘Ureyme (Galilée, Israël) Tell el-Bethsaida (Israël) Tell Halaf (Syrie) Tell Tayinat (Turquie) Thèbes (Grèce) Thessalonique (Grèce) Tomi (Mésie, Bulgarie) Tripolitaine (Libye) Troie (Troade, Turquie) Tyr (Phénicie, Liban) Ugarit Ur (Sumer, Irak) Uruk (Sumer, Irak) Uttar Pradesh (Inde) Vallée des Rois (Égypte) Vienne (Gaule lyonnaise, France) Zincirli (Turquie) Zuñi (Nouveau-Mexique, USA)

205 43 369 315 12, 281, 286, 313 22-24 369 73-74, 78 314 70, 108-109, 116-118, 120-122, 206 ; Cuddalore 120 ; Thanjavur 116 ; Thiruvarur 118 ; Tirunelveli 123 362 359 367 362 362 367 367 12-14, 238 315 227, 230 373 99, 158, 275, 278, 283 362, 370 voir « Ougarit » 74-75, 266 266, 271 215 ; Benarès 110, 113, 118-119 ; Kumaon 215 416 228 367 173, 176 ; Kothluwalala 176

Personnages Personnages humains (à l’exception des auteurs cités) Abī-simti Adad-apla-iddina (roi de Babylone) Aelius Aristide (Publius) Alexandre d’Abonoteichos Ambroise de Milan Antinoos Antiochos VIII Asalluhi-mansum

466

76 78 318 18 220, 227 324, 331 18 78 ; voir Ésagil-kīn-apli

Indices

Attale III (de Pergame) Balbus (Quintus Lucilius) Basile de Césarée Benoît XIV (souverain pontife) Chilon (de Sparte) Cicéron (Marcus Tullius) Constance II Cornelius Hispalus (Cnaeus) Cotta (Aurelius) Crésus Cuspius Rufinus (architecte) David (roi) Ésagil-kīn-apli (lettré babylonien) Ésope Eudoxe de Constantinople Eumène II (de Pergame) Galates (fils de Valens) Gessius Florus (gouverneur romain) Grégoire de Nazianze Gudéa (roi de Lagaš) Hadrien Hammurabi Jésus Josias Julien (l’empereur) Keret (roi d’Ougarit) Konkani (femme brahmane) Kubatum (reine d’Ur) Kudur-Mabuk (roi de Larsa) Lesbie Modestus (préfet du prétoire d’Orient) Modra (médium tulu) Mucius Scaevola Nabuchodonosor Ier Narayan Guru (réformateur hindou) Nectaire (patriarche) Néron Nestorius Pancratès (poète) Paul (apôtre) Persès (frère d’Hésiode) Phidias Pierre (apôtre) Ptolémée Ier Prétextat (Vettius Agorius) Psammétique (pharaon)

313 152 222-224, 226, 229-232 229 248 45, 51 222, 227-228 313 152, 165-166 258 317-318 374, 377 78 248 222 313 223, 230-231 191 222-223 381, 383, 386, 388 322, 324, 331 78, 80 163 (« personne » ; voir Puissances  : « Christ ») 367 228, 336 367 403 76 382-383 154-155 223-224, 228, 230-231 393 20, 45 81, 86 396-397, 399 227 321 163 324 22, 238 248 17, 164 22, 238 22 319 325

467

Thomas Galoppin

Rudradāman Ier (satrape indien) Rufin d’Aquilée Salomon Samsī-addu Ier (souverain assyrien) Sargon II Saül Sennachérib (souverain assyrien) Silas (compagnon de Paul) Sphujidhvaja (poète indien) Stratonicée (reine de Pergame) Šū-Sîn (roi d’Ur) Théodose Ier Toutankhamon Tukultī-Ninurta Ier (souverain assyrien) Varron (Marcus Terentius) Valens (l’empereur) Valentinien Vétrianon (évêque de Tomi) Volusius (annaliste) Yavaneśvara (traducteur grec en Inde)

111 230 188, 198, 359 83 84 229 84, 86, 370 22, 238 111-112 313 75-76, 87 220-221, 223, 226-227 414 83 20, 45, 51 149, 221-233 222 230 154 111

Personnages mythologiques ou littéraires Achille Actéon Adam Agamemnon Alkinoos Amaušungalana (personnage d’Inanna et Šukaletuda) Anchise Andromaque Ariane Arsacée (personnage de roman grec) Astyanax Berma Alva (personnage de récit tulu) Blaireau (le chef du clan du ; mythe hopi) Budhiyanta (personnage de récit tulu) Cadmos Calchas Calypso Chariclée (personnage de roman grec) Chiron Circé Danaïdes Démodocos

468

95, 129, 247, 280, 282-285 257 342 257, 260 274 270 156, 273-275, 278 156 128 323 142 399 175 396 12-13, 15 282 95 323 92-93, 129 95 97 274

Indices

Deyi Baydeti (personnage de récit tulu) Diomède Égisthe Énée Enkidu Eumée Europe Eurykleia Ève/Eba Gilgameš Glaucos Harmonie Havasupaï (l’indien de ; mythe hopi) Hector Hélène Héraclès Homère Jérémie Kantha Alva (personnage de récit tulu) Kéryx Lucius (personnage d’Apulée) Lugal-banda (père de Gilgameš) Mashongnovi (le boiteux de ; mythe hopi) Ménélas Mentor Moïse Narcisse Nathan Néoptolème Nephotês (scribe égyptien) Nestor Ninsun (reine de l’épopée de Gilgameš) Œdipe Pachratês Pandore Pâris/Alexandre Patrocle Pélée Pénélope Penthée Phèdre Pnouthis (hiérogrammate égyptien) Priam Python

396 281 281 158, 247, 275, 289 388 246, 251 312 247 342 75-76, 367, 388 284 12 173 156, 283-285 246, 251 98, 138 ; voir Puissances : « Héraclès » 103 367 399 325 310 75-76, 87 173 247, 281, 286 256-257 196 420 377 142 325 257 367 ; voir Puissances : « Ninsun » 13 322-325, 328, 331 (prêtre égyptien : voir « Pancratès ») 273 281, 286 280, 286 129-130 247 13-15, 238 253 325 142, 285 135

469

Thomas Galoppin

Rémus Romulus Samuel Sémélé Siddhar (saints yogi) Šukaletuda Télémaque Tirésias Tsakwayna (Esteban le Maure ; hopi) Ulysse

153, 157 153 222, 229 12, 15, 128, 316 109 265, 267-272, 278 257 13-14 173 95, 246, 256, 274, 281-282, 284

Catégories et noms propres de « puissances » Catégories ange … angelos anunna (sumérien) bákíin/ukíin (jóola) bhuta (tulu) cht(h)onien(ne) … chthonioi démon … « Destructeurs de fours » … daimôn/daimones … daiva … Utukkū Lemnūtu (akkadien) défunt/mort … aôros … biaiothanatos … bhūt (sanskrit) … elda (sora) … hesies (égyptien) … kulba (sora) … manes (dii manes) dieu/dieux : … bonga (santali) … deus … deva/dēvatā (sanskrit) … Dieu (chrétien/juif) … dingir/ilu (sumérien/akkadien) … Douze (Dieux) … indigitamenta

470

22-23 23-24 87, 267 336, 340-352 337, 391-396, 398-406 96-97, 117, 203-206, 209, 212, 313, 401 96-97 110-111, 113, 119-120, 122, 379, 391, 409 103 24, 38, 40-41, 95-96, 184, 249, 331 ; epichthonioi/ hypochthonioi 95 ; daimonion 11, 46 391, 393 389 ; voir bhuta 10, 56-57, 84, 156-157, 173, 176-177, 203, 205-207, 209-212, 216, 327, 331, 340, 344, 376, 392, 407 326-327 331 56, 207 203, 205 331 203, 205 156-157, 162 204-205 158, 162 56, 120, 294-296, 304, 391 ; tēvatai (tamoul) 119120 ; deuru (sora) 203 18, 23, 219-222, 225, 229, 233, 238, 243, 245, 219 (Pantocrator) 73, 82 98-103, 105, 127 (Dôdeka), 129, 132 103

Indices

… nṯr( j) (égyptien) … numen/numina … pakavāṉ (tamoul : Seigneur) … theos/theoi …..astynomoi …..homobômioi …..homonaoi …..hypatoi …..symbômoi …..« Tous et Toutes » …..Pantheios … theion esprit … cap (kulung) … lil2 /zaqīqu (sumérien/akkadien) … Katsina/Katsinam (hopi) … Koyemsi (hopi) … nyonan (sora) … pneuma héros infernales (puissances/divinités) kutticāttāṉ (tamoul : petits diables) mana nag (tulu : esprits-serpents) nākam (tamoul : divinités-cobra) navakkirakam (tamoul : puissances astrales) lamassu (akkadien) nymphes olympien orisha (yoruba, golfe du Bénin) titan vodun (adja fon, golfe du Bénin)

331 38, 40-42, 81 (numen loci), 159-162 114-115 24, 36, 89-91, 96, 97 (dieux de l’agora, dieux des portes) 158, 185, 196, 249-250, 255 97 132 132 97 132 102-103 102 23-24, 46, 90, 250, 297, 320 30, 56-58, 63-66, 76, 119-120, 204, 207-208, 212214, 267, 268 (sumérien gidim), 349, 392 56 74-77 148, 169-184 176 203-208 ; barunyon, sarobanyon, kindrinyo 204205, 212-216 331 38-40, 96, 129, 138, 169, 256, 281-282, 284-285, 289, 313, 393, 396-398 321, 385, 389 120 38, 159 ; voir « démon/daimôn » et « dieu/dieux, numen » 401 117 109-110, 112-113, 122-123 385 95 16, 96-97, 129, 136, 237, 285, 287 340 95, 237, 288 340

Noms propres de puissances Abbaya et Daaraya (tulu : bhuta) Adad (Mésopotamie) Ādityas (Inde) Adolenda Conmolenda Deferunda Adonis Agastya (Inde)

400-401, 405 84 296, 302 50 409 295

471

Thomas Galoppin

Agni (Inde) … dhiyávasu … kavíkratu … brahmanas kave Aha (Égypte) Ahöli (hopi) Aiyaṉār (Inde) Alphée Ammon (Égypte) Ampal (Inde) Amphiaraos An/Anu (Mésopotamie) Anga (Inde) Angwusom Taqa (hopi) Anšar (Mésopotamie) Āṇṭāl (sainte Āḻvār, Inde) Aphrodite … Cypris/Kypris … Euploia … Peithô Apollon (Apollo)

… Phoibos … Préservateur Arès Artémis … Anaïtis … Hécate … Ilithye Asalluhi (Mésopotamie) Asclépios … Zeus … Zeus Teleios Assur (Mésopotamie) Astarté (Proche-Orient) Aśvins (Inde) Athéna

… Boulaia … Lindia … Polias … Promachos … Allat

472

294-295, 297-305 299 302 304 409 173, 175 123 98-99 239, 258 (Amun), 311 118 312-313 382, 385-387 209 178 84 116-117 15, 70, 95, 98-99, 128, 155, 239, 243, 254-255, 264, 273-278, 286, 311, 323 286, 311 311 40 14, 70-71, 98-99, 127-128, 130-133, 135-137, 139, 141-142 (Apollines 152), 254, 258-260, 283-286, 310, 315, 318, 320, 336 127, 311 282 12-14, 98-99, 128, 166, 254, 274, 286 98-99, 128, 130-134, 136-137, 243, 257, 273, 311312, 317, 327, 408 311 312 312-313, 317 78, 80 18 (Glykon), 102, 132, 311, 316-317, 319, 323 315, 318 315 70, 73, 80-86 311, 313 294, 297, 301 16, 22, 24, 82, 93-94, 98-99, 103-104, 128129, 132-133, 136, 147, 254, 257, 260, 273, 281-282, 284-286 93 22 93 139 311

Indices

… Nicéphore Ba‘al/Baal (Proche-Orient) Ba‘alat Gubal (de Byblos) Babylas (saint) Bermeru (Inde) Bès (Égypte) Brahma(n) (Inde) Bṛhaspati (Inde) Carmentis/Carmentes Cereres Cérès Charites Christ Ciel … Cœur du ciel (hopi) Cronos Cupidon (Cupido, Cupidines) Dea Dia Déesse (la – hindouisme) Déméter … Deo … Déméter Europe Deus magnus Silvanus Mars Hercules Iupiter Sabazius Diburim (kulung) Dikè Dionysos … Bromios … Bakkhios Diopan Dioscures Dunamis Durgā (Inde) d Ziqîqu/dZiqiqu (ou AN.ZA.QAR ou MA.MU2) (Mésopotamie) Éa (Mésopotamie) ejúunfur (python-taureau, jóola) Elohim Emitey (Atuuta ou Atãbatuun, jóola) Enki (Mésopotamie) … Enki/Éa … Enki/Hayya Enlil (Mésopotamie) Éos

313 17, 367 365-366 336 396-397, 399-400, 403-405 409, 411, 412, 415, 417, 420 307, 397, 405 297, 304 153 153, 162 ; voir « Cérès » et « Proserpine » 153, 162 98, 273-274, 291 149, 163, 173, 185, 199, 222, 238, 336 ; voir Personnages humains : « Jésus » 74, 339 173 voir « Kronos » 154-155 ; voir « Éros » 49 109, 118-123, 395, 397, 404-406 13, 98, 128, 136, 311 311 312 317 57 100, 102 11-15, 98, 128, 132-133, 136, 238-239, 309-312, 316-320, 323, 344 12 15 315 397 ; Castores (Castor et Pollux) 153, 156 24 118 388 78, 387 341-342 187, 196-198 ; voir « Yahweh » 341-342 80, 267, 271, 381-382 386-388 84 70, 73-77, 79, 81, 83-87, 267, 387 252 (Dawn)

473

Thomas Galoppin

Eototo (hopi) Epiteleia tôn Agathôn Éros Erra (Mésopotamie) Esculape Faune(s), Faunus/Fauna/Fauni Femme des substances dures (hopi) Fides Gaia Gatumdug (Mésopotamie) Genius, Genii … genius loci Germinateur (le) (hopi) Ginde et Sonne (tulu : bhuta) Gorgô Grâces graha (Inde) HaïhaïWuuti (hopi) Hanumān (Inde) Harpocrate Hathor (Égypte) … Hathor-Sekhmet-œil de Rê Hayya Hébé Hécate Hécatonchires Héphaïstos Héra … basilêa Héraclès … Astrochiton Hercule Hermès Hestia Homonoia Horus (Égypte) … Horus Mekhentirty Hu’ (hopi) Humbaba (Mésopotamie) Iatiku (hopi) Ilithye Illilu (Mésopotamie) Inanna (Mésopotamie)

474

173, 175 100 136 ; voir « Cupidon » 384 152 153, 157 171 155, 336 310 388 154 42 171 400-401 126, 408-410, 420 154 (Venustates), 155 (Gratiae) 110-113 173, 178 118 311 409, 411-412, 415-418, 420 416 voir Enki 128 23, 252-253, 311, 325, 327-328 « devant-la-porte » 24 288 98-99, 128-129, 323 12-14, 43, 98-101, 128, 132, 136, 243, 254, 273, 286-288, 311 101 128-130, 136, 370 ; voir « Melqart » 310 152, 316 23, 98-99, 128, 133, 136-137, 147, 246, 249, 252, 273-274, 311 98, 128, 273, 311 100, 102 310 (Horos), 330 330 173 388, 409 179 312, 317 79 87, 239, 264-272, 277-278

Indices

Indra (Inde) Iris Isis … Soteira Ištar (Mésopotamie) Japet (Titan) Jumeaux (les) (hopi) Junon … Junon Sospita Jupiter … Jupiter Optimus Maximus … Jupiter Optimus Maximus Neptunus Sarapis … Jupiter Optimus Maximus Sarapis … Jupiter Pluto Serapis … Jupiter Sabazius Kāḷi (Inde) Kalkuda et Kallurti (tulu : bhuta) Kanthabare et Boodabare (tulu : bhuta) Kētu Kinnidaru (tulu) Kinnimane Punimane (tulu : bhuta) Kišar (Mésopotamie) Korata et Korati (tulu : bhuta) Koti et Chennaya (tulu : bhuta) Krishna (Inde) Kronos Kulla (Mésopotamie) Kumara (tulu : bhuta) Lakṣmī (Inde) Laladum (kulung) Lar/Lares … Mater Larum Lemures Léto … Létoïdes Liber/Libera Limentinus/Limentina Lisi (Mésopotamie) Lune … Lune (divinité astrale) … Séléné … Sîn (Mésopotamie) Marduk (Mésopotamie) Mars … Mars (divinité astrale)

294-297, 301, 303, 305, 307 128-129 253, 310-311, 318, 324 311 84 288 173 49 (Iuno, Iunones 153-154, 156), 336 166 44, 49, 151-152 (Ioves 152), 157, 166, 317, 336 336 317 317 317 314 109, 120 403-404, 406 398 111, 113, 117-118 396, 398, 406 398 84 398 393, 395-398, 404-405 117 98-99, 288, 319 380, 386-387, 389 399-400 117 58 153, 156, 162 49 157 99, 130-133, 136-137 130-131 ; voir « Artémis » et « Apollon » 157 157 78 171, 325, 329, 330 113, 330 311, 326 78, 84 70, 73, 77, 79-81, 84-87, 382, 384 166 (Mavortes 152) 114-117

475

Thomas Galoppin

Marut(s) (Inde) Melqart (Proche-Orient) Mên Axiottènos (Phrygie, Turquie) Mens Mercure Mikal (Proche-Orient) Minerve Mitra (Inde) Moira Mullissu (Mésopotamie) Murukaṉ (Inde) Mušdama (Mésopotamie) Muse(s) Nabû (Mésopotamie) Nagi (kulung) Nanaia (Mésopotamie) Nataska (les) (hopi) Nephtys (Égypte) Nérée Nikè Ninĝirsu (Mésopotamie) Ninhursaga (Mésopotamie) Ninlil (Mésopotamie) Ninšubur (Mésopotamie) Ninsun (Mésopotamie) Ninurta (Mésopotamie) Ninzilzil (Mésopotamie) Osiris (Égypte) Ouranos Palès Pan(s) Panjurli (tulu : bhuta) Parjanya (Inde) Peithô Perséphone Pollux Poséidon Prométhée (titan) Proserpine Pūmātēvi (Déesse Terre, Inde) Pūṣan (Inde) Quirini Rāhu (Inde) Rhéa

476

295-297 370 23 336 151, 166 371 49, 151-152, 158, 336 296, 301, 303 254, 257, 260 83 109 (Skanda, Kumāra ou Kārtitikēya), 118, 122-123 386 247, 251, 273, 290, 297-298 78, 80, 86 57 78 175 418 95 128, 133, 136 381 386 83 386 76, 87 79, 83 78 310 288 157 153, 315 ; voir « Diopan » 404, 406 295-296 40 ; voir « Aphrodite » 254, 311 153 ; voir « Dioscures »  : Castores 98-99, 128, 136, 252 (Earth-Shaker), 284, 287 310 153 117 295-297, 300 153, 156 ; voir Personnages mythologiques : « Rémus » et « Romulus » 111-113, 116-117 98-99, 311

Indices

Sabazios Sarapis Sarasvatī dhiyávasu (Inde) Satan Scamandre Sekhmet (Égypte) ShalakoMana (hopi) Silène(s) Silvanus/Silvana/Silvani Siri (tulu : bhuta) Śiva/Shiva (Inde) Soleil … Hélios … Héliosarapis … Rê (Égypte) … Shamash (Mésopotamie) … Soleil (divinité astrale) Soma (Inde) Sūrya (Inde) Terre Theios Angelos/theion angelon Thémis Thétis Thot (Égypte) Tiamat (Mésopotamie) Tirthankaras (Inde) Trophonios Tsaveyo (hopi) Tutu (Mésopotamie) Uraš (Mésopotamie) Vac (déesse Parole, Inde) Varte (tulu : bhuta) Varuṇa (Inde) Vasus (Inde) Vāyu (Inde) Vénus … Erycina … Felix … Genitrix … Victrix … Vénus (divinité astrale) Vertumnus/Vertumni Vierge Viṣṇu (Inde) Volumnus/Volumna

313-317, 319 316-317, 319 ; voir « Zeus » 299 342 280 407 173 153, 162 153, 156, 162 399-402, 405 109, 115, 118, 393-394, 401, 404-405 171, 173, 284, 320, 330, 339 284, 314, 318 314 407, 416 367 122 294, 297 294 74, 171, 339 23 310 95, 129-130 330 81, 84 392 312-313 175 80 76 298, 301 403-404, 406 295-297, 301, 303 296 294, 297 155-158, 166 (Venus/Veneres 154-156, 162) (Venerum), 336 156 156 156 156 268 153, 156-157, 162 155, 173 115, 117-118, 404 (Varha) 157

477

Thomas Galoppin

Vulcain Xanthos Yahweh … Yahweh Elohim Yama et Yami (Inde) Zababa (Mésopotamie) Zéphyr Zeus

… Agammemnon … Ammon … Amphiaraos … Asclépios … Asclépios Sôter … « aux trois yeux » … Bakchos … Basilês … Beelshamen … Bélos … Boulaios … de Baitocécé … Dionysos … Dolichenos … Dousarès … Héliopolitès … Hélios … Hélios megistos Sarapis … Hélios Megistos Sebazios Arsilenos … Héraclès … Heraios … Herkeios … Homonoios … Kronos … Lebenaios … Manaphas … Marnas … Meilichios … Olympios … Panamaros … Polieus … Poséidon Enosichthon Sôter … Sabazios … Sarapis … Serapis Asclépios iatros Teitanios

478

152 99 149, 187, 191-192, 196-199, 359 (yhwh) 196 ; voir « Elohim » 402 83 285 12-15, 17-18, 22, 43-44, 69-70, 93-102, 128, 132, 136, 164, 239, 243, 247-252, 254-255, 257-258, 273, 275-276, 280-281, 284-289, 309, 311-313, 316-319, 336 313 239, 311-312, 315, 319 312 315-319 315 43 315 100-102 315 312 93 18 239, 309, 312, 315-319 316 311 316 314 315 317 315-316 100-102 143 100-102 315, 319 317 311 311, 315, 319 43 98 23 93 315, 319 313-316, 319 313-314, 316-317, 319 317

Indices

… Sôter (Sauveur) … Sôter Sarapis … terpikeraunos … Trophonios

97 314 288 312

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LISTE DES CONTRIBUTEURS

Marlène Albert Llorca Professeure émérite d’anthropologie LISST – Centre d’Anthropologie Sociale (UMR 5193) Université Toulouse – Jean Jaurès Maison de la Recherche 5, allées Antonio Machado F-31058 Toulouse (France) [email protected] Alexis Avdeeff Maître de conférences en Anthropologie Université de Poitiers – UFR de Sciences Humaines et Arts GRESCO (EA 3815) & LISST – Centre d’Anthropologie Sociale (UMR 5193) Faculté de Sciences Humaines et Arts Département de Sociologie, Bât. E 15 8, rue René Descartes F-86073 Poitiers cedex (France) [email protected] Nicole Belayche Directeure d’études, École Pratique des Hautes Études – PSL Research University Paris / UMR 8210 – AnHiMA 2, rue Vivienne F-75002 Paris (France) [email protected] Clément Bertau Courbières Docteur en Histoire ancienne Membre associé de PLH-ERASME (EA 4601) 14, place Étienne Pernet F-75015 Paris (France) [email protected] Maurizio Bettini Professeur de Philologie Classique Centro Antropologia e Mondo Antico (AMA) Università di Siena 56, Via Roma I- 53100 Siena (Italia) [email protected]

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Puissances divines à l’épreuve du comparatisme Corinne Bonnet Professeure d’Histoire grecque PLH-ERASME (EA 46101) Université Toulouse – Jean Jaurès Maison de la Recherche 5, allées Antonio Machado F-31058 Toulouse (France) [email protected] Marine Carrin Directrice de Recherche émérite au CNRS LISST – Centre d’Anthropologie Sociale (UMR 5193) Maison de la Recherche 5, allées Antonio Machado F-31058 Toulouse (France) [email protected] Silvia D’Intino Chargée de recherche au CNRS UMR 8210 AnHiMA – Anthropologie et histoire des mondes antiques 2, rue Vivienne F-75002 Paris (France) [email protected] Thomas Galoppin Chercheur post-doctorant LabEx HASTEC – LEM (Laboratoire d’Étude des Monothéismes) 7, rue Guy Môquet, BP n° 8 F-94801 Villejuif cedex (France) [email protected] Jean-Jacques Glassner Directeur de recherche honoraire, CNRS 74, Rue de Rennes F-75006 Paris (France) [email protected] Cécile Guillaume-Pey Chercheure postdoctorale Labex HASTEC – CéSOR 10, rue Monsieur le Prince F-75006 Paris (France) [email protected] Odile Journet Directeure d’études émérite École Pratique des Hautes Études – PSL Research University Paris 15, rue du Lavoir F-69360 Ternay (France) [email protected]

482

Liste des contributeurs Francesco Massa Post-doctorant et Collaborateur scientifique Université de Genève 2, rue de Candolle CH-1211 Genève 4 (Suisse) [email protected] Ron Naiweld Chargé de recherche au CNRS, Centre de Recherches Historiques 54, Boulevard Raspail F-75006 Paris (France) [email protected] Charles Nicolas Maître de Conférences en histoire romaine Centre de Recherches Historiques de l’Ouest (CERHIO) Université d’Angers, CNRS, Université Bretagne-Loire 5 bis, boulevard Lavoisier F-49045 Angers cedex 01 (France) [email protected] Robert Parker Wykeham Professor of Ancient History emeritus University of Oxford, New College Oxford, OX1 3BN (United Kingdom) [email protected]. Patrick Pérez Maître-Assistant des ENSA LISST – Centre d’Anthropologie Sociale (UMR 5193) École Nationale Supérieure d’Architecture de Toulouse 83, rue Aristide Maillol, BP 10629 F-31106 Toulouse cedex 1 (France) [email protected] Vinciane Pirenne Delforge Directrice de Recherche FNRS Université de Liège, Sciences de l’Antiquité 7, place du 20-Août B-4000 Liège (Belgique) [email protected] Gabriella Pironti Directeure d’études École Pratique des Hautes Études – PSL Research University Paris Università di Napoli Federico II Centre AnHiMA 2, rue Vivienne F-75002 Paris (France) [email protected]

483

Puissances divines à l’épreuve du comparatisme Fabio Porzia Doctorant en Sciences de l’Antiquité Université Toulouse – Jean Jaurès 17, rue Auber F-31000 Toulouse (France) [email protected] Anne-Caroline R endu Loisel Post-doctorante Université Toulouse – Jean Jaurès 32, rue des prunelliers F-25870 Les Auxons (France) [email protected] John Scheid Professeur honoraire au Collège de France 230, rue de Tolbiac F-75013 Paris (France) [email protected] Grégoire Schlemmer Chargé de recherche en anthropologie à l’Institut de Recherche pour le Développement URMIS – IRD (UMR 205) Université Paris-Diderot – Paris 7 / URMIS – Case 7027 F-75205 Paris cedex 13 (France) [email protected] Iwo Slobodzianek Docteur en Histoire ancienne Membre associé de PLH-ERASME (EA 4601) Université Toulouse – Jean Jaurès 5, allées Antonio Machado F-31058 Toulouse (France) [email protected] Henk S. Versnel Professeur émérite d’Histoire ancienne Université de Leyde 88, Herenweg NL-2361 EV Warmond (Pays-Bas) [email protected] Youri Volokhine Maître d’enseignement et de recherche Département des Sciences de l’Antiquité, Faculté des Lettres Université de Genève 2, rue de Candolle CH-1211 Genève 4 (Suisse) [email protected]

484

Liste des contributeurs Vasso Zachari Doctorante EHESS – UMR 8210 AnHiMA 2, rue Vivienne F-75002 Paris (France) [email protected]

485

TABLE DES MATIÈRES

Introduction Marlène Albert-Llorca, Nicole Belayche, Corinne Bonnet

5

– I – Des outils pour (dé)construire la puissance divine Des outils pour (dé)construire la puissance divine. Introduction Alexis Avdeeff

29

Vernant, les dieux et les rites : héritages et controverses Vinciane Pirenne-Delforge, John Scheid

33

Comment dresser le portrait d’un « dieu » ? Revisiter la notion de « panthéon » à partir du cas des Kulung du Népal Grégoire Schlemmer

53

– II – Modes de structuration et plasticité des panthéons Modes de structuration et plasticité des panthéons. Introduction Iwo Slobodzianek

69

Enlil, Marduk, Assur : les avatars de la fonction suprême Jean-Jacques Glassner

73

Schêmat’Olympou ? De la société des dieux aux configurations de puissances divines Gabriella Pironti

89

Murukaṉ, la Déesse et les divinités planétaires. Les Puissances du Destin dans le discours et les pratiques des astrologues des campagnes du Tamil Nadu Alexis Avdeeff

107

Puissance divine au figuré. À propos de quelques vases attiques représentant Apollon à l’autel Vasiliki Zachari

125

487

Puissances divines à l’épreuve du comparatisme – III – Aspects personnels et relationnels de la puissance divine Aspects personnels et relationnels de la puissance divine. Introduction Alexis Avdeeff

147

Pour une grammaire des dieux : le latin face aux puissances divines Maurizio Bettini

151

Un essai sur la nature des Katsinam hopi, à la lueur du travail de Jean-Pierre Vernant Patrick Pérez

169

De la Puissance à la Personne. Le culte du dieu biblique de la Synagogue et de l’Église à la fin de l’Antiquité Ron Naiweld

185

Corps de pierres, chants et grognements. Matérialisation et circulation des puissances topiques chez les Sora (Centre-Est de l’Inde) Cécile Guillaume-Pey

201

Du privilégié au pénitent : l’empereur Valens et l’accès à la Puissance divine Charles Nicolas 219

– IV – Amplifier, dissimuler, neutraliser : de l’omnipotence à l’impuissance divine Amplifier, dissimuler, neutraliser : de l’omnipotence à l’impuissance divine. Introduction Francesco Massa

237

Polytheism and Omnipotence: Incompatible? Henk S. Versnel

241

Aphrodite humiliée, Inanna déshabillée : deux exemples de puissances divines impuissantes Iwo Slobodzianek

263

Quand le plaisir est un reflet de la « puissance » : remarques sur les dieux de l’Iliade Clément Bertau-Courbières

279

Cachés au fond du langage. Sur la nature des dieux dans les hymnes védiques Silvia D’Intino

291

Zeus plus Robert Parker

309

488

Table des matières Faire de la « puissance » dans quelques pratiques « magiques » gréco-égyptiennes du début de notre ère Thomas Galoppin

321

– V – Capter les puissances divines, modeler les paysages religieux Capter les puissances divines, modeler les paysages religieux. Introduction Francesco Massa

335

De la captation d’une instance à la fabrication d’une puissance : les ukíin jóola (Sénégal/Guinée-Bissau) Odile Journet-Diallo

339

Localiser les puissances divines. Le lexique de l’architecture cultuelle dans l’ancien Israël et son contexte levantin Fabio Porzia

355

« Un lieu secret, un endroit inaccessible ». Espace et puissance divine en Mésopotamie ancienne Anne-Caroline Rendu Loisel

379

La puissance divine des figures gémellaires en pays Tulu Marine Carrin

391

Puissance du regard en Égypte ancienne. Bols, miroirs et reflets Youri Volokhine

407

Illustrations

423

Bibliographie choisie

439

Indices Thomas Galoppin

453

Index Rerum Lieux Personnages Catégories et noms propres de « puissances »

453 463 466 470

Liste des contributeurs

481

Bibliothèque de l’École des hautes études, sciences religieuses

491

489



BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES, SCIENCES RELIGIEUSES

vol. 120 F. Randaxhe L’être amish, entre tradition et modernité 256 p., 2004, ISBN 978-2-503-51588-5 vol. 121 S. Fath (dir.) Le protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion xii + 379 p., 2004, ISBN 978-2-503-51587-8 vol. 122 Alain Le Boulluec (dir.) À la recherche des villes saintes viii + 184 p., 2004, ISBN 978-2-503-51589-2 vol. 123 I. Guermeur Les cultes d’Amon hors de Thèbes. Recherches de géographie religieuse xii + 664 p., 38 ill. n&b, 155x240, 2005, ISBN 978-2-503-51427-7 vol. 124 S. Georgoudi, R. Koch-Piettre, F . Schmidt (dir.) La cuisine et l’autel. Les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditérrannée ancienne xviii + 460 p., 23 ill. n&b, 155 x 240. 2005, ISBN 978-2-503-51739-1 vol. 125 L. Châtellier, Ph. Martin (dir.) L’écriture du croyant viii + 216 p., 2005, ISBN 978-2-503-51829-9 vol. 126 (Série “Histoire et prosopographie” n° 1) M. A. Amir-Moezzi, C. Jambet, P. Lory (dir.) Henry Corbin. Philosophies et sagesses des religions du Livre 251 p., 6 ill. n&b, 2005, ISBN 978-2-503-51904-3 vol. 127 J.-M. Leniaud, I. Saint Martin (dir.) Historiographie de l’histoire de l’art religieux en France à l’époque moderne et contemporaine. Bilan bibliographique (1975-2000) et perspectives 299 p., 2005, ISBN 978-2-503-52019-3

491

 vol. 128 (Série “Histoire et prosopographie” n° 2) S. C. Mimouni, I. Ullern-Weité (dir.) Pierre Geoltrain ou Comment « faire l’histoire » des religions ? 398 p., 1 ill. n&b, 2006, ISBN 978-2-503-52341-5 vol. 129 H. Bost Pierre Bayle historien, critique et moraliste 279 p., 2006, ISBN 978-2-503-52340-8 vol. 130 (Série “Histoire et prosopographie” n° 3) L. Bansat-Boudon, R. Lardinois (dir.) Sylvain Lévi. Études indiennes, histoire sociale ii + 536 p., 9 ill. n&b, 2007, ISBN 978-2-503-52447-4 vol. 131 (Série “Histoire et prosopographie” n° 4) F. Laplanche, I. Biagioli, C. Langlois (dir.) Autour d’un petit livre. Alfred Loisy cent ans après 351 p., 2007, ISBN 978-2-503-52342-2 vol. 132 L. Oreskovic Le diocèse de Senj en Croatie habsbourgeoise, de la Contre-Réforme aux Lumières vii + 592 p., 6 ill. n&b, 2008, ISBN 978-2-503-52448-1 vol. 133 T. Volpe Science et théologie dans les débats savants du xviie siècle : la Genèse dans les Philosophical Transactions et le Journal des savants (1665-1710) 472 p., 10 ill. n&b, 2008, ISBN 978-2-503-52584-6 vol. 134 O. Journet-Diallo Les créances de la terre. Chroniques du pays Jamaat (Jóola de Guinée-Bissau) 368 p., 6 ill. n&b, 2007, ISBN 978-2-503-52666-9 vol. 135 C. Henry La force des anges. Rites, hiérarchie et divinisation dans le Christianisme Céleste (Bénin) 276 p., 2009, ISBN 978-2-503-52889-2 vol. 136 D. Puccio-Den Les théâtres de “Maures et Chrétiens”. Conflits politiques et dispositifs de reconciliation (Espagne, Sicile, xvie-xxie siècle) 240 p., 2009, PB vol. 137 M. A. Amir-Moezzi, M. M. Bar-Asher, S. Hopkins (dir.) Le shīʿisme imāmite quarante ans après. Hommage à Etan Kohlberg 445 p., 2008, ISBN 978-2-503-53114-4

492

 vol. 138 M. Cartry, J.-L. Durand, R. Koch Piettre (dir.) Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures 430 p., 2009, 978-2-503-53172-4 vol. 139 M. Yahia Šāfiʿī et les deux sources de la loi islamique 552 p., 2009, PB vol. 140 A. A. Nagy Qui a peur du cannibale ? Récits antiques d’anthropophages aux frontières de l’humanité 306 p., 2009, ISBN 978-2-503-53173-1 vol. 141 (Série “Sources et documents” n° 1) C. Langlois, C. Sorrel (dir.) Le temps des congrès catholiques. Bibliographie raisonnée des actes de congrès tenus en France de 1870 à nos jours. 448 p., 2010, ISBN 978-2-503-53183-0 vol. 142 (Série “Histoire et prosopographie” n° 5) M. A. Amir-Moezzi, J.-D. Dubois, C. Jullien et F. Jullien (éd.) Pensée grecque et sagesse d’orient. Hommage à Michel Tardieu 752 p., 2009, ISBN 978‑2‑503‑52995‑0 vol. 143. B. Heyberger (éd.) Orientalisme, science et controverse : Abraham Ecchellensis (1605-1664) 240 p., 2010, ISBN 978‑2‑503‑53567‑8 vol. 144. F. Laplanche (éd.) Alfred Loisy. La crise de la foi dans le temps présent (Essais d’histoire et de philosophie religieuses) 735 p., 2010, ISBN 978‑2‑503‑53182‑3 vol. 145 J. Ducor, H. Loveday Le sūtra des contemplations du buddha Vie-Infinie. Essai d’interprétation textuelle et iconographique 474 p., 2011, ISBN 978-2-503-54116-7 vol. 146 N. Ragot, S. Peperstraete, G. Olivier (dir.) La quête du Serpent à Plumes. Arts et religions de l’Amérique précolombienne. Hommage à Michel Graulich 491 p., 2011, ISBN 978-2-503-54141-9 vol. 147 C. Borghero Les cartésiens face à Newton. Philosophie, science et religion dans la première moitié du xviiie siècle 164 p., 2012, ISBN 978-2-503-54177-8

493

 vol. 148 (Série “Histoire et prosopographie” n° 6) F. Jullien, M. J. Pierre (dir.) Monachismes d’Orient. Images, échanges, influences. Hommage à Antoine Guillaumont 348 p., 2012, ISBN 978-2-503-54144-0 vol. 149 P. Gisel, S. Margel (dir) Le croire au cœur des sociétés et des cultures. Différences et déplacements. 244 p., 2012, ISBN 978-2-503-54217-1 vol. 150 J.-R. Armogathe Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l’Europe moderne. Quarante ans d’enseignement à l’École pratique des hautes études. 227 p., 2012, ISBN 978-2-503-54488-5 vol. 151 C. Bernat, H.  Bost (dir.) Énoncer/Dénoncer l’autre. Discours et représentations du différend confessionnel à l’époque moderne. 451 p., 2012, ISBN 978-2-503-54489-2 vol. 152 N. Sihlé Rituels bouddhiques de pouvoir et de violence. La figure du tantrisme tibétain. 374 p., 2012, ISBN 978-2-503-54470-0 vol. 153 J.-P. Rothschild, J. Grondeux (dir.) Adolphe Franck. Philosophe juif, spiritualiste et libéral dans la France du xixe siècle. 234 p., 2012, ISBN 978-2-503-54471-7 vol. 154 (Série “Histoire et prosopographie” n° 7) S. d’Intino, C. Guenzi (dir.) Aux abords de la clairière. Études indiennes et comparées en l’honneur de Charles Malamoud. 295 p., 2012, ISBN 978-2-503-54472-4 vol. 155 B. Bakhouche, I. Fabre, V. Fortier (dir.) Dynamiques de conversion : modèles et résistances. Approches interdisciplinaires. 205 p., 2012, ISBN 978-2-503-54473-1 vol. 156 (Série “Histoire et prosopographie” n° 8) C. Zivie-Coche, I. Guermeur (dir.) Hommages à Jean Yoyotte 2 tomes, 1190 p., 2012, ISBN 978-2-503-54474-8

494

 vol. 157 E. Marienberg (éd. et trad.) La Baraïta de-Niddah. Un texte juif pseudo-talmudique sur les lois religieuses relatives à la menstruation 235 p., 2012, ISBN 978-2-503-54437-0 vol. 158 Gérard Colas Penser l’icone en Inde ancienne 221 p., 2012, ISBN 978-2-503-54538-7 vol. 159 A. Noblesse-Rocher (éd.) Études d’exégèse médiévale offertes à Gilbert Dahan par ses élèves 294 p., 2013, ISBN 978-2-503-54802-9 vol. 160 A. Nagy, F. Prescendi (éd.) Sacrifices humains… env. 300 p., 2013, ISBN 978-2-503-54809-8 vol. 161 (Série “Histoire et prosopographie” n° 9) O. Boulnois (éd.) avec la collaboration de J.-R. Armogathe Paul Vignaux, citoyen et philosophe (1904-1987) suivi de Paul Vignaux, La Philosophie franciscaine et autres documents inédits env. 450 p., 2013, ISBN 978-2-503-54810-4 vol. 162 M. Tardieu, A. van den Kerchove, M. Zago (éd.) Noms barbares I. Formes et contextes d’une pratique magique 426 p., 156 x 234, 2013, ISBN 978-2-503-54945-3 vol. 163 (Série “Histoire et prosopographie” n° 10) R. Gerald Hobbs, A. Noblesse-Rocher (éd.) Bible, histoire et société. Mélanges offerts à Bernard Roussel 403 p., 156 x 234, 2013, ISBN 978-2-503-55118-0 vol. 164 P. Bourdeau, Ph. Hoffmann, Nguyen Hong Duong (éd.) Pluralisme religieux : une comparaison franco-vietnamienne. Actes du colloque organisé à Hanoi les 5-7 octobre 2007 299 p., 156 x 234, 2013, ISBN 978-2-503-55047-3 vol. 165 (Série “Histoire et prosopographie” n° 11) M. A. Amir-Moezzi (éd.) Islam : identité et altérité. Hommage à Guy Monnot, O.P. 420 p., 156 x 234, 2013, ISBN 978-2-503-55026-8 vol. 166 S. Bogevska Les églises rupestres de la région des lacs d’Ohrid et de Prespa, milieu du xiiie-milieu du xvie siècle 831 p., 156 x 234, 2015, ISBN 978-2-503-54647-6

495

 vol. 168 K. Berthelot, R. Naiweld, D. Stökl Ben Ezra (éd.) L’identité à travers l’éthique. Nouvelles perspectives sur la formation des identités collectives dans le monde gréco-romain 216 p., 156 x 234, 2015, ISBN 978-2-503-55042-8 vol. 169 A. Guellati La notion d’adab chez Ibn Qutayba : étude générique et éclairage comparatiste 264 p., 156 x 234, ISBN 978-2-503-56648-1 vol. 167 B. Bakouche (éd.) Science et exégèse. Les interprétations antiques et médiévales du récit biblique de la création des éléments (Genèse 1, 1-8) env. 400 p., 156 x 234, ISBN 978-2-503-56703-7 vol. 170 H. Seng Un livre sacré de l’Antiquité tardive : les Oracles chaldaïques env. 150 p., 156 x 234, ISBN: 978-2-503-56518-7 vol. 171 Cl. Zamagni L’extrait des Questions et réponses d’Eusèbe de Césarée : un commentaire 358 p., 156 x 234, ISBN 978-2-503-55830-1 vol. 172 C. Ando Religion et gouvernement dans l’Empire romain 320 p., 156 x 234, ISBN 978-2-503-56753-2 vol. 173 Ph. Bobichon Controverse judéo-chrétienne en Ashkenaz (xiiie siècle). Florilèges polémiques : hébreu, latin, ancien français (Paris, BnF Hébreu 712, fol. 56v-57v et 66v-68v) 305 p., 156x234, ISBN 978-2-503-56747-14, 2016 vol. 174 (Série “Histoire et prosopographie” n° 12) V. Züber, P. Cabanel, R. Liogier (éd.) Croire, s’engager, chercher. Autour de Jean Baubérot, du protestantisme à la laïcité 490 p., 156 x 234, ISBN 978-2-503-56749-,5 2016 vol. 177 M. A. Amir Moezzi (éd.), L’ésotérisme shi’ite : ses racines et ses prolongements / Shi‛i Esotericism: Its Roots and Developments vi + 870 p., 156 x 234, 2016

496

 À paraître vol. 176 (Série “Histoire et prosopographie” n° 13) L. Soares Santoprete, A. van den Kerchove (éd.) Des oasis d’Égypte à la Route de la Soie. Écrits gnostiques, manichéens et apocryphes chrétiens : pensée et rayonnement. Hommage à Jean-Daniel Dubois env. 1 000 p., 156 x 234, 2016 vol. 178 G. Toloni Jéroboam et la division du Royaume (1 Rois 11,26 - 12,33) Étude historico-philologique env. 300 p., 156 x 234, 2017 vol. 179 S. Marjanović-Dušanić L’écriture et la sainteté dans la Serbie médiévale. Étude hagiographique env. 300 p., 156 x 234, 2017

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Réalisation : Cécile Guivarch École pratique des hautes études